Home
  By Author [ A  B  C  D  E  F  G  H  I  J  K  L  M  N  O  P  Q  R  S  T  U  V  W  X  Y  Z |  Other Symbols ]
  By Title [ A  B  C  D  E  F  G  H  I  J  K  L  M  N  O  P  Q  R  S  T  U  V  W  X  Y  Z |  Other Symbols ]
  By Language
all Classics books content using ISYS

Download this book: [ ASCII ]

Look for this book on Amazon


We have new books nearly every day.
If you would like a news letter once a week or once a month
fill out this form and we will give you a summary of the books for that week or month by email.

Title: La Glu
Author: Richepin, Jean
Language: French
As this book started as an ASCII text book there are no pictures available.


*** Start of this LibraryBlog Digital Book "La Glu" ***


  JEAN RICHEPIN

  LA GLU

        Car la gouine signait bravement ses lettres de ce véridique nom
        de guerre LA GLU, et son cachet portait en exergue cette devise
        significative: _qui s'y frotte s'y colle_.

        LA GLU (page 33.)

  ÉDITION DÉFINITIVE
  _illustrée d'un dessin original de J.-L. Stewart._

  PARIS
  MAURICE DREYFOUS, ÉDITEUR
  13, RUE DU FAUBOURG-MONTMARTRE, 13

  1883
  Tous droits réservés



IL A ÉTÉ TIRÉ:

  30 Exemplaires sur beau papier de Hollande.
  10      --     sur papier Whatman.
  10      --     sur papier de Chine.
   6      --     sur papier du Japon.


POITIERS.--IMPRIMERIE TOLMER ET Cie.



[Illustration]



_A HENRY LAURENT_


_Paris, 1er Mai 1881._

_Mon cher ami,_

_C'est au Croisic que j'ai eu la bonne fortune de faire votre
connaissance intime. Là, pendant une quinzaine de jours, ne nous
quittant jamais d'une minute, vivant d'une vie fraternelle, dans une
incessante communion de sensations, de sentiments et d'idées, en pleine
nature, nous nous sommes pris d'une grande affection l'un pour l'autre.
Plus jeunes, à l'âge où l'on se lie trop facilement, nous serions
devenus des camarades, et rien de plus. Les hasards de l'existence nous
auraient ensuite déliés. Par bonheur, nous étions déjà hommes au moment
de cette rencontre. Les noeuds ont donc été serrés plus fort,
non-seulement à fleur de peau, mais entrant au fond de l'être, et ainsi
la sympathie passagère s'est changée en une amitié durable. Voilà
pourquoi nous n'avons pas laissé mourir ces douces relations, écloses
là-bas dans la familiarité de courtes vacances; et même la grand'ville,
au lieu de nous séparer au retour, nous a rapprochés davantage. Parmi
les tracas, les peines et les joies de la lutte, bien que nous soyons
sur deux points éloignés et quasi opposés du champ de bataille parisien,
vous dans les rudes et absorbants labeurs du commerce, moi dans la mêlée
littéraire, malgré nos préoccupations si différentes, toujours nous nous
sommes senti les coudes. De plus en plus j'ai pu apprécier votre coeur
exquis, votre esprit rare, votre vaillance, et compter au nombre de mes
jours ensoleillés celui où vous avez mis pour la première fois votre
main dans la mienne. Permettez-moi donc de vous dédier ce livre, en vous
demandant pardon toutefois de n'avoir pas mieux à offrir en hommage à
une si précieuse affection. Tel quel, je suis sûr qu'il vous sera cher,
quand ce ne serait que par le souvenir du Croisic, où vivent mes
personnages, où naquit notre amitié._

JEAN RICHEPIN.



LA GLU



I


En vérité, il fallait être un original comme ce brave docteur Cézambre,
pour s'en revenir ainsi nonchalamment, au simple pas de son bidet, sans
piquer un temps de trot, par cette nuit de mars, sur la route en isthme
qui va du Croisic à Guérande à travers les salines. A coup sûr la route
était belle, avec ses bordures de marais fleuris de moisissure rose, et,
d'autre part, le ciel de trois heures du matin n'était point laid non
plus, avec son pailletis d'étoiles pâlissantes et son mince croissant de
lune qu'une antique chanson bretonne compare à une rognure d'ongle
angélique. Mais le docteur devait être blasé sur tous les détails de ce
chemin paludaire, qu'il connaissait par coeur; et, quant à ce joli ciel
clair, l'agrément en était singulièrement amoindri par une petite bise
aigre qui vous sifflotait aux oreilles en vous les pinçant. En outre, le
docteur était las et courbatu, après l'accouchement laborieux qu'il
venait de faire, et tout autre, à sa place, se fût hâté de rentrer à la
maison, où l'attendaient son vieux rhum pur Jamaïque et son large lit
chaudement garni d'une couette. En vérité, il fallait être un fieffé
original pour ne pas se rendre à toutes les bonnes raisons qui
conseillaient un prompt retour, et pour s'attarder de la sorte en
rêvasseries nocturnes et éventées.

Ainsi pensait sans doute, quoique plus confusément, le pauvre Biju, dans
sa jugeotte de bidet breton, donc entêté. C'est pourquoi, de temps à
autre, il hennissait bruyamment vers l'écurie et le picotin, secouait la
tête, s'ébrouait pour s'envahir, et tirait sur la bride afin de rappeler
son maître à la sage réalité. Mais il n'y gagna que d'être enfin rappelé
lui-même à l'obéissance, par un impérieux coup de rêne qui le fit
s'encapuchonner, et qui lui prouva que décidément la consigne était de
marcher au pas comme si l'on baguenaudait en juin le long d'un champ de
luzerne.

Le docteur avait battu le briquet, allumé sa pipe anglaise en bois de
violette, enfoncé ses pieds à l'étrier jusqu'à la boucle des houseaux,
et, installé sur sa profonde selle ainsi que dans un fauteuil, il
songeait.

Non pas au paysage, d'ailleurs, ni au charme délicat du ciel. Il
songeait à son destin, à son passé triste, à son avenir monotone. C'est
encore ce diable d'accouchement qui l'avait mis en humeur de
mélancoliser. Chaque fois qu'il venait de faire un accouchement, c'était
la même chose.

Quelle joie cela devait donner, de voir naître un de ces bouts d'homme,
en qui l'on revit, d'entendre le premier cri de ce rien du tout qui
bientôt vous appellera papa! Quel bonheur de regarder éclore, puis
s'épanouir, la chair de sa chair, la fleur de son sang! Et ce bonheur,
cette joie, il ne les avait jamais éprouvés, le pauvre docteur, il ne
les éprouverait jamais sans doute. Il était vieux maintenant, la
cinquantaine passée. D'ailleurs, quoi! même plus jeune, il ne pourrait
pas. Il y a des choses irréparables. Il y a, dans l'existence, des
cassures que rien ne raccommode. Ah! ce beau rêve, d'une famille à
aimer, il l'avait fait, lui aussi, parbleu! Et il aurait pu en jouir
comme les autres. Il aurait pu...! oui, mais voilà! La vie avait mal
tourné pour lui. Sa femme...! oh! mordieu! sa femme...

Et il serra les genoux et crispa sa poigne, dans un mouvement de rage,
si bien que Biju, tout guilleret, crut qu'il fallait cette fois partir
au trot, et s'attira encore un bon coup de mors sur les barres.

Et le docteur se rappela cette maudite femme, par qui son existence
entière avait été gâchée irrémédiablement. Dix ans, il y avait dix ans
qu'il s'était sauvé d'elle. Sauvé, c'était le mot. Il n'avait pas eu le
courage de la tuer alors, l'aimant toujours malgré la faute commise. La
faute, non, mais bien les fautes. Pas même un adultère simple, mais bien
un gourgandinage éhonté: tous les jeunes gens d'une ville lui avaient
troussé la cotte, à cette gueuse, à cette fille. Et il ne l'avait pas
tuée, pourtant. C'était lâche, pour sûr, il le sentait bien. Il aurait
dû lui casser la tête. Mais est-on maître de ce qu'on fait, en amour?
Même dans cette boue, il l'adorait, comme un chien. Pris par la viande,
par l'appétit, par l'habitude, est-ce qu'on sait par quoi? Et c'est
justement pour cela qu'il l'avait quittée. En cela, oui, il s'était
montré brave, et crânement. Il lui avait fallu se prendre le coeur à
deux mains et se l'arracher de la poitrine pour partir. Mais il l'avait
fait. Cela, c'était bien. Ne pouvant la tuer, il avait au moins eu le
courage de ne pas retourner à son vomissement. Il ne s'était pas non
plus fait sauter le caisson. Pourquoi? Un vague espoir, peut-être, de la
voir un jour se repentir? Non, pas même cela. Il avait survécu,
simplement par dignité. Un sentiment viril lui était revenu, une fois
loin d'elle: que diantre! une saleté pareille ne valait pas la mort d'un
homme! Il avait eu raison, en résumé. Un mot de Napoléon, lu dans le
_Mémorial_, lui sonnait souvent à l'esprit, le consolant: «La seule
victoire, en amour, c'est la fuite.» Il avait fui. Il était victorieux.
En restant, il aurait fini par tout laisser, tout, jusqu'à l'honneur,
dans cette bourbe.

Pourtant, qui aurait cru que ça s'en irait de la sorte en eau de boudin,
en eau sale, ce joli roman où il avait voulu se rafraîchir après le
doubler du cap de la quarantaine? Était-elle assez pure, assez petite
fille, assez bandeaux à la vierge, cette mignonne Fernande qu'il avait
rencontrée à Douai, dans une patriarcale famille de professeur. Parbleu!
il s'en était épris aussitôt, avec toute l'ardeur d'un marin lassé des
aventures, avec toute la naïveté d'un célibataire, déjà vieux garçon,
grisé par le sent-bon des armoires rangées et par l'enveloppante fumée
du pot-au-feu!

Et toute sa vie errante d'auparavant lui remontait au coeur,
aujourd'hui, comme elle avait fait alors, quand il avait songé pour la
première fois au repos possible, aux douces joies du ménage.

Parti à dix-huit ans comme élève-médecin de marine, à la suite d'un coup
de tête qui l'avait brouillé avec ses parents, Pierre Cézambre ne les
avait jamais revus, et avait depuis lors donné de la bande dans tous les
hasards d'une existence ballotée aux quatre coins du monde. Sans ennui,
d'ailleurs! A bord, le travail, la lecture, les grasses histoires de
quart. A terre, les bordées, les orgies de _loupe à terre, en route pour
Cythère, vent arrière!_ Fringales de viande fraîche, n'importe de quelle
couleur, dans les Rydecks de partout! Ivresses cuvées parmi les chansons
de _mathurins_ en partance:

    C'est pas tant le gendarm' qué jé r'grette!
    C'est pas ça! Naviguons, ma brunette!
          Roul' ta bosse, tout est payé.

Vingt-cinq ans il avait ainsi roulé sa bosse, s'instruisant aussi,
devenu docteur, et, ce qui vaut mieux, philosophe, pour avoir beaucoup
rêvé et beaucoup réfléchi, malgré les haltes de ribote, ou peut-être à
cause de cela. Somme toute, un caractère trempé, un esprit aiguisé, l'un
et l'autre d'acier fin, mais le coeur toujours _en coeur_, autrement
dire coeur de jeune homme, même d'enfant. Ce grand dur à cuire, au cuir
tanné, ce long sec-aux-os, tel qu'un pantin en bois des îles, avec son
corps sans fin et noueux d'articulations, son _facies_ glabre de don
Quichotte sans moustaches, débarbouillé comme de jus de chique, ce vieux
_bachelor_ à mine de négrier, avait gardé là-dessous une innocence de
Paul qui n'a pas encore embrassé Virginie.

La Virginie, elle était apparue dans Fernande. Non pas une beauté,
pourtant! Et qu'importait, à lui qui connaissait toutes les splendeurs
de chair de la mappemonde? Ce n'est pas ça qui lui eût donné le tic-tac
dans la poitrine. Mais elle était d'allure candide, de charme intime,
maigriote et mièvre, confite en pudeur réservée, et gaie néanmoins, une
fleur tendre et claire aux yeux, de parfum discret et ravigotant tout de
même. Petite, mince, à corsage de fillette, le regard gris sous des
cheveux blonds cendrés, tapotant du Mozart au piano, experte en gâteaux
et en confitures, l'index grêlé de coups d'aiguille, une trouvaille,
quoi! Pas pour un autre, sans doute, à qui elle eût semblé banale et
fade! Mais oui, pour lui, pour ce coeur de collégien. C'était la petite
cousine qu'il n'avait point eue, la pensionnaire qui vous donne les
premiers rêves de famille. Dix-huit ans! Bien jeune à côté de ses
quarante passés, à lui. Non pas, puisque lui, de coeur, ne comptait pas
plus qu'elle. Il y a, comme cela, des malentendus dans la rencontre des
êtres.

Ah! pourquoi se remémorer toutes les excuses de l'erreur commise? Eh
bien! oui, là, il s'était trompé, bêtement, en dadais. Les petits
gâteaux, les confitures, le thé du soir après le whist avec le vieux
professeur et la mère (si bons tous deux pourtant), et aussi les sonates
perlées sous les menottes à mitaines, et les rougeurs timides, et les
gaucheries mutines, mensonges, mensonges! Sous cette eau dormante, fond
de vase. Et la vase était remontée à fleur d'eau, et il en avait bu un
coup, une amère gorgée puante, à en mourir. Comment cela était-il
advenu? Était-ce sa faute? Était-il trop vieux pour cette jeunesse, ou
plutôt trop jeune pour cette âme vieille d'avance, corrompue en
stagnation, à dessous de boue fétide? Qui sait? Il l'avait aimée de
toutes ses forces, voilà tout. Résultat...



II


Le docteur aurait pu continuer ainsi pendant longtemps, à mâcher et
remâcher ses tristesses, au pas maintenant régulier de Biju, et
non-seulement jusqu'à Guérande, mais jusqu'à Nantes, jusqu'à Paris,
jusqu'au bout du monde. Quand il était de la sorte en humeur noire, ça
durait ferme. Heureusement il fut soudain réveillé de ses mauvaises
rêvasseries, et Biju, du même coup, redressa l'oreille et renâcla, à un
cri lointain et lugubre, qui venait du côté de la mer, et qui se
traînait comme un râle dolent au ras des salines.

--Écoute donc, fit le docteur en pesant sur les rênes du bidet.

Et, comme ils demeuraient immobiles sous le vent, la même plainte
sanglota, tout là-bas encore, plus proche cependant, plus furieuse
aussi; car maintenant on distinguait que ce n'était pas une plainte
seulement, mais en même temps un appel de colère, comme de quelqu'un qui
désespère et s'indigne tout ensemble.

--Oh! là! oh! cria le docteur dans le cornet de ses deux mains.

Et, la voix se rapprochant encore, on entendit, nettement, cette fois:

--Eh! Marie-Pierre, c'est-y toi, mon gas? Marie-Pierre, Marie-Pierre!

--Oh! là! oh! reprit le docteur, par ici!

--Marie-Pierre! Mon gas! Marie-Pierre!

Toujours criant, la voix vint du côté de la route. Le docteur poussa
lui-même au-devant d'elle, jusqu'au tournant du bourg de Batz, où Biju
fit un saut de mouton, en se trouvant nez à nez avec un grand fantôme
qui sortit tout noir du marais blanc.

C'était une vieille femme en cotillon court, la coëffe de travers, le
front fouetté par des mèches grises échevelées, les yeux hors de la
tête, et qui gesticulait étrangement. Elle dit tout de suite, sans
reprendre haleine:

--Vous l'avez-t'-y vu, monsieur Cézambre, vous l'avez-t'-y vu, not' gas?

--Tiens, fit le docteur, c'est vous, la mère Marie-des-Anges! Est-ce
qu'il lui est arrivé quelque chose, à votre gas?

--Il est perdu, quoi donc, il est perdu pour tout dire.

Et elle se mit à crier vers les dunes:

--Eh! Marie-Pierre! mon gas! Marie-Pierre!

--Voyons, dit le docteur avec autorité, et en la prenant par les bras,
voyons! mère Marie-des-Anges, soyez donc raisonnable. Expliquez-moi
cela, sacrebleu! ça vaudra mieux que de vous égosiller inutilement.
Perdu? qu'est-ce que vous voulez dire? Perdu? Allons, contez-moi la
chose. Nous le chercherons ensemble, après.

Alors la vieille, les nerfs brusquement détendus, s'appuya le front sur
l'épaule du bidet, et se prit à pleurer en répétant:

--Mon pauv' gas! mon pauv' Marie-Pierre! Il y laissera ses os, bien sûr!
Il y laissera ses os et son salut! Ah! mon Dieu! mon Dieu! mon pauv'
gas!

Puis d'une voix volubile et rageuse, elle narra que Marie-Pierre avait
fait, elle ignorait comment, la connaissance d'une dame, nouvellement
installée au pays, une Parisienne, un chiffon, un chien coiffé, dont il
s'était rendu amoureux, l'enfant! Une drôle de particulière, d'ailleurs,
qui ne venait jamais dans le Croisic et qui passait tout son temps à
galopiner le long des grèves ou au flanc des roches, comme une chèvre.
Et laide avec cela! Tous ceux qui l'avaient aperçue n'avaient qu'un mot
pour le dire. Elle était maigre et frétillante ainsi qu'une crevette.
Des cheveux jaunes. Toujours vêtue en espèce de garçon. On lui voyait
les jambes plus haut que le genou. Et c'est de ça que Marie-Pierre était
possédé! Car il en avait dans la peau, le caillaud! il n'en mangeait
plus et n'en dormait plus. Quant au travail, bonsoir! Les journées lui
filaient devant les yeux à ne rien faire, à galopiner lui aussi, partout
où prétentainait l'autre. Il la flairait et la suivait à la façon d'un
chien traîné par le nez à la queue d'une lice. Il en était fou, quoi! Si
ça ne donnait pas pitié, de voir une maladie pareille chez un pauv'
petit gas de dix-huit ans! Et son dernier, vous savez, son seul restant
de neuf, tous _péris à la mé_ comme le père. Elle l'avait tant soigné,
celui-là, tant sucré, pour tout dire, élevé dans du coton, par ma foi,
avec serment à l'autel qu'il n'irait jamais sur la grande gueuse où
étaient morts les autres! Elle le voulait garder auprès de sa fine
cousine Annaïk Renaud, la fille d'Aimé Renaud, l'orpheline d'Escoublac,
sa promise, qui n'avait non plus que dix-huit ans, et qui l'aimait bien
aussi, et qui se désolait, navrée maintenant par la démoniaque folie de
Marie-Pierre. Car il y avait de la diablerie dans tout cela, n'est-ce
pas, monsieur Cézambre? Un savant devait pouvoir expliquer pourquoi ce
bout de femme, ce pou de sable, avait ainsi pris l'âme de Marie-Pierre,
le plus beau petit gas de la côte, depuis le Croisic jusqu'à
Saint-Nazaire, et si vertueusement éduqué, et si pieux. Harné! cette
femme-là était une jeteuse de sorts, pour tout dire, peut-être bien une
Kourigane, hein?

Le docteur avait laissé la vieille répandre tout à l'aise sa colère
verbeuse. Il ne l'interrompit qu'à ce dernier mot, pensant qu'une
discussion à la traverse pourrait détourner un peu ce torrent de
plaintes.

--Une Kourigane! fit-il. Mais il n'y a plus de Kouriganes, ma bonne
Marie-des-Anges.

--Ah! dit la vieille, vous êtes encore un mécréant, vous, sauf le
respect que je vous dois. Et si ce n'est pas une Kourigane, donc,
comment vous expliquez-vous la berlue de mon petit gas?

--Votre petit gas, reprit le docteur, est précisément comme les chiens
dont vous parliez tantôt. Les hommes ont l'amour vers les dix-huit ans,
ni plus ni moins que les chiens ont la maladie vers les six mois. Quant
à la Parisienne, c'est une Parisienne, en effet, et pas autre chose. Un
laideron, possible! Un chien coiffé sans doute! Qu'est-ce que ça fait,
quand on a le premier poil sous le nez et que le sang vous travaille? On
les aime comme ça tout aussi bien. Mais rassurez-vous, la mère. C'est un
feu de paille qui ne durera pas.

--Ah! pardi, je l'ai cru comme vous, dans les commencements, quand
Marie-Pierre se contentait de courasser pendant le jour après elle.
Mais, quoi! Voilà qu'il y passe la nuit à c't'heure! C'est la perdition,
bien sûr.

Le docteur eut un gros rire bon enfant.

--Vous n'êtes pas raisonnable, dit-il, vous ne vous rappelez pas votre
jeune temps, la mère. Sacrebleu! la nuit est faite pour ces choses-là,
voyons!

--Eh! interrompit aigrement la vieille, si ça le presse tant, qu'il
épouse tout de suite Annaïk. Ni elle ni moi ne dirons que non. Mais
qu'il ne fasse pas l'amour comme une bête, sans la bénédiction du bon
Dieu! Oui, comme une bête! Car ce n'est pas dans la chambre qu'ils
commettent le péché, pas même à la mode des chrétiens qui fautent, mais
bien en plein air, à la mode des bêtes de nuit, et sous l'oeil des
saints anges qui les regardent de là-haut, par le trou des étoiles.

Et la vieille déblatérait avec des gestes tragiques et ses longs bras
dressés vers le ciel. Elle ajoutait qu'elle était allée crier devant la
porte de la maison qu'habitait la Parisienne, près de la baie des
Bonnes-Femmes, et qu'on ne lui avait pas répondu, et que c'est pour cela
qu'elle errait au bord de la mer, cherchant dans quel trou de Kourigans
la diablesse cachait ses salauderies avec le petit gas.

--Ils ne vous ont pas répondu, dit le docteur, parce que vous les
dérangiez. Mais ne perdez pas la tête pour cela, la mère. Allez, ils ne
sont pas à se promener dehors, je vous en réponds. Ils sont au chaud, au
gîte. Votre gas vous reviendra demain, un peu las, et voilà tout. Encore
quelques nuits de la sorte et la gourme sera jetée. Plus c'est fort,
moins, ça tiendra. Si vous voulez m'en croire, retournez vous coucher.
Vous vous rendez malade, à vous enrouer dans le vent du matin.

Mais Marie-des-Anges ne l'écoutait déjà plus. Elle était repartie par
les salines, marchant à grands pas du côté de la mer. Et, tandis que
Biju prenait allègrement le trot vers Guérande, le docteur entendit de
nouveau la voix lamentable et furieuse qui recommençait à crier sur la
dune:

--Marie-Pierre! Marie-Pierre! Où es-tu, mon gas? Ohé! Marie-Pierre!



III


Le lendemain soir, qui était un jeudi, le docteur, bien reposé, rasé de
frais, ayant oublié les mélancolies de la nuit passée et même la
rencontre de Marie-des-Anges, dînait chez le vieux comte Audren de
Kernan des Ribiers, avec l'encore plus vieux chevalier d'Amblezeuille,
et l'abbé Calvaigne, curé de Guérande.

Tous les jeudis, le comte réunissait ainsi à sa table son plus ancien
ami, et comme il disait, ses deux médecins, celui du corps et celui de
l'âme. A la vérité, ses deux médecins ne lui servaient pas à
grand'chose; car malgré ses soixante-cinq ans, il se portait à
merveille, et, malgré sa fidélité à l'ancien régime, il ne donnait pas
dans la dévotion. Aussi n'avait-il guère recours au docteur et au curé
qu'une fois par an, au premier pour se purger vers la mi-mars, et au
second pour son unique communion pascale. Ces deux devoirs remplis, il
avait accoutumé de dire en se frottant les mains:

--Me voilà encore récrépit pour douze mois.

D'autre part, son amitié avec le chevalier était assez singulière,
puisqu'ils ne pouvaient s'entendre sur rien et ne parlaient qu'en
discutaillant sans cesse, depuis bientôt un demi-siècle qu'ils se
connaissaient.

N'empêche que ces soirées du jeudi leur semblaient à tous quatre fort
agréables et la seule distraction possible à chacun dans ce trou de
Guérande. Le comte était un bon vivant; le chevalier, un original; le
docteur tenait des deux, avec une pointe de philosophie plus sérieuse;
l'abbé donnait raison à tout le monde et _liait_ en quelque sorte la
sauce de ces éléments divers.

Quand le docteur arriva, le comte et le chevalier étaient déjà en train
de s'aguicher à propos du jeune vicomte Adelphe, le petit-fils de la
maison, en ce moment à Paris, où il faisait, depuis un an, danser une
ronde un peu bien folle aux écus de son grand-père.

--Parfaitement, disait le comte, je lui ai coupé les vivres, et j'ai eu
raison.

--Tu as eu tort, riposta le chevalier. Ce n'est pas d'un gentilhomme, ni
une chose à faire à un gentilhomme.

Gros, court de taille, la tête dans les épaules, sanguin, le comte avait
la face pourpre et fourrageait violemment sa barbe blanche en collier.
Petit, maigre, ratatiné, jaune, le chevalier parlait sec, crispant sa
longue figure glabre, aux rides sans nombre, et faisant craquer les
phalanges de ses doigts qui semblaient en buis.

--Voyons, docteur, s'écrièrent-ils tous deux à l'entrée de M. Cézambre,
je vous prends pour juge.

--Vous avez tort tous les deux, répondit-il en riant, et je vous renvoie
dos à dos.

--Eh! parbleu, non, fit le comte. Vous ne me persuaderez pas que je n'ai
pas raison de couper les vivres à un gaillard qui m'a mangé vingt mille
livres depuis un mois, quand je n'en ai que trente mille de rente.

--Sarpejeu, si, fit le chevalier, tu as tort. On ne laisse pas un des
Ribiers sur le pavé, où il peut choir dans la crotte.

--C'est justement pour l'empêcher d'y choir, reprit le comte.

En ce moment entrait l'abbé, qui fut assailli par la même proposition
d'arbitrage déjà faite au docteur.

--Vous avez raison tous les deux, conclut l'abbé, avant d'avoir rien
entendu. C'est une question de nuances, j'en suis sûr; il n'y a qu'à
s'entendre.

--S'entendre! avec lui! pas possible! dirent à la fois le comte et le
chevalier, chacun haussant les épaules avec une moue de dédain pour
l'autre.

A table, la discussion continua, mais pour s'arrêter net avec un froid
jeté, quand le comte, vraiment navré, avoua enfin qu'Adelphe poussait la
folie jusqu'à vouloir épouser une gourgandine de là-bas, celle-là même
pour les beaux yeux de qui vingt bonnes mille livres avaient passé en
fumée. A la nouvelle des désirs matrimoniaux du jeune homme, le comte
avait écrit, fait prendre des renseignements: il n'y avait pas à en
douter, la future était une cocotte, ni plus ni moins qu'une rôtisseuse
de balai. D'ailleurs, Adelphe lui-même ne s'en cachait qu'à moitié. Sa
lettre, avec insinuation de mariage, parlait d'un _passé douloureux_,
d'une _âme incomprise_, de _réhabilitation_, un tas de billevesées qui
ont cours dans la morale contemporaine. Ah! mais, pas de ça, Lisette!
Qu'on s'amuse, qu'on ait des maîtresses, qu'on soit même un bourreau
d'argent, rien de mieux! Il faut que jeunesse se passe...

--Et vieillesse aussi, interrompit le chevalier. Car tu ne t'en prives
guère, toi, bien que tu sois barbon.

--D'accord, répondit le comte. J'ai mes faiblesses. J'aime encore le
cotillon, je ne m'en défends point, n'est-ce pas, l'abbé? Donc j'excuse,
à plus forte raison, la galanterie chez un jeune homme. Mais diantre! il
y a galanterie et galanterie. Et je n'admets pas qu'on la cultive au
point de donner son nom à une femme galante. Ai-je raison, cette fois,
oui ou non? Ah! ah! d'Amblezeuille, te voilà le bec cloué, j'espère.

Et le comte ajouta qu'il avait aussitôt donné l'ordre à ce polisson
d'Adelphe de regagner Guérande, et plus vite que ça. Une fois ici, on
pourrait le chapitrer. L'abbé, son ancien précepteur, était là pour un
coup, fichtre! Et le cheval donc, et les promenades en mer, et la chasse
aux mouettes! Ah! on lui ferait mouiller des chemises, on lui battrait
le sang, on le fatiguerait au grand air. Rien de tel que l'exercice pour
vous mater un étalon. Pas vrai, docteur? Et puis, s'il lui fallait
sacrifier à Vénus, eh bien! qui l'empêcherait de trouver par-ci par-là
un tendron, ainsi que disait le chevalier?

--Et justement j'ai son affaire, continua le comte avec un sourire et un
clin-d'oeil égrillards. Une petite femme comme il doit les aimer, une
Parisienne. Il ne s'apercevra pas du changement. Allons, l'abbé, ne
m'envoyez pas une grimace.

--Le fait est, interrompit le chevalier, que pour un grand-père si
sévère, tu te mêles là d'une étrange fonction. Rappeler le vicomte sous
prétexte qu'il court le guilledou, et lui servir ici de... Frontin, tu
m'avoueras que...

Mais le comte avait sa façon de voir, et, malgré la lippe du curé et le
haut-le-corps du chevalier, il n'en voulut pas démordre. Oui, depuis
tantôt trois semaines, une femme charmante habitait le pays, près du
Croisic; une petite chiffonnette, d'allures gaies, de moeurs faciles
sans doute, d'un abord peu farouche, en tous cas, à qui l'on pouvait se
présenter soi-même, par l'entremise de monsieur le Hasard ou de madame
la Promenade, sans plus de cérémonie.

--Tu en as donc tâté? fit d'Amblezeuille en pinçant les lèvres.

--Mon Dieu! oui, répondit le comte. En tout bien tout honneur, du
reste... jusqu'à présent, ajouta-t-il d'un air fat et comme s'il
pirouettait sur un talon rouge. Un raccroc, au bord de la mer!

--Il me semblait bien aussi que tu chassais beaucoup la mouette depuis
quelque temps.

--Pardon, monsieur le comte, dit le docteur qui avait dressé l'oreille
pendant toutes ces confidences, est-ce que votre Parisienne ne demeure
pas à la baie des Bonnes-Femmes?

--Précisément. Vous la connaissez aussi?

--Depuis cette nuit seulement.

Il y eut un oh! général, et l'abbé demanda si l'on allait entendre des
bêtises. A quoi le docteur répondit que non, et raconta sa rencontre
avec Marie-des-Anges. Évidemment c'était la même Parisienne qui avait
ensorcelé Marie-Pierre.

--Eh! eh! dit le chevalier au comte, il t'a coupé l'herbe sous le pied,
le petit gas! On dirait que ça te contrarie. Est-ce pour toi ou pour le
vicomte?

Le comte, en effet, n'avait point dissimulé un froncement de sourcils en
apprenant la nuitée de Marie-Pierre avec la Parisienne. Cela gênait ses
plans, en somme. Au point de vue de son petit-fils surtout, il faut le
dire. Il avait d'ores et déjà mitonné tout un roman dans sa tête, une
guérison du vicomte par traitement homéopathique, partant de ce principe
qu'en amour un clou chasse l'autre. A ce contre-temps s'ajoutait, à
l'insu même du vieux bon vivant, un peu de dépit personnel. Sous couleur
de préparer les voies à la purge amoureuse de son petit-fils, il n'était
pas sans avoir éprouvé quelque chose pour son propre compte, dans ses
deux entrevues avec la Parisienne, la première par hasard, la seconde
préméditée. Cette échappée de la grand'ville, avec ses gamineries
d'écervelée, son nez moqueur, ses cheveux d'or frisottant jusqu'aux
yeux, ses façons garçonnières, lui avait fait passer de petits
chatouillements le long du dos. Il y parut, au portrait qu'il en traça,
sur la demande du chevalier.

--Mais elle est charmante, dit-il, un vrai bijou, comme on en fabrique
dans ce satané Paris, qui s'y entend. Une frimousse pas plus grosse que
le poing, mon cher, ce que tu appelles un minois fripon, quoi! Et le
corps mignard, déluré, peut-être maigre; mais on ne s'en aperçoit pas.
Toute en nerfs et en poivre, voilà l'effet qu'elle m'a produit, rendu de
mon mieux. Telle quelle, exquise, je te le répète, un vrai bijou.

--Ce n'est pas ce que m'a dit Marie-des-Anges, fit le docteur. A l'en
croire, c'est un laideron. Il me semble bien me rappeler qu'elle la
comparait à une crevette, et même à un pou de sable.

--Une crevette! ah! très drôle, s'écria le chevalier. Une crevette! Et
un pou de sable! Parbleu! mon vieux Kernan, tu as de singuliers goûts!

--Je vous jure qu'elle est parfaite, riposta le comte. La
Marie-des-Anges est une vieille folle. Je m'y connais, que diable! La
petite est divine, je vous dis, là, divine, êtes-vous contents?

--Ah! monsieur le comte, fit le curé avec un gros soupir, le cotillon
vous perdra, toujours, toujours.

Et le soir, en s'en retournant, le chevalier ricanait d'un air
goguenard, et répétait au docteur, avec de joyeux craquements de
phalanges:

--Il en tient, allez, le vieux coureur, c'est moi qui vous le dis. Il a
du plomb dans l'aile. A son âge, si ce n'est pas honteux! Une
crevette... ah! très drôle, très drôle! Un pou de sable! c'est
impayable. Bien fait pour lui! Il ne m'écoute jamais. Amoureux d'une
crevette! d'un pou de sable!



IV


En réalité, ni le comte ni Marie-des-Anges ne se trompaient dans leurs
portraits, si différents pourtant, de la Parisienne. Elle était vraiment
aussi laide que le disait la vieille, aussi attrayante que le prétendait
l'autre.

A première vue, c'est la laideur seule qui frappait. Il n'y avait point
de doute possible, pensait-on, devant ce _facies_ blême troué de deux
yeux ternes jusqu'à en paraître éteints, devant ce front bombé, mal
couvert par les boucles d'une tignasse évidemment teinte en jaune,
devant ce nez d'un camard insolent, aux ailes trop retroussées et
criblées de tannes, devant cette bouche en coupure saignante.

On n'avait même pas envie de dire, comme on a coutume envers les femmes
à figure défectueuse:

--Elle n'est pas jolie, mais elle est si bien faite.

Le corps, en effet, ne rachetait point par la pureté ou l'opulence des
formes la mauvaise impression de cette tête ingrate. Malgré ses trente
ans prochains, il était resté maigrillon, anguleux, comme celui d'une
pensionnaire mal nourrie et minée de secrètes luxures. Le cou grêle
s'emmanchait durement au-dessus de deux salières où s'accumulait
l'ombre. Les bras eux-mêmes, que la maturité arrondit et capitonne chez
les plus sèches et jusque chez les vieilles filles, demeuraient fuselés
et sans grâce, avec le coin de l'épaule un tantinet montant et le coude
irrémissiblement pointu. Sur les hanches étroites, le buste se dressait
d'une venue, tout à fait plat par devant, et bossué par derrière de deux
petits monticules à l'arête des omoplates, si bien que la poitrine
semblait sens devant derrière. Seules, sous la croupe ravalée et le
ventre de limande, les jambes pouvaient passer pour belles; jambes de
garçonnet, d'ailleurs, mais dont la cuisse un peu creuse, le genou
saillant, la cheville menue et le mollet attaché haut avaient une
sveltesse élégante.

Et cependant, malgré tous ces défauts, ou peut-être à cause d'eux, la
créature attirait le regard et le retenait; et de cette laideur émanait
un charme singulier, indéfinissable, irrésistible pour quelques-uns.

Toute en nerfs et en poivre! Le mot du comte était juste. Avant lui déjà
un homme d'esprit avait ainsi formulé sur elle l'opinion des
connaisseurs:

--C'est un paquet de nerfs agacés et agaçants.

Et comme une mauvaise langue ajoutait:

--Un paquet d'os, surtout.

--Soit! avait riposté l'autre. Elle a des salières, c'est vrai; mais il
y a du Cayenne dedans.

C'était bien autre chose encore, quand, au lieu de la voir simplement,
on la regardait et on l'écoutait vivre. La conversation, la discussion,
le caprice, le papotage, la linoterie voulue, l'imagination toujours en
éveil, animaient et transfiguraient alors ce masque. Le front bombé
s'illuminait de volonté tenace. Sous l'or faux de la chevelure, on
remarquait les épis touffus et rebelles. Les minces lèvres rouges
hachaient et tortillaient les phrases et vous les envoyaient souples et
vibrantes ainsi que des morceaux de serpent qui chatoient au soleil.
L'oeil terne prenait des teintes glauques semblables à celles de la mer
quand il va tonner. Le nez avait des gamineries de museau de singe. Et
le corps disgracieux trouvait lui-même sa grâce, comme l'acier raide a
son élasticité. Grâce de singe, aussi, sans doute, avec ses mouvements
brusques, ses détentes, ses gestes trop reployés, ses langueurs mièvres
où l'on sent sommeiller des désirs de cabrioles. Grâce équivoque, en
même temps, moins de femme que d'hermaphrodite, et qu'on n'osait pas
analyser. Par cela, d'autant plus forte.

On comprend l'appétit qu'un tel ragoût excitait chez beaucoup d'hommes.
A cet espoir de piment s'alléchaient surtout les palais blasés et les
palais novices. Et il faut croire que le régal avait ce qu'on appelle du
revenez-y; car ceux qui en tâtaient ne s'en rassasiaient point.

A vrai dire, ils étaient nombreux, et son petit hôtel de la rue de
Prosny n'exigeait pas un bien difficile _sésame-ouvre-toi_. Comme dans
les tripots, il suffisait, pour y entrer, de montrer non pas patte
blanche, mais patte qui graisse. En cela, elle était fille jusqu'aux
moelles, tant, qu'elle ignorait même les toquades, ce revers de la
médaille pour les courtisanes. Donnant, donnant, elle n'admettait pas
d'autre loi. Nouvelle force!

On ne lui connaissait seulement pas de protecteur attitré. Elle
professait que c'était encore là une façon de chaîne. En argot
d'affaires, en termes _pratiques_, elle disait avec un sourire:

--Pas de bailleur de fonds! Des actionnaires, à la bonne heure! Les
banques prospères sont les anonymes, avec tout le monde pour
commanditaire! Moi, je suis de mon temps.

Résultat: au lieu d'un maître ou même d'un esclave unique, elle avait
tout un troupeau d'affamés d'amour à ses trousses. Tantôt l'un, tantôt
l'autre attrapait un bout de pâtée. Aucun n'avait la niche. Tous
gardaient la fringale aux dents. Une fois acoquiné à son salon, amorcé à
son alcôve, on ne pouvait pas ne pas y retourner. Autant d'heureux,
autant d'éternels désireux.

A plus puissante raison, si l'on songe que, tout en se donnant, elle ne
se livrait jamais. C'était encore là son meilleur secret de séduction.
Impossible de la dessaisir d'elle-même. Toujours un je ne sais quoi vous
échappait en la possédant. Et, ce je ne sais quoi, on l'attendait
toujours. Elle savait l'art de vous y faire toucher presque, mais
presque, et pas plus.

--Elle n'a rien, rien de rien, disait d'elle un de ses familiers, et
l'on espère sans cesse qu'on va voir le fond de ce rien.

Un autre, plus brutal d'observation, avait ainsi défini l'attirance
qu'elle exerçait quand même:

--Avec elle, en amour, c'est comme au bac avec un grec: on court après
son argent.

On pense si, à ce jeu, la cagnotte s'engraissait. Ajoutez que cette
ratisseuse de louis avait l'ordre d'une ménagère, et non les foucades
d'une rôtisseuse de balai. Fantasque, oui, mais non fantaisiste. Pas
même ces échappées de folie que le luxe donne aux filles ordinaires,
parties d'en bas, grisées par l'or. Non plus ces gaspillages propres aux
femmes tombées d'en haut, et qui se font des tapis de papier Joseph pour
se cacher leur boue nouvelle. Celle-ci n'était à coup sûr ni partie d'en
bas ni tombée d'en haut. Aucun roman ne se lisait dans son passé, entre
les lignes de son présent. On eût dit une petite bourgeoise, rompue aux
affaires, et qui se serait mise à se débiter elle-même au lieu de
débiter des marchandises quelconques derrière un comptoir.

--Je suis de mon temps, répétait-elle pour toute explication aux curieux
qui trouvaient étrange ce prodigieux banal.

Et elle avait raison. Des chercheurs, des gens d'esprit, pour
caractériser son charme, avaient imaginé les métaphores de tout à
l'heure, les phrases en tronçons de serpent, le regard teinté comme une
mer avant l'orage, la grâce simiesque, un tas de bourdes poétiques!
Vrai, peut-être, tout cela! Mais plus vrai encore ceci: on l'aimait pour
l'amour même du gris, du terne, du rangé. Celui qui le mieux de tous
avait mis le doigt sur le grand ressort de cette puissance, c'est
l'homme qui avait dit simplement:

--Débauche pot-au-feu!

Mais à quoi bon tant d'analyse? Le fait était là, flagrant, indéniable:
à savoir que cette femme représentait une force, un aimant, attirant les
coeurs, les sens et les portefeuilles, et ne les lâchant plus quand elle
les tenait. Force d'autant plus grande qu'elle était consciente. Car la
gouine signait bravement ses lettres de ce véridique nom de guerre «LA
GLU» et son cachet portait en exergue cette devise significative: _Qui
s'y frotte s'y colle._



V


Le même jeudi soir où le docteur dînait chez le comte, les oreilles de
la Glu durent diablement lui corner; car on parla d'elle aussi chez la
mère Marie-des-Anges, et d'un bout du jour à l'autre.

Toute la nuit, malgré le conseil de M. Cézambre, la vieille avait
continué à vagabonder lamentablement, tantôt autour de la maison
toujours sourde et silencieuse, tantôt le long des grèves, encore plus
criardes et plus dolentes qu'elle-même. Vingt fois pour le moins elle
avait obstinément recommencé sa course de chienne de berger, depuis la
baie des Bonnes-Femmes jusqu'au trou des Kourigans, sans jamais cesser
de glapir et de s'enrouer dans la brise crue et dans le fracas de la
marée déferlante.

Enfin, au matin, comme l'Angelus tintait, elle était rentrée bredouille
de sa chasse nocturne, les jambes rompues, les yeux brouillés de larmes,
son corsage mouillé de sueur, ses cottes fripées par l'embrun de la mer
et l'eau des flaques.

Au logis, Annaïk faisait tristement le ménage, d'une main lente au geste
machinal, les paupières rougies, l'estomac serré, sans même se laisser
distraire au sublet joyeux de maître Nicolas, le merle familier qui
sautillait si allégrement dans sa cage de bois, en sifflant le vieil air
de matelot:

          Jusqu'au revoir, la belle,
          Bientôt nous reviendrons.

--J'ai l'âme _désâmée_, Naïk, dit la vieille en entrant.

Puis elle embrassa la fillette, et toutes deux sanglotantes allèrent
s'asseoir sous le manteau de l'âtre. Du coup maître Nicolas interrompit
sa chanson, surpris de n'entendre pas le bonjour matinal de la vieille,
qui d'ordinaire venait l'agacer de quelques paroles caressantes, à quoi
il répondait en faisant le beau, roulant son petit oeil noir, ouvrant
toute large sa queue et frissant des ailes pour gagner sa _miotée_ de
pain au lait et sa _pierre_ de sucre. Ce matin-là, il n'ouït qu'un
lugubre silence déchiré de sanglots, et son turlututu lui en resta
brusquement à mi-gorge.

Au bout d'un temps assez long, il se remit enfin à susurrer, mais tout
bas, comme s'il n'osait point, et le gai refrain prit de la sorte un air
lointain et mélancolique. On eût dit que d'une barque déjà disparue à
l'horizon venait cet adieu sifflé, presque moqueur:

          Jusqu'au revoir, la belle,
          Bientôt nous reviendrons.

--Tais-toi, Nicolas, tais-toi, fit la vieille. Il ne reviendra plus,
not' gas, mon Nicolas, il ne reviendra plus, puisqu'il n'est pas revenu
d'hier. Il est à sa perdition, pour tout dire.

Et elle raconta, navrée, à la pauvre Annaïk, comment elle avait erré en
vain toute la nuit, et qu'elle n'avait trouvé rien, et que le docteur
Cézambre avait beau en savoir et en savoir, elle aussi en savait, et que
Marie-Pierre était pris par un _sort_, bien sûr, pour courauder ainsi
aux heures noires comme un chat en mal d'amour, et pour en oublier sa
petite Naïk, sa vieille mère, son Nicolas et son salut.

--Harné! dit Annaïk, avez-vous bien regardé dans le trou des Kourigans,
la mère? Avez-vous bien écouté au pertuis de la Goule?

--Oui-dà, Naïk. Mais je n'y ai vraiment rien vu que les ténèbres d'enfer
qu'on y voit, même en temps de lune, et je n'y ai rien entendu que les
paquets de mer cognant contre la roche et les jurements du vent au long
des couloirs. Tu sais bien que les Kourigans se taisent de rire quand
ils sentent venir un chrétien.

--C'est vrai, répondit Annaïk. Et dans la maison là-bas, alors, il n'y
avait pas tant seulement une clarté?

--Ni clarté ni bruit, Naïk. On se serait cru au champ d'avoines, parmi
les croix des nôtres _péris à la mé_. Oh! il n'était pas là, malgré ce
qu'en pense monsieur Cézambre. Il n'était pas à la maison, j'en réponds.
Elle l'avait emmené à la course de nuit, à la folie des fées, va, pour
tout dire. On ne m'ôtera pas cela de l'idée.

--A moi non plus, fit Annaïk. Vous avez raison, la mère, ce n'est pas
une femme, c'est une Kourigane.

Et la petite se signa dévotement, après avoir resserré un peu sa guimpe,
et ramené sur son front sa coëffe, comme pour être recueillie en son
costume sévère au moment qu'elle ferait le geste sacré.

Les pauvres gens ont heureusement contre la douleur un recours forcé qui
est le travail. Aussi la matinée ne se passa-t-elle pas toute à gémir, à
cause du poisson qu'il fallut vendre et des boîtes à homards qu'on alla
vider ou remplir au port vieux. Le chagrin ne reprit ses droits qu'au
dîner, quand les deux femmes se retrouvèrent seules devant l'âtre, sans
le gas attablé, bien que la mère eût fait à son intention expresse une
bonne soupe de congre aux six herbes. Elles durent la manger en face de
son assiette vide, le coeur gros, tandis que le merle accompagnait le
bruit des cuillères de sa cantilène ironique.

Au tournant du soleil d'après-midi, la vieille n'y put tenir et s'en
alla encore une fois à la baie des Bonnes-Femmes, puis au trou des
Kourigans. Mais, pas plus à la lumière du soleil qu'à celle de la lune,
elle ne vit rien. La maison restait toujours silencieuse, semblable à
une maison morte, avec ses contrevents fermés comme des paupières
closes. Et sur les roches et le long des grèves, l'obstinée ne rencontra
que les deux douaniers de la côte et les corbeaux de mer au noir
présage.

Quand elle revint, Annaïk lui rendit pourtant un peu d'espoir, en lui
rappelant que c'était aujourd'hui jeudi, et que sans doute Marie-Pierre
ne voudrait pas manquer sa veillée de musique.

Ce jour-là, en effet, ainsi que le dimanche, c'était fête d'ordinaire
pour le gas. Le vieux père Gillioury, dit _Bout-dehors_, venait souper
chez eux, avec son _banjo_; Marie-Pierre tirait de l'armoire son
crin-crin; et tous deux, l'un pinçant, l'autre râclant les cordes, ils
jouaient et chantaient les airs du pays, les polkas rapportées de
Saint-Nazaire, et surtout les vieilles complaintes de _mathurin_, que le
père Gillioury avait apprises pendant cinquante ans de navigation.

Dimanche dernier encore, quoique le gas fût déjà en humeur sombre, et
malade de sa folie, il n'avait pas résisté au plaisir coutumier de faire
sa partie de violon pendant que _Bout-dehors_ grattait, tapait et
secouait sa longue guitare de nègre, au manche grêle, au ventre de
calebasse.

Un si brave compagnon, en outre, ce père Gillioury, toujours content de
tout, même de son sort, avec les cent quatre-vingts francs de rente que
lui faisait le gouvernement pour un demi-siècle de service! Personne
comme lui ne savait chanter les interminables chansons de quart.
Personne non plus ne lui en remontrait pour le gabarit des petits
bateaux taillés dans une bûche, armés de tous leurs agrès. Et, à dix
lieues à la ronde, on se disputait ses pipes sculptées dans une pince de
homard. Quant au violon et au _banjo_, passé maître, tout bonnement, au
point qu'on lui disait souventefois:

--Allez donc un jour à Nantes, dans les cafés, vous gagnerez de l'or
_gros comme vous_.

Mais il aimait son Croisic, le vieux, et, quand on lui parlait de finir
ses jours ailleurs et d'être enterré autre part qu'au champ d'avoines,
deux grosses larmes roulaient dans les plis de sa face en pomme cuite.

--C'est drôle, faisait-il alors, je suis borgne d'un oeil et je pleure
des deux.

Car il était borgne, le père Gillioury, et aussi un peu bancal, mais
vigoureux tout de même et solide au poste, en dépit de ses soixante et
onze ans. Et de bon conseil, surtout! Non qu'il fût très bavard, à moins
qu'il n'eût bu un coup de trop et ne se sentît le vent en poupe. Le
reste du temps, autant il chantait long, autant il parlait court. Un peu
bien marin, parfois, et pas clair pour les _terriens_ en son langage de
bord. Mais de bon conseil, oui. Il prenait d'ailleurs son temps pour
réfléchir, et ne donnait son avis qu'après avoir remonté sa lippe
jusqu'au bout de son nez en faisant danser sa prunelle unique, jaune
comme un centime neuf.

--Je lui dirai de causer avec le gas, vois-tu, Naïk, je lui dirai ça,
répéta la vieille, et il saura lui trouver des raisons. C'est vrai, ce
que tu penses, que Marie-Pierre se souviendra de la veillée de musique.
Il va venir, bien sûr, il ne peut pas manquer maintenant.

Quand Gillioury arriva, on lui apprit donc la chose, et Marie-des-Anges
lui versa d'abord un bon verre de tafia, histoire de faire un trou à
l'appétit, tout en l'endoctrinant sur ce qu'il fallait dire au gas: que
c'était une cruauté, de donner ainsi de la peine à sa promise, de ne pas
songer à sa mère et d'oublier la brave honnêteté du bon Dieu pour une
mauvaise femme, sorcière et folle, harné! ni plus ni moins qu'une
Kourigane, avec laquelle il n'y avait au bout des choses que la
perdition certaine du corps et de l'âme, pour tout dire.

Le père Gillioury opinait de la tête, tout en sirotant son tafia. A tout
moment il poussait sa lèvre contre son nez avec des airs entendus, et
jamais sa prunelle n'avait dansé plus vite.

--Compris, la mère, compris, faisait-il. Bien sûr que je lui dirai tout
ça, et puis encore tout ça. Ah! not' gas! il en avalera, vous savez, de
la morale. Foi de _Bout-dehors_, il aura de la garcette, allez! Saille
de l'avant! Attrape à regarder clair! Attends!... C'est comme dans la
chanson, pas moins. Vous la connaissez bien, la chanson des coureurs, la
_dérobée_ de Loudéac.

Et, frôlant du dos de sa main poilue les cordes de son _banjo_, il
fredonna en sourdine:

        Voulez-vous savoir l'histoire
          D'un p'tit couturier?
        Voulez-vous savoir l'histoire
          D'un petit couturier,
    Qui s'en va voir les filles bien tard après souper?
        Ritinton, tinton lalirette,
        Ritinton, tinton laliré.

Mais il ne continua pas, comprenant qu'une chanson, même à mi-voix,
sonnait faux avec la parole dolente de Marie-des-Anges, avec les soupirs
étouffés d'Annaïk.

Cependant, l'on attendit encore longtemps le gas, et, comme il ne venait
toujours point, on finit par se mettre à table, l'espérant au moins pour
la veillée. Et la veillée aussi se consuma peu à peu, sans rien amener
de nouveau, tandis que la vieille, délayant lentement sa douleur en
bavardage, se dégorgeait à l'aise de ses colères contre la Parisienne,
que le père Gillioury écrasait imaginairement de temps à autre en
cognant ferme sur la table. Mais quand l'horloge haute tinta onze
heures, comme le gas ne revenait pas plus qu'hier, un accès de rage
remonta au coeur de la pauvre femme.

--Ah! je veux le voir, s'écria-t-elle, je le veux voir, mon gas. Il
faudra bien que je le trouve, enfin, si le bon Dieu est juste.

--Il le faudra, dit le vieux matelot en clignant de l'oeil. Il le
faudra; car toute chanson a son air et tout vent mène sous le vent.

Alors Marie-des-Anges entraîna dehors le père Gillioury pour qu'il vînt
avec elle faire de nouveau les cinq cents pas désolés, de la baie des
Bonnes-Femmes au trou des Kourigans. Il remonta plus furieusement que
jamais sa lippe, quand la porte, toute large ouverte, lui envoya au
visage une bouffée de noroît et comme un paquet de ténèbres.

--Bon sang! dit-il, le ciel est comme un prélart goudronné. Et quel
vent! si la _mé_ ce soir était du lait, ça en ferait du beurre.

Mais il se lança tout de même à travers la nuit épaisse, claudicant avec
son _banjo_ en bandoulière, à la suite de la vieille qui secouait dans
l'ombre la lumière de sa lanterne de corne. Et, comme elle marchait à
grands pas, il se donna de l'âme aux jarrets, ainsi qu'il disait, en
marmonnant du coin des lèvres la complainte des _Démâtés_:

          Un' brise à fair' plier l'pouce,
          Rigi, rigo, riguingo,
          Avec le coeur en gargousse,
          Rigi, rigo, riguingo.
            Ah! riguinguette!

Mais en vain ils crièrent tous deux et devant la maison toujours muette
et sur la côte toujours déserte; et en vain il poussa lui-même, d'une
voix de tête suraiguë, le vieux refrain de manoeuvre qui s'entend de si
loin:

        Harné! les gas! ohisse! holla!

Rien ne répondit à leurs appels que le vent allait briser dans le fracas
des vagues et l'ironique écho des roches.

--S'est-il donc noyé, lui aussi, comme mon homme et mes autres gas?
disait la vieille. Est-il donc perdu à la _mé_?

Et elle s'avançait au bout des caps, appelant son fils dans l'immensité
noire, élevant sa lanterne dont le reflet furtif dansait et tremblotait
à la pointe des lames couleur d'encre.

Elle ne rentra qu'à minuit passé, exténuée de fatigue et de
désespérance, n'ayant plus même la force de pleurer.

--J'ai pourtant ouvert l'oeil et le bon, fit le père Gillioury en
plissant sa paupière sur sa prunelle de chat, pour répondre à la
silencieuse interrogation des sanglots d'Annaïk.

--Et toujours rien? soupira la fillette.

Il hocha la tête, haussa son _banjo_ qui lui tapait dans les jambes.
Puis, ne se sentant rien à dire devant tant de douleur, il se sauva de
guingois comme un crabe.

Pendant ce temps Marie-des-Anges, hébétée, rendue, s'était jetée toute
vêtue sur son lit en poussant un dernier ahan de rage, si bien que
maître Nicolas, réveillé en sursaut, ébouriffa ses plumes, claqua du
bec, et, à moitié endormi encore, se mit à siffloter machinalement:

          Jusqu'au revoir, la belle,
          Bientôt nous reviendrons.



VI


Le docteur avait bien eu raison, l'autre nuit, en disant à
Marie-des-Anges que le gas était au gîte, au lit, et que, si la maison
de la baie des Bonnes-Femmes était restée sourde aux cris de la vieille,
c'est que la vieille dérangeait les amoureux. La pauvre femme cherchait
vraiment midi à quatorze heures, de s'aller imaginer des histoires de
l'autre monde et des sorcelleries de Kourigane pour expliquer la folie
de Marie-Pierre. La réalité était beaucoup plus simple, mais plus
terrible aussi, et l'infortunée mère eût souffert davantage encore de la
connaître. Quel coup de couteau en plein coeur, si elle avait su que son
gas avait entendu les navrants appels lamentés devant la porte, et même
avait regardé au travers des persiennes, avait vu le fantôme dolent aux
gestes tragiques, fouetté par le vent de mer, secoué par les sanglots,
et qu'il avait pu contempler la malheureuse affolée et hurlante comme
une louve en quête de son petit volé, et que malgré tout il était
demeuré insensible et n'avait pas répondu!

Et pourtant, il aimait fort son _ancienne_, le petit gas, et ce n'était
point un méchant garçon. Il n'ignorait pas combien elle l'avait toujours
adoré, soigné, choyé, _tant sucré, pour tout dire_, comme elle s'en
vantait si doucement. Et lui-même passait pour le modèle des bons fils,
aussi bien qu'elle pour le modèle des bonnes mères. Malgré la liberté
grande qu'elle lui laissait ainsi qu'à un homme quasi maître de la
maison déjà, malgré le poil qui commençait à lui duvetir sous le nez, il
ne lui avait jamais fait la moindre peine, à la façon des autres gas qui
se sentent venir le sang aux oreilles, et qui en abusent pour courir
dorénavant le cabaret et déserter les saints offices. Lui, comme au plus
jeune âge, on le voyait encore suivre la cotte maternelle, les dimanches
et fêtes, jusqu'à l'église. Et tous ses _dérangements_ se bornaient à
boire, de loin en loin, une bolée de cidre avec _Bout-dehors_, quand le
soleil d'été tapait trop dur sur le quai du port vieux, quand le travail
vous salait la gorge.

Annaïk aussi, sa _fine_ cousine, sa promise, il l'aimait bien. Quoiqu'il
fût beau gas et reluqué des filles, il n'était pas fillaudier. Il
n'allait pas le soir, comme les autres farauds, chercher des mots doux
et de furtives embrassades dans les allées obscures du mont Esprit. Non
plus on ne le rencontrait embusqué aux portes de la raffinerie,
s'allumant aux chansons, aux verts propos, aux bras nus, aux fichus
dénoués des sardinières. A aucune, même des plus belles, il ne trouvait
la joliesse timide, caressante et familière de la petite Naïk.

Jamais il ne se sentait si heureux qu'au logis, entre la douce jeunette
et la bonne vieille, faisant assaut d'affections et de prévenances; et
il n'aurait pas _changé de sort avec l'Empereur des sept îles et autres
lieux_, quand, le souper fini, après avoir donné une pierre de sucre à
maître Nicolas, il se dandinait sur sa chaise basse, devant le feu, la
poitrine chaude d'un petit verre de tafia, et le ventre bien lesté d'une
soupe de congre ou d'un homard avec des oignons au vinaigre. Si, par
surcroît, c'était le jeudi ou le dimanche, et que le père Gillioury fût
là, grattant son _banjo_ tandis que Naïk tirait le violon de l'armoire,
alors Marie-Pierre méprisait absolument l'_Empereur des sept îles et
autres lieux_, et il avait coutume de dire:

--Harné! on n'est pas plus _ben aise_ que nous en paradis.

Et donc c'était pour de vrai un bon petit gas. Mais quoi! lorsque
l'amour vous est entré sous les sourcils, et que la folie de la chair
vous travaille la cervelle, il n'y a plus rien qui tienne là-contre.
C'est comme si l'on était pris de vin, disait la chanson, et il faut
s'attendre à tout avec un mâle en ribote.

Tout de même, Marie-Pierre avait senti un grand froid lui venir au
coeur, en entendant, au milieu de la première nuit, la voix de
l'ancienne qui glapissait à la porte. Un bon mouvement d'instinct
l'avait fait se dresser sur son séant, et rejeter la couverture pour
courir d'abord à la fenêtre, afin de rassurer d'un mot la pauvre âme en
peine. Mais la Glu n'avait eu qu'à lui toucher le bras, du bout des
doigts, et il était resté collé au lit, comme un fer à l'aimant.

Les cris alors avaient redoublé, plus proches et plus distincts, et,
dans le silence de la chambre, la poitrine de Marie-Pierre avait battu
clair et dru, haletante en soufflet de forge, tandis qu'un tremblement
lui secouait tous les membres.

--Qu'est-ce que tu as, mon ange? avait dit la femme, d'un ton très bas,
mais impérieux tout ensemble.

Marie-Pierre avait répondu, plus bas encore, et sans oser continuer le
tutoiement:

--N'entendez-vous pas que ma mère me cherche et m'appelle?

--Eh bien! avait répliqué l'autre, et puis après?

--C'est mon _ancienne_, et qui m'aime tant!

--Est-ce que je ne t'aime pas aussi, moi?

Et la femme avait attiré contre elle la main inerte du jeune homme, dont
la paume tressaillit soudain au contact enfièvrant de la peau tâtée dans
l'ombre. Du coup, il s'était replongé dans le lit, la tête sous
l'oreiller, pour ne plus entendre les lamentations maternelles, et toute
sa piété filiale s'était vaporisée parmi les chauds arômes de la femelle
et la sueur capiteuse de son propre désir.

Plusieurs fois dans la nuit la scène s'était renouvelée, et chaque fois
sa volonté plus faible avait fait moins de résistance; mais chaque fois
aussi le brusque coup du remords avait été plus poignant. Il fallait
toute la soûlerie sensuelle où il se noyait, pour qu'il se rendît à tant
de lâcheté.

Vers le matin seulement, la force des caresses n'ayant plus la même
prise, son corps aveuli avait pu ne pas céder à l'attirance de l'aimant
où il était retenu, et il s'était levé enfin. C'est alors que sa lâcheté
but le dernier fond de la lie amoureuse. Car il avait fui le lit jusqu'à
la fenêtre, et là, par un rais de lumière du contrevent, il avait vu sa
mère, telle qu'une nuit de désespoir l'avait faite, la face grippée de
larmes amères, les bras tremblants, ses pauvres vieilles jambes si
lasses la soutenant à peine, et il avait reçu comme en pleine figure les
cris déchirants qu'elle poussait contre la maison sourde. Il n'avait
qu'à hausser sa main jusqu'à l'espagnolette, et il allait lui rendre la
joie, la vie, en répondant:

--Ne pleure pas, la mère, ton gas n'est pas perdu, le voici!

Mais sa main n'avait pas bougé; la bonne réponse s'était arrêtée dans sa
gorge; il avait continué à regarder stupidement. Et pourtant, cette
fois, la femme n'avait rien dit pour le retenir, et ne l'engluait même
plus de son toucher. Il avait seulement perçu, du côté de l'alcôve
abandonnée, un vague petit rire étouffé sous les draps; et à l'instant
le cruel spectacle de sa mère errante et désolée, et aussi le remords de
la laisser là, et la vision du logis désert, avec Naïk en pleurs et
maître Nicolas oublié, et les chères veillées de musique, et le destin
plus doux que celui du _grand Empereur des sept îles et autres lieux_,
et l'enfance choyée, _tant sucrée_, et le renom de bon fils, et le salut
et tout, tout s'était évanoui subitement au bruit de ce vague petit
rire, si bien que le gas était revenu à sa geôle charnelle comme un
chien battu rentre à la niche.

L'après-midi, quand Marie-des-Anges avait recommencé sa chasse, les deux
repus d'amour dormaient, las de la nuit blanche, dans la maison toujours
close. A peine si on l'entendit, au milieu des rumeurs du jour; et
d'ailleurs l'âme hébétée du jeune homme avait définitivement bu toute
honte, et cuvait trop lourdement cette ivresse pour y pouvoir reprendre
conscience. Même, le seul sentiment qu'il eut alors, fut un sentiment de
colère égoïste contre la malencontreuse qui venait le réveiller, quand
il avait le corps si recru d'épaisse fatigue, si affamé de plein repos.

Ah! la pauvre Annaïk s'était bien trompée, en pensant ce soir-là que le
gas se rappellerait au moins la veillée de musique, et entendrait au
fond de lui les accords du _banjo_ et l'écho des chansons coutumières.
Il n'en avait pas eu la plus vague souvenance. Était-ce jeudi ou un
autre jour, que lui importait? Et savait-il seulement si _Bout-dehors_
chantait ou non? Et maître Nicolas était-il un merle ou un oiseau de
rêve? Son esprit engourdi n'y songea pas une minute.

La réalité, c'était ce repas d'amour, dont la table à peine desservie
s'offrait derechef, dressée encore, et comme toute fraîche, avec des
mets inépuisés, devant sa fringale renaissante après le somme réparateur
de la journée! Que lui faisait le reste, auprès de ce paradis nouveau?
Il lui avait semblé vivre au milieu d'un monde féerique, où tout le
passé mort n'avait plus de place, quand il s'était réveillé au
crépuscule, dans cette chambre habitée depuis trente heures déjà, parmi
les relents d'un déjeuner mangé au lit, les effluves flottantes d'une
nuitée de chair, et les légers parfums des eaux de toilette qui
s'évaporaient lentement.

--As-tu bien dormi, ma petite cocotte? lui avait dit la femme, en lui
coulant ses mains froides dans la poitrine, qu'il avait tiède et moite.

Et cette caresse glacée lui avait redonné des frissons de désir, et
cette voix, un peu éraillée encore par les hoquets d'amour, lui avait
semblé celle d'un ange, avec ces mots de tendresse banale qui, pour lui,
parlaient une merveilleuse langue inconnue.

Aussi, quand après la minuit passée, au plus fort de sa ribote en
récidive, il avait entendu de nouveau les cris désespérés de
Marie-des-Anges, il avait eu cette fois une révolte furieuse contre
cette trouble-fête, et avait sourdement grogné un juron. Contre
_Bout-dehors_ aussi, ce vieux borgne qui se mêlait de ce qui ne le
regardait pas! En voilà des aboyeurs, qui ne pouvaient pas laisser les
gens tranquilles! Et cette Annaïk, qui sans doute les envoyait, quelle
sotte, quelle _bédigasse_! Harné! on était un homme, que diable! Et,
comme la femme s'impatientait un brin de ces _scènes agaçantes_, le gas
avait montré le poing à la fenêtre en disant:

--Credieu! c'est vrai tout de même, ils nous embêtent, à la fin.



VII


Pour en arriver à ce paroxysme d'amour qui lui faisait traiter ainsi son
_ancienne_, il n'avait pas fallu à Marie-Pierre plus de quinze jours. Et
cela, selon le juste dire du docteur, lui était venu tout à fait comme
aux chiens la maladie, lui mettant soudain le sang, et les sens, et le
coeur même, à l'envers.

Et pourtant, la première fois qu'il avait rencontré la Parisienne, du
diable s'il avait songé tout d'abord à autre chose qu'à s'en esclaffer.
Quoique habitué aux laideurs baroques et aux toilettes de carnaval que
les bains de mer amenaient chaque année à _l'Établissement_, jamais plus
ridicule apparition, pensait-il, ne lui avait crevé les yeux. D'autant
plus grotesque d'ailleurs, qu'à cette époque de la fin de mars la plage
était encore déserte. Dans la nature rendue à sa sauvagerie et à sa
simplicité, cette figure artificielle et solitaire détonnait
étrangement, en note fausse et criarde. A coup sûr Marie-Pierre était
incapable d'analyser ce défaut d'harmonie; mais de le sentir, non pas.
Cela le choqua d'instinct, et de ce choc jaillit irrésistiblement le
rire.

C'est sur le grand Autel qu'il avait rencontré pour la première fois la
Parisienne. Or, aucun décor n'était aussi peu approprié à une semblable
rencontre.

Rien de plus tragique que ce coin de la côte croisicaise! La terre a
jeté là au milieu des vagues, comme pour essayer follement de les
écraser, un éboulis de rocs en chaos, roulés pêle-mêle, les uns taillés
ainsi que de gigantesques cristaux, les autres tout ronds en manière de
galets monstrueux, quelques-uns longs, dardant, plantés droit, pareils à
des poignards de granit dont la pointe giclerait du dos de l'Océan. Tout
à l'avant-garde, incrusté dans l'eau, frangé d'écumes, tel qu'un diamant
noir dans des ciselures d'or vert et d'argent, le grand Autel étale sa
plate-forme auguste d'où l'on ne voit plus que le ciel et la mer.

On y parvient par un sentier ardu, qui rampe au flanc des roches rondes,
s'accroche aux facettes de la pierre, grimpe le long des aiguilles,
redescend parfois presque à fleur de lame, escalade les crêtes et saute
par dessus des tranchées étroites au fond desquelles bouillonnent les
remous. Il faut un pied de chèvre, des poignets de matelot et le mépris
du vertige, pour faire ce court et rude trajet, et les hardies _misses_
elles-mêmes n'osent point s'y risquer, malgré leur amour des ascensions
et l'espérance d'ajouter à leur album _a very romantical scenery_.

Marie-Pierre avait bien juré à l'_ancienne_ de ne jamais aller sur la
_mé_, où avaient péri tous les siens. Mais il ne l'en adorait que
davantage, cette farouche qui lui était interdite, et il venait souvent
la voir de haut au grand Autel, tout en pêchant avec son haveneau les
énormes crevettes qui s'ébattent là dans les flâches, ou bien en jetant
sa ligne de fond dans le gouffre de quarante pieds qui descend à pic
sous la falaise, et que fréquentent les grasses lubines. Il s'y trouvait
presque toujours seul. Il avait même fini par penser vaguement que le
lieu lui appartenait.

Aussi eut-il comme un mouvement de colère, le jour où il aperçut de loin
une forme humaine sur _son_ grand Autel. Quel était donc le garçonnet
assez fier pour vouloir le lui disputer, à c't'heure? Car c'était bien
un garçonnet, pour sûr, harné! Et greluchard, encore, calamiteux
d'encolure et quillot de l'arrière train, autant qu'on pouvait en juger
à vue de nez et dans la distance. Il pressa le pas, et même, dès que le
tournant de la côte et les roches lui eurent caché l'individu, se mit à
courir pour connaître plus vite et regarder de tout près l'insolent.

Mais, quand il arriva essoufflé, suant d'ahan et de dépit, à la pointe
d'où l'on se laisse couler sur la plate-forme, il écarquilla les yeux en
poussant d'abord un juron de surprise.

L'audacieux personnage qui lui avait volé sa place, n'était pas un
garçonnet, malgré le costume et malgré l'allure. C'était une femme. Il
le comprit tout de suite, grâce aux longs cheveux qui flottaient jusque
sur l'échine. Mais quelle drôle de femme, bon Dieu! Étriquée de hanches
et d'épaules, serrée à la taille par un ceinturon de cuir qui la
sanglait à la casser en deux, elle remplissait à peine sa blouse de
laine noire, que la brise plaquait sur les angles de son buste. Sa
culotte de goussepain, boutonnée au dessus des genoux, flottait comme
vide, et les jambes qui en sortaient, si minces, toutes nues,
ressemblaient à deux manches à balai en bois blanc, d'autant qu'on ne
distinguait pas ses pieds, perdus dans des espadrilles de même couleur
que la roche. Elle paraissait posée là ainsi qu'un insecte debout sur
ses pattes grêles, une longue et fragile demoiselle de marais, que la
première bouffée de vent un peu forte allait emporter, aplatir contre la
falaise.

Au juron de Marie-Pierre, elle tourna la tête, ce qui fit saillir les
tendons en corde de son maigre col.

Alors, quand il vit, sous le cône du chapeau en paille grossière, cette
frimousse au nez camard, aux petits yeux éteints, aux cheveux jaunes
ébouriffés, aux pommettes sèches, au teint blafard, et cela sur ce corps
de sauterelle, et le tout en face de cette grande mer si belle, alors il
n'y put tenir, devant tant de laideur, et il éclata de rire.

La femme, elle aussi, avait eu tout d'abord, à l'aspect d'une figure
inattendue, un mouvement de dépit et de surprise. Elle avait froncé le
sourcil, se sentant dérangée par ce malotru. Du même temps, elle avait
saisi l'aspect de Marie-Pierre, le dévisageant, comme on dit, d'un coup
de visière.

Il était beau, le fils de la veuve, mais beau selon le goût de là-bas,
et non selon le goût d'une Parisienne. Les filles, depuis le Croisic
jusqu'au Pouliguen, ne pouvaient le regarder sans rougir sous leur
coëffe; et même, au marché de Saint-Nazaire, quand il allait y porter
ses plus riches poissons, les demoiselles en chapeau le suivaient
parfois d'une oeillade. Mais il eût sans doute paru laid ailleurs qu'au
pays, et l'étrangère le jugea tel.

Il était petit et trapu, en vrai Breton, les épaules trop larges et
lourdes, le poitrail épais, les jambes un peu arquées, les articulations
presque noueuses, les bras pendant quasi jusqu'aux genoux. Ses longs
cheveux bruns, aux reflets roux, lui tombaient sur la nuque et sur le
front, tout roides, comme s'il sortait toujours de l'eau. Son teint
hâlé, cuivré, luisait. On eût dit qu'il suait l'huile et la graisse des
chiens de mer, maquereaux, lubines, crabes et homards dont il était
surnourri. Ses yeux seuls pouvaient plaider pour lui auprès de toute
femme. Ils étaient réellement superbes. Dans cette face sombre, sous les
rudes sourcils qui se rejoignaient en épi, à travers les cils mordorés,
leurs grandes prunelles glauques flambaient étrangement comme celles
d'une bête de proie. Mais l'idée de bête de proie disparaissait, et
pouvait ne laisser place qu'à l'idée de bête tout court, quand on
considérait le nez en museau et le menton fuyant. C'était cette
physionomie de poisson, si caractéristique, particulière aux vieilles
races marines.

La Parisienne ne vit que cela, et ce corps pataud; et elle aussi, comme
le gas, frappée par la laideur, éclata de rire. Puis sans pouvoir s'en
empêcher, tous deux exprimèrent à haute voix, comme y force le plein
air, leur sentiment réciproque, qui était identique:

--Pouih! qu'elle est laide!

--Oh! le vilain singe!

Et, tandis que Marie-Pierre sautait sur la plate-forme, la femme se
sauvait par un autre côté, grimpant à même le roc comme une chatte qui
se fait les griffes.

Cette première impression, si mauvaise, fut d'ailleurs tout de suite
dissipée chez Marie-Pierre. A peine seul, en effet, une pensée lui
envahit l'esprit, devant laquelle s'enfuit le reste:

--Comment cette femme avait-elle osé venir sur le grand Autel? Elle
était donc bien hardie!

Il en demeura un long moment immobile, à réfléchir, ne comprenant pas
qu'une pareille gringalette eût pu franchir les casse-cou du sentier
sans se tordre les chevilles, se disloquer les bras, prendre la berlue.

Mais ce fut bien autre chose, quand il se posa soudain cette nouvelle
question, à quoi il ne trouva point de réponse:

--Par où s'était-elle ensauvée?

Car il n'y avait qu'un chemin pour gagner ou quitter le grand Autel, et
ce chemin, lui-même le barrait tout à l'heure, en sorte que la femme
avait escaladé la muraille de granit, là, de ce côté abrupt, le long de
ces saillies surplombantes où jamais pied humain n'avait accroché ses
orteils. S'était-elle donc envolée, ou bien avait-elle des ongles
d'écureuil, pour avoir si vite et si prestement disparu à la crête de ce
bloc quasi à pic? Il le regardait d'en bas, effaré, se disant que le
mousse le plus agile y laisserait la peau de ses pattes et s'y mettrait
à nu l'os des jambes. Et pourtant, c'est sûrement par là qu'elle avait
passé, elle!

Il se cramponna des doigts aux aspérités, et tâcha de se hisser comme
elle, au même endroit, en quelques bonds rapides. Mais, malgré la force
de ses poignets crispés et de ses jarrets tendus, il retomba,
lourdement, les mains meurtries, les genoux éraflés, arrachant de son
poids les esquilles de la roche qui s'effritait sous ses efforts.
Obstiné, il recommença toujours en vain, jusqu'à se faire péter le sang
dans les paumes. Alors, certain de son impuissance, rouge de honte et de
colère, haletant, il se cogna la poitrine à poings fermés, et s'assit
d'un bloc, en criant:

--Elle est plus forte que moi, plus forte que moi!

Deux grosses larmes lui jaillirent des yeux, mêlées aux gouttes de sueur
qui ruisselaient de son front, et il resta vaincu, anéanti, stupide, en
face de la mer qui avait vu sa défaite et dont les vagues clapotantes
semblaient continuer l'éclat de rire de l'insolente femelle.



VIII


Le lendemain de cette première rencontre, Marie-Pierre était à la baie
des Bonnes-Femmes avant l'aube. Il avait appris au pays, en causant, que
l'étrangère habitait là, et il venait là, sans savoir ni même se
demander pourquoi. Machinalement, à la guise de son corps qui poussait
ses jambes de ce côté. Tout au fond de sa volonté morte, un confus et
puissant désir de revoir, contempler à nouveau, examiner en détail, de
près, à plein, cette créature plus forte que lui. Aucune idée amoureuse,
d'ailleurs, si vague qu'elle pût être! Plutôt une pointe de haine.
Jalousie de gas fier de sa poigne, et qui a trouvé mateur, et mateuse,
ce qui est plus humiliant. Rester sur cette défaite, non, n'est-ce pas?
Il fallait s'y prendre mieux, recommencer l'épreuve. On aurait une
revanche, harné! On rirait le dernier rire.

Ainsi ruminait sournoisement Marie-Pierre, dans sa caboche étroite et
obstinée. Et cependant il montait la garde et faisait le pied de grue,
se sentant les membres alanguis à mesure qu'il regardait plus souvent la
maison. Sa colère peu à peu s'affadissait, et sa trouble rancune lui
envoyait au visage des bouffées de sang de plus en plus faibles. Une
molle et lâche lassitude lui mettait du coton dans les jambes et lui
creusait un trou dans la poitrine. Il finit par se laisser choir, non
plus ainsi qu'hier au grand Autel, lourdement et rageusement, mais comme
une chose qui se fond et qui coule. Et il se prit encore à pleurer, mais
des larmes lentes, quasi sans amertume, et même douces.

C'est dans cette posture que l'aperçut la Parisienne quand elle ouvrit
la fenêtre de son balcon pour humer la fraîcheur de la mer. Il n'eut pas
seulement le courage de se dresser et de cacher sa honte, qu'il sentait
bien pourtant. Il demeura par terre, prosterné, la face au ras du sol,
les yeux humides, levés et suppliants. Ses pieds, qui fouillaient le
sable à petits coups, lui donnaient l'air d'une bête battue et
repentante qui rampe sur place.

La femme le reconnut tout de suite. Mais elle ne rit pas, cette fois. Sa
figure exprima même une sorte d'attendrissement étonné, dont
Marie-Pierre éprouva soudain une langueur plus pénétrante, comme au
toucher d'une caresse endormeuse.

Elle n'était pas vêtue en garçon, aujourd'hui, mais bien en femme.
Drapée dans un long peignoir blanc dont les dentelles frissonnaient à la
brise, elle n'avait plus cette apparence anguleuse, étriquée, maigriote,
que lui faisait le costume collant de la veille. Sous les plis
enveloppants de l'étoffe ample, au milieu des falbalas flottants qui
l'entouraient ainsi que d'une fumée, on devinait seulement un corps
souple, onduleux. Sa tête s'encadrait fine et mignonne, entre ses
cheveux mollement retroussés sur la nuque et les tuyautés neigeux d'une
haute collerette. Enfin, vue d'en bas et toute droite dans cette jupe à
traîne, elle semblait grande.

Marie-Pierre comprit obscurément ces différences, les sentit au moins,
et avec d'autant plus d'énergie qu'il ne pouvait les analyser. Il fut
brusquement envahi par l'instinct animal du sexe.

Du coup, il se campa sur les poignets, le buste cambré, rejeta en
arrière, d'une violente secousse, les raides mèches qui lui couvraient
le front, et se mit à regarder hardiment, fixement. Un frisson courait
sur ses joues brunes, où luisait encore la trace des larmes. Son col
tendu était gonflé par les veines. Ses prunelles glauques dardaient. On
eût dit qu'il voulait s'emplir les yeux de cette vision.

La Glu ne le trouva plus laid en ce moment. Un je ne sais quoi la fit
frémir, elle aussi. Elle savourait cette admiration extatique d'un être
absorbé en elle. Les lèvres entr'ouvertes, les narines palpitantes, elle
jouissait étrangement de se sentir ainsi contemplée par des regards qui
lui chatouillaient la peau en quelque sorte et qu'elle ne pouvait
soutenir sans un petit battement des paupières.

Elle voulut parler au jeune homme et commença un sourire avant de lui
envoyer un bonjour, pour le faire le plus doux possible; mais le mot lui
resta dans la gorge. Pendant l'interminable minute que durait l'immobile
et tenace adoration de ce magnétisé silencieux, elle-même avait cédé au
magnétisme et elle se sentait maintenant comme rivée au bout de ce
regard qui la traversait.

Un vague effroi lui vint et une révolte d'orgueil. Il fallait rompre ce
charme étrange.

Elle fit un effort, tourna la tête et rentra dans la chambre, toujours
suivie par le regard fixe dont il lui semblait traîner le poids après
elle. Jamais elle n'avait éprouvé une pareille attirance. Cela la
ramenait à la fenêtre; elle avait besoin de toutes ses forces pour y
résister; elle comprenait qu'elle n'y pourrait pas résister longtemps.

Elle marcha deux ou trois tours, allant du cabinet de toilette à
l'alcôve, avec des envies de se plonger vivement la face dans l'eau ou
de se jeter tout de son long sur son lit, mais sans se résoudre à rien.
Elle prit sur la cheminée un bouquet de violettes qui se fanait, le
mordit, mâchonna les fleurs.

Puis brusquement, sans plus réfléchir, sans hésiter, elle revint au
balcon, craignant et désirant à la fois que le jeune homme fût parti.

Il était toujours là, dans la même posture, les yeux plus dilatés
seulement, le buste plus tordu en arrière, les dents serrées, les tempes
grosses, tous les muscles et les tendons de son cou bandés comme des
cordes, les jambes engaînées dans le sable, et on l'eût pris pour un
sphinx, sans sa chevelure que le vent embrouillait sur ses larges
épaules, sans les soubresauts lourds et irréguliers de son torse que
soulevait une haleine haletante.

Elle ne dit rien et lui lança son bouquet.

Il sauta dessus d'un bond, avec une sauvagerie telle qu'elle poussa un
cri. Ce bond et ce cri avaient enfin brisé le charme. Et il se sauva
follement, sans se retourner, emportant le bouquet ainsi qu'une proie,
tandis qu'elle fermait très vite la croisée, d'une main tremblante, et
se remettait ensuite à rire en murmurant:

--La brute, va, il m'a fait peur!



IX


A partir de ce jour, elle n'était plus allée nulle part sans apercevoir
à quelque bout de l'horizon la silhouette du jeune homme qui la suivait.

Il le faisait de loin, toutefois, avec des allures furtives, craintives,
si bien qu'elle n'en eut plus peur elle-même. Il semblait, en effet, la
chercher tout ensemble et la fuir. Il voulait apparemment la contempler
le plus possible, mais ne point l'approcher. Ainsi, jamais plus elle ne
le retrouva devant la maison, dont il redoutait sans doute l'étrange et
toute puissante attirance. C'est quand elle était en pleine promenade
qu'elle le voyait tout à coup poindre à la crête d'un roc ou surgir à
l'extrémité d'une plage. De là, il la regardait longuement, obstinément,
attentif comme une vigie, immobile comme une statue. Si elle faisait
mine de marcher vers lui, il disparaissait en dégrimpant le roc ou en
s'enfonçant derrière un pli de la dune. On eût dit qu'il jouait à
cache-cache.

Elle s'amusa de ce jeu. Deux ou trois fois, tandis qu'il ne pouvait la
guetter, elle se dissimula elle-même et se coula jusqu'à lui par des
ravines et des détours. Brusquement, elle débouchait à trente pas de
l'endroit où il se tenait en embuscade, tendu à plat ventre, fouillant
l'espace d'un oeil inquiet, la croyant très loin. D'un saut il était
debout et il se sauvait, effaré.

D'autres fois, elle demeurait elle-même sans bouger, tapie en un coin
presque inaccessible, et dont la vue même était barrée par quelque coude
de la falaise. Elle le savait dans les environs, rôdant, pareil à un
chien qui quête. Elle voyait même rouler les pierres qu'il arrachait en
se hissant. Il la flairait en quelque sorte et s'approchait peu à peu,
avançant malgré lui. Puis, soudain, avant même d'avoir été aperçue, elle
l'entendait dégringoler précipitamment. Il s'était senti trop près
d'elle, sans doute, et il se sauvait encore.

Décidément c'est lui qui avait peur.

Alors, c'est elle qui fut prise du désir de le rejoindre. Tout d'abord,
cela aussi l'amusa. Elle inventa des ruses et se rappela les romans de
Fenimore Cooper qu'elle avait lus étant jeune fille. Elle marchait
doucement sur le sable fin et avait envie d'effacer la trace de ses pas
derrière elle. Ou bien elle allait d'un rocher à l'autre, par la plage,
à reculons, et se blottissait dans le trou qu'elle semblait ainsi avoir
quitté. Elle pensait bien qu'il viendrait là, comme il avait coutume,
pour s'asseoir où elle s'était assise, respirer l'air qu'elle avait
respiré. Du coup, elle le tiendrait. A cette idée, elle souriait en
songeant au _sourire silencieux_ du vieux trappeur. Ces enfantillages la
ravissaient.

Mais l'autre était un vrai sauvage, un sauvage _pour de bon_, et non par
souvenir de lecture, comme elle. Il avait les roueries d'instinct de la
pleine nature. Il avait aussi ses yeux de pêcheur, ses yeux de gas
habitué à sonder les lointains de l'horizon et les profondeurs de la
mer. En outre, il aurait entendu parler les poissons, comme on dit.
Donc, les regards en arrêt, les oreilles à l'affût, le nez humant la
brise, il déjouait ces ruses de pensionnaire, ces ruses en imitation de
peau-rouge. Il avait compris le désir de la femme et le trompait, buté
en breton contre cette volonté qui s'entêtait ainsi à finasser avec la
sienne.

Après six jours usés de la sorte, elle s'exaspéra enfin au lieu de
s'amuser encore. Maintenant, il lui fallait ce fuyard soumis, et elle se
demandait comment renouer le charme dont elle l'avait vu enchaîné
l'autre jour, quand il rampait dans le sable. Mais ces instants-là ne se
font pas sur commande. Elle s'en irritait, ne trouvant pas d'où en tirer
un semblable, impuissante magicienne à qui le courant magnétique
n'obéissait plus. En vain elle dardait ses effluves, inconsciemment par
son désir, savamment par ses efforts. Les efforts se sentaient et
paralysaient l'attraction, toujours tenace cependant, mais de loin, et
non de façon à aimanter le rebelle jusqu'au contact. En vain elle
bondissait et faisait la chèvre sur les rampes ou à la cime des roches,
toute blanche parmi leurs masses couleur de pain grillé. En vain elle se
couchait et faisait la couleuvre, souple, onduleuse, roulée et déroulée,
en costume bleu maillotant, dans la cassonade dorée des plages. En vain!
Le contemplateur restait toujours là-bas, en extase, mais là-bas.

Enfin, un jour, elle trouva. Sans chercher, d'ailleurs. Un hasard, un
caprice, lui remit en main la baguette de fée, l'aimant perdu qui allait
ramener le fuyard et le faire joindre au plus près. Elle n'y comptait
même plus en cet instant et s'était promis, le matin, de ne plus
s'occuper à ce jeu stérile.

--Que je suis bête! avait-elle dit. Moi, du roman, alors, quoi? Pourquoi
pas amoureuse tout de suite? Ah! non, c'est trop farce.

Il était midi. Le soleil de mars, encore blanc ardait. Blanc comme de la
fonte chauffée à blanc. Soleil de printemps en rut, roide, brutal, qui
brûle les bourgeons afin de les gercer. Soleil de fièvre pour les nerfs
qui se tendent. Soleil de folie pour les tempes nues où le sang rajeuni
vient battre la charge.

Le sable dormait en cendres roussies. La mer était d'huile, lourde,
grasse, comme écrasée sous les étreintes accablantes du ciel. Le pli
lent des vagues, à peine frangé d'écume, semblait la ride voluptueuse
d'une peau caressée, d'une peau de bête qu'argente la mousse d'une sueur
d'amour.

Pas un fil de vent dans l'air immobile, où s'évaporait et planait, à ras
de terre, la sensuelle odeur des algues, adoucie par une délicate
haleine montant des salines qui fleurent la violette fanée. Cela sentait
la marée fumante et le bouquet qui agonise, un parfum compliqué,
troublant, à la fois âcre et fade, de sève pâmée, d'eau battue et de
sexe assouvi.

Caché au fond d'une creute, le gas hébété humait à pleins poumons cet
air capiteux et regardait à pleins yeux la femme allongée sur la plage.
Elle avait son costume de garçonnet, et ses jambes s'allumaient de
teintes roses sous les piqûres du soleil. Rose aussi paraissait sa
chevelure, qui flambait à l'ombre d'une ombrelle écarlate. Ses pieds
déchaussés, la pointe dans le sable, ne montraient que les talons,
semblables à deux gros boutons de rose. Et tout ce rose éblouissait
Marie-Pierre, lui dansait dans les prunelles, lui brouillait le cerveau,
lui incendiait les moelles.

Elle, nonchalante, un peu lasse d'avoir couru toute la matinée, l'esprit
vague, les membres alanguis, se laissait comme endormir à cette
délicieuse et forte chaleur, et savourait mollement une jouissance
confuse. Le fondant de l'arêne en poudre, le monotone bercement des
lames prochaines, le silence des choses, l'enveloppaient et la
pénétraient. Elle ne pensait à rien, pas même à Marie-Pierre, qu'elle
avait à peine entrevu aujourd'hui, tant il s'était tenu loin et tant
elle s'en était peu occupée. Elle ne pensait vraiment à rien, sinon, de
temps en temps, au léger picotement du soleil sur ses jambes, et elle
fermait alors les yeux en cognant ses talons l'un contre l'autre ou en
les ramenant d'un coup vif jusqu'au bord retroussé de sa blouse, et elle
frissonnait de tout son corps ainsi qu'un enfant qu'on chatouille.

Doucement elle se leva et alla tremper le bout de son pied dans l'eau
qui déferlait en nappe mourante. Surprise d'abord, puis tentée par cette
fraîcheur, elle avança d'un pas vif. Une vague qui arrivait lui fit
soudain le tour des deux chevilles. Elle avança encore, et la sensation
devint délicieuse sur ses mollets avivés par la cuisson fourmillante du
soleil.

Tout à coup, sans réfléchir, sans se dire que la maison était assez
loin, qu'un bain en mars est froid malgré l'air tiède, qu'elle n'aurait
pas de peignoir pour se sécher au sortir du bain, sans songer à autre
chose qu'à satisfaire son caprice, tout à coup elle jeta son ombrelle
derrière elle par dessus sa tête, prit sa course vers la mer et se jeta
bravement à même une lame un peu plus grosse qui l'envahissait jusqu'à
mi-corps.

Le froissement des flots piétinés, puis brusquement éclaboussés sous son
élan, et le broubrou de sa respiration saisie, l'empêchèrent d'entendre
le cri d'effroi poussé par Marie-Pierre.

Il avait sauté hors de sa cachette et il bondissait en haletant jusqu'à
la place que venait de quitter la baigneuse. Quand il arriva, elle était
déjà loin, nageant sans se retourner, tranquillement, si bien qu'il
cessa de craindre pour elle, ne songea plus à rien, se remit à la
contempler.

Au bout d'une vingtaine de brasses seulement, sentant ses membres se
raidir, elle vira pour regagner la terre, et elle vit alors le gas. Il
ne pensait plus à s'enfuir maintenant. Au contraire, il marchait au
devant d'elle, les pieds barbottant, écrasant les vagues sous ses lourds
souliers, les bras étendus pour la recevoir, les regards fixes, la
bouche grande ouverte, la lèvre inférieure pendante et tremblotante et
la langue presque tirée, comme s'il avait soif de cette eau où elle
venait de rouler son corps.

--J'ai froid, dit-elle en s'accrochant aux mains du jeune homme.

Elle claquait des dents, se serrait contre lui, se faisait toute petite.
Lui, demeurait stupide, pâle, et son haleine bruyante sifflait. Une
sueur glacée lui perla aux tempes. Il lui sembla que la mer et le ciel
tourbillonnaient dans un bourdonnement.

--Courons, fit-elle. J'ai froid.

Et elle s'élança sur le sable, au soleil, éparpillant des gerbes de
goutelettes étincelantes, comme si elle s'envolait dans une pluie de
diamants. Il la suivit, la tenant par la main, affolé, s'imaginant qu'il
partait pour une ronde féerique.

Puis, dans un éclair de réflexion, il se rappela que tout près, en haut
de la falaise, à droite, il y avait un poste de douaniers, une petite
hutte à l'abri, bien chaude, obscure, avec un lit de varech séché. En
même temps, il pensa que le roc était dur, que la femme avait les pieds
nus. Il croyait aussi que peut-être elle ne voudrait pas grimper
jusque-là. Tout cela très vite, instantanément, lui passa dans la tête,
toujours courant.

Et, comme elle ralentissait sa course pour respirer un peu, il
l'empoigna sans rien dire, l'enleva par la taille, la prit dans ses bras
et gravit le sentier en l'emportant. Elle non plus ne disait rien. Même,
quoiqu'il fût en ce moment très rouge, les yeux hagards, les dents
serrées, quoiqu'elle sentît battre rudement ce coeur éperdu, elle
n'était pas effrayée. Elle se laissait faire, lui entourait le cou de
ses mains jointes, et, câline, se collait contre lui en lui soufflant
son souffle menu dans l'oreille.

Les douaniers étaient aux environs, sans doute; car la hutte sentait
encore la pipe, et une vaste houppelande pendait au loquet de la porte.
Le gas déposa doucement la femme sur le seuil, l'enveloppa dans la
houppelande et la porta sur le lit de varech. Puis, balbutiant, tout
honteux, il dit:

--Je vais les prévenir. Ils ne sont pas loin.

--Qui ça? fit-elle. Reste donc. J'ai toujours froid.

Alors, voyant qu'il fermait les yeux et se mettait à trembler, elle lui
saisit les poignets et l'attira vers elle d'une secousse violente qui le
fit choir à genoux.



X


Après cela, tout avait été dit. Le charme enchaînant, même, avait été
rivé. Le gas avait fauté, selon la parole de la vieille Marie-des-Anges.

Pas de remords, d'ailleurs. Il n'en éprouva aucun. Le paradis goûté
l'avait soûlé à fond, du premier coup, et ne lui laissa pas de déboire.
Mais une vague terreur, oui. C'est ainsi qu'après le verre vidé il
n'avait encore pensé qu'à s'enfuir, comme auparavant. Et il l'avait
fait, abandonnant la femme sans se demander comment elle s'en irait,
pieds déchaux dans les roches, à demi-nue sous cette houppelande. Il
s'était sauvé, lui, la tête brûlante, le coeur défaillant, comme
poursuivi, sautant dehors et dégringolant au flanc de la falaise, poussé
à tous les diables, ahuri.

La femme l'avait attendu tout le reste du jour, là d'abord, étonnée elle
aussi et ne comprenant pas, puis chez elle, où elle était rentrée
furieuse, énervée.

Le lendemain seulement elle le revit. Sur la plage il la guettait. Il
courut à elle. Il cédait à l'aimant, sans résistance.

--Pourquoi t'es-tu sauvé, hier?

--Sais pas.

--Pourquoi reviens-tu, aujourd'hui?

--Sais pas.

--Va-t'en.

--Non.

Elle avait tourné le dos. Il l'avait empoignée par l'épaule, la serrant
du bout des doigts ainsi que dans une pince, et l'avait ramenée sous un
baiser fou.

--Tu me fais mal.

--Pardon.

Et il s'était jeté à genoux en pleurant.

--Eh bien! qu'est-ce que tu veux?

--Toi je veux, toi, que tu restes avec moi.

--Pourquoi faire?

--Sais pas.

Elle avait eu un rire malicieux et lui un rire niais. Mais ses yeux
avaient parlé pour lui, allumés de désir, impérieux malgré son allure
suppliante. Il respirait, suait, dardait l'amour.

--Viens chez moi, avait-elle dit.

--Non.

--Pourquoi?

--Sais pas.

--Je veux que tu me dises pourquoi.

--J'ai peur de ta maison.

Et elle n'avait pu vaincre cette crainte. Puis elle avait eu plaisir à
cette idée d'une idylle en pleine nature. Après tout, c'était drôle,
c'était neuf. Il ne ressemblait pas à tout le monde, ce sauvage. Être
aimée d'une bête, quel amusement! D'ailleurs, il portait beau ainsi,
sous le soleil, en face de la mer, avec son corps trapu, sa face
sournoise, sa force.

--Viens à la cabane, avait-il dit d'une voix sourde.

--Non, pas là. Allons ailleurs.

--Où donc?

--N'importe où, où je voudrai. Tiens, au grand Autel!

Ils y allèrent, fous, tout gaminant le long de la côte. Elle jouait en
chemin, ramassait des coquillages, traînait des paquets d'algues, lui en
jetait à la figure. Il la suivait radieux, un peu apaisé par la
promenade et trompé par ces façons garçonnières. Il en redevenait
enfant.

--Veux-tu être mon chien? disait-elle.

--Oui.

--Mais tout à fait, tu sais, pour de bon, en aboyant.

--Oui, si ça te plaît.

--Alors, apporte!

Et elle lançait un bâton dans l'eau et il courait le chercher en faisant
ouah! ouah!

Au grand Autel, le désir l'avait repris, irrésistible, de la porter
encore dans ses bras comme hier. Comme hier, il l'avait fait, pourpre,
essoufflé, les muscles tendus; et elle, lui chatouillant le cou de son
haleine.

Et les jours suivants de même, tantôt dans le poste des douaniers,
tantôt au grand Autel, partout où il y avait des creux de rocher, des
replis de dune, des repaires cachés, ils en avaient fait des nids
d'amour. Même, en dépit de ses superstitions, le gas avait consenti une
fois à descendre au trou des Kourigans, qu'il redoutait tant lorsqu'il
était petit. Elle n'avait eu qu'à se laisser couler la première le long
de la falaise à pic, sous laquelle mugit le remous des vagues, et il
l'avait suivie, jusqu'au fond du corridor ténébreux, où l'on entend des
voix, où l'écho répéta le bruit de leurs baisers.

La vieille Marie-des-Anges, le voyant filer tous les matins, lâcher
l'ouvrage, s'était informée, et des gens qui avaient aperçu le gas avec
la Parisienne lui avaient appris où il allait ainsi perdre son temps et
son salut. Elle ne lui avait rien dit d'abord. Puis, sur des mots
lancés, il avait répondu sans répondre: qu'il ne se sentait plus le
coeur à la besogne, qu'il se reposait. Mais elle savait bien à quoi s'en
tenir, l'ancienne, et ce n'est pas à tort qu'elle devait parler au
docteur de ces abominations:

--Pas même à la mode des chrétiens qui fautent, mais bien en plein air,
à la mode des bêtes.

Et c'est justement cette croissante inquiétude de la vieille, qui avait
enfin poussé le gas à surmonter sa terreur de la maison, où toujours il
refusait d'entrer. La femme aussi était revenue à l'idée d'une nuitée
pleine, se trouvant lasse de ce vagabondage, d'abord amusant, parce que
nouveau, maintenant connu et devenu banal. Et voilà pourquoi ces
rendez-vous au soleil et même à la belle étoile avaient fini par aboutir
à la reprise de la proposition première, acceptée cette fois.

--Viens à la maison, va; nous serons mieux, et chez nous, et sans
embarras de rien. Tu verras. Tu n'as plus peur de moi, je pense.

--Non, pour sûr.

--Alors?

--Alors comme alors.

Et ce jour-là, le gas n'était pas rentré du tout au logis de famille, et
il avait oublié définitivement l'ancienne, et Naïk, et maître Nicolas,
et le père Gillioury, et les chansons, et le salut, et tout, et la Glu
avait englué sa proie de la tête aux pieds et mis la bête en cage.

Elle-même, à ces goûters de raccroc, avait pris un appétit d'enfer,
qu'elle ne se connaissait pas. Cette pot-au-feu, pervertie mais rangée,
se dérangeait pour une fois. Cette compteuse, cette liardeuse en amour,
toujours en garde contre les entraînements, se moquant des toquades,
s'était laissé entraîner à en satisfaire une. Sans conséquence, se
disait-elle. Pas de suite fâcheuse possible. Un citron trouvé, tout
frais, juste au moment d'une soif bizarre, savoureux à presser, jusqu'au
vide. La soif calmée, on le jetterait, écorce flétrie. Rien à craindre,
donc! Puis, vrai, cela ne ressemblait à quoi que ce fût. Amusant, pas
plus, farce, se répétait-elle. Pas pour de bon. Une petite fête de
chair, loin de Paris, loin des amants, loin de tout. Un rêve, passé
demain, terminé quand elle voudrait, oublié ensuite. Du nouveau, à tout
le moins, et c'est à quoi se pipent les plus malins. Elle, aussi bien
que les autres.

Et voilà comment ils étaient arrivés à ce festin de deux nuits pleines,
avec repas au lit, anéantissement du monde extérieur aboli dans une
crevaille sensuelle, quatre tours du cadran à l'horloge des voluptés
courant la galopade. Et tous deux pris, quoiqu'elle en pût penser. Lui,
naissant à des délices inouïes, inimaginées, roulant d'extases en
étonnements, épuisant la bouteille des joies diaboliques, bouteille
inépuisable. Elle, naissant aussi, bien que blasée et croyant tout
connaître, naissant à ce rut si souvent donné, jamais éprouvé
jusqu'alors. Non moins étonnée que lui, mais à sa façon. Se désaisissant
d'elle-même, sensation neuve. Brûlée à sa flamme, qui, lasse de couver
toujours, sortait enfin, et d'autant plus ardente. S'irritant les
papilles à ce Cayenne dont elle avait tant exaspéré les autres. Ravie,
et quasi orgueilleuse dans son espèce de défaite, et surtout bouleversée
d'avoir trouvé un mâle, le mâle, et quel mâle! Une brute, fauve, effarée
de désirs, folle de jeunesse; un corps durci par le travail, flambant de
soleil emmagasiné, tonifié par le sel des embruns, tendu par les brises
amères, et riche de sang, et gavé de santé, suant le grand air, la
nature, la force, le phosphore des poissons mangés depuis dix-huit ans.



XI


Le père Gillioury avait son idée. En quittant la maison de
Marie-des-Anges, après avoir laissé la vieille et Naïk si désolées, il
s'était dit que ça ne pouvait pas durer comme ça. Foi de _Bout Dehors_,
il s'en mêlerait, à sa façon, quoi! Et l'on _verrait voir_. Bon sang!
harné! le gas lui passerait par devant, et tambour battant, d'une
manière ou d'une autre! Et le brave homme, une fois couché, avait ruminé
trente-six plans dans sa caboche, en frottant son nez pointu de sa lippe
remontée, et en faisant danser sa prunelle écarquillée dans l'ombre.
Puis il s'était endormi sans avoir trouvé rien, mais avec l'espoir que
la nuit lui porterait conseil.

Et la nuit avait fait son devoir. Si bien qu'au matin le père Gillioury
se leva tout guilleret, ayant son projet devant l'oeil, et se mit à
chanter à tue-tête, en pans volants, au saut du lit:

          Voulez-vous l'entendre,
          Voulez-vous l'entendre,
          Comment ça finit,
            Mon ami,
          Comment ça finit?
          Comment faut s'y prendre,
            Mon ami,
          Voulez-vous l'entendre?
          C'est la pie au nid,
            Qu'il faut prendre,
          C'est la pie au nid.

Vite, il s'habilla, se tailla un chanteau de pain qu'il fourra dans sa
poche, et partit en claudicant vers la baie des Bonnes-Femmes, avec son
_banjo_ sur l'épaule comme un fusil la crosse en l'air.

La petite maison dormait encore, fenêtres closes. Mais, dans la cour,
une femme trotillait, portant de menus fagots à la cuisine. Gillioury la
remarqua de son bon oeil, conclut sagement que ce devait être la
servante, et pensa non moins sagement que, si la servante était déjà
debout en train d'allumer son feu, c'est que la maîtresse n'allait pas
tarder à déjeuner. Très content de sa perspicacité, il se dit qu'il
n'aurait pas trop longtemps à attendre pour exécuter son plan. Il rôda
un peu aux environs, jusqu'à ce qu'il eût rencontré une cachette à sa
convenance, derrière une roche d'où il pouvait voir sans être vu. Il s'y
installa, son _banjo_ entre les jambes, mangea son quignon, fuma une
pipe _pour se rendre la voix claire_, et se frotta joyeusement les mains
en se chantant à l'intérieur:

          C'est la pie au nid
            Qu'il faut prendre,
          C'est la pie au nid.

Il ne se trompait pas dans ses conclusions, le vieux mathurin. Ce
matin-là, en effet, contre l'ordinaire, la Parisienne s'était senti de
bonne heure l'estomac creux. Il y avait de quoi, d'ailleurs, après la
course échevelée de ces deux nuits d'amour. Aussi, tandis que le gas
dormait à poing fermés, elle avait appelé Mariette et lui avait demandé
le chocolat.

--Pour monsieur aussi? avait dit Mariette.

--Non. Laisse-le dormir.

Mariette n'avait pas souri en prononçant le mot _monsieur_. C'était la
femme de chambre intime de la Glu, une dévouée, seule amenée de Paris.
Non pas, au reste, une de ces soubrettes de femme galante, qui tutoient
leur maîtresse; mais une domestique sérieuse, de fond, comme qui dirait
de famille. Ne s'étonnant de rien, prête à n'importe quoi. Elle suivait
toujours madame en voyage, lui servant alors de bonne à tout faire.
Précieuse, indispensable, presque aimée.

--Non. Laisse-le dormir.

En répondant ainsi, la Glu avait regardé le gas avec une sorte de
dégoût. Il était vautré en travers du lit, les bras en croix, les mains
en boule, la bouche ouverte, bouffi, ronflant. Un rais de soleil, qui
filtrait par un trou de la persienne, luisait, sans le chatouiller, sur
sa joue huileuse.

Elle le regarda, tout en grignotant une rôtie et en sirotant son
chocolat. Il était vanné, décidément! Il lui fallait un congé, au pauvre
petit. Mais il ne voudrait pas y consentir, quand il se réveillerait.
Elle connaissait ça: il refuserait de s'avouer las. Pourtant, vrai, il
n'en pouvait plus. Il avait besoin de se refaire. Aujourd'hui, bonsoir!
Plus personne! Le forcer au repos, oui, c'était la seule chose; mais
voilà! Comment?

Elle passa dans le cabinet de toilette, commença de se recoiffer
lentement. Puis, soudain, décidée, elle rappela Mariette, et lui dit:

--Cours vite au Croisic, et commande-moi une voiture pour tout de suite.
En revenant, tu me prépareras un costume de ville, mon gris par exemple,
et tu feras la valise pour deux ou trois jours. Et tu t'habilleras
aussi. Tu pars avec moi. Nous allons faire un tour à Saint-Nazaire, et
là nous prendrons le train de Nantes.

--Avec monsieur? dit Mariette, qui, cette fois, eut un petit sourire au
fond des yeux, car elle avait deviné la réponse de madame.

--Non. Laisse-le dormir.

Le père Gillioury vit la servante sortir et se diriger à grands pas vers
le Croisic.

--Elle va aux provisions, pensa-t-il. Ça va être le bon moment.

Il cligna de l'oeil du côté de la maison, avala une large bouffée pour
se dérouiller tout à fait la gorge, et commença à pincer doucement les
cordes de son _banjo_, à hauteur de son oreille, pour le mettre
d'accord. Au bout de cinq minutes, ayant aperçu au loin la servante qui
disparaissait dans le tournant du chemin, il se leva, sans se montrer
encore, toujours caché derrière la roche, et entonna d'une voix pleine,
en grattant ferme l'instrument, la chanson de maître Nicolas:

          Jusqu'au revoir, la belle,
          Bientôt nous reviendrons.
          Tâchez d'être fidèle!
          Nous serons bons garçons.

Une fenêtre s'ouvrit, et la Parisienne y parut. Elle avait entendu la
cantilène et elle venait voir, pensant que c'était quelque mendiant.
Elle était en peignoir rose, avec ses cheveux à demi coiffés, retroussés
d'un côté seulement, et pendant de l'autre jusque sur sa poitrine où il
mettaient un fouillis d'or.

--Drôle de particulière, tout de même, se dit le père Gillioury, qui du
coup s'arrêta de chanter, tout en continuant à gratter machinalement son
_banjo_.

Elle regarda partout, surprise de ne trouver personne aux environs.

--N'empêche, rognonna le vieux, qu'elle a l'oeil diablement éveillatif.
Quels écubiers, harné! Mais la guibre en l'air. J'aime pas bien ça! Et
pas plus de bossoirs que sur ma main. Pauvre gabarit!

Comme il se penchait pour la mieux considérer, elle l'aperçut, et sourit
de cette figure bizarre, ratatinée, couleur de brique, dont le nez et le
menton se touchaient, et dans laquelle la prunelle unique battait
éperdument le digdig.

--Approchez donc, dit-elle, approchez, mon brave homme. Qu'est-ce que
vous faites là-bas? Je ne peux pas vous jeter des sous si loin que ça.

--Je n'en quéris pas non plus, allez-dà, p'tite finaude, répondit-il en
sortant de sa cachette et en venant, au pied du mur, la reluquer sous le
menton.

Elle pensa que le mendiant faisait l'âne pour avoir du son; et s'étant
retournée, elle prit sur une table sa bourse qui traînait, et lui lança
un écu de cent sous en lui tirant la langue.

--Ah! tu n'en quéris pas! En voilà tout de même, vieux singe.

--Harné! non, répondit-il, je n'en quéris pas. Vous le reconnaissez
bien, pour sûr. Je ne suis pas un tend-la-main, moi donc.

--Et qui es-tu alors?

--Je suis le père Gillioury, du Croisic, dit Bout-dehors, cinquante ans
de navigation, et la patte raccourcie à l'ouvrage. Borgne aussi, et
pensionné de l'État. Et ça, c'est mon _banjo_, retour de Madagascar,
pour vous servir. Et je viens pour ça et ça, que vous savez bien.
Attrape à comprendre, madame.

Elle se mit à rire, le croyant fou.

--Ramasse ta pièce, va, fit-elle.

--Mais puisque je vous dis la chose qu'est la chose. Ne larguez donc pas
comme ça la garcette à ris. Harné! je parle français pourtant. Je viens
pour ça et ça, je vous le répète, ça et ça, que vous savez bien.

Elle se pencha sur l'appui de la fenêtre, riant de plus en plus, au
milieu de tous ses cheveux dénoués maintenant, et lui cria presque:

--Qu'est-ce que tu veux enfin?

--Je viens chercher le gas, pardi!

--Chut! fit-elle en se redressant. Il dort. Ne l'éveille pas. Attends!
je vais descendre, et je te le rendrai, ton gas. Tu es son père, sans
doute?

--Non, je suis son ami Gillioury, le père Gillioury, dit Bout-dehors.

--Ça ne fait rien, je te le rendrai tout de même.

Elle quitta la fenêtre, et un instant après, elle était en bas et
ouvrait la porte à Gillioury, qui tout gêné, entra, cognant son _banjo_
au chambranle.

Quelle chance, l'arrivée de ce bonhomme! C'est par lui qu'elle ferait
dire son départ au gas réveillé. Elle avait d'abord songé à écrire un
mot. Mais la brute savait-elle lire? Puis que ferait-il, sous la
première poussée de rage, en se trouvant lâché? Maintenant tout allait
pour le mieux. Rien de plus simple. Le vieux serait là pour expliquer
les choses et pour calmer la colère.

Elle les lui expliqua donc à lui d'abord, en le mettant tout de suite à
l'aise par un grand verre de vin qu'elle lui versa et qu'elle le força
de boire. Voici: le gas était fatigué, malade un peu; il fallait le
ramener chez lui, lui faire entendre raison, qu'il se reposât, qu'il
reprît ses forces; mais il n'y consentirait pas, si elle restait; il
n'avait qu'une lubie en tête: ne pas la quitter; alors, comme elle était
sage et gentille, et qu'elle lui voulait seulement du bien, elle s'en
allait, elle; il ne devait pas lui désobéir, ni s'en fâcher; elle ne
partait pas pour toujours; juste le temps de se rafraîchir le sang tous
les deux; pas même un long voyage; à preuve la maison pleine, dont elle
lui laissait les clefs; une petite absence, donc, pas plus;
quarante-huit heures! Comprenait-il, le père Gillioury? Saurait-il
répéter tout cela? C'était dans l'intérêt de son ami.

Le vieux comprit fort bien. Oui, elle avait raison, et elle était
gentille. Dame, elle pensait bien que lui, il ne voyait pas tant de mal
à ce coup de roulis, quoi, qui les avait culbutés tous les deux. On est
jeune, harné! Il l'avait été aussi dans son temps. Ça le connaissait,
ces bordées-là. Il était un mathurin salé. Il admettait tout. Mais
c'était pour la pauvre vieille Marie-des-Anges, la veuve qui n'avait
plus que son gas, et de dix-huit ans, le guernaud, et fiancé à sa fine
cousine Naïk, pleurant à c't'heure! Et puis la maison abandonnée,
l'ouvrage pas _faite_, maître Nicolas lui-même comme désâmé. Des
histoires, enfin, du grabuge de coeur. Elle devait comprendre, elle
aussi! Bien aimable, tout de même, pour sûr, de s'en aller. Le pauvre
petit gas, tout faiblot, alors, rendu d'amour, la gargousse nettoyée.
Ah! c'était bien de le laisser se refaire. Et le père Gillioury lui
parlerait comme il faut, lui dirait ça, et encore ça, et lui remettrait
l'ancre à fond de raison. On pouvait y compter. Il ouvrirait l'oeil, et
le bon, l'oeil au bossoir, ma petite mère, et je n'en dis pas davantage,
vous m'entendez. C'est comme dans la chanson, après tout, ne plus ne
moins.

Et il toucha du bout des doigts son _banjo_, en fredonnant du bout des
lèvres:

          Not'gas a fait la chose,
        Fleur de lilas, bouton de rose.
          Not'gas n'en mourra pas,
        Bouton de rose, fleur de lilas.
            Bouton de ro-o-se.

Ainsi bavardant, le temps se passa, et bientôt Mariette revint. La
voiture suivait et allait être là dans un quart d'heure. Madame pouvait
s'habiller. La valise fut vite faite. Gillioury but encore un verre de
vin, alluma une nouvelle pipe, _pour se faire du velours sur l'estomac_.
Et clic, clac! Guillaume Hervé arrivait au grand trot. Madame et
Mariette montèrent dans la calèche. Le vieux, resté seul, dit:

--Je ne suis pas le plus bête, harné!



XII


Cependant Marie-Pierre dormait toujours, et, d'en bas, le vieux
l'entendait ronfler comme une brise du noroît.

--Il cuve, il cuve, pensa Gillioury. Faut le laisser cuver. Tant plus il
pioncera, tant plus l'autre sera loin.

Vers neuf heures, une gamine du pays passa, la petite Thérèse, la fille
aux Grévion, portant des crevettes dans un panier. Une bonne idée vint
alors au mathurin. Il sortit, chercha dans le sable l'écu de cent sous,
qu'il n'avait pas ramassé tout à l'heure, et le donna, tout chaud de
soleil, à la fillette.

--Tiens, fit-il, en voilà pour joliment du pain, et des pierres de sucre
avec, si tu veux. Mais, pour la peine, écoute bien, la mousse! Tu vas
retourner au Croisic, chez Marie-des-Anges, et tu lui diras qu'elle ne
grouille pas de la maison à c'matin, mais qu'elle prépare une bonne
soupe de congre aux six herbes, harné! et un bel homard, de fleur
d'homard, emmi des oignons les plus oignons, tu m'entends, pour voir.
Attrape à te rappeler!

--Oui-dà, père Gillioury, je lui dirai sûrement tout ça.

--Et surtout tu lui diras que c'est moi qui t'ai envoyée, et que c'est
pour la bonne nouvelle, sais-tu, pour le retour du gas, que je vas lui
ramener à quai avant midi. Tu ne perds pas ça, hein? Tu le mets bien là,
dans le coin de la tête?

--Je le mets, n'ayez de crainte.

--Et aussi qu'elle ne lui parle de rien quand elle le reverra, non plus
que Naïk, tu saisis? Motus dans l'entrepont! Comme si de rien n'était,
quoi! Il revient; on ne se doute pas qu'il était parti; voilà tout. Il a
tiré une bordée; on en ignore. Ni vu ni connu je t'embrouille. Il a été
censé à l'ouvrage au matin, et il rentre à la soupe. Y es-tu, ma petite
pouliote, y es-tu? As-tu bien ouvert tes écoutilles? Te rappelles-tu
tout ça, et encore ça?

--Je me le répéterai en route pour ne pas l'oublier, n'ayez de crainte;
j'y vais.

--Pas encore! Attends! Brasse à culer! Dis un peu la chose, pour voir.

Elle se gratta la tête et récita d'une haleine, sans reprises, toutes
les recommandations de Gillioury, comme si c'était du catéchisme.

--Parfait, te voilà d'aplomb! Quelle mémoire! dit le vieux. Tu aurais
fait un bon mousse à la leçon du gaillard d'avant, petite pévouine. Et
maintenant attrappe à filer, vent arrière, culot de gargousse. T'es
gentille comme tout.

Une demi-heure plus tard, le ronflement cessa dans la chambre d'en haut,
et Gillioury entendit le ha! prolongé du gas qui se réveillait et
bâillait en s'étirant.

--Attention, dit-il, le branle-bas va commencer.

Et, son _banjo_ à la main, la lippe au nez, ne sachant s'il devait
prendre l'air sérieux ou jovial, il monta.

--Bonjour, Marie-Pierre, fit-il en entrant.

Le gas se dressa d'un sursaut, écarquilla les yeux, se passa les deux
paumes sur la figure, crut rêver.

--Je vas te dire la chose qu'est la chose, reprit Gillioury. Mais
regarde-moi bien d'abord. Prends ton point. C'est moi, harné! C'est moi.
Nous allons causer en douceur, mon gas. Promets à ton vieux Bout-dehors
de ne pas tout de suite virer lof pour lof. Naviguons de conserve,
veux-tu, pour nous entendre. Et à la papa, avec du largue dans l'écoute.

A cette abondance de termes maritimes, Marie-Pierre, quoique abruti
encore, reconnut aussitôt que la situation était solennelle. Il fallait
une chose grave, pour que Gillioury parlât marin tant que ça. Le gas eut
un premier mouvement tout du coeur.

--Il est arrivé mal à maman! s'écria-t-il en se jetant à bas du lit.

--Non, rassure-toi, répondit le vieux. Rien qu'un grain dans l'air, pas
plus. Et l'ancienne n'est pas dessous. Toi seul vas recevoir un
pare-à-virer.

Puis, prenant son courage à deux mains, sans s'arrêter, Gillioury
raconta au gas tous les dits de la Parisienne, ses raisons, pourquoi
elle voulait le laisser au repos pendant deux jours, et qu'elle était
partie.

Marie-Pierre avait écouté, bouche béante, l'air idiot, n'ayant pas même
la force d'interrompre.

--Partie! partie! dit-il enfin d'une voix sourde, avec un tremblement de
rage. Où ça, partie? où ça? Faut que je la joigne.

--Attrape à ne pas grouiller, fit le vieux. Tu ne peux pas la rejoindre.
Je ne sais pas où elle est. Foi de Bout-dehors, je ne le connais point.
Je ne mens jamais, harné, n'est-ce pas? Eh bien! je te jure que je ne le
sais pas. Elle est partie depuis plus de deux heures, et en voiture. Tu
perdrais ton souffle à lui courir après.

Marie-Pierre se mit à pleurer.

--Bon cela! dit Gillioury. Pompe à la pompe; ça fait du bien. Mais
parlons raison. Je suis ton vieux _frère-la-côte_, moi, et je t'aime,
voyons, bon sang!

--Fallait me réveiller quand elle est partie, si tu m'aimes.

--Mais non, du gas, mais non! Elle était sage, pour tout dire. Elle sait
la chose. On ne peut pas naviguer sans mouiller, vois-tu. On ne peut pas
toujours sailler de l'avant. Tu vas rester à l'ancre un tantinet.

--Je la veux, je la veux.

Et Marie-Pierre sanglotait, la face roulée dans l'oreiller, où il
flairait éperdument l'odeur énervante des parfums imprégnés et des
sueurs encore moites.

--Tu en es donc fou, dit Gillioury, de ta gamelle aux amours.

--Oui, oui, je la veux.

Des désirs lui revenaient, malgré sa lassitude. Des chaleurs lui
montaient à la peau. Son sang battait ses tempes. Il mordait les draps,
les baisait.

--Mais puisqu'elle reviendra, je te dis.

Au fond, le père Gillioury comptait bien qu'elle reviendrait _pour des
preunes_. En deux jours, pensait-il, avec de bonnes paroles, et la
musique, et les gâteries de l'ancienne, et les yeux doux de Naïk, et la
soupe de congre aux six herbes, en deux jours la maladie du gas aurait
appareillé pour le pays de l'oubli. Il connaissait ça, lui, les
embêtements des bordées finies et des adieux en partance: une fois au
large, on n'y songeait plus! Et il en serait ainsi pour la folie de
Marie-Pierre. Mais, en attendant, pour le consoler, il ne croyait pas
mal faire de lui laisser quelque espoir.

Donc, elle reviendrait! A preuve, la valise toute petite, la maison
pleine, les clefs abandonnées au demeurant. Ces clefs, le gas pouvait
les prendre.

--Non, je resterai ici, jusqu'à ce qu'elle revienne.

--Et la mère, tu ne veux pas aller l'embrasser?

Marie-Pierre n'osa pas dire non. Mais têtu, silencieux, il se refourra
dans les draps, et se tourna du côté du mur, comme enterré dans la
ruelle.

Alors Gillioury prit sa _langue des dimanches_, et dit ça et ça, que le
gas savait bien: comme l'ancienne était bonne, et qu'elle l'aimait plus
que la Sainte Vierge n'aimait son fils; comme elle avait eu du chagrin
et des maux, et le coeur en panne, croyant son fin Béjamin perdu, péri à
la _mé_; qu'elle ne lui refilerait pas tant seulement un noeud de
reproche, heureuse de le revoir, toute à le câliner au retour; et que
c'était entendu, pour tout dire; et qu'elle l'attendait; et que lui,
Gillioury, son vieux Bout-dehors, son ami sans autre, avait envoyé la
petite Thérèse prévenir à la maison; que la soupe de congre aux six
herbes fumait à c't'heure dans l'âtre; que Naïk parait les écuelles et
les boujarons; que maître Nicolas sublait en l'honneur du pavillon en
vue; et que tout le monde aurait double ration de joie quand le gas
serait là; et qu'on chanterait, en choeur au refrain, la chanson du
_briq qui a vu le diable et lui a passé entre les quilles_; et qu'il
allait se lever, et sauter dans sa culotte, harné, et revenir avec son
Gillioury pavoisé, aux sons du _banjo_ qui ferait danser les vaches en
route.

Et, moitié sentimental, moitié rigolo, toujours parlant, tantôt
fredonnant un couplet, le vieux ramena peu à peu Marie-Pierre au bord du
lit, le força de s'habiller, le consola, lui redit que la fuyarde
reviendrait, lui mit les clefs dans la poche, l'entraîna enfin dehors,
bras dessus, bras dessous.

L'air était radieux, mollement éventé par la brise de terre qui chassait
les odeurs marines et sentait bon les champs. L'herbe, quand la brise
passait au ras du sol, paraissait danser des rondes. Les bourgeons
violets et quelques fleurs en étoiles blanches pointaient aux branches
noires des pommiers en fête. Les buissons bruissaient, pleins d'oiseaux
qui s'envolaient en grappes, pépiant, se querellant, s'accrochant les
uns aux autres ainsi que des goussepains au sortir de l'école. Au bout
du chemin, les maisons du Croisic fumaient. Quand le gas aperçut la
cheminée de la sienne, un attendrissement très doux lui vint au coeur,
et deux larmes sans amertume lui montèrent aux yeux. Il lui semblait
rentrer au pays après un long voyage.

--Mon gas! mon pau' p'tit gas!

C'est tout ce que lui dit l'ancienne en le voyant. Et, bien qu'il eût la
mine encore à l'envers, les yeux cernés, la peau rêche, elle fit celle
qui ne se doutait de rien. Elle retint le gros sanglot qu'elle avait
dans la gorge. Elle embrassa seulement Marie-Pierre, plus fort et plus
longtemps que de coutume.

Moins longtemps, au contraire, et moins fort, l'embrassa Naïk, sans
arrière pensée toutefois, mais comprenant que la promise devait en ce
moment ne paraître que la fine cousine.

Pour aider à cacher l'embarras de tous, Gillioury plaqua de furieux
accords sur son _banjo_ et chanta n'importe quoi du haut de sa tête,
pendant que le merle enflait ses notes pour dominer le vacarme.

Puis on s'assit à table, et, le coeur un peu serré d'abord, on se laissa
bientôt aller à la joie ravivée sans cesse au bagout du vieux, qui
n'avait jamais été aussi bavard. Le gas, notamment mis en appétit par le
bouillon de congre aux six herbes, dévorait. Et Gillioury de s'exclamer!
Quelle crâne soupe! Et quel homard, de fleur d'homard! Et ces oignons,
les plus oignons! Le cidre vous piquait la langue, après, que c'était
une bénédiction de ravigotage! Et le tafia du coup de la fin, du jus de
bottes, ne plus ne moins, de la savate premier brin! Comme c'était bon,
ohé! les frères, de se suiver ainsi l'estomac! Harné! l'_Empereur des
sept îles et autres lieux_ pourrait dire et dire; il n'était pas plus
miellé du sort, il n'avait pas la vie plus en belle, foi de Bout-dehors!
Ah! pardi! C'était comme dans la chanson des trois cancrelats! vous
savez bien, la chanson de bordée:

          C'est les trois cancrelats
          Qu'ont mis la patte au plat,
          Au plat du capitaine
            Don daine,
          Au plat du capitaine.

--Laisse arriver! voiles largues et remplis les boujarons, vous autres!
Tout à la noce! Bitte et bosse!

Et le père Gillioury cognait son _banjo_ à coups de poing maintenant, et
clignait de l'oeil en poussant en fausset la complainte des _Trois
Cancrelats_, et devenait rouge comme une veste d'engliche. Naïk souriait
doucement et se levait de temps à autre pour porter au merle une miette
de pain ou un fragment de sucre. La vieille Marie-des-Anges, aponichée
sur une chaise basse, regardait à la dérobée le gas. Lui, les coudes sur
la table, lourd, gavé, veule, mais sans tristesse, écoutait la cantilène
burlesque en dodelinant de la tête aux bons endroits. Il donnait même sa
note au refrain quand Bout-dehors criait:

--Attention! attrape à reprendre en choeur, ceux qu'a du coeur!

Mais tout de même, quoique suivant la chanson, le gas y allait en
mollesse, n'y mettait pas d'entrain.

--Si tu prenais ton violon, veux-tu, fit Naïk, qui avait déjà ouvert
l'armoire et tirait l'instrument de sa boîte.

--Non, non, répondit Marie-Pierre. Je n'ai pas d'âme aux doigts.

Puis il se posa les joues dans le creux des deux mains, et, comme il
continuait à écouter vaguement, ses yeux papillotèrent, un de ses coudes
glissa; il donna du front sur la table.

--T'es las, va, couche-toi, dit l'ancienne. Couche-toi, mon pau' p'tit
gas.

Il obéit d'une allure machinale, se sentant en effet plein de sommeil,
la cervelle pesante, les regards ensablés, les membres détendus. Il se
jeta sur le lit comme une masse. Sa mère n'avait pas fini de lui
arranger une couette sur les jambes que déjà il ronflait, tandis que
Gillioury terminait sa romance en sourdine, marmonnant avec une voix de
rouet, frôlant à peine du pouce les cordes de son _banjo_.
Marie-des-Anges lui fit même chut en se retournant, et la bonne petite
Naïk alla couvrir d'un tablier la cage où maître Nicolas sifflait, de
son plus doux flûtage cependant:

          Jusqu'au revoir, la belle,
          Bientôt nous reviendrons.

--C'est vrai tout de même, fit la vieille en laissant maintenant couler
ses larmes, c'est vrai tout de même qu'il est revenu, mon pau' p'tit
gas! Porte Nicolas dehors, va, Naïk, et découvre-le, le fillot. Il ne
faut pas l'empêcher de chanter un jour pareil.



XIII


--Voyons, l'abbé, est-ce dit? Vous venez avec nous?

--Pourquoi nous? fît d'Amblezeuille. Je ne sais pas si j'y vais, moi.

--Comment, tu ne sais pas? reprit le comte. Mais c'est toi-même, il n'y
a pas encore une heure, qui as déclaré qu'il fallait pousser au devant
d'Adelphe jusqu'à Nantes!

--Toi, oui. C'est ton devoir parbleu! Et puis, cela te fait plaisir,
n'est-ce pas? Adelphe n'arrive à Nantes que demain matin. Nous serons à
Saint-Nazaire au train de midi, à Nantes sur le tantôt, et tu auras ta
soirée libre pour gourgandiner un brin là-bas, voilà tout. En te
soumettant cette idée-là, j'étais bien sûr que tu prendrais la balle au
bond. Tu es assez content d'aller faire la débauche...

--Mais puisque je t'emmène, nous serons sages.

--Voyez-vous ça! Dis tout de suite que je te sers de chaperon.

--Mon Dieu! messieurs, interrompit doucement le curé Calvaigne, vous
discutez là sur des nuances, permettez-moi de vous le dire.

--Enfin, venez-vous, l'abbé? C'est toute la question.

--Ma foi, oui. J'ai des achats à faire à Nantes. Je profiterai ainsi de
votre landau jusqu'à Saint-Nazaire, et de votre aimable compagnie...

--Oh! aimable, avec lui! firent les deux gentilshommes en se toisant
l'un l'autre.

Ils n'en partirent pas moins tous les trois, très ravis, au fond, de
faire route ensemble, un peu émus aussi à la pensée de revoir Adelphe,
l'enfant gâté de la maison, l'enfant prodigue enfin de retour, après une
grosse année d'absence.

--Ah! tu peux dire, répétait le chevalier, tu peux dire qu'il a un
heureux caractère, ce garçon-là. Revenir ainsi sans barguiner, et pour
s'enterrer avec un vieux grigou tel que toi. Sarpejeu! Quelle bonne
nature. Il ne tient pas de son grand-père, au moins. J'entends comme
gentillesse!... Parce que, d'ailleurs, comme polisson, c'est autre
chose. Et encore, je suis bien certain qu'à ton âge, il ne courra plus
la gueuse. Tandis que toi...

--Eh! moi, moi! Qu'est-ce que je fais donc de si mal, moi?

--Tiens! tu te défends? Et cette petite femme, alors, néant, fumée? Je
l'ai inventée, n'est-ce pas?

--Quelle petite femme?

--Cette Parisienne, voyons! Ce bijou dont tu parlais tant l'autre jour,
avec les yeux hors de la tête!

--Peuh! est-ce que je sais? Je ne l'ai plus revue au bord de la mer.

--Tu l'as donc cherchée?

--Oui et non. Tenez, l'abbé, je vous fais juge. C'est par hasard...

--Par hasard la première fois, peut-être, interrompit d'Amblezeuille.
Mais la seconde, la seconde? Car tu l'as rencontrée deux fois, si je ne
m'abuse. Eh bien! la seconde, tu l'as bien voulu, sarpejeu! Ce bijou!
Joli bijou, ma foi! Un pou de sable! L'abbé qu'en dites-vous?

--Mon Dieu! messieurs, vous avez raison chacun de votre côté. Il est
évident que, d'une part... Et cependant, si l'on se place à certain
point de vue...

--Mais non, l'abbé, vous n'y êtes pas, s'écriaient les deux amis.

Comme on approchait de Saint-Nazaire, le chevalier qui occupait la
banquette de devant du landau, se souleva soudain des poignets pour
regarder par-dessus la capote, et s'écria:

--Tiens! une voiture qui nous suit. Elle vient du Croisic par la
traverse. Eh, eh! il y a deux femmes dedans.

Le comte, d'un mouvement machinal, se haussa en se retournant.

--J'aurais parié que tu ferais volte face! ricana le chevalier avec un
joyeux craquement de phalanges. Des femmes, il faut que tu voies ça!

Le comte s'était rassis, tout rouge.

--Diantre! je devine, ajouta d'Amblezeuille, en poussant du bout des
doigts un facétieux dégagé dans les côtes du comte. Je devine. Voilà le
sang qui te danse aux oreilles. C'est ta Dulcinée, hein?

Du coup, l'abbé aussi se retourna, curieux.

--Ne regardez donc pas ainsi, voyons, fit le comte. C'est indécent!

Puis, bousculant du genou le curé Calvaigne, tirant le chevalier par le
revers de la redingote, il se renfourgna refrogné au fond de la voiture,
et jeta d'une voix brève cet ordre à son cocher:

--Fouette! ne nous laisse pas rejoindre.

Pourquoi cet ordre? Lui-même n'en savait rien. Il l'avait lâché sans
plus réfléchir, gêné, comme honteux de cette rencontre possible, tandis
que l'abbé baissait le nez, fourrait ses mains dans les manches de sa
douillette, faisait celui qui n'a rien vu, et que le chevalier se
martyrisait les doigts, secouait la tête, clignait de l'oeil, souriait
silencieusement.

C'était, en effet, la Glu, accompagnée de Mariette, dans la calèche de
louage de Guillaume Hervé. Elle avait remarqué le brusque mouvement de
curiosité des trois hommes, avec un haussement de sourcils à l'aspect
imprévu du feutre romain. Si rapide qu'eût pu être l'apparition du comte
au ras de la capote, elle avait tout de suite reconnu cette figure. Elle
s'aperçut aussi de l'allure plus vive que prit soudain le landau.

--Tiens, pensa-t-elle tout haut, ils veulent donc m'éviter?

--Pourquoi cela, madame? fit Mariette.

--Je ne sais pas, va! Une idée qu'ils ont. Si je les taquinais? Ma foi,
oui, ça nous amusera.

Elle piqua le dos de Guillaume avec la pointe de son ombrelle, et lui
dit:

--Brûle-moi cette voiture-là, mon garçon.

--Harné! C'est pas commode, madame, répondit Guillaume. Les chevaux de
m'sieu le comte sont des chevaux de ville. Ils ont les jambes longues.
Nous allons tout de même tâcher moyen.

Puis, d'une petite voix flûtée, en fausset, il cria, enveloppant ses
deux bêtes dans le _huit_ d'un large coup de fouet:

--_Hue! malhurus! sauvons-nus!_

Les rosses bretonnes, aux oreilles ballantes, au poil de vache, prirent
le grand trotton, battant le traquenard du derrière, et gagnèrent
bientôt du terrain sur les anglo-normands, dont le trot régulier
s'allongeait, mais sans jamais s'enlever en galopade.

--_Hue! sauvons-nus!_

Et la carriole de louage passa auprès du landau, le frôlant presque ric
à rac, emportée dans un bruit de ferraille et une giboulée de coups de
fouet.

Pendant la demi-minute où les voitures étaient moyeu contre moyeu, la
femme regarda fixement les trois hommes, qui la saluèrent, après que le
comte eut donné le signal en soulevant son chapeau. Elle leur répondit
par une légère inclinaison de tête, avec une moue hautaine. Elle était à
la fois blême et comme couperosée, le teint battu par la rapidité de la
course. Ses cheveux retroussés au vent laissaient à découvert son front
bombé. Deux pochons couleur lie de vin se bouffissaient sous ses yeux
morts. A l'un des coins de ses lèvres minces, une goutte de salive
moussait.

--Sarpejeu! fit le chevalier quand elle fut passée, c'est ça que tu
appelles un bijou, dis donc, Kernan?

--Bah! répondit le comte en roulant les épaules, on peut se tromper.
Aujourd'hui, en effet, je la trouve assez laide. Elle est peut-être
souffrante.

--Ma foi! conclut l'abbé, souffrante ou non, elle n'est pas belle,
monsieur le comte. Il serait à souhaiter que le péché fût toujours aussi
laid que cela. Il tenterait moins.

En ce moment, par bravade sans doute, et comme une gamine mal élevée, la
Glu se retourna et se haussa à son tour, pour regarder les trois hommes.
Le vent lui rabattait maintenant ses frisettes d'or sur les yeux. Dans
un rire insolent étincelaient ses crocs de louvatte. Son teint, estompé
par l'éloignement, se fondait tout rose.

Le comte donna une grande claque sur la cuisse du chevalier stupéfait,
et lui cria, presque rageusement, en pleine figure:

--Eh bien! oui, morbleu, oui, chevalier, c'est un bijou. Je ne m'en
dédis pas.

Ses regards flambaient dans sa face pourpre. La grosse veine du milieu
de son front, comprimée par le chapeau anglais trop petit, s'enflait,
bleuissait, avec des noeuds violets prêts à éclater; des fibrilles
rouges lui marbraient la peau des joues d'un rouge vif comme des
égratignures fraîches; ses narines s'ouvraient, épanouies, humant dans
l'air la traînée de parfum que la femme avait laissée derrière elle,
parfum trouble et troublant, que seul un amoureux pouvait percevoir et
nettement savourer parmi la poussière en tourbillon, l'odeur du cuir des
harnais, la sueur fumante des chevaux.



XIV


--Et pourquoi veux-tu qu'elle se soit moquée de nous? disait le comte.
Nous n'avons rien de ridicule, je pense.

--Ah! tu penses! faisait le chevalier d'un air goguenard.

--Mais, dame! en tous cas, ce n'est ni l'abbé ni moi...

--Ni toi? Ah! çà, tu ne t'es pas vu tout à l'heure, mon vieux Kernan. Eh
bien! précisément, c'est de toi qu'elle s'est moquée, n'en doute pas.

--De moi?

--Tu avais l'air, à ce moment, d'un coq prêt à pondre. N'est-ce pas,
l'abbé?

--Et toi tu as toujours l'air d'un grand dindon qui fait _blou blou
blou_. N'est-ce pas, l'abbé?

--Mon Dieu! messieurs, dit le curé Calvaigne, à quoi bon ces
dissensions? Il est certain que si l'on veut s'amuser à chercher des
ressemblances animales pour défigurer les physionomies, même les plus
nobles, la malignité ne manquera jamais d'y trouver son compte, au lieu
que...

--Vous ne me répondez pas, l'abbé, interrompirent les deux
gentilshommes.

Et de fait, il fut impossible à l'abbé, comme toujours, d'ailleurs, de
donner tort à l'un des deux. Même sur la question de savoir si la femme
avait voulu se moquer de quelqu'un, tout à l'heure, par sa moue hautaine
et son rire insolent.

--Au fait, dit le comte, j'en aurai le coeur net avant qu'il soit peu.
Elle va sûrement à Nantes. Nous ferons route ensemble. Et je lui
demanderai la chose à elle-même.

--Tu vas lui parler, étant avec nous!

--Et pourquoi pas?

--Étant avec l'abbé! Voyons, cette fois, l'abbé, vous ne le trouvez pas
fou?

--Je ne dis pas, répondit le curé, je ne dis pas.

Mais comme le comte lui lançait un terrible coup d'oeil, il ajouta
aussitôt:

--Néanmoins, cela dépend. Cette dame, après tout, est comme il faut,
sans doute, puisque monsieur le comte juge à propos de lui adresser la
parole en public.

--Vous n'êtes qu'un flatteur, bougonna le chevalier. Quant à Kernan,
c'est un vieux courasson, voilà tout. Au fond, il n'a élevé cette
discussion que pour se donner un prétexte à lui parler. Eh bien! qu'il
lui parle! C'est bon! Je saurai protester par ma mine et mon silence.
J'ai de la tenue, moi, oui, monsieur.

Voilà pourquoi, une demi-heure plus tard, à la gare de Saint-Nazaire, la
Glu ne put s'empêcher de sourire, quand elle vit la singulière allure du
trio. En avant marchait le comte, qui venait à elle le chapeau bas, le
regard en coulisse, les lèvres en fraise. A sa suite s'inclinait l'abbé,
moitié figue moitié raisin, gardant un air grave malgré sa bouche en cul
de poule. Derrière, le chevalier esquissait un vague salut du bout des
doigts, la figure grippée, le menton sur la cravate, les membres roides,
ankylosés dans une dignité en bois.

L'attitude des trois hommes disait si bien leurs sentiments, que
Mariette elle-même fit semblant d'éternuer pour pouvoir à l'aise pouffer
dans son mouchoir. Quant à la Glu, elle se promit incontinent de se
divertir ferme avec ces grotesques, et commença tout de suite. A peine
les premières politesses échangées, elle fit son nez en l'air, considéra
le chevalier entre les pointes de ses cils, et le désigna au comte en
disant du ton le plus naturel:

--C'est monsieur votre père, n'est-ce pas?

Le chevalier n'y put tenir, et, avec un haut-le-corps, rompit son
silence revêche:

--Comment, son père! s'écria-t-il. Mais, sarpejeu! nous sommes quasi du
même âge, madame, à quelques années près.

--Oh! pardon, monsieur, pardon, fit la Glu se confondant en gestes
d'excuses, tandis que sa mine étonnée semblait dire qu'elle ne pouvait
en croire ses yeux.

Puis, toujours d'un air innocent, comme si elle ne savait pas la portée
de ses paroles, elle ajouta en parlant au comte:

--Mes compliments, monsieur! vous êtes bien conservé, vous.

Il se rengorgea, arrondissant ses bras, enflant sa poitrine. Il
rayonnait. Évidemment, si la femme s'était moquée tout à l'heure, ce
n'était pas de lui, et bien de ce pauvre d'Amblezeuille! Inutile de la
questionner là-dessus, maintenant. Mais comme elle était charmante! Ah!
il ne se trompait pas! Un bijou, certes, un fin bijou! Et quelle chance
de l'avoir rencontrée aujourd'hui! On ferait donc route ensemble jusqu'à
Nantes.

Tous montèrent dans le même wagon, où le comte s'installa au fond, en
face de la femme, remuant, empressé, aux petits soins, tout gaillard, en
cavalier servant. Mariette s'était assise à côté de madame.
D'Amblezeuille et le curé occupaient les deux coins de la portière
d'entrée, l'un plus rogue que jamais, méditant une revanche, l'autre le
nez dans son bréviaire, mais souriant à tout le monde dès qu'il levait
la tête.

On parlait banalement de la température, du _fond de l'air_.

--Oui, disait la Glu avec nonchalance, un mauvais mois, ce mois de mars,
pour les rhumatismes!

Et le chevalier faisait craquer ses phalanges en pétarade, afin de bien
montrer que la remarque ne le touchait en rien, ses articulations se
disloquant à merveille. Puis il lançait au comte, sèchement:

--Mauvais, pour les apoplectiques surtout!

Mais la Glu reprenait, les yeux en l'air, la tête penchée, comme si elle
écoutait des bruits dans l'acajou du plafond:

--C'est curieux, vous n'entendez pas?

--Quoi donc?

--Le printemps qui fait jouer le vieux bois.

Mariette, immobile, riait du regard. Le comte, lui, s'en donnait à coeur
joie, ayant saisi l'allusion aux phalanges du chevalier et voulant
prouver que rien ne lui échappait. L'abbé Calvaigne inclinait la tête
complaisamment, et envoyait du même coup une grimace de commisération
vers d'Amblezeuille, qui feignait de ne point comprendre, pinçait les
lèvres, jaunissait.

On parla aussi du pays, de ses beautés.

--Il en possède une de plus depuis que vous êtes au Croisic, dit
galamment le comte en oeilladant vers la Glu.

--Ce qu'il y a de plus beau dans le Croisic, interrompit d'Amblezeuille,
ce sont les gas. Il y en a particulièrement un que je vous recommande,
madame, si vous aimez le type breton pur.

De rage, le chevalier mettait les pieds dans le plat. Il voulait se
venger. Le comte avait rougi jusqu'à la peau de son crâne, qui rutilait
entre ses rares cheveux blancs. L'abbé, devenu soudain très myope,
plongeait dans son bréviaire. La Glu, sans le moindre tressaillement,
répondit d'une voix claire:

--Oui, je sais, je le connais, monsieur. C'est Marie-Pierre, n'est-ce
pas? Un petit pêcheur? J'ai souvent causé avec lui au bord de la mer. Je
l'ai même fait venir chez moi. Il m'intéresse beaucoup. Un sauvage! Je
le trouve très beau, en effet. Et puis, il a une chose pour lui, une
chose qui plaît toujours aux femmes.

Le chevalier, qui avait d'abord été décontenancé par l'assurance de la
Glu, jubilait maintenant. Sans doute elle allait lâcher quelques paroles
désagréables au comte, qui bouillait de dépit. Aussi prit-il soudain son
air le plus gracieux, pour demander quelle était donc cette chose que le
gas avait, et qui plaît tant aux femmes.

La Glu, d'un ton très doux, répliqua:

--Oh! monsieur, allez! une chose bien simple: la jeunesse.

Cette fois, le chevalier se le tint pour dit, se recroquevilla dans sa
mauvaise humeur, et n'ouvrit plus le bec jusqu'à Nantes. On continua
sans lui à bavarder. Seul l'abbé Calvaigne, toujours fourré dans son
bréviaire, semblait partager sa bouderie. Il était un peu gêné, en
effet, par l'allure de plus en plus entreprenante du comte, qui
papillonnait, madrigalisait, risquait même des plaisanteries de vieux
chasseur, habitué à courtiser des filles d'auberge. La femme, elle,
s'amusait beaucoup à ces galanteries de roquentin provincial, à ce
don-Juanisme de hobereau, qu'elle excitait d'ailleurs par d'agaçantes
demi-avances. Plus le prêtre paraissait embarrassé, plus le chevalier
rechignait, et plus elle coquetait. Même elle avait lancé cette phrase,
après une série d'invites non dissimulées du comte:

--Eh bien! voilà qui est convenu. Vous me piloterez ce soir dans Nantes,
que je ne connais pas; et si c'est réellement joli comme vous dites, les
bords de l'Erdre, il faut m'y mener. Rien de plus simple!

L'abbé s'abîma aussitôt dans une profonde méditation, afin de faire
croire qu'il n'avait rien entendu, et le chevalier souffla fortement, en
battant des paupières, comme un homme suffoqué qui n'est pas maître de
cacher son effarement.

Ayant produit le scandale qu'elle désirait, elle ajouta, très
sérieusement:

--J'espère bien, d'ailleurs, que ces messieurs seront de la partie. Pas
vrai, messieurs?

--Mon dieu! madame, balbutia l'abbé tout pâle, vous sentez bien que mon
ministère ne me permet point... Monsieur le chevalier, je ne dis pas!

--Oh! moi, fit d'Amblezeuille, impossible aussi.

Et, avec son sourire le plus jaune, il accentua:

--A mon âge!!

La Glu prit une petite mine confite en pudeur, et gloussa tristement,
avec un soupir de regret qui navra le comte:

--Alors, monsieur, n'y pensons plus. Vous comprenez qu'à nous deux,
seuls, cela ne serait pas convenable.

Le comte était furieux, outré. Une si belle occasion! Une femme si
appétissante! Animal de chevalier, va! Ce grognon-là semblait ravi
maintenant, d'avoir fait rater la chose. Car la chose allait toute
seule, sans lui, n'est-ce pas? On se promenait en bateau; on dînait
là-bas dans une guinguette; on soupait aux Galeries, en cabinet
particulier; d'Amblezeuille s'éclipsait complaisamment au dessert; et
alors... Le vieux gourgandin ne songeait plus le moins du monde, pour le
moment, à son plan de guérison en faveur d'Adelphe. Tout ravigoté de
désirs, le sang rajeuni, les nerfs fouettés par ces deux heures de
galanterie, les sens attisés par ces papotages coquets, ces avances
coquines, ce frôlement continu des jupes tièdes, ce voisinage d'une
chair endiablée et endiablotinée, il avait soif de cette femme.

La Glu le vit à plein, et, pour s'en amuser davantage, lui dit alors, de
plus en plus froide et réservée, pincée comme une grande dame, presque
pimbêche:

--D'ailleurs, monsieur, il faut avouer que j'étais bien légère. Je
m'engageais de la sorte, sans plus de cérémonie, dans votre société,
sans même savoir avec qui j'ai l'honneur d'être.

Comme le comte hésitait, c'est le chevalier qui prit la parole,
hautainement:

--Madame, dit-il, vous êtes avec l'abbé Calvaigne, curé de Guérande, et
avec le chevalier d'Amblezeuille. Quant à ce barbon qui fait le jeune,
et qui a tort, mais dont vous n'avez pas raison de vous moquer, c'est le
meilleur gentilhomme du pays, madame; c'est le comte Audren de Kernan
des Ribiers.

--Tiens! des Ribiers! s'exclama la Glu, tandis que l'immobile Mariette
elle-même n'avait pu s'empêcher de sourciller.

Il y eut un silence. On arrivait.

--Mais vous vous trompez, monsieur le chevalier, reprit la Glu très
calme. Je n'ai pas du tout l'intention de me moquer de votre ami. Et la
preuve, c'est que, s'il veut, ma proposition tient. Vous plaît-il,
comte, d'être mon cavalier ce soir?

--Oh! madame, avec joie, fit le comte en prenant la main tendue de la
femme et en y déposant un baiser que d'Amblezeuille lui-même fut forcé
de trouver du dernier Régence.

On descendit. La Glu était restée la dernière avec Mariette.

--Crois-tu, lui dit-elle tout bas, des Ribiers! Hein! non, c'est trop
drôle. Des Ribiers! Le comte des Ribiers! Ce que nous allons rire!



XV


Le lendemain matin, une demi-heure avant l'arrivée du train de Paris,
d'Amblezeuille était à la gare, se promenant de long en large, dans la
salle des Pas-Perdus, avec une allure de vieux loup en cage. Il n'avait
pas décoléré depuis la veille, depuis le moment où sa fureur était
montée au comble sur cet au-revoir du comte:

--Alors, mon cher, en tout cas, à demain! Rendez-vous là-bas pour
recevoir Adelphe!

Là-dessus, le comte avait pirouetté d'un air vainqueur, s'était assis
dans une voiture à côté de la femme et en face de la soubrette, et
fouette cocher! Parti, sans plus d'explications! Parti, sans dire s'il
coucherait, comme d'ordinaire, à l'hôtel des Colonies! Parti sans même
renouveler, auprès de son ami, la proposition de faire la fête ensemble!

Ce dernier oubli, surtout, le chevalier ne pouvait le digérer. Malgré
son formel refus de servir de comparse à la débauche du comte, il aurait
accepté certainement sur une plus pressante invitation. Tout en
maugréant sans cesse contre ce qu'il appelait les _orgies de ce vieux
courasson_, il avait accoutumé de les partager toujours. Et voilà
qu'aujourd'hui on le laissait en plan, obligé d'aller piètrement dîner
avec l'abbé, chez quelque curé des faubourgs de Nantes, ou de vaguer
tout seul, mélancolique, comme un chien perdu!

Et puis, quelle fatuité dans ce: _en tout cas!_ Sarpejeu! le comte
affichait diantrement la certitude de sa conquête? _En tous cas!_ Cela
voulait dire:

--Soyez tranquilles! ne vous inquiétez pas de moi, je sais où passer ma
nuit, et je la passerai bonne.

Morbleu! sarpejeu! on n'était pas plus indécent, plus cynique! Et le
chevalier, marchant à courtes enjambées rageuses, cognait ses talons sur
le parquet et faisait des moulinets extravagants avec sa canne. Ah! il
allait lui en flanquer un, de savon, à ce polichinelle! Il allait lui
lâcher toute sa bile et lui cracher une bonne fois tout ce qu'il avait
sur le coeur! Je vous demande un peu, si ce n'était pas à vous faire
sauter! Cela tranchait du grand-père sévère; cela se donnait des façons
de mentor; cela s'ingérait de rappeler ce pauvre petit Adelphe, sous
prétexte de morale! Il était propre, ce mentor! Elle était jolie, sa
morale! Ainsi, c'est au sortir d'une alcôve, encore tout chaud de sa
luxure sénile, que ce monsieur viendrait, tout à l'heure, chanter
pouilles à son petit-fils, un jeune homme, après tout, bien excusable,
ayant la folie de son âge, tandis que lui, ce vieux farceur...!

--Vieux farceur, oui, monsieur, s'écria tout haut le chevalier, en
fendant l'air d'un sifflant coup de canne qui faillit éborgner l'abbé
Calvaigne arrivant.

--Vous êtes bien en colère, chevalier? dit humblement l'abbé.

--Sarpejeu! oui, monsieur. Ah! c'est vous, l'abbé? Pardon! Oui, je suis
exaspéré. Croyez-vous que le comte n'est pas encore là? Et il est
l'heure moins dix! Vous verrez qu'il manquera au rendez-vous. Manquer au
retour d'Adelphe, quelle conduite, hein! Et savez-vous où il est,
seulement?

--Mon Dieu! non.

--Eh! si, vous le savez. Il est avec cette particulière, parbleu!

--Vous pensez?

--Tiens, mais j'en suis sûr. Je ne l'ai pas revu depuis hier, depuis
qu'il s'est sauvé en compagnie de cette guenon. Où est-il? Je suis passé
aux Colonies. Il n'y a pas mis le pied. Il est dans quelque hôtel
interlope, couché avec elle.

--Oh! chevalier, oh! vous allez trop loin.

--Quand je vous dis que si! quand je vous dis que si! J'en donnerais ma
tête à couper. Je le connais bien, moi, ce vieux farceur. Oui, monsieur,
vieux farceur!

L'abbé baissait le nez, enfonçait jusqu'aux coudes ses mains dans ses
manches, rognonnait des hum! hum! Le chevalier, arrêté, courbé en avant
sur ses jarrets tendus, lui secouait violemment d'une main un bouton de
la soutane et de l'autre exécutait par terre un roulement continu du
bout de son rotin frénétique.

--Et tenez, regardez-le plutôt, s'écria-t-il soudain en se redressant.
Regardez-le! dans quel état!

C'était le comte, en effet, qui arrivait, essoufflé pour avoir monté en
trois sauts les six marches du perron; car l'heure sonnait, et l'on
entendait déjà le sifflet prochain de la locomotive entrant en gare. Il
avait l'haleine courte, les tempes grosses, le coeur battant. Puis, sous
l'excitation passagère de ces quelques pas trop précipités, on voyait en
plein la lassitude de tout son corps moulu par une nuit folle. Ses mains
tremblaient. Sa figure, débarbouillée à la hâte, était mâchurée, et les
fibrilles rouges de ses joues avaient comme déteint en une marbrure
livide. Ses yeux étaient tout petits, entre ses paupières boursoufflées
et le tour des cils en jambon. Sa barbe, mal démêlée, s'ébouriffait,
hirsute. Son linge déraidi, fripé, était encrassé aux gondolures de
l'empois détrempé par la sueur.

--Dans quel état, bon Dieu! dans quel état! répétait le chevalier, les
bras au ciel et les sourcils en haut du front.

--Allons, allons, c'est bien, fit le comte. Assez de jérémiades!
Dirait-on pas que j'ai l'air d'un cadavre ambulant, comme toi?
Laisse-moi tranquille. Tu feras monsieur la Grogne plus tard. Voici le
train. Vite, passons sur le quai.

Et ils arrivèrent juste à temps pour voir descendre de wagon un grand
efflanqué, perdu dans son ulster comme un parapluie dans un fourreau
trop large, mal d'aplomb sur ses quilles molles, étroit de poitrine,
blême, blondasse, à maigres moustaches sans couleur, pareilles à deux
mèches de fouet extrêmement usées. C'était le vicomte, éreinté par une
nuit de chemin de fer et plus encore par un an de noce parisienne,
gommeux, fourbu, vidé.

--Mon cher enfant! s'exclama l'abbé avec des larmes dans la voix et un
geste arrondi de prédicateur.

--Ah! pendard! fit le chevalier en menaçant Adelphe de sa canne
amicalement brandie.

Quant au comte, il avait bravement embrassé son petit-fils, avec
d'autant plus d'émotion qu'il se sentait des torts envers lui, à cause
de ce qu'il venait de faire. Adelphe avait reçu un peu froidement cette
accolade. Au moment où ils se désenlaçaient, le comte lui mit les deux
mains sur les épaules, le regarda en hochant la tête et dit:

--Mâtin, tu n'as pas bonne mine tout de même, mon garçon!

Le jeune homme, froissé, se rebiffa d'un air impertinent:

--Ma foi! répondit-il, toi non plus, grand-père.

Le chevalier ricana, fit craquer ses phalanges. Puis, montrant les deux
éreintés à l'abbé qui marmonnait des paroles onctueuses, il dit très
haut et d'un ton sec:

--Voilà ce que c'est que de courir la gueuse!

Ses regards, d'ailleurs, appuyaient particulièrement sur le comte, qui
roulait de gros yeux désespérés, pleins de chut. Car Adelphe avait
dressé l'oreille et levé les sourcils, flairant quelque racontar
ennuyeux pour son grand-père. L'abbé continuait à jaboter, essayait
d'apaiser tout le monde sous ses gestes bénisseurs. Mais le chevalier
insistait, tarabustant, taquin, avec des airs mystérieux, par des
phrases inachevées, où se lisaient entre les mots de mauvais
sous-entendus.

--C'est bon, c'est bon, faisait-il. Je me tais. Suffit! Je me comprends.
Oui, monsieur, je me comprends. Et l'on me comprend.



XVI


Le voyage de retour ne fut pas gai, entre les trois amis et Adelphe.

Le comte avait proposé d'aller se refaire par un bon déjeuner aux
Galeries. Cela les remettrait d'aplomb!

--Ceux qui en ont besoin, avait interrompu le chevalier, toujours avec
les mêmes sous-entendus.

La discussion, au reste, avait tout de suite avorté, Adelphe manifestant
le désir de ne pas s'arrêter à Nantes, de filer droit sur Saint-Nazaire,
et d'arriver à Guérande le matin même. On pensait bien qu'au sortir de
Paris, Nantes l'embêtait joliment, n'est-ce pas? Il n'avait pas le coeur
à se contenter de quelque _Maison Dorée_ du cru, _à l'instar_...! Donner
dans la _gomme de province_, ah! non, par exemple, jamais de la vie!
C'est ça qui manquait de chic!

--Et puis, avait-il ajouté, à tant faire que de s'enterrer, allons-y
_presto subito_, comme on chante dans _les Brigands_. Quand on est chez
le dentiste et que la dent est condamnée, à quoi bon s'y reprendre à
plusieurs fois?

Après quelques autres phrases de cet acabit, menus coups de boutoir à
toutes les avances et prévenances possibles, ils étaient donc remontés
en wagon tous ensemble, en route pour Saint-Nazaire, dans une mauvaise
humeur générale, que ne pouvait adoucir même le verbiage émollient de
l'abbé Calvaigne. En vain s'épuisait-il à tourner des phrases aimables à
la fois pour tout le monde! Il ne parvenait pas à détendre les
physionomies refrognées, moroses, de ses trois compagnons. Chacun,
blotti dans son coin, cuvait et brassait des pensées amères.

Adelphe songeait à Paris, aux folies passées, aux vingt mille livres
gaspillées si joyeusement, et surtout à la femme qui lui avait fait
battre si fort le peu de coeur qu'il avait. Était-ce bien le coeur
qu'elle lui tenait? Non. Plutôt les sens. Il avait goûté avec elle des
plaisirs exquis, raffinés, inconnus à tous les _paours_ de Guérande et
même de Nantes. Étaient-ce bien les sens seulement? Non. Plutôt tout
l'être. Cette femme, qu'il avait eue pour maîtresse et voulue pour
épouse, c'était Paris tout entier incarné dans une enchanteresse. Oui,
Paris léger, coquet, spirituel, luxueux, capricieux, délicieux! Et voilà
pourquoi le mariage même ne lui faisait pas peur à lui, si jeune
pourtant. Cette femme, il la lui fallait, toute, et sienne.
Qu'importaient son existence d'auparavant, ses amants sans nombre? A
tout prendre, tant mieux qu'elle eût vécu! Elle en était plus savante.
Et puis, quoi! la mésalliance, le déshonneur! des blagues! Bon en
Bretagne, ces fariboles-là! Bon pour des caboches étroites, des
cervelles encroûtées! Autant de préjugés rococos, de mots, de routines!
A Paris, on avait l'esprit autrement large. Il en connaissait des et
des, qui avaient rencontré le bonheur, et sans perdre la considération,
en se mariant à des cocottes. Qu'est-ce que c'est qu'une cocotte? Une
honnête femme un peu dévoyée, rien de plus. Et même, si, encore mieux!
il pouvait citer tel et tel, des noms, des gentilshommes de sang plus
bleu que le sien, aujourd'hui collés légitimement et très satisfaits, et
pas reniés du tout, avec de vraies roulures, avec des _vieilles-gardes_!

Aussi, le grand-père aurait eu beau faire, ce n'est pas par ses lettres
grotesques, ses télégrammes insensés, qu'il aurait obtenu ce qu'il
appelait le retour de l'enfant prodigue. L'enfant prodigue s'en fichait
un peu des sermons, et de Guérande, et des vieux amis, un tas de
badernes! Même, les vivres coupés, en voilà une bêtise! Est-ce qu'il n'y
a pas des usuriers à Paris? Est-ce qu'un vicomte authentique,
propriétaire futur de bonnes fermes au soleil, ne trouverait pas des
cent et des mille, rien qu'en remuant le petit doigt? Parbleu! ils
étaient comiques ces _auteurs_, de s'imaginer qu'ils peuvent comme ça
vous mettre à sec du jour au lendemain! Pauvre birbe, va! Alors, il
croyait qu'on revenait pour lui obéir, pour ses beaux yeux!

Non! Si Adelphe avait pris le train, c'est que Paris lui était devenu
odieux depuis le départ de l'adorée. S'ennuyer là-bas ou ici, qu'est-ce
que cela lui faisait, puisqu'aussi bien elle le forçait à vivre
désormais sans elle? Un beau jour, sans prévenir, elle était partie,
laissant seulement un mot où elle disait que ce mariage était
impossible, absolument, et qu'il ne fallait plus y penser. Drôle de
petite femme, tout de même! Il lui offrait le repos, un nom honorable,
un titre, et elle avait refusé. Oh! avec obstination! Peut-être avait-il
trop insisté. Oui, c'est pour cela sans doute qu'elle s'était enfuie. Il
l'avait assommée de ses propositions, lassée, _rasée_. En somme, toute
réflexion faite, il avait eu tort, et c'est elle, toujours elle, qui
avait raison. Eh bien! quoi? le repos, un nom, un titre, la belle jambe!
Et pour cela elle devait renoncer à sa royauté galante, s'enchaîner à
lui. Vrai, si l'on voulait être juste, dans tout cela, c'est à elle
qu'on demandait le plus grand sacrifice! Dame! logiquement! Pauvre
mignonne! Il n'avait pas compris cela, lui, animal. Et pft! elle avait
pris la clef des champs. C'était bien fait.

Où était-elle! Il n'en savait rien. Mais cet exil volontaire ne pouvait
durer. Un jour ou l'autre elle reviendrait à Paris. Ce jour-là, bonsoir
Guérande et les vieux! Il la rattraperait, et, cette fois, il s'y
prendrait mieux pour la convaincre. En attendant, il allait se reposer,
se mettre au vert. Par la même occasion, il tirerait quelque bonne
carotte à la maison. Puis, il dirait deux mots au notaire. Après tout on
lui devait des comptes, hein? L'argent de sa mère ne pouvait pas
toujours lui passer sous le nez. Il n'y a pas de respect qui tienne! M.
Audren de Kernan des Ribiers était son grand-père, soit! mais son tuteur
aussi, que diable! Eh bien! s'il fallait plaider, on plaiderait. Les
affaires sont les affaires!

Ainsi réfléchissait Adelphe, les yeux mi-clos, le nez dans son col
relevé, les doigts tambourinant le manche de béquille de son stick. Et
de petits bâillements qui n'aboutissaient pas, bâillements énervés,
coupés court, allongeaient par moment sa blême figure, au poil blêchard,
au sourire aigre, tiraillé de tics.

En face de lui, le comte, congestionné, lourd, avec des regards ternes
et papillottants, somnolait. D'un mauvais somme, plein de regrets, de
remords. Il se sentait la bouche et la conscience pâteuses. Un grand
vide dans l'estomac, tout à coup, brusque, l'étouffait. Une honte lui
poussait le sang aux oreilles. Quelle folie, quelle faiblesse, d'avoir
passé la nuit avec cette aventurière! Et quand Adelphe devait arriver le
matin même! Une propre veillée d'armes, en vérité, pour se préparer à
faire de la morale! A son âge!! Franchement, le chevalier avait raison
de sans cesse le tarabuster là-dessus. Et l'abbé ne se trompait pas en
disant que le cotillon le perdrait, toujours, toujours. C'était indigne,
tout compte fait; c'était d'un ridicule! Morbleu! On avait des devoirs à
remplir! Mais cette femme, aussi, eh! eh! La tentation avait été si
forte! Et le fruit défendu (oh! pas trop défendu!) si savoureux! Cristi!
comme cela enfonçait les bonnes fortunes de Guérande ou du Croisic,
paisandes, saunières et sardinières, maladroites en jupons crottés! Et
les plus huppées vendeuses d'amour de Nantes, les raccoleuses des
passages, habituées du théâtre et des Galeries, dont il faisait naguère
ses choux gras aux soirs des plus rares débauches, pouah! Quelle
ratatouille, auprès de cette cuisine parisienne, raffinée, raffineuse,
épicée, savante! Bah! laissons-les dire! Une occasion pareille ne se
trouve pas tous les jours. Trop bête qui n'en aurait pas profité! Mais
n'était-ce pas dangereux? N'avait-il pas encore l'eau à la bouche, rien
que d'y penser? Qui sait! S'il allait vouloir en tâter de nouveau!
Diantre! Ce désir, encore obscur, il lui semblait l'éprouver déjà. Des
frissons lui couraient à fleur de peau, piquaient la chair, entraient
aux moelles. La somnolence alors s'aggravait, berçant les remords,
enténébrant les réflexions. Une douce lassitude amollissait les membres
et l'esprit du vieillard, qui dodelinait du chef et souriait vaguement à
des rêves lubriques.

Le chevalier, lui, ne dormait point. Il avait, au contraire, l'oeil
clair comme un basilic. Mais il regardait s'assoupir le comte, ruminer
Adelphe, et il n'augurait rien de bon pour l'avenir. Au fond, il aimait
son vieil ami. Porté à tout voir en sombre, il le considérait comme
dégradé, avili, en ce moment. Sa colère s'en exaspérait. Il eût voulu le
secouer, l'injurier. D'autre part, la froideur impertinente du jeune
homme lui avait fait peine. A lui aussi, il eût voulu parler durement.
Des paroles furieuses lui montaient aux lèvres. Forcé, intérieurement,
grâce à leur attitude, de se tenir coi, la bile le travaillait, le
suffoquait. Il finit même, impatienté, par imposer silence à l'abbé
Calvaigne, qui continuait son ronron de phrases melliflues. Il lui
siffla un chut impérieux, en lui montrant les deux autres, qui
n'écoutaient point. Puis, tout à sa rage rentrée, se ratatinant dans son
encoignure, il croisa et décroisa ses jambes, fit craquer ses phalanges
plusieurs fois de suite, hocha la tête, roula entre ses gencives sa
langue qui le démangeait.

Quand on arriva en gare de Saint-Nazaire, on n'entendait plus dans le
wagon, parmi les rampanpans du train sur les plaques tournantes, que le
bruit d'osselets fait par les mains du chevalier, le souffle du nez de
l'abbé Calvaigne plongé dans son bréviaire, les tambourinades d'Adelphe
le long de sa canne, et le ronflement du comte qui, les joues bouffies,
la lèvre pendante, l'oeil tourné d'extase, béait, avec un mince filet de
bave au contour du menton.



XVII


Au Croisic, le gas était resté couché tout le tantôt du vendredi, sans
se réveiller, sans grouiller seulement dans son somme, même en rêve. A
plat dos, gisant, lourd comme un plomb, il dormait du corps et du
cerveau, pleinement. Dans le plus chaud de l'après-midi, à l'heure où
maître Nicolas se taisait dehors, acouvillonné en petite poule, le bec
entr'ouvert, à l'heure où la chambre ne bruissait plus qu'au bourdon
furtif de quelque mouche, le silence avait paru si profond à
Marie-des-Anges qu'elle s'était approchée du lit plusieurs fois pour
soulever le rideau de serge rouge et regarder son gas, le craignant
évanoui. Il lui semblait comme mort, tant sa respiration, en ces moments
d'accalmie, soufflait doux et menu, perceptible de près seulement,
semblable à celle d'un enfant dans les primes langes. Elle appelait
alors Naïk et Gillioury, qui arrivaient avec d'infinies précautions, la
fillette sur la pointe des pieds, le vieux en glissant ses gros souliers
au ras du carrelage; et tous trois le contemplaient en souriant d'aise,
se disaient leur joie par signe, à la muette, étaient radieux. L'une
arrangeait un pli du garde-jour; l'autre tapotait légèrement la couette
débordée; le père Gillioury faisait pouh! pouh! en écartant des deux
mains les bestioles vrombissantes.

Quand le gas s'était enfin réveillé, au soir, il avait cru sortir d'un
songe, se retrouvant chez lui, loin de la maison de là-bas, si suavement
parfumée. Ici, cela sentait l'antique odeur de chanci, de linge humide,
mêlée au remugle des paniers à poissons. Mais cette forte odeur
coutumière, il l'aimait. Il en eut, tout de suite, le coeur ragaillardi.
Et de même ses yeux s'épanouirent de rencontrer, en place de la pâle
frimousse aux mines ambiguës, les saines et bonnes figures des siens, la
face de bénédiction de sa mère, la binette cocasse et amicale de
_Bout-dehors_, le tant gracieux minois de Naïk. Il n'y avait pas à dire
non, elle était jolie sous sa coëffe, la fine cousine, avec ses rondes
joues en pommes, sa bouchette mignonne en fraise, ses longs regards
pleins de mièvres tendresses! Harné! Où avait-il donc la boule, d'avoir
pu mettre tout cela en oubliance?

Il se dressa, s'étira vivement, alla se fourrer la tête dans une seille.

--Pas là-dedans, s'écria Naïk. On y a lavé des toiles de goudron au
matin.

--Tant mieux! répondit-il en barbottant dans l'eau et se frottant le
nez. Oh! comme ça fleure bon! Je voudrais avoir de la barbe, pour garder
le sent-fort.

Il se secouait comme un chien mouillé, écrasait les gouttes huileuses
sur sa peau grasse, dilatait ses narines, passait sa langue aux
commissures de ses lèvres, soufflait en pluie, riait. Tout le monde de
rire avec lui, jusqu'à maître Nicolas qui, renonçant pour une fois à ses
airs appris, poussait son naturel et crécellant _cracracracra_ de merle
en liberté.

--J'ai comme besoin de travailler, fit soudain Marie-Pierre. Dis donc,
Bout-dehors, si nous allions jusqu'au port vieux, en attendant le
souper. Je voudrais visiter un peu les boîtes à homards. Est-ce qu'il y
en a de beaux, aujourd'hui, la mère?

--Oui-dà, mon gas, il y en a deux surtout, des vrais coffres. Et si
demain les Grévion pouvaient nous ramener du large quelques lubines
numéro un, la vaudrait ensemble la course à Saint-Nazaire.

--Quel jour c'est-il donc, demain? interrompit Marie-Pierre en se
prenant le front pour se rappeler.

--Samedi, dà, jour de marché.

Il fit ah! très longuement, demeura pensif, fouilla au fond de sa poche
où des clefs tintinnabulèrent. Puis il sortit, muet. En route, avec
Gillioury, il continua de rêver. Sa grosse gaieté était tombée à plat.
Au port vieux il visita les boîtes d'un air distrait. Il ne partagea
même pas les bruyantes exclamations du _mathurin_ à l'aspect des deux
fameux homards réellement extraordinaires. Il hala sur les amarres des
casiers sans entrain, n'éprouvant plus ce besoin de travailler qui
l'excitait tout à l'heure. Au quatrième, il lâcha l'ouvrage en disant:

--Viens boire une bolée de cidre, va, ça vaudra mieux. Je ne sais pas ce
que j'ai. Je suis tout chose. J'ai les bras mous comme une moche de
beurre.

Il but deux bolées coup sur coup, puis un gobelet de raide, qui lui
empourpra les joues. Avant de se retirer, il s'arrêta chez les Grévion
et recommanda bien à la femme de dire au père et aux gas, quand ils
rapporteraient leur pêche, qu'on attendait leurs plus beaux poissons
chez Marie-des-Anges, parce que lui, Marie-Pierre, allait demain à
Saint-Nazaire pour le marché.

Comme la petite Thérèse le regardait fixement, sur le pas de la porte,
il lui demanda s'il avait quelque chose de changé, qu'elle le reluquait
si fort.

--Je vois bien que non, répondit-elle. Mais je croyais que oui.

--Pourquoi ça?

--Dame! t'étais en perdition, à c'matin, pas vrai? A preuve que c'est
Gillioury qui t'a ramené à quai. Alors, je tâchais de voir ce qu'il
avait voulu dire comme ça, quoi! Des choses, pardine, je sais pas, moi.

Il lui allongea une giffle, qu'elle évita d'un saut, en l'appelant grand
serin.

--Allons encore boire un peu de raide, fit-il à Gillioury.

--Mais non, du gas. En v'là assez. Tu serais saoul. Il est temps de
souper, d'ailleurs. On nous attend à la maison. Vent arrière et plus de
bordées! Qu'est-ce que t'as donc à la fin?

--J'ai envie de l'être, saoul.

--Eh bien! tu te suiveras la gargousse chez toi.

A table, en effet, il tapa sur le cidre, et tout de suite après la
première bouchée, mangeant peu, vidant le pot par grandes rasades. Non
plus silencieux et rêveur, toutefois. Au contraire, bavard et bruyant,
la langue déliée, les gestes drus, surtout quand il eut humé un
rouge-bord de vin charentais. C'était du vieux picton, conservé
précieusement au cellier pour les jours de fête, et que la mère avait
été quérir sur sa demande. Il en avait soif, de ce fin jus de vigne! Ça
lui ferait du bien! Harné! On pouvait bien y aller de cette dépense! Il
rattraperait ça le lendemain, au marché, avec les deux homards et les
lubines des Grévion!

--Tu y vas donc, décidément, demain, à Saint-Nazaire?

--Pour sûr.

La mère avait fait cette question d'une voix inquiète. Il y répondit
avec une énergie violente, entêtée d'avance contre les objections. C'est
cette idée-là qui lui avait brusquement coupé sa gaieté, tantôt. A
Saint-Nazaire! Aller à Saint-Nazaire! Cela lui avait trotté par la
cervelle depuis le mot malencontreux de la veille. A Saint-Nazaire
devait être la femme. Du moins elle y avait passé. Par où se serait-elle
enfuie, si non par là, le seul chemin pour quitter le pays? Il la
retrouverait certainement de ce côté. Il avait suffi d'une phrase, jetée
au hasard, sans plus, pour évoquer les souvenirs, les rallumer, encore
tout chauds, enflamber derechef les regrets et les désirs irrésistibles.
Et, le mot à peine lâché, la mère avait compris. Elle aurait voulu
s'être mordu la langue avant ce mot, l'avoir coupée même. Maintenant, il
était trop tard. Le mal fait suivait son cours. La mauvaise pensée
s'était épandue dans l'âme du gas en tache d'huile. Elle le voyait bien!
Son silence tout d'abord, son air songeur, puis sa rentrée à demi en
ribote, la mine déconfite de Gillioury, les rires jaunes, les paroles
inutiles, la fausse joie tapageuse, les bolées de cidre, la soif de vin,
autant de tristes signes! Il était repris, le malheureux! Elle l'eût
encore préféré veule, comme cet après-midi, rendu de fatigue, anéanti,
dormant, inerte, mais ne songeant plus à rien. En ce moment, malgré son
bagout de buveur, où il cherchait à s'étourdir, il était tout à son
péché. On lisait dans ses yeux vagues son idée fixe. La vieille ne s'y
trompait point, et une amère désespérance lui serrait le coeur.

Elle essaya, quoique à peu près sûre que ce serait en vain, de discuter
le projet. Après tout, les homards se vendraient fort bien au Croisic.
Le notaire en achèterait un, certainement. Quant à l'autre, si l'on en
faisait cadeau au curé! Puis, les Grévion n'auraient pas bonne pêche. Le
temps n'était pas aux lubines. N'est-ce pas, père Gillioury? Alors, à
quoi bon se déranger pour deux homards? Pas si beaux, d'ailleurs! On en
avait vu souvent de plus guernauds. Il valait mieux attendre une
meilleure occasion.

Le gas n'écoutait pas, ne répondait pas; mais, buté, tenace, répétait:

--J'irai au marché demain; j'irai.

Naïk, innocente, ignorant du reste les détails du matin, racontés à la
mère seulement, Naïk toute gentille répétait avec lui:

--Eh bien! oui, tu iras. C'est entendu, qui t'en empêche? La mère dit ça
pour dire.

Marie-des-Anges lui tirait alors son tablier sous la table et lui
faisait, derrière la main levée, les gros yeux.

Quant à Gillioury, il avait son plan, qu'il communiqua tout bas à la
vieille.

--Faut le saouler. Toutes voiles dehors! Il perdra le nord. Une fois à
fond de cale, il ne se rappellera plus. Ça se noie, les idées! Quand on
a la soute qui déborde, le temps file vingt noeuds à l'heure. On se
réveille à peine, que demain est déjà passé! C'est comme pour le mal de
dents! Rien de tel qu'une petée de vitriol dans la gargarousse. Attrape
à le saouler, la mère!

Lui-même, pour exciter le gas, faisait les quatre cents coups sur son
_banjo_, à fendre le bois, à casser les cordes, en démoniaque, en
ivrogne fin-perdu, hurlant à tue-tête les refrains les plus bistoques,
les plus de bamboche:

        La quille en l'air et bord sur bord,
        Ouvre ta gueul' comme un sabord!
              Ça coule,
              Ça roule,
        Ça vous fout l'branl'-bas dans la boule!
            Et bon, bon, bon,
            A plein bidon,
          Vide ton boujaron,
              Les frères,
          Vide ton boujaron,
              A fond,
          Vide ton boujaron.

Et Naïk s'étonnait de voir la mère verser elle-même de grands coups de
tafia dans le gobelet de Marie-Pierre.

Lui, les yeux hors de la tête, avec le tour cerné en blanc dans sa
figure violacée, les gestes déjà vagues, la voie en bouillie, il raclait
follement son crincrin et faisait chorus au vieux.

--Non, non, pas cette chanson-là, disait-il. C'est trop long, trop
difficile. On s'embrouille. Une plus... plus... plus chose, quoi! Du qui
se chante tout seul, harné! tout seul. Tu sais bien, eh! Bout-dehors,
eh! hareng saur, eh! du bord! tu sais bien, voyons, ça, quoi! La chanson
des... de la chanson, quoi!

Il flanquait alors un rude coup de poing sur la table, se tapait le
crâne du fond de son violon, riait bestialement, et entonnait avec un
large hoquet lui secouant la poitrine entière:

            N'en faut du vin,
            Du vin tout plein.
            Du vin n'en faut,
            Tout jusqu'en haut.
            N'en faut du vin.
            Du vin n'en faut.
            N'en faut du vin.
            Du vin n'en faut.

Sa langue s'épaississait de plus en plus. Les paroles monotones, lentes,
hachées, semblaient lui tomber des lèvres par hoquets. Les notes
râlaient dans sa gorge en modulations rauques, grasses, qui
gargouillaient ainsi que de sourds vomissements. Sa tête pesante
ballottait sur ses épaules. Ses gestes détendus, inachevés, battaient
l'air mollement. Ses paupières n'avaient plus la force de se relever,
et, dessous, on voyait rouler ses yeux, dont les prunelles remontaient,
ne laissant paraître que le blanc, comme en des yeux d'aveugle.

Marie-des-Anges versait toujours. Gillioury trinquait toujours. Le gas
buvait toujours. Maître Nicolas, que le vacarme empêchait de dormir,
retirait par moments sa tête effarée de dessous son aile et commençait
son couplet qu'il ne terminait point. Naïk, effrayée, désolée sans
savoir pourquoi, pleurait.

Enfin le gas, assommé de boisson, s'affala d'un bloc sous la table.
Marie-des-Anges et Gillioury le déshabillèrent et le portèrent dans son
lit. Mais, pendant que sa mère, sanglotante, le bordait, il rouvrit un
oeil, la regarda stupidement, essaya de sourire, se donna une claque sur
le nez, de sa main morte, et répéta plusieurs fois, concentrant tout son
être dans cette affirmation obstinée et vivace:

--J'irai! Harné! Oui, j'irai!... J'irai!



XVIII


Le lendemain, à l'aube, quand Marie-des-Anges se leva, après un court et
lourd sommeil du matin, encore moulue de la nuit blanche qu'elle avait
passée jusque vers les trois heures à gémir et ruminer, la première
figure qu'elle rencontra sur le pas de la porte fut celle du gas, en
train de faire reluire ses gros souliers.

Il avait la mine fraîche et l'oeil clair. Cette fameuse _petée_, comme
disait Gillioury, avait sans doute servi seulement à lui purger la bile.
Grâce à la longue sieste dormie la veille après-midi, son corps reposé
d'avance, au lieu de s'anéantir dans le cuvage de la boisson, s'y était
retrempé plutôt. Il s'était réveillé les membres dispos, malgré la tête
un peu lourde et la bouche un peu sale. Une bonne lampée d'eau fraîche
et quelques larges gorgées d'air, et les dernières fumées d'ivresse
s'étaient évaporées. Il ne lui en restait plus qu'une confuse hébétude,
au milieu de laquelle se fixait d'autant plus énergique l'unique pensée
résistante, la pensée qui avait surnagé dans le naufrage de conscience
de la saoulerie, la pensée à quoi il s'était si tenacement raccroché au
moment de perdre pied en plein somme. Toutes ses réflexions, toutes ses
volontés, étaient tendues vers le départ pour Saint-Nazaire.

--Alors, dit simplement Marie-des-Anges en l'embrassant, alors, c'est
bien décidé, je vois ça. Tu y vas?

--Pour sûr.

--Malgré mes raisons?

--N'y a pas de raisons. J'y vais.

Elle le savait, quoique bon et soumis, têtu. Mais jamais elle ne l'avait
trouvé si assuré de ton, si bref, si résolu en paroles. D'ordinaire,
quand il voulait quelque chose qu'elle ne voulait point, il discutait au
moins et biaisait pour la persuader. Souvent aussi, l'air fâché, il
boudait. Toujours respectueux, d'ailleurs. Il n'avait pas coutume de
contrecarrer violemment son _ancienne_. Aujourd'hui, ni si, ni comment,
ni même de bouderie! Tranquille, sans essayer un rétipolage de mots,
sans s'égarer en chicanes, froidement, n'admettant pas la possibilité
d'un obstacle quelconque, il imposait son affirmation. Il s'était
contenté de froncer les sourcils, et continuait à cirer sa chaussure
d'un mouvement monotone.

--Pourtant, reprit Marie-des-Anges, mes raisons sont bonnes, voyons.
Deux homards, deux pauvres homards, ce n'est pas la peine d'aller
là-bas. Les Grévion seraient déjà venus, s'ils avaient des lubines de
choix. Je te le disais bien, hier: le temps n'est pas aux lubines à
c'matin. Ce n'est pas vraiment pour deux homards qu'on va perdre toute
une journée. Hein! mon gas, réfléchis un brin, allons. Ne fait pas le
cabot, comme ça. Écoute mes raisons.

Il répondit de nouveau, sur le même ton calme, toujours les sourcils au
nez, toujours brossant:

--N'y a pas de raisons. J'y vais.

Alors la vieille, irritée de cette désobéissance orgueilleuse, devint
blême, s'emporta, lui arracha son soulier des mains, le jeta par terre
en criant:

--Harné! non, tu n'iras pas. C'est moi qui te le dis, à la fin, moi, ton
ancienne. Tu n'iras pas entends-tu, non, tu n'iras pas.

Toute la colère, qu'elle accumulait depuis si longtemps, lui déborda
soudain du coeur en reproches amers, en dures vérités. Il n'avait pas
tant besoin de faire le sournois! Elle savait bien pourquoi il voulait
aller là-bas, obstiné comme un âne rouge! Il s'en moquait un peu du
marché! Il n'avait que sa folie en tête, sa sale folie, encore, encore!
Il en oubliait tout, même le respect qu'on doit à sa mère! Une bête ne
serait pas plus malfaisante, plus bouchée, plus déraisonnable, plus
bête, quoi! Un chien en chaleur obéirait mieux! Ah! elle en avait assez,
de ces courauderies-là, de ces hurlubiades, de ces abominations! Voilà
trop de jours qu'elle se mangeait les sangs, qu'elle pâtissait, bonne,
faible, la laine broutée sur le dos, à doucer avec un morveux qui
faraudait comme un homme! Un propre, d'homme, je vous demande un peu,
qui n'avait pas tant seulement trois poils au bec, et qui moucherait du
lait si on lui étreignait le nez! Et ça se rebiffait! Ça ne répondait
pas même aux raisons! Ça disait qu'il n'y a pas de raisons! Ça se
campait, là, droit sur l'ergot, insolent comme un cheval de soldat, à
faire ses quatre volontés! Harné! non! elle n'en pouvait plus de se
tenir ainsi, sans parler, devant des choses pareilles, que les anges en
perdraient patience! Et elle lui dirait tout ce qu'elle avait sur l'âme
et qui la désâmait: qu'il était un ingrat, un sans coeur, de peiner et
torturer et navrer les siens aussi méchamment, de faire pleurer sa
petite Naïk et sa pauvre ancienne, de fuir la maison comme s'il avait le
feu au derrière, de se saouler à la façon des suce-pots, de cracher sur
la brave honnêteté de Dieu, et sur le nom de son père, et sur le salut,
et sur tout, et pourquoi, harné! pourquoi? Pour qui? Pour une gueuse de
française, une étrangère, une mécréante, une rien qui vaille, une
marchande de sa viande, une sorcière damnée, une kourigane de malheur,
pas même jolie, pour tout dire, mais chiffe et vioque, en culotte de
mousse, avec rien dedans, foutue à la six-quatre-deux, et foutant les
gens à leur perdition, paillasse à matelots, sans doute, et les restes
de tout le monde!

Aux accents furieux de ce verbe haut, qui claquait comme des coups de
fouet dans la rue encore déserte, des figures de voisines et de voisins
s'étaient montrées aux fenêtres, et, curieuses, regardaient.
Marie-Pierre, honteux sous tous ces regards et penaud sous les
déclamations de son ancienne, avait reculé pas à pas vers la maison,
puis, franchissant le seuil, était rentré. Toujours déblatérant, la
vieille avait fermé rudement la porte derrière elle, et continuait ses
cris dans la cuisine maintenant, d'une voix plus rauque, assourdie par
le plafond bas. Elle avait en quelque sorte acculé le gas, quoique sans
le toucher, le poussant avec ses paroles vers le fond de la pièce, à
l'endroit d'où partait l'escalier de bois. Elle cessa soudain de
vitupérer, en apercevant Naïk sur le palier du haut.

La petite, ayant entendu le vacarme des reproches et des insultes dans
la rue, s'était levée en chemise pour aller voir par le coin d'une
vitre. Terrifiée alors, se vêtant à la hâte, sans prendre même le temps
d'arranger ses cheveux sous une coëffe, elle avait voulu descendre. Mais
elle s'était arrêtée court à la première marche, comme le gas rentrait
en courbant les épaules, poursuivi par les imprécations de
Marie-des-Anges. Elle écoutait là, et contemplait, toute pâle, joignant
ses mains tremblantes, n'osant souffler. De grosses larmes coulaient
silencieusement sur ses joues.

--Tiens, reprit tristement la vieille, le doigt vers Naïk, regarde,
mauvais gas, regarde la douce pauvrette, dans quel état tu la mets! Et
si ce n'est pas une honte et une pitié, de me forcer à parler comme ça
de toi, le fils de mon homme! Et si ce n'est pas un péché de plus sur ta
conscience, que j'en sois réduite à laisser entendre par cette jeunesse
un tas de saloperies pareilles! Ah! vois-tu, garnement, tu mériterais...

Elle leva la main sur Marie-Pierre, qui, par un geste instinctif de tout
petit garçon, se gara derrière son coude en l'air. Mais c'était bien
inutile. Car, avant même que la main menaçante fût retombée, Naïk avait
poussé un grand cri en accourant, et la vieille s'était jetée sur une
chaise, crevant de sanglots, la figure dans ses deux poings, toute sa
colère détendue, noyée en un flot de pleurs. La petite vint l'embrasser,
et, avec des yeux de suppliante, douloureusement, elle dit:

--Oh! c'est mal, ça, Marie-Pierre; c'est mal, va.

Il ne bougea point. Il avait la tête toujours basse, le regard sec et en
dessous, l'air humilié, mais furieux. Ses lèvres, blanches,
frémissaient. Il roulait entre ses doigts, lentement, le bout de sa
ceinture de cuir. Il semblait ne faire attention à rien, se parler en
dedans, rêver.

Gillioury arriva sur ces entrefaites. Il s'était levé pour être à la
rescousse de grand matin, à tout hasard, craignant que l'affaire, malgré
toutes les précautions prises, ne marchât pas comme il fallait. Quoique
préoccupé d'un grabuge possible, il ne s'attendait pas à un tel
spectacle. Il comprit qu'une scène grave venait de se passer, et
pourquoi. Il alla droit à Marie-Pierre, lui mit la main sur l'épaule.

--Eh bien! dit-il, qu'est-ce qu'il y a donc, du gas? Tu fais pleurer ton
ancienne, maintenant, et tu la laisses comme ça sans lui demander
pardon?

Marie-Pierre fourra ses poings fermés dans ses poches, redressa un peu
le front, et riposta aigrement:

--V'là qu'elle veut me battre, à c't'heure.

--Et puis? reprit le vieux marin, c'est donc une raison, ça? Moi, mon
ancienne m'a encore fiché une calotte quand j'avais quarante ans passés
et des poils gris au menton. Elle avait tort, rapport à ce que nous
discutions. Mais n'importe! J'avais eu tort, moi, de ne pas amener mon
pavillon devant le sien. Aussi, j'ai reçu son pare-à-virer d'aplomb, et
je l'ai mis dans ma poche sans pouffeter. Une mère, vois-tu, mon gas,
c'est une mère, et puis v'là tout. Faut toujours lui céder, je ne
connais que ça.

Marie-Pierre ne bougea pas plus que tout à l'heure. Il ne répondit rien.
Un peu de rouge lui monta seulement aux pommettes. Dans le grand silence
de la chambre, on n'entendait que les sanglots, maintenant étouffés, de
Marie-des-Anges, et la sonnerie des clefs que le gas faisait
machinalement danser au fond de sa poche.

--Alors, quoi? t'es donc muet? reprit Gillioury. T'es donc en bois?

Par la porte, que le vieux n'avait pas refermée, le gas regardait
fixement la chaussure et la brosse restées à terre dans la rue. Il fit
enfin un pas, sans les quitter des yeux, lentement, tranquillement, alla
les ramasser, et, toujours silencieux, rentra en frottant son soulier
d'un mouvement monotone.

Marie-des-Anges, qui avait relevé la tête en l'entendant marcher, le vit
faire et comprit. D'un revers de main elle essuya sa figure. Puis,
froide, elle aussi, décidée, elle dit simplement:

--Tu veux y aller? C'est bien, bien sûr?

Il fit signe que oui, par un hochement bref.

--Eh bien! reprit-elle, nous irons ensemble.



XIX


Dans la route qui monte aux sapinières d'Escoublac, le docteur Cézambre
cheminait, doucement bercé par le pas tranquille de Biju. On avait reçu
à Guérande un télégramme du comte demandant le landau pour l'arrivée du
train à Saint-Nazaire. Cézambre l'avait su et venait au devant de ses
amis. Il était radieux.

Quelle belle journée! Le ciel, ainsi que dit la chanson bretonne, était
joli comme un ange. Des nuages planaient, tout roses, pareils à de
grands pétales envolés de quelque rose énorme. Les champs herbus, les
haies bourgeonnantes, les arbres mi-partie feuille et fleur, les murs
bas des clôtures flambant de giroflées, tous ces verts veloutés et ce
frais bariolage, étalés à perte de vue, rappelaient au vieux médecin de
marine les fêtes de couleur des châles indiens, aux tons si crus et si
fondus en même temps. Tout là-bas, dans le damier des salines, les
marais, roses comme les nuages, semblaient des vitraux couchés à terre.
Les plus _mûrs_ étaient marbrés de moisissures huileuses, où l'eau-mère
s'évaporait en larges taches d'or. De place en place, les cônes de sel
se dressaient, en forme de tentes lointaines, mais de tentes en cristaux
qui miroitaient et s'allumaient de diamants au soleil. La brise, qui
avait léché en voletant ces blocs parfumés, et bu ces senteurs
dormantes, se chargeait encore d'effluves odorants à travers les sapins,
où elle chantait avec une haleine de violette.

Quelle belle journée, et quel bon pays! Sur les bords du chemin, des gas
joyeux, des commères allègres, des gamines court-vêtues, piétonnaient,
en linge blanc, en coëffes éblouissantes, le refrain aux lèvres, le
panier au bras, en route pour le marché de Saint-Nazaire. Il y avait des
paisandes portant des cabas remplis d'oeufs, ou des volailles, les
pattes liées. Il y avait des pêcheurs, la hotte garnie d'algues, entre
lesquelles luisaient les paillettes d'argent des écailles. Ils
laissaient derrière eux une traînée d'air épais, fleurant l'embrun. Plus
âcre encore fleuraient les gamines, apprenties sardinières, qui
balançaient à deux, au bout des poignets, un corbillon de crevettes
cuites, et qui avaient conservé dans leurs jupes, leurs cheveux, leur
chair, les relents de la raffinerie, essence de marée. Des paludiers se
moquaient d'elles, faisaient mine de vouloir manger leur marchandise,
puis, complaisants, les débarrassaient du lourd corbillon, et leur
servaient de portefaix. Elles riaient, admiraient la force des _gas de
marais_, superbes sous leurs braies bouffantes, leur gilet triple, leur
grand chapeau de feutre à l'aile crânement retroussée. Et tous,
pêcheurs, paisandes, fillettes, paludiers, tous, en passant, lançaient
au docteur un respectueux et gracieux:

--Bonjour, monsieur Cézambre! Bonjour, Biju!

Les anciens matelots faisaient le salut militaire, fourraient leur
chique entre les dents et la joue, et disaient:

--Bonjour, m'sieu le major!

Oh! oui, le bon pays et les braves gens! En vérité, on ne pouvait mieux
choisir pour finir tranquillement ses jours. Quelle douce destinée que
celle de Cézambre, et comme il se trouvait heureux! Il avait une gaie
maisonnette, là-bas, près du mail de Guérande, toute embaumée de
glycines et de clématites, soigneusement tenue par la vieille
Marie-Anne, avec du fin linge dans ses armoires, du vieux Bordeaux et du
pur Jamaïque dans sa cave, un puits frais pour l'été, un grand lit bien
couetté et une large cheminée à auvent pour l'hiver. Ce n'était pas une
fatigue, sa clientèle, mais une distraction plutôt. Il allait, il
venait, humant les saines brises de mer, fumant d'excellentes petites
pipes en bois des îles, trottinant ou se dandinant sur sa profonde selle
en fauteuil. Et ce Biju, la crême des bidets! Marchait-il assez plan
plan pour le quart-d'heure! Lesté d'un picotin, ayant brouté quelques
brins de dessert le long des haies, il raccourcissait le pas comme pour
mieux berçotter son maître. Il se sentait fortuné, lui aussi, et, quand
le docteur répondait au bonjour amical des passants, il répondait de
même, à sa façon, par un hennissement bref, pareil à un éclat de rire.

Et les amis, les chers amis de Guérande, les soirées aimables chez des
Ribiers! Il était bien un peu entiché d'idées rococo, le vieux comte, un
peu beaucoup féru de son fameux ancien régime; mais si jovial compagnon
tout de même, si bon vivant! Et l'ancien régime d'ailleurs n'était pas
déjà tant mauvais, au point de vue gastronomique pour le moins! La
cuisine française, à la mode d'autrefois, vous avait des recettes
merveilleuses: un certain hochepot de poisson, particulièrement, et des
pâtés de lapins, aussi, et toute une ribambelle de soupes plus
savoureuses les unes que les autres, un vrai musée de gueule,
religieusement entretenu par d'antiques traditions provinciales.
Parbleu! la gourmandise est un péché mignon de l'âge mûr, et, sans faire
un dieu de son ventre, on pouvait se lécher les lèvres à ces fêtes de
Monseigneur l'Estomac. Surtout quand cela était assaisonné de vive
causerie, de gais propos! L'abbé Calvaigne rechignait parfois, il est
vrai, au mot pour rire; mais comme il était doux, en somme, facile à
vivre, amusant par son inaltérable condescendance! Quant au chevalier,
une source de joie perpétuelle, avec ses chicanes, ses bougonnades! Au
demeurant, le moins ennuyeux des vieillards. Dans ses jours de
bavardage, alors qu'il avait une pointe de vin d'Anjou, nul ne le valait
pour raconter des anecdotes, et spirituellement! Ah! les délicieuses
parties de boston qu'on faisait là, et les plus délicieuses encore
parties de langue!

Puis, il y avait la chasse, la pêche, les promenades en mer, les
relations improvisées au moment des bains, quand on venait presque
chaque après-midi griller un cigare à l'établissement du Croisic! Et
puis, il y aurait aussi ce grand flandrin d'Adelphe qui revenait
aujourd'hui même et qui mettrait un peu de jeunesse dans la maison,
parlant de Paris, apportant des idées neuves sans doute! Dans quelque
temps, on le marierait pour sûr, ce blanc-bec, et le vieil hôtel du
comte serait fleuri d'une famille, de poupons frais et bouclés, qu'on
ferait sauter sur les genoux, qu'on se disputerait. Chacun en jouirait,
serait un peu grand-papa! Quelle belle fin d'existence pour tout le
monde!

Égoïstement le docteur se délectait à ces espérances, à ces riantes
images. Il se voyait vieux garçon, débarrassé de tous les soucis du
ménage, câliné par les petits des Ribiers comme une espèce
d'oncle-gâteau, aimé de ses bons amis, aimé des paysans, aimé de sa
brave Marie-Anne, aimé de Biju, aimé de tous, et les aimant tous et
terminant, doucement ses jours dans une béatitude qui l'attendrissait
d'avance sur son propre bonheur.

En vérité, il avait une chance extraordinaire, après une vie si
ballottée, si sombre par instants, de pouvoir goûter un repos si calme,
de pouvoir envisager un avenir si bleu, si rose. Bleu et rose, et
parfumé aussi de suaves tendresses, parfumé comme cette brise qui avait
respiré l'exquise odeur des salines et qui s'embaumait encore à travers
les sapins où elle chantait avec une haleine de violette!

--Bonjour, monsieur Cézambre! Bonjour, Biju!

C'était le salut des pêcheurs, des paisandes, des sardinières, des
paludiers. Et le docteur, les yeux voilés de larmes furtives, leur
renvoyait le bonjour d'une voix émue, tandis que Biju, guilleret,
poussait son petit hennissement bref, semblable à un éclat de rire,
qu'il accompagnait par moment d'une facétieuse pétarade.



XX


--Bonjour, m'sieu le major! Bonjour, mon p'tit Biju!

C'était dans la descente d'Escoublac, à la croisure du sentier de
traverse qui coupe au court par les sapinières. Immobile, les jambes
écartées comme pour parer au roulis, la main gauche sur la couture de la
culotte, la main droite en éventail au béret, le père Gillioury faisait
le salut du matelot, en écarquillant son oeil unique fixé à quinze pas.

--Bonjour, Bout-dehors, répondit le docteur. J'espère que te voilà en
grande tenue! Tu vas donc tirer une bordée à Saint-Nazaire, vieux
lascar?

--Non-dà, m'sieu le major. Vous voyez bien que je n'ai pas tant
seulement mon _banjo_ pour faire danser les puces des punaises. Et puis,
quoi! à mon âge, savez, on n'est plus porté sur la chose. Non, je vas
là-bas rapport à ce que m'a dit Naïk, que j'arriverais à Escoublac avant
les deux autres par la traverse, et que là je les joindrais, pour être
là, pour ça et ça, veiller au grain, masque partout! A cause que la mère
est démâtée, partie le vent debout, et que le gas tire à babord, elle à
tribord, et ce qui s'en suit, dont il faut que je sois avec pour suiver
le cabestan, au cas que...

--Qu'est-ce que tu baragouines donc là, mon vieux? Il faudrait un peigne
pour démêler ton histoire. Je n'y saisis rien. Je comprends bien le
_marin_, parbleu! Mais de qui parles-tu?

--Je vas vous dire donc ça, reprit Gillioury, avec les points sur les
_i_, et les noms des gens, qui mettront des feux au bout des vergues,
que vous y verrez clair comme en plein jour.

Puis, tous deux cheminant de conserve, Biju ayant raccourci encore son
allure pour s'accorder au boitillement du mathurin, le vieux raconta au
docteur, par le menu, la scène du matin et ce qui l'avait précédée, les
affres de Marie-des-Anges en querre de son gas, le retour de
Marie-Pierre, sa saoulerie, son entêtement à repartir dans le sillage de
sa donzelle, et comment la mère ne l'avait point voulu lâcher d'un cran
et lui avait emboîté le pas. Gillioury était resté à la maison, chargé
d'aider Naïk dans la besogne du port, vu que cette fine jeunesse n'avait
pas les poignets pour haler sur les boîtes à homards. Mais la pauvre
petite, eux disparus, avait prié et supplié son brave Bout-dehors de les
rattraper, disant qu'elle ne serait pas tranquille sans cela. Le gas
était si monté! La mère si démontée! Pour sûr il arriverait quelque
chose! Lui seul pouvait tenir la barre entre les deux, soufflés en
tempête! Alors, dame, il s'était vite habillé sur son trente et un. Avec
dix sous qui lui demeuraient en poche, il avait payé la goutte à
Guillaume Hervé qui voiturinait des gens jusqu'au Pouliguen, et qui
l'avait pris en lapin sur le siège, ce qui lui avait gagné du temps et
les trois quarts de la route; et par ainsi il allait se trouver à
Escoublac avant les autres, qu'il attendrait là et qu'il ne quitterait
plus, et voilà!

--Naïk, et la Marie-des-Anges sont des femmes, répondit le docteur.
Elles s'épouvantent de rien. Comment ne leur as-tu pas dit, toi,
mathurin salé, que la maladie du gas est une folie de printemps, pas
plus? J'ai déjà endoctriné la vieille sur ce chapitre. Il faudrait lui
faire comprendre qu'elle aguiche la soif du petit, en l'empêchant de
boire. Laissez-le donc à son feu de paille, au lieu de verser de l'huile
dessus.

--Mais pardon, excuse, m'sieu le major, ce n'est point un feu de paille,
je vous le promets. J'ai vu ce que j'ai vu, moi, et je sais la chose
qu'est la chose. Harné! vous pouvez m'en croire. Je suis un dur à cuire,
pas vrai, et je n'ai pas le cul dans une jupe. Eh bien! jamais,
entendez-vous, m'sieu le major, jamais je n'en ai rencontré un pincé
comme ça. Je pensais de la même façon que vous, encore hier, quand je
l'ai ramené à quai. Mais ce matin, je l'ai trouvé joliment la quille en
l'air, plus sournois qu'un négrier, pavoisé en noir. Et ce qu'il
caronadait en dedans contre son ancienne, c'était effrayant! Il
renierait Dieu pour un bécot de son Allemande, que je vous dis.

--Elle est donc réellement enjôlante, cette femme? Hein, toi qui l'as
vue?

--Couci couça, dire pour dire!

--Mais cependant?

--Ben, dame, oui, quand on la reluque d'aplomb. Sûr que j'en ai tâté de
plus cossues dans mon temps! J'aime pas bien son gabarit sans bossoirs.
Elle a plutôt l'air d'un moussaillon que d'autre chose. Et un
moussaillon crevé, un moussaillon d'hôpital, qui maigrit de fièvre et se
travaille de la courte. Seulement, elle vous a des écubiers damnatifs,
quoi! Surtout pour un novice, qui sue d'amour. Elle vous regarde comme
ça et comme ça, à travers son gréement de cheveux en or. Diables
d'z-yeux, allez, tout de même! C'est gris, c'est vert, c'est couleur de
temps qui change, c'est tout ce qu'on veut; mais ça vous déboutonne,
enfin! En avez-vous déjà vu, m'sieu le major, beaucoup d'z-yeux de ce
tonnage-là? Moi, c'est la première fois.

--Oui, répondit le docteur distrait, j'en ai déjà vu.

--Alors vous comprenez?

--Je comprends.

Gillioury continuait à bavarder. Mais le docteur ne l'écoutait plus.
Rêveur, laissant s'éteindre sa pipe au coin de sa bouche, la main
pendante, le corps ballant, il pensait aux yeux pareils qu'il
connaissait, aux yeux de Fernande, de sa femme. Elle aussi, elle avait
ce regard de nuance indéfinissable, _couleur de temps qui change_, à la
fois clair et obscur, terne surtout, mais d'un gris si grisant, si
vert-de-grisé. Comme le mot de Gillioury était juste! Oui, ces
regards-là, on eût cru qu'ils avaient des tentacules qui vous prenaient,
des doigts mystérieux et lascifs!

--Et tu dis qu'elle a des cheveux en or?

--Oui, jaunes comme des jaunets du Mexique.

Le docteur se rappela les cheveux de Fernande, d'un blond cendré si
doux. C'est ce blond cendré et cette douceur qui lui faisaient le regard
encore plus étrange, à elle, plus chatouillant, plus enveloppant. Elle
avait l'air tout ensemble d'une sainte Vierge et d'une Messaline. Elle
vous donnait l'impression d'une religieuse qu'on trouverait au gros
numéro.

--Mais, vous savez, reprit Gillioury, ils sont trop jaunes, pour sûr,
trop en or. Ça ne paraît pas naturel qu'il y ait des cheveux comme ça.

Un violent coup de rêne tira en arrière Biju étonné, qui se demanda
pourquoi son maître lui faisait ainsi faire halte brusquement, au beau
milieu du chemin. A la dernière phrase de Gillioury, le docteur avait
ressauté sur sa selle, avec un haut le corps, et avait presque crié au
mathurin stupéfait:

--Qu'est-ce que tu dis là? Pas naturel? Comment?

Gillioury crut avoir lâché une bêtise, se gratta le nez, remonta sa
lippe, ne comprit pas en quoi il avait fauté, et répéta:

--Je dis la chose qu'est la chose, m'sieu le major. Ça ne paraît pas
naturel, vrai de vrai. C'est comme qui dirait un chapeau en fils d'or.

--Tu veux peut-être parler d'une perruque?

--Non-dà. Je l'ai vue de tout près, la particulière; elle a bien ses
cheveux plantés à même la peau, à la façon de vous et de moi. Seulement,
c'est la couleur qui ne paraît pas venue au monde comme ça. Dame! il n'y
a rien de drôle, après tout, n'est-ce pas? Vous avez été dans les mers
du Sud, m'sieu le major, et vous savez que les femmes s'y font les dents
noires. Pourquoi que celle-là ne se ferait pas les cheveux jaunes?

Le docteur avait rendu la main à Biju, qui reprenait son pas tranquille.
Un nouveau coup de rêne l'arrêta encore. Décidément, son maître avait la
berlue! Et Biju pensait juste. Car c'est précisément ce que murmura
soudain Cézambre:

--Non, non, ce n'est pas possible! J'ai la berlue! Je suis fou!
Qu'est-ce que je vais m'imaginer là?... Ah! cette gueuse! J'y songerai
donc toujours? A propos de tout? Cré nom!

Un moment cette idée absurde lui avait traversé la cervelle, que la
femme aux cheveux teints, au regard morne et lubrique, la femme, après
qui courait le gas Marie-Pierre, pouvait être Fernande. Quelles chimères
insensées il se forgeait! En voilà des stupidités! Y avait-il une
apparence de raison, à se tourmenter de la sorte par des suppositions
biscornues!

Et pourtant, qui sait? Le hasard est si bizarre! Puis, cette misérable
était si perverse! Mais alors, elle serait venue ici exprès, pour le
troubler, le déshonorer! Allons donc! c'était idiot de ruminer des
inventions pareilles! A quoi bon ce retour offensif? Dans quel but? Dans
quel intérêt? Après dix ans! Oh! non, certes, il n'y avait pas de bon
sens, de s'arrêter, même une seconde, à ces bêtises!

Ainsi réfléchissant, le docteur ronchonnait à mi-voix, et agaçait de ses
gestes les rênes du pauvre Biju, qui s'impatientait, reniflait,
fouillait le sol du pied. Gillioury comprenait de moins en moins,
cherchait quels rapports pouvaient exister entre les cheveux jaunes
d'une inconnue et l'évidente tristesse du docteur. A part lui, il
n'était pas éloigné de croire que m'sieu le major avait la boule un brin
détraquée. Ces médecins, ces savants, des bonshommes pas comme les
autres!

--Mais quel âge a-t-elle, cette femme, voyons? dit le docteur après un
très long silence.

Gillioury leva les sourcils, s'allongea le nez en l'étirant ainsi qu'une
pâte de guimauve, fit ploc ploc ploc plusieurs fois avec sa lippe.
Cézambre le considérait anxieusement. On eût dit que tout son être était
absorbé dans la réponse attendue, que sa vie allait en dépendre.

--Ma foi! prononça enfin Gillioury, pas commode à savoir, ça! M'est avis
que les rides de la donzelle ne sont peut-être pas une preuve d'âge. Des
peaux de cette peau-là, ça doit se dessaler vite. Faudrait voir!
Faudrait tâcher moyen de prendre le point, de calculer.

--Mais, à ton idée? A première vue? Quel âge lui as-tu donné d'abord?

--D'abord? Harné! d'abord, je l'ai crue une petite pévouine, pas
davantage. Seulement, de près, en ouvrant l'oeil, et le bon, j'ai saisi
la chose qu'est la chose, son signalement, quoi! Mais, si j'étais
grippe-jésus chargé d'écrire son livret, je tournerais joliment ma plume
avant de chiffrer son âge.

--Enfin, enfin, ton dernier mot?

--Dame! au moins dans les quarante ans, pour tout dire.

Un grand soupir de soulagement détendit la poitrine gonflée du docteur,
qui ne put s'empêcher de s'exclamer:

--Ah! je savais bien que j'étais fou, archifou! Parbleu! ce n'est pas
elle.

Tout en cherchant son arrêt définitif, Gillioury avait bourré sa pipe.
Le docteur ralluma la sienne, tendit son briquet au mathurin, et tous
deux continuèrent à descendre vers Escoublac, devisant de choses et
d'autres maintenant, du temps passé, surtout du temps de mer, des pays
vus jadis, des bateaux qu'ils avaient connus.

--Hé! vous avez navigué sur la _Jeanne Goberge_, m'sieu le major? Pas
possible? Et quand donc ça?

--Alors tu as eu Riboulet, de Marseille, pour capitaine? C'est
singulier!

Gillioury grattait de la main les cordes imaginaires de son _banjo_
absent, et rappelait des commencements de chansons matelottes. Le
docteur fredonnait au souvenir. Biju voulait allonger le pas ou danser
en trottinant, pour marcher au rhythme des airs. Les gens se disaient en
les voyant passer, si souriants:

--Il n'y a encore que les vieux marins pour avoir toujours le coeur gai.



XXI


A Escoublac, on faisait halte chez le père Lanthoine, à la renommée des
oeufs frais. Les fillettes restaient à jaboter devant la porte, tandis
que les hommes et quelques commères à coëffe noire lampaient des bolées
de cidre ou un petit godet de raide. Les plus huppés, les gas à trois
gilets, se donnaient le genre d'imiter les voyageurs, gobaient des oeufs
en clappant de la langue. On s'écarta respectueusement pour faire place
au docteur, qui laissa Biju débridé, les naseaux dans une auge pleine de
barbottage, et poussa devant lui Gillioury, embarrassé de tant
d'honneur.

--Allons, mon vieux, avait dit M. Cézambre, un verre d'angevin, ça te
va-t-il? A la santé de nos tours du monde, que nous ne ferons plus!

Gillioury, rouge de joie, se tenait assis loin de la table et buvait
lentement, le coude à la hauteur de l'oeil. Et chacun de penser comme
lui-même:

--Quel brave homme que ce docteur! Pas fier, hein! Et franc d'encolure
avec les honnêtes gens.

Et quand les buveurs se furent de nouveau éparpillés sur le chemin, le
mathurin encore ému, ne put s'empêcher de lui dire:

--On voit bien que vous n'êtes pas un terrien, vous, m'sieu le major.
Vous aimez comme ça les vieux goudronnés. Aussi, voyez-vous, je reviens
à la chose qui me tracasse, que j'en ai là un cancrelat dans la boule. A
l'histoire du gas, quoi! Son père était un fin marin, vous savez,
l'homme à Marie-des-Anges. Et il m'est cher pour ça, le gamin, comme si
qu'il serait mon petit. Alors, pour lors, harné! il faut que vous nous
aidiez à le démarrer de son banc de sable, vous qui êtes si bon et si
savant. N'y a que vous, foi de Bout-dehors! N'y a que vous qui le ferez
marcher droit, qui le ferez venir au lof. Pardon excuse, si je vous
embête avec ça; mais, vrai de vrai, ça me travaille.

--Et que diable veux-tu que j'y fasse?

--Lui parler, le raisonner, lui dire ça et ça, je sais pas, moi; mais
vous saurez bien, vous. Quand je pense qu'il saille de l'avant contre
son ancienne, à c't'heure! Qu'est-ce que j'y peux, moi, avec ma patte
éclopée, mon oeil en voyage, mon bagout de gabier et mes chansons de
dessous le nez? N'y a que vous, m'sieu le major, n'y a que vous pour lui
donner de la garcette.

--J'essaierai, mon vieux, puisque tu y tiens. Attendons alors. Ils vont
arriver bientôt, sa mère et lui. Nous ferons route ensemble. Je lui
dirai deux mots.

Une demi-heure plus tard, comme ils bavardaient encore, Gillioury cligna
soudain de l'oeil, et, par la fenêtre ouverte, montra au docteur
Marie-des-Anges et le gas qui cheminaient silencieusement. Le gas
faraudait, en ses habits les plus fins, les cuisses gênées par sa
culotte que remontaient des bretelles, le buste boudiné dans sa jaquette
des dimanches, devenue trop étroite. Sous un chapeau melon à la mode de
la ville, ses cheveux raides luisaient, gras de pommade. On voyait qu'il
s'était fait beau. Marie-des-Anges était tout en noir, droite dans son
long corset breton, encapuchonnée sévèrement dans sa coëffe de veuve.
Tous deux avaient la figure aigre, serrée, les sourcils coupés d'une
grosse ride. A leurs bouches closes, à leurs lèvres froncées
obstinément, comme cousues, on comprenait qu'ils n'avaient pas dû
échanger une seule parole depuis leur départ du Croisic. C'était bien la
guerre déclarée entre eux. Même, le voyage était sans prétexte. Les
fameux homards étaient restés dans leur casier. La vieille, pourtant
âpre au gain, ne les avait pas emportés. Elle allait afin de suivre son
gas, sans plus. Et lui, il allait afin de suivre sa folie. Une sourde et
furieuse colère bouillait dans leur coeur, flambait dans leurs yeux. Au
lieu d'une mère avec son fils, on eût dit deux ennemis enchaînés
ensemble, muets, obscurs, frénétiques et têtus.

--Hein! m'sieu le major, vous les voyez. Deux boulets ramés, quoi! dont
l'un serait français et l'autre engliche. C'est pas pour de rire, harné!
Ça vous tire plutôt les larmes, pas vrai?

Le docteur sortit, suivi du vieux matelot, et les héla. Marie-des-Anges
s'approcha avec un éclair d'espérance dans le regard. Elle avait compris
tout de suite la manoeuvre de Gillioury et l'intervention possible de M.
Cézambre. Le gas, lui, tourna seulement la tête, ramena plus dru ses
sourcils l'un contre l'autre, et continua son chemin après un sec:

--Bonjour, monsieur le docteur.

Alors Cézambre rajusta d'un tour de main la gourmette de Biju, passa les
rênes dans son bras; puis, menant le bidet par la figure, rejoignit le
gas et se mit à marcher à côté de lui. Marie-des-Anges et Gillioury les
suivaient de loin, essayant de saisir le sens des paroles qu'il disait,
cherchant à deviner par l'allure de Marie-Pierre comment le morigéné
prenait la semonce.

Semonce bien douce à n'en pas douter. Car le docteur parlait sans éclats
de voix, sans grands gestes, amicalement. Il frappait de temps à autre
sur le dos du gas, de petites tapes conciliantes. Deux ou trois fois, il
lui fit faire halte, le campant devant lui face à face, l'empoignant
comme au collet, mais avec un sourire. Il lui démontrait quelque chose
par une rapide secousse de l'index. Biju, en ces moments, s'arrêtait
aussi, appuyait sa grosse tête sur l'épaule de son maître, soufflait au
nez du gas. Celui-ci, la mine moins aigre, les sourcils détendus,
écoutait. Toujours sans répondre néanmoins. Les raisons semblaient
glisser sur lui plutôt que le pénétrer. Il ne rétrigotait pas, il est
vrai, même par des hochements de caboche, et toute autre que sa mère eût
pu le croire soumis. Mais, elle, le connaissant, comprenait bien qu'il
ne se rendait pas, rien qu'à sa contenance sournoise, rien qu'à ses yeux
vagues, qui regardaient au loin entre les paupières croisant leurs cils.

Le docteur, lui, s'y trompa, et au bout de dix minutes, voyant le gas
comme radouci, sans objection aux arguments, sans résistance, humble,
passif, presque penaud, il s'imagina l'avoir enfin persuadé.

--Eh bien! lui fit-il, c'est entendu! A la bonne heure, te voilà
raisonnable. Tu vas être bien sage, et retourner au Croisic avec ton
ancienne.

Il dit cela d'une telle assurance, à voix haute si convaincue, que
Gillioury et Marie-des-Anges eurent une seconde de joie, et
s'approchèrent ravis.

--C'est-il Dieu possible? C'est-il vrai, Jésus-Marie? soupira la bonne
femme.

Le gas fit un mauvais sourire, à peine dessiné cependant, mais qui
suffit à dissiper l'illusion de la vieille.

--Eh non! s'écria-t-elle en lui montrant le poing. Non, ce n'est pas
vrai, méchant vaurien. Je le vois bien à ta mine de bouc entêté. Tu t'es
foutu de môssieu Cézambre comme de moi!

Il n'ouvrit toujours pas la bouche, mais continua de marcher, plantant
là, sans plus de cérémonie, le docteur, qui n'en revenait pas, d'une
pareille ténacité, et grognait entre ses dents:

--Breton, va, fils de Breton!

Gillioury était piteux, déconfit, débouté de son suprême espoir. Il se
demandait s'il ne fallait point sauter sur le gas, lui travailler les
côtes à coups de savates, le ramener de force à la maison, sous une
dégelée de tire-t'arrière. Mais, comment? Lui si démoli, si mal gréé à
c't'heure, avec sa guibole boiteuse, et ses bras rouillés, et toutes les
avaries de sa coque en retraite, comment pourrait-il saborder ce
gaillard-là, d'aplomb et trapu, qui faisait la loi à tous les gas du
pays? Et cependant, bien sûr, une bonne roulée le remettrait au nord.
Ah! c'est la vieille qui devrait se charger de ça, lui tricoter les
joues, lui flanquer une double ration de sucre de giroflée! Il n'oserait
pas lui rendre la monnaie de sa pièce, à elle, à son ancienne! Eh! nom
de bleu! qui sait? Il était si buté, la petite brute! C'est infernal,
ces fous-là, quand ça vous a pris la gueulée pleine au boujaron d'amour!
Mais quoi faire, harné! quoi faire, alors?

Toutes ces idées avaient passé rapidement par la tête de Gillioury, en
voyant la vieille qui suivait le gas, poing tendu, déblatérant, la
mâchoire en avant, ainsi qu'une bouledogue. Elle cessa brusquement, se
remit à marcher d'un pas calme, parla soudain sec et froid.

--Et puis, non, dit-elle. Je n'en suis plus à me colérer comme à
c'matin. Tu serais trop content, sans coeur. Non! j'ai mon plan. Nous
verrons voir qui est-ce qui rira pour finir. Harné! Caboche à caboche,
mon gas. Têtu, si tu veux! Mais je t'en revendrai, du têtu. T'es le fils
de ta mère, va. Je ne céderai point.

Et l'on recommença à cheminer silencieusement. Le gas et la vieille
allaient chacun sur un des bords de la route, se jetaient des regards
furieux, de côté. Au milieu, Gillioury traînait la jambe, ruminait des
projets impossibles. Le docteur philosophait tout seul derrière,
absorbé, réfléchissant à cette folie du rut qui bestialise les hommes,
se rappelant que lui aussi, jadis, avait connu ces fièvres du désir, ces
exaspérations de la volonté, ces soifs de saoulerie sensuelle. Attristé,
non pas indigné, il plaignait le gas, le trouvant moins coupable que
malade. Il se disait:

--Ah! les femmes! Comme on serait heureux sans ces garces-là!



XXII


Comme on approchait de Saint-Nazaire, à l'avant-dernier tournant de la
route, Biju, toujours mené par la figure derrière le docteur pensif,
l'arracha soudain à ses réflexions en poussant un hennissement joyeux.
Il avait flairé à l'horizon ses camarades du landau, qui bientôt
stoppèrent, pendant que Cézambre escaladait le marche-pied.

--Eh! bonjour, Adelphe, comment allez-vous?

--Et vous-même, docteur?

--Diable! mais vous avez tous une figure d'enterrement.

--Oh! pour moi, c'est bien de circonstance, n'est-ce pas?

--Vous voyez, docteur, interrompit le comte, voilà comme il est aimable
depuis Nantes.

--Ma foi! dit le chevalier, il joue dans tes cartes. A vous deux vous
avez tous les piques.

--Ce qui ne les empêche pas d'avoir du coeur, fit gracieusement l'abbé
Calvaigne, qui continua et accentua l'allusion avec un sourire distribué
à la ronde, et sur un ton flûté.

--Charmant, charmant! glapit ironiquement Adelphe. Mon Dieu! comme on
est donc spirituel à Guérande! C'est étonnant qu'avec tant d'esprit on
s'y fasse aussi vieux!

Sur le bord du chemin, le gas s'était arrêté. Il contemplait
attentivement ces gens qui revenaient de Nantes, et qui peut-être
avaient vu la fugitive. Il fixait en particulier ses yeux sur le comte,
qu'il avait naguère aperçu, à plusieurs reprises, rôdant par les dunes,
surtout aux environs de la baie des Bonnes-Femmes, curieux, quasi
furtif, comme ramené dans ses promenades vers la petite maison. Il
n'avait pas alors remarqué autrement ces allées et venues. Il se les
rappelait maintenant. A coup sûr, celui-là n'avait pas vagabondé par là
uniquement pour tuer des mouettes, si loin de Guérande! Est-ce que ce
serait un amoureux, un adversaire? A cette idée, la face du gas se
contracta davantage, avec un regard en dessous, noir, torve.

Marie-des-Anges et Gillioury s'étaient arrêtés pareillement, après un
respectueux bonjour, et, de l'autre bord du chemin, tous deux avaient
observé l'assombrissement de physionomie du gas, mais sans le
comprendre.

Cela n'avait pas échappé non plus à d'Amblezeuille, qui en même temps
constata une certaine inquiétude sur le visage du comte, gêné par la
muette, interrogative et ténébreuse contemplation du jeune homme. Sans
plus ample renseignement, le chevalier devina que ce devait être là ce
Marie-Pierre, qui avait, comme il disait l'autre jour, coupé l'herbe
sous le pied au vieux Kernan. Il voulut en avoir le coeur net, et ne pas
manquer l'occasion qui se présentait de taquiner un brin son ami, en lui
faisant honte d'une rivalité semblable.

--Dis donc, petit gas, fit-il à brûle-pourpoint, est-ce que tu n'es pas
Marie-Pierre?

--Oui, m'sieu.

--Ah! ah! Et où vas-tu comme ça?

--Je vais à mes affaires, dà!

Quelque peu interloqué par cette brève et mal accommodante réponse, le
chevalier s'en consola en voyant blêmir le comte, qui dit brusquement:

--Laisse donc les gens tranquilles, d'Amblezeuille. Et, filons! Voilà le
docteur en selle. Le déjeuner nous attend.

Le cocher avait déjà rendu la main et cliclaquait du fouet et de la
langue pour lancer ses chevaux, quand Marie-Pierre, au risque de se
faire rouer, s'accrocha vivement à la portière, des deux poignets, et
allongea sa tête à l'intérieur de la voiture, comme pour examiner le
comte de plus près, dans le blanc des yeux.

--Il est fou! s'écria Marie-des-Anges, qui fit aussitôt le tour du
landau pour le rejoindre.

Le docteur avait vite poussé Biju devant l'attelage, en travers,
craignant que le gas ne fût écrasé. Plus prompt encore, tout en
claudicant, Gillioury s'était jeté à la bouche des chevaux et les
maintenait.

--Eh bien! quoi! qu'est-ce qu'il y a? fit le comte, qui s'était
instinctivement renfoncé contre la capote, reculant du buste sous le
regard fixe du gas.

D'une voix sourde, presque basse, sifflante entre ses mâchoires serrées,
Marie-Pierre lui dit, à deux pouces du visage:

--Vous l'avez vue, n'est-ce pas?

Adelphe, que cette figure soudainement apparue avait effrayé d'abord,
trouva très drôle en ce moment l'air décontenancé de son grand-père, se
colla son monocle sous l'arcade sourcilière, s'esclaffa.

--Ah! ne riez pas, vous, le sardinot! grogna Marie-Pierre. N'y a pas de
quoi rire.

Le chevalier avait levé sa canne à demi.

--Touchez point! lui cria le gas, en grinçant des dents.

--Voyons, mon ami, interrompit doucement l'abbé Calvaigne, qu'est-ce que
vous demandez? Expliquez-vous, soyez calme. Il faut s'entendre. Vous
comprenez qu'on ne parle pas ainsi à monsieur le comte, comme un
furieux, un énergumène. Voyons, mon ami, mon enfant.

--Eh! répliqua Marie-Pierre d'un ton plus doux, je ne lui veux pas de
mal non plus, m'sieu le curé. C'est pour savoir seulement. Pour savoir.
Parce que je suis bien sûr qu'il l'a vue. Il la connaît, lui. Il l'a
vue, j'en réponds.

Il se pencha de nouveau vers le comte, le tenant sous ses yeux braqués,
et, d'un ton moins âpre, presque suppliant, il répéta:

--Pas vrai? Vous l'avez vue, hein?

--Qui ça? qui? balbutia le vieillard, qui essayait en vain d'éviter ce
regard farouche et qui se sentait tout piteux sous les curiosités
d'Adelphe.

Marie-des-Anges tirait le gas par la basque de sa veste. Il lui résista
d'un violent mouvement d'épaules. Puis, s'approchant encore du comte,
comme s'il n'osait lui dire cela qu'à l'oreille, il murmura:

--Elle! Elle!

En s'inclinant si fort vers la banquette du fond, il avait détendu la
serrade de ses poignes sur le rebord de la portière, s'était haussé à la
pointe des pieds, ne tenait plus en équilibre que par sa poitrine
appuyée. Juste à ce moment, Marie-des-Anges revenait à la rescousse sur
les pans de sa jaquette, aidée de Gillioury qui avait quitté la tête des
chevaux immobiles et saisi le bras du gas, comprenant le désir de la
vieille. D'une forte secousse, en même temps, ils le tirèrent tous deux
en arrière. Il lâcha prise, recula en chancelant, faillit tomber,
s'empêtra dans un faux pas.

--Fouette! avait crié le comte.

Le cocher qui regardait la scène, tourné sur son siège, ayant saisi le
joint, enleva ses bêtes, au nez de Biju cabré qui suivit le mouvement.
La voiture et le docteur partirent au galop, dans un nuage de poussière.

--Nom de Dieu! hurla le gas en se remettant d'aplomb.

Et, se débarrassant de Gillioury qui s'étala par terre, de sa mère à qui
une basque resta aux poings, il bondit après le landau avec des ahans de
rage.

Mais le docteur avait vu le coup de temps, tout en maîtrisant Biju qui
faisait des sauts de mouton, des voltes, des pointes, absolument
inaccoutumés. Pour couper court à cette poursuite folle, il rebroussait
chemin, barrant le passage. Le pauvre Biju dut poitrailler contre le gas
lancé, reçut une claque en pleins naseaux, s'ébroua, tandis que le
docteur parlementait, toujours poussant Marie-Pierre vers le bord de la
route:

--Allons, allons! reste là, petit gas! A quoi bon? Reste là! Chut! chut!
Assez!

Le gas furieux, impuissant, acculé contre la haie par le houseau de
Cézambre, se débattait, écumait, clamait:

--Je veux le joindre! Je veux le joindre! Il l'a vue. Il l'a touchée. Il
la sent, que je vous dis, il la sent. Faut qu'il me dise où elle est.
Laissez-moi! Grand lâche, va! cré cochon de cheval!

--Ah! le vilain pou crochard! grommelait Gillioury, en se relevant avec
peine.

Marie-des-Anges, qui accourait, criait de loin:

--Prends garde, mon gas, prends garde! Tu vas te faire mal.

Cependant, là bas, la voiture filait, et disparut après la montée
prochaine, avec une avance et d'un train qui interdisaient désormais
tout espoir de la rattraper.

--Eh bien! voyons, dit le docteur. Est-ce fini? Là, là du calme! Que
diable! tu ne les joindras plus maintenant, va! Sacrebleu! quel
avale-tout-cru!

Il fit hancher Biju, qui laissa le champ libre à Marie-Pierre. La main
au-dessus des yeux, le gas, interrogeant l'horizon, aperçut le landau
comme un point dans le haut de la troisième montée, après quoi il n'y
avait plus que descente jusqu'à Guérande. Il demeura planté sur ses
jambes, encore tremblantes des efforts derniers, les sourcils en paquet,
les poings crispés, le regard féroce. Il rognonnait tout bas, hochait la
tête, mâchait sa bave.

--Dis moi, Gillioury, fit le docteur, tu sais, si ça ne tourne pas bien,
quoiqu'il arrive, compte sur moi, et viens me chercher, il faut
s'attendre à tout avec un enragé pareil.

--Oh! oui-dà, pour sûr, à tout! répéta Marie-Pierre. A tout! Parce que
je le connaîtrai bien, si la chose est vraie. Et alors!

--Quelle chose?

--Suffit! suffit! Je comprends. Allez à vos affaires, m'sieu le docteur,
et moi aux miennes. Oh! je la trouverai, harné! Et nous verrons voir. Et
alors!

Il tourna le dos, et, tandis que le docteur piquait des deux vers
Guérande, il reprit sa marche du côté de Saint-Nazaire, en se tapant les
cuisses comme un qui discute tout seul. La vieille le suivait, redevenue
silencieuse, tournant et retournant le pan de sa veste quelle n'avait
point lâché. Gillioury pressa le pas pour entendre ce qu'il rauquait à
part lui et il perçut ces paroles entrecoupées, jetées furieusement:

--Malheur! si c'était vrai! Malheur! Le sale vieux! Il la sentait. Il
l'a touchée. Il sentait sa peau.



XXIII


--Vois-tu, Mariette, disait la Glu en s'habillant, les femmes ont beau
être rusées, il y a encore quelqu'un de plus roublard que nous: c'est le
hasard. Quand on l'a contre soi, bonsoir les combinaisons! Mais quand on
l'a pour, les sottises mêmes vous réussissent.

Ce qui la mettait ainsi en humeur de philosopher, c'était le résultat
imprévu de sa fugue à Nantes, la nuit qu'elle venait de passer avec le
comte, les confidences qu'elle avait reçues entre le drap et l'oreiller,
et le plan qu'elle en avait aussitôt tiré au profit de son amusement et
de ses affaires.

--Tu comprends, reprit-elle, il faut que j'aie décidément la veine; une
vraie main! Les choses ne s'expliquent pas différemment. Car, entre
nous, ce n'était pas un chef-d'oeuvre de malice que mon voyage au
Croisic. J'ai trop d'intérêts en souffrance à Paris. Autre gaffe: mon
béguin pour ce petit sauvage. Et tout ça tourne bien! Est-ce drôle!

--Pardon, madame; mais je ne vois pas trop en quoi ça tourne bien!

--Bête, va. Pourquoi ai-je quitté Paris? Pour me décramponner tout à
fait de cet imbécile qui, panné, décavé, commençait à me porter la
guigne. Eh bien! au retour, je pouvais le retrouver planté là, n'est-ce
pas? Maintenant, plus de danger! Tu dois voir d'ici la mine qu'il fera
quand je lui dirai: «Mon petit, j'étais partie du côté de chez toi,
pensant bien que ce n'est pas par là que tu viendrais me chercher; et
sais-tu ce que j'y ai fait, chez toi?--Non.--J'ai couché avec ton
grand-père!» Ah! ah! ah! crois-tu que ce sera farce, hein, Mariette! Et,
ce qu'il y a de plus fort, c'est que la scène aura lieu demain, si je le
veux. Allons-nous rire.

--Comment cela, demain?

--Peut-être tantôt. En ce moment, le comte est en train de moraliser
vertueusement son gredin de petit-fils, qu'il a été recevoir ce matin à
la gare. Il ne se doute guère que c'est de moi qu'Adelphe voulait faire
une vicomtesse de Kernan des Ribiers. Quand ils vont se rencontrer tous
les deux en face de moi, tableau!

--Et le sauvage, dans tout cela, madame, qu'en faites-vous?

--Tu vois bien qu'il m'a déjà servi à quelque chose. Sans la toquade que
j'avais pour lui et dont j'étais lasse, je ne serais pas venue ici. Le
hasard, je te dis, le hasard! Quant à la suite, dame, nous verrons.
Maintenant que j'en ai assez, de ma brute, j'en jouerai. Je rendrai le
vieux très jaloux. Je l'allumerai. Sais-tu qu'il a trente mille livres
de rente, ce grand papa-là! Eh bien! je n'aurai pas perdu le temps de
mes vacances.

Joyeuse, rieuse, la Glu se tirait la langue dans son miroir et battait
des mains en sautillant comme une petite fille. Ce premier accès
d'allégresse passé, elle réfléchit, se dit qu'il ne fallait rien
brusquer, que tout s'arrangerait en douceur là-bas, dans sa maison de la
baie des Bonnes-Femmes, si tranquille, isolée. Elle déjeuna donc à
l'hôtel, ne sortit pas afin de ne point rencontrer les des Ribiers, et
prit seulement le train du soir après avoir griffonné et jeté à la poste
le billet suivant:

  «Monsieur le comte des Ribiers, à Guérande.

  «Je serai chez moi demain, mon cher. Venez donc m'y dire un bonjour en
  passant. Je vous dirai mon petit nom, qui vous a tant intrigué, et que
  vous ne savez toujours pas. Je signe comme vous m'appeliez si
  gentiment:

  »GAMIN.»

En wagon, elle continua d'être gaie, bavarde, étourdissant Mariette de
ses projets, répétant sans cesse:

--Oui, oui, décidément j'ai la veine; une vraie main, vois-tu!

Elle venait encore de le dire, en se frottant les paumes, quand, au
sortir du quai d'arrivée, pendant qu'elle donnait à l'employé son
billet, elle aperçut, parmi les gens qui attendaient les voyageurs, le
gas immobile au premier rang.

A tous les trains qui s'étaient dégorgés là depuis le matin, il avait
fait ainsi le guet, sans se décourager, espérant toujours la voir.
Guillaume Hervé, rencontré dans Saint-Nazaire, lui avait appris que la
femme conduite par lui était à Nantes. Aller la chercher là-bas, au
milieu du fourmillement de la grande ville, il n'y fallait guère songer.
Si impatient qu'il fût, Marie-Pierre avait raisonné. Elle reviendrait
sûrement par ici. En se postant là, pas moyen de la manquer. Eh bien! il
monterait la garde tout le jour, et puis toute la nuit, et encore le
jour d'après, et indéfiniment, jusqu'à son retour. Il avait dit à sa
mère et à Gillioury qu'ils pouvaient retourner au Croisic ou coucher à
l'auberge, c'était leur affaire, mais que lui, il ne bougeait pas de la
gare; et il s'était installé sur un banc de bois, avec une miche de pain
de quatre livres, un morceau de fromage, un litre de cidre.
Marie-des-Anges, sans rien répondre, s'était assise sur un banc voisin.
Gillioury et elle avaient déjeuné là aussi, puis dîné, d'un peu de
pitance que le matelot avait été quérir au prochain débit. A tous les
trains, quand le gas se levait et allait se planter en sentinelle devant
la porte où l'on rend les tickets, la vieille et Gillioury le suivaient.
Tous deux étaient rompus, et de la route faite au matin, et de cette
interminable faction, et des angoisses renaissantes à chaque nouvelle
fournée de voyageurs. Lui, les membres alourdis, les yeux et la cervelle
brouillés, il se raidissait dans son entêtement, prenait rang le
premier, examinant fiévreusement toutes les figures, demeurait encore
béant quand le dernier arrivant était passé, s'imaginait que la porte
refermée allait se rouvrir pour elle, avait des envies de de crier à
l'employé:

--Mais où est-elle donc? où est-elle?

Cette fois, de guerre lasse, épuisée, croyant d'ailleurs qu'il n'y avait
plus grand'chose à craindre maintenant qu'il était nuit close,
Marie-des-Anges s'était assoupie dans le coin le plus sombre de la salle
des Pas-Perdus, loin du bec du gaz central, dont la lueur dansante lui
picotait les paupières. Près d'elle Gillioury pareillement somnolait, en
fumant, par bouffées irrégulières, sa vingtième pipe pour le moins. Le
train apportait peu de monde, des gens à moitié endormis aussi, qui
s'écoulaient sans tapage, si bien que la vieille et le mathurin n'en
furent pas réveillés tout d'abord.

Le gas s'aperçut de cette chance, et, d'une voix basse, dit à la Glu,
que sa présence avait interloquée:

--Chut! mon ancienne et Gillioury sont là-bas. S'ils nous voient, c'est
du pétard. Elle est sens dessus dessous. Faut tout de même que je te
parle. Sors, sans faire semblant de rien. Je te joins dehors.

La Glu, sans se troubler maintenant, répondit:

--Donne-moi les clefs.

En même temps, elle rabaissait vivement sa voilette jusqu'à son menton,
relevait le grand col rabattu de son ulster, disait à Mariette:

--Cours vite choisir une bonne voiture. Fort pourboire! Nous allons tout
droit à la maison.

Puis, tapant nerveusement du pied, elle répéta au gas:

--Donne-moi les clefs.

--Non-dà, répliqua-t-il. Je pars avec toi.

Il entendit alors le pas boiteux de Gillioury, levé enfin, mais non
accompagné par la vieille. Il se retourna, alla au devant du matelot,
lui masqua la Glu qui filait au bras de Mariette, au milieu d'un groupe
de sortants.

--Eh bien! mon vieux Bout-dehors, lui dit-il d'un ton amical, toujours
rien! J'y renonce, va. Nous coucherons à l'auberge.

Quoique surpris de ce changement, Gillioury s'y laissa prendre. Il était
si las, lui! Il comprenait bien que le gas en eût assez. Joyeux, il
ouvrait déjà la bouche pour appeler Marie-des-Anges.

--Non, non, fit le gas en lui mettant la main sur les lèvres.

Puis, avec une hypocrite pitié, il ajouta:

--Ne la réveille pas encore, puisqu'elle se repose, la pauvre ancienne!
Je vais voir à trouver par là une bonne chambre pour qu'elle y continue
son somme. Espère-moi un peu. Je reviens tout de suite. Laisse-la dormir
en attendant.

Il sortit, mais si vite que, cette fois, le mathurin eut un soupçon. Au
lieu de retourner vers Marie-des-Anges, il fit un crochet vers la porte
et arriva juste à temps pour voir le gas qui voulait escalader de force
une voiture où se trouvaient déjà deux femmes.

--Je ne veux pas que tu viennes maintenant, disait la Glu. Je ne veux
pas. Je ne veux pas. Tu viendras demain. Donne-moi les clefs.

--Non, non, ripostait Marie-Pierre. Tout de suite. Je veux te parler.
Rapport au vieux, tu sais. Faut m'entendre. Filons! Mon ancienne va se
réveiller.

--Ah! le salop! cria Gillioury, comprenant tout.

A ce cri, Marie-des-Anges accourut, effarée. Mais, avant qu'elle eût pu
se rendre compte de ce qui se passait, avant que Gillioury eût
dégringolé les six marches du perron, le gas avait sauté sur le siège de
la voiture, à côté du cocher stupéfait (un qu'il connaissait
d'ailleurs), lui avait arraché des mains les guides et le fouet, et
avait enlevé les deux bidets ventre à terre, en disant:

--Bouge point, Joseph Larmuse, ou je te fous en bas.

La vieille essaya de prendre son élan pour les suivre, et Gillioury de
même, malgré sa quille en retard. Mais, au bout de vingt pas, ils
s'arrêtèrent, sentant bien que c'était inutile. La voiture détalait par
la rue déserte, à se casser les roues au heurt des pavés, poussée à fond
de train par le gas qui tapait à tour de bras sur les bêtes. A peine
entendait-on encore, au loin, le fracas de la caisse secouée, les cris
peureux des deux femmes, les hue! hue! frénétiques de Marie-Pierre.

--Harné! fit Gillioury essoufflé, le vilain petit bougre! Qu'est-ce que
vous en dites, la mère?

--Je dis qu'il ne perdra pas pour attendre, répondit la vieille d'une
voix tranquille.

Et, sombre, farouche, domptant sa fatigue, ruminant sa colère, les yeux
secs, le buste redressé, elle se remit en marche d'un pas résolu, en
ajoutant:

--Allons, Gillioury, du coeur aux jambes, mon vieux! Faut maintenant le
relancer au gîte. C'est encore quatre lieues à refaire.

Gillioury débourra sa pipe, se fit une chique avec le culot, et répliqua
simplement:

--Allons-y.



XXIV


D'abord la Glu avait été furieuse de trouver Marie-Pierre si peu docile,
si obstiné à partir avec elle malgré elle. En le voyant ensuite
escalader le siège, brûler le pavé, effarer les chevaux de coups de
fouet, elle avait pris peur.

Il emballait les bêtes, s'emballait lui-même. La voiture penchait,
sursautait, flongeait, comme une barque sur une mer houleuse. C'était un
ahurissement d'ouïr le tintamarre que sonnaient les ferrailles de la
guimbarde disloquée, les vieilles roues aux jantes disjointes, au moyeu
mal graissé de cambouis rance, le coffre au couvercle débouclé, les
ressorts grinçants, les courroies envolées et claquant sur le cuir
ballonné de la capote, et tout cela parmi les glapissements aigus,
enragés du gas, et le houhou du vent engouffré dans le cabriolet, et le
tonnerre quadrupédant de la galopade.

Serrée contre Mariette, le coeur manquant à chaque foulée des chevaux
qui emportait la voiture ainsi que dans une descente de balançoire, les
yeux clos de terreur, la Glu poussait des cris. Mariette, épouvantée
aussi, et plus encore en sentant sa maîtresse perdre la tête, faisait
chorus. A tout moment, les deux femmes se croyaient près d'être
écrabouillées, au milieu d'un grand vacarme final, contre ce mur de
ténèbres où les chevaux donnaient éperdument du front, bondissant,
fantastiques, avec leurs maigres crinières qui flamméchaient dans la
lueur tremblotante de la lanterne.

Mais, le premier effroi passé, la Glu se délecta de cette course
diabolique. En même temps, elle admirait le gas, saoul de vitesse, fou
de colère, incliné sur l'attelage, soufflant sa volonté aux bêtes,
fouaillant, jurant, ululant, ses longs cheveux en ligne horizontale
derrière lui, le corps tout entier soulevé par l'élan intérieur,
superbe, féroce, la veste enflée, flottante, boutons sautés, et le fouet
brandi au bout du poing, pareil à un hussard qui charge et qui sabre.

--Regarde-le donc! s'écria la Glu à l'oreille de Mariette. Crois-tu
qu'il est beau comme ça, l'animal!

--Oui, madame, mais il va nous faire casser la tête.

--Ah! poltronne! Moi je m'amuse tout plein, maintenant. Non, regarde-le!
regarde-le! A-t-il du sang, hein!

Et, se dressant, elle faisait hop! hop! Puis une secousse la rasseyait
violemment, et elle riait alors des peurs de Mariette, et répétait:

--Est-ce drôle, tout de même, d'être enlevée, comme dans les romans!

Cependant les chevaux commençaient à ronfler, l'haleine courte. Leur
poil, écumant sous les harnais, fumait en brume si épaisse que la
lanterne en était obscurcie. Leur train ralenti, en vain ranimé par les
coups de fouet, ne tirait plus la voiture qu'en saccades avec des cahots
de côté. Plusieurs fois déjà, Joseph Larmuse, un peu rassuré à présent
sur son propre sort, avait dit:

--Laisse-les souffler, eh! Marie-Pierre! tu vas me les crever. Ils nous
planteront là. Ils n'en peuvent mais. Voyons, voyons, faut être
raisonnable, après tout.

--Le gas répondait toujours, en redoublant la dégelée:

--Harné! La mère aux chevaux n'est pas morte. Hue! hue!

Enfin, l'une des bêtes manqua du pied, faillit s'abattre, prit le trot
en bahutant sur ses jambes raides. L'autre suivit, battit le traquenard.
La flèche de l'attelage zigzaguait. Il fallait décidément modérer
l'allure. On était, d'ailleurs, diablement loin de Saint-Nazaire, plus
d'à moitié chemin, tranquille contre toute poursuite. Alors Marie-Pierre
rendit les guides à Joseph Larmuse, se retourna, enjamba le siège, sauta
dans la voiture.

--Petit fou, va! fit la Glu en l'embrassant.

Il était accroupi devant elle, n'osant s'asseoir sur la banquette
unique, étroite, où il n'y avait pas de place entre les deux femmes. Il
ne savait non plus que dire, encore étourdi de sa course, puis
soudainement grisé par ce baiser inattendu. Il s'attendait, en effet, à
des reproches, après sa désobéissance et son acte d'autorité qui avaient
si fort coléré l'autre tout à l'heure. En outre, même sous le baume de
ce baiser, il sentait toujours la cuisson de sa jalousie à l'idée du
vieux. Il voulait parler de cela, d'abord. Les paroles ne lui venaient
pas pour s'exprimer. Il demeurait là, stupide, sournois, à la fois
abasourdi, ravi, rageur.

--Eh bien! reprit la Glu, c'est tout ce que tu as à me dire?

Elle se pencha de nouveau vers lui, câline, lui prit la tête à deux
mains, lui appuya longuement ses lèvres sur le front, à la racine des
cheveux, près de l'oreille. Il fleurait bon le grand air, la pommade
évaporée, la sueur, le mâle. Il frissonna sous la caresse, ferma les
yeux, pâma.

--Alors, tu ne veux pas me parler? reprit-elle en se redressant, le
geste sec, le verbe fâché.

--Si, si, répondit-il. Je le veux! Je voulais te dire tantôt quelque
chose. Mais je ne peux pas, à c't'heure, je ne peux pas.

Il respira bruyamment, la contempla, murmura d'une voix haletante:

--Embrasse-moi encore, dis!

--Non! fit-elle, tu avais quelque chose sur le coeur. Il faut que tu
t'expliques avant tout. Qu'est-ce que tu bougonnais là-bas, à
Saint-Nazaire? Rapport au vieux, rapport au vieux! Qu'est-ce que ça
signifie, ça?

Il baissait le nez, penaud. Il soupira de rechef, plus suppliant:

--Embrasse-moi encore, dis!

--Tu vois, je suis gentille! répondit-elle en lui reprenant la tête et
le baisant doucement sur les yeux.

--Oh! oui, oui, fit-il. Oh! j'avais la berlue, pour sûr. J'étais fou,
que je te dis. Ce n'est pas vrai, il ne te sentait pas. J'étais fou, va.
Pardon, pardon!

Il dilatait ses narines, humait l'odeur légère qui s'exhalait des
dentelles, du corsage entrebâillé, de la peau tiède, du linge secret.

--Tiens, assieds-toi là, à ma place, dit-elle. Je me mettrai sur tes
genoux.

Il la serra fortement contre sa poitrine, lui mouilla la joue de ses
grosses lèvres humides, ouvrit la bouche comme pour mordre à même la
chair.

--Tu me fais mal, s'écria-t-elle en se dégageant un peu. Non, il faut
être sage. Je suis ton petit enfant, et tu me berces, voilà tout.

Et, comme il bégayait des «je t'aime, je t'aime», elle ajouta
mutinement:

--Je ne veux pas même que tu parles. Tais-toi. Tu es venu à pied, ce
matin, du Croisic?

--Oui.

--Eh bien! tu dois être fatigué. Repose-toi.

--Harné! non, fit-il en raidissant les muscles de ses bras, harné! non,
je ne suis pas fatigué.

--Chut! Faisons dodo.

Elle s'alanguit, roula sa tête sur l'épaule du gas, feignit de
s'assoupir. Elle le sentait détendre peu à peu son étreinte, se ramoyer
pour l'envelopper plus mollement. En même temps, elle percevait, parmi
les secousses maintenant régulières de la voiture, les tressaillements
involontaires de son corps enfiévré, les souffles gonflés de sa poitrine
où il retenait sa chaude haleine, les soubresauts de ses nerfs en
révolte, les brèves vibrations de désir qui lui poussaient soudain le
sang à fleur d'épiderme, quand elle s'appuyait nonchalamment, se
rassemblait toute contre lui, s'y pelotonnait en chatte. Elle eût voulu
rester ainsi longtemps, longtemps, à se couler en lui sans qu'il pût la
prendre, à s'abandonner sans se donner. Elle eût aimé le fondre fibre à
fibre, à petit feu, à flammes couvantes, l'anéantir jusqu'à
l'évanouissement dans cette inutile et fallacieuse dépense de tout son
être, le faire mourir une lente mort de volupté mystérieuse, incomplète,
chimérique, inassouvie. Elle avait comme conscience d'être un vivant
instrument de torture, savourant les affres du supplicié en extase.

Quand on descendit de voiture, à la maison de la baie des Bonnes-Femmes,
Marie-Pierre avait les mains tremblantes, la bouche sèche, et claquait
des dents. Ses jambes, ankylosées, se déployèrent avec peine, plus
lourdes que du plomb, et cependant molles, comme mortes. Un
fourmillement confus et douloureux lui chauffait les reins. Il monta
l'escalier d'un pas traînant, d'un allure à la fois raide et indécise.
Il regardait fixement, hébété, en somnambule.

--Ah! Madame, ne put s'empêcher de dire Mariette, avec un clignement
d'oeil équivoque, ah! ce n'est pas bien.

--Quoi donc!

--Non vrai, c'est de la besogne inutile.

--Mais quoi?

--Dame! Vous détraquez ce pauvre garçon-là comme s'il avait cent mille
francs de rente. A quoi bon, franchement?

La Glu sourit silencieusement, se passa la langue à la commissure des
lèvres, fit ses petits yeux, et répondit:

--Peuh! histoire de ne pas en perdre l'habitude. Et puis ça m'amuse.



XXV


Dans la campagne déserte, on n'entendait que le ronronnant ressac de la
mer prochaine et le crépitement du sel, mouillé de rosée, qui dévalait à
la pente des cônes, grain par grain. La route s'allongeait, solitaire,
paraissant plus longue et plus solitaire encore dans la blafarde
perspective que la lune oblique donnait aux choses. Marie-des-Anges et
Gillioury tiraient le pied, harassés, muets, regrettant la nuit noire où
ils avaient cheminé jusqu'à présent, et qui s'accordait mieux à leurs
pensées sombres. Sous la blanche lumière, maintenant étalée, il leur
semblait qu'on n'en finissait plus d'arriver, et que, de là-haut,
quelqu'un les regardait, curieux. Trois coups tintèrent mélancoliquement
au clocher du bourg de Batz. Un coq chanta.

--Ah! dit la vieille, qu'est-ce qu'il fait à c't'heure, mon triste gas?
Il fait comme son saint patron saint Pierre: il renie son salut. Mais il
n'entendra pas le chant du coq et ne se repentira pas, le possédé!
Pourquoi donc que le bon Dieu ne lui dit rien, à mon pau' p'tit gas?

Dévotement, elle se signa, et murmura sur un ton de litanie dolente:

--Saint Pierre, patron des pêcheurs, priez pour lui! Sainte Vierge, dont
il porte le nom, priez pour lui! Saints Anges, mes fins parrains, priez
pour lui!

--Amen! répondit le matelot. Mais sans vouloir vous fâcher, la mère,
m'est avis que les saints, les anges et le bon Dieu nous laissent
joliment en panne depuis quelque temps. Harné! Si j'avais trente ans de
moins, et mes deux pattes égales, ce n'est pas avec des chapelets
d'oremus que je ramènerais votre gas au mouillage; c'est avec un
chapelet de corde à noeuds. Et je crois que ça lui vaudrait mieux que
des prières! Voulez-vous que je vous dise? Eh bien! Je vous ai suivie,
je vous suivrai toujours, parce que je ne suis pas de ceux qui vont à la
soute quand les amis vont à l'abordage; mais, entre nous, vous savez,
j'ai idée que nous ne lui ferons pas encore déraper l'ancre c'te
fois-ci. Nous sommes trop vieux pour haler sur ce câble-là. J'ai pas
confiance.

--C'est bien pour ça qu'il faut la demander au bon Dieu, répondit-elle.

Et, se signant à nouveau, puis joignant les mains, les yeux pleins de
larmes et levés au ciel, avec une conviction profonde qui força
Gillioury de marmonner à l'unisson, en sourdine, elle répéta:

--Saint Pierre, patron des pêcheurs, priez pour lui! Sainte Vierge, dont
il porte le nom, priez pour lui! Saints Anges, mes fins parrains, priez
pour lui!

Le clapotis des lames grandissait. On arrivait à la baie des
Bonnes-Femmes. Encore une petite montée au tournant de la dernière dune,
et la maison maudite apparut.

Comme chaque fois que Marie-des-Anges l'avait vue depuis qu'elle y
venait en vain chercher son gas, la maison maudite dormait, fenêtre
closes, entourée de son petit jardinet sans fleurs, tout en gazon
malingre. On eût dit un tombeau échoué près des vagues, qui lui
chantaient un éternel _De Profundis_. Cette impression, plus que jamais,
serra le coeur de la misérable mère. Elle s'imaginait que ce tombeau
était celui du pauvre enfant, enseveli dans son crime, cousu dans les
draps de la mauvaise femme ainsi que dans un linceul. C'est là qu'il
gisait, aussi perdu pour son ancienne que les autres qui gisaient là-bas
au champ d'avoine, ou roulaient avec les flux et les reflux des marées.
C'est là qu'il était enterré plus profond qu'eux encore, sous sa
damnation plus pesante que le tuf, plus amère que les flots. C'est là
qu'il pourrissait au fond de son péché mortel, plus à plaindre, plus
irrémissiblement à plaindre, que les malheureux péris à la mé. Car eux,
du moins, couchés en terre sainte, ou précipités à l'océan, ils étaient
partis, avec la conscience en repos, viatiqués d'une bénédiction finale,
ayant demandé le pardon de leurs fautes, et l'âme ouverte aux célestes
espoirs. Heureux ceux-là, et vraiment enviables! Tandis que lui,
l'infortuné, il fermerait la bouche en remâchant ses hontes, à savourer
son vomissement, l'esprit tout à son immonde rêve d'enfer,
diaboliquement entêté à sa malice, sans bonne pensée, sans recours à la
miséricorde divine, sans prières, sans rien, comme un chien, dans ce
tombeau d'ignominie où l'éternel _De Profundis_ des vagues
n'accompagnerait que ses derniers râles de luxure.

--V'là la cambuse aux saletés, dit Gillioury. Qu'est-ce que nous
faisons, la mère? Faut-il héler le gas?

--Non, répondit-elle. Il nous laisserait encore nous époumonner pour les
beaux yeux de la lune. Il rirait de nous, avec sa gueuse.

--Alors, quoi? Nous montons la garde seulement?

--Oui, jusqu'à ce qu'on sorte.

--Ça sera peut-être long.

--Tant pis!

Elle s'assit sur le sable, demeura immobile, comme si elle voulait y
prendre racine. Les mains aux chevilles, le menton aux genoux, elle
regardait fixement la porte, par dessus le petit mur de l'enclos,
attendait, cherchait une trace de vie sur la morne façade noyée de
ténèbres, écoutait dans le fracas monotone des vagues le silence de la
maison.

Gillioury alluma une pipe, et fit le tour du jardin pour aller inspecter
les aîtres du côté de la mer, là où il avait vu la femme au balcon,
l'autre matin. Ici la lune plaquait de biais sa blême clarté, ajoutait à
l'aspect morne et silencieux. Instinctivement, le vieux matelot se mit à
marcher sur la pointe des pieds, traînant avec précaution sa jambe en
retard, et il assourdit le _pouh_ sonore dans lequel il lançait ses
bouffées de fumée. Lui aussi, d'ailleurs, comme Marie-des-Anges, il
regardait, mais non fixement. Il reluquait, furetait de l'oeil, de son
petit oeil jaune à la prunelle dansante. Tout en s'approchant pas à pas
de la muraille, sur laquelle l'ombre du balcon pendait en une grande
tache noire, il insinuait son regard entre les lames des persiennes,
s'inclinait pour être juste dessous en droite ligne. Il avait son idée,
le mathurin! Et bonne idée; car, soudain, il fit le geste de quelqu'un
qui a trouvé ce qu'il cherchait, retint un cri de satisfaction, et
revint de son plus vite vers Marie-des-Anges, qu'il releva en lui
murmurant tout bas:

--Venez avec moi, la mère! vous allez voir la chose. Ils sont là. Nous
les tenons. Je mitonne un plan, je ne vous dis que ça.

--Comment? Qu'est-ce que tu veux faire?

--Chut! Motus dans l'entrepont. Affalez votre palan d'amures. Venez, que
je vous dis.

Il l'emmena par la main, en continuant à lui faire signe de se taire, et
la forçant à marcher sans qu'on entendît presque crier le sable. Quand
ils furent sous le balcon, il lui montra du doigt les fentes des
persiennes, et ajouta de plus en en plus bas:

--Vous ne voyez pas? Penchez-vous donc! Mettez-vous au point. Là, là,
comme un petit fil d'or au fond du noir. C'est de la lumière, harné! ça
se distingue bien, à côté du blanc de la lune. Voyez-vous, à c't'heure?

--Oui. Et puis?

--Et puis? Ils sont réveillés, parbleu! Et je vais les obliger à nous
entendre, foi de Bout-dehors. Comment? Chut! Motus dans l'entrepont.
Rasez-vous là, contre le mur, dans l'ombre. Attendez-moi. Grouillez
point.

Il s'éloigna, descendit vers la plage en rapporta une double poignée de
gravier et trois ou quatre gros galets qu'il posa doucement par terre.

--Acoquillez-vous un peu, la mère, reprit-il, que je puisse me
rencoigner auprès de vous. Et maintenant, attention!

Il prit un de ses galets, recula de quelques enjambées, lança la pierre
en plein milieu de la persienne, et revint preste s'accroupir contre
Marie-des-Anges. Ils ouïrent distinctement qu'on remuait dans la maison.

--C'est pas fini, va, grommela-t-il.

Et il recommença, jetant un galet plus gros cette fois, un troisième
plus gros encore, tous deux coup sur coup, si bien qu'on eût dit une
paire de solides poings qui heurtaient au contrevent.

A peine avait-il eu le temps de se refourrer dans sa cachette d'ombre,
que l'espagnolette de la fenêtre grinça, puis celle de la persienne, qui
s'ouvrit toute grande.

--Qui est là? cria la voix du gas, rude et colère.

--Grouillez toujours point, dit le matelot à l'oreille de
Marie-des-Anges.

Puis il répondit tout haut, sur un ton plaintif:

--C'est moi, du gas, c'est moi, ton vieux Gillioury.

--Où es-tu donc? Je ne te vois pas.

--Je suis sous le balcon, mon fin Marie-Pierre, tout las, tout rendu,
lové comme un bitors au rancart. Je suis revenu à pied. J'ai fait
chappe-chute dans les salines. Ah! Dieu de Dieu! j'ai-t'y du mal! Je
dois avoir ma bonne quille cassée. Faut que tu m'aides, mon p'tit gas!
Faut descendre me porter secours.

--Et pourquoi que t'as pas été au Croisic, donc?

--C'était plus près de venir ici. Je m'étais comme perdu dans les
salines. J'avais bu un coup de trop, vois-tu, pour tout dire.

--Et la mère n'est pas avec toi, au moins?

--Elle est retournée en voiture, elle. Moi j'étais resté derrière à
boler avec des amis. Ah! Dieu de Dieu de bon Dieu, j'ai-t'y du mal!
Descends un peu, dis, mon doux Marie-Pierre! Descends! Tu ne vas pas
m'abandonner là crever comme une bête, hein? Ton vieux Gillioury, ton
vieux frère-la-côte! Descends un peu, dis!

--Ah! ça, il nous assomme, à la fin cet ivrogne! interrompit l'aigre
voix de la Glu. Viens donc te coucher, ma cocotte.

Gillioury se traîna hors de sa cachette, à quatre pattes, et regarda le
gas en continuant ses lamentations. Marie-Pierre, qui allait refermer
les volets, s'arrêta, ému, se retourna vers le fond de la chambre:

--Si tu le voyais, dit-il doucement. Le pauvre vieux! Il fait de la
peine, va.

Impatientée, la Glu sauta du lit et accourut en chemise au balcon.
Marie-des-Anges, toujours à croppetons dans l'ombre, entendit les pieds
nus de la femme trottiner sur le parquet, presque au-dessus de sa tête,
et une envie folle la prit, de bondir à même la muraille, de grimper
là-haut, n'importe comment, par un miracle que ferait Dieu, et
d'étrangler la sorcière.

--Eh bien! quoi? dit la Glu. Qu'est-ce qu'il y a? Tu vois bien qu'il est
saoul comme un âne, et puis voilà tout.

Gillioury gémissait plus fort, la suppliait, elle maintenant, lui
baragouinait des mots aimables pour l'attendrir.

--Tais-toi, vieux pochard, cria-t-elle. Crève si tu veux! Et toi, mon
petit, va te coucher, et plus vite que ça. Ferme la fenêtre.

Le gas répondit rien, et tira docilement la persienne.

Alors, comprenant que la ruse de Gillioury n'aboutirait point, exaspérée
d'ailleurs de son long silence, outrée du mauvais coeur de cette païenne
qui ne faisait faire que le mal à son enfant, Marie-des-Anges sortit à
son tour de la cachette, et apparut en pleine lumière, muette de rage,
mais les deux poings tendus vers le couple.

--Allons bon! voilà l'autre maintenant, fit la Glu. Il ne manquait plus
que ça. Nous aurons la comédie complète. Tu nous embêtes, la vieille!
Es-tu contente?

Elle était revenue sur le balcon, se pencha en avant, et fit un pied de
nez à Marie-des-Anges.

--Ah! vilain bougre, cria Gillioury relevé, tu la laisses insulter ton
ancienne? Mateluche, va! Crabe de marais! Coeur de morgate!

--T'es donc pas mon fils, Marie-Pierre! Elle t'a donc mangé l'âme?
clamait la vieille.

Le gas, immobile, se taisait. La Glu se retourna vers lui, et, pour
narguer la mère, le prit par le cou et le baisa longuement sur les
lèvres. Puis elle lui dit:

--N'est-ce pas, ma petite cocotte, qu'elle t'embête, la vieille?

Elle lui chatouillait doucement la nuque, le regardait en même temps
dans le blanc des yeux, caressante, impérieuse. Il respira violemment,
se passa la main sur la figure, et dit d'une voix sombre:

--Ah! allez-vous en, ma mère, allez-vous en! Vous voyez bien que je
prends du bon temps et que je suis ben aise.

Marie-des-Anges se baissa, ramassa la poignée de gravier, la lança
furieusement vers le couple, enlacé encore. La Glu n'eut pas le temps de
se garer contre la poitrine du gas, et, avec un cri d'effroi et de
douleur, reçut le paquet cinglant en pleine face.

La tête perdue, voyant rouge, Marie-Pierre saisit un pot de fleurs sur
le balcon, le brandit en hurlant vers sa mère:

--Ah! va-t'en, va-t'en, à la fin! Tu lui as fait mal! Va-t'en, que je te
dis. Va-t'en donc! Va-t'en, ou je cogne.

--Ne fais pas ça, Marie-Pierre! sanglotait la vieille. Ça te porterait
malheur, mon gas. Ne fais pas ça. J'aime mieux céder.

--Aïe donc! jette-lui, disait la Glu. Jette-lui, je le veux.

Il ferma les yeux et jeta.

La vieille ne fut point touchée, mais tomba néanmoins par terre, de
saisissement, en poussant un grand cri.

La Glu éclata de rire.

--Ris donc, disait-elle au gas, ris donc! Tu vois bien qu'elle est
saoule aussi.

Et le gas se mit à rire, stupidement, tandis que sa mère, relevée et
suivie par Gillioury, se sauvait effarée, au hasard, droit devant elle,
sans oser retourner la tête, épouvantée d'avoir vu son enfant lever la
main sur elle et commettre un sacrilège.



XXVI


Il en fallait prendre, du bon temps, pour étouffer le remords d'avoir
fait une chose pareille! Il fallait s'y ruer, à la joie, pour se trouver
encore ben aise avec un tel poids sur la conscience! Et le gas n'y
faillit point, oubliant tout dans les bras de la mauvaise conseillère,
qui lui paya le prix de son crime en caresses nouvelles, et sans
marchander, à la bonne mesure, enfiévrée elle-même et débordante de
baisers, comme si elle l'aimait davantage depuis l'abominable action.
Davantage et plus précipitamment. On eût dit qu'elle ne voulait pas lui
laisser le loisir de reprendre haleine ni conscience. Mais, pareille à
ces vagues de fond qui vous roulent et vous étourdissent quand le paquet
de mer vous a déjà culbuté, elle l'essoufflait et l'échinait sans trêve.
Tant et si bien, qu'au matin, il se trouva rendu, plus encore que
l'autre jour, brisé de corps et d'âme, les nerfs tordus, les moelles
brûlées, et qu'il tomba soudain de male fatigue, assommé dans un somme
épais.

La Glu se leva, alla se tremper et surtout se retremper au froid
regaillardissant de son _tub_, et commença une toilette savante. Elle
coiffait ses cheveux dépeignés, s'avivait la bouche de pâte au raisin,
les sourcils et les cils de crayon noir, les joues d'un soupçon de
rouge, velouté ensuite sous un duvet de poudre de riz. Elle se parait,
se pomponnait, faisant bouffer les noeuds et les agréments de sa longue
robe de chambre en satin lilas clair coupé d'entre-deux en dentelle.
C'était celle qui lui adoucissait le mieux les traits, lorsqu'une nuit
blanche les lui avait par trop tirés et durcis. Or, aujourd'hui,
quoiqu'elle eût pris soin de se ménager, comme d'habitude, et de faire
rouler son convive sous la table sans boire elle-même que du bout des
lèvres, elle s'était vue un peu blême, blette, blêche, avec des frissons
de rides sur sa peau séchée, des marbrures malsaines au teint, et les
yeux au fond de la tête.

--Diable! avait-elle pensé, Mariette a raison. J'ai fait là de la
besogne inutile et même dangereuse. Cela ne rapporte rien et coûte, au
contraire. Tu te dépenses, ma biche! Arrêtons les frais. En voilà assez,
du petit gas.

Et aussitôt, pour réparer cette sottise qu'elle se reprochait
décidément, elle s'était mise sous les armes, en toilette de combat,
bichonnée, maquillée, prête à entreprendre le vieux comte qui allait
sans doute venir.

Il avait, en effet, reçu la petite lettre provocante le matin même, au
moment du premier déjeuner, comme il proposait à Adelphe une partie de
chasse aux mouettes. Il était, lui, déjà équipé, campé dans ses hautes
guêtres de toile à voiles, à l'épreuve des ajoncs, son fusil entre ses
jambes, la mine joyeuse sous sa casquette ronde, à côtes de velours. Il
gourmandait le jeune homme, qui mangeait au lit, refusait de partir,
voulait paresser comme à Paris.

--Allons, viens donc, grand dormeur! Ça te réveillera. Ça te fera du
bien.

--Mais non, ça ne m'amuse pas du tout, je t'assure.

--Eh! tu n'es pas ici pour t'amuser!

--Je le sais fichtre bien.

--Eh bien! alors?

Tout cela gaiement de la part du comte, qui prenait en riant la mauvaise
humeur d'Adelphe. Brusquement, à la lecture de la lettre, il devint
soucieux lui-même, cessa de presser l'autre, sembla discuter quelque
chose dans son for intérieur, se tut, se troubla sous le regard curieux
de son petit-fils, finit par conclure:

--Ma foi! tant pis pour toi, fainéant. Tu ne respireras pas le bon air.
Je te laisse. J'y vais tout seul.

Et de sortir vivement, comme s'il ne tenait plus à être accompagné.

Adelphe, que les sous-entendus malicieux du chevalier, puis la rencontre
et les questions bizarres du gas, avaient déjà excité la veille, flaira
un imbroglio là-dessous. Cette lettre, ce départ, c'était louche! Quelle
diablesse de vie menait donc son grand-père? Eh! eh! S'il pouvait le
pincer au demi-cercle d'une escapade amoureuse, ce serait vraiment
drôle! Et quelle force pour l'envoyer plus tard promener avec sa morale,
pour le tenir, pour, au besoin, le faire chanter! Eh! Eh! cela valait la
peine de renoncer à la chère flème du matin.

Il courut chez d'Amblezeuille, lui conta la chose, sans aigreur, en
plaisantant, et lui tira les vers du nez. Si le chevalier l'avait vu
revêche, méchant, comme hier, nul doute qu'il se fût tenu sur son quant
à soi. Mais l'affaire était présentée en forme de bourde, sur un air bon
garçon, histoire de rire un brin! Il s'agissait de taquiner le comte,
pas plus! De cela, d'Amblezeuille en était, sarpejeu!

--Et même, ajouta-t-il, si tu veux m'en croire, nous aurons la comédie
complète, tout le monde en scène! C'est ça qui le turlupinera, ce
coureur de guilledou!

--Que voulez-vous dire? Tout le monde en scène?

--Le docteur, parbleu! et l'abbé. Nous irons le débucher tous ensemble.

--Mais l'abbé ne consentira pas?

--Nous ne lui expliquerons pas ce qui en est. Nous l'emmènerons censé
déjeuner quelque part, où le comte nous aurait donné rendez-vous. Ah! je
suis curieux de voir comment il s'en tirera, l'abbé, pour lui donner
encore raison, comme il fait toujours. Et la mine penaude de Kernan!
Sarpejeu! quelle bonne farce!

On alla chez le docteur. Il était absent, appelé chez un malade, assez
loin dans la campagne. Il ne rentrerait pas avant midi.

--Tant pis! il ne sera pas de la petite fête. On la lui racontera au
retour.

Quant à l'abbé, il fallut attendre qu'il eût dit sa messe.

--Tant mieux! cela nous fera partir plus tard. Nous ne risquerons pas de
rattraper le comte en route. Parce que, tu comprends, nous allons en
voiture, nous. C'est encore loin, la baie des Bonnes-Femmes.

--Est-ce que vous connaissez la maison où il va?

--Il n'y a que celle-là sur la plage. Nous arrivons, nous frappons, nous
faisons le charivari à cette donzelle qui m'a si joliment daubé l'autre
jour. Ah! quelle bonne farce! quelle bonne farce!

Environ une heure après le départ du comte, Adelphe, d'Amblezeuille et
le curé montaient dans le landau, ravis tous les trois: Adelphe, de la
leçon qu'il allait infliger à son grand-père; d'Amblezeuille, du tour
_si régence_ qu'il avait machiné; et l'abbé Calvaigne, du bon déjeuner
de chasse auquel il se préparait déjà en humant l'air frais, frottant
son estomac creux, pourléchant ses grasses badigoinces.

Le comte, lui, une fois hors de Guérande, avait eu d'abord un moment
d'hésitation. Non, c'était de la folie, de retourner auprès de cette
femme! De la vraie folie! Il fallait s'en tenir à cette nuit unique, si
dangereuse à recommencer. Des échappées de débauche, oui, très bien!
Mais une habitude, diantre! Une liaison peut-être! Qui sait? Mais les
souvenirs de cette nuit, combien capiteux, combien tentants! Bah! est-ce
qu'on s'acoquine définitivement, pour une rechute, une simple rechute!
Sapristi! Il n'était pas encore si débile, si lâche de volonté! Pas au
point de s'amouracher sérieusement, après une heure, une pauvre petite
heure de revenez-y! Allons donc! Alors, il aurait peur de cette
créature? Eh! non! Eh! non! Et puis, la politesse, en somme, a ses
devoirs aussi. La lettre était aimable. N'y pas répondre par le bonjour
qu'elle demandait, ce serait d'un rustre, d'un butor. Il ne pouvait pas
ne pas rendre cette visite. Il le devait au moins à son renom de bon
gentilhomme.

Ainsi paralogisant contre lui-même, en faveur de sa faiblesse, le comte
allongeait le pas par les sentiers, coupait au court, et de temps en
temps relisait la lettre, qu'il savait par coeur. Une carriole de paysan
passa, au débouché d'un sentier dans un carrefour.

--Tu vas au Croisic?

--Oui, m'sieu le comte.

--Attends un peu.

Et, donnant vingt sous à l'homme, il monta dans la carriole, pour faire
la moitié du chemin plus rapidement.

Quand il arriva devant la maison de la baie des Bonnes-Femmes, son pouls
battait la charge. Il retira sa casquette de velours pour s'éponger le
front, qu'il avait ruisselant.

--C'est d'avoir marché trop vite depuis le Croisic, pensa-t-il.

C'était d'émotion aussi, de fièvre. Il s'en aperçut bien quand il se
trouva dans le parloir d'en bas, balbutiant, rouge, le regard trouble,
en face de la Glu qui lui tendait la main d'une façon câline et qui lui
parut plus attrayante, plus désirable que jamais, avec son élégante
maigreur drapée de falbalas onduleux, son sourire énigmatique, ses yeux
un peu battus, sa voix aux inflexions doucement rauques comme celles des
tourterelles sauvages, et son odeur à la fois chaude et fraîche, sentant
les cosmétiques et les ablutions, l'oreiller quitté à peine, le linge
renouvelé, la chair soudain fouettée d'eau claire après avoir mijoté au
creux du lit.

Malgré cet appareil de coquetterie voulue, et sous la caresse
prometteuse de son abord, la Glu était cependant réservée. Rien d'une
fille! On eût dit une vraie femme du monde. Le comte en fut encore plus
embarrassé et baisa cérémonieusement la main tendue. Elle jabotait de
choses banales. Elle linotait. Il la considéra, surpris, la
reconnaissant à peine. Il lui semblait la voir pour la première fois.
Elle n'avait pas l'air de se rappeler, si peu que ce fût, la nuit de
Nantes. Il n'osa point la tutoyer.

Elle s'assit néanmoins tout près de lui, sur le même canapé bas, étroit,
où elle lui couvrit les genoux sous les flots de sa jupe, rejetée de
côté, comme par mégarde. A travers l'étoffe mince, il percevait la
tiédeur de la peau, et un long chatouillement lui grimpait au long du
corps. A son tour, il subissait la délicieuse torture des désirs
avortés, et des voluptés tantalisantes.

--Mais aujourd'hui, pensait la Glu, Mariette ne me dirait pas que c'est
de la besogne inutile. Le vieux bonhomme est au sac. Le jeu en vaut la
chandelle. Assez de bêtises comme ça! Je me rattrape.

Et, tandis qu'elle continuait à l'attiser en le tenant moralement à
distance, elle songeait à sa devise et se disait:

--Tant pis pour lui! Il s'y est frotté; il faut qu'il s'y colle!



XXVII


En sursaut, le gas fut réveillé par un grand bruit, comme d'un orage qui
éclate. D'en bas montaient des voix colères, qui se heurtaient.

Il se jeta hors du lit, courut à l'escalier, sans même se vêtir.
Probablement sa mère et Gillioury étaient revenus. Il bondit au secours
de son adorée en péril. Sur le palier, brusquement, il s'arrêta.
C'étaient des voix inconnues qui se disputaient, des voix d'hommes. Il
ne put en croire ses oreilles. Il rêvait sans doute! Où était-il? Au
milieu du cliquetis des paroles, le rire de la Glu retentit soudain,
vibrant, assuré, moqueur, insolent, en coup de trompette victorieuse.
Elle n'était donc pas menacée? Mais alors, quoi? Qu'est-ce que cela
voulait dire? Ces voix d'hommes! Ces voix d'hommes! On ne distinguait
pas le sens des mots, d'ici. S'il allait écouter à la porte? Oui, pour
sûr. Doucement! Qu'on ne s'aperçût de rien! Il s'agissait de ne pas
interrompre les gens, de tout entendre.

Retenant son souffle, évitant de faire gémir le sapin des marches sous
ses pieds nus, il descendit, furieux et furtif, et vint se poster la
joue à la serrure, ayant déjà saisi quelques paroles à mesure qu'il
s'approchait, et maintenant ne perdant plus un mot, mais sans comprendre
encore. Toutefois, il avait reconnu la voix du comte, qui parlait le
plus haut, qui criait presque.

--C'est un guet-apens, faisait-il. C'est odieux. Tu es fou, n'est-ce
pas, d'Amblezeuille? Tu n'as donc pas réfléchi? Et vous, l'abbé, et
vous?

--Je ne savais pas, monsieur le comte, bégayait l'abbé. Je vous jure que
je ne savais pas. Ces messieurs...

--Mais c'était une farce, une simple farce! répétait le chevalier.

--Une farce! Dis donc une infamie! interrompait le comte.

--Oui, oui, une infamie! reprenait Adelphe d'un ton suraigu. Et c'est
toi qui la commets, l'infamie! Oui, toi! Tout cela était arrangé entre
vous tous. Vous vouliez déshonorer cette femme, ma femme. Oui, ma femme!
Plus que jamais, je le veux. Ah! Je conçois votre plan. Vous êtes des
jésuites. Mais je l'aime, je l'aime. Elle est noble et pure.

A cette phrase de mélodrame, la Glu riait de plus belle. Mariette, qui
toujours imitait sa maîtresse, riait aussi. Et ces deux rires jetaient
un grand silence au milieu des vociférations du jeune homme.

Immobile, frissonnant, tous les muscles tendus, et l'intelligence
pareillement, le gas comprenait de moins en moins et se croyait endormi,
rêvant, dans un cauchemar. Quel guet-apens? Quelle infamie? De qui
parlait-on? Qui était cette femme, la femme du vicomte? Que faisait là
monsieur le curé de Guérande? Autant de problèmes qui dansaient
éperdument dans sa cervelle brouillée.

--Je vous demande pardon, madame, reprit le comte, si je me trouve
obligé de prononcer des choses que je préférerais ne pas vous laisser
entendre. Mais il le faut, je le vois. Ce garçon a perdu la tête.
Excusez-moi de ce que je vais dire.

--Oh! faites, faites, monsieur, répondit la Glu. Ne vous gênez pas. Au
point où nous en sommes, tout peut se dire entre nous. C'est une
discussion de famille.

--Non, madame, répliqua le comte hautainement. C'est précisément le
contraire que je désire faire comprendre à Adelphe. Je tiens à lui
persuader qu'il n'y a ici qu'une affaire de galanterie, rien de plus.
Mettons une affaire de débauche, s'il faut confesser mes torts. Mais...

--Vous êtes dur, monsieur le comte, fit la Glu avec une inflexion
ironique.

--Dur pour moi, oui, madame. J'ai fait une faute. Je m'en accuse. J'en
ai honte devant mon petit-fils. Mais cela dit, Adelphe, tends-moi la
main et n'en parlons plus. Je t'ai pris ta maîtresse sans le savoir, et
voilà tout.

--Tu me l'as prise! Tu...! Non, ce n'est pas vrai! s'écria le jeune
homme.

--Le comte des Ribiers ne ment pas, monsieur mon petit-fils,
entendez-vous!

--Tu me l'as prise! Non, non! Je ne te crois pas. Mais toi, toi, dis-le
moi, ce n'est pas vrai, cette histoire-là, n'est-ce pas?

--C'est vrai, riposta tranquillement la Glu.

Il y eut un nouveau silence, plus long et plus formidable encore que le
premier. Le gas ne comprenait toujours point. Pourtant, cette fois, il
avait noté un détail qui le suffoquait: le vicomte avait tutoyé la
femme. Nouveau mystère! Mais de qui donc s'agissait-il? Pas d'elle, pour
sûr! Cette idée absurde ne fit qu'effleurer la pensée de Marie-Pierre.
Absurde, en effet. Car, si elle-même eût été en jeu, comment expliquer
le calme de ses réponses, son rire impertinent et victorieux de tout à
l'heure, la profonde sérénité de sa voix?

Soudain le vicomte reprit, d'un ton railleur:

--Eh bien! vous avez beau faire, ça m'est égal.

--Que dis-tu? s'écria le vieux gentilhomme.

--Je dis que ça m'est égal.

--Tu es un mauvais plaisant! fit le chevalier. Allons, assez, finissons.
La farce devient bête.

--Ah! mon cher enfant, mon cher enfant! soupira l'abbé Calvaigne.

--Je dis que ça m'est égal, répéta violemment Adelphe, parce que je vois
clair dans vos ruses. Ah! parbleu! je connais mes auteurs. C'est la
scène de la dame aux camélias. Elle se sacrifie. Elle est sublime. Mais
je n'y coupe pas. Ou plutôt si. Je ne l'en aime que mieux.

--Adelphe, dit le comte solennellement, je te donne ma parole d'honneur
que tout est vrai. Cette femme a été ma maîtresse.

--Monsieur le comte ne ment pas, je te le jure, Adelphe, fit la Glu.

Quoi! Elle aussi disait tu! Le gas en demeurait anéanti, haletant,
pantois. Qu'allait-il apprendre, enfin? Mais de qui donc, de qui
parlait-on? Il tremblait de tous ses membres, entrevoyant l'épouvantable
vérité sans oser y croire encore, la trouvant trop noire pour s'y
arrêter, convaincu de plus en plus qu'il roulait dans un cauchemar. Et
cependant il écoutait toujours, se saoulant de soupçons atroces, les
poings crispés, les yeux hors de la tête, la joue imprimée contre la
serrure, dont les arêtes aiguës lui entraient dans la chair, la bouche
close et sèche, le souffle rauque, le poil hérissé sur le corps.

--Eh bien! tant pis encore! reprit Adelphe, dont la voix grêle
s'assombrit soudain avec une dureté résolue. Oui, tant pis! Après tout,
ça aussi, même ça, ça m'est égal.

Les trois hommes poussèrent un oh! de stupéfaction à cette phrase
monstrueuse. La Glu s'esclaffa en un rire strident.

--Parbleu! continuait Adelphe, vous m'embêtez avec toutes vos
objections. Mon parti était pris, malgré ce que je savais. Ce que
j'apprends aujourd'hui n'y change rien. Un de plus, un de moins,
qu'est-ce que ça me fait? Oh! oui, je sais bien: ça vous étonne! Mais on
s'étonne de tout à Guérande. C'est là un amour que vous ne pouvez
comprendre. A Paris, on a l'esprit plus large.

--L'esprit? interrompit le comte. Tu veux dire la conscience!

--Eh! conscience ou esprit, qu'importe! Ne chicanons pas sur les mots,
je vous prie. Soyons positifs, pratiques. Des faits! des faits! je ne
connais que ça. Et voici ma conclusion nette comme un chiffre: elle a
été ta maîtresse, soit! elle n'en sera pas moins ma femme.

--Misérable! s'écria le comte.

--Bravo, bravo! faisait la Glu en battant des mains ainsi qu'au théâtre.
Bravo! Vrai, je ne te croyais pas si fort que ça. Tu es superbe, mon
petit Adelphe! Je t'ai déjà dit que ce mariage-là était impossible, que
je n'en voulais pas, que tu étais un crampon. Je te le répète. Mais cela
ne fait rien. Je te trouve superbe. Tu me défends crânement. Viens que
je t'embrasse pour la peine.

Tout à coup la porte s'ouvrit sous une poussée furieuse et claqua contre
le mur, presque arrachée de ses gonds. Et le gas apparut.

Il avait les deux mains en avant, toutes larges, avec les doigts
écarquillés, à cause de la pesée faite sur la porte et aussi à cause de
l'horreur qu'il éprouvait. C'est cela surtout qui contractait sa figure
en une sorte de rictus idiot, cela plus encore que la rage. On sentait
qu'il était quasi en catalepsie devant l'abomination enfin révélée. Ses
jambes, aux muscles durs comme des noeuds de fer, flageolaient en
tressaillements convulsifs. Ses orteils serrés s'incrustaient dans le
plancher. Sous sa chemise de rude toile, aux pagneaux raides, son
ventre, secoué de brusques palpitations, sursautait. Une haleine courte,
saccadée, hoquetée, râlait au fond de sa poitrine. Un sourd sanglot lui
gonflait soudain le cou et venait crever en cri avorté dans sa gorge. De
grosses larmes avaient jailli de ses yeux injectés de sang, coulaient
sur sa face, blême malgré le hâle, agitée de tics douloureux, et
roulaient jusqu'à sa bouche béante, dont la lèvre inférieure pendait et
tremblotait.

A l'aspect de cette farouche vision, tout le monde avait reculé
d'effroi. La Glu et Mariette s'étaient jetées, avec un cri perçant, dans
le coin le plus éloigné de la chambre. Le chevalier brandissait sa
canne. Le comte avait empoigné d'instinct son fusil et le braquait, prêt
à mettre en joue. L'abbé levait les bras au ciel en bégayant tout bas de
vagues oraisons qui lui venaient machinalement à la mémoire. Adelphe
n'avait pas eu la force de bouger et demeurait acculé contre un meuble,
pétrifié, face à face avec le gas, qui d'un élan, pouvait être sur lui.

Brusquement, un énorme sanglot ébranla tout le corps de Marie-Pierre,
lui débanda tous les muscles, le détendit. Il ramena ses deux mains vers
sa figure, qu'il écrasa lentement sous ses paumes étalées, comme pour en
arracher l'hébétude qui le comprimait. Puis, s'avançant de deux pas
brefs, il regarda fixement Adelphe et lui dit, penché en avant, se
préparant à bondir:

--C'est donc toi qui la veux pour femme?

--Non, non! balbutia très vite Adelphe, vert de terreur. Non, je n'ai
rien dit. Laissez-moi tranquille. L'abbé, parlez-lui, parlez-lui donc!

L'abbé se rapprocha, joignant les doigts, murmurant:

--Voyons, Marie-Pierre, mon enfant! Je suis le curé de Guérande. Pas de
violence!

--N'y a pas de violence, répondit le gas en grinçant des dents. Je
demande, voilà tout, je demande. Faut qu'on me dise. C'est-il lui,
allons, c'est-il lui ou le vieux qui la veut? Parce que c'est quelqu'un.
Parce que faut que je sache. Parce que, celui qui la veut, je le crève.
N'y a pas de violence; mais je le crève.

Il était ramassé sur ses jarrets, les poings au menton, le cou dans le
torse, la mâchoire en arrêt, les yeux flamboyants, formidable comme un
fauve.

Le comte fit un pas, arma les chiens de son fusil et dit tranquillement:

--Personne ici ne te dispute cette femme. Elle est à toi. Mais laisse-la
sortir. Et pas de violence! Si tu bouges contre qui que ce soit, je fais
feu.

Il épaula, les canons du fusil droit à la poitrine de Marie-Pierre.

--Lâche! grogna le gas, se sentant réduit à l'impuissance.

Adelphe, sur qui le lourd regard ne pesait plus, s'était esquivé
derrière son grand-père, et lui disait tout bas:

--Tire donc! c'est une bête furieuse. Tire!

--Tas de lâches! fit le gas.

--Tirez, s'écria la Glu, vers qui il avait tourné un moment ses yeux
pleins de rage.

--Carne, hurla-t-il. Tu veux me faire tuer à c't'heure? C'est donc vrai
que t'as couché avec eux? Carne! Sale carne!

--Assez! reprit le comte. Ne bouge pas. Ne dis rien. Va-t'en. Je fais
feu.

Pas à pas, mais de front, rugissant sous la menace, les menaçant tous,
le gas battit en retraite.

Il était déjà dans le corridor, et les autres commençaient à respirer,
quand on entendit de grands coups frappés à la porte d'entrée de la
maison. En même temps la voix de Gillioury clamait:

--Ah! tu m'ouvriras, c'te fois. Eh! Marie-Pierre, ta mère n'y est pas,
foi de Bout-dehors. C'est le docteur que j'ai été chercher. Faut qu'il
te parle. J'enfoncerai plutôt la porte. Faut qu'il te parle.

Le gas traversa le jardinet à la course, ouvrit et dit précipitamment:

--Arrivez, arrivez vite, entrez! Vous saurez peut-être le fin mot, vous,
m'sieu le docteur. Elle a couché avec tout le monde. Ils veulent
m'assassiner là-dedans. La carne! Les lâches! Entrez!

Et il l'entraînait par la main, toujours courant, jusqu'au seuil du
parloir.

--Fernande! s'écria le docteur en apercevant la Glu.

--Pierre! avait fait la femme. Ah!

Mais c'était un ah! de surprise et non d'épouvante. Dans le cri du
docteur, au contraire, avait passé un douloureux frisson d'effroi. Il
était devenu très pâle et avait dû se retenir des deux mains aux
chambranles de la porte pour ne point défaillir.

Derrière lui le gas effaré murmurait:

--Vous la connaissez donc aussi, vous?

--Oui, firent les quatre hommes étonnés, vous la connaissez donc?

--C'est ma femme, répondit le docteur d'une voix sifflante.

La Glu s'avança au milieu de la chambre, et impertinente, prononça, en
accentuant tous les mots:

--Oui, messieurs, je m'appelle madame Fernande Cézambre, femme
lé-gi-time du docteur Pierre Cézambre. Et puis après?

Elle n'avait pas fini de parler que des chocs violents, durs, drus,
sourds, retentirent dans le corridor, comme d'un bélier qui battrait les
cloisons. C'était le gas affolé qui se jetait et se heurtait contre les
murs, s'y cognait le crâne, s'y meurtrissait les joues, s'y écrasait la
face, en s'arrachant les cheveux à poignées. Il se ruait avec des élans
furibonds, vainement retenu par Gillioury, qui lui-même gémissait sous
les contre-coups. Il finit par lui échapper tout à fait, et, d'un
suprême bond enragé, lancé comme un boeuf, alla s'aplatir la tête la
première dans un angle, où il tomba enfin, étourdi, assommé, sans
connaissance, le front fendu et la figure en sang.

--Vite, de l'eau! cria le docteur, ne s'occupant plus de sa femme.

Et il épongea la blessure, chercha la fracture d'os sous les ecchymoses
déjà gonflées, tâta le pouls du jeune homme. Tous étaient accourus,
excepté la Glu qui regardait de loin, sans bouger.

--Ce n'est rien, fit-il. Il est évanoui. Les plaies du crâne n'ont pas
intéressé le cerveau, je pense. Gillioury, donne-moi ta ceinture, que je
lui attache les mains derrière le dos. Il pourrait avoir un nouvel accès
de fureur. Là, bien. A présent, il faut l'emporter. Tu le rouleras dans
mon manteau. Ah! des compresses à la tête! Bon. Prenez votre voiture,
monsieur le comte, et emmenez-le au Croisic, chez sa mère. Je vous suis.
Rassurez-la. Parfait! voilà qu'il revient à lui. Le grand air le
remettra. Prenez bien garde qu'il ne recommence pas en route. Gillioury,
entrave-lui les pieds. Tiens, voilà mon mouchoir.

Il les accompagna jusqu'au seuil du corridor, et répéta:

--Je vous suis, messieurs, dans un instant.

Puis, laissant Mariette dehors, il revint dans le parloir, ferma la
porte et dit à la Glu:

--A nous deux, maintenant, Fernande! Nous avons à causer.



XXVIII


La Glu s'était assise, tranquille, faisant bouffer sa jupe sur le canapé
bas. Elle avait pris un écran à la glace de la cheminée et s'éventait.
Pas un pli ne remuait dans sa maigre et impassible frimousse. Pas une
pensée ne se lisait dans son regard morne, éteint. Seul, un vague
sourire retroussait les coins de sa bouche, mais un sourire machinal,
insignifiant, comme figé. Elle avait l'air d'une personne qui s'ennuie
et qui ne veut pas trop le laisser voir, une personne polie,
indifférente, qui va entendre et répondre des riens, qui va suivre
distraitement une conversation futile et inutile, qui va dévider
nonchalamment le monotone écheveau des banalités courantes, sur la pluie
et le beau temps, par exemple, à savoir qu'il fait assez chaud, mais que
le fond de l'air est froid, et autres choses de cette importance.

Le docteur marchait à grands pas, les mains derrière le dos, indécis sur
la façon dont il allait entamer l'entretien. Il contenait des bouffées
de colère qui lui montaient au coeur, toutes ses vieilles rancunes qui
voulaient s'exhaler. Il avait résolu d'être calme, bref, et de ne
prononcer que des mots définitifs. Ce n'est pas une discussion qu'il
cherchait. C'est un arrêt qu'il allait rendre, des ordres qu'il allait
donner. Il fallait que cette femme partît, le laissât tranquille,
disparût de sa vie sans retour possible, qu'elle le considérât comme
mort, puisque lui-même la considérait ainsi, puisqu'ils avaient vécu de
la sorte depuis dix ans. Qu'on gardât ce _statu quo_, il n'exigeait pas
davantage. Mais qu'on le gardât strictement, voilà ce qu'il devait
imposer, et à jamais.

--Eh bien? fit enfin la Glu, voyant qu'il ne parlait pas. Je croyais que
nous avions à causer! Moi je n'ai rien à te dire. Si tu n'en as pas
plus, tu peux t'en aller.

--Voilà précisément ce que j'avais à te dire, répondit le docteur: c'est
de t'en aller. Tu me comprends, n'est-ce pas? Je dis: t'en aller du
pays, retourner d'où tu viens. Où? Ça m'est égal. Mais loin d'ici, loin
de moi. Je veux, entends-tu bien, je veux n'avoir pas à te rencontrer
dans mon chemin.

--Ah! tu veux? Et si je ne veux pas, moi?

--Pourquoi ne voudrais-tu pas?

--Pour rien, pour m'amuser. Je n'ai pas l'habitude d'obéir.

--Mais enfin, quel intérêt as-tu à rester ici? Quel intérêt?

--Aucun.

--Alors?

--Je fais ce qui me plaît. Je n'ai pas d'explications à te donner ni de
comptes à rendre.

--Eh! qui te demande des comptes et des explications? s'écria-t-il, se
laissant emporter, exaspéré de tant de hauteur. Je ne t'en demande pas.
Tu en aurais trop à rendre. Il ne s'agit pas de ça.

--Il s'agit de ça, si j'en ai envie. Cela peut me faire plaisir de te
raconter ma vie depuis dix ans. Elle est drôle, va. Tu ne te doutes pas
la jolie créature qu'est devenue la pauvre madame Cézambre. Un vrai
roman! Te rappelles-tu comme j'étais gnan-gnan à Douai? Te
rappelles-tu...

--Je n'ai pas besoin de me rappeler. Je te répète que je tiens à ne rien
savoir. Tu as fait ce que tu as voulu. Cela ne m'intéresse pas. Garde
tes confidences.

--Au moins faut-il que tu saches comment je m'appelle maintenant.

Elle minaudait, souriait, jouait à la femme du monde qui prend des temps
afin de coqueter en caquetant.

--Pour moi, répondit le docteur, tu n'as plus de nom.

--Eh bien! j'en ai un pour les autres. C'est une consolation, mon cher.

Et, se levant, changeant de ton tout à coup, l'air insolent, le poing
sur la hanche, une flamme lubrique dans les yeux, cynique, presque
canaille, elle ajouta:

--Je m'appelle la Glu et je vaux vingt-cinq louis. Veux-tu te payer ça?

Cézambre leva les deux poings dans un élan de sauvage menace.

--Tiens! tu es donc devenu un homme? fit-elle, sans s'émouvoir. Tu n'as
pas osé me faire ça, jadis, quand tu t'es sauvé de moi, comme un
pleutre.

Cézambre laissa tomber ses bras inertes, poussa un pouah de dégoût, et
se ressaisissant, calme, riposta:

--Et j'ai eu raison alors, et j'ai tort aujourd'hui. Tu ne mérites même
pas une gifle d'honnête homme. Allons, assez! finissons-en. Je ne suis
pas resté pour avoir une scène, quelle qu'elle soit. Oui, je suis un
homme, n'en doute pas. Et la preuve, c'est que tu ne me mettras point en
colère. Je ne te méprise seulement pas. Je t'ignore. Et je suis décidé à
t'ignorer toujours. Encore une fois, finissons-en. Je t'ordonne de
partir. Je te l'ordonne, tu comprends? Pas de cris, pas d'insolences,
pas d'histoires!... Je veux.

Il avait le verbe dur, assuré, la figure résolue, le geste dominateur.
Elle ne l'avait jamais vu ainsi. Elle fut étonnée de cette fierté
morale, de cette vigueur froide. Elle sentait que l'impertinence et
l'audace n'avaient plus rien à tenter en face de ce parti-pris
tranquille. Elle s'était rassise, humiliée, obligée de baisser les yeux,
tandis que le docteur recommençait sa promenade à grands pas, énervé par
l'effort qu'il venait de faire pour affirmer aussi puissamment sa
volonté. Il avait donné là tout ce qu'il pouvait, de toutes ses forces.
C'était le coup de collier de son énergie.

Subitement, Fernande se plongea la figure dans ses deux mains, éclata en
sanglots, s'écria:

--Ah! mon Dieu! mon Dieu! que je suis malheureuse!

Il s'arrêta, stupéfait, ne comprenant plus et croyant comprendre trop.
Quelle comédie allait-elle jouer maintenant? Où voulait-elle en venir,
avec ces grimaces de douleur? Car, à coup sûr, cette soudaine désolation
mentait.

Elle releva la tête. Ses joues étaient mouillées de larmes, de vraies
larmes. Sa navrure paraissait profonde, poignante, sincère. Il fut
troublé.

--Ah! mon Dieu! mon Dieu! reprit-elle. C'est affreux! C'est horrible! Il
n'a pas vu que c'était du dépit, de la rage, que je suis folle, que je
l'aime.

Les sanglots redoublèrent. Elle continua, parlant dans ses mains, comme
à elle-même, faible, suppliante:

--Pardon! pardon! je n'ai pas le droit de dire cela. Oh! que je souffre!
Oh! s'il me tuait, quelle délivrance! quelle joie! Pierre, Pierre, par
pitié!

Il ne savait plus que penser. C'était la seule fois qu'il l'eût
contemplée ainsi, implorant grâce, matée, consciente de sa honte,
ployant devant lui. Il se la rappelait, après la faute première,
redressant la tête, comme une vipère écrasée, tout de suite en révolte,
cherchant des mensonges disculpeurs, se défendant, se rebiffant, mais
non repentante du crime confessé. Il se la rappelait, après l'habitude
prise de l'adultère, toujours hautaine, se pavanant dans son cynisme,
crânant dans l'aveu, s'en faisant gloire, comme là tout à l'heure. Il se
la rappelait surtout quand elle le rempoignait, lui, vaincu par
l'accoutumance, enchaîné par la chair, acoquiné, aveuli, abruti, morne.
Combien orgueilleuse, alors! Et combien sûre d'elle-même! Mais
aujourd'hui, elle se prosternait dans son remords! Elle connaissait donc
le remords! Elle se sentait méprisable, misérable! Elle en souffrait!
Elle avait donc un coeur, enfin! Elle n'était donc pas un monstre!

Il s'approcha d'elle, lui toucha le front, lui dit doucement:

--Fernande, te promettre l'oubli de tout, non, je ne le puis, n'est-ce
pas? Mais je ne suis pas un justicier impitoyable. Ce que j'exige, c'est
la séparation absolue. Sans haine de ma part, je te le jure! Sans espoir
de retour non plus. Tu te repens, c'est bien. Mais le mal demeure
irréparable, conviens-en. Il faut, il faut que tu partes, que nous
n'existions plus l'un pour l'autre. Cela, il le faut.

--Oh! fit-elle, dis-moi que tu me pardonneras peut-être, un jour, si
j'expie longtemps, longtemps.

Il n'eut pas le courage de répondre non, et s'en tira par cette phrase
évasive:

--Tout peut arriver, Fernande.

--Merci, merci. Je n'en demande pas plus, s'écria-t-elle en lui
saisissant la main, qu'elle couvrait de larmes et de baisers.

Il lui sembla que sa main était brûlée sous ces âcres larmes, sous ces
baisers fiévreux. Un engourdissement s'enroula autour de son bras, lui
entra dans la peau, lui alanguit tout le corps. Machinalement, dans son
esprit qui flottait à la dérive, pensant tout seul, une comparaison
scientifique surgit, entre cette sensation étrange et le fourmillement
d'une décharge électrique. Puis il songea aux anesthésiques, à
l'éthérisation, à la suavité endormeuse de certains poisons lents.
Cependant, sans résistance, il s'abandonnait à ce voluptueux
anéantissement, à cette sorte de coma, cherchant à le définir au lieu de
tâcher à s'y soustraire. Il se penchait, comme sollicité en bas par le
poids lourd de sa main, paralysée maintenant. Il avançait, comme pris
dans un engrenage qui le tirait peu à peu, d'un mouvement invincible. Il
se trouva bientôt presque en contact avec Fernande. Leurs genoux se
frôlaient. Les frisons de la chevelure lui chatouillaient la face. La
tiédeur du col incliné lui chauffait les joues. Il se pencha encore,
rapidement cette fois, et colla éperdument ses lèvres à la nuque qui les
appelait.

Du coup, il était tombé sur le canapé, à côté de Fernande, palpitant,
honteux, ébloui. Elle se cacha la figure contre lui, pâmée entre ses
bras qu'il avait ouverts.

--Tu m'aimes donc encore un peu? murmura-t-elle de sa voix la plus
câline. Viens, viens! Embrasse-moi! Regarde-moi! Pierre, je suis ta
petite femme.

Mais, malgré elle, dans sa phrase caressante, une rauque intonation
avait vibré: dans ses yeux ternes, un éclair avait lui; dans son
étreinte passionnée, il y avait moins d'amour que de lutte, moins
d'abandon que de triomphe. Cézambre n'eut pas le temps d'analyser tout
cela. Il le perçut toutefois confusément, prit peur, se cabra, sauta
debout, s'écria:

--Non, non, c'est abominable. Je ne veux pas. Qu'est-ce que j'allais
faire?

Alors la Glu éclata de rire en lui jetant au nez:

--Imbécile, va!

Puis, s'emportant, elle reprit en paroles brèves, amères:

--Faut-il que tu sois bête, tout de même! Dire que tu as cru à mon
repentir! cru que je t'aimais encore! Comme si je t'avais jamais aimé!
Ah! vous êtes bien tous les mêmes, les hommes! Tas d'idiots! Mais, ce
que tu allais faire, tu le feras demain, ce soir, quand je voudrai. Car
je le veux maintenant, et je n'en aurai pas le démenti. Je resterai ici
pour cela. Je n'avais pas de raison pour rester. J'en ai une. Je veux
que tu me demandes pardon, à genoux, à me baiser les pieds, et que tu me
supplies pour avoir les restes des autres. Ah! ce n'est pas pour rien
qu'on m'appelle la Glu!

Cézambre avait reculé devant elle, résolu à ne plus rien répondre,
indigné contre lui-même, s'avouant vaguement qu'elle avait peut-être
raison, puisqu'un peu plus il aurait pu céder tout à l'heure. Il n'avait
plus qu'une pensée: fuir. C'était là l'unique remède, décidément, le
plus sûr; car il ne se sentait pas l'audace, aujourd'hui pas plus que
jadis, de la tuer. Aujourd'hui moins que jadis. En avait-il seulement le
droit, encore, après sa faiblesse épouvantable? Ah! le droit! Si ce
n'était que le droit qui lui manquait! Mais c'était le courage.

--Tiens, va-t'en, lui dit-elle avec un crachement de mépris. Je vois que
tu en as envie. Tu me fais pitié.

Elle ouvrit la porte, et il se sauva, poursuivi de rires insolents, au
milieu desquels elle lui criait:

--Pleutre! poltron! Ah! ah! Sois tranquille, je te repincerai. Avant ce
soir!



XXIX


Le docteur, après avoir pansé Marie-Pierre, le laissa dans la chambre de
Naïk, aux bons soins de la fillette et de Gillioury, et descendit avec
Marie-des-Anges à la salle basse.

--Alors, monsieur Cézambre, vous croyez, bien vrai, que ça ne sera rien?

--Non, la mère, autant qu'on peut être sûr, je suis sûr que ça ne sera
rien. Tranquillisez-vous. Il y a eu un fort ébranlement du cerveau. Il y
a de la fièvre, un peu de délire. Mais nous en viendrons à bout, avec du
repos, du calme.

--Ah! c'est justement ça qui est le plus difficile. Sa pauv'tête est
encore plus malade dedans que dehors. Pourvu que ça ne le reprenne pas,
sa sale folie, s'il en réchappe! Depuis ce matin que vous êtes déjà
venu, il parle toujours d'elle, toujours, sans arrêter.

--Il en réchappera certainement. Quant à sa folie, c'est autre chose. A
cela, je n'y peux rien, la mère. Il faut qu'il se guérisse lui-même. Il
faut qu'il l'oublie.

--C'est qu'il l'a dans la peau, voyez-vous. Ah! C'est une femme
terrible, allez, pour l'avoir mis dans un état pareil. Une sorcière,
harné! pour tout dire. Mais vous le savez bien, mon pauv'monsieur
Cézambre. Vous le savez mieux que personne, à ce qu'il paraît, puisque
c'est votre légitime, que m'a dit Gillioury. Comme ça, elle est donc
capable de tout, c'te gueuse-là?

Le docteur leva les yeux au ciel d'un air désespéré.

--Mon Dieu! oui, fit-il, capable de tout. Même de venir vous reprendre
votre gas, si ça l'amuse. Elle aime le mal pour le mal.

--Me reprendre mon gas! s'écria la vieille. Harné! qu'elle ne s'y frotte
point!

--Et que feriez-vous donc?

--Je la tuerais, dà!

--On ne tue pas les gens ainsi, la mère.

--On tue bien les mauvaises bêtes. Savez-vous qu'une fois, quand mon gas
était petit, il y a un chien enragé qui courait dessus. Tout le monde
s'ensauvait, même les hommes. Je n'ai fait ni une ni deux, moi, vous
entendez. J'ai pris mon balai pas le gros bout, et je lui ai enfoncé la
pointe dans la gueule, qu'il en avait jusqu'aux boyaux. Eh bien! c'est
pire qu'un chien enragé, votre femme, et si elle vient jamais pour me
reprendre mon gas, je ne vous dis que ça, monsieur Cézambre, elle y
laissera sa carcasse.

--Vous ne raisonnez pas, la mère.

--Eh! non, dans un cas pareil, n'y a pas de raisonnement. Si j'avais
raisonné avec le chien, mon gas y passait. On ne raisonne pas. On tue.

--Avec les bêtes, oui, répondit le docteur. Mais avec les gens, il y a
la loi.

Et il lui expliqua, la voyant si exaltée, qu'elle n'avait pas le droit
de se faire justice à elle-même; que sa douleur et sa colère, et le
malheur de son gas, ne lui serviraient pas d'excuses; que le meurtre
était un crime; qu'elle en serait punie si elle le commettait. Et
regardez les conséquences! Elle serait envoyée en prison jusqu'à la fin
de ses jours; elle ne verrait plus son gas; il serait le fils d'une
condamnée! Qui sait! Il lui en voudrait sans doute d'avoir osé cet
attentat, même pour lui. Il la maudirait à cause de ce dévouement. Il y
aurait du sang entre eux. Non, non, cela n'était pas possible. Elle
devait réfléchir. Ce n'était pas une issue. Il n'en sortirait que du mal
pour tout le monde.

--Il en sortirait ça de bien, répliqua-t-elle, que la femme ne ferait
plus de mal. Plus à personne! Vous en profiteriez aussi, tenez, vous.
N'y a pas à dire, le vieux proverbe a raison: Morte la bête, mort le
venin.

Le docteur ne répondit pas. Rêveur, absorbé, il ruminait en lui-même.
C'est à mi-voix qu'il dit, croyant se parler intérieurement:

--Oui, oui, cela vaudrait mieux, en somme, pour tout le monde. Pour ce
malheureux enfant, pour le comte, pour Adelphe, pour moi-même. Oui,
certes. Mais quoi? ce n'est pas faisable. Nous n'aurons pas de chance.
Il faudrait un hasard.

Il ajouta tout haut:

--Décidément, la mère, il n'est pas bon de penser à ces choses-là. C'est
trop sinistre. C'est impossible pour vous, surtout. Je vous le répète,
vous seriez condamnée.

La vieille le considéra fixement, s'approcha de lui, lui dit en pleine
figure, distillant ses mots goutte à goutte:

--Si c'est impossible pour moi surtout, monsieur Cézambre, c'est donc
possible pour d'autres, hein?

--Je n'ai pas dit cela! répliqua vivement le docteur.

--Vous l'avez dit sans le dire, mais en le disant tout de même, harné!
J'ai compris la chose. Il y a quelqu'un, n'est-ce pas, il y a quelqu'un
de qui elle dépend, cette femme, et qui répond d'elle, et qui a le
devoir de la châtier si elle le mérite. Avouez-le, monsieur Cézambre, il
y a quelqu'un, et ce quelqu'un-là n'est pas loin de moi, hein!

Elle le pressait, le tenait sous ses regards de vieille têtue et
finaude, l'acculait à une réponse catégorique.

--Et bien! oui, fit-il enfin. Oui, il y a quelqu'un qui a le droit,
peut-être pas le droit strict, absolu, mais cependant, dans certains
cas, le droit de...

--En un mot comme en cent, monsieur Cézambre, si vous la tuiez, vous,
cette femme, votre femme, on ne vous ferait rien, pas vrai?

--Prise en flagrant délit, non, on ne me ferait rien.

--Pourquoi donc que vous ne la tuez pas, alors?

--Parce que... je ne peux pas. Il y a dix ans que je l'ai quittée, vous
comprenez. Il y a dix ans. On ne peut pas, après dix ans...

--Et pourquoi que vous ne l'avez pas tuée, il y a dix ans? Savez-vous
que vous êtes coupable, en un sens, de tout ce qu'elle a fait depuis.
Pourquoi que vous ne l'avez pas tuée?

--Parce que... parce que je n'ai pas pu, je n'ai pas eu le coeur assez
dur, j'ai horreur de ça, quoi! Je ne peux pas, je ne peux pas.

--Ah! tenez, voulez-vous que je vous dise, monsieur Cézambre? Eh bien!
Elle vous est encore de quelque chose, elle vous a mangé l'âme à vous
aussi, je vois ça. Harné! n'y a donc plus d'hommes, à c't'heure!

En ce moment, le loquet de la rue se souleva, la porte s'ouvrit, et,
dans l'ombre du dehors, la Glu parut, éclairée par la lampe de la salle
basse. Elle était en toilette rose. Elle souriait. Elle fit un signe du
doigt au docteur, avec un geste d'impertinente autorité, et lui dit:

--Sors. Viens ici. J'ai à te parler.

--N'y allez pas, monsieur Cézambre, grommela Marie-des-Anges, et filez,
vous, la femme. N'entrez point chez moi.

La Glu entra et referma la porte derrière elle comme pour narguer la
vieille, la défiant, outrecuidante.

--Veux-tu sortir avec moi, répéta-t-elle au docteur? Veux-tu m'obéir
tout de suite? Je suis venue te relancer ici exprès pour t'humilier
devant les gens auprès de qui tu fais le malin, sans doute. Et je suis
ravie que tu ne sois pas sorti tout d'abord, parce qu'ici j'ai des
moyens sûrs de te forcer à obéir.

Marie-des-Anges était stupéfaite de tant d'audace. Elle en demeurait
immobile, muette. Le docteur se taisait aussi, épouvanté véritablement.

--Oui, reprit la Glu, j'ai des moyens. Tu vas te mettre à genoux et me
demander pardon, là, devant cette femme.

--Tu es folle! fit le docteur.

--Je ne suis pas folle. Tu vas faire ce que je te dis ou bien j'appelle
Marie-Pierre, je le cherche. Il est ici, je le sais. Pour qu'il ne lui
arrive pas de mal, tu vas m'obéir.

--Mon gas! tu en veux encore à mon gas! s'écria la vieille. Qu'est-ce
que tu as dit là? Je n'ai pas bien entendu, pour sûr! Tu vas monter près
de mon gas?

--J'y monterai si ça me plaît, la vieille.

La Glu haussa les épaules, et, d'un pas tranquille, marcha vers le
docteur, qui se tenait précisément près de la porte close de l'escalier.

Marie-des-Anges crut qu'elle exécutait sa menace et voulait monter.

Elle se baissa, ramassa dans un coin un lourd merlin, le brandit à deux
mains en le faisant tournoyer en l'air, et cria:

--Harné! non, tu ne monteras pas, putain!

La Glu se retourna. Mais elle n'eut pas seulement le temps de porter ses
mains à sa face. Le docteur n'eut pas non plus le temps de faire les
trois pas qui le séparaient d'elle.

Rapide, sifflant, le coup tomba en plein front, avec un bruit sourd
comme celui d'une bûche qu'on fend sur le billot.

Vloc!

--Han! geignit la veille.

Et la Glu tomba morte, la tête ouverte en deux jusqu'au menton.

Au bruit, on entendit le pas boiteux de Gillioury qui dégringolait
l'escalier.

Le docteur courut à Marie-des-Anges, lui arracha le merlin, l'empoigna
et dit:

--Pas un mot! Personne ne vous a vue. Il est entendu que c'est moi qui
l'ai tuée.



XXX


Dans la chambre de Naïk, par la croisée ouverte, un gai soleil entrait,
étalant sur le plancher de sapin clair, lavé à grande eau, sa nappe
éblouissante. Une poussière légère, menue, lumineuse, ambrée, flottait,
incessamment remuée en tourbillons dansants par la valse des moucherons
imperceptibles. Au rebord de la fenêtre, un pot de basilic exhalait sa
suave senteur musquée, et des giroflées précoces, fleurant le miel,
balançaient aux brises errantes leurs falbalas jaunes, visités de temps
en temps par une abeille, qui voletait un moment d'un bout de la pièce à
l'autre, bourdonnait et rebondissait contre les vitres comme une balle
d'or. Dehors, contre le mur, était accrochée la cage d'osier où maître
Nicolas sublait allègrement:

          Jusqu'au revoir, la belle,
          Bientôt nous reviendrons.

On avait eu soin de le mettre sous le vent, en sorte que son refrain
s'en allait dans la rue, emporté loin, ne pénétrait pas trop aigu dans
la chambre, et ne faisait que bercer le sommeil du gas.

Dans le lit de Naïk, le gas était mollement couché, les jambes sous une
chaude couette, les membres dorlotés au fin tissu du plus beau linge,
entre les draps du trousseau de fiancée ourdi par la savante fillette. A
travers les rideaux de serge, un peu entrebâillés seulement, l'air frais
arrivait tamisé, ensoleillé, embaumé, bon. Marie-Pierre le humait tout
en dormant, la tête enfouie au creux d'un vaste oreiller de pur duvet,
sa pauvre tête enflée, bleuie par endroits, violette, marbrée de bosses
sanguines, emmaillotée de bandelettes.

Au chevet du lit, la vieille faisait fondre une pierre de sucre dans un
gobelet pour lui donner à boire quand il se réveillerait. Au pied,
Gillioury grattait doucement, doucement, son _banjo_, fredonnait en
sourdine dans le trou de l'instrument, agitait parfois les bras en
soufflant des pouh! pouh! inquiets pour chasser les mouches. Naïk allait
et venait, sur la pointe de ses chaussons, sans plus de bruit qu'une
ombre, trempait des linges dans une bassine, courait à la porte quand on
appelait en bas, et demandait à voix retenue, dans l'escalier:

--Qui est là?

Mais elle n'osait descendre toute seule, encore épouvantée au souvenir
du spectacle qu'elle avait vu là hier: cette femme morte, ratatinée sur
elle-même, comme aplatie, avec sa robe rose étoilée de larges taches
rouges et sa face hideuse séparée par le mitan.

--Ah! la malheureuse! pensait-elle. Elle a trépassé sans confession, en
état de péché mortel. C'était une mauvaise personne, et qui nous a fait
bien des maux. Mais je voudrais tout de même qu'elle eût fini autrement.

Et la petite se signait, disait un _Ave_, ajoutant:

--Sainte Anne, ma bonne patronne, mère de notre sainte Vierge Marie,
sainte Anne d'Auray, priez pour elle!

Gillioury, tout en marmonnant, songeait aussi à la scène d'hier et
pensait:

--N'empêche que c'est un gabier d'aplomb, m'sieu le major. Je savais
bien qu'il n'y avait que lui pour ramener tout ça au nord. Fier coup de
poigne, tout de même! Un sabre d'abattis n'aurait pas fait mieux. Il lui
a fendu la margoulette droit au lof, une joue à bâbord, l'autre à
tribord. Pas un terrien qu'aurait travaillé comme ça. Les mathurins,
c'est des lapins.

Marie-des-Anges se demandait avec angoisse ce qui arriverait de toute
cette histoire. S'en tirerait-il, ce brave monsieur Cézambre, qui avait
pris le meurtre à son compte et qui s'était constitué prisonnier? Un
coeur d'homme, après tout, qui n'avait pas la force de faire la chose,
mais qui avait eu celle, plus fière, de s'en déclarer responsable! Ah!
le vaillant! Comme c'était beau! Quant à elle, ni regrets ni remords. Le
coup serait à recommencer qu'elle le recommencerait, harné! sans un
tremblement dans la main, sans un pli à la conscience. Elle avait bien
agi. Ça servirait-il au moins? Oh! pour cela, sûrement. Le gas serait
bien forcé d'oublier. Les défunts sont les défunts. Et elle se répétait,
farouche:

--Morte la bête, mort le venin!

Le gas avait dormi un bon somme depuis l'aube, un somme tranquille, à
souffle régulier, sans délire, presque sans fièvre. Il n'avait plus
prononcé de ces phrases entrecoupées, de ces mots tantôt colères, tantôt
caressants, où galopaient, cette nuit encore, en rêves malsains, les
souvenirs de son mauvais péché, de sa noire et sale folie. Il reposait
maintenant comme un honnête petit gas malade, faiblot, innocent. Ah!
pourvu que le réveil ne vînt pas démentir cette tant espérée guérison!
Pourvu qu'il n'eût pas l'âme mangée jusqu'à l'os!

Il soupira, bâilla, s'étira, et se mit à geindre douloureusement, ayant
trop fort grouillé sa tête. Aussitôt sa mère lui tendit le gobelet en
disant:

--As-tu soif, mon pau'p'tit gas?

Et Naïk, en même temps, accourait avec une compresse fraîche, tandis que
Gillioury continuait plus haut sa chanson commencée, dont les notes,
moins sourdes à présent, excitaient le merle à redoubler son refrain.

--Ah! ma mère, ma mère, ma bonne ancienne! fit le gas. C'est donc vous
qu'êtes là, et qui me choyez tant et tant? Et c'est toi aussi, ma petite
Naïk, ma fine cousine? Et toi, mon vieux Bout-dehors? Ah! comme vous
m'aimez pour de vrai, vous autres!

Il avait de grosses et douces larmes dans les yeux. Aucun reproche,
aucune rancoeur ne se lisait sur les chères figures des siens. Il
semblait que rien ne se fût passé, qu'il sortît de maladie simplement,
d'un long et horrible cauchemar, et que ceux-là l'avaient veillé tout le
temps, et s'épanouissaient de le voir rendu à eux et à lui-même.

--Ma mère, ma bonne ancienne! répétait-il en sanglotant.

Et, n'osant la regarder, il ajoutait tout bas:

--Après ce que je vous ai fait! Vous ne m'en voulez pas? C'est-il Dieu
possible? Vous me choyez encore et toujours. Après ce que je vous ai
fait!

--Tais-toi, mon pau'p'tit gas, répondait la vieille. Tais-toi. Tu ne
sais pas ce que tu dis. Tu ne m'as rien fait, harné! Rien de rien. T'as
rêvé, vois-tu. Et puis, et puis, est-ce que je ne suis pas ton ancienne,
dà?

--Et Naïk non plus ne m'en veut pas?

--Moi non plus, Marie-Pierre, mon fin Marie-Pierre.

--Et t'es ma promise, comme devant?

--Pour sûr.

--Mais, dis-moi, Gillioury, c'est-il Dieu possible qu'on soit aimé comme
ça? Allons, tu le sais bien, toi, que je n'ai pas rêvé. J'ai fait le
mal. J'ai failli du corps et de l'âme, pour tout dire. Je suis un gueux,
un malandrin. J'ai peiné les miens les plus chers, et mis mon salut en
oubliance, et le reste, et tout. Comment qu'on peut m'aimer encore? Et
surtout maman, ma pauvre bonne ancienne?

--Je vas te dire la chose qu'est la chose, répondit le vieux mathurin.
C'est comme dans la chanson, pas moins. Tu ne la connais pas, tiens,
celle-là. Je me la suis rappelée à c'matin, pendant que tu dormais, et
que la mère te soignait en Jésus de crèche. C'est une chanson du temps
jadis. Ah! bon sang! Elle n'est pas gaie. Mais elle dit joliment la
chose qu'est la chose. Attrape à écouter, pour voir.

Il accorda son _banjo_ en mineur, pinça du pouce une ritournelle
dolente, toussa, remonta sa lippe, cligna sa prunelle mélancoliquement
et chanta:

    Y avait un' fois un pauv' gas,
        Et lon lan laire,
        Et lon lan la,
    Y avait un' fois un pauv' gas
    Qu'aimait cell' qui n'l'aimait pas.

    Ell' lui dit: Apport' moi d'main,
        Et lon lan laire,
        Et lon lan la,
    Ell' lui dit: Apport' moi d'main
    L'coeur de ta mèr' pour mon chien.

    Va chez sa mère et la tue,
        Et lon lan laire,
        Et lon lan la,
    Va chez sa mère et la tue,
    Lui prit l'coeur et s'en courut.

    Comme il courait, il tomba,
        Et lon lan laire,
        Et lon lan la,
    Comme il courait, il tomba,
    Et par terre l'coeur roula.

    Et pendant que l'coeur roulait,
        Et lon lan laire,
        Et lon lan la,
    Et pendant que l'coeur roulait,
    Entendit l'coeur qui parlait.

    Et l'coeur disait en pleurant,
        Et lon lan laire,
        Et lon lan la,
    Et l'coeur disait en pleurant:
    T'es-tu fait mal, mon enfant?


Poitiers.--Imprimerie Tolmer et Cie.



*** End of this LibraryBlog Digital Book "La Glu" ***

Copyright 2023 LibraryBlog. All rights reserved.



Home