Home
  By Author [ A  B  C  D  E  F  G  H  I  J  K  L  M  N  O  P  Q  R  S  T  U  V  W  X  Y  Z |  Other Symbols ]
  By Title [ A  B  C  D  E  F  G  H  I  J  K  L  M  N  O  P  Q  R  S  T  U  V  W  X  Y  Z |  Other Symbols ]
  By Language
all Classics books content using ISYS

Download this book: [ ASCII ]

Look for this book on Amazon


We have new books nearly every day.
If you would like a news letter once a week or once a month
fill out this form and we will give you a summary of the books for that week or month by email.

Title: Les mariages de province
Author: About, Edmond
Language: French
As this book started as an ASCII text book there are no pictures available.


*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Les mariages de province" ***


images generously made available by The Internet
Archive/Canadian Libraries)



  EDMOND ABOUT

  LES
  MARIAGES
  DE PROVINCE

  LA FILLE DU CHANOINE
  MAINFROI--L'ALBUM DU RÉGIMENT
  ÉTIENNE

  TROISIÈME ÉDITION


  PARIS
  LIBRAIRIE DE L. HACHETTE ET Cie
  BOULEVARD SAINT-GERMAIN, Nº 77

  1869
  Droits de propriété et de traduction réservés.



COULOMMIERS.--Typographie A. MOUSSIN.



A

MADEMOISELLE GENEVIÈVE BRÉTON


MADEMOISELLE,

Les _Mariages de Paris_ ont paru il y a douze ans sous les auspices de
votre bonne et vénérée grand'mère, Mme Hachette; je confie le destin des
_Mariages de Province_ à votre jeunesse dans sa fleur, comme les
ouvriers attachent un bouquet sur la maison qu'ils ont bâtie. Il m'est
doux d'attester ainsi une amitié que le temps et l'user ont affermie, et
qui se transmet, comme un héritage croissant, d'une génération à
l'autre. Quant au livre en lui-même, vous l'avez lu, je n'en dis rien:
vaut-il mieux, vaut-il moins que les _Mariages de Paris_? C'est une
question qui sera décidée dans vingt ans par mesdemoiselles vos filles.

EDMOND ABOUT.

Saverne, 25 octobre 1868.



I

LA FILLE DU CHANOINE


Voici dans quelle occasion cette histoire me fut contée par le plus
honnête homme de Strasbourg. C'était l'hiver dernier; nous allions faire
en pays badois une de ces battues dont on rapporte un cent de lièvres au
moins, sous peine de passer pour bredouille. Celui qui nous donnait
cette fête et qui m'y conduisait dans sa voiture était le notaire
Philippe-Auguste Riess; il est mort cette semaine après une agonie de
six mois, et la vieille ville démocratique le pleure. Tous ceux qui
pensent librement, et il y en a beaucoup dans ce noble coin de la
France, recherchaient ses conseils et suivaient ses exemples; il
exerçait amicalement sur ses égaux l'autorité que donne un bon sens
infaillible doublé d'une irréprochable vertu. Aucune oeuvre de
bienfaisance intelligente ne fut entreprise sans son concours: il était
l'âme de la digne et patriarcale cité. On ferait une république
autrement belle qu'Athènes et Sparte, si l'on pouvait réunir un million
d'hommes tels que lui. Ce citoyen de l'âge d'or n'affectait pas de
dédaigner le présent; sa tolérance s'étendait jusqu'aux oeuvres de l'art
et de la littérature contemporaine. Il allait au théâtre, il lisait tous
nos livres, exaltait volontiers, ce qui lui semblait bon, et notait sans
aigreur les défaillances publiques et privées.

Comme le rendez-vous de chasse était à deux heures de la ville, nous
eûmes le loisir d'échanger bien des idées et de passer bien des gens en
revue. Dans sa critique toujours juste et modérée, un seul point me
parut contestable.

«Votre principal défaut, disait-il, et je m'adresse à tous les
romanciers, dramaturges et auteurs comiques d'aujourd'hui, est de
n'étudier que des exceptions: le théâtre et le roman ne vivent pas
d'autre chose. L'adultère? exception. Le crime? exception, Le suicide?
exception. _Le demi-Monde_, ce chef-d'oeuvre de Dumas fils, _les
Effrontés_, _Giboyer_, _Maître Guérin_, _le Fils naturel_, _les Faux
Bonshommes_, exceptions; tout Balzac est un musée d'exceptions, de
difformités, de monstruosités morales! Est-il donc impossible
d'intéresser le lecteur ou le spectateur à meilleur compte? La vie est
assez féconde en combinaisons variées pour que des événements naturels,
des sentiments modérés, des actions quotidiennes et des acteurs pris
dans la foule produisent, l'art aidant, l'effet de rire ou de larmes que
vous achetez à trop grands frais?»

Je lui fis observer qu'en choisissant dans la foule les personnages qui
se distinguent par quelque énormité nous suivons l'exemple des maîtres.
Depuis Homère, l'art romanesque et dramatique n'a vécu que d'exceptions.
Ulysse, Agamemnon, Achille, n'ont pas été pris au hasard parmi les
Lefebbre et les Durand de la guerre de Troie. Les héros de la tragédie
antique, OEdipe, Jocaste, Oreste, Clytemnestre, Étéocle, Polynice, sont
des exceptions; les personnages de Shakspeare, Othello, Macbeth,
Shylock, exceptions! Le Roland de l'Arioste, exception! Le Cid,
Polyeucte, Cinna, Rodogune, Néron, Athalie, Mithridate, exceptions! Don
Quichotte, exception! Don Juan, exception! L'art est soumis à une loi
d'optique qui le condamne à choisir les caractères les plus saillants et
même à les exagérer un peu. Le portrait d'un personnage quelconque, pris
au hasard, ni beau ni laid, ne peut intéresser que lui-même. L'homme
ordinaire, avec ses demi-vices et ses demi-vertus, ses petits
contentements et ses petits chagrins, ne vaut pas une plumée d'encre. De
quelque art qu'il vous plaise d'assaisonner sa médiocre personne, vous
ne l'imposerez pas à l'attention des contemporains, et quant à la
postérité, que voulez-vous qu'elle en fasse?

--Je suis homme, répondit le vieillard, et rien d'humain ne m'est
étranger. Laissez-moi vous le dire avec Térence, qui n'a pas mis une
seule exception sur la scène. On me rendrait un vrai service, si l'on
voulait ressusciter pour moi le plus simple, le plus modeste, le moins
exceptionnel des hommes qui vivaient à Strasbourg il y a cinq cents ans.
J'aimerais tant à comparer ses idées et ses sentiments aux nôtres! à
voir ce que l'homme moyen a gagné dans cette période et ce qu'il a
perdu!

--Il a gagné beaucoup d'idées et perdu considérablement de vigueur; mais
la question n'est pas là. Il s'agit de littérature et non d'archéologie
morale. Vous pensez que nous tous, les écoliers comme les maîtres, nous
avons tort de rechercher, de cultiver et d'exposer aux yeux du peuple
cette plante rare qui se nomme l'exception; je maintiens que notre art
deviendrait méprisable, s'il mettait en bouquet ces créations moyennes,
uniformes, indifférentes, qui végètent dans l'humanité comme les légumes
dans un jardin. Nous écrivons pour qu'on nous lise, et le lecteur
n'ouvrirait pas nos livres, s'il n'espérait y rencontrer des types
meilleurs ou pires que lui.

--Vous croyez?

--J'en suis sûr.

--Eh bien! permettez-moi de soumettre la chose à votre propre
expérience. Laissez-moi vous conter une histoire extraordinairement
simple dont tous les héros, je me trompe, dont tous les personnages sont
gens moyens, de condition modeste, d'esprit ordinaire et de moralité
bourgeoise. Je vous préviens qu'ils sont tous intéressants au même
degré, parce qu'ils sont tous bons, sincères et délicats, mais c'est
tout; il n'y a ni passion échevelée, ni dévouement sublime dans leur
affaire: pas plus d'exception que sur la main. Se peut-il qu'un tableau
sans ombres et sans lumières attire et retienne un moment l'attention
d'un amateur expérimenté? C'est ce que nous allons voir; je commence.

Le professeur Henri Marchal était, à l'âge de trente-cinq ans, un des
meilleurs médecins de notre ville. Je peux vous le nommer par son nom,
et les autres aussi, car l'affaire s'est passée quand vous n'étiez pas
de ce monde. Tous ceux dont il s'agit sont morts ou disparus depuis
assez longtemps.

Ce n'était pas un Adonis, le professeur Marchal, ni un Quasimodo non
plus. Il aurait pu se promener douze heures de suite sous les arbres du
Broglie sans faire remarquer sa figure soit en bien soit en mal. Son
passe-port disait: nez ordinaire et idem pour tout le reste. Il n'était
ni grand ni petit, ni brun ni blond; je crois pourtant me rappeler que
la barbe était presque rousse, et les yeux bleus, riants et doux; le
corps solide et légèrement épais, mais sans trace ni menace de ventre.

L'éducation l'avait naturalisé Strasbourgeois; il parlait allemand sans
être Alsacien de naissance. Le père, un capitaine, était mort au
service, laissant deux fils sans patrimoine, un grand et un petit, tous
deux boursiers à notre lycée. L'aîné, qui avait le goût des affaires,
s'en fut droit à Paris, entra chez un agent de change et fit fortune: au
moins devint-il assez riche pour payer les inscriptions, le diplôme et
pendant cinq ou six ans toutes les dépenses d'Henri. L'autre attaqua la
médecine en homme qui veut gagner sa vie lui-même, et plus tôt que plus
tard. Il n'était pas sensiblement mieux doué que le commun des martyrs,
mais il avait l'esprit bien fait et la volonté bien trempée: après le
doctorat, il poursuivit l'agrégation, et le voilà professeur à
trente-cinq ans dans une faculté qui n'est pas, Dieu merci, la dernière
d'Europe. La clientèle avait grandi avec la réputation, comme toujours.
Le professeur Marchal soignait les meilleures familles de la ville et
des environs; il était médecin en titre de l'usine de M. Axtmann à
Hagelstadt; on ne faisait pas en Alsace une belle consultation sans lui.
Comme il avait de l'ordre et de l'économie, il acheta bientôt une maison
sur le quai des Bateliers, et je vous laisse à penser s'il fut content
la première fois qu'il se paya son terme à lui-même. Il commanda un
mobilier neuf, et dès lors tout le monde comprit que ce jeune homme
songeait au mariage.

Le sentiment général fut qu'il avait le droit de choisir, et que pas une
mère ne serait assez malavisée pour lui refuser sa fille. Outre la
position, qui était enviable, il jouissait d'une bonne renommée. Sa
conduite avait toujours été, sinon exemplaire, au moins décente et
mesurée. Il s'était diverti comme tous les jeunes gens, mais il ne
s'était jamais débauché. Quelques fredaines sans scandale n'entament pas
la réputation d'un jeune homme et ne le font pas mettre au ban des
familles. Toutes les curieuses de la ville, et nous n'en manquons pas à
Strasbourg, se mirent en campagne pour savoir à quelle héritière le
professeur allait offrir sa main et son nom.

Elle ne fut pas longue à trouver: c'était la fille unique de M. Kolb,
professeur au séminaire protestant et chanoine de Saint-Thomas. Adda
Kolb avait alors dix-sept ans et quelques mois. Figurez-vous une blonde
agréable, bien faite, bien portante, assez instruite, et d'un caractère
très-enjoué. Ceux qui trouvent la grâce plus belle que la beauté
l'auraient jugée parfaite; mais le détail de sa personne laissait à
dire, et son intelligence ne dépassait pas la moyenne: du bon sens, de
la droiture, et rien de plus.

A tort ou à raison, le monde s'imagina que Marchal était plus amoureux
du cadre que du tableau. Le fait est que la famille Kolb attirait les
braves gens par une affinité irrésistible. Le chanoine et sa femme,
mariés à vingt ans, semblaient presque aussi jeunes que leur fille. Une
soeur de Mme Kolb, qui avait épousé le substitut Miller, habitait la
maison canoniale avec son mari et ses quatre enfants. Le vieux papa Kolb
et sa femme, fervente piétiste, occupaient le deuxième étage; leur fils
aîné, Kolb Jacob, tanneur très-considéré, avait son établissement dans
le voisinage: il était marié, lui aussi, et père d'une belle et
nombreuse postérité. On se voyait pour ainsi dire à toute heure, et la
tribu vivait dans une étroite intimité comme les enfants de Noé dans
l'arche. Un étranger introduit par hasard chez M. le chanoine aurait été
frappé de la physionomie collective que présentait cette famille. La
maison entière respirait la propreté, la régularité, la dignité, la
cordialité. Les sentiments, les idées, les habitudes de ces personnages
composaient une harmonie particulièrement honnête et sympathique.
L'expression la plus habituelle des visages était un sourire grave,
loyal, un peu fier et néanmoins hospitalier. Ce rayonnement
intraduisible en peu de mots voulait dire: «Nous sommes vieux bourgeois
de Strasbourg; nous n'avons pas dans les veines une goutte de sang qui
ne soit respectable; nous n'avons pas un sou dans nos poches qui ne soit
gagné par le travail. Nous honorons Dieu, nous pratiquons l'Évangile,
nous nous aimons les uns les autres, nous sommes pleinement heureux, et
nous n'avons besoin de personne; toutefois le logis et les coeurs sont
ouverts au prochain, s'il a besoin de nous. Arrivez, gens de bien, et
prenez place: nous nous suffisions à nous-mêmes, mais vous n'êtes pas de
trop.»

Je vous réponds que le prochain ne se faisait pas prier pour leur rendre
visite. Les hommes les mieux placés tenaient à grand honneur d'être
reçus familièrement dans la maison. Les mamans s'y rendaient le soir
avec leurs filles; les jeunes gens n'hésitaient pas entre la brasserie
des _Trois-rois_ et le salon du chanoine. Je me vois encore ajustant le
pli de ma cravate dans l'antichambre, le premier soir où j'y fus
présenté. Il y avait deux tables de whist dans une chambre latérale; le
grand salon, tendu de papier blanc à ramages en grisaille, était
modestement éclairé par deux lampes. Mme Holtz, la veuve du juge
d'instruction, s'escrimait sur un immense piano style empire; Mme Kolb
_junior_ préparait le café au lait dans la salle à manger; vingt jeunes
filles en robe montante, mais belles de candeur et de simplicité,
dansaient la valse à trois temps. La première qui frappa mes yeux fut
Adda Kolb, tendrement enveloppée par le bras du professeur Marchal.
Leurs yeux m'apprirent qu'ils s'aimaient, ou du moins que la sympathie
les portait l'un vers l'autre. J'en conclus avec tout le monde que nous
verrions leur mariage avant peu.

Cette idée s'accrédita si bien que les amis, les malades, les confrères
de M. Marchal se mirent à le persécuter de leurs allusions. Les plus
fins se contentaient d'effleurer une chose si délicate, les patauds (il
s'en trouve partout) sautaient à pieds joints dans le plat. Le
professeur avait commencé par faire la sourde oreille, mais lorsqu'il
fut directement interpellé, il se fâcha tout rouge, affirma qu'il
n'était question de rien, et pria les indiscrets de le laisser
tranquille. Les hommes se le tinrent pour dit; quant aux femmes, ce fut
une autre affaire: il n'eut pas si bon marché d'un sexe à qui tout est
permis. L'une lui dit:--Qu'attendez-vous? Les Kolb ne peuvent pas vous
apporter leur fille. Ils seront trop heureux de vous avoir pour gendre,
mais encore faut-il que vous vous présentiez. Une autre lui reprochait
de traîner les choses en longueur et de faire souffrir une pauvre fille
qui l'aimait. Une malicieuse le tirait à part et lui murmurait à
l'oreille:--On prétend que vous n'osez pas demander Adda Kolb parce
qu'elle est trop riche. Rassurez-vous; je tiens de mon notaire que la
dot et le trousseau ne font pas même vingt mille écus. La position que
vous occupez vous permettrait de trouver le double.

Un soir que l'inquisition des bavardes l'avait plus agacé que de
coutume, il s'arrêta au bord de l'Ill avant d'ouvrir sa porte et
descendit résolûment en lui-même. Il s'adressa, parlant à sa personne,
les questions dont le monde le persécutait depuis un mois.

«Eh bien! oui, répondit-il, je veux me marier; oui, j'ai compris qu'il
était temps d'en finir avec la vie creuse du célibataire. Quelques
années encore, et je serais un vieux garçon, un de ces égoïstes qui
sèment fatalement l'égoïsme autour d'eux. Oui, je me sens encore assez
de jeunesse et de santé pour fonder une vraie famille. Oui, Mlle Kolb
est entre toutes celles que j'ai rencontrées celle qui me convient et me
plaît. Est-ce que je l'aime d'un amour passionné, comme dans les romans?
Je n'en sais rien, mais tous mes sentiments et toutes mes pensées depuis
un an gravitent autour d'elle. J'ai la plus haute estime et le goût le
plus prononcé pour son père, pour ses parents, pour cette honorée maison
Kolb: ma gloire et mon bonheur seraient d'en être; mais Adda
m'aime-t-elle? Modestie à part, il me semble qu'elle me voit avec
plaisir. Je n'entre pas dans le salon sans que sa figure s'illumine;
elle se porte au-devant de moi comme je cours à elle, par une sorte
d'entraînement ou d'instinct. Jamais mon regard ne cherche le sien sans
le rencontrer au moment même. Dans les danses où la femme choisit
l'homme, elle me prend toujours pour cavalier. Lorsqu'on parle de
mariage, elle ne se prive pas de dire devant moi, qu'elle voudrait un
mari raisonnable et savant. Le jour où je suis venu annoncer ma
nomination à la chaire de pathologie interne, elle avait les larmes aux
yeux, je l'ai vu. L'été dernier, à l'usine de Hagelstadt, quand nous
avons dansé au bord de l'eau, qu'est-ce qui s'est passé? Le fils Axtmann
accrochait des lanternes de papier aux basses branches du tilleul; le
lieutenant Thirion adaptait avec soin l'embouchure de son cornet à
piston, et l'avocat Pfister accordait son violon: je vis Adda qui
rabattait sur sa figure un petit voile de dentelle noire. Je lui
demandai si elle avait froid. «Non, dit-elle en riant, c'est une
précaution que je prends pour qu'on ne me voie pas rougir, si vous me
disiez quelque chose.--A Dieu ne plaise, répondis-je, que jamais une de
mes paroles expose Mlle Kolb à rougir!--Je le sais bien,
monsieur Henri, et c'était une mauvaise plaisanterie, me la
pardonnez-vous?--Mademoiselle, on pardonne tout à ceux que l'on...
respecte.» Respecte? Oui, je suis sûr de n'avoir pas employé un autre
mot. Jamais il ne m'est échappé une parole, un geste, un regard qui pût
troubler la paix de son âme. S'il est vrai qu'elle m'aime, ma conscience
ne me reproche pas d'avoir rien fait pour cela.

«Et si j'avais cherché à lui plaire? Si je m'y mettais résolûment dès
demain? Si je saisissais la première occasion de me déclarer à elle et
de lui dire: Je vous aime, m'accepteriez-vous pour mari? En agissant
ainsi, ferais-je une action blâmable? Peut-être. Ce n'est pas violer la
loi morale, car mes intentions sont les plus pures du monde; mais je
pècherais contre les moeurs françaises, et l'on aurait le droit de me
moins estimer. La morale est universelle, les moeurs varient d'un pays à
l'autre. En Angleterre, aimant Adda, je commencerais par obtenir son
coeur d'elle-même, et j'irais ensuite avec elle demander l'approbation
de ses parents. En France, il serait mal de parler mariage à une jeune
fille, si ses parents ne vous y avaient d'abord autorisé.»

Il tourna et retourna cette idée en tous sens; tous ses raisonnements
aboutirent à la même conclusion. L'usage adopté chez les Français lui
semblait brutal et despotique, il y voyait comme un abus de l'autorité
paternelle; c'est le coeur qui devrait avoir la parole avant les
intérêts et les convenances de la famille; mais que faire? L'usage est
formel, et, qu'on le blâme ou qu'on l'approuve, il faut s'y soumettre.

«Eh bien! soit, s'écria-t-il, je suivrai la filière. J'irai solliciter
chez M. Kolb la permission d'être aimé. Qu'ai-je à craindre? Pourquoi
ces braves gens, qui m'ont toujours recherché comme ami, me
repousseraient-ils comme gendre? Je veux en avoir le coeur net et dès
demain, car au point où j'en suis le plus tôt sera le mieux. Allons
dormir!»

Il se mit au lit, mais il ne reposa guère, et le peu de sommeil qu'il
goûta fut traversé de mille rêves. M. Kolb lui donna sa fille et la lui
refusa tour à tour, selon qu'il s'endormait sur la droite ou sur la
gauche. Les premiers rayons du matin le trouvèrent rompu de fatigue et
d'autant plus résolu d'en finir. Les élèves à l'hôpital se poussaient le
coude et disaient: «Il y a quelque chose. Le patron est plus fiévreux à
lui seul que tous les malades de son service.» Après la visite, il se
mit à courir la ville, et fit le tour de sa clientèle pour gagner
l'heure de midi. Rentré chez lui, il dîna lentement, contre son
habitude, s'habilla le moins vite qu'il put, et prit encore le temps de
corriger des épreuves qui ne pressaient pas, le tout pour retarder
l'instant fatal, sans manquer à la parole qu'il s'était donnée. Enfin,
vers trois heures, il prit son courage à deux mains, et marcha d'un pas
décidé jusqu'à la maison du chanoine; mais, au moment de saisir le
marteau, il se dit que M. Kolb ne serait pas seul, qu'Adda pouvait être
au logis, ce qui rendrait la démarche inutile, que d'ailleurs il y avait
une certaine brutalité à dire au père lui-même, de but en blanc, sans
préparation: «Donnez-moi votre fille!» N'était-il pas plus convenable de
prendre un biais et d'aborder la question par le côté, en tâtant le
substitut Miller, ou M. Kolb aîné, le gros tanneur, ou un autre parent
de la jeune personne? Ce parti lui parut le meilleur, parce qu'il
reculait la difficulté de quelques pas. Tandis que M. Marchal
s'apprêtait à rebrousser chemin dans la direction de la tannerie, le
tanneur, qui avait dîné chez son frère, sortit la pipe à la bouche et
s'écria joyeusement:

«Eh! professeur Marchal! vous étudiez donc l'architecture à présent? A
votre aise! Cette maison-ci est la plus vieille, mais aussi la plus
solide et la plus belle du chapitre de Saint-Thomas.

--Monsieur Kolb, balbutia le docteur, je ne voyais pas la maison, je ne
regardais qu'en moi-même. Oui, j'étais et je suis encore dans une grande
perplexité. Vous arrivez, tant mieux, quoique je ne sache pas trop par
où commencer ce que je vais vous dire; mais je pensais justement à vous
faire une visite. Il n'y a plus à reculer, je sens que le moment est
venu. Avez-vous un quart d'heure à perdre, et voulez-vous que nous
fassions un tour ensemble?»

Le sage et respectable tanneur ne dit pas non. Toutefois son front se
rembrunit: «Je suis à votre service, répondit-il, et plaise à Dieu que
je trouve une occasion de vous servir!»

Il prit le bras de M. Marchal et se promena quelque temps avec lui en
fumant sa pipe.

«Cher monsieur Kolb, la chose dont je voulais vous parler me concerne
moi-même et une autre personne que vous connaissez bien: Mlle Adda.

--Oui, oui,» fit le gros homme d'un ton qui voulait dire: Voilà ce que
je craignais.

Le docteur poursuivit:

«J'espère que la famille n'a pas pris en mauvaise part mes assiduités?

--Non; la maison est ouverte à tous les honnêtes gens, et ceux qui vous
ressemblent font honneur à mon frère et à nous.

--C'est que... j'en suis désespéré... mais les mauvaises langues de la
ville se sont donné le mot pour...

--Laissez-les dire, monsieur le docteur, et allez droit votre chemin.

--Mais Mlle Adda est bien jolie!

--Non; il y en a trois ou quatre cents mieux qu'elle dans la bourgeoisie
de Strasbourg.

--Je n'en sais rien; mais elle a tant de grâce et d'esprit!

--Vous croyez ça! et moi, qui suis son oncle, je vous réponds qu'elle
est tout à fait ordinaire.

--Enfin si je l'aimais, monsieur Kolb, et si je la demandais en mariage
à ses parents, croyez-vous qu'ils seraient offusqués d'une telle
démarche?

--Non, monsieur Marchal, ils en seraient flattés, et moi-même je suis
très-sensible aux honnêtes choses que vous me dites, quoique ma nièce
Adda (écoutez-moi) ne soit point une femme pour vous. Ne vous agitez
pas, et causons comme deux personnes raisonnables. Vous pensez bien que
nous ne sommes pas des aveugles dans la famille Kolb et que nous avons
deviné votre penchant depuis plus de six mois. Nous savons même, s'il
faut tout dire, que ma nièce, si elle s'en croyait, vous préférerait à
beaucoup d'autres; mais pourquoi ma belle-soeur et ma soeur et ma femme
ont-elles toujours fait la sourde oreille lorsque vous vous plaigniez
d'être célibataire, et que vous leur disiez d'un ton demi-sérieux:
«Cherchez-moi donc une femme?» C'est qu'elles ne pouvaient pas vous
donner la réponse que vous espériez d'elles; la famille a décidé, tout
en vous estimant et vous aimant beaucoup, que ma nièce ne serait jamais
Mme Marchal. Nous connaissons votre position, votre caractère et votre
conduite; nous sommes convaincus que vous rendrez une femme heureuse;
mais il y a deux raisons très-fortes et sans réplique qui m'interdisent
l'honneur et le plaisir d'être jamais votre oncle. La première est
relative à la religion: vous êtes catholique et nous sommes luthériens,
et quoique mon frère ait béni bien des mariages mixtes, il ne doit pas,
dans sa situation, donner l'exemple d'un tel compromis. Le voulût-il, ma
vieille mère, que Dieu garde! et qui est pour ses enfants comme une loi
vivante, le lui défendrait formellement. Vous me direz que vous n'êtes
guère plus catholique que protestant; je le sais: vous pratiquez la
religion universelle qui a pour temple le monde et pour culte le bien.
Je suis à peu près sûr qu'il vous serait indifférent d'élever vos
enfants dans telle ou telle confession; mais votre tolérance n'écarte
pas l'obstacle, et d'ailleurs il y en a un autre. Ma nièce est âgée de
dix-sept ans et vous de trente-cinq; vous avez donc le double de son
âge. A peu de chose près, vous pourriez être son père, car le chanoine
n'a que trois ans de plus que vous. Je sais qu'aux yeux de bien des gens
cette considération serait futile, que dans un monde un peu moins
patriarcal que le nôtre votre mariage avec Adda paraîtrait
irréprochablement assorti. Eh! mon Dieu! la prudence à la mode ne veut
pas qu'on accorde une fille à l'homme qui n'a pas sa position faite, et,
par le temps qui court, un garçon n'arrive guère avant trente-cinq ans;
mais nous sommes des gens d'autrefois: notre père s'est marié à
vingt-deux ans, le chanoine à vingt, et moi qui vous parle à dix-neuf.
C'est une tradition, ce n'est pas une théorie; vous pouvez la
controverser comme médecin, nous devons la respecter, nous qui sommes
les vieux Kolb de Strasbourg! De toute antiquité, dans notre
très-modeste maison, les époux ont mené parallèlement leur vie
tranquille et bien réglée; nous marions la jeunesse à la jeunesse,
l'ignorance à l'ignorance, la pauvreté à la pauvreté. Les ménages sont
gênés d'abord, la vie étroite; la layette du premier enfant est un gros
problème à résoudre, heureusement les vieux grands-parents sont là qui
veillent et qui arrivent à point, les mains pleines. L'aisance vient
petit à petit avec les années; on la trouve d'autant plus douce qu'elle
a coûté plus de travail. On vieillit côte à côte, la femme un peu plus
vite que l'homme; mais on ne s'en aperçoit pas, car tout changement
graduel est invisible pour ceux qui ne se quittent jamais. Et l'on a le
bonheur d'élever ses enfants soi-même, de voir grandir ceux qu'on a mis
au monde, de dire à un grand gaillard barbu comme un ours: Eh! gamin!
C'est une belle et sainte chose allez! que la vie de famille ainsi
comprise. Elle a mille avantages, un entre autres que les chrétiens
d'aujourd'hui n'apprécient pas assez: je veux dire la certitude d'un
passé aussi pur chez l'homme que chez la femme. Que pensez-vous des
pauvres jeunes filles de Paris qui achètent à des prix fous un vieux
garçon usé, flétri et perverti, le rebut des alcôves banales et des
boudoirs malsains? Je ne dis pas cela pour vous, monsieur Marchal:
encore une fois, nous savons quel homme vous êtes, et si nous vous avons
attiré chez nous, c'est que jeunes et vieux, hommes et femmes, vous
estiment sans restriction; mais vous avez trente-cinq ans, il n'y a pas
de science au monde qui puisse vous retrancher dix années. Il est donc
impossible que le chanoine vous accorde la main de sa fille, quand même
vous abjureriez la foi de votre père, ce que je ne vous conseille pas.»

Le pauvre médecin demeura étourdi sous cette tirade comme un boeuf sous
le maillet du boucher.

«Allons, ferme! reprit le tanneur, il s'agit de prouver que vous êtes un
homme! On dirait, à vous voir si morne, que le monde est tombé en ruine
autour de vous! Envisagez froidement votre affaire, et voyez si le
désespoir est de saison. Vous avez l'excellente pensée de contracter
mariage; vous êtes dans les meilleures conditions de fortune, de rang,
de figure et de nom pour que cent familles, les principales du pays, se
réjouissent de vous donner leurs filles. Le ciel veut pour vos petits
péchés que la première honorée de votre choix soit la seule qui ne
puisse vous agréer pour gendre. Voilà donc un bien terrible accident? Eh
mon Dieu! cherchez ailleurs, et je parie dix peaux de buffle contre une
peau de lapin qu'on ne vous laissera pas chercher longtemps! Moi, j'ai
passablement couru pour trouver une femme. Pensez donc! je n'étais pas
un monsieur de votre genre; je n'avais que mes bras, mes certificats
d'apprentissage et dix mille francs du papa Kolb. La première
blondinette à qui j'offris mon coeur ne répondit qu'en me jetant une
chope à la tête. C'était Mlle Christmann la cadette, la fille du
brasseur au Rebstock. Après Mlle Christmann, j'en demandai une autre,
puis une autre et encore une autre, et je croyais ferme comme fer qu'il
m'était impossible de vivre sans la dernière dont je m'étais amouraché.
Maintenant, quand j'y pense, je loue Dieu qui s'est mis en travers
jusqu'au moment où j'ai trouvé Grédel, ma bien-aimée Grédel, celle qui
était taillée exprès pour moi, comme la doublure pour l'étoffe.
Comprenez-vous? Pas trop? Eh bien! nous en reparlerons, monsieur
Marchal, quand vous serez remis de cette petite secousse.»

Le docteur inclina mélancoliquement la tête et dit:

«Aucun homme, mon cher monsieur, ne peut répondre de lui-même, et le
temps a fait plier des résolutions aussi fermes que la mienne.
Cependant, je crois me connaître, et j'ose affirmer que nulle autre
femme ne remplacera dans mon coeur l'adorable Adda. Rassurez-vous, je
suis un galant homme; votre nièce ne saura jamais quels sentiments je
lui ai voués. Dés aujourd'hui, je vais tracer à mon usage un nouveau
pain de conduite. Je trouverai moyen d'éviter la maison du chanoine sans
donner prise aux interprétations du monde. L'avenir de Mlle Kolb avant
tout! J'espère,... je suis dans l'obligation d'espérer que son coeur n'a
conçu aucun attachement sérieux pour ma triste personne?

--Ça, j'en réponds. Les jeunes filles préfèrent tour à tour une
demi-douzaine de messieurs, mais elles n'aiment que le dernier, leur
mari, et celui-là balaye le souvenir de tous les autres, comme le Rhin,
dans sa grande crue, efface le pas d'un canard sur la grève.

--Je vous remercie, monsieur, de me rassurer si amplement. Encore un
mot, et vous êtes libre: puis-je espérer que cette conversation restera
entre nous?

--Non, docteur, et je vais de ce pas en rendre compte à mon frère.
D'abord la chose, certes, en vaut la peine, et la démarche d'un homme
tel que vous mérite au moins un quart d'heure d'examen. Je vous ai
résumé les dispositions de la famille; mais, lorsqu'on raisonnait ainsi,
on n'avait pas été mis en demeure de répondre oui ou non. Il me paraît
absolument invraisemblable que tous les sentiments de notre monde soient
retournés du jour au lendemain; encore faut-il que le chanoine ait
connaissance de l'honneur que vous lui avez fait. Moi, je n'ai pas
pouvoir pour vous refuser la main de ma nièce.

--Eh! qu'importe qu'elle me soit refusée par vous ou par son père?

--Il importe, docteur, que tout message aille à son adresse. Je sais ce
que je fais, et je prends vos intérêts plus à coeur que vous ne le
croyez peut-être. Vous êtes un homme en vue, donc vous avez des ennemis:
il s'agit de ne pas leur donner à mordre.

--Comment?

--Pour le quart d'heure, tout Strasbourg vous marie avec Adda; il est
clair (soit dit sans reproche) que vous lui avez fait un doigt de cour.
Demain la girouette va tourner; on saura que vous vous éloignez de la
maison canoniale. Après-demain ou dans trois mois, on vous verra
courtiser Louise, Thérèse ou Dorothée, puis commander un habit neuf pour
la conduire à l'autel...

--Non!

--Si! car vous avez le mariage en tête, et lorsqu'un homme en est à ce
point, il épouserait la famine, la peste ou la guerre plutôt que de
rester garçon. Vous êtes au bord du fossé; personne ne peut dire où ni
quand vous ferez le saut, mais vous sauterez, docteur, et, si vous
reculez, vous n'en sauterez que mieux: c'est un bonheur inévitable!

--Supposons.

--Eh bien! je veux que ce jour-là, si vos ennemis vous accusent d'avoir
tourné casaque à Mlle Kolb après l'avoir recherchée, un homme autorisé,
comme mon frère le chanoine, ait le droit de leur donner un démenti
formel. Y êtes-vous?

--La précaution est bien inutile, mais elle part d'un bon sentiment: je
livre tout entre vos mains et je vous remercie. Adieu, cher monsieur
Kolb; qui sait quand nous nous reverrons?

--Eh! quand vous voudrez! ma nièce n'est pas en amadou, et je vous
garantis qu'elle ne prendrait pas feu à votre approche.»

Ils se quittèrent sur ce mot, et le docteur rentra chez lui cacher sa
honte. Sa maison lui parut vide comme un Sahara depuis que l'espérance
ne la meublait plus. Il était plongé depuis une heure ou deux dans des
réflexions lugubres, lorsqu'un grand corps tout de noir habillé se
dressa devant lui et lui tendit les bras. C'était le chanoine Kolb,
homme ordinaire, mais excellent, qui offrit une consolation en trois
points à l'inconsolable amoureux de sa fille. «Adda ne peut pas être
votre femme, mais elle est et sera toujours votre soeur en Dieu.
Certaines considérations dignes de tous les respects ne vous permettent
pas de devenir mon gendre, mais je vous invite à voir en moi un
beau-père spirituel, etc.» Ce n'était ni un Leblois, ni un Colani, cet
honnête chanoine Kolb, et l'éloquence de nos pasteurs a fait de grands
progrès depuis son règne. Il termina sa petite allocution par des
conseils paternels et maladroits, comme ceux-ci, par exemple: «La
compagne qu'il vous faut, c'est une demoiselle de trente à trente-deux
ans, mûrie par la réflexion solitaire, ou une jeune veuve exercée
d'avance aux soins du ménage et à l'éducation des enfants. Cherchez dans
ces deux catégories de personnes, et surtout décidez-vous promptement,
car chaque année qui s'écoule vous précipite vers la vieillesse.» Le
docteur écouta poliment ces exhortations, mais il ne les trouvait pas
obligeantes, et la sagesse de son beau-père manqué lui donnait un peu
sur les nerfs.

Il demanda si le chanoine avait l'intention de confier cette affaire à
Mlle Adda? «Non, répondit le père de famille; il ne convient pas
d'éveiller l'imagination des enfants par des confidences de ce genre.

--Cependant si elle s'étonnait de ne plus me rencontrer chez ses
parents? Je tiens beaucoup à conserver l'estime d'une personne si
accomplie et si chère.

--Ma fille est trop bien élevée pour s'adresser des questions
indiscrètes: elle s'apercevra de votre absence, il se peut même qu'elle
ressente momentanément quelque ennui; mais le temps remplira bientôt son
office providentiel, puis un amour honnête et permis remplacera
avantageusement des rêveries sans consistance, et enfin dans quelques
mois il n'y aura pas d'inconvénient, monsieur Marchal, à ce que vous
veniez rompre le pain avec nous.»

Une si dédaigneuse sécurité poussa le dépit du docteur à l'extrême. Il
souffrait vivement, et, comme tous ceux qui font métier de l'analyse, il
se dédoublait en quelque sorte pour se regarder souffrir. Il remarqua
que la réponse du tanneur l'avait laissé dans un état d'accablement
comateux et que les conseils du chanoine le jetaient dans une fureur
ataxique. Depuis la visite de M. Kolb _junior_ jusqu'à la nuit, il se
démena violemment, forma mille projets, et fut en proie à je ne sais
combien d'idées et de sentiments contradictoires. Il se dit, entre
autres choses, que les Kolb étaient bien heureux d'être tombés sur un
homme délicat jusqu'à l'absurde; «car enfin s'il me plaisait de passer
outre et d'en appeler directement à l'affection d'Adda? Elle ne me voit
pas d'un mauvais oeil, ils en conviennent; peut-être n'y aurait-il plus
grand effort à faire pour transformer cette bienveillance timide en
véritable amour. Et alors elle ouvre son coeur à ses parents, qui n'en
tiennent compte; on lui présente un, deux, trois fiancés, elle les
refuse. On insiste, elle signifie en bonne forme qu'elle veut rester
fille ou s'appeler Mme Marchal. Je saisis l'occasion, je reviens à la
charge: y a-t-il une loi qui défende à un honnête garçon de réitérer une
honnête demande? Au théâtre, dans les romans, dans la vie, on ne voit
que des passions traversées par le mauvais vouloir des familles, et qui
en triomphent à la fin. Et moi, sur un simple refus, je me tiendrais la
chose pour dite; je prendrais ma canne et mon chapeau, et j'irais tout
bourgeoisement me faire refuser ailleurs? Défends-toi donc, grand lâche,
et prouve à ces entêtés que tu es un homme!»

Sur cette base, il dressa en moins de rien tout un plan de campagne. Il
connaissait les habitudes de Mlle Kolb, il savait où la rencontrer
chaque jour, à toute heure; les amis de la famille étaient les siens, la
maison même du chanoine lui restait forcément ouverte: il était le
médecin de tout ce monde-là. Un scrupule le retint: il craignit de
s'être condamné lui-même en acceptant l'arrêt sans protester. Le tanneur
et le chanoine venaient de recevoir en double sa démission de
prétendant; n'était-il pas trop tard pour la reprendre? Le pauvre homme
comprit que sa prompte résignation avait gâté les affaires, il se sentit
comme lié par son propre assentiment; il se voulut mal de mort de ne
s'être point insurgé en temps utile. Mécontent de lui-même, il essaya de
rasséréner son âme en évoquant le souvenir d'Adda; mais, par un
singulier effet de réaction morale, Adda lui apparut moins jolie et
moins séduisante que la veille. C'est que la veille encore il la voyait
à travers un prisme de joie et d'espérance, et qu'aujourd'hui l'image de
cette aimable fille était encadrée de rebuffades sans nombre.

J'abuserais de votre patience, si je vous faisais suivre les
oscillations d'un esprit déconcerté, inquiet, hors des gonds, qui
ballotte deçà, delà, sans retrouver son assiette. L'agitation du
professeur fut donnée en spectacle à tout Strasbourg pendant plusieurs
semaines, et Dieu sait si les commentaires allaient bon train! Il faut
dire, à la louange des frères Kolb, que rien de vrai ne transpira; ils
gardèrent le secret et laissèrent jaser le monde. Le monde, que sut-il?
Que M. Marchal n'allait plus dans la maison du chanoine, et que la
famille Kolb évitait de prononcer son nom; que le docteur d'un côté et
Mlle Adda de l'autre avaient l'air de deux âmes en peine, et que de leur
mariage tant prédit il n'était plus question. Si vous connaissez la
province, vous pouvez voir d'ici tout ce qu'on put broder sur un canevas
si complaisant. Le public inventa plus de jolies choses qu'il n'en
faudrait pour empêcher mille garçons de trouver une femme, et mille
jeunes filles de trouver un mari. Pour Adda, qui vivait au milieu des
siens comme dans un fort, ce concert d'imaginations folâtres fut à peu
près du bien perdu; mais le docteur, moins entouré, n'en perdit pas une
note.

La colère qu'il en éprouva se traduisit bientôt par un violent appétit
du mariage. Il voulut épouser une femme, riche ou pauvre, belle ou
laide; son impatience n'y regardait pas de si près, pourvu que l'affaire
se conclût vite. Il lui tardait de réfuter par un fait les méchants
propos de la ville; il avait hâte de prouver à la famille Kolb qu'elle
n'était pas indispensable à son bonheur; enfin, s'il faut tout dire, il
était arrivé à ce moment décrit par le tanneur, où l'homme épouserait
tous les fléaux de la terre plutôt que de rester garçon trois mois de
plus.

Il y avait alors à Strasbourg une maîtresse de piano qui s'occupait de
mariages. On l'appelait Mlle de Blumenbach, et elle était fille d'un
colonel authentique, ce qui lui permettait d'aller dans le monde après
l'heure de ses leçons: bonne fille, jolie en son temps, qui avait manqué
le coche, et qui se consolait chrétiennement de son célibat forcé en
travaillant au bonheur des autres. Elle n'acceptait aucun présent de sa
clientèle: seulement elle disait aux jeunes couples: «Dépêchez-vous
d'avoir des filles pour que les élèves ne me manquent pas!» Je vous ai
prévenu; il n'y a que de braves gens dans cette histoire.

Donc Mlle de Blumenbach, ronde comme une pomme et coiffée de ses
éternels rubans jaunes, rencontra notre ami Marchal chez le recteur de
l'académie. L'instinct les poussa l'un vers l'autre, et la bonne
créature, après quatre parties d'écarté à cinq sous, qu'elle avait
perdues, apparut radieuse comme un soleil. On remarqua cette
transfiguration, et les malins en firent des gorges chaudes. Le juge
suppléant Pastouriau, qui était un fin Parisien, conta le lendemain,
avant l'audience, que Marchal, en désespoir de cause, avait offert sa
main à Mlle de Blumenbach.

On en riait encore au bout de quinze jours, lorsqu'on apprit par les
publications légales qu'il y avait promesse de mariage entre Marchal
(Henri), professeur à la faculté de médecine, et Sophie-Claire Axtmann,
fille mineure du grand manufacturier de Hagelstadt.

Claire Axtmann avait dix-neuf ans; elle était bien élevée, sinon
très-instruite, et jolie à croquer, sinon belle: un bon gros pigeon
rondelet, frissonnant, tout plein de gentillesse effarée, caressante et
frileuse. Le professeur ne la connaissait pas, quoiqu'il l'eût
rencontrée cent fois ou plutôt parce qu'il l'avait cent fois rencontrée
et qu'elle avait grandi pour ainsi dire sous ses yeux. Par la même
raison, l'attention de la petite avait toujours glissé sur M. le
professeur sans s'y arrêter un moment. Elle avait valsé avec lui comme
avec beaucoup d'autres, et le coeur n'avait pas battu plus fort
qu'auprès des autres. Quelquefois elle s'était permis de recommander au
docteur tel ménage logé un peu loin de la cité ouvrière, et le docteur,
par courtoisie ou par bonté, n'avait épargné ni son temps ni ses jambes:
voilà tout le passé de ces deux âmes, que le maire et le curé de
Hagelstadt allaient unir pour la vie.

L'indifférence ou plutôt l'inattention d'Henri Marchal avait encore une
excuse honorable qu'il importe de signaler. Mlle Axtmann, quoiqu'elle
eût un frère et deux soeurs, était citée parmi les riches héritières du
département. Sa dot, double de celle de Mlle Kolb, représentait à peine
le quart ou le cinquième de son héritage à venir. Or le docteur n'était
pas homme à viser plus haut que sa tête. Il ne rêvait qu'un mariage
assorti de tout point, et vous savez comment sa modestie avait été
récompensée.

Mais voici l'injustice des hommes amplement réparée par un heureux coup
du sort. La bonne Blumenbach a joué le rôle de la Providence; M. Axtmann
a cordialement accueilli une démarche «qui l'enchante autant qu'elle
l'honore;» la mère se pâme à la seule idée d'entendre appeler sa fille
madame la professeuse, _frau professorin_! Les jeunes gens, car enfin
tout homme redevient jeune au moment de prendre femme, les jeunes gens
se voient tous les jours, et leur amour grandit suivant une progression
que les mathématiciens n'ont jamais calculée. Depuis que Claire et Henri
se savent destinés l'un à l'autre, un million de tisserands ailés,
infatigables, font la navette entre eux et les enlacent d'invisibles
fils d'or. On les étonnerait beaucoup, si l'on venait leur conter
aujourd'hui qu'ils ne se sont pas connus, aimés et recherchés dès la
création du monde. Et si quelque sceptique osait prétendre devant eux
que Claire aurait pu s'amouracher aussi violemment d'un autre homme et
Henri d'une autre femme, je craindrais que ce philosophe-là ne passât un
mauvais quart d'heure.

Tout Strasbourg est forcé de reconnaître que le docteur Marchal a
rajeuni de dix ans. Quand il passe en courant dans la rue, vous diriez
qu'il a des ailes; il fend l'air, on croit voir un sillage lumineux
derrière lui. Il entre dans les magasins, dans les plus beaux magasins
de la ville, et il achète sans marchander tout ce qu'il y a de plus
cher. Il paye et s'enfuit comme un fou, sans attendre sa monnaie. A
l'hôpital, il est charmant pour les malades, pour les infirmiers, pour
les soeurs; il voit tout en beau; c'est le médecin tant mieux, il donne
des _exeat_ à ceux qui les demandent; il ordonne du vin, du poulet, des
côtelettes à qui en veut. A son cours, il professe les théories les plus
consolantes, il nie les maladies incurables, il ne voit pas pourquoi
l'homme sage, heureux et marié ne vivrait pas un siècle et demi! On
l'écoute, on sourit, et pourtant on convient que jamais il n'a montré
tant de talent. Ses élèves l'applaudissent à tout rompre; hier, ils
l'ont attendu devant la Faculté pour lui faire une ovation; mais
bonsoir! il s'était enfui par derrière et roulait déjà sur le chemin de
Hagelstadt.

Sa future famille a promis de venir le voir à Strasbourg: il faut
qu'avant le mariage Mme Axtmann aille avec Claire annoncer la grande
nouvelle aux intimes. Du même coup on fera quelques emplettes
complémentaires pour le trousseau, car un trousseau n'est jamais
complet, et l'on achèterait jusqu'à la fin du monde, si l'on voulait
écouter la maman. A cette occasion, l'ambitieux docteur a obtenu par ses
intrigues que tous les Axtmann de la terre viendraient prendre un repas
chez lui. Pendant huit jours, il se prépare à cet événement;
non-seulement il a mis en réquisition tout ce qu'il y avait de poisson,
de volaille et de gibier sur les marchés de la ville, mais il achète
tant de meubles que Fritz et Berbel, ses serviteurs, ne savent plus où
les mettre: il fait repeindre sa façade en blanc, et, soit que le
peintre ait pris un pot pour un autre, soit que le diable ait brouillé
les couleurs, ce blanc de la façade a des reflets roses: il faudrait
être aveugle pour le nier.

Quel dîner, bonté divine! Un vrai repas de noces avant les noces! Le
saumon gros comme un requin, et les écrevisses pareilles à des homards!
Tous les vins de l'Alsace et de la Bourgogne défilent devant le père
Axtmann, qui fait claquer sa langue en connaisseur. La mère et ses trois
filles trempent leurs lèvres, seulement pour humecter le petit chemin
des paroles. Claire raconte par le menu les visites qu'elle a faites,
les compliments qu'elle a reçus, et les éloges, ah! les éloges unanimes
qu'elle a récoltés pour Henri. «Mon seul regret, dit-elle, est de
n'avoir pas pu rencontrer Adda. Elle n'était ni chez son père, ni chez
sa tante Miller, ni chez les grands-parents, ni chez son oncle Jacob.
J'aurais tant voulu l'embrasser et partager ma joie avec elle! C'est ma
véritable amie; vous l'avez vue à la maison, n'est-ce pas, Henri?»

Le docteur répondit sans se troubler, et sa sérénité n'était nullement
feinte. Il avait le coeur plein de Mlle Axtmann; tout lui semblait
indifférent, excepté elle. Le souvenir d'Adda Kolb était relégué si
loin, qu'il l'apercevait tout au plus comme un point à l'horizon de sa
pensée.

Huit ou dix jours après, le mariage se célébra en grande pompe à l'usine
de Hagelstadt. La fête ne fut pas seulement somptueuse, elle fut
cordiale et touchante. D'abord le maire du village était un vieux
serviteur de la famille; il avait vu Claire tout enfant, il était le
confident de ses petits secrets de charité, le distributeur ordinaire de
ses bienfaits. Le pauvre homme pleurait à chaudes larmes en prononçant
les paroles irrévocables qui unissent deux coeurs jusqu'à la mort. Le
curé, qui devait son presbytère aux bontés de M. Axtmann, avait été
longtemps le professeur des trois jeunes filles. Mieux que personne, il
savait quelle âme délicate et tendre le mariage allait livrer au docteur
Marchal. L'homme de Dieu se méfiait un peu de la science et des savants,
ces destructeurs d'idoles. Il avoua ses craintes avec un tel accent de
bonhomie, il recommanda si naïvement au mari les saintes ignorances et
les respectables préjugés de sa femme, que Marchal l'aurait embrassé,
s'il ne l'avait pas vu barbouillé de tabac jusqu'aux yeux. Les ouvriers
de la fabrique avaient mille raisons de respecter et d'aimer la famille
Axtmann. Le chef était un de ces manufacturiers alsaciens qui exercent
paternellement le patronage et pèsent dans une juste balance les droits
du capital et ceux du travail. Ajoutez que le docteur n'arrivait pas en
étranger dans cette colonie. Hommes, femmes, enfants, presque tous
avaient eu affaire à lui et connaissaient par expérience son dévouement
et son respect pour la pauvre machine humaine. Ces bonnes gens se mirent
en quatre pour embellir la fête de famille où ils étaient conviés. Le
patron leur donnait un bal, ils rendirent un concert; on leur offrait le
dîner, ils fournirent le feu d'artifice, et ainsi la sainte égalité se
maintint jusqu'au bout entre le travail et le capital.

La fine fleur de Strasbourg partagea, bien entendu, les plaisirs de
cette journée. On n'avait eu garde d'oublier la pauvre chère Blumenbach;
mais Claire déplora avec un véritable chagrin l'absence de son Adda. Le
chanoine et sa femme arrivèrent dès le matin, et encore je ne sais qui
de leur maison; Mlle Kolb, qui devait être demoiselle d'honneur,
s'excusa par un mot de lettre. Elle avait, disait-elle, une migraine à
mourir. Et sans doute elle ne mentait pas, car son écriture (Claire en
fit la remarque) était toute brouillée. Henri Marchal entendit conter
cette histoire, et n'y prêta pas plus d'attention qu'au ronflement de
l'orgue et au froufrou des fusées. Sa grande affaire était la chaise de
poste qui devait l'emporter avec sa femme à neuf heures du soir.

Il avait un congé d'un mois; le couple en profita pour visiter
l'Allemagne. Ces voyages de noces sont charmants, quoiqu'on en tire
généralement peu de profit. Vous traversez les cathédrales, les tables
d'hôte et les collections de tableaux sans voir autre chose que
vous-mêmes. C'est en vain que le panorama le plus riche et le plus varié
se déroule au fond du théâtre; l'attention des spectateurs est
concentrée sur un petit personnage, l'amour, qui à lui seul remplit le
premier plan. Quand les époux Marchal revinrent à Strasbourg, ils
n'étaient peut-être pas très-ferrés sur la galerie royale de Dresde ou
la Glyptothèque de Munich, mais ils se connaissaient et s'adoraient; le
contact, le frottement et même les cahots inséparables du voyage avaient
mêlé intimement leurs natures; bref ces deux êtres n'en faisaient plus
qu'un. Il est superflu d'ajouter qu'ils n'avaient pas de secrets l'un
pour l'autre.

Cependant le docteur ne raconta point à madame sa petite déconvenue de
la maison Kolb, l'histoire de cet amour écrasé dans l'oeuf sous le sabot
des bons parents. S'il n'en dit rien à Claire, ce n'était pas qu'il
craignît de la rendre jalouse, ou que lui-même gardât au fond du coeur
un reste de dépit. Non, il se tut par la simple raison qu'il avait
presque oublié l'aventure. Cela avait duré si peu! Son coeur avait été
si légèrement effleuré! Et surtout tant de choses s'étaient passées
depuis! L'impitoyable brutalité du bonheur présent refoulait tous les
souvenirs à des distances fabuleuses. Adda Kolb? Quelle Adda? Il y avait
un siècle de trois mois qu'il n'avait rencontré cette jeune personne!

Mais Adda Kolb se souvenait encore. Sa seule occupation durant ce
bienheureux trimestre avait été de souffrir. Le temps lui sembla long, à
elle surtout, car elle comptait les instants par ses anxiétés et ses
douleurs, et s'étonnait qu'en si peu de jours on pût verser tant de
larmes.

On ne plaint pas assez les jeunes filles, croyez-moi. Voici un joli
petit être, sincère, doux, aimant, qui s'est laissé aller sans
résistance au penchant d'une honnête sympathie. Elle aime ou peu s'en
faut, elle a quelques raisons de se croire aimée; mais les moeurs ne lui
permettent ni de laisser voir sa préférence ni de poser la question d'où
dépend tout son avenir. Son lot est d'observer, d'attendre et de se
taire. Ses parents même l'accuseraient d'effronterie, si elle
s'expliquait nettement avec eux. Tout le monde s'accorde à la vouloir
inerte, passive, sans ressort; on lui saurait quelque gré d'être en
outre un peu sotte! On permet à tous les célibataires indistinctement de
rôder autour d'elle; on la laisse s'éprendre, ou à peu près, du
professeur Marchal. Bah! la chose est sans conséquence; il n'y a que le
coeur en jeu! Mais le jour où M. Marchal, comme un brave garçon, demande
à épouser celle qu'il aime, ah! tout change.--Comment, monsieur! ce
n'était pas pour vous moquer d'elle et de nous que vous cajoliez notre
fille? Vous pensez sérieusement à lui donner votre nom? Sortez d'ici
bien vite et n'y revenez pas avant qu'on vous appelle! Vous êtes trop
pauvre, ou trop vieux, ou trop je ne sais quoi, peu importe; notre fille
n'est pas pour vous!--Mais je l'aime!--Tant pis!--Et si elle
m'aimait?--Impossible!-- Mais enfin, je lui ai fait la cour; elle m'a
toujours vu empressé auprès d'elle; que va-t-elle penser de moi, si,
brusquement, sans explication, j'ai l'air de lui tourner le dos?--Elle
ne pensera rien, monsieur; est-ce que cela se permet de penser, les
jeunes filles?--Me ferez-vous au moins la grâce de lui dire que
j'aspirais à sa main? que je vous l'ai demandée? que j'y renonce avec
douleur?--Eh! monsieur l'amoureux, pour qui nous prenez-vous? C'est bien
nous qui lui reporterons des phrases de roman qui mettent l'esprit à
l'envers! De deux choses l'une: ou elle ne vous aime pas, et votre
éclipse la laissera fort indifférente, ou elle a du penchant pour vous,
et elle en sera quitte pour vous oublier! Nous la ferions voyager, s'il
fallait absolument la distraire; rien ne coûte aux bons parents quand il
s'agit du bonheur de leurs filles!

Ce n'est pas une exception que je décris, hélas non! Tout père, toute
mère, en France au moins, cache à sa fille les demandes que la famille
n'agrée point _a priori_. On craint que ces jeunes coeurs ne prennent la
balle au bond; on tremble d'appeler leur sympathie sur un homme repoussé
par l'intérêt, le caprice ou le préjugé des parents. Et cette fausse et
téméraire prudence entraîne à chaque instant des malentendus comme celui
qui me reste à conter.

Adda s'était trouvée présente à la rencontre de son oncle avec le
professeur. En ce temps-là, elle passait bien des heures à la fenêtre,
comme toutes celles qui attendent un messager du dehors, colombe ou
corbeau. Du plus loin qu'elle aperçut Henri Marchal, elle pressentit
quelque événement d'importance: il était autrement vêtu qu'à
l'ordinaire, il paraissait ému: les jeunes filles ont le génie de
l'observation dès que leur coeur entre en jeu. Elle vit Jacob Kolb
aborder son cher Henri, elle comprit à leurs gestes et à leurs visages
que la conversation allait tourner au grave. Les deux hommes
s'éloignèrent, disparurent, et l'enfant resta aux prises avec une
émotion qui l'étouffait. Heureusement elle était seule dans sa chambre:
elle eut le droit de pleurer et de prier à discrétion sans que personne
lui demandât pourquoi. Son anxiété s'éternisa pendant une grande heure;
elle s'impatienta plus d'une fois contre l'oncle, qui accaparait Henri
dans un pareil moment. Le marteau de la porte la fit bondir jusqu'à sa
chère fenêtre: hélas! ce n'était pas Henri; c'était l'oncle qui
revenait. Elle courut au-devant de lui; il l'embrassa en homme pressé,
rentra dans le cabinet du chanoine et ferma résolument la porte. Adda
remonta dans sa chambre et se tint prête à redescendre: il lui semblait
impossible qu'on ne la fît pas chercher d'un moment à l'autre, car
c'était à coup sûr sa destinée qui s'agitait. Le chanoine ne la manda
point, il sortit avec le tanneur: ils vont chercher Henri, pensa-t-elle;
ils le ramèneront: si je faisais un peu de toilette? Les deux Kolb
tirèrent à part, l'un vers sa tannerie, l'autre vers le quai des
Bateliers. Tout allait bien: n'était-ce pas assez du chanoine pour
ramener M. Marchal? Fallait-il qu'il eût l'air d'arriver entre deux
gendarmes?

Mais il ne vint ni seul ni accompagné; la pauvre Adda l'attendit en vain
tout le jour. Le souper de famille n'offrit rien de particulier; on y
parla de la pluie et du beau temps; le père ne parut ni plus joyeux ni
plus maussade, ni plus préoccupé que de coutume. Tout le monde fut
naturel, excepté Mlle Adda, qui riait à tout propos pour dissimuler ses
angoisses. Enfin l'on se leva de table, et bientôt les amis du soir,
éteignant leurs lanternes et accrochant leurs manteaux dans le
vestibule, envahirent le salon. Adda ne doutait point que le docteur ne
fût dans les premiers, et peut-être, s'il était venu, aurait-elle commis
l'imprudence de lui dire: Quoi de nouveau? Mais tout le monde fut exact,
excepté lui, et par une odieuse fatalité on ne risqua pas la moindre
réflexion sur son absence. La pauvre enfant disait au fond du coeur:
«Dieu! que le monde est égoïste! Personne ne me fera donc la charité de
prononcer son nom?»

Pourquoi ne trouva-t-elle pas le courage de le prononcer elle-même?
Parce qu'elle était une jeune fille bien élevée et accoutumée dès
l'enfance à réprimer ses mouvements naturels.

A dater de ce soir-là jusqu'au moment où le mariage du professeur fit
explosion dans la ville, les jours de Mlle Kolb se suivent et se
ressemblent. Elle lit, elle rêve, elle pleure, elle fait un peu de
musique et beaucoup de tapisserie, elle danse après souper avec les
jeunes gens de la ville et répond à leurs compliments par un sourire
pâle et glacé. Les amis de la maison soupçonnent quelque chose, mais
entre l'arbre et l'écorce personne n'ose risquer un doigt. Le chanoine,
interrogé discrètement par ses intimes, a répondu plus discrètement
encore. Toutefois, comme il est bon homme, il se fait un devoir d'amuser
Adda; il prend un abonnement de saison au théâtre. Adda se laisse mener
comme un agneau de boucherie; mais il est trop facile de comprendre
qu'elle n'est bien nulle part. Sa santé ne paraît pas formellement
menacée, cependant ses couleurs s'effacent, son humeur tourne au sombre:
«Allons, bon! dit le monde, encore une fille qui languit!»

C'est dans une tournée de visites, en compagnie de sa mère, qu'elle
apprendra la grande nouvelle. «Eh bien! mesdames, vous savez? le
professeur Marchal épouse Claire Axtmann; quelle fortune pour votre
médecin!» Elle reçoit le coup en pleine poitrine et tombe sur le dos,
carrément, sans onduler, comme un soldat pris de face par un boulet. On
s'empresse, on la délace, on ouvre une fenêtre: c'est le poêle du salon
qui est trop chaud; ces maudits poêles n'en font jamais d'autres!

Lorsqu'elle se redressa, si vous l'aviez aperçue, elle vous aurait
plutôt fait peur que pitié; ses yeux lançaient la foudre. Elle ne dit
qu'un mot et d'une voix tellement étranglée que personne ne dut
l'entendre:

«Misérable!»

Ce mot résumait tout ce que l'amour méconnu, la dignité froissée, la
bonne foi trahie, l'honneur violé, engendrent de colère et de mépris.
Jusqu'à l'instant fatal, elle s'était ingéniée à la justification de cet
homme, et, s'il faut tout vous dire, elle espérait encore. Son coeur
honnête et droit s'inscrivait en faux contre les apparences les plus
accablantes. Des lueurs fantastiques lui traversaient l'esprit, lui
montraient M. Marchal toujours fidèle, mais hésitant ou arrêté par
quelque obstacle, ou conduit par de sots conseils à tenter une épreuve.
Maintenant plus de doute: il trahissait un engagement tacite, mais
sacré; le mobile de sa désertion était ignoble entre tous ceux qui
poussent l'homme à mal faire: l'intérêt, la basse cupidité, l'amour de
l'argent! Ah! c'était trop d'infamie! Elle aurait voulu le voir là pour
lui porter la main au visage et lui arracher d'un seul coup toute
l'estime qu'il avait volée!

Cette vigoureuse indignation lui fit du bien; son visage reprit couleur
en peu de temps; elle devint plus vaillante que dans ses heureux jours.
La passion la releva et la soutint. Il est très-positif qu'elle se mit à
détester Marchal plus énergiquement qu'elle ne l'avait aimé. Or, dans
nos moeurs, une honnête fille n'est pas plus autorisée à laisser voir
son aversion que son amour. Toutes les passions lui sont également
interdites; il faut les comprimer coûte que coûte, l'explosion dût-elle
vous faire sauter à la fin.

Déjà le coeur de Mlle Kolb bondissait à l'idée de revoir cet infâme
professeur. Et comment éviter sa rencontre? Il était le médecin de la
maison, il épousait une amie de la famille; on fréquentait exactement le
même monde. Quel supplice de subir sa présence et de ne pouvoir lui dire
son fait, car les comptes d'un certain genre ne se règlent guère devant
témoins!

En attendant, la visite de Claire était imminente. Claire n'avait trahi
personne, Adda ne lui avait pas confié ses secrets; impossible de
reverser sur elle l'iniquité de son mari. Et pourtant Adda se sentait
toute froide pour cette amie d'enfance; elle recula tant qu'elle put la
nécessité d'embrasser Mlle Axtmann. Elle sut se soustraire à la visite
des fiançailles; elle eut l'art d'éviter le voyage de Hagelstadt au jour
des noces; pour l'avenir, elle s'en remettait aux soins de la
Providence, sans négliger les petits moyens qui ont cours en province.
On sait presque toujours à quelle heure les gens se mettent en branle
pour leurs visites, et l'on rentre ou l'on sort selon qu'on veut
recevoir leur personne ou leur carte.

La tactique de Mlle Kolb fut innocemment déjouée par un gentil mouvement
de Mme Marchal. Aussitôt revenue à Strasbourg, la jeune femme courut
tout droit chez son amie, la surprit en déshabillé du matin et lui sauta
au cou du premier bond. Cela se fit si lestement qu'Adda n'arriva point
à la parade, elle se trouva bel et bien embrassée sans pouvoir
comprendre comment; mais, lorsqu'elle eut essuyé le feu, elle se
retrancha dans une indifférence si hargneuse que la bonne Claire,
interdite, désarçonnée, ne lui dit pas le demi-quart de ce qu'elle
pensait lui conter. Elle revint à la maison toute confuse et toute
froissée, sans même avoir tiré de sa poche les petits présents qu'elle
rapportait pour Adda, et elle conta l'aventure au docteur en pleurant
toutes les larmes de ses yeux.

Cet incident rafraîchit les souvenirs d'Henri, et ma foi! comme il
n'avait aucune raison de dissimuler avec sa femme, il lui dit tout,
l'amourette, la demande en mariage et le refus des Kolb. Naturellement
Claire jugea l'affaire en femme amoureuse, trouvant les Kolb absurdes et
niant qu'il y eût encore sur la terre un homme plus jeune que son mari.
«Mais s'ils n'ont pas voulu de toi, ces sottes gens, de quoi nous
gardent-ils rancune?

--Ce n'est pas la famille qui m'en veut, c'est Adda seule, parce qu'on a
cru bon de lui laisser ignorer ma démarche. Elle s'est probablement mis
en tête que je l'avais plantée là par caprice ou par quelque mauvaise
raison pour épouser Mlle Axtmann, ici présente. Comprends-tu?

--Mais c'est odieux!

--C'est au moins fort désagréable, et nous la détromperons si tu veux,
car il ne me plaît pas d'être mal jugé pour avoir été trop délicat.

--Tu te soucies donc bien de son opinion?

--Il est toujours fâcheux de se savoir méprisé, même d'une petite sotte.

--Je trouverais bien plus ennuyeux que tu entrasses en explication avec
elle. Elle s'imaginerait que tu lui fais rétrospectivement la cour.

--Comme si l'on ne voyait pas que je t'adore, toi seule au monde!

--Oui, mais je la connais, la belle enfant, depuis une heure. Elle irait
crier sur les toits que tu m'as épousée à défaut d'elle, et qu'elle m'a
fait hommage de ses rebuts.

--Non!

--Si! Laissons l'affaire comme elle est, et contentons-nous d'éviter,
autant que faire se pourra, cette disgracieuse personne.»

Ainsi fut dit et convenu, et l'on n'oublia pas d'apposer au traité le
grand sceau des bons ménages qui s'imprime avec les lèvres; mais les
nécessités sociales sont plus fortes souvent que les résolutions des
hommes. Le jeune couple accepta forcément cette kyrielle de festins
qu'on appelle retour de noces. Presque partout on rencontra les Kolb et
l'implacable Adda. Il fallut même dîner chez elle, et la malice du sort
ou plutôt une combinaison vengeresse fit asseoir le professeur auprès
d'elle. Tout le monde souffrit de ce rapprochement: M. Marchal fut gêné,
Claire fut jalouse, et qui sait si Adda ne fut pas plus malheureuse de
son invention que les deux autres? La pauvre fille n'était pas née pour
les rôles violents; elle s'excitait à la colère par une fausse
interprétation du devoir; elle croyait venger l'honneur de son sexe et
sa dignité personnelle en se déguisant en Euménide. Elle trouva un mot
plus qu'inhospitalier ce soir-là. On parlait d'une pauvre veuve estimée
de toute la ville, et qui avait perdu par un horrible accident son fils
unique. Le chanoine et le docteur se demandaient comment on peut
concilier certains malheurs immérités avec l'action de la Providence.
«Eh! messieurs, c'est bien simple, dit Mlle Adda. Si Dieu donnait aux
bons tout le bonheur qu'ils méritent, il n'en resterait plus pour les
infâmes.» Le dernier mot tomba comme un soufflet sur la joue du docteur;
le regard de Mlle Kolb avait accompagné ce compliment jusqu'à son
adresse. M. Marchal rougit, sa femme l'interrogea des yeux, toute prête
à se lever de table: il resta. Le chanoine et son frère furent
cruellement embarrassés à leur tour, et le dîner se termina par un froid
de glace. Adda pouvait compter sur une forte réprimande; elle se fit un
point d'honneur de la mériter deux fois. Quand les convives furent
entrés dans le salon, il se forma un petit groupe autour d'une admirable
bible que M. Kolb avait achetée le matin même. C'était un imprimé du
quinzième siècle, mais relié beaucoup plus tard pour le chapitre de
Neuviller. Quelqu'un fit observer que les fermoirs d'argent étaient d'un
travail prétentieux et lourd.

«N'importe, dit Adda; M. Marchal doit les aimer.»

Le professeur répondit naïvement:

«Pourquoi donc, s'il vous plaît, mademoiselle?

--C'est de l'argent, M. Marchal.»

Heureusement il n'y avait à ce dîner que la famille Kolb et les jeunes
époux. Les vieux parents, qui n'étaient pas dans le secret, se
demandèrent si Adda devenait folle. Le professeur et sa femme restèrent
encore quelques minutes pour ne pas donner à leur départ le caractère
d'un scandale; mais Claire en s'éloignant fit une croix sur la maison.
Ni les excuses du chanoine, ni les larmes de sa femme, ni les instances
de la famille n'ébranlèrent la résolution des offensés. Marchal dit à M.
Kolb:

«En tout ceci, monsieur, je ne vois qu'un coupable, et c'est vous.

--Tout père de famille aurait agi comme moi,» répondit le chanoine.

La rupture des relations n'arrêta point les hostilités. Partout où Mlle
Kolb rencontrait son ancien poursuivant, elle le poursuivait à son tour
avec une animosité féline. Ce n'était plus l'agression directe et
brutale, le monde ne l'aurait pas tolérée; mais elle y suppléait par un
million de piqûres invisibles. On ne se parlait pas et l'on se saluait
strictement, pour la forme; mais Adda battait le rappel des jeunes gens
par cent coquetteries, elle assemblait un groupe autour d'elle, et
alors, prenant le dé de la conversation, elle babillait très-haut, à
tort et à travers, et lançait une grêle de malices sur l'infortuné
professeur. Sans l'interpeller, sans le nommer, sans même le désigner
aux profanes, elle n'ouvrait la bouche que pour le mordre, et ni M.
Marchal ni Claire ne pouvaient s'y tromper. Le docteur, en la voyant
entrer dans un salon, savait à quoi s'attendre; il vivait sur le
qui-vive, l'esprit tendu, l'oreille au guet, le coeur serré; la dignité
ne lui permettait pas de se cacher ni de s'enfuir; d'ailleurs il était
enchaîné à son supplice par cette fascination du mal qui force un
honnête homme à boire le poison d'une lettre anonyme. Il se contentait
de rougir, de pâlir, de hausser les épaules et parfois d'essuyer son
front ruisselant. Certes il aurait fait une bien fausse spéculation,
s'il était allé dans le monde pour son plaisir!

Sa femme compatissait par moments à ses peines; souvent aussi elle était
furieuse de le voir absorbé par Mlle Adda.

«Tu n'as écouté qu'elle! Tu n'as vu qu'elle! A peine si tu m'as regardée
trois fois en trois heures! S'il faut absolument vous haïr pour attirer
votre attention, vilains hommes, dis-le moi; j'essayerai. Non, va!
reprenait-elle en lui jetant les bras autour du cou, je t'aime! C'est
égal, si cette méchante Adda Kolb avait voulu de toi, tu ne serais pas
mon mari. Sais-tu que c'est une chose odieuse à penser? Mais je n'y
pense plus, je n'y penserai plus jamais; embrasse-moi!»

Ce qui porta l'irritation de Claire à son comble, c'est qu'elle vit Adda
très-entourée et fêtée. Mlle Kolb embellissait: le feu dont elle était
dévorée jetait des lueurs étranges par les yeux. Son bavardage déchaîné,
le brio de son méchant esprit plut aux hommes en les étonnant. Jamais on
n'avait entendu parler une soliste de cette force dans la bonne
compagnie de Strasbourg; le juge suppléant Pastouriau décida qu'elle
gagnait le genre de Paris. Pendant qu'elle faisait florès, Claire voyait
son joli petit visage altéré de jour en jour par un commencement de
grossesse. La pauvre enfant se trouvant laide, en souffrait, et n'osait
pourtant pas publier son excuse. Elle reprit quelque avantage au bout de
cinq ou six mois, lorsque les portes des salons devinrent étroites pour
elle, et Dieu sait avec quel orgueil elle promenait cet embonpoint
chargé de promesses! Rien de plus curieux que la rencontre des deux
ennemies: elles se regardaient d'un air de défi, l'une étalant sa beauté
virginale, l'autre faisant parade de son heureuse fécondité.

Claire eut un fils, et je vous laisse à penser si elle le fit voir.
Toutes les connaissances de Strasbourg le trouvèrent magnifique; mais
quelque chose manquait au triomphe de la jeune mère, elle voulait
qu'Adda fût forcée d'admirer cet enfant. Il y a de ces raffinements dans
les haines de province. Pour en venir à ses fins, Mme Marchal enjoignit
à la nourrice de promener le jeune Henri sur la petite place qui touche
à la maison des Kolb. Il arriva nécessairement que la femme et la fille
du chanoine, voyant une paysanne inconnue et un enfant équipé comme un
prince, s'approchèrent du marmot, l'examinèrent, et demandèrent le nom
de ses parents. La nourrice n'eut pas plus tôt nommé Marchal qu'Adda se
mordit les lèvres et répondit:

«Vous ferez mes compliments à la famille; il est très-drôle, ce petit:
voyez donc! Il a déjà les doigts crochus!»

La nourrice rentra toute en larmes, et Claire, outragée jusque dans son
enfant, s'écria:

«Mais personne n'écrasera donc cette vipère?

--Ma chère amie, dit le docteur, je ne souhaite pas sa mort; qu'elle se
marie seulement, et tous nos maux seront finis.»

A quelque temps de là, les journaux d'outre-Rhin annoncèrent que la
petite ville de Hochstein, en Bavière, était décimée par une épidémie
d'angine. Il ne restait ni médecin, ni sage-femme, ni barbier dans la
commune; tout ce qui a pour devoir d'approcher les malades avait péri.
Deux docteurs de Munich, venus en poste, étaient repartis dans les
quarante-huit heures, en corbillard. M. Marchal croyait tenir un
spécifique certain contre l'angine; ses premiers essais avaient réussi;
mais l'occasion d'expérimenter en grand ne s'était jamais offerte. Il
partit pour Hochstein malgré les remontrances de ses amis et les larmes
de sa femme.

«Si j'étais officier, dit-il à Claire, me défendrais-tu d'aller me
battre? Eh bien! ma chère, l'ennemi est campé à Hochstein, et j'y
cours.»

Il resta six semaines absent et revint gros et gras après avoir sauvé
tout ce qui restait dans la ville. Un acte de courage si simplement
accompli fit quelque bruit de par le monde. Le roi de Bavière écrivit
une lettre autographe à M. _de_ Marchal pour lui conférer la noblesse et
lui dire qu'il avait six mille francs de rente sur l'État. Le professeur
répondit en termes respectueux que la particule ne pouvait pas s'adapter
à son nom et que l'argent trouverait un bien meilleur emploi chez les
convalescents et les orphelins de Hochstein. Vers le même moment, le
préfet du Bas-Rhin crut devoir féliciter le professeur et lui dire qu'il
l'avait proposé au ministre pour la croix. M. Marchal réclama vivement
en faveur du vieux docteur Langenhagen, qui avait, disait-il, des droits
plus anciens et surtout plus français.

Cette conduite obtint dans le public les éloges qu'elle méritait; tout
Strasbourg se sentit honoré par la conduite du professeur. Une seule
personne protestait au fond du coeur; vous devinez bien qui, et je n'ai
que faire de la nommer. Elle ne pouvait croire que le même homme fût
alternativement bon et mauvais, loyal et félon, sublime de
désintéressement et ignoble de cupidité. En un mot, elle n'admettait
point qu'on pût être coupable envers elle sans l'être envers le monde
entier; telle est la logique des femmes. Donc, sans incriminer
formellement les dernières actions d'Henri, elle en cherchait le revers,
ne le trouvait pas, et se damnait de dépit. Comme M. Marchal était
devenu quelque peu prophète en son pays, elle ne pouvait plus le larder
comme autrefois sans se faire jeter la pierre: Adda changea de note et
se mit à célébrer le héros du jour avec l'emphase la plus comique. Elle
inventa un mode d'admiration si grotesque, elle travestit si perfidement
les louanges qui circulaient de bouche en bouche, que trois mois de ce
petit travail auraient transformé le sauveur de Hochstein en bouffon
pitoyable.

Les Marchal échappèrent à ce danger, mais il leur en coûta cher. Le
frère aîné d'Henri se trouvait depuis quelque temps dans des affaires
difficiles. Le sort avait tourné contre lui: ses embarras étaient tels
que le pauvre homme ne put pas même quitter Paris pour le mariage de son
frère. Il avait annoncé son arrivée; on l'attendit, mais au dernier
moment il s'excusa par un mot sinistre: «La corde est si tendue,
écrivait-il, que si je prenais demain la diligence de Strasbourg, on
dirait que je vais à Kehl.» Il se remit un peu, trouva un reste de
crédit, lutta sans confiance, livra quelques dernières escarmouches, et
finit par tomber sur le champ de bataille. On n'a jamais bien su s'il
était mort de maladie ou autrement; son acte de décès arriva chez Henri
avec l'état détaillé du passif et la liste de quelques créanciers plus
pauvres ou plus intéressants que les autres. Le docteur et sa femme,
après cinq minutes de délibération, écrivirent au syndic qu'ils
acceptaient la succession tout entière.

En ces temps d'ignorance et de médiocrité bourgeoise, les faillites
n'offraient pas les proportions monumentales que nous admirons
aujourd'hui. La dot de Claire et la maison du quai suffirent à
rembourser la somme meurtrière: il s'agissait, je crois, de deux cent
mille francs. M. Axtmann ne fut consulté qu'après coup, il commença par
pousser des cris de beau-père plumé vif, protestant qu'on mettait sa
fille sur la paille et son petit-fils à l'hôpital; mais Henri lui fit
observer qu'il devait tout à ce malheureux frère, qu'il gagnerait
toujours de quoi maintenir la maison dans une honnête aisance, et quant
au petit garçon, qu'il aimait mieux lui laisser moins d'argent et un nom
sans flétrissure. Comme le père Axtmann était un homme de bien, il finit
par décider que son gendre avait bravement agi et qu'on verrait plus
tard à raccommoder les affaires.

Lorsqu'on sut ce dernier trait de M. Marchal (et tout se sait au jour le
jour dans une ville de province), Mlle Kolb fut obligée d'ouvrir les
yeux. Elle se rappela que le docteur, depuis l'enfance, s'était toujours
conduit en homme délicat: elle embrassa d'un coup d'oeil le souvenir des
derniers temps, et vit cette délicatesse se colorer d'un reflet
héroïque. La seule action reprochable, c'est-à-dire le mariage d'argent,
émergeait comme une contradiction monstrueuse au milieu d'une vie pure.
Adda se dit pour la première fois qu'elle pouvait s'être trompée, et ce
simple doute la troubla jusqu'au fond de l'âme; car enfin, s'il y avait
quelque malentendu, elle avait persécuté un juste. Et alors la
résignation d'Henri, la patience avec laquelle il avait accepté tant
d'outrages publics devenaient tout uniment sublimes.

Elle se trouvait en visite avec sa tante Miller chez la femme du
président le jour où, comme Paul l'évangéliste, elle fut foudroyée par
la lumière. Le dépouillement volontaire des Marchal était colporté dans
la ville par Mme Mengus, femme de mon cher et vénéré patron, maître
Mengus, qui repose en Dieu depuis bien des années. C'était nous que le
professeur avait chargés de déplacer ses fonds, de vendre son immeuble
et d'envoyer la somme totale à Paris; j'ai moi-même rédigé le bail de
l'appartement qu'il loua sur la place d'Austerlitz pour sa petite
famille. A mesure que Mme Mengus entrait dans les détails de l'affaire,
Adda Kolb se troublait davantage et s'agitait plus impatiemment sur sa
chaise: bientôt elle n'y tint plus; on la vit se lever, prendre congé à
la hâte et entraîner la pauvre tante, qui n'en pouvait mais. Il lui
restait encore plusieurs visites à faire, sans compter les emplettes de
gants et de rubans pour le bal de la préfecture, qui se donnait le soir;
elle oublia le bal et courut à la maison, toute affaire cessante.
Arrivée, elle se mit en quête de sa mère, la trouva dans la chambre au
linge, et là, sans tenir compte de la présence de Mme Miller, sans voir
qu'elle était écoutée par les deux repasseuses les plus bavardes de
Strasbourg, elle interpella Mme Kolb et lui dit:

«Maman! sur ton salut éternel, dis-moi la vérité! Est-ce que M. Marchal
m'a demandée en mariage?»

La femme du chanoine, ainsi prise au dépourvu, resta un moment bouche
béante. Elle aurait bien voulu consulter son mari, qui était la forte
tête du ménage, et en attendant qu'il fût là, elle cherchait un moyen de
parler sans dire ni oui ni non, car elle n'était pas capable de mentir,
même pour un grand bien. Cependant Adda la pressait; Adda grandie,
fortifiée et presque illuminée par son exaltation, plongeait un regard
perçant dans les yeux de la pauvre dame et répétait d'une voix
haletante: Réponds! réponds!

Mme Kolb eut peut-être une velléité de résistance; elle se rappela
vaguement les droits de l'autorité maternelle et se mit en devoir de
dire qu'il n'appartient pas à une fille de questionner ses parents; mais
la figure bouleversée d'Adda lui fit peur, elle craignit de provoquer
une crise de nerfs, et d'une voix émue, elle balbutia:

«Il y a si longtemps!... Tu étais trop jeune pour lui... Et que
t'importe maintenant, puisqu'il s'est marié avec une autre?»

Adda fondit en larmes, sauta au cou de sa mère en lui criant: Merci!
merci! Puis elle tourna les talons et courut se réfugier dans sa
chambre. Mme Kolb et Mme Miller, fort inquiètes l'une et l'autre, ne
tardèrent pas à l'y rejoindre: elles la virent plongée dans la sainte
Bible, ce qui les rassura pour un moment.

Quoique les parents soient toujours attentifs à se leurrer eux-mêmes,
les Kolb ne pouvaient s'empêcher de craindre pour la raison de leur
fille. Ses manières et son langage dépassaient quelquefois les bornes de
l'excentricité; elle riait, pleurait et surtout s'irritait sans cesse et
sans mesure. Cette dernière incartade alarma sérieusement la famille: le
chanoine pensa qu'il était temps d'aviser. Il fit quérir le tanneur et
sa femme, le substitut fut mandé d'urgence; on tint conseil au deuxième
étage, sous la présidence du grand-père. Les uns jugèrent qu'il fallait
distraire Adda, la dépayser, la conduire en Italie; les autres étaient
d'avis que le mariage seul la guérirait. Mais comment la marier, si elle
ne s'y prêtait un peu? Les épouseurs ne manquaient pas, Dieu merci! elle
en avait refusé depuis un an une demi-douzaine. La veille encore, un ami
du chanoine était venu poser la candidature d'un certain M. Courtois,
joli garçon, beau valseur, conseiller de préfecture et fils unique d'une
famille aisée. Ce pauvre M. Kolb était si découragé qu'il n'avait pas
même transmis la demande à sa fille. Le grand-père blâma son _junior_,
tout chanoine qu'il était, et lui rappela sévèrement qu'il ne faut pas
remettre au lendemain ce qu'on peut faire la veille... C'étaient les
moeurs du bon vieux temps; on a terriblement perfectionné tout cela. Le
chef de la famille fit comparaître Adda devant son vieux fauteuil, il
lui reprocha sa conduite, lui commanda de choisir un mari sans tarder,
et lui fit part des intentions de M. Courtois, qu'il appuyait.

On s'attendait à quelque extravagance ou tout au moins à quelque
résistance. Adda surprit agréablement la famille en se montrant soumise
et respectueuse à l'excès. Vous auriez dit un modèle de docilité
filiale: personne ne remarqua le sourire aiguisé de malice qui perçait
entre ses longs cils.

Elle soupa de bon appétit, soigna particulièrement sa toilette et arriva
très-belle à la préfecture. Son entrée fit sensation, comme toujours;
elle laissa les gens l'admirer, et promena son regard, cet infaillible
regard des jeunes filles, autour du salon principal. Lorsqu'elle eut
découvert ce qu'elle cherchait, elle s'assit auprès de sa mère et
attendit les danseurs. M. Courtois, très-empressé, l'invita pour la
première valse, et juste au même instant l'orchestre préluda. Elle dansa
divinement; mais lorsque son cavalier l'eut ramenée jusqu'à sa place,
elle lui dit: «Un peu plus loin, je vous prie, jusqu'au docteur
Marchal.»

M. Courtois dressa la tête comme un coq de combat: il frisa sa
moustache; ses yeux brillèrent. Il connaissait la haine de Mlle Kolb
pour l'infortuné professeur, il avait quelques années de salle, il se
réjouissait de former une alliance offensive qui pouvait le mener loin.
Lorsque Adda fut à portée de l'ennemi, il prit un air farouche et se
campa sur ses jarrets en homme prêt à tout, et voici le dialogue qu'il
entendit:

«Monsieur Marchal, voulez-vous me faire le plaisir et l'honneur de me
prêter votre bras pour un moment?

--Moi?... A vous, mademoiselle?

--Je vous en prie.

--Mademoiselle, j'aime mieux m'exposer à tout que de désobéir à une
femme. Me voici à vos ordres.

--Bien! J'étais sûre de vous trouver ainsi.»

Elle salua M. Courtois du bout des ongles et traversa le salon dans sa
longueur au bras d'Henri. Tout Strasbourg était là; tous les yeux se
fixèrent en même temps sur ce groupe invraisemblable, inouï. Claire
croyait rêver; tous ceux qui portaient des lunettes se mirent à essuyer
leurs verres. L'orchestre oublia de jouer.

Lorsqu'ils furent au bout du salon, M. Marchal prit la parole et dit:

«Si c'est une gageure, mademoiselle, vous l'avez gagnée.

--C'est une toute autre chose, monsieur Henri. Que pensez-vous de ce
jeune homme avec qui je dansais tout à l'heure?

--Mais... absolument rien.

--Pensez-vous qu'il rendra sa femme heureuse? Il me demande en mariage,
mes parents l'accepteraient volontiers; moi, je ne le connais guère et
je n'ai aucun moyen de l'étudier. Vous le connaissez, vous. Si j'étais
votre soeur, au lieu d'être votre ennemie, me conseilleriez-vous de
devenir Mme Courtois?

--Non, mademoiselle.

--Pourquoi?

--Parce que ce monsieur est joueur, brutal et hypocrite. Il vous
ruinerait d'abord, vous battrait ensuite, et prouverait enfin que vous
avez tous les torts.

--Voilà parler; merci. Et parmi mes autres adorateurs, y en a-t-il un
qui, selon vous, mérite une entière confiance?

--Certes; le capitaine Chaleix, un coeur d'or, mademoiselle, une
conduite exemplaire, et un bel avenir dans le génie! Vous l'avez refusé,
je crois?

--Oui, mais il m'aime encore; il reviendra, si on le rappelle, et c'est
lui qui sera mon mari. Je l'accepte de votre main, monsieur Marchal, et
je vous prie de considérer cette marque de confiance et d'estime comme
une réparation de toutes mes injustices. Maintenant voulez-vous me
conduire auprès de Claire, s'il vous plaît?»

L'excellent notaire Riess en était là de son récit, et je l'écoutais
sans songer à autre chose, quand le cheval s'arrêta. Nous étions arrivés
devant l'auberge du _Cygne_. Nos compagnons de chasse descendaient de
leurs voitures et frappaient la terre du pied pour se dégourdir les
jambes, tandis que les cochers leur passaient les fusils, un à un.
Vingt-cinq ou trente rabatteurs, le bâton à la main, se groupaient
confusément dans un coin de la cour sous les ordres d'un vieux garde.
Deux chiens d'arrêt, tenus en laisse, pleuraient d'impatience comme des
enfants. Le patron du _Cygne_ apparut au sommet du perron, son bonnet de
fourrure à la main. Il nous donna la bienvenue et nous dit:

«Le vin blanc est tiré, la soupe à la farine est sur la table et
l'omelette sur le feu.»

Il n'y avait pas de temps à perdre, dix heures sonnaient et la nuit
tombait à quatre heures. Chacun courut au déjeuner, but, mangea, remplit
sa gourde, boucla sa cartouchière, alluma sa pipe ou son cigare, releva
son collet d'habit par-dessus les oreilles, et en chasse!

Alors il ne s'agissait plus du professeur Marchal, ni de la fille du
chanoine, mais de ces grands coquins de lièvres qui bondissaient devant
les traqueurs, couraient sur nous ventre à terre, et souvent forçaient
notre ligne après avoir essuyé dix coups de fusil. L'amphitryon et
l'organisateur de la chasse se devait à tous ses hôtes, et Dieu sait si
le digne homme avait à coeur de nous poster aux bons endroits!

Le hasard me rapprocha de lui entre deux battues, et j'insistai pour
avoir la fin de son récit.

--Mais je croyais l'avoir achevé, répondit-il; le reste se devine. Adda
Kolb épousa le capitaine Chaleix et vécut aussi chrétiennement avec lui
que Marchal avec Claire. La fille du chanoine et l'honnête professeur
connurent à des signes certains que Dieu ne les avait pas créés l'un
pour l'autre, puisqu'ils étaient heureux séparément.

--Bien; mais tous ces braves gens, que sont-ils devenus?

--Ils ont vécu longtemps en bons voisins, dans une intimité respectable.
Que vous dirai-je de plus? Vous savez quel est le train des choses de ce
monde, et que toutes les existences, joyeuses ou tristes, calmes ou
tourmentées, aboutissent à une conclusion unique qui est la vieillesse,
la maladie et la mort. Il faut pourtant que je vous cite une curieuse
réflexion du professeur. Un soir que les deux ménages sortaient ensemble
du théâtre, ils discutaient entre eux sur ce mot de comédie: je te
pardonne, mais tu me le payeras! Adda soutenait que la femme est
incapable de pardonner sans restriction.

«Par exemple, dit-elle au docteur, si vous m'aviez fait le quart des
sottes algarades que je vous ai faites, j'aurais bien pu signer la paix
avec vous, mais je n'aurais pas été capable d'oublier. Est-ce que
véritablement le souvenir de ces choses-là ne vous revient jamais?

--Quelquefois.

--Et alors? Vous ne vous surprenez pas à me haïr?

--Au contraire; mon coeur s'emplit de reconnaissance, et je vous
remercie en moi-même.

--Voilà qui est fort!

--Cela n'est que juste. J'ai pris en ce temps-là quelques résolutions
vigoureuses et accompli les seuls actes un peu méritoires de ma vie.
Rien ne me prouve que j'aurais trouvé l'énergie nécessaire, si vous ne
m'aviez pas mis dans le cas de forcer votre estime, chère madame
Chaleix.»



II

MAINFROI


I

Jacques Mainfroi dînait ou plutôt finissait de dîner en tête-à-tête avec
lui-même. La vieille salle à manger, lambrissée de chêne noir à hauteur
d'appui et tendue de vrai cuir de Cordoue jusqu'à la corniche, était
meublée à la dernière mode, quoiqu'on n'y eût presque rien changé depuis
l'abjuration de Lesdiguière. La haute cheminée de marbre rouge où
flambait un hêtre scié en quatre, l'horloge qui venait de tinter sept
heures, les dressoirs chargés d'orfévrerie antique et de faïence
italienne, les portières de tapisserie, la table carrée à pieds tors, la
nappe entrecoupée de guipures, le tapis de Turquie, tout enfin, sauf la
lampe Carcel suspendue par un appareil moderne, représentait le luxe
d'une grande maison de province sous le règne de Louis XIII. Le maître
du logis, rasé de frais dans sa cravate blanche et mollement enveloppé
dans un large veston de cachemire, égrenait une grappe de raisin ridé.
Le service de vieux japon n'avait passé par aucun hôtel des ventes, car
il était marqué aux mêmes armes que le petit point des fauteuils et les
cartouches de la voussure. Un miroir de Venise renvoyait à Jacques
Mainfroi son sourire de parfait contentement, et lui disait dans ce
silencieux langage dont les miroirs ont le secret: Oui, tu es un heureux
garçon; trente ans, un nom, les dents étincelantes, les cheveux noirs,
l'oeil vif, la parole facile, une réputation qui frise la gloire,
quelque succès dans le monde, et vingt-cinq mille francs de rente, ce
qui n'a jamais rien gâté.

Un petit valet de chambre rougeaud, dodu et visiblement à l'étroit dans
son habit noir, mais bien dressé, suivait en silence, la serviette sur
le bras, les moindres mouvements du maître. Tous les bruits de Grenoble
mouraient au seuil de l'antique maison; à peine si l'on entendait les
roulements lointains de la retraite ou le pas précipité d'un soldat sur
le pavé de la rue Créqui, lorsqu'un violent coup de marteau ébranla la
porte cochère et fit danser tous les vitraux de la salle à manger.

Mainfroi leva le front, puis se remit à grapiller d'un air digne, en
homme qui ne se sent pas atteint par un procédé incongru; mais presque
au même instant une tapisserie s'écarta, et Fleuron, la femme de charge,
entra comme une bombe.

«A-t-on jamais vu celui-là, qui vient chercher une consultation quand tu
dînes!

--Tu lui as dit qu'il s'était trompé d'heure?

--Je lui ai dit que tu n'étais pas un praticien de la justice de paix
pour attendre le bon plaisir des clients, qu'on n'envahissait pas le
domicile des personnes comme nous à des heures indues, et que d'abord,
quand je t'aurais servi ton café, tu étais attendu en soirée chez M. le
_premier_. Ah! mais!

--C'est dignement parlé, ma vieille. Et ce café? tu peux le servir?

--Attends donc! il m'a répondu qu'il s'appelait Vaulignon, et qu'il
n'était pas né pour faire le pied de grue.

--M. de Vaulignon? Je le crois bien, qu'il n'est pas fait pour attendre.
Cours le chercher, ou plutôt non; j'y vais moi-même. Dominique, allumez
au salon.

--Tu gèleras!

--Tant pis. Donne un coup de main à Dominique.»

Il descendit l'escalier en quatre bonds et trouva sous le vestibule un
grand vieillard qui maugréait en marchant, le cigare à la bouche.
Mainfroi se confondit en excuses; M. de Vaulignon jeta son cigare et
monta sans mot dire. Lorsqu'ils entrèrent au salon, le feu commençait à
flamber. Quelques bougies de cire, allumées en hâte, éclairaient
vaguement une salle tapissée de portraits à perruques. L'avocat avança
un fauteuil, en prit un autre et dit: «C'est à M. le marquis de
Vaulignon que j'ai l'honneur de parler?

--A lui-même; mais pardon... M. votre père est-il tellement occupé
que...»

Mainfroi se retint de sourire; il répondit d'un ton ferme et modeste:
«Depuis longtemps, monsieur, j'ai le malheur d'être seul de mon nom.

--Eh! que diable! vous n'êtes pourtant pas le célèbre Mainfroi?

--Célèbre pas encore; mais seul, comme j'ai eu l'honneur de vous le
dire, et tout à votre service, si mon âge n'a pas ébranlé la confiance
qui vous portait vers moi. Votre erreur est très-naturelle, monsieur;
ceux qui ne me connaissent que par ouï-dire me prêtent aisément la
figure d'un vieux parlementaire: c'est l'effet du nom et des trois
siècles de magistrature qui étendent sur mon front leur ombre vénérable.
Nous étions d'épée en 1300 et alliés aux Vaulignon de la branche aînée,
si j'ai bonne mémoire; mais depuis l'an 1540, où nous avons endossé la
robe, nous ne l'avons guère dépouillée: ces portraits de famille en font
foi. Sept présidents à mortier, deux premiers présidents, un procureur
général, un conseiller à la cour de cassation, qui fut mon cher et
regretté père, le seul de la maison qui ait élu domicile à Paris.

--Très-bien, monsieur, très-bien. Je vous demande pardon d'ignorer tant
de choses respectables et de n'avoir pas suivi de plus près une famille
alliée à la mienne; mais je suis un vieux loup, vous savez. Que le
diable m'emporte si je mets la patte à Grenoble une fois tous les quatre
ans! Comment donc? Il y a pardieu bien huit ans que je n'y ai passé, et
au trot de poste encore, en allant marier M. mon fils. Il paraît qu'ils
ont fait des embellissements dans la ville? Ce n'est pas encore cette
fois que je les admirerai, car je suis arrivé à cinq heures, et je
repars tantôt pour achever la nuit dans mon lit. Je ne vis que chez moi;
hors de Vaulignon, point de salut. Oui, jeune homme, j'aime ma terre, et
je ne m'en cache pas. Eh morbleu! si tous les gentilshommes étaient
possédés d'une si noble manie, on ne verrait pas tant de freluquets
échanger un bon bien qui dure et qui demeure contre de méchants écus qui
vont rouler Dieu sait où. Ceux qui prétendent que je suis un égoïste en
ont menti. L'égoïste n'aime rien tant que lui, et j'aime Vaulignon plus
que moi-même. C'est justement à ce propos que je voulais vous consulter.
Le hasard fait qu'au lieu d'un simple robin je trouve un homme de
naissance: à merveille! Vous ne me comprendrez que mieux.

--Je suis tout oreilles... et tout coeur.

--Grand merci; mais je parlerai en me promenant, si cela ne vous gêne
pas. J'ai de satanées jambes de chasseur; aussitôt que je m'arrête un
instant, les fourmis s'y mettent. Voici l'affaire. Et d'abord, tout à
fait entre nous, pensez-vous que le code civil en ait encore pour
longtemps?»

Mainfroi ne répondit qu'en ouvrant des yeux énormes.

«Vous ne comprenez pas? reprit M. de Vaulignon. Je vous demande
confidentiellement si toutes ces lois antisociales que la révolution
nous a mises sur le dos ont quelques chances de durer autant que moi?

--Monsieur, dit Mainfroi, nous ferons bien de raisonner comme si elles
étaient éternelles; c'est l'hypothèse la plus prudente.

--Oui? Hum! On voit pourtant assez de nouveautés mauvaises pour qu'il ne
faille point désespérer des bonnes. Mais vous avez raison, mieux vaut
mettre les choses au pis et se garder en conséquence. Monsieur Mainfroi,
je n'ai qu'un fils, il est tout mon portrait, il a mes sentiments, mes
idées, mes goûts; en trois mots il me continue. Si vous pouviez le voir,
l'épieu en main, face à face avec un vieux _solitaire_, vous
comprendriez mes préférences pour ce gaillard-là. Quand je l'ai marié à
cette petite Bavaroise, je lui ai donné le villard des Trois-Laux,
jouxte le grand taillis de Vaulignon; c'est la fine fleur de mon bien,
on m'en offrait un million en 43! Ça rapporte cinq pour cent, impôts
payés; il est vrai que je suis le fermier de mon fils et que je ne
m'épargne pas à la peine. Gérard, le comte, vit sur ses terres, en
Allemagne, neuf mois de l'année: mais il passe l'hiver sur les nôtres.
Je l'ai au château depuis la Toussaint avec femme et enfants, trois
garçons et deux filles! Ah! c'est un homme! Je veux lui laisser tout, le
plus tard possible, s'entend; mais, lorsqu'on a passé la soixantaine, il
faut compter avec la mort. Le château et les bois ne sauraient tomber en
plus dignes mains; il aime ce domaine, il ne s'en défera point, il le
transmettra à son fils aîné, et les choses resteront à jamais dans
l'ordre établi par la Providence. La terre de Vaulignon ne doit
appartenir qu'à un Vaulignon. Avouez, monsieur, qu'il serait impie de
séparer ce que Dieu a uni.

--Or, vous avez d'autres enfants, n'est-il pas vrai?

--Moi? Pas du tout! je n'ai qu'une fille.»

A cette exclamation naïve, le jeune homme se départit un peu de sa
gravité. Il répondit en riant:

«Eh mais! c'est beaucoup mieux que rien.

--Au point de vue du coeur, certainement. Me prenez-vous pour un père
dénaturé? J'aime ma fille, monsieur, mais il s'agit ici d'une question
sociale.

--Eh bien! dans la société française en 185..., la loi ne permet pas
qu'on sacrifie un sexe à l'autre.

--Votre loi est une bourgeoise, et nous sommes gens de condition,
sacrebleu! Que serait-il advenu de ma terre et de mon nom, je vous le
demande, si depuis sept cents ans nos cadets et nos filles ne s'étaient
quelque peu dévoués au principe conservateur; s'ils avaient partagé et
repartagé Vaulignon comme les petits d'un cordonnier s'arrachent les
nippes de leurs père et mère? Ce domaine, qui fait l'admiration du
monde, serait haché menu comme chair à pâté, et moi, le chef de la
maison, je traînerais ma noble gueuserie dans le service des télégraphes
ou des contributions directes! Feu mon père, Dieu ait son âme! était
l'aîné de cinq fils. Mes oncles ont-ils rien prétendu sur Vaulignon?
A-t-on vu cette illustre terre tirée à quatre chevaux par nos cadets?
L'un s'est accommodé d'un régiment, l'autre d'un bénéfice, un autre
s'est fait tuer en Amérique dans l'armée de La Fayette, et le plus jeune
a porté sa tête sur l'échafaud le jour même de ma naissance.

--Voilà des gens qui savaient vivre; mais, sans contester le mérite de
leur renoncement, je vous ferai observer que messieurs vos oncles
étaient déshérités par la loi.

--Et ma chère et digne soeur, de sainte mémoire, qui se mit en religion
l'an de grâce 1819 pour me laisser tout mon bien, subissait-elle une
autre loi que celle de son coeur et de sa conscience? Hélas! monsieur,
de telles âmes, on n'en fait plus.

--La vocation manque à Mlle de Vaulignon?

--Absolument, malgré le soin que j'ai pris de la mettre au Sacré-Coeur
toute petite. C'est un esprit romanesque, à la mode du jour. On veut
être aimée; on réclame sa part de bonheur, on fait fi des richesses,
mais on ne dédaignera pas l'année prochaine un coeur de gentilhomme
qu'il me faudra payer écus sonnants, et plus cher qu'il ne vaut. Je ne
me cabre point, je ferai grandement les choses; j'achèterai la fleur des
pois, si tant est qu'il en reste à vendre. Ma fille mériterait d'être
épousée pour elle-même et pour l'honneur de notre alliance, mais il
paraît que vos petits messieurs ne se payent plus de cette monnaie-là.

--C'est que la vie du monde coûte un peu plus cher qu'autrefois.

--Soit; mais lorsque j'aurai déboursé une dot exorbitante, serai-je
libre enfin? Ma fortune m'appartiendra-t-elle? Daignera-t-on permettre
que je dispose de mon bien? On m'avait... non! j'avais projeté de vendre
Vaulignon à mon fils moyennant une rente viagère...»

Le visage de Mainfroi se rembrunit.

«Monsieur le marquis, dit-il, je crains que vos souvenirs ne vous
trompent. Ce n'est pas un propriétaire fanatique, comme vous l'êtes, qui
songe à se déposséder de son vivant. Cette idée, que vous le sachiez ou
non, vous a été suggérée.

--Et par qui donc, s'il vous plaît?

--Ce n'est pas par M. le comte votre fils, mais il se pourrait bien
qu'un soir, au coin du feu, Mme la comtesse...

--La comtesse est un ange, et je trouve nouveau qu'un étranger, sans la
connaître, ait la prétention de savoir ce qu'elle m'a dit!

--Je le sais par un petit miracle de sorcellerie élémentaire, monsieur.
L'idée en question n'a pu venir qu'à une femme, parce que les femmes, et
surtout celles qui ont cinq enfants à pourvoir, se font un sens moral un
peu plus large que le nôtre. Et l'auteur de cet avis doit être une
étrangère, ignorante de nos lois, qui interdisent un tel trafic. Toute
aliénation faite au profit d'un successible en ligne directe, à charge
de rente viagère, est réputée acte gratuit, ou, pour parler un langage
moins technique, si le comte vous achetait Vaulignon à fonds perdu, la
loi supposerait _à priori_ que vous avez voulu avantager M. votre fils
par une libéralité déguisée. Mlle de Vaulignon serait admise à prouver
que son père et son frère, par un accord frauduleux (ce n'est pas moi
qui parle), l'ont frustrée d'une partie des biens que la loi lui
réserve.

--Assez, monsieur! c'est la première fois que j'entends un tel langage,
et l'impertinence de vos lois commence à m'échauffer les oreilles.
Concluons. Quels avantages m'est-il permis d'assurer à mon fils?

--La loi garantit à chacun de vos deux enfants un tiers de votre
fortune; elle vous abandonne la libre disposition du reste. Supposons
que vous possédiez trois millions...

--Je n'ai pas cela!

--Simple hypothèse. Vous pourriez légalement en donner ou en léguer deux
à M. le comte, pourvu que Mlle votre fille en eût un. Comment
estimez-vous la terre de Vaulignon, tout sentiment à part?

--Vaulignon rapporte moins que le villard des Trois-Laux, mais on ne
bâtirait pas le château pour cinq cent mille francs. Et les futaies,
monsieur! les plus belles de France! Roquevert, le gros marchand de
coupes, m'a fait offrir cent mille écus de la superficie: il y a là des
bois de marine comme on n'en voit plus nulle part. Si le villard vaut un
million, les deux domaines font la paire.

--Cela étant, il ne nous reste qu'à trouver cinquante mille louis d'or
pour Mlle de Vaulignon.»

Le vieillard fit un haut-le-corps accompagné d'un fort juron.

«Savez-vous que c'est une somme? Je ne l'ai pas; non, sur l'honneur,
quand même je vendrais mes rentes, mes obligations et tous ces petits
biens qui sont éparpillés autour des Plâtrières! Il faudrait
emprunter... ou épargner longtemps, mais le temps? Ou gagner? Mais je
suis fait pour gagner de l'argent comme mes chiens pour chanter la
messe.

--Le comte est riche; il parferait le million plutôt que de liciter un
de ces beaux domaines.

--Peut-être; si sa femme en est d'avis;... mais cela ou autre chose, il
faut se mettre en règle avec la loi. Je vois d'ici le testament qu'il me
reste à faire. Encore un mot, monsieur. Vous m'avez donné votre avis en
jurisconsulte, mais comme homme et comme gentilhomme m'approuvez-vous
sans réserve? Je vous demande un oui ou un non, et je tiendrai grand
compte de votre sentiment, quel qu'il soit.

--Permettez-moi de distinguer, quoique je ne sois rien moins que
jésuite. J'estime qu'en droit naturel un homme peut disposer
arbitrairement de tout le bien qu'il a gagné lui-même. Il ne doit rien à
ses enfants, sauf l'éducation et les moyens d'existence. Quant à celui
qui n'a pas créé, mais simplement recueilli sa fortune, il n'est à mon
sens qu'un dépositaire chargé de la transmettre à la génération
suivante, et de la répartir sans préférence entre les petits-enfants de
son père. Tel serait votre devoir, si vous étiez simplement un homme;
mais la noblesse dérange tout: un gentilhomme est un être à part, en
dehors de la loi commune. Si ma raison s'insurge à toute heure contre
cette exception, l'esprit de famille et la reconnaissance envers mes
aïeux me commandent de la respecter. Le fait existe, il est constant, je
dois le faire entrer dans mes calculs et raisonner avec vous comme si
nous ne faisions point partie de la grosse humanité. Si je me place à ce
point de vue faux, mais admis, je reconnais que votre patrimoine échappe
aux lois de l'équité vulgaire. Ceux qui vous l'ont transmis de main en
main à travers une demi-douzaine de siècles ont voulu et prétendu qu'il
ne fût jamais divisé. S'ils ressuscitaient tous ensemble pour se réunir
ici en conseil de famille, ils diraient d'une voix que Vaulignon et les
Trois-Laux ne peuvent appartenir qu'à M. votre fils, que cette faveur,
injuste en elle-même, découle logiquement du principe de la noblesse, et
que sans le droit d'aînesse, appliqué ouvertement ou en fraude, toutes
les aristocraties héréditaires verseraient bientôt dans l'abîme du
prolétariat! Tiens! voilà que je plaide: pardon, monsieur.

--Non, ma foi! ne vous raillez pas vous-même; c'est noblement parlé.

--Vous voulez dire parler en noble.

--Et quoi de mieux?

--Rien, rien. Si votre conscience se trouve suffisamment éclairée, je
vous demanderai la permission de passer un habit, car voici huit heures
qui sonnent, monsieur, et je suis commandé de service pour un whist
officiel qui n'attend pas.»

Le marquis s'inclina, tira son portefeuille et dit d'un ton bourru qui
cachait mal son embarras:

«Maître Mainfroi, je vous ai dit que j'étais extrêmement rare à
Grenoble; vous m'excuserez donc si je me hâte un peu d'acquitter ma
dette envers vous.

--Monsieur, répondit Mainfroi, vous m'avez fait l'honneur de me
consulter comme gentilhomme, vous me devez donc plus que de l'argent.»

M. de Vaulignon remit son portefeuille en poche, et tendit les deux
mains au jeune seigneur.


II

Le premier président, M. de Mondreville, n'accueillait pas Mainfroi
comme un avocat distingué, mais plutôt comme un fils. Les vieux
conseillers le choyaient à qui mieux mieux; il était ainsi l'enfant gâté
d'une nombreuse et vénérable famille. Personne ne doutait qu'il ne fût
réservé aux plus hautes dignités de la magistrature, et chacun se
promettait de le pousser dès que l'ambition lui serait venue. Il
semblait formellement engagé par les traditions de la race et par
l'éclat du nom; les amis de son père le suivaient avec orgueil dans la
carrière qu'il avait choisie, mais ils ne lui auraient point pardonné
d'y vieillir.

Rien de plus étonnant que ses débuts: docteur en droit à vingt-deux ans
et grand prix de la faculté de Paris, il s'était fait agréger l'année
suivante avec dispense. Tout aussitôt il était venu réclamer son
inscription au tableau de l'ordre à Grenoble, son stage étant fait à
Paris. Soit curiosité, soit prévoyance, les avoués lui épargnèrent les
longueurs de l'attente: ils accoururent chez lui les mains pleines
d'affaires. Sa première plaidoirie attira plus de monde qu'une première
représentation; c'est à coup sûr la seule fois que les dames se soient
arraché les billets pour un procès de mur mitoyen. La ville de Grenoble
aime son vieux parlement; elle en est fière, elle veille sur cette
gloire et cette grandeur provinciale avec un patriotisme jaloux. La
foule qui se porta au palais pour juger le dernier Mainfroi était
très-exigeante et très-indulgente en même temps, prête à lui pardonner
tous les défauts de son âge, et prompte à désespérer de lui, s'il
paraissait inférieur à cette réputation précoce. Il se montra supérieur
à ses succès d'école, aux éloges de ses maîtres et à l'attente de ses
amis. On vit un beau garçon, modeste, simple et de grande manière; sa
voix pleine et sonore se maintint dans le ton d'une conversation
aimable, en évitant l'emphase et l'éclat. Il discuta posément, poliment
et même avec une certaine bienveillance, les prétentions de la partie
adverse, éclaira les faits, élucida les textes de loi, n'omit rien, ne
laissa pas tomber une parole inutile, et termina par une péroraison
naïve et touchante qui réclamait pour lui l'adoption du tribunal et du
parlement dauphinois. Le tribunal lui donna gain de cause; le président
le complimenta en public suivant un usage patriarcal que j'admire; les
vieux avocats s'étonnèrent qu'un si jeune homme sût parler sobrement et
faire trêve d'érudition; les gens du monde, qui sont plus lettrés à
Grenoble que dans beaucoup d'autres villes, goûtèrent fort cette
éloquence exempte de rhétorique. Quant aux femmes, elles pensèrent que
ce petit Mainfroi devait être joliment persuasif lorsqu'il plaidait sa
propre cause.

Il eut de grands succès en tout genre, et les plus beaux furent ceux
dont le monde ne connut rien. Discret dans le bonheur et gentilhomme en
tout, il mena, sept années durant, une vie cachée et brillante dans cet
hôtel de l'an 1622, qui a l'air si confident et tant de portes dérobées.
Au palais, son talent et sa réputation marchaient de front; il
choisissait scrupuleusement ses affaires: aussi les gagnait-il à coup
sûr. Aux yeux des magistrats, la cause qu'il prenait en main était comme
jugée par lui et gagnée dans son cabinet avant instance. Il avait pleine
conscience de son autorité, et chaque fois qu'il se levait à l'audience,
le ton dont il disait ce simple mot: «messieurs!» aurait valu un long
commentaire. Sans arrogance et même sans fatuité vénielle, il modulait,
accentuait, posait, isolait ce «messieurs,» comme pour le livrer aux
méditations de la cour ou du tribunal. Ce modeste «messieurs,» dans sa
bouche, en disait cent fois plus qu'il n'était gros. On y sous-entendait
tout un exorde ainsi conçu: «Vous me connaissez tous, vous savez que je
ne plaide pas pour gagner ma vie, ni pour faire ma réputation, mais pour
m'asseoir de plus en plus solidement dans l'estime des gens de bien et
pour me rendre digne des honneurs qui m'attendent dans un avenir assez
rapproché. Vous devez donc penser qu'aucune considération ne m'aurait
fait sortir de chez moi ce matin, si je n'étais quatre fois sûr de
gagner la partie. Admettez-vous un seul moment que je me sois trompé sur
le point de fait, ou abusé sur le point de droit? Vous ne le pouvez pas,
car vous savez qu'il ne tiendrait qu'à moi de siéger à vos côtés au lieu
de pérorer devant vous, et que par conséquent je possède, à l'état
virtuel, toute l'infaillibilité de la justice.» Voilà ce qu'il disait
sans le dire, et pas l'ombre d'impertinence dans cette déclaration
muette! Un magistrat célèbre, qui devait être un jour garde des sceaux,
vint à Grenoble en visite chez M. de Mondreville. On lui fit entendre
Mainfroi, et il en fut émerveillé. «Ce jeune homme plaide en
conseiller,» dit-il au sortir de l'audience. Il s'invita à dîner chez
Mainfroi avec le premier président et quelques gens de robe. Après un
long repas où Fleuron s'était surpassée, le personnage, qui appartenait
au petit groupe (aujourd'hui si restreint) des ministres possibles, prit
Mainfroi dans une embrasure et lui parla ainsi:

«Le ministère de la justice fait fausse route. On se croit fort habile
en écartant de la magistrature les hommes que la naissance et la fortune
ont créés libres; on veut avoir, coûte que coûte, un gouvernement fort,
et l'on pense avancer le but en choisissant des hommes dépendants, prêts
à tout, esclaves de leur pain. Mauvaise politique, monsieur! ce
déplacement de mobile, qui substitue l'intérêt à l'honneur et à la
dignité, éliminera les caractères sans nous attirer les talents.
Triplât-on les traitements, ils resteront toujours inférieurs aux
honoraires d'un avocat distingué; nous n'aurons que des hommes de second
et de troisième choix; le ministère public sera faible en comparaison du
barreau, et la magistrature tombera peu à peu dans une médiocrité
incurable. Si jamais le chef de l'État m'honorait de sa confiance, je
m'appliquerais à recruter tout un état-major d'hommes indépendants, oui,
indépendants d'esprit, de caractère et de fortune, fussent-ils même un
peu frondeurs comme les magistrats des vieux parlements! Il faut que
nous soyons autre chose que des fonctionnaires, monsieur. L'ordre
judiciaire est un pouvoir dans l'État. Il reçoit son institution du
pouvoir exécutif, il applique les principes formulés par le pouvoir
législatif, mais il ne doit être valet ni de l'un ni de l'autre. La
vénalité des offices est tombée sous le ridicule; Brid'oison l'a tuée,
j'en conviens, et pourtant ce n'était pas la pire institution de
l'ancien régime. Le magistrat qui avait payé sa charge était chez lui à
l'audience; le beau mot «la cour rend des arrêts et non des services,»
de quelle date est-il? L'ancien régime en a tout l'honneur. Décidément
je préfère la vénalité des offices au ramollissement des consciences.»

Un entretien qui commence ainsi peut aller loin. Mainfroi ne savait pas
encore que tout ministre _in partibus_ est révolutionnaire par état. Il
fut non-seulement séduit, mais enlevé par les théories de son
interlocuteur. Sa jeunesse le livra pieds et poings liés au magistrat
éminent et au fin politique qui tutoyait M. de Mondreville et l'appelait
_copain_ au dessert. Le vieillard et le jeune homme, enchantés l'un de
l'autre, ne se quittèrent point sans conclure une sorte de pacte;
Mainfroi promit de s'enrôler à la première réquisition sous les drapeaux
du futur ministre.

En attendant, il sut se ménager et tenir les occasions à distance. Il
frondait même un peu dans la mesure qui a toujours été permise aux
hommes riches et bien nés.

Le soir de son entrevue avec le marquis de Vaulignon, sur les dix
heures, après le whist du premier président, tandis qu'il savourait une
tasse de thé en souriant à la belle madame Portal, reine de Grenoble et
sa meilleure amie, le procureur général vint le battre en brèche, et le
gaillard ne se rendit point.

«Mon cher grand homme, lui dit le chef du parquet, on m'enlève Pfeiffer,
mon meilleur substitut, et me voilà terriblement en peine. 'Ah! si vous
vouliez!

--Non, répondit Mainfroi. D'abord j'ai mes idées sur les devoirs d'un
magistrat dans le monde; ils sont infiniment plus stricts que ceux d'un
avocat, et je ne prendrai pas sur moi de représenter la justice tant que
je ne serai pas rangé et marié.

--Mais l'honneur de défendre la société ne vaut-il pas quelques
sacrifices?

--Je la défends à ma manière, avec autant d'éclat que je pourrais le
faire au parquet et avec plus de liberté. Quel intérêt aurais-je à
marquer le pas sur la grand'route, lorsqu'un chemin de traverse me
conduit plus directement au but? Tous les grades de la magistrature sont
également accessibles à l'avocat, suivant son âge et sa réputation; il
arrive de plain-pied aux plus hautes fonctions comme aux plus humbles,
pourvu qu'il ait montré ce qu'il vaut. Tant que je reste en dehors de la
hiérarchie, j'ai presque autant de chances d'obtenir le bâton de
maréchal que l'épaulette de sous-lieutenant: une fois enrégimenté, je
devrais suivre la filière. Et comptez-vous pour rien les ennuis, les
dégoûts, les dangers que je m'épargne à moi-même en restant simple
avocat jusqu'au bon moment? Procès de presse et d'association,
manoeuvres électorales, rapports sur l'opinion publique et autres _menus
suffraiges_ qui trop souvent vous compromettent à jamais!»

Voilà comment ce jeune homme dansait autour des arches saintes de la
politique. Il ne prenait au sérieux que la justice et peut-être l'amour.

Le procureur général apprêtait sa réplique lorsqu'un grand bruit lui
coupa la parole. C'était maître Foucou, le plus discret notaire de la
ville, qui entrait en s'ébrouant et soufflant dans ses gants paille à
l'heure où l'on couche habituellement les notaires. «Mes respects, tous
mes respects, monsieur le premier! Mes plus humbles hommages, madame la
première! Mesdames, messieurs, votre fidèle serviteur de tout mon coeur.
Je ne me serais pas mis au lit pour un empire avant de m'être excusé.
Madame la première a dû comprendre qu'il fallait un événement bien
despotique pour m'empêcher de me rendre à sa gracieuse et honorable
invitation. Ah! le devoir! Il commande et j'obéis. Il y a des choses qui
n'attendent pas: la mort entre autres et les tenants et aboutissants
d'icelle.»

Mme Portal poussa un cri d'effroi: «Pour Dieu! monsieur Foucou, si vous
venez d'un lit de mort, ne m'approchez pas!

--Rassurez vos grâces, belle dame, je ne connais ni morts ni malades, et
s'il faut appuyer mon dire de quelque preuve démonstrative, la
discrétion professionnelle ne me défend pas d'indiquer le client qui m'a
fait perdre une si précieuse soirée. C'est un grand propriétaire foncier
qui habite à quelques lieues de Grenoble, un vaillant chasseur devant
Dieu, terreur des loups, des sangliers et des ours.»

Plusieurs voix désignèrent M. de Vaulignon, qui était louvetier en
titre.

«C'est vous qui l'avez dit, poursuivit le notaire. Je ne l'ai pas nommé,
quoique rien n'interdise à un officier ministériel de se faire honneur
des visites qu'il reçoit. Voilà notre belle Mme Portal bien rassurée,
car s'il était vrai que le marquis prît des dispositions, ce que
j'ignore, ce serait de sa part un luxe de prudence. Quelle noble santé!
et quelle force d'âme en présence des questions les plus solennelles!
C'est lui qui aurait bien le droit d'employer la formule: «Je soussigné,
sain de corps et d'esprit...» Mais je doute qu'il sache prévoir les
malheurs de si loin. Cependant lorsqu'on a deux ou trois millions à
laisser,... je ne sais rien, j'indique vaguement la fortune qu'on lui
prête,... et lorsqu'on est chargé par la Providence d'assurer la
grandeur et la perpétuité d'un grand nom!... il faut penser à tout. Ceux
qui n'ont qu'un seul héritier sont bien libres de mourir intestats, si
bon leur semble. Oui, mais la question ne se présente pas souvent avec
cette simplicité...»

Le bonhomme s'arrêta un moment, et ses yeux firent le tour de
l'assemblée en quêtant une interrogation qui lui permît de poursuivre.
La femme d'un conseiller prit pitié de sa peine et dit:

«Combien a-t-il d'enfants, le marquis de Vaulignon?

--Ah! vous pensez encore au marquis, chère dame? Moi je n'y étais plus.
Je suivais mon idée dans une tout autre direction. M. de Vaulignon doit
avoir deux enfants, si je ne me trompe: un fils d'abord,... je dirais
même _avant tout_, car enfin un fils est presque tout dans ces vieilles
familles. Bienheureux les garçons! j'en ai vu plus d'un en ma vie à qui
le bien venait en dormant. N'allez pas croire au moins que M. le comte
soit un endormi! Ce n'est pas de son lit qu'il attend la fortune, c'est
sous bois, au triple galop, derrière la meute de son père: Nemrod, fils
de Nemrod! Je suppose néanmoins que, s'il trouvait sur sa route une
couple de millions en biens-fonds nets d'hypothèques, le jeune homme se
baisserait pour les ramasser. Les rencontrera-t-il? Voilà ce que
j'ignore, et même si je le savais, je n'en soufflerais mot. Ce qu'on
peut affirmer, c'est que M. le marquis est ferré sur le code, et qu'il
ne donnera jamais à Pierre ce que la loi réserve à Paul ou à Pauline.

--Maître Foucou! demanda Mainfroi, est-ce que Pauline est le nom de Mlle
de Vaulignon?

--A Dieu ne plaise, monsieur! mais je vous jure que Mlle Marguerite est
hors de cause. Pourquoi donc mettez-vous au particulier ce que je dis en
général? Est-ce que je suis un bavard, un homme léger, un notaire sans
gravité, discrétion ni consistance? Mlle Marguerite, quoi qu'il arrive,
sera toujours un des plus beaux partis de la province. Ne me demandez
pas quelle dot on lui destine, je dois l'ignorer; mais elle sera pourvue
en héritière, quand même elle n'hériterait de rien,... je m'entends. Et
jolie avec cela comme,... oui, comme Mme Portal à dix-huit ans; un vrai
type de reine, elle aussi, mais naturellement une beauté moins faite,...
je dis moins achevée. Il est bien malheureux que cette pauvre enfant
soit séquestrée à Vaulignon. Quel succès, si M. le marquis daignait la
produire à Grenoble! Et je crois qu'elle-même préférerait la compagnie
de ces dames au tête-à-tête avec une belle-soeur dont il ne m'appartient
pas de dire aucun mal.»

Ce coupable bavardage d'un sot amusa presque toute la compagnie; mais
Jacques Mainfroi n'en rit guère, et il rentra chez lui passablement
rêveur. «Ainsi donc, pensait-il, le testament est fait; ce gentilhomme
des bois, en me quittant, a couru chez son notaire. Il se trouve que
j'ai exercé quelque influence sur le sort, ou, du moins sur l'avoir
d'une fille qui ne m'est rien, que je ne verrai peut-être jamais, et qui
probablement ignore jusqu'à mon nom. Lui ai-je été nuisible ou utile?
qui le sait? Le père semblait bien résolu à la dépouiller dans les
limites du possible; mais, lorsqu'il m'a prié de lui donner mon avis
comme homme, je n'avais peut-être qu'un mot à dire pour sauver à cette
pauvre enfant un grand tiers de son bien. Reste à savoir si elle aurait
été plus heureuse étant plus riche. A cette loterie du mariage, les
numéros gagnants ne sont pas toujours ceux qu'on a payés cher. Qui
pourra-t-elle épouser ici? Je ne vois guère de partis pour une héritière
d'un million. Il n'y en aurait pas du tout pour une héritière d'un
million et demi. Comment est-elle? quelle femme est-ce? J'ai vu le papa,
je devine le frère; ces propriétaires-chasseurs sont tous les mêmes: mes
chiens, mes chevaux, mes pipes, ma cave, mon nom! Mais la fille et la
soeur de pareils hommes, à quoi peut-elle ressembler? A Mme Portal? Quel
triple sot que ce notaire! Amélie Portal est un beau fruit de jardin;
cette petite doit avoir dans l'esprit, dans les manières, dans tout son
être enfin, les saveurs âpres et les parfums subtils du sauvageon.»

En rentrant au logis, il chercha Vaulignon sur la carte d'état-major. Sa
nuit fut agitée, ce qui ne veut pas dire mauvaise. Il vit un pêle-mêle
de loups, de notaires, de contrats, de testaments et de jolies filles à
qui Mme Portal servait de mère. Cependant Mme Portal avait à peine cinq
ou six ans de plus que lui.

Ces rêves le poursuivirent pendant une quinzaine; ils finirent par
l'obséder en plein jour, à l'audience, dans le monde, et même au milieu
des visites intimes qu'il recevait de temps à autre. Pour mettre un
terme à cette persécution, il n'imagina rien de mieux que d'aller rendre
à M. de Vaulignon la poignée de main qu'il lui devait. Il partit à
cheval un matin de février, par un joli soleil qui fondait lentement la
neige sur les routes. En trois heures de promenade, il atteignit le
villard ou village de Vaulignon, éparpillé sous un château de fière
tournure. Dirai-je qu'à cette vue le coeur lui faillit? Non, mais il
éprouva le besoin de se recueillir en mangeant un morceau. L'aubergiste
ne se fit pas prier pour lui apprendre que les seigneurs couraient le
sanglier à une lieue du château. M. Lafeuille, le valet de limiers,
avait bu la goutte au village en revenant de faire le bois; il avait
connaissance d'un vieil ermite baugé dans l'enceinte des grands mélèzes.
Le vautrait n'était sorti des communs qu'à dix heures, parce que les
dames suivaient. L'animal devait être détourné depuis un bout de temps;
il s'était fait battre sur place pendant une demi-heure, ensuite de quoi
il avait pris un grand parti, et personne ne pouvait dire où était la
chasse. Sur ces renseignements, Mainfroi comprit qu'il avait quelques
chances de se promener jusqu'au soir sans faire de rencontres. Moitié
content, moitié fâché, comme un homme qui ne sait ni ce qu'il craint ni
ce qu'il désire, il remonta sur sa bête, et gagna la forêt sans autre
guide que le hasard.

Il y a de vieilles banalités qui sont usées jusqu'à la corde et qui
pourtant s'imposent en quelque sorte à l'esprit le moins banal.
Mainfroi, qui était l'homme le moins niais du monde, ne put se défendre
de penser à cet éternel roman où le sanglier furieux joue le rôle de la
Providence, Mlle de Vaulignon, seule et désarçonnée en face du monstre,
le solitaire fondant sur elle pour la découdre, et tout à coup, un beau
jeune homme, le fer en main... «Mais grâce à Dieu, pensait-il en riant,
ma seule arme est une cravache. Quoi qu'il arrive à la belle Marguerite,
je n'aurai pas le ridicule de la sauver.»

Cette méditation prosaïque fut coupée par le tumulte de la chasse. La
voix des chiens, une fanfare, le _vloo, vloo_! des piqueurs, une boule
noirâtre et hérissée qui coupa le chemin et se rembucha lestement, la
meute haletante, le galop de quelques chevaux, la face illuminée du
marquis, c'est tout ce qu'il eut le temps de voir et d'entendre. Le
gibier, les chiens et les hommes étaient trop à leur affaire pour
s'arrêter au spectacle d'un avocat.

Quelques minutes après, il vit passer un cheval attardé, mais plein de
feu, qui galopait par bonds en secouant le plus étrange fardeau du
monde... Figurez-vous une petite maman courtaude, épaisse, couperosée,
mal endentée, aux trois quarts décoiffée et traînant à la remorque une
cordelette de cheveux blonds tordus avec un velours vert: la robe marron
et bleue, chargée de passementeries rouges et de perles multicolores,
avec des manchettes de fourrure et un boa noué en double autour du cou:
telle était la comtesse de Vaulignon, née baronne de Brintzheim; on naît
baronne dans quelques royaumes saugrenus.

Mainfroi la reconnut sans la connaître: «Allons! dit-il, le poste est
bon: un peu de patience, et Marguerite viendra se faire passer en
revue.» Mais au bout d'un quart d'heure il supposa qu'on l'avait mal
informé, que la fille du marquis n'était pas sortie et qu'il n'avait
plus rien à voir dans ces parages. Il s'orienta de son mieux et reprit
la direction du villard. Déjà l'épaisseur du bois sensiblement éclaircie
montrait la lisière, et il pressait le pas pour se remettre en plaine,
lorsqu'au détour d'une avenue il vit une amazone du plus beau style en
costume Louis XIII. Grande, svelte, souple, imperceptiblement
abandonnée, elle ondulait aux allures d'un fort cheval de demi-sang. La
main gauche qui tenait les rênes reposait négligemment sur le pommeau de
la selle, la droite pendait avec la cravache sur l'épaule de la monture.
La fière simplicité de l'habit rehaussait la beauté un peu sévère du
visage; les gants de chamois, trop longs et trop larges, étaient ceux
d'une vraie grande dame qui se gante pour protéger ses mains et non pour
les montrer aux passants. Mainfroi s'arrêta net et attendit dans une
contemplation recueillie cette belle déshéritée qui regardait vaguement
le paysage sans rien voir. Lorsqu'ils furent à dix pas l'un de l'autre,
le jeune homme s'approcha d'elle et salua avec grâce; elle répondit d'un
air froid, mais sans témoigner plus de crainte ou d'étonnement que si
elle avait été abordée par un inconnu dans le salon de son père.

«Mademoiselle, dit-il en s'efforçant d'être brave, vous avez perdu la
chasse?

--Non, monsieur, je l'ai laissée.

--Je comprends; on allait d'un si terrible train...

--Oh! ce n'est pas cela, mais la chasse m'ennuie parce que je la sais
par coeur. Toujours la même chose!

--Et vous ne craignez pas d'aller seule à travers bois?

--Que craindrais-je? Je suis chez nous, et personne ne me veut de mal
que je sache.

--Cependant... une jeune fille... Il pourrait se rencontrer sur votre
route... on pourrait vous dire de ces choses qui font rougir.

--Quoi, par exemple?

--Mais... si l'on vous disait à brûle-pourpoint que vous êtes belle?

--Je le sais, mais comme je n'ai pris ma beauté à personne, je n'ai pas
lieu d'en être honteuse.»

Mainfroi fut comme étourdi sous le coup de cette naïveté fière, mais il
se remit bientôt et reprit:

«Vous êtes plus que belle, mademoiselle de Vaulignon; vous êtes simple,
digne et forte, et l'homme qui vous épousera est heureux entre tous les
hommes!»

Elle pâlit un peu, regarda Mainfroi sérieusement, et dit:

«Est-ce que vous le connaissez?

--Non, et vous?

--Ni moi non plus, mais je sais qu'il n'est pas loin.»

Le regard de Mainfroi fit lentement le tour de l'horizon.

«Vous parlez sans doute au figuré? dit le jeune homme.

--J'ai vingt ans, monsieur, et mon père s'occupe de mon prochain
établissement. Voilà ce que je sais, et ce qui me permet de dire que mon
futur mari ne saurait être loin.

--J'éprouve une violente démangeaison d'être indiscret et de vous
demander: comment l'aimeriez-vous, mademoiselle?

--Il y a un jeu, vous savez, où l'on fait de ces questions-là. Je
l'aimerai comme on me l'offrira, monsieur, car il sera tout choisi la
première fois qu'une occasion fortuite ou apprêtée le placera devant mes
yeux. N'est-ce pas partout ainsi?

--Sans doute. Et les idées de monsieur votre père...?

--Sont celles de tous les pères de sa condition: un nom, de la fortune,
quelque jeunesse encore, et la réputation de galant homme.

--J'entends; mais se peut-il que pour vous plaire, pour toucher cet
adorable coeur, si naturel et si prime-sautier, il suffise de se
présenter avec l'agrément de M. le marquis?

--Une fille ne doit-elle pas entière déférence aux voeux de son père?

--Et puis un mari, quel qu'il soit, paraît moins odieux que le couvent,
n'est-ce pas?

--Le couvent? Vous savez donc tout? Eh bien! oui, je hais le couvent et
je le tiens pour infâme! Il ne parle que de Dieu, et il va contre notre
destinée divine, qui est d'aimer un mari et d'élever des enfants.

--Brava! brava!

--Pourquoi m'applaudissez-vous comme si j'avais chanté un air? Rien
n'est donc sérieux, venant de nous, et nous ne serons jamais que les
poupées des hommes? Quel plaisir trouvez-vous à vous moquer depuis un
quart d'heure en me questionnant sur des choses que vous savez mieux que
moi?

--Mais, mademoiselle, je vous jure...

--Vous me jurez que le hasard, le pur hasard vous a jeté sur mon chemin
dans un domaine qui est à nous et où personne ne passe, excepté nous?
M'auriez-vous abordée si cavalièrement, si vous n'aviez pas eu les
pleins pouvoirs de mon père? Suis-je une femme qu'on puisse accoster au
milieu des bois sans l'aveu de ses parents?

--Pardon! cent mille fois pardon, mademoiselle! Ne me punissez pas d'un
mouvement spontané, irrésistible, dont je comprends trop tard la
coupable imprudence! Personne ne m'a permis de vous parler comme j'ai
osé le faire. C'est le hasard ou plutôt la fatalité qui m'a jeté sur
votre route; mais jamais sentiment plus respectueux, idolâtrie plus
servile n'a mis un coeur bien né sous les pieds d'une noble et
courageuse fille, et si vous daignez me permettre...»

Elle se redressa fièrement, assembla son cheval, laissa tomber sur
Mainfroi un regard où le feu semblait jaillir au milieu des larmes et
fit siffler sa cravache en criant:

«Vous disiez vrai, j'ai eu tort de quitter la chasse: nos bois ne sont
pas sûrs!»

Lorsqu'il eut trouvé sa réponse, Marguerite était loin.

La curiosité seule avait poussé Mainfroi à cette équipée; il en revint
presque amoureux. A peine s'il donna huit jours à la réflexion, lui qui
passait pour le jeune homme le moins précipité de la province. Il
s'abattit sur le cabinet de maître Foucou comme une corneille sur un
noyer.

«Mon cher monsieur, dit-il au bonhomme, c'est une négociation
très-délicate qui m'amène à vous. Vous êtes le notaire de la famille
Vaulignon; le marquis est toujours dans l'intention de marier sa fille?

--Plus que jamais!... du moins autant qu'il m'est permis de le
conjecturer.

--Pensez-vous qu'un garçon jeune encore, honorablement né, maître d'une
jolie fortune et assez bien dans ses affaires pour épouser Mlle de
Vaulignon sans dot, aurait quelques chances d'être agréé?

--Comment donc! mais à bras ouverts. Seulement, mon cher maître, votre
client a manqué le coche. La semaine dernière on aurait pu voir. Eh! eh!
le marquis n'était pas homme à mépriser un gendre détaché des biens de
ce monde. Notre épouseur a constitué de beaux avantages à la future, je
suis content de lui; mais son notaire, ce scélérat de Tétard, n'a pas
rompu d'une semelle sur le terrain de la dot. Ah! le chien! il voulait
le million tout rond, et le diable ne l'en a pas fait démordre. Nous
n'avions pas la somme, il fallait emprunter, je l'ai dit carrément; le
monstre a répondu que deux cent mille francs n'étaient pas une affaire,
et que M. le comte pouvait les avancer, sauf à les reprendre plus tard.
C'est la comtesse qui ne riait pas! Vous sentez, mon cher maître, que je
me livre à vous comme à un confesseur. Il faut que je sois sûr de votre
caractère pour déroger à cette discrétion qui est la grande loi de ma
vie. Je crois donc que jeudi dernier et même vendredi matin, avant dix
heures, un gaillard qui serait venu dans les dispositions que vous
dites, n'aurait pas été éconduit à coups de fourche; mais, _consummatum
est_, comme dit Cicéron. M. le vicomte de Montbriand a notre parole, et
nous la sienne. Bonsoir la compagnie! _Tarde venientibus ossa!_ Toujours
du Cicéron, pour vous montrer qu'on possède vos confrères; mais, sans
rancune, pas vrai? Si vous avez un client à établir, j'ai moi, quelques
douzaines de clientes, et dans les prix les plus variés. Il faut que
vous me fassiez l'honneur de dîner ici un de ces jours avec trois ou
quatre compères de ma connaissance. L'ermitage de 1834 commence à
s'ennuyer derrière les fagots; nous lui dirons une parole.»

Il bavarda longtemps sur ce ton sans obtenir un mot de réplique.
Mainfroi le laissa dire et n'entendit rien, sinon que Marguerite était
perdue pour lui.

Du plus heureux gentilhomme et du plus illustre avocat de Grenoble il ne
restait qu'un corps sans âme. On le vit, quinze jours durant, s'absorber
dans la solitude, fuir le monde et fermer sa porte aux amis. Les clients
seuls le trouvaient solide au poste; il donna ses consultations avec une
admirable lucidité, suivit les audiences, ne fit pas remettre une
affaire et parla comme un ange, autant de fois qu'il eut à plaider.
L'avocat survivait à l'homme.

Je ne sais quelle fausse honte l'empêcha de refuser l'invitation de M.
Foucou, qui le sommait de sa parole. Peut-être eut-il peur d'éveiller
les commentaires et de livrer à ce vieux profane le secret de sa
mélancolie; mais jugez de ce qu'il devint lorsque sur cinq convives on
lui offrit MM. de Vaulignon père et fils, et le vicomte de Montbriand!
Les deux autres étaient maître Tétard, notaire de Paris, et M.
Roquevert, marchand de bois, le plus fort client de l'étude.

De prime abord, Mainfroi fut troublé à fond, mais il usa du privilége
qui permet à tout homme de loi de renfermer ses émotions dans sa
cravate. Il opposa une réserve courtoise à l'accueil cordial du marquis,
et paya de morgue les deux beaux-frères, qui se tutoyaient déjà, comme
gens qui n'en sont plus à se griser ensemble. La froideur lui coûta
moins encore avec l'illustre Roquevert, qu'il avait fait condamner
maintes fois au civil et qu'il attendait patiemment en police
correctionnelle. On dîna comme on dîne chez ces gros gourmets de
province qui envoient leur femme à la cuisine lorsqu'ils ont du monde à
traiter. Les entrées succèdent aux entrées, on entasse rôti sur rôti, et
les vins savamment échelonnés vont de plus fort en plus fort jusqu'à ce
qu'il s'ensuive un abrutissement général.

A l'heure des faisans truffés et du vieux vin de l'Ermitage, les
caractères et les intérêts commencèrent à se dessiner aux yeux de
Mainfroi. Le marquis s'épanouissait en luron dans un contentement
égoïste. Il avait enchaîné sa terre à son nom par acte authentique, il
s'était débarrassé de sa fille, il allait enfin vivre à sa guise, sans
devoirs à remplir qu'envers lui-même, maître de son revenu, de sa
personne et de ses affections qu'on flairait tant soit peu roturières.
Le gendre était un petit viveur de Paris, quelque peu fatigué par les
clubs, les restaurants nocturnes et le reste, assez joli garçon, assez
brave, assez ignorant, assez fat, assez gai, original en résumé comme la
dix millième épreuve d'une gravure de modes. Mainfroi crut entendre que
ce jeune homme se mariait surtout pour obéir à un oncle riche, qu'il ne
comptait pas se ranger, mais reprendre au plus tôt ses habitudes de
sport et d'Opéra. Le vicomte parlait savamment du corps de ballet: il
semblait être de moitié dans une écurie à moitié connue, et courir le
_steeple-chase_ de temps à autre pour disputer la moitié d'un prix. S'il
déplut à Jacques Mainfroi, point n'est besoin de le dire. Un tel homme
était sur le point d'épouser Marguerite, et il parlait de tout, excepté
d'elle; il ne daignait pas même jouer la comédie élémentaire de l'amour
heureux! Quant à M. Gérard de Vaulignon, il débuta par faire pitié à
Mainfroi. Moins grand, moins beau, plus épais que son père, visiblement
dégénéré en tout, il offrait par surcroît quelques symptômes de
dégradation personnelle. On devinait en lui l'homme qui rougit de sa
femme et qui voudrait la cacher au monde, mais qui se console à huis
clos par les vulgaires satisfactions du bien-être et par le plaisir de
faire une grosse maison. Bon diable au demeurant, cordial après boire et
capable d'un mouvement généreux dans l'ivresse d'une excellente affaire,
ce n'était pas encore une âme basse, mais c'était déjà un gentilhomme
déchu. L'avocat ne tarda guère à deviner certain petit complot qui se
tramait autour de la table. Le hasard seul n'avait pu égarer en si
honorable compagnie ce pilote côtier de la loi qu'on appelait Roquevert.
Quelques paroles échappées au comte de Vaulignon entre deux verres de
vin de Champagne firent dresser l'oreille à Mainfroi. Il comprit que la
grosse amazone aux cheveux rares inspirait son mari, quoique absente, et
lui dictait une combinaison subtile. La bonne dame avait prêté deux cent
mille francs au marquis pour compléter la dot de Marguerite et bannir du
château une belle-soeur qu'elle haïssait; mais après s'être fait donner
toutes les garanties possibles, elle avait eu connaissance du testament
qui léguait tous les biens-fonds de la famille au comte Gérard. Cette
nouvelle, au lieu de la transporter de joie, l'avait atterrée; elle
sentit que par le fait elle avait pris hypothèque sur son mari,
c'est-à-dire sur elle-même. Si le marquis mourait demain, par accident
ou maladie, la comtesse héritait de Vaulignon et des Trois-Laux, mais
ses deux cent mille francs étaient perdus. Comment les recouvrer en
temps utile? le vieillard n'était pas homme à se priver de rien;
supposer qu'il économiserait un tel capital avant sa mort, c'était
folie. On pouvait le décider à vendre les plus belles coupes de
Vaulignon, mais ne serait-ce pas se payer soi-même sur son propre bien?
La jeune dame était dans la dernière des perplexités lorsqu'elle
recueillit certains propos tenus par Roquevert à l'office. Roquevert
n'était point admis à la table du château. On le laissait entrer dans la
salle à manger sur la fin du dessert, et, debout devant la famille
assise, le riche maquignon d'affaires buvait un verre de vin comme le
facteur rural ou le premier garde venu. Cette hospitalité hautaine le
tenait à distance et paralysait un peu ses moyens, mais il se
dédommageait aux cuisines, avec la certitude que ses paroles ne
tombaient pas dans l'eau. Il y répéta si souvent et avec tant
d'assurance: Je peux faire gagner un million à M. le marquis; il broda
de telles variations sur ce thème mélodieux que la petite comtesse âpre
au gain se sentit devenir toute rêveuse.

Elle voulut que cet homme expliquât librement ses projets; elle choisit
le terrain pour que l'amphitryon, esprit pratique, pût contrôler chaque
idée au passage, et comme le sentiment du droit n'était pas la faculté
maîtresse de M. Roquevert, elle pria _son bon_ Foucou d'inviter un
jurisconsulte. Voilà par quel surcroît de précaution Mainfroi se
trouvait de la fête. S'il ne devina point d'emblée tout le mystère, il
en comprit assez pour se tenir en homme averti.

A l'arrivée du fromage glacé, le comte Gérard fit un signe, et presque
aussitôt Roquevert tomba dans une ivresse expansive. Il se glorifiait et
s'accusait en même temps d'avoir _refait_ M. le marquis dans le marché
des Plâtrières; c'était un bien assez étendu, mais fort éparpillé, qu'il
venait d'acheter en bloc. Le pêcheur en eau trouble joua très-finement
le rôle d'un fripon pénitent qui vole par instinct, mais se confesse par
principe. Son insolente humilité ne ressemblait pas mal à celle de
Scapin lorsqu'il s'excuse des coups de bâton que...

M. de Vaulignon, qui n'était pas la patience même, l'interpella rudement
et lui dit:

«Oh! mons Roquevert, si le bien mal acquis vous pèse sur l'estomac,
libre à vous de fonder un hospice ou une église; mais on n'achève pas un
homme de bien comme une perdrix démontée, en lui enfonçant dans la nuque
une plume arrachée de son aile. Entendez-vous?

--J'en...entends bien, monsieur le marquis; mais à tant faire que de
res...tituer, j'aimerais mieux vous rendre la chose à vous-même. Cette
plâ...â...â...trière, c'est un trésor, ni plus ni moins, dans la
circonstance actuelle. Je tiens le monopole! Le grrrand mo-no-pole,
entendez-vous? Et je suis de mon temps, moi! L'heure des grands
monopoles a sonné; tant pis pour les sourds, sans o...o...offense!
Attendez que je boive un coup pour me délier la langue.»

Il en but deux, et le drôle devint éloquent. Il exposa le plan d'une
vaste spéculation qu'il préparait de longue main sur les plâtrières du
pays. On en connaissait aux environs de Grenoble une quinzaine en tout,
qui, exploitées séparément, se faisaient une concurrence désastreuse. Il
avait conçu le projet de les accaparer toutes pour réduire les frais
généraux et faire la loi aux consommateurs. Produisant à meilleur compte
et vendant plus cher, on réalisait un double profit. Le plâtre était
demandé par l'industrie du bâtiment d'abord, ensuite par l'agriculture,
qui le prodiguait depuis un certain temps aux sainfoins, aux trèfles et
aux luzernes. Il fit sonner les chiffres. L'achat des plâtrières coûtait
tant; elles rapportaient tant par année; en élevant les prix d'un tiers,
en réduisant les frais d'un quart, on s'assurait un bénéfice annuel d'un
million au minimum. Or il avait la main sur toutes les carrières; elles
étaient achetées et en partie payées. Pour le solde, rien de plus facile
que de puiser dans les poches du public. La compagnie des gypses de
l'Isère, fondée au capital de cinq millions et payant un dividende d'un
million par an soit vingt pour cent, devenait le placement favori des
pères de famille. Les actions de cinq cents francs montaient à mille au
bout de la seconde année, et alors les heureux fondateurs, réalisant
leurs titres, empochant leur bénéfice, passaient l'affaire à d'autres et
assistaient en simples curieux aux prospérités toujours croissantes de
l'entreprise. Il cita vingt spéculations inaugurées comme la sienne sous
l'oeil de la justice, sous l'aile du pouvoir, et qui toutes avaient
enrichi, sinon les actionnaires, au moins les administrateurs.

A ce discours, le marquis répondit en vrai gentilhomme:

«Qu'est-ce que tout cela me fait? La terre que je vous ai vendue est à
vous; tirez-en des milliards, si bon vous semble. Auriez-vous la
prétention de me gratifier sur vos profits, mon cher?»

Le bon apôtre se récria. C'était une restitution qu'il offrait, et il
l'offrait parce qu'elle avait été stipulée verbalement par maître
Foucou, en faveur de son noble client, dans la vente de la plâtrière.
Maître Foucou, interpellé, n'osa point démentir le fait, quoiqu'il n'en
eût aucune souvenance. Il demeura donc établi que le marquis de
Vaulignon avait droit à un certain nombre d'actions libérées dans la
compagnie, et Roquevert insinua que, si l'illustre actionnaire daignait
administrer ou surveiller lui-même l'emploi de ses deniers, ce serait un
grand honneur pour les gypses de l'Isère.

Tous ces propos s'échangeaient autour de la table, à bâtons rompus, au
milieu du bruit des bouchons, du cliquetis des verres, des plaisanteries
grivoises, d'une chanson fredonnée par maître Tétard et d'une histoire
_à tout casser_ que le vicomte racontait pour la vingtième fois à
Gérard. Le marquis ne parut pas même effleuré par la tentation de
recommencer une fortune; mais le comte Gérard mordait avidement à
l'appât. Mainfroi comprit que tôt ou tard l'influence du fils jetterait
le père dans le plâtre; mais il ne daigna point les dissuader du
tripotage. Tout était fini pour jamais entre lui et cette famille.
Marguerite lui devint étrangère; il se voyait séparé d'elle
non-seulement par la personne d'un mari, mais par ce triste Gérard de
Vaulignon, qui semblait le moins désirable des beaux-frères.


III

Quelques années après ce mémorable festin dont on parle encore à
Grenoble, dans les premiers jours de décembre 186..., Jacques Mainfroi,
bâtonnier de son ordre, reçut le billet suivant sur papier de deuil:

  «On m'assure, monsieur, que vous avez autant de générosité que
  d'éloquence; c'est pourquoi je viens à vous. Un indigne procès qui
  outrage les lois mêmes de la nature m'a plus que ruinée; je dois le
  peu qui me reste et quelque chose en sus. Ce n'est pas la pauvreté que
  je crains, ni même de rester insolvable devant les _malhonnêtes_ gens
  qui m'ont dépouillée; mais ma liberté est en jeu, et pour moi qui ai
  passé vingt-cinq ans sous le ciel, au grand air, dans mes chères
  forêts de Vaulignon, la liberté, monsieur, c'est la vie. Les juges
  auraient pitié de moi, s'ils savaient qu'une question de mort, une
  affaire _capitale_ est cachée sous ce procès civil; mais qui peut se
  flatter d'attendrir les juges? Vous sauriez tout au moins les
  persuader, vous qu'ils aiment, qu'ils honorent, vous qui par
  excellence, à ce que j'entends dire, avez l'oreille de la cour. Pourvu
  qu'on ne vous ait pas déjà travaillé contre moi! Je frémis à cette
  idée; on a fait tant de manoeuvres à Grenoble et à Paris! Si vous ne
  vous rangez de mon bord, je suis morte. Vous voyez bien, monsieur, que
  mon dernier, mon unique espoir est en vous. Quand même vous auriez
  quelques préventions, accordez-moi une heure d'audience, rien qu'une!
  Je jure de vous prouver que ma cause est juste devant Dieu. Il faut
  pourtant vous avouer que tout le monde ici la croit perdue. Si vous
  éprouviez un échec! le premier! par ma faute! pour vous être
  aveuglément fié à moi! Cette idée est affreuse, et pas la moindre
  compensation à vous offrir! Eh bien! c'est peut-être cela même qui
  vous décidera. J'aurais été ainsi, moi, si Dieu m'avait accordé de
  naître homme. Les luttes, les dangers, une bonne action presque
  impossible et rien au bout: c'est tentant! Vous allez croire que je
  suis folle! Non, monsieur, j'ai toute ma tête, et pourtant on la
  perdrait à moins.

  «A bientôt, monsieur, n'est-ce pas? Je doute si peu de vous que je
  vous remercie à l'avance.

  «Vicomtesse de MONTBRIAND.»

Le jeune bâtonnier répondit par retour du messager:

  «Me Mainfroi présente ses plus humbles hommages à Mme la vicomtesse de
  Montbriand, et la prie en grâce de vouloir bien rester chez elle vers
  deux heures.»

Or, comme il n'était que midi, Jacques eut tout le temps de se remémorer
l'histoire des dernières années: le mariage de Marguerite célébré au
château, sans témoins, sauf le strict nécessaire; le jeune couple
traversant Grenoble à nuit close pour déjouer la curiosité provinciale,
qui dort peu. Six ou sept mois plus tard, au moment des courses
d'automne, les petits journaux de sport annonçaient la mort du vicomte,
écrasé sous son cheval à La Marche et rapporté dans l'enceinte du pesage
par deux horribles gamins qui lui firent cette oraison funèbre: «En
voilà un qu'est aplati comme deux sous de galette, mes bons messieurs.»
Vers ce temps-là, quelques désoeuvrés, guetteurs de diligences,
prétendaient avoir vu passer la jolie veuve en poste, sur la route de
Grenoble à Vaulignon. La spéculation des plâtrières était alors dans son
plein et dans son beau; le plâtre coûtait cher à Grenoble et aux
environs; il n'était bruit que des bénéfices réalisés par le monopole;
le marquis, ivre de succès, se laissait nommer président du conseil
d'administration; le comte Gérard accourait du fond de l'Allemagne avec
son intéressante famille, et faisait rafle sur les deux cents premiers
billets de mille francs. Un an, deux ans passaient sur la tête des
hommes; les actions des gypses de l'Isère obtenaient une plus value de
cent vingt-cinq pour cent. Tout à coup un simple rustaud, vigneron d'une
mauvaise vigne, s'ennuyait de payer le plâtre deux fois trop cher: il
appelait un ingénieur, faisait sonder son domaine et découvrait un
gisement aussi long, aussi large et aussi profond que pas un des quinze
autres. Le monopole arrêtait cette concurrence au plus tôt, mais il en
coûtait bon. D'ailleurs l'éveil était donné; tout le monde cherchait du
plâtre, quelques-uns même en trouvaient; trois carrières inédites
vinrent s'offrir à la fois. Le marquis veut qu'on les accapare à tout
prix; Roquevert aime mieux qu'on les ruine; grand débat, assemblée
orageuse, résolution favorable au marquis, et Roquevert en profite pour
tirer son épingle du jeu. Il vend ses titres par dépit, ou mieux par
prudence; M. de Vaulignon les achète, et c'est le commencement d'une
baisse qui ne doit plus s'arrêter qu'à zéro. Roquevert, vieux, gros,
commun, presque illettré et parfaitement taré, mais riche à dix
millions, épouse la fille d'un préfet criblé de dettes; il devient
conseiller général, député, propriétaire d'un journal officieux; il
aspire au sénat et choisit déjà dans ses nombreux domaines celui dont il
prendra le nom, s'il est fait comte. M. de Vaulignon, têtu comme un
casque, se retranche dans son monopole que des centaines de concurrents
battent en brèche de tous côtés. Chaque matin un nouveau paysan découvre
une nouvelle carrière: il semble que le sol de l'Isère se change en
plâtre pour changer l'or en cuivre au château de Vaulignon. A toute
force enfin, sur le cri des intéressés, on liquide. L'affaire est
désastreuse pour tous, mais surtout pour l'honnête homme sans malice qui
s'est laissé mettre en avant, qui a pris sur lui, qui s'est engagé pour
les autres, donnant sa signature à tort et à travers. Une spéculation ne
se dénoue pas en cinq minutes comme un vaudeville: le quart d'heure de
Rabelais a duré trois ans pour le moins. Le marquis a commencé par
rendre tout ce qu'il avait mis en poche, mais assurément c'était peu; la
chronique évaluait ses pertes à plus d'un million. Qu'a-t-il fait? où
s'est-il procuré des ressources? D'aucuns prétendent que sa fille s'est
un peu dépouillée, d'autres qu'il a dépouillé sa fille. Personne ne
suppose que le comte Gérard soit venu à la rescousse: il a fait une bien
longue absence et dans le plus mauvais moment, ce Gérard; mais, en
somme, on avait soldé le plus gros l'année dernière, quand le marquis
fut frappé de paralysie. Voilà sa succession ouverte depuis dix mois; le
comte et la comtesse se sont fait envoyer en possession du château et
des deux domaines; ils payeront ce qui reste dû.

Les faits connus n'expliquaient ni la ruine totale de Mme de Montbriand,
ni ce danger de mort dont elle se disait menacée. La pauvre femme
s'était laissé induire en procès contre le testament très-régulier de
son père; elle avait perdu en instance, en appel et en cassation. Le
tribunal venait encore de donner gain de cause à la famille contre elle
dans un règlement de compte. Ces procès avaient dû lui coûter cher, mais
ils ne pouvaient pas avoir dévoré un million de dot et un demi-million
de douaire; la justice n'est pas encore si gourmande en ce benoît pays!
Et quand même la vicomtesse ne posséderait plus rien, n'y a-t-il pas un
vieux proverbe qui dit: plaie d'argent n'est pas mortelle?

Tout en cherchant la solution de son problème, Mainfroi ne pouvait se
défendre de philosopher un peu sur le remue-ménage du monde. Que de
choses avaient changé autour de lui en moins de sept années! Il avait vu
crouler la fortune des uns, l'honneur des autres, la force et la santé
de plusieurs. M. de Vaulignon était mort et le gros Foucou en enfance;
le premier président, M. de Mondreville, s'affaiblissait à vue d'oeil,
quoiqu'il ne fût ni très-vieux ni usé par la vie. La belle Mme Portal,
tout à fait détrônée, se cachait avec son mari dans quelque chalet de la
Suisse; on avait mené trop grand train, fait des dettes, joué à la
Bourse, et enfin déménagé avec la caisse qui appartenait à l'État. Et
Marguerite, la dédaigneuse, était réduite à mendier l'assistance de ce
même avocat qu'elle avait si cavalièrement éconduit! Mainfroi seul
poursuivait sa marche ascendante; il était plus éloquent, plus célèbre
et plus honoré que jamais. Comme homme, il n'avait rien perdu:
trente-deux dents bien blanches, la taille toujours élégante, les
cheveux noirs et le teint frais, bon estomac d'ailleurs, et le coeur
aussi jeune qu'à vingt-cinq ans. Pourquoi n'était-il pas marié? Nul ne
pouvait le dire, pas même lui. Les occasions s'étaient offertes, à coup
sûr, et par douzaines. Grenoble serait une ville privilégiée entre
toutes, si les mères de famille n'y tendaient pas de piéges aux
célibataires riches et bien posés. Il répondit longtemps à toutes les
ouvertures: «J'attends d'être magistrat.» C'était se retrancher dans un
cercle vicieux, car il disait en même temps à M. de Mondreville et à
tous ceux qui le poussaient vers la magistrature: «Quand je serai
marié.» Les logiciens inférèrent de là qu'il mourrait avocat et garçon,
et cette idée s'accrédita si bien qu'on finit par le laisser en paix.

Et véritablement son esprit et son coeur jouissaient d'une tranquillité
merveilleuse. Au moment de revoir la noble créature qu'il avait adorée
pendant huit jours, il n'éprouva d'autre émotion qu'une vague curiosité,
assaisonnée d'un grain de compassion et d'un atome de coquetterie. Il
s'habilla en homme du monde, pour bien marquer qu'il se rendait chez la
vicomtesse à titre officieux; la cravate blanche de l'avocat ne va pas
en ville, elle attend le client chez elle et ne court pas au-devant de
lui. A deux heures moins dix minutes, il fit avancer un joli coupé noir
qu'il avait fait venir de Paris pour ses étrennes, et bientôt il sonnait
chez Mme de Montbriand, au second étage d'une maison meublée, dans le
quartier neuf.

Il était attendu, et si impatiemment, que la jeune chambrière, en
ouvrant la porte, se tint à quatre pour ne pas lui sauter au cou.
C'était une Vaulignonnaise, soeur de lait de Marguerite, et sa suivante
depuis le sein maternel. «Entrez, monsieur, dit-elle, entrez vite; elle
est là, ma pauvre fatiguée! Pour l'amour du bon Dieu! si vous ne lui
remettez pas un brin de coeur dans l'estomac, il ne restera plus qu'à
nous porter en terre, ah! mais oui, toutes les deux!»

Ce disant, la bonne créature, après l'avoir dépouillé de son paletot,
l'empoigna littéralement au coude et le poussa dans un petit salon en
criant: «Madame, le voici, le repêcheur de noyés; faut qu'on l'écoute!»

Une autre se serait retirée par discrétion, elle campa ses deux poings
sur les hanches et attendit la suite des événements de pied ferme.

Mainfroi, de prime abord, ne vit rien qu'une tache noire dans l'affreux
bariolage du mobilier. Le noir est une couleur sévère qui condamne le
scandale des autres. Mme de Montbriand, assise ou plutôt accroupie sur
une chauffeuse basse au coin du feu, semblait réduite à rien. Était-ce
le malheur qui avait diminué cette fière amazone, ou simplement l'effet
d'optique qui rapetisse à nos yeux, au bout de quelques années, tout ce
qui nous a paru grand?

L'avocat, à seconde vue, retrouva le charmant visage dont il avait rêvé
quelquefois. Le temps et les soucis y marquaient des traces lisibles. Un
pli sévère se dessinait au milieu du front; le nez était gonflé, les
yeux rougis, la joue imperceptiblement ravinée de haut en bas jusqu'à la
commissure des lèvres. Tout cela n'était peut-être qu'un accident
passager, réparable en quelques mois de bonheur, comme ces fausses
désolations du paysage qui s'effacent au premier sourire du soleil. Il
se pouvait aussi que la flétrissure fût de celles qui s'accusent et
s'aggravent de plus en plus jusqu'à la mort.

Mme de Montbriand désigna un siége à Mainfroi, et lui dit quelques mots
de remercîment vif, mais banal, qu'il se hâta d'interrompre. «Madame,
répondit-il, c'est moi qui deviendrais votre obligé, si vous me
fournissiez une occasion d'éclairer la justice.»

Cette voix, dont le timbre était reconnaissable entre mille, réveilla
brusquement un souvenir enseveli au fond du coeur de Marguerite. Ses
yeux s'ouvrirent; elle se mit à regarder face à face l'homme en qui tout
à l'heure elle ne voyait qu'un conseiller obligeant. Presque aussitôt la
joie illumina son visage navré. «Serait-ce vous, monsieur? dit-elle en
se levant en pied. Oui, oui! je ne me trompe pas; le ciel en soit loué!
C'est vous que je retrouve au moment où je vous espérais le moins!
Vous!»

Machinalement le bon Jacques se leva comme elle. Or, le salon n'était
pas des plus vastes, ni la cheminée des plus larges; Mme de Montbriand
avait repris sa belle taille, sa bouche se trouvait à la même hauteur
que la cravate de Mainfroi, et si la consultation ne commença point par
un choc de sympathies, c'est que le bâtonnier du barreau de Grenoble fut
discret et retenu. «Drôle de maison, pensa-t-il, où tout le monde se
jette à votre tête!» Mais son âge et sa profession lui permettaient de
mesurer en sceptique les plus fougueux élans de la nature humaine. Il se
demanda s'il avait affaire à une folle ou à une rouée, ou... mais
l'autre hypothèse, qu'il eût trouvée flatteuse au dernier point, était
la moins vraisemblable des trois. Dans le doute, il s'arma d'une gravité
souriante et dit:

«Serais-je donc assez heureux, madame, pour qu'il y eût dans un recoin
de votre mémoire quelque souvenir de moi?

--Vous en doutez? répondit-elle avec une sorte d'emportement. Polyxénie,
il en doute!»

Mainfroi étudia la figure de la soubrette en juge d'instruction. Elle
semblait profondément ahurie. «Il n'y a pas de fraude concertée,
pensa-t-il; c'est de l'égarement pur et simple.»

Mais déjà Mme de Montbriand se jetait dans la chambre voisine et
rentrait en agitant un album qui s'ouvrit tout seul au bon endroit.
«Voyez!» dit-elle.

Il vit un paysage d'hiver et deux cavaliers au milieu. L'aquarelle
n'était ni meilleure ni pire que cent mille autres qui émaillent les
albums de province. Toutes les jeunes filles bien élevées en auraient
fait autant après dix-huit mois de leçons, et pourtant le coeur de
Mainfroi se mit à battre un peu plus fort que de coutume. Il avait
reconnu le carrefour de Vaulignon, la monture et le costume de
Marguerite, et sa propre personne, à lui, vaguement esquissée, et son
cheval arabe, pauvre bête, morte du vertigo depuis cinq ans. Ce paysage
bon ou mauvais, n'avait pas été peint pour les besoins de la cause. Il
portait une date, il était classé à son rang, au milieu d'une collection
de souvenirs. Les cinq ou six études suivantes témoignaient ou d'une
idée fixe ou d'un sentiment fidèle: c'était le même carrefour à divers
points de vue et à diverses heures, et tout cela peint au grand air,
sous la bise de février qui rougit les petites mains roses.

Tandis qu'il feuilletait avec une certaine émotion ces pages touchantes,
Polyxénie vint à pas de loup se pencher sur son épaule. Elle le vit
arrêté en contemplation devant le groupe où son beau cheval blanc ombré
de lilas clair piaffait sur la neige bleuâtre. «Pas possible, monsieur!
s'écria la jeune sauvage, c'était donc vous?

--Moi, qui?

--Vous qui, vous que, n'importe; il n'y a pas de choix, pardi! Nous ne
connaissons pas tant de monde! Vous qui vous promeniez comme un beau
ténébreux, vous que mademoiselle a pris pour son prétendu! Une
délicatesse de ses bons parents, croyait-elle! comme si l'on faisait
tant de façons avec les filles dans ce monde-là! «Voici votre mari, et
voilà votre argent; prenez et décampez, mais surtout ne revenez pas
qu'on ne vous appelle!» Ah! monsieur, que de malheurs on pouvait encore
éviter, si vous l'aviez voulu! Par quel hasard étiez-vous là? Et puisque
vous vous y trouviez, comment n'avez-vous pas couru après elle? Est-ce
qu'un grand garçon devrait se déferrer à la première malice qu'on lui
répond? Est-ce que...?»

La vicomtesse imposa silence à cette enfant terrible. Ce ne fut pas sans
peine, et Mlle Polyxénie revint tant de fois à la charge que sa
maîtresse finit par la pousser amicalement dehors.

Lorsque la porte fut fermée sur l'indiscrète, Mme de Montbriand respira.
«Enfin! dit-elle, on peut causer.» Mais elle ne trouva plus rien à dire,
et Jacques, qui passait avec raison pour la langue la plus déliée de
Grenoble, resta muet. Cela dura un certain temps, et plus cela durait,
plus parler devenait difficile et grave. Le silence avant les mots
remplit le même emploi que le zéro après les chiffres: il en décuple la
valeur.

Certes Mainfroi n'était plus amoureux de Marguerite; tout au plus s'il
se rappelait une velléité de mariage aussitôt morte que née. La jeune
fille qu'il avait failli demander à son père n'existait plus; un
irréparable passé le séparait de cette veuve plus intéressante que
fraîche et mieux faite pour éveiller la compassion que le désir.
Cependant la seule idée que cette femme l'avait aimé un moment, par
erreur, à la veille d'en épouser un autre, le troublait agréablement.
Outre la satisfaction de vanité que le dernier des fats eût éprouvée en
pareil cas, il était pris de je ne sais quel respect quasi religieux
pour l'amour, cette chose sainte, dont les reliques même sont adorables.
Tout à l'heure il se glorifiait peut-être un peu trop de son rôle, et
sous la modestie qu'il affectait, on pouvait sentir la revanche du
prétendant devancé, l'orgueil de l'homme indispensable. Maintenant il
eût été de bonne foi en disant à Marguerite: «Si je sauve votre fortune,
je resterai encore votre débiteur. Il n'y a ni procès gagné, ni millions
rendus, ni trésors assez magnifiques pour payer la première pensée d'une
âme vierge.»

Cette réflexion le pénétra et l'amollit si bien qu'il éprouva le besoin
de réagir contre la lâcheté de son coeur.

«Eh bien! madame?» demanda-t-il brusquement, d'un ton qui voulait dire:
nous ne sommes pas ici pour nous amuser.

La pauvre femme tressaillit comme saisie par ce rappel à la réalité. Les
larmes envahirent ses yeux, mais elle sut réagir, elle aussi, contre sa
faiblesse.

«Eh bien! monsieur, répondit-elle en souriant, quoique ce maudit procès
nous talonne et qu'il n'y ait pas de temps à perdre, je ne veux pas, je
ne dois pas vous en parler aujourd'hui. Tant pis! c'est fête. J'ai vingt
ans depuis un quart d'heure. J'en avais cent hier. J'en aurai cent
demain... Oh! je ne me fais pas d'illusion sur ma triste personne: je
suis une femme bien finie, et ma vie est gâchée plus déplorablement
encore que ma fortune; mais puisque Dieu permet que je retrouve un de
ceux qui m'ont vue jeune, belle, capable d'aimer et digne d'être aimée,
il faut absolument que je fasse une débauche de souvenirs et que je me
plonge dans le passé jusqu'au cou. A demain les affaires sérieuses!»

Mainfroi l'approuva d'un sourire, et elle se mit à conter son petit
roman avec une volubilité enfantine, brouillant tout, confondant les
dates, omettant les faits principaux et s'oubliant au milieu des détails
inutiles, mais heureuse, et laissant paraître à chaque mot qu'elle
parlait pour elle et non pour l'auditoire. Le récit n'apprit rien ou peu
de chose à Mainfroi. Elle s'étendit longuement sur son enfance, sur son
père qui lui faisait peur, sur sa mère qui pleurait toujours, sur son
frère qui lui tua sa plus belle poupée pour essayer son premier fusil.
Le deuil de la poupée tint autant de place, sinon plus, que la mort de
Mme de Vaulignon, pauvre créature sans ressort, caractère effacé par les
rudes frottements du marquis. Il fut longuement question d'un couvent de
Grenoble où Marguerite faillit mourir, et puis d'une Mlle Camille,
excellente musicienne et fille instruite autant que belle, mais rude à
son élève et trop maîtresse au château. M. de Vaulignon lui témoignait
de grands égards, mais un jour, à propos d'une lettre qu'elle avait
perdue, il la chassa comme une voleuse, et Marguerite fut quasiment
livrée à elle-même dès ce jour-là. Ce fut son meilleur temps, sa vraie
vie.

«Je me console parfois, disait-elle, en pensant que l'enfer ne saurait
me reprendre mes cinq bonnes années, de quinze à vingt. Mon père ne
s'occupait de moi qu'aux repas, et encore! J'étais libre de me lever
avant le réveil des oiseaux; je courais seule à cheval, loin du château,
hors des routes, ivre de mouvement, altérée d'inconnu, soutenue par un
secret et fol espoir de rencontrer les limites du monde. Du jour au
lendemain, mes goûts, mes idées, mes curiosités, tout changeait; je
n'aimais plus que la musique, ou la peinture, ou bien je me plongeais
par caprice dans quelque science démodée, comme l'alchimie ou
l'astrologie judiciaire. La bibliothèque du château, qui m'était ouverte
sans réserve, avait été composée par je ne sais qui de nos ancêtres,
mais à coup sûr par un ami du merveilleux. Je puisais au hasard, je
dévorais, je passais des nuits à étudier l'absurde par principe ou à
m'enivrer d'un beau livre, suivant que j'avais eu la main heureuse ou
maladroite; mais je vivais, je pensais, j'agissais! Ma belle-soeur
elle-même ne put gâter mes bonnes années, quoiqu'elle demeurât tout
l'hiver avec nous. Elle me haïssait bien un peu, parce qu'elle me voyait
embellir à mesure que l'âge et la maternité la rendaient plus laide et
plus grotesque; mais la liberté de mes allures et l'indépendance de mon
esprit ne lui laissaient guère de prise: je savais me soustraire à ses
basses méchancetés par des soubresauts héroïques; j'avais mes retraites
inaccessibles sur les sommets de la pensée et dans les infinis de
l'espace. C'est à mes dix-neuf ans, pas plus tôt, que la guerre a
commencé entre nous. Mon père avait renoncé de bonne grâce à l'espoir de
m'enterrer dans un couvent; je m'étais si fièrement prononcée, le
médecin lui-même avait si bien parlé, que personne, sauf elle, ne
pensait plus à me jeter un voile sur la tête. Elle m'entreprit avec
force, patience et ténacité, en véritable Allemande, et, lorsque j'eus
réfuté tous ses arguments, elle ne craignit pas d'insinuer que mon
renoncement avait été prévu, sinon stipulé, dans son contrat de mariage
avec Gérard. Moi qui vivais à mille lieues au-dessus des calculs
misérables, je sentis rudement le coup qui me cassait les deux ailes;
mais, au lieu de pleurer, je courus droit à mon père, je lui dis que,
s'il avait besoin de me déshériter dans l'intérêt de son nom, j'y
donnais les mains de bonne grâce, que j'étais même résignée à rester
fille, sans regret, pourvu qu'il me permît de finir mes jours à
Vaulignon ou aux Trois-Laux, dans un appartement du château ou dans une
maison du village, mais libre et maîtresse de courir sous le ciel de
Dieu. Mon père se piqua d'honneur; il y avait en lui quelque restant de
chevalerie: «Remettez-vous, me dit-il; vous serez bientôt mariée, et
vous ne serez jamais déshéritée.» Il passa toute une semaine à écrire et
à lire des lettres, il fit même un voyage à Grenoble, et il me dit à
plusieurs reprises: Votre père s'occupe de vous.

«Vous devinez, monsieur, le travail qui se fit dans ma petite tête.
L'idée de ce prochain mariage éclaira le monde d'un jour tout nouveau;
la nature revêtit des aspects inconnus: tous les arbres de la forêt se
transformèrent en beaux jeunes gens, le rude vent de l'hiver se mit à
rouler pêle-mêle des feuilles mortes et des baisers. J'étais
foncièrement innocente, mais je n'étais pas ignorante; c'est le cas de
toute fille honnête qui a lu. J'attendais avec une secrète angoisse,
mais avec la plus généreuse cordialité le jeune homme que mon père avait
choisi pour son gendre; je l'aimais d'avance, quel qu'il fût: je crois
que toutes les femmes, si elles veulent être sincères, avoueront
qu'elles ont passé par là.

«Je n'ai pas à vous rappeler notre singulière rencontre et la courte
méprise qui s'ensuivit. Vous avez occupé mon esprit pendant quelques
jours, pourquoi m'en défendrais-je? Oui, j'ai pensé à vous tantôt en
bien, tantôt en mal, jusqu'au moment où l'on m'a présenté M. de
Montbriand, et dès lors, s'il faut tout vous dire, je n'ai vu au monde
que lui. Je ne devrais peut-être pas avouer cette passion aveugle et mal
récompensée. Mon mari s'est lassé de moi au bout d'une semaine; il a
repris la vie d'Opéra le lendemain de notre arrivée à Paris, et tous les
efforts que j'ai faits pour le ramener n'ont abouti qu'à des
réconciliations passagères. Je ne désespérais pourtant de rien, car j'ai
l'âme forte: mais il mourut d'un horrible accident, comme vous l'avez
sans doute ouï dire, et ma jeunesse finit là. Vous plaît-il maintenant
que nous parlions d'affaires? Tout bien pesé, il y aurait peut-être
indiscrétion à vous déranger deux jours de suite pour un être aussi
misérable que moi.

--Non, madame, répondit Mainfroi avec une chaleur toute juvénile. Je
suis à vous, entièrement à vous, et je jure que, si votre cause est
seulement défendable, nous la gagnerons haut la main. Je reviendrai tous
les jours, tant que vous ne me trouverez pas importun. Vous êtes une
vraie femme, et, ce qui est plus admirable encore, une femme vraie et
naturelle. Vous méritez cent mille fois qu'un honnête homme rompe
quelques lances pour vous.»


IV

Lorsque Jacques se retrouva chez lui, les pieds dans ses pantoufles, au
milieu de la vaste et noble bibliothèque où tant d'hommes de bien, ses
ancêtres, avaient médité sur les lois, il se mit à relire le billet de
Marguerite et à méditer sur la personne qui s'était si noblement ouverte
à lui. La femme avait fait tort à la cause; l'avocat s'effaçait devant
le confident de tout à l'heure et l'amoureux d'autrefois.

Il mania longtemps et avec complaisance le papier doux, ferme, un peu
cassant, où la main de Mlle de Vaulignon avait laissé entre les lignes
une invisible et mystique empreinte. Il suivit cette écriture rapide,
effarée et pourtant toujours nette, dont les caractères se précipitaient
l'un sur l'autre comme les flots d'un torrent. Il s'arrêta un bon moment
à la devise qui serpentait autour de l'initiale. L'initiale était un M
simple, sans armes, et la devise _tout ou rien_. Il était difficile de
deviner si cet M représentait le nom de Montbriand ou le prénom de
Marguerite. Selon le cas, la devise n'était qu'une banalité indigne
d'attention, ou elle exprimait la vigueur d'une âme entière et portée
aux extrêmes. On n'étudie guère une lettre de femme sans la flairer un
peu. Celle de Marguerite était imprégnée d'un parfum léger, fugitif et
suave au dernier point; mais la bordure, d'un noir intense, semblait
gourmander cette recherche de sensualité, comme les grands arbres en
deuil au mois de février jurent avec l'aimable floraison des violettes.
Ce contraste entraînait certaines idées de renouveau; Mainfroi se laissa
éblouir par je ne sais quelle fantasmagorie qui lui montrait Mlle de
Vaulignon jeune et brillante sous ses habits de crêpe. Cependant il
n'était pas homme à se leurrer d'illusions gratuites; il savait que la
vie humaine n'a qu'un printemps, si la grande éternelle nature en a
mille fois mille. Mais il venait de causer longuement avec Marguerite;
il avait vu son visage trempé de larmes refléter par instants les
éclairs de la vingtième année; parfois même, en remuant les cendres du
passé, la belle veuve s'était comme illuminée d'un sourire de l'âge
innocent. Un sourire, si frais qu'il puisse être, n'a pas l'autorité
d'une démonstration géométrique: Mainfroi n'eut garde de conclure ou de
supposer que Mlle de Vaulignon se trouvait tout entière devant lui.
Entre l'amazone de vingt ans qu'il avait abordée sous le ciel, dans les
bois, et la femme en grand deuil qui venait de lui conter ses peines
dans un appartement garni, il voyait très-distinctement la figure
matérielle, opaque et antipathique du vicomte. Le bon sens ne lui
permettait pas de reléguer un _sportman_ trop réel au pays des mauvais
rêves, et pourtant, dois-je l'avouer? il prenait un certain plaisir à
émincer, à volatiliser ce mari de quelques mois. Non content de savoir
que M. de Montbriand n'était plus que poussière, il aurait voulu le
réduire à la consistance d'une ombre. Étrange fantaisie, et d'autant
plus inexplicable que Mainfroi ne se sentait pas amoureux! Cette veuve
de vingt-sept ans au plus lui semblait absolument hors d'âge. Le coeur a
des méthodes de chronologie qui feraient sourire un bénédictin. Un homme
de vingt-cinq ans meurt d'amour pour une femme de trente-cinq, il serait
fier de l'épouser à la face du ciel, si quelque heureux hasard la
faisait libre: à trente-cinq, il se trouve plus vert qu'une enfant de
vingt-cinq, et croirait déroger à sa seconde jeunesse en la prenant pour
femme. Jacques n'était donc pas épris, et il aurait rompu en visière au
premier qui eût risqué en sa présence un tel paradoxe; mais il prenait
un vif intérêt à l'étude de cette nature féminine: il s'y livra toute la
soirée, sinon en amoureux, du moins en amateur. Quant à l'affaire, il
n'y pensa pas plus que si elle avait dû se plaider dans une autre
planète.

Cet oubli de la profession ferait dire à quelques analystes qu'il y
avait deux hommes en lui: un avocat et un mondain. Il y en avait même
trois, à ce compte, car l'avocat et le mondain disparaissaient à
certaines heures pour laisser voir un magistrat parfait. Mais n'est-ce
pas un peu déprécier la nature humaine que d'expliquer par un miracle le
cumul des aptitudes et des goûts? Dans les pays et dans les temps où
notre espèce s'est épanouie en liberté, le même individu pouvait être
avocat, magistrat, général, administrateur, grand-prêtre et planteur de
choux, sans qu'on s'avisât de compter combien d'hommes il y avait en
lui. La division du travail et l'esprit de spécialité, qui sont à leur
place dans le monde industriel, n'ont rien à faire dans le monde moral.

Mainfroi se coucha donc à mille lieues du dossier «Vaulignon contre
Vaulignon.» Il s'endormit comme un joli garçon qu'il était, sur un
oreiller de doux souvenirs et d'agréables pensées. Il y a toujours un
plaisir délicat et tendre à s'occuper d'une jeune femme, ne fût-ce qu'à
titre d'étude, pour savoir ce qu'elle est, ce qu'elle pense et ce
qu'elle veut. Le réveil fut moins riant. L'avocat, en ouvrant les yeux,
se rappela qu'il avait promis de défendre Marguerite. Il se dit que la
pauvre enfant comptait sur lui, et que déjà sans doute elle croyait
avoir cause gagnée; l'imagination des femmes va si vite et franchit si
cavalièrement les obstacles! Or, il n'était pas sûr de gagner ce procès,
ni même de le plaider. Non-seulement son succès, mais son simple
concours était subordonné à l'examen des faits de la cause. Si Mme de
Montbriand avait le droit pour elle, c'était plaisir de lui rendre une
fortune; si, par malheur, elle avait tort, aucune considération ne
pouvait ébranler l'inflexible droiture de Mainfroi. Pas une fois en
quatorze ans il n'avait dévié de sa ligne; les chocs quotidiens du
palais n'avaient pu lui communiquer l'élasticité qu'on admire chez les
vieux avocats; il n'en était pas encore à cette maxime nourrissante, que
les pires affaires ont un bon côté par où l'homme d'esprit sait les
prendre. L'habileté lui faisait défaut; il était savant, sensé,
persuasif, entraînant; mais il ne pouvait pas se rendre habile, et il se
consolait fièrement de cette infirmité. Il y a peu de mérite à repousser
les tentations grossières de l'argent lorsqu'on tient vingt-cinq mille
francs de rente en portefeuille, plus un joli domaine à la campagne et
une belle maison à la ville; en revanche, ceux qui sont doués d'un coeur
jeune et bouillant ont besoin de quelque vertu pour résister aux
séductions du plaisir. Mainfroi s'était montré incorruptible à l'amour,
même dans un âge qui porte avec lui l'excuse de toutes les faiblesses;
il se sentait d'autant plus engagé. Si l'affaire se présentait mal, ce
passé méritoire lui faisait une loi d'abandonner Mme de Montbriand à la
ruine, à la réclusion, à la mort même, à tous ces fléaux sans doute
imaginaires dont elle se disait menacée. Périsse la plus intéressante
des femmes plutôt que la réputation d'un homme de bien! Les consciences
immaculées sont rares; quant aux femmes intéressantes, on en rencontre
toujours assez.

Mais, s'il est aisé d'éconduire un plaideur ordinaire en lui disant:
«Monsieur, votre affaire ne rentre pas dans ma spécialité,» il est
infiniment plus délicat d'ôter la dernière espérance à la personne qui
vous raconte sa vie, vous promène à pas lents dans tous les sentiers de
sa jeunesse et partage avec vous ses plus secrètes pensées. L'avocat ne
s'engage à rien en écoutant du haut de sa cravate les moyens bons ou
mauvais d'un plaideur; l'homme abdique un peu de son indépendance
lorsqu'il accepte le rôle de confident. Un usage de la vie antique,
transporté dans le for intérieur, régit encore aujourd'hui cette sorte
d'hospitalité. L'homme à qui vous avez permis d'entrer un seul moment
dans le privé de votre âme acquiert par cela seul un droit sur vous, il
est moralement votre hôte. Il y a deux mille ans, vous ne l'auriez pas
congédié sans un bain, un repas et quelques pièces de monnaie;
aujourd'hui, vous ne pouvez le mettre dehors que consolé et servi. Cette
loi n'est écrite en aucun livre, et cependant personne ne l'ignore. Les
gens en place qui sont par surcroît gens d'esprit se tiennent en garde
contre les épanchements du solliciteur; un maître qui sait son métier ne
fera jamais la sottise d'accueillir les confidences de son valet: s'il
se laissait conter l'histoire de Baptiste ou de Jean, il aurait leur
famille sur les bras, et il ne serait plus servi que par grâce. La
grande affaire des mendiants n'est pas d'obtenir qu'on leur donne, c'est
d'obtenir qu'on les écoute; celui qui les laisse parler devient par cela
seul leur débiteur.

Si Mme de Montbriand avait été la plus astucieuse des femmes, elle
n'aurait rien imaginé de plus adroit que cet ajournement de la
consultation, ce relâche consacré aux souvenirs du bon temps et à
l'effusion du coeur. Il arrive parfois que l'extrême droiture et
l'extrême habileté se rencontrent au but. Mainfroi, libre la veille, se
sentait lié par une multitude de fils invisibles. Ce n'était pas qu'il
crût devoir à Marguerite plus qu'à lui-même et à ses ancêtres; il se
reprochait d'avoir presque accepté une affaire tant de fois perdue, il
tremblait de la trouver insoutenable; il cherchait non-seulement un
moyen de battre en retraite sans déshonneur, mais une compensation
possible, une indemnité acceptable: tant il est vrai qu'un homme de
coeur s'engage plus qu'il ne croit en écoutant une simple confidence!

Il se rendit à pied au rendez-vous, comme s'il pensait rencontrer une
solution entre les pavés. Le chemin lui parut plus court et l'escalier
moins haut que la veille; il avait peur, toutefois il marchait: ainsi
font les braves soldats.

Polyxénie le reçut moins bruyamment que la veille, mais d'un air plus
confident et plus intime, et cet accueil lui rappela que la servante,
autant que la maîtresse, était fondée à compter sur lui.

Mme de Montbriand, debout devant un monceau de papiers, lui tendit une
main fort belle et tout à fait appétissante, qu'il baisa froidement,
poliment, en débitant les banalités d'usage sur un ton cérémonieux.
Peut-être remarqua-t-il du coin de l'oeil que la veuve portait une
toilette moins sombre; que ses beaux cheveux noirs, nattés en diadème
sur le front, lui donnaient un air de reine et qu'elle n'avait plus les
yeux rouges; mais il s'était armé de résolutions héroïques, et il
attaqua le dossier en homme qui a juré de commencer par là. «Je ne vous
regarderai pas avant de vous avoir entendue, et je ne veux vous trouver
belle que si vous avez raison.» Il ne s'exprima pas tout à fait si
nettement, mais Marguerite le comprit. Elle s'arma de ce courage extrême
qui vient aux cerfs et aux animaux les plus timides lorsqu'ils n'ont
plus la force de fuir, et elle se lança, tête basse, dans l'exposé des
faits.

«Monsieur, dit-elle, voici la cause première de tout le mal: c'est le
testament de mon père. Il date de sept ans et divise notre patrimoine en
portions inégales: deux millions en terres au comte Gérard, un million
en argent pour moi.

--Je le sais. Le marquis usait d'un droit strict.

--Cela aussi, je le sais; les tribunaux me l'ont appris à mes dépens.
J'ai eu beau dire et prouver que cet acte n'exprimait pas la dernière
volonté de mon père, que le pauvre homme, il y a sept ans, était capté
par cette horrible Bavaroise, qu'il est revenu par la suite à des idées
plus saines et à des sentiments plus équitables; j'ai produit un nouveau
testament olographe tout en ma faveur, mais faute de quelques formalités
insignifiantes, ils m'ont tous condamnée, et ma ruine est sans appel.

--Un million! ce n'est pas tout à fait la ruine.

--Mais je n'en ai plus rien, de ce malheureux million! Mon père me l'a
repris jusqu'au dernier centime, sans compter mon douaire, dont il me
reste au plus quatre-vingt mille francs. Et la succession m'en réclame
cent mille! Si je paye, me voilà riche de moins que rien, propriétaire
d'une quantité négative d'environ vingt mille francs. Mes ennemis, me
voyant à ce point, donnent un libre cours à leur munificence: ils me
font noblement remise de la dette et m'offrent le moyen de mourir de
consomption dans mon ancien couvent de Grenoble. C'est ce qu'_elle_ a
toujours rêvé dans sa basse jalousie. Je l'éclipsais, je triomphais de
mettre en relief ses laideurs physiques et ses turpitudes morales; elle
se consolait de tout par l'espoir de m'enterrer vive! Vous vous
rappelez, monsieur Mainfroi, ce que je vous disais du couvent? En bien!
j'y touche, j'y reviens, la fatalité m'y ramène au bout de sept ans par
un détour invraisemblable et atroce.

--Calmez-vous, madame; il n'y a pas péril en la demeure. Quoi qu'il
arrive, personne ne peut vous mettre au couvent malgré vous.

--Et quel autre refuge y a-t-il, s'il vous plaît, pour une femme de ma
condition, lorsqu'elle se voit sans ressources? Voulez-vous que je me
mette à broder dans une mansarde ou à courir les cachets de piano?
L'honneur me permet-il de débuter au Théâtre-Italien comme _prima donna_
ou dans un cirque comme écuyère de haute école? Accepterai-je les douze
cents francs que le recteur, brave homme, m'a fait offrir sous main avec
un petit emploi dans l'instruction publique? ou entrerai-je comme
lectrice chez l'oncle de mon mari, M. de Cayolles, qui m'aime bien, qui
m'aime trop? Je ne m'abuse point, allez, et celle qui me traque depuis
tantôt dix ans ne s'y trompe pas non plus; elle a soigneusement fermé
l'enceinte. Une femme bien née, qui se ruine ou qu'on ruine, n'a de
retraite honorable que dans un couvent, parce que l'humilité du cloître
est doublée d'un immense orgueil, et qu'on ne déroge pas en épousant
Dieu. Soit! je l'épouserai s'il le faut, et j'irai bientôt le voir de
près!

«Mais, pardon, reprit-elle en escamotant une larme échappée, c'est de
mon procès qu'il s'agit. Vous ne comprenez pas comment une femme si
forte en apparence a pu se laisser dépouiller comme une enfant? Hélas!
monsieur, c'est qu'on est enfant toute la vie devant l'autorité d'un
père. Quand je suis revenue à Vaulignon, veuve, malade et navrée, mon
père fut excellent pour moi. Il prit à coeur de me distraire et de me
consoler; de ma vie je ne l'avais connu si tendre. Cette malheureuse
spéculation commençait à prendre corps, elle donnait les plus belles
espérances. Le marquis ne s'y était pas encore jeté éperdument, à peine
s'il avait un doigt dans l'engrenage; mais, ébloui de son premier
succès, il ne comptait déjà plus que par millions. Le domaine des
Villettes, qui touchait aux Trois-Laux, lui donnait dans la vue; il
voulait l'acquérir pour moi, et comme mon douaire ajouté à ma dot en
aurait tout au plus payé la moitié, il ne parlait de rien moins que de
parfaire la somme. «Si tu te remaries, disait-il, tu feras équilibre à
la maison de ton frère, et le canton sera partagé entre deux dynasties
issues de moi. Si tu t'obstines à rester veuve, ton bien fera retour à
Gérard ou à son fils, dans une cinquantaine d'années, et alors nous
verrons du haut du ciel le plus magnifique domaine qui se soit étalé
depuis des siècles sous le soleil du Dauphiné!» Mais j'étais déjà
résolue à rester sur mon premier et lamentable essai du mariage. Je ne
refusai pas les offres généreuses de mon père, je ne les acceptai pas
non plus. Les questions d'intérêt me semblaient parfaitement
indifférentes, comme à toutes les femmes d'un certain rang. Mes affaires
avaient été mises en bon ordre par les soins de M. de Cayolles, qui est
sénateur, versé dans les questions de finances, et galant homme jusqu'au
bout des ongles, quoique séparé de sa femme et un peu trop empressé
auprès des autres. Grâce à lui, les lenteurs d'une liquidation me furent
épargnées, et je rapportais au bercail un portefeuille de quinze cent
mille francs bien nets, en valeurs de premier ordre, qui représentaient
environ soixante mille francs de rente. Je ne savais que faire d'un si
gros revenu, avec mes goûts simples, dans un pays où il y avait fort peu
de misères à soulager. Je rentrai de plain-pied dans mes chères
habitudes; on fit accommoder à mon usage l'ancien appartement de ma
pauvre mère, dans l'aile gauche du château; je me donnai le luxe d'une
bibliothèque, d'une petite voiture et de deux chevaux neufs; j'achetai
quelques tableaux, je fis un voyage en Suisse, un autre en Italie, avec
Polyxénie et un vieux domestique; à cela près, ma vie était exactement
la même qu'entre quinze et vingt ans. Ma belle-soeur n'osait plus me
traiter en enfant; notre inimitié prit des allures plus franches, sans
aller jusqu'aux grands éclats; mon père n'en vit rien, et mon frère n'en
voulut rien voir. Du reste, les Bavarois n'étant chez nous que trois
mois de l'année, le bon temps ne me manquait pas, et j'ai fait une
provision de souvenirs qui me soutient encore un peu dans mes luttes et
mes misères. Je vous épargne l'histoire de cette épouvantable débâcle où
l'honneur même de notre nom, compromis par la scélératesse des uns et
l'imprudence des autres, faillit être englouti. Vous qui viviez à
Grenoble, vous avez su tout cela mieux que moi et certainement avant
moi. Je voyais bien l'humeur de mon père tourner au noir, et j'assistais
au va-et-vient des gens d'affaires; mais j'étais si peu de ce monde, et
j'avais une si haute indifférence pour tous les intérêts, que la douleur
de perdre et la joie de gagner me semblaient, comme au jeu, choses viles
et roturières. Il ne m'entra point dans l'esprit qu'un marquis de
Vaulignon pût s'émouvoir à propos d'argent, et la première fois qu'il
s'ouvrit à moi de ses chagrins, je crus naïvement qu'il ne parlait ainsi
que pour me cacher autre chose.

«La vérité m'apparut enfin dans toute sa laideur lorsque mon père mit
sous mes yeux une lettre de la Bavaroise qui le faisait pleurer
d'indignation. Le pauvre homme avait demandé à Gérard je ne sais plus
quelle somme pour désintéresser je ne sais quel créancier. La comtesse
répondait pour son mari que les temps étaient durs, que les fermages
rentraient mal, que les améliorations, les plantations, les routes, les
bâtiments neufs absorbaient leur revenu de l'année, que tous leurs
capitaux disponibles étaient engagés dans diverses opérations, bref que
le _cher papa_ serait gentil, gentil, s'il voulait bien chercher la
somme dans son voisinage, chez ces bons Dauphinois, qui tous ont des
tiroirs remplis d'argent qui dort.

«Je m'indignai d'abord, puis, me ravisant tout à coup: «Mon père, lui
dis-je, tous ces papiers que j'ai là-haut dans un tiroir ne sont-ils pas
échangeables contre écus?

--Eh! sans doute.

--Il me semblait bien. Et les hommes qui vous poursuivent refuseront-ils
cet argent sous prétexte qu'il vient de moi?»

«Cette demande le fit rire aux éclats, et j'eus deux bonheurs à la fois:
sécher les larmes de mon père et flétrir la conduite de mon indigne
belle-soeur. J'entraînai le pauvre homme chez moi, j'ouvris le
chiffonnier où mes titres dormaient en liasses, et je lui dis: Puisez!
Il m'embrassa d'abord en me disant mille choses du coeur, ensuite il
prit un papier qui valait, je crois bien, cinq mille francs de rente.
Enfin il me dit: «Je veux te signer un reçu, car c'est un prêt que
j'accepte, et les bons comptes font les bons amis.» Ce proverbe odieux,
plus digne d'un Roquevert que d'un Vaulignon, me fit rougir. «Ah! cher
père! lui dis-je, est-ce qu'il y a du tien et du mien entre nous? Ne
permettez-vous pas que je vous rende une parcelle de ma dot?

--Un Vaulignon ne reprend pas ce qu'il a donné.

--Or, je suis une Vaulignon, je vous donne ce grand vilain chiffon de
papier, et maintenant je vous défie de me le faire reprendre! Voilà un
argument sans réplique; embrassez-moi.»

«Mon père me témoigna dès ce jour une admiration qui m'étonnait un peu.
J'avais toujours eu le sentiment de la propriété collective et je
distinguais parfaitement notre bien du bien d'autrui; mais au château,
chez nous, il me semblait que tout dût être en commun; je n'aurais rien
su refuser, même à la comtesse Gérard, et j'aurais été stupéfaite qu'on
me refusât quelque chose. Tous ces objets matériels auxquels le pauvre
attache un prix n'ont plus de valeur dans notre sphère; les idées et les
sentiments y sont les seules réalités dignes d'intérêt.

«Ce fut donc avec un détachement tout naturel et peu méritoire que je
vis passer ma fortune aux mains de mon père. D'abord je n'avais besoin
de rien, et puis je pensais que tôt ou tard Vaulignon serait à moi, mon
frère ayant déjà les Trois-Laux; or, Vaulignon est une fortune. Quant à
mon père, il était bien malheureux, bien humilié de nos positions
respectives, et reconnaissant à un point qui parfois me faisait mal. Il
s'accusait de m'avoir méconnue; il s'emportait contre le fils ingrat,
avare et lâche, qui lui tournait le dos dans un pareil moment; il se
reprochait à haute voix des préférences que je n'avais jamais
remarquées; souvent, en ma présence, il s'est juré de mettre ordre à nos
affaires en réparant une injustice que j'ignorais. C'était sans doute le
testament qu'il voulait annuler, car il me répéta bien des fois en
puisant dans mon pauvre tiroir: «Tu ne perdras rien, ma chérie; j'irai
voir Foucou.» Ses idées de restitution étaient si formelles et si bien
arrêtées qu'on a trouvé dans ses papiers un codicille dont voici la
copie authentique:

  «Vaulignon, 2 octobre 186..

  «Indignement trahi par un fils que j'avais comblé, et comblé par une
  fille que j'avais en partie déshéritée, je déchire mon testament du...
  janvier 185., et moi soussigné Philippe-Auguste Lescuier, marquis de
  Vaulignon, je lègue en toute propriété à Claire-Estelle-Marguerite
  Lescuier de Vaulignon, ma fille chérie, veuve du vicomte de
  Montbriand, le château, le parc, les terres et généralement tout le
  domaine de V...»

«Il n'a pas achevé le mot, mais l'équivoque est impossible. La pièce
n'est pas signée à la fin, elle l'est magnifiquement au milieu.
Pourquoi, comment mon père a-t-il gardé deux ans ce papier dans sa
chambre au lieu de le porter à Grenoble? Est-ce la maladie du notaire
Foucou et la vente de l'étude qui sont venues traverser un si juste
projet? Je l'ignore; mais, quoique les tribunaux aient déclaré ce
codicille nul, j'y constate avec bonheur la tendresse et la loyauté d'un
digne homme.

«Nos relations ont été cordiales jusqu'au bout; sa préférence pour moi
ne s'est pas démentie un seul jour, quoiqu'il eût des agitations, des
désespoirs et des colères terribles. Les procès se succédaient sans
interruption; il pleuvait du papier timbré sur le château; mon père
allait trois et quatre fois par semaine à la ville, chez l'avoué, chez
l'avocat, chez les juges; il ne chassait presque plus. Pauvre homme!
c'était lui qui était le gibier. Je le suppliais quelquefois d'en finir
avec les affaires et de payer sans discussion, dans l'intérêt de sa
santé, tout l'argent qu'on lui réclamait: «Non, répondait-il, c'est ton
bien que je défends, et j'irai tant que les forces ne me trahiront pas.»
Malgré sa belle résistance, je me ruinais grand train. On eut vent de la
chose dans mon ancienne famille, à Paris. M. de Cayolles m'écrivit une
lettre très-paternelle et très-sensée pour me dire que cette liquidation
était un gouffre, que j'y jetterais toute ma fortune sans le combler,
que je me devais à moi-même de conserver un peu de bien, car, si je me
ruinais, mon nom, ma jeunesse et ma figure deviendraient autant
d'obstacles au dévouement de mes meilleurs amis. Je fis part de cet avis
à mon père; il y donna les mains. «Ton oncle a mille fois raison, me
dit-il; tu dois garder une poire pour la soif, quoique j'aie assuré ton
avenir par une combinaison infaillible. Je ne veux pas que tu m'avances
un centime au-delà de ta dot. Je te l'ai donnée, tu me la prêtes, je te
la rendrai sous une autre forme, et j'espère que tu ne perdras rien.
L'important est de protéger Vaulignon contre toute hypothèque
judiciaire. Si les huissiers mettaient leurs sales mains dessus, je les
tuerais ou je me ferais sauter; mais le douaire que tu as trop bien
gagné, ma pauvre enfant, conserve-le.» Cher père! lorsqu'il parlait
ainsi, mon douaire lui-même était déjà fort entamé. Je n'eus garde de le
lui dire, et je fis ma principale étude de tous les dangers d'hypothèque
qui pouvaient menacer Vaulignon. Je restais au château quand mon père en
sortait pour ses plaisirs ou ses affaires; j'apprenais la procédure, je
m'exerçais à déchiffrer l'odieux griffonnage des officiers ministériels.
Et, lorsqu'il arrivait un commandement de payer, je payais.

«L'huissier se présenta par malheur un jour que mon père était présent
et moi sortie. Il s'agissait d'une somme importante qui n'est pas encore
réglée aujourd'hui: cent mille écus! C'était la dernière créance
exigible; entre mon père et moi, nous avions liquidé tout le reste. Si
je m'étais rencontrée là, j'aurais inventé dix arrangements pour un. Je
n'avais pourtant pas trois cent mille francs: il s'en fallait plus de
moitié; mais j'aurais fait opposition, ou bien j'aurais prouvé que le
revenu de nos coupes pouvait tout payer en un an: la procédure des
saisies immobilières abonde en détours et en échappatoires, Dieu sait!
Le pauvre homme était seul; il sortait de table, son régime n'était pas
très-ordonné depuis qu'il éprouvait le besoin de s'étourdir: ce
commandement le frappa comme un coup de massue, et lorsque je rentrai de
ma promenade, je ne trouvai plus qu'un enfant à soigner.

«Si j'ai fait mon devoir jusqu'au bout, c'est chose inutile à dire. Ni
Gérard ni sa femme ne sont venus me disputer la garde du malade. Ils le
croyaient ruiné à fond; j'en ai la preuve dans cet acte où le comte
accepte la succession sous bénéfice d'inventaire. Lorsqu'ils ont su la
vérité, ils se sont fait envoyer en possession du château. J'ai plaidé
la nullité du testament; j'ai perdu en instance, en appel et en
cassation. Reste à savoir si je dois rapporter les misérables débris de
ma fortune passée. La partie adverse prétend qu'il faut déduire les
dettes de ce qui reste dans la succession, ajouter au montant net les
sommes que mon frère et moi nous avons reçues en avancement d'hoirie, et
diviser cette masse en trois parts égales dont deux reviendraient à
Gérard et la troisième à moi. Or, ce qui reste dans la succession, c'est
Vaulignon, grevé de trois cent mille francs de dettes et estimé sept
cent mille francs net. A cette somme, on ajoute le million des
Trois-Laux rapporté fictivement par mon frère et le million de ma dot,
soit deux millions sept cent mille francs d'actif. Et comme le premier
testament, seul valable, dispose formellement en faveur de Gérard de la
quotité permise par la loi, vous voyez que j'ai reçu cent mille francs
de trop, puisque le tiers de vingt-sept est neuf et non pas dix. Donc le
tribunal me condamne à rendre cent mille francs sur les quatre-vingt
mille qui me restent, attendu que le voeu des mourants est sacré, et que
le marquis de Vaulignon, au moment de paraître devant Dieu, a voulu que
son fils ingrat fût cinq ou six fois millionnaire, et que sa fille
dévouée mourût de faim. Qu'en dites-vous, monsieur Mainfroi? Est-ce
ainsi que vos pères, ces magistrats illustres et vénérés, entendaient la
justice? Est-ce ainsi que vous la comprendrez vous-même, lorsque vous
disposerez à votre tour de la fortune et de l'honneur des gens?»

Mainfroi s'était promis d'écouter en vieillard cette plaidoirie
féminine; mais sa résolution ne tint pas contre le charme agressif et
saisissant de Marguerite. Sa voix, admirablement timbrée, tantôt douce,
tantôt forte, toujours juste, s'élevait en fusée, et tout à coup
descendait par une transition insensible à des profondeurs inconnues;
après avoir ébranlé le cerveau de l'auditeur dans ses moindres tubes,
elle se rabattait sur le coeur et le saisissait fibre à fibre. Le
caractère du geste, la noblesse du visage, l'éclat des yeux
accompagnaient cette voix prodigieuse et en doublaient l'autorité. Mille
contrastes bizarres et charmants envahissaient l'esprit de Mainfroi:
cette amazone à pied, cette Diane chasseresse en garni, cette veuve aux
grâces virginales, avec son âme passionnée, son esprit viril, ses
naïvetés enfantines et son érudition de procureur; ce grand corps
onduleux sur deux tout petits souliers, quelques mots de basoche égarés
entre ces dents mignonnes qui avaient l'air de casser des noisettes en
citant les articles du code, tout cela colorait le discours d'un reflet
inusité. Mais ce qui par moments l'illuminait d'une splendeur
incomparable, c'était la beauté morale d'une âme droite, le tableau
d'une vie pure, d'un dévouement continu, de sacrifices accomplis dans
l'ombre et d'une longue solitude fièrement traversée. Un juge de cent
ans aurait été prévenu en faveur d'une telle femme et de la cause qui se
personnifiait en elle. Ajoutez qu'au cours du récit les souvenirs
s'éveillaient en foule chez Mainfroi, et que chacun de ces souvenirs
avait force de témoignage. Il se rappelait la première visite du marquis
et du fanatisme de cet homme qui préférait sa terre à sa fille; le dîner
chez Foucou, la physionomie ingrate de Gérard, la combinaison Roquevert,
inaugurée au profit de la Bavaroise et liquidée aux dépens de
Marguerite. Tous les personnages du drame développaient jusqu'au
dénoûment les caractères qu'il avait devinés au premier acte. Il était
donc obligé de donner gain de cause à la veuve pour l'honneur de son
diagnostic et peut-être aussi pour l'acquit de sa conscience; car enfin
il avait trempé, sinon les mains, du moins le bout du doigt, dans ce
testament jadis arbitraire, et que les circonstances rendaient criminel.

Or Mainfroi n'était pas de ceux qui font les choses à demi. S'il était
arrivé à l'âge de trente-sept ans sans jamais brûler ses vaisseaux,
c'est que, vivant en terre ferme, il n'avait jamais eu de vaisseaux à
brûler. Une résolution extrême ne lui coûtait pas plus qu'une
demi-mesure à la plupart des hommes de ce siècle mou. En moins de deux
minutes, il pesa le pour et le contre, prit son parti, tendit la main à
Marguerite et lui dit:

«Écoutez bien, madame, et gravez ma parole au plus profond de votre
mémoire, qui est fidèle et qui me l'a prouvé: ou j'obtiendrai qu'on vous
rende intégralement les biens dont on vous a dépouillée, ou je veux
perdre ma fortune et mon nom.»

La belle veuve, un peu troublée par cette déclaration solennelle,
balbutia quelque remercîment confus, et protesta qu'elle était loin d'en
demander autant.

«Et pourquoi donc m'arrêterais-je à moitié chemin, si le but est à ma
portée? Votre droit est entier, et je n'en revendiquerais que la moitié,
le quart, le quatorzième? Quel motif avons-nous de faire des présents à
qui nous vole le nécessaire? Je ne m'explique pas votre premier procès,
ni surtout l'obstination des avoués qui vous l'ont fait poursuivre
jusqu'en cour de cassation. Il s'agissait bien d'ergoter sur la validité
du second testament! La question n'a jamais été là, quoique le titre en
lui-même me paraisse très-défendable. Mais vous êtes créancière de la
succession, madame; mais on vous doit les quatorze cent mille francs que
vous avez engloutis par bonté dans la liquidation des plâtrières! Je
trouverai l'agent de change qui a vendu vos titres un à un, j'établirai
la concordance des dates, je montrerai que chacun de vos sacrifices a
libéré une partie de ce domaine que le couple Gérard s'arroge
impudemment! Je ferai comparaître les huissiers à qui vous avez donné
votre argent, de vos propres mains. J'établirai le compte de vos biens à
la mort de M. de Montbriand; on saura quelle vie modeste vous meniez à
Vaulignon; la cour dira s'il est possible que vous ayez gaspillé en cinq
ans de villégiature un million et demi. Ce n'est pas tout; nous ferons
la contre-épreuve sur les recettes et les dépenses de votre injuste et
malheureux père. On sait ce qu'il avait, on sait ce qu'il devait le
premier jour du mois où les actions de cinq cents francs sont tombées à
deux cent cinquante. Nous ferons le total des sommes que M. de Vaulignon
a payées jusqu'à sa maladie, et je demanderai dans quelle bourse il a
puisé tout ce qui lui manquait. Comptez sur moi, madame, ou plutôt sur
l'éclatante justice de votre cause. Plus j'y pense, plus je m'étonne que
ni vos avoués ni vos avocats ne l'aient comprise, et qu'elle ait pu
arriver toujours perdue, mais toujours intacte, jusqu'à moi.»

Marguerite répondit avec une candeur adorable: «C'est sans doute que je
l'ai mal expliquée à ces messieurs. Pensez donc! des secrets de famille!
Quel que soit l'intérêt qui vous pousse, on ne peut pas les raconter au
premier venu.»

Ainsi donc, pensa Mainfroi, je ne suis pas le premier venu pour elle! Il
prit avantage de l'aveu pour se détendre et se familiariser. Il se
prévalut même des alliances quasi légendaires qui unissaient les
Vaulignon aux Mainfroi. «Mais alors, dit-elle en riant, nous serions
cousin et cousine, si nous étions venus au monde quinze générations plus
tôt?

--Nous le sommes, madame; ce n'est qu'une question de degré.

--Vous me le jurez, mon cousin?

--Foi d'avocat, ma cousine. Et puisque nous voici presque en famille,
permettez-moi de vous demander si la devise de votre papier à lettres
appartient aux Vaulignon ou aux Montbriand?

--Elle n'appartient qu'à moi seule. Pourquoi me demandez-vous cela?

--Parce que, si la devise est à vous, je compte vous l'emprunter, ma
cousine, jusqu'au prononcé de l'arrêt. Tout ou rien! Oui, je veux
vaincre ou mourir, et je vaincrai, car la vie est bonne.

--On le dit.»

Sur ce mot, qui ne manquait pas de profondeur, elle congédia Mainfroi.
Le jeune bâtonnier descendit du second étage sans effleurer les marches
de l'escalier. Il avait des ailes; celui qui aurait pu le suivre par les
rues l'aurait entendu dire à chaque pas: Quelle femme! quelle cause!
Peut-être ne savait-il pas lui-même si c'était la femme ou la cause qui
faisait battre son coeur; mais, comme il éprouvait le besoin
très-naturel de babiller un peu sur l'une et l'autre, il s'en alla tout
droit chez le premier président.


V

A sa grande surprise, il trouva le vieillard plus agité que lui-même. M.
de Mondreville se leva, vint à lui, lui prit la tête et lui donna
l'accolade en larmoyant: «Oui, cher enfant, j'étais sûr de vous voir
aujourd'hui, et je vous remercie de partager ma joie. Ce jour est donc
venu! Je puis chanter le cantique de Siméon. _Nunc dimittis!_»

Mainfroi craignit d'abord que cette expansion ne fût un symptôme de
décadence sénile. «Mais vous ne savez donc pas? reprit le président. Il
est garde des sceaux!»

--Qui?

--Mon copain! Le nouveau ministère est tout au long dans
_l'Indépendance_; il sera dimanche au _Moniteur_.

--Hum! Entre la coupe et les lèvres...

--Mais il me l'a écrit lui-même, ce cher ami; voici la lettre.

--Ceci change la thèse. Alors, monsieur, veuillez agréer mes compliments
sincères et mes regrets, car le premier mouvement de l'illustre copain
sera de vous confisquer au profit de la cour suprême.

--Pas si vite! Il faut attendre une vacance. Et qui sait s'ils voudront
de mes vieilles lumières à Paris? Quant à vous, mon enfant, votre
affaire est hors de doute. Aussitôt pris, aussitôt procureur général.

--Oh! mais non; je refuse.

--Il a votre parole.

--Je la reprends. Ah! monsieur, si vous saviez quelle admirable affaire!
Vous verrez! vous entendrez, car je me fais une fête de la plaider
bientôt devant vous! Un droit évident qu'on a méconnu et nié quatre fois
de suite! la femme la plus intéressante, la plus digne, la plus
admirable, effrontément dépouillée par des collatéraux sans coeur! Je
veux que la réparation soit aussi éclatante que l'iniquité fut énorme;
je flagellerai l'odieuse belle-soeur; je souffletterai moralement
l'indigne frère. Ah! tenez! à la veille d'un combat si légitime et si
glorieux, je n'échangerais point ma toque d'avocat contre une couronne
royale!

--Soit; mais contre un mortier de président?

--Pas même! Rien ne vaut le plaisir de demander justice.

--Vous oubliez le plaisir de la rendre, mon enfant. L'avocat propose, et
le juge dispose.

--Et le parquet?

--Il impose. Si je m'intéressais à quelque victime des iniquités
sociales, je demanderais au bon Dieu, _primo_ de présider l'affaire,
_secundo_ d'y remplir les fonctions du ministère public, _tertio_ d'y
plaider comme Démosthène ou comme vous, mon cher maître. Ce n'est pas
moi qui parle, c'est l'expérience d'un vieux mentor. Mais quel est donc
l'appel qui vous tient tant au coeur? Vient-il à la première chambre?

--Oui, monsieur. Vaulignon contre Vaulignon. C'est Picardat qui occupe
pour Mme de Montbriand.

--Diable! diable! Litige épineux, mon fils. Je connais la question sur
le bout du doigt; le maudit testament du marquis nous a donné bien de la
tablature. En équité, je crois que votre cliente n'aurait pas tort,
l'intimé m'a tout l'air d'un médiocre sire; mais ses mesures sont
admirablement prises, la forme est pour lui. Si ma mémoire ne me trompe
pas, le gain de la cause a tenu trois ou quatre fois à un cheveu;
malheureusement quand la balance s'entête à pencher du même côté, c'est
que décidément il y a un plateau plus lourd que l'autre. Vous me direz
que ce nouveau marquis de Vaulignon et sa femme ont fait flèche de tout
bois: j'en conviens; la brigue est forte, mais on s'est démené des deux
parts. Il paraît que la marquise est en crédit à Munich; elle fait agir
la légation de Bavière; notre garde des sceaux, celui qui part dimanche,
a été sollicité diplomatiquement. De son côté, Mme de Montbriand est
protégée par un gros sénateur, légitimiste rallié, et d'autant plus
influent qu'il ne s'est pas vendu, mais donné. Vous savez que l'empire a
des tendresses de parvenu pour ces messieurs de l'ancien régime, sitôt
qu'ils daignent s'humaniser un peu. On combat les républicains à coups
de trique et les royalistes à coups d'encensoir. Le ministre de
l'intérieur a pris parti pour M. de Cayolles, qui adore Mme de
Montbriand, quoique honnête femme ou plutôt _parce que_, un paradoxe de
vieux beau! On a donc opposé ministre à ministre, comme on pousse pion
contre pion au début d'une partie d'échecs; puis on a fait marcher les
grosses pièces: le fou d'ici, la tour de là, enfin la dame et le roi
lui-même... Que voulez-vous? les suprêmes conséquences du gouvernement
personnel! Il s'ensuit que l'affaire Vaulignon est tendue à un point que
je ne saurais dire. Il n'y a pas huit jours que Mme de Montbriand a
signifié son acte d'appel, et déjà le garde des sceaux a fait savoir au
procureur général qu'il eût à prendre la parole en personne et non par
substitut. On compte sur lui pour enlever l'affaire, et on n'a peut être
pas tort; il tient pour les Bavarois, c'est connu; vous aurez affaire à
forte partie. Moi, je n'ai pas d'opinion préconçue, et vous pouvez
compter sur mon attention la plus bienveillante, comme toujours. Trouvez
l'argument décisif, mon jeune ami; jetez un poids nouveau dans la
balance, et je serai heureux de consacrer par un arrêt le plus étonnant
de vos triomphes; mais, puisque vous portez un intérêt si vif à Mme de
Montbriand, dites-lui qu'elle ferait sagement de produire un mémoire à
l'appui de sa demande: il faut préparer le terrain, ramener quelques
esprits, et détruire les préventions que les succès constants de la
partie adverse ont pu enraciner.»

Mainfroi n'eut garde de négliger un avis si paternel, et, soit que la
publication de ce mémoire lui parût pressante, soit qu'il craignît de
laisser refroidir l'éloquence qui bouillait en lui, soit qu'il trouvât
charmant de se cloîtrer dans une pensée de plus en plus chère, il
rentra, défendit sa porte et travailla d'arrache-pied jusqu'à minuit. Il
fallut que la vieille Fleuron fît acte d'autorité en venant éteindre la
lampe.

Le lendemain, au petit jour, il écrivit à Marguerite pour réclamer
d'urgence un nouveau rendez-vous, et jusqu'au moment de la revoir il se
tint occupé d'elle. Elle le reçut à midi, et il put déjà lui soumettre
le canevas d'un travail net, logique, parfaitement ordonné, où les
faits, serrés l'un contre l'autre, avaient l'air de soldats qui courent
à la victoire. La jeune femme en fut ravie; elle croyait déjà l'affaire
terminée.

«Patience! dit-il; ceci n'est que le plan d'un travail préparatoire; il
vous faudra me fournir tout un monde de documents et de matériaux qui me
manquent. C'est une collaboration longue et pénible que je viens
solliciter; me l'accorderez-vous?

--Eh! grand Dieu! répondit-elle, quand tous mes intérêts ne seraient pas
en jeu, je le ferais par plaisir, car votre compagnie est la plus
adorable du monde.»

Elle avait quelquefois de ces boutades où le coeur part comme une arme à
feu dans la main d'un enfant. Sa reconnaissance, son admiration, son
amitié, éclataient à brûle-pourpoint, si brusquement que Mainfroi,
ahuri, ne savait que répondre. Toute son expérience des femmes était
désarçonnée par ces soubresauts. Marguerite ne ressemblait à rien de ce
qu'il connaissait; ce n'était pas l'être faible, averti, cauteleux,
provoquant et fuyard, qu'il avait maintes fois couru et forcé dans ses
chasses à travers le monde, mais une nature droite et cavalière. Ses
moindres politesses affectaient un air agressif, sans toutefois qu'un
fat eût osé les interpréter en mal. C'était l'effusion d'un coeur chaud
qui s'emporte; on y sentait peu de tendresse et surtout point de
faiblesse.

La rédaction du mémoire prit une semaine, et, sauf quelques heures
consacrées aux devoirs du palais, ils passèrent tous ces jours en
tête-à-tête. Marguerite avait fourni sa bonne part de travail; elle
écrivait d'un style net et tranchant, un peu âpre parfois, mais toujours
digne et contenu. Quand la première épreuve sortit de l'imprimerie
Maisonville, Mainfroi l'apporta tout humide et la lut à haute voix de
bout en bout. Marguerite en fut transportée; elle sauta au cou de son
cher avocat et l'embrassa sur les deux joues, puis elle lui tourna le
dos, s'installa devant la table, et, comme refroidie par cette
explosion, elle se mit à feuilleter l'épreuve et à revoir les passages
importants sans remarquer le trouble de Mainfroi. Quant à lui, il avait
la tête un peu perdue; la joie et l'étonnement le faisaient vaciller sur
ses jambes; son esprit courait à mille lieues du procès; il commençait à
se demander s'il ne jouait pas le rôle d'un séminariste et d'un sot. Au
fort de ses perplexités, il aperçut le cou de Marguerite, très-allongé,
très-souple et d'une blancheur éclatante, où tranchaient cinq ou six
boucles de petits cheveux noirs. La nuque d'une jolie femme a des
séductions que le vulgaire ne soupçonne pas, mais qui ravissent en
extase les _dilettanti_ de l'amour. Mainfroi s'approcha lentement, comme
attiré par une fascination irrésistible, et sa bouche contre-signa
l'hommage de ses yeux.

Mme de Montbriand bondit et se retourna vers lui tout d'une pièce, le
visage en feu, le regard flamboyant, la lèvre frémissante: «Oh!
dit-elle.

--Chère madame, répondit-il avec un sourire avantageux, je ne vous rends
que la moitié de ce que vous m'avez donné tout à l'heure.»

Elle ne comprit pas d'abord, et tandis que son esprit cherchait, ses
yeux fixes gardaient leur expression hagarde. Lorsqu'elle eut trouvé le
mot de l'énigme, elle reprit vivement:

«Non! cela n'est pas la même chose. Ce que j'ai fait, je l'aurais fait
devant mille personnes, et vous, m'auriez-vous traitée de la sorte, si
seulement Polyxénie avait été là?»

Il protesta de son respect et de son obéissance, se confondit en humbles
excuses, et revint, par un détour habile, mais connu, à réclamer du bon
vouloir de Marguerite ce qu'il avait obtenu par surprise.

La belle veuve (de sa vie elle n'avait été si belle), se recueillit une
minute et répondit:

«Monsieur Mainfroi, si vous me demandiez la permission de m'embrasser,
je n'aurais peut-être pas le courage de vous répondre non; mais j'estime
que vous feriez mieux de ne me demander rien.»

Mainfroi mit un genou en terre et dit: «Revoyons notre épreuve.»

Ils travaillèrent ce jour-là comme deux hommes, et se quittèrent sans
avoir parlé d'autre chose que du procès. Seulement, à la dernière
minute, Mme de Montbriand prit la brochure et dit: «Nous avons oublié
l'épigraphe.

--Que mettrez-vous?

--Ma devise, qui est aussi la vôtre.»

Rien ne fut changé dans leurs habitudes; ils se revirent le lendemain et
tous les jours suivants aux mêmes heures et dans la même intimité; mais
le laisser-aller des premiers jours ne se retrouva plus, chacun d'eux
s'observait davantage: une révolution irréparable était accomplie; la
gêne se glissa dans leurs rapports et la froideur se répandit peu à peu
sur leurs entretiens. Cette gêne toutefois abondait en jouissances
secrètes, et cette froideur cachait un feu tout nouveau. Un seul geste
de Mainfroi avait tué le bon garçon chez Marguerite et réveillé ou
éveillé la femme.

Cependant le mémoire était lancé; on ne parlait pas d'autre chose au
palais et dans la ville. Le succès littéraire fut très-vif; on admira
partout cette argumentation suivie, serrée, poignante, qui égorgeait
l'adversaire sans sortir un moment du ton modéré et sans choquer aucune
convenance. L'opinion publique se retourna; le parti pris de certains
magistrats fut ébranlé. Le défenseur des Vaulignon, qui était un homme
éminent, s'empressa de rédiger un factum énergique; mais il commençait à
douter de la victoire, et il poussait ses clients à une transaction.
Quelques officieux s'entremirent; on offrit à Mme de Montbriand de lui
laisser le peu qu'elle avait, et de lui parfaire en viager dix mille
francs de rente. Le procureur général appuya sous main ces tentatives;
il fit entendre à Mainfroi que sa cause, excellente en équité, mauvaise
en droit, devait s'accommoder de la demi-satisfaction qui était offerte;
mais l'avocat et la plaideuse maintinrent résolûment leur «tout ou
rien.» Plus ils voyaient l'ennemi se démoraliser, plus ils
s'affermissaient en courage.

La curiosité publique avait d'abord respecté le deuil et la misère de
Marguerite; peu de gens la connaissaient en ville; les maisons qui
s'étaient trouvées en relation avec son père ne jugèrent ni utile ni
prudent de renouer avec elle. D'ailleurs le marquis Gérard et la petite
Bavaroise avaient pris les devants en visitant à tort et à travers tout
ce qui faisait un semblant de figure.

Mais lorsqu'on vit un personnage comme M. Mainfroi épouser publiquement
les intérêts de la jeune veuve, lorsque le gain de sa cause parut
assuré, lorsqu'enfin la malice ou le dépit des mères de famille insinua
que le bâtonnier de l'ordre, en défendant Mme de Montbriand, combattait
pour ses propres foyers, le monde avisé de Grenoble prit ses mesures en
conséquence. On se dit que Mainfroi, célèbre comme il l'était, protégé
par le nouveau ministre et de plus en plus prédestiné aux hautes
fonctions de la magistrature, n'irait jamais s'enterrer à Vaulignon; il
resterait en ville, et il y resterait très-riche, marié à une jeune
femme, en position de recevoir souvent et bien. Cette maison, qui
joindrait l'utile à l'agréable, serait peut-être difficile à forcer l'an
prochain; pour l'instant, elle était ouverte à quiconque saurait prendre
date et devancer la victoire. Il n'y avait pas à lanterner, si l'on
voulait plaindre Mme de Montbriand en temps utile; aussi la foule
envahit-elle en hâte ce pauvre logement où la veuve s'était morfondue à
loisir. «Çà, madame, disait Polyxénie, avec une pointe d'humeur
villageoise, il paraît que nous sommes devenues bien aimables depuis que
le procès est à moitié gagné?» Marguerite, qui n'avait jamais su faire
ni écouter un mensonge, éprouvait mille démangeaisons de rompre en
visière à ces amis du bon moment; il fallut toute l'éloquence de
Mainfroi pour dompter son honnête orgueil et l'amener à rendre une
visite sur dix. Les maisons qu'elle honora de sa présence se
transformèrent en foyers de propagande, en bureaux d'enrôlement, et
comme l'avocat les avait choisies une à une avec son tact infaillible,
l'élite de la ville fut bientôt rangée sous les bannières de Mme de
Montbriand.

L'affaire était inscrite au rôle du mardi 23 janvier; les plaidoiries,
les répliques, les conclusions du procureur général et le prononcé de
l'arrêt devaient prendre vraisemblablement deux audiences. Le mardi
matin, à neuf heures, l'avoué Picardat força la porte de sa cliente et
vint lui dire que Bénaud, l'avoué des Vaulignon, offrait six cent mille
francs sur table. Marguerite répondit: «Je n'en demandais pas autant et
c'est plus d'argent qu'il ne m'en faut pour vivre selon mes goûts; mais
si je transigeais une heure avant l'audience, j'aurais l'air de mettre
en doute le succès de M. Mainfroi. L'affaire suivra son cours.»

Ce n'était ni l'amour de la paix ni la peur du scandale qui avait
conseillé un si grand sacrifice à la marquise Augusta de Vaulignon. Elle
jetait une partie de sa cargaison parce qu'elle voyait le navire à la
côte. La veille au soir, dans tous les cercles de Grenoble, on avait
fait des paris de proportion à neuf et dix contre un.

Les débats s'ouvrirent au milieu d'un silence avide. Le prétoire était
gorgé de monde comme aux plus grandes fêtes de la Cour d'assises. On y
remarquait la magistrature et le barreau, la haute bourgeoisie de la
ville et la noblesse des environs, les officiers généraux de la
garnison, les femmes du monde, cent cinquante ou deux cents amateurs
d'éloquence judiciaire, députés par les doctes cités de Vienne, d'Aix et
de Lyon, enfin la population rustique de Vaulignon et des Trois-Laux,
qui ne paraissait pas tenir la balance égale entre la bonne demoiselle
et l'étrangère. Le marquis Gérard et sa femme étaient présents; ce fut
pour eux une rude journée. Polyxénie, rendant compte de la séance à sa
maîtresse, les comparait à deux écrevisses dans l'eau qui chauffe.
Non-seulement ils se virent malmenés par Mainfroi, mais ils connurent à
des signes certains que l'assemblée, vassaux compris, les tenait en
médiocre estime.

Mainfroi remplit la première audience à lui seul. Jamais il n'avait
parlé si longtemps, avec cette abondance et cette ampleur. Les
fanatiques de son talent se disaient à l'oreille: «C'est bien lui, et
pourtant c'est un autre homme; Démosthène tourne au Cicéron; le courant
de son éloquence s'enfle et déborde; c'est un ruisseau qui devient
fleuve.» Les célébrités de province ont ainsi leurs enthousiastes, qui
sont de fins critiques malgré tout, gourmets passionnément épris d'un
certain crû, mais d'autant plus aptes à préférer le vin des bonnes
années. Personne ne douta que cette transformation de Mainfroi ne fût un
miracle de l'amour; les quelques sceptiques qui niaient sa passion pour
Mme de Montbriand durent se rendre à l'évidence. L'auditoire ne lui sut
pas mauvais gré de cette concession aux faiblesses humaines; on lui
avait déjà reproché la froideur de ses plaidoiries, et certaine rigidité
métallique qui rappelait un peu trop le style impassible de la loi. La
foule prit plaisir à s'échauffer avec lui; la sympathie publique éclata
plus de vingt fois en applaudissements que les audienciers réprimèrent
par habitude, mais sans conviction et sans autorité. Le président, ému
lui-même jusqu'aux larmes, oubliait de réclamer le silence.

Au sortir de l'audience, Mainfroi s'enfuit au grand trot de ses chevaux;
il était temps: les braves gens de Vaulignon et des Laux le cherchaient
pour le porter en triomphe. Il courut chez Mme de Montbriand et lui dit:
«Ma belle cousine, voulez-vous me donner à dîner? Ou je me trompe fort,
ou je vous apporte le pain.»

Le lendemain, même affluence au palais. L'avocat du marquis Gérard parla
longtemps et parla bien, sans espoir de gagner la cause. Il maintint ses
conclusions pour la forme, mais en homme qui serait content de s'en voir
adjuger le demi-quart. Mainfroi répliqua en peu de mots, la duplique de
l'adversaire fut traînante et mal écoutée. L'intérêt se portait de plus
en plus sur le procureur-général, M. Sébert. On savait qu'il s'était
montré favorable au fils Vaulignon; on ne supposait pas que l'éloquence
de Mainfroi eût glissé sur ses préventions sans les entamer; on le
savait honnête et consciencieux, mais d'une impartialité qui frisait
parfois l'irrésolution.

A quatre heures moins quelques minutes, M. Sébert déclara qu'attendu
l'heure avancée et l'importance de l'affaire, il demandait remise à
huitaine pour les conclusions du ministère public. Le président leva la
séance, et la foule s'écoula en murmurant un peu.

Lorsque Mainfroi rentra chez lui, il trouva sur sa table un pli du
télégraphe. La dépêche, transcrite sur grand papier, se formulait comme
il suit:

«Le ministre de la justice à M. le comte Mainfroi de Gartières.

«Je suis heureux de vous annoncer qu'un décret rendu sur ma proposition,
en date de ce jour, vous nomme procureur-général près la cour de
Grenoble.»

Décidément le copain de M. de Mondreville avait bonne mémoire. Il se
rappelait même un point négligé depuis deux générations par la famille
Mainfroi. L'aïeul paternel de Jacques était comte de l'empire, et il
n'avait tenu qu'à lui de rendre son titre héréditaire en érigeant en
majorat une terre de dix mille francs de rente; mais pour substituer
perpétuellement un grand tiers de sa fortune, cet honnête homme aurait
dû dépouiller en partie quatre enfants, sur cinq qu'il avait. Voilà
pourquoi Jacques et son père étaient restés Mainfroi tout court. Or
depuis quelque temps le conseil du sceau des titres adopte une
jurisprudence qui abolit rétroactivement la cause du majorat: il est
naturel que le second empire ne marchande pas trop la noblesse du
premier.

Gartières était le nom d'un petit bien de campagne conservé depuis
longtemps dans la famille et qui restait à Jacques. Trois ou quatre
Mainfroi, entre le XVe et le XVIIIe siècle, ont cousu Gartières à leur
nom pour se distinguer des Mainfroi de Bois-Vizille et des Mainfroi de
Jaubeuf, éteints aujourd'hui.

Le ministre n'avait pu être si bien renseigné que par M. de Mondreville;
ce bon vieillard, un peu trop entiché lui-même de sa noblesse,
s'indignait par moments qu'on ne fût pas titré lorsqu'on prouvait
trente-deux quartiers et le reste.

«Bah! répondait Mainfroi, je ne pourrais jamais être aussi vain de mon
titre que je suis orgueilleux de mon nom.»

Vingt fois peut-être il avait tenu ce langage, et toujours dans la
sincérité de son âme; mais maintenant qu'il avait le titre et le nom
devant lui, maintenant qu'il lisait et relisait sur la dépêche
ministérielle ces cinq mots parfaitement assortis: _le comte Mainfroi de
Gartières_, il lui semblait que le tout formait naturellement une
harmonie majestueuse, et qu'en retrancher la moindre syllabe serait un
crime de lèse-grandeur. Cette contemplation l'enflait à ses propres
yeux; l'idée d'un avantage superficiel, extérieur, dû aux services d'un
mort et à la bienveillance d'un homme en place, lui fit oublier un
instant son vrai mérite et ce succès tout chaud qu'il ne devait qu'à
lui-même. Toutefois, comme il n'avait rien d'un sot, cette ivresse fut
bientôt cuvée; il arriva promptement à se la reprocher et voulut en
sonder la cause. Il descendit au fond de son coeur et trouva, quoi? Le
vague sentiment de l'attraction qu'un titre exerce sur les femmes,
l'idée d'une plus value matrimoniale, le regret de n'avoir pas été comte
de Gartières à trente ans: c'était penser à Marguerite. Il ne se dit
pas: «Maintenant je suis à même de lui offrir un nom aussi brillant que
celui de son père ou de son premier mari.» Tout occupé qu'il était de la
belle veuve, il ne s'avouait pas qu'il en fût amoureux, ou, s'il se
l'avouait parfois, c'était avec le ferme propos de se vaincre et de
respecter une loyale créature qui ne pouvait être sa femme. Il
n'admettait pas l'hypothèse d'un mariage avec cette cliente qui lui
devrait tout: sa délicatesse et sa dignité lui fermaient les
perspectives de l'avenir; mais il prenait un plaisir amer à bâtir mille
châteaux en Espagne dans l'irréparable passé.

Sa rêverie fut coupée au plus bel endroit par un billet de Marguerite.
«Mon cher cousin, écrivait-elle, n'aurai-je pas le plaisir de vous
remercier aujourd'hui?» Il réfléchit qu'il aurait mauvaise grâce à
dédaigner des éloges qui devaient être ses seuls honoraires, et il
courut chercher le denier de la veuve avec un empressement qu'il se
déguisait à lui-même. «Polyxénie, dit-il en entrant, annoncez M. le
procureur général.

--Une farce, monsieur?

--La vérité, ma fille.

--Mais vous n'avez rien de changé! Enfin, puisque ça vous amuse...
Monsieur le procureur général!»

A ces mots, il se fit un brouhaha dans le petit salon, puis un grand
bruit de chaises suivi d'un profond silence. Mainfroi tombait au milieu
d'un encombrement de visites, et le procureur général annoncé à
brûle-pourpoint chez une plaideuse, c'était un coup de théâtre comme
Grenoble n'en avait jamais vu. «Comment! s'écria Marguerite, c'est vous!
La folle!

--Elle n'a pas menti. J'ai reçu ma nomination en sortant de l'audience.»

On s'empressa autour de lui pour le complimenter à la ronde. Un des
assistants remarqua qu'il avait commencé sa carrière d'avocat par un
Marengo et qu'il la terminait par un Austerlitz.

«Ainsi donc, demanda Mme de Montbriand, vous ne plaiderez plus!

--Jamais, madame.

--Et si cette nouvelle était arrivée hier matin, vous n'auriez pas pu me
défendre?

--Comme avocat, certes non.

--Alors béni soit Dieu d'avoir retardé l'aventure!

--Dieu, ou le ministre, on ne sait.

--Mais, j'y pense, si vous êtes procureur général, M. Sébert ne l'est
plus. Moi qui avais si grand'peur de lui, je n'ai plus rien à craindre!
C'est vous qui prendrez la parole au nom du ministère public, et vous
n'aurez qu'à dire: Messieurs, je vous renvoie à la plaidoirie de Me
Mainfroi, elle exprime mon opinion tout entière.

--Ah! pardon. Ce procédé simplifierait les choses, mais je doute qu'il
soit permis.

--Si la loi le défend...

--Non; la loi qui pense à tout, n'a point prévu le cas, que je sache.
Elle interdit au juge de siéger dans une affaire où il aurait plaidé,
elle semble ignorer qu'un simple avocat, par un coup de fortune, peut
devenir de but en blanc chef du parquet; mais où le code ne dit rien,
les convenances décident. Je céderai la place à un avocat général ou à
un substitut.

--En avez-vous le droit? Est-ce que le garde des sceaux n'a pas
formellement demandé que le procureur général parlât en personne?

--C'est, ma foi, vrai! je l'avais oublié; mais le ministre qui a donné
cet ordre est remisé sous la coupole du Sénat; son successeur, que je
verrai sans doute avant trois jours, est le plus galant homme du monde,
et je suis sûr de m'entendre avec lui.»

Les nominations parurent au _Moniteur_ le jeudi 25 et arrivèrent à
Grenoble le vendredi. M. Sébert était nommé président de chambre à la
cour de Bordeaux, pas un mot sur le sort de M. de Mondreville. Mainfroi
partit pour Paris le soir même, et courut s'inscrire chez le copain, qui
était au conseil. Dans la journée du samedi, il reçut un billet
très-cordial qui l'invitait à déjeuner le lendemain au ministère.

L'homme d'État l'accueillit à bras ouverts et s'excusa de lui rendre un
déjeûner d'auberge en échange du bon dîner de Fleuron. Aux premiers mots
de remercîments, il interrompit son convive et lui dit: «Vous ne me
devez rien; c'est mon vieil ami Mondreville qui a tout fait. Il a même
retardé votre nomination pour vous laisser le temps de plaider la grande
affaire. On dit que vous avez été admirable; _l'Impartial_ et le
_Courrier_ célèbrent votre éloquence; bravo! J'ai fait voeu d'écrémer
l'ordre des avocats au profit de mes parquets. Sébert était insuffisant,
je l'ai envoyé s'asseoir. Il est cause que l'arrêt n'est pas rendu, et
que le public et les plaideurs sont encore dans l'anxiété.

--Le pauvre homme était d'autant plus embarrassé qu'il avait reçu
l'ordre de prendre parti dans l'affaire. J'aime à croire, monsieur, que
vous n'entendez pas me faire hériter de cette obligation?

--Je n'ai rien à vous dire, je ne sais rien, je ne veux pas connaître du
procès Vaulignon, ni d'aucun autre. L'intervention du pouvoir exécutif
dans les affaires civiles est un abus contre lequel je réagirai de
toutes mes forces. Ne prenez conseil que de vous-même, ne suivez que les
impulsions de votre conscience, ne faites que le bien, et soyez sûr _a
priori_ que je suis d'accord avec vous.

--Ce n'est pas tout d'avoir raison, il faut encore y mettre les formes,
et si je montais au parquet mercredi prochain pour appuyer ma plaidoirie
de mercredi dernier, on trouverait assurément que j'abuse.

--L'affaire revient donc mercredi? Eh bien! pour vous mettre à votre
aise, je vais tâcher qu'on fixe à mercredi votre audience de serment. Il
faudra, bon gré, mal gré, que la cour s'arrange sans vous, et vous
trouverez l'arrêt rendu en revenant à Grenoble.»

Mainfroi ne demandait rien de plus. Au dessert, il risqua une allusion
délicate à ce titre de comte dont on l'avait gratifié sans son aveu.
Selon lui, M. le premier avait poussé la bienveillance un peu trop loin
dans cette affaire. «Ne vous en prenez qu'à moi seul, dit le ministre.
Mondreville m'a fourni les renseignements, mais sur mon initiative.
Notre devoir n'est pas seulement d'empêcher l'usurpation des titres par
nos jeunes ambitieux en robe; je ne dois pas tolérer qu'un homme de
votre naissance commette par modestie une usurpation de roture. Si le
respect de la justice est ébranlé par la fausse noblesse, son prestige
est doublé par la vraie. Habituez-vous donc à signer le nom de vos aïeux
tout au long; cela vous paraîtra d'abord compliqué, mais cette nouveauté
ne déplaira pas à Mme la comtesse Mainfroi de Gartières. Vous voyez que
je suis au courant.»

Jacques bondit sur sa chaise. «Ah! monsieur, s'écria-t-il, je vous jure
qu'on vous a mal informé.

--Tant pis! Vous êtes d'une race qu'il ne faut pas laisser éteindre, et
le mariage qu'on annonçait publiquement à Grenoble me semblait fort bien
assorti.

--Il est certain que la personne dont on vous a parlé mérite tout le
respect et tout l'attachement d'un homme; il est vrai que je l'ai
recherchée avant son mariage et que je ne me suis pas vu devancé par un
autre sans éprouver quelque regret; mais depuis qu'elle a bien voulu
m'appeler à son secours, pas un mot, pas un signe ne m'a donné lieu de
penser qu'elle m'honorât de la moindre préférence. Et d'ailleurs, fût-il
vrai qu'elle m'aime autant que je l'estime, il n'en résulterait qu'un
éternel chagrin pour elle et pour moi, car je ne puis l'épouser sans
encourir le mépris du monde et le mien.

--M'est avis qu'en ce moment le ministère public pousse les choses au
noir. Je vous assure, monsieur, que mes amis, qui sont un peu les
vôtres, envisagent cette union d'un fort bon oeil et ne la trouvent en
rien méprisable.

--C'est qu'ils ne sont pas à ma place, monsieur, et vous m'accorderez,
sans doute, que je suis le meilleur juge de mon honneur. Lorsque Mme de
Montbriand (j'ose la nommer) m'a prié de défendre son appel, la cause
était plus que perdue. La pauvre femme se trouvait exactement dans la
position de ces plaideurs désespérés qui se livrent pieds et poings liés
à un petit maquignon d'affaires. On lui dit: «Sauvez ma fortune, et je
vous en abandonne la moitié!» Ma cliente est venue à moi par un autre
chemin; elle m'a dit: «Sauvez-moi, et je promets de ne vous rien donner
en échange.» Si maintenant je demandais ou j'acceptais sa main, qui ne
va pas sans sa fortune, quelle différence y aurait-il entre le comte
Mainfroi de Gartières et les petits avocats véreux?

--Il y en aurait une immense, à mon avis; mais j'avoue que les envieux
ne manqueraient pas de gloser. Nous sommes loin du bon vieux temps où le
moindre chevalier qui avait sauvé la princesse l'épousait sans scrupule
aux applaudissements des peuples. J'ai encore vu l'époque où le premier
médecin venu, ni riche, ni beau, ni très-jeune, arrachait une malade à
la mort et la conduisait à l'autel sans trop scandaliser les gens. On
disait dans le public: «Tant mieux pour lui, et sa femme n'est pas à
plaindre; mieux vaut encore épouser son médecin que de mourir.»
Aujourd'hui, pour quelques malheureuses pièces de cent sous que vous
aurez rendues à une jeune et jolie femme qui vous aime et que vous
aimez, la délicatesse vous interdit de faire son bonheur et le vôtre.
Ah! le monde a des raffinements d'honneur, de susceptibilités maladives
que j'admire, d'autant plus que nous savons, vous et moi, si les
voleurs, les mendiants et les mouchards y forment une imposante
minorité... Mais je n'insiste pas, n'écoutez que vos sentiments, et, si
la conscience vous défend d'épouser une ancienne cliente enrichie par
vous, mariez-vous à la Magistrature!

--Ainsi ferai-je,» répondit Mainfroi.

Son absence ne dépassa point le terme convenu; toutefois, il s'ennuya
fort au pays des plaisirs faciles. En dépit du préjugé qui veut que les
journées de Paris soient particulièrement courtes, il eut beaucoup de
mal à tuer le temps, surtout aux heures qu'il avait coutume de perdre
chez Mme de Montbriand. Un silence se faisait en lui; il se sentait
désoeuvré, inutile, incapable; et s'il essayait de se secouer, le
cerveau restait silencieux comme un grelot vide. Il monta en wagon le
vendredi soir, plus joyeux qu'un lycéen qui part en vacances. Aussitôt
débarqué et baigné, il courut chez M. de Mondreville sous prétexte de
lui porter les amitiés du ministre, mais surtout pour apprendre une
nouvelle que ni Fleuron ni Dominique n'avaient su lui donner.

Le premier président lui parla de tout, excepté de l'arrêt, et la visite
commençait à traîner en longueur, lorsque Mainfroi, prenant son grand
courage, demanda d'un air détaché ce qui s'était passé la veille à
l'audience.

«Mais peu de chose, répondit le vieillard. Nous avons confirmé deux
jugements, je crois. Verdon contre Minguy et Lefranc contre Bonnard.

--Eh bien! et Vaulignon?

--Nous vous avons attendu.

--Là!... mais pourquoi? Dans quel intérêt? Mon bon monsieur de
Mondreville, je vous le demande au nom du ciel: avait-on besoin de moi
pour rendre un arrêt qui est peut-être ici tout rédigé sur le coin de
votre bureau?

--En effet, j'ai tracé une légère esquisse, et je ne crains pas de vous
dire entre nous que vos conclusions seront adjugées. La cause, en droit,
n'a jamais été qu'à moitié bonne; il n'était pas en votre pouvoir de la
rendre excellente. Je ne sais ce qu'on pensera de nous en cassation,
mais n'importe: vous avez enlevé la cour et le public, et la cause,
bonne ou mauvaise, est gagnée. Vous avez procédé par voie sentimentale;
la pitié, l'indignation, le mépris ont plus de part à la victoire que le
raisonnement; bref, s'il faut vous dire toute ma pensée, c'est un succès
d'assises que vous remportez là. Or le parquet, vous le savez, se pique
de réagir contre ces entraînements de la faiblesse humaine. Nos avocats
généraux, nos substituts eux-mêmes, sont d'avis que la cour s'est laissé
attendrir comme un simple jury. S'ils n'étaient retenus par de hautes
convenances, j'en connais au moins deux qui discuteraient sévèrement
votre plaidoirie; mais le moyen, je vous le demande, maintenant que vous
planez sur eux? Devant la résistance des uns et l'abstention
systématique des autres, je me suis arrêté à un parti qui ne
compromettra personne. Après tout, il n'est pas indispensable que le
parquet ait des lumières à lui dans chaque affaire civile; sept fois sur
dix, ces messieurs s'en remettent à la sagesse de la cour ou du
tribunal. Vous pourriez donc, si je ne me trompe, occuper le siége du
ministère public; vous diriez qu'un avis du garde des sceaux, antérieur
à votre nomination, invite le procureur général à conclure en personne
dans cette affaire; mais que, pour des raisons faciles à comprendre,
vous vous en rapportez au sentiment de la cour. Qu'en pensez-vous?

--Je pense, répondit Mainfroi, que la cause me semblait absolument
bonne, et je me demande si la force de mes raisons a pu s'éventer en
huit jours comme le vin d'une bouteille débouchée.

--Pas d'exagération, mon enfant! Après tout, vous gagnez.

--J'entends bien; mais si le gain de la cause suffit à l'avocat, ce
n'est peut-être pas assez pour un procureur général et pour...

--Et pour un Mainfroi? Bien, mon fils! Ce sentiment vous fait honneur,
mais ne vous mettez pas en peine. Les questions de forme, quelque
importantes qu'elles soient, sont et seront toujours secondaires. Le
premier devoir du magistrat est de faire justice, c'est-à-dire de
protéger les honnêtes gens contre les coquins. Les époux Vaulignon sont
de vilains personnages, malgré tout le soin qu'ils ont pris de se mettre
en règle avec la loi; Mme de Montbriand est une femme de bien qui
réclame son patrimoine et que nous ne devons pas réduire à la misère,
quelque imprudence qu'elle ait mise à se dessaisir. Voici la minute en
question; je ne crois pas violer le secret des délibérations en la
communiquant au premier magistrat du parquet. Les _attendu_ vous
paraîtront assez concluants, je m'en flatte, et l'arrêt suffisamment
motivé.»

L'exposé des motifs et l'arrêt emplissaient quatre pages de petit texte;
Mainfroi n'en fit qu'une bouchée, puis il remercia M. de Mondreville, et
prit congé de lui en dissimulant comme il put le trouble et l'oppression
qui lui restaient de sa lecture.

«Ce pauvre premier, pensait-il, est le meilleur et le plus digne des
hommes, mais ses facultés baissent: voilà un arrêt motivé en dépit du
sens commun.»

Dans cette affligeante pensée, il s'en alla, comme à son ordinaire, chez
Mme de Montbriand. Marguerite l'attendait; elle le reçut avec une
expansion de bonheur qui la rendait tout à fait belle; mais il resta
rêveur, inquiet et morose, moins heureux d'être là que désireux de se
retrouver seul avec l'idée qui l'absorbait. Rentré chez lui, il
s'escrima toute la soirée et toute la nuit à défaire et à refaire les
malheureux _attendu_ de M. de Mondreville, sans pouvoir se contenter
lui-même. Le labeur et l'anxiété de cette longue veille au lendemain
d'un voyage le mirent sur les dents; il avait une fièvre de fatigue, de
doute et de dépit.

«Est-ce donc moi qui suis en décadence? disait-il, ou faut-il croire que
la rédaction d'un arrêt comporte un talent qui me manque? C'est une
littérature de précision, j'en conviens, tandis que l'éloquence
judiciaire se borne à présenter artistement des à peu près... Mais la
cause était bonne, morbleu! quand je l'ai plaidée, et maintenant qu'elle
est gagnée, il me semble à moi-même qu'elle ne vaut plus rien. Pourquoi?
Sans doute parce que je ne suis plus avocat, et qu'ayant changé de point
de vue j'envisage une autre face des mêmes objets. Il n'y a pourtant pas
deux justices, pas plus qu'il n'y a deux morales ou deux vérités.
Travaillons! travaillons encore, et battons le caillou jusqu'à ce que
l'étincelle jaillisse!»

Il débitait son monologue en marchant à grandes enjambées d'un bout à
l'autre de l'appartement, et cette promenade fébrile le ramenait toutes
les cinq minutes à la salle de réception où les Mainfroi du vieux temps
formaient la haie sur son passage. Ces portraits n'étaient pas tous des
oeuvres de maîtres: à part un Philippe de Champaigne, un Rigaud et un
Largillière, la galerie n'avait d'autre mérite que l'authenticité; mais
tous les visages, sans exception, étaient empreints d'une noblesse et
d'une sérénité grandioses. Le calme imposant des ancêtres contrastait
sévèrement avec l'agitation maladive de leur héritier. Jacques voyait
les regards austères de ces grands magistrats s'abaisser avec compassion
sur sa personne nerveuse et frémissante.

«Eh bien! quoi? leur dit-il; que me reprochez-vous? Je suis un fils
dégénéré peut-être? Non! je suis un peu jeune, voilà tout. Je ne suis
encore qu'un homme, et je commence à comprendre aujourd'hui que, pour
disposer de la vie, de la fortune et de l'honneur d'autrui, pour devenir
un vrai magistrat, il faut s'élever au-dessus de l'homme. Vous avez tous
monté cet échelon invisible; moi, je m'y heurte au premier pas, et je me
fais mal. Qui sait si vous n'avez pas éprouvé le même accident à mon
âge? Vos fronts n'ont pas toujours été si impassibles ni vos regards si
majestueux. Attendez, et comptez sur moi!»

Il ramassa tous les papiers qu'il avait noircis depuis la veille, et
courut chez le premier président. Ses traits étaient si visiblement
altérés que le vieillard lui demanda s'il était malade.

«Je suis bien pis que malade, répondit-il; depuis tantôt vingt-quatre
heures, j'ai l'esprit à l'envers. Vous m'avez dit hier que la cause
n'était qu'à moitié bonne, et vous savez si j'ai protesté. Maintenant,
cher monsieur, je vous supplie de me prouver qu'elle est à moitié bonne,
car plus je l'examine, plus elle me paraît mauvaise, et moins l'arrêt
qui adjuge les conclusions de Mme de Montbriand me semble motivé. Vous
dites: «Attendu qu'il est inadmissible que la veuve de Montbriand se
soit dépossédée de la presque totalité de ses biens autrement qu'à titre
de prêt, et se soit volontairement réduite à la misère;» cette assertion
que j'ai plaidée, est contredite par tous les faits de la cause. Non,
Mme de Montbriand n'a pas prêté sa fortune à son père, elle la lui a
donnée; elle a refusé non-seulement toute garantie, mais jusqu'aux
simples reçus; elle n'a accepté que des actions de grâces en échange
d'un don pur et simple. Elle comptait si peu sur un remboursement
ultérieur qu'elle a même caché au marquis une notable partie de ses
sacrifices, payant les huissiers de la main à la main et leur
recommandant le silence. On dit qu'elle ignorait le testament qui
l'exclut de l'héritage paternel et donne Vaulignon à son frère: j'en
conviens; mais l'eût-elle connu, elle n'aurait pas moins accompli son
sacrifice. Il appert de tous ses actes que la noble créature n'avait
qu'un but, et que ce but était d'assurer le repos du marquis, d'empêcher
que ce propriétaire monomane n'attentât à sa propre vie, comme il
l'avait annoncé, le jour où l'hypothèque judiciaire frapperait son cher
domaine. Vous dites: «Attendu que le marquis, vivant avec sa fille dans
les termes les plus affectueux et légitimement indigné de l'ingratitude
de son fils, ne pouvait accepter une libéralité dont l'effet facile à
prévoir, au moins pour lui, devait être de réduire celle-là à la
mendicité en laissant celui-ci dans l'opulence.» Erreur! monsieur le
président. Je vous accorde que le vieillard ne haïssait point sa fille;
grâce à Dieu, il n'était pas encore dénaturé à ce point. Nous dirons
même qu'il l'aimait, si vous voulez, mais il l'aimait comme on aime les
filles dans la famille Vaulignon et dans beaucoup d'autres de notre
caste. On se ferait un crime de les envoyer mendier leur pain; on trouve
juste et naturel de les emprisonner dans un couvent pour la vie. Tel est
le sort que le marquis a rêvé de tout temps pour sa fille, et je
jurerais qu'en exploitant la facile bonté de Marguerite, en ruinant
cette infortunée au profit du château et des bois de Vaulignon, il
parodiait le mot de Mme de Pompadour et disait: «Après moi, le couvent!»
La conduite de son fils l'indignait, je l'avoue, et certes il y avait de
quoi; mais comptez-vous pour rien la manie du propriétaire et
l'insurmontable orgueil du nom? Ce fils ingrat, indigne, détestable et
même détesté par boutades était un Vaulignon, et le seul de sa
génération. Lui seul pouvait perpétuer cette union du nom et de la
terre, que le vieillard avait tant à coeur dans son orgueil de
gentilhomme et de propriétaire foncier. Et tenez, monsieur le président,
lorsque je reste à ce point de vue et que j'examine le second testament
du marquis, cette pièce dont j'ai tiré parti la semaine dernière se
dresse victorieusement contre nous. D'abord ce n'est qu'un projet, ou
mieux l'ébauche d'un projet, jetée _ab irato_, dans un mouvement de
dépit, sur un lambeau de registre, au verso d'une feuille où je lis:
«Chiens d'ordre, Ravageot, Fido, Mazaniello, Ravaud, Ronflot, Castillo,
etc.» Ce brouillon, jeté au hasard, exprime-t-il la volonté de l'homme
ferme et résolu qui vint la nuit, par un froid rigoureux, déposer chez
Foucou son testament en forme authentique? «Moi soussigné,» dit-il. Il a
donc l'intention de signer. Or, il ne signe pas, et pourquoi? Parce
qu'au moment d'aliéner le domaine qu'il adore, au moment de donner
Vaulignon à une fille très-méritante et très-digne, mais qui ne porte et
ne peut pas porter son nom, le coeur lui manque, la plume lui tombe des
mains. Ce mot interrompu résume tout le procès, monsieur le président.
Il nous montre la faiblesse, l'égoïsme et l'ingratitude du père, et
l'imprudence désormais irréparable de la fille. Mme de Montbriand a
donné, donné tout son bien, sans condition, à un homme qui n'avait pas
mérité et qui n'a pas reconnu ce sacrifice. Elle a dilapidé noblement,
héroïquement sa dot et son douaire. Que vient-elle réclamer aujourd'hui?
Sa légitime? Elle l'a reçue en mariage. Une créance? On n'est pas
créancier lorsqu'on est donateur!»

M. de Mondreville avait écouté cette tirade avec une stupéfaction
croissante. Quand l'orateur s'arrêta pour reprendre haleine, il lui dit:

«Eh! mon enfant, où courez-vous? Vous voilà maintenant plus royaliste
que le roi. O jeunesse! D'un extrême à l'autre, en un seul bond! L'arrêt
n'est pas aussi mal fondé que vous dites; si je l'ai rédigé sans
enthousiasme, je ne suis cependant pas homme à le déchirer sans
discussion. Rappelez-vous mon premier mot quand vous m'avez parlé de
cette affaire: litige épineux, vous ai-je dit. En effet, le pour et le
contre me semblaient presque également soutenables, et je voyais la cour
à peu près partagée, sauf une légère tendance à confirmer le jugement.
Vous vous êtes jeté tout entier dans la balance, à corps perdu, et je
sais que depuis huit jours, grâce à vous, la majorité est déplacée. Vous
n'avez pourtant pas convaincu tout le monde, et cette opinion qui vient
d'éclore dans votre esprit a toujours conservé des adhérents. S'ils ne
sont pas en nombre, tant mieux pour vous, car enfin vous n'êtes pas
devenu subitement l'ennemi de cette belle cliente. Laissez-nous faire,
pratiquez la maxime des plus illustres sages de l'antiquité:
contiens-toi et abstiens-toi!

--Ai-je le droit de m'abstenir? S'il est vrai, comme vous le croyez, que
ma parole ait fait pencher la balance, je suis la cause déterminante de
l'arrêt; la vraie responsabilité retombe sur ma tête, et c'est sous de
tels auspices, monsieur, que je ferais mon pas dans la magistrature!

--Mais quand on vous dit que l'affaire a deux faces!

--Et si je n'en vois plus qu'une! Et si, juste au moment où la cause
m'apparaît sous son mauvais côté, je suis appelé à me prononcer
publiquement, non plus en mon nom personnel, mais au nom de la société,
au nom de la loi et des principes de l'éternelle justice?

--Parlez-vous sérieusement? Seriez-vous homme à vous élever contre
vous-même et à ruiner l'effet de votre plaidoirie?

--Pourquoi pas? Les entraînements de l'avocat passionné sont excusables;
la complicité, même tacite, du magistrat serait criminelle.

--Ah! les grands mots!

--Cherchez dessous, mon bon et vénérable ami; vous trouverez un grand
courage et un grand sacrifice.

--Tu n'es qu'un grand enfant, mais il faut que je t'embrasse. Si ton
pauvre père était encore de ce monde, il serait fier de toi.»


VI

Ni ce jour-là, ni le lendemain, Jacques ne se présenta chez Marguerite.
Il se calfeutra dans son cabinet, travailla dix-huit heures sur
vingt-quatre, et reprit le dossier d'un bout à l'autre sans pouvoir
retrouver cette belle conviction qui avait inspiré sa plaidoirie. Tout
au contraire: plus il creusait, plus il s'affermissait dans la négative.

Mme de Montbriand lui écrivit le premier soir un billet où le badinage
mondain cachait mal une secrète inquiétude. Elle l'avait trouvé froid et
gêné la veille; or, il arrivait de Paris, il venait de côtoyer un monde
où elle comptait des amis chauds et des ennemis dangereux; l'esprit de
Mme Augusta de Vaulignon était fertile en calomnies; il se pouvait qu'on
eût noirci le dévouement si désintéressé du pauvre M. de Cayolles; bref,
la pauvre femme craignait tout, hors son véritable danger. Il répondit
sur un ton amical et triste, alléguant un travail qui n'avait rien
d'attrayant. Le lendemain, Polyxénie apporta une lettre longue et
pressante; on s'étonnait qu'il pût avoir des occupations si tyranniques;
les femmes ne croient pas au travail; de toutes les excuses, c'est la
seule qu'elles n'aient admis dans aucun temps. On lui rappelait qu'avant
la grande bataille, au plus fort des armements, dans le coup de feu de
son éloquence, il trouvait tous les jours quelques minutes à perdre en
compagnie de sa cousine. «La désertion d'hier et d'aujourd'hui est
d'autant plus impardonnable, disait-elle, que bien certainement vous ne
travaillez pas pour moi.»

Il écrivit:

  «Hélas! non, ma belle, chère et touchante cousine, je ne travaille pas
  pour vous. Non, non! Dieu seul peut prévoir aujourd'hui le jugement
  que vous porterez sur ma douloureuse élucubration. Quoi qu'il arrive,
  ne me détestez pas: c'est la seule grâce que j'implore dans le présent
  et dans l'avenir.

  «A vos pieds,

  «JACQUES MAINFROI.»

Quelque peu soulagé par cette demi-confidence, où Marguerite ne comprit
rien, il se replongea dans l'étude et travailla encore le jour suivant
sans égard à la loi du repos dominical. Mme de Montbriand, piquée au
vif, ne le dérangea plus.

Le lundi matin, vers neuf heures, il reçut la visite du premier avocat
général, M. Boutan. La porte étant toujours condamnée, M. Boutan avait
forcé la consigne. C'était un homme d'âge et d'expérience, mais d'une
verdeur extrême, et réputé pour sa franchise autant que pour son savoir.
Il venait en son nom personnel, mais à l'instigation de M. de
Mondreville, qui lui avait annoncé le revirement de Mainfroi. Avec un
tact parfait, il aborda l'affaire en homme qui s'incline devant son
supérieur actuel sans oublier qu'un mois plus tôt il s'intéressait
encore à ce jeune avocat. «Monsieur, dit-il, le bruit court au palais
que l'affaire Vaulignon vous est apparue sous un nouveau jour.

--En effet, monsieur, répondit Jacques.

--Permettez-moi de m'en féliciter au nom de tout votre parquet, qui a
partagé vos sentiments en mille occasions, et qui est heureux de se
retrouver d'accord avec vous après une divergence passagère.

--Pensez-vous que le parquet soit unanime sur cet appel?

--Je suis en mesure de l'affirmer. La sympathie, l'équité même a beau
parler en faveur de Mme de Montbriand, le droit n'est pas pour elle, et
tous, sans exception, si nous avions la parole, nous supplierions la
cour d'oublier l'admirable plaidoirie qui l'a émue, et de confirmer
simplement la sentence des premiers juges.

--Cela étant, monsieur, je m'étonne que toute la magistrature debout se
soit abstenue quand mon éloignement lui faisait si beau jeu.

--Votre absence n'était pas officiellement annoncée. L'eût-elle été,
nous aurions craint d'encourir le reproche de discourtoisie et de
quasi-trahison. Ajoutez qu'on ne se résigne point de gaieté de coeur à
jeter dans l'indigence une personne intéressante, loyale, chevaleresque
jusqu'à la folie, puisque non-seulement elle s'est ruinée par amour
filial, mais encore qu'elle a refusé, par délicatesse, une transaction
qui lui laissait trente mille francs de rente.

--A quelle époque, s'il vous plaît?

--Le matin même de l'audience, une heure avant votre plaidoirie.

--Impossible! De qui tenez-vous cette histoire?

--Des deux avoués, de Béraud et de Picardat.

--Et pourquoi n'en ai-je rien su?

--Je l'ignore.

--Par quels motifs a-t-elle pu, la malheureuse femme, repousser un
arrangement si honorable et si avantageux!

--Elle a dit que, sa cause étant remise entre vos mains, elle ne pouvait
plus transiger sans vous faire injure.

--Elle pouvait au moins me demander avis; mais n'importe. Quelles sont
vos intentions, monsieur? car je suppose que vous avez quelque
combinaison à me proposer.

--La plus naturelle de toutes. Je vous demande la permission d'occuper
le siége du ministère public et de conclure, avec tous les égards qui
vous sont dus, mais avec toute la fermeté que je dois aux principes,
contre l'appel de Mme de Montbriand.»

Mainfroi se recueillit un moment, s'arma de tout son courage et
répondit: «Décidément, monsieur, j'aime mieux me fustiger moi-même.
L'autorité du procureur général restera plus intacte, et l'exemple sera
plus grand.»

Et comme M. Boutan objectait que la chose était sans précédents, il
répliqua: «Tous les actes un peu mémorables se sont produits sans
précédents, et c'est à cette circonstance qu'ils ont dû de rester dans
la mémoire des hommes. Je vous autorise à publier cette nouvelle: si
j'ai changé de point de vue, je ne changerai pas de résolution.»

Là-dessus, il se remit à l'ouvrage; mais au milieu de la journée il se
rappela tout à coup un devoir plus urgent. Il ne voulait pas que Mme de
Montbriand apprît par la rumeur publique la volte-face de son ancien
défenseur: il devait à sa cliente et à lui-même de l'informer
directement, de lui porter à domicile ses explications et ses excuses,
dût-elle les prendre mal. La démarche était non-seulement embarrassante,
mais hasardeuse. Mainfroi s'attendait aux violences d'un caractère
indompté; cependant, ce n'était pas là ce qui l'inquiétait le plus: il
craignait que la colère ne mît à nu quelque côté moins noble de cette
âme. Dans le monde moral, comme dans le monde physique, les ouragans
sont d'admirables et terribles révélateurs, qui découvrent tantôt des
filons d'or, tantôt des fleuves de boue.

«Madame est chez elle?»

La chambrière répondit rudement: «Si elle y est? je crois bien! Il ne
manquerait plus que ça qu'elle fût sortie, quand monsieur nous fait
l'honneur et la grâce d'une visite. On se tient à vos ordres, et quand
par hasard le temps dure trop, on se divertit à pleurer.»

Il n'avait pas franchi le seuil du petit salon que Marguerite lisait la
gêne et la tristesse sur son visage. Elle courut à lui, lui appuya deux
doigts sur la bouche et lui dit d'un ton suppliant: «Ne parlez pas, je
vous le demande en grâce. J'ai des pressentiments infaillibles, mon
pauvre ami. Je m'attendais à vous voir aujourd'hui; je sens, à n'en pas
douter, que nous nous retrouvons pour la dernière fois. Vous venez
m'apporter une mauvaise nouvelle, me chercher une querelle d'Allemand,
que sais-je? Je ne veux rien entendre de tout cela. Quoi qu'on ait pu
dire, inventer, machiner contre moi, taisez-vous; cachez-moi toutes ces
infamies, je ne me défendrai pas. Grâce à Dieu, je n'ai point d'amour
pour vous; je n'en aurai jamais pour personne; je quitterai bientôt
Grenoble, j'irai cacher ma vie à Vaulignon; vous n'entendrez plus parler
de moi. Restons donc comme nous sommes, amis, vieux et tendres amis; ne
gâtons pas le souvenir de tant d'heures charmantes. Séparons-nous comme
il convient à deux âmes de condition dont l'une sera toujours la
très-fidèle vassale de l'autre. Vous êtes le bienfaiteur et je suis
l'obligée; ne me défendez pas d'aimer ma reconnaissance et de la choyer
toute la vie au plus profond de mon coeur!

--O femmes! répondit tristement Mainfroi, toutes les mêmes! Infaillibles
dans l'erreur et douées d'une perspicacité admirable pour voir le
contraire du vrai! Il s'agit bien de services et de reconnaissance!
Votre procès est perdu, et c'est moi qui vous le ferai perdre mercredi
prochain, sans remise, en prouvant que vous avez tort. Voilà l'objet de
mon travail et la cause unique de ma tristesse. Quant au reste, je vous
jure que personne ne vous a calomniée devant moi, que je ne l'aurais pas
souffert, et que tout l'univers, à commencer par moi, vous honore comme
la plus admirable et la plus sainte des créatures, entendez-vous?

--Pourquoi donc mon procès est-il perdu?

--Parce que vous devez le perdre en droit.

--Et qui est-ce qui a fait cette belle découverte?

--Moi et beaucoup d'autres.

--Quels autres? Des femmes, n'est-ce pas? Une, au moins? Oh! la piteuse
et vilaine nouvelle! Je ne vous accuse pas, monsieur Mainfroi; ce n'est
pas vous qui avez conçu ce projet misérable. Vous êtes, sans le savoir,
l'instrument de leur intrigue. On commence par séduire un honnête homme,
et dès qu'on tient son coeur on a prise sur sa raison. Cette Bavaroise
est hideuse... ce n'est pas elle, c'est donc quelqu'un des siens...
avouez!

--Mais je n'avoue rien du tout! Mon coeur est aussi libre que le vôtre,
et je proteste qu'il n'a pas même eu le mérite de la résistance! Votre
cause me paraissait bonne il y a quinze jours; je l'ai plaidée avec
conviction et je l'ai presque gagnée. Je reviens de Paris, je l'étudie
sur nouveaux frais, je m'aperçois que nous nous sommes trompés, et je me
mets en mesure de réparer mon erreur, quoi qu'il m'en coûte.

--En vérité? cela vous coûte tant? Eh! monsieur, si vous étiez seulement
mon ami, vous n'examineriez pas si ma cause est plus ou moins juste.
C'est le premier principe de l'amitié, cela, donner raison à ceux qu'on
aime, quand même ils auraient mille torts! J'ai raison, vous me l'avez
dit et prouvé, vous m'avez répondu de tout, vous m'avez mis le coeur en
joie et l'imagination en campagne. Tout à coup le vent tourne, et, non
content de me laisser sans défense, voici que vous armez contre moi?

--C'est mon devoir de magistrat.

--Une arme à deux tranchants, votre magistrature! Elle vous défendait
naguère de m'appuyer, elle vous commande maintenant de me porter bas. Un
magistrat, répéter aujourd'hui ce qu'il a dit hier, se donner raison à
lui-même! jamais! les convenances s'y opposent; mais s'il lui prend
fantaisie de se déjuger, de se contredire, de briser ses idoles, de
réduire au désespoir ceux qu'il avait enivrés d'espérance, c'est une
originalité qui n'a rien d'inconvenant et que certains badauds
applaudiront peut-être! Je veux vous applaudir aussi, monsieur Mainfroi.
On ne me refusera pas une stalle au théâtre lorsque je paye les frais de
la comédie. Je verrai de quel front vous abjurez vos principes et reniez
vos amis. Peut-être aussi saurai-je reconnaître à son air de triomphe
celle qui, depuis quatre jours, se glorifie de votre conversion. Malheur
à elle!

--Malheur à nous tous, madame, si vous persistez à voir ce qui n'est
pas, à méconnaître l'évidence et à vous gendarmer contre des fantômes!
Que peut-on dire à qui ne veut rien entendre? Quelles preuves fournir à
qui ferme obstinément les yeux? Me croirez-vous, si je vous dis que vos
intérêts me sont plus chers que les miens, que votre liberté, votre
repos et votre bonheur sont le principal objet de ma vie, que je vous
aime enfin malgré vous, malgré moi, malgré le mot décourageant dont vous
m'avez écrasé tout à l'heure!»

La vicomtesse de Montbriand se leva, prit un air de superbe dédain et
répondit:

«Monsieur Mainfroi, il me reste peu de temps à vivre de la vie de ce
monde, puisqu'à la fin de la semaine, grâce à vous, je rentrerai sans
doute au couvent. Je désire employer ces derniers jours à ma guise et ne
voir que des visages absolument agréables, s'il vous plaît.»

Elle accompagna ce congé d'une ample révérence et passa dans sa chambre,
laissant Mainfroi maître du terrain, mais éconduit.

Il hésita un moment, et quoiqu'il entendît à travers la porte comme un
bruit de sanglots étouffés, il prit son chapeau et se retira.

«Tout va mal, pensait-il; mais ce n'est pas l'instant de ramer sur le
fleuve de Tendre. Il s'agit de combattre l'appel de cette pauvre femme
aussi victorieusement que je l'ai défendu, après quoi nous nous
occuperons d'elle.»

Le soin qu'il mit à préparer ses conclusions était fort inutile, un seul
mot de sa bouche suffisait. Mme de Montbriand, condamnée par son propre
avocat, ne pouvait plus trouver grâce devant un seul conseiller de la
cour. S'il expédia sommairement son discours d'installation pour donner
plus de temps et de travail à la grande affaire, ce fut surtout à
l'intention du public. Il comptait sur un auditoire prévenu, pour ne pas
dire hostile; l'événement justifia sa crainte et la dépassa même un peu.

Dès les premiers mots, il fut interrompu par un murmure sourd qui
s'éleva peu à peu jusqu'au tumulte. Les cris et les sifflets lui ôtaient
décidément la parole, si M. de Mondreville n'eût imposé silence aux
tapageurs en déclarant qu'il ferait évacuer la salle au premier signe
d'improbation.

Cinq minutes plus tard, tandis que Mainfroi, pâle et crispé, mais
résolu, poursuivait énergiquement son exorde, une tempête
d'applaudissements ébranla le palais. La foule se consolait de ne
pouvoir huer le magistrat en acclamant l'entrée de sa victime. Mme de
Montbriand, en grand deuil, précédée et suivie de quelques fanatiques,
s'avança le front haut, l'oeil brillant, jusqu'au siége que ses amis lui
avaient secrètement réservé. Tous les assistants se levèrent, les uns
pour la mieux voir, les autres pour lui rendre hommage. Elle salua ce
peuple avec la majesté d'une reine et apaisa d'un geste charmant ses
fidèles vassaux de Vaulignon. L'audience fut interrompue; le président
lança du haut de son fauteuil une remontrance plus sévère et un suprême
avertissement, puis il rendit la parole à Mainfroi.

Celui-ci, par une inspiration soudaine, changea son plan...

«Messieurs, dit-il, le ministère public s'associe hautement à la
sympathie, au respect, à la tendre pitié que le malheur d'une personne
aussi vaillante que vertueuse éveille ici dans tous les coeurs.»

Il poursuivit quelque temps sur ce ton, exalta les mérites personnels de
Mme de Montbriand, et revint par un détour habile à la discussion du
point de droit.

«La loi est dure, dit-il, mais c'est la loi. Je suis ici pour la
défendre, la cour pour l'appliquer, Mme de Montbriand pour la subir, et
vous tous pour la respecter. Que chacun fasse son devoir comme je fais
le mien!»

Un léger frémissement lui fit comprendre qu'il n'avait point parlé à des
sourds. Le propre des Français est de vivre exclusivement dans l'heure
présente. L'actualité les saisit si bien qu'elle leur ôte la mémoire du
passé; c'est ce qui les rend peu aptes à juger une vie ou un caractère
dans son ensemble. Qu'un homme ait travaillé soixante ans à se rendre
impopulaire, s'il trouve un joint, s'il saisit le bon moment pour dire
ou faire la chose agréable aux masses, il deviendra plus sympathique en
un jour que tous les bienfaiteurs de l'humanité: les journaux le portent
aux nues, et la jeunesse des écoles lui décerne des couronnes. Le
phénomène inverse se produit aussi vite et par des causes aussi futiles.
Si la race de Clovis n'est plus sur le trône, elle est encore dans la
rue; nous aimons tous à brûler ce que nous avons adoré. La popularité
française ressemble à ces immenses végétations sous-marines qui
grandissent en peu de jours, mais qui n'ont pas de racines, et qui
meurent, si leur caillou natal est seulement déplacé.

Le discours de Mainfroi s'acheva au milieu d'une attention respectueuse
et presque bienveillante. On vit bien qu'il ne passait pas à l'ennemi
par caprice ou par séduction; on comprit qu'il souffrait d'avoir à
conclure contre Mme de Montbriand; son mépris pour Gérard de Vaulignon
éclatait au grand jour, alors même qu'il ruinait Marguerite au profit de
cet homme. Il termina par une courte allocution aux jeunes avocats qui
l'entendaient:

«Mettez à profit, leur dit-il, la douloureuse expérience d'autrui, et,
avant de plaider une cause, demandez-vous comment vous la jugeriez, si
Dieu, d'un jour à l'autre, vous infligeait la lourde responsabilité du
magistrat.»

La cour, adoptant les motifs des premiers juges, confirma le jugement
qui condamnait Mme de Montbriand à rapporter cent mille francs à la
succession paternelle.

Marguerite se dépouilla du peu qui lui restait. Le marquis Gérard de
Vaulignon lui fit savoir que sa dot était payée au Sacré-Coeur de
Grenoble et qu'elle y pouvait commencer son noviciat le jour même. Elle
entra au couvent; Gérard et sa famille commirent un régisseur au soin de
leurs intérêts et s'en furent cacher leur gloire en Bavière. Mainfroi
prit un congé de quinze jours et s'éclipsa; le bruit courut qu'il était
à Paris.

Dès son retour, il fit venir l'ancien avoué de la recluse.

«Maître Picardat, lui dit-il, nous avions mal jugé M. et Mme de
Vaulignon, qui sont les plus honnêtes gens et les meilleurs parents de
la terre. S'ils ont paru s'acharner à ce triste procès, c'était par un
bon sentiment, pour procurer l'entière exécution des volontés
paternelles. Au fond du coeur, ils estiment Mme de Montbriand et ils
seront heureux de la revoir, dans quelques années, lorsque le temps aura
guéri leurs blessures réciproques. En attendant, ils reviennent
d'eux-mêmes à cette transaction, vous savez? qui a échoué par ma faute.
Connaissez-vous beaucoup de plaideurs assez grands pour transiger après
la victoire? Voici la somme en bon papier; vous la porterez aujourd'hui
à Mme de Montbriand. C'est M. de Vaulignon qui vous la fait parvenir;
que mon nom ne soit pas prononcé, je vous prie.»

Resté seul, il employa presque toute la journée à des réformes
d'économie privée, interrogeant Dominique, comptant avec Fleuron,
supprimant telle dépense et réduisant telle autre, donnant ses ordres au
maquignon qui devait vendre les chevaux neufs, et prenant toutes ses
mesures pour conformer son train de maison au revenu d'un procureur
général sans fortune.

«Merci de moi! disait Fleuron; tu deviens donc avare, mon enfant?

--Je deviens vieux,» répondait-il en montrant ses dents blanches.

Jamais il n'avait eu le coeur si léger; il commençait à comprendre cette
gaieté des gueux, qui sera l'éternel étonnement des riches. En
traversant le salon de ses ancêtres, il s'écria:

«Eh bien! bonnes gens, que pensez-vous de moi? Votre héritage est à
vau-l'eau et votre nom s'éteindra probablement avec ma vie, mais j'ai
tenu la conduite d'un digne magistrat, pas vrai?»

Le temps passait, la nuit tomba; on vint lui annoncer que le dîner était
servi. Il prit sa place accoutumée devant la vieille table aux jambes
torses, et dîna d'un bel appétit sur la nappe de guipure, dans la
porcelaine du Japon, en face du grand miroir de Venise qui reflétait sa
bonne mine et son air de contentement. La cheminée flambait d'autant
mieux que le temps était à la gelée; le talon des passants sur le pavé
de la rue rendait un bruit sec. L'antique horloge sonna sept heures; les
tambours de la garnison commencèrent à battre la retraite. Tout à coup
une voiture s'arrêta devant la porte, et le marteau retentit. Un
souvenir des temps lointains s'éveilla dans l'esprit de Mainfroi, et
machinalement il tourna la tête vers la portière pour demander si
l'ombre du marquis de Vaulignon n'était pas sous le vestibule.

La portière s'écarta, et Mme de Montbriand apparut, toujours fière, mais
émue et frémissante.

«Monsieur Mainfroi, dit-elle, je viens savoir si vous êtes tout à fait
un honnête homme, ou si vous ne payez vos dettes qu'à moitié.»

Il balbutia:

«Mais, madame,... expliquez-vous, de grâce!

--Vous avez dit: «Je gage ma fortune et mon nom que vous rentrerez dans
votre héritage.» Vous ne m'avez donné que votre fortune.

--Qui vous fait croire?...

--Personne ne vous a trahi; je ne me suis pas même informée; je connais
la générosité de mon frère; mais ma devise est: tout ou rien, et je vous
somme de dire si vous m'abandonnez votre nom?»

Il répondit étourdiment:

«Pourquoi faire?

--Pour le porter toute ma vie avec honneur, avec joie, avec amour, et
pour le transmettre à nos enfants, s'il plaît à Dieu!

--Marguerite!

--Jacques!»



III

L'ALBUM DU RÉGIMENT


I

Une femme de quarante-cinq ans, grande, svelte et belle encore,
arpentait la rue Saint-Dizier, à Nancy. Elle allait d'un tel pas que son
guide, un garçon de l'hôtel d'Europe, s'essoufflait à la suivre. Le
soleil d'août lui tombait droit sur la tête, et elle ne songeait pas
même à ouvrir son ombrelle, qu'elle brandissait comme un javelot.
C'était évidemment une bourgeoise des champs: le visage bronzé, la robe
de soie trop forte et trop lourde pour la saison, le crêpe de Chine
bariolé de broderies féeriques, le chapeau très-orné, mais en retard
d'un an sur la mode, des bijoux richissimes, étonnés de se voir dehors
en plein midi, tout trahissait une de ces honnêtes propriétaires qui ont
appris le meilleur français sans oublier le patois natal.

«Madame! madame Humblot! cria le domestique haletant. Une minute, s'il
vous plaît, vous passez la porte.»

Elle se retourna tout d'une pièce, et cette héroïne qui marchait au pas
de charge, devint en un moment plus hésitante et plus timide qu'un
premier communiant.

«Déjà, dit-elle; mais où donc?

--A la guérite, pardi! Quand vous voyez un voltigeur debout et un sapeur
assis devant la même porte, vous n'avez pas besoin de demander s'il y a
un colonel dans la maison. La sentinelle et le planton, madame Humblot,
c'est l'enseignement de la boutique.

--Ah! vraiment? Je m'en souviendrai. C'est bien simple. Et comment
m'avez-vous dit qu'il s'appelle?

--M. Vautrin; un bel homme, dans votre genre, madame Humblot, et un
brave homme, qui donne un fier dîner tous les dimanches, et bal jusqu'à
six heures du matin avec les glaces, le thé, le punch et le reste.

--Bien, bien. Et sa femme... car il est marié, n'est-ce pas?

--Formellement, ah mais! La dame du colonel? Une crème,... qui n'a rien
inventé, sauf le respect qu'un chacun lui rend. Tant qu'à leur
demoiselle...

--C'est bon. Seulement j'ai grand'peur que Mme Vautrin ne soit sortie.

--Je vais le demander à la _bonne d'enfant_.»

Le Lorrain familier et goguenard traversa la rue, échangea quelques mots
avec le sapeur et revint dire à Mme Humblot:

«Cette petite friponne m'a juré sur sa barbe que tout le monde était à
la maison. Ainsi, quand il vous plaira...

--Mais à quoi donc pensais-je de venir si matin? Je les trouverai tous à
table.

--Ça non, foi d'homme! Il est trois quarts pour midi; voilà
quarante-cinq minutes que tout le militaire de France et d'Afrique a
déjeuné.

--Allons, tant mieux! soupira Mme Humblot.»

Au fond du coeur elle était plus résignée que contente. Il fallait
qu'elle parlât à la femme du colonel: pour arriver jusqu'à Mme Vautrin,
elle aurait franchi des montagnes, traversé des mers, couru sur des
charbons ardents; mais devant cette route unie et cette porte ouverte,
son courage tombait à plat. Pour un rien, elle eût tourné casaque et
regagné son hôtel. Le _cicerone_ joufflu lui coupa la retraite en
disant:

«Eh bien! madame Humblot? Dieu me pardonne! j'ai l'air de vous mener
chez le dentiste!»

A ce mot, elle releva la tête, haussa les épaules, et donna tête baissée
dans la porte cochère, entraînant le sapeur dans sa jupe à larges plis.

L'homme à barbe la remit aux mains d'une cuisinière, qui la transmit à
la femme de chambre, et en moins de quatre minutes Mme Humblot tombait
tout étourdie au milieu d'un salon assez imposant.

A son entrée et à son nom, une grosse dame se leva en poussant un petit
cri d'effroi, et une adolescente ébouriffée accourut d'un air martial.
Mme Vautrin était prodigieusement timide et sa fille ne l'était pas du
tout. Ce fut l'enfant qui rassura les deux matrones, offrit un siége à
Mme Humblot, et la pria de développer à loisir les motifs de son
«aimable visite.»

Mme Humblot sentit qu'il n'y avait plus à s'en dédire, et après quelques
mots d'excuse elle exposa en bons termes qu'elle était veuve depuis de
longues années, qu'elle avait une fille de dix-neuf ans, et qu'elle
faisait valoir elle-même un patrimoine considérable à Marans,
Charente-Inférieure. Un concours d'événements imprévus, pour ne pas dire
singuliers, l'entraînait à marier sa chère Antoinette avec un officier
de la garnison de Nancy. Ce jeune homme semblait fort bien à première
vue; mais on n'était pas suffisamment renseigné sur son caractère, ses
habitudes et ses principes, et une mère invoquait l'antique
franc-maçonnerie des mères pour obtenir de Mme Vautrin, dans un moment
si capital, la vérité décisive.

Ce préambule honnête intéressa la femme du colonel et parut la mettre à
son aise. Mme Vautrin répondit qu'elle était bien sensible à l'honneur
qu'on lui faisait, et promit de s'éclairer en conscience.
Malheureusement elle ne connaissait tous ces messieurs que par l'échange
des politesses indispensables; elle était à peine du monde, l'éducation
de son petit diable et la sainte tapisserie remplissaient toutes ses
journées, elle n'avait aucune liaison particulière avec les autres
femmes de la garnison; mais dès qu'un intérêt si grave entrait en jeu,
elle se ferait un devoir de frapper à toutes les portes. D'ailleurs, si
le jeune homme appartenait au régiment, M. Vautrin connaissait tout son
monde à fond, comme César:

«Un coup d'oeil d'aigle, madame, et un coeur de père.

--Je ne sais pas, répondit Mme Humblot, si ce monsieur a l'honneur de
servir sous les ordres du colonel Vautrin.

--Du moment qu'il est dans l'infanterie!... Il n'y a que notre régiment
à Nancy...

--Mais peut-être est-il cavalier. Nous ne l'avons pas vu en uniforme.

--Vous m'étonnez. Son grade?

--Capitaine, je pense, ou lieutenant pour le moins. Il ne s'est pas
expliqué là-dessus.

--C'est donc un original? Comment s'appelle-t-il, ma chère madame?

--Hélas! je compte sur vous pour nous aider à savoir son nom.»

A ce coup, Mme Vautrin ouvrit des yeux énormes, et la jeune fille pouffa
de rire. L'étrangère comprit que son bon sens était mis en doute; aussi
reprit-elle vivement:

«Je vous expliquerai en peu de mots ce qui vous étonne, madame, et vous
reconnaîtrez que, s'il y a quelque excentricité dans mon fait, le hasard
ou la Providence en est plus responsable que moi; mais cette charmante
enfant est peut-être bien jeune pour subir le récit d'un mariage si...
compliqué.»

La rieuse se cabra fièrement et dit:

«J'ai quatorze ans passés, madame, et ma mère m'estime assez pour
traiter devant moi les questions les plus graves. Désires-tu que je te
laisse, maman?»

Mme Vautrin rougit comme ces gros nuages qui s'allument au soleil
couchant. Elle balbutia:

«Blanche, Blanchette, mon trésor, ne t'éloigne pas, mais occupe-toi. Ton
piano... là-bas... Sois gentille.

--Je ne le suis donc pas toujours?

--Oh! si.»

L'enfant gâtée se mit au piano, et attaqua résolument un exercice. Elle
frappa d'abord avec tant de furie qu'on ne s'entendait plus dans le
salon; mais petit à petit elle se modéra si bien que sa musique ne fut
qu'un accompagnement discret de la conversation. Si Mlle Blanche ne
suivit pas de bout en bout le récit de Mme Humblot, du moins elle en
saisit les points saillants, et elle en profita autant, sinon mieux, que
sa bonne femme de mère.

«Madame, dit la veuve Humblot, je ne crains plus de vous scandaliser en
avouant que je suis l'esclave d'Antoinette. Les trois quarts et demi des
mères sont comme nous par le temps qui court; personne n'y peut rien,
c'est comme qui dirait une épidémie de faiblesse. Nous avons été aimées,
nous aussi, mais pas de cette façon. On me donnait le fouet quand je
n'étais pas sage, à vous aussi peut-être, et nous mourrons l'une et
l'autre sans l'avoir rendu à nos filles, qui ne sont pourtant pas plus
sages que nous. Nos parents nous établissaient à leur convenance et non
à notre fantaisie. Quelques-unes pleuraient, les plus fortes criaient au
despotisme et parlaient de se jeter dans un couvent; mais on finissait
par céder et l'on ne s'en trouvait pas plus mal: il est de fait que les
pères et mères se connaissent mieux en hommes qu'une jeunesse de vingt
ans. Moi qui vous parle, j'ai cru mourir de désespoir parce qu'on me
sacrifiait à un demi-paysan, un bonhomme tout rond; je ne voulais que le
maître clerc de l'étude Niquet, sa figure de papier mâché m'avait
fanatisée. Bénis soient les braves parents qui m'ont mariée malgré mes
larmes, car ce pauvre Humblot m'a rendue parfaitement heureuse, et le
joli maître clerc rame à Toulon pour le restant de ses jours. Antoinette
est une bonne petite fille, qui m'aime bien et qui pense tout haut avec
moi. Je me suis appliquée à obtenir sa confiance, et je peux me vanter
de l'avoir tout entière; elle n'a d'idées que les miennes et ne voit que
par mes yeux. Si quelque surprise du coeur lui avait fait choisir un
mauvais sujet, je n'aurais qu'un mot à lui dire; mais enfin, supposez
que ce jeune officier soit un brave garçon, et il en a tout l'air, de
quel droit le refuserais-je à ma fille? Les partis qu'on nous a proposés
à Marans, quoique fort acceptables, n'étaient pas de son goût. Elle les
a tous éliminés par des objections sans réplique. Pouvais-je la
contraindre et faire violence à ses penchants? Je me disais toujours:
«Elle est jeune, nous avons du temps devant nous.» Le mois dernier,
considérant que nous avions passé en revue tous les petits messieurs des
environs, je me suis avisée qu'il n'y aurait pas de mal à voyager un
peu. Les journaux nous parlaient du Rhin, de Bade, de Wiesbaden, etc.,
comme d'un rendez-vous européen très-propice à l'assortiment des
mariages; pourquoi pas? Justement ma pauvre enfant avait besoin de
distractions; depuis le printemps, je la voyais rêveuse. Il faut vous
dire que notre vie est occupée, mais pourtant un peu monotone là-bas. Je
confie le domaine au régisseur, qui est un brave homme, façonné de ma
main, et nous voilà sur les chemins de fer. Nous traversons Paris sans
débrider, la ville étant vide de monde, pleine de poussière et plus d'à
moitié démolie, et nous nous dirigeons sur Bade en train direct. Tout
marcha bien jusqu'à Commercy, mais c'était là probablement que le destin
nous couchait en joue. Il ne restait qu'une place dans notre wagon,
devant moi; j'y avais mis nos couvertures et nos châles, et je comptais
bien les y laisser jusqu'au bout. Au dernier moment, entre le coup de
sonnette et le coup de sifflet, le terre-plein de la gare est envahi par
une bande joyeuse: douze ou quinze officiers en uniforme, tant cavaliers
que fantassins, faisaient escorte à un officier en habit bourgeois.
Toute cette jeunesse menait grand bruit et parlait haut, comme au sortir
de table. La portière de notre voiture s'ouvrit, je vis une embrassade
générale et précipitée, j'entendis un choeur d'adieu mon cher,--adieu,
mon bon,--adieu, mon vieux,--et un jeune homme de vingt-cinq à trente
ans, beau comme le jour, tomba littéralement du ciel sur mes pauvres
couvertures.

Il s'excusa le plus gentiment du monde, et jeta son cigare avec horreur
dès qu'il se vit en notre compagnie. C'était bien malgré lui qu'il
venait combler l'étouffement d'un wagon où l'on ne respirait déjà pas
trop à l'aise; mais il était forcé de rallier son corps à tout prix,
trop heureux si son escapade avait passé inaperçue. Du reste, il nous
promit de chercher une autre place à Toul, et au pis aller le terme de
son voyage était Nancy. Le pauvre enfant ne descendit pas à Toul, et
pour cause: nous étions en conversation réglée, et croyez que personne
n'avait pu se défendre contre le charme de son esprit. J'en suis encore
à me demander si cette gaieté pétulante était puisée dans l'eau de la
Meuse; cependant il ne dit pas un seul mot où la critique la plus sévère
pût trouver prise. Son langage est original et d'une couleur franchement
militaire; mais, s'il avait senti la caserne, il n'eût séduit ni ma
fille ni moi. C'est véritablement un jeune homme accompli, beau sans
fatuité, brave sans forfanterie, spirituel sans méchanceté, fou sans
écart. Vous devez le reconnaître à ce portrait.

--J'en reconnais plus d'un, chère madame; mais nous trouverons celui qui
vous tient au coeur.

--Moi, je le distinguerais entre mille. Dans le principe, il partageait
ses attentions entre toutes ses compagnes de voyage, et nous étions
quatre; mais insensiblement il les concentra sur ma fille et sur moi, et
Antoinette parut l'écouter avec une curiosité sympathique. Vous jureriez
que le bon Dieu les a créés l'un pour l'autre, et peut-être cette idée
leur est-elle venue en même temps qu'à moi. Il est de haute taille, elle
est grande; il est brun, elle est blonde; ils ont un peu le même genre
de beauté. Je me disais, chemin faisant, que, si l'amour tombe
quelquefois sur deux coeurs, comme un coup de foudre, il serait bien
maladroit de manquer cette occasion-là. Vous devinez que, moi aussi,
j'étais ensorcelée, car une mère est toujours avare de son bien, et
notre premier mouvement est de traiter en larron l'homme qui plaît à nos
filles.

Celui-là s'avançait tambour battant dans l'intimité d'Antoinette; il
galopait en pays conquis. Ma fille n'est pas seulement élevée dans les
meilleurs principes, elle est timide par sa nature, par son éducation
solitaire et par l'embarras de sa taille un peu plus haute que la
moyenne. Croiriez-vous qu'elle se mit bientôt à bavarder avec ce jeune
homme comme avec un ami de dix ans? Je ne la reconnaissais plus, et je
m'ébaudissais de la voir miraculeusement dégourdie. Ce qu'ils disaient
entre eux, les anges auraient pu l'entendre; mais on sentait courir sous
les paroles cette fourmilière de bonnes et jolies petites choses qui
sont les malices de l'amour naissant. Ils furent bien surpris de se
trouver à la gare de Nancy, preuve qu'ils n'avaient pas compté les
kilomètres. L'officier prit congé de nous en honnête garçon, par
quelques mots où il y avait de tout, du coeur, de la bonhomie, de la
discrétion. Je ne me rappelle pas le texte, mais cela voulait dire que
le voyage est un drôle d'élément, où l'on s'accroche par mille atomes
comme si l'on ne devait pas se quitter, et à la première station,
bonsoir la compagnie! Chacun s'en va de son côté avec un petit souvenir
en poche, et l'on ne se reverra jamais!

Je fus d'avis qu'il avait bien raison, quand je repensai froidement à
l'affaire; car enfin, lorsqu'on n'a qu'une enfant, on rêve de la marier
auprès de soi, et le plus brave, le plus charmant des officiers
m'apparaissait comme le ravisseur d'Antoinette. Tout compte fait,
j'aimais autant qu'elle oubliât cette rencontre, et je constatai avec
plaisir qu'elle n'en parlait plus. Nous avions rendez-vous à Bade avec
plusieurs familles de notre connaissance: on s'amusa beaucoup et l'on
fit de belles parties. Les jeunes gens à la mode ne se faisaient pas
prier pour en être: non-seulement ma fille est agréable de sa personne,
mais on lui connaît soixante mille francs de rente en bonnes terres, et
les écus sont le vrai miroir aux alouettes là-bas comme ici. Vous pouvez
croire que les épouseurs n'ont pas manqué; il en restait même pour moi,
bonté divine! Bref, on nous fit toutes les honnêtetés imaginables, mais
mademoiselle acceptait cela comme un dû et ne savait gré de rien à
personne. Je lui tâtais le pouls de temps à autre; je lui disais: «Que
penses-tu de celui-ci? Comment trouves-tu celui-là?» Elle me répondait
invariablement: «Ni bien, ni mal.» Pas d'hésitation, jamais la moindre
apparence de trouble, une vraie cuirasse d'indifférence. Les choses
allaient ainsi depuis un mois, lorsqu'un soir, ayant marché sur une
épingle de filigrane qui valait bien trente sous, elle se mit à pleurer
tant et tant que ses yeux avaient l'air de fondre. Une mère ne se trompe
pas sur ces douleurs disproportionnées; aux grands effets il faut de
grandes causes. J'interroge, je prie, je pleure aussi, je fais ce que
vous auriez fait à ma place, madame, car tous les coeurs de mères sont
coulés dans le même moule, et enfin la pauvre chérie livre son secret.
Moi, je n'y pensais plus, à ce jeune homme, et pendant trente jours
Antoinette n'avait rêvé qu'à lui. L'amour avait poussé tout doucement,
sans bruit, dans cette âme innocente, qui était un terrain admirablement
préparé. Ah! maintenant on n'aura plus besoin de m'expliquer comment un
petit grain peut devenir un grand arbre! L'enfant me déclara qu'elle
aimait pour la vie, qu'elle avait rencontré son idéal, qu'elle
n'épouserait jamais un autre homme, et que, si j'avais la barbarie de
lui refuser son inconnu, je lui porterais le coup de la mort. Hélas! il
n'en fallait pas tant pour me persuader. Ces êtres-là tiennent notre âme
au bout d'un fil et la mènent où bon leur semble. J'ai fait toutes mes
réflexions, madame, et je commence à croire que ma petite Antoinette a
choisi pour le mieux. L'épaulette n'est qu'une passementerie aux yeux
des badauds; pour les parents qui savent raisonner, c'est une garantie.
Elle indique un certain degré d'instruction solide, de bonne éducation,
de courtoisie, de chevalerie, de courage, de désintéressement, et un
absolu de loyauté, car on sait qu'un officier de demi-délicatesse ne
serait pas souffert dans l'armée. Le terrible, c'est qu'ils traînent nos
filles avec eux, de ville en ville; mais, en y pensant bien, je me dis
qu'ils ne peuvent les emmener à la guerre, que je reprendrais mes droits
toutes les fois qu'il ferait campagne, qu'à tout le moins on me
laisserait les enfants, car ces pauvres petits êtres ne sont pas des
colis à promener partout. Qui sait d'ailleurs s'il ne donnera pas sa
démission quand il aura de la famille? A tout événement, ma résolution
est arrêtée; ce jeune homme sera mon gendre, fût-il de la naissance la
plus modeste et de la dernière pauvreté. Nous sommes riches pour lui et
pour nous, et je n'ai jamais souhaité que ma fille devînt marquise;
c'est déjà une jolie noblesse que d'être la femme d'un officier. Reste à
savoir si ce bel inconnu n'est pas coureur, ou joueur, ou buveur
d'absinthe. Si le malheur voulait qu'il eût un seul de ces trois
vices!... Non, je m'en tiens aux deux derniers; c'est à la femme de
fixer le coeur de son mari. S'il jouait, dis-je, ou s'il avait la
malheureuse habitude de boire, je romprais tout, au risque de désespérer
Antoinette: j'aime mieux la tuer d'un coup que de la voir mourir à petit
feu.»

Sur cette péroraison, qui n'avait pas coulé sans quelques larmes, Mlle
Blanche Vautrin plaqua de formidables accords.

La femme du colonel était un esprit paresseux doublé d'un coeur tendre.
L'effort qu'elle avait fait pour suivre le récit de Mme Humblot et la
sympathie qui s'était éveillée en elle remuaient violemment cette
honnête masse de chair et la faisaient suer à grosses gouttes. Elle se
recueillit un moment, épongea son visage et le dos de ses mains, et
s'écria:

«S'il était marié?

--S'il est marié, ma fille est sauvée. Il y a un proverbe qui dit:
«L'impossible arrange tout.»

--Et si c'était un de ces fils de famille qui... que... dont les
prétentions sont énormes? Nous en avons quelques-uns, de ceux-là.

--Comme argent, je ne peux donner que ce que j'ai, c'est certain; mais
trouve-t-on beaucoup de dots comme la nôtre? Quant au nom, nous portons
un nom d'honnêtes gens. Il n'y a jamais eu ni traîtres, ni pillards, ni
conspirateurs, ni concussionnaires, ni favorites dans la famille
Humblot: connaissez-vous dix maisons de première noblesse qui puissent
en dire autant? Et qu'importe le nom de la fille, puisqu'il s'éclipse à
tout jamais devant le nom du mari?

--C'est parfaitement raisonné, madame; il ne nous reste plus qu'à
trouver le jeune homme en question. Puisque vous êtes sûre de le
reconnaître au premier coup d'oeil...

--Oui! cent fois oui!

--La recherche ne sera ni longue ni difficile. La garnison de Nancy se
compose de notre régiment, de deux escadrons de cavalerie, de quelques
officiers de cavalerie et du génie, et du grand quartier général. Comme
je vous l'ai dit, je connais peu les officiers de M. Vautrin; mais ma
fille les a tous réunis dans un album de photographie. Nous allons
commencer notre enquête par là. Si votre gendre n'est pas chez nous,
nous ferons une croix sur le régiment et nous verrons ailleurs. Il est
fâcheux que ce monsieur n'ait pas été en permission régulière le jour où
vous l'avez rencontré: rien qu'avec la date du voyage, nous mettrions la
main sur lui: mais c'est une question de temps.

--Nous avons le moyen d'attendre. Je croyais, et ma fille aussi, que
Nancy était une petite ville. Voilà trois jours que nous y sommes; nous
avons parcouru les rues, les promenades, les environs; nous avons écouté
la musique à la Pépinière et dévisagé les jeunes officiers, qui nous le
rendaient bien, mais tout cela, chère madame, en pure perte. C'est ce
matin qu'une inspiration du ciel m'a poussée vers vous. Merci de votre
aimable accueil et de vos bonnes promesses! Que Dieu rende à votre chère
enfant le bonheur que vous allez donner à la mienne!

Les deux bonnes femmes s'embrassèrent en larmoyant, et Mme Vautrin dit à
sa fille:

«Blanchette!... mon cher baby!... mon amour!... Eh! Blanchette!»

Plus la mère élevait la voix, plus la chère petite Blanche frappait
fort. Vous auriez dit que son piano avait commis un crime et qu'elle
l'assommait sur place. Lorsqu'elle daigna prêter l'oreille, Mme Vautrin
poursuivit:

«Pardonne-moi de te déranger, ma chérie, et va nous chercher, s'il te
plaît, l'album du régiment.

--Mon album?

--Oui, ton album du régiment.

--J'y vole.»

Elle sortit en traînant les pieds, s'arrêta devant une glace et se tira
la langue à elle-même. Sa chambre était au bout d'une enfilade assez
longue; à peine entrée, elle poussa le verrou, prit un album de chagrin
rouge à filets d'ivoire, l'ouvrit par le milieu, et chercha les
lieutenants du 2e bataillon. Un, deux, trois, quatre, cinq. Au-dessous
du portrait, on lisait Astier (Paul), en belle écriture de
sergent-major. «C'est lui! dit-elle en faisant la grimace, cela ne peut
être que lui!» Elle fit glisser la photographie hors de son cadre, la
déchira menu et mit les morceaux dans sa poche; puis elle réfléchit que
ce vide pourrait prêter au commentaire. Elle détacha donc le cadre
lui-même, qui formait une page montée sur onglet. Lorsqu'elle en eut
caché les débris, son petit visage chiffonné s'illumina d'une joie
satanique, et elle murmura entre ses dents:

«Maintenant, je me suis vengée d'un insolent: je suis femme!»

Et elle courut porter l'album aux deux mamans.

Mme Vautrin la baisa au front et lui dit:

«Tu peux rester avec nous, ma gentille, nous n'avons plus de secrets à
conter.»

Si le coeur de Mme Humblot battait violemment, on l'imagine. Elle ne
regarda que par politesse le colonel et les gros bonnets du régiment;
mais lorsque les capitaines commencèrent à défiler, elle ouvrit l'oeil.
Ce ne fut pas sans un certain orgueil qu'elle trouva ces messieurs moins
beaux, moins grands, moins sveltes, moins distingués que son gendre
futur. Le régiment ne manquait pourtant pas de jolis garçons ni de beaux
hommes; mais le précieux inconnu était toujours mieux fait que celui-ci
et plus élégant que celui-là.

Blanchette ricanait en écoutant ces commentaires et disait à la veuve
Humblot:

«Si ces messieurs vous entendaient, madame, ils chercheraient querelle
au prince qui les éclipse tous.»

Lorsqu'on fut aux dernières pages de l'album, la gamine devint plus
mauvaise et plus harcelante que jamais.

«Nous n'en avons plus que quatre, disait-elle. L'espérance est au fond
de la boîte. Tout vient à point à qui sait attendre. J'ai dans l'idée
que voici le héros du roman!... Quoi! vous ne voulez pas du lieutenant
Bouleau? C'est pourtant un rude guerrier. Fils de ses oeuvres,
vingt-sept ans de service, dix-huit campagnes, la médaille militaire et
la croix! Tout le monde n'a pas la croix. Voyez donc la jolie balafre
entre les sourcils!

--C'en est fait! dit Mme Humblot. Il n'est pas du régiment, et je suis
la plus malheureuse des mères!»

La femme du colonel répondit:

«Pourquoi donc? S'il n'est pas du régiment, cela prouve qu'il est dans
la cavalerie, ou dans l'artillerie, ou dans le génie, ou dans
l'état-major du maréchal. Etes-vous bien pressée d'en avoir le coeur
net?

--Ah! dame, oui. Pensez donc! il y a un pauvre ange qui compte les
minutes à l'hôtel.

--Eh bien! je prends mon châle et mon chapeau. Blanchette gardera la
maison et elle sera sage.»

Quand les deux mères furent dehors, Mlle Blanche Vautrin croisa ses deux
grands bras maigres comme une héroïne de drame, et se promena de long en
large dans le salon paternel.

Le théâtre représentait une grande salle meublée vers la fin du
dix-huitième siècle et passablement flétrie par les hommes du
dix-neuvième. Depuis cinquante ou soixante ans, les colonels de la
garnison de Nancy s'étaient transmis de main en main cette tenture de
soie à médaillons décolorés et les rideaux assortis. Plusieurs
générations de guerriers s'étaient carrées dans les fauteuils; quelques
milliers de verres, vides de punch ou de sirop, avaient dessiné des
ronds sur le marbre de la cheminée et sur deux vastes consoles d'un
style riche, noble et lourd. Le militaire a cet ennui de retrouver dans
tous ses gîtes la trace de cent autres militaires. Les quelques meubles
qu'il transporte avec lui se noient fatalement dans la banalité du
fonds. Mme Vautrin était femme d'intérieur; comme telle, elle brodait à
la tâche des tapisseries dont Pénélope eût été jalouse, mais ses poufs,
ses écrans, ses divans, ses ouvrages de longue haleine, étaient perdus
dans le vieux mobilier banal, comme l'opposition pensante dans une
majorité sans caractère et sans couleur.

Au milieu du décor tel que vous le voyez, Blanche, Blanchette, se
démenait comme une petite panthère en cage. Elle était laide sans avoir
rien de laid: on trouve également des créatures qui semblent belles,
quoique leurs traits, pris un à un, soient à peine passables. Cette
jeune fille portait à l'exagération, si j'ose le dire, les caractères
physiques et moraux de l'âge ingrat. Ses jambes et ses bras étaient
modelés dans le même style que les baguettes de tambour; elle avait de
longs pieds, assez bien faits, et des mains interminables; elle se
tenait mal, et son teint rappelait l'Afrique aux Africains du régiment.
Le nez, les yeux, le front s'adaptaient à la diable et n'allaient pas
ensemble, quoique le nez fût droit, le front bien modelé et les yeux
d'une couleur et d'un dessin corrects. Tout cela ne manquait peut-être
que d'harmonie, mais l'harmonie est tout dans la femme. Le passant qui
la rencontrait à la promenade ne gardait que l'idée d'un livide gamin.

Il n'y a pas une bambine de dix ans qui ne se soit dit en admirant une
belle personne: voilà comme je voudrais être, ou même: voilà comme je
serai, quand je serai grande; mais la nature, cette mère implacable,
prend plaisir à déjouer de telles ambitions. Elle relève d'un coup de
pouce brutal un pauvre petit nez qui comptait être grec; elle fend
jusqu'aux oreilles une bouche innocente qui ne demandait pas à grandir;
des cheveux de couleur indécise, qui promettaient de tourner au blond
doré, noircissent un beau jour, ou se décolorent en filasse. On ne peut
rien contre cela, mais on enrage de bon coeur, et quelquefois on devient
méchante. Blanche Vautrin n'avait pas besoin de beauté pour attirer les
hommages ou conquérir un mari. La fille d'un colonel ne manque pas de
flatteurs, et il y a toujours des maris pour une laide bien dotée; mais
n'importe: elle se dépitait à casser les miroirs; elle aurait voulu être
jolie pour elle-même.

Presque tous les officiers de son père la traitaient en jeune fille et
lui rendaient les mêmes hommages que si elle eût été Vénus en personne.
Elle recevait mal les fadeurs, et répondait neuf fois sur dix par des
boutades; mais malheur à celui qui ne la prenait pas au sérieux! Elle
n'entendait point qu'on la traitât en fillette; elle voulait être
quelqu'un et faire respecter sa petite personne. Ce jeune esprit chagrin
avait des subtilités despotiques qui semblaient renouvelées de Caligula.
Son plaisir favori, dans le salon maternel, était de pêcher les
flatteries comme à la ligne. Les pauvres officiers qui la servaient à
souhait étaient cotés plats courtisans; ceux qui refusaient le tribut
étaient notés comme rebelles.

Le plus exécré des rebelles s'appelait Paul Astier. C'était un beau,
brave et honnête garçon qui ne devait rien qu'à lui-même. Lorsqu'on est
le septième fils d'un garde forestier des Ardennes, vous pensez bien
qu'on porte son patrimoine au bout des bras. L'enfant n'était ni sot ni
fainéant; il suivit l'école du village voisin, s'y distingua bientôt et
entra comme externe boursier au collége de la ville. Il faisait deux
lieues et demie tous les matins et autant tous les soirs, avec ses
livres dans une main, ses souliers dans l'autre, et un morceau de pain
noir en poche. A dix-huit ans, il s'engagea, partit pour la Crimée et
fit toute la campagne sans attraper un rhume de cerveau. Une mine éclata
sous lui à l'attaque de Malakof; il retomba sur ses pieds en riant comme
un fou. Lorsqu'il revint, en 1856, il avait trois citations et
l'épaulette. En 1859, au début de la guerre d'Italie, son régiment
n'était pas désigné pour faire campagne, mais il obtint de permuter avec
un sous-lieutenant maladif, et c'est ainsi qu'il passa sous les ordres
du colonel Vautrin. Il retrouva dans la compagnie un camarade de son âge
et de son pays qu'il avait connu dès l'enfance et tutoyé de tout temps.
Ce soldat, nommé Bodin, s'attacha aussitôt à lui comme ordonnance et le
servit avec une véritable amitié: il ne savait ni lire ni écrire, mais
il aurait su se faire tuer pour le supérieur qui le traitait en
camarade. La campagne de 1859 fut écourtée, comme chacun sait, toutefois
Astier trouva le temps d'y gagner un grade, et le fidèle Bodin, qui
avait pris le quart d'un drapeau, rapporta la médaille militaire. La
paix signée, le régiment fut dirigé sur Nancy; c'est là que Paul Astier
fit connaissance avec la femme et la fille de son colonel.

D'entrée de jeu, Blanchette lui déplut; et comme il n'était diplomate ni
peu ni prou, il n'eut garde de se mettre en frais de galanterie pour
elle. La petite fut d'autant plus choquée de sa froideur qu'elle le
trouvait plus agréable à voir que le commun des hommes. Elle fit
violence à son attention et l'agaça tant qu'elle put, mais
maladroitement: la coquetterie est un art qui ne s'acquiert pas sans
étude. Plus elle le piquait, plus il s'accoutumait à la regarder comme
un taon, un moustique ou toute autre mouche importune. Le jeune homme
avait trop de sang dans les veines pour tenir, une heure durant, les
écheveaux d'un petit laideron. Lorsque Blanche l'appelait à haute voix
devant cinquante personnes sans avoir rien à lui dire, il ne répondait
pas toujours patiemment à ses questions saugrenues. Plus elle se sentait
sotte avec lui, plus elle revenait à la charge, comme un joueur qui
lutte contre la veine sans se dissimuler qu'il y perdra son dernier sou.
L'affaire, étant mal engagée, alla tout naturellement de mal en pis; les
taquineries s'aggravèrent.

Un jour Blanche avait dit au lieutenant:

  «Monsieur Astier, ces messieurs prétendent que vous dessinez
  gentiment; envoyez-moi donc quelques images!»

Astier s'en fut tout droit chez le papetier à la mode et rapporta
plusieurs douzaines de niaiseries enluminées.

  «La plaisanterie est bien de mauvais goût, dit-elle.

  --Mademoiselle, j'ai choisi celles qu'on donne dans les couvents aux
  petites filles bien sages. Si vous ne vous en trouvez pas digne, je
  pourrai les rendre au marchand.»

Une autre fois elle l'attaqua ainsi devant plus de quinze témoins:

«Monsieur Astier, quand vous étiez soldat,... car vous avez porté le
sac, n'est-il pas vrai?

--Comment donc! je l'ai même porté très-loin.

--Eh bien! quand vous étiez un simple troubadour, couchant à la chambrée
et mangeant à la gamelle, dans quel monde alliez-vous, s'il vous plaît!

--Dans le monde des bonnes gens, mademoiselle; mais vous avez trop
d'esprit pour comprendre jamais ça.»

Lorsqu'elle croyait tenir un fait à la charge de son ennemi, elle en
faisait l'objet d'une interpellation publique:

«Monsieur Astier, avez-vous encore vos parents?

--Grâce à Dieu, oui, mademoiselle.

--Et que fait monsieur votre père?

--Il garde les fagots du gouvernement.

--Ah! Ah! Et Mme Astier, votre mère?

--Elle fait la soupe au père Astier.

--Mais c'est patriarcal! Dites donc, ces honnêtes forestiers seront
joliment fiers de vous quand vous aurez la croix!

--Ils n'ont pas attendu si longtemps, mademoiselle.»

Les paroles de ces dialogues sont peu de chose sans la musique. Il
aurait fallu voir les adversaires en présence, entendre la voix grêle et
traînante de Mlle Vautrin, le timbre mâle du lieutenant et son ton bref.
L'avantage ne restait pas souvent à Blanchette, et, comme il n'y a rien
de plus cruel que la faiblesse, elle en vint aux dernières atrocités.

«Monsieur Astier, est-ce que vous avez fait des campagnes?

--Autant qu'il y en a eu de mon temps, mademoiselle.

--Et sous quels cieux avez-vous guerroyé, je vous prie?

--En Crimée, en Afrique, en Italie.

--Mais avez-vous rencontré des ennemis sur votre route?

--Quelques-uns.

--Qu'est-ce qu'ils vous ont fait, ces méchants-là?

--Ils ont fait mon avancement.

--Ils ne vous ont jamais blessé?

--Ni tué, non. Pardonnez-leur: ils ne savaient pas ce qu'ils faisaient.

--Comment s'y prend-on, à la guerre, pour éviter les mauvais coups?

--C'est bien simple, on est heureux.

--Ou prudent.

--Je suis sensible à cet éloge, mademoiselle, car monsieur votre père me
l'avait toujours refusé.

--Il me semble qu'on devrait se faire blesser par simple coquetterie. Un
officier intact me fait l'effet d'un être inachevé.

--A la première occasion, mademoiselle, je me mettrai en mesure de vous
envoyer un de mes bras ou une de mes jambes.

--Des jambes et des bras? que voulez-vous que j'en fasse? j'en ai.

--Oh! si peu.»

Les moindres allusions à sa maigreur la mettaient hors d'elle. Sur ce
chapitre et sur celui du teint, elle était d'une susceptibilité
farouche. Aussi prit-elle en haine l'ordonnance de Paul Astier, le
fidèle Bodin, qui avait mis en circulation un mot populaire.

Bodin taquinait souvent le sapeur Schumacker, qui avait pour ainsi dire
allaité Mlle Vautrin:

«Dites donc voir un peu, l'ancien; quand ils ont baptisé votre petite,
ils ne savaient approximativement pas de quelle couleur elle se
proposait d'être. Mlle Blanche, elle n'est pas blanche du tout.

--Ça, c'est _frai_.

--Comment, c'est frais?

--Non! _Che tis_: c'est _frai_, _Planche_ est _prune_.

--Planche et prune! Ah! joli. C'est toi qui l'as nommée, vieillard à
tous crins, et le nom lui restera! Planche et prune! Mais que c'est un
coup de pinceau qui vous la peinturlure en deux temps depuis la guêtre
jusqu'au plumet! Planche et prune! J'en ferai confidence à tout le
régiment; merci, mon vieux!»


II

La haine a des intuitions qui tiennent du miracle. Dès que Mme Humblot
s'était mise à raconter son aventure, Blanche Vautrin avait pensé au
lieutenant Astier. Elle ne savait pourtant pas qu'il eût fait le mois
précédent une fugue de vingt-quatre heures; elle n'avait jamais entendu
dire qu'il fût lié particulièrement avec les officiers de Commercy. Par
quelle contradiction reconnut-elle aussitôt dans un portrait tout en
rose un homme que depuis deux ans elle voyait tout en noir? L'esprit
avait pensé si vite, la main avait agi si lestement, que son petit
mauvais coup s'était fait pour ainsi dire tout seul, et qu'elle-même en
fut surprise.

L'ivresse du premier moment fit place à la réflexion, quand les deux
mères furent sorties. Elle se demanda ce qui arriverait si ces dames, en
mettant le pied dans la rue, se rencontraient face à face avec Astier.
Reconnaissance, attendrissement, stupéfaction; Mme Humblot, évanouie,
tombait dans les bras du lieutenant; on s'expliquait, on s'entendait;
Mlle Antoinette entrait en scène, et bientôt... Blanche ne se sentait
aucune sympathie pour cette grande Antoinette.

Rien au monde ne pouvait empêcher ou retarder le dénoûment dès que la
rencontre aurait lieu. La réputation du lieutenant était bonne, ses
chefs le signalaient comme un officier d'avenir. Son origine modeste et
sa pauvreté semblaient admises d'avance par les Humblot. Quant à lui,
nul doute qu'il n'acceptât l'aubaine avec enthousiasme. Il avait le
coeur libre de tout engagement; on ne lui savait point de parti pris
contre le mariage en général, il aimait ses parents, il regrettait de ne
pouvoir les aider, c'était un homme de famille. Sa fierté bien connue et
son désintéressement avéré l'auraient porté sans doute à refuser une
fille riche, si elle était laide, ou compromise, ou de naissance
inavouable; mais ces Humblot, en somme, avaient l'air de braves gens, et
la sensible Antoinette ne devait pas être mal, pour peu qu'elle tînt de
sa mère.

Il l'épouserait donc; mais après ou même avant la cérémonie il
s'expliquerait avec elle sur toutes les circonstances du roman. Mme
Humblot ne manquerait pas de dire qu'elle avait feuilleté l'album sans y
trouver son gendre; on voudrait savoir le pourquoi de ce petit mécompte,
et alors que penserait-on? Que dirait Mme Vautrin? Blanche tenait
infiniment à l'estime de sa mère, qui était une bonne femme sans
énergie, mais de sens juste et de coeur droit. Elle avait presque peur
de son père; il n'entendait point raillerie en matière de conscience et
d'honneur, et ce qu'elle redoutait par-dessus tout, c'était le jugement
du monde. La suppression de ce portrait ne semblerait pas seulement
odieuse; le petit crime devenait ridicule, puisqu'il n'avait rien
empêché. Si la malice des Nancéiens ne voyait en tout cela qu'un coup de
main maladroit, l'effort d'une haine impuissante, passe encore, ce
n'était que demi-mal; mais si l'on se permettait d'y chercher autre
chose, par exemple le contraire de la haine! Ah! plutôt les derniers
supplices que la honte d'avoir distingué avant l'âge un homme qui aime
ailleurs!

Or, il semblait à peu près impossible de soustraire le lieutenant aux
recherches de Mme Humblot. La chère dame avait de bons yeux; sa fille, à
coup sûr, les avait meilleurs encore, et si l'amour est aveugle, comme
on dit, c'est lorsqu'il trouve son compte à se tromper lui-même. Nancy
est grand, mais un homme ne s'y perd pas dans la foule, comme à Paris;
un officier surtout, et l'uniforme est de rigueur dans les garnisons de
province. Les lieux de réunion sont connus, le nombre des promenades est
limité, toutes les personnes d'un certain monde sont sûres de se
rencontrer une ou deux fois au moins par semaine. Le théâtre était fermé
par bonheur, mais dans une ville si vivante et si alerte au plaisir on
se voit ailleurs qu'au théâtre. Le maréchal recevait quelquefois, le
général et le colonel avaient chacun leur jour. La préfecture, la
recette générale et plusieurs autres maisons pouvaient offrir à Mme
Humblot la collection complète du corps d'officiers. En ce moment, les
deux mères étaient en visite chez les femmes les plus répandues et les
plus spirituelles de la garnison. On allait éveiller leur curiosité, les
intéresser toutes au succès de cette chasse à l'homme. Elles
raconteraient l'histoire à leurs maris; les soixante mille francs de
rente offerts en dot à un bel inconnu feraient le tour de la ville en
vingt-quatre heures; il en serait parlé dans toutes les pensions et dans
tous les cafés militaires: si Paul Astier n'était pas reconnu par ses
camarades, il saurait bel et bien se dénoncer lui-même.

«Allons, pensa le jeune diable, il faut que M. Paul Astier disparaisse.»

C'était, en petit, le raisonnement des voleurs qui tuent pour plus de
sûreté les témoins de leur crime; mais on n'escamote pas un grand
gaillard de lieutenant comme une simple muscade. Blanchette tint conseil
avec elle-même, et discuta cinq ou six combinaisons insensées avant de
s'arrêter à la bonne.

Elle s'était procuré, non sans peine, un dessin du lieutenant. C'était
une caricature assez plaisante de M. Moinot, commandant du 2e bataillon.
Paul avait dessiné un moineau becquetant une cerise, et le tout, vu à
quelque distance, représentait admirablement le chef de bataillon et son
nez. Ce pauvre commandant, vieil Africain et bon soldat, s'était fait un
nez flamboyant par sa faute. A part ce ridicule et ce défaut, il était
très-considéré et dans les meilleurs termes avec tout le monde. Il
prisait fort Astier, qui le lui rendait bien, et qui pour rien au monde
n'eût voulu lui causer de l'ennui; mais on est jeune, on aime à rire, on
se laisse aller aux entraînements de la malice, et, lorsqu'on croit
tenir une bonne plaisanterie, on n'a pas la sagesse de la garder pour
soi. Ce dessin, rehaussé de quelques touches à l'aquarelle, fut porté à
la pension des lieutenants un soir qu'on recevait des officiers de
passage. Tout le monde s'en amusa; quelques jeunes gens en gaieté y
mirent un mot de commentaire. Après ces jeux innocents, on parla d'autre
chose, puis on alla au café, et la charge du commandant Moinot, un peu
froissée, un peu tachée, resta sur un coin de la table. Un camarade de
Paul Astier, le lieutenant Foucault, plia la feuille en quatre et la
porta, sans penser à mal, à Mlle Vautrin. Huit jours après, la jeune
fille dit fièrement à son ennemi: «J'ai un dessin de vous malgré vous;»
mais elle ne dit pas lequel. A ses yeux, le choix du sujet n'avait alors
aucune importance.

Aujourd'hui c'est une autre affaire. Elle retourne à sa chambre, ouvre
un carton, prend la caricature, la signe du nom de Paul Astier en
majuscules, la met sous enveloppe, écrit l'adresse du commandant,
toujours en majuscules, et appelle le planton:

«Mon vieux Schumacker, lui dit-elle, va jeter cette lettre à la poste,
et ne laisse voir l'adresse à personne. Quant à toi, je sais que tu ne
la liras point, ton éducation s'y oppose.»

Ce second trait chargea peu sa petite conscience. D'abord elle se
croyait excusée par la nécessité, ensuite elle savait qu'une querelle
est impossible de lieutenant à chef de bataillon. «Tout compte fait,
pensa-t-elle, maître Astier en sera quitte pour quelques jours d'arrêts
forcés, huit au moins, quinze au plus; cela n'est pas la mort d'un
homme. Dans huit jours, la veuve Humblot et sa fille seront lasses
d'user leurs bottines sur le pavé pointu de Nancy. On leur prouvera
qu'elles ont rêvé, et elles retourneront à leurs récoltes. Pourvu
qu'elles ne s'avisent pas d'attendre l'inspection générale! non, elles
comprendront sous peu que l'insistance serait ridicule, et le
général-inspecteur n'arrive que dans trois semaines: tout est sauvé!»

Elle se remit à son piano et s'étourdit de musique en attendant le
retour des deux mères. Mme Vautrin entra seule, fort lasse et
visiblement dépitée.

«Eh bien! maman?

--J'en perds la tête. Nous avons feuilleté la cavalerie, dévisagé
l'artillerie, interrogé le génie et passé en revue le grand quartier
général. Toutes ces dames ont été d'une complaisance! Elles se sont
mises à notre disposition; la maréchale elle-même s'intéresse à cette
pauvre Mme Humblot. Et rien! rien! rien! J'en ai le crâne fendu. Tu n'as
pas une idée, toi?

--Si, maman.

--Dis donc vite!

--J'imagine que les deux innocentes se sont laissé duper par un aimable
petit plaisant qui n'est pas plus militaire que moi.

--Enfant! crois-tu possible qu'un homme ose se dire officier sans
l'être?

--Pourquoi pas? Je lis tous les jours des procès où l'on prend
non-seulement le titre d'officier, mais l'uniforme, la croix et les
médailles pour escroquer les gens.

--Mais on ne trompe ainsi que les badauds, jamais les militaires!
Figure-toi qu'à Commercy...

--Je sais. Cependant un civil peut fort bien avoir déjeuné par hasard
avec les officiers de Commercy. C'était un honnête garçon, soit; mais il
avait la tête un peu montée, et il aura trouvé charmant de berner Mme
Humblot.

--A quel propos?

--Parce qu'il y a des physionomies qui appellent la mystification, comme
il y a des arbres qui attirent la foudre. Si tu ne veux absolument pas
que ces dames aient été dupes d'un commis voyageur en goguette, j'admets
que le garçon soit militaire à la rigueur. C'est peut-être un
sous-officier de cavalerie, étonnamment bien né, un vrai fils de famille
emprisonné pour dettes dans l'uniforme des guerriers français.
Cherchez-le, vous avez le temps; mais, maman, si tu veux m'en croire, tu
n'engageras pas tes amies à mettre leur bonheur et leurs économies entre
les mains d'un monsieur qui s'est surfait lui-même pour commencer.

--Pourtant, s'il était officier, ce jeune homme?

--Comment veux-tu? Au fait, c'est peut être un capitaine d'aventure, qui
commande incognito une compagnie de routiers sans uniforme. C'est Fra
Diavolo, tiens! Es-tu contente? La légende le peint sous des traits
agréables, et peut-être cette demoiselle de la Charente-Inférieure n'en
ferait-elle pas fi.

--Méchante!

--Ange!

--Ces dames viendront ce soir prendre le thé; ne les décourage pas au
moins.

--A Dieu ne plaise! mais si Mme Humblot a seulement un atome d'esprit,
elle a dû laisser l'espérance à la porte de son auberge.»

A dîner, Mme Vautrin conta le gros de l'affaire à son mari.

«Ma chère amie, dit le colonel, je regrette que ce bon numéro ne soit
pas échu à un de nos jeunes officiers. Les lieutenants seraient plus à
l'aise, s'ils pouvaient ajouter soixante mille livres de rente aux cent
soixante-cinq francs qu'ils touchent le premier du mois.

--Mais, papa, demanda Blanchette, admets-tu qu'un officier coure les
champs pendant vingt-quatre heures sans que son colonel ait vent de
l'escapade?

--Cela peut arriver dans certaines garnisons par la négligence des chefs
de corps. Dans mon régiment, pareille chose ne s'est jamais vue et ne se
verra jamais, j'ose le dire.

--Oh! papa, tu peux être tranquille. Cet officier, s'il existe,
n'appartient pas au régiment.»

Mme Humblot et sa fille n'eurent garde de manquer au rendez-vous.
Lorsque Blanche Vautrin vit entrer Antoinette, elle reçut comme un coup
de poignard dans le coeur. Figurez-vous la rage d'une enfant qui se sait
laide, qui a passionnément souhaité d'être belle, qui s'est proposé à
elle-même un idéal de noblesse et de beauté. Tout à coup, sans
préparation, elle se voit entrer dans un salon, telle qu'elle a toujours
rêvé d'être! Et cette taille majestueuse, cette souplesse de corps,
cette plénitude de formes, cette pureté des lignes, cette blancheur de
teint, ce rayonnement de santé, cette grâce sereine et douce que la
nature lui a refusée, elle voit tout cela au pouvoir d'une autre! Il
semble qu'on lui ait volé sa personne entière, et qu'on lui ait jeté par
miséricorde une guenille de rebut!

La petite avait une certaine force d'âme. Elle sut réprimer son premier
mouvement, qui était d'arracher les yeux à Mlle Antoinette. On se serra
les mains, on sourit, on échangea sans effort apparent les petites
politesses d'usage. Les confidences, dûment provoquées, ne se firent pas
attendre. Rien n'égalait la candeur et l'expansion de la victime. Elle
ne doutait pas de la sincérité de ce jeune homme, elle ne voulut pas
admettre un seul moment qu'il eût usurpé la moindre chose. Son sentiment
était que les deux mères avaient vu les albums trop vite, ou qu'un des
portraits n'était qu'à moitié ressemblant: le soleil est un astre
capricieux, pourquoi donc serait-il un artiste infaillible?

Blanche feignit de donner dans cette illusion. Elle entraîna la belle
étrangère hors du salon, comme pour la mettre à l'abri des curiosités
indiscrètes, et dans un petit coin, en tête-à-tête, elle lui mit le
régiment entre les mains, sous les yeux, pour l'étudier tout à l'aise.
Quand l'examen fut achevé, la perverse embrassa Mlle Humblot et lui dit:
«Ne vous affectez point, il n'y a pas un officier digne de vous dans le
régiment de mon père; je le savais, nous verrons ailleurs; on se charge
de tout: c'est dans l'état-major que nous trouverons l'heureux jeune
homme. Dès demain je me mets en campagne avec vous. En attendant,
retournons là-bas; maman a fait savoir qu'elle restait chez elle, la
réunion sera nombreuse, votre arrivée est un événement, tout le monde
veut vous connaître: qui sait s'_il_ n'est pas là et si vous n'allez pas
le rencontrer face à face?»

Il y avait foule au salon quand elles y entrèrent. Toutes les femmes de
la garnison étaient venues pour voir, et la plupart des célibataires
pour se montrer. Plus d'un gaillard s'était dit en donnant le fin coup
de brosse aux parements de sa tunique: «Si le ciel a permis qu'une
brillante héritière jetât son dévolu sur la garnison de Nancy, il
poussera peut-être l'originalité jusqu'à me recommander personnellement
aux yeux de la belle.» Dans cet espoir, chacun mettait en relief ses
petits avantages; on posait pour le pied, pour le torse, pour la jambe,
pour la tête; l'un relevait sa moustache, l'autre pirouettait sur les
talons pour montrer la rondeur et la finesse de sa taille. Entre tant de
jolis garçons, Paul Astier ne brillait que par son absence. Depuis qu'il
était mal reçu dans la maison du colonel, il n'y venait que sur
invitation directe ou en visite de stricte obligation.

Si Mlle Humblot n'aperçut point celui qu'elle cherchait, Blanche eut la
satisfaction de voir le commandant Moinot causer en particulier avec M.
Vautrin en gesticulant à force. Voici ce qui s'était passé vers la fin
de la journée.

Comme Astier dépliait sa serviette à la pension, il fut mandé d'urgence
chez son chef de bataillon. Il y courut gaiement, dans l'espoir que le
papa Moinot avait besoin de quelque service, et charmé de se rendre
utile à un bonhomme qu'il aimait.

Dès qu'il fut en présence du vieil officier, il s'aperçut que le
baromètre marquait tempête. Au milieu d'un visage singulièrement pâle,
le nez rouge flamboyait.

«Lieutenant, dit M. Moinot, avez-vous jamais eu à vous plaindre de moi
dans le service?

--Jamais, mon commandant.

--Et hors du service?

--Pas davantage.

--Est-il à votre connaissance que j'aie cessé de mériter l'estime des
hommes et le respect des jeunes gens?

--Tout le monde vous estime, vous respecte et vous aime, mon commandant.

--Vous n'auriez pas perdu la tête par hasard?

--Pas que je sache.

--Vous ne vous êtes pas grisé aujourd'hui?

--Ça, non.

--Alors pourquoi m'insultez-vous, sacrebleu?

--Moi, commandant!

--Qui donc? C'est moi peut-être qui me suis adressé cette turpitude à
moi-même? La reconnaissez-vous?»

Paul reconnut son vieux dessin, qu'il croyait anéanti depuis longtemps
et qu'il avait oublié.

«Mon commandant, dit-il, en dessinant cette mauvaise charge, l'an
dernier, j'ai fait une sottise et une inconvenance; mais celui qui l'a
volée, conservée, signée de mon nom et mise à la poste a fait une
infamie. Je vous demande pardon d'une légèreté qui serait vénielle, si
vous n'en aviez pas eu connaissance. Quant au drôle qui a pris soin de
tourner la plaisanterie en affront, je me charge de le retrouver et de
le punir.

--En attendant, monsieur, comme on n'aurait pas pu m'envoyer cette
oeuvre d'art, si vous ne l'aviez pas commise, faites-moi le plaisir de
rentrer chez vous et de garder les arrêts de rigueur jusqu'à nouvel
ordre.»

Le lieutenant s'inclina sans répondre et obéit.

Pour un simple citoyen, rester chez soi, et même y rester seul, fût-ce
durant une semaine ou deux, ne serait pas une peine; pour le jeune
officier, c'est un supplice. Le logement garni n'est pas un domicile; on
y est chez son propriétaire, chez ses prédécesseurs, chez tout le monde,
hormis chez soi. Non-seulement le coeur ne s'attache à rien dans ces
gîtes, mais l'esprit y est inquiet, voletant, suspendu sans savoir où se
poser. De là vient cette impatience des étrangers dans la plus
confortable et la plus riche auberge et ce besoin d'en sortir, vraie
nostalgie qui chasse les habitants du Grand-Hôtel et de l'hôtel Meurice
vers les théâtres et les lieux publics. Le malaise est mille fois plus
intolérable dans ces appartements meublés sans meubles, dans ces garnis
dégarnis que l'officier loue en moyenne vingt francs par mois. Le logeur
ne peut pas donner mieux à ce prix-là, et les logés ne sauraient guère y
mettre davantage. Paul Astier, comme tous les lieutenants d'infanterie,
payait vingt francs de chambre, soixante-cinq francs de pension et
quinze d'extra pour les réceptions obligées; son ordonnance lui coûtait
douze francs, plus cinq à l'ordinaire du corps pour dispense de service.
Il donnait quinze francs par mois au tailleur, cinq au bottier pour
l'entretien et le renouvellement de sa garde-robe, douze à la
blanchisseuse, cinq à la cantinière pour la nourriture de son chien. Le
total de ces dépenses, dont une seule, le chien, n'était pas
indispensable, s'élevait à cent cinquante-quatre francs par mois. Il
restait onze francs pour l'imprévu, le café, les cigares, l'achat et la
location des livres, les fournitures de bureau, le permis et les
munitions de chasse, les déplacements, les caprices et les munificences.
Le café seul, aux officiers les plus sobres, coûte environ trente francs
par mois; mais pourquoi vont-ils au café? D'abord parce que c'est
l'usage, et que dans l'armée plus qu'ailleurs chacun doit vivre comme
tout le monde. Ajoutez que l'État n'a jamais voulu leur donner un lieu
de réunion où l'on pût s'asseoir et causer sans obligation de boire.

Paul occupait une chambrette des plus modestes dans le vieux quartier de
Nancy, rue du Maure-qui-Trompe. Une couchette de fer, une commode, une
table, une malle et trois chaises, voilà l'inventaire au complet. Un
fusil Lefaucheux, gagné au tir, et une demi-douzaine de pipes décoraient
la paroi principale. Dans ce réduit, le jeune homme dormait depuis deux
ans, et il y avait fait les plus beaux rêves du monde. La vie lui
souriait, il aimait son métier; ses chefs, ses camarades, ses soldats
l'estimaient à qui mieux mieux. Simple engagé volontaire, il se trouvait
aussi avancé à vingt-six ans que les élèves de Saint-Cyr. Depuis trois
ans, à chaque inspection générale, il était porté pour la croix, on
parlait de le présenter au choix pour le grade de capitaine. Si les
affaires marchaient toujours du même train, il était presque sûr
d'arriver général avant la retraite. En attendant, il portait légèrement
sa pauvreté, qui, pour le fils d'un simple garde, était une opulence
relative. Sa chambre lui paraissait luxueuse et les _beefsteaks_
ratatinés de la pension très-succulents. Quoiqu'il se refusât toute
dépense inutile, on peut dire que jamais il n'avait chômé de plaisir. On
le mettait de toutes les parties; il montait à cheval avec les officiers
de dragons; il chassait en hiver chez les jeunes gens riches, il
conduisait le cotillon au bal de la préfecture. Les grisettes le
voyaient d'un oeil favorable; bref, en langage militaire, il était des
bons, c'est-à-dire des heureux.

Le soir où il rentra chez lui par ordre du commandant Moinot, il lui
sembla que son étoile s'était éclipsée tout à coup, et la petite chambre
prit un aspect sinistre. Le fidèle Bodin lui apporta son dîner
parfaitement froid; il y toucha du bout des dents et se plongea dans une
méditation décourageante. Il était mécontent de lui-même et des autres;
il venait d'offenser sans le vouloir un excellent homme, presque un
vieillard; ce petit événement ne manquerait pas de se résoudre en
mauvaises notes; l'inspection générale approchait; pour une faute dont
en somme il n'était qu'à moitié coupable il risquait de manquer la
croix. C'était sa troisième proposition. La première faute, au lendemain
de Solferino, avait échoué parce qu'en guerre les blessés passent avant
tout. La deuxième datait d'un an; elle fut biffée par l'inspecteur
lui-même, qui ajouta aux notes d'Astier: «Trop familier avec les
inférieurs; manque de tenue.» C'était Blanche Vautrin, qui le soir, dans
un salon, avait dit au général:

«Voyez-vous ce grand officier, là-bas, qui a la tournure d'un roi? Il se
fait tutoyer par son ordonnance, sous prétexte qu'ils ont gardé les
animaux ensemble dans leur pays.»

Le général avait vérifié le fait et lavé la tête au bon Astier. Pour
cette fois, l'affaire semblait autrement grave, mais Paul était
peut-être moins sensible au dépit de perdre son dû qu'à la honte
d'accuser un camarade. Il flairait une basse trahison, et il ne pouvait
se faire à l'idée qu'un officier français en fût l'auteur. La première
sensation du mal physique fait pousser les hauts cris à l'enfant
nouveau-né; le jeune homme ressent quelque chose de semblable lorsqu'il
naît à l'expérience en découvrant que le mal moral existe et que tout le
monde n'est pas honnête et bon comme lui. Paul se jeta tout habillé sur
sa couchette et pleura.


III

Il resta quinze jours à se ronger les poings, dans une solitude absolue,
sans visites, sans nouvelles, sans autre distraction que le spectacle de
la rue, le service de Bodin et les romans crasseux d'un mauvais cabinet
de lecture. Cinq ou six fois la honte le prit; il voulut secouer sa
torpeur et commencer un livre sur l'avenir de l'art militaire.
L'occasion semblait bonne pour mettre au jour les idées neuves qui
fermentaient en lui depuis longtemps; mais il vit avec douleur que son
cerveau refusait le service; la pensée se brisait les ailes contre les
murs de cette chambre. Il comprit que la liberté d'aller et de venir est
indispensable aux enfantements de l'esprit, et que les jours de
captivité, comme les jours de navigation, sont à retrancher de la vie.

Tandis qu'il sommeillait à demi, tristement replié sur lui-même, Mme
Humblot et sa fille reprirent le chemin de Marans. La bonne dame était
vexée comme un chasseur bredouille, qui tuerait des pigeons et des
poules, plutôt que de rapporter son carnier vide au logis. Sur la fin du
séjour, elle signalait tantôt un officier, tantôt un autre à sa fille,
et elle semblait lui dire: «Puisque le vrai phénix est envolé, accepte
celui-ci ou celui-là, tandis que nous y sommes.»

Mais Antoinette avait le coeur bien pris. Cette course haletante à
travers un monde nouveau pour elle, ces consolations, ces respects,
cette curiosité, ces hommages, un fonds de superstition qui reparaît
chez la femme dans les gros moments de la vie, tout contribuait à
l'exalter.

«Si Dieu veut que je me marie, disait-elle, il me fera retrouver celui
qu'il avait jeté sur ma route. S'il me refuse ce bonheur, eh bien! je
comprendrai qu'il préfère m'avoir à lui.»

Blanche Vautrin jouissait de ce désespoir comme un vrai petit diable.
Elle ne quittait point sa martyre, elle la promenait, elle l'avait
parquée comme les fourmis âcres parquent les pucerons qui sont tout
miel. Elle s'abreuvait froidement de larmes innocentes, elle les
dégustait goutte à goutte, en gourmet féroce; et tout à coup, sans motif
apparent, elle éclatait en sanglots, se prenait aux cheveux et se
frappait la tête, embrassant la pauvre Antoinette avec rage et la
repoussant à tour de bras, puis se jetant à ses pieds pour lui demander
grâce. L'autre admirait de bonne foi ces élans généreux, et ne savait
plus comment exprimer sa reconnaissance.

«Que je vous aime et que vous êtes bonne!

--Détestez-moi plutôt, j'ai l'âme noire! Je suis un monstre dans la
nature!»

Par trois ou quatre fois, elle eut la bouche ouverte pour tout dire et
réparer le mal qu'elle avait fait. Quelque chose la retint. Ce n'était
ni la jalousie, ni la crainte du blâme, ni le remords d'avoir menti;
mais une sorte de fierté pudique.

«J'avouerais, si j'avais seize ans; par malheur je n'en ai pas quinze!
Le monde est stupide et méchant. Il confesse par-ci par-là que le coeur
n'a pas d'âge, mais ce principe est monopolisé au profit des vieilles
folles de quarante ans.»

Le jour où Mlle Humblot prit congé d'elle avec mille protestations, elle
lui répondit:

«Je ne me recommande pas à votre amitié, mais à vos prières. La plus
malade de nous deux, quoi que vous en pensiez, c'est moi. Ma conscience
est comme un champ de bataille couvert de morts et de blessés. J'ai fait
pour vous servir tout ce qui était humainement possible; si vous ne vous
en allez pas contente, il y en a d'autres qui sont plus à plaindre que
vous.»

Personne ne chercha le fin mot de ces incohérences. Les propos les plus
insensés, les exagérations les plus inexplicables n'étonnent pas dans la
bouche d'une fille de quatorze à quinze ans.

Les dames de Marans avaient quitté Nancy depuis quarante-huit heures
quand Paul Astier reparut à la pension des lieutenants. Ses camarades
lui firent fête, quelques-uns lui sautèrent au cou. L'autorité n'avait
pas jugé convenable de publier les motifs de sa punition; on savait en
tout et pour tout qu'il avait manqué grièvement au chef de bataillon.
Son nom était rayé de la liste des propositions; le lieutenant Foucault,
de la 3e du 2e, était mis à sa place, et le brave garçon s'en excusait
le plus cordialement du monde. Astier reçut très-poliment les
condoléances de ses amis, mais sans abandon et sans grâce: son coeur ne
s'ouvrait plus qu'à moitié. Lorsqu'au dessert on déboucha le vin de
Champagne en son honneur, il prévint le toast en disant:

«Un instant, messieurs. Vous souvient-il que l'an dernier, autour de
cette table, un jour de réception, j'ai fait passer certaine charge du
commandant Moinot?»

Les convives, debout, le verre en main, se regardaient sans comprendre.
Il n'attendit pas leur réponse et poursuivit d'un ton bref:

«Le dîner s'acheva si gaiement que je ne songeai pas à reprendre ce
chiffon de papier. Quelqu'un de vous l'a-t-il recueilli par hasard?

--Moi, dit Foucault.

--Ah! c'est vous? La coïncidence est fâcheuse.

--Comment?

--Avez-vous conservé l'objet en question?

--Non; je n'y attachais pas d'importance, et je l'ai donné à quelqu'un.

--Donné ou envoyé?

--Donné de la main à la main.

--Foucault, je vous ordonne de me dire sur l'heure à qui vous l'avez
donné.

--Astier, je ne reçois d'ordres que de mes chefs.

--Si vous ne recevez pas mes ordres, vous recevrez toujours bien mon
verre au visage!»

Le geste suivit la menace; les camarades s'interposèrent pour empêcher
une rixe, et rendez-vous fut pris. Le colonel ne put défendre la
rencontre, il y avait eu voies de fait. Le lendemain matin à six heures,
on se battit au sabre d'ordonnance, et Paul Astier reçut un coup droit
en pleine poitrine. Il fut deux mois à l'hôpital entre la vie et la
mort.

Blanche Vautrin fit à la même époque une de ces maladies qu'on explique
par la croissance. Elle eut la fièvre, le délire, des suffocations, des
spasmes et quelque peu de catalepsie. On la crut morte plusieurs fois,
elle perdit ses cheveux, fit peau neuve, et guérit enfin; mais sa
convalescence fut celle d'une ombre. Ses meilleures amies, si tant est
qu'elle en eût, ne reconnaissaient pas la petite Vautrin dans cette
grande jeune fille transparente et penchée, le front ceint d'un bandeau
blanc, comme une carmélite. Ses parents la promenaient en calèche aux
rayons du soleil d'automne, qui est souvent admirable à Nancy. Elle
avait de grands yeux noirs qui menaçaient d'envahir toute la figure, un
nez droit effilé, de forme antique; ses lèvres pâles dessinaient un
petit arc très-pur et très-correct. L'ensemble de ses traits n'offrait
plus rien de heurté; vous auriez dit que la douleur avait tout remanié,
tout pétri à nouveau dans ses mains terribles.

Le fond même semblait amendé; la voix avait acquis certaines inflexions
d'une douceur suave; l'esprit, moins vif et moins caustique, jugeait
plus humainement de toutes choses; le coeur s'attendrissait pour un
rien, prêt à fondre. Elle éprouvait des admirations extatiques et des
langueurs pâmées à la vue d'un insecte dans l'herbe, au parfum d'une
violette de l'arrière-saison. Tout est neuf aux convalescents, ils
s'imaginent qu'on vient de recommencer à leur profit la nature entière.

Elle reprit lentement ses forces, et la gaieté ne lui revenait pas. Le
médecin jugea que l'hiver de Lorraine était trop rude pour elle; il
l'envoya se rétablir à Palerme; Mme Vautrin l'y conduisit. Le jour de
leur départ, à la fin de novembre, elles rencontrèrent devant la gare un
grand officier pâle qui marchait lentement, appuyé d'une main sur sa
canne et de l'autre sur le bras du fusilier Bodin. Il salua
militairement son colonel, qui était aussi dans la voiture, puis il
tourna sur ses talons avec une indéfinissable expression de mépris.
Blanche comprit sans autre commentaire qu'il s'était expliqué après coup
avec M. Foucault, et qu'il connaissait maintenant l'auteur de ses
disgrâces.

Mme Vautrin, toujours bonne et sans malice, dit à sa fille:

«Voilà un pauvre garçon qui aurait grand besoin de venir en Sicile avec
nous.

--Par malheur, répondit le colonel, il n'a que sa solde.»

Blanche ne put se défendre de penser que sans elle le jeune homme serait
riche, heureux et bien portant.

Ce remords la suivit jusqu'au pays des oranges. Pour une âme qui n'est
pas absolument perdue, c'est un rude fardeau qu'une mauvaise action. Il
se passa peu de journées sans que Blanche se souvînt de Paul Astier,
sans qu'elle se demandât: «Où est-il? que devient-il? Il doit sentir
cruellement le froid, tandis que j'ouvre mon ombrelle au soleil. S'il
avait éprouvé une rechute? s'il mourait? Je n'en saurais rien, personne
n'aurait l'idée de m'en écrire. Et moi, malheureuse, je n'ai pas même le
droit de m'en informer!»

Elle avait un petit commerce de lettres avec Mlle Humblot, et les
nouvelles qui lui arrivaient de Marans n'étaient pas faites pour
rassurer sa conscience. Antoinette lui annonça qu'elle allait tâter du
couvent comme pensionnaire, sans engager sa liberté. Une espérance
absurde, mais obstinée, soutenait la pauvre fille. «Encore un brave
coeur qui souffre par moi, disait Blanche, et pour qui? Quel fruit me
revient-il de ses tortures? Je fais des malheureux, et il n'y a pas sur
la terre un être plus misérable que moi!»

Pendant qu'elle passait la vie à s'accuser et se lamenter tour à tour,
le climat, le grand air, l'exercice, la jeunesse surtout, poursuivaient
leur tâche et métamorphosaient à qui mieux mieux sa petite personne. Sa
figure maigrelette se remplit, son corps se développa, sa taille
s'arrondit, ses corsages devinrent trop étroits, les os saillants de ses
bras disparurent comme les rochers à la marée montante; quelques
fossettes se dessinèrent çà et là. Son teint avait passé du brun sale au
blanc fade de la cire. Il se réchauffa peu à peu et s'arrêta décidément
à cette demi-blancheur, rose au fond et bronzée à la surface, que l'on
admire chez les créoles. Le monde de Palerme et des environs la trouvait
belle; quant à la pauvre Mme Vautrin, elle vivait à genoux, en
contemplation devant la merveille. Il est certain que le plomb vil
s'était changé en bon argent et que la femme du colonel, après six mois
d'absence, ramena en Lorraine une Blanchette très-appétissante. Sa
beauté n'était pas absolument régulière; de la laideur effacée il
restait je ne sais quoi d'étrange; mais l'étrange n'est pas à dédaigner,
et je sais des femmes superbes qui le payeraient cher, s'il se vendait
en boutique.

«Mon lieutenant, dit un jour le fidèle Bodin, j'ai une nouvelle à t'a...
à vous annoncer. C'est que la demoiselle du colonel a fini son semestre
aux pays chauds, et que c'est comme si maman l'avait bourrée de mie de
pain et trempée dans du lait. Autrement dit, qu'elle n'est plus ni
_planche_ ni _prune_.

--Tant mieux pour elle! Quand tu n'auras rien de plus intéressant à me
dire, tu n'auras pas besoin de te déranger.

--Suffit.»

Paul Astier était rétabli. Non-seulement il avait repris son service,
mais depuis près de deux mois il travaillait chez lui sans relâche. Il
n'aurait pas pris une heure de repos par semaine sans l'obligation de
paraître aux lundis du général.

Cette nécessité le mit cinq ou six fois en présence de Mlle Vautrin; il
affecta obstinément de ne la point connaître. Belle ou laide, elle
n'était ni plus ni moins monstrueuse à ses yeux. Toutefois, en bonne
justice, il s'avoua qu'elle était belle.

Un soir qu'il approchait du buffet, elle le devina, quoiqu'elle eût le
dos tourné, et, faisant volte-face, elle lui dit:

«Je suis donc bien changée, monsieur Astier, que vous ne me reconnaissez
pas?»

Il répondit froidement:

«En tout temps, en tout lieu, mademoiselle, et quelque changement que la
nature opère en vous, soyez sûre de ma... reconnaissance.

--Sans jouer sur les mots, pourquoi ne me saluez-vous jamais?

--Parce que j'ai mauvaise opinion de vous, mademoiselle.

--Je suis une honnête fille, pourtant.

--Je l'espère pour vos parents, mais vous ne serez jamais un honnête
homme.»

Cela dit, il tourna le dos, gagna le vestibule, alluma un cigare et
retourna en fredonnant à la petite chambre où son cher travail
l'attendait.

Il avait fait un raisonnement qui semble juste à première vue, et qui
l'est dans tous les pays moins routiniers que le nôtre. «Si ma bonne
conduite, mes campagnes et quelques actions d'éclat n'ont pas suffi à
mériter ce scélérat de ruban rouge; si l'on fait passer sur mon corps
toutes les médiocrités de l'armée tantôt par un motif et tantôt par un
autre, le seul parti qui me reste à prendre est de frapper un grand
coup. Je veux prouver à nos mamamouchis que je ne suis pas un officier à
la douzaine, et que je raisonne mon affaire un peu mieux que Dupont,
Lombard ou Foucault... A ce livre! et du nerf!»

En ce temps-là, les vices et les absurdités de notre organisation
militaire commençaient à frapper les meilleurs esprits de l'armée. Il
n'y avait pas un régiment qui ne comptât parmi ses jeunes officiers
quelque réformateur obscur, modeste et convaincu. Ces rêveurs sensés et
pratiques ne s'étaient pas donné le mot, aucun fil ne les reliait, ils
ne conspiraient pas ensemble à la refonte d'une institution vieillie; ce
qu'ils avaient de commun, c'est que la même évidence les avait tous
frappés en même temps. Ils condamnaient l'exonération par voie
administrative comme une fabrique de vieux prétoriens calculateurs et
viveurs; ils disaient tout haut que la garde, outre qu'elle pèse
lourdement sur le budget, blesse le sentiment d'égalité, qui est le fond
de l'armée française, en créant une aristocratie de faveur et de hasard.
Ils souhaitaient que l'avancement sur l'arme remplaçât partout
l'avancement au corps, que l'intrigue des protecteurs, si forte et si
funeste sous un gouvernement personnel, fût détrônée par un système
d'épreuves orales et écrites constatant les aptitudes et les études de
chaque sujet, que l'âge de la retraite fût avancé d'au moins dix ans
pour l'officier sans avenir, et qu'on le remplaçât, jeune encore, vers
quarante ans, dans les emplois civils. Cette méthode, disaient-ils,
aurait le double avantage de prévenir l'envieillissement de l'armée et
de chasser des ministères une multitude de jeunes gens qui se vouent dès
l'adolescence au désoeuvrement des bureaux. Le zèle de nos jeunes
censeurs touchait à tout; il supprimait certains emplois indispensables
avant 1789 et parfaitement inutiles aujourd'hui; il augmentait la solde
de quelques grades, qui est restée au même chiffre depuis la Révolution,
quoique le prix de toutes choses ait doublé; il renvoyait
impitoyablement tout un olympe de généraux inutiles, souvent incapables,
toujours routiniers, qui sont plutôt les éteignoirs que les lumières de
l'armée. L'armement de notre infanterie était mis au rebut; on prônait
hardiment le fusil à tir rapide et répété, se chargeant par la culasse;
on réfutait les sempiternelles objections de la commission des armes
portatives; on se colletait moralement avec ces estimables sourds qui
nous ménageaient le plaisir d'assister en spectateurs désintéressés au
drame de Sadowa. Paul Astier avait pris sous son patronage un système de
transformation très-simple et très-économique inventé par un contrôleur
d'armes de l'arsenal de Metz. Il ne proposait pas d'innovations
déterminées dans l'uniforme du soldat, mais il le déclarait aussi
détestable en campagne qu'agréable à contempler aux revues du
Champ-de-Mars.

Il demandait pourquoi le gouvernement, qui met la construction des
opéras au concours, n'en fait pas autant pour l'uniforme des soldats, et
il n'avait pas de peine à prouver qu'un prix de cent mille francs donné
à l'inventeur d'un uniforme définitif épargnerait plus de cent millions
aux contribuables. Il serait long de résumer ici le volume in-octavo
qu'il écrivit tout d'une haleine sur ces questions et cent autres, son
projet de bataillons à sept compagnies dont une de tirailleurs, la
réduction des divers corps de cavalerie en deux spécialités, cavalerie
légère et grosse cavalerie, hussards pour éclairer et ramasser, dragons
pour charger l'ennemi. L'auteur voyait éclore dans un avenir prochain un
art nouveau, la guerre des grandes armées, procédant par masses énormes,
évitant les siéges, laissant les places de côté et marchant droit aux
capitales. En conséquence, il conseillait le désarmement de nos
forteresses, désormais inutiles et de plus en plus ruineuses; il
reportait toute la défense sur les lignes de fer, désignant vingt-deux
points où il jugeait à propos d'établir des camps retranchés.

Ce livre assurément n'était pas un chef-d'oeuvre indiscutable, on
pouvait le critiquer par-ci, le corriger par-là; mais c'était l'ouvrage
d'un bon citoyen et d'un officier hors ligne. Toute la partie historique
témoignait d'une érudition laborieuse et forte, les chapitres utopiques
fourmillaient d'idées saines que les faits ont vérifiées depuis, et qui
n'ont pas été perdues pour tout le monde; mais Paul Astier avait raison
trop tôt, sa montre avançait de quelques années sur les horloges
officielles. Parmi les camarades auxquels il lut son manuscrit par
fragments, quelques-uns firent cause commune avec lui et embrassèrent
passionnément ses rêveries; d'autres, moins imprudents, l'avertirent que
cette dépense de talent lui serait plus nuisible qu'utile en haut lieu.
Malheureusement la fièvre d'invention, ce mal étrange qui s'appelle
génie ou folie, suivant le jour et l'heure, lui avait tourné la tête. Il
se sentait tellement sûr d'avoir raison qu'il porta son manuscrit à
l'imprimerie Vincent, avant de solliciter l'autorisation du ministre. Le
livre, tiré à quinze cents exemplaires, avec une carte, trois plans et
vingt-deux tableaux d'une mise en pages compliquée, coûta six mille
francs, dont il n'avait pas le premier sou. Toutefois il ne doutait pas
du succès; il envoya dix exemplaires aux bureaux de la rue
Saint-Dominique, persuadé que non-seulement on permettrait la
publication, mais qu'on achèterait la première édition pour la répandre
dans toute l'armée.

Neuf exemplaires sur les dix furent jetés au rebut avant lecture; le
dixième tomba sur un vieil automate de bureau qui l'ouvrit pour tuer le
temps, et bondit d'indignation aux premiers mots de la première page.
Bouleverser l'ordre établi! Porter la main sur une institution si belle,
si parfaite qu'elle allait nous donner, en moins de vingt-cinq ans, le
quatrième rang en Europe! Dans quel cerveau malade une idée si
révolutionnaire avait-elle germé? On aurait pu la pardonner à un général
de division; elle eût été blâmée poliment chez un colonel. Chez un
simple lieutenant, le cas parut damnable. Sur un rapport sévère du vieux
monsieur, le ministre fit écrire à Paul Astier une lettre foudroyante
qui l'invitait à effacer dans le plus bref délai les moindres traces de
cette incartade, s'il ne voulait pas se heurter jusqu'à la fin de sa
carrière à l'épithète de frondeur.

Dans cette étrange nation qui s'appelle l'armée, entendre et obéir ne
font qu'un. Nul n'a raison contre ses chefs; le bon sens et le bon droit
sont des questions de simple hiérarchie. Lorsque deux hommes de ce
pays-là ne sont pas du même avis, il serait ridicule de peser leurs
arguments respectifs; il suffit de compter les galons de leur casquette.
Le lieutenant fut régulièrement informé qu'il avait tort, et il se le
tint pour dit, en homme qui sait la vie. Il distribua son livre à vingt
camarades et à trois ou quatre amis; le grenier de l'imprimerie demeura
dépositaire du reste.

Ce n'était que demi-mal, si l'affaire avait pu s'arrêter là; mais il
fallut payer l'impression et le papier de ce livre inutile. L'imprimeur
prenait patience, il connaissait Astier, et partant s'intéressait à lui;
mais le marchand de papier logeait à cent cinquante lieues de Nancy, il
exigea rigoureusement son dû, et comme le débiteur ne dissimulait point
sa misère, cet homme, qui n'était pas riche, fut obligé d'écrire au
colonel. Si l'imprimeur l'avait laissé réclamer seul, il aurait vu sa
créance primée par une autre; il se mit donc de la partie, à
contre-coeur. Le lieutenant avait d'ailleurs quelques dettes courantes,
comme tous les lieutenants sans fortune; il est entendu que l'officier
le plus raisonnable doit recourir au crédit tant qu'il n'est pas au
moins capitaine. Toutes ces réclamations, provoquées l'une par l'autre,
formèrent un bloc de huit mille francs. A supposer qu'on retînt chaque
mois un cinquième de la solde pour désintéresser les créanciers, le
règlement de ce petit compte se serait fait en dix-neuf ans et quelques
jours. En pareille occasion, l'autorité militaire prend un biais qu'on
ne saurait trop admirer. Elle met le débiteur en retrait d'emploi,
c'est-à-dire qu'elle le réduit à la demi-solde. Paul Astier s'éveilla un
beau matin sous le coup d'une quasi-destitution qui lui laissait environ
quatre-vingts francs par mois. Son colonel le prit à part et lui dit
avec toute la courtoisie et toute la bienveillance imaginables:

«Mon pauvre enfant, je n'y peux rien; nous sommes tous les esclaves de
la loi. Le régiment vous regrettera; vous avez non-seulement des
aptitudes remarquables, mais toutes sortes de qualités excellentes.
Comptez sur moi pour vous recommander à l'autorité supérieure, et soyez
sûr que nous vous replacerons dès que vos dettes seront payées.
Choisissez la résidence qu'il vous plaira.»

Paul répondit qu'il resterait à Nancy, mais qu'il n'espérait pas arriver
à payer ses dettes.

«Eh! que diable! pourquoi vous avisez-vous d'écrire et d'imprimer? Vous
aviez si bien commencé, mon pauvre ami! Voilà deux ans, oui, ma foi! que
vous avez empaumé la déveine. Cela date de votre affaire avec Moinot. Je
ne suis pas superstitieux, Dieu merci, mais je me suis demandé
quelquefois si l'on ne vous avait pas jeté un sort.

--Il se pourrait, mon colonel.»

Le lendemain, il quitta son service et se mit à chercher des leçons par
la ville. Comme il avait de bons amis et de belles connaissances, les
élèves lui vinrent de tous côtés. Il enseignait le dessin aux uns, et
aux autres les mathématiques. On ne le vit plus au café; il fit des
prodiges d'économie, réduisit ses dépenses à cent francs par mois et se
mit à payer des à-compte. On vint lui demander un matin s'il pouvait
enseigner l'aquarelle à une jeune fille.

«Pourquoi pas?

--Mais prenez garde de tomber amoureux de votre élève! c'est Mlle
Vautrin.

--Ah!... vous avez raison; elle est beaucoup trop jolie. Du reste, tout
mon temps est pris.»

Blanche était informée de ses moindres actions. Elle faisait causer
Schumacker, qui faisait boire Bodin, qui servait son ancien lieutenant
gratis. La jeune fille éprouvait une sincère admiration pour ce jeune
homme si naturel dans la mauvaise fortune; elle le voyait lutter contre
l'impossible sans la moindre affectation d'héroïsme et pousser son petit
rocher de Sisyphe aussi naïvement qu'un terrassier pousse la brouette.
Pour la première fois de sa vie, elle eut la conscience de la vraie
grandeur, qui ne va point sans la simplicité; mais à mesure qu'elle
rendait justice à l'ennemi, elle se condamnait rigoureusement elle-même.
Par une triste journée d'octobre, elle aperçut de sa fenêtre un grand
garçon qui courait sous une pluie battante, abritant de son mieux
quelques livres et quelques papiers. C'était lui. «Le voilà donc,
pensa-t-elle, celui qui éclipsait tous les officiers du régiment par sa
gaieté, son esprit et sa bonne mine! Et c'est moi seule qui l'ai mis en
si piteux état!»

Comme elle se livrait à ces réflexions, Paul Astier leva la tête,
reconnut la fille de son ancien colonel et se découvrit poliment sans
ralentir le pas. Elle se jeta vers lui avec une sorte d'emportement,
comme une aveugle, une folle, une fille qui ne sait plus où elle en est.
Ses deux bras s'étendirent en avant, elle heurta les mains à la fenêtre,
recula comme saisie de honte et vint tomber dans un fauteuil où elle
éclata en sanglots.

Le jeune homme, si pressé qu'il fût, saisit quelques détails de cette
pantomime et rentra tout songeur dans son taudis.

«J'ai mal vu, pensait-il, ou mal compris; et quand même elle se
repentirait de ses noirceurs, le remords ne serait qu'une contradiction
de plus dans cette âme déréglée.»

Toutefois cet incident futile lui laissa je ne sais quelle impression de
bien-être. L'homme est éminemment sociable; l'idée que nous sommes haïs,
même à cent lieues de nous, par les personnes les moins dignes de notre
amitié, nous attriste. Une injure anonyme empoisonne la journée d'un
stoïque. Paul Astier trouva tout à coup le ciel moins noir et sa chambre
moins vide. Sa conscience était comme soulagée d'un fardeau, quoiqu'il
ne se fût jamais rien reproché dans cette petite guerre.

Il songea plus souvent et plus volontiers qu'autrefois à l'inexplicable
créature qui semblait lui vouloir quelque bien après lui avoir fait tant
de mal. Ce revirement imprévu chatouillait sa curiosité comme un
problème à résoudre. Il fut conduit naturellement à passer de temps à
autre devant la maison du colonel, qu'il évitait autrefois; il rencontra
de nouveau les yeux de Mlle Vautrin et il put s'assurer qu'elle le
regardait sans haine. Comme il était très-pauvre et très-malheureux
malgré tout, et comme il lui devait le plus clair de ses peines, il la
donnait encore à tous les diables, mais sans conviction: «C'est un
monstre odieux; qui sait si elle n'a pas un atome de coeur, tout au
fond? En tout cas, c'est un bien joli monstre.»

S'il était allé dans le monde, comme autrefois, Blanche aurait trouvé le
courage de marcher droit à lui et de signer la paix entre deux
contredanses. Elle se sentait assez forte pour lui confesser tous ses
torts et enlever l'absolution de haute lutte. Mais où et comment aborder
ce mercenaire qui battait le pavé dès six heures du matin et rentrait
dans son trou à huit heures du soir? En bonne foi, Blanche ne pouvait
pas courir après lui dans la rue.

Six longs mois s'écoulèrent, longs pour Astier, qui travaillait dur,
plus longs pour elle, qui se consumait dans le vide. Un matin, elle
reçut une lettre timbrée de Marans. Elle n'osa pas l'ouvrir et courut
chez sa mère en criant: «Lis, j'ai trop peur! Je suis sûre qu'Antoinette
Humblot se marie!»

Son instinct ne l'avait pas trompée. Antoinette lui annonçait tristement
son prochain sacrifice. Après avoir essayé deux fois du couvent sans s'y
faire, la pauvre fille se dévouait au bonheur de Mme Humblot. Elle
épousait un voisin de campagne, veuf, encore assez jeune, et qu'elle
estimait sans l'aimer. Les noces se célébraient dans quinze jours, sauf
miracle; on espérait que Mme et Mlle Vautrin ne refuseraient pas de les
animer de leur présence, mais on ne promettait pas de leur montrer des
visages très-gais. Le _post-scriptum_ était d'une sincérité charmante.
«Ma chère Blanche, je sens encore au plus profond de mon coeur un
souvenir qui n'y peut pas rester sans crime. Je l'arrache et je vous
l'envoie; quand vous aurez brûlé ma lettre, il n'en existera plus rien.
C'est fait; pleurez pour moi.»

Blanche fit mieux que pleurer; elle cria, elle pria, elle demanda pardon
à Dieu, à sa mère, à la pauvre Antoinette immolée. «Non! dit-elle, je ne
brûlerai pas un souvenir si touchant et si pur. Bonne, brave, honnête
fille, c'est pour lui qu'elle était créée; ils sont dignes l'un de
l'autre. Ah çà! mais tout le monde vaut donc quelque chose ici-bas
excepté moi? Je deviendrai comme eux, coûte que coûte! Je déferai mon
détestable ouvrage, et tout le mal sera réparé. «Sauf miracle,» dis-tu,
pauvre ange. Eh bien! le miracle se fera; je le veux!»

Mme Vautrin demeurait stupéfaite devant cette explosion, et sanglotait
sans savoir pourquoi. «Mais explique-toi donc, disait-elle; où as-tu
mal? qu'est-ce qui arrive? Mon Dieu! mon Dieu! ma fille a-t-elle perdu
l'esprit?

--Non, maman, je serai calme, je serai forte, tu sauras tout; mais
d'abord fais chercher papa, je veux qu'il y soit.»

Lorsqu'elle fut en présence de ses juges, elle dressa son réquisitoire
contre elle-même, et ne se ménagea point. L'histoire de l'album
épouvanta Mme Vautrin, qui ne pouvait croire à tant de dissimulation
chez sa fille; le colonel n'en fut point particulièrement affecté,
peut-être ne comprit-il la chose qu'à demi. Mais lorsqu'il sut que
Blanche avait mis la signature d'Astier et l'adresse du commandant sur
cette fatale caricature, il pâlit et se dressa en pied, la main levée:

«Malheureuse! cria-t-il, je t'écraserais là, si tu étais un homme; mais
tu n'es qu'une fille, grâce à Dieu! tu ne vivras pas sous mon nom...»

Elle ne plia point sous ce blâme terrible, au contraire. Elle marcha sur
son père et lui dit:

«Tue-moi, papa; tu me rendras service, car je suis bien malheureuse,
va!»

Lorsqu'elle eut tout avoué, le colonel lui dit:

«Tu sais ce qui nous reste à faire? Astier va venir, je lui raconterai
devant toi toutes tes infamies, je le remettrai sur la voie de la
fortune et du bonheur dont ta scélératesse l'avait écarté, et comme tu
n'es qu'un être inférieur, irresponsable, c'est moi qui lui demanderai
pardon du mal que tu lui as fait.»

Il envoya chercher Paul, qui par hasard était au logis. Lorsqu'il se vit
en présence des deux femmes, il comprit qu'il ne s'agissait pas du
service; mais c'est tout ce qu'il devina. Mme Vautrin s'essuyait les
yeux, Blanche se cramponnait aux bras de son fauteuil comme s'il y avait
eu un abîme devant elle; le colonel était rouge, il desserrait son col,
tordait sa moustache et lançait un peu partout des regards furieux.

«Mon cher Astier, dit-il, vous serez père un jour,... bientôt, j'espère.
Que le ciel vous préserve de connaître la honte qui m'étrangle dans ce
moment-ci! Vous rappelez-vous qu'il y a six mois je vous ai demandé si
l'on ne vous avait pas jeté un sort? Mon ami, voici la sorcière!

--Colonel, je vous en prie, ménagez mademoiselle; elle n'était qu'une
enfant lorsqu'elle a fait les... niches que vous lui reprochez.

--Comment! vous savez donc...

--L'histoire de M. Moinot? Depuis longtemps.

--Et vous n'avez rien dit? et vous vous êtes laissé faire? et vous avez
failli mourir sur le terrain?... S'il était mort, vois-tu, je t'aurais
tuée!»

Blanche haussa les épaules et son visage sembla dire:

«Il est convenu que cela m'aurait été bien égal.

--Mais si vous savez tout, reprit le colonel, pourquoi n'avez-vous pas
épousé Mlle Humblot?»

A ce nom, la stupéfaction de Paul montra clairement qu'il ne savait pas
tout. Le colonel lui conta l'affaire _ab ovo_, comme il venait de
l'apprendre. Il fit sonner bien haut la beauté, la fortune et les
nombreux mérites d'Antoinette; mais le lieutenant avait l'air d'un homme
moins ébloui qu'intrigué. Il cherchait sur le visage de Blanche un
commentaire explicatif du récit paternel. Blanche, se sentant observée,
tremblait sous ce regard sérieux, scrutateur et doux. Les yeux cléments
de Paul Astier la troublaient plus que les éclats de son père. Jamais le
lieutenant n'avait laissé paraître tant de bonté devant elle, et jamais,
non jamais, dans cette longue guerre, elle n'avait eu si grand'peur de
lui.

Le colonel acheva son discours en disant:

«Mon ami, je vais vous faire délivrer une feuille de route pour Marans.
Comme il ne convient pas que vous laissiez des dettes à Nancy, j'espère
que vous me ferez l'honneur de puiser dans ma bourse. Cette lettre de
votre future (prenez, prenez!) vous prouve que, sans être attendu ni
même espéré, vous serez le bienvenu là-bas. Je m'invite au mariage.
D'ici là je me fais fort de vous réconcilier avec le ministère et de
vous ménager une rentrée triomphale dans mon régiment. La distinction
qui vous était due et que mademoiselle vous a confisquée par un trait
diabolique, ne vous manquera pas longtemps, je le jure. Je ne promets
pas de vous la porter en présent de noces, mais je dirai à Mlle Humblot
quel homme vous êtes, ce que vous valez, de quel train je vous ai vu
courir au feu, et, ce qui est peut-être plus rare et plus beau, avec
quelle grandeur vous avez porté la misère. Je lui dirai que tout père de
famille, si haut que la fortune l'ait placé, serait fier de vous nommer
son gendre.»

Cette éloquence aurait, sans doute, transporté un autre homme que Paul.
Il en parut à peine effleuré et laissa tomber négligemment la précieuse
lettre. Son attention se partageait entre les trois visages de la
famille Vautrin; il avait l'air de chercher un sens caché sous les
paroles du colonel; il interrogeait d'un oeil pensif et inquiet la
physionomie des deux femmes.

Il se résolut à la fin et dit:

«Monsieur Vautrin, voulez-vous sortir un instant avec moi? j'aurais
encore trois mots à vous confier.»

Lorsqu'ils furent dans le salon d'attente, il poursuivit:

«Mon colonel, il n'y pas au monde un meilleur homme que vous; vous
n'avez fait de mal qu'aux ennemis de la France; encore est-il certain
que vous auriez ménagé leur peau, si l'affaire avait pu s'arranger
autrement. Mme Vautrin est votre digne femme; la doublure vaut l'étoffe
en qualité. A mon sens, il est moralement impossible que l'association
de deux biens produise un mal; je nie donc en principe que Mlle Vautrin
m'ait fait du tort pour le plaisir de nuire.

--Par quel motif alors?

--Dame! je ne prévoyais pas en commençant que parler fût si difficile.
Il faut pourtant que tout s'explique. Vous avez eu le temps de
m'étudier; vous savez donc que je ne suis ni un fat ni un coureur de
dots; vous comprendrez aussi que je ne suis pas homme à chagriner les
gens que je connais pour me jeter à la tête des inconnus. Ce qui me
reste à dire a l'air d'être d'un fou; vous penserez ce qu'il vous
plaira, mais tant pis! Mon colonel, j'ai l'honneur de vous demander la
main de mademoiselle votre fille, et je me sauve pour que vous ne me
chassiez pas de la maison comme autrefois du régiment!»

Cela dit, il entr'ouvrit la porte de l'antichambre, se glissa dehors
comme une anguille et laissa le colonel abasourdi.

«Blanche! Augustine! ma fille! ma femme! nous avons fait un malheur, mes
chers enfants! Ce pauvre diable a la tête fêlée. Croiriez-vous qu'en
réponse à tout ce que j'ai dit, il me demande la main de Blanchette?

La jeune fille, à son tour, poussa un grand cri, mais de joie:

«Moi qui ai tant mérité d'être punie! Ah! maman, le bon Dieu est cent
fois meilleur qu'on ne le dit!»



IV

ÉTIENNE

HISTOIRE D'UN COQ EN PATE


Il ne s'appelait pas Étienne; ce n'était ni son nom ni son prénom.
Peut-être a-t-il signé de ce modeste pseudonyme un vaudeville, une
bluette, une série de petits articles malins, quelque péché de sa
jeunesse. C'est lui-même qui m'a donné ce vague renseignement lorsque
j'eus accepté la tâche dont je m'acquitte aujourd'hui.

«J'ai peu de temps à vivre, disait-il, et je ne veux pas que ma mémoire
reste ici-bas comme une énigme. Nous devons quelques pages
d'explications à ceux qui ont envié ma fortune ou blâmé ma conduite. Il
importe aussi d'avertir les imprudents qui pourraient être induits à
m'imiter.»

Comme je lui faisais observer qu'il n'était pas seul en cause dans cette
histoire, et que l'éclat de son nom désignerait surabondamment les
auteurs de toutes ses misères, il répondit:

«Eh! ne me nommez pas. Écrivez l'histoire du fameux Jacques, ou du
célèbre Pierre, ou d'Étienne... Oui! je me suis appelé Étienne pendant
un mois ou deux. Mes amis me reconnaîtront toujours assez, et vous savez
que je suis peu sensible à l'opinion du vulgaire. Évitons le scandale,
mais si vous avez eu quelque estime et quelque amitié pour moi, faites
que l'expérience dont je meurs ne soit pas perdue pour tout le monde.»

Il mourut dans la quinzaine qui suivit notre entretien, sans laisser de
volontés écrites. On peut donc considérer le récit qui va suivre comme
le testament de cet esprit d'élite et de cette âme de bien.


I

Mes premières relations avec Étienne remontent au deuxième samedi de
janvier 185... Je fis sa connaissance à dîner, chez ce pauvre Alfred
Tattet, qui adorait la poésie et la peinture, et qui a gagné le gros lot
de l'immortalité en méritant une dédicace de Musset. On respirait la
renommée à pleins poumons autour de cette table hospitalière. Jugez des
émotions qui durent agiter un pauvre conscrit de lettres, lorsque
j'entendis annoncer coup sur coup Dumas fils, Ponsard, Meissonier,
Jadin, Decamps, et dix autres personnages presque aussi célèbres en
divers genres! Mes oreilles, mes yeux ne m'appartenaient plus: je
dévorais les physionomies, je buvais les paroles, j'avais l'air d'un
jeune paysan de Béotie introduit par méprise au banquet des dieux.

Entre tous ces illustres, Étienne--puisque nous sommes convenus de
l'appeler ainsi--me captiva de prime abord. Je me sentis non-seulement
attiré, mais fasciné. Quand je cherche aujourd'hui les causes de cette
première impression, je n'en trouve qu'une: c'est qu'il représentait le
type du brillant écrivain tel qu'on se le figure _a priori_. Il était
grand, il était brun, il était svelte et de tournure martiale; sa barbe
vierge et ses cheveux un peu longs se massaient librement, mais sans
négligence, dans un désordre bien ordonné. Sa toilette pouvait passer
pour un chef-d'oeuvre, tant les lois qui régissent notre uniforme
bourgeois étaient coquettement éludées. La coupe de l'habit, le noeud de
la cravate blanche, l'échancrure du gilet, que sais-je encore? tout,
jusqu'à la chaîne de montre, était original, voulu, prémédité au plus
grand avantage de la personne; aucun détail ne semblait livré au hasard
ou à la routine des tailleurs, et pourtant rien ne rappelait les hautes
fantaisies de 1830. On n'aurait pas su dire en quoi cette tenue péchait
contre la mode du jour. Il y avait de la recherche sans affectation, de
l'aisance sans débraillé et une pointe de crânerie sans fanfaronnade
dans ce dandysme cavalier qui m'éblouit.

Étienne avait alors plus de trente et moins de quarante ans; on
comprendra la réserve qui m'interdit de préciser son âge. Ses parents,
bons bourgeois, plus qu'aisés, presque riches, l'avaient mis au collége,
et après de brillantes études il était entré de plain-pied dans les
lettres. Ses débuts furent heureux; il plut des encouragements, et de
très-haut, sur sa jeune tête. Balzac déclara qu'il avait des idées;
Stendhal, qu'il raisonnait juste, et Mérimée, qu'il écrivait bien. Les
grands poètes du siècle répondirent en vers à ses vers; Sainte-Beuve lui
consacra une étude magistrale; David d'Angers fit son buste et M. Ingres
son crayon. Lorsque j'eus l'honneur de lier connaissance avec lui, on
commençait à demander pourquoi il ne visait point à l'Académie.

Son bagage se composait de vingt-cinq à trente volumes, poésies,
voyages, critiques, nouvelles, romans surtout. Plus heureux que Balzac,
il avait réussi quatre ou cinq fois au théâtre; mais on pensait
généralement qu'il n'avait pas encore développé tous ses moyens ni donné
sa mesure. Le vieux Prévost, de la Comédie-Française, si bonhomme et si
fin, disait: «M. Étienne a un _Mariage de Figaro_ dans sa poche.» Un
célèbre éditeur, qui avait publié la plupart de ses livres, lui
demandait souvent: «Quand commencerez-vous le Roman du dix-neuvième
siècle? c'est une tâche qui vous revient.» Il répondait en haussant les
épaules: «Attendez que j'aie jeté mon feu; je ne sais ni ce que je fais
ni comment je vis. Je porte là, sur les épaules, une cuve en
fermentation: qui peut dire ce qui en jaillira au soutirage? piquette ou
chambertin?»

Il avait gaspillé beaucoup de son talent et son patrimoine tout entier.
La chronique, qui ne s'imprimait guère alors, mais qui se racontait à
l'oreille, lui prêtait cent cinquante ou deux cent mille francs de
dettes, quoiqu'il habitât un appartement somptueux, encombré de tableaux
hors ligne et de meubles introuvables. Son oeuvre, dont il était resté
propriétaire, mais qu'il exploitait mal, était fort mélangé: pour neuf
ou dix volumes dignes de vivre, on en comptait beaucoup qu'il aurait pu
se dispenser d'écrire et qu'il avait faits sans savoir pourquoi, en
somnambule. Tantôt la fièvre de production le clouait devant sa table et
il abattait cinq ou six volumes à la file; tantôt il trouvait plaisant
de faire le grand seigneur et de vivre des rentes qu'il n'avait plus.
Puis, le jour où les créanciers devenaient importuns, il prenait son
parti en honnête garçon et s'attelait à quelque besogne aussi ingrate
que lucrative, sauf à n'y point mettre son nom. Ces déréglements de
travail, de finance et de conduite, quelques duels, quelques succès dans
le monde des femmes faciles, enfin le renom de parfait galant homme
appuyaient les rares séductions de sa personne. Son regard étincelait,
sa voix mâle, voilée par moments, était une des plus sympathiques que
j'eusse entendues.

Beau convive, d'ailleurs, et bon vivant. Il buvait son vin pur et par
rasades, à la vieille mode de France, mais il s'abstenait du café, des
liqueurs et du cigare, et il ne dépassait en rien la juste mesure. Il
restait homme de bonne compagnie jusque dans ses gaietés les plus
étourdissantes et ne se grisait pas même de ses paroles, quoiqu'il en
fît grande débauche quelquefois.

La seule chose qui me déconcerta ce soir-là fut de le voir épuiser le
meilleur de sa verve contre la noble carrière des lettres où j'étais si
fier de débuter. A l'entendre, le métier d'écrire était le dernier de
tous; il fallait n'avoir pas un oncle dans la cordonnerie ou un parrain
dans les droits réunis pour accepter un sort si misérable.

«Nous avons pour ennemis, non-seulement nos confrères, grands et petits,
c'est-à-dire tout ce qui a le talent ou la prétention de tenir une
plume, mais le public lui-même et le bourgeois illettré qui ne nous
pardonne pas d'être supérieurs à lui. Quoi que nous fassions, on nous
blâme: si j'écris beaucoup, on dira que je me livre au commerce et que
je tire à la ligne; si j'écris peu, on prétendra que je suis au bout de
mon rouleau et qu'il ne me reste plus rien à dire; si je n'écris ni peu
ni beaucoup, on imaginera que je ménage mon petit fonds pour faire feu
qui dure. Chaque succès nous rend le suivant plus difficile, car on
devient plus exigeant à mesure que nous donnons une plus haute idée de
notre mérite; la moindre chute fait dire aux quatre coins du monde que
nous sommes de vieux chevaux couronnés, qui ne se relèveront plus. Il
s'agirait tout bêtement de produire un chef-d'oeuvre à tout coup; mais
Homère, Virgile, Dante, Milton, Arioste, le Tasse, Rabelais, Montaigne,
Cervantes, Daniel Foe, La Fontaine, La Bruyère, Le Sage, combien nous en
ont-ils donné, des chefs-d'oeuvre? Un par tête! deux au maximum. Faire
un chef-d'oeuvre, mes amis, c'est concentrer tout soi dans un seul
livre. Supposez que je commette cette imprudence aujourd'hui, je mourrai
de faim l'année prochaine. Le public me servira-t-il des rentes? Prouvez
donc à ce glouton sans goût que la qualité a plus de prix que la
quantité! Nous sommes des galériens condamnés à toujours produire, lors
même que nous n'avons rien de nouveau à conter; il faut se remâcher
soi-même incessamment, badigeonner à neuf ses impressions d'autrefois,
ressasser jusqu'à l'âge le plus mûr les trois ou quatre idées originales
qu'on a pu rencontrer dans sa jeunesse! Oh! si le genre humain pouvait
perdre la sotte habitude de lire! ou si tout simplement un honnête
usurier de Versailles ou de Château-Thierry me couchait sur son
testament pour douze mille livres de rente, c'est moi qui ferais voeu de
ne toucher papier ni plume jusqu'à l'heure du jugement dernier! Que la
vie serait bonne! que la lumière du soleil serait douce et que les
Parisiens eux-mêmes me paraîtraient jolis, si j'avais le droit de dire
tous les matins, en chaussant mes pantoufles: «Pas une ligne à tracer
aujourd'hui.»

Il parla longtemps sur ce ton avec une verve que je ne saurais rendre,
mais dont je fus un peu consterné. Mon voisin devina sans doute ce que
j'éprouvais, car il me dit à l'oreille:

«Ne faites pas attention, il est toujours ainsi lorsqu'il travaille pour
vivre, et le pauvre garçon ne fait pas autre chose depuis six mois.»

Cette révélation me fit prendre le dix-neuvième siècle en mépris. Un tel
homme manquait de pain! L'auteur de tant d'oeuvres exquises était réduit
à gagner sa vie au jour le jour! Son brillant appétit, qui m'avait
d'abord égayé, m'attrista: s'il dîne si bien, c'est peut-être qu'il n'a
pas déjeuné! Mais une heure après le repas, quand les invités réunis au
salon assiégèrent la table de jeu, je le vis tirer de sa poche une
poignée d'or et de billets avec quelque menue monnaie. Il tint tête aux
plus forts, risqua les gros coups, prit la banque, perdit presque tout
sans témoigner le moindre ennui, puis regagna son argent et une centaine
de louis par-dessus le marché sans laisser voir qu'il en fût aise. Il
était homme à batailler ainsi jusqu'au matin, et je ne trouvais pas le
temps long à le regarder faire; mais la maîtresse de maison nous mit
tous à la porte une demi-heure après minuit.

Avant de se disperser, les convives échangèrent force poignées de mains
sur le trottoir de la rue Grange-Batelière. Je ne pus me tenir de parler
à M. Étienne et de lui dire combien je ressentais d'admiration pour son
talent et de sympathie pour sa personne. Il me prit le bras, et répondit
avec une familiarité surprenante en m'entraînant vers la rue Drouot:

«Mon enfant, tu as été très-gentil; tu as écouté, tu as observé et tu
n'as pas touché aux cartes. Je n'ai pas lu tes petites affaires; est-ce
qu'on lit dans notre affreux métier? Mais il paraît que tu vas bien et
que tu as le respect de la langue. J'aimerais mieux te voir un bon état;
tu es encore en âge d'apprendre à tourner des bâtons de chaises; mais
l'homme ne choisit pas sa destinée. Viens me voir, et si je peux te
rendre un service...»

Cette bienveillance quasi-paternelle d'un homme qui n'était pas mon aîné
de quinze ans m'enhardit. J'osai lui demander une lettre d'introduction
pour le directeur d'une revue importante.

«Tu tombes mal, dit-il en me tutoyant de plus belle. Je suis en guerre
depuis plusieurs années avec ce gaillard-là; mais n'importe, tu auras ta
lettre.

--Cependant si vous êtes son ennemi...

--Il comprendra que je ne le suis plus en voyant que je lui demande un
service. Le diable m'emporte au reste si je me rappelle un seul mot de
ma querelle avec lui?

--Se peut-il que l'on se brouille et l'on se raccommode ainsi entre
écrivains de premier ordre?

--Attends que tu sois quelque chose, et tu verras! Mais je t'emmène sans
savoir si nous faisons la même route. Où vas-tu?

--Me coucher.

--Comme ça? bravement? quand il n'est pas une heure du matin? Il n'y a
donc plus de jeunesse? Moi, je ne veux pas dormir, parce que j'ai un
article à livrer demain matin, avant dix heures. Je vais au bal de
l'Opéra, toi aussi; nous souperons avec des princesses, tu me
reconduiras chez moi, et je te signerai ton passeport pour la revue,
tandis que tu regarderas lever l'aurore. J'ai dit; marchons.»

Je le suivis sans résistance; ce diable d'homme me dominait si bien que
je ne m'appartenais plus. Nous n'avions de billets ni l'un ni l'autre;
il entra fièrement, et dit aux employés du contrôle:

«Avez-vous une loge pour moi?»

On s'empressa de nous conduire et de nous installer le mieux du monde.

«Retiens le numéro, me dit-il, pour le cas où tu me perdrais. Nous nous
retrouverons ici à deux heures et demie. Jusque-là, liberté complète;
reste ou sors, tu es chez nous.»

Cela dit, il me laissa, et je me mis à regarder la salle, persuadé que
la discrétion me défendait de le suivre.

Peu après, m'étant risqué dans les couloirs, je le rencontrai debout
devant une colonne, à deux pas du foyer. Cinq ou six dominos le
harcelaient à qui mieux mieux, et il leur répondait à tous en même temps
avec une désinvolture admirable. Les hommes faisaient cercle pour
l'écouter, et les petits journalistes, qui l'appelaient cher maître,
ramassaient les miettes de son esprit. C'était la première fois que
j'assistais à pareille fête, et je fus prodigieusement étonné lorsqu'il
tira sa montre en m'appelant du coin de l'oeil: il était bel et bien
deux heures et demie; je croyais que nous venions d'arriver!

Il m'entraîna dans la direction du café Anglais, et comme je lui faisais
observer que nous n'avions faim ni l'un ni l'autre, il me dit:

«Qu'est-ce que cela prouve? on ne soupe pas pour se nourrir, mais pour
se désennuyer. Nous avons le prince Guéloutine, Hautepierre,
vice-président du Jockey, et Oporto, le plus drôle des agents de change;
plus cinq bayadères anonymes que j'ai recrutées à l'aveugle, mais qui ne
sont ni laides ni sottes.

--Comment le savez-vous?

--D'abord parce que j'ai causé avec elles, ensuite parce qu'elles ont
les yeux bien enchâssés. Le masque n'a guère de secrets pour l'homme qui
sait voir: deux yeux irréprochablement sertis annoncent une femme jeune
et presque toujours belle. C'est un Arménien de Constantinople qui m'a
révélé cette loi, et je l'ai vérifiée cent fois en dix années au bal de
l'Opéra.»

L'événement me prouva qu'il ne s'était pas trompé de beaucoup. Lorsque
nous fûmes au complet dans le grand salon d'angle qu'il avait retenu,
les dominos se démasquèrent, et le plus modeste des cinq était encore
une créature assez agréable. Étienne leur fit les honneurs du souper
avec une élégante fatuité qui sentait sa régence d'une lieue; trop
dédaigneux pour en courtiser une, trop poli pour leur laisser voir un
sentiment que nous devinions tous. Évidemment il n'avait rassemblé ces
petits animaux inférieurs que pour égayer la fête et pour faire une
étude de moeurs; mais l'habitude de parler, d'agir et d'occuper la scène
était si forte chez lui qu'il prit le dé de la conversation sans y
songer et nous éblouit tous par un véritable feu d'artifice. Les
paradoxes pétillaient sur ses lèvres, les mots heureux éclataient à
l'improviste comme des bombes; quelquefois une idée noble et poétique
s'enlevait jusqu'au ciel en fusée et retombait en grosse gaieté
rabelaisienne. Ce jeu lui plut jusqu'à six heures du matin, puis tout à
coup il se rappela qu'il avait à travailler et il sortit pour payer la
carte. Le gros agent de change était ivre, le vice-président du club
s'endormait, le prince russe, allumé comme un phare, mettait ses roubles
et ses mougiks aux pieds d'une choriste de Bobino; quant à moi, je
sentais ma tête se craqueler et j'éprouvais un violent besoin de
respirer le grand air.

Étienne, toujours frais et souriant, mit son monde en voiture avec les
belles façons et les grands airs d'un châtelain, glissant un mot aimable
à celui-ci, une pincée d'or à celle-là.

«Quant à toi, me dit-il, tu viens à la maison chercher ta lettre.»

Et nous voilà piétinant côte à côte jusqu'au milieu de la
Chaussée-d'Antin. Je ne pus m'empêcher de lui dire:

«Eh! mon pauvre grand homme, tu veux donc émigrer vers les mondes
meilleurs? La vie que tu mènes est un suicide continu; il n'y a pas de
vigueur physique ou morale qui puisse y résister six mois.»

C'était lui qui m'avait enjoint de le tutoyer, et je lui obéissais non
sans gêne.

Il me répondit en riant:

«N'est-ce pas? Je me le dis tous les jours à moi-même depuis dix ans et
plus; mais que faire? Je n'ai pas le choix; il faut que l'homme suive sa
destinée jusqu'au bout. Crois-tu qu'au fond du coeur je n'aimerais pas
mieux planter des betteraves dans un village, entre une honnête petite
femme et une demi-douzaine de marmots? Mais planter des betteraves est
un luxe que mes moyens ne me permettront pas de longtemps. Jusqu'ici je
n'ai cultivé que les dettes, et je ne tarderai pas, selon toute
apparence, à récolter des recors. Ma personne est hypothéquée, je ne
travaille plus pour moi; le bourgeois qui me confierait le bonheur de sa
fille serait nommé du coup maire de Charenton.

--Cependant on en voit assez, des bourgeois enrichis qui jettent leurs
filles et leurs millions à de petits vicomtes criblés de dettes. Votre
nom,... ton nom, veux-je dire, a cent fois plus d'éclat que tous ceux
qu'on paye si cher. Qui pourrait hésiter entre un gentilhomme de hasard
et un prince de la littérature?

--On n'hésite pas, je t'en réponds; le gentillâtre, vrai ou faux, sera
toujours élu, sans ballottage. Le pire de ces vauriens-là est mieux coté
à la bourse des familles que le meilleur d'entre nous.

--Mais si les hommes ont des préjugés, les femmes n'en ont pas et il y
en a beaucoup qui ne dépendent que d'elles-mêmes. Celles-là vous
connaissent, elles vous ont lu, elles ont passé des heures délicieuses
sur vos livres, vous les avez fait rêver, et ce prestige de l'auteur
aimé, cette séduction à distance qui vous a préparé tant de succès dans
le monde, pourrait tout aussi bien...

--Tais-toi donc, grand enfant! Mes succès! D'abord, je n'y vais pas dix
fois par an, dans le monde, et quand cela m'arrive je m'ennuie d'être
dévisagé comme un animal curieux et je me dérobe au plus vite. J'ai
rencontré, il est vrai, quelques semblants d'aventures; il y a des âmes
collectionneuses qui rassemblent dans un album secret tous les hommes
dont on parle un peu. On m'a écrit des aveux bien tournés, j'ai répondu,
j'ai dépensé la matière de cinq ou six romans dans ces travaux
épistolaires, mais chaque fois qu'il a fallu rencontrer face à face une
de ces adorables correspondantes, je l'ai trouvée d'un âge et d'un
visage à faire fuir l'armée russe, et mes vraiment bonnes fortunes,
entends-tu? sont celles dont j'ai pu me libérer avant la faute. Mais
voici ma tanière.»

Un camérier très-correct, qui avait passé la nuit en cravate blanche sur
une banquette de l'antichambre, nous ouvrit avant le coup de sonnette.
En un clin d'oeil, Étienne fut déchaussé, déshabillé, et drapé dans les
larges plis de je ne sais quelle soierie orientale.

Vingt bougies s'allumèrent comme par enchantement dans son cabinet, vrai
bazar, où les raretés de tous les temps et de tous les pays formaient
une décoration fantastique. J'avais à peine commencé la revue de ces
merveilles lorsqu'il me cria:

«Laisse le bric-à-brac et viens voir mon seul meuble de prix!»

En même temps il me tendait un énorme cahier, ou pour mieux dire une
demi-rame de papier cousu dans une couverture rouge qui portait en gros
caractères: _Jean Moreau_.

«Qu'est cela? dis-je tout étonné.

--Mon chef-d'oeuvre.

--Inédit, à coup sûr, car voici la première nouvelle...

--Mieux qu'inédit: ouvre et juge!

--Du papier blanc!

--Tout est encore à faire, sauf le titre et le plan; en cherchant bien,
tu trouverais les sommaires détaillés de vingt chapitres. Ce que tu
tiens, mon cher, est la carcasse d'une belle chose qui n'existera
peut-être jamais. Il y a dans chaque demi-siècle l'étoffe d'un livre
net, brillant et profond, comme le _Gil Blas_ de Le Sage. Jean Moreau,
s'il vient au monde, doit être mon Gil Blas, à moi. Les uns m'ont
supplié, les autres m'ont défié de construire ce monument; double raison
de l'entreprendre! J'amasse des matériaux, j'en ai la tête encombrée
comme un chantier mal en ordre. Mais la première pierre, posée depuis
sept ans, attendra peut-être éternellement la deuxième.

--Pourquoi?

--Eh! parce qu'il faut se nourrir. Les chefs-d'oeuvre, mon bon, ne font
vivre que les libraires; quant à nous, nous en mourons. Rien de tel que
les articles de pacotille comme celui que je vais lâcher dans un moment.
Ça n'engage ni le talent ni la réputation de l'auteur, et ça se paye dix
louis, rubis sur l'ongle. Je fais, entre autres choses utiles et
désagréables, la chronique des théâtres, dans un journal d'opposition
dynastique. La semaine a été pauvre, tu sais? Pas le plus petit morceau
de drame ou de comédie; rien qu'une féerie inepte, et que d'ailleurs je
n'ai pas vue, _le Topinambour enchanté_, par cinq ou six messieurs dont
le plus spirituel et le plus lettré ferait à peine un concierge
acceptable. Je vais écrire douze colonnes sur... je me trompe... à côté
de cette rapsodie foraine.

--Comment! n'étiez-vous pas à la première représentation? J'y étais,
moi.

--C'est bien assez d'avoir à rendre compte de pareilles turpitudes; s'il
fallait encore les subir, je donnerais ma démission. Mais, j'y songe!
puisque tu as été témoin de la petite fête, tu vas faire mon feuilleton.

--Moi! écrire un article de vous!

--Je n'y vois nul inconvénient, et j'y trouve un grand avantage.

--Et vous pourriez signer ma prose de votre nom?

--Sans scrupule: cette littérature alimentaire ne tire pas à
conséquence. Je te réponds que sur les six auteurs de la pièce, il y en
a bien cinq qui n'ont pas écrit un seul mot.

--Mais le public qui connaît votre style...

--Le public n'est pas plus connaisseur en copie qu'en vin ou en
peinture; il juge tout sur l'étiquette. Allons, fils, mets-toi là,
travaille et tâche d'avoir fini quand je sortirai de mon bain. A
bientôt!»

Il faut que je l'avoue, j'aurais mieux aimé me mettre au lit. L'heure me
semblait mal choisie pour exécuter des variations sur le thème du
_Topinambour enchanté_; mais j'étais jeune soldat, c'est-à-dire homme à
surmonter la fatigue et la crainte pour faire mes preuves devant un
chef. Je me lançai dans le compte rendu, tête baissée, et comme il y a
des grâces d'état pour l'inexpérience et la témérité, j'avais fini avant
neuf heures, lorsqu'Étienne reparut.

«Nous y sommes? dit-il en s'étendant sur une peau d'ours blanc. Lis, je
t'écoute.»

Ses interruptions bienveillantes me prouvèrent que j'avais réussi; il
entrecoupa ma lecture de: bien! très-bien! bravo! comme le discours d'un
ministre dans les colonnes du _Moniteur_, il applaudit le dernier
paragraphe, en protestant que de la vie il ne s'était connu tant
d'esprit. Seulement il regretta que je n'eusse point débuté par quelques
considérations générales sur le bel art de la féerie, dont l'industrie
moderne a fait une chose abjecte et méprisable.

«Eh! quoi! voilà des hommes à qui l'on permet tout, on laisse entre
leurs mains des ressources et des pouvoirs discrétionnaires. Le passé,
le présent, l'avenir, le vrai, le faux, le pathétique, le comique, tout
est de leur domaine; on leur livre à profusion tout ce qui peut charmer
les yeux et les oreilles, lumières, peintures, machines, femmes,
étoffes, paillons, danse, musique; on les affranchit, par privilége, de
toutes les règles de l'art dramatique, et en échange de tant de
concessions on ne leur demande rien que de nous transporter, quatre
heures durant, dans un monde un peu moins plat que le nôtre. Que
font-ils? Ils nous traînent dans des vulgarités plus fangeuses que le
ruisseau de la rue Mouffetard!»

Tout en parlant, il m'avait mis une plume dans la main, et j'écrivais
sous sa dictée. Lorsqu'il eut épuisé son thème, il parla de Shakspeare
et du _Songe d'une nuit d'été_; il expliqua comment la prose et les vers
doivent alterner dans la féerie, selon que le poète s'élève aux nues ou
vient friser le sol. Quatre lignes sur la donnée et sur le plan sénile
du _Topinambour enchanté_ le conduisirent sans autre transition à un
magnifique paysage de Thierry, qui illustrait le premier acte. Il
traduisit ce décor à coups de plume; c'était un effet d'hiver; il
peignit en traits charmants l'hiver sous bois et ses harmonies intimes,
les montagnes estompées de brouillard, les brindilles hérissées de
givre, le silence épais, étoffé, solide, qui pèse sur la campagne, le
filet de fumée bleuâtre qui s'élève en droite ligne sur la maison du
forestier, le rouge-gorge frappant aux fenêtres, le chevreuil affamé qui
se dresse contre les arbres pour brouter le sombre feuillage du lierre.
A propos du ballet, qui avait la prétention d'être antique, il disserta
gaiement, légèrement, avec autant de goût que de savoir, et sans ombre
de pédanterie, sur la danse des Grecs anciens et modernes. Un couplet
politique, dont j'avais cité le trait final, lui fournit l'occasion de
flageller à petits coups secs la poésie de cantate et la littérature de
commande. Il finit par une description, vrai morceau de bravoure, où,
sous prétexte de peindre les exercices d'un nouveau clown, il étalait un
style plus bariolé, plus disloqué, plus raide, plus souple, plus
humoristique et plus impertinent que tous les clowns de l'Angleterre.
J'étais émerveillé et navré, car de mon pauvre article il ne restait pas
un seul mot; mais Étienne continuait à me remercier comme si
véritablement j'avais fait toute sa besogne.

Il sonna; le domestique vint prendre le manuscrit en apportant quelques
lettres.

A la première qu'il ouvrit, il s'écria:

«Parbleu! en voici une qui tombe à point. Impossible de mieux entrer
dans la situation. Lettre de femme, mon cher, et de femme du monde; au
moins, c'est elle qui le dit. Sauf quelques variantes, ceci rentre dans
le modèle numéro 7, car j'ai soumis au classement ces élucubrations
sentimentales. On est veuve, on est riche et de bonne famille, mais on
se garde d'indiquer si l'on est jeune ou vieille, laide ou jolie; nous
pénétrons trop aisément, hélas! les causes de cette discrétion. On a lu
mes romans, rencontré mon portrait, déploré mes petits malheurs et blâmé
tendrement mon inconduite; mais on ne dit pas si l'on veut se faire
épouser, ou simplement rire un peu, ou soutirer au bon Étienne une
demi-douzaine d'autographes. Connu, ma chère! vous arrivez trop tard; je
ne mords plus à cet hameçon-là.»

Il jeta la lettre au panier, puis se ravisant tout à coup, il la reprit
pour me la donner à lire.

  «Étudie, mon enfant, et profite, si tu en es capable. Peut-être un
  jour recevras-tu quelques poulets de la même couvée; c'est pourquoi je
  t'invite à lier connaissance avec le modèle numéro 7.»

Voici ce que je lus pendant qu'il achevait de dépouiller sa
correspondance:

  «Sur le salut de votre âme, monsieur Étienne, je vous adjure de ne
  point juger trop promptement l'imprudente qui trace en tremblant ces
  quelques lignes. Mon esprit et mon coeur vous appartiennent depuis le
  jour où Dieu m'a rendu la libre disposition de moi-même; jusque-là je
  m'étais interdit de penser à vous, j'avais même cessé de lire vos
  chers livres, y trouvant un plaisir si vif que je ne pouvais m'en
  absoudre. Pendant ces dix-huit mois, j'ai osé m'enquérir de vous,
  prudemment, sans donner l'éveil à ceux dont la surveillance est
  arbitraire autant qu'importune. Je connais votre figure, et si bien,
  qu'il me serait facile de vous désigner au premier coup d'oeil dans
  une foule de mille personnes; me pardonnerez-vous l'indiscrète, mais
  tendre curiosité qui m'a mise sur la trace de vos embarras actuels et
  des généreuses folies qui en sont cause? Mon voeu le plus cher serait
  de vous ramener à une vie heureuse et réglée, si vous me faisiez la
  grâce de vous confier à moi. La fortune dont je jouis est plus que
  suffisante pour deux personnes qui seraient seulement à moitié
  raisonnables; quant à l'affection, j'en ai des trésors à dépenser. Le
  ciel me doit ma part de bonheur, et Dieu sait que je l'ai bien gagnée;
  mais je ne veux la tenir que de vous. Si vous aviez quelque
  attachement ou si je vous déplaisais à première vue, j'aurais bientôt
  fini de prendre le voile, comme la famille me l'a déjà conseillé; mais
  comment saurons-nous si nous sommes créés l'un pour l'autre? Après
  mûre délibération, ne pouvant prendre conseil que de moi-même, voici
  ce que j'ai imaginé. Vous viendrez dimanche à la messe de onze heures,
  dans la petite église de la Trinité, rue de Clichy. J'y serai de bonne
  heure et je me placerai, s'il est possible, à droite; vous me
  reconnaîtrez à ma robe et à mon chapeau de velours bleu foncé; la
  plume du chapeau est noire et moi je suis blonde. Un homme peut aller
  et venir dans une église pendant le service divin sans se faire trop
  remarquer. Vous suivrez une première fois le couloir de droite entre
  les chaises jusqu'à ce que vous m'ayez vue; vous vous en retournerez
  sans faire aucun signe et vous vous livrerez à vos réflexions; puis un
  moment après l'oraison dominicale, vous reviendrez par la même route,
  et si je vous ai plu, vous passerez votre mouchoir sur votre front.
  Quel que soit votre avis sur mon humble personne, ne m'attendez pas à
  la sortie, ne m'offrez pas l'eau bénite, gardez-vous de me saluer et
  de me suivre, même de loin! Je suis accompagnée partout et
  rigoureusement observée. Attendez que je vous écrive et que je trouve
  le moyen de recevoir vos lettres ou vos visites sans m'exposer. Ce
  n'est pas de vous que je me méfie, ô Dieu, non! Et la preuve, monsieur
  Étienne, c'est que je signe cette lettre qui met à votre merci mon
  honneur et mon repos.

  «Hortense BERSAC, née de GARENNES.»

Les vingt premières lignes étaient parfaitement lisibles; la fin,
beaucoup plus hâtée et écrite d'une encre assez pâle, ne se déchiffrait
pas si bien. Le papier in-quarto, d'un blanc bleuâtre, ressemblait à
celui qu'on donne aux voyageurs dans les hôtels de second ordre; on
avait déchiré le coin supérieur de gauche, qui sans doute portait une
indication imprimée. Pas d'enveloppe; la lettre, pliée à l'ancienne
mode, fermée d'un pain à cacheter et vierge de timbre-poste, était
adressée à M. Étienne, chez M. Bondidier, éditeur.

«Eh bien! demanda-t-il de son ton le plus goguenard, qu'en dis-tu?

--Je dis, mon cher, que le futur auteur de Jean Moreau a manqué de
discernement pour la première fois de sa vie. Cette lettre est d'une
jeune et jolie veuve, provinciale, riche, dévote, mais nullement sotte,
qui vient à Paris tout exprès pour demander ta main.

--Ah! parbleu! Je voudrais savoir où tu as pris ces renseignements. Pars
du pied gauche, Zadig, et prouve-moi par A plus B que je suis une bête!

--D'abord, Mme Bersac est jeune; son écriture le dit assez.

--L'écriture des femmes, comme leurs épaules, a le privilége de rester
jeune quand tout le reste a vieilli.

--Soit, mais une personne qui n'est pas sûre de sa jeunesse et de sa
beauté ne se montre pas d'emblée; elle commence par échanger cinq ou six
lettres pour amadouer son juge et sauver le premier coup d'oeil.

--Voilà qui est un peu mieux raisonné. Continue. Tu n'as pas besoin de
prouver qu'elle est dévote et provinciale. Veuve? sa signature me l'a
dit. Riche? elle le prétend, je veux le croire, et peu m'importe; mais
où diable vois-tu qu'elle pense au mariage et que son ambition ne
s'arrête pas à mi-chemin?

--La preuve qu'elle veut t'épouser, mon cher Étienne, c'est qu'elle ne
le dit même pas. Elle indique simplement qu'elle t'aime et qu'elle veut
se charger de ton bonheur, car elle est de celles qui ne comprennent pas
l'amour, sinon honnête, le bonheur, sinon légitime. Chaque ligne de sa
lettre respire la droiture et la sincérité.

--Pourquoi donc ces détours, ce mystère et ces défiances? De qui se
cache-t-elle? Quel est l'homme qui l'accompagne et qui l'observe? Il a
des droits bien absolus sur elle, ce monsieur! Devines-tu par quels
motifs cette chaste provinciale, qui ne craint pas de signer son billet
doux, me défend de la saluer dans la rue? Veuve ou non, à coup sûr elle
est moins libre qu'elle ne le dit.

--Si tu veux que je te réfute par des faits, je ne m'en charge pas, Mme
Bersac ne m'ayant point honoré de ses confidences; mais si tu voulais te
contenter d'une bonne hypothèse bien plausible, je te dirais: «Cette
jeune femme est gardée à vue par la famille de son ancien mari.» Dans
quel intérêt? je l'ignore, mais nous pourrons le savoir en cherchant
bien. Remarque qu'elle s'appelait Mlle de Garennes, c'est-à-dire qu'elle
appartenait à la petite noblesse de sa province; elle a cru déroger en
épousant le vieux Bersac, et la preuve c'est qu'elle signe son nom de
famille à la suite de l'autre. Pourquoi dis-je le _vieux_ Bersac? C'est
elle-même qui m'y autorise en écrivant: «Le ciel me doit ma part de
bonheur, et Dieu sait que je l'ai bien gagnée.» Donc Bersac avait
soixante-dix ans, et je t'en félicite. Dans quel pays as-tu vu qu'une
jeune fille bien née épousât un vieillard de cet âge si elle était bien
dotée? Donc cette jeune et jolie Hortense n'avait rien. Elle te dit
maintenant qu'elle est riche; la fortune vient donc du mari. Bersac a
fait une folie au grand dépit de ses héritiers, et il a constitué, comme
il convient, de beaux avantages à sa femme. Comprends-tu maintenant
quelle est cette famille qui lui conseille d'entrer au couvent? Ce n'est
pas la famille d'Hortense, c'est celle du défunt; elle nous l'apprend
elle-même, si nous savons lire: _la_ famille, dit-elle, et non _ma_
famille. Ces gens-là seraient trop heureux de se débarrasser d'elle,
parce que tout ou partie de son douaire doit faire retour aux
collatéraux. Je ne puis pas deviner tout, mais je vois clairement qu'on
en veut à son bien, qu'on fait le guet autour de sa personne, de peur
qu'elle ne s'échappe par la tangente du mariage. C'est elle qui a voulu
venir à Paris; les Bersac l'y ont accompagnée, ils l'ont logée dans un
hôtel de leur choix, chez des gens dont ils croient être sûrs. Elle a dû
se cacher pour écrire cette lettre et on ne lui a pas même laissé le
temps de l'achever du premier coup: cette encre-là est de dix jours et
celle-ci de vingt-quatre heures. L'absence du timbre-poste nous montre
que le poulet, caché peut-être sous la doublure du manchon, a été
furtivement jeté à la boîte. La chose est-elle assez claire, ô saint
Thomas?

--Ce serait beaucoup dire; mais je vois poindre une lueur de
vraisemblance.

--Eh! sceptique, il ne tient qu'à toi d'envisager la vérité face à face.
Il est onze heures moins dix minutes et la belle Hortense s'achemine en
compagnie de tous les Bersac, vers l'église de la Trinité.

--Parbleu! dit-il, j'en aurai le coeur net. Je n'y crois pas, tu sais;
tu pourras témoigner que je n'ai pas été dupe un seul moment. Bersac! un
nom de comédie! Nous ne rencontrerons personne au rendez-vous, à moins
pourtant que je découvre une vieille pomme de reinette, dorée par
quarante-cinq automnes... Mais baste! nous rirons. Tu m'accompagnes, tu
entends la messe: si cette lettre ne doit pas contribuer à mon bonheur,
elle servira du moins à ton salut. Nous déjeunons ensuite au cabaret du
coin, tout près d'ici, chez cet illustre empoisonneur qui vend un canard
vingt-cinq francs, et qui vous dit d'un ton sublime: «Monsieur, vous ne
payerez ce prix-là que chez moi!» Sais-tu, fils, que le monde est un
plaisant théâtre et qu'on y voit des pièces plus drôles qu'à l'Odéon?
Mais tu bâilles, profane!

--C'est de sommeil.

--Te voilà bien malade pour une nuit de plaisir et d'étude! Haut le
pied, jeune homme! Sois fort: prends exemple sur ton ancien. C'est
peut-être ma destinée, bonne ou mauvaise, qui roule en ce moment comme
la bille du croupier. Rouge ou noire? Le jeu est fait, et l'on n'est pas
plus ému que s'il s'agissait d'un florin!»

On n'était pas ému, je veux le croire, mais on était nerveux, et chaque
fois qu'on passait devant certain miroir Louis XIV, on s'ajustait un peu
sans y songer. Je le vois encore allongé dans son fauteuil à la
Voltaire, tandis que le valet de chambre le chaussait à genoux; je le
vois arpentant à grandes enjambées le trottoir de la Chaussée-d'Antin:
un pied de Parisienne et un jarret de montagnard! Et je pourrais le
peindre à l'entrée de cette église de cartonnage que les démolisseurs
ont balayée depuis deux ou trois ans! Il portait un pantalon et un gilet
gris de fer avec une redingote bleue qui s'ajustait spontanément et
dessinait la taille sans fermer. Un soupçon de ruban rouge illuminait sa
boutonnière; le paletot était jeté sur le bras gauche et la main droite
tenait le chapeau. Col rabattu, cravate longue, gants de Suède; pas un
atome de bijouterie. Rien de plus simple et de plus bourgeois que cette
tenue matinale, et pourtant je vous jure que François Ier et Henri VIII
au camp du Drap d'or n'avaient pas plus grand air à eux deux que lui
seul.

Il se tint immobile et comme recueilli pendant quelques minutes, puis il
se jeta résolûment dans le petit sentier de droite et traversa l'église
tout du long. Il fit alors volte-face et revint à pas lents, promenant
ses regards sur la foule, en homme qui serait chargé du dénombrement des
chapeaux bleus. Lorsqu'il me rejoignit, je n'eus pas à l'interroger; son
visage exprimait la mauvaise humeur et le dédain. «J'en étais sûr,
dit-il. Viens déjeuner.

--Personne?

--Absolument.

--J'en appelle! Tu as mal cherché.

--Vois-y toi-même!»

Je ne me fis pas prier pour recommencer l'épreuve, et je n'eus pas de
peine à trouver Mme Bersac. Elle était au milieu du premier rang de
chaises, dans la toilette qu'elle nous avait annoncée, et j'ajoute que
ce velours bleu lui seyait fort bien. Sa personne me parut des plus
appétissantes, une jolie poularde au blanc. La figure rondelette avait
la couleur et la fermeté du biscuit de Sèvres, avec ce modelé friand qui
donne tant de ragoût aux nymphes de Clodion. Les cheveux d'un beau blond
cendré faisaient un contraste adorable avec des sourcils châtains et des
yeux noirs. La main, trop strictement gantée, à la mode de province,
était petite, et les dents belles. Voilà tout ce que je pus noter en un
moment d'examen rapide et contrarié, comme un officier lève un plan sous
le feu d'une citadelle. La jeune veuve, à qui sa meilleure ennemie n'eût
pas donné plus de vingt-six ans, était assise entre deux dragons
fantastiques, échappés de je ne sais quel conte de Topffer. Imaginez un
petit homme de soixante-quinze ans, sec, aplati, déteint comme une fleur
d'herbier, et une vieille virago effroyable de barbe et monstrueuse de
graisse. Impossible de voir un tel couple sans penser à ces ménages
d'araignées où la femelle dévore son mari après les noces. Au demeurant,
la meilleure harmonie semblait régner entre ces phénomènes; ils
faisaient le guet tour à tour en suivant la messe sur leurs livres: dès
que l'homme baissait les yeux, la femme levait la tête, et lorsqu'elle
reprenait ses prières, il reprenait sa faction.

Je rejoignis Étienne en hâte et je lui rendis compte de ce que j'avais
vu, sans cacher mon admiration pour la belle et touchante victime. Aux
premiers mots de mon récit, le scepticisme, le dandysme, les airs glacés
firent place à une émotion sincère; il pâlit et s'appuya sur moi. Je ne
pus obtenir qu'il attendît le moment indiqué pour retourner au fond de
l'église; il partit comme un trait, renversa plusieurs chaises, bourra
plusieurs chrétiens, et revint tout rayonnant, son chapeau dans la main
gauche et son mouchoir dans la droite. «Tu as raison, me dit-il, elle
est tout simplement adorable. Nous nous aimons, je l'épouse, je
t'invite; mais sortons d'ici, j'ai besoin d'air.» Il avait l'imagination
tellement échauffée que sans moi il oubliait d'endosser son paletot par
un froid de cinq à six degrés. Pendant un bon quart d'heure, il piétina,
sans y prendre garde, dans cette poussière noire et gluante qui est la
neige de Paris. Moi-même j'oubliais de grelotter, quoique rien ne vous
fige le sang comme une nuit blanche; j'éprouvais une étrange ivresse à
entendre déraisonner ce grand enfant barbu.

La sortie de la messe et la dispersion des fidèles s'opérèrent sous nos
yeux. Hortense quitta l'église au bras du petit vieillard sec et
flanquée de la géante; le trio s'engagea dans la rue de Tivoli. La jeune
femme ne nous vit pas, ou si elle aperçut Étienne, elle ne laissa rien
paraître, mais ses deux compagnons se retournèrent plusieurs fois, à
tour de rôle, l'un éclairant la route, tandis que l'autre assurait les
derrières. Étienne s'enrageait à les suivre; je le retins en lui
prouvant qu'il risquait de tout compromettre, et nous prîmes le chemin
du déjeuner.

Ah! l'heureux homme! De quel appétit il dévorait le temps et l'espace,
sans préjudice du poulet à la marengo! Les obstacles, les rivalités, les
complots de la famille Bersac disparaissaient devant lui comme les
côtelettes; il dégustait en connaisseur le vin de Musigny et le bonheur
d'être aimé. Il mangea douze ou quinze écrevisses royales en faisant
tout autant de projets plus que royaux. C'était double plaisir que de le
voir et de l'entendre. Il montait sa maison, discutait les livrées,
peuplait les écuries, galopait dans les contre-allées du bois de
Boulogne sur son cheval favori, dessinait pour Hortense des costumes de
fantaisie comme les princesses n'en ont pas; il ouvrait ses salons à
l'élite du talent, tandis que les grands seigneurs faisaient queue à la
porte. Tout à coup, il plongeait au fin fond de la province et
commençait une de ces idylles qu'on rêve à dix-huit ans, cueillant les
violettes par charretées et construisant des arcs de triomphe en bluets.

    Le loup se forge une félicité
      Qui le fait pleurer de tendresse.

Le monde l'excédait; il voulait être tout à sa femme afin de l'avoir
toute à lui. S'il la trouvait encore un peu bourgeoise (et rien de plus
excusable, pauvre enfant!), il la pétrirait à nouveau de ses propres
mains.

«Cela n'est pas plus difficile en somme que de créer une héroïne de
toutes pièces, comme nous faisons chaque jour dans nos romans. J'ai
fabriqué plus de vingt femmes, vraies et vivantes, pour les plaisirs de
mon public: j'en veux parfaire une meilleure et plus charmante à mon
usage. Chacun pour soi, morbleu! N'est-il pas juste et naturel que le
pauvre romancier, une fois dans sa vie, se donne le luxe d'un Romain?»

Je lui fis observer qu'il manquait une pièce importante à son château en
Espagne.

«Laquelle?

--Le cabinet de travail.

--Mon cher ami, répondit-il d'un ton plus grave, tu sais ce que j'ai su
produire au milieu du brouhaha de Paris. Le boulevard, le lansquenet,
les maîtresses, les camarades, les créanciers, les coulisses, les
soupers, les duels, les journaux, le papier timbré, m'ont laissé le
temps d'écrire deux ou trois livres _pour de vrai_. Tu as vu ce matin
que j'improvise encore assez gaillardement avec deux bouteilles de vin
de Champagne dans la tête. Juge par là de ce que je pourrai faire quand
le repos, la sécurité, le bonheur et l'amour honnête m'auront rendu à
moi-même et régénéré à fond! Je pondrai des chefs-d'oeuvre!

--_Jean Moreau_?

--_Jean Moreau_ d'abord, et cent autres après. Qu'est-ce qu'un volume
in-18? Sept ou huit mille lignes d'impression. J'en peux dicter cinq
cents en moins de deux heures, tu l'as vu; une journée de l'homme
heureux et libre représente au bas prix dix heures de travail,
c'est-à-dire cinq mille lignes. A ce compte, on ferait un volume tous
les deux jours, cent quatre-vingts à l'année, et l'on aurait du temps de
reste. Si les gros chiffres te font peur, réduis les miens à la moitié,
au quart, au dixième! c'est encore une production de dix-huit volumes
par an. M'accordes-tu trente ans de vie? J'ai cinq cent quarante volumes
sur la planche, au minimum. Si je meurs à la fleur de l'âge, dans quinze
ans d'ici, je laisserai encore aux éditeurs un stock plus imposant que
celui de Voltaire. On sait pourquoi les écrivains de notre époque sont
tous stériles, ou à peu près: c'est qu'ils dépensent les neuf dixièmes
de leur temps et de leur encre à solliciter les bonnes grâces d'une
figurante, la clémence d'un tailleur et les renouvellements d'un
huissier. Il se perd journellement à Paris un million de lignes au
détriment de la province et de la postérité. Prends tous les hommes de
talent, j'en connais bien deux cent cinquante, marie-les à des femmes
comme Hortense, donne-leur à chacun deux cents louis par mois, et les
siècles de Périclès, d'Auguste et de Louis XIV ne seront que de la
Saint-Jean au prix du nôtre!»

Il déraisonna sur ce ton jusqu'à deux heures après midi, puis il
m'envoya me coucher sans la lettre de recommandation qu'il m'avait
promise. Je ne me réveillai que le lendemain à neuf heures.


II

Cinq ou six jours après cette débauche, je m'avisai qu'il était temps de
faire une visite à mon nouvel ami. Son concierge me répondit que M.
Étienne n'y était pas, et je laissai ma carte. Je tentai l'aventure une
seconde fois, la semaine suivante, et pour plus de sûreté je m'en fus
droit chez lui sans rien demander à la porte. Le valet de chambre
correct me reconnut, il ne me prit ni pour un créancier ni pour un
emprunteur; cependant il ne put ou ne voulut jamais me dire à quelle
heure on trouvait son maître au logis. Tout ce que j'en obtins fut une
plume et du papier sur la table de l'antichambre. J'écrivis à l'homme
bien gardé, et je le priai amicalement de m'assigner un rendez-vous. La
demande resta sans réponse. Un grand mois s'était écoulé depuis notre
dîner chez Tattet, lorsqu'un des convives m'arrêta sur le boulevard et
me dit: «Qu'avez-vous fait d'Étienne? On vous accuse de l'avoir
supprimé; personne ne l'a revu.»

Je répondis qu'il était invisible aux petits comme aux grands, et que
sans doute il se faisait céler pour écrire sans distractions, car sa
prose commençait à déborder dans les journaux.

Le fait est qu'il noircit alors plus de papier en trois ou quatre mois
que dans l'année la plus féconde de sa vie. Il fit de tout en quantité
prodigieuse, et tint plus de place à lui seul que dix auteurs de premier
et de second ordre. Tout ce qu'il publia dans cette période
d'élucubration fébrile ne fut pas, on le devine, à la hauteur de son
nom. Pour une belle page de forme absolument pure et classique, il en
laissait aller dix ou quinze au courant de la plume. Les récits, les
bluettes et les fantaisies qu'il semait à la volée rayonnaient
quelquefois du sourire de l'homme heureux, et montraient plus souvent la
grimace du manoeuvre surmené. Ses lecteurs assidus, les fidèles qui le
suivaient d'une attention bienveillante jusque dans ses écarts
excusaient ce déréglement par la nécessité de vivre; mais ils sentaient
qu'à ce métier le plus grand écrivain du monde doit forcément se gâter
la main.

Vers le milieu de mars, je le rencontrai, ou du moins je l'aperçus au
Théâtre-Italien. Il se tenait debout à l'entrée de l'orchestre et
lorgnait obstinément une loge de face que je n'avais point remarquée.
Mon attention s'éveilla, je me mis à chercher le but qu'il visait sans
relâche, et je reconnus Mme Bersac en grande toilette, toute rayonnante
de diamants. Le gros phénomène rustique était assis à côté d'elle, et le
petit monsieur desséché se démenait au second plan. Hortense ne me parut
nullement déplacée dans le beau monde de Paris; je fus presque étonné de
voir que sa personne et sa toilette soutenaient les comparaisons les
plus écrasantes. Une provinciale à moitié belle et à peu près élégante
qui risquerait cette épreuve devant l'homme qu'elle aime serait perdue
sans rémission. Étienne semblait fort épris et tout fier d'assister au
triomphe de ses amours. Quelques signaux furtifs échangés à distance me
prouvèrent qu'on était d'accord, mais que l'on persistait à se cacher
des deux grotesques. Un intérêt plus vif que la simple curiosité me
portait à demander la suite d'un roman commencé sous mes yeux. J'attirai
le regard d'Étienne, il me fit un geste amical suivi d'une pantomime
rapide qui indiquait le _bien aller_, comme on dit en langue de chasse,
puis il rentra dans le couloir, et j'eus beau le chercher après le
spectacle: les Bersac avaient disparu comme lui.

Les semaines s'écoulèrent, le printemps égaya Paris, on rencontra des
voitures de fleurs au détour de toutes les rues; mais personne n'aperçut
Étienne. Il était comme rivé à son bureau, et ne donnait signe de vie
que par trois romans-feuilletons qu'il délayait au jour le jour. J'en
conclus qu'il avait à coeur de mettre tous ses comptes en règle avant
d'épouser Mme Bersac. Les romans qu'il expédiait sous jambe étaient sans
doute promis par traités et peut-être payés d'avance. Vers la fin de
mai, les affiches, les annonces et les réclames firent savoir à tous les
amateurs que la célèbre collection de M. É..., consistant en tableaux,
dessins, gravures, bronzes, marbres, majoliques, armes, tapisseries et
meubles anciens, allait être exposée pendant deux jours à l'hôtel des
ventes. Quelques naïfs s'attendrirent sur le sort du célèbre écrivain
qui avait fait des prodiges de travail sans parvenir à racheter la folie
de sa jeunesse, et qui se dépouillait de ses biens les plus chers pour
satisfaire d'avides créanciers. Quant à moi, je crus deviner que le
mariage était proche, et qu'Étienne, en honnête garçon, se faisait un
point d'honneur de payer ses dettes lui-même.

Sa vente attira non-seulement les collectionneurs et les marchands, mais
les artistes et les écrivains de tout étage. Étienne seul n'y
parut point. Plusieurs personnes remarquèrent à la droite du
commissaire-priseur un tout petit vieillard en habit râpé et en cravate
blanche. Dans ce gnome mystérieux, qui poussait vivement les enchères et
les abandonnait toujours à point, je reconnus l'homme de la Trinité et
du Théâtre-Italien, le garde du corps de Mme Bersac. Sa présence et son
zèle me prouvèrent deux choses: Hortense s'était déclarée en faveur
d'Étienne, et la famille du premier mari, au lieu de rompre en visière à
la veuve, prenait en main les intérêts de l'intrus.

Cette dernière révélation ruinait tout simplement mon hypothèse. Si le
petit monsieur épousait la cause d'Étienne, les passions, les calculs,
le rôle ingrat que je lui avais prêté, toutes les pièces de mon
argumentation tombaient à terre. Je me trouvais en présence d'un
innocent vieillard, dévoué à Mme Bersac, de son père peut-être! de son
père, que j'avais horriblement jugé sur la foi d'une lettre mal lue et
mal comprise! Ma conscience n'était pas des plus rassurées, et pour
comble d'ennui je pensais que le bon Étienne ne pouvait oublier ces
propos désobligeants. Il n'était pas de ceux qui aiment à demi; me
pardonnerait-il d'avoir calomnié par passe-temps, dans un stupide jeu
d'esprit, une famille qui devenait la sienne?

A travers les scrupules qui m'obsédaient, les circonstances les plus
insignifiantes prirent bientôt une couleur sinistre. Je me persuadai
que, si je n'avais pu forcer la porte du grand écrivain, c'est qu'il
m'avait personnellement exclu de sa présence; s'il s'était échappé du
Théâtre-Italien avant la fin du spectacle, c'était pour me fuir. La
lettre qu'il m'avait promise, je l'attendais toujours! Tant de froideur
après une sympathie si brusquement déclarée! Plus de doute, mon
commentaire ingénieux sur le texte de Mme Bersac me coûtait un ami.

J'en étais là de mes réflexions, quinze ou vingt jours après la vente,
quand je reçus par la poste un paquet volumineux. C'était une enveloppe
contenant sept lettres d'Étienne, dont une seule à mon adresse, la
voici:

«Mon cher ami, je te devais un mot de recommandation, j'ai tardé, je
m'exécute et je t'en expédie une demi-douzaine; tu n'auras rien perdu
pour attendre. Hâte-toi de frapper aux bonnes portes; jamais l'occasion
ne fut meilleure, ma retraite fait de la place.

«Oui, les _jeunes_ qui m'accusaient de barrer toutes les avenues vont
pouvoir circuler, si tant est qu'ils aient des jambes. J'ai suspendu la
plume au croc, le public n'entendra plus parler de moi; c'est chose dite
et jurée; tu peux en faire part aux amis et aux ennemis.

«Depuis notre dernière et notre première rencontre, j'ai été le plus
heureux des hommes et le plus accablé des forçats, j'ai achevé une
existence de labeur, commencé une vie d'amour, épuisé plus de soucis et
plus de joie qu'il n'en faudrait pour tuer un hercule. Au demeurant, je
me porte bien.

«Hortense est la plus belle, la meilleure, la plus angélique des femmes.
Béni sois-tu, toi qui l'as devinée du premier coup d'oeil! Nous nous
aimons comme on ne s'est jamais aimé sur terre; si je savais un homme
plus follement épris que moi, j'irais lui chercher querelle à l'instant.
Après mille traverses dont le récit serait trop long, tout s'est
accommodé pour le mieux; je l'épouse mardi prochain, à...; c'est sa
ville natale. Je ne t'invite pas, ni toi, ni personne; elle veut que je
rompe avec Paris; il lui faut un Étienne tout neuf, elle l'aura.

«Nous sommes ridiculement riches, j'en ai rougi jusqu'aux oreilles à la
lecture du contrat. Ma femme a cent vingt mille francs de rente en
usufruit et vingt mille en toute propriété. Tout cela vient du vieux
Bersac, de Bersac aîné, comme on l'appelle dans la famille. Cet
excellent ami, qui a trépassé en ma faveur, faisait un grand commerce de
vins et d'eaux-de-vie; son souvenir est populaire dans les départements
du Sud-Ouest. Mon apport, à moi, se réduit à la propriété de mes livres.
Bondidier, qui les exploite, a pris la louable habitude de me donner
quatre ou cinq mille écus, bon an, mal an. Ce revenu ne doit plus rien à
personne; ma vente a tout soldé, jusqu'à la corbeille, qui est digne
d'Hortense et de moi. Nous avons donc cent cinquante et quelques mille
francs de revenu, plus un hôtel en ville et le château de Bellombre,
qu'on dit splendide et royalement meublé. Garde ces détails pour toi, ou
n'en imprime que ce qui te paraîtra essentiel, au cas où le public
témoignerait une curiosité trop vive.

«Je ne t'ai pas encore dit le plus beau de l'affaire: nous tenons un
intendant admirable, unique, habile, honnête, parfait, il ne nous coûte
rien. Quelle aubaine pour Hortense et pour moi, qui sommes de vrais
Hurons en arithmétique! L'homme providentiel, tu l'as aperçu, mais tu ne
l'as point deviné: C'est Bersac jeune, notaire honoraire et malin comme
un vieux diable, mais bon diable s'il en fut. Sa fortune est des plus
modestes; tandis que le grand frère pêchait les millions en vin clairet,
Célestin (c'est son nom) courtisait les muses rebelles, imprimait un
poème sur Clovis, faisait siffler une tragédie gallo-franque sur un
théâtre d'arrondissement, débutait dans les Agamemnons sous une grêle de
pommes, essayait un journal légitimiste intitulé _le Doigt de Dieu_,
échouait sur les rives inhospitalières du notariat, petit clerc à trente
ans, épousait une paysanne,... tu l'as vue! et ce sacrifice au-dessus de
mes forces et des tiennes était payé dix mille écus tout secs. Il achète
une mauvaise étude de canton, prend la clientèle d'assaut, triple la
valeur de sa charge et s'enlève à la force du poignet jusqu'au chef-lieu
du département. Là ses mérites en tout genre et sa probité bien connue
lui ont concilié l'estime universelle; on l'aime, on le respecte, il
commande à l'opinion. C'est Hortense qui m'a donné ces détails: sa
tendresse pour lui n'est pas aveugle, il nous a rudement taquinés durant
trois mois; mais elle rend justice à ses vertus, et jure qu'on ne
saurait lui rompre en visière sans ameuter tout le pays.

«Soyons justes; voilà un homme qui a lutté toute sa vie pour gagner dix
mille francs de rente, c'est tout son bien. Il comptait à bon droit sur
l'héritage de son frère; il voit Bersac aîné prendre une jeune femme et
lui laisser tous ses revenus après deux ans de mariage. Il y avait un
seul moyen de réparer cette injustice: le fils de Célestin est un garçon
de mon âge, il commande un bataillon de chasseurs à pied; mais Hortense
se cabre dès les premières ouvertures, elle répond qu'un Bersac lui
suffit, qu'un autre serait de trop dans sa vie: la chère enfant avait
déjà l'âme occupée de ton ami. Célestin, qui n'est pas un sot, devine
que sa belle-soeur lui échappera plus tôt que plus tard, et pourtant il
ne lui tient pas rigueur; loin de là, il prend en main les intérêts de
la pauvrette, soigne ses baux, améliore ses terres, touche ses rentes,
place ses économies: connais-tu deux bourgeois assez nobles pour en
faire autant? Il la suit à Paris et l'observe d'assez près, parce qu'il
la sait jeune et confiante; mais du jour où elle a jeté son dévolu sur
un honnête homme de quelque valeur, il l'approuve sans réserve, me tend
la main sans rancune, et consacre tout son temps à l'arrangement de mes
affaires. Ils m'ont comme adopté, ces Bersac. Croirais-tu que la bonne
vieille m'appelle son beau-frère? Des sentiments de l'âge d'or!

«Tu me connais un peu, quoique nous n'ayons guère mangé plus d'un gramme
de sel ensemble, et tu devines que ces braves gens n'ont pas affaire à
un ingrat. Le bonheur ne m'a pas faussé le sens moral, je sens que cette
fortune gagnée par le travail d'autrui n'est pas mienne. Il ne tiendrait
qu'à moi de manger tout l'héritage; Bersac me l'a prouvé pièces en main:
les trois quarts du capital sont en titres au porteur, et la veuve est
formellement dispensée de caution et d'inventaire. Cette confiance, nous
n'en userons même pas, et je veux transformer en titres nominatifs au
profit de ces pauvres diables les valeurs dont Hortense a l'usufruit.
Quant à la petite fortune qu'elle possède en toute propriété, nous la
gardons pour nos enfants, si tant est qu'il nous en vienne. Ils auront
vingt mille francs de rente de leur mère, douze ou quinze mille de mes
livres et de mon théâtre, et tout ce que nous aurons épargné pour eux,
car je suis homme à liarder par devoir; mais, si nous mourons sans
postérité, j'entends que tout ce qui vient des Bersac retourne aux
Bersac; c'est justice: ni ma femme ni moi nous n'avons de proches
parents.

«C'est en ce sens, mon bon, que j'ai fait dresser le contrat par un
notaire sûr, qui connaît un peu la famille, mais qui m'a promis le
secret. Le pauvre Célestin n'a pas voulu tremper le bout du doigt dans
nos conventions, tant sa délicatesse est grande! Juge de sa surprise et
de sa reconnaissance lorsqu'il se verra si largement avantagé par un
homme dont la conduite et la profession lui faisaient une peur d'enfer!

«Tu n'imagines pas les préjugés saugrenus qui ont cours en province! Le
plus intelligent et le meilleur de ces bourgeois exotiques fait peu de
différence entre un Peau-Rouge et un écrivain de Paris. Bersac jeune a
laissé voir une stupéfaction naïve en apprenant que je ne buvais pas
d'absinthe et que je ne fumais pas nuit et jour. Il me demande
sérieusement si les auteurs et les acteurs de la Comédie-Française ne
vivent plus pêle-mêle dans le même grenier? L'autre soir il est venu me
trouver en grand mystère, et après un long préambule sur ses sentiments
monarchiques et religieux il m'a confessé que sa femme, et ma future, et
lui-même, et tous ses amis seraient péniblement affectés, si j'écrivais
dans l'_Impartial_. Il paraît que l'_Impartial_ de mon futur département
est une feuille diabolique. J'ai bien ri; me vois-tu collaborateur de
l'_Impartial_ du cru?

«--Eh! cher monsieur, lui ai-je dit, j'ai de tous les journaux
par-dessus les oreilles, et vous me rendriez un signalé service, si vous
me fournissiez le moyen de n'en lire aucun.

«Il m'embrassa sur les deux joues et reprit d'un ton résigné: «Je sais
que vos idées et vos croyances sont malheureusement différentes des
nôtres; la royauté que nous rappelons de nos voeux n'a pas vos
sympathies; vos ouvrages, que j'ai tous lus pour apprendre à vous
connaître, trahissent en plus d'un endroit la hardiesse du libre
penseur.

«--Eh bien?

«--Eh bien! ayez pitié de nous, c'est Hortense qui vous en prie.
Souvenez-vous de temps en temps que nos illusions nous sont chères, et
qu'il serait cruel de les heurter de front.

«--Mais c'est le premier élément des bienséances! M'avez-vous jamais vu,
dans la conversation...?

«--A Dieu ne plaise! Vous êtes le mieux appris de tous les hommes! Je
pense seulement aux livres que vous écrirez, mon digne ami, à ces beaux
livres, à tous ces livres dont nous serons un peu responsables là-bas,
car la famille est solidaire en province, et ces brillants ouvrages que
sans doute vous allez...

«--Quels ouvrages? quels livres? A qui en avez-vous? N'ai-je donc pas
assez produit? Pensez-vous que je me marie pour continuer ce labeur
abrutissant? Personne ne saura les efforts que j'ai faits, depuis trois
mois et plus, pour tirer une dernière mouture de mon sac. Je suis
courbatu, épuisé, écoeuré. Le peu que j'avais à dire, je l'ai rabâché
dix fois pour une: le public se noie dans ma prose. Je lui donne ma
démission; qu'il cherche ses plaisirs ailleurs, qu'il appelle des rieurs
moins las et des amuseurs moins ennuyés!

«--Quoi! vous n'écrirez plus?

«--Non.

«--Sérieusement, vous ne voulez plus rien mettre sous presse?

«--Excepté les lettres de part que nous expédierons dans huit jours.

«--Votre parole d'honneur?

«--Mon cher monsieur, la parole d'un honnête homme est toujours parole
d'honneur.

«--J'en prends acte, mon digne ami!

«Que ne puis-je te dessiner les mille grimaces de contentement qui
ridaient sa petite figure? J'ai fait un heureux marché, car, entre nous,
je n'attendais qu'une occasion pour donner la littérature au diable.
Quand je retourne la tête vers mon passé, je ne vois que sottises en
action, en parole et en écriture. Et dire que je me suis cru poussé vers
cette ornière par une espèce de vocation! Mon cher, il n'y a qu'un
chemin dans la vie qui ne soit pas un casse-cou, c'est celui où je
compte me promener trente ans de suite dans une calèche à huit ressorts
avec Hortense. Aimer, être aimé, vivre en joie, lorgner
philosophiquement les vices et les ridicules d'autrui, voilà le seul lot
enviable. Tu n'en crois rien? attends. Tu es jeune, l'ergot te démange,
tu hérisses la crête en aiguisant ton bec: va, mon bonhomme, jette ton
feu; mais si l'occasion se rencontre à mi-route, fais comme moi, suis
l'exemple de celui qui, pouvant devenir un fameux coq de combat, a
choisi d'être un coq en pâte.

«ÉTIENNE.»


Cette lettre aurait dû me réjouir à plus d'un titre: elle m'ouvrait les
portes les mieux closes, elle me rassurait sur les sentiments d'un ami,
elle rendait justice à mon diagnostic, elle m'instituait en quelque
sorte le légataire spirituel d'un vivant, puisque seul à Paris je
pouvais annoncer et commenter la retraite d'Étienne. Cependant j'en fus
atterré.

Peu m'importait de le savoir circonvenu et même dépouillé par ce vieux
malin de Bersac: les affaires ne sont que les affaires, c'est-à-dire un
détail de troisième ordre dans la vie des êtres pensants; mais qu'un
homme d'avenir eût abdiqué son art, soit volontairement par dégoût, soit
par faiblesse pour lever les scrupules d'une famille inepte, voilà ce
qui me crevait le coeur. Si personne ne lui avait fait une condition de
ce renoncement, il était véritablement à plaindre. C'était sans doute la
fatigue des derniers mois qui le portait à se croire épuisé; mais que
penser de lui, s'il avait sacrifié l'art aux exigences des Bersac,
échangé tous ses droits à la gloire des lentilles de Bellombre? L'amour
même n'excusait qu'à demi la honte d'un tel marché; je me demandai
sérieusement si Étienne déserteur des lettres et traître à son propre
talent, méritait encore l'estime.

Le temps et la réflexion me rassurèrent un peu. Comment la veuve
s'est-elle éprise du brillant écrivain? A force de le lire. Puisqu'elle
aime ce beau talent, elle ne peut pas sans une contradiction monstrueuse
en exiger le sacrifice. Le petit Célestin lui-même, tout marguiller
qu'il est, ne doit pas souhaiter qu'un homme comme Étienne se coiffe de
l'éteignoir. L'ex-notaire, l'ex-journaliste, l'ex-poétereau,
l'ex-Bagotin, a conservé au fond du coeur un certain respect pour les
lettres. Et quand même la femme, la famille et la province uniraient
tous leurs efforts pour étouffer un esprit supérieur, quand il se
prêterait docilement à ce meurtre, est-il maître de rester stérile et de
ne point produire les chefs-d'oeuvre qui sont en lui? Non, les fruits du
génie, comme les fruits du corps humain, éclosent malgré tout lorsqu'ils
sont arrivés à terme: livres, enfants, naissent au jour marqué par la
nature; ni l'auteur ni la mère ne sauraient retarder d'une minute cette
heureuse fatalité. Les grands hommes blasés qui nous disent: «J'ai le
cerveau plein de chefs-d'oeuvre, et je tiens la porte fermée,»
pourraient laisser la porte ouverte impunément.

Je fis publier les détails qu'Étienne m'avait confiés à cet usage, mais
je me gardai de répandre le bruit de son abdication. Tout Paris admira
le bon goût et l'esprit de cette provinciale qui se donnait le luxe
d'enrichir un homme supérieur. Les journaux prophétisèrent que le grand
producteur, libre enfin de tout souci, allait se concentrer dans
quelques oeuvres capitales; mais la rédaction des lettres de part étonna
les confrères et les amis du marié. En voici la teneur exacte:

«M. Étienne a l'honneur de vous faire part de son mariage avec Mme
Hortense de Garennes, veuve de M. Bersac aîné.»

«M. et Mme Bersac jeune ont l'honneur de vous faire part du mariage de
Mme Hortense de Garennes, veuve de M. Bersac aîné, ancien juge au
tribunal de commerce, ancien membre du conseil d'arrondissement, leur
belle-soeur, avec M. Étienne, propriétaire et rentier en cette ville.»


III

Étienne débarqua le lundi matin vers cinq heures dans la grande petite
ville où il pensait finir ses jours. Le mariage civil et religieux était
fixé au lendemain; Hortense arrivait le soir même par le train-poste
sous l'escorte des deux Bersac. Ces pontifes avaient décidé qu'un futur
ne peut voyager avec sa fiancée, et l'écrivain prit les devants en vertu
de ce principe, qu'un galant homme doit toujours être le premier sur le
terrain.

L'omnibus du chemin de fer le conduisit avec ses bagages à l'hôtel des
_Ambassadeurs_. En moins de dix minutes, l'illustre Parisien fut
installé dans un bel appartement au premier étage, sur la grand'rue, et
couché dans un lit moelleux, élastique, parfumé d'une honnête et franche
odeur de lessive provinciale. Deux heures de repos par-dessus le solide
à-compte qu'il avait pris dans son coupé lui rafraîchirent le corps et
l'esprit; il rêva qu'il était papillon dans une prairie, qu'il cueillait
les fleurs les plus belles et que son bouquet printanier, noué d'une
faveur bleue, ressemblait à Mlle Jouassin, de la Comédie-Française. La
joie ou la surprise l'éveilla; il vit une chambre inconnue, un rayon de
soleil où dansaient des millions d'atomes, et trois ou quatre malles
entassées dans un coin. Peu à peu ses idées se fixèrent; il se rappela
qu'il était un voyageur détaché de tout ce qu'il avait connu, pratiqué,
aimé, et en route pour une vie nouvelle. «Tout ce que je possède est
ici, je ne laisse rien derrière moi, pas même un créancier.» A cette
sensation de liberté absolue succéda la pensée d'Hortense et de
l'engagement irrévocable qu'il allait prendre: «Dans vingt et quelques
heures, je ne m'appartiendrai plus.» Il ne s'effraya point de cette
perspective; l'abandon de lui-même entraînait une réciprocité qui lui
parut consolante. Posséder une jeune et jolie femme qu'on adore,
n'est-ce pas le bonheur dans son plein, la fin dernière de tous les
romans? Mais jouir par surcroît du bien-être, de l'abondance, du luxe,
de l'éclat, de la considération, du loisir, voilà une réalité qui corse
agréablement l'idéal; la poésie se double et s'étoffe de bonne prose
bien solide.

Étienne s'élança hors du lit sur un air d'opéra-bouffe.

      Ne rien faire,
    Qu'aimer et plaire!

A son premier coup de sonnette, il vit accourir un garçon qui l'admirait
sans doute par ouï-dire, mais dont les yeux en boule et l'empressement
effaré ne laissèrent pas que de flatter son amour-propre. Chaque mot,
chaque geste de cet indigène, et même ses maladresses les plus lourdes,
semblaient dire: «Ah! monsieur! quel honneur pour nous!»

Il n'est si grand seigneur qui ne flaire de bon appétit l'encens des
patauds. Étienne ne s'offensa point de la curiosité qui s'éveillait
partout sur son passage. Tout en flânant par les rues, à la mode de
Paris, il ruminait ce vers d'Horace: «Il est doux de se voir montré au
doigt et d'entendre dire: «C'est lui!» Sa gloire l'avait précédé; on
l'attendait, on le guettait, le libraire de la rue Impériale s'était
comme pavoisé en étalant _Silva_, _Marius et Marie_, _le Prisonnier_,
_le Fiel de Colombe_, _Hippolyte II_, _les Soirées de Scutari_, _Ivan_,
_Jacqueline_, les bons livres d'Étienne et ses drames applaudis. Son
portrait était au premier plan chez les papetiers de tous étages,
quelques passants le saluèrent; un mendiant lui dit: «Monsieur Étienne!»
et gagna de ce coup une pièce de cinq francs. Il semblait que cette
préfecture de trente-cinq mille âmes attendît un messie, et que ce
messie fût lui.

Au sortir de l'auberge, il avait refusé de prendre un guide: coquetterie
de touriste! C'est ainsi qu'il s'était jeté à corps perdu dans les
villes les plus inextricables de l'Europe, Rome, Séville, Prague et
Constantinople. Il ne lui fallut pas un quart d'heure pour trouver la
rue des Murs, ce petit faubourg Saint-Germain où Hortense avait son
hôtel, et Célestin son ermitage. L'hôtel Bersac était un des plus beaux
de la ville, bâti dans les derniers temps du Roi Bien-Aimé par
l'intendant de la province. Un nombreux domestique lessivait les
fenêtres, époussetait les meubles, accrochait les rideaux. Sous le
portail, un cocher d'aspect vénérable achevait la toilette d'un landau
presque neuf, tandis que deux chevaux du Mecklembourg, graves et
solennels comme des conseillers auliques, revenaient de leur promenade
du matin. En bonne conscience, Étienne s'avoua qu'il ne pouvait guère
rêver mieux. Même à Paris, vers la rue de Varennes, il eût fallu marcher
longtemps pour compter vingt hôtels de plus grand air et de plus digne
apparence. La façade était large et les étages élevés. Point de jardin
pourtant, mais une vaste cour plantée de robiniers séculaires. Pour peu
que le château de Bellombre se rapportât à la maison de ville, le plus
exigeant des poètes avait deux logis à souhait pour ses hivers et ses
étés.

Il put rêver et circuler à l'aise autour de ce petit palais qui
appartenait en propre à sa femme, et dont un bon contrat lui assurait
l'usufruit. Nul importun ne vint traverser sa méditation; le faubourg
Saint-Germain est discret, même en province. «Décidément, pensait-il,
j'aborde au port de la véritable vie après un long voyage sur des océans
de papier peint.» Lorsqu'il se transportait en imagination au milieu de
ce grand Paris qu'il avait quitté la veille, il n'y voyait qu'un
tohu-bohu de choses ruineuses et méprisables, un troupeau de viveurs
cosmopolites tondu par une horde de nomades affamés, un combat de
vanités stupides, d'avidités sans pudeur, d'ambitions sans principes;
point de repos, point de bonheur, point d'amour et presque plus
d'esprit; la conversation éteinte faute de loisir, les salons désertés
pour l'écurie, le tripot et le fumoir; les femmes presque aussi
affairées que les hommes, les mondes mélangés et confondus, les
duchesses et les drôlesses parlant le même argot et affublées des mêmes
chiffons, les bourgeois eux-mêmes corrompus par la rage de paraître,
l'universalité des gens entraînée à manger son capital avec ses revenus;
les épargnes du passé et les réserves de l'avenir fondues, volatilisées,
anéanties dans ce creuset surchauffé où l'on jette bon an mal an dix
milliards, la grande moitié du revenu national. C'est la province qui
produit et Paris qui consomme; on ne travaille, on ne pense, on ne
cause, on n'aime, on ne vit qu'à cent lieues de ce foyer destructeur.
Heureux les peuples qui n'ont pas de capitale! Quand reviendra le temps
où les villes de dix mille âmes se suffisaient le plus agréablement du
monde, où une société polie, lettrée, galante et gaie vivait sur
elle-même dans chaque petit coin, et n'attendait ni ses idées, ni ses
passions, ni ses ridicules par le courrier de Paris?

L'heure du déjeuner interrompit le monologue; Étienne retourna d'un pas
léger vers son gîte d'un jour. Chemin faisant, il découvrit dans une rue
écartée une petite plaque de cuivre où l'on pouvait lire ces simples
mots: MOINE PÈRE ET FILS, _successeurs de Bersac aîné_. La maison, de
belle apparence, avait l'air discret d'un bureau et ne sentait nullement
la boutique. Ce détail lui fut agréable; il vit avec un plaisir enfantin
que son précurseur n'était pas un marchand de la dernière catégorie,
mais une sorte de commissionnaire au niveau des agents de change et des
banquiers de la ville.

On lui servit un excellent repas à table d'hôte; l'aubergiste lui
prodigua mille attentions personnelles, et lui versa d'un vin que
l'empereur avait apprécié, disait-on, dans son voyage de 1853. La
curiosité respectueuse de vingt-cinq ou trente convives n'incommoda
nullement M. Étienne; je crois même qu'il en fut un peu flatté. Comme il
achevait son dessert, on vint lui dire que le préfet, M. de Giboyeux,
l'attendait au premier étage. Il remonta chez lui, et trouva dans son
petit salon un homme de cinquante ans, fort aimable, qui avait traversé
le journalisme après 1830, et qui s'autorisait du nom d'homme de lettres
pour présenter ses hommages au nouvel astre du département.

Tout administrateur qui connaît son métier, fait l'éloge du pays qu'il
habite et dit le plus grand bien de la population, quoiqu'il soit
toujours en instance pour obtenir son changement. Le préfet ne manqua
point à ce devoir, il célébra la générosité du conseil général qui lui
avait fait bâtir un palais de deux millions et demi, où son ménage de
garçon dansait comme une noisette dans un tambour. On peut croire qu'il
n'oublia point de vanter Mme Bersac et toute la famille, y compris le
vieil ultramontain Célestin, que l'administration aimait peu, mais
qu'elle vénérait pour ses vertus et pour son influence. Le comte de
Giboyeux, que le tracas des élections prochaines empêchait parfois de
dormir, fit mille avances au bon Étienne. Il insinua doucement que le
député sud-est de la ville était vieux, incapable et médiocrement
populaire. Les électeurs l'avaient nommé sous le bâton; encore
n'avait-il obtenu que 110 voix de majorité. Si un homme riche, célèbre,
appuyé par le camp des Bersac, voulait s'entendre avec la préfecture, sa
nomination ne faisait pas l'ombre d'un doute. «Mais, dit Étienne, je me
soucie fort peu de la politique, et je n'en sais pas le premier
mot.--Justement! c'est dans l'élite des indifférents et des sceptiques
qu'on recrute les bonnes majorités.»

Resté seul, il nota ses impressions et commença le mémorandum détaillé
de sa nouvelle existence. Je possède ce cahier, fort décousu par
malheur, et plein de lacunes énormes. Sur les deux heures, il s'aperçut
que le soleil s'était voilé, et que la pluie, une vraie pluie atlantique
comme on n'en voit que dans nos départements de l'Ouest, lavait les
toits et les pavés à grande eau. Impossible de mettre un pied dehors, et
les Bersac n'arrivaient qu'à six heures. Comme il était parti le soir,
il n'avait pris aucune provision de lecture, si ce n'est l'itinéraire
des chemins de fer. Il sonna pour avoir des journaux; un garçon de
l'hôtel en apporta cinq ou six qui lui parurent vieux d'un an,
quoiqu'ils fussent de l'avant-veille. L'ennui le prit; ces natures
pétulantes supportent malaisément trois ou quatre heures d'inaction. Il
se mit à marcher de la porte à la fenêtre et de la fenêtre à la porte,
comme un factionnaire ou un prisonnier. La pendule marchait aussi, mais
lentement; il s'avisa que les minutes de province pourraient bien être
un peu plus longues que celles de Paris. A coup sûr, la pluie de Paris
était moins monotone, moins obstinée, moins insolente que ce déluge
départemental. «J'ai vu tomber l'eau quelquefois, mais sans y prendre
garde: on causait, on riait, les amis entraient et sortaient; au pis
aller, j'ouvrais un livre ou je regardais un tableau. Si la mélancolie
avait été trop forte, je me serais fait conduire au cercle ou chez Anna.
Le soir, à l'heure des spectacles, il peut pleuvoir à cuveaux sans que
personne en sache rien, sauf les cochers et les sergents de ville.»

A force d'écarter les rideaux, il découvrit son pendant de l'autre côté
de la rue. C'était un homme de soixante à soixante-cinq ans, peut-être
un ancien colonel, qui logeait en face de l'hôtel, au premier étage:
haute taille, forte corpulence, cheveux blancs taillés en brosse,
moustache hérissée, pas d'autre vêtement qu'un pantalon soutenu par des
bretelles de tapisserie et un col noir bouclé sur la nuque.
L'appartement semblait vaste et riche, mais le pauvre guerrier en
retraite jouissait visiblement peu de ses confortables loisirs. Il
circulait à grandes enjambées dans une demi-douzaine de chambres,
s'arrêtait méthodiquement à la même fenêtre, appuyait la main droite au
même carreau, jouait un air très-court, le boute-selle ou _la
Casquette_, bâillait copieusement et esquissait une pirouette sur le
talon droit. Tous les quarts d'heure, il prenait une grosse pipe,
l'allumait avec du papier, se jetait dans un fauteuil, aspirait cinq ou
six bouffées, entr'ouvrait la fenêtre et secouait la cendre sur le
trottoir.

Ce manége finit par exaspérer Étienne. «Quoi! pensait-il, voilà un homme
qui a été jeune, fringant, ambitieux tout comme un autre; il a rêvé
gloire et victoire, on trouverait peut-être à son dossier une action
héroïque, enterrée dans les cartons du ministère; il n'a pas l'air d'un
sot, il paraît avoir de quoi vivre, et il végètera jusqu'à son dernier
jour dans cet étroit ennui de la province comme un chêne dans un pot de
fleur! Eh! va-t'en donc à Paris, grosse bête!»

Or, comme il ne manquait pas de logique, il opéra au même instant un
retour sur lui-même. «Et moi! que viens-je chercher ici? Ce que je gagne
à quitter Paris vaut-il ce que j'y laisse? Qu'adviendra-t-il du pauvre
Étienne dans dix ans, et peut-être plus tôt? Combien faut-il de jours de
pluie pour réduire un esprit valide à ce néant moral que le bâilleur
d'en face exprime à la façon des huîtres? Si je me sauvais? Il en est
temps encore; rien de conclu, liberté réciproque. Quel tapage à Paris!
Le soir même où tous les journaux...! Les gens qui me rencontreraient
sur le boulevard se frotteraient les yeux. Pour bien faire, il faudrait
se cacher jusqu'à neuf ou dix heures et apparaître en plein foyer de la
Comédie-Française. Vous! Lui! Toi! Tableau. Quelle aventure! Oui, mes
enfants, je suis des vôtres pour la vie, et je lirai cinq actes le mois
prochain!»

Son esprit se complut tellement au détail de cette hypothèse, qu'il
oublia le colonel, la pendule, la pluie et tout. Lorsque l'hôte lui
cria: «Monsieur, le train arrive en gare dans vingt minutes!» il
s'aperçut qu'il avait dormi en plein jour. C'était bien la première fois
depuis trente ans et plus. Il secoua ses dernières illusions de
célibataire et courut au-devant d'Hortense. La famille Bersac s'était
accrue, chemin faisant, du cousin George, commandant aux chasseurs à
pied. Étienne ouvrait la bouche pour remontrer aux vieux Bersac qu'une
veuve ferait mieux de voyager avec son futur qu'avec un prétendant
évincé; mais il fut désarmé par l'accueil amoureux d'Hortense et par
l'air honnête du cousin, qui se mariait lui-même dans un mois, après
l'inspection générale.

On se fit conduire en droiture au logis de M. Célestin, où l'on dîna
parfaitement, entre soi, sans cérémonie. Quelques notables de la ville,
la fine fleur des bien pensants, dix personnes au plus, hommes et
femmes, arrivèrent à neuf heures pour prendre le thé. L'élément féminin
laissait à dire, mais les hommes de ce parti n'étaient pas aussi
grotesques qu'Étienne l'avait supposé. Ils le choyèrent à qui mieux
mieux, et lui firent entendre qu'on serait tout à lui s'il se livrait
tout entier, s'il se rangeait aux bons principes, et s'il rompait
loyalement avec cette littérature légère qui ne respecte ni le trône ni
l'autel. «Messieurs, dit Bersac jeune, j'ai sa parole d'honneur, je
réponds de lui comme de moi-même.»

Étienne eût donné de bon coeur les compliments de ce sénat pour trois
minutes de tête-à-tête avec sa femme, mais la surveillance obstinée des
Bersac suivit les amants jusqu'au bout. On profita d'une embellie pour
reconduire processionnellement la jeune veuve à son logis, et plusieurs
gardes du corps en jupons l'escortèrent jusque dans sa chambre, tandis
que le choeur des vieillards ramenait Étienne à l'hôtel. Dirai-je qu'il
s'éveilla cent fois pour une et qu'il accusa le soleil de s'oublier
derrière l'horizon? Le jour parut enfin, et les voitures de gala
roulèrent par la ville, et le maire ceignit son écharpe en répétant les
quatre mots d'allocution qu'il comptait improviser, et les quatre
témoins choisis par Célestin Bersac soignèrent leur noeud de cravate,
tandis qu'Étienne s'habillait en trépignant, et que six caméristes
volontaires, recrutées parmi le meilleur monde, piquaient un cent
d'épingles dans Hortense.

L'acte du mariage civil, si grand dans sa simplicité, émut profondément
les hommes et fit sourire les femmes qui réservaient leur émotion pour
l'église. On partit pour la cathédrale au bruit des cloches sonnant à
toute volée; on descendit au milieu de l'inévitable racaille; Étienne
saisit au vol les commentaires des vagabonds et des mendiants: «Belle
femme, eh! Baptiste? j'en voudrais bien pour moi.

--C'est-il ce grand-là qui l'épouse? Elle en a pris pour son argent.

--Tous les auteurs de Paris sont de la noce.

--Faites-moi voir Alexandre Dumas.

--Ça doit être ce petit blond.

--La charité, mon beau monsieur, je prierai Dieu qu'il vous donne la
demi-douzaine!»

Après la messe et pendant le brouhaha de la sacristie, Bersac jeune
embrassa Étienne avec effusion. «Ah! mon ami, lui dit-il, vous avez
abjuré vos erreurs en pliant le genou devant nos saints autels!

--Cher monsieur, répondit Étienne, je me suis déchaussé autrefois pour
entrer à Sainte-Sophie, il le fallait! mais cela ne m'a pas rendu
musulman.»

Le cortége nuptial partit directement pour Bellombre, où les gens de Mme
Étienne avaient dressé un grand couvert. Les seigneurs du château furent
reçus à l'entrée du village par le curé de Saint-Maurice, le maire et
les trente-deux pompiers, musique en tête. L'autorité ne fut pas trop
gauche, et la fanfare des pompiers réserva ses plus fausses notes pour
le bal du soir. Le curé, bonhomme tout rond, mais fin matois s'il en
fut, pria M. Étienne d'excuser le délabrement d'une pauvre église
décapitée par le vandalisme révolutionnaire; il insinua que tôt ou tard
la haute munificence de quelque châtelain relèverait le clocher de la
paroisse. En attendant, l'homme de Dieu se laissa conduire au château
avec le maire, et prit sa bonne part du dîner.

Tout se passa le mieux du monde, le repas fut plus gai qu'on n'aurait pu
le prédire, car les têtes chauves y figuraient en grande majorité.
Étienne reconnut que l'on peut vieillir en province sans tourner à
l'aigre. Un ancien magistrat, svelte et propret, détailla fort joliment
une ariette que Mozart lui avait apprise en 1786. Et comme on s'étonnait
qu'il eût si bien gardé un souvenir de sa première enfance, il répondit
en se rengorgeant: «Mais, madame, en 86 j'avais seize ans, l'âge de
Chérubin et quelque peu de son caractère!»

A la chute du jour, invités et villageois se réunirent sur la pelouse.
Hortense ouvrit le bal avec le capitaine des pompiers, et Étienne avec
la femme du maire. Ce divertissement profane n'effaroucha nullement le
bon curé. Comme Étienne le félicitait de sa tolérance, il s'écria: «Nous
prenez-vous pour des gens du moyen âge? L'Église a fait de grands
progrès, tout immuable qu'on la dit. Soyez chrétiens, respectez nos
dogmes, soumettez-vous à notre autorité, et l'on vous tient quittes du
reste. Mille millions de rigodons font moins de tort à Dieu qu'une ligne
de Voltaire.»

Le temps courait grand train pour les danseurs de tout âge et de tout
étage, Étienne et sa femme exceptés. Ils s'échappèrent enfin vers dix
heures et gagnèrent une vaste chambre où les serviteurs du défunt,
restés en place, avaient laissé le portrait de leur maître. L'heureux
époux n'y prit pas garde; mais le lendemain matin, tandis que la jolie
tête d'Hortense reposait sur l'oreiller, il devina Bersac sous la toque
et la robe d'un juge consulaire. Il se leva sans bruit, salua gravement
l'image du bonhomme et lui dit _in petto_: «Merci, monsieur, de m'avoir
légué, sinon une jeune fille, du moins une femme aussi chaste que belle;
vous étiez un vieillard honnête et délicat.»


IV

Le cahier manuscrit que je copie, en l'abrégeant, s'arrête au lendemain
du mariage pour reprendre en janvier suivant; c'est une lacune d'environ
cinq mois. Nul doute que la lune de miel n'ait été sereine et radieuse.
Quelques papiers épars qui datent probablement de cette époque, nous
révèlent les manies du premier mari, les étonnements d'Étienne et la
docilité d'Hortense.

Bellombre, situé à trois lieues de la ville, dans un pays charmant,
datait du règne de Louis XIII. M. Bersac avait gâté le parc à grands
frais pour y tracer des lignes droites; il avait rebâti, Dieu sait
comme, les deux ailes du château. Tout le meuble était riche et moderne,
acajou et lampas, dans le style _cossu_ de 1835. A l'entrée de chaque
pièce, on lisait sur une pancarte l'inventaire et le prix des effets et
meubles meublants contenus en icelle. Le travail quotidien de chaque
domestique était minutieusement distribué par un règlement spécial.
Madame devait livrer au cordon bleu chaque dimanche, après vêpres, tous
les menus de la semaine; la femme de charge avait ordre de changer le
linge des maîtres le samedi et le mercredi soir, ni plus ni moins. La
porcelaine et les cristaux de tous les jours étaient sous la
responsabilité du valet de chambre, ainsi que le plaqué d'argent qui
servait en semaine; les dimanches et jours fériés, madame délivrait
elle-même l'argenterie et les services de luxe; elle devait enfermer la
vaisselle dans la salle à manger lorsqu'on passerait au salon, et
n'ouvrir que le lendemain matin à six heures l'hiver, à cinq heures
l'été, pour que tout fût lavé, mis en état et serré devant elle. Un des
premiers actes d'Étienne fut de jeter les règlements au feu, et madame,
qui les observait par obéissance posthume, ne paraît pas avoir plaidé
leur cause.

Bersac aîné jeûnait ou s'abstenait de viande, toutes et quantes fois
l'Église le prescrit, quoiqu'il eût des dispenses plein les poches. Il
imposait son régime à la jeune femme, qui du reste en avait fait
l'apprentissage au couvent. Hortense n'essaya pas de rien changer aux
habitudes d'Étienne, et comme il eut l'esprit de ne point discuter les
macérations qu'elle s'infligeait, elle s'en désaccoutuma peu à peu sans
mot dire. Une tolérance réciproque les conduisit bientôt, l'amour
aidant, à vivre et à penser comme une seule et même personne, ce qui est
l'idéal du ménage.

Comme don de joyeux avénement, Étienne offrit une pompe de mille écus à
la commune de Saint-Maurice, et Hortense une cloche. Le bon curé
préférait hautement un clocher, mais Étienne reconnut, après une
enquête, que les vandales de 93 étaient calomniés dans la paroisse; le
clocher détruit n'avait jamais existé qu'en projet, et ce projet, rédigé
par un architecte économe, s'élevait au minimum de quarante mille
francs.

Rien n'indique que l'auteur de _Jacqueline_ et de _Silva_ ait regretté
pendant ces six mois les plaisirs, les fatigues et les angoisses de la
vie littéraire. Non-seulement il oublia d'écrire, mais s'il lut
quelquefois, ce fut dans le petit coeur de son excellente femme, et il y
prit plus d'intérêt qu'au meilleur roman.

Aux approches de Noël, il se fit envoyer des livres et s'abonna à cinq
ou six journaux et revues. Les soirées étaient décidément trop longues
pour qu'on les passât tout entières à mirer deux yeux dans deux yeux. Un
hiver assez doux, mais humide et sombre, interdisait les plaisirs et les
occupations du dehors. Restait la conversation comme unique ressource,
mais il arrive toujours un moment où les âmes les mieux assorties n'ont
plus rien à se dire qu'elles n'aient répété cent fois. Étienne lut avec
Hortense; il permit à quelques grands esprits d'intervenir en tiers dans
l'heureux tête-à-tête. La jeune femme, comme toutes celles qui ont passé
au laminoir des couvents, était d'une ignorance incroyable. La
demi-liberté du mariage l'avait conduite à feuilleter les auteurs à la
mode; mais des chefs-d'oeuvre immortels qui sont le patrimoine du genre
humain, elle savait à peine le titre. Elle s'intéressa passionnément à
ces hautes études qui élargissaient son horizon et complétaient son être
moral; néanmoins, ayant observé qu'Étienne ne pouvait lire à haute voix
sans bâiller toutes les dix lignes, elle lui proposa spontanément de
revenir à la ville.

On fêta leur retour; les maisons les plus considérables se disputaient
le plaisir de les traiter. Étienne alla partout avec sa femme, qui
grillait de le produire et de s'en faire honneur. Il fit autant de frais
pour ces provinciaux que pour les plus fins connaisseurs de Paris. La
réputation d'homme brillant qui l'avait précédé se confirma et
s'étendit; ce fut un vrai triomphe. Non content de se faire admirer, il
se complétait par l'étude d'un monde inconnu. Dans les salons, au
théâtre, au cercle, il notait mille détails intéressants qu'il n'aurait
pas remarqués un an plus tard. L'étude a sa lune de miel comme le
mariage; nous ne percevons vivement que ce qui nous est nouveau. Les
singularités des moeurs et des caractères nous échappent du jour où
elles ne nous étonnent plus. Pendant un mois ou deux, Étienne écrivit
tous les soirs, tantôt un simple mot, plus souvent des pages entières;
mais Hortense crut voir qu'il était moins pétillant au logis que dans le
monde. Ce cerveau si riche et si fécond avait-il besoin des excitations
de l'amour-propre pour s'ouvrir? Était-ce l'ombre de la maison Bersac et
ce milieu vulgaire, sénile et froid qui le glaçait? L'intérieur de
l'hôtel, à vrai dire, était sinistre. Les grands appartements tendus de
papiers à ramages, le mobilier riche et banal, les portraits de feu
Bersac, qui semblait avoir porté loin le culte de sa laideur, le service
grognon des ministres de l'ancien règne qui protestaient tout bas contre
les gaspillages du nouveau train, tout cela devait assombrir l'humeur
d'un Parisien, d'un artiste et d'un dandy. Hortense, avec cette
intuition qui est le génie des femmes aimantes, devina la tristesse et
la pauvreté des splendeurs qui l'avaient éblouie au sortir du couvent.
Aussitôt éclairée, elle se mit à l'oeuvre. Sans consulter Étienne, elle
envoya chez Célestin les portraits de son vénérable frère; elle congédia
les domestiques un à un, sous divers prétextes, en assurant le sort des
plus méritants; elle choisit des gens d'un air et d'un service moins
surannés. Étienne fut surpris et charmé de voir apparaître un matin son
ancien valet de chambre; madame l'avait déniché à distance et repris
sans marchander les gages. La livrée du défunt, qui semblait empruntée à
un orchestre de la foire, fit place à une tenue très-simple et du
meilleur goût. Un petit coupé et un duc, l'un et l'autre au chiffre
d'Étienne, arrivèrent de Paris avec une paire de chevaux neufs qui
avaient du sang anglais dans les veines; on repeignit le landau pour les
sorties de gala: il était moderne et de bonne fabrique. Tous ces
changements s'accomplirent en un tour de main, comme dans les féeries.

Le difficile était de décorer et de meubler la maison de manière à
contenter un délicat. Ah! si la pauvre femme avait pu rassembler d'un
coup de baguette toutes les belles choses qui l'avaient éblouie dans
certain appartement de la Chaussée d'Antin! elle aurait vendu la maison
pour reconquérir ce mobilier et installer Étienne dans un milieu créé
par lui-même; mais l'enchère avait tout dispersé aux quatre coins de
l'Europe. Un jour, naïvement, elle entra chez le marchand de curiosités,
y prit deux bahuts et quelques douzaines de faïences, fit transporter le
tout dans sa salle à manger et guetta, le coeur en suspens, l'arrivée
d'Étienne.

«Eh quoi! dit-il, ma pauvre enfant, tu t'es donné la peine de faire
descendre ces vieilleries? Elles étaient si bien au grenier!

--Mais ce sont des antiquités, mon ami. J'avais cru te faire plaisir en
les achetant, parce que la maison, je le sens bien, n'est pas très-gaie,
et... si nous pouvions refaire un mobilier comme celui que tu n'as
plus...»

Il embrassa la chère créature et demanda pardon de sa brutalité.

«Mais, ajouta-t-il, les beaux jours du bric-à-brac sont finis. La fureur
des vieux meubles mal assortis était une vraie maladie; j'ai passé par
là comme tant d'autres, et, tout connaisseur que j'étais, il m'en a
cuit. Ma vente a remboursé bien juste les prix d'acquisition, et
pourtant j'avais acheté au bon moment. J'ai donc consommé par les yeux
quinze années d'intérêts, qui pouvaient doubler le capital, et, de plus,
j'ai été mal installé, mal couché, mal assis, esclave d'un tas de choses
anguleuses. Le mobilier doit être fait pour l'homme qui s'en sert, et un
magasin encombré, comme celui que j'avais à Paris, est juste l'opposé
d'un logement habitable.»

Hortense le fit causer tant et si bien qu'elle finit par le comprendre.
Elle lui soutira le nom d'un de ces artistes pratiques qui marient l'art
et le confort dans les installations intelligentes de Paris, et quelques
jours après cet entretien la maison fut prise d'assaut par les
tapissiers et les peintres.

Étienne prit un vif plaisir à préparer son nid lui-même, à discuter avec
un architecte instruit, adroit, complet, les détails d'une habitation à
souhait pour la commodité d'une vie heureuse. Il esquissa des plans,
assortit des couleurs, dessina certains meubles, le lit entre autres,
qui fut un vrai chef-d'oeuvre du genre. Le mobilier s'exécutait à Paris,
mais il dirigea lui-même au jour le jour les décorateurs et les
tapissiers qui travaillaient sur place. Jusqu'au printemps, la vieille
maison glaciale fut remplie d'un désordre bruyant et gai. Les deux
époux, cantonnés dans un petit logement sous les combles, comme un
ménage d'étudiants, jouirent d'un bonheur inquiet, affairé, contraint et
d'autant plus délicieux.

Ils allaient tous les jours dans le monde, mais avec quel plaisir ils se
retrouvaient chez eux! Jamais on n'avait ri de si bon coeur sous ce
grand toit de plomb et d'ardoise. Étienne ne pouvait plus rester deux
heures hors du logis; il suivait comme un enfant les mouvements alertes
des ouvriers parisiens: cet homme que la fièvre du travail avait parfois
transporté jusqu'au délire éprouvait une sensation neuve à suivre, les
bras croisés, le travail d'autrui.

Le bruit courut bientôt que M. et Mme Étienne se faisaient un intérieur
comme on n'en avait jamais vu. Le petit Célestin s'alarma de cette
nouvelle et voulut constater par ses yeux qu'on ne gaspillait pas son
capital. Il fut amplement rassuré. Le cuir, la laine, la cretonne
imprimée, remplaçaient à peu près partout les soieries de Lyon; l'or se
montrait à peine çà et là, discrètement, pour rehausser quelques
saillies; jamais le luxe n'avait fait un tel étalage de simplicité. Le
bonhomme trouva tout à son gré, il ne chicana point sur les nouveaux
projets d'Hortense, qui parlait d'emmener à Bellombre l'architecte et
les ouvriers. Cette soumission de bon goût fut récompensée huit jours
après; on lui remit un acte attestant que toutes les valeurs dont
Hortense avait l'usufruit étaient transférées au nom du nu-propriétaire;
son héritage était en sûreté!

L'appartement fut prêt, meublé, livré à la fin de mai, au grand
étonnement des ouvriers du cru, qui plantent un clou dans leur
demi-journée. Le 6 juin, on pendit la crémaillère; il y eut un grand bal
suivi d'un souper assis. La ville entière admira le beau style et le
confort exquis de toute la demeure, et les convives du souper,
quatre-vingts personnes environ, déclarèrent unanimement que la salle à
manger, l'éclairage, les porcelaines, les cristaux, la cuisine de Mlle
Madeleine et la cave de feu Bersac formaient un tout indivisible dont la
perfection pouvait être égalée, mais non surpassée chez les rois. La
cave, bien connue dans le département, contenait encore dix-sept mille
bouteilles de vins choisis; il y en avait dix mille à Bellombre.
L'heureux couple s'esquiva sur ce mémorable succès. Ce ne fut pas sans
avoir invité le préfet et vingt autres personnes à l'ouverture de la
chasse. Le château devait être régénéré d'ici là.

Les trois mois suivants s'écoulèrent aussi rapidement qu'un dernier jour
de vacances. Étienne et sa femme eurent beau se lever matin, la nuit les
surprenait toujours à l'improviste; on n'avait pas eu même le temps de
respirer. «Encore un jour passé! disait Hortense; un jour de moins à
vivre, et la vie est si bonne avec toi!»

On avait profité de leur long séjour à la ville pour corriger le style
de certains bâtiments et ramener les deux ailes à l'unisson du grand
corps de logis. Les terrassements du parc étaient faits, les routes
serpentines tracées, les eaux vives encaissées entre des gazons neufs,
le parterre dessiné, planté et fleuri. Il ne restait qu'à transformer
les dedans, comme à la ville, mais dans un esprit tout différent. Chaque
saison a son confort, et le beau d'une maison des champs est de donner
pleine carrière aux plaisirs spéciaux de l'été. Peu ou point de
tentures, les parois et les plafonds peints à l'huile, de jolis
planchers de mélèze qui se lavent tous les huit jours; les meubles
plutôt fermes que moelleux; ni bois sculptés, ni capitonnages, ni
couleurs riches, mais de l'espace, de l'air et de la lumière à
profusion. Autant de chambres qu'il se pourra, car il faut prévoir les
invasions subites, mais la plus grande simplicité dans chacune: les
invités n'y font que leur somme et leur toilette; le seul luxe à leur
offrir chez eux est une surabondance de linge et d'eau. Tout le
rez-de-chaussée, pour bien faire, doit être un terrain vague, consacré à
la vie en commun. Les salons, la salle à manger, l'office, qui est un
buffet permanent, le billard, la bibliothèque, le cabinet de chasse, la
cuisine, sont de plain-pied pour qu'on circule à l'aise sans avoir même
une porte à ouvrir. Tout est dallé, sauf les salons, où l'on pourra
danser un soir ou l'autre; la cuisine est assez grandiose pour que dix
chasseurs et leurs chiens se sèchent à la fois sous le manteau de la
cheminée; elle est assez brillante de propreté pour que les élégantes de
la maison viennent y faire un _plum-pudding_ ou un demi-cent de crêpes,
si tel est leur bon plaisir. Étienne dirigea dans cet esprit hospitalier
la transformation du château; il fit peu pour la montre, presque rien
pour ses propres aises, énormément pour le bien-être de ses hôtes.

De toute antiquité, M. et Mme Célestin passaient leurs étés à Bellombre.
La femme colossale contrôlait les dépenses, l'ex-notaire donnait son
coup d'oeil aux vendanges; tous deux, à temps perdu, jouaient un piquet
formidable avec le curé de Saint-Maurice. La bonne Hortense, qui pensait
à tout, s'avisa que ces braves gens seraient un peu bien effarés au
milieu des élégances et des gaietés de septembre. Elle trouva moyen de
les isoler sans les exclure, pour que ni l'un ni l'autre ne fût
contraint de s'amuser plus qu'il ne voulait. On meubla pour eux seuls un
ancien pavillon de garde, isolé sur la lisière du parc, à vingt pas du
village, à quarante du presbytère. Hortense n'oublia ni les goûts des
vieillards, ni leurs habitudes, ni leurs affections; ils furent entourés
de mille et une reliques qui parlaient de Bersac aîné, et, pour ménager
l'amour-propre du gnome, Étienne lui écrivit de sa main: «Bellombre vous
appartient, mon cher beau-frère; nous n'en avons que la jouissance, et
nous serons toujours heureux de la partager avec vous. Mais nous
attendons quelques hôtes qui, j'en ai peur, feront du bruit, car ils
sont presque tous plus jeunes que vous et moi. Quand vous voudrez dormir
en paix loin du piano de ces dames et des fanfares de ces messieurs,
rappelez-vous que vous possédez _hic et nunc_, en toute propriété,
l'enclos et le pavillon des Coudrettes. Mme Étienne ne se réserve qu'un
seul droit sur ce petit bien, c'est de vous y rendre ses devoirs et d'y
faire porter tout ce qui vous peut être agréable. Inutile d'ajouter que
votre appartement reste vôtre et que vos deux couverts seront toujours
mis au château.» Célestin remercia le poète avec une émotion visible.
«Vous me traitez, disait-il, en vieil enfant gâté.--Le beau mérite!
répondit Hortense. Nous sommes si pleinement heureux que cela déborde de
toutes parts.»

Leur automne ne fut qu'une fête. La chasse, les vendanges, les
excursions, les bals improvisés, les jeux de toute sorte, un joli
mariage qui s'ébaucha dans une promenade en bateau, la grande pêche d'un
étang voisin et cent autres distractions que j'oublie, tinrent la
compagnie en joie jusqu'au milieu de novembre. Les invités partaient,
revenaient, s'oubliaient, s'arrachaient au plaisir, retournaient aux
affaires, et retombaient un matin à la grille du parc lorsqu'on ne les
espérait plus. C'était un va-et-vient perpétuel entre la ville et le
château; les domestiques passaient la moitié de leur vie à transporter
des toilettes et des coiffures nouvelles; car les femmes faisaient
assaut d'élégance, tandis que ces messieurs rivalisaient de bonne humeur
et de bel appétit.

Il se trouva, tout compte fait, que le beau monde de la ville avait
défilé, pendant cette saison, sous les platanes de Bellombre. Or, les
plaisirs de bon aloi vous laissent égayés pour un temps; à l'éclat des
jours radieux succède un crépuscule aimable. Il suffit quelquefois d'un
bal ou d'une promenade pour mettre la province en train. On a ri, on
s'est rapproché, un sentiment de bienveillance universelle se répand
d'une âme à l'autre comme une tache de miel ou de lait; le désir de
continuer ou de recommencer la fête éveille les imaginations, stimule la
fibre généreuse; c'est à qui rendra aux voisins l'accueil qu'il a reçu.
Il n'y a plus d'avares ni de maussades; le bouchon des bouteilles part
tout seul, les coffres-forts les mieux fermés s'ouvrent spontanément au
milieu de la nuit, et les écus dansent en rond dans la chambre. Ces
périodes de bon temps se prolongent par la force des choses, en vertu de
l'impulsion première et de la gaieté acquise. Interrogez les vieillards
de province; il n'y a pas une ville où l'on ne dise: «Nous nous sommes
bien amusés telle année, et encore l'année d'après.»

La petite capitale où régnait M. le comte de Giboyeux fut en liesse
pendant trois ans, grâce à l'inauguration de Bellombre. L'hiver suivant
ne fut qu'un chapelet de bals et de dîners priés; le théâtre eut tant de
succès que le directeur ne fit point faillite, à son grand étonnement.
On tira l'hiver en longueur, et l'on avança tant qu'on put les ébats de
l'automne; il n'y eut pas de morte-saison pour les fanatiques du
plaisir.

Bellombre revit tous ses hôtes de l'an passé et beaucoup d'autres. La
renommée du château s'était répandue au loin; il était convenu et prouvé
dans un rayon de cent kilomètres que le plus généreux châtelain, le plus
heureux mari, le causeur le plus gai, le buveur le plus franc, le
cavalier le plus solide, le chasseur le plus triomphant et le meilleur
garçon du monde était M. Étienne, homme de lettres converti. Chose
incroyable, sa beauté persistante et son dandysme obstiné
n'effarouchaient ni les prudes ni les jaloux. On le savait, on le voyait
amoureux de sa femme et trop heureux pour souhaiter ou regretter la
moindre chose.

Si parfois la lecture d'une lettre ou d'un journal, l'analyse d'un livre
nouveau, l'annonce d'une comédie en cinq actes, l'éloge d'un jeune
auteur inconnu lui donnait un quart d'heure de mélancolie, Hortense
était seule à le voir, et la tendre créature ne s'en ouvrait à personne,
pas même à lui. Elle s'étonnait par moments qu'un puissant producteur
comme Étienne fût resté plus de deux années sans écrire. Le fait est
qu'il ne répondait pas même à ses amis et que sans ce _mémorandum_ où il
jetait quelques lignes de temps à autre, on eût pu supposer qu'il avait
peur du papier blanc. Elle l'excusait de son mieux: il se repose,
pensait-elle. Après ce travail épuisant qui a précédé notre mariage,
deux ans de récréation ne sont peut-être pas de trop. Et puis il m'aime
tant! J'occupe tout son esprit aussi bien que son coeur; une autre idée
pourrait-elle y trouver place sans me déloger quelque peu? Tout est
bien.

Les gens du monde qui fréquentaient sa maison ne se demandaient même pas
pourquoi il n'était plus homme de lettres. Il leur semblait tout naturel
qu'on n'écrivît ni pièces ni romans dès qu'on avait de quoi vivre et
faire figure. La littérature aujourd'hui passe pour un métier comme un
autre. A qui la faute? Je ne sais; peut-être aux sociétés littéraires et
dramatiques qui remplissent les journaux de leurs débats mercantiles.
Pourquoi donc un justiciable du tribunal de commerce, un marchand de
papier noirci à tant la ligne continuerait-il le métier quand son
affaire est faite? Les tailleurs de distinction se retirent après
fortune, et les agents de change aussi. Quelques rares individus qui
écrivent sans y être forcés font l'étonnement des provinces.

Ce n'est pas que le vrai talent y soit moins admiré qu'à Paris. La
jeunesse du chef-lieu s'honorait d'habiter la même ville qu'Étienne; on
montrait sa maison aux étrangers, on achetait ses livres et on les lui
apportait humblement pour qu'il signât son nom sur le faux titre;
l'opinion le plaçait bien au-dessus de M. Laricot, ancien marchand de
boeufs, qui était cependant trois fois plus riche et pas plus fier que
lui.

Lorsqu'on sut qu'il avait fixé le jour de sa rentrée en ville, la
commission du théâtre, composée de neuf ou dix jeunes gens à la mode,
organisa une solennité en son honneur. Elle invita le directeur à monter
son drame de _Silva_; cinq décors neufs furent commandés pour la
cérémonie. Toute la ville s'entendit pour garder le secret et lui
ménager la surprise; l'_Impartial_, qu'il lisait à Bellombre, s'abstint
d'annoncer le spectacle. La femme du receveur général invita les Étienne
à dîner, sous prétexte que le déménagement devait renverser leur
marmite; on amusa si bien le héros de la fête qu'il entra au théâtre,
s'assit avec Hortense au premier rang d'une loge de face et vit lever le
rideau sans remarquer que la salle était comble et éclairée _à giorno_.
Ce ne fut pas avant la dixième réplique qu'il se tourna vers sa femme et
lui dit:

«Ah çà! que diable jouent-ils donc?

--_Silva_, mon ami.

--Tu le savais?

--Un peu.

--C'est une trahison! nous ne pouvons pas rester ici sans nous couvrir
de ridicule!

--Tu n'assistais donc pas à tes pièces à Paris?

--Jamais en évidence, et d'ailleurs on ne me connaissait pas comme ici.
Allons-nous-en!

--Ce serait faire affront à tous ces braves gens qui t'applaudissent de
si bon coeur: écoute! D'ailleurs la loge est pleine, et ce sont nos
meilleurs amis qui te retiennent prisonnier.»

Il enrageait, mais que faire? Tout bien pesé, il résolut de mettre
l'occasion à profit pour écouter sa pièce et se juger lui-même.

_Silva_ est un drame bien fait, peut-être un peu trop oratoire, mais
conduit d'une main ferme et plein de situations pathétiques. Ce n'est
pas le premier succès; la pièce, dans sa primeur, eut quarante
représentations, ce qui répond à cent aujourd'hui.

La troupe du chef-lieu, qui n'était pas des pires, se surpassa dans
cette occasion; elle se sentait soutenue et comme enlevée par la
sympathie publique. On applaudissait à tour de bras les moindres
tirades; on pleurait, on se mouchait, on criait: «Vive Étienne!» La loge
de l'auteur ne désemplit pas un moment; amis et flatteurs assiégeaient
la porte aux entr'actes.

«Ah! mon ami, dit la bonne Hortense, que je te remercie d'être resté!
Voici mon plus beau jour; grâce à Dieu, je ne mourrai pas sans avoir
joui de ta gloire.

--Heureusement, répondit-il, c'est fini; nous en voilà quittes.»

Il se trompait. Le rideau venait de tomber au milieu des
applaudissements, des pleurs et des cris, mais pas un spectateur ne
bougeait de sa place. Le régisseur frappa trois coups, l'orchestre
exécuta une marche triomphale, et le buste d'Étienne apparut entouré des
personnages de la pièce en costume et des autres artistes en habit noir.
Une trappe s'ouvrit du côté cour, c'est-à-dire à la droite des
spectateurs, et l'on vit apparaître une actrice vêtue de blanc, le front
ceint d'un laurier d'or. Elle déclama d'une voix émue une sorte de
dithyrambe élaboré par le professeur de troisième, et qui peut se
traduire ainsi: «Je suis la ville de trente-cinq mille âmes, le
chef-lieu du département où fleurit M. de Giboyeux; j'adopte
solennellement aujourd'hui l'illustre auteur de _Silva_ et de tel, tel
et tel ouvrages dont voici l'énumération paraphrasée.» Et pour conclure:

    Honneur à tes travaux qui consolent la France!
    Honneur à tes bontés pour le pauvre à genoux!
    Honneur à l'avenir, honneur à l'espérance!
    L'avenir est à toi, l'espérance est en nous!

Et le parterre d'applaudir! et les mouchoirs de s'agiter le long des
galeries! Et les bouquets de pleuvoir sur le buste de plâtre que la
jeune artiste, par une inspiration subite ou préparée, couronna aux
dépens de son propre front. La salle entière se tourna vers Étienne avec
autant d'admiration, de reconnaissance et d'amour que s'il avait sauvé
la patrie entre ses deux repas. Quant à lui, il se jeta tête baissée à
travers la foule des obséquieux, traînant Hortense à la remorque. Il
gagna la sortie du théâtre, sauta dans sa voiture et rentra chez lui en
grommelant: «Les sots! les pleutres! L'avenir est à toi! Je comprends
Charles IX et tous ceux qui ont tiré sur le peuple. Jamais plus stupide
gibier n'a provoqué les coups de fusil. Cette pièce, elle est enfantine!
Les déclamations du collége,... les ficelles de l'âge d'or! J'ai marché
depuis ce temps-là... Si je voulais! si je m'y mettais! Il y a un
nouveau théâtre à créer, je le sens, je le tiens; mais où? comment? Je
suis un astrologue au fond du puits; bonsoir, étoiles!»

Hortense l'embrassait chemin faisant et n'avait pas l'air de l'entendre;
mais quinze jours après la représentation de _Silva_ elle contrefit la
boudeuse, chercha des querelles d'Allemand, et finit par dire à son
mari:

«Tu n'es pas homme de parole: il était convenu que nous irions à Paris
tous les hivers, et l'on dirait que tu prends plaisir à m'enterrer au
fond de la province. Aussi j'ai fait un coup d'Etat; nous partons
après-demain soir, et nous avons loué pour l'hiver un petit hôtel tout
meublé, rue Bayard. Révolte-toi, si tu l'oses, méchant!»

L'homme le plus spirituel du monde a toujours moins d'esprit que sa
femme. Étienne reconnut naïvement ses torts et répondit qu'il soupirait
lui-même de temps à autre après le mauvais air de Paris.

Je les rencontrai d'aventure, le lendemain de leur arrivée. C'était à la
fin de novembre, par un de ces demi-soleils qui font courir tout Paris
au bois de Boulogne. Ils se promenaient à pied au bord du lac, et leur
coupé à deux chevaux les suivait. Étienne ne se jeta point à mon cou, et
il oublia de me tutoyer, mais il me fit un accueil très-cordial, me
présenta à sa femme et me donna son jour et son adresse. J'eus le temps
de remarquer qu'il n'avait ni engraissé ni vieilli.

On sut bientôt dans le monde des lettres qu'il était de retour à Paris.
Les journaux qui se piquent d'être bien informés annoncèrent qu'il
apportait un roman, une comédie en vers, un drame, une étude en deux
volumes sur la vie de province. Il avait lu sa comédie dans tel salon,
tel éditeur avait acheté le roman, telle et telle publications se
disputaient la primeur des fameuses études. Tous ces renseignements,
puisés à bonne source, se contredisaient comme à plaisir; je voulus en
avoir le coeur net en interrogeant l'auteur lui-même dès ma première
visite.

«Bah! répondit-il, laissez dire; il faut que tout le monde vive. Vous
seul au monde savez pourquoi je n'ai pas écrit un mot. C'était marché
conclu avant ma fuite en province, je remplis mes engagements avec une
fidélité qui ne me coûte pas. Le bonheur m'a rendu paresseux avec
délices, comme Figaro.»

Mme Étienne assistait à cette conversation; je crus lire dans ses yeux
beaucoup d'étonnement, un peu d'inquiétude et une curiosité qui n'osait
paraître. Pour ma part, je m'escrimais à comprendre qu'un homme si bien
doué se résignât à mourir tout vif. Quelques efforts qu'il fit pour
prouver son indifférence, je ne le croyais pas sincèrement détaché de la
gloire.

Sa maison fut ouverte à tout ce qui portait un nom dans les arts ou dans
les lettres; il donna d'excellents dîners et des soirées où l'on
dépensait l'esprit sans compter. Deux ou trois fois, après certaines
passes brillantes où il avait tenu le jeu contre Méry, Gozlan et les
Dumas, je vis ses yeux s'illuminer d'orgueil. Il semblait dire: «Si je
voulais!» Mais presque au même instant un nuage passait sur son beau
front, et me rappelait que le pauvre homme avait abdiqué le droit de
vouloir.

Pour le monde qui s'arrête à la surface des choses, Étienne s'amusait
follement. Il était de tous les écots avec Hortense. Ils ne manquèrent
pas un des bals officiels, qui furent nombreux cet hiver-là. Les
invitations pleuvaient chez eux, ils paraissaient dans trois ou quatre
salons le même soir; les théâtres leur envoyaient des loges, leurs
domestiques furent malades d'une indigestion de concerts.

Je me souviens d'avoir vu derrière eux la première représentation d'une
oeuvre d'Augier. Il riait, il admirait, il applaudissait et il
souffrait. «C'est la vraie comédie, disait-il, la comédie satirique.
Quels coups de dents! cela emporte le morceau. Cependant je rêve encore
autre chose, et si jamais l'occasion... mais où donc ai-je la tête? Il
s'agit bien de moi en vérité!»

Quelques directeurs, alléchés par les on-dit de journal, vinrent lui
proposer des traités magnifiques: les chefs-d'oeuvre étaient déjà moins
offerts que demandés sur la place de Paris. Il se fâcha comme un grand
épicier retiré des affaires à qui l'on viendrait demander un sou de
poivre dans son château. Je ne sais plus quel _impresario_ disait en
sortant de chez Étienne: «On prétend que l'air de la province est
calmant, et je viens de voir un garçon qui est devenu nerveux comme une
guitare à force de planter des choux.» Il défendit longtemps sa porte à
Bondidier, son éditeur, qu'il estimait de vieille date et qui lui devait
de l'argent. «Si je le reçois, pensa-t-il, il me parlera de mes livres,
et peut-être va-t-il m'apprendre qu'on ne les lit plus à Paris.»

A toute fin pourtant, il rendit une visite au digne homme, qui s'était
dérangé plus de dix fois sans le joindre. M. Bondidier lui compta une
somme importante, mais sans dissimuler que la vente allait décroissant.
«C'est une loi que tous mes confrères ont observée; on délaisse
insensiblement les auteurs qui s'abandonnent eux-mêmes; on lit de moins
en moins celui qui n'écrit plus. Tant que vous travaillez, chaque
publication fait connaître ses aînées; on a vu tout un fond de livres
invendables, condamnés au rabais, menacés du pilon, faire prime
inopinément: l'auteur avait forcé l'attention du monde en lançant un
nouvel ouvrage. Les vôtres ont une valeur intrinsèque, un mérite de
forme qui ne sera jamais méconnu; mais ils s'écouleront lentement, et
tomberont dans un oubli relatif jusqu'au jour où... je ne veux pas vous
attrister, mais c'est le lendemain de leur mort que les vrais écrivains
comme vous trouvent pleine justice. Ah! si vous m'aviez écouté! Ce _Jean
Moreau_, dont nous avons causé si souvent chez vous et chez moi, devait
marquer le point culminant de votre course. Vous seul, entre tous nos
contemporains, pouvez écrire ce livre dont le succès est garanti par
l'attente universelle. Songez donc que le roman du deuxième Empire n'est
pas fait! On le désire, on l'appelle, on l'espère, on veut qu'il vienne
avant la crise politique qui renverra la littérature légère au dernier
plan. _Jean Moreau_, comme je le comprends, et comme vous l'avez conçu,
doit vous mettre hors classe. Je ne dis pas qu'il vous fera passer avant
Mme Sand ou Mérimée, avant Balzac ou Stendhal; mais il mettra
certainement en relief des dons qui n'appartiennent qu'à vous. Vous
serez le vanneur de ce temps-ci, l'homme qui fait sauter d'une main
ferme et légère la politique, la finance, les systèmes, les préjugés,
les types, les moeurs bonnes et mauvaises, séparant la paille du grain.
Après un tel travail, vous entrez à l'Académie comme une balle dans la
cible, sans débat. Je publie vos oeuvres complètes, in-octavo pour les
bibliothèques, in-dix-huit pour tout le monde, et je vous apporte un
regain de gloire que vous n'auriez jamais obtenu de votre vivant sans le
succès de _Jean Moreau_!»

L'éloquence du vieil éditeur remua profondément l'esprit d'Étienne. Il
rentra chez lui tout ému, embrassa Hortense et lui dit: «M'en
voudrais-tu beaucoup si je faisais un livre?

--Moi, mon ami!

--Oui, toi.

--Mais je serais la plus heureuse et la plus orgueilleuse des femmes. Il
y a bien longtemps, va, que j'y pense et que je me demande pourquoi tu
n'écris plus! Je craignais que le monde ne m'accusât de te confisquer
pour moi seule, de gaspiller au profit de mon bonheur tes plus belles
années; mais je n'osais rien t'en dire, Étienne, parce que tu es le
maître et moi la servante.

--Ah çà! qu'est-ce qu'il m'a donc chanté, ce vieux fou de Bersac?

--Célestin?

--Naturellement. Il m'a fait jurer sur ta tête, ou peu s'en faut, que je
n'imprimerais plus une ligne.

--Dans les journaux? sans doute; il m'avait effrayée des journaux à
cause de ces batailles, tu sais? et ces éclaboussures d'encrier qui sont
pires que les coups d'épée. Mais un livre! un livre de toi, qui sera lu,
admiré, cité partout! Mon coeur bat à l'idée que nous le verrons
ensemble aux étalages. Tu me le dédieras, entends-tu? Je veux que la
postérité sache le nom d'une petite créature ignorante et pauvre
d'esprit, mais qui a deviné ce que tu vaux et qui t'a consacré sa vie!»

Étienne rayonnait de joie. Dans ses transports, il raconta le roman à sa
femme, il esquissa ses plans, s'arrêta aux principaux épisodes, s'égara
dans mille détails qui parurent divins à l'humble fanatique. «Nous ne
bougerons plus de Paris, lui dit-elle; j'aime Paris, un peu parce que
nous nous y sommes rencontrés, et plus encore parce qu'il vient de te
rendre à toi-même.

--Non, ma chérie, voici le printemps, il vaut mieux retourner à
Bellombre. Que de fois je m'y suis promené en rêvant à ce livre qui ne
devait jamais paraître! J'y retrouverai mille idées suspendues aux
branches des arbres, comme la laine d'un troupeau s'accroche aux
buissons du chemin.»

On fit les malles, on prit congé des amis anciens et nouveaux. Étienne
ne se priva point de nous dire qu'il allait se remettre à l'ouvrage, et
que _Jean Moreau_ serait achevé dans un an. Moi qui me souvenais, je
n'en croyais pas mes oreilles: «Vous avez donc apprivoisé le Célestin
Bersac?

--Le pauvre homme n'a jamais songé à restreindre ma liberté. Il y avait
malentendu; erreur n'est pas compte.»

Quelques fidèles, dont j'étais, leur offrirent un dîner d'adieu la
veille du départ. Le couvert se trouva mis par hasard dans ce salon du
café Anglais où nous avions soupé ensemble quelques années plus tôt. Il
s'amusa du rapprochement, et me lança un de ces regards pleins de choses
qui n'appartenaient qu'à lui. Je portai un grand toast, trop long
peut-être, au succès de _Jean Moreau_. Quelques convives étouffèrent un
bâillement, mais Hortense laissa perler deux larmes entre ses beaux cils
noirs.

Vingt-quatre heures après ils dînaient en tête-à-tête dans la grande
salle à manger de Bellombre. Étienne se fit un point d'honneur
d'attaquer _Jean Moreau_ le soir même. Il n'en écrivit que cinq lignes,
car il s'était couché tard la veille, et le voyage l'avait un peu
fatigué; mais ces cinq lignes équivalaient à la pose d'une première
pierre. Le difficile en art est de se mettre à l'ouvrage, et tout ce qui
est commencé compte comme à moitié fini.

Le fait est qu'en six semaines il abattit les deux premiers chapitres;
les trois suivants s'achevèrent du 30 avril au 31 mai: c'était le quart
du livre! Les Bersac reprirent possession des Coudrettes au commencement
de juin. Ils avaient leur belle-fille et ses deux enfants avec eux.
George venait de passer à l'infanterie de marine avec le grade de
lieutenant-colonel; il faisait route vers la Cochinchine. Célestin
craignait de mourir sans avoir revu ce cher fils; les soucis de la
séparation ajoutés aux fatigues de l'âge le faisaient dépérir à vue
d'oeil. On s'efforça de le distraire et de le consoler; Étienne le
traitait d'autant mieux qu'il était taquiné par certain scrupule, et
qu'il se sentait mal à l'aise devant le vieil original. Un soir qu'on
avait réussi à l'émoustiller un peu, il lui dit: «Une nouvelle, mon cher
monsieur Bersac! Je travaille.

--Mes compliments! l'oisiveté est la mère de tous les vices.

--Mais devinez un peu ce que je fais? Un roman!

--J'espère qu'il amusera Mme Étienne.

--Et le public aussi! reprit Hortense.

--Je crois que vous vous trompez, chère dame. Le public ne peut pas
s'amuser d'un livre qu'on ne lui fait pas lire, et si j'ai bonne
mémoire, M. Étienne en vous épousant s'est interdit de rien publier.»

Étienne pâlit un peu. «Mais, dit-il, je puis lever une interdiction que
j'ai prononcée moi-même.

--Oui, si vous n'êtes engagé qu'envers vous.»

On parla d'autre chose, et un quart d'heure après Étienne se remit à la
besogne.

Chaque fois que le souvenir de Célestin venait le distraire, il faisait
le geste d'un homme qui chasse une mouche. «Eh! que dirait le monde, si
je sacrifiais mon avenir aux manies d'un vieux fou?»

Le premier plan de _Jean Moreau_ était perdu; il en refit un autre bien
plus large, où la province tenait plus de place. Tous les types qu'il
avait observés depuis son mariage, les Bersac eux-mêmes, entrèrent dans
ce cadre et y prirent un relief étonnant. Il travaillait tous les jours
au moins quatre heures, six au plus. Jamais l'inspiration ne lui faisait
absolument défaut, mais les idées venaient plus ou moins vite. Tantôt il
s'escrimait jusqu'au soir sur une demi-page, tantôt il couvrait dix
feuillets de son écriture haute, droite, toujours nette, qui rappelle
les beaux autographes du dix-septième siècle. Peu de ratures; la grande
habitude d'écrire lui permettait de jeter sa pensée en moule comme un
métal de première fusion. De sa vie il n'avait fait deux manuscrits du
même livre ni emprunté la main du copiste; chacun de ses ouvrages allait
en bloc et d'un bond chez l'imprimeur.

Hortense, qui l'épiait avec une anxiété maternelle, s'émerveilla de voir
que _Jean Moreau_ le possédait sans l'absorber. A mesure qu'il avançait
dans son livre, les idées de roman, de comédie et même de vaudeville
s'éveillaient en foule dans son esprit. Il jeta plus de vingt plans sur
le papier sans interrompre le grand ouvrage.

Jamais il n'avait eu plus de temps, chose bizarre. Il trouvait moyen de
répondre aux lettres des amis et des indifférents eux-mêmes; il écrivait
à tort et à travers. Sa plume était taillée et l'encrier rempli, rien ne
lui coûtait plus.

Son humeur semblait plus égale, son esprit plus riant, son coeur plus
tendre qu'aux jours de grand loisir et de repos absolu; il prodiguait
les témoignages d'affection à sa femme. Loin de vouloir se séquestrer
dans son travail comme tant d'autres, il insista pour que la maison fût
ouverte, il attira la foule et fit la joie autour de lui. On le voyait à
table, à la chasse, aux promenades champêtres, plus vivant, plus
gaillard, plus pétillant que jamais. C'était l'être puissant, multiple,
prêt à tout, que j'avais admiré, non sans un peu d'effroi, le soir de
notre première rencontre; mais il ne revoyait pas Célestin sans qu'un
nuage imperceptible vînt assombrir sa belle humeur.

Un jour qu'il était seul avec l'octogénaire, il lui dit à
brûle-pourpoint: «Mon cher monsieur, ce livre avance, et je vous avertis
qu'il paraîtra.

--Grand bien vous fasse, monsieur!

--En somme, cette publication ne vous cause aucun tort, avouez-le!

--Ce n'est pas de moi qu'il s'agit. L'homme a la liberté du bien et du
mal ici-bas.

--Dites-moi franchement votre opinion. Pensez-vous qu'avant mon mariage
j'aie pris aucun engagement envers vous?

--Oui, mais que vous importe?

--Il m'importe beaucoup, sacrebleu!

--Le monde est à vos pieds; vous n'avez pas besoin de l'estime d'un
pauvre vieillard comme moi.

--Ah! tout beau! Je prétends être estimé de tous, sans exception, mon
brave homme. Pour qu'un engagement soit valable, il doit être fondé en
raison. Si je vous avais demandé la main d'Hortense, et si vous m'aviez
fait vos conditions, je les tiendrais pour sacrées, quoique absurdes;
mais ma femme ne dépendait de personne lorsqu'elle m'a choisi. Est-il
vrai?

--Je l'avoue.

--Vous êtes venu me raconter qu'elle avait peur du journalisme, et moi
qui tombais de fatigue pour avoir trop écrit, je vous ai répondu que
j'avais de la littérature par-dessus les oreilles. Est-ce un serment,
cela?

--Si vous êtes bien sûr de n'avoir rien juré, cher monsieur, vous devez
être parfaitement à l'aise.

--Mais non! Vous voyez bien que je suis agacé, et, si vous aviez le
coeur juste, vous vous rappelleriez tout ce que nous avons fait pour
vous, de notre plein gré, et vous diriez un mot, un seul mot qui me mît
à mon aise.

--Vous reconnaissez donc que j'ai le droit de garder votre parole ou de
vous la rendre?

--Non!

--Très-bien.

--Mais si j'en convenais?

--Vous me mettriez dans l'alternative ou de vous affliger, ou de prendre
sur moi la responsabilité d'une publication contraire à mes idées,
nuisible aux moeurs, irrespectueuse à coup sûr pour les majestés du ciel
et de la terre. C'est pourquoi, cher monsieur, vous ferez bien de ne
consulter que vous-même. Je n'ai aucun moyen de vous contraindre; si le
serment que vous avez prêté devant moi vous paraît incommode
aujourd'hui, vous pouvez le violer impunément et même avec quelque
profit et quelque gloire mondaine.»

Étienne était exaspéré. Il aborda de cent côtés cet être fugitif,
insaisissable et mou; ni les bons procédés, ni les prières, ni les
raisons ne purent l'entamer. Il usait sa vigueur contre cette inertie,
comme les chevaliers des légendes se fatiguent à pourfendre un fantôme
blafard. Cependant il acheva son livre.

Cela prit un peu plus de temps qu'il ne pensait. Le premier mot datait
du 17 mars, le point final fut mis le 3 septembre. On en reçut la
nouvelle à Paris, et les journaux bien informés annoncèrent que _Jean
Moreau_ était sous presse, quoique le manuscrit fût encore à Bellombre.

Dans le cours de l'été, Célestin avait failli mourir d'une bronchite, et
quelqu'un s'était intéressé cordialement aux progrès de la maladie; mais
le maudit vieillard guérit et ne s'assouplit point. Lorsqu'Étienne
reconnut que la mort ne voulait pas venir à son aide, il demanda l'appui
de Mme Bersac, il implora la femme à barbe en faveur du pauvre _Jean
Moreau_. Célestin parut s'adoucir, il promit d'autoriser l'impression,
si le livre était lu, expurgé et visé par six personnes recommandables
qu'il se réservait de choisir. C'était le rétablissement de la censure,
ni plus ni moins. L'auteur pouffa de rire, et la négociation en resta
là.

Le plus beau jour de la vie d'Hortense fut le jour où son cher mari,
après avoir relu _Jean Moreau_ d'un bout à l'autre et fait les dernières
corrections, lui mit le manuscrit entre les mains et lui dit: «Chère
enfant, voilà le meilleur de mon esprit. J'écrirai sans doute autre
chose, mais je ne me sens pas capable de mieux. Prends ce livre, je ne
te le donne pas, car il était à toi avant de naître; je te dois le
loisir et le bonheur dont il est fait.»

Il était onze heures du soir, tous les hôtes de Bellombre dormaient
comme on ne dort qu'à la campagne, après la chasse. Étienne se mit au
lit, Hortense prit place à son côté et demanda la permission de lire un
chapitre. Elle en lut deux, puis trois, si bien qu'Étienne s'assoupit.
Il se réveilla plusieurs fois, la lampe était toujours allumée.

«Mais dors donc, chérie! disait-il.

--Tout à l'heure, mon ami; il n'est pas tard, et je suis si heureuse!»

Le matin, vers huit heures, il étendit un bras, ouvrit les yeux et
s'aperçut qu'il était seul dans le grand lit. Sa seconde pensée fut pour
le manuscrit qu'il avait confié à sa femme; _Jean Moreau_ n'était plus
là. Il sonna la femme de chambre et dit:

«Où est madame?

--Monsieur, il y a une bonne heure que madame est sortie.

--Avec un livre? Avec un paquet en forme de livre?

--Oui, monsieur.

--Dans le parc?

--Non, monsieur, dans le village. D'ailleurs voici madame.»

Hortense se jeta au cou de son mari:

«J'ai tout lu, dit-elle. Je n'ai pas fermé l'oeil, impossible de
m'arracher à notre livre. Que c'est bon! Que c'est vrai! Que c'est beau!
Tu as raison, Étienne, c'est ton chef-d'oeuvre; mieux encore, c'est toi!

--Qu'en as-tu fait?

--Me crois-tu femme à perdre ce que j'ai de plus cher? Non, mon ami, tu
peux être tranquille.

--Tu as serré le manuscrit?

--Parfaitement... Sans doute.

--De quel air singulier tu dis cela!

--Tu t'es donc aperçu que je mentais? Eh bien! tant mieux, j'en suis
contente. Ta femme ne peut rien te cacher, même pour un grand bien.
Voici le fait. Tu m'approuveras, j'en suis sûre.

--Mais parle donc!

--Ah! si tu me fais peur, je ne saurai plus rien dire. Tes discussions
avec mon ex-beau-frère, ses résistances, tes scrupules, votre
malentendu, me faisaient peine et pitié. Je n'ai jamais douté de ton bon
droit, mais je me demandais par moments s'il n'était pas cruel de
contrister ce pauvre bonhomme. La lecture de _Jean Moreau_ m'a dicté un
parti héroïque. Il est moralement impossible qu'un être intelligent
s'oppose à la publication d'un tel livre après l'avoir lu. Je suis allée
chez Célestin, je lui ai dit:

«Lisez et jugez-nous!

--Malheureuse! Mes habits! Arriverai-je à temps?

--Que crains-tu?

--Tout. J'en mourrais. Je sens qu'il me serait impossible de récrire ce
qui est fait. Et je n'ai pas songé à garder une copie!»

Il courut.

Célestin Bersac était assis devant le pavillon des Coudrettes; il
faisait sauter un de ses petits-enfants sur ses genoux. «Monsieur
Étienne, j'ai bien l'honneur. Donnez-vous la peine d'entrer. Vous
paraissez ému; j'espère qu'il n'est rien arrivé à madame depuis une
demi-heure qu'elle nous a quittés?

--Ah! vous avouez donc qu'elle est venue vous voir ce matin?

--Sans doute, pour m'apporter certain opuscule qu'elle daignait
soumettre à mon humble appréciation.

--Où est-il?

--Mais chez nous, je pense, à moins pourtant qu'il ne se soit envolé.»

Étienne respira.

«Monsieur, dit-il, vous seriez bien aimable de me rendre ces papiers.
Vous les lirez, je vous le jure, mais dans quelques jours seulement,
lorsque le manuscrit, qui est unique, sera au net.

--A vos ordres.»

Le petit vieillard remit l'enfant aux mains de la mère, et il entra dans
la maison suivi d'Étienne. Les deux hommes s'arrêtèrent dans un sorte de
salon où le portrait de Bersac aîné, en robe de juge, avait l'air de
compter et d'estimer au juste prix les vieux fauteuils de Bellombre.

«Mon Dieu, monsieur, dit Célestin, c'est ici que j'ai reçu la visite de
madame. Je ne sais pas exactement où j'ai mis les paperasses en
question, mais à force de les chercher... Non, ma foi! pas plus de
manuscrit que sur la main. Est-ce que vous y teniez beaucoup?

--Plus qu'à la vie!

--J'en suis bien désolé, vos papiers sont perdus. Voulez-vous fouiller
la maison?»

Étienne répondit froidement:

«C'est inutile. Votre parole me suffit. Jurez-moi seulement sur
l'honneur...

--Sur quel honneur? le mien ou le vôtre? Vous m'avez enseigné le prix
d'une parole d'honneur.»

Le romancier se demandait si le plus court ne serait pas d'étrangler ce
vieux monstre. Célestin devina sa pensée et lui dit:

«J'ai quatre-vingts ans, cher monsieur. Mon fils est à Saïgon, vous
n'irez pas lui chercher querelle si loin. Les tribunaux? Ils me
condamneraient peut-être à deux ou trois mille francs de
dommages-intérêts. Voyez ce qui vous semblera le plus avantageux et le
plus honorable.

--Qu'est-ce que je vous ai fait?

--Presque rien. Vous m'avez berné à Paris en séduisant une personne que
je surveillais nuit et jour; vous jouissez d'une fortune qui devrait
être à moi et d'une femme que je destinais à mon fils. Vous êtes cause
que George, ma seule affection, s'est marié petitement, et qu'il mourra
peut-être au bout du monde. Vous êtes jeune, grand et beau, je suis
vieux, petit et laid; vous n'avez eu que des succès, je n'ai eu que des
déboires; on vous a couronné de lauriers sur une scène où l'on m'avait
jeté des pommes: en vérité, je serais bien injuste si je ne vous aimais
pas de tout mon coeur!

--Mais votre religion défend la haine et la vengeance, elle condamne le
vol, et vous m'avez volé le travail de toute ma vie!

--L'Église n'a jamais interdit la destruction des mauvais livres.
J'étais homme à tout pardonner, si vous vous étiez mis avec nous.

--Ainsi donc vous avez détruit...

--Rien, cher monsieur, vos papiers sont perdus; voulez-vous que nous
recommencions à les chercher ensemble?»

Étienne se sentait devenir fou; il eut peur de commettre un crime et
s'enfuit. Il rentra au château pour l'heure du déjeuner et s'habilla
aussi soigneusement qu'à l'ordinaire. Hortense était inquiète, il prit
la peine de la rassurer. Quelques convives croient se rappeler qu'il
mangea avec gloutonnerie, qu'il parla beaucoup au dessert, et que le fil
de ses idées se rompait de temps à autre. Sur les deux heures, il sortit
à cheval et ne reparut point. On le chercha toute la nuit; la douleur de
sa femme était déchirante.

Tandis qu'on fouillait les rivières, les étangs et les bois du
voisinage, je le vis entrer dans ma chambre à huit heures du matin. Il
semblait triste jusqu'à la mort, mais assez raisonnable. «J'étais né
pour produire toujours et toujours, me dit-il, comme tous les vrais
artistes. Cette longue oisiveté qu'ils m'ont imposée m'a rendu
malheureux pour ainsi dire à mon insu, au milieu de toutes les douceurs
de la vie. Je n'ai jamais été pleinement satisfait; quelque chose me
manquait, et je ne pouvais dire quoi; j'avais la nostalgie du travail.
Le voyage de Paris m'a ouvert les yeux, je me suis mis à l'oeuvre; il
s'est fait dans mon esprit une sorte de débâcle, les idées qui s'étaient
accumulées en moi ont débordé avec tant d'impétuosité que je n'en étais
plus maître. Ce fut un phénomène unique; on ne le reverra plus. Il me
serait aussi impossible de recommencer _Jean Moreau_ qu'à la Néva de
rappeler les montagnes de glace qu'elle a précipitées dans la mer.»

Il m'exposa très-nettement sa fuite de Bellombre, et le détour qu'il
avait pris pour gagner une station voisine où il était inconnu; mais je
ne pus lui arracher la cause de son départ: il ne savait pas lui-même ce
qu'il venait chercher à Paris. Il témoignait une violente aversion pour
sa femme, tout en disant qu'il l'avait adorée jusqu'au dernier jour. «Je
ne lui pardonnerai jamais, disait-il, d'avoir cru à la loyauté de ce
vieux monstre.»

C'est dans cette visite qu'il me pria d'écrire et de publier son
histoire pour l'instruction des contemporains. Je me moquai un peu de
ses pressentiments funèbres, et je voulus le retenir à déjeuner. Il
s'excusa sur quelques visites urgentes: «J'ai besoin de voir Bondidier;
on m'attend à l'imprimerie, et d'ailleurs je n'ai pas encore retenu ma
chambre au Grand-Hôtel.»

J'avais moi-même à travailler ce jour-là, et je ne sortis pas avant cinq
heures. Les premières personnes que je rencontrai sur le boulevard
m'abordèrent pour me conter son arrivée et les extravagances qu'il avait
faites.

Quelques minutes après m'avoir quitté, il entra dans une librairie et
demanda la sixième édition de _Jean Moreau_. Le commis répondit que
l'ouvrage était annoncé, mais qu'il n'avait pas encore paru. «Tu mens,
faquin, dit-il en serrant le jeune homme à la gorge; les cinq premières
ont été enlevées ce matin!» La même scène s'était renouvelée dans
plusieurs boutiques avec des variantes à l'infini.

Chez Rosenkrantz, son relieur, il demanda si l'on pouvait lui habiller
magnifiquement un manuscrit de six à sept cents feuillets in-4º. Il
choisit le maroquin du Levant, commanda les fers neufs, en esquissa
plusieurs lui-même. «Il faudra vous hâter, dit-il; c'est pour la reine
d'Angleterre, elle attend.» Rosenkrantz demanda où l'on devait faire
prendre l'ouvrage? Il répondit en ricanant: «Eh! mon cher, vous seriez
trop content si je vous le disais! Cherchez et vous trouverez. Le beau
mérite de relier un manuscrit quand on l'a sous la main! Adressez-vous
au dix-septième nuage à main gauche; Saint Pierre a mes ordres:
bonjour!»

Au cabinet de lecture du passage de l'Opéra, il bouleversa tous les
journaux en criant: «Je veux l'_Indépendance Belge_, mais entendez-moi
bien! Il me faut le numéro d'après-demain, jeudi, celui qui est imprimé
en lettres d'or: Victor Hugo m'a fait un grand article sur _Jean
Moreau_!»

J'envoyai le soir même une dépêche à Bellombre. Mme Étienne accourut à
temps pour le soigner et le pleurer, trop tard pour échanger une idée
avec lui.

Quelques journaux n'ont pas craint d'expliquer sa maladie et sa mort par
l'abus des alcools, qu'il exécrait, et du tabac, qu'il ignorait.


V

Hortense s'est replongée au fond de la province, emportant avec elle les
tristes restes de son mari. On ne sait presque rien de sa vie; l'ancien
hôtel Bersac est fermé. La pauvre veuve, qu'on dit terriblement
vieillie, végète en grand deuil dans un coin de Bellombre près du
tombeau de l'homme qu'elle s'accuse d'avoir tué. Elle pleure comme aux
premiers jours et prie parfois avec fureur; mais sa dévotion est
intermittente. On dirait par moments qu'elle a peur d'obtenir au ciel
une place trop haute qui l'éloignerait éternellement de _lui_.

Bondidier la tient au courant des affaires; vous savez que la veuve d'un
écrivain continue pendant trente années la personne de son mari.
L'édition des oeuvres complètes a réussi au-delà de toute espérance; les
volumes sont clichés, ils se vendent aussi régulièrement que les
nouvelles de Musset et les deux romans de Stendhal. Dans les quelques
années qui ont suivi sa mort, Étienne a plus gagné qu'en toute sa vie.
Hortense écrivait dernièrement à Bondidier: «Assez! ne m'envoyez plus
rien. Je ne suis que trop riche, hélas! J'imagine par moments qu'_il_ me
poursuit de ses bienfaits et que cet argent vient me dire: _Il_ n'a pas
fait un si beau mariage que vous!» Bondidier répondit: «Ah! madame, que
serait-ce si nous avions _Jean Moreau_!»

Lundi passé, comme on venait de mettre en terre un petit fagot de bois
sec appelé Célestin Bersac, le vieux curé de Saint-Maurice se présenta
chez Hortense et lui dit: «Madame, le cher homme a fait la paix avec les
morts et les vivants. Vous n'avez jamais voulu le revoir depuis la date
fatale; il vous prie de lui pardonner ses offenses envers vous et envers
votre regretté mari. Son repentir était sincère; il a voulu mériter la
clémence céleste et rendre à notre pauvre église le clocher que
Robespierre et Marat ont détruit en haine de Dieu. Mon père, m'a-t-il
dit, vous porterez à Mme Étienne ce paquet cacheté que nous avons serré
ensemble dans le trésor de votre sacristie le 4 septembre 186., à sept
heures trois quarts du matin. Il renferme des papiers de valeur dont la
vente à Paris fournira probablement la somme qui vous manque.»

                   *       *       *       *       *

Hortense brisa le cachet et trouva le manuscrit de _Jean Moreau_.

_Revue des Deux-Mondes_

1867-68.


FIN



TABLE DES MATIÈRES


  I.   La Fille du Chanoine       1
  II.  Mainfroi                  59
  III. L'Album du régiment      179
  IV.  Étienne                  241


FIN DE LA TABLE DES MATIÈRES


COULOMMIERS.--Typogr. A. MOUSSIN





*** End of this LibraryBlog Digital Book "Les mariages de province" ***

Copyright 2023 LibraryBlog. All rights reserved.



Home