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Title: La peur
Author: Haraucourt, Edmond
Language: French
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  EDMOND HARAUCOURT

  LA PEUR

  PARIS
  BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER
  EUGÈNE FASQUELLE, ÉDITEUR
  11, RUE DE GRENELLE, 11

  1907
  Tous droits réservés



EUGÈNE FASQUELLE, ÉDITEUR, 11, RUE DE GRENELLE, PARIS.


DU MÊME AUTEUR


DANS LA BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER

à 3 fr. 50 le volume.

  L'Ame nue, poésies          1 vol.
  Amis, roman                 1 vol.
  Seul, poésies               1 vol.
  Les Naufragés, contes       1 vol.

  Le XIXe Siècle, prix de poésie de l'Académie
    française en 1901                                      1 fr.  »


THÉATRE

  Shylock, comédie en 3 actes et 7 tableaux, en vers.      2 fr. 50
  La Passion, mystère en 2 chants et 6 parties, en vers    2 fr. 50
  Héro et Léandre, poème dramatique en 3 actes             1 fr. 50
  Don Juan de Manara, drame en 5 actes, en vers            2 fr. 50
  Circé, poème lyrique en 3 actes, en vers                 1 fr.  »


_Il a été tiré du présent ouvrage dix exemplaires numérotés sur papier
de Hollande_


Tous droits de reproduction et de traduction réservés pour tous pays y
compris le Danemark, les Pays-Bas, la Suède et la Norwège.



A la mémoire

de mon ami

MAURICE ROLLINAT


Vieil ami, je t'offre ces contes, parce que tu aimais les frissons de la
peur, et parce que j'aime dédier mes livres à des morts.

Tu n'as plus rien, à cette heure, que le repos, et de ton vivant tu n'as
pas eu ce que tu méritais.

Le monde t'a peu compris; il t'a fêté pour son plaisir et non pour ta
valeur: quand tu as comparu devant lui, il a applaudi des effets sans
discerner les causes et dans son enthousiasme provisoire pour ta voix,
ton geste et ton masque, il t'a décerné le renom d'un mime.

A te voir, à t'entendre, on a admiré la souplesse d'un talent habile à
parodier les cauchemars, alors que l'habileté fut précisément ce qui te
manquait le plus; on t'a pris pour un comédien prodigieux, alors que
simplement tu fus un poète naïf qui renouvelait en lui, rien qu'à
réciter son poème, les tortures de l'enfantement. On battait des mains,
dans ces instants où la magique évocation du verbe ressuscitait sous ton
crâne, avec toute leur atrocité première, les spasmes de l'idée qui
naît, qui sort et qui crie en venant au monde, comme un enfant de
douleur que véritablement elle est!

En somme, parce que Rollinat restait poète à toutes les minutes, et
intensément poète, on jugea qu'il cessait de l'être pour devenir le
colporteur de sa chanson. Peut-être que devant sa tombe et la façon dont
il y descendit, on comprendra mieux combien ce fantastique rêveur fut
sincère et le fut toujours, puisqu'il mourut de l'être trop.

La méprise dont il fut victime est facilement explicable. Avec une
candeur d'enfant, avec un besoin inné de sympathie et de confiance,
imaginant que la douleur est universelle et prenant toute curiosité pour
une communion fraternelle, il se prêtait à quiconque voulait bien
regarder en lui: on n'avait qu'à se pencher pour voir, et le jeu de sa
vie intérieure se déclanchait automatiquement; il ne résistait à
personne et se livrait à tous; mais parce qu'il se donnait si aisément
on jugea qu'il se produisait, et la torture visible à toute heure
apparut comme l'effet d'un art qui débite des imitations.

On ne s'est pas contenté de dire qu'il s'imitait lui-même: on l'accusa
aussi de copier Baudelaire et Poë. Avec plus de vérité, on pouvait dire
simplement qu'il naquit après eux; avec plus de justice on peut dire
qu'il leur ressemblait. Frère cadet de ces aînés, il les aima jusqu'à la
vénération, avec une sorte de gratitude, parce qu'en ces deux esprits,
identiques au sien, il trouvait la consolation d'une ressemblance, et
parce qu'en leur oeuvre, parachevée avant la sienne, il pouvait, ainsi
qu'en un miroir profond, mirer sa propre angoisse, sans se soumettre aux
affres de la dire: en sorte qu'on l'accusa d'être eux, précisément parce
qu'il était lui.

Rollinat fut, entre nous tous, le plus essentiellement poète: il n'a
vécu que pour son rêve, par son rêve, dans son rêve, et il en a pâti de
toutes les manières, puisque les insuffisances mêmes de sa forme souvent
peccable furent une conséquence de cet illusionisme qu'entretenait en
lui la permanente acuité de ses visions. En ce promeneur d'enfer,
réchappé du Dante ou des ténèbres, tout décelait l'angoisse d'une
hantise: son masque pâle, aux traits purs et nets, encadré dans
l'auréole d'une crinière noire qui s'agitait comme si des bouffées de
frissons l'eussent traversée sans repos, et ses prunelles électriques,
sa bouche crispée, qui lui faisait peur à lui-même... Assis devant le
piano banal, qui sous ses doigts devenait une lyre de l'autre monde, il
se tournait de trois quarts, et chantait en vous regardant: l'atroce
peur dont il était rempli sortait de lui en effluves magnétiques,
entrait en vous, et les plus sceptiques comme les plus gouailleurs,
lorsque leur oeil avait rencontré l'oeil de cet homme-là, ne savaient
plus rire de tout un soir, mais remportaient chez eux les épouvantes
d'un mystérieux au-delà...

Aucune tragédienne, aucun orateur, nul autre aède et nulle sibylle n'ont
su plus violemment empoigner l'auditeur par ses fibres profondes, le
pincer jusqu'à la douleur aiguë, le tordre jusqu'à l'écrasement.

Cette contagion psychique s'exerçait d'autant mieux qu'elle était moins
voulue; bien loin qu'il jouât d'une force, il en était le jouet, comme
les autres, et elle ne subjuguait les autres avec tant de puissance que
parce qu'elle le possédait lui-même et tout entier; un démon habitait en
lui, dont il était la proie perpétuelle, et il le promenait par la
ville, par les champs, toujours, image d'un Prométhée errant qui
déambule avec son aigle intérieur, et qui fait dresser les cheveux sur
la tête des hommes, quand par hasard il lève son manteau et leur laisse
entrevoir le drame de sa plaie.

La Peur! La fantastique peur, la peur universelle, peur de la mort et de
la vie, celle des formes perceptibles et des visions irréelles, du monde
ambiant et du mystère, la Peur divine, telle que la connurent les
ancêtres préhistoriques, lâchés nus et sans armes dans la forêt sauvage,
parmi l'hostilité de tout, et qui lancina si cruellement les premières
pensées humaines qu'elles se tendirent vers le ciel, pour crier grâce
contre la terre, et inventèrent des dieux pour être secourues!

Celui qui vécut de la sorte ne pouvait pas vivre longtemps: ses amis le
pleurent encore, parce qu'il fut cordialement aimé, avec tendresse, avec
pitié, avec respect, comme le mérite un être d'exception qui porte en
lui le fardeau sacré, et qui en meurt. Mais ce qu'il faut dire et dire
surtout, c'est la vénération due à cette sincérité d'autant plus
respectable qu'elle fut suspectée, et qui a fait de Rollinat un des
derniers poètes accordés à un monde d'où le rêve s'en va.

E. H.



LA PEUR



LE SETUBAL


Cette affaire du _Setubal_ ne fut jamais élucidée; on peut même dire, ou
supposer, que les pouvoirs publics et l'opinion en détournèrent
volontairement leur attention, comme si l'on se fût trouvé en présence
d'un mystère qu'il valait mieux laisser dans l'ombre. Seul, un journal,
qui possède le renom d'être assez bien informé en matière de choses
maritimes, publia un article, étrangement énigmatique, et qui
ressemblait à un commencement d'enquête ou de révélations; sa teneur
imprécise et quelques sous-entendus donnaient à penser qu'il tendait
tout d'abord à amorcer la curiosité des lecteurs, et qu'il serait
bientôt suivi d'éclaircissements sensationnels.

Les journaux de l'étranger, et plus particulièrement ceux des nations
qui ne sont point sympathiques à l'Espagne, ne se firent, comme on peut
croire, aucun scrupule d'accueillir les insinuations de notre
compatriote; mais, à leur grand désappointement, son premier article ne
fut complété par aucun autre.

Le rédacteur avait-il compris à quel point ses accusations seraient
importunes, au cours d'une guerre déjà difficile, et quel danger ce
serait pour le pays de semer dans la flotte des ferments de défiance
entre nos marins et leurs chefs? Peut-être s'était-on ému, en haut lieu,
de ce péril moral, plus grave encore que l'événement lui-même? Il se
peut que le gouvernement ait apprécié l'urgence d'arrêter les
indiscrétions du journaliste, par des moyens que j'ignore. Peut-être
aussi, deux familles puissantes, intéressées d'honneur à ce que rien ne
fût ébruité, achetèrent le silence de la presse? Quoi qu'il en soit des
procédés mis en oeuvre pour obtenir ce résultat, l'affaire n'eut pas de
suites: les journaux étrangers supposèrent, j'imagine, qu'un polémiste
de mauvais goût avait, mal à propos, échafaudé de romanesques hypothèses
qu'il lui fallait abandonner faute de preuves, et ils passèrent outre.

Sur ces entrefaites, d'ailleurs, la formidable bataille de Capo-Maisi
attira sur elle l'attention du monde, et l'aventure de Santiago fut
reléguée parmi les affaires déjà anciennes et de moindre importance.

Il faut noter cependant que le journaliste parut alors revenir à la
charge; dans un article insidieux, tout guindé de patriotisme, il se
lamentait à nouveau sur la perte prématurée du cuirassé le plus récent
et le mieux armé de notre escadre, et il s'attachait à démontrer que, si
cette puissante unité n'avait pas fait défaut à notre flotte, en un
moment décisif, l'issue de la bataille n'eût pas été la même: il
établissait assez judicieusement que l'ennemi, dont les vaisseaux
éprouvèrent une si grosse difficulté à doubler la pointe du Maisi,
n'auraient pu réussir dans cette manoeuvre, si les canons du _Setubal_
s'étaient trouvés là pour barrer la route, et conséquemment nos forces
navales n'auraient pu être enfermées dans une anse où leur écrasement
devenait certain: le sort de deux empires en eût été changé!

«A quoi tient, disait-il, la fortune des peuples?» Et sur ce thème des
petites causes qui produisent de grands effets, ses insinuations
recommencèrent. Mais cette fois encore il renonça à rien préciser, et se
tut.

Ces tentatives, ou d'autres analogues, peuvent se renouveler quand je ne
serai plus là pour rétablir la vérité: je dois la dénoncer puisque je la
connais, et je n'estime pas que désormais aucun scrupule doive me
retenir, puisque la guerre est terminée, et que mes révélations,
incapables maintenant d'apporter un trouble quelconque dans l'esprit de
la flotte, sont au contraire de nature à divulguer certains vices
d'organisation, auxquels il serait sage de remédier dans l'avenir.

Un point est acquis: la destruction du _Setubal_ ne fut pas l'oeuvre des
ennemis, leur amiral l'a formellement déclaré, et il a démontré que pas
un de ses torpilleurs n'avait pu approcher du navire, pendant la fatale
nuit du 22 juin; donc, à l'heure actuelle, les responsabilités de cette
ruine retombent en entier sur mon frère qui commandait le cuirassé dont
il s'agit; il m'importe d'établir dans quelles limites il fut coupable,
et de dégager sa mémoire d'une suspicion terrible, quelque scandale qui
puisse en résulter pour d'autres.

Je raconterai donc ce que je sais, étant à même de corroborer mes dires,
par témoins et par documents écrits. Voici les faits. On n'y relèvera
qu'une inexactitude, volontaire, d'ailleurs, et relative aux noms des
personnages et des lieux, car il m'a paru préférable, pour le moment du
moins, de taire les uns et les autres.

                                   *

                                 *   *

Quatre années avant la guerre qui nous fut néfaste, mon frère Miguel,
alors simple lieutenant à bord de l'_Hippocampe_, fit escale à Santiago,
et le séjour dans cette rade se prolongea durant plusieurs mois.
Personne ne songeait à s'en plaindre: la société prodiguait aux
officiers le plus gracieux accueil, et l'existence s'écoulait en fêtes
perpétuelles, données à terre, rendues à bord. Cette escadre, qui allait
bientôt périr, semblait vouée aux dames et aux fleurs; si j'en dois
croire les confidences, maint roman s'ébaucha, et même fut mené à bien,
ou à mal.

Quant à Miguel, il s'était violemment épris d'une jeune créole de grande
beauté, dont la famille occupait aux Antilles une situation des plus
hautes, par le nom et par la fortune.

Nous sommes, mon frère et moi, relativement assez pauvres, mais de bonne
noblesse, et pouvant prétendre à toute alliance; d'autre part, Miguel
s'annonçait comme professionnellement destiné à un brillant avenir: rien
ne s'opposait donc aux espérances qu'il avait pu concevoir.

Car il s'agissait, entre lui et la señorita Mercédès, non pas d'une
galanterie passagère, mais d'une union durable, et les amoureux
n'avaient guère tardé à échanger librement leurs promesses. La jeune
fille se savait aimée, elle aimait, et tout entière elle s'abandonnait
aux joies du sentiment nouveau, n'imaginant pas qu'une opposition
quelconque pût se lever jamais entre elle et son désir: fille unique,
adulée et choyée des siens, elle avait vu jusqu'alors l'autorité de tous
s'incliner devant sa tyrannie d'enfant, et ses caprices étaient des
lois. Son premier désenchantement l'attendait dans son premier amour.

Les destinées avaient voulu que le lieutenant don José de *** Y ***,
comte de ***, se fût également épris d'elle: ceux qui connurent ce
gentilhomme, et qui ont également connu mon frère, comprendront sans
peine qu'une vierge de seize ans n'ait point hésité entre ces deux
rivaux. Miguel, sans être un joli garçon, dégageait cette généreuse
impression de vie et de jeunesse, cette belle humeur que donne un esprit
droit dans un corps de santé alerte: il était franc, sûr, aimé de
plusieurs et estimé de tous.

Don José se montrait tout juste le contraire: bilieux, jaune, laid, il
était sombre et dur, profondément antipathique; d'une intelligence vive,
mais d'une morgue si hautaine qu'elle le rendait insociable, il se
donnait des airs d'infant, sous prétexte que sa généalogie remontait à
un bâtard du roi Philippe II, auquel il ressemblait d'ailleurs. Il en
avait la taille et le port, la face longue, et cette proéminence du
maxillaire inférieur qui caractérisa Charles-Quint et sa descendance; il
en avait aussi les passions violentes, irréductibles, que l'obstacle
irrite comme une insulte, et l'égoïsme sans pitié devant qui rien
n'existe, brisant ce qui le gêne et continuant sa route. «Je n'admets
pas... Je ne permets pas...» étaient ses formules ordinaires. Il se
prisait si haut qu'il faisait peu de distinction entre le reste des
vivants, et, sans se donner la peine de dissimuler son mépris, il ne
considérait l'humanité que comme un grouillement lointain et vague;
lorsque, par exception ou par nécessité, il s'était montré gracieux
envers quelqu'un, il murmurait en manière d'excuse: «Il ne faut pas
décourager les chiens.» Il avait fait de cette phrase un proverbe pour
son usage. La vie de ses hommes ne comptait pas pour lui, et l'opinion
de ses pairs ne comptait pas davantage, puisqu'il ne se connaissait
point d'égaux: lui seul était son juge, et ses actes ne relevaient de
rien ni de personne, sinon de lui. Mélancolique, en surplus, et fort
dissimulé, mais encore plus renfermé, il ne daignait communiquer, à qui
que ce fût, ni ses projets ni ses idées: ses actions éclataient
brutalement, avec un caractère d'imprévu dont ses camarades furent
souvent étonnés ou choqués. La vue du mal le mettait en joie, comme une
constatation de la vilenie universelle, et lui crispait la face d'un
rire court. Il parlait peu, et à peu de gens.

Il avait demandé et obtenu le commandement d'un torpilleur, où
l'indépendance est plus grande, la vie plus solitaire; son équipage le
craignait en le détestant, et nul, dans la flotte pas plus qu'à terre,
ne pouvait se dire ni se croire son ami.

A peine avait-il, deux ou trois fois, adressé la parole à Mercédès; rien
ne révélait qu'il l'eût particulièrement distinguée. Un jour, elle
apprit qu'il sollicitait sa main; elle ne fit qu'en rire. Mais son père
ne riait pas: il lui remontra, le plus sérieusement du monde, les
avantages sociaux que présenterait cette union; dans une scène, qui
paraît avoir été assez violente, il déclara que ce mariage était chose
décidée, et se ferait.

Je n'entrerai point ici dans le détail des multiples efforts que
tentèrent les deux amants, des interventions et des supplications
auxquelles ils recoururent. Rien ne fit; l'idée de s'apparenter à une
famille presque royale obnubilait l'entendement du père, et sa vanité
prévalut sur toute considération sentimentale. Les fiançailles furent
solennelles.

Don José ne se dissimulait en aucune sorte les répugnances de la
señorita, mais il n'en avait point souci: que sa propre volonté fût
accomplie, cela lui suffisait.

--J'en aime un autre, lui dit sa fiancée.

--Eh bien! Mademoiselle, vous l'oublierez.

La prudence du père et la défiance naturelle de don José appréhendaient
que les amoureux eussent recours à des moyens extrêmes pour rendre
irréalisable le mariage projeté, et pour imposer le leur par un fait
accompli: Mercédès n'y eût certes pas fait de résistance, et mon frère
eût osé un enlèvement au risque de compromettre sa carrière par le
scandale d'une telle équipée.

Mais rien de semblable n'arriva, car toutes mesures avaient été prises
pour empêcher désormais une rencontre des deux amants: doña Mercédès et
Miguel ne se revirent plus.

Si donc la fiancée n'apportait pas à son époux un coeur intact et libre,
il n'avait du moins à se plaindre d'aucun grief plus grave, et don José
n'en demandait pas davantage.

Aimait-il vraiment sa femme? Il est loisible d'en douter: peut-être son
caprice n'avait pas eu d'autre origine qu'un sentiment de basse envie,
provoquée par le dépit de constater, avec tout le monde, la préférence
qu'une superbe créature marquait à l'un de ses collègues; le goût de
nuire l'avait excité; l'entêtement avait fait le reste, aidé par ce
besoin de vaincre les résistances et de dominer tout.

Les noces eurent lieu, dès que le comte reçut les papiers officiels
qu'il avait réclamés; en même temps, un congé lui permettait de quitter
l'escadre, et de rentrer en Europe, où il emmena la nouvelle comtesse.

                                   *

                                 *   *

Le père avait espéré qu'un changement d'existence, des plaisirs mondains
et des honneurs auraient promptement raison d'une amourette ancienne: la
jeunesse oublie vite! Mais doña Mercédès n'oubliait pas plus vite que
mon frère: leurs lettres en font foi.

Je possède un coffret rempli de celles que la comtesse adressait à
Miguel; elles datent du premier jour, et sans interruption se succèdent
pendant plus de trois années; elles sont pleines d'une passion tenace
que n'entament ni l'absence ni sa durée, et du remords aussi d'avoir
trop faiblement lutté jadis contre les pressions étrangères, d'avoir
manqué de courage; on y sent vibrer les rancunes d'un orgueil outragé
qui se révolte, et même le regret des ivresses que l'on n'a pas osé
connaître, dans le temps où elles étaient possibles; surtout on y sent
un espoir qui ne renonce ni à la vengeance, ni au bonheur; à maintes
reprises, on y voit don José brutal et narquois, haineux plus
qu'amoureux, proférant des menaces contre sa femme, parfois avec un
cynisme dont la phrase suivante peut indiquer le ton:

«Pensez ce que vous voudrez, dit-il, aimez qui vous voudrez; mais si par
malheur il vous arrivait d'être infidèle, n'espérez pas que je l'ignore,
et soyez bien assurée que je ne vous permettrais, ni à l'un ni à
l'autre, d'y survivre une seule minute.»

Au reste, les amants ne s'effraient guère; ils le tromperaient sans
scrupule. Miguel écrit:

«Le voleur, est-ce lui ou moi? Avec son or, avec son nom, il est venu te
prendre à moi, quand ton amour t'avait donnée! Que dis-je? Il lui a
suffi de les montrer et de les faire briller, son or et son nom, pour
qu'on te jette dans ses bras, et il les remporta avec toi! Nous nous
aimions pourtant, et tu étais bien mienne,... etc.»

Mais les amants attendent leur jour, avec la certitude qu'il viendra:
s'ils doivent ou non payer de la vie un bonheur plus précieux que la
vie, peu leur importe! Ils auraient tort, d'ailleurs, de s'inquiéter
outre mesure, puisque l'étroite surveillance de don José ne réussit même
pas à empêcher une correspondance qui se renouvelle presque
régulièrement, de semaine en semaine, par les moyens les plus simplement
classiques.

Cette singulière alliance, tant bien que mal, dure trois ans et quatre
mois.

Enfin, les bruits de la guerre imminente suggèrent à doña Mercédès un
plan qu'elle développe dans la cent quarante-neuvième lettre. L'escadre
de l'Atlantique devait se concentrer à Santiago: mon frère, qui venait
d'être appelé au commandement du _Setubal_, et don José, qui rejoignait
son torpilleur, allaient partir l'un et l'autre pour les Antilles: la
comtesse prétexta l'ennui de demeurer en Europe, où elle n'avait ni
parents ni amis, et l'angoisse de vivre sans nouvelles, sachant les
siens exposés à mille dangers, alors que l'occasion se présentait si
normalement de retourner vers eux, pour le temps que dureraient les
hostilités.

Elle proposa cette combinaison, mais don José refusa net, d'abord parce
que l'idée ne venait pas de lui, mais surtout parce que, sans doute, il
éprouvait quelque sérieuse méfiance. Mercédès insista, fit télégraphier
par son père; don José n'en fut que davantage confirmé dans ses soupçons
et dans ses refus; sa femme déclara qu'une pareille tyrannie était
exorbitante, capable de provoquer toutes les représailles.

--Ne vous y risquez pas, répondit don José.

La guerre était déclarée: il partit.

Au bout d'une semaine, par le premier paquebot, Mercédès se mettait en
route à son tour, et la surprise du comte ne fut pas excessive,
lorsqu'un jour, débarquant à Santiago, il apprit que sa femme venait d'y
arriver, et qu'elle était chez son père.

--Je vous l'avais défendu, Madame, parce que je vous devine: mais prenez
garde!

Les rapports entre les deux époux se faisaient alors plus tendus que
jamais: leur aversion était devenue réciproque, et nulle décence
n'atténuait plus l'expression de cette mutuelle rancune: le mari
exécrait sa femme d'avoir pu lui tenir tête, et il se complaisait à lui
hurler sa haine, dans des accès de furie; il la brutalisait, allant
parfois jusqu'à s'imposer à elle par la violence et comme un châtiment,
pour l'humilier en lui prouvant sa faiblesse.

Elle était bien résolue à ne plus revenir en Europe, et il le
pressentait.

Elle écrit: «Il est fou, par instants, à moins qu'il ne le soit
toujours. Je te jure qu'il n'a pas toute sa raison, je te jure qu'il me
tuera! Il m'a dit, l'autre soir: «Je sais fort bien que vous ne me
tromperez pas, et je me charge de vous en ôter le moyen, sinon l'envie;
mais je vous conseille de ne jamais faire que le monde vous en accuse,
même innocente, car ce serait tout comme: la femme de César ne doit pas
être soupçonnée! Le nom dont vous portez l'honneur a toujours fait
trembler et n'a jamais fait rire, souvenez-vous-en!» Ah! bien-aimé, mon
bien-aimé, s'il doit me tuer, qu'au moins je t'aie revu, avant!»

A Santiago, don José exerçait autour de sa femme un véritable
espionnage. Le gros de l'escadre, dont le _Setubal_ faisait partie, se
tenait au large, à trois milles de la côte, et personne ne venait à
terre; l'amiral avait donné sur ce point des injonctions formelles, la
flotte pouvant être appelée, d'une minute à l'autre, à des mouvements
imprévus; les torpilleurs, au contraire, se livraient à de fréquentes
manoeuvres, entre l'escadre et le port, et don José en profitait pour
exercer par lui-même une police plus active.

                                   *

                                 *   *

Brusquement, le 22 juin au matin, ordre lui fut transmis d'avoir à
rallier l'île de Navaza, en compagnie de trois autres torpilleurs. Qu'il
soit parti bravement, dans la joie du soldat qu'on appelle à l'action,
cela n'est rien moins que probable: il laissait sa femme trop près de
son rival, et la jalousie le torturait de craintes.

Quoiqu'il en soit, vers midi, la flottille des torpilleurs disparut à
l'horizon.

Mon frère la regardait du haut de sa passerelle; quand les dernières
fumées s'évanouirent dans la brise, au bas du ciel, il se retourna vers
la ville, heureux de penser que Mercédès y était libre et seule, pour
quelques jours du moins. Quant à bénéficier lui-même des circonstances,
pour se rapprocher de son amie, il ne pouvait l'espérer, car rien ne
faisait prévoir que les rigueurs de la consigne dussent être
prochainement adoucies, et son devoir l'emprisonnait à bord.

Il écrit: «Je t'aime, je pense à toi, je me délecte de l'idée que
l'odieux bourreau n'est plus à tes côtés, et je me sens moins séparé de
toi dès qu'il n'est plus entre nous deux. La distance est moins grande,
je te vois mieux, et comme de tout près; parce qu'il n'est plus là, je
te vois à travers les murs: tu traverses ta chambre, tu viens à ta
fenêtre, tu regardes vers les navires et tu y reconnais le mien; tu me
souris, je vois tes yeux, je vois jusqu'au fond de tes yeux, et je
descends dans ton âme: je t'aime.»

Tel est le dernier billet, qu'il ne signe pas, mais qu'il date. Chiquet,
son ordonnance, qui le sert depuis des années et lui est ardemment
dévoué, prend un canot et porte le pli. Il revient au bout de deux
heures, sans rapporter de réponse; il dit que la señora a lu le billet,
qu'elle avait l'air d'être bien contente, mais qu'elle n'a pas écrit.

Miguel se montre d'abord un peu déçu de ce silence; après le premier
moment de déception, il se résigne, et durant tout le reste du jour,
rien dans son attitude ne présente les symptômes d'une préoccupation ou
d'une joie anormales.

Vers le soir, l'amiral le convie à dîner à sa table; ses commensaux sont
unanimes à déclarer qu'il fut, à ce repas, exactement pareil à ce qu'il
avait coutume d'être.

A onze heures, il quitte le vaisseau amiral et regagne son bord.

Chiquet, qui guettait son retour, s'avance pour lui parler, mais
l'officier de service s'interpose.

--Mon commandant, il y a une dame.

--Une dame?

--Qui vous demande; elle est dans votre cabine.

Il a deviné, il se précipite. Dès qu'il ouvre la porte, Mercédès, avec
un cri, se jette sur sa poitrine, et ils s'étreignent longuement, en
silence: pendant quatre ans, ils ont attendu ce baiser, et c'est, depuis
quatre ans, la première fois qu'ils s'approchent, qu'ils se touchent.
Ils pleurent, en se serrant, et ne peuvent articuler un mot.

Elle parle, enfin, et sa parole est comme un souffle:

--Miguel...

Il a réentendu la voix aimée! Mais bien vite il se ressaisit.

--Tu es venue! Comment es-tu venue ici?

--Je t'aime!

--Il ne fallait pas! Il faut que tu partes!

--Pourquoi? Ne sommes-nous pas vingt fois venues à bord, en bandes,
quand j'étais jeune fille.

--En temps de paix, chérie! Mais il faut s'en aller. Pars!

--Je t'aime!

--Et moi aussi, je t'aime! Adieu, va... Adieu!

Il lui tenait la tête, à deux mains, et lui baisait le front près des
cheveux, lui baisait les paupières et le cou, s'enfouissait le visage
dans les cheveux défaits, en répétant sans cesse: «Adieu!... Adieu!...»

Mais à son tour elle lui prit la tête et le regarda dans les yeux, tout
près, avec des prunelles de folle, et elle lui parla sur la bouche:

--Je t'aime, je reste!

Sur la réponse qu'il allait faire, elle colla ses lèvres.

Miguel l'enlaça: elle était cambrée contre lui, la tête renversée sous
la pression de leur baiser, et ses cheveux lui pendaient dans le dos.

Chiquet rôdait alentour, et vit la scène, car Miguel n'avait pas pris le
temps de pousser la porte derrière lui. Le matelot pensait que son
maître, en cette circonstance un peu bizarre, aurait à lui donner des
instructions spéciales, et il les attendait: il se décida à frapper, ne
fût-ce que pour attirer l'attention du commandant sur la porte qui
restait ouverte.

Il raconte que son chef, en l'apercevant, parut sortir d'un rêve, et
que, de nouveau, il se mit à supplier la dame de partir, essayant de lui
démontrer que sa place n'était point là; mais elle s'était blottie dans
le creux de son épaule «comme un petit enfant dans une niche», et elle
restait sans répondre, secouant seulement la tête pour dire «non», et,
en refusant d'obéir, elle souriait, dit le marin, pour montrer mieux
qu'elle était décidée à ne pas bouger.

Le matelot, qui craignait «quelque grabuge, rapport, dit-il, que c'était
la femme d'un officier», osa même intervenir, avec cette liberté que son
maître tolérait chez lui, et il parla pour expliquer à l'étrangère qu'il
la reconduirait très gentiment, si elle voulait bien revenir avec lui.

Elle ne parut point offensée de cette intervention, mais elle se tourna
vers Miguel, avec une mine caressante, et, d'un air tout tranquille,
elle dit: «Explique-lui donc que je reste, toi...» Puis, elle ajouta
très bas, mais d'une voix impatiente:

--Et qu'il s'en aille...

«C'était, dit le matelot, à damner un saint! Alors, mon commandant m'a
fait un signe: il cédait, cet homme. J'en aurais fait autant à sa place,
voyez-vous. Et je m'en allais: de triomphe, la dame s'est mise à rire,
en battant ses petites mains, qui avaient des bagues.»

                                   *

                                 *   *

Je n'essaie point d'atténuer la responsabilité de mon frère, qui reste
notoirement coupable d'avoir reçu à son bord, pendant cette nuit-là, et
devant l'ennemi, la femme qu'il aimait; je note simplement qu'elle était
venue l'y rejoindre par surprise, et qu'elle y restait en dépit de ses
prières.

Le matelot Chiquet, à qui je laisse la parole, continue son récit en ces
termes:

«Je m'en allais, mais mon commandant m'a rappelé. Il a fait deux pas
vers moi, et il causait très vite, très bas, aussi, pour n'être pas
entendu par la dame; il m'a dit:

--Prends le canot, sors, guette, va partout, vois tout, tu me comprends?

Je ne comprenais que trop: il s'agissait de veiller au mari, qui pouvait
revenir, en somme, tout d'un coup, comme il était parti. C'était
peut-être un pressentiment qu'il avait, mon commandant, quand il m'a
passé l'ordre. Moi, je suis allé avec un seul homme pour la barre, car
ce n'était pas un cas à faire de l'esbroufe. J'ai mis le canot à l'eau;
après les premières brasses, et quand juste nous venions de ranger le
navire, j'ai levé la tête et j'ai vu, là-haut, mon commandant, debout
sur la passerelle, avec la dame tout contre lui, et ils se découpaient
en plein milieu du ciel bien balayé, avec des étoiles en rond tout
autour d'eux.

A la guerre comme à la guerre! Je n'avais pas le coeur de les blâmer.
Après ça, je les ai vus descendre, et j'ai bien imaginé que mon
commandant emmenait sa belle dame dans la cabine de l'entrepont, la plus
cossue, ma foi, et qui ne servait à personne, étant destinée à recevoir
l'amiral ou les princes, quand ils viennent à bord. Bien juste, alors,
qu'on y loge le paradis, puisqu'il était chez nous! Et je trouvais ça
tout naturel! Et je me disais:

--Un malin, mon commandant! Il ne veut pas qu'on le dérange, et il s'en
va dans un endroit où il sera tranquille, au frais.

Ça me faisait rire un peu. Ah! malheur! Au lieu de rire comme une bête,
si je leur avais seulement crié de ne pas descendre là dedans! Le
paradis, que je croyais? L'enfer, plutôt! Et quand j'y pense... Mais je
ne pensais à rien. Il y a des choses qu'on ne peut pas prévoir! Même si
on en avait l'idée, on ne les croirait pas, bien sûr, car il faut être
un damné, comme... je ne peux plus dire ce nom-là!

Donc, je m'étais mis à ramer, allant de long en large, et j'inspectais
tout.

Une bonne brise s'était levée du Sud-Est, dès minuit, et la mer
clapotait. C'est un peu dur de nager seul. Au bout d'une heure, je me
dis qu'il vaudrait mieux gagner le port, puisque, aussi bien, on n'avait
rien à craindre du jaloux, même s'il revenait, puisqu'il ne pouvait rien
soupçonner tant qu'il n'aurait pas été d'abord à sa maison, voir que sa
femme était partie. Je vire à bâbord, le vent me pousse; en vingt
minutes, me voilà à quai, et j'attends, l'oeil au large.

Il y avait pas mal de caboteurs, et des transports, qui me gênaient un
peu, mais j'avais trouvé une bonne place, et, par une échappée, je
voyais loin: la flotte était là-bas, en rang, avec tous ses feux qui
brillaient, bien calmes et fiers à donner confiance, et les étoiles,
au-dessus, qui continuaient nos feux jusque dans le ciel.

Ça dure une heure. Je me repose.

La brise fraîchissait de plus en plus; la mer moutonnait jusque dans le
port. Je me dis:

--Mauvaise apparence...

Je connais ces pays-là. En quelques minutes, plus une étoile; le ciel
était comme de la poix.

--Ça va ronfler!

Je me décrochais les yeux à guetter. Tout d'un coup, qu'est-ce que je
vois, noir, entre les lames, et qui file? Une baleinière, un torpilleur?
Pas de feux! Pourquoi? On dirait que ça fume, mais si peu...

Je saute sur mes avirons, et en avant! Mon barreur dormait, je le
réveille et nous filons entre ces satanés chargeurs qui encombraient le
port. Je perds de vue la chose noire, mais je la retrouve; d'ailleurs
elle se rapproche.

Plus de doute, c'est un torpilleur!

Lequel? Celui du mari, ou l'un de ceux qui sont restés avec l'escadre?

Il faut s'assurer. Je tourne, je me faufile: du temps, tout ça! Le vent
et les lames me poussaient par tribord. Mon torpilleur était arrêté au
quai. Je le rallie, pour lire son numéro. Mille tonnerres! c'était le
vrai!

Je reconnais le quartier-maître, qui est de mon pays, et je fais
l'étonné:

--Tiens! Vous autres? Qu'est-ce que vous fabriquez ici? On vous croyait
à Navaza.

Il me répond en disant:

--Ah! bien oui! C'est le tour des copains! Mais nous, demi-tour!

Je voulais le faire causer, et je pars à rire avec lui, bien que je n'en
avais guère envie, et je dis d'un air bonasse:

--Alors, comme ça, tout simplement, demi-tour?

--Probable que le lieutenant avait des ordres.

--De rallier sa couchette, hein? et sa bourgeoise?

Il rit de plus belle, en se tapant la cuisse:

--Ah! il n'a pas traîné, non! Si tu l'avais vu sauter à terre!

J'en savais assez long. Je crie: «Bonsoir!» Je tire sur les avirons. A
mon barreur, je dis de nous envoyer droit sur le _Setubal_, par le plus
court. Souque dur! Pas un coup d'aviron à perdre!

En ramant, je réfléchissais: «Il est déjà chez lui ou presque: sa maison
n'est pas loin, et il a dû trotter, puisqu'il a tant fait que de revenir
à terre. Il est revenu de rage, bien sûr, en brûlant la consigne, et
sans ordres, bien sûr! Un marin qui largue son poste, de cette
manière-là, devant l'ennemi, c'est un gaillard qui en tient, et qui ne
recule devant rien. Il se doutait du coup, et il n'avait pas tort!
Souque dur, camarade! Faut avertir mon commandant.»

Je tirais à me casser les bras, mais nous n'avancions pas vite, surtout
quand on eut quitté les abris. La mer était toute démontée, et le vent
debout, qui nous travaillait d'une force! Nous piquions dans les lames;
on embarquait des paquets d'eau.

--Souque dur, que je me disais, pour arriver premier!

La sueur me coulait du front, et je soufflais comme un phoque, en
serrant les mâchoires.

Je demande:

--Encore loin?

--Au moins deux milles.

Souque dur! Jamais je n'ai ramé comme ça. Je m'en souviendrai toute ma
vie.

Le canot s'alourdissait de toute cette eau embarquée.

--Pique droit. Amarre le gouvernail. Écope pendant que je nage.

Le barreur ne comprenait pas pourquoi je voulais aller si vite: il
n'avait pas besoin de comprendre.

--Écope!

Il obéit; il tire l'eau qui déjà nous noyait le bas des jambes.

--Encore loin?

--Un mille, peut-être bien.

--Ça n'avance pas, bon Dieu! Écope!

Dans le bruit qu'il fait en tirant l'eau, voilà que j'entends un autre
bruit.

--Arrête! que je dis tout bas.

Il cesse, j'écoute: «Chu-chu-chu...» On dirait un vapeur?

--C'est-il lui, arrière?

--Qui, lui?

--Torpilleur?

Il se dresse debout, il regarde, et il dit tranquillement:

--Oui, c'est un torpilleur, même qu'il n'a pas ses feux.

--Il nous gagne?

--Sans douleur, tu peux croire.

Il rit, et je l'aurais étranglé, si j'avais eu des mains de reste, à
l'entendre rire dans un moment pareil. Il se remet à tirer l'eau, mais
nous en prenions plus qu'il n'en ôtait, car la mer se faisait plus
mauvaise à mesure que nous venions au large.

Déjà je voyais, par à-coups, la cheminée du maudit torpilleur,
par-dessus la crête des vagues, sortir, rentrer, et j'entendais de mieux
en mieux: «Chu-chu-chu...»

Il venait sur nous. Bientôt, je vis une pointe, noire, avec l'écume
blanche de chaque côté.

--Ils vont nous couler! dit le barreur.

Et il donne un coup de barre à bâbord.

Il crie:

--Hé! du torpilleur!

La grosse bête arrive et nous rase, à nous prendre dans son remous: nous
n'étions pas à deux brasses. J'entends des voix qui disputent; le
lieutenant criait un ordre, et le second maître répondait des choses:
quoi? Je n'en sais rien, car il parlait à peine, à la manière de
quelqu'un qui n'ose pas dire ce qu'il pense; mais le lieutenant répétait
son ordre avec colère; j'ai très bien reconnu la voix de don José; je
n'ai pas vu sa figure, à cause de l'obscurité, mais ses gestes, je les
vois encore, en ombre chinoise, et je pourrais jurer qu'il tenait son
revolver au poing, pour menacer le second. Le torpilleur avait passé.

Les bras m'en tombaient de découragement, à l'idée qu'ils arriveraient
avant nous, et que le lieutenant allait monter à bord, faire du
scandale, tuer quelqu'un, quand je ne serais pas là pour défendre mon
maître. J'ai lâché mes avirons, et je n'avais plus envie à rien, plus de
force.

Mais tout d'un coup une sueur froide m'a pris; je venais de le
réentendre dans ma tête, l'ordre du lieutenant, et c'était l'ordre de
parer la torpille! Deux fois, je l'ai entendu, tout à l'heure! Sur le
moment, je n'y ai pas pris garde, et je ne comprenais pas, alors; mais
sa voix me tinte dans les oreilles! Une torpille! C'est bien ça qu'il
commandait au second, et l'autre protestait.

--Une torpille! Est-ce qu'il voudrait?...

J'étais debout sur mon banc, pour voir plus loin.

Le torpilleur entrait dans l'ombre du _Setubal_. Je crois que j'ai
poussé un hurlement d'appel.

L'homme de quart a crié: «Qui vive?»

Sans doute, il avait vu venir ce torpilleur sans feux. Il a crié une
seule fois et il a tiré un coup de carabine.

A la proue du cuirassé, j'ai vu une houle, et le torpilleur faisait
machine arrière. J'ai encore entendu des commandements à bord du
_Setubal_, et j'ai vu des silhouettes qui couraient sur le pont. Et
puis, une grande lumière, dans la nuit, et une gerbe d'eau en feu, des
fumées rondes, avec une détonation terrible!

Tout tremblait; notre canot a roulé, et j'étais dans la mer.

J'ai entendu, dans l'eau, une seconde détonation, plus près, et j'ai
reçu un coup dans la jambe, même qu'il m'a cassé l'os.

Quand j'ai sorti la tête, j'ai aperçu l'avant du _Setubal_ qui se
relevait, preuve que notre cuirassé coulait par l'arrière. La mer était
pleine de cris: on aurait dit qu'elle aboyait; sur toute l'eau, ce
n'était qu'un beuglement de mort: des hommes, des épaves, et ça se
cognait dans les creux...

Le torpilleur? Disparu. Le cuirassé enfonçait davantage. Parmi les
lames, on jetait encore des appels, mais un peu moins, et presque plus,
parce que des tas d'hommes avaient coulé à fond, et parce qu'on en
ramassait quelques-uns dans les embarcations que l'escadre mettait à
flot, tant qu'on pouvait.

Je suis des repêchés. Mais je n'en suis pas plus fier, oh! là, non! Plus
de _Setubal_, plus de commandant, une jambe à la traîne, et un lit
d'hôpital pendant qu'on se battait ailleurs!»

                                   *

                                 *   *

Tel est le récit du matelot Chiquet; il peut être, sur plusieurs points,
contrôlé par la déposition des marins ou des officiers qui échappèrent
au désastre du _Setubal_.

Ceux-ci nous révéleront même un détail particulièrement horrible. Ce
navire, tout récemment construit, réunissait les plus remarquables
conditions d'étanchéité, et la cabine d'entre-pont, cette
«cabine-amiral», où se conservaient la caisse et les papiers du bord,
avait été l'objet d'un soin tout spécial: on peut donc supposer que
Miguel et Mercédès, enfermés là après la submersion du cuirassé, y
vécurent des heures et peut-être des jours.

Quant au torpilleur, on n'en a retrouvé nul vestige. La bataille de
Maisi empêcha de pousser les recherches; mais des témoignages unanimes
constatent deux explosions successives, et si la première fut celle
d'une torpille posée sous le _Setubal_, la seconde fut celle du
torpilleur lui-même, que don José avait fait sauter à son tour: quelques
victimes de plus ou de moins n'étaient guère à considérer, et ce forcené
ne daignait point laisser à son bord des survivants accusateurs. Il
voulut éviter le scandale d'un procès, les poursuites, les polémiques,
les ragots, l'avanie d'un jugement, et sans doute il espéra que la
destruction de notre cuirassé serait mise au compte de l'ennemi;
l'événement, d'ailleurs, lui a donné raison sur ce point, tout au moins
pour un temps.

On se tromperait cependant si l'on imaginait que ce voeu d'échapper aux
soupçons prît sa cause dans un remords quelconque ou dans la simple
conscience du forfait accompli: bien loin de croire qu'il eût à rougir
de son acte, don José dut, au contraire, se trouver grandiose, et cette
vengeance épique ne pouvait que flatter sa folie de mégalomane.

Mais il y avait, à côté du crime, une chose qu'il lui répugnait de
divulguer, et c'était les causes du crime: il n'admettait point et
voulait empêcher qu'on recherchât dans sa vie intime les mobiles de son
acte; l'honneur défendait que ses infortunes conjugales fussent étalées
au grand jour.

--La femme de César, comme il disait, ne doit pas être soupçonnée.

Son orgueil prétendait conserver intact «le nom qui fit trembler et
jamais rire». Un grand crime se porte haut, un ridicule vous ravale: il
le pensait du moins, et ce que fit don José, il le faisait, non par
amour, mais pour l'honneur!



SUR LA ROCHE


A l'embranchement des deux chemins, cent mètres en avant du bourg, le
petit cabaret trapu, à toit de chaume, avec son bouquet de branches
sèches au-dessus de la porte basse et ses deux fenêtres carrées qui
ressemblaient à des yeux sombres, regardait la route de Fouesnant.

La maison n'avait pas toujours été le taudis où les passants entrent
pour boire. Autrefois, quand le père Guillou était encore de ce monde,
il savait nourrir sa femme et sa fille: avec sa gabare, il faisait le
camionnage de Groix et des Glenans, et gagnait bien. Mais, un jour,
étant allé à Concarneau pour charger du ballast, il avait, plus que de
coutume, couru les cabarets du port, avec des amis, et le soir, furieux
d'alcool, on l'avait vu sauter dans son bateau, injuriant ceux qui
voulaient le retenir, et menaçant son matelot de lui casser la tête,
s'il mettait le pied dans la barque. Guillou avait pris le large, tout
seul, et personne ne le revit plus jamais.

Les deux femmes, à cultiver leurs quatre carrés de patates, n'auraient
pas trouvé de quoi manger: elles ouvrirent chez elles, dans la chambre
unique, un débit de boissons. Au fond, les deux lits s'encastraient au
mur, voilés par des rideaux de serge peinte, et dans la vaste cheminée
un feu de bouses brûlait sans cesse. Le mobilier était simple: une
vieille table en chêne, une autre plus neuve en bois blanc, trois
tabourets et trois chaises, un banc, un tonneau de cidre dans le coin;
sur des rayons de planches, vingt bouteilles exhibaient leurs étiquettes
voyantes; une image de couleur était piquée à la muraille, portrait d'un
président barré du cordon rouge; une frégate peinte en bleu vif pendait
du plafond, accrochée à la poutre par la pointe de son grand mât.

La fille opérait là, pendant que la mère allait aux champs.

C'était une virago de vingt-trois ans, au buste large et droit, sans
taille, aux fortes poignes, avec une face carrée épaissement lippue, des
dents assez blanches, et des yeux bruns qui ne manquaient pas de beauté.

On ne gagnait guère. Anne-Marie se décida, sur les instances de sa mère,
à choisir un homme, au petit bonheur; elle prit Moëlan, le maçon, un
beau gars qui savait son métier et qui travaillait pour les Ponts et
Chaussées, où la paye est sûre. Avant son mariage, il ne buvait que le
dimanche, comme les autres, et se soûlait à fond une fois chaque mois,
pour s'entretenir en santé; lorsqu'il fut marié, et qu'il eut sous la
main les bouteilles de la mère Guillou, tout changea. Sous prétexte de
grossir la clientèle, il amenait des amis, «des frères», et les tournées
allaient leur train: les petits verres succédaient aux bolées; les
bouteilles de vin blanc cacheté, qui coûtent si cher, défilaient.

--C'est ma tournée! criait le gendre.

La mère Guillou n'y retrouvait jamais son compte, et glapissait en
réclamant des sous.

--Je vous dis que c'est ma tournée, la mère!

Et goguenard, ayant été au régiment, il ajoutait:

--Vous marquerez ça sur mon compte!

Quand la vieille insistait, il levait le poing, et quand Anne-Marie s'en
mêlait, la main levée savait descendre. Il fallut, une fois, lui
arracher sa femme qu'il traînait par les cheveux et qu'il pétrissait à
coups de pied, dans le ruisseau. Il ne travaillait plus que cinq jours
par semaine. Une de ses bordées dura huit jours entiers: les Ponts et
Chaussées le licencièrent.

--Eh bien! quoi? Je suis pas gêné. Y a du travail, à la grève.

Il prit le canot du père Guillou, avec ses engins, et, faraud, partit
pour la pêche. Il connaissait mal la manoeuvre, et la côte plus mal
encore. Au bout d'un mois, il s'était noyé. Les deux femmes, à l'église,
pleuraient à chaudes larmes, à cause du drap noir, de la bière et des
chants liturgiques qui impressionnent toujours; mais, dans le fond du
coeur, elles remerciaient le bon Dieu, qui prend pitié des braves gens
et qui sait arranger les choses, quand il veut bien.

En effet, la vie redevint meilleure. Les six mois de Moëlan avaient
coûté gros, mais l'auberge où l'on ne paie qu'une tournée sur deux avait
attiré la clientèle, qui en prenait volontiers le chemin. Après la mort
du gendre, les amis continuèrent à venir là, par habitude, et pour
consoler les deux femmes.

Aussi bien, Anne-Marie faisait plaisir à voir, et parfois on lui prenait
la taille, en toute amitié, car elle rendait les caresses en coups de
poing. Elle ne se fâchait pas, d'ailleurs, bien qu'elle cognât ferme.
Chez elle, on pouvait tout dire, à la condition de ne rien toucher, ni
bouteilles, ni peau; les grivoiseries ne l'offusquaient pas, et même, de
temps en temps, elle affectait d'en rire, puisque son métier exigeait
cette complaisance. Mais quand ce rire brusque s'ouvrait sur ses larges
dents, ou quand une réplique alerte lui sautait de la bouche, elle
gardait au fond d'elle le sérieux de la commerçante qui vaque à ses
affaires. Promptement, elle avait acquis l'insensibilité professionnelle
des êtres auxquels le vice d'autrui donne à vivre. La boisson avait fait
sa misère, deux fois, et si la boisson maintenant la nourrissait au
détriment des autres, tant pis pour les autres! Elle n'excitait personne
à boire, et de cela, fiden-doué! elle se serait fait reproche; mais elle
ne refusait jamais de verser une bolée à celui qui la demandait, même
quand il en avait déjà trop. Droite à son poste et le ventre en avant,
sous le tablier bleu et la coiffe blanche, elle attendait que les hommes
eussent fini d'avaler les liquides, veillait à la casse, à la paye; elle
ramassait leur argent un peu vite, pour être bien sûre de l'avoir, et,
chaque fois que l'ivresse du client lui permettait d'embrouiller les
comptes, elle ne se faisait pas faute de commettre une erreur lucrative;
elle n'en éprouvait aucun remords, et disait à sa mère:

--Il redoit bien ça, pour tout ce qu'il a bu sans payer, du temps de
Moëlan!

D'ailleurs, elle se confessait de ses larcins; mais elle les réitérait
vingt-quatre heures plus tard, ne s'abstenant du vol que le jour où elle
avait communié.

Quand les buveurs se levaient pour partir, elle descendait derrière eux
et s'en allait fermer la porte, en poussant le dernier.

Alors, seule, elle soufflait devant elle un grand coup d'air, comme pour
chasser leur haleine, car elle ne les aimait point, les gars, les
jugeant tous pareils, et gardant à tous une épaisse rancune du mal qu'un
d'eux lui avait fait. Pourtant, la joie secrète qu'elle sentait à les
voir sortir, par délivrance, elle l'éprouvait aussi à les voir revenir,
par cupidité, et ceux auxquels elle faisait la meilleure figure, parce
qu'ils dépensaient le plus, étaient également ceux qu'elle détestait le
mieux, parce qu'ils lui rappelaient son défunt.

A ceux-là, elle versait à boire de bon coeur, et plus fort qu'aux
autres, avec une espèce de rage qui mettait sur sa face ordinairement
dure un sourire crispé, dont les buveurs étaient ravis et enhardis. En
reconnaissance pour ce bel entrain, ils lançaient quelque gaudriole, et
le sourire s'accentuait sur la bouche de la commère, qui, en rebouchant
son litre ou en posant le bol, grommelait au fond d'elle-même:

--Tiens, soûlaud! Crèves-en, soûlaud!

Grâce à cette haine qui se présentait sous les apparences de l'aménité,
le commerce prospérait. Les dettes occasionnées par l'ivrognerie du mort
se liquidaient peu à peu, remboursées par l'ivrognerie des survivants.

Un des plus assidus parmi eux, Toussaint Lekor, rêvait parfois de
prendre entre les deux veuves la place que Moëlan y avait laissée libre;
il y songeait, moins par calcul que par instinct, pour être plus près
des bouteilles et pouvoir puiser au tonneau. Il se disait que la vie
serait bonne et facile, dans cette maison qui ne manquait de rien: il y
trouverait, en rentrant de la mer, un feu pour se sécher, un verre pour
se réchauffer, la soupe faite, et un rude morceau de femme!

Eh! pourquoi non? Anne-Marie, sans doute, ne le repousserait pas plus
qu'autrefois! Il avait eu jadis de l'amitié pour elle, avant de partir
au service; oui bien, de l'amitié, et même un fort béguin!

En ce temps-là, pourtant, elle n'était que la fille au père Guillou, et
ne possédait pas encore son auréole de flacons. Il l'avait désirée quand
même, et pour le bon motif, et ce serait menterie de dire qu'elle
l'avait rabroué quand il expliquait son caprice, un soir de danse,
pendant la fête; même, il l'avait embrassée et serrée, dans l'ombre,
derrière la haie du cimetière...

Depuis lors, il est vrai, on n'avait plus reparlé de tout ça, et ni l'un
ni l'autre n'avait l'air de s'en souvenir. Mais rien n'empêchait d'en
causer, à présent, et tous deux étaient libres.

--Pour sûr, qu'on est libre!

Le printemps était venu, propice aux idées matrimoniales, et Toussaint
résolut de parler à la veuve.

Il n'osait pas.

Bien qu'il fût brave marin, et sans peur dans les gros dangers, il était
timide et même lâche, dès qu'il lui fallait exprimer une idée. Contre
une tempête ou contre un homme armé, il aurait tenu ferme, sans
broncher, et jusqu'à la mort; mais, contre une parole ou un regard
tranquilles, il était sans force, et vaincu par avance; à tout il
répondait: «Oui», même s'il pensait le contraire, et il promettait tout,
quitte à ne rien tenir, acceptait tout, quitte à se dérober ensuite. Son
courage de brute pouvait l'emporter jusqu'aux gestes de l'héroïsme, mais
sa conscience d'homme n'était capable que de veulerie, et dans
l'attitude d'un héros, il restait plus que jamais une bête en exercice
de ses instincts. Quiconque eût commandé en maître l'aurait mené comme
un chien fidèle, à la condition de le garder sous l'oeil; mais il
craignait les yeux, à moins d'être en dispute, car alors la colère le
débarrassait de son âme, et il se battait avec l'énergie d'un ours.

Cette pusillanimité l'avait rendu sournois, d'une sournoiserie candide
dont il ne se doutait même pas, toute pareille à celle des autres
animaux. Simplement, il évitait de dire, afin de n'être pas contredit,
et il se cachait, afin de n'être pas empêché. Il en arrivait, de la
sorte, à vivre beaucoup en lui-même, couvant des projets dans son coin,
et les apportant tout d'un coup, à la manière d'une poule disparue qui
revient brusquement avec sa nichée de poussins.

Car il avait, pour les instants décisifs, un remède à sa poltronnerie:
il buvait, sachant très bien qu'alors il viderait son coeur, dirait
tout, casserait tout, sans avoir à s'y décider, et qu'au réveil il
trouverait la besogne faite et bien faite.

--Et puis, quoi? Si elle refuse, tant pis pour elle!

Un soir de mai, il buvait chez Anne-Marie, seul à l'heure de la soupe.
La vieille tardait à rentrer.

Il pensa: «Peut-être aujourd'hui, je dirai...»

Il but la seconde bolée; quand il demanda la troisième, la marchande lui
sourit en posant la tasse.

Accoudé sur la table graisseuse, il regardait la femme en dessous, ne
soufflant mot, attendant son courage, et tout en attendant, il supputait
que, pour sûr, Anne-Marie lui voulait du bien plus qu'aux autres,
puisque toujours elle souriait, en lui versant à boire.

--Une autre bolée!

Le courage approchait.

--Anne-Marie!

--Quoi, Toussaint?

--Tu te rappelles pas, Anne-Marie?

--Quoi donc, Toussaint?

--La haie du cimetière, quand c'était un soir de Pardon?

--Des blagues! Ce qu'on est bête, quand on est jeune!

Il ne trouva rien à répondre: le courage n'était pas mûr.

A son aide, il appela un verre de rhum, que l'aubergiste lui servit:
«Tiens, soûlaud! Crèves-en, soûlaud!»

Il promena dans la salle un regard déjà terne, pour se bien assurer
qu'ils étaient toujours seuls.

--Anne-Marie!

--Quoi donc, Toussaint?

--Tu y recommencerais pas, avec moi?

--Quoi?

--Que je t'embrasse!

--Tu voudrais pas, et moi non plus.

--Si, que je veux! Et je serais ton homme pour la vie!

--Assez d'un soûlaud! J'en prendrai pas deux!

--Je suis pas un soûlaud, Anne-Marie! Je suis un marin! J'ai mon bateau,
bon bateau, qui a gagné trois prix aux régates, et tu peux demander, si
tu le sais pas. Un marin, pas un soûlaud! Faut pas dire ça, Anne-Marie!

--Reste assis.

--Je veux pas m'asseoir! Je veux que tu dises que je suis un marin!

--Tu es un marin. Assieds-toi.

--Et puis, je veux que tu dises que tu seras ma femme, Anne-Marie! Tu
entends? Faut dire ça! Dis ça!

Elle s'était garée derrière la table qui servait de comptoir. Le mâle,
debout en face d'elle, les poings appuyés sur le bois, tendait en avant
son buste et sa face congestionnée; la femme, adossée à la muraille, en
arrêt et sûre de sa force, le contemplait, sans bouger, sans répondre,
et leurs yeux fixes se dardaient des regards immobiles.

Soudain, l'ivrogne allongea ses deux bras, avec deux mains ouvertes vers
la chair.

--... brasse-moi!

Son geste avait renversé des bouteilles, et le poing furieux de la
commerçante s'écrasa sur son nez. Il perdit l'équilibre, roula; puis,
stupéfait d'être à terre, il passa lentement sur ses moustaches le
revers de sa main, qu'il retira toute sanglante.

--Ah ben! fit-il.

--Dehors, charogne!

Avec lenteur, avec effort, il se releva, sans colère, se mit sur pieds;
il répétait:

--Ça, Anne... Marie... Ça...

--Dehors, que je te dis!

Elle avait ouvert la porte, et, rouge encore de fureur, à cause des
bouteilles cassées, elle le toisait, les poings sur les hanches.

Il sortit, et tandis que la porte claquait derrière lui, le pur vent de
la mer lui balaya le visage.

Alors, il marcha sur la route, au hasard. Le soleil venait de se
coucher. Des moutons rentraient à la crèche, menés par des enfants. Le
ciel sans nuage était rouge au-dessus de la mer, mais du côté de l'Est
il bleuissait déjà, et les premières étoiles s'allumaient par places,
une à une.

Toussaint, hébété, s'arrêta, en essayant de se souvenir ou de
comprendre, et en regardant les choses. A trois cents mètres devant lui,
sur le sommet d'un tertre, la haute silhouette d'une vieille paysanne,
profilée en gris sur le plein ciel, se démenait fantastiquement,
secouant ses longs bras et tirant sur la corde d'une vache qui résistait
en beuglant. L'ivrogne s'intéressait à la lutte. A mesure que les
minutes passaient, les deux ombres se faisaient plus noires et les
étoiles plus nombreuses. Enfin, la vieille, armée d'un maillet, se mit à
planter en terre un piquet, pour attacher sa bête; elle frappait dur:
dans la limpidité du soir, chaque coup de maillet retentissait au loin,
et vibrait sèchement. Tour à tour, tandis que naissaient les étoiles, le
maigre bras se relevait, s'abaissait, remontait, et les coups sonnaient;
mais, à cause de la distance, le bruit n'en arrivait que tard, au moment
même où le maillet déjà était revenu dans le ciel plus constellé, et
l'ivrogne s'étonnait de cette sorcière qui travaillait à clouer des
étoiles.

                                   *

                                 *   *

Le Breton ne gardait pas rancune à la cabaretière: elle l'avait battu et
elle en avait le droit, n'étant pas sa femme; aussi bien, il pourrait la
battre, s'ils étaient mariés. Les coups ne comptent qu'entre hommes.
Elle était mal lunée, ce soir-là; elle serait plus gentille, un autre
jour: il faut savoir patienter.

Il patienta. Comme par le passé, il revenait au cabaret, ni plus ni
moins souvent, et tout naturel, avec l'honnête mine d'un qui ne saurait
pas.

--Puisque j'étais soûl, j'ai rien su; j'ai le droit de pas savoir ce que
j'ai dit, et tout de même elle est avertie, à cette heure: quand elle
changera d'idée, elle me trouvera.

Anne-Marie ne changeait pas d'idée et n'en avait qu'une seule: garder sa
clientèle; elle fut contente de voir que Toussaint restait fidèle aux
habitudes prises, et revenait. Assurément, elle avait éprouvé un violent
plaisir à taper enfin sur un ivrogne: trop souvent elle en avait eu
l'envie, au temps de son défunt! Après des mois et des années de rage
contenue, cette minute de vengeance avait été trop bonne, et
rétrospectivement la veuve en jouissait encore, rien qu'à regarder ce
mufle d'un soûlard ensanglanté par elle, une fois, rien qu'une fois!
Puisque Lekor ne profitait pas de la circonstance pour porter son argent
ailleurs, tout était bénéfice! Elle souriait comme à l'ordinaire, et
puisqu'il feignait d'ignorer, elle feignait d'oublier.

--Bonjour, Anne-Marie.

--Bonjour, Toussaint.

Des mois passèrent ainsi. L'été fut beau, et de bon rapport: les
Parisiens défilaient en grand nombre, et Lekor les emmenait en
excursions vers les Glenans ou dans l'anse de Benodet; parfois même il
disparaissait, loué pour trois jours, quatre jours; après ces absences,
il revenait avec des pièces d'argent et même des pièces d'or dans sa
bourse de cuir: il les montrait négligemment, pour tenter la
cabaretière, et il s'attardait à la payer, afin qu'elle vît bien comme
il était riche; la lenteur de ses doigts et leur maladresse voulue
expliquaient avec insistance: «Quand tu voudras, ce sera à toi, tout ça,
et des autres avec.»

Anne-Marie comprenait et louchait vers le métal; elle pensait: «Pour
sûr, ce sera à moi, mais ça me viendra par la boisson, sans que j'aie
besoin de t'épouser, mauvaise bête!» Et pour que ces richesses ne
prissent aucun autre chemin, elle s'appliquait à faire bonne figure au
client.

Il concluait: «Elle y viendra...»

Pourtant, et quoiqu'il ne fût pas grand clerc en l'analyse des âmes, il
était bien forcé de reconnaître le mince progrès de ses affaires. Il en
concevait du dépit. Au début, ce projet d'un mariage ne lui était apparu
que comme une combinaison vaguement avantageuse et qui lui souriait,
mais ne l'enthousiasmait pas; devant les résistances, il se cramponna,
accroché à son idée comme un crabe à un goémon, et ne voulant plus
lâcher prise, uniquement parce qu'il tenait: à force de souhaiter la
victoire, il en venait à s'imaginer qu'il souhaitait l'objet de la
victoire; sous son crâne breton, le caprice se faisait idée fixe, et
cette envie l'obsédait davantage de jour en jour.

--Elle y viendra!

Il commençait cependant à trouver le temps long, et s'agaçait. Il en
arriva bientôt à s'irriter du temps perdu, et d'un rôle qui l'humiliait
dans sa vanité. Incapable de s'en prendre à lui-même, il s'en prenait à
la femme, qui faisait semblant de ne pas le comprendre et qui se moquait
de lui, peut-être! Il rageait et pensait à elle, toujours avec colère et
certes sans plaisir, et surtout sans amour, mais il y pensait trop, trop
souvent, plus que de raison: le souvenir d'elle surgissait brusquement,
à tout propos, hors de propos, au milieu d'une manoeuvre, et le marin
furieux envoyait des coups de sabot à ses agrès ou à son mât, à tout ce
qui se trouvait sous la portée de son pied pour recevoir les châtiments
destinés à sa compagne future.

--Faudra bien que tu y viennes, rosse!

Le besoin d'avoir raison, de réduire l'adversaire, devenait âpre et
lancinait son impuissance.

--Anne-Marie, sale bête! Chameau!

Il l'appelait, la revendiquait; il la voyait domptée, cette faiblesse
qui désobéissait à sa force, et ne sachant déjà plus si son impatience
exigeait une épouse soumise à son poing ou une maîtresse couchée sous
son caprice, il réclamait avec des grognements les minutes d'un triomphe
vengeur, quel qu'il fût!

Épouse ou maîtresse! Mais dans un rôle ou l'autre, elle était femme, et
son sexe se précisait dans sa défaite, si bien que le désir de la
vaincre, se confondant avec un désir de la posséder, mua peu à peu:
obscurément, des appétits charnels sourdaient de la hantise; à force de
l'exécrer, à force de l'évoquer, là, devant lui, allongée, criant grâce,
il la lui fallait là, elle et nulle autre à sa place, elle exclusivement
nécessaire! Il aimait.

Il ne s'en doutait pas: il aimait, croyant détester, et cachait son
amour comme on cache une haine, à tous, surtout à elle. Il venait à
l'auberge chaque fois qu'il pouvait, avec son air d'indifférence, en
traînant des regards qui rampaient sur le sol, pour se redresser tout à
coup, quand ils arrivaient sous la proie. S'il était seul dans la
boutique et si la femme tournait le dos, vite le regard bondissait sur
elle, s'agrippait à ses reins, et, comme à coups de griffes, déchirait
les vêtements.

--Tu y passeras, va!

En présence des camarades, ou en face de la veuve, ses yeux restaient
sereins, tranquilles et sans idée. Son calme trompait tout le monde:
Anne-Marie, n'ayant jamais éprouvé pour cet homme que de l'antipathie,
en avait peut-être un peu plus, mais n'y prenait pas garde: elle
continuait à sourire en apportant la bolée ou en versant le rhum. On
était bons amis.

--Anne-Marie!

--Quoi donc, Toussaint?

--Voilà bientôt le Pardon de Saint-Tudy, où c'est beau, avec tant qui y
viennent de partout, et des baraques de foire. Si tu voulais, moi, je
t'y enverrais bien, dans mon bateau.

Subitement méfiante, elle railla:

--Pas toute seule, hein?

Il fut vexé de voir que son plan était déjoué; il dissimula.

--En bande, bien sûr, avec qui tu voudrais. On rigolera! Je gagne assez
d'argent pour mener des amis, une fois.

--Peut-être: on verra.

--Pense à ça; tu as quinze jours pour dire. Au revoir, Anne-Marie.

Il sortit aussitôt; car, après une proposition importante, il convient
de ne pas s'attarder, crainte d'en dire trop long, et d'avouer ce qu'on
désire. Pour ne pas insister lui-même, il intéressa Katic, cousine
d'Anne-Marie, à ce projet de fête, et l'invita, sachant bien qu'elle en
parlerait à sa place; il avisa Jean-Louis, son matelot; Scolastique,
joyeuse commère, et Jeannine Belz voulaient être de la partie.

--C'est l'Anne-Marie qui fera patronne à bord: arrangez-vous avec.

Tout s'arrangea et le jour vint.

                                   *

                                 *   *

Les quatre Bretonnes, bellement gréées, en robes noires, coiffes
blanches, et châles de couleurs crues, portaient la chaîne d'or au col
ou sur le ventre; leurs cheveux, fortement tirés sous le bonnet,
tendaient la peau des tempes et des fronts, comme tambours, et les
visages bien savonnés luisaient. Les deux marins, rasés dès l'aube,
avaient reçu le vinaigre et la poudre d'amidon. Les faces étaient
hilares, les yeux grands ouverts et brillants, les consciences légères,
et on se promettait de la joie. Dès l'arrivée au cabaret de la veuve,
chez qui on devait se réunir, toute la bande s'esclaffait déjà et criait
fort.

--Pas de soucis, hein? pour un jour!

--Fiden-doué, non!

Toussaint lui-même oubliait son amour, à force de belle humeur, et
l'Anne-Marie, en regardant rire son ancien prétendu, confessait avec
indulgence que, sauf la boisson, il n'était ni vilain gars ni méchant
homme.

--On me croira le pacha de Turquie, avec tout ça de femelles dans mon
bateau!

Pour commencer la fête, la mère Guillou offrit le café. Chacune comme
chacun avait apporté sous le bras, en un petit paquet, ses provisions
pour la journée, du pain beurré avec du lard ou de l'andouille. Lekor,
s'étant chargé de la boisson, achetait à la vieille douze litres de
cidre, et craignait que ce fût trop peu; une gourde en peau de vache qui
venait d'Espagne, et qu'il portait pendue en bandoulière, fut remplie de
rhum: les deux litres n'ayant pu s'y loger, il but ce qui restait au
fond de la seconde bouteille. Cependant, le ciel se couvrait.

--En route!

Au moment de partir, un grain tomba. Pour prendre patience, Lekor offrit
aux femmes une tournée de cassis arrosé de vermout; la cabaretière n'eut
garde de protester. On fut plus gai.

--Faut pas traîner trop, tout de même, devers la marée. Je veux sortir
avant le bas de l'eau: sans ça, contre le flot, on aurait du mal.

--Bah! y a bonne brise, Toussaint!

--De trop, peut-être! Mais, avec moi, Colastique, on peut aller. La
_Julie_, capitaine Lekor! Jean-Louis, un autre vermout, pour nous mettre
de l'huile aux bras! C'est moi qui régale.

Le grain passa; on courut embarquer, et la voile que les deux gaillards
hissaient au mât, avant même d'être déployée, claqua de colère. Le
capitaine la maîtrisa, et s'assit à la barre, avec le calme du dompteur.

--Tu vois, Colastique, rien à craindre! Je t'enverrai au Pardon sans que
tu attrapes seulement une bolée d'eau.

Néanmoins, dès que la _Julie_ eut dépassé la pointe du petit port et
perdu son abri, un coup de vent la coucha: les femmes crièrent;
Toussaint serra la barre contre ses côtes, et rit.

--C'est rien que ça, c'est du vent!

Il fallut prendre un ris, et la besogne était malaisée. Toussaint
regretta en secret de n'avoir pas emmené un second matelot: il pouvait
encore retourner à terre, et les compagnons de renfort ne lui eussent
certes pas manqué; mais il avait en tête l'orgueil de garder ce lot de
femmes pour lui seul, et quatre libations lui avaient chauffé le
courage. Il se rassit en criant: «A Dieu vat!» et sa _Julie_ emporta
vers le large la chanson aigrelette des femmes et le rire gras des
matelots.

Vers trois milles, une bouffée froide, de mauvais augure, passa, et il
la sentit sur sa joue: d'un coup d'oeil furtif, il vit l'horizon du
Nord-Ouest qui se chargeait et, malgré lui, il fronça les sourcils; puis
il éclata de rire, et serra la barre plus fort.

Il connaissait bien les parages; le bateau, penché sur tribord, filait
droit, et sous la poigne du maître entrait savamment dans les lames.

--Dis donc, Toussaint? ça se gâte.

--Le ciel est tout noir.

--Tu vas pas trop au large?

--Je prends des bordées, pour attraper le vent.

--Y a pas danger, Toussaint?

--Avec moi? Tu blagues, Jeannine!

--Nous fais pas boire un coup!

--Fiden si! vous boirez un coup.

Il empoigna sa gourde, pour bien montrer qu'il avait les mains libres et
l'esprit tranquille, et la tendit aux femmes; mais elles refusèrent; il
but largement, et fit boire Jean-Louis. Il remit son outre en sautoir,
et se cala contre la barre: sa face était plus rouge.

--Attention, les filles! on va virer!

La voix molle du matelot protesta à l'avant.

--Y a trop de toile. Le vent a forci.

--Pare à virer, je te dis!

--Si on prenait encore un ris, tout de même?

--Pare à virer, bon dieu!

Tandis que les femmes s'accroupissaient vite, le matelot se mit debout
et rendit du filin: Lekor, en colère, tira la barre, d'un geste brusque,
et, furieusement, le gui passa de droite à gauche. Jean-Louis n'eut que
le temps de pousser un cri fou, et tomba dans la mer avec une cuisse
cassée. Les femmes, relevant la tête, hurlèrent. Toussaint, les lèvres
serrées, les yeux écarquillés, se cramponnait à sa barre. La grande
voile, sous son filin trop lâche, s'emplissait de vent, et le bateau,
couché, fuyait vers l'Est, en embarquant des paquets d'eau. Jeannine,
avec de stridents appels, tendait les bras vers la place perdue où le
matelot était tombé. Toussaint, muet, crispé, assourdi par la clameur
des femmes, poussait la barre pour résister au vent, qui rageait plus
fort.

Anne-Marie fut la première à reprendre du sang-froid:

--Toussaint! Tempête?

--Oui.

Dans le moment même, il jura: son gouvernail venait de casser sous
l'effort. Le bateau se redressa d'un bond, comme une bête fouettée, et
la voile frénétique claqua, à droite, à gauche, tirant sur le mât qui
grinçait.

--Gare dessous!

Le marin se rua sur les étais, qu'il dégageait, fébrile: il en eut le
temps et la voile s'écroula. Les femmes glapirent de nouveau.

--Paix, garces!

Accroupies dans l'eau, accrochées aux bancs, elles pleuraient, et le
bateau, sans gouvernail, partit à la dérive, en sautant sous le choc des
vagues, dans la tempête déchaînée.

--On va couler!

--Faut bien que ça arrive, un jour ou l'autre.

Du noroît, une fumée d'embruns s'avançait sur la mer, en tourbillon
blafard, et tordait la crête des vagues. Pour s'en faire un gouvernail
contre l'assaut, Lekor empoigna un aviron, et regarda venir. La lourde
masse d'eau arrivait en sifflant: sous le choc, l'aviron cassa net, et
le marin tomba sur les genoux, pendant que la coque craquait de toutes
parts. Les femmes, inondées, hurlèrent plus fort.

Toussaint se releva.

--N... de D...! Écopez, vous autres!

Anne-Marie, seule, saisit un seau; les autres continuaient à geindre;
Katic s'étant mise à réciter une prière, Jeannine et Scolastique
l'imitèrent, et, chaque fois qu'une brève accalmie, entre les ressauts,
permettait à leurs mains de lâcher le banc ou les membrures, vite, elles
commençaient un signe de croix, toujours inachevé.

Au-dessus de leurs têtes, la vergue folle se démenait, ballant et
martelant le bordage.

Pour lier sa voile, le matelot marcha sur les femmes, comme sur des
agrès: ses durs souliers leur écrasaient le ventre et les côtes; elles
interrompaient leurs prières pour l'injurier et lui battre les jambes;
il ruait dans le tas.

--Écopez, rosses de femelles! On va couler!

Katic se décida; les deux autres en firent autant. L'embarcation,
enlevée par les fortes lames, pivotait à leur crête, sous la poussée du
vent, et, tour à tour penchée sur un bord ou sur l'autre, elle fuyait
dans le courant qui l'avait prise.

--Où qu'on va, Toussaint?...

Comme si de longs atavismes l'eussent préparée à cette mort, Anne-Marie
parlait d'une voix presque calme, en emplissant son seau, pour le vider
par-dessus bord, et ses gestes précis étaient ceux d'une ménagère à
l'ouvrage. Le Breton ne lui répondit pas: il buvait à sa gourde.

--Bois pas, pour garder ta tête!

--Je fais ce que je veux.

--C'est au large qu'on va, Lekor?

--Non.

--A la côte?

--Devers la pointe des Gaours: le courant passe là.

--On pourrait accoster, peut-être?...

--On s'y crèvera, plutôt!

--Tu es bon marin, Toussaint...

L'ivrogne se rengorgea sous l'éloge et répliqua:

--Pour sûr.

Puis il haussa lentement une épaule, en ajoutant avec dédain:

--Écope!

Pour montrer ce qu'il savait faire, il prit son dernier aviron.

--Écopez!... Je vas vous gouverner ça.

Son assurance et l'exemple d'Anne-Marie rendirent du coeur aux trois
femmes, qui travaillèrent avec furie. Nul ne parlait plus. L'homme, avec
son arme de bois blanc serrée dans ses deux poings, luttait contre la
mer: son oeil de duelliste, attentif et dur sous les sourcils crispés,
surveillait au loin la venue des coups, suivait chaque lame, la
guettait, et sa parade recevait l'attaque.

--Hardi, Toussaint!

Ramant, lofant, et tout rouge, il suait, avec des ahans de sa large
poitrine. Le courant emportait la barque. Quand on rencontrait un
remous, elle tournait sur sa quille, malgré l'effort du barreur, et la
mer jetait des masses d'eau sur les femmes glapissantes.

Anne-Marie ne criait pas.

La lutte dura près d'une heure.

Vingt fois, on faillit sombrer.

--V'là les Gaours!...

Tout de suite, il vit que la marée était encore trop basse; des récifs à
fleur d'eau barraient la route: on en éviterait un, deux, mais on se
ferait broyer sur la ligne, avant d'approcher terre. Il jura. Les autres
comprirent.

L'homme regardait le double mur des roches, et les femmes regardaient
l'homme, pour chercher un espoir sur sa face immobile; mais ce visage,
rouge tantôt, changeait de couleur, à la façon d'une pieuvre blessée;
elles ne doutèrent plus et se remirent en prière.

Vers l'avant du bateau, les Pens-Gaour se hérissaient, noires, dans un
tumulte de houles blanches. Une lame prit cette coquille et l'enleva;
sur sa cime, elle la fit tourner doucement, puis rouler, et l'engloutit.

Mais la barque reparut aussitôt, coincée entre deux roches, et le flot
qui passait continua sa route.

                                   *

                                 *   *

Deux vivants s'accrochaient aux aspérités du massif, et rampaient. Une
lame nouvelle arrivait à l'assaut. Toussaint, qui se hissait, tourna la
tête: il vit Anne-Marie impuissante à gravir, et la montagne d'eau qui
s'avançait contre eux. Il revint, saisit la naufragée par un poignet,
par les cheveux, et tira à lui. L'explosion blanche tonna au fond du
trou, et les gerbes d'écume s'élancèrent en voûte par-dessus le couple
étalé à plat ventre. Dans le ruissellement qui suivit, accrochés des
mains, des pieds, des genoux, ils sentirent tout au long de leur peau
les forces du torrent qui les tiraient vers le gouffre, et furent
libres.

Avant qu'une autre lame vînt se cogner au rempart de granit, ils avaient
pu gagner le sommet. Ils s'arrêtèrent. La mer rageait en bas. D'un même
mouvement, ils s'assirent et soufflèrent, les bras pendants.

Toussaint cherchait à voir son bateau trépassé, qui émergeait encore par
instants. Il dit:

--En voilà un coup d'arrivé!

Anne-Marie ne l'entendit pas: elle contemplait, avec une stupeur
terrifiée, l'enfer glauque d'où elle sortait. Mais elle n'en put
soutenir la vision et frissonna, en fermant les yeux. Elle dit:

--Elles n'ont pas crié.

Toussaint ne l'entendit pas: il rageait contre la mer et l'insultait,
grommelant des mots, tendant le poing. Ils ne parlèrent plus. Assis côte
à côte, face au large, toutes leurs forces hébétées, ils restaient
immobiles, le regard fixe et sans rien voir. La Bretonne grelottait. De
son vêtement, des petits ruisseaux coulaient autour d'elle, et parce
qu'ils se dépêchaient de retourner à la mer, elle sauta, en les voyant
tout à coup, et recula.

--Toussaint!

--Quoi?

--J'ai peur.

Il daigna sourire avec le dédain du mâle, et décrochant sa gourde
catalane qui contenait encore un bon litre de rhum, il la tendit sans
dire un mot. Machinalement, elle but et rendit l'outre; il but à son
tour. Elle attendait qu'il eût fini, mais il buvait longtemps.

--Viens-nous-en, Toussaint.

Il fit un rire sec.

--Viens-nous-en? Où ça, donc?

--Au Bourg...

Cette fois, il rit tout à fait.

--Au Bourg? Tu en as de bonnes, la fille! Tu sais donc pas où qu'on est?

--Aux Gaours.

--Pens-Gaour, oui!

--Quoi, c'est celles-là?

--Deux saloperies qui m'ont pris mon bateau dans leurs sacrées
Fesses-de-Chèvre, bon Dieu de bon Dieu!

--C'est donc pas terre?

--Terre, oui! A trois cents brasses de terre, nous sommes, avec un
courant qu'il faudrait un marsouin pour le remonter.

Elle resta étourdie, stupide à cette idée qu'on n'était pas sauvé, et
qu'il faudrait mourir encore une fois. Elle essayait de douter et
n'osait plus ni bouger ni regarder rien, par crainte d'acquérir la
certitude; mais elle sentait derrière son dos cette autre mort qui
l'appelait.

Enfin, elle parla:

--Trois cents brasses, tu dis?

--Au plein de la marée, mais ça fait bien le double, à cause de la
dérive.

--Faut passer vite, pendant que c'est moins large!

--Si tu y mouillais seulement une jambe, tant que la mer remonte, le
courant te goberait comme un vieux sabot, et tu irais loin! T'as qu'à
voir.

Anne-Marie pivota lentement, et d'un oeil humble, elle vit, entre elle
et le continent, ce fleuve impétueux qui se ruait dans le chenal, en
déchiquetant sa furie sur les arêtes du bas-fond. Elle connaissait assez
les choses de la mer pour comprendre qu'un tel passage était
impraticable. Elle ne souffla mot.

Toussaint, de sa voix morne, reprit:

--Le Gardec y a péri, l'an passé, avec son mousse: encore, ils avaient
la barque, eux!

Il se tut; deux minutes furent silencieuses.

--Et Yves Pilot, donc! C'était là aussi, qu'on croit. Mais lui, il y a
des ans.

Après deux autres minutes, il ajouta:

--Et puis, tu sais, au plein de l'eau, ce sera couvert, ici: par temps
calme, les Pens-Gaour viennent tout juste à ras, mais par tempête on n'y
voit que du blanc, et y en a!

--Alors?... On sera pris... Toussaint?

--Mad-doué, oui.

--Au plein, Toussaint?

--Balayé, tu peux le dire.

Après un autre silence, elle demanda:

--Tu sais nager, toi?

--Pour sûr!

--Moi... Je sais pas...

Encore une fois ils se turent. Puis, elle leva vers lui un regard
humble:

--Tu me tireras avec toi?

--Dans ce courant-là!

--Tu ne me laisseras pas! Au plein de l'eau, il mollira, le courant; tu
pourras me passer à terre, avec toi, Toussaint?

--Y a guère apparence.

Elle se ramassa, les genoux serrés, les jambes repliées, les coudes aux
flancs, comme pour offrir moins de prise à la mort, et elle haletait. Au
bout de quelques minutes, elle questionna de nouveau:

--Ce sera bientôt, ça?

--Quoi?

--Que le flot couvrira ici?

--Deux heures de temps.

Elle songea que dans deux heures, elle serait morte, comme Katic,
Jeannine et Scolastique, et elle les chercha dans le trou, pour se voir
elle-même: à la place du naufrage, il n'y avait plus que des tourbillons
fous, du blanc, du vert, pas une tache noire. Alors, elle pleura
doucement, et peu à peu elle pleura plus fort, comme une petite fille:
ses épaules sautaient sous les sanglots.

Soudain, elle allongea le bras, et silencieusement elle montra du doigt
un pan d'étoffe rouge plaqué sur un angle de roche, le châle de
Scolastique.

Alors, elle se signa; elle se leva toute droite et très grave; se
tournant vers la terre où sont les églises, elle joignit les mains
devant sa bouche; puis, elle se mit à deux genoux, et, tête basse, elle
récita contre ses doigts entrelacés une prière à la Sainte Vierge. Sur
son corps immobile, les plis mouillés de sa robe noire se collaient en
sculpture, et la moulaient.

--_Amen_...

Elle murmurait des mots latins, parce qu'ils sont les mieux entendus
dans le ciel, et ne s'interrompait que pour se frapper la poitrine, et
recommençait l'oraison.

D'abord, le Breton l'avait regardé faire; mais bientôt il s'agenouilla
aussi, et pria en battant sa coulpe.

Quand il eut fini, il se releva et avala une lampée de rhum. Alors,
l'âme ragaillardie deux fois, par la prière et la boisson, il se sentit
à l'aise et plein de vie. Avec la complaisance d'une force, il considéra
la femme qui priait. Longtemps, ils demeurèrent là, tous deux, figés
dans leur pose, elle à genoux et lui debout, double statue sur un
piédestal de tempête, et la mer oubliée hurlait en cercle autour du
couple.

Le marin regardait toujours, et l'alcool lui courait dans les veines: il
sourit béatement à ce dos penché, à cette nuque où frisaient des cheveux
mouillés, à cette croupe tendue de la femme qui lui semblait belle: et
tout à coup, il se ressouvint qu'il l'aimait.

Un brusque afflux de sang lui monta du coeur à la tête, et, les yeux
noyés, la face élargie par un rire muet, il tendit les paumes vers la
rondeur de ces hanches. Mais la femme, soit qu'elle perçût le bruit ou
qu'elle sentît l'approche, se retourna et, d'instinct, elle se mit
debout, tandis qu'il reculait, intimidé: elle n'avait pas vu le geste
libidineux, mais le gars lui semblait bizarre, avec son rire bête et ses
deux bras ouverts. Brusquement, il cessa de rire, et sa mine devint
féroce: comme on empoignerait une arme, il saisit la gourde pendue à son
côté, et téta du courage.

--Bois pas tant...

--Je te l'ai payé, mon rhum, pas vrai?

Il répondit brutalement, afin de créer la bataille, et, pour bien
prouver qu'il était le maître, il but de nouveau, après avoir parlé.

La cabaretière connaissait les ivrognes, qu'il ne faut pas contrarier,
et sa vie dépendait de celui-ci. Peut-être il méditait de l'abandonner
là, sans oser le dire, et cherchait une dispute pour avoir un prétexte?
Elle en eut l'intuition, et le détesta; mais elle résolut d'être habile.
Le laissant boire à sa guise, elle examinait à la dérobée ce maître et
sa tête renversée, où la vie et la mort allaient se décider: sous la
peau tendue de son cou, elle voyait passer les ondes de l'alcool qu'il
avalait, et elle aurait voulu lui serrer la gorge, l'étrangler, pour
l'empêcher de se faire plus ivre, pour se venger aussi.

Elle lui sourit dans l'instant même, car il rabaissait les yeux vers
elle et rejetait sa gourde sous son bras; d'un air de provocation, il
disait, en secouant la tête:

--Tu vois, hein?

Il avait espéré un reproche et fut déçu. Il se planta devant elle avec
dignité: sa face était plus rouge, sa prunelle plus trouble, et son
équilibre incertain.

Elle demanda doucement:

--La tempête mollit, pas vrai, Toussaint?

--Non!

--Elle mollira au plein...

--Non!

--Tu nageras bien tout de même: tu es si fort!

Il grogna. Elle s'approcha de lui, amicale comme une soeur:

--Tu as prié le bon Dieu, Toussaint?

--Oui!

--Il t'a dit de m'emmener avec toi, pas vrai?

--M'a rien dit.

--Moi, j'ai prié la Sainte Vierge... Elle m'a promis que tu m'enverrais
à terre, parce que tu es bon et que tu nages si bien...

Elle se rapprocha encore, jusqu'à le frôler, et elle ajouta, presque
tendre:

--Avec moi, tu passeras bien.

Il s'écarta, comme pour éviter le contact, et la fixant d'un oeil
mauvais, par-dessus l'épaule, il répondit:

--Avec ça que t'as été gentille, toi!

Elle feignit de ne pas comprendre et détourna les souvenirs dangereux.

--Toujours, je suis gentille avec toi, Lekor, plus qu'avec personne, et
je suis contente quand tu viens boire chez nous. Tu le sais bien. Je
t'ai pas fait crédit, plus d'une bolée? Et je te ferai encore, va! Oh!
tu as payé sans faute, chaque fois, on peut le dire, et on ne risque
pas, avec toi, parce que tu es honnête. Mais l'amitié y était tout de
même, Toussaint...

--L'amitié! Tu te rappelles pas, alors?

--Je me rappelle le Pardon, où on a dansé, nous deux.

Mais lui, rageur et menaçant:

--Et puis?

--Et puis le mur du cimetière, quand tu m'as embrassée...

--Y a du temps, de ça! Je parle de l'autre jour!

Elle baissa le nez, avec une mine de confusion, comme pour demander
excuse. Il reprit:

--Oui, l'autre jour! Fais la bête, un peu! Je t'ai embrassée, peut-être,
quand tu m'as envoyé un coup de poing en plein museau, parce que je
voulais être ton homme, avec le maire et le curé! Bon sang! Entre les
deux yeux, oui, que tu m'as cogné!

--Il faut pardonner les offenses.

--Si dur que je suis tombé par terre! Tu as oublié ça, peut-être?

--Ce soir-là, Toussaint, c'est pas ma faute: tu te rappelles bien que tu
étais saoul...

--Aujourd'hui aussi, je suis saoul!

--Toussaint! Regarde la mer qui monte!

--Oui, je suis saoul! Tu diras pas non! Mais t'as besoin que je t'envoie
à terre, alors, tu fais la chatte!

Elle essaya de sourire, mais son sourire était tordu d'angoisse. Il
ploya les jarrets, et les mains aux genoux, rabougri, avançant la tête,
avec des yeux en fureur et une mimique de bête:

--Miaou, la chatte! Miaou, que tu fais! Et tu viens te frotter! Et puis,
au fond, tu te fous de moi! Je te connais, va!

--La mer arrive, Toussaint!

--Oui, je te connais! Mais quand je suis saoul, on ne m'en conte pas! Je
te connais!

Grisé de plus en plus par ses propres paroles, il serrait les poings,
prêt à frapper, et ses coudes se relevaient en ailerons, battant l'air.

Anne-Marie recula d'un pas. Il demeura sur place, mais toute sa volonté
le tendait en avant. Un silence s'étala entre eux. Soudain, l'homme
hurla:

--Et d'abord, tu vas y passer!

Il s'élança. Elle n'osait fuir ni se défendre, pour ne pas l'irriter
davantage; elle se protégea derrière ses bras étendus, et supplia:

--Toussaint...

--Toussaint? Toussaint? Y a pas de Toussaint! Y a que tu vas y passer,
et que je te veux, et depuis du temps, encore!

--La mer monte! Gare, qu'elle va nous prendre!

--Je t'ai envoyée ici, faut pas que ce soit pour rien!

--On va nous voir...

--Y a personne pour nous voir! Ils sont à fond, tous quatre.

D'un bras violent, il entoura la taille et la ploya, tirée contre lui;
tandis qu'Anne-Marie renversait le buste et détournait la tête, il
pencha sur elle sa face cramoisie, et sa bouche qui soufflait du rhum
chercha les lèvres de la femme.

--Non... T'en prie... Non...

--Si, bon Dieu!

Anne-Marie était solide, mais Toussaint davantage, et la frénésie de
l'alcool exaspérait ses nerfs; pendant qu'il la maintenait du bras
gauche, tordue, sa main droite saisit le petit crâne et le fit tourner
sur le cou: il eut la bouche, mais ne l'eut qu'un instant. Anne-Marie,
d'une poussée fougueuse, s'était dégagée. Libre, elle pourrait
parlementer, en restant à distance, car l'homme ivre ne l'attraperait
pas à la course.

Il comprit que sa proie lui échappait et s'en indigna:

--Saleté!

Il lui montrait le poing.

--Te fâche pas, Lekor... Une autre fois... Demain...

--Tu te ficheras de moi, demain!

--Je te promets...

--Tout de suite, t'entends! Viens là, que je dis!

Comme elle ne revenait pas, il tendit les mains à nouveau et s'avança
contre elle en titubant. Mais ses jambes le trahirent; les aspérités du
granit accrochaient ses souliers; dès le troisième pas, il tomba
lourdement et geignit. Il resta étourdi pendant quelques secondes, puis,
avec des gestes gourds, il chercha son outre sur sa hanche, derrière son
dos.

--Bois pas, Toussaint...

Affalé et s'appuyant d'une main sur la roche, il s'acharnait à trouver
la gourde vers ses reins, et parlait en même temps:

--... coute, Anne-Marie,... coute-moi bien! Si tu veux point, je voudrai
point. T'as compris?

--Non, Toussaint...

--Si, t'as compris! Tu veux pas venir? Tant pis pour toi!

--Demain... je te promets...

--Si tu viens pas, je te laisse sur le caillou. Moi, je sais nager. Toi,
tu sais pas. Si tu veux que je t'envoie à terre, faut pas rouspéter.
Fais ce que je veux, et moi je ferai.

--Pas ici! J'ai trop peur, ici! Tu vois donc pas la mer qui vient, qui
va être sur nous? Elle va arriver, Toussaint.

La logique de l'homme ivre riposta tranquillement:

--Raison pour se dépêcher.

--Tu peux penser à ça, dis, quand il y a les autres qui sont là, morts,
et qu'on va peut-être mourir aussi?...

--Raison, pour pas attendre demain, qu'on serait péri.

--Et pour paraître devant Dieu, comme ils paraissent à cette heure, les
autres, Katic, et puis Jeannine, et Scolastique aussi: tu as bien vu le
châle à Scolastique? Et Jean-Louis, qui a même pas fait sa prière...

--J'ai fait la mienne.

--Tu as donc pas crainte du bon Dieu, que tu veux faire un péché, quand
il te voit, en plein jour?... La Sainte Vierge nous regarde, puisqu'on
l'a priée. Tu voudras pas lui montrer du mal...

L'ivrogne tenace grogna:

--M'en bats l'oeil!

Sur ce blasphème, la tempête parut vouloir lancer le châtiment, car une
lame subite déferla plus haut que les autres et sa menace escalada le
récif, en gerbes furieuses. Anne-Marie poussa un cri d'épouvante, et se
signa.

--Toussaint! On pourra plus tenir, dans un moment!

Toujours assis, et fixe dans son idée, il répondit avec lenteur:

--... pêche-toi, alors.

--Ne me fais pas mourir en péché!

--Amène-toi.

--Demain! Je te jure!

--Amène.

Elle murmura: «Mad-doué, Mad-doué...» et de nouveau fit un signe de
croix. Puis, désolée, et lentement, chastement, le front baissé, comme
pour suivre un cercueil, elle se mit en marche et vint à l'homme.

En la voyant venir, il eut un rire large, et la fit s'asseoir près de
lui.

La mer mugissait derrière eux, et sa colère, en éclats brusques, en
tonnerres sourds, se répercutait dans les creux. Toute la roche
frémissait. Une volée incessante d'embruns passait dans le vent comme
une horde de papillons jaunâtres. L'homme n'entendait rien. La femme,
pour ne rien voir, cacha ses yeux sous son bras replié.

La brute masculine se releva enfin, et, debout, un peu dégrisée, arquant
son dos contre le vent, huma l'air vif: les papillons jaunes
s'accrochaient dans ses cheveux ébouriffés. La femelle étendue cachait
toujours sa face.

--Bête! Tu vois bien que ça fait pas de mal!

Il rit dans l'ouragan. Elle redressa le buste et vit les lames dont la
crête atteignait le plateau du brisant. Elle dit:

--Sauvons-nous!

De l'autre côté, le torrent du chenal passait avec moins de furie.

--C'est temps d'aller, Lekor!

--Viens.

Ils descendirent le versant opposé du récif. Les bourrasques soufflaient
moins fort sous cet abri; les flots lampaient la roche et s'enfuyaient
sans la gravir. La Bretonne reprit espoir, et le marin ôta sa veste, son
gilet; il se débarrassa même de sa gourde, avec regret, et voulut boire
auparavant.

--Bois pas, je t'en prie...

Il accorda cette grâce et dit:

--Faut tirer ta jupe, Anne-Marie.

Elle obéit.

--Et ton corsage aussi, et tout.

--Pas ma chemise?

--Garde-la si tu veux, mais moins qu'il y en a, moins ça tire.

En se dévêtant, elle demandait:

--On pourra aborder, tu crois?

--Faut voir.

--Tu espères?

--Tire tes souliers. Tu t'accrocheras à mon épaule, tu entends bien?

--Oui...

--Touche ni mes bras ni mes jambes. Ferme la bouche. Parle pas. Bouge
pas. Cramponne-toi et laisse aller.

Assise pour se déchausser, elle considérait la mer où peut-être elle
allait périr, et deux grosses larmes coulaient silencieusement sur ses
joues, tandis que l'ivrogne louchait en souriant vers la belle fille à
demi nue dont la chemise mouillée se teintait de transparences.

--Allons-y, fit-il.

--Mad-doué...

Ils se levèrent. Elle se signa une dernière fois et posa sa main droite
sur l'épaule gauche du marin. Au moment d'entrer dans l'eau, il se
tourna vers elle:

--Baise-moi en bouche.

Passive et ahurie de peur, elle laissa faire. Il ajouta:

--Et puis, tu sais, hein?... Chaque fois que je revoudrai, hein?

Elle balbutia:

--Oui...

--Tu jures?

--Oui...

--A Dieu vat, et cramponne-toi!

                                   *

                                 *   *

Ils entrèrent dans le torrent, et, le lendemain, à marée basse, on
retrouva leurs corps parmi les roches de la côte, à trois cents mètres
l'un de l'autre. Quand on les ramassa, les crabes qui les mangeaient
s'enfuirent.



LES DOUZE HEURES D'UN TAMPONNÉ


Un tamponnement? Beau spectacle, et je peux vous renseigner! J'étais
dans le rapide de Calais-Gibraltar, quand il fut mis en miettes. J'ai vu
ça. Je le vois encore. Je le verrai toujours. Il reste en moi, de cette
chose, un souvenir à la fois très net et très vague, comme d'un
cauchemar, où les troubles visions de l'irréel sont mêlées à de précises
notations du détail; vous connaissez cette sensation de mauvais rêve:
dans une atmosphère fumeuse, des larves grouillent avec d'imperceptibles
mouvements qui décèlent à peine leurs formes, et l'on dirait du coton
gras qui se gonfle d'une vie sourde; dans cette brume d'existences, une
lueur brille par endroits; puis, c'est quelque escarboucle qui vous
regarde, quelque tentacule qui se dessine en s'allongeant, une main
d'araignée qui vous caresse la joue, et l'on compterait les poils sur la
peau du monstre qui disparaît dès qu'on l'a constaté...

Je ne saurais, mieux qu'à cela, comparer les mornes instants de mes
heures, des douze heures que le drame a duré, et si je vous fais tout
d'abord cette comparaison, c'est pour m'excuser d'une incohérence
inévitable: comment présenter en bon ordre des minutes indistinctes et
sans nombre qui s'enchevêtraient en moi, pareilles à des noeuds de
serpents, roulées et tordues, n'ayant ni commencement ni fin. Cela
fut-il avant ceci? Je ne sais pas bien. Je crois savoir, et jamais je
n'ai su. J'avais perdu la notion de la durée, et je serais incapable de
dire, en bonne foi, si ce cauchemar vécu m'a semblé très long ou très
court, car il fut l'un et l'autre; en effet, j'ai, d'une part, la
sensation d'être demeuré dans cet enfer pendant quelque existence
totale, très pleine quoique très monotone; et j'ai, d'autre part,
éprouvé une incontestable surprise, lorsque je vis, au moment de ma
délivrance, se coucher le soleil que j'avais vu se lever une heure avant
la catastrophe. Oui, voilà bien la vérité: ce fut interminablement long
et très rapide. En réalité, le drame a duré de six heures du matin à six
heures du soir: pourtant, je peux me vanter, grâce à lui, d'avoir vécu
deux existences d'homme, la vie et la survie, ce monde et ce qui est
au-dessous du monde, la terre et l'au delà.

                                   *

                                 *   *

J'étais si tranquille, dans mon coin de compartiment, si bien calé et si
dispos! La plupart des gens que frappe un grand malheur en ont eu,
disent-ils, l'intuition, le pressentiment; je ne suspecte pas leur bonne
foi, mais peut-être ils se suggestionnent après coup, et prêtent une
importance rétrospective à quelqu'une de ces pensées fugaces qui nous
traversent par milliers, lorsque nous ne pensons à rien. Un train va
vite. On se dit: «Le train va vite.» Aussitôt, une idée seconde se
propose: «Si on déraillait, quel grabuge!» Et l'idée passe, chassée par
une autre non moins furtive. Mais, que le train déraille, on se
rappellera: «J'y ai pensé!» Eh! oui, tout le monde y a pensé, et
pourtant on n'y pensait pas.

Pour moi, je ne songeais guère à mal, et au contraire. Nous allions
vite: nous faisions, au bas mot, du quatre-vingts ou du
quatre-vingt-dix. Quelle griserie de voir glisser les paysages! Vite!
Vite! On va si vite que l'on voudrait aller plus vite encore, et cette
fuite donne un vertige, comme le gouffre, une ivresse, comme le
champagne! La vitesse est le dernier vin du siècle buveur d'eau; nous en
avons la soif ardente, puisqu'elle seule aujourd'hui sait nous griser
encore, et tout va vite, et tout doit aller vite, au réel comme au
figuré, dans l'ordre des idées aussi bien qu'à travers l'espace, en
politique, en art, sur les grand'routes ou sur les voies ferrées.
Télégraphe et téléphone, automobiles et métropolitains, tout nous est
bon pour raccourcir le monde, et ces outils sont pour nous autre chose
et bien plus que les instruments de notre activité fébrile: ils sont
notre symbole. A la veille des grandes crises qui vont transformer leur
existence, les bêtes et les sociétés sont prises d'une fièvre qui en est
le prodrome: notre vieux monde entre en délire, et son délire est
d'aller vite. Où? N'importe, pourvu qu'on aille de l'avant! Comment? Par
tous les modes, pourvu que soient abolies les distances, étapes
géographiques ou sociales, et que le monde s'unifie! Prudence, sagesse
et mesure? Fi de cela! Le danger? On y pense tout juste pour pimenter la
joie.

Nous allions vite. J'étais aise: j'avais délicieusement dormi. Dans une
des couchettes du sleeping, une exquise jeune fille avait passé la nuit,
juste en face de moi, et sa présence, la veille au soir, avait un peu
retardé mon premier sommeil: l'obsession de ce joli corps, si proche,
m'avait hanté pendant une heure, et finalement je m'étais assoupi, bercé
par un regret charmant. Je me réveillais avec des fringales de vivre.
Nous filions. J'en souriais au réveil. Le matin était pur. Les Pyrénées
apparues se débarbouillaient dans de l'air rose, et le vent rapide de
notre course, entrant par une glace baissée, venait de balayer, dans le
compartiment, toutes les torpeurs de la nuit.

Heureux, sain, je regardais la jeune fille maintenant assise devant moi,
et dont la santé souriait comme la mienne.

Il me parut,--je me trompais peut-être,--qu'une imperceptible ironie
mêlait de la malice au sourire de cette enfant.

Son père, barbu de neige, avec la dignité d'un fleuve qui serait
millionnaire, bourgeoisement gras, et sa mère, aristocratiquement
maigre, contemplaient le paysage, sans le voir: ils dormaient encore au
fond d'eux-mêmes, et leurs deux visages, en profil perdu, se dessinaient
sur un fond de sites rayés qui glissaient électriquement; les stries
ondulantes de notre fuite à travers les prés ou les bois, et la danse
ivre des fils télégraphiques hypnotisaient leurs prunelles et les
rendormaient malgré eux. Seuls, la jeune fille et moi, rentrés en pleine
possession de nos consciences matinales, jouissions de la vie et du
jour; entre elle et moi, mais sans que nos yeux se fussent rencontrés,
une conversation muette s'établissait peu à peu: la complicité d'être
jeunes ensemble nous rapprochait à l'insu des vieux.

Soudain, elle parla:

--Oh! mère, qu'on va vite!

Évidemment, elle parlait pour que j'entendisse sa voix, qui était câline
et profonde; en même temps, elle arrangeait sa chevelure à l'aide d'un
miroir de poche. Elle souriait, regardait au dehors, et recommençait à
sourire, non pas à moi, ni même à sa propre image, mais à nous, à la
pensée de nous, et du souci d'amour qui planait entre nos jeunesses: la
complicité des esprits qui se reconnaissent sans se connaître, parce
qu'ils pensent en même temps à la même chose, s'établissait et
s'accentuait, de la belle jeune fille à moi, et nous devisions en
silence, en un flirt d'autant plus osé que nos répliques restaient
muettes.

--J'arrange mes cheveux, disait-elle, et vous me regardez, Monsieur! Je
ne vous vois pas, mais je vous vois. Mes cheveux vous semblent très doux
à toucher, n'est-ce pas? Oh! je devine!

--Mes doigts sont jaloux des vôtres.

--Oui bien, je sais: vous leur enviez ce travail de glisser dans mes
frisons? C'est défendu, Monsieur! Regardez et ne touchez pas!

Avec de gracieuses mines, des torsions de cou, des gestes, des poses,
elle s'attardait complaisamment à sa besogne provocante; tout ce jeu ne
tendait visiblement qu'à affoler un pauvre spectateur, et la coquette
fille amusait son réveil avec la volupté de se faire désirable. Sans
doute, les virginités obligatoires, dès qu'elles sont un peu savantes ou
seulement curieuses, aiment à s'offrir des revanches: privées du fruit
défendu, elles s'égaient de nous le présenter à leur tour, et se vengent
en nous imposant la sagesse qu'on leur impose. En fut-il toujours de la
sorte? Peut-être oui, peut-être non: tout va vite, même les filles...

--Vous ne perdez pas un seul de mes mouvements, monsieur Tantale, et je
le sens! Avez-vous bien dormi? Ma présence vous a un peu gêné, pas vrai?
Dormir à un mètre du paradis, c'est dommage, et je vous plains de tout
mon coeur. La loi veut cela. N'est-ce pas que je suis belle?

Comme pour s'étirer, elle redressait son buste, en effaçant les épaules,
cambrait la taille, et sa ferme poitrine s'acheminait vers moi.

--Bien tentant, avouez-le? Je le sais. Je me doute. Nous en savons plus
qu'on ne pense.

--Et vous y pensez plus qu'on ne croit?

--A quoi penserions-nous si ce n'est à l'amour? Messieurs, le droit de
vivre est-il donc votre monopole? J'attends la vie, et non sans
impatience: j'ai déjà perdu bien des mois. Je veux aimer.

--Vous voulez surtout qu'on vous aime?

--Avouez qu'il ne s'ennuiera pas, celui qui sera Lui...

--Non, Mademoiselle, pas tout d'abord; mais j'imaginerais volontiers
que, dans la suite, il recueillera par vous quelque chagrin.

--Croyez-vous, malhonnête?

--Vous êtes, Mademoiselle, une fiancée de Dandin.

--Plaît-il?

--Georges Dandin sera le nom de votre époux, et cet heureux mortel aura
du mal à garder pour lui seul l'usufruit de vos chers domaines.

--Il en aura la nue propriété.

--Nue, toute nue?

--Taisez-vous! On ne doit pas imaginer que les vierges sont nues sous
leurs habits. C'est pourtant vrai. Personne encore n'en sait rien, mais
là-dessous, tenez! Voici des hanches.

Les deux mains ouvertes et plaquées à la base du torse, elle se mouvait,
de droite à gauche, dans la gaine du corset, comme pour en sortir
doucement.

--Et voici une gorge, blanche quoique invisible!

Elle époussetait sur sa poitrine des escarbilles peut-être absentes.

--Ce n'est pas tout!

Elle avançait un pied, et, relevant le bas de sa jupe pour serrer le
noeud de sa chaussure, elle soumettait à mon appréciation le galbe de sa
cheville et le poli d'une chair dont la courbe brillait entre les
mailles du bas noir.

--_Et cætera_, fit-elle, en battant sa robe au-dessus des genoux.

Afin de me présenter son profil, elle examina les montagnes, et pour que
je connusse ses dents, elle rit aux arbres qui se sauvaient.

--C'est amusant d'aller si vite!

Une perle, au lobe de son oreille, brillait en rappel de ses dents, et
cette oreille était minutieuse, ciselée comme un joyau, un Benvenuto de
chair vive; la perle blanche s'enchâssait dans la perle rose, et sous
l'éclairage frisant, elles se faisaient tièdes ensemble.

--Est-ce tout vu?

Elle tourna la tête vers moi, pour recueillir mon jugement, et me
regarda en face, durant une demi-seconde: elle dut être satisfaite, car
elle mordit ses lèvres rouges, pour ne pas rire, ses belles lèvres
pleines de baisers futurs; voulant se donner une attitude
d'indifférence, elle remit ses gants avec lenteur, étendit le bras
gauche vers un livre qui traînait là, et poussa un cri déchirant, en
s'abattant sur ma poitrine.

Je n'ai rien vu que cela: des choses noires qui venaient en foudre, et
elle dans le tas; je n'ai rien entendu, que son cri, sec et pointu,
jaillissant d'un tonnerre sourd.

Une douleur dans tout mon corps, des ténèbres, un silence... Et, sans
doute, je m'évanouis.

                                   *

                                 *   *

M'étais-je évanoui? Je dois le supposer, puisqu'il ne me reste de cet
instant que deux souvenirs incompatibles: un tableau de lumière, puis,
tout à coup, la nuit, une souffrance, plus rien.

On dit: «Quelle mort affreuse!»

Nullement. Il n'y eut ni affres ni terreurs; cette soudaineté n'en
comporte pas: on vit, et, sans transition, on est mort. On n'a pas le
temps de comprendre, et bien peu d'entre nous eurent le temps de
souffrir.

On comprend si peu, que l'unique notion de moi fut tout d'abord un
sentiment torpide d'être mort et de le savoir. Pour m'expliquer
aujourd'hui cette bizarre impression, il m'en faut chercher l'origine
dans l'évanouissement plus ou moins long qui aurait été consécutif au
choc, et dont je sortais lentement. Admettez que tout ceci ne relève pas
du bon sens mais des sens: j'étais mort, et je ne m'en étonnais même
pas. J'existais dans du noir et j'existais à peine: c'était une sorte de
naissance trouble, l'état d'une larve qui prendrait conscience
d'elle-même, tout en demeurant indifférente à elle-même. Je ne me
rappelais rien, je n'aspirais à rien: j'existais. Mort ou vivant, ou
bien encore l'un et l'autre à la fois, j'étais ce que j'étais, sans la
moindre curiosité, même confuse, de me renseigner sur la nature de mon
être. J'ai pu croire que l'âme est immortelle: cependant, je ne l'ai pas
cru; mais je l'ai su, comme on sait qu'il pleut, par constatation. Je
subsistais si vaguement que la stupeur la plus inerte, auprès de cette
conscience, semblerait un état de lucidité surhumaine.

Pourtant, non! Je me trompe: il y en avait, de la stupeur, ou plutôt, il
y en eut. Quand je regarde bien, je la découvre, à présent. Peut-être
n'est-elle venue que par degrés? Je le crois, car, en une certaine
minute, cette idée de ma mort apparut à mon esprit comme
indiscutablement acquise, et, du même coup, elle se fit surprenante.
Sans doute cette surprise correspondait au premier réveil de
l'intelligence; le fait certain, c'est qu'elle correspond au premier
souvenir un peu clair que je puisse vous présenter. Un moment précis a
existé, en effet, où cette pensée (est-il permis d'appeler cela une
pensée?) se dégagea et s'enregistra: «Je suis mort.» Il me semble
aussi,--mais peut-être je m'abuse,--qu'un instant après je me suis élevé
jusqu'à la formule: «Voilà comment on est, dans la mort.»

Ai-je vraiment conçu cette généralisation, ou ne l'ai-je que surajoutée
depuis lors? Je n'ose affirmer. Elle représente, en somme, tout un
labeur de déductions, et une sorte d'étonnement qui ne saurait se
légitimer que par une comparaison entre ma notion du présent et des
notions antérieures.

Lorsque j'y réfléchis, de telles idées me paraissent avoir été, à ce
moment-là, fort au-dessus de mes capacités intellectuelles; et pourtant,
je ne réussis pas à m'ôter de l'esprit le souvenir d'une impression: je
m'étonnais.

Était-ce déjà cet étonnement philosophique que suscitent en nous les
spectacles de l'incompréhensible, et qui monte dans notre esprit comme
une aurore de l'examen? N'était-ce que l'étonnement animal de la bête,
qui perçoit les faits indistinctement, sans en récuser aucun, et ne
s'étonne d'eux qu'en raison de leur caractère insolite?

Quoi qu'il en soit, je crois pouvoir certifier que, pas une seule
minute, je n'ai été troublé par la notation de l'absurde; la surprise de
me voir mort n'avait apparemment que deux causes: l'ignorance où j'étais
des brusques motifs de mon trépas, et un manque d'habitude à cet état
nouveau qui consistait à vivre mort.

Pendant cette période, j'ai fort peu souffert: plutôt que de la douleur,
plutôt que de l'angoisse, j'éprouvais du malaise. L'ébranlement nerveux
de mon organisme tout entier ne me permettait pas davantage.

Le pire vint ensuite, et ma véritable torture ne commença que dans les
instants progressifs où peu à peu je recouvrais mes sens. A ce moment,
l'idée d'être mort se mua, sans transition, en une crainte de mourir.

--Je pense, donc je suis!

Le mot de Descartes a sauté en moi comme un ressort qui se détend...
Pardon: cela non plus n'est pas tout à fait juste; il ne faut pas dire:
un ressort; il faut dire: un levier. Cette pensée (c'était bien une
pensée, alors) se levait avec une force sûre, et me levait: j'eus la
sensation de monter, de surmonter, de me dégager; mes muscles bougeaient
intérieurement, mes paupières s'ouvrirent, et ma poitrine aspira. Oh,
mal, très mal! En ce moment-là, oui, j'ai souffert.

Je voulus remuer, je ne pouvais pas; je voulus voir, et je me constatai
aveugle: dans les ténèbres, des ronds de clartés prismatiques roulaient
et s'évanouissaient.

--Je vais mourir!

Je croyais à mon agonie sans m'en expliquer la cause ni les conditions,
et aussi sans chercher à les connaître. Un temps indéfini, mais qui dut
être assez bref, s'écoula dans cette demi-torpeur. Enfin, apparut en mon
cerveau le traditionnel: «Où suis-je?»

De nouveau, j'essayai de mouvoir mon corps, mais vainement: des choses
dures, aiguës, l'enserraient de toutes parts, et leurs arêtes me
pénétraient, à chaque tentative d'un geste.

--Qu'est-ce que tout cela signifie?

Par l'effort de comprendre, mon esprit se suscitait, ressuscitait: si
obtus que fût encore mon intellect, je dépensais à cet effort une
volonté prodigieuse, qui me faisait mal sous le crâne. Puis, tout à
coup, une terreur folle me prit, et mouilla mon front de sueur: j'avais
compris, je me souvenais!

Le train lancé à toute vitesse, le choc! C'est bien cela: nous avons
déraillé, nous sommes tamponnés! Je n'en reviendrai pas. Impossible que
j'en revienne! La notion rétrospective du péril m'épouvanta comme si le
péril était à venir; alors, halluciné par ma mémoire et par l'angoisse,
me sentant replacé dans le wagon, j'attendais le heurt, avec
l'inévitable mort. Il me semblait sentir sur mon visage le vent furieux
de notre vitesse, coupant ma respiration, et je n'arrivais pas à
concevoir que la catastrophe fût accomplie déjà, accomplie à mon insu.

--Quoi? Si vite? Et je n'ai rien senti. N'ai-je rien senti?...
Cependant... Oui... Ce noir... Ces choses invisibles qui me serrent...
C'est fait!

Je respirai fortement, dans le bien-être d'une délivrance.

--Si c'est fait, je suis blessé. Où? Comment? Sans aucun doute, je vais
mourir. On n'échappe pas à un tel écrasement. Que je sois dans une cage
de débris, cela est évident. Mais, des fers, des bois ont dû me
poignarder en vingt endroits, et je vais mourir. C'est fini. Ça finit.
Est-ce que je souffre beaucoup?

Attentif, écoutant le bruit de mon coeur, et tâchant de l'entendre, je
regardais fixement devant moi: dans cette fixité, je perçus à quelque
distance, en avant, une lueur.

--Je ne suis pas aveugle!

On peut donc se créer des joies, en toutes conditions? J'en eus une à ce
moment-là, et bien réelle.

--Je vois!

Mais cette satisfaction, vous pensez bien, fut courte, car je possédais
à peine ce renseignement initial, que déjà je le négligeais, pour suivre
mon enquête sur l'état de mon corps.

A force d'attention, et en appuyant ma poitrine contre une matière
résistante qui gisait devant moi, je réussis à percevoir le battement de
mon coeur.

--Ça va... Il va... Pas très fort, hein? Il va, cependant... Les
poumons?... Je respire?... Oui. Avec peine, mais je respire. Avec
douleur, aussi. Des côtes enfoncées? Probablement. La cuisse droite me
fait très mal. Cassée? Sans doute. Peut-être simplement comprimée?... Je
ne sens pas mon pied gauche. Emporté? Engourdi?... Je n'ai plus de pied
gauche... Non! Je l'ai toujours, puisque je ne le sens plus: s'il était
coupé, le déchirement des nerfs me causerait une douleur que je
n'éprouve pas. Bien. J'ai toujours mon pied gauche... Les bras me font
mal, assez, pas trop; je puis remuer les doigts. Bien... Est-que
j'aurais mes quatre membres? Cela n'est pas vraisemblable... Oh! que
c'est douloureux de penser! Ça me tord, dans la tête... En voilà assez.
Je ne peux plus.

Un peu rassuré (je l'imagine, du moins), je fermai les yeux, malgré moi,
pour me reposer; mais des bribes de raisonnement recommençaient à se
nouer.

--Je dois avoir reçu un grand coup sur la tête; le travail de penser me
fait souffrir. Je suis fichu.

Je m'alanguissais, en effet. Soudain, je tressaillis.

--Là, tiède, sur ma poitrine! Qu'est-ce que c'est? Sur mon ventre, c'est
froid, et ça glisse... Du sang? Oui... c'est du sang! Ça chatouille, ça
poisse, ça descend... Oh! comme il y en a! J'ai là une terrible
blessure! Ça coule sur ma cuisse. Cette fois, mon compte est bon. Plus
de doute. C'est fini, c'est fait. Plus qu'à attendre: je me vide. Eh
bien! tant pis, n'y pensons plus; tant mieux, c'est réglé. Va pour la
mort. Bonsoir!

Je m'abandonnai à ma lassitude, dans une résignation qui me coûtait peu,
et qui comportait même une espèce de mieux-être, à cause de l'apaisement
où je fus dès lors. Assez vaguement, je songeai que ma céphalalgie était
produite par une anémie cérébrale, due à la perte de mon sang; sûr
désormais de mourir à brève échéance, et consentant à mourir, je
souhaitais que la solution arrivât le plus tôt, avant la période des
trop vives douleurs.

Le chatouillement d'un liquide épais et qui coule persistait sur ma
peau, mais plus faible.

--Est-ce que je meurs?

Je n'avais pas la sensation de m'épuiser davantage, et mes douleurs
n'augmentaient pas. J'attendais, néanmoins. Je finis par m'étonner
d'attendre si longtemps.

--Je ne souffre guère... Comment se fait-il que je souffre si peu? Je ne
meurs donc pas? Le sang est presque froid... Si ce n'était pas le
mien?...

Alors, seulement, je me souvins que d'autres créatures avaient partagé
mon sort. Dans ma stupeur et mes angoisses de bête agonisante, j'avais
pu jusqu'alors oublier le monde et me croire seul.

Je me rappelai la belle jeune fille, son cri, son corps lancé sur le
mien dans le fatras des choses noires.

--C'est elle, qui saigne sur moi! Ce qui m'a protégé, c'est elle! Cette
bosse dure qui me comprime l'épaule, c'est son crâne, sans doute? Sur ma
poitrine, c'est la sienne! Je n'aurais donc rien, moi? Je n'ai rien!

Je l'avoue et j'en suis bien sûr: je n'éprouvais ni honte de ma vie
sauvée par une autre, ni pitié pour cette autre-là. Bestialement, je
jouissais de l'espoir animal, et le premier acte que j'accomplis en
pleine conscience fut de tourner mon regard de résurrection vers la
petite lueur qui bleuissait en avant, un peu à droite, dans les
décombres...

C'est en la regardant que, pour la première fois, je constatai les
bruits du dehors et que je connus l'espérance!

                                   *

                                 *   *

Je les entends encore, ces bruits, et même je les discerne mieux que
dans l'instant où, tous ensemble, ils se ruèrent en moi avec la frénésie
d'un orchestre infernal, mais lointain, où des sons de métal mêlent leur
discordance à celle des voix humaines: clameurs et cris, appels et
râles, des plaintes sourdes et des notes stridentes... Puis, d'autres
voix plus nettes, et saines, des voix que je n'avais pas entendues
depuis des siècles, s'affirmèrent, et la parole des vivants prédomina
dans le murmure impersonnel des blessés qui agonisaient.

C'est à ce moment que l'espérance naquit en moi.

Je prêtais l'oreille. Un pas lourd courut sur le gravier, et s'arrêta.
Un homme proférait:

--Y en a-t-il! Y en a-t-il!

Un autre pas approchait.

Je criai.

Les pas s'éloignèrent. Des commandements, au loin, se précisaient.

--Je suis sauvé! On vient à nous!

Je me remis à crier. Rien ne me répondait.

Par moments, et d'une façon chronique, je tendais tous mes muscles pour
me dégager du chaos; il m'était impossible de mouvoir un seul de mes
membres, et je le savais; je savais que l'unique résultat de ces
tentatives serait de me causer une douleur: n'importe, je les
renouvelais quand même, et périodiquement, avec la persévérance d'une
machine.

Chaque fois qu'un pas humain résonnait sur la voie, j'appelais.
Toujours, on passait sans répondre. Mon appel se perdait dans le nombre
des cris, et tous, d'ailleurs, étaient noyés dans un ronflement sourd,
monotone, lointain, qui planait, qui roulait, et qui venait je ne sais
d'où: c'était comme le râle d'une bête monstrueuse qui dominait celui de
nos petites agonies. Je percevais aussi des craquements. J'écoutais
tout. J'attendais. Il dut se passer des heures...

Oui, des heures, car la belle fille ne saignait plus. Son sang, refroidi
sur mon torse et mon ventre, collait. Quand je faisais un effort pour
respirer, ou pour changer de place, un peu, je sentais cette poix sur ma
peau.

L'air aussi me semblait gluant. J'étouffais. Une fade puanteur de
boucherie et d'excréments s'affadissait encore du parfum que dégageaient
les cheveux de la jeune fille, sa tête sur mon épaule, sa poitrine
plaquée à la mienne.

Une odeur de suie et d'usine s'adjoignit, plus tard et me fit tousser
fréquemment. Je me sentais las. Ma position, trop longtemps conservée
dans l'immobilité, devenait intolérable. Je n'étais ni assis, ni debout,
mais suspendu, porté: non par mes pieds, mais par des compressions
multiples qui s'exerçaient sur mon torse, mon dos, mes cuisses, ma
nuque, mon ventre. Le poids de mon corps me tirait. J'avais, d'ailleurs,
perdu toute sensation de mes jambes, engourdies par l'inaction. A force
d'attendre, je n'attendais même plus. Il faut une espèce d'énergie pour
espérer! Mon énergie était à bout. Lorsque des pas venaient à ma portée,
je criais encore, mais faiblement, par acquit de conscience, presque par
devoir...

Et tout mon corps s'alanguissait. Un besoin de dormir faisait tomber ma
tête par côté. J'avais trouvé pour elle une pose presque commode, le
menton appuyé sur le crâne de la jeune fille. J'allais dormir,
peut-être, quand un accès de toux me réveilla: les ressauts de la toux
heurtaient ma tempe et mes côtes contre des arêtes de bois ou de métal.
Une âcre vapeur de soufre et de laine brûlée me piquait les narines et
m'astringeait la gorge. Il me parut que l'air était plus chaud et que le
ronflement sourd, constaté tout à l'heure, se faisait plus précis, plus
proche... Plus proches, aussi, les craquements...

--On brise les wagons, pour nous sauver.

Les voix, en effet, plus nombreuses que tantôt, parlaient, commandaient,
appelaient. Elles aussi étaient pleines de frayeur. La température,
indiscutablement, montait. Je toussais à de plus fréquentes reprises. Un
picotement d'aiguilles travaillait mes narines, la cornée de mes yeux,
le bord de mes paupières. Une larme glissa sur ma joue. Pourquoi? Dans
la nuit, je croyais respirer des fumées. Alors, une idée horrible me
passa dans l'esprit: «On brûle!»

--Oui, c'est cela! Le train brûle! La machine, éventrée, a mis le feu
aux wagons! Ce ronflement, là-bas, c'était des flammes! Elles viennent!

Je suffoquais. Au fond du noir, devant moi, je vis des étoiles rouges
qui crépitaient.

--Ah! brûler là dedans!

D'efforts désespérés, je m'agitais en vain, sur place, sans me dégager
d'une ligne. Je criais: «Au feu! A moi! Au secours!»

Le ronflement se rapprochait, et le craquement multiple. Un grésillement
s'y joignait, et devant moi, derrière, d'autres agonisants poussaient
des cris pointus. Combien de temps cela put-il durer? Je ne sais pas.
J'ouvrais la bouche toute grande, cherchant l'air pur, à droite, à
gauche, buvant de la fumée. Je m'évanouis pour la seconde fois.

                                   *

                                 *   *

Ce qui suivit, je le sais mieux: l'eau coulait sur moi en cascades; elle
me ranima. L'eau coulait sur ma tête, tiède d'abord, plus fraîche
ensuite. Je respirais mieux. Des coups violents frappaient du bois,
coups de haches ou de maillets, et des propos distincts s'échangeaient
entre des hommes:

--Hardi, les pompes!

--Il était temps!

--Malheur!

Je compris qu'on avait éteint l'incendie. Je murmurai:

--A moi!

On ne m'entendit point, sans doute.

--S'ils allaient m'oublier?...

Un peu plus fort, je répétai:

--A moi!

--Tiens! Un qui piaule, par là...

--Ici! Au secours!

--Oui, ma vieille! Chacun son tour.

Je grelottais de fièvre. Les bons coups de la hache entraient dans les
cloisons: j'entendais les planches s'ouvrir, et le ahan des hommes qui
ne se rapprochait pas.

--Oh! que c'est long!... Est-ce que je vivrai encore, quand ils
arriveront?

Une lassitude insurmontable m'avait repris: je ne demandais plus qu'à
dormir. La peur d'être oublié là me ressuscitait aussitôt, et le sommeil
me reprenait. Vous croyez peut-être que l'instinct de la conservation
est une force très puissante, et qui ne meurt que par la mort? Non. Elle
s'épuise. Je l'avais épuisée. Loque accrochée, j'ai dormi.

Très peu de temps, sans doute, quelques minutes, quelques secondes,
peut-être? Mais j'ai dormi; j'en suis sûr, et c'est de frayeur que j'ai
sauté, de frayeur et non de joie, lorsque les coups de hache ont sonné
en avant de moi, tout près.

--Ici!

Un air plus respirable m'arrivait, j'ai vu clair, un peu, et puis, j'ai
vu davantage. Des lances de fer, des poignards de bois, des lambeaux
d'étoffes, des couteaux de verre, autour de moi, innombrables, noirs,
jaunes, rouges, de toutes parts me menaçaient. Je connus alors une
nouvelle forme de la terreur, à l'idée qu'il faudrait m'arracher de
cette herse aux mille dents, et qu'on ne le pourrait sans me déchirer,
morceau par morceau...

Trop d'armes se braquaient contre moi, et je les discernais trop! Ainsi,
vraiment, j'avais été broyé au milieu de cet enfer, et je vivais? Cela
m'apparaissait maintenant, comme une hypothèse inadmissible, et
stupidement,--ah! que voulez-vous, on devient fou!--je me remis à douter
de mon existence.

Une toiture ayant cédé sous l'effort des travailleurs, la lumière se fit
plus atrocement précise. Les hommes arrivaient.

--Ici!

Une voix dit:

--T'entends, Julot?

Une autre voix:

--Ça fait rien. Houst, ohisse!

Par bonheur, je repris assez d'intelligence pour songer:

--Si j'appelle, ils vont me tirer trop hâtivement et me déchiqueter.
Attendons qu'ils déblaient.

Je me tins coi.

Les sauveurs, en effet, déblayaient avec fureur. De la vie qui revenait
vers moi, j'ai vu d'abord, entre les poutres, l'angle aigu d'une hache,
puis un levier de fer, qui pénétrait dans notre chaos, et qui le
disloquait. Puis, j'ai aperçu une botte énorme, qui se posait. Ensuite,
une main noire et forte est entrée par un trou, comme une bête prudente,
et elle remuait en l'air, avec lenteur, en cherchant. J'étais à tel
point surmené d'émotions, que cette main sans corps, et si lente, avec
ses doigts en crochets, m'inspira une terreur enfantine. Pour la vie, je
n'aurais pas voulu la voir sur mon visage! De l'appeler à mon secours,
j'avais encore moins l'idée! Elle s'en alla, et j'en fus soulagé.

Les pas se rapprochaient. Tout à coup, là, au-dessus de moi, devant moi,
elle reparut, la main ouverte. Elle se promenait, mystérieusement en
silence. Je la suivais des yeux.

Elle a passé devant ma face: je n'ai rien dit.

En errant, elle a rencontré la tête de la jeune fille, posée sur mon
épaule...

--J'en tiens une!

--Houst!

--C'est une gonzesse!

La main noire, comme une immense araignée, marchait sur le crâne de la
pauvre vierge et descendit vers son oreille.

--Elle en a!

Les doigts saisirent une boucle d'oreille et arrachèrent le lobe. Ils
firent le tour de la tête et arrachèrent l'autre oreille. La main
disparut.

--Chouette! des perles!

La main revenait. Elle s'enfonça entre mon buste et celui de la morte:
je sentais, sur mon estomac, le chatouillement des doigts nerveux,
hâtifs, qui pêchaient à tâtons.

--Elle en a une! Je la tiens!...

Une montre de femme, suspendue à sa chaîne d'or, glissa sur ma joue, et
disparut en l'air.

--Il y a un type, tout contre.

Le bras revint. On me fouillait.

Retenant mon haleine, et faisant le mort, je rentrais ma poitrine, pour
faciliter la fouille.

--Il est encore chaud, celui-là!

Je pensais:

--S'ils s'aperçoivent que je vis, un coup de hache me fera taire.

On enleva mon portefeuille, ma montre, une bague à l'annulaire de la
jeune fille.

--Je peux pas, ses poches! C'est trop loin!

--Déblaie!

Ils déblayèrent.

--En v'là deux autres!

Ils avaient découvert le vieillard et sa femme, proies neuves. Leurs
quatre mains travaillaient les deux cadavres, à un mètre de moi.

--Mince de galette!

Leur rire se faisait joyeux. Pour atteindre plus commodément leur butin,
les sauveurs tirèrent sur une poutrelle qui, faisant levier, me heurta:
la douleur m'arracha un cri.

--T'entends?

--Pige-le!

--Il nous a vus!

--Il jaspinera.

--Faut le zigouiller!

--Non. Viens.

--Je te dis qu'il faut! On n'y connaîtra rien, dans le tas.

Ils ne parlèrent plus: mon sort se décidait entre eux, et j'attendais la
fin de leur silence, mon verdict.

Brusquement, ils détalèrent. Ils me faisaient grâce, par peur, et,
aussitôt, je conçus pour eux une reconnaissance émue: ces bandits, qui
auraient pu me tuer impunément, venaient de me donner la vie, en ne me
la prenant pas, et, dans mon instinct de bête menacée, j'ai oublié leur
crime et leur ignominie, pour ne voir que leur clémence: je les ai
bénis, je les ai aimés. Ah, que la morale humaine est fragile! Dans les
crises trop violentes, que de choses s'écroulent en nous! Que de
principes et d'axiomes tournoient dans le vertige et disparaissent! J'ai
eu moins de gratitude pour les honnêtes gens qui vinrent ensuite, et qui
me tirèrent de là sans me voler...

J'ai vu--oh, malgré moi!--la pauvre belle fille qui, le matin, m'avait
tenté, et que mon jeune désir avait tant caressée des regards... Pour ne
pas la voir, j'ai fermé les yeux de toutes mes forces, pendant qu'on me
dégageait de cette boue puante. La plaindre, la regretter? Je n'y ai pas
songé une minute, je vous jure! Du dégoût, de l'horreur, mais pas de
pitié! J'étais une bête réchappée, et je me suis sauvé en boitillant.



L'AGENDA


_8 septembre._--Je viens de voir le docteur: je n'étais pas sans
appréhension, mais il dit que mes nerfs sont en meilleur état et que les
vacances m'ont fait du bien. Il n'exige pas que je reprenne les douches.

_9 septembre._--La concierge m'a arrêté, ce matin, dans le corridor,
pour me dire que je ferais bien de changer ma serrure, à mes frais: il
paraît que le petit garçon boucher, qui occupait une chambre au-dessus
de mon appartement, a été congédié par le propriétaire; il vient d'être
mêlé à des affaires de cambriolage, et condamné avec application de la
loi de sursis; je ne suis pas fâché de ne plus le rencontrer dans
l'escalier, car il avait une mauvaise figure. La concierge n'a pas tort,
quand elle suppose qu'il a pu lever des plans dans la maison, et prendre
des empreintes de serrures ou de clefs: il est bien évident que je suis
le plus menacé de tous les locataires, moi qui ne rentre pas de la
journée: on peut me dévaliser pendant que je suis au ministère; il
faudra que j'achète un verrou de sûreté: voilà une dépense dont je me
serais bien passé.

_21 septembre._--Encore des ennuis. Mon chef de bureau, qui recherche
une pièce sans la trouver, m'accuse de l'avoir perdue ou détournée! Ces
choses-là n'arrivent qu'à moi. Pourvu qu'on ne me révoque pas! Qu'est-ce
que je deviendrais?

_23 septembre._--La pièce est retrouvée: le chef l'avait emportée chez
lui. Mais j'ai passé deux nuits sans dormir. Je m'impressionne trop.

_30 septembre._--Décidément, ça ne va pas très fort: je recommence à mal
dormir. Le bienfait des vacances serait-il déjà passé? Je devrais
retourner chez le docteur, mais il va me prescrire de reprendre le
bromure et les douches, qui me sont si désagréables.

_5 octobre._--Un drame affreux. Je rentrais rue des Plantes, dans le
brouillard; il était exactement minuit vingt. Tout à coup, près du pont,
dans l'ombre, un cri déchirant! Je l'entendrai toute ma vie. Il m'arrêta
sur place, et je sentis une sueur froide à la racine de mes cheveux.
J'ai voulu me sauver, et je n'ai pas pu. Je courais, pour ainsi dire, au
dedans de moi, sans bouger: c'est une sensation atroce. Je ne l'avais
jamais éprouvée qu'en rêve. Elle ne dura guère; presque aussitôt, je vis
sortir des ténèbres un homme qui fuyait dans ma direction, et, en même
temps, trois autres hommes derrière lui. Le premier vint me tomber dans
les jambes. Ceux qui le poursuivaient furent sans doute surpris de voir
deux personnes au lieu d'une, et ils hésitèrent un moment; puis,
rassurés par mon air inoffensif, ils se jetèrent sur nous. Un d'eux me
cria dans la figure: «Qu'est-ce que tu veux? Qu'est-ce que ça te
regarde?» Et voilà que je reconnais le petit boucher. Les deux autres
s'acharnaient à coups de couteau sur le blessé. Mais le petit boucher
leur dit: «Nous sommes cuits. Je connais ce pante-là! Il va jaspiner.»
Ils répondirent: «Surine-le.» Mais, au même moment, un d'eux cria: «La
rousse!» Aussitôt ils prirent la fuite. Je vis une lueur blanche,
accompagnée d'une détonation: le petit boucher, avant de s'enfuir, avait
tiré sur moi un coup de revolver. Il disparut dans le brouillard, et je
me crus mort. Alors seulement j'entendis les pas des agents. Ils
m'empoignèrent brutalement. J'ai eu le temps de crier: «Grâce! ce n'est
pas moi!» Mais je fus tout de suite étourdi de coups. On m'enleva, et je
n'eus presque pas à marcher: on ne croirait guère, à voir les sergents
de ville, qu'ils sont si forts; quand ils vous tiennent par le bras, ils
vous soulèvent et vous font trotter, si bien que vous ne sentez plus le
poids de votre corps. Arrivé au poste, j'ai raconté le drame du pont et
comment j'avais reconnu, dans mon agresseur, le petit garçon boucher. On
m'a tout de même gardé au poste. Pourvu que je ne passe pas en justice!
Je perdrais ma place. Ces choses-là n'arrivent qu'à moi.

_6 octobre._--Le commissaire est un bien honnête homme, qui m'a cru tout
de suite. Il m'a fait relâcher; j'ai pu courir à ma chambre, me changer
et arriver au bureau avant que le chef ait constaté mon retard. L'ennui,
c'est que je vais sûrement être appelé comme témoin, au commissariat, au
tribunal, et le chef dira que je ne suis jamais à mon poste. Nuit
d'insomnie.

_7 octobre._--Les journaux racontent l'affaire. On ne parle pas de moi,
heureusement. La victime a succombé à ses blessures. La justice pense
arrêter les assassins avant demain, et j'en serais bien aise, car je
n'aimerais guère à les retrouver la nuit, en rentrant chez moi. Par
prudence, j'ai dîné très tôt, hier et aujourd'hui, et regagné mon
domicile, dès sept heures du soir, quand il y a du monde dans les rues.
Je n'ai rien remarqué de suspect. Très mauvaise nuit. Cauchemars. Je
rêve que le petit boucher m'attaque près de la Morgue.

_8 octobre._--Mandé au commissariat. J'y apprends qu'on n'a rien à me
dire et que je dois me rendre au Palais de Justice. Et mon bureau?
Qu'est-ce que le chef va penser? Il me déteste et profitera de toutes
les occasions pour me faire du tort. Je suis bouleversé: il faut que
j'aille voir mon médecin. Je me présente au Palais de Justice: on
m'invite à revenir demain. Les assassins sont arrêtés. Au moins, je ne
suis plus exposé à les rencontrer.

_9 octobre._--Scène du chef. Je retourne au parquet: on m'appelait pour
une confrontation, mais elle n'aura lieu qu'après-demain. Scène du chef
quand je lui expose que je devrai encore m'absenter jeudi.

_10 octobre._--Je ne suis décidément pas bien: je rêve trop, je dors
mal. J'entrevois plus clairement tous les tracas qui vont résulter de
cette malheureuse affaire.

_11 octobre._--Confrontation. J'ai reconnu le garçon boucher et ses deux
complices. Il m'a regardé avec un mauvais oeil: il voulait m'intimider,
mais le juge s'en est aperçu et m'a fait approcher, pour que l'accusé
fût derrière moi pendant ma déposition; alors, j'ai parlé plus
librement. A la sortie, le petit boucher m'a dit: «J'aurai ta peau!» Il
paraît qu'il n'a que dix-huit ans. Je me suis mis une vilaine affaire
sur les bras.

_18 octobre._--Deuxième confrontation. Les assassins ont fait des aveux.
Le petit boucher, au moment où je passais devant lui m'a répété:
«J'aurai ta peau!» Pourvu qu'il soit condamné à mort! Tout le monde me
plaisante au bureau; mais je n'ai pas envie de rire, et je suis inquiet.

_25 octobre._--Le médecin me trouve très agité. Il me conseille la
campagne. Il en parle à son aise: et mon bureau?

_28 octobre._--Toutes les nuits, je rêve d'assassinats et du petit
boucher. Je me réveille en sursaut. Si ce misérable est acquitté, bien
sûr il fera comme il a dit. J'aurais dû, au dernier terme, donner congé,
afin de déménager en janvier et d'aller habiter dans un autre quartier.
Ce serait plus prudent. Même en prison, le petit boucher a peut-être des
amis qui me guettent.

_2 novembre._--Je suis perdu: le petit boucher s'est échappé. On m'en a
montré la nouvelle dans un journal, au bureau. Je me suis trouvé mal.
Les camarades me plaignaient beaucoup et s'empressaient autour de moi.
Avec un dévouement que je n'aurais pas espéré d'eux, ils m'ont soigné,
escorté, ramené chez moi. J'ai des frissons et une grosse fièvre.

_3 novembre._--Je suis tout à fait malade de l'émotion que j'ai eue et
qui ne me quitte pas. Impossible de dormir: à tout instant j'imagine
qu'on force ma serrure. Le médecin m'a mis à la diète. Je fais mon
testament.

_4 novembre._--Le petit boucher n'est pas encore venu. Le médecin me
fait prendre médecine.

_5 novembre._--C'était une bien mauvaise farce: le petit boucher est
toujours dans sa prison, qu'il n'a pas quittée. Les camarades ont
inventé cette histoire pour se moquer de moi, et Lubert, qui écrit dans
les journaux, a fait imprimer la petite note qu'on m'a montrée. Ils me
traitent d'imbécile, mais qu'est-ce que je dirai d'eux, qui font de
pareilles plaisanteries à un pauvre malade?

_8 novembre._--Je vais un peu mieux. Je mange.

_9 novembre._--Je retourne au bureau.

_15 novembre._--L'affaire du petit boucher passe dans huit jours.
L'instruction est terminée. Je suis convoqué comme témoin à charge. Il
faudra revoir les yeux de cet assassin. J'en ai peur à l'avance.

_22 novembre._--C'est demain. Je ferai mon devoir et je répéterai la
vérité. Mais, si on ne le condamne pas, il me tuera.

_23 novembre._--Aux assises. Pendant toute l'audience, chaque fois que
mes regards ont rencontré ceux du petit boucher, j'ai lu ma mort dans
ses yeux. Il remue les lèvres pour répéter: «Ta peau... J'aurai ta
peau.» J'étais troublé tellement que je ne sais ce que j'ai dit dans ma
déposition. Le président a dû me rassurer. Les assassins sont condamnés,
l'un à perpétuité, l'autre à vingt ans; mais le petit boucher, qui
débute, et qui n'a tué ni moi ni le passant, obtient seulement six mois.
Voilà bien ma chance!

_24 novembre._--Deux fois, cette nuit, la voix du petit boucher m'a
réveillé; il criait: «Ta peau!... ta peau!...»

_25 novembre._--Mauvaise nuit, insomnie: je compte les heures. Je n'en
ai plus guère à vivre. Encore six mois, et on me tuera. Pourtant, je
n'ai rien fait de mal.

_26 novembre._--Lubert vient de m'apprendre une bonne chose: c'est que
le petit boucher devra purger sa précédente condamnation, qui était de
deux mois; cela me fait deux mois de plus à vivre; mais de quelle
existence! Je ne songe plus du tout à mon avancement.

_31 décembre._--J'ai beaucoup maigri. Les bureaux sont fermés; à trois
heures, défilé chez le ministre. Je profite du congé pour aller voir le
docteur. Il prétend que j'ai la monomanie de la persécution. Il me
prescrit le repos et l'exercice, les douches et la campagne. Lubert me
dit: «Pourquoi ne te prescrit-il pas d'avoir vingt mille francs de
rente?» Lubert a raison.

_1er janvier._--Aujourd'hui, je commence l'année de ma mort. Il neige
pour la première fois: je n'aime pas la neige, mais c'est tout de même
triste de penser que je ne verrai plus tomber la première neige.

_8 janvier._--En plein bureau d'omnibus, dans la foule, la même voix a
crié: «Ta peau!» Je me suis retourné, je n'ai rien vu. A-t-il donc lancé
des amis à ma poursuite?

_15 janvier._--J'ai donné congé de mon appartement. Je déménagerai au 15
avril. Le petit boucher ne découvrira peut-être pas mon nouveau
domicile, puisque sa peine n'expire que le 23 juillet.

_21 janvier._--Anniversaire de la mort de Louis XVI. Pourquoi n'a-t-on
pas guillotiné le petit boucher? Ce doit être affreux, le froid du fer
qui vous entre dans le corps!

_23 janvier._--Deux mois pleins aujourd'hui! Dans six mois, je mourrai.

_2 février._--Est-ce vrai? Lubert affirme que la préventive compte pour
la durée de la peine, et que, par conséquent, le petit boucher sera
libéré le 8 juin; il dit aussi que, pour la première peine, il pourrait
invoquer la prescription, et que, dans ce cas, il sortirait le 8 avril,
une semaine avant le terme.

_3 février._--La même voix toujours a crié derrière ma porte, très
distinctement: «J'aurai ta peau!»

_4 février._--Lubert a pris des renseignements: le petit boucher sortira
de prison le 8 juin; j'aurai le temps de déménager. Tout de même, Lubert
estime que, pour moi, il vaudrait encore mieux quitter Paris et
permuter. Si cela se pouvait! En province, on est tranquille. Je vais
faire passer une annonce dans les journaux.

_5 mars._--L'affaire de la permutation est manquée. Il faut, paraît-il,
attendre l'automne. D'ici là, je serai mort. D'ailleurs, je ne vis plus.

_8 mars._--Plus que trois mois! Je refais mon testament.

_15 mars._--J'ai trouvé un petit appartement à Montmartre: c'est un tout
autre quartier, aussi loin que possible de Montrouge; on ne viendra
peut-être pas me chercher là. Autre avantage: l'appartement est libre et
je pourrai emménager dès le 1er avril. Je signe.

_18 mars._--Lubert prétend que j'ai eu tort de choisir Montmartre, qui
est le rendez-vous des Apaches, et où le petit boucher a certainement
des amis: je n'avais pas songé à cela. Où donc vivre, mon Dieu?

_1er avril._--J'emménage: c'est une grosse fatigue. Le soir, au moment
de me coucher, je reçois une dépêche: «J'aurai ta peau.--Le Petit
Boucher.»

Ainsi, ce départ n'a servi à rien: le bandit connaît ma nouvelle
adresse.

_2 avril._--Sur le conseil de Lubert, je porte ma dépêche au
commissariat. On me rit au nez, on prétend que j'ai reçu un poisson
d'avril.

_31 avril._--Mon nouveau quartier ne me réussit pas: tout ce mois-ci,
j'ai vécu comme dans un rêve. La menace du petit boucher me poursuit. Il
pense à moi, là-bas, et je l'entends. Lubert m'a expliqué la télépathie.
J'ai des élancements dans la tête, et je peux à peine me traîner au
bureau: je prends l'omnibus, chaque fois. Mes appointements n'y
suffiront pas. C'est presque une délivrance, de mourir.

_8 mai._--Plus qu'un mois! Je me suis promené, ce soir, sur les
boulevards extérieurs, pour jouir un peu du beau temps et de ma liberté:
car, dans un mois, je sens bien que je n'oserai plus. Je n'ai pas honte
d'avoir peur: je suis fait ainsi, et ce n'est pas de ma faute. J'ai vu,
sur le boulevard, des amoureux qui s'embrassaient. Moi, je suis tout
seul.

_13 mai._--Lubert me conseille d'acheter un revolver pour défendre ma
vie.

_16 mai._--J'apprends à tirer, dans ma chambre, sans cartouche. Mais
cette arme m'épouvante. Au bruit qu'elle fait, il me semble que le petit
boucher tire sur moi, comme dans la nuit du 6. Mais il me tuera avec son
couteau. J'aimerais mieux une balle.

_18 mai._--Il faut, décidément, que je me remette au bromure.

_25 mai._--Scène violente du chef, qui menace de demander ma révocation,
parce que je n'ai la tête à rien. Il a raison: je n'ai la tête à rien.
Il faut que je cesse le bromure. Je suis très malade.

_1er juin._--La semaine commence. Dans une semaine, il sortira de sa
prison.

_6 juin._--Après-demain, il sera libre.

_7 juin._--Demain!

_8 juin._--Il est libre! Je le vois. Je l'ai vu toute la nuit. Il me
cherche. Il a acheté un couteau neuf. J'ai mal dans la tête. Impossible
de quitter mon lit. Et le chef? J'essaie mon revolver. Jamais je
n'oserai tirer sur lui. Il me fait trop peur.

_9 juin._--Au lit. Il me cherche. Aller dans la rue? Non. Jamais plus!
Sous mes fenêtres, dans l'escalier, à chaque instant, il crie: «Ta peau!
Ta peau!»

_10 juin._--Je voudrais en avoir fini. Je souffre trop. Je vais devenir
fou. Mais je ne veux pas mourir d'un coup de couteau. Autrement!
Autrement!

_11 juin._--Par ma fenêtre, je l'ai vu, sur le trottoir d'en face! Je
jurerais que c'est bien lui, et qu'il m'a reconnu lui aussi; il a mis
ses mains aux coins de sa bouche et m'a crié, comme toujours: «.....».

_12 juin._--Je...

_13 juin._--. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

_Journaux du 14 juin_: «Hier, vers quatre heures du matin, les
locataires du nº 87 de la rue des Abbesses étaient réveillés par le
bruit d'une détonation. On pénétra dans l'appartement de M. D...,
employé au ministère de...; l'infortuné gisait, à demi nu, devant sa
fenêtre, la tempe trouée d'une balle et serrait un revolver dans sa main
crispée. On attribue ce suicide à un dérangement d'esprit.»



LE PRISONNIER DE SON OEUVRE


Ah! l'enfer, quand j'ai su qu'elle me trompait! L'enfer, quand j'ai
tenu, enfin, la preuve tant cherchée, guettée pendant des mois,
souhaitée en proportion du mal qu'elle allait me faire! Je suis ainsi,
et je crois que bien des hommes me ressemblent; on souffrira de savoir
ce qu'on ignore, et la vie désormais ne sera plus tenable; mais on veut
apprendre quand même, et on le veut d'autant plus fort qu'on en
souffrira davantage.

Pour moi, je suis un homme violent, et je ne m'en cache pas. Tous mes
amis l'ont éprouvé. Je me suis brouillé avec bien des gens que j'aimais,
et j'ai plus de dix fois gâté ma situation dans le monde, quitte à
regretter mes violences, une fois qu'elles sont commises; mais les
gestes s'élancent de moi, et les paroles, sans que je puisse les
retenir, et sans d'ailleurs que je l'essaie. C'est mon démon qui se
démène, comme disaient les philosophes de jadis; c'est ma bête qui
sursaute, comme disent les savants d'aujourd'hui. Je deviens une brute,
alors. Mes colères me rendent fou, et, le pire, c'est qu'elles vont
croissant et qu'au lieu de se fatiguer elles s'exaspèrent par leur
durée. Quand une idée se met à tourner dans ma tête, elle gire, gire,
comme les chevaux de bois à la foire, mais toujours plus vite, toujours
plus fort, et le manège s'emballe jusqu'à ce que tout craque et casse.

Assurément, l'existence n'a pas été drôle, pour ma femme! Peut-être ne
m'a-t-elle trompé qu'à cause de cela? Que j'aie eu des torts, je n'en
disconviens point. Mais qu'importe, maintenant? J'étais jaloux. Je
l'aimais trop. Elle était admirablement belle, et j'adorais son corps.
Je l'aimais avec fureur. J'aurais voulu mourir de l'aimer sans répit.
Lorsque nous nous querellions,--ce qui arrivait chaque semaine,--et
quand elle me voyait à bout, levant le poing pour l'assommer, elle
n'avait qu'à rire, avec ses dents blanches plantées dans ses gencives
roses, et mes poings s'ouvraient pour la saisir, la tordre, la rouler;
elle continuait à rire; mes baisers lui mordaient les dents, et toute ma
furie se fondait en ivresse.

Ça l'amusait, je pense.

Car elle en jouait, et je peux dire que de plein gré elle excitait ma
frénésie, pour le seul plaisir de la voir et de se mettre en péril, pour
la volupté perverse d'avoir peur, de se baigner dans une atmosphère
électrique, de vivifier ses nerfs en exaspérant les miens, de vibrer
mieux, de vivre fort, et de préparer la minute où ma rage et son rire
s'uniraient en baisers.

Puis, un jour, elle s'est lassée.

A vrai dire, nous n'étions pas faits l'un pour l'autre. Nous nous
aimions de façons différentes. Car elle m'a aimé, j'en suis sûr, et
quelle femme donc aurait pu résister à la contagion d'une telle
intensité d'amour? Elle m'aimait à sa manière, qui n'était pas la
mienne, et qui d'ailleurs ne valait pas mieux que la mienne. Elle aimait
en moi son orgueil d'être plus forte que la force, elle aimait sa
victoire sûre, la toute-puissance de son rire, sa domination
perpétuelle; elle s'admirait dans mon amour, fière d'accorder tant, et
vaguement vexée de recueillir si peu. Sans autre joie que de rire et de
régner, elle s'abandonnait gaiement, sans passion: un tour d'amour, un
tour de valse!

Un soir, elle a changé de danseur.

C'était se tuer, me tuer? La belle affaire! Elle a imaginé, comme toutes
les femmes, que je n'en saurais rien. Longtemps, peut-être, elle a eu
raison, et je n'ai rien su. Mais, le jour où j'ai deviné, le jour où
j'ai soupçonné, la danse changeait de mesure! Imaginez un air de valse
qui va se terminer par la _Course à l'abîme_...

D'abord, j'ai compris, à sa mine, que des choses nouvelles avaient dû se
passer: lesquelles? Berthe changeait, mon amour ne l'amusait même plus:
pourquoi? Cette espèce de lassitude lui était venue tout d'un coup:
comment? Je ne suis pas un niais, et je suis jaloux. Probablement, j'ai
découvert la vérité tout de suite. Quand je dis que je l'ai découverte,
j'exagère: je l'ai seulement supposée. Je n'avais ni certitude ni
preuve, mais une sensation qui devint une conviction, et cette
conviction s'affermissait tous les jours.

Vous pensez bien que Berthe n'ignorait rien de mes soupçons: un
caractère tel que le mien ne dissimule pas, il n'en est pas capable, et
je n'essayais même pas de donner le change; ce que je pense se lit sur
mon visage: elle se savait épiée, et elle s'en égayait comme du reste.
Mon inquiétude, mes regards scrutateurs, mes brusques rentrées à la
maison, mes silences, les interrogatoires qui me faisaient battre le
coeur et qui me rendaient pâle, si pâle que je me sentais blêmir, tout
cela constituait un avertissement perpétuel, mais elle l'accueillait
comme un jeu.

--Tu m'attraperas pas, Nicolas...

Un jeu nouveau, qui plaît parce qu'il est nouveau! Elle jouait son jeu
d'enfant; je jouais ma tragédie d'homme. Elle n'a pas compris le danger,
ou du moins elle n'en a compris que tout juste ce qu'il fallait pour
animer la partie. Que l'enjeu fût de vie et de mort, Berthe ne s'en
doutait pas, car elle n'a jamais eu peur, jamais elle n'a sourcillé
quand je la regardais dans les prunelles.

Que de fois j'ai fouillé le fond de ses yeux, comme on remue avec un
bâton la vase d'une source, et je ne voyais que du trouble! Mon corps
écrasant son corps, et les mains derrière sa nuque, je serrais entre mes
doigts sa petite tête en os chevelus, pour en faire jaillir la vérité,
et j'attendais la vérité à la sortie de ses prunelles. Ah! le trou noir
d'où rien ne sort, la petite boîte en os qui garde son secret! On tient
la vérité, là, dans la main, on peut la peser et l'étreindre, et l'on
peut fracasser la frêle cassette où elle s'enferme, rien qu'en serrant
un peu; mais, la vérité, on ne la verra jamais!

Berthe riait:

--Que tu es drôle...

Son rire m'entrait en tiédeur dans la bouche, en brouillard dans les
yeux, et je pleurais dans ses baisers, tandis qu'elle riait dans les
miens.

Bien sûr, elle jouissait de mes soupçons et elle y prenait un plaisir
que ma simple ignorance ne lui eût jamais procuré. Mon amour ne
l'ennuyait plus, depuis qu'elle sentait en moi l'angoisse de partager
son corps avec un autre, et la hantise de ce partage. Quand mes mains,
quand mes lèvres cherchaient sur elle la trace d'une autre main, d'une
autre bouche, à leurs frissons elle devinait ma pensée, et elle
s'offrait, elle me tendait son corps blanc, et toute cette blancheur
sans tache visible me disait clairement: «Voilà! Cherche tant qu'il te
plaît! Coucou... Tu ne trouveras pas!»

Elle riait dans mes mains tremblantes.

Elle ne protestait pas, ne se défendait pas, et tout autre que moi
aurait pu croire que cette sécurité joyeuse ne masquait que de
l'innocence; moi-même, tout comme un autre, j'aurais pu y croire, à la
fin, tant j'avais besoin d'elle, de l'aimer et de la garder! Mais sitôt
qu'elle voyait mes doutes s'assoupir dans la confiance, elle les
ressuscitait, en me narguant de son rire mouillé, et elle répétait:

--Peut-être oui, peut-être non. A quoi bon chercher, puisque tu ne
trouveras pas?

Ou encore son rire disait:

--A quoi bon chercher? Même si tu trouves, tu ne pourras pas me quitter!

Elle s'amusait à me rendre des baisers délicieux, pour m'affoler
davantage, et ses baisers de praline me déclaraient en riant:

--Te passer de nous, le pourrais-tu, dis? Tu ne le pourrais pas, dis?

Vivant, non, je ne l'aurais pas pu, c'est vrai, et c'est certain; je le
savais aussi bien qu'elle a pu le savoir. Mais Berthe n'a pas songé
qu'on peut mourir, et que, une fois mort, on se passe de tout. Elle a eu
tort de ne pas songer à cela, et de ne pas se dire que si la torture du
doute demeurait supportable, la certitude ne serait pas supportée par un
homme tel que moi, et que nous en mourrions, elle et moi, tous les deux:
elle, pour que nul ne touchât plus sa chair; moi, pour n'avoir pas à
vivre sans la possession de son corps.

Elle ne s'est pas dit cela! Elle en est morte.

Le jour où la preuve est venue, la mort est entrée avec elle, chez nous.
Dans la minute même, l'idée de la mort nécessaire, indispensable pour
nous deux, s'est installée en moi. Je n'ai pas hésité. Je n'avais pas le
choix: lorsqu'il n'y a plus moyen de vivre, on meurt.

C'est tout de même curieux, l'homme: une espèce de calme s'est fait en
moi, lorsque j'ai su. Ce fut, dans la première seconde, un choc, quelque
chose comme une pierre reçue au sommet du crâne, et l'étourdissement,
des cercles de lumière bleue, orange, verte, rose, qui roulent au milieu
du vide noir. Puis, presque aussitôt, une sérénité lourde s'établit dans
tout mon être. Me ferai-je comprendre, si je compare mon état à un bol
de mercure? Ame et corps, un bloc, rond, opaque, et le niveau plat de la
masse oscille sans frisson, à chaque pas, à chaque pensée...

Ce calme-là, voyez-vous, et qui ressemblait tant à une délivrance,
c'était la notion profonde d'en avoir fini avec tout, et c'était déjà
notre mort. Toutes mes dispositions se prirent d'elles-mêmes, en vue de
notre suicide, et tout se trouvait combiné, préparé, décidé, sans que
j'eusse délibéré sur rien: il ne me restait plus que des gestes à faire.

Lesquels? Ceux-ci: ne rien dire à Berthe, pour la posséder encore une
fois, et, dans l'étreinte, lui crier tout, pour tuer d'abord son rire!
Puis, ensemble et sans agonie, mourir pendant ce baiser-là. Il existe
des toxiques végétaux qui procurent une telle mort: leur action sur le
système musculaire en paralyse instantanément le jeu; les muscles se
pétrifient, le coeur en même temps que les autres: il s'arrête, la vie
cesse de tourner; le courant est interrompu; l'homme s'éteint comme une
lampe électrique.

Je ne vous narrerai pas les ruses qu'il me fallut déployer, pour me
procurer le poison: cette goutte de mort était enrobée dans une ampoule
de verre, minuscule et fragile.

Je ne m'attarderai pas non plus au récit des autres préparatifs: afin de
mourir en tranquillité, j'avais emmené Berthe à notre villa, déserte en
cette saison, et j'étais bien sûr que personne ne viendrait y troubler
notre heure finale.

Quand cette heure fut toute proche, le courage me faillit. C'était le
soir: déjà l'aimée, avec ses gestes de grâce, si connus et si chers, se
dévêtait auprès du lit où elle allait étendre son beau corps, pour le
dernier sommeil, et elle souriait malicieusement vers cette tombe. Toute
ma colère s'évaporait hors de moi; une pitié désolante m'ensorcelait,
devant cette beauté d'une vie qui n'existerait plus dans un moment.

Je dus sortir, pour respirer un peu de nuit fraîche, et reprendre mes
forces.

Enfin, je rentrai dans la maison, dans la chambre.

Berthe était couchée. En me voyant si grave, si pâle, elle se mit à rire
de ses belles dents:

--Quelle mine, chéri!

Comme elle riait, pour la dernière fois! Sa jolie tête, sur l'oreiller,
s'encadrait de cheveux épars qui roulaient savamment vers son épaule
nue: mon absence avait été mise à profit, pour une mise en scène
avantageuse, et la coquette m'appelait:

--Voyons... Riez-moi, chéri... Regardez-moi... Viens!

Elle tendait vers moi ses deux bras ronds, et elle remuait les doigts
avec un air d'impatience, se faisant câline et tentante, pour triompher
de mon esprit avec sa chair. Mais moi, je résistais, pour la laisser
vivre un peu plus longtemps, et pour la contempler encore un peu,
avant...

Je vins m'asseoir, enfin, au bord du lit, et elle m'attira par le cou;
mais je détournais mes lèvres et je luttais contre mon désir; elle s'en
amusait et se piquait d'honneur à faire sa volonté en dépit de la
mienne: son rire cherchait ma bouche, son dernier rire, humide, tiède...

Je n'ai pas pu résister bien longtemps. Dès que ses lèvres eurent touché
les miennes, le souvenir de l'autre revint furieusement, de cet autre
qui avait connu comme moi la saveur de ce baiser-là! Le baiser
impossible, depuis qu'il n'est plus à moi seul, qui existe et n'existe
plus! D'un coup de rage, je rejetai les couvertures pour voir encore
l'adorable statue de mon amour passé, de mon bonheur défunt, et m'en
emplir les yeux, à ma sortie du monde!

Je me souviens que, à un moment, j'ai murmuré: «Berthe... je sais...»

Elle avait les paupières closes et ne daigna point les soulever, mais
elle sourit, et presque aussitôt j'ai parlé une seconde fois: à voix
basse, j'ai articulé le nom de l'autre, et le nom de la rue où ils se
rencontraient.

Alors, elle a rouvert les yeux, et leurs regards, subitement angoissés,
ont plongé dans les miens, pour y chercher, à leur tour, la vérité qui
se dérobe...

Elle regardait tant mes yeux qu'elle n'a pas vu mes doigts introduire
dans notre bouche l'ampoule de verre.

Peut-être même elle n'a pas entendu, lorsque j'ai crié:

--Meurs!

Je ne me rappelle que ceci: ses prunelles sous les miennes, tout près
des miennes, deux pupilles hagardes qui cherchaient à comprendre, deux
trous d'épouvante, avec, au fond, une nuit bleue. Et encore ceci: ma
bouche collée à la sienne, le mouvement de meule furieuse qui broyait
l'ampoule contre nos dents.

C'est tout.

                                   *

                                 *   *

Après cela, aussitôt après, et sans douleur, la nuit, le néant...

Après cela, sans commencement connu, l'obscure sensation d'un rêve, mais
d'un rêve neutre, dénué d'images autant que de pensées; une notion
d'exister, mais une notion trouble, limbeuse, et que volontiers je
dirais lointaine; une douleur, mais une douleur flottante, et que je
suppose comparable à celle des patients qu'on opère sous le chloroforme.

Puis, du temps...

Dans ce coma, peu à peu, le sens de la vie se dégageait: je ne me
percevais pas encore, mais je m'apparaissais. Quand je pris mieux
conscience de moi, ce fut uniquement par la douleur, qui, en quelque
sorte, préexistait à moi et me ramenait à moi-même.

La douleur, toujours confuse, se précisa. Puis, elle devint plus nette
encore. Localisée nulle part, elle était générale. Mais, à mesure que du
temps passait, elle se localisa si bien, et partout à la fois, que je
croyais discerner individuellement chacun de mes muscles et sa torture
propre. Imaginez un cours d'anatomie sur l'animal vivant, et les
innombrables faisceaux de chair maniés ensemble par des pinces, par des
milliers de pinces automatiques qui fonctionnent de concert, qui
tenaillent, tirent, détachent, compriment toutes les fibres de tous les
muscles en même temps, séparément, sans en oublier une seule!

Par leur souffrance, j'apprenais une à une toutes mes cellules
musculaires; elles grinçaient toutes; elles m'appelaient à l'envi. Le
supplice, à mesure qu'il durait, loin de s'atténuer, gagnait en acuité.

C'est dans cette période que je repris ma pleine connaissance.

Ma chair se tordait, mais elle se tordait seulement dans ma pensée, car
tout, de mon corps, restait immuable, et, dans ce tressaillement
universel, rien ne semblait frémir. Mon être entier était figé dans sa
douleur, qui vibrait seule au fond de lui. Aucun réflexe n'en secouait
la masse inerte. J'étais un bloc de souffrance sous les aspects de
l'impassibilité, une statue du sommeil dont les molécules se convulsent,
un marbre douloureux, à peine teinté de vie, et qui vivait tant.

Puis, un moment fut, où je voyais.

Mes facultés de perception, en se dégageant de ma gangue, renaissaient
imperceptiblement: je sus discerner les formes immédiates; je
n'enregistrais pas mes visions dans l'instant où je les percevais, car
j'avais trop mal, et mon mal m'occupait tout; les images entraient en
moi et s'y déposaient, attendant la minute d'être constatées, et je les
constatais tour à tour.

La première qui se révéla fut celle de mon derme pâle, et je le
remarquai d'abord, sans doute parce que ma souffrance a d'abord attiré
vers moi l'attention de ma pensée naissante.

Mais je ne vis de moi que mon bras gauche avec sa main, c'est-à-dire ce
qui gisait sous mon regard oblique; la vision du reste m'échappait, car,
en dépit de mes efforts, il m'était impossible de mouvoir mes yeux dans
leur orbite.

La seconde image, survenue presque en même temps, fut celle d'un visage
tuméfié, noirâtre, devant le mien, mais un peu au-dessous du mien, et
par-dessus lequel mon regard avait glissé quand j'avais aperçu mon bras.

Ces choses, d'ailleurs, s'estompaient encore dans un brouillard.

Lentement, le brouillard se dissipa, ou presque, tandis que mon esprit
devenait plus lucide.

Avec ma lucidité, ma torture croissait; elle fut si intense que je crois
m'être évanoui plusieurs fois.

Après chaque évanouissement, grâce à ce provisoire repos de mes nerfs,
je voyais mieux, je comprenais mieux, je me souvenais davantage. La
mémoire aidant la compréhension et les effets ressuscitant les causes,
il advint, au bout d'un assez long temps, que toutes mes notions
s'étaient successivement classées: à la fin, je savais.

Horreur! Devant moi, cette face...

Le visage du cadavre était d'un gris bleuâtre, avec des prunelles
écarquillées, vitreuses, une bouche ouverte en carré, des gencives
violettes, des dents ternes, un nez mou et tordu, pendant sur le côté,
et qui suintait...

Je voulus crier. Rien. Le souffle restait dans ma poitrine, soufflet
sans levier. Pourtant, je respirais? Oh! si peu!...

Je respirais une odeur de cadavre, et, très exactement, je me rappelais
tout.

--Berthe est morte. Je vis.

Au milieu de mes tortures, et malgré elles, je travaillais à m'expliquer
l'événement: mais je souffrais trop, et le travail fut long.

Enfin, il aboutit à des inductions qui me parurent admissibles: Berthe,
placée au-dessous de moi, avait absorbé la majeure quantité du poison,
que la pesanteur avait fait couler dans sa bouche; probablement alors un
ressaut brusque m'avait lancé sur le côté, et peut-être n'avais-je
aspiré que des vapeurs toxiques, trop peu pour en mourir, assez pour
m'enkyloser tout. Mon coeur avait continué à battre imperceptiblement,
et mon thorax à fonctionner, juste autant qu'il fallait pour me garder
de l'asphyxie?...

--A présent, le poison s'élimine, et je reviens? Oh! que j'ai mal!...

Le poison, n'agissant que sur le système musculaire, avait laissé intact
mon système nerveux; ainsi je demeurais apte à percevoir les douleurs,
et à délibérer des mouvements: mes nerfs transmettaient les sensations
et les ordres, mais les leviers n'obéissaient pas.

--Qu'on m'achève ou qu'on me soulage! Qu'on m'achève plutôt!

Silencieusement, je criais: «Au secours!»

--Mais... Personne ne viendra. La maison est déserte. Nul ne sait que
nous sommes ici. Nul ne nous y cherchera...

Espérer qu'un des rares passants de la route s'avisât d'ouvrir la grille
et de traverser le jardin pour entrer dans la maison close, c'était
folie, et j'allais mourir là, d'horreur, de faim, de soif, minute par
minute.

Pendant des heures, j'ai poussé mes cris muets, au-dessus du cadavre.
Une odeur nauséabonde sortait de sa bouche ouverte pour emplir ma bouche
ouverte.

--Nous devons être là depuis longtemps, puisqu'elle se décompose. Un
jour? Deux jours?

Le soir tomba. La nuit, du moins, me cacha cette face, et je ne la
constatais plus que par sa puanteur.

--Oh! que j'ai mal! Combien de temps ça pourra-t-il durer, avant que je
trépasse?

J'ai dû m'évanouir de nouveau, car la nuit fut relativement brève.

J'en éprouvai d'ailleurs un soulagement: lorsque le jour parut, je
souffrais un peu moins. Mais la bouche de Berthe était plus horrible que
la veille.

--Vais-je donc en réchapper?

Je crus m'apercevoir que plusieurs de mes muscles consentaient au
travail... Oui, je respirais mieux. Mon coeur battait un peu plus
fort... J'avais très froid.

Inlassablement, j'envoyais des ordres à mes membres.

A un certain moment, je n'en pus douter: mon bras gauche avait obéi!

--Je l'ai vu bouger!

Je ne déplaçais ma main que de quelques millimètres par heure, mais je
la déplaçais.

A force, aussi, j'éloignais ma tête du hideux visage.

--Ah!...

Un soleil de printemps tournait dans la chambre, et disait les heures.

Mes leviers m'obéissaient mieux, et, peu à peu, mes efforts obtinrent un
résultat plus appréciable. Avant la fin du jour, j'avais réussi à
m'écarter de vingt centimètres sur ma gauche, à détirer mes membres, à
m'allonger.

Le soir, j'ai souffert beaucoup. Ensuite, j'ai dormi, les yeux ouverts.

Je me suis réveillé, de froid, en pleine nuit.

Je souffrais moins. Mes poumons purent se gonfler davantage. Je
bougeais. Chaque mouvement me causait de vives douleurs, et cependant je
ne songeais qu'à me mouvoir, à m'éloigner, dussé-je mourir de l'effort!

Toujours, aussi, j'essayais de crier, d'appeler, à cause du vague espoir
qui gît au fond des bêtes, tant qu'elles vivent: les cris demeuraient au
fond de ma poitrine rigide, et les muscles de ma gorge gardaient leur
impotence.

N'importe! J'essayais quand même, écoutant le résultat. Je hurlais: «A
moi!» Et je n'entendais que du silence.

Elle ne finira donc jamais, cette nuit, cette vie?

--A l'aide!

Enfin, un cri, très faible, mais qui était un cri, s'exhala de moi, dans
les ténèbres...

Il faut avoir été enseveli vivant pour savoir ce qu'elle est, tout ce
qu'elle est, et ce qu'elle vaut, et ce qu'elle renferme, notre voix qui
sonne tout à coup dans le noir, et qui secoue le mutisme des choses, qui
ressuscite leur obscurité, qui proteste contre elles, qui répudie le
néant! Tout ce qu'elle épanche de réconfort, parce qu'elle est de la
vie, et tout ce qu'elle dépose d'horreur, parce que rien ne lui répond!

Je l'entendrai toujours, mon premier cri! Nulle musique au monde ne fut
jamais plus belle ni plus poignante, et pour l'ouïr encore, pour
constater une présence animée dans notre atmosphère de sépulcre, pour
sentir autour de moi quelque vague vibration qui m'escortât du moins
pendant mes dernières heures, pour ne pas mourir seul, je me remis à
crier, d'instant en instant; et, crier, c'était presque fuir!

Quand l'aube reparut, mon souffle était plus fort, ma voix sonnait
mieux: déjà, elle devait aller jusqu'au fond de la chambre; mais je
n'aurais pas su articuler une parole.

La lumière croissait: je revis Berthe à côté de moi.

Je la discernais mal, dans la trouble clarté du jour qui point, mais je
la voyais toute, mes yeux ayant réappris à évoluer dans l'orbite. Je
distinguai d'abord un ventre énorme; on eût dit qu'il sortait d'un
brouillard... Exactement, elle était sur le lit comme un noyé sur l'eau,
un noyé, dans le matin, avec des brumes.

Et le plein jour se fit. Le soleil entra.

Berthe! Ça, c'est Berthe! Ce ventre verdissant, qui se ballonnait, un
sein marbré, pendant comme une gourde d'eau sale et l'autre sein aplati,
une face torve et visqueuse, ça, c'était Berthe, son corps fin, ses
seins magiques, son ventre radieux, son rire de défi! Ça!

Alors, tout d'un coup, pour la première fois, une pensée sauta en moi:

--Mon oeuvre! Voilà ce que j'ai fait de sa beauté vivante! Voilà ce que
j'ai voulu faire! Ce monceau d'infection, c'est le produit de ma
volonté.

                                   *

                                 *   *

Cette troisième journée fut atroce.

La fièvre me dévorait de soif, et j'entrais dans la période des
angoisses morales; pleinement lucide, je regrettais déjà mes tortures de
la veille et de l'avant-veille, qui avaient fait de moi une brute sans
pensée.

Il me semblait que le cadavre rayonnât du froid, et, de son côté, toute
ma peau en était glacée. Par un effort qui dura des heures, je réussis à
gagner l'autre bord du lit.

Mais, de là, je la voyais trop, ma victime! Malgré moi, avec une
persistance de malade, je la regardais sans pouvoir ne pas la regarder.
A peine mes yeux s'en étaient détournés que déjà elle les rappelait, et
sitôt qu'ils retournaient vers elle, je recommençais le dur travail de
baisser mes paupières. Mais quoi? Dès que je ne l'apercevais plus, elle
se dessinait davantage et plus horrible encore, dans l'évocation; sa
masse inerte s'y faisait fluctuante, et roulait dans ma tête une marée
de chair bourbeuse. Alors, pour chasser le cauchemar, je revenais vers
la réalité.

Des heures ont passé ainsi: non pas toutes pareilles, comme vous
pourriez croire, mais partagées entre des crises de folie et des
somnolences au cours desquelles je considérais le cadavre avec une sorte
d'hébétude.

A bout de forces, sans doute, je finissais par ne plus constater que sa
présence matérielle, sans en tirer aucune déduction, aucune pensée, sans
la comprendre; l'identification ne se faisait plus, dans mon esprit,
entre cette masse immonde et ma Berthe adorée. Je les distinguais l'une
de l'autre. Car, il faut bien l'avouer, l'idée de la mort, cette brusque
transition de l'être au non-être, reste foncièrement inconcevable à
l'homme: pour imaginer qu'une créature pensante, dont les paroles et les
gestes nous étaient familiers, ne pensera plus, ne parlera plus, ne
bougera plus, jamais plus, il nous faut un effort tenace, une suggestion
voulue, grâce à laquelle nous réussissons vaguement à entrevoir, par
échappées, l'avenir de cette absence définitive: on pleure, on crie, on
se désespère et l'on se tord les mains, mais c'est là des gestes
physiques, qui ne prouvent rien, et tout au fond de nous notre esprit
reste calme, puisqu'il persiste à ne pas admettre, et il y persiste
parce qu'il ne comprend pas.

Morbide comme elle l'était, mon intelligence poussait plus loin
l'illusion:

--Ma femme est ailleurs, hors d'ici, mais ailleurs, loin, peut-être;
elle va revenir, elle va entrer... Berthe!

Mentalement, je l'appelais, et peut-être même je l'appelais à mon
secours.

Puis, dans cette morne stupeur, par à-coups et pour quelques minutes, la
vérité ressurgissait: Berthe est là! Là, c'est elle, ce qui reste
d'elle!

Alors, je la contemplais sans répugnance, avec une tristesse infinie,
et, dans ces minutes-là, j'aurais voulu lui parler, l'implorer, me
rapprocher d'elle, pour l'ensevelir, tendrement, pieusement, et surtout
pour fermer sa bouche, pour fermer ses yeux.

Ses yeux... Son oeil, plutôt,--car je n'en apercevais qu'un,--me navrait
de pitié. Tout écrasé qu'il fût, et terne, il avait encore un regard,
une fin de regard: immobilisé vers le plafond, attentif à des choses, il
méditait infatigablement, et plusieurs fois, dans mon délire, j'eus
l'impression que cet oeil fixe travaillait à recueillir dans l'espace
toutes les pensées de mon mutisme: Berthe écoutait par lui les paroles
que ma voix était incapable de proférer, et que mon âme jetait à la
sienne.

--N'est-ce pas, chérie, tu m'entends?

J'ai demandé cela, à un moment; je me rappelle très bien avoir demandé
cela. Mais l'oeil ne m'a pas répondu, et j'ai compris qu'il m'entendait,
mais qu'il ne daignait pas répondre.

D'abord, je me suis résigné, comme un enfant; puis, j'ai recommencé et
j'ai supplié. L'oeil immuable déclarait: «Il a tué une créature vivante,
et, maintenant, il l'implore.»

--Berthe...

--Je ne veux pas répondre.

--Berthe! Berthe!

--Je ne peux pas répondre. Je ne bouge plus. C'est ton oeuvre.

Je me suis mis à regarder le plafond, moi aussi, cherchant l'endroit que
Berthe fixait si âprement, et je le cherchais avec obstination,
convaincu d'y lire sa pensée, comme si l'oeil de la morte eût écrit au
plafond les choses qu'elle avait à me dire. Et je les ai lues, les
réponses de Berthe: c'était des paroles tranquilles et nettes. Elle
disait: «Tu m'as tuée. C'est fait. Laisse-moi.»

J'ai voulu crier: «Pardon!»

Mais elle déclara: «Tu as fait la chose irréparable. Il ne sert à rien
de demander pardon. Ton remords ne me ressuscitera jamais.

--Je t'aimais tant!

--L'amour n'est pas une excuse au crime de tuer.

--J'étais jaloux!

--Une vie n'appartient qu'à elle-même! L'épouse n'est pas le meuble de
l'époux, un bibelot qu'il peut casser à sa guise. Je vivais: chacun est
le seul maître de sa vie.

--J'ai tué parce que tu m'as trompé.

--Chacun est le seul maître de son corps. J'avais le droit de préférer
un autre amour; et tu n'avais pas le droit de me tuer.

--Oui, Berthe, ta faute fut légère, si elle existe; la mienne fut
atroce. Je le sais maintenant.

--Trop tard.

--Pardonne-moi!

--Laisse-moi.»

A partir de cet instant, le regard de Berthe n'a plus voulu répondre.
J'ai cru voir qu'il s'endormait. Je fus horriblement seul.

Je dois supposer que mon délire prit alors un caractère plus proche
encore de la folie, car, désormais, tout se brouille dans mon souvenir.
J'y retrouve pourtant un îlot de clarté, et je me souviens de ceci: par
intermittence, je poussais mon cri maniaque, dans l'air fétide. L'odeur
de la chambre avait empiré. Une espèce de buée opalisait les vitres, et
le soleil la diaprait en passant au travers. Les feuillages du jardin,
remués par le vent, secouaient leur ombre sur la vitre et sur le tapis;
j'observais cette fluctuation de lumières et d'ombres; ma tête tournait
à les voir; tout à coup, ce grouillement prit corps et fut le corps de
Berthe, qui houlait, qui m'attirait; et, tout à coup, le corps de Berthe
fut le mien, étalé sous mes propres yeux, et je me voyais pourrir.

D'effroi, je poussai un cri strident. La peur de mourir me dressa sur
mon séant. Mais, trop faible, je perdis aussitôt l'équilibre et je
roulai à bas du lit...

Après cela, c'est une nouvelle lacune dans ma mémoire: je ne sais pas
comment s'acheva la journée. J'ai la vague réminiscence d'être revenu à
moi, vers le soir, et je grelottais nu, sur le sol. Je m'entends
geindre. Ensuite, j'ai dû dormir.

Ce sommeil m'a sauvé. Probablement il fut long, car il faisait grand
jour, lorsque je m'éveillai, voyant tout, jugeant tout, épuisé, mais
redevenu un homme.

Le premier mouvement que mes bras purent exécuter fut de se tendre vers
l'ancienne adorée. A genoux, au bord de sa couche, je levais vers elle
mes mains ressuscitées, mes regards de prière, mon remords inutile. Ah!
comme j'ai pleuré sur le bord de ce lit, et comme elle est entrée dans
moi, à travers mes larmes, l'image de ce corps qu'il ne faut plus
décrire, la vénérable horreur de cette morte que j'avais faite!

Ah! oui, ce matin-là, je l'ai aimée saintement, l'impassible victime, et
religieusement, d'un bel amour que je n'ai jamais connu durant ma vie,
d'un grand amour expiatoire. Éclairé par la mort et dégagé de moi, je
l'ai chérie pour elle et non plus pour moi-même, et je l'adorais de tout
mon respect, de toute ma douleur, mille fois mieux qu'au temps de sa
beauté!

En cet état d'esprit, une idée fixe s'intronisa en moi: «Je ne veux pas
que nul la voie ainsi».

Dans le voeu de l'ensevelir, je me traînai sur les genoux. Je traversai
la chambre. Je gagnai la fenêtre; je pus me hausser, et l'ouvrir. Tout
le printemps entra chez nous, et l'infection s'évada dans le bleu.

                                   *

                                 *   *

Vous savez le reste: un passant qui m'aperçut, debout à la fenêtre,
complètement nu et m'écroulant sur le parquet; les gens qui sont venus,
et ma convalescence, l'enquête, le jugement...

On a eu tort de m'acquitter. On déclame des inepties! Qu'on hésite à
guillotiner un homme, je le conçois, moi qui ai tué! Je le sais mieux
que personne: nul n'a le droit de punir; ni le mari, ni le juge, nul n'a
le droit de tuer. Mais, si ce droit-là n'existe pour aucun, quelle
aberration peut inspirer les êtres qui osent, sous couleur de justice,
trouver à l'assassin des circonstances atténuantes? Il n'y a pas
d'excuses au meurtre, quel qu'il soit! Afin de m'épargner, on a
stupidement invoqué la passion, les lois du mariage, l'adultère de
Berthe! Le rouge de la honte m'en montait au visage pendant que
j'écoutais ces bavardages monstrueux! Avocats et jurés, on voit bien que
ceux-là n'ont pas vécu, comme moi, face à face avec un cadavre qu'ils
venaient de faire! Mais, voilà! ces messieurs ont une loi qui tue: ils
n'osent plus l'appliquer, et ils n'osent pas l'abolir. Alors, lâchement,
ils me cherchent des excuses, ce qui fait leur ignominie; ils les
trouvent, ce qui fait leur crime, et ils se détournent de moi en se
lavant les mains.

Soyez tranquilles, Pilates! Ce que vous n'avez pas le courage de
prescrire, pour l'exemple, je m'en charge, et moi, j'en ai le droit,
n'est-ce pas? Je suis le maître de ma vie. De nulle autre,
entendez-vous? mais je suis le maître de celle-là, et je la jette. Je
n'en veux plus. Bonsoir.



LE PRIE-DIEU


Le procès-verbal relate:

«Ce mardi 3 février, à quatre heures dix du soir, etc... Nous nous
sommes transporté au cimetière Montmartre, etc... Le préposé nous ayant
conduit à la sépulture Derouville, sise, etc..., monument formant
chapelle muni d'une porte de bronze, pleine dans sa partie inférieure,
ajourée dans le haut par une grille à décor de feuillages et de
rinceaux; avons fait ouvrir ladite porte et trouvé, à l'intérieur du
monument, le corps d'une jeune femme qui gisait sur le dallage, parmi
des flaques de sang coagulé; laquelle donnant encore signe de vie, mais
sans connaissance, serrait dans sa main droite une petite clef d'acier,
reconnue pour être celle du caveau, et qui était maintenue par une
chaîne d'or attachée à la ceinture; les meubles meublants de la
chapelle, éparpillés dans le plus grand désordre, présentaient les
traces d'une lutte: un prie-dieu était renversé, des vases en
porcelaine, ayant contenu des fleurs et décoré l'autel, étaient en
éclats sur le sol; une marche en marbre blanc qui règne en avant de
l'autel était couverte de boue et brisée en un endroit par une balle de
revolver petit calibre que nous avons retrouvée et recueillie (pièce
jointe)... La blessée, formellement reconnue par le préposé pour être la
dame veuve Léon Derouville, âgée de vingt-trois ans, a été par nos soins
transportée à l'hôpital, etc. Cinq blessures ont été relevées sur son
corps, toutes les cinq provenant d'une arme à feu, et toutes intéressant
le côté droit: deux au sommet de l'épaule droite, une à la cuisse
droite, une à la cheville du pied droit, une au crâne, formant séton, en
arrière de l'oreille droite. Après un premier examen, les médecins ont
déclaré que l'état de la victime était des plus graves, les blessures
remontant à vingt-quatre heures au moins, et des complications restant à
redouter, autant en raison du retard apporté aux premiers pansements
qu'en raison d'un séjour prolongé dans la température humide et froide
du monument funéraire; que la dame Derouville, même si l'on parvient à
la sauver, ne sera pas de longtemps en état de subir un interrogatoire,
etc.»

Le sieur N..., gardien attaché au cimetière, dépose:

«... La dame veuve Léon Derouville lui est parfaitement connue; depuis
le décès de son mari (octobre dernier), elle vient régulièrement au
cimetière, deux fois par semaine, le lundi et le vendredi, apportant
chaque fois des fleurs et procédant elle-même, avec les plus grands
soins, au nettoyage et rangement de la chapelle; le lundi 2 février,
elle se présenta à son heure ordinaire, soit une heure et demie
après-midi; la neige tombait en abondance depuis le matin, et les allées
du cimetière étaient absolument désertes... Se souvient d'avoir salué la
visiteuse, et de l'avoir suivie des yeux, tandis qu'elle s'éloignait
dans la neige, où ses pas laissaient une trace qui fut promptement
recouverte; mais il ne l'a pas vue sortir, et d'ailleurs n'y a point
pris garde, supposant qu'elle avait repassé à son insu. A constaté, le
soir, devant la sépulture Derouville, des inégalités de la neige,
attestant que le sol avait été piétiné, mais n'en a tiré aucune
conclusion inquiétante, puisqu'il avait noté lui-même la visite de la
veuve. Les rondes réglementaires n'ont amené aucune constatation
anormale, pas plus dans la soirée du lundi que dans la matinée du mardi.
La neige ayant continué à tomber, le mardi matin, les visiteurs furent
très rares: cependant, vers midi environ, un jeune garçon, âgé d'une
douzaine d'années, inconnu, interpella le préposé, dénonçant la présence
de «revenants» dans la région Nord-Ouest, où il disait avoir entendu des
soupirs et des bruits de chaînes; à quoi le préposé n'a pas pris garde,
croyant à une plaisanterie macabre. Dans l'après-midi du même jour, une
dame âgée, qui sortait du cimetière, entra dans le bureau, et, très
émue, déclara que, dans la même région Nord-Ouest, «un mort avait été
enterré vivant, et qu'il appelait». Rapprochant alors cette seconde
déclaration de celle qui l'avait précédée, s'est rendu dans la région
indiquée, et là, au cours d'une ronde, mais seulement après de longues
recherches, a effectivement entendu des soupirs ou des râles; a
découvert enfin que ces bruits provenaient de la sépulture Derouville,
où il a reconnu la présence d'un être vivant, enfermé dans la chapelle;
est aussitôt revenu au bureau, pour y prendre ses clefs, et a fait
informer le commissariat...»

La dame veuve Alexis Derouville, mère de feu Léon Derouville et
belle-mère de la victime, habitant avec cette dernière, boulevard
Malesherbes, nº..., dépose:

«Sa belle-fille, bien qu'elle soit jeune et extrêmement jolie, mène
l'existence la plus solitaire, ne sortant que pour se rendre sur la
tombe de son mari; elle a toujours été d'un caractère aimable et doux,
fort timide, qui ne permet pas de supposer qu'elle ait donné lieu à
l'exercice d'une vengeance; après trois ans d'une union parfaitement
heureuse, la jeune femme, devenue veuve, en ressentit un chagrin si
profond que la vie lui sembla désormais à charge; très calme autrefois,
elle est à présent fort impressionnable et passe ses nuits à pleurer; la
famille et le médecin, inquiets de sa santé, ont dû intervenir pour
restreindre à deux par semaine ses visites au cimetière, visites qui,
dans les premiers temps du deuil, avaient été quotidiennes; la veuve
s'est résignée à obéir, mais son occupation perpétuelle consiste à
décompter les heures qui la séparent du moment où il lui sera permis de
retourner vers les restes de son époux. Le jour du crime, sa belle-mère
s'attacha vainement à la dissuader, en raison du mauvais temps,
d'effectuer le pèlerinage ordinaire; la jeune femme répondit:

«--Il doit avoir si froid, là-bas, dans la neige; il aurait encore plus
froid, s'il voyait que je l'abandonne... etc.»

Le 9 février, la dame Léon Derouville, dont l'état s'améliore, peut
enfin être interrogée; elle dépose:

«Je suis arrivée au cimetière vers une heure et demie; il était tout
blanc de neige et absolument désert; cette grande solitude m'a serré le
coeur, à cause du pauvre ami qui me paraissait plus abandonné que
jamais; je croyais l'entendre pleurer et j'ai hâté le pas, pour le
rejoindre plus vite; le chemin m'a paru bien long et j'avais une espèce
de peur. Je n'ai rencontré personne dans les allées, mais, tout d'un
coup, au tournant d'un sentier, je me suis trouvée en présence de deux
hommes qui s'abritaient de la neige, appuyés contre la porte d'un
monument; ils fumaient des cigarettes, ce que j'ai remarqué, parce que
cela m'a choquée, mais je ne leur en ai rien laissé voir; ils étaient
jeunes et ils avaient mauvaise mine; cette rencontre imprévue m'a fait
une impression pénible, car je suis maintenant très nerveuse, et j'ai
marché plus vite; j'ai entendu derrière moi ces hommes, qui me criaient
des choses que je n'ai pas comprises; je ne me suis rassurée qu'en
arrivant au caveau, où je me sentais protégée par Lui, et j'ai bientôt
oublié cette rencontre. J'ai rangé mes fleurs et je me suis agenouillée
sur le prie-dieu, pour causer avec Lui. J'étais là depuis un certain
temps, lorsque tout d'un coup j'ai éprouvé du malaise, et je ne pouvais
plus penser, et Il ne me répondait plus, et c'était comme si quelqu'un
nous avait écoutés. Je sentais un poids sur mon cou; alors j'ai
instinctivement tourné les yeux vers la porte, qui était restée ouverte,
et j'ai vu la figure des deux hommes, qui étaient cachés et qui
avançaient la tête, chacun d'un côté; ils m'ont paru encore plus
méchants, et, de saisissement, j'ai poussé un cri. Alors ils sont entrés
en même temps, et je les ai suppliés de sortir, parce qu'ils profanaient
le repos; je n'avais plus aussi peur, mais je pensais qu'ils marchaient
sur Lui, et ça me faisait mal. Je leur ai parlé bien poliment, mais ils
riaient, et ils me disaient encore des choses, des compliments; j'ai
recommencé à prendre peur, et un des deux m'a touchée: alors, j'ai crié
de nouveau; alors, ils m'ont enfoncé un foulard dans la bouche, et
j'étouffais; ils riaient toujours, et ils me serraient, avec leurs
mains, par tout le corps; ensuite, pendant que l'un me tenait, l'autre a
jeté un sou en l'air, comme pour jouer à pile ou face. J'ai entendu le
sou tomber sur la pierre de mon pauvre mari, et l'un des deux hommes a
poussé un juron, puis il s'est retiré dans l'allée, en me laissant seule
avec l'autre. A ce moment-là, j'ai compris que j'étais l'enjeu, et je me
suis débattue, mais le perdant est venu au secours de son camarade: à
eux deux, ils m'ont tordu les reins pour me jeter sur le prie-dieu, et
l'un m'a prise par les poignets, l'autre par les chevilles, et je ne
sais plus, je ne veux plus savoir. J'ai entendu mon pauvre ami qui
pleurait, dessous, et je me suis évanouie.

«Lorsque j'ai repris connaissance, un des deux hommes était debout
devant moi, et l'autre, du dehors, appelait son camarade, en criant
qu'il venait du monde: alors, le vilain homme est sorti en courant, et
je me croyais sauvée, et je me soulevais; mais j'ai compris bien vite, à
leurs rires, que l'un avait fait une farce à l'autre, et que personne ne
venait...

«Alors, le second a dit que c'était son tour, à présent, et je le
regardais avec frayeur; alors, il s'est mis à danser devant moi, dans le
sentier, en faisant des gestes affreux. J'avais retrouvé ma raison, et,
d'un coup, sans avoir l'air, j'ai poussé la porte, si vite et si fort,
qu'elle s'est refermée, au nez de l'homme. Alors, il a été furieux, et
son camarade riait en se tapant les genoux: je les voyais à travers la
grille, et, à mesure que l'un riait, l'autre devenait plus en colère. Il
avait la figure collée contre le bronze du grillage, et il me criait des
injures, des menaces, il m'ordonnait de rouvrir la porte, et, aussi, par
instants, il prenait une toute petite voix pour me dire des choses que
je n'ai pas comprises, et me faire des promesses qui n'avaient pas de
sens, pendant que son camarade riait de plus en plus.

«Je m'étais blottie dans le coin, contre l'autel, pour être aussi loin
que possible. Mais il a sorti son revolver et me l'a montré à travers la
grille, jurant qu'il allait tirer et me tuer, si je n'ouvrais pas. Je me
suis jetée à terre et traînée vers la porte, pour m'appuyer tout contre
en me faisant petite, afin qu'on ne pût pas me viser; mais, si j'ai eu
cette idée-là, bien sûr mon pauvre mari me l'envoyait, par pitié pour
moi, car je n'ai réfléchi à rien, et l'idée m'est venue toute seule.

«Alors, le brigand a tiré un coup de feu qui a sonné fort dans le
caveau, et j'ai senti comme si on me frappait l'épaule avec un bâton; il
a tiré, sans arrêter, plusieurs coups de revolver; tout s'est mis à
tourner sur ma tête, l'autel, les murs, et je n'ai plus rien entendu.

«Quand je suis revenue à moi, la nuit tombait; j'ai essayé de me relever
et je n'ai pas pu: je souffrais partout. J'ai essayé de crier, et je
n'ai pas pu. La nuit est venue tout à fait. J'avais mal dans la poitrine
et à l'épaule, chaque fois que je respirais. Toute la nuit, la douleur
m'a empêchée de dormir; j'étais glacée, et je devenais folle, tant
j'avais peur de tous ces morts, autour de moi. Je ne veux plus m'en
souvenir! Le matin, j'ai entendu des pas; j'ai appelé. On ne m'a pas
répondu. Je tremblais de fièvre: dans un vase de fleurs, le seul qui ne
fût pas brisé, j'ai bu de l'eau. La neige est tombée encore: le vent la
soufflait sous la porte. Deux fois, j'ai entendu des pas, mais personne
n'a fait attention à moi. Si quelqu'un était venu, j'aurais jeté la
clef, pour qu'on m'ouvrît! J'ai fait une prière et j'ai compris qu'il
faudrait mourir là; au moins je mourais près de Lui. Je ne sais pas
comment on m'a retirée...»

Note pour le Parquet de la Seine: «17 février. La dame veuve Léon
Derouville est décédée à la date de ce jour, atteinte de pleurésie; les
auteurs de l'attentat sont activement recherchés.»



LA BARATTE


--Oh! ma foi, Dieu oui, monsieur le juge, c'est bien vrai que j'ai tué,
on peut le dire, et même je n'y ai pas regret, vous savez bien. Je suis
une pauvre malheureuse femme, et si vous croyez qu'il vaut mieux qu'on
me coupe le cou, ce n'est pas moi, bien sûr, qui vous dédirai; je n'en
aurai pas de la peine, monsieur le juge, bien sûr! Il faut le faire, si
vous voyez que c'est mieux, et vous ne devez pas vous déranger à cause
de moi, quand c'est votre idée, parce que moi, ça ne me fait rien, vrai
comme je vous parle.

On peut bien dire que j'ai fait ça, de tuer, et toute seule, car ma
fille n'y est pour rien, je vous le promets: elle m'a regardé faire,
oui, mais pas plus, monsieur le juge, et vous pouvez me croire, car je
ne voudrais pas vous faire tort avec un mensonge, quand vous avez été
toujours bien honnête avec moi, et pas méchant, comme on raconte qu'il y
en a chez vous autres. Ma fille a su que j'allais tuer son petit, ça, ça
est; mais pour m'avoir donné un coup de main, ça, non, elle n'a pas
fait. Tout de même, vous pouvez bien lui couper la tête à elle aussi,
comme à moi, monsieur le juge, et vous lui rendrez service: car elle n'a
rien de bon à attendre sur la terre, et elle sera mieux dessous, comme
de raison. Elle se reposera, et il n'est que temps: elle l'a bien gagné,
et son paradis avec, car nous n'avons jamais fait tort à personne, ni
l'une ni l'autre, et le bon Dieu le sait bien.

Mais je vais vous dire le tout, et vous m'excuserez si je vous retiens
un peu de temps à m'écouter: il faut que je remonte en arrière pour que
vous compreniez le fin de la chose, n'est-ce pas?

Je n'ai pas eu la vie heureuse, moi non plus: c'est la boisson qui a
fait le mal, toujours la boisson! Le cidre, et l'eau-de-vie, surtout!
L'eau-de-vie fait tout le mal, chez nous! Pas à moi, mon bon monsieur,
car je n'en ai jamais touché une goutte, et ça me fait peur, tenez,
comme le feu! On a eu trop de misère, rapport à la boisson!

Mon père était bon marin, et il gagnait, à Islande, des écus et de l'or,
tant et plus; mais, une fois à terre, il buvait tout, et toujours en
bordée! Pour lors, on ne mangeait pas, l'hiver, et nous étions sept
enfants, sans compter mon frère Yves-Marie, qui faisait huit, et qui
était drôle, comme on appelle: je veux dire qu'il n'avait pas toute sa
tête; mais il était fort, dame! et solide, et il lui fallait des patates
à son souper, plus qu'à un autre, encore. Mais on n'en avait pas à lui
donner tous les jours, ni de la soupe, bien sûr, et personne ne mangeait
à sa faim.

C'est dans ce temps-là que je me suis mariée avec mon mari; au
commencement, ça marchait: il était bon marin, lui aussi; mais il
n'allait pas à Islande; il ne buvait que le dimanche et le lundi.
C'était un brave garçon, je dois le dire, pas mauvais et courageux à
l'ouvrage, qui savait la mer; mais, quand il était en boisson, il ne
connaissait plus rien et il cassait tout. Mon meilleur temps, c'est
quand il rentrait tout mort à rouler: alors, ça allait; je n'avais qu'à
le ramasser pour le mettre dans le lit, et, comme ça, il ne faisait pas
de dégât dans la maison. Ça coûte, quand on casse! Et même sans casser,
on avait de la peine à vivre, tenez! Nous avions cinq enfants, en
comptant Toussaint, qui était drôle, comme son oncle, et puis Honorine,
la cadette, qui ne savait pas parler, à cause d'une maladie, et qui
était muette, sauf votre respect. On dit que toutes ces maladies-là,
c'est la boisson qui les fait, la boisson des parents, vous comprenez:
moi, je ne peux pas croire, parce que ça ne serait pas juste, et le bon
Dieu est juste. Mais on dit que c'est vrai tout de même. Pour lors,
quoique ça, j'avais du mal. Mon mari, à la fin, se soûlait trois et
quatre fois la semaine. C'était trop, mon cher monsieur, vous ne trouvez
pas? Un jour qu'il était bu, mais pas assez, il a voulu aller sur son
bateau, malgré le temps: il a attrapé un coup de gui à la tête, et il
est tombé dans l'eau; on l'a trouvé, après trois jours, sous le courant,
parce qu'il faut vous dire que le courant, par chez nous, est fort comme
un diable, et il vous emporte: jamais on ne reste en place, avec lui.

Quand on a retrouvé mon homme, on est venu me chercher: je l'ai vu,
couché tout en grand sur la grève, même que les crabes l'avaient haché,
et qu'il avait encore deux bigorneaux, un sur chaque oeil, à le manger.
Voilà l'eau-de-vie, monsieur le juge, et ce qu'elle fait! Ça n'est pas
une pitié?

Aussi, quand il a fallu marier mon aînée, Céline, j'ai bien gardé,
allez, pour voir si son prétendu n'allait pas aussi à la boisson, comme
le mien et celui de ma mère. Dans le pays, ils buvaient tous, ou autant
dire; alors, je l'ai pris ailleurs, pas bien loin, à dix lieues. Et il
avait l'air doux, je vous assure, ce garçon, et gentil, et il jurait sa
foi que jamais il n'avait touché une bolée, et qu'il prenait seulement
un rien de piquette, à son souper, comme de juste. Un homme, non plus,
ne peut pas se priver de tout. Oui, mais, mon bon monsieur le juge, il
mentait, celui-là, et j'ai bien su, quand il a été marié avec Céline,
qu'il était tout pareil aux autres, devers la boisson. Le cidre et tout,
ça marchait! Chaque matin un verre d'eau-de-vie, avec son café, et un
grand verre, tenez! Il était bon maçon, et il se faisait des journées de
trois et quatre francs, quand il voulait, et on le demandait, car on
fait assez bien de bâtisses, dans tout le pays, autour de Brest. Mais il
ne cherchait pas souvent le travail, et il refusait d'aller au chantier,
s'il avait dix sous dans sa poche, pour se soûler. Quand il n'avait plus
rien, il travaillait un jour, deux jours, quelquefois trois, mais pas
plus, car le samedi arrivait tout de suite, et, le soir, vite au
cabaret, pour le dimanche, le lundi, le mardi; soûl mercredi, il dormait
avec sa boisson.

Mais vous, mon bon monsieur, qui êtes capable, et qui êtes quelque chose
dans la justice, est-ce que vous ne pourriez pas faire une loi pour
empêcher qu'on vende de l'alcool dans tous ces cabarets de misère? Ça
serait charité pour les pauvres femmes, et pour les hommes, aussi,
puisqu'ils se tuent la santé avec ça! Si c'est poison, comme on dit, il
faut vendre ça chez le pharmacien, avec tant d'autres poisons qu'il a!
Je dis peut-être bien une bêtise, et vous m'excuserez, peut-être; mais
si j'étais juge dans le pays, moi, ou le président, ou quelque chef,
comme vous, j'opposerais de vendre la mort, tant que ça.

La vérité, c'est que la misère avait commencé chez Céline, dès au bout
d'un an qu'elle était mariée, autant dire tout de suite: chez le meunier
ou chez l'épicier, on ne voulait plus lui faire crédit, vous pensez
bien, puisqu'elle ne payait pas.

Mais ça a bien été une autre histoire, un jour. Voilà-t-il pas que le
mari de Céline s'en est retourné dans son pays, tranquille comme
Baptiste?

--On ne peut plus aller, qu'il dit, je m'en vais.

Et il a fait. Le vrai, voyez-vous, c'est qu'il a mieux aimé garder tout
son argent pour la boisson, et être tranquille avec ses amis, comme
avant le mariage, quoi! On l'a plus revu. Céline est venue demeurer avec
moi. Mais c'était de la misère, tenez! Car, moi, comment voulez-vous que
je gagne? Ah, oui, c'était de la misère, et vous pouvez me croire.

Pour lors, je vous dirai que ma fille, dans ce temps-là, nourrissait son
petit, qu'elle avait eu. Mais elle ne faisait guère de lait, vous
entendez bien, parce qu'elle ne mangeait pas, et il faut savoir,
monsieur le juge, qu'une femme a besoin de manger, quand elle nourrit.
Le petit prenait la bouillie. Il venait bel enfant, tenez, magnifique!
Il forçait à vue d'oeil. Tout de même, il ne marchait pas, et quand il a
eu ses quatorze mois, impossible qu'il se tienne debout; alors, on a
bien vu qu'il avait une jambe un peu courte, ou la hanche, tenez, là,
qui était faible, et qui pliait. Je l'aimais bien. Il me riait. Céline
me le laissait, quand elle allait laver au puits. J'essayais de le
mettre droit, et je halais sur sa jambe, pas trop fort, pour qu'elle
allonge.

Un jour, un beau monsieur de Paris, qui se promenait sur nos grèves,
était là à me regarder faire, et il dit comme ça: «Qu'est-ce qu'il a, ce
petit?» Et il le touche avec un air de s'y connaître.

--Vous êtes un médecin? que je lui dis.

--Oui, dit-il.

Il remuait la tête et il n'était pas content. Je demande:

--Qu'est-ce que c'est avec le petit, s'il vous plaît?

--L'hérédité, qu'il me répond.

--C'est mauvais, cette maladie-là? Et d'où qu'il l'a prise?

Il a ri un peu, pas beaucoup, et il m'a demandé:

--Le père boit?

--Vous êtes sorcier? que je dis.

--Non, qu'il dit.

--Ah! que je dis, vous savez tout de même le vrai.

Alors, il me demande si le gamin a des frères, des soeurs, si je suis la
grand'mère, si j'ai eu plusieurs enfants, s'ils étaient bien allants, si
mon mari buvait, tout, quoi, il me demande tout. Je lui raconte
Yves-Marie et puis Toussaint, qui étaient drôles, que je vous ai dit, et
Honorine qui est muette. Toujours le monsieur remuait la tête comme s'il
avait eu de la peine, ou comme s'il s'attendait par avance à ce que
j'allais lui raconter.

--Mais il guérira, que je dis, n'est-ce pas?

Cette fois-là, il ne m'a pas répondu, et il remuait encore la tête; il
m'a mis dans la main une pièce blanche, et puis il s'en est allé, le
monsieur de Paris, et j'ai bien senti qu'il ne voulait pas me dire que
le petit ne guérirait pas, jamais, et que ma fille l'avait sur les bras,
pour toujours, à le regarder souffrir, sans rien pouvoir contre.

Alors j'y ai pensé toute la nuit, et je me disais: «Vaudrait mieux qu'il
soit mort. Ça n'est qu'un moment à passer.»

Parce que, il faut bien vous dire ça, sur nos grèves, on ne meurt pas
comme dans les villes: on en a l'habitude, voyez-vous, et ça ne nous
dérange guère, vu qu'à tout moment il y en a qui s'en vont dans la mer,
et c'est chacun son tour. Il faut ce qu'il faut, et on ne change pas sa
destinée, vous pouvez me croire.

Pour lors, le lendemain, j'ai dit à Céline:

--Ma fille, c'est ça et ça; ton petit ne guérira jamais: il est
empoisonné par la boisson. C'est pas ta faute; mais, plutôt que de le
laisser souffrir, il vaudrait mieux lui faire délivrance, n'est-ce pas?

--Sûr, qu'elle dit, puisqu'on ne peut pas le nourrir, et qu'il a du mal.

--Si tu veux, que je dis, moi je ferai.

Elle m'a répondu:

--Bien sûr que moi je ne ferai pas, parce que je ne pourrais pas; mais
tout de même je vois bien que c'est le mieux et, si tu crois, tu peux
faire.

Vous pensez bien, mon cher monsieur, qu'elle en avait, du chagrin, en
disant ça, et des larmes tout plein les yeux, malgré qu'elle se tenait,
pour être forte et ne pas pleurer.

--Pour ça, si ce n'est que ça, je ferai, moi, que je dis.

--Alors, qu'elle dit, fais.

Il était, tenez, à ce moment-là, environ quatre heures, puisque nous
avions deux bonnes heures avant le bas de l'eau, et que j'ai eu le temps
de faire la toilette au petit. Et il riait, mon bon monsieur!

--Peut-être bien qu'il comprend, qu'elle dit, Céline: il sait que nous
lui faisons de ne pas souffrir, puisqu'il rit tant!

Elle l'embrassait à tous les coups qu'elle passait devant, et elle lui
riait en se tenant de pleurer.

--Mais, qu'elle dit, comment tu vas faire ça?

--Oh! que je dis, on le mettra dans la baratte, avec le flot.

Vous pensez bien, monsieur le juge, qu'on ne regarde pas à une baratte,
pour un enfant, et j'ai même pris la plus propre, celle où je fais ma
buée, et qui est comme neuve.

On avait bien arrangé le petit, avec du linge frais, et on n'y a pas
regardé, vu que Céline n'aura jamais un autre enfant, comme vous pouvez
croire. Elle lui a mis au cou sa petite croix d'argent qu'elle avait de
sa première communion, avec une médaille de la Vierge. Elle ne les
aurait données à personne, non, dame! pour or ni pour argent; mais, pour
son petit, elle n'y a pas eu regret.

On faisait tout ça sans rien dire, à cause de la gorge, qui nous
serrait, et on ne voulait pas avoir l'air. Quand le petit a été bien
gréé, Céline l'a encore embrassé, et puis elle a dit: «C'est toi qui le
porteras; moi je n'y ai pas le coeur.» Elle a pris la baratte qui était
assez joliment grande.

--C'est celle, que je dis, où j'ai lavé tes affaires de noces.

--Du propre, dit-elle.

Je portais le petit, et elle marchait derrière, avec la baratte, et une
couette qu'elle avait prise pour coucher l'enfant.

Il n'y avait personne par les grèves, rapport au temps, qui était
vilain, ce jour-là. C'était grande marée. Nous avons mis un grand quart
d'heure, dans les roches, pour attraper le bas de l'eau. Parce que, vous
comprenez bien, si vous connaissez la mer, qu'il fallait joindre le bas
de l'eau, pour que la mer, quand il y aurait le flot, prenne notre
baratte et l'emporte dans le courant, qui est fort, comme je vous ai
dit...

Mais c'était mal aisé d'aller, comme vous pensez, rapport à la pluie,
car il n'y a rien de plus glissant que les roches de mer, quand il pleut
dessus: c'est tout ciré. J'avais peur de tomber avec le petit, rapport à
mes sabots, et je lui aurais fait du mal: je les ai tirés, et Céline a
aussi tiré les siens, qui faisaient du bruit sur les cailloux, car on ne
voulait pas être dérangées, vous jugez.

Quand on est arrivé, il y avait flot, déjà. Céline a posé la baratte, en
la calant dessous avec du galet, pour qu'elle soit bien d'équerre, et le
petit à son aise. On lui a fait un lit, nous deux, avec la couette, et
Céline l'a embrassé pendant que je le tenais; mais elle ne l'a pas pris,
monsieur le juge, ça, je vous jure, vrai comme je suis là! Elle ne l'a
pas pris pour me laisser tout faire, et je n'aurais pas voulu le lui
laisser prendre.

On l'a couché sur la couette, si mignon qu'il était! Il avait l'air d'un
Enfant Jésus dans sa crèche.

Ah! dame! vous pensez bien, quand ça été fini d'arranger, et qu'il a
fallu partir, c'était des cris et des cris! La pauvre Céline
l'embrassait, son petit, fallait voir ça et ça fendait le coeur! Même
qu'un moment j'ai cru qu'elle n'allait plus vouloir, la malheureuse,
j'ai dû la remonter. Je lui disais: «Ça vaut-il pas mieux, tout de même,
que de le laisser mourir de faim, quand tu n'as plus de pain à lui
donner, et quand il va souffrir de son mal de boisson, sans pouvoir
guérir?

--Oui, qu'elle dit.

--Mourir pour mourir, que je dis, et il ne souffrira plus.

--Non, dit-elle.

Elle pleurait, comme vous pensez, et je l'ai emmenée...

Souvent, elle se retournait, pour voir si le flot arrivait déjà. En
route, nous avons retrouvé nos sabots. Il tombait une pluie fine.

--Pauvre petit, qu'elle dit Céline, il sera mouillé.

Vous me croirez si vous voulez, monsieur le juge, il n'avait pas pleuré
en nous voyant partir. On aurait dit qu'il comprenait que c'était pour
son bien, ce qu'on lui faisait là.

Quand nous avons été de retour sur la lande, Céline s'est retournée et
moi aussi, comme de juste. Le flot avait monté, et nous reconnaissions
notre baratte, quoique, vous savez bien, la baratte et les roches, c'est
de la même couleur...

La mer venait tout autour.

Céline a levé les deux bras, un peu, et les a tendus vers. Et puis elle
a été prise d'un hoquet.

Alors, je l'ai emmenée à la maison, pour qu'elle ne voie pas monter le
flot...



LA BOMBE


C'est des mots, tout ça, des mots, et les mots sont faciles à dire! «La
charité chrétienne, la pitié, rendre le bien pour le mal, pardonner les
offenses...» On lit ça dans les Évangiles, mais Notre-Seigneur était
Dieu, et moi je suis un homme, un homme, vous entendez? Il y a des
choses qu'on ne pardonne jamais parce qu'on ne peut pas, et on ne peut
pas parce qu'on est un homme. On dira bien, au confessionnal, qu'on les
a effacées, et peut-être même on croira que c'est vrai, pendant une
demi-minute, le temps de battre sa coulpe ou de recevoir la communion.
Mais quand on rentre dans la vie, au diable la promesse qu'on avait
faite à Dieu! On ne peut pas, et, dès qu'on repense à la chose, elle
vous tourne le sang: il n'y a pas de serment qui tienne contre le sang
qui tourne!

D'ailleurs, en fait de serments, je n'en avais qu'un dans la conscience:
celui de les venger, les deux chères petites victimes, et, si bon
chrétien que je sois, je me suis abstenu de faire mes Pâques, afin de
n'avoir pas à raconter des secrets que je voulais garder, ou à promettre
l'oubli du crime. Vous voyez que je raisonnais? J'ai toujours raisonné,
depuis le commencement jusqu'à la fin, et froidement, ce qui ne
refroidissait rien, je vous jure! Dans notre Espagne, la vengeance est
un plat qui reste toujours chaud: on a trop de soleil dans les veines,
pour que le coeur se refroidisse. Et maintenant encore, quand j'y
repense, quand j'en parle...

Vous ne me connaissez pas, personne ne me connaît! Qu'est-ce qu'on sait
de moi? Mon nom, Enrique Jarguina, qui me donne, au gré des badauds, un
air de sorcier avec une odeur de roussi, comme si mes ancêtres avaient
passé par les mains du Grand Inquisiteur, ce qui est bien possible. Quoi
encore? On sait que j'ai appartenu au service de la Sûreté, à Barcelone,
et qu'on m'a congédié, pour indiscipline, propos d'anarchiste. Un point,
c'est tout! Dans les journaux, il y a quatre ans, vous avez lu ce que
vous appelez mon histoire: _le Policier révolutionnaire,--Agent de la
Sûreté compromis dans un complot anarchiste._ On a imprimé ça en
manchettes, et j'ai eu mon heure de célébrité. Faute de preuves, on m'a
relâché, mais révoqué, à cause de mes fréquentations. Voilà ce que vous
savez, n'est-ce pas, et vous croyez savoir quelque chose? Je vais vous
la dire, moi, la vérité, et elle ne ressemble guère à celle des
journaux.

J'étais employé à la Préfecture, c'est vrai: j'y avais même un bel
avenir; mes chefs étaient d'accord pour reconnaître en moi des qualités
assez rares, et, quand il fallait pister quelque affaire délicate, qui
demandait de la prudence, de l'ingéniosité, de la décision, tout de
suite on appelait Jarguina. Vous pouvez consulter mes notes, elles
existent encore: «Sujet d'élite, enquêteur exceptionnel, destiné à
sortir promptement des emplois subalternes, etc.» Don Alejo Salas y
Menezès, qui était alors préfet de la police, a daigné me mander à son
cabinet, en trois occasions difficiles, pour causer avec moi d'affaires
qui m'étaient confiées: il n'arrive pas à tout le monde, cet honneur-là!
J'en étais fier, d'ailleurs, et je l'avoue, mais je n'avais pas besoin
d'une flatterie pour m'encourager à bien faire: j'aimais mon métier,
passionnément, par nature, comme le chien de chasse aime la chasse,
parce qu'il est né pour elle. Aussi, nul n'a plus rien compris à mon
personnage, le jour où l'on découvrit en moi des idées qu'on ne
soupçonnait guère, et que, d'ailleurs, je ne me connaissais pas
davantage, des idées que j'ai affirmées, pourtant, et que j'exècre, en
raison du mal qu'elles m'ont fait, ce qui n'est pas peu dire, je vous
prie de le croire! Vous voyez que mon cas n'est ni simple, ni clair: mes
collègues de la Préfecture, et mes chefs avec eux, et les juges aussi,
ont perdu leur latin sur cette énigme-là, et j'ai eu du plaisir à les
regarder qui pataugeaient: j'en aurais ri de bon coeur, si j'avais été
capable de rire dans la circonstance; mais je n'y songeais guère, eh!
là, non!

Pour comprendre, il aurait fallu, comme toujours, chercher la femme: ils
n'y ont pas songé, par bonheur... J'en avais une. Je ne vous raconterai
pas ce roman, dont personne ne doit rien connaître. Sachez seulement, et
cela vous suffira pour deviner le reste, que la señorita Barbara était
de bonne naissance, d'une condition très supérieure à la mienne, que je
l'avais enlevée, que nous nous adorions, que sa famille, par orgueil,
avait fait le silence sur cette fugue, et que de notre amour une enfant
était née.

Barbara et Catalina! C'était mon univers, à moi, et je ne dirai pas que
je les aimais par-dessus tout, puisque je n'aimais qu'elles au monde! Je
suis seul sur la terre, moi, je n'ai ni parents, ni amis, et le foyer
que j'avais réussi à bâtir de mes mains,--si lentement, si tendrement,
avec ces deux êtres qui ne connaissaient que moi, dont j'étais le refuge
unique, l'amour total,--ce mystérieux et cher foyer, c'était ma
religion, ma patrie, c'était Dieu et les hommes, toute ma raison d'être!
Ah! les bons jours, la douce vie, alors! J'ai eu de l'ambition, dans ce
temps-là, parce que j'avais un but, un rêve, celui de m'élever à une
situation qui me permît d'épouser Barbara, le front haut, et de la
ramener avec sa fille au rang dont je l'avais fait descendre!

En attendant nous cachions notre bonheur qui n'en était pas diminué; mes
fonctions m'obligeaient à la plus grande réserve, car les «faux ménages»
sont mal vus à la Préfecture, et mon avancement eût été certes compromis
par ce «scandale de vie privée». D'ailleurs, nous touchions au terme de
notre patience: encore trois mois d'attente, et ma nomination allait
enfin nous délivrer de ces contraintes. Notre fillette avait six ans.

C'est alors que tout a cassé.

                                   *

                                 *   *

Vous vous rappelez l'épouvantable journée de Barcelone, où trente-quatre
personnes furent tuées ou blessées par la bombe qu'un anarchiste lança
au passage du roi? Trente-quatre, c'est le chiffre officiel. Car les
statistiques officielles ne comptent que les victimes laissées sur le
carreau; les autres, celles qui saignent en dedans, au lieu de saigner
sur la chaussée, on ne s'en occupe pas; on les plaint, un peu, mais
elles n'ont pas droit à l'honneur de figurer dans le total: ceux qui
restent, celles qui pleurent, les pauvres survivants qui suivent les
cercueils, existences brisées, mais non pas supprimées, c'est là des
quantités négligeables, paraît-il; on pèse la viande, mais l'âme n'a pas
de poids, dans la balance administrative. Passons, et, aux trente-quatre
victimes, faites-moi la grâce d'ajouter au moins un numéro: le mien.

Car vous vous rappelez aussi, peut-être, que plusieurs cadavres ne
furent ni réclamés ni identifiés, et qu'il y avait, parmi eux, une
petite fille éventrée, qui se cramponnait aux jupons d'une jeune femme
sans tête? Ceux-là, je ne les oublierai pas, moi, et je les vois
toujours, comme je les ai vus, côte à côte dans la boue sanglante. Les
tripes d'un cheval faisaient un collier aux épaules de ma fille.

La pauvre mignonne chérie avait voulu voir le cortège des belles
voitures, les cavaliers et le roi, «la cavalcade», comme elle disait; et
je l'avais dirigée moi-même, j'avais choisi sa place, la bonne place, au
bon endroit, au premier rang, là où la marche devait se ralentir.
J'avais fait cela, moi, vous entendez! On est trop bête, quand on aime!
De mon poste, je pouvais les surveiller, et on était ensemble sans avoir
l'air de se connaître; et on était content, tous les trois. Elle battait
des mains, ma fille, et sa petite maman souriait, et je les admirais, de
loin, et je les caressais avec des regards. Barbara portait à son
chapeau une plume bleu ciel, qui m'aidait à retrouver mon couple dans la
foule, quand je l'avais perdu des yeux.

Et tout d'un coup, voilà les chevaux qui arrivent: notre Catalina
sautait de joie, par petits bonds, comme on saute à la corde; sa mère
s'inclinait vers elle, pour la contenir: c'est la dernière vision que
j'aie eue de mes bien-aimées vivantes. Un tonnerre, un nuage, et puis
rien!

J'ai compris tout de suite. J'ai couru. J'avais trop bien compris pour
garder un espoir; mais je courais quand même; et quand j'ai découvert,
dans la fumée, dans la poussière, parmi les tas de choses informes, dans
le sang rouge, ma plume bleue; et quand je les ai vues, là, par terre,
toutes les deux, elle et elle, ça été comme une autre bombe qui éclatait
en moi, et qui déchiquetait tout; et je devenais un mort, moi aussi,
pour toute ma vie!

Le roi en péril et mon métier à faire, je m'en souciais, vous devinez
comme! J'étais fou. Je me souviens que je me suis jeté sur elles, et que
je hurlais. Mais dans le désarroi général, on n'a pas pris garde au
mien. Pourtant, le préfet, en passant, me vit; il crut que je relevais
des blessés; il me cria:

--Pas ça, vous! Aux maisons! Cernez les maisons!

Ce mot-là m'a rendu ma tête, en me rappelant au devoir. Pas le devoir
professionnel, hein? Non! Celui de venger mes mortes, de trouver le
bandit qui me les avait tuées, de le leur apporter, à elles, rien qu'à
elles, et de le leur saigner en holocauste, pour elles toutes seules!
Mon devoir d'amour et de vengeance, quoi!

Alors... C'est ici qu'il faut bien m'écouter, si vous voulez comprendre.
Il y a de grandes minutes, dans la vie, et c'est dans ces minutes-là
qu'on reconnaît les hommes: les uns sont démolis par la secousse, et les
autres, au contraire, sentent leurs forces exaspérées, décuplées: le
talent qu'ils ont devient du génie. Lorsque la bande des nigauds voit
tout perdu, et qu'en effet tout est perdu, ceux-là retournent la
victoire, d'un coup de doigt, et ils vous gagnent la bataille: c'est des
Napoléon, ceux-là! J'en suis, et je n'en tire pas vanité, allez! car
c'est une espèce de folie qu'on a, une crise dans laquelle on vaut plus
que soi-même, et qui ne dure qu'une minute! Le temps de me redresser et
de pivoter sur mes talons, d'un seul coup d'oeil au boulevard, j'avais
tout vu, tout noté, classé tout, supputé, confronté, réfuté, éliminé des
hypothèses, calculé la durée, l'espace, la trajectoire, et j'étais sûr
de mes déductions:

--Ça vient de là!

Une maison, quatre étages; au second, volets clos, appartement vide:
j'étais sûr! La vérité ne ressemble pas à l'erreur; elle porte en soi
une puissance d'illumination qui éblouit quand on la regarde en face, et
que les erreurs ne possèdent jamais, même quand elles sont
vraisemblables. C'est un coup de clarté subite, un éclair dans la nuit,
une fenêtre qui s'ouvre et se referme: la vision n'a duré qu'une
seconde, et, dans cette seconde, il faut avoir tout vu!

Je voyais: l'homme, probablement un seul homme, ses combinaisons, ses
moyens, ses actes, jusqu'au geste suprême de lancer la bombe. Ici, deux
incertitudes: Avait-il suffisamment préparé sa fuite? A-t-il eu le temps
de sortir? J'étais, tout à l'heure, à cinquante mètres, que j'ai
franchis en courant. De plus, j'ai perdu deux minutes, dans la douleur,
peut-être trois. Il a deux étages à descendre: prudemment, ou bien à la
course? Selon sa nervosité, et j'ignore. Une chance de le trouver dans
l'escalier, dans le couloir, ou hésitant sur le seuil. Vite, vite! Sans
même un regard à mes mortes,--est-ce que le taureau pense à l'étable,
quand il fonce sur le picador?--je me ruais vers la maison et j'étais le
taureau qui souffle droit devant lui, mais qu'on n'amusera pas avec des
banderilles!

Ah! la bonne porte! Personne n'avait l'air d'y songer, à cette porte-là;
les imbéciles allaient aux maisons innocentes, et pas un d'eux ne me
suivait! A moi tout seul, la proie! J'arrive. Sur le trottoir, sur le
seuil? Pas un de ces passants n'est lui! Je le reconnaîtrais. A-t-il
passé? En m'engouffrant dans le corridor, en gravissant l'escalier,
j'arrangeais mon plan, mon rôle, un beau plan, je vous jure, et ça
tournait vite, dans ma caboche! Ceci, cela, il résulte ceci, je fais
cela, bravo! Après? Ça, tout de suite! Et alors? Un temps d'arrêt, doute
rapide: quelle marche suivre, à présent? Celle-là, sans hésiter, c'est
la bonne, je tiens le fil! Je tiens mon homme, s'il est encore là.
Caraco! quand je te tiendrai, si je peux te tenir, tu seras mon seul
bien sur terre, mais je ne te rendrais pas pour tous les trésors de
Vigo!

Premier étage, ce n'est pas ici: grimpons! A mesure que je monte, une
espèce de joie me crie que j'ai gagné, et qu'il est toujours là. Je le
flaire? Non, mais un courant télépathique s'établit entre lui et moi: il
me sent venir, je le sens vivre. Ce n'est plus, comme tantôt, ma raison
qui révèle et démontre la vérité, c'est ma tension nerveuse qui se
rapproche d'une autre, ma sphère d'attraction qui entre dans la
sienne...

Second étage. J'y suis! Il y est, nous y sommes! Sur le palier, deux
portes, à droite, à gauche, Nord, Sud, c'est celle-ci! Sonner, entrer?
Jamais, jamais, jamais! Mon envie d'enfoncer la porte, l'envie du
taureau, on saura la dompter, n'est-ce pas? Je me dédouble, je suis
double: le moi intelligent qui surveille ma brute a pris le taureau par
l'oreille, et il l'entraîne, et il lui dit:

--Allons, stupide bête, tiens-toi tranquille, ma bonne bête, et je te la
livrerai, ta proie, et tu l'auras à ta merci, pendant des heures, des
jours, pour la torturer bien longtemps, beaucoup, beaucoup... Viens par
ici, ma bonne bête...

La tempe collée à la porte, j'écoute: ce mur de planches, ce fragile
bois peint, c'est trop tentant, et le taureau voudrait se ruer sus!

--Pas ça, te dis-je... Une mêlée, des revolvers, et, si tu t'es trompé
dans tes calculs, tu te trouveras tout seul contre plusieurs: vas-tu
risquer les hasards d'une lutte, où tu seras peut-être le vaincu, où tes
balles s'égareront peut-être dans un autre que lui, et où ta meilleure
chance sera de le tuer d'un coup, trop vite... Allons donc, viens par
là, ma brute, et je te le remettrai, à ta guise, plus tard...

A reculons, en léchant la porte des regards, je m'écartais du seuil, et
doucement, avec précaution, sans bruit, lentement, toujours à reculons,
je montais les marches de l'étage suivant, pour me cacher par delà le
tournant; avec des sens aiguisés, j'écoutais, discernant et analysant
les bruits, ceux de la rue, qui entraient par des fenêtres, ceux de
l'appartement, qui venaient vers la porte...

On marche, on vient... On l'a touchée, la porte, de l'autre côté! On
écoute, derrière! Son oreille est appliquée au bois que mon oreille
vient de chauffer. Ah! comme j'entends, comme je vois! On va ouvrir!
Sûrement, on va ouvrir avant deux secondes, on ouvre déjà! On ouvre de
la main gauche, et ce n'est pas la main qui a lancé la bombe, mais c'est
l'homme! Je suis plus sûr que jamais. Pourquoi a-t-il tardé tant à
partir? On expliquera cela plus tard, et qu'importe, puisque c'est lui
qui vient à moi! Silence, mon coeur, tu bats trop fort, on va t'entendre
aussi...

La porte s'entre-bâille avec prudence, et j'encourage électriquement
celui qui n'ose pas encore sortir: «Viens donc... Il n'y a personne...
Viens donc...»

Il se décide... Il ouvre. Il se hasarde... Sa tête est déjà dehors. Il
est rassuré, maintenant, par l'escalier désert. Je ne veux plus penser à
lui, pour qu'il ne perçoive pas mon fluide! Penser à autre chose, je ne
peux pas! Il s'aventure!... Son pied droit est sur le palier. Je me
plaque au mur pour exister moins. Il est sorti! Je l'ai!

Le taureau est mort, je suis chat! Mon gibier examine, encore une fois,
en bas d'abord, en haut après. Il a dûment constaté que personne n'est
dans l'escalier.

--Va donc, crétin!

Il referme la porte derrière lui. Il descend, la main droite sur la
rampe, la main qui a lancé! Je la vois! Je peux me pencher, à présent,
pour mieux voir! A deux mètres sous moi, la tête où l'idée de mon deuil
a germé, la voilà!

D'un regard, j'ai vu tout l'homme, son vêtement, des pieds à la tête,
chapeau, veste, pantalon, souliers, je connais tout, moins le gilet;
sous le rebord du chapeau, le bout de son nez pointe, et sa barbe. Je le
connais, et je le reconnaîtrais entre cent mille, tel qu'il est vêtu là,
du moins. Que j'entrevoie son visage, à présent!

A pas de félin, je descends derrière lui, et il ne m'entend pas... Je
descends. Je le gagne en vitesse, car il n'avance qu'avec
circonspection, lui: il n'est pas sûr, lui, mais moi, je suis sûr, et je
vais vite. Je vais le joindre... Il entre dans la pleine lumière de la
fenêtre d'escalier. Qu'il se retourne maintenant!

Pour qu'il se retourne, je tousse.

Il sursaute, pivote, et je vois la face de l'homme que je tuerai, mais
dont je vais devenir l'ami, d'abord, pour le tuer à mon aise...

                                   *

                                 *   *

Gestes prévus: tout de suite, il a saisi son revolver dans la poche de
sa veste.

--Ami! Je suis avec vous. Ne craignez rien de moi.

J'ai parlé à voix basse, et, pendant qu'il hésite, j'ajoute, à voix plus
basse encore:

--Un coup de feu, on vient, vous êtes pris!... Silence, et je vous
sauve! Sur la tête de mon enfant, je jure que je vais vous tirer d'ici.

Certes, l'accent de ma parole devait être convaincant: jamais je n'ai
prêté un serment plus sincère que celui-là! Pourtant l'homme se méfiait,
et j'ignore ce qui serait advenu sans les pas et les cris qui envahirent
le corridor, au-dessous de nous.

La fuite en avant est barrée; en arrière, je coupe la retraite.

--Avec moi, vous passerez. Confiez-vous, ne parlez pas. Laissez-moi
marcher le premier.

Cette proposition, qui rend l'escalier libre vers les étages supérieurs,
prouve ma bonne foi. Je passe.

--Ne me quittez pas d'une semelle. J'expliquerai plus tard. Venez.

La ruée des agents et des policiers en bourgeois a traversé le couloir
et monté vers nous; les revolvers brillent aux poings. Je crie:

--Eh là, donc! Attention!

Ils ont reconnu la voix d'un chef.

--C'est moi, Jarguina. Nous gardons l'escalier, mais vous tardez bien à
venir, lambins! Combien êtes-vous? Six. Parfait. Personne n'est sorti;
la case est suspecte. Trois étages: au second, à droite, appartement
inoccupé; que trois hommes le fouillent. Aux toits, chambres de
domestiques, issues: trois hommes, vérifiez et restez-y. Les autres
logements, plus tard. Nous deux, à la porte. Venez, vous!

Mes hommes grimpent, et l'assassin commence à comprendre, à me croire,
en voyant que j'ai dégagé la route: je descends, il suit.

Je me retourne, et tirant mon écharpe d'une poche, je la lui tends:

--Service central. Prenez ça: laissez paraître un bout hors du gilet.

Je continue ma route: il suit.

Au seuil, deux agents sont en faction.

--Vous êtes là, vous?... Par bonheur, nous y étions avant. Il me faut
deux malins pour perquisitionner au premier: du tact et du coup d'oeil,
ne rien brusquer, mais ne rien négliger, un ouvrage de choix! Deux
malins! Vous, et vous. Je garderai la porte avec celui-ci. Trottez!...

Fiers de ma confiance, ils se jettent dans le couloir; je reste seul
avec l'homme; de l'épaule, je l'accule au cadre de la porte, et, sans le
regarder, je parle:

--Vite! Écoutez, répondez, sans mentir, sur votre vie! Un: je vous ai
mis hors la maison. Deux: je vais vous mettre hors les barrages. Trois:
un asile. L'avez-vous?

--Non.

--M'en doutais: je connais nos frères et pas vous. Étranger?

--Oui.

--Des amis, ici?

--Non.

--Mensonge. Vous vous méfiez de moi, quand je vous sauve. N'importe:
j'approuve discrétion. Vous cacherai chez moi, aujourd'hui: on ne vous y
cherchera pas. Partirez demain, cette nuit, quand vous voudrez. Pour
l'instant, filons. Suivez-moi, de très près. De l'assurance, hein?

--Je n'ai peur de rien.

Un coup de colère me tord à ce mot-là, et ma colère hurle en silence:
«Bourreau de ma vie, je te l'apprendrai, la peur, moi, je te
l'apprendrai!»

Pour qu'il n'entende pas mes yeux, je les ai détournés de lui, et
j'occupe mon regard avec les monceaux de cadavres et de débris: le
chapeau bleu est toujours à sa place, près de Barbara et de notre
Catalina...

--Plus tard, chéries, attendez-moi... Vous voyez: je travaille pour
vous.

Je ferme les paupières, pour faire la nuit au fond de moi, et y remettre
l'ordre, le calme: car la nuit exaspère les névropathes, mais elle
rassérène les sages. Dans mes ténèbres, peu à peu, je redeviens mon
maître, avec toutes mes armes retrempées dans l'amour, plus sûr que
jamais de ma force et de ma victoire. Je rouvre les yeux. Je suis moi!

Je hèle deux agents:

--Remplacez-nous ici. J'ai à faire. La consigne: que personne ne sorte
avant de nouveaux ordres. Vous, en route!

Je m'avance au milieu de la chaussée, que cernent des cordons de
troupes. Mon homme me suit; je l'observe: il fait assez crâne figure et
tient le front haut, quoique pâle, d'une pâleur qui ne doit pas lui être
ordinaire; il marche d'un pas décidé parmi ses victimes qu'on ramasse et
qu'il n'a pas l'air de voir: son regard vague se promène à hauteur de
têtes, au loin, vers les soldats qui nous encerclent. Il est dans une
nasse, et je n'ai qu'un signe à faire pour qu'on l'empoigne; si je le
tire d'ici, il ne doutera plus de moi, j'espère?

--Un peu plus d'écharpe visible, un centimètre. Et attention!

Je me dirige vers le groupe des officiers municipaux, il suit.

Je salue en passant, il salue, et l'on répond à notre coup de chapeau;
échange de civilités entre la police et l'assassin qu'elle cherche! J'en
rirais bien, mais je suis trop ému d'angoisse: que seulement un
importun, le premier venu, s'étonne, dévisage, interroge, et voilà ma
proie qui m'échappe, on me la prend! J'en ai tout aussi peur que
l'homme, et peut-être davantage!

Nous piquons droit sur le cordon des troupes. Au sergent, je jette:

--Urgence!

Je prends mon bandit par l'épaule, et je le pousse devant moi. Tandis
que le sergent réfléchit, nous sommes hors le cercle, et déjà à trois
pas.

--Ouf!

Un fiacre est là; je l'ouvre:

--Service de la Préfecture! Cinq minutes de course, et je vous ramène
ici.

Je donne mon adresse, et nous voilà roulant... A côté de lui, dans une
boîte qui roule, enfermés tous les deux, ensemble, sauvés, et je l'ai
maintenant: il est à moi, à moi, à elles! Il ne nous échappera plus, on
ne me le prendra pas! Ah! que je vais donc bien le faire mourir, et
comme elle sera longue, la vengeance!

Je le regarde en face, et mon visage doit vraiment exprimer une joie
intense.

--Eh bien! Doutez-vous de moi toujours?

--Tu es un frère?

J'avais oublié le tutoiement. On ne pense pas à tout. Je réponds:

--Qu'est-ce qu'il te faut de plus, pour prouver que j'en suis? Songe à
ce que je risque en te tirant de là, et en te cachant. Je travaille à la
police: chacun gagne son pain comme il peut, et tu vois comment je les
aide. Rends-moi mon écharpe.

Il daigne sourire, et, en me restituant mon insigne, il demande avec
suffisance:

--Alors, j'ai fait du bon?

Il parle avec un accent étranger: je le croirais de France, s'il était
plus loquace. Il ajoute:

--Je n'ai rien pu voir, de là-haut. Le roi?

--Manqué. Mais des morts, des blessés!...

--Tant pis pour eux: ils ne m'intéressent nullement.

--Pas ça! Ne répète pas ça!

--Je peux bien dire que je m'en bats l'oeil, des crevaisons! Tu as l'air
de rager?

--Moi?... Oui, au fait, oui, je rage... parce que, tu comprends, le roi
est manqué... Alors, ça me...

--Te trouble pas: on repiquera.

--Pour le moment, décidons. Le temps presse. Voilà: je te laisse chez
moi, je t'y enferme, je regagne mon poste, et tu m'attends jusqu'au
soir; ça va?

--Tu m'enfermes?

--Il faut bien, puisque je ferme toujours. Je dois faire comme toujours,
n'est-ce pas? C'est indispensable, pour ne pas attirer l'attention. Tu
as confiance en moi, voyons?

--Nomme les frères.

Je ne m'attendais pas à cette sommation. Je cite, en hésitant, quelques
anarchistes connus, et tandis que j'en cherche les noms, il remarque mon
incertitude et scrute le fond de mes yeux. C'est lui le policier,
maintenant, il me guette, il me traque, il prend avantage, je le sens,
je doute de moi: l'homme qui doute de lui-même est vaincu par avance.
Vous êtes-vous battu en duel? Celui-là sera le vainqueur, sûrement, qui
veut l'être et qui ne doute pas de l'être. Mais vingt secondes, deux
secondes de trouble, dans l'oeil ou dans l'âme, pour compromettre une
victoire, ça suffit! Je les ai eues, et maudites soient-elles! D'un
coup, tout vient de crouler, le bénéfice des manoeuvres savantes, les
preuves de mon dévouement: rien n'en subsiste plus, parce que j'ai
hésité, et les méfiances de l'autre se réveillent. Sa main bouge dans la
poche du revolver; je feins de n'en rien voir.

--Explique, dit-il. Comment m'as-tu découvert?

Cette fois, je me suis reconquis: je fais front, je fonce à la charge,
je lui plante mon regard dans les prunelles, et je le cloue avec cinq
mots:

--Depuis ce matin, je savais.

Tant je veux être cru, qu'il me croit! Et tout de suite, pour l'occuper,
je continue:

--Je le rêvais, ce coup-là, un coup admirable, mais je n'ai su que le
projeter, et tu as su l'exécuter.

Il sourit. Je l'ai regagné! On en fait ce qu'on veut, de ces gars-là, si
on flatte leur maladie, le mal d'orgueil, qu'ils ont jusqu'à en devenir
fous et à se constituer bourreaux. Des naturalistes prétendent que les
tigres sont cabotins. Bien vite, j'appuie sur la chanterelle:

--Oui, mon vieux, un trait de génie, que tu as eu là, tout simplement!
Je m'y connais et j'en ai vu. On n'en trouverait guère, tu sais, pour
combiner la chose comme toi et moi, ni surtout pour l'exécuter comme
toi.

Il fait une moue de modestie; pour agiter sa main par-dessus son épaule,
dans un geste de négligence, il a lâché le revolver. Amusons sa vanité,
amusons-la.

--Tout de même, vois-tu? il y a un point qui cloche, et, là, je
comprends mal. Pourquoi as-tu tardé à sortir de la maison? Je n'espérais
plus guère t'y trouver.

--Un accident... lorsque j'ai refermé le volet... D'abord, il faut te
dire que je mourais de soif...

Il me conte une histoire, longue, embrouillée, que je n'écoute même pas.
Il ment. La vérité est qu'il a eu peur, mais il ne veut pas en convenir,
et cherche des excuses; pendant qu'il travaille à inventer, il oublie de
se méfier: l'alerte est passée! Je l'embarrasse de questions; il se
débat, il patauge; il voit que je souris, et il s'inquiète, mais pour sa
dignité.

--Tu rigoles?

--Oui... Elle est louche, ton histoire, et je me demande... j'imagine...

--Quoi?

--Une idée... Tu as eu le trac, hein?

--Moi!

--Oh! tu peux avouer, entre nous.

Il est rouge, de honte ou de colère; il ne songe plus du tout à sa
sécurité; il n'aspire qu'à sauver la face, et ses facultés se
concentrent dans l'effort de prouver qu'il est inaccessible à la
crainte. Cause, mon bonhomme... Tu as eu peur, c'est par lâcheté que tu
n'osais pas sortir! Cause... C'est par la peur que je les vengerai!
Elles sont là-bas qui m'attendent, qui saignent... Vraiment, tu es
couard? Je t'en réserve, de la peur!

Le fiacre roule. Nous arrivons.

--C'est ici. Attends que j'aie ouvert.

Je saute, j'ouvre la porte; un signe, et il arrive.

--Passe, monte. Vite! Deux étages.

Je referme, nous gravissons l'escalier. Nous entrons chez moi. Je l'ai!
Alors, je lui parle d'une voix très douce, très tendre, fraternelle:

--Maintenant, vieux, installe-toi. Je te laisse, je retourne. Ne te
montre pas aux fenêtres. Tu es chez toi, fume, lis. Et, ce soir, nous
aviserons ensemble, gentiment, tous les deux, ce soir...

--Tu persistes à m'enfermer?

--Indispensable. J'ai l'habitude, je t'ai dit: il ne faut pas éveiller
l'attention des voisins... Et puis, je ne te connais pas, en somme...

J'accumule les bonnes et les mauvaises raisons; mais, pendant que je
plaide, ne s'avise-t-il pas, pour avoir une contenance, de prendre sur
ma cheminée la photographie de Barbara et de Catalina, qu'il contemple?

--Pas ça!

Je bondis en hurlant, et je lui arrache le cadre de cuivre, qui écorche
ses doigts. Il recule; nous sommes face à face, pour la seconde fois, en
bataille; je dois être aussi blême que lui. Mais je me dompte:

--Excuse-moi. Je suis très jaloux.

--Même brutal. Elle est gentille.

--Tais-toi! Ne me pousse pas!... D'abord, tu ne peux pas comprendre ce
que tu faisais là; elles sont mortes... Je t'expliquerai plus tard, et
tout au long; ce sera très long, mais ça t'intéressera, je te promets.

Il répond avec indifférence:

--Ah?

Et moi, pour ne pas les laisser avec leur assassin, dans cette chambre,
je les prends sur mon coeur; je les emporte; nous reviendrons tous
trois, ce soir.

--A ce soir!

--Tu persistes à m'enfermer?

--Non, si ça te tracasse... Voilà une double clef, mais, je t'en
conjure, ne bouge pas d'ici, où tu es en sûreté. A ce soir.

La clef que je lui donne calme ses méfiances nouvelles: il ne sait pas
que ma porte est munie d'une serrure de sûreté, et je m'esquive avant
qu'il s'en aperçoive. Je le boucle.

Je retourne vers elles, pour les revoir, les ensevelir de mes mains,
leur dire adieu, leur promettre de les venger. Je ramasserai la plume
bleue.

Je vous abrège le récit de ces heures atroces. Sachez seulement que j'ai
pu trouver et reconnaître la tête de ma Barbara, pas tout entière, et la
lui rendre; de mes mains, la mère et la fille, je les ai mises en bière.
Il était nuit, quand je pus retourner chez moi. J'avais la plume bleue.

J'arrive. J'ouvre les deux serrures.

--Parfait! Rien n'a bougé. A nous deux, maintenant...

J'entre, je sens la fraîcheur de l'air: dans la seconde pièce, une
fenêtre était ouverte.

--Il a filé!

Je me précipite, je me penche sur l'appui: mes draps pendent jusqu'au
sol de la cour. Par le jardinet de la maison voisine, il a gagné la
ruelle: c'est clair! Ah! la rage de cette minute, contre moi, contre ma
sottise! Les vaincus ont tort, je ne me pardonne pas! Je sais mes
fautes, c'est par mes fautes que la vengeance me glisse entre les
doigts! Mais je réparerai, j'expierai, et peu m'importe ce qu'il en
coûtera! Je retrouverai l'homme!

--Je vous jure, chéries, que je vous le rendrai!

Devant le portrait des deux mortes, j'ai prêté le serment solennel: je
me suis mis à genoux, et, du fond de mon coeur, je leur ai demandé
pardon, en les priant d'intercéder dans le ciel, auprès de la Vierge et
des Saints, pour que la bonté divine vînt au secours de ma détresse et
me fît retrouver leur bourreau.

--_Amen._

Je me signe. Je me relève. Je suis calme.

Je vais à la fenêtre retirer les draps qui pendent. La nuit est bleue:
des astres scintillent, mes deux mortes sont là; mon regard vrille des
trous dans l'infini. Pour travailler avec elles deux, pour qu'elles
m'aident, je traîne un fauteuil devant la fenêtre, et, sous les étoiles,
je combine une chasse à l'homme. Mon plan s'élabore: je vois; le ciel
m'éclaire.

--Il s'est sauvé par méfiance, je le ramènerai par la confiance; j'avais
donné des gages que j'ai rendus suspects, j'en donnerai de nouveaux qui
seront incontestables; j'ai dit faussement que j'étais des leurs, j'en
serai, et les autres me guideront vers celui que je cherche.

Voilà comment je suis devenu anarchiste.

                                   *

                                 *   *

Dès le lendemain, je me mettais à l'oeuvre. Quelques propos subversifs,
tenus en présence de mes collègues ou de mes subalternes, furent bien
vite rapportés aux grands chefs: on me cuisina. Des brochures trouvées
chez moi, des absences injustifiées, des alibis que je donnais
maladroitement et dont l'inexactitude était découverte sans peine,
m'eurent bientôt compromis davantage. On me révoqua. A mon gré, c'était
trop peu, comme vous pensez. Je fis tapage de protestations, avec des
phrases sur la liberté de conscience, des menaces de révélations sur les
menées de la police, un terrible discours lancé du haut de la scène,
dans l'entr'acte d'un café-concert: on m'arrêta. Bravo!

J'avouai tout. Mais ce policier inconnu, en compagnie duquel on m'avait
vu le jour de l'attentat, n'était-ce pas le coupable? N'étais-je pas le
complice?... Là, je niai avec véhémence, arguant de ma bonne foi, ayant
cru, comme tout le monde, aux insignes que cet étranger nous exhibait:

--J'ai mes idées en politique, soit, mais je connais mes devoirs et je
les ai toujours remplis avec exactitude: je défie qui que ce soit
d'affirmer le contraire; je suis un honnête homme, et si j'ai été, pour
une fois, dupé comme vous, aussi bête que vous, qu'avez-vous à me
reprocher?

Mon nom devenait scandaleux et mon portrait parut dans les journaux.
Seul, le cocher qui nous avait véhiculés pouvait déposer contre moi:
faute d'idée ou de courage, il ne broncha point. J'en fus quitte pour
six mois de prison: la belle affaire! Quand on me relâcha, j'étais sans
métier, sans argent, et j'avais peine à vivre, mais j'approchais du but:
les frères m'accueillirent.

Dans les cénacles de l'anarchie, je jouais le martyr, le héros; pour
manger, je vendis mes meubles; une légende m'auréolait; ma gloire avait
gagné Londres, Genève, Turin. D'ailleurs, elle seule progressait; tous
mes efforts pour retrouver la piste de l'homme, ou un indice quelconque
sur son passage à Barcelone, furent longtemps sans résultat. On ne
savait rien, personne ne connaissait cet étranger survenu, disparu, et
le prestige de son habileté se reportait sur moi, qui l'avais aidé, sans
nul doute; on me questionnait, je niais, mais avec des réticences, des
sourires, et ma discrétion passait pour admirable, comme ma prudence.

On m'admira bien plus encore, le jour où nous vint, en mystérieuse
ambassade, un Frère chargé par un Frère de me dire solennellement
«merci», en présence des Frères. Vous la devinez, l'ivresse de cette
minute? Ma proie revenait à moi, d'elle-même!

Je vous abrège le compte rendu des beaux gestes et des belles paroles
qui me désignaient à la gratitude de tous. L'émissaire m'étreignit les
mains. J'eus fort peu de mal à faire démontrer par un orateur que mon
séjour à Barcelone serait un acte de courage inutile, dangereux même;
séance tenante, on me vota des subsides, des fonds de voyage: on
m'envoyait vers Lui!

Vers lui?... Non, pas encore, mais avec son ami, avec un guide!

Tout de suite, j'entrevis l'énorme bénéfice que je pourrais tirer de ce
Diego Blasquez; il était stupide à souhait, pompeux et utopiste, à
moitié sot, à moitié fou, un tendre et formidable halluciné qui
pratiquait les sports et la chimie, jouait de la flûte, voyageait,
recueillait les chiens malades et composait des bombes, incapable
d'écraser une mouche et tout prêt à dynamiter une ville: quelque maladie
secrète ou quelque hérédité, sur le coup de la quarantaine, lui avait
déséquilibré la tête.

Il habitait ordinairement Gérone, sa ville natale: il m'y emmena tout
d'abord, et je ne résistai point, décidé à subir tous ses caprices, pour
le conduire insensiblement à l'exécution de mes volontés.

J'eus la surprise de le voir installé dans une superbe et antique maison
qu'il tenait de ses ancêtres: c'était une manière de château citadin, ou
peut-être un ancien couvent juché au flanc de la ville; en arrière des
bâtiments, un jardin sauvage, sans culture aucune, ressemblait à une
forêt vierge, et il me plut par son aspect sinistre: car je n'examinais
plus les choses qu'au seul point de vue de ma vengeance, comme des
ressources qui me seraient ou non utilisables. La demeure de Blasquez se
révéla riche en promesses: il y vivait dans une sorte de réclusion, avec
une vieille servante, idiote et presque sourde; il ne sortait que fort
peu dans la ville, et passait la majeure partie de ses journées dans des
caves dont il était fier, parce qu'il les tenait pour un asile
inviolable.

Il m'y emmena: imaginez une enfilade de cryptes, une cité souterraine
qui s'étalait en dédale de chambres communicantes, des voûtes décorées
de nervures, des colonnes engagées avec leurs chapiteaux, des ogives
sous lesquelles on passait d'une salle dans l'autre, des portes en chêne
massif armées de pentures en fer; par centaines, des radicelles
pendaient d'entre les pierres comme des serpents accrochés au plafond,
et nous léchaient les joues de leurs petites langues froides.

Blasquez riait.

--Tu vois, nous sommes sous le jardin: les racines essaient de rejoindre
la terre; ça ne te fait pas pitié, ces pauvres racines?

--Si, si.

L'air était opaque, l'obscurité gluante; les pierres pourrissaient au
mur; la flamme de nos lanternes souffrait. Diego jouissait de mon
étonnement:

--Curieux, hein?

--Admirable! Un prisonnier qu'on tiendrait ici, on le tiendrait bien.

--Tu peux le dire, mais tu n'as pas vu la merveille!

--Vraiment?

--Mon laboratoire... Viens.

Il fit jouer les puissantes serrures d'une porte: au grincement des
pennes, le coeur me sautait de joie.

--Ceci, c'est l'antichambre, tu comprends? pour m'isoler mieux.

--Oui.

--Prends garde: il y a huit marches à descendre. Ça glisse.

Ce vestibule ne mesurait guère que quatre mètres de large; dans le mur
qui nous faisait face, Blasquez ouvrit sa dernière porte: une pièce
immense apparut.

--Voilà mon antre!

Sur des étagères, un arsenal de chimiste brillait, métal et verrerie;
trois tables chargées d'appareils, deux tabourets, deux chaises, un lit
de sangle composaient le mobilier de l'«antre»; un fatras de bibelots et
de brochures encombrait les coins; le sol était dallé, et l'industrieux
propriétaire me fit admirer la combinaison de deux bouches ouvertes,
l'une à ras de terre et l'autre au sommet du plafond, pour le
renouvellement de l'air, qu'en effet je trouvais parfaitement
respirable; sur bien d'autres beautés encore, il attira mon attention,
et sur la sécurité de cette retraite, sur le silence de son éloignement.
Je ne l'écoutais guère, ayant, du premier coup d'oeil, perçu ces
avantages que j'exploitais par anticipation.

--C'est ici que je l'amènerai!

Je humais l'air de cette cave; j'y respirais ma vengeance déjà présente.
Blasquez parlait toujours; son bavardage me berçait et m'aidait à
penser. Il riait en parlant. Je riais avec lui. Il se frottait les
mains, et, ravi de mon enthousiasme visible, il me battait l'épaule à
grands coups de sa main stupide, en criant:

--Hein? Chouette, hein? On peut crier, ici, tu peux crier. Oh! ooh! ooh!

Il hurlait, et sa voix, répercutée par les murs, grondait dans ma
poitrine comme dans un tambour.

--Crier tant qu'on veut! Personne n'entendra. Hein? Ils en avaient des
inventions, les moines d'autrefois, et les seigneurs, pour torturer à
l'aise le prolétariat de l'humanité souffrante dans les fers de son
esclavage!

--Parfaitement.

--Mais l'heure est venue! Les cachots de la tyrannie abhorrée sont
aujourd'hui les refuges où s'élabore la germination des revanches
sociales, et le grain couve dans les entrailles de la terre! C'est
symbolique, ça? Et tu le vois, le grain?

Il m'indiquait, en s'esclaffant, les boîtes destinées à devenir des
bombes, et je les regardais avec tendresse, je palpais les bons murs, je
les caressais, en leur disant merci.

--Tu as l'air de caresser un cheval pour le faire sauter...

--Pour le faire sauter, tu dis bien.

Il se tordait de rire. Ma nervosité exubérante s'affolait au contact du
fou: il fallut nous asseoir, tant on riait.

--Tu es épaté, mon Jarguina?

--Tellement que je veux...

--Quoi donc?

--T'embrasser.

En le serrant entre mes bras, j'avais l'illusion d'étreindre son domaine
et d'en prendre possession.

--Ici!

L'idée qui venait de naître se dégageait du rêve, et dans mon esprit
elle précisait ses lignes à mesure que, dans mon oeil, le décor
précisait ses détails. Ma fièvre était telle que je ne me tins plus de
poser une question, toujours évitée jusqu'alors:

--Il connaît cet endroit? Lui, mon ami... de Barcelone... que j'ai
sauvé.

--Émile?

--Je ne sais même pas son nom.

--Émile, dit La Ballade. S'il connaît le laboratoire?... Ah! là, oui, il
le connaît! Nous y avons passé des journées, à préparer les bombes.
Celle dont tu parles, nous l'avons faite ici. Oui, mon vieux, ici!

--Ensemble?

--De ces mains que tu vois, oui, mon vieux. Parce que lui, tu comprends,
c'est un brave garçon, mais il n'entend rien à la chimie, oh! là, non!

Il riait encore, et il me présentait ses mains glorieuses. J'eus un
invincible frisson en contemplant ces paumes, ces doigts qui avaient
façonné la mort de Barbara et de Catalina; malgré moi, je relevai les
yeux vers les yeux de ce complice qui venait de prononcer sa
condamnation, et qui, devant mes prunelles, recula d'épouvante.

Eh là! Vais-je recommencer les sottises, et faire peur à mon gibier?
Tout de suite, je repris mon air de bon enfant, et je me jetai sur la
couchette, avec une cabriole.

--On peut fumer, ici?

--Et boire! C'est le cercle de l'Humanité-Souffrante.

Pour me prouver que rien ne manquait au confort de son antre, il prit
une bouteille, deux verres, une cruche, et nous prépara des absinthes.

--Hein, mon Jarguina, qu'est-ce que tu en dis?

Je ne disais rien: je fumais, couché sur le dos, et pendant que
l'infatigable Blasquez chantait les louanges de la chimie moderne et du
repaire modèle, je regardais monter en torsades les fumées de ma
cigarette, et je combinais l'avenir.

                                   *

                                 *   *

Depuis trois semaines bientôt, je vivais à Gérone, et je m'y serais
ennuyé fort, en compagnie de ce niguedouille, si je n'avais pris à tâche
de le travailler minutieusement, de le confesser, de m'instruire: tour à
tour, et sans jamais avoir l'air d'attacher aucune importance à quoi que
ce fût, j'obtenais de lui tous les renseignements qui m'étaient
nécessaires, sur l'assassin, sa résidence actuelle, ses habitudes, ses
goûts: Émile, dit Ballade (on ne lui connaissait pas d'autre nom dans le
monde de l'anarchie internationale), était bien d'origine française,
mais citoyen de toutes les capitales: il se déplaçait sans cesse,
évidemment par prudence, et probablement aussi par un besoin inné
d'agitation; peut-être même éprouvait-il une volupté spéciale à passer
les frontières, par protestation contre l'idée de patrie. Ne souriez
point, vous qui n'avez pas étudié, de tout près, la dose d'enfantillage
qui se mêle à la furie de ces théoriciens, portés tout naturellement à
déséquilibrer le monde, parce que leur intellect est déséquilibré...

Passons; l'examen de ces mobiles relève de la neurologie et n'est pas
mon affaire. L'unique affaire était de réunir les deux complices, sous
ma main, dans ma main, et j'apprêtais doucement la venue de cette heure
promise, je la rendais nécessaire, inévitable, et je la sentais
prochaine: doucement, avec des mots qui semblaient tomber par hasard, je
semais dans la pauvre tête de Blasquez le germe des idées qu'il devait
faire siennes, des envies qu'il devait concevoir, des projets qu'il
devait émettre; je voulais que toute initiative émanât de lui seul, et
qu'il me conduisît, et qu'il crût me conduire, là où j'avais délibéré
qu'il me guidât; je ne me permettais d'autre rôle apparent que celui
d'une obéissance passive, indifférente à tout, et prête à tout, par
lassitude de mon inaction. Mon ennui même m'était utile, car j'en
donnais la contagion.

--Blasquez, on s'amuse peu, chez toi.

--C'est vrai, qu'on ne rigole guère...

Cet aveu le faisait rire aux éclats, et préparait notre départ, puisque
j'avais décidé de partir à la recherche de l'absent.

Ah, que le crâne de mon Blasquez était bon terrain de culture, et comme
les semailles y levaient bien! Par vanité, il avait la prétention d'être
organisateur, et, par névropathie, il jouissait de nuits blanches, dans
la blancheur desquelles il voyait rouge, combinant des aventures de
feuilleton, des complots à la Rocambole, des révolutions puériles et
sanglantes; je lui en suggérais, et, pendant des heures, sa fièvre
d'insomnie incubait mes larves d'idées; au matin, il se réveillait avec
des yeux troubles, éblouis d'admiration pour ce qu'il croyait être les
produits de sa pensée, et il venait m'exposer des plans.

--Hein? Qu'est-ce que tu en dis?

--Magnifique, mais difficile, pour nous deux: il faudrait au moins être
trois.

--Émile?

--Celui-là ou un autre.

Le matin du vingtième jour, il entra dans ma chambre et cria: «Nous
partons!»

Je répondis, avec une molle indifférence:

--Ah? Soit. Quand?

--Midi!

--Où allons-nous?

--Tu le sauras!

Je le savais mieux que lui, et depuis deux semaines. Ai-je besoin
d'ajouter qu'il n'existait aucun train à l'heure indiquée par Blasquez?
Je ne lui avais laissé d'initiative que pour le choix des heures, et il
nous choisissait un train inexistant. Peu importe: le soir même, nous
partions pour Perpignan, où nous ne restions qu'une journée, afin de
«dépister la rousse». Le surlendemain nous amenait à Lyon; de là, en
route pour Genève!

Émile nous y reçut. Je feignis la surprise; Blasquez jouissait de mon
étonnement.

--Hein! C'est conduit, ça? Personne ne s'est douté de rien, pas même
toi.

Cette première entrevue avec ma proie fut empreinte de quelque gêne;
sans doute, je le haïssais trop, l'assassin de mes chéries, et une
électricité répulsive se dégageait de moi, en dépit de ma volonté
tendue. Je m'ingéniais en vain à des sourires amicaux. Blasquez
s'indignait de nos froideurs.

--Voyons, La Ballade! Jarguina t'a sauvé la vie, et il en a perdu sa
place; sans lui, tu n'en mènerais pas large: ça compte, ces services-là.
Quant à toi, Enrique, tu es vexé parce qu'Émile t'a brûlé la politesse,
et qu'il s'est méfié de toi; tu as tort, car on ne se méfie jamais trop.
Il faut que vous soyez amis! Je le veux, pour qu'à nous trois nous
fassions la belle besogne, une besogne dont on parlera, je vous prie de
le croire! J'ai mon plan!

Il nous l'exposa: à quelques sottises près, c'était celui dont je
m'acharnais depuis trois semaines à suggérer les éléments, et qui devait
nous ramener en Espagne: à Gérone d'abord, à Madrid ensuite, là pour
préparer les engins, et là pour les utiliser. Mais vous pensez bien que
le voyage des tueurs se limiterait à Gérone, et que je me chargerais de
les y arrêter pour toujours...

Eh! caraco! la bonne joie, quand le programme de Blasquez fut
définitivement adopté! J'en oubliais presque ma rage, tant je jouissais
de l'assouvir, et ma haine devenait alerte, communicative, entraînante,
comme la plus chaude amitié. Je chantais, je jasais, ma gaieté sonnait
en fanfares et s'épanouissait en boutades. Vraiment, mes deux condamnés
à mort ont bien ri pour leurs derniers jours! Croyez-moi si vous pouvez,
et si vous comprenez: je ne les détestais presque plus, depuis qu'ils
étaient sous ma griffe. Je me suis souvent reproché ces heures
d'entraînement comme une trahison vis-à-vis des deux mortes; c'était
plus fort que moi: j'étais trop plein de mon bonheur, trop enivré de ma
victoire sûre, et tout le reste s'estompait. Le chat qui guette la
souris est sévère devant le trou qu'il garde, et son impatience le
hérisse; mais, après le premier coup de croc, quand il tient sa proie,
il s'amuse. Je m'amusais! Ils étaient déjà dans leur mort, et je jouais
avec cette double agonie, très lente et très propre, dont les agonisants
n'avaient pas conscience, et que j'étais seul à connaître, à contempler,
à prolonger: un spectacle pour moi seul, de ces deux trépassés qui
persistaient à se croire des vivants, et qui disposaient l'avenir!...
J'ai passé à Genève les meilleures journées de ma jeunesse; les
dernières aussi, puisque le sacrifice était fait de ma vie comme des
deux autres.

Nous partîmes enfin.

Le retour fut charmant. Toute suspicion avait définitivement disparu, et
toute contrainte. Une parfaite intimité régnait, et quand nous
descendîmes de wagon, j'étais vraiment le camarade indispensable, celui
qui, par sa belle humeur, abolit les fatigues, vivifie les courages et
fait mépriser les périls.

Nous arrivâmes de nuit: Émile, toujours prudent, nous avait quittés
avant la frontière espagnole, pour n'y être pas vu en compagnie de gens
suspects; il gagna Gérone à bicyclette, et, le lendemain soir, il
entrait chez Blasquez, pour n'en plus sortir: c'est moi qui ai refermé
la porte derrière lui.

                                   *

                                 *   *

On se mit à la besogne: il s'agissait de fabriquer simplement quelques
engins, et de faire sauter l'Escurial, rien de plus; d'après le plan
dont Diego Blasquez s'imaginait être l'auteur, l'exécution ne présentait
que des difficultés enfantines; j'approuvais et renchérissais. Mes
anciennes fonctions de policier me permettaient de fournir, sur la
question topographique, des renseignements qu'on jugeait précieux; en
revanche, on raillait mon incompétence en matière d'explosifs, et je
l'exagérais de mon mieux: le chimiste résolut de m'instruire, ainsi que
je l'avais prévu. Tout s'organisait selon mes voeux: le laboratoire
souterrain fut nécessairement notre salon; la mortelle chimie entra en
jeu: l'heure approchait.

Le quatrième jour, je savais manier les bases et les acides; sous l'oeil
de mes excellents maîtres, je pus confectionner trois bombes à
renversement, qui furent déclarées parfaites.

--C'est un plaisir, disait Blasquez, de t'apprendre les choses: tu
profites!

--Oui, je profiterai.

Vous n'en êtes plus, j'espère, à vous demander de quelle mort mes
condamnés allaient périr? Je n'en admettais qu'une, celle de leurs
victimes: oeil pour oeil, bombe pour bombe! Je les voulais éparpillés,
eux aussi, mais avec un prélude d'interminables épouvantements, et je
suis assez fier de ma trouvaille.

Il me plaisait aussi que les engins fussent mon oeuvre: je dissociai les
éléments de ceux que j'avais composés, et je les mis à part.

Il s'agit maintenant de procéder à quelques préparatifs secondaires mais
indispensables.

D'un geste maladroit, je heurte la gargoulette où nous gardons notre eau
potable: elle tombe et se brise. Je jure, Émile tressaute, Diego
m'injurie.

--Ne te fâche pas, je la remplacerai, ta gargoulette...

En effet, j'achète, le lendemain, quatre cruches en terre, longues, de
belle ampleur et de haute encolure: elles sont exactement semblables. Je
les apporte au laboratoire, sous prétexte qu'elles serviront; les
prétextes les plus ineptes sont ordinairement les meilleurs: ils
satisfont la majorité, et, parfois, l'unanimité. Mais Émile, dit La
Ballade, est, par essence, un esprit mécontent, qui doit critiquer tout:
il blâme la forme de mes vases, qui manquent d'assise, et dont
l'équilibre est peu stable.

--Émile, ton reproche est fort juste, mais j'avais une raison pour les
choisir ainsi faits.

--Laquelle?

--Avant huit jours d'ici, tu la sauras, je te le promets.

En effet, il me faut maintenant attendre quelque peu, attendre une
absence de Blasquez, ou la provoquer si elle tarde trop: car j'ai besoin
d'être seul avec mon assassin pendant une bonne heure. J'attendrai.
Cette patience est même un plaisir: je m'en délecte, et, tandis que nous
causons, que nous rions, je guigne mes trois bombes sur leur planchette,
et mes trois cruches dans leur coin: je dis bien «mes trois cruches»,
puisque nous avions utilisé la quatrième, qui était pleine d'eau.

J'attends deux jours. Il faudrait en finir, pourtant? Encore deux
jours... Enfin, Blasquez nous annonce qu'il est convoqué à une réunion
catalaniste, pour le lendemain.

Demain! Demain! Ah! la folle nuit d'insomnie que j'ai faite avec ce
mot-là! L'exquise nuit de certitude! Et quelle adorable journée,
ensuite, avec toutes ces heures qui tournaient au cadran, et que je
regardais tourner, en les décomptant par demies et par quarts:
lorsqu'elles tintaient au clocher de la cathédrale, j'avais l'obsession
d'entendre, dans leur musique prolongée, un rire de Barbara et de
Catalina, qui chantonnaient: «C'est pour ce soir...» Mon idée me grisait
comme un vin: j'exhibais sans contrainte une gaieté d'estudiantina, et
le majestueux Émile, en riant malgré lui, sentenciait, non sans dédain:

--Quel gosse!

Le souper fut verveux. Au dessert, Diego nous quitte: l'heure est venue.

--Au laboratoire, Émile, veux-tu?

J'emmène ma proie qui, naturellement, par légitime orgueil, marche en
avant: j'ai raflé, sur la table, un jambon, un pain, un couteau. Je tâte
mes poches: je n'oublie rien?

Le dos va devant moi, le dernier soir d'un dos! Il est prétentieux, oui,
vraiment, et comique, d'aller ainsi, bêtement, sans défiance, et de
montrer la route! Derrière lui, j'ai des envies de gambader.

Nous arrivons. Nous y sommes, au laboratoire! J'ôte ma veste, dont les
poches pleines se rendent à l'excès. Il demande:

--Tu as donc chaud?

--Oui, j'ai chaud.

On s'assied; je lui tends mon tabac qu'il accepte; il bourre sa pipe, il
l'allume; je note qu'il replace ses allumettes dans le gousset gauche de
son gilet. Il fume: c'est commencé!

--D'un goût bizarre, ton tabac...

--Je le parfume moi-même, avec une préparation dont j'ai le secret:
c'est le tabac de la Vendetta.

Il hausse les épaules: jamais La Ballade ne se résignera à me prendre au
sérieux.

Il continue à fumer. Je l'observe. Pour l'occuper, je parle des
revanches sociales, du prolétariat qui souffre, de la fraternité
humaine, des humbles que nous émancipons: et puisque le monde s'obstine
à nous refuser justice, tous les moyens sont légitimes, même l'action
directe, pour en arriver à nos fins... Il fume toujours.

--Nous frappons à la porte de l'avenir!

--Vous frappez fort, mon cher Émile, et j'ai un scrupule, moi: quand tu
lances une bombe dans la rue, comme tu fis à Barcelone, tu écrabouilles
de pauvres diables qui sont nos frères, des femmes, des enfants...

--Tant pis pour eux! Je t'ai déjà dit que je m'en désintéresse.

--Je veux que tu me le redises.

--L'individu ne compte pas; les principes seuls existent.

--L'individu est innocent...

--Il n'y a pas d'innocents! La société est solidaire de ses exactions,
comme notre révolte l'est de ses actes! Ceux qui se soumettent font
cause commune avec ceux qui oppriment, par cela même qu'ils se
soumettent: ils sont coupables, et plus que les autres, à mes yeux,
parce qu'ils sont les transfuges, traîtres à la cause de l'humanité!

--Qui souffre.

--Qui souffre!

--Et que tu aimes... Dépêche-toi de l'aimer, parce que le temps presse.
Tu vas laisser éteindre ta pipe...

--Il me dégoûte, ton tabac.

--Il faut que je te l'avoue, pour que tu me rassures: je ne suis pas
poltron, mais j'ai peur des remords. On n'en a pas?

--Mais non!

--Tu n'as jamais vu de spectres, de pauvres créatures éventrées ou
décapitées, qui reviennent la nuit, pour te demander raison de leur
martyre?

--Quelle blague!

--Je me rappelle une petite fille que j'ai vue à Barcelone, par terre;
elle avait, autour du cou, les intestins d'un cheval et, toute morte
qu'elle était, elle crispait ses petits poings à la robe de sa maman,
qui n'avait plus de tête. Tu ne les a pas remarquées, toi?

--M'en fiche.

--Tu es bien sûr que jamais elles ne reviendront, bien sûr?

--Tu me rases, avec tes balivernes... Qu'est-ce que j'ai donc, moi?

Il se lève. Je le guette. Il marche à travers la salle, avec des pieds
de plomb.

--Émile, tu es pâle, assieds-toi.

Je le prends sous le bras, et je l'entraîne vers la couchette; à peine
l'ai-je poussé, qu'il tombe assis: ses yeux sont vagues. Je l'ai.

--Étends-toi...

Je soulève ses jambes: elles sont lourdes, molles. Le voilà allongé sur
le lit de camp.

--C'est peut-être bien mon tabac... de la Vendetta... qui te barbouille?
Ça va passer.

Je ramène et croise ses deux mains sur son ventre: il laisse faire. Je
vais tranquillement prendre ma corde; je ligote ses poignets, ses
chevilles.

--Voilà le saucisson paré, pour devenir chair à saucisses... Et
maintenant, tu vas les voir, les spectres!

De crainte que Blasquez ne survienne à l'improviste, je ferme la porte,
d'un double tour de clef.

Le narcotique est préparé pour produire un engourdissement de quelques
minutes: Émile se réveille peu à peu.

Il me regarde aller et venir par la salle. Il travaille à se souvenir:
il se rappelle que je l'ai poussé, ligoté, et peut-être endormi:
pourquoi? Il bouge et tente de se soulever, d'un coup de reins: il n'en
a pas encore la force.

Cependant, par prudence, je pose, sur le haut de sa poitrine, deux
larges feuilles de plomb: il cherche mes yeux, il voudrait comprendre
mon idée. Mais c'est moi qui lis distinctement la sienne: il commence à
penser; sans doute, il croit à quelqu'une de ces farces qui m'amusent et
l'offusquent, mais il n'ose rien dire, par crainte de se tromper: je
connais ce fiérot, son outrecuidance et l'appréhension qu'il a du
ridicule; je lui souris, tandis que tranquillement je replie vers ses
épaules la couverture de plomb: j'ai l'air d'une maman qui borde son
petit. Je te dorlote, mignon?

Sans plus bouger, il me suit des yeux: il me voit prendre sur le rayon
les trois bombes que j'ai moi-même confectionnées naguère, et les tubes
que je garnis d'acide, que je fixe à leur place; la besogne est délicate
et longue: je m'y adonne avec une méticuleuse prudence; j'ai le temps.

Si je ne m'abuse, il doit avoir reconquis sa tête? Systématiquement je
m'abstiens de regarder vers le lit: je travaille comme un homme qui est
seul dans sa chambre; mais si peu que je semble m'occuper du camarade,
je ne cesse pas de le surveiller: il est toujours immobile; j'entends,
par intervalles, les ahans de sa respiration gênée par le plomb qui pèse
sur ses côtes.

Maintenant, il me voit prendre et transporter des cruches. Il
s'intéresse; il est rentré en pleine possession de ses esprits: je le
sens. Je sens aussi qu'il rage: une plaisanterie dont il est la victime
offense sa dignité, surtout quand elle émane d'un personnage sans
conséquence, comme moi: il médite de m'en châtier, plus tard, et cette
pensée me fait sourire de nouveau.

Aussi ai-je une figure aimable quand je m'approche de lui, en éployant
une serviette, et je dis en manière d'excuse:

--Deux minutes...

Je pose le linge sur son visage. Mais puisque j'ai parlé, il daigne
parlera son tour et, sous son voile, il crie avec courroux:

--Enlève ça!

--Deux minutes seulement.

--Ces gamineries ont trop duré! Enlève ça!

Je ne réponds pas, car ma tâche exige à présent plus d'attention que
jamais: il s'agit d'enfourner les trois bombes dans les trois vases, et
la moindre inadvertance causerait une catastrophe... Voilà qui est fait.
Mon anarchiste respire avec une difficulté croissante; il souffle, mais
ne souffle mot: assurément, il se tient pour déshonoré, sous son linge
sale, mais il se tient, quoiqu'il rage de plus en plus; il patiente. Je
suis ravi: je dispose en un beau désordre, au milieu du laboratoire, les
trois cruches où sont mes bombes, et celle qui contient l'eau. De-ci,
de-là, je disperse sur le sol nos chaises, nos escabeaux, le balai, une
canne, un pavé qui nous sert de presse, le mortier, des courroies, menus
obstacles. C'est fort bien, la chose est prête.

Je retourne vers mon homme, et je le débarrasse de son voile: tout de
suite, je constate son regard féroce. Il me foudroie de son indignation.

--As-tu fini, toi?

--J'ai fini, en effet.

--Tu deviens fou! Détache-moi!

--Ne t'agite pas inutilement: on te déliera tout à l'heure, et tes cris
n'avanceraient rien.

Encore une fois, il se résigne: mais comme ma vue excite sa colère, il
tourne la tête de côté, pour ne plus me voir. Je poursuis:

--Émile, mon ami, souviens-toi: je t'ai promis une histoire; je te l'ai
promise à Barcelone, il y a dix mois, le jour de l'attentat; de
l'attentat, je dis bien! Tu venais de lancer une bombe, du haut d'une
fenêtre, et, sous prétexte d'assassiner un roi, tu avais éventré
trente-cinq créatures: ma femme et ma fille en étaient.

--Assez de blagues, je te dis!

--Des blagues? Je ne ris plus. C'est de joie que je riais, depuis
tantôt, depuis hier, depuis Genève, parce que je te tiens, et qu'elles
vont être vengées! Rappelle-toi, bourreau! Pour comprendre où tu es, et
ce qui t'arrive, et ce qui va t'arriver, rapproche tes souvenirs,
confronte les faits. Comment je t'ai découvert? Par un trait de génie
que m'inspirait la haine. Pourquoi je t'ai sauvé? Pour te réserver à ma
propre vengeance. Un anarchiste, moi? Tu l'as cru, imbécile, nigaud, ma
dupe, prétentieux phraseur qui réformais le monde, qui me méprisais,
pendant que je jouais avec ta carcasse et ta tête, du bout de la patte!

Droit au chevet du lit, je l'observe, en parlant, mais il ne montre
qu'un profil perdu; je vois ses sourcils qui se froncent, dans un effort
d'attention: il cherche à démêler, dans mes propos, la part de vérité à
laquelle il doit croire; l'anxiété commence.

--Tu l'as eue, cependant, ta minute d'intelligence! Une lueur, et tu as
flairé ma haine, au moment où je t'arrachais des doigts le portrait de
tes deux victimes: rappelle-toi! Alors, tu as douté, presque compris, tu
t'es sauvé, et c'était sage: mais tu avais affaire à plus malin que toi;
je t'ai donné la chasse, je t'ai repris, je t'ai! Et maintenant,
regarde-les, les douces figures de celles qui ne sont plus, mais qui
sont ici tout de même, pour te juger, pour te punir! Je t'annonçais des
spectres? Regarde!

Je tends sur lui le petit cadre, qu'il reconnaît du coin de l'oeil, mais
il se détourne davantage, avec une affectation de dédain, et il hausse
une épaule.

--En face! Regarde-les! Demande pardon, à genoux!

Sa mine m'a exaspéré: je ne me possède plus. J'arrache de lui les lames
de plomb, et, d'une force décuplée, je l'empoigne par le torse, je le
tire à bas du lit, je l'agenouille à terre. Il crie:

--Lâche!

A cinq doigts de sa face, je dresse le portrait des martyres:

--A genoux, devant leur relique!

Il ne doute plus; il a compris tout. Cependant, son angoisse, dans un
suprême espoir, tourne encore vers moi des yeux qui interrogent.

--Pas à moi, à elles! Parle-leur, à elles, implore-les, implore ton
pardon! Des spectres et des juges, c'est elles, et je ne suis que ton
geôlier! Vois-tu qu'elles sourient au vent de ton haleine? Ton dernier
souffle monte vers elles, et ce qui fait une buée sur la glace du
reliquaire, c'est ton dernier soupir que je leur offre!

Il ne me regarde plus: l'espoir s'en va de lui. Pour occuper ses yeux,
il contemple le cadre: mais il ne le voit pas; il pense à lui, il se
sent perdu.

--Les innocents qui tombent sur ton passage, les femmes et les enfants
que tu assassines,--tu l'as dit--«ne t'intéressent aucunement»; tu l'as
redit, chaque fois que j'ai voulu l'entendre, pour attiser ma haine.
Répète-le encore, devant elles, si tu oses!

Il bande son courage, et dans un grand effort d'orgueil, avec un calme
feint, il scande:

--Aucunement.

--Bravo! Mais tu ne me trompes pas, avec tes mômeries d'héroïsme. Je
connais le fond de ton âme et ta couardise secrète; je l'ai vue, à
Barcelone, la peur qui te cassait les jambes; c'est elle qui t'a livré à
moi, en t'empêchant de fuir, et c'est avec elle que je vais t'enfermer
ici!

--Je n'ai peur de rien.

--Devant la galerie, mais tout seul? Quand tu halèteras pendant des
nuits et des jours qui seront des nuits, tout seul dans les ténèbres
avec la mort sans phrase et sans témoin, tu ne cabotineras plus et tu ne
seras plus que toi-même, un misérable pleutre qui grelotte et claque des
dents!

Humilié d'être à genoux devant mes pieds, il tente de se redresser, mais
je l'abats:

--A terre, en attendant que tu rentres sous terre! Reste à genoux!

--Lâche, qui insultes un homme sans défense!

--Oui bien, et tu dis vrai, et je n'en rougis pas, et ce rôle est celui
qui me convient, pour te traiter comme tu traitais les autres, toi qui
professes le métier d'égorger sans remords des êtres sans défense! Ce
que tu délibérais de faire et de refaire, je te le fais, et sans plus de
scrupules que tu n'en as, et sans honte, je te le jure! La mort que tu
leur donnais, tu l'auras, et la même, mais avec un avertissement qui
t'aidera, bandit, à méditer sur leur sort, en te forçant à trembler pour
le tien!

--Je ne comprends pas et je me moque de comprendre.

--Tu mens! Tu veux savoir, et c'est déjà la peur qui te talonne du
besoin de savoir. Sache donc! Là, sur le sol, tu vois ces quatre vases
si bien pareils: dans l'un d'eux, il y a de l'eau, dans les trois
autres, j'ai mis les bombes, les trois bombes préparées pour toi, avec
ton aide. Je vais t'enfermer sans lumière, et quand tu auras soif, tu
t'en iras dans l'ombre, à tâtons, pour choisir. Mais prends garde de te
tromper! Prends garde d'effleurer en passant une seule de ces cruches,
dont l'équilibre est si peu stable que tu as raillé ma sottise, quand je
les ai choisies et apportées. Prends garde aussi de trébucher, parmi les
escabeaux ou les autres obstacles que je sème sur ton chemin: les bombes
sont à renversement, comme vous dites, et si l'une d'elles chavirait,
ah! pauvre ami, quelle aventure!

Il louche vers les cruches. Son orgueil l'abandonne. Il s'affale, peu à
peu, puis tout d'un coup, sur ses talons. Il regarde la porte.

--Non! non! Blasquez ne viendra pas, tu ne sortiras plus, et tu es dans
ta tombe. Regarde-la une dernière fois, pendant qu'il y fait clair. Tu
ne verras plus la clarté. Mais tes victimes, ces deux-ci, qui sont des
mortes, savent voir tout, dans les ténèbres, et je les accroche au mur,
pour qu'elles jouissent de ta peur, jusqu'à ce que ta soif les fasse
jouir de ta mort.

Un clou est là; avant d'y suspendre le cadre, je baise pieusement la
double image et les larmes me viennent aux paupières: toute ma colère
est tombée.

--Douces chéries, je me sépare de vos portraits, mais vous êtes mieux
peintes dans mon coeur; et cette plume bleue, souvenir de votre dernière
fête, je vous la rends aussi; je n'ai plus rien à vous offrir, puisque
je vous ai déjà sacrifié ma vie et celle de vos meurtriers; il ne me
restait de vous que ces reliques, et je les donne de bon coeur pour que
vous soyez mieux présentes...

Je suspends le cadre et la plume.

--Barbara, Catalina, adieu...

Mais leur assassin a profité du répit, et, lorsque je me tourne, il est
debout dans ses liens, pareil à une momie rigide.

--Pensais-tu t'évader, niais? Assis!

Du bout d'un doigt je le pousse, et il tombe de flanc sur le grabat.

--Espérer que tu leur échapperais? Tu as pu espérer cette chose? Ah!
pour la peine, laisse-moi jouer un peu avec leur jouet, avant qu'elles
le cassent... Ne t'agite pas ainsi, ne saute pas encore! Dans un quart
d'heure, tu te promèneras, mon ami; je tiens à ce que tu te balades, La
Ballade, et j'entends que tu te débarrasses de tes liens, mais, au
préalable, je te débarrasserai moi-même, si tu permets, d'une autre
superfluité: tu es l'ennemi du superflu, j'imagine? L'homme n'a droit
qu'au nécessaire, et des allumettes ne sont pas indispensables pour
entretenir l'obscurité; je prends les tiennes, mon ami, dans ton
gousset, comme tu vois, pour t'épargner la tentation d'illuminer ici et
de choisir entre les cruches. En revanche, voici, à portée de ta main,
un jambon et du pain: je te soigne? Je ne tolérerai pas que tu souffres
de la faim; la soif me suffit: elle est pire. On dit que c'est une
torture atroce, et qui rend fou: je n'ai rien trouvé de mieux à
t'offrir. J'appréhende même qu'avec elle le pain te paraisse trop sec et
le jambon trop salé. Bah! si tu n'y peux plus tenir, tu trouveras de
quoi boire dans l'une des quatre cruches, à condition que tu choisisses
la bonne, et sans renverser les autres... Il ne te manque plus, à
présent, qu'un outil pour couper tes cordes? Le voici, ouvre ta main,
prends-le. Parfait! Avec ce couteau entre les doigts, parole! tu as
l'air d'un autodafé qui tient son crucifix. Dans l'attitude où te voilà,
il ne te sera pas difficile de scier le chanvre à ton poignet: tu y
mettras le temps mais j'ai besoin de temps pour m'éloigner, n'est-ce
pas? Tes mains une fois libres, rien ne te sera plus aisé que de
délivrer tes jambes, et tu pourras alors te promener à ton aise, au
milieu des bombes, en pleine nuit, toi qui es noctambule. Bonne
promenade, mon garçon, et pas d'imprudence. Eh! là donc! On dirait que
tes yeux m'implorent?... Oui, oui, te voilà humble, avec des yeux tout
ronds! Es-tu naïf au point de croire à ma pitié possible? Invoque la
leur, si tu veux, celle des femmes... Essaie... Pourquoi n'essaierais-tu
pas? Qu'est-ce que tu risques, au point où tu en es? Demande-leur
pardon, un peu!

Timidement, ses regards obliquent vers le portrait. Va-t-il supplier?...
Non. Dans un rehaut de courage, il se crispe et ravale sa prière. Tant
mieux! Je ne le veux pas vil. Qu'il ait peur de la mort, ça me suffit et
j'en suis sûr! Qu'il soit capable de résister à sa faiblesse, cela me
plaît, car le supplice durera plus longtemps.

--Avant que je sorte, regarde encore une fois un vivant: c'est le
dernier que tu verras!

Ce coup-ci, je ne m'y trompe pas: ses prunelles me supplient. Mais il
n'articule pas un mot.

--Adieu, Tantale, l'eau est là! Meurs de soif et de peur, à côté de
l'eau, ou décide-toi au talion, et fais de toi ce que tu fis des autres,
bouillie de chair, de sang, de moelle et de cervelle, bifteck haché,
mètres d'andouilles et purée d'os, dans les murailles qui s'écroulent!

Je prends la lampe et ma lanterne. Je sors. Je ferme.

Derrière la porte, la voix sourde de mon prisonnier clame désespérément:

--Au secours!

Je m'en vais.

                                   *

                                 *   *

Avec Blasquez, je ne prévoyais qu'une besogne trop facile et sans
charme.

--Je l'immobiliserai simplement dans le vestibule du laboratoire, entre
deux portes bien fermées: l'imbécile se laissera mener comme un agneau;
je n'ai rien à lui dire, et véritablement je ne le hais même pas: à
peine l'ai-je détesté une minute, pendant qu'il se vantait d'avoir
fabriqué la bombe, et si j'en avais le droit... Je n'ai pas de droits,
je n'ai que des devoirs! Les tueurs appartiennent aux victimes, et leurs
destins au talion.

J'attendis Blasquez, en fumant des cigarettes: il ne rentra que vers une
heure du matin. Il rayonnait, et, en me voyant, il s'écria:

--Ça marche! Bonne soirée! On en a décidé des choses! Tout est réglé,
pour la bombe de l'Escurial. Mais j'ai une soif! On a tant parlé, tant
fumé... Où est Émile?

--Au laboratoire.

--A cette heure?

--Il t'attend, il veut te parler: nous avons eu une dispute.

--Encore!

--Oui.

--J'arrangerai ça. Allons-y.

Il a vraiment trop de candeur, ce nigaud, et c'est comme à plaisir qu'il
vous supprime le plaisir.

Je détiens toujours le trousseau des caves, où nous pénétrons. Je fais
marcher Blasquez devant moi, sous prétexte de l'éclairer mieux. En
route, j'ouvre sournoisement ma lanterne et je la souffle; en même temps
que je la cogne au mur.

--Caraco! J'ai fait un faux pas. Donne tes allumettes, je n'en ai plus.

Il me tend sa boîte, que je m'abstiens de lui rendre; il ne songe même
pas à me la réclamer; le tour est joué.

On repart. Nous arrivons à la porte du vestibule: j'ouvre. Il entre, et,
tandis qu'il descend les huit marches, je dis:

--Émile t'expliquera.

Je referme la porte derrière lui. C'est fait.

Je l'entends qui rit: il ne demande qu'à rire. Il m'appelle. Je le
devine qui traverse l'antichambre: il appelle Émile. Il frappe à la
porte du laboratoire.

--Frappe, mon bonhomme: la mort est derrière.

Il parle: l'idée me vient d'écouter ce qu'ils se disent. Je cache ma
lanterne dans le retrait du mur et je la tourne, de crainte qu'un filet
de lumière ne décèle ma présence. J'applique mon oreille contre l'épais
vantail de chêne. Je ne perçois qu'une seule des deux voix, celle de
Blasquez; l'autre m'arrive comme un bourdonnement, à cause des deux
portes qu'elle doit traverser.

--Enfermé?

--...

--Quelle blague!

... Émile raconte longuement: le ronron monte vers moi. Diego a du mal à
comprendre.

--Un traître! Jarguina?

Émile explique. De temps en temps, des exclamations d'incrédulité, puis
d'étonnement me dénoncent les progrès de la compréhension dans l'esprit
de Blasquez. Mais La Ballade, décidément, parle trop: il crie même; il
se fâche: sans nul doute, c'est contre Blasquez à présent, qu'il pérore
et qu'il récrimine, Blasquez et sa sottise, qui m'a aidé, guidé, qui est
cause de tout!

L'autre se tait. La scène devient banale; elle m'ennuie: je n'apprendrai
rien; rien d'intéressant ne se produira cette nuit. C'est l'acte des
parlotes: on ne souffre pas encore. Allons dormir. Mais la place est
bonne, et j'y reviendrai demain.

Je remonte; je me couche.

C'est étrange, et je ne l'aurais pas prévu: je ne ressens aucune fièvre,
nul énervement; je suis très calme, et comme soulagé, ou détendu,
peut-être par la notion du labeur terminé, par la conscience du devoir
accompli? Je n'ai plus rien à faire, en somme, qu'à surveiller,
patienter, enregistrer les heures, imaginer ce qu'elles engendrent sous
terre, et je n'ai nulle hâte de les presser, au contraire: plus le
dénouement tardera, mieux il vaudra. A l'heure actuelle, ils ne sont
encore que dans la première phase de leur anxiété. Je me trompe: La
Ballade entre déjà dans la seconde; après ma sortie, il pouvait
escompter le secours de Blasquez, mais, depuis une trentaine de minutes,
cet espoir-là est aboli. Après la colère, prostration. La période des
vrais tourments ne s'inaugurera guère qu'avec le jour. Dormons.
J'invoque Barbara et Catalina: je les vois; elles sourient; je leur
parle; elles sont satisfaites. Je m'endors...

                                   *

                                 *   *

Dès le lever du soleil, j'étais debout. Tout de suite, j'ai regardé ma
montre.

--La Ballade a déjà sept heures de prison; Blasquez, quatre. C'est
encore bien peu.

Je dis à la vieille servante de préparer dorénavant les repas pour moi
seul:

--Votre maître est parti en voyage cette nuit, avec son ami de France.

Elle est accoutumée à ces disparitions brusques, et, d'ailleurs,
indifférente à tout.

Je descends au jardin. Vous pensez bien que j'ai, de longue date, repéré
l'endroit sous lequel le laboratoire se cache. J'y vais. Je suis sur
eux. Je marche sur eux. Je tape le sol, de mon pied, pour me délecter de
ma domination. Je me couche, j'appuie ma tempe à la terre, inculte
depuis des années.

J'écoute. Aucun bruit.

--S'ils sautaient, juste à ce moment, et moi avec eux?

Pourquoi pas, et que m'importe? Ai-je besoin de vivre? La tâche est
finie, et l'existence aussi! Je n'ai plus de but, plus de désirs: mes
jours futurs seront monotones et chargés d'ennui, une mort m'en
délivrerait! Je ne veux plus de l'avenir.

--Saute donc, misérable!

Je martèle le sol à coups de poing. La rage me crispe. Puis, je
m'apaise. La sagesse me revient. Je ne demande plus qu'ils sautent, mais
au contraire que leur supplice se prolonge tout aujourd'hui, mardi, et
demain encore, n'est-ce pas? Après-demain, aussi, mon Dieu, si c'est
possible, et encore après...

Mais, par compensation de mon affolement refréné, une soudaine envie me
prend, d'aller savoir, plus près d'eux, et d'écouter leur agonie. Je
redescends aux caves.

Me voici à la porte du vestibule; je me suis approché à pas de loup,
avec ma lanterne aveuglée.

J'écoute: rien. J'attends: rien. Ils dorment, peut-être? J'attends
encore. Le silence persiste. Sûrement ils dorment! Cette hypothèse
m'irrite; même, je n'oserais pas nier que mon amour-propre d'auteur n'en
fût quelque peu offensé: je condamne des gens à l'angoisse, et ils
dorment!

--Je vous réveillerai, moi, de la bonne manière! Dans votre sommeil,
vive Dieu! je vais mettre la suée d'un cauchemar!

J'arme mon revolver et je tire au plafond.

Un double cri d'horreur se rue du fond de la terre, un beuglement fou et
bestial de boeufs égorgés, et j'en ai moi-même le frisson, tant ces deux
épouvantes hurlent sinistrement. Ils ont cru qu'ils sautaient! La
stridence de leur appel déchire les échos de la détonation, qui se
répercutent de cave en cave, dans les ténèbres.

Ils ont bien eu peur. Maintenant ils se taisent. Ils s'étonnent de
vivre; ils tâchent de comprendre; ils n'osent bouger: je les vois très
distinctement. Comme ils sont blêmes, avec des lèvres qui remuent...

Blasquez est debout; il marche: je l'entends. Il marmonne, à mi-voix,
des mots, tout seul. Il gravit les degrés de l'escalier. Il appelle:

--Au secours! A l'aide!

Il est de l'autre côté de la porte, et il la frappe du poing. Je
méjugeais de ce garçon; tout imbécile qu'il soit, il devine pourtant
qu'une présence étrangère a causé le vacarme.

--Ouvrez! Au secours!

Je ne réponds pas. Je retiens mon haleine.

--Il y a quelqu'un! Ouvrez! Jarguina, c'est toi?... Réponds!... Je vois
une lueur sous la porte... Tu es là, Enrique? Je te dis que tu es là!...
Ouvre!

--Non.

--Je savais bien que tu étais là! Ouvre!

--Non.

--C'était une farce... Émile m'a raconté. Ouvre!

--Non.

Je reprends ma lanterne, et je m'éloigne. Il écoute mon pas. Il crie mon
nom d'une voix lamentable, qui me trouble.

Barbara, Catalina, pardonnez-moi: j'ai eu pitié de celui-ci, pendant une
seconde, et, presque, j'ai failli vous trahir! Est-ce qu'ils ont eu
pitié de vous? Je me croyais plus fort. Je ferai sagement de ne plus
redescendre.

Au grand air, je respire; la lumière me lave. Le ciel est pur; des
oiseaux volent dans le jardin: il me semble que je remonte de l'enfer.
Dans un arbre, juste au-dessus du laboratoire, une mésange s'égosille.
Il est huit heures du matin. Pas plus? Le temps est long: ils n'ont pas
encore très soif, mais l'excitation nerveuse, après mon coup de
revolver, leur procurera la fièvre. Je ne veux plus penser à ce
Blasquez: il me gêne. Pour que l'âme des trépassées me réconforte, je
prie...

Je ferai du jardin mon quartier général, jusqu'à la fin. Et pourquoi n'y
dormirais-je pas, la nuit? Les nuits de Gérone sont belles en septembre.
C'est dit: je ne quitterai pas.

Je me promène sur eux, autour d'eux: à force de passer, je trace des
sentiers dans la friche.

Souvent, je consulte ma montre, et parfois aussi je m'hypnotise dans la
contemplation des aiguilles qui évoluent, si lentement. A vrai dire,
c'est monotone, et je m'ennuierais, sans la ressource de me dire que
cette lenteur, fastidieuse pour moi, est infernale pour les emmurés.

Midi approche: c'est la quatorzième heure d'Émile, la onzième de
Blasquez.

--Allons manger.

Après un repas sommaire, je rejoins mon poste. Par une fortune
providentielle, j'ai trouvé dans la bibliothèque un ouvrage traduit du
russe: un jeune aventurier y raconte les affres d'une mission au désert
pendant trois jours de soif. Je lirai cela sous mon arbre. L'imagination
n'est pas une faculté purement spontanée; elle demande qu'on l'aide, et
elle y gagne. C'est pourquoi j'emporte aussi--ne riez pas--des raisins,
une poignée de gros sel, un verre de cristal, une énorme gargoulette
d'où l'eau fraîche suinte sous la flanelle mouillée...

Tout le jour, je lis sous mon arbre, je lis la soif, je la relis; pour
exciter la mienne et mieux jouir de la leur, je fume en suçant du sel.
Ah! la magique beauté, alors, d'un verre où l'eau est froide, et qui
s'irise quand on le lève vers le ciel, et qui frileusement se ternit peu
à peu de vapeurs condensées! Les rubis et les topazes du vin, ou les
opales de l'absinthe n'ont pas, pour un ivrogne, les splendeurs de ce
diamant potable, et quand le flot se rue en torrent dans ma gorge, c'est
de la vie que je bois, leur vie, leur sang, et je dessèche leurs artères
en inondant les miennes!

Le jour s'écoule. Le soir vient. Jusqu'ici, leur soif n'est qu'un
tourment; un supplice, pas encore...

La nuit descend: les étoiles brillent, comme des âmes heureuses; Barbara
et Catalina observent de là-haut. Je ne souperai pas ce soir, pour
déguster la faim.

La nuit tourne: voici la vingt-quatrième heure. Je me couche dans
l'herbe sèche, sur Eux. Je dors dans ma cape; ils veillent, sans doute?
Je dors bien. Pourtant, je m'éveille deux fois. Une dernière, et c'est
l'aube.

--Trente et une heures!

Ils doivent, là-dessous, geindre furieusement! Si j'allais écouter? Je
résiste à cette envie, tout le jour, et le mercredi passe. Je bois. La
journée se traîne, pareille à celle d'hier: pareille pour moi, mais pour
eux?...

--Quarante-huit heures! Oh! comme il a soif, mon tueur de femmes, qui
n'ose pas aller boire! Combien de fois déjà a-t-il risqué un pas, deux
pas, et reculé? Combien de fois par heure? Combien de fois la tentation,
par minute? A quatre pattes, dans la nuit, le cou tendu, les yeux
écarquillés, il s'aventure à tâtons: ses bras lents, comme des
tentacules, s'éploient, un peu, si peu, reviennent et retournent,
évoluent, et caressent de l'ombre avec leurs mains fébriles.

--S'il trouvait!

Peut-être, il a trouvé, oui, peut-être?...

--Eh bien? La mort tardera davantage, et voilà tout; elle n'en sera que
plus vengeresse.

La troisième nuit passe: elle est pourtant interminable. Trente fois, au
moins, je me réveille. Et même, ai-je vraiment dormi? Oh, que c'est
long! Est-ce que je ne m'ennuie pas? Je crois que je m'ennuie. L'aube
n'arrivera donc jamais? Jamais plus, elle ne reviendra pour ceux qui
l'attendent sous terre!

La voici... La nuit est passée. Je me lève mal. Je consulte ma montre,
nonchalamment et sans plaisir.

--Cinquante-six heures.

J'ai les nerfs agacés, harassés: rien ne m'intéresse. D'ailleurs, le
ciel est chargé de nuages, et l'air lourd. Ils ne savent pas que le
soleil vient de se lever, ni qu'ils sont à leur cinquante-septième
heure. Au dire des médecins, trois jours de soif rendent un homme fou:
les tortures se font si aiguës, qu'on se tuerait, pour en finir!

--Midi... Soixante-deux heures...

Sûrement, un orage se prépare: j'entends la foudre, très loin, du côté
des montagnes; elle est très loin, mais je suis sûr que je l'entends.

J'étouffe. Mes nerfs sont surmenés plus que je ne pensais. Et les leurs,
dans le trou? Car les miens ne sont las, en somme, que d'évoquer la
torture des leurs... Il n'éclatera donc pas, cet orage, à la fin, pour
qu'on sache? Eh oui, pour qu'on sache! Depuis ce matin, il faut bien
l'avouer, je ne sais plus. Qu'est-ce qu'il dit là-bas, le tonnerre?
Est-ce à moi qu'il parle, ou bien à eux? Ils ont déjà terriblement
souffert, là-dessous, assez souffert, peut-être, pour que le châtiment
suffise...

--Soixante-quatre heures.

Être mort, n'être plus: supplice? Non. Le supplice, c'est de la voir
venir, la mort, et de la sentir qui approche, seconde par seconde: cette
angoisse-là, ils l'ont eue, certes, et je me demande: si je les
relâchais, à présent, serait-ce lâcheté ou justice?...

--Ce que j'ai fait est bien!

Mais, ce que je vais faire? Ce qui va arriver?

--J'avais le devoir!

Est-ce que j'ai le droit?

--Cet autre droit de relancer sur le monde un animal nuisible, est-ce
que je l'ai? Ses crimes futurs seront les miens.

Allons donc! Je n'ai pas pensé au monde, je n'ai pensé qu'à moi, à
elles, aux mortes, et il me semble, par instants, qu'elles me
dissuadent... Oh, Dieu! qu'il éclate donc, l'orage!

--Soixante-sept heures.

Tout à coup, l'idée ressuscite, qu'au moment où j'imagine les tourments
de la soif, il a trouvé l'eau, et qu'il boit.

--Soixante-huit heures!

Il faut que je sache, que je descende! Une électricité monte de terre et
me crispe. Je veux savoir!

Si j'y vais, et si j'entends geindre, si Blasquez se lamente, et s'il
m'implore, le pauvre diable, je ne pourrai plus résister?

Advienne qu'advienne!

Je m'élance vers la maison.

                                   *

                                 *   *

J'arrive au seuil, et déjà j'y pose le pied; mais le sol ondule sous
moi, l'air tonne, les murs oscillent, je tombe à la renverse, et lorsque
je rouvre les yeux, je vois tout le jardin qui redescend du ciel, comme
les laves d'un volcan.

C'est fait.

L'irrévocable est accompli. Cinq minutes encore et je les délivrais. Ils
ne tueront plus. Je les plains, cependant. Surtout, je les envie.

L'orage s'est décidé. La secousse de mon explosion l'a peut-être décidé,
l'orage? Qui sait? J'ai aidé le ciel: il m'aidera. L'averse tombe sur
les ruines. Allons nous livrer à la police.

Je les envie...



LES SABOTS DE NOËL


Pour commencer, je vous dirai qui je suis: je suis un cheval de fiacre,
mais le don de la parole vient de m'être accordé, pour une fois, et vous
allez voir dans quelles circonstances vraiment extraordinaires.

J'étais une bonne bête: on peut m'en croire; je n'ai jamais menti; je
n'aurais pas pu mentir, puisque je ne parlais pas, et je ne mentirai pas
aujourd'hui, puisque le Bon Noël m'a donné la parole pour que je dise la
vérité. Il veut que je vous raconte mon aventure, et je la raconterai
bien franchement, et j'expliquerai tout sans me mettre en colère. On ne
m'a jamais reproché de me mettre en colère. Mon caractère est doux; je
n'ai jamais fait de mal à personne; j'ai toujours trotté tant que j'ai
pu, pour contenter le monde, parce tout va mieux quand le monde est
content.

Vous m'avez peut-être vu dans les rues, et peut-être je vous ai traîné
dans ma voiture, mais vous n'avez pas fait attention à moi, parce que
les voyageurs ne s'occupent pas de nous. J'avais un petit trot bien
égal, et j'étais toujours de bonne volonté: j'ai reçu des averses sur
mon dos, j'ai marché la nuit et sur le verglas, j'ai eu bien froid
pendant des heures, à la station, en hiver, et j'ai eu bien chaud en
été. Quand j'étais malade, je marchais quand même, vous pensez bien,
mais j'avais du mal à me mettre en route: alors les coups de fouet
allaient leur train, et aussi les coups de pied d'homme, dans les jambes
ou dans le ventre. Je ne m'en plains pas, puisque c'est la règle, et que
l'homme a l'habitude de nous battre quand il est ennuyé dans ses
affaires.

Et puis, nous faisons nos remarques, et lorsque je devais être battu, je
le savais d'avance, par l'haleine du cocher: quand il respirait avec une
odeur forte, après avoir bu chez le marchand, j'étais sûr de recevoir
des coups. Je ne les méritais pas, mais je ne me fâchais pas non plus,
parce que l'homme est peut-être obligé de battre le cheval quand il a bu
cette odeur-là. Je le crois: on m'en a fait goûter, un jour, à la
station, pour rire, et ça m'a brûlé tant que je ne me reconnaissais
plus; je sautais comme un petit imbécile, sans savoir pourquoi, et je
ruais contre ma voiture, moi qui suis raisonnable. Alors j'ai bien
compris qu'on fait le contraire de ce qu'on veut, quand on a avalé cette
chose.

A part cela, mes cochers n'étaient pas méchants; ils me donnaient à
boire, à manger; j'en ai eu qui me caressaient avec la main, ce qui me
faisait bien plaisir, et j'en ai eu aussi qui me comprenaient, quand je
leur parlais avec mes yeux.

Tout cela est pour dire que je ne me plains de rien. J'ai même connu des
jours heureux, au commencement de ma vie, quand je n'étais pas encore
attelé à un sapin; le métier le plus dur m'est venu au moment où j'avais
moins de forces: mais il faut sans doute que ce soit ainsi, puisque
c'est toujours ainsi.

Je ne peux pas vous dire pendant combien d'hivers et d'étés je fus
cheval de fiacre: je ne sais pas compter; je sais seulement que ça me
paraît avoir duré longtemps. Ça durerait encore; mais l'autre nuit,
quand il gelait si fort, j'ai eu la maladresse de glisser, et de tomber,
à la sortie du théâtre; je m'étais cassé un os, contre l'angle du
trottoir. J'avais bien mal; il a fallu me dételer, et on m'a aidé à me
remettre debout, à coups de pied dans les flancs, tant qu'on a pu.

On a vu mon os cassé, sous la peau, et on a dit que j'étais bon à
abattre; quand j'ai entendu ça, le coeur m'a manqué, à cause de la mort,
qui fait peur; quand, après ça, on m'a ordonné de marcher, j'étais
triste; car je savais bien où il faudrait aller: mais c'est la règle. Je
me suis résigné: quand on ne se résigne pas, on n'empêche rien, et on
n'attrape qu'un supplément de coups. J'ai donc essayé de marcher, mais
je n'ai pas pu, vraiment, malgré ma bonne volonté, et je suis retombé.
Alors, on m'a traîné par la bouche, jusqu'au bord de la chaussée, pour
que je ne gêne pas la circulation, vous comprenez, et les pauvres gens
avaient bien de la peine à me tirer; j'ai beau ne pas être gras, je suis
lourd tout de même, et plus que je ne croyais; je l'ai appris pendant
que je râpais le pavé avec mes côtes, et que tout mon poids était pendu
à ma mâchoire: j'ai même eu la langue toute déchirée, mais, c'est bien
de ma faute, parce que, dans la douleur, je n'avais pas eu soin de la
garer, et elle était prise dans le mors.

Après ça, j'ai attendu, par terre: il y avait beaucoup de monde, autour
de moi, et j'étouffais un peu; les uns me plaignaient, les autres
s'amusaient, et c'était une espèce de petite fête où des grandes
personnes poussaient des petits cris, à cause de l'habitude que les
hommes ont de chatouiller les femmes sitôt qu'on est un peu serré.

A la fin, on a amené une charrette, et on m'a hissé dessus. J'ai dit
adieu à ma pauvre vieille voiture, que je laissais là, et que je ne
reverrais plus. On s'est mis en route; un camarade me traînait, la tête
basse, en réfléchissant, et il me faisait envie, et moi aussi je
réfléchissais, et je me rappelais, et je suis arrivé à la maison où on
meurt.

                                   *

                                 *   *

Je l'ai reconnue tout de suite: le sang et la mort ont une odeur que
nous connaissons bien, nous autres bêtes, même quand nous ne l'avons
jamais sentie, et je pense que les hommes, malgré leur intelligence,
n'ont pas le sens de cette odeur épouvantable, car on les voit se
promener tranquilles au milieu d'elle, tandis qu'elle nous affole
jusqu'à nous rendre stupides.

Dans la grande cour où j'entrais, je fus accueilli par des hommes dont
le tablier était ensanglanté, et ils déclarèrent que j'allais d'abord
servir à des expériences. J'en fus bien satisfait, parce que je ne
demande qu'à servir, mais surtout parce que ma mort allait se trouver
retardée: ce serait autant de gagné, et les expériences pouvaient durer
longtemps. Assurément, j'aurais mieux aimé achever ma courte existence
dans un endroit moins lugubre; mais les chevaux n'ont jamais le choix.

On m'amena tout contre la maison, et quand on m'eut retiré de la
charrette, on noua mon licol à un anneau du mur, entre la porte et la
fenêtre. Au-dessus de la porte, des mots étaient écrits, en grosses
lettres d'enseigne:

    LABORATOIRE DE VIVISECTION

L'appui de la fenêtre se trouvait juste à hauteur de ma tête, que j'y
reposai, car j'étais bien las. J'apercevais l'intérieur de la salle. Je
vis mal, d'abord, puis, je vis mieux: c'était comme une grande
boucherie, avec une table de pierre tout au long du mur, et d'autres
tables au milieu de la chambre, et, sur toutes ces tables, un étalage de
cadavres, que les hommes appellent viandes, et qu'ils achètent pour en
manger.

Je détournai la tête, car les boucheries m'ont toujours causé une espèce
d'épouvante, et aussi de répugnance, à l'idée d'un animal vivant qui
peut mettre dans sa bouche et garder au fond de lui, en les promenant
partout, des morceaux d'un animal mort.

Je regardais ailleurs, espérant qu'on viendrait bientôt me retirer de
là, et j'avais froid, car il gelait fort.

Enfin, au bout d'un temps, on se souvint de moi, et je fus bien content
lorsqu'on me détacha. A ma grande surprise, on m'introduisit dans la
chambre: jamais de ma vie, je n'étais entré dans une chambre.

Dès le seuil, l'odeur de mort me repoussa très fort, et, malgré moi, je
tirai sur mon licol; mais aussitôt j'obéis, car j'obéis toujours,
sachant que ce qui est doit être comme c'est, et non pas autrement.

Alors, on m'attela à une voiture bien étrange, qui n'avait pas de roues,
et qui était faite de grandes poutres et dont les brancards ne se
trouvaient pas au-devant de la voiture, mais au milieu même; on me passa
des sangles sous le poitrail, on m'attacha de court les quatre pieds,
sans doute pour m'empêcher de ruer, et cela me semblait bien inutile,
car jamais je ne rue; mais je ne pouvais pas le dire, et mes nouveaux
maîtres n'en savaient rien. Ensuite, je sentis qu'on m'enlevait de
terre, et j'étais suspendu, tiré en bas par les courroies de mes pieds,
ce qui faisait bien mal à mon os cassé; mais je ne pouvais pas le dire,
et on n'en savait rien.

Je restai dans cette posture bien longtemps, et on ne s'occupait plus de
moi, car un jeune homme venait d'arriver, et il semblait étranger à la
maison, et les autres lui montraient tout, en lui expliquant les choses.
Ils s'arrêtaient devant les viandes, et moi je les suivais des yeux,
pour m'occuper, afin de sentir moins la douleur de ma blessure.

Les bêtes mortes étaient bien plus nombreuses que je n'avais cru, et de
toutes espèces: il y avait des lapins, des cochons d'Inde, des chats,
des oiseaux, des grenouilles, surtout des chiens. Tous étaient attachés,
montrant leurs intérieurs par d'affreuses ouvertures, mais ils avaient
encore leur peau.

Tout à coup, je vis... Une viande était vivante!

On venait de la détacher, et c'était un animal tout rouge, qui n'avait
plus de peau sur le corps, lui, et qui se dressa sur ses quatre pattes,
et qui se mit à marcher, en tournant la tête, de droite et de gauche,
avec l'air de chercher un endroit pour s'y cacher, et qui se mit à
aboyer: alors, je reconnus que c'était un chien. Il aboyait bien
plaintivement; les hommes se tenaient en cercle autour de lui, et
l'examinaient en réfléchissant, tandis qu'un jeune monsieur, plus gai
que ses camarades, riait beaucoup en regardant le chien. Le chien aussi
les regardait avec un oeil tout triste et peureux; il s'en alla vers un
coin, et on le laissa faire, mais il ne put se coucher, étant à vif;
alors, il resta debout sur ses pattes qui tremblaient, et il léchait son
corps rouge: c'était si affreux, que je croyais avoir sa peau en place
de la mienne, et sentir ses coups de langue, et j'en oubliais le mal de
mon os cassé.

Mais les bouchers ne s'occupaient plus de lui; en se promenant de table
en table, ils examinaient les autres bêtes ligotées, les expliquaient à
l'étranger, et les touchaient avec des outils brillants.

Alors, je m'aperçus que presque toutes ces viandes étaient vivantes,
elles aussi: une d'elles miaula épouvantablement, dès qu'on se mit à la
fouiller avec les outils.

Un jeune homme disait:

--Moi, c'est toujours sur des chats que j'étudie les réflexes de la
douleur: le chat jouit d'un système nerveux plus vibrant, et très
subtil.

L'étranger demanda:

--On n'insensibilise donc plus les sujets?

--Es-tu fou? Il faut des nerfs vivants pour étudier la vie; la chair que
tu endors ne peut pas te répondre. J'accepte le curare qui est commode
pour immobiliser la bête, et qui en fait un morceau de bois, mais de
bois sensible, merveilleusement sensible et peut-être même exaspéré,
quoique immobile et facile à ciseler.

--Vous employez beaucoup les chiens?

--Non: quatre à cinq mille par an.

Ils continuèrent leur promenade, en fumant leurs cigarettes, et on fit
admirer au visiteur un caniche qui se vidait depuis des semaines, par un
robinet, et un grand nombre d'inventions, d'instruments, un appareil
pour bouillir les lapins vivants, un autre pour les cuire à sec, en
entier ou en partie, plus ou moins fort, plus ou moins vite, et sans les
perdre de vue, et en comptant tout ce qui peut être compté.

Quand ils arrivèrent devant moi, je tirai sur mes sangles, malgré toute
ma raison, pour essayer de fuir. Mais ils me caressèrent gentiment de la
main. Ensuite, ils déclarèrent qu'il fallait se mettre à la besogne,
parce que Noël était ce soir, et qu'on ne travaillerait pas le
lendemain.

Alors, ils discutèrent pour décider ce qu'on me ferait, et se partager
mon corps.

Un qui était chef dit que, pour bien profiter de moi, il fallait
commencer par les parties les moins vitales. Ils allèrent prendre leurs
outils.

On vérifia mes courroies. Ils se mirent sept après moi, assis sur des
tabourets, ou montés sur des tréteaux, et ils commencèrent presque tous
en même temps.

Deux, en avant, me coupaient les jarrets, et, après avoir coupé, ils
bridaient.

Un autre assura qu'il se contenterait de me disséquer les muscles de la
queue, et il le fit.

Le quatrième me tailladait les lèvres et me pelait une oreille, pendant
que le cinquième, en arrière, m'enlevait le sabot du pied gauche; mais
il s'était trompé dans son travail et il passa au pied droit.

Les deux derniers m'ouvrirent la jambe pour aller voir, au fond, mon os
cassé, et le rabouter en enfonçant leurs mains dans moi.

Je ne peux pas dire comme ils me faisaient mal, tous ensemble. J'avais
beau me raidir, ils ne comprenaient pas. De tout mon coeur je les
suppliais: «Pardon... Pitié... Pardon... Tuez-moi vite!» Mais ils
n'entendaient rien, puisque les chevaux ne parlent pas. Bien sûr, ils ne
se doutaient guère de mon supplice, et ils agissaient sans méchanceté,
et ils n'étaient pas en colère, car ils causaient entre eux, pendant
qu'ils me faisaient tant souffrir.

Je saignais de partout, quand ils sont partis pour déjeuner.

J'espérais bien être mort, à leur retour, mais je vivais encore, quand
ils reparurent; ils n'étaient plus que trois.

Ils se remirent à l'ouvrage: deux m'ont scié l'os de la tête, en rond;
ils l'ont enlevé comme un couvercle, et posé devant moi: tout ce que
j'avais enduré jusqu'alors, ce n'était rien auprès de ce que j'ai
souffert quand on m'a enfoncé des aiguilles et des pinces dans le
profond de la tête; ils tiraillaient tout, ils déchiquetaient, ils
broyaient ou tordaient, annonçant ce qu'ils allaient faire et nommant
des parties de moi qui, toutes, avaient leur nom, et ils liaient des
artères avec des ficelles, ils tranchaient des nerfs avec des lames, ils
touchaient avec de l'électricité, ils brûlaient avec du fer rouge, ils
me cousaient, et ma douleur s'en allait dans tout mon corps, et c'était
si atroce que je ne faisais plus attention au jeune homme accroupi qui
coupait mes deux derniers sabots, en fumant sa pipe.

Dieu des hommes, quelle torture! Et longue, longue, et qui ne pouvait
pas finir! Ce qui m'est arrivé ensuite, je ne le sais plus: à force de
souffrir, je ne sentais plus rien.

Je crois que j'ai été mort une fois, et je crois que ces messieurs m'ont
ressuscité: ils me soufflaient du vent dans la gorge, avec un tube, et
ils criaient:

--Bravo! Ça marche! Nous le ranimerons!

Ils se réjouissaient de me voir revivre, ce qui prouve qu'ils ne sont
pas méchants. Mais moi, je ne demandais qu'à rester mort, et je l'aurais
bien dit, si j'avais pu.

Ils étaient si heureux de m'avoir remis vivant, qu'ils gambadaient
autour de moi en chantant: «_Resurrexit... xit... xit!..._»

Puis, ils détendirent mes courroies, pour me descendre jusqu'au sol et
voir comment je me tiendrais debout sur mes quatre moignons, et ils me
criaient gentiment:

--Hue, cocotte!

J'essayai de remuer les jambes par obéissance; mais mes jambes ne
savaient plus bouger. Je m'écroulais, et il fallut me retenir en l'air,
avec les courroies.

Alors, un des jeunes messieurs déclara qu'on avait assez travaillé, et
que la nuit approchait, et il proposa de partir, et ils parlèrent du
Réveillon. Alors, celui qui riait souvent ramassa mes quatre sabots et
les rangea devant le poêle, en disant qu'il les préparait pour le Père
Noël, et ses amis se montrèrent bien contents de ce qu'il disait là, si
contents qu'ils riaient sans pouvoir s'arrêter.

Alors, ils se lavèrent et ils partirent, et nous restions là, toutes les
bêtes dans la nuit. On les entendait respirer doucement. La neige
tombait dehors. Personne ne me touchait plus, et toutes les souffrances
de ma journée continuaient ensemble, avec tant de force que j'ai
recommencé à mourir.

Au milieu de la nuit, j'ai ressuscité encore; les autres viandes
respiraient toujours, et quelque chose faisait du bruit dans le poêle
éteint; pourtant, je ne voyais là que mes quatre sabots...

Tout à coup, un homme vieux qui avait une grande barbe blanche, avec des
jouets entre les bras, sortit du poêle: il regarda longtemps mes quatre
sabots, puis il me regarda, et il nous regardait tous, et de nouveau il
regardait mes pauvres sabots qui avaient tant marché, et il secouait la
tête d'un air triste.

Alors, je reconnus le Bon Noël, et il me dit:

--J'ai vu des sabots, et je suis venu, mais je ne serai pas venu en
vain, quoiqu'on ait voulu me tromper. Oui, je te laisserai un cadeau,
brave cheval: je te fais don de la parole, et, avant de mourir, tu
raconteras ton histoire, afin que la vérité soit dite aux hommes par une
bête.»

                                   *

                                 *   *

Les révélations ci-dessus, publiées dans un journal à grand tirage, et
aussitôt traduites en plusieurs langues, émurent l'opinion publique: dès
lors, la nécessité s'imposa de vérifier autant que possible
l'authenticité de ce récit. Interroger le cheval, il n'y fallait plus
songer, car le pauvre animal, après les supplices multiples de sa
vivisection, avait apparemment trouvé dans la mort une délivrance et un
repos bien mérités. Une seule personne pouvait être utilement
questionnée, le Bonhomme Noël.

Mais il est malaisé de joindre le célèbre vieillard. Après maintes
démarches, dont l'inutilité se faisait décourageante, force nous fut de
recourir aux procédés récemment découverts pour obtenir la
matérialisation des spectres. L'effet fut immédiat; dès notre premier
appel, aux abords de minuit, le Bonhomme Noël se condensa et fut visible
devant la cheminée, fantôme bienveillant et mélancolique.

Je ne l'avais pas revu depuis mon enfance; il portait toujours sa barbe
aussi blanche, aussi longue, mais il me parut notablement changé, non
pas qu'une quarantaine d'années, s'ajoutant à des siècles, l'eussent en
réalité vieilli autant que moi-même, mais plutôt parce que le sentiment
d'un prestige qui diminue l'avait atteint dans son moral; il se montra
tour à tour languissant et nerveux, et récriminateur. Une telle attitude
n'est point rare chez les personnages qui furent jadis honorés du crédit
populaire, et que ce crédit abandonne; quand le public cesse de croire
en eux, leur déchéance les affecte, et je ne pouvais m'étonner beaucoup
si l'excellent fantôme, sous la menace de sa fin prochaine, participait
de la règle commune.

Pour ne le point chagriner davantage, je lui parlai avec une extrême
déférence:

--Le charmant souvenir que je garde de vos munificences passées, si
lointaines qu'elles soient, m'incite à implorer encore votre bonté bien
connue. Vous êtes le Bonhomme Noël?

--Oui.

--Vous avez réellement, il y a quelques jours, accordé la parole à un
cheval de fiacre?

--Oui.

--Consentiriez-vous à nous dire quel fut votre dessein?

--D'abolir un mal, en le révélant! Je m'adresse aux hommes, puisque les
enfants ne daignent plus croire en moi; d'ici peu, je n'existerai plus
que comme un mythe d'autrefois: avant de disparaître, je veux rendre un
service.

--Ce sentiment, qui vous honore, est digne de vous; néanmoins, vous
fîtes tort à la Science, en la discréditant.

--La Science! Avons-nous parlé d'elle? Nous parlons des jeux innommables
et monstrueux, qui n'ont de commun avec elle qu'une étiquette de
mensonge!

--On vous reproche cependant d'avoir, par des révélations intempestives,
entravé le labeur de ceux qui cherchent la vérité, et dont le valeureux
effort travaille à l'adoucissement des misères humaines.

--Je vénère tout labeur, j'exècre tout abus! Or, entre les abus qui
déshonorent le monde et qui souillent la terre, nul ne m'apparaît plus
odieux que celui de la force torturant la faiblesse, et la torturant à
plaisir!

--Des savants honorables, dont la parole ne saurait être révoquée en
doute, affirment cependant que rien de tel ne se passe en leurs
établissements; que les travaux exécutés par eux se limitent aux
strictes nécessités de leur tâche, et que toutes mesures sont prises
pour insensibiliser les sujets.

--Qu'ils parlent pour eux, et parlent d'eux, ils diront vrai, mais
qu'ils ne parlent pas des autres et ne répondent de personne! Certes,
j'ai vu des héros, et même j'ai vu des saints, vouer magnifiquement leur
vie ou leur santé à la recherche des secrets que la Nature cache aux
hommes, et leur rêve d'amoindrir la misère humaine, en tant que rêve,
est auguste entre tous. Mais est-ce à dire, parce que ceux-là existent,
que les autres n'existent pas? Est-ce à dire, parce que leur ambition
est généreuse, que la parodie de leurs gestes ne soit pas vaine et
criminelle?

--J'entends bien, mais, souffrez que je vous le dise en toute sincérité,
on vous trouve blâmable d'avoir toléré, d'avoir voulu qu'un simple
cheval de fiacre, ignorant et même ignare en la matière, poussât la
présomption jusqu'à parler publiquement de choses qu'il ne connaît
point.

--De ses douleurs? Il les connaît!

--On vous reproche d'avoir, en la circonstance, manqué de réserve,
dramatisé hors de propos et même, comment dirai-je?... usé de
précipitation, de candeur, en croyant, en donnant à croire des choses
qui ne sont pas.

--Elles sont!

--Il ne suffit point d'affirmer, il faudrait prouver.

--Dites simplement qu'il faudrait regarder! Entrez, comme moi, par la
cheminée ou par la porte, dans une école vétérinaire, et vous y verrez
le trépan, la trachéotomie, la pose des sétons, vingt autres opérations
qui pourraient et devraient être étudiées sur l'animal mort, mais qu'on
étudie sur le vivant.

--Je répète qu'on vous oppose un démenti formel, et que vous ne sauriez
nous convaincre si vous ne précisez, car on vous met au défi de le
pouvoir faire.

--Au défi?

Le vieillard sursauta, et, fouillant ses poches, il en tira des
paperasses qu'il se mit à feuilleter fébrilement. Il répétait:

--Au défi?... Au défi?...

--L'histoire de ce cheval serait pure fantaisie d'imagination.

--Lisez, Monsieur, lisez ce procès-verbal: «Une jument alezane... Les
reins ouverts, la peau déchirée, labourée au fer rouge, traversée par
des douzaines de sétons, les tendons arrachés, les yeux crevés... Au
milieu des rires... Debout sur ses pieds saignants pour montrer aux
spectateurs présents, occupés à lacérer sept autres chevaux, tout ce que
la dextérité des hommes peut produire sans amener la mort.»

--Le chien écorché, fantaisie d'imagination?

--Fantaisie, oui, certes, et d'imagination, oui, certes, car il fallait
l'une et l'autre pour inventer de faire cette expérience du professeur
X... et du docteur Y..., qui la font et qui la rapportent. Quant à celle
du docteur Z..., elle consiste à trépaner d'abord le crâne des chiens
pour leur enfoncer ensuite des fers rouges dans le cerveau. Mais tel
chien hurlait sans répit, ce qui ne prouvera point qu'il fût
insensibilisé, et l'opérateur se désole: «Nous essayâmes de le faire
tenir tranquille en le battant, mais il cria encore plus fort; il ne
comprenait pas la leçon: il était incorrigible.» Remarquez, Monsieur,
que je n'invente pas: je cite, je lis!

--Les bêtes bouillies?

--Le texte nous dit: «Bouillies dans leur propre sang», et il nous fait
savoir que leur température s'élève à 112°. Nous en avons d'autres, au
contraire, que l'on plonge dans l'eau en ébullition pour les écorcher
vives, afin de savoir pendant combien de jours elles pourront vivre
ainsi. Nous possédons également le chien enduit de térébenthine, allumé,
puis éteint, et mis en surveillance; nous avons celui qu'on gave de
cailloux, et d'autres que je passe, car, du premier coup d'oeil, vous
avez perçu, comme moi, le haut intérêt que ces expériences présentent
pour l'enrichissement du savoir médical. Je ne le conteste pas,
Monsieur, et je ne veux point aborder cette question, où mon
incompétence est aussi notoire que celle du cheval. Mais vous me
concéderez à votre tour que, pour être légitimement autorisé à de telles
entreprises, il siérait tout au moins d'avoir fait preuve d'aptitudes
spéciales, et que ces enquêtes dans la vie et dans la douleur ne
sauraient être librement ouvertes à l'ingéniosité de chacun.

--Les savants seuls...

--C'est faux! Et, pour la seconde fois, je vous affirme que ces libres
investigations sont l'aventure courante des écoles vétérinaires, où j'ai
vu l'inutile s'agrémenter d'atroce! Ajouterai-je, que dans telle Faculté
de province, dont je pourrais dire le nom, des chiens sont éduqués par
les étudiants à prendre les chats sans les tuer, et à les rapporter pour
un service d'expérimentations en chambre? C'est la mode, Monsieur. Ils
étudient, ces jeunes gens! Ils ont du zèle, et ils ont pleine latitude;
ils entrent dans le monde, et l'exercice d'un privilège, nouveau pour
eux, est une tentation charmante. Or, réfléchissez à ceci, Monsieur, que
l'étudiant ne s'avise point, à l'ordinaire, de reviser les expériences
de ses maîtres, et qu'il n'a ni la coutume, ni le loisir de vérifier,
intégralement et par lui-même, le bien-fondé des notions sans nombre que
la Science lui apporte; en botanique, en chimie, en physique, en
thérapeutique, il accepte; en physiologie, il contrôle! Quand on lui
enseigne que tel remède est bon contre tel mal, il croit, mais quand on
lui affirme que tel nerf réagit en telle douleur, il doute, ou du moins
il expérimente, pour voir! Des études anatomiques auxquelles il peut
s'adonner sur le cadavre, il les essaie sur la bête vivante, parfois, et
pour changer! Des opérations que le chirurgien ne fera pas sur l'homme
et que le vétérinaire n'aura jamais lieu de tenter sur le cheval, comme
la résection du sabot, on s'y exerce encore sur l'animal vivant.
Pourquoi? Pour habituer le néophyte au spectacle de la douleur, et
l'aguerrir! Car on l'a employé, cet argument, et quelques-uns ont osé
soutenir que l'éducation médicale comporte des exercices
d'endurcissement professionnel! Eh là! Monsieur! c'est un blasphème! Le
médecin s'en va par le monde comme un apôtre de pitié; sa mission
véritable, si elle n'est pas toujours de guérir, est au moins de
réconforter, et comment réconfortera-t-il ceux qui souffrent, s'il a tué
d'abord la pitié dans son coeur?

--Cette théorie de l'endurcissement...

--Est soutenue! Je peux vous citer les textes qui la prêchent, et même
les textes où des monomanes prônent la volupté du «bon vivisecteur».

--Laissez-moi croire que nos étudiants accordent peu de crédit à ces
paradoxes sadiques.

--Légion, ceux qui les réprouvent! Légion plus nombreuse encore, ceux
qui s'abstiennent de les mettre en pratique! J'en sais même qui tiennent
pour stériles et barbares les six leçons de physiologie que le programme
leur impose. Mais là non plus je n'ai point compétence, et je ne juge
pas.

--Vous faites sagement.

--Je constate, et c'est déjà trop! Je constate et je signale. Une
tolérance existe: est-il bon qu'elle dure? Des faits, qu'on vous a
racontés de ma part, existent, licites et quotidiens; est-il convenable
qu'ils cessent? Décidez.

--De ce que ces pratiques fussent abolies, l'enseignement n'aurait-il
pas à souffrir?

--L'Angleterre et les États-Unis ont pu les interdire sans déchoir
scientifiquement.

--Vous concluez?

--Par un conseil, à savoir qu'il faut bien prendre garde et ne pas
tenter l'homme. L'homme n'est pas foncièrement pervers, je le confesse
et je l'atteste, mais n'imaginez pas non plus que la civilisation ait
expulsé de lui tous les instincts cruels; les instincts ressuscitent,
quand on les provoque à renaître! Ne les provoquez pas en leur offrant
pâture, et souvenez-vous que si l'homme est supérieur aux bêtes, par son
âme, cette âme dont vous vous targuez ne possède que deux noblesses,
l'intelligence, concédée à quelques-uns, et la pitié, nécessaire à tous!

Sur ces mots, le fantôme se désagrégea en fumée, et mes instances ne
purent lui rendre corps; il partit par la cheminée.


FIN



TABLE DES MATIÈRES


                                  Pages.
  Le _Setubal_                         1
  Sur la roche                        35
  Les douze heures d'un tamponné      85
  L'agenda                           119
  Le prisonnier de son oeuvre        135
  Le prie-dieu                       167
  La baratte                         179
  La bombe                           195
  Les sabots de Noël                 277


Tours.--Imp. DESLIS FRÈRES, 6, rue Gambetta.



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