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Title: Le mystère de la chambre jaune
Author: Leroux, Gaston
Language: French
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Gaston Leroux

LE MYSTÈRE DE LA CHAMBRE JAUNE

(1907)



Table des matières


  I. Où l'on commence à ne pas comprendre.
  II. Où apparaît pour la première fois Joseph Rouletabille.
  III. «Un homme a passé comme une ombre à travers les volets».
  IV. «Au sein d'une nature sauvage».
  V. Où Joseph Rouletabille adresse à M. Robert Darzac une phrase qui
    produit son petit effet
  VI. Au fond de la chênaie.
  VII. Où Rouletabille part en expédition sous le lit.
  VIII. Le juge d'instruction interroge Mlle Stangerson.
  IX. Reporter et policier.
  X. «Maintenant, il va falloir manger du saignant.»
  XI. Où Frédéric Larsan explique comment l'assassin a pu sortir de
    la Chambre Jaune.
  XII. La canne de Frédéric Larsan.
  XIII. «Le presbytère n'a rien perdu de son charme ni le jardin de
    son éclat.»
  XIV. «J'attends l'assassin, ce soir.»
  XV. Traquenard.
  XVI. Étrange phénomène de dissociation de la matière.
  XVII. La galerie inexplicable.
  XVIII. Rouletabille a dessiné un cercle entre les deux bosses de
    son front.
  XIX. Rouletabille m'offre à déjeuner à l'auberge du «Donjon».
  XX. Un geste de Mlle Stangerson.
  XXI. À l'affût.
  XXII. Le cadavre incroyable.
  XXIII. La double piste.
  XXIV. Rouletabille connaît les deux moitiés de l'assassin.
  XXV. Rouletabille part en voyage.
  XXVI. Où Joseph Rouletabille est impatiemment attendu.
  XXVII. Où Joseph Rouletabille apparaît dans toute sa gloire.
  XXVIII. Où il est prouvé qu'on ne pense pas toujours à tout.
  XXIX. Le mystère de Mlle Stangerson.



I

Où l'on commence à ne pas comprendre


Ce n'est pas sans une certaine émotion que je commence à raconter ici
les aventures extraordinaires de Joseph Rouletabille. Celui-ci, jusqu'à
ce jour, s'y était si formellement opposé que j'avais fini par
désespérer de ne publier jamais l'histoire policière la plus curieuse de
ces quinze dernières années.

J'imagine même que le public n'aurait jamais connu toute la vérité sur
la prodigieuse affaire dite de la «Chambre Jaune», génératrice de tant
de mystérieux et cruels et sensationnels drames, et à laquelle mon ami
fut si intimement mêlé, si, à propos de la nomination récente de
l'illustre Stangerson au grade de grand-croix de la Légion d'honneur, un
journal du soir, dans un article misérable d'ignorance ou d'audacieuse
perfidie, n'avait ressuscité une terrible aventure que Joseph
Rouletabille eût voulu savoir, me disait-il, oubliée pour toujours.

La «Chambre Jaune»! Qui donc se souvenait de cette affaire qui fit
couler tant d'encre, il y a une quinzaine d'années? On oublie si vite à
Paris.

N'a-t-on pas oublié le nom même du procès de Nayves et la tragique
histoire de la mort du petit Menaldo? Et cependant l'attention publique
était à cette époque si tendue vers les débats, qu'une crise
ministérielle, qui éclata sur ces entrefaites, passa complètement
inaperçue. Or, le procès de la «Chambre Jaune», qui précéda l'affaire de
Nayves de quelques années, eut plus de retentissement encore. Le monde
entier fut penché pendant des mois sur ce problème obscur,--le plus
obscur à ma connaissance qui ait jamais été proposé à la perspicacité de
notre police, qui ait jamais été posé à la conscience de nos juges. La
solution de ce problème affolant, chacun la chercha. Ce fut comme un
dramatique rébus sur lequel s'acharnèrent la vieille Europe et la jeune
Amérique.

C'est qu'en vérité--il m'est permis de le dire «puisqu'il ne saurait y
avoir en tout ceci aucun amour-propre d'auteur» et que je ne fais que
transcrire des faits sur lesquels une documentation exceptionnelle me
permet d'apporter une lumière nouvelle--c'est qu'en vérité, je ne sache
pas que, dans le domaine de la réalité ou de l'imagination, même chez
l'auteur du _double assassinat, rue morgue_, même dans les inventions
des sous-Edgar Poe et des truculents Conan Doyle, on puisse retenir
quelque chose de comparable, QUANT AU MYSTÈRE, «au naturel mystère de la
Chambre Jaune».

Ce que personne ne put découvrir, le jeune Joseph Rouletabille, âgé de
dix-huit ans, alors petit reporter dans un grand journal, le trouva!
Mais, lorsqu'en cour d'assises il apporta la clef de toute l'affaire, il
ne dit pas toute la vérité. Il n'en laissa apparaître que ce qu'il
fallait pour expliquer l'inexplicable et pour faire acquitter un
innocent. Les raisons qu'il avait de se taire ont disparu aujourd'hui.
Bien mieux, mon ami doit parler. Vous allez donc tout savoir; et, sans
plus ample préambule, je vais poser devant vos yeux le problème de la
«Chambre Jaune», tel qu'il le fut aux yeux du monde entier, au lendemain
du drame du château du Glandier.

Le 25 octobre 1892, la note suivante paraissait en dernière heure du
_Temps_:

«Un crime affreux vient d'être commis au Glandier, sur la lisière de la
forêt de Sainte-Geneviève, au-dessus d'Épinay-sur-Orge, chez le
professeur Stangerson. Cette nuit, pendant que le maître travaillait
dans son laboratoire, on a tenté d'assassiner Mlle Stangerson, qui
reposait dans une chambre attenante à ce laboratoire. Les médecins ne
répondent pas de la vie de Mlle Stangerson.»

Vous imaginez l'émotion qui s'empara de Paris. Déjà, à cette époque, le
monde savant était extrêmement intéressé par les travaux du professeur
Stangerson et de sa fille. Ces travaux, les premiers qui furent tentés
sur la radiographie, devaient conduire plus tard M. et Mme Curie à la
découverte du radium.

On était, du reste, dans l'attente d'un mémoire sensationnel que le
professeur Stangerson allait lire, à l'académie des sciences, sur sa
nouvelle théorie: _La Dissociation de la Matière_. Théorie destinée à
ébranler sur sa base toute la science officielle qui repose depuis si
longtemps sur le principe: rien ne se perd, rien ne se crée.

Le lendemain, les journaux du matin étaient pleins de ce drame. _Le
matin_, entre autres, publiait l'article suivant, intitulé: «Un crime
surnaturel»:

«Voici les seuls détails--écrit le rédacteur anonyme du _matin_--que
nous ayons pu obtenir sur le crime du château du Glandier. L'état de
désespoir dans lequel se trouve le professeur Stangerson,
l'impossibilité où l'on est de recueillir un renseignement quelconque de
la bouche de la victime ont rendu nos investigations et celles de la
justice tellement difficiles qu'on ne saurait, à cette heure, se faire
la moindre idée de ce qui s'est passé dans la «Chambre Jaune», où l'on a
trouvé Mlle Stangerson, en toilette de nuit, râlant sur le plancher.
Nous avons pu, du moins, interviewer le père Jacques--comme on l'appelle
dans le pays--un vieux serviteur de la famille Stangerson. Le père
Jacques est entré dans la «Chambre Jaune» en même temps que le
professeur. Cette chambre est attenante au laboratoire. Laboratoire et
«Chambre Jaune» se trouvent dans un pavillon, au fond du parc, à trois
cents mètres environ du château.

«--Il était minuit et demi, nous a raconté ce brave homme (?), et je me
trouvais dans le laboratoire où travaillait encore M. Stangerson quand
l'affaire est arrivée. J'avais rangé, nettoyé des instruments toute la
soirée, et j'attendais le départ de M. Stangerson pour aller me coucher.
Mlle Mathilde avait travaillé avec son père jusqu'à minuit; les douze
coups de minuit sonnés au coucou du laboratoire, elle s'était levée,
avait embrassé M. Stangerson, lui souhaitant une bonne nuit. Elle
m'avait dit: «Bonsoir, père Jacques!» et avait poussé la porte de la
«Chambre Jaune». Nous l'avions entendue qui fermait la porte à clef et
poussait le verrou, si bien que je n'avais pu m'empêcher d'en rire et
que j'avais dit à monsieur: «Voilà mademoiselle qui s'enferme à double
tour. Bien sûr qu'elle a peur de la «Bête du Bon Dieu»!» Monsieur ne
m'avait même pas entendu tant il était absorbé. Mais un miaulement
abominable me répondit au dehors et je reconnus justement le cri de la
«Bête du Bon Dieu»!... que ça vous en donnait le frisson... «Est-ce
qu'elle va encore nous empêcher de dormir, cette nuit?» pensai-je, car
il faut que je vous dise, monsieur, que, jusqu'à fin octobre, j'habite
dans le grenier du pavillon, au-dessus de la «Chambre Jaune», à seule
fin que mademoiselle ne reste pas seule toute la nuit au fond du parc.
C'est une idée de mademoiselle de passer la bonne saison dans le
pavillon; elle le trouve sans doute plus gai que le château et, depuis
quatre ans qu'il est construit, elle ne manque jamais de s'y installer
dès le printemps. Quand revient l'hiver, mademoiselle retourne au
château, car dans la «Chambre Jaune», il n'y a point de cheminée.

«Nous étions donc restés, M. Stangerson et moi, dans le pavillon. Nous
ne faisions aucun bruit. Il était, lui, à son bureau. Quant à moi, assis
sur une chaise, ayant terminé ma besogne, je le regardais et je me
disais: «Quel homme! Quelle intelligence! Quel savoir!» J'attache de
l'importance à ceci que nous ne faisions aucun bruit, car «à cause de
cela, l'assassin a cru certainement que nous étions partis». Et tout à
coup, pendant que le coucou faisait entendre la demie passé minuit, une
clameur désespérée partit de la «Chambre Jaune». C'était la voix de
mademoiselle qui criait: «À l'assassin! À l'assassin! Au secours!»
Aussitôt des coups de revolver retentirent et il y eut un grand bruit de
tables, de meubles renversés, jetés par terre, comme au cours d'une
lutte, et encore la voix de mademoiselle qui criait: «À l'assassin!...
Au secours!... Papa! Papa!»

«Vous pensez si nous avons bondi et si M. Stangerson et moi nous nous
sommes rués sur la porte. Mais, hélas! Elle était fermée et bien fermée
«à l'intérieur» par les soins de mademoiselle, comme je vous l'ai dit, à
clef et au verrou. Nous essayâmes de l'ébranler, mais elle était solide.
M. Stangerson était comme fou, et vraiment il y avait de quoi le
devenir, car on entendait mademoiselle qui râlait: «Au secours!... Au
secours!» Et M. Stangerson frappait des coups terribles contre la porte,
et il pleurait de rage et il sanglotait de désespoir et d'impuissance.

«C'est alors que j'ai eu une inspiration.» L'assassin se sera introduit
par la fenêtre, m'écriai-je, je vais à la fenêtre!» Et je suis sorti du
pavillon, courant comme un insensé!

«Le malheur était que la fenêtre de la «Chambre Jaune» donne sur la
campagne, de sorte que le mur du parc qui vient aboutir au pavillon
m'empêchait de parvenir tout de suite à cette fenêtre. Pour y arriver,
il fallait d'abord sortir du parc. Je courus du côté de la grille et, en
route, je rencontrai Bernier et sa femme, les concierges, qui venaient,
attirés par les détonations et par nos cris. Je les mis, en deux mots,
au courant de la situation; je dis au concierge d'aller rejoindre tout
de suite M. Stangerson et j'ordonnai à sa femme de venir avec moi pour
m'ouvrir la grille du parc. Cinq minutes plus tard, nous étions, la
concierge et moi, devant la fenêtre de la «Chambre Jaune». Il faisait un
beau clair de lune et je vis bien qu'on n'avait pas touché à la fenêtre.
Non seulement les barreaux étaient intacts, mais encore les volets,
derrière les barreaux, étaient fermés, comme je les avais fermés
moi-même, la veille au soir, comme tous les soirs, bien que
mademoiselle, qui me savait très fatigué et surchargé de besogne, m'eût
dit de ne point me déranger, qu'elle les fermerait elle-même; et ils
étaient restés tels quels, assujettis, comme j'en avais pris le soin,
par un loquet de fer, «à l'intérieur». L'assassin n'avait donc pas passé
par là et ne pouvait se sauver par là; mais moi non plus, je ne pouvais
entrer par là!

«C'était le malheur! On aurait perdu la tête à moins. La porte de la
chambre fermée à clef «à l'intérieur», les volets de l'unique fenêtre
fermés, eux aussi, «à l'intérieur», et, par-dessus les volets, les
barreaux intacts, des barreaux à travers lesquels vous n'auriez pas
passé le bras... Et mademoiselle qui appelait au secours!... Ou plutôt
non, on ne l'entendait plus... Elle était peut-être morte... Mais
j'entendais encore, au fond du pavillon, monsieur qui essayait
d'ébranler la porte...

«Nous avons repris notre course, la concierge et moi, et nous sommes
revenus au pavillon. La porte tenait toujours, malgré les coups furieux
de M. Stangerson et de Bernier. Enfin elle céda sous nos efforts enragés
et, alors, qu'est-ce que nous avons vu? Il faut vous dire que, derrière
nous, la concierge tenait la lampe du laboratoire, une lampe puissante
qui illuminait toute la chambre.

«Il faut vous dire encore, monsieur, que la «Chambre Jaune» est toute
petite. Mademoiselle l'avait meublée d'un lit en fer assez large, d'une
petite table, d'une table de nuit, d'une toilette et de deux chaises.
Aussi, à la clarté de la grande lampe que tenait la concierge, nous
avons tout vu du premier coup d'oeil. Mademoiselle, dans sa chemise de
nuit, était par terre, au milieu d'un désordre incroyable. Tables et
chaises avaient été renversées, montrant qu'il y avait eu là une
sérieuse «batterie». On avait certainement arraché mademoiselle de son
lit; elle était pleine de sang avec des marques d'ongles terribles au
cou--la chair du cou avait été quasi arrachée par les ongles--et un trou
à la tempe droite par lequel coulait un filet de sang qui avait fait une
petite mare sur le plancher. Quand M. Stangerson aperçut sa fille dans
un pareil état, il se précipita sur elle en poussant un cri de désespoir
que ça faisait pitié à entendre. Il constata que la malheureuse
respirait encore et ne s'occupa que d'elle. Quant à nous, nous
cherchions l'assassin, le misérable qui avait voulu tuer notre
maîtresse, et je vous jure, monsieur, que, si nous l'avions trouvé, nous
lui aurions fait un mauvais parti. Mais comment expliquer qu'il n'était
pas là, qu'il s'était déjà enfui?... Cela dépasse toute imagination.
Personne sous le lit, personne derrière les meubles, personne! Nous
n'avons retrouvé que ses traces; les marques ensanglantées d'une large
main d'homme sur les murs et sur la porte, un grand mouchoir rouge de
sang, sans aucune initiale, un vieux béret et la marque fraîche, sur le
plancher, de nombreux pas d'homme. L'homme qui avait marché là avait un
grand pied et les semelles laissaient derrière elles une espèce de suie
noirâtre. Par où cet homme était-il passé? Par où s'était-il évanoui?
N'oubliez pas, monsieur, qu'il n'y a pas de cheminée dans la «Chambre
Jaune». Il ne pouvait s'être échappé par la porte, qui est très étroite
et sur le seuil de laquelle la concierge est entrée avec sa lampe,
tandis que le concierge et moi nous cherchions l'assassin dans ce petit
carré de chambre où il est impossible de se cacher et où, du reste, nous
ne trouvions personne. La porte défoncée et rabattue sur le mur ne
pouvait rien dissimuler, et nous nous en sommes assurés. Par la fenêtre
restée fermée avec ses volets clos et ses barreaux auxquels on n'avait
pas touché, aucune fuite n'avait été possible. Alors? Alors... je
commençais à croire au diable.

«Mais voilà que nous avons découvert, par terre, «mon revolver». Oui,
mon propre revolver... Ça, ça m'a ramené au sentiment de la réalité! Le
diable n'aurait pas eu besoin de me voler mon revolver pour tuer
mademoiselle. L'homme qui avait passé là était d'abord monté dans mon
grenier, m'avait pris mon revolver dans mon tiroir et s'en était servi
pour ses mauvais desseins. C'est alors que nous avons constaté, en
examinant les cartouches, que l'assassin avait tiré deux coups de
revolver. Tout de même, monsieur, j'ai eu de la veine, dans un pareil
malheur, que M. Stangerson se soit trouvé là, dans son laboratoire,
quand l'affaire est arrivée et qu'il ait constaté de ses propres yeux
que je m'y trouvais moi aussi, car, avec cette histoire de revolver, je
ne sais pas où nous serions allés; pour moi, je serais déjà sous les
verrous. Il n'en faut pas davantage à la justice pour faire monter un
homme sur l'échafaud!»

Le rédacteur du _matin_ fait suivre cette interview des lignes
suivantes:

«Nous avons laissé, sans l'interrompre, le père Jacques nous raconter
grossièrement ce qu'il sait du crime de la «Chambre Jaune». Nous avons
reproduit les termes mêmes dont il s'est servi; nous avons fait
seulement grâce au lecteur des lamentations continuelles dont il
émaillait sa narration. C'est entendu, père Jacques! C'est entendu, vous
aimez bien vos maîtres! Vous avez besoin qu'on le sache, et vous ne
cessez de le répéter, surtout depuis la découverte du revolver. C'est
votre droit et nous n'y voyons aucun inconvénient! Nous aurions voulu
poser bien des questions encore au père Jacques--Jacques-Louis
Moustier--mais on est venu justement le chercher de la part du juge
d'instruction qui poursuivait son enquête dans la grande salle du
château. Il nous a été impossible de pénétrer au Glandier,--et, quant à
la Chênaie, elle est gardée, dans un large cercle, par quelques
policiers qui veillent jalousement sur toutes les traces qui peuvent
conduire au pavillon et peut-être à la découverte de l'assassin.

«Nous aurions voulu également interroger les concierges, mais ils sont
invisibles. Enfin nous avons attendu dans une auberge, non loin de la
grille du château, la sortie de M. de Marquet, le juge d'instruction de
Corbeil. À cinq heures et demie, nous l'avons aperçu avec son greffier.
Avant qu'il ne montât en voiture, nous avons pu lui poser la question
suivante:

«--Pouvez-vous, Monsieur De Marquet, nous donner quelque renseignement
sur cette affaire, sans que cela gêne votre instruction?

«--Il nous est impossible, nous répondit M. de Marquet, de dire quoi que
ce soit. Du reste, c'est bien l'affaire la plus étrange que je
connaisse. Plus nous croyons savoir quelque chose, plus nous ne savons
rien!

«Nous demandâmes à M. de Marquet de bien vouloir nous expliquer ces
dernières paroles. Et voici ce qu'il nous dit, dont l'importance
n'échappera à personne:

«--Si rien ne vient s'ajouter aux constatations matérielles faites
aujourd'hui par le parquet, je crains bien que le mystère qui entoure
l'abominable attentat dont Mlle Stangerson a été victime ne soit pas
près de s'éclaircir; mais il faut espérer, pour la raison humaine, que
les sondages des murs, du plafond et du plancher de la «Chambre Jaune»,
sondages auxquels je vais me livrer dès demain avec l'entrepreneur qui a
construit le pavillon il y a quatre ans, nous apporteront la preuve
qu'il ne faut jamais désespérer de la logique des choses. Car le
problème est là: nous savons par où l'assassin s'est introduit,--il est
entré par la porte et s'est caché sous le lit en attendant Mlle
Stangerson; mais par où est-il sorti? Comment a-t-il pu s'enfuir? Si
l'on ne trouve ni trappe, ni porte secrète, ni réduit, ni ouverture
d'aucune sorte, si l'examen des murs et même leur démolition--car je
suis décidé, et M. Stangerson est décidé à aller jusqu'à la démolition
du pavillon--ne viennent révéler aucun passage praticable, _non
seulement pour un être humain, mais encore pour un être quel qu'il
soit_, si le plafond n'a pas de trou, si le plancher ne cache pas de
souterrain, «il faudra bien croire au diable», comme dit le père
Jacques!»

Et le rédacteur anonyme fait remarquer, dans cet article--article que
j'ai choisi comme étant le plus intéressant de tous ceux qui furent
publiés ce jour-là sur la même affaire--que le juge d'instruction
semblait mettre une certaine intention dans cette dernière phrase: il
faudra bien croire au diable, comme dit le père Jacques.

L'article se termine sur ces lignes: «nous avons voulu savoir ce que le
père Jacques entendait par: «le cri de la Bête du Bon Dieu». On appelle
ainsi le cri particulièrement sinistre, nous a expliqué le propriétaire
de l'auberge du Donjon, que pousse, quelquefois, la nuit, le chat d'une
vieille femme, la mère «Agenoux», comme on l'appelle dans le pays. La
mère «Agenoux» est une sorte de sainte qui habite une cabane, au coeur
de la forêt, non loin de la «grotte de Sainte-Geneviève».

«La «Chambre Jaune», la «Bête du Bon Dieu», la mère Agenoux, le diable,
sainte Geneviève, le père Jacques, voilà un crime bien embrouillé, qu'un
coup de pioche dans les murs nous débrouillera demain; espérons-le, du
moins, pour la raison humaine, comme dit le juge d'instruction. En
attendant, on croit que Mlle Stangerson, qui n'a cessé de délirer et qui
ne prononce distinctement que ce mot: «Assassin! Assassin! Assassin!...»
ne passera pas la nuit...»

Enfin, en dernière heure, le même journal annonçait que le chef de la
Sûreté avait télégraphié au fameux inspecteur Frédéric Larsan, qui avait
été envoyé à Londres pour une affaire de titres volés, de revenir
immédiatement à Paris.



II

Où apparaît pour la première fois Joseph Rouletabille


Je me souviens, comme si la chose s'était passée hier, de l'entrée du
jeune Rouletabille, dans ma chambre, ce matin-là. Il était environ huit
heures, et j'étais encore au lit, lisant l'article du _matin_, relatif
au crime du Glandier.

Mais, avant toute autre chose, le moment est venu de vous présenter mon
ami.

J'ai connu Joseph Rouletabille quand il était petit reporter. À cette
époque, je débutais au barreau et j'avais souvent l'occasion de le
rencontrer dans les couloirs des juges d'instruction, quand j'allais
demander un «permis de communiquer» pour Mazas ou pour Saint-Lazare. Il
avait, comme on dit, «une bonne balle». Sa tête était ronde comme un
boulet, et c'est à cause de cela, pensai-je, que ses camarades de la
presse lui avaient donné ce surnom qui devait lui rester et qu'il devait
illustrer. «Rouletabille!»--As-tu vu Rouletabille?--Tiens! Voilà ce
«sacré» Rouletabille!» Il était toujours rouge comme une tomate, tantôt
gai comme un pinson, et tantôt sérieux comme un pape. Comment, si
jeune--il avait, quand je le vis pour la première fois, seize ans et
demi--gagnait-il déjà sa vie dans la presse? Voilà ce qu'on eût pu se
demander si tous ceux qui l'approchaient n'avaient été au courant de ses
débuts. Lors de l'affaire de la femme coupée en morceaux de la rue
Oberkampf--encore une histoire bien oubliée--il avait apporté au
rédacteur en chef de _l'Époque_, journal qui était alors en rivalité
d'informations avec _Le Matin_, le pied gauche qui manquait dans le
panier où furent découverts les lugubres débris. Ce pied gauche, la
police le cherchait en vain depuis huit jours, et le jeune Rouletabille
l'avait trouvé dans un égout où personne n'avait eu l'idée de l'y aller
chercher. Il lui avait fallu, pour cela, s'engager dans une équipe
d'égoutiers d'occasion que l'administration de la ville de Paris avait
réquisitionnée à la suite des dégâts causés par une exceptionnelle crue
de la Seine.

Quand le rédacteur en chef fut en possession du précieux pied et qu'il
eut compris par quelle suite d'intelligentes déductions un enfant avait
été amené à le découvrir, il fut partagé entre l'admiration que lui
causait tant d'astuce policière dans un cerveau de seize ans, et
l'allégresse de pouvoir exhiber, à la «morgue-vitrine» du journal, «le
pied gauche de la rue Oberkampf».

«Avec ce pied, s'écria-t-il, je ferai un article de tête.»

Puis, quand il eut confié le sinistre colis au médecin légiste attaché à
la rédaction de _L'Époque_, il demanda à celui qui allait être bientôt
Rouletabille ce qu'il voulait gagner pour faire partie, en qualité de
petit reporter, du service des «faits divers».

«Deux cents francs par mois», fit modestement le jeune homme, surpris
jusqu'à la suffocation d'une pareille proposition.

«Vous en aurez deux cent cinquante, repartit le rédacteur en chef;
seulement vous déclarerez à tout le monde que vous faites partie de la
rédaction depuis un mois. Qu'il soit bien entendu que ce n'est pas vous
qui avez découvert «le pied gauche de la rue Oberkampf», mais le journal
_L'Époque_. Ici, mon petit ami, l'individu n'est rien; le journal est
tout!»

Sur quoi il pria le nouveau rédacteur de se retirer. Sur le seuil de la
porte, il le retint cependant pour lui demander son nom. L'autre
répondit:

«Joseph Joséphin.

--Ça n'est pas un nom, ça, fit le rédacteur en chef, mais puisque vous
ne signez pas, ça n'a pas d'importance...»

Tout de suite, le rédacteur imberbe se fit beaucoup d'amis, car il était
serviable et doué d'une bonne humeur qui enchantait les plus grognons,
et désarma les plus jaloux. Au café du Barreau où les reporters de faits
divers se réunissaient alors avant de monter au parquet ou à la
préfecture chercher leur crime quotidien, il commença de se faire une
réputation de débrouillard qui franchit bientôt les portes mêmes du
cabinet du chef de la Sûreté! Quand une affaire en valait la peine et
que Rouletabille--il était déjà en possession de son surnom--avait été
lancé sur la piste de guerre par son rédacteur en chef, il lui arrivait
souvent de «damer le pion» aux inspecteurs les plus renommés.

C'est au café du Barreau que je fis avec lui plus ample connaissance.
Avocats, criminels et journalistes ne sont point ennemis, les uns ayant
besoin de réclame et les autres de renseignements. Nous causâmes et
j'éprouvai tout de suite une grande sympathie pour ce brave petit
bonhomme de Rouletabille. Il était d'une intelligence si éveillée et si
originale! Et il avait une qualité de pensée que je n'ai jamais
retrouvée ailleurs.

À quelque temps de là, je fus chargé de la chronique judiciaire au _Cri
du Boulevard_. Mon entrée dans le journalisme ne pouvait que resserrer
les liens d'amitié qui, déjà, s'étaient noués entre Rouletabille et moi.
Enfin, mon nouvel ami ayant eu l'idée d'une petite correspondance
judiciaire qu'on lui faisait signer «Business» à son journal _L'Époque_,
je fus à même de lui fournir souvent les renseignements de droit dont il
avait besoin.

Près de deux années se passèrent ainsi, et plus j'apprenais à le
connaître, plus je l'aimais, car, sous ses dehors de joyeuse
extravagance, je l'avais découvert extraordinairement sérieux pour son
âge. Enfin, plusieurs fois, moi qui étais habitué à le voir très gai et
souvent trop gai, je le trouvai plongé dans une tristesse profonde. Je
voulus le questionner sur la cause de ce changement d'humeur, mais
chaque fois il se reprit à rire et ne répondit point. Un jour, l'ayant
interrogé sur ses parents, dont il ne parlait jamais, il me quitta,
faisant celui qui ne m'avait pas entendu.

Sur ces entrefaites éclata la fameuse affaire de la «Chambre Jaune», qui
devait non seulement le classer le premier des reporters, mais encore en
faire le premier policier du monde, double qualité qu'on ne saurait
s'étonner de trouver chez la même personne, attendu que la presse
quotidienne commençait déjà à se transformer et à devenir ce qu'elle est
à peu près aujourd'hui: la gazette du crime. Des esprits moroses
pourront s'en plaindre; moi j'estime qu'il faut s'en féliciter. On
n'aura jamais assez d'armes, publiques ou privées, contre le criminel. À
quoi ces esprits moroses répliquent qu'à force de parler de crimes, la
presse finit par les inspirer. Mais il y a des gens, n'est-ce pas? Avec
lesquels on n'a jamais raison...

Voici donc Rouletabille dans ma chambre, ce matin-là, 26 octobre 1892.
Il était encore plus rouge que de coutume; les yeux lui sortaient de la
tête, comme on dit, et il paraissait en proie à une sérieuse exaltation.
Il agitait _Le Matin_ d'une main fébrile. Il me cria:

--Eh bien, mon cher Sainclair... Vous avez lu?...

--Le crime du Glandier?

--Oui; la «Chambre Jaune!» Qu'est-ce que vous en pensez?

--Dame, je pense que c'est le «diable» ou la «Bête du Bon Dieu» qui a
commis le crime.

--Soyez sérieux.

--Eh bien, je vous dirai que je ne crois pas beaucoup aux assassins qui
s'enfuient à travers les murs. Le père Jacques, pour moi, a eu tort de
laisser derrière lui l'arme du crime et, comme il habite au-dessus de la
chambre de Mlle Stangerson, l'opération architecturale à laquelle le
juge d'instruction doit se livrer aujourd'hui va nous donner la clef de
l'énigme, et nous ne tarderons pas à savoir par quelle trappe naturelle
ou par quelle porte secrète le bonhomme a pu se glisser pour revenir
immédiatement dans le laboratoire, auprès de M. Stangerson qui ne se
sera aperçu de rien. Que vous dirais-je? C'est une hypothèse!...»

Rouletabille s'assit dans un fauteuil, alluma sa pipe, qui ne le
quittait jamais, fuma quelques instants en silence, le temps sans doute
de calmer cette fièvre qui, visiblement, le dominait, et puis il me
méprisa:

--Jeune homme! fit-il, sur un ton dont je n'essaierai point de rendre la
regrettable ironie, jeune homme... vous êtes avocat, et je ne doute pas
de votre talent à faire acquitter les coupables; mais, si vous êtes un
jour magistrat instructeur, combien vous sera-t-il facile de faire
condamner les innocents!... Vous êtes vraiment doué, jeune homme.»

Sur quoi, il fuma avec énergie, et reprit:

«On ne trouvera aucune trappe, et le mystère de la «Chambre Jaune»
deviendra de plus en plus mystérieux. Voilà pourquoi il m'intéresse. Le
juge d'instruction a raison: on n'aura jamais vu quelque chose de plus
étrange que ce crime-là...

--Avez-vous quelque idée du chemin que l'assassin a pu prendre pour
s'enfuir? demandai-je.

--Aucune, me répondit Rouletabille, aucune pour le moment... Mais j'ai
déjà mon idée faite sur le revolver, par exemple... Le revolver n'a pas
servi à l'assassin...

--Et à qui donc a-t-il servi, mon Dieu?...

--Eh bien, mais... «à Mlle Stangerson...»

--Je ne comprends plus, fis-je... Ou mieux je n'ai jamais compris...»

Rouletabille haussa les épaules:

«Rien ne vous a particulièrement frappé dans l'article du _Matin_?

--Ma foi non... j'ai trouvé tout ce qu'il raconte également bizarre...

--Eh bien, mais... et la porte fermée à clef?

--C'est la seule chose naturelle du récit...

--Vraiment!... Et le verrou?...

--Le verrou?

--Le verrou poussé à l'intérieur?... Voilà bien des précautions prises
par Mlle Stangerson... «Mlle Stangerson, quant à moi, savait qu'elle
avait à craindre quelqu'un; elle avait pris ses précautions; elle avait
même pris le revolver du père Jacques», sans lui en parler. Sans doute,
elle ne voulait effrayer personne; elle ne voulait surtout pas effrayer
son père... «Ce que Mlle Stangerson redoutait est arrivé...» et elle
s'est défendue, et il y a eu bataille et elle s'est servie assez
adroitement de son revolver pour blesser l'assassin à la main--ainsi
s'explique l'impression de la large main d'homme ensanglantée sur le mur
et sur la porte, de l'homme qui cherchait presque à tâtons une issue
pour fuir--mais elle n'a pas tiré assez vite pour échapper au coup
terrible qui venait la frapper à la tempe droite.

--Ce n'est donc point le revolver qui a blessé Mlle Stangerson à la
tempe?

--Le journal ne le dit pas, et, quant à moi, je ne le pense pas;
toujours parce qu'il m'apparaît logique que le revolver a servi à Mlle
Stangerson contre l'assassin. Maintenant, quelle était l'arme de
l'assassin? Ce coup à la tempe semblerait attester que l'assassin a
voulu assommer Mlle Stangerson... Après avoir vainement essayé de
l'étrangler... L'assassin devait savoir que le grenier était habité par
le père Jacques, et c'est une des raisons pour lesquelles, je pense, il
a voulu opérer avec une «arme de silence», une matraque peut-être, ou un
marteau...

--Tout cela ne nous explique pas, fis-je, comment notre assassin est
sorti de la «Chambre Jaune»!

--Évidemment, répondit Rouletabille en se levant, et, comme il faut
l'expliquer, je vais au château du Glandier, et je viens vous chercher
pour que vous y veniez avec moi...

--Moi!

--Oui, cher ami, j'ai besoin de vous. _L'Époque_ m'a chargé
définitivement de cette affaire, et il faut que je l'éclaircisse au plus
vite.

--Mais en quoi puis-je vous servir?

--M. Robert Darzac est au château du Glandier.

--C'est vrai... son désespoir doit être sans bornes!

--Il faut que je lui parle...»

Rouletabille prononça cette phrase sur un ton qui me surprit:

«Est-ce que... Est-ce que vous croyez à quelque chose d'intéressant de
ce côté?... demandai-je.

--Oui.»

Et il ne voulut pas en dire davantage. Il passa dans mon salon en me
priant de hâter ma toilette.

Je connaissais M. Robert Darzac pour lui avoir rendu un très gros
service judiciaire dans un procès civil, alors que j'étais secrétaire de
maître Barbet-Delatour. M. Robert Darzac, qui avait, à cette époque, une
quarantaine d'années, était professeur de physique à la Sorbonne. Il
était intimement lié avec les Stangerson, puisque après sept ans d'une
cour assidue, il se trouvait enfin sur le point de se marier avec Mlle
Stangerson, personne d'un certain âge (elle devait avoir dans les
trente-cinq ans), mais encore remarquablement jolie.

Pendant que je m'habillais, je criai à Rouletabille qui s'impatientait
dans mon salon:

«Est-ce que vous avez une idée sur la condition de l'assassin?

--Oui, répondit-il, je le crois sinon un homme du monde, du moins d'une
classe assez élevée... Ce n'est encore qu'une impression...

--Et qu'est-ce qui vous la donne, cette impression?

--Eh bien, mais, répliqua le jeune homme, le béret crasseux, le mouchoir
vulgaire et les traces de la chaussure grossière sur le plancher...

--Je comprends, fis-je; on ne laisse pas tant de traces derrière soi,
«quand elles sont l'expression de la vérité!»

--On fera quelque chose de vous, mon cher Sainclair!» conclut
Rouletabille.



III

«Un homme a passé comme une ombre à travers les volets»


Une demi-heure plus tard, nous étions, Rouletabille et moi, sur le quai
de la gare d'Orléans, attendant le départ du train qui allait nous
déposer à Épinay-sur-Orge. Nous vîmes arriver le parquet de Corbeil,
représenté par M. de Marquet et son greffier. M. de Marquet avait passé
la nuit à Paris avec son greffier pour assister, à la Scala, à la
répétition générale d'une revuette dont il était l'auteur masqué et
qu'il avait signé simplement: «Castigat Ridendo.»

M. de Marquet commençait d'être un noble vieillard. Il était, à
l'ordinaire, plein de politesse et de «galantise», et n'avait eu, toute
sa vie, qu'une passion: celle de l'art dramatique. Dans sa carrière de
magistrat, il ne s'était véritablement intéressé qu'aux affaires
susceptibles de lui fournir au moins la nature d'un acte. Bien que,
décemment apparenté, il eût pu aspirer aux plus hautes situations
judiciaires, il n'avait jamais travaillé, en réalité, que pour «arriver»
à la romantique Porte Saint-Martin ou à l'Odéon pensif. Un tel idéal
l'avait conduit, sur le tard, à être juge d'instruction à Corbeil, et à
signer «Castigat Ridendo» un petit acte indécent à la Scala.

L'affaire de la «Chambre Jaune», par son côté inexplicable, devait
séduire un esprit aussi... littéraire. Elle l'intéressa prodigieusement;
et M. de Marquet s'y jeta moins comme un magistrat avide de connaître la
vérité que comme un amateur d'imbroglios dramatiques dont toutes les
facultés sont tendues vers le mystère de l'intrigue, et qui ne redoute
cependant rien tant que d'arriver à la fin du dernier acte, où tout
s'explique.

Ainsi, dans le moment que nous le rencontrâmes, j'entendis M. de Marquet
dire avec un soupir à son greffier:

«Pourvu, mon cher monsieur Maleine, pourvu que cet entrepreneur, avec sa
pioche, ne nous démolisse pas un aussi beau mystère!

--N'ayez crainte, répondit M. Maleine, sa pioche démolira peut-être le
pavillon, mais elle laissera notre affaire intacte. J'ai tâté les murs
et étudié plafond et plancher, et je m'y connais. On ne me trompe pas.
Nous pouvons être tranquilles. Nous ne saurons rien.

Ayant ainsi rassuré son chef, M. Maleine nous désigna d'un mouvement de
tête discret à M. de Marquet. La figure de celui-ci se renfrogna et,
comme il vit venir à lui Rouletabille qui, déjà, se découvrait, il se
précipita sur une portière et sauta dans le train en jetant à mi-voix à
son greffier: «surtout, pas de journalistes!»

M. Maleine répliqua: «Compris!», arrêta Rouletabille dans sa course et
eut la prétention de l'empêcher de monter dans le compartiment du juge
d'instruction.

«Pardon, messieurs! Ce compartiment est réservé...

--Je suis journaliste, monsieur, rédacteur à _l'Époque_, fit mon jeune
ami avec une grande dépense de salutations et de politesses, et j'ai un
petit mot à dire à M. de Marquet.

--M. de Marquet est très occupé par son enquête...

--Oh! Son enquête m'est absolument indifférente, veuillez le croire...
Je ne suis pas, moi, un rédacteur de chiens écrasés, déclara le jeune
Rouletabille dont la lèvre inférieure exprimait alors un mépris infini
pour la littérature des «faits diversiers»; je suis courriériste des
théâtres... Et comme je dois faire, ce soir, un petit compte rendu de la
revue de la Scala...

--Montez, monsieur, je vous en prie...», fit le greffier s'effaçant.

Rouletabille était déjà dans le compartiment. Je l'y suivis. Je m'assis
à ses côtés; le greffier monta et ferma la portière.

M. de Marquet regardait son greffier.

--Oh! Monsieur, débuta Rouletabille, n'en veuillez pas «à ce brave
homme» si j'ai forcé la consigne; ce n'est pas à M. de Marquet que je
veux avoir l'honneur de parler: c'est à M. «Castigat Ridendo»!...
Permettez-moi de vous féliciter, en tant que courriériste théâtral à
_l'Époque_...»

Et Rouletabille, m'ayant présenté d'abord, se présenta ensuite.

M. de Marquet, d'un geste inquiet, caressait sa barbe en pointe. Il
exprima en quelques mots à Rouletabille qu'il était trop modeste auteur
pour désirer que le voile de son pseudonyme fût publiquement levé, et il
espérait bien que l'enthousiasme du journaliste pour l'oeuvre du
dramaturge n'irait point jusqu'à apprendre aux populations que M.
«Castigat Ridendo» n'était autre que le juge d'instruction de Corbeil.

«L'oeuvre de l'auteur dramatique pourrait nuire, ajouta-t-il, après une
légère hésitation, à l'oeuvre du magistrat... surtout en province où
l'on est resté un peu routinier...

--Oh! Comptez sur ma discrétion!» s'écria Rouletabille en levant des
mains qui attestaient le Ciel.

Le train s'ébranlait alors...

«Nous partons! fit le juge d'instruction, surpris de nous voir faire le
voyage avec lui.

--Oui, monsieur, la vérité se met en marche... dit en souriant
aimablement le reporter... en marche vers le château du Glandier...
Belle affaire, monsieur De Marquet, belle affaire!...

--Obscure affaire! Incroyable, insondable, inexplicable affaire... et je
ne crains qu'une chose, monsieur Rouletabille... c'est que les
journalistes se mêlent de la vouloir expliquer...»

Mon ami sentit le coup droit.

«Oui, fit-il simplement, il faut le craindre... Ils se mêlent de tout...
Quant à moi, je ne vous parle que parce que le hasard, monsieur le juge
d'instruction, le pur hasard, m'a mis sur votre chemin et presque dans
votre compartiment.

--Où allez-vous donc, demanda M. de Marquet.

--Au château du Glandier», fit sans broncher Rouletabille.

M. de Marquet sursauta.

«Vous n'y entrerez pas, monsieur Rouletabille!...

--Vous vous y opposerez? fit mon ami, déjà prêt à la bataille.

--Que non pas! J'aime trop la presse et les journalistes pour leur être
désagréable en quoi que ce soit, mais M. Stangerson a consigné sa porte
à tout le monde. Et elle est bien gardée. Pas un journaliste, hier, n'a
pu franchir la grille du Glandier.

--Tant mieux, répliqua Rouletabille, j'arrive bien.»

M. de Marquet se pinça les lèvres et parut prêt à conserver un obstiné
silence. Il ne se détendit un peu que lorsque Rouletabille ne lui eut
pas laissé ignorer plus longtemps que nous nous rendions au Glandier
pour y serrer la main «d'un vieil ami intime», déclara-t-il, en parlant
de M. Robert Darzac, qu'il avait peut-être vu une fois dans sa vie.

«Ce pauvre Robert! continua le jeune reporter... Ce pauvre Robert! il
est capable d'en mourir... Il aimait tant Mlle Stangerson...

--La douleur de M. Robert Darzac fait, il est vrai, peine à voir...
laissa échapper comme à regret M. de Marquet...

--Mais il faut espérer que Mlle Stangerson sera sauvée...

--Espérons-le... son père me disait hier que, si elle devait succomber,
il ne tarderait point, quant à lui, à l'aller rejoindre dans la tombe...
Quelle perte incalculable pour la science!

--La blessure à la tempe est grave, n'est-ce pas?...

--Évidemment! Mais c'est une chance inouïe qu'elle n'ait pas été
mortelle... Le coup a été donné avec une force!...

--Ce n'est donc pas le revolver qui a blessé Mlle Stangerson», fit
Rouletabille... en me jetant un regard de triomphe...

M. de Marquet parut fort embarrassé.

«Je n'ai rien dit, je ne veux rien dire, et je ne dirai rien!»

Et il se tourna vers son greffier, comme s'il ne nous connaissait
plus...

Mais on ne se débarrassait pas ainsi de Rouletabille. Celui-ci
s'approcha du juge d'instruction, et, montrant _le Matin_, qu'il tira de
sa poche, il lui dit:

«Il y a une chose, monsieur le juge d'instruction, que je puis vous
demander sans commettre d'indiscrétion. Vous avez lu le récit du
_Matin_? Il est absurde, n'est-ce pas?

--Pas le moins du monde, monsieur...

--Eh quoi! La «Chambre Jaune» n'a qu'une fenêtre grillée «dont les
barreaux n'ont pas été descellés, et une porte que l'on défonce...» et
l'on n'y trouve pas l'assassin!

--C'est ainsi, monsieur! C'est ainsi!... C'est ainsi que la question se
pose!...»

Rouletabille ne dit plus rien et partit pour des pensers inconnus... Un
quart d'heure ainsi s'écoula.

Quant il revint à nous, il dit, s'adressant encore au juge
d'instruction:

--Comment était, ce soir-là, la coiffure de Mlle Stangerson?

--Je ne saisis pas, fit M. de Marquet.

--Ceci est de la dernière importance, répliqua Rouletabille. _Les
cheveux en bandeaux, n'est-ce pas? Je suis sûr qu'elle portait ce
soir-là, le soir du drame, les cheveux en bandeaux!_

--Eh bien, monsieur Rouletabille, vous êtes dans l'erreur, répondit le
juge d'instruction; Mlle Stangerson était coiffée, ce soir-là, les
cheveux relevés entièrement en torsade sur la tête... Ce doit être sa
coiffure habituelle... Le front entièrement découvert..., je puis vous
l'affirmer, car nous avons examiné longuement la blessure. Il n'y avait
pas de sang aux cheveux... et l'on n'avait pas touché à la coiffure
depuis l'attentat.

--Vous êtes sûr! Vous êtes sûr que Mlle Stangerson, la nuit de
l'attentat, n'avait pas «la coiffure en bandeaux»?...

--Tout à fait certain, continua le juge en souriant... car, justement,
j'entends encore le docteur me dire pendant que j'examinais la blessure:
«C'est grand dommage que Mlle Stangerson ait l'habitude de se coiffer
les cheveux relevés sur le front. Si elle avait porté la coiffure en
bandeaux, le coup qu'elle a reçu à la tempe aurait été amorti.»
Maintenant, je vous dirai qu'il est étrange que vous attachiez de
l'importance...

--Oh! Si elle n'avait pas les cheveux en bandeaux! gémit Rouletabille,
où allons-nous? où allons-nous? Il faudra que je me renseigne.

Et il eut un geste désolé.

«Et la blessure à la tempe est terrible? demanda-t-il encore.

--Terrible.

--Enfin, par quelle arme a-t-elle été faite?

--Ceci, monsieur, est le secret de l'instruction.

--Avez-vous retrouvé cette arme?»

Le juge d'instruction ne répondit pas.

«Et la blessure à la gorge?»

Ici, le juge d'instruction voulut bien nous confier que la blessure à la
gorge était telle que l'on pouvait affirmer, de l'avis même des
médecins, que, «si l'assassin avait serré cette gorge quelques secondes
de plus, Mlle Stangerson mourait étranglée».

«L'affaire, telle que la rapporte _Le Matin_, reprit Rouletabille,
acharné, me paraît de plus en plus inexplicable. Pouvez-vous me dire,
monsieur le juge, quelles sont les ouvertures du pavillon, portes et
fenêtres?

--Il y en a cinq, répondit M. de Marquet, après avoir toussé deux ou
trois fois, mais ne résistant plus au désir qu'il avait d'étaler tout
l'incroyable mystère de l'affaire qu'il instruisait. Il y en a cinq,
dont la porte du vestibule qui est la seule porte d'entrée du pavillon,
porte toujours automatiquement fermée, et ne pouvant s'ouvrir, soit de
l'intérieur, soit de l'extérieur, que par deux clefs spéciales qui ne
quittent jamais le père Jacques et M. Stangerson. Mlle Stangerson n'en a
point besoin puisque le père Jacques est à demeure dans le pavillon et
que, dans la journée, elle ne quitte point son père. Quand ils se sont
précipités tous les quatre dans la «Chambre Jaune» dont ils avaient
enfin défoncé la porte, la porte d'entrée du vestibule, elle, était
restée fermée comme toujours, et les deux clefs de cette porte étaient
l'une dans la poche de M. Stangerson, l'autre dans la poche du père
Jacques. Quant aux fenêtres du pavillon, elles sont quatre: l'unique
fenêtre de la «Chambre Jaune», les deux fenêtres du laboratoire et la
fenêtre du vestibule. La fenêtre de la «Chambre Jaune» et celles du
laboratoire donnent sur la campagne; seule la fenêtre du vestibule donne
dans le parc.

--_C'est par cette fenêtre-là qu'il s'est sauvé du pavillon!_ s'écria
Rouletabille.

--Comment le savez-vous? fit M. de Marquet en fixant sur mon ami un
étrange regard.

--Nous verrons plus tard comment l'assassin s'est enfui de la «Chambre
Jaune», répliqua Rouletabille, mais il a dû quitter le pavillon par la
fenêtre du vestibule...

--Encore une fois, comment le savez-vous?

--Eh! mon Dieu! c'est bien simple. Du moment qu'«il» ne peut s'enfuir
par la porte du pavillon, il faut bien qu'il passe par une fenêtre, et
il faut qu'il y ait au moins, pour qu'il passe, une fenêtre qui ne soit
pas grillée. La fenêtre de la «Chambre Jaune» est grillée, parce qu'elle
donne sur la campagne; les deux fenêtres du laboratoire doivent l'être
certainement pour la même raison. «Puisque l'assassin s'est enfui»,
j'imagine qu'il a trouvé une fenêtre sans barreaux, et ce sera celle du
vestibule qui donne sur le parc, c'est-à-dire à l'intérieur de la
propriété. Cela n'est pas sorcier!...

--Oui, fit M. de Marquet, mais ce que vous ne pourriez deviner, c'est
que cette fenêtre du vestibule, qui est la seule, en effet, à n'avoir
point de barreaux, possède de solides volets de fer. _Or, ces volets de
fer sont restés fermés à l'intérieur par leur loquet de fer, et
cependant nous avons la preuve que l'assassin s'est, en effet, enfui du
pavillon par cette même fenêtre!_ Des traces de sang sur le mur à
l'intérieur et sur les volets et des pas sur la terre, des pas
entièrement semblables à ceux dont j'ai relevé la mesure dans la
«Chambre Jaune», attestent bien que l'assassin s'est enfui par là! Mais
alors! Comment a-t-il fait, _puisque les volets sont restés fermés à
l'intérieur?_ Il a passé comme une ombre à travers les volets. Et,
enfin, le plus affolant de tout, n'est-ce point la trace retrouvée de
l'assassin au moment où il fuit du pavillon, quand il est impossible de
se faire la moindre idée de la façon dont l'assassin est sorti de la
«Chambre Jaune», _ni comment il a traversé forcément le laboratoire pour
arriver au vestibule!_ Ah! oui, monsieur Rouletabille, cette affaire est
hallucinante... C'est une belle affaire, allez! Et dont on ne trouvera
pas la clef d'ici longtemps, je l'espère bien!...

--Vous espérez quoi, monsieur le juge d'instruction?...»

M. de Marquet rectifia:

--«... Je ne l'espère pas... Je le crois...

--On aurait donc refermé la fenêtre, à l'intérieur, après la fuite de
l'assassin? demanda Rouletabille...

--Évidemment, voilà ce qui me semble, pour le moment, naturel quoique
inexplicable... car il faudrait un complice ou des complices... et je ne
les vois pas...»

Après un silence, il ajouta:

«Ah! Si Mlle Stangerson pouvait aller assez bien aujourd'hui pour qu'on
l'interrogeât...»

Rouletabille, poursuivant sa pensée, demanda:

«Et le grenier? Il doit y avoir une ouverture au grenier?

--Oui, je ne l'avais pas comptée, en effet; cela fait six ouvertures; il
y a là-haut une petite fenêtre, plutôt une lucarne, et, comme elle donne
sur l'extérieur de la propriété, M. Stangerson l'a fait également garnir
de barreaux. À cette lucarne, comme aux fenêtres du rez-de-chaussée, les
barreaux sont restés intacts et les volets, qui s'ouvrent naturellement
en dedans, sont restés fermés en dedans. Du reste, nous n'avons rien
découvert qui puisse nous faire soupçonner le passage de l'assassin dans
le grenier.

--Pour vous, donc, il n'est point douteux, monsieur le juge
d'instruction, que l'assassin s'est enfui--sans que l'on sache
comment--par la fenêtre du vestibule!

--Tout le prouve...

Je le crois aussi», obtempéra gravement Rouletabille.

Puis un silence, et il reprit:

--Si vous n'avez trouvé aucune trace de l'assassin dans le grenier,
comme par exemple, ces pas noirâtres que l'on relève sur le parquet de
la «Chambre Jaune», vous devez être amené à croire que ce n'est point
lui qui a volé le revolver du père Jacques...

--Il n'y a de traces, au grenier, que celles du père Jacques», fit le
juge avec un haussement de tête significatif...

Et il se décida à compléter sa pensée:

«Le père Jacques était avec M. Stangerson... C'est heureux pour lui...

--Alors, _quid_ du rôle du revolver du père Jacques dans le drame? Il
semble bien démontré que cette arme a moins blessé Mlle Stangerson
qu'elle n'a blessé l'assassin...»

Sans répondre à cette question, qui sans doute l'embarrassait, M. de
Marquet nous apprit qu'on avait retrouvé les deux balles dans la
«Chambre Jaune», l'une dans un mur, le mur où s'étalait la main
rouge--une main rouge d'homme--l'autre dans le plafond.

«Oh! oh! dans le plafond! répéta à mi-voix Rouletabille... Vraiment...
dans le plafond! Voilà qui est fort curieux... dans le plafond!...

Il se mit à fumer en silence, s'entourant de tabagie. Quand nous
arrivâmes à Épinay-sur-Orge, je dus lui donner un coup sur l'épaule pour
le faire descendre de son rêve et sur le quai.

Là, le magistrat et son greffier nous saluèrent, nous faisant comprendre
qu'ils nous avaient assez vus; puis ils montèrent rapidement dans un
cabriolet qui les attendait.

«Combien de temps faut-il pour aller à pied d'ici au château du
Glandier? demanda Rouletabille à un employé de chemin de fer.

--Une heure et demie, une heure trois quarts, sans se presser», répondit
l'homme.

Rouletabille regarda le ciel, le trouva à sa convenance et, sans doute,
à la mienne, car il me prit sous le bras et me dit:

«Allons!... J'ai besoin de marcher.

--Eh bien! lui demandai-je. Ça se débrouille?...

--Oh! fit-il, oh! il n'y a rien de débrouillé du tout!... _C'est encore
plus embrouillé qu'avant!_ Il est vrai que j'ai une idée...

--Dites-la.

--Oh! Je ne peux rien dire pour le moment... Mon idée est une question
de vie ou de mort pour deux personnes au moins...

--Croyez-vous à des complices?

--Je n'y crois pas...»

Nous gardâmes un instant le silence, puis il reprit:

«C'est une veine d'avoir rencontré ce juge d'instruction et son
greffier... Hein! que vous avais-je dit pour le revolver?...

Il avait le front penché vers la route, les mains dans les poches, et il
sifflotait. Au bout d'un instant, je l'entendis murmurer:

«Pauvre femme!...

--C'est Mlle Stangerson que vous plaignez?...

--Oui, c'est une très noble femme, et tout à fait digne de pitié!...
C'est un très grand, un très grand caractère... j'imagine...
j'imagine...

--Vous connaissez donc Mlle Stangerson?

--Moi, pas du tout... Je ne l'ai vue qu'une fois...

--Pourquoi dites-vous: c'est un très grand caractère?...

--Parce qu'elle a su tenir tête à l'assassin, parce qu'elle s'est
défendue avec courage, _et surtout, surtout, à cause de la balle dans le
plafond_.»

Je regardai Rouletabille, me demandant _in petto_ s'il ne se moquait pas
tout à fait de moi ou s'il n'était pas devenu subitement fou. Mais je
vis bien que le jeune homme n'avait jamais eu moins envie de rire, et
l'éclat intelligent de ses petits yeux ronds me rassura sur l'état de sa
raison. Et puis, j'étais un peu habitué à ses propos rompus... rompus
pour moi qui n'y trouvais souvent qu'incohérence et mystère jusqu'au
moment où, en quelques phrases rapides et nettes, il me livrait le fil
de sa pensée. Alors, tout s'éclairait soudain; les mots qu'il avait
dits, et qui m'avaient paru vides de sens, se reliaient avec une
facilité et une logique telles «que je ne pouvais comprendre comment je
n'avais pas compris plus tôt».



IV

«Au sein d'une nature sauvage»


Le château du Glandier est un des plus vieux châteaux de ce pays
d'Île-de-France, où se dressent encore tant d'illustres pierres de
l'époque féodale. Bâti au coeur des forêts, sous Philippe le Bel, il
apparaît à quelques centaines de mètres de la route qui conduit du
village de Sainte-Geneviève-des-Bois à Montlhéry. Amas de constructions
disparates, il est dominé par un donjon. Quand le visiteur a gravi les
marches branlantes de cet antique donjon et qu'il débouche sur la petite
plate-forme où, au XVIIe siècle, Georges-Philibert de Séquigny, seigneur
du Glandier, Maisons-Neuves et autres lieux, a fait édifier la lanterne
actuelle, d'un abominable style rococo, on aperçoit, à trois lieues de
là, au-dessus de la vallée et de la plaine, l'orgueilleuse tour de
Montlhéry. Donjon et tour se regardent encore, après tant de siècles, et
semblent se raconter, au-dessus des forêts verdoyantes ou des bois
morts, les plus vieilles légendes de l'histoire de France. On dit que le
donjon du Glandier veille sur une ombre héroïque et sainte, celle de la
bonne patronne de Paris, devant qui recula Attila. Sainte Geneviève dort
là son dernier sommeil dans les vieilles douves du château. L'été, les
amoureux, balançant d'une main distraite le panier des déjeuners sur
l'herbe, viennent rêver ou échanger des serments devant la tombe de la
sainte, pieusement fleurie de myosotis. Non loin de cette tombe est un
puits qui contient, dit-on, une eau miraculeuse. La reconnaissance des
mères a élevé en cet endroit une statue à sainte Geneviève et suspendu
sous ses pieds les petits chaussons ou les bonnets des enfants sauvés
par cette onde sacrée.

C'est dans ce lieu qui semblait devoir appartenir tout entier au passé
que le professeur Stangerson et sa fille étaient venus s'installer pour
préparer la science de l'avenir. Sa solitude au fond des bois leur avait
plu tout de suite. Ils n'auraient là, comme témoins de leurs travaux et
de leurs espoirs, que de vieilles pierres et de grands chênes. Le
Glandier, autrefois «Glandierum», s'appelait ainsi du grand nombre de
glands que, de tout temps, on avait recueillis en cet endroit. Cette
terre, aujourd'hui tristement célèbre, avait reconquis, grâce à la
négligence ou à l'abandon des propriétaires, l'aspect sauvage d'une
nature primitive; seuls, les bâtiments qui s'y cachaient avaient
conservé la trace d'étranges métamorphoses. Chaque siècle y avait laissé
son empreinte: un morceau d'architecture auquel se reliait le souvenir
de quelque événement terrible, de quelque rouge aventure; et, tel quel,
ce château, où allait se réfugier la science, semblait tout désigné à
servir de théâtre à des mystères d'épouvante et de mort.

Ceci dit, je ne puis me défendre d'une réflexion. La voici:

Si je me suis attardé quelque peu à cette triste peinture du Glandier,
ce n'est point que j'aie trouvé ici l'occasion dramatique de «créer»
l'atmosphère nécessaire aux drames qui vont se dérouler sous les yeux du
lecteur et, en vérité, mon premier soin, dans toute cette affaire, sera
d'être aussi simple que possible. Je n'ai point la prétention d'être un
auteur. Qui dit: auteur, dit toujours un peu: romancier, et, Dieu merci!
le mystère de la «Chambre Jaune» est assez plein de tragique horreur
réelle pour se passer de littérature. Je ne suis et ne veux être qu'un
fidèle «rapporteur». Je dois rapporter l'événement; je situe cet
événement dans son cadre, voilà tout. Il est tout naturel que vous
sachiez où les choses se passent.

Je reviens à M. Stangerson. Quand il acheta le domaine, une quinzaine
d'années environ avant le drame qui nous occupe, le Glandier n'était
plus habité depuis longtemps. Un autre vieux château, dans les environs,
construit au XIVe siècle par Jean de Belmont, était également abandonné,
de telle sorte que le pays était à peu près inhabité. Quelques
maisonnettes au bord de la route qui conduit à Corbeil, une auberge,
l'auberge du «Donjon», qui offrait une passagère hospitalité aux
rouliers; c'était là à peu près tout ce qui rappelait la civilisation
dans cet endroit délaissé qu'on ne s'attendait guère à rencontrer à
quelques lieues de la capitale. Mais ce parfait délaissement avait été
la raison déterminante du choix de M. Stangerson et de sa fille. M.
Stangerson était déjà célèbre; il revenait d'Amérique où ses travaux
avaient eu un retentissement considérable. Le livre qu'il avait publié à
Philadelphie sur la «Dissociation de la matière par les actions
électriques» avait soulevé la protestation de tout le monde savant. M.
Stangerson était français, mais d'origine américaine. De très
importantes affaires d'héritage l'avaient fixé pendant plusieurs années
aux États-Unis. Il avait continué, là-bas, une oeuvre commencée en
France, et il était revenu en France l'y achever, après avoir réalisé
une grosse fortune, tous ses procès s'étant heureusement terminés soit
par des jugements qui lui donnaient gain de cause, soit par des
transactions. Cette fortune fut la bienvenue. M. Stangerson, qui eût pu,
s'il l'avait voulu, gagner des millions de dollars en exploitant ou en
faisant exploiter deux ou trois de ses découvertes chimiques relatives à
de nouveaux procédés de teinture, avait toujours répugné à faire servir
à son intérêt propre le don merveilleux d'«inventer» qu'il avait reçu de
la nature; mais il ne pensait point que son génie lui appartînt. Il le
devait aux hommes, et tout ce que son génie mettait au monde tombait, de
par cette volonté philanthropique, dans le domaine public. S'il n'essaya
point de dissimuler la satisfaction que lui causait la mise en
possession de cette fortune inespérée qui allait lui permettre de se
livrer jusqu'à sa dernière heure à sa passion pour la science pure, le
professeur dut s'en réjouir également, «semblait-il», pour une autre
cause. Mlle Stangerson avait, au moment où son père revint d'Amérique et
acheta le Glandier, vingt ans. Elle était plus jolie qu'on ne saurait
l'imaginer, tenant à la fois toute la grâce parisienne de sa mère, morte
en lui donnant le jour, et toute la splendeur, toute la richesse du
jeune sang américain de son grand-père paternel, William Stangerson.
Celui-ci, citoyen de Philadelphie, avait dû se faire naturaliser
français pour obéir à des exigences de famille, au moment de son mariage
avec une française, celle qui devait être la mère de l'illustre
Stangerson. Ainsi s'explique la nationalité française du professeur
Stangerson.

Vingt ans, adorablement blonde, des yeux bleus, un teint de lait,
rayonnante, d'une santé divine, Mathilde Stangerson était l'une des plus
belles filles à marier de l'ancien et du nouveau continent. Il était du
devoir de son père, malgré la douleur prévue d'une inévitable
séparation, de songer à ce mariage, et il ne dut pas être fâché de voir
arriver la dot. Quoi qu'il en soit, il ne s'en enterra pas moins, avec
son enfant, au Glandier, dans le moment où ses amis s'attendaient à ce
qu'il produisît Mlle Mathilde dans le monde. Certains vinrent le voir et
manifestèrent leur étonnement. Aux questions qui lui furent posées, le
professeur répondit: «C'est la volonté de ma fille. Je ne sais rien lui
refuser. C'est elle qui a choisi le Glandier.» Interrogé à son tour, la
jeune fille répliqua avec sérénité: «Où aurions-nous mieux travaillé que
dans cette solitude?» Car Mlle Mathilde Stangerson collaborait déjà à
l'oeuvre de son père, mais on ne pouvait imaginer alors que sa passion
pour la science irait jusqu'à lui faire repousser tous les partis qui se
présenteraient à elle, pendant plus de quinze ans. Si retirés
vivaient-ils, le père et la fille durent se montrer dans quelques
réceptions officielles, et, à certaines époques de l'année, dans deux ou
trois salons amis où la gloire du professeur et la beauté de Mathilde
firent sensation. L'extrême froideur de la jeune fille ne découragea pas
tout d'abord les soupirants; mais, au bout de quelques années, ils se
lassèrent. Un seul persista avec une douce ténacité et mérita ce nom
«d'éternel fiancé», qu'il accepta avec mélancolie; c'était M. Robert
Darzac. Maintenant Mlle Stangerson n'était plus jeune, et il semblait
bien que, n'ayant point trouvé de raisons pour se marier, jusqu'à l'âge
de trente-cinq ans, elle n'en découvrirait jamais. Un tel argument
apparaissait sans valeur, évidemment, à M. Robert Darzac, puisque
celui-ci ne cessait point sa cour, si tant est qu'on peut encore appeler
«cour» les soins délicats et tendres dont on ne cesse d'entourer une
femme de trente-cinq ans, restée fille et qui a déclaré qu'elle ne se
marierait point.

Soudain, quelques semaines avant les événements qui nous occupent, un
bruit auquel on n'attacha pas d'abord d'importance--tant on le trouvait
incroyable--se répandit dans Paris; Mlle Stangerson consentait enfin à
«couronner l'inextinguible flamme de M. Robert Darzac!» Il fallut que M.
Robert Darzac lui-même ne démentît point ces propos matrimoniaux pour
qu'on se dît enfin qu'il pouvait y avoir un peu de vérité dans une
rumeur aussi invraisemblable. Enfin M. Stangerson voulut bien annoncer,
en sortant un jour de l'Académie des sciences, que le mariage de sa
fille et de M. Robert Darzac serait célébré dans l'intimité, au château
du Glandier, sitôt que sa fille et lui auraient mis la dernière main au
rapport qui allait résumer tous leurs travaux sur la «Dissociation de la
matière», c'est-à-dire sur le retour de la matière à l'éther. Le nouveau
ménage s'installerait au Glandier et le gendre apporterait sa
collaboration à l'oeuvre à laquelle le père et la fille avaient consacré
leur vie.

Le monde scientifique n'avait pas encore eu le temps de se remettre de
cette nouvelle que l'on apprenait l'assassinat de Mlle Stangerson dans
les conditions fantastiques que nous avons énumérées et que notre visite
au château va nous permettre de préciser davantage encore.

Je n'ai point hésité à fournir au lecteur tous ces détails rétrospectifs
que je connaissais par suite de mes rapports d'affaires avec M. Robert
Darzac, pour qu'en franchissant le seuil de la «Chambre Jaune», il fût
aussi documenté que moi.



V

Où Joseph Rouletabille adresse à M. Robert Darzac une phrase qui produit
son petit effet


Nous marchions depuis quelques minutes, Rouletabille et moi, le long
d'un mur qui bordait la vaste propriété de M. Stangerson, et nous
apercevions déjà la grille d'entrée, quand notre attention fut attirée
par un personnage qui, à demi courbé sur la terre, semblait tellement
préoccupé qu'il ne nous vit pas venir. Tantôt il se penchait, se
couchait presque sur le sol, tantôt il se redressait et considérait
attentivement le mur; tantôt il regardait dans le creux de sa main, puis
faisait de grands pas, puis se mettait à courir et regardait encore dans
le creux de sa main droite. Rouletabille m'avait arrêté d'un geste:

«Chut! Frédéric Larsan qui travaille!... Ne le dérangeons pas!

Joseph Rouletabille avait une grande admiration pour le célèbre
policier. Je n'avais jamais vu, moi, Frédéric Larsan, mais je le
connaissais beaucoup de réputation.

L'affaire des lingots d'or de l'hôtel de la Monnaie, qu'il débrouilla
quand tout le monde jetait sa langue aux chiens, et l'arrestation des
forceurs de coffres-forts du Crédit universel avaient rendu son nom
presque populaire. Il passait alors, à cette époque où Joseph
Rouletabille n'avait pas encore donné les preuves admirables d'un talent
unique, pour l'esprit le plus apte à démêler l'écheveau embrouillé des
plus mystérieux et plus obscurs crimes. Sa réputation s'était étendue
dans le monde entier et souvent les polices de Londres ou de Berlin, ou
même d'Amérique l'appelaient à l'aide quand les inspecteurs et les
détectives nationaux s'avouaient à bout d'imagination et de ressources.
On ne s'étonnera donc point que, dès le début du mystère de la «Chambre
Jaune», le chef de la Sûreté ait songé à télégraphier à son précieux
subordonné, à Londres, où Frédéric Larsan avait été envoyé pour une
grosse affaire de titres volés: «Revenez vite.» Frédéric, que l'on
appelait, à la Sûreté, le grand Fred, avait fait diligence, sachant sans
doute par expérience que, si on le dérangeait, c'est qu'on avait bien
besoin de ses services, et, c'est ainsi que Rouletabille et moi, ce
matin-là, nous le trouvions déjà à la besogne. Nous comprîmes bientôt en
quoi elle consistait.

Ce qu'il ne cessait de regarder dans le creux de sa main droite n'était
autre chose que sa montre et il paraissait fort occupé à compter des
minutes. Puis il rebroussa chemin, reprit une fois encore sa course, ne
l'arrêta qu'à la grille du parc, reconsulta sa montre, la mit dans sa
poche, haussa les épaules d'un geste découragé, poussa la grille,
pénétra dans le parc, referma la grille à clef, leva la tête et, à
travers les barreaux, nous aperçut. Rouletabille courut et je le suivis.
Frédéric Larsan nous attendait.

«Monsieur Fred», dit Rouletabille en se découvrant et en montrant les
marques d'un profond respect basé sur la réelle admiration que le jeune
reporter avait pour le célèbre policier, «pourriez-vous nous dire si M.
Robert Darzac est au château en ce moment? Voici un de ses amis, du
barreau de Paris, qui désirerait lui parler.

--Je n'en sais rien, monsieur Rouletabille, répliqua Fred en serrant la
main de mon ami, car il avait eu l'occasion de le rencontrer plusieurs
fois au cours de ses enquêtes les plus difficiles... Je ne l'ai pas vu.

--Les concierges nous renseigneront sans doute? fit Rouletabille en
désignant une maisonnette de briques dont porte et fenêtres étaient
closes et qui devait inévitablement abriter ces fidèles gardiens de la
propriété.

«Les concierges ne vous renseigneront point, monsieur Rouletabille.

--Et pourquoi donc?

--Parce que, depuis une demi-heure, ils sont arrêtés!...

--Arrêtés! s'écria Rouletabille... Ce sont eux les assassins!...

Frédéric Larsan haussa les épaules.

«Quand on ne peut pas, dit-il, d'un air de suprême ironie, arrêter
l'assassin, on peut toujours se payer le luxe de découvrir les
complices!

--C'est vous qui les avez fait arrêter, monsieur Fred?

--Ah! non! par exemple! je ne les ai pas fait arrêter, d'abord parce que
je suis à peu près sûr qu'ils ne sont pour rien dans l'affaire, et puis
parce que...

--Parce que quoi? interrogea anxieusement Rouletabille.

--Parce que... rien... fit Larsan en secouant la tête.

--«Parce qu'il n'y a pas de complices!» souffla Rouletabille.

Frédéric Larsan s'arrêta net, regardant le reporter avec intérêt.

«Ah! Ah! Vous avez donc une idée sur l'affaire... Pourtant vous n'avez
rien vu, jeune homme... vous n'avez pas encore pénétré ici...

--J'y pénétrerai.

--J'en doute... la consigne est formelle.

--J'y pénétrerai si vous me faites voir M. Robert Darzac... Faites cela
pour moi... Vous savez que nous sommes de vieux amis... Monsieur Fred...
je vous en prie... Rappelez-vous le bel article que je vous ai fait à
propos des «Lingots d'or». Un petit mot à M. Robert Darzac, s'il vous
plaît?»

La figure de Rouletabille était vraiment comique à voir en ce moment.
Elle reflétait un désir si irrésistible de franchir ce seuil au-delà
duquel il se passait quelque prodigieux mystère; elle suppliait avec une
telle éloquence non seulement de la bouche et des yeux, mais encore de
tous les traits, que je ne pus m'empêcher d'éclater de rire. Frédéric
Larsan, pas plus que moi, ne garda son sérieux.

Cependant, derrière la grille, Frédéric Larsan remettait tranquillement
la clef dans sa poche. Je l'examinai.

C'était un homme qui pouvait avoir une cinquantaine d'années. Sa tête
était belle, aux cheveux grisonnants, au teint mat, au profil dur; le
front était proéminent; le menton et les joues étaient rasés avec soin;
la lèvre, sans moustache, était finement dessinée; les yeux, un peu
petits et ronds, fixaient les gens bien en face d'un regard fouilleur
qui étonnait et inquiétait. Il était de taille moyenne et bien prise;
l'allure générale était élégante et sympathique. Rien du policier
vulgaire. C'était un grand artiste en son genre, et il le savait, et
l'on sentait qu'il avait une haute idée de lui-même. Le ton de sa
conversation était d'un sceptique et d'un désabusé. Son étrange
profession lui avait fait côtoyer tant de crimes et de vilenies qu'il
eût été inexplicable qu'elle ne lui eût point un peu «durci les
sentiments», selon la curieuse expression de Rouletabille.

Larsan tourna la tête au bruit d'une voiture qui arrivait derrière lui.
Nous reconnûmes le cabriolet qui, en gare d'Épinay, avait emporté le
juge d'instruction et son greffier.

«Tenez! fit Frédéric Larsan, vous vouliez parler à M. Robert Darzac; le
voilà!»

Le cabriolet était déjà à la grille et Robert Darzac priait Frédéric
Larsan de lui ouvrir l'entrée du parc, lui disant qu'il était très
pressé et qu'il n'avait que le temps d'arriver à Épinay pour prendre le
prochain train pour Paris, quand il me reconnut. Pendant que Larsan
ouvrait la grille, M. Darzac me demanda ce qui pouvait m'amener au
Glandier dans un moment aussi tragique. Je remarquai alors qu'il était
atrocement pâle et qu'une douleur infinie était peinte sur son visage.

«Mlle Stangerson va-t-elle mieux? demandai-je immédiatement.

--Oui, fit-il. On la sauvera peut-être. Il faut qu'on la sauve.»

Il n'ajouta pas «ou j'en mourrai», mais on sentait trembler la fin de la
phrase au bout de ses lèvres exsangues.

Rouletabille intervint alors:

«Monsieur, vous êtes pressé. Il faut cependant que je vous parle. J'ai
quelque chose de la dernière importance à vous dire.»

Frédéric Larsan interrompit:

«Je peux vous laisser? demanda-t-il à Robert Darzac. Vous avez une clef
ou voulez-vous que je vous donne celle-ci?

--Oui, merci, j'ai une clef. Je fermerai la grille.»

Larsan s'éloigna rapidement dans la direction du château dont on
apercevait, à quelques centaines de mètres, la masse imposante.

Robert Darzac, le sourcil froncé, montrait déjà de l'impatience. Je
présentai Rouletabille comme un excellent ami; mais, dès qu'il sut que
ce jeune homme était journaliste, M. Darzac me regarda d'un air de grand
reproche, s'excusa sur la nécessité où il était d'atteindre Épinay en
vingt minutes, salua et fouetta son cheval. Mais déjà Rouletabille avait
saisi, à ma profonde stupéfaction, la bride, arrêté le petit équipage
d'un poing vigoureux, cependant qu'il prononçait cette phrase dépourvue
pour moi du moindre sens:

«_Le presbytère n'a rien perdu de son charme ni le jardin de son
éclat._»

Ces mots ne furent pas plutôt sortis de la bouche de Rouletabille que je
vis Robert Darzac chanceler; si pâle qu'il fût, il pâlit encore; ses
yeux fixèrent le jeune homme avec épouvante et il descendit
immédiatement de sa voiture dans un désordre d'esprit inexprimable.

«Allons! Allons!» dit-il en balbutiant.

Et puis, tout à coup, il reprit avec une sorte de fureur:

«Allons! monsieur! Allons!»

Et il refit le chemin qui conduisait au château, sans plus dire un mot,
cependant que Rouletabille suivait, tenant toujours le cheval.
J'adressai quelques paroles à M. Darzac... mais il ne me répondit pas.
J'interrogeai de l'oeil Rouletabille, qui ne me vit pas.



VI

Au fond de la chênaie


Nous arrivâmes au château. Le vieux donjon se reliait à la partie du
bâtiment entièrement refaite sous Louis XIV par un autre corps de
bâtiment moderne, style Viollet-le-Duc, où se trouvait l'entrée
principale. Je n'avais encore rien vu d'aussi original, ni peut-être
d'aussi laid, ni surtout d'aussi étrange en architecture que cet
assemblage bizarre de styles disparates. C'était monstrueux et
captivant. En approchant, nous vîmes deux gendarmes qui se promenaient
devant une petite porte ouvrant sur le rez-de-chaussée du donjon. Nous
apprîmes bientôt que, dans ce rez-de-chaussée, qui était autrefois une
prison et qui servait maintenant de chambre de débarras, on avait
enfermé les concierges, M. et Mme Bernier.

M. Robert Darzac nous fit entrer dans la partie moderne du château par
une vaste porte que protégeait une «marquise». Rouletabille, qui avait
abandonné le cheval et le cabriolet aux soins d'un domestique, ne
quittait pas des yeux M. Darzac; je suivis son regard, et je m'aperçus
que celui-ci était uniquement dirigé vers les mains gantées du
professeur à la Sorbonne. Quand nous fûmes dans un petit salonet garni
de meubles vieillots, M. Darzac se tourna vers Rouletabille et assez
brusquement lui demanda:

«Parlez! Que me voulez-vous?»

Le reporter répondit avec la même brusquerie:

«Vous serrer la main!»

Darzac se recula:

«Que signifie?»

Évidemment, il avait compris ce que je comprenais alors: que mon ami le
soupçonnait de l'abominable attentat. La trace de la main ensanglantée
sur les murs de la «Chambre Jaune» lui apparut... Je regardai cet homme
à la physionomie si hautaine, au regard si droit d'ordinaire et qui se
troublait en ce moment si étrangement. Il tendit sa main droite, et, me
désignant:

«Vous êtes l'ami de M. Sainclair qui m'a rendu un service inespéré dans
une juste cause, monsieur, et je ne vois pas pourquoi je vous refuserais
la main...»

Rouletabille ne prit pas cette main. Il dit, mentant avec une audace
sans pareille:

«Monsieur, j'ai vécu quelques années en Russie, d'où j'ai rapporté cet
usage de ne jamais serrer la main à quiconque ne se dégante pas.»

Je crus que le professeur en Sorbonne allait donner un libre cours à la
fureur qui commençait à l'agiter, mais au contraire, d'un violent effort
visible, il se calma, se déganta et présenta ses mains. Elles étaient
nettes de toute cicatrice.

«Êtes-vous satisfait?

--Non! répliqua Rouletabille. Mon cher ami, fit-il en se tournant vers
moi, je suis obligé de vous demander de nous laisser seuls un instant.»

Je saluai et me retirai, stupéfait de ce que je venais de voir et
d'entendre, et ne comprenant pas que M. Robert Darzac n'eût point déjà
jeté à la porte mon impertinent, mon injurieux, mon stupide ami... Car,
à cette minute, j'en voulais à Rouletabille de ses soupçons qui avaient
abouti à cette scène inouïe des gants...

Je me promenai environ vingt minutes devant le château, essayant de
relier entre eux les différents événements de cette matinée, et n'y
parvenant pas. Quelle était l'idée de Rouletabille? Était-il possible
que M. Robert Darzac lui apparût comme l'assassin? Comment penser que
cet homme, qui devait se marier dans quelques jours avec Mlle
Stangerson, s'était introduit dans la «Chambre Jaune» pour assassiner sa
fiancée? Enfin, rien n'était venu m'apprendre comment l'assassin avait
pu sortir de la «Chambre Jaune»; et, tant que ce mystère qui me
paraissait inexplicable ne me serait pas expliqué, j'estimais, moi,
qu'il était du devoir de tous de ne soupçonner personne. Enfin, que
signifiait cette phrase insensée qui sonnait encore à mes oreilles: _le
presbytère n'a rien perdu de son charme ni le jardin de son éclat!_
J'avais hâte de me retrouver seul avec Rouletabille pour le lui
demander.

À ce moment, le jeune homme sortit du château avec M. Robert Darzac.
Chose extraordinaire, je vis au premier coup d'oeil qu'ils étaient les
meilleurs amis du monde.

«Nous allons à la «Chambre Jaune», me dit Rouletabille, venez avec nous.
Dites-donc, cher ami, vous savez que je vous garde toute la journée.
Nous déjeunons ensemble dans le pays...

--Vous déjeunerez avec moi, ici, messieurs...

--Non, merci, répliqua le jeune homme. Nous déjeunerons à l'auberge du
«Donjon»...

--Vous y serez très mal... Vous n'y trouverez rien.

--Croyez-vous?... Moi j'espère y trouver quelque chose, répliqua
Rouletabille. Après déjeuner, nous retravaillerons, je ferai mon
article, vous serez assez aimable pour me le porter à la rédaction...

--Et vous? Vous ne revenez pas avec moi?

--Non; je couche ici...»

Je me retournai vers Rouletabille. Il parlait sérieusement, et M. Robert
Darzac ne parut nullement étonné...

Nous passions alors devant le donjon et nous entendîmes des
gémissements. Rouletabille demanda:

«Pourquoi a-t-on arrêté ces gens-là?

--C'est un peu de ma faute, dit M. Darzac. J'ai fait remarquer hier au
juge d'instruction qu'il est inexplicable que les concierges aient eu le
temps d'entendre les coups de revolver, «de s'habiller», de parcourir
l'espace assez grand qui sépare leur loge du pavillon, tout cela en deux
minutes; car il ne s'est pas écoulé plus de deux minutes entre les coups
de revolver et le moment où ils ont été rencontrés par le père Jacques.

--Évidemment, c'est louche, acquiesça Rouletabille... Et ils étaient
habillés...?

--Voilà ce qui est incroyable... ils étaient habillés... «entièrement»,
solidement et chaudement... Il ne manquait aucune pièce à leur costume.
La femme était en sabots, mais l'homme avait «ses souliers lacés». Or,
ils ont déclaré s'être couchés comme tous les soirs à neuf heures. En
arrivant, ce matin, le juge d'instruction, qui s'était muni, à Paris,
d'un revolver de même calibre que celui du crime (car il ne veut pas
toucher au revolver-pièce à conviction), a fait tirer deux coups de
revolver par son greffier dans la «Chambre Jaune», fenêtre et porte
fermées. Nous étions avec lui dans la loge des concierges; nous n'avons
rien entendu... on ne peut rien entendre. Les concierges ont donc menti,
cela ne fait point de doute... Ils étaient prêts; ils étaient déjà
dehors non loin du pavillon; ils attendaient quelque chose. Certes, on
ne les accuse point d'être les auteurs de l'attentat, mais leur
complicité n'est pas improbable... M. de Marquet les a fait arrêter
aussitôt.

--S'ils avaient été complices, dit Rouletabille, _ils seraient arrivés
débraillés_, ou plutôt ils ne seraient pas arrivés du tout. Quand on se
précipite dans les bras de la justice, avec sur soi tant de preuves de
complicité, c'est qu'on n'est pas complice. Je ne crois pas aux
complices dans cette affaire.

--Alors, pourquoi étaient-ils dehors à minuit? Qu'ils le disent!...

--Ils ont certainement un intérêt à se taire. Il s'agit de savoir
lequel... Même s'ils ne sont pas complices, cela peut avoir quelque
importance. _Tout est important de ce qui se passe dans une nuit
pareille..._»

Nous venions de traverser un vieux pont jeté sur la Douve et nous
entrions dans cette partie du parc appelée «la Chênaie». Il y avait là
des chênes centenaires. L'automne avait déjà recroquevillé leurs
feuilles jaunies et leurs hautes branches noires et serpentines
semblaient d'affreuses chevelures, des noeuds de reptiles géants
entremêlés comme le sculpteur antique en a tordu sur sa tête de Méduse.
Ce lieu, que Mlle Stangerson habitait l'été parce qu'elle le trouvait
gai, nous apparut, en cette saison, triste et funèbre. Le sol était
noir, tout fangeux des pluies récentes et de la bourbe des feuilles
mortes, les troncs des arbres étaient noirs, le ciel lui-même, au-dessus
de nos têtes, était en deuil, charriait de gros nuages lourds. Et, dans
cette retraite sombre et désolée, nous aperçûmes les murs blancs du
pavillon. Étrange bâtisse, sans une fenêtre visible du point où elle
nous apparaissait. Seule une petite porte en marquait l'entrée. On eût
dit un tombeau, un vaste mausolée au fond d'une forêt abandonnée... À
mesure que nous approchions, nous en devinions la disposition. Ce
bâtiment prenait toute la lumière dont il avait besoin, au midi,
c'est-à-dire de l'autre côté de la propriété, du côté de la campagne. La
petite porte refermée sur le parc, M. et Mlle Stangerson devaient
trouver là une prison idéale pour y vivre avec leurs travaux et leur
rêve.

Je vais donner tout de suite, du reste, le plan de ce pavillon. Il
n'avait qu'un rez-de-chaussée, où l'on accédait par quelques marches, et
un grenier assez élevé qui ne nous occupera en aucune façon». C'est donc
le plan du rez-de-chaussée dans toute sa simplicité que je soumets au
lecteur.

Il a été tracé par Rouletabille lui-même, et j'ai constaté qu'il n'y
manquait pas une ligne, pas une indication susceptible d'aider à la
solution du problème qui se posait alors devant la justice. Avec la
légende et le plan, les lecteurs en sauront tout autant, pour arriver à
la vérité, qu'en savait Rouletabille quand il pénétra dans le pavillon
pour la première fois et que chacun se demandait: «Par où l'assassin
a-t-il pu fuir de la Chambre Jaune?»

[Illustration]

  1. Chambre Jaune, avec son unique fenêtre grillée et son unique porte
  donnant sur le laboratoire.

  2. Laboratoire, avec ses deux grandes fenêtres grillées et ses portes;
  donnant l'une sur le vestibule, l'autre sur la Chambre Jaune.

  3. Vestibule, avec sa fenêtre non grillée et sa porte d'entrée donnant
  sur le parc.

  4. Lavatory.

  5. Escalier conduisant au grenier.

  6. Vaste et unique cheminée du pavillon servant aux expériences de
  laboratoire.

Avant de gravir les trois marches de la porte du pavillon, Rouletabille
nous arrêta et demanda à brûle-pourpoint à M. Darzac:

«Eh bien! Et le mobile du crime?

--Pour moi, monsieur, il n'y a aucun doute à avoir à ce sujet, fit le
fiancé de Mlle Stangerson avec une grande tristesse. Les traces de
doigts, les profondes écorchures sur la poitrine et au cou de Mlle
Stangerson attestent que le misérable qui était là avait essayé un
affreux attentat. Les médecins experts, qui ont examiné hier ces traces,
affirment qu'elles ont été faites par la même main dont l'image
ensanglantée est restée sur le mur; une main énorme, monsieur, et qui ne
tiendrait point dans mon gant, ajouta-t-il avec un amer et
indéfinissable sourire...

--Cette main rouge, interrompis-je, ne pourrait donc pas être la trace
des doigts ensanglantés de Mlle Stangerson, qui, au moment de s'abattre,
aurait rencontré le mur et y aurait laissé, en glissant, une image
élargie de sa main pleine de sang?

--Il n'y avait pas une goutte de sang aux mains de Mlle Stangerson quand
on l'a relevée, répondit M. Darzac.

--On est donc sûr, maintenant, fis-je, que c'est bien Mlle Stangerson
qui s'était armée du revolver du père Jacques, puisqu'elle a blessé la
main de l'assassin. _Elle redoutait donc quelque chose ou quelqu'un?_

--C'est probable...

--Vous ne soupçonnez personne?

--Non...», répondit M. Darzac, en regardant Rouletabille.

Rouletabille, alors, me dit:

--Il faut que vous sachiez, mon ami, que l'instruction est un peu plus
avancée que n'a voulu nous le confier ce petit cachottier de M. de
Marquet. Non seulement l'instruction sait maintenant que le revolver fut
l'arme dont se servit, pour se défendre, Mlle Stangerson, mais elle
connaît, mais elle a connu tout de suite l'arme qui a servi à attaquer,
à frapper Mlle Stangerson. C'est, m'a dit M. Darzac, un «os de mouton».
Pourquoi M. de Marquet entoure-t-il cet os de mouton de tant de mystère?
Dans le dessein de faciliter les recherches des agents de la Sûreté?
Sans doute. Il imagine peut-être qu'on va retrouver son propriétaire
parmi ceux qui sont bien connus, dans la basse pègre de Paris, pour se
servir de cet instrument de crime, le plus terrible que la nature ait
inventé... Et puis, est-ce qu'on sait jamais ce qui peut se passer dans
une cervelle de juge d'instruction?» ajouta Rouletabille avec une ironie
méprisante.

J'interrogeai:

«On a donc trouvé un «os de mouton» dans la «Chambre Jaune»?

--Oui, monsieur, fit Robert Darzac, au pied du lit; mais je vous en
prie: n'en parlez point. M. de Marquet nous a demandé le secret. (Je fis
un geste de protestation.) C'est un énorme os de mouton dont la tête,
ou, pour mieux dire, dont l'articulation était encore toute rouge du
sang de l'affreuse blessure qu'il avait faite à Mlle Stangerson. C'est
un vieil os de mouton _qui a dû servir déjà à quelques crimes_, suivant
les apparences. Ainsi pense M. de Marquet, qui l'a fait porter à Paris,
au laboratoire municipal, pour qu'il fût analysé. Il croit, en effet,
avoir relevé sur cet os non seulement le sang frais de la dernière
victime, mais encore des traces roussâtres qui ne seraient autres que
des taches de sang séché, témoignages de crimes antérieurs.

--Un os de mouton, dans la main d'un «assassin exercé», est une arme
effroyable, dit Rouletabille, une arme «plus utile» et plus sûre qu'un
lourd marteau.

--«Le misérable» l'a d'ailleurs prouvé, fit douloureusement M. Robert
Darzac. L'os de mouton a terriblement frappé Mlle Stangerson au front.
L'articulation de l'os de mouton s'adapte parfaitement à la blessure.
Pour moi, cette blessure eût été mortelle si l'assassin n'avait été à
demi arrêté, dans le coup qu'il donnait, par le revolver de Mlle
Stangerson. Blessé à la main, il lâchait son os de mouton et s'enfuyait.
Malheureusement, le coup de l'os de mouton _était parti et était déjà
arrivé_... et Mlle Stangerson était quasi assommée, après avoir failli
être étranglée. Si Mlle Stangerson avait réussi à blesser l'homme de son
premier coup de revolver, elle eût, sans doute, échappé à l'os de
mouton... Mais elle a saisi certainement son revolver trop tard; puis,
le premier coup, dans la lutte, a dévié, et la balle est allée se loger
dans le plafond; ce n'est que le second coup qui a porté...»

Ayant ainsi parlé, M. Darzac frappa à la porte du pavillon. Vous
avouerai-je mon impatience de pénétrer dans le lieu même du crime? J'en
tremblais, et, malgré tout l'immense intérêt que comportait l'histoire
de l'os de mouton, je bouillais de voir que notre conversation se
prolongeait et que la porte du pavillon ne s'ouvrait pas.

Enfin, elle s'ouvrit.

Un homme, que je reconnus pour être le père Jacques, était sur le seuil.

Il me parut avoir la soixantaine bien sonnée. Une longue barbe blanche,
des cheveux blancs sur lesquels il avait posé un béret basque, un
complet de velours marron à côtes usé, des sabots; l'air bougon, une
figure assez rébarbative qui s'éclaira cependant dès qu'il eut aperçu M.
Robert Darzac.

«Des amis, fit simplement notre guide. Il n'y a personne au pavillon,
père Jacques?

--Je ne dois laisser entrer personne, monsieur Robert, mais bien sûr la
consigne n'est pas pour vous... Et pourquoi? Ils ont vu tout ce qu'il y
avait à voir, ces messieurs de la justice. Ils en ont fait assez des
dessins et des procès-verbaux...

--Pardon, monsieur Jacques, une question avant toute autre chose, fit
Rouletabille.

--Dites, jeune homme, et, si je puis y répondre...

--Votre maîtresse portait-elle, _ce soir-là_, les cheveux en bandeaux,
vous savez bien, les cheveux en bandeaux sur le front?

--Non, mon p'tit monsieur. Ma maîtresse n'a jamais porté les cheveux en
bandeaux comme vous dites, ni ce soir-là, ni les autres jours. Elle
avait, comme toujours, les cheveux relevés de façon à ce qu'on pouvait
voir son beau front, pur comme celui de l'enfant qui vient de
naître!...»

Rouletabille grogna, et se mit aussitôt à inspecter la porte. Il se
rendit compte de la fermeture automatique. Il constata que cette porte
ne pouvait jamais rester ouverte et qu'il fallait une clef pour
l'ouvrir. Puis nous entrâmes dans le vestibule, petite pièce assez
claire, pavée de carreaux rouges.

«Ah! voici la fenêtre, dit Rouletabille, par laquelle l'assassin s'est
sauvé...

--Qu'ils disent! monsieur, qu'ils disent! Mais, s'il s'était sauvé par
là, nous l'aurions bien vu, pour sûr! Sommes pas aveugles! ni M.
Stangerson, ni moi, ni les concierges qui-z-ont mis en prison! Pourquoi
qui ne m'y mettent pas en prison, moi aussi, à cause de mon revolver?»

Rouletabille avait déjà ouvert la fenêtre et examiné les volets.

«Ils étaient fermés, à l'heure du crime?

--Au loquet de fer, en dedans, fit le père Jacques... et moi j'suis bien
sûr que l'assassin a passé au travers...

--Il y a des taches de sang?...

--Oui, tenez, là, sur la pierre, en dehors... Mais du sang de quoi?...

--Ah! fit Rouletabille, on voit les pas... là, sur le chemin... la terre
était très détrempée... nous examinerons cela tout à l'heure...

--Des bêtises! interrompit le père Jacques... L'assassin n'a pas passé
par là!...

--Eh bien, par où?...

--Est-ce que je sais!...»

Rouletabille voyait tout, flairait tout. Il se mit à genoux et passa
rapidement en revue les carreaux maculés du vestibule. Le père Jacques
continuait:

«Ah! vous ne trouverez rien, mon p'tit monsieur. Y n'ont rien trouvé...
Et puis maintenant, c'est trop sale... Il est entré trop de gens! Ils
veulent point que je lave le carreau... mais, le jour du crime, j'avais
lavé tout ça à grande eau, moi, père Jacques... et, si l'assassin avait
passé par là avec ses «ripatons», on l'aurait bien vu; il a assez laissé
la marque de ses godillots dans la chambre de mademoiselle!...»

Rouletabille se releva et demanda:

«Quand avez-vous lavé ces dalles pour la dernière fois?»

Et il fixait le père Jacques d'un oeil auquel rien n'échappe.

«Mais dans la journée même du crime, j'vous dis! Vers les cinq heures et
demie... pendant que mademoiselle et son père faisaient un tour de
promenade avant de dîner ici même, car ils ont dîné dans le laboratoire.
Le lendemain, quand le juge est venu, il a pu voir toutes les traces des
pas par terre comme qui dirait de l'encre sur du papier blanc... Eh
bien, ni dans le laboratoire, ni dans le vestibule qu'étaient propres
comme un sou neuf, on n'a retrouvé ses pas... à l'homme!... Puisqu'on
les retrouve auprès de la fenêtre, _dehors_, il faudrait donc qu'il ait
troué le plafond de la «Chambre Jaune», qu'il ait passé par le grenier,
qu'il ait troué le toit, et qu'il soit redescendu juste à la fenêtre du
vestibule, en se laissant tomber... Eh bien, mais, y n'y a pas de trou
au plafond de la «Chambre Jaune»... ni dans mon grenier, bien sûr!...
Alors, vous voyez bien qu'on ne sait rien... mais rien de rien!... et
qu'on ne saura, ma foi, jamais rien!... C'est un mystère du diable!

Rouletabille se rejeta soudain à genoux, presque en face de la porte
d'un petit lavatory qui s'ouvrait au fond du vestibule. Il resta dans
cette position au moins une minute.

«Eh bien? lui demandai-je quand il se releva.

--Oh! rien de bien important; une goutte de sang.

Le jeune homme se retourna vers le père Jacques.

«Quand vous vous êtes mis à laver le laboratoire et le vestibule, la
fenêtre du vestibule était ouverte?

--Je venais de l'ouvrir parce que j'avais allumé du charbon de bois pour
monsieur, sur le fourneau du laboratoire; et, comme je l'avais allumé
avec des journaux, il y a eu de la fumée; j'ai ouvert les fenêtres du
laboratoire et celle du vestibule pour faire courant d'air; puis j'ai
refermé celles du laboratoire et laissé ouverte celle du vestibule, et
puis je suis sorti un instant pour aller chercher une lavette au château
et c'est en rentrant, comme je vous ai dit, vers cinq heures et demie
que je me suis mis à laver les dalles; après avoir lavé, je suis
reparti, laissant toujours la fenêtre du vestibule ouverte. Enfin pour
la dernière fois, quand je suis rentré au pavillon, _la fenêtre était
fermée_ et monsieur et mademoiselle travaillaient déjà dans le
laboratoire.

--M. ou Mlle Stangerson avaient sans doute fermé la fenêtre en entrant?

--Sans doute.

--Vous ne leur avez pas demandé?

--Non!...»

Après un coup d'oeil assidu au petit lavatory et à la cage de l'escalier
qui conduisait au grenier, Rouletabille, pour qui nous semblions ne plus
exister, pénétra dans le laboratoire. C'est, je l'avoue, avec une forte
émotion que je l'y suivis. Robert Darzac ne perdait pas un geste de mon
ami... Quant à moi, mes yeux allèrent tout de suite à la porte de la
«Chambre Jaune». Elle était refermée, ou plutôt poussée sur le
laboratoire, car je constatai immédiatement qu'elle était à moitié
défoncée et hors d'usage... les efforts de ceux qui s'étaient rués sur
elle, au moment du drame, l'avaient brisée...

Mon jeune ami, qui menait sa besogne avec méthode, considérait, sans
dire un mot, la pièce dans laquelle nous nous trouvions... Elle était
vaste et bien éclairée. Deux grandes fenêtres, presque des baies,
garnies de barreaux, prenaient jour sur l'immense campagne. Une trouée
dans la forêt; une vue merveilleuse sur toute la vallée, sur la plaine,
jusqu'à la grande ville qui devait apparaître, là-bas, tout au bout, les
jours de soleil. Mais, aujourd'hui, il n'y a que de la boue sur la
terre, de la suie au ciel... et du sang dans cette chambre...

Tout un côté du laboratoire était occupé par une vaste cheminée, par des
creusets, par des fours propres à toutes expériences de chimie. Des
cornues, des instruments de physique un peu partout; des tables
surchargées de fioles, de papiers, de dossiers, une machine
électrique... des piles... un appareil, me dit M. Robert Darzac, employé
par le professeur Stangerson «pour démontrer la dissociation de la
matière sous l'action de la lumière solaire», etc.

Et, tout le long des murs, des armoires, armoires pleines ou
armoires-vitrines, laissant apercevoir des microscopes, des appareils
photographiques spéciaux, une quantité incroyable de cristaux...

Rouletabille avait le nez fourré dans la cheminée. Du bout du doigt, il
fouillait dans les creusets... Tout d'un coup, il se redressa, tenant un
petit morceau de papier à moitié consumé... Il vint à nous qui causions
auprès d'une fenêtre, et il dit:

«Conservez-nous cela, Monsieur Darzac.»

Je me penchai sur le bout de papier roussi que M. Darzac venait de
prendre des mains de Rouletabille. Et je lus, distinctement, ces seuls
mots qui restaient lisibles:

  presbytère      rien perdu      charme,
      ni le jar      de son éclat.

Et, au-dessous: «23 octobre.»

Deux fois, depuis ce matin, ces mêmes mots insensés venaient me frapper,
et, pour la deuxième fois, je vis qu'ils produisaient sur le professeur
en Sorbonne le même effet foudroyant. Le premier soin de M. Darzac fut
de regarder du côté du père Jacques. Mais celui-ci ne nous avait pas
vus, occupé qu'il était à l'autre fenêtre... Alors, le fiancé de Mlle
Stangerson ouvrit son portefeuille en tremblant, y serra le papier, et
soupira: «Mon Dieu!»

Pendant ce temps, Rouletabille était monté dans la cheminée;
c'est-à-dire que, debout sur les briques d'un fourneau, il considérait
attentivement cette cheminée qui allait se rétrécissant, et qui, à
cinquante centimètres au-dessus de sa tête, se fermait entièrement par
des plaques de fer scellées dans la brique, laissant passer trois tuyaux
d'une quinzaine de centimètres de diamètre chacun.

«Impossible de passer par là, énonça le jeune homme en sautant dans le
laboratoire. Du reste, s'«il» l'avait même tenté, toute cette ferraille
serait par terre. Non! Non! ce n'est pas de ce côté qu'il faut
chercher...

Rouletabille examina ensuite les meubles et ouvrit des portes
d'armoires. Puis, ce fut le tour des fenêtres qu'il déclara
infranchissables et «infranchies». À la seconde fenêtre, il trouva le
père Jacques en contemplation.

«Eh bien, père Jacques, qu'est-ce que vous regardez par là?

--Je r'garde l'homme de la police qui ne cesse point de faire le tour de
l'étang... Encore un malin qui n'en verra pas plus long qu'les autres!

--Vous ne connaissez pas Frédéric Larsan, père Jacques! dit
Rouletabille, en secouant la tête avec mélancolie, sans cela vous ne
parleriez pas comme ça... S'il y en a un ici qui trouve l'assassin, ce
sera lui, faut croire!»

Et Rouletabille poussa un soupir.

«Avant qu'on le retrouve, faudrait savoir comment on l'a perdu!...
répliqua le père Jacques, têtu.

Enfin, nous arrivâmes à la porte de la «Chambre Jaune».

«Voilà la porte derrière laquelle il se passait quelque chose!» fit
Rouletabille avec une solennité qui, en toute autre circonstance, eût
été comique.



VII

Où Rouletabille part en expédition sous le lit


Rouletabille ayant poussé la porte de la «Chambre Jaune» s'arrêta sur le
seuil, disant avec une émotion que je ne devais comprendre que plus
tard: «Oh! Le parfum de la dame en noir!» La chambre était obscure; le
père Jacques voulut ouvrir les volets, mais Rouletabille l'arrêta:

«Est-ce que, dit-il, le drame s'est passé en pleine obscurité?

--Non, jeune homme, je ne pense point. Mam'zelle tenait beaucoup à avoir
une veilleuse sur sa table, et c'est moi qui la lui allumais tous les
soirs avant qu'elle aille se coucher... J'étais quasi sa femme de
chambre, quoi! quand v'nait le soir! La vraie femme de chambre ne v'nait
guère que le matin. Mam'zelle travaille si tard... la nuit!

--Où était cette table qui supportait la veilleuse? Loin du lit?

--Loin du lit.

--Pouvez-vous, maintenant, allumer la veilleuse?

--La veilleuse est brisée, et l'huile s'en est répandue quand la table
est tombée. Du reste, tout est resté dans le même état. Je n'ai qu'à
ouvrir les volets et vous allez voir...

--Attendez!»

Rouletabille rentrant dans le laboratoire, alla fermer les volets des
deux fenêtres et la porte du vestibule. Quand nous fûmes dans la nuit
noire, il alluma une allumette-bougie, la donna au père Jacques, dit à
celui-ci de se diriger avec son allumette vers le milieu de la «Chambre
Jaune», à l'endroit où brûlait, cette nuit-là, la veilleuse. Le père
Jacques, qui était en chaussons (il laissait à l'ordinaire ses sabots
dans le vestibule), entra dans la «Chambre Jaune» avec son bout
d'allumette, et nous distinguâmes vaguement, mal éclairés par la petite
flamme mourante, des objets renversés sur le carreau, un lit dans le
coin, et, en face de nous, à gauche, le reflet d'une glace, pendue au
mur, près du lit. Ce fut rapide.

Rouletabille dit: «C'est assez! Vous pouvez ouvrir les volets.

--Surtout n'avancez pas, pria le père Jacques; vous pourriez faire des
marques avec vos souliers... et il ne faut rien déranger... C'est une
idée du juge, une idée comme ça, bien que son affaire soit déjà
faite...»

Et il poussa les volets. Le jour livide du dehors entra, éclairant un
désordre sinistre, entre des murs de safran. Le plancher--car si le
vestibule et le laboratoire étaient carrelés, la «Chambre Jaune» était
planchéiée--était recouvert d'une natte jaune, d'un seul morceau, qui
tenait presque toute la pièce, allant sous le lit et sous la
table-toilette, seuls meubles qui, avec le lit, fussent encore sur leurs
pieds. La table ronde du milieu, la table de nuit et deux chaises
étaient renversées. Elles n'empêchaient point de voir, sur la natte, une
large tache de sang qui provenait, nous dit le père Jacques, de la
blessure au front de Mlle Stangerson. En outre, des gouttelettes de sang
étaient répandues un peu partout et suivaient, en quelque sorte, la
trace très visible des pas, des larges pas noirs, de l'assassin. Tout
faisait présumer que ces gouttes de sang venaient de la blessure de
l'homme qui avait, un moment, imprimé sa main rouge sur le mur. Il y
avait d'autres traces de cette main sur le mur, mais beaucoup moins
distinctes. C'est bien là la trace d'une rude main d'homme ensanglantée.

Je ne pus m'empêcher de m'écrier:

«Voyez!... voyez ce sang sur le mur... L'homme qui a appliqué si
fermement sa main ici était alors dans l'obscurité et croyait
certainement tenir une porte. Il croyait la pousser! C'est pourquoi il a
fortement appuyé, laissant sur le papier jaune un dessin terriblement
accusateur, car je ne sache point qu'il y ait beaucoup de mains au monde
de cette sorte-là. Elle est grande et forte, et les doigts sont presque
aussi longs les uns que les autres! Quant au pouce, il manque! Nous
n'avons que la marque de la paume. Et si nous suivons la «trace» de
cette main, continuai-je, nous la voyons, qui, après s'être appuyée au
mur, le tâte, cherche la porte, la trouve, cherche la serrure...

--Sans doute, interrompit Rouletabille en ricanant, _mais il n'y a pas
de sang à la serrure, ni au verrou!..._

--Qu'est-ce que cela prouve? Répliquai-je avec un bon sens dont j'étais
fier, «il» aura ouvert serrure et verrou de la main gauche, ce qui est
tout naturel puisque la main droite est blessée...

--Il n'a rien ouvert du tout! s'exclama encore le père Jacques. Nous ne
sommes pas fous, peut-être! Et nous étions quatre quand nous avons fait
sauter la porte!»

Je repris:

«Quelle drôle de main! Regardez-moi cette drôle de main!

--C'est une main fort naturelle, répliqua Rouletabille, dont le dessin a
été déformé _par le glissement sur le mur_. L'homme _a essuyé sa main
blessée sur le mur! Cet homme doit mesurer un mètre quatre-vingt._

--À quoi voyez-vous cela?

--À la hauteur de la main sur le mur...»

Mon ami s'occupa ensuite de la trace de la balle dans le mur. Cette
trace était un trou rond.

«La balle, dit Rouletabille, est arrivée de face: ni d'en haut, par
conséquent, ni d'en bas.

Et il nous fit observer encore qu'elle était de quelques centimètres
plus bas sur le mur que le stigmate laissé par la main.

Rouletabille, retournant à la porte, avait le nez, maintenant, sur la
serrure et le verrou. Il constata qu'on avait bien fait sauter la porte,
du dehors, serrure et verrou étant encore, sur cette porte défoncée,
l'une fermée, l'autre poussé, et, sur le mur, les deux gâches étant
quasi arrachées, pendantes, retenues encore par une vis.

Le jeune rédacteur de _L'Époque_ les considéra avec attention, reprit la
porte, la regarda des deux côtés, s'assura qu'il n'y avait aucune
possibilité de fermeture ou d'ouverture du verrou «de l'extérieur», et
s'assura qu'on avait retrouvé la clef dans la serrure, «à l'intérieur».
Il s'assura encore qu'une fois la clef dans la serrure à l'intérieur, on
ne pouvait ouvrir cette serrure de l'intérieur avec une autre clef.
Enfin, ayant constaté qu'il n'y avait, à cette porte, «aucune fermeture
automatique, bref, qu'elle était la plus naturelle de toutes les portes,
munie d'une serrure et d'un verrou très solides qui étaient restés
fermés», il laissa tomber ces mots: «ça va mieux!» Puis, s'asseyant par
terre, il se déchaussa hâtivement.

Et, sur ses chaussettes, il s'avança dans la chambre. La première chose
qu'il fit fut de se pencher sur les meubles renversés et de les examiner
avec un soin extrême. Nous le regardions en silence. Le père Jacques lui
disait, de plus en plus ironique:

«Oh! mon p'tit! Oh! mon p'tit! Vous vous donnez bien du mal!...»

Mais Rouletabille redressa la tête:

«Vous avez dit la pure vérité, père Jacques, votre maîtresse n'avait
pas, ce soir-là, ses cheveux en bandeaux; c'est moi qui étais une
vieille bête de croire cela!...»

Et, souple comme un serpent, il se glissa sous le lit.

Et le père Jacques reprit:

«Et dire, monsieur, et dire que l'assassin était caché là-dessous! Il y
était quand je suis entré à dix heures, pour fermer les volets et
allumer la veilleuse, puisque ni M. Stangerson, ni Mlle Mathilde, ni
moi, n'avons plus quitté le laboratoire jusqu'au moment du crime.»

On entendait la voix de Rouletabille, sous le lit:

«À quelle heure, monsieur Jacques, M. et Mlle Stangerson sont-ils
arrivés dans le laboratoire pour ne plus le quitter?

--À six heures!»

La voix de Rouletabille continuait:

«Oui, il est venu là-dessous... c'est certain... Du reste, il n'y a que
là qu'il pouvait se cacher... Quand vous êtes entrés, tous les quatre,
vous avez regardé sous le lit?

--Tout de suite... Nous avons même entièrement bousculé le lit avant de
le remettre à sa place.

--Et entre les matelas?

--Il n'y avait, à ce lit, qu'un matelas sur lequel on a posé Mlle
Mathilde. Et le concierge et M. Stangerson ont transporté ce matelas
immédiatement dans le laboratoire. Sous le matelas, il n'y avait que le
sommier métallique qui ne saurait dissimuler rien, ni personne. Enfin,
monsieur, songez que nous étions quatre, et que rien ne pouvait nous
échapper, la chambre étant si petite, dégarnie de meubles, et tout étant
fermé derrière nous, dans le pavillon.»

J'osai une hypothèse:

«Il est peut-être sorti avec le matelas! Dans le matelas, peut-être...
Tout est possible devant un pareil mystère! Dans leur trouble, M.
Stangerson et le concierge ne se seront pas aperçus qu'ils
transportaient double poids... _et puis, si le concierge est
complice!..._ Je vous donne cette hypothèse pour ce qu'elle vaut, mais
voilà qui expliquerait bien des choses... et, particulièrement, le fait
que le laboratoire et le vestibule sont restés vierges des traces de pas
qui se trouvent dans la chambre. Quand on a transporté mademoiselle du
laboratoire au château, le matelas, arrêté un instant près de la
fenêtre, aurait pu permettre à l'homme de se sauver...

--Et puis quoi encore? Et puis quoi encore? Et puis quoi encore?» me
lança Rouletabille, en riant délibérément, sous le lit...

J'étais un peu vexé:

«Vraiment on ne sait plus... Tout paraît possible...»

Le père Jacques fit:

«C'est une idée qu'a eue le juge d'instruction, monsieur, et il a fait
examiner sérieusement le matelas. Il a été obligé de rire de son idée,
monsieur, comme votre ami rit en ce moment, car ça n'était bien sûr pas
un matelas à double fond!... Et puis, quoi! s'il y avait eu un homme
dans le matelas on l'aurait vu!...»

Je dus rire moi-même, et, en effet, j'eus la preuve, depuis, que j'avais
dit quelque chose d'absurde. Mais où commençait, où finissait l'absurde
dans une affaire pareille!

Mon ami, seul, était capable de le dire, et encore!...

«Dites donc! s'écria le reporter, toujours sous le lit, elle a été bien
remuée, cette carpette-là?

--Par nous, monsieur, expliqua le père Jacques. Quand nous n'avons pas
trouvé l'assassin, nous nous sommes demandé s'il n'y avait pas un trou
dans le plancher...

--Il n'y en a pas, répondit Rouletabille. Avez-vous une cave?

--Non, il n'y a pas de cave... Mais cela n'a pas arrêté nos recherches
et ça n'a pas empêché M. le juge d'instruction, et surtout son greffier,
d'étudier le plancher planche à planche, comme s'il y avait eu une cave
dessous...»

Le reporter, alors, réapparut. Ses yeux brillaient, ses narines
palpitaient; on eût dit un jeune animal au retour d'un heureux affût...
Il resta à quatre pattes. En vérité, je ne pouvais mieux le comparer
dans ma pensée qu'à une admirable bête de chasse sur la piste de quelque
surprenant gibier... Et il flaira les pas de l'homme, de l'homme qu'il
s'était juré de rapporter à son maître, M. le directeur de _L'Époque_,
car il ne faut pas oublier que notre Joseph Rouletabille était
journaliste!

Ainsi, à quatre pattes, il s'en fut aux quatre coins de la pièce,
reniflant tout, faisant le tour de tout, de tout ce que nous voyions, ce
qui était peu de chose, et de tout ce que nous ne voyions pas et qui
était, paraît-il, immense.

La table-toilette était une simple tablette sur quatre pieds; impossible
de la transformer en une cachette passagère... Pas une armoire... Mlle
Stangerson avait sa garde-robe au château.

Le nez, les mains de Rouletabille montaient le long des murs, _qui
étaient partout de brique épaisse_. Quand il eut fini avec les murs et
passé ses doigts agiles sur toute la surface du papier jaune, atteignant
ainsi le plafond auquel il put toucher, en montant sur une chaise qu'il
avait placée sur la table-toilette, et en faisant glisser autour de la
pièce cet ingénieux escabeau; quand il eut fini avec le plafond où il
examina soigneusement la trace de l'autre balle, il s'approcha de la
fenêtre et ce fut encore le tour des barreaux et celui des volets, tous
bien solides et intacts. Enfin, il poussa un ouf! «de satisfaction» et
déclara que, «maintenant, il était tranquille!»

«Eh bien, croyez-vous qu'elle était enfermée, la pauvre chère
mademoiselle quand on nous l'assassinait! Quand elle nous appelait à son
secours!... gémit le père Jacques.

--Oui, fit le jeune reporter, en s'essuyant le front... la _Chambre
Jaune était, ma foi, fermée comme un coffre-fort..._

--De fait, observai-je, voilà bien pourquoi ce mystère est le plus
surprenant que je connaisse, _même dans le domaine de l'imagination_.
Dans le _Double Assassinat de la rue Morgue_, Edgar Poe n'a rien inventé
de semblable. Le lieu du crime était assez fermé pour ne pas laisser
échapper un homme, mais il y avait encore cette fenêtre par laquelle
pouvait se glisser l'auteur des assassinats qui était un singe!... Mais
ici, il ne saurait être question d'aucune ouverture d'aucune sorte. La
porte close et les volets fermés comme ils l'étaient, et la fenêtre
fermée comme elle l'était, _une mouche ne pouvait entrer ni sortir!_

--En vérité! En vérité! acquiesça Rouletabille, qui s'épongeait toujours
le front, semblant suer moins de son récent effort corporel que de
l'agitation de ses pensées. En vérité! C'est un très grand et très beau
et très curieux mystère!...

--La «Bête du Bon Dieu», bougonna le père Jacques, la «Bête du Bon Dieu»
elle-même, si elle avait commis le crime, n'aurait pas pu s'échapper...
Écoutez!... L'entendez-vous?... Silence!...»

Le père Jacques nous faisait signe de nous taire et, le bras tendu vers
le mur, vers la prochaine forêt, écoutait quelque chose que nous
n'entendions point.

«Elle est partie, finit-il par dire. Il faudra que je la tue... Elle est
trop sinistre, cette bête-là... mais c'est la «Bête du Bon Dieu»; elle
va prier toutes les nuits sur la tombe de sainte Geneviève, et personne
n'ose y toucher de peur que la mère Agenoux jette un mauvais sort...

--Comment est-elle grosse, la «Bête du Bon Dieu»?

--Quasiment comme un gros chien basset... c'est un monstre que je vous
dis. Ah! Je me suis demandé plus d'une fois si ça n'était pas elle qui
avait pris de ses griffes notre pauvre mademoiselle à la gorge... Mais
«la Bête du Bon Dieu» ne porte pas des godillots, ne tire pas des coups
de revolver, n'a pas une main pareille!... s'exclama le père Jacques en
nous montrant encore la main rouge sur le mur. Et puis, on l'aurait vue
aussi bien qu'un homme, et elle aurait été enfermée dans la chambre et
dans le pavillon, aussi bien qu'un homme!...

--Évidemment, fis-je. De loin, avant d'avoir vu la «Chambre Jaune», je
m'étais, moi aussi, demandé si le chat de la mère Agenoux...

--Vous aussi! s'écria Rouletabille.

--Et vous? demandai-je.

--Moi non, pas une minute... depuis que j'ai lu l'article du _Matin_,
_je sais qu'il ne s'agit pas d'une bête!_ Maintenant, je jure qu'il
s'est passé là une tragédie effroyable... Mais vous ne parlez pas du
béret retrouvé, ni du mouchoir, père Jacques?

--Le magistrat les a pris, bien entendu», fit l'autre avec hésitation.

Le reporter lui dit, très grave:

«Je n'ai vu, moi, ni le mouchoir, ni le béret, mais je peux cependant
vous dire comment ils sont faits.

--Ah! vous êtes bien malin...», et le père Jacques toussa, embarrassé.

«Le mouchoir est un gros mouchoir bleu à raies rouges, et le béret, est
un vieux béret basque, comme celui-là, ajouta Rouletabille en montrant
la coiffure de l'homme.

--C'est pourtant vrai... vous êtes sorcier...»

Et le père Jacques essaya de rire, mais n'y parvint pas.

«Comment qu'vous savez que le mouchoir est bleu à raies rouges?

--Parce que, s'il n'avait pas été bleu à raies rouges, on n'aurait pas
trouvé de mouchoir du tout!»

Sans plus s'occuper du père Jacques, mon ami prit dans sa poche un
morceau de papier blanc, ouvrit une paire de ciseaux, se pencha sur les
traces de pas, appliqua son papier sur l'une des traces et commença à
découper. Il eut ainsi une semelle de papier d'un contour très net, et
me la donna en me priant de ne pas la perdre.

Il se retourna ensuite vers la fenêtre et, montrant au père Jacques,
Frédéric Larsan qui n'avait pas quitté les bords de l'étang, il
s'inquiéta de savoir si le policier n'était point venu, lui aussi,
«travailler dans la Chambre Jaune».

«Non! répondit M. Robert Darzac, qui, depuis que Rouletabille lui avait
passé le petit bout de papier roussi, n'avait pas prononcé un mot. Il
prétend qu'il n'a point besoin de voir la «Chambre Jaune», que
l'assassin est sorti de la «Chambre Jaune» d'une façon très naturelle,
et qu'il s'en expliquera ce soir!

En entendant M. Robert Darzac parler ainsi, Rouletabille--chose
extraordinaire--pâlit.

«Frédéric Larsan posséderait-il la vérité que je ne fais que pressentir!
murmura-t-il. Frédéric Larsan est très fort... très fort... et je
l'admire... Mais aujourd'hui, il s'agit de faire mieux qu'une oeuvre de
policier... _mieux que ce qu'enseigne l'expérience!... il s'agit d'être
logique_, mais logique, entendez-moi bien, comme le bon Dieu a été
logique quand il a dit: 2 + 2 = 4...! IL S'AGIT DE PRENDRE LA RAISON PAR
LE BON BOUT!»

Et le reporter se précipita dehors, éperdu à cette idée que le grand, le
fameux Fred pouvait apporter avant lui la solution du problème de la
«Chambre Jaune!»

Je parvins à le rejoindre sur le seuil du pavillon.

«Allons! lui dis-je, calmez-vous... vous n'êtes donc pas content?

--Oui, m'avoua-t-il avec un grand soupir. _Je suis très content_. J'ai
découvert bien des choses...

--De l'ordre moral ou de l'ordre matériel?

--Quelques-unes de l'ordre moral et une de l'ordre matériel. Tenez,
ceci, par exemple.»

Et, rapidement, il sortit de la poche de son gilet une feuille de papier
qu'il avait dû y serrer pendant son expédition sous le lit, et dans le
pli de laquelle il avait déposé _un cheveu blond de femme_.



VIII

Le juge d'instruction interroge Mlle Stangerson


Cinq minutes plus tard, Joseph Rouletabille se penchait sur les
empreintes de pas découvertes dans le parc, sous la fenêtre même du
vestibule, quand un homme, qui devait être un serviteur du château, vint
à nous à grandes enjambées, et cria à M. Robert Darzac qui descendait du
pavillon:

«Vous savez, monsieur Robert, que le juge d'instruction est en train
d'interroger mademoiselle.»

M. Robert Darzac nous jeta aussitôt une vague excuse et se prit à courir
dans la direction du château; l'homme courut derrière lui.

«Si le cadavre parle, fis-je, cela va devenir intéressant.

--Il faut savoir, dit mon ami. Allons au château.»

Et il m'entraîna. Mais, au château, un gendarme placé dans le vestibule
nous interdit l'accès de l'escalier du premier étage. Nous dûmes
attendre.

Pendant ce temps-là, voici ce qui se passait dans la chambre de la
victime. Le médecin de la famille, trouvant que Mlle Stangerson allait
beaucoup mieux, mais craignant une rechute fatale qui ne permettrait
plus de l'interroger, avait cru de son devoir d'avertir le juge
d'instruction... et celui-ci avait résolu de procéder immédiatement à un
bref interrogatoire. À cet interrogatoire assistèrent M. de Marquet, le
greffier, M. Stangerson, le médecin. Je me suis procuré plus tard, au
moment du procès, le texte de cet interrogatoire. Le voici, dans toute
sa sécheresse juridique:

Demande.--Sans trop vous fatiguer, êtes-vous capable, mademoiselle, de
nous donner quelques détails nécessaires sur l'affreux attentat dont
vous avez été victime?

Réponse.--Je me sens beaucoup mieux, monsieur, et je vais vous dire ce
que je sais. Quand j'ai pénétré dans ma chambre, je ne me suis aperçue
de rien d'anormal.

D.--Pardon, mademoiselle, si vous me le permettez, je vais vous poser
des questions et vous y répondrez. Cela vous fatiguera moins qu'un long
récit.

R.--Faites, monsieur.

D.--Quel fut ce jour-là l'emploi de votre journée? Je le désirerais
aussi précis, aussi méticuleux que possible. Je voudrais, mademoiselle,
suivre tous vos gestes, ce jour-là, si ce n'est point trop vous
demander.

R.--Je me suis levée tard, à dix heures, car mon père et moi nous étions
rentrés tard dans la nuit, ayant assisté au dîner et à la réception
offerts par le président de la République, en l'honneur des délégués de
l'académie des sciences de Philadelphie. Quand je suis sortie de ma
chambre, à dix heures et demie, mon père était déjà au travail dans le
laboratoire. Nous avons travaillé ensemble jusqu'à midi; nous avons fait
une promenade d'une demi-heure dans le parc; nous avons déjeuné au
château. Une demi-heure de promenade, jusqu'à une heure et demie, comme
tous les jours. Puis, mon père et moi, nous retournons au laboratoire.
Là, nous trouvons ma femme de chambre qui vient de faire ma chambre.
J'entre dans la «Chambre Jaune» pour donner quelques ordres sans
importance à cette domestique qui quitte le pavillon aussitôt et je me
remets au travail avec mon père. À cinq heures, nous quittons le
pavillon pour une nouvelle promenade et le thé.

D.--Au moment de sortir, à cinq heures, êtes-vous entrée dans votre
chambre?

R.--Non, monsieur, c'est mon père qui est entré dans ma chambre, pour y
chercher, sur ma prière, mon chapeau.

D.--Et il n'y a rien vu de suspect?

M. STANGERSON.--Évidemment non, monsieur.

D.--Du reste, il est à peu près sûr que l'assassin n'était pas encore
sous le lit, à ce moment-là. Quand vous êtes partie, la porte de la
chambre n'avait pas été fermée à clef?

Mlle STANGERSON.--Non. Nous n'avions aucune raison pour cela...

D.--Vous avez été combien de temps partis du pavillon à ce moment-là, M.
Stangerson et vous?

R.--Une heure environ.

D.--C'est pendant cette heure-là, sans doute, que l'assassin s'est
introduit dans le pavillon. Mais comment? On ne le sait pas. On trouve
bien, dans le parc, des traces de pas _qui s'en vont_ de la fenêtre du
vestibule, on n'en trouve point qui _y viennent_. Aviez-vous remarqué
que la fenêtre du vestibule fût ouverte quand vous êtes sortie avec
votre père?

R.--Je ne m'en souviens pas.

M. STANGERSON.--Elle était fermée.

D.--Et quand vous êtes rentrés?

Mlle STANGERSON.--Je n'ai pas fait attention.

M. STANGERSON.--Elle était encore fermée..., je m'en souviens très bien,
car, en rentrant, j'ai dit tout haut: «Vraiment, pendant notre absence,
le père Jacques aurait pu ouvrir!...»

D.--Étrange! Étrange! Rappelez-vous, monsieur Stangerson, que le père
Jacques, en votre absence, et avant de sortir, l'avait ouverte. Vous
êtes donc rentrés à six heures dans le laboratoire et vous vous êtes
remis au travail?

Mlle STANGERSON.--Oui, monsieur.

D.--Et vous n'avez plus quitté le laboratoire depuis cette heure-là
jusqu'au moment où vous êtes entrée dans votre chambre?

M. STANGERSON.--Ni ma fille, ni moi, monsieur. Nous avions un travail
tellement pressé que nous ne perdions pas une minute. C'est à ce point
que nous négligions toute autre chose.

D.--Vous avez dîné dans le laboratoire?

R.--Oui, pour la même raison.

D.--Avez-vous coutume de dîner dans le laboratoire?

R.--Nous y dînons rarement.

D.--L'assassin ne pouvait pas savoir que vous dîneriez, ce soir-là, dans
le laboratoire?

M. STANGERSON.--Mon Dieu, monsieur, je ne pense pas... C'est dans le
temps que nous revenions, vers six heures, au pavillon, que je pris
cette résolution de dîner dans le laboratoire, ma fille et moi. À ce
moment, je fus abordé par mon garde qui me retint un instant pour me
demander de l'accompagner dans une tournée urgente du côté des bois dont
j'avais décidé la coupe. Je ne le pouvais point et remis au lendemain
cette besogne, et je priai alors le garde, puisqu'il passait par le
château, d'avertir le maître d'hôtel que nous dînerions dans le
laboratoire. Le garde me quitta, allant faire ma commission, et je
rejoignis ma fille à laquelle j'avais remis la clef du pavillon et qui
l'avait laissée sur la porte à l'extérieur. Ma fille était déjà au
travail.

D.--À quelle heure, mademoiselle, avez-vous pénétré dans votre chambre
pendant que votre père continuait à travailler?

Mlle STANGERSON.--À minuit.

D.--Le père Jacques était entré dans le courant de la soirée dans la
«Chambre Jaune»?

R.--Pour fermer les volets et allumer la veilleuse, comme chaque soir...

D.--Il n'a rien remarqué de suspect?

R.--Il nous l'aurait dit. Le père Jacques est un brave homme qui m'aime
beaucoup.

D.--Vous affirmez, monsieur Stangerson, que le père Jacques, ensuite,
n'a pas quitté le laboratoire? Qu'il est resté tout le temps avec vous?

M. STANGERSON.--J'en suis sûr. Je n'ai aucun soupçon de ce côté.

D.--Mademoiselle, quand vous avez pénétré dans votre chambre, vous avez
immédiatement fermé votre porte à clef et au verrou? Voilà bien des
précautions, sachant que votre père et votre serviteur sont là. Vous
craigniez donc quelque chose?

R.--Mon père n'allait pas tarder à rentrer au château, et le père
Jacques, à aller se coucher. Et puis, en effet, je craignais quelque
chose.

D.--Vous craigniez si bien quelque chose que vous avez emprunté le
revolver du père Jacques sans le lui dire?

R.--C'est vrai, je ne voulais effrayer personne, d'autant plus que mes
craintes pouvaient être tout à fait puériles.

D.--Et que craigniez-vous donc?

R.--Je ne saurais au juste vous le dire; depuis plusieurs nuits, il me
semblait entendre dans le parc et hors du parc, autour du pavillon, des
bruits insolites, quelquefois des pas, des craquements de branches. La
nuit qui a précédé l'attentat, nuit où je ne me suis pas couchée avant
trois heures du matin, à notre retour de l'Élysée, je suis restée un
instant à ma fenêtre et j'ai bien cru voir des ombres...

D.--Combien d'ombres?

R.--Deux ombres qui tournaient autour de l'étang... puis la lune s'est
cachée et je n'ai plus rien vu. À cette époque de la saison, tous les
ans, j'ai déjà réintégré mon appartement du château où je reprends mes
habitudes d'hiver; mais, cette année, je m'étais dit que je ne
quitterais le pavillon que lorsque mon père aurait terminé, pour
l'académie des sciences, le résumé de ses travaux sur «la Dissociation
de la matière». Je ne voulais pas que cette oeuvre considérable, qui
allait être achevée dans quelques jours, fût troublée par un changement
quelconque dans nos habitudes immédiates. Vous comprendrez que je n'aie
point voulu parler à mon père de mes craintes enfantines et que je les
aie tues au père Jacques qui n'aurait pu tenir sa langue. Quoi qu'il en
soit, comme je savais que le père Jacques avait un revolver dans le
tiroir de sa table de nuit, je profitai d'un moment où le bonhomme
s'absenta dans la journée pour monter rapidement dans son grenier et
emporter son arme que je glissai dans le tiroir de ma table de nuit, à
moi.

D.--Vous ne vous connaissez pas d'ennemis?

R.--Aucun.

D.--Vous comprendrez, mademoiselle, que ces précautions exceptionnelles
sont faites pour surprendre.

M. STANGERSON.--Évidemment, mon enfant, voilà des précautions bien
surprenantes.

R.--Non; je vous dis que, depuis deux nuits, je n'étais pas tranquille,
mais pas tranquille du tout.

M. STANGERSON.--Tu aurais dû me parler de cela. Tu es impardonnable.
Nous aurions évité un malheur!

D.--La porte de la «Chambre Jaune» fermée, mademoiselle, vous vous
couchez?

R.--Oui, et, très fatiguée, je dors tout de suite.

D.--La veilleuse était restée allumée?

R.--Oui; mais elle répand une très faible clarté...

D.--Alors, mademoiselle, dites ce qui est arrivé?

R.--Je ne sais s'il y avait longtemps que je dormais, mais soudain je me
réveille... Je poussai un grand cri...

M. STANGERSON.--Oui, un cri horrible... À l'assassin!... Je l'ai encore
dans les oreilles...

D.--Vous poussez un grand cri?

R.--Un homme était dans ma chambre. Il se précipitait sur moi, me
mettait la main à la gorge, essayait de m'étrangler. J'étouffais déjà;
tout à coup, ma main, dans le tiroir entrouvert de ma table de nuit,
parvint à saisir le revolver que j'y avais déposé et qui était prêt à
tirer. À ce moment, l'homme me fit rouler à bas de mon lit et brandit
sur ma tête une espèce de masse. Mais j'avais tiré. Aussitôt, je me
sentis frappée par un grand coup, un coup terrible à la tête. Tout ceci,
monsieur le juge, fut plus rapide que je ne le pourrais dire, et je ne
sais plus rien.

D.--Plus rien!... Vous n'avez pas une idée de la façon dont l'assassin a
pu s'échapper de votre chambre?

R.--Aucune idée... Je ne sais plus rien. On ne sait pas ce qui se passe
autour de soi quand on est morte!

D.--Cet homme était-il grand ou petit?

R.--Je n'ai vu qu'une ombre qui m'a paru formidable...

D.--Vous ne pouvez nous donner aucune indication?

R.--Monsieur, je ne sais plus rien; un homme s'est rué sur moi, j'ai
tiré sur lui... Je ne sais plus rien...

Ici se termine l'interrogatoire de Mlle Stangerson. Joseph Rouletabille
attendit patiemment M. Robert Darzac. Celui-ci ne tarda pas à
apparaître.

Dans une pièce voisine de la chambre de Mlle Stangerson, il avait écouté
l'interrogatoire et venait le rapporter à notre ami avec une grande
exactitude, une grande mémoire, et une docilité qui me surprit encore.
Grâce aux notes hâtives qu'il avait prises au crayon, il put reproduire
presque textuellement les demandes et les réponses.

En vérité, M. Darzac avait l'air d'être le secrétaire de mon jeune ami
et agissait en tout comme quelqu'un qui n'a rien à lui refuser; mieux
encore, quelqu'un «qui aurait travaillé pour lui».

Le fait de la «fenêtre fermée» frappa beaucoup le reporter comme il
avait frappé le juge d'instruction. En outre, Rouletabille demanda à M.
Darzac de lui répéter encore l'emploi du temps de M. et Mlle Stangerson
le jour du drame, tel que Mlle Stangerson et M. Stangerson l'avaient
établi devant le juge. La circonstance du dîner dans le laboratoire
sembla l'intéresser au plus haut point et il se fit redire deux fois,
pour en être plus sûr, que, seul, le garde savait que le professeur et
sa fille dînaient dans le laboratoire, et de quelle sorte le garde
l'avait su.

Quand M. Darzac se fut tu, je dis:

«Voilà un interrogatoire qui ne fait pas avancer beaucoup le problème.

--Il le recule, obtempéra M. Darzac.

--Il l'éclaire», fit, pensif, Rouletabille.



IX

Reporter et policier


Nous retournâmes tous trois du côté du pavillon. À une centaine de
mètres du bâtiment, le reporter nous arrêta, et, nous montrant un petit
bosquet sur notre droite, il nous dit:

«Voilà d'où est parti l'assassin pour entrer dans le pavillon.»

Comme il y avait d'autres bosquets de cette sorte entre les grands
chênes, je demandai pourquoi l'assassin avait choisi celui-ci plutôt que
les autres; Rouletabille me répondit en me désignant le sentier qui
passait tout près de ce bosquet et qui conduisait à la porte du
pavillon.

«Ce sentier est garni de graviers, comme vous voyez, fit-il. _Il faut_
que l'homme ait passé par là pour aller au pavillon, puisqu'on ne trouve
pas la trace de ses pas du _voyage aller_, sur la terre molle. Cet homme
n'a point d'ailes. Il a marché; mais il a marché sur le gravier qui a
roulé sous sa chaussure sans en conserver l'empreinte: ce gravier, en
effet, a été roulé par beaucoup d'autres pieds puisque le sentier est le
plus direct qui aille du pavillon au château. Quant au bosquet, formé de
ces sortes de plantes qui ne meurent point pendant la mauvaise
saison--lauriers et fusains--il a fourni à l'assassin un abri suffisant
en attendant que le moment fût venu, pour celui-ci, de se diriger vers
le pavillon. C'est, caché dans ce bosquet, que l'homme a vu sortir M. et
Mlle Stangerson, puis le père Jacques. On a répandu du gravier jusqu'à
la fenêtre--presque--du vestibule. Une empreinte des pas de l'homme,
_parallèle_ au mur, empreinte que nous remarquions tout à l'heure, et
que j'ai déjà vue, prouve qu'«il» n'a eu à faire qu'une enjambée pour se
trouver en face de la fenêtre du vestibule, laissée ouverte par le père
Jacques. L'homme se hissa alors sur les poignets, et pénétra dans le
vestibule.

--Après tout, c'est bien possible! fis-je...

--Après tout, quoi? après tout, quoi?... s'écria Rouletabille, soudain
pris d'une colère que j'avais bien innocemment déchaînée... Pourquoi
dites-vous: après tout, c'est bien possible!...»

Je le suppliai de ne point se fâcher, mais il l'était déjà beaucoup trop
pour m'écouter, et il déclara qu'il admirait le doute prudent avec
lequel certaines gens (moi) abordaient de loin les problèmes les plus
simples, ne se risquant jamais à dire: «ceci est» ou «ceci n'est pas»,
de telle sorte que leur intelligence aboutissait tout juste au même
résultat qui aurait été obtenu si la nature avait oublié de garnir leur
boîte crânienne d'un peu de matière grise. Comme je paraissais vexé, mon
jeune ami me prit par le bras et m'accorda «qu'il n'avait point dit cela
pour moi, attendu qu'il m'avait en particulière estime».

«Mais enfin! reprit-il, il est quelquefois criminel de ne point, _quand
on le peut_, raisonner à coup sûr!... Si je ne raisonne point, comme je
le fais, avec ce gravier, il me faudra raisonner avec un ballon! Mon
cher, la science de l'aérostation dirigeable n'est point encore assez
développée pour que je puisse faire entrer, dans le jeu de mes
cogitations, l'assassin qui tombe du ciel! Ne dites donc point qu'une
chose est possible, quand il est impossible qu'elle soit autrement. Nous
savons, maintenant, comment l'homme est entré par la fenêtre, et nous
savons aussi à quel moment il est entré. Il y est entré pendant la
promenade de cinq heures. Le fait de la présence de la femme de chambre
_qui vient de faire la Chambre Jaune_, dans le laboratoire, au moment du
retour du professeur et de sa fille, à une heure et demie, nous permet
d'affirmer qu'à une heure et demie, l'assassin n'était pas dans la
chambre, sous le lit, à moins qu'il n'y ait complicité de la femme de
chambre. Qu'en dites-vous, Monsieur Robert Darzac?»

M. Darzac secoua la tête, déclara qu'il était sûr de la fidélité de la
femme de chambre de Mlle Stangerson, et que c'était une fort honnête et
fort dévouée domestique.

«Et puis, à cinq heures, M. Stangerson est entré dans la chambre pour
chercher le chapeau de sa fille! ajouta-t-il...

--Il y a encore cela! fit Rouletabille.

--L'homme est donc entré, dans le moment que vous dites, par cette
fenêtre, fis-je, je l'admets, mais pourquoi a-t-il refermé la fenêtre,
ce qui devait, nécessairement, attirer l'attention de ceux qui l'avaient
ouverte?

--il se peut que la fenêtre n'ait point été refermée «tout de suite», me
répondit le jeune reporter. _Mais, s'il a refermé la fenêtre, il l'a
refermée à cause du coude que fait le sentier garni de gravier, à
vingt-cinq mètres du pavillon, et à cause des trois chênes qui s'élèvent
à cet endroit._

--Que voulez-vous dire?» demanda M. Robert Darzac qui nous avait suivis,
et qui écoutait Rouletabille avec une attention presque haletante.

«Je vous l'expliquerai plus tard, monsieur, quand j'en jugerai le moment
venu; mais je ne crois pas avoir prononcé de paroles plus importantes
sur cette affaire, _si mon hypothèse se justifie_.

--Et quelle est votre hypothèse?

--Vous ne la saurez jamais si elle ne se révèle point être la vérité.
C'est une hypothèse beaucoup trop grave, voyez-vous, pour que je la
livre tant qu'elle ne sera qu'hypothèse.

--Avez-vous, au moins, quelque idée de l'assassin?

--Non, monsieur, je ne sais pas qui est l'assassin, mais ne craignez
rien, monsieur Robert Darzac, _je le saurai_.»

Je dus constater que M. Robert Darzac était très ému; et je soupçonnai
que l'affirmation de Rouletabille n'était point pour lui plaire. Alors,
pourquoi, s'il craignait réellement qu'on découvrît l'assassin (je
questionnais ici ma propre pensée), pourquoi aidait-il le reporter à le
retrouver? Mon jeune ami sembla avoir reçu la même impression que moi,
et il dit brutalement:

«Cela ne vous déplaît pas, monsieur Robert Darzac, que je découvre
l'assassin?

--Ah! je voudrais le tuer de ma main! s'écria le fiancé de Mlle
Stangerson, avec un élan qui me stupéfia.

--Je vous crois! fit gravement Rouletabille, mais vous n'avez pas
répondu à ma question.»

Nous passions près du bosquet, dont le jeune reporter nous avait parlé à
l'instant; j'y entrai et lui montrai les traces évidentes du passage
d'un homme qui s'était caché là. Rouletabille, une fois de plus, avait
raison.

«Mais oui! fit-il, mais oui!... Nous avons affaire à un individu en
chair et en os, qui ne dispose pas d'autres moyens que les nôtres, et il
faudra bien que tout s'arrange!»

Ce disant, il me demanda la semelle de papier qu'il m'avait confiée et
l'appliqua sur une empreinte très nette, derrière le bosquet. Puis il se
releva en disant: «Parbleu!»

Je croyais qu'il allait, maintenant, suivre à la piste «les pas de la
fuite de l'assassin», depuis la fenêtre du vestibule, mais il nous
entraîna assez loin vers la gauche, en nous déclarant que c'était
inutile de se mettre le nez sur cette fange, et qu'il était sûr,
maintenant, de tout le chemin de la fuite de l'assassin.

«Il est allé jusqu'au bout du mur, à cinquante mètres de là, et puis il
a sauté la haie et le fossé; tenez, juste en face ce petit sentier qui
conduit à l'étang. C'est le chemin le plus rapide pour sortir de la
propriété et aller à l'étang.

--Comment savez-vous qu'il est allé à l'étang?

--Parce que Frédéric Larsan n'en a pas quitté les bords depuis ce matin.
Il doit y avoir là de fort curieux indices.»

Quelques minutes plus tard, nous étions près de l'étang.

C'était une petite nappe d'eau marécageuse, entourée de roseaux, et sur
laquelle flottaient encore quelques pauvres feuilles mortes de nénuphar.
Le grand Fred nous vit peut-être venir, mais il est probable que nous
l'intéressions peu, car il ne fit guère attention à nous et continua de
remuer, du bout de sa canne, quelque chose que nous ne voyions pas...

«Tenez, fit Rouletabille, voilà à nouveau _les pas de la fuite de
l'homme_; ils tournent l'étang ici, reviennent et disparaissent enfin,
près de l'étang, juste devant ce sentier qui conduit à la grande route
d'Épinay. L'homme a continué sa fuite vers Paris...

--Qui vous le fait croire, interrompis-je, puisqu'il n'y a plus les pas
de l'homme sur le sentier?...

--Ce qui me le fait croire? Mais ces pas-là, ces pas que j'attendais!
s'écria-t-il, en désignant l'empreinte très nette d'une «chaussure
élégante»... Voyez!...»

Et il interpella Frédéric Larsan.

--Monsieur Fred, cria-t-il... «ces pas élégants» sur la route sont bien
là depuis la découverte du crime?

--Oui, jeune homme; oui, ils ont été relevés soigneusement, répondit
Fred sans lever la tête. Vous voyez, il y a les pas qui viennent, et les
pas qui repartent...

--Et cet homme avait une bicyclette!» s'écria le reporter...

Ici, après avoir regardé les empreintes de la bicyclette qui suivaient,
aller et retour, les pas élégants, je crus pouvoir intervenir.

«La bicyclette explique la disparition des pas grossiers de l'assassin,
fis-je. L'assassin, aux pas grossiers, est monté à bicyclette... Son
complice, «l'homme aux pas élégants», était venu l'attendre au bord de
l'étang, avec la bicyclette. On peut supposer que l'assassin agissait
pour le compte de l'homme aux pas élégants?

--Non! non! répliqua Rouletabille avec un étrange sourire... J'attendais
ces pas-là depuis le commencement de l'affaire. Je les ai, je ne vous
les abandonne pas. Ce sont les pas de l'assassin!

--Et les autres pas, les pas grossiers, qu'en faites-vous?

--Ce sont encore les pas de l'assassin.

--Alors, il y en a deux?

--Non! Il n'y en a qu'un, et il n'a pas eu de complice...

--Très fort! très fort! cria de sa place Frédéric Larsan.

--Tenez, continua le jeune reporter, en nous montrant la terre remuée
par des talons grossiers; l'homme s'est assis là et a enlevé les
godillots qu'il avait mis pour tromper la justice, et puis, les
emportant sans doute avec lui, _il s'est relevé avec ses pieds à lui_
et, tranquillement, a regagné, au pas, la grande route, en tenant sa
bicyclette à la main. Il ne pouvait se risquer, sur ce très mauvais
sentier, à courir à bicyclette. Du reste, ce qui le prouve, c'est la
marque légère et hésitante de la bécane sur le sentier, malgré la
mollesse du sol. S'il y avait eu un homme sur cette bicyclette, les
roues fussent entrées profondément dans le sol... Non, non, il n'y avait
là qu'un seul homme: L'assassin, à pied!

--Bravo! Bravo!» fit encore le grand Fred...

Et, tout à coup, celui-ci vint à nous, se planta devant M. Robert Darzac
et lui dit:

«Si nous avions une bicyclette ici... nous pourrions démontrer la
justesse du raisonnement de ce jeune homme, monsieur Robert Darzac...
_Vous ne savez pas_ s'il s'en trouve une au château?

--Non! répondit M. Darzac, il n'y en a pas; j'ai emporté la mienne, il y
a quatre jours, à Paris, la dernière fois que je suis venu au château
avant le crime.

--C'est dommage!» répliqua Fred sur le ton d'une extrême froideur.

Et, se retournant vers Rouletabille:

«Si cela continue, dit-il, vous verrez que nous aboutirons tous les deux
aux mêmes conclusions. Avez-vous une idée sur la façon dont l'assassin
est sorti de la «Chambre Jaune»?

--Oui, fit mon ami, une idée...

--Moi aussi, continua Fred, et ce doit être la même. Il n'y a pas deux
façons de raisonner dans cette affaire. J'attends, pour m'expliquer
devant le juge, l'arrivée de mon chef.

--Ah! Le chef de la Sûreté va venir?

--Oui, cet après-midi, pour la confrontation dans le laboratoire, devant
le juge d'instruction, de tous ceux qui ont joué ou pu jouer un rôle
dans le drame. Ce sera très intéressant. Il est malheureux que vous ne
puissiez y assister.

--J'y assisterai, affirma Rouletabille.

--Vraiment... vous êtes extraordinaire... pour votre âge! répliqua le
policier sur un ton non dénué d'une certaine ironie... Vous feriez un
merveilleux policier... si vous aviez un peu plus de méthode... Si vous
obéissiez moins à votre instinct et aux bosses de votre front. C'est une
chose que j'ai déjà observée plusieurs fois, monsieur Rouletabille: vous
raisonnez trop... Vous ne vous laissez pas assez conduire par votre
observation... Que dites-vous du mouchoir plein de sang et de la main
rouge sur le mur? Vous avez vu, vous, la main rouge sur le mur; moi, je
n'ai vu que le mouchoir... Dites...

--Bah! fit Rouletabille, un peu interloqué, _l'assassin a été blessé à
la main_ par le revolver de Mlle Stangerson!

--Ah! observation brutale, instinctive... Prenez garde, vous êtes trop
«directement» logique, monsieur Rouletabille; la logique vous jouera un
mauvais tour si vous la brutalisez ainsi. Il est de nombreuses
circonstances dans lesquelles il faut la traiter en douceur, «la prendre
de loin»... Monsieur Rouletabille, vous avez raison quand vous parlez du
revolver de Mlle Stangerson. Il est certain que «la victime» a tiré.
Mais vous avez tort quand vous dites qu'elle a blessé l'assassin à la
main...

--Je suis sûr!» s'écria Rouletabille...

Fred, imperturbable, l'interrompit:

«Défaut d'observation!... défaut d'observation!...

L'examen du mouchoir, les innombrables petites taches rondes, écarlates,
impressions de gouttes que je retrouve sur la trace des pas, _au moment
même où le pas pose à terre_, me prouvent que l'assassin n'a pas été
blessé. _«L'assassin, monsieur Rouletabille, a saigné du nez!...»_

Le grand Fred était sérieux. Je ne pus retenir, cependant, une
exclamation.

Le reporter regardait Fred qui regardait sérieusement le reporter. Et
Fred tira aussitôt une conclusion:

«L'homme qui saignait du nez dans sa main et dans son mouchoir, a essuyé
sa main sur le mur. La chose est fort importante, ajouta-t-il, _car
l'assassin n'a pas besoin d'être blessé à la main pour être
l'assassin!»_

Rouletabille sembla réfléchir profondément, et dit:

«Il y a quelque chose, monsieur Frédéric Larsan, qui est beaucoup plus
grave que le fait de brutaliser la logique, c'est cette disposition
d'esprit propre à certains policiers qui leur fait, en toute bonne foi,
«plier en douceur cette logique aux nécessités de leurs conceptions».
Vous avez votre idée, déjà, sur l'assassin, monsieur Fred, ne le niez
pas... et il ne faut pas que votre assassin ait été blessé à la main,
sans quoi votre idée tomberait d'elle-même... Et vous avez cherché, et
vous avez trouvé autre chose. C'est un système bien dangereux, monsieur
Fred, bien dangereux, que celui qui consiste à partir de l'idée que l'on
se fait de l'assassin pour arriver aux preuves dont on a besoin!... Cela
pourrait vous mener loin... Prenez garde à l'erreur judiciaire, Monsieur
Fred; elle vous guette!...»

Et, ricanant un peu, les mains dans les poches, légèrement goguenard,
Rouletabille, de ses petits yeux malins, fixa le grand Fred.

Frédéric Larsan considéra en silence ce gamin qui prétendait être plus
fort que lui; il haussa les épaules, nous salua, et s'en alla, à grandes
enjambées, frappant la pierre du chemin _de sa grande canne._

Rouletabille le regardait s'éloigner; puis le jeune reporter se retourna
vers nous, la figure joyeuse et déjà triomphante:

«Je le battrai! nous jeta-t-il... Je battrai le grand Fred, si fort
soit-il; je les battrai tous... Rouletabille est plus fort qu'eux
tous!... Et le grand Fred, l'illustre, le fameux, l'immense Fred...
l'unique Fred raisonne comme une savate!... comme une savate!... comme
une savate!»

Et il esquissa un entrechat; mais il s'arrêta subitement dans sa
chorégraphie... Mes yeux allèrent où allaient ses yeux; ils étaient
attachés sur M. Robert Darzac qui, la face décomposée, regardait sur le
sentier, la marque de ses pas, à côté de la marque «du pas élégant». IL
N'Y AVAIT PAS DE DIFFÉRENCE!

Nous crûmes qu'il allait défaillir; ses yeux, agrandis par l'épouvante,
nous fuirent un instant, cependant que sa main droite tiraillait d'un
mouvement spasmodique le collier de barbe qui entourait son honnête et
douce et désespérée figure. Enfin, il se ressaisit, nous salua, nous dit
d'une voix changée, qu'il était dans la nécessité de rentrer au château
et partit.

«Diable!» fit Rouletabille.

Le reporter, lui aussi, avait l'air consterné. Il tira de son
portefeuille un morceau de papier blanc, comme je le lui avais vu faire
précédemment, et découpa avec ses ciseaux les contours de «pieds
élégants» de l'assassin, dont le modèle était là, sur la terre. Et puis
il transporta cette nouvelle semelle de papier sur les empreintes de la
bottine de M. Darzac. L'adaptation était parfaite et Rouletabille se
releva en répétant: «Diable»!

Je n'osais pas prononcer une parole, tant j'imaginais que ce qui se
passait, dans ce moment, dans les bosses de Rouletabille était grave.

Il dit:

«Je crois pourtant que M. Robert Darzac est un honnête homme...»

Et il m'entraîna vers l'auberge du «Donjon», que nous apercevions à un
kilomètre de là, sur la route, à côté d'un petit bouquet d'arbres.



X

«Maintenant, il va falloir manger du saignant»


L'auberge du «Donjon» n'avait pas grande apparence; mais j'aime ces
masures aux poutres noircies par le temps et la fumée de l'âtre, ces
auberges de l'époque des diligences, bâtisses branlantes qui ne seront
bientôt plus qu'un souvenir. Elles tiennent au passé, elles se
rattachent à l'histoire, elles continuent quelque chose et elles font
penser aux vieux contes de la Route, quand il y avait, sur la route, des
aventures.

Je vis tout de suite que l'auberge du «Donjon» avait bien ses deux
siècles et même peut-être davantage. Pierraille et plâtras s'étaient
détachés çà et là de la forte armature de bois dont les X et les V
supportaient encore gaillardement le toit vétuste. Celui-ci avait glissé
légèrement sur ses appuis, comme glisse la casquette sur le front d'un
ivrogne. Au-dessus de la porte d'entrée, une enseigne de fer gémissait
sous le vent d'automne. Un artiste de l'endroit y avait peint une sorte
de tour surmontée d'un toit pointu et d'une lanterne comme on en voyait
au donjon du château du Glandier. Sous cette enseigne, sur le seuil, un
homme, de mine assez rébarbative, semblait plongé dans des pensées assez
sombres, s'il fallait en croire les plis de son front et le méchant
rapprochement de ses sourcils touffus.

Quand nous fûmes tout près de lui, il daigna nous voir et nous demanda
d'une façon peu engageante si nous avions besoin de quelque chose.
C'était, à n'en pas douter, l'hôte peu aimable de cette charmante
demeure. Comme nous manifestions l'espoir qu'il voudrait bien nous
servir à déjeuner, il nous avoua qu'il n'avait aucune provision et qu'il
serait fort embarrassé de nous satisfaire; et, ce disant, il nous
regardait d'un oeil dont je ne parvenais pas à m'expliquer la méfiance.

«Vous pouvez nous faire accueil, lui dit Rouletabille, nous ne sommes
pas de la police.

--je ne crains pas la police, répondit l'homme; je ne crains personne.»

Déjà je faisais comprendre par un signe à mon ami que nous serions bien
inspirés de ne pas insister, mais mon ami, qui tenait évidemment à
entrer dans cette auberge, se glissa sous l'épaule de l'homme et fut
dans la salle.

«Venez, dit-il, il fait très bon ici.»

De fait, un grand feu de bois flambait dans la cheminée. Nous nous en
approchâmes et tendîmes nos mains à la chaleur du foyer, car, ce
matin-là, on sentait déjà venir l'hiver. La pièce était assez grande;
deux épaisses tables de bois, quelques escabeaux, un comptoir, où
s'alignaient des bouteilles de sirop et d'alcool, la garnissaient. Trois
fenêtres donnaient sur la route. Une chromo-réclame, sur le mur,
vantait, sous les traits d'une jeune Parisienne levant effrontément son
verre, les vertus apéritives d'un nouveau vermouth. Sur la tablette de
la haute cheminée, l'aubergiste avait disposé un grand nombre de pots et
de cruches en grès et en faïence.

«Voilà une belle cheminée pour faire rôtir un poulet, dit Rouletabille.

--Nous n'avons point de poulet, fit l'hôte; pas même un méchant lapin.

Je sais, répliqua mon ami, d'une voix goguenarde qui me surprit, _je
sais que, maintenant, il va falloir manger du saignant_.»

J'avoue que je ne comprenais rien à la phrase de Rouletabille. Pourquoi
disait-il à cet homme: «Maintenant, il va falloir manger du
saignant...?» Et pourquoi l'aubergiste, aussitôt qu'il eut entendu cette
phrase, laissa-t-il échapper un juron qu'il étouffa aussitôt et se
mit-il à notre disposition aussi docilement que M. Robert Darzac
lui-même quand il eut entendu ces mots fatidiques: «Le presbytère n'a
rien perdu de son charme, ni le jardin de son éclat...?» Décidément, mon
ami avait le don de se faire comprendre des gens avec des phrases tout à
fait incompréhensibles. Je lui en fis l'observation et il voulut bien
sourire. J'eusse préféré qu'il daignât me donner quelque explication,
mais il avait mis un doigt sur sa bouche, ce qui signifiait évidemment
que non seulement il s'interdisait de parler, mais encore qu'il me
recommandait le silence. Entre temps, l'homme, poussant une petite
porte, avait crié qu'on lui apportât une demi-douzaine d'oeufs et «le
morceau de faux filet». La commission fut bientôt faite par une jeune
femme fort accorte, aux admirables cheveux blonds et dont les beaux
grands yeux doux nous regardèrent avec curiosité.

L'aubergiste lui dit d'une voix rude:

«Va-t'en! Et si l'homme vert s'en vient, que je ne te voie pas!»

Et elle disparut, Rouletabille s'empara des oeufs qu'on lui apporta dans
un bol et de la viande qu'on lui servit sur un plat, plaça le tout
précautionneusement à côté de lui, dans la cheminée, décrocha une poêle
et un gril pendus dans l'âtre et commença de battre notre omelette en
attendant qu'il fît griller notre bifteck. Il commanda encore à l'homme
deux bonnes bouteilles de cidre et semblait s'occuper aussi peu de son
hôte que son hôte s'occupait de lui. L'homme tantôt le couvait des yeux
et tantôt me regardait avec un air d'anxiété qu'il essayait en vain de
dissimuler. Il nous laissa faire notre cuisine et mit notre couvert
auprès d'une fenêtre.

Tout à coup je l'entendis qui murmurait:

«Ah! le voilà!»

Et, la figure changée, n'exprimant plus qu'une haine atroce, il alla se
coller contre la fenêtre, regardant la route. Je n'eus point besoin
d'avertir Rouletabille. Le jeune homme avait déjà lâché son omelette et
rejoignait l'hôte à la fenêtre. J'y fus avec lui.

Un homme, tout habillé de velours vert, la tête prise dans une casquette
ronde de même couleur, s'avançait, à pas tranquilles sur la route, en
fumant sa pipe. Il portait un fusil en bandoulière et montrait dans ses
mouvements une aisance presque aristocratique. Cet homme pouvait avoir
quarante-cinq ans. Les cheveux et la moustache étaient gris-sel. Il
était remarquablement beau. Il portait binocle. Quand il passa près de
l'auberge, il parut hésiter, se demandant s'il entrerait, jeta un regard
de notre côté, lâcha quelques bouffées de sa pipe et d'un même pas
nonchalant reprit sa promenade.

Rouletabille et moi nous regardâmes l'hôte. Ses yeux fulgurants, ses
poings fermés, sa bouche frémissante, nous renseignaient sur les
sentiments tumultueux qui l'agitaient.

«Il a bien fait de ne pas entrer aujourd'hui! siffla-t-il.

--Quel est cet homme? demanda Rouletabille, en retournant à son
omelette.

--«L'homme vert!» gronda l'aubergiste... Vous ne le connaissez pas? Tant
mieux pour vous. C'est pas une connaissance à faire... Eh ben, c'est
l'garde à M. Stangerson.

--Vous ne paraissez pas l'aimer beaucoup? demanda le reporter en versant
son omelette dans la poêle.

--Personne ne l'aime dans le pays, monsieur; et puis c'est un fier, qui
a dû avoir de la fortune autrefois; et il ne pardonne à personne de
s'être vu forcé, pour vivre, de devenir domestique. Car un garde, c'est
un larbin comme un autre! n'est-ce pas? Ma parole! on dirait que c'est
lui qui est le maître du Glandier, que toutes les terres et tous les
bois lui appartiennent. Il ne permettrait pas à un pauvre de déjeuner
d'un morceau de pain sur l'herbe, «sur son herbe»!

--Il vient quelquefois ici?

--Il vient trop. Mais je lui ferai bien comprendre que sa figure ne me
revient pas. Il y a seulement un mois, il ne m'embêtait pas! L'auberge
du «Donjon» n'avait jamais existé pour lui!... Il n'avait pas le temps!
Fallait-il pas qu'il fasse sa cour à l'hôtesse des «Trois Lys», à
Saint-Michel. Maintenant qu'il y a eu de la brouille dans les amours, il
cherche à passer le temps ailleurs... Coureur de filles, trousseur de
jupes, mauvais gars... Y a pas un honnête homme qui puisse le supporter,
cet homme-là... Tenez, les concierges du château ne pouvaient pas le
voir en peinture, «l'homme vert!...»

--Les concierges du château sont donc d'honnêtes gens, monsieur
l'aubergiste?

--Appelez-moi donc père Mathieu; c'est mon nom... Eh ben, aussi vrai que
je m'appelle Mathieu, oui m'sieur, j'les crois honnêtes.

--On les a pourtant arrêtés.

--Què-que ça prouve? Mais je ne veux pas me mêler des affaires du
prochain...

--Et qu'est-ce que vous pensez de l'assassinat?

--De l'assassinat de cette pauvre mademoiselle? Une brave fille, allez,
et qu'on aimait bien dans le pays. C'que j'en pense?

--Oui, ce que vous en pensez.

--Rien... et bien des choses... Mais ça ne regarde personne.

--Pas même moi?» insista Rouletabille.

L'aubergiste le regarda de côté, grogna, et dit:

«Pas même vous...»

L'omelette était prête; nous nous mîmes à table et nous mangions en
silence, quand la porte d'entrée fut poussée et une vieille femme,
habillée de haillons, appuyée sur un bâton, la tête branlante, les
cheveux blancs qui pendaient en mèches folles sur le front encrassé, se
montra sur le seuil.

«Ah! vous v'là, la mère Agenoux! Y a longtemps qu'on ne vous a vue, fit
notre hôte.

--J'ai été bien malade, toute prête à mourir, dit la vieille. Si
quelquefois vous aviez des restes pour la «Bête du Bon Dieu»...?

Et elle pénétra dans l'auberge, suivie d'un chat si énorme que je ne
soupçonnais pas qu'il pût en exister de cette taille. La bête nous
regarda et fit entendre un miaulement si désespéré que je me sentis
frissonner. Je n'avais jamais entendu un cri aussi lugubre.

Comme s'il avait été attiré par ce cri, un homme entra, derrière la
vieille. C'était «l'homme vert». Il nous salua d'un geste de la main à
sa casquette et s'assit à la table voisine de la nôtre.

«Donnez-moi un verre de cidre, père Mathieu.»

Quand «l'homme vert» était entré, le père Mathieu avait eu un mouvement
violent de tout son être vers le nouveau venu; mais, visiblement, il se
dompta et répondit:

«Y a plus de cidre, j'ai donné les dernières bouteilles à ces messieurs.

--Alors donnez-moi un verre de vin blanc, fit «l'homme vert» sans
marquer le moindre étonnement.

--Y a plus de vin blanc, y a plus rien!»

Le père Mathieu répéta, d'une voix sourde:

«Y a plus rien!

--Comment va Mme Mathieu?»

L'aubergiste, à cette question de «l'homme vert», serra les poings, se
retourna vers lui, la figure si mauvaise que je crus qu'il allait
frapper, et puis il dit:

«Elle va bien, merci.»

Ainsi, la jeune femme aux grands yeux doux que nous avions vue tout à
l'heure était l'épouse de ce rustre répugnant et brutal, et dont tous
les défauts physiques semblaient dominés par ce défaut moral: La
jalousie.

Claquant la porte, l'aubergiste quitta la pièce. La mère Agenoux était
toujours là debout, appuyée sur son bâton et le chat au bas de ses
jupes.

«L'homme vert» lui demanda:

«Vous avez été malade, mère Agenoux, qu'on ne vous a pas vue depuis
bientôt huit jours?

--Oui, m'sieur l'garde. Je ne me suis levée que trois fois pour aller
prier sainte Geneviève, notre bonne patronne, et l'reste du temps, j'ai
été étendue sur mon grabat. Il n'y a eu pour me soigner que la «Bête du
Bon Dieu!»

--Elle ne vous a pas quittée?

--Ni jour ni nuit.

--Vous en êtes sûre?

--Comme du paradis.

--Alors, comment ça se fait-il, mère Agenoux, qu'on n'ait entendu que le
cri de la «Bête du Bon Dieu» toute la nuit du crime?»

La mère Agenoux alla se planter face au garde, et frappa le plancher de
son bâton:

«Je n'en sais rien de rien. Mais, voulez-vous que j'vous dise? Il n'y a
pas deux bêtes au monde qui ont ce cri-là... Eh bien, moi aussi, la nuit
du crime, j'ai entendu, au dehors, le cri de la «Bête du Bon Dieu»; et
pourtant elle était sur mes genoux, m'sieur le garde, et elle n'a pas
miaulé une seule fois, je vous le jure. Je m'suis signée, quand j'ai
entendu ça, comme si j'entendais l'diable!»

Je regardais le garde pendant qu'il posait cette dernière question, et
je me trompe fort si je n'ai pas surpris sur ses lèvres un mauvais
sourire goguenard.

À ce moment, le bruit d'une querelle aiguë parvint jusqu'à nous. Nous
crûmes même percevoir des coups sourds, comme si l'on battait, comme si
l'on assommait quelqu'un. «L'homme vert» se leva et courut résolument à
la porte, à côté de l'âtre, mais celle-ci s'ouvrit et l'aubergiste,
apparaissant, dit au garde:

«Ne vous effrayez pas, m'sieur le garde; c'est ma femme qu'a mal aux
dents!»

Et il ricana.

«Tenez, mère Agenoux, v'là du mou pour vot'chat.»

Il tendit à la vieille un paquet; la vieille s'en empara avidement et
sortit, toujours suivie de son chat.

«L'homme vert» demanda:

«Vous ne voulez rien me servir?»

Le père Mathieu ne retint plus l'expression de sa haine:

«Y a rien pour vous! Y a rien pour vous! Allez-vous-en!...»

«L'homme vert», tranquillement, bourra sa pipe, l'alluma, nous salua et
sortit. Il n'était pas plutôt sur le seuil que Mathieu lui claquait la
porte dans le dos et, se retournant vers nous, les yeux injectés de
sang, la bouche écumante, nous sifflait, le poing tendu vers cette porte
qui venait de se fermer sur l'homme qu'il détestait:

«Je ne sais pas qui vous êtes, vous qui venez me dire: «Maintenant va
falloir manger du saignant.» Mais si ça vous intéresse: l'assassin, le
v'là!»

Aussitôt qu'il eût ainsi parlé, le père Mathieu nous quitta.
Rouletabille retourna vers l'âtre, et dit:

«Maintenant, nous allons griller notre bifteck. Comment trouvez-vous le
cidre? Un peu dur, comme je l'aime.»

Ce jour-là, nous ne revîmes plus Mathieu et un grand silence régnait
dans l'auberge quand nous la quittâmes, après avoir laissé cinq francs
sur notre table, en paiement de notre festin.

Rouletabille me fit aussitôt faire près d'une lieue autour de la
propriété du professeur Stangerson. Il s'arrêta dix minutes, au coin
d'un petit chemin tout noir de suie, auprès des cabanes de charbonniers
qui se trouvent dans la partie de la forêt de Sainte-Geneviève, qui
touche à la route allant d'Épinay à Corbeil, et me confia que l'assassin
avait certainement passé par là, «vu l'état des chaussures grossières»,
avant de pénétrer dans la propriété et d'aller se cacher dans le
bosquet.

«Vous ne croyez donc pas que le garde a été dans l'affaire?
interrompis-je.

--Nous verrons cela plus tard, me répondit-il. Pour le moment, ce que
l'aubergiste a dit de cet homme ne m'occupe pas. Il en a parlé avec sa
haine. Ce n'est pas pour l'«homme vert» que je vous ai emmené déjeuner
au «Donjon».

Ayant ainsi parlé, Rouletabille, avec de grandes précautions, se
glissa--et je me glissai derrière lui--jusqu'à la bâtisse, qui, près de
la grille, servait de logement aux concierges, arrêtés le matin même. Il
s'introduisit, avec une acrobatie que j'admirai, dans la maisonnette,
par une lucarne de derrière restée ouverte, et en ressortit dix minutes
plus tard en disant ce mot qui signifiait, dans sa bouche, tant de
choses: «Parbleu!»

Dans le moment que nous allions reprendre le chemin du château, il y eut
un grand mouvement à la grille. Une voiture arrivait, et, du château, on
venait au-devant d'elle. Rouletabille me montra un homme qui en
descendait:

«Voici le chef de la Sûreté; nous allons voir ce que Frédéric Larsan a
dans le ventre, et s'il est plus malin qu'un autre...»

Derrière la voiture du chef de la Sûreté, trois autres voitures
suivaient, remplies de reporters qui voulurent, eux aussi, entrer dans
le parc. Mais on mit à la grille deux gendarmes, avec défense de laisser
passer. Le chef de la Sûreté calma leur impatience en prenant
l'engagement de donner, le soir même, à la presse, le plus de
renseignements qu'il pourrait, sans gêner le cours de l'instruction.



XI

Où Frédéric Larsan explique comment l'assassin a pu sortir de la Chambre
Jaune.


Dans la masse de papiers, documents, mémoires, extraits de journaux,
pièces de justice dont je dispose relativement au «Mystère de la Chambre
Jaune», se trouve un morceau des plus intéressants. C'est la narration
du fameux interrogatoire des intéressés qui eut lieu, cet après-midi-là,
dans le laboratoire du professeur Stangerson, devant le chef de la
Sûreté. Cette narration est due à la plume de M. Maleine, le greffier,
qui, tout comme le juge d'instruction, faisait, à ses moments perdus, de
la littérature. Ce morceau devait faire partie d'un livre qui n'a jamais
paru et qui devait s'intituler: _Mes interrogatoires_. Il m'a été donné
par le greffier lui-même, quelque temps après le «dénouement inouï» de
ce procès unique dans les fastes juridiques.

Le voici. Ce n'est plus une sèche transcription de demandes et de
réponses. Le greffier y relate souvent ses impressions personnelles.

_La narration du greffier:_

Depuis une heure, raconte le greffier, le juge d'instruction et moi,
nous nous trouvions dans la «Chambre Jaune», avec l'entrepreneur qui
avait construit, sur les plans du professeur Stangerson, le pavillon.
L'entrepreneur était venu avec un ouvrier. M. de Marquet avait fait
nettoyer entièrement les murs, c'est-à-dire qu'il avait fait enlever par
l'ouvrier tout le papier qui les décorait. Des coups de pioches et de
pics, çà et là, nous avaient démontré l'inexistence d'une ouverture
quelconque. Le plancher et le plafond avaient été longuement sondés.
Nous n'avions rien découvert. Il n'y avait rien à découvrir. M. de
Marquet paraissait enchanté et ne cessait de répéter:

«Quelle affaire! monsieur l'entrepreneur, quelle affaire! Vous verrez
que nous ne saurons jamais comment l'assassin a pu sortir de cette
chambre-là!»

Tout à coup, M. de Marquet, la figure rayonnante, parce qu'il ne
comprenait pas, voulut bien se souvenir que son devoir était de chercher
à comprendre, et il appela le brigadier de gendarmerie.

«Brigadier, fit-il, allez donc au château et priez M. Stangerson et M.
Robert Darzac de venir me rejoindre dans le laboratoire, ainsi que le
père Jacques, et faites-moi amener aussi, par vos hommes, les deux
concierges.»

Cinq minutes plus tard, tout ce monde fut réuni dans le laboratoire. Le
chef de la Sûreté, qui venait d'arriver au Glandier, nous rejoignit
aussi dans ce moment. J'étais assis au bureau de M. Stangerson, prêt au
travail, quand M. de Marquet nous tint ce petit discours, aussi original
qu'inattendu:

«Si vous le voulez, messieurs, disait-il, puisque les interrogatoires ne
donnent rien, nous allons abandonner, pour une fois, le vieux système
des interrogatoires. Je ne vous ferai point venir devant moi à tour de
rôle; non. Nous resterons tous ici: M. Stangerson, M. Robert Darzac, le
père Jacques, les deux concierges, M. le chef de la Sûreté, M. le
greffier et moi! Et nous serons là, tous, «au même titre»; les
concierges voudront bien oublier un instant qu'ils sont arrêtés. «Nous
allons causer!» Je vous ai fait venir «pour causer». Nous sommes sur les
lieux du crime; eh bien, de quoi causerions-nous si nous ne causions pas
du crime? Parlons-en donc! Parlons-en! Avec abondance, avec
intelligence, ou avec stupidité. Disons tout ce qui nous passera par la
tête! Parlons sans méthode, puisque la méthode ne nous réussit point.
J'adresse une fervente prière au dieu hasard, le hasard de nos
conceptions! Commençons!...

Sur quoi, en passant devant moi, il me dit, à voix basse:

«Hein! croyez-vous, quelle scène! Auriez-vous imaginé ça, vous? J'en
ferai un petit acte pour le Vaudeville.»

Et il se frottait les mains avec jubilation.

Je portai les yeux sur M. Stangerson. L'espoir que devait faire naître
en lui le dernier bulletin des médecins qui avaient déclaré que Mlle
Stangerson pourrait survivre à ses blessures, n'avait pas effacé de ce
noble visage les marques de la plus grande douleur.

Cet homme avait cru sa fille morte, et il en était encore tout ravagé.
Ses yeux bleus si doux et si clairs étaient alors d'une infinie
tristesse. J'avais eu l'occasion, plusieurs fois, dans des cérémonies
publiques, de voir M. Stangerson. J'avais été, dès l'abord, frappé par
son regard, si pur qu'il semblait celui d'un enfant: regard de rêve,
regard sublime et immatériel de l'inventeur ou du fou.

Dans ces cérémonies, derrière lui ou à ses côtés, on voyait toujours sa
fille, car ils ne se quittaient jamais, disait-on, partageant les mêmes
travaux depuis de longues années. Cette vierge, qui avait alors
trente-cinq ans et qui en paraissait à peine trente, consacrée tout
entière à la science, soulevait encore l'admiration par son impériale
beauté, restée intacte, sans une ride, victorieuse du temps et de
l'amour. Qui m'eût dit alors que je me trouverais, un jour prochain, au
chevet de son lit, avec mes paperasses, et que je la verrais, presque
expirante, nous raconter, avec effort, le plus monstrueux et le plus
mystérieux attentat que j'ai ouï de ma carrière? Qui m'eût dit que je me
trouverais, comme cet après-midi-là, en face d'un père désespéré
cherchant en vain à s'expliquer comment l'assassin de sa fille avait pu
lui échapper? À quoi sert donc le travail silencieux, au fond de la
retraite obscure des bois, s'il ne vous garantit point de ces grandes
catastrophes de la vie et de la mort, réservées d'ordinaire à ceux
d'entre les hommes qui fréquentent les passions de la ville?

«Voyons! monsieur Stangerson, fit M. de Marquet, avec un peu
d'importance; placez-vous exactement à l'endroit où vous étiez quand
Mlle Stangerson vous a quitté pour entrer dans sa chambre.»

M. Stangerson se leva et, se plaçant à cinquante centimètres de la porte
de la «Chambre Jaune», il dit d'une voix sans accent, sans couleur,
d'une voix que je qualifierai de morte:

«Je me trouvais ici. Vers onze heures, après avoir procédé, sur les
fourneaux du laboratoire, à une courte expérience de chimie, j'avais
fait glisser mon bureau jusqu'ici, car le père Jacques, qui passa la
soirée à nettoyer quelques-uns de mes appareils, avait besoin de toute
la place qui se trouvait derrière moi. Ma fille travaillait au même
bureau que moi. Quand elle se leva, après m'avoir embrassé et souhaité
le bonsoir au père Jacques, elle dut, pour entrer dans sa chambre, se
glisser assez difficilement entre mon bureau et la porte. C'est vous
dire que j'étais bien près du lieu où le crime allait se commettre.

--Et ce bureau? interrompis-je, obéissant, en me mêlant à cette
«conversation», aux désirs exprimés par mon chef,... et ce bureau,
aussitôt que vous eûtes, monsieur Stangerson, entendu crier: «À
l'assassin!» et qu'eurent éclaté les coups de revolver... ce bureau,
qu'est-il devenu?»

Le père Jacques répondit:

«Nous l'avons rejeté contre le mur, ici, à peu près où il est en ce
moment, pour pouvoir nous précipiter à l'aise sur la porte, m'sieur le
greffier...»

Je suivis mon raisonnement, auquel, du reste, je n'attachais qu'une
importance de faible hypothèse:

«Le bureau était si près de la chambre qu'un homme, sortant, courbé, de
la chambre et se glissant sous le bureau, aurait pu passer inaperçu?

--Vous oubliez toujours, interrompit M. Stangerson, avec lassitude, que
ma fille avait fermé sa porte à clef et au verrou, _que la porte est
restée fermée_, que nous sommes restés à lutter contre cette porte dès
l'instant où l'assassinat commençait, _que nous étions déjà sur la porte
alors que la lutte de l'assassin et de ma pauvre enfant continuait, que
les bruits de cette lutte nous parvenaient encore et que nous entendions
râler ma malheureuse fille sous l'étreinte des doigts dont son cou a
conservé la marque sanglante_. Si rapide qu'ait été l'attaque, nous
avons été aussi rapides qu'elle et nous nous sommes trouvés
immédiatement derrière cette porte qui nous séparait du drame.»

Je me levai et allai à la porte que j'examinai à nouveau avec le plus
grand soin. Puis je me relevai et fis un geste de découragement.

«Imaginez, dis-je, que le panneau inférieur de cette porte ait pu être
ouvert _sans que la porte ait été dans la nécessité de s'ouvrir_, et le
problème serait résolu! Mais, malheureusement, cette dernière hypothèse
est inadmissible, après l'examen de la porte. C'est une solide et
épaisse porte de chêne constituée de telle sorte qu'elle forme un bloc
inséparable... C'est très visible, malgré les dégâts qui ont été causés
par ceux qui l'ont enfoncée...

--Oh! fit le père Jacques... c'est une vieille et solide porte du
château qu'on a transportée ici... une porte comme on n'en fait plus
maintenant. Il nous a fallu cette barre de fer pour en avoir raison, à
quatre... car la concierge s'y était mise aussi, comme une brave femme
qu'elle est, m'sieur l'juge! C'est tout de même malheureux de les voir
en prison, à c't'heure!»

Le père Jacques n'eut pas plutôt prononcé cette phrase de pitié et de
protestation que les pleurs et les jérémiades des deux concierges
recommencèrent. Je n'ai jamais vu de prévenus aussi larmoyants. J'en
étais profondément dégoûté. Même en admettant leur innocence, je ne
comprenais pas que deux êtres pussent à ce point manquer de caractère
devant le malheur. Une nette attitude, dans de pareils moments, vaut
mieux que toutes les larmes et que tous les désespoirs, lesquels, le
plus souvent, sont feints et hypocrites.

«Eh! s'écria M. de Marquet, encore une fois, assez de piailler comme ça!
et dites-nous, dans votre intérêt, ce que vous faisiez, à l'heure où
l'on assassinait votre maîtresse, sous les fenêtres du pavillon! Car
vous étiez tout près du pavillon quand le père Jacques vous a
rencontrés...

--Nous venions au secours!» gémirent-ils.

Et la femme, entre deux hoquets, glapit:

«Ah! si nous le tenions, l'assassin, nous lui ferions passer le goût du
pain!...»

Et nous ne pûmes, une fois de plus, leur tirer deux phrases sensées de
suite. Ils continuèrent de nier avec acharnement, d'attester le bon Dieu
et tous les saints qu'ils étaient dans leur lit quand ils avaient
entendu un coup de revolver.

«Ce n'est pas un, mais deux coups qui ont été tirés. Vous voyez bien que
vous mentez. Si vous avez entendu l'un, vous devez avoir entendu
l'autre!

--Mon Dieu! m'sieur le juge, nous n'avons entendu que le second. Nous
dormions encore bien sûr quand on a tiré le premier...

--Pour ça, on en a tiré deux! fit le père Jacques. Je suis sûr, moi, que
toutes les cartouches de mon revolver étaient intactes; nous avons
retrouvé deux cartouches brûlées, deux balles, et nous avons entendu
deux coups de revolver, derrière la porte. N'est-ce pas, monsieur
Stangerson?

--Oui, fit le professeur, deux coups de revolver, un coup sourd d'abord,
puis un coup éclatant.

--Pourquoi continuez-vous à mentir? s'écria M. de Marquet, se retournant
vers les concierges. Croyez-vous la police aussi bête que vous! Tout
prouve que vous étiez dehors, près du pavillon, au moment du drame. Qu'y
faisiez-vous? Vous ne voulez pas le dire? Votre silence atteste votre
complicité! Et, quant à moi, fit-il, en se tournant vers M.
Stangerson... quant à moi, je ne puis m'expliquer la fuite de l'assassin
que par l'aide apportée par ces deux complices. Aussitôt que la porte a
été défoncée, pendant que vous, monsieur Stangerson, vous vous occupiez
de votre malheureuse enfant, le concierge et sa femme facilitaient la
fuite du misérable qui se glissait derrière eux, parvenait jusqu'à la
fenêtre du vestibule et sautait dans le parc. Le concierge refermait la
fenêtre et les volets derrière lui. _Car, enfin, ces volets ne se sont
pas fermés tout seuls!_ Voilà ce que j'ai trouvé... Si quelqu'un a
imaginé autre chose, qu'il le dise!...

M. Stangerson intervint:

«C'est impossible! Je ne crois pas à la culpabilité ni à la complicité
de mes concierges, bien que je ne comprenne pas ce qu'ils faisaient dans
le parc à cette heure avancée de la nuit. Je dis: c'est impossible!
parce que la concierge tenait la lampe et n'a pas bougé du seuil de la
chambre; parce que, moi, sitôt la porte défoncée, je me mis à genoux
près du corps de mon enfant, _et qu'il était impossible que l'on sortît
ou que l'on entrât de cette chambre par cette porte sans enjamber le
corps de ma fille et sans me bousculer, moi!_ C'est impossible, parce
que le père Jacques et le concierge n'ont eu qu'à jeter un regard dans
cette chambre et sous le lit, comme je l'ai fait en entrant, pour voir
qu'il n'y avait plus personne, dans la chambre, que ma fille à l'agonie.

--Que pensez-vous, vous, monsieur Darzac, qui n'avez encore rien dit?»
demanda le juge.

M. Darzac répondit qu'il ne pensait rien.

«Et vous, monsieur le chef de la Sûreté?»

M. Dax, le chef de la Sûreté, avait jusqu'alors uniquement écouté et
examiné les lieux. Il daigna enfin desserrer les dents:

«Il faudrait, en attendant que l'on trouve le criminel, découvrir le
mobile du crime. Cela nous avancerait un peu, fit-il.

--Monsieur le chef de la Sûreté, le crime apparaît bassement passionnel,
répliqua M. de Marquet. Les traces laissées par l'assassin, le mouchoir
grossier et le béret ignoble nous portent à croire que l'assassin
n'appartenait point à une classe de la société très élevée. Les
concierges pourraient peut-être nous renseigner là dessus...»

Le chef de la Sûreté continua, se tournant vers M. Stangerson et sur ce
ton froid qui est la marque, selon moi, des solides intelligences et des
caractères fortement trempés.

«Mlle Stangerson ne devait-elle pas prochainement se marier?»

Le professeur regarda douloureusement M. Robert Darzac.

«Avec mon ami que j'eusse été heureux d'appeler mon fils... avec M.
Robert Darzac...

--Mlle Stangerson va beaucoup mieux et se remettra rapidement de ses
blessures. C'est un mariage simplement retardé, n'est-ce pas, monsieur?
insista le chef de la Sûreté.

--Je l'espère.

--Comment! Vous n'en êtes pas sûr?»

M. Stangerson se tut. M. Robert Darzac parut agité, ce que je vis à un
tremblement de sa main sur sa chaîne de montre, car rien ne m'échappe.
M. Dax toussotta comme faisait M. de Marquet quand il était embarrassé.

«Vous comprendrez, monsieur Stangerson, dit-il, que, dans une affaire
aussi embrouillée, nous ne pouvons rien négliger; que nous devons tout
savoir, même la plus petite, la plus futile chose se rapportant à la
victime... le renseignement, en apparence, le plus insignifiant...
Qu'est-ce donc qui vous a fait croire que, dans la quasi-certitude, où
nous sommes maintenant, que Mlle Stangerson vivra, ce mariage pourra ne
pas avoir lieu? Vous avez dit: «j'espère.» Cette espérance m'apparaît
comme un doute. Pourquoi doutez-vous?»

M. Stangerson fit un visible effort sur lui-même:

«Oui, monsieur, finit-il par dire. Vous avez raison. Il vaut mieux que
vous sachiez une chose qui semblerait avoir de l'importance si je vous
la cachais. M. Robert Darzac sera, du reste, de mon avis.»

M. Darzac, dont la pâleur, à ce moment, me parut tout à fait anormale,
fit signe qu'il était de l'avis du professeur. Pour moi, si M. Darzac ne
répondait que par signe, c'est qu'il était incapable de prononcer un
mot.

«Sachez donc, monsieur le chef de la Sûreté, continua M. Stangerson, que
ma fille avait juré de ne jamais me quitter et tenait son serment malgré
toutes mes prières, car j'essayai plusieurs fois de la décider au
mariage, comme c'était mon devoir. Nous connûmes M. Robert Darzac de
longues années. M. Robert Darzac aime ma fille. Je pus croire, un
moment, qu'il en était aimé, puisque j'eus la joie récente d'apprendre
de la bouche même de ma fille qu'elle consentait enfin à un mariage que
j'appelais de tous mes voeux. Je suis d'un grand âge, monsieur, et ce
fut une heure bénie que celle où je connus enfin qu'après moi Mlle
Stangerson aurait à ses côtés, pour l'aimer et continuer nos travaux
communs, un être que j'aime et que j'estime pour son grand coeur et pour
sa science. Or, monsieur le chef de la Sûreté, deux jours avant le
crime, par je ne sais quel retour de sa volonté, ma fille m'a déclaré
qu'elle n'épouserait pas M. Robert Darzac.»

Il y eut ici un silence pesant. La minute était grave. M. Dax reprit:

«Et Mlle Stangerson ne vous a donné aucune explication, ne vous a point
dit pour quel motif?...

--Elle m'a dit qu'elle était trop vieille maintenant pour se marier...
qu'elle avait attendu trop longtemps... qu'elle avait bien réfléchi...
qu'elle estimait et même qu'elle aimait M. Robert Darzac... mais qu'il
valait mieux que les choses en restassent là... que l'on continuerait le
passé... qu'elle serait heureuse même de voir les liens de pure amitié
qui nous attachaient à M. Robert Darzac nous unir d'une façon encore
plus étroite, mais qu'il fût bien entendu qu'on ne lui parlerait jamais
plus de mariage.

--Voilà qui est étrange! murmura M. Dax.

--Étrange», répéta M. de Marquet.

M. Stangerson, avec un pâle et glacé sourire, dit:

«Ce n'est point de ce côté, monsieur, que vous trouverez le mobile du
crime.»

M. Dax:

«En tout cas, fit-il d'une voix impatiente, le mobile n'est pas le vol!

--Oh! nous en sommes sûrs!», s'écria le juge d'instruction.

À ce moment la porte du laboratoire s'ouvrit et le brigadier de
gendarmerie apporta une carte au juge d'instruction. M. de Marquet lut
et poussa une sourde exclamation; puis:

«Ah! voilà qui est trop fort!

--Qu'est-ce? demanda le chef de la Sûreté.

--La carte d'un petit reporter de _L'Époque_, M. Joseph Rouletabille, et
ces mots: «L'un des mobiles du crime a été le vol!»

Le chef de la Sûreté sourit:

«Ah! Ah! le jeune Rouletabille... j'en ai déjà entendu parler... il
passe pour ingénieux... Faites-le donc entrer, monsieur le juge
d'instruction.»

Et l'on fit entrer M. Joseph Rouletabille. J'avais fait sa connaissance
dans le train qui nous avait amenés, ce matin-là, à Épinay-sur-Orge. Il
s'était introduit, presque malgré moi, dans notre compartiment et j'aime
mieux dire tout de suite que ses manières et sa désinvolture, et la
prétention qu'il semblait avoir de comprendre quelque chose dans une
affaire où la justice ne comprenait rien, me l'avaient fait prendre en
grippe. Je n'aime point les journalistes. Ce sont des esprits brouillons
et entreprenants qu'il faut fuir comme la peste. Cette sorte de gens se
croit tout permis et ne respecte rien. Quand on a eu le malheur de leur
accorder quoi que ce soit et de se laisser approcher par eux, on est
tout de suite débordé et il n'est point d'ennuis que l'on ne doive
redouter. Celui-ci paraissait une vingtaine d'années à peine, et le
toupet avec lequel il avait osé nous interroger et discuter avec nous me
l'avait rendu particulièrement odieux. Du reste, il avait une façon de
s'exprimer qui attestait qu'il se moquait outrageusement de nous. Je
sais bien que le journal _L'Époque_ est un organe influent avec lequel
il faut savoir «composer», mais encore ce journal ferait bien de ne
point prendre ses rédacteurs à la mamelle.

M. Joseph Rouletabille entra donc dans le laboratoire, nous salua et
attendit que M. de Marquet lui demandât de s'expliquer.

«Vous prétendez, monsieur, dit celui-ci, que vous connaissez le mobile
du crime, et que ce mobile, contre toute évidence, serait le vol?

--Non, monsieur le juge d'instruction, je n'ai point prétendu cela. Je
ne dis pas que le mobile du crime a été le vol _et je ne le crois pas._

--Alors, que signifie cette carte?

--Elle signifie que _l'un des mobiles_ du crime a été le vol.

--Qu'est-ce qui vous a renseigné?

--Ceci! si vous voulez bien m'accompagner.»

Et le jeune homme nous pria de le suivre dans le vestibule, ce que nous
fîmes. Là, il se dirigea du côté du lavatory et pria M. le juge
d'instruction de se mettre à genoux à côté de lui. Ce lavatory recevait
du jour par sa porte vitrée et, quand la porte était ouverte, la lumière
qui y pénétrait était suffisante pour l'éclairer parfaitement. M. de
Marquet et M. Joseph Rouletabille s'agenouillèrent sur le seuil. Le
jeune homme montrait un endroit de la dalle.

«Les dalles du lavatory n'ont point été lavées par le père Jacques,
fit-il, depuis un certain temps; cela se voit à la couche de poussière
qui les recouvre. Or, voyez, à cet endroit, la marque de deux larges
semelles et de cette cendre noire qui accompagne partout les pas de
l'assassin. Cette cendre n'est point autre chose que la poussière de
charbon qui couvre le sentier que l'on doit traverser pour venir
directement, à travers la forêt, d'Épinay au Glandier. Vous savez qu'à
cet endroit il y a un petit hameau de charbonniers et qu'on y fabrique
du charbon de bois en grande quantité. Voilà ce qu'a dû faire
l'assassin: il a pénétré ici l'après-midi quand il n'y eut plus personne
au pavillon, et il a perpétré son vol.

--Mais quel vol? Où voyez-vous le vol? Qui vous prouve le vol? nous
écriâmes nous tous en même temps.

--Ce qui m'a mis sur la trace du vol, continua le journaliste...

--C'est ceci! interrompit M. de Marquet, toujours à genoux.

--Évidemment», fit M. Rouletabille.

Et M. de Marquet expliqua qu'il y avait, en effet, sur la poussière des
dalles, à côté de la trace des deux semelles, l'empreinte fraîche d'un
lourd paquet rectangulaire, et qu'il était facile de distinguer la
marque des ficelles qui l'enserraient...

«Mais vous êtes donc venu ici, monsieur Rouletabille; j'avais pourtant
ordonné au père Jacques de ne laisser entrer personne; il avait la garde
du pavillon.

--Ne grondez pas le père Jacques, je suis venu ici avec M. Robert
Darzac.

--Ah! vraiment...» s'exclama M. de Marquet mécontent, et jetant un
regard de côté à M. Darzac, lequel restait toujours silencieux.

«Quand j'ai vu la trace du paquet à côté de l'empreinte des semelles, je
n'ai plus douté du vol, reprit M. Rouletabille. Le voleur n'était pas
venu avec un paquet... Il avait fait, ici, ce paquet, avec les objets
volés sans doute, et il l'avait déposé dans ce coin, dans le dessein de
l'y reprendre au moment de sa fuite; _il avait déposé aussi, à côté de
son paquet, ses lourdes chaussures;_ car, regardez, aucune trace de pas
ne conduit à ces chaussures, et les semelles sont à côté l'une de
l'autre, _comme des semelles au repos et vides de leurs pieds_. Ainsi
comprendrait-on que l'assassin, quand il s'enfuit de la «Chambre Jaune»,
n'a laissé aucune trace de ses pas dans le laboratoire ni dans le
vestibule. Après avoir pénétré _avec ses chaussures_ dans la «Chambre
Jaune», il les y a défaites, sans doute parce qu'elles le gênaient ou
parce qu'il voulait faire le moins de bruit possible. La marque de son
passage _aller_ à travers le vestibule et le laboratoire a été effacée
par le lavage subséquent du père Jacques, ce qui nous mène à faire
entrer l'assassin dans le pavillon par la fenêtre ouverte du vestibule
lors de la première absence du père Jacques, avant le lavage qui a eu
lieu à cinq heure et demie!

«L'assassin, après qu'il eut défait ses chaussures, qui, certainement le
gênaient, les a portées à la main dans le lavatory et les y a déposées
du seuil, car, sur la poussière du lavatory, il n'y a pas trace de pieds
nus ou enfermés dans des chaussettes, _ou encore dans d'autres
chaussures_. Il a donc déposé ses chaussures à côté de son paquet. Le
vol était déjà, à ce moment, accompli. Puis l'homme retourne à la
«Chambre Jaune» et s'y glisse alors sous le lit où la trace de son corps
est parfaitement visible sur le plancher et même sur la natte qui a été,
à cet endroit, légèrement roulée et très froissée. Des brins de paille
même, fraîchement arrachés, témoignent également du passage de
l'assassin sous le lit...

--Oui, oui, cela nous le savons... dit M. de Marquet.

--Ce retour sous le lit prouve que le vol, continua cet étonnant gamin
de journaliste, _n'était point le seul mobile de la venue de l'homme_.
Ne me dites point qu'il s'y serait aussitôt réfugié en apercevant, par
la fenêtre du vestibule, soit le père Jacques, soit M. et Mlle
Stangerson s'apprêtant à rentrer dans le pavillon. Il était beaucoup
plus facile pour lui de grimper au grenier, et, caché, d'attendre une
occasion de se sauver, _si son dessein n'avait été que de fuir_. Non!
Non! _Il fallait que l'assassin fût dans la «Chambre Jaune»_...

Ici, le chef de la Sûreté intervint:

«Ça n'est pas mal du tout, cela, jeune homme! mes félicitations... et si
nous ne savons pas encore comment l'assassin est parti, nous suivons
déjà, pas à pas, son entrée ici, et nous voyons ce qu'il y a fait: il a
volé. Mais qu'a-t-il donc volé?

--Des choses extrêmement précieuses», répondit le reporter.

À ce moment, nous entendîmes un cri qui partait du laboratoire. Nous
nous y précipitâmes, et nous y trouvâmes M. Stangerson qui, les yeux
hagards, les membres agités, nous montrait une sorte de
meuble-bibliothèque qu'il venait d'ouvrir et qui nous apparut vide.

Au même instant, il se laissa aller dans le grand fauteuil qui était
poussé devant le bureau et gémit:

«Encore une fois, je suis volé...»

Et puis une larme, une lourde larme, coula sur sa joue:

«Surtout, dit-il, qu'on ne dise pas un mot de ceci à ma fille... Elle
serait encore plus peinée que moi...»

Il poussa un profond soupir, et, sur le ton d'une douleur que je
n'oublierai jamais:

«Qu'importe, après tout... _pourvu qu'elle vive!..._

--Elle vivra! dit, d'une voix étrangement touchante, Robert Darzac.

--Et nous vous retrouverons les objets volés, fit M. Dax. Mais qu'y
avait-il dans ce meuble?

--Vingt ans de ma vie, répondit sourdement l'illustre professeur, ou
plutôt de notre vie, à ma fille et à moi. Oui, nos plus précieux
documents, les relations les plus secrètes sur nos expériences et sur
nos travaux, depuis vingt ans, étaient enfermés là. C'était une
véritable sélection parmi tant de documents dont cette pièce est pleine.
C'est une perte irréparable pour nous, et, j'ose dire, pour la science.
Toutes les étapes par lesquelles j'ai dû passer pour arriver à la preuve
décisive de l'anéantissement de la matière, avaient été, par nous,
soigneusement énoncées, étiquetées, annotées, illustrées de
photographies et de dessins. Tout cela était rangé là. Le plan de trois
nouveaux appareils, l'un pour étudier la déperdition, sous l'influence
de la lumière ultra-violette, des corps préalablement électrisés;
l'autre qui devait rendre visible la déperdition électrique sous
l'action des particules de matière dissociée contenue dans les gaz des
flammes; un troisième, très ingénieux, nouvel électroscope condensateur
différentiel; tout le recueil de nos courbes traduisant les propriétés
fondamentales de la substance intermédiaire entre la matière pondérable
et l'éther impondérable; vingt ans d'expériences sur la chimie
intra-atomique et sur les équilibres ignorés de la matière; un manuscrit
que je voulais faire paraître sous ce titre: _Les Métaux qui souffrent_.
Est-ce que je sais? est-ce que je sais? L'homme qui est venu là m'aura
tout pris... Ma fille et mon oeuvre... mon coeur et mon âme...

Et le grand Stangerson se prit à pleurer comme un enfant.

Nous l'entourions en silence, émus par cette immense détresse. M. Robert
Darzac, accoudé au fauteuil où le professeur était écroulé, essayait en
vain de dissimuler ses larmes, ce qui faillit un instant me le rendre
sympathique, malgré l'instinctive répulsion que son attitude bizarre et
son émoi souvent inexpliqué m'avaient inspirée pour son énigmatique
personnage.

M. Joseph Rouletabille, seul, comme si son précieux temps et sa mission
sur la terre ne lui permettaient point de s'appesantir sur la misère
humaine, s'était rapproché, fort calme, du meuble vide et, le montrant
au chef de la Sûreté, rompait bientôt le religieux silence dont nous
honorions le désespoir du grand Stangerson. Il nous donna quelques
explications, dont nous n'avions que faire, sur la façon dont il avait
été amené à croire à un vol, par la découverte simultanée qu'il avait
faite des traces dont j'ai parlé plus haut dans le lavatory, et de la
vacuité de ce meuble précieux dans le laboratoire. Il n'avait fait, nous
disait-il, que passer dans le laboratoire; mais la première chose qui
l'avait frappé avait été la forme étrange du meuble, sa solidité, sa
construction en fer qui le mettait à l'abri d'un accident par la flamme,
et le fait qu'un meuble comme celui-ci, destiné à conserver des objets
auxquels on devait tenir par-dessus tout, avait, sur sa porte de fer,
«sa clef». «On n'a point d'ordinaire un coffre-fort pour le laisser
ouvert...» Enfin, cette petite clef, à tête de cuivre, des plus
compliquées, avait attiré, paraît-il, l'attention de M. Joseph
Rouletabille, alors qu'elle avait endormi la nôtre. Pour nous autres,
qui ne sommes point des enfants, la présence d'une clef sur un meuble
éveille plutôt une idée de sécurité, mais pour M. Joseph Rouletabille,
qui est évidemment un génie--comme dit José Dupuy dans _Les cinq cents
millions de Gladiator_. «Quel génie! Quel dentiste!»--la présence d'une
clef sur une serrure éveille l'idée du vol. Nous en sûmes bientôt la
raison.

Mais, auparavant que de vous la faire connaître, je dois rapporter que
M. de Marquet me parut fort perplexe, ne sachant s'il devait se réjouir
du pas nouveau que le petit reporter avait fait faire à l'instruction ou
s'il devait se désoler de ce que ce pas n'eût pas été fait par lui.
Notre profession comporte de ces déboires, mais nous n'avons point le
droit d'être pusillanime et nous devons fouler aux pieds notre
amour-propre quand il s'agit du bien général. Aussi M. de Marquet
triompha-t-il de lui-même et trouva-t-il bon de mêler enfin ses
compliments à ceux de M. Dax, qui, lui, ne les ménageait pas à M.
Rouletabille. Le gamin haussa les épaules, disant: «il n'y a pas de
quoi!» Je lui aurais flanqué une gifle avec satisfaction, surtout dans
le moment qu'il ajouta:

«Vous feriez bien, monsieur, de demander à M. Stangerson qui avait la
garde ordinaire de cette clef?

--Ma fille, répondit M. Stangerson. Et cette clef ne la quittait jamais.

--Ah! mais voilà qui change l'aspect des choses et qui ne correspond
plus avec la conception de M. Rouletabille, s'écria M. de Marquet. Si
cette clef ne quittait jamais Mlle Stangerson, l'assassin aurait donc
attendu Mlle Stangerson cette nuit-là, dans sa chambre, pour lui voler
cette clef, et le vol n'aurait eu lieu qu'_après l'assassinat!_ Mais,
après l'assassinat, il y avait quatre personnes dans le laboratoire!...
Décidément, je n'y comprends plus rien!...»

Et M. de Marquet répéta, avec une rage désespérée, qui devait être pour
lui le comble de l'ivresse, car je ne sais si j'ai déjà dit qu'il
n'était jamais aussi heureux que lorsqu'il ne comprenait pas:

«... plus rien!

--Le vol, répliqua le reporter, ne peut avoir eu lieu qu'_avant
l'assassinat._ C'est indubitable pour la raison que vous croyez _et pour
d'autres raisons que je crois. Et, quand l'assassin a pénétré dans le
pavillon, il était déjà en possession de la clef à tête de cuivre._

--Ça n'est pas possible! fit doucement M. Stangerson.

--C'est si bien possible, monsieur, qu'en voici la preuve.»

Ce diable de petit bonhomme sortit alors de sa poche un numéro de
_L'Époque_ daté du 21 octobre (je rappelle que le crime a eu lieu dans
la nuit du 24 au 25), et, nous montrant une annonce, lut:

«--Il a été perdu hier un réticule de satin noir dans les grands
magasins de la Louve. Ce réticule contenait divers objets dont une
petite clef à tête de cuivre. Il sera donné une forte récompense à la
personne qui l'aura trouvée. Cette personne devra écrire, poste
restante, au bureau 40, à cette adresse: M.A.T.H.S.N.» Ces lettres ne
désignent-elles point, continua le reporter, Mlle Stangerson? Cette clef
à tête de cuivre n'est-elle point cette clef-ci?... Je lis toujours les
annonces. Dans mon métier, comme dans le vôtre, monsieur le juge
d'instruction, il faut toujours lire les petites annonces
personnelles... Ce qu'on y découvre d'intrigues!... et de clefs
d'intrigues! Qui ne sont pas toujours à tête de cuivre, et qui n'en sont
pas moins intéressantes. Cette annonce, particulièrement, par la sorte
de mystère dont la femme qui avait perdu une clef, objet peu
compromettant, s'entourait, m'avait frappé. Comme elle tenait à cette
clef! Comme elle promettait une forte récompense! Et je songeai à ces
six lettres: M.A.T.H.S.N. Les quatre premières m'indiquaient tout de
suite un prénom. «Évidemment, faisais-je, «Math, Mathilde...» la
personne qui a perdu la clef à tête de cuivre, dans un réticule,
s'appelle Mathilde!...» Mais je ne pus rien faire des deux dernières
lettres. Aussi, rejetant le journal, je m'occupai d'autre chose...
Lorsque, quatre jours plus tard, les journaux du soir parurent avec
d'énormes manchettes annonçant l'assassinat de Mlle MATHILDE STANGERSON,
ce nom de Mathilde me rappela, sans que je fisse aucun effort pour cela,
machinalement, les lettres de l'annonce. Intrigué un peu, je demandai le
numéro de ce jour-là à l'administration. J'avais oublié les deux
dernières lettres: S.N. Quand je les revis, je ne pus retenir un cri
«Stangerson!...» Je sautai dans un fiacre et me précipitai au bureau 40.
Je demandai: «Avez-vous une lettre avec cette adresse: M.A.T.H.S.N!»
L'employé me répondit: «Non!» Et comme j'insistais, le priant, le
suppliant de chercher encore, il me dit: «Ah! çà, monsieur, c'est une
plaisanterie!... Oui, j'ai eu une lettre aux initiales M.A.T.H.S.N.;
mais je l'ai donnée, il y a trois jours, à une dame qui me l'a réclamée.
Vous venez aujourd'hui me réclamer cette lettre à votre tour. Or,
avant-hier, un monsieur, avec la même insistance désobligeante, me la
demandait encore!... J'en ai assez de cette fumisterie...» Je voulus
questionner l'employé sur les deux personnages qui avaient déjà réclamé
la lettre, mais, soit qu'il voulût se retrancher derrière le secret
professionnel--il estimait, sans doute, à part lui, en avoir déjà trop
dit--soit qu'il fût vraiment excédé d'une plaisanterie possible, il ne
me répondit plus...»

Rouletabille se tut. Nous nous taisions tous. Chacun tirait les
conclusions qu'il pouvait de cette bizarre histoire de lettre poste
restante. De fait, il semblait maintenant qu'on tenait un fil solide par
lequel on allait pouvoir suivre cette affaire «insaisissable».

M. Stangerson dit:

«Il est donc à peu près certain que ma fille aura perdu cette clef,
qu'elle n'a point voulu m'en parler pour m'éviter toute inquiétude et
qu'elle aura prié celui ou celle qui aurait pu l'avoir trouvée d'écrire
poste restante. Elle craignait évidemment que, donnant notre adresse, ce
fait occasionnât des démarches qui m'auraient appris la perte de la
clef. C'est très logique et très naturel. _Car j'ai déjà été volé,
monsieur!_

--Où cela? Et quand? demanda le directeur de la Sûreté.

--Oh! Il y a de nombreuses années, en Amérique, à Philadelphie. On m'a
volé dans mon laboratoire le secret de deux inventions qui eussent pu
faire la fortune d'un peuple... Non seulement je n'ai jamais su qui
était le voleur, mais je n'ai jamais entendu parler de l'objet du «vol»
sans doute parce que, pour déjouer les calculs de celui qui m'avait
ainsi pillé, j'ai lancé moi-même dans le domaine public ces deux
inventions, rendant inutile le larcin. C'est depuis cette époque que je
suis très soupçonneux, que je m'enferme hermétiquement quand je
travaille. Tous les barreaux de ces fenêtres, l'isolement de ce
pavillon, ce meuble que j'ai fait construire moi-même, cette serrure
spéciale, cette clef unique, tout cela est le résultat de mes craintes
inspirées par une triste expérience.»

M. Dax déclara: «Très intéressant!» et M. Joseph Rouletabille demanda
des nouvelles du réticule. Ni M. Stangerson, ni le père Jacques
n'avaient, depuis quelques jours, vu le réticule de Mlle Stangerson.
Nous devions apprendre, quelques heures plus tard, de la bouche même de
Mlle Stangerson, que ce réticule lui avait été volé ou qu'elle l'avait
perdu, et que les choses s'étaient passées de la sorte que nous les
avaient expliquées son père; qu'elle était allée, le 23 octobre, au
bureau de poste 40, et qu'on lui avait remis une lettre qui n'était,
affirma-t-elle, que celle d'un mauvais plaisant. Elle l'avait
immédiatement brûlée.

Pour en revenir à notre interrogatoire, ou plutôt à notre
«conversation», je dois signaler que le chef de la Sûreté, ayant demandé
à M. Stangerson dans quelles conditions sa fille était allée à Paris le
20 octobre, jour de la perte du réticule, nous apprîmes ainsi qu'elle
s'était rendue dans la capitale, «accompagnée de M. Robert Darzac, que
l'on n'avait pas revu au château depuis cet instant jusqu'au lendemain
du crime». Le fait que M. Robert Darzac était aux côtés de Mlle
Stangerson, dans les grands magasins de la Louve quand le réticule avait
disparu, ne pouvait passer inaperçu et retint, il faut le dire, assez
fortement notre attention.

Cette conversation entre magistrats, prévenus, victime, témoins et
journaliste allait prendre fin quand se produisit un véritable coup de
théâtre; ce qui n'est jamais pour déplaire à M. de Marquet. Le brigadier
de gendarmerie vint nous annoncer que Frédéric Larsan demandait à être
introduit, ce qui lui fut immédiatement accordé. Il tenait à la main une
grossière paire de chaussures vaseuses qu'il jeta dans le laboratoire.

«Voilà, dit-il, les souliers que chaussait l'assassin! Les
reconnaissez-vous, père Jacques?

Le père Jacques se pencha sur ce cuir infect et, tout stupéfait,
reconnut de vieilles chaussures à lui qu'il avait jetées il y avait déjà
un certain temps au rebut, dans un coin du grenier; il était tellement
troublé qu'il dut se moucher pour dissimuler son émotion.

Alors, montrant le mouchoir dont se servait le père Jacques, Frédéric
Larsan dit:

«Voilà un mouchoir qui ressemble étonnamment à celui qu'on a trouvé dans
la «Chambre Jaune».

--Ah! je l'sais ben, fit le père Jacques en tremblant; ils sont
quasiment pareils.

--Enfin, continua Frédéric Larsan, le vieux béret basque trouvé
également dans la «Chambre Jaune» aurait pu autrefois coiffer le chef du
père Jacques. Tout ceci, monsieur le chef de la Sûreté et monsieur le
juge d'instruction, prouve, selon moi--remettez-vous, bonhomme! fit-il
au père Jacques qui défaillait--tout ceci prouve, selon moi, que
l'assassin a voulu déguiser sa véritable personnalité. Il l'a fait d'une
façon assez grossière ou du moins qui nous apparaît telle, _parce que
nous sommes sûrs que l'assassin n'est pas le père Jacques, qui n'a pas
quitté M. Stangerson_. Mais imaginez que M. Stangerson, ce soir-là,
n'ait pas prolongé sa veille; qu'après avoir quitté sa fille il ait
regagné le château; que Mlle Stangerson ait été assassinée alors qu'il
n'y avait plus personne dans le laboratoire et que le père Jacques
dormait dans son grenier: _il n'aurait fait de doute pour personne que
le père Jacques était l'assassin!_ Celui-ci ne doit son salut qu'à ce
que le drame a éclaté trop tôt, l'assassin ayant cru, sans doute, à
cause du silence qui régnait à côté, que le laboratoire était vide et
que le moment d'agir était venu. L'homme qui a pu s'introduire si
mystérieusement ici et prendre de telles précautions contre le père
Jacques était, à n'en pas douter, un familier de la maison. À quelle
heure exactement s'est-il introduit ici? Dans l'après-midi? Dans la
soirée? Je ne saurais dire... _Un être aussi familier des choses et des
gens de ce pavillon a dû pénétrer dans la «Chambre Jaune», à son heure._

--Il n'a pu cependant y entrer quand il y avait du monde dans le
laboratoire? s'écria M. de Marquet.

--Qu'en savons-nous, je vous prie! répliqua Larsan... Il y a eu le dîner
dans le laboratoire, le va-et-vient du service... il y a eu une
expérience de chimie qui a pu tenir, entre dix et onze heures, M.
Stangerson, sa fille et le père Jacques autour des fourneaux... dans ce
coin de la haute cheminée... Qui me dit que l'assassin... un familier!
un familier!... n'a pas profité de ce moment pour se glisser dans la
«Chambre Jaune», après avoir, dans le lavatory, retiré ses souliers?

--C'est bien improbable! fit M. Stangerson.

--Sans doute, mais ce n'est pas impossible... Aussi je n'affirme rien.
Quant à sa sortie, c'est autre chose! Comment a-t-il pu s'enfuir? _Le
plus naturellement du monde!»_

Un instant, Frédéric Larsan se tut. Cet instant nous parut bien long.
Nous attendions qu'il parlât avec une fièvre bien compréhensible.

«Je ne suis pas entré dans la «Chambre Jaune», reprit Frédéric Larsan,
mais j'imagine que vous avez acquis la preuve qu'on ne pouvait en sortir
_que par la porte_. C'est par la porte que l'assassin est sorti. Or,
puisqu'il est impossible qu'il en soit autrement, c'est que cela est! Il
a commis le crime et il est sorti par la porte! À quel moment! Au moment
où cela lui a été le plus facile, _au moment où cela devient le plus
explicable,_ tellement explicable qu'il ne saurait y avoir d'autre
explication. Examinons donc les «moments» qui ont suivi le crime. Il y a
le premier moment, pendant lequel se trouvent, devant la porte, prêts à
lui barrer le chemin, M. Stangerson et le père Jacques. Il y a le second
moment, pendant lequel, le père Jacques étant un instant absent, M.
Stangerson se trouve tout seul devant la porte. Il y a le troisième
moment, pendant lequel M. Stangerson est rejoint par le concierge. Il y
a le quatrième moment, pendant lequel se trouvent devant la porte M.
Stangerson, le concierge, sa femme et le père Jacques. Il y a le
cinquième moment, pendant lequel la porte est défoncée et la «Chambre
Jaune» envahie. _Le moment où la fuite est le plus explicable est le
moment même où il y a le moins de personnes devant la porte. Il y a un
moment où il n'y en a plus qu'une: c'est celui où M. Stangerson reste
seul devant la porte._ À moins d'admettre la complicité de silence du
père Jacques, et je n'y crois pas, car le père Jacques ne serait pas
sorti du pavillon pour aller examiner la fenêtre de la «Chambre Jaune»,
s'il avait vu s'ouvrir la porte et sortir l'assassin. _La porte ne s'est
donc ouverte que devant M. Stangerson seul, et l'homme est sorti._ Ici,
nous devons admettre que M. Stangerson avait de puissantes raisons pour
ne pas arrêter ou pour ne pas faire arrêter l'assassin, puisqu'il l'a
laissé gagner la fenêtre du vestibule et qu'il a refermé cette fenêtre
derrière lui!... Ceci fait, comme le père Jacques allait rentrer _et
qu'il fallait qu'il retrouvât les choses en l'état_, Mlle Stangerson,
horriblement blessée, a trouvé encore la force, sans doute sur les
objurgations de son père, de refermer à nouveau la porte de la «Chambre
Jaune» à clef et au verrou avant de s'écrouler, mourante, sur le
plancher... Nous ne savons qui a commis le crime; nous ne savons de quel
misérable M. et Mlle Stangerson sont les victimes; mais il n'y a point
de doute qu'ils le savent, eux! Ce secret doit être terrible pour que le
père n'ait pas hésité à laisser sa fille agonisante derrière cette porte
qu'elle refermait sur elle, terrible pour qu'il ait laissé échapper
l'assassin... Mais il n'y a point d'autre façon au monde d'expliquer la
fuite de l'assassin de la «Chambre Jaune!»

Le silence qui suivit cette explication dramatique et lumineuse avait
quelque chose d'affreux. Nous souffrions tous pour l'illustre
professeur, acculé ainsi par l'impitoyable logique de Frédéric Larsan à
nous avouer la vérité de son martyre ou à se taire, aveu plus terrible
encore. Nous le vîmes se lever, cet homme, véritable statue de la
douleur, et étendre la main d'un geste si solennel que nous en courbâmes
la tête comme à l'aspect d'une chose sacrée. Il prononça alors ces
paroles d'une voix éclatante qui sembla épuiser toutes ses forces:

«Je jure, sur la tête de ma fille à l'agonie, que je n'ai point quitté
cette porte, de l'instant où j'ai entendu l'appel désespéré de mon
enfant, que cette porte ne s'est point ouverte pendant que j'étais seul
dans mon laboratoire, et qu'enfin, quand nous pénétrâmes dans la
«Chambre Jaune», mes trois domestiques et moi, l'assassin n'y était
plus! Je jure que je ne connais pas l'assassin!»

Faut-il que je dise que, malgré la solennité d'un pareil serment, nous
ne crûmes guère à la parole de M. Stangerson? Frédéric Larsan venait de
nous faire entrevoir la vérité: ce n'était point pour la perdre de si
tôt.

Comme M. de Marquet nous annonçait que la «conversation» était terminée
et que nous nous apprêtions à quitter le laboratoire, le jeune reporter,
ce gamin de Joseph Rouletabille, s'approcha de M. Stangerson, lui prit
la main avec le plus grand respect et je l'entendis qui disait:

«Moi, je vous crois, monsieur!»

J'arrête ici la citation que j'ai cru devoir faire de la narration de M.
Maleine, greffier au tribunal de Corbeil. Je n'ai point besoin de dire
au lecteur que tout ce qui venait de se passer dans le laboratoire me
fut fidèlement et aussitôt rapporté par Rouletabille lui-même.



XII

La canne de Frédéric Larsan


Je ne me disposai à quitter le château que vers six heures du soir,
emportant l'article que mon ami avait écrit à la hâte dans le petit
salon que M. Robert Darzac avait fait mettre à notre disposition. Le
reporter devait coucher au château, usant de cette inexplicable
hospitalité que lui avait offerte M. Robert Darzac, sur qui M.
Stangerson, en ces tristes moments, se reposait de tous les tracas
domestiques. Néanmoins il voulut m'accompagner jusqu'à la gare d'Épinay.
En traversant le parc, il me dit:

«Frédéric Larsan est réellement très fort et n'a pas volé sa réputation.
Vous savez comment il est arrivé à retrouver les souliers du père
Jacques! Près de l'endroit où nous avons remarqué les traces des «pas
élégants» et la disparition des empreintes des gros souliers, un creux
rectangulaire dans la terre fraîche attestait qu'il y avait eu là,
récemment, une pierre. Larsan rechercha cette pierre sans la trouver et
imagina tout de suite qu'elle avait servi à l'assassin à maintenir au
fond de l'étang les souliers dont l'homme voulait se débarrasser. Le
calcul de Fred était excellent et le succès de ses recherches l'a
prouvé. Ceci m'avait échappé; mais il est juste de dire que mon esprit
était déjà parti par ailleurs, car, _par le trop grand nombre de faux
témoignages de son passage laissé par l'assassin_ et par la mesure des
pas noirs correspondant à la mesure des pas du père Jacques, que j'ai
établie sans qu'il s'en doutât sur le plancher de la «Chambre Jaune», la
preuve était déjà faite, à mes yeux, que l'assassin avait voulu
détourner le soupçon du côté de ce vieux serviteur. C'est ce qui m'a
permis de dire à celui-ci, si vous vous le rappelez, que, puisque l'on
avait trouvé un béret dans cette chambre fatale, il devait ressembler au
sien, et de lui faire une description du mouchoir en tous points
semblable à celui dont je l'avais vu se servir. Larsan et moi, nous
sommes d'accord jusque-là, mais nous ne le sommes plus à partir de là,
ET CELA VA ÊTRE TERRIBLE, car il marche de bonne foi à une erreur qu'il
va me falloir combattre avec rien!»

Je fus surpris de l'accent profondément grave dont mon jeune ami
prononça ces dernières paroles.

Il répéta encore:

«OUI, TERRIBLE, TERRIBLE!... Mais est-ce vraiment ne combattre avec
rien, que de combattre «avec l'idée»!

À ce moment nous passions derrière le château. La nuit était tombée. Une
fenêtre au premier étage était entrouverte. Une faible lueur en venait,
ainsi que quelques bruits qui fixèrent notre attention. Nous avançâmes
jusqu'à ce que nous ayons atteint l'encoignure d'une porte qui se
trouvait sous la fenêtre. Rouletabille me fit comprendre d'un mot
prononcé à voix basse que cette fenêtre donnait sur la chambre de Mlle
Stangerson. Les bruits qui nous avaient arrêtés se turent, puis
reprirent un instant. C'étaient des gémissements étouffés... nous ne
pouvions saisir que trois mots qui nous arrivaient distinctement: «Mon
pauvre Robert!» Rouletabille me mit la main sur l'épaule, se pencha à
mon oreille:

«Si nous pouvions savoir, me dit-il, ce qui se dit dans cette chambre,
mon enquête serait vite terminée...»

Il regarda autour de lui; l'ombre du soir nous enveloppait; nous ne
voyions guère plus loin que l'étroite pelouse bordée d'arbres qui
s'étendait derrière le château. Les gémissements s'étaient tus à
nouveau.

«Puisqu'on ne peut pas entendre, continua Rouletabille, on va au moins
essayer de voir...»

Et il m'entraîna, en me faisant signe d'étouffer le bruit de mes pas, au
delà de la pelouse jusqu'au tronc pâle d'un fort bouleau dont on
apercevait la ligne blanche dans les ténèbres. Ce bouleau s'élevait
juste en face de la fenêtre qui nous intéressait et ses premières
branches étaient à peu près à hauteur du premier étage du château. Du
haut de ces branches on pouvait certainement voir ce qui se passait dans
la chambre de Mlle Stangerson; et telle était bien la pensée de
Rouletabille, car, m'ayant ordonné de me tenir coi, il embrassa le tronc
de ses jeunes bras vigoureux et grimpa. Il se perdit bientôt dans les
branches, puis il y eut un grand silence.

Là-bas, en face de moi, la fenêtre entrouverte était toujours éclairée.
Je ne vis passer sur cette lueur aucune ombre. L'arbre, au-dessus de
moi, restait silencieux; j'attendais; tout à coup mon oreille perçut,
dans l'arbre, ces mots:

«Après vous!...

--Après vous, je vous en prie!»

On dialoguait, là-haut, au-dessus de ma tête... on se faisait des
politesses, et quelle ne fut pas ma stupéfaction de voir apparaître, sur
la colonne lisse de l'arbre, deux formes humaines qui bientôt touchèrent
le sol! Rouletabille était monté là tout seul et redescendait «deux!»

«Bonjour, monsieur Sainclair!»

C'était Frédéric Larsan... Le policier occupait déjà le poste
d'observation quand mon jeune ami croyait y arriver solitaire... Ni l'un
ni l'autre, du reste, ne s'occupèrent de mon étonnement. Je crus
comprendre qu'ils avaient assisté du haut de leur observatoire à une
scène pleine de tendresse et de désespoir entre Mlle Stangerson, étendue
dans son lit, et M. Darzac à genoux à son chevet. Et déjà chacun
semblait en tirer fort prudemment des conclusions différentes. Il était
facile de deviner que cette scène avait produit un gros effet dans
l'esprit de Rouletabille, «en faveur de M. Robert Darzac», cependant
que, dans celui de Larsan, elle n'attestait qu'une parfaite hypocrisie
servie par un art supérieur chez le fiancé de Mlle Stangerson...

Comme nous arrivions à la grille du parc, Larsan nous arrêta:

«Ma canne! s'écria-t-il...

--Vous avez oublié votre canne? demanda Rouletabille.

--Oui, répondit le policier... Je l'ai laissée là-bas, auprès de
l'arbre...»

Et il nous quitta, disant qu'il allait nous rejoindre tout de suite...

«Avez-vous remarqué la canne de Frédéric Larsan? me demanda le reporter
quand nous fûmes seuls. C'est une canne toute neuve... que je ne lui ai
jamais vue... Il a l'air d'y tenir beaucoup... il ne la quitte pas... On
dirait qu'il a peur qu'elle ne soit tombée dans des mains étrangères...
Avant ce jour, _je n'ai jamais vu de canne à Frédéric Larsan..._ Où
a-t-il trouvé cette canne-là? _Ça n'est pas naturel qu'un homme qui ne
porte jamais de canne ne fasse plus un pas sans canne, au lendemain du
crime du Glandier..._ Le jour de notre arrivée au château, quand il nous
eut aperçus, il remit sa montre dans sa poche et ramassa par terre sa
canne, geste auquel j'eus peut-être tort de n'attacher aucune
importance!»

Nous étions maintenant hors du parc; Rouletabille ne disait rien... Sa
pensée, certainement, n'avait pas quitté la canne de Frédéric Larsan.
J'en eus la preuve quand, en descendant la côte d'Épinay, il me dit:

«Frédéric Larsan est arrivé au Glandier avant moi; il a commencé son
enquête avant moi; il a eu le temps de savoir des choses que je ne sais
pas et a pu trouver des choses que je ne sais pas... Où a-t-il trouvé
cette canne-là?...

Et il ajouta:

«Il est probable que son soupçon--plus que son soupçon, son
raisonnement--qui va aussi directement à Robert Darzac, doit être servi
par quelque chose de palpable qu'il palpe, «lui», et que je ne palpe
pas, moi... Serait-ce cette canne?... Où diable a-t-il pu trouver cette
canne-là?...»

À Épinay, il fallut attendre le train vingt minutes; nous entrâmes dans
un cabaret. Presque aussitôt, derrière nous, la porte se rouvrait et
Frédéric Larsan faisait son apparition, brandissant la fameuse canne...

«Je l'ai retrouvée!» nous fit-il en riant.

Tous trois nous nous assîmes à une table. Rouletabille ne quittait pas
des yeux la canne; il était si absorbé qu'il ne vit pas un signe
d'intelligence que Larsan adressait à un employé du chemin de fer, un
tout jeune homme dont le menton s'ornait d'une petite barbiche blonde
mal peignée. L'employé se leva, paya sa consommation, salua et sortit.
Je n'aurais moi-même attaché aucune importance à ce signe s'il ne
m'était revenu à la mémoire quelques mois plus tard, lors de la
réapparition de la barbiche blonde à l'une des minutes les plus
tragiques de ce récit. J'appris alors que la barbiche blonde était un
agent de Larsan, chargé par lui de surveiller les allées et venues des
voyageurs en gare d'Épinay-sur-Orge, car Larsan ne négligeait rien de ce
qu'il croyait pouvoir lui être utile.

Je reportai les yeux sur Rouletabille.

«Ah ça! monsieur Fred! disait-il, depuis quand avez-vous donc une
canne?... Je vous ai toujours vu vous promener, moi, les mains dans les
poches!...

--C'est un cadeau qu'on m'a fait, répondit le policier...

--Il n'y a pas longtemps, insista Rouletabille...

--Non, on me l'a offerte à Londres...

--C'est vrai, vous revenez de Londres, monsieur Fred... On peut la voir,
votre canne?...

--Mais, comment donc?...»

Fred passa la canne à Rouletabille. C'était une grande canne bambou
jaune à bec de corbin, ornée d'une bague d'or.

Rouletabille l'examinait minutieusement.

«Eh bien, fit-il, en relevant une tête gouailleuse, on vous a offert à
Londres une canne de France!

--C'est possible, fit Fred, imperturbable...

--Lisez la marque ici en lettres minuscules: «Cassette, 6 bis, opéra...»

--On fait bien blanchir son linge à Londres, dit Fred... les anglais
peuvent bien acheter leurs cannes à Paris...»

Rouletabille rendit la canne. Quand il m'eut mis dans mon compartiment,
il me dit:

«Vous avez retenu l'adresse?

--Oui, «Cassette, 6 bis, Opéra...» Comptez sur moi, vous recevrez un mot
demain matin.»

Le soir même, en effet, à Paris, je voyais M. Cassette, marchand de
cannes et de parapluies, et j'écrivais à mon ami:

«Un homme répondant à s'y méprendre au signalement de M. Robert Darzac,
même taille, légèrement voûté, même collier de barbe, pardessus mastic,
chapeau melon, est venu acheter une canne pareille à celle qui nous
intéresse le soir même du crime, vers huit heures.

M. Cassette n'en a point vendu de semblable depuis deux ans. La canne de
Fred est neuve. Il s'agit donc bien de celle qu'il a entre les mains. Ce
n'est pas lui qui l'a achetée puisqu'il se trouvait alors à Londres.
Comme vous, je pense «qu'il l'a trouvée quelque part autour de M. Robert
Darzac...» Mais alors, si, comme vous le prétendez, l'assassin était
dans la «Chambre Jaune» depuis cinq heures, ou même six heures, comme le
drame n'a eu lieu que vers minuit, l'achat de cette canne procure un
alibi irréfutable à M. Robert Darzac.»



XIII

«Le presbytère n'a rien perdu de son charme ni le jardin de son éclat»


Huit jours après les événements que je viens de raconter, exactement le
2 novembre, je recevais à mon domicile, à Paris, un télégramme ainsi
libellé: «Venez au Glandier, par premier train. Apportez revolvers.
Amitiés. Rouletabille.»

Je vous ai déjà dit, je crois, qu'à cette époque, jeune avocat stagiaire
et à peu près dépourvu de causes, je fréquentais le Palais, plutôt pour
me familiariser avec mes devoirs professionnels, que pour défendre la
veuve et l'orphelin. Je ne pouvais donc m'étonner que Rouletabille
disposât ainsi de mon temps; et il savait du reste combien je
m'intéressais à ses aventures journalistiques en général et surtout à
l'affaire du Glandier. Je n'avais eu de nouvelles de celle-ci, depuis
huit jours, que par les innombrables racontars des journaux et par
quelques notes très brèves, de Rouletabille dans _L'Époque._ Ces notes
avaient divulgué le coup de «l'os de mouton» et nous avaient appris qu'à
l'analyse les marques laissées sur l'os de mouton s'étaient révélées «de
sang humain»; il y avait là les traces fraîches «du sang de Mlle
Stangerson»; les traces anciennes provenaient d'autres crimes pouvant
remonter à plusieurs années...

Vous pensez si l'affaire défrayait la presse du monde entier. Jamais
illustre crime n'avait intrigué davantage les esprits. Il me semblait
bien cependant que l'instruction n'avançait guère; aussi eussé-je été
très heureux de l'invitation que me faisait mon ami de le venir
rejoindre au Glandier, si la dépêche n'avait contenu ces mots: «Apportez
revolvers.»

Voilà qui m'intriguait fort. Si Rouletabille me télégraphiait d'apporter
des revolvers, c'est qu'il prévoyait qu'on aurait l'occasion de s'en
servir. Or, je l'avoue sans honte: je ne suis point un héros. Mais quoi!
il s'agissait, ce jour-là, d'un ami sûrement dans l'embarras qui
m'appelait, sans doute, à son aide; je n'hésitai guère; et, après avoir
constaté que le seul revolver que je possédais était bien armé, je me
dirigeai vers la gare d'Orléans. En route, je pensai qu'un revolver ne
faisait qu'une arme et que la dépêche de Rouletabille réclamait
revolvers au pluriel; j'entrai chez un armurier et achetai une petite
arme excellente, que je me faisais une joie d'offrir à mon ami.

J'espérais trouver Rouletabille à la gare d'Épinay, mais il n'y était
point. Cependant un cabriolet m'attendait et je fus bientôt au Glandier.
Personne à la grille. Ce n'est que sur le seuil même du château que
j'aperçus le jeune homme. Il me saluait d'un geste amical et me recevait
aussitôt dans ses bras en me demandant, avec effusion, des nouvelles de
ma santé.

Quand nous fûmes dans le petit vieux salon dont j'ai parlé, Rouletabille
me fit asseoir et me dit tout de suite:

--Ça va mal!

--Qu'est-ce qui va mal?

--Tout!»

Il se rapprocha de moi, et me confia à l'oreille:

«Frédéric Larsan marche à fond contre M. Robert Darzac.»

Ceci n'était point pour m'étonner, depuis que j'avais vu le fiancé de
Mlle Stangerson pâlir devant la trace de ses pas.

Cependant, j'observai tout de suite:

«Eh bien! Et la canne?

--La canne! Elle est toujours entre les mains de Frédéric Larsan _qui ne
la quitte pas..._

--Mais... ne fournit-elle pas un alibi à M. Robert Darzac?

--Pas le moins du monde. M. Darzac, interrogé par moi en douceur, nie
avoir acheté ce soir-là, ni aucun autre soir, une canne chez Cassette...
Quoi qu'il en soit, fit Rouletabille, «je ne jurerais de rien», car M.
Darzac _a de si étranges silences_ qu'on ne sait exactement ce qu'il
faut penser de ce qu'il dit!...

--Dans l'esprit de Frédéric Larsan, cette canne doit être une bien
précieuse canne, une canne à conviction... Mais de quelle façon? Car,
toujours à cause de l'heure de l'achat, elle ne pouvait se trouver entre
les mains de l'assassin...

--L'heure ne gênera pas Larsan... Il n'est pas forcé d'adopter mon
système qui commence par introduire l'assassin dans la «Chambre Jaune»,
entre cinq et six; qu'est-ce qui l'empêche, lui, de l'y faire pénétrer
entre dix heures et onze heures du soir? À ce moment, justement, M. et
Mlle Stangerson, aidés du père Jacques, ont procédé à une intéressante
expérience de chimie dans cette partie du laboratoire occupée par les
fourneaux. Larsan dira que l'assassin s'est glissé derrière eux, tout
invraisemblable que cela paraisse... Il l'a déjà fait entendre au juge
d'instruction... Quand on le considère de près, ce raisonnement est
absurde, attendu que le familier--_si familier il y a_--devait savoir
que le professeur allait bientôt quitter le pavillon; et il y allait de
sa sécurité, à lui familier, de remettre ses opérations après ce
départ... Pourquoi aurait-il risqué de traverser le laboratoire pendant
que le professeur s'y trouvait? Et puis, quand le familier se serait-il
introduit dans le pavillon?... Autant de points à élucider avant
d'admettre _l'imagination de Larsan_. Je n'y perdrai pas mon temps,
quant à moi, _car j'ai un système irréfutable_ qui ne me permet point de
me préoccuper de cette imagination-là! Seulement, comme je suis obligé
momentanément de me taire et que Larsan, quelquefois, parle... il se
pourrait que tout finît par s'expliquer contre M. Darzac... si je
n'étais pas là! ajouta le jeune homme avec orgueil. Car il y a contre ce
M. Darzac d'autres «signes extérieurs» autrement terribles que cette
histoire de canne, qui reste pour moi incompréhensible, d'autant plus
incompréhensible que Larsan ne se gêne pas pour se montrer devant M.
Darzac avec cette canne qui aurait appartenu à M. Darzac lui-même! Je
comprends beaucoup de choses dans le système de Larsan, mais je ne
comprends pas encore la canne.

--Frédéric Larsan est toujours au château?

--Oui; il ne l'a guère quitté! Il y couche, comme moi, sur la prière de
M. Stangerson. M. Stangerson a fait pour lui ce que M. Robert Darzac a
fait pour moi. Accusé par Frédéric Larsan de connaître l'assassin et
d'avoir permis sa fuite, M. Stangerson a tenu à faciliter à son
accusateur tous les moyens d'arriver à la découverte de la vérité. Ainsi
M. Robert Darzac agit-il envers moi.

--Mais vous êtes, vous, persuadé de l'innocence de M. Robert Darzac?

--J'ai cru un instant à la possibilité de sa culpabilité. Ce fut à
l'heure même où nous arrivions ici pour la première fois. Le moment est
venu de vous raconter ce qui s'est passé entre M. Darzac et moi.»

Ici, Rouletabille s'interrompit et me demanda si j'avais apporté les
armes. Je lui montrai les deux revolvers. Il les examina, dit: «C'est
parfait!» et me les rendit.

«En aurons-nous besoin? demandai-je.

--Sans doute ce soir; nous passons la nuit ici; cela ne vous ennuie pas?

--Au contraire, fis-je avec une grimace qui entraîna le rire de
Rouletabille.

--Allons! allons! reprit-il, ce n'est pas le moment de rire. Parlons
sérieusement. Vous vous rappelez cette phrase qui a été le: «Sésame,
ouvre-toi!» de ce château plein de mystère?

--Oui, fis-je, parfaitement: _le presbytère n'a rien perdu de son
charme, ni le jardin de son éclat_. C'est encore cette phrase-là, à
moitié roussie, que vous avez retrouvée sur un papier dans les charbons
du laboratoire.

--Oui, et, en bas de ce papier, la flamme avait respecté cette date: «23
octobre.» Souvenez-vous de cette date qui est très importante. Je vais
vous dire maintenant ce qu'il en est de cette phrase saugrenue. Je ne
sais si vous savez que, l'avant-veille du crime, c'est-à-dire le 23, M.
et Mlle Stangerson sont allés à une réception à l'Élysée. Ils ont même
assisté au dîner, je crois bien. Toujours est-il qu'ils sont restés à la
réception, «puisque je les y ai vus». J'y étais, moi, par devoir
professionnel. Je devais interviewer un de ces savants de l'Académie de
Philadelphie que l'on fêtait ce jour-là. Jusqu'à ce jour, je n'avais
jamais vu ni M. ni Mlle Stangerson. J'étais assis dans le salon qui
précède le salon des Ambassadeurs, et, las d'avoir été bousculé par tant
de nobles personnages, je me laissais aller à une vague rêverie, _quand
je sentis passer le parfum de la dame en noir_. Vous me demanderez:
«qu'est-ce que le parfum de la dame en noir?» Qu'il vous suffise de
savoir que c'est un parfum que j'ai beaucoup aimé, parce qu'il était
celui d'une dame, toujours habillée de noir, qui m'a marqué quelque
maternelle bonté dans ma première jeunesse. La dame qui, ce jour-là,
était discrètement imprégnée du «parfum de la dame en noir» était
habillée de blanc. Elle était merveilleusement belle. Je ne pus
m'empêcher de me lever et de la suivre, elle et son parfum. Un homme, un
vieillard, donnait le bras à cette beauté. Chacun se détournait sur leur
passage, et j'entendis que l'on murmurait: «C'est le professeur
Stangerson et sa fille!» C'est ainsi que j'appris qui je suivais. Ils
rencontrèrent M. Robert Darzac que je connaissais de vue. Le professeur
Stangerson, abordé par l'un des savants américains, Arthur-William
Rance, s'assit dans un fauteuil de la grande galerie, et M. Robert
Darzac entraîna Mlle Stangerson dans les serres. Je suivais toujours. Il
faisait, ce soir-là, un temps très doux; les portes sur le jardin
étaient ouvertes. Mlle Stangerson jeta un fichu léger sur ses épaules et
je vis bien que c'était elle qui priait M. Darzac de pénétrer avec elle
dans la quasi-solitude du jardin. Je suivis encore, intéressé par
l'agitation que marquait alors M. Robert Darzac. Ils se glissaient
maintenant, à pas lents, le long du mur qui longe l'avenue Marigny. Je
pris par l'allée centrale. Je marchais parallèlement à mes deux
personnages. Et puis, je «coupai» à travers la pelouse pour les croiser.
La nuit était obscure, l'herbe étouffait mes pas. Ils étaient arrêtés
dans la clarté vacillante d'un bec de gaz et semblaient, penchés tous
les deux sur un papier que tenait Mlle Stangerson, lire quelque chose
qui les intéressait fort. Je m'arrêtai, moi aussi. J'étais entouré
d'ombre et de silence. Ils ne m'aperçurent point, et j'entendis
distinctement Mlle Stangerson qui répétait, en repliant le papier: _«le
presbytère n'a rien perdu de son charme, ni le jardin de son éclat!»_ Et
ce fut dit sur un ton à la fois si railleur et si désespéré, et fut
suivi d'un éclat de rire si nerveux, que je crois bien que cette phrase
me restera toujours dans l'oreille. Mais une autre phrase encore fut
prononcée, celle-ci par M. Robert Darzac: _Me faudra-t-il donc, pour
vous avoir, commettre un crime?_ M. Robert Darzac était dans une
agitation extraordinaire; il prit la main de Mlle Stangerson, la porta
longuement à ses lèvres et je pensai, au mouvement de ses épaules, qu'il
pleurait. Puis, ils s'éloignèrent.

--Quand j'arrivai dans la grande galerie, continua Rouletabille, je ne
vis plus M. Robert Darzac, et je ne devais plus le revoir qu'au
Glandier, après le crime, mais j'aperçus Mlle Stangerson, M. Stangerson
et les délégués de Philadelphie. Mlle Stangerson était près d'Arthur
Rance. Celui-ci lui parlait avec animation et les yeux de l'Américain,
pendant cette conversation, brillaient d'un singulier éclat. Je crois
bien que Mlle Stangerson n'écoutait même pas ce que lui disait Arthur
Rance, et son visage exprimait une indifférence parfaite. Arthur-William
Rance est un homme sanguin, au visage couperosé; il doit aimer le gin.
Quand M. et Mlle Stangerson furent partis, il se dirigea vers le buffet
et ne le quitta plus. Je l'y rejoignis et lui rendis quelques services,
dans cette cohue. Il me remercia et m'apprit qu'il repartait pour
l'Amérique, trois jours plus tard, c'est-à-dire le 26 (le lendemain du
crime). Je lui parlai de Philadelphie; il me dit qu'il habitait cette
ville depuis vingt-cinq ans, et que c'est là qu'il avait connu
l'illustre professeur Stangerson et sa fille. Là-dessus, il reprit du
champagne et je crus qu'il ne s'arrêterait jamais de boire. Je le
quittai quand il fut à peu près ivre.

«Telle a été ma soirée, mon cher ami. Je ne sais par quelle sorte de
précision la double image de M. Robert Darzac et de Mlle Stangerson ne
me quitta point de la nuit, et je vous laisse à penser l'effet que me
produisit la nouvelle de l'assassinat de Mlle Stangerson. Comment ne pas
me souvenir de ces mots: «Me faudra-t-il, pour vous avoir, commettre un
crime?» Ce n'est cependant point cette phrase que je dis à M. Robert
Darzac quand nous le rencontrâmes au Glandier. Celle où il est question
du presbytère et du jardin éclatant, que Mlle Stangerson semblait avoir
lue sur le papier qu'elle tenait à la main, suffit pour nous faire
ouvrir toutes grandes les portes du château. Croyais-je, à ce moment,
que M. Robert Darzac était l'assassin? Non! Je ne pense pas l'avoir tout
à fait cru. À ce moment-là, je ne pensais sérieusement «rien». J'étais
si peu documenté. «Mais j'avais besoin» qu'il me prouvât tout de suite
qu'il n'était pas blessé à la main. Quand nous fûmes seuls, tous les
deux, je lui contai ce que le hasard m'avait fait surprendre de sa
conversation dans les jardins de l'Élysée avec Mlle Stangerson; et,
quand je lui eus dit que j'avais entendu ces mots: «Me faudra-t-il, pour
vous avoir, commettre un crime?» il fut tout à fait troublé, mais
beaucoup moins, certainement, qu'il ne l'avait été par la phrase du
«presbytère». Ce qui le jeta dans une véritable consternation, ce fut
d'apprendre, de ma bouche, que, le jour où il allait se rencontrer à
l'Élysée avec Mlle Stangerson, celle-ci était allée, dans l'après-midi,
au bureau de poste 40, chercher une lettre qui était peut-être celle
qu'ils avaient lue tous les deux dans les jardins de l'Élysée et qui se
terminait par ces mots: «Le presbytère n'a rien perdu de son charme, ni
le jardin de son éclat!» cette hypothèse me fut confirmée du reste,
depuis, par la découverte que je fis, vous vous en souvenez, dans les
charbons du laboratoire, d'un morceau de cette lettre qui portait la
date du 23 octobre. La lettre avait été écrite et retirée du bureau le
même jour. Il ne fait point de doute qu'en rentrant de l'Élysée, la nuit
même, Mlle Stangerson a voulu brûler ce papier compromettant. C'est en
vain que M. Robert Darzac nia que cette lettre eût un rapport quelconque
avec le crime. Je lui dis que, dans une affaire aussi mystérieuse, il
n'avait pas le droit de cacher à la justice l'incident de la lettre; que
j'étais persuadé, moi, que celle-ci avait une importance considérable;
que le ton désespéré avec lequel Mlle Stangerson avait prononcé la
phrase fatidique, que ses pleurs, à lui, Robert Darzac, et que cette
menace d'un crime qu'il avait proférée à la suite de la lecture de la
lettre, ne me permettaient pas d'en douter. Robert Darzac était de plus
en plus agité. Je résolus de profiter de mon avantage.

«--Vous deviez vous marier, monsieur», fis-je négligemment, sans plus
regarder mon interlocuteur, et tout d'un coup ce mariage _devient
impossible à cause de l'auteur de cette lettre_, puisque, aussitôt la
lecture de la lettre, vous parlez d'un crime nécessaire pour avoir Mlle
Stangerson. IL Y A DONC QUELQU'UN ENTRE VOUS ET MLLE STANGERSON,
QUELQU'UN QUI LUI DÉFEND DE SE MARIER, QUELQU'UN QUI LA TUE AVANT
QU'ELLE NE SE MARIE!»

«Et je terminai ce petit discours par ces mots:

«--Maintenant, monsieur, vous n'avez plus qu'à me confier le nom de
l'assassin!»

«J'avais dû, sans m'en douter, dire des choses formidables. Quand je
relevai les yeux sur Robert Darzac, je vis un visage décomposé, un front
en sueur, des yeux d'effroi.

«--Monsieur, me dit-il, je vais vous demander une chose, qui va
peut-être vous paraître insensée, mais en échange de quoi _je donnerais
ma vie_: il ne faut pas parler devant les magistrats de ce que vous avez
vu et entendu dans les jardins de l'Élysée,... ni devant les magistrats,
ni devant personne au monde. Je vous jure que je suis innocent et je
sais, et je sens, que vous me croyez, mais j'aimerais mieux passer pour
coupable que de voir les soupçons de la justice s'égarer sur cette
phrase: «le presbytère n'a rien perdu de son charme, ni le jardin de son
éclat.» Il faut que la justice ignore cette phrase. Toute cette affaire
vous appartient, monsieur, je vous la donne, _mais oubliez la soirée de
l'Élysée_. Il y aura pour vous cent autres chemins que celui-là qui vous
conduiront à la découverte du criminel; je vous les ouvrirai, je vous
aiderai. Voulez-vous vous installer ici? Parler ici en maître? Manger,
dormir ici? Surveiller mes actes et les actes de tous? Vous serez au
Glandier comme si vous en étiez le maître, monsieur, _mais oubliez la
soirée de l'Élysée_.»

Rouletabille, ici, s'arrêta pour souffler un peu. Je comprenais
maintenant l'attitude inexplicable de M. Robert Darzac vis-à-vis de mon
ami, et la facilité avec laquelle celui-ci avait pu s'installer sur les
lieux du crime. Tout ce que je venais d'apprendre ne pouvait qu'exciter
ma curiosité. Je demandai à Rouletabille de la satisfaire encore. Que
s'était-il passé au Glandier depuis huit jours? Mon ami ne m'avait-il
pas dit qu'il y avait maintenant contre M. Darzac des signes extérieurs
autrement terribles que celui de la canne trouvée par Larsan?

«Tout semble se tourner contre lui, me répondit mon ami, et la situation
devient extrêmement grave. M. Robert Darzac semble ne point s'en
préoccuper outre mesure; il a tort; mais rien ne l'intéresse que la
santé de Mlle Stangerson qui allait s'améliorant tous les jours quand
est survenu un événement plus mystérieux encore que le mystère de la
«Chambre Jaune»!

--Ça n'est pas possible! m'écriai-je, et quel événement peut être plus
mystérieux que le mystère de la «Chambre Jaune»?

--Revenons d'abord à M. Robert Darzac, fit Rouletabille en me calmant.
Je vous disais que tout se tourne contre lui. «Les pas élégants» relevés
par Frédéric Larsan paraissent bien être «les pas du fiancé de Mlle
Stangerson». L'empreinte de la bicyclette peut être l'empreinte de «sa»
bicyclette; la chose a été contrôlée. Depuis qu'il avait cette
bicyclette, il la laissait toujours au château. Pourquoi l'avoir
emportée à Paris justement à ce moment-là? Est-ce qu'il ne devait plus
revenir au château? Est-ce que la rupture de son mariage devait
entraîner la rupture de ses relations avec les Stangerson? Chacun des
intéressés affirme que ces relations devaient continuer. Alors? Frédéric
Larsan, lui, croit que «tout était rompu». Depuis le jour où Robert
Darzac a accompagné Mlle Stangerson aux grands magasins de la Louve,
jusqu'au lendemain du crime, l'ex-fiancé n'est point revenu au Glandier.
Se souvenir que Mlle Stangerson a perdu son réticule et la clef à tête
de cuivre quand elle était en compagnie de M. Robert Darzac. Depuis ce
jour jusqu'à la soirée de l'Élysée, le professeur en Sorbonne et Mlle
Stangerson ne se sont point vus. Mais ils se sont peut-être écrit. Mlle
Stangerson est allée chercher une lettre poste restante au bureau 40,
lettre que Frédéric Larsan croit de Robert Darzac, car Frédéric Larsan,
qui ne sait rien naturellement de ce qui s'est passé à l'Élysée, est
amené à penser que c'est Robert Darzac lui-même qui a volé le réticule
et la clef, dans le dessein de forcer la volonté de Mlle Stangerson en
s'appropriant les papiers les plus précieux du père, papiers qu'il
aurait restitués sous condition de mariage. Tout cela serait d'une
hypothèse bien douteuse et presque absurde, comme me le disait le grand
Fred lui-même, s'il n'y avait pas encore autre chose, et autre chose de
beaucoup plus grave. D'abord, chose bizarre, et que je ne parviens pas à
m'expliquer: ce serait M. Darzac en personne qui, le 24, serait allé
demander la lettre au bureau de poste, lettre qui avait été déjà retirée
la veille par Mlle Stangerson; _la description de l'homme qui s'est
présenté au guichet répond point par point au signalement de M. Robert
Darzac_. Celui-ci, aux questions qui lui furent posées, à titre de
simple renseignement, par le juge d'instruction, nie qu'il soit allé au
bureau de poste; et moi, je crois M. Robert Darzac, car, en admettant
même que la lettre ait été écrite par lui--ce que je ne pense pas--il
savait que Mlle Stangerson l'avait retirée, puisqu'il la lui avait vue,
cette lettre, entre les mains, dans les jardins de l'Élysée. Ce n'est
donc pas lui qui s'est présenté, le lendemain 24, au bureau 40, pour
demander une lettre qu'il savait n'être plus là. Pour moi, c'est
quelqu'un qui lui ressemblait étrangement, et c'est bien le voleur du
réticule qui dans cette lettre devait demander quelque chose à la
propriétaire du réticule, à Mlle Stangerson,--«quelque chose qu'il ne
vit pas venir». Il dut en être stupéfait, et fut amené à se demander si
la lettre qu'il avait expédiée avec cette inscription sur l'enveloppe:
M.A.T.H.S.N. avait été retirée. D'où sa démarche au bureau de poste et
l'insistance avec laquelle il réclame la lettre. Puis il s'en va,
furieux. La lettre a été retirée, et pourtant ce qu'il demandait ne lui
a pas été accordé! Que demandait-il? Nul ne le sait que Mlle Stangerson.
Toujours est-il que, le lendemain, on apprenait que Mlle Stangerson
avait été quasi assassinée dans la nuit, et que je découvrais, le
surlendemain, moi, que le professeur avait été volé du même coup, grâce
à cette clef, objet de la lettre poste restante. Ainsi, il semble bien
que l'homme qui est venu au bureau de poste doive être l'assassin; et
tout ce raisonnement, des plus logiques en somme, sur les raisons de la
démarche de l'homme au bureau de poste, Frédéric Larsan se l'est tenu,
mais, en l'appliquant à Robert Darzac. Vous pensez bien que le juge
d'instruction, et que Larsan, et que moi-même nous avons tout fait pour
avoir, au bureau de poste, des détails précis sur le singulier
personnage du 24 octobre. Mais on n'a pu savoir d'où il venait ni où il
s'en est allé! En dehors de cette description qui le fait ressembler à
M. Robert Darzac, rien! J'ai fait annoncer dans les plus grands
journaux: «Une forte récompense est promise au cocher qui a conduit un
client au bureau de poste 40, dans la matinée du 24 octobre, vers les
dix heures. S'adresser à la rédaction de _L'Époque_, et demander M. R.»
Ça n'a rien donné. En somme, cet homme est peut-être venu à pied; mais,
puisqu'il était pressé, c'était une chance à courir qu'il fût venu en
voiture. Je n'ai pas, dans ma note aux journaux, donné la description de
l'homme pour que tous les cochers qui pouvaient avoir, vers cette
heure-là, conduit un client au bureau 40, vinssent à moi. Il n'en est
pas venu un seul. Et je me suis demandé nuit et jour: «Quel est donc cet
homme qui ressemble aussi étrangement à M. Robert Darzac et que je
retrouve achetant la canne tombée entre les mains de Frédéric Larsan? Le
plus grave de tout est que M. Darzac, _qui avait à faire, à la même
heure, à l'heure où son sosie se présentait au bureau de poste, un cours
à la Sorbonne, ne l'a pas fait._ Un de ses amis le remplaçait. Et, quand
on l'interroge sur l'emploi de son temps, il répond qu'il est allé se
promener au bois de Boulogne. Qu'est-ce que vous pensez de ce professeur
qui se fait remplacer à son cours pour aller se promener au bois de
Boulogne? Enfin, il faut que vous sachiez que, si M. Robert Darzac avoue
s'être allé promener au bois de Boulogne dans la matinée du 24, _il ne
peut plus donner du tout l'emploi de son temps dans la nuit du 24 au
25!..._ Il a répondu fort paisiblement à Frédéric Larsan qui lui
demandait ce renseignement que ce qu'il faisait de son temps, à Paris,
ne regardait que lui... Sur quoi, Frédéric Larsan a juré tout haut qu'il
découvrirait bien, lui, sans l'aide de personne, l'emploi de ce temps.
Tout cela semble donner quelque corps aux hypothèses du grand Fred;
d'autant plus que le fait de Robert Darzac se trouvant dans la «Chambre
Jaune» pourrait venir corroborer l'explication du policier sur la façon
dont l'assassin se serait enfui: M. Stangerson l'aurait laissé passer
pour éviter un effroyable scandale! C'est, du reste, cette hypothèse,
que je crois fausse, qui égarera Frédéric Larsan, et ceci ne serait
point pour me déplaire, s'il n'y avait pas un innocent en cause!
_Maintenant, cette hypothèse égare-t-elle réellement Frédéric Larsan?
Voilà! Voilà! Voilà!_

--Eh! Frédéric Larsan a peut-être raison! m'écriai-je, interrompant
Rouletabille... Êtes-vous sûr que M. Darzac soit innocent? Il me semble
que voilà bien des fâcheuses coïncidences...

--Les coïncidences, me répondit mon ami, sont les pires ennemies de la
vérité.

--Qu'en pense aujourd'hui le juge d'instruction?

--M. de Marquet, le juge d'instruction, hésite à découvrir M. Robert
Darzac sans aucune preuve certaine. Non seulement, il aurait contre lui
toute l'opinion publique, sans compter la Sorbonne, mais encore M.
Stangerson et Mlle Stangerson. Celle-ci adore M. Robert Darzac. Si peu
qu'elle ait vu l'assassin, on ferait croire difficilement au public
qu'elle n'eût point reconnu M. Robert Darzac, si M. Robert Darzac avait
été l'agresseur. La «Chambre Jaune» était obscure, sans doute, mais une
petite veilleuse tout de même l'éclairait, ne l'oubliez pas. Voici, mon
ami, où en étaient les choses quand, il y a trois jours, ou plutôt trois
nuits, survint cet événement inouï dont je vous parlais tout à l'heure.»



XIV

«J'attends l'assassin, ce soir»


«Il faut, me dit Rouletabille, que je vous conduise sur les lieux pour
que vous puissiez comprendre ou plutôt pour que vous soyez persuadé
qu'il est impossible de comprendre. Je crois, quant à moi, avoir trouvé
ce que tout le monde cherche encore: la façon dont l'assassin est sorti
de la «Chambre Jaune»... sans complicité d'aucune sorte et sans que M.
Stangerson y soit pour quelque chose. Tant que je ne serai point sûr de
la personnalité de l'assassin, je ne saurais dire quelle est mon
hypothèse, mais je crois cette hypothèse juste et, dans tous les cas,
elle est tout à fait naturelle, je veux dire tout à fait simple. Quant à
ce qui s'est passé il y a trois nuits, ici, dans le château même, cela
m'a semblé pendant vingt-quatre heures dépasser toute faculté
d'imagination. Et encore l'hypothèse qui, maintenant, s'élève du fond de
mon moi est-elle si absurde, celle-là, que je préfère presque les
ténèbres de l'inexplicable.

Sur quoi, le jeune reporter m'invita à sortir; il me fit faire le tour
du château. Sous nos pieds craquaient les feuilles mortes; c'est le seul
bruit que j'entendais. On eût dit que le château était abandonné. Ces
vieilles pierres, cette eau stagnante dans les fossés qui entouraient le
donjon, cette terre désolée recouverte de la dépouille du dernier été,
le squelette noir des arbres, tout concourait à donner à ce triste
endroit, hanté par un mystère farouche, l'aspect le plus funèbre. Comme
nous contournions le donjon, nous rencontrâmes «l'homme vert», le garde,
qui ne nous salua point et qui passa près de nous, comme si nous
n'existions pas. Il était tel que je l'avais vu pour la première fois, à
travers les vitres de l'auberge du père Mathieu; il avait toujours son
fusil en bandoulière, sa pipe à la bouche et son binocle sur le nez.

«Drôle d'oiseau! me dit tout bas Rouletabille.

--Lui avez-vous parlé? demandai-je.

--Oui, mais il n'y a rien à en tirer... il répond par grognements,
hausse les épaules et s'en va. Il habite à l'ordinaire au premier étage
du donjon, une vaste pièce qui servait autrefois d'oratoire. Il vit là
en ours, ne sort qu'avec son fusil. Il n'est aimable qu'avec les filles.
Sous prétexte de courir après les braconniers, il se relève souvent la
nuit; mais je le soupçonne d'avoir des rendez-vous galants. La femme de
chambre de Mlle Stangerson, Sylvie, est sa maîtresse. En ce moment, il
est très amoureux de la femme du père Mathieu, l'aubergiste; mais le
père Mathieu surveille de près son épouse, et je crois bien que c'est la
presque impossibilité où «l'homme vert» se trouve d'approcher Mme
Mathieu qui le rend encore plus sombre et taciturne. C'est un beau gars,
bien soigné de sa personne, presque élégant... les femmes, à quatre
lieues à la ronde, en raffolent.»

Après avoir dépassé le donjon qui se trouve à l'extrémité de l'aile
gauche, nous passâmes sur les derrières du château. Rouletabille me dit
en me montrant une fenêtre que je reconnus pour être l'une de celles qui
donnent sur les appartements de Mlle Stangerson.

«Si vous étiez passé par ici il y a deux nuits, à une heure du matin,
vous auriez vu votre serviteur au haut d'une échelle s'apprêtant à
pénétrer dans le château, par cette fenêtre!»

Comme j'exprimais quelque stupéfaction de cette gymnastique nocturne, il
me pria de montrer beaucoup d'attention à la disposition extérieure du
château, après quoi nous revînmes dans le bâtiment.

«Il faut maintenant, dit mon ami, que je vous fasse visiter le premier
étage, aile droite. C'est là que j'habite.

Pour bien faire comprendre l'économie des lieux, je mets sous les yeux
du lecteurs un plan du premier étage de cette aile droite, plan dessiné
par Rouletabille au lendemain de l'extraordinaire phénomène que vous
allez connaître dans tous ses détails:

[Illustration]

  1. Endroit où Rouletabille plaça Frédéric Larsan.

  2. Endroit où Rouletabille plaça le père Jacques.

  3. Endroit où Rouletabille plaça M. Stangerson.

  4. Fenêtre par laquelle entra Rouletabille.

  5. Fenêtre trouvée ouverte par Rouletabille quand il sort de sa
  chambre. Il la referme. Toutes les autres fenêtres et portes sont
  fermées.

  6. Terrasse surmontant une pièce en encorbellement au rez-de-chaussée.

Rouletabille me fit signe de monter derrière lui l'escalier monumental
double qui, à la hauteur du premier étage, formait palier. De ce palier
on se rendait directement dans l'aile droite ou dans l'aile gauche du
château par une galerie qui y venait aboutir. La galerie, haute et
large, s'étendait sur toute la longueur du bâtiment et prenait jour sur
la façade du château exposée au nord. Les chambres dont les fenêtres
donnaient sur le midi avaient leurs portes sur cette galerie. Le
professeur Stangerson habitait l'aile gauche du château. Mlle Stangerson
avait son appartement dans l'aile droite. Nous entrâmes dans la galerie,
aile droite. Un tapis étroit, jeté sur le parquet ciré, qui luisait
comme une glace, étouffait le bruit de nos pas. Rouletabille me disait à
voix basse, de marcher avec précaution parce que nous passions devant la
chambre de Mlle Stangerson. Il m'expliqua que l'appartement de Mlle
Stangerson se composait de sa chambre, d'une antichambre, d'une petite
salle de bain, d'un boudoir et d'un salon. On pouvait, naturellement,
passer de l'une de ces pièces dans l'autre sans qu'il fût nécessaire de
passer par la galerie. Le salon et l'antichambre étaient les seules
pièces de l'appartement qui eussent une porte sur la galerie. La galerie
se continuait, toute droite, jusqu'à l'extrémité est du bâtiment où elle
avait jour sur l'extérieur par une haute fenêtre (fenêtre 2 du plan).
Vers les deux tiers de sa longueur, cette galerie se rencontrait à angle
droit avec une autre galerie qui tournait avec l'aile droite du château.

Pour la clarté de ce récit, nous appellerons la galerie qui va de
l'escalier jusqu'à la fenêtre à l'est, «la galerie droite» et le bout de
galerie qui tourne avec l'aile droite et qui vient aboutir à la galerie
droite, à angle droit, «la galerie tournante». C'est au carrefour de ces
deux galeries que se trouvait la chambre de Rouletabille, touchant à
celle de Frédéric Larsan. Les portes de ces deux chambres donnaient sur
la galerie tournante, tandis que les portes de l'appartement de Mlle
Stangerson donnaient sur la galerie droite (voir le plan).

Rouletabille poussa la porte de sa chambre, me fit entrer et referma la
porte sur nous, poussant le verrou. Je n'avais pas encore eu le temps de
jeter un coup d'oeil sur son installation qu'il poussait un cri de
surprise en me montrant, sur un guéridon, _un binocle._

«Qu'est-ce que c'est que cela? se demandait-il; qu'est-ce que ce binocle
est venu faire sur mon guéridon?»

J'aurais été bien en peine de lui répondre.

«À moins que, fit-il, à moins que... à moins que... à moins que ce
binocle ne soit «ce que je cherche»... et que... et que... _et que ce
soit un binocle de presbyte!..._»

Il se jetait littéralement sur le binocle; ses doigts caressaient la
convexité des verres... et alors il me regarda d'une façon effrayante.

«Oh!... oh!»

Et il répétait: Oh!... oh! comme si sa pensée l'avait tout à coup rendu
fou...

Il se leva, me mit la main sur l'épaule, ricana comme un insensé et me
dit:

«Ce binocle me rendra fou! car la chose est possible, voyez-vous,
«mathématiquement parlant»; mais «humainement parlant» elle est
impossible... ou alors... ou alors... ou alors...»

On frappa deux petits coups à la porte de la chambre, Rouletabille
entrouvrit la porte; une figure passa. Je reconnus la concierge que
j'avais vue passer devant moi quand on l'avait amenée au pavillon pour
l'interrogatoire et j'en fus étonné, car je croyais toujours cette femme
sous les verrous. Cette femme dit à voix très basse:

«Dans la rainure du parquet!»

Rouletabille répondit: «Merci!» et la figure s'en alla. Il se retourna
vers moi après avoir soigneusement refermé la porte. Et il prononça des
mots incompréhensibles avec un air hagard.

«Puisque la chose est «mathématiquement» possible, pourquoi ne la
serait-elle pas «humainement!... Mais si la chose est «humainement»
possible, l'affaire est formidable!»

J'interrompis Rouletabille dans son soliloque:

«Les concierges sont donc en liberté, maintenant? demandai-je.

--Oui, me répondit Rouletabille, je les ai fait remettre en liberté.
J'ai besoin de gens sûrs. La femme m'est tout à fait dévouée et le
concierge se ferait tuer pour moi... Et, puisque le binocle a des verres
pour presbyte, je vais certainement avoir besoin de gens dévoués qui se
feraient tuer pour moi!

--Oh! oh! fis-je, vous ne souriez pas, mon ami... Et quand faudra-t-il
se faire tuer?

--Mais, ce soir! car il faut que je vous dise, mon cher, _j'attends
l'assassin ce soir!_

--Oh! oh! oh! oh!... Vous attendez l'assassin ce soir... Vraiment,
vraiment, vous attendez l'assassin ce soir... mais vous connaissez donc
l'assassin?

--Oh! oh! oh! _Maintenant, il se peut que je le connaisse._ Je serais un
fou d'affirmer catégoriquement que je le connais, car l'idée
mathématique que j'ai de l'assassin donne des résultats si effrayants,
si monstrueux, _que j'espère qu'il est encore possible que je me trompe!
Oh! Je l'espère de toutes mes forces..._

--Comment, puisque vous ne connaissiez pas, il y a cinq minutes,
l'assassin, pouvez-vous dire que vous attendez l'assassin ce soir?

--_Parce que je sais qu'il doit venir._»

Rouletabille bourra une pipe, lentement, lentement et l'alluma.

Ceci me présageait un récit des plus captivants. À ce moment quelqu'un
marcha dans le couloir, passant devant notre porte. Rouletabille écouta.
Les pas s'éloignèrent.

«Est-ce que Frédéric Larsan est dans sa chambre? Fis-je, en montrant la
cloison.

--Non, me répondit mon ami, il n'est pas là; il a dû partir ce matin
pour Paris; il est toujours sur la piste de Darzac!... M. Darzac est
parti lui aussi ce matin pour Paris. Tout cela se terminera très mal...
Je prévois l'arrestation de M. Darzac avant huit jours. Le pire est que
tout semble se liguer contre le malheureux: les événements, les choses,
les gens... Il n'est pas une heure qui s'écoule qui n'apporte contre M.
Darzac une accusation nouvelle... Le juge d'instruction en est accablé
et aveuglé... Du reste, je comprends que l'on soit aveuglé!... On le
serait à moins...

--Frédéric Larsan n'est pourtant pas un novice.

--J'ai cru, fit Rouletabille avec une moue légèrement méprisante, que
Fred était beaucoup plus fort que cela... Évidemment, ce n'est pas le
premier venu... J'ai même eu beaucoup d'admiration pour lui quand je ne
connaissais pas sa méthode de travail. Elle est déplorable... Il doit sa
réputation uniquement à son habileté; mais il manque de philosophie; la
mathématique de ses conceptions est bien pauvre...»

Je regardai Rouletabille et ne pus m'empêcher de sourire en entendant ce
gamin de dix-huit ans traiter d'enfant un garçon d'une cinquantaine
d'années qui avait fait ses preuves comme le plus fin limier de la
police d'Europe...

«Vous souriez, me fit Rouletabille... Vous avez tort!... Je vous jure
que je le roulerai... et d'une façon retentissante... mais il faut que
je me presse, car il a une avance colossale sur moi, avance que lui a
donnée M. Robert Darzac et que M. Robert Darzac va augmenter encore ce
soir... Songez donc: _chaque fois que l'assassin vient au château_, M.
Robert Darzac, par une fatalité étrange, s'absente et se refuse à donner
l'emploi de son temps!

--Chaque fois que l'assassin vient au château! m'écriai-je... Il y est
donc revenu...

--Oui, pendant cette fameuse nuit où s'est produit le phénomène...»

J'allais donc connaître ce fameux phénomène auquel Rouletabille faisait
allusion depuis une demi-heure sans me l'expliquer. Mais j'avais appris
à ne jamais presser Rouletabille dans ses narrations... Il parlait quand
la fantaisie lui en prenait ou quand il le jugeait utile, et se
préoccupait beaucoup moins de ma curiosité que de faire un résumé
complet pour lui-même d'un événement capital qui l'intéressait.

Enfin, par petites phrases rapides, il m'apprit des choses qui me
plongèrent dans un état voisin de l'abrutissement, car, en vérité, les
phénomènes de cette science encore inconnue qu'est l'hypnotisme, par
exemple, ne sont point plus inexplicables que _cette disparition de la
matière de l'assassin au moment où ils étaient quatre à la toucher_. Je
parle de l'hypnotisme comme je parlerais de l'électricité dont nous
ignorons la nature, et dont nous connaissons si peu les lois, parce que,
dans le moment, l'affaire me parut ne pouvoir s'expliquer que par de
l'inexplicable, c'est-à-dire par un événement en dehors des lois
naturelles connues. Et cependant, si j'avais eu la cervelle de
Rouletabille, j'aurais eu, comme lui, «le pressentiment de l'explication
naturelle»: car le plus curieux dans tous les mystères du Glandier a
bien été «la façon naturelle dont Rouletabille les expliqua». Mais qui
donc eût pu et pourrait encore se vanter d'avoir la cervelle de
Rouletabille? Les bosses originales et inharmoniques de son front, je ne
les ai jamais rencontrées sur aucun autre front, si ce n'est--mais bien
moins apparentes--sur le front de Frédéric Larsan, et encore fallait-il
bien regarder le front du célèbre policier pour en deviner le dessin,
tandis que les bosses de Rouletabille sautaient--si j'ose me servir de
cette expression un peu forte--sautaient aux yeux.

J'ai, parmi les papiers qui me furent remis par le jeune homme après
l'affaire, un carnet où j'ai trouvé un compte rendu complet du
«phénomène de la disparition de la matière de l'assassin», et des
réflexions qu'il inspira à mon ami. Il est préférable, je crois, de vous
soumettre ce compte rendu que de continuer à reproduire ma conversation
avec Rouletabille, car j'aurais peur, dans une pareille histoire,
d'ajouter un mot qui ne fût point l'expression de la plus stricte
vérité.



XV

Traquenard

_Extrait du carnet de Joseph Rouletabille._


La nuit dernière, nuit du 29 au 30 octobre, écrit Joseph Rouletabille,
je me réveille vers une heure du matin. Insomnie ou bruit du dehors? Le
cri de la «Bête du Bon Dieu» retentit avec une résonance sinistre, au
fond du parc. Je me lève; j'ouvre ma fenêtre. Vent froid et pluie;
ténèbres opaques, silence. Je referme ma fenêtre. La nuit est encore
déchirée par la bizarre clameur. Je passe rapidement un pantalon, un
veston. Il fait un temps à ne pas mettre un chat dehors; qui donc, cette
nuit, imite, si près du château, le miaulement du chat de la mère
Agenoux? Je prends un gros gourdin, la seule arme dont je dispose, et,
sans faire aucun bruit, j'ouvre ma porte.

Me voici dans la galerie; une lampe à réflecteur l'éclaire parfaitement;
la flamme de cette lampe vacille comme sous l'action d'un courant d'air.
Je sens le courant d'air. Je me retourne. Derrière moi, une fenêtre est
ouverte, celle qui se trouve à l'extrémité de ce bout de galerie sur
laquelle donnent nos chambres, à Frédéric Larsan et à moi, galerie que
j'appellerai «galerie tournante» pour la distinguer de la «galerie
droite», sur laquelle donne l'appartement de Mlle Stangerson. Ces deux
galeries se croisent à angle droit. Qui donc a laissé cette fenêtre
ouverte, ou qui vient de l'ouvrir? Je vais à la fenêtre; je me penche au
dehors. À un mètre environ sous cette fenêtre, il y a une terrasse qui
sert de toit à une petite pièce en encorbellement qui se trouve au
rez-de-chaussée. On peut, au besoin, sauter de la fenêtre sur la
terrasse, et de là, se laisser glisser dans la cour d'honneur du
château. Celui qui aurait suivi ce chemin ne devait évidemment pas avoir
sur lui la clef de la porte du vestibule. Mais pourquoi m'imaginer cette
scène de gymnastique nocturne? À cause d'une fenêtre ouverte? Il n'y a
peut-être là que la négligence d'un domestique. Je referme la fenêtre en
souriant de la facilité avec laquelle je bâtis des drames avec une
fenêtre ouverte. Nouveau cri de la «Bête du Bon Dieu» dans la nuit. Et
puis, le silence; la pluie a cessé de frapper les vitres. Tout dort dans
le château. Je marche avec des précautions infinies sur le tapis de la
galerie. Arrivé au coin de la galerie droite, j'avance la tête et y
jette un prudent regard. Dans cette galerie, une autre lampe à
réflecteur donne une lumière éclairant parfaitement les quelques objets
qui s'y trouvent, trois fauteuils et quelques tableaux pendus aux murs.
Qu'est-ce que je fais là? Jamais le château n'a été aussi calme. Tout y
repose. Quel est cet instinct qui me pousse vers la chambre de Mlle
Stangerson? Qu'est-ce qui me conduit vers la chambre de Mlle Stangerson?
Pourquoi cette voix qui crie au fond de mon être: «Va jusqu'à la chambre
de Mlle Stangerson!» Je baisse les yeux sur le tapis que je foule et «je
vois que mes pas, vers la chambre de Mlle Stangerson, sont conduits par
des pas qui y sont déjà allés». Oui, sur ce tapis, des traces de pas ont
apporté la boue du dehors et je suis ces pas qui me conduisent à la
chambre de Mlle Stangerson. Horreur! Horreur! Ce sont «les pas élégants»
que je reconnais, «les pas de l'assassin!» Il est venu du dehors, par
cette nuit abominable. Si l'on peut descendre de la galerie par la
fenêtre, grâce à la terrasse, on peut aussi y entrer.

L'assassin est là, dans le château, car les pas ne sont pas revenus. Il
s'est introduit dans le château par cette fenêtre ouverte à l'extrémité
de la galerie tournante; il est passé devant la chambre de Frédéric
Larsan, devant la mienne, a tourné à droite, dans la galerie droite, _et
est entré dans la chambre de Mlle Stangerson_. Je suis devant la porte
de l'appartement de Mlle Stangerson, devant la porte de l'antichambre:
elle est entrouverte, je la pousse sans faire entendre le moindre bruit.
Je me trouve dans l'antichambre et là, sous la porte de la chambre même,
je vois une barre de lumière. J'écoute. Rien! Aucun bruit, pas même
celui d'une respiration. Ah! savoir ce qui se passe dans le silence qui
est derrière cette porte! Mes yeux sur la serrure m'apprennent que cette
serrure est fermée à clef, et la clef est en dedans. Et dire que
l'assassin est peut-être là! Qu'il doit être là! S'échappera-t-il
encore, cette fois? Tout dépend de moi! Du sang-froid et, surtout, pas
une fausse manoeuvre! «Il faut voir dans cette chambre.» Y entrerai-je
par le salon de Mlle Stangerson? il me faudrait ensuite traverser le
boudoir, et l'assassin se sauverait alors par la porte de la galerie, la
porte devant laquelle je suis en ce moment.

«Pour moi, ce soir, il n'y a pas encore eu crime», car rien
n'expliquerait le silence du boudoir! Dans le boudoir, deux
gardes-malades sont installées pour passer la nuit, jusqu'à la complète
guérison de Mlle Stangerson.

Puisque je suis à peu près sûr que l'assassin est là, pourquoi ne pas
donner l'éveil tout de suite? L'assassin se sauvera peut-être, mais
peut-être aurai-je sauvé Mlle Stangerson? Et si, par hasard, l'assassin,
ce soir, n'était pas un assassin?» La porte a été ouverte pour lui
livrer passage: par qui?--et a été refermée: par qui? Il est entré,
cette nuit, dans cette chambre dont la porte était certainement fermée à
clef à l'intérieur, «car Mlle Stangerson, tous les soirs, s'enferme avec
ses gardes dans son appartement». Qui a tourné cette clef de la chambre
pour laisser entrer l'assassin? Les gardes? Deux domestiques fidèles, la
vieille femme de chambre et sa fille Sylvie? C'est bien improbable. Du
reste, elles couchent dans le boudoir, et Mlle Stangerson, très
inquiète, très prudente, m'a dit Robert Darzac, veille elle-même à sa
sûreté depuis qu'elle est assez bien portante pour faire quelques pas
dans son appartement--dont je ne l'ai pas encore vue sortir. Cette
inquiétude et cette prudence soudaines chez Mlle Stangerson, qui avaient
frappé M. Darzac, m'avaient également laissé à réfléchir. Lors du crime
de la «Chambre Jaune», il ne fait point de doute que la malheureuse
_attendait l'assassin_. L'attendait-elle encore ce soir? Mais qui donc a
tourné cette clef pour ouvrir «à l'assassin qui est là»? Si c'était Mlle
Stangerson «elle-même»? Car enfin elle peut redouter, elle doit redouter
la venue de l'assassin et avoir des raisons pour lui ouvrir la porte,
«pour être forcée de lui ouvrir la porte!» Quel terrible rendez-vous est
donc celui-ci? Rendez-vous de crime? À coup sûr, pas rendez-vous
d'amour, car Mlle Stangerson adore M. Darzac, je le sais. Toutes ces
réflexions traversent mon cerveau comme un éclair qui n'illuminerait que
des ténèbres. Ah! Savoir...

S'il y a tant de silence, derrière cette porte, c'est sans doute qu'on y
a besoin de silence! Mon intervention peut être la cause de plus de mal
que de bien? Est-ce que je sais? Qui me dit que mon intervention ne
déterminerait pas, dans la minute, un crime? Ah! voir et savoir, sans
troubler le silence!

Je sors de l'antichambre. Je vais à l'escalier central, je le descends;
me voici dans le vestibule; je cours le plus silencieusement possible
vers la petite chambre au rez-de-chaussée, où couche, depuis l'attentat
du pavillon, le père Jacques.

«Je le trouve habillé», les yeux grands ouverts, presque hagards. Il ne
semble point étonné de me voir; il me dit qu'il s'est levé parce qu'il a
entendu le cri de «la Bête du Bon Dieu», et qu'il a entendu des pas,
dans le parc, des pas qui glissaient devant sa fenêtre. Alors, il a
regardé à la fenêtre «et il a vu passer, tout à l'heure, un fantôme
noir». Je lui demande s'il a une arme. Non, il n'a plus d'arme, depuis
que le juge d'instruction lui a pris son revolver. Je l'entraîne. Nous
sortons dans le parc par une petite porte de derrière. Nous glissons le
long du château jusqu'au point qui est juste au-dessous de la chambre de
Mlle Stangerson. Là, je colle le père Jacques contre le mur, lui défends
de bouger, et moi, profitant d'un nuage qui recouvre en ce moment la
lune, je m'avance en face de la fenêtre, mais en dehors du carré de
lumière qui en vient; «car la fenêtre est entrouverte». Par précaution?
Pour pouvoir sortir plus vite par la fenêtre, si quelqu'un venait à
entrer par une porte? Oh! oh! celui qui sautera par cette fenêtre aurait
bien des chances de se rompre le cou! Qui me dit que l'assassin n'a pas
une corde? Il a dû tout prévoir... Ah! savoir ce qui se passe dans cette
chambre!... connaître le silence de cette chambre!... Je retourne au
père Jacques et je prononce un mot, à son oreille: «Échelle». Dès
l'abord, j'ai bien pensé à l'arbre qui, huit jours auparavant m'a déjà
servi d'observatoire, mais j'ai aussitôt constaté que la fenêtre est
entrouverte de telle sorte que je ne puis rien voir, cette fois-ci, en
montant dans l'arbre, de ce qui se passe dans la chambre. Et puis non
seulement je veux voir, mais pouvoir entendre et... agir...

Le père Jacques, très agité, presque tremblant, disparaît un instant et
revient, sans échelle, me faisant, de loin, de grands signes avec ses
bras pour que je le rejoigne au plus tôt. Quand je suis près de lui:
«Venez!» me souffle-t-il.

Il me fait faire le tour du château par le donjon. Arrivé là, il me dit:

«J'étais allé chercher mon échelle dans la salle basse du donjon, qui
nous sert de débarras, au jardinier et à moi; la porte du donjon était
ouverte et l'échelle n'y était plus. En sortant, sous le clair de lune,
voilà où je l'ai aperçue!»

Et il me montrait, à l'autre extrémité du château, une échelle appuyée
contre les «corbeaux» qui soutenaient la terrasse, au-dessous de la
fenêtre que j'avais trouvée ouverte. La terrasse m'avait empêché de voir
l'échelle... grâce à cette échelle, il était extrêmement facile de
pénétrer dans la galerie tournante du premier étage, et je ne doutai
plus que ce fût là le chemin pris par l'inconnu.

Nous courons à l'échelle; mais, au moment de nous en emparer, le père
Jacques me montre la porte entrouverte de la petite pièce du
rez-de-chaussée qui est placée en encorbellement à l'extrémité de cette
aile droite du château, et qui a pour plafond cette terrasse dont j'ai
parlé. Le père Jacques pousse un peu la porte, regarde à l'intérieur, et
me dit, dans un souffle.

«Il n'est pas là!--Qui?--le garde!»

La bouche encore une fois à mon oreille: «Vous savez bien que le garde
couche dans cette pièce, depuis qu'on fait des réparations au
donjon!...» et, du même geste significatif, il me montre la porte
entrouverte, l'échelle, la terrasse et la fenêtre, que j'ai tout à
l'heure refermée, de la galerie tournante.

Quelles furent mes pensées alors? Avais-je le temps d'avoir des pensées?
Je «sentais», plus que je ne pensais...

Évidemment, sentais-je, «si le garde est là-haut dans la chambre» (je
dis: «si», car je n'ai, en ce moment, en dehors de cette échelle, et de
cette chambre du garde déserte, aucun indice qui me permette même de
soupçonner le garde), s'il y est, il a été obligé de passer par cette
échelle et par cette fenêtre, car les pièces qui se trouvent derrière sa
nouvelle chambre, étant occupées par le ménage du maître d'hôtel et de
la cuisinière, et par les cuisines, lui ferment le chemin du vestibule
et de l'escalier, à l'intérieur du château... «si c'est le garde qui a
passé par là», il lui aura été facile, sous quelque prétexte, hier soir,
d'aller dans la galerie et de veiller à ce que cette fenêtre soit
simplement poussée à l'intérieur, les panneaux joints, de telle sorte
qu'il n'ait plus, de l'extérieur, qu'à appuyer dessus pour que la
fenêtre s'ouvre et qu'il puisse sauter dans la galerie. Cette nécessité
de la fenêtre non fermée à l'intérieur restreint singulièrement le champ
des recherches sur la personnalité de l'assassin. Il faut que l'assassin
«soit de la maison»; à moins qu'il n'ait un complice, auquel je ne crois
pas...; à moins... à moins que Mlle Stangerson «elle-même» ait veillé à
ce que cette fenêtre ne soit point fermée de l'intérieur...

«Mais quel serait donc ce secret effroyable qui ferait que Mlle
Stangerson serait dans la nécessité de supprimer les obstacles qui la
séparent de son assassin?»

J'empoigne l'échelle et nous voici repartis sur les derrières du
château. La fenêtre de la chambre est toujours entrouverte; les rideaux
sont tirés, mais ne se rejoignent point; ils laissent passer un grand
rai de lumière, qui vient s'allonger sur la pelouse à mes pieds. Sous la
fenêtre de la chambre j'applique mon échelle. Je suis à peu près sûr de
n'avoir fait aucun bruit. «Et, pendant que le père Jacques reste au pied
de l'échelle», je gravis l'échelle, moi, tout doucement, tout doucement,
avec mon gourdin. Je retiens ma respiration; je lève et pose les pieds
avec des précautions infinies. Soudain, un gros nuage, et une nouvelle
averse. Chance. Mais, tout à coup, le cri sinistre de la «Bête du Bon
Dieu» m'arrête au milieu de mon ascension. Il me semble que ce cri vient
d'être poussé derrière moi, à quelques mètres. Si ce cri était un
signal! Si quelque complice de l'homme m'avait vu, sur mon échelle. Ce
cri appelle peut-être l'homme à la fenêtre! Peut-être!... Malheur,
«l'homme est à la fenêtre! Je sens sa tête au-dessus de moi; j'entends
son souffle. Et moi, je ne puis le regarder; le plus petit mouvement de
ma tête, et je suis perdu! Va-t-il me voir? Va-t-il, dans la nuit,
baisser la tête? Non!... il s'en va... il n'a rien vu... je le sens,
plus que je ne l'entends, marcher, à pas de loup, dans la chambre; et je
gravis encore quelques échelons. Ma tête est à la hauteur de la pierre
d'appui de la fenêtre; mon front dépasse cette pierre; mes yeux, entre
les rideaux, voient.

L'homme est là, assis au petit bureau de Mlle Stangerson, _et il écrit._
Il me tourne le dos. Il a une bougie devant lui; mais, comme il est
penché sur la flamme de cette bougie, la lumière projette des ombres qui
me le déforment. Je ne vois qu'un dos monstrueux, courbé.

Chose stupéfiante: Mlle Stangerson n'est pas là! Son lit n'est pas
défait. Où donc couche-t-elle, cette nuit? Sans doute dans la chambre à
côté, avec ses femmes. Hypothèse. Joie de trouver l'homme seul.
Tranquillité d'esprit pour préparer le traquenard.

Mais qui est donc cet homme qui écrit là, sous mes yeux, installé à ce
bureau comme s'il était chez lui? S'il n'y avait point «les pas de
l'assassin» sur le tapis de la galerie, s'il n'y avait pas eu la fenêtre
ouverte, s'il n'y avait pas eu, sous cette fenêtre, l'échelle, je
pourrais être amené à penser que cet homme a le droit d'être là et qu'il
s'y trouve normalement à la suite de causes normales que je ne connais
pas encore. Mais il ne fait point de doute que cet inconnu mystérieux
est l'homme de la «Chambre Jaune», celui dont Mlle Stangerson est
obligée, sans le dénoncer, de subir les coups assassins. Ah! voir sa
figure! Le surprendre! Le prendre!

Si je saute dans la chambre en ce moment, «il» s'enfuit ou par
l'antichambre ou par la porte à droite qui donne sur le boudoir. Par là,
traversant le salon, il arrive à la galerie et je le perds. Or, je le
tiens; encore cinq minutes, et je le tiens, mieux que si je l'avais dans
une cage... Qu'est-ce qu'il fait là, solitaire, dans la chambre de Mlle
Stangerson? Qu'écrit-il? À qui écrit-il?... Descente. L'échelle par
terre. Le père Jacques me suit. Rentrons au château. J'envoie le père
Jacques éveiller M. Stangerson. Il doit m'attendre chez M. Stangerson,
et ne lui rien dire de précis avant mon arrivée. Moi, je vais aller
éveiller Frédéric Larsan. Gros ennui pour moi. J'aurais voulu travailler
seul et avoir toute l'aubaine de l'affaire, au nez de Larsan endormi.
Mais le père Jacques et M. Stangerson sont des vieillards et moi, je ne
suis peut-être pas assez développé. Je manquerais peut-être de force...
Larsan, lui, a l'habitude de l'homme que l'on terrasse, que l'on jette
par terre, que l'on relève, menottes aux poignets. Larsan m'ouvre,
ahuri, les yeux gonflés de sommeil, prêt à m'envoyer promener, ne
croyant nullement à mes imaginations de petit reporter. Il faut que je
lui affirme que «l'homme est là!»

«C'est bizarre, dit-il, _je croyais l'avoir quitté cet après-midi, à
Paris!_»

Il se vêt hâtivement et s'arme d'un revolver. Nous nous glissons dans la
galerie.

Larsan me demande:

«Où est-il?

--Dans la chambre de Mlle Stangerson.

--Et Mlle Stangerson?

--Elle n'est pas dans sa chambre!

--Allons-y!

--N'y allez pas! L'homme, à la première alerte, se sauvera... il a trois
chemins pour cela... la porte, la fenêtre, le boudoir où se trouvent les
femmes...

--Je tirerai dessus...

--Et si vous le manquez? Si vous ne faites que le blesser? Il
s'échappera encore... Sans compter que, lui aussi, est certainement
armé... Non, laissez-moi diriger l'expérience, et je réponds de tout...

--Comme vous voudrez», me dit-il avec assez de bonne grâce.

Alors, après m'être assuré que toutes les fenêtres des deux galeries
sont hermétiquement closes, je place Frédéric Larsan à l'extrémité de la
galerie tournante, devant cette fenêtre que j'ai trouvée ouverte et que
j'ai refermée. Je dis à Fred:

«Pour rien au monde, vous ne devez quitter ce poste, jusqu'au moment où
je vous appellerai... Il y a cent chances sur cent pour que l'homme
revienne à cette fenêtre et essaye de se sauver par là, quand il sera
poursuivi, car c'est par là qu'il est venu et par là qu'il a préparé sa
fuite. Vous avez un poste dangereux...

--Quel sera le vôtre? demanda Fred.

--Moi, je sauterai dans la chambre, et je vous rabattrai l'homme!

--Prenez mon revolver, dit Fred, je prendrai votre bâton.

--Merci, fis-je, vous êtes un brave homme»

Et j'ai pris le revolver de Fred. J'allais être seul avec l'homme,
là-bas, qui écrivait dans la chambre, et vraiment ce revolver me faisait
plaisir.

Je quittai donc Fred, l'ayant posté à la fenêtre 5 sur le plan, et je me
dirigeai, toujours avec la plus grande précaution, vers l'appartement de
M. Stangerson, dans l'aile gauche du château. Je trouvai M. Stangerson
avec le père Jacques, qui avait observé la consigne, se bornant à dire à
son maître qu'il lui fallait s'habiller au plus vite. Je mis alors M.
Stangerson, en quelques mots, au courant de ce qui se passait. Il
s'arma, lui aussi, d'un revolver, me suivit et nous fûmes aussitôt dans
la galerie tous trois. Tout ce qui vient de se passer, depuis que
j'avais vu l'assassin assis devant le bureau, avait à peine duré dix
minutes. M. Stangerson voulait se précipiter immédiatement sur
l'assassin et le tuer: c'était bien simple. Je lui fis entendre qu'avant
tout il ne fallait pas risquer, «en voulant le tuer, de le manquer
vivant».

Quand je lui eus juré que sa fille n'était pas dans la chambre et
qu'elle ne courait aucun danger, il voulut bien calmer son impatience et
me laisser la direction de l'événement. Je dis encore au père Jacques et
à M. Stangerson qu'ils ne devaient venir à moi que lorsque je les
appellerais ou lorsque je tirerais un coup de revolver «et j'envoyai le
père Jacques se placer» devant la fenêtre située à l'extrémité de la
galerie droite. (La fenêtre est marquée du chiffre 2 sur mon plan.)
J'avais choisi ce poste pour le père Jacques parce que j'imaginais que
l'assassin, traqué à sa sortie de la chambre, se sauvant à travers la
galerie pour rejoindre la fenêtre qu'il avait laissée ouverte, et
voyant, tout à coup, en arrivant au carrefour des galeries, devant cette
dernière fenêtre, Larsan gardant la galerie tournante, continuerait son
chemin dans la galerie droite. Là, il rencontrerait le père Jacques, qui
l'empêcherait de sauter dans le parc par la fenêtre qui ouvrait à
l'extrémité de la galerie droite. C'est ainsi, certainement, qu'en une
telle occurrence devait agir l'assassin s'il connaissait les lieux (et
cette hypothèse ne faisait point de doute pour moi). Sous cette fenêtre,
en effet, se trouvait extérieurement une sorte de contrefort. Toutes les
autres fenêtres des galeries donnaient à une telle hauteur sur des
fossés qu'il était à peu près impossible de sauter par là sans se rompre
le cou. Portes et fenêtres étaient bien et solidement fermées, y compris
la porte de la chambre de débarras, à l'extrémité de la galerie droite:
Je m'en étais rapidement assuré.

Donc, après avoir indiqué comme je l'ai dit, son poste au père Jacques
«et l'y avoir vu», je plaçai M. Stangerson devant le palier de
l'escalier, non loin de la porte de l'antichambre de sa fille. Tout
faisait prévoir que, dès lors que je traquais l'assassin dans la
chambre, celui-ci se sauverait par l'antichambre plutôt que par le
boudoir où se trouvaient les femmes et dont la porte avait dû être
fermée par Mlle Stangerson elle-même, si, comme je le pensais, elle
s'était réfugiée dans ce boudoir «pour ne pas voir l'assassin qui allait
venir chez elle!» Quoi qu'il en fût, il retombait toujours dans la
galerie «où mon monde l'attendait à toutes les issues possibles».

Arrivé là, il voit à sa gauche, presque sur lui, M. Stangerson; il se
sauve alors à droite, vers la galerie tournante, «ce qui est le chemin,
du reste, de sa fuite préparée». À l'intersection des deux galeries il
aperçoit à la fois, comme je l'explique plus haut, à sa gauche, Frédéric
Larsan au bout de la galerie tournante, et en face le père Jacques, au
bout de la galerie droite. M. Stangerson et moi, nous arrivons par
derrière. Il est à nous! Il ne peut plus nous échapper!... Ce plan me
paraissait le plus sage, le plus sûr «et le plus simple». Si nous avions
pu directement placer quelqu'un de nous derrière la porte du boudoir de
Mlle Stangerson qui ouvrait sur la chambre à coucher, peut-être eût-il
paru plus simple «à certains qui ne réfléchissent pas» d'assiéger
directement les deux portes de la pièce où se trouvait l'homme, celle du
boudoir et celle de l'antichambre; mais nous ne pouvions pénétrer dans
le boudoir que par le salon, dont la porte avait été fermée à
l'intérieur par les soins inquiets de Mlle Stangerson. Et ainsi, ce
plan, qui serait venu à l'intellect d'un sergent de ville quelconque, se
trouvait impraticable. Mais moi, qui suis obligé de réfléchir, je dirai
que, même si j'avais eu la libre disposition du boudoir, j'aurais
maintenu mon plan tel que je viens de l'exposer; car tout autre plan
d'attaque direct par chacune des portes de la chambre «nous séparait les
uns des autres au moment de la lutte avec l'homme», tandis que mon plan
«réunissait tout le monde pour l'attaque», à un endroit que j'avais
déterminé avec une précision quasi mathématique. Cet endroit était
l'intersection des deux galeries.

Ayant ainsi placé mon monde, je ressortis du château, courus à mon
échelle, la réappliquai contre le mur et, le revolver au poing, je
grimpai.

Que si quelques-uns sourient de tant de précautions préalables, je les
renverrai au mystère de la «Chambre Jaune» et à toutes les preuves que
nous avions de la fantastique astuce de l'assassin; et aussi, que si
quelques-uns trouvent bien méticuleuses toutes mes observations dans un
moment où l'on doit être entièrement pris par la rapidité du mouvement,
de la décision et de l'action, je leur répliquerai que j'ai voulu
longuement et complètement rapporter ici toutes les dispositions d'un
plan d'attaque conçu et exécuté aussi rapidement qu'il est lent à se
dérouler sous ma plume. J'ai voulu cette lenteur et cette précision pour
être certain de ne rien omettre des conditions dans lesquelles se
produisit l'étrange phénomène qui, jusqu'à nouvel ordre et naturelle
explication, me semble devoir prouver mieux que toutes les théories du
professeur Stangerson, «la dissociation de la matière», je dirai même la
dissociation «instantanée» de la matière.



XVI

Étrange phénomène de dissociation de la matière

_Extrait du carnet de Joseph Rouletabille (suite)._


Me voici de nouveau à la pierre de la fenêtre, continue Rouletabille, et
de nouveau ma tête dépasse cette pierre; entre les rideaux dont la
disposition n'a pas bougé, je m'apprête à regarder, anxieux de savoir
dans quelle attitude je vais trouver l'assassin. S'il pouvait me tourner
le dos! S'il pouvait être encore à cette table, en train d'écrire...
Mais peut-être... peut-être n'est-il plus là!... Et comment se serait-il
enfui?... Est-ce que je n'ai pas son échelle»?... Je fais appel à tout
mon sang-froid. J'avance encore la tête. Je regarde: il est là; je
revois son dos monstrueux, déformé par les ombres projetées par la
bougie. Seulement, «il» n'écrit plus et la bougie n'est plus sur le
petit bureau. La bougie est sur le parquet devant l'homme courbé
au-dessus d'elle. Position bizarre, mais qui me sert. Je retrouve ma
respiration. Je monte encore. Je suis aux derniers échelons; ma main
gauche saisit l'appui de la fenêtre; au moment de réussir je sens mon
coeur battre à coups précipités. Je mets mon revolver entre mes dents.
Ma main droite maintenant tient aussi l'appui de la fenêtre. Un
mouvement nécessairement un peu brusque, un rétablissement sur les
poignets et je vais être sur la fenêtre... Pourvu que l'échelle!...
C'est ce qui arrive... je suis dans la nécessité de prendre un point
d'appui un peu fort sur l'échelle et mon pied n'a point plutôt quitté
celle-ci que je sens qu'elle bascule. Elle racle le mur et s'abat...
Mais déjà mes genoux touchent la pierre... Avec une rapidité que je
crois sans égale, je me dresse debout sur la pierre... Mais plus rapide
que moi a été l'assassin... Il a entendu le raclement de l'échelle
contre le mur et j'ai vu tout à coup le dos monstrueux se soulever,
l'homme se dresser, se retourner... J'ai vu sa tête... ai-je bien vu sa
tête?... La bougie était sur le parquet et n'éclairait suffisamment que
ses jambes. À partir de la hauteur de la table, il n'y avait guère dans
la chambre que des ombres, que de la nuit... J'ai vu une tête chevelue,
barbue... Des yeux de fou; une face pâle qu'encadraient deux larges
favoris; la couleur, autant que je pouvais dans cette seconde obscure
distinguer, la couleur... en était rousse... à ce qu'il m'est apparu...
à ce que j'ai pensé... Je ne connaissais point cette figure. Ce fut, en
somme, la sensation principale que je reçus de cette image entrevue dans
des ténèbres vacillantes... Je ne connaissais pas cette figure «ou, tout
au moins, je ne la reconnaissais pas»!

Ah! Maintenant, il fallait faire vite!... il fallait être le vent! la
tempête!... la foudre! Mais hélas... hélas! «il y avait des mouvements
nécessaires...» Pendant que je faisais les mouvements nécessaires de
rétablissement sur les poignets, du genou sur la pierre, de mes pieds
sur la pierre... l'homme qui m'avait aperçu à la fenêtre avait bondi,
s'était précipité comme je l'avais prévu sur la porte de l'antichambre,
avait eu le temps de l'ouvrir et fuyait. Mais déjà j'étais derrière lui
revolver au poing. Je hurlai: «À moi!»

Comme une flèche j'avais traversé la chambre et cependant j'avais pu
voir qu'«il y avait une lettre sur la table». Je rattrapai presque
l'homme dans l'antichambre, car le temps qu'il lui avait fallu pour
ouvrir la porte lui avait au moins pris une seconde. Je le touchai
presque; il me colla sur le nez la porte qui donne de l'antichambre sur
la galerie... Mais j'avais des ailes, je fus dans la galerie à trois
mètres de lui... M. Stangerson et moi le poursuivîmes à la même hauteur.
L'homme avait pris, toujours comme je l'avais prévu, la galerie à sa
droite, c'est-à-dire le chemin préparé de sa fuite... «À moi, Jacques! À
moi, Larsan!» m'écriai-je. Il ne pouvait plus nous échapper! Je poussai
une clameur de joie, de victoire sauvage... L'homme parvint à
l'intersection des deux galeries à peine deux secondes avant nous et la
rencontre que j'avais décidée, le choc fatal qui devait inévitablement
se produire, eut lieu! Nous nous heurtâmes tous à ce carrefour: M.
Stangerson et moi venant d'un bout de la galerie droite, le père Jacques
venant de l'autre bout de cette même galerie et Frédéric Larsan venant
de la galerie tournante. Nous nous heurtâmes jusqu'à tomber...

«Mais l'homme n'était pas là!»

Nous nous regardions avec des yeux stupides, des yeux d'épouvante,
devant cet «irréel»: «l'homme n'était pas là!»

Où est-il? Où est-il? Où est-il?... Tout notre être demandait: «Où
est-il?»

«Il est impossible qu'il se soit enfui! m'écriai-je dans une colère plus
grande que mon épouvante!

--Je le touchais, s'exclama Frédéric Larsan.

--Il était là, j'ai senti son souffle dans la figure! faisait le père
Jacques.

--Nous le touchions!» répétâmes-nous, M. Stangerson et moi.

Où est-il? Où est-il? Où est-il?...

Nous courûmes comme des fous dans les deux galeries; nous visitâmes
portes et fenêtres; elles étaient closes, hermétiquement closes... On
n'avait pas pu les ouvrir, puisque nous les trouvions fermées... Et
puis, est-ce que cette ouverture d'une porte ou d'une fenêtre par cet
homme, ainsi traqué, sans que nous ayons pu apercevoir son geste, n'eût
pas été plus inexplicable encore que la disparition de l'homme lui-même?

Où est-il? Où est-il?... Il n'a pu passer par une porte, ni par une
fenêtre, ni par rien. Il n'a pu passer à travers nos corps!...

J'avoue que, dans le moment, je fus anéanti. Car, enfin, il faisait
clair dans la galerie, et dans cette galerie il n'y avait ni trappe, ni
porte secrète dans les murs, ni rien où l'on pût se cacher. Nous
remuâmes les fauteuils et soulevâmes les tableaux. Rien! Rien! Nous
aurions regardé dans une potiche, s'il y avait eu une potiche!



XVII

La galerie inexplicable


Mlle Mathilde Stangerson apparut sur le seuil de son antichambre,
continue toujours le carnet de Rouletabille. Nous étions presque à sa
porte, dans cette galerie où venait de se passer l'incroyable phénomène.
Il y a des moments où l'on sent sa cervelle fuir de toutes parts. Une
balle dans la tête, un crâne qui éclate, le siège de la logique
assassiné, la raison en morceaux... tout cela était sans doute
comparable à la sensation, qui m'épuisait, «qui me vidait», du
déséquilibre de tout, de la fin de mon moi pensant, pensant avec ma
pensée d'homme! La ruine morale d'un édifice rationnel, doublé de la
ruine réelle de la vision physiologique, alors que les yeux voient
toujours clair, quel coup affreux sur le crâne!

Heureusement, Mlle Mathilde Stangerson apparut sur le seuil de son
antichambre. Je la vis; et ce fut une diversion à ma pensée en chaos...
Je la respirai... «je respirai son parfum de la dame en noir... Chère
dame en noir, chère dame en noir» que je ne reverrai jamais plus! Mon
Dieu! dix ans de ma vie, la moitié de ma vie pour revoir la dame en
noir! Mais, hélas! Je ne rencontre plus, de temps en temps, et
encore!... et encore!... que le parfum, à peu près le parfum dont je
venais respirer la trace, sensible pour moi seul, dans le parloir de ma
jeunesse!... c'est cette réminiscence aiguë de ton cher parfum, dame en
noir, qui me fit aller vers celle-ci que voilà tout en blanc, et si
pâle, si pâle, et si belle sur le seuil de la «galerie inexplicable»!
Ses beaux cheveux dorés relevés sur la nuque laissent voir l'étoile
rouge de sa tempe, la blessure dont elle faillit mourir... Quand je
commençais seulement à prendre ma raison par le bon bout, dans cette
affaire, j'imaginais que, la nuit du mystère de la «Chambre Jaune», Mlle
Stangerson portait les cheveux en bandeaux... «Mais, avant mon entrée
dans la «Chambre Jaune», comment aurais-je raisonné sans la chevelure
aux bandeaux»?

Et maintenant, je ne raisonne plus du tout, depuis le fait de la
«galerie inexplicable»; je suis là, stupide, devant l'apparition de Mlle
Stangerson, pâle et si belle. Elle est vêtue d'un peignoir d'une
blancheur de rêve. On dirait une apparition, un doux fantôme. Son père
la prend dans ses bras, l'embrasse avec passion, semble la reconquérir
une fois de plus, puisqu'une fois de plus elle eût pu, pour lui, être
perdue! Il n'ose l'interroger... Il l'entraîne dans sa chambre où nous
les suivons... car, enfin, il faut savoir!... La porte du boudoir est
ouverte... Les deux visages épouvantés des gardes-malades sont penchés
vers nous... «Mlle Stangerson demande ce que signifie tout ce bruit.»
«Voilà, dit-elle, c'est bien simple!...»--Comme c'est simple! comme
c'est simple!--... Elle a eu l'idée de ne pas dormir cette nuit dans sa
chambre, de se coucher dans la même pièce que les gardes-malades, dans
le boudoir... Et elle a fermé, sur elles trois, la porte du boudoir...
Elle a, depuis la nuit criminelle, des craintes, des peurs soudaines
fort compréhensibles, n'est-ce pas?... Qui comprendra pourquoi, cette
nuit justement «où il devait revenir», elle s'est enfermée par un
«hasard» très heureux avec ses femmes? Qui comprendra pourquoi elle
repousse la volonté de M. Stangerson de coucher dans le salon de sa
fille, puisque sa fille a peur? Qui comprendra pourquoi la lettre, qui
était tout à l'heure sur la table de la chambre, «n'y est plus»!...
Celui qui comprendra cela dira: Mlle Stangerson savait que l'assassin
devait revenir... elle ne pouvait l'empêcher de revenir... elle n'a
prévenu personne parce qu'il faut que l'assassin reste inconnu...
inconnu de son père, inconnu de tous... excepté de Robert Darzac. Car M.
Darzac doit le connaître maintenant... Il le connaissait peut-être
avant! Se rappeler la phrase du jardin de l'Élysée: «Me faudra-t-il,
pour vous avoir, commettre un crime?» Contre qui, le crime, sinon
«contre l'obstacle», contre l'assassin? Se rappeler encore cette phrase
de M. Darzac en réponse à ma question: «Cela ne vous déplairait-il point
que je découvre l'assassin?--Ah! Je voudrais le tuer de ma main!» Et je
lui ai répliqué: «Vous n'avez pas répondu à ma question!» Ce qui était
vrai. En vérité, en vérité, M. Darzac connaît si bien l'assassin qu'il a
peur que je le découvre, «tout en voulant le tuer». Il n'a facilité mon
enquête que pour deux raisons: d'abord parce que je l'y ai forcé;
ensuite, pour mieux veiller sur elle...

Je suis dans la chambre... dans sa chambre... je la regarde, elle... et
je regarde aussi la place où était la lettre tout à l'heure... Mlle
Stangerson s'est emparée de la lettre; cette lettre était pour elle,
évidemment... évidemment... Ah! comme la malheureuse tremble... Elle
tremble au récit fantastique que son père lui fait de la présence de
l'assassin dans sa chambre et de la poursuite dont il a été l'objet...
Mais il est visible... il est visible qu'elle n'est tout à fait rassurée
que lorsqu'on lui affirme que l'assassin, par un sortilège inouï, a pu
nous échapper.

Et puis il y a un silence... Quel silence!... Nous sommes tous là, à
«la» regarder... Son père, Larsan, le père Jacques et moi... Quelles
pensées roulent dans ce silence autour d'elle?... Après l'événement de
ce soir, après le mystère de la «galerie inexplicable», après cette
réalité prodigieuse de l'installation de l'assassin dans sa chambre, à
elle, il me semble que toutes les pensées, toutes, depuis celles qui se
traînent sous le crâne du père Jacques, jusqu'à celles qui «naissent»
sous le crâne de M. Stangerson, toutes pourraient se traduire par ces
mots qu'on lui adresserait, à elle: «Oh! toi qui connais le mystère,
explique-le-nous, et nous te sauverons peut-être!» Ah! comme je voudrais
la sauver... d'elle-même, et de l'autre!... J'en pleure... Oui, je sens
mes yeux se remplir de larmes devant tant de misère si horriblement
cachée.

Elle est là, celle qui a le parfum de «la dame en noir»... je la vois
enfin, chez elle, dans sa chambre, dans cette chambre où elle n'a pas
voulu me recevoir... dans cette chambre «où elle se tait», où elle
continue de se taire. Depuis l'heure fatale de la «Chambre Jaune», nous
tournons autour de cette femme invisible et muette pour savoir ce
qu'elle sait. Notre désir, notre volonté de savoir doivent lui être un
supplice de plus. Qui nous dit que, si «nous apprenons», la connaissance
de «son» mystère ne sera pas le signal d'un drame plus épouvantable que
ceux qui se sont déjà déroulés ici? Qui nous dit qu'elle n'en mourra
pas? Et cependant, elle a failli mourir... et nous ne savons rien... Ou
plutôt il y en a qui ne savent rien... mais moi... si je savais «qui»,
je saurais tout... Qui? qui? qui?... et ne sachant pas qui, je dois me
taire, par pitié pour elle, car il ne fait point de doute qu'elle sait,
elle, comment «il» s'est enfui, lui, de la «Chambre Jaune», et cependant
elle se tait. Pourquoi parlerais-je? Quand je saurai qui, «je lui
parlerai, à lui!»

Elle nous regarde maintenant... mais de loin... comme si nous n'étions
pas dans sa chambre... M. Stangerson rompt le silence. M. Stangerson
déclare que, désormais, il ne quittera plus l'appartement de sa fille.
C'est en vain que celle-ci veut s'opposer à cette volonté formelle, M.
Stangerson tient bon. Il s'y installera dès cette nuit même, dit-il. Sur
quoi, uniquement occupé de la santé de sa fille, il lui reproche de
s'être levée... puis il lui tient soudain de petits discours
enfantins... Il lui sourit... il ne sait plus beaucoup ni ce qu'il dit,
ni ce qu'il fait... L'illustre professeur perd la tête... Il répète des
mots sans suite qui attestent le désarroi de son esprit... celui du
nôtre n'est guère moindre. Mlle Stangerson dit alors, avec une voix si
douloureuse, ces simples mots: «Mon père! mon père!» que celui-ci éclate
en sanglots. Le père Jacques se mouche et Frédéric Larsan, lui-même, est
obligé de se détourner pour cacher son émotion. Moi, je n'en peux
plus... je ne pense plus, je ne sens plus, je suis au-dessous du
végétal. Je me dégoûte.

C'est la première fois que Frédéric Larsan se trouve, comme moi, en face
de Mlle Stangerson, depuis l'attentat de la «Chambre Jaune». Comme moi,
il avait insisté pour pouvoir interroger la malheureuse; mais, pas plus
que moi, il n'avait été reçu. À lui comme à moi, on avait toujours fait
la même réponse: Mlle Stangerson était trop faible pour nous recevoir,
les interrogatoires du juge d'instruction la fatiguaient suffisamment,
etc... Il y avait là une mauvaise volonté évidente à nous aider dans nos
recherches qui, «moi», ne me surprenait pas, mais qui étonnait toujours
Frédéric Larsan. Il est vrai que Frédéric Larsan et moi avons une
conception du crime tout à fait différente...

... Ils pleurent... Et je me surprends encore à répéter au fond de moi:
La sauver!... la sauver malgré elle! la sauver sans la compromettre! La
sauver sans qu'«il» parle! Qui: «il?»--«Il», l'assassin... Le prendre et
lui fermer la bouche!... Mais M. Darzac l'a fait entendre: «pour lui
fermer la bouche, il faut le tuer!» Conclusion logique des phrases
échappées à M. Darzac. Ai-je le droit de tuer l'assassin de Mlle
Stangerson? Non!... Mais qu'il m'en donne seulement l'occasion. Histoire
de voir s'il est bien, réellement, en chair et en os! Histoire de voir
son cadavre, puisqu'on ne peut saisir son corps vivant!

Ah! comment faire comprendre à cette femme, qui ne nous regarde même
pas, qui est toute à son effroi et à la douleur de son père, que je suis
capable de tout pour la sauver... Oui... oui... je recommencerai à
prendre ma raison par le bon bout et j'accomplirai des prodiges...

Je m'avance vers elle... je veux parler, je veux la supplier d'avoir
confiance en moi... je voudrais lui faire entendre par quelques mots,
compris d'elle seule et de moi, que je sais comment son assassin est
sorti de la «Chambre Jaune», que j'ai deviné la moitié de son secret...
et que je la plains, elle, de tout mon coeur... Mais déjà son geste nous
prie de la laisser seule, exprime la lassitude, le besoin de repos
immédiat... M. Stangerson nous demande de regagner nos chambres, nous
remercie, nous renvoie... Frédéric Larsan et moi saluons, et, suivis du
père Jacques, nous regagnons la galerie. J'entends Frédéric Larsan qui
murmure: «Bizarre! bizarre!...» Il me fait signe d'entrer dans sa
chambre. Sur le seuil, il se retourne vers le père Jacques. Il lui
demande:

«Vous l'avez bien vu, vous?

--Qui?

--L'homme!

--Si je l'ai vu!... Il avait une large barbe rousse, des cheveux roux...

--C'est ainsi qu'il m'est apparu, à moi, fis-je.

--Et à moi aussi», dit Frédéric Larsan.

Le grand Fred et moi nous sommes seuls, maintenant, à parler de la
chose, dans sa chambre. Nous en parlons une heure, retournant l'affaire
dans tous les sens. Il est clair que Fred, aux questions qu'il me pose,
aux explications qu'il me donne, est persuadé--malgré ses yeux, malgré
mes yeux, malgré tous les yeux--que l'homme a disparu par quelque
passage secret de ce château qu'il connaissait.

«Car il connaît le château, me dit-il; il le connaît bien...

--C'est un homme de taille plutôt grande, bien découplé...

--Il a la taille qu'il faut... murmure Fred...

--Je vous comprends, dis-je... mais comment expliquez-vous la barbe
rousse, les cheveux roux?

--Trop de barbe, trop de cheveux... Des postiches, indique Frédéric
Larsan.

--C'est bientôt dit... Vous êtes toujours occupé par la pensée de Robert
Darzac... Vous ne pourrez donc vous en débarrasser jamais?... Je suis
sûr, moi, qu'il est innocent...

--Tant mieux! Je le souhaite... mais vraiment tout le condamne... Vous
avez remarqué les pas sur le tapis?... Venez les voir...

--Je les ai vus... Ce sont «les pas élégants» du bord de l'étang.

--Ce sont les pas de Robert Darzac; le nierez-vous?

--Évidemment, on peut s'y méprendre...

--Avez-vous remarqué que la trace de ces pas «ne revient pas»? Quand
l'homme est sorti de la chambre, poursuivi par nous tous, ses pas n'ont
point laissé de traces...

--L'homme était peut-être dans la chambre «depuis des heures». La boue
de ses bottines a séché et il glissait avec une telle rapidité sur la
pointe de ses bottines... On le voyait fuir, l'homme... on ne
l'entendait pas...»

Soudain, j'interromps ces propos sans suite, sans logique, indignes de
nous. Je fais signe à Larsan d'écouter:

«Là, en bas... on ferme une porte...»

Je me lève; Larsan me suit; nous descendons au rez-de-chaussée du
château; nous sortons du château. Je conduis Larsan à la petite pièce en
encorbellement dont la terrasse donne sous la fenêtre de la galerie
tournante. Mon doigt désigne cette porte fermée maintenant, ouverte tout
à l'heure, sous laquelle filtre de la lumière.

«Le garde! dit Fred.

--Allons-y!» lui soufflai-je...

Et, décidé, mais décidé à quoi, le savais-je? décidé à croire que le
garde est le coupable? l'affirmerais-je? je m'avance contre la porte, et
je frappe un coup brusque.

Certains penseront que ce retour à la porte du garde est bien tardif...
et que notre premier devoir à tous, après avoir constaté que l'assassin
nous avait échappé dans la galerie, était de le rechercher partout
ailleurs, autour du château, dans le parc... Partout...

Si l'on nous fait une telle objection, nous n'avons pour y répondre que
ceci: c'est que l'assassin était disparu de telle sorte de la galerie
«que nous avons réellement pensé qu'il n'était plus nulle part»! Il nous
avait échappé quand nous avions tous la main dessus, quand nous le
touchions presque... nous n'avions plus aucun ressort pour nous imaginer
que nous pourrions maintenant le découvrir dans le mystère de la nuit et
du parc. Enfin, je vous ai dit de quel coup cette disparition m'avait
choqué le crâne!

... Aussitôt que j'eus frappé, la porte s'ouvrit; le garde nous demanda
d'une voix calme ce que nous voulions. Il était en chemise «et il allait
se mettre au lit»; le lit n'était pas encore défait...

Nous entrâmes; je m'étonnai.

«Tiens! vous n'êtes pas encore couché?...

--Non! répondit-il d'une voix rude... J'ai été faire une tournée dans le
parc et dans les bois... J'en reviens... Maintenant, j'ai sommeil...
bonsoir!...

--Écoutez, fis-je... Il y avait tout à l'heure, auprès de votre fenêtre,
une échelle...

--Quelle échelle? Je n'ai pas vu d'échelle!... Bonsoir!»

Et il nous mit à la porte tout simplement.

Dehors, je regardai Larsan. Il était impénétrable.

«Eh bien? fis-je...

--Eh bien? répéta Larsan...

--Cela ne vous ouvre-t-il point des horizons?»

Sa mauvaise humeur était certaine. En rentrant au château, je l'entendis
qui bougonnait:

«Il serait tout à fait, mais tout à fait étrange que je me fusse trompé
à ce point!...»

Et, cette phrase, il me semblait qu'il l'avait plutôt prononcée à mon
adresse qu'il ne se la disait à lui-même.

Il ajouta:

«Dans tous les cas, nous serons bientôt fixés... Ce matin il fera jour.»



XVIII

Rouletabille a dessiné un cercle entre les deux bosses de son front

_Extrait du carnet de Joseph Rouletabille (suite)._


Nous nous quittâmes sur le seuil de nos chambres après une mélancolique
poignée de mains. J'étais heureux d'avoir fait naître quelque soupçon de
son erreur dans cette cervelle originale, extrêmement intelligente, mais
antiméthodique. Je ne me couchai point. J'attendis le petit jour et je
descendis devant le château. J'en fis le tour en examinant toutes les
traces qui pouvaient en venir ou y aboutir. Mais elles étaient si mêlées
et si confuses que je ne pus rien en tirer. Du reste, je tiens ici à
faire remarquer que je n'ai point coutume d'attacher une importance
exagérée aux signes extérieurs que laisse le passage d'un crime. Cette
méthode, qui consiste à conclure au criminel d'après les traces de pas,
est tout à fait primitive. Il y a beaucoup de traces de pas qui sont
identiques, et c'est tout juste s'il faut leur demander une première
indication qu'on ne saurait, en aucun cas, considérer comme une preuve.

Quoi qu'il en soit, dans le grand désarroi de mon esprit, je m'en étais
donc allé dans la cour d'honneur et m'étais penché sur les traces, sur
toutes les traces qui étaient là, leur demandant cette première
indication dont j'avais tant besoin pour m'accrocher à quelque chose de
«raisonnable», à quelque chose qui me permît de «raisonner» sur les
événements de la «galerie inexplicable». Comment raisonner?... Comment
raisonner?

... Ah! raisonner par le bon bout! Je m'assieds, désespéré, sur une
pierre de la cour d'honneur déserte... Qu'est-ce que je fais, depuis
plus d'une heure, sinon la plus basse besogne du plus ordinaire
policier... Je vais quérir l'erreur comme le premier inspecteur venu,
sur la trace de quelques pas «qui me feront dire ce qu'ils voudront»!

Je me trouve plus abject, plus bas dans l'échelle des intelligences que
ces agents de la Sûreté imaginés par les romanciers modernes, agents qui
ont acquis leur méthode dans la lecture des romans d'Edgar Poe ou de
Conan Doyle. Ah! Agents littéraires... qui bâtissez des montagnes de
stupidité avec un pas sur le sable, avec le dessin d'une main sur le
mur! «À toi, Frédéric Larsan, à toi, l'agent littéraire!... Tu as trop
lu Conan Doyle, mon vieux!... Sherlock Holmes te fera faire des bêtises,
des bêtises de raisonnement plus énormes que celles qu'on lit dans les
livres... Elles te feront arrêter un innocent... Avec ta méthode à la
Conan Doyle, tu as su convaincre le juge d'instruction, le chef de la
Sûreté... tout le monde... Tu attends une dernière preuve... une
dernière!... Dis donc une première, malheureux!... «Tout ce que vous
offrent les sens ne saurait être une preuve...» Moi aussi, je me suis
penché sur «les traces sensibles», mais pour leur demander uniquement
_d'entrer dans le cercle qu'avait dessiné ma raison_. Ah! bien des fois,
le cercle fut si étroit, si étroit... Mais si étroit était-il, il était
immense, «puisqu'il ne contenait que de la vérité»!... Oui, oui, je le
jure, les traces sensibles n'ont jamais été que mes servantes... elles
n'ont point été mes maîtresses... Elles n'ont point fait de moi cette
chose monstrueuse, plus terrible qu'un homme sans yeux: un homme qui
voit mal! Et voilà pourquoi je triompherai de ton erreur et de ta
cogitation animale, ô Frédéric Larsan!»

Eh quoi! eh quoi! parce que, pour la première fois, cette nuit, dans la
galerie inexplicable, il s'est produit un événement qui «semble» ne
point rentrer dans le cercle tracé par ma raison, voilà que je divague,
voilà que je me penche, le nez sur la terre, comme un porc qui cherche,
au hasard, dans la fange, l'ordure qui le nourrira... Allons!
Rouletabille, mon ami, relève la tête... il est impossible que
l'événement de la galerie inexplicable soit sorti du cercle tracé par ta
raison... Tu le sais! Tu le sais! Alors, relève la tête... presse de tes
deux mains les bosses de ton front, et rappelle-toi que, lorsque tu as
tracé le cercle, tu as pris, pour le dessiner dans ton cerveau comme on
trace sur le papier une figure géométrique, _tu as pris ta raison par le
bon bout!_

Eh bien, marche maintenant... et remonte dans la «galerie inexplicable
en t'appuyant sur le bon bout de ta raison» comme Frédéric Larsan
s'appuie sur sa canne, et tu auras vite prouvé que le grand Fred n'est
qu'un sot.

Joseph ROULETABILLE

30 octobre, midi.

Ainsi ai-je pensé... ainsi ai-je agi... la tête en feu, je suis remonté
dans la galerie et voilà que, sans y avoir rien trouvé de plus que ce
que j'y ai vu cette nuit, le bon bout de ma raison m'a montré une chose
si formidable que j'ai besoin de «me retenir à lui» pour ne pas tomber.

Ah! Il va me falloir de la force, cependant, pour découvrir maintenant
les traces sensibles qui vont entrer, qui doivent entrer dans le cercle
plus large que j'ai dessiné là, entre les deux bosses de mon front!

Joseph ROULETABILLE

30 octobre, minuit.



XIX

Rouletabille m'offre à déjeuner à l'auberge du «Donjon»


Ce n'est que plus tard que Rouletabille me remit ce carnet où l'histoire
du phénomène de la «galerie inexplicable» avait été retracée tout au
long, par lui, le matin même qui suivit cette nuit énigmatique. Le jour
où je le rejoignis au Glandier dans sa chambre, il me raconta, par le
plus grand détail, tout ce que vous connaissez maintenant, y compris
l'emploi de son temps pendant les quelques heures qu'il était allé
passer, cette semaine-là, à Paris, où, du reste, il ne devait rien
apprendre qui le servît.

L'événement de la «galerie inexplicable» était survenu dans la nuit du
29 au 30 octobre, c'est-à-dire trois jours avant mon retour au château,
puisque nous étions le 2 novembre. «C'est donc le 2 novembre» que je
reviens au Glandier, appelé par la dépêche de mon ami et apportant les
revolvers.

Je suis dans la chambre de Rouletabille; il vient de terminer son récit.

Pendant qu'il parlait, il n'avait point cessé de caresser la convexité
des verres du binocle qu'il avait trouvé sur le guéridon et je
comprenais, à la joie qu'il prenait à manipuler ces verres de presbyte,
que ceux-ci devaient constituer une de ces «marques sensibles destinées
à entrer dans le cercle tracé par le bon bout de sa raison». Cette façon
bizarre, unique, qu'il avait de s'exprimer en usant de termes
merveilleusement adéquats à sa pensée ne me surprenait plus; mais
souvent il fallait connaître sa pensée pour comprendre les termes et ce
n'était point toujours facile que de pénétrer la pensée de Joseph
Rouletabille. La pensée de cet enfant était une des choses les plus
curieuses que j'avais jamais eu à observer. Rouletabille se promenait
dans la vie avec cette pensée sans se douter de l'étonnement--disons le
mot--de l'ahurissement qu'il rencontrait sur son chemin. Les gens
tournaient la tête vers cette pensée, la regardaient passer, s'éloigner,
comme on s'arrête pour considérer plus longtemps une silhouette
originale que l'on a croisée sur sa route. Et comme on se dit: «D'où
vient-il, celui-là! Où va-t-il?» on se disait: «D'où vient la pensée de
Joseph Rouletabille et où va-t-elle?» J'ai avoué qu'il ne se doutait
point de la couleur originale de sa pensée; aussi ne la gênait-elle
nullement pour se promener, comme tout le monde, dans la vie. De même,
un individu qui ne se doute point de sa mise excentrique est-il tout à
fait à son aise, quel que soit le milieu qu'il traverse. C'est donc avec
une simplicité naturelle que cet enfant, irresponsable de son cerveau
supernaturel, exprimait des choses formidables «par leur logique
raccourcie», tellement raccourcie que nous n'en pouvions, nous autres,
comprendre la forme qu'autant qu'à nos yeux émerveillés il voulait bien
la détendre et la présenter de face dans sa position normale.

Joseph Rouletabille me demanda ce que je pensais du récit qu'il venait
de me faire. Je lui répondis que sa question m'embarrassait fort, à quoi
il me répliqua d'essayer, à mon tour, de prendre ma raison par le bon
bout.

«Eh bien, fis-je, il me semble que le point de départ de mon
raisonnement doit être celui-ci: il ne fait point de doute que
l'assassin que vous poursuiviez a été à un moment de cette poursuite
dans la galerie.»

Et je m'arrêtai...

«En partant si bien, s'exclama-t-il, vous ne devriez point être arrêté
si tôt. Voyons, un petit effort.

--Je vais essayer. Du moment où il était dans la galerie et où il en a
disparu, alors qu'il n'a pu passer ni par une porte ni par une fenêtre,
il faut qu'il se soit échappé par une autre ouverture.»

Joseph Rouletabille me considéra avec pitié, sourit négligemment et
n'hésita pas plus longtemps à me confier que je raisonnais toujours
«comme une savate».

«Que dis-je? comme une savate! Vous raisonnez comme Frédéric Larsan!»

Car Joseph Rouletabille passait par des périodes alternatives
d'admiration et de dédain pour Frédéric Larsan; tantôt il s'écriait: «Il
est vraiment fort!»; tantôt il gémissait: «Quelle brute!», selon que--et
je l'avais bien remarqué--selon que les découvertes de Frédéric Larsan
venaient corroborer son raisonnement à lui ou qu'elles le
contredisaient. C'était un des petits côtés du noble caractère de cet
enfant étrange.

Nous nous étions levés et il m'entraîna dans le parc. Comme nous nous
trouvions dans la cour d'honneur, nous dirigeant vers la sortie, un
bruit de volets rejetés contre le mur nous fit tourner la tête, et nous
vîmes au premier étage de l'aile gauche du château, à la fenêtre, une
figure écarlate et entièrement rasée que je ne connaissais point.

«Tiens! murmura Rouletabille, Arthur Rance!»

Il baissa la tête, hâta sa marche et je l'entendis qui disait entre ses
dents:

«Il était donc cette nuit au château?... Qu'est-il venu y faire?»

Quand nous fûmes assez éloignés du château, je lui demandai qui était
cet Arthur Rance et comment il l'avait connu. Alors il me rappela son
récit du matin même, me faisant souvenir que M. Arthur-W. Rance était
cet américain de Philadelphie avec qui il avait si copieusement trinqué
à la réception de l'Élysée.

«Mais ne devait-il point quitter la France presque immédiatement?
demandai-je.

--Sans doute; aussi vous me voyez tout étonné de le trouver encore, non
seulement en France, mais encore, mais surtout au Glandier. Il n'est
point arrivé ce matin; il n'est point arrivé cette nuit; il sera donc
arrivé avant dîner et je ne l'ai point vu. Comment se fait-il que les
concierges ne m'aient point averti?»

Je fis remarquer à mon ami qu'à propos des concierges, il ne m'avait
point encore dit comment il s'y était pris pour les faire remettre en
liberté.

Nous approchions justement de la loge; le père et la mère Bernier nous
regardaient venir. Un bon sourire éclairait leur face prospère. Ils
semblaient n'avoir gardé aucun mauvais souvenir de leur détention
préventive. Mon jeune ami leur demanda à quelle heure était arrivé
Arthur Rance. Ils lui répondirent qu'ils ignoraient que M. Arthur Rance
fût au château. Il avait dû s'y présenter dans la soirée de la veille,
mais ils n'avaient pas eu à lui ouvrir la grille, attendu que M. Arthur
Rance, qui était, paraît-il, un grand marcheur et qui ne voulait point
qu'on allât le chercher en voiture, avait coutume de descendre à la gare
du petit bourg de Saint-Michel; de là, il s'acheminait à travers la
forêt jusqu'au château. Il arrivait au parc par la grotte de
Sainte-Geneviève, descendait dans cette grotte, enjambait un petit
grillage et se trouvait dans le parc.

À mesure que les concierges parlaient, je voyais le visage de
Rouletabille s'assombrir, manifester un certain mécontentement et, à
n'en point douter, un mécontentement contre lui-même. Évidemment, il
était un peu vexé que, ayant tant travaillé sur place, ayant étudié les
êtres et les choses du Glandier avec un soin méticuleux, il en fût
encore à apprendre «qu'Arthur Rance avait coutume de venir au château».

Morose, il demanda des explications.

«Vous dites que M. Arthur Rance a coutume de venir au château... Mais,
quand y est-il donc venu pour la dernière fois?

--Nous ne saurions vous dire exactement, répondit M. Bernier--c'était le
nom du concierge--attendu que nous ne pouvions rien savoir pendant qu'on
nous tenait en prison, et puis parce que, si ce monsieur, quand il vient
au château, ne passe pas par notre grille, il n'y passe pas non plus
quand il le quitte...

--Enfin, savez-vous quand il y est venu _pour la première fois?_

--Oh! oui, monsieur... il y a neuf ans!...

--Il est donc venu en France, il y a neuf ans, répondit Rouletabille;
et, cette fois-ci, à votre connaissance, combien de fois est-il venu au
Glandier?

--Trois fois.

--Quand est-il venu au Glandier pour la dernière fois, à «votre
connaissance», avant aujourd'hui.

--Une huitaine de jours avant l'attentat de la «Chambre Jaune».

Rouletabille demanda encore, cette fois-ci, particulièrement à la femme:

«_Dans la rainure du parquet?_

--Dans la rainure du parquet, répondit-elle.

--Merci, fit Rouletabille, et préparez-vous pour ce soir.»

Il prononça cette dernière phrase, un doigt sur la bouche, pour
recommander le silence et la discrétion.

Nous sortîmes du parc et nous dirigeâmes vers l'auberge du «Donjon».

«Vous allez quelquefois manger à cette auberge?

--Quelquefois.

--Mais vous prenez aussi vos repas au château?

--Oui, Larsan et moi nous nous faisons servir tantôt dans l'une de nos
chambres, tantôt dans l'autre.

--M. Stangerson ne vous a jamais invité à sa table?

--Jamais.

--Votre présence chez lui ne le lasse pas?

--Je n'en sais rien, mais en tout cas il fait comme si nous ne le
gênions pas.

--Il ne vous interroge jamais?

--Jamais! Il est resté dans cet état d'esprit du monsieur qui était
derrière la porte de la «Chambre Jaune», pendant qu'on assassinait sa
fille, qui a défoncé la porte et qui n'a point trouvé l'assassin. Il est
persuadé que, du moment qu'il n'a pu, «sur le fait», rien découvrir,
nous ne pourrons à plus forte raison rien découvrir non plus, nous
autres... Mais il s'est fait un devoir, «depuis l'hypothèse de Larsan»,
de ne point contrarier nos illusions.»

Rouletabille se replongea dans ses réflexions. Il en sortit enfin pour
m'apprendre comment il avait libéré les deux concierges.

«Je suis allé, dernièrement, trouver M. Stangerson avec une feuille de
papier. Je lui ai dit d'écrire sur cette feuille ces mots: «Je m'engage,
quoi qu'ils puissent dire, à garder à mon service mes deux fidèles
serviteurs, Bernier et sa femme», et de signer. Je lui expliquai qu'avec
cette phrase je serais en mesure de faire parler le concierge et sa
femme et je lui affirmai que j'étais sûr qu'ils n'étaient pour rien dans
le crime. Ce fut, d'ailleurs, toujours mon opinion. Le juge
d'instruction présenta cette feuille signée aux Bernier qui, alors,
parlèrent. Ils dirent ce que j'étais certain qu'ils diraient, dès qu'on
leur enlèverait la crainte de perdre leur place. Ils racontèrent qu'ils
braconnaient sur les propriétés de M. Stangerson et que c'était par un
soir de braconnage qu'ils se trouvèrent non loin du pavillon au moment
du drame. Les quelques lapins qu'ils acquéraient ainsi, au détriment de
M. Stangerson, étaient vendus par eux au patron de l'auberge du «Donjon»
qui s'en servait pour sa clientèle ou qui les écoulait sur Paris.
C'était la vérité, je l'avais devinée dès le premier jour. Souvenez-vous
de cette phrase avec laquelle j'entrai dans l'auberge du «Donjon»: «Il
va falloir manger du saignant maintenant!» Cette phrase, je l'avais
entendue le matin même, quand nous arrivâmes devant la grille du parc,
et vous l'aviez entendue, vous aussi, mais vous n'y aviez point attaché
d'importance. Vous savez qu'au moment où nous allions atteindre cette
grille, nous nous sommes arrêtés à regarder un instant un homme qui,
devant le mur du parc, faisait les cent pas en consultant, à chaque
instant, sa montre. Cet homme, c'était Frédéric Larsan qui, déjà,
travaillait. Or, derrière nous, le patron de l'auberge sur son seuil
disait à quelqu'un qui se trouvait à l'intérieur de l'auberge:
«Maintenant, il va falloir manger du saignant!»

«Pourquoi ce «maintenant»? Quand on est comme moi à la recherche de la
plus mystérieuse vérité, on ne laisse rien échapper, ni de ce que l'on
voit, ni de ce que l'on entend. Il faut, à toutes choses, trouver un
sens. Nous arrivions dans un petit pays qui venait d'être bouleversé par
un crime. La logique me conduisait à soupçonner toute phrase prononcée
comme pouvant se rapporter à l'événement du jour. «Maintenant», pour
moi, signifiait: «Depuis l'attentat.» Dès le début de mon enquête, je
cherchai donc à trouver une corrélation entre cette phrase et le drame.
Nous allâmes déjeuner au «Donjon». Je répétai tout de go la phrase et je
vis, à la surprise et à l'ennui du père Mathieu, que je n'avais pas,
quant à lui, exagéré l'importance de cette phrase. J'avais appris, à ce
moment, l'arrestation des concierges. Le père Mathieu nous parla de ces
gens comme on parle de vrais amis... Que l'on regrette... Liaison fatale
des idées... je me dis: «Maintenant que les concierges sont arrêtés, «il
va falloir manger du saignant.» Plus de concierges, plus de gibier!
Comment ai-je été conduit à cette idée précise de «gibier»! La haine
exprimée par le père Mathieu pour le garde de M. Stangerson, haine,
prétendait-il, partagée par les concierges, me mena tout doucement à
l'idée de braconnage... Or, comme, de toute évidence, les concierges ne
pouvaient être dans leur lit au moment du drame, pourquoi étaient-ils
dehors cette nuit-là? Pour le drame? Je n'étais point disposé à le
croire, car déjà je pensais, pour des raisons que je vous dirai plus
tard, que l'assassin n'avait pas de complice et que tout ce drame
cachait un mystère entre Mlle Stangerson et l'assassin, mystère dans
lequel les concierges n'avaient que faire. L'histoire du braconnage
expliquait tout, _relativement aux concierges_. Je l'admis en principe
et je recherchai une preuve chez eux, dans leur loge. Je pénétrai dans
leur maisonnette, comme vous le savez, et découvris sous leur lit des
lacets et du fil de laiton. «Parbleu! pensai-je, parbleu! voilà bien
pourquoi ils étaient, la nuit, dans le parc.» Je ne m'étonnai point
qu'ils se fussent tus devant le juge et que, sous le coup d'une aussi
grave accusation que celle d'une complicité dans le crime, ils n'aient
point répondu tout de suite en avouant le braconnage. Le braconnage les
sauvait de la cour d'assisses, mais les faisait mettre à la porte du
château, et, comme ils étaient parfaitement sûrs de leur innocence sur
le fait crime, ils espéraient bien que celle-ci serait vite découverte
et que l'on continuerait à ignorer le fait braconnage. Il leur serait
toujours loisible de parler à temps! Je leur ai fait hâter leur
confession par l'engagement signé de M. Stangerson, que je leur
apportais. Ils donnèrent toutes preuves nécessaires, furent mis en
liberté et conçurent pour moi une vive reconnaissance. Pourquoi ne les
avais-je point fait délivrer plus tôt? Parce que je n'étais point sûr
alors qu'il n'y avait dans leur cas que du braconnage. Je voulais les
laisser venir, et étudier le terrain. Ma conviction ne devint que plus
certaine, à mesure que les jours s'écoulaient. Au lendemain de la
«galerie inexplicable», comme j'avais besoin de gens dévoués ici, je
résolus de me les attacher immédiatement en faisant cesser leur
captivité. Et voilà!»

Ainsi s'exprima Joseph Rouletabille, et je ne pus que m'étonner encore
de la simplicité de raisonnement qui l'avait conduit à la vérité dans
cette affaire de la complicité des concierges. Certes, l'affaire était
minime, mais je pensai à part moi que le jeune homme, un de ces jours,
ne manquerait point de nous expliquer, avec la même simplicité, la
formidable nuit de la «Chambre Jaune» et celle de la «galerie
inexplicable».

Nous étions arrivés à l'auberge du «Donjon». Nous entrâmes.

Cette fois, nous ne vîmes point l'hôte, mais ce fut l'hôtesse qui nous
accueillit avec un bon sourire heureux. J'ai déjà décrit la salle où
nous nous trouvions, et j'ai donné un aperçu de la charmante femme
blonde aux yeux doux qui se mit immédiatement à notre disposition pour
le déjeuner.

«Comment va le père Mathieu? demanda Rouletabille.

--Guère mieux, monsieur, guère mieux; il est toujours au lit.

--Ses rhumatismes ne le quittent donc pas?

--Eh non! J'ai encore été obligée, la nuit dernière, de lui faire une
piqûre de morphine. Il n'y a que cette drogue-là qui calme ses
douleurs.»

Elle parlait d'une voix douce; tout, en elle, exprimait la douceur.
C'était vraiment une belle femme, un peu indolente, aux grands yeux
cernés, des yeux d'amoureuse. Le père Mathieu, quand il n'avait pas de
rhumatismes, devait être un heureux gaillard. Mais elle, était-elle
heureuse avec ce rhumatisant bourru? La scène à laquelle nous avions
précédemment assisté ne pouvait nous le faire croire, et cependant, il y
avait, dans toute l'attitude de cette femme, quelque chose qui ne
dénotait point le désespoir. Elle disparut dans sa cuisine pour préparer
notre repas, nous laissant sur la table une bouteille d'excellent cidre.
Rouletabille nous en versa dans des bols, bourra sa pipe, l'alluma, et,
tranquillement, m'expliqua enfin la raison qui l'avait déterminé à me
faire venir au Glandier avec des revolvers.

«Oui, dit-il, en suivant d'un oeil contemplatif les volutes de la fumée
qu'il tirait de sa bouffarde, oui, cher ami, j'attends, ce soir,
l'assassin.»

Il y eut un petit silence que je n'eus garde d'interrompre, et il
reprit:

«Hier soir, au moment où j'allais me mettre au lit, M. Robert Darzac
frappa à la porte de ma chambre. Je lui ouvris, et il me confia qu'il
était dans la nécessité de se rendre, le lendemain matin, c'est-à-dire
ce matin même, à Paris. La raison qui le déterminait à ce voyage était à
la fois péremptoire et mystérieuse, péremptoire puisqu'il lui était
impossible de ne pas faire ce voyage, et mystérieuse puisqu'il lui était
aussi impossible de m'en dévoiler le but. «Je pars, et cependant,
ajouta-t-il, je donnerais la moitié de ma vie pour ne pas quitter en ce
moment Mlle Stangerson.» Il ne me cacha point qu'il la croyait encore
une fois en danger. «Il surviendrait quelque chose la nuit prochaine que
je ne m'en étonnerais guère, avoua-t-il, et cependant il faut que je
m'absente. Je ne pourrai être de retour au Glandier qu'après-demain
matin.»

«Je lui demandai des explications, et voici tout ce qu'il m'expliqua.
Cette idée d'un danger pressant lui venait uniquement de la coïncidence
qui existait entre ses absences et les attentats dont Mlle Stangerson
était l'objet. La nuit de la «galerie inexplicable», il avait dû quitter
le Glandier; la nuit de la «Chambre Jaune», il n'aurait pu être au
Glandier et, de fait, nous savons qu'il n'y était pas. Du moins nous le
savons officiellement, d'après ses déclarations. Pour que, chargé d'une
idée pareille, il s'absentât à nouveau aujourd'hui, _il fallait qu'il
obéît à une volonté plus forte que la sienne_. C'est ce que je pensais
et c'est ce que je lui dis. Il me répondit: «Peut-être!» Je demandai si
cette volonté plus forte que la sienne était celle de Mlle Stangerson;
il me jura que non et que la décision de son départ avait été prise par
lui, en dehors de toute instruction de Mlle Stangerson. Bref, il me
répéta qu'il ne croyait à la possibilité d'un nouvel attentat qu'à cause
de cette extraordinaire coïncidence qu'il avait remarquée «et que le
juge d'instruction, du reste, lui avait fait remarquer». «S'il arrivait
quelque chose à Mlle Stangerson, dit-il, ce serait terrible et pour elle
et pour moi; pour elle, qui sera une fois de plus entre la vie et la
mort; pour moi, qui ne pourrai la défendre en cas d'attaque et qui serai
ensuite dans la nécessité de ne point dire _où j'ai passé la nuit_. Or,
je me rends parfaitement compte des soupçons qui pèsent sur moi. Le juge
d'instruction et M. Frédéric Larsan--ce dernier m'a suivi à la piste, la
dernière fois que je me suis rendu à Paris, et j'ai eu toutes les peines
du monde à m'en débarrasser--ne sont pas loin de me croire
coupable.--Que ne dites-vous, m'écriai-je tout à coup, le nom de
l'assassin, puisque vous le connaissez?» M. Darzac parut extrêmement
troublé de mon exclamation. Il me répliqua, d'une voix hésitante: «Moi!
Je connais le nom de l'assassin? Qui me l'aurait appris?» Je repartis
aussitôt: «Mlle Stangerson!» Alors, il devint tellement pâle que je crus
qu'il allait se trouver mal, et je vis que j'avais frappé juste: _Mlle
Stangerson et lui savent le nom de l'assassin!_ Quand il fut un peu
remis, il me dit: «Je vais vous quitter, monsieur. Depuis que vous êtes
ici, j'ai pu apprécier votre exceptionnelle intelligence et votre
ingéniosité sans égale. Voici le service que je réclame de vous.
Peut-être ai-je tort de craindre un attentat la nuit prochaine; mais,
comme il faut tout prévoir, je compte sur vous pour rendre cet attentat
impossible... Prenez toutes dispositions qu'il faudra pour isoler, pour
garder Mlle Stangerson. Faites qu'on ne puisse entrer dans la chambre de
Mlle Stangerson. Veillez autour de cette chambre comme un bon chien de
garde. Ne dormez pas. Ne vous accordez point une seconde de repos.
L'homme que nous redoutons est d'une astuce prodigieuse, qui n'a
peut-être encore jamais été égalée au monde. Cette astuce même _la
sauvera si vous veillez_; car il est impossible qu'il ne sache point que
vous veillez, à cause de cette astuce même; et, s'il sait que vous
veillez, il ne tentera rien.--Avez-vous parlé de ces choses à M.
Stangerson?--Non!--Pourquoi?--Parce que je ne veux point, monsieur, que
M. Stangerson me dise ce que vous m'avez dit tout à l'heure: Vous
connaissez le nom de l'assassin!» Si, vous, vous êtes étonné de ce que
je viens vous dire: «L'assassin va peut-être venir demain!», quel serait
l'étonnement de M. Stangerson, si je lui répétais la même chose! Il
n'admettra peut-être point que mon sinistre pronostic ne soit basé que
sur des coïncidences qu'il finirait, sans doute, lui aussi, par trouver
étranges... Je vous dis tout cela, monsieur Rouletabille, parce que j'ai
une grande... une grande confiance en vous... Je sais que, _vous_, vous
ne me soupçonnez pas!...»

«Le pauvre homme, continua Rouletabille, me répondait comme il pouvait,
à hue et à dia. Il souffrait. J'eus pitié de lui, d'autant plus que je
me rendais parfaitement compte qu'il se ferait tuer plutôt que de me
dire qui était l'assassin comme Mlle Stangerson se fera plutôt
assassiner que de dénoncer l'homme de la «Chambre Jaune» et de la
«galerie inexplicable». L'homme doit la tenir, ou doit les tenir tous
deux, d'une manière terrible, «et ils ne doivent rien tant redouter que
de voir M. Stangerson apprendre que sa fille est «tenue «par son
assassin.» Je fis comprendre à M. Darzac qu'il s'était suffisamment
expliqué et qu'il pouvait se taire puisqu'il ne pouvait plus rien
m'apprendre. Je lui promis de veiller et de ne me point coucher de la
nuit. Il insista pour que j'organisasse une véritable barrière
infranchissable autour de la chambre de Mlle Stangerson, autour du
boudoir où couchaient les deux gardes et autour du salon où couchait,
depuis la «galerie inexplicable», M. Stangerson; bref, autour de tout
l'appartement. Non seulement je compris, à cette insistance, que M.
Darzac me demandait de rendre impossible l'arrivée à la chambre de Mlle
Stangerson, mais encore de rendre cette arrivée si «visiblement»
impossible, que l'homme fût rebuté tout de suite et disparût sans
laisser de trace. C'est ainsi que j'expliquai, à part moi, la phrase
finale dont il me salua: «Quand je serai parti, vous pourrez parler de
«vos» soupçons pour cette nuit à M. Stangerson, au père Jacques, à
Frédéric Larsan, à tout le monde au château et organiser ainsi, jusqu'à
mon retour, une surveillance dont, aux yeux de tous, vous aurez eu seul
l'idée.»

«Il s'en alla, le pauvre, le pauvre homme, ne sachant plus guère ce
qu'il disait, devant mon silence et mes yeux qui lui «criaient» que
j'avais deviné les trois quarts de son secret. Oui, oui, vraiment, il
devait être tout à fait désemparé pour être venu à moi dans un moment
pareil et pour abandonner Mlle Stangerson, quand il avait dans la tête
cette idée terrible de la «coïncidence...»

«Quand il fut parti, je réfléchis. Je réfléchis à ceci, qu'il fallait
être plus astucieux que l'astuce même, de telle sorte que l'homme, s'il
devait aller, cette nuit, dans la chambre de Mlle Stangerson, ne se
doutât point une seconde qu'on pouvait soupçonner sa venue. Certes!
l'empêcher de pénétrer, même par la mort, mais le laisser avancer
suffisamment pour que, _mort ou vivant, on pût voir nettement sa
figure!_ Car il fallait en finir, il _fallait libérer Mlle Stangerson de
cet assassinat latent!_

«Oui, mon ami, déclara Rouletabille, après avoir posé sa pipe sur la
table et vidé son verre, il faut que je voie, d'une façon bien
distincte, sa figure, _histoire d'être sûr qu'elle entre dans le cercle
que j'ai tracé avec le bon bout de ma raison_.»

À ce moment, apportant l'omelette au lard traditionnelle, l'hôtesse fit
sa réapparition. Rouletabille lutina un peu Mme Mathieu et celle-ci se
montra de l'humeur la plus charmante.

«Elle est beaucoup plus gaie, me dit-il, quand le père Mathieu est cloué
au lit par ses rhumatismes que lorsque le père Mathieu est ingambe!»

Mais je n'étais ni aux jeux de Rouletabille, ni aux sourires de
l'hôtesse; j'étais tout entier aux dernières paroles de mon jeune ami et
à l'étrange démarche de M. Robert Darzac.

Quand il eut fini son omelette et que nous fûmes seuls à nouveau,
Rouletabille reprit le cours de ses confidences:

«Quand je vous ai envoyé ma dépêche ce matin, à la première heure, j'en
étais resté, me dit-il, à la parole de M. Darzac: «L'assassin viendra
«peut-être» la nuit prochaine.» Maintenant, je peux vous dire qu'il
viendra «sûrement». Oui, je l'attends.

--Et qu'est-ce qui vous a donné cette certitude? Ne serait-ce point par
hasard...

--Taisez-vous, m'interrompit en souriant Rouletabille, taisez-vous, vous
allez dire une bêtise. Je suis sûr que l'assassin viendra _depuis ce
matin, dix heures et demie_, c'est-à-dire avant votre arrivée, et par
conséquent _avant que nous n'ayons aperçu Arthur Rance à la fenêtre de
la cour d'honneur..._

--Ah! ah! fis-je... vraiment... mais encore, pourquoi en étiez-vous sûr
dès dix heures et demie?

--Parce que, à dix heures et demie, j'ai eu la preuve que Mlle
Stangerson faisait autant d'efforts pour permettre à l'assassin de
pénétrer dans sa chambre, cette nuit, que M. Robert Darzac avait pris,
en s'adressant à moi, de précautions pour qu'il n'y entrât pas...

--Oh! oh! m'écriai-je, est-ce bien possible!...»

Et plus bas:

«Ne m'avez-vous pas dit que Mlle Stangerson adorait M. Robert Darzac?

--Je vous l'ai dit parce que c'est la vérité!

--Alors, vous ne trouvez pas bizarre...

--Tout est bizarre, dans cette affaire, mon ami, mais croyez bien que le
bizarre que vous, vous connaissez n'est rien à côté du bizarre qui vous
attend!...

--Il faudrait admettre, dis-je encore, que Mlle Stangerson «et son
assassin» aient entre eux des relations au moins épistolaires?

--Admettez-le! mon ami, admettez-le!... Vous ne risquez rien!... Je vous
ai rapporté l'histoire de la lettre sur la table de Mlle Stangerson,
lettre laissée par l'assassin la nuit de la «galerie inexplicable»,
lettre disparue... dans la poche de Mlle Stangerson... Qui pourrait
prétendre que, «dans cette lettre, l'assassin ne sommait pas Mlle
Stangerson de lui donner un prochain rendez-vous effectif», et enfin
qu'il n'a pas fait savoir à Mlle Stangerson, «aussitôt qu'il a été sûr
du départ de M. Darzac», que ce rendez-vous devait être pour la nuit qui
vient?»

Et mon ami ricana silencieusement. Il y avait des moments où je me
demandais s'il ne se payait point ma tête.

La porte de l'auberge s'ouvrit. Rouletabille fut debout, si subitement,
qu'on eût pu croire qu'il venait de subir sur son siège une décharge
électrique.

«Mr Arthur Rance!» s'écria-t-il.

M. Arthur Rance était devant nous, et, flegmatiquement, saluait.



XX

Un geste de Mlle Stangerson


«Vous me reconnaissez, monsieur? demanda Rouletabille au gentleman.

--Parfaitement, répondit Arthur Rance. J'ai reconnu en vous le petit
garçon du buffet. (Visage cramoisi de colère de Rouletabille à ce titre
de petit garçon.) Et je suis descendu de ma chambre pour venir vous
serrer la main. Vous êtes un joyeux petit garçon.»

Main tendue de l'américain; Rouletabille se déride, serre la main en
riant, me présente, présente Mr Arthur-William Rance, l'invite à
partager notre repas.

«Non, merci. Je déjeune avec M. Stangerson.»

Arthur Rance parle parfaitement notre langue, presque sans accent.

«Je croyais, monsieur, ne plus avoir le plaisir de vous revoir; ne
deviez-vous pas quitter notre pays le lendemain ou le surlendemain de la
réception à l'Élysée?»

Rouletabille et moi, en apparence indifférents à cette conversation de
rencontre, prêtons une oreille fort attentive à chaque parole de
l'Américain.

La face rose violacée de l'homme, ses paupières lourdes, certains tics
nerveux, tout démontre, tout prouve l'alcoolique. Comment ce triste
individu est-il le commensal de M. Stangerson? Comment peut-il être
intime avec l'illustre professeur?

Je devais apprendre, quelques jours plus tard, de Frédéric
Larsan--lequel avait, comme nous, été surpris et intrigué par la
présence de l'Américain au château, et s'était documenté--que M. Rance
n'était devenu alcoolique que depuis une quinzaine d'années,
c'est-à-dire depuis le départ de Philadelphie du professeur et de sa
fille. À l'époque où les Stangerson habitaient l'Amérique, ils avaient
connu et beaucoup fréquenté Arthur Rance, qui était un des phrénologues
les plus distingués du Nouveau Monde. Il avait su, grâce à des
expériences nouvelles et ingénieuses, faire franchir un pas immense à la
science de Gall et de Lavater. Enfin, il faut retenir à l'actif d'Arthur
Rance et pour l'explication de cette intimité avec laquelle il était
reçu au Glandier, que le savant américain avait rendu un jour un grand
service à Mlle Stangerson, en arrêtant, au péril de sa vie, les chevaux
emballés de sa voiture. Il était même probable qu'à la suite de cet
événement une certaine amitié avait lié momentanément Arthur Rance et la
fille du professeur; mais rien ne faisait supposer, dans tout ceci, la
moindre histoire d'amour.

Où Frédéric Larsan avait-il puisé ses renseignements? Il ne me le dit
point; mais il paraissait à peu près sûr de ce qu'il avançait.

Si, au moment où Arthur Rance nous vint rejoindre à l'auberge du
«Donjon», nous avions connu ces détails, il est probable que sa présence
au château nous eût moins intrigués, mais ils n'auraient fait, en tout
cas, «qu'augmenter l'intérêt» que nous portions à ce nouveau personnage.
L'américain devait avoir dans les quarante-cinq ans. Il répondit d'une
façon très naturelle à la question de Rouletabille:

«Quand j'ai appris l'attentat, j'ai retardé mon retour en Amérique; je
voulais m'assurer, avant de partir, que Mlle Stangerson n'était point
mortellement atteinte, et je ne m'en irai que lorsqu'elle sera tout à
fait rétablie.»

Arthur Rance prit alors la direction de la conversation, évitant de
répondre à certaines questions de Rouletabille, nous faisant part, sans
que nous l'y invitions, de ses idées personnelles sur le drame, idées
qui n'étaient point éloignées, à ce que j'ai pu comprendre, des idées de
Frédéric Larsan lui-même, c'est-à-dire que l'Américain pensait, lui
aussi, que M. Robert Darzac «devait être pour quelque chose dans
l'affaire». Il ne le nomma point, mais il ne fallait point être grand
clerc pour saisir ce qui était au fond de son argumentation. Il nous dit
qu'il connaissait les efforts faits par le jeune Rouletabille pour
arriver à démêler l'écheveau embrouillé du drame de la «Chambre Jaune».
Il nous rapporta que M. Stangerson l'avait mis au courant des événements
qui s'étaient déroulés dans la «galerie inexplicable». On devinait, en
écoutant Arthur Rance, qu'il expliquait tout par Robert Darzac. À
plusieurs reprises, il regretta que M. Darzac fût «justement absent du
château» quand il s'y passait d'aussi mystérieux drames, et nous sûmes
ce que parler veut dire. Enfin, il émit cette opinion que M. Darzac
avait été «très bien inspiré, très habile», en installant lui-même sur
les lieux M. Joseph Rouletabille, qui ne manquerait point--un jour ou
l'autre--de découvrir l'assassin. Il prononça cette dernière phrase avec
une ironie visible, se leva, nous salua, et sortit.

Rouletabille, à travers la fenêtre, le regarda s'éloigner et dit:

«Drôle de corps!»

Je lui demandai:

«Croyez-vous qu'il passera la nuit au Glandier?»

À ma stupéfaction, le jeune reporter répondit «que cela lui était tout à
fait indifférent».

Je passerai sur l'emploi de notre après-midi. Qu'il vous suffise de
savoir que nous allâmes nous promener dans les bois, que Rouletabille me
conduisit à la grotte de Sainte-Geneviève et que, tout ce temps, mon ami
affecta de me parler de toute autre chose que de ce qui le préoccupait.
Ainsi le soir arriva. J'étais tout étonné de voir le reporter ne prendre
aucune de ces dispositions auxquelles je m'attendais. Je lui en fis la
remarque, quand, la nuit venue, nous nous trouvâmes dans sa chambre. Il
me répondit que toutes ses dispositions étaient déjà prises et que
l'assassin ne pouvait, cette fois, lui échapper. Comme j'émettais
quelque doute, lui rappelant la disparition de l'homme dans la galerie,
et faisant entendre que le même fait pourrait se renouveler, il
répliqua: «Qu'il l'espérait bien, et que c'est tout ce qu'il désirait
cette nuit-là.» Je n'insistai point, sachant par expérience combien mon
insistance eût été vaine et déplacée. Il me confia que, depuis le
commencement du jour, par son soin et ceux des concierges, le château
était surveillé de telle sorte que personne ne pût en approcher sans
qu'il en fût averti; et que, dans le cas où personne ne viendrait du
dehors, il était bien tranquille sur tout ce qui pouvait concerner «ceux
du dedans».

Il était alors six heures et demie, à la montre qu'il tira de son
gousset; il se leva, me fit signe de le suivre et, sans prendre aucune
précaution, sans essayer même d'atténuer le bruit de ses pas, sans me
recommander le silence, il me conduisit à travers la galerie; nous
atteignîmes la galerie droite, et nous la suivîmes jusqu'au palier de
l'escalier que nous traversâmes. Nous avons alors continué notre marche
dans la galerie, «aile gauche», passant devant l'appartement du
professeur Stangerson. À l'extrémité de cette galerie, avant d'arriver
au donjon, se trouvait une pièce qui était la chambre occupée par Arthur
Rance. Nous savions cela parce que nous avions vu, à midi, l'Américain à
la fenêtre de cette chambre qui donnait sur la cour d'honneur. La porte
de cette chambre était dans le travers de la galerie, puisque la chambre
barrait et terminait la galerie de ce côté. En somme, la porte de cette
chambre était juste en face de la fenêtre «est» qui se trouvait à
l'extrémité de l'autre galerie droite, aile droite, là où, précédemment,
Rouletabille avait placé le père Jacques. Quand on tournait le dos à
cette porte, c'est-à-dire quand on sortait de cette chambre, «on voyait
toute la galerie» en enfilade: aile gauche, palier et aile droite. Il
n'y avait, naturellement, que la galerie tournante de l'aile droite que
l'on ne voyait point.

«Cette galerie tournante, dit Rouletabille, je me la réserve. Vous,
quand je vous en prierai, vous viendrez vous installer ici.»

Et il me fit entrer dans un petit cabinet noir triangulaire, pris sur la
galerie et situé de biais à gauche de la porte de la chambre d'Arthur
Rance. De ce recoin, je pouvais voir tout ce qui se passait dans la
galerie aussi facilement que si j'avais été devant la porte d'Arthur
Rance et je pouvais également surveiller la porte même de l'Américain.
La porte de ce cabinet, qui devait être mon lieu d'observation, était
garnie de carreaux non dépolis. Il faisait clair dans la galerie où
toutes les lampes étaient allumées; il faisait noir dans le cabinet.
C'était là un poste de choix pour un espion.

Car que faisais-je, là, sinon un métier d'espion? de bas policier? J'y
répugnais certainement; et, outre mes instincts naturels, n'y avait-il
pas la dignité de ma profession qui s'opposait à un pareil avatar? En
vérité, si mon bâtonnier me voyait! si l'on apprenait ma conduite, au
Palais, que dirait le Conseil de l'Ordre? Rouletabille, lui, ne
soupçonnait même pas qu'il pouvait me venir à l'idée de lui refuser le
service qu'il me demandait, et, de fait, je ne le lui refusai point:
d'abord parce que j'eusse craint de passer à ses yeux pour un lâche;
ensuite parce que je réfléchis que je pouvais toujours prétendre qu'il
m'était loisible de chercher partout la vérité en amateur; enfin, parce
qu'il était trop tard pour me tirer de là. Que n'avais-je eu ces
scrupules plus tôt? Pourquoi ne les avais-je pas eus? Parce que ma
curiosité était plus forte que tout. Encore, je pouvais dire que
j'allais contribuer à sauver la vie d'une femme; et il n'est point de
règlements professionnels qui puissent interdire un aussi généreux
dessein.

Nous revînmes à travers la galerie. Comme nous arrivions en face de
l'appartement de Mlle Stangerson, la porte du salon s'ouvrit, poussée
par le maître d'hôtel qui faisait le service du dîner (M. Stangerson
dînait avec sa fille dans le salon du premier étage, depuis trois
jours), et, comme la porte était restée entrouverte, nous vîmes
parfaitement Mlle Stangerson qui, profitant de l'absence du domestique
et de ce que son père était baissé, ramassant un objet qu'elle venait de
faire tomber, «versait hâtivement le contenu d'une fiole dans le verre
de M. Stangerson».



XXI

À l'affût


Ce geste, qui me bouleversa, ne parut point émouvoir extrêmement
Rouletabille. Nous nous retrouvâmes dans sa chambre, et, ne me parlant
même point de la scène que nous venions de surprendre, il me donna ses
dernières instructions pour la nuit. Nous allions d'abord dîner. Après
dîner, je devais entrer dans le cabinet noir et, là, j'attendrais tout
le temps qu'il faudrait «pour voir quelque chose».

«Si vous «voyez» avant moi, m'expliqua mon ami, il faudra m'avertir.
Vous verrez avant moi si l'homme arrive dans la galerie droite par tout
autre chemin que la galerie tournante, puisque vous découvrez toute la
galerie droite et que moi je ne puis voir que la galerie tournante. Pour
m'avertir, vous n'aurez qu'à dénouer l'embrasse du rideau de la fenêtre
de la galerie droite qui se trouve la plus proche du cabinet noir. Le
rideau tombera de lui-même, voilant la fenêtre et faisant immédiatement
un carré d'ombre là où il y avait un carré de lumière, puisque la
galerie est éclairée. Pour faire ce geste, vous n'avez qu'à allonger la
main hors du cabinet noir. Moi, dans la galerie tournante qui fait angle
droit avec la galerie droite, j'aperçois, par les fenêtres de la galerie
tournante, tous les carrés de lumière que font les fenêtres de la
galerie droite. Quand le carré lumineux qui nous occupe deviendra
obscur, je saurai ce que cela veut dire.

--Et alors?

--Alors, vous me verrez apparaître au coin de la galerie tournante.

--Et qu'est-ce que je ferai?

--Vous marcherez aussitôt vers moi, derrière l'homme, mais je serai déjà
sur _l'homme et j'aurai vu si sa figure entre dans mon cercle..._

--Celui qui est «tracé par le bon bout de la raison», terminai-je en
esquissant un sourire.

--Pourquoi souriez-vous? C'est bien inutile... Enfin, profitez, pour
vous réjouir, des quelques instants qui vous restent, car je vous jure
que tout à l'heure vous n'en aurez plus l'occasion.

--Et si l'homme échappe?

--_Tant mieux!_ fit flegmatiquement Rouletabille. Je ne tiens pas à le
prendre; il pourra s'échapper en dégringolant l'escalier et par le
vestibule du rez-de-chaussée... et cela avant que vous n'ayez atteint le
palier, puisque vous êtes au fond de la galerie. Moi, je le laisserai
partir _après avoir vu sa figure_. C'est tout ce qu'il me faut: voir sa
figure. Je saurai bien m'arranger ensuite pour qu'il soit mort pour Mlle
Stangerson, _même s'il reste vivant_. Si je le prends vivant, Mlle
Stangerson et M. Robert Darzac ne me le pardonneront peut-être jamais!
Et je tiens à leur estime; ce sont de braves gens. Quand je vois Mlle
Stangerson verser un narcotique dans le verre de son père, pour que son
père, cette nuit, ne soit pas réveillé par la conversation qu'elle doit
_avoir avec son assassin_, vous devez comprendre que sa reconnaissance
pour moi aurait des limites si j'amenais à son père, _les poings liés et
la bouche ouverte_, l'homme de la «Chambre Jaune» et de la «galerie
inexplicable»! C'est peut-être un grand bonheur que, la nuit de la
«galerie inexplicable», l'homme se soit évanoui comme par enchantement!
Je l'ai compris cette nuit-là à la physionomie soudain rayonnante de
Mlle Stangerson quand elle eut appris _qu'il avait échappé_. Et j'ai
compris que, pour sauver la malheureuse, il fallait moins prendre
l'homme que le rendre muet, de quelque façon que ce fut. Mais tuer un
homme! tuer un homme! ce n'est pas une petite affaire. Et puis, ça ne me
regarde pas... à moins qu'il ne m'en donne l'occasion!... D'un autre
côté, le rendre muet sans que la dame me fasse de confidences... c'est
une besogne qui consiste d'abord à deviner tout avec rien!...
Heureusement, mon ami, j'ai deviné... ou plutôt non, j'ai raisonné... et
je ne demande à l'homme de ce soir de ne m'apporter que la figure
sensible qui doit entrer...

--Dans le cercle...

--Parfaitement, et sa figure ne me surprendra pas!...

--Mais je croyais que vous aviez déjà vu sa figure, le soir où vous avez
sauté dans la chambre...

--Mal... la bougie était par terre... et puis, toute cette barbe...

--Ce soir, il n'en aura donc plus?

--Je crois pouvoir affirmer qu'il en aura... Mais la galerie est claire,
et puis, maintenant, je sais... ou du moins mon cerveau sait... alors
mes yeux verront...

--S'il ne s'agit que de le voir et de le laisser échapper... pourquoi
nous être armés?

--Parce que, mon cher, _si l'homme de la «Chambre Jaune» et de la
«galerie inexplicable» sait que je sais, il est capable de tout!_ Alors,
il faudra nous défendre.

--Et vous êtes sûr qu'il viendra ce soir?...

--Aussi sûr que vous êtes là!... Mlle Stangerson, à dix heures et demie,
ce matin, le plus habilement du monde, s'est arrangée pour être sans
gardes-malades cette nuit; elle leur a donné congé pour vingt-quatre
heures, sous des prétextes plausibles, et n'a voulu, pour veiller auprès
d'elle, pendant leur absence, que son cher père, qui couchera dans le
boudoir de sa fille et qui accepte cette nouvelle fonction avec une joie
reconnaissante. La coïncidence du départ de M. Darzac (après les paroles
qu'il m'a dites) et des précautions exceptionnelles de Mlle Stangerson,
pour faire autour d'elle de la solitude, ne permet aucun doute. La venue
de l'assassin, que Darzac redoute, _Mlle Stangerson la prépare!_

--C'est effroyable!

--Oui.

--Et le geste que nous lui avons vu faire, c'est le geste qui va
endormir son père?

--Oui.

--En somme, pour l'affaire de cette nuit, nous ne sommes que deux?

--Quatre; le concierge et sa femme veillent à tout hasard... Je crois
leur veille inutile, «avant»... Mais le concierge pourra m'être utile
«après, si on tue»!

--Vous croyez donc qu'on va tuer?

--_On tuera s'il le veut!_

--Pourquoi n'avoir pas averti le père Jacques? Vous ne vous servez plus
de lui, aujourd'hui?

--Non», me répondit Rouletabille d'un ton brusque.

Je gardai quelque temps le silence; puis, désireux de connaître le fond
de la pensée de Rouletabille, je lui demandai à brûle-pourpoint:

«Pourquoi ne pas avertir Arthur Rance? Il pourrait nous être d'un grand
secours...

--Ah ça! fit Rouletabille avec méchante humeur... Vous voulez donc
mettre tout le monde dans les secrets de Mlle Stangerson!... Allons
dîner... c'est l'heure... Ce soir nous dînons chez Frédéric Larsan... à
moins qu'il ne soit encore pendu aux trousses de Robert Darzac... Il ne
le lâche pas d'une semelle. Mais, bah! s'il n'est pas là en ce moment,
je suis bien sûr qu'il sera là cette nuit!... En voilà un que je vais
rouler!»

À ce moment, nous entendîmes du bruit dans la chambre à côté.

«Ce doit être lui, dit Rouletabille.

--J'oubliais de vous demander, fis-je: quand nous serons devant le
policier, pas une allusion à l'expédition de cette nuit, n'est-ce pas?

--Évidemment; nous opérons seuls, _pour notre compte personnel_.

--Et toute la gloire sera pour nous?»

Rouletabille, ricanant, ajouta:

«Tu l'as dit, bouffi!»

Nous dînâmes avec Frédéric Larsan, dans sa chambre. Nous le trouvâmes
chez lui... Il nous dit qu'il venait d'arriver et nous invita à nous
mettre à table. Le dîner se passa dans la meilleure humeur du monde, et
je n'eus point de peine à comprendre qu'il fallait l'attribuer à la
quasi-certitude où Rouletabille et Frédéric Larsan, l'un et l'autre, et
chacun de son côté, étaient de tenir enfin la vérité. Rouletabille
confia au grand Fred que j'étais venu le voir de mon propre mouvement et
qu'il m'avait retenu pour que je l'aidasse dans un grand travail qu'il
devait livrer, cette nuit même, à _L'Époque_. Je devais repartir,
dit-il, pour Paris, par le train d'onze heures, emportant sa «copie»,
qui était une sorte de feuilleton où le jeune reporter retraçait les
principaux épisodes des mystères du Glandier. Larsan sourit à cette
explication comme un homme qui n'en est point dupe, mais qui se garde,
par politesse, d'émettre la moindre réflexion sur des choses qui ne le
regardent pas. Avec mille précautions dans le langage et jusque dans les
intonations, Larsan et Rouletabille s'entretinrent assez longtemps de la
présence au château de M. Arthur-W. Rance, de son passé en Amérique
qu'ils eussent voulu connaître mieux, du moins quant aux relations qu'il
avait eues avec les Stangerson. À un moment, Larsan, qui me parut
soudain souffrant, dit avec effort:

«Je crois, monsieur Rouletabille, que nous n'avons plus grand'chose à
faire au Glandier, et m'est avis que nous n'y coucherons plus de
nombreux soirs.

--C'est aussi mon avis, monsieur Fred.

--Vous croyez donc, mon ami, que _l'affaire est finie?_

--Je crois, en effet, qu'elle est finie et qu'elle n'a plus rien à nous
apprendre, répliqua Rouletabille.

--Avez-vous un coupable? demanda Larsan.

--Et vous?

--Oui.

--Moi aussi, dit Rouletabille.

--Serait-ce le même?

--Je ne crois pas, _si vous n'avez pas changé d'idée_», dit le jeune
reporter.

Et il ajouta avec force:

«M. Darzac est un honnête homme!

--Vous en êtes sûr? demanda Larsan. Eh bien, moi, je suis sûr du
contraire... C'est donc la bataille?

--Oui, la bataille. Et je vous battrai, monsieur Frédéric Larsan.

--La jeunesse ne doute de rien», termina le grand Fred en riant et en me
serrant la main.

Rouletabille répondit comme un écho:

«De rien!»

Mais soudain, Larsan, qui s'était levé pour nous souhaiter le bonsoir,
porta les deux mains à sa poitrine et trébucha. Il dut s'appuyer à
Rouletabille pour ne pas tomber. Il était devenu extrêmement pâle.

«Oh! oh! fit-il, qu'est-ce que j'ai là? Est-ce que je serais
empoisonné?»

Et il nous regardait d'un oeil hagard... En vain, nous l'interrogions,
il ne nous répondait plus... Il s'était affaissé dans un fauteuil et
nous ne pûmes en tirer un mot. Nous étions extrêmement inquiets, et pour
lui, et pour nous, car nous avions mangé de tous les plats auxquels
avait touché Frédéric Larsan. Nous nous empressions autour de lui.
Maintenant, il ne semblait plus souffrir, mais sa tête lourde avait
roulé sur son épaule et ses paupières appesanties nous cachaient son
regard. Rouletabille se pencha sur sa poitrine et ausculta son coeur...

Quand il se releva, mon ami avait une figure aussi calme que je la lui
avais vue tout à l'heure bouleversée. Il me dit:

«Il dort!»

Et il m'entraîna dans sa chambre, après avoir refermé la porte de la
chambre de Larsan.

«Le narcotique? demandai-je... Mlle Stangerson veut donc endormir tout
le monde, ce soir?...

--Peut-être... me répondit Rouletabille en songeant à autre chose.

--Mais nous!... nous! exclamai-je. Qui me dit que nous n'avons pas avalé
un pareil narcotique?

--Vous sentez-vous indisposé? me demanda Rouletabille avec sang-froid.

--Non, aucunement!

--Avez-vous envie de dormir?

--En aucune façon...

--Eh bien, mon ami, fumez cet excellent cigare.»

Et il me passa un havane de premier choix que M. Darzac lui avait
offert; quant à lui, il alluma sa bouffarde, son éternelle bouffarde.

Nous restâmes ainsi dans cette chambre jusqu'à dix heures, sans qu'un
mot fût prononcé. Plongé dans un fauteuil, Rouletabille fumait sans
discontinuer, le front soucieux et le regard lointain. À dix heures, il
se déchaussa, me fit un signe et je compris que je devais, comme lui,
retirer mes chaussures. Quand nous fûmes sur nos chaussettes,
Rouletabille dit, si bas que je devinai plutôt le mot que je ne
l'entendis:

«Revolver!»

Je sortis mon revolver de la poche de mon veston.

«Armez! fit-il encore.

J'armai.

Alors il se dirigea vers la porte de sa chambre, l'ouvrit avec des
précautions infinies; la porte ne cria pas. Nous fûmes dans la galerie
tournante. Rouletabille me fit un nouveau signe. Je compris que je
devais prendre mon poste dans le cabinet noir. Comme je m'éloignais déjà
de lui, Rouletabille me rejoignit «et m'embrassa», et puis je vis
qu'avec les mêmes précautions il retournait dans sa chambre. Étonné de
ce baiser et un peu inquiet, j'arrivai dans la galerie droite que je
longeai sans encombre; je traversai le palier et continuai mon chemin
dans la galerie, aile gauche, jusqu'au cabinet noir. Avant d'entrer dans
le cabinet noir, je regardai de près l'embrasse du rideau de la
fenêtre... Je n'avais, en effet, qu'à la toucher du doigt pour que le
lourd rideau retombât d'un seul coup, «cachant à Rouletabille le carré
de lumière»: signal convenu. Le bruit d'un pas m'arrêta devant la porte
d'Arthur Rance. «Il n'était donc pas encore couché!» Mais comment
était-il encore au château, n'ayant pas dîné avec M. Stangerson et sa
fille? Du moins, je ne l'avais pas vu à table, dans le moment que nous
avions saisi le geste de Mlle Stangerson.

Je me retirai dans mon cabinet noir. Je m'y trouvais parfaitement. Je
voyais toute la galerie en enfilade, galerie éclairée comme en plein
jour. Évidemment, rien de ce qui allait s'y passer ne pouvait
m'échapper. Mais qu'est-ce qui allait s'y passer? Peut-être quelque
chose de très grave. Nouveau souvenir inquiétant du baiser de
Rouletabille. On n'embrasse ainsi ses amis que dans les grandes
occasions ou quand ils vont courir un danger! Je courais donc un danger?

Mon poing se crispa sur la crosse de mon revolver, et j'attendis. Je ne
suis pas un héros, mais je ne suis pas un lâche.

J'attendis une heure environ; pendant cette heure je ne remarquai rien
d'anormal. Dehors, la pluie, qui s'était mise à tomber violemment vers
neuf heures du soir, avait cessé.

Mon ami m'avait dit que rien ne se passerait probablement avant minuit
ou une heure du matin. Cependant il n'était pas plus d'onze heures et
demie quand la porte de la chambre d'Arthur Rance s'ouvrit. J'en
entendis le faible grincement sur ses gonds. On eût dit qu'elle était
poussée de l'intérieur avec la plus grande précaution. La porte resta
ouverte un instant qui me parut très long. Comme cette porte était
ouverte, dans la galerie, c'est-à-dire poussée hors la chambre, je ne
pus voir, ni ce qui se passait dans la chambre, ni ce qui se passait
derrière la porte. À ce moment, je remarquai un bruit bizarre qui se
répétait pour la troisième fois, qui venait du parc, et auquel je
n'avais pas attaché plus d'importance qu'on n'a coutume d'en attacher au
miaulement des chats qui errent, la nuit, sur les gouttières. Mais,
cette troisième fois, le miaulement était si pur et si «spécial» que je
me rappelai ce que j'avais entendu raconter du cri de la «Bête du Bon
Dieu». Comme ce cri avait accompagné, jusqu'à ce jour, tous les drames
qui s'étaient déroulés au Glandier, je ne pus m'empêcher, à cette
réflexion, d'avoir un frisson. Aussitôt je vis apparaître, au delà de la
porte, et refermant la porte, un homme. Je ne pus d'abord le
reconnaître, car il me tournait le dos et il était penché sur un ballot
assez volumineux. L'homme, ayant refermé la porte, et portant le ballot,
se retourna vers le cabinet noir, et alors je vis qui il était. Celui
qui sortait, à cette heure, de la chambre d'Arthur Rance «était le
garde». C'était «l'homme vert». Il avait ce costume que je lui avais vu
sur la route, en face de l'auberge du «Donjon», le premier jour où
j'étais venu au Glandier, et qu'il portait encore le matin même quand,
sortant du château, nous l'avions rencontré, Rouletabille et moi. Aucun
doute, c'était le garde. Je le vis fort distinctement. Il avait une
figure qui me parut exprimer une certaine anxiété. Comme le cri de la
«Bête du Bon Dieu» retentissait au dehors pour la quatrième fois, il
déposa son ballot dans la galerie et s'approcha de la seconde fenêtre,
en comptant les fenêtres à partir du cabinet noir. Je ne risquai aucun
mouvement, car je craignais de trahir ma présence.

Quand il fut à cette fenêtre, il colla son front contre les vitraux
dépolis, et regarda la nuit du parc. Il resta là une demi-minute. La
nuit était claire, par intermittences, illuminée par une lune éclatante
qui, soudain, disparaissait sous un gros nuage. «L'homme vert» leva le
bras à deux reprises, fit des signes que je ne comprenais point; puis,
s'éloignant de la fenêtre, reprit son ballot et se dirigea, suivant la
galerie, vers le palier.

Rouletabille m'avait dit: «Quand vous verrez quelque chose, dénouez
l'embrasse.» Je voyais quelque chose. Était-ce cette chose que
Rouletabille attendait? Ceci n'était point mon affaire et je n'avais
qu'à exécuter la consigne qui m'avait été donnée. Je dénouai l'embrasse.
Mon coeur battait à se rompre. L'homme atteignit le palier, mais à ma
grande stupéfaction, comme je m'attendais à le voir continuer son chemin
dans la galerie, aile droite, je l'aperçus qui descendait l'escalier
conduisant au vestibule.

Que faire? Stupidement, je regardais le lourd rideau qui était retombé
sur la fenêtre. Le signal avait été donné, et je ne voyais pas
apparaître Rouletabille au coin de la galerie tournante. Rien ne vint;
personne n'apparut. J'étais perplexe. Une demi-heure s'écoula qui me
parut un siècle. «Que faire maintenant, même si je voyais autre chose?»
Le signal avait été donné, je ne pouvais le donner une seconde fois...
D'un autre côté, m'aventurer dans la galerie en ce moment pouvait
déranger tous les plans de Rouletabille. Après tout, je n'avais rien à
me reprocher, et, s'il s'était passé quelque chose que n'attendait point
mon ami, celui-ci n'avait qu'à s'en prendre à lui-même. Ne pouvant plus
être d'aucun réel secours d'avertissement pour lui, je risquai le tout
pour le tout: je sortis du cabinet, et, toujours sur mes chaussettes,
mesurant mes pas et écoutant le silence, je m'en fus vers la galerie
tournante.

Personne dans la galerie tournante. J'allai à la porte de la chambre de
Rouletabille. J'écoutai. Rien. Je frappai bien doucement. Rien. Je
tournai le bouton, la porte s'ouvrit. J'étais dans la chambre.
Rouletabille était étendu, tout de son long, sur le parquet.



XXII

Le cadavre incroyable


Je me penchai, avec une anxiété inexprimable, sur le corps du reporter,
et j'eus la joie de constater qu'il dormait! Il dormait de ce sommeil
profond et maladif dont j'avais vu s'endormir Frédéric Larsan. Lui aussi
était victime du narcotique que l'on avait versé dans nos aliments.
Comment, moi-même, n'avais-je point subi le même sort! Je réfléchis
alors que le narcotique avait dû être versé dans notre vin ou dans notre
eau, car ainsi tout s'expliquait: «je ne bois pas en mangeant.» Doué par
la nature d'une rotondité prématurée, je suis au régime sec, comme on
dit. Je secouai avec force Rouletabille, mais je ne parvenais point à
lui faire ouvrir les yeux. Ce sommeil devait être, à n'en point douter,
le fait de Mlle Stangerson.

Celle-ci avait certainement pensé que, plus que son père encore, elle
avait à craindre la veille de ce jeune homme qui prévoyait tout, qui
savait tout! Je me rappelai que le maître d'hôtel nous avait recommandé,
en nous servant, un excellent Chablis qui, sans doute, avait passé sur
la table du professeur et de sa fille.

Plus d'un quart d'heure s'écoula ainsi. Je me résolus, en ces
circonstances extrêmes, où nous avions tant besoin d'être éveillés, à
des moyens robustes. Je lançai à la tête de Rouletabille un broc d'eau.
Il ouvrit les yeux, enfin! de pauvres yeux mornes, sans vie et ni
regard. Mais n'était-ce pas là une première victoire? Je voulus la
compléter; j'administrai une paire de gifles sur les joues de
Rouletabille, et le soulevai. Bonheur! je sentis qu'il se raidissait
entre mes bras, et je l'entendis qui murmurait: «Continuez, mais ne
faites pas tant de bruit!...» Continuer à lui donner des gifles sans
faire de bruit me parut une entreprise impossible. Je me repris à le
pincer et à le secouer, et il put tenir sur ses jambes. Nous étions
sauvés!...

«On m'a endormi, fit-il... Ah! J'ai passé un quart d'heure abominable
avant de céder au sommeil... Mais maintenant, c'est passé! Ne me quittez
pas!...»

Il n'avait pas plus tôt terminé cette phrase que nous eûmes les oreilles
déchirées par un cri affreux qui retentissait dans le château, un
véritable cri de la mort...

«Malheur! hurla Rouletabille... nous arrivons trop tard!...»

Et il voulut se précipiter vers la porte; mais il était tout étourdi et
roula contre la muraille. Moi, j'étais déjà dans la galerie, le revolver
au poing, courant comme un fou du côté de la chambre de Mlle Stangerson.
Au moment même où j'arrivais à l'intersection de la galerie tournante et
de la galerie droite, je vis un individu qui s'échappait de
l'appartement de Mlle Stangerson et qui, en quelques bonds, atteignit le
palier.

Je ne fus pas maître de mon geste: je tirai... le coup de revolver
retentit dans la galerie avec un fracas assourdissant; mais l'homme,
continuant ses bonds insensés, dégringolait déjà l'escalier. Je courus
derrière lui, en criant: «Arrête! arrête! ou je te tue!...» Comme je me
précipitais à mon tour dans l'escalier, je vis en face de moi, arrivant
du fond de la galerie, aile gauche du château, Arthur Rance qui hurlait:
«Qu'y a-t-il?... Qu'y a-t-il?...» Nous arrivâmes presque en même temps
au bas de l'escalier, Arthur Rance et moi; la fenêtre du vestibule était
ouverte; nous vîmes distinctement la forme de l'homme qui fuyait;
instinctivement, nous déchargeâmes nos revolvers dans sa direction;
l'homme n'était pas à plus de dix mètres devant nous; il trébucha et
nous crûmes qu'il allait tomber; déjà nous sautions par la fenêtre; mais
l'homme se reprit à courir avec une vigueur nouvelle; j'étais en
chaussettes, l'Américain était pieds nus; nous ne pouvions espérer
l'atteindre «si nos revolvers ne l'atteignaient pas»! Nous tirâmes nos
dernières cartouches sur lui; il fuyait toujours... Mais il fuyait du
côté droit de la cour d'honneur vers l'extrémité de l'aile droite du
château, dans ce coin entouré de fossés et de hautes grilles d'où il
allait lui être impossible de s'échapper, dans ce coin qui n'avait
d'autre issue, «devant nous», que la porte de la petite chambre en
encorbellement occupée maintenant par le garde.

L'homme, bien qu'il fût inévitablement blessé par nos balles, avait
maintenant une vingtaine de mètres d'avance. Soudain, derrière nous,
au-dessus de nos têtes, une fenêtre de la galerie s'ouvrit et nous
entendîmes la voix de Rouletabille qui clamait, désespérée:

«Tirez, Bernier! Tirez!»

Et la nuit claire, en ce moment, la nuit lunaire, fut encore striée d'un
éclair.

À la lueur de cet éclair, nous vîmes le père Bernier, debout avec son
fusil, à la porte du donjon.

Il avait bien visé. «L'ombre tomba.» Mais, comme elle était arrivée à
l'extrémité de l'aile droite du château, elle tomba de l'autre côté de
l'angle de la bâtisse; c'est-à-dire que nous vîmes qu'elle tombait, mais
elle ne s'allongea définitivement par terre que de cet autre côté du mur
que nous ne pouvions pas voir. Bernier, Arthur Rance et moi, nous
arrivions de cet autre côté du mur, vingt secondes plus tard. «L'ombre
était morte à nos pieds.»

Réveillé évidemment de son sommeil léthargique par les clameurs et les
détonations, Larsan venait d'ouvrir la fenêtre de sa chambre et nous
criait, comme avait crié Arthur Rance: «Qu'y a-t-il?... Qu'y a-t-il?...»

Et nous, nous étions penchés sur l'ombre, sur la mystérieuse ombre morte
de l'assassin. Rouletabille, tout à fait réveillé maintenant, nous
rejoignit dans le moment, et je lui criai:

«Il est mort! Il est mort!...

--Tant mieux, fit-il... Apportez-le dans le vestibule du château...

Mais il se reprit:

«Non! non! Déposons-le dans la chambre du garde!...»

Rouletabille frappa à la porte de la chambre du garde... Personne ne
répondit de l'intérieur... ce qui ne m'étonna point, naturellement.

«Évidemment, il n'est pas là, fit le reporter, sans quoi il serait déjà
sorti!... Portons donc ce corps dans le vestibule...»

Depuis que nous étions arrivés sur «l'ombre morte», la nuit s'était
faite si noire, par suite du passage d'un gros nuage sur la lune, que
nous ne pouvions que toucher cette ombre sans en distinguer les lignes.
Et cependant, nos yeux avaient hâte de savoir! Le père Jacques, qui
arrivait, nous aida à transporter le cadavre jusque dans le vestibule du
château. Là, nous le déposâmes sur la première marche de l'escalier.
J'avais senti, sur mes mains, pendant ce trajet, le sang chaud qui
coulait des blessures...

Le père Jacques courut aux cuisines et en revint avec une lanterne. Il
se pencha sur le visage de «l'ombre morte», et nous reconnûmes le garde,
celui que le patron de l'auberge du «Donjon» appelait «l'homme vert» et
que, une heure auparavant, j'avais vu sortir de la chambre d'Arthur
Rance, chargé d'un ballot. Mais, ce que j'avais vu, je ne pouvais le
rapporter qu'à Rouletabille seul, ce que je fis du reste quelques
instants plus tard.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Je ne saurais passer sous silence l'immense stupéfaction--je dirai même
le cruel désappointement--dont firent preuve Joseph Rouletabille et
Frédéric Larsan, lequel nous avait rejoint dans le vestibule. Ils
tâtaient le cadavre... ils regardaient cette figure morte, ce costume
vert du garde... et ils répétaient, l'un et l'autre: «Impossible!...
c'est impossible!»

Rouletabille s'écria même:

«C'est à jeter sa tête aux chiens!»

Le père Jacques montrait une douleur stupide accompagnée de lamentations
ridicules. Il affirmait qu'on s'était trompé et que le garde ne pouvait
être l'assassin de sa maîtresse. Nous dûmes le faire taire. On aurait
assassiné son fils qu'il n'eût point gémi davantage, et j'expliquai
cette exagération de bons sentiments par la peur dont il devait être
hanté que l'on crût qu'il se réjouissait de ce décès dramatique; chacun
savait, en effet, que le père Jacques détestait le garde. Je constatai
que seul, de nous tous qui étions fort débraillés ou pieds nus ou en
chaussettes, le père Jacques était entièrement habillé.

Mais Rouletabille n'avait pas lâché le cadavre; à genoux sur les dalles
du vestibule, éclairé par la lanterne du père Jacques, il déshabillait
le corps du garde!... Il lui mit la poitrine à nu. Elle était sanglante.

Et, soudain, prenant, des mains du père Jacques, la lanterne, il en
projeta les rayons, de tout près, sur la blessure béante. Alors, il se
releva et dit sur un ton extraordinaire, sur un ton d'une ironie
sauvage:

«Cet homme que vous croyez avoir tué à coups de revolver et de
chevrotines est mort d'un coup de couteau au coeur!»

Je crus, une fois de plus, que Rouletabille était devenu fou et je me
penchai à mon tour sur le cadavre. Alors je pus constater qu'en effet le
corps du garde ne portait aucune blessure provenant d'un projectile, et
que, seule, la région cardiaque avait été entaillée par une lame aiguë.



XXIII

La double piste


Je n'étais pas encore revenu de la stupeur que me causait une pareille
découverte quand mon jeune ami me frappa sur l'épaule et me dit:

«Suivez-moi!

--Où, lui demandai-je?

--Dans ma chambre.

--Qu'allons-nous y faire?

--Réfléchir.»

J'avouai, quant à moi, que j'étais dans l'impossibilité totale, non
seulement de réfléchir, mais encore de penser; et, dans cette nuit
tragique, après des événements dont l'horreur n'était égalée que par
leur incohérence, je m'expliquais difficilement comment, entre le
cadavre du garde et Mlle Stangerson peut-être à l'agonie, Joseph
Rouletabille pouvait avoir la prétention de «réfléchir». C'est ce qu'il
fit cependant, avec le sang-froid des grands capitaines au milieu des
batailles. Il poussa sur nous la porte de sa chambre, m'indiqua un
fauteuil, s'assit posément en face de moi, et, naturellement, alluma sa
pipe. Je le regardais réfléchir... et je m'endormis. Quand je me
réveillai, il faisait jour. Ma montre marquait huit heures. Rouletabille
n'était plus là. Son fauteuil, en face de moi, était vide. Je me levai
et commençai de m'étirer les membres quand la porte s'ouvrit et mon ami
rentra. Je vis tout de suite à sa physionomie que, pendant que je
dormais, il n'avait point perdu son temps.

«Mlle Stangerson? demandai-je tout de suite.

--Son état, très alarmant, n'est pas désespéré.

--Il y a longtemps que vous avez quitté cette chambre?

--Au premier rayon de l'aube.

--Vous avez travaillé?

--Beaucoup.

--Découvert quoi?

--Une double empreinte de pas très remarquable «et qui aurait pu me
gêner...»

--Elle ne vous gêne plus?

--Non.

--Vous explique-t-elle quelque chose?

--Oui.

--Relativement au «cadavre incroyable» du garde?

--Oui; ce cadavre est tout à fait «croyable», maintenant. J'ai découvert
ce matin, en me promenant autour du château, deux sortes de pas
distinctes dont les empreintes avaient été faites cette nuit en même
temps, côte à côte. Je dis: «en même temps»; et, en vérité, il ne
pouvait guère en être autrement, car, si l'une de ces empreintes était
venue après l'autre, suivant le même chemin, elle eût souvent «empiété
sur l'autre», ce qui n'arrivait jamais. Les pas de celui-ci ne
marchaient point sur les pas de celui-là. Non, c'étaient des pas «qui
semblaient causer entre eux». Cette double empreinte quittait toutes les
autres empreintes, vers le milieu de la cour d'honneur, pour sortir de
cette cour et se diriger vers la chênaie. Je quittais la cour d'honneur,
les yeux fixés vers ma piste, quand je fus rejoint par Frédéric Larsan.
Immédiatement, il s'intéressa beaucoup à mon travail, car cette double
empreinte méritait vraiment qu'on s'y attachât. On retrouvait là la
double empreinte des pas de l'affaire de la «Chambre Jaune»: les pas
grossiers et les pas élégants; mais, tandis que, lors de l'affaire de la
«Chambre Jaune», les pas grossiers ne faisaient que joindre au bord de
l'étang les pas élégants, pour disparaître ensuite--dont nous avions
conclu, Larsan et moi, que ces deux sortes de pas appartenaient au même
individu qui n'avait fait que changer de chaussures--ici, pas grossiers
et pas élégants voyageaient de compagnie. Une pareille constatation
était bien faite pour me troubler dans mes certitudes antérieures.
Larsan semblait penser comme moi; aussi, restions-nous penchés sur ces
empreintes, reniflant ces pas comme des chiens à l'affût.

«Je sortis de mon portefeuille mes semelles de papier. La première
semelle, qui était celle que j'avais découpée sur l'empreinte des
souliers du père Jacques retrouvés par Larsan, c'est-à-dire sur
l'empreinte des pas grossiers, cette première semelle, dis-je,
s'appliqua parfaitement à l'une des traces que nous avions sous les
yeux, et la seconde semelle, qui était le dessin des «pas élégants»,
s'appliqua également sur l'empreinte correspondante, mais avec une
légère différence à la pointe. En somme, cette trace nouvelle du pas
élégant ne différait de la trace du bord de l'étang que par la pointe de
la bottine. Nous ne pouvions en tirer cette conclusion que cette trace
appartenait au même personnage, mais nous ne pouvions non plus affirmer
qu'elle ne lui appartenait pas. L'inconnu pouvait ne plus porter les
mêmes bottines.

«Suivant toujours cette double empreinte, Larsan et moi, nous fûmes
conduits à sortir bientôt de la chênaie et nous nous trouvâmes sur les
mêmes bords de l'étang qui nous avaient vus lors de notre première
enquête. Mais, cette fois, aucune des traces ne s'y arrêtait et toutes
deux, prenant le petit sentier, allaient rejoindre la grande route
d'Épinay. Là, nous tombâmes sur un macadam récent qui ne nous montra
plus rien; et nous revînmes au château, sans nous dire un mot.

«Arrivés dans la cour d'honneur, nous nous sommes séparés; mais, par
suite du même chemin qu'avait pris notre pensée, nous nous sommes
rencontrés à nouveau devant la porte de la chambre du père Jacques. Nous
avons trouvé le vieux serviteur au lit et constaté tout de suite que les
effets qu'il avait jetés sur une chaise étaient dans un état lamentable,
et que ses chaussures, des souliers tout à fait pareils à ceux que nous
connaissions, étaient extraordinairement boueux. Ce n'était certainement
point en aidant à transporter le cadavre du garde, du bout de cour au
vestibule, et en allant chercher une lanterne aux cuisines, que le père
Jacques avait arrangé de la sorte ses chaussures et trempé ses habits,
puisque alors il ne pleuvait pas. Mais il avait plu avant ce moment-là
et il avait plu après.

«Quant à la figure du bonhomme, elle n'était pas belle à voir. Elle
semblait refléter une fatigue extrême, et ses yeux clignotants nous
regardèrent, dès l'abord, avec effroi.

«Nous l'avons interrogé. Il nous a répondu d'abord qu'il s'était couché
immédiatement après l'arrivée au château du médecin que le maître
d'hôtel était allé quérir; mais nous l'avons si bien poussé, nous lui
avons si bien prouvé qu'il mentait, qu'il a fini par nous avouer qu'il
était, en effet, sorti du château. Nous lui en avons, naturellement,
demandé la raison; il nous a répondu qu'il s'était senti mal à la tête,
et qu'il avait eu besoin de prendre l'air, mais qu'il n'était pas allé
plus loin que la chênaie. Nous lui avons alors décrit tout le chemin
qu'il avait fait, _aussi bien que si nous l'avions vu marcher_. Le
vieillard se dressa sur son séant et se prit à trembler.

«--Vous n'étiez pas seul!» s'écria Larsan.

«Alors, le père Jacques:

«--Vous l'avez donc vu?

«--Qui? demandai-je.

«--Mais le fantôme noir!»

«Sur quoi, le père Jacques nous conta que, depuis quelques nuits, il
voyait le fantôme noir. Il apparaissait dans le parc sur le coup de
minuit et glissait contre les arbres avec une souplesse incroyable. Il
paraissait «traverser» le tronc des arbres; deux fois, le père Jacques,
qui avait aperçu le fantôme à travers sa fenêtre, à la clarté de la
lune, s'était levé et, résolument, était parti à la chasse de cette
étrange apparition. L'avant-veille, il avait failli la rejoindre, mais
elle s'était évanouie au coin du donjon; enfin, cette nuit, étant en
effet sorti du château, travaillé par l'idée du nouveau crime qui venait
de se commettre, il avait vu tout à coup, surgir au milieu de la cour
d'honneur, le fantôme noir. Il l'avait suivi d'abord prudemment, puis de
plus près... ainsi il avait tourné la chênaie, l'étang, et était arrivé
au bord de la route d'Épinay. «Là, le fantôme avait soudain disparu.»

«--Vous n'avez pas vu sa figure? demanda Larsan.

«--Non! Je n'ai vu que des voiles noirs...

«--Et, après ce qui s'est passé dans la galerie, vous n'avez pas sauté
dessus?

«--Je ne le pouvais pas! Je me sentais terrifié... C'est à peine si
j'avais la force de le suivre...

«--Vous ne l'avez pas suivi, fis-je, père Jacques,--et ma voix était
menaçante--vous êtes allé avec le fantôme jusqu'à la route d'Épinay
«bras dessus, bras dessous»!

«--Non! cria-t-il... il s'est mis à tomber des trombes d'eau... Je suis
rentré!... Je ne sais pas ce que le fantôme noir est devenu...»

«Mais ses yeux se détournèrent de moi.

«Nous le quittâmes.

«Quand nous fûmes dehors:

«--Complice? interrogeai-je, sur un singulier ton, en regardant Larsan
bien en face pour surprendre le fond de sa pensée.

«Larsan leva les bras au ciel.

«--Est-ce qu'on sait?... Est-ce qu'on sait, dans une affaire
pareille?... Il y a vingt-quatre heures, j'aurais juré qu'il n'y avait
pas de complice!...»

«Et il me laissa en m'annonçant qu'il quittait le château sur-le-champ
pour se rendre à Épinay.»

Rouletabille avait fini son récit. Je lui demandai:

«Eh bien? Que conclure de tout cela?... Quant à moi, je ne vois pas!...
je ne saisis pas!... Enfin! Que savez-vous?

--_Tout!_ s'exclama-t-il... _Tout!_»

Et je ne lui avais jamais vu figure plus rayonnante. Il s'était levé et
me serrait la main avec force...

«Alors, expliquez-moi, priai-je...

--Allons demander des nouvelles de Mlle Stangerson», me répondit-il
brusquement.



XXIV

Rouletabille connaît les deux moitiés de l'assassin


Mlle Stangerson avait failli être assassinée pour la seconde fois. Le
malheur fut qu'elle s'en porta beaucoup plus mal la seconde que la
première. Les trois coups de couteau que l'homme lui avait portés dans
la poitrine, en cette nouvelle nuit tragique, la mirent longtemps entre
la vie et la mort, et quand, enfin, la vie fut plus forte et qu'on pût
espérer que la malheureuse femme, cette fois encore, échapperait à son
sanglant destin, on s'aperçut que, si elle reprenait chaque jour l'usage
de ses sens, elle ne recouvrait point celui de sa raison. La moindre
allusion à l'horrible tragédie la faisait délirer, et il n'est point non
plus, je crois bien, exagéré de dire que l'arrestation de M. Robert
Darzac, qui eut lieu au château du Glandier, le lendemain de la
découverte du cadavre du garde, creusa encore l'abîme moral où nous
vîmes disparaître cette belle intelligence.

M. Robert Darzac arriva au château vers neuf heures et demie. Je le vis
accourir à travers le parc, les cheveux et les habits en désordre,
crotté, boueux, dans un état lamentable. Son visage était d'une pâleur
mortelle. Rouletabille et moi, nous étions accoudés à une fenêtre de la
galerie. Il nous aperçut; il poussa vers nous un cri désespéré:

«J'arrive trop tard!...»

Rouletabille lui cria:

«Elle vit!...»

Une minute après, M. Darzac entrait dans la chambre de Mlle Stangerson,
et, à travers la porte, nous entendîmes ses sanglots.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

«Fatalité! gémissait à côté de moi, Rouletabille. Quels Dieux infernaux
veillent donc sur le malheur de cette famille! Si l'on ne m'avait pas
endormi, j'aurais sauvé Mlle Stangerson de l'homme, et je l'aurais rendu
muet pour toujours... _et le garde ne serait pas mort!_»

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

M. Darzac vint nous retrouver. Il était tout en larmes. Rouletabille lui
raconta tout: et comment il avait tout préparé pour leur salut, à Mlle
Stangerson et à lui; et comment il y serait parvenu en éloignant l'homme
pour toujours «après avoir vu sa figure»; et comment son plan s'était
effondré dans le sang, à cause du narcotique.

«Ah! si vous aviez eu réellement confiance en moi, fit tout bas le jeune
homme, si vous aviez dit à Mlle Stangerson d'avoir confiance en moi!...
Mais ici chacun se défie de tous... la fille se défie du père... et la
fiancée se défie du fiancé... Pendant que vous me disiez de tout faire
pour empêcher l'arrivée de l'assassin, _elle préparait tout pour se
faire assassiner!_... Et je suis arrivé trop tard... à demi endormi...
me traînant presque, dans cette chambre où la vue de la malheureuse,
baignant dans son sang, me réveilla tout à fait...»

Sur la demande de M. Darzac, Rouletabille raconta la scène. S'appuyant
aux murs pour ne pas tomber, pendant que, dans le vestibule et dans la
cour d'honneur, nous poursuivions l'assassin, il s'était dirigé vers la
chambre de la victime... Les portes de l'antichambre sont ouvertes; il
entre; Mlle Stangerson gît, inanimée, à moitié renversée sur le bureau,
les yeux clos; son peignoir est rouge du sang qui coule à flots de sa
poitrine. Il semble à Rouletabille, encore sous l'influence du
narcotique, qu'il se promène dans quelque affreux cauchemar.
Automatiquement, il revient dans la galerie, ouvre une fenêtre, nous
clame le crime, nous ordonne de tuer, et retourne dans la chambre.
Aussitôt, il traverse le boudoir désert, entre dans le salon dont la
porte est restée entrouverte, secoue M. Stangerson sur le canapé où il
s'est étendu et le réveille comme je l'ai réveillé, lui, tout à
l'heure... M. Stangerson se dresse avec des yeux hagards, se laisse
traîner par Rouletabille jusque dans la chambre, aperçoit sa fille,
pousse un cri déchirant... Ah! il est réveillé! il est réveillé!... Tous
les deux, maintenant, réunissant leurs forces chancelantes, transportent
la victime sur son lit...

Puis Rouletabille veut nous rejoindre, pour savoir... «pour savoir...»
mais, avant de quitter la chambre, il s'arrête près du bureau... Il y a
là, par terre, un paquet... énorme... un ballot... Qu'est-ce que ce
paquet fait là, auprès du bureau?... L'enveloppe de serge qui l'entoure
est dénouée... Rouletabille se penche... Des papiers... des papiers...
des photographies... Il lit: «Nouvel électroscope condensateur
différentiel... Propriétés fondamentales de la substance intermédiaire
entre la matière pondérable et l'éther impondérable.»... Vraiment,
vraiment, quel est ce mystère et cette formidable ironie du sort qui
veulent qu'à l'heure où «on» lui assassine sa fille, «on» vienne
restituer au professeur Stangerson toutes ces paperasses inutiles,
«qu'il jettera au feu!... au feu!... au feu!... le lendemain».

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Dans la matinée qui suivit cette horrible nuit, nous avons vu
réapparaître M. de Marquet, son greffier, les gendarmes. Nous avons tous
été interrogés, excepté naturellement Mlle Stangerson qui était dans un
état voisin du coma. Rouletabille et moi, après nous être concertés,
n'avons dit que ce que nous avons bien voulu dire. J'eus garde de rien
rapporter de ma station dans le cabinet noir ni des histoires de
narcotique. Bref, nous tûmes tout ce qui pouvait faire soupçonner que
nous nous attendions à quelque chose, et aussi tout ce qui pouvait faire
croire que Mlle Stangerson «attendait l'assassin». La malheureuse allait
peut-être payer de sa vie le mystère dont elle entourait son assassin...
Il ne nous appartenait point de rendre un pareil sacrifice inutile...
Arthur Rance raconta à tout le monde, fort naturellement--si
naturellement que j'en fus stupéfait--qu'il avait vu le garde pour la
dernière fois vers onze heures du soir. Celui-ci était venu dans sa
chambre, dit-il, pour y prendre sa valise qu'il devait transporter le
lendemain matin à la première heure à la gare de Saint-Michel «et
s'était attardé à causer longuement chasse et braconnage avec lui»!
Arthur-William Rance, en effet, devait quitter le Glandier dans la
matinée et se rendre à pied, selon son habitude, à Saint-Michel; aussi
avait-il profité d'un voyage matinal du garde dans le petit bourg pour
se débarrasser de son bagage.

Du moins je fus conduit à le penser car M. Stangerson confirma ses
dires; il ajouta qu'il n'avait pas eu le plaisir, la veille au soir,
d'avoir à sa table son ami Arthur Rance parce que celui-ci avait pris,
vers les cinq heures, un congé définitif de sa fille et de lui. M.
Arthur Rance s'était fait servir simplement un thé dans sa chambre, se
disant légèrement indisposé.

Bernier, le concierge, sur les indications de Rouletabille, rapporta
qu'il avait été requis par le garde lui-même, cette nuit-là, pour faire
la chasse aux braconniers (le garde ne pouvait plus le contredire),
qu'ils s'étaient donné rendez-vous tous deux non loin de la chênaie et
que, voyant que le garde ne venait point, il était allé, lui, Bernier,
au-devant du garde... Il était arrivé à hauteur du donjon, ayant passé
la petite porte de la cour d'honneur, quand il aperçut un individu qui
fuyait à toutes jambes du côté opposé, vers l'extrémité de l'aile droite
du château; des coups de revolver retentirent dans le même moment
derrière le fuyard; Rouletabille était apparu à la fenêtre de la
galerie; il l'avait aperçu, lui Bernier, l'avait reconnu, l'avait vu
avec son fusil et lui avait crié de tirer. Alors, Bernier avait lâché
son coup de fusil qu'il tenait tout prêt... et il était persuadé qu'il
avait mis à mal le fuyard; il avait cru même qu'il l'avait tué, et cette
croyance avait duré jusqu'au moment où Rouletabille, dépouillant le
corps qui était tombé sous le coup de fusil, lui avait appris que ce
corps «avait été tué d'un coup de couteau»; que, du reste, il restait ne
rien comprendre à une pareille fantasmagorie, attendu que, si le cadavre
trouvé n'était point celui du fuyard sur lequel nous avions tous tiré,
il fallait bien que ce fuyard fût quelque part. Or, dans ce petit coin
de cour où nous nous étions tous rejoints autour du cadavre, «il n'y
avait pas de place pour un autre mort ou pour un vivant» sans que nous
le vissions!

Ainsi parla le père Bernier. Mais le juge d'instruction lui répondit
que, pendant que nous étions dans ce petit bout de cour, la nuit était
bien noire, puisque nous n'avions pu distinguer le visage du garde, et
que, pour le reconnaître, il nous avait fallu le transporter dans le
vestibule... À quoi le père Bernier répliqua que, si l'on n'avait pas vu
«l'autre corps, mort ou vivant», on aurait au moins marché dessus, tant
ce bout de cour est étroit. Enfin, nous étions, sans compter le cadavre,
cinq dans ce bout de cour et il eût été vraiment étrange que l'autre
corps nous échappât... La seule porte qui donnait dans ce bout de cour
était celle de la chambre du garde, et la porte en était fermée. On en
avait retrouvé la clef dans la poche du garde...

Tout de même, comme ce raisonnement de Bernier, qui à première vue
paraissait logique, conduisait à dire qu'on avait tué à coups d'armes à
feu un homme mort d'un coup de couteau, le juge d'instruction ne s'y
arrêta pas longtemps. Et il fut évident pour tous, dès midi, que ce
magistrat était persuadé que nous avions raté «le fuyard» et que nous
avions trouvé là un cadavre qui n'avait rien à voir avec «notre
affaire». Pour lui, le cadavre du garde était une autre affaire. Il
voulut le prouver sans plus tarder, et il est probable que «cette
nouvelle affaire» correspondait avec des idées qu'il avait depuis
quelques jours sur les moeurs du garde, sur ses fréquentations, sur la
récente intrigue qu'il entretenait avec la femme du propriétaire de
l'auberge du «Donjon», et corroborait également les rapports qu'on avait
dû lui faire relativement aux menaces de mort proférées par le père
Mathieu à l'adresse du garde, car à une heure après-midi le père
Mathieu, malgré ses gémissements de rhumatisant et les protestations de
sa femme, était arrêté et conduit sous bonne escorte à Corbeil. On
n'avait cependant rien découvert chez lui de compromettant; mais des
propos tenus, encore la veille, à des rouliers qui les répétèrent, le
compromirent plus que si l'on avait trouvé dans sa paillasse le couteau
qui avait tué «l'homme vert».

Nous en étions là, ahuris de tant d'événements aussi terribles
qu'inexplicables, quand, pour mettre le comble à la stupéfaction de
tous, nous vîmes arriver au château Frédéric Larsan, qui en était parti
aussitôt après avoir vu le juge d'instruction et qui en revenait,
accompagné d'un employé du chemin de fer.

Nous étions alors dans le vestibule avec Arthur Rance, discutant de la
culpabilité et de l'innocence du père Mathieu (du moins Arthur Rance et
moi étions seuls à discuter, car Rouletabille semblait parti pour
quelque rêve lointain et ne s'occupait en aucune façon de ce que nous
disions). Le juge d'instruction et son greffier se trouvaient dans le
petit salon vert où Robert Darzac nous avait introduits quand nous
étions arrivés pour la première fois au Glandier. Le père Jacques, mandé
par le juge, venait d'entrer dans le petit salon; M. Robert Darzac était
en haut, dans la chambre de Mlle Stangerson, avec M. Stangerson et les
médecins. Frédéric Larsan entra dans le vestibule avec l'employé de
chemin de fer. Rouletabille et moi reconnûmes aussitôt cet employé à sa
petite barbiche blonde: «Tiens! L'employé d'Épinay-sur-Orge!»
m'écriai-je, et je regardai Frédéric Larsan qui répliqua en souriant:
«Oui, oui, vous avez raison, c'est l'employé d'Épinay-sur-Orge.» Sur
quoi Fred se fit annoncer au juge d'instruction par le gendarme qui
était à la porte du salon. Aussitôt, le père Jacques sortit, et Frédéric
Larsan et l'employé furent introduits. Quelques instants s'écoulèrent,
dix minutes peut-être. Rouletabille était fort impatient. La porte du
salon se rouvrit; le gendarme, appelé par le juge d'instruction, entra
dans le salon, en ressortit, gravit l'escalier et le redescendit.
Rouvrant alors la porte du salon et ne la refermant pas, il dit au juge
d'instruction:

«Monsieur le juge, M. Robert Darzac ne veut pas descendre!

--Comment! Il ne veut pas!... s'écria M. de Marquet.

--Non! il dit qu'il ne peut quitter Mlle Stangerson dans l'état où elle
se trouve...

--C'est bien, fit M. de Marquet; puisqu'il ne vient pas à nous, nous
irons à lui...»

M. de Marquet et le gendarme montèrent; le juge d'instruction fit signe
à Frédéric Larsan et à l'employé de chemin de fer de les suivre.
Rouletabille et moi fermions la marche.

On arriva ainsi, dans la galerie, devant la porte de l'antichambre de
Mlle Stangerson. M. de Marquet frappa à la porte. Une femme de chambre
apparut. C'était Sylvie, une petite bonniche dont les cheveux d'un blond
fadasse retombaient en désordre sur un visage consterné.

«M. Stangerson est là? demanda le juge d'instruction.

--Oui, monsieur.

--Dites-lui que je désire lui parler.»

Sylvie alla chercher M. Stangerson.

Le savant vint à nous; il pleurait; il faisait peine à voir.

«Que me voulez-vous encore? demanda celui-ci au juge. Ne pourrait-on
pas, monsieur, dans un moment pareil, me laisser un peu tranquille!

--Monsieur, fit le juge, il faut absolument que j'aie, sur-le-champ, un
entretien avec M. Robert Darzac. Ne pourriez-vous le décider à quitter
la chambre de Mlle Stangerson? Sans quoi, je me verrais dans la
nécessité d'en franchir le seuil avec tout l'appareil de la justice.»

Le professeur ne répondit pas; il regarda le juge, le gendarme et tous
ceux qui les accompagnaient comme une victime regarde ses bourreaux, et
il rentra dans la chambre.

Aussitôt M. Robert Darzac en sortit. Il était bien pâle et bien défait;
mais, quand le malheureux aperçut, derrière Frédéric Larsan, l'employé
de chemin de fer, son visage se décomposa encore; ses yeux devinrent
hagards et il ne put retenir un sourd gémissement.

Nous avions tous saisi le tragique mouvement de cette physionomie
douloureuse. Nous ne pûmes nous empêcher de laisser échapper une
exclamation de pitié. Nous sentîmes qu'il se passait alors quelque chose
de définitif qui décidait de la perte de M. Robert Darzac. Seul,
Frédéric Larsan avait une figure rayonnante et montrait la joie d'un
chien de chasse qui s'est enfin emparé de sa proie.

M. de Marquet dit, montrant à M. Darzac le jeune employé à la barbiche
blonde:

«Vous reconnaissez monsieur?

--Je le reconnais, fit Robert Darzac d'une voix qu'il essayait en vain
de rendre ferme. C'est un employé de l'Orléans à la station
d'Épinay-sur-Orge.

--Ce jeune homme, continua M. de Marquet, affirme qu'il vous a vu
descendre de chemin de fer, à Épinay...

--Cette nuit, termina M. Darzac, à dix heures et demie... c'est
vrai!...»

Il y eut un silence...

«Monsieur Darzac, reprit le juge d'instruction sur un ton qui était
empreint d'une poignante émotion... Monsieur Darzac, que veniez-vous
faire cette nuit à Épinay-sur-Orge, à quelques kilomètres de l'endroit
où l'on assassinait Mlle Stangerson?...»

M. Darzac se tut. Il ne baissa pas la tête, mais il ferma les yeux, soit
qu'il voulût dissimuler sa douleur, soit qu'il craignît qu'on pût lire
dans son regard quelque chose de son secret.

«Monsieur Darzac, insista M. de Marquet... pouvez-vous me donner
l'emploi de votre temps, cette nuit?»

M. Darzac rouvrit les yeux. Il semblait avoir reconquis toute sa
puissance sur lui-même.

«Non, monsieur!...

--Réfléchissez, monsieur! car je vais être dans la nécessité, si vous
persistez dans votre étrange refus, de vous garder à ma disposition.

--Je refuse...

--Monsieur Darzac! Au nom de la loi, je vous arrête!...»

Le juge n'avait pas plutôt prononcé ces mots que je vis Rouletabille
faire un mouvement brusque vers M. Darzac. Il allait certainement
parler, mais celui-ci d'un geste lui ferma la bouche... Du reste, le
gendarme s'approchait déjà de son prisonnier... À ce moment un appel
désespéré retentit:

«Robert!... Robert!...»

Nous reconnûmes la voix de Mlle Stangerson, et, à cet accent de douleur,
pas un de nous qui ne frissonnât. Larsan lui-même, cette fois, en pâlit.
Quant à M. Darzac, répondant à l'appel, il s'était déjà précipité dans
la chambre...

Le juge, le gendarme, Larsan s'y réunirent derrière lui; Rouletabille et
moi restâmes sur le pas de la porte. Spectacle déchirant: Mlle
Stangerson, dont le visage avait la pâleur de la mort, s'était soulevée
sur sa couche, malgré les deux médecins et son père... Elle tendait des
bras tremblants vers Robert Darzac sur qui Larsan et le gendarme avaient
mis la main... Ses yeux étaient grands ouverts... elle voyait... elle
comprenait... Sa bouche sembla murmurer un mot... un mot qui expira sur
ses lèvres exsangues... un mot que personne n'entendit... et elle se
renversa, évanouie... On emmena rapidement Darzac hors de la chambre...
En attendant une voiture que Larsan était allé chercher, nous nous
arrêtâmes dans le vestibule. Notre émotion à tous était extrême. M. de
Marquet avait la larme à l'oeil. Rouletabille profita de ce moment
d'attendrissement général pour dire à M. Darzac:

«Vous ne vous défendrez pas?

--Non! répliqua le prisonnier.

--Moi, je vous défendrai, monsieur...

--Vous ne le pouvez pas, affirma le malheureux avec un pauvre sourire...
Ce que nous n'avons pu faire, Mlle Stangerson et moi, vous ne le ferez
pas!

--Si, je le ferai.»

Et la voix de Rouletabille était étrangement calme et confiante. Il
continua:

«Je le ferai, monsieur Robert Darzac, parce que moi, _j'en sais plus
long que vous!_

--Allons donc! murmura Darzac presque avec colère.

--Oh! soyez tranquille, je ne saurai que ce qu'il sera utile de savoir
_pour vous sauver!_

--_Il ne faut rien savoir_, jeune homme... si vous voulez avoir droit à
ma reconnaissance.»

Rouletabille secoua la tête. Il s'approcha tout près, tout près de
Darzac:

«Écoutez ce que je vais vous dire, fit-il à voix basse... et que cela
vous donne confiance! Vous, vous ne savez que le nom de l'assassin; Mlle
Stangerson, elle, _connaît seulement la moitié de l'assassin; mais moi,
je connais ses deux moitiés; je connais l'assassin tout entier,
moi!..._»

Robert Darzac ouvrit des yeux qui attestaient qu'il ne comprenait pas un
mot de ce que venait de lui dire Rouletabille. La voiture, sur ces
entrefaites, arriva, conduite par Frédéric Larsan. On y fit monter
Darzac et le gendarme. Larsan resta sur le siège. On emmenait le
prisonnier à Corbeil.



XXV

Rouletabille part en voyage


Le soir même nous quittions le Glandier, Rouletabille et moi. Nous en
étions fort heureux: cet endroit n'avait rien qui pût encore nous
retenir. Je déclarai que je renonçais à percer tant de mystères, et
Rouletabille, en me donnant une tape amicale sur l'épaule, me confia
qu'il n'avait plus rien à apprendre au Glandier, parce que le Glandier
lui avait tout appris. Nous arrivâmes à Paris vers huit heures. Nous
dînâmes rapidement, puis, fatigués, nous nous séparâmes en nous donnant
rendez-vous le lendemain matin chez moi.

À l'heure dite, Rouletabille entrait dans ma chambre. Il était vêtu d'un
complet à carreaux en drap anglais, avait un ulster sur le bras, une
casquette sur la tête et un sac à la main. Il m'apprit qu'il partait en
voyage.

«Combien de temps serez-vous parti? lui demandai-je.

--Un mois ou deux, fit-il, cela dépend...»

Je n'osai l'interroger...

«Savez-vous, me dit-il, quel est le mot que Mlle Stangerson a prononcé
hier avant de s'évanouir... en regardant M. Robert Darzac?...

--Non, personne ne l'a entendu...

--Si! répliqua Rouletabille, moi! Elle lui disait: «parle!»

--Et M. Darzac parlera?

--Jamais!»

J'aurais voulu prolonger l'entretien, mais il me serra fortement la main
et me souhaita une bonne santé, je n'eus que le temps de lui demander:

«Vous ne craignez point que, pendant votre absence, il se commette de
nouveaux attentats?...

--Je ne crains plus rien de ce genre, dit-il, depuis que M. Darzac est
en prison.»

Sur cette parole bizarre, il me quitta. Je ne devais plus le revoir
qu'en cour d'assises, au moment du procès Darzac, lorsqu'il vint à la
barre «expliquer l'inexplicable».



XXVI

Où Joseph Rouletabille est impatiemment attendu


Le 15 janvier suivant, c'est-à-dire deux mois et demi après les
tragiques événements que je viens de rapporter, _L'Époque_ publiait, en
première colonne, première page, le sensationnel article suivant:

«Le jury de Seine-et-Oise est appelé aujourd'hui, à juger l'une des plus
mystérieuses affaires qui soient dans les annales judiciaires. Jamais
procès n'aura présenté tant de points obscurs, incompréhensibles,
inexplicables. Et cependant l'accusation n'a point hésité à faire
asseoir sur le banc des assises un homme respecté, estimé, aimé de tous
ceux qui le connaissent, un jeune savant, espoir de la science
française, dont toute l'existence fut de travail et de probité. Quand
Paris apprit l'arrestation de M. Robert Darzac, un cri unanime de
protestation s'éleva de toutes parts. La Sorbonne tout entière,
déshonorée par le geste inouï du juge d'instruction, proclama sa foi
dans l'innocence du fiancé de Mlle Stangerson. M. Stangerson lui-même
attesta hautement l'erreur où s'était fourvoyée la justice, et il ne
fait de doute pour personne que, si la victime pouvait parler, elle
viendrait réclamer aux douze jurés de Seine-et-Oise l'homme dont elle
voulait faire son époux et que l'accusation veut envoyer à l'échafaud.
Il faut espérer qu'un jour prochain Mlle Stangerson recouvrera sa raison
qui a momentanément sombré dans l'horrible mystère du Glandier.
Voulez-vous qu'elle la reperde lorsqu'elle apprendra que l'homme qu'elle
aime est mort de la main du bourreau? Cette question s'adresse au jury
«auquel nous nous proposons d'avoir affaire, aujourd'hui même».

«Nous sommes décidés, en effet, à ne point laisser douze braves gens
commettre une abominable erreur judiciaire. Certes, des coïncidences
terribles, des traces accusatrices, un silence inexplicable de la part
de l'accusé, un emploi du temps énigmatique, l'absence de tout alibi,
ont pu entraîner la conviction du parquet qui, «ayant vainement cherché
la vérité ailleurs», s'est résolu à la trouver là. Les charges sont, en
apparence, si accablantes pour M. Robert Darzac, qu'il faut même excuser
un policier aussi averti, aussi intelligent, et généralement aussi
heureux que M. Frédéric Larsan de s'être laissé aveugler par elles.
Jusqu'alors, tout est venu accuser M. Robert Darzac, devant
l'instruction; aujourd'hui, nous allons, nous, le défendre devant le
jury; et nous apporterons à la barre une lumière telle que tout le
mystère du Glandier en sera illuminé. «Car nous possédons la vérité.»

«Si nous n'avons point parlé plus tôt, c'est que l'intérêt même de la
cause que nous voulons défendre l'exigeait sans doute. Nos lecteurs
n'ont pas oublié ces sensationnelles enquêtes anonymes que nous avons
publiées sur le «Pied gauche de la rue Oberkampf», sur le fameux vol du
«Crédit universel» et sur l'affaire des «Lingots d'or de la Monnaie».
Elles nous faisaient prévoir la vérité, avant même que l'admirable
ingéniosité d'un Frédéric Larsan ne l'eût dévoilée tout entière. Ces
enquêtes étaient conduites par notre plus jeune rédacteur, un enfant de
dix-huit ans, Joseph Rouletabille, qui sera illustre demain. Quand
l'affaire du Glandier éclata, notre petit reporter se rendit sur les
lieux, força toutes les portes et s'installa dans le château d'où tous
les représentants de la presse avaient été chassés. À côté de Frédéric
Larsan, il chercha la vérité; il vit avec épouvante l'erreur où
s'abîmait tout le génie du célèbre policier; en vain essaya-t-il de le
rejeter hors de la mauvaise piste où il s'était engagé: le grand Fred ne
voulut point consentir à recevoir des leçons de ce petit journaliste.
Nous savons où cela a conduit M. Robert Darzac.

«Or, il faut que la France sache, il faut que le monde sache que, le
soir même de l'arrestation de M. Robert Darzac, le jeune Joseph
Rouletabille pénétrait dans le bureau de notre directeur et lui disait:
«Je pars en voyage. Combien de temps serai-je parti, je ne pourrais vous
le dire; peut-être un mois, deux mois, trois mois... peut-être ne
reviendrai-je jamais... Voici une lettre... Si je ne suis pas revenu le
jour où M. Darzac comparaîtra devant les assises, vous ouvrirez cette
lettre en cour d'assises, après le défilé des témoins. Entendez-vous
pour cela avec l'avocat de M. Robert Darzac. M. Robert Darzac est
innocent. _Dans cette lettre il y a le nom de l'assassin_, et, je ne
dirai point: les preuves, car, les preuves, je vais les chercher, mais
_l'explication irréfutable de sa culpabilité_.» Et notre rédacteur
partit. Nous sommes restés longtemps sans nouvelles mais un inconnu est
venu trouver notre directeur, il y a huit jours, pour lui dire: «Agissez
suivant les instructions de Joseph Rouletabille, _si la chose devient
nécessaire_. Il y a la vérité dans cette lettre.» Cet homme n'a point
voulu nous dire son nom.

«Aujourd'hui, 15 janvier, nous voici au grand jour des assises; Joseph
Rouletabille n'est pas de retour; peut-être ne le reverrons-nous jamais.
La presse, elle aussi, compte ses héros, victimes du devoir: le devoir
professionnel, le premier de tous les devoirs. Peut-être, à cette heure,
y a-t-il succombé! Nous saurons le venger. Notre directeur, cet
après-midi, sera à la cour d'assises de Versailles, avec la lettre: _la
lettre qui contient le nom de l'assassin!_»

En tête de l'article, on avait mis le portrait de Rouletabille.

Les parisiens qui se rendirent ce jour-là à Versailles pour le procès
dit du «Mystère de la Chambre Jaune» n'ont certainement pas oublié
l'incroyable cohue qui se bousculait à la gare Saint-Lazare. On ne
trouvait plus de place dans les trains et l'on dut improviser des
convois supplémentaires. L'article de _L'Époque_ avait bouleversé tout
le monde, excité toutes les curiosités, poussé jusqu'à l'exaspération la
passion des discussions. Des coups de poing furent échangés entre les
partisans de Joseph Rouletabille et les fanatiques de Frédéric Larsan,
car, chose bizarre, la fièvre de ces gens venait moins de ce qu'on
allait peut-être condamner un innocent que de l'intérêt qu'ils portaient
à leur propre compréhension du «mystère de la Chambre Jaune». Chacun
avait son explication et la tenait pour bonne. Tous ceux qui
expliquaient le crime comme Frédéric Larsan n'admettaient point qu'on
pût mettre en doute la perspicacité de ce policier populaire; et tous
les autres, qui avaient une explication autre que celle de Frédéric
Larsan, prétendaient naturellement qu'elle devait être celle de Joseph
Rouletabille qu'ils ne connaissaient pas encore. Le numéro de _L'Époque_
à la main, les «Larsan «et les «Rouletabille «se disputèrent, se
chamaillèrent, jusque sur les marches du palais de justice de
Versailles, jusque dans le prétoire. Un service d'ordre extraordinaire
avait été commandé. L'innombrable foule qui ne put pénétrer dans le
palais resta jusqu'au soir aux alentours du monument, maintenue
difficilement par la troupe et la police, avide de nouvelles,
accueillant les rumeurs les plus fantastiques. Un moment, le bruit
circula qu'on venait d'arrêter, en pleine audience, M. Stangerson
lui-même, qui s'était avoué l'assassin de sa fille... C'était de la
folie. L'énervement était à son comble. Et l'on attendait toujours
Rouletabille. Des gens prétendaient le connaître et le reconnaître; et,
quand un jeune homme, muni d'un laissez-passer, traversait la place
libre qui séparait la foule du palais de justice, des bousculades se
produisaient. On s'écrasait. On criait: «Rouletabille! Voici
Rouletabille!» Des témoins, qui ressemblaient plus ou moins vaguement au
portrait publié par _L'Époque_, furent aussi acclamés. L'arrivée du
directeur de _L'Époque_ fut encore le signal de quelques manifestations.
Les uns applaudirent, les autres sifflèrent. Il y avait beaucoup de
femmes dans la foule.

Dans la salle des assises, le procès se déroulait sous la présidence de
M. De Rocoux, un magistrat imbu de tous les préjugés des gens de robe,
mais foncièrement honnête. On avait fait l'appel des témoins. J'en
étais, naturellement, ainsi que tous ceux qui, de près ou de loin,
avaient touché les mystères du Glandier: M. Stangerson, vieilli de dix
ans, méconnaissable, Larsan, M. Arthur W. Rance, la figure toujours
enluminée, le père Jacques, le père Mathieu, qui fut amené, menottes aux
mains, entre deux gendarmes, Mme Mathieu, toute en larmes, les Bernier,
les deux gardes-malades, le maître d'hôtel, tous les domestiques du
château, l'employé de poste du bureau 40, l'employé du chemin de fer
d'Épinay, quelques amis de M. et de Mlle Stangerson, et tous les témoins
à décharge de M. Robert Darzac. J'eus la chance d'être entendu parmi les
premiers témoins, ce qui me permit d'assister à presque tout le procès.

Je n'ai point besoin de vous dire que l'on s'écrasait dans le prétoire.
Des avocats étaient assis jusque sur les marches de «la cour»; et,
derrière les magistrats en robe rouge, tous les parquets des environs
étaient représentés. M. Robert Darzac apparut au banc des accusés, entre
les gendarmes, si calme, si grand et si beau, qu'un murmure d'admiration
plus que de compassion l'accueillit. Il se pencha aussitôt vers son
avocat, maître Henri-Robert, qui, assisté de son premier secrétaire,
maître André Hesse, alors débutant, avait déjà commencé à feuilleter son
dossier.

Beaucoup s'attendaient à ce que M. Stangerson allât serrer la main de
l'accusé; mais l'appel des témoins eut lieu et ceux-ci quittèrent tous
la salle sans que cette démonstration sensationnelle se fût produite. Au
moment où les jurés prirent place, on remarqua qu'ils avaient eu l'air
de s'intéresser beaucoup à un rapide entretien que maître Henri-Robert
avait eu avec le directeur de _L'Époque_. Celui-ci s'en fut ensuite
prendre place au premier rang de public. Quelques-uns s'étonnèrent qu'il
ne suivît point les témoins dans la salle qui leur était réservée.

La lecture de l'acte d'accusation s'accomplit comme presque toujours,
sans incident. Je ne relaterai pas ici le long interrogatoire que subit
M. Darzac. Il répondit à la fois de la façon la plus naturelle et la
plus mystérieuse. «Tout ce qu'il pouvait dire» parut naturel, tout ce
qu'il tut parut terrible pour lui, même aux yeux de ceux qui «sentaient»
son innocence. Son silence sur les points que nous connaissons se dressa
contre lui et il semblait bien que ce silence dût fatalement l'écraser.
Il résista aux objurgations du président des assises et du ministère
public. On lui dit que se taire, en une pareille circonstance,
équivalait à la mort.

«C'est bien, dit-il, je la subirai donc; mais je suis innocent!»

Avec cette habileté prodigieuse qui a fait sa renommée, et profitant de
l'incident, maître Henri-Robert essaya de grandir le caractère de son
client, par le fait même de son silence, en faisant allusion à des
devoirs moraux que seules des âmes héroïques sont susceptibles de
s'imposer. L'éminent avocat ne parvint qu'à convaincre tout à fait ceux
qui connaissaient M. Darzac, mais les autres restèrent hésitants. Il y
eut une suspension d'audience, puis le défilé des témoins commença et
Rouletabille n'arrivait toujours point. Chaque fois qu'une porte
s'ouvrait, tous les yeux allaient à cette porte, puis se reportaient sur
le directeur de _L'Époque_ qui restait, impassible, à sa place. On le
vit enfin qui fouillait dans sa poche et qui «en tirait une lettre». Une
grosse rumeur suivit ce geste.

Mon intention n'est point de retracer ici tous les incidents de ce
procès. J'ai assez longuement rappelé toutes les étapes de l'affaire
pour ne point imposer aux lecteurs le défilé nouveau des événements
entourés de leur mystère. J'ai hâte d'arriver au moment vraiment
dramatique de cette journée inoubliable. Il survint, comme maître
Henri-Robert posait quelques questions au père Mathieu, qui, à la barre
des témoins, se défendait, entre ses deux gendarmes, d'avoir assassiné
«l'homme vert». Sa femme fut appelée et confrontée avec lui. Elle avoua,
en éclatant en sanglots, qu'elle avait été «l'amie» du garde, que son
mari s'en était douté; mais elle affirma encore que celui-ci n'était
pour rien dans l'assassinat de son «ami». Maître Henri-Robert demanda
alors à la cour de bien vouloir entendre immédiatement, sur ce point,
Frédéric Larsan.

«Dans une courte conversation que je viens d'avoir avec Frédéric Larsan,
pendant la suspension d'audience, déclara l'avocat, celui-ci m'a fait
comprendre que l'on pouvait expliquer la mort du garde autrement que par
l'intervention du père Mathieu. Il serait intéressant de connaître
l'hypothèse de Frédéric Larsan.»

Frédéric Larsan fut introduit. Il s'expliqua fort nettement.

«Je ne vois point, dit-il, la nécessité de faire intervenir le père
Mathieu en tout ceci. Je l'ai dit à M. de Marquet, mais les propos
meurtriers de cet homme lui ont évidemment nui dans l'esprit de M. le
juge d'instruction. Pour moi, l'assassinat de Mlle Stangerson et
l'assassinat du garde «sont la même affaire». On a tiré sur l'assassin
de Mlle Stangerson, fuyant dans la cour d'honneur; on a pu croire
l'avoir atteint, on a pu croire l'avoir tué; à la vérité il n'a fait que
trébucher au moment où il disparaissait derrière l'aile droite du
château. Là, l'assassin a rencontré le garde qui voulut sans doute
s'opposer à sa fuite. L'assassin avait encore à la main le couteau dont
il venait de frapper Mlle Stangerson, il en frappa le garde au coeur, et
le garde en est mort.

Cette explication si simple parut d'autant plus plausible que, déjà,
beaucoup de ceux qui s'intéressaient aux mystères du Glandier l'avaient
trouvée. Un murmure d'approbation se fit entendre.

«Et l'assassin, qu'est-il devenu, dans tout cela? demanda le président.

--Il s'est évidemment caché, monsieur le président, dans un coin obscur
de ce bout de cour et, après le départ des gens du château qui
emportaient le corps, il a pu tranquillement s'enfuir.»

À ce moment, du fond du «public debout», une voix juvénile s'éleva. Au
milieu de la stupeur de tous, elle disait:

«Je suis de l'avis de Frédéric Larsan pour le coup de couteau au coeur.
Mais je ne suis plus de son avis sur la manière dont l'assassin s'est
enfui du bout de cour!»

Tout le monde se retourna; les huissiers se précipitèrent, ordonnant le
silence. Le président demanda avec irritation qui avait élevé la voix et
ordonna l'expulsion immédiate de l'intrus; mais on réentendit la même
voix claire qui criait:

«C'est moi, monsieur le président, c'est moi, Joseph Rouletabille!»



XXVII

Où Joseph Rouletabille apparaît dans toute sa gloire


Il y eut un remous terrible. On entendit des cris de femmes qui se
trouvaient mal. On n'eut plus aucun égard pour «la majesté de la
justice». Ce fut une bousculade insensée. Tout le monde voulait voir
Joseph Rouletabille. Le président cria qu'il allait faire évacuer la
salle, mais personne ne l'entendit. Pendant ce temps, Rouletabille
sautait par-dessus la balustrade qui le séparait du public assis, se
faisait un chemin à grands coups de coude, arrivait auprès de son
directeur qui l'embrassait avec effusion, lui prit «sa» lettre d'entre
les mains, la glissa dans sa poche, pénétra dans la partie réservée du
prétoire et parvint ainsi jusqu'à la barre des témoins, bousculé,
bousculant, le visage souriant, heureux, boule écarlate qu'illuminait
encore l'éclair intelligent de ses deux grands yeux ronds. Il avait ce
costume anglais que je lui avais vu le matin de son départ--mais dans
quel état, mon Dieu!--l'ulster sur son bras et la casquette de voyage à
la main. Et il dit:

«Je demande pardon, monsieur le président, le transatlantique a eu du
retard! J'arrive d'Amérique. Je suis Joseph Rouletabille!...»

On éclata de rire. Tout le monde était heureux de l'arrivée de ce gamin.
Il semblait à toutes ces consciences qu'un immense poids venait de leur
être enlevé. On respirait. On avait la certitude qu'il apportait
réellement la vérité... qu'il allait faire connaître la vérité...

Mais le président était furieux:

«Ah! vous êtes Joseph Rouletabille, reprit le président... eh bien, je
vous apprendrai, jeune homme, à vous moquer de la justice... En
attendant que la cour délibère sur votre cas, je vous retiens à la
disposition de la justice... en vertu de mon pouvoir discrétionnaire.

--Mais, monsieur le président, je ne demande que cela: être à la
disposition de la justice... je suis venu m'y mettre, à la disposition
de la justice... Si mon entrée a fait un peu de tapage, j'en demande
bien pardon à la cour... Croyez bien, monsieur le président, que nul,
plus que moi, n'a le respect de la justice... Mais je suis entré comme
j'ai pu...»

Et il se mit à rire. Et tout le monde rit.

«Emmenez-le!» commanda le président.

Mais maître Henri-Robert intervint. Il commença par excuser le jeune
homme, il le montra animé des meilleurs sentiments, il fit comprendre au
président qu'on pouvait difficilement se passer de la déposition d'un
témoin qui avait couché au Glandier pendant toute la semaine
mystérieuse, d'un témoin surtout qui prétendait prouver l'innocence de
l'accusé et apporter le nom de l'assassin.

«Vous allez nous dire le nom de l'assassin? demanda le président,
ébranlé mais sceptique.

--Mais, mon président, je ne suis venu que pour ça! fit Rouletabille.

On faillit applaudir dans le prétoire, mais les chut! énergiques des
huissiers rétablirent le silence.

«Joseph Rouletabille, dit maître Henri-Robert, n'est pas cité
régulièrement comme témoin, mais j'espère qu'en vertu de son pouvoir
discrétionnaire, monsieur le président voudra bien l'interroger.

--C'est bien! fit le président, nous l'interrogerons. Mais finissons-en
d'abord...»

L'avocat général se leva:

«Il vaudrait peut-être mieux, fit remarquer le représentant du ministère
public, que ce jeune homme nous dise tout de suite le nom de celui qu'il
dénonce comme étant l'assassin.»

Le président acquiesça avec une ironique réserve:

«Si monsieur l'avocat général attache quelque importance à la déposition
de M. Joseph Rouletabille, je ne vois point d'inconvénient à ce que le
témoin nous dise tout de suite le nom de «son» assassin!»

On eût entendu voler une mouche.

Rouletabille se taisait, regardant avec sympathie M. Robert Darzac, qui,
lui, pour la première fois, depuis le commencement du débat, montrait un
visage agité et plein d'angoisse.

«Eh bien, répéta le président, on vous écoute, monsieur Joseph
Rouletabille. Nous attendons le nom de l'assassin.»

Rouletabille fouilla tranquillement dans la poche de son gousset, en
tira un énorme oignon, y regarda l'heure, et dit:

«Monsieur le président, je ne pourrai vous dire le nom de l'assassin
qu'à six heures et demie! _Nous avons encore quatre bonnes heures devant
nous!_»

La salle fit entendre des murmures étonnés et désappointés. Quelques
avocats dirent à haute voix:

«Il se moque de nous!»

Le président avait l'air enchanté; maîtres Henri-Robert et André Hesse
étaient ennuyés.

Le président dit:

«Cette plaisanterie a assez duré. Vous pouvez vous retirer, monsieur,
dans la salle des témoins. Je vous garde à notre disposition.»

Rouletabille protesta:

«Je vous affirme, monsieur le président, s'écria-t-il, de sa voix aiguë
et claironnante, je vous affirme que, lorsque je vous aurai dit le nom
de l'assassin, _vous comprendrez que je ne pouvais vous le dire qu'à six
heures et demie!_ Parole d'honnête homme! Foi de Rouletabille!... Mais,
en attendant, je peux toujours vous donner quelques explications sur
l'assassinat du garde... M. Frédéric Larsan qui m'a vu «travailler» au
Glandier pourrait vous dire avec quel soin j'ai étudié toute cette
affaire. J'ai beau être d'un avis contraire au sien et prétendre qu'en
faisant arrêter M. Robert Darzac, il a fait arrêter un innocent, il ne
doute pas, lui, de ma bonne foi, ni de l'importance qu'il faut attacher
à mes découvertes, qui ont souvent corroboré les siennes!»

Frédéric Larsan dit:

«Monsieur le président, il serait intéressant d'entendre M. Joseph
Rouletabille; d'autant plus intéressant qu'il n'est pas de mon avis.»

Un murmure d'approbation accueillit cette parole du policier. Il
acceptait le duel en beau joueur. La joute promettait d'être curieuse
entre ces deux intelligences qui s'étaient acharnées au même tragique
problème et qui étaient arrivées à deux solutions différentes.

Comme le président se taisait, Frédéric Larsan continua:

«Ainsi nous sommes d'accord pour le coup de couteau au coeur qui a été
donné au garde par l'assassin de Mlle Stangerson; mais, puisque nous ne
sommes plus d'accord sur la question de la fuite de l'assassin, «dans le
bout de cour», il serait curieux de savoir comment M. Rouletabille
explique cette fuite.

--Évidemment, fit mon ami, ce serait curieux!»

Toute la salle partit encore à rire. Le président déclara aussitôt que,
si un pareil fait se renouvelait, il n'hésiterait pas à mettre à
exécution sa menace de faire évacuer la salle.

«Vraiment, termina le président, dans une affaire comme celle-là, je ne
vois pas ce qui peut prêter à rire.

--Moi non plus!» dit Rouletabille.

Des gens, devant moi, s'enfoncèrent leur mouchoir dans la bouche pour ne
pas éclater...

«Allons, fit le président, vous avez entendu, jeune homme, ce que vient
de dire M. Frédéric Larsan. Comment, selon vous, l'assassin s'est-il
enfui du «bout de cour»?

Rouletabille regarda Mme Mathieu, qui lui sourit tristement.

«Puisque Mme Mathieu, dit-il, a bien voulu avouer tout l'intérêt qu'elle
portait au garde...

--la coquine! s'écria le père Mathieu.

--Faites sortir le père Mathieu!» ordonna le président.

On emmena le père Mathieu.

Rouletabille reprit:

«... Puisqu'elle a fait cet aveu, je puis bien vous dire qu'elle avait
souvent des conversations, la nuit, avec le garde, au premier étage du
donjon, dans la chambre qui fut autrefois un oratoire. Ces conversations
furent surtout fréquentes dans les derniers temps, quand le père Mathieu
était cloué au lit par ses rhumatismes.

«Une piqûre de morphine, administrée à propos, donnait au père Mathieu
le calme et le repos, et tranquillisait son épouse pour les quelques
heures pendant lesquelles elle était dans la nécessité de s'absenter.
Mme Mathieu venait au château, la nuit, enveloppée dans un grand châle
noir qui lui servait autant que possible à dissimuler sa personnalité et
la faisait ressembler à un sombre fantôme qui, parfois, troubla les
nuits du père Jacques. Pour prévenir son ami de sa présence, Mme Mathieu
avait emprunté au chat de la mère Agenoux, une vieille sorcière de
Sainte-Geneviève-des-Bois, son miaulement sinistre; aussitôt, le garde
descendait de son donjon et venait ouvrir la petite poterne à sa
maîtresse. Quand les réparations du donjon furent récemment entreprises,
les rendez-vous n'en eurent pas moins lieu dans l'ancienne chambre du
garde, au donjon même, la nouvelle chambre, qu'on avait momentanément
abandonnée à ce malheureux serviteur, à l'extrémité de l'aile droite du
château, n'étant séparée du ménage du maître d'hôtel et de la cuisinière
que par une trop mince cloison.

«Mme Mathieu venait de quitter le garde en parfaite santé, quand le
drame du «petit bout de cour» survint. Mme Mathieu et le garde, n'ayant
plus rien à se dire, étaient sortis du donjon ensemble... Je n'ai appris
ces détails, monsieur le président, que par l'examen auquel je me livrai
des traces de pas dans la cour d'honneur, le lendemain matin... Bernier,
le concierge, que j'avais placé, avec son fusil, en observation derrière
le donjon, _ainsi que je lui permettrai de vous l'expliquer lui-même_,
ne pouvait voir ce qui se passait dans la cour d'honneur. Il n'y arriva
un peu plus tard qu'attiré par les coups de revolver, et tira à son
tour. Voici donc le garde et Mme Mathieu, dans la nuit et le silence de
la cour d'honneur. Ils se souhaitent le bonsoir; Mme Mathieu se dirige
vers la grille ouverte de cette cour, et lui s'en retourne se coucher
dans sa petite pièce en encorbellement, à l'extrémité de l'aile droite
du château.

«Il va atteindre sa porte, quand des coups de revolver retentissent; il
se retourne; anxieux, il revient sur ses pas; il va atteindre l'angle de
l'aile droite du château quand une ombre bondit sur lui et le frappe. Il
meurt. Son cadavre est ramassé tout de suite par des gens qui croient
tenir l'assassin et qui n'emportent que l'assassiné. Pendant ce temps,
que fait Mme Mathieu? Surprise par les détonations et par
l'envahissement de la cour, elle se fait la plus petite qu'elle peut
dans la nuit et dans la cour d'honneur. La cour est vaste, et, se
trouvant près de la grille, Mme Mathieu pouvait passer inaperçue. Mais
elle ne «passa» pas. Elle resta et vit emporter le cadavre. Le coeur
serré d'une angoisse bien compréhensible et poussée par un tragique
pressentiment, elle vint jusqu'au vestibule du château, jeta un regard
sur l'escalier éclairé par le lumignon du père Jacques, l'escalier où
l'on avait étendu le corps de son ami; elle «vit» et s'enfuit.
Avait-elle éveillé l'attention du père Jacques? Toujours est-il que
celui-ci rejoignit le fantôme noir, qui déjà lui avait fait passer
quelques nuits blanches.

«Cette nuit même, avant le crime, il avait été réveillé par les cris de
la «Bête du Bon Dieu» et avait aperçu, par sa fenêtre, le fantôme
noir... Il s'était hâtivement vêtu et c'est ainsi que l'on s'explique
qu'il arriva dans le vestibule, tout habillé, quand nous apportâmes le
cadavre du garde. Donc, cette nuit-là, dans la cour d'honneur, il a
voulu sans doute, une fois pour toutes, regarder de tout près la figure
du fantôme. Il la reconnut. Le père Jacques est un vieil ami de Mme
Mathieu. Elle dut lui avouer ses nocturnes entretiens, et le supplier de
la sauver de ce moment difficile! L'état de Mme Mathieu, qui venait de
voir son ami mort, devait être pitoyable. Le père Jacques eut pitié et
accompagna Mme Mathieu, à travers la chênaie, et hors du parc, par delà
même les bords de l'étang, jusqu'à la route d'Épinay. Là, elle n'avait
plus que quelques mètres à faire pour rentrer chez elle. Le père Jacques
revint au château, et, se rendant compte de l'importance judiciaire
qu'il y aurait pour la maîtresse du garde à ce qu'on ignorât sa présence
au château, cette nuit-là, essaya autant que possible de nous cacher cet
épisode dramatique d'une nuit qui, déjà, en comptait tant! Je n'ai nul
besoin, ajouta Rouletabille, de demander à Mme Mathieu et au père
Jacques de corroborer ce récit. «Je sais» que les choses se sont passées
ainsi! Je ferai simplement appel aux souvenirs de M. Larsan qui, lui,
comprend déjà comment j'ai tout appris, car il m'a vu, le lendemain
matin, penché sur une double piste où l'on rencontrait voyageant de
compagnie, l'empreinte des pas du père Jacques et de ceux de madame.»

Ici, Rouletabille se tourna vers Mme Mathieu qui était restée à la
barre, et lui fit un salut galant.

«Les empreintes des pieds de madame, expliqua Rouletabille, ont une
ressemblance étrange avec les traces des «pieds élégants» de
l'assassin...»

Mme Mathieu tressaillit et fixa avec une curiosité farouche le jeune
reporter. Qu'osait-il dire? Que voulait-il dire?

«Madame a le pied élégant, long et plutôt un peu grand pour une femme.
C'est, au bout pointu de la bottine près, le pied de l'assassin...»

Il y eut quelques mouvements dans l'auditoire. Rouletabille, d'un geste,
les fit cesser. On eût dit vraiment que c'était lui, maintenant, qui
commandait la police de l'audience.

«Je m'empresse de dire, fit-il, que ceci ne signifie pas grand'chose et
qu'un policier qui bâtirait un système sur des marques extérieures
semblables, _sans mettre une idée générale autour_, irait tout de go à
l'erreur judiciaire! M. Robert Darzac, lui aussi, a les pieds de
l'assassin, et cependant, _il n'est pas l'assassin!_»

Nouveaux mouvements.

Le président demanda à Mme Mathieu:

«C'est bien ainsi que, ce soir-là, les choses se sont passées pour vous,
madame?

--Oui, monsieur le président, répondit-elle. C'est à croire que M.
Rouletabille était derrière nous.

--Vous avez donc vu fuir l'assassin jusqu'à l'extrémité de l'aile
droite, madame?

--Oui, comme j'ai vu emporter, une minute plus tard, le cadavre du
garde.

--Et l'assassin, qu'est-il devenu? Vous étiez restée seule dans la cour
d'honneur, il serait tout naturel que vous l'ayez aperçu alors... Il
ignorait votre présence et le moment était venu pour lui de
s'échapper...

--Je n'ai rien vu, monsieur le président, gémit Mme Mathieu. À ce moment
la nuit était devenue très noire.

--C'est donc, fit le président, M. Rouletabille qui nous expliquera
comment l'assassin s'est enfui.

--Évidemment!» répliqua aussitôt le jeune homme avec une telle assurance
que le président lui-même ne put s'empêcher de sourire.

Et Rouletabille reprit la parole:

«Il était impossible à l'assassin de s'enfuir normalement du bout de
cour dans lequel il était entré sans que nous le vissions! Si nous ne
l'avions pas vu, nous l'eussions touché! C'est un pauvre petit bout de
cour de rien du tout, un carré entouré de fossés et de hautes grilles.
L'assassin eût marché sur nous ou nous eussions marché sur lui! Ce carré
était aussi quasi-matériellement fermé par les fossés, les grilles et
_par nous-mêmes_, que la «Chambre Jaune!»

--Alors, dites-nous donc, puisque l'homme est entré dans ce carré,
dites-nous donc comment il se fait que vous ne l'ayez point trouvé!...
Voilà une demi-heure que je ne vous demande que cela!...»

Rouletabille ressortit une fois encore l'oignon qui garnissait la poche
de son gilet; il y jeta un regard calme, et dit:

«Monsieur le président, vous pouvez me demander cela encore pendant
trois heures trente, je ne pourrai vous répondre sur ce point qu'à six
heures et demie!»

Cette fois-ci les murmures ne furent ni hostiles, ni désappointés. On
commençait à avoir confiance en Rouletabille. «On lui faisait
confiance.» Et l'on s'amusait de cette prétention qu'il avait de fixer
une heure au président comme il eût fixé un rendez-vous à un camarade.

Quant au président, après s'être demandé s'il devait se fâcher, il prit
son parti de s'amuser de ce gamin comme tout le monde. Rouletabille
dégageait de la sympathie, et le président en était déjà tout imprégné.
Enfin, il avait si nettement défini le rôle de Mme Mathieu dans
l'affaire, et si bien expliqué chacun de ses gestes, «cette nuit-là»,
que M. De Rocoux se voyait obligé de le prendre presque au sérieux.

«Eh bien, monsieur Rouletabille, fit-il, c'est comme vous voudrez! Mais
que je ne vous revoie plus avant six heures et demie!»

Rouletabille salua le président, et, dodelinant de sa grosse tête, se
dirigea vers la porte des témoins.

                   *       *       *       *       *

Son regard me cherchait. Il ne me vit point. Alors, je me dégageai tout
doucement de la foule qui m'enserrait et je sortis de la salle
d'audience, presque en même temps que Rouletabille. Cet excellent ami
m'accueillit avec effusion. Il était heureux et loquace. Il me secouait
les mains avec jubilation. Je lui dis:

«Je ne vous demanderai point, mon cher ami, ce que vous êtes allé faire
en Amérique. Vous me répliqueriez sans doute, comme au président, que
vous ne pouvez me répondre qu'à six heures et demie...

--Non, mon cher Sainclair, non, mon cher Sainclair! Je vais vous dire
tout de suite ce que je suis allé faire en Amérique, parce que vous,
vous êtes un ami: je suis allé chercher _le nom de la seconde moitié de
l'assassin!_

--Vraiment, vraiment, le nom de la seconde moitié...

--Parfaitement. Quand nous avons quitté le Glandier pour la dernière
fois, je connaissais les deux moitiés de l'assassin et le nom de l'une
de ces moitiés. C'est le nom de l'autre moitié que je suis allé chercher
en Amérique...»

Nous entrions, à ce moment, dans la salle des témoins. Ils vinrent tous
à Rouletabille avec force démonstrations. Le reporter fut très aimable,
si ce n'est avec Arthur Rance auquel il montra une froideur marquée.
Frédéric Larsan entrant alors dans la salle, Rouletabille alla à lui,
lui administra une de ces poignées de main dont il avait le douloureux
secret, et dont on revient avec les phalanges brisées. Pour lui montrer
tant de sympathie, Rouletabille devait être bien sûr de l'avoir roulé.
Larsan souriait, sûr de lui-même et lui demandant, à son tour, ce qu'il
était allé faire en Amérique. Alors, Rouletabille, très aimable, le prit
par le bras et lui conta dix anecdotes de son voyage. À un moment, ils
s'éloignèrent, s'entretenant de choses plus sérieuses, et, par
discrétion, je les quittai. Du reste, j'étais fort curieux de rentrer
dans la salle d'audience où l'interrogatoire des témoins continuait. Je
retournai à ma place et je pus constater tout de suite que le public
n'attachait qu'une importance relative à ce qui se passait alors, et
qu'il attendait impatiemment six heures et demie.

                   *       *       *       *       *

Ces six heures et demie sonnèrent et Joseph Rouletabille fut à nouveau
introduit. Décrire l'émotion avec laquelle la foule le suivit des yeux à
la barre serait impossible. On ne respirait plus. M. Robert Darzac
s'était levé à son banc. Il était «pâle comme un mort».

Le président dit avec gravité:

«Je ne vous fais pas prêter serment, monsieur! Vous n'avez pas été cité
régulièrement. Mais j'espère qu'il n'est pas besoin de vous expliquer
toute l'importance des paroles que vous allez prononcer ici...»

Et il ajouta, menaçant:

«Toute l'importance de ces paroles... _pour vous_, sinon pour les
autres!...»

Rouletabille, nullement ému, le regardait. Il dit:

«Oui, m'sieur!

--Voyons, fit le président. Nous parlions tout à l'heure de ce petit
bout de cour qui avait servi de refuge à l'assassin, et vous nous
promettiez de nous dire, à six heures et demie, comment l'assassin s'est
enfui de ce bout de cour et aussi le nom de l'assassin. Il est six
heures trente-cinq, monsieur Rouletabille, et nous ne savons encore
rien!

--Voilà, m'sieur! commença mon ami au milieu d'un silence si solennel
que je ne me rappelle pas en avoir «vu» de semblable, je vous ai dit que
ce bout de cour était fermé et qu'il était impossible pour l'assassin de
s'échapper de ce carré sans que ceux qui étaient à sa recherche s'en
aperçussent. C'est l'exacte vérité. _Quand nous étions là, dans le carré
de bout de cour, l'assassin s'y trouvait encore avec nous!_

--Et vous ne l'avez pas vu!... c'est bien ce que l'accusation prétend...

--Et nous l'avons tous vu! monsieur le président, s'écria Rouletabille.

--Et vous ne l'avez pas arrêté!...

--Il n'y avait que moi qui sût qu'il était l'assassin. Et j'avais besoin
que l'assassin ne fût pas arrêté tout de suite! Et puis, je n'avais
d'autre preuve, à ce moment, que «ma raison»! Oui, seule, ma raison me
prouvait que l'assassin était là et que nous le voyions! J'ai pris mon
temps pour apporter, aujourd'hui, en cour d'assises, _une preuve
irréfutable, et qui, je m'y engage, contentera tout le monde_.

--Mais parlez! parlez, monsieur! Dites-nous quel est le nom de
l'assassin, fit le président...

--Vous le trouverez parmi les noms de ceux qui étaient dans le bout de
cour», répliqua Rouletabille, qui, lui, ne semblait pas pressé...

On commençait à s'impatienter dans la salle...

«Le nom! Le nom! murmurait-on...

Rouletabille, sur un ton qui méritait des gifles, dit:

«Je laisse un peu traîner cette déposition, la mienne, m'sieur le
président, parce que j'ai des raisons pour cela!...

--Le nom! Le nom! répétait la foule.

--Silence!» glapit l'huissier.

Le président dit:

«Il faut tout de suite nous dire le nom, monsieur!... Ceux qui se
trouvaient dans le bout de cour étaient: le garde, mort. Est-ce lui,
l'assassin?

--Non, m'sieur.

--Le père Jacques?...

--Non m'sieur.

--Le concierge, Bernier?

--Non, m'sieur...

--M. Sainclair?

--Non m'sieur...

--M. Arthur William Rance, alors? Il ne reste que M. Arthur Rance et
vous! Vous n'êtes pas l'assassin, non?

--Non, m'sieur!

--Alors, vous accusez M. Arthur Rance?

--Non, m'sieur!

--Je ne comprends plus!... Où voulez-vous en venir?... il n'y avait plus
personne dans le bout de cour.

--Si, m'sieur!... _il n'y avait personne dans le bout de cour, ni
au-dessous, mais il y avait quelqu'un au-dessus, quelqu'un penché à sa
fenêtre, sur le bout de cour..._

--Frédéric Larsan! s'écria le président.

--Frédéric Larsan!» répondit d'une voix éclatante Rouletabille.

Et, se retournant vers le public qui faisait entendre déjà des
protestations, il lui lança ces mots avec une force dont je ne le
croyais pas capable:

«Frédéric Larsan, l'assassin!»

Une clameur où s'exprimaient l'ahurissement, la consternation,
l'indignation, l'incrédulité, et, chez certains, l'enthousiasme pour le
petit bonhomme assez audacieux pour oser une pareille accusation,
remplit la salle. Le président n'essaya même pas de la calmer; quand
elle fut tombée d'elle-même, sous les chut! énergiques de ceux qui
voulaient tout de suite en savoir davantage, on entendit distinctement
Robert Darzac, qui, se laissant retomber sur son banc, disait:

«C'est impossible! Il est fou!...»

Le président:

«Vous osez, monsieur, accuser Frédéric Larsan! Voyez l'effet d'une
pareille accusation... M. Robert Darzac lui-même vous traite de fou!...
Si vous ne l'êtes pas, vous devez avoir des preuves...

--Des preuves, m'sieur! Vous voulez des preuves! Ah! je vais vous en
donner une, de preuve... fit la voix aiguë de Rouletabille... Qu'on
fasse venir Frédéric Larsan!...»

Le président:

«Huissier, appelez Frédéric Larsan.»

L'huissier courut à la petite porte, l'ouvrit, disparut... La petite
porte était restée ouverte... Tous les yeux étaient sur cette petite
porte. L'huissier réapparut. Il s'avança au milieu du prétoire et dit:

«Monsieur le président, Frédéric Larsan n'est pas là. Il est parti vers
quatre heures et on ne l'a plus revu.»

Rouletabille clama, triomphant:

«Ma preuve, la voilà!

--Expliquez-vous... Quelle preuve? demanda le président.

--Ma preuve irréfutable, fit le jeune reporter, ne voyez-vous pas que
c'est la fuite de Larsan. Je vous jure qu'il ne reviendra pas, allez!...
vous ne reverrez plus Frédéric Larsan...»

Rumeurs au fond de la salle.

«Si vous ne vous moquez pas de la justice, pourquoi, monsieur,
n'avez-vous pas profité de ce que Larsan était avec vous, à cette barre,
pour l'accuser en face? Au moins, il aurait pu vous répondre!...

--Quelle réponse eût été plus complète que celle-ci, monsieur le
président?... _il ne me répond pas! Il ne me répondra jamais!_ J'accuse
Larsan d'être l'assassin _et il se sauve!_ Vous trouvez que ce n'est pas
une réponse, ça!...

--Nous ne voulons pas croire, nous ne croyons point que Larsan, comme
vous dites, «se soit sauvé»... Comment se serait-il sauvé? Il ne savait
pas que vous alliez l'accuser?

--Si, m'sieur, il le savait, puisque je le lui ai appris moi-même, tout
à l'heure...

--Vous avez fait cela!... Vous croyez que Larsan est l'assassin et vous
lui donnez les moyens de fuir!...

--Oui, m'sieur le président, j'ai fait cela, répliqua Rouletabille avec
orgueil... Je ne suis pas de la «justice», moi; je ne suis pas de la
«police», moi; je suis un humble journaliste, et mon métier n'est point
de faire arrêter les gens! Je sers la vérité comme je veux... c'est mon
affaire... Préservez, vous autres, la société, comme vous pouvez, c'est
la vôtre... Mais ce n'est pas moi qui apporterai une tête au
bourreau!... Si vous êtes juste, monsieur le président--et vous
l'êtes--vous trouverez que j'ai raison!... Ne vous ai-je pas dit, tout à
l'heure, «que vous comprendriez que je ne pouvais prononcer le nom de
l'assassin avant six heures et demie». J'avais calculé que ce temps
était nécessaire pour avertir Frédéric Larsan, lui permettre de prendre
le train de 4 heures 17, pour Paris, où il saurait se mettre en
sûreté... Une heure pour arriver à Paris, une heure et quart pour qu'il
pût faire disparaître toute trace de son passage... Cela nous amenait à
six heures et demie... Vous ne retrouverez pas Frédéric Larsan, déclara
Rouletabille en fixant M. Robert Darzac... il est trop malin... _C'est
un homme qui vous a toujours échappé..._ et que vous avez longtemps et
vainement poursuivi... S'il est moins fort que moi, ajouta Rouletabille,
en riant de bon coeur et en riant tout seul, car personne n'avait plus
envie de rire... il est plus fort que toutes les polices de la terre.
Cet homme, qui, depuis quatre ans, s'est introduit à la Sûreté, et y est
devenu célèbre sous le nom de Frédéric Larsan, est autrement célèbre
sous un autre nom que vous connaissez bien. Frédéric Larsan, m'sieur le
président, _c'est Ballmeyer!_

--Ballmeyer! s'écria le président.

--Ballmeyer! fit Robert Darzac, en se soulevant... Ballmeyer!... C'était
donc vrai!

--Ah! ah! m'sieur Darzac, vous ne croyez plus que je suis fou,
maintenant!...»

Ballmeyer! Ballmeyer! Ballmeyer! On n'entendait plus que ce nom dans la
salle. Le président suspendit l'audience.

                   *       *       *       *       *

Vous pensez si cette suspension d'audience fut mouvementée. Le public
avait de quoi s'occuper. Ballmeyer! On trouvait, décidément, le gamin
«épatant»! Ballmeyer! Mais le bruit de sa mort avait couru, il y avait,
de cela, quelques semaines. Ballmeyer avait donc échappé à la mort
comme, toute sa vie, il avait échappé aux gendarmes. Est-il nécessaire
que je rappelle ici les hauts faits de Ballmeyer? Ils ont, pendant vingt
ans, défrayé la chronique judiciaire et la rubrique des faits divers;
et, si quelques-uns de mes lecteurs ont pu oublier l'affaire de la
«Chambre Jaune», ce nom de Ballmeyer n'est certainement pas sorti de
leur mémoire. Ballmeyer fut le type même de l'escroc du grand monde; il
n'était point de gentleman plus gentleman que lui; il n'était point de
prestidigitateur plus habile de ses doigts que lui; il n'était point
d'«apache», comme on dit aujourd'hui, plus audacieux et plus terrible
que lui. Reçu dans la meilleure société, inscrit dans les cercles les
plus fermés, il avait volé l'honneur des familles et l'argent des pontes
avec une maestria qui ne fut jamais dépassée. Dans certaines occasions
difficiles, il n'avait pas hésité à faire le coup de couteau ou le coup
de l'os de mouton. Du reste, il n'hésitait jamais, et aucune entreprise
n'était au-dessus de ses forces. Étant tombé une fois entre les mains de
la justice, il s'échappa, le matin de son procès, en jetant du poivre
dans les yeux des gardes qui le conduisaient à la cour d'assises. On sut
plus tard que, le jour de sa fuite, pendant que les plus fins limiers de
la Sûreté étaient à ses trousses, il assistait, tranquillement,
nullement maquillé, à une «première» du Théâtre-Français. Il avait
ensuite quitté la France pour travailler en Amérique, et la police de
l'état d'Ohio avait, un beau jour, mis la main sur l'exceptionnel
bandit; mais, le lendemain, il s'échappait encore... Ballmeyer, il
faudrait un volume pour parler ici de Ballmeyer, et c'est cet homme qui
était devenu Frédéric Larsan!... Et c'est ce petit gamin de Rouletabille
qui avait découvert cela!... Et c'est lui aussi, ce moutard, qui,
connaissant le passé d'un Ballmeyer, lui permettait, une fois de plus,
de faire la nique à la société, en lui fournissant le moyen de
s'échapper! À ce dernier point de vue, je ne pouvais qu'admirer
Rouletabille, car je savais que son dessein était de servir jusqu'au
bout M. Robert Darzac et Mlle Stangerson en les débarrassant du bandit
_sans qu'il parlât_.

On n'était pas encore remis d'une pareille révélation, et j'entendais
déjà les plus pressés s'écrier: «En admettant que l'assassin soit
Frédéric Larsan, cela ne nous explique pas comment il est sorti de la
Chambre Jaune!...» quand l'audience fut reprise.

                   *       *       *       *       *

Rouletabille fut appelé immédiatement à la barre et son interrogatoire,
car il s'agissait là plutôt d'un interrogatoire que d'une déposition,
reprit.

Le président:

«Vous nous avez dit tout à l'heure, monsieur, qu'il était impossible de
s'enfuir du bout de cour. J'admets, avec vous, je veux bien admettre
que, puisque Frédéric Larsan se trouvait penché à sa fenêtre, au-dessus
de vous, il fût encore dans ce bout de cour; mais, pour se trouver à sa
fenêtre, il lui avait fallu quitter ce bout de cour. Il s'était donc
enfui! Et comment?»

Rouletabille:

«J'ai dit qu'il n'avait pu s'enfuir «normalement...» Il s'est donc enfui
«anormalement»! Car le bout de cour, je l'ai dit aussi, n'était que
«quasi» fermé tandis que la «Chambre Jaune» l'était tout à fait. On
pouvait grimper au mur, chose impossible dans la «Chambre Jaune», se
jeter sur la terrasse et de là, pendant que nous étions penchés sur le
cadavre du garde, pénétrer de la terrasse dans la galerie par la fenêtre
qui donne juste au-dessus. Larsan n'avait plus qu'un pas à faire pour
être dans sa chambre, ouvrir sa fenêtre et nous parler. Ceci n'était
qu'un jeu d'enfant pour un acrobate de la force de Ballmeyer. Et,
monsieur le président, voici la preuve de ce que j'avance.»

Ici, Rouletabille tira de la poche de son veston, un petit paquet qu'il
ouvrit, et dont il tira une cheville.

«Tenez, monsieur le président, voici une cheville qui s'adapte
parfaitement dans un trou que l'on trouve encore dans le «corbeau» de
droite qui soutient la terrasse en encorbellement. Larsan, qui prévoyait
tout et qui songeait à tous les moyens de fuite autour de sa
chambre--chose nécessaire quand on joue son jeu--avait enfoncé
préalablement cette cheville dans ce «corbeau». Un pied sur la borne qui
est au coin du château, un autre pied sur la cheville, une main à la
corniche de la porte du garde, l'autre main à la terrasse, et Frédéric
Larsan disparaît dans les airs... d'autant mieux qu'il est fort ingambe
et que, ce soir-là, il n'était nullement endormi par un narcotique,
comme il avait voulu nous le faire croire. Nous avions dîné avec lui,
monsieur le président, et, au dessert, il nous joua le coup du monsieur
qui tombe de sommeil, car il avait besoin d'être, lui aussi, endormi,
pour que, le lendemain, on ne s'étonnât point que moi, Joseph
Rouletabille, j'aie été victime d'un narcotique en dînant avec Larsan.
Du moment que nous avions subi le même sort, les soupçons ne
l'atteignaient point et s'égaraient ailleurs. Car, moi, monsieur le
président, moi, j'ai été bel et bien endormi, et par Larsan lui-même, et
comment!... Si je n'avais pas été dans ce triste état, jamais Larsan ne
se serait introduit dans la chambre de Mlle Stangerson ce soir-là, et le
malheur ne serait pas arrivé!...»

On entendit un gémissement. C'était M. Darzac qui n'avait pu retenir sa
douloureuse plainte...

«Vous comprenez, ajouta Rouletabille, que, couchant à côté de lui, je
gênais particulièrement Larsan, cette nuit-là, car il savait ou du moins
il pouvait se douter «que, cette nuit-là, je veillais»! Naturellement il
ne pouvait pas croire une seconde que je le soupçonnais, lui! Mais je
pouvais le découvrir au moment où il sortait de sa chambre pour se
rendre dans celle de Mlle Stangerson. Il attendit, cette nuit-là, pour
pénétrer chez Mlle Stangerson, que je fusse endormi et que mon ami
Sainclair fût occupé dans ma propre chambre à me réveiller. Dix minutes
plus tard Mlle Stangerson criait à la mort!

--Comment étiez-vous arrivé à soupçonner, alors, Frédéric Larsan?
demanda le président.

--«Le bon bout de ma raison» me l'avait indiqué, m'sieur le président;
aussi j'avais l'oeil sur lui; mais c'est un homme terriblement fort, et
je n'avais pas prévu le coup du narcotique. Oui, oui, le bon bout de ma
raison me l'avait montré! Mais il me fallait une preuve palpable; comme
qui dirait: «Le voir au bout de mes yeux après l'avoir vu au bout de ma
raison!»

--Qu'est-ce que vous entendez par «le bon bout de votre raison»?

--Eh! m'sieur le président, la raison a deux bouts: le bon et le
mauvais. Il n'y en a qu'un sur lequel vous puissiez vous appuyer avec
solidité: c'est le bon! On le reconnaît à ce que rien ne peut le faire
craquer, ce bout-là, quoi que vous fassiez! quoi que vous disiez! Au
lendemain de la «galerie inexplicable», alors que j'étais comme le
dernier des derniers des misérables hommes qui ne savent point se servir
de leur raison parce qu'ils ne savent par où la prendre, que j'étais
courbé sur la terre et sur les fallacieuses traces sensibles, je me suis
relevé soudain, en m'appuyant sur le bon bout de ma raison et je suis
monté dans la galerie.

«Là, je me suis rendu compte que l'assassin que nous avions poursuivi
n'avait pu, cette fois, «ni normalement, ni anormalement» quitter la
galerie. Alors, avec le bon bout de ma raison, j'ai tracé un cercle dans
lequel j'ai enfermé le problème, et autour du cercle, j'ai déposé
mentalement ces lettres flamboyantes: «Puisque l'assassin ne peut être
en dehors du cercle, _il est dedans!_» Qui vois-je donc, dans ce cercle?
Le bon bout de ma raison me montre, outre l'assassin qui doit
nécessairement s'y trouver: le père Jacques, M. Stangerson, Frédéric
Larsan et moi! Cela devait donc faire, avec l'assassin, cinq
personnages. Or, quand je cherche dans le cercle, ou si vous préférez,
dans la galerie, pour parler «matériellement», je ne trouve que quatre
personnages. Et il est démontré que le cinquième n'a pu s'enfuir, n'a pu
sortir du cercle! _Donc, j'ai, dans le cercle, un personnage qui est
deux, c'est-à-dire qui est, outre son personnage, le personnage de
l'assassin!..._ Pourquoi ne m'en étais-je pas aperçu déjà? Tout
simplement parce que le phénomène du doublement du personnage ne s'était
pas passé sous mes yeux. Avec qui, des quatre personnes enfermées dans
le cercle, l'assassin a-t-il pu se doubler sans que je l'aperçoive?
Certainement pas avec les personnes qui me sont apparues à un moment,
_dédoublées de l'assassin_. Ainsi ai-je vu, _en même temps_, dans la
galerie, M. Stangerson et l'assassin, le père Jacques et l'assassin, moi
et l'assassin. L'assassin ne saurait donc être ni M. Stangerson, ni le
père Jacques, ni moi! Et puis, si c'était moi l'assassin, je le saurais
bien, n'est-ce pas, m'sieur le président?... Avais-je vu, en même temps,
Frédéric Larsan et l'assassin? Non!... Non! Il s'était passé _deux
secondes_ pendant lesquelles j'avais perdu de vue l'assassin, car
celui-ci était arrivé, comme je l'ai du reste noté dans mes papiers,
_deux secondes_ avant M. Stangerson, le père Jacques et moi, au
carrefour des deux galeries. Cela avait suffi à Larsan pour enfiler la
galerie tournante, enlever sa fausse barbe d'un tour de main, se
retourner et se heurter à nous, comme s'il poursuivait l'assassin!...
Ballmeyer en a fait bien d'autres! et vous pensez bien que ce n'était
qu'un jeu pour lui de se grimer de telle sorte qu'il apparût tantôt avec
sa barbe rouge à Mlle Stangerson, tantôt à un employé de poste avec un
collier de barbe châtain qui le faisait ressembler à M. Darzac, dont il
avait juré la perte! Oui, le bon bout de ma raison me rapprochait ces
deux personnages, ou plutôt ces deux moitiés de personnage que je
n'avais pas vues _en même temps_: Frédéric Larsan et l'inconnu que je
poursuivais... pour en faire l'être mystérieux et formidable que je
cherchais: «l'assassin».

«Cette révélation me bouleversa. J'essayai de me ressaisir en m'occupant
un peu des traces sensibles, des signes extérieurs qui m'avaient,
jusqu'alors, égaré, et qu'il fallait, normalement, «faire entrer dans le
cercle tracé par le bon bout de ma raison!»

«Quels étaient, tout d'abord, les principaux signes extérieurs, cette
nuit-là, qui m'avaient éloigné de l'idée d'un Frédéric Larsan assassin:

«1º J'avais vu l'inconnu dans la chambre de Mlle Stangerson, et, courant
à la chambre de Frédéric Larsan, j'y avais trouvé Frédéric Larsan,
bouffi de sommeil.

«2º L'échelle;

«3º J'avais placé Frédéric Larsan au bout de la galerie tournante en lui
disant que j'allais sauter dans la chambre de Mlle Stangerson pour
essayer de prendre l'assassin. Or, j'étais retourné dans la chambre de
Mlle Stangerson où j'avais retrouvé mon inconnu.

«Le premier signe extérieur ne m'embarrassa guère. Il est probable que,
lorsque je descendis de mon échelle, après avoir vu l'inconnu dans la
chambre de Mlle Stangerson, celui-ci avait déjà fini ce qu'il avait à y
faire. Alors, pendant que je rentrais dans le château, il rentrait, lui,
dans la chambre de Frédéric Larsan, se déshabillait en deux temps, trois
mouvements, et, quand je venais frapper à sa porte, montrait un visage
de Frédéric Larsan ensommeillé à plaisir...

«Le second signe: l'échelle, ne m'embarrassa pas davantage. Il était
évident que, si l'assassin était Larsan, il n'avait pas besoin d'échelle
pour s'introduire dans le château, puisque Larsan couchait à côté de
moi; mais cette échelle devait faire croire à la venue de l'assassin,
«de l'extérieur», chose nécessaire au système de Larsan puisque, cette
nuit-là, M. Darzac n'était pas au château. Enfin, cette échelle, en tout
état de cause, pouvait faciliter la fuite de Larsan.

«Mais le troisième signe extérieur me déroutait tout à fait. Ayant placé
Larsan au bout de la galerie tournante, je ne pouvais expliquer qu'il
eût profité du moment où j'allais dans l'aile gauche du château trouver
M. Stangerson et le père Jacques, _pour retourner dans la chambre de
Mlle Stangerson!_ C'était là un geste bien dangereux! Il risquait de se
faire prendre... Et il le savait!... Et il a failli se faire prendre...
n'ayant pas eu le temps de regagner son poste, comme il l'avait
certainement espéré... Il fallait qu'il eût, pour retourner dans la
chambre, une raison bien nécessaire qui lui fût apparue tout à coup,
après mon départ, car il n'aurait pas sans cela prêté son revolver!
Quant à moi, quand «j'envoyai» le père Jacques au bout de la galerie
droite, je croyais naturellement que Larsan était toujours à son poste
au bout de la galerie tournante et le père Jacques lui-même, à qui, du
reste, je n'avais point donné de détails, en se rendant à son poste, ne
regarda pas, lorsqu'il passa à l'intersection des deux galeries, si
Larsan était au sien. Le père Jacques ne songeait alors qu'à exécuter
mes ordres rapidement. Quelle était donc cette raison imprévue qui avait
pu conduire Larsan une seconde fois dans la chambre? Quelle
était-elle?... Je pensai que ce ne pouvait être qu'une marque sensible
de son passage qui le dénonçait! Il avait oublié quelque chose de très
important dans la chambre! Quoi?... Avait-il retrouvé cette chose?... Je
me rappelai la bougie sur le parquet et l'homme courbé... Je priai Mme
Bernier, qui faisait la chambre, de chercher... et elle trouva un
binocle... Ce binocle, m'sieur le président!»

Et Rouletabille sortit de son petit paquet le binocle que nous
connaissons déjà...

«Quand je vis ce binocle, je fus épouvanté... Je n'avais jamais vu de
binocle à Larsan... S'il n'en mettait pas, c'est donc qu'il n'en avait
pas besoin... Il en avait moins besoin encore alors dans un moment où la
liberté de ses mouvements lui était chose si précieuse... Que signifiait
ce binocle?... Il n'entrait point dans mon cercle. _À moins qu'il ne fût
celui d'un presbyte,_ m'exclamai-je, tout à coup!... En effet, je
n'avais jamais vu écrire Larsan, je ne l'avais jamais vu lire. Il
«pouvait» donc être presbyte! On savait certainement à la Sûreté qu'il
était presbyte, «s'il l'était...» on connaissait sans doute son
binocle... Le binocle du «presbyte Larsan» trouvé dans la chambre de
Mlle Stangerson, après le mystère de la galerie inexplicable, cela
devenait terrible pour Larsan! Ainsi s'expliquait le retour de Larsan
dans la chambre!... Et, en effet, Larsan-Ballmeyer est bien presbyte, et
ce binocle, que l'on reconnaîtra «peut-être» à la Sûreté, est bien le
sien...

«Vous voyez, monsieur, quel est mon système, continua Rouletabille; je
ne demande pas aux signes extérieurs de m'apprendre la vérité; je leur
demande simplement de ne pas aller contre la vérité que m'a désignée le
bon bout de ma raison!...

«Pour être tout à fait sûr de la vérité sur Larsan, car Larsan assassin
était une exception qui méritait que l'on s'entourât de quelque
garantie, j'eus le tort de vouloir voir sa «figure». J'en ai été bien
puni! Je crois que c'est le bon bout de ma raison qui s'est vengé de ce
que, depuis la galerie inexplicable, je ne me sois pas appuyé
solidement, définitivement et en toute confiance, sur lui... négligeant
magnifiquement de trouver d'autres preuves de la culpabilité de Larsan
que celle de ma raison! Alors, Mlle Stangerson a été frappée...»

Rouletabille s'arrêta... se mouche... vivement ému.

                   *       *       *       *       *

«Mais qu'est-ce que Larsan, demanda le président, venait faire dans
cette chambre? Pourquoi a-t-il tenté d'assassiner à deux reprises Mlle
Stangerson?

--Parce qu'il l'adorait, m'sieur le président...

--Voilà évidemment une raison...

--Oui, m'sieur, une raison péremptoire. Il était amoureux fou... et à
cause de cela, et de bien d'autres choses aussi, capable de tous les
crimes.

--Mlle Stangerson le savait?

--Oui, m'sieur, mais elle ignorait, naturellement, que l'individu qui la
poursuivait ainsi fût Frédéric Larsan... sans quoi Frédéric Larsan ne
serait pas venu s'installer au château, et n'aurait pas, la nuit de la
galerie inexplicable, pénétré avec nous auprès de Mlle Stangerson,
«après l'affaire». J'ai remarqué du reste qu'il s'était tenu dans
l'ombre et qu'il avait continuellement la face baissée... ses yeux
devaient chercher le binocle perdu... Mlle Stangerson a eu à subir les
poursuites et les attaques de Larsan sous un nom et sous un déguisement
que nous ignorions mais qu'elle pouvait connaître déjà.

--Et vous, monsieur Darzac! demanda le président... vous avez peut-être,
à ce propos, reçu les confidences de Mlle Stangerson... Comment se
fait-il que Mlle Stangerson n'ait parlé de cela à personne?... Cela
aurait pu mettre la justice sur les traces de l'assassin... et si vous
êtes innocent, vous aurait épargné la douleur d'être accusé!

--Mlle Stangerson ne m'a rien dit, fit M. Darzac.

--Ce que dit le jeune homme vous paraît-il possible?» demanda encore le
président.

Imperturbablement, M. Robert Darzac répondit:

«Mlle Stangerson ne m'a rien dit...

--Comment expliquez-vous que, la nuit de l'assassinat du garde, reprit
le président, en se tournant vers Rouletabille, l'assassin ait rapporté
les papiers volés à M. Stangerson?... Comment expliquez-vous que
l'assassin se soit introduit dans la chambre fermée de Mlle Stangerson?

--Oh! quant à cette dernière question, il est facile, je crois, d'y
répondre. Un homme comme Larsan-Ballmeyer devait se procurer ou faire
faire facilement les clefs qui lui étaient nécessaires... Quant au vol
des documents, «je crois» que Larsan n'y avait pas d'abord songé.
Espionnant partout Mlle Stangerson, bien décidé à empêcher son mariage
avec M. Robert Darzac, il suit un jour Mlle Stangerson et M. Robert
Darzac dans les grands magasins de la Louve, s'empare du réticule de
Mlle Stangerson, que celle-ci perd ou se laisse prendre. Dans ce
réticule, il y a une clef à tête de cuivre. Il ne sait pas l'importance
qu'a cette clef. Elle lui est révélée par la note que fait paraître Mlle
Stangerson dans les journaux. Il écrit à Mlle Stangerson poste restante,
comme la note l'en prie. Il demande sans doute un rendez-vous en faisant
savoir que celui qui a le réticule et la clef est celui qui la poursuit,
depuis quelque temps, de son amour. Il ne reçoit pas de réponse. Il va
constater au bureau 40 que la lettre n'est plus là. Il y va, ayant pris
déjà l'allure et autant que possible l'habit de M. Darzac, car, décidé à
tout pour avoir Mlle Stangerson, il a tout préparé, pour que, _quoi
qu'il arrive, M. Darzac, aimé de Mlle Stangerson, M. Darzac qu'il
déteste et dont il veut la perte, passe pour le coupable_.

«Je dis: quoi qu'il arrive, mais je pense que Larsan ne pensait pas
encore qu'il en serait réduit à l'assassinat. Dans tous les cas, ses
précautions sont prises pour compromettre Mlle Stangerson sous le
déguisement Darzac. Larsan a, du reste, à peu près la taille de Darzac
et quasi le même pied. Il ne lui serait pas difficile, s'il est
nécessaire, après avoir dessiné l'empreinte du pied de M. Darzac, de se
faire faire, sur ce dessin, des chaussures qu'il chaussera. Ce sont là
trucs enfantins pour Larsan-Ballmeyer.

«Donc, pas de réponse à sa lettre, pas de rendez-vous, et il a toujours
la petite clef précieuse dans sa poche. Eh bien, puisque Mlle Stangerson
ne vient pas à lui, il ira à elle! Depuis longtemps son plan est fait.
Il s'est documenté sur le Glandier et sur le pavillon. Un après-midi,
alors que M. et Mlle Stangerson viennent de sortir pour la promenade et
que le père Jacques lui-même est parti, il s'introduit dans le pavillon
par la fenêtre du vestibule. Il est seul, pour le moment, il a des
loisirs... il regarde les meubles... l'un d'eux, fort curieux, et
ressemblant à un coffre-fort, a une toute petite serrure... Tiens!
Tiens! Cela l'intéresse... Comme il a sur lui la petite clef de
cuivre... il y pense... liaison d'idées. Il essaye la clef dans la
serrure; la porte s'ouvre... Des papiers! Il faut que ces papiers soient
bien précieux pour qu'on les ait enfermés dans un meuble aussi
particulier... pour qu'on tienne tant à la clef qui ouvre ce meuble...
Eh! Eh! cela peut toujours servir... à un petit chantage... cela
l'aidera peut-être dans ses desseins amoureux... Vite, il fait un paquet
de ces paperasses et va le déposer dans le lavatory du vestibule. Entre
l'expédition du pavillon et la nuit de l'assassinat du garde, Larsan a
eu le temps de voir ce qu'étaient ces papiers. Qu'en ferait-il? Ils sont
plutôt compromettants... Cette nuit-là, il les rapporta au château...
Peut-être a-t-il espéré du retour de ces papiers, qui représentaient
vingt ans de travaux, une reconnaissance quelconque de Mlle
Stangerson... Tout est possible, dans un cerveau comme celui-là!...
Enfin, quelle qu'en soit la raison, il a rapporté les papiers _et il en
était bien débarrassé!_

Rouletabille toussa et je compris ce que signifiait cette toux. Il était
évidemment embarrassé, à ce point de ses explications, par la volonté
qu'il avait de ne point donner le véritable motif de l'attitude
effroyable de Larsan vis-à-vis de Mlle Stangerson. Son raisonnement
était trop incomplet pour satisfaire tout le monde, et le président lui
en eut certainement fait l'observation, si, malin comme un singe,
Rouletabille ne s'était écrié: «Maintenant, nous arrivons à
l'explication du mystère de la Chambre Jaune!»

                   *       *       *       *       *

Il y eut, dans la salle, des remuements de chaises, de légères
bousculades, des «chut!» énergiques. La curiosité était poussée à son
comble.

«Mais, fit le président, il me semble, d'après votre hypothèse, monsieur
Rouletabille, que le mystère de la «Chambre Jaune» est tout expliqué. Et
c'est Frédéric Larsan qui nous l'a expliqué lui-même en se contentant de
tromper sur le personnage, en mettant M. Robert Darzac à sa propre
place. Il est évident que la porte de la «Chambre Jaune» s'est ouverte
quand M. Stangerson était seul, et que le professeur a laissé passer
l'homme qui sortait de la chambre de sa fille, sans l'arrêter, peut-être
même _sur la prière de sa fille_, pour éviter tout scandale!...

--Non, m'sieur le président, protesta avec force le jeune homme. Vous
oubliez que Mlle Stangerson, assommée, ne pouvait plus faire de prière,
qu'elle ne pouvait plus refermer sur elle ni le verrou ni la serrure...
Vous oubliez aussi que M. Stangerson a juré sur la tête de sa fille à
l'agonie _que la porte ne s'était pas ouverte!_

--C'est pourtant, monsieur, la seule façon d'expliquer les choses! _La
Chambre Jaune était close comme un coffre-fort._ Pour me servir de vos
expressions, il était impossible à l'assassin de s'en échapper
«normalement ou anormalement». Quand on pénètre dans la chambre, on ne
le trouve pas! Il faut bien pourtant qu'il s'échappe!...

--C'est tout à fait inutile, m'sieur le président...

--Comment cela?

--Il n'avait pas besoin de s'échapper, _s'il n'y était pas!_»

Rumeurs dans la salle...

«Comment, il n'y était pas?

--Évidemment non! _Puisqu'il ne pouvait pas y être, c'est qu'il n'y
était pas!_ Il faut toujours, m'sieur l'président, s'appuyer sur le bon
bout de sa raison!

--Mais toutes les traces de son passage! protesta le président.

--Ça, m'sieur le président, c'est le mauvais bout de la raison!... Le
bon bout nous indique ceci: depuis le moment où Mlle Stangerson s'est
enfermée dans sa chambre jusqu'au moment où l'on a défoncé la porte, il
est impossible que l'assassin se soit échappé de cette chambre; et,
comme on ne l'y trouve pas, c'est que, depuis le moment de la fermeture
de la porte jusqu'au moment où on la défonce, _l'assassin n'était pas
dans la chambre!_

--Mais les traces?

--Eh! m'sieur le président... Ça, c'est les marques sensibles, encore
une fois... les marques sensibles avec lesquelles on commet tant
d'erreurs judiciaires _parce qu'elles vous font dire ce qu'elles
veulent!_ Il ne faut point, je vous le répète, s'en servir pour
raisonner! Il faut raisonner d'abord! Et voir ensuite si les marques
sensibles peuvent entrer dans le cercle de votre raisonnement... J'ai un
tout petit cercle de vérité incontestable: _l'assassin n'était point
dans la Chambre Jaune!_ Pourquoi a-t-on cru qu'il y était? À cause des
marques de son passage! Mais il peut être passé _avant!_ Que dis-je: il
«doit» être passé avant. La raison me dit qu'il faut qu'il soit passé
là, _avant!_ Examinons les marques et ce que nous savons de l'affaire,
et voyons si ces marques vont à l'encontre de ce _passage avant... avant
que Mlle Stangerson s'enferme dans sa chambre, devant son père et le
père Jacques!_

«Après la publication de l'article du _Matin_ et une conversation que
j'eus dans le trajet de Paris à Épinay-sur-Orge avec le juge
d'instruction, la preuve me parut faite que la «Chambre Jaune» était
mathématiquement close et que, par conséquent, l'assassin en avait
disparu avant l'entrée de Mlle Stangerson dans sa chambre, à minuit.

«Les marques extérieures se trouvaient alors être terriblement «contre
ma raison». Mlle Stangerson ne s'était pas assassinée toute seule, et
ces marques attestaient qu'il n'y avait pas eu suicide. L'assassin était
donc venu _avant!_ Mais comment Mlle Stangerson n'avait-elle été
assassinée qu'après? ou plutôt «ne paraissait-elle» avoir été assassinée
qu'après? Il me fallait naturellement reconstituer l'affaire en deux
phases, deux phases bien distinctes l'une de l'autre de quelques heures:
la première phase pendant laquelle on avait réellement tenté
d'assassiner Mlle Stangerson, tentative qu'elle avait dissimulée; la
seconde phase pendant laquelle, à la suite d'un cauchemar qu'elle avait
eu, ceux qui étaient dans le laboratoire avaient cru qu'on
l'assassinait!

«Je n'avais pas encore, alors, pénétré dans la «Chambre Jaune». Quelles
étaient les blessures de Mlle Stangerson? Des marques de strangulation
et un coup formidable à la tempe... Les marques de strangulation ne me
gênaient pas. Elles pouvaient avoir été faites «avant» et Mlle
Stangerson les avait dissimulées sous une collerette, un boa, n'importe
quoi! Car, du moment que je créais, que j'étais obligé de diviser
l'affaire en deux phases, j'étais acculé à la nécessité de me dire que
_Mlle Stangerson avait caché tous les événements de la première phase_;
elle avait des raisons, sans doute, assez puissantes pour cela,
puisqu'elle n'avait rien dit à son père et qu'elle dut raconter
naturellement au juge d'instruction l'agression de l'assassin _dont elle
ne pouvait nier le passage_, comme si cette agression avait eu lieu la
nuit, pendant la seconde phase! Elle y était forcée, sans quoi son père
lui eût dit: «Que nous as-tu caché là? Que signifie ton silence après
une pareille agression»?»

«Elle avait donc dissimulé les marques de la main de l'homme à son cou.
Mais il y avait le coup formidable de la tempe! Ça, je ne le comprenais
pas! Surtout quand j'appris que l'on avait trouvé dans la chambre un os
de mouton, arme du crime... Elle ne pouvait avoir dissimulé qu'on
l'avait assommée, et cependant cette blessure apparaissait évidemment
comme ayant dû être faite pendant la première phase puisqu'elle
nécessitait la présence de l'assassin! J'imaginai que cette blessure
était beaucoup moins forte qu'on ne le disait--en quoi j'avais tort--et
je pensai que Mlle Stangerson avait caché la blessure de la tempe _sous
une coiffure en bandeaux!_

«Quant à la marque, sur le mur, de la main de l'assassin blessée par le
revolver de Mlle Stangerson, cette marque avait été faite évidemment
«avant» et l'assassin avait été nécessairement blessé pendant la
première phase, c'est-à-dire _pendant qu'il était là!_ Toutes les traces
du passage de l'assassin avaient été naturellement laissées pendant la
première phase: L'os de mouton, les pas noirs, le béret, le mouchoir, le
sang sur le mur, sur la porte et par terre... De toute évidence, si ces
traces étaient encore là, c'est que Mlle Stangerson, qui désirait qu'on
ne sût rien et qui agissait pour qu'on ne sût rien de cette affaire,
n'avait pas encore eu le temps de les faire disparaître! Ce qui me
conduisait à chercher la première phase de l'affaire dans _un temps très
rapproché de la seconde_. Si, après la première phase, c'est-à-dire
après que l'assassin se fût échappé, après qu'elle-même eût en hâte
regagné le laboratoire où son père la retrouvait, travaillant,--si elle
avait pu pénétrer à nouveau un instant dans la chambre, elle aurait au
moins fait disparaître, tout de suite, l'os de mouton, le béret et le
mouchoir qui traînaient par terre. Mais elle ne le tenta pas, son père
ne l'ayant pas quittée. Après, donc, cette première phase, elle n'est
entrée dans sa chambre qu'à minuit. Quelqu'un y était entré à dix
heures: le père Jacques, qui fit sa besogne de tous les soirs, ferma les
volets et alluma la veilleuse. Dans son anéantissement sur le bureau du
laboratoire où elle feignait de travailler, Mlle Stangerson avait sans
doute oublié que le père Jacques allait entrer dans sa chambre! Aussi
elle a un mouvement: elle prie le père Jacques de ne pas se déranger! De
ne pas pénétrer dans la chambre! Ceci est en toutes lettres dans
l'article du _Matin_. Le père Jacques entre tout de même et ne
s'aperçoit de rien, tant la «Chambre Jaune» est obscure!... Mlle
Stangerson a dû vivre là deux minutes affreuses! Cependant, je crois
qu'elle ignorait qu'il y avait tant de marques du passage de l'assassin
dans sa chambre! Elle n'avait sans doute, après la première phase, eu le
temps que de dissimuler les traces des doigts de l'homme à son cou et de
sortir de sa chambre!... Si elle avait su que l'os, le béret et le
mouchoir fussent sur le parquet, elle les aurait également ramassés
quand elle est rentrée à minuit dans sa chambre... Elle ne les a pas
vus, elle s'est déshabillée à la clarté douteuse de la veilleuse... Elle
s'est couchée, brisée par tant d'émotions, et par la terreur, la terreur
qui ne l'avait fait regagner cette chambre que le plus tard possible...

«Ainsi étais-je _obligé_ d'arriver de la sorte à la seconde phase du
drame, _avec Mlle Stangerson seule dans la chambre, du moment qu'on
n'avait pas trouvé l'assassin dans la chambre..._ Ainsi devais-je
naturellement faire entrer dans le cercle de mon raisonnement les
marques extérieures.

«Mais il y avait d'autres marques extérieures à expliquer. Des coups de
revolver avaient été tirés, pendant la seconde phase. Des cris: «Au
secours! À l'assassin!» avaient été proférés!... Que pouvait me
désigner, en une telle occurrence, le bon bout de ma raison? Quant aux
cris, d'abord: du moment où il n'y a pas d'assassin dans la chambre, _il
y avait forcément cauchemar dans la chambre!_

«On entend un grand bruit de meubles renversés. J'imagine... je suis
obligé d'imaginer ceci: Mlle Stangerson s'est endormie, hantée par
l'abominable scène de l'après-midi... elle rêve... le cauchemar précise
ses images rouges... elle revoit l'assassin qui se précipite sur elle,
elle crie: «À l'assassin! Au secours!» et son geste désordonné va
chercher le revolver qu'elle a posé, avant de se coucher, sur sa table
de nuit. Mais cette main heurte la table de nuit avec une telle force
qu'elle la renverse. Le revolver roule par terre, un coup part et va se
loger dans le plafond... Cette balle dans le plafond me parut, dès
l'abord, devoir être la balle de l'accident... Elle révélait la
possibilité de l'accident et arrivait si bien avec mon hypothèse de
cauchemar qu'elle fut une des raisons pour lesquelles je commençai à ne
plus douter que le crime avait eu lieu _avant_, et que Mlle Stangerson,
douée d'un caractère d'une énergie peu commune, l'avait caché...
Cauchemar, coup de revolver... Mlle Stangerson, dans un état moral
affreux, est réveillée; elle essaye de se lever; elle roule par terre,
sans force, renversant les meubles, râlant même... «À l'assassin! Au
secours!» et s'évanouit...

«Cependant, on parlait de deux coups de revolver, la nuit, lors de la
seconde phase. À moi aussi, pour ma thèse--ce n'était plus, déjà, une
hypothèse--il en fallait deux; mais «un» dans chacune des phases et non
pas deux dans la dernière... un coup pour blesser l'assassin, _avant_,
et un coup lors du cauchemar, _après!_ Or, était-il bien sûr que, la
nuit, deux coups de revolver eussent été tirés? Le revolver s'était fait
entendre au milieu du fracas de meubles renversés. Dans un
interrogatoire, M. Stangerson parle d'un coup sourd d'abord, d'un coup
éclatant ensuite! Si le coup sourd avait été produit par la chute de la
table de nuit en marbre sur le plancher? Il est _nécessaire_ que cette
explication soit la bonne. Je fus certain qu'elle était la bonne, quand
je sus que les concierges, Bernier et sa femme, n'avaient entendu, eux
qui étaient tout près du pavillon, _qu'un seul coup de revolver._ Ils
l'ont déclaré au juge d'instruction.

«Ainsi, j'avais presque reconstitué les deux phases du drame quand je
pénétrai, pour la première fois, dans la «Chambre Jaune». Cependant la
gravité de la blessure à la tempe n'entrait pas dans le cercle de mon
raisonnement. Cette blessure n'avait donc pas été faite par l'assassin
avec l'os de mouton, lors de la première phase, parce qu'elle était trop
grave, que Mlle Stangerson n'aurait pu la dissimuler et qu'elle ne
l'avait pas dissimulée sous une coiffure en bandeaux! Alors, cette
blessure avait été «nécessairement» faite lors de la seconde phase, au
moment du cauchemar? C'est ce que je suis allé demander à la «Chambre
Jaune» et la «Chambre Jaune» m'a répondu!»

Rouletabille tira, toujours de son petit paquet, un morceau de papier
blanc plié en quatre, et, de ce morceau de papier blanc, sortit un objet
invisible, qu'il tint entre le pouce et l'index et qu'il porta au
président:

«Ceci, monsieur le président, est un cheveu, un cheveu blond maculé de
sang, un cheveu de Mlle Stangerson... Je l'ai trouvé collé à l'un des
coins de marbre de la table de nuit renversée... Ce coin de marbre était
lui-même maculé de sang. Oh! un petit carré rouge de rien du tout! mais
fort important! car il m'apprenait, ce petit carré de sang, qu'en se
levant, affolée, de son lit, Mlle Stangerson était tombée de tout son
haut et fort brutalement sur ce coin de marbre qui l'avait blessée à la
tempe, et qui avait retenu ce cheveu, ce cheveu que Mlle Stangerson
devait avoir sur le front, bien qu'elle ne portât pas la coiffure en
bandeaux! Les médecins avaient déclaré que Mlle Stangerson avait été
assommée avec un objet _contondant_ et, comme l'os de mouton était là,
le juge d'instruction avait immédiatement accusé l'os de mouton _mais le
coin d'une table de nuit en marbre est aussi un objet contondant auquel
ni les médecins ni le juge d'instruction n'avaient songé, et que je
n'eusse peut-être point découvert moi-même si le bon bout de ma raison
ne me l'avait indiqué, ne me l'avait fait pressentir_.»

La salle faillit partir, une fois de plus, en applaudissements; mais,
comme Rouletabille reprenait tout de suite sa déposition, le silence se
rétablit sur-le-champ.

«Il me restait à savoir, en dehors du nom de l'assassin que je ne devais
connaître que quelques jours plus tard, à quel moment avait eu lieu la
première phase du drame. L'interrogatoire de Mlle Stangerson, bien
qu'arrangé pour tromper le juge d'instruction, et celui de M.
Stangerson, devaient me le révéler. Mlle Stangerson a donné exactement
l'emploi de son temps, ce jour-là. Nous avons établi que l'assassin
s'est introduit entre cinq et six dans le pavillon; mettons qu'il fût
six heures et quart quand le professeur et sa fille se sont remis au
travail. C'est donc entre cinq heures et six heures et quart qu'il faut
chercher. Que dis-je, cinq heures! mais le professeur est alors avec sa
fille... Le drame ne pourra s'être passé que loin du professeur! Il me
faut donc, dans ce court espace de temps, chercher le moment où le
professeur et sa fille seront séparés!... Eh bien, ce moment, je le
trouve dans l'interrogatoire qui eut lieu dans la chambre de Mlle
Stangerson, en présence de M. Stangerson. Il y est marqué que le
professeur et sa fille rentrent vers six heures au laboratoire. M.
Stangerson dit: «À ce moment, je fus abordé par mon garde qui _me retint
un instant_.» il y a donc conversation avec le garde. Le garde parle à
M. Stangerson de coupe de bois ou de braconnage; Mlle Stangerson n'est
plus là; elle a déjà regagné le laboratoire puisque le professeur dit
encore: «Je quittai le garde et je rejoignis ma fille qui était déjà au
travail!»

«C'est donc dans ces courtes minutes que le drame se déroula. C'est
nécessaire! Je vois très bien Mlle Stangerson rentrer dans le pavillon,
pénétrer dans sa chambre pour poser son chapeau et se trouver en face du
bandit qui la poursuit. Le bandit était là, dans le pavillon, depuis un
certain temps. Il devait avoir arrangé son affaire pour que tout se
passât la nuit. Il avait alors déchaussé les chaussures du père Jacques
qui le gênaient, dans les conditions que j'ai dites au juge
d'instruction, il avait opéré la rafle des papiers, comme je vous l'ai
dit tout à l'heure, et il s'était ensuite glissé sous le lit quand le
père Jacques était revenu laver le vestibule et le laboratoire... Le
temps lui avait paru long... il s'était relevé, après le départ du père
Jacques, avait à nouveau erré dans le laboratoire, était venu dans le
vestibule, avait regardé dans le jardin, et avait vu venir, vers le
pavillon--car, à ce moment-là, la nuit qui commençait était très
claire--_Mlle Stangerson, toute seule!_ Jamais il n'eût osé l'attaquer à
cette heure-là s'il n'avait cru être certain que Mlle Stangerson était
seule! Et, pour qu'elle lui apparût seule, il fallait que la
conversation entre M. Stangerson et le garde qui le retenait eût lieu à
un coin détourné du sentier, _coin où se trouve un bouquet d'arbres qui
les cachait aux yeux du misérable_. Alors, son plan est fait. Il va être
plus tranquille, seul avec Mlle Stangerson dans ce pavillon, qu'il ne
l'aurait été, en pleine nuit, avec le père Jacques dormant dans son
grenier. _Et il dut fermer la fenêtre du vestibule!_ ce qui explique
aussi que ni M. Stangerson, ni le garde, du reste assez éloignés encore
du pavillon, n'ont entendu le coup de revolver.

«Puis il regagna la «Chambre Jaune». Mlle Stangerson arrive. Ce qui
s'est passé a dû être rapide comme l'éclair!... Mlle Stangerson a dû
crier... ou plutôt a voulu crier son effroi; l'homme l'a saisie à la
gorge... Peut-être va-t-il l'étouffer, l'étrangler... Mais la main
tâtonnante de Mlle Stangerson a saisi, dans le tiroir de la table de
nuit, le revolver qu'elle y a caché depuis qu'elle redoute les menaces
de l'homme. L'assassin brandit déjà, sur la tête de la malheureuse,
cette arme terrible dans les mains de Larsan-Ballmeyer, un os de
mouton... Mais elle tire... le coup part, blesse la main qui abandonne
l'arme. L'os de mouton roule par terre, _ensanglanté par la blessure de
l'assassin..._ l'assassin chancelle, va s'appuyer à la muraille, y
imprime ses doigts rouges, craint une autre balle et s'enfuit...

«Elle le voit traverser le laboratoire... Elle écoute... Que fait-il
dans le vestibule?... Il est bien long à sauter par cette fenêtre...
Enfin, il saute! Elle court à la fenêtre et la referme!... Et
maintenant, est-ce que son père a vu? a entendu? Maintenant que le
danger a disparu, toute sa pensée va à son père... douée d'une énergie
surhumaine, elle lui cachera tout, s'il en est temps encore!... Et,
quand M. Stangerson reviendra, il trouvera la porte de la «Chambre
Jaune» fermée, et sa fille, dans le laboratoire, penchée sur son bureau,
attentive, _au travail, déjà!_»

Rouletabille se tourne alors vers M. Darzac:

«Vous savez la vérité, s'écria-t-il, dites-nous donc si la chose ne
s'est pas passée ainsi?

--Je ne sais rien, répond M. Darzac.

--Vous êtes un héros! fait Rouletabille, en se croisant les bras... Mais
si Mlle Stangerson était, hélas! en état de savoir que vous êtes accusé,
elle vous relèverait de votre parole... elle vous prierait de dire tout
ce qu'elle vous a confié... que dis-je, elle viendrait vous défendre
elle-même!...»

M. Darzac ne fit pas un mouvement, ne prononça pas un mot. Il regarda
tristement Rouletabille.

«Enfin, fit celui-ci, puisque Mlle Stangerson n'est pas là, _il faut
bien que j'y sois, moi!_ Mais, croyez-moi, monsieur Darzac, le meilleur
moyen, le seul, de sauver Mlle Stangerson et de lui rendre la raison,
c'est encore de vous faire acquitter!»

Un tonnerre d'applaudissements accueillit cette dernière phrase. Le
président n'essaya même pas de réfréner l'enthousiasme de la salle.
Robert Darzac était sauvé. Il n'y avait qu'à regarder les jurés pour en
être certain! Leur attitude manifestait hautement leur conviction.

Le président s'écria alors:

«Mais enfin, quel est ce mystère qui fait que Mlle Stangerson, que l'on
tente d'assassiner, dissimule un pareil crime à son père?

--Ça, m'sieur, fit Rouletabille, j'sais pas!... Ça ne me regarde
pas!...»

Le président fit un nouvel effort auprès de M. Robert Darzac.

«Vous refusez toujours de nous dire, monsieur, quel a été l'emploi de
votre temps pendant qu'«on» attentait à la vie de Mlle Stangerson?

--Je ne peux rien vous dire, monsieur...»

Le président implora du regard une explication de Rouletabille:

«On a le droit de penser, m'sieur le président, que les absences de M.
Robert Darzac étaient étroitement liées au secret de Mlle Stangerson...
Aussi M. Darzac se croit-il tenu à garder le silence!... Imaginez que
Larsan, qui a, lors de ses trois tentatives, tout mis en train pour
détourner les soupçons sur M. Darzac, ait fixé, justement, ces trois
fois-là, des rendez-vous à M. Darzac dans un endroit compromettant,
rendez-vous où il devait être traité du mystère... M. Darzac se fera
plutôt condamner que d'avouer quoi que ce soit, que d'expliquer quoi que
ce soit qui touche au mystère de Mlle Stangerson. Larsan est assez malin
pour avoir fait encore cette «combinaise-là!...»

Le président, ébranlé, mais curieux, répartit encore:

«Mais quel peut bien être ce mystère-là?

--Ah! m'sieur, j'pourrais pas vous dire! fit Rouletabille en saluant le
président; seulement, je crois que vous en savez assez maintenant pour
acquitter M. Robert Darzac!... À moins que Larsan ne revienne! mais
j'crois pas!» fit-il en riant d'un gros rire heureux.

Tout le monde rit avec lui.

«Encore une question, monsieur, fit le président. Nous comprenons,
toujours en admettant votre thèse, que Larsan ait voulu détourner les
soupçons sur M. Robert Darzac, mais quel intérêt avait-il à les
détourner aussi sur le père Jacques?...

--«L'intérêt du policier!» m'sieur! L'intérêt de se montrer débrouillard
en annihilant lui-même ces preuves qu'il avait accumulées. C'est très
fort, ça! C'est un truc qui lui a souvent servi à détourner les soupçons
qui eussent pu s'arrêter sur lui-même! Il prouvait l'innocence de l'un,
avant d'accuser l'autre. Songez, monsieur le président, qu'une affaire
comme celle-là devait avoir été longuement «mijotée» à l'avance par
Larsan. Je vous dis qu'il avait tout étudié et qu'il connaissait les
êtres et tout. Si vous avez la curiosité de savoir comment il s'était
documenté, vous apprendrez qu'il s'était fait un moment le
commissionnaire entre «le laboratoire de la Sûreté» et M. Stangerson, à
qui on demandait des «expériences». Ainsi, il a pu, avant le crime,
pénétrer deux fois dans le pavillon. Il était grimé de telle sorte que
le père Jacques, depuis, ne l'a pas reconnu; mais il a trouvé, lui,
Larsan, l'occasion de chiper au père Jacques une vieille paire de
godillots et un béret hors d'usage, que le vieux serviteur de M.
Stangerson avait noués dans un mouchoir pour les porter sans doute à un
de ses amis, charbonnier sur la route d'Épinay! Quand le crime fut
découvert, le père Jacques, reconnaissant les objets à part lui, n'eut
garde de les reconnaître immédiatement! Ils étaient trop compromettants,
et c'est ce qui vous explique son trouble, à cette époque, quand nous
lui en parlions. Tout cela est simple comme bonjour et j'ai acculé
Larsan à me l'avouer. Il l'a du reste fait avec plaisir, car, si c'est
un bandit--ce qui ne fait plus, j'ose l'espérer, de doute pour
personne--c'est aussi un artiste!... C'est sa manière de faire, à cet
homme, sa manière à lui... Il a agi de même lors de l'affaire du «Crédit
universel» et des «Lingots de la Monnaie!» Des affaires qu'il faudra
réviser, m'sieur le président, car il y a quelques innocents dans les
prisons depuis que Ballmeyer-Larsan appartient à la Sûreté!»



XXVIII

Où il est prouvé qu'on ne pense pas toujours à tout


Gros émoi, murmures, bravos! Maître Henri-Robert déposa des conclusions
tendant à ce que l'affaire fût renvoyée à une autre session pour
supplément d'instruction; le ministère public lui-même s'y associa.
L'affaire fut renvoyée. Le lendemain, M. Robert Darzac était remis en
liberté provisoire, et le père Mathieu bénéficiait «d'un non-lieu»
immédiat. On chercha vainement Frédéric Larsan. La preuve de l'innocence
était faite. M. Darzac échappa enfin à l'affreuse calamité qui l'avait,
un instant, menacé, et il put espérer, après une visite à Mlle
Stangerson, que celle-ci recouvrerait un jour, à force de soins assidus,
la raison.

Quant à ce gamin de Rouletabille, il fut, naturellement, «l'homme du
jour»! À sa sortie du palais de Versailles, la foule l'avait porté en
triomphe. Les journaux du monde entier publièrent ses exploits et sa
photographie; et lui, qui avait tant interviewé d'illustres personnages,
fut illustre et interviewé à son tour! Je dois dire qu'il ne s'en montra
pas plus fier pour ça!

Nous revînmes de Versailles ensemble, après avoir dîné fort gaiement au
«Chien qui fume». Dans le train, je commençai à lui poser un tas de
questions qui, pendant le repas, s'étaient pressées déjà sur mes lèvres
et que j'avais tues toutefois parce que je savais que Rouletabille
n'aimait pas travailler en mangeant.

«Mon ami, fis-je, cette affaire de Larsan est tout à fait sublime et
digne de votre cerveau héroïque.»

Ici il m'arrêta, m'invitant à parler plus simplement et prétendant qu'il
ne se consolerait jamais de voir qu'une aussi belle intelligence que la
mienne était prête à tomber dans le gouffre hideux de la stupidité, et
cela simplement à cause de l'admiration que j'avais pour lui...

«Je viens au fait, fis-je, un peu vexé. Tout ce qui vient de se passer
ne m'apprend point du tout ce que vous êtes allé faire en Amérique. Si
je vous ai bien compris: quand vous êtes parti la dernière fois du
Glandier, vous aviez tout deviné de Frédéric Larsan?... Vous saviez que
Larsan était l'assassin et vous n'ignoriez plus rien de la façon dont il
avait tenté d'assassiner?

--Parfaitement. Et vous, fit-il, en détournant la conversation, vous ne
vous doutiez de rien?

--De rien!

--C'est incroyable.

--Mais, mon ami... vous avez eu bien soin de me dissimuler votre pensée
et je ne vois point comment je l'aurais pénétrée... Quand je suis arrivé
au Glandier avec les revolvers, «à ce moment précis», vous soupçonniez
déjà Larsan?

--Oui! Je venais de tenir le raisonnement de la «galerie inexplicable!»
mais le retour de Larsan dans la chambre de Mlle Stangerson ne m'avait
pas encore été expliqué par la découverte du binocle de presbyte...
Enfin, mon soupçon n'était que mathématique, et l'idée de Larsan
assassin m'apparaissait si formidable que j'étais résolu à attendre des
«traces sensibles» avant d'oser m'y arrêter davantage. Tout de même
cette idée me tracassait, et j'avais parfois une façon de vous parler du
policier qui eût dû vous mettre en éveil. D'abord je ne mettais plus du
tout en avant «sa bonne foi» et je ne vous disais plus «qu'il se
trompait». Je vous entretenais de son système comme d'un misérable
système, et le mépris que j'en marquais, qui s'adressait dans votre
esprit au policier, s'adressait en réalité, dans le mien, moins au
policier qu'au bandit que je le soupçonnais d'être!... Rappelez-vous...
quand je vous énumérais toutes les preuves qui s'accumulaient contre M.
Darzac, je vous disais: «Tout cela semble donner quelque corps à
l'hypothèse du grand Fred. C'est, du reste, cette hypothèse, que je
crois fausse, qui l'égarera...» et j'ajoutais sur un ton qui eût dû vous
stupéfier: «Maintenant, cette hypothèse égare-t-elle réellement Frédéric
Larsan? Voilà! Voilà! Voilà!...»

Ces «voilà!» eussent dû vous donner à réfléchir; il y avait tout mon
soupçon dans ces «Voilà!» Et que signifiait: «égare-t-elle réellement?»
sinon qu'elle pouvait ne pas l'égarer, lui, mais qu'elle était _destinée
à nous égarer, nous!_ Je vous regardais à ce moment et vous n'avez pas
tressailli, vous n'avez pas compris... J'en ai été enchanté, car,
jusqu'à la découverte du binocle, je ne pouvais considérer le crime de
Larsan que comme une absurde hypothèse... Mais, après la découverte du
binocle qui m'expliquait le retour de Larsan dans la chambre de Mlle
Stangerson... voyez ma joie, mes transports... Oh! Je me souviens très
bien! Je courais comme un fou dans ma chambre et je vous criais: «Je
roulerai le grand Fred! je le roulerai d'une façon retentissante!» Ces
paroles s'adressaient alors au bandit. Et, le soir même, quand, chargé
par M. Darzac de surveiller la chambre de Mlle Stangerson, je me bornai
jusqu'à dix heures du soir à dîner avec Larsan sans prendre aucune
mesure autre, _tranquille parce qu'il était là_, en face de moi! à ce
moment encore, cher ami, vous auriez pu soupçonner que c'était seulement
cet homme-là que je redoutais... Et quand je vous disais, au moment où
nous parlions de l'arrivée prochaine de l'assassin: «Oh! je suis bien
sûr que Frédéric Larsan sera là cette nuit!...»

«Mais il y a une chose capitale qui eût pu, qui eût dû nous éclairer
tout à fait et tout de suite sur le criminel, une chose qui nous
dénonçait Frédéric Larsan et que nous avons laissée échapper, _vous et
moi!..._

«Auriez-vous donc oublié l'histoire de la canne?

«Oui, en dehors du raisonnement qui, pour tout «esprit logique»,
dénonçait Larsan, il y avait l'«histoire de la canne» qui le dénonçait à
tout «esprit observateur».

«J'ai été tout à fait étonné--apprenez-le donc--qu'à l'instruction,
Larsan ne se fût pas servi de la canne contre M. Darzac. Est-ce que
cette canne n'avait pas été achetée le soir du crime par un homme dont
le signalement répondait à celui de M. Darzac? Eh bien, tout à l'heure,
j'ai demandé à Larsan lui-même, avant qu'il prît le train pour
disparaître, je lui ai demandé pourquoi il n'avait pas usé de la canne.
Il m'a répondu qu'il n'en avait jamais eu l'intention; que, dans sa
pensée, il n'avait jamais rien imaginé contre M. Darzac avec cette canne
et que nous l'avions fort embarrassé, le soir du cabaret d'Épinay, _en
lui prouvant qu'il nous mentait!_ Vous savez qu'il disait qu'il avait eu
cette canne à Londres; or, la marque attestait qu'elle était de Paris!
Pourquoi, à ce moment, au lieu de penser: «Fred ment; il était à
Londres; il n'a pas pu avoir cette canne de Paris, à Londres?»; Pourquoi
ne nous sommes-nous pas dit: «Fred ment. Il n'était pas à Londres,
puisqu'il a acheté cette canne à Paris!» Fred menteur, Fred à Paris, au
moment du crime! C'est un point de départ de soupçon, cela! Et quand,
après votre enquête chez Cassette, vous nous apprenez que cette canne a
été achetée par un homme qui est habillé comme M. Darzac, alors que nous
sommes sûrs, d'après la parole de M. Darzac lui-même, que ce n'est pas
lui qui a acheté cette canne, alors que nous sommes sûrs, grâce à
l'histoire du bureau de poste 40, _qu'il y a à Paris un homme qui prend
la silhouette Darzac_, alors que nous nous demandons quel est donc cet
homme qui, déguisé en Darzac, se présente le soir du crime chez Cassette
pour acheter une canne que nous retrouvons entre les mains de Fred,
comment? comment? comment ne nous sommes-nous pas dit un instant:
«Mais... mais... mais... cet inconnu déguisé en Darzac qui achète une
canne que Fred a entre les mains,... si c'était... si c'était... Fred
lui-même?...» Certes, sa qualité d'agent de la Sûreté n'était point
propice à une pareille hypothèse; mais, quand nous avions constaté
l'acharnement avec lequel Fred accumulait les preuves contre Darzac, la
rage avec laquelle il poursuivait le malheureux... nous aurions pu être
frappés par un mensonge de Fred aussi important que celui qui le faisait
entrer en possession, à Paris, d'une canne _qu'il ne pouvait avoir eue à
Londres_. Même, s'il l'avait trouvée à Paris, le mensonge de Londres
n'en existait pas moins. Tout le monde le croyait à Londres, même ses
chefs et il achetait une canne à Paris! Maintenant, comment se
faisait-il que, pas une seconde, il n'en usa comme d'une canne trouvée
_autour de M. Darzac!_ C'est bien simple! C'est tellement simple que
nous n'y avons pas pensé... Larsan l'avait achetée, après avoir été
blessé légèrement à la main par la balle de Mlle Stangerson, _uniquement
pour avoir un maintien, pour avoir toujours la main refermée, pour
n'être point tenté d'ouvrir la main et de montrer sa blessure
intérieure!_ Comprenez-vous?... Voilà ce qu'il m'a dit, Larsan, et je me
rappelle vous avoir répété souvent combien je trouvais bizarre «que sa
main ne quittât pas cette canne». À table, quand je dînais avec lui, il
n'avait pas plutôt quitté cette canne qu'il s'emparait d'un couteau dont
sa main droite ne se séparait plus. Tous ces détails me sont revenus
quand mon idée se fut arrêtée sur Larsan, c'est-à-dire trop tard pour
qu'ils me fussent d'un quelconque secours. C'est ainsi que, le soir où
Larsan a simulé devant nous le sommeil, je me suis penché sur lui et,
très habilement, j'ai pu voir, sans qu'il s'en doutât, dans sa main. Il
ne s'y trouvait plus qu'une bande légère de taffetas qui dissimulait ce
qui restait d'une blessure légère. Je constatai qu'il eût pu prétendre à
ce moment que cette blessure lui avait été faite par toute autre chose
qu'une balle de revolver. Tout de même, pour moi, à cette heure-là,
c'était un nouveau signe extérieur qui entrait dans le cercle de mon
raisonnement. La balle, m'a dit tout à l'heure Larsan, n'avait fait que
lui effleurer la paume et avait déterminé une assez abondante
hémorragie.

«Si nous avions été plus perspicaces, au moment du mensonge de Larsan,
et plus... dangereux... il est certain que celui-ci eût sorti, pour
détourner les soupçons, _l'histoire que nous avions imaginée pour lui_,
l'histoire de la découverte de la canne autour de Darzac; mais les
événements se sont tellement précipités que nous n'avons plus pensé à la
canne! Tout de même nous l'avons fort ennuyé, Larsan-Ballmeyer, sans que
nous nous en doutions!

--Mais, interrompis-je, s'il n'avait aucune intention, en achetant la
canne, contre Darzac, pourquoi avait-il alors la silhouette Darzac? Le
pardessus mastic? Le melon? Etc.

--Parce qu'il arrivait du crime et qu'aussitôt le crime commis, il avait
repris le déguisement Darzac qui l'a toujours accompagné dans son oeuvre
criminelle dans l'intention que vous savez!

«Mais déjà, vous pensez bien, _sa main blessée l'ennuyait_ et il eut, en
passant avenue de l'Opéra, l'idée d'acheter une canne, idée qu'il
réalisa sur-le-champ!... Il était huit heures! Un homme, avec la
silhouette Darzac, qui achète une canne que je trouve dans les mains de
Larsan!... Et moi, moi qui avais deviné que _le drame avait déjà eu
lieu_ à cette heure-là, _qu'il venait d'avoir lieu_, qui étais à peu
près persuadé de l'innocence de Darzac je ne soupçonne pas Larsan!... il
y a des moments...

--Il y a des moments, fis-je, où les plus vastes intelligences...»

Rouletabille me ferma la bouche... Et comme je l'interrogeais encore, je
m'aperçus qu'il ne m'écoutait plus... Rouletabille dormait. J'eus toutes
les peines du monde à le tirer de son sommeil quand nous arrivâmes à
Paris.



XXIX

Le mystère de Mlle Stangerson


Les jours suivants, j'eus l'occasion de lui demander encore ce qu'il
était allé faire en Amérique. Il ne me répondit guère d'une façon plus
précise qu'il ne l'avait fait dans le train de Versailles, et il
détourna la conversation sur d'autres points de l'affaire.

Il finit, un jour, par me dire:

«Mais comprenez donc que j'avais besoin de connaître la véritable
personnalité de Larsan!

--Sans doute, fis-je, mais pourquoi alliez-vous la chercher en
Amérique?...»

Il fuma sa pipe et me tourna le dos. Évidemment, je touchais au «mystère
de Mlle Stangerson». Rouletabille avait pensé que ce mystère, qui liait
d'une façon si terrible Larsan à Mlle Stangerson, mystère dont il ne
trouvait, lui, Rouletabille, aucune explication dans la vie de Mlle
Stangerson, «en France», il avait pensé, dis-je, que ce mystère «devait
avoir son origine dans la vie de Mlle Stangerson, en Amérique». Et il
avait pris le bateau! Là-bas, il apprendrait qui était ce Larsan, il
acquerrait les matériaux nécessaires à lui fermer la bouche... Et il
était parti pour Philadelphie!

Et maintenant, quel était ce mystère qui avait «commandé le silence» à
Mlle Stangerson et à M. Robert Darzac? Au bout de tant d'années, après
certaines publications de la presse à scandale, maintenant que M.
Stangerson sait tout et a tout pardonné, on peut tout dire. C'est, du
reste, très court, et cela remettra les choses au point, car il s'est
trouvé de tristes esprits pour accuser Mlle Stangerson qui, en toute
cette sinistre affaire, fut toujours victime, «depuis le commencement».

Le commencement remontait à une époque lointaine où, jeune fille, elle
habitait avec son père à Philadelphie. Là, elle fit la connaissance,
dans une soirée, chez un ami de son père, d'un compatriote, un Français
qui sut la séduire par ses manières, son esprit, sa douceur et son
amour. On le disait riche. Il demanda la main de Mlle Stangerson au
célèbre professeur. Celui-ci prit des renseignements sur M. Jean
Roussel, et, dès l'abord, il vit qu'il avait affaire à un chevalier
d'industrie. Or, M. Jean Roussel, vous l'avez deviné, n'était autre
qu'une des nombreuses transformations du fameux Ballmeyer, poursuivi en
France, réfugié en Amérique. Mais M. Stangerson n'en savait rien; sa
fille non plus. Celle-ci ne devait l'apprendre que dans les
circonstances suivantes: M. Stangerson avait, non seulement refusé la
main de sa fille à M. Roussel, mais encore il lui avait interdit l'accès
de sa demeure. La jeune Mathilde, dont le coeur s'ouvrait à l'amour, et
qui ne voyait rien au monde de plus beau ni de meilleur que son Jean, en
fut outrée. Elle ne cacha point son mécontentement à son père qui
l'envoya se calmer sur les bords de l'Ohio, chez une vieille tante qui
habitait Cincinnati. Jean rejoignit Mathilde là-bas et, malgré la grande
vénération qu'elle avait pour son père, Mlle Stangerson résolut de
tromper la surveillance de la vieille tante, et de s'enfuir avec Jean
Roussel, bien décidés qu'ils étaient tous les deux à profiter des
facilités des lois américaines pour se marier au plus tôt. Ainsi fut
fait. Ils fuirent donc, pas loin, jusqu'à Louisville. Là, un matin, on
vint frapper à leur porte. C'était la police qui désirait arrêter M.
Jean Roussel, ce qu'elle fit, malgré ses protestations et les cris de la
fille du professeur Stangerson. En même temps, la police apprenait à
Mathilde que «son mari» n'était autre que le trop fameux Ballmeyer!...

Désespérée, après une vaine tentative de suicide, Mathilde rejoignit sa
tante à Cincinnati. Celle-ci faillit mourir de joie de la revoir. Elle
n'avait cessé, depuis huit jours, de faire rechercher Mathilde partout,
et n'avait pas encore osé avertir le père. Mathilde fit jurer à sa tante
que M. Stangerson ne saurait jamais rien! C'est bien ainsi que
l'entendait la tante, qui se trouvait coupable de légèreté dans cette si
grave circonstance. Mlle Mathilde Stangerson, un mois plus tard,
revenait auprès de son père, repentante, le coeur mort à l'amour, et ne
demandant qu'une chose: ne plus jamais entendre parler de son mari, le
terrible Ballmeyer--arriver à se pardonner sa faute à elle-même, et se
relever devant sa propre conscience par une vie de travail sans borne et
de dévouement à son père!

Elle s'est tenue parole. Cependant, dans le moment où, après avoir tout
avoué à M. Robert Darzac, alors qu'elle croyait Ballmeyer défunt, car le
bruit de sa mort avait courut, elle s'était accordée la joie suprême,
après avoir tant expié, de s'unir à un ami sûr, le destin lui avait
ressuscité Jean Roussel, le Ballmeyer de sa jeunesse! Celui-ci lui avait
fait savoir qu'il ne permettrait jamais son mariage avec M. Robert
Darzac et qu'«il l'aimait toujours!» ce qui, hélas! était vrai.

Mlle Stangerson n'hésita pas à se confier à M. Robert Darzac; elle lui
montra cette lettre où Jean Roussel-Frédéric Larsan-Ballmeyer lui
rappelait les premières heures de leur union dans ce petit et charmant
presbytère qu'ils avaient loué à Louisville: «... Le presbytère n'a rien
perdu de son charme, ni le jardin de son éclat.» Le misérable se disait
riche et émettait la prétention «de la ramener là-bas»! Mlle Stangerson
avait déclaré à M. Darzac que, si son père arrivait à soupçonner un
pareil déshonneur, «elle se tuerait»! M. Darzac s'était juré qu'il
ferait taire cet Américain, soit par la terreur, soit par la force,
dût-il commettre un crime! Mais M. Darzac n'était pas de force, et il
aurait succombé sans ce brave petit bonhomme de Rouletabille.

Quant à Mlle Stangerson, que vouliez-vous qu'elle fît, en face du
monstre? Une première fois, quand, après des menaces préalables qui
l'avaient mise sur ses gardes, il se dressa devant elle, dans la
«Chambre Jaune», elle essaya de le tuer. Pour son malheur, elle n'y
réussit pas. Dès lors, elle était la victime assurée de cet être
invisible «qui pouvait la faire chanter jusqu'à la mort», qui habitait
chez elle, à ses côtés, sans qu'elle le sût, qui exigeait des
rendez-vous «au nom de leur amour». La première fois, elle lui avait
«refusé» ce rendez-vous, «réclamé dans la lettre du bureau 40»; il en
était résulté le drame de la «Chambre Jaune». La seconde fois, avertie
par une nouvelle lettre de lui, lettre arrivée par la poste, et qui
était venue la trouver normalement dans sa chambre de convalescente,
«elle avait fui le rendez-vous», en s'enfermant dans son boudoir avec
ses femmes. Dans cette lettre, le misérable l'avait prévenue, que,
puisqu'elle ne pouvait se déranger, «vu son état», il irait chez elle,
et serait dans sa chambre telle nuit, à telle heure... qu'elle eût à
prendre toute disposition pour éviter le scandale... Mathilde
Stangerson, sachant qu'elle avait tout à redouter de l'audace de
Ballmeyer, «lui avait abandonné sa chambre»... Ce fut l'épisode de la
«galerie inexplicable». La troisième fois, elle avait «préparé le
rendez-vous». C'est qu'avant de quitter la chambre vide de Mlle
Stangerson, la nuit de la «galerie inexplicable», Larsan lui avait
écrit, comme nous devons nous le rappeler, une dernière lettre, dans sa
chambre même, et l'avait laissée sur le bureau de sa victime; cette
lettre exigeait un rendez-vous «effectif» dont il fixa ensuite la date
et l'heure, «lui promettant de lui rapporter les papiers de son père, et
la menaçant de les brûler si elle se dérobait encore». Elle ne doutait
point que le misérable n'eût en sa possession ces papiers précieux; il
ne faisait là sans doute que renouveler un célèbre larcin, car elle le
soupçonnait depuis longtemps d'avoir, «avec sa complicité inconsciente»,
volé lui-même, autrefois, les fameux papiers de Philadelphie, dans les
tiroirs de son père!... Et elle le connaissait assez pour imaginer que
si elle ne se pliait point à sa volonté, tant de travaux, tant
d'efforts, et tant de scientifiques espoirs ne seraient bientôt plus que
de la cendre!... Elle résolut de le revoir une fois encore, face à face,
cet homme qui avait été son époux... et de tenter de le fléchir...
puisqu'elle ne pouvait l'éviter!... On devine ce qui s'y passa... Les
supplications de Mathilde, la brutalité de Larsan... Il exige qu'elle
renonce à Darzac... Elle proclame son amour... Et il la frappe... «avec
la pensée arrêtée de faire monter l'autre sur l'échafaud!» car il est
habile, lui, et le masque Larsan qu'il va se reposer sur la figure, le
sauvera... pense-t-il... tandis que l'autre... l'autre ne pourra pas,
cette fois encore, donner l'emploi de son temps... De ce côté, les
précautions de Ballmeyer sont bien prises... et l'inspiration en a été
des plus simples, ainsi que l'avait deviné le jeune Rouletabille...

Larsan fait chanter Darzac comme il fait chanter Mathilde... avec les
mêmes armes, avec le même mystère... Dans des lettres, pressantes comme
des ordres, il se déclare prêt à traiter, à livrer toute la
correspondance amoureuse d'autrefois et surtout «à disparaître...» si on
veut y mettre le prix... Darzac doit aller aux rendez-vous qu'il lui
fixe, sous menace de divulgation dès le lendemain, comme Mathilde doit
subir les rendez-vous qu'il lui donne... Et, dans l'heure même que
Ballmeyer agit en assassin auprès de Mathilde, Robert débarque à Épinay,
où un complice de Larsan, un être bizarre, «une créature d'un autre
monde», que nous retrouverons un jour, le retient de force, et «lui fait
perdre son temps, en attendant que cette coïncidence, dont l'accusé de
demain ne pourra se résoudre à donner la raison, lui fasse perdre la
tête...»

Seulement, Ballmeyer avait compté sans notre Joseph Rouletabille!

                   *       *       *       *       *

Ce n'est pas à cette heure que voilà expliqué «le mystère de la Chambre
Jaune», que nous suivrons pas à pas Rouletabille en Amérique. Nous
connaissons le jeune reporter, nous savons de quels moyens puissants
d'information, logés dans les deux bosses de son front, il disposait
«pour remonter toute l'aventure de Mlle Stangerson et de Jean Roussel».
À Philadelphie, il fut renseigné tout de suite en ce qui concernait
Arthur-William Rance; il apprit son acte de dévouement, mais aussi le
prix dont il avait gardé la prétention de se le faire payer. Le bruit de
son mariage avec Mlle Stangerson avait couru autrefois les salons de
Philadelphie... Le peu de discrétion du jeune savant, la poursuite
inlassable dont il n'avait cessé de fatiguer Mlle Stangerson, même en
Europe, la vie désordonnée qu'il menait sous prétexte de «noyer ses
chagrins», tout cela n'était point fait pour rendre Arthur Rance
sympathique à Rouletabille, et ainsi s'explique la froideur avec
laquelle il l'accueillit dans la salle des témoins. Tout de suite il
avait du reste jugé que l'affaire Rance n'entrait point dans l'affaire
Larsan-Stangerson. Et il avait découvert le flirt formidable
Roussel-Mlle Stangerson. Qui était ce Jean Roussel? Il alla de
Philadelphie à Cincinnati, refaisant le voyage de Mathilde. À
Cincinnati, il trouva la vieille tante et sut la faire parler:
l'histoire de l'arrestation de Ballmeyer lui fut une lueur qui éclaira
tout. Il put visiter, à Louisville, le «presbytère»--une modeste et
jolie demeure dans le vieux style colonial--qui n'avait en effet «rien
perdu de son charme». Puis, abandonnant la piste de Mlle Stangerson, il
remonta la piste Ballmeyer, de prison en prison, de bagne en bagne, de
crime en crime; enfin, quand il reprenait le bateau pour l'Europe sur
les quais de New-York, Rouletabille savait que, sur ces quais mêmes,
Ballmeyer s'était embarqué cinq ans auparavant, ayant en poche les
papiers d'un certain Larsan, honorable commerçant de la
Nouvelle-Orléans, qu'il venait d'assassiner...

Et maintenant, connaissez-vous tout le mystère de Mlle Stangerson? Non,
pas encore. _Mlle Stangerson avait eu de son mari Jean Roussel un
enfant, un garçon._ Cet enfant était né chez la vieille tante qui
s'était si bien arrangée que nul n'en sut jamais rien en Amérique.
Qu'était devenu ce garçon? Ceci est une autre histoire que je vous
conterai un jour.

                   *       *       *       *       *

Deux mois environ après ces événements, je rencontrai Rouletabille assis
mélancoliquement sur un banc du palais de justice.

«Eh bien! lui dis-je, à quoi songez-vous, mon cher ami? Vous avez l'air
bien triste. Comment vont vos amis?

--En dehors de vous, me dit-il, ai-je vraiment des amis?

--Mais j'espère que M. Darzac...

--Sans doute...

--Et que Mlle Stangerson... Comment va-t-elle, Mlle Stangerson?...

--Beaucoup mieux... mieux... beaucoup mieux...

--Alors il ne faut pas être triste...

--Je suis triste, fit-il, parce que je songe au _parfum de la dame en
noir_...

--_Le parfum de la dame en noir!_ Je vous en entends toujours parler!
M'expliquerez-vous, enfin, pourquoi il vous poursuit avec cette
assiduité?

--Peut-être, un jour... un jour, peut-être...» fit Rouletabille.

Et il poussa un gros soupir.




*** End of this LibraryBlog Digital Book "Le mystère de la chambre jaune" ***

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