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Title: La Vie d'un Simple - (Mémoires d'un Métayer)
Author: Guillaumin, Émile
Language: French
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  La
  Vie d'un Simple
  (Mémoires d'un Métayer)

  Ouvrage couronné par l'Académie française

  Par
  Émile Guillaumin


  Paris
  Nelson, Éditeurs
  25, rue Denfert-Rochereau

  Londres, Édimbourg et New-York



IMPRIMERIE NELSON, ÉDIMBOURG, ÉCOSSE

PRINTED IN GREAT BRITAIN



_L'auteur a cru devoir apporter quelques modifications de détail à cette
oeuvre de jeunesse. Il s'en excuse auprès des lecteurs anciens de la
«Vie d'un Simple» qui les jugeraient déplacées; il croit que beaucoup
les estimeront raisonnables; il espère que le livre en sera plus
apprécié des lecteurs nouveaux._

_L'auteur tient à déclarer d'autre part que ce récit n'est aucunement la
biographie d'un membre de sa famille, comme il est dit dans
l'introduction, d'ailleurs excellente, de M. Edward Garnett, en tête de
l'édition anglaise: «The Life of a Simple Man» (Selwyn et Blount,
London, 1919)._



L'auteur et l'éditeur déclarent réserver leurs droits de traduction et
de reproduction pour tous les pays, y compris la Suède et la Norvège.

Ce volume a été déposé au Ministère de l'Intérieur (section de la
librairie) en février 1904.



_A LA MÉMOIRE DES PAYSANS D'HIER_

_et, en particulier,_

_A LA MÉMOIRE DES VIEILLARDS FAMILIERS DE MON ENFANCE_

_dont les souvenirs touchants, caustiques ou douloureux s'amalgament à
mes premières impressions et observations_

_CE LIVRE EST DÉDIÉ_

_E. G._

_Février 1922._



AUX LECTEURS


Le père Tiennon est mon voisin: c'est un bon vieux tout courbé par l'âge
qui ne saurait marcher sans son gros bâton de noisetier. Il a un collier
de barbe claire très blanche, les yeux un peu rouges, une verrue au bord
du nez; la peau de son visage est blanche aussi comme sa barbe, d'un
blanc graveleux, dartreux. Il porte toujours--sauf pendant les grosses
chaleurs--une blouse de cotonnade serrée à la taille par une ceinture de
cuir, un pantalon d'étoffe bleue, une casquette de laine dont il rabat
les bords sur ses oreilles, un foulard de coton mal noué, et des sabots
de hêtre cerclés d'un lien de tôle.

Je rencontre souvent le père Tiennon dans le chemin de terre qui relie à
la route nationale la ferme où il vit et celle où j'habite, et à chaque
fois nous causons. Les vieillards aiment bien qu'on leur prête
attention; ils ont fréquemment de ce côté des déboires... Or, pour peu
que j'aie des loisirs, je suis pour le père Tiennon un auditeur
complaisant. Ayant vécu longtemps, il se souvient de beaucoup de choses
et il les raconte de façon pittoresque, risquant des opinions
personnelles parfois fort justes et souvent peu banales. Ainsi m'a-t-il
conté toute sa vie par tranches. Pauvre vie monotone de paysan,
semblable à beaucoup d'autres... Le père Tiennon a eu ses heures de
joie, ses jours de peine; il a travaillé beaucoup; il a souffert des
éléments et des hommes, et aussi de l'intraitable fatalité; il lui est
arrivé d'être égoïste et de ne valoir pas cher; il lui est arrivé d'être
humain et bon,--ainsi qu'à vous, lecteurs, et qu'à moi-même...

Je me suis dit: «On connaît si peu les paysans; si je réunissais pour en
faire un livre les récits du père Tiennon?» Un beau jour, je lui ai fait
part de cette idée; il m'a répondu avec un sourire étonné:

--A quoi ça t'avancera-t-il, mon pauvre garçon?

--Mais à montrer aux Messieurs de Moulins, de Paris et d'ailleurs ce
qu'est au juste une vie de métayer:--ils ne le savent pas, allez!--et
puis à leur prouver que les paysans sont moins bêtes qu'ils croient: car
il y a dans votre façon de raconter une dose de cette «philosophie» dont
ils font grand cas.

--Fais-le donc si ça t'amuse... Mais tu ne peux rapporter les choses
comme je les dis; je parle trop mal; les Messieurs de Paris ne
comprendraient pas...

--C'est juste; je vais tâcher d'écrire de façon à ce qu'ils comprennent
sans trop d'effort, mais en respectant votre pensée--de telle sorte que
le récit soit bien de vous quand même.

--Allons, c'est entendu: commence quand tu voudras.

Le pauvre vieux est venu me trouver souvent, par acquit de conscience,
pour me rapporter des choses qu'il avait oubliées, ou bien d'autres
qu'il s'était juré de ne jamais dévoiler.

--Puisque je raconte ma vie par ton intermédiaire, je dois tout dire,
vois-tu, le bon et le mauvais. C'est une confession générale!

Il a donc eu à coeur de me satisfaire. Et j'ai tenté d'en faire autant
pour lui. Peut-être ai-je mis quand même, de-ci, de-là, plus de moi
qu'il n'eût fallu... Cependant j'ai lu au père Tiennon les chapitres un
à un, procédant à mesure aux retouches qu'il m'indiquait, changeant le
sens des pensées que je n'avais pas bien saisies de prime abord.

Quand tout a été terminé, je lui ai fait de l'ensemble une nouvelle
lecture; il a trouvé bien conforme à la vérité cette histoire de sa vie;
il a paru content: lecteurs, puissiez-vous l'être aussi!

ÉMILE GUILLAUMIN.



LA VIE D'UN SIMPLE



I


Je m'appelle Étienne Bertin, mais on m'a toujours nommé «Tiennon».
C'est dans une ferme de la commune d'Agonges, tout près de
Bourbon-l'Archambault, que j'ai vu le jour au mois de janvier 1823. Mon
père était métayer dans cette ferme en communauté avec son frère aîné,
mon oncle Antoine, dit «Toinot». Mon père se nommait Gilbert et on
l'appelait «Bérot», car c'était la coutume, en ce temps-là, de déformer
tous les noms.

Les deux frères ne s'entendaient pas très bien. L'oncle Toinot, soldat
sous Napoléon, avait fait la campagne de Russie et en était revenu avec
les pieds gelés et des douleurs par tout le corps. Sensible aux
changements de température malgré les années écoulées, il s'arrêtait
souvent de travailler plusieurs jours durant. D'ailleurs, même en bonne
santé, il préférait aller aux foires, ou bien porter les socs au
maréchal, ou encore se promener dans les champs, son «gouyard» sur
l'épaule, sous couleur de réparer les brèches des haies, que de
s'atteler aux besognes suivies. Son séjour à l'armée le déportant du
travail, lui avait donné du goût pour la flânerie et pour la dépense.
Avec sa rasade d'eau-de-vie au réveil, sa pipe de terre toujours
allumée, ses frais d'auberge, il était de force à utiliser pour son seul
agrément tous les bénéfices de l'exploitation...

Si je raconte ces choses, ce n'est pas que j'aie eu la connaissance de
les pouvoir apprécier par moi-même, mais je les ai entendu rapporter
bien souvent chez nous.

                   *       *       *       *       *

Décidé à la rupture, mon père prit en métayage à Meillers, sur la
lisière de la forêt de Gros-Bois, un domaine appelé le Garibier,--géré
par un fermier de Bourbon, M. Fauconnet.

A l'époque du déménagement, il y eut des discussions pénibles au sujet
du partage des outils, du mobilier, du linge et des ustensiles de
ménage. Ma grand'mère venant avec nous, cela compliquait encore les
choses. Ma tante chicanait sur son droit d'emporter ceci ou cela, lui
arrachait des mains draps et torchons. Mon père, d'un caractère très
calme, cherchait à éviter les disputes. Maman, au contraire, impétueuse
et vive, soutenait ma grand'mère sans cesse aux prises avec les autres.
Cela m'effrayait de les voir crier si fort et lever les poings d'un
geste de menace--comme prêts à se frapper...

Le jour de Saint-Martin, on me hissa pour le trajet au faîte d'un char
attelé de deux gros boeufs rouge foncé, de la race de Salers ou de
Mauriac, entre une cage à sécher les fromages, pour l'instant garnie de
poules, et une corbeille d'osier où s'empilait de la vaisselle. Les
chemins étaient partout défoncés et boueux, très mauvais. Des lambeaux
de terre gluante se collaient aux roues qui, s'élevant un peu dans le
mouvement de rotation, retombaient sur le sol avec un bruit mat.

En traversant Bourbon, j'ouvris bien grands les yeux pour voir les
belles maisons de la ville, les hautes tours grises du vieux château. Et
je m'intéressai à la besogne d'une équipe d'ouvriers travaillant à
l'empierrage de la grand'route de Moulins qu'on était en train de
construire. Cela n'allait pas sans fatigue. Toujours est-il qu'après un
moment, quand notre cortège eut regagné la pleine campagne, je
m'endormis sans qu'on y prît garde, adossé à la cage à poules et bercé
par le roulis continuel de la voiture. Seulement un cahot trop brusque
fit se renverser la cage qui dégringola jusqu'à terre où, bien entendu,
je la suivis en vitesse... Les volailles se mirent à piailler et moi à
crier. Je n'avais aucun mal--la patouille, tapis doux et mol, ayant
amorti ma chute. Mais je fus long à consoler, paraît-il, à cause de la
surprise de ce réveil désagréable. Et cela me valut de faire à pied le
reste du trajet, moins une petite séance à califourchon sur le dos de
mon frère Baptiste, qui était mon parrain.

A l'arrivée, ma mère me fit étendre dans un coin de la chambre à four,
sur un amas de hardes, et je trouvai dans un nouveau sommeil, très
paisible cette fois, le vrai remède aux émotions de la route.

                   *       *       *       *       *

Longtemps après, ma soeur Catherine me vint quérir pour m'amener dans la
grande pièce. Les meubles étaient tous en place au long des murs, et
l'horloge sonna les douze coups de minuit. Les bouviers du voisinage qui
nous avaient déménagés, attablés là, s'entretenaient bruyamment, riaient
et chantaient. Mon père leur offrit à boire avec insistance; les verres,
choqués fort, tintaient; il y eut du vin répandu qui souilla de rouge la
blancheur de la nappe...

On me servit à manger un reste de viande, de la galette et de la
brioche; puis un vieillard inconnu me fit faire des galopades sur ses
genoux:--ainsi participai-je à la joie générale.

Mais le lendemain, j'entendis maman dire à mon père, d'un ton navré, que
ça revenait joliment coûteux de faire la Saint-Martin. Et lui appuya:

--Je crois bien... Heureusement que ce n'est pas une chose qu'on
recommence souvent.

Ma mère conclut:

--On serait vite épuisé, s'il fallait recommencer souvent...

                   *       *       *       *       *

J'approchais d'avoir cinq ans: ces quelques épisodes du déménagement
sont liés à mes plus vieux souvenirs.



II


Notre ferme possédait en bordure du bois toute une zone vierge encore
des fouilles de l'araire où croissaient à profusion bruyères, genêts,
ronces et fougères, et où de grosses pierres grises saillaient du sol
par endroits. Cette partie du domaine, dénommée la Breure[1], servait de
pâture aux brebis quasi toute l'année. Ma soeur Catherine était la
bergère et je l'accompagnais très souvent. Aussi, la Breure me fut-elle
bientôt familière. On y rencontrait toutes sortes de bêtes; les oiseaux
y pullulaient comme les reptiles, et les animaux de la forêt y faisaient
parfois des apparitions. C'est ainsi que j'aperçus un jour toute une
famille de gros cochons noirs traverser au galop le bas de notre
pâture:--des sangliers, au dire de ma soeur. Une autre fois, ce fut un
couple de chevreuils occupés à brouter les petites branches vertes de la
bouchure, comme faisaient nos chèvres; je courus dans leur direction et
ils détalèrent prestement.

  [1] Ce terme--déformation locale du mot «bruyère»--s'appliquait à la
    plupart des terrains incultes.

La forêt recélait aussi des loups. Un de nos agneaux, vers la fin de
l'hiver, disparut sans laisser de trace. La Catherine, seule ce jour-là,
ne s'était aperçue de rien. A tort ou à raison, on accusa de ce rapt
mystérieux un loup. Ma soeur ne voulut plus aller seule à la Breure
parce qu'elle s'effrayait à l'idée de voir réapparaître le méchant
fauve. Je fus dès lors constamment avec elle, et je dois dire que nous
n'étions pas plus rassurés l'un que l'autre... Cependant nous n'eûmes
pas l'occasion de faire la différence entre un loup en chair et en os et
le monstre que nous imaginions...

Bien moins rares étaient les lapins: nous en voyions détaler plusieurs
tous les jours. Souvent notre chien Médor se mettait à leur poursuite et
il lui arrivait parfois d'en saisir un. Mais il ne s'avisait pas de nous
le montrer; il se dissimulait derrière la bouchure d'un champ voisin, ou
dans le mystère du bois pour s'en repaître sans risque d'être dérangé;
il revenait ensuite tout penaud nous trouver, avec du poil et du sang
dans sa barbiche grise; il baissait la tête et remuait la queue ayant
l'air de demander pardon.

Bien excusable, à vrai dire, le pauvre toutou, de se montrer vorace
quand le hasard lui fournissait un supplément de nourriture. Maintenant
on traite les chiens comme des personnes; on leur donne de la bonne
soupe et du bon pain. Mais à cette époque on leur permettait seulement
de barboter dans l'auge contenant la pâtée des cochons,--pâtée toujours
fort peu riche en farine. Comme complément, on faisait sécher au four à
leur intention une provision de ces acres petites pommes que produisent
les sauvageons des haies et qu'on appelle ici des _croyes_.

On les jugeait d'ailleurs capables de vivre de leur chasse. Quand Médor,
au retour des champs, paraissait affamé, quand, à l'heure des repas, il
rôdait autour de la table quémandant des croûtes, mon père questionnait
la Catherine:

--_Ol a donc pas rata?_

Ce qui voulait dire:

--Il n'a donc pas fait la chasse aux rats?

Et sur la réponse négative de ma soeur:

--_Voué un feignant: si ol avait évu faim, ol aurait ben rata..._ (C'est
un fainéant: s'il avait eu faim, il aurait bien raté.)

Et il reprenait:

--_Enfin dounnes-y une croye._

La Catherine, dans la chambre à four attenante à la maison, tirait d'une
vieille _boutasse_ poussiéreuse une ou deux de ces petites pommes
recroquevillées et les offrait au pauvre Médor qui s'en allait les
déchiqueter dans la cour, sur les plants de jonc où il avait coutume de
dormir. A ce régime, il était efflanqué et de poil rude, on peut le
croire; il eût été facile de lui compter toutes les côtes.

                   *       *       *       *       *

Notre nourriture, à nous, n'était guère plus fameuse, à la vérité. Nous
mangions du pain de seigle moulu brut, du pain couleur de suie et
graveleux comme s'il eût contenu une bonne dose de gros sable de
rivière; on le tenait pour plus nourrissant avec toute l'écorce...

La farine des quelques mesures de froment qu'on faisait moudre aussi
était réservée pour les pâtisseries _tourtons_ et galettes qu'on cuisait
avec le pain. Cependant on pétrissait d'habitude avec cette farine-là
une _ribate_ d'odeur agréable--mie blanche et croûte dorée--réservée
pour la soupe de ma petite soeur Marinette, et pour ma grand'mère les
jours où sa maladie d'estomac la faisait trop souffrir. Ma mère,
parfois, m'en taillait un petit morceau que je dévorais avec autant de
plaisir que j'eusse pu faire du meilleur des gâteaux. Régal d'ailleurs
bien rare,--car la pauvre femme s'en montrait chiche de sa bonne miche
de froment!

La soupe était notre pitance principale: soupe à l'oignon le matin et le
soir, et, dans le jour, soupe aux pommes de terre, aux haricots ou à la
citrouille, avec gros comme rien de beurre. Avec cela des beignets
indigestes et pâteux d'où les dents s'arrachaient difficilement, des
pommes de terre sous la cendre et des haricots cuits à l'eau, à peine
blanchis d'un peu de lait. On se régalait les jours de cuisson à cause
du _tourton_ et de la galette; mais ces hors-d'oeuvre duraient peu.
Quant au lard, on le réservait pour la saison d'été, pour les grandes
occasions... Ah! les bonnes choses n'abondaient guère!



III


Comme pâtre dans la Breure je commençai à me rendre utile. Le troisième
été d'après notre installation au Garibier, la Catherine, ayant dépassé
ses douze ans, dut remplacer la servante que ma mère avait occupée
jusqu'alors; elle lâcha les brebis pour les besognes d'intérieur et les
travaux des champs. J'avais sept ans; on me confia la garde du troupeau.

Avant cinq heures, maman me tirait du lit et je partais, les yeux gros
de sommeil.

Un petit chemin tortueux et encaissé conduisait à la pâture. Il y avait
de chaque côté des bouchures énormes sur de hautes levées avec une ligne
de chênes têtards et d'ormeaux aux racines noires débordantes, à la
ramure très feuillue. Cela faisait cette «rue creuse» toujours assombrie
et un peu mystérieuse--si bien qu'une crainte mal définie m'étreignait
en la parcourant. Il m'arrivait d'appeler Médor, consciencieusement
occupé à harceler les brebis, pour l'obliger à marcher tout près de moi,
et je mettais ma main sur son dos pour lui demander protection.

A la Breure, en présence du large horizon, je respirais plus à l'aise.
Vers le levant, vers le midi, la vue s'étendait par delà une vallée
fertile de grande importance jusqu'au coteau dénudé, au gazon roussi,
qui précédait le bois de Messarges. Quelques champs cultivés se voyaient
au nord. Et au couchant régnait la forêt, peuplée là de grands sapins
aux troncs suintants de résine qui m'envoyaient leur senteur âcre.

Mais la Breure elle-même était suffisamment vaste--et magnifique par
beau temps à l'heure matinale où j'y arrivais. La rosée, sous la caresse
du soleil, diamantait les grands genêts, les fougères dentelées, les
bruyères grises, les touffes de pâquerettes blanches dédaignées des
brebis et masquait d'une buée uniforme l'herbe fine des clairières.
Cependant que des bouchures, des buissons et de la forêt s'élevaient
sans fin des trilles, vocalises, pépiements et roucoulements, tout le
concert enchanteur des aurores d'été.

Pieds nus dans des sabots plus ou moins fendillés et informes, jambes
nues jusqu'aux genoux, je sillonnais mon domaine en sifflotant, à
l'unisson des oiseaux. La rosée des arbustes mouillait ma blouse et ma
culotte, dégoulinait sur mes jambes grêles. Mais le soleil avait vite
fait d'effacer les traces de cette aspersion. Je craignais davantage les
ronces rampant traîtreusement au bas du sol, sous le couvert des
bruyères; souvent j'étais arrêté, griffé cruellement par quelqu'une de
ces méchantes; j'avais toujours le bas des jambes ceinturé de piqûres,
soit vives, soit à demi guéries.

J'apportais dans ma poche un morceau de pain dur avec un peu de fromage
et je cassais la croûte assis sur une de ces pierres grises qui
montraient leur nez entre les plantes fleuries. A ce moment, un petit
agneau à tête noire, très familier, ne manquait jamais de s'approcher
pour attraper quelques bouchées de mon pain. Mais un second prit
l'habitude de venir aussi, puis un troisième, puis d'autres encore--et
ils auraient mangé sans peine toutes mes provisions, si j'avais voulu
les croire... Sans compter que Médor, s'il n'était pas à la poursuite de
quelque gibier, venait aussi; même il bousculait les pauvres
agnelets--sans leur faire de mal, d'ailleurs--afin d'être seul à me
solliciter de ses bons grands yeux suppliants. Je lui jetais au loin de
tout petits morceaux, et les bêleurs profitaient vite de l'instant où il
s'écartait à leur recherche pour venir happer dans ma main leur part de
la distribution...

Cela m'amusait, et beaucoup d'autres épisodes de moindre importance. Je
regardais voler les tourterelles, détaler les lapins; je faisais le tour
du terrain en suivant les bouchures pour trouver des nids; je saisissais
dans l'herbe un grillon noir ou une sauterelle verte que je martyrisais
sans pitié; ou bien, plaçant sur ma main l'une de ces petites bestioles
au dos rouge tacheté de noir que les Messieurs nomment «les bêtes à bon
Dieu» et qu'on appelle ici des «marivoles», je lui chantais ce refrain
appris de la Catherine:

    Marivole, vole vole;
    Ton mari est à l'école,
    Qui t'achète une belle robe...

Et c'était en effet pour la pauvrette le meilleur parti que de s'envoler
au plus vite; à demeurer, elle risquait fort d'être mise en piteux état.

Tout de même je trouvais parfois le temps bien long! J'avais ordre de ne
rentrer qu'entre huit et neuf heures, quand les moutons, à cause de la
chaleur, se mettent à _groumer_, c'est-à-dire se tassent, tête baissée,
dans quelque coin ombreux. Rentrant trop tôt, j'étais grondé et même
battu par ma mère qui ne riait jamais et donnait plus volontiers une
taloche qu'une caresse. Je restais donc jusqu'au moment où l'ombre du
frêne, à droite de l'entrée, s'allongeant perpendiculairement sur la
claie m'annonçait huit heures. Mais attendre jusque-là--et, le soir,
attendre dans cette même solitude la nuit tombante, quel dur calvaire!
Des fois, pris de peur et de chagrin, je me mettais à pleurer, à pleurer
sans motif, longtemps... Un froufroutement subit dans le bois, la fuite
d'une souris dans l'herbe, un cri d'oiseau non entendu encore, il n'en
fallait pas davantage aux heures d'ennui pour me tirer des larmes.

                   *       *       *       *       *

Ma première grande terreur ne survint pourtant qu'après plusieurs
semaines. C'était au cours d'une chaude après-midi où des bourdonnements
endormeurs d'insectes bruissaient dans l'atmosphère lourde. Déambulant,
les yeux ensommeillés, j'aperçus soudain au bord du fossé qui longeait
le bois un grand reptile noir gros comme un manche de fourche et presque
aussi long,--une couleuvre sans doute. Mais, n'ayant jamais vu que
quelques lézards et quelques orvets, ayant entendu parler des vipères
comme de «mauvaises bêtes» particulièrement dangereuses, je me crus en
présence d'une énorme vipère noire. Je battis en retraite d'abord, puis
revins à petits pas prudents avec le désir de la voir encore: elle avait
disparu.

Un quart d'heure après, ayant oublié déjà cet incident, j'étais assis à
quelque distance, en train de taillader avec mon couteau une branche de
genêt, quand je revis la vipère noire qui rampait dans les bruyères,
venant de mon côté très vite. Instinctivement, je me pris à courir dans
la direction des moutons. Hélas! j'avais compté sans les ronces
traînantes... Avant que j'aie parcouru vingt mètres, il s'en était
trouvé une pour m'entraver et me faire tomber. Affolé, sanglotant,
tremblant, je n'eus pas tout d'abord la force de bouger. Et voilà que je
sens un attouchement singulier sur mes jambes nues, et qu'au derrière de
la tête quelque chose de frais m'effleure... Je crus que la vipère
noire, m'ayant rejoint, s'étirait sur mon corps! Sous le coup de
l'angoisse immense, je me levai d'un bond. Il n'y avait autour de moi
nul agresseur reptilien ou autre, mais seulement deux êtres amis venus
pour m'affirmer leur sympathie: le bon Médor m'avait léché les jambes et
le petit agneau à tête noire avait posé son museau sur ma nuque. Je me
remis un peu de ma grosse émotion, mais rentrai tout de même à la nuit
tombante avec des traces de larmes, un visage encore convulsé par les
sanglots. Pour le coup, ma mère me coupa une tranche de la _ribate_ de
froment et me gratifia de quelques poires Saint-Jean qu'elle avait
trouvées sous le poirier de la chénevière. Je n'en eus pas moins une
nuit agitée avec délire et cauchemars--mes parents durent se lever à
plusieurs reprises pour me calmer.

Le lendemain j'eus licence de longuement dormir;--comme les foins
étaient en passe d'être finis, ma grand'mère me remplaça auprès des
moutons.

                   *       *       *       *       *

Quelques jours après, le seigle mûr, il me fallut repartir--au-devant
d'une nouvelle frayeur peut-être plus vive encore.

J'assemblais en bouquet des pâquerettes blanches et des bruyères roses,
quand un jappement avertisseur de Médor me fit lever la tête. Sortait du
bois et s'avançait de mon côté un grand gaillard à barbe noire portant
sur son épaule un tonnelet au bout d'un bâton.

De par l'isolement de notre ferme, j'avais rarement l'occasion de voir
des étrangers, sauf pourtant ceux des fermes voisines: les Simon de
Suippière, les Parnière de la Bourdrie, et, quelquefois, les Lafont de
l'Errain. En voyant venir ce grand noir qui n'était ni de Suippière, ni
de la Bourdrie, ni de l'Errain, je restai figé de stupeur.

Il m'appela:

--Petit! (il prononçait _pequi_). Eh, _pequi_, viens voir un peu là!...

Je songe aux histoires de malfaiteurs et de brigands entendues aux
veillées d'hiver. Sans répondre ni attendre plus, je me mets à courir du
côté de la barrière. Et me voici dans la rue creuse trottant toujours
vers la maison. Cependant l'homme à barbe noire de crier derrière moi:

--Pourquoi te sauves-tu, _pequi_? Je ne veux pas te faire de mal.

Il me suit toujours et, rien qu'en marchant de son pas naturel, il me
gagne de vitesse. Quand je me hasarde à jeter en arrière un coup d'oeil
craintif je le vois qui approche. Et quand je débouche dans la cour il
est vraiment sur mes talons. N'importe, je me crois sauvé,--de par mon
refuge à la maison. Surprise! la porte est fermée à clé... Trop las pour
courir encore, je me blottis dans l'embrasure, poussant des cris comme
si l'on m'égorgeait. L'homme des bois se fait très doux:

--Pourquoi pleures-tu? Je ne suis pas méchant, va! Au contraire, j'aime
bien les _pequis_ enfants.

Il me tapote les joues, et, en dépit de mes larmes, je remarque qu'il a
les mains racornies, la figure maigre et de bons yeux limpides sous
d'épais sourcils noirs. Il répète sa phrase du début:

--Je ne veux pas te faire de mal...

Et me demande:

--Où sont donc tes parents?

Il n'a pas l'accent du pays; il prononce textuellement: «Où _chont_ donc
tes parents?» alors qu'un de par chez nous nous aurait dit: «_Là voù
donc qu'ô sont?..._» Ça me paraît bizarre.

Je ne réponds pas, bien entendu; je continue à crier comme un sauvage,
étonné pourtant qu'au lieu de me saisir et de m'emporter il me parle
doucement avec des caresses.

Arrive enfin ma grand'mère qui était allée conduire les vaches dans une
pâture éloignée; elle se hâte, inquiète de ces cris, et, pour la suivre,
ma petite soeur Marinette remue plus que de raison ses jambes trop
courtes. Alors, l'homme de s'avancer à sa rencontre, s'excusant de
m'avoir fait peur involontairement, donnant des explications. Il était
un scieur de long auvergnat en équipe dans la forêt. Leur chantier,
installé de la veille dans une vente assez rapprochée de notre Breure,
nous nous trouvions voisins et on l'avait délégué pour aller quérir de
l'eau. Ma grand'mère lui indiqua la fontaine, commune aux deux domaines
du Garibier et de Suippière, qui se trouvait dans le pré des Simon, au
delà de notre pré de la maison, ou _Chaumat_. Il alla sans tarder y
remplir son tonnelet, et au retour il remercia encore. Mais je refusai
de reprendre avec lui le chemin de la pâture. Même, ma grand'mère, pour
me décider à partir ensuite, dut m'accompagner jusqu'à moitié de la rue
creuse en me faisant constater que l'Auvergnat avait réellement disparu.

Pourtant, cet homme-là finit par gagner ma confiance. Je le revis dès le
lendemain, et, bien que sa présence me causât un mouvement instinctif de
frayeur, loin de chercher à m'esquiver, je soulevai mon vieux chapeau
pour le saluer. Alors il me donna quelques jolies branches de fraisier
garnies de petites fraises qu'il avait coupées dans le bois à mon
intention. Le jour d'après, quand je le vis apparaître avec son
tonnelet, je courus à sa rencontre et l'accompagnai au travers de la
Breure, puis dans la rue creuse, jusqu'à mi-chemin de chez nous. Et
pendant toute une semaine il en fut ainsi.

Un matin, il me proposa de le suivre jusqu'à son chantier. Ma mère
m'avait bien défendu de pénétrer dans la forêt à cause des «mauvaises
bêtes» et je lui obéissais à peu près, surtout depuis l'histoire de la
couleuvre. Néanmoins je consentis tout de suite, l'Auvergnat m'ayant
promis d'autres fraises et aussi des copeaux dans lesquels je pourrais
découper à l'aise des bonshommes, des boeufs, des chariots, des araires:
or, je passais à cela le meilleur de mon temps...

Il nous fallut traverser d'abord la zone des sapins; le sol était jonché
de leurs fines aiguilles sèches auxquelles se mêlaient quelques pommes
de l'année précédente dont les écailles s'ouvraient, grimaçantes. Après,
ce furent des chênes et des bouleaux de forte taille--quelques-uns
cerclés de rouge, marqués pour la mort. Puis vint un sous-bois assez
épais où la marche était difficile; pourtant, vu ma taille, je me
faufilais sans trop de peine dans les traces de mon compagnon qui,
d'ailleurs, allait lentement. Mais une branche, qu'il avait écartée pour
le passage et qu'il lâcha trop vite, revint me fouetter le visage et me
fit grand mal. J'eus le courage de n'en rien laisser paraître. On a son
amour-propre en présence des étrangers!

Pour arriver jusqu'au chantier, il nous fallut bien vingt minutes. Trois
hommes travaillaient là, au milieu d'un abatis de chênes géants. Ils
avaient de longues barbes et de longs cheveux, et ils manoeuvraient de
leurs longs bras de longues cognées. Des planches étaient débitées déjà,
et des poutres et des solives. Sur un chevalet, une bille énorme
s'étalait, maintenue avec de grosses chaînes. Quatre bidons noirs
trônaient côte à côte sur un reste de cendre grise. Une marmite, veuve
de son couvercle, gisait à proximité de la «loge» faite de branches et
de mottes, dont le toit touchait le sol. Et le soleil projetait sa
grande lumière sur cet espace soustrait au mystère environnant. Des
moucherons, que pourchassaient mésanges et hirondelles, s'y ébattaient
par essaims nombreux.

Les travailleurs, interrompant l'équarrissage, me taquinèrent avec
amitié et s'installèrent pour manger, le bidon sur les genoux. L'un
d'eux, plantant dans la pâtée épaisse la cuiller qui n'oscilla pas, me
dit en riant:

--_Choupe de chieur, tu vois, pequi? Cha tient au corps au moins, chette
choupe-là; elle est plus bonne que chelle de chez vous..._

Quand ils eurent tous les quatre vidé leur bidon, le plus âgé, qui avait
un collier de barbe grise, souleva les copeaux et mit à découvert une
manière de plat, fermé par le dessus de la marmite, qui contenait un
gros morceau de lard rance dont il fit le partage. Ils engloutirent ce
lard, chacun taillant du couteau, à grosses bouchées, dans sa portion
étalée sur une tranche de pain; puis, à tour de rôle, ils se
rafraîchirent, maintenant à la force des bras le tonnelet au-dessus de
leur bouche--et l'on entendait l'eau glouglouter dans leur gorge.

Là-dessus, le plus jeune, après s'être essuyé du revers de sa manche,
déclara d'un air convaincu:

--Le roi Louis-Philippe n'a peut-être pas déjeuné aussi bien _comme
moi_...

La veille au soir, une réparation d'outils l'ayant conduit à Bourbon, il
avait entendu parler d'une révolution à Paris:--l'ancien roi chassé ou
en fuite, remplacé par un autre qui s'appelait Louis-Philippe et qui
acceptait, à la place du drapeau blanc aux fleurs de lys, le drapeau aux
trois couleurs.

Le chef de chantier, le scieur à barbe grise, avait son opinion:

--Puisqu'on a tant fait que de changer, c'est le _pequi_ Napoléon qu'on
aurait dû faire venir.

Mais un autre de riposter, ironique:

--Oui, pour qu'il fasse tuer du monde et dévaster des pays comme faisait
son père!

--C'est une bonne République que j'aurais voulu, moi, reprit le
jeune,--une bonne République pour embêter les curés et les bourgeois!

--Allons voir aux fraises! me dit mon ami.

Nous nous écartâmes un peu dans la clairière entre les géants étendus,
et je pus me régaler à profusion des petits fruits vermeils. J'aimais
mieux ça que d'entendre les autres parler du drapeau et du roi!

Je restai encore après qu'ils eurent repris le travail, me roulant dans
l'amas de sciure, faisant une provision de copeaux de choix et
m'intéressant au mouvement de la grande scie que manoeuvraient le
vieillard napoléonien juché sur la bille et le jeune homme républicain
au-dessous. Enfin, timidement, je fis part de mon désir de m'en aller.

Mon ami barbu me reconduisit jusqu'à la zone des sapins, et posa en me
quittant son museau rêche sur chacune de mes joues.

                   *       *       *       *       *

Sitôt parvenu à la lisière du bois, je cherchai des yeux le troupeau.
Cela fut cause que je ne pris pas garde au fossé qui limitait notre
terrain, et que je roulai au fond sur un lit de broussailles d'où je me
relevai tout meurtri, tout saignant, la blouse déchirée. Pour la
deuxième fois de la matinée, je me montrai stoïque en ne pleurant pas.

J'étais d'ailleurs bien trop préoccupé de mes moutons pour m'attendrir
sur moi-même. Je pris ma course au travers de la Breure, comptant les
découvrir en train de _groumer_ dans quelque coin,--mais rien! Alors,
suivant les bouchures, j'avisai vers le bas, du côté de la vallée, une
brèche accédant à un champ de trèfle dont on avait fauché la première
coupe et qu'on laissait repousser pour la graine. Je m'y précipitai et
pus voir brebis et agneaux en train de se bourrer de trèfle vert, malgré
la chaleur.

Et de crier Médor qui m'avait abandonné dans la forêt pour suivre je ne
sais quelle piste:--pas de Médor! Et d'essayer tout seul de les
rassembler, de les pousser vers la haie:--j'y parvins après mille
peines; mais au lieu de s'engager dans la brèche, ils se glissèrent de
chaque côté, s'éparpillèrent de nouveau dans le trèfle. Une deuxième,
une troisième tentative échouèrent de même.

Désespéré, je m'en fus tout pleurant vers la maison pour chercher du
secours. Ma grand'mère était seule, en train de dorloter ma petite soeur
Marinette qui, chétive et souffrante, geignait sans discontinuer. Elle
commença par grogner de ce que j'amenais les moutons trop tard. Quand je
lui eus avoué, en sanglotant, qu'ils étaient dans le trèfle, elle leva
les bras au ciel, avec une lamentation pitoyable:

--_Ah! là, là, là! Voué-tu possib', mon Dieu! Sainte Mère de Dieu!... O
vont tous gonfler!... O vont tous êt' pardus!... Qui que j'vons faire,
mon Dieu? Qui que j'vons dev'nir?..._

Elle traversa la cour, escalada le tertre qui dominait la grande mare
entourée de saules et se mit à brailler d'une voix déchirante:

--Ah! Bérot!... Aaah! Bérot!

Au quatrième appel, mon père répondit de même par un «Aaah!» prolongé.
Ma grand'mère lui cria de venir bien vite, m'enjoignit d'attendre pour
lui donner des explications et se sauva par la rue creuse, en direction
de la Breure, portant la Marinette dans ses bras.

Mon père arriva bientôt, tout essoufflé, tout retourné; et, renseigné,
il repartit en courant avec un juron de dépit.

Je le suivis de loin, inquiet et pleurnichant. Les moutons sortis du
trèfle s'en venaient d'un air las, le ventre ballonné, la tête basse,
les oreilles pendantes. Derrière, ma grand'mère et mon père se
lamentaient de compagnie, disant qu'ils étaient tous gonflés, que pas un
n'en réchapperait. Ma grand'mère proposait d'aller chercher, à
Saint-Aubin, Fanchi Dumoussier qui «savait la prière»; mon père
inclinait à demander au voisin Parnière, qui s'y entendait un peu, de
venir percer les plus malades. Il se tourmentait aussi de la nécessité
de faire prévenir à Bourbon M. Fauconnet, le maître.

Depuis un moment déjà, je cheminais en silence à côté d'eux lorsqu'ils
s'avisèrent de me regarder. Le sang des égratignures du fossé, délayé
par les larmes, me faisait le visage souillé; et ma blouse et ma culotte
offraient de trop visibles accrocs. Ma grand'mère et mon père, se
méprenant sur les causes de ces avaries, crurent que j'étais cause de la
frasque du troupeau pour avoir le premier franchi la bouchure. Mais je
leur contai sans mentir l'emploi de ma matinée. Ma grand'mère, ne m'en
jugeant pas moins très coupable, engageait mon père à me corriger ferme.
Lui, toujours pacifique, répondit que ça ne ramènerait rien... A la
maison pourtant, ma mère jugea nécessaire de m'administrer plusieurs
claques et une bonne fessée qui me firent sauver au fond de la
chènevière, dans un grand fossé bordé de pruniers, où je boudai et
pleurai tout mon soûl. Longtemps après, mon parrain me vint chercher
pour manger, affirmant que je ne serais plus ni battu, ni attrapé. Il me
dit que Parnière avait percé les dix bêtes les plus malades et que deux
étaient déjà crevées. On comptait pouvoir sauver les autres. Une
troisième mourut cependant, et un petit par surcroît.

De cette affaire, mon ami l'Auvergnat paya les pots cassés... Quand il
revint avec son tonnelet, ma grand'mère et maman se prirent à
l'invectiver, l'accusant d'être cause de ce grand malheur qui allait
nous mettre tous sur la paille et lui défendant de reprendre de l'eau à
notre fontaine. Le pauvre homme, assez déconcerté, s'excusa très
humblement, tendit les bras avec de grands gestes comme pour prendre le
ciel à témoin de sa complète innocence--et s'éloigna, jugeant toute
explication inutile devant la fureur exaspérée de ces femmes... Il alla
quérir l'eau, dorénavant, à la source de Fontibier, au delà de
Suippière, à trois bons quarts d'heure de son chantier. Je ne le revis
jamais plus.

Les orages me causèrent aussi cet été-là des ennuis sérieux. J'avais
l'ordre de rentrer dès qu'il viendrait à tonner fort, parce qu'il est
mauvais de laisser mouiller les moutons. Or, le temps s'assombrit un
matin du côté de Souvigny; bientôt des éclairs en zigzag coururent dans
ce noir et des grondements en partirent. Je décidai de rallier la
maison. Près d'arriver, entendant moins le tonnerre, j'eus bien le
pressentiment d'une bêtise, mais non point le courage de retourner.
Maman me demande d'une voix dure pourquoi je reviens si tôt? Et, comme
je lui parle de l'orage, elle se met à hausser les épaules, disant que
je ne suis qu'un _bourri_ de ne pas savoir encore que les orages ne sont
jamais pour nous lorsqu'ils prennent naissance du côté du soleil levant.
Deux claques bien senties me font entrer dans la tête cette vérité
élémentaire...

«Qui a été pris, se méfie...» Quand survint un autre orage, je jugeai
prudent de ne pas m'emballer, bien qu'il se fût formé sur Bourbon et
qu'il gagnât sur Saint-Aubin en redoublant de violence. Je partis
seulement quand commencèrent à tomber de grosses gouttes espacées. Dans
le chemin creux, la pluie augmenta soudain, creva en une averse de
déluge, avec accompagnement de grêlons. Les moutons, sous la tourmente,
refusaient d'avancer. Et moi, ruisselant, transpercé, meurtri, je
commençais à me désoler tout de bon... Mais j'aperçus venir mon père, un
vieux sac en pèlerine sur les épaules et s'abritant sous un grand
parapluie de toile bleue. Il me demanda si j'étais devenu fou pour ne
pas rentrer par un temps pareil, assurant qu'une telle sauce sur le
troupeau pourrait bien nous valoir encore des pertes...

A la maison, ma mère, après qu'elle m'eut fait revêtir des habits secs,
me tarabusta de nouveau.

Ayant été battu pour venir quand il ne fallait pas et battu pour ne pas
venir quand il fallait, les ciels d'orage me semblèrent par la suite
doublement gros de menaces...



IV


Songeant qu'à sept ans m'advenaient ces aventures, comparant mon enfance
à celle des petits d'aujourd'hui qu'on dorlote et qu'on choie, et qu'on
n'oblige à aucun travail sérieux avant douze ou treize ans, je ne puis
m'empêcher de dire qu'ils ont joliment de la chance! En ai-je fait, moi,
des séances de plein air pendant qu'eux font leurs séances d'école! Du
temps que j'étais berger j'esquivais les très mauvais jours,--on
n'envoie pas les brebis dehors quand il pleut ou neige. Mais à neuf ans
on me confia les cochons et, alors, qu'il pleuve ou vente, que le soleil
darde ou que la bise cingle, par la neige ou par le gel, il me fallait
aller aux champs. Oh! ces factions d'hiver, alors que les haies
dépouillées ne donnent plus d'abri, que les doigts gourds et crevassés
font mal et que le froid, montant des pieds de marbre, vous étreint,
quoi qu'on fasse, en une progression méchante,--ces factions d'hiver,
quel mauvais souvenir j'en ai conservé!

Il y avait toujours deux truies mères qu'on appelait les _vieilles
gamelles_, et des nourrains plus ou moins, selon les circonstances ou la
réussite des portées--une quinzaine en moyenne. Tout cela s'agitait,
grognait, fouillait le sol. Les truies étaient surtout difficiles à
garder lorsqu'elles avaient à l'étable des porcelets tout jeunes. Elles
perçaient au travers des bouchures avec une facilité étonnante et il
fallait veiller ferme, ruser avec elles pour les retenir une heure ou
deux. Au moins, dans ces moments-là, s'en allaient-elles tout droit vers
la maison! Mais non plus tard, quand les petits devenus forts les
suivaient... Maraudeuses à l'excès, elles arrivaient des fois à pénétrer
dans un champ de céréales où il n'était pas commode de les découvrir. Je
reçus encore de bonnes taloches les rares fois où je ne sus pas
préserver de leurs ravages les blés ou les orges.

Après les céréales, les fruits. Mes bêtes connaissaient dans un rayon de
plusieurs kilomètres tous les poiriers sauvageons grands producteurs:
impossible d'empêcher leur quotidienne promenade circulaire pour manger
les fruits tombés! En cette période d'arrière-saison, il fallait
cependant protéger les semailles nouvelles et les pommes de terre non
encore arrachées!

Parfois les familles se divisaient, chaque bande de petits suivant sa
mère. Ou bien les jeunes, trop inexpérimentés, restaient en panne, les
uns ici, les autres ailleurs; à de certains jours de guigne je ne
pouvais arriver à les rassembler tous. Souvent il me fallait, à la
nuitée, repartir au diable à la recherche des manquants.

J'avais aussi des embêtements quant à la tenue du domicile particulier
de ces messieurs. Ils logeaient, toujours à l'étroit, en des réduits
adossés au pignon de la maison, d'un nettoyage difficile à cause des
pavés disjoints. Ma grand'mère, qui avait la manie d'inspecter partout,
ne trouvait jamais que ce fût assez propre et poussait les autres à me
faire des observations. Il m'arriva d'être giflé pour avoir mis à des
gorets nouveau-nés de la paille trop raide. Il n'en fallait pas
davantage, au dire de mes parents, pour leur faire tomber la queue à
tous.

                   *       *       *       *       *

Ces petites misères ont suffi à rendre très légers mes regrets de ce
temps-là...

Mais ce fut à une foire d'hiver, à Bourbon, où j'étais allé avec mon
père conduire une bande de nourrains, que m'advint le plus triste
épisode de ma carrière de porcher.



V


Mon parrain s'étant fait l'entorse, mon frère Louis devait le suppléer
pour le pansage; ma soeur Catherine, d'autre part, était très enrhumée.
C'est ainsi qu'on en arriva à me désigner pour cette foire--ce qui ne me
fit pas déplaisir, bien au contraire. Depuis que nous étions au
Garibier, je n'avais jamais revu cette ville de Bourbon dont il ne me
restait qu'un souvenir assez confus: c'était une fête que d'y retourner!

Combien dur cependant de sortir du lit à trois heures! Ma mère m'attifa
tout sommeillant et voulut me faire manger la soupe. Mais non! du sable
toujours me brouillait les yeux; ma tête trop lourde s'inclinait sur mon
épaule ou s'appuyait sur la table.

Prévoyant qu'avant peu je regretterais ma somnolence du matin, la bonne
femme bourra mes poches d'un morceau de pain et de quelques pommes:

--Pour quand tu auras faim, petit!

Elle m'enveloppa le cou dans un gros cache-nez de laine et me couvrit
les épaules d'un vieux châle gris effrangé.

--Ça me fait de la peine de te voir partir par un temps pareil; tu vas
avoir bien froid, mon pauvre Tiennon!

Elle me montrait, ce matin-là, une tendresse inaccoutumée; une douceur
attristée passait dans son regard et dans sa voix; j'eus conscience de
son amour de mère que sa dureté habituelle dissimulait trop.

A quatre heures, elle nous aida à démarrer hors de la cour les nourrains
étonnés,--puis s'en retourna, nous ayant souhaité bonne vente... Et ce
fut pour mon père et moi, dans le grand gel de cette fin de nuit, le
long trajet par les chemins pétrifiés, biscornus qui se passa, somme
toute, sans trop d'ennui ni de souffrance.

                   *       *       *       *       *

Un peu après sept heures, nous voici installés au champ de foire, en
bonne place, le long d'un mur. Mon père tire d'un petit sac de toile
bise, apporté exprès, des poignées de seigle, qu'il jette aux cochons
pour leur faire prendre patience. Bientôt, néanmoins, ils se mettent à
grogner à cause du froid; leurs poils se hérissent; il devient difficile
de les faire tenir en place...

Moi aussi, j'ai bien froid! Succédant à l'activité de la marche, le
calme de ce foirail est vraiment cruel; les frissons me gagnent; mes
dents claquent; mes pieds s'engourdissent, si douloureux! Puis, j'ai
l'estomac qui crie famine. Mais mes pauvres mains sont tellement raidies
qu'il me faut les réchauffer à la chaleur de mon corps avant que de
pouvoir sortir de ma poche les provisions...

Mon père a de la peine à s'en tirer, lui aussi. Il bat la semelle
constamment, se frotte les mains avec rage ou bien, avec de grands
mouvements de bras, fait le geste de s'étreindre.

Cependant la foire allait son train, assez peu importante d'ailleurs, si
bien que les habitués disaient: «C'est une foire morte!» Autour de nous,
d'autres cochons--nourrains et petits laitons blancs--grognaient d'avoir
trop froid, comme les nôtres. Plus loin, les «cent Bilos» protégés par
leur graisse digéraient, affalés sur le sol durci, ou se levaient avec
une plainte encolérée quand un marchand les frappait de son fouet pour
les examiner. A l'autre extrémité de l'enclos, les moutons paraissaient
malheureux et malades sous le givre qui recouvrait leur toison. On ne
voyait pas les bovins assemblés dans une autre partie du champ de foire
qu'un mur séparait de celle où nous étions, mais on entendait leurs
beuglements ennuyés et plaintifs.

Les paysans, en sabots de bois, pantalons d'étoffe bleue, grosses
blouses et casquettes, grelottaient de compagnie et se livraient, comme
mon père, à des mimiques diverses pour vaincre le froid. En dehors de
ceux-là, quelques gros fermiers en peaux de chèvre et quelques marchands
en longs cabans gris ou bleus circulaient sans relâche, ayant hâte de
terminer leurs affaires pour aller déjeuner dans quelque salle d'auberge
bien chauffée. Les oisifs, ceux qui vont aux foires pour tuer le temps,
étaient prudemment restés chez eux.

M. Fauconnet, notre maître, apparaît par intermittence... C'est un homme
d'une quarantaine d'années, aux larges épaules, à la figure rasée, un
peu grimaçante; de bonne humeur, il sourit volontiers d'un sourire
bénin, sans franchise; mais quand quelque chose lui déplaît, son visage
se plisse et devient dur. Il est furieux aujourd'hui à cause de la
nécessité de vendre à bas prix si l'on veut vendre. Il bougonne parce
que trois de nos cochons sont trop inférieurs, disant qu'on aurait mieux
fait de les laisser à la maison, que la bande se trouve dépareillée de
leur présence.

J'ai toujours froid et commence à trouver le temps long. Mon père me
propose bien d'aller faire une tournée en ville, mais je crains de
m'égarer--et tous ces gens inconnus qui circulent m'effraient un peu...

Plusieurs tentatives de vente ayant échoué, nous nous disposons à
repartir, lorsque, sur les dix heures, M. Fauconnet revient en compagnie
d'un marchand très loquace; ils arrivent à s'entendre--sauf pourtant
pour les trois petits que le maître veut nous faire ramener pour qu'ils
«profitent» davantage, se souciant peu des peines qui en résulteront
pour nous.

Deux grandes heures d'attente sur la route de Moulins où nous devons
opérer livraison des cochons vendus. Station longue et sans charme,
malgré le froid moins rude en ce milieu du jour. Le moment venu, des
gens de bonne volonté, qui attendaient comme nous pour livrer leurs
bêtes, nous aident à effectuer le triage de nos «rebuts».

Après la solde des autres--en pièces d'or que mon père a la précaution
de faire sonner une à une sur la chaussée humide--nous retraversons la
ville, prenant à côté de la rivière de Burge une rue montueuse et
grossièrement pavée qui débouche dans le haut quartier, sur la place de
l'Église:--c'est de là que partait le chemin de Meillers.

                   *       *       *       *       *

Sur cette place de l'Église, au carrefour de la route d'Autry, mon père
me laisse seul pour aller remettre de suite, selon l'usage, à M.
Fauconnet l'argent de la vente. J'étais bien un peu inquiet de le voir
partir; mais il m'avait promis de n'être pas longtemps et de rapporter
du pain blanc et du chocolat pour mon goûter; de plus, il voulait
demander à M. Vernier, un fermier de Meillers qu'il comptait rencontrer
chez notre maître, de me ramener en croupe sur son cheval.

Je jette aux trois gorets le grain qui reste au fond du sachet de toile.
Ils s'y intéressent peu et ne tardent pas à me causer du désagrément.
L'un se sauve dans le chemin de Meillers qu'il reconnaît sans nul doute,
tandis qu'un autre redescend en courant vers la ville. Fort à propos, un
homme qui s'en retournait de la foire me vient en aide pour les
rassembler. Ils sont tranquilles un moment, pas longtemps. Bientôt les
voici repris à courir de côté et d'autre en grognant, et j'ai mille
peines à ne pas les échapper. Aux rares instants où ils sont sages, je
porte mes regards sur l'entrée de la ruelle par où mon père s'en est
allé, avec l'espoir toujours déçu de le voir réapparaître. Et, de plus
en plus, l'ennui, le froid, la faim me torturent...

                   *       *       *       *       *

Il y avait longtemps, longtemps que j'étais là, quand j'entendis sonner
trois heures à l'horloge municipale--tour de la Sainte-Chapelle. Cette
tour et les trois autres, plus éloignées, qui sont les derniers vestiges
de l'ancien château, patinées par les siècles, apparaissaient plus
sombres encore sous le ciel gris, noyées et presque indistinctes dans la
grande brume du soir givreux. Au-dessous, la ville silencieuse,
invisible presque, semblait anéantie par l'effet d'une mystérieuse
catastrophe.

Et cette place, avec ses arbres squelettiques, ses arbustes buissonneux
chargés de paillettes blanches, son carré de gazon nu qui craquait sous
les pas, son bassin rectangulaire dont les glissades des gamins avaient
meurtri la glace terne, cadrait assez avec la tristesse générale. Au
fond l'église, aux massives portes fermées, paraissait hostile à la
prière et à l'espoir. A droite, dans un jardin aux murs élevés, un petit
château tout neuf flanqué de deux tours carrées prenait dans la
grisaille un air rébarbatif et hargneux de prison. En bordure du chemin
de Meillers, face à l'église, une belle maison à un étage montrait une
façade inquiétante de par l'assaut de vilains reptiles noirs--rosiers et
glycines--bien jolis sans doute à la belle saison. Des chaumières
basses accolées, et précédées d'une ligne uniforme d'étroits
jardinets, contrastaient avec ces immeubles cossus. Maisons de
pauvres:--journaliers, vieillards ou veuves,--moins une, vers le milieu,
dont le locataire était savetier, ainsi que l'attestait la grosse botte
suspendue au-dessus de la porte. Côté de la ville, la maison d'angle de
la rue pavée servait à la fois d'épicerie et d'auberge; des pains de
savon s'apercevaient derrière les vitres de l'imposte; une branche de
genévrier se balançait au mur.

Comme l'église, toutes ces habitations restaient closes; elles
contenaient sans doute des foyers flambants, des poêles chauds auprès
desquels les gens pouvaient se rire de l'hostilité du dehors.
L'hostilité du dehors, j'étais tout seul à en souffrir avec mes trois
cochons...

Voici s'ouvrir la grille qui accède au jardin du château; deux prêtres
en sortent qui s'inclinent profondément devant la dame encapuchonnée qui
les a accompagnés jusque-là. Ils me jettent en passant un regard
indifférent et pénètrent dans la maison aux reptiles noirs,--le
presbytère sans doute.

La porte d'une des chaumières crie sur ses gonds. Une grande femme
ébouriffée paraît dans l'embrasure, jette dans son jardinet l'eau d'une
casserole. Son gamin, de mon âge à peu près, profite de cet instant pour
s'esquiver et se mettre à patiner sur le bassin. Après cinq ou six
glissades, il va cogner à la porte du cordonnier en criant par trois
fois le nom d'André. Cet André, plus petit, finit par apparaître, et
tous les deux glissent un long moment de compagnie, tantôt debout et se
suivant, tantôt accroupis et se tenant par la main. Mais la grande femme
ébouriffée, ayant ouvert sa porte à nouveau, leur enjoint de rentrer
d'un ton qui les détermine à ne pas se le faire répéter. Et me voici
seul encore sur la place.

De loin en loin, des cultivateurs passaient; ils s'en allaient marchant
vite, ayant hâte de regagner leur logis. Et s'en allaient aussi quelques
fermiers à cheval, emmitouflés dans leurs manteaux et leurs cache-nez.
L'un d'eux, qui avait un gros cheval blanc, s'arrête en m'apercevant:

--D'où donc es-tu, mon p'tit gas?

--De Meillers, M'sieu, fis-je en balbutiant, les dents claquantes.

--Tu n'es pas le petit Bertin, du Garibier?

--Si, M'sieu.

--Et ton père n'est pas venu te rejoindre?

--Non, M'sieu.

--Voilà qui est fort, par exemple!... Il se sera mis en noce, pardi!...
Eh bien, mon garçon, je devais te ramener; mais dans ces conditions,
rien à faire; tu ne peux pas laisser tes cochons... Donne-toi du
mouvement, surtout, ne te laisse pas engourdir!

Après ces judicieux conseils, M. Vernier éperonne son cheval, disparaît
bientôt dans le brouillard. Et je reste navré de ce qu'il m'a dit au
sujet de mon père:

--_Voilà qui est fort, par exemple!... Il se sera mis en noce..._

Cette chose, à laquelle je n'avais pas encore pensé, me semblait
maintenant très vraisemblable. Mon père, lorsqu'il allait à la messe, à
Meillers, rentrait d'habitude tout de suite après. Mais, les jours de
foire, il lui arrivait d'être moins sage et souvent j'étais couché avant
son retour. Au lendemain, maussade, ma mère le disputait, tout en le
plaignant d'avoir la tête trop faible, pas assez d'énergie pour résister
aux entraînements de hasard...

                   *       *       *       *       *

Dès quatre heures, la nuit vint: elle tombait du grand ciel bas et noir;
elle montait de la brume flottant au-dessus du sol et soudain épaissie.
Je tremble de froid, de faim et de peur. N'ayant rien mangé de la
journée que mon croûton dur et mes pommes, je me sens défaillir. Des
grondements remuent mes entrailles; des voiles sombres me brouillent les
yeux; le faible poids de mon corps pèse lourdement sur mes jambes
molles. Un regret me vient de ne pas m'être plus tôt hasardé à partir
seul, bien que le chemin ne me fût guère familier. Mais à présent que
s'enténébrait la campagne, j'aurais préféré geler sur place que de me
mettre en route. Les cochons, comme moi fatigués, dorment au fond du
fossé; j'en profite pour m'asseoir auprès d'eux, refoulant mon chagrin.

Cinq heures: c'est la nuit tout à fait. Une voiture de bohémiens
s'éloigne de la ville par le chemin de chez nous. Deux hommes encadrent
le malheureux cheval qu'ils frappent à grand coups de bâton. Derrière,
trois adolescents aux loques dépenaillées baragouinent en une langue
inconnue. Cependant que de l'intérieur du véhicule s'élevaient des
lamentations, des cris d'enfants battus, des voix de mégères exaspérées.
J'avais entendu dire que ces gens à réputation équivoque volaient des
enfants pour les torturer, en faire des mendigots exciteurs de pitié. Et
mon sang de se glacer davantage, et mon coeur de se mettre à battre plus
que de raison! Mais le groupe défila sans paraître me voir.

Ils ne me virent pas non plus, les deux couples d'amoureux qui
suivirent. Ils s'en venaient sans doute de danser dans quelque auberge.
Les filles avaient mis leurs capes de travers en leur grande hâte de
partir, vu l'heure tardive; les garçons les serraient par la taille en
une étreinte que le froid rendait bien excusable.

Le sacristain sonna l'Angelus du soir. Le presbytère, les chaumines
ayant clos leurs volets ne laissaient entrevoir que de minces filets de
lumière. Il gelait ferme; la brume se dissipait en partie, et c'était
maintenant comme un vague crépuscule qui faisait mystérieux et bizarres
les objets environnants. Je souffrais moins, mais des voiles sombres
brouillaient mes yeux plus fréquemment, et dans mes oreilles tintaient
des sons de cloches, comme si l'Angelus eût sonné sans fin...

Les cochons éveillés me donnaient à présent bien du mal à garder--et le
froid cependant me gagnait les os...

Des jeunes gens, en un groupe bruyant, montaient de la ville.

L'un, très grand, marchait en tête, faisant des moulinets avec son
bâton; bras dessus, bras dessous, trois autres suivaient, titubant et se
bousculant; les deux derniers qui s'étaient attardés à allumer leurs
pipes gambadaient à dix mètres. Celui d'en avant chantait d'une voix
forte, brusque et saccadée, un refrain d'ivrogne:

    A boire, à boire, à boire,
    Nous quitt'rons-nous sans boire?

Interrogation à laquelle les trois du milieu répondirent par un «Non!»
formidable. Et tous reprirent, chacun sur un ton différent, avec des
gestes drôles:

    Les gas d'Bourbon sont pas si fous
    De se quitter sans boire un coup!

Ce dernier mot dégénérait au «bis» en un «Ouou» prolongé qui battait son
plein quand ils me dépassèrent--sans soupçonner ma présence dans l'ombre
noire du grand mur, au plus creux du fossé.

Quel bon parfum de cuisine m'arrive du château, une délicieuse odeur de
viande en train de cuire dans le beurre grésillant! Cela réveille les
facultés de mon estomac vide. J'ai envie de franchir le mur, de crier,
de hurler ma misère et ma faim, de demander une toute petite part de ces
bonnes choses. Pour échapper à la tentation je me rapproche du
presbytère. Mais là aussi je perçois un bruit de cuillers et un parfum
de soupe qui, pour être moins pénétrant que celui venu de l'orgueilleuse
bâtisse neuve, ne m'en paraît pas moins suave. Eh oui, partout dans les
maisons chaudes, c'était le repas du soir... Ils dînaient, les bourgeois
et les prêtres, et aussi les petites gens des chaumières dont la soupe,
pour être sans odeur, devait quand même être si douce à l'estomac!

Seul restait sur le chemin, sous le givre et le gel, un petit paysan
attifé d'un châle gris qui gardait trois cochons rebutés;--un petit
paysan morfondu par une faction solitaire de cinq heures et qui n'avait
mangé dans toute la journée qu'un morceau de pain et trois pommes;--et
ce petit paysan, c'était moi! Ils m'avaient tous vu, ceux du château et
ceux du presbytère, et les ménagères des chaumines, et leurs petits qui
étaient de mon âge; ils m'avaient tous vu, mais sans daigner me faire
l'aumône d'une parole de sympathie, sans supposer que je pouvais
souffrir... Et pas un n'avait la pensée de venir voir si j'étais encore
là dans la nuit.

Sept heures sonnent à la Sainte-Chapelle; je compte tristement les coups
de timbre frappant l'airain qui, dans le silence de ce nocturne cadre
d'hiver, me semblent lugubres comme un glas... Accroupi dans le fossé,
je sens mes yeux se fermer, une invincible somnolence m'envahir. Mes
sensations s'atténuent et ma pensée... Quelques souvenirs pourtant
hantent mon cerveau quasi mort. Ils se rapportent à ceux de chez nous, y
compris le chien Médor, à la forêt, à la Breure,--aux lieux et aux êtres
qui ont tenu une place dans ma vie d'enfant et qu'il me semble avoir
quittés depuis si longtemps... Cela ne me donne ni regret ni
attendrissement; cela tient plutôt du rêve. Je ne suis pas bien certain
d'avoir vécu cette vie passée; j'ai la conviction que je ne la vivrai
plus. Je glisse vers la mort et suis sans force et sans volonté pour
résister à l'engourdissement final...

                   *       *       *       *       *

Et voilà que je fus tiré de ma torpeur par un bruit de pas connus.
M'étant frotté les yeux, je vis mon père qui arrivait, toussant,
crachant, marchant un peu de travers;--mais réellement c'était lui!
J'oubliai d'un coup, dans le grand bonheur de le retrouver, tout le long
martyre de cette journée et je fus me jeter dans ses bras. Il parut
d'abord étonné de ma présence ici. Puis le souvenir lui revint, et il
m'étreignit en un débordant enthousiasme d'amour paternel, selon
l'habitude chère aux ivrognes d'exagérer leurs impressions. Il pleura,
mon pauvre père, de m'avoir laissé si longtemps seul. Il voulait
absolument aller faire l'emplette de quelques provisions, mais je me
contentai du croûton de pain, reste de son déjeuner d'auberge, qu'il
retrouva au fond de sa poche. Puisqu'il était là, lui, mon protecteur et
mon guide, je ne craignais plus rien et me sentais le courage de marcher
jusque chez nous, l'estomac vide.

Le retour fut long, silencieux, pénible. Mes yeux se fermaient, et mon
père, dont je ne lâchais pas la main, me traînait presque. Il avait à
fouailler toujours les cochons qui lambinaient. Un moment il dut
s'arrêter, s'accoter, le front dans la main, à une clôture de pierres
sèches. Des hoquets de plus en plus rapprochés le secouèrent; il devait
souffrir atrocement... Il finit par vomir et put repartir un peu
soulagé.

                   *       *       *       *       *

Onze heures passé quand nous fûmes rendus. J'entrai de suite à la
maison, laissant mon père s'occuper des cochons.

Au coin de l'âtre où s'éteignaient les dernières braises, maman veillait
toujours en tricotant. Toute la soirée elle avait prêté l'oreille aux
bruits du dehors, sentant grandir son inquiétude à mesure qu'avançait
l'heure. Elle me demanda pourquoi nous nous étions tant attardés. Et
quand je lui eus fait le récit de la journée, elle se prit à me plaindre
et à me dorloter--en même temps qu'elle foudroyait de son plus mauvais
regard mon père qui venait d'entrer et qui se couchait sans un mot. Je
dînai d'un reste de soupe et d'un oeuf cuit sous la cendre. Ce régal me
réconforta, mais tout de même je ne pus guère dormir... Il me fallut
près d'une semaine pour me remettre de cette journée et du gros rhume
gagné pendant ma trop longue faction. Mais il fallut à mon père et à
maman bien plus de temps encore pour en revenir à leurs relations
normales.



VI


Vint le moment où je dus aller au catéchisme; ce fut mon premier contact
avec la société. La société, pour la circonstance, était représentée par
un vieux curé à la mine rose et aux cheveux blancs, et par cinq gamins à
peu près aussi sauvages que moi. Le seul Jules Vassenat, fils du
buraliste-aubergiste, semblait moins emprunté--qui allait apprendre à
lire à l'école de Noyant, le gros bourg voisin.

Le catéchisme des garçons se faisait à huit heures du matin. Comme il y
avait une bonne lieue du Garibier à l'église, il me fallait partir aux
mois d'hiver avant qu'il fasse jour. Par les temps de gel je m'en tirais
bien, sauf qu'il m'arrivait souvent de buter dans les chemins cahoteux
et même de m'étaler... Mais par les temps humides la boue, pénétrant
dans mes sabots, crottait mes «chausses» de laine, ce qui me rendait
très mal à l'aise pendant la séance. Sans compter que le curé se fâchait
de me voir si patouillé... D'un caractère très emportant il s'emballait
à fond quand nous n'étions pas sages, quand nous répondions de travers à
ses questions.

--Sac à papier! jurait-il. Voleur de grain!

Et de nous donner sur la tête de grands coups du plat de son livre...

Mais ses colères ne duraient pas; il en arrivait vite à nous dire des
_goguenettes_, ou anecdotes drôlatiques, et à rire avec nous. Il avait
même des attentions délicates comme de nous partager la brioche qu'il
avait eue en cadeau à l'occasion d'un mariage, de nous distribuer des
dragées au lendemain d'un baptême et de nous gratifier d'une orange
chacun le 31 décembre, en nous recommandant de ne pas aller l'embêter le
lendemain pour la «bonne année». Au demeurant un excellent homme,
familier avec tout le monde, jovial et sans malice--ayant son
franc-parler même avec les riches... Nullement un lèche-pieds, comme
j'en ai tant vu depuis...

                   *       *       *       *       *

Je ne pouvais guère rentrer du catéchisme avant dix heures, mais il
était souvent plus tard,--en raison de mes parties avec un camarade,
Jean Boulois, du Parizet, qui s'en venait un bout de chemin avec moi.

Nous passions non loin du village sur la chaussée d'un grand étang,
juste à côté du moulin, et nous arrêtions à chaque fois pour voir
tourner la roue motrice, et ouïr le grincement des meules, le tic-tac du
mécanisme. Nous trouvions amusant aussi de voir partir les garçons avec
leurs gros chevaux portant à dos la farine des clients; ils ramenaient
de même le grain à moudre. Nulle carriole encore en raison de l'absence
de routes.

L'ingénieux Boulois avait toujours à me proposer des distractions
nouvelles. Il m'entraîna le long d'un ruisseau où croissaient des
arbustes dont les fruits, semblables à des grains de corail, nous
servirent à faire des colliers. Il m'apprit à faire des pétards de
sureau et des _merlassières_ pour prendre les oiseaux en temps de neige.
Nous cherchâmes des prunelles qui sont mangeables une fois gelées.
Ainsi, nos trajets de retour duraient longtemps; je finis par ne plus
arriver qu'à onze heures au lieu de dix; et j'affirmais à maman que le
curé nous gardait de plus en plus tard.

--Allons, mange vite la soupe, faisait-elle; tes cochons s'impatientent
à l'étable; il y a deux heures qu'ils devraient être aux champs!

Je repartais alors dans la Breure ou dans quelque jachère pour une bien
longue séance de garde; la solitude me pesait plus qu'avant.

Mais n'eus-je pas l'imprudence de ne rentrer qu'à midi certain jour?
Cela mit tout le monde en éveil. Le dimanche suivant ma mère s'en fut
trouver le curé qui lui dit que nous étions toujours libres à neuf
heures. Elle me tança d'importance, et je dus m'attendre dorénavant à
être _saboulé_ si je rentrais passé dix heures et quart!

                   *       *       *       *       *

Après la deuxième année de catéchisme, en mai 1835, le bon curé blanc me
fit faire la communion. Étant «camarade» avec mon ami Boulois, je fus
après la messe avec mon père, ma mère et mon parrain, déjeuner au
Parizet. La maison était bonne et le repas copieux: il y avait une soupe
au jambon, du lapin, du poulet, de la miche de froment toute fraîche, et
de la galette et de la brioche; il y avait du vin--j'en bus bien un
verre entier--et du café, que je ne connaissais pas encore. J'abusai un
peu de toutes ces bonnes choses... Durant les vêpres, je me sentis
l'estomac lourd et, rentré chez nous, je souffris bien le soir et la
nuit... J'ai pu me convaincre souvent depuis que tout plaisir se
paie--d'une rançon parfois très amère.



VII


Il y eut au mois de novembre de cette même année la noce de mes deux
frères.

Baptiste, l'aîné, qui était mon parrain, touchait à ses vingt-cinq ans.
Le cadet, Louis, en avait vingt-deux. Pour les sauver du service, mes
parents les avaient assurés à un marchand d'hommes avant le tirage au
sort.

Le service, d'une durée de huit ans, semblait alors une épouvantable
calamité. Ma mère disait souvent, à propos de mes frères, qu'elle
préférerait les voir mourir que partir soldats. C'est que les partants,
assez rares, victimes du sort et de la misère, gagnaient à pied leur
garnison lointaine et ne reparaissaient qu'à l'expiration de leur congé,
après un nombre infini de déplacements et d'aventures... Or, dans nos
campagnes, on n'avait pas la moindre notion de l'extérieur. Au delà des
limites du canton, au delà des distances connues, c'étaient des pays
mystérieux qu'on imaginait pleins de dangers et peuplés de barbares.
Sans compter que subsistait le souvenir des grandes guerres de l'Empire,
où tant d'hommes étaient restés!

En s'assurant avant le tirage, ça coûtait cinq cents francs à peu
près--alors que, si l'on s'exposait à être pris, on ne s'en tirait pas à
moins de mille ou onze cents francs. Maman, à force d'économies, rognant
sur le sel, sur le beurre et sur tout, accumulant patiemment gros sous
et petites pièces, était arrivée à rassembler les mille francs
nécessaires à l'assurance préalable de ses deux aînés. Résultat dont
elle se montrait heureuse et fière...

                   *       *       *       *       *

Mes frères épousaient les deux soeurs, les filles de Cognet, du Rondet.
Le Louis avait une autre bonne amie qu'il préférait à la Claudine
Cognet. Mais notre mère, dont il subissait l'influence, lui avait fait
entendre qu'étant sans doute appelé à vivre toujours avec son frère il
valait mieux qu'ils eussent les deux soeurs pour femmes: ce serait dans
la communauté une garantie de concorde. Et lui d'acquiescer, après un
temps d'hésitation--au grand désespoir de la pauvre délaissée...

Comme j'étais trop jeune pour faire partie du cortège au titre de
«garçon» je demeurai au Garibier le jour de la noce, avec ma grand'mère
et la Marinette. Il me fallut même garder les cochons comme de coutume,
mais je les ramenai de bonne heure sachant bien que, dans le
remue-ménage général, on ne s'en apercevrait pas.

Le dîner se préparait sous la direction d'une cuisinière de Bourbon
qu'aidaient ma mère, rentrée sitôt la fin de la cérémonie, la mère Simon
de Suippière, et la servante de la Bourdrie. Tout était sens dessus
dessous. On avait monté les lits au grenier. Deux grandes tables
improvisées avec des planches et des tréteaux occupaient deux côtés de
la pièce. Les volailles qu'on avait sacrifiées la veille et les
quartiers de viande amenés par un boucher de Bourbon mijotaient en
plusieurs terrines, cuisaient en une grande chaudière ou rôtissaient au
four. Je me régalai avec des abatis et de la brioche appétissante
fleurant le beurre frais.

Ceux de la noce arrivèrent comme il faisait nuit. Ils avaient bu et
dansé pendant cinq heures au bourg, chez Vassenat, l'aubergiste,--au
point de fatiguer les deux musiciens: un grand vieux très maigre qui
manoeuvrait avec conviction le tourniquet d'une vielle, et un joufflu au
nez cassé qui jouait de la musette. Le déjeuner du matin, pris
hâtivement au Rondet, avant le départ pour Meillers, paraissait à tous
vraiment lointain. Si bien que le dîner commença presque aussitôt.

Les tables se trouvant être insuffisantes, on installa au coin de la
cheminée les gamins dont j'étais. Il y avait les deux plus jeunes
enfants de l'oncle Toinot, trois ou quatre petits de la parenté de mes
belles-soeurs et enfin des voisins: les deux gas de Suippière, le
Bastien et la Thérèse de la Bourdrie. Placé à côté de la Thérèse,
j'admirais ses joues fraîches et les quelques mèches de ses cheveux
blonds que n'emprisonnait pas son bonnet d'indienne. Mais je ne lui
faisais guère d'avances, cet envahissement d'étrangers me faisant plus
sauvage encore que de coutume. Mes compagnons n'étaient d'ailleurs pas
plus loquaces. Nous n'en faisions pas moins honneur aux plats. Ma mère
vint s'installer à notre groupe pour nous surveiller--avec grand'raison,
car nous nous serions certainement rendus malades.

Aux grandes tables, par contre, les conversations allaient s'animant.
Tout le monde parlait fort, et plus fort que tous l'oncle Toinot qui
plaçait son drame de guerre réservé aux grandes occasions--il s'agissait
d'un Russe «occis» par lui:

«C'était peu avant la Bérésina, un jour qu'il faisait rudement froid,
sacré bon sang! Voilà qu'on nous envoie une vingtaine en reconnaissance
pour fouiller un petit bois de sapins sur la gauche de la colonne. On ne
voyait rien; on ne s'attendait à rien--quand tout à coup, d'une espèce
de ravin, des Cosaques surgissent, en veux-tu en voilà, qui nous
canardent en criant comme des sauvages et tâchent à nous cerner... Alors
nous faisons jouer la baïonnette--et pas pour de rire, je vous en
réponds! Le chef de ces salauds avait une sale tête; j'aurais bien voulu
lui mettre les tripes au vent... Mais comme je le _z'yeutais_,
j'aperçois un grand _gargan_ avec une barbe à poux, qui me guettait
aussi crosse levée... J'évite le choc par un saut de côté; je lui fiche
un coup de tête dans le ventre si violent qu'il chancelle et s'abat dans
la neige. Alors, voyant ma baïonnette viser sa poitrine, il me fixe de
ses deux grands yeux blancs épouvantés que je n'oublierai jamais:

«--_Francis bono!... Francis bono!..._ suppliait-il.

«Ça voulait dire: «Bon Français!» Et le regard ajoutait: «Ne me tue
pas!»

«Mais avec la misère qu'on avait par ce froid du diable et rien à
«bouffer» que des morceaux de cheval mort, tout crus, quand on en
pouvait attraper, on se foutait bien de la pitié! Je n'eus qu'une pensée
féroce: «Oh ça, mon vieux cochon, tu peux «chialler»... Tu ne m'aurais
pas ménagé, toi, si je ne t'avais pas vu à temps!» Et v'lan! ma
baïonnette le traverse comme un pain de beurre!»

Un frisson d'horreur courut autour de la tablée, un instant silencieuse.
Tous les regards se portèrent sur cet homme qui avait tué un homme! Lui
jouissait de son triomphe. Il but coup sur coup deux verres de vin et se
mit à chanter des chansons de l'armée très malhonnêtes qui faisaient
rougir les filles et nous intriguaient, nous, les enfants. Si bien que
ma grand'mère lui reprocha de n'être pas convenable. Mais il était trop
heureux d'accaparer l'attention pour tenir compte de ses avis.

                   *       *       *       *       *

La porte extérieure s'ouvrit sous une poussée brusque. Une dizaine
d'individus drôlement attifés entrèrent à la file et se mirent à crier,
à gesticuler, à faire des contorsions et des grimaces. Ils avaient
d'énormes nez postiches dans des figures enfarinées, et des costumes
hétéroclites, partie hommes et partie femmes. Quelques-uns, avec du noir
de charbon, s'étaient fait des moustaches et des rayures par tout le
visage. Cinquante bouches proférèrent la même exclamation:

--Les masques!... Voilà les masques!...

C'était la coutume de cette époque: à tous les dîners de noce, les
jeunes gens du voisinage se présentaient ainsi déguisés, sous le
prétexte d'amuser les invités.

Ils continuaient à faire les fous, embrassant les filles qu'ils
blanchissaient de farine et noircissaient de charbon. On leur offrit du
vin et de la brioche. Et, après qu'ils eurent bu et mangé, dans l'étroit
espace libre ils dansèrent avec des hurlements de sauvages, des
entrechats formidables.

Mais les convives commençaient à s'ennuyer à table. Mon père alluma la
lanterne; au travers de la cour boueuse, tout le monde le suivit jusqu'à
la grange où, vite, un bal s'improvisa. Dans un coin, sur un entassement
de bottes de paille, s'installèrent le vieux maigre avec sa vielle et le
joufflu au nez cassé avec sa musette. La lanterne, accrochée très haut,
donnait une clarté bien pauvre, et les danseurs, dans la demi-obscurité,
avaient un air inquiétant de spectres. Peu leur importait d'ailleurs:
masques et convives tournaient à qui mieux mieux ou s'agitaient en
cadence dans les multiples figures de la bourrée. Adossés au tas de
gerbes, les vieux regardaient en causant. Nous, les gamins, nous
courions de-ci, de-là, nous poursuivant, nous chamaillant. A un moment
où nous étions sages, mon parrain et sa femme nous taquinèrent.

--Il faut danser, les petits; c'est une bonne occasion pour apprendre.

Et comme nous baissions la tête sans répondre, mon parrain reprit:

--Allons, Tiennon, attrape la Thérèse et fais-la tourner...

Il y mit de l'insistance, et malgré notre confusion il nous fallut
partir. La tête nous vira bien un peu; nous donnions dans les grands qui
nous rejetaient à droite et à gauche; mais nous allâmes jusqu'au bout
quand même. Et quand ce fut fini, voyant les autres embrasser leurs
danseuses, je mis deux gros baisers sur les joues roses de la
Thérèse,--ce dont mon parrain nous taquina fort. Mais ce premier essai
m'avait donné de l'audace et je me mêlai ensuite à presque toutes les
danses.

La lanterne ayant usé son combustible s'éteignit soudain; dans la grange
enténébrée, ce furent des cris d'effroi et de gaieté, des bousculades et
des rires--coupés d'exclamations ironiques.

--Baptiste, gare ta femme!

--Louis, je te vole la Claudine!

--Pauvres jeunes mariés, où en sont-ils?

La première surprise passée les chuchotements, les bruits d'embrassade
se multiplièrent; des baisers anonymes autant qu'audacieux provoquaient
des cris effarouchés, des fuites éperdues, des supplications, des
soupirs.

Sur l'ordre des mariés, je fus à la maison quérir de la lumière. Les
vieux qui, depuis un moment avaient quitté le bal, y étaient attablés à
nouveau buvant, chantant, s'empiffrant de volaille rôtie. L'oncle
Toinot, tout à fait ivre, dormait comme un sonneur.

La grange éclairée à nouveau, le bal reprit pour se continuer jusqu'à
deux heures du matin. Seulement les jeunes mariés avaient filé plus tôt
pour gagner dans la nuit Suippière où ils devaient coucher. Quelques-uns
des convives éloignés reçurent aussi l'hospitalité chez les voisins. Les
autres demeurèrent chez nous: les femmes et les enfants au grenier,--où
chacun des lits avait été dédoublé par les soins de ma mère--les hommes
au fenil, où on avait disposé à leur intention des couvertures usagées,
des sacs.

                   *       *       *       *       *

Les jeunes garçons tinrent à rester debout par bravade. Après avoir bu
et mangé à satiété ils se répandirent dans la cour et firent mille
sottises--comme de démonter l'araire, de bousculer le char à boeufs dans
la mare, d'enlever des jougs les liens de cuir et de s'en servir pour
lier Médor sur la brouette qu'ils suspendirent aux branches hautes d'un
poirier. Si lamentablement gémit le pauvre chien que mon père dut se
lever pour le délivrer, non sans peine. Cependant que les héros
clôturaient leurs exploits en plaçant sur le chemin des mariés de grands
bâtons fourchus dont je ne compris pas à ce moment le sens. Au jour,
rentrés à la maison, ils harcelèrent ma mère déjà levée pour obtenir de
la «soupe frite». Tout cela entrait dans la tradition du moment, un peu
modifiée depuis quant aux détails,--le fond restant le même.

Le cortège se reforma vers neuf heures pour aller chercher les mariés,
et il y eut de beaux rires à leurs dépens quand on passa à proximité des
emblèmes. Mais je ne fus pas témoin de la scène, ayant dû aller garder
les cochons comme si de rien n'était.

Quand je revins, le déjeuner s'achevait dans une gaieté un peu factice.
La fatigue se lisait sur les figures tirées aux gros yeux somnolents.
Les plus enragés obtinrent cependant une nouvelle sauterie dans la
grange--courte et sans entrain, d'ailleurs. Et les invités se retirèrent
avant la nuit, emportant des restes de galette et de brioche offerts par
ma mère...

                   *       *       *       *       *

Il y eut bien du mal ensuite pour remettre toutes choses en place...



VIII


Après ce double mariage, il se trouva que notre ménage fut très fort,
surtout en femmes. Ma grand'mère, ma mère, la Catherine, mes deux
belles-soeurs, cela les faisait cinq, toutes capables de travailler. Il
y avait en plus ma petite soeur Marinette qui touchait à ses dix ans:
mais la pauvre gamine était innocente. On mettait cela sur le compte
d'une mauvaise fièvre qu'elle avait eue toute jeunette--à la suite de
quoi elle s'était élevée chétive et malingre, gênée dans son
développement, au physique aussi bien qu'au moral. Toujours est-il que
ses yeux, trop fixes, ne décelaient nulle lueur d'intelligence et
qu'elle avait de la peine à saisir les moindres choses. Elle ne tenait
guère de conversation qu'avec Médor et les chats avec lesquels elle se
plaisait à jouer. Les reproches la laissaient indifférente; les
événements les plus graves ne l'émeuvaient point; mais elle riait
parfois sans motif, longuement. Sa compréhension devait rester toujours
celle d'un enfant en bas âge...

                   *       *       *       *       *

Je commençais alors à me familiariser avec toutes les besognes. En fin
d'hiver et au commencement du printemps, alors qu'on labourait les
jachères à ensemencer en octobre, je devins toucheur de boeufs ou
_boiron_. J'amenais d'ailleurs les cochons qui, s'occupant à chercher
les vers dans le sillon en cours, demeuraient à peu près sages.

Nos quatre boeufs s'appelaient _Noiraud_, _Rougeaud_, _Blanchon_ et
_Mouton_. Les deux premiers appartenaient à cette race d'Auvergne dont
j'ai déjà parlé; il y en avait un couple au moins dans chaque ferme--les
boeufs blancs du pays n'étant pas assez robustes, disait-on, pour faire
tout le travail. Ils se comportaient bien, les _Maurias_, ayant la
robustesse et l'expérience de l'âge. Les blancs, jeunes encore, avaient
besoin d'être tenus de près...

La marche était fatigante, sur cette terre remuée dont mes sabots
s'emplissaient vite. Quand je m'ennuyais trop à «toucher» je demandais à
mon parrain de me laisser tenir un peu le manche de l'araire. Mais, en
dépit de toute ma bonne volonté, le manque d'habitude, le manque de
force, ou bien un faux mouvement des boeufs, étaient cause que je
laissais quelquefois dévier l'outil. Alors mon parrain, assez emportant
et très pointilleux sous le rapport du travail, me le reprenait vite, me
disant «bon à rien». Pourtant, la chose lui arrivait bien, à lui aussi;
mais il prétextait alors mon insuffisance à conduire et parfois me
giflait. Ainsi compris-je à ce moment pourquoi les faibles ont toujours
tort et qu'il est triste de travailler sous la direction des autres.

Je comptais souvent le nombre des sillons labourés au cours de
l'attelée, supputant par comparaison au travail des jours précédents
quand viendrait l'heure de nous en aller... En arrivant à la bouchure où
s'ouvrait la barrière, ou claie du champ, j'épiais à la dérobée la
physionomie de l'aîné--presque toujours impénétrable; et je devais
retourner les boeufs, faire un long tour encore, au bout duquel
m'attendait une nouvelle déception plus profonde de toute la croissance
de mon espoir. D'ailleurs, le plus souvent, mon parrain attendait pour
partir qu'on appelât de la maison,--car il n'avait pas de montre, et par
les temps sans soleil, rien ne pouvait le régler que la besogne
accomplie ou le degré de faim qu'accusait son estomac.

A cause de l'éloignement des villages, nous entendions même rarement la
sonnerie de l'Angelus de midi qui, se plaçant juste au milieu de la
tâche quotidienne, aurait pu nous donner une indication.

                   *       *       *       *       *

S'il faisait beau, les séances se passaient avec un moindre ennui; mais
aux mauvais jours, vraiment, ça n'en finissait plus... Il me souvient
d'une période où nous labourions dans notre champ des Châtaigniers, le
plus éloigné de la ferme. Le vent fort tirait de Souvigny, c'est-à-dire
du nord-est, et il passait des bourrasques, des averses froides, des
giboulées de grésil et même de neige. Ces fouaillées traversaient mes
vêtements, m'enveloppaient d'un suaire glacé; mes mains se teintaient de
violet...

Un jour que nous étions douchés plus que de raison des frissons me
secouèrent qui n'étaient pas seulement dus au froid. J'avais le front
brûlant, l'estomac lourd et de continuelles envies de bâiller. Je me
plaignis à mon parrain, parlant de m'en aller. Mais il n'y voulut pas
consentir. Cependant une averse plus violente nous ayant immobilisés un
instant dans le creux d'un vieux chêne, il prit la peine de m'examiner.
Me voyant soudain très pâle et soudain d'un pourpre de mauvais aloi:

--Va-t'en bien vite, me dit-il; tu as la fièvre!

Mes jambes flageolaient, molles et fatiguées; j'eus de la peine à gagner
la maison. On me fit tout de suite coucher. Le lendemain, à la suite
d'une bonne suée, j'avais par tout le corps une éruption de petits
boutons rouges. Il me souvient que ma mère me recommandait sans cesse de
rester bien couvert sous peine des pires catastrophes...

Après une quinzaine, quand je pus repartir dans les champs, la rougeole
passée, avril rayonnait. Il y avait du soleil, de la verdure, des
oiseaux chanteurs. Les bouchures se paraient de jeunes feuilles et les
cerisiers s'épanouissaient en une délicieuse floraison blanche. La
nature en joie semblait fêter ma guérison. Je trouvai du bonheur à
circuler, à vivre.

                   *       *       *       *       *

L'hiver d'après mes quinze ans, ayant cessé tout à fait de garder les
cochons, je dus agir en homme. On me mit à battre au fléau et à
participer au nettoyage des étables.

Les années précédentes, allant aux champs dans la neige, j'enviais les
batteurs en grange. Mais quand je dus faire le métier à mon tour, je
m'aperçus que ce n'était pas tout rose non plus, que, si l'on conservait
les pieds secs, on se fatiguait joliment les bras et qu'on avalait par
trop de poussière.

Le battage, à cette époque où tout s'écossait au fléau, durait depuis la
Toussaint jusqu'au Carnaval, et même jusqu'à la Mi-Carême, sans
interruption presque,--sauf quelques journées chaque mois, «quand la
lune était bonne», pour couper les bouchures, ébrancher les arbres. Dans
la journée, on battait seulement entre les deux pansages; mais on se
reprenait à la veillée. Mon début coïncidant avec une abondante récolte,
nous travaillions chaque soir jusqu'à dix heures à la lueur d'une
lanterne. Je ne connais pas de besogne plus énervante... Manoeuvrer le
fléau sans arrêt du même train régulier, pour conserver l'harmonie
obligée de la cadence, ne pouvoir disposer d'une seconde pour se
moucher, pour enlever la poussière qui vous picote le visage et la
nuque--quand on est encore malhabile et non habitué à l'effort soutenu,
c'est à devenir enragé! Mais quel plaisir les jours où l'on vannait,
quand le gros tas de mélange gris, diminuant peu à peu, s'engouffrait en
entier dans le tarare, et que je plongeais mes mains dans l'amas de
grain propre d'une belle couleur d'or...

                   *       *       *       *       *

Bien dures aussi les séances de nettoyage des étables, le samedi matin!
C'est avec le cadet que je faisais ce travail. Nous avions une grosse
civière, ou _bayard_ de chêne, que je trouvais déjà lourde sans qu'elle
fût chargée. Munis chacun d'un _bigot_[2], nous piquions avec force dans
la couche épaisse de fumier d'où montait une buée chaude, et nous
entassions des _bigochées_ monstres. Le Louis excitait mon amour-propre:

  [2] Fourche recourbée en forme de crochet.

--Nous en mettons encore un peu, hein? C'est là que nous allons voir si
tu es un homme!

Tenant à me montrer homme, je consentais à laisser grossir le chargement
tant et si bien qu'il m'en craquait dans les reins lorsqu'on
soulevait... Au bout d'un moment j'étais en nage et suffocant; les nerfs
fatigués, détendus, ne pouvaient plus serrer suffisamment les poignées
du _bayard_ qui, souvent, m'échappait dans le parcours de l'étable à la
_pelote_ de fumier de la cour. On avait beau se modérer ensuite: à tout
propos survenait un nouvel avatar... Alors mon père--ou mon parrain--de
venir me remplacer. Et je m'éclipsais mécontent, froissé, rageur.

                   *       *       *       *       *

J'ai remarqué depuis que tous les débutants connaissent ces ennuis-là.
Quand on commence à travailler, on a tout de suite le désir de faire
aussi bien que les grands; mais on manque de force, d'adresse et
d'expérience. Les autres font sonner bien haut leur supériorité,
conséquence de leur âge; et l'on souffre de leurs railleries sans
indulgence.



IX


M. Fauconnet venait chez nous tous les quinze jours à peu près, à cheval
ou en voiture, selon l'état des chemins. L'une des femmes se précipitant
pour tenir sa monture; une autre appelant bien vite mon père qui
s'empressait d'accourir, tant loin soit-il, pour lui montrer les
récoltes et les bêtes, lui donner toutes explications sur les affaires
du moment.

M. Fauconnet tutoyait tout le monde, jeunes et vieux, hommes et femmes.
Dans ses moments de grosse jovialité, il allait jusqu'à décoiffer ma
grand'mère qui portait ces chapeaux en trois parties--un cône et deux
volutes renversés--dits _chapeaux à la bourbonnaise_ que commençaient à
dédaigner les jeunes.

--Eh bien, tu te maintiens, petite mère? Mais oui, tu as encore bonne
mine; tu vivras au moins jusqu'à quatre-vingt-dix ans! Avec ces
chapeaux-là, toutes les femmes devenaient vieilles; elles font mal de
les changer; les nouveaux sont trop plats; ils ne gardent pas du soleil.

A ma mère il disait:

--Ta volaille marche, cette année, Jeannette? Je constate que les
poulets ne manquent pas; j'en vois plein la cour. Surtout, ne leur fais
pas manger la farine des cochons et ne leur laisse pas gaspiller le
grain dans les champs...

Il tapotait le ventre de mes belles-soeurs, leur demandant si _ça
n'allait pas venir_; et, à l'époque où elles étaient enceintes, il
constatait complaisamment que _ça viendrait bientôt_. Il prenait par le
menton ma soeur Catherine, disant qu'il la voulait engager comme bonne.

--Et toi, brigand d'Auvergne, tu deviens aussi long qu'une grande
perche! me disait-il.

Il m'appelait «brigand d'Auvergne» en souvenir du jour où j'avais laissé
pénétrer les moutons dans le trèfle pour m'être allé promener dans la
forêt avec le scieur de long auvergnat.

Les mauvaises années, mon père lui adressait force plaintes--pour
demander finalement une diminution de charges. A quoi il répondait:

--Tu te fais toujours du mauvais sang, Bérot; tu ne viendras pas vieux,
mon ami! Une réduction... Mais tu n'y penses pas! Quand tu ne gagnes
rien, moi je ne gagne rien non plus, vieux farceur. Et quand ça va bien,
est-ce que je t'augmente?

Lorsqu'il s'agissait, à la Saint-Martin, de régler les comptes de
l'année, on s'efforçait de se rappeler à quelle foire on avait vendu des
bêtes et à quel prix. Mais personne ne sachant faire un chiffre, il
était difficile de se remémorer tout cela de tête, et plus encore de
faire les totaux, de déterminer quelle somme exacte restait comme
bénéfice. Attentifs, graves, les yeux brillants, mes parents et mes
frères s'escrimaient de compagnie:

--A une foire de Bourbon, en hiver, sept cochons à vingt-trois francs...

--Ça fait cent soixante et un francs! disait le Louis, très habile.

Ma mère ne s'en rapportait pas à lui du premier coup:

--Tu dis cent soixante et un... Est-ce bien ça?... Voyons: sept fois
vingt-trois... prenons d'abord sept pièces de vingt francs qui font...
qui font... les cinq font cent, les deux quarante, cent quarante francs;
il reste sept pièces de trois francs: vingt et un; cent quarante et
vingt et un font bien cent soixante et un. C'est juste. Après?

Mon père ayant eu le temps de songer reprenait:

--Nous en avons vendu d'autres le Mercredi des Cendres, au Montet. Il y
en avait cinq--des gros; nous les vendions trente-huit francs dix sous,
je crois bien.

Alors on se remettait à décomposer:

--Cinq pièces de trente francs, cinq pièces de huit francs, cinq pièces
de dix sous...

Cela durait des soirs et des soirs. Lorsqu'on touchait au but il fallait
souvent, par oubli des premiers chiffres, tout recommencer. On finissait
pourtant par se mettre d'accord--sans être bien certain, d'ailleurs, du
résultat admis.

Cependant, M. Fauconnet, au jour du règlement, avait vite tranché la
question, lui. Il disait, son papier à la main:

--Les achats se montent à tant, les ventes à tant; il te revient tant,
Bérot...

Les mauvaises années c'était une somme insignifiante; il y eut même
déficit à deux ou trois reprises. Jamais on ne touchait plus de deux ou
trois cents francs.

--Mais, Monsieur, je pensais avoir davantage, se hasardait parfois mon
père.

--Comment, davantage? Est-ce que tu me prends pour un voleur, Bérot?
S'il en est ainsi je vais te prier de chercher un autre maître qui ne te
vole pas.

Et l'audacieux, très humblement:

--Je ne veux pas dire ça, Monsieur Fauconnet, bien sûr que non!

--A la bonne heure, parce que, tu sais, les _laboureux_ ne manquent pas:
après toi, un autre!

Si la différence s'accusait trop considérable, Fauconnet avouait un
report au compte prochain des ventes du mois d'octobre. Cela lui
laissait pour l'année entière la jouissance de cet argent dont la moitié
nous revenait de plein droit, séance tenante. Mais, bien entendu, il
fallait accepter de bonne grâce cette combinaison fantaisiste autant
qu'illégale, sous peine d'être mis à la porte...



X


L'argent, comme bien on pense, était rare à la maison et, jusqu'à
dix-sept ans, je n'eus jamais même une pauvre pièce de vingt sous dans
ma poche. Pourtant, les jours de sortie, il me prenait des envies
d'entrer à l'auberge, de voir du nouveau.

Nous allions à la messe à tour de rôle, car il n'y avait que deux
garnitures d'habits propres pour nous quatre. Mes frères réservaient
pour les jours de fête, pour les cérémonies possibles, leurs habits de
noce:--cette garniture-là, utilisée toute la vie aux grandes occasions,
servait encore à l'homme pour sa toilette funèbre. Mon père et mon frère
Louis allaient au bourg de compagnie; le dimanche suivant c'était notre
tour, à mon parrain et à moi.

Or, mes camarades de catéchisme commençaient à aller boire bouteille
chez Vassenat et ça m'ennuyait de n'avoir pas d'argent pour les
accompagner. Le second dimanche avant le Carnaval, qu'on appelait le
«dimanche des garçons», je me risquai à en demander.

--Qu'en veux-tu faire? Si jeune que ça, mon Dieu! gémit mon père.

Ma mère, intervenant, jura qu'il n'y aurait plus moyen de suffire si je
voulais me mettre déjà à «manger de l'argent». Je finis pourtant par
obtenir quarante sous.

Là-dessus, je pars la tête haute, content comme un roi, faisant bouffer
ma blouse avec orgueil. Après la messe j'aborde franchement Boulois, du
Parizet, et j'offre de payer un litre. Il allait depuis longtemps chez
Vassenat, lui, et il connaissait tous les habitués. Nous nous trouvons
bientôt cinq ou six attablés ensemble. Et, non sans étonnement,
j'entends les autres rappeler d'anciennes débauches et passer une revue
des filles du pays en faisant sur chacune des commentaires désobligeants
ou ironiques.

A la suite de la salle d'auberge, il y avait une salle de danse où
préludèrent bientôt le vieux maigre avec sa vielle, et le joufflu au nez
cassé avec sa musette. Je m'y rends avec les camarades.

Les filles entraient par une porte latérale donnant sur une ruelle.
Par-dessus leurs grosses robes de bure, elles avaient des petits châles
gris ou bruns croisés sur la poitrine et tombant en pointe derrière le
dos. Leurs bonnets de lingerie blanche étaient recouverts de chapeaux de
paille ronds garnis de velours noir, avec des brides flottantes. Thérèse
Parnière est là, belle _gasille_ de seize ans toujours blonde et
fraîche, très développée. Familier avec elle plus qu'avec aucune autre,
je la demande pour danser; elle ne dit pas non. Je tiens ma place; je me
lance comme un ancien...

Cela dure jusqu'au moment où s'esquivent les dernières filles. Alors
c'est déjà presque la nuit. Nous avons très faim; nous demandons du pain
et du fromage. Le temps de vider deux nouveaux litres et tout est
englouti... On s'offre le café, puis la goutte. Jamais je n'avais bu
autant... Je vois comme en un rêve l'agitation de la salle, les groupes
qui, autour des tables, lèvent leurs verres et _font du potin_.
Lorsqu'on se lève enfin pour partir, je ne me sens pas bien stable. Mais
Boulois a la bonne idée de me saisir par le bras--et quand nous nous
quittons, à proximité du Parizet, je puis me tirer d'affaire seul, l'air
m'ayant remis d'aplomb...

Chez nous, je pénètre avec fracas dans la cuisine enténébrée, tout le
monde couché dès huit heures.

Je bute dans un banc qui s'affale à grand bruit et me prends à
monologuer:

--Eh bien, quoi, on dort déjà? C'est pas une vie! Pas sommeil, moi!

Les deux petits de mon parrain et les trois de mon frère Louis
s'éveillent en criant. Maman se lève ainsi que ma belle-soeur Claudine:
je cherche à les embrasser.

--Il est soûl! déclarent-elles de compagnie.

La mère me prépare à manger en gémissant, parce que j'avais dépensé si
bêtement ce pauvre argent qui donne tant de peine à gagner. La Claudine
donne le sein à son petit dernier, puis le remet dans son berceau et,
tout en le berçant, chante pour l'apaiser:

         Dodo, le petit, dodo...
    Le petit mignon voudrait bien dormir:
    Son petit sommeil ne peut pas venir.
         Dodo, le petit, dodo...

Mais ni les reproches de ma mère, ni ses regrets, ni la mélopée de ma
belle-soeur, ni les cris de l'enfant, ne peuvent m'émouvoir. Je fais le
pantin plus que de raison; je tiens tout le monde éveillé pendant une
grande heure... Après quoi, m'étant couché, je dormis profondément
jusqu'au matin.

Au travail, le lendemain, mes frères se gaussèrent à cause de ma triste
mine et parce qu'il me fallut aller boire au fossé--tellement j'avais la
bouche chaude.

Je n'eus pas l'occasion de recommencer de sitôt. A Pâques, on m'octroya
vingt sous seulement. Il me fallut attendre la fête patronale, en juin,
pour attraper une autre pièce de quarante sous.

                   *       *       *       *       *

Heureusement, on savait à cette époque s'amuser sans argent--en
organisant à la belle saison des bals champêtres, qu'on appelait les
«vijons» et, en hiver, des «veillées».

Les vijons se tenaient le dimanche soir à quelque carrefour ombreux et
gazonné. Jeunes filles et jeunes garçons s'y rendaient en bande--et
aussi des gens mariés, des vieillards, des enfants. Si l'on pouvait
avoir un _berlironneur_ quelconque, on dansait jusqu'à satiété,--les
vieux même y allant de leur bourrée. A défaut de musiciens, les plus
dévoués chantaient ou sifflotaient des airs, et ça marchait tout de
même.

Il y avait aussi la ressource des petits jeux. On formait en se tenant
la main un grand cercle au milieu duquel une victime aux yeux bandés
devait trouver qui lui faisait face, qui lui donnait une tape, ou autre
chose dans le même goût. On assemblait force gages, rachetés par des
«pénitences» plus ou moins baroques--et l'on riait bien.

Les hommes sérieux à qui ces plaisirs-là semblaient trop enfantins
s'adonnaient aux quilles ou aux «neuf trous» sur des pistes voisines.

Les amoureux, par exemple, ne pouvaient guère s'isoler... Avec tout ce
monde, la chose eût été remarquée et commentée sans bienveillance. Tout
se passait sagement à ces réunions de grand jour.

Les veillées d'hiver donnaient souvent plus de liberté. On se réunissait
tel dimanche dans telle ferme et le dimanche suivant dans telle autre.
Et l'on dansait, et l'on jouait, et l'on riait--de même qu'aux vijons...
Au départ, après la poêlée de châtaignes offerte par ceux de la maison,
on avait parfois la chance de servir de guide, dans l'obscurité, à
l'élue de son coeur, ce qui était tout à fait charmant.

                   *       *       *       *       *

Ainsi m'arriva-t-il d'être le «conducteur» de Thérèse Parnière, la
voisine de la Bourdrie. Depuis ma première sortie chez Vassenat, pour ne
pas dire depuis la noce de mes frères, je me sentais attiré vers elle.
Aux vijons et aux veillées, j'étais son danseur attitré et, par des
pressions de mains et des regards tendres, je lui montrais assez mes
sentiments. Mais à nos rencontres, en dehors de ces réunions, je ne
trouvais rien à lui dire que des banalités sur la température et le
mauvais état des chemins; et pourtant Dieu sait si mon coeur battait
vite!

Ce dimanche-là, il y avait veillée à Suippière et je m'y étais rendu
seul de chez nous;--la Catherine, souffrante, n'avait pas voulu
m'accompagner et mes frères sortaient rarement depuis leur mariage.
Thérèse et son frère Bastien y représentaient la Bourdrie. Je prévoyais
qu'au moment de partir Bastien voudrait suivre la plus jeune des Lafond,
de l'Errain, sa bonne amie de longue date. Je lui dis en confidence
qu'il serait embarrassé à cause de sa soeur.

--Eh bien, reconduis-la donc! s'empressa-t-il.

Et moi d'avouer que j'en avais le très grand désir. Il répondit en
riant:

--Tu n'as qu'à le lui proposer, badaud, elle sera bien contente.

Ainsi encouragé, comme nous dansions une polka, je glissai en douce à la
Thérèse:

--Me veux-tu pour compagnon, ce soir?

--Mais avec plaisir. Autant toi qu'un autre...

Selon l'usage, la veillée se termina vers minuit. Tous les invités
sortirent ensemble, et, dans la cour, on se divisa par maisonnée ou par
groupements sympathiques. Je rejoignis Thérèse qui, à dessein,
s'éloignait de son frère, et nous pénétrâmes dans un grand champ qu'il
fallait traverser pour gagner la Bourdrie. Nuit profonde. Le vent
d'ouest soufflait fort. La bruine tombée dans le jour avait rendu le sol
glissant. Nous allions avec précaution, bras enlacés, et nous retenant
mutuellement quand nos sabots dérapaient.

Je gardais le silence, très ému par la nouveauté de la scène. Thérèse
dit:

--Ah! vrai, il fait aussi noir que dans le cul d'un four. On aurait
presque peur...

--Oh bien, quand on est deux..., fis-je timidement.

Et, sur sa joue fraîche, je posai mes lèvres d'un geste brusque.

Il me sembla que mon audace ne l'avait point trop surprise. Mais, comme
je tentais de l'immobiliser:

--Finis donc, va, grand bête! dit-elle d'un ton plus condescendant que
fâché.

--Il y a bien longtemps, Thérèse, que je souhaitais une occasion comme
ça pour te proposer de devenir ton bon ami...

--Tu en seras bien avancé... Tu ne veux pas te marier encore, je pense?

--Peut-être sans bien tarder, va...

Enserrant plus fort sa taille, pressant sa main davantage, d'un
mouvement brusque je l'obligeai quand même à faire halte.

--Tu voudras, dis?

--Quoi?

--Te marier avec moi?

Et sans lui donner le temps de me répondre, je l'embrassai de nouveau,
longuement, goulûment. Mes lèvres cherchèrent ses lèvres...

Elle avait renversé la tête d'un geste instinctif: je la sentis
tressaillir.

--Finis, je t'en prie! reprit-elle d'une voix plus faible, quasi
suppliante.

Mais elle ne put éviter ma caresse; nos lèvres se scellèrent en un
baiser délicieux.

Tout près, avec un air de nous narguer, une chouette ulula sans fin.
Nous repartîmes à pas plus vifs, troublés de cette première
manifestation d'amour et péniblement impressionnés par les cris de
mauvais augure de l'oiseau nocturne.

La bruine s'était remise à tomber, dense et froide. Elle humectait la
cape de bure de ma compagne; elle dégoulinait sur ma grosse blouse de
cotonnade; et sur nos mains unies, chaudes de fièvre, elle mettait son
contact glacé...

Il faisait tellement noir que nous eûmes de la peine à trouver
l'échalier pour franchir la bouchure, à l'extrémité du champ. Je le
passai le premier, et, dans le pré en contre-bas où il donnait accès, je
reçus Thérèse dans mes bras, à proximité du pieu crochu qui servait
d'échelon pour monter ou descendre. Je pensais m'autoriser de ce service
pour une nouvelle étreinte, mais elle se dégagea si vite que je n'eus
même pas le temps de l'embrasser. Tout au long du pré humide, nous
allâmes très sagement, presque silencieusement. Un bout de mauvais
chemin ensuite où il nous fallut passer à la file sur une rangée de
grosses pierres assez éloignées l'une de l'autre. Je voulus aller le
premier--malgré que le sentier ne me fût guère familier. Mais je manquai
l'une des pierres et plongeai dans la patouille jusqu'à mi-jambe. Je me
tirai de là tout penaud, le pantalon cuirassé, ruisselant, la jambe
transie--cependant que ma compagne, sans souci des flaques qui l'avaient
éclaboussée, riait de l'aventure.

Dans la cour, nous nous rapprochâmes bien entendu. Je la pressai tout
contre moi en une étreinte passionnée et lui pris, sans qu'elle s'en
fâchât, un long baiser d'amant.

Je regagnai, fiévreux, le Garibier. Une exubérance de vie me soulevait.
Par cette nuit d'hiver sombre, venteuse et pluvieuse, j'avais du ciel
bleu plein le coeur...

                   *       *       *       *       *

Thérèse fut donc dorénavant ma bonne amie attitrée. Je n'eus pas crainte
d'afficher mes préférences pour elle aux autres veillées de cet
hiver-là, aux vijons de l'été suivant, non plus qu'au bal de l'auberge
Vassenat, les jours de fête. J'allais même la trouver dans les pâtures,
les dimanches où il n'y avait pas prétexte à rassemblement, et nous
passions de longues heures seul à seule, au long des grosses bouchures
parfumées et discrètes, complices des amoureux. Nos relations se
bornèrent pourtant à des mignardises innocentes, aux baisers et
effusions de lèvres du premier soir. Jeunes et naïfs tous deux, la
timidité, la pudeur, la crainte des suites nous empêchèrent d'aller
jusqu'à la consommation de l'amour. J'avais d'ailleurs l'intention bien
arrêtée d'en faire ma femme.



XI


M. Fauconnet, à la suite d'une scène violente avec mes parents leur
donna congé.

Mon père proposait de vendre une truie avec ses petits parce qu'il n'y
avait guère de nourriture cette année-là. Le maître la voulait garder.

--Nous achèterons du son, fit-il.

Mot fatal! On avait cru s'apercevoir que le règlement de la dernière
Saint-Martin comportait aux dépenses beaucoup plus de son qu'il n'y en
avait eu d'acheté. Deux boeufs gras, vendus en dehors de la présence de
mon père, semblaient d'autre part d'un bon marché dérisoire. Ma mère
avait juré souvent que Fauconnet n'emporterait pas cela en terre. Elle
profita donc de ce qu'il parlait de son pour dire qu'il n'aurait pas à
porter aux dépenses celui qu'il se proposait d'acheter, attendu qu'il en
avait compté au moins mille livres de trop l'année précédente.

--Dites tout de suite que vous me prenez pour un voleur! fit-il, selon
sa coutume.

Alors mon père, sortant de sa passivité ordinaire, fut comme un mouton
enragé:

--Eh bien oui, là, vous êtes un voleur!

Et de parler des boeufs gras; et de citer d'autres choses plus anciennes
en s'efforçant à des preuves.

--Oui, oui, vous êtes un voleur! Si vous aviez agi honnêtement j'aurais
peut-être trois ou quatre mille francs devant moi alors que je n'ai pas
le sou. Oui, vous êtes un voleur!

Fauconnet, malgré son toupet, blêmit. Son visage glabre eut des
plissements plus accentués. Furieux, il se prit à menacer:

--Vous viendrez raconter cela devant les juges, mes agneaux! Je vais
vous attaquer pour injures et pour atteintes à l'honneur; vous ne savez
pas ce qui vous pend au nez, soyez sûrs... En attendant, Bérot, cherche
un autre domaine, vieux malin!

Il sortit en vitesse, alla quérir lui-même son cheval à l'étable, cria
de nouveau en partant:

--Avant peu vous saurez comment je m'appelle! Au revoir!

                   *       *       *       *       *

En osant cela, mes parents savaient aller au devant d'un congé certain:
cette conséquence prévue les laissa donc indifférents. Mais ils
s'effrayèrent de la menace d'un procès, et leurs appréhensions étaient
partagées par tous. Car, devant les juges, avec les meilleures raisons,
les malheureux se trouvent avoir tort. Le maître, nanti de papiers,
présenterait des comptes qui auraient l'air d'être justes.
Qu'importerait notre seule bonne foi maladroitement exprimée? Il aurait
gain de cause...

--Mon Dieu! mon Dieu! les hommes de loi vont tout nous prendre, ils
feront vendre aux enchères le mobilier et les instruments! gémissait ma
grand'mère dix fois par jour.

Terreurs vaines cependant. Fauconnet se garda de porter plainte. Au
fond, malgré la supériorité de sa situation, lui aussi avait peut-être
peur des juges!

Il s'en tint à nous faire toutes les misères possibles, exigeant que les
conditions du bail fussent suivies à la lettre, nous privant de la
pâture des trèfles, de façon qu'il nous fallut acheter du foin et que
notre cheptel se trouva quand même en mauvais état pour l'estimation de
Saint-Martin. Il agit de telle sorte que mon père fut redevable à la
sortie d'une somme qu'il ne put fournir. Le maître, alors, de frapper
d'une saisie la récolte en terre qu'il garda toute--profitant seul par
ce moyen de notre travail de la dernière année...

                   *       *       *       *       *

Quand je le vis par la suite mettre ses fils dans les grandes écoles,
faire de l'aîné un médecin, du second un avocat, et du troisième un
officier; quand je le vis plus tard acheter, à Agonges, un château et
quatre fermes, vieillir et mourir dans la peau d'un gros propriétaire
terrien, je compris mieux encore combien l'épithète de «voleur» lui
avait été justement appliquée.

Car il était d'origine très pauvre, fils d'un garde particulier et
petit-fils d'un métayer comme nous.



XII


Après bien des démarches, mon père finit par trouver un autre «endroit»,
comme on dit. C'était à Saint-Menoux, à proximité du bourg, en direction
de Bourbon. Cette ferme, dénommée la Billette, venait d'être achetée par
un pharmacien de Moulins, M. Boutry. Et celui-ci, ayant cédé son fonds,
vint s'installer presque en même temps que nous dans la maison de
maître,--une grande bâtisse carrée à un étage dans un jardin
spacieux--qu'un mur séparait de notre cour.

Sous bien des rapports nous étions mieux qu'au Garibier. Les bâtiments
n'étaient qu'à deux cents mètres de la grand'route que bordaient
plusieurs de nos champs. Nous voyions passer des cavaliers, des piétons,
des voitures; cela nous changeait de notre vallon sauvage de là-bas...
Rien à dire du logement ni des terres. Mais ce qui nous sembla bientôt
gênant, presque insupportable, ce fut la présence constante du maître.

                   *       *       *       *       *

M. Boutry n'était pas un méchant homme, et je mettrais ma main au feu
qu'avec lui les comptes furent toujours sincères. Seulement, méticuleux
et tatillon par nature, il avait le tort de prendre au sérieux son rôle
de propriétaire-gérant. Il aurait voulu nous faire accepter en bloc les
théories qu'il puisait dans les livres d'agriculture. Théories si
contraires aux habituelles façons de faire et souvent si absurdes que
nous lui éclations de rire au nez... D'ailleurs, par son physique même
et par ses gestes il prêtait à rire. Petit, vif et remuant, des lunettes
abritant ses yeux bouffis, crâne chauve et barbe rêche, il venait en
sautillant nous relancer dans les étables ou dans les champs.

--Voyez, il serait préférable de labourer à telle époque et de telle
façon!--Vous mettez trop peu de semence!--Il faut donner telle ration à
vos boeufs!

Ainsi de tout.

Je me rappelle d'un jour où il vint nous trouver, mon parrain et moi,
alors que nous retournions un vieux trèfle. Il pouvait être dix heures
du matin, au mois de mai; le soleil tapait dur.

--Baptiste, Baptiste, fit M. Boutry très affairé, quand il fait chaud
comme cela ne gardez pas les boeufs trop longtemps, trois heures au
maximum. Si l'on prolonge au delà de cette limite, il peut en résulter
des accidents fort graves. J'ai lu cela hier dans un traité
d'agriculture très bien fait.

Il passa sur le dos des bêtes sa petite main d'apothicaire fine et
blanche.

--Voyez, ils sont déjà en sueur; leurs flancs battent; de la mousse
écumeuse sort de leur bouche; ils en viendraient à tirer la langue... Il
va falloir les dételer, Baptiste.

Mon parrain haussa les épaules.

--Nous n'en finirions pas de faire notre ouvrage, Monsieur, si nous ne
les gardions que trois heures à chaque attelée. Par les temps de
chaleur, bien sûr que leurs flancs battent et qu'ils tirent la langue,
ce n'est qu'un mauvais moment à passer; nous aussi nous avons chaud!

--Évitez d'exagérer; cela pourrait être dangereux, vous dis-je.

--Nous les lâcherons à midi, soyez tranquille! fit l'aîné narquois.

--Comme les autres jours! ajoutai-je malicieusement.

M. Boutry partit très mécontent, comprenant qu'on se moquait...

La politesse, la déférence nous faisaient plutôt défaut, comme on voit.
Pourtant, au Garibier, avant la rupture, chacun se montrait empressé à
l'égard de Fauconnet. Mais Fauconnet ne venait que deux fois par mois;
puis, connaissant la vie rurale, il faisait montre comme gérant de
capacités incontestables; enfin il savait parler en maître. Tandis que
Boutry, exprimant d'un air de prière les idées de ses livres, nous
semblait ridicule; et puis, dame, il était toujours là...

                   *       *       *       *       *

De par les conditions du bail, nous étions astreints pour le service
particulier du bourgeois à pas mal de petites besognes: car il n'avait
pas de domestique mâle. Nous devions soigner son cheval, nettoyer sa
voiture, atteler et dételer quand il allait en route, faire son jardin,
casser son bois. Il eût aimé, je pense, que nous prévenions ses désirs,
que nous nous prêtions au moins de bonne grâce à l'accomplissement de
ces multiples corvées. Mais au lieu de cela, mon père, très incapable de
dissimuler, grognait à tous les ordres:

--_Oh M'sieu, ça va t'y nous r'tarder! Tant d'travail que presse chez
nous!... J'aurions déjà peiné d'en voir le bout._

Presque toujours ma mère renchérissait, ou bien mes frères. Alors le
maître:

--Mais il n'y en a pas pour longtemps, mes amis. C'est l'affaire d'un
tout petit moment... Vous m'aurez vite fait ça, mon brave Bérot.

--_Pus longtemps qu'ou pensez, allez, M'sieu... C'est bien ennuyant,
j'vous en réponds!_

Lui, gêné de ces doléances, se faisait très humble pour venir nous
déranger--comme s'il eût demandé une faveur à des indifférents.

                   *       *       *       *       *

Mme Boutry, maigre pimbêche sur le retour, était loin d'être aussi
accommodante. D'un ton sec et dédaigneux elle disait à ma mère:

--Jeannette, vous m'enverrez quelqu'un demain pour la lessive.

Ou bien:

--Je compte sur Catherine dimanche pour aider à la bonne; j'aurai du
monde.

Cela n'admettait pas de réplique.

Et méfiante à l'excès. Les volailles, les fruits étant à moitié au même
titre que le reste, elle comptait fréquemment les poussins et venait
chez nous à l'heure des repas pour inspecter la table d'un regard
soupçonneux. Les jours de marché, elle se trouvait là comme par hasard
au départ de ma mère, craignant sans doute que les paniers ne
contiennent des denrées soustraites à la communauté. L'enragée fureteuse
voulait connaître le «pourquoi» et le «comment» des moindres choses.

Un soir, la Claudine, à propos de prunes soustraites au gros prunier du
bas de la cour, lui fit une réponse un peu vive:

--Ma foi, Madame, j'ai autre chose à faire que de rester là pour les
garder.

Un autre jour, nouvelle algarade à propos de deux poulets disparus,
probablement enlevés par la buse.

--Je trouve que cela arrive souvent: vous devriez les veiller mieux.

--Nous louerons une servante pour ça! répondit ma belle-soeur
ironiquement.

                   *       *       *       *       *

M. Boutry et sa femme avaient encore cette manie de nous donner à tout
propos des conseils d'hygiène. S'ils nous voyaient en sueur à la suite
d'un travail pénible:

--Ne restez pas ainsi. Allez tout de suite vous changer. Massez-vous les
uns les autres pour que la circulation du sang ne se ralentisse pas.
Surtout, évitez les courants d'air!

Excellents avis sans doute, mais en été on a autre chose à faire que de
se changer et de se masser réciproquement à chaque fois qu'on est en
sueur. Et puis ces opérations seraient à recommencer trop souvent!

Quand les gamins couraient dehors tête nue, nouvelle occasion
d'intervenir.

--Mais faites donc attention! Ces enfants vont prendre mal! Ne les
laissez pas au soleil sans coiffure...

Ils n'eussent pas voulu les voir sortir au crépuscule, ni par les temps
humides, en raison de la faiblesse de leurs poumons--et tout à
l'avenant. Ce sont là prescriptions bonnes pour les enfants des
riches--qui s'en portent souvent plus mal--mais auxquelles les petits
des travailleurs n'ont point coutume d'être soumis.

Quand quelqu'un, petit ou grand, souffrait de la moindre indisposition
il aurait fallu sans plus attendre lui faire avaler quelque drogue--ou
même aller quérir le médecin.

--Ils se figurent pourtant que leurs remèdes empêchent de mourir! disait
mon père. C'est des bêtises, plus on s'en fourre dans le corps, plus mal
on se porte. Quant aux médecins, s'il fallait recourir à eux aussitôt
qu'on sent du mal ça coûterait cher. Et pour ce qu'ils y connaissent! On
voit bien que le bourgeois était pharmacien: ça s'accorde ensemble, les
marchands de purges et les médecins, pour rouler le pauvre monde...

Et ma mère, quand elle venait de subir un cours d'hygiène:

--En voilà des embarras! Si on voulait les croire, il faudrait se
fourrer dans une boîte à coton!

                   *       *       *       *       *

Dès la première année, nos relations avec les maîtres n'allèrent donc
pas sans tiraillements.

Pourtant, au point de vue des affaires, ça marchait bien. M. Boutry
laissait une grande liberté à mon père pour les ventes et les achats. A
la Saint-Martin il y eut à toucher un joli bénéfice, ce qui nous permit
de joindre les deux bouts,--en dépit de la saisie de notre part de
récolte au Garibier.



XIII


Les premiers mois de notre installation à la Billette j'étais resté
fidèle à Thérèse Parnière et, malgré la distance, j'allais la voir
presque tous les dimanches.

Je prenais les coursières, cheminant par monts et par vaux, au travers
des cultures et des prés, suivant quelquefois un bout d'impossible «rue
creuse», empruntant même un coin de forêt.

A vingt minutes à peu près de la Bourdrie, j'avais à franchir un grand
terrain vague, sourceux et spongieux, traversé d'un seul sentier potable
qui cotôyait vers le milieu une mare à l'eau verdâtre entourée d'ormeaux
têtards. Deux rangées de vieux chênes jamais élagués se prolongeaient à
la suite, en direction de la forêt toute proche.

Certes, il n'était guère agréable de passer seul, la nuit, en cet
endroit--d'ailleurs appelé «le rendez-vous des sorciers». Le bruit du
vent dans les feuilles y semblait plus mystérieux et les cris des hiboux
plus lugubres.

Lors, m'en retournant de veiller chez ma belle par une nuit de fin
d'hiver, sans lune, je vis soudain surgir d'entre les arbres une forme
blanche qui se mit à faire des cabrioles... Une autre suivit, puis une
troisième... La terreur me faisait claquer les dents. Néanmoins
j'assurai dans ma main mon bon gourdin d'épine noire et continuai
d'avancer, bien résolu à en user contre les fantômes s'ils voulaient
m'embêter.

Ayant sautillé quelques instants en silence, ils se campèrent tous de
front dans le sentier et se mirent à crier, à hurler sans fin, en
agitant leurs grands bras blancs. Quand je fus à cinq pas d'eux:

--Attendez-moi, les gas! formulai-je, avec une énergie un peu forcée.

Loin de se détourner, ils m'entourèrent en criant de plus belle, en
agitant plus fort leurs grands bras menaçants. D'un geste furieux,
désespéré, mon gourdin fendit l'air, s'abattit sur le travers d'un des
trois êtres qui s'affaissa avec un long cri plaintif,--très humain cette
fois. Cependant que les autres s'enfuyaient en vitesse.

--Tu m'as tué, cochon, tu m'as tué! proféra le fantôme gémissant.

Je déroulai les défroques dont s'était affublé le malheureux et reconnus
le petit Barret, de Fontivier, un garçon de deux ans plus jeune que moi
avec qui j'avais toujours eu de bons rapports.

--C'est dans les reins, reprit-il. Tu m'as cassé les reins, je ne peux
pas me remuer.

Ses compagnons étaient les deux Simon, de Suippière, des amis d'enfance
aussi. Je les appelai l'un après l'autre--en vain. Barret eut un spasme
et vomit du sang; je crus qu'il allait passer... J'avais bien envie de
le laisser crever tout seul là, dans la nuit, non par vengeance, mais
par égoïsme et faute de savoir comment le secourir. Mais à la lueur
d'une allumette, je distinguai ses traits décomposés, ses yeux
suppliants, le sang rouge qui sortait encore de sa bouche. Une pitié
infinie en même temps qu'un chagrin profond m'envahirent. Je descendis
jusqu'à l'extrême bord de la mare dans laquelle je mouillai l'un des
torchons qui avaient servi à sa toilette de fantôme; j'humectai son
front, ses tempes, le creux de ses mains; je nettoyai sa bouche. Il
parut se remettre un peu.

--Reconduis-moi, je t'en prie, dit-il. Ne m'abandonne pas...

--Tu n'aurais pourtant que ce que tu mérites! fis-je, d'un ton de
justicier.

--Oh! Tiennon, tu t'es bien assez vengé... Je te jure que je n'avais pas
l'intention de te faire du mal. Je voulais seulement t'effrayer pour que
tu ne reviennes plus voir la Thérèse, que j'aimais à en perdre la
raison... Mais tu peux être tranquille, va: c'est toi qui l'auras; je
suis foutu!

L'ayant rassuré de mon mieux, avec de grandes précautions je le mis sur
ses jambes. Appuyé sur moi, il put se tenir et faire quelques pas; mais
le heurt de son pied contre un caillou le fit crier de douleur.

--Asseyons-nous; je ne peux pas aller plus loin! dit-il en sanglotant.

Nous avions bien fait dix mètres!

Je l'établis à califourchon sur mon dos et marchai doucement, avec bien
des précautions pour me rendre compte où je posais les pieds. Mais les
secousses inévitables lui causaient des souffrances accrues et il
gémissait à fendre l'âme. Je continuais quand même, m'efforçant à
l'indifférence.

Vint un moment où l'étreinte de ses bras parut mollir, où son corps pesa
davantage d'être inerte. Exténué pour mon compte je l'étendis sur le
sol: il semblait ne plus remuer. Je fus retremper le chiffon dans le
creux d'un fossé et le bassinai de nouveau: il geignit sans plus rien
dire.

Je le repris comme la première fois et continuai d'avancer. Il eut des
hoquets qui pouvaient être d'agonie... Le sang venant de nouveau, je me
félicitai de ce que le linceul du fantôme martyr, passé en travers sur
mon cou, préservât mes effets. Anxieux, les nerfs tendus à l'extrême, je
marchais vite à présent malgré la charge lourde, et le noir, et les
obstacles du mauvais chemin,--sans plus m'affecter des gémissements du
malheureux.

Après une grande heure je parvins à la cour de Fontivier et, tâchant
d'apaiser les chiens qui aboyaient avec fureur, je déposai le moribond
sous la petite fenêtre de la maison, étendu sur les défroques de sa
mascarade.

Un grand coup de bâton dans la porte et je me sauvai par un sentier de
chèvre qui, en arrière des bâtiments, dévalait parmi les cultures. Les
chiens me poursuivirent un peu avec des jappements toujours fâchés, mais
je fus bientôt hors de leur atteinte. Et quand me parvinrent, dans le
silence de la nuit, les exclamations provoquées par la lugubre
découverte, je n'avais plus à craindre d'être rejoint.

                   *       *       *       *       *

Le pauvre Barret ne s'était pas trompé. Mon bâton d'épine avait dû lui
casser quelque chose dans la colonne vertébrale. Il traînailla plusieurs
mois et, finalement, mourut... Jamais, au cours de sa lente agonie, il
ne consentit à s'expliquer sur le drame. Aux questions sur qui l'avait
frappé:

--C'est quelqu'un qui en avait le droit; c'est bien fait pour moi!
répondait-il sans plus.

Et il interdit à ses parents de porter plainte. Les deux comparses
s'abstinrent de confidences qui eussent provoqué l'aveu de leur triste
rôle. J'avais moi-même tout intérêt à ne rien dire. Les parents de
Barret, s'ils eurent des doutes, hésitèrent à les divulguer. La justice
ne fut pas informée, et après les mille suppositions du début, on ne
parla plus de cette affaire qui resta pour tout le monde mystérieuse et
inexplicable.

Sans doute je n'avais rien à regretter... Mais c'est tout de même
ennuyeux de se dire qu'on a causé la mort d'un homme--fors le cas où
c'est une action très méritoire: mon oncle Toinot était si fier d'avoir
tué un Russe! Souvent me sont revenus à la pensée les détails de cette
triste nuit. Je ne dirai pas que ce souvenir a empoisonné ma vie, mais
il m'a longtemps harcelé, troublé...

Après l'événement, je ne tardai pas à rompre avec la Thérèse. Ses
parents m'ayant mis en demeure de l'épouser tout de suite ou de ne plus
la fréquenter, je cessai mes visites. Et c'est bien ce qu'ils
espéraient.

Six mois après, elle devint la femme de l'aîné des Simon, de l'un des
lâches qui accompagnaient le petit Barret au «rendez-vous des sorciers».
La noce eut lieu la semaine même où on l'enterra. La vie a de bien
cruelles ironies...



XIV


Il se passa chez nous, pendant notre seconde année de séjour à la
Billette, deux événements familiaux très graves: la mort de ma
grand'mère et le départ de ma soeur Catherine.

Ma grand'mère avait plus de quatre-vingts ans. Un jour de mai, elle fut
prise d'une attaque alors qu'elle gardait les oisons. Mon père la trouva
affalée au bord d'un fossé, le côté gauche inerte, la langue pâteuse. On
la transporta sur son lit d'où elle ne bougea plus. Elle articulait
obstinément des sons incompréhensibles qui devaient être des phrases et
se mettait en colère parce que nous ne pouvions la comprendre. Il
fallait toujours quelqu'un à côté d'elle pour lui donner satisfaction
dans la mesure du possible, la faire manger ou boire lorsqu'elle en
avait envie et ainsi de suite. Vraisemblablement elle souffrait
beaucoup. Et nul mieux à espérer!

Bien souvent j'entendais prononcer à ma mère ou à l'une de mes
belles-soeurs des phrases comme celle-ci:

--Savoir si ça va durer longtemps?

A quoi une autre répondait:

--Ce n'est pas à souhaiter!

Encore que je n'eusse pas, pour la vieille femme plutôt dure à mon
enfance, une affection bien profonde, j'étais quand même peiné de ces
dialogues où perçait le désir de sa mort. Quand nous étions à table, je
portais machinalement mon regard sur son lit; une angoisse m'étreignait
de la contempler immobile et le teint cireux sous sa coiffe antique, ou
bien remuant les lèvres pour des articulations informes, pénibles.
Souvent j'abrégeais le repas, emportant un morceau de pain pour manger
dehors, parce qu'en sa présence ça me devenait impossible.

Je trouve qu'un des bons avantages des fortunés est d'avoir des
appartements de plusieurs pièces,--chaque ménage, sinon chaque personne,
ayant sa chambre propre, son intimité distincte. Au moins, ils peuvent
être malades tranquillement. Tandis que, dans l'unique pièce des
maisonnées pauvres, c'est tous les spectacles mêlés, la misère de chacun
s'étalant aux yeux de tous sans possibilité contraire.

C'est ainsi qu'à côté de ma grand'mère se mourant, mes petits neveux
clamaient leur joie d'être au monde, l'assommaient de leurs jeux
bruyants, de leurs cris. La vie allait son train coutumier, indifférente
à l'agonie d'une vieille femme paralysée!

                   *       *       *       *       *

Elle passa fin octobre, à la suite d'une seconde attaque, après une
journée seulement de souffrances plus vives.

Sitôt qu'elle fut morte, on arrêta l'horloge et on jeta dehors l'eau du
seau de la «bassie» où son âme avait dû se baigner avant que de s'élever
vers les régions célestes.

Je fus vivement impressionné par ce premier deuil. Terreur de la mort
vue de près, sentiment complexe où se mêlaient la curiosité, la pitié,
le dégoût... A plusieurs reprises, je contemplai longuement, dans sa
rigidité dernière, cette créature qui avait tenu une si grande place
dans le rayon familier de mon existence.

Au reste, cette mort ne changea rien aux coutumes journalières de la
maisonnée; les repas eurent lieu aux mêmes heures, en face de ce lit
dont les rideaux tirés masquaient un cadavre. Seule, mettait une note de
mystère la bougie qui brûlait à proximité, sur une petite table, près du
bol d'eau bénite où trempait une branche de buis. On s'abstint pourtant
de faire l'attelée quotidienne de labour. Mon frère Louis s'en fut à
Agonges prévenir l'oncle Toinot et sa famille. Mon parrain alla déclarer
le décès à la mairie et s'entendre avec le curé pour l'heure de
l'enterrement. Je fus chargé, moi, de recruter des porteurs dans le
voisinage.

Rentré du bourg, mon parrain travailla à la mise au point d'un araire
neuf, et il me fallut lui aider. La besogne terminée, il dit, l'air
satisfait:

--Il y a assez longtemps qu'il était en chantier, cet _ariau_! J'avais
bien besoin d'une journée comme ça...

Ce sentiment de tranquille égoïsme me peina un peu. On s'attendrît
aisément quand on est jeune. Plus tard,--même à l'âge qu'avait alors mon
parrain,--je fus bien aussi pratique que lui.

                   *       *       *       *       *

Le lendemain, nous étions une trentaine à suivre, dans l'épais
brouillard froid, le char à boeufs qui portait la bière. A l'entrée du
bourg, on la déposa sur deux chaises empruntées dans une maison. Il
fallut attendre là un grand quart d'heure. Le curé enfin venu récita
quelques prières--et l'on se mit en route vers l'église, la bière portée
maintenant par quatre hommes, avec des bâtons qu'ils passaient dans une
serviette suspendue à leur cou.

De la même façon, après la cérémonie, on parvint au cimetière. Là, au
moment de l'aspersion finale, ma mère et mes belles-soeurs de pleurer,
de sangloter sans fin,--ce qui ne fut pas sans me causer une surprise
profonde étant donné leur crainte si souvent manifestée de voir la
disparue «durer trop longtemps». Je compris que ces sanglots ne
survenaient que pour la forme, _parce qu'il était d'usage d'en faire
entendre à ce moment_.

Pour moi, les quelques larmes qui brouillèrent mes yeux au moment de la
descente du cercueil dans la fosse eurent au moins le mérite d'être
sincères.

Quand tout fut terminé, les parents d'Agonges vinrent déjeuner chez
nous. On avait fait quelques préparatifs, acheté du vin et un morceau de
viande pour la soupe; ma mère ajouta une omelette. Le repas dura
longtemps et, vers la fin, l'oncle Toinot redit une fois de plus dans
quelles conditions il avait tué son Russe! C'est que tous les
rassemblements se terminent à peu près de la même manière, qu'ils soient
motivés par un mariage, un baptême, un deuil ou par tel autre événement
de moindre importance. Pourvu qu'il y ait un repas avec de l'extra, un
repas donnant l'occasion de demeurer plusieurs heures à table, on en
arrive fatalement à émettre des souvenirs où chacun se donne le beau
rôle et en tourne d'autres en ridicule, à raconter des histoires
comiques ou osées... Hâbleries, grivoiseries, médisances, mensonges et
sottises!

De ce repas funèbre, seules, les chansons furent bannies.

                   *       *       *       *       *

Peu de temps après la mort de ma grand'mère ma soeur Catherine nous
quitta donc pour aller servir à Moulins chez une parente de Mme Boutry.

La Catherine avait alors vingt-quatre ans. De physionomie sympathique,
elle avait plu tout de suite à la dame qui la demandait fréquemment pour
venir en aide à la bonne. Ma soeur prit goût à ce qu'elle faisait et
voyait faire dans cette maison; elle adopta bientôt les manières polies
et soumises qu'il faut pour servir les riches; elle en vint même à
prendre une certaine familiarité respectueuse avec les Boutry qui lui
témoignaient de la bonté.

Elle aimait un garçon de Meillers, André Gaussin, à ce moment au
service, à qui elle avait juré d'être fidèle. Depuis quatre ans déjà
elle tenait sa promesse, sortant peu, ne se laissant pas courtiser...
Gaussin lui écrivait trois fois par an: au premier janvier, dans le
cours du printemps, à la fin de l'été. La Catherine attendait avec
impatience ces lettres qui, cependant, lui valaient beaucoup
d'ennuis,--car elle ne savait à qui s'adresser pour les faire lire, ni
pour faire écrire les réponses. Or, après quelques mois, les
propriétaires, mis au fait de son roman, s'étaient chargés de tout. Et,
jugeant qu'elle avait des dispositions pour le service, ils eurent cette
pensée de la caser en ville. Gaussin, servant comme ordonnance, se
trouvait dressé déjà. Ils pourraient, une fois mariés, se placer
ensemble et gagner beaucoup.

La Catherine s'habitua peu à peu à cette idée qui, de prime abord,
l'avait effrayée par crainte de l'inconnu. Elle s'y habitua d'autant
mieux que les belles-soeurs lui reprochaient de délaisser le travail de
la ferme pour celui des maîtres. C'est ainsi qu'elle partit pour
Moulins, courant novembre--passant outre à l'opposition de nos parents,
mais approuvée par son fiancé enthousiaste.



XV


Le bourg de Saint-Menoux s'étendait en longueur, assez important, et
possédait une demi-douzaine d'auberges dont l'une avec billard et
l'autre avec jeu de quilles,--sans compter que l'on dansait à deux
endroits aux grands jours.

Depuis ma rupture avec Thérèse je sortais assez régulièrement chaque
quinzaine, non sans demander à chaque fois une pièce de quarante sous à
mes parents... Ils ne me l'accordaient jamais sans me faire une morale
que j'écoutais tête basse, nerveux et agacé. Des fois ils ne me
donnaient que vingt sous, ou même rien du tout. Alors, furieux, je
parlais de les laisser en plan et d'aller me louer ailleurs...

Nous étions cinq ou six de la classe prochaine à nous fréquenter et nous
avions pris goût au jeu. Nous faisions de longues parties de quilles ou
de neuf trous. Il nous arrivait les jours de gain de boire force litres,
de rentrer tard et passablement éméchés. Dans ces moments nous n'étions
pas d'humeur accommodante--surtout à l'égard de «ceux du bourg».

«Ceux du bourg», c'étaient les jeunes ouvriers des différents corps
d'état: forgerons, tailleurs, menuisiers, maçons, etc. Il y avait entre
eux et nous un vieux levain de haine chronique. Ils nous appelaient
dédaigneusement _les laboureux_ ou les _bounhoummes_. Nous les
dénommions, nous, _les faiseux d'embarras_, à cause de leur air de se
ficher du monde, parce qu'ils s'exprimaient en meilleur français et
sortaient souvent en veste de drap, sans blouse. Ils avaient leur
auberge attitrée comme nous avions la nôtre, et on ne s'aventurait guère
les uns chez les autres sans qu'une dispute s'ensuivît.

Ce dimanche de décembre, trois des gas du bourg ayant bu du vin blanc le
matin, se trouvèrent être déjà en train sitôt après la messe. Ils
vinrent pour jouer aux neuf trous. L'un de notre groupe dit:

--Pas de bourgeois avec nous!

--Soyez tranquilles, _bounhoummes_, nous avons de l'argent pour nos
mises! repartit l'un d'eux.

Étant à jeun je me sentais un peu timide avec ces gas-là, qui, même sans
avoir bu, avaient plus de blague que nous. J'osai néanmoins:

--Il ne faut pas que ça vous embête, les _bounhoummes_, les _laboureux_
ont autant d'argent que vous pouvez en avoir.

J'avais bien trente sous!

L'un de mes intimes, le grand Gustave Aubert, assez brutal et coléreux,
les cingla d'une apostrophe plus grossière. Ils ripostèrent. On en
arriva finalement à s'engueuler ferme de part et d'autre; et, comme nous
étions les plus nombreux, nous les chassâmes de la cour où était le jeu.

La partie recommença après leur départ et notre groupe fut favorisé:
Aubert gagna, moi aussi, un autre encore. Ce fut une occasion de noce...

Vers huit heures du soir, ayant bien dîné, le diable nous tenta de
pénétrer dans l'auberge où ceux du bourg étaient réunis autour du
billard. Sensation. Nous nous observâmes mutuellement. Enfin, l'un de
ceux que nous avions expulsés le matin, un petit cordonnier brun, lança
d'une voix forte:

--Les porchers ne sont pas admis ici!

--Répète voir, feignant! répète voir que _j'sons_ des porchers! riposta
Aubert, roulant des yeux furieux.

--Oui, oui, reprit l'autre, vous êtes des porchers! des _pantes_! des
tas de _sacrés bounhoummes_!

Un de ses camarades, mettant la main devant son nez, beugla:

--Misère! ça sent la bouse de vache!

Et un troisième:

--Ce n'est pas étonnant; ils se lavent les jambes une fois par an; ils
gardent une couche de bouse l'hiver pour se tenir chaud!

La partie de billard interrompue, ils étaient dix à présent à nous
entourer, à nous huer. Nous nous efforcions de faire bonne figure en
leur retournant leurs insultes grossies le plus possible. Aubert, fier
de sa force, rageait:

--Venez donc le dire dehors, sacrés feignants que vous êtes, bourgeois
manqués, arsouilles!

Le patron intervint, prêchant le calme, nous suppliant de sortir, nous,
campagnards, derniers arrivants. Mais cela ne faisait pas notre affaire.

--Pourquoi sortir? Nous avons le droit d'être là aussi bien qu'eux!

Avec des ménagements, le bistro cependant nous poussait dehors peu à
peu. Les autres intervinrent:

--A la porte, les _bounhoummes_. A la porte!

Et, sans nous frapper, ils nous bousculèrent...

--Ah, c'est comme ça! fit Aubert. Eh bien, vous allez voir!

Et d'asséner un grand coup de poing sur la tête du petit cordonnier brun
qui, dans le clan opposé, se démenait le plus.

Alors la mêlée devint générale. Les coups de poing, les coups de pied
pleuvaient, en même temps que fusaient les injures. Et l'aubergiste par
une pression obstinée nous rapprochait du seuil, amis et ennemis...
Quand les derniers furent à proximité, il donna une poussée brusque, si
bien que deux ou trois dégringolèrent,--et ferma sa porte en vitesse.

Dans la rue, que balayait un vent glacial précurseur de neige, la lutte
continuait acharnée, furieuse. On entendait:

--Tiens, attrape ça, _bounhoumme_!

--V'là pour toi, bouif!

--Cochon! il m'a cassé deux dents!

--Le nez me saigne, laisse-moi! me dit un maçon à qui je venais
d'appliquer un formidable «gnon».

Aubert serrait à l'étouffer un ouvrier maréchal qui, impuissant, le
mordait au bras et à la figure; un charron vint délivrer le maréchal et,
combinant leurs efforts, ils renversèrent mon grand copain. Lui, aveuglé
de rage et de colère, tira son couteau, en porta un coup sur la main de
l'un, laboura la joue de l'autre. Il y eut des cris de fureur:

--Un _bounhoumme_ qui se sert de son couteau!

--Oui, fit Aubert relevé, nu-tête, les yeux hors de l'orbite, les dents
grinçantes, la main levée brandissant le couteau saignant,--si d'autres
ont envie d'en avoir autant, qu'ils s'approchent!

Le garde champêtre arrivait, et des curieux avec des lanternes.

--Voyez, il y en a un qui saigne comme un boeuf!

--Tas de sauvages! Ils ont l'air fin de s'abîmer comme ça!

Des hommes séparant ceux qui luttaient encore nous retinrent éloignés.
Car tellement nous étions furieux tous que nous continuions à nous
invectiver et cherchions derechef à nous précipiter les uns sur les
autres. Le garde champêtre inscrivit nos noms sur son carnet. On soigna
les blessés. Nos antagonistes furent emmenés par leurs parents ou leurs
patrons. Le père du maréchal qui avait reçu le coup de couteau à la joue
jeta, en s'éloignant:

--On va laisser les _laboureux_ tranquilles; ils se battront ensemble
s'ils veulent.

--Les _laboureux_ vous valent bien! hurla Aubert.

Et il voulut courir sus à leur groupe. Notre aubergiste et quelques
voisins qui l'accompagnaient nous incitèrent à la modération. Je n'étais
moi-même ni ivre, ni encoléré au point de ne plus rien comprendre. Je
dis:

--C'est assez, Gustave, il vaut mieux s'en aller...

Et nous partîmes, en effet, pas très loin d'ailleurs, car l'idée nous
vint de boire un café froid, histoire de se «calmer les sangs», comme on
dit... Quelques consommateurs qui se trouvaient là s'entretenaient de la
rixe:

--Ils en sauront long! il y a des coups de couteau!

--Ça sera peut-être de la prison!

--Rien d'impossible.

Aubert, toujours très énervé, donnait de grands coups de poing sur la
table, disant qu'il se foutait de la justice.

--S'il faut aller en prison, on ira, voilà tout. Et ça ne m'empêchera
pas de me battre encore quand on m'insultera. Ce que je ne veux pas,
c'est passer pour feignant, non, jamais! Les gas du bourg voulaient nous
flanquer une _trifouillée_:--eh bien, c'est eux qui la tiennent... Ils
ne pourront pas dire que les _laboureux_ sont des lâches!

Et nous d'assurer avec lui que nous ne regrettions rien, que,
d'ailleurs, toutes les bonnes raisons étaient de notre côté. Au fond,
nous étions déjà très inquiets.

                   *       *       *       *       *

Le lendemain, les gendarmes de Souvigny poussèrent jusqu'à la Billette
pour m'interroger. Les apercevant, mes petits neveux, qui jouaient dans
la cour, se réfugièrent dans la grange où nous battions au fléau, se
blottirent derrière un tas de paille et n'en bougèrent plus.

Mes parents ne furent qu'à demi surpris;--à cause de mes vêtements
souillés, de ma figure meurtrie, j'avais dû avouer ma participation à
une dispute.

Les gendarmes m'ayant posé seulement quelques questions sommaires, me
convoquèrent à la mairie de Saint-Menoux pour deux heures de
l'après-midi.

A l'heure et au lieu indiqués nous nous trouvâmes réunis tous, artisans
et campagnards. Le maréchal frappé par Aubert portait un bandeau sur la
joue; un autre avait le bras en écharpe; plusieurs boitaient; des
«gnons», des bleus, des meurtrissures se voyaient encore sur tous les
visages comme de convaincantes, sinon glorieuses cicatrices.

Le maréchal des logis, chef de la brigade de Souvigny, menait l'enquête.
Ses traits accentués, son air froid, sa longue moustache noire lui
donnaient un air rude en rapport avec ses fonctions. Il nous interrogea
séparément en commençant par les blessés. Un gendarme crayonnait à
mesure les réponses. Ah! notre morgue du dimanche était loin! Nous nous
regardions, amis et ennemis, sans haine, avec seulement le regret de
cette bêtise aux si vilaines suites... Gustave Aubert, questionné plus
longuement parce que seul à s'être servi d'un couteau, ne répondait que
par monosyllabes,--affalé, tremblant, pitoyable. Les plus malins
lorsqu'ils ont un verre dans le nez sont souvent les plus lâches, les
plus couards aux heures difficiles.

Je dois dire que ceux du bourg s'en tirèrent mieux que nous à
l'interrogatoire--parce que moins impressionnés, s'exprimant avec plus
d'aisance. Et il en fut de même à l'audience la semaine suivante. Les
campagnards, habitués au travail solitaire en pleine nature, font
toujours piètre figure en présence des gens de loi et de tous les
«Messieurs» en général...

                   *       *       *       *       *

On peut croire qu'après cela j'eus de tristes jours à la maison, avec
des reproches à n'en plus finir sur les ennuis, les frais, le déshonneur
que j'allais causer.

--Ce n'est pas une petite affaire, Seigneur de Dieu, disait ma mère, tu
vas peut-être aller en prison! Tu seras «marqué sur le papier rouge»!
Quelle misère d'élever des enfants qui vous causent un tel mauvais sang!

Mon père se lamentait presque autant; les autres témoignaient aussi de
l'inquiétude et, certes, je n'étais guère tranquille moi-même.

Quand M. Boutry eut connaissance de l'aventure, il me fit souventes fois
la morale, disant que c'était indigne d'un siècle de civilisation que de
voir se battre ainsi, sans motif, des jeunes gens d'une même commune.

Il intervint néanmoins auprès du maréchal des logis, auprès du maire;
et, ne pouvant nous éviter la correctionnelle, il s'occupa de nous
chercher un avocat,--le même pour tous les belligérants.

--Ce procès doit avoir pour conséquence une réconciliation générale et
durable.

Il n'était guère prophète, ce bon M. Boutry! Soixante années ont passé
depuis lors et l'antagonisme, pour être moins violent, subsiste encore,
à Saint-Menoux et ailleurs, entre les garçons du village et ceux des
fermes.

                   *       *       *       *       *

Le jour de l'audience, nous nous rendîmes à Moulins à pied, en deux
groupes,--ceux du bourg les premiers, nous ensuite,--à une demi-heure
d'intervalle. Il me souvient que je fus bien étonné en passant sur le
pont de l'Allier. Je n'avais jamais vu que l'étroite Burge, de Bourbon,
les tout petits ruisseaux de nos prés, et ne croyais pas qu'il pût y
avoir des rivières aussi larges... Ceux de mes compagnons qui venaient
au chef-lieu pour la première fois partagèrent mon étonnement.

En ville, nous allions lentement, regardant les magasins, en badauds qui
n'ont jamais rien vu. Il avait plu le jour précédent et le ciel menaçait
encore; nos sabots glissaient sur les trottoirs humides. J'avais
conscience que, pour les citadins, nous devions former un groupe
ridicule. En effet, les employés de bureau, les demoiselles de magasin
qui s'en allaient déjeuner nous jetaient des regards curieux, nuancés
d'ironie.

Un homme chargeait sur un tombereau des tas de boue; je lui demandai
s'il connaissait l'endroit où l'on juge.

--Le Palais de justice? fit-il, un peu étonné, c'est rue de Paris, un
grand bâtiment en briques rouges avec une cour au milieu. Vous en êtes
encore loin; il vous faut aller d'abord jusqu'à la place d'Allier et là
vous demanderez à nouveau.

Il nous indiqua le chemin pour arriver à cette place d'Allier que nous
ne fûmes pas longtemps à trouver. Et là nous aperçûmes, en contemplation
devant l'étalage d'un bazar, nos compatriotes ennemis, les gas du bourg.
Ma foi on était hors de son atmosphère habituelle, on n'était plus chez
soi; on n'était plus soi; la rancune s'en trouva tout de suite atténuée.
Ils se tournèrent de notre côté; nous échangeâmes des sourires.

--Eh bien, on y va?

Le petit cordonnier brun répondit:

--Nous vous attendions... Seulement, on commençait à craindre que vous
n'ayez mangé le mot d'ordre.

Et de nous diriger de compagnie vers le grand bâtiment de briques
rouges...

On nous fit entrer dans une salle carrée, blanchie à la chaux et garnie
de bancs, où il nous fallut attendre une bonne heure, sous la
surveillance de deux gendarmes, en compagnie de six roulants et de trois
braconniers.

Notre tour vint enfin d'être appelés, après tous les autres, et nous
pénétrâmes à la file dans la salle du tribunal. Dans le fond, sur une
sorte d'estrade surélevée, les trois juges, en robe noire, étaient
assis. Au mur, derrière eux, un grand Christ dominait la scène. L'homme
du milieu nous interrogea,--un gros rougeaud à figure rasée dont les
yeux clignotaient sous le verre des lunettes. Nous avions tous des
allures de bêtes prises au piège; nous répondîmes d'un ton si humble
qu'il dut se demander si nous étions bien les mêmes fous furieux qui
s'étaient tant cognés quinze jours auparavant...

Après l'interrogatoire, un autre magistrat en robe, un jeune aux épais
favoris noirs, qui siégeait sur une petite estrade placée à gauche de
celle des juges et un peu en avant, flétrit notre abominable conduite,
nous traita de brutes sanguinaires,--conseillant au tribunal de nous
appliquer toutes les rigueurs du Code. Mais ce fut, après, le tour de
notre avocat, un petit barbu qui avait l'air de se ficher du monde. Il
qualifia de «gaminerie sans conséquence» notre lutte épique, assura que
nous étions tous de braves et inoffensifs petits jeunes gens dont le
seul tort avait été de boire un verre de trop certain soir--et supplia
les trois hommes du fond de ne pas nous mettre en prison.

Ceux-ci, après échange de quelques mots à voix basse, se rangèrent à son
avis. Aubert, en raison des coups de couteau, écopa de vingt-cinq francs
d'amende; les autres s'en tirèrent avec seize francs.

Ayant tous ensemble cassé la croûte dans un caboulot de la place du
Marché, nous reprîmes le chemin de Saint-Menoux. Cette étape du retour
se passa bien, sauf que plusieurs avaient les pieds meurtris et que tout
le monde était très fatigué. Le petit cordonnier essaya pourtant à deux
ou trois reprises de se payer nos têtes; mais ses amis n'eurent pas
l'air de le soutenir, et les rapports restèrent cordiaux entre les deux
groupes réunis.

On fut heureux chez nous de ce que je m'en tirais sans prison; mais la
solde de l'amende et des frais parut énorme, et des échos reprocheurs me
blessèrent longtemps...

                   *       *       *       *       *

Le tirage au sort approchant, mes parents me prirent à part un beau jour
pour m'annoncer que je n'avais pas à compter sur un remplaçant. Et de me
détailler leurs raisons: le déménagement, la mort de ma grand'mère,
occasions de dépenses considérables; les sept enfants de mes frères
constituaient une lourde charge pour la maisonnée; la canaillerie de
Fauconnet avait causé bien du tort; je faisais depuis longtemps de
grands frais d'auberge; enfin, ce maudit procès coûtait cher. Impossible
de réunir les cinq cents francs nécessaires pour m'assurer au marchand
d'hommes, ou à la cagnotte mutuelle qui existait à Saint-Menoux[3].
Cette révélation m'abasourdit, car j'avais toujours espéré jouir du même
régime que mes frères.

  [3] Dans les gros villages les parents des conscrits versaient
    préalablement une somme convenue, qui servait à acheter des
    remplaçants à ceux que le sort désignait pour partir.

--Si la chance me favorise au tirage, je ne moisirai plus longtemps à la
maison! annonçai-je.

Mes «vieux», comprenant que j'avais quelque droit d'être mécontent, ne
poussèrent pas plus avant...

Mon numéro 68 me sauva,--le contingent arrêté à 59. Je passai encore à
la Billette le reste de l'hiver et tout le printemps. Mais, quand arriva
l'époque de la Saint-Jean, j'annonçai de nouveau mon intention de me
placer ailleurs.

--Pourquoi faire la mauvaise tête? Pourquoi t'en aller, Tiennon? fit ma
mère navrée.

--Qu'irais-tu faire autre part, du moment qu'il y a ici de quoi
t'occuper? ajouta mon père.

--C'est bien que vous comptiez pouvoir vous passer de moi, puisque vous
vouliez me laisser partir soldat, répondis-je malignement. J'ai
travaillé pour rien durant toute ma jeunesse; il me faut songer à gagner
de l'argent.

Ma mère reprit:

--Ton entretien prélevé sur ton gage, tu n'auras guère de reste. Tu
n'auras pas autant pour t'amuser que nous te donnions ici.

Tous me supplièrent de rester: mon parrain, mon frère Louis, mes
belles-soeurs, et jusqu'à cette pauvre innocente de Marinette qui
m'aimait beaucoup. Les petits même se cramponnaient à moi.

--Tonton, t'en va pas, dis!

J'avais la larme à l'oeil en dénouant l'étreinte de leurs menottes, mais
ma décision n'en fut pas ébranlée.

D'ailleurs, un peu plus tôt, un peu plus tard la situation imposait ma
sortie. Nous devenions trop nombreux pour ne former qu'un seul groupe
communautaire.

                   *       *       *       *       *

J'allai donc à la foire de Souvigny, avec un épi de froment sur mon
chapeau, et m'engageai à l'année dans un domaine d'Autry, à Fontbonnet,
pour la somme de quatre-vingt-dix francs. C'était, à l'époque, le prix
des bons domestiques.

Le matin de Saint-Jean, je fis un ballot de mes effets, je pris ma
faucille et ma faux, et quittai pour jamais le toit familial, un peu ému
de la tristesse de mes parents et de l'inconnu qui m'attendait...



XVI


Il est nécessaire de changer pour apprécier justement les bons côtés de
sa vie ancienne; dans la monotonie de l'existence journalière, les
meilleures choses semblent tellement naturelles qu'on ne conçoit pas
qu'elles puissent ne plus être; seuls, les ennuis frappent qu'on
s'imagine être moindres ailleurs. Le changement de milieu fait ressortir
les avantages qu'on n'appréciait pas et il montre que les embêtements se
retrouvent partout, sous une forme ou sous une autre.

Je fus à même de constater cela les premières semaines de mon séjour à
Fontbonnet, et il y eut des heures où je regrettai ma famille. Je finis
pourtant par m'habituer et même par me trouver mieux que chez nous, en
raison de l'indépendance absolue dont je jouissais aux heures libres.
Mais n'ayant pas la ressource de demander de l'argent pour sortir,
j'abandonnai les camarades. Rien de tel que le vide du gousset pour
inciter à la sagesse!

J'employai mes dimanches d'été à flânocher dans la campagne et dans la
forêt,--car le domaine côtoyait le point terminus de Gros-Bois. Il y
avait par là une maison forestière où résidait un garde déjà vieux, le
père Giraud, avec qui je ne tardai pas à me lier. J'eus l'occasion de
lui aider à couper de l'herbe pour ses vaches dans les clairières de la
forêt, à moissonner un carré de blé au bas de son jardin, à rentrer des
fagots et des bûches. Il avait toujours de quoi m'occuper quelques
heures chaque dimanche. Souvent, le travail fini, il offrait un verre de
vin et je restais avec lui une bonne partie de la journée.

Le père Giraud avait un fils, soldat en Afrique, dont il me parlait
souvent, une fille mariée à un verrier de Souvigny, et une seconde fille
encore à la maison,--brune aux yeux sombres, au teint bistré, à l'air
froid et distant comme sa mère. J'étais peu familier avec les deux
femmes. Au surplus Victoire Giraud me semblait être d'une situation trop
supérieure à la mienne pour que je me permette de lever les yeux sur
elle.

                   *       *       *       *       *

Je témoignais de l'amitié par contre à la servante qui était avec moi à
Fontbonnet,--maigriote à l'air ingénu, nantie des plus belles dents du
monde et du sourire le plus enchanteur. Elle travaillait bien et n'avait
pas mauvais caractère. J'aurais peut-être pu prendre à son endroit des
idées pour le bon motif si elle eût été de famille honorable. Mais sa
mère, bonne à tout faire chez un commerçant veuf, avait eu trois enfants
et jamais de mari. La pauvre Suzanne rougissait jusqu'aux oreilles
lorsqu'on faisait allusion à ses origines.

Pour moi, domestique de par ma seule volonté, c'eût été déchoir que de
me marier avec une servante. Seules, les filles de métayers étaient de
mon rang! A plus forte raison, ne pouvais-je épouser une
bâtarde:--c'était à l'époque bien plus mal porté qu'à présent, et ma
mère aurait fait joli...

Si donc je ne m'arrêtais pas à l'idée du mariage avec Suzanne, je rêvais
fort d'en faire ma maîtresse...

A Saint-Menoux, Aubert et la plupart de ceux avec qui j'avais fait de
bonnes parties l'année d'avant affirmaient mordre à volonté au fruit
défendu. Ils citaient même les filles qu'ils avaient eues--et, à
beaucoup de celles qu'ils nommaient ainsi, on aurait donné le bon Dieu
sans confession tellement elles paraissaient réservées et sages. A
chaque fois qu'on revenait sur ce chapitre je m'efforçais de participer
à la conversation, du ton le plus enjoué, comme quelqu'un qui connaît ça
depuis longtemps. En assaisonnant à point quelques phrases des autres et
en posant au blasé on peut toujours faire illusion... Au résumé, j'étais
bien neuf et naïf encore, et j'avais un grand désir de ne l'être plus...

Je m'efforçai donc d'amadouer Suzanne par des petits services d'ami,
comme de lui éviter les plus mauvaises besognes aux champs--et, à la
maison, d'aller à sa place quérir l'eau et le bois quand il m'était
possible. Elle ne tarda guère à répondre à ces attentions par un intérêt
croissant. Je ne «marquais» pas trop mal, d'ailleurs:--de taille
moyenne, robuste, le visage ouvert, la parole assez facile... Ma foi, le
hasard nous ayant mis en présence un soir, à la brune, dans l'étable aux
vaches, je lui servis des douceurs et l'embrassai avec autant d'effusion
que la Thérèse, jadis... Elle en parut si heureuse que je crus la sentir
défaillir dans mes bras. Cependant le pas du maître circulant aux
alentours dénoua notre étreinte...

Mais un dimanche que nous étions seuls à la maison, je me remis à lui
conter fleurette et, après des préambules peut-être trop courts, je
tentai de glisser ma main sous ses jupes... Surprise! je n'eus plus
devant moi qu'une petite bête furieuse. De toute la force de son bras
nerveux, deux fois de suite, elle me souffleta... Puis, s'étant mise en
défense derrière le dos d'une chaise, elle dit, la voix sifflante:

--Salaud, va! C'est pour ça que vous me flattiez; vous vouliez vous
amuser de moi... J'ai autant d'honneur que n'importe laquelle, vous le
saurez... Et si jamais vous vous ravisez de me toucher, je préviens tout
de suite la bourgeoise!

--Méchante!... Méchante!... fis-je bêtement, non sans caresser d'un
geste machinal ma joue cuisante.

--C'est bien de votre faute si je vous ai fait mal, reprit-elle, un peu
radoucie. Ça vous apprendra à me respecter!

Je sortis assez penaud et n'essayai plus jamais de revenir à l'assaut de
cette vertu trop farouche. Un réveil de conscience me montra d'ailleurs
combien ce serait de ma part une action mauvaise que de risquer, pour
quelques instants de satisfaction, de causer le malheur de sa vie. Je me
sentis coupable et méprisable, et m'efforçai de regagner la confiance de
Suzanne en continuant à me montrer prévenant, bon camarade, sans plus me
permettre la moindre privauté. Ce «vouloir» intime, autant que sa
riposte énergique, détermina ma nouvelle attitude.

                   *       *       *       *       *

A la ferme voisine de Giverny une autre servante déjà vieillotte, aux
allures indolentes et aux cheveux blond filasse passait pour avoir eu
beaucoup d'aventures. De la Billette même, j'avais entendu parler de
cette Hélène facile. Ici c'était bien autre chose! Au travail, entre
hommes on s'entretenait tous les jours d'elle. On rapportait pour
s'égayer aux heures de fatigue toutes les histoires scabreuses qui
couraient sur son compte.

--Elle n'en refuse que deux, disait le maître, celui qui ne veut pas et
celui qui ne peut pas...

Je souhaitais fort la connaître mieux.

Un jour, comme nous étions en train de déjeuner, elle vint justement à
Fontbonnet pour réclamer trois taureaux depuis la veille échappés du
pâturage. Elle s'assit sans façon, causa de tout avec assurance et
répondit du tac au tac aux blagues du maître et de ses fils. Le hasard
voulut qu'elle sortît en même temps que moi et, dehors, seul à seule, je
lui servis quelques «bêtises» choisies parmi les plus raides que je
connusse. Ce dont elle ne fut pas troublée le moins du monde; je crois
bien qu'au contraire ce fut moi qui rougis de ses reparties.

La connaissance me sembla suffisamment faite et, le diable me poussant,
je m'en fus rôder le dimanche suivant aux abords de Giverny. Dissimulé
dans un carré de maïs voisin de la cour, je vis bientôt Hélène qui s'en
revenait de traire. Elle ressortit au bout d'un moment, ayant fait un
brin de toilette, pour détacher les vaches et les démarrer vers la
pâture. Cinq minutes plus tard, les bâtiments n'étant plus en vue, je me
trouvai comme par hasard sur son passage.

--Tiens, vous êtes par là? fit-elle, l'air étonné.

--Oui, je me promène pour ma santé.

--Eh bien, si vous voulez venir m'aider à garder les vaches?

--J'allais vous le proposer.

Nous dévalâmes côte à côte par un chemin ombreux et solitaire jusqu'à un
pré de bas-fond que bordait un petit taillis. Un peu ému de me trouver
seul avec cette dispensatrice d'amour je ruminais péniblement des
phrases de circonstance plus ou moins stupides. Elle jouait avec sa
trique, gaie, très à l'aise, faisant tous les frais de la conversation.
Je fus ennuyé de découvrir à l'autre extrémité du pré une chaumière de
journalier près de laquelle jouaient des enfants. Ma compagne, qui dut
en avoir conscience, proposa:

--Voulez-vous que nous allions au taillis, ramasser des noisettes?

--Mais comment donc!

Quand nous y eûmes pénétré, je devins entreprenant. Le bras passé autour
de la taille d'Hélène, je dis qu'il ferait bon se coucher au-dessous de
ces arceaux de verdure, sur le fin gazon.

--Vous êtes fatigué? Je vous préviens que, moi, je ne suis pas venue ici
pour me coucher.

Après cette ironie, ayant par un demi-tour preste échappé à mon
étreinte, elle se mit à courber les branches de noisetier et à détacher
les touffes de noisettes qu'elle glissait à mesure dans la poche de son
tablier.

Cela m'étonnait qu'elle eût l'air de mettre des formes à une chose qui
devait lui sembler très banale et, perplexe, je repoussais l'instant
d'agir. A mon observation que les noisetiers se faisaient rares elle
répondit:

--Allons dans le fond, nous en trouverons davantage.

Elle glissait au travers des branches avec une agilité surprenante,
étant donné ses formes lourdes; j'avais quelque peine à la suivre. Nous
marchions depuis quelques instants dans la voie frayée qui coupait en
deux le taillis, quand nous nous trouvâmes en présence d'un homme à
forte barbe noire, trapu, vigoureux, jeune encore. Elle ne parut pas
surprise. J'eus l'intuition d'être joué. L'homme dit, mi-sérieux,
mi-rieur:

--Tiens, vous avez donc pris un commis pour vous aider aux noisettes,
Hélène?

Je dus rougir autant que la Suzanne de chez nous; j'essayai néanmoins de
m'en tirer par une bravade.

--A deux, on fait toujours mieux, dis-je.

--Oui, mais à trois on fait moins bien, blanc-bec!

Et le voilà qui me tombe dessus à coups de poing en ricanant.

--Tiens, attrape ça... tiens... Et puis ça encore... C'est pour
t'apprendre à venir rôder où tu n'as pas affaire, gamin!...

Certes, en toute autre circonstance, je ne me serais pas laissé rosser
sans rien dire. Mais la surprise fut telle que, sans demander mon reste,
je détalai comme un lièvre, poursuivi jusqu'au bout du taillis par les
quolibets des deux autres.

Et je jurai, mais trop tard, qu'on ne me reprendrait plus auprès des
jupes de la grosse Hélène.

                   *       *       *       *       *

Les équipées amoureuses de ma jeunesse se réduisent à peu de chose,
comme on voit, et je n'ai pas lieu d'en être bien fier. Mais ça ne m'a
pas empêché de faire le malin plus tard, comme tous les autres, de
parler d'un air entendu des bons tours de l'époque où j'étais garçon,
d'affirmer même:

--Pour les femmes, grand Dieu! je n'avais que l'embarras du choix!

Au vrai, mon épouse légitime eut les prémices de ma virilité...



XVII


Pour la fête de Meillers, au printemps suivant, je fus voir mon camarade
de communion, Boulois, du Parizet. Son jeune frère étant mort, il
restait fils unique, et fier de sa belle situation,--car ses parents
avaient quelques avances. Tout en causant, comme je parlais du père
Giraud, le garde, il me demanda si je connaissais sa fille. Et de
m'avouer qu'un parent lui avait montré la Victoire pour l'assemblée de
Saint-Marc, à Souvigny, en lui disant qu'elle ferait bien son affaire.
Il me questionna sur son caractère, ses habitudes. Et, finalement, me
chargea de la pressentir pour savoir si elle consentirait à se marier
avec un garçon de la campagne.

--Si elle a l'air de dire oui, tu lui parleras de moi! conclut-il.

                   *       *       *       *       *

Je réfléchis toute la semaine à cette mission délicate, ennuyeuse. Et
pour la remplir, je me rendis le dimanche suivant à la maison
forestière. Le hasard me favorisa; Victoire et sa mère étaient allées à
la messe du matin et, sitôt leur rentrée, le père Giraud partit pour
celle de dix heures. Je sortis avec lui, faisant le simulacre de m'en
retourner à Fontbonnet, et m'efforçant à un air très naturel. Mais je
revins au moment propice, une heure plus tard. Victoire demeurait seule
à la maison, sa mère ayant conduit pâturer les vaches dans une clairière
lointaine. Tout de suite je lui confiai que j'avais désiré la voir en
dehors de la présence de ses parents pour lui demander si un paysan lui
plairait comme mari.

--C'est un de mes amis qui aurait des vues sur vous...

--Ah! c'est un de vos amis...

Je crus discerner dans ces mots une nuance de
désappointement,--cependant qu'un regard profond de ses grands yeux
noirs me pénétrait jusqu'à l'âme.

--Eh bien, dame, il faudrait que je le voie, cet ami; sans le connaître
je ne peux rien dire.

--Il se fera connaître... Mais le métier ne vous déplairait pas trop?

--Pourquoi me déplairait-il? Ne suis-je pas paysanne aussi...

Là-dessus silence embarrassé. Victoire, assise au coin de la cheminée,
tisonnait le feu et ne détournait plus les yeux de la flamme rose.
J'étais, moi, adossé à une vieille commode de chêne, tout près de la
porte d'entrée; et le crépitement des branches qui flambaient, le
tic-tac de l'horloge, le chant d'un grillon dans le mur, le gloussement
d'une poule au dehors prenaient une importance extraordinaire. Soudain
l'idée qui me tarabustait depuis un instant se traduisit en mots:

--Eh bien, non! je ne veux pas mentir davantage... Ce n'est pas pour un
autre que je suis venu... Vous plairait-il, Victoire, de vous marier
avec moi?

Ses yeux se baissèrent vers les larges pierres noires qui dallaient la
pièce et je vis une légère coloration animer ses joues au teint bistré.

--Vous ne me déplaisez pas; mais je ne peux vous donner de réponse
définitive sans parler à mes parents... Il doit y avoir bal dimanche à
Autry; je m'arrangerai pour y paraître et vous dirai si vous devez vous
présenter ou non.

Je balbutiai un «merci» et me retirai tout aussitôt sans même avoir la
pensée de me rapprocher d'elle, tellement j'étais troublé et tellement
son air froid et sérieux continuait à m'en imposer.

Les jours d'après, je crus avoir rêvé... Était-il donc possible que
j'aie trahi ainsi la confiance de Boulois et demandé pour mon compte
cette Victoire, pour qui je ne ressentais nulle spéciale
attirance,--emballé simplement par sa situation de fille aisée? Que les
grands événements de la vie tiennent donc à peu de chose!--à une
circonstance fortuite, à une disposition d'esprit passagère, à une
minute d'audace, à un moment d'inconscience!

Victoire, qui avait de l'amour pour moi, dut bien manoeuvrer, car elle
m'assura le dimanche au bal que je pouvais espérer, malgré que ses
parents faisaient beaucoup d'objections.

Quand je leur fis ma demande, le papa et la maman me dirent tout net
leur contrariété de ce que je n'aie rien du tout. Eux donnaient à leur
fille un lit, une armoire, un peu de linge et trois cents francs en
argent,--ce qui était beau pour l'époque.

--Obtenez de votre père une somme égale; il vous doit bien cela,
puisqu'il ne vous a pas racheté. A cette condition, nous consentirons au
mariage, car nous vous connaissons comme bon travailleur et brave
garçon.

Cet accueil favorable des parents m'étonna presque autant que celui de
Victoire. J'en sus plus tard le pourquoi. Leur fils, le soldat
d'Afrique, leur avait causé mille désagréments au cours d'une jeunesse
orageuse de commis en rouennerie. Leur gendre, le verrier, buveur et
brutal, ne leur procurait aucune satisfaction. Je bénéficiais de ces
exemples amoindrissants pour le prestige des professions citadines.

Mon père ayant touché de M. Boutry huit cents francs au compte de la
troisième année, je n'eus pas trop de peine à obtenir la somme exigée.
Je fus donc agréé définitivement... On fit la noce à la Saint-Martin de
1845, deux mois avant mes vingt-trois ans.

Ma femme demeura chez ses parents et je continuai mon service à
Fontbonnet où j'étais engagé pour une seconde année. Chaque soir, après
journée faite, je rentrais à la maison forestière; chaque matin, au
petit jour, je regagnais mon poste. Le dimanche, je continuais à faire
les travaux, les corvées pénibles du beau-père, ce qui m'assurait les
bonnes grâces de tous.

Victoire se montrait aimable; je n'avais ni responsabilité, ni
inquiétude; ce fut l'un des moments heureux de ma vie.



XVIII


Ce ne pouvait être là cependant qu'une situation provisoire. Nous étions
tous d'accord là-dessus et pour reconnaître qu'il convenait d'établir au
plus tôt notre «chez nous».

Or, dans le courant de l'année, j'appris qu'une «locature» était vacante
à Bourbon, tout près de la ville, en bordure d'un vaste communal
granitique et dénudé qu'on appelait «les Craux».

Je fus voir cette propriété qui me parut assez nous convenir et la louai
pour trois ans. Nous nous y installâmes pour la Saint-Martin suivante,
juste un an après notre mariage.

Ah! nos pauvres six cents francs, comme ils furent vite employés!
L'achat de deux vaches de travail en usa la plus grande partie. Et, pour
nous munir d'une charrette, d'une herse, des objets de ménage
indispensables, d'une provision de combustible et de quelques mesures de
seigle, il fallut emprunter au père Giraud. Victoire, qui avait été
habituée chez elle à un certain confort, souffrit plus que moi de nos
débuts pénibles. Au surplus, son caractère froid et concentré
l'empêchait de témoigner sa satisfaction, alors qu'elle savait bien
quand même faire valoir ses plaintes; j'eus souvent à lui dire qu'elle
était portée en ce sens à une exagération fâcheuse. Elle geignait:

--Il me faudrait une deuxième marmite... J'aurais besoin de vaisselle...
Je ne peux pas faire sans baquet mes savonnages...

On achetait, et il manquait toujours quelque chose. Elle ne tarda pas,
se trouvant enceinte, de se préoccuper des langes et du berceau. Je
faisais de mon mieux pour l'encourager, la réconforter.

Nos tête-à-tête des veillées d'hiver surtout furent monotones. J'eus de
la peine à m'y faire, moi qui étais habitué à l'animation des maisonnées
nombreuses. Une activité utile jamais interrompue m'évita le supplice de
l'ennui; je façonnai un araire, puis une échelle et une brouette, et
enfin plusieurs _pluches_ ou râteaux à foin. Cela me conduisit jusqu'en
mars.

                   *       *       *       *       *

Au petit jour et le soir, vers quatre heures, Victoire s'en allait
vendre en ville le lait frais tiré. Je lui portais sa cruche jusqu'à la
place de l'Église, au point même où j'avais tant souffert un jour de
foire étant gamin. Elle s'en allait ensuite de porte en porte, pour
servir les clients attitrés ou occasionnels. Au début, les vaches ayant
pas mal de lait, elle approchait de faire trente sous par jour. Mais les
froids amenèrent une diminution sensible; elle n'arrivait plus à ses
vingt sous, bien qu'elle le vendît jusqu'à la dernière goutte, sans même
en conserver un peu pour blanchir notre soupe. Et la tournée, à cause
des doigts gourds et bleuis, cessait d'être amusante.

Il y eut pis. Un matin de verglas, Victoire revint toute larmoyante et
les poches quasi-vides: elle avait glissé en descendant la rue pavée à
la pente si raide--et le lait de même avait glissé de la cruche
renversée... Cet accident m'inquiéta par ses suites possibles:--elle en
était au septième mois de sa grossesse. Si bien que je pris la
résolution de faire moi-même la corvée.

J'eus à essuyer les premiers jours force quolibets et railleries,--car
ce n'était pas la coutume de voir les hommes vendre le lait. Des fois,
le soir, les gamins me suivaient en bande:

--V'là le marchand de lait!... V'là le marchand de lait!... Par ici,
Tiennon, par ici!

Je préférais ne pas prendre au sérieux les plaisanteries des mauvais
drôles--non plus que celles des grands, d'ailleurs. Après deux semaines
la chose parut naturelle à tous et les clientes me félicitèrent plus
d'une fois de ce que j'étais le modèle des maris.

Je m'intéressais chaque matin à l'éveil de la ville. A mon arrivée il
n'y avait d'activité apparente que dans les boutiques des maréchaux et
les fournils des boulangers. La plupart des commerçants dormaient encore
derrière leurs persiennes closes, de même que les fonctionnaires et les
rentiers. Moi, qui turbinais depuis deux heures et plus, grisé par
l'action et l'air vif du matin, je cognais avec un malin plaisir aux
devantures ou aux portes. Après un moment apparaissaient les ménagères,
boulottes ou trop maigres, ridées, ébouriffées, édentées, les seins
tombants, les yeux gros avec des cernures bleues et de la cire dans les
coins,--toutes ridicules. Le négligé de leur costume accusait férocement
leurs déformations et leurs tares. Beaucoup venaient pieds nus dans des
pantoufles éculées, avec des jupes mal agrafées laissant voir la
chemise, des camisoles de nuit pelucheuses, déchirées souvent, des
serre-tête ignobles, des bonnets crasseux. Elles proféraient dans un
bâillement:

--Il fait bien froid ce matin, dites, Tiennon?

--Ma foi oui, Madame; il a gelé rudement.

--Brrouou... Ce qu'il faisait bon au lit!

Je riais en dedans de voir ainsi, au naturel, ces belles dames de la
ville, dans le jour si bien peignées, si bien corsetées, si bien
_mistifrisées_.

--Vrai, me disais-je, je ne me laisserai plus prendre aux apparences, oh
non!

Vain serment, hélas!

Sitôt rentré de ma tournée du matin, je réendossais mes effets de
travail, faisais la litière des vaches et garnissais leur crèche; puis,
ayant avalé une écuelle de soupe à l'oignon et des pommes de terre sous
la cendre, je m'en allais chez le père Viradon, un petit propriétaire
voisin, où, moyennant huit sous par jour, je battais au fléau de neuf
heures à trois heures. Au retour, nouvelle soupe avec un mijotage de
citrouille ou de haricots; puis le pansage, la traite, la tournée en
ville et maintes autres petites besognes qui m'occupaient jusqu'à sept
heures; alors, je m'installais au coin du feu, à mes travaux
d'outillage,--m'efforçant de prouver à ma femme que nos affaires
marchaient bien, que nous n'aurions pas de peine à nous en tirer...

                   *       *       *       *       *

J'avais demandé à ma mère de venir en avril, au moment des couches de
Victoire. Mais une maladie de deux de mes petits neveux lui fut prétexte
à se dérober. La mère Giraud, souffrante, ne put venir davantage. Il n'y
eut donc, en dehors de la sage-femme, que la vieille voisine Viradon
pour nous aider et nous conseiller un peu. Il me fallut soigner moi-même
la maman et le poupon, tout en m'occupant de toutes les besognes du
ménage et de l'extérieur.

Or c'était le temps des labours, et de semer les pommes de terre, et de
mettre en ordre le jardin. On peut croire que je n'avais pas à rester
les deux pieds dans le même sabot! J'en vins à perdre, si l'on peut
dire, l'habitude de dormir--et ce n'est pas au cours de l'été que je pus
me rattraper!

Car je fus travailler dans les fermes comme journalier. J'aurais bien eu
assez à faire chez nous, mais je craignais, ne gagnant rien au dehors,
de me trouver à court.

Quand je rentrais, vers dix heures du soir, il m'arrivait souvent de me
remettre à l'oeuvre, au clair de lune, dans notre potager. Le voisin
Viradon m'avait conseillé de faire du jardinage parce que les légumes se
vendent toujours bien à Bourbon, au moment de la saison thermale, quand
la ville se peuple d'étrangers. Je restais donc souvent jusqu'à minuit à
sarcler, bêcher, arroser. A trois heures, je repartais au travail.
Victoire avait cessé momentanément les tournées de lait, mais elle put
vendre quelques têtes de salade, quelques paniers de haricots dont le
produit suffit aux besoins courants du ménage.

                   *       *       *       *       *

A la Saint-Martin, nous eûmes la satisfaction de payer sans délai le
propriétaire et de rembourser au père Giraud la moitié de la somme qu'il
nous avait avancée.



XIX


Je manquais beaucoup d'expérience pour de certains travaux. C'est ainsi
qu'avant de me mettre à mon compte je n'avais jamais semé. L'emploi de
semeur dans les fermes était tenu d'ordinaire par le maître ou par son
fils aîné:--chez nous, mon parrain avait succédé à mon père depuis
quelques années. Je crois bien que cette coutume de ne pas varier les
rôles existe encore un peu. Il y a toujours le bouvier, le jardinier, le
semeur. Le bouvier ne s'occupe jamais du jardin; le jardinier ne sait
guère labourer, ni soigner les boeufs. Et quand la séparation survient,
l'un et l'autre se trouvent embarrassés.

Je semai donc la première fois inégalement et trop fort, et ma récolte
en fut compromise. De plus, les voisins qui eurent l'occasion de voir
mon blé s'en gaussèrent. Il y avait de quoi, mais j'en souffris dans mon
amour-propre.

                   *       *       *       *       *

A dire vrai, les bons semeurs même n'obtinrent pas, cette année-là, de
brillants résultats. A la suite d'une période hivernale de gels
nocturnes et de soleils chauds, suivie d'un printemps humide, la récolte
de 1847 fut mauvaise entre toutes. Le froment atteignit huit francs le
double et le seigle six francs. A la campagne, il y eut grande misère
pour les pauvres gens; et c'était bien pis encore dans les villes, à
Paris surtout.

Je savais cela par M. Perrier, un ancien maître d'école devenu agent
d'assurances,--notre client pour le lait. M. Perrier lisait le journal
et, à chaque fois qu'il se passait quelque chose d'important, il en
faisait part à ma femme avec mission de me le rapporter.

C'est ainsi que j'eus connaissance de la révolution de février 1848.
Cela me fit souvenir qu'au temps où j'étais pâtre dans la Breure du
Garibier, j'avais entendu dire par les scieurs de long quelque chose
d'analogue: Paris en révolution, un roi chassé et remplacé par un autre
qui s'appelait Louis-Philippe, le drapeau tricolore à la place du
drapeau blanc.

Étant allé le lendemain faire la tournée de lait, j'en parlai à M.
Perrier qui m'expliqua qu'on venait précisément de mettre à la porte ce
roi Louis-Philippe et que nous avions maintenant la République. Il
m'indiqua même la différence entre les deux formes de gouvernement.

A la campagne, on ne s'inquiète guère de ces choses-là. Que ce soit
Pierre ou Paul qui soit en tête, on n'en a pas moins à faire face aux
mêmes besognes et à lutter contre des misères analogues. Pourtant ce
changement de régime eut un certain retentissement.

Tout de suite je sus gré à la République de supprimer l'impôt sur le
sel. On le payait auparavant cinq et six sous la livre, et on le
ménageait presque autant que le beurre. Après, il ne se vendit plus que
deux sous. Quelle canaillerie, de laisser subsister un impôt énorme sur
une matière de première nécessité, dont le pauvre, pas plus que le
riche, ne pouvait se passer!

Le suffrage universel fut une autre innovation sans doute heureuse. Je
savais que les ouvriers des villes faisaient grand cas de cela et j'en
ai compris plus tard la raison. Mais, à ce moment, je ne trouvais pas
que le droit de vote fût une chose d'aussi grande importance que la
suppression de l'impôt sur le sel!

Comme bien on pense, ces réformes ne faisaient pas plaisir aux riches.
Les céréales augmentant toujours, on accusait les gros bourgeois d'en
accumuler des provisions considérables et de les faire jeter à la mer,
dans le but de provoquer la famine, en haine du gouvernement nouveau. A
tort ou à raison, je ne sais...

                   *       *       *       *       *

Il y eut bientôt des élections pour nommer les députés. Je reçus
plusieurs papiers à cette occasion, et m'en fus trouver M. Perrier pour
me les faire lire. Les candidats républicains parlaient de liberté, de
justice, de bonheur du peuple et promettaient la création d'écoles et de
routes, la diminution du temps de service, l'assistance aux infirmes et
aux vieillards pauvres. Les conservateurs voulaient la France unie et
prospère dans l'ordre et la paix; ils conseillaient de se méfier des
utopistes révolutionnaires enclins à tout bouleverser, à faire table
rase de nos traditions séculaires et à nous conduire aux abîmes. J'étais
loin de comprendre le sens exact de toutes ces belles phrases. Mais il
me parut cependant que les conservateurs usaient de grands mots assez
vides de sens, alors que leurs concurrents émettaient quelques bonnes
idées pratiques. Je confiai à M. Perrier ma manière de voir et il
m'approuva en plein:

--Dites-le bien à vos amis, à vos voisins, il n'y a que les républicains
qui aient le désir de voir améliorer votre situation. Les autres sont de
gros bourgeois qui trouvent excellent l'ancien ordre de choses; ils ont
lieu d'être contents de leur sort, et croyez que le sort des autres leur
importe peu.

J'en fus fortifié dans ma première impression. Mais l'avant-veille du
scrutin, pendant que j'étais au travail, le curé vint à la maison.
Citant à la bourgeoise plusieurs individus assez mal cotés qui criaient
bien fort: «Vive la République!» dans les rues de la ville les soirs de
beuverie, il montra tous les républicains taillés sur ce modèle et
conseilla de s'en défier:

--Si ceux-là arrivent au pouvoir il n'y aura de sécurité pour personne;
ils prendront le bien des honnêtes gens et vivront en rentiers à la
sueur du front des autres. Il faut voter pour les conservateurs,
représentants de l'ordre et des bons principes!

Je savais qu'effectivement les «pas grand'chose» de la ville affichaient
à tout propos leur amour de la République. Mais je réfléchis que les
candidats ne devaient pas ressembler aux quelques criards et abrutis que
nous voyions ici. D'ailleurs, M. Perrier, brave homme, intelligent et
instruit, était républicain--ainsi que plusieurs autres bons vivants que
je connaissais. Et l'illustre Fauconnet menait campagne en faveur des
conservateurs. Je dis à ma femme:

--Écoute, en fait que de bien, nous n'avons guère que nos deux
vaches;--crois-tu que quelqu'un songe à nous les enlever?... Et il n'y a
pas que des braves gens pour appuyer les favoris du curé:--Fauconnet,
qui est certainement le plus voleur de Bourbon, les soutient aussi...

--Tu ne saurais comparer M. Fauconnet aux soiffeurs et aux feignants qui
crient dans les rues?

--Oh non! je leur ferais injure, dis-je en riant; ils ne sont pas de sa
taille!

Mais ceux-ci, de toute évidence, faisaient grand tort aux «rouges». J'ai
remarqué cent fois depuis que les pires ennemis des idées nouvelles sont
les gens à réputation douteuse qui prétendent à les soutenir. Les
meilleurs programmes se trouvent salis de ces contacts; les meilleurs
candidats en sont discrédités dans l'esprit de ceux qui, comme moi,
n'ont pas d'opinion bien nette et se basent un peu sur leur sympathie à
l'égard des représentants de chaque tendance.

Toute la journée du samedi, je fus tiraillé de sentiments contraires. On
est bien embêté, quand il s'agit de prendre une décision pour des choses
qui vous dépassent, d'être en butte ainsi aux suggestions des uns et des
autres... Le dimanche, je revins cependant à ma résolution première et
portai dans la «boîte» le bulletin de la liste républicaine. Ainsi
témoignai-je au gouvernement nouveau ma reconnaissance pour le sel à
deux sous!

                   *       *       *       *       *

Six mois plus tard, il y eut un autre vote pour nommer le président de
la République. Et tant de personnages influents, propriétaires, gros
fermiers, régisseurs et curés se chargèrent d'affirmer partout l'unique
souci des «rouges» de favoriser les ouvriers des villes, qu'on en
causait entre cultivateurs, le dimanche, après la messe.

--Mon maître a dit que si un républicain était nommé président, le blé
ne se vendrait que vingt sous la mesure...

--Le mien de même. C'est la pure vérité, il paraît... Les républicains
veulent que ceux des villes aient le pain pour rien.

--Ils feraient baisser la viande aussi, on peut en être sûr...

--On ne pourrait plus vivre en travaillant la terre...

Ces bruits nous mettaient en défiance. Et, comme les camarades, je votai
pour Napoléon.



XX


Après un séjour de six années, mes parents avaient été obligés de
quitter la Billette, les relations étant devenues impossibles avec M. et
Mme Boutry. Ils s'en étaient allés à l'autre extrémité de la commune de
Saint-Menoux, du côté de Montilly.

Mon père ne vécut pas longtemps dans cette nouvelle ferme. Au mois de
janvier 1849, l'un de mes neveux me vint prévenir qu'il était gravement
malade. J'y fus le lendemain et le trouvai très amaigri, très abattu,
avec une forte fièvre qui, sous sa barbe longue, colorait ses joues
creuses.

--Mon pauvre garçon, je suis perdu! me dit-il. C'est égal, je suis bien
aise de t'avoir revu avant de mourir...

Il me regarda longuement avec des yeux mouillés; j'eus de la peine à
m'empêcher de pleurer...

Trois jours après, par une triste aube neigeuse, il rendit l'âme en
effet.

Je le regrettai sincèrement; l'appréciant alors avec ma pleine raison je
voyais en lui un pauvre homme martyr de la vie. Son frère avait vécu à
ses dépens: ses maîtres l'avaient grugé; sa femme l'avait malmené. Ses
rares moments de satisfaction étaient liés aux séances d'auberge trop
prolongées,--où il se mettait dans son tort!

Ma soeur Catherine, mariée à Gaussin et placée à Paris avec son époux,
ne put assister à l'enterrement.

                   *       *       *       *       *

Une révolution dans la maisonnée fut la conséquence de ce deuil. Ma
mère, à couteaux tirés avec le Louis et sa femme, chercha à indisposer
mon parrain contre eux, dans le but de rendre inévitable la séparation
des deux ménages. Cependant les aînés, qui s'entendaient assez bien,
jugèrent meilleur de rester ensemble tant que leurs enfants ne seraient
pas élevés. Alors la mère, toujours méchante et butée, décida de partir
elle-même. Elle loua à l'entrée du bourg de Saint-Menoux, sur la route
d'Autry, une pauvre bicoque et y fut vivre selon la loi commune des
veuves sans ressources,--glanant et gagnant quelque argent à toutes
corvées désagréables et pénibles... Aussi longtemps qu'elle fut en état
de travailler, elle laissa dormir dans un coin de son armoire les
quelques centaines de francs qui constituaient sa fortune.

La Marinette demeura au domaine avec mes frères; ils la gardèrent un peu
par charité, mais aussi parce qu'elle leur rendait service. La pauvre
innocente avec son culte des bêtes s'acquittait très bien du rôle de
bergère, moins le dénombrement des moutons, à la rentrée, qui n'était
pas dans ses moyens. Elle savait filer et travailler aux champs. En
somme, elle gagnait à peu près sa vie et, ne quittant jamais la
métairie, elle coûtait peu comme entretien...



XXI


Victoire, enceinte une seconde fois, me donna une petite fille.
Heureusement, les affaires n'allaient pas trop mal. Le père Giraud était
remboursé, je payais régulièrement mon fermage et j'avais quelques
pièces de cent sous devant moi. Ce succès me donnait du contentement,
partant, du courage. Je continuais, dans la mesure du possible, d'aller
besogner hors de chez moi. J'avais trouvé pour la mauvaise saison un
emploi stable à la carrière du Pied de Fourche, derrière l'église, à
l'est de la ville; j'y cassais de la pierre pour le compte d'un
entrepreneur de routes. Engagé à la tâche, je venais à ma convenance,
après le pansage du matin et rentrais à temps pour celui du soir.

Nous étions parfois jusqu'à vingt casseurs à la file, travaillant chacun
à l'abri d'une claie de paille, à genoux sur un tabouret de chiffons.
Notre chantier, à hauteur du vieux château dressé sur la colline d'en
face, dominait complètement la partie centrale de la ville établie au
milieu, dans la vallée étroite. Nos regards plongeaient sur les toits de
la grand'rue, où des cheminées de toutes formes se dressaient comme une
poussée de champignons, éjectant leurs fumées paisibles ou tourmentées
par le vent,--plus accentuées vers l'heure de midi. Cette grand'rue, de
là-haut, nous semblait un précipice et nous étions tentés de plaindre
ses habitants qui devaient manquer d'air.

A vrai dire, si nous avions, nous, la faculté de respirer à l'aise, de
nous sentir caressés par les souffles sains de la campagne et de la
forêt, nous méritions bien d'être plaints aussi, car c'est un travail
peu récréatif que de casser la pierre. Nos jambes, toujours inertes et
pliées, s'ankylosaient; nos mains s'écorchaient au contact des petits
manches de houx de nos masses. Souvent la lassitude nous gagnait, et
l'ennui...

Mon voisin de droite étant priseur me lançait souvent sa tabatière dans
laquelle je prenais de toutes petites pincées, histoire de m'éclaircir
le cerveau... Mais à ce jeu, je pris goût au tabac et finis par me
procurer aussi une «queue-de-rat». La bourgeoise me disputait:

--Sommes-nous riches au point qu'il soit nécessaire que tu te fourres de
l'argent dans le nez? Et puis, d'ailleurs, c'est dégoûtant...

Mais ses observations furent impuissantes contre l'habitude déjà prise.

Le travail à proximité de la ville m'entraînait à d'autres dépenses que
je lui cachais soigneusement. Pour me rendre au Pied de Fourche, il me
fallait passer devant la porte de l'entrepreneur, tenancier d'un
caboulot tout près. Il m'appelait le matin:

--Eh! Tiennon, viens donc «tuer le ver»!...

«Tuer le ver», c'était boire une goutte d'eau-de-vie. Il offrait sa
tournée, je ne pouvais moins faire que d'offrir la mienne: au total deux
gouttes bues et quatre sous dépensés.

Quand nous mangions, nouvelle attaque. Il se trouvait toujours quelqu'un
pour proposer:

--Si l'on misait pour avoir un litre... Sacré bon sang que le pain est
dur!

Trois sous chacun procuraient un litre à quatre. Ce verre de vin nous
donnait du coeur; mais trois sous ça se connaît sur une journée de
quinze à vingt sous!

Les dimanches de paie, il fallait encore boire. Je n'avais pas le
courage de refuser dans la crainte de passer pour «chien» et de me faire
remarquer. Mais ces dépenses anormales m'inquiétaient...

Je compris alors que c'est une vraie calamité pour les ouvriers des
bourgs et des villes que d'avoir trop d'occasions. Quoique gagnant plus
que nous, ils ne sont pas plus riches, car ils en viennent à trouver
naturel de dépenser tous les jours une petite somme à l'auberge,--ce qui
va loin, en fin de compte. Il faut les plaindre plus que les blâmer. Je
sentais qu'à leur place je n'eusse pas agi différemment. Mais je résolus
de fuir la contagion, de chercher du travail ailleurs.

                   *       *       *       *       *

C'est ainsi que, dans l'hiver de 1850, je pris à défricher, du côté de
César[4], une portion d'un terrain broussailleux qu'on mettait en
culture. Dans cette campagne perdue, ma seule débauche était de puiser
quelquefois dans la tabatière...

  [4] Hameau de la commune de Bourbon ainsi nommé parce que César,
    dit-on, eut son camp, au moment de la conquête des Gaules, sur le
    plateau où il est bâti.

A ce chantier, un jour de mars au soleil déjà chaud, je mis au jour dans
des racines de genêts une vipère qui s'éveillait de sa léthargie
hivernale. Je n'avais plus, comme dans mon enfance, une crainte exagérée
des reptiles;--l'ayant regardée un instant s'agiter, je hélai M.
Raynaud, un boulanger de la ville, qui se trouvait là en train de faire
mettre en fagots des tas d'épines et de genévriers qu'il avait achetés
pour son four.

--Venez voir une belle vipère, Monsieur Raynaud, elle est déjà à moitié
désengourdie.

Le boulanger s'approcha.

--Diable, pas rien qu'à moitié; elle se tortille joliment...

Après qu'il l'eut contemplée à loisir, il reprit, d'un ton mi-sérieux,
mi-narquois:

--Vous devriez la porter toute vivante au pharmacien; il vous la
paierait au moins cent sous.

--Vous vous fichez de moi, Monsieur Raynaud?

--Ma foi non! Je vous assure que les pharmaciens s'en servent pour leurs
drogues et qu'ils achètent toutes celles qu'on leur porte.

Je jetais des regards questionneurs sur le groupe des bûcherons, venus
voir aussi.

--Monsieur Raynaud a raison, dit l'un; je crois bien en effet que ça
s'achète...

--Moi, c'est la première fois que je l'entends dire, reprit un autre.

--Moi aussi, appuyai-je.

--Eh bien, essayez, reprit le boulanger; portez-la-lui vivante et vous
verrez qu'il vous la paiera cent sous et peut-être plus.

--C'est qu'elle n'est pas commode à porter vivante...

Il avisa le bidon qui contenait la soupe de mon déjeuner de midi ou
«goûter» comme nous disons plutôt nous, paysans.

--Mettez-la donc dans votre gamelle.

--C'est une idée... Si j'étais certain de la vendre cent sous, je
l'emporterais dedans, quitte à en acheter une neuve.

Lors M. Raynaud d'affirmer une troisième fois:

--Quand je vous dis que c'est la vérité!

Il n'était pas encore l'heure du goûter; je mangeai cependant ma soupe,
sans même prendre le temps de la faire chauffer; puis, à l'aide d'un
bâton de noisetier fendu, je me saisis du reptile et le glissai, non
sans peine, dans le bidon vide que je recouvris aussitôt de son
couvercle. Le boulanger, les fagoteurs me regardaient faire en ricanant.

--Mon vieux, vous paierez à boire! jeta en s'éloignant M. Raynaud, je
vous ai fait gagner votre journée. Surtout, dites bien au pharmacien que
vous venez de ma part.

Tout joyeux de l'aubaine, je quittai le chantier plus tôt qu'à
l'ordinaire et, passant chez nous pour mettre des effets propres, je
contai l'aventure à ma femme. Mais elle, loin de s'en réjouir, se prit à
s'indigner de la belle manière:

--Sors-moi bien vite ça de la maison! Une «mauvaise bête!» Si elle
allait soulever le couvercle, se glisser sous les meubles...

Après un court silence:

--On t'a fait croire des bêtises, imbécile! Tu en seras pour la peine
d'acheter un bidon neuf, encore vingt-cinq ou trente sous. Je ne veux
plus revoir celui-ci, tu m'entends bien? Jette-le dans un fossé, fais-en
ce que tu voudras, mais ne le rapporte pas.

A parler net, je commençais à craindre que la bourgeoise n'eût raison.
J'affectais pourtant la certitude de revenir avec ma pièce de cent sous.
Et délibérément, je me rendis chez le pharmacien.

--Bonsoir, Monsieur Bardet.

--Bonsoir, mon ami, bonsoir. Qu'est-ce qu'il y a pour votre service?

--Monsieur Bardet, on m'a dit que vous achetiez les vipères
vivantes,--c'est M. Raynaud, le boulanger, qui m'a dit ça,--j'en ai
trouvé une au _déchiffre_ et je vous l'apporte.

--Mais oui, je les achète, M. Raynaud ne vous a pas menti.

Il apporta un grand bocal bleu.

--Tenez, il y en a trois ici; la vôtre fera la quatrième. Et si vous en
trouvez d'autres, apportez-les-moi; je vous les prendrai toutes à cinq
sous la pièce.

Je me sentis blêmir.

--Combien, Monsieur Bardet?

--Cinq sous.

--M. Raynaud m'avait dit cent sous...

Le pharmacien sourit dans sa barbe grise:

--Raynaud est un peu farceur, vous ne le saviez donc pas? C'est cent
sous les vingt qu'il a voulu dire.

--Je me suis laissé jouer... Il va me falloir un autre bidon; j'aurai de
la perte. Ah! bien, vous pouvez croire que je regrette de vous l'avoir
apportée!...

M. Bardet parut ému de me voir si dépité.

--Qu'est-ce que vous voulez, ça vous apprendra qu'il ne faut pas tout
croire. Mais vous auriez tort de sacrifier votre bidon... Tenez, je vais
vous donner une solution pour le désinfecter, une cuillerée de cette
poudre blanche que vous ferez dissoudre dans un litre d'eau bouillante.
Vous le nettoierez avec ça et pourrez vous en servir en toute sécurité;
il sera aussi propre qu'avant.

La poudre valait trois sous; j'eus dix centimes à empocher. Mais j'avais
compté sans la Victoire qui jura que le bidon ne servirait plus, menaça
de le briser elle-même au lieu de le nettoyer. Il me fallut retourner le
soir chez le quincaillier où j'en achetai un du plus bas
prix:--vingt-cinq sous. Il était loin de valoir l'ancien.

                   *       *       *       *       *

J'ai souvent fait rire les uns et les autres à mes dépens en racontant
cette aventure--que je me plus à agrémenter par la suite d'épisodes
imaginaires pour la rendre plus comique encore. Mais j'en gardai rancune
au boulanger Raynaud qui avait jugé bon, au surplus, de se payer à
nouveau ma tête quand nous nous rencontrâmes.

--Eh bien, Bertin, cette vipère?

--Eh bien, Monsieur Raynaud, je ne suis pas prêt de vous croire. Vous
êtes un rude menteur!

--Quoi, le pharmacien n'en a pas voulu?

--Si, seulement au lieu de cent sous, c'est cinq sous qu'il me l'a
payée.

--Cinq sous... Eh bien, oui, c'est le prix que je vous avais indiqué;
vous aviez mal compris.

Et il s'éloigna en riant.



XXII


De temps à autre, je revoyais Fauconnet dont les cheveux blanchissaient
et dont la figure glabre, à présent ridée et grimaçante, avait une
expression un peu diabolique. Quand il traversait les Craux allant à
Meillers il s'arrêtait des fois pour me parler--et, malgré mon vieux
levain de haine à son endroit, je faisais l'aimable...

Si bien que, son domestique étant tombé malade, il me vint quérir un
jour pour le remplacer. C'était après les moissons, en août;--point trop
pressé d'ouvrage je ne crus pas devoir me dérober. Quand on a besoin de
gagner sa vie il faut bien aller travailler là où l'on trouve, même chez
les employeurs que l'on a de bonnes raisons de mépriser!

Lors je vis de près, dans l'intimité quotidienne, ce fermier enrichi,--à
la veille de devenir gros propriétaire terrien. Il était chez lui
grossier, maussade et grognon, sans cesse en bisbille avec sa femme et
la servante. Il promenait son désoeuvrement de la cuisine à l'étable et
au jardin, l'allure débraillée, fumant sa pipe, bâillant... J'ai pu me
rendre compte, pendant mon séjour dans cette maison, que l'oisiveté
n'est vraiment pas enviable. Le travail, souvent pénible, douloureux,
accablant, mais toujours intéressant,--sinon passionnant,--est encore
contre l'ennui le meilleur des dérivatifs. Le «patron», tel un fauve en
cage, s'ennuyait de façon atroce. Comme distraction, il se versait du
vin blanc ou de grandes rasades d'eau-de-vie...

Il passait rarement sans sortir la journée entière. Une fois en selle ou
en voiture, fier de son cheval bien pansé et bon trotteur, de ses
harnais brillants, il redevenait l'homme public,--Fauconnet, le fermier
riche, conscient de sa puissance, envié de tous, respecté des marchands,
salué bas par les travailleurs.

Je ne le vis vraiment gai chez lui que le jour de l'ouverture de la
chasse. Il avait le matin battu la campagne en compagnie de son fils
aîné, le docteur, nouvellement établi à Bourbon, et de quelques amis. Il
offrait à déjeuner à cette occasion. Ce fut une ripaille à tout casser,
une vraie débauche! J'étais chargé du service de la table que je fis
assez maladroitement, en novice que rien n'a préparé à ça: mais ma
maladresse même fut appréciée puisqu'elle prêta aux convives l'occasion
de rire. Or, toute occasion de rire était tenue pour précieuse...

Après qu'ils eurent bu et mangé ferme, ils contèrent des histoires
scabreuses, des récits d'orgie et d'amour de fraude. Ils raillaient la
bêtise et la soumission des métayers, et se flattaient de faire avaler
aux propriétaires des bourdes invraisemblables... Ils se considéraient
comme des gens très supérieurs, dominant le reste de l'humanité de tout
le poids de leurs gros ventres, de toute la largeur de leurs faces
rubicondes.

Seul, le jeune docteur observait une certaine réserve. Ayant en ville,
près de la source chaude, son logement particulier, il fréquentait peu
la maison paternelle. Ses frères, éloignés du pays, s'y montraient moins
encore.

--Ils n'ont pas les habitudes du père; ce n'est plus le même genre,
m'avait dit la servante.

J'en conclus qu'eux aussi, probablement, se jugeaient des hommes
supérieurs,--supérieurs à ce fermier campagnard qu'était leur père, et à
ses amis. Ainsi va le monde. Chacun a sa manière de voir et de
concevoir: chacun se croit très fort, sans imaginer qu'à côté on le
tient pour un imbécile...

                   *       *       *       *       *

Quand le domestique fut en état de reprendre son service je pouvais
encore disposer de quelques jours, et Fauconnet me conserva pour battre
à la machine dans ses domaines de Bourbon. C'était, dans la région, le
début des batteuses que les fermiers, après une assez longue période
d'hésitation, venaient enfin d'adopter. Comme au temps du fléau, ils
fournissaient un tiers du personnel. Mais ils se libérèrent bientôt de
cette obligation trop coûteuse pour laisser aux métayers toute la charge
de la main-d'oeuvre.

On commença au domaine de la Chapelle, sur la route de Saint-Plaisir.
Nous étions tous étonnés et un peu effrayés de nous voir au service de
ce monstre trop bruyant, aux mille complications de bielles, de volants
et de courroies. Mais on travaillait à une allure modérée, et
l'adaptation fut assez rapide.

Les femmes, par contre, se trouvèrent embarrassées--qui jamais ne
s'étaient vu tant de monde à nourrir. Maintenant l'habitude est prise;
elles achètent de grands paniers de viande qu'elles mettent en pot au
feu, en daube, en ratatouilles diverses, sacrifient des lapins et même
des poulets. Mais bien trop pauvres, les ménagères d'il y a cinquante
ans pour songer à de telles frairies! Cependant la cuisine ordinaire
leur semblait peu digne d'être servie à des étrangers... Les métayères
de Fauconnet durent s'entendre entre elles--et il advint ceci:

A la Chapelle, au repas du matin, on nous servit de la galette et du
gâteau non levé, ou _tourton_. Je me régalai de ces pâtisseries toutes
fraîches et plus beurrées qu'il n'est d'usage. Mais au goûter, il n'y
eut encore que de la galette et du _tourton_, et le soir de même. D'un
repas à l'autre je trouvais ça moins bon, et tous nous mangions avec un
moindre appétit.

Je crus qu'il y aurait du nouveau le lendemain, qu'on nous ferait de la
soupe, des haricots, quelque autre chose, quoi! Mais il fallut
déchanter. En arrivant le matin, je remarquai que le feu flambait au
four et je vis un nouveau stock de galettes et de _tourtons_ qu'on se
préparait à cuire. Aux trois repas de ce jour-là, on ne nous servit rien
de plus. La chaleur et la poussière nous assoiffant, il arriva que nous
prîmes en dégoût ces pâtisseries lourdes qui achevaient d'altérer. Pour
mon compte je préférai m'abstenir à midi et partis le soir sans me
mettre à table.

Changeant de ferme le jour d'après, nous espérions tous en la fin de
l'obsession. Mais point! Il y eut pâté le matin et galette à midi, avec
un simple accompagnement de brioche au lieu de _tourton_. C'en était
trop! Tout le monde réclama du lait, même vieux, même écrémé,--du lait
n'importe comment. La bourgeoise consentit à faire le tour de la table
avec sa terrine, non sans faire entendre qu'il lui semblait peu
honorable de nous servir ce lait--nourriture commune. Il eut un tel
succès pourtant qu'il en fallut trois terrines pour contenter tout le
monde. Mais cette femme n'en tira nulle leçon profitable; au repas
suivant, la table se trouva garnie comme de coutume des inévitables
galettes et des inévitables _tourtons_. Alors, sentant que j'allais
tomber malade, je m'en fus dire à Fauconnet qu'il ne m'était pas
possible de suivre plus longtemps la machine.

                   *       *       *       *       *

Les aliments de chez nous, la soupe à l'oignon, le pain de seigle et le
fromage de vache, me semblèrent meilleurs après cette aventure...



XXIII


Les coqs à l'engrais chantèrent un soir de décembre qu'il y avait de la
neige et qu'il gelait ferme. C'était en fin de veillée, vers neuf
heures; nous nous préparions à _user les draps_.

--Qu'est-ce qu'ils veulent annoncer, ces sales bêtes? fit Victoire tout
de suite inquiète.

Signe de malheur en effet que d'entendre chanter les coqs à partir du
coucher du soleil et jusqu'à minuit,--période du repos et du silence.

Cette infraction à la règle aurait dû cependant nous sembler naturelle
de la part de ces pauvres poulets à l'engrais qui, ne sortant jamais
d'un réduit enténébré, perdaient peu à peu le sentiment des heures. Mais
nous étions troublés--pour avoir vu, enfants, se troubler nos proches en
pareille occurrence. D'ailleurs, dans le grand calme de la nuit d'hiver,
ces cocoricos avaient quelque chose de lugubre--d'autant plus qu'ils se
multiplièrent: le coq des Viradon répondit aux nôtres, puis d'autres des
chaumières proches et des fermes lointaines. Ce fut pendant une
demi-heure un concert de modulations aiguës, comme aux heures qui
précèdent l'aube.

La sérénade terminée, Victoire donna le sein à notre petit troisième qui
avait juste deux mois. Mais elle n'était guère rassurée et, bien que se
défendant d'avoir peur, elle tremblait encore quand elle se mit au lit.
Nous eûmes, cette nuit-là, un sommeil fiévreux et il fut décidé que les
malencontreux poulets seraient vendus au plus tôt.

                   *       *       *       *       *

Comme par hasard, les mois qui suivirent, toutes sortes de malheurs nous
vinrent frapper. En prenant de l'âge, je me suis libéré d'une bonne
partie des croyances superstitieuses de ma jeunesse; mais à cause de
cela, j'ai toujours conservé la crainte des coqs qui chantent après le
coucher du soleil.

J'avais, dans un coin de mon étable, une réserve de pommes de terre. La
meilleure de mes deux vaches s'étant détachée une nuit, avala goulûment
un gros tubercule et s'étrangla. Je la découvris, le matin, étendue sur
le dos, ballonnée, râlante. Un boucher, prévenu, m'en offrit trente
francs; je comptais la vendre trois cents francs à la fin de l'hiver...

Il me souvient que ma femme voulait acheter des habits pour notre petit
Jean, et pour moi un pantalon de droguet, une casquette, une blouse.
Mais on dut repousser à des temps meilleurs ces dépenses anormales. Au
surplus il nous creva peu après un cochon qui pesait cent cinquante
livres. Et nous eûmes des ennuis de la vache achetée en remplacement de
notre pauvre étranglée.

                   *       *       *       *       *

A cause des enfants, Victoire avait cessé tout à fait de porter le lait
en ville et s'était mise à faire du beurre. Or, il n'y avait pas moyen
de transformer en beurre la crème qui provenait de cette nouvelle vache.
Nous passions des heures et des heures à la remuer dans la baratte ou
_beurrier_; nous avions les bras moulus de faire monter et descendre le
_batillon_: rien! Il m'arriva un soir de le manoeuvrer sans interruption
de six heures à minuit; je parvins à prendre une suée terrible, à
défoncer à demi la baratte, mais non à faire du beurre...

Le père Viradon, le lendemain, m'assura que c'était un sort. Pareille
mésaventure lui étant advenue dans sa jeunesse, un _défaiseux de sorts_
lui avait donné les conseils suivants:

«Se rendre un peu avant minuit au carrefour de la place de l'Église et
poser là un petit pot neuf de six sous plein de cette mauvaise crème;
tourner douze fois autour de ce pot quand sonneraient les douze coups de
minuit, en traînant au bout d'une corde de six pieds de long les chaînes
d'attache des vaches; au douzième tour, s'arrêter net, faire quatre fois
le signe de la croix dans quatre directions opposées et partir au grand
galop, abandonnant le pot et rapportant les chaînes.

«Couper à chaque bête un bouquet de poils de l'oreille, un du garrot, un
de la queue, les tremper dans l'abreuvoir tous les jours de la semaine
sainte avant le lever du soleil, les porter à la messe le jour de Pâques
et les faire brûler dans la cheminée sans être vu...»

--J'ai fait cela et la réussite a été complète, conclut Viradon. Mais le
_défaiseux_ a dû agir de son côté.

Le fou rire me prit, malgré mes embêtements, en écoutant le bonhomme
raconter d'un air convaincu les détails bizarres de la cérémonie. Il me
semblait le voir dans la nuit tourner autour de son pot et entendre la
_fretintaille_ de ses chaînes!

Le _défaiseux_ était mort; mais il avait laissé à son fils le secret de
son talent, et le vieux voisin me conseillait d'avoir recours à lui. Je
n'en fis rien cependant, n'ayant pas foi en ces stupidités.

Mais la bourgeoise alla conter nos peines au curé. Il vint le lendemain,
aspergea l'étable avec de l'eau bénite et nous dit de n'avoir nulle
crainte des sorciers.

--Ça tient tout simplement à ce que votre vache a du lait de mauvaise
qualité et à ce qu'elle est dans un état de gestation avancée; améliorez
sa nourriture, donnez-lui chaque jour un peu de sel dans une ration de
farineux et vous verrez que ça ira mieux.

Grâce à ces bons avis, il nous devint possible de faire du beurre qui
s'améliora tout naturellement quand, à la belle saison, nos vaches
fraîches vélières furent pâturer sur les Craux. Si l'on se rendait bien
compte de tout on n'aurait pas souvent l'occasion de croire aux sorts.

                   *       *       *       *       *

Vers la fin de l'hiver nous eûmes une alerte plus grave encore; et cette
fois-ci, il fallut bien, en désespoir de cause, aller trouver un
rebouteux.

Notre petit Charles fut pris soudain d'un mal de gorge à caractère
grave; il refusait de prendre le sein; sa respiration devint rauque,
puis râlante. Victoire le porta d'abord à la sage-femme, puis au
médecin, et ça n'avait pas l'air d'aller mieux, au contraire.

Or, il y avait sur le chemin d'Agonges un homme qui _barrait_ les maux
de gorge d'enfants; on venait le trouver de toutes les communes du
canton et même d'ailleurs; il sauvait, disait-on, les bébés désespérés
par les docteurs. Au cours d'une veillée, l'état du petit parut
tellement s'aggraver que nous décidâmes de le lui porter séance tenante.

Sa mère l'emmitoufla dans un vieux châle au creux d'un oreiller et je le
pris ainsi sur mon bras; elle suivait en pleurant. Nos pas résonnaient
dans le silence nocturne sur les chemins durcis par le grand gel. Triste
promenade!

Nous eûmes enfin la satisfaction de frapper à la porte du guérisseur qui
vint ouvrir après un moment, en caleçon et bonnet de coton. C'était un
petit homme déjà âgé, à cheveux grisonnants et figure ingrate. Il
marmonna des prières en faisant des signes sur le corps de notre enfant;
il oignit son cou d'une sorte de pommade grise et lui souffla dans la
bouche par trois fois. Un chaleil fumeux éclairait cette scène étrange.
J'étais impressionné; Victoire pleurait toujours silencieusement. Après
qu'il eut fini, l'homme nous rassura:

--Il ira mieux demain; mais, par exemple, il était temps de l'apporter,
vous savez... Dès qu'il sera débarrassé, pour hâter sa guérison, vous
irez faire brûler un cierge devant l'autel de la sainte Vierge.

A notre demande de paiement, il répondit:

--Je ne prends rien aux pauvres gens... Mais voici un tronc où chacun
met ce qu'il veut.

Il désignait sur la cheminée une petite boîte carrée au couvercle percé
d'une fente; j'y glissai vingt sous et nous repartîmes en hâte, inquiets
des deux aînés que nous avions laissés dormant dans la maison fermée.

Le guérisseur ne nous avait pas trompés. Vers le matin, le bébé vomit
des matières aqueuses qui ressemblaient à des crachats durcis et, tout
de suite soulagé, il prit le sein. Deux jours plus tard, il n'y
paraissait plus.

                   *       *       *       *       *

Je me suis souvent demandé, sans pouvoir répondre ni dans un sens ni
dans l'autre, si cette guérison fut d'effet naturel ou si les simagrées
du vieux y furent pour quelque chose. Je sais que nombre de gens, très
sceptiques, très fortes têtes, ne craignent pas encore aujourd'hui
d'avoir recours à ces guérisseurs campagnards pour se faire _barrer_ le
mal de dents, ou se faire _dire la prière_ à l'occasion d'une entorse ou
d'une foulure. Et d'aucuns prétendent qu'ils en ont du soulagement.

Ceci étant, un pauvre homme tout simple a bien le droit de rester
perplexe, également éloigné de ceux qui affirment et de ceux qui se
moquent. J'en suis encore là.



XXIV


Certain jour de foire de Bourbon, pour le carnaval de 1853, mon
beau-père m'ayant tiré à part sur la place de la Mairie où je causais
avec d'autres, me proposa d'entrer comme métayer dans un domaine de
Franchesse, sa commune d'origine. Il connaissait particulièrement le
régisseur, un ami d'enfance.

J'y songeais un peu, à prendre un domaine, ayant souvent réfléchi qu'en
restant là il me faudrait placer mes petits dès qu'ils seraient en âge
de pouvoir garder les bêtes,--éventualité malgré tout pénible. J'aurais
préféré attendre encore quelques années, mais il me parut sage de ne pas
manquer cette occasion.

                   *       *       *       *       *

Le dimanche suivant, nous nous en fûmes donc voir cette ferme, le père
Giraud et moi. Située entre Bourbon et Franchesse, à deux cents mètres
du chemin qui reliait les deux communes, la Creuserie dépendait de la
propriété de M. Gorlier, dit «de la Buffère», du nom d'un petit château
tout voisin qu'habitait ce Monsieur à la belle saison.

La propriété comprenait cinq autres fermes: Baluftière, Praulière, le
Plat-Mizot, la Jarry d'en haut et la Jarry d'en bas,--une locature qui
s'appelait les Fouinats, et la maison du régisseur à proximité du
château.

M. Parent, le régisseur, était un homme de taille moyenne, avec une
grosse tête, encadrée d'un collier de barbe grisonnante; ses yeux
saillants hors de l'orbite, lui faisaient constamment l'air étonné; sa
lèvre inférieure, grosse et lippue, tombait, découvrant ses dents
avariées et laissant passer un continuel jet de salive. Il nous fit
visiter les bâtiments du domaine qui étaient anciens et peu
confortables; il nous conduisit dans toutes les pièces de terre et dans
tous les prés, et, quand nous fûmes rentrés chez lui, il dicta les
conditions.

Deux mille francs de remboursement sur le cheptel, mais on se
contenterait de la moitié; les intérêts à cinq pour cent du reste
s'ajouteraient aux quatre cents francs de l'impôt colonique annuel; pour
l'amortissement, on retiendrait une part des bénéfices. J'aurais à faire
tous les charrois commandés pour le château ou la propriété; et ma femme
donnerait comme redevances six poulets, six chapons, vingt livres de
beurre,--les dindes et les oies étant à moitié selon la règle. Le maître
se réservait le droit de modifier les conditions ou de nous mettre à la
porte chaque année, sous cette réserve que nous devions être prévenus au
moins neuf mois d'avance.

M. Parent nous entretint ensuite, sur un ton de platitude exagérée, du
propriétaire, qu'il appelait M. de la Buffère, ou, plus communément, M.
Frédéric.

--M. Frédéric ne veut pas que les métayers s'adressent directement à
lui; c'est toujours à moi que vous devrez dire ou demander ce que vous
jugerez nécessaire. M. Frédéric entend qu'on soit très respectueux, non
seulement envers lui, mais aussi envers son personnel. C'est parce
qu'ils ont mal répondu à Mlle Julie, la cuisinière, qu'il m'a fait
donner congé aux colons actuels de la Creuserie. M. Frédéric ne veut pas
qu'on touche au gibier; s'il prenait quelqu'un à tirer au fusil ou à
tendre des lacets, ce serait le départ certain. Lorsqu'il chasse, on
doit s'abstenir de le gêner--même si cela entraîne une suspension de
travail. Il faudra tâcher aussi que le beurre de votre redevance soit de
bonne qualité et les poulets bien gras, de façon à contenter Mlle Julie.

Sur une demande malicieuse de mon beau-père, il nous avoua que Mlle
Julie n'était pas seulement la cuisinière, mais encore la maîtresse de
M. Frédéric,--d'ailleurs célibataire. Donc urgence à ménager cette
personne influente!

Je ne savais trop que penser de M. Frédéric. Son régisseur, tout en le
disant très bon, le présentait comme un vrai potentat autoritaire et
capricieux en diable... Cela m'effrayait un peu.

Je demandai à M. Parent huit jours de réflexion, à dessein surtout de
connaître l'opinion de la bourgeoise qui s'ingéniait à jouer
l'indifférence.

--Fais comme tu voudras, moi ça m'est bien égal.

Elle était très en colère d'être encore enceinte; ça la rendait
inabordable. Un jour, mon insistance lui arracha pourtant une manière
d'assentiment:

--Dame, si ce domaine te plaît, prends-le, voilà tout...

--Mais toi, te plaît-il que je le prenne?

--Oh! moi, que ce soit là ou ailleurs...

Je l'aurais battue...

Je me décidai néanmoins à donner une réponse favorable.

Pour la Saint-Martin de 1853 nous nous installâmes à la Creuserie. Ma
belle-mère put heureusement nous venir en aide à cette occasion.
Victoire accouchée avant terme, quinze jours auparavant, d'un petit
garçon qui n'avait pas vécu, se trouvait bien fatiguée, bien faible
encore,--dans les plus mauvaises conditions pour supporter les tracas
d'un déménagement.



XXV


Notre maison avait deux pièces d'égales dimensions qu'une porte
intérieure reliait: la cuisine et la chambre. L'une et l'autre ouvraient
de plein pied sur la cour par de grosses portes ogivales, noircies par
les intempéries et fortement bardées de fer. Dans la cuisine, une sorte
de béton avait été fait jadis, dégradé maintenant sous l'effet du
balayage; il n'en restait qu'une armée de cailloux pointus montrant leur
nez d'un bout à l'autre de la pièce. La chambre, moins favorisée, s'en
tenait au sol primitif, affaissé au milieu, bossue sous les meubles,
semé de mamelons et de trous. Le plafond appareillait l'appartement,--un
plancher bas, délabré, soutenu par de grosses solives très rapprochées,
et par une poutre énorme étayée d'un poteau vertical. Des grains de blé,
des grains d'avoine, s'échappant de la provision du grenier, passaient
fréquemment entre les planches disjointes, et les rats en faisaient des
réserves sur les poutres. Un jour avare pénétrait par d'étroites
fenêtres à quatre petits carreaux; en hiver, quand la température ne
permettait pas de tenir ouvertes les portes extérieures, on avait peine
à y voir en plein midi.

Dans la cuisine ou salle commune se faisaient toutes les grosses
besognes. Il y avait, à gauche de l'entrée, la maie à pétrir et,
au-dessus, le _tourtier_ avec ses arceaux de bois où l'on plaçait les
grosses miches de la fournée; il y avait, à droite, un coffre pour le
linge sale, un deuxième coffre, une vieille commode; au milieu trônait
la grande et massive table de chêne que nous avions achetée d'occasion,
flanquée de ses deux bancs sur lesquels nous prenions place aux heures
des repas; il y avait enfin, dans le fond, une horloge à boîte rouge
entre deux lits: le nôtre, dans le coin le plus rapproché du foyer comme
il est d'usage, et, de l'autre côté, celui de la servante. A gauche,
dans le mur du pignon, la cheminée saillait large et haute avec,
au-dessus du foyer, le trou noir du four. La chambre était moins
enfumée, plus propre mais pourrie d'humidité,--les solives couvertes de
moisissures blanches; ma femme y avait fait placer son armoire, le lit
des gamins et celui des domestiques.

                   *       *       *       *       *

La maison faisait face _aux neuf heures_, mais le soleil n'en éclairait
que bien plus tard le seuil, en raison du voisinage trop proche de la
grange et des étables établies en avant, à une quinzaine de mètres tout
au plus. Dans l'intervalle, les égouts formaient une mare stagnante et
noirâtre où baignaient les balles de froment depuis les battages
jusqu'aux gelées d'hiver. On plaçait à proximité le fumier des moutons
utilisé pour les fumures de printemps. Il y avait en outre, dans cet
espace, une auge de bois longue et peu profonde pour le repas des
cochons, et une vieille roue placée horizontalement sur trois poteaux
pour le jucher nocturne des dindons. Le tombereau et les charrettes au
repos s'y voyaient souvent, et aussi de menus outils, des aiguillons et
des triques.

La ferme étant située sur la partie montante du vallon, à bonne
altitude, nous avions du haut de l'escalier du grenier, au pignon droit
de la maison, une vue magnifique. Ce vallon, tel un amphithéâtre géant,
englobait une bonne partie des communes de Bourbon, de Saint-Aubin et
d'Ygrande. Aux parties supérieures de ses ondulations s'étendaient comme
étoffes déroulées des champs verts, roux ou grisâtres; d'autres se
montraient à demi, juste de quoi se laisser deviner en guéret, en chaume
ou en pâture; et, dans les parties basses, il y avait des pièces
entièrement dissimulées dont on ne distinguait que les arbres espacés de
loin en loin dans les bouchures. A l'extrémité d'un grand pré tout en
longueur se haussait le losange mystérieux d'un taillis déjà vaste. Des
lignes de peupliers géants s'apercevaient en quelques endroits. Et, de
loin en loin, dans ces cultures, entre ces haies, entre ces arbres,
émergeaient les bâtiments écrasés d'une chaumière ou d'une ferme:
Baluftière, Praulière et le Plat-Mizot, disposés en triangle tout près;
la Jarry d'en haut et la Jarry d'en bas voisinant un peu plus
loin,--puis d'autres dont je savais les noms,--puis d'autres, très
éloignés, dont je ne savais rien,--et enfin, à l'autre extrémité du
vallon, le petit bourg de Saint-Aubin, tassement d'une vingtaine de
maisons. Par delà, on distinguait encore le grand ruban sombre de
Gros-Bois; et, à de certains jours très clairs, au delà bien d'autres
vallons, bien d'autres villages, au delà de toutes distances connues, on
apercevait, profilant leurs masses noires dans le bleu du ciel, une
ligne de pics,--qu'on disait appartenir aux montagnes d'Auvergne.

En arrière de notre maison, une vallée étroite aux prairies fertiles
précédait un coteau sur lequel se dressait le bourg de Franchesse, avec
son minuscule clocher carré.

                   *       *       *       *       *

Les premiers jours de notre installation, ces paysages m'apparurent par
bribes, ouatés de brouillards. Je les vis ensuite dans leur décor
hivernal, alors que les cultures sont nues, lavées par les pluies ou
pailletées de gel, et que les bouchures sont comme des bordures de deuil
avec les fioritures de leurs arbres-squelettes,--puis tout blancs sous
la neige, déguisés comme pour une mascarade. Je les vis s'éveiller
frissonnants aux brises attiédies d'avril, étaler peu à peu toutes leurs
magnificences, fleurs blanches et verdures fraîches. Je les vis au grand
soleil de l'été, alors que les moissons mettent leur note blonde dans
les verdures accentuées, paraître anéantis comme quelqu'un qui a bien
sommeil. Je les vis à l'époque où les feuilles prennent ces tons roux
qui sont pour elles le temps des cheveux blancs--précédant de peu de
jours leur contact avec la terre d'où tout vient et où tout retourne...
Je les vis s'éclairer gais et pimpants sous les aubes douces et
s'enténébrer lentement dans la pourpre des beaux soirs. Je les vis
enfin, comme dans un décor de rêve, baignant dans le vague mystérieux
des clartés lunaires. Et combien de fois, les contemplant, ne me suis-je
pas dit:

«Il y a des gens qui voyagent, qui s'en vont bien loin par ambition,
nécessité ou plaisir, pour satisfaire leurs goûts ou parce qu'on les y
force; ils ont la faculté de s'extasier devant des paysages offrant tous
les contrastes. Mais combien d'autres ne voient jamais que les mêmes!
Pour combien la vie ne tient-elle pas toute dans un vallon comme
celui-ci,--et même dans une seule des ondulations, dans un seul des
replis de ce vallon! Combien de gens, au travers des âges, ont grandi,
aimé, souffert, dans chacune des habitations qu'il m'est donné de voir
de mon grenier, ou dans celles qui les ont précédées sur l'étendue de
cette campagne fertile, sans être jamais allés jusqu'à l'un des points
où le ciel s'abaisse!»

Cette pensée me consolait de ne rien connaître moi-même hors des deux
cantons de Souvigny et de Bourbon. J'en vins à trouver du charme aux
décors variés de mon paysage familier. J'éprouvais même une certaine
fierté d'avoir la jouissance de cet horizon vaste et je plaignais les
habitants des parties basses.



XXVI


Vers l'époque de la Saint-Jean le propriétaire vint s'installer en son
castel de la Buffère. Par un hasard sans doute calculé, il nous fit sa
première visite le soir, alors que nous étions réunis à la cuisine pour
le souper. M. Parent l'accompagnait. Je sortis du banc, me portai à leur
rencontre. M. Gorlier me toisa.

--C'est lui, le métayer? demanda-t-il à son régisseur.

--Oui, Monsieur Frédéric, c'est lui.

--Il est bien jeune... La femme?

--C'est moi, Monsieur, s'empressa Victoire.

--Ah!... Vous n'avez pas l'air très robuste?

--C'est qu'elle a trois petits enfants! reprit M. Parent, d'une voix
craintive.

M. Frédéric nous demanda notre âge, à ma femme et à moi, et nous
questionna sur nos origines. Nous étions fort troublés l'un et l'autre
en présence de cet homme puissant et redoutable dont on nous avait tant
rabattu les oreilles. Il s'en fâcha d'un ton amical.

--N'ayez pas peur, diable, je ne mange personne... Parent m'a dit que
vous étiez animés d'excellentes intentions et que vous travailliez bien.
Continuez comme cela et nous nous entendrons sans peine. Obéir et
travailler, c'est votre rôle; je ne vous demande pas autre chose. Par
exemple, ne m'embêtez jamais pour les réparations; j'ai pour principe de
n'en pas faire... Et maintenant, bonsoir! Allez dormir, mes braves!

Il parlait d'une voix lente en grasseyant un peu, avec un clignotement
de ses petits yeux gris; sa barbe, courte mais épaisse restait très
noire, comme la chevelure, bien qu'il eût dépassé la soixantaine;--j'ai
su depuis que ce beau noir était factice: il se teignait! Physionomie
maussade et ennuyée malgré les apparences de bonne santé, les joues
roses et pleines d'homme bien nourri. Ceux qui ont joui de tous les
plaisirs ont rarement l'air heureux.

M. Gorlier revint souvent nous voir, soit à la maison, soit aux champs.
Jouant avec sa canne, il causait un instant du temps et des travaux,
puis tournait le dos prestement. Jamais plus, d'ailleurs, il ne fut poli
comme le premier soir. Ainsi que Fauconnet, il tutoyait tout le monde
et, comme il n'avait pas la mémoire des noms, ou à dessein peut-être, il
appliquait invariablement à chacun le qualificatif de «Chose».

--Eh bien, Chose, es-tu satisfait de ce temps-là? Mère Chose, nous vous
prendrons prochainement deux des poulets de la redevance...

Mlle Julie, la cuisinière-maîtresse, une dondon déjà mûre à la peau
blanche et aux formes appétissantes, vint chercher un soir ces deux
poulets-là, que ma femme engraissait à dessein depuis plusieurs
semaines. Elle les soupesa, les palpa et daigna se déclarer satisfaite.

--Il faudra toujours nous les donner comme ça, Victoire; ils semblent
parfaits; le coq surtout est vraiment superbe.

--Oh! oui, Mademoiselle, fis-je, «je voudrais bien que ce soit mon
ventre qui lui serve de cimetière».

La grosse remarqua le mot.

--Comment avez-vous dit? reprit-elle.

Je craignis que cela ne lui ait déplu.

--Allons, répétez, voyons!

--Mademoiselle, j'ai dit qu'à ce coq-là «mon ventre servirait bien de
cimetière». C'est une blague du pays que j'ai citée en manière de
plaisanterie; il ne faut pas vous en fâcher; je sais bien que les
poulets ne sont pas faits pour moi...

Mlle Julie partit d'un franc éclat de rire:

--Je le retiendrai, ce mot-là, Tiennon, et je le servirai à d'autres
qu'il amusera, soyez sûr. Jamais encore je ne l'avais entendu.

Elle le rapporta sans tarder à M. Frédéric qui me dit, à sa première
visite:

--Chose, tu as des expressions délicieuses. Je vais avoir prochainement
mes amis Granval et Decaumont; nous viendrons ensemble et tu tâcheras de
trouver des choses drôles comme celles que tu as dites à Mlle Julie,
l'autre jour, à propos des coqs.

Plusieurs fois en effet, dans le courant du mois d'août, il amena ces
deux Messieurs. Ils arrivaient fumant leurs pipes, le soir, à l'heure de
la soupe, s'asseyaient perpendiculairement à la table et nous disaient à
chaque fois:

--Causez, mes braves, ne faites pas attention à nous!

Mais, bien entendu, nous ne parlions que pour leur répondre quand ils
nous interrogeaient directement. Les domestiques, qui couchaient dans la
chambre, avaient la ressource de s'esquiver sitôt le repas fini; moi, il
me fallait demeurer jusqu'à dix et quelquefois onze heures--et ma femme
et la servante aussi, par ricochet. Peu leur importait, à eux, de se
coucher tard, ils avaient la faculté de se lever de même! Mais que j'aie
dormi ou non il me fallait être debout le lendemain à quatre heures,
comme de coutume. Et qu'avaient-ils à venir flânocher ainsi dans notre
maison--pour rire de mon langage incorrect, de mes réponses naïves et
maladroites? Quand j'énonçais quelque formule particulièrement amusante,
M. Decaumont tirait son carnet.

--Je note! je note! J'utiliserai ça pour des scènes champêtres dans mon
prochain roman!

Je me hasardai à demander un jour à Mlle Julie pourquoi M. Decaumont
écrivait ainsi les choses baroques que je débitais bien malgré moi. Elle
me dit que c'était un grand homme, un homme célèbre qui s'occupait à
faire des livres. Un grand homme! un homme célèbre! ce petit gros à
figure de curé, avec des cheveux ridiculement longs qui lui tombaient
sur les épaules!

--Ah! c'est fait comme ça, un homme célèbre? m'étonnai-je en toute
simplicité.

Et Mlle Julie riant de bon coeur:

--Mon Dieu oui, Tiennon; il est bien comme les autres, allez, malgré ses
capacités. Avec ses grands cheveux, on le prendrait plutôt pour un fou
que pour un savant; et il s'amuse de tout, ainsi qu'un enfant!

Eh bien, je ne trouvais pas très loyale la façon d'agir de ce faiseur de
livres... Je lui en voulais d'inscrire mes réponses pour les publier,
pour que d'autres bourgeois comme lui en puissent rire à leur tour.
Était-ce donc de ma faute si je parlais de façon peu correcte? Je
parlais comme on m'avait appris, voilà tout. Lui, qui était resté sans
doute jusqu'à vingt ans dans les écoles, avait pu acquérir la science
des belles phrases. Moi, j'avais fait autre chose pendant ce temps-là.
Et, à l'heure actuelle, j'employais ailleurs et aussi utilement que lui
mes facultés,--car, de faire venir le pain, c'est bien aussi nécessaire
que d'écrire des livres, je suppose! Ah! si je l'avais vu à l'oeuvre
avec moi, l'homme célèbre, à labourer, à faucher ou à battre, je crois
bien qu'à mon tour j'aurais eu la place de rire! J'ai fait souvent ce
souhait d'avoir sous ma direction, pendant quelques jours, au travail
des champs, tous les malins qui se fichent des paysans.



XXVII


Je n'étais pas le seul, d'ailleurs, à servir de cible aux risées du
maître et de ses amis: mon voisin Primaud, de Baluftière, y contribuait
pour une bonne part. Il faut dire que la physionomie de ce brave Primaud
incitait de prime abord à la moquerie; il avait le nez camus, une grande
bouche édentée qui s'ouvrait à tout propos pour un gros rire bruyant, et
avec ça une drôle de façon de regarder le ciel d'un oeil quand on lui
parlait. De plus, naïf comme pas un, se laissant «monter le coup» avec
une facilité étonnante. Enfin il avait encore cette particularité
d'aimer le lard à la folie. Or, M. Frédéric, sous un prétexte ou sous un
autre, mandait souvent au château son métayer et lui faisait servir une
énorme tranche de lard. On le laissait seul à la cuisine et il se
régalait, comme bien on pense. Après un bon quart d'heure, le bourgeois
le venait rejoindre.

--As-tu bien mangé, Primaud?

--Oh! oui, Monsieur Frédéric!

--Mais un gros morceau reste encore sur le plat; il ne faut pas le
laisser, voyons... Tiens, je sais que tu es de force à l'engloutir.

Et il le lui mettait sur son assiette.

--C'est trop, Monsieur Frédéric, j'ai le ventre plein, je ne peux
plus...

--Allons, allons, Chose, tu plaisantes; c'est sans doute que tu as soif;
Julie, donne-lui donc un verre de vin.

Pour s'en retourner, Primaud passait dans notre cour. Souvent, il
entrait à la maison ou venait me voir aux étables:

--Tiennon, je viens encore de faire un bon repas.

--Ah! tant mieux! répondais-je, c'est toujours ça d'attrapé... Je parie
que vous avez mangé du lard à volonté?

--Plus que j'ai voulu, mon vieux! Figurez-vous que M. Frédéric est venu
et qu'il m'en a servi lui-même un gros morceau; de sa main, vous
comprenez, je ne pouvais pas refuser, surtout qu'il m'a fait donner du
vin...

Il faisait grand cas de cette attention délicate--sans l'idée jamais de
voir là quelque chose de blessant pour sa dignité d'homme. Peut-être
même considérait-il comme marques de gloire les traces cireuses que
laissait, de chaque côté de sa bouche, le ruissellement graisseux du
lard. Il rentrait chez lui enchanté.

                   *       *       *       *       *

Nous l'étions moins, les autres métayers et moi. A son insu sans doute,
Primaud jouait le triste rôle de mouchard. M. Gorlier obtenait par lui
tous renseignements sur les gens de ses domaines et sur les habitants de
la commune. Trois ans auparavant, quand Badinguet s'était fait nommer
empereur, deux hommes de Franchesse, classés comme «rouges», avaient été
expédiés à Cayenne sur l'initiative de notre maître, disait-on,--et à la
suite des bavardages inconscients du _mangeux_ de lard. Vraiment, le
bourgeois ne me semblait pas excusable d'employer de tels moyens pour se
renseigner, et d'user de son influence ensuite pour faire du mal aux
gens de son pays!

Quant au voisin, bientôt édifié sur son compte, je ne lui dis plus que
ce qu'il n'y avait nulle raison de tenir caché.

                   *       *       *       *       *

A cette époque déjà, on appelait Primaud «le _mangeux_ de lard». Il est
mort depuis longtemps; mais l'épithète lui a survécu, est devenue
légendaire. Si bien qu'à Franchesse, on dit encore à présent de
quelqu'un qui raffole du lard: «C'est un vrai Primaud!»



XXVIII


Je trouvais du charme à ma vie fatigante et laborieuse. Chef de ferme,
je me sentais un peu roi. Les responsabilités me pesaient souvent, mais
j'étais fier de m'asseoir au haut bout de la table, à côté de la miche
dans laquelle je coupais de larges tranches au commencement de chaque
repas; et fier aussi d'avoir, au cercle de la veillée, la place du coin,
la place d'honneur!

En été, présent dès le petit jour au travail, j'avais auparavant
distribué un peu de son aux moutons, préparé le repas des cochons;
j'étais passé voir les boeufs au pâturage.

Je prenais la tête de l'équipe et puis dire, sans me vanter, que les
autres n'avaient pas à s'amuser pour me suivre.

Mon premier valet, un garçon de vingt ans passé nommé Auguste,--nous
disions Guste,--robuste, courageux, besognait aussi dur que moi. Le
second était un gamin d'une quinzaine d'années, mi-pâtre,
mi-travailleur. J'engageais en plus un journalier pour les foins et
moissons. Ce fut, les premières années, un certain père Forichon, déjà
âgé, ayant l'expérience de l'ouvrage, mais très bavard et un peu
_tason_,--c'est-à-dire un peu mou, un peu lent. Il avait toujours des
histoires à raconter et je crus m'apercevoir que, sous couleur de nous
intéresser, il cherchait à faire ralentir l'allure de la besogne, pour
prendre un peu de bon temps.

Un jour, d'accord avec le Guste, je résolus d'aller plus vite encore que
de coutume, de façon à ce qu'il n'ait pas le loisir de parler. Quand
nous eûmes ainsi fauché trois andains, le père Forichon dut avoir le
grand désir d'une trêve.

--Si nous allions de ce train-là jusqu'à midi, fit-il, nous en
abatterions un sacré morceau!

--Si le maître veut, nous allons essayer, dit le Guste.

Et Forichon de reprendre:

--Une fois, à Buchepot, chez les Nicolas, nous avons fauché comme ça
trois jours de suite. Le grand Pierre allait en tête; il aiguise bien,
l'animal, et dame, il filait... Son beau-frère n'arrivait plus à le
suivre. Le grand s'étant permis de le plaisanter, les voilà pris à se
fâcher,--prêts à se battre même. D'ailleurs ils s'en voulaient déjà
depuis longtemps. Moi, j'étais bien au courant des dessous de
l'affaire...

Il croyait que pour en savoir davantage, j'allais m'appuyer un peu sur
le manche de mon «dard». Mais, sans lui prêter attention, je continuai à
faucher du même train anormal; et quand nous fûmes au bout, le Guste et
moi, il se trouva un peu en retard.

--Sacrée misère! fit-il, j'ai attrapé une fourmilière qui a abîmé mon
taillant. J'ai fauché une fois dans un pré où il y en avait tellement
qu'on était obligé de battre les _dailles_ au premier déjeuner...

Il se retourna, parut étonné de voir que nous ne l'écoutions plus, que
nous étions déjà loin. D'un andain à l'autre, son retard s'accusa. Il y
avait un passage d'herbe dure, où l'obligation d'aiguiser souvent
forçait à ralentir. Alors Forichon croyait rejoindre; mais il arrivait
juste à la partie défavorable quand nous retrouvions, nous, l'herbe
tendre; nous filions vite pendant qu'il s'escrimait, impuissant à
conserver son gain de distance.

La servante ayant apporté la soupe, il ne voulut pas venir manger sans
préalablement s'être remis à niveau. Lorsqu'il nous rejoignit haletant,
ruisselant, la chemise détrempée, nous nous levions pour repartir. Alors
dépité, furieux, il fit mine de renoncer à déjeuner pour venir prendre
son andain en même temps que nous. Nous dûmes l'attendre pour qu'il
consentît à manger--bien que le Guste eût méchamment souhaité le
contraire...

Le pauvre Forichon bouda pendant huit jours au moins, sans être guéri de
sa manie de rappeler des souvenirs. Vingt fois même il répéta, faisant
allusion à l'incident:

--Ma _daille_ n'est pas de ces meilleures; si j'avais eu celle que j'ai
cassée il y a deux ans, vous ne m'auriez pas laissé, bien sûr!

                   *       *       *       *       *

Mais les choses n'allaient pas toujours de cette façon. Souventes fois,
je les sentais tous alliés, le Guste, Forichon, le gamin, la servante;
leurs visages durs exprimaient le mécontentement, l'hostilité: j'étais
le maître ennemi... Les jours de grande chaleur surtout, après le repas
de midi, la fatigue, la fainéantise les gagnaient; ils auraient voulu
faire la sieste. J'étais exténué, accablé autant qu'eux; moi aussi,
j'aurais aimé me reposer! Mais je réagissais violemment et cherchais des
mots pour les entraîner:

--Hardi! les gas! dépêchons-nous d'aller charger; le temps est à
l'orage; notre foin va mouiller...

Ou bien je les prenais par l'amour-propre:

--Nous allons pourtant finir les derniers. Ceux de Baluftière, ceux de
Praulière sont plus avancés que nous, et pour arriver en même temps que
ceux du Plat-Mizot, nous avons besoin d'en mettre...

Ils se levaient à regret, proféraient pour se soulager de gros
blasphèmes:

--Bon Dieu de bon Dieu! ce n'est quand même pas faisable de travailler
par des chaleurs pareilles; il n'y a pas d'animaux qui résisteraient...

Forichon disait:

--Je veux faire un mauvais coup pour aller voir au bagne si c'est pire
que là!

Reprise l'oeuvre, je m'efforçais de les remonter en leur racontant
quelques bêtises,--des histoires salées dont rougissait la servante. Eux
de rire et d'en conter de plus fortes. Ainsi le temps passait et le
travail se faisait... Être gai, familier, ne pas se ménager soi-même,
c'est encore le meilleur moyen d'obtenir beaucoup des autres.

Il nous arrivait, au cours de ces rudes séances de foin ou de moisson,
par les après-midi torrides, d'apercevoir M. Frédéric et ses amis
installés dans un bosquet du parc, autour d'une petite table garnie de
boissons fraîches.

--Ce qu'ils sont heureux, tout de même, ces cochons-là! faisait le Guste
qui, en dehors de leur présence immédiate, n'avait nul respect.

Les autres formulaient aussi des phrases irrévérencieuses que méprisait
mon silence. Même je m'efforçais de les calmer quand ils allaient trop
loin. Le pauvre _laboureux_, placé entre l'enclume et le marteau, doit
savoir être diplomate à l'occasion!

                   *       *       *       *       *

Se démener sans trêve de l'aube au soir, se hâter de finir un travail
pour en recommencer bien vite un autre qui est en retard, dormir cinq ou
six heures seulement d'un sommeil léger coupé d'inquiétudes, c'est un
régime qui n'engraisse pas, mais d'où l'ennui est banni. Ce régime était
le mien six mois chaque année. Car, après la rentrée des récoltes,
venaient les fumures, les labours, les semailles qui sont temps de
presse aussi--et, jusqu'aux environs de la Saint-Martin, je continuais à
me lever dès quatre heures.

Les labours étaient particulièrement durs en raison de la situation du
domaine sur la partie montante du vallon; dans nos champs en côte
l'argile rouge dominait, mêlé de pierres. Nos pauvres boeufs se levaient
bien à regret quand nous les allions quérir dans le Grand Pré, leur
pâture habituelle en septembre. Nous les trouvions presque toujours
couchés sous le même vieux chêne à la ramure étendue,--masses blanches
dans la grisaille de la petite aurore,--et il fallait leur donner de
grands coups d'aiguillon pour les mettre en mouvement.

--Allez, allez, rossards!

Ça les peinait beaucoup... Le pâturage possédait une bonne source,
l'ombre des bouchures était épaisse et fraîche--et l'herbe si tendre! Il
m'en coûtait de les priver de ce paradis pour les coupler sous le joug,
les obliger à tirer, à plein effort, la charrue dans les guérets
montueux. J'éprouvais parfois le besoin de m'en excuser:

--C'est embêtant bien sûr, mais puisqu'il le faut... Moi aussi, mes
vieux, je préférerais me reposer et pourtant je travaille. Allez-y donc
de bon coeur!

                   *       *       *       *       *

Ils avaient, comme leur maître, du bon temps pendant les mois d'hiver.
Novembre venu, je ne me levais qu'à cinq heures; je me couchais à huit.

Mais les inquiétudes, pour un chef de ferme, sont de toutes les saisons.
A cette époque, la question du fourrage me préoccupait surtout. Il
convenait de le ménager, le fourrage, sans réduire trop la ration des
bêtes à l'engrais, des vaches fraîches vêlières, des génisses à vendre
au printemps, des boeufs de travail... Je me chargeais seul de la
distribution à toutes les bêtes et toisais souvent mon fenil, prenant
des points de repère, sacrifiant telle partie jusqu'à telle fin de mois.
Les mauvaises années, il me fallait mêler à la ration quotidienne une
bonne dose de paille, et encore je tremblais tout l'hiver, voyant comme
ça diminuait vite, de la crainte d'être à la misère en fin de saison...
C'est que, quand il faut acheter, pendant un mois seulement, du fourrage
pour nourrir le cheptel, le bénéfice de l'année est bien compromis!

Les jours de sortie, je m'abstenais le plus possible d'aller à
l'auberge, sachant qu'on court grand risque de se mettre en retard
lorsqu'on est pris à causer avec les autres. Et les souvenirs souvent
évoqués des faiblesses de mon père, de cette rixe de Saint-Menoux qui
m'avait valu un procès, me donnaient de la débauche une crainte
salutaire.

Ma seule passion était la prise. Il me fallait déjà, lors de notre
installation à la Creuserie, pour cinq sous de tabac par semaine et j'en
vins progressivement à monter jusqu'à dix sous. En labourant, quand
j'arrivais au bout d'une raie, le temps d'examiner le sillon nouveau
afin d'en voir les courbes, machinalement, je tirais ma tabatière;--en
fauchant, après chaque andain, crac, une prise;--en sarclant, quand je
m'arrêtais un instant pour souffler, ma main se glissait à la recherche
de la «queue-de-rat», sans même que ma volonté y fût pour quelque chose.
Longs et tristes jours que ceux où la provision s'épuisait! Il me
prenait des envies de chercher chicane à tout le monde; je ne trouvais
pas une bonne place...

Mais la satisfaction intime liée à mon oeuvre était à coup sûr le
meilleur de mes plaisirs, et le plus sain. Contempler les prés
reverdissants; suivre passionnément dans toutes ses phases la croissance
des céréales, des pommes de terre; juger que les cochons profitaient,
que les moutons prenaient de l'embonpoint, que les vaches avaient de
bons veaux; voir les génisses se développer normalement, devenir belles;
conserver les boeufs en bon état en dépit de leurs fatigues, les tenir
bien propres, bien tondus, la queue peignée, de façon à être fier d'eux
quand j'allais, en compagnie des autres métayers, faire des charrois
pour le château; engraisser convenablement ceux que je voulais vendre:
mon bonheur était là! Il ne faut pas croire que je visais uniquement le
résultat pratique, le bénéfice légitime qui m'en devait revenir: non! Il
y avait dans l'affaire une part d'orgueil désintéressé.

Quand ceux de Baluftière, de Praulière ou du Plat-Mizot venaient veiller
chez nous, la visite aux étables s'imposait et je jouissais de me sentir
jalousé à cause du bon état de mon cheptel.

De même aux foires, si des étrangers, remarquant mes bêtes parmi celles
des six domaines, m'en faisaient compliment. Je répondais aux éloges
avec une fausse modestie, de façon à me faire valoir davantage:

--Ce n'est pas qu'ils ont eu trop de repos, mes pauvres boeufs; jusqu'à
la fin des semailles ils ont travaillé! Quant aux dépenses, il est
difficile d'en faire moins: deux sacs de farine d'orge et trois cents
livres de tourteaux.

--Allons, allons, vous ne les avez pas amenés ainsi avec rien! faisaient
les autres, incrédules. De fait, souvent, je mentais un peu...

                   *       *       *       *       *

Ainsi s'affirma dans la contrée ma réputation de bon bouvier. On m'avait
rapporté ce propos de M. Parent, dans une auberge de Franchesse, en
présence de deux ou trois gros bonnets:

--Le meilleur de mes _laboureux_, c'est Tiennon, de la Creuserie; il
fait bien valoir et, pour les bêtes, c'est un soigneur comme il y en a
peu...

Hommage dont je n'étais pas médiocrement fier, dont le souvenir, au
cours des pansages surtout, faisait se précipiter sous ma blouse
graisseuse le tic-tac ému de mon coeur. L'impression des généraux qu'on
encense après une guerre heureuse n'est sans doute pas très différente.
Et ma satisfaction, après tout, n'était-elle pas aussi légitime que la
leur et moins propre à inspirer du remords ensuite--qui avait sa source
dans mon seul effort et non dans un sacrifice de vies humaines?

                   *       *       *       *       *

D'autres fois, durant les séances de travail aux champs, aux saisons
intermédiaires surtout, quand il faisait bon dehors, quand la brise,
caressante comme une femme amoureuse, apporte avec elle des senteurs de
lointain, des arômes d'infini, des souffles sains dispensateurs de
robustesse, je ressentais ce même sentiment d'orgueil satisfait
confinant au plein bonheur. Ce m'était une jouissance de vivre en
contact avec le sol, avec l'air et le vent; je plaignais les
boutiquiers, les artisans qui passent leur vie entre les quatre murs
d'une même pièce, et les ouvriers d'industrie emprisonnés dans des
ateliers malsains, et les mineurs qui travaillent si profond sous la
terre. J'oubliais M. Gorlier, M. Parent; je me sentais le vrai roi de
mon royaume et je trouvais la vie belle.



XXIX


Victoire souffrait souvent de l'estomac et aussi de névralgies très
douloureuses qui l'obligeaient à garder plusieurs jours de suite un
mouchoir en bandeau autour de la tête,--sous lequel s'amenuisait encore
son pauvre visage tiré, minci, vieilli, aux yeux toujours cernés. Cela
n'était pas pour améliorer son caractère taciturne et plutôt difficile.
Elle vivait dans un état d'agacement perpétuel, broyant du noir,
s'exagérant le mauvais côté des choses. Et de se lamenter sans cesse sur
les ennuis en perspective.

--Il va falloir du pain jeudi; le même jour nous aurons à battre le
beurre et à plumer les oies; jamais nous n'en pourrons voir le bout!

Ou bien:

--Il devient indispensable de faire la lessive; nous n'avons plus de
linge. Et le mauvais temps continue toujours. Mon Dieu, que c'est
ennuyeux!

Elle se lamentait de même si l'un des enfants souffrait, si les récoltes
s'annonçaient mal, si les couvées ne réussissaient pas, si le jardin
manquait de légumes et si les vaches diminuaient de lait. Aux repas,
elle ne se mettait jamais à table--s'occupant à cuisiner, à surveiller,
à servir les petits.

--Mais prends donc le temps de manger, voyons, bourgeoise! disais-je
parfois.

--Oh! pour ce qu'il me faut!

Elle se contentait d'avaler en circulant un peu de soupe claire. Par
comparaison j'avais quelque honte de mon appétit robuste. Les jours où
«ça la tenait dans l'estomac», elle _levait les gognes_[5] tout à fait,
disant n'avoir envie de rien. Je l'engageais à se préparer un peu de
soupe meilleure, ou bien un oeuf à la coque. Mais elle prélevait
seulement une tasse de bouillon dans la soupière commune.

  [5] Expression bourbonnaise s'appliquant aux personnes tristes,
    dégoûtées, malades.

Encore que la servante fût chargée de toutes les grosses besognes, le
rôle de Victoire restait très chargé. Les enfants, la basse-cour, les
repas, une bonne part du ménage, sans compter, quand le lait donnait, la
préparation du beurre et du fromage, il y avait là de quoi fatiguer une
plus robuste qu'elle. Intelligente, elle savait tirer le meilleur parti
de toutes ses denrées vendues au marché de Bourbon chaque samedi.
Économe, elle rabrouait souvent la servante coupable de ménager trop peu
le savon, la lumière, le bois pour le feu. Certes la pauvre fille
n'avait pas toutes ses aises.

Il arriva même que notre maison fût un peu décriée... On se plaignait de
mon activité au travail; on disait la bourgeoise méchante et intéressée.
Les domestiques, garçons et filles, y regardaient à deux fois pour se
louer chez nous. Nous étions obligés de les payer au prix fort.

Les petits avaient rarement à souffrir de la mauvaise humeur de leur
mère. Parfois insupportables, ils achevaient, aux mauvais jours, de lui
casser la tête, mais elle ne les battait jamais.

Pour mon compte, je n'avais guère le loisir de m'occuper d'eux; c'est à
peine si je trouvais quelques instants le dimanche pour les faire sauter
sur mes genoux; mais je m'abstins toujours de les brutaliser. S'ils ne
furent pas, en raison de notre vie laborieuse, caressés, cajolés,
mignotés comme d'aucuns, au moins ne furent-ils jamais talochés... Et je
crois qu'ils nous aimaient vraiment...

                   *       *       *       *       *

Quand quelques-uns de nos parents venaient nous faire visite, Victoire
s'efforçait à l'amabilité. En dehors de la fête patronale, le fait se
produisait assez peu,--car on ne considérait pas comme étranger le père
Giraud qui, retraité à Franchesse, faisait chez nous de fréquentes
apparitions. Le pauvre vieux nous arriva un jour bien attristé; un
papier officiel venait de lui apprendre la mort de son fils, le soldat
d'Afrique, qu'une mauvaise fièvre avait tué, quelques mois avant
l'expiration de son deuxième congé,--c'est-à-dire de sa rentrée en
France avec une place.

Les enfants de mon parrain et ceux de mon frère vinrent à tour de rôle
nous prier à leurs noces. On faisait à chaque fois, selon l'usage,
quelques préparatifs pour les recevoir.

Au jour du mariage je me rendais presque toujours seul à Saint-Menoux.
Je buvais sec dans ces occasions-là et tenais bien ma place à table. Il
m'arrivait, oubliant les soucis coutumiers, de me lancer tout à fait, de
chanter, de danser comme les jeunes!

                   *       *       *       *       *

Une visite inattendue fut celle de Gaussin et de sa femme, revenus faire
un tour au pays après dix ans d'absence. Ils se présentèrent chez nous,
un soir, à l'improviste, et rirent beaucoup de notre extrême surprise.
J'eus de la peine à reconnaître la Catherine dans cette dame à chapeau
qui parlait si bien; et son mari, avec sa figure rasée de larbin et ses
beaux habits de drap, ne rappelait guère le Gaussin d'autrefois. Leur
petit Georges était poli, vif, enjoué et gentil comme tout; il n'eût
demandé qu'à prendre contact avec notre Jean, notre Charles et notre
Clémentine; mais eux, trop peu habitués à voir des étrangers,
demeurèrent à l'écart, sournois et taciturnes.

Je passai une bonne soirée à causer, à _jarjoter_ comme on dit, avec ma
soeur et mon beau-frère. On les retint à coucher, mais ils partirent
dans la journée du lendemain. N'ayant qu'un congé de quinze jours, et
tenant à voir les deux familles, ils ne pouvaient rester longtemps dans
chaque maison.

Deux ou trois fois vint aussi le verrier de Souvigny qui avait épousé la
soeur aînée de Victoire. C'était un homme entre deux âges, assez
corpulent, teint blême et moustache rousse. Il toussait, la voix rauque,
la poitrine usée doublement par son travail de souffleur et par
l'alcool,--et l'idée de la mort le hantait souvent.

--Dans notre métier, on est usé à quarante ans; rares sont ceux qui
vivent jusqu'à cinquante. Mon tour sera vite venu de tirer le pissenlit
par la racine!

Mais il tenait à jouir de son reste,--exigeant une bonne cuisine, de la
viande et du vin tous les jours. Ce qui ne l'empêchait pas de dépenser
beaucoup hors de chez lui; plusieurs gouttes le matin, la chopine ou
l'apéritif le soir--sans parler de grosses «bombes» les jours de paie,
les jours de fête. Aussi les ressources n'abondaient-elles jamais. Il y
avait des périodes où le boulanger, le boucher, l'épicier ne voulaient
plus rien donner à crédit; alors, il entrait dans des colères
épouvantables, cognait la femme et les gosses. La femme, bien plus
vieillie encore que Victoire, les cheveux blanchis avant l'âge, avait
une expression craintive et résignée qui faisait peine. Les enfants: de
petits maigriots, rusés et sournois, précocement vicieux.

Ma bourgeoise, à qui sa soeur avait fait souvent des confidences,
n'ignorait rien des dessous du ménage; elle mettait cependant les petits
plats dans les grands, se donnait tout le mal possible pour satisfaire
son beau-frère. Nous ne sympathisions guère. Il affectait de mépriser la
culture. J'ignorais tout des choses de son métier, et ses blagues à
l'emporte-pièce me déroutaient... D'où une gêne pesante--et mon grand
contentement de le voir s'en aller.

Les jours suivants, la patronne se montrait plus grincheuse encore que
de coutume,--en rançon de ses efforts antérieurs d'amabilité. Nous
gagnions tous à ce que les visites soient rares.



XXX


C'est bon pour les riches, c'est bon pour ceux qui ont du temps à
perdre, de songer aux intrigues amoureuses. Avec une vie remplie comme
l'était la mienne le diable ne peut guère tenter!

La chose arriva cependant la cinquième année de mon séjour à la
Creuserie,--tout à fait par hasard il est vrai.

Ma femme, en raison de son état maladif, était bien détachée des
plaisirs d'amour. Je n'osais m'approcher d'elle, certain d'être mal
reçu. Et cela contribuait encore à refroidir nos relations. Néanmoins,
je ne me donnais pas la peine de chercher ailleurs.

A la maison même, j'aurais pu sans doute trouver l'occasion avec nos
servantes, dont quelques-unes n'eussent pas été, je pense, aussi
farouches que la petite Suzanne, de Fontbonnet. Mais dans ces
conditions, l'histoire finit toujours par être découverte; il en résulte
des brouilles difficiles à raccommoder et c'est d'un exemple déplorable
pour les enfants.

                   *       *       *       *       *

Donc vers la mi-juillet, un orage ayant rafraîchi les terres, je
profitai de la période d'accalmie, entre foins et moisson, pour herser
nos guérets. J'étais, ce matin-là, dans un champ assez éloigné de chez
nous, à droite du chemin de Bourbon à Franchesse, à proximité de la
petite locature des Fouinats.

Victoire m'ayant envoyé à déjeuner par la servante, j'arrêtai mes boeufs
à l'ombre d'un vieux poirier, non loin de la chaumière dont j'apercevais
les murs en pisé et le toit de paille, au sommet duquel croissaient des
plantes vertes. Le locataire travaillait toujours au loin dans les
fermes; sa femme, une blonde assez appétissante, allait aussi en journée
quelquefois; ils n'avaient pas d'enfants.

Or, le soleil était chaud et la soupe un peu salée... Après avoir mangé,
la soif me prit et l'idée me vint, tout naturellement, d'aller demander
à boire à la Marianne, que je savais chez elle pour l'avoir entendu
appeler ses poules. Mes boeufs ruminaient tranquilles; je décrochai, par
mesure de prudence, la chaîne qui les attelait à la herse, et me hâtai
vers la maison.

La Marianne, vêtue seulement d'un jupon court et d'une chemise,
procédait à sa toilette. Elle avait ramené en avant pour les peigner ses
cheveux défaits, dans lesquels se jouait un rayon de soleil; ils me
semblèrent soyeux et attirants; ils la nimbaient d'une auréole, comme on
en voit aux saintes des images ou des vitraux. Sa figure, quoique brunie
par le hâle, avait des tons roses; ses épaules nues étaient rondes et
pleines, et ses seins libres apparaissaient, rotondités tentatrices,
au-dessus de l'échancrure de la chemise.

Je sentis dès l'abord courir une petite fièvre dans mon organisme.

--Bonjour, Marianne; je vous dérange? fis-je en entrant.

Elle tourna à demi la tête:

--Ah, c'est vous, Tiennon! Vous me trouvez dans une drôle de tenue...

--Vous êtes chez vous: c'est bien le moins que vous ayez la liberté de
vous mettre à l'aise... Je venais vous demander à boire.

--C'est bien facile.

Sans même prendre le temps de renouer ses cheveux, elle alla prendre sur
le dressoir un grand pichet de terre jaune qu'elle remplit au seau,
derrière la porte, et me le tendit. Je la dissuadai d'aller chercher un
verre, et bus à la régalade presque toute l'eau du pichet.

--Vous aviez donc bien soif? dit la Marianne en souriant dans sa toison
défaite, à moins que vous ne la trouviez meilleure que celle de chez
vous.

--C'est peut-être les deux, répondis-je. Vous savez bien que le
changement...

Elle comprit l'allusion: ses joues se colorèrent et son sourire se fit
moqueur.

--Ça dépend... Il y a des choses qui ont toujours le même goût!
fit-elle.

--Vous le savez par expérience? demandai-je malicieusement.

Et comme elle ne s'éloignait pas, je plongeai l'une de mes mains dans le
flot d'or de ses cheveux dénoués, alors que l'autre allait se perdre
dans la bâillure de la chemise, entre les mamelons tentateurs!

La Marianne n'eut aucune révolte; il me sembla même qu'elle provoquait
mes caresses. Et nous allâmes jusqu'au bout de la faute...

Je sortis plutôt troublé, m'attendant presque au reproche ironique de la
nature entière. Mais le soleil brillait comme avant; mon guéret avait la
même teinte rougeâtre d'argile lavé; les cailles chantaient de même dans
les blés jaunissants; les hirondelles et les bergeronnettes voletaient
autour de moi comme si rien d'anormal ne s'était passé... Et rentrant à
la ferme, mon attelée faite, je ne constatai nul changement dans les
façons d'être à mon égard de la bourgeoise, des enfants, des
domestiques,--non plus que de M. Parent, le régisseur, qui vint dans
l'après-midi. Cela me fit concevoir une moindre gravité de l'acte
irrémédiable.

                   *       *       *       *       *

Mes relations avec cette femme se continuèrent pendant dix-huit mois,
plus ou moins suivies selon les circonstances. Nous avions tous deux le
souci de ne pas nous faire remarquer, de sauver les apparences. Il
fallait donc que j'aie des motifs pour aller seul du côté des Fouinats,
soit à l'occasion d'un travail, soit pour visiter les bêtes au pâturage.
Il y avait des périodes où, les bons prétextes difficiles à trouver, je
restais plusieurs semaines sans la voir.

Hélas! on a beau être prudent: à la campagne il faut peu de chose pour
provoquer des clabauderies... La Marianne ne me demandait jamais
d'argent et je ne lui en offrais pas, bien entendu. Seulement je lui
permettais de conduire ses chèvres dans mes champs d'alentour, d'y
prendre de l'herbe pour ses lapins, et je fermais les yeux
volontairement quand ses volailles causaient quelques dégâts aux
emblavures. Les domestiques, les voisins s'intriguèrent de cette
tolérance. Je dus être guetté; on s'aperçut que je faisais des haltes à
la maison;--et de jaser...

M. Parent, l'année suivante, donna congé aux gens de la locature qui
s'en allèrent du côté de Limoise. Ainsi finirent nos amours--dont
Victoire ne sut jamais rien, j'imagine.

Son père, par contre, m'avait fait un jour, confidentiellement, des
remontrances assez sévères, accueillies en toute humilité...



XXXI


Quelques-uns des progrès du siècle arrivaient jusqu'à nous, malgré que,
chacun dans leur sphère d'action, M. Gorlier, M. Parent, ma femme,
fissent tout leur possible pour se mettre en travers.

Les écoles commençaient à se peupler. Les commerçants du bourg, les plus
huppés des campagnards y envoyaient leurs enfants; il y avait aussi
quelques places gratuites pour les pauvres, dont bénéficiaient surtout
les petits des métayers du maire.

J'aurais bien voulu que mon Jean sût lire et écrire pour être à même
ensuite de tenir nos comptes. M. Gorlier étant conseiller municipal et
ami du maire, je me crus autorisé à lui dire, un jour qu'il félicitait
le petit Jean sur sa bonne mine:

--Monsieur Frédéric, il lui faudrait à présent quelques années d'école.

Il tira coup sur coup trois bouffées de sa grande pipe en écume de mer
et répondit:

--L'école! l'école!... Et pourquoi faire, sacre-bleu? Tu n'y es pas
allé, toi, à l'école; ça ne t'empêche pas de manger du pain! Mets donc
ton gamin de bonne heure au travail; il s'en portera mieux et toi aussi.

--Pourtant, Monsieur Frédéric, ça lui rendrait service de savoir un peu
lire, écrire et compter. Pour qu'il soit moins bête que moi, je
tâcherais de me priver de lui encore quelques années, au moins pendant
l'hiver...

--Dis-moi un peu ce que tu aurais de plus si tu savais lire, écrire et
compter? L'instruction, c'est bon pour ceux qui ont du temps à perdre.
Mais toi tu passes bien tes journées sans lire, n'est-ce pas? Tes
enfants feront de même, voilà tout... D'ailleurs, une année d'école
coûte au moins vingt-cinq francs. Si tu envoies ton aîné en classe, tu
ne pourras guère te dispenser d'y envoyer les autres; il t'en faudra de
l'argent!

--Monsieur Frédéric, vous pourriez peut-être m'obtenir une place
gratuite...

--Une place gratuite! Le nombre en est très limité des places gratuites;
il y a toujours dix demandes pour chacune. N'y compte pas, Chose, n'y
compte pas... Et je te répète qu'il vaut mieux mettre ton gas à garder
les cochons que de l'envoyer à l'école.

Le bourgeois bourrait sa pipe avec rage; sa voix, ses gestes accusaient
de l'impatience. Comprenant qu'il avait des griefs contre l'instruction,
craignant de le mécontenter en insistant, je m'en tins à cette unique
tentative. Et mes enfants n'allèrent pas en classe.

Pour la culture, je n'étais pas de ceux qui aiment à se lancer dans les
nouveautés, dans les frais, sans savoir ce que seront les résultats.
Mais pourquoi faire grise mine à ce que l'expérience démontre
avantageux? Dès mon entrée à la Creuserie, je m'étais muni de deux
bonnes charrues qui faisaient plus vite que l'araire du bien meilleur
travail et d'une herse aux dents de fer. J'aurais voulu décider le
régisseur à adopter la chaux, mais il reculait devant la dépense, à vrai
dire assez considérable. Sa grande préoccupation était de pouvoir verser
au propriétaire une somme au moins équivalente à celle de l'année
d'avant. C'est que M. Gorlier, quand il y avait baisse, savait fort bien
dire avec une moue de dépit:

--Bientôt les revenus de mes propriétés ne suffiront plus à payer
l'impôt!...

Et, un jour que le sous-ordre trembleur osait aborder cette question de
la chaux:

--Si j'avais voulu m'occuper moi-même de mes biens, il est clair que je
ne vous aurais pas pris comme régisseur! Arrangez-vous à tirer des
domaines tout ce qu'ils peuvent donner, de façon à ce que les bénéfices
aillent en augmentant. Ce n'est pas à moi à vous indiquer les moyens d'y
parvenir.

M. Parent restait donc perplexe, hésitant entre la crainte des débours à
faire de suite et le désir d'augmenter les rendements futurs. Mais la
crainte l'emportait et nous en restions là.

Or, le propriétaire étant venu nous voir à la moisson me demanda si la
récolte s'annonçait bonne.

--Ni bonne, ni mauvaise, Monsieur Frédéric, répondis-je; elle serait
certainement bien meilleure si nous avions mis de la chaux.

--Ça donne de bons résultats, cette chaux? questionna-t-il d'un air
indifférent, tout en faisant des moulinets avec sa canne autour de la
tête d'un gros chardon.

--Oh! oui, Monsieur Frédéric. On rentre souvent dans ses frais dès la
première année; les récoltes d'avoine et de trèfle qui viennent après le
blé sont bien meilleures,--et cela est bénéfice clair. Les avantages
ensuite continuent à se faire sentir assez longtemps.

Il partit sans un mot; il s'en alla chez Primaud de Baluftière, chez
Moulin du Plat-Mizot et, successivement, dans tous les domaines.
L'unanimité des avis entraîna son adhésion--et des ordres en
conséquence.

Trois jours après, M. Parent nous annonça qu'il s'entendait avec des
charretiers pour faire amener de la chaux dans nos guérets.

                   *       *       *       *       *

Par économie aussi, Victoire était opposée à toute réforme dans les
choses la concernant. En raison du perfectionnement des petits moulins
du pays, il était devenu possible de faire séparer le son d'avec la
farine. Beaucoup commençaient à user de cette amélioration, et il y en
avait même qui, remplaçant le seigle par le froment, mangeaient du vrai
pain de bourgeois! De ces derniers, par exemple, on parlait avec un peu
d'ironie, prévoyant qu'ils couraient aux abîmes.

Sans me risquer ainsi, tout en continuant à mettre dans chaque sac deux
mesures de froment et trois de seigle, j'aurais désiré faire sortir le
son. A chaque fois que j'envoyais du grain moudre, je reparlais de
l'affaire,--toujours désapprouvé par la bourgeoise:

--Il faut déjà payer les domestiques assez cher, ce n'est pas la peine
de les nourrir au pain blanc!

En présence de ce parti pris obstiné, je m'avisai d'un stratagème. Le
meunier, de connivence avec moi, dit, en nous ramenant la provision,
qu'il en avait par mégarde retiré le son, ainsi qu'il faisait à présent,
pour presque tout le monde. Je le tançai d'un ton de mauvaise humeur,
l'invitant à faire attention à son ouvrage s'il tenait à nous conserver
comme clients. Mais nous avions de la farine pour un trimestre. Et
après, Victoire elle-même n'osa pas proposer de revenir en arrière.

A partir de ce moment, nous eûmes toujours du bon pain,--d'autant
meilleur que je baissai progressivement la proportion de seigle, jusqu'à
arriver à la supprimer tout à fait quand la moyenne de nos récoltes de
blé eut augmenté, du fait de l'adoption de la chaux.

Beau jour vraiment que celui où je vis trôner sur la table la miche
réservée de mon enfance! Les jeunes d'aujourd'hui trouvent des fois
médiocre notre pain de bon froment pour peu qu'il soit un peu dur. Ah!
s'ils étaient remis pour quelque temps au pain noir et graveleux
d'autrefois, ils apprendraient vite à l'apprécier!

                   *       *       *       *       *

Je cite comme caractéristiques ces trois faits d'entrave aux idées
nouvelles, mais il s'en produisit bien d'autres, de la part de M.
Gorlier au point de vue de l'amélioration générale, de la part de M.
Parent pour les choses de la culture, et de la part de ma femme pour
celles de la cuisine.



XXXII


Il est des années de grand désastre qui jalonnent tristement la monotone
existence de l'homme des champs. Ainsi en fut-il de 1861, pour ceux de
ma génération. Et, pour ce qui me concerne, cette année fut deux fois
maudite puisqu'il m'advint, en plus de ma part de la calamité
collective, une catastrophe particulière.

Vers la fin du mois d'avril, deux jeunes taureaux enjugués pour la
première fois, dans une minute de malheur m'ayant renversé, me
piétinèrent. Résultat: une jambe cassée, deux côtes défoncées, sans
compter les lésions et meurtrissures.

Le docteur Fauconnet, qui me vint raccommoder, me banda la jambe avec
des _copes_ de bois, des bandes de toile et me condamna à l'immobilité
pendant quarante jours.

Ce fut atroce; des fourmillements passaient dans ma jambe malade;
j'étais moulu, brisé, car la fièvre s'en mêla les deux premières
semaines au point qu'on put craindre des complications internes. Tous
les bruits ménagers, le pilonnement des sabots ferrés sur le cailloutis,
le tintamarre des marmites, le heurt des assiettes, les conversations
même m'étaient insupportables. Aux mauvais jours, Victoire s'énervait,
pleurait. Le médecin, qu'elle envoya quérir à plusieurs reprises, ne
venait qu'à son heure,--tard dans l'après-midi ou le lendemain.

A la campagne on a bien le temps de mourir dix fois, comme on dit, avant
que d'être secouru. Et ce n'est pas l'un des moindres inconvénients de
la vie paysanne, en notre pays de fermes isolées surtout.

D'autant moins exact, le docteur Fauconnet, que, féru de politique, il
passait journellement plusieurs heures au café. Républicain, il faisait
une opposition acharnée aux gros bourgeois du pays et au gouvernement de
Badinguet. C'est par lui que juraient tous les «avancés» de Bourbon; les
soirs de beuverie, il s'en trouvait toujours quelques-uns pour aller
crier devant sa porte: «Vive le docteur! Vive la République!» Et cela
consternait son vieux père retiré dans son château d'Agonges.

Quand je fus plus tranquille et en état de causer, M. Fauconnet
m'entretint des sujets qui lui étaient chers. Il voulait l'impôt sur le
capital, la suppression des armées permanentes, l'instruction gratuite.
Il me parlait de Victor Hugo, le grand exilé, et plaignait les victimes
du coup d'État de 51. Puis, de larder d'épigrammes le maire et les
adjoints de Bourbon. Tous les maires sans doute font des bêtises,
pratiquent plus ou moins le favoritisme--et il n'est pas difficile à
quelqu'un d'un peu calé de leur faire de l'opposition. Mais bien que le
docteur eût l'air de parler raison, je ne savais trop s'il convenait de
le prendre au sérieux. Car ce grand tombeur de bourgeois vivait lui-même
en bourgeois... Certes, il eût plus fait pour le peuple en allant voir
ses malades régulièrement et en leur comptant ses visites moins cher
qu'en pérorant chaque jour au café!

En tout cas, j'avais pour mon compte d'autres sujets d'intérêt que les
discours du docteur. Me voit-on cloué au lit juste au début des grands
travaux, obligé de laisser tout diriger par les domestiques! Notre petit
Jean, avec ses quatorze ans, ne pouvait encore jouer au patron. J'étais
toujours à me demander comment les bêtes étaient soignées, si l'on
faisait du bon travail, si on ne lambinait pas trop. A mesure que
s'atténuait le mal, croissait mon inquiétude. Mais j'eus beau rager,
m'énerver, il me fallut bien attendre.

Quelle joie presque enfantine à l'heure où, mon pansement défait, je pus
me lever, circuler. Ma jambe demeurait encore faible, mais je n'étais
pas du tout boiteux. De jour en jour, m'aidant d'une grosse canne de
chêne, je m'éloignai davantage de la maison et fus heureux, visitant nos
champs, de constater que les récoltes semblaient belles. Je pensais:

--Mon accident nous a coûté cher; mais, grâce à Dieu, l'année s'annonce
bonne; nous pourrons tout de même sortir avec honneur de cette mauvaise
passe.

Hélas! je comptais sans la grêle qui, le 21 juin, nous vint ravager de
façon atroce! On eut au plein de ce jour d'été une soudaine impression
de nuit, tellement le ciel devint noir, livide. Les éclairs sans fin
zébraient tous les points de l'horizon, et, après chaque zig-zag de feu,
tonnait la foudre en crescendo.

Et les grêlons de tomber, gros comme des oeufs de perdrix, puis comme
des oeufs de poule, défonçant les toitures et cassant les vitres. Puis
la mitraille dégénéra en averse; notre maison fut inondée. Par toutes
les grandes pluies il entrait de l'eau sous la porte. Mais cette fois
elle dégoulinait du grenier par les interstices des planches; elle
tombait sur les ciels de lit, sur la table et sur l'armoire; elle
ruisselait entre les cailloux pointus de la cuisine, et, dans la
chambre, les trous du sol étaient autant de petites mares. Les femmes
interrompirent leurs lamentations pour mettre des draps sur les
meubles--bien tard!

Quelle triste promenade, quand on put s'aventurer dehors! Autour des
bâtiments, les débris de vieilles tuiles moussues s'amoncelaient au long
des murs. Du côté de l'ouest surtout, de grandes brèches dans la toiture
laissaient voir les lattes grises du faîtage dont beaucoup même étaient
brisées. La campagne apparaissait meurtrie sous l'effeuillement
prématuré des haies et des arbres. Les pétales d'églantine, les grappes
d'acacia s'amalgamaient sur le sol parmi les brindilles, feuilles et
menues branches. On trouvait en grand nombre des petits cadavres
d'oiseaux aux plumes hérissées. Les céréales n'avaient plus d'épis;
leurs tiges plus ou moins brisées s'inclinaient en des attitudes de
souffrance. Les foins englués de boue, aplatis comme avec des maillets,
étendaient sur les prés, comme un emplâtre sale, leur uniforme masse
vaseuse. Les trèfles, les pommes de terre montraient l'envers de leurs
feuilles criblées. Les légumes du jardin n'existaient plus...

Le vallon entier avait pareillement souffert.

Il n'y eut guère que les ouvriers du bâtiment pour bénéficier de cette
catastrophe. Demandés partout en même temps, maçons et couvreurs,
pendant de longs mois, ne surent où donner de la tête. Les tuileries
épuisèrent d'un coup leurs réserves. Et la fabrication courante n'étant
pas en mesure de répondre à ces besoins anormaux, plus d'un propriétaire
dut avoir recours à l'ardoise. C'est ainsi que l'on voit encore, par-ci
par-là, des toitures dont un côté est de tuiles et l'autre côté
d'ardoises; les vieux comme moi savent tous que ce sont là des souvenirs
de la grande grêle de 61.

Pour recueillir les débris informes et sans valeur presque qui tenaient
lieu de récoltes, il fallut bien plus de temps qu'à l'ordinaire. Le
foin, souillé et poussiéreux, rendit les bêtes malades. Le peu de grain
qu'on put tirer des céréales fut inutilisable autrement que pour faire
de la mauvaise farine à cochons.

Il fallut acheter du grain pour semer, du grain pour vivre, du fourrage
et de la paille. Mes quatre sous d'économie sautèrent cette année-là; je
fus même obligé de quémander une avance d'argent au régisseur pour payer
mes domestiques.



XXXIII


En raison du préjudice que lui causait la catastrophe, M. Gorlier passa
tout l'automne et une partie de l'hiver à Franchesse. Il était d'une
humeur impossible, sacrait à tout propos, et ne prenait même plus la
peine de teindre sa barbe, dont les poils clairsemés étalaient leur
blanc sale sur le cramoisi du visage.

Il partit néanmoins courant janvier vers les pays de soleil. Et il y
mourut subitement d'une attaque d'apoplexie quinze jours après... On
prétendit que Mlle Julie s'était appropriée le magot du défunt. En tout
cas, craignant sans doute de se rencontrer avec les héritiers, elle ne
revint jamais plus.

                   *       *       *       *       *

La propriété échut à un neveu,--un certain M. Lavallée, officier
d'infanterie dans une ville du Nord qui, à la suite de cette aubaine,
donna sa démission pour venir au cours de l'été s'installer à la Buffère
avec sa famille.

Le dimanche qui suivit son arrivée, il nous convoqua au château, le
régisseur et tous les métayers. Du château, je ne connaissais encore que
la cuisine. Mais on nous fit entrer, ce jour-là, dans une belle pièce si
bien cirée qu'on avait peine à se tenir debout. Le père Moulin, du
Plat-Mizot, fut près de s'étaler. Cela nous mit en joie,--seulement nous
n'osions éclater, de peur d'être inconvenants... Nous nous tenions
debout et silencieux, lorgnant toutes les choses étonnantes réunies dans
ce salon. Il y avait des fauteuils et canapés garnis d'une étoffe crème
à fleurs bleues, avec franges. Le tapis recouvrant une petite table,
devant la cheminée, s'appareillait aux fauteuils et je vis, après un
moment, que le papier des murs portait aussi des fleurs bleues
semblables. Sur la cheminée en marbre rose une belle pendule jaune sous
globe et des flambeaux à six branches garnis de bougies roses se
répétaient, se prolongeaient à l'infini dans une grande glace à
l'encadrement voilé de gaze. De chaque côté, en des jardinières
s'adaptant à de délicats guéridons, des plantes aux larges feuilles
vertes, semblables à celles qui croissaient aux abords de la source de
mon Grand Pré. Dans l'un des angles, sur une étagère en joli bois
découpé, s'accumulaient des bibelots de toutes sortes: statuettes,
petits vases et photographies. L'unique meuble, en plus de la table,
était une sorte de gros coffre en bois rouge tirant sur le noir dont je
ne devinais pas l'usage:--un piano, me dit tout bas M. Parent. Cette
belle pièce ne contenait, en somme, que de belles choses inutiles; aucun
objet qui réponde à un besoin réel. Je songeai à notre cuisine noire au
béton dégradé, à notre chambre avec ses moisissures et ses trous, me
demandant s'il était juste que les uns soient si bien et les autres si
mal!

Parut enfin M. Lavallée, quadragénaire plutôt petit, blond, mince et
très remuant. Il nous fit asseoir sur les beaux fauteuils à fleurs
bleues, prenant la peine de les aligner lui-même, face à la
porte-fenêtre qui ouvrait sur le parc. M. Parent et Primaud, le
_mangeux_ de lard, se partagèrent un canapé. Le propriétaire s'assit en
face de nous, et après un temps d'observation, nous posa différentes
questions sur nos familles, nos terres, notre manière d'exploiter. Il se
dit déterminé à faire de la bonne culture, ajoutant qu'il comptait sur
nous tous pour entrer dans ses vues.

--Il faut que, dans quelques années, nous puissions briller dans les
concours! fit-il en terminant.

M. Parent, très ému, agitant sa grosse tête et roulant ses gros yeux,
approuvait en bredouillant.

Le maître dut juger qu'il n'était pas homme à révolutionner la culture,
car il lui donna congé quelques jours après.

                   *       *       *       *       *

Le successeur, un jeune homme à figure fermée qui s'appelait M. Sébert,
avait fait des études dans une grande école d'agriculture. Il prit ses
fonctions à la Saint-Martin, à l'époque même où le propriétaire quittait
le château pour aller passer l'hiver à Paris. Après examen de mon
cheptel, il déclara du premier coup qu'il faudrait tout changer.

--Soignez vos boeufs, nous les vendrons; nous vendrons aussi les vaches
dès qu'elles auront leurs veaux; nous vendrons de même les génisses, les
moutons, les cochons--et nous achèterons d'autres bêtes, des bêtes de
race et sélectionnées...

Dans les six domaines il dit la même chose. Nous eussions compris qu'il
sacrifiât les animaux inférieurs; mais nous trouvâmes étrange qu'il
voulût tout faire vendre, les bons et les mauvais.

Chaque semaine, cet hiver-là, il nous fallut circuler nuitamment sur les
routes et nous geler pendant des heures sur quelque foirail. Nous
allions jusqu'à Cérilly, jusqu'au Montet--à des vingt ou trente
kilomètres. Randonnées fatigantes, ennuyeuses et coûteuses. Et le
travail des champs ne se faisait pas pendant qu'on voyageait ainsi!

Cependant M. Sébert, quand il s'agissait d'acheter, ne taquinait guère:

--Voici une bête convenable, disait-il, je veux l'avoir; les bonnes
bêtes ne sont jamais trop chères.

Furieux contre cet original qui nous ruinait, nous disions entre
métayers:

--Il est commode de se passer des fantaisies quand on roule sur l'argent
des autres!

En avril, quand le propriétaire revint, tous les cheptels étaient
changés et n'en valaient pas mieux.

A sa première visite M. Lavallée me demanda:

--Eh bien, êtes-vous content de votre nouveau régisseur, Bertin?

--Monsieur, il aime trop les affaires; il ne fait que vendre et acheter,
ça ne peut pas gagner.

--Si, vous verrez. Il renouvelle vos cheptels avec compétence. D'ici
deux ou trois ans, vous tiendrez les concours et vous aurez des prix.

Dans le temps que le propriétaire resta à la Buffère, M. Sébert se borna
à nous faire vendre les bêtes qui présentaient quelques défectuosités.
Mais après son départ recommença l'histoire de l'année précédente. Il
fallut de nouveau tout changer...

Au printemps suivant, devant l'unanimité de nos plaintes, le bourgeois
comprit enfin que son régisseur l'avait roulé--qui, de par les
stipulations de leur contrat, devait toucher cinq pour cent sur les
ventes et autant sur les achats, en plus de son traitement fixe. Cette
clause expliquait son intérêt à vendre et acheter sans relâche. M.
Lavallée voulut lui donner congé tout aussitôt; mais le sous-seing
portant engagement pour six années, il demanda une indemnité de trente
mille francs, pour transiger ensuite à vingt mille. Le malin avait
certainement économisé au cours de ses deux années de gérance une somme
au moins égale, sinon supérieure...

Il s'en fut en Algérie, devint là-bas un gros propriétaire sans doute
très respecté,--comme doit l'être en tous pays le possesseur d'une
fortune honnêtement acquise!

Cette expérience coûteuse eut l'avantage de dégoûter le maître de ses
projets de culture savante. Ça ne lui disait plus rien de devenir le
Monsieur qui a des prix dans les concours. Nous lui certifiâmes
d'ailleurs que les récompenses n'allaient pas toujours aux vrais
méritants et que, pour les lauréats même, le résultat se soldait en
tracas et en perte... Dès lors, M. Lavallée n'eut en vue que de tirer de
ses biens le plus d'argent possible. Il en garda personnellement la
direction et s'attacha, au titre de simple garde particulier chargé des
comptes, un jeune homme de Franchesse, nommé Roubaud, qui savait lire et
écrire. Nous eûmes, nous les métayers, une liberté plus grande, et les
choses n'en allèrent que mieux.



XXXIV


Les deux enfants du maître, Ludovic et Mathilde, venaient souvent chez
nous avec leur père, ou bien avec quelqu'un des domestiques. Ludovic
était de l'âge de notre Charles; la petite avait trois ans de moins. Or,
je fus étonné d'entendre un jour la cuisinière, et un autre jour le
cocher employer vis-à-vis ces gamins les termes «Monsieur» et
«Mademoiselle». Je m'informai auprès du cocher qui m'assura ne pouvoir
se dispenser de leur parler ainsi--ajoutant au surplus qu'il en allait
de même à l'égard de tous les petits bourgeois, fussent-ils encore au
berceau. Je racontai cela chez nous, disant qu'on devrait s'en souvenir
le cas échéant. Un bel éclat de rire accueillit la nouvelle:

--A ces deux crapauds-là «Monsieur» et «Mademoiselle» c'est trop fort!
fit la servante.

Ils étaient en effet rudement insupportables, le «Monsieur» et la
«Demoiselle». Accompagnant leur père, ils se tenaient à peu près
tranquilles; mais avec les domestiques ils faisaient déjà le diable à
quatre, et ce fut bien autre chose lorsqu'ils eurent pris l'habitude de
venir seuls. A la maison ils furetaient partout, dérangeaient tout,
décrochaient avec des bâtons les paniers pendus aux solives, montaient
avec leurs souliers boueux sur les bancs, même sur la table cirée.
Dehors, ils effarouchaient la volaille, séparaient les poussins de leur
mère, poursuivaient les canards jusqu'à les exténuer. Ils ouvrirent une
fois les cabanes à lapins, dont cinq ou six pensionnaires prirent la
clef des champs. Une autre fois, ils firent s'éparpiller les moutons
qu'on eut mille peines à rassembler. Au jardin, ils couraient au travers
des carrés, sur les semis frais et les légumes binés; ils secouaient des
prunes encore vertes, des poires inutilisables. La fillette en
particulier paraissait d'autant plus heureuse qu'elle nous voyait plus
consternés de ses frasques. Je risquais parfois une timide observation:

--Mais voyons, Mam'selle Mathilde, vous faites du mal; ce n'est pas
gentil...

Elle souriait malicieusement:

--Ça m'amuse, moi, là...

Et continuait de plus belle.

Tout de suite ils voulurent prendre pour camarade de jeux notre petit
Charles.

Mais le pauvre gamin faisait peu de cas de cet honneur. Jouer avec des
camarades auxquels il fallait dire «Monsieur» et «Mademoiselle» lui
semblait une corvée bien plus qu'un plaisir.

N'eussent-ils pas voulu, d'ailleurs, le traiter en esclave au gré de
leur fantaisie?

Ils l'emmenèrent un jour dans le parc du château où M. Lavallée venait
de faire édifier une balançoire à leur intention. Il dut les pousser
l'un après l'autre, plus ou moins vite selon leur caprice, et aussi
longtemps qu'ils en eurent le désir. Puis ils le firent asseoir à son
tour sur la planchette et le poussèrent tout de travers et violemment,
riant bien fort de son effroi. Il leur criait de cesser d'une voix
suppliante;--mais eux de pousser plus vite encore et plus mal. Quand il
put descendre, chancelant et tremblant,--un peu _virou_, comme on
dit,--il fut obligé de s'asseoir sur le gazon pour ne pas tomber.

--Ah! ce qu'il est poltron tout de même! firent les petits bourgeois,
enchantés.

Ils croquaient des bonbons. Ludovic, qui avait bon coeur parfois, en
offrit à Charles:

--Prends donc, ça te remettra...

Mais sa soeur intervint:

--Maman a défendu qu'on lui en donne... Tu sais bien qu'il n'est pas un
petit garçon comme toi; lui et ses parents sont les «instruments» dont
nous nous servons.

Il me passa par tout l'être un malaise, un frémissement de colère et de
révolte, quand mon pauvre gas me rapporta ces paroles. Non pas à l'égard
de la méchante fillette, mais contre sa mère qui lui inculquait ainsi le
mépris des travailleurs. Je me pris à détester ferme cette grande molle
aux allures langoureuses et au regard hautain qui passait ses journées,
au dire des domestiques, à demi couchée sur un canapé, en longues
flâneries coupées de petites séances de piano.

--Les «instruments» te valent bien, poupée! pensais-je; sans eux tu
crèverais de misère avec toute ta fortune,--car de quelle besogne utile
es-tu capable?

Une autre fois, les enfants s'amusaient à l'équipage,--Charles, faisant
naturellement le cheval, attaché par le haut des bras avec de longues
ficelles dénommées guides dont Ludovic tenait les bouts par derrière,
cependant que Mathilde, avec conviction, claquait un petit fouet.

--Hue! Hue donc!

Le cheval faisait le rond comme dans un manège autour du conducteur qui
ne bougeait guère. Vint un moment où, fatigué, il ne voulut plus
trotter.

--Hue! Hue donc! Veux-tu courir!...

Et Mathilde, comme il ne mettait nulle hâte à obéir, le cingla d'un coup
de fouet qui lui zébra la figure. Charles se mit à pleurer
silencieusement, pour ne pas faire d'éclat à cause de la proximité du
château. Ludovic s'approcha, remué de ses larmes:

--Elle t'a fait mal?

--Oui, Monsieur Ludovic.

--Ce n'est rien: il faut tamponner ça avec de l'eau fraîche.

Il l'entraîna jusqu'à la cuisine où la bonne, avec une serviette
mouillée, mit de la fraîcheur sur le sillage rouge et brûlant de sa
joue.

La petite regardait, sans pitié:

--C'est bien fait! il ne voulait pas courir, le cheval.

Il se trouva que Mme Lavallée vint à ce moment donner des ordres pour le
dîner; elle se fit mettre au courant, puis trancha:

--Mathilde, c'est très mal! Ludovic, il ne faut pas permettre à ta soeur
d'agir ainsi.

Et, s'adressant ensuite à Charles:

--Vois-tu, mon garçon, Mathilde est vive; quand tu joues avec elle, il
ne faut pas la contrarier.

Elle lui fit donner par la cuisinière un biscuit avec un peu de vin,
puis les renvoya tous les trois:

--Allons, retournez jouer; et tâchez de ne plus vous battre!

                   *       *       *       *       *

A la suite de cette aventure, Charles évita le plus possible ses deux
tyrans. Il s'en venait avec moi dans les champs; il se cachait pour leur
échapper. Un jour, gardant les vaches dans un pré humide, il s'était
amusé à faire une _grelottière_. C'est une sorte de petit panier ovale
qu'on tresse avec des joncs et dans lequel on glisse de menus cailloux
avant de le boucher tout à fait--qui, remués, font ensuite un vague
bruit de grelots. Le frère et la soeur étant allés relancer mon gamin
jusque là-bas, Mathilde eut envie de ce jouet rustique que Charles
refusa de lui donner,--car il lui en voulait toujours du coup de fouet.
Et comme elle insistait, cherchant à le lui enlever, il la repoussa très
en colère:

--Tu m'embêtes, à la fin, tu ne l'auras pas... Et je ne veux plus te
dire «Mademoiselle». Tu n'es qu'une _ch'tite méchante gatte_!

Alors elle se mit à geindre:

--Je le dirai à maman, oui! oui! oui!... Je lui dirai que tu m'as
frappée, que tu m'as injuriée, vilain paysan... Et vous quitterez la
ferme, tes parents et toi.

Elle partit en bougonnant, furieuse de l'offense.

Ludovic, au bord d'une mare voisine, s'occupait à lancer des pierres sur
les grenouilles qu'il apercevait hors de l'eau. Après que sa soeur se
fut éloignée, il revint auprès de Charles:

--Tu sais qu'elle est capable, en effet, de le dire à maman; tu as eu
tort!

--Ça m'est égal! Je ne peux plus la supporter. Je ne veux plus que vous
veniez me trouver ni l'un ni l'autre; vous me prenez pour votre chien!

Là-dessus il rassembla les vaches et revint à la maison, le laissant à
ses grenouilles.

M. Lavallée, le soir, nous parla sans acrimonie de l'incident,--Mathilde
n'ayant pas manqué de tout rapporter, selon sa promesse:

--Décidément, nos enfants ne s'entendent pas... J'ai interdit aux miens
de venir trouver Charles et je veillerai à ce qu'ils tiennent compte de
mes ordres.

Au bout d'une semaine, il en fut comme auparavant et les mêmes ennuis
s'ensuivirent...

Le départ des maîtres pour Paris ne tarda plus guère, heureusement.

J'ai su plus tard par le jardinier, qui le tenait de la cuisinière, que
Mme Lavallée avait été très mécontente de l'affront fait à sa fille.
Pour un peu, elle eût exigé notre départ que la bonne petite demandait à
hauts cris. Mais le mari avait refusé de prendre au tragique cette
querelle d'enfants.

                   *       *       *       *       *

L'année d'après, Charles, touchant à ses treize ans, commençait à
s'occuper régulièrement; ce me fut un prétexte pour dire aux petits
bourgeois qu'il n'avait plus le temps de jouer avec eux, et je pus
éviter le recommencement de la camaraderie tyrannique dont ils auraient
continué à l'honorer sans aucun doute.



XXXV


Ma mère, vieillie et malheureuse, habitait toujours au bourg de
Saint-Menoux la même bicoque et, bien que toute courbée par l'âge, elle
continuait à faire des journées autant que le lui permettaient ses
rhumatismes. Mais depuis plusieurs années il lui devenait difficile, à
la mauvaise saison, de quitter le coin du feu.

Aux environs de Noël, quand nous avions tué le cochon, je lui portais
toujours un panier de lard frais avec un peu de boudin.

Lors de ma visite habituelle, à la fin de l'année 65, je la trouvai
alitée, la figure souffrante et changée. Son rhumatisme l'immobilisait
depuis des semaines et personne ne s'occupait d'elle en dehors d'une
autre vieille journalière, sa voisine, qui lui apportait ses provisions
et lui aidait à faire son lit.

--Je vais pourtant finir là toute seule... On me trouvera morte un beau
matin!

Alors elle se mit à déblatérer contre mes frères et leurs femmes, puis
contre moi-même. Toute la rancune amoncelée en ce vieux coeur aigri
s'épancha en paroles amères. Il ne lui restait plus rien des petites
ressources qu'elle avait apportées en quittant la communauté; elle
prétendait avoir été grugée par mes frères, à ce moment. Soupçon né sans
doute d'une suggestion de commère malveillante, grandi au cours de ses
longues réflexions solitaires, mué en certitude... Elle répétait à
satiété ces mots vengeurs:

--Les garnements! la saleté!

(La «saleté» c'était ma belle-soeur Claudine.)

Ses longues mains sèches sorties des couvertures faisaient des gestes de
menace, et, parfois, elle se soulevait toute en une furieuse exaltation;
cette attitude, sa physionomie plus que jamais sombre et dure, l'envol
des mèches grises échappées du serre-tête noir lui donnaient un air de
sorcière lançant l'anathème.

Je m'efforçai de la ramener à un plus juste sentiment des choses et
j'entrepris d'allumer du feu, car il faisait très froid.

--Ne fais pas tant brûler de bois; tu vois qu'il ne m'en reste plus
guère! me dit-elle alors.

Chétive provision, en effet,--constituée de quelques morceaux épars au
coin de la cheminée, de deux ou trois brouettées de grosses bûches non
fendues entre l'armoire et le lit. Elle reprit:

--Je l'ai tellement ménagé que j'ai laissé geler mes pommes de terre.
D'ailleurs, la maison est glaciale; il vient du vent par la trappe du
grenier.

Les pommes de terre, en tas sous la maie, débordaient au travers de la
pièce. Celles de dessus étaient dures comme des cailloux, mais les
autres n'avaient pas de mal, et je le dis à ma mère.

Quand il y eut du feu, je lui aidai à se lever, à mettre la soupe en
train; puis je fendis le reste des grosses bûches et me procurai dans un
domaine voisin deux bottes de paille pour empêcher le froid de venir par
la trappe.

En mangeant, la pauvre femme se montra d'un peu meilleure humeur; elle
me parla de la Catherine, sa préférée, qui lui envoyait chaque année, à
l'époque de la Saint-Martin, l'argent de son loyer; qui lui avait
apporté lors de son voyage au pays toute une provision de bonnes choses:
du sucre, du café, du chocolat, même une bouteille de liqueur.

--Si je pouvais lui faire savoir comme je suis, gémit-elle, bien sûr
elle m'enverrait un colis de friandises.

Incontinent, je fis écrire par le maître d'école une lettre à la
Catherine. Je commandai ensuite à un marchand une voiture de bois payée
d'avance. Enfin, donnant une pièce à la vieille voisine, et sous
promesse de dédommagement régulier, je la chargeai de veiller sur ma
mère de façon suivie.

A la réflexion, tout cela m'apparut encore insuffisant et je voulus voir
mes frères.

Ils s'étaient quittés depuis déjà longtemps. Mon parrain, qui habitait
Autry, vivotait péniblement, ayant eu des malheurs: pertes d'animaux,
maladies longues de deux de ses enfants. Le cadet Louis, à Montilly,
gagnait de l'argent; la Claudine s'en montrait fière et un peu
arrogante.

J'allai donc le lendemain les relancer l'un après l'autre et leur
exposer ce que je croyais être notre commun devoir au sujet de notre
mère. Le cadet prit l'engagement de payer son pain. Mon parrain promit
de l'entretenir de légumes et d'envoyer sa plus jeune fille pour avoir
soin d'elle quand son rhumatisme la tiendrait alitée.

                   *       *       *       *       *

Je rentrai à la Creuserie le troisième jour--content de moi. Grâce à mon
initiative la brave femme ne manqua pas du nécessaire au cours des trois
années qui lui restaient à vivre. Et j'eus, de ce fait, la conscience
plus tranquille...



XXXVI


Nos enfants devenaient forts. Jean, l'aîné, avait du goût et du courage
au travail; il labourait bien et commençait à me suppléer pour les
pansages. Assez dépensier, par exemple! Rentrant souvent tard le
dimanche de Bourbon ou de Franchesse,--après avoir fait un bon repas
d'auberge. Ah! les rares pièces de quarante sous que me donnait mon père
dans ma jeunesse ne l'auraient pas mené loin, lui, et il n'envisageait
guère l'idée de s'en contenter! Différence de temps; les affaires
allaient mieux; les gages des domestiques avaient doublé, triplé;
l'argent circulait davantage. On s'habillait avec plus de recherche.
Mais était-ce raisonnable de délaisser les simples amusements
d'autrefois: vijons, veillées, jeux avec des gages? L'auberge en venait
à être le cadre obligé de tous les plaisirs.

Notre Jean, passionné pour le billard, dansait peu et restait timide
avec les filles. Nous avions à ce moment une servante déjà vieillotte et
point jolie,--figure hommasse, large bouche et dents cariées,--qui
s'appelait Amélie, nous disions «la Mélie». J'avais cru m'apercevoir que
cette Mélie, en dépit de son âge et de son physique désagréable, faisait
au garçon des yeux en coulisse, des yeux d'amoureuse. Cependant je ne le
croyais pas assez bête pour répondre à ces avances.

Un soir d'hiver, au cours de la veillée, ils allèrent ensemble préparer
la pâtée des cochons dans le hangar-buanderie adossé au pignon de la
grange. Après un moment, je voulus savoir s'ils ne profitaient pas de ce
tête-à-tête pour faire quelque bêtise. Étant sorti sans faire crier la
porte, je traversai la cour et m'avançai tout doucement au long de la
grange jusqu'auprès du mur de branchage qui clôturait la cabane. La
lanterne éclairait faiblement l'intérieur, tout plein de la buée chaude
qui se dégageait des pommes de terre. Quand elles furent écrasées, je
pus voir cependant mon imbécile de gas s'approcher de la servante, et
frotter son museau contre le sien. Ça ne dura qu'un instant: ils se
lâchèrent pour continuer la séance. Il alla quérir de l'eau à la mare
pendant qu'elle versait sur l'amas pâteux des pommes de terre une grande
vanette ou _paillasse_ de son et de farine; elle se mit ensuite à
démêler le tout avec l'eau qu'il apporta. Ceci terminé ils
s'étreignirent à nouveau, se suçotèrent les lèvres encore un peu... Ça
n'alla pas plus loin.

Quand je les vis décrocher la lanterne je m'esquivai rapidement, de
façon à être rentré avant eux.

Le lendemain, au lever, je ne pus me tenir d'attraper le Jean dans la
grange et de lui passer une morale en règle.

--Une vieille comme ça, et laide comme elle est, tu devrais avoir
honte!... Ailleurs, fais ce que tu voudras, mais à la maison, tiens-toi
tranquille!

Un peu plus tard, en donnant aux cochons, je menaçai la Mélie, toute
confuse, de la ficher à la porte sans explication, si jamais je
m'apercevais d'autre chose.

La leçon dut être profitable, car je ne les vis plus recommencer leurs
micmacs.

                   *       *       *       *       *

Charles, au physique, me ressemblait, mais il tenait plutôt de sa mère
comme caractère. Un peu en dessous, comme on dit, ayant toujours l'air
d'avoir à se plaindre de son sort, de nous vouloir du mal à tous... A
l'aller et au retour du travail, il demeurait en arrière sous un
prétexte quelconque pour ne pas se mêler au groupe commun. De même le
dimanche, pour partir à la messe. Et quand il nous arrivait, l'hiver,
d'aller passer la veillée à Baluftière, à Praulière ou au Plat-Mizot,
lui restait le plus souvent à la maison, quitte à s'absenter seul le
lendemain. Il semblait heureux d'agir au rebours des autres. Et pas
obligeant pour deux sous! N'étant pas bouvier, il ne voulait en aucune
circonstance s'occuper du pansage. On le voyait souventes fois
disparaître juste à l'heure de donner aux bêtes, malgré qu'il sût bien
son frère parti et que j'étais seul pour tout faire. Cependant le
«mâtin», si mal plaisant chez nous, se montrait volontiers causeur
aimable avec les voisins.

Peut-être ses embêtements d'enfance avec les petits bourgeois
avaient-ils contribué à lui aigrir le caractère? Peut-être aussi
éprouvait-il un semblant de jalousie de la manière de suprématie
qu'assurait au Jean son rôle de bouvier? Car rien ne l'autorisait à nous
taxer d'injustice. Dès qu'il eut seize ans, je lui remis autant d'argent
qu'à l'aîné pour ses menus plaisirs. Et Victoire leur achetait toujours
en même temps des effets pareils.

                   *       *       *       *       *

Clémentine, la cadette, se montrait d'autant plus aimable que l'on était
plus disposé à satisfaire ses caprices. Comme toutes les jeunes filles,
elle avait la manie de vouloir aller belle. Aucune idée à cette époque
du luxe d'à présent bien entendu, mais on s'éloignait déjà beaucoup de
la simplicité de ma jeunesse. C'était le règne des bonnets à dentelle
assez coûteux d'achat et d'entretien. Et les robes commençaient à se
compliquer. Voilà-t-il pas que les couturières de Bourbon, qui se
tenaient au courant des modes, imaginèrent de faire adopter à leurs
clientes les robes à crinoline qui vous les faisaient grosses comme des
tonneaux!

Les filles de la ville en furent bientôt toutes munies, et celles de la
campagne de suivre le mouvement! Clémentine insistait pour en avoir une;
mais j'opposai comme sa mère un _veto_ énergique.

--Ah, non par exemple! Je ne veux pas te voir habillée comme une
comédienne[6]! En voilà une idée de se rentrer dans un cercle!

  [6] Se dit communément dans le sens de bohémienne.

En vain tentais-je de ridiculiser cette crinoline qui lui tenait au
coeur: cent fois elle en reparla et, devant la persistance de notre
refus, elle fit la moue pendant plusieurs semaines.

Nous lui permettions de fréquenter quelque peu les bals de la journée,
mais non de traîner la nuit aux fêtes,--même en compagnie de ses frères
ou de la servante. Victoire ayant eu la faiblesse cependant de
l'accompagner deux ou trois fois, le soir, la petite s'autorisait de ces
précédents:--lorsqu'il y avait quelque bal en perspective c'était,
quinze jours à l'avance, le même refrain:

--Dis, maman, nous irons... Je t'en prie, ma petite mère!

--Tu m'embêtes, va! Nous verrons quand ce sera le jour.

Le jour venu, neuf fois sur dix la maman n'était pas disposée--et
l'enfant, frémissante et colère, refoulait ses larmes à grand'peine. Le
lendemain, d'une humeur impossible, elle faisait sa besogne en
rechignant, sans souffler mot. J'ai souvenance d'une fournée de pain
gâchée à la suite d'une veillée dansante au Plat-Mizot où sa mère
n'avait pu la conduire en raison d'une crise de névralgie. Elle se
défendit de l'avoir fait exprès, mais la nervosité bougonne y fut
certainement pour quelque chose.

Assez souvent, d'ailleurs, nous avions le contraste d'une Clémentine
laborieuse, aimante et douce. Ayant fait un temps d'apprentissage chez
une couturière de Franchesse, elle était habile de ses mains,
confectionnait et repassait nos chemises et nos blouses. Avec cela,
empressée à boucler nos cravates quand nous allions en route, à nous
panser, à nous envelopper les doigts quand nous nous faisions des
écorchures ou des coupures,--et quand, à la taille des bouchures nous
prenions des épines, à nous les enlever avec une épingle. Quelqu'un
venait-il à tousser, elle était toujours la première à faire de la
tisane, une infusion de tilleul, de guimauve ou de feuilles de ronce.
Elle en usait fréquemment pour son compte aussi, n'étant pas d'un
tempérament robuste. Quand il nous fallait l'amener dans les champs,
l'été, bien qu'on s'efforçât à lui éviter les postes trop durs, elle
devenait maigre que c'en était pitié.

A cause de sa faiblesse et de ses petites attentions des bons jours nous
lui pardonnions tout.



XXXVII


Vint 70, la grande guerre, encore une de ces années qu'on n'oublie
pas...

La moisson s'était faite de bonne heure; nous étions en train de rentrer
nos dernières gerbes quand, vers dix heures du matin, le 20 juillet, M.
Lavallée vint nous annoncer que le gouvernement de Badinguet avait
déclaré la guerre à la Prusse. Et il me prit à part pour me dire que
notre aîné serait appelé sans doute avant peu.

Vrai, cette confidence me glaça! Le garçon, qui venait de finir ses
vingt-trois ans, était en promesse avec la fille de Mathonat, de
Praulière; on devait faire les «demandes» le premier dimanche d'août et
la noce en septembre. Aurait-on le toupet de nous l'arracher, malgré
l'argent que j'avais déboursé pour le sauver du service?

Hélas! je sus bientôt à quoi m'en tenir... Cinq ou six jours plus tard
il recevait sa convocation et, le 30 juillet, il dut se mettre en route.

J'ai toujours présents à la mémoire les épisodes de cette matinée, dont
le souvenir compte au nombre des plus douloureux de ma vie. Je nous
revois silencieux autour de la table, le Jean tout prêt pour le départ.
De sa visite à Praulière pour les adieux à sa promise, il était revenu
tout pâle et les yeux rouges. Pas de larmes pourtant: il essayait même
de manger, mais chaque bouchée paraissait lui déchirer la gorge. Et
personne ne montrait d'appétit. Sur la maie, Victoire et Clémentine
préparaient le petit ballot du conscrit, quelques effets, quelques
victuailles. On entendait à chaque instant leurs soupirs profonds...

--Je te mets trois paires de bas, dit ma femme d'une voix étrange. Mais
pourras-tu les entrer dans tes souliers de soldat?

--Oh! ils sont grands, les souliers qu'on donne, répondit-il avec
effort.

Je regardais machinalement la salière de bois couleur jus de tabac
accrochée au mur à proximité de la cheminée; des mouches circulaient sur
le couvercle. Le Jean tapotait du manche de son couteau le bord d'un
plat de grès contenant une omelette aux pommes de terre. Des souris
s'agitant sur la poutre firent choir du grain à demi moulu dont
l'omelette fut saupoudrée. Un chat miaula, quémandeur auquel le
domestique jeta à même le sol une cuillerée de soupe. De la cour le
coq,--un beau sultan couleur feu,--vola sur _l'entrousse_[7] fermée et,
caquetant et gloussant, fit mine de vouloir descendre à l'intérieur pour
ramasser les miettes. Clémentine le chassa plutôt brutalement. Victoire
reprit, de la même voix rauque et saccadée:

  [7] Petite barrière à claires-voies qui bouche jusqu'à mi-hauteur
    l'embrasure des portes.

--Je te mets un morceau de jambon, deux oeufs durs, quatre fromages de
chèvre... Pas de pain, tu en achèteras en route.

De la tête il fit signe que oui; un grand silence pénible s'affirma...

Quand le paquet fut noué définitivement, Clémentine et sa mère
s'accoudèrent sur la maie, la tête dans les mains, sans plus se retenir
de sangloter très fort. Nous restions à table, nous, les quatre hommes,
tristes et embarrassés, en face des aliments presque intacts que
personne ne touchait plus. Cela devint si pesant que je préférai
brusquer les choses. Le Jean devait se trouver à Bourbon avec cinq ou
six autres partants qu'il connaissait. Et malgré que rien ne pressât, le
rendez-vous étant pour midi, je crus bon de lui dire:

--Allons, va, mon garçon, il faut t'en aller; tu ferais attendre tes
compagnons...

--En effet, l'heure approche!

Il se leva et tout le monde en fit autant. La servante rentrait de
garder les moutons,--une petite de quinze ans que nous avions prise au
lieu et place de la Mélie; il l'embrassa.

--Au revoir, Francine.

Il embrassa de même en disant «au revoir» le domestique et son frère
Charles. Et ses yeux se gonflaient; et ses cils s'humectaient.

--Au revoir, petite soeur!

--Pas déjà! Je vais t'accompagner un bout de chemin...

Les deux femmes s'accrochèrent à ses bras. Je marchais par derrière avec
le paquet. Un vent d'ouest assez fort soufflait, faisant se replier la
feuillée des chênes, se tordre dans le haut les grands peupliers; il
avait plu les jours précédents et, bien que le soleil se montrât, ce
n'était pas encore le vrai beau temps. A Baluftière et plus loin, aux
abords de deux ou trois autres fermes, des lessives séchaient, tachant
de blanc les haies vertes que l'éloignement rendait sombres. On voyait
dans les champs des bovins en train de paître; un merle siffla; une
caille fit entendre quatre fois de suite son invite à la sagesse
créancière: «_Paie tes dettes_!»

Après que nous eûmes fait une centaine de mètres sur la route et comme
nous arrivions à un tournant:

--Allons, il nous faut le laisser aller! ordonnai-je d'un ton bref.

On s'arrêta--et les femmes, à tour de rôle, d'étreindre le partant avec
des larmes, avec des cris.

--Oh! mon garçon, mon pauvre garçon, ils vont donc t'emmener, les
scélérats! Je ne te reverrai plus, plus jamais...

--Jean, mon bon frère, tu nous donneras de tes nouvelles. Ah! pourquoi
faut-il que nous ne sachions pas écrire! Surtout ne te fais pas tuer,
dis, mon Jean!...

Lui, amolli tout à fait, pleurait à chaudes larmes aussi; et j'étais
prêt d'en faire autant. Repoussant Victoire et Clémentine j'embrassai le
conscrit à mon tour.

--Allons, mon gas, il te faut nous quitter! Espérons que ça ne sera pas
pour longtemps...

Et je lui remis le petit ballot. Alors, brusquement, après un dernier
adieu de la main, il partit à grands pas sans retourner la tête.
Cependant que j'entraînais les femmes qui avaient des velléités de le
vouloir suivre.

--Pauvre petit, je ne le verrai plus! je ne le verrai plus! répétait
Victoire obstinée.

Elle fut trois jours sans presque rien manger; je craignais de la voir
tomber malade. Pourtant, peu à peu, dans le train ordinaire des choses,
son grand chagrin se mua en tristesse latente. Et Clémentine bientôt se
reprit à sourire.

                   *       *       *       *       *

On se remit donc au travail comme si de rien n'était: on leva les
avoines; les machines à battre sifflèrent et grincèrent; on commença les
fumures, les labours. Il y eut pourtant un renouveau de chagrin au sujet
de Jean lorsqu'il nous apprit qu'on l'envoyait en Algérie, «de l'autre
côté du grand ruisseau». Plus que jamais sa mère le crut perdu. Mais une
autre lettre nous rassura un peu, dans laquelle il disait avoir fait une
bonne traversée, et que ses camarades étaient tous des gens de par ici.

M. Lavallée, reparti pour Paris avec sa famille, avait, disait-on,
repris son costume d'officier pour aller se battre.

                   *       *       *       *       *

Des événements de la guerre on ne savait pas grand'chose, sinon que
c'était loin d'aller bien pour la France.

Roubaud, le garde-régisseur, recevait un journal, et nous allions
souvent le trouver pour avoir des nouvelles,--nous et beaucoup d'autres,
de tout un lointain voisinage.

Dans les premiers jours de septembre, le journal annonça que Napoléon
étant prisonnier, à la suite d'une grande bataille perdue, on avait
proclamé la République à Paris. Les jours suivants l'affaire eut son
contre-coup dans nos petits pays. A Franchesse, le maire était remplacé
par Henri Clostre, le marchand de nouveautés, un «rouge». A Bourbon, le
docteur Fauconnet ceignait cette écharpe convoitée depuis si
longtemps...

Cependant les Prussiens s'avançaient sur Paris. Et l'on parlait d'une
levée parmi les jeunes gens de dix-huit à vingt ans,--ce qui me touchait
beaucoup, Charles et le domestique se trouvant en passe d'être appelés.

De fait, cela prit corps rapidement. Nos deux jeunes, convoqués peu
après pour la visite, partirent dans les premiers jours d'octobre.

Je demeurais seul avec les femmes! Tout seul dans une ferme de soixante
hectares--jusqu'au jour où je pus raccrocher le vieux Forichon, que
j'engageai ensuite de semaine en semaine jusqu'à la fin. Si bien qu'avec
l'aide de Clémentine et de Francine, souvent avec nous dans les champs,
je pus tout de même faire mes emblavures.

Les métayers des autres fermes étaient tous dans le même cas ou à peu
près. Partout l'on voyait les femmes s'employer, s'exténuer à des
travaux d'hommes.

                   *       *       *       *       *

A la guerre, les choses allaient de mal en pis. On disait les grands
chefs vendus aux Prussiens et que l'un d'eux, nommé Bazaine, leur avait
livré une armée entière.

Ils s'avançaient toujours, les Prussiens; ils assiégeaient Paris; ils se
répandaient dans les départements. Le journal de Roubaud les annonça
successivement en Bourgogne, en Nivernais, en Berri. Et sur leur passage
se multipliaient violences, incendies et pillages... Des bruits
alarmants faisaient croire à leur présence toute proche:--on les annonça
successivement à Moulins, à Souvigny, au Veurdre. Fausses nouvelles qui
contribuaient à grossir l'inquiétude anxieuse de tous...

Des idées folles germaient dans les cervelles; les gens portaient dans
les fossés, les ravins, les chênes creux, leurs objets précieux; un
vieil avare dissimula son argent sous des tas de fumier, dans un de ses
champs; un autre proposait de conduire en Auvergne, pour les cacher sous
un pont, toutes les jeunes filles du pays!

                   *       *       *       *       *

Dans certaines communes, on organisait des gardes nationales pour tenter
d'opposer une résistance aux envahisseurs. C'est ainsi qu'à Bourbon le
docteur Fauconnet réunit un stock d'anciens fusils et convoqua deux fois
chaque semaine, pour faire l'exercice, tous les hommes valides de
dix-huit à soixante ans. Un vieux rat de cave, ancien sergent d'active,
eut le commandement de la milice avec le titre de capitaine; deux
ex-caporaux devinrent lieutenants; les anciens soldats furent chefs de
section ou d'escouade.

Aux premières séances, il y eut bien une centaine de présents; on leur
apprit à marcher au pas et en ligne, à porter le fusil et à s'en servir.
A l'issue de l'exercice, la petite troupe traversait la ville en bon
ordre, entraînée par le garde champêtre tambourineur et le clairon des
pompiers, et encadrée par une bande de gamins enthousiastes. Le docteur
exultait; il offrit plusieurs fois du vin,--un litre pour trois,--et du
pain blanc. Mais n'eut-il pas l'idée saugrenue de faire installer à la
mairie une garde permanente de dix hommes? Le sergent Colardon,
menuisier, chef de poste, s'esquiva le premier au bout de trois heures
parce qu'on le vint chercher pour faire un cercueil.

--Travail urgent! expliqua-t-il avec raison.

Les autres ne tardèrent pas à faire de même, abandonnant la mairie. Le
docteur, blessé dans son amour-propre, demande au vieux capitaine de
punir les coupables avec sévérité; mais le bonhomme lui rit au nez,
avouant son impuissance, et le poste permanent ne fut pas renouvelé.

A l'exercice les répondants se faisaient d'ailleurs de plus en plus
rares. De cinquante encore à la quatrième séance ils dégringolèrent à
huit la fois suivante. Au sixième rassemblement M. Fauconnet trouva le
capitaine tout seul...

Telle fut l'histoire de la garde nationale de Bourbon--dont on s'amusa
longtemps par la suite.

                   *       *       *       *       *

A la terreur que causait la perspective de l'arrivée des Prussiens,
vinrent s'ajouter des fléaux malheureusement très réels. D'abord un
froid précoce, qui s'affirma de plus en plus rude. Puis survint une
épidémie de petite vérole qui fit bien des victimes. Chez nos voisins de
Praulière, le mal sévit si violemment, qu'il causa la mort de Louise, la
fiancée de notre Jean. Sa jeune soeur, défigurée, pleura sa beauté
perdue, regrettant de n'être pas morte aussi.

Dans le moment que les Mathonat étaient atteints, au point qu'il n'y
avait quasi personne en état de soigner les autres, Victoire et
Clémentine parlèrent d'aller leur faire visite et d'offrir leur
concours. Or, cette maladie passant pour très contagieuse, je ne tenais
pas du tout à les laisser partir... Un peu enrhumé je me prétendis
malade pour mon compte, faisant le _quetou_[8], ne mangeant pas,
simulant la fièvre. Je forçais la note hypocritement... Elles
s'apitoyèrent sur moi, ne se rendirent à Praulière qu'après la mort de
Louise, quand la maladie fut en décroissance. Et nous eûmes la chance de
rester indemnes.

  [8] Faire le _quetou_: être maussade et triste.

                   *       *       *       *       *

Comme pour donner un sens de punition divine à tous ces maux, le ciel
souvent se tavelait de rouge, ou bien, sur un côté de l'horizon,
s'empourprait en entier, au point qu'on l'eût dit voilé d'un suaire de
sang. Phénomènes atmosphériques auxquels on n'aurait nullement pris
garde en temps ordinaire,--mais qui en ces jours de deuil, de désastre
et de misère, achevaient de semer le trouble. Ce ciel rouge annonçait de
meurtrières batailles; le sang des morts et des blessés le teignait
ainsi... La terreur allait croissant; on parlait de la fin du monde
comme d'une chose très probable.

D'ailleurs, chaque dimanche, au prône, le curé avivait ces pensées de
vengeance divine et d'horribles calamités; il se félicitait cet homme de
voir à ses paroissiennes des visages angoissés--et de ce qu'elles
avaient abandonné leurs trop belles toilettes des dernières années.

--Votre orgueil a baissé! criait-il d'un air farouche, mais il baissera
encore plus; votre humiliation deviendra pire!...

Et devant l'imminence de fléaux accrus tout le monde courbait la tête,
tristement.

                   *       *       *       *       *

De loin en loin nous arrivait quelque lettre de Jean ou de Charles.
L'aîné, sous le soleil d'Afrique, continuait à s'en tirer sans trop de
misères. Mais Charles, à l'armée de la Loire avec Bourbaki, souffrait
beaucoup du froid et souvent de la faim. Il se disait mal vêtu et, pour
faire des étapes bien longues dans la neige, chaussé de souliers à
semelles de carton. Dans la Côte-d'Or, ayant participé à un combat, il
faillit être prisonnier. Puis il échoua dans les montagnes du Jura où
l'hiver était encore plus rigoureux que chez nous.

Quand le facteur apportait une lettre, Victoire et Clémentine couraient
vite chez Roubaud pour la faire lire. Mais lui, peu habile à l'écriture
manuscrite, avait souvent bien de la peine à la déchiffrer,--d'autant
plus que c'était généralement sur une feuille de papier froissée et
maculée qu'un camarade obligeant avait griffonné pour le Charles
quelques lignes au crayon... Chacune de ces lettres témoignait des
circonstances où elle avait été faite, et du degré d'instruction de son
auteur. Il y en eut une longue certain jour pleine de détails si
navrants que nous pleurâmes tous. Plusieurs, oeuvres de mauvais
fumistes, contenaient des plaisanteries grossières, jusqu'à des
insultes.

Roubaud ne tenait pas à se charger des réponses, prétextant ses trop
nombreuses occupations, mais plutôt en raison de son manque d'habileté.
Clémentine s'en allait trouver, au bourg de Franchesse, la fille de
l'épicière qui savait écrire. Un jour de semaine--car, le dimanche, les
clients de l'épicerie venaient en grand nombre pour le même motif
harceler cette jeune fille.

L'ignorance sembla dure pendant ces mois-là, parce qu'on en fut gêné
plus qu'à l'ordinaire.

A ce pénible hiver succéda un printemps troublé. La guerre avec
l'Allemagne avait pris fin, mais on se battait entre Français: Paris en
révolte luttait contre l'armée. Pendant que la nature, magnifiquement,
s'épanouissait dans sa jeunesse annuelle, le sang coulait toujours!

Paris vaincu, les révoltés massacrés ou emprisonnés par centaines, par
milliers, on nous rendit nos enfants. Tous revinrent, moins ceux des
dernières classes qu'on gardait pour leur temps de service,--et Charles
fut du nombre,--moins aussi, hélas! les morts trop nombreux et les
disparus dont on ne savait rien.

Aucune nouvelle n'était parvenue depuis novembre d'un homme de
Saint-Plaisir que nous connaissions un peu, et le printemps ne le ramena
pas. Trois ou quatre ans plus tard, sa jeune veuve convolait à nouveau.
Mais voilà qu'on lui dit, après, que des soldats de 70 arrivaient
encore,--des prisonniers condamnés pour tentative d'évasion que l'on
renvoyait seulement à l'expiration de leur peine. Alors cette pauvre
femme vécut dans la terreur de voir revenir son premier époux. Il ne
reparut pas. Mais une légende se forma tout de même à son sujet. Des
gens prétendirent l'avoir rencontré à Bourbon--et qu'il s'était
déterminé à disparaître sans aller chez lui pour ne pas créer de
difficultés à celle qui, l'ayant cru mort, se trouvait nantie d'un
nouveau mari...



XXXVIII


Notre Jean rentra dans les premiers jours de juin, à temps pour les
foins. Il me parut que son séjour en Algérie l'avait rendu un peu
sans-souci. Dans la crainte qu'il en eût trop de peine, on s'était
abstenu de lui annoncer la mort de sa promise. Il accueillit cette
nouvelle, en arrivant, avec une belle indifférence:

--Pauvre petite Louise, je ne m'attendais pas à ça!

Il n'en perdit ni un repas ni une sortie. Et, moins d'un an après, pour
le carnaval de 1872, il épousa une fille de Couzon qui s'appelait
Rosalie.

Deux mois plus tard, au temps de Pâques, ce fut le tour de Clémentine
qui s'unit à François Moulin, du Plat-Mizot, le sixième d'une famille de
neuf.

                   *       *       *       *       *

Belle-fille et gendre vinrent tous deux s'installer à la Creuserie, ce
qui nous permit de supprimer la servante et le domestique que nous
prenions d'habitude. Seulement, cela faisait trois ménages réunis, et
quand il y a trois ménages dans la même maison ça ne marche jamais
longtemps sans anicroche.

Rosalie, petite blonde sans beauté, le cou dans les épaules, la figure
pointillée de taches de rousseur, était une intrépide, énergique et
courageuse, parlant beaucoup, travaillant de même. Clémentine,
naturellement moins robuste, eut tout de suite une grossesse pénible qui
la faisait langoureuse et sans appétit; elle se préparait quelques
petites douceurs, s'abstenait de laver. Et Rosalie de parler
ironiquement «des dames à qui ça fait mal de se mettre les mains dans
l'eau fraîche, et qui sont obligées de soigner avec des chatteries leur
petite santé.»

Pour les fournées, alternativement, l'une s'occupait de la pâte et
l'autre du four. Mais voilà que le pain ayant été mal réussi un jour que
Rosalie avait pétri, elle dit que c'était par la faute de Clémentine qui
avait allumé le four trop tard. A la suivante fournée, notre fille à son
tour se plaignit de ce que sa belle-soeur avait chauffé sans mesure,--ce
qui faisait le pain trop «surpris», trop brun. D'un commun accord elles
décidèrent que la même ferait tout, de façon à éviter de mettre l'autre
en cause. Cette combinaison favorisait Rosalie, plus forte, malgré que
Clémentine s'évertuât à un travail consciencieux.

                   *       *       *       *       *

Nous venions de nous procurer, avec l'assentiment du maître, une
bourrique et une petite voiture. Au mois d'août, l'inimitié s'accrut de
ce fait entre les deux jeunes ménages. Clémentine avait parlé la
première de prendre l'attelage pour aller avec son mari à la fête
patronale d'Ygrande,--chez un oncle de Moulin. Mais voilà que le Jean et
sa femme voulurent aussi la bourrique et la voiture pour se rendre à
Augy, où habitait un frère de Rosalie, et où c'était le même jour la
fête. Là-dessus discussion entre les deux femmes, Rosalie disant à ma
fille qu'une malade, une «bonne à rien», n'avait pas besoin de se
promener. Moulin, survenant sur ces entrefaites, traita sa belle-soeur
de «sale bête!» Ça tournait à la vraie dispute et Victoire s'en
désolait. Mais je mis le holà, déclarant que Clémentine aurait
l'équipage puisqu'elle l'avait demandé la première. Furieuse de cette
décision, la bru me tourna les yeux plusieurs jours durant.

Et les deux belles-soeurs dorénavant ne se parlèrent plus guère que pour
se ridiculiser l'une l'autre, se déchirer à qui mieux mieux...

                   *       *       *       *       *

D'autre part, Moulin se rendait peu sympathique, de par sa manie
d'émettre des avis sur toutes choses. N'allait-il pas jusqu'à me donner
des conseils pour le pansage des bestiaux, à moi qui passais pour un des
bons soigneurs du pays! je me contins le plus possible, mais Jean ne
tarda guère à lui laisser entendre qu'il nous ennuyait. Il en résulta
une de ces tensions, si fréquentes dans les communautés, qui rendent
pénible l'intimité quotidienne.



XXXIX


Victoire n'avait jamais pu prendre son parti de l'absence de Charles. Il
suffisait pour la chagriner d'un retard de nouvelles, de ruminations sur
sa vie,--des gardes nocturnes par les nuits froides aux marches pénibles
sous le soleil d'été,--d'un rêve même plus ou moins saugrenu qui lui
faisait craindre les pires catastrophes...

La libération approchait pourtant. Mais des manoeuvres d'armée,
tardives, la firent reporter de la fin septembre au 20 octobre. La
nervosité de Victoire allait croissant à mesure que diminuait le nombre
des jours d'attente. Elle avait mis à l'engrais ses meilleurs poulets
dont elle voulait sacrifier un pour fêter le retour de l'enfant. Devant
la grange, une treille, par moi plantée au début de notre installation à
la Creuserie, était en plein rapport à cette époque et portait cette
année-là des raisins dorés superbes. Un jour, en les regardant, la
bourgeoise songea:

--Tiens, lui qui les aimait tant... Si j'essayais de les conserver
jusqu'à son retour!...

Et de nous dire au repas qui suivit:

--Vous savez, je défends qu'on touche aux raisins de devant la grange;
ils sont sacrés, ceux-là: je les conserve pour mon Charles!

Tout le monde promit de les respecter; seulement, Moulin fit observer
qu'avant l'arrivée du soldat les insectes les auraient sans doute
détruits en entier. Victoire put constater par elle-même que le gendre
parlait d'or. Parce qu'ils étaient mieux exposés, plus sucrés que les
autres, frelons et guêpes bourdonnaient alentour pendant toute la
journée, pompant le jus des plus belles graines. Des tiges restaient
presque nues, ne portant plus que les enveloppes flasques et desséchées,
et les seuls grains durs dédaignés. A ce jeu le pauvre militaire
risquait fort de ne pas goûter aux beaux raisins de la treille réservée.
L'amour maternel rend les femmes ingénieuses. La bourgeoise chercha dans
le tiroir aux chiffons, et, avec les morceaux d'une vieille toile assez
usée pour ne pas empêcher la pénétration de l'air, assez résistante pour
arrêter les rapaces, elle confectionna des sachets garnis d'une coulisse
vers le haut, intriguant fort Clémentine et Rosalie, qui n'étaient pas
dans la confidence... Quand une trentaine furent bâtis, elle adossa une
échelle au mur de la grange, grimpa jusqu'à hauteur des raisins et
enferma les trente plus beaux dans les sachets protecteurs.

                   *       *       *       *       *

Vers le milieu d'octobre, la petite Marthe Sivat, une couturière du
bourg, vint chercher des poulets pour la noce de sa soeur.

--Tiens, c'est des raisins que vous avez là dedans? s'exclama-t-elle en
levant les yeux vers la treille. Vous avez joliment bien su les
conserver... Mais j'y songe: on m'a justement chargé d'en acheter pour
les desserts du soir; voulez-vous me les vendre, Madame Bertin?

--Non, ma fille, non! Quand même on m'en offrirait bien plus qu'ils ne
valent je ne les vendrais pas;--je les conserve pour mon Charles.

--Ah! il revient cette année, votre fils? Alors vous avez raison, il
faut les lui garder, nous trouverons bien autre chose comme dessert de
noce.

Et, toute rieuse, sautillante et légère, la petite Marthe s'en alla.

                   *       *       *       *       *

Quelques jours après, nous eûmes la visite d'une pauvre femme dont le
mari était souffrant.

--Il se plaint du ventre; il est fiévreux et sans appétit, nous
expliqua-t-elle. Je lui ai apporté hier un petit morceau de viande qu'il
n'a pas mangé; les oeufs lui répugnent; il a seulement envie de raisins.
Je vous en achèterais bien quelques-uns...

Victoire, attendrie, lui en remit trois, disant qu'elle les lui donnait
pour son malade; mais elle ne se fit pas faute de répéter encore:

--Ils ne sont pas à vendre, voyez-vous... Mon Charles va rentrer du
régiment; je les lui conserve.

                   *       *       *       *       *

Les Lavallée qui, au printemps, avaient marié Mlle Mathilde, étaient
demeurés à Paris jusqu'en août parce que M. Ludovic passait des examens.
Puis ils s'étaient rendus en Savoie, dans une station thermale dont les
eaux devaient avoir cette vertu singulière de maigrir la femme et
d'engraisser le mari. Puis ils avaient séjourné chez des amis,--si bien
qu'ils ne vinrent à la Buffère que vers la mi-octobre.

La veille du jour où Charles devait rentrer, nous eûmes leur première
visite. Contre son habitude, Mme Lavallée accompagnait son mari. Ayant
épaissi en vieillissant, elle était devenue plus nonchalante encore;
elle marchait à tout petits pas, avec un continuel balancement de sa
grosse personne:--on eût dit l'une des vieilles tours de Bourbon en
balade. Lui restait toujours vif, fluet, le visage anguleux accusant une
grande mobilité d'expression--et sa redingote dansait sur son dos.

Après les salamalecs obséquieux des premières minutes, j'emmenai M.
Lavallée visiter les étables où s'imposaient de menues réparations.
Cependant que la dame, qui n'avait pas voulu s'asseoir à la maison, se
promenait lentement dans la cour en compagnie de Victoire. Le hasard
voulut qu'elle aperçût la treille et les petits sacs blancs, au travers
desquels transparaissaient les belles grappes.

--Quoi, Victoire, toujours des raisins! Savez-vous bien qu'ils
deviennent rares;--au château, nous n'en avons plus un seul... Ce sont
pourtant les fruits que je préfère... Mais pourquoi donc avez-vous pris
tant de précautions pour les garder jusqu'à présent?

Alors ma femme, avec un sourire contraint:

--Madame, c'était pour avoir le plaisir de vous les offrir!

--Oh! merci bien! Quelle délicate attention! Il faudra me les apporter
dès ce soir.

Et la pauvre de crier:

--Rosalie, prenez vite l'échelle de la grange et le petit panier; vous
cueillerez ces raisins et vous les porterez à Madame.

                   *       *       *       *       *

Cependant, à la soupe du soir, notre bru revint sur l'incident:

--Ce n'était pas la peine de si bien les conserver, les raisins; mon
beau-frère n'en profitera guère...

Pour une fois, Moulin fit chorus:

--C'est malheureux, on est encore aussi esclave que dans l'ancien temps!

Je gardais le silence, trop pénétré moi-même de la justesse de ces
observations... Il me semblait entendre encore les réponses catégoriques
de la bourgeoise à la petite Marthe Sivat et à la pauvre femme dont le
mari était malade:

--Non, non, je ne veux pas les vendre! Je les conserve pour mon Charles!

Et il avait suffi d'un cri d'admiration de la dame pour qu'elle les lui
offrît, très humblement...

--C'est bien vrai, pensais-je, que nous sommes encore esclaves.

Victoire devait bien ressentir un peu de regret, un peu de remords de
son acte; mais elle éprouvait d'autre part une certaine satisfaction
d'avoir pu faire sa cour à la propriétaire, de l'avoir bien disposée en
notre faveur en lui offrant un cadeau qui lui plût; et, sous le coup de
ses pensées multiples, elle répondit d'un ton conciliant:

--Ne parlez donc plus de ça; ce n'est pas ma faute; il fallait bien que
je fasse plaisir à notre dame!



XL


Après vingt ans de séjour à la Creuserie, je n'étais guère plus riche
qu'au moment de mon installation; c'est tout juste si j'avais pu
rembourser les mille francs qu'il me restait devoir sur ma part de
cheptel. Période prospère pourtant, durant laquelle certains chanceux
avaient gagné beaucoup. Mais les hésitations de M. Parent, l'année 61,
les canailleries de Sébert m'avaient fait des débuts trop difficiles. Et
au moment où, remis à flot, je me croyais en passe de réussir, ç'avait
été ce nouveau désastre: la guerre!

Ayant bénéficié depuis d'une série de bonnes récoltes, après la mort de
mes beaux-parents, en 1874, je me trouvai en possession de quatre mille
francs environ,--part d'héritage comprise.

Je me souciais peu de garder cet argent dans l'armoire; d'abord, il n'y
faisait pas les petits, et puis je craignais les voleurs, car souvent,
l'été, nous laissions la maison seule. Le notaire de Bourbon ne
connaissant pour l'instant nul placement avantageux, j'en vins à songer
à M. Cerbony.

M. Cerbony, le grand brasseur d'affaires de la région! Fermier de trois
domaines, marchand de grains, de vins, d'engrais et de graines il
cumulait tous les commerces ruraux. Un sympathique, jeune encore, de
mine souriante, d'abord facile. Au contraire de la plupart des fermiers
généraux qui sont arrogants et vaniteux, il donnait à tout le monde de
vigoureuses poignées de mains, parlait patois avec nous autres les
paysans, offrait facilement une tournée, les jours de foire. Sa maison,
à un étage, avec balcons et arabesques, ses magasins bien conditionnés
attiraient l'attention. Il menait grand train, voyageait beaucoup,
passait pour très riche, et pour faire tout ce commerce par plaisir plus
que par nécessité.

J'avais entendu dire que M. Cerbony prenait de l'argent un peu comme un
banquier, en donnant comme garantie un simple billet avec sa signature.
Ayant confiance en lui, je m'en fus le trouver un dimanche matin, après
la première messe, sous prétexte de lui vendre mon petit lot d'avoine.
Le marché conclu j'abordai l'autre affaire:

--Monsieur Cerbony, je dispose d'un peu d'argent que je voudrais placer;
voulez-vous le prendre?

--Mais, sans doute... Quelle somme avez-vous? fit-il, la bouche en
coeur.

--Dans les quatre mille francs, Monsieur.

--C'est bien peu... Je pourrais occuper dix mille à la fin du mois.
Voyez vos voisins, vos amis; faites-moi dix mille francs entre
plusieurs.

--Monsieur Cerbony, je ne connais personne qui... Si, pourtant: j'ai un
voisin qui doit avoir deux mille francs à peu près.

C'était Dumont, de la Jarry d'en bas; il m'avait dit ça un jour que nous
coupions ensemble une bouchure mitoyenne.

--Alors, c'est entendu; vous m'apporterez ces six mille francs à la fin
du mois; je m'arrangerai pour le reste. Je tiens à vous faire plaisir,
vous êtes un client... Vous savez que je paie cinq comme tout le monde.
Au revoir!

J'allai trouver le soir même Dumont, de la Jarry, pour lui faire part de
la combinaison; à mon grand étonnement, il ne se montra pas
enthousiaste.

--Cerbony, Cerbony, dit-il, oui, c'est un homme qui fait beaucoup
d'affaires, mais il est étranger au pays et, en fin de compte, on ne
sait pas s'il est vraiment riche... Si ça tournait mal?

--Mais, malheureux, il gagne de l'argent gros comme lui... Si j'avais
son gain d'une année, je serais sûr de vivre tranquille le reste de mes
jours.

--Taratata... S'il gagne beaucoup, il dépense de même, vous le savez
comme moi. Tenez, Tiennon, je veux bien vous prêter mes deux mille
francs, mais à condition de n'avoir affaire qu'à vous; nous irons chez
le notaire qui fera un billet... Je ne vous demande que quatre francs
cinquante d'intérêts; Cerbony vous paiera cinq; vous aurez dix sous du
cent pour vos peines.

Je fus sur le point, ma foi, de prendre l'argent de Dumont dans ces
conditions. Mais la bourgeoise et les garçons, moins aveuglés, m'en
dissuadèrent.

A l'époque convenue, je portai donc mes quatre mille francs au brasseur
d'affaires, en m'excusant de ce que le voisin venait juste de prêter
son argent ailleurs. Il regrettait beaucoup cette occasion
manquée--ajoutai-je hypocritement.

Cerbony eut un mouvement de mauvaise humeur:

--Vous mériteriez que je vous envoie promener! Enfin, donnez tout de
même ce que vous avez; mais c'est bien pour vous faire plaisir...

Il appuya sur ces mots, et son visage s'éclaira du cordial sourire
habituel pendant qu'il étalait mes pièces d'or et palpait mes billets.
J'étais content qu'il se montrât d'aussi bonne composition. Hélas! mon
enchantement dura peu...

                   *       *       *       *       *

Au 1er mars de l'année suivante, c'est-à-dire trois mois après, comme
nous étions à charger du bois dans un de nos champs en bordure de la
route, le facteur de Franchesse, arrivant de prendre son courrier à
Bourbon, s'arrêta pour nous causer:

--Vous ne savez pas la nouvelle?

--Et quoi donc?

--Cerbony, le fameux Cerbony, «a pris le pays par pointe» il y a trois
jours. Sa femme était partie au commencement de février avec beaucoup de
colis. Depuis, lui n'avait cessé de faire des expéditions; les
domestiques n'y comprenaient rien; la maison restait à peu près vide et
le magasin aussi. Mardi, il s'est défilé de bonne heure et n'a pas
reparu. Et hier est arrivée une lettre de lui pour le maire annonçant
qu'il ne reviendrait plus--il est passé en Suisse! On dit que ça va être
un galimatias impossible; il devait à tout le monde!

Sur le char où j'empilais toutes longues les branches des arbres
élagués, une sorte d'éblouissement me fit chanceler. Le Jean s'en
aperçut et me lança un regard inquiet, cependant qu'il s'efforçait de
dissimuler son trouble pour répondre au facteur.

A Bourbon, où je me rendis le soir même, chacun me confirma le désastre.
Je m'abstins d'aller chez le notaire qui eût probablement ri de mon
malheur, étant donné qu'il s'agissait d'argent placé en dehors de ses
offices. Mais je m'en fus trouver le greffier du juge de paix,--un homme
de bon conseil, bien connu des gens de la campagne--et lui exposai mon
affaire en larmoyant presque. Tout en essayant de me réconforter, il
déclara ne pouvoir m'être utile.

--Il n'y a rien à faire pour le moment, voyez-vous; vous serez appelé
comme les autres créanciers; vous n'aurez qu'à donner vos pièces au
syndic.

Chez nous, ce furent des lamentations sans fin de Victoire:

--Tant se donner de peine pour réserver quelques sous et tout perdre à
la fois, mon Dieu, que c'est malheureux!

Tout le monde était triste et bien ennuyé. Il n'y eut que Charles pour
se montrer philosophe, nous remonter.

--Que voulez-vous, il n'y faut plus penser; c'est perdu et puis voilà...
Rien ne sera changé dans votre façon de vivre.

J'avais d'autre part la consolation de savoir très nombreux les badauds
de mon espèce. Je me félicitais surtout d'avoir suivi les conseils de ma
femme quant à l'argent de Dumont. Car l'honnête Cerbony, par principe,
tirait le plus possible de ses victimes. Un pauvre vieux jardinier avait
ainsi emprunté à une tierce personne plusieurs milliers de francs pour
arriver à fournir au Monsieur la somme exigée. Dépouillé de ses
économies et incapable de rembourser son prêteur, le vieillard, du
rocher où se dressent les tours du vieux château, se jeta une nuit dans
l'étang qui fait suite. Les laveuses au petit matin découvrirent son
cadavre que les remous avaient échoué sur la rive.

                   *       *       *       *       *

Il me fallut faire des démarches embêtantes, aller plusieurs fois à
Moulins, m'associer avec d'autres victimes pour consulter un avoué.
Après deux ans, quand tout fut réglé, on nous donna cinq pour cent.
J'avais bien dépensé en déplacements et frais divers l'équivalent des
deux cents francs qui me revinrent.



XLI


Charles avait perdu au service ses façons bizarres; il était à présent
plutôt gentil et serviable, et il s'exprimait bien mieux que nous. Les
premiers temps, il riait même de ce que nous causions trop mal.

--Au fond, c'est bête de parler ainsi. Dès qu'on est en présence
d'étrangers, on se trouve gêné; on se tait, ou l'on dit des bourdes qui
les font se ficher de nous... Je ne vois pas que ce soit une raison,
parce qu'on est paysan, de s'exprimer en dépit du bon sens...

Alors, la Rosalie:

--Ce serait drôle si nous nous mettions à causer comme la dame du
château... On se ferait vite remarquer; tout le monde dirait: «Entendez
ceux-là, comme ils cherchent à faire des embarras!»

--Les seuls imbéciles diraient ça, et l'on devrait mépriser leurs
appréciations... Au fait, je ne demande pas qu'on adopte le genre de Mme
Lavallée; je voudrais seulement qu'on écorche moins les mots, qu'on ne
dise plus, par exemple, _ol_, pour il--_nout'_, pour notre--_soué_, pour
lui--_bounne_, pour bonne--_ch'tit_, pour chétif ou mauvais, et ainsi de
suite.

Opinion sans doute fort raisonnable. Mais Charles, loin de nous habituer
à changer de langage, en arriva peu à peu, au contraire, à reprendre
quasi entièrement son parler d'autrefois.

Il est difficile d'aller à rencontre des habitudes de son pays, de son
milieu; l'essayer est même s'exposer à de gros ennuis.



XLII


Mon gendre et mes deux garçons dans la force de l'âge, moi tenant encore
ma place, nous pouvions aisément faire valoir le domaine. Mais la guerre
subsistait entre les jeunes ménages--et Moulin fut obligé de partir.
L'intervention de ses parents et la mienne auprès de M. Lavallée lui
firent obtenir la petite locature des Fouinats qui se trouvait vacante.
Roubaud promit de l'employer au château, comme aide-jardinier et homme
de peine.

Le premier hiver, Clémentine, qui s'ennuyait dans sa petite maison,
venait souvent passer l'après-midi chez nous, avec ses bébés, et
rapportait une bouteille de lait,--quelquefois même un panier garni de
fromages, de fruits, de galette.

Mais elle se trouvait enceinte pour la troisième fois et, après ses
nouvelles couches, elle dut interrompre ses visites. Alors sa mère de
lui porter à domicile quelques provisions. Mais un beau jour Rosalie
intervint, disant qu'elle en avait assez de se tuer pour les autres,
qu'elle allait partir à son tour si l'on continuait ainsi.

--Oh! ça ne va pas loin, quelques demi-livres de beurre, quelques
fromages, un peu de lait, fit Victoire, doucement.

Mais l'autre riposta d'un ton aigre que c'était bien malheureux de voir
la Clémentine jouir à volonté de ces denrées dont se privaient ceux qui
avaient la peine de les préparer.

--Nous aurons beau travailler, si tout ce que nous entrons par la porte
sort par la fenêtre, nous ne parviendrons pas même à joindre les deux
bouts!

Cette opposition méchante de Rosalie, qui se reproduisit à toute
occasion par la suite, attrista beaucoup ma femme; elle en gémissait
quand nous étions seuls; nous nous en entretenions longuement la nuit.
Nos enfants, gagés, n'avaient nulle part de maîtrise. Nous leur
reconnaissions volontiers pourtant un certain droit de contrôle et de
critique. Ils concouraient à la prospérité de la maisonnée familiale;
ils collaboraient à une oeuvre qu'ils continueraient pour leur compte
plus tard. Les entendre grogner nous semblait pénible.

Au reste, notre Charles ne se fâchait pas, lui; il approuvait même les
libéralités faites à sa soeur--peu à l'aise, chétive et découragée. Mais
l'aîné, stimulé par sa bourgeoise, appuyait ses observations.

Il fallut donc en arriver à ne plus faire de présents à
Clémentine--ouvertement du moins. Nous rusions. Je me chargeais souvent
de lui porter, dissimulées sous ma blouse, quelque denrée ou quelque
victuaille. Mais les yeux inquisiteurs de Rosalie furetaient partout.
Disposer des moindres choses en dehors d'elle n'allait jamais sans
difficultés.

                   *       *       *       *       *

Bientôt d'ailleurs, un événement de plus grande importance vint reléguer
au second plan ces misères de notre intérieur.



XLIII


Je puis dire sans orgueil que le domaine avait pris de la valeur, et
beaucoup, depuis que je le cultivais. Sans plus ménager mes peines que
s'il m'eût appartenu, ou que si j'eusse été assuré d'y passer toute ma
vie, j'avais épierré des pièces entières, défriché des coins
broussailleux, divisé des bouchures trop larges, creusé ou réparé des
abreuvoirs dans les champs. Le jardinier du château ayant consenti à me
donner quelques leçons de greffage, tous les arbres sauvageons des haies
étaient devenus, par mes soins, producteurs de bons fruits. J'avais eu à
coeur aussi de rendre praticable le chemin qui nous reliait à la route.
Les champs venaient d'être chaulés pour la seconde fois et donnaient de
belles récoltes; les prés produisaient le double grâce aux composts et
aux engrais; mon cheptel était quasi toujours le meilleur des six
domaines.

Et les affaires continuant de n'aller pas trop mal, j'espérais me voir
bientôt en possession d'une somme équivalente à celle que j'avais
perdue.

Mais voilà que Roubaud, certain jour, vint tout penaud me dire:

--Le maître veut trois cents francs d'augmentation à partir de la
Saint-Martin prochaine.

Cette nouvelle m'abasourdit... J'avais accepté sans trop récriminer dix
ans auparavant une première augmentation de deux cents francs, que
justifiait un peu la hausse du bétail. Mais je ne voyais nul motif à
cette surcharge nouvelle qui eût porté à neuf cents francs le chiffre de
mon impôt colonique annuel,--c'est-à-dire que le maître, outre sa moitié
des produits, voulait encore neuf cents francs sur ma part,
indépendamment des redevances en nature. Les cours n'étaient pas
supérieurs à ceux de l'autre décade. Les bénéfices n'augmentaient qu'en
raison des frais faits en commun, et en proportion aussi de nos peines
et de nos sueurs.

Je fis serment par Dieu et par le diable que je n'accepterais aucune
augmentation.

--Réfléchissez, dit Roubaud, vous n'êtes pas tenu à donner aujourd'hui
une réponse définitive.

--C'est tout réfléchi! repartis-je.

Et je renouvelai le serment: cette injustice me faisait trop mal au
coeur!

Pourtant, après en avoir délibéré avec ma femme et les garçons, j'offris
un appoint de cent francs.

Roubaud transmit ma réponse au bourgeois qui se trouvait à Paris. Mais
lui, bien loin de vouloir transiger, signifia un jour que ceux des
métayers qui n'avaient pas encore adhéré aux conditions nouvelles aient
à se placer ailleurs. C'était le congé définitif pour ceux du
Plat-Mizot, pour ceux de Praulière et pour nous.

Je n'aurais jamais cru que le maigre et remuant Lavallée cachât sous des
dehors affables une telle dose de perfidie. Roubaud, plus tard, me
rapporta de lui cette phrase:

--Les métayers sont comme les domestiques: avec le temps ils prennent
trop de hardiesse; il est nécessaire de les changer de loin en loin...



XLIV


Je fus comme brisé par une grande lassitude physique et morale. A tout
âge, il est des périodes de dépit où les misères journalières semblent
plus cuisantes, où tout concourt à attrister, où l'on est las de la vie
qu'on mène. Mais ces impressions, au temps du déclin, se font plus
amères... Je touchais à cinquante-cinq ans; mon visage perdait ses
derniers tons vermeils; les fils blancs se multipliaient dans mes
cheveux et ma barbe; je n'avais plus aux travaux pénibles la même
résistance.

Ah! le coup était rude! J'avais passé dans cette ferme de la Creuserie
vingt-cinq années de ma vie, les meilleures années de ma pleine
maturité, et l'opinion m'identifiait à elle. Pour tous les voisins, pour
tous ceux qui me connaissaient bien, n'étais-je pas «Tiennon, de la
Creuserie»? et pour les autres «le père Bertin, de la Creuserie»? A tous
mon nom semblait inséparable, par effet de l'accoutumance, de celui du
domaine. Et n'étais-je pas lié moi-même à cette maison qui avait été si
longtemps ma maison?--à cette grange où j'avais entassé une telle somme
de fourrage?--à ces étables où j'avais soigné tant d'animaux?--à ces
champs dont je connaissais les moindres veines de terrain, les parties
d'argile rouge, d'argile noire ou d'argile jaune, les parties
caillouteuses et pierreuses, comme celles en terre franche et
profonde?--à ces prés avec tant de fatigues vingt-cinq fois tondus?--à
ces bouchures, à ces arbres sous lesquels j'avais trouvé un abri par les
temps pluvieux, un coin d'ombre par les temps de chaleur? Oui, tous les
fibres de mon organisme tenaient à cette terre et à ce vieux logis, d'où
un Monsieur me chassait sans autre motif que la cupidité, parce qu'il
était le maître!

                   *       *       *       *       *

Des choses alors me passèrent par la tête dont je ne m'étais point
soucié jusque-là. Je me pris à réfléchir sur la vie, que je trouvais
cruellement bête et triste pour les pauvres gens comme nous--voués aux
travaux forcés perpétuels.

Voici venir les premiers beaux jours. Vite, semons les avoines, hersons
les blés, labourons et bêchons!

Avril survient et la douceur; les bourgeons s'ouvrent, les oiseaux
piaillent, les pêchers sont roses et les cerisiers blancs.--Vite aux
emblavures d'orge, de pommes de terre, de betteraves, vite au jardin!

Le «beau mois de mai» se montre souvent pluvieux et maussade, mais
les jeunes frondaisons vertes lui font toujours une parure
agréable.--Mettons la charrue dans les jachères; nettoyons les fossés,
sarclons et binons!

Juin, les haies piquées d'églantines, les acacias chargés de grappes
blanches au parfum prenant, des fleurs et des nids partout.--Le réveil à
trois heures du matin pour faucher, la besogne si dure sous le soleil
qui monte, si terrible à midi, le plein effort jusqu'à neuf ou dix
heures chaque soir, la fatigue se glissant comme un poison dans tous les
membres...

Juillet et ses jours de langueur chaude. Douceur des bonnes siestes sur
les canapés moelleux des salons clos... Joie de l'ombre fraîche dans les
parcs touffus, dans les prés où pointent les regains.--En grande hâte,
achevons les foins, les céréales blondissent... Vite, coupons le seigle
et le dépiquons: sa paille est nécessaire pour lier le blé qui nous
appelle... Hardi! au froment! Abattons à grands coups les tiges sèches!
Serrons les javelles brûlantes, piquantes de chardons ou
d'arêtes-boeufs, dressons en moyettes, puis en meules les gerbes
lourdes...

Août non moins brûlant, saison des vacances, saison du repos.--Les
avoines sont terminées ou vont l'être. Voici les batteuses en action. On
s'entr'aide entre voisins. C'est huit domaines que nous avons à battre.
Lorsqu'on revient tout crasseux de poussière, la tête bourdonnante et le
corps brisé, vite à l'oeuvre interrompue! Attaquons la grosse pelote de
fumier; découpons-la en petits cubes égaux que nous alignerons
symétriquement sur les voitures, pour le transport aux champs durant que
les chemins sont secs.

Septembre: les vacances encore, les promenades, les bonnes parties de
chasse.--Tous nos guérets à mettre à planches, nos pommes de terre à
arracher, la grande «tourmente» toujours...

Octobre et ses brumes: les jours raccourcissent, allongez-les... Une
heure le matin, une heure le soir, c'est autant de gagné. Activons les
semailles. Profitons du temps favorable:--les pluies peuvent survenir.
Hardi les gas!

Ouf! voici novembre enfin. C'est l'hiver et le calme. Le calme, mais non
le repos. Il reste encore à retourner les chaumes, à mettre les prés en
ordre, à _râper_ et couper les bouchures. Voici d'ailleurs les animaux
tous à l'étable. Debout à cinq heures quand même! Allons dans la nuit au
pansage, nous serons prêts plus tôt pour le travail des champs d'où nous
rentrons faits comme la terre, carapacés jusqu'aux cuisses. La veillée
convient très bien pour couper les racines des boeufs et moutons gras,
pour cuire les pommes de terre des cochons. Hardi les gas! ne restons
pas inactifs au coin du feu: le bois est humide, la cheminée fume, nous
serions capables de nous engourdir...

La neige seule nous vaut parfois des jours de demi-repos. C'est le
moment de préparer des claies neuves pour les champs, de confectionner
les râteaux à foin, d'emmancher les outils. On a mieux à faire l'été que
de s'amuser à ces babioles.

                   *       *       *       *       *

Eh! oui, c'est cela, l'année du cultivateur. A-t-il le droit de s'en
plaindre? Non, peut-être. Les pauvres sont tous logés à la même enseigne
et travaillent tous les jours que Dieu fait. Mais dans leurs boutiques,
dans leurs usines ou ateliers, les artisans et citadins n'ont pas à
compter avec les éléments extérieurs,--ou seulement très peu. Pour nous,
c'est le temps qui joue le plus grand rôle et le temps se plaît à nous
contrarier. Voici venir la pluie--et la pluie ne s'arrête pas; les
terrains se détrempent; remuer le sol est une folie; l'herbe croît dans
les cultures qu'on ne peut nettoyer; les labours, les semailles restent
en retard et se font mal... Voici la sécheresse qui tient bon des
semaines ou des mois; toute végétation décline; il faut aller bien loin
pour abreuver les bêtes--et si l'on s'obstine à vouloir labourer, on
éreinte les boeufs, on se tue soi-même, on risque à chaque minute de
casser la charrue... Une ondée survient, insignifiante, mais qui gâche
au temps des foins le programme de la journée... Voici un orage, et l'on
tremble de crainte... Voici la neige qui dure plusieurs semaines,
empêchant les travaux extérieurs, causant un retard difficile à
rattraper... Voici une période de gelées sans neige, avec du soleil le
jour, qui déracine les céréales d'hiver... Voici qu'il fait trop beau à
l'automne et que le gel ne vient pas supprimer les insectes qui font du
mal aux blés naissants;--mais il survient en mai, pour détériorer nos
jeunes plantes et détruire les bourgeons de nos vignes... Pour une
raison ou pour une autre, on a toujours des motifs de se lamenter.

Mais les récoltes ne sont pas tout. Nous faisons de l'élevage; sept
vaches chaque année nous donnent des veaux. Dès qu'approche pour chacune
l'époque du vêlage, il faut la veiller et, le moment venu, prendre soin
de la mère et du nouveau-né. Nous sommes de jour comme de nuit esclaves
de nos bêtes.

Et sur ces bêtes s'abattent toutes sortes de maladies, la diarrhée sur
les veaux, la phtisie sur les moutons, la fièvre aphteuse sur le cheptel
entier. On va quérir vétérinaire ou guérisseur bâtard; on fait de son
mieux d'après sa propre expérience; on soigne ces animaux comme des
«chrétiens». Et, malgré tout, il en crève!

A la foire où l'on vend, les prix sont en baisse comme par hasard--ou,
simplement, on se fait rouler par les marchands qui sont si malins!
Achète-t-on, au contraire?--le manque d'habitude fait qu'on paie au prix
fort et qu'on réussit mal...

Fini le battage, parce qu'on est à court d'argent ou que le mauvais état
du grenier ne permet pas de le conserver, on sacrifie au cours du moment
le petit lot de grain qu'on a en trop. Les propriétaires, les gros
fermiers attendent davantage et bénéficient souvent d'une plus-value
importante.

                   *       *       *       *       *

Et toujours il nous faut demeurer là, vêtus d'habits crottés,
rapetassés, semés de poils de bêtes, dans les mêmes vieilles maisons
laides et sombres, avec leurs entours d'ornières, de patouille et de
fumier,--prisonniers dans le même cadre!

Il existe ailleurs des terrains différents des nôtres, plus accidentés
ou plus plats; il y a des rivières bien plus larges que celle de
Moulins; il y a des montagnes; il y a des mers. De tout cela nous ne
verrons jamais rien!

Et pas davantage nous ne connaîtrons les cités ni ne jouirons des
plaisirs qu'elles offrent. Ce n'est pas pour nous que leurs magasins se
mettent en frais d'étalage; le pain blanc à croûte dorée n'est pas pour
nous, ni les beaux quartiers de viande, ni les produits si appétissants
que les charcutiers savent tirer du cochon, ni les brioches fines, ni
les gâteaux tentateurs qui fleurent bon à la devanture des pâtissiers.

Il y a des choses dont nous devrions profiter pourtant:--nos produits de
la basse-cour et de la laiterie, par exemple. Mais à nous la peine, aux
autres le plaisir! On porte à peu près tout aux gens de la ville, comme
aussi ce qu'on a de mieux en légumes et en fruits. Il faut bien qu'on
leur attrape un peu d'argent; assez cher ils nous comptent ce que nous
sommes forcés de leur demander: vêtements et chaussure, épicerie et
mercerie...

Sans compter que le médecin nous compte cher ses visites:--nous sommes
si loin des centres!--comme le pharmacien ses remèdes et le curé ses
prières,--et que le notaire, quand nous avons besoin de lui, nous
soutire une pièce de vingt francs à propos de rien...

Tous ces gens-là, mon Dieu, c'est peut-être leur droit; ils ont besoin
de gagner de l'argent pour vivre décemment, pour user des douceurs dont
nous sommes sevrés, pour faire instruire leurs enfants;--ils entendent
que leurs mérites les placent au-dessus de notre médiocrité! Le
percepteur nous demande aussi des impôts toujours plus forts; c'est que
le gouvernement veut permettre à ses fonctionnaires une existence
honorable, une existence d'hommes,--les producteurs restant seuls des
plébéiens, des croquants!

Par là-dessus, nous avons trop souvent affaire à des maîtres qui nous
exploitent, à des voleurs comme Fauconnet, à des imbéciles comme Parent,
à des roublards comme Sébert, à des grippe-sous comme Lavallée. Et si
nous parvenons quand même à quelques économies, nous les prêtons à des
crapules comme Cerbony qui se sauvent avec!

N'empêche que nous sommes «très heureux...» M. Lavallée me disait un
jour qu'un certain Virgile avait affirmé cela dans les temps anciens et
que nous devions nous en rapporter à lui!

                   *       *       *       *       *

Pendant des semaines et des mois, je fus hanté par ces pensées justes
peut-être, mais décourageantes. Il n'est pas bon de trop réfléchir à son
sort;--ça ne change rien et ça rend malheureux davantage.



XLV


Je traitai avec un propriétaire de Saint-Aubin, M. Noris, pour son
domaine de Clermoux qui avait soixante-dix hectares.

M. Noris, grand vieillard à barbe et cheveux blancs, s'intitulait
«agriculteur», c'est-à-dire qu'il gérait lui-même ses deux fermes. Il
habitait avec ses filles, à proximité du bourg de Saint-Aubin, une
grande vieille maison très simple dont un rideau de lierre masquait
insuffisamment les lézardes des murs gris. Type de petit bourgeois
local, encroûté dans ses habitudes, féru de manies ennuyeuses et
avaricieux en diable. Il lésinait sur tout, préférait nous laisser
vendre les bêtes en mauvais état plutôt que de dépenser pour les mettre
en meilleur point. Il ne fallait pas non plus lui parler d'engrais.

--Non, non, vous m'embêtez avec vos phosphates et vos nitrates, le
fumier doit suffire!

Et il secouait sa tête blanche avec un geste de terreur.

Rarement il se décidait à vendre la marchandise à la première foire. Il
ne voulait pas démordre de son estimation préalable, toujours trop
élevée. Nous ramenions nos bêtes pour les conduire quelques jours après
à une seconde foire où c'était de même. A la troisième, on vendait, de
guerre lasse, et souvent avec de la perte sur les prix de la première.

M. Noris, d'autre part, se faisait tirer l'oreille pour les règlements
de fin d'année. Les comptes de sa deuxième ferme n'avaient pas été mis à
jour depuis quinze ans. Quand les métayers réclamaient de l'argent, il
leur remettait d'un ton rogue une somme toujours inférieure à celle
qu'ils demandaient... Une fois, mon prédécesseur à Clermoux ayant
insisté, sur le champ de foire de Bourbon, pour obtenir cent écus, ce
seigneur de village n'avait rien trouvé de mieux que de jeter,
d'éparpiller à plaisir autour de lui une dizaine de pièces de cent sous,
tout en marmottant de sa voix nasillarde:

--Tiens, en voilà de l'argent! Tiens, en voilà! Ramasse...

Et l'autre de les recueillir dans la boue, à la grande indignation des
braves gens, à la grande joie des imbéciles.

Je tenais à éviter de telles scènes et à régler à la Saint-Martin,
régulièrement. Une idée de Charles me parut bonne à adopter. Je m'en fus
relancer le maître, chez lui, en temps utile.

--Monsieur Noris, je viens pour compter, j'ai absolument besoin
d'argent.

--Vous n'en avez guère à toucher, Bertin; les bénéfices n'ont pas été
forts, cette année.

--Vous me devez, je crois, dans les douze cents francs, Monsieur.

(Je savais qu'en réalité ça n'allait pas à la moitié!)

--Jamais de la vie, jamais de la vie...

Et, tout sursautant, il se précipita sur son livre de comptes:

--Je vous dois cinq cent trente-six francs, ni plus ni moins.

Feignant la surprise, puis la réflexion profonde, je finis par dire que
j'avais dû oublier un achat de moutons et j'insistai tout de même pour
avoir mon argent... Il me remit, tout maugréant, quatre billets de cent
francs. Je fus obligé de retenir le reste, au cours de l'hiver, sur une
vente de taureaux à moi soldée par le marchand: il fit la grimace, mais
n'osa s'en fâcher.

Chaque année, par la suite, il fallut employer de nouvelles ruses pour
arriver à se faire payer.

Nous avions une grosse jument baie pour le rapport. Ordinairement, la
poulinière de ferme sert pour aller aux foires et faire les courses; on
l'emploie aussi aux travaux des champs. Mais la nôtre était exempte de
toute corvée.

--Le travail déforme les juments, et leurs produits s'en ressentent,
disait M. Noris.

Le vrai, c'est qu'il ne voulait pas que ses métayers aient la faculté
d'aller en voiture; cela lui semblait un luxe déplacé et tout à fait
superflu.

                   *       *       *       *       *

En dépit de son âge avancé, il gardait la passion de la chasse. Le
gibier abondait sur le domaine, les lapins surtout. Il aimait les voir
détaler dans les sillons à l'approche de son grand lévrier, mais n'en
tuait pas beaucoup. Autour d'un bout de taillis enclavé dans nos
cultures, ces rongeurs pullulaient au point d'abîmer les
emblavures,--mais il était bien inutile de s'en plaindre.

Les braconniers n'osaient guère s'aventurer par là, à cause du garde, un
sournois hirsute, qui veillait avec une vigilance outrancière. Il
suffisait qu'un étranger flâneur traversât, les mains dans les poches,
un coin de la propriété pour qu'il fût appréhendé par lui. Pas de procès
dans ce cas-là, mais le prétendu délinquant devait se présenter au
maître pour recevoir une semonce, et verser cent sous. S'il y avait
présomption de chasse, le procès suivait son cours. La découverte d'un
lacet dans une bouchure mitoyenne coûta quatre-vingts francs à notre
voisin Pinel, qui labourait de l'autre côté. Le brave Pinel m'a toujours
juré qu'il ignorait la présence de ce collet et que, pour son compte, il
n'en tendait jamais...

                   *       *       *       *       *

Les républicains partageaient avec les braconniers la haine implacable
de M. Noris. Il souhaitait pour les uns et pour les autres des sanctions
exemplaires, des supplices raffinés. Il eût voulu les voir tous en
prison, aux travaux forcés, ou relégués dans des colonies lointaines.
Comme la destruction d'une nichée de lapereaux, d'un nid de perdrix, ou
bien un coup de fusil tiré dans ses terres, le mettaient dans une
exaspération furieuse, le mot seul de «République» l'agitait de grands
frissons nerveux. Souvent, à Bourbon, des gamins, soudoyés par un
farceur, le suivaient en bande, criant: «Vive la République!» et
chantant des couplets de la _Marseillaise_...

A chaque fois il serrait les poings de rage impuissante, manquait en
devenir fou!

En 1877, souffrant d'une bronchite qui avait failli l'emporter, on était
venu lui annoncer les résultats d'une élection favorable aux
républicains. Alors, soulevé sur sa couche, il avait exhalé dans un
murmure haletant, la haine profonde de son coeur:

--Les brigands!... Il n'y a donc plus de place... à... à Cayenne!...

Pour retomber ensuite sur l'oreiller, inerte, évanoui.

Quatre ans plus tard, venant chez nous au cours d'une période
électorale, il avisa des programmes et des journaux envoyés par le
docteur Fauconnet, candidat républicain:

--Ne gardez pas ici ces papiers diaboliques. Au feu, les mauvais écrits!
Au feu, les mauvaises feuilles! Vous attireriez le malheur sur votre
famille en les conservant.

J'objectai que personne ne savait lire.

--Leur présence seule est dangereuse! reprit-il.

Et il les jeta lui-même dans la flamme du foyer. Puis, en se retirant:

--Le garde vous remettra le jour du vote, à la porte de la mairie, le
bulletin à utiliser. Ne vous en préoccupez pas!

Les ouvriers, les commerçants, les fournisseurs étaient choisis en
dehors des «rouges». Et il nous obligeait aussi à ne pas fréquenter les
boutiques jugées par lui subversives.

Il se vengeait à sa manière de la «sale République...»



XLVI


Les deux demoiselles veillaient spécialement à notre conduite
religieuse. Et il nous fut assez pénible de les satisfaire. Selon la
coutume de ma jeunesse, j'allais à la messe auparavant un dimanche sur
deux à peu près. A chaque sortie dominicale, soit à Bourbon, soit à
Franchesse, j'assistais à l'office--désapprouvant les «fortes têtes» qui
passent ce moment à l'auberge.

Mais j'étais loin de prendre au pied de la lettre toutes les histoires
des curés! Leurs théories sur la confession, les jours maigres, l'Enfer
et le Paradis, je prenais ça pour des contes... Le vrai devoir de chacun
me semble tenir dans cette ligne de conduite très simple: bien
travailler, se comporter honnêtement, s'efforcer de ne chagriner
personne, rendre service quand on le peut, en particulier à ceux qui
sont dans la misère ou dans la peine. En s'y conformant, je ne puis
croire qu'on ait quelque chose à craindre, ni là, ni ailleurs. J'avais
remarqué comme tout le monde qu'en l'attente de la «vie éternelle» dont
les curés parlent beaucoup sans en rien connaître, ils ne font point fi
des plaisirs de la terre,--spécialement de la bonne cuisine et du bon
vin,--sans compter qu'ils passent pour bien aimer l'argent...

Je me disais que, sur cette question du «devenir de l'âme», les plus
malins de la terre et le pape lui-même n'en devaient pas savoir plus
qu'un ignorant comme moi, attendu que personne n'est revenu de là-bas
pour dire comment les choses s'y passent. Je songeais donc rarement à la
mort--moins encore au «salut éternel»--et j'avais délaissé complètement
la confession depuis mon mariage. J'en connaissais plus d'un et plus
d'une que ça ne rendait pas meilleurs d'être fidèles à cette loi de
l'Église. La Victoire se confessait, la Rosalie aussi; elles agissaient
absolument le lendemain comme la veille--restant, l'une grincheuse et
désabusée, l'autre pétulante, hargneuse, autoritaire...

--Alors, à quoi bon? me disais-je.

                   *       *       *       *       *

Je croyais fermement par exemple, à l'existence d'un Être suprême qui
dirige tout, règle le cours des saisons, nous envoie le soleil et la
pluie, le gel et la grêle. Et comme notre travail, à nous cultivateurs,
n'est propice que si la température veut bien le favoriser, je
m'efforçais de complaire à ce maître des éléments qui tient entre ses
mains une bonne part de nos intérêts. Je ne manquais guère les
cérémonies où le succès des cultures est en jeu, et je continuais
fidèlement les petites traditions pieuses de notre vie de campagne.
J'allais toujours à la messe des Rameaux avec une grosse touffe de buis,
et j'en mettais ensuite des branchettes derrière toutes les portes,--à
côté des petites croix d'osier qu'on fait bénir en mai, des aubépines
des Rogations et des bouquets où sont assemblées les trois variétés
d'herbe de Saint-Roch qui préservent les animaux des maladies.
J'assistais à la procession de saint Marc qui se fait pour les biens de
la terre et, quelques jours après, à la messe de saint Athanase, le
préservateur de la grêle. J'aspergeais d'eau bénite les fenils vides
avant d'engranger les fourrages. En ouvrant l'entaille dans les champs
de blé, je formais une croix avec la première javelle. J'en traçais
d'autres sur le grain de semence au moment du vitriolage, sur chaque
miche de pain avant de l'entamer, et enfin sur le dos des vaches avec
leur premier lait, après le vêlage. Je ne trouvais pas drôle de voir
allumer le cierge quand il tonnait fort. Je soulevais toujours mon
chapeau devant les calvaires des routes. Et je marmonnais matin et soir
un bout de prière.

Il y avait sans doute dans tout ceci une bonne part d'habitude; ces
pratiques que j'avais toujours vu suivre me semblaient naturelles. Mais
je ne pouvais admettre que manquer la messe un dimanche ou faire gras un
vendredi soient des motifs à punition sans fin,--et il me semblait
excessif d'attribuer au curé dans la confession le pouvoir d'absoudre
tous les crimes!

                   *       *       *       *       *

Les garçons partageaient ma manière de voir. L'aîné allait à la messe
comme moi, à peu près régulièrement tous les quinze jours. Le Charles,
depuis son retour du régiment, n'y allait guère qu'une fois par mois, et
encore! Ce fut lui surtout qui trouva dure l'obligation hebdomadaire!

Le lundi gras, pendant que nous étions aux champs, les femmes eurent la
visite de Mlles Yvonne et Valentine Noris.

--Victoire, votre jeune fils a manqué la messe hier.

--Il est allé à Bourbon, Mesdemoiselles; il a dû y assister là-bas.

--Nous n'en croyons rien... Charles doit venir chaque dimanche à la
messe à Saint-Aubin comme vous tous; il ira se promener ensuite à
Bourbon ou ailleurs, s'il le juge à propos. Il ne saurait se soustraire
à ce devoir dont nous faisons un ordre sans que la chose nous soit
connue. Et s'il persistait à désobéir, nous vous en rendrions
responsables, vous, ses parents...

Il fut forcé de s'exécuter, parbleu! Et même d'aller, comme moi, à
confesse au temps de Pâques. C'était l'unique moyen d'être tranquille;
car les demoiselles nous faisaient épier, je crois, par leur garde et
leurs domestiques.

Les blasphèmes nous étaient sévèrement interdits. Or, Charles, dès que
quelque chose ne lui allait pas, lâchait un «_Bon Dieu!_» ou un
«_Tonnerre de Dieu!_» agrémenté de préambules divers. Je l'avais bien
engagé à perdre cette habitude ou à se retenir en présence des
mouchards. Dure contrainte! Il s'échappa un jour à lâcher un gros juron
que le garde entendit. Les deux vieilles filles rappliquèrent sans
tarder.

--Victoire, votre fils continue de proférer des blasphèmes
épouvantables; nous n'admettons pas cela chez nous!

Elles allèrent jusqu'à me reprocher à moi-même de dire aussi de vilains
mots pour m'avoir ouï employer l'expression «_Tonnerre m'enlève!_» Ma
foi, je leur répondis carrément que ce terme m'était aussi nécessaire
que mes prises de tabac, que je ne pouvais promettre de l'éviter
toujours. En effet, cela me venait aux lèvres inconsciemment--comme à
Charles ses blasphèmes, d'ailleurs.

                   *       *       *       *       *

Eh bien, quoique fourrées sans cesse à l'église, au confessionnal, à la
table sainte, quoique ayant une horreur exagérée des vilains mots, elles
ne valaient tout de même pas cher, les deux vieilles toupies!

L'hiver de 79-80 fut très rude. On entendait la nuit craquer les arbres
torturés par le gel. Moineaux, verdiers, roitelets et rouges-gorges se
réfugiaient dans les étables et, sans chercher à réagir, se laissaient
capturer. Tous les matins on découvrait à proximité des bâtiments
quelques-uns de ces pauvres oiseaux inertes et roides,--morts de froid.
Les corbeaux, croassant par bandes aux abords des fermes, se
hasardaient, talonnés par la faim, à venir picorer sur la _pelote_ de
fumier. On sentait une grande misère dans la nature.

Comme aussi, hélas! chez tous les pauvres gens! Des journaliers en
chômage, parcourant la campagne pour grapiller du bois, eurent le tort
de s'attaquer à des arbres entiers. Dans notre champ des Perches un gros
érable disparut ainsi. Les demoiselles Noris étant venues avec le garde
constater le larcin, il me fut donné d'entendre les objurgations
furieuses de Mlle Yvonne:

--Il faudra faire de fréquentes tournées nocturnes et, s'il vous arrive
d'apercevoir quelqu'un de ces misérables, n'hésitez pas: tirez-lui
dessus!... Vous en avez le droit.

C'est que la charité de ces bigotes s'exerçait surtout en mesquines
vengeances et basses perfidies à l'égard de ceux qui n'avaient pas la
chance de leur plaire!

Elles donnaient aux pauvres de la commune un sou par quinzaine et aux
passants du vendredi un croûton sec,--les autres jours rien du tout...
C'est nous, métayers, qui les nourrissions, les traîneurs de bissacs!

Ah! malgré toutes leurs simagrées, je ne donnerais pas cher de leur
place au Paradis, à ces deux numéros-là!



XLVII


La femme de mon parrain étant morte, je dus recueillir ma soeur
Marinette que la bru de la défunte ne se souciait pas du tout de garder.

--Tu ne l'as jamais eue, toi, me dit mon parrain; c'est bien ton tour;
d'ailleurs, tu es le seul à pouvoir t'en charger.

J'aurais pu lui objecter qu'il ne m'avait jamais offert de la prendre
alors que, plus jeune et plus raisonnable, elle était à même de rendre
des services. Mais je préférai consentir à l'arrangement sans
protestations inutiles.

A la maison, Victoire et Rosalie, sur des tons différents, déclarèrent
que nous avions bien assez de tracas et de besogne déjà sans avoir à
nous charger encore de cette malheureuse innocente. Mais elles la
subirent d'assez bonne grâce lorsqu'elle fut là. Je n'eus pas admis
d'ailleurs qu'elles lui fissent des misères...

Dénuée à présent de toute lueur de raison, la Marinette prononçait des
mots dépourvus de sens. Surtout elle poussait des lamentations
plaintives, prolongées qui effrayaient beaucoup les enfants et
contrariaient tout le monde; puis, soudain, sans motif, elle riait, d'un
rire strident et pénible. Elle ne se rendait utile d'aucune façon,--pas
même comme autrefois pour la garde des bêtes.

Sa présence chez nous fit sensation les premiers temps; on parla dans
tout Saint-Aubin de cette vieille fille innocente qui ne sortait jamais,
qui criait souvent:--elle était le mystère, l'ulcère de notre maisonnée.

Je ne regrettai jamais ma décision cependant. Il est des devoirs
élémentaires qu'il faut accepter, quelque pénibles qu'ils soient... Or,
mon parrain, assurant que j'étais le seul à pouvoir m'en charger,
n'exagérait pas. Bien que ma situation ne fût guère brillante j'avais
encore plus de ressources que mes deux aînés...

                   *       *       *       *       *

Baptiste, lui, n'avait jamais pu mettre quatre sous l'un devant l'autre.
Le mauvais domaine qu'il cultivait à Autry appartenait à des maîtres,
qui, riches autrefois, auraient voulu le paraître encore. Le mari,
faible et quelconque, entraîné jadis à des spéculations malheureuses,
était un peu cause de leur déchéance actuelle. Sa femme, ayant pris en
main le gouvernement du ménage, lui faisait expier ses fautes passées...
Privé de tout argent de poche, le pauvre tuait ses heures,
lamentablement; on le voyait errer de la boutique du menuisier à celle
du maréchal, accoster les passants trop rares. Parfois, quelqu'un lui
disait d'un ton d'ironie, sachant bien qu'il n'avait pas le sou:

--Payez-vous une chopine, Monsieur Gouin?

--Impossible, il faut que je rentre; on m'attend...

--Allons! venez tout de même--c'est moi qui la paie.

Il ne se faisait pas prier. Aimant licher et sevré chez lui de toute
satisfaction gourmande, il acceptait sans honte les libéralités
méprisantes des tâcherons aux mains calleuses...

Mme Gouin--Agathe, ainsi que tout le monde la nommait
communément--lésinait sur les plus petites choses, sur l'éclairage et le
chauffage, sur le savon, le beurre, même sur le poivre et le sel. Aux
repas, la même bouteille de vin figurait sur la table durant toute une
semaine. La servante partageait avec le chien la miche de troisième et
ne pouvait espérer se rattraper sur la pitance. Trois bonnes d'affilée
sortirent de la maison rongées d'anémie...

Agathe aurait voulu continuer cependant à faire bonne figure parmi les
hobereaux du pays. Il lui arrivait d'offrir à dîner,--mais alors la
maison était sens dessus dessous pendant quinze jours.

Et il y avait ensuite une période navrante,--où les maîtres eux-mêmes se
condamnaient à la soupe à l'oignon, au pain de troisième, où la
bouteille d'apparat ne se vidait que quand le vin était en état
d'accommoder la salade...

Au cours d'une de ces mauvaises journées, M. Goudin étant allé chez mon
parrain à l'heure du repas, on lui offrit de goûter aux poires sèches
cuites--dont il y avait un grand plat sur lequel il jetait des regards
de convoitise. Il en mangea une demi-assiette.

De leur ancienne splendeur, une voiture d'aspect passable encore leur
restait, une grande voiture à capote qu'ils appelaient la victoria. De
loin en loin, l'idée venait à la dame de se rendre à Moulins pour des
emplettes, ou encore de faire des visites, ou simplement de s'offrir le
luxe d'une promenade. Alors elle envoyait la bonne prévenir le métayer
qu'il eût à amener la vieille jument du domaine. A l'heure dite,
Baptiste, obligé au rôle de cocher, grimpait sur le siège... La
cocasserie de l'équipage donnait lieu à des plaisanteries sans fin.
Qu'on se figure cette vieille bête au poil rude, d'un blanc sale,
souvent crottée de la boue des pacages, traînant lentement, lourdement,
l'ancienne belle voiture;--ce vieux campagnard en blouse et sabots,
écrasé sur le siège, se servant du fouet comme d'un bâton; et, dans le
fond, étalés fièrement sur les coussins fanés, ce couple de bourgeois
crève-la-faim!

Les Gouin, disait-on, «collectionnaient dans leur grenier les peaux des
métayers qu'ils avaient écorchés». Rarement en effet les mêmes
demeuraient plus de deux ou trois ans sous leur coupe. Et, venus à
l'ordinaire très pauvres, ils repartaient toujours plus gueux encore.

Mon parrain, certes, n'était pas précisément sur le chemin de la
fortune.

                   *       *       *       *       *

Faire fortune, c'est le rêve de tous les travailleurs. Mon frère Louis,
un moment, crut l'avoir réalisé... Deux ans après la guerre, se trouvant
à la tête d'une huitaine de mille francs, le diable l'avait tenté
d'acheter à Montilly un petit bien de quinze mille. Et de s'installer
chez lui,--et de se monter d'un cheval, d'une voiture à ressorts, d'une
peau de chèvre,--et d'aller aux foires avec des allures de gros fermier!
Sans compter sa partie de _mouche_, à gros jeu, tous les dimanches, et
les bons repas avec des amis! On le nomma conseiller municipal et il en
fut très fier. Quand nous nous rencontrions à Bourbon, il me regardait
de haut--comme gêné de s'entretenir avec moi.

Claudine, sa femme, plus orgueilleuse encore, portait des caracos à la
mode, des bonnets à double rang de dentelle et une chaîne d'or au cou.
Elle se payait des douceurs, du café, du sucre par demi-pains. Victoire,
qui ne pouvait la souffrir, me dit un jour:

--La Claudine fait joliment la grosse madame... Savoir si ça tiendra
longtemps?

Ça ne tint que cinq ou six ans. L'ancien propriétaire avait pris
hypothèque sur le bien pour l'argent non versé. Mon frère lui payait en
intérêts une somme égale à la valeur d'affermage. Il s'était endetté par
ailleurs, du fait de réparations aux bâtiments. Conscient d'être sur une
pente dangereuse, en fin de compte, il revendit son équipage, se remit à
travailler. Trop tard! Le vendeur, à qui étaient dues trois années
d'intérêts, reprit possession de son petit domaine en lui donnant juste
de quoi se liquider auprès des autres créanciers.

Demeuré sans ressources à l'issue de cette aventure, le pauvre Louis en
fut réduit à se loger dans une chaumine, à travailler de côté et d'autre
comme journalier. Il mourut deux ans plus tard d'une congestion, un jour
de grand froid qu'il cassait de la pierre sur la route de Moulins.

La Claudine, qui savait si bien faire la dame, dut se mettre à laver les
lessives,--même à recourir aux aumônes. Sa carrière s'acheva bien
tristement.



XLVIII


A Clermoux, à l'automne de 1880, nous eûmes la visite de Georges Gaussin
et de sa femme. Georges Gaussin, le fils de ma soeur Catherine, venait
de se marier et profitait de cette circonstance pour revoir sa famille
bourbonnaise;--il n'était pas revenu depuis l'époque où ses parents
l'avaient amené tout gamin.

Parti au régiment comme volontaire d'un an à sa sortie des écoles, il
occupait depuis sa libération un emploi de comptable dans une grande
maison de commerce. On le disait fin comme l'ambre...

Georges et sa femme décidèrent de s'installer chez nous durant leur
séjour,--une de mes nièces d'Autry leur ayant écrit que c'était moi qui
pouvais le mieux les recevoir. Quand nous parvint la lettre annonçant
leur arrivée, Rosalie s'exclama:

--Des Parisiens! Ce qu'ils vont en faire des embarras! Ça va parler
gras, mes amis...

Et Victoire, très ennuyée, de se demander comment les coucher, comment
les nourrir...

Après en avoir causé tous ensemble, nous décidâmes de donner à nos hôtes
le lit de la chambre où couchaient Charles et mon filleul, le petit
Tiennon, le fils de Jean et de Rosalie;--eux prendraient à la cuisine le
lit du pâtre qui consentit à s'accommoder d'un gîte au fenil, avec des
couvertures.

Le jour venu, Charles attela à notre charrette, que nous conservions
toujours bien qu'elle nous fût inutile ici, la bourrique d'un voisin de
bon service, et se rendit à la rencontre des Gaussin qui devaient
débarquer à Bourbon par la diligence de Moulins.

Ils furent chez nous un peu avant la nuit. J'étais en train de conduire
les fumiers; d'une venelle perpendiculaire je débouchai avec un char
vide presque en face d'eux, dans le grand chemin, à deux cents mètres de
la cour. Georges et sa femme, bras dessus, bras dessous, marchaient en
avant; Charles tenait la bourrique par la bride; une grosse malle, deux
valises, un carton à chapeaux encombraient la voiture.

Je criai «Holà oh!» à mes boeufs qui s'arrêtèrent. Charles me présenta:

--C'est mon père.

Les jeunes époux eurent une même exclamation:

--Ah! c'est l'oncle! Bonsoir, mon oncle...

Et se précipitèrent pour m'embrasser.

--Pauvre oncle, nous sommes bien contents de vous voir!

--Moi aussi, mon neveu, moi aussi, ma nièce, répondis-je, un peu gêné.

Ayant laissé glisser ma gaule à toucher les boeufs je me laissais
embrasser:

--Je ne suis pas dans une jolie tenue pour vous recevoir! m'excusai-je,
non sans confusion.

En effet mon pantalon de coutil déchiré aux genoux, ma chemise de
cretonne à carreaux bleus, mon vieux feutre aux bords effrangés, mes
sabots usés, émoussés, où dansaient mes pieds nus, ne constituaient pas
un accoutrement bien convenable,--d'autant que tout cela se ressentait
plus ou moins du contact du fumier... Et j'avais encore ce vendredi ma
barbe du dimanche, hirsute et piquante. Quelle devait être sur mon
compte l'impression de cette petite Parisienne mignonne et bien
«pomponnée» dont les cheveux noirs fleuraient bon? De la toucher cela me
faisait l'effet d'une profanation. Elle portait une robe bleue très
simple, un grand chapeau de paille garni d'une touffe de pâquerettes, et
de fines bottines vernies qui gémissaient à chaque pas.

--Elles sont trop délicates pour nos chemins, vos bottines, nièce.

--En effet, mon oncle. C'est qu'ils sont passablement cahoteux, vos
chemins; ils auraient grand besoin d'être aplanis.

Elle souriait doucement, et ce sourire atténuait l'expression un peu
trop sérieuse de son visage mince, aux joues pâles, aux grands yeux
noirs trop profonds...

Georges, en dépit de ses trente ans, conservait une figure poupine
d'adolescent que ne parvenait pas à viriliser le soupçon de moustache
blonde et la barbiche clairsemée. Il était en pantalon fantaisie noir et
blanc, jaquette noire et chapeau melon; une lavallière noire s'étalait
dans l'échancrure de son gilet, faisant valoir la blancheur du faux-col
rigide.

Je hélai les boeufs pour les faire repartir et marchai à côté de Georges
qui reprit le bras de sa femme. Il me donna des nouvelles de ses
parents,--toujours dans la même maison, au service d'une seule vieille
dame de soixante-quinze ans. Ils ne voulaient pas la quitter, espérant
qu'elle leur en tiendrait compte sur son testament.

--Alors, mon oncle, vous revenez des champs avec votre charrette? me dit
Georges, après un silence.

--Oui, Mons...

Je faillis bien dire «Monsieur»:--dame, il était mis comme un bourgeois,
le neveu!

--Oui, mon neveu, nous en sommes à fumer nos guérets pour labourer
bientôt.

--Ah! oui, le fumier... Le fumier sorti des étables, produit de la
fiente et de la litière?

--C'est cela même! répondis-je avec un sourire un peu moqueur.

Cette observation me semblait bête.

Alors la jeune femme de me questionner à son tour, si bien que je fus
amené à lui dire que c'était là où nous allions semer le blé que je
conduisais ce fumier.

--Ah! l'horreur! fit-elle avec un petit cri, le blé avec quoi l'on fait
le pain, il vient comme ça, dans le fumier?

--Mêlé au sol, dit Charles, le fumier ne se voit plus.

Georges reprit:

--Cela t'étonne, Berthe? La terre s'épuiserait, vois-tu, si l'on cessait
de lui fournir des matières fertilisantes.

--Votre charrette est-elle douce, mon oncle? interrogea Berthe à
nouveau; celle du cousin ne l'est guère; je suis montée un peu sur la
route; j'ai eu mal au coeur d'avoir été trop secouée...

Nous arrivions dans la cour. La Victoire, le Jean, sa femme et le petit
s'avancèrent à la rencontre des Parisiens: il y eut embrassade générale.
Georges et Berthe embrassèrent même la Marinette à qui l'on avait fait
mettre à dessein des effets propres; elle se laissa faire de mauvais
coeur, et reprit sa plaintive mélopée coutumière qui parut impressionner
péniblement notre jolie nièce.

La bourgeoise avait préparé à l'intention de nos hôtes une soupe au
lait, des haricots verts au beurre, un poulet rôti et une salade à
l'huile de noix. Pour eux seulement:--faire de l'extra pour tout le
monde eût été trop coûteux. Elle les servit sur une petite table, dans
la chambre. Mais Berthe s'en fâcha:

--Ah! non, nous ne voulons pas dîner seuls; nous sommes venus pour être
en famille!

Je lui dis que nous ne mangions, nous, qu'à huit heures passé, lorsqu'on
ne pouvait plus besogner dehors, la nuit tout à fait venue...

--Par exemple, mon oncle, vous allez au moins rester nous tenir
compagnie, vous et le petit cousin.

Et de faire asseoir auprès d'elle le petit de Jean.

Victoire me dit, voyant qu'ils y tenaient:

--Eh bien oui, Tiennon, il te faut dîner avec le neveu et la nièce.

Je m'en fus donc changer de pantalon, de sabots, mettre une blouse
propre, et je pris place à côté d'eux. Ils déclarèrent excellente la
soupe au lait et se régalèrent des haricots fins et tendres auxquels
Victoire n'avait pas ménagé le beurre. Par contre, ils ne firent pas
grand mal au poulet--plus commun pour eux, peut-être, que le lait et les
légumes frais. Je remarquai qu'ils semblaient aux petits soins l'un pour
l'autre.

--Qu'en dis-tu, Georges?... N'est-ce pas, Georges? faisait-elle à tout
propos.

Et lui:

--Voyons, Berthe, tu vas te faire mal, ma chérie; tu abuses de ces
haricots...

Nous avions, comme dessert, de grosses prunes noires.

--C'est mauvais, ces fruits-là! N'en mange pas trop, petite...

Un peu niaises à mon avis, ces façons de faire. A la campagne, si l'on
se parlait comme ça entre époux, tout le monde s'en amuserait. Au fond,
peut-être bien qu'on s'aime autant qu'eux, mais on ne se prodigue jamais
de mots tendres.

Quand ma femme venait pour le service, Georges et Berthe lui
reprochaient encore doucement d'avoir préparé deux dîners et lui
défendaient de recommencer à l'avenir:--ça leur était bien égal de
manger un peu plus tard!

Charles avait apporté de Bourbon, sur l'ordre de sa mère, une couronne
de pain blanc, notre pain de ménage, vieux de huit jours étant déjà dur;
ils eurent néanmoins la fantaisie d'en user.

--Nous voulons devenir tout à fait campagnards, mon oncle! disaient-ils.

Et, de me demander ceci et cela, combien nous avions de moutons, combien
de vaches et comment on faisait pour traire.

--J'irai voir toutes les bêtes demain, fit Berthe. Voyons, vous vous
levez de bon matin, à six heures?

--Oh! ma nièce, à six heures il y a déjà deux heures que nous
travaillons.

--Sitôt!... Ah! par exemple!... Eh bien, nous, mon oncle, nous sommes
des paresseux; Georges entre à neuf heures au bureau; nous nous levons à
huit, jamais avant. Mais ici, nous serons debout à l'aube, vous
verrez...

Le repas terminé, il nous fallut revenir à la salle commune où les
autres commençaient à manger. Après qu'ils eurent avalé la soupe, chacun
émietta selon la coutume un morceau de pain dans son assiette de terre
rouge et le trempa d'une grande louchée de lait écrémé. La Parisienne en
fut très étonnée:

--Mais alors c'est une autre soupe... Vous mangez deux soupes à votre
dîner?

Elle comprit à ce moment sans doute que ce second dîner n'avait guère
retardé la cuisinière...

Je leur proposai de faire un tour dehors à la fraîcheur, voyant que leur
présence gênait les femmes pour la vaisselle. Les garçons s'étant joints
à nous, nous fîmes ensemble le tour du pré de la maison. Nuit plutôt
maussade; ciel sombre et brise trop fraîche; la lune en faucille
éclairait faiblement. Georges, ayant senti frissonner sa femme, répétait
à tout propos, bien qu'elle se défendît d'avoir froid:

--Tu vas t'enrhumer, ma chérie, j'en suis sûr; il ne faut pas nous
attarder.

Grâce à Charles, qui leur tenait tête à peu près, la conversation ne
languit pas; mais, pour mon compte, je dis fort peu de chose, me sentant
ridicule de parler si mal à côté d'eux qui parlaient si bien,--et aussi
parce que je n'osais leur poser de questions sur la ville, prévoyant
qu'elles seraient pour le moins aussi naïves que les leurs sur la
campagne.

Quand nous fûmes de retour à la maison, avant de leur souhaiter le
bonsoir, la bourgeoise demanda aux jeunes gens ce qu'ils prenaient le
matin.

--Ne faites rien de spécial pour nous, ma tante, nous mangerons la soupe
de tout le monde.

Ils ne se doutaient pas de l'importance de notre premier déjeuner, le
repas de la potée au lard!

Bien entendu, Victoire, sans tenir compte de leur avis, leur prépara du
café au lait.

Mais ils redirent tellement le matin qu'ils entendaient manger avec nous
et comme nous au «goûter», qu'il fallut bien leur donner satisfaction.

Pour la circonstance on se mit à table à midi, c'est-à-dire une grande
heure plus tôt qu'à l'ordinaire,--la jeune femme placée entre Charles et
moi, son mari en face. Il y avait un menu exceptionnel: du vin d'abord,
puis une juteuse omelette aux oeufs purs, des biftecks, du fromage à la
crème saupoudré de sucre--et les poires d'un espalier du jardin qu'on
aurait vendues au moins vingt sous le quarteron au marché de Bourbon!
Seulement, Rosalie avait imaginé de mettre un plat à chaque bout de la
table: celui de l'autre extrémité n'étant qu'en apparence conforme au
nôtre--omelette aux pommes de terre, morceaux de lard grillés, fromage
peu crémeux et pas du tout sucré:--les seules poires étaient semblables,
mais la bourgeoise fit de vilains yeux au petit pâtre qui s'avisa d'en
prendre une.

--Tu dois pourtant en trouver assez dans les champs, lui glissa-t-elle à
mi-voix; les _bâtardes_ ne manquent pas, à cette saison...

Alors, ceux de la maison comprirent le rôle somptuaire des belles
poires, et personne dorénavant ne s'avisa d'y toucher.

Au repas du soir, on n'essaya même plus de sauver les apparences. Il y
avait pour tout le monde soupe et lait froid comme de coutume--et pour
les Parisiens un potage au vermicelle avec une purée de pommes de terre
et un morceau de veau rôti. Berthe, qui paraissait s'entendre à la
préparation de ces petits plats fins, aidait à Victoire et la
conseillait.

Les jours suivants, nos hôtes acceptèrent sans protestations d'être
mieux traités que nous. Ils eurent, je crois, un étonnement considérable
de ce que nous vivions si mal,--encore que notre ordinaire fût meilleur
que de coutume.

--Il ne faut pas cependant que nous leur fassions trop pitié! avais-je
dit à ma femme.

Comme à Paris, Georges et Berthe s'offraient la grasse matinée. On
fermait à leur intention les volets délabrés de la fenêtre, et ils ne se
dénichaient qu'entre sept et huit heures.

--C'est le seul moment tranquille de la journée, affirmait Rosalie; on
ne les a pas sur le dos!

Aussitôt levée, Berthe, en peignoir et pantoufles, courait de-ci de-là,
avec des exclamations et des étonnements de gamine. Elle faisait le tour
du jardin, entrait au poulailler pour dénicher les oeufs frais pondus,
prenait plaisir à voir manger les petits canards et les petits poussins.
Elle allait même dans l'étable à vaches au moment de la traite,
n'esquivant qu'à grand'peine entre les pavés mal joints les trous pleins
de purin. Une fois, elle engagea dans le plus grand l'une de ses
pantoufles;--des gouttes odorantes tavelèrent de taches brunes le bas de
son peignoir clair; et dans la préoccupation de cet accident, elle
faillit être atteinte par le jet d'une vache qui fientait. Elle avait
peur des veaux, poussait des cris perçants lorsqu'on les détachait pour
aller têter. Par la suite elle hésita même à franchir le seuil de cet
endroit dangereux... A la maison, elle s'occupait à faire de la
tapisserie, de la dentelle,--très habile à ces petits travaux
d'agrément.

Georges, après un baiser au front de sa femme, et un «Au revoir!» comme
pour une longue absence, nous rejoignait aux champs, et après quelques
tours à la charrue, s'en allait flânocher au bord des mares pour
capturer des grenouilles. En rentrant il ne manquait pas d'embrasser de
nouveau sa Berthe qui lui demandait, câline:

--T'es-tu promené beaucoup? Et ta pêche? Voyons si tu as eu de la
réussite, mon Geogeo.

Elle vérifiait alors le petit sac en filet contenant ses
grenouilles--qu'il écorchait lui-même, personne ne voulant s'en occuper.

Rosalie disait:

--Je ne sais pas comment on peut manger de la saleté pareille; c'est
race de crapauds!

Les appréciations de notre bru, ses mots dépourvus d'hypocrisie,
amusaient beaucoup Georges et Berthe. Mais la Marinette les importunait
avec son regard fixe, son rire stupide, sa mélopée plaintive, les gestes
de son poing maigre.

                   *       *       *       *       *

Le dimanche, Charles prit en location, à dessein de promener nos
Parisiens, le cheval et la voiture à ressorts de l'épicier du bourg.
Après une grande tournée en forêt, ils eurent la fantaisie de revoir
Bourbon où ils s'attardèrent un peu. L'escalade des vieilles tours les
fatigua sans les amuser. Mais ils s'intéressèrent au moulin, au parc en
terrasse, à la fontaine d'eau chaude et à son grand bassin--où les
pauvres gens douloureux et infirmes venaient autrefois d'un lointain
rayon se baigner sans honte sous les regards de tous, la veille de la
Saint-Croix. Ils rentrèrent à la tombée du jour, enchantés de leur
après-midi.

Par contre la journée du mardi, pluvieuse, se traîna bien monotone.
Georges, ne pouvant sortir, fuma cigarettes sur cigarettes, écrivit des
lettres,--après que le pâtre fut allé au bourg acheter de l'encre, car
nous n'en avions pas. Sur le tard, la pluie ayant cessé, il manifesta
l'intention de se risquer dehors, et Berthe voulut le suivre. Mais il y
avait trop d'eau et de boue pour qu'elle pût sortir avec ses bottines;
elle chaussa donc les sabots du dimanche de Rosalie; seulement les pieds
lui tournèrent bientôt, car elle ne savait pas du tout les porter; elle
revint, craignant une entorse. Et tout le soir, nerveuse, elle ne
chercha pas à masquer son dépit.

Ils demeurèrent jusqu'au samedi, huit jours pleins, assez satisfaits, je
crois. Ils appréciaient surtout notre lait, notre beurre, nos fromages
baignés de crème. Mais cela devait les ennuyer un peu de voir que l'on
se mettait en frais pour leur cuisine. Et, sans doute, nous
plaignaient-ils de travailler tant, d'avoir si peu d'agréments, d'être
si en retard pour bien des choses. Ils durent perdre beaucoup de leurs
illusions sur la campagne.

--Nièce, dis-je à Berthe le matin du départ, avouez que vous trouveriez
le temps long s'il vous fallait rester chez nous toujours?

--C'est vrai, mon oncle; j'aurais de la peine à devenir fermière. Pour
que je me trouve vraiment bien, il me faudrait une maison confortable,
un jardin aux allées propres avec des fleurs et des ombrages, et puis un
cheval et une voiture pour me promener.

--Moi, dit Georges, je passerais volontiers ici quelques mois d'été, à
condition de disposer de mon temps pour pouvoir chasser, pêcher, courir
les prés à ma guise, cultiver un jardin.

Je songeai par devers moi:

--Tous les gens des villes doivent être ainsi: ils ne voient de la
campagne que les agréments qu'elle peut donner; ils rêvent des prairies
et des arbres, des oiseaux et des fleurs, du laitage, des légumes et des
fruits,--mais ils ne se font pas la moindre idée des misères du paysan.
Et nous sommes sans doute dans le même cas: quand nous parlons des
avantages de la ville et des plaisirs qu'elle offre, nous ne pensons pas
à l'existence de l'ouvrier qui vit au jour le jour d'un travail souvent
dur et ingrat...

                   *       *       *       *       *

Ces jeunes parents s'étaient montrés fort gentils, somme toute, mais
leur départ nous apporta quand même une impression de détente heureuse.
C'est que, outre le dérangement inévitable, la cohabitation avec des
gens différents de caractère et de moeurs provoque toujours une
contrainte pénible. Où il n'y a pas communion d'idées règne le malaise.

Le pâtre fut seul à s'affliger du départ de nos hôtes. Je l'entendis qui
disait le soir à la servante:

--J'aurais bien voulu qu'ils restent plus longtemps, les Parisiens, on
mangeait mieux...



XLIX


Nous avions grand souci de notre Clémentine souffrante et miséreuse.
Elle venait d'avoir un quatrième enfant, et Moulin s'étant brouillé avec
le jardinier du château manquait de travail. Aussi devaient-ils deux
sacs de blé à nos successeurs de la Creuserie et des tissus au marchand
du bourg,--sans parler de leur loyer.

La pauvre fille n'allait même plus à la messe, à cause des enfants que
leur père ne voulait pas garder et parce qu'elle manquait d'effets
convenables.

Mais le pis était son état de santé toujours plus inquiétant. L'une des
religieuses de Franchesse, qui s'entendait un peu aux maladies, la
disait atteinte d'anémie chronique:

--Il vous faudrait du repos, de la nourriture substantielle, du bon vin!

Conseil d'une assez cruelle ironie, vu la situation du ménage!

--Elle est maigre à faire pitié et faible à ne pouvoir se tenir debout,
me dit Victoire en pleurant, un jour qu'elle rentrait de la voir, au
mois d'octobre 1880.

A la Toussaint je me rendis à mon tour aux Fouinats. Quel serrement de
coeur devant l'impression de misère du logis--qui me rappelait l'aspect
de celui de ma mère, aux dernières années de sa vie! Clémentine, chétive
et sans vigueur, donnait à téter à son petit dernier qui s'acharnait
goulûment à tirer ses seins flasques. Elle sourit avec effort en me
voyant entrer.

Misère de nous! Dans le temps que je lui demandais des nouvelles, le
souvenir me hantait d'une autre scène en cette même chaumière, un matin
que j'étais venu demander à boire à sa locataire d'alors...

--Ça ne va pas trop bien, papa. Il me faudrait des bons soins que je ne
peux pas me donner.

Je remarquais son souffle court, ses phrases terminées en une modulation
affaiblie, imperceptible presque, sa maigreur effrayante... Je la
réconfortai de mon mieux, lui remis quelque argent et proposai de lui
envoyer le médecin. Mais elle s'en défendit:

--Mais non, mais non, papa. La soeur m'a déjà donné du fortifiant, c'est
tout ce qu'il faut... Je ne suis pas assez malade pour avoir recours au
médecin. Et puis, c'est trop coûteux pour nous...

C'est un raisonnement qu'on tient bien souvent dans nos pays. On se fait
de la tisane; on se traite soi-même. Le docteur n'est mandé que quand ça
paraît tout à fait grave. Et de voir passer son équipage dans nos vieux
chemins de campagne semble à beaucoup un indice de mort.

Ainsi en fut-il, hélas! pour notre Clémentine. Peu de jours après ma
visite, elle en vint à ne plus pouvoir se lever. Alors son mari s'en fut
quérir à Bourbon le docteur Picaud:--Fauconnet, conseiller général et
député, avait cessé d'exercer. M. Picaud la jugea très malade--une
jaunisse s'était greffée sur l'anémie--et donna l'ordre de lui enlever
tout de suite son bébé que recueillit une soeur de Moulin. L'un de ses
frères prit l'aîné, déjà fort. Nous nous chargeâmes, nous, de la
cadette, une petite fille de six ans, et du troisième, un gamin de
quatre ans. Rosalie comme toujours fit la grimace à l'arrivée de ces
enfants, mais elle les eut vite pris en amitié et leur fut ensuite toute
dévouée.

Victoire demeura aux Fouinats pour soigner sa fille. Elle dut bientôt se
rendre à l'évidence: aucun espoir à conserver! Le mal faisait d'un jour
à l'autre des progrès effrayants...

Clémentine mourut à la fin novembre par un triste temps de givre et de
brouillard,--à trente et un ans!

                   *       *       *       *       *

Ce deuil eut pour conséquence de faire ajourner jusqu'au printemps le
mariage projeté entre Charles et Madeleine, la bonne des Noris.



L


Depuis mon embauche lointaine chez son père, depuis surtout qu'il était
venu à la Creuserie pour ma jambe fracturée, le docteur Fauconnet
m'avait toujours reconnu. Quand il me rencontrait à Bourbon, à l'époque
des vacances, il ne manquait pas de me parler de ce «vieux chouan de
Noris» mûr pour le dépôt, assurait-il.

M. Fauconnet avait le bras long--qu'il s'agisse d'obtenir une faveur, de
faire réformer un conscrit à la révision, ou d'intervenir dans les
affaires de justice.

Aussi les quémandeurs, aux vacances, affluaient-ils au château
d'Agonges, qu'il habitait depuis la mort de son père.

Enfin l'on devait à son influence la mise en train d'un petit chemin de
fer à voie étroite de Moulins à Cosne, qui desservait Bourbon et
Saint-Aubin.

Mais l'ancien républicain intransigeant, si farouche dans son opposition
à l'Empire, était devenu le bon bourgeois de gouvernement ayant la
crainte et le mépris des extrêmes, du côté rouge comme du côté blanc.

Or, M. Noris étant mort, ses filles s'empressèrent d'affermer les deux
domaines à un fermier général en vogue, qui nous donna congé.

Nous décidâmes, la Victoire et moi, de nous retirer dans une quelconque
locature, laissant les deux garçons prendre une ferme à leur compte.

Justement, une du docteur se trouvait disponible: je m'employai à la
leur faire donner. A des conditions d'ailleurs sévères,--car notre
député, si féru du bonheur du peuple, écorchait comme un vulgaire Gouin
les tenanciers de ses domaines.

Quelle grande marge il y a toujours entre les mots et les actes!

Pour moi je pus louer au Chat-huant ou «Chavant» de Saint-Aubin, un
petit bien à trois vaches, de la même grandeur à peu près que celui où
j'avais débuté jadis sur les Craux de Bourbon. Au prix fort; mais avec
les revenus de mes petites économies--placées par le notaire sur
hypothèque sérieuse--je comptais pouvoir joindre les deux bouts assez
tranquillement.



LI


Cela nous parut drôle, à Victoire et à moi, de nous retrouver dans une
maison si étroite--et si peu de monde! Marguerite, la petite de la
pauvre Clémentine, était restée avec ses oncles. Mais nous avions gardé
son frère Francis, qui commençait à aller en classe,--et aussi la
Marinette que je craignais de voir malheureuse ailleurs.

J'avais plus de loisirs et moins d'inquiétudes qu'à Clermoux, mais il
est souvent bien ennuyeux de se trouver seul pour tout faire. Je dus me
remettre à toutes les grosses besognes dont les garçons me déchargeaient
quand nous étions ensemble.

Et j'eus souvent des heures lourdes de découragement et d'ennui. La
bourgeoise aussi, d'ailleurs, toujours pareillement faiblarde et
geignante.

                   *       *       *       *       *

Cependant notre petit Francis, en dehors des heures de classe, nous
tenait bien compagnie. Son activité d'enfant, expansive et bruyante,
animait notre triste intérieur de vieux...

Bon petit, au surplus: vif, remuant, éveillé, mais point coléreux, ni
têtu, ni désagréable. On le gâtait: pour lui la «soupe au chocolat», les
grandes tartines de beurre, les fruits--et toutes les indulgences.

Souvent, Francis me demandait des histoires; il se rappelait m'en avoir
entendu raconter à sa soeur et à son cousin, et il voulait les connaître
aussi.

Il s'agissait de ces vieux contes qu'on se transmet dans les fermes de
génération en génération: _la Montagne verte_, _le Chien blanc_, _le
Petit Poucet_, _le Sac d'or du Diable_, et aussi _la Bête à sept têtes_.
Je me faisais un peu prier par taquinerie, puis j'y allais de bonne
grâce:

«Il était une fois une grosse _Bête à sept têtes_ qui voulait manger la
fille du Roi. Le Roi fit dire par tout son royaume qu'il donnerait sa
fille à qui tuerait la _Bête_,--mais personne n'osait tenter l'aventure.
Survint un jeune campagnard tout plein courageux qui, se portant
résolument dans la forêt, au devant de la _Bête à sept têtes_, réussit à
la tuer. Il met dans sa poche les sept langues du monstre et s'en
retourne chez lui pour prendre des nouvelles de sa mère qu'il avait
laissée très malade.

Cependant, un méchant bûcheron avait assisté de loin au meurtre de la
_Bête_. Voyant que le bon jeune homme ne se rend pas tout de suite au
palais, il s'en vient couper les sept têtes qu'il porte au Roi, se
donnant comme le triomphateur. Le Roi lui fait rendre de grands honneurs
et enjoint à sa fille de fixer la date du mariage. Mais celle-ci, qui
n'a pas confiance au méchant bûcheron, ajourne tant qu'elle peut la
cérémonie. Une dernière mise en demeure de son père la contraint
pourtant, la mort dans l'âme.

«Au jour choisi, comme se formait le cortège, le bon jeune homme revint
de son village. Il fut étonné, pénétrant dans la capitale, de voir
s'élever partout des arcs de verdure, sans parler des guirlandes,
drapeaux et banderoles. Un enfant, qu'il questionna, lui apprit que la
ville était pavoisée en raison du mariage de la fille du Roi avec le
meurtrier de la _Bête à sept têtes_. Vite il court jusqu'au palais, se
présente au souverain près de qui se tenaient les fiancés, et dit en
désignant le bûcheron:

«--Celui-ci est un menteur, c'est moi qui ai tué la _Bête_.

«L'homme des bois le prit de haut, rappelant qu'il avait apporté les
sept têtes,--et le Roi menaça de faire pendre le bon jeune homme.

«Mais, lui, sans s'émouvoir:

«--Il a pu, Sire, vous apporter les têtes, mais non pas les langues, car
les langues, les voici...

«Déficelant un paquet qu'il portait à la main il en tire une espèce de
bocal où, dans l'alcool, mijotaient les sept langues. Et le Roi
d'envoyer quérir les têtes, de se convaincre que les langues manquaient
en effet, et que celles du bocal s'y adaptaient bien. Alors il fit
pendre le méchant bûcheron et donna sa fille au bon jeune homme.»

Francis était tout oreilles; après celui-là il en voulait un
autre,--jusqu'à épuisement de mon répertoire. Les monstres, les diables,
les fées défilaient à la douzaine, et aussi les princes et les
princesses de rêve,--les princesses aux robes couleur d'argent, couleur
d'or, et couleur d'azur, anciennes chambrières ou gardeuses de dindons!
Il y avait des bergers à qui la fée, leur marraine, donnait le pouvoir
d'abattre en une nuit toute une grande forêt et, le lendemain, d'édifier
un palais mirifique--grâce à quoi ils devenaient aussi des seigneurs de
haute puissance, des rois ou des princes.

A la fin, le petit ne manquait pas de me demander plein d'explications
que je trouvais plutôt embarrassantes. Il avait l'air de croire à ces
bêtises; il voulait savoir le «pourquoi» et le «comment» de chaque
épisode. J'aimais autant qu'il prît goût aux devinettes.

--Voyons, petit, qu'est-ce qu'on jette blanc et qui retombe jaune?

Il réfléchissait:

--Peux pas trouver, grand-père...

--C'est un oeuf, gros bête!

--Ah! oui... Autre chose, je t'en prie...

--Je veux bien... _Lattotétrouya_, qu'est-ce que ça veut dire?

Silence embarrassé; j'étais obligé de lui expliquer en décomposant:

--Latte ôtée, trou il y a... Ote une des lattes de _l'entrousse_, ça
fera bien un trou... Qu'est-ce qui marche sans faire ombre?

De celle-là, il se souvenait:

--Le son des cloches, grand-père.

--Qu'est-ce qui fait chaque matin le tour de la maison et va ensuite se
cacher dans un petit coin?

--C'est le balai.

--Qu'est-ce qui a un oeil au bout de la queue?

--La poêle à frire.

--Qu'est-ce qui ne veut ni boire, ni laisser boire?

--La ronce.

--Dans un grand champ noir sont de petites vaches rouges...

Il ne me laissait pas achever:

--Le four quand on le chauffe; les braises sont les petites vaches
rouges.

--Il y en a quatre qui regardent le ciel, quatre qui abattent la rosée,
quatre qui portent à déjeuner; et tout ça ne fait qu'une. C'est quoi?

Nouveau silence.

--Je ne sais pas, grand-père.

--C'est une vache,--non pas une de celles du four, une vache pour de
vrai:--ses cornes et ses oreilles regardent le ciel; ses quatre pieds
abattent la rosée; ses quatre mamelles, qui sont pleines de lait,
portent à déjeuner... Voilà...

--Autre chose, grand-père.

--_Grainsmouti? Habiscouti?--Grainsmoudra! Habiscoudra!_

--Comprends pas...

--C'est pourtant facile. Il s'agit d'un tailleur et d'un meunier qui se
sont donné mutuellement de la besogne. Le tailleur demande au meunier si
son grain se moud: «Grain se moud-il?» Le meunier riposte en lui
demandant si son habit se coud: «Habit se coud-il?» Et ils s'empressent
de répondre, l'un que le grain se moudra, l'autre que l'habit se coudra.

Quand Francis en vint à s'escrimer sur des problèmes, je l'intriguai
beaucoup en lui demandant le nombre des moutons de la bergère.

--Trouve-moi, petit, la solution de celui-ci: Un Monsieur passant à côté
d'une bergère lui demande combien elle a de moutons. Elle répond: «Si
j'en avais autant, plus la moitié d'autant, plus le quart d'autant, plus
un, cela m'en ferait cent.» Combien en avait-elle?

Il chercha longtemps, mais en vain; je fus obligé de lui dire le nombre
des moutons:--trente-six.

                   *       *       *       *       *

Quand je voulais le faire bien rire, je lui racontais les tours du père
Bergeon. Ce père Bergeon, défunt depuis pas mal de lustres, avait laissé
une solide réputation de farceur et de menteur. Et l'on citait encore
ses hâbleries de choix.

--Allons, Francis, ouvre tes oreille...

«Une fois, Bergeon avait perdu sa truie. Trois jours entiers il battit
le canton sans parvenir à retrouver la fugitive. Mais voilà que, rentré
chez lui, il crut percevoir des grognements du côté du jardin. Rien ne
se montrait cependant. Enfin, parcourant un carré de haricots où rampait
un plant de citrouille, il découvrit sa bête à l'intérieur d'un énorme
giraumon avec une nichée de huit petits cochons roses et blancs,--et il
y avait encore de la place de reste!

«Un matin d'août, circulant dans son champ de pommes de terre, il avait
été très intrigué de voir le sol se soulever par endroits. Il crut
d'abord aux évolutions d'une bande de taupes. Mais point! Ces
soulèvements de terrain étaient simplement le fait des tubercules en
passe de grossir avec une rapidité phénoménale!

«Plus extraordinaires encore les incidents de chasse.

«Un jour d'hiver, ayant tiré des étourneaux sur un alisier, Bergeon en
avait tué tant et tant qu'il les rapportait à pleins sacs et qu'il en
tombait encore de l'arbre au bout d'une semaine!

«Une autre fois, passant sur le bord d'un étang, il aperçut des canards
sauvages qui s'ébattaient tranquillement à la surface de l'eau calme. Il
eut l'idée--n'ayant pas son fusil--de leur lancer un bouchon attaché à
une longue ficelle, dont il retint l'autre extrémité. Les canards sont
voraces et digèrent vite:--l'un se précipite sur le bouchon qu'il avale,
et relâche par derrière cinq minutes après; un autre aussitôt
l'engloutit à son tour et ainsi, de bec en bec, le bouchon passa par le
corps de vingt-quatre canards qui, à cause de la ficelle, se trouvent
empalés. Le malin n'eut qu'à les tirer hors de l'eau et à les emporter.»

Cependant Francis finit par connaître aussi bien que moi toutes ces
balivernes, et je ne fus plus à même de l'intéresser. Lui, alors, se mit
à me parler de ses choses d'école, des rois et des reines, de Jeanne
d'Arc, de Bayard, de Richelieu, de Robespierre, de croisades, de guerres
et de massacres. Il égrenait comme un chapelet tous les événements des
siècles... Je n'étais plus d'âge à retenir ça; et quand il me demandait
ensuite l'époque d'un règne ou les exploits d'un grand homme, j'énonçais
des bourdes énormes, confondant des faits survenus à mille ans
d'intervalle! De même pour la géographie: je brouillais au hasard les
noms des pays, des fleuves, des départements et des villes--ce qui
l'amusait fort.

J'étais parfois un peu dépité de me voir faire la leçon par ce mioche,
mais bien heureux pourtant qu'il eût du goût pour son travail de classe.
Quand j'allais aux foires de Bourbon, je ne manquais pas de rapporter un
journal qu'il lisait tout haut le soir--pour son plaisir et pour le
mien--malgré qu'il y eût pas mal de choses que nous ne comprenions ni
l'un ni l'autre. Mais la Marinette interrompait assez souvent la lecture
par une crise de rire ou de lamentation, au grand désappointement du
petit...

Plus tard, il acheta lui-même chaque dimanche, chez le
tailleur-buraliste de Saint-Aubin, une manière de journal avec des
histoires et des gravures coloriées. On y voyait des têtes d'hommes
célèbres, des généraux empanachés, des soldats avec le sac et le fusil,
des accidents et des crimes. Francis placarda sur les espaces libres de
la muraille celles de ces illustrations qu'il préférait.

                   *       *       *       *       *

C'était l'époque de ses débuts au travail manuel. Là je retrouvais ma
supériorité, et faisais de mon mieux pour le conseiller, le guider...



LII


Un dimanche, j'eus l'idée de me rendre à Meillers, de revoir cette ferme
du Garibier où je m'étais élevé, et que j'avais quittée depuis près de
cinquante ans.

Le chemin d'arrivée longeant le coin de bois où croissaient les sapins à
senteur résineuse n'avait pas changé d'aspect. Dans la cour deux chiens
se précipitèrent en aboyant, ainsi que notre Médor autrefois quand
venaient des étrangers. L'ancienne grange, basse et comme écrasée,
n'existait plus; il y avait à présent une grande bâtisse avec de hauts
murs bien crépis, des portes et fenêtres peintes en brun, et les tuiles
de la couverture conservaient encore le rouge de leur teinte neuve. La
maison, par contre, quoique très vieille déjà de mon temps, était encore
debout, telle quelle, non restaurée.

Les fermiers généraux s'efforcent à obtenir des propriétaires un bon
logement pour les bêtes dont ils ont la moitié, alors que le logement
des métayers leur importe peu. C'est dans l'ordre...

A l'usage des gens, on avait fait pourtant quelque chose de très utile:
un puits tout près de la porte d'entrée.

Il y avait toujours les mêmes plantes de jonc dans la cour et la mare
entourée de saules était restée pareille, sauf l'avantage d'un glacis de
pierres en avant pour que les bêtes puissent aller boire plus aisément.
Les saules vieillis laissaient échapper de leurs troncs branlants des
débris poussiéreux. Deux ou trois manquaient à l'appel...

Je ne connaissais pas les habitants actuels de la ferme et n'avais nul
motif d'aller jusqu'à la maison. Je ne fis donc que passer, en observant
à droite et à gauche ces lieux familiers, et m'éloignai par le chemin de
la Breure.

C'était bien la même rue creuse, resserrée par endroits, encaissée entre
ses hautes bouchures dont septembre jaunissait les feuilles; les mêmes
chênes trônaient sur les levées avec leurs racines débordantes et leurs
ramures touffues,--moins quelques-uns, coupés, dont les souches se
voyaient encore. Des ornières trop profondes avaient été
nivelées--d'ailleurs remplacées par d'autres. Maigre changement...

Mais au bout je ne retrouvai plus ma Breure familière, défrichée,
transformée en culture honnête--où, seules, quelques pierres grises
continuant à montrer leur nez rappelaient l'ancien état de choses. Je
parcourus sans émotion ce terrain trop civilisé, me bornant à
l'égratigner de loin en loin, du bout de mon bâton ou de la pointe de
mon sabot pour juger de sa nature, et s'il semblait être de bon rapport.
Par exemple, je reconnus l'horizon si souvent contemplé, la vallée
fertile et, au delà, le coteau dénudé que précédait la forêt de
Messarges. Et si nombreux me revenaient mes souvenirs de pâtre qu'un
instant j'oubliai le reste de mon existence pour me retrouver l'enfant
de jadis, vierge d'impressions, qu'un rien amusait ou chagrinait...

Je parcourus une partie des champs du domaine que je retrouvai pareils,
à part beaucoup d'arbres abattus, quelques coins broussailleux
défrichés. Je passai dans le pré de Suippière, à côté de la fontaine où
nous prenions l'eau jadis, maintenant abandonnée; les boeufs au pâturage
y venant boire faisaient déraper dans son lit la terre des bords. Encore
un peu de temps et il n'y aurait plus là qu'un bourbier quelconque,
qu'on finirait par assainir avec un drainage.

Je longeai un grand fossé marécageux, patrie des grenouilles vertes, où
je venais autrefois cueillir des _janettes_ au printemps; le même filet
d'eau claire coulait au fond sur la même vase grise.

Je suivis le chemin de Fontivier par où j'avais rapporté sur mon dos
Barret frappé à mort:--cette évocation m'attrista...

En fin de compte, après une tournée de trois heures, je rejoignis par
Suippière la petite route de Meillers.

                   *       *       *       *       *

Passé le bourg, comme j'allais reprendre à la chaussée de l'étang, près
du moulin, le chemin de Saint-Aubin, je me trouvai nez à nez avec mon
camarade Boulois, du Parizet, qui s'en revenait de la messe. Ce pauvre
Boulois m'en avait voulu ferme d'avoir abusé de sa confiance en épousant
Victoire qu'il convoitait. Ah! ses regards furibonds les jours de foire,
quand le hasard nous mettait en présence. Alors que moi, gêné un peu, je
cherchais à l'éviter... Cette rencontre inopinée nous stupéfia l'un et
l'autre. Boulois me regardait sans colère.

--Tiens, te voilà par là! dit-il en s'arrêtant.

--Oui, j'ai voulu revoir mon ancien pays.

--Ah!

Un instant d'hésitation sur l'attitude à prendre,--puis, il me tendit la
main:

--Et comment ça va-t-il, mon vieux?

--Ça va tout doucement, merci... Et toi-même?

--Moi, ça va comme les vieux, une fois bien, une fois mal, plus souvent
mal que bien... Tiennon, reprit-il après un court silence, je te
pardonne la crasse que tu m'as faite. Il y a assez longtemps que je te
boude; nous pouvons bien redevenir amis...

--C'était mal de ma part, je l'ai bien compris, va. Mais tu sais que je
n'avais aucune situation...

--Oui, ce mariage t'a rendu un fier service; tu aurais peut-être été
obligé sans cela de rester toute ta vie journalier, ce qui n'est pas
gai, ma foi non! De mon côté, je me suis marié avec une autre dont je
n'ai pas eu à me plaindre. N'en parlons donc plus...

Et nous voilà pris à causer, à passer en revue nos existences. Lui
n'avait jamais quitté le Parizet. A la mort de son père, la direction du
domaine lui échut naturellement. Il avait bien travaillé, élevé cinq
enfants, fait de sérieuses parties de cartes et bu quelques forts coups.
Le propriétaire, un de ces bons riches comme il s'en voit trop peu,
venait de faire construire à son intention une chambre neuve où il
comptait vieillir et mourir,--son aîné, bien entendu, prenant la ferme à
son compte.

Nous avions, certes, une foule de choses à nous dire, et pourtant, au
bout d'un petit quart d'heure de conversation, nous nous trouvâmes pris
de court. Dans le gouffre du passé où s'accumulent sans relâche nos
sensations de l'heure présente, les plus récentes recouvrent
indéfiniment les autres qui, avec le temps, s'annihilent--et il est
difficile de retrouver quelque chose de net.

Le moulin était au repos. Je me pris à regarder la haute cheminée de
briques qui profilait dans le ciel clair son embouchure noircie. Boulois
contemplait l'étang vaste que la brise légère agitait de remous
paisibles et cependant cruels--puisqu'ils semblaient disséquer,
martyriser le soleil en train de s'y baigner... Tout à coup, rompant
notre commune rêverie:

--Tiennon, me dit-il, viens donc manger la soupe avec moi...

Il insista si fort que je finis par accepter...

Quand nous arrivâmes au Parizet, vers trois heures, il n'y avait que les
femmes en train de râper des coings pour faire de la liqueur.

--Bourgeoise, j'amène mon camarade de communion; c'est un peu grâce à
lui que je me suis marié avec toi, tu le sais; il faut lui en savoir
gré... Nous avons faim; donne-nous à manger et à boire.

C'était une grosse femme courte qu'un asthme gênait; elle eut un sourire
bonasse:

--Je n'ai pas grand'chose; vous venez trop tard; il y a deux heures que
nous avons mangé.

Elle apporta un reste de soupe grasse tenue chaude sur la cendre du
foyer, cuisina des oeufs et tira du buffet un fromage de chèvre intact.
Boulois me versait à boire à toute minute et sa main tremblait d'émotion
heureuse:

--Mais bois donc... Prends donc à manger... T'en souviens-tu du temps où
nous allions au catéchisme?

Notre repas se prolongea; il fallut goûter des liqueurs de trois sortes.
Les évocations du passé nous revenaient mieux et nous trouvions toujours
quoi dire...

Pour lui faire plaisir je dus aller voir le jardin, puis les bêtes, si
bien que je ne partis qu'à la nuit.

Chez nous, la Victoire, inquiète de ma longue absence, me fit une scène
en arrivant,--sans parvenir à me troubler. J'étais content de ma journée
et tout heureux de cette réconciliation. Puis, d'avoir bu un petit coup,
cela contribuait aussi à me donner des idées roses, si bien que je me
sentais léger comme un jeune homme et disposé à la joie.

Les malheurs, hélas! suivent de près les bons jours. Dans le courant de
la semaine nous arriva une lettre de Paris, annonçant le décès de ma
soeur Catherine. Elle était restée en fonctions jusqu'à la fin. Avant la
vieille maîtresse dont elle escomptait une part de succession, la mort
l'avait frappée...



LIII


Le chemin de fer à voie étroite dont Fauconnet nous avait dotés passait
juste au bout d'un de nos champs et traversait au ras du sol, à cent
mètres de chez nous, notre chemin d'arrivée. Son établissement avait
donné lieu à des récriminations sans nombre. Des expropriés, bien
qu'ayant touché dix fois la valeur de leur terrain, gémissaient sur le
grand dommage à eux causé. D'autres se plaignaient du tracé aux courbes
fantasques dont personne ne pouvait démontrer la nécessité. On disait
que l'entrepreneur, certain d'un joli bénéfice, avait fait augmenter à
dessein le nombre des kilomètres, que le docteur Fauconnet et les autres
Messieurs du Conseil Général s'étaient laissé rouler... Quand il y eut
des élections, leurs adversaires ne manquèrent pas de les attraper à ce
propos. A leur place ils n'auraient pu davantage prétendre à contenter
tout le monde. Mais il est de règle de critiquer ceux qui mènent la
barque.

                   *       *       *       *       *

Malgré ses courbes, et en dépit des criailleries auxquelles il avait
donné lieu, le chemin de fer marchait. Nous entendions chaque jour ses
sifflements et le fracas de son passage. Les premiers temps nous
craignions pour nos bêtes à cause de cette traversée du chemin,--sans
compter qu'au pâturage elles pouvaient s'aviser de franchir la palissade
et de descendre sur la voie. Nous pestions de compagnie contre ces
«inventions enragées» destinées à enlever toute tranquillité au pauvre
monde des campagnes. La bourgeoise, selon son habitude, exagérait dans
le mauvais sens, disant qu'on ne pourrait plus avoir de chèvres, de
cochons, ni de volailles. Par contraste je m'efforçais à l'optimisme. De
fait, nous n'eûmes jamais d'écrasés qu'un trio d'oisons nigauds...

Mais c'est surtout à la Marinette que le train portait ombrage. Elle
tressaillait nerveusement au bruit, le fixait de ses yeux vides, lui
montrait le poing jusqu'à ce qu'il eût disparu,--précipitant son
monologue inepte.

Il y avait souvent des trains de marchandises assez longs,--formés en
majeure partie de voitures découvertes garnies de chaux à l'aller et de
charbon au retour. Mais bien plus encore s'allongeaient ces trains les
jours de foire à Cosne--et l'on apercevait par les vasistas des
portières les têtes inquiètes des bovins apeurés... Les trains réguliers
de voyageurs ne comprenaient d'habitude que deux ou trois voitures,
souvent même une seule. La petite machine au fourneau bas promenait avec
une sage lenteur au travers des champs, des prés et des bois sa longue
voiture brune... J'en vins à connaître tous les hommes à blouse bleue
tachée de graisse et de charbon qui conduisaient les convois; et aussi
les autres, ceux à casquette dorée, tunique noire à boutons jaunes, qui
se tenaient d'habitude sur l'une des plates-formes. J'en vins à
connaître même une bonne partie des voyageurs,--au moins tous les
habitués, bourgeois, gros fermiers, commerçants et curés. En dehors des
jours de foire on n'y voyait guère de paysans, ni d'ouvriers. Il faut
avoir pour se promener des loisirs et des moyens.

--Ceux-là sont des malins, pensais-je, des gens qui s'arrangent à bien
passer leur temps aux dépens du travailleur et qui, par-dessus le
marché, se fichent de lui...

Souventes fois en effet, quelques-uns, regardant par la portière,
semblaient avoir au passage des sourires d'ironie à l'adresse du vieux
paysan laborieux que j'étais...



LIV


Quand expira, en 1890, mon bail de six années, j'hésitai beaucoup à le
renouveler en raison de mes soixante-sept ans dont je sentais le poids.
La bourgeoise, bien qu'un peu plus jeune, était plus caduque encore. Et
notre Francis, qui touchait à ses treize ans, pouvait dorénavant se
tirer d'affaire seul. Je me décidai cependant à un nouvel engagement
d'égale durée--à cause, surtout, de la Marinette. Pouvais-je la ramener
chez mes enfants, maintenant déshabitués de sa présence,--alors qu'elle
devenait de moins en moins supportable? Je formais des voeux pour que
nous lui survivions, Victoire et moi, afin qu'elle fût toujours assurée
du nécessaire et bien traitée.

                   *       *       *       *       *

Il n'en devait pas aller ainsi, hélas! Ma pauvre femme s'éteignit
brusquement l'été d'après,--et j'eus le grand chagrin de me dire que
c'était un peu par ma faute!

Le voisin qui m'aidait habituellement à rentrer mes gerbes se trouva
être absent un jour où la pluie menaçait. Je fis venir Victoire, qui ne
s'en souciait guère, pour entasser sur la voiture le peu de blé que nous
avions lié la veille. Elle eut très chaud, puis grelotta sous l'averse
trop tôt survenue; la nuit elle se mit à vomir du sang; deux jours après
elle était morte...

                   *       *       *       *       *

Je dus prendre à gage pour les soins de mon intérieur une veuve âgée,
très sourde et guère entendue à la laiterie,--si bien qu'il me fallut
les premiers temps m'occuper toujours avec elle de la fabrication du
beurre et du fromage. Et la Marinette, qui ne pouvait la souffrir, lui
joua cent tours désagréables. Elle éteignait le feu, renversait la
marmite, dissimulait les objets usuels du ménage et riait de la voir
embarrassée... A tel point que la bonne femme fut en passe de nous
quitter, ne pouvant supporter ces ennuis. Je restai à la maison
plusieurs jours d'affilée pour surveiller la pauvre innocente. Quand
elle se disposait à faire quelque sottise, je lui serrais les poignets
avec force, la subjuguant d'un regard dur. D'autre part, sachant qu'elle
aimait beaucoup la salade de haricots, les beignets, je dis à la
servante de préparer souvent l'un ou l'autre de ces mets. Vaincue et
satisfaite, la Marinette cessa peu à peu ses tracasseries.

                   *       *       *       *       *

Mais il surgit de nouvelles inquiétudes. Pour donner à mes enfants «les
droits de leur mère» je fus obligé de faire rentrer mon hypothèque. Je
me revis gauche et gêné dans le bureau du notaire; j'affrontai les
haussements d'épaules dédaigneux du premier clerc, un grand bellâtre
très pommadé, qui, lorsque je ne saisissais pas du premier coup ses
explications, avait toujours l'air de vouloir lâcher ce qu'il pensait si
fort:

--Quel imbécile tout de même!

Après que tout fut réglé il me resta deux mille francs. Longtemps je
conservai cette somme au fond du tiroir de l'armoire,--la clé du meuble
restant cachée dans un trou du mur de l'étable. Quand la servante
voulait ranger du linge, elle me la demandait d'un air maussade, en
m'accusant d'être méfiant... De guerre lasse, je portai mes deux mille
francs chez le banquier de Bourbon.

Et ma vie se poursuivit, bien monotone, entre ces deux vieilles femmes
dont l'une était sourde et l'autre idiote.

Francis, placé dans une ferme du voisinage, venait quelquefois le
dimanche et ses visites me donnaient toujours du contentement. Mais
elles devinrent de moins en moins fréquentes à mesure qu'il grandit, car
il se mit à sortir davantage:--la compagnie des jeunes garçons de son
âge lui semblait plus attrayante que celle de son vieux grand-père et de
son triste entourage.

                   *       *       *       *       *

Je pris le train un jour et me rendis à Saint-Menoux où était revenu mon
parrain, maintenant plus qu'octogénaire. Un chancre lui rongeait la
figure. Ç'avait été d'abord une démangeaison au côté gauche du nez,
passé du naturel au pourpre, puis au violâtre,--où une plaie s'était
formée ensuite. Son pauvre nez, sous le linge et l'étoupe, apparaissait
comme un étal de chair vive d'où suintait de l'eau rousse--et l'oeil
allait être pris...

Le malheureux, torturé sans répit, avait de longues nuits d'insomnie. Et
il souffrait au moral aussi, se sentant pour tous un objet de dégoût. On
lui trempait sa soupe dans une écuelle spéciale rarement lavée; il
mangeait dans son coin; on ne permettait plus aux petits de l'approcher.

La servante ayant refusé un jour de savonner les linges de son
pansement, sa belle-fille, en se mettant à ce travail rebuté, marmonnait
assez haut pour qu'il entendît:

--Mais il ne crèvera donc jamais, ce vieux dégoûtant!

La gorge serrée, la voix sourde, à la fois rageuse et pleurarde, il me
rapportait cela.

--J'ai souvent le désir de me tuer! Je songe à me pendre à un arbre, à
une poutre de la grange ou bien à me jeter à l'eau. Jusqu'ici j'ai eu le
courage, ou peut-être la lâcheté, de ne pas le faire. Mais je ne réponds
pas de l'avenir: la résignation a ses limites, misère de Dieu!

Que dire pour le remonter? Le désespoir ancré dans son coeur n'était-il
pas aussi incurable que le chancre affreux qui lui rongeait la figure?



LV


Après un séjour de dix ans, mes enfants quittèrent le domaine de M.
Fauconnet, ne pouvant plus s'entendre avec lui. En vieillissant, le
docteur devenait maniaque, grincheux, tyrannique. Il n'était plus
député,--son républicanisme ayant paru trop déteint. Car l'ancien rouge
sang de boeuf tournait au rose pâle, outrant le goût de l'ordre et la
haine des «avancés». Il imitait quasi M. Noris. Le cri de «Vive la
Sociale!» le mettait dans une colère folle.

La dernière année que mes garçons furent chez lui, ils eurent la machine
un jour de grande chaleur, si bien qu'un souffle de révolte passait sur
les batteurs exténués. Le docteur étant venu vers trois heures de
l'après-midi, au moment le plus pénible, un jeune domestique juché sur
une meule lança pour le narguer un farouche «Vive la Sociale!» et
d'autres y répondirent. M. Fauconnet regarda les criards à tour de rôle,
avec l'intention de se fâcher. Mais voyant qu'ils étaient trop, que sa
puissance était impuissante à réprimer cette irrévérence, il refréna sa
colère, s'en fut trouver mon Jean auquel il enjoignit de ne pas tolérer
ce cri.

C'est ainsi qu'agissent tous les détenteurs d'autorité quand ils ne sont
plus les maîtres de la situation: ils se déchargent sur leurs inférieurs
qui n'en peuvent mais...

Le docteur partit, laissant les travailleurs à leur misère et à leur
malice.

Mais quand, le soir, on conduisit chez lui sa part de grain il crut
pouvoir se permettre une facile revanche en n'offrant pas un malheureux
verre de vin à ceux des batteurs qui étaient venus avec le bouvier pour
monter les sacs au grenier. Eux, bien entendu, s'en allèrent fort
mécontents, non sans formuler des «Vive la Sociale!» très appuyés.

Et ils revinrent après souper dans la nuit chaude, avec des camarades.
Une heure durant, à bouche que veux-tu, ils proférèrent autour du
château le cri prohibé qu'ils faisaient alterner avec celui, plus
délictueux encore, de: «A bas les bourgeois!»

                   *       *       *       *       *

Mes garçons se replacèrent sur le territoire de Bourbon, en direction de
Saint-Plaisir, au domaine de Puy-Brot.

Le maître, un certain M. Duverdon, fermier général jeune encore et
entreprenant, passait pour très fort en affaires. A l'époque de la
Saint-Martin, on le demandait pour des expertises de cheptels dans un
rayon d'au moins six lieues. Il innovait en matière de bail: une clause
portant interdiction, sous peine d'une amende de cinquante francs, de
vendre soit du lait, soit du beurre,--les jeunes veaux devant bénéficier
de tout le lait des mères. Le reste était à l'avenant. Duverdon,
roublard nouveau jeu, enlevait aux métayers les quelques avantages par
eux conservés jusqu'alors.

--Et vous avez accepté tout cela sans regimber? dis-je à Charles le jour
qu'il m'annonça que le bail était signé.

--Que veux-tu, si nous n'avions pas accepté, nous, dix autres étaient
prêts à le faire, et, dans la région, il nous eût été difficile de
trouver un autre domaine vacant...



LVI


En 1893, le jour de Pâques, étant arrivé au bourg un peu tôt pour la
grand'messe, je me pris à causer sur la place avec le père Daumier, un
vieux de mon âge. Des jeunes filles nous frôlèrent, fraîches et jolies,
en leurs élégantes toilettes neuves.

Je dis à Daumier:

--Si elles revenaient, les femmes d'autrefois, celles qui sont mortes il
y a cinquante ans, croyez-vous qu'elles ne seraient pas étonnées de voir
ces toilettes-là?

--Elles se croiraient dans un autre monde, mon vieux. Dame, Saint-Aubin
suit à présent la mode de Paris! Mais qui sait si on ne reculera pas
après avoir tant avancé?

--Oh! non allez! L'élan est donné, il se maintiendra quoi qu'il arrive;
les chapeaux «à la bourbonnaise», comme les bonnets à dentelle, ne se
reverront plus.

--Savoir si c'est un bien?

--Conséquence des temps, que voulez-vous! Ça fait aller le commerce.

Les cloches carillonnaient joyeusement l'appel à la messe. Belle fête
printanière en vérité: ciel clair, soleil rayonnant tempéré par des
souffles de brise fraîche... Des merles sifflaient gaiement tout près,
dans une grande prairie d'un vert tendre que les primevères nuançaient
de jaune par endroits. Devant nous, les vieux ormeaux de la place
laissaient éclater leurs bourgeons grossis. Les lointains carillons des
cloches de Bourbon et des cloches d'Ygrande se mêlaient aux vibrations
grêles des nôtres.

De grandes affiches vertes, jaunes et rouges tapissaient le mur de
l'église, le tronc des ormeaux,--séparées par des banderoles longues,
collées de biais:

--Voyez, fit Daumier, voyez s'il y en a... Ceux qui savent lire ont de
quoi se distraire! C'est qu'on va voter pour les députés bientôt; il
paraît même qu'un des candidats va parler ici après la messe.

--Ah! lequel donc?

--C'est Renaud, le socialiste.

Un de mes voisins vint nous rejoindre qui nous dit de ne pas compter sur
Renaud: un de ses amis parcourant en son nom les petites communes.

--N'importe! Irons-nous l'entendre, Bertin? fit Daumier.

--Ma foi, si vous voulez...

                   *       *       *       *       *

A la sortie de la messe, nous fûmes donc nous attabler à l'auberge où
l'orateur devait faire sa réunion. La salle s'emplit en dix minutes et
le bistro dut installer dehors des tables improvisées. Celui qu'on
attendait n'arriva guère avant deux heures. A son entrée tous les
regards convergèrent sur ce petit brun au teint maladif ainsi que sur
une bête curieuse. Au fond de la salle, on lui réserva une table étroite
derrière laquelle il se mit à parler dans le brouhaha des conversations
persistantes. Ce fut d'abord pénible, il cherchait ses mots; puis il
prit de l'assurance; ses yeux brillèrent et sa voix s'affermit. Il
peignit la misère des travailleurs à qui l'on ne sait que faire des
promesses; il attaqua les bourgeois, les curés--complices pour berner le
peuple.

A sa gauche un bonhomme soûl se levait fréquemment et criait, la face
congestionnée:

--C'est pas vrai; t'es un franc-maçon! A bas les francs-maçons!

A chaque interruption de l'ivrogne, des rires éclataient au long des
tablées; les rumeurs se croisaient suivies d'un bourdonnement long à
s'éteindre: L'orateur, après un temps d'arrêt, s'efforçait à reconquérir
l'attention. Sa tirade finale, assez ampoulée, mais lancée avec force,
avec chaleur, ramena le silence complet.

--Journaliers, métayers, petits fermiers, écrasés de travail et que tout
le monde gruge, quatre révolutions en moins d'un siècle ne vous ont pas
libérés:--vous restez ignorants, raillés, misérables. La vraie
révolution fera le peuple souverain. Travaillez sans relâche à la
mériter, mes amis! Cessez de vous faire, représenter par des bourgeois:
monarchistes ou républicains ils se chicanent pour la galerie, mais
s'entendent pour vous mieux duper. Signifiez-leur que vous avez assez
d'eux! Faites-vous représenter par un homme de votre classe: votez tous
pour le citoyen Renaud!--Puis voyez à vous entendre, à vous grouper pour
faire valoir vos droits! Ainsi vous serez forts et l'aube nouvelle
finira par luire... Un jour viendra où, cultivateurs, vous aurez vos
champs, comme les mineurs auront leurs mines et les ouvriers d'industrie
leurs usines. Alors il n'y aura plus d'intermédiaires parasites, plus de
maîtres ni de serfs--mais seulement la grande collectivité humaine
mettant en rapport les richesses de la nature. A vous, camarades, de
hâter la venue des temps nouveaux!

--C'est un _partageux_! énonça à mi-voix un assistant à barbe blanche.

--C'est un nommé Laronde, fit un autre; je connais son père qui est le
cousin de mon beau-frère; il est _laboureux_ à Couleuvre, son père; mais
lui l'a laissé, étant trop feignant sans doute pour travailler la
terre...

--En tout cas, il a une bonne lame!

Laronde ayant cessé de parler, épongeait son visage couvert de sueur.
Des jeunes gens l'applaudissaient, criant: «Vive la Sociale! A bas les
bourgeois!» Au milieu de la salle, debout et gesticulant, l'ivrogne
déblatérait toujours contre les francs-maçons. Quelques métayers peureux
filèrent, craignant de se compromettre dans cette assemblée
révolutionnaire. Daumier dit:

--On ne devrait pas tolérer de tels discours; ça met la zizanie dans le
monde en faisant croire des choses qui ne peuvent pas arriver.

--Qu'en savez-vous, si ça n'arrivera pas? répondis-je. Pensez donc à
tous les changements que nous avons vus dans le cours de notre vie, à
tout le bien-être qu'il y a en plus maintenant...

--On n'en est ni plus heureux, ni plus riche; on a cela, on voudrait
autre chose; et le bien-être ne fait pas devenir vieux.

--Devenir vieux n'est pas tout; il faut accorder une part aux
satisfactions de l'existence, que diable!

Laronde traversa la salle, saluant à droite et à gauche en souriant. Et,
dévisagé par des groupes de femmes qui attendaient dehors pour le voir,
il réenfourcha sa bécane, fila sur Ygrande où il devait parler dans le
cours de l'après-midi.

                   *       *       *       *       *

Après son départ on se reprit à discuter, les uns l'approuvant, les
autres le blâmant.

Un maître-carrier, beau parleur, ayant entendu mes réponses à Daumier,
s'approcha:

--Bien sûr, dit-il, on continuera vers le progrès, de par les
découvertes nouvelles qui faciliteront le travail. Mais de la science
seule, il faut attendre le mieux. La politique est impuissante et nulle.
Jamais les députés ne feront vraiment des lois pour le peuple. Les gros
bourgeois qu'on dédaigne un peu dans les élections n'en conservent pas
moins toute leur influence, croyez-le bien... Quant à Renaud, à Laronde
et à leurs pareils, ce sont des ambitieux qui voudraient prendre la
place des autres pour faire les bourgeois à leur tour. Au fond, il n'y a
de vrai sur ce chapitre que l'_ôte-toi de là que je m'y mette!_

Plusieurs approuvèrent bruyamment Mais un commerçant protesta--qui en
tenait pour M. Gouget, le député sortant:

--Il ne faut rien exagérer... La politique a son importance. Ne
devons-nous pas à la République l'école gratuite et la diminution du
temps de service? S'il y avait une majorité de bons républicains comme
M. Gouget, nous aurions bientôt l'impôt sur le revenu, des retraites
pour les vieux travailleurs--et l'État romprait d'avec l'Église. Ce
programme, le programme de tous les bons républicains, M. Gouget l'a
toujours soutenu de ses votes. Mais beaucoup lui retirent leur confiance
sous prétexte qu'on ne voit jamais aboutir les réformes qu'il prône.
Comme s'il était seul!

Et voilà-t-il pas que je me risquai à parler aussi!

--Pour moi, il y aura toujours des forts et des faibles, des malins et
des grugés... Il s'en trouvera toujours pour vivre du travail des
autres... Ceux qui font métier de politicailler sont souvent des
ambitieux ou des farceurs. Mais, n'ayant rien à craindre puisque nos
rentes sont au bout de nos bras, nous pouvons nous risquer à voter pour
les «avancés»--quand ça ne serait que pour embêter les bourgeois qui
nous en ont tant fait!

Alors le carrier:

--Vous avez foi au partage, père Bertin; vous voudriez jouir de votre
locature sans payer de fermage... Oui, mais si l'on vous envoyait à tel
ou tel endroit (il me citait de mauvais petits biens fâcheusement
situés) qu'est-ce que vous diriez? Le partage n'est pas commode à faire,
allez!

--On ne peut changer des choses qui ont toujours existé, dit le père
Daumier.

--Non, je ne suis pas _partageux_! Mais je vois bien la commune
propriétaire de ses terrains au lieu et place de quelques Messieurs de
Paris ou d'ailleurs. La commune louerait à de bonnes conditions aux
paysans et emploirait les revenus en améliorations et embellissements
dont tout le monde profiterait.

«Quant à votre objection, père Daumier, elle ne tient pas debout, vous
savez... Défunt ma grand'mère se rappelait du temps où les curés
passaient dans les champs pour la dîme, où les seigneurs avaient tous
les droits. Vous pouvez croire qu'à l'époque, pas mal de gens tenaient
pour impossible de voir supprimer ces choses-là. Et l'on s'est étonné
après coup qu'elles aient pu durer si longtemps! Pensez-vous qu'à
présent, si les fermiers généraux de notre centre, par exemple, venaient
à disparaître, nous ne pourrions plus vivre? Ça nous serait au contraire
un grand soulagement de n'avoir plus ces ventrus à nourrir sans rien
faire...

--Bien dit! fit le carrier en se levant pour aller rejoindre un client
qui lui faisait signe.

--Bravo! père Tiennon. Vive la Sociale! s'exclamèrent trois jeunes gens
qui m'avaient entendu.

Et ils offrirent le café. Mais je me sentais un peu étourdi par le bruit
de la salle, par la chaleur et la fumée. Je regardai la pendule.

--Non, mes amis, non; il est temps que j'aille panser mes vaches.

Daumier intervint:

--Allons, buvons le café avec ces jeunes gas, vieux socio.

--Merci! La tête me fait un peu mal; je dirais sans doute des «âneries».
C'est toujours ce qui arrive quand on reste au café longtemps. Au
revoir!

Et leur ayant serré la main à tous je partis, laissant le père Daumier
qui prit sa «cuite». C'est la seule fois de ma vie qu'il m'arriva de
tant causer politique.

                   *       *       *       *       *

Les élections furent vite oubliées, et les discussions et les rêves
auxquels elles avaient donné lieu, en présence du grand désastre qu'on
eut à subir cette année-là... Tout le printemps, tout l'été sans pluie;
un soleil constant qui brûlait les plantes jusqu'en leurs racines; une
récolte de foin dérisoire; une récolte de céréales médiocre; les pâtures
desséchées; les mares vidées; les animaux se vendant pour rien:--quelle
misère! Je fus obligé d'aller au bois râteler des feuilles sèches dont
j'amassai une provision pour la litière, et d'acheter des fourrages du
Midi qu'un négociant faisait venir à Saint-Aubin par wagons. Je compris,
cette année-là, que le chemin de fer pouvait tout de même rendre des
services aux paysans!



LVII


Au cours de ces grandes chaleurs de 1893, la mort--qu'il avait tant
souhaitée--délivra enfin mon pauvre martyr de frère...

En novembre de cette même année, ma vieille servante entra au service
d'un curé, espérant y être plus tranquille que chez nous.

J'en engageai une autre, une grande bringue, bêbête et méchante, qui
ronchonnait à tout propos et bousculait ma soeur à la moindre frasque.
Plus tard, je découvris qu'elle prélevait la dîme sur la vente de mes
denrées au marché de Saint-Hilaire, et qu'elle buvait à mes dépens des
tasses de café, des bols de vin sucré. Je la conservai quand même,
préférant tout supporter que de changer encore, et sachant que je
n'arriverais jamais à trouver la ménagère idéale.

                   *       *       *       *       *

Nous fûmes pris par la grippe, la Marinette et moi, au cours de l'hiver
tardif et rude de 1895;--Madeleine, la femme de Charles, dut venir de
Puy-Brot pour nous soigner. Cette maladie emporta la malheureuse
innocente, d'ailleurs très affaiblie depuis un certain temps. Et, pour
moi aussi, je crus que ç'allait être la fin, tellement je me sentais
sans force, miné par la fièvre, épuisé par une toux caverneuse qui
m'arrachait l'estomac. Je guéris pourtant, péniblement à vrai dire,
après être resté traînard et courbaturé pendant plusieurs mois,--et ne
retrouvant plus qu'une petite part de la vigueur que j'avais conservée
jusque-là.

Alors j'aspirai au jour où, mon bail fini, je pourrais retourner avec
mes enfants.

                   *       *       *       *       *

Durant cette période, mes idées tournèrent souvent au lugubre. Je me
voyais rester là tout seul, comme un vieil arbre oublié dans un taillis
au milieu de la poussée des jeunes. Un à un, ceux que j'avais connus
s'en étaient tous allés... Morte, ma grand'mère en châle brun et chapeau
bourbonnais.--Mort, l'oncle Toinot qui avait servi sous le grand
empereur et tué un Russe.--Morts, mon père et ma mère,--lui bon
et faible, elle souvent dure et mauvaise d'avoir été trop
malheureuse.--Morts, le père et la mère Giraud, mes beaux-parents, et
leur fils, le soldat d'Afrique, et leur gendre, le verrier, qui parlait
toujours de tirer le pissenlit par la racine...--Morts, mes deux frères
et mes deux soeurs.--Morte, la Victoire, bonne compagne de ma vie, dont
les défauts ne m'apparaissaient à la fin que très peu sensibles,
comme devaient lui apparaître les miens, sous l'effet de
l'accoutumance.--Morte, ma petite Clémentine, douce et mutine.--Morte,
ma nièce Berthe, délicate fleur de Paris, des suites d'une couche
pénible.--Morts, Fauconnet père et fils, Boutry, Gorlier, Parent,
Lavallée, Noris.--Morts, tous ceux qui avaient joué un rôle dans ma vie,
y compris Thérèse, ma première amoureuse. Je les revoyais souvent; ils
défilaient de compagnie dans mes rêves de la nuit, dans mes souvenirs de
la journée. La nuit, ils revivaient pour moi; mais le jour, il me
semblait à de certains moments marcher entre une rangée de spectres...

Et pourtant, pas plus qu'autrefois, l'idée de la mort ne m'effrayait
pour moi-même. Ah! mes premières émotions funèbres à la Billette, lors
du décès de ma grand'mère! Mon serrement de coeur à l'entrée de la
grande boîte longue où on devait la mettre, et ma tristesse poignante,
sincère, en entendant tomber les pelletées de terre sur le cercueil
descendu dans la fosse! J'avais trop vu de scènes semblables depuis; et
mon coeur à présent restait dur et fermé. A chaque nouveau convoi
s'accroissait mon indifférence. Et pourtant mon tour approchait d'être
couché dans une caisse semblable qu'on descendrait aussi, avec des
câbles, au fond d'un trou béant--et sur laquelle on jetterait par
pelletées le gros tas de terre resté au bord, comme la barrière infinie
qui sépare la mort de la vie! Mais cette pensée même ne me faisait pas
ému...

                   *       *       *       *       *

Je m'intéressais d'ailleurs à toutes les floraisons d'énergie épanouies
derrière moi. Mes fils étaient les hommes sérieux, les hommes
vieillissants de l'heure actuelle. Mes petits-fils représentaient
l'avenir; ils avaient l'air de croire que ça ne finirait jamais...
Pourtant, l'enfance, derrière eux, gazouillait, croissait...



LVIII


Il y a cinq ans déjà que je suis revenu avec mes enfants. Ils ne me sont
pas mauvais. Rosalie même a pour moi des tendresses qui m'étonnent.
Madeleine est toute dévouée, toute aimante et laisse gouverner sa
belle-soeur. L'harmonie règne dans la maisonnée et j'en suis bien aise.
Mais une séparation prochaine n'en est pas moins imminente; ils vont
être trop nombreux pour rester ensemble.

C'est qu'il y a un troisième ménage. Mon filleul, le fils de Jean et de
Rosalie, rentré du régiment depuis trois ans, s'est marié à la
Saint-Martin dernière. J'ai une petite-bru; j'aurai bientôt, je pense,
un arrière-petit-fils. Et Charles a deux filles qui sont d'âge à se
marier aussi. Il devient urgent que mes deux garçons aient chacun leur
ferme. Duverdon, qui tient à eux, a promis d'ailleurs de placer le
sortant dans un autre de ses domaines.

                   *       *       *       *       *

Moi, je suis le vieux!

Je rends des petits services aux uns et aux autres. Les brus me disent:

--Mon père, si ça ne vous ennuyait pas, vous devriez bien...

Et, pour les contenter, je casse du bois pour la cuisine, je donne à
manger aux lapins, je surveille les oies.

En été, les jours de presse, mes garçons aussi me demandent souvent de
faire une chose ou l'autre. Et je conduis aux champs les vaches ou les
moutons, je garde même les cochons tout comme il y a soixante-dix ans.
Je finis par où j'ai commencé:--la vieillesse et l'enfance ont des
analogies...

Quand on fait les foins, je fane encore et je ratèle. Et lorsqu'on
charge, je prêche la prudence et les charrois moins gros; je donne des
conseils qu'on ne suit pas toujours. Les jeunes veulent oser, risquer le
tout pour le tout, faire les malins... Mais funeste à la témérité est
l'expérience que l'âge donne. Et je suis le vieux!

Mes forces, de plus en plus, vont déclinant; j'ai les membres raidis; on
dirait que le sang n'y circule pas. L'hiver, Rosalie met chaque soir
dans mon lit une brique chaude enveloppée d'un chiffon,--faute de quoi
je ne pourrais ni me réchauffer, ni dormir. Je me courbe en arc de
cercle; je regarde la pointe de mes sabots; le sol, que j'ai tant remué,
me fascine à présent, semble se hausser vers moi avec un air de me dire
qu'il aura bientôt son tour. Je vois gros et je tremble un peu; j'ai du
mal à me raser sans entailles; il m'arrive, quand je vais à la messe, de
ne plus reconnaître des personnes que je connais très bien.--Jusqu'à mon
petit Francis que je ne remettais pas lorsqu'il est venu me voir au
retour du service!--Je suis dur d'oreilles en tout temps et très sourd
par périodes durant l'hiver. Lorsqu'on s'adresse à moi, il m'arrive de
mal comprendre, de répondre de travers, ce qui fait rire tout le monde à
mes dépens. Quand j'ai mangé, si je reste assis, je m'endors--et la
nuit, au contraire, les longues insomnies sont fréquentes. J'ai des
absences de mémoire impossibles; je conserve très bien le souvenir des
épisodes saillants de ma jeunesse, et les choses de la veille
m'échappent. Ma pensée, j'imagine, est à ce point fatiguée des
événements qui l'ont préoccupée pendant trois quarts de siècle qu'elle
n'a plus la force de se porter sur des sujets neufs. Le résultat est que
j'aime trop parler de ces choses d'autrefois qui n'intéressent plus
personne, et que j'ai sur les nouvelles des naïvetés qui font rire. Cela
me rend un peu ridicule. Sur la physionomie de mes petits-enfants, je
lis souvent cette phrase du langage d'aujourd'hui:

--Ce qu'il est «rasant» tout de même, le vieux...

Oui, je suis le vieux! Il faut bien que je le reconnaisse de bonne
grâce. Mes organes ont fait leur temps; ils aspirent au grand repos!

                   *       *       *       *       *

Et puis, vraiment, on voit des choses trop étonnantes. Dans ma jeunesse,
tout le beau monde allait à cheval parce que les voitures ne pouvaient
circuler dans les mauvais chemins. A présent, il circule des voitures
qui n'ont pas besoin de chevaux... Dans un de nos champs qui borde la
grand'route, j'ai gardé les cochons cet été. Souvent il m'arrivait
d'entendre dans le lointain un bruit criard, disgracieux, très vite
rapproché:--l'automobile passait avec ses voyageurs accoutrés en
sauvages, enlunettés comme des casseurs de pierres, laissant derrière
elle un nuage de poussière et de fumée, une mauvaise odeur de pétrole...

Un jour, la petite servante d'un domaine voisin conduisait son troupeau
de vaches dans une pâture dont les claies donnaient sur la route. Et
voilà que survint à grand train, du côté de Bourbon, l'une de ces
voitures devant laquelle se prirent à courir les bêtes. Le conducteur
ayant donné de la trompe les effraya davantage. Deux s'engagèrent dans
un chemin latéral à gauche; deux autres, franchissant la bouchure,
pénétrèrent dans un champ d'avoine, cependant que les trois dernières
continuaient leur course folle. Je rejoignis sur la route la pauvre
gamine éplorée, qui me dit les apercevoir encore à l'extrémité d'une
longue côte, à deux kilomètres au moins, fuyant toujours dans les mêmes
conditions. Vite je l'envoyai prévenir ses maîtres. Un homme partit à la
recherche des trois vaches coureuses--qui revint longtemps après, n'en
ramenant que deux. L'autre était crevée de fatigue au bord d'un fossé;
il avait dû aller quérir un boucher d'Ygrande pour la faire enlever.

Il me souvient d'avoir dit, en racontant la chose chez nous:

--Ah! on avait bien tort de se plaindre du chemin de fer; le chemin de
fer a sa route à lui et il ne passe qu'à de certaines heures; avec de la
prudence, on peut l'éviter. Mais ces automobiles sont de vrais
instruments du diable qui envahissent nos routes, nous inquiètent et
nous font du mal.

Je dis cela, mais non sans penser, après coup, que je n'avais pas à me
mettre en peine de ces choses... Homme d'une autre époque, aïeul à tête
branlante, ce n'était pas à moi d'avoir une opinion. Les jeunes
s'habitueront au passage de ces véhicules nouveaux, mais ils en voudront
plus encore aux riches de causer ainsi, par inconscience ou plaisir, du
désagrément tous les jours, des accidents quelquefois. Au reste, les
animaux eux-mêmes s'habitueront...

                   *       *       *       *       *

Moi, que m'importe! Je ne demande qu'une chose, c'est de rester jusqu'au
bout à peu près valide. Tant que je rendrai des services à mes enfants,
ils me supporteront aisément. Ils me seront encore humains, je n'en
doute pas, si j'en arrive à n'être bon à rien. Mais j'appréhende de
devenir paralytique ou aveugle, ou de tomber dans l'inconscience, ou
encore de souffrir longtemps de quelque maladie de langueur. Cette idée
me causerait trop de peine de savoir que je suis un vieil objet
encombrant qu'on voudrait bien voir disparaître... Que la mort
survienne, elle ne m'effraie pas! Je songe à elle sans amertume et sans
crainte. La mort! la mort! mais non l'horrible déchéance venant troubler
le labeur des jeunes, des bien portants, la vie ordinaire d'une
maisonnée. Qu'elle me frappe à l'oeuvre encore, afin qu'on puisse dire:

--Le père Tiennon a cassé sa pipe; il était bien vieux, bien usé, mais
point à charge. Jusqu'au bout il a travaillé.

Mais je redoute comme oraison funèbre ceci:

--Le père Bertin est mort. Pauvre vieux! C'est un grand débarras pour
lui et un grand bonheur pour sa famille.

De la vie, je n'ai plus rien à espérer, mais j'ai encore à craindre. Que
cette calamité dernière me soit évitée: c'est là mon unique souhait!

Ygrande (Allier), 1901-1902.


FIN


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    Récits d'un Soldat.

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  ADAM, PAUL.
    Stéphanie.

  AICARD, JEAN.
    L'Illustre Maurin.
    Maurin des Maures.
    Notre-Dame-d'Amour.

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    La Grande Illusion.

  AUGIER, ÉMILE.
    Le Gendre de M. Poirier et autres Comédies.

  AVENEL, LE Vte G. D'.
    Les Français de mon temps.

  BALZAC, HONORÉ DE.
    Eugénie Grandet.
    La Peau de Chagrin, Le Curé de Tours, etc.
    Les Chouans.

  BARDOUX, A.
    La Comtesse Pauline de Beaumont.

  BARRÈS, MAURICE.
    Colette Baudoche.
    Le Roman de l'Énergie Nationale:
      * Les Déracinés.
      ** L'Appel au Soldat.
      *** Leurs Figures.

  BASHKIRTSEFF, MARIE.
    Journal.

  BAZIN, RENÉ.
    De toute son Âme.
    Le Guide de l'Empereur.
    Madame Corentine.

  BENTLEY, E. C.
    L'Affaire Manderson.

  BERTRAND, LOUIS.
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  BORDEAUX, HENRY.
    La Croisée des Chemins.
    La Robe de Laine.
    L'Écran brisé.
    Les Roquevillard.
    Les Derniers Jours du Fort de Vaux.
    Les Captifs délivrés.

  BOURGET, PAUL.
    Le Disciple.
    Voyageuses.

  BOYLESVE, RENÉ.
    L'Enfant à la Balustrade.

  BRADA.
    Retour du Flot.

  BRUNETIÈRE, FERDINAND
    Honoré de Balzac.

  BUCHAN, JOHN.
    Le Prophète au Manteau Vert.

  CAMPAN, MADAME.
    Mémoires sur la Vie de Marie-Antoinette.

  CARO, MADAME E.
    Amour de Jeune Fille.

  CHATEAUBRIAND.
    Mémoires d'Outre-tombe.

  CHERBULIEZ, VICTOR.
    L'Aventure de Ladislas Bolski.
    Le Comte Kostia.
    Miss Rovel.

  CHILDERS, ERSKINE.
    L'Énigme des Sables.

  CLARETIE, JULES.
    Noris.
    Le Petit Jacques.
    Les Huit Jours du Petit Marquis.

  CONSCIENCE, HENRI.
    Le Gentilhomme pauvre.

  COULEVAIN, PIERRE DE.
    Ève Victorieuse.

  CROCKETT, S. R.
    La Capote lilas.

  DAUDET, ALPHONSE.
    Contes du Lundi.
    Lettres de mon Moulin.
    Numa Roumestan.

  DICKENS, CHARLES.
    Aventures de Monsieur Pickwick (3 vol.).

  DUMAS, ALEXANDRE.
    La Tulipe noire.
    Les Trois Mousquetaires (2 vol.).
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  FABRE, FERDINAND.
    Monsieur Jean.

  FEUILLET, OCTAVE.
    Histoire de Sibylle.
    Un Mariage dans le Monde.

  FLAUBERT, GUSTAVE.
    L'Éducation sentimentale.
    Trois Contes.

  FRANCE, ANATOLE.
    Jocaste et Le Chat maigre.
    Pierre Nozière.

  St FRANÇOIS DE SALES.
    Introduction à la Vie dévote

  FRAPIÉ, LÉON.
    L'Écolière.

  FROMENTIN, EUGÈNE.
    Dominique.
    Les Maîtres d'Autrefois.

  GAUTIER, THÉOPHILE.
    Le Capitaine Fracasse (2 vol.).
    Le Roman de la Momie.
    Un Trio de Romans.

  GONCOURT, EDMOND DE.
    Les Frères Zemganno.

  GRÉVILLE, HENRY.
    Suzanne Normis.

  GYP.
    Bijou.
    Le Mariage de Chiffon.

  HANOTAUX, GABRIEL.
    La France en 1614.

  HAY, IAN.
    Les Premiers Cent Mille.

  JEAN DE LA BRÈTE.
    Mon Oncle et mon Curé.

  KARR, ALPHONSE.
    Voyage autour de mon Jardin.

  KIPLING, RUDYARD.
    Simples Contes des Collines.

  LABICHE, EUGÈNE.
    Le Voyage de M. Perrichon, etc.

  LA BRUYÈRE, JEAN DE.
    Caractères.

  LAMARTINE.
    Geneviève.

  LANG, ANDREW.
    La Pucelle de France.

  LE BRAZ, ANATOLE.
    Pâques d'Islande.

  LEMAÎTRE, JULES.
    Les Rois.

  LE ROY, EUGÈNE.
    Jacquou le Croquant.

  LÉVY, ARTHUR.
    Napoléon Intime.
    Napoléon et la Paix.

  LOTI, PIERRE.
    Figures et Choses qui passaient.
    Jérusalem.

  LYTTON, BULWER.
    Les Derniers Jours de Pompéi.

  MAETERLINCK, MAURICE.
    Morceaux choisis.

  MASON, A. E. W.
    L'Eau vive.

  MÉREJKOWSKY.
    Le Roman de Léonard de Vinci.

  MÉRIMÉE, PROSPER.
    Chronique du Règne de Charles IX.

  MERRIMAN, H. SETON.
    La Simiacine.
    Les Vautours.

  MICHELET, JULES.
    La Convention.
    Du 18 Brumaire à Waterloo.

  MIGNET.
    La Révolution Française. (2 vol.)

  NOLHAC, PIERRE DE.
    Marie-Antoinette Dauphine.
    La Reine Marie-Antoinette.

  NOLLY, ÉMILE.
    Hiên le Maboul.

  ORCZY, LA BARONNE.
    Le Mouron Rouge.

  PÉLADAN.
    Les Amants de Pise.

  POE, EDGAR ALLAN (trad. BAUDELAIRE).
    Histoires Extraordinaires.
    Nouvelles Histoires Extraordinaires.

  RENAN, ERNEST.
    Souvenirs d'Enfance et de Jeunesse.
    Vie de Jésus.

  ROD, EDOUARD.
    L'Ombre s'étend sur la Montagne.

  SAINT-PIERRE, B. DE.
    Paul et Virginie.

  SAINT-SIMON.
    La Cour de Louis XIV.

  SAND, GEORGE.
    Jeanne.
    Mauprat.

  SANDEAU, JULES.
    Mademoiselle de La Seiglière.

  SARCEY, FRANCISQUE.
    Le Siège de Paris.

  SCHULTZ, JEANNE.
    Jean de Kerdren.
    La Main de Ste-Modestine.

  SCOTT, SIR WALTER.
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  SÉGUR, Cte PH. DE.
    Mémoires d'un Aide de Camp de Napoléon: De 1800 à 1812.
    La Campagne de Russie.
    Du Rhin à Fontainebleau.

  SÉGUR, LE MARQUIS DE.
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  SIENKIEWICZ, HENRYK.
    Quo Vadis?

  SOUVESTRE, ÉMILE.
    Un Philosophe sous les toits.

  STENDHAL.
    La Chartreuse de Parme.

  THEURIET, ANDRÉ.
    La Chanoinesse.

  TILLIER, CLAUDE.
    Mon Oncle Benjamin.

  TINAYRE, MARCELLE.
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    L'Ombre de l'Amour.

  TINSEAU, LÉON DE.
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  TOLSTOÏ, LÉON.
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  TOURGUÉNEFF, IVAN.
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    Une Nichée de Gentilshommes.

  VANDAL, LE COMTE A.
    L'Avènement de Bonaparte (2 vol.).

  VIGNY, ALFRED DE.
    Cinq-Mars.
    Servitude et Grandeur Militaires.
    Poésies.
    Stello.
    Chatterton, etc.
    Journal d'un Poète.

  VOGÜÉ, LE Vte E.-M. DE.
    Jean d'Agrève.
    Le Maître de la Mer.
    Les Morts qui parlent.
    Nouvelles Orientales.

  WENDELL, BARRETT.
    La France d'Aujourd'hui.

  YVER, COLETTE.
    Comment s'en vont les Reines.

  ZOLA, ÉMILE.
    Le Rêve.

  ANTHOLOGIE DES POÈTES LYRIQUES FRANÇAIS.
  L'IMITATION DE JÉSUS-CHRIST.



Les Classiques français

ÉDITION LUTETIA


DESCARTES.--Discours de la Méthode, Méditations métaphysiques, Traité
des Passions. Introduction par ÉMILE FAGUET (_de l'Académie française_).

NODIER.--Jean Sbogar et autres Nouvelles. Introduction par ÉMILE FAGUET.

P.-L. COURIER.--Lettres et Pamphlets. Introduction par ÉMILE FAGUET.

MONTESQUIEU.--Lettres Persanes, Grandeur et Décadence des Romains.
Introduction par ÉMILE FAGUET.

ANDRÉ CHÉNIER.--Poésies. Introduction par ÉMILE FAGUET.

LESAGE.--Gil Blas. Introduction par ÉMILE FAGUET. (Deux volumes.)

BEAUMARCHAIS.--Théâtre choisi. Introduction par ÉMILE FAGUET.

  Le Barbier de Séville, Le Mariage de Figaro, La Mère coupable,
  Mélanges, Vers et Chansons.

AMYOT.--Les Vies des Hommes illustres de Plutarque. Introduction par
ÉMILE FAGUET.

  Tome Ier. Vies parallèles de Theseus et Romulus, Lycurgus et Numa
  Pompilius, Solon et Publicola. Glossaire.

  Tome II. Vies parallèles de Themistocles et Furius Camillus, Pericles
  et Fabius Maximus, Alcibiades et Coriolanus. Glossaire.

RACINE.--Théâtre. Introduction par ÉMILE FAGUET. (Deux volumes.)

  Tome Ier. La Thébaïde, Alexandre le Grand, Andromaque, Les Plaideurs,
  Britannicus, Bérénice.

  Tome II. Bajazet, Mithridate, Iphigénie en Aulide, Phèdre, Esther,
  Athalie.

CORNEILLE.--Théâtre choisi. Introduction par ÉMILE FAGUET. (Deux
volumes.)

  Tome Ier. La Galerie du Palais, La Place Royale, L'Illusion, Le Cid,
  Horace, Cinna.

  Tome II. Polyeucte, Pompée, Le Menteur, Rodogune, Don Sanche d'Aragon,
  Nicomède.

LA FONTAINE.--Fables et Épîtres. Introduction par ÉMILE FAGUET.

MADAME DE LA FAYETTE.--La Princesse de Clèves. Introduction par l'Abbé
J. CALVET.

CHATEAUBRIAND.--Atala, René, Le dernier Abencérage. Introduction par
ÉMILE FAGUET.

PERRAULT, etc.--Choix de Contes de Fées. Introduction par Madame
FÉLIX-FAURE GOYAU.

MADAME DE STAËL.--Corinne, ou l'Italie. Introduction par ÉMILE FAGUET.
(Deux volumes.)

ROUSSEAU.--Émile, ou de l'Éducation. Introduction par ÉMILE FAGUET.
(Deux volumes.)

PASCAL.--Pensées. Introduction par ÉMILE FAGUET.

MONTAIGNE.--Essais. Introduction par ÉMILE FAGUET. (Trois volumes.)

ALFRED DE MUSSET.--Poésies. Introduction par ÉMILE FAGUET.

MADAME DE SÉVIGNÉ.--Lettres choisies. Introduction par ÉMILE FAGUET.



OEUVRES COMPLÈTES

DE

VICTOR HUGO


     1-4. Les Misérables. Tomes I-IV.
       5. Les Contemplations.
       6. Napoléon-le-Petit.
       7. Ruy Blas, Les Burgraves.
       8. Han d'Islande.
   9, 10. Le Rhin. Tomes I, II.
   11-13. La Légende des Siècles. Tomes I-III.
      14. Marie Tudor. La Esmeralda, Angelo.
      15. Les Feuilles d'Automne, Les Chants du Crépuscule.
  16, 17. Notre-Dame de Paris. Tomes I, II.
      18. Dieu, La Fin de Satan.
      19. Le Roi s'amuse, Lucrèce Borgia.
      20. Histoire d'un Crime.
      21. L'Art d'être Grand-Père.
      22. Burg-Jargal, Le Dernier Jour d'un Condamné, Claude Gueux.
      23. Les Châtiments.
      24. France et Belgique, Alpes et Pyrénées.
  25, 26. L'Homme qui Rit. Tomes I, II.
      27. Les Voix intérieures, Les Rayons et les Ombres.
      28. Théâtre en Liberté, Amy Robsart.
      29. Actes et Paroles, I. Avant l'Exil.
      30. Les Quatre Vents de l'Esprit.
      31. Actes et Paroles, II. Pendant l'Exil.
      32. Lettres à la Fiancée.
  33, 34. Actes et Paroles, III. Depuis l'Exil.
      35. Les Chansons des Rues et des Bois.
      36. Cromwell.
      37. Le Pape, La Pitié suprême, Religions et Religion, L'Âne.
      38. Quatrevingt-Treize.
  39, 40. Toute la Lyre. Tomes I, II.
      41. Torquemada, Les Jumeaux.
      42. William Shakespeare.
      43. Odes et Ballades, Les Orientales.
      44. Littérature et Philosophie mêlées, Paris.
  45, 46. Les Travailleurs de la Mer. Tomes I, II.
      47. L'Année terrible, Les Années funestes.
      48. Choses vues (les deux séries).
      49. Hernani, Marion de Lorme.
  50, 51. Victor Hugo raconté par un témoin de sa vie. Tomes I, II.



LES CLASSIQUES FRANÇAIS

ÉDITION LUTETIA

OEUVRES COMPLÈTES DE

MOLIÈRE

EN SIX VOLUMES ILLUSTRÉS

Avec une Notice sur Molière et une introduction à chaque pièce par ÉMILE
FAGUET, de l'Académie française


Tome Ier: Notice sur Molière, La Jalousie du Barbouillé, Le Médecin
volant, L'Étourdi, Le Dépit amoureux, Les Précieuses ridicules,
Sganarelle, Don Garcie de Navarre.

Tome II: L'École des Maris, Les Fâcheux, L'École des Femmes, La Critique
de l'École des Femmes, L'Impromptu de Versailles, Le Mariage forcé, Les
Plaisirs de l'Île enchantée, La Princesse d'Élide.

Tome III: Le Tartuffe, Don Juan, L'Amour médecin, Le Misanthrope, Le
Médecin malgré lui.

Tome IV: Mélicerte, Pastorale comique, Le Sicilien, Amphitryon, George
Dandin, L'Avare, Relation de la Fête de Versailles.

Tome V: Monsieur de Pourceaugnac, Les Amants magnifiques, Le Bourgeois
Gentilhomme, Psyché.

Tome VI: Les Fourberies de Scapin, La Comtesse d'Escarbagnas, Les Femmes
savantes, Le Malade imaginaire, Poésies diverses, La Gloire du Dôme du
Val-de-Grâce.


NELSON, ÉDITEURS

25, rue Denfert-Rochereau, Paris





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