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Title: Pastiches et mélanges
Author: Proust, Marcel
Language: French
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MARCEL PROUST



PASTICHES
ET 
MÉLANGES


QUATRIÈME ÉDITION


_nrf_



PARIS

ÉDITIONS DE LA
NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

35 & 37, RUE MADAME



Tous droits de traduction et de reproduction
réservés pour tous les pays y compris la Russie,
Copyright by Gaston Gallimard, 1919



TABLE DES MATIÈRES

PASTICHES

L'AFFAIRE LEMOINE

I.    Dans un Roman de Balzac

II.   L'«Affaire Lemoine», par Gustave Flaubert

III.  Critique du roman de M. Gustave Flaubert sur
l'«Affaire Lemoine», par Sainte-Beuve, dans
son feuilleton du _Constitutionnel_

IV.   Par Henri de Régnier

V.    Dans le «Journal des Concourt»

VI.   L'«Affaire Lemoine», par Michelet

VII.  Dans un feuilleton dramatique de M. Émile Faguet

VIII. Par Ernest Renan

IX.   Dans les Mémoires de Saint Simon

MÉLANGES

EN MÉMOIRE DES ÉGLISES ASSASSINÉES

I.  Les Églises sauvées. Les Clochers de Caen. La
       Cathédrale de Lisieux.
       Journées en Automobile

II. Journées de Pèlerinage.
       Ruskin à Notre-Dame d'Amiens, à Rouen, etc.

III. John Ruskin
       La Mort des Cathédrales

SENTIMENTS FILIAUX D'UN PARRICIDE

JOURNÉES DE LECTURE



529. PROUST (Marcel). Pastiches et Mélanges. _Paris, Nouvelle Revue
française, s. d._ [1917]; in-18, broché.

QUATRIÈME  ÉDITION.

Envoi =autographe= de l'auteur:

«_Au Comte Robert de Montesquiou_,

_Hommage d'attachement admiratif et respectueux._

MARCEL PROUST.»


«_J'ai indiqué (page 73) où commençait le portrait de vous. Ce n'est
qu'une esquisse inachevée, où vous retrouverez pourtant j'espère ma
constante ferveur._»

On y a joint:

1° Huit feuillets contenant un manuscrit =autographe= de R. DE
MONTESQUIOU, étude sur «_Whistler contre Ruskin_»;

2° Une lettre =autographe= de MARCEL PROUST à R. DE MONTESQUIOU
relative à _Pastiches et Mélanges_. Le dernier feuillet de la lettre
est couvert de dessins au crayon, dont l'un représente le Comte de
Montesquiou.

Les pièces jointes, ici annoncées, ont été retirées avant l'envoi du
vol. au Dept. des Imprimés. [Note de l'Auteur]



[Figure]


À MONSIEUR WALTER BERRY,


_Avocat et lettré, qui, depuis le premier jour
guerre, devant l'Amérique encore indécise, a
avec une énergie et un talent incomparables, la cause
de la France, et l'a gagnée._


_Son ami_,


MARCEL PROUST.


PASTICHES


L'AFFAIRE LEMOINE[1]


I

DANS UN ROMAN DE BALZAC


Dans un des derniers mois de l'année 1907, à un de ces «routs» de la
marquise d'Espard où se pressait alors l'élite de l'aristocratie
parisienne (la plus élégante de l'Europe, au dire de M. de Talleyrand,
ce Roger Bacon de la nature sociale, qui fut évêque et prince de
Bénévent), de Marsay et Rastignac, le comte Félix de Vandenesse, les
ducs de Rhétoré et de Grandlieu, le comte Adam Laginski, Me Octave de
Camps, lord Dudley, faisaient cercle autour de Mme la princesse de
Cadignan, sans exciter pourtant la jalousie de la marquise. N'est-ce pas
en effet une des grandeurs de la maîtresse de maison--cette carmélite
de la réussite mondaine--qu'elle doit immoler sa coquetterie, son
orgueil, son amour même, à la nécessité de se faire un salon dont
ses rivales seront parfois le plus piquant ornement? N'est-elle pas en
cela l'égale de la sainte? Ne mérite-t-elle pas sa part, si chèrement
acquise, du paradis social? La marquise--une demoiselle de
Blamont-Chauvry, alliée des Navarreins, des Lenoncourt, des
Chaulieu--tendait à chaque nouvel arrivant cette main que Desplein, le
plus grand savant de notre époque, sans en excepter Claude Bernard, et
qui avait été élève de Lavater, déclarait la plus profondément
calculée qu'il lui eût été donné d'examiner. Tout à coup la porte
s'ouvrit devant l'illustre romancier Daniel d'Arthez. Un physicien du
monde moral qui aurait à la fois le génie de Lavoisier et de
Bichat--le créateur de la chimie organique--serait seul capable
d'isoler les éléments qui composent la sonorité spéciale du pas des
hommes supérieurs. En entendant résonner celui de d'Arthez vous
eussiez frémi. Seul pouvait ainsi marcher un sublime génie ou un grand
criminel. Le génie n'est-il pas d'ailleurs une sorte de crime contre la
routine du passé que notre temps punit plus sévèrement que le crime
même, puisque les savants meurent à l'hôpital qui est plus triste que
le bagne.

Athénaïs ne se sentait pas de joie en voyant revenir chez elle l'amant
qu'elle espérait bien enlever à sa meilleure amie. Aussi pressa-t-elle
la main de la princesse en gardant le calme impénétrable que
possèdent les femmes de la haute société au moment même où elles
vous enfoncent un poignard dans le cœur.

--Je suis heureuse pour vous, ma chère, que M. d'Arthez soit venu,
dit-elle à Mme de Cadignan, d'autant plus qu'il aura une surprise
complète, il ne savait pas que vous seriez ici.

--Il croyait sans doute y rencontrer M. de Rubempré dont il admire le
talent, répondit Diane avec une moue câline qui cachait la plus
mordante des railleries, car on savait que Mme d'Espard ne pardonnait
pas à Lucien de l'avoir abandonnée.

--Oh! mon ange, répondit la marquise avec une aisance surprenante, nous
ne pouvons retenir ces gens-là, Lucien subira le sort du petit
d'Esgrignon, ajouta-t-elle en confondant les personnes présentes par
l'infamie de ces paroles dont chacune était un trait accablant pour la
princesse. (Voir le _Cabinet des Antiques._)

--Vous parlez de M. de Rubempré, dit la vicomtesse de Beauséant qui
n'avait pas reparu dans le monde depuis la mort de M. de Nueil et qui,
par une habitude particulière aux personnes qui ont longtemps vécu en
province, se faisait une fête d'étonner des Parisiens avec une
nouvelle qu'elle venait d'apprendre. Vous savez qu'il est fiancé à
Clotilde de Grandlieu.

Chacun fit signe à la vicomtesse de se taire, ce manage étant encore
ignoré de Mme de Sérizy, qu'il allait jeter dans le désespoir.

--On me l'a affirmé, mais cela peut être faux, reprit la vicomtesse
qui, sans comprendre exactement en quoi elle avait fait une gaucherie,
regretta d'avoir été aussi démonstrative.

Ce que vous dites ne me surprend pas, ajouta-t-elle, car j'étais
étonnée que Clotilde se fut éprise de quelqu'un d'aussi peu
séduisant.

--Mais au contraire, personne n'est de votre avis, Claire, s'écria la
princesse en montrant la comtesse de Sérizy qui écoutait.

Ces paroles furent d'autant moins saisies par la vicomtesse qu'elle
ignorait entièrement la liaison de Mme de Sérizy avec Lucien.

--Pas séduisant, essaya-t-elle de corriger, pas séduisant... du moins
pour une jeune fille!

--Imaginez-vous, s'écria d'Arthez avant même d'avoir remis son manteau
à Paddy, le célèbre tigre de feu Beaudenord (voir les _Secrets de la
princesse de Cadignan_), qui se tenait devant lui avec l'immobilité
spéciale à la domesticité du Faubourg Saint-Germain, oui,
imaginez-vous, répéta le grand homme avec cet enthousiasme des
penseurs qui paraît ridicule au milieu de la profonde dissimulation du
grand monde.

--Qu'y a-t-il? que devons-nous nous imaginer, demanda ironiquement de
Marsay en jetant à Félix de Vandenesse et au prince Galathione ce
regard à double entente, véritable privilège de ceux qui avaient
longtemps vécu dans l'intimité de MADAME.

--_Tuchurs pô!_ renchérit le baron de Nucingen avec l'affreuse
vulgarité des parvenus qui croient, à l'aide des plus grossières
rubriques, se donner du genre et singer les Maxime de Trailles ou les de
Marsay; _et fous afez du quir; fous esde le frai brodecdir tes baufres,
à la Jambre._

(Le célèbre financier avait d'ailleurs des raisons particulières d'en
vouloir à d'Arthez qui ne l'avait pas suffisamment soutenu, quand
l'ancien amant d'Esther avait cherché en vain à faire admettre sa
femme, née Goriot, chez Diane de Maufrigneuse).

--_Fite, fite, mennesir, la ponhire zera gomblète bir mi si vi mi
druffez tigne ti savre ke vaudille himachinei?_

--Rien, répondit avec à propos d'Arthez, je m'adresse à la marquise.

Cela fut dit d'un ton si perfidement épigrammatique que Paul Morand, un
de nos plus impertinents secrétaires d'ambassade, murmura:--Il est plus
fort que nous! Le baron, se sentant joué, avait froid dans le dos. Mme
Firmiani suait dans ses pantoufles, un des chefs-d'œuvre de l'industrie
polonaise, D'Arthez fit semblant de ne pas s'être aperçu de la
comédie qui venait de se jouer, telle que la vie de Paris peut seule en
offrir d'aussi profonde (ce qui explique pourquoi la province a toujours
donné si peu de grands hommes d'État à la France) et sans s'arrêter
à la belle Négrepelisse, se tournant vers Mme de Sérizy avec cet
effrayant sang-froid qui peut triompher des plus grands obstacles (en
est-il pour les belles âmes de comparables à ceux du cœur?):

--On vient, madame, de découvrir le secret de la fabrication du
diamant.

--_Cesde iffire esd eine crant dressor_, s'écria le baron ébloui.

--Mais j'aurais cru qu'on en avait toujours fabriqué, répondit
naïvement Léontine.

Mme de Cadignan, en femme de goût, se garda bien de dire un mot, là
où des bourgeoises se fussent lancées dans une conversation où elles
eussent niaisement étalé leurs connaissances en chimie. Mais Mme de
Sérizy n'avait pas achevé cette phrase qui dévoilait une incroyable
ignorance, que Diane, en enveloppant la comtesse tout entière, eut un
regard sublimé. Seul Raphaël eût peut-être été capable de le
peindre. Et certes, s'il y eût réussi, il eût donné un pendant à sa
célèbre _Fornarina_, la plus saillante de ses toiles, la seule qui le
place au-dessus d'André del Sarto dans l'estime des connaisseurs.


Pour comprendre le drame qui va suivre, et auquel la scène que nous
venons de raconter peut servir d'introduction, quelques mots
d'explication sont nécessaires. À la fin de l'année 1905, une
affreuse tension régna dans les rapports de la France et de
l'Allemagne. Soit que Guillaume II comptât effectivement déclarer la
guerre à la France, soit qu'il eût voulu seulement le laisser croire
afin de rompre notre alliance avec l'Angleterre, l'ambassadeur
d'Allemagne reçut l'ordre d'annoncer au gouvernement français qu'il
allait présenter ses lettres de rappel. Les rois de la finance
jouèrent alors à la baisse sur la nouvelle d'une mobilisation
prochaine. Des sommes considérables furent perdues à la Bourse.
Pendant toute une journée on vendit des titres de rente que le banquier
Nucingen, secrètement averti par son ami le ministre de Marsay de la
démission du chancelier Delcassé, qu'on ne sut à Paris que vers
quatre heures, racheta à un prix dérisoire et qu'il a gardées depuis.

Il n'est pas jusqu'à Raoul Nathan qui ne crut à la guerre, bien que
l'amant de Florine, depuis que du Tillet, dont il avait voulu séduire
la belle-sœur (voir _une Fille d'Ève_), lui avait fait faire un puff
à la Bourse, soutint dans son journal la paix à tout prix.

La France ne fut alors sauvée d'une guerre désastreuse que par
l'intervention, restée longtemps inconnue des historiens, du maréchal
de Montcornet, l'homme le plus fort de son siècle après Napoléon.
Encore Napoléon n'a-t-il pu mettre à exécution son projet de descente
en Angleterre, la grande pensée de son règne. Napoléon, Montcornet,
n'y a-t-il pas entre ces deux noms comme une sorte de ressemblance
mystérieuse? Je me garderais bien d'affirmer qu'ils ne sont pas
rattachés l'un à l'autre par quelque lien occulte. Peut-être notre
temps, après avoir douté de toutes les grandes choses sans essayer de
les comprendre, sera-t-il forcé de revenir à l'harmonie préétablie
de Leibniz. Bien plus, l'homme qui était alors à la tête de la plus
colossale affaire de diamants de l'Angleterre s'appelait Werner, Julius
Werner, Werner! ce nom ne vous semble-t-il pas évoquer bizarrement le
moyen âge? Rien qu'à l'entendre, ne voyez-vous pas déjà le docteur
Faust, penché sur ses creusets, avec ou sans Marguerite?
N'implique-t-il pas l'idée de la pierre philosophale? Werner! Julius!
Werner! Changez deux lettres et vous avez Werther. _Werther_ est de
Gœthe.

Julius Werner se servit de Lemoine, un de ces hommes extraordinaires
qui, s'ils sont guidés par un destin favorable, s'appellent Geoffroy
Saint-Hilaire, Cuvier, Ivan le Terrible, Pierre le Grand, Charlemagne,
Berthollet, Spalanzani, Volta. Changez les circonstances et ils finiront
comme le maréchal d'Ancre, Balthazar Cleas, Pugatchef, Le Tasse, la
comtesse de la Motte ou Vautrin. En France, le brevet que le
gouvernement octroie aux inventeurs n'a aucune valeur par lui-même.
C'est là qu'il faut chercher la cause qui paralyse, chez nous, toute
grande entreprise industrielle. Avant la Révolution, les Séchard, ces
géants de l'imprimerie, se servaient encore à Angoulême des presses
à bois, et les frères Cointet hésitaient à acheter le second brevet
d'imprimeur. (Voir les _Illusions perdues._) Certes peu de personnes
comprirent la réponse que Lemoine fit aux gendarmes venus pour
l'arrêter. Quoi? L'Europe m'abandonnerait-elle? s'écria le faux
inventeur avec une terreur profonde. Le mot colporté le soir dans les
salons du ministre Rastignac y passa inaperçu.

--Cet homme serait-il devenu fou? dit le comte de Granville étonné.

L'ancien clerc de l'avoué Bordin devait précisément prendre la parole
dans cette affaire au nom du ministère public, ayant retrouvé depuis
peu, par le mariage de la seconde fille avec le banquier du Tillet, la
faveur que lui avait fait perdre auprès du nouveau gouvernement son
alliance avec les Vandenesse, etc.


[Note 1: On a peut-être oublié, depuis dix ans, que Lemoine ayant
faussement prétendu avoir découvert le secret de la fabrication du
diamant et ayant reçu, de ce chef, plus d'un million du président de
la De Beers, Sir Julius Werner, fut ensuite, sur la plainte de celui-ci,
condamné le 6 juillet 1909 à six ans de prison. Cette insignifiante
affaire de police correctionnelle, mais qui passionnait alors l'opinion,
fut choisie un soir par moi, tout à fait au hasard, comme thème unique
de morceaux, où j'essayerais d'imiter la manière d'un certain nombre
d'écrivains. Bien qu'en donnant sur des pastiches la moindre
explication on risque d'en diminuer l'effet, je rappelle pour éviter de
froisser de légitimes amours-propres, que c'est l'écrivain pastiché
qui est censé parler, non seulement selon son esprit, mais dans le
langage de son temps. À celui de Saint Simon par exemple, les mots
bonhomme, bonne femme n'ont nullement le sens familier et protecteur
d'aujourd'hui. Dans ses _Mémoires_, Saint Simon dit couramment le
bonhomme Chaulnes pour le duc de Chaulnes qu'il respectait infiniment,
et pareillement de beaucoup d'autres.]



II

L'AFFAIRE LEMOINE
PAR GUSTAVE FLAUBERT


La chaleur devenait étouffante, une cloche tinta, des tourterelles
s'envolèrent, et, les fenêtres ayant été fermées sur l'ordre du
président, une odeur de poussière se répandit. Il était vieux, avec
un visage de pitre, une robe trop étroite pour sa corpulence, des
prétentions à l'esprit; et ses favoris égaux, qu'un reste de tabac
salissait, donnaient à toute sa personne quelque chose de décoratif et
de vulgaire. Comme la suspension d'audience se prolongeait, des
intimités s'ébauchèrent; pour entrer en conversation, les malins se
plaignaient à haute voix du manque d'air, et, quelqu'un ayant dit
reconnaître le ministre de l'intérieur dans un monsieur qui sortait,
un réactionnaire soupira: «Pauvre France!» En tirant de sa poche une
orange, un nègre s'acquit de la considération, et, par amour
de la popularité, en offrit les quartiers à ses voisins, en
s'excusant, sur un journal: d'abord à un ecclésiastique, qui affirma
«n'en avoir jamais mangé d'aussi bonne; c'est un excellent fruit,
rafraîchissant»; mais une douairière prit un air offensé, défendit
à ses filles de rien accepter «de quelqu'un qu'elles ne connaissaient
pas», pendant que d'autres personnes, ne sachant pas si le journal
arriverait jusqu'à elles, cherchaient une contenance: plusieurs
tirèrent leur montre, une dame enleva son chapeau. Un perroquet le
surmontait. Deux jeunes gens s'en étonnèrent, auraient voulu savoir
s'il avait été placé là comme souvenir ou peut-être par goût
excentrique. Déjà les farceurs commençaient à s'interpeller d'un
banc à l'autre, et les femmes, regardant leurs maris, s'étouffaient de
rire dans un mouchoir, quand un silence s'établit, le président parut
s'absorber pour dormir, l'avocat de Werner prononçait sa plaidoirie. Il
avait débuté sur un ton d'emphase, parla deux heures, semblait
dyspeptique, et chaque fois qu'il disait «Monsieur le Président»
s'effondrait dans une révérence si profonde qu'on aurait dit une jeune
fille devant un roi, un diacre quittant l'autel. Il fut terrible pour
Lemoine, mais l'élégance des formules atténuait l'âpreté du
réquisitoire. Et ses périodes se succédaient sans interruption, comme
les eaux d'une cascade, comme un ruban qu'on déroule. Par moment, la
monotonie de son discours était telle qu'il ne se distinguait plus du
silence, comme une cloche dont la vibration persiste, comme un écho qui
s'affaiblit. Pour finir, il attesta les portraits des présidents Grévy
et Carnot, placés au-dessus du tribunal; et chacun, ayant levé la
tête, constata que la moisissure les avait gagnés dans cette salle
officielle et malpropre qui exhibait nos gloires et sentait le
renfermé. Une large baie la divisait par le milieu des bancs s'y
alignaient jusqu'au pied du tribunal; elle avait de la poussière sur le
parquet, des araignées aux angles du plafond, un rat dans chaque trou,
et on était obligé de l'aérer souvent à cause du voisinage du
calorifère, parfois d'une odeur plus nauséabonde. L'avocat de Lemoine
répliquant, fut bref. Mais il avait un accent méridional, faisait
appel aux passions généreuses, ôtait à tout moment son lorgnon. En
l'écoutant, Nathalie, ressentait ce trouble où conduit l'éloquence;
une douceur l'envahit et son cœur s'étant soulevé, la batiste de son
corsage palpitait, comme une herbe au bord d'une fontaine prête à
sourdre, comme le plumage d'un pigeon qui va s'envoler. Enfin le
président fit un signe, un murmure s'éleva, deux parapluies
tombèrent: on allait entendre à nouveau l'accusé. Tout de suite les
gestes de colère des assistants le désignèrent; pourquoi n'avait-il
pas dit vrai, fabriqué du diamant, divulgué son invention? Tous, et
jusqu'au plus pauvre, auraient su--c'était certain--en tirer des
millions. Même ils les voyaient devant eux, dans la violence du regret
où l'on croit posséder ce qu'on pleure. Et beaucoup se livrèrent une
fois encore à la douceur des rêves qu'ils avaient formés, quand ils
avaient entrevu la fortune, sur la nouvelle de la découverte, avant
d'avoir dépisté l'escroc.

Pour les uns, c'était l'abandon de leurs affaires, un hôtel avenue du
Bois, de l'influence à l'Académie; et même un yacht qui les aurait
menés l'été dans des pays froids, pas au Pôle pourtant, qui est
curieux, mais la nourriture y sent l'huile, le jour de vingt-quatre
heures doit être gênant pour dormir, et puis comment se garer des ours
blancs?

À certains, les millions ne suffisaient pas; tout de suite ils les
auraient joués à la Bourse; et, achetant des valeurs au plus bas cours
la veille du jour où elles remonteraient--un ami les aurait
renseignés--verraient centupler leur capital en quelques heures. Riches
alors comme Carnegie, ils se garderaient de donner dans l'utopie
humanitaire. (D'ailleurs, à quoi bon? Un milliard partagé entre tous
les Français n'en enrichirait pas un seul, on l'a calculé.) Mais,
laissant le luxe aux vaniteux, ils rechercheraient seulement le confort
et l'influence, se feraient nommer président de la République,
ambassadeur à Constantinople, auraient dans leur chambre un capitonnage
de liège qui amortît le bruit des voisins. Ils n'entreraient pas au
Jockey-Club, jugeant l'aristocratie à sa valeur. Un titre du pape les
attirait davantage. Peut-être pourrait-on l'avoir sans payer. Mais
alors à quoi bon tant de millions? Bref, ils grossiraient le denier de
saint Pierre tout en blâmant l'institution. Que peut bien faire le pape
de cinq millions de dentelles, tant de curés de campagne meurent de
faim?

Mais quelques-uns, en songeant que la richesse aurait pu venir à eux,
se sentaient prêts à défaillir; car ils l'auraient mise aux pieds
d'une femme dont ils avaient été dédaignés jusqu'ici, et qui leur
aurait enfin livré le secret de son baiser et la douceur de son corps.
Ils se voyaient avec elle, à la campagne, jusqu'à la fin de leurs
jours, dans une maison tout en bois blanc, sur le bord triste d'un grand
fleuve. Ils auraient connu le cri du pétrel, la venue des brouillards,
l'oscillation des navires, le développement des nuées, et seraient
restés des heures avec son corps sur leurs genoux, à regarder monter
la marée et s'entre-choquer les amarres, de leur terrasse, dans un
fauteuil d'osier, sous une tente rayée de bleu, entre des boules de
métal. Et ils finissaient par ne plus voir que deux grappes de fleurs
violettes, descendant jusqu'à l'eau rapide qu'elles touchent presque,
dans la lumière crue d'un après-midi sans soleil, le long d'un mur
rougeâtre qui s'effritait. À ceux-là, l'excès de leur détresse
ôtait la force de maudire l'accusé; mais tous le détestaient, jugeant
qu'il les avait frustrés de la débauche, des honneurs, de la
célébrité, du génie; parfois de chimères plus indéfinissables, de
ce que chacun recélait de profond et de doux, depuis son enfance, dans
la niaiserie particulière de son rêve.



III

CRITIQUE DU ROMAN DE M. GUSTAVE
FLAUBERT SUR L'«AFFAIRE LEMOINE»
PAR SAINTE-BEUVE, DANS SON FEUILLETON
DU _CONSTITUTIONNEL_.


_L'Affaire Lemoine_... par M. Gustave Flaubert! Sitôt surtout après
_Salammbô_, le titre a généralement surpris. Quoi? l'auteur avait
dressé son chevalet en plein Paris, au Palais de justice, dans la
chambre même des appels correctionnels...: on le croyait encore à
Carthage! M. Flaubert--estimable en cela dans sa velléité et sa
prédilection--n'est pas de ces écrivains que Martial a bien finement
raillés et qui, passés maîtres sur un terrain, ou réputés pour
tels, s'y cantonnent, s'y fortifient, soucieux avant tout de ne pas
offrir de prise à la critique, n'exposant jamais dans la manœuvre
qu'une aile à la fois. M. Flaubert, lui, aime à multiplier les
reconnaissances et les sorties, à faire front de tous côtés, que
dis-je, il tient les défis, quelques conditions qu'on propose, et ne
revendique jamais le choix des armes ni l'avantage du terrain. Mais
cette fois-ci, il faut le reconnaître, cette volte-face si
précipitée, ce retour d'Égypte (ou peu s'en faut) à la Bonaparte, et
qu'aucune victoire bien certaine ne devait ratifier, n'ont pas paru
très heureux; on y a vu, ou cru y voir, disons-le, comme un rien de
mystification. Quelques-uns ont été jusqu'à prononcer, non sans
apparence de raison, le mot de gageure. Cette gageure, M. Flaubert, du
moins, l'a-t-il gagnée? C'est ce que nous allons examiner en toute
franchise, mais sans jamais oublier que l'auteur est le fils d'un homme
bien regrettable, que nous avons tous connu, professeur à l'École de
médecine de Rouen, qui a laissé dans sa profession et dans sa province
sa trace et son rayon; et que cet aimable fils--quelque opinion qu'on
puisse d'ailleurs opposer à ce que des jeunes gens bien hâtifs ne
craignent pas, l'amitié aidant, d'appeler déjà son talent--mérite,
d'ailleurs, tous les égards par la simplicité reconnue de ses
relations toujours sûres et parfaitement suivies--lui, le contraire
même de la simplicité dès qu'il prend une plume!--par le raffinement
et la délicatesse invariable de son procédé.


Le récit débute par une scène qui, mieux conduite, aurait pu donner
de M. Flaubert une idée assez favorable, dans ce genre tout immédiat
et impromptu du croquis, de l'étude prise sur la réalité. Nous sommes
au Palais de justice, à la chambre correctionnelle, où se juge
l'affaire Lemoine, pendant une suspension d'audience. Les fenêtres
viennent d'être fermées sur l'ordre du président. Et ici un éminent
avocat m'assure que le président n'a rien à voir, comme il semble en
effet plus naturel et convenable, dans ces sortes de choses, et à la
suspension même s'était certainement retiré dans la chambre du
conseil. Ce n'est qu'un détail si l'on veut. Mais vous qui venez nous
dire (comme si en vérité vous les aviez comptés!) le nombre des
éléphants et des onagres dans l'armée carthaginoise, comment
espérez-vous, je vous le demande, être cru sur parole quand, pour une
réalité si prochaine, si aisément vérifiable, si sommaire même et
nullement détaillée, vous commettez de telles bévues! Mais passons:
l'auteur voulait une occasion de décrire le président, il ne l'a pas
laissée échapper. Ce président a «un visage de pitre (ce qui suffit
à désintéresser le lecteur) une robe trop étroite pour sa corpulence
(trait assez gauche et qui ne peint rien), des prétentions à
l'esprit». Passe encore pour le visage de pitre! L'auteur est d'une
école qui ne voit jamais rien dans l'humanité de noble ou d'estimable.
Pourtant M. Flaubert, bas Normand s'il en fut, est d'un pays de fine
chicane et de haute sapience qui a donné à la France assez de
considérables avocats et magistrats, je ne veux point distinguer ici.
Sans même se borner aux limites de la Normandie, l'image d'un
président Jeannin sur lequel M. Villemain nous a donné plus d'une
indication délicate, d'un Mathieu Marais, d'un Saumaise, d'un Bouhier,
voire de l'agréable Patru, de tel de ces hommes distingués par la
sagesse du conseil et d'un mérite si nécessaire, serait aussi
intéressante, je crois, et aussi vraie que celle du président à
«visage de pitre» qui nous est ici montrée. Va pourtant pour visage
de pitre! Mais s'il a des «prétentions à l'esprit», qu'en
savez-vous, puisque aussi bien il n'a pas encore ouvert la bouche? Et de
même, un peu plus loin, l'auteur, dans le public qu'il nous décrit,
nous montrera du doigt un «réactionnaire». C'est une désignation
assez fréquente aujourd'hui. Mais ici, je le demande encore à M.
Flaubert: «Un réactionnaire? à quoi reconnaissez-vous cela à
distance? Qui vous la dit? Qu'en savez-vous?» L'auteur, évidemment,
s'amuse, et tous ces traits sont inventés à plaisir. Mais ce n'est
rien encore, poursuivons. L'auteur continue à peindre le public, ou
plutôt de purs «modèles» bénévoles qu'il a groupés à loisir dans
son atelier: «En tirant une orange de sa poche, un nègre...»
Voyageur! vous n'avez à la bouche que les mots de vérité,
d'«objectivité», vous en faites profession, vous en faites parade;
mais, sous cette prétendue impersonnalité, comme on vous reconnaît
vite, ne serait-ce qu'à ce nègre, à cette orange, tout à l'heure à
ce perroquet, fraîchement débarqués avec vous, à tous ces
accessoires rapportés que vous vous dépêchez bien vite de venir
plaquer sur votre esquisse, la plus bigarrée, je le déclare, la moins
véridique, la moins ressemblante où se soit jamais évertué votre
pinceau.

Donc le nègre tire de sa poche une orange, et ce faisant, il...
«s'attire de la considération»! M. Flaubert, j'entends bien, veut
dire que dans une foule quelqu'un qui peut faire emploi et montre d'un
avantage, même usuel et familier à chacun, qui tire un gobelet par
exemple quand près de lui on boit à la bouteille; un journal, s'il est
le seul qui ait pensé à l'acheter, que ce quelqu'un-là est aussitôt
désigné à la remarque et à la distinction des autres. Mais avouez
qu'au fond vous n'êtes pas fâché, en hasardant cette expression si
bizarre et déplacée de considération, d'insinuer que toute
considération, jusqu'à la plus haute et la plus recherchée, n'est pas
beaucoup plus que cela, qu'elle est faite de l'envie que donnent aux
autres des biens au fond sans valeur. Eh bien, nous le disons
à M. Flaubert, cela n'est pas vrai; la considération,--et nous
savons que l'exemple vous touchera, car vous n'êtes de l'école de
l'insensibilité, de l'_impassibilité_, qu'en littérature,--on
l'acquiert par toute une vie donnée à la science, à l'humanité. Les
lettres, autrefois, pouvaient la procurer aussi, quand elles n'étaient
que le gage et comme la fleur de l'urbanité de l'esprit, de cette
disposition tout humaine qui peut avoir, certes, sa prédilection et sa
visée, mais admet, à côté des images du vice et des ridicules,
l'innocence et la vertu. Sans remonter aux anciens (bien plus
«naturalistes» que vous ne serez jamais, mais qui, sur le tableau
découpé dans un cadre réel, font toujours descendre à l'air libre et
comme à ciel ouvert un rayon tout divin qui pose sa lumière au fronton
et éclaire le contraste), sans remonter jusqu'à eux, qu'ils aient nom
Homère ou Moschus, Bion ou Léonidas de Tarente, et pour en venir à
des peintures plus préméditées, est-ce autre chose, dites-le-nous,
qu'ont toujours fait ces mêmes écrivains dont vous ne craignez pas de
vous réclamer? Et Saint Simon d'abord, à côté des portraits tout
atroces et calomniés d'un Noailles ou d'un Harlay, quels grands coups
de pinceau n'a-t-il pas pour nous montrer, dans sa lumière et sa
proportion, la vertu d'un Montal, d'un Beauvilliers, d'un Rancé, d'un
Chevreuse? Et, jusque dans cette «Comédie humaine», ou soi-disant
telle, où M. de Balzac, avec une suffisance qui prête à sourire,
prétend tracer des «scènes (en réalité toutes fabuleuses) de la vie
parisienne et de la vie de province» (lui, l'homme incapable d'observer
s'il en fut), en regard et comme en rachat des Hulot, des Philippe
Bridau, des Balthazar Claes, comme il les appelle, et à qui vos
Narr'Havas et vos Shahabarims n'ont rien à envier, je le confesse,
n'a-t-il pas imaginé une Adeline Hulot, une Blanche de Mortsauf, une
Marguerite de Solis?

Certes, on eût bien étonné, et à bon droit, les Jacquemont, les
Daru, les Mérimée, les Ampère, tous ces hommes de finesse et d'étude
qui l'ont si bien connu et qui ne croyaient pas qu'il y eût besoin,
pour si peu, de faire sonner tant de cloches, si on leur avait dit que
le spirituel Beyle, à qui l'on doit tant de vues claires et
fructueuses, tant de remarques appropriées, passerait romancier de nos
jours. Mais enfin, il est encore plus _vrai_ que vous! Mais il y a plus
de vérité dans la moindre étude, je dis de Sénac de Meilhan, de
Ramond ou d'Althon Shée, que dans la vôtre, si laborieusement
inexacte! Tout cela est faux à crier, vous ne le sentez donc pas?

Enfin l'audience est reprise (tout cela est bien dépourvu de
circonstances et de détermination), l'avocat de Werner a la parole, et
M. Flaubert nous avertit qu'en se tournant vers le président il fait,
chaque fois, «une révérence si profonde qu'on aurait dit un diacre
quittant l'autel». Qu'il y ait eu de tels avocats, et même au barreau
de Paris, «agenouillés», comme dit l'auteur, devant la cour et le
ministère public, c'est bien possible. Mais il y en a d'autres
aussi--cela, M. Flaubert ne veut pas le savoir--et il n'y a pas si
longtemps que nous avons entendu le bien considérable Chaix d'Est-Ange
(dont les discours publiés ont perdu non certes toute l'impulsion et le
sel, mais l'à propos et le colloque) répondre fièrement à une
sommation hautaine du ministère public: «Ici, à la barre, M. l'avocat
général et moi, nous sommes égaux, au talent près!» Ce jour-là,
l'aimable juriste qui ne pouvait certes trouver autour de lui
l'atmosphère, la résonance divine du dernier âge de la République,
avait su pourtant, tout comme un Cicéron, lancer la flèche d'or.

Mais l'action, un moment déprimée, se motive et se hâte. L'accusé
est introduit, et d'abord, à sa vue, certaines personnes regrettent
(toujours des suppositions!) la richesse qui leur aurait permis de
partir au loin avec une femme aimée jadis, à ces heures dont parle le
poète, seules dignes d'être vécues et où l'on s'enflamme parfois
pour toute la vie, _vita dignior œtas_! Le morceau, lu à haute
voix,--et bien qu'y manque un peu ce ressentiment d'impressions douces
et véritables, où se sont laissés aller avec bien de l'agrément un
Monselet, un Frédéric Soulié--présenterait assez d'harmonie et de
vague:

«Ils auraient connu le cri des pétrels, la venue des brouillards,
l'oscillation des navires, le développement des nuées». Mais, je le
demande, que viennent faire ici les pétrels? L'auteur visiblement
recommence à s'amuser, tranchons le mot, à nous mystifier. On peut
n'avoir pas pris ses us en ornithologie et savoir que le pétrel est un
oiseau fort commun sur nos côtes, et qu'il n'est nul besoin d'avoir
découvert le diamant et fait fortune pour le rencontrer. Un chasseur
qui en a souvent poursuivi m'assure que son cri n'a absolument rien de
particulier et qui puisse si fort émouvoir celui qui l'entend. Il est
clair que l'auteur a mis cela au hasard de la phrase. Le cri du pétrel,
il a trouvé que cela faisait bien et, dare-dare, il nous l'a servi. M.
de Chateaubriand est le premier qui ait ainsi fait entrer dans un cadre
étudié des détails ajoutés après coup et sur la vérité desquels
il ne se montrait pas difficile. Mais lui, même dans son annotation
dernière, il avait le don divin, le mot qui dresse l'image en pied,
pour toujours, dans sa lumière et sa désignation, il possédait, comme
disait Joubert, le talisman de l'Enchanteur. Ah! postérité d'Atala,
postérité d'Atala, on te retrouve partout aujourd'hui, jusque sur la
table de dissection des anatomistes! etc.



IV

PAR HENRI DE RÉGNIER


Le diamant ne me plaît guère. Je ne lui trouve pas de beauté. Le peu
qu'il en ajoute à celle des visages est moins un effet de la sienne
qu'un reflet de la leur. Il n'a ni la transparence marine de
l'émeraude, ni l'azur illimité du saphir. Je lui préfère le rayon
saure de la topaze, mais surtout le sortilège crépusculaire des
opales. Elles sont emblématiques et doubles. Si le clair de lune irise
une moitié de leur face, l'autre semble teinte par les feux roses et
verts du couchant. Nous ne nous divertissons pas tant des couleurs
qu'elles nous présentent, que nous ne sommes touchés du songe que nous
nous y représentons. À qui ne sait rencontrer au delà de soi-même
que la forme de son destin, elles en montrent le visage alternatif et
taciturne.

Elles se trouvaient en grand nombre dans la ville où Hermas me
conduisit. La maison que nous habitions valait plus par la beauté du
site que par la commodité des êtres. La perspective des horizons y
était mieux ménagée, que l'aménagement des lieux n'y était bien
entendu. Il était plus agréable d'y songer qu'il n'était aisé d'y
dormir. Elle était plus pittoresque, que confortable. Accablés par la
chaleur pendant le jour, les paons faisaient entendre toute la nuit leur
en fatidique et narquois qui, à vrai dire, est plus propice à la
rêverie qu'il n'est favorable au sommeil. Le bruit des cloches
empêchait d'en trouver pendant la matinée, à défaut de celui qu'on
ne goûte bien qu'avant le jour, un second qui répare au moins dans une
certaine mesure la fatigue d'avoir été entièrement privé du premier.
La majesté des cérémonies dont leurs sonneries annonçaient l'heure,
compensait mal le contretemps d'être réveillé à celle où il
convient de dormir, si l'on veut ensuite pouvoir profiter des autres. La
seule ressource était alors de quitter la toile des draps et la plume
de l'oreiller pour aller se promener dans la maison. L'entreprise, à
vrai dire, si elle offrait du charme, présentait aussi du danger. Elle
était divertissante sans laisser d'être périlleuse. On aimait encore
mieux en répudier le plaisir que d'en poursuivre l'aventure. Les
parquets que M. de Séryeuse avait rapportés des îles étaient
multicolores et disjoints, glissants et géométriques. Leur mosaïque
était brillante et inégale. Le dessin de ses losanges, tantôt rouges
et tantôt noirs, offrait aux regards un plus plaisant spectacle que la
boiserie ici exhaussée, là rompue, ne garantissait aux pas une
promenade assurée.

L'agrément de celle qu'on pouvait faire dans la cour n'était pas
acheté par tant de risques. On y descendait vers midi. Le soleil
chauffait les pavés, ou la pluie dégouttait des toits. Parfois le vent
faisait grincer la girouette. Devant la porte close, monumentale et
verdie, un Hermès sculpté donnait à l'ombre qu'il projetait la forme
de son caducée. Les feuilles mortes des arbres voisins descendaient en
tournoyant jusqu'à ses talons et repliaient sur les ailes de marbre
leurs ailes d'or. Votives et pansues, des colombes venaient se percher
dans les voussures de l'archivolte ou sur l'ébrasement du piédestal,
et en laissaient souvent tomber une boule fade, écailleuse et grise.
Elle venait aplatir sur le gravier ou sur le gazon sa masse
intermittente et grenue, et poissait de l'herbe qu'elle avait été
celle dont abondait la pelouse et dont ne manquait pas l'allée de ce
que M. de Séryeuse appelait son jardin.

Lemoine venait souvent s'y promener.

C'est là que je le vis pour la première fois. Il paraissait plutôt
ajusté dans la souquenille du laquais qu'il n'était coiffé du bonnet
du docteur. Le drôle pourtant prétendait l'être et en plusieurs
sciences où il est plus profitable de réussir qu'il n'est souvent
prudent de s'y livrer.

Il était midi quand son carrosse arriva en décrivant un cercle devant
le perron. Le pavé résonna des sabots de l'attelage, un valet courut
au marchepied. Dans la rue, des femmes se signèrent. La bise soufflait.
Au pied de l'Hermès de marbre, l'ombre caducéenne avait pris quelque
chose de fugace et de sournois. Pourchassée par le vent, elle semblait
rire. Des cloches sonnèrent. Entre les volées de bronze d'un bourdon,
un carillon hasarda à contretemps sa chorégraphie de cristal.
Dans le jardin, une escarpolette grinçait. Des graines séchées
étaient disposées sur le cadran solaire. Le soleil brillait et
disparaissait tour à tour. Agatisé par sa lumière, l'Hermès du seuil
s'obscurcissait plus de sa disparition qu'il n'eût fait de son absence.
Successif et ambigu, le visage marmoréen vivait. Un sourire semblait
allonger en forme de caducée les lèvres expiatrices. Une odeur
d'osier, de pierre ponce, de cinéraire et de marqueterie s'échappait
par les persiennes fermées du cabinet et par la porte entr'ouverte du
vestibule. Elle rendait plus lourd l'ennui de l'heure. M. de Séryeuse
et Lemoine continuaient à causer sur le perron. On entendait un bruit
équivoque et pointu comme un éclat de rire furtif. C'était l'épée
du gentilhomme qui heurtait la cornue de verre du spagirique. Le chapeau
à plumes de l'un garantissait mieux du vent que le serre-tête de soie
de l'autre. Lemoine s'enrhumait. De son nez qu'il oubliait de moucher,
un peu ce morve avait tombé sur le rabat et sur l'habit. Son noyau
visqueux et tiède avait glissé sur le linge de l'un, mais avait
adhéré au drap de l'autre et tenait en suspens au-dessus du vide la
frange argentée et fluente qui en dégouttait. Le soleil en les
traversant confondait la mucosité gluante et la liqueur diluée. On ne
distinguait plus qu'une seule masse juteuse, convulsive, transparente et
durcie; et dans l'éphémère éclat dont elle décorait l'habit de
Lemoine, elle semblait y avoir immobilisé le prestige d'un diamant
momentané, encore chaud, si l'on peut dire, du four dont il était
sorti, et dont cette gelée instable, corrosive et vivante qu'elle
était pour un instant encore, semblait à la fois, par sa beauté
menteuse et fascinatrice, présenter la moquerie et l'emblème.



V

DANS LE «JOURNAL DES GONCOURT»

21 décembre 1907.


Dîné avec Lucien Daudet, qui parle avec un rien de verve blagueuse des
diamants fabuleux vus sur les épaules de Mme X..., diamants dits par
Lucien dans une forte jolie langue, ma foi, à la notation toujours
artiste, à l'épellement savoureux de ses épithètes décelant
l'écrivain tout à fait supérieur, être malgré tout une pierre
bourgeoise, un peu bébête, qui ne serait pas comparable, par exemple,
à l'émeraude ou au rubis. Et au dessert, Lucien nous jette de la porte
que Lefebvre de Béhaine lui disait ce soir, à lui Lucien, et à
l'encontre du jugement porté par la charmante femme qu'est Mme de
Nadaillac, qu'un certain Lemoine aurait trouvé le secret de la
fabrication du diamant. Ce serait, dans le monde des affaires, au dire
de Lucien, tout un émoi rageur devant la dépréciation possible du
stock de diamants encore invendu, émoi qui pourrait bien finir par
gagner la magistrature, et amener l'internement de ce Lemoine pour le
reste de ses jours en quelque _in pace_, pour crime de lèse-bijouterie.
C'est plus fort que l'histoire de Galilée, plus moderne, plus prêtant
à l'artiste évocation d'un milieu, et tout d'un coup je vois un beau
sujet de pièce pour nous, une pièce où il pourrait y avoir de fortes
choses sur la puissance de la haute industrie d'aujourd'hui, puissance
menant, au fond, le gouvernement et la justice, et s'opposant à ce qu'a
de calamiteux pour elle toute nouvelle invention. Comme bouquet, on
apporte à Lucien la nouvelle, me donnant le dénouement de la pièce
déjà ébauchée, que leur ami Marcel Proust se serait tué, à la
suite de la baisse des valeurs diamantifères, baisse anéantissant une
partie de sa fortune. Un curieux être, assure Lucien, que ce Marcel
Proust, un être qui vivrait tout à fait dans l'enthousiasme, dans le
_bondieusement_ de certains paysages, de certains livres, un être par
exemple qui serait complètement enamouré des romans de Léon. Et
après un long silence, dans l'expansion enfiévrée de l'après-dîner,
Lucien affirme:--Non, ce n'est pas parce qu'il s'agit de mon frère, ne
le croyez pas, monsieur de Goncourt, absolument pas. Mais enfin il faut
bien dire la vérité. Et il cite ce trait qui ressort joliment dans le
faire miniaturé de son dire: Un jour, un monsieur rendait un immense
service à Marcel Proust, qui pour le remercier l'emmenait déjeuner à
la campagne. Mais voici qu'en causant, le monsieur, qui n'était autre
que Zola, ne voulait absolument pas reconnaître qu'il n'y avait jamais
eu en France qu'un écrivain tout à fait grand et dont Saint Simon seul
approchait, et que cet écrivain était Léon. Sur quoi, fichtre! Proust
oubliant la reconnaissance qu'il devait à Zola l'envoyait, d'une paire
de claques, rouler dix pas plus loin, les quatre fers en l'air. Le
lendemain on se battait, mais, malgré l'entremise de Ganderax, Proust
s'opposait bel et bien à toute réconciliation.» Et tout à coup, dans
le bruit des _mazagrans_ qu'on passe, Lucien me fait à l'oreille, avec
un geignardement comique, cette révélation: «Voyez-vous, moi,
monsieur de Goncourt, si, même avec la _Fourmilière_, je ne connais
pas cette vogue, c'est que même les paroles que disent les gens, je les
_vois_, comme si je peignais, dans la _saisie_ d'une nuance, avec la
même _embué_ que la Pagode de Chanteloup.» Je quitte Lucien, la tête
tout échauffée par cette affaire de diamant et de suicide, comme si on
venait de m'y verser des cuillerées de cervelle. Et dans l'escalier je
rencontre le nouveau ministre du Japon qui, de son air un tantinet
avortonné et _décadent_, air le faisant ressembler au samouraï
tenant, sur mon paravent de Coromandel, les deux pinces d'une
écrevisse, me dit gracieusement avoir été longtemps en mission chez
les Honolulus où la lecture de nos livres, à mon frère et à moi,
serait la seule chose capable d'arracher les indigènes aux plaisirs du
caviar, lecture se prolongeant très avant dans la nuit, d'une seule
traite, aux intermèdes consistant seulement dans le chiquage de
quelques cigares du pays enfermés dans de longs étuis de verre, étuis
destinés à les protéger pendant la traversée contre une certaine
maladie que leur donne la mer. Et le ministre me confesse son goût de
nos livres, avouant avoir connu à Hong-Kong une fort grande dame de
là-bas qui n'avait que deux ouvrages sur sa table de nuit: _la Fille
Elisa_ et _Robinson Crusoé_.


22 décembre.

Je me réveille de ma sieste de quatre heures avec le pressentiment
d'une mauvaise nouvelle, ayant rêvé que la dent qui m'a fait tant
souffrir quand Cruet me l'a arrachée, il y a cinq ans, avait repoussé.
Et aussitôt Pélagie entre, avec cette nouvelle apportée par Lucien
Daudet, nouvelle qu'elle n'était pas venue me dire pour ne pas troubler
mon cauchemar: Marcel Proust ne s'est pas tué, Lemoine n'a rien
inventé du tout, ne serait qu'un escamoteur pas même habile, une
espèce de Robert Houdin manchot. Voilà bien notre guigne! Pour une
fois que la vie plate, envestonnée d'aujourd'hui, _s'artistisait_, nous
jetait un sujet de pièce! À Rodenbach, qui attendait mon réveil, je
ne peux contenir ma déception, me reprenant à m'animer, à jeter des
tirades déjà tout écrites, que m'avait inspirées la fausse nouvelle
de la découverte et du suicide, fausse nouvelle plus artiste, plus
_vraie_, que le dénouement trop optimiste et _public_, le dénouement
à la Sarcey, raconté être le vrai par Lucien à Pélagie. Et c'est de
ma part toute une révolte chuchotée pendant une heure à Rodenbach sur
cette guigne qui nous a toujours poursuivis, mon frère et moi, faisant
des plus grands événements comme des plus petits, de la révolution
d'un peuple comme du rhume d'un souffleur, autant d'obstacles levés
contre la marche en avant de nos œuvres. Il faut cette fois que le
syndicat des bijoutiers s'en mêle! Alors Rodenbach de me confesser le
fond de sa pensée, qui serait que ce mois de décembre nous a toujours
été malchanceux, à mon frère et à moi, ayant amené nos poursuites
en correctionnelle, l'échec voulu par la presse d'_Henriette
Maréchal_, le bouton que j'ai eu sur la langue à la veille du seul
discours que j'aie jamais eu à prononcer, bouton ayant fait dire que je
n'avais pas osé parler sur la tombe de Vallès, quand c'est moi qui
avais demandé à le faire; tout un ensemble de fatalités qui, dit
superstitieusement l'homme du Nord artiste qu'est Rodenbach, devrait
nous faire éviter de rien entreprendre ce mois-là. Alors, moi
interrompant les théories cabalistiques de l'auteur de _Bruges la
Morte_, pour aller passer un frac rendu nécessaire par le dîner chez
la princesse, je lui jette, eh le quittant à la porte de mon cabinet de
toilette: «Alors, Rodenbach, vous me conseillez de réserver ce
mois-là pour ma mort!»



VI

«L'AFFAIRE LEMOINE» PAR MICHELET


Le diamant, lui, se peut extraire à d'étranges profondeurs (1.300
mètres). Pour en ramener la pierre fort brillante, qui seule peut
soutenir le feu d'un regard de femme (en Afghanistan, diamant se dit
«œil de flamme»), sans fin faudra-t-il descendre au royaume sombre.
Que de fois Orphée s'égarera avant de ramener au jour Eurydice! Nul
découragement pourtant. Si le cœur faiblit, la pierre est là qui, de
sa flamme fort distincte, semble dire: «Courage, encore un coup de
pioche, je suis à toi.» Du reste une hésitation, et c'est la mort. Le
salut n'est que dans la vitesse. Touchant dilemme. À le résoudre, bien
des vies s'épuisèrent au moyen âge. Plus durement se posa-t-il au
commencement du vingtième siècle (décembre 1907-janvier 1908). Je
raconterai quelque jour cette magnifique affaire Lemoine dont aucun
contemporain n'a soupçonné la grandeur, je montrerai ce petit homme,
aux mains débiles, aux yeux brûlés par la terrible recherche, juif
probablement (M. Drumont l'a affirmé non sans vraisemblance;
aujourd'hui encore les Lemoustiers--contraction de Monastère--ne sont
pas rares en Dauphiné, terre d'élection d'Israël pendant tout le
moyen âge), menant pendant trois mois toute la politique de l'Europe,
courbant l'orgueilleuse Angleterre à consentir un traité de commerce
ruineux pour elle, pour sauver ses mines menacées, ses compagnies en
discrédit. Que nous qui livrions l'homme, sans hésiter elle le
payerait au poids de sa chair. La liberté provisoire, la plus grande
conquête des temps modernes (Sayous, Batbie), trois fois fut refusée.
L'Allemand fort déductivement devant son pot de bière, voyant chaque
jour les cours de la De Beers baisser, reprenait courage (révision du
procès Harden, loi polonaise, refus de répondre au Reichstag).
Touchante immolation du juif au long des âges! «Tu me calomnies,
obstinément m'accuses de trahison contre toute vraisemblance, sur
terre, sur mer (affaire Dreyfus, affaire Ullmo); eh bien! je te donne
mon or (voir le grand développement des banques juives à la fin du
XXIe siècle), et plus que l'or, ce qu'au poids de l'or tu ne pourrais
pas toujours acheter: le diamant.»--Grave leçon; fort tristement la
méditais-je souvent durant cet hiver de 1908 où la nature même,
abdiquant toute violence, se faisait perfide. Jamais on ne vit moins de
grands froids, mais un brouillard qu'à midi même le soleil ne
parvenait pas à percer. D'ailleurs, une température fort
douce,--d'autant plus meurtrière. Beaucoup de morts--plus que dans les
dix années précédentes--et, dès janvier, des violettes sous la
neige. L'esprit fort troublé de cette affaire Lemoine, qui très
justement m'apparut tout de suite comme un épisode de la grande lutte
de la richesse contre la science, chaque jour j'allais au Louvre où
d'instinct le peuple, plus souvent que devant la _Joconde_ du Vinci,
s'arrête aux diamants de la Couronne. Plus d'une fois j'eus peine à en
approcher. Faut-il le dire, cette étude m'attirait, je ne l'aimais pas.
Le secret de ceci? Je n'y sentais pas la vie. Toujours ce fut ma force,
ma faiblesse aussi, ce besoin de la vie. Au point culminant du règne de
Louis XIV, quand l'absolutisme semble avoir tué toute liberté en
France, durant deux longues années--plus d'un siècle--(1680-1789),
d'étranges maux de tête me faisaient croire chaque jour que j'allais
être obligé d'interrompre mon histoire. Je ne retrouvai vraiment mes
forces qu'au serment du Jeu de Paume (20 juin 1789). Pareillement me
sentais-je troublé devant cet étrange règne de la cristallisation
qu'est le monde de la pierre. Ici plus rien de la flexibilité de la
fleur qui au plus ardu de mes recherches botaniques, fort
timidement--d'autant mieux--ne cessa jamais de me rendre courage: «Aie
confiance, ne crains rien, tu es toujours dans la vie, dans
l'histoire.»



VII

DANS UN FEUILLETON DRAMATIQUE
DE M. ÉMILE FAGUET


L'auteur de _le Détour et de le Marché_--c'est à savoir M. Henri
Bernstein--vient de faire représenter par les comédiens du Gymnase un
drame, ou plutôt un ambigu de tragédie et de vaudeville, qui n'est
peut-être pas son _Athalie_ ou son _Andromaque_, son _l'Amour veille_
ou son _les Sentiers de la vertu_, mais encore est quelque chose comme
son _Nicomède_, qui n'est point, comme vous avez peut-être ouï-dire,
une pièce entièrement méprisable et n'est point tout à fait le
déshonneur de l'esprit humain. Tant est que la pièce est allée, je ne
dirai pas par-dessus les nues, mais enfin est allée aux nues, où il y
a un peu d'exagération, mais d'un succès légitime, comme la pièce de
M. Bernstein fourmille d'invraisemblances, mais sur un fonds de
vérité. C'est par où _l'Affaire Lemoine_ diffère de _la Rafale_, et,
en général, des tragédies de M. Bernstein, comme aussi d'une bonne
moitié des comédies d'Euripide, lesquelles fourmillent de vérités,
mais sur un fond d invraisemblance. De plus c'est la première fois
qu'une pièce de M. Bernstein intéresse des personnes, dont il s'était
jusqu'ici gardé. Donc, l'escroc Lemoine, voulant faire une dupe avec sa
prétendue découverte de la fabrication du diamant, s'adresse... au
plus grand propriétaire de mines de diamants du monde. Comme
invraisemblance, vous m'avouerez que c'est une assez forte
invraisemblance. Et d'une. Au moins, pensez-vous que ce potentat, qui a
dans la tête toutes les plus grandes affaires du monde, va envoyer
promener Lemoine, comme le prophète Néhémie disait du haut des
remparts de Jérusalem à ceux qui lui tendaient une échelle pour
descendre: _Non possum descendere, magnum opus facio_. Ce qui serait
parler de cire. Pas du tout, il s'empresse de prendre l'échelle. La
seule différence est, qu'au lieu d'en descendre, il y monte. Un peu
jeune, ce Werner. Ce n'est pas un rôle pour M. Coquelin le cadet, c'est
un rôle pour M. Brulé. Et de deux. Notez que ce secret, qui n'est
naturellement qu'une poudre de perlimpinpin insignifiante, Lemoine ne
lui en fait pas cadeau. Il le lui vend deux millions et encore lui fait
comprendre que c'est donné:


Admirez mes bontés et le peu qu'on vous vend
Le trésor merveilleux que ma main vous dispense.
Ô grande puissance
De l'orviétan!


Ce qui ne change pas grand'chose, à tout prendre, à l'invraisemblance
n° 1, mais ne laisse pas d'aggraver considérablement l'invraisemblance
n° 2. Mais enfin, tout coup vaille! Mon Dieu, remarquez que jusqu'ici
nous suivons l'auteur qui, en somme, est bon dramatiste. On nous dit que
Lemoine a découvert le secret de la fabrication du diamant. Nous n'en
savons rien, après tout; on nous le dit, nous voulons bien, nous
marchons. Werner, grand connaisseur en diamants, a marché, et Werner,
financier retors, a casqué. Nous marchons de plus en plus. Un grand
savant anglais, moitié physicien, moitié grand seigneur, un lord
anglais, comme dit l'autre (mais non, madame, tous les lords sont
Anglais, donc un lord anglais est un pléonasme; ne recommencez pas,
personne ne vous a entendue), jure que Lemoine a vraiment découvert la
pierre philosophale. On ne peut pas plus marcher que nous ne marchons.
Patatras! voilà les bijoutiers qui reconnaissent dans les diamants de
Lemoine des pierres qu'ils lui ont vendues et qui viennent
_précisément de la mine de Werner_. Un peu gros, cela. Les diamants
_ont encore les marques qu'y avaient mises les bijoutiers_. De plus en
plus gros:


Au diamant marqué qui sort ainsi du four,
Je ne reconnais plus l'auteur de _le Détour_.


Lemoine est arrêté, Werner redemande son argent, le lord anglais ne
dit plus mot; du coup, nous ne marchons plus, et comme toujours, en
pareil cas, nous sommes furieux d'avoir marché et nous passons notre
mauvaise humeur sur... Parbleu! l'auteur est là pour quelque chose, je
pense. Werner aussitôt demande au juge de faire saisir l'enveloppe où
est le fameux secret. Le juge y consent immédiatement. Personne de plus
aimable que ce juge. Mais l'avocat de Lemoine dit au juge que la chose
est illégale. Le juge renonce aussitôt; personne de plus versatile que
ce juge. Quant à Lemoine, il veut absolument aller se balader avec le
juge, les avocats, les experts, etc., jusqu'à Amiens où est son usine,
pour leur prouver qu'il sait faire du diamant. Et chaque fois que le
juge aimable et versatile lui répète qu'il a escroqué Werner, Lemoine
répond: «Laissons ce discours et voyons ma balade.» À quoi le juge
peur lui donner la réplique: «La balade, à mon goût, est une chose
fade.» Personne de plus versé dans la répertoire moliériste que ce
juge. Etc.



VIII

PAR ERNEST RENAN


Si Lemoine avait réellement fabriqué du diamant, il eût sans doute
contenté par là, dans une certaine mesure, ce matérialisme grossier
avec lequel devra compter de plus en plus celui qui prétend se mêler
des affaires de l'humanité; il n'eût pas donné aux âmes éprises
d'idéal cet élément d'exquise spiritualité sur lequel, après si
longtemps, nous vivons encore. C'est d'ailleurs ce que paraît avoir
compris avec une rare finesse le magistrat qui fut commis pour
l'interroger. Chaque fois que Lemoine, avec le sourire que nous pouvons
imaginer, lui proposait de venir à Lille, dans son usine, où l'on
verrait s'il savait ou non faire du diamant, le juge Le Poittevin, avec
un tact exquis, ne le laissait pas poursuivre, lui indiquait d'un mot,
parfois d'une plaisanterie un peu vive[2], toujours contenue par un rare
sentiment de la mesure, qu'il ne s'agissait pas de cela, que la cause
était ailleurs. Rien, du reste, ne nous autorise à affirmer que même
à ce moment où se sentant perdu (dès le mois de janvier, la sentence
ne faisant plus de doute, l'accusé s'attachait naturellement à la plus
fragile planche de salut) Lemoine ait jamais prétendu qu'il savait
fabriquer le diamant. Le lieu où il proposait aux experts de les
conduire et que les traductions nomment «usine», d'un mot qui a pu
prêter au contresens, était situé à l'extrémité de la vallée de
plus de trente kilomètres qui se termine à Lille. Même de nos jours,
après tous les déboisements qu'elle a subis, c'est un véritable
jardin, planté de peupliers et de saules, semé de fontaines et de
fleurs. Au plus fort de l'été, la fraîcheur y est délicieuse. Nous
avons peine à imaginer aujourd'hui qu'elle a perdu ses bois de
châtaigniers, ses bosquets de noisetiers et de vignes, la fertilité
qui en faisait au temps de Lemoine un séjour enchanteur. Un Anglais qui
vivait à cette époque, John Ruskin, que nous ne lisons malheureusement
que dans la traduction d'une platitude pitoyable que Marcel Proust nous
en a laissée, vante la grâce de ses peupliers, la fraîcheur glacée
de ses sources. Le voyageur sortant à peine des solitudes de la Beauce
et de la Sologne, toujours désolées par un implacable soleil, pouvait
croire vraiment, quand il voyait étinceler à travers les feuillages
leurs eaux transparentes, que quelque génie, touchant le sol de sa
baguette magique, en faisait ruisseler à profusion le diamant. Lemoine,
probablement, ne voulut jamais dire autre chose. Il semble qu'il ait
voulu, non sans finesse, user de tous les délais de la loi française,
qui permettaient aisément de prolonger l'instruction jusqu'à la
mi-avril, où ce pays est particulièrement délicieux. Aux haies, le
lilas, le rosier sauvage, l'épine blanche et rose sont en fleurs et
tendent au long de tous les chemins une broderie d'une fraîcheur de
tons incomparable, où les diverses espèces d'oiseaux de ce pays
viennent mêler leurs chants. Le loriot, la mésange, le rossignol à
tête bleue, quelquefois le bengali, se répondent de branche en
branche. Les collines, revêtues au loin des fleurs roses des arbres
fruitiers, se déploient sur le bleu du ciel avec des courbes d'une
délicatesse ravissante. Aux bords des rivières qui sont restées le
grand charme de cette région, mais où les scieries entretiennent
aujourd'hui à toute heure un bruit insupportable, le silence ne devait
être troublé que par le brusque plongeon d'une de ces petites truites
dont la chair assez insipide pourtant est pour le paysan picard le plus
exquis des régals. Nul doute qu'en quittant la fournaise du Palais de
justice, experts et juges n'eussent subi comme les autres l'éternel
mirage de ces belles eaux que le soleil à midi vient vraiment
diamanter. S'allonger au bord de la rivière, saluer de ses rires une
barque dont le sillage raye la soie changeante des eaux, distraire
quelques bribes azurées de ce gorgerin de saphir qu'est le col du paon,
en poursuivre gaiement de jeunes blanchisseuses jusqu'à leur lavoir en
chantant un refrain populaire[3], tremper dans la mousse du savon un
pipeau taillé dans le chaume à la façon de la flûte de Pan, y
regarder perler des bulles qui unissent les délicieuses couleurs de
l'écharpe d'iris et appeler cela enfiler des perles, former parfois des
chœurs en se tenant par la main, écouter chanter le rossignol, voir se
lever l'étoile du berger, tels étaient sans doute les plaisirs
auxquels Lemoine comptait convier les honorables MM. Le Poittevin,
Bordai et consorts, plaisirs d'une race vraiment idéaliste, où tout
finit par des chansons, où dès la fin du dix-neuvième siècle la
légère ivresse du vin de Champagne paraît trop grossière encore, où
l'on ne demande plus la gaieté qu'à la vapeur qui, de profondeurs
parfois incalculables, monte à la surface d'une source faiblement
minéralisée.

Le nom de Lemoine ne doit pas d'ailleurs nous donner l'idée d'une de
ces sévères obédiences ecclésiastiques qui l'eussent rendu lui-même
peu accessible à ces impressions d'une poésie enchanteresse. Ce
n'était probablement qu'un surnom, comme on en portait souvent alors,
peut-être un simple sobriquet que les manières réservées du jeune
savant, sa vie peu adonnée aux dissipations mondaines, avaient tout
naturellement amené sur les lèvres des personnes frivoles. Au reste il
ne semble pas que nous devions attacher beaucoup d'importance à ces
surnoms, dont plusieurs paraissent avoir été choisis au hasard,
probablement pour distinguer deux personnes qui sans cela eussent
risqué d'être confondues. La plus légère nuance, une distinction
parfois tout à fait oiseuse, conviennent alors parfaitement au but que
l'on se propose. La simple épithète d'_aîné_, de _cadet_, ajoutée à
un même nom, semblait suffisante. Il est souvent question dans les
documents de cette époque d'un certain _Coquelin aîné_ qui paraît
avoir été une sorte de personnage proconsulaire, peut-être un riche
administrateur à la manière de Crassus ou de Murena. Sans qu'aucun
texte certain permette d'affirmer qu'il eût servi en personne, il
occupait un rang distingué dans l'ordre de la Légion d'honneur, créé
expressément par Napoléon pour récompenser le mérite militaire. Ce
surnom d'aîné lui avait peut-être été donné pour le distinguer
d'un autre Coquelin, comédien de mérite, appelé _Coquelin cadet_,
sans qu'on puisse savoir s'il existait entre eux une différence d'âge
bien réelle. Il semble qu'on ait voulu seulement marquer par là la
distance qui existait encore à cette époque entre l'acteur et le
politicien, l'homme ayant rempli des charges publiques. Peut-être tout
simplement voulait-on éviter une confusion sur les listes électorales.

... Une société où la femme belle, où le noble de naissance
pareraient leur corps de vrais diamants serait vouée à une
grossièreté irrémédiable. Le mondain, l'homme à qui suffisent le
sec bon sens, le brillant tout superficiel que donne l'éducation
classique, s'y plairait peut-être. Les âmes vraiment pures, les
esprits passionnément attachés au bien et au vrai y éprouveraient une
insupportable sensation d'étouffement. De tels usages ont pu exister
dans le passé. On ne les reverra plus. À l'époque de Lemoine, selon
toute apparence, ils étaient depuis longtemps tombés en désuétude.
Le plat recueil de contes sans vraisemblance qui porte le titre de
_Comédie humaine_ de Balzac n'est peut-être l'œuvre ni d'un seul
homme ni d'une même époque. Pourtant son style informe encore, ses
idées tout empreintes d'un absolutisme suranné nous permettent d'en
placer la publication deux siècles au moins avant Voltaire. Or, Mme de
Beauséant qui, dans ces fictions d'une insipide sécheresse,
personnifie la femme parfaitement distinguée, laisse déjà avec
mépris aux femmes des financiers enrichis de paraître en public
ornées de pierres précieuses. Il est probable qu'au temps de Lemoine
la femme soucieuse de plaire se contentait de mêler à sa chevelure des
feuillages où tremblait encore quelque goutte de rosée, aussi
étincelante que le diamant le plus rare. Dans le centon de poèmes
disparates appelé _Chansons des rues et des bois_, qui est communément
attribué à Victor Hugo, quoiqu'il soit probablement un peu
postérieur, les mots de diamants, de perles, sont indifféremment
employés pour peindre le scintillement des goutelettes qui ruissellent
d'une source murmurante, parfois d'une simple ondée. Dans une sorte de
petite romance érotique qui rappelle le _Cantique des Cantiques_, la
fiancée dit en propres termes à l'Époux qu'elle ne veut d'autres
diamants que les gouttes de la rosée. Nul doute qu'il s'agisse ici
d'une coutume généralement admise, non d'une préférence
individuelle. Cette dernière hypothèse est, d'ailleurs, exclue
d'avance par la parfaite banalité de ces petites pièces qu'on a mises
sous le nom d'Hugo en vertu sans doute des mêmes considérations de
publicité qui durent décider Cohélet (l'_Ecclésiaste_) à couvrir du
nom respecté de Salomon, fort en vogue à l'époque, ses spirituelles
maximes.

Au reste, qu'on apprenne demain à fabriquer le diamant, je serai sans
doute une des personnes les moins faites pour attacher à cela une
grande importance. Cela tient beaucoup à mon éducation. Ce n'est
guère que vers ma quarantième année, aux séances publiques de la
Société des Études juives, que j'ai rencontré quelques-unes des
personnes capables d'être fortement impressionnées par la nouvelle
d'une telle découverte. À Tréguier, chez mes premiers maîtres, plus
tard à Issy, à Saint-Sulpice, elle eût été accueillie avec la plus
extrême indifférence, peut-être avec un dédain mal dissimulé. Que
Lemoine eût ou non trouvé le moyen de faire du diamant, on ne peut
imaginer à quel point cela eût peu troublé ma sœur Henriette, mon
oncle Pierre, M. Le Hir ou M. Carbon. Au fond, je suis toujours resté
sur ce point-là, comme sur bien d'autres, le disciple attardé de saint
Tudual et de saint Colomban. Cela m'a souvent conduit à commettre, dans
toutes les choses qui regardent le luxe, des naïvetés impardonnables.
À mon âge, je ne serais pas capable d'aller acheter seul une bague
chez un bijoutier. Ah! ce n'est pas dans notre Trégorrois que les
jeunes filles reçoivent de leur fiancé, comme la Sulamite, des rangs
de perles, des colliers de prix, sertis d'argent, «_vermiculata
argento_». Pour moi, les seules pierres précieuses qui seraient encore
capables de me faire quitter le Collège de France, malgré mes
rhumatismes, et prendre la mer, si seulement un de mes vieux saints
bretons consentait à m'emmener sur sa barque apostolique, ce sont
celles que les pêcheurs de Saint-Michel-en-Grève aperçoivent parfois
au fond des eaux, par les temps calmes, là où s'élevait autrefois la
ville d'Ys, enchâssées dans les vitraux de ses cent cathédrales
englouties.

... Sans doute des cités comme Paris, Londres, Paris-Plage, Bucarest,
ressembleront de moins en moins à la ville qui apparut à l'auteur
présumé du IVe Évangile, et qui était bâtie d'émeraude,
d'hyacinthe, de béryl, de chrysoprase, et des autres pierres
précieuses, avec douze portes formées chacune d'une seule perle fine.
Mais l'existence dans une telle ville nous ferait vite bâiller d'ennui,
et qui sait si la contemplation incessante d'un décor comme celui où
se déroule l'_Apocalypse_ de Jean ne risquerait pas de faire périr
brusquement l'univers d'un transport au cerveau? De plus en plus le
«_fundabo te in sapphiris et ponam jaspidem propugnacula tua et omnes
terminos tuos in lapides desiderabiles_» nous apparaîtra comme une
simple parole en l'air, comme une promesse qui aura été tenue pour la
dernière fois à Saint-Marc de Venise. Il est clair que s'il croyait ne
pas devoir s'écarter des principes de l'architecture urbaine tels
qu'ils ressortent de la Révélation et s'il prétendait appliquer à la
lettre le «_Fundamentum primum calcedonius..., duodecimum
amethystus_», mon éminent ami M. Bouvard risquerait d'ajourner
indéfiniment le prolongement du boulevard Haussmann.

Patience donc! Humanité, patience. Rallume encore demain le four
éteint mille fois déjà d'où sortira peut-être un jour le diamant!
Perfectionne, avec une bonne humeur que peut t'envier l'Éternel, le
creuset où tu porteras le carbone à des températures inconnues de
Lemoine et de Berthelot. Répète inlassablement le _sto ad ostium et
pulso_, sans savoir si jamais une voix te répondra: «_Veni, veni,
coronaberis_». Ton histoire est désormais entrée dans une voie d'où
les sottes fantaisies du vaniteux et de l'aberrant ne réussiront pas à
t'écarter. Le jour où Lemoine, par un jeu de mots exquis, a appelé
pierres précieuses une simple goutte d'eau qui ne valait que par sa
fraîcheur et sa limpidité, la cause de l'idéalisme a été gagnée
pour toujours. Il n'a pas fabriqué de diamant: il a mis hors de
conteste le prix d'une imagination ardente, de la parfaite simplicité
de cœur, choses autrement importantes à l'avenir de la planète. Elles
ne perdraient de leur valeur que le jour où une connaissance
approfondie des localisations cérébrales et le progrès de la
chirurgie encéphalique permettraient d'actionner à coup sûr les
rouages infiniment délicats qui mettent en éveil la pudeur, le
sentiment inné du beau. Ce jour-là, le libre penseur, l'homme qui se
fait une haute idée de la vertu, verrait la valeur sur laquelle il a
placé toutes ses espérances subir un irrésistible mouvement de
dépréciation. Sans doute, le croyant, qui espère échanger contre une
part des félicités éternelles une vertu qu'il a achetée à vil prix
avec des indulgences, s'attache désespérément à une thèse
insoutenable. Mais il est clair que la vertu du libre penseur ne
vaudrait guère davantage le jour où elle résulterait nécessairement
du succès d'une opération intracranienne.

Les hommes d'un même temps voient entre les personnalités diverses qui
sollicitent tour à tour l'attention publique des différences qu'ils
croient énormes et que la postérité n'apercevra pas. Nous sommes tous
des esquisses où le génie d'une époque prélude à un chef-d'œuvre
qu'il n'exécutera probablement jamais. Pour nous, entre deux
personnalités telles que l'honorable M. Denys Cochin et Lemoine les
dissemblances sautent aux yeux. Elles échapperaient peut-être aux
_Sept Dormants_, s'ils s'éveillaient une seconde fois du sommeil où
ils s'endormirent sous l'empereur Decius et qui ne devait durer que
trois cent soixante-douze ans. Le point de vue messianique ne saurait
plus être le nôtre. De moins en moins la privation de tel ou tel don
de l'esprit nous apparaîtra comme devant mériter les malédictions
merveilleuses qu'il a inspirées à l'auteur inconnu du _Livre de Job_.
«Compensation», ce mot, qui domine la philosophie d'Emerson, pourrait
bien être le dernier mot de tout jugement sain, le jugement du
véritable agnostique. La comtesse de Noailles, si elle est l'auteur des
poèmes qui lui sont attribués, a laissé une œuvre extraordinaire,
cent fois supérieure au Cohélet, aux chansons de Béranger. Mais
quelle fausse position ça devait lui donner dans le monde! Elle paraît
d'ailleurs l'avoir parfaitement compris et avoir mené à la campagne,
peut-être non sans quelque ennui[4], une vie entièrement simple et
retirée, dans le petit verger qui lui sert habituellement
d'interlocuteur. L'excellent chanteur Polin, lui, manque peut-être un
peu de métaphysique; il possède un bien plus précieux mille fois, et
que le fils de Sirach ni Jérémie ne connurent jamais: une jovialité
délicieuse, exempte de la plus légère trace d'affectation, etc.


[Note 2: _Procès_, tome II _passim_, et notamment pays, etc.]

[Note 3: Quelques-uns de ces chants d'une délicieuse naïveté nous
ont été conservés. C'est généralement une scène empruntée à la
vie quotidienne que le chanteur retrace gaiement. Seuls les mots
de _Zizi Panpan_, qui les coupent presque toujours à intervalles
réguliers, ne présentent à l'esprit qu'un sens assez vague. C'était
sans doute de pures indications rythmiques destinées à marquer
la mesure pour une oreille qui eût été sans cela tentée de l'oublier,
peut-être même simplement une exclamation admirative, poussée
à la vue de l'oiseau de Junon, comme tendrait à le faire croire ces
mots plusieurs fois répétés _les plumes de paon_, qui les suivent à peu
d'intervalle.]

[Note 4: On peut se demander si cet exil était bien volontaire et s'il
ne faut pas plutôt voir là une de ces décisions de l'autorité
analogue à celle qui empêchait Mme de Staël de rentrer en France,
peut-être en vertu d'une loi dont le texte ne nous est pas parvenu
et qui défendait aux femmes d'écrire. Les exclamations mille fois
répétées dans ces poèmes avec une insistance si monotone: «Ah!
partir! ah! partir! prendre le train qui siffle en bondissant!»
(_Occident._) «Laissez-moi m'en aller, laissez-moi m'en aller.»
(_Tumulte dans l'aurore._) «Ah! Laissez-moi partir.» (_Les héros._)
«Ah! rentrer dans ma ville, voir la Seine couler entre sa noble rive.
Dire à Paris: je viens, je reprends, j'arrive!» etc., montrent bien
qu'elle n'était pas libre de prendre le train. Quelques vers où elle
semble s'accommoder de sa solitude: «Et si déjà mon ciel est trop
divin pour moi», etc., ont été évidemment ajoutés après coup
pour tâcher de désarmer par une soumission apparente les rigueurs
de l'Administration.]



IX

DANS LES MÉMOIRES DE SAINT-SIMON


_Mariage de Talleyrand-Périgord.--Succès remportés
par les Impériaux devant Château-Thierry, fort
médiocres.--Le Moine, par la Mouchi, arrive au
Régent.--Conversation que j'ai avec M. le duc
d'Orléans à ce sujet. Il est résolu de porter l'affaire
au duc de Guiche.--Chimères des Murat sur le
rang de prince étranger.--Conversation du duc
de Guiche avec M. le duc d'Orléans sur Le Moine,
au parvulo donné à Saint-Cloud pour le roi d'Angleterre
voyageant incognito en France.--Présence
inouïe du comte de Fels à ce parvulo.--Voyage en
France d'un infant d'Espagne, très singulier._


Cette année-là vit le mariage de la bonne femme Blumenthal avec L. de
Talleyrand-Périgord dont il a été maintes fois parlé, avec force
éloges, et très mérités au cours de ces Mémoires. Les Rohan en
firent la noce où se trouvèrent des gens de qualité. Il ne voulut pas
que sa femme fût assise en se mariant, mais elle osa la housse sur sa
chaise et se fit incontinent appeler duchesse de Montmorency, dont elle
ne fut pas plus avancée. La campagne continua contre les Impériaux qui
malgré les révoltes d'Hongrie, causées par la cherté du pain,
remportèrent quelques succès devant Château-Thierry. Ce fut là qu'on
vit pour la première fois l'indécence de M. de Vendôme traité
publiquement d'Altesse. La gangrène gagna jusqu'aux Murat et ne
laissait pas de me causer des soucis contre lesquels je soutenais
difficilement mon courage si bien que j'étais allé loin de la cour,
passer à la Ferté la quinzaine de Pâques en compagnie d'un
gentilhomme qui avait servi dans mon régiment et était fort
considéré par le feu Roi, quand la veille de Quasimodo un courrier que
m'envoyait Mme de Saint-Simon me rendit une lettre par laquelle elle
m'avisait d'être à Meudon dans le plus bref délai qu'il se pourrait,
pour une affaire d'importance, concernant M. le duc d'Orléans. Je crus
d'abord qu'il s'agissait de celle du faux marquis de Ruffec, qui a été
marquée en son lieu; mais Byron l'avait écumée, et par quelques mots
échappés à Mme de Saint-Simon, de pierreries et d'un fripon appelé
Le Moine, je ne doutai plus qu'il ne s'agît encore d'une de ces
affaires d'alambics qui, sans mon intervention auprès du chancelier,
avaient été si près de faire--j'ose à peine à l'écrire--enfermer
M. le duc d'Orléans à la Bastille. On sait en effet que ce malheureux
prince, n'ayant aucun savoir juste et étendu sur les naissances,
l'histoire des familles, ce qu'il y a de fondé dans les prétentions,
l'absurdité qui éclate dans d'autres et laisse voir le tuf qui n'est
que néant, l'éclat des alliances et des charges, encore moins l'art de
distinguer dans sa politesse le rang plus ou moins élevé, et
d'enchanter par une parole obligeante qui montre qu'on sait le réel et
le consistant, disons le mot, l'intrinsèque des généalogies, n'avait
jamais su se plaire à la cour, s'était vu abandonné par la suite de
ce dont il s'était détourné d'abord, tant et si loin qu'il en était
tombé, encore que premier prince du sang, à s'adonner à la chimie, à
la peinture, à l'Opéra, dont les musiciens venaient souvent lui
apporter leurs livres et leurs violons qui n'avaient pas de secrets pour
lui. On a vu aussi avec quel art pernicieux ses ennemis, et par-dessus
tous le maréchal de Villeroy, avaient usé contre lui de ce goût si
déplacé de chimie, lors de la mort étrange du dauphin et de la
dauphine. Bien loin que les bruits affreux qui avaient été alors
semés avec une pernicieuse habileté par tout ce qui approchait la
Maintenon eussent fait repentir M. le duc d'Orléans de recherches qui
convenaient si peu à un homme de sa sorte, on a vu qu'il les avait
poursuivies avec Mirepoix, chaque nuit, dans les carrières de
Montmartre, en travaillant sur du charbon qu'il faisait passer dans un
chalumeau où, par une contradiction qui ne se peut concevoir que comme
un châtiment de la Providence, ce prince qui tirait une gloire
abominable de ne pas croire en Dieu m'a avoué plus d'une fois avoir
espéré voir le diable.

Les affaires du Mississipi avaient tourné court et le duc d'Orléans
venait, contre mon avis, de rendre son inutile édit contre les
pierreries. Ceux qui en possédaient, après avoir montré de
l'empressement et éprouvé de la peine à les offrir, préfèrent les
garder en les dissimulant, ce qui est bien plus facile que pour
l'argent, de sorte que malgré tous les tours de gobelets et diverses
menaces d'enfermerie, la situation des finances n'avait été que fort
peu et fort passagèrement améliorée. Le Moine le sut et pensa faire
croire à M. le duc d'Orléans qu'elle le serait s'il le persuadait
qu'il était possible de fabriquer du diamant. Il espérait du même
coup flatter par là les détestables goûts de chimie de ce prince et
qu'il lui ferait ainsi sa cour. C'est ce qui n'arriva pas tout de suite.
Il n'était pourtant pas difficile d'approcher M. le duc d'Orléans
pourvu qu'on n'eût ni naissance, ni vertu. On a vu ce qu'étaient les
soupers de ces roués d'où seule la bonne compagnie était tenue à
l'écart par une exacte clôture. Le Moine, qui avait passé sa vie,
enterré dans la crapule la plus obscure et ne connaissait pas à la
cour un homme qui se put nommer, ne sut pourtant à qui s'adresser pour
entrer au Palais Royal; mais à la fin, la Mouchi en fit la planche. Il
vit M. le duc d'Orléans, lui dit qu'il savait faire du diamant, et ce
prince, naturellement crédule, s'en coiffa. Je pensai d'abord que le
mieux était d'aller au Roi par Maréchal. Mais je craignis de faire
éclater la bombe, qu'elle n'atteignit d'abord celui que j'en voulais
préserver et je résolus de me rendre tout droit au Palais Royal. Je
commandai mon carrosse, en pétillant d'impatience et je m'y jetai comme
un homme qui n'a pas tous ses sens à lui. J'avais souvent dit à M. le
duc d'Orléans que je n'étais pas homme à l'importuner de mes
conseils, mais que lorsque j'en aurais, si j'osais dire, à lui donner,
il pourrait penser qu'ils étaient urgents et lui demandais qu'il me
fît alors la grâce de me recevoir de suite car je n'avais jamais été
d'une humeur à faire antichambre. Ses valets les plus principaux me
l'eussent évité, du reste, par la connaissance que j'avais de tout
l'intérieur de sa cour. Aussi bien me fit-il entrer ce jour-là sitôt
que mon carrosse se fût rangé dans la dernière cour du Palais Royal,
qui était toujours remplie de ceux à qui l'accès eût dû en être
interdit, depuis que, par une honteuse prostitution de toutes les
dignités et par la faiblesse déplorable du Régent, ceux des moindres
gens de qualité, qui ne craignaient même plus d'y monter en manteaux
longs, y pouvaient pénétrer aussi bien et presque sur le même rang
que ceux des ducs. Ce sont là des choses qu'on peut traiter de
bagatelles, mais auxquelles n'auraient pu ajouter foi ceux des hommes du
précédent règne, qui, pour leur bonheur, sont morts assez tôt pour
ne les point voir. Aussitôt entré auprès du régent que je trouvai
sans un seul de ses chirurgiens ni de ses autres domestiques, et après
que je l'eusse salué d'une révérence fort médiocre et fort courte
qui me fut exactement rendue:--Eh bien, qu'y a-t-il encore? me dit-il
d'un air de bonté et d embarras.--Il y a, puisque vous me commandez de
parler, Monsieur, lui dis-je avec feu en tenant mes regards fichés sur
les siens qui ne les purent soutenir, que vous êtes en train de perdre
auprès de tous le peu d'estime et de considération--ce furent là les
termes dont je me servis--qu'a gardé pour vous le gros du monde.

Et, le sentant outré de douleur, (d'où, malgré ce que je savais de sa
débonnaireté, je conçus quelque espérance,) sans m'arrêter, pour me
débarrasser en une fois de la fâcheuse pilule qu'il me fallait lui
faire prendre, et ne pas lui laisser le temps de m'interrompre, je lui
représentai avec le plus terrible détail en quel abandon il vivait à
la cour, quel progrès ce délaissement, il fallait dire le vrai; mot,
ce mépris, avaient fait depuis quelques années; combien ils
s'augmenteraient de tout le parti que les cabales ne manqueraient pas de
tirer scéléralement des prétendues inventions du Moine pour jeter
contre lui-même des accusations ineptes, mais dangereuses au dernier
point; je lui rappelai--et je frémis encore parfois, la nuit quand je
me réveille, de la hardiesse que j'eus d'employer ces mots
mêmes--qu'il avait été accusé à plusieurs reprises d'empoisonnement
contre les princes qui lui barraient la voie au trône; que ce grand
amas de pierreries qu'on ferait accepter comme vraies l'aiderait à
atteindre plus facilement à celui d'Espagne, pour quoi on ne doutait
point qu'il y eut concert entre lui, la cour de Vienne, l'empereur et
Rome; que par la détestable autorité de celle-ci il répudierait Mme
d'Orléans dont c'était pour lui une grâce de la Providence que les
dernières couches eussent été heureuses, sans quoi eussent été
renouvelées les infâmes rumeurs d'empoisonnement; qu'à vrai dire,
pour vouloir la mort de madame sa femme, il n'était pas comme son
frère convaincu du goût italien--ce furent encore mes termes--mais que
c'était le seul vice dont on ne l'accusât pas (non plus que n'avoir
pas les mains nettes), puisque ses relations avec Mme la duchesse de
Berry paraissaient à beaucoup ne pas être celles d'un père; que s'il
n'avait pas hérité l'abominable goût de Monsieur pour tout le reste,
il en était bien le fils par l'habitude des parfums qui l'avaient mis
mal avec le roi qui ne les pouvait souffrir, et plus tard avaient
favorisé les bruits affreux d'avoir attenté à la vie de la dauphine,
et par avoir toujours mis en pratique la détestable maxime de diviser
pour régner à l'aide des redites de l'un a l'autre qui étaient la
peste de sa cour, comme elles l'avaient été de celle de Monsieur, son
père, où elles avaient empêché de régner l'unisson; qu'il avait
gardé pour les favoris de celui-ci une considération qu'il n'accordait
à pas un autre, et que c'étaient eux--je ne me contraignis pas à
nommer Effiat--qui, aidés de Mirepoix et de la Mouchi, avaient frayé
un chemin au Moine; que n'ayant pour tout bouclier que des hommes qui ne
comptaient plus depuis la mort de Monsieur et ne l'avaient pu pendant sa
vie que par l'horrible conviction où était chacun, et jusqu'au roi qui
avait ainsi fait le mariage de Mme d'Orléans, qu'on obtenait tout d'eux
par l'argent, et de lui par eux entre les mains de qui il était, on ne
craindrait pas de l'atteindre par la calomnie la plus odieuse, la plus
touchante, qu'il n'était que temps, s'il l'était encore, qu'il releva
enfin sa grandeur et pour cela un seul moyen, prendre dans le plus grand
secret les mesures pour faire arrêter Le Moine et, aussitôt la chose
décidée, n'en point retarder l'exécution et ne le laisser de sa vie
rentrer en France.

M. le duc d'Orléans, qui s'était seulement écrié une ou deux fois au
commencement de ce discours, avait ensuite gardé le silence d'un homme
anéanti par un si grand coup; mais mes derniers mots en firent sortir
enfin quelques-uns de sa bouche. Il n'était pas méchant et la
résolution n'était pas son fort:

--Eh quoi! me dit-il d'un ton de plainte, l'arrêter? Mais enfin si son
invention était vraie?

--Comment, Monsieur, lui dis-je étonné au dernier point d'un
aveuglement si extrême et si pernicieux, vous en êtes là, et si peu
de temps après avoir été détrompé sur l'écriture du faux marquis
de Ruffec. Mais enfin, si vous avez seulement un doute, faites venir
l'homme de France qui se connaît le mieux à la chimie comme à toutes
les sciences, ainsi qu'il a été reconnu par les académies et par les
astronomes, et dont aussi le caractère, la naissance, la vie sans tache
qui l'a suivie, vous garantissant la parole. Il comprit que je voulais
parler du duc de Guiche et avec la joie d'un homme empêtré dans des
résolutions contraires et à qui un autre ôte le souci d'avoir à
prendre celle qui conviendra:

--Oh bien! nous avons eu la même idée, me dit-il. Guiche en décidera,
mais je ne peux le voir aujourd'hui. Vous savez que le roi d'Angleterre,
voyageant très incognito sous le nom de comte de Stanhope, vient demain
parler avec le Roi des affaires d'Hollande et d'Allemagne; je lui donne
une fête à Saint-Cloud où Guiche se trouvera. Vous lui parlerez et
moi pareillement, après le souper. Mais êtes-vous sûr qu'il y
viendra? ajoute-t-il d'un air embarrassé.

Je compris qu'il n'osait faire mander le duc de Guiche au Palais Royal,
où, comme on peut bien penser et par le genre de gens que M. le duc
d'Orléans voyait et avec lesquels Guiche n'avait nulle familiarité,
hors avec Besons et avec moi, il venait le moins souvent qu'il pouvait,
sachant que c'étaient les roués qui y tenaient le premier rang plutôt
que des hommes du sien. Aussi le Régent craignant toujours qu'il
chantât pouilles sur lui, vivait à son égard dans des inquiétudes et
des mesures perpétuelles. Fort attentif à rendre à chacun ce qui lui
était dû et n'ignorant pas ce qui l'était au propre fils de Monsieur,
Guiche le visitait aux occasions seulement, et je ne croîs pas qu'on
l'eût revu au Palais Royal depuis qu'il était venu lui faire sa cour
pour la mort de Monsieur et la grossesse de Mme d'Orléans. Encore ne
restât-il que quelques instants, avec un air de respect il est vrai,
mais qui savait montrer avec discernement qu'il s'adressait, plutôt
qu'à la personne, au rang de premier prince du sang. M. le duc
d'Orléans le sentait et ne laissait pas d'être touché d'un traitement
si amer et si cuisant.

Comme je quittais le Palais Royal, au désespoir de voir remettre au
parvulo de Saint-Cloud un parti pris et qui ne serait peut-être pas
exécuté s'il ne l'était à l'instant même, tant étaient grandes la
versatilité et les cavillations habituelles de M. le duc d'Orléans, il
m'arriva une curieuse aventure que je ne rapporte ici que parce qu'elle
n'annonçait que trop ce qui devait se passer à ce parvulo. Comme je
venais de monter dans mon carrosse où m'attendait Mme de Saint-Simon,
je fus au comble de l'étonnement en voyant que se préparait à passer
devant lui le carrosse de S. Murat, si connu par sa valeur aux armées,
et celle de tous les siens. Ses fils s'y sont couverts d'honneur par des
traits dignes de l'antiquité; l'un, qui y a laissé une jambe, brille
partout de beauté; un autre est mort, laissant des parents qui ne se
pourront consoler; tellement qu'ayant montré des prétentions aussi
insoutenables que celles des Bouillon, ils n'ont point perdu comme eux
l'estime des honnêtes gens.

J'aurais pourtant dû être moins surpris par cette entreprise du
carrosse, en me rappelant quelques propositions assez étranges, comme
à un des derniers marlis où Mme Murat avait tenté le manège de
céder à Mme de Saint-Simon, mais fort équivoquement et sans affecter
de place, en disant qu'il y avait moins d'air là, que Mme de
Saint-Simon le craignait et qu'à elle au contraire Fagon le lui avait
recommandé; Mme de Saint-Simon ne s'était pas laissée étourdir par
des paroles si osées et avait vivement répondu qu'elle se mettait à
cette place non parce qu'elle craignait l'air, mais parce que c'était
la sienne et que si Mme Murat faisait mine d'en prendre une, elle et les
autres duchesses iraient demander à Mme la duchesse de Bourgogne de
s'en plaindre au Roi. Sur quoi, la princesse Murat n'avait répondu mot,
sinon qu'elle savait ce qu'elle devait à Mme de Saint Simon, qui avait
été fort applaudie pour sa fermeté par les duchesses présentes et
par la princesse d'Espinoy. Malgré ce marli fort singulier, qui
m'était resté dans la mémoire et où j'avais bien compris que Mme
Murat avait voulu tâter le pavé, je crus cette fois à une méprise,
tant la prétention me parut forte; mais voyant que les chevaux du
prince Murat prenaient l'avance, j'envoyai un gentilhomme le prier de
les faire reculer, à qui il fut répondu que le prince Murat l'eût
fait avec grand plaisir s'il avait été seul, mais qu'il était avec
Mme Murat, et quelques paroles vagues sur la chimère de prince
étranger. Trouvant que ce n'était pas le lieu de montrer le néant
d'une entreprise si énorme, je fis donner l'ordre à mon cocher de
lancer mes chevaux qui endommagèrent quelque peu au passage le carrosse
du prince Murat. Mais fort échauffé par l'affaire du Moine, j'avais
déjà oublié celle du carrosse, pourtant si importante pour ce qui
regarde le bon fonctionnement de la justice et l'honneur du royaume,
quand le jour même du parvulo de Saint-Cloud, les ducs de Mortemart et
de Chevreuse me vinrent avertir, comme qui avait au cœur le plus juste
souci des anciens et incontestables privilèges des ducs, véritable
fondement de la monarchie, que le prince Murat, à qui on avait déjà
fait la complaisance si dangereuse de l'eau bénite, avait prétendu à
la main, pour le souper, sur le duc de Gramont, appuyant cette belle
prétention sur être le petit-fils d'un homme qui avait été roi des
Deux-Siciles, qu'il l'avait exposée à M. d'Orléans par Effiat, comme
ayant été le principal ressort de la cour de Monsieur son père, que
M. le duc d'Orléans, embarrassé au dernier point et n'ayant pas
d'ailleurs cette instruction claire, nette, profonde, dont le décisif
met à néant les chimères, n'avait pas osé se prononcer fermement sur
celle-ci, avait répondu qu'il verrait, qu'il en parlerait à la
duchesse d'Orléans. Étrange disparate d'aller remettre les intérêts
les plus vitaux de l'État, qui repose sur les droits des ducs, tant
qu'il n'est pas touché à eux, à qui n'y tenait que par les liens les
plus honteux et n'avait jamais su ce qui lui était dû, encore bien
moins à Monsieur son époux et à la pairie tout entière. Cette
réponse fort curieuse et inouïe avait été rendue par la princesse
Soutzo à MM. de Mortemart et de Chevreuse qui, étonnés à l'extrême,
m'étaient aussitôt venus trouver. Il est suffisamment au su de chacun
qu'elle est la seule femme qui, pour mon malheur, ait pu me faire sortir
de la retraite où je vivais depuis la mort du Dauphin et de la
Dauphine. On ne connaît guère soi-même la raison de ces sortes de
préférences et je ne pourrais dire par où celle-là réussit, là où
tant d'autres avaient échoué. Elle ressemblait à Minerve, telle
qu'elle est représentée sur les belles miniatures en pendants
d'oreilles que m'a laissées ma mère. Ses grâces m'avaient enchaîné
et je ne bougeais guère de ma chambre de Versailles que pour aller la
voir. Mais je remets à une autre partie de ces _Mémoires_ qui sera
surtout consacrée à la comtesse de Chevigné, de parler plus
longuement d'elle et de son mari qui s'était fort distingué par sa
valeur et était parmi les plus honnêtes gens que j'aie connu. Je
n'avais quasi nul commerce avec M. de Mortemart depuis l'audacieuse
cabale qu'il avait montée contre moi chez la duchesse de Beauvilliers
pour me perdre dans l'esprit du Roi. Jamais esprit plus nul, plus
prétendant au contraire, plus tâchant d'appuyer ce contraire de
brocards sans fondement aucun qu'il allait colporter ensuite. Pour M. de
Chevreuse, menin de Monseigneur, c'était un homme d'une autre sorte et
il a été ici trop souvent parlé de lui en son temps pour que j'aie à
revenir sur ses qualités infinies, sur sa science, sur sa bonté, sur
sa douceur, sur sa parole éprouvée. Mais c'était un homme, comme on
dit, à faire des trous dans la lune et qui vainement s'embarrassait
d'un rien comme d'une montagne. On a vu les heures que j'avais passées
à lui représenter l'inconsistant de sa chimère sur l'ancienneté de
Chevreuse et les rages qu'il avait failli donner au chancelier pour
l'érection de Chaulnes. Mais enfin, ils étaient ducs tous deux et fort
justement attachés aux prérogatives de leur rang; et comme ils
savaient que j'en étais plus jaloux moi-même que pas un qui fût à la
cour, ils étaient venus me trouver parce que j'étais de plus ami
particulier de M. le duc d'Orléans, qui n'avais jamais eu en vue que le
bien de ce prince et ne l'avais jamais abandonné quand les cabales de
la Maintenon et du maréchal de Villeroy le laissaient seul au Palais
Royal. Je tâchai d'arraisonner M. le duc d'Orléans, je lui
représentai l'injure qu'il faisait non seulement aux ducs, qui se
sentiraient tous atteints en la personne du duc de Gramont, mais au bon
sens, en laissant le prince Murat, comme autrefois les ducs de La
Tremoïlle, sous le vain prétexte de prince étranger et de son
grand-père, si connu par sa bravoure, roi de Naples pendant quelques
années, avoir pendant le parvulo de Saint-Cloud, la main qu'il se
garderait bien de ne pas exiger ensuite à Versailles, à Marly, et
qu'elle servirait de véhicule à l'Altesse, car on sait où conduisent
ces sourdes et profondes menées de princerie quand elles ne sont pas
étouffées dans l'œuf. On en a vu l'effet avec MM. de Turenne et de
Vendôme. Il y aurait fallu plus de commandement et un savoir plus
étendu que n'en avait M. le duc d'Orléans. Jamais pourtant cas plus
simple, plus clair, plus facile à exposer, plus impossible, plus
abominable à contredire. D'un côté, un homme qui ne peut pas remonter
à plus de deux générations sans se perdre dans une nuit où plus rien
de marquant n'apparaît; de l'autre, le chef d'une famille illustre
connue depuis mille ans, père et fils de deux maréchaux de France,
n'ayant jamais compté que les plus grandes alliances. L'affaire du
Moine ne touchait pas à des intérêts si vitaux pour la France.

Dans le même temps, Delaire épousa une Rohan et prit très
étrangement le nom de comte de Cambacérès. Le marquis d'Albuféra,
qui, était fort de mes amis et dont la mère l'était, porta force
plaintes qui, malgré l'estime infime et, on le verra par la suite, bien
méritée que le Roi avait pour lui, restèrent sans effet. Et il en est
maintenant de ces beaux comtes de Cambacérès (sans même parler du
vicomte Vigier, qu'on imagine toujours dans les Bains d'où il est
sorti), comme des comtes à la même mode de Montgomery et de Brye que
le Français ignorant croit descendre de G. de Montgomery, si célèbre
pour son duel sous Henri II, et appartenir à la famille de Briey, dont
était mon amie la comtesse de Briey, laquelle a souvent figuré dans
ces Mémoires et qui appelait plaisamment les nouveaux comtes de Brye,
d'ailleurs gentilshommes de bon lieu quoique d'un moins haut parage,
«les non brils».

Un autre et plus grand mariage retarda la venue du roi d'Angleterre, qui
n'intéressait pas que ce pays. Mlle Asquith, qui était probablement la
plus intelligente d'aucun, et semblait une de ces belles figures peintes
à fresque qu'on voit en Italie, épousa le prince Antoine Bibesco, qui
avait été l'idole de ceux où il avait résidé. Il était fort l'ami
de Morand, envoyé du Roi auprès de leurs Majestés Catholiques, duquel
il sera souvent question au cours de ces Mémoires, et le mien. Ce
mariage fit grand bruit, et partout d'applaudissement. Seul, un peu
d'Anglais mal instruits, crurent que Mlle Asquith ne contractait pas une
assez grande alliance. Elle pouvait certes prétendre à toutes, mais
ils ignoraient que ces Bibesco en ont avec les Noailles, les
Montesquieu, les Chimay, et les Bauffremont qui sont de la race
capétienne et pourraient revendiquer avec beaucoup de raison la
couronne de France, comme j'ai souvent dit.

Pas un des ducs ni un homme titré n'alla à ce parvulo de Saint-Cloud,
hors moi, à cause de Mme de Saint Simon par la place de dame d'atour de
Mme la duchesse de Bourgogne, acceptée de vive force, sur le péril du
refus et la nécessité d'obéir au Roi, mais avec toute la douleur et
les larmes qu'on a vues et les instances infinies de M. le duc et de Mme
la duchesse d'Orléans; les ducs de Villeroy et de La Rochefoucauld par
ne pouvoir se consoler de n'être plus que de peu, on peut dire de rien
et vouloir pomper un dernier petit fumet d'affaires, qui s'en servirent,
aussi comme d'une occasion d'en faire leur cour au régent; le
chancelier, faute de conseil, dont il n'y avait pas ce jour-là; à des
moments, Artagnan, capitaine des gardes, quand il vint dire que le Roi
était servi, un peu après, à son fruit, apporter des biscotins pour
ses chiennes couchantes; enfin quand il annonça que la musique était
commencée, dont il voulut ardemment tirer une distinction qui ne put
venir à terme.

[Cher Monsieur cela commence ici--Note de l'Auteur]

Il était de la maison de Montesquiou; une de ses sœurs avait été
fille de la Reine, s'était accommodée et avait épousé le duc de
Gesvres. Il avait prié son cousin Robert de Montesquiou-Fezensac, de se
trouver à ce parvulo de Saint-Cloud. Mais celui-ci répondit par cet
admirable apophtegme qu'il descendait des anciens comtes de Fezensac,
lesquels sont connus avant Philippe-Auguste, et qu'il ne voyait pas pour
quelle raison cent ans--c'était le prince Murat qu'il voulait
dire--devraient passer avant mille ans. Il était fils de T. de
Montesquiou qui était fort dans la connaissance de mon père et dont
j'ai parlé en son lieu, et avec une figure et une tournure qui
sentaient fort ce qu'il était et d'où il était sorti, le corps
toujours élancé, et ce n'est pas assez dire, comme renversé en
arrière, qui se penchait, à la vérité, quand il lui en prenait
fantaisie, en grande affabilité et révérences de toutes sortes, mais
revenait assez vite à sa position naturelle qui était toute de
fierté, de hauteur, d'intransigeance à ne plier devant personne et à
ne céder sur rien, jusqu'à marcher droit devant soi sans s'occuper du
passage, bousculant sans paraître le voir, ou s'il voulait fâcher,
montrant qu'il le voyait, qui était sur le chemin, avec un grand
empressement toujours autour de lui des gens des plus de qualité et
d'esprit à qui parfois il faisait sa révérence de droite et de
gauche, mais le plus souvent leur laissait, comme on dit, leurs frais
pour compte, sans les voir, les deux yeux devant soi, parlant fort haut
et fort bien à ceux de sa familiarité qui riaient de toutes les
drôleries qu'il disait, et avec grande raison, comme j'ai dit, car il
était spirituel autant que cela se peut imaginer, avec des grâces qui
n'étaient qu'à lui et que tous ceux qui l'ont approché ont essayé,
souvent sans le vouloir et parfois même sans s'en douter, de copier et
de prendre, mais pas un jusqu'à y réussir, ou à autre chose qu'à
laisser paraître en leurs pensées, en leurs discours et presque dans
l'air de l'écriture et le bruit de la voix qu'il avait toutes deux fort
singulières et fort belles, comme un vernis de lui qui se reconnaissait
tout de suite et montrait par sa légère et indélébile surface, qu'il
était aussi difficile de ne pas chercher à l'imiter que d'y parvenir.

Il avait souvent auprès de lui un Espagnol dont le nom était Yturri et
que j'avais connu, lors de mon ambassade à Madrid, comme il a été
rapporté. En un temps où chacun ne pousse guère ses vues plus loin
qu'à faire distinguer son mérite, il avait celui, à la vérité fort
rare, de mettre tout le sien à faire mieux éclater celui de ce comte,
à l'aider dans ses recherches, dans ses rapports avec les libraires,
jusque dans les soins de sa table, ne trouvant nulle tâche fastidieuse
si seulement elle lui en épargnait quelqu'une, la sienne n'étant, si
l'on peut dire, qu'écouter et faire retentir au loin les propos de
Montesquiou, comme faisaient ces disciples qu'avaient accoutumé d'avoir
toujours avec eux les anciens sophistes, ainsi qu'il appert des écrits
d'Aristote et des discours de Platon. Cet Yturri avait gardé la
manière bouillante de ceux de son pays, lesquels à propos de tout ne
vont pas sans tumulte, dont Montesquiou le reprenait fort souvent et
fort plaisamment, à la gaieté de tous et tout le premier d'Yturri
même, qui s'excusait en riant sur la chaleur de la race et avait garde
d'y rien changer, car cela plaisait ainsi. Il se connaissait en objets
d'autrefois dont beaucoup profitaient pour l'aller voir et consulter
là-dessus, jusque dans la retraite que s'étaient ajustée nos deux
ermites et qui était sise, comme j'ai dit, à Neuilly, proche de la
maison de M. le duc d'Orléans.

Montesquiou invitait fort peu et fort bien, tout le meilleur et le plus
grand, mais pas toujours les mêmes et à dessein, car il jouait fort au
roi, avec des faveurs et des disgrâces jusqu'à l'injustice à en
crier, mais tout cela soutenu par un mérite si reconnu, qu'on le lui
passait, mais quelques-uns pourtant fort fidèlement et fort
régulièrement, qu'on était presque toujours sûr de trouver chez lin
quand il donnait un divertissement, comme la duchesse Mme de
Clermont-Tonnerre de laquelle il sera parlé beaucoup plus loin, qui
était fille de Gramont, petite-fille du célèbre ministre d'État,
sœur du duc de Guiche, qui était fort tourné, comme on l'a vu, vers
la mathématique et la peinture, et Mme Greffulhe, qui était Chimay, de
la célèbre maison princière des comtes de Bossut. Leur nom est
Hennin-Liétard et j'en ai déjà parlé à propos du prince de Chimay,
à qui l'Électeur de Bavière fit donner la Toison d'or par Charles II
et qui devint mon gendre, grâce à la duchesse Sforze, après la mort
de sa première femme, fille du duc de Nevers. Il n'était pas moins
attaché à Mme de Brantes, fille de Cessac, dont il a déjà été
parlé fort souvent et qui reviendra maintes fois dans le cours de ces
Mémoires, et aux duchesses de la Roche-Guyon et de Fezensac. J'ai
suffisamment parlé de ces Montesquiou à propos de leur plaisante
chimère de descendre de Pharamond, comme si leur antiquité n'était
pas assez grande et assez reconnue pour ne pas avoir besoin de la
barbouiller de fables, et de l'autre à propos du duc de la Roche-Guyon,
fils aîné du duc de La Rochefoucauld et survivancier de ses deux
charges, de l'étrange présent qu'il reçut de M. le duc d'Orléans, de
sa noblesse à éviter le piège que lui tendit l'astucieuse
scélératesse du premier président de Mesmes et du mariage de son fils
avec Mlle de Toiras. On y voyait fort aussi Mme de Noailles, femme du
dernier frère du duc d'Ayen, aujourd'hui duc de Noailles, et dont la
mère est La Ferté. Mais j'aurai l'occasion de parler d'elle plus
longuement comme de la femme du plus beau génie poétique qu'ait vu son
temps, et qui a renouvelé, et l'on peut dire agrandi, le miracle de la
célèbre Sévigné. On sait que ce que j'en dis est équité pure,
étant assez au su de chacun en quels termes j'en suis venu avec le duc
de Noailles, neveu du cardinal et mari de Mlle d'Aubigné, nièce de Mme
de Maintenon, et je me suis assez étendu en son lieu sur ses
astucieuses menées contre moi jusqu'à se faire avec Canillac avocat
des conseillers d'État contre les gens de qualité, son adresse à
tromper son oncle le cardinal, à bombarder Daguesseau chancelier, à
courtiser Effiat et les Rohan, à prodiguer les grâces pécuniaires
énormes de M. le duc d'Orléans au comte d'Armagnac pour lui faire
épouser sa fille, après avoir manqué pour elle le fils aîné du duc
d'Albret. Mais j'ai trop parlé de tout cela pour y revenir et de ses
noirs manèges à l'égard de Law et dans l'affaire des pierreries et
lors de la conspiration du duc et de la duchesse du Maine. Bien
différent, et à tant de générations d'ailleurs, était Mathieu de
Noailles, qui avait épousé celle dont il est question ici et que son
talent a rendu fameuse. Elle était la fille de Brancovan, prince
régnant de Valachie, qu'ils nomment là-bas Hospodar, et avait autant
de beauté que de génie. Sa mère était Musurus qui est le nom d'une
famille très noble et très des premières de la Grèce, fort
illustrée par diverses ambassades nombreuses et distinguées et par
l'amitié d'un de ces Musurus avec le célèbre Erasme. Montesquiou
avait été le premier à parler de ses vers. Les duchesses allaient
souvent écouter les siens, à Versailles, à Sceaux, à Meudon, et
depuis quelques années les femmes de la ville les imitent par une
mécanique connue et font venir des comédiens qui les récitent dans le
dessein d'en attirer quelqu'une, dont beaucoup iraient chez le Grand
Seigneur plutôt que de ne pas les applaudir. Il y avait toujours
quelque récitation dans sa maison de Neuilly, et aussi le concours tant
des poètes les plus fameux que des plus honnêtes gens et de la
meilleure compagnie, et de sa part, à chacun, et devant les objets de
sa maison, une foule de propos, dans ce langage si particulier à lui
que j'ai dit, dont chacun restait émerveillé.

Mais toute médaille a son revers. Cet homme d'un mérite si hors de
pair, où le brillant ne nuisait pas au profond, cet homme, qui a pu
être dit délicieux, qui se faisait écouter pendant des heures avec
amusement pour les autres comme pour lui-même, car il riait fort de ce
qu'il disait comme s'il avait été à la fois l'auteur et le parleur,
et avec profit pour eux, cet homme avait un vice: il n'avait pas moins
soif d'ennemis que d'amis. Insatiable des derniers, il était implacable
aux autres, si l'on peut ainsi dire, car à quelques années de
distance, c'était les mêmes dont il avait cessé d'être engoué. Il
lui fallait toujours quelqu'un, sous le prétexte de la plus futile
pique, à détester, à poursuivre, à persécuter, par où if était la
terreur de Versailles car il ne se contraignait en rien et de sa voix
qu'il avait fort haute lançait devant qui ne lui revenait pas les
propos les plus griefs, les plus spirituels, les plus injustes, comme
quand il cria fort distinctement devant Diane de Peydan de Brou, veuve
estimée du marquis de Saint-Paul, qu'il était aussi fâcheux pour le
paganisme que pour le catholicisme qu'elle s'appelât à la fois Diane
et Saint Paul. C'était de ses rapprochements de mots dont personne ne
se fut avisé et qui faisaient trembler. Ayant passé sa jeunesse dans
le plus grand monde, son âge mûr parmi les poètes, revenu également
des uns et des autres, il ne craignait personne et vivait dans une
solitude qu'il rendait de plus en plus stricte par chaque ancien ami
qu'il en chassait. Il était fort de ceux de Mme Straus, fille et veuve
des célèbres musiciens Halévy et Bizet, femme d'Émile Straus, avocat
à la cour des Aides, et de qui les admirables répliques sont dans la
mémoire de tous. Sa figure était restée charmante et aurait suffi
sans son esprit à attirer tous ceux qui se pressaient autour d'elle.
C'est elle qui, une fois dans la chapelle de Versailles où elle avait
son carreau, comme M. de Noyon dont le langage était toujours si outré
et si éloigné du naturel demandait s'il ne lui semblait pas que la
musique qu'on entendait était octogonale, lui répondit: «Ah!
monsieur, j'allais le dire!» comme à quelqu'un qui a prononcé avant
tous une chose qui vient naturellement à l'esprit.

On ferait un volume si l'on rapportait tout ce qui a été dit par elle
et qui vaut de n'être pas oublié. Sa santé avait toujours été
délicate. Elle en avait profité de bonne heure pour se dispenser des
Marly, des Meudon, n'allait faire sa cour au Roi que fort rarement, où
elle était toujours reçue seule et avec une grande considération. Les
fruits et les eaux dont elle avait fait en tous temps un usage qui
surprenait, sans liqueurs, ni chocolat, lui avaient noyé l'estomac,
dont Fagon n'avait pas voulu s'apercevoir depuis qu'il diminuait. Il
appelait charlatans ceux qui donnent des remèdes ou n'avaient pas été
reçus dans les facultés, à cause de quoi il chassa un Suisse qui
aurait pu la guérir. À la fin, comme son estomac s'était déshabitué
des nourritures trop fortes, son corps du sommeil et des longues
promenades, elle tourna cette fatigue en distinction. Mme la duchesse de
Bourgogne la venait voir et ne voulait pas être conduite au delà de la
première pièce. Elle recevait les duchesses, assise, qui la visitaient
tout de même tant c'était un délice de l'écouter. Montesquiou ne
s'en faisait pas faute; il était fort aussi dans la familiarité de Mme
Standish, sa cousine, qui vint à ce parvulo de Saint-Cloud, étant
l'amie la plus anciennement admise en tout et dans la plus grande
proximité avec la reine d'Angleterre, la plus distinguée par elle, où
toutes les femmes ne lui cédèrent point le pas comme cela aurait dû
être et ne fut pas par l'incroyable ignorance de M. le duc d'Orléans,
qui la crut peu de chose parce qu'elle s'appelait Standish, alors
qu'elle était fille d'Escars, de la maison de Pérusse, petite-fille de
Brissac, et une des plus grandes dames du royaume comme aussi l'une des
plus belles et avait toujours vécu dans la société la plus trayée
dont elle était le suprême élixir. M. le duc d'Orléans ignorait
aussi que H. Standish était fils d'une Noailles, de la branche des
marquis d'Arpajon. Il fallut que M. d'Hinnisdal le lui apprit. On eut
donc à ce parvulo le scandale fort remarquable du prince Murat, sur un
ployant, à côté du roi d'Angleterre. Cela fit un étrange vacarme qui
retentit bien loin de Saint-Cloud. Ceux qui avaient à cœur le bien de
l'État en sentirent les bases sapées; le Roi, si peu versé dans
l'histoire des naissances et des rangs, mais comprenant la flétrissure
infligée à sa couronne par la faiblesse d'avoir anéanti la plus haute
dignité du royaume, attaqua de conversation là-dessus le comte A. de
La Rochefoucauld, qui l'était plus que personne et qui, commandé de
répondre par son maître, qui était aussi son ami, ne craignit pas de
le faire en termes si nets et si tranchants qu'il fut entendu de tout le
salon où se jouait pourtant à gros bruit un fort lansquenet. Il
déclara que, fort attaché à la grandeur de sa maison, il ne croyait
pas pourtant que cet attachement l'aveuglât et lui fit rien dérober à
quiconque, quand il trouvait qu'il était--pour ne pas dire plus--un
aussi grand seigneur que le prince Murat; que pourtant il avait toujours
cédé le pas au duc de Gramont et continuerait à faire de même. Sur
quoi le roi fit faire défense au prince Murat de ne prendre en nulle
circonstance plus que la qualité d'Altesse et le traversement du
parquet. Le seul qui eut pu y prétendre était Achille Murat, parce
qu'il a des prérogatives souveraines dans la Mingrélie qui est un
État avoisinant ceux du czar. Mais il était aussi simple qu'il était
brave, et sa mère, si connue pour ses écrits et dont il avait hérité
l'esprit charmant, avait bien vite compris que le solide et le réel de
sa situation était moins chez ces Moscovites que dans la maison bien
plus que princière qui était la sienne, car elle était la fille du
duc de Rohan-Chabot.

Le prince J. Murat ploya un moment sous l'orage, le temps de passer ce
fâcheux détroit, mais il n'en fut pas davantage et on sait que
maintenant, même à ses cousins, les lieutenants-généraux ne font
point difficulté, sans aucune raison qui se puisse approfondir, de
donner le Pour et le Monseigneur, et le Parlement, quand il va les
complimenter, envoie ses huissiers les baguettes levées, à quoi
Monsieur le Prince avait eu tant de peine d'arriver, malgré le rang de
prince du sang. Ainsi tout décline, tout s'avilit, tout est rongé dès
le principe, dans un État où le fer rouge n'est pas porté d'abord sur
les prétentions pour qu'elles ne puissent plus renaître.

Le roi d'Angleterre était accompagné de milord Derby qui jouissait
ici, comme dans son pays, de beaucoup de considération. Il n'avait pas
au premier abord cet air de grandeur et de rêverie qui frappait tant
chez B. Lytton, mort depuis, ni le singulier visage et qui ne se pouvait
oublier de milord Dufferin. Mais il plaisait peut-être plus encore
qu'eux par une façon d'amabilité que n'ont point les Français et par
quoi ils sont conquis. Louvois l'avait voulu presque malgré lui auprès
du Roi à cause de ses capacités et de sa connaissance approfondie des
affaires de France.

Le roi d'Angleterre évita de qualifier M. le duc d'Orléans en lui
parlant, mais voulut qu'il eut un fauteuil, à quoi il ne prétendait
pas, mais qu'il eut garde de refuser. Les princesses du sang mangèrent
au grand couvert par une grâce qui fit crier très fort mais ne porta
pas d'autre fruit. Le souper fut servi par Olivier, premier maître
d'hôtel du Roi. Son nom était Dabescat; il était respectueux, aimé
de tous, et si connu à la cour d'Angleterre que plusieurs des seigneurs
qui accompagnaient le Roi le virent avec plus de plaisir que les
chevaliers de Saint-Louis récemment promus par le Régent et dont la
figure était nouvelle. Il gardait une grande fidélité à la mémoire
du feu Roi et allait chaque année à son service à Saint-Denis, où,
à la honte des courtisans oublieux, il se trouvait presque toujours
seul avec moi. Je me suis arrêté un instant sur lui, parce que par la
connaissance parfaite qu'il avait de son état, par sa bonté, par sa
liaison avec les plus grands sans se familiariser, ni bassesse, il
n'avait pas laissé de prendre de l'importance à Saint-Cloud et d'y
faire un personnage singulier.

Le régent fit à Mme Standish la remarque fort juste qu'elle ne portait
pas ses perles comme les autres dames, mais d'une façon qu'avait
imitée la reine d'Angleterre. Guiche se trouvait là, qui y avait été
mené comme au licou par la peur de s'attirer pour toujours le régent
et n'était pas fort aise d'y être. Il se plaisait bien plus à la
Sorbonne et dans les Académies dont il était recherché plus que
personne. Mais enfin le régent l'avait fait prendre, il sentit ce qu'il
devait au respect de la naissance, sinon de la personne, au bien de
l'État, peut-être à sa propre sûreté, ce qu'il y aurait de trop
marqué à ne pas venir, ne pas y avoir de milieu entre se perdre et
refuser, et il sauta le bâton. À ce mot de perles, je le cherchai des
yeux. Les siens, très ressemblants à ceux de sa mère, étaient
admirables, avec un regard qui, bien que personne n'aimât autant que
lui à se divertir semblait percer au travers de sa prunelle, dès que
son esprit était tendu à quelque objet sérieux. On a vu qu'il était
Gramont, dont le nom est Aure, de cette illustre maison considérée par
tant d'alliances et d'emplois depuis Sanche-Garcie d'Aure et Antoine
d'Aure, vicomte d'Aster, qui prit le nom et les armes de Gramont. Armand
de Gramont, dont il est question ici, avec tout le sérieux que n'avait
pas l'autre, rappelait les grâces de ce galant comte de Guiche, qui
avait été si initié dans les débuts du règne de Louis XIV. Il
dominait sur tous les autres ducs, ne fut-ce que par son savoir infini
et ses admirables découvertes. Je peux dire avec vérité que j'en
parlerais de même si je n'avais reçu de lui tant de marques d'amitié.
Sa femme était digne de lui, ce qui n'est pas peu dire. La position de
ce duc était unique. Il était les délices de la cour, l'espoir avec
raison des savants, l'ami sans bassesse des plus grands, le protecteur
avec choix de ceux qui ne l'étaient pas encore, le familier avec une
considération infinie de José Maria Sert qui est l'un des premiers
peintres de l'Europe pour la ressemblance des visages et la décoration
sage et durable des bâtiments. Il a été marqué en son temps comment,
quittant ma berline pour des mules en me rendant à Madrid pour mon
ambassade, j'avais été admirer ses ouvrages dans une église où ils
sont disposés avec un art prodigieux, entre la rangée des balcons des
autels et des colonnes incrustées des marbres les plus précieux. Le
duc de Guiche causait avec Ph. de Caraman-Chimay, oncle de celui qui
était devenu mon gendre. Leur nom est Riquet et celui-là avait
vraiment l'air de Riquet à la Houppe tel qu'il est dépeint dans les
contes. Nonobstant son visage promettait l'agrément et la finesse et
tenait ses promesses, à ce que m'ont dit ses amis. Mais je n'avais
nulle habitude avec lui pour ainsi dire pas de commerce, et je ne parle
dans ces Mémoires que des choses que j'ai pu connaître par moi-même.
J'entraînai le duc de Guiche dans la galerie pour qu'on ne pût nous
entendre:--Eh bien! lui dis-je, le régent vous a-t-il parlé du
Moine.--Oui, me répondit-il en souriant, et pour ce coup, malgré ces
cunctations, je crois l'avoir persuadé. Pour que notre bref colloque ne
fût pas remarqué, nous nous approchâmes fort à côté du régent, et
Guiche me fit remarquer qu'on parlait encore de pierreries, Standish
ayant conté que dans un incendie tous les diamants de sa mère, Mme de
Poix, avaient brûlé et étaient devenus noirs, pour laquelle
particularité, fort curieuse en effet, on les avait portés au cabinet
du roi d'Angleterre où ils étaient conservés:--Mais alors si le
diamant noircit par le feu, le charbon ne pourrait-il être changé en
diamant demanda, le régent en se tournant vers Guiche d'un air
embarrassé, qui haussa les épaules en me regardant confondu par cet
ensorcellement d'un homme qu'il avait pensé convaincu.

On vit pour la première fois à Saint-Cloud le comte de Fels, dont le
nom est Frich, qui vint pour faire sa cour au roi d'Angleterre. Ces
Frich, bien que sortis autrefois de la lie du peuple, sont fort
glorieux. C'est à l'un d'eux que la bonne femme Cornuel répondit,
comme il lui faisait admirer la livrée d'un de ses laquais et ajoutait
qu'elle lui venait de son grand-père:«--Eh! là, monsieur, je ne
savais pas que monsieur votre grand-père était laquais.» La présence
au parvulo du comte de Fels parut étrange à ceux qui s'étonnent
encore; l'absence du marquis de Castellane les surprit davantage. Il
avait travaillé plus de vingt ans avec le succès que l'on sait au
rapprochement de la France et de l'Angleterre où il eut fait un
excellent ambassadeur, et du moment que le roi d'Angleterre venait à
Saint-Cloud, son nom, illustre à tant d'égards, était le premier qui
fût venu à l'esprit. On vit à ce parvulo une autre nouveauté fort
singulière, celle d'un prince d'Orléans voyageant en France incognito
sous le nom très étrange d'infant d'Espagne. Je représentai en vain
à M. le duc d'Orléans que, si grande que fût la maison d'où sortait
ce prince, on ne concevait pas qu'on pût appeler infant d'Espagne qui
ne l'était pas dans son pays même, où on donne seulement ce nom à
d'héritier de la couronne, comme on l'a vu dans la conversation que
j'eus avec Guelterio lors de mon ambassade à Madrid; bien plus que
d'infant d'Espagne à infant tout court, il n'y avait qu'un pas et que
le premier servirait de chausse-pied au second. Sur quoi M. le duc
d'Orléans se récria qu'on ne disait le Roi tout court que pour le Roi
de France, qu'il avait été ordonné à M. le duc de Lorraine, son
oncle, de ne plus se permettre de dire le Roi de France, en parlant du
Roi, faute de quoi il ne sortirait oncques de Lorraine et qu'enfin si
l'on dit le Pape, sans plus, c'est que tout autre nom ne serait pour lui
de nul usage. Je ne pus rien répliquer à tous ces beaux raisonnements,
mais je savais où la faiblesse du régent le conduirait et je me
licenciai à le lui dire. On en a vu la fin et qu'il y a beau temps
qu'on ne dit plus que l'infant tout court. Les envoyés du roi d'Espagne
l'allèrent chercher à Paris et le menèrent à Versailles, où il fut
faire sa révérence au Roi qui resta enfermé avec lui durant une
grande heure, puis passa dans la galerie et le présenta, où tout le
monde admira fort son esprit. Il visita près de la maison de campagne
du prince de Cellamare celle du comte et de la comtesse de Beaumont où
s'était déjà rendu le roi d'Angleterre. On a dit avec raison que
jamais mari et femme n'avaient été faits si parfaitement l'un pour
l'autre, ni pour eux leur magnifique et singulière demeure sise sur le
chemin des Annonciades où elle semblait les attendre depuis cent ans.
Il loua la magnificence des jardins en termes parfaitement choisis et
mesurés, et de là se rendit à Saint-Cloud pour le parvulo, mais y
scandalisa par la prétention insoutenable d'avoir la main sur le
régent. La faiblesse de celui-ci fit que les discussions aboutirent à
ce mezzo--termine fort inouï que le régent et l'infant d'Espagne
entrèrent en même temps, par une porte différente, dans la salle où
se donnait le souper. Ainsi crut-on couvrir la main. Il y charma de
nouveau tout le monde par son esprit, mais ne baisa aucune des
princesses et seulement la reine d'Angleterre, ce qui surprit fort. Le
Roi fut outré d'apprendre la prétention de la main et que la faiblesse
du régent lui eût permis d'éclore. Il n'admit pas davantage le titre
d'infant et déclara que ce prince serait reçu seulement à son rang
d'ancienneté, aussitôt après le duc du Maine. L'infant d'Espagne
essaya d'arriver à son but par d'autres voies. Elles ne lui réussirent
point. Il cessa de visiter le Roi autrement que par un reste d'habitude
et avec une assiduité légère. À la fin il en essuya des dégoûts et
on ne le vit plus que rarement à Versailles où son absence se fit fort
sentir et causa le regret qu'il n'y eût pas porté ses tabernacles.
Mais cette disgression sur les titres singuliers nous a entraînés trop
loin de l'affaire du Moine.


(_à suivre._)



MÉLANGES

EN MÉMOIRE DES
ÉGLISES
ASSASSINÉES

I

LES ÉGLISES SAUVÉES
LES CLOCHERS DE CAEN. LA CATHÉDRALE
DE LISIEUX

JOURNÉES EN AUTOMOBILE


Parti de... à une heure assez avancée de l'après-midi, je n'avais pas
de temps à perdre si je voulais arriver avant la nuit chez mes parents,
à mi-chemin à peu près entre Lisieux et Louviers. À ma droite, à ma
gauche, devant moi, le vitrage de l'automobile, que je gardais fermé,
mettait pour ainsi dire sous verre la belle journée de septembre que,
même à l'air libre, on ne voyait qu'à travers une sorte de
transparence. Du plus loin qu'elles nous apercevaient, sur la route où
elles se tenaient courbées, de vieilles maisons bancales couraient
prestement au-devant de nous en nous tendant quelques roses fraîches ou
nous montraient avec fierté la jeune rose trémière qu'elles avaient
élevée et qui déjà les dépassait de la taille. D'autres venaient,
appuyées tendrement sur un poirier que leur vieillesse aveugle avait
l'illusion d'étayer encore, et le serraient contre leur cœur meurtri
où il avait immobilisé et incrusté à jamais l'irradiation chétive
et passionnée de ses branches. Bientôt, la route tourna et le talus
qui la bordait sur la droite s'étant abaissé, la plaine de Caen
apparut, sans la ville qui, comprise pourtant dans l'étendue que
j'avais sous les yeux, ne se laissait voir ni deviner, à cause de
l'éloignement. Seuls, s'élevant du niveau uniforme de la plaine et
comme perdus en rase campagne, montaient vers le ciel les deux clochers
de Saint Étienne. Bientôt, nous en vîmes trois, le clocher de
Saint Pierre les avait rejoints[5]. Rapprochés en une triple aiguille
montagneuse, ils apparaissaient comme, souvent dans Turner, le
monastère ou le manoir qui donne son nom au tableau, mais qui, au
milieu de l'immense paysage de ciel, de végétation et d'eau, tient
aussi peu de place, semble aussi épisodique et momentané, que
l'arc-en-ciel, la lumière de cinq heures du soir, et la petite paysanne
qui, au premier plan, trotte sur le chemin entre ses paniers. Les
minutes passaient, nous allions vite et pourtant les trois clochers
étaient toujours seuls devant nous, comme des oiseaux posés sur la
plaine, immobiles, et qu'on distingue au soleil. Puis, l'éloignement se
déchirant comme une brume qui dévoile complète et dans ses détails
une forme invisible l'instant d'avant, les tours de la Trinité
apparurent, ou plutôt une seule tour, tant elle cachait exactement
l'autre derrière elle. Mais elle s'écarta, l'autre s'avança et toutes
deux s'alignèrent. Enfin, un clocher retardataire (celui de
Saint-Sauveur, je suppose) vint, par une volte hardie, se placer en face
d'elles. Maintenant, entre les clochers multipliés, et sur la pente
desquels on distinguait la lumière qu'à cette distance on voyait
sourire, la ville, obéissant d'en bas à leur élan sans pouvoir y
atteindre, développait d'aplomb et par montées verticales la fugue
compliquée mais franche de ses toits. J'avais demandé au mécanicien
de m'arrêter un instant devant les clochers de Saint-Étienne; mais, me
rappelant combien nous avions été longs à nous en rapprocher quand
dès le début ils paraissaient si près, je tirais ma montre pour voir
combien de minutes nous mettrions encore, quand l'automobile tourna et
m'arrêta à leur pied. Restés si longtemps inapprochables à l'effort
de notre machine qui semblait patiner vainement sur la route, toujours
à la même distance d'eux, c'est dans les dernières secondes seulement
que la vitesse de tout le temps totalisée devenait appréciable. Et,
géants, surplombant de toute leur hauteur, ils se jetèrent si rudement
au-devant de nous que nous eûmes tout juste le temps d'arrêter pour ne
pas nous heurter contre le porche.

Nous poursuivîmes notre route; nous avions déjà quitté Caen depuis
longtemps, et la ville, après nous avoir accompagnés quelques
secondes, avait disparu, que, restés seuls à l'horizon à nous
regarder fuir, les deux clochers de Saint-Étienne et le clocher de
Saint Pierre agitaient encore en signe d'adieu leurs cimes
ensoleillées. Parfois, l'un s'effaçait pour que les deux autres
pussent nous apercevoir un instant encore; bientôt, je n'en vis plus
que deux. Puis ils virèrent une dernière fois comme deux pivots d'or,
et disparurent à mes yeux. Bien souvent depuis, passant au soleil
couché dans la plaine de Caen, je les ai revus, parfois de très loin
et qui n'étaient que comme deux fleurs peintes sur le ciel, au-dessus
de la ligne basse des champs; parfois, d'un peu plus près et déjà
rattrapés par le clocher de Saint Pierre, semblables aux trois jeunes
filles d'une légende abandonnées dans une solitude où commençait à
tomber l'obscurité; et tandis que je m'éloignais je les voyais
timidement chercher leur chemin et, après quelques gauches essais et
trébuchements maladroits de leurs nobles, silhouettes, se serrer les
uns contre les autres, glisser l'un derrière l'autre, ne plus faire sur
le ciel encore rose qu'une seule forme noire délicieuse et résignée
et s'effacer dans la nuit.

Je commençais de désespérer d'arriver assez tôt à Lisieux pour
être le soir même chez mes parents, qui heureusement n'étaient pas
prévenus de mon arrivée, quand vers l'heure du couchant nous nous
engageâmes sur une pente rapide au bout de laquelle, dans la cuvette
sanglante de soleil où nous descendions à toute vitesse, je vis
Lisieux qui nous y avaient précédés, relever et disposer à la hâte
ses maisons blessées, ses hautes cheminées teintes de pourpre; en un
instant tout avait repris sa place et quand quelques secondes plus tard
nous nous arrêtâmes au coin de la rue aux Fèvres, les vieilles
maisons dont les fines tiges de bois nervure s'épanouissent à l'appui
des croisées en têtes de saints ou de démons, semblaient ne pas avoir
bougé depuis le XVe siècle. Un accident de machine nous força de
rester jusqu'à la nuit tombante à Lisieux; avant de partir je voulus
revoir à la façade de la cathédrale quelques-uns des feuillages dont
parle Ruskin, mais les faibles lumignons qui éclairaient les rues de la
ville cessaient sur la place où Notre-Dame était presque plongée dans
l'obscurité. Je m'avançais pourtant, voulant au moins toucher de la
main l'illustre futaie de pierre, dont le porche est planté et entre
les deux rangs si noblement taillés de laquelle défila peut-être la
pompe nuptiale d'Henri II d'Angleterre et d'Éléonore de Guyenne. Mais
au moment où je m'approchais d'elle à tâtons, une subite clarté
l'inonda; tronc par tronc, les piliers sortirent de la nuit, détachant
vivement, en pleine lumière sur un fond d'ombre, le large modelé de
leurs feuilles de pierre. C'était mon mécanicien, l'ingénieux
Agostinelli, qui, envoyant aux vieilles sculptures le salut du présent
dont la lumière ne servait plus qu'à mieux lire les leçons du passé,
dirigeait successivement sur toutes les parties du porche, à mesure que
je voulais les voir, les feux du phare de son automobile[6]. Et quand je
revins vers la voiture je vis un groupe d'enfants que la curiosité
avait amenés là et qui, penchant sur le phare leurs têtes dont les
boucles palpitaient dans cette lumière surnaturelle, recomposaient ici,
comme projetée de la cathédrale dans un rayon, la figuration
angélique d'une Nativité. Quand nous quittâmes Lisieux, il faisait
nuit noire; mon mécanicien avait revêtu une vaste mante de caoutchouc
et coiffé une sorte de capuche qui, enserrant la plénitude de son
jeune visage imberbe, le faisait ressembler, tandis que nous nous
enfoncions de plus en plus vite dans la nuit, à quelque pèlerin ou
plutôt à quelque nonne de la vitesse. De temps à autre--sainte
Cécile improvisant sur un instrument plus immatériel encore--il
touchait le clavier et tirait un des jeux de ces orgues cachés dans
l'automobile et dont nous ne remarquons guère la musique, pourtant
continue, qu'à ces changements de registres que sont les changements de
vitesse; musique pour ainsi dire abstraite, tout symbole et tout nombre,
et qui fait penser à cette harmonie que produisent, dit-on, les
sphères, quand elles tournent dans l'éther. Mais la plupart du temps
il tenait seulement dans sa main sa roue--sa roue de direction (qu'on
appelle volant)--assez semblable aux croix de consécration que tiennent
les apôtres adossés aux colonnes du chœur dans la Sainte-Chapelle de
Paris, à la croix de Saint-Benoît, et en général à toute
stylisation de la roue dans l'art du moyen âge. Il ne paraissait pas
s'en servir tant il restait immobile, mais la tenait comme il aurait
fait d'un symbole dont il convenait qu'il fût accompagné; ainsi les
saints, aux porches des cathédrales, tiennent l'un une ancre, un autre
une roue, une harpe, une faux, un gril, un cor de chasse, des pinceaux.
Mais si ces attributs étaient généralement destinés à rappeler
l'art dans lequel ils excellèrent de leur vivant, c'était aussi
parfois l'image de l'instrument par quoi ils périrent; puisse le volant
de direction du jeune mécanicien qui me conduit rester toujours le
symbole de son talent plutôt que d'être la préfiguration de son
supplice! Nous dûmes nous arrêter dans un village où je fus pendant
quelques instants, pour les habitants, ce «voyageur» qui n'existait
plus depuis les chemins de fer et que l'automobile a ressuscité, celui
à qui la servante dans les tableaux flamands verse le coup de
l'étrier, qu'on voit dans les paysages du Cuyp, s'arrêtant pour
demander son chemin, comme dit Ruskin, à un passant dont «l'aspect
seul indique qu'il est incapable de le renseigner», et qui, dans les
fables de La Fontaine, chevauche au soleil et au vent, couvert d'un
chaud balandras à l'entrée de l'automne, «quand la précaution au
voyageur est bonne»,--ce «cavalier» qui n'existe plus guère
aujourd'hui dans la réalité et que pourtant nous apercevons encore
quelquefois galopant à marée basse au bord de la mer quand le soleil
se couche (sorti sans doute du passé à la faveur des ombres du soir),
faisant du paysage de mer que nous avons sous les yeux, une «marine»
qu'il date et qu'il signe, petit personnage qui semble ajouté par
Lingelbach, Wouwermans ou Adrien Van de Velde, pour satisfaire le goût
d'anecdotes et de figures des riches marchands de Harlem, amateurs de
peinture, à une plage de Guillaume Van de Velde ou de Ruysdaël. Mais
surtout de ce voyageur, ce que l'automobile nous a rendu de plus
précieux c'est cette admirable indépendance qui le faisait partir à
l'heure qu'il voulait et s'arrêter où il lui plaisait. Tous ceux-là
me comprendront que parfois le vent en passant a soudain touché du
désir irrésistible de fuir avec lui jusqu'à la mer où ils pourront
voir, au lieu des inertes pavés du village vainement cinglés par la
tempête, les flots soulevés lui rendre coup pour coup et rumeur pour
rumeur; tous ceux surtout qui savent ce que peut être, certains soirs,
l'appréhension de s'enfermer avec sa peine pour toute la nuit, tous
ceux qui connaissent quelle allégresse c'est, après avoir lutté
longtemps contre son angoisse et comme on commençait à monter vers sa
chambre en étouffant les battements de son cœur, de pouvoir s'arrêter
et se dire: «Eh bien! non, je ne monterai pas; qu'on selle le cheval,
qu'on apprête l'automobile», et toute la nuit de fuir, laissant
derrière soi les villages où notre peine nous eût étouffé, où nous
la devinons sous chaque petit toit qui dort, tandis que nous passions à
toute vitesse, sans être reconnu d'elle, hors de ses atteintes.

Mais l'automobile s'était arrêtée au coin d'un chemin creux, devant
une porte feutrée d'iris défleuris et de roses. Nous étions arrivés
à la demeure de mes parents. Le mécanicien donne de la trompe pour que
le jardinier vienne nous ouvrir, cette trompe dont le son nous déplaît
par sa stridence et sa monotonie, mais qui pourtant, comme toute
matière, peut devenir beau s'il s'imprègne d'un sentiment. Au cœur de
mes parents il a retenti joyeusement comme une parole inespérée...
«Il me semble que j'ai entendu... Mais alors ce ne peut être que
lui!» Ils se lèvent, allument une bougie tout en la protégeant contre
le vent de la porte qu'ils ont déjà ouverte dans leur impatience,
tandis qu'au bas du parc la trompe dont ils ne peuvent plus
méconnaître le son devenu joyeux, presque humain, ne cesse plus de
jeter son appel uniforme comme l'idée fixe de leur joie prochaine,
pressant et répété comme leur anxiété grandissante. Et je songeais
que dans _Tristan et Isolde_ (au deuxième acte d'abord quand Isolde
agite son écharpe comme un signal, au troisième acte ensuite à
l'arrivée de la nef) c'est, la première fois, à la redite stridente,
indéfinie et de plus en plus rapide de deux notes dont la succession
est quelquefois produite par le hasard dans le monde inorganisé des
bruits; c'est, la deuxième fois, au chalumeau d'un pauvre pâtre, à
l'intensité croissante, à l'insatiable monotonie de sa maigre chanson,
que Wagner, par une apparente et géniale abdication de sa puissance
créatrice, a confié l'expression de la plus prodigieuse attente de
félicité qui ait jamais rempli l'âme humaine.


[Note 5: Je me suis naturellement abstenu de reproduire dans ce
volume les nombreuses pages que j'ai écrites sur des églises dans
le _Figaro_ par exemple: l'église de village (bien que très supérieure
à mon avis à bien d'autres qu'on lira plus loin). Mais elles avaient
passé dans «À la recherche du temps perdu» et je ne pouvais
me répéter. Si j'ai fait une exception pour celle-ci, c'est que dans
«Du côté de chez Swann» elle n'est que citée partiellement d'ailleurs,
entre guillemets, comme un exemple de ce que j'écrivis dans
mon enfance. Et dans le IVe volume (non encore paru) de «À la
recherche du temps perdu», la publication dans le _Figaro_ de cette
page remaniée est le sujet de presque tout un chapitre.]

[Note 6: Je ne prévoyais guère quand j'écrivais ces lignes que
sept ou huit ans plus tard ce jeune homme me demanderait à
dactylographier un livre de moi, apprendrait l'aviation sous le nom de
Marcel Swann dans lequel il avait amicalement associé mon nom
de baptême et le nom d'un de mes personnages et trouverait la
mort à vingt-six ans, dans un accident d'aéroplane, au large
d'Antibes.]



JOURNÉES DE PÈLERINAGE

RUSKIN À NOTRE-DAME D'AMIENS, À ROUEN, ETC.[7]


Je voudrais donner au lecteur le désir et le moyen d'aller passer à
Amiens une journée en une sorte de pèlerinage ruskinien. Ce n'était
pas la peine de commencer par lui demander d'aller à Florence ou à
Venise, quand Ruskin a écrit sur Amiens tout un livre[8]. Et, d'autre
part, il me semble que c'est ainsi que doit être célébré le «culte
des Héros», je veux dire en esprit et en vérité. Nous visitons le
lieu où un grand nomme est né et celui où il est mort; mais les lieux
qu'il admirait entre tous, dont c'est la beauté même que nous aimons
dans ses livres, ne les habitait-il pas davantage?

Nous honorons d'un fétichisme qui n'est qu'illusion une tombe où reste
seulement de Ruskin ce qui n'était pas lui-même, et nous n'irions pas
nous agenouiller devant ces pierres d'Amiens, à qui il venait demander
sa pensée, et qui la gardent encore, pareilles à la tombe d'Angleterre
où d'un poète dont le corps fut consumé, ne reste--arraché aux
flammes par un autre poète--que le cœur[9]?

Sans doute le snobisme qui fait paraître raisonnable tout ce qu'il
touche n'a pas encore atteint (pour les Français du moins), et par là
préservé du ridicule, ces promenades esthétiques. Dites que vous
allez à Bayreuth entendre un opéra de Wagner, à Amsterdam visiter une
exposition de Primitifs flamands, on regrettera de ne pouvoir vous
accompagner. Mais si vous avouez que vous allez voir, à la Pointe du
Raz, une tempête, en Normandie, les pommiers en fleurs, à Amiens, une
statue aimée de Ruskin, on ne pourra s'empêcher de sourire. Je n'en
espère pas moins que vous irez à Amiens après m'avoir lu.

Quand on travaille pour plaire aux autres on peut ne pas réussir, mais
les choses qu'on a faites pour se contenter soi-même ont toujours
chance d'intéresser quelqu'un. Il est impossible qu'il n'existe pas de
gens qui prennent quelque plaisir à ce qui m'en a tant donné. Car
personne n'est original et fort heureusement pour la sympathie et la
compréhension qui sont de si grands plaisirs dans la vie, c'est dans
une trame universelle que nos individualités sont taillées. Si l'on
savait analyser l'âme comme la matière, on verrait que, sous
l'apparente diversité des esprits aussi bien que sous celle des choses,
il n'y a que peu de corps simples et d'éléments irréductibles et
qu'il entre dans la composition de ce que nous croyons être notre
personnalité, des substances fort communes et qui se retrouvent un peu
partout dans l'Univers.

Les indications que les écrivains nous donnent dans leurs œuvres sur
les lieux qu'ils ont aimés sont souvent si vagues que les pèlerinages
que nous y essayons gardent quelque chose d'incertain et d'hésitant et
comme la peur d'avoir été illusoires. Comme ce personnage d'Edmond de
Goncourt cherchant une tombe qu'aucune croix n'indique, nous en sommes
réduits à faire nos dévotions «au petit bonheur». Voilà un genre
de déboires que vous n'aurez pas à redouter avec Ruskin, à Amiens
surtout; vous ne courrez pas le risque d'y être venu passer un
après-midi sans avoir su le trouver dans la cathédrale: il est venu
vous chercher à la gare. Il va s'informer non seulement de la façon
dont vous êtes doué pour ressentir les beautés de Notre-Dame, mais du
temps que l'heure du train que vous comptez reprendre vous permet d'y
consacrer. Il ne vous montrera pas seulement le chemin, qui mène à la
cathédrale, mais tel ou tel chemin, selon que vous serez plus ou moins
pressé. Et comme il veut que vous le suiviez dans les libres
dispositions de l'esprit que donne la satisfaction du corps, peut-être
aussi pour vous montrer qu'à la façon des saints à qui vont ses
préférences, il n'est pas contempteur du plaisir «honnête[10]»,
avant de vous mener à l'église, il vous conduira chez le pâtissier.
Vous arrêtant à Amiens dans une pensée d'esthétique, vous êtes
déjà le bienvenu, car beaucoup ne font pas comme vous: «L'intelligent
voyageur anglais, dans ce siècle fortuné, sait que, à mi-chemin entre
Boulogne et Paris, il y a une station de chemin de fer importante[11]
où son train, ralentissant son allure, le roule avec beaucoup plus que
le nombre moyen des bruits et des chocs attendus à l'entrée de chaque
grande gare française, afin de rappeler par des sursauts le voyageur
somnolent ou distrait au sentiment de sa situation. Il se souvient aussi
probablement qu'à cette halte au milieu de son voyage, il y a un buffet
bien servi où il a le privilège de dix minutes d'arrêt. Il n'est
toutefois pas aussi clairement conscient que ces dix minutes d'arrêt
lui sont accordées à moins de minutes de marche de la grande place
d'une ville qui a été un jour la Venise de la France. En laissant de
côté les îles des lagunes, la «Reine des Eaux» de la France était
«à peu près aussi large que Venise elle-même, et traversée non par
de longs courants de marée montante et descendante[12], mais par onze
beaux cours d'eau à truites... aussi larges que la Dove d'Isaac
Walton[13], qui se réunissant de nouveau après qu'ils ont
tourbillonné à travers ses rues, sont bordés comme ils descendent
vers les sables de Saint-Valéry, par des bois de tremble et des
bouquets de peupliers[14] dont la grâce et l'allégresse semblent
jaillir de chaque magnifique avenue comme l'image de la vie de l'homme
juste: «_Erit tanquam lignum quod plantatum est secus decursus
aquarum._»

Mais la Venise de Picardie ne dut pas seulement son nom à la beauté de
ses cours d'eau, mais au fardeau qu'ils portaient. Elle fut une
ouvrière, comme la princesse Adriatique, en or et en verre, en pierre,
en bois, en ivoire; elle était habile comme une Égyptienne dans le
tissage des fines toiles de lin, et mariait les différentes couleurs
dans ses ouvrages d'aiguille avec la délicatesse des filles de Juda. Et
de ceux-là, les fruits de ses mains qui la célébraient dans ses
propres portes, elle envoyait aussi une part aux nations étrangères et
sa renommée se répandait dans tous les pays. Velours de toutes
couleurs, employés pour lutter, comme dans _Carpaccio_, contre les
tapis du Turc et briller sur les tours arabesques de Barbarie. Pourquoi
cette fontaine d'arc-en-ciel jaillissait-elle ici près de la Somme?
Pourquoi une petite-fille française pouvait-elle se dire la sœur de
Venise et la servante de Carthage et de Tyr. L'intelligent voyageur
anglais, contraint d'acheter son sandwich au jambon et d'être prêt
pour le «En voiture, messieurs», n'a naturellement pas de temps à
perdre à aucune de ces questions. Mais c'est trop parler de voyageurs
pour qui Amiens n'est qu'une station importante à vous qui êtes venu
pour visiter la cathédrale et qui méritez qu'on vous fasse mieux
employer, votre temps; on va vous mener à Notre-Dame, mais par quel
chemin?


«Je n'ai jamais été capable de décider quelle était vraiment la
meilleure manière d'aborder la cathédrale pour la première fois. Si
vous avez plein loisir et que le jour soit beau[15], le mieux serait de
descendre la rue principale de la vieille ville, traverser la rivière
et passer tout à fait en dehors vers la colline calcaire sur laquelle
s'élève la citadelle. De là vous comprendrez la hauteur réelle des
tours et de combien elles s'élèvent au-dessus du reste de la ville,
puis, en revenant, trouvez votre chemin par n'importe quelle rue de
traverse; prenez les ponts que vous trouverez; plus les rues seront
tortueuses et sales, mieux ce sera, et, que vous arriviez d'abord à la
façade ouest ou à l'abside, vous les trouverez dignes de toute la
peine que vous aurez eue à les atteindre.

«Mais si le jour est sombre, comme cela peut arriver quelquefois, même
en France, ou si vous ne pouvez ni ne voulez marcher, ce qui peut aussi
arriver à cause de tous nos sports athlétiques et de nos lawn-tennis,
ou si vraiment il faut que vous alliez à Paris cet après-midi et que
vous vouliez seulement voir tout ce que vous pouvez en une heure ou
deux, alors en supposant cela, malgré ces faiblesses, vous êtes encore
une assez gentille sorte de personne pour laquelle il est de quelque
conséquence de savoir par quelle voie elle arrivera à une jolie chose
et commencera à la regarder. J'estime que le mieux est alors de monter
à pied la rue des Trois-Cailloux. Arrêtez-vous un moment sur le chemin
pour vous tenir en bonne humeur, et achetez quelques tartes et bonbons
dans une des charmantes boutiques de pâtissier qui sont à gauche.
Juste après les avoir passées, demandez le théâtre, et vous monterez
droit au transept sud qui a vraiment en soi de quoi plaire à tout le
monde. Chacun est forcé d'aimer l'ajourement aérien de la flèche qui
le surmonte et qui semble se courber vers le vent d'ouest, bien que cela
ne soit pas;--du moins sa courbure est une longue habitude contractée
graduellement avec une grâce et une soumission croissantes pendant ces
trois derniers cents ans,--et arrivant tout à fait au porche, chacun
doit aimer la jolie petite madone française qui en occupe le milieu,
avec sa tête un peu de côté, son nimbe de côté aussi, comme un
chapeau seyant. Elle est une madone de décadence, en dépit, ou plutôt
en raison de sa joliesse[16] et de son gai sourire de soubrette; elle
n'a rien à faire là non plus, car ceci est le porche de saint Honoré,
non le sien. Saint Honoré avait coutume de se tenir là, rude et gris,
pour vous recevoir; il est maintenant banni au porche nord où jamais
n'entre personne. Il y a longtemps de cela, dans le XIVe siècle, quand
le peuple commença pour la première fois à trouver le christianisme
trop grave, fit une foi plus joyeuse pour la France et voulut avoir
partout une madone soubrette aux regards brillants, laissant sa propre
Jeanne d'Arc aux yeux sombres se faire brûler comme sorcière; et
depuis lors les choses allèrent leur joyeux train, tout droit, «ça
allait, ça ira», aux plus joyeux jours de la guillotine. «Mais
pourtant ils savaient encore sculpter au XIVe siècle, et la madone et
son linteau d'aubépines en fleurs[17] sont dignes que vous les
regardiez et encore plus les sculptures aussi délicates et plus
calmes[18] qui sont au-dessus, qui racontent la propre histoire de saint
Honoré dont on parle peu aujourd'hui dans le faubourg de Paris qui
porte son nom.

«Mais vous devez être impatients d'entrer dans la cathédrale. Mettez
d'abord un sou dans la boîte de chacun des mendiants qui se tiennent
là[19]. Ce n'est pas votre affaire de savoir s'ils devraient ou non
être là ou s'ils méritent d'avoir le sou. Sachez seulement si
vous-même méritez d'en avoir un à donner et donnez-le joliment et non
comme s'il vous brûlait les doigts.»


C'est ce deuxième itinéraire, le plus simple, et celui, je suppose,
que vous préférerez, que j'ai suivi, la première rois que je suis
allé à Amiens; et, au moment où le portail sud m'apparut, je vis
devant moi, sur la gauche, à la même place qu'indique Ruskin, les
mendiants dont il parle, si vieux d'ailleurs que c'étaient peut-être
encore les mêmes. Heureux de pouvoir commencer si vite à suivre les
prescriptions ruskiniennes, j'allai avant tout leur faire l'aumône,
avec l'illusion, où il entrait de ce fétichisme que je blâmais tout
à l'heure, d'accomplir un acte élevé de piété envers Ruskin.
Associé à ma charité, de moitié dans mon offrande, je croyais le
sentir qui conduisait mon geste. Je connaissais et, à moins de frais,
l'état d'âme de Frédéric Moreau dans l'_Éducation sentimentale_,
quand sur le bateau, devant Mme Arnoux, il allonge vers la casquette du
harpiste sa main fermée et «l'ouvrant avec pudeur» y dépose un louis
d'or. «Ce n'était pas, dit Flaubert, la vanité qui le poussait à
faire cette aumône devant elle, mais une pensée de bénédiction où
il l'associait, un mouvement de cœur presque religieux.»

Puis, étant trop près du portail pour en voir l'ensemble, je revins
sur mes pas, et arrivé à la distance qui me parut convenable, alors
seulement je regardai. La journée était splendide et j'étais arrivé
à l'heure où le soleil fait, à cette époque, sa visite quotidienne
à la Vierge jadis dorée et que seul il dore aujourd'hui pendant les
instants où il lui restitue, les jours où il brille, comme un éclat
différent, fugitif et plus doux. Il n'est pas d'ailleurs un saint que
le soleil ne visite, donnant aux épaules de celui-ci un manteau de
chaleur au front de celui-là une auréole de lumière. Il n'achève
jamais sa journée sans avoir fait le tour de l'immense cathédrale.
C'était l'heure de sa visite à la Vierge, et c'était à sa caresse
momentanée qu'elle semblait adresser son sourire séculaire, ce sourire
que Ruskin trouve, vous l'avez vu, celui d'une soubrette à laquelle il
préfère les reines, d'un art plus naïf et plus grave, du porche royal
de Chartres. Si j'ai cité le passage où Ruskin explique cette
préférence, c'est que _The two Paths_ était de 1850 et _la Bible
d'Amiens_ de 1885, le rapprochement des textes et des dates montre à
quel point _la Bible d'Amiens_ diffère de ces livres comme nous en
écrivons tant sur les choses que nous avons étudiées pour pouvoir en
parler (à supposer même que nous ayons pris cette peine) au lieu de
parler des choses parce que nous les avons dès longtemps étudiées,
pour contenter un goût désintéressé, et sans songer qu'elles
pourraient faire plus tard la matière d'un livre. J'ai pensé que vous
aimeriez mieux _la Bible d'Amiens_, de sentir qu'en la feuilletant
ainsi, c'étaient des choses sur lesquelles Ruskin a, de tout temps,
médité celles qui expriment par là le plus profondément sa pensée,
que vous preniez connaissance; que le présent qu'il vous faisait était
de ceux qui sont le plus précieux à ceux qui aiment, et qui consistent
dans les objets dont on s'est longtemps servi soi-même sans intention
de les donner un jour, rien que pour soi. En écrivant son livre, Ruskin
n'a pas eu à travailler pour vous, il n'a fait que publier sa mémoire
et vous ouvrir son cœur. J'ai pensé que la Vierge Dorée prendrait
quelque importance à vos yeux, quand vous verriez que, près de trente
ans avant _la Bible d'Amiens_, elle avait, dans la mémoire de Ruskin,
sa place où, quand il avait besoin de donner à ses auditeurs un
exemple, il savait la trouver, pleine de grâce et chargée de ces
pensées graves à qui il donnait souvent rendez-vous devant elle. Alors
elle comptait déjà parmi ces manifestations de la beauté qui ne
donnaient pas seulement à ses yeux sensibles une délectation comme il
n'en connut jamais de plus vive, dans lesquelles la Nature, en lui
donnant ce sens esthétique, l'avait prédestiné à aller chercher,
comme dans son expression la plus touchante, ce qui peut être recueilli
sur la terre du Vrai et du Divin.

Sans doute si, comme on l'a dit, à l'extrême vieillesse, la pensée
déserta la tête de Ruskin, comme cet oiseau mystérieux qui dans une
toile célèbre de Gustave Moreau n'attend pas l'arrivée de la mort
pour fuir la maison,--parmi les formes familières qui traversèrent
encore la confuse rêverie du vieillard sans que la réflexion pût s'y
appliquer au passage, tenez pour probable qu'il y eut la Vierge Dorée.
Redevenue maternelle, comme le sculpteur d'Amiens l'a représentée,
tenant dans ses bras la divine enfance, elle dut être comme la nourrice
que laisse seule rester à son chevet celui qu'elle a longtemps bercé.
Et, comme dans le contact des meubles familiers, dans la dégustation
des mets habituels, les vieillards éprouvent, sans presque les
connaître, leurs dernières joies, discernables du moins à la peine
souvent funeste qu'on leur causerait en les en privant, croyez que
Ruskin ressentait un plaisir obscur à voir un moulage de la Vierge
Dorée, descendue, par l'entraînement invincible du temps, des hauteurs
de sa pensée et des prédilections de son goût, dans la profondeur de
sa vie inconsciente et dans les satisfactions de l'habitude.

Telle qu'elle est avec son sourire si particulier, qui fait non
seulement de la Vierge une personne, mais de la statue une œuvre d'art
individuelle, elle semble rejeter ce portail hors duquel elle se penche,
à n'être que le musée où nous devons nous rendre quand nous voulons
la voir, comme les étrangers sont obligés d'aller au Louvre pour voir
la Joconde. Mais si les cathédrales, comme on l'a dit, sont les musées
de l'art religieux au moyen âge, ce sont des musées vivants auquel M.
André Hallays ne trouverait rien à redire. Ils n'ont pas été
construits pour recevoir les œuvres d'art, mais ce sont elles--si
individuelles qu'elles soient d'ailleurs,--qui ont été faites pour eux
et ne sauraient sans sacrilège (je ne parle ici que de sacrilège
esthétique) être placées ailleurs. Telle qu'elle est avec son sourire
si particulier, combien j'aime la Vierge Dorée, avec son sourire de
maîtresse de maison céleste; combien j'aime son accueil à cette porte
de la cathédrale, dans sa parure exquise et simple d'aubépines. Comme
les rosiers, les lys, les figuiers d'un autre porche, ces aubépines
sculptées sont encore en fleur. Mais ce printemps médiéval; si
longtemps prolongé, ne sera pas éternel et le vent des siècles a
déjà effeuillé devant l'église, comme au jour solennel d'une
Fête-Dieu sans parfums, quelques-unes de ses roses de pierre. Un jour
sans doute aussi le sourire de la Vierge Dorée (qui a déjà pourtant
duré plus que notre foi) cessera, par l'effritement des pierres qu'il
écarte gracieusement, de répandre, pour nos enfants, de la beauté,
comme, à nos pères croyants, il a versé du courage. Je sens que
j'avais tort de l'appeler une œuvre d'art: une statue qui fait ainsi à
tout jamais partie de tel lieu de la terre, d'une certaine ville,
c'est-à-dire d'une chose qui porte un nom comme une personne, qui est
un individu, dont on ne peut jamais trouver la toute pareille sur la
face des continents, dont les employés de chemins de fer, en nous
criant son nom, à l'endroit où il a fallu inévitablement venir pour
la trouver, semblent nous dire, sans le savoir: «Aimez ce que jamais on
ne verra deux fois»,--une telle statue a peut-être quelque chose de
moins universel qu'une œuvre d'art; elle nous retient, en tous cas, par
un lien plus fort que celui de l'œuvre d'art elle-même, un de ces
liens comme en ont, pour nous garder, les personnes et les pays. La
Joconde est la Joconde de Vinci. Que nous importe (sans vouloir
déplaire à M. Hallays) son lieu de naissance, que nous importe même
qu'elle soit naturalisée française?--Elle est quelque chose
comme une admirable «Sans-patrie». Nulle part où des regards
chargés de pensée se lèveront sur elle, elle ne saurait être une
«déracinée». Nous n'en pouvons dire autant de sa sœur souriante et
sculptée (combien inférieure du reste, est-il besoin de le dire?) la
Vierge Dorée. Sortie sans doute des carrières voisines d'Amiens,
n'ayant accompli dans sa jeunesse qu'un voyage, pour venir au porche
Saint Honoré, n'ayant plus bougé depuis, s'étant peu à peu halée à
ce vent humide de la Venise du Nord qui, au-dessus d'elle, a courbé la
flèche, regardant depuis tant de siècles les habitants de cette ville
dont elle est le plus ancien et le plus sédentaire habitant[20], elle
est vraiment une Amiénoise. Ce n'est pas une œuvre d'art. C'est une
belle amie que nous devons laisser sur la place mélancolique de
province d'où personne n'a pu réussir à l'emmener, et où, pour
d'autres yeux que les nôtres, elle continuera à recevoir en pleine
figure le vent et le soleil d'Amiens, à laisser les petits moineaux se
poser avec un sûr instinct de la décoration au creux de sa main
accueillante, pu picorer les étamines de pierre des aubépines antiques
qui lui font depuis tant de siècles une parure jeune. Dans ma chambre
une photographie de la Joconde garde seulement la beauté d'un
chef-d'œuvre. Près d'elle une photographie de la Vierge Dorée prend
la mélancolie d'un souvenir. Mais n'attendons pas que, suivi de son
cortège innombrable de rayons et d'ombres qui se reposent à chaque
relief de la pierre, le soleil ait cessé d'argenter la grise vieillesse
du portail, à la fois étincelante et ternie. Voilà trop longtemps que
nous avons perdu de vue Ruskin. Nous l'avions laissé aux pieds de cette
même Vierge devant laquelle son indulgence aura patiemment attendu que
nous ayons adressé à notre guise notre personnel hommage. Entrons avec
lui dans la cathédrale.


«Nous ne pouvons pas y pénétrer plus avantageusement que par cette
porte sud, car toutes les cathédrales de quelque importance produisent
à peu près le même effet, quand vous entrez par le porche ouest, mais
je n'en connais pas d'autre qui découvre à ce point sa noblesse, quand
elle est vue du transept sud. La rose qui est en face est exquise et
splendide et les piliers des bas côtés du transept forment avec ceux
du chœur et de la nef un ensemble merveilleux. De là aussi l'abside
montre mieux sa hauteur, se découvrant à vous au fur et à mesure que
vous avancez du transept dans la nef centrale. Vue de l'extrémité
ouest de la nef, au contraire, une personne irrévérente pourrait
presque croire que ce n'est pas l'abside qui est élevée, mais la nef
qui est étroite. Si d'ailleurs vous ne vous sentez pas pris
d'admiration pour le chœur et le cercle lumineux qui l'entoure, quand
vous élevez vos regards vers lui du centre de la croix, vous n'avez pas
besoin de continuer à voyager et à chercher à voir des cathédrales,
car la salle d'attente de n'importe quelle gare du chemin de fer est un
lieu qui vous convient mille fois mieux. Mais si, au contraire, il vous
étonne et vous ravit d'abord, alors mieux vous le connaîtrez, plus il
vous ravira, car il n'est pas possible à l'alliance de l'imagination et
des mathématiques d'accomplir une chose plus puissante et plus noble
que cette procession de verrières, en mariant la pierre au verre, ni
rien qui paraisse plus grand.

Quoi que vous voyiez ou soyez forcé de laisser de côté, sans l'avoir
vu, à Amiens, si les écrasantes responsabilités de votre existence et
les nécessités inévitables d'une locomotion qu'elles précipitent
vous laissent seulement un quart d'heure--sans être hors
d'haleine--pour la contemplation de la capitale de la Picardie,
donnez-le entièrement aux boiseries du chœur de la cathédrale. Les
portails, les vitraux en ogives, les roses, vous pouvez voir cela
ailleurs aussi bien qu'ici, mais un tel chef-d'œuvre de menuiserie,
vous ne le pourrez pas. C'est du flamboyant dans son plein
développement juste à la fin du XVe siècle. Vous verrez là l'union
de la lourdeur flamande et de la flamme charmante du style français:
sculpter le bois a été la joie du Picard; dans tout ce que je connais
je n'ai jamais rien vu d'aussi merveilleux qui ait été taillé dans
les arbres de quelque pays que ce soit; c'est un bois doux, à jeunes
grains; du chêne choisi et façonné pour un tel travail et qui
résonne maintenant de la même manière qu'il y a quatre cents ans.
Sous la main du sculpteur, il semble s'être modelé comme de l'argile,
s'être plié comme de la soie, avoir poussé comme des branches
vivantes, avoir jailli comme de la flamme vivante... et s'élance,
s'entrelace et se ramifie en une clairière enchantée, inextricable,
impérissable, plus pleine de feuillage qu'aucune forêt et plus pleine
d'histoire qu'aucun livre[21].»

Maintenant célèbres dans le monde entier, représentées dans les
musées par des moulages, que les gardiens ne laissent pas toucher, ces
stalles continuent, elles-mêmes si vieilles, si illustres et si belles,
à exercer à Amiens, leurs modestes fonctions de stalles--dont elles
s'acquittent depuis plusieurs siècles à la grande satisfaction des
Amiénois--comme ces artistes qui, parvenus à la gloire, n'en
continuent pas moins à garder un petit emploi ou à donner des leçons.
Ces fonctions consistent, avant même d'instruire les âmes, à
supporter les corps, et c'est à quoi, rabattues pendant chaque office
et présentant leur envers, elles s'emploient modestement.

Les bois toujours frottés de ces stalles ont peu à peu revêtu ou
plutôt laissé paraître cette sombre pourpre qui est comme leur cœur
et que préfère à tout, jusqu'à ne plus pouvoir regarder les couleurs
des tableaux qui semblent, après cela, bien grossières, l'œil qui
s'en est une fois enchanté. C'est alors une sorte d'ivresse qu'on
éprouve à goûter dans l'ardeur toujours plus enflammée du bois ce
qui est comme la sève, avec le temps, débordante de l'arbre. La
naïveté des personnages ici sculptés prend de la matière dans
laquelle ils vivent quelque chose comme de deux fois naturel. Et quand
à «ces fruits, ces fleurs, ces feuilles et ces branches», tous motifs
tirés de la végétation du pays et que le sculpteur amiénois a
sculptés dans du bois d'Amiens, la diversité des plans ayant eu pour
conséquence la différence des frottements, on y voit de ces admirables
oppositions de tons, où la feuille se détache d'une autre couleur que
la tige, faisant penser à ces nobles accents que M. Gallé a su tirer
du cœur harmonieux des chênes.

Mais il est temps d'arriver à ce que Ruskin appelle plus
particulièrement la Bible d'Amiens, au Porche Occidental. Bible est
pris ici au sens propre, non au sens figuré. Le porche d'Amiens n'est
pas seulement, dans le sens vague où l'aurait pris Victor Hugo[22], un
livre de pierre, une Bible de pierre: c'est «la Bible» en pierre. Sans
doute, avant de le savoir, quand vous voyez pour la première fois la
façade occidentale d'Amiens, bleue dans le brouillard, éblouissante au
matin, ayant absorbé le soleil et grassement dorée l'après-midi, rose
et déjà fraîchement nocturne au couchant, à n'importe laquelle de
ces heures que ses cloches sonnent dans le ciel, et que Claude Monet a
fixées dans des toiles sublimes où se découvre la vie de cette chose
que les hommes ont faite, mais que la nature a reprise en l'immergeant
en elle, une cathédrale, et dont la vie comme celle de la terre en sa
double révolution se déroule dans les siècles, et d'autre part se
renouvelle et s'achève chaque jour,--alors, la dégageant des
changeantes couleurs dont la nature l'enveloppe, vous ressentez devant
cette façade une impression confuse mais forte. En voyant monter vers
le ciel ce fourmillement monumental et dentelé de personnages de
grandeur humaine dans leur stature de pierre tenant à la main leur
croix, leur phylactère ou leur sceptre, ce monde de saints, ces
générations de prophètes, cette suite d'apôtres, ce peuple de rois,
ce défilé de pécheurs, cette assemblée de juges, cette envolée
d'anges, les uns à côté des autres, les uns au-dessus des autres,
debout près de la porte, regardant la ville du haut des niches ou au
bord des galeries, plus haut encore, ne recevant plus que vagues et
éblouis les regards des hommes au pied des tours et dans l'effluve des
cloches, sans doute à la chaleur de votre émotion vous sentez que
c'est une grande chose que cette ascension géante, immobile et
passionnée. Mais une cathédrale n'est pas seulement une beauté à
sentir. Si même ce n'est plus pour vous un enseignement à suivre,
c'est du moins encore un livre à comprendre. Le portail d'une
cathédrale gothique, et plus particulièrement d'Amiens, la cathédrale
gothique par excellence, c'est la Bible. Avant de vous l'expliquer je
voudrais, à l'aide d'une citation de Ruskin, vous faire comprendre que,
quelles que soient vos croyances, la Bible est quelque chose de réel,
d'actuel, et que nous avons à trouver en elle autre chose que la saveur
de son archaïsme et le divertissement de notre curiosité.


«Les I, VIII, XII, XV, XIX, XXIII et XXIVes psaumes, bien appris et
crus, sont assez pour toute direction personnelle, ont en eux la loi et
la prophétie de tout gouvernement juste, et chaque nouvelle découverte
de la science naturelle est anticipée dans le CIVe. Considérez quel
autre groupe de littérature historique et didactique a une étendue
pareille à celle de la Bible.

«Demandez-vous si vous pouvez comparer sa table des matières, je ne
dis pas à aucun autre livre, mais à aucune autre littérature.
Essayez, autant qu'il est possible à chacun de nous--qu'il soit
défenseur ou adversaire de la foi--de dégager son intelligence de
l'habitude et de l'association du sentiment moral basé sur la Bible, et
demandez-vous quelle littérature pourrait avoir pris sa place ou
remplir sa fonction, quand même toutes les bibliothèques de l'univers
seraient restées intactes. Je ne suis pas contempteur de la
littérature profane, si peu que je ne crois pas qu'aucune
interprétation de la religion grecque ait jamais été aussi
affectueuse, aucune de la religion romaine aussi révérente que celle
qui se trouve à la base de mon enseignement de l'art et qui court à
travers le corps entier de mes œuvres. Mais ce fut de la Bible que
j'appris les symboles d'Homère et la foi d'Horace[23]. Le devoir qui me
fut imposé dès ma première jeunesse, en lisant chaque mot des
évangiles et des prophéties, de bien me pénétrer qu'il était écrit
par la main de Dieu, me laissa l'habitude d'une attention respectueuse
qui, plus tard, rendit bien des passages des auteurs profanes, frivoles
pour les lecteurs irréligieux, profondément graves pour moi. Jusqu'à
quel point mon esprit a été paralysé par les fautes et les chagrins
de ma vie[24]; jusqu'à quel point dépasse ma conjecture ou ma
confession; jusqu'où ma connaissance de la vie est courte, comparée à
ce que j'aurais pu apprendre si j'avais marché plus fidèlement dans la
lumière qui m'avait été départie, dépasse ma conjecture ou ma
confession. Mais comme je n'ai jamais écrit pour ma renommée, j'ai
été préservé des erreurs dangereuses pour les autres[25]... et les
expressions fragmentaires... que j'ai été capable de donner... se
relient à un système général d'interprétation de la littérature
sacrée, à la fois classique et chrétienne..., Qu'il y ait une
littérature classique sacrée parallèle à celle des Hébreux et se
fondant avec les légendes symboliques de la chrétienté au moyen âge,
c'est un fait qui apparaît de la manière la plus tendre et la plus
frappante dans l'influence indépendante et cependant similaire de
Virgile sur le Dante et l'évêque Gawane Douglas. Et l'histoire du lion
de Némée vaincu avec l'aide d'Athénée est la véritable racine de la
légende du compagnon de saint Jérôme, conquis par la douceur
guérissante de l'esprit de vie. Je l'appelle une légende seulement.
Qu'Héraklès ait jamais tué[26] ou saint Jérôme jamais chéri la
créature sauvage ou blessée, est sans importance pour nous. Mais la
légende de saint Jérôme reprend la prophétie du millénium et
prédit avec la Sibylle de Cumes[27], et avec Isaïe, un jour où la
crainte de l'homme cessera d'être chez les créatures inférieures de
la haine, et s'étendra sur elles comme une bénédiction, où il ne
sera plus fait de mal ni de destruction d'aucune sorte dans toute
l'étendue de la montagne sainte[28] et où la paix de la terre sera
délivrée de son présent chagrin, comme le présent et glorieux
univers animé est sorti du désert naissant dont les profondeurs
étaient le séjour des dragons et les montagnes des dômes de feu: Ce
jour-là aucun homme ne le connaît[29], mais le royaume de Dieu est
déjà venu pour ceux qui ont arraché de leur propre cœur ce qui
était rampant et de nature inférieure et ont appris à chérir ce qui
est charmant et humain dans les enfants errants des nuages et des
champs[30].»


Et peut-être maintenant voudrez-vous bien suivre le résumé que je
vais essayer de vous donner, d'après Ruskin, de la Bible écrite au
porche occidental d'Amiens.

Au milieu est la statue du Christ qui est non au sens figuré, mais au
sens propre, la pierre angulaire de l'édifice. À sa gauche
(c'est-à-dire à droite pour nous qui en regardant le porche faisons
face au Christ, mais nous emploierons les mots gauche et droite par
rapport à la statue du Christ) six apôtres: près de lui Pierre, puis
s'éloignant de lui, Jacques le Majeur, Jean, Matthieu, Simon. À sa
droite Paul, puis Jacques l'évêque, Philippe, Barthélemy, Thomas et
Jude[31]. À la suite des apôtres sont les quatre grands prophètes.
Après Simon, Isaïe et Jérémie; après Jude, Ézéchiel et Daniel;
puis, sur les trumeaux de la façade occidentale tout entière viennent
les douze prophètes mineurs; trois sur chacun des quatre trumeaux, et,
en commençant par le trumeau qui se trouve le plus à gauche: Osée,
Jaël, Amos, Michée, Jonas, Abdias, Nahum, Habakuk, Sophonie, Aggée,
Zacharie, Malachie. De sorte que la cathédrale, toujours au sens
propre, repose sur le Christ, et sur les prophètes qui l'ont prédit
ainsi que sur les apôtres qui l'ont proclamé. Les prophètes du Christ
et non ceux de Dieu le Père:


«La voix du monument tout entier est celle qui vient du ciel au moment
de la Transfiguration[32]. Voici mon fils bien-aimé, écoutez-le.»
Aussi Moïse qui fut un apôtre non du Christ mais de Dieu, aussi Élie
qui fut un prophète non du Christ mais de Dieu, ne sont pas ici. Mais,
ajoute Ruskin, il y a un autre grand prophète qui d'abord ne semble pas
être ici. Est-ce que le peuple entrera dans le temple en chantant:
«Hosanna au fils de David»[33], et ne verra aucune image de son
père?[34] Le Christ lui-même n'a-t-il pas déclaré: «Je suis la
racine et l'épanouissement de David», et la racine n'aurait près de
soi pas «trace de la terre qui l'a nourrie? Il n'en est pas ainsi;
David et son fils sont ensemble. David est le piédestal de la statue du
Christ. Il tient son sceptre dans la main droite, un phylactère dans la
gauche.

«De la statue du Christ elle-même je ne parlerai pas, aucune sculpture
ne pouvant, ni ne devant satisfaire l'espérance d'une âme aimante qui
a appris à croire en lui. Mais à cette époque elle dépassa ce qui
avait jamais été atteint jusque-là en tendresse sculptée. Et elle
était connue au loin sous le nom de: le beau Dieu d'Amiens. Elle n
'était d'ailleurs qu'un signe, un symbole de la présence divine et non
une idole, dans notre sens du mot. Et pourtant chacun la concevait comme
l'Esprit vivant, venant l'accueillir à la porte du temple, la Parole de
vie, le Roi de gloire, le Seigneur des armées. Le «Seigneur des
Vertus», _Dominus Virtutum_, c'est la meilleure traduction de l'idée
que donnaient à un disciple instruit du XIIIe siècle les paroles du
XXIVe psaume.»

Nous ne pouvons pas nous arrêter à chacune des statues du porche
occidental. Ruskin vous expliquera le sens des bas-reliefs qui sont
placés au-dessous (deux bas-reliefs quatre-feuilles placés au-dessous
l'un de l'autre sous chacune d'elles), ceux qui sont placés sous chaque
apôtre représentant: le bas-relief supérieur la vertu qu'il a
enseignée ou pratiquée, l'inférieur le vice opposé. Au-dessous des
prophètes les bas-reliefs figurent leurs prophéties.

Sous saint Pierre est le Courage avec un léopard sur son écusson;
au-dessous du Courage la Poltronnerie est figurée par un homme qui,
effrayé par un animal, laisse tomber son épée, tandis qu'un oiseau
continue de chanter: «Le poltron n'a pas le courage d'une grive». Sous
saint André est la Patience dont l'écusson porte un bœuf (ne reculant
jamais).

Au-dessous de la Patience[35], la Colère: une femme poignardant un
homme avec une épée (la Colère, vice essentiellement féminin qui n'a
aucun rapport avec l'indignation). Sous saint Jacques, la Douceur dont
l'écusson porte un agneau, et la Grossièreté: une femme donnant un
coup de pied par-dessus son échanson, «les formes de la plus grande
grossièreté française étant dans les gestes du cancan».

Sous saint Jean, l'Amour, l'Amour divin, non l'amour humain: «Moi en
eux et toi en moi.» Son écusson supporte un arbre avec des branches
greffées dans un tronc abattu. «Dans ces jours-là le Messie sera
abattu, mais pas pour lui-même.» Au-dessous de l'Amour, la Discorde:
un homme et une femme qui se querellent; elle a laissé tomber sa
quenouille. Sous saint Matthieu, l'Obéissance. Sur son écusson, un
chameau: «Aujourd'hui c'est la bête la plus désobéissante et la plus
insupportable, dit Ruskin; mais le sculpteur du Nord connaissait peu son
caractère. Comme elle passe malgré tout sa vie dans les services les
plus pénibles, je pense qu'il l'a choisie comme symbole de
l'obéissance passive qui n'éprouve ni joie ni sympathie, comme en
ressent le cheval, et qui, d'autre part, n'est pas capable de faire du
mal comme le bœuf[36]. Il est vrai que sa morsure est assez dangereuse,
mais à Amiens il est fort probable que cela n'était pas connu, même
des croisés, qui ne montaient que leurs chevaux ou rien.»

Au-dessous de l'Obéissance, la Rébellion[37], un homme claquant du
doigt devant son évêque («comme Henri VIII devant le Pape et les
badauds anglais et français devant tous les prêtres quels qu'ils
soient»).

Sous saint Simon, la Persévérance caresse un lion et tient sa
couronne. «Tiens ferme ce que tu as afin qu'aucun homme ne prenne ta
couronne. Au-dessous, l'Athéisme laisse ses souliers à la porte de
l'église. «L'infidèle insensé est toujours représenté, aux XIe et
XIIIe siècles, nu-pieds, le Christ ayant ses pieds enveloppés avec la
préparation de l'Évangile de la Paix. «Combien sont beaux tes pieds
dans tes souliers, ô fille de Prince![38]»


Au-dessous de saint Paul est la Foi. Au-dessous de la Foi est
l'Idolâtrie adorant un monstre. Au-dessous de saint Jacques l'évêque
est l'Espérance qui tient un étendard avec une croix. Au-dessous de
l'Espérance, le Désespoir, qui se poignarde.


Sous saint Philippe est la Charité qui donne son manteau à un mendiant
nu[39].

Sous saint Barthélemy, la Chasteté avec le phœnix, et au-dessous
d'elle, la Luxure, figurée par un jeune homme embrassant une femme oui
tient un sceptre et un miroir. Sous saint Thomas, la Sagesse (un
écusson avec une racine mangeable signifiant: la tempérance
commencement de la sagesse). Au-dessous d'elle la Folie: le type usité
dans tous les psautiers primitifs d'un glouton armé d'un gourdin. «Le
fou a dit dans son cœur: «Il n'y a pas de Dieu, il dévore mon peuple
comme un morceau de pain.» (Psaume LIII)[40]. Sous saint Jude,
l'Humilité qui porte un écusson avec une colombe, et l'Orgueil qui
tombe de cheval.

«Remarquez, dit Ruskin, que les apôtres sont tous sereins, presque
tous portent un livre, quelques-uns une croix, mais tous le même
message: «Que la paix soit dans cette maison et si le Fils de la Paix
est ici», etc.[41], mais les prophètes tous chercheurs, ou pensifs, ou
tourmentés, ou s'étonnant, ou priant, excepté Daniel. Le plus
tourmenté de tous est Isaïe. Aucune scène de son martyre n'est
représentée, mais le bas-relief qui est au-dessous de lui le montre
apercevant le Seigneur dans son temple et cependant il a le sentiment
qu'il a les lèvres impures. Jérémie aussi porte sa croix, mais plus
sereinement.»

Nous ne pouvons malheureusement pas nous arrêter aux bas-reliefs qui
figurent, au-dessous des prophètes, les versets de leurs principales
prophéties: Ézéchiel assis devant deux roues[42], Daniel tenant un
livre que soutiennent des lions[43], puis assis au festin de Balthazar,
le figuier et la vigne sans feuilles, le soleil et la lune sans lumière
qu'a prophétisés Joël[44], Amos cueillant les feuilles de la vigne
sans fruits pour nourrir ses moutons qui ne trouvent pas d'herbe[45],
Jonas s'échappant des flots, puis assis sous un calebassier. Habakuk
qu'un ange tient par les cheveux visitant Daniel qui caresse un jeune
lion[46], les prophéties de Sophonie: les bêtes de Ninive, le Seigneur
une lanterne dans chaque main, le hérisson et le butor[47], etc.

Je n'ai pas le temps de vous conduire aux deux portes secondaires du
porche occidental, celle de la Vierge[48] (qui contient, outre la statue
de la Vierge: à gauche de la Vierge, celle de l'Ange Gabriel, de la
Vierge Annunciade, de la Vierge Visitante, de sainte Élisabeth, de la
Vierge présentant l'Enfant de saint Siméon, et à droite les trois
Rois Mages, Hérode, Salomon et la reine de Saba, chaque statue ayant
au-dessous d'elle, comme celles du porche principal, des bas-reliefs
dont le sujet se rapporte à elle),--et celle de saint Firmin qui
contient les statues de saints Diocèse. C'est sans doute à cause de
cela, parce que ce sont «des amis des Amiénois», qu'au-dessous d'eux
les bas-reliefs représentent les signes du Zodiaque et les travaux de
chaque mois, bas-reliefs que Ruskin admire entre tous. Vous trouverez au
musée du Trocadéro les moulages de ces bas-reliefs de la porte
Saint Firmin et dans le livre de M. Mâle des commentaires charmants sur
la vérité locale et climatérique de ces petites scènes de genre[49].

«Je n'ai pas ici, dit alors Ruskin, à étudier l'art de ces
bas-reliefs. Ils n'ont jamais dû servir autrement que comme guides pour
la pensée. Et si le lecteur veut simplement se laisser conduire ainsi,
il sera libre de se créer à lui-même de plus beaux tableaux dans son
cœur; et en tous cas, il pourra entendre les vérités suivantes
qu'affirme leur ensemble.

«D'abord, à travers ce Sermon sur la Montagne d'Amiens, le Christ
n'est jamais représenté comme le Crucifié, n'éveille pas un instant
la pensée du Christ mort; mais apparaît comme le Verbe Incarné--comme
l'Ami présent--comme le Prince de la Paix sur la terre[50]--comme le
Roi Éternel dans le ciel. Ce que sa vie _est_, ce que ses commandements
_sont_ et ce que son jugement _sera_, voilà ce qui nous est enseigné non
pas ce qu'il a fait jadis, ce qu'il a souffert jadis, mais bien ce qu'il
fait à présent, et ce qu'il nous ordonne de faire. Telle est la pure,
joyeuse et belle leçon que nous donne le christianisme; et la
décadence de cette foi, et les corruptions d'une pratique dissolvante
peuvent être attribuées à ce que nous nous sommes accoutumés à
fixer nos regards sur la mort du Christ, plutôt que sur sa vie, et à
substituer la méditation de sa souffrance passée à celle de notre
devoir présent[51].

«Puis secondement, quoique le Christ ne porte pas sa croix, les
prophètes affligés, les apôtres persécutés, les disciples martyrs,
portent les leurs. Car s'il vous est salutaire de vous rappeler ce que
votre créateur immortel a fait pour vous, il ne l'est pas moins de vous
rappeler ce que des hommes mortels, nos semblables, ont fait aussi. Vous
pouvez, à votre gré, renier le Christ, renoncer à lui, mais le
martyre, vous pouvez seulement l'oublier; le nier vous ne le pouvez pas.
Chaque pierre de cette construction a été cimentée de son sang.
Gardant donc ces choses dans votre cœur, tournez-vous maintenant vers
la statue centrale du Christ; écoutez son message et comprenez-le. Il
tient le livre de la Loi éternelle dans sa main gauche; avec la droite,
il bénit, mais bénit sous conditions: «Fais ceci et tu vivras» ou
plutôt dans un sens plus strict, plus rigoureux: «Sois ceci et tu
vivras»: montrer de la pitié n'est rien, ton âme doit être pleine de
pitié; être pur en action n'est rien, tu dois être pur aussi dans ton
cœur.

«Et avec cette parole de la loi inabolie:

«Ceci si tu ne le fais pas, ceci si tu ne l'es pas, tu mourras»[52].
Mourir--quelque sens que vous donniez au mot--totalement et
irrévocablement.

«L'évangile et sa puissance sont entièrement écrits dans les grandes
œuvres des vrais croyants: en Normandie et en Sicile, sur les îlots
des rivières de France, aux vallées des rivières d'Angleterre, sur
les rochers d'Orvieto, près des sables de l'Arno. Mais l'enseignement
qui est à la fois le plus simple et le plus complet, qui parle avec le
plus d'autorité à l'esprit actif du Nord est celui qui de l'Europe se
dégage des premières pierres d'Amiens.

«Toutes les créatures humaines, dans tous les temps et tous les
endroits du monde, qui ont des affections chaudes, le sens commun et
l'empire sur elles-mêmes, ont été et sont naturellement morales. La
connaissance et le commandement de ces choses n'a rien à faire avec la
religion[53].

«Mais si, aimant les créatures qui sont comme vous-mêmes, vous sentez
que vous aimeriez encore plus chèrement des créatures meilleures que
vous-mêmes si elles vous étaient révélées; si, vous efforçant de
tout votre pouvoir d'améliorer ce qui est mal près de vous et autour
de vous, vous aimiez à penser au jour où le juge de toute la terre
rendra tout juste[54] et où les petites collines se réjouiront de tous
côtés[55]; si, vous, séparant des compagnons qui vous ont donné
toute la meilleure joie que vous ayez eue sur la terre, vous désirez
jamais rencontrer de nouveau leurs yeux et presser leurs mains--là où
les yeux ne seront plus voilés, où les mains ne failliront plus; si,
vous préparant à être couchés sous l'herbe dans le silence et la
solitude sans plus voir la beauté, sans plus sentir la joie, vous
vouliez vous préoccuper de la promesse qui vous a été faite d'un
temps dans lequel vous verriez la lumière de Dieu et connaîtriez les
choses que vous aviez soif de connaître, et marcheriez dans la paix de
l'amour éternel--alors l'espoir de ces choses pour vous est la
religion; leur substance dans votre vie est la foi. Et dans leur vertu
il nous est promis que les royaumes de ce monde deviendront un jour les
royaumes de Notre-Seigneur et de son Christ[56]».


Voici terminé l'enseignement que les hommes du XIIIe siècle allaient
chercher à la cathédrale et que, par un luxe inutile et bizarre, elle
continue à offrir en une sorte de livre ouvert, écrit dans un langage
solennel où chaque caractère est une œuvre d'art, et que personne ne
comprend plus. Lui donnant un sens moins littéralement religieux qu'au
moyen âge ou même seulement un sens esthétique, vous avez pu
néanmoins le rattacher à quelqu'un de ces sentiments qui nous
apparaissent par delà notre vie comme la véritable réalité, à une
de «ces étoiles à qui il convient d'attacher notre char». Comprenant
mal jusque-là la portée de l'art religieux au moyen âge, je m'étais
dit, dans ma ferveur pour Ruskin: Il m'apprendra, car lui aussi, en
quelques parcelles du moins, n'est-il pas la vérité? Il fera entrer
mon esprit là où il n'avait pas accès, car il est la porte. Il me
purifiera, car son inspiration est comme le lys de la vallée. Il
m'enivrera et me vivifiera, car il est la vigne et la vie. Et j'ai senti
en effet que le parfum mystique des rosiers de Saron n'était pas à
tout jamais évanoui, puisqu'on le respire encore, au moins dans ses
paroles. Et voici que les pierres d'Amiens ont pris pour moi la dignité
des pierres de Venise, et comme la grandeur qu'avait la Bible, alors
qu'elle était encore vérité dans le cœur des hommes et beauté grave
dans leurs œuvres. _La Bible d'Amiens_ n'était, dans l'intention de
Ruskin, que le premier livre d'une série intitulée: _Nos pères nous
ont dit_; et en effet si les vieux prophètes du porche d'Amiens furent
sacrés à Ruskin, c'est que l'âme des artistes du XIIIe siècle était
encore en eux. Avant même de savoir si je l'y trouverais, c'est l'âme
de Ruskin que j'y allais chercher et qu'il a imprimée aussi
profondément aux pierres d'Amiens qu'y avaient imprimé la leur ceux
qui les sculptèrent, car les paroles du génie peuvent aussi bien que
le ciseau donner aux choses une forme immortelle. La littérature aussi
est une «lampe du sacrifice» qui se consume pour éclairer les
descendants. Je me conformais inconsciemment à l'esprit du titre: _Nos
pères nous ont dit_, en allant à Amiens dans ces pensées et dans le
désir d'y lire la Bible de Ruskin. Car Ruskin, pour avoir cru en ces
hommes d'autrefois, parce qu'en eux étaient la foi et la beauté,
s'était trouvé écrire aussi sa Bible, comme eux pour avoir cru aux
prophètes et aux apôtres avaient écrit la leur. Pour Ruskin, les
statues de Jérémie, d'Ézéchiel et d'Amos n'étaient peut-être plus
tout à fait dans le même sens que pour les sculpteurs d'autrefois les
statues de Jérémie, d'Ézéchiel et d'Amos; elles étaient du moins
l'œuvre pleine d'enseignements de grands artistes et d'hommes de foi,
et le sens éternel des prophéties désapprises. Pour nous, si d'être
l'œuvre de ces artistes et le sens de ces paroles ne suffit plus à
nous les rendre précieuses qu'elles soient du moins pour nous les
choses où Ruskin a trouvé cet esprit, frère du sien et père du
nôtre. Avant que nous arrivions à la cathédrale, n'était-elle pas
pour nous surtout celle qu'il avait aimée? et ne sentions-nous pas
qu'il y avait encore des Saintes Écritures, puisque nous cherchions
pieusement la Vérité dans ses livres. Et maintenant nous avons beau
nous arrêter devant les statues d'Isaïe, de Jérémie d'Ézéchiel et
de Daniel en nous disant: «Voici les quatre grands prophètes, après
ce sont les prophètes mineurs, mais il n y a que quatre grands
prophètes», il y en a un de plus qui n'est pas ici et dont pourtant
nous ne pouvons pas dire qu'il est absent, car nous le voyons partout.
C'est Ruskin: si sa statue n'est pas à la porte de la cathédrale; elle
est à l'entrée de notre cœur. Ce prophète-là a cessé de faire
entendre sa voix. Mais c'est qu'il a fini de dire toutes ses paroles.
C'est aux générations de les reprendre en chœur.


[Note 7: Une partie de cette étude a paru au _Mercure de France_, en
tête d'une traduction de la Bible d'Amiens. Nous tenons à exprimer
toute notre reconnaissance à M. Alfred Vallette, directeur du
_Mercure_, qui nous a gracieusement autorisé à reproduire ici notre
préface. Elle fut et reste offerte en témoignage d'admiration et de
reconnaissance à Léon Daudet.]

[Note 8: Voici, selon M. Collingwood, les circonstances dans lesquelles
Ruskin écrivit ce livre:

«M. Ruskin n'avait pas été à l'étranger depuis le printemps de
1877, mais en août 1880, il se sentit en état de voyager de nouveau.
Il partit faire un tour aux cathédrales du nord de la France,
s'arrêtant auprès de ses vieilles connaissances, Abbeville, Amiens,
Beauvais, Chartres, Rouen, et puis revint avec M. A. Severn et M.
Brabanson à Amiens, où il passa la plus grande partie d'octobre. Il
écrivait un nouveau livre _la Bible d'Amiens_, destinée à être aux
_Seven Lamps_ ce que _Saint-Marks Rest_ était aux _Stones of Venice_.
Il ne se sentit pas en état de faire un cours à des étrangers à
Chesterfield, mais il visita de vieux amis à Eton, le 6 novembre 1880
pour faire une conférence sur Amiens. Pour une fois il oublia ses
notes, mais le cours ne fut pas moins brillant et intéressant.
C'était, en réalité, le premier chapitre de son nouvel ouvrage _la
Bible d'Amiens_, lui-même conçu comme le premier volume de _Our
Fathers_, etc., _Esquisses de l'Histoire de la Chrétienté_, etc.

«Le ton nettement religieux de l'ouvrage fut remarqué comme marquant
sinon un changement chez lui, du moins le développement très accusé
d'une tendance qui avait dû se fortifier depuis un certain temps. Il
avait passé de la phase du doute à la reconnaissance de la puissante
et salutaire influence d'une religion grave; il était venu à une
attitude d'esprit dans laquelle, sans se dédire en rien de ce qu'il
avait dit contre les croyances étroites et les pratiques
contradictoires, sans formuler aucune doctrine définie de la vie
future, et sans adopter le dogme d'aucune secte, il regardait la crainte
de Dieu et la révélation de l'Esprit Divin comme de grands faits et
des mobiles à ne pas négliger dans l'étude de l'histoire, comme la
base de la civilisation et les guides du progrès» (Collingwood, _The
Life and Work of John Ruskin_, II, p. 206 et suivantes). À propos du
sous-titre de _la Bible d'Amiens_, que rappelle M. Collingwood
(_Esquisses de l'Histoire de la Chrétienté pour les garçons et les
filles oui ont été tenus sur les fonts baptismaux_), je ferai
remarquer combien il ressemble à d'autres sous-titres de Ruskin, par
exemple à celui de _Mornings in Florence_. «De simples études sur
l'Art chrétien pour les voyageurs anglais», et plus encore à celui de
_Saint-Marks Rest_, «Histoire de Venise pour les rares voyageurs qui se
soucient encore de ses monuments».]

[Note 9: Le cœur de Shelley, arraché aux flammes devant lord Byron par
Hunt, pendant l'incinération.--M. André Lebey (lui-même auteur d'un
sonnet sur la mort de Shelley) m'adresse à ce sujet une intéressante
rectification. Ce ne serait pas Hunt mais Trelawney qui aurait retiré
de la fournaise le cœur de Shelley, non sans se brûler gravement à la
main. Je regrette de ne pouvoir publier ici la curieuse lettre de M.
Lebey. Elle reproduit notamment ce passage des mémoires de Trelawney:
«Byron me demanda de garder le crâne pour lui, mais me souvenant qu'il
avait précédemment transformé un crâne en coupe à boire, je ne
voulus pas que celui de Shelley fût soumis à cette profanation.» La
veille, pendant qu'on reconnaissait le corps de Williams, Byron avait
dit à Trelawney: «Laissez-moi voir la mâchoire, je puis reconnaître
aux dents quelqu'un avec qui j'ai conversé.» Mais, s'en tenant aux
récits de Trelawney et sans même faire la part de la dureté que
Childe Harold affectait volontiers devant le Corsaire, il faut se
rappeler que, quelques lignes plus loin, Trelawney racontant
l'incinération de Shelley, déclare: «Byron ne put soutenir ce
spectacle et regagna à la nage le Bolivar.»]

[Note 10: Voir l'admirable portrait de saint Martin au livre I de _la
Bible d'Amiens_: «Il accepte volontiers la coupe de l'amitié, il est
le patron d'une honnête boisson. La farce de votre oie de la
Saint Martin est odorante à ses narines et sacrés pour lui sont les
derniers rayons de l'été qui s'en va.»

Ces repas évoqués par Ruskin ne vont pas même sans une espèce de
cérémonial. «Saint Martin était un jour à dîner à la première
table du monde, à savoir chez l'empereur et l'impératrice de Germanie,
se rendant agréable à la compagnie, pas le moins du monde un saint à
la saint Jean-Baptiste. Bien entendu, il avait l'empereur à sa gauche,
l'impératrice à sa droite, tout se passait dans les règles.» (_la
Bible d'Amiens_, Ch. I, § 30.) Ce protocole auquel Ruskin fait allusion
ne paraît d'ailleurs avoir rien de celui des maîtres de maison
terribles, de ceux trop formalistes et dont le modèle me semble avoir
été tracé à jamais par ces versets de saint Matthieu: «Le roi
aperçut à table un homme qui n'avait pas d'habit de noces. Il lui dit:
«Mon ami, comment n'êtes-vous pas en habit?» Cet homme ayant gardé
le silence, le roi dit aux serviteurs: «Liez-lui les pieds et les mains
et jetez-le dans les ténèbres du dehors.»

Pour revenir à cette conception d'un saint qui «ne dépense pas un
souffle en une exhortation désagréable», il semble que Ruskin ne soit
n'est pas seul à se représenter ses saints favoris sous ces traits.
Même pour les simples clergymens de George Eliot ou les prophètes de
Carlyle, voyez combien ils sont différents de saint Firmin qui tapage
et crie comme un énergumène dans les rues d'Amiens, insulte, exhorte,
persuade, baptise, etc. Dans Carlyle, voyez Knox: «Ce que j'aime
beaucoup en ce Knox, c'est qu'il avait une veine de drôlerie en lui.
C'était un homme de cœur, honnête, fraternel, frère du grand, frère
aussi du petit, sincère dans sa sympathie pour les deux; il avait sa
pipe de Bordeaux dans sa maison d'Édimbourg, c'était un homme joyeux
et sociable. Ils errent grandement, ceux qui pensent que ce Knox était
un fanatique sombre, spasmodique, criard. Pas du tout: c'était un des
plus solides d'entre les hommes. Pratique, prudent, patient, etc.» De
même Burns: «était habituellement gai de paroles, un compagnon
d'infini enjouement, rire, sens et cœur. Ce n'est pas un homme lugubre;
il a les plus gracieuses expressions de courtoisie, les plus bruyants
flots de gaieté, etc.» Et Mahomet: «Mahomet, sincère, sérieux,
cependant aimable, cordial, sociable, enjoué même, un bon rire en lui
avec tout cela.» Carlyle aime à parler du rire de Luther. (Carlyle,
_les Héros_, traduction Izoulet, pages 237, 298, 299, 85, etc.)

Et dans George Eliot, voyez M. Irwine dans _Adam Bede_, M. Gilfil dans
les _Scènes de la vie du Clergé_, M. Farebrother dans _Middlemarch_,
etc.

«Je suis obligé de reconnaître que M. Gilfil ne demanda pas à Mme
Fripp pourquoi elle n'avait pas été à l'église et ne fit pas le
moindre effort pour son édification spirituelle. Mais le jour suivant
il lui envoya un gros morceau de lard, etc. Vous pouvez conclure de cela
que ce vicaire ne brillait pas dans les fonctions spirituelles de sa
place, et, à la vérité, ce que je puis dire de mieux sur son compte,
c'est qu'il s'appliquait à remplir ses fonctions avec célérité et
laconisme.» Il oubliait d'enlever ses éperons avant de monter en
chaire et ne faisait pour ainsi dire pas de sermons. Pourtant jamais
vicaire ne fut aussi aimé de ses ouailles et n'eut sur elles une
meilleure influence. «Les fermiers aimaient tout particulièrement la
société de M. Gilfil, car non seulement il pouvait fumer sa pipe et
assaisonner les détails des affaires paroissiales de force
plaisanteries, etc. Aller à cheval était la principale distraction du
vieux monsieur maintenant que les jours de chasse étaient passés pour
lui. Ce n'était pas aux seuls fermiers de Shepperton que la société
de M. Gilfil était agréable, il était l'hôte bienvenu des meilleures
maisons de ce côté du pays. Si vous l'aviez vu conduire lady Stiwell
à la salle à manger (comme tout à l'heure saint Martin l'impératrice
de Germanie) et que vous l'eussiez entendu lui parler avec sa galanterie
fine et gracieuse, etc.» Mais le plus souvent il restait à fume; sa
pipe en buvant de l'eau et du gin. Ici, je me trouve amené a vous
parler d'une autre faiblesse du vicaire, etc.» (_le Roman de M.
Gilfil_, traduction d'Albert Durade, pages 116, 117, 121, 124, 125,
126). «Quant au ministre, M. Gilfil, vieux monsieur qui fumait de très
longues pipes et prêchait des sermons très courts.» (_Tribulations du
Rév. Amos Barton_, même trad., p. 4.) «M. Irwine n'avait
effectivement ni tendances élevées, ni enthousiasme religieux et
regardait comme une vraie perte de temps de parler doctrine et réveil
chrétien au vieux père Taft ou à Cranage, le forgeron. Il n'était ni
laborieux, ni oublieux de lui-même, ni très abondant en aumônes et sa
croyance même était assez large. Ses goûts intellectuels étaient
plutôt païens, etc. Mais il avait cette charité chrétienne qui a
souvent manqué à d'illustres vertus. Il était indulgent pour les
fautes du prochain et peu enclin à supposer le mal, etc. Si vous
l'aviez rencontré monté sur sa jument grise, ses chiens courant à ses
côtés, avec un sourire de bonne humeur, etc. L'influence de M. Irwine
dans sa paroisse fut plus utile que celle de M. Ryde qui insistait
fortement sur les doctrines de la Réformation, condamnait sévèrement
les convoitises de la chair, etc., qui était très savant. M. Irwine
était aussi différent de cela que possible, mais il était si
pénétrant; il comprenait ce qu'on voulait dire à la minute, il se
conduisait en gentilhomme avec les fermiers, etc. Il n'était pas un
fameux prédicateur, mais ne disait rien qui ne fût propre à vous
rendre plus sage si vous vous en souveniez.» (_Adam Bede_, même trad.,
pages 84, 85, 226, 227, 228, 230).--(Note du traducteur.)]

[Note 11: Cf. _Præterita_: «Vers le moment de l'après-midi où le
moderne voyageur fashionable, parti par le train du matin de
Charing-Cross pour Paris, Nice et Monte-Carlo, s'est un peu remis des
nausées de sa traversée et de l'irritation d'avoir eu à se battre
pour trouver des places à Boulogne, et commence à regarder sa montre
pour voir à quelle distance il se trouve du buffet d'Amiens, il est
exposé au désappointement et à l'ennui d'un arrêt inutile du train,
à une gare sans importance où il lit le nom «Abbeville». Au moment
où le train se remet en marche, il pourra voir, s'il se soucie de lever
pour un instant les yeux de son journal, deux tours carrées que
dominent les peupliers et les osiers du sol marécageux qu'il traverse.
Il est probable que ce coup d'œil est tout ce qu'il souhaiterait jamais
d'attirer son attention, et je ne sais guère jusqu'à quel point je
pourrais arriver à faire comprendre au lecteur, même le plus
sympathique, l'influence qu'elles ont eu sur ma propre vie... Car la
pensée de ma vie a eu trois centres: Rouen, Genève et Pise... Et
Abbeville est comme la préface et l'interprétation de Rouen... Mes
bonheurs les plus intenses, je les ai connus dans les montagnes. Mais
comme plaisir, joyeux et sans mélange, arriver en vue d'Abbeville par
une belle après-midi d'été, sauter à terre dans la cour de l'hôtel
de l'Europe et descendre la rue en courant pour voir Saint-Wulfran avant
que le soleil ait quitté les tours, sont des choses pour lesquelles il
faut chérir le passé jusqu'à la fin. De Rouen et de sa cathédrale,
ce que j'ai à dire trouvera place, si les jours me sont donnés, dans
_Nos Pères nous ont dit_.»

Si, au cours de cette étude, j'ai cité tant de passages de Ruskin
tirés d'autres ouvrages de lui que _la Bible d'Amiens_, en voici la
raison. Ne lire qu'un livre d'un auteur, c'est n'avoir avec cet auteur
qu'une rencontre. Or, en causant une fois avec une personne on peut
discerner en elle des traits singuliers. Mais c'est seulement par leur
répétition dans des circonstances variées qu'on peut les reconnaître
pour caractéristiques et essentiels. Pour un écrivain, comme pour un
musicien ou un peintre, cette variation des circonstances qui permet de
discerner, par une sorte d'expérimentation, les traits permanents du
caractère, c'est la variété des œuvres. Nous retrouvons dans un
second livre, dans un autre tableau, les particularités dont la
première fois nous aurions pu croire qu'elles appartenaient au sujet
traité autant qu'à l'écrivain ou au peintre. Et du rapprochement des
œuvres différentes nous dégageons les traits communs dont
l'assemblage compose la physionomie morale de l'artiste. En mettant une
note au bas des passages cités de _la Bible d'Amiens_, chaque fois que
le texte éveillait par des analogies, même lointaines, le souvenir
d'autres ouvrages de Ruskin, et en traduisant dans la note le passage
qui m'était ainsi revenu à l'esprit, j'ai tâché de permettre au
lecteur de se placer dans la situation de quelqu'un qui ne se trouverait
pas en présence de Ruskin pour la première fois, mais qui, ayant
déjà eu avec lui des entretiens antérieurs, pourrait, dans ses
paroles, reconnaître ce qui est, chez lui, permanent et fondamental.
Ainsi j'ai essayé de pourvoir le lecteur comme d'une mémoire
improvisée où j'ai disposé des souvenirs des autres livres de
Ruskin,--sorte de caisse de résonance, où les paroles de _la Bible
d'Amiens_ pourront prendre quelque retentissement en y éveillant des
échos fraternels. Mais aux paroles de _la Bible d'Amiens_ ces échos ne
répondront pas sans doute, ainsi qu'il arrive dans une mémoire qui
s'est faite elle-même, de ces horizons inégalement lointains,
habituellement cachés à nos regards et dont notre vie elle-même a
mesuré jour par jour les distances variées. Ils n'auront pas, pour
venir rejoindre la parole présente dont la ressemblance les a attirés,
à traverser la résistante douceur de cette atmosphère interposée qui
a l'étendue même de notre vie et qui est toute la poésie de la
mémoire.

Au fond, aider le lecteur à être impressionné par ces traits
singuliers, placer sous ses yeux des traits similaires qui lui
permettent de les tenir pour les traits essentiels du génie d'un
écrivain devrait être la première partie de la tâche de tout
critique.

S'il a senti cela, et aidé les autres à le sentir, son office est à
peu près rempli. Et, s'il ne l'a pas senti, il pourra écrire tous les
livres du monde sur Ruskin: «l'homme, l'écrivain, le prophète,
l'artiste, la portée de son action, les erreurs de la doctrine»,
toutes ces constructions s'élèveront peut-être très haut, mais à
côté du sujet; elles pourront porter aux nues la situation littéraire
du critique, mais ne vaudront pas, pour l'intelligence de l'œuvre, la
perception exacte d'une nuance juste, si légère semble-t-elle.

Je conçois pourtant que le critique devrait ensuite aller plus loin. Il
essayerait de reconstituer ce que pouvait être la singulière vie
spirituelle d'un écrivain hanté de réalités si spéciales, son
inspiration étant la mesure dans laquelle il avait la vision de ces
réalités, son talent la mesure dans laquelle il pouvait les récréer
dans son œuvre, sa moralité enfin, l'instinct qui les lui faisant
considérer sous un aspect d'éternité (quelque particulières que ces
réalités nous paraissent) le poussait à sacrifier au besoin de les
apercevoir et à la nécessité de les reproduire pour en assurer une
vision durable et claire, tous ses plaisirs, tous ses devoirs et
jusqu'à sa propre vie, laquelle n'avait de raison d'être que comme
étant la seule manière possible d'entrer en contact avec ces
réalités, de valeur que celle que peut avoir pour un physicien un
instrument indispensable à ses expériences. Je n'ai pas besoin de dire
que cette seconde partie de l'office du critique, je n'ai même pas
essayé de la remplir dans cette petite étude qui aura comblé mes
ambitions si elle donne le désir de lire Ruskin et de revoir quelques
cathédrales.]

[Note 12: Cf. Dans _Præterita_ l'impression des lents courants de
marée montante et descendante le long des marches de l'hôtel
Danielli.]

[Note 13: Ruskin veut parler ici de l'auteur du «_Parfait pêcheur à
la ligne_» (Londres, 1653), Isaac Walton, célèbre pêcheur de la
Dove, né en 1593, à Strefford, mort en 1683.]

[Note 14: Déjà, dans _Modern Painters_, Ruskin, une trentaine
d'années plus tôt, parle de «la simplicité sereine et de la grâce
des peupliers d'Amiens».]

[Note 15: Vous aurez peut-être alors comme moi la chance (si même vous
ne trouvez pas le chemin indiqué par Ruskin) de voir le cathédrale,
qui de loin ne semble qu'en pierres, se transfigurer tout à coup,
et--le soleil traversant de l'intérieur, rendant visibles et
volatilisant ses vitraux sans peintures,--tenir debout vers le ciel,
entre ses piliers de pierre, de géantes et immatérielles apparitions
d'or vert et de flamme. Vous pourrez aussi chercher près des abattoirs
le point de vue d'où est prise la gravure: «_Amiens, le jour des
Trépassés._»]

[Note 16: Cf. _The two Paths_: «Ces statues (celles du porche
occidental de Chartres) ont été longtemps et justement considérées
comme représentatives de l'art le plus élevé du XIIe ou du
commencement du XIIIe siècle en France; et, en effet, elles possèdent
une dignité et un charme délicat qui manquent, en général, aux
œuvres plus récentes. Ils sont dus, en partie, à une réelle noblesse
de traits, mais principalement à la grâce mêlée de sévérité des
lignes tombantes de l'excessivement _mince_ draperie; aussi bien qu'à
un fini des plus étudiés dans la composition, chaque partie de
l'ornementation s'harmonisant tendrement avec le reste. Autant que leur
pouvoir sur certains modes de l'esprit religieux est due à un degré
palpable de non-naturalisme en eux, je ne le loue pas, la minceur
exagérée du corps et la raideur de l'attitude sont des défauts; mais
ce sont de nobles défauts, et ils donnent aux statues l'air étrange de
faire partie du bâtiment lui-même et de le soutenir non comme la
cariatide grecque sans effort, ou comme la cariatide de la Renaissance
par un effort pénible ou impossible, mais comme si tout ce qui fut
silencieux et grave, et retiré à part, et raidi avec un frisson au
cœur dans la terreur de la terre, avait passé dans une forme de marbre
éternel; et ainsi l'Esprit a fourni, pour soutenir les piliers de
l'église sur la terre, toute la nature anxieuse et patiente dont il
n'était plus besoin dans le ciel. Ceci est la vue transcendentale de la
signification de ces sculptures.

Je n'y insiste pas. Ce sur quoi je m'appuie est uniquement leurs
qualités de vérité et de vie. Ce sont toutes des portraits--la
plupart d'inconnus, je crois--mais de palpables et d'indiscutables
portraits; s'ils n'ont pas été pris d'après la personne même qui est
censée représentée, en tout cas ils ont été étudiés d'après
quelque personne vivante dont les traits peuvent, sans invraisemblance,
représenter ceux du roi ou du saint en question. J'en crois plusieurs
authentiques, il y en a un d'une reine qui, évidemment, de son vivant,
fut remarquable pour ses brillants yeux noirs. Le sculpteur a creusé
bien profondément l'iris dans la pierre et ses yeux foncés brillent
encore pour nous avec son sourire.

Il y a une autre chose que je désire que vous remarquiez spécialement
dans ces statues, la façon dont la moulure florale est associée aux
lignes verticales de la statue.

Vous avez ainsi la suprême complexité et richesse de courbes côte à
côte avec les pures et délicates lignes parallèles, et les deux
caractères gagnent en intérêt et en beauté; mais il y a une
signification plus profonde dans la chose qu'un simple effet de
composition; signification qui n'a pas été voulue par le sculpteur,
mais qui a d'autant plus de valeur qu'elle est inintentionnelle. Je veux
dire l'association intime de la beauté de la nature inférieure dans
les animaux et les fleurs avec la beauté de la nature plus élevée
dans la forme humaine. Vous n'avez jamais ceci dans l'œuvre grecque.
Les statues grecques sont toujours isolées; de blanches surfaces de
pierre, ou des profondeurs d'ombre, font ressortir la forme de la statue
tandis que le monde de la nature inférieure qu'ils méprisaient était
retiré de leur cœur dans l'obscurité. Ici la statue drapée semble le
type de l'esprit chrétien, sous beaucoup de rapports, plus faible et
plus contractée mais plus pure; revêtue de ses robes blanches et de sa
couronne, et avec les richesses de toute la création à côté d'elle.

Le premier degré du changement sera placé devant vous dans un instant,
simplement en comparant cette statue de la façade ouest de Chartres
avec celle de la Madone de la porte du transept sud d'Amiens.

Cette Madone, avec la sculpture qui l'entoure, représente le point
culminant de l'art gothique au XIIIe siècle. La sculpture a progressé
continuellement dans l'intervalle; progressé simplement parce qu'elle
devient chaque jour plus sincère et plus tendre et plus suggestive.
Chemin faisant, la vieille devise de Douglas: «Tendre et vrai» peut
cependant être reprise par nous tous pour nous-mêmes, non moins dans
l'art que dans les autres choses. Croyez-le, la première
caractéristique universelle de tout grand art est la tendresse, comme
la seconde est la vérité. Je trouve ceci chaque jour de plus en plus
vrai; un infini de tendresse est le don par excellence et l'héritage de
tous les hommes vraiment grands. Il implique sûrement en eux une
intensité relative de dédain pour les choses basses et leur donne une
apparence sévère et arrogante aux yeux de tous les gens durs, stupides
et vulgaires, tout à fait terrifiante pour ceux-ci s'ils sont capables
de terreur, et haïssable pour eux si ils ne sont capables de rien de
plus élevé que la haine. L'esprit du Dante est le grand type de cette
classe d'esprit. Je dis que le _premier_ héritage est la tendresse--le
_second_ la vérité; parce que la tendresse est dans la nature de la
créature, la vérité dans ses habitudes et dans sa connaissance
acquise; en outre, l'amour vient le premier, aussi bien dans l'ordre de
la dignité que dans celui du temps, et est toujours pur et entier: la
vérité, dans ce qu'elle a de meilleur, est parfaite.

Pour revenir à notre statue, vous remarquerez que l'arrangement de la
sculpture est exactement le même qu'à Chartres. Une sévère draperie
tombante rehaussée sur les côtés par un riche ornement floral; mais
la statue est maintenant complètement animée; elle n'est plus immuable
comme un pilier rigide, mais elle se penche en dehors de sa niche et
l'ornement floral, au lieu d'être une guirlande conventionnelle, est un
exquis arrangement d'aubépines. L'œuvre toutefois dans l'ensemble,
quoique parfaitement caractéristique du progrès de l'époque comme
style et comme intention, est, en certaines qualités plus subtiles,
inférieure à celle de Chartres. Individuellement, le sculpteur,
quoique appartenant à une école d'art plus avancée, était lui-même
un homme d'une qualité d'âme inférieure à celui qui a travaillé à
Chartres. Mais Je n'ai pas le temps de vous indiquer les caractères
plus subtils auxquels je reconnais ceci.

Cette statue marque donc le point culminant de l'art gothique parce que,
jusqu'à cette époque, les yeux de ses artistes avaient été fermement
fixés sur la vérité naturelle; ils avaient été progressant de fleur
en fleur, de forme en forme, de visage en visage, gagnant
perpétuellement en connaissance et en véracité, perpétuellement, par
conséquent, en puissance et en grâce. Mais arrivés à ce point un
changement fatal se fit dans leur idéal. De la statue, ils
commencèrent à tourner leur attention principalement sur la niche de
la statue, et de l'ornement floral aux moulures qui l'entouraient, etc.
(_The two Paths_, § 33-39.)]

[Note 17: Moins charmantes que celles de Bourges. Bourges est la
cathédrale de l'aubépine. (Cf. _Stones of Venice_: «L'architecte de
la cathédrale de Bourges aimait l'aubépine, aussi a-t-il couvert son
porche d'aubépines. C'est une parfaite niobé de mai. Jamais il n'y eut
une pareille aubépine. Vous la cueilleriez immédiatement sans la
crainte de vous piquer».)]

[Note 18: «Remarquez que le calme est l'attribut de l'art le plus
élevé.» (_Relations de Michel-Ange et de Tintoret_, § 219), à
propos d'une comparaison entre les anges de Della Robbia et de Donatello
«attentifs à ce qu'ils chantent, ou même transportés--les anges de
Bernardino Luini, pleins d'une conscience craintive--et les anges de
Bellini qui, au contraire, même les plus jeunes, chantent avec autant
de calme que filent les Parques».]

[Note 19: Cf. _Mornings in Florence_: «Mais je veux tout d'abord vous
donner un bon conseil, payez bien votre guide ou votre sacristain. Il
fera preuve de reconnaissance en échange de vingt sous.... Parmi mes
connaissances, sur cinquante personnes qui m'écriraient des lettres
pleines de tendres sentiments, une seule me donnerait vingt sous. Je
vous serai donc obligé si vous me donnez vingt sous pour chacune de ces
lettres, quoique j'aie fourni plus de travail que vous ne le
soupçonnerez jamais pour les rendre à vos yeux dignes des vingt
sous.»]

[Note 20: Et regardée d'eux: je peux, en ce moment même, voir les
hommes qui se hâtent vers la Somme accrue par la marée, en passant
devant le porche qu'ils connaissent pourtant depuis si longtemps, lever
les yeux vers «l'Étoile de la Mer».]

[Note 21: Commencées le 3 juillet 1508, les 120 stalles furent
achevées en 1522, le jour de la Saint Jean. Le bedeau vous laissera
vous promener au milieu de la vie de tous ces personnages qui, dans la
couleur de leur personne, les lignes de leur geste, l'usure de leur
manteau, la solidité de leur carrure, continuent à découvrir
l'essence du bois, à montrer sa force et à chanter sa douceur. Vous
verrez Joseph voyager sur la rampe, Pharaon dormir sur la crête où se
déroule la figure de ses rêves, tandis que sur les miséricordes
inférieures les devins s'occupent à les interpréter. Il vous laissera
pincer sans risque d'aucun dommage pour elles les longues cordes de bois
et vous les entendrez rendre comme un son d'instrument de musique, qui
semble dire et qui prouve, en effet, combien elles sont indestructibles
et ténues.]

[Note 22: Mlle Marie Nordlinger, l'éminente artiste anglaise, me met
sous les yeux une lettre de Ruskin où Notre-Dame de Paris, de Victor
Hugo, est qualifiée de rebut de la littérature française.]

[Note 23: Cf. «Vous êtes peut-être surpris d'entendre parler d'Horace
comme d'une personne pieuse. Les hommes sages savent qu'il est sage, les
hommes sincères qu'il est sincère. Mais les hommes pieux, par défaut
d'attention ne savent pas toujours qu'il est pieux. Un grand obstacle à
ce que vous le compreniez est qu'on vous a fait construire des vers
latins toujours avec l'introduction forcée du mot «Jupiter» quand
vous étiez en peine d'un dactyle. Et il vous semble toujours qu'Horace
ne s'en servait que quand il lui manquait un dactyle. Remarquez
l'assurance qu'il nous donne de sa piété: _Dis pieta mea, et musa,
cordi est_, etc.» (_Val d'Arno_, chap. IX, § 218, 219, 220, 221 et
suiv.). Voyez aussi: «Horace est exactement aussi sincère dans sa foi
religieuse que Wordworth, mais tout pouvoir de comprendre les honnêtes
poètes classiques a été enlevé à la plupart de nos gentlemen par
l'exercice mécanique de la versification au collège. Dans tout le
cours de leur vie, ils ne peuvent se délivrer complètement de cette
idée que tous les vers ont été écrits comme exercices et que Minerve
n'était qu'un mot commode à mettre comme avant-dernier dans un
hexamètre et Jupiter comme dernier. Rien n'est plus faux... Horace
consacre son pin favori à Diane, chante son hymne automnal à Faunus,
dirige la noble jeunesse de Rome dans son hymne à Apollon, et dit à la
petite-fille du fermier que les Dieux l'aimeront quoiqu'elle n'ait à
leur offrir qu'une poignée de sel et de farine--juste aussi
sérieusement que jamais gentleman anglais ait enseigné la foi
chrétienne à la jeunesse anglaise, dans ses jours sincères (_The
Queen of the air_, I, 47, 48). Et enfin: «La foi d'Horace en l'esprit
de la Fontaine de Brundusium, en le Faune de sa colline et en la
protection des grands Dieux est Constante, profonde et effective (Fors
Clavigere Lettre XCII, 111).]

[Note 24: Cf. _Præterita_, I, XII: «J'admire ce que j'aurais pu être
si à ce moment-là l'amour avait été avec moi au lieu d'être contre
moi, si j'avais eu la joie d'un amour permis et l'encouragement
incalculable de sa sympathie et de son admiration.» C'est toujours la
même idée que le chagrin, sans doute parce qu'il est une forme
d'égoïsme, est un obstacle au plein exercice de nos facultés. De
même plus haut (page 224 de la Bible): «Toutes les adversités,
qu'elles résident dans le tentation ou dans la _douleur_» et dans la
préface d'_Arrows of the Chace_. «J'ai dit à mon pays des paroles
dont pas une n'a été altérée par l'intérêt ou affaiblie par la
douleur.» Et dans le texte qui nous occupe _chagrin_ est rapproché de
faute comme dans ces passages _tentation_ de _peine_ et _intérêt_ de
_douleur_. «Rien n'est frivole comme les mourants,» disait Emerson. À
un autre point de vue, celui de la sensibilité de Ruskin, la citation
de _Præterita_: «Que serais-je devenu si l'amour avait été avec moi
au lieu d'être contre moi,» devrait être rapprochée de cette lettre
de Ruskin à Rossetti, donnée par M. Bardoux: «Si l'on vous dit que je
suis dur et froid, soyez assuré que cela n'est point vrai. Je n'ai
point d'amitiés et point d'amours, en effet; mais avec cela je ne puis
lire l'épitaphe des Spartiates aux Thermopyles, sans que mes yeux se
mouillent de larmes, et il y a encore, dans un de mes tiroirs, un vieux
gant qui s'y trouve depuis dix-huit ans et qui aujourd'hui encore est
plein de prix pour moi. Mais si par contre vous vous sentez jamais
disposé à me croire particulièrement bon, vous vous tromperez tout
autant que ceux qui ont de moi l'opinion opposée. Mes seuls plaisirs
consistent à voir, à penser, à lire et à rendre les autres hommes
heureux, dans la mesure où je puis le faire, sans nuire à mon propre
bien.»--(Note du traducteur.)]

[Note 25: Cf. _The Queen of the air_: «Comme j'ai beaucoup aimé--et
non dans des fins égoïstes--la lumière du matin est encore visible
pour moi sur les collines, vous pouvez croire en mes paroles et vous
serez heureux ensuite de m'avoir cru!»]

[Note 26: Cf. La Couronne d'Olivier Sauvage: «Le Grec lui-même sur ses
poteries ou ses amphores mettait un Hercule égorgeant des lions.»]

[Note 27: Allusion probable à Virgile: «_Nec magnos metuent armenta
leones._»]

[Note 28: Allusion à Isaïe, XI, 9.]

[Note 29: Allusion à saint Matthieu XXIV, 36.]

[Note 30: Cf. Bossuet, _Élévations sur les Mystères_: «Contenons les
vives saillies de nos pensées vagabondes, par ce moyen nous
commanderons en quelque sorte aux oiseaux du ciel; ce sera dompter des
lions que d'assujettir notre impétueuse colère.»]

[Note 31: M. Huysmans dit: «Les Évangiles insistent pour qu'on ne
confonde pas saint Jude avec Judas, ce qui eut lieu, du reste; et, à
cause de sa similitude de nom avec le traître, pendant le moyen âge
les chrétiens le renient... Il ne sort de son mutisme que pour poser
une question au Christ sur la Prédestination et Jésus répond à
côté, ou pour mieux dire ne lui répond pas», et plus loin parle «du
déplorable renom que lui vaut son homonyme Judas». (_La Cathédrale_,
p. 354 et 455.)]

[Note 32: Saint Matthieu, XVII, 5.]

[Note 33: Saint Matthieu, XXI, 7.]

[Note 34: Cette apostrophe permet (malgré des analogies simplement
apparentes, «Isaïe déclara aux conservateurs de son temps», «un
marchand juif--le roi Salomon--qui avait fait une des fortunes les plus
considérables de l'époque _Unto this last_) de faire sentir combien le
génie de Ruskin diffère de celui de Renan. De ce même mot «fils de
David», Renan dit: «La famille de David était éteinte depuis
longtemps. Jésus se laissa pourtant donner un titre sans lequel il ne
pouvait espérer aucun succès; il finit, ce semble, par y prendre
plaisir, etc.» L'opposition n'apparaît ici qu'à propos d'une simple
dénomination. Mais quand il s'agit de longs versets, elle s'aggrave. On
sait avec quelle magnificence dans Sa Couronne d'Olivier Sauvage (_das
Eagles nest_), et surtout dans les Lys des Jardins des Reines, Ruskin a
cité la parole rapportée par saint Luc, IX, 58: «Jésus lui
répondit: «Les renards ont des tanières et les oiseaux du ciel des
nids, mais le Fils de l'Homme n'a pas où reposer sa tête.» Avec cette
ingéniosité merveilleuse qui, commentant les Évangiles à l'aide de
l'histoire et de la géographie (histoire et géographie d'ailleurs
forcément un peu hypothétiques), y donne aux moindres paroles du
Christ un tel relief de vie et semble les mouler exactement sur des
circonstances et des lieux d'une réalité indiscutable, mais qui
parfois risque par là-même d'en restreindre un peu le sens et la
portée, Renan, dont il peut être intéressant d'opposer ici la glose
à celle de Ruskin, croit voir dans ce verser de saint Luc comme un
signe que Jésus commençait à éprouver quelque lassitude de sa vie
vagabonde. (_Vie de Jésus_, p. 324 des premières éditions.) Il semble
qu'il y ait dans une telle interprétation, retenu sans doute par un
sentiment exquis de la mesure et une sorte de pudeur sacrée, le germe
de cette ironie spéciale qui se plaît à traduire, sous une forme
terre à terre et actuelle, des paroles sacrées ou seulement
classiques. L'œuvre de Renan est sans doute une grande œuvre, une
œuvre de génie. Mais par moments on n'aurait pas beaucoup à faire
pour voir s'y esquisser comme une sorte de _Belle Hélène_ de
Christianisme.]

[Note 35: Cf. La description des chapiteaux du Palais des Doges (dans
_The Stones of Venice_).]

[Note 36: Cf. Volney, _Voyage en Syrie._]

[Note 37: Cf. Émile Mâle, _l'Art religieux au XVIIIe siècle_: «La
rébellion n'apparaît au moyen âge que sous un seul aspect, la
désobéissance à l'Église. La rose de Notre-Dame de Paris (ces
petites scènes sont presque identiques à Paris, Chartres, Amiens et
Reims) offre ce curieux détail: l'homme qui se révolte contre
l'évêque porte le bonnet conique des Juifs. Le Juif, qui depuis tant
de siècles refusait d'entendre la parole de l'Église, semble être le
symbole même de la révolte et de l'obstination.»]

[Note 38: _Cantiques des Cantiques_, VII, 1. La citation précédente se
rapporte à Éphésieus, VI, 15.]

[Note 39: Dans _la Bible d'Amiens_, Ruskin dit: «Dans ces temps-là on
ne disait aucune bêtise sur les fâcheuses conséquences d'une charité
indistincte. Au-dessous de la Charité, l'Avarice a un coffre et de
l'argent, notion moderne commune aux Anglais et aux Amiénois de la
divine consommation de la manufacture de laine _of pleasures of
England_»: «Tandis que la Charité idéale de Giotto, à Padona,
présente à Dieu son cœur dans sa main, il foule aux pieds des sacs
d'or, donne seulement du blé et des fleurs; au porche ouest d'Amiens,
elle se contente de vêtir un mendiant avec une pièce de drap de la
manufacture de la ville.» La même comparaison est venue certainement
d'une manière fortuite à l'esprit de M. Émile Mâle: «La charité
qui tend à Dieu son cœur enflammé, dit-il, est du pays de saint
François d'Assise. La Charité qui donne son manteau aux pauvres est du
pays de saint Vincent de Paul.» Cf. encore les diverses
interprétations de la Charité dans _The Stones of Venice_.]

[Note 40: Cf. cette expression avec celle d'Achille δημοϐοροτ,
commenté ainsi par Ruskin: «Mais je n'ai pas de mots pour
l'étonnement que j'éprouve quand j'entends encore parler de royauté,
comme si les nations gouvernées étaient une propriété individuelle
et pouvaient être acquises comme des moutons de la chair desquels le
roi peut se nourrir et si l'épithète indiquée d'Achille: «Mangeurs
de peuples», était le titre approprié de tous les monarques et si
l'extension des territoires d'un roi signifiait la même chose que
l'agrandissement des terres d'un particulier.» (Des Trésors des
Rois.)]

[Note 41: Saint Luc, X, 5.]

[Note 42: Ézéchiel, I, 16.]

[Note 43: Daniel, VI, 22.]

[Note 44: Joël, I, 7, et II, 10.]

[Note 45: Amos, IV, 7.]

[Note 46: Habakuk, II, 1.]

[Note 47: Sophonie, II, 15; I, 12; II, 14]

[Note 48: Ruskin en arrivant à cette porte dit: «Si vous venez, bonne
protestante ma lectrice, venez civilement, et veuillez vous souvenir que
jamais le culte d'aucune femme morte ou vivante n'a nui à une créature
humaine--mais que le culte de l'argent, le culte de la perruque, le
culte du chapeau tricorne et à plumes, ont fait et font beaucoup plus
de mal, et que tous offensent des millions de fois plus le Dieu du Ciel,
de la Terre et des Étoiles, que toutes les plus absurdes et les plus
charmantes erreurs commises par les générations de ses simples enfants
sur ce que la Vierge Mère pourrait, ou voudrait, ou ferait, on
éprouverait pour eux.»]

[Note 49: «Ce sont vraiment, dit-il en parlant de ces calendriers
sculptés, les Travaux et les Jours.» Après avoir montré leur origine
byzantine et romane il dit d'eux: «Dans ces petits tableaux, dans ces
belles géorgiques de la France, l'homme fait des gestes éternels.»
Puis il montre malgré cela le côté tout réaliste et local de ces
œuvres: «Au pied des murs de la petite ville du moyen âge commence la
vraie campagne... le beau rythme des travaux virgiliens. Les deux
clochers de Chartres se dressent au-dessus des moissons de la Beauce et
la cathédrale de Reims domine les vignes champenoises. À Paris, de
l'abside de Notre-Dame on apercevait les prairies et les bois; les
sculpteurs en imaginant leurs scènes de la vie rustique purent
s'inspirer de la réalité voisine», et plus loin: «Tout cela est
simple, grave, tout près de l'humanité. Il n'y a rien là des Grâces
un peu fades des fresques antiques: nul amour vendangeur, nul génie
ailé qui moissonne. Ce ne sont pas les charmantes déesses florentines
de Botticelli qui dansent à la fête de la Primavera. C'est l'homme
tout seul, luttant avec la nature; et si pleine de vie, qu'elle a
gardé, après cinq siècles, toute sa puissance d'émouvoir.»]

[Note 50: Isaïe, IX, 5.]

[Note 51: Cf. _Lectures on Art_, sur l'égérie d'un art morbide et
réaliste. «Essayez de vous représenter la somme de temps et
d'anxieuse et frémissante émotion qui a été gaspillée par ces
tendres et délicates femmes de la chrétienté pendant ces derniers six
cents ans. Comme elles se peignaient ainsi à elles-mêmes sous
l'influence d'une semblable imagerie, ces souffrances corporelles
passées depuis longtemps, qui, puisqu'on les conçoit comme ayant été
supportées par un être divin, ne peuvent pas, pour cette raison, avoir
été plus difficiles à endurer que les agonies d'un être humain
quelconque sous la torture; et alors essayez d'apprécier à quel
résultat on serait arrivé pour la justice et la félicité de
l'humanité si on avait enseigné à ces mêmes femmes le sens profond
des dernières paroles qui leur furent dites par leur Maître: «Filles
de Jérusalem, ne pleurez pas sur moi, mais pleurez sur vous-mêmes et
sur vos enfants», si on leur avait enseigné à appliquer leur pitié
à mesurer les tortures des champs de bataille, les tourments de la mort
lente chez les enfants succombant à la faim, bien plus, dans notre
propre vie de paix, à l'agonie de créatures qui ne sont ni nourries,
ni enseignées, ni secourues, qui s'éveillent au bord du tombeau pour
apprendre comment elles auraient dû vivre, et la souffrance encore plus
terrible de ceux dont toute l'existence, et non sa fin, est la mort;
ceux auxquels le berceau fut une malédiction, et pour lesquels les mots
qu'ils ne peuvent entendre «la cendre à la cendre» sont tout ce
qu'ils ont jamais reçu de bénédiction. Ceux-là, vous qui pour ainsi
dire avez pleuré à ses pieds ou vous êtes tenus près de sa croix,
ceux-là vous les avez toujours avec vous! et non pas lui.»

Cf. _la Bible d'Amiens_ sur sainte Geneviève. Il y a des milliers de
jeunes filles pieuses qui n'ont jamais figuré dans aucun calendrier,
mais qui ont passé et gâché leur vie dans la désolation. Dieu sait
pourquoi, car nous ne le savons pas, mais en voici une, en tout cas, qui
ne soupire pas après le martyre et ne se consume pas dans les
tourments, mais devient une Tour du Troupeau (allusion à _Michée_, IV,
8) et toute sa vie lui construit un bercail.]

[Note 52: Saint Luc, X.]

[Note 53: Le lecteur trouvera, je pense, une certaine parenté entre
l'idée exprimée ici par Ruskin (depuis «Toutes les créatures
humaines») et la théorie de l'Inspiration divine dans le chapitre III:
«Il ne sera pas doué d'aptitudes plus hautes ni appelé à une
fonction nouvelle. Il sera inspiré... selon les capacités de sa
nature» et, cette remarque «La forme que prit plus tard l'esprit
monastique tint beaucoup plus... qu'à un changement amené par le
christianisme dans l'idéal de la vertu et du bonheur humains». Sur
cette dernière idée Ruskin a souvent insisté, disant que le culte
qu'un païen offrait à Jupiter n'était pas très différent de celui
qu'un chrétien, etc... D'ailleurs dans ce même chapitre III de _la
Bible d'Amiens_, le Collège des Augures et l'institution des Vestales
sont rapprochés des ordres monastiques chrétiens. Mais bien que cette
idée soit par le lien que l'on voit si proche des précédentes, et
comme leur alliée c'est pourtant une idée nouvelle. En ligne directe
elle donne à Ruskin l'idée de la Foi d'Horace et d'une manière
générale tous les développements similaires. Mais surtout elle est
étroitement apparentée à une idée bien différente de celles que
nous signalons au commencement de cette note, l'idée (analysée dans la
note des pages 244, 245, 246) de la permanence d'un sentiment
esthétique que le christianisme n'interrompt pas. Et maintenant que, de
chaînons en chaînons, nous sommes arrivés à une idée si différente
de notre point de départ (bien qu'elle ne soit pas nouvelle pour nous),
nous devons nous demander si ce n'est pas l'idée de la continuité de
l'art grec par exemple, des métopes du Parthénon aux mosaïques de
Saint-Marc et au labyrinthe d'Amiens (idée qu'il n'a probablement crue
vraie que parce qu'il l'avait trouvée belle) qui aura ramené Ruskin
étendant cette vue d'abord esthétique à la religion et à l'histoire,
à concevoir pareillement le collège des Augures comme assimilable à
l'Institution bénédictine, la dévotion à Hercule comme équivalente
à la dévotion à saint Jérôme, etc., etc.

Mais du moment que la religion chrétienne différait peu de la religion
grecque (idée: «plutôt qu'à un changement amené idée par le
christianisme dans l'idée de la vertu et du bonheur humains») Ruskin
n'avait pas besoin, au point de vue logique, de séparer si fortement la
religion et la morale. Aussi il y a dans cette nouvelle idée, si même
c'est la première qui a conduit Ruskin à elle, quelque chose de plus.
Et c'est une de ces vues assez particulières à Ruskin, qui ne sont pas
proprement philosophiques et qui ne se rattachent à aucun système,
qui, aux yeux du raisonnement purement logique peuvent paraître
fausses, mais qui frappent aussitôt toute personne capable à la
couleur particulière d'une idée de deviner, comme ferait un pêcheur
pour les eaux, sa profondeur. Je citerai dans ce genre parmi les idées
de Ruskin, qui peuvent paraître les plus surannées aux esprits banals,
incapables d'en comprendre le vrai sens et d'en éprouver la vérité,
celle qui tient la liberté pour funeste à l'artiste, et l'obéissance
et le respect pour essentiels, celle qui fait de la mémoire l'organe
intellectuel le plus utile à l'artiste, etc., etc.

Si on voulait essayer de retrouver l'enchaînement souterrain, la racine
commune d'idées si éloignées les unes des autres, dans l'œuvre de
Ruskin, et peut-être aussi peu liées dans son esprit, je n'ai pas
besoin de dire que l'idée notée au bas des pages 212, 213 et 214 à
propos de «je suis le seul auteur à penser avec Hérodote» est une
simple modalité de «Horace est pieux comme Milton», idée qui n'est
elle-même qu'un pendant des idées esthétiques analysées dans la note
des pages 244, 245, 246. «Cette coupole est uniquement un vase grec,
cette Salomé une canéphore, ce chérubin une Harpie», etc.]

[Note 54: Genèse, XVIII, 23.]

[Note 55: Psaumes, LXV, 13.]

[Note 56: Saint Jean, _Révélation_ XI, 15.]



JOHN RUSKIN


Comme «les Muses quittant Apollon leur père pour aller éclairer le
monde[57]», une à une les idées de Ruskin avaient quitté la tête
divine qui les avait portées et, incarnées en livres vivants, étaient
allées enseigner les peuples. Ruskin s'était retiré dans la solitude
où vont souvent finir les existences prophétiques jusqu'à ce qu'il
plaise à Dieu de rappeler à lui le cénobite ou l'ascète dont la
tâche surhumaine est finie. Et l'on ne put que deviner, à travers le
voile tendu par des mains pieuses, le mystère qui s'accomplissait, la
lente destruction d'un cerveau périssable qui avait abrité une
postérité immortelle.

Aujourd'hui la mort a fait entrer l'humanité en possession de
l'héritage immense que Ruskin lui avait légué. Car l'homme de génie
ne peut donner naissance à des œuvres qui ne mourront pas qu'en les
créant à l'image non de l'être mortel qu'il est, mais de l'exemplaire
d'humanité qu'il porte en lui. Ses pensées lui sont, en quelque sorte,
prêtées pendant sa vie, dont elles sont les compagnes. À sa mort,
elles font retour à l'humanité et l'enseignent. Telle cette demeure
auguste et familière de la rue de La Rochefoucauld qui s'appela la
maison de Gustave Moreau tant qu'il vécut et qui s'appelle, depuis
qu'il est mort, le Musée Gustave Moreau.

Il y a depuis longtemps un Musée John Ruskin[58]. Son catalogue semble
un abrégé de tous les arts et de toutes les sciences. Des
photographies de tableaux de maîtres y voisinent avec des collections
de minéraux, comme dans la maison de Gœthe. Comme le Musée Ruskin,
l'œuvre de Ruskin est universelle. Il chercha la vérité, il trouva la
beauté jusque dans les tableaux chronologiques et dans les lois
sociales. Mais les logiciens ayant donné des «Beaux Arts» une
définition qui exclut aussi bien la minéralogie que l'économie
politique, c'est seulement delà partie de l'œuvre de Ruskin qui
concerne les «Beaux Arts» tels qu'on les entend généralement, de
Ruskin esthéticien et critique d'art que j'aurai à parler ici.


On a d'abord dit qu'il était réaliste. Et, en effet, il a souvent
répété que l'artiste devait s'attacher à la pure imitation de la
nature, «sans rien rejeter, sans rien mépriser, sans rien choisir».

Mais on a dit aussi qu'il était intellectualiste parce qu'il a écrit
que le meilleur tableau était celui qui renfermait les pensées les
plus hautes. Parlant du groupe d'enfants qui, au premier plan de la
_Construction de Carthage_ de Turner, s'amusent à faire voguer des
petits bateaux, il concluait: «Le choix exquis de cet épisode, comme
moyen d'indiquer le génie maritime d'où devait sortir la grandeur
future de la nouvelle cité, est une pensée qui n'eût rien perdu à
être écrite, qui n'a rien à faire avec les technicismes de l'art.
Quelques mots l'auraient transmise à l'esprit aussi complètement que
la représentation la plus achevée du pinceau. Une pareille pensée est
quelque chose de bien supérieur à tout art; c'est de la poésie de
l'ordre le plus élevé.» «De même, ajoute Milsand[59] qui cite ce
passage, en analysant une _Sainte Famille_ de Tintoret, le trait auquel
Ruskin reconnaît le grand maître c'est un mur en ruines et un
commencement de bâtisse, au moyen desquels l'artiste fait
symboliquement comprendre que la nativité du Christ était la fin de
l'économie juive et l'avènement de la nouvelle alliance. Dans une
composition du même Vénitien, une _Crucifixion_, Ruskin voit un
chef-d'œuvre de peinture parce que l'auteur a su, par un incident en
apparence insignifiant, par l'introduction d'un âne broutant des palmes
à l'arrière-plan du Calvaire, affirmer l'idée profonde que c'était
le matérialisme juif, avec son attente d'un Messie tout temporel et
avec la déception de ses espérances lors de l'entrée à Jérusalem,
qui avait été la cause de la haine déchaînée contre le Sauveur et,
par là, de sa mort.»

On a dit qu'il supprimait la part de l'imagination dans l'art en y
faisant à la science une part trop grande. Ne disait-il pas que
«chaque classe de rochers, chaque variété de sol, chaque espèce de
nuage doit être étudiée et rendue avec une exactitude géologique et
météorologique?... Toute formation géologique a ses traits essentiels
qui n'appartiennent qu'à elle, ses lignes déterminées de fracture qui
donnent naissance à des formes constantes dans les terrains et les
rochers, ses végétaux particuliers, parmi lesquels se dessinent encore
des différences plus particulières par suite des variétés
d'élévation et de température. Le peintre observe dans la plante tous
ses caractères de forme et de couleur... saisit ses lignes de rigidité
ou de repos... remarque ses habitudes locales, son amour ou sa
répugnance pour telle ou telle exposition, les conditions qui la font
vivre ou qui la font périr. Il l'associe... à tous les traits des
lieux qu'elle habite... Il doit retracer la fine fissure et la courbe
descendante et l'ombre ondulée du sol qui s'éboule et cela le rendre
d'un doigt aussi léger que les touches de la pluie... Un tableau est
admirable en raison du nombre et de l'importance des renseignements
qu'il nous fournit sur les réalités[60]».

Mais on a dit, en revanche, qu'il ruinait la science en y faisant la
place trop grande à l'imagination. Et, de fait, on ne peut s'empêcher
de penser au finalisme naïf de Bernardin de Saint Pierre disant que
Dieu a divisé les melons par tranches pour que l'homme les mange plus
facilement, quand on lit des pages comme celle-ci: «Dieu a employé la
couleur dans sa création comme l'accompagnement de tout ce qui est pur
et précieux, tandis qu'il a réservé aux choses d'une utilité
seulement matérielle ou aux choses nuisibles les teintes communes.
Regardez le cou d'une colombe et comparez-le au dos gris d'une vipère.
Le crocodile est gris, l'innocent lézard est d'un vert splendide.»

Si l'on a dit qu'il réduisait l'art à n'être que le vassal de la
science, comme il a poussé la théorie de l'œuvre d'art considérée
comme renseignement sur la nature des choses jusqu'à déclarer qu'«un
Turner en découvre plus sur la nature des roches qu'aucune académie
n'en saura jamais», et qu'«un Tintoret n'a qu'à laisser aller sa main
pour révéler sur le jeu des muscles une multitude de vérités qui
déjoueront tous les anatomistes de la terre», on a dit aussi qu'il
humiliait la science devant l'art.

On a dit enfin que c'était un pur esthéticien et que sa seule religion
était celle de la Beauté, parce qu'en effet il l'aima toute sa vie.

Mais, par contre, on a dit que ce n'était même pas un artiste, parce
qu'il faisait intervenir dans son appréciation de la beauté des
considérations peut-être supérieures mais en tous cas étrangères à
l'esthétique. Le premier chapitre des _Sept lampes de l'architecture_
prescrit à l'architecte de se servir des matériaux les plus précieux
et les plus durables, et fait dériver ce devoir du sacrifice de Jésus,
et des conditions permanentes du sacrifice agréable à Dieu, conditions
qu'on n a pas lieu de considérer comme modifiées, Dieu ne nous ayant
pas fait connaître expressément qu'elles l'aient été. Et dans les
_Peintres modernes_, pour trancher la question de savoir qui a raison
des partisans de la couleur et des adeptes du clair-obscur, voici un de
ses arguments: «Regardez l'ensemble de la nature et comparez
généralement les arcs-en-ciel, les levers de soleil, les roses, les
violettes, les papillons, les oiseaux, les poissons rouges, les rubis,
les opales, les coraux, avec les alligators, les hippopotames, les
requins, les limaces, les ossements, les moisissures, le brouillard et
la masse des choses qui corrompent, qui piquent, qui détruisent, et
vous sentirez alors comme la question se pose entre les coloristes et
les clair-obscuristes, lesquels ont la nature et la vie de leur côté,
lesquels le péché et la mort.»

Et comme on a dit de Ruskin tant de choses contraires, on en a conclu
qu'il était contradictoire.

De tant d'aspects de la physionomie de Ruskin, celui qui nous est le
plus familier, parce que c'est celui dont nous possédons, si l'on peut
ainsi parler, le portrait le plus étudié et le mieux venu, le plus
frappant et le plus répandu[61], c'est le Ruskin qui n'a connu toute sa
vie qu'une religion: celle de la Beauté.

Que l'adoration de la Beauté ait été, en effet, l'acte perpétuel de
la vie de Ruskin, cela peut être vrai à la lettre; mais j'estime que
le but de cette vie, son intention profonde, secrète et constante
était autre, et si je le dis, ce n'est pas pour prendre le contre-pied
du système de M. de la Sizeranne, mais pour empêcher qu'il ne soit
rabaissé dans l'esprit des lecteurs par une interprétation fausse,
mais naturelle et comme inévitable.

Non seulement la principale religion de Ruskin fut la religion tout
court (et je reviendrai sur ce point tout à l'heure, car il domine et
caractérise son esthétique), mais, pour nous en tenir en ce moment à
la «Religion de la Beauté», il faudrait avertir notre temps qu'il ne
peut prononcer ces mots, s'il veut faire une allusion juste à Ruskin,
qu'en redressant le sens que son dilettantisme esthétique est trop
porté à leur donner. Pour un âge, en effet, de dilettantes et
d'esthètes, un adorateur de la Beauté, c'est un homme qui, ne
pratiquant pas d'autre culte que le sien et ne reconnaissant pas d'autre
dieu qu'elle, passerait sa vie dans la jouissance que donne la
contemplation voluptueuse des œuvres d'art.

Or, pour des raisons dont la recherche toute métaphysique dépasserait
une simple étude d'art, la Beauté ne peut pas être aimée d'une
manière féconde si on l'aime seulement pour les plaisirs qu'elle
donne. Et, de même que la recherche du bonheur pour lui-même n'atteint
que l'ennui, et qu'il faut pour le trouver chercher autre chose que lui,
de même le plaisir esthétique nous est donné par surcroît si nous
aimons la Beauté pour elle-même, comme quelque chose de réel existant
en dehors de nous et infiniment plus important que la joie qu'elle nous
donne. Et, très loin d'avoir été un dilettante ou un esthète, Ruskin
fut précisément le contraire, un de ces hommes à la Carlyle, averti
par leur génie de la vanité de tout plaisir et, en même temps, de la
présence auprès d'eux d'une réalité éternelle, intuitivement
perçue par l'inspiration. Le talent leur est donné comme un pouvoir de
fixer cette réalité à la toute-puissance et à l'éternité de
laquelle, avec enthousiasme et comme obéissante à un commandement de
la conscience, ils consacrent, pour lui donner quelque valeur, leur vie
éphémère. De tels hommes, attentifs et anxieux devant l'univers à
déchiffrer, sont avertis des parties de la réalité sur lesquelles
leurs dons spéciaux leur départissent une lumière particulière, par
une sorte de démon qui les guide, de voix qu'ils entendent,
l'éternelle inspiration des êtres géniaux. Le don spécial, pour
Ruskin, c'était le sentiment de la beauté, dans la nature comme dans
l'art. Ce fut dans la Beauté que son tempérament le conduisit à
chercher la réalité, et sa vie toute religieuse en reçut un emploi
tout esthétique. Mais cette Beauté à laquelle il se trouva ainsi
consacrer sa vie ne fut pas conçue par lui comme un objet de jouissance
fait pour la charmer, mais comme une réalité infiniment plus
importante que la vie, pour laquelle il aurait donné la sienne. De là
vous allez voir découler l'esthétique de Ruskin. D'abord vous
comprendrez que les années où il fait connaissance avec une nouvelle
école d'architecture et de peinture aient pu être les dates
principales de sa vie morale. Il pourra parler des années où le
gothique lui apparut avec la même gravité, le même retour ému, la
même sérénité qu'un chrétien parle du jour où la vérité lui fut
révélée. Les événements de sa vie sont intellectuels et les dates
importantes sont celles où il pénètre une nouvelle forme d'art,
l'année où il comprend Abbeville, l'année où il comprend Rouen, le
jour où la peinture de Titien et les ombres dans la peinture de Titien
lui apparaissent comme plus nobles que la peinture de Rubens, que les
ombres dans la peinture de Rubens.

Vous comprendrez ensuite que, le poète étant pour Ruskin, comme pour
Carlyle, une sorte de scribe écrivant sous la dictée de la nature une
partie plus ou moins importante de son secret, le premier devoir de
l'artiste est de ne rien ajouter de son propre cru à ce message divin.
De cette hauteur vous verrez s'évanouir, comme les nuées qui se
traînent à terre, les reproches de réalisme aussi bien que
d'intellectualisme adressés à Ruskin. Si ces objections ne portent
pas, c'est qu'elles ne visent pas assez haut. Il y a dans ces critiques
erreur d'altitude. La réalité que l'artiste doit enregistrer est à la
fois matérielle et intellectuelle. La matière est réelle parce
qu'elle est une expression de l'esprit. Quant à la simple apparence,
nul n'a plus raillé que Ruskin ceux qui voient dans son imitation le
but de l'art. «Que l'artiste, dit-il, ait peint le héros ou son
cheval, notre jouissance, en tant qu'elle est causée par la perfection
du faux semblant est exactement la même. Nous ne la goûtons qu'en
oubliant le héros et sa monture pour considérer exclusivement
l'adresse de l'artiste. Vous pouvez envisager des larmes comme l'effet
d'un artifice ou d'une douleur, l'un ou l'autre à votre gré; mais l'un
et l'autre en même temps, jamais; si elles vous émerveillent comme un
chef-d'œuvre de mimique, elles se sauraient vous toucher comme un signe
de souffrance.» S'il attache tant d'importance à l'aspect des choses,
c'est que seul il révèle leur nature profonde. M. de La Sizeranne a
admirablement traduit une page où Ruskin montre que les lignes
maîtresses d'un arbre nous font voir quels arbres néfastes l'ont jeté
de côté, quels vents l'ont tourmenté, etc. La configuration d'une
chose n'est pas seulement l'image de sa nature, c'est le mot de sa
destinée et le tracé de son histoire.

Une autre conséquence de cette conception de l'art est celle-ci: si la
réalité est une et si l'homme de génie est celui qui la voit,
qu'importe la matière dans laquelle il la figure, que ce soit des
tableaux, des statues, des symphonies, des lois, des actes? Dans ses
_Héros_, Carlyle ne distingue pas entre Shakespeare et Cromwell, entre
Mahomet et Burns. Emerson compte parmi ses _Hommes représentatifs de
l'humanité_ aussi bien Swedenborg que Montaigne. L'excès du système,
c'est, à cause de l'unité de la réalité traduite, de ne pas
différencier assez profondément les divers modes de traduction.
Carlyle dit qu'il était inévitable que Boccace et Pétrarque fussent
de bons diplomates, puisqu'ils étaient de bons poètes. Ruskin commet
la même erreur quand il dit qu'«une peinture est belle dans la mesure
où les idées qu'elle traduit en images sont indépendantes de la
langue des images». Il me semble que, si le système de Ruskin pêche
par quelque côté, c'est par celui-là. Car la peinture ne peut
atteindre la réalité une des choses et rivaliser par là avec la
littérature, qu'à condition de ne pas être littéraire.

Si Ruskin a promulgué le devoir pour l'artiste d'obéir scrupuleusement
à ces «voix» du génie qui lui disent ce qui est réel et doit être
transcrit, c'est que lui-même a éprouve ce qu'il y a de véritable
dans l'inspiration, d'infaillible dans l'enthousiasme, de fécond dans
le respect. Seulement, quoique ce qui excite l'enthousiasme, ce qui
commande le respect, ce qui provoque l'inspiration soit différent pour
chacun, chacun finit par lui attribuer un caractère plus
particulièrement sacré. On peut dire que pour Ruskin cette
révélation, ce guide, ce fut la Bible.

Arrêtons-nous ici comme à un point fixe, au centre de gravité de
l'esthétique ruskinienne. C'est ainsi que son sentiment religieux a
dirigé son sentiment esthétique. Et d'abord, à ceux qui pourraient
croire qu'il l'altéra, qu'à l'appréciation artistique des monuments,
des statues, des tableaux, il mêla des considérations religieuses qui
n'y ont que faire, répondons que ce fut tout le contraire. Ce quelque
chose de divin que Ruskin sentait au fond du sentiment que lui
inspiraient les œuvres d'art, c'était précisément ce que ce
sentiment avait de profond, d'original et qui s'imposait à son goût
sans être susceptible d'être modifié. Et le respect religieux qu'il
apportait à l'expression de ce sentiment, sa peur de lui faire subir en
le traduisant la moindre déformation, l'empêcha, au contraire de ce
qu'on a souvent pensé, de mêler jamais à ses impressions devant les
œuvres d'art aucun artifice de raisonnement qui leur fût étranger. De
sorte que ceux qui voient en lui un moraliste et un apôtre aimant dans
l'art ce qui n'est pas l'art, se trompent à l'égal de ceux qui,
négligeant l'essence profonde de son sentiment esthétique, le
confondent avec un dilettantisme voluptueux. De sorte enfin que sa
ferveur religieuse, qui avait été le signe de sa sincérité
esthétique, la renforça encore et la protégea de toute atteinte
étrangère. Que telle ou telle des conceptions de son surnaturel
esthétique soit fausse, c'est ce qui, à notre avis, n'a aucune
importance. Tous ceux qui ont quelque notion des lois de développement
du génie savent que sa force se mesure plus à la force le ses
croyances qu'à ce que l'objet de ces croyances peut avoir de
satisfaisant pour le sens commun. Mais, puisque le christianisme de
Ruskin tenait à l'essence même de sa nature intellectuelle, ses
préférences artistiques, aussi profondes, devaient avoir avec lui
quelque parenté. Aussi, de même que l'amour des paysages de Turner
correspondait chez Ruskin à cet amour de la nature qui lui donna ses
plus grandes joies, de même à la nature foncièrement chrétienne de
sa pensée correspondit sa prédilection permanente, qui domine toute sa
vie, toute son œuvre, pour ce qu'on peut appeler l'art chrétien:
l'architecture et la sculpture du moyen âge français, l'architecture,
la sculpture et la peinture du moyen âge italien. Avec quelle passion
désintéressée il en aima les œuvres, vous n'avez pas besoin d'en
chercher les traces dans sa vie, vous en trouverez la preuve dans ses
livres. Son expérience était si vaste, que bien souvent les
connaissances les plus approfondies dont il fait preuve dans un ouvrage
ne sont utilisées ni mentionnées, même par une simple allusion, dans
ceux des autres livres où elles seraient à leur place. Il est si riche
qu'il ne nous prête pas ses paroles; il nous les donne et ne les
reprend plus. Vous savez, par exemple, qu'il écrivit un livre sur la
cathédrale d'Amiens. Vous en pourriez conclure que c'est la cathédrale
qu'il aimait le plus ou qu'il connaissait le mieux. Pourtant, dans les
_Sept Lampes de l'Architecture_, où la cathédrale de Rouen est citée
quarante fois comme exemple, celle de Bayeux neuf fois, Amiens n'est pas
cité une fois. Dans _Val d'Arno_, il nous avoue que l'église qui lui a
donné la plus profonde ivresse du gothique est Saint-Urbain de Troyes.
Or, ni dans _les Sept Lampes_ ni dans _la Bible d'Amiens_, il n'est
question une seule fois de Saint-Urbain[62]. Pour ce qui est de
l'absence de références à Amiens dans les _Sept Lampes_, vous pensez
peut-être qu'il n'a connu Amiens qu'à la fin de sa vie? Il n'en est
rien. En 1859, dans une conférence faite à Kensington, il compare
longuement _la Vierge Dorée_ d'Amiens avec les statues d'un art moins
habile, mais d'un sentiment plus profond, qui semblent soutenir le
porche occidental de Chartres. Or, dans _la Bible d'Amiens_ où nous
pourrions croire qu'il a réuni tout ce qu'il avait pensé sur Amiens,
pas une seule fois, dans les pages où il parle de _la Vierge Dorée_,
il ne fait allusion aux statues de Chartres. Telle est la richesse
infinie de son amour, de son savoir. Habituellement, chez un écrivain,
le retour à de certains exemples préférés, sinon même la
répétition de certains développements, vous rappelle que vous avez
affaire à un homme qui eut une certaine vie, telles connaissances qui
lui tiennent lieu de telles autres, une expérience limitée dont il
tire tout le profit qu'il peut. Rien qu'en consultant les index des
différents ouvrages de Ruskin, la perpétuelle nouveauté des œuvres
citées, plus encore le dédain d'une connaissance dont il s'est servi
une fois et, bien souvent, son abandon à tout jamais, donnent l'idée
de quelque chose de plus qu'humain, ou plutôt l'impression que chaque
livre est d'un homme nouveau qui a un savoir différent, pas la même
expérience, une autre vie.

C'était le jeu charmant de sa richesse inépuisable de tirer des
écrins merveilleux de sa mémoire des trésors toujours nouveaux: un
jour la rose précieuse d'Amiens, un jour la dentelle dorée du porche
d'Abbeville, pour les marier aux bijoux éblouissants d'Italie.

Il pouvait, en effet, passer ainsi d'un pays à l'autre, car la même
âme qu'il avait adorée dans les pierres de Pise était celle aussi qui
avait donné aux pierres de Chartres leur forme immortelle. L'unité de
l'art chrétien au moyen âge, des bords de la Somme aux rives de
l'Arno, nul ne l'a sentie comme lui, et il a réalisé dans nos cœurs
le rêve des grands papes du moyen âge: l'«Europe chrétienne». Si,
comme on l'a dit, son nom doit rester attaché au préraphaélisme, on
devrait entendre par là non celui d'après Turner, mais celui d'avant
Raphaël. Nous pouvons oublier aujourd'hui les services qu'il a rendus
à Hunt, à Rossetti, à Millais; mais ce qu'il a fait pour Giotto, pour
Carpaccio, pour Bellini, nous ne le pouvons pas. Son œuvre divine ne
fut pas de susciter des vivants, mais de ressusciter des morts.

Cette unité de l'art chrétien du moyen âge n'apparaît-elle pas à
tout moment dans la perspective de ces pages où son imagination
éclaire çà et là les pierres de France d'un reflet magique d'Italie?
Nous l'avons vu tout à l'heure dans _Pleasures of England_ comparer à
la Charité d'Amiens celle de Giotto. Voyez-le, dans _Nature of Gothic_,
comparer la manière dont les flammes sont traitées dans le gothique
italien et dans le gothique français, dont le porche de Saint-Maclou de
Rouen est pris comme exemple. Et, dans _les Sept Lampes de
l'Architecture_, à propos de ce même porche, voyez encore se jouer sur
ses pierres grises comme un peu des couleurs de l'Italie.

«Les bas-reliefs du tympan du portail de Saint-Maclou, à Rouen,
représentent le Jugement dernier, et la partie de l'Enfer est traitée
avec une puissance à la fois terrible et grotesque, que je ne pourrais
mieux définir que comme un mélange des esprits d'Orcagna et de
Hogarth. Les démons sont peut-être même plus effrayants que ceux
d'Orcagna; et dans certaines expressions de l'humanité dégradée, dans
son suprême désespoir, le peintre anglais est au moins égalé. Non
moins farouche est l'imagination qui exprime la fureur et la crainte,
même dans la manière de placer les figures. Un mauvais ange, se
balançant sur son aile, conduit les troupes des damnés hors du siège
du Jugement; ils sont pressés par lui si furieusement, qu'ils sont
emmenés non pas simplement à l'extrême limite de cette scène que le
sculpteur a enfermée ailleurs à l'intérieur du tympan, mais hors du
tympan et _dans les niches_ de la voûte; pendant que les flammes qui
les suivent, activées, comme il semble, par le mouvement des ailes des
anges, font irruption aussi dans les niches et jaillissent au travers de
leurs réseaux, les trois niches les plus basses étant représentées
comme tout en feu, tandis que, au lieu de leur dais voûté et côtelé
habituel, il y a un démon sur le toit de chacune, avec ses ailes
pliées, grimaçant hors de l'ombre noire.»

Ce parallélisme des différentes sortes d'arts et des différents pays
n'était pas le plus profond auquel il dût s'arrêter. Dans les
symboles païens et dans les symboles chrétiens, l'identité de
certaines idées religieuses devaient le frapper[63]. M. Ary Renan a
remarqué avec profondeur ce qu'il y a déjà du Christ dans le
Prométhée de Gustave Moreau. Ruskin, que sa dévotion à l'art
chrétien ne rendit jamais contempteur du paganisme, a comparé dans un
sentiment esthétique et religieux, le lion de saint Jérôme au lion de
Némée, Virgile à Dante, Samson à Hercule, Thésée au Prince Noir,
les prédictions d'Isaïe aux prédictions de la Sybille de Cumes. Il
n'y a certes pas lieu de comparer Ruskin à Gustave Moreau, mais on peut
dire qu'une tendance naturelle, développée par la fréquentation des
Primitifs, les avait conduits tous deux à proscrire en art l'expression
des sentiments violents, et, en tant qu'elle s'était appliquée à
l'étude des symboles, à quelque fétichisme dans l'adoration des
symboles eux-mêmes, fétichisme peu dangereux d'ailleurs pour des
esprits si attachés au fond au sentiment symbolisé qu'ils pouvaient
passer d'un symbole à l'autre, sans être arrêtés par les diversités
de pure surface. Pour ce qui est de la prohibition systématique de
l'expression des émotions violentes en art, le principe que M. Ary
Renan a appelé le principe de la Belle Inertie, où le trouver mieux
défini que dans les pages des «Rapports de Michel-Ange et du
Tintoret[64]»? Quant à l'adoration un peu exclusive des symboles,
l'étude de l'art du moyen âge italien et français n'y devait-elle pas
fatalement conduire? Et comme, sous l'œuvre d'art, c'était lame d'un
temps qu'il cherchait, la ressemblance de ces symboles du portail de
Chartres aux fresques de Pise devait nécessairement le toucher comme
une preuve de l'originalité typique de l'esprit qui animait alors les
artistes, et leurs différences comme un témoignage de sa variété.
Chez tout autre, les sensations esthétiques eussent risqué d'être
refroidies par le raisonnement. Mais tout chez lui était amour et
l'iconographie, telle qu'il l'entendait, se serait mieux appelée
iconolâtrie. À point, d'ailleurs, la critique d'art fait place à
quelque chose de plus grand peut-être; elle a presque les procédés de
la science, elle contribue à l'histoire. L'apparition d'un nouvel
attribut aux porches des cathédrales ne nous avertit pas de changements
moins profonds dans l'histoire, non seulement de l'art, mais de la
civilisation, que ceux qu'annonce aux géologues l'apparition d'une
nouvelle espèce sur la terre. La pierre sculptée par la nature n'est
pas plus instructive que la pierre sculptée par l'artiste, et nous ne
tirons pas un profit plus grand de celle qui nous conserve un ancien
monstre que de celle qui nous montre un nouveau dieu.

Les dessins qui accompagnent les écrits de Ruskin sont à ce point de
vue très significatifs. Dans une même planche, vous pourrez voir un
même motif d'architecture, tel qu'il est traité à Lisieux, à Bayeux,
à Vérone et à Padoue, comme s'il s'agissait des variétés d'une
même espèce de papillons sous différents deux. Mais jamais cependant
ces pierres qu'il a tant aimées ne deviennent pour lui des exemples
abstraits. Sur chaque pierre vous voyez la nuance de l'heure unie à la
couleur des siècles. «Courir à Saint-Wulfram d'Abbeville, nous
dit-il, _avant que le soleil ait quitté les tours_, fut toujours pour
moi une de ces joies pour lesquelles il faut chérir le passé jusqu'à
la fin.» Il alla même plus loin; il ne sépara pas les cathédrales de
ce fond de rivières et de vallées où elles apparaissent au voyageur
qui les approche, comme dans un tableau de primitif. Un de ses dessins
les plus instructifs à cet égard est celui que reproduit la deuxième
gravure de _Our Father have told us_, et qui est intitulée: _Amiens, le
jour des Trépassés_. Dans ces villes d'Amiens, d'Abbeville, de
Beauvais, de Rouen, qu'un séjour de Ruskin a consacrées, il passait
son temps à dessiner tantôt dans les églises («sans être inquiété
par le sacristain»), tantôt en plein air. Et ce durent être dans ces
villes de bien charmantes colonies passagères, que cette troupe de
dessinateurs, de graveurs, qu'il emmenait avec lui, comme Platon nous
montre les sophistes suivant Protagoras de ville en ville, semblables
aussi aux hirondelles, à l'imitation desquelles ils s'arrêtaient de
préférence aux vieux toits, aux tours anciennes des cathédrales.
Peut-être pourrait-on retrouver encore quelques-uns de ces disciples de
Ruskin qui l'accompagnaient aux bords de cette Somme évangélisée de
nouveau, comme si étaient revenus les temps de saint Firmin et de saint
Salve, et qui, tandis que le nouvel apôtre parlait, expliquait Amiens
comme une Bible, prenaient au lieu de notes, des dessins, notes
gracieuses dont le dossier se trouve sans doute dans une salle de musée
anglais, et où j'imagine que la réalité doit être légèrement
arrangée, dans le goût de Viollet-le-Duc. La gravure _Amiens, le jour
des Trépassés_, semble mentir un peu pour la beauté. Est-ce la
perspective seule, qui approche ainsi, des bords d'une Somme élargie,
la cathédrale et l'église Saint-Leu? Il est vrai que Ruskin pourrait
nous répondre en reprenant à son compte les paroles de Turner qu'il a
citées dans _Eagles Nest_ et qu'a traduites M. de La Sizeranne:
«Turner, dans la première période de sa vie, était quelquefois de
bonne humeur et montrait aux gens ce qu'il faisait. Il était un jour à
dessiner le port de Plymouth et quelques vaisseaux, à un mille ou deux
de distance, vus à contre-jour. Ayant montré ce dessin à un officier
de marine, celui-ci observa avec surprise et objecta avec une très
compréhensible indignation que les vaisseaux de ligne n'avaient pas de
sabords. «Non, dit Turner, certainement non. Si vous montez sur le mont
Edgecumbe et si vous regardez les vaisseaux à contre-jour, sur le
soleil couchant, vous verrez que vous ne pouvez apercevoir les
sabords.--Bien, dit l'officier toujours indigné, mais vous savez qu'il
y a là des sabords?--Oui, dit Turner, je le sais de reste, mais mon
affaire est de dessiner ce que je vois, non ce que je sais.»

Si, étant à Amiens, vous allez dans la direction de l'abattoir, vous
aurez une vue qui n'est pas différente de celle de la gravure. Vous
verrez l'éloignement disposer, à la façon mensongère et heureuse
d'un artiste, des monuments, qui reprendront, si ensuite vous vous
rapprochez, leur position primitive, toute différente; vous le verrez,
par exemple, inscrire dans la façade de la cathédrale la figure d'une
des machines à eau de la ville et faire de la géométrie plane avec de
la géométrie dans l'espace. Que si néanmoins vous trouvez ce paysage,
composé avec goût par la perspective, un peu différent de celui que
relate le dessin de Ruskin, vous pourrez en accuser surtout les
changements qu'ont apportés dans l'aspect de la ville les presque vingt
années écoulées depuis le séjour qu'y fit Ruskin, et, comme il l'a
dit pour un autre site qu'il aimait, «tous les _embellissements_
survenus, depuis que j'ai composé et médité là[65]».

Mais du moins cette gravure de _la Bible d'Amiens_ aura associé dans
votre souvenir les bords de la Somme et la cathédrale plus que votre
vision n'eût sans doute pu le faire à quelque point de la ville que
vous vous fussiez placé. Elle vous prouvera mieux que tout ce que
j'aurais pu dire, que Ruskin ne séparait pas la beauté des
cathédrales du charme de ces pays d'où elles surgirent, et que chacun
de ceux qui les visite goûte encore dans la poésie particulière du
pays et le souvenir brumeux ou doré de l'après-midi qu'il y a passé.
Non seulement le premier chapitre de _la Bible d'Amiens_ s'appelle: _Au
bord des courants d'eau vive_, mais le livre que Ruskin projetait
d'écrire sur la cathédrale de Chartres devait être intitulé: _les
Sources de l'Eure_. Ce n'était donc point seulement dans ses dessins
qu'il mettait les églises au bord des rivières et qu'il associait la
grandeur des cathédrales gothiques à la grâce des sites
français[66]. Et le charme individuel, qu'est le charme d'un pays, nous
le sentirions plus vivement si nous n'avions pas à notre disposition
ces bottes de sept lieues que sont les grands express, et si, comme
autrefois, pour arriver dans un coin de terre nous étions obligés de
traverser des campagnes de plus en plus semblables à celles où nous
tendons, comme des zones d'harmonie graduée qui, en la rendant moins
aisément pénétrable à ce qui est différent d'elle, en la
protégeant avec douceur et avec mystère de ressemblances fraternelles,
ne l'enveloppent pas seulement dans la nature, mais la préparent encore
dans notre esprit.

Ces études de Ruskin sur l'art chrétien furent pour lui comme la
vérification et la contre-épreuve de ses idées sur le christianisme
et d'autres idées que nous n'avons pu indiquer ici et dont nous
laisserons tout à l'heure Ruskin définir lui-même la plus célèbre:
son horreur du machinisme et de l'art industriel. «Toutes les belles
choses furent faites, quand les hommes du moyen âge croyaient la pure,
joyeuse et belle leçon du christianisme.» Et il voyait ensuite l'art
décliner avec la foi, l'adresse prendre la place du sentiment. En
voyant le pouvoir de réaliser la beauté qui fut le privilège des
âges de foi, sa croyance en la bonté de la foi devait se trouver
renforcée. Chaque volume de son dernier ouvrage: _Our Father have told
us_ (le premier seul est écrit) devait comprendre quatre chapitres,
dont le dernier était consacré au chef-d'œuvre qui était
l'épanouissement de la foi dont l'étude faisait l'objet des trois
premiers chapitres. Ainsi le christianisme, qui avait bercé le
sentiment esthétique de Ruskin, en recevait une consécration suprême.
Et après avoir raillé, au moment de la conduire devant la statue de la
Madone, sa lectrice protestante «qui devrait comprendre que le culte
d'aucune Dame n'a jamais été pernicieux à l'humanité», ou devant la
statue de saint Honoré, après avoir déploré qu'on parlât si peu de
ce saint «dans le faubourg de Paris qui porte son nom», il aurait pu
dire comme à la fin de _Val d'Arno_:

«Si vous voulez fixer vos esprits sur ce qu'exige de la vie humaine
celui qui l'a donnée: «Il t'a montré, homme, ce qui est bien, et
qu'est-ce que le Seigneur demande de toi, si ce n'est d'agir avec
justice et d'aimer la pitié, de marcher humblement avec ton Dieu?»
vous trouverez qu'une telle obéissance est toujours récompensée par
une bénédiction. Si vous ramenez vos pensées vers l'état des
multitudes oubliées qui ont travaillé en silence et adoré humblement,
comme les neiges de la chrétienté ramenaient le souvenir de la
naissance du Christ ou le soleil de son printemps le souvenir de sa
résurrection, vous connaîtrez que la promesse des anges de Bethléem a
été littéralement accomplie, et vous prierez pour que vos champs
anglais, joyeusement, comme les bords de l'Arno, puissent encore dédier
leurs purs lis à Sainte-Marie-des-Fleurs.»

Enfin les études médiévales de Ruskin confirmèrent, avec sa croyance
en la bonté de la foi, sa croyance en la nécessité du travail libre,
joyeux et personnel, sans intervention de machinisme. Pour que vous vous
en rendiez bien compte, le mieux est de transcrire ici une page très
caractéristique de Ruskin. Il parle d'une petite figure de quelques
centimètres, perdue au milieu de centaines de figures minuscules, au
portail des Librairies, de la cathédrale de Rouen.

«Le compagnon est ennuyé et embarrassé dans sa malice, et sa main est
appuyée fortement sur l'os de sa joue et la chair de la joue ridée
au-dessous de l'œil par la pression. Le tout peut paraître
terriblement rudimentaire, si on le compare à de délicates gravures;
mais, en le considérant comme devant remplir simplement un interstice
de l'extérieur d'une porte de cathédrale et comme l'une quelconque de
trois cents figures analogues ou plus, il témoigne de la plus noble
vitalité dans l'art de l'époque.

«Nous avons un certain travail à faire pour gagner notre pain, et il
doit être fait avec ardeur; d'autre travail à faire pour notre joie,
et celui-là doit être fait avec cœur; ni l'un ni l'autre ne doivent
être faits à moitié ou au moyen d'expédients, mais avec volonté; et
ce qui n'est pas digne de cet effort ne doit pas être fait du tout;
peut-être que tout ce que nous avons à faire ici-bas n'a pas d'autre
objet que d'exercer le cœur et la volonté, et est en soi-même
inutile; mais en tout cas, si peu que ce soit, nous pouvons nous en
dispenser si ce n'est pas digne que nous y mettions nos mains et notre
cœur. Il ne sied pas à notre immortalité de recourir à des moyens
qui contrastent avec son autorité, ni de souffrir qu'un instrument dont
elle n'a pas besoin s'interpose entre elle et les choses qu'elle
gouverne. Il y a assez de songe-creux, assez de grossièreté et de
sensualité dans l'existence humaine, sans en changer en mécanisme les
quelques moments brillants; et, puisque notre vie--à mettre les choses
au mieux--ne doit être qu'une vapeur qui apparaît, un temps, puis
s'évanouit, laissons-la du moins apparaître comme un nuage dans la
hauteur du ciel et non comme l'épaisse obscurité qui s amasse autour
du souffle de la fournaise et des révolutions de la roue.»

J'avoue qu'en relisant cette page au moment de la mort de Ruskin, je fus
pris du désir de voir le petit homme dont il parle. Et j'allai à Rouen
comme obéissant à une pensée testamentaire, et comme si Ruskin en
mourant avait en quelque sorte confié à ses lecteurs la pauvre
créature à qui il avait en parlant d'elle rendu la vie et qui venait,
sans le savoir, de perdre à tout jamais celui qui avait fait autant
pour elle que son premier sculpteur. Mais quand j'arrivai près de
l'immense cathédrale et devant la porte où les saints se chauffaient
au soleil, plus haut, des galeries où rayonnaient les rois jusqu'à ces
suprêmes altitudes de pierre que je croyais inhabitées et où, ici, un
ermite sculpté vivait isolé, laissant les oiseaux demeurer sur son
front, tandis que, là, un cénacle d'apôtres écoutait le message d'un
ange qui se posait près d'eux, repliant ses ailes, sous un vol de
pigeons qui ouvraient les leurs et non loin d'un personnage qui,
recevant un enfant sur le dos, tournait la tête d'un geste brusque et
séculaire; quand je vis, rangés devant ses porches ou penchés aux
balcons de ses tours, tous les hôtes de pierre de la cité mystique
respirer le soleil ou ombre matinale, je compris qu'il serait impossible
de trouver parmi ce peuple surhumain une figure de quelques
centimètres. J'allai pourtant au portail des Librairies. Mais comment
reconnaître la petite figure entre des centaines d'autres? Tout à
coup, un jeune sculpteur de talent et d'avenir, Mme L. Yeatmen, me dit:
«En voici une qui lui ressemble.» Nous regardons un peu plus bas,
et... la voici. Elle ne mesure pas dix centimètres. Elle est effritée,
et pourtant c'est son regard encore, la pierre garde le trou qui relève
la pupille et lui donne cette expression qui me l'a fait reconnaître.
L'artiste mort depuis des siècles a laissé là, entre des milliers
d'autres, cette petite personne qui meurt un peu chaque jour, et qui
était morte depuis bien longtemps, perdue au milieu de la foule des
autres, à jamais. Mais il l'avait mise là. Un jour, un homme pour qui
il n'y a pas de mort, pour qui il n'y a pas d'infini matériel, pas
d'oubli, un homme qui, jetant loin de lui ce néant qui nous opprime
pour aller à des buts qui dominent sa vie, si nombreux qu'il ne pourra
pas tous les atteindre alors que nous paraissions en manquer, cet homme
est venu, et, dans ces vagues de pierre où chaque écume dentelée
paraissait ressembler aux autres, voyant là toutes les lois de la vie,
toutes les pensées de l'âme, les nommant de leur nom, il dit: «Voyez,
c'est ceci, c'est cela.» Tel qu'au jour du Jugement, qui non loin de
là est figuré, il fait entendre en ses paroles comme la trompette de
l'archange et il dit: «Ceux qui ont vécu vivront, la matière n'est
rien.» Et, en effet, telle que les morts que non loin le tympan figure,
réveillés à la trompette de l'archange, soulevés, ayant repris leur
forme, reconnaissables, vivants, voici que la petite figure a revécu et
retrouvé son regard, et le Juge a dit: «Tu as vécu, tu vivras.» Pour
lui, il n'est pas un juge immortel, son corps mourra; mais qu'importe!
comme s'il ne devait pas mourir il accomplit sa tâche immortelle, ne
s'occupant pas de la grandeur de la chose qui occupe son temps et,
n'ayant qu'une vie humaine à vivre, il passe plusieurs jours devant
l'une des dix mille figures d'une église. Il l'a dessinée. Elle
correspondait pour lui à ces idées qui agitaient sa cervelle,
insoucieuse de la vieillesse prochaine. Il l'a dessinée, il en a
parlé. Et la petite figure inoffensive et monstrueuse aura ressuscité,
contre toute espérance, de cette mort qui semble plus totale que les
autres, qui est la disparition au sein de l'infini du nombre et sous le
nivellement des ressemblances, mais d'où le génie a tôt fait de nous
tirer aussi. En la retrouvant là, on ne peut s'empêcher d'être
touché. Elle semble vivre et regarder, ou plutôt avoir été prise par
la mort dans son regard même, comme les Pompéiens dont le geste
demeure interrompu. Et c'est une pensée du sculpteur, en effet, qui a
été saisie ici dans son geste par l'immobilité de la pierre. J'ai
été touché en la retrouvant là; rien ne meurt donc de ce qui a
vécu, pas plus la pensée du sculpteur que la pensée de Ruskin.

En la rencontrant là, nécessaire à Ruskin qui, parmi si peu de
gravures qui illustrent son livre[67], lui en a consacré une parce
qu'elle était pour lui partie actuelle et durable de sa pensée, et
agréable à nous parce que sa pensée nous est nécessaire, guide de la
nôtre qui l'a rencontrée sur son chemin, nous nous sentions dans un
état d'esprit plus rapproché de celui des artistes qui sculptèrent
aux tympans le Jugement dernier et qui pensaient que l'individu, ce
qu'il y a de plus particulier dans une personne, dans une intention, ne
meurt pas, reste dans la mémoire de Dieu et sera ressuscité. Qui a
raison du fossoyeur ou d'Hamlet quand l'un ne voit qu'un crâne là où
le second se rappelle une fantaisie? La science peut dire: le fossoyeur;
mais elle a compté sans Shakespeare, qui fera durer le souvenir de
cette fantaisie au delà de la poussière du crâne. À l'appel de
l'ange, chaque mort se trouve être resté là, à sa place, quand nous
le croyions depuis longtemps en poussière. À l'appel de Ruskin, nous
voyons la plus petite figure qui encadre un minuscule quatre-feuilles
ressuscitée dans sa forme, nous regardant avec le même regard qui
semble ne tenir qu'en un millimètre de pierre. Sans doute, pauvre petit
monstre, je n'aurais pas été assez fort, entre les milliards de
pierres des villes, pour te trouver, pour dégager ta figure, pour
retrouver ta personnalité, pour t'appeler, pour te faire revivre. Mais
ce n'est pas que l'infini, que le nombre, que le néant qui nous
oppriment soient très forts; c'est que ma pensée n'est pas bien forte.
Certes, tu n'avais en toi rien de vraiment beau. Ta pauvre figure, que
je n'eusse jamais remarquée, n'a pas une expression bien intéressante,
quoique évidemment elle ait, comme toute personne, une expression
qu'aucune autre n'eut jamais. Mais, puisque tu vivais assez pour
continuer à regarder de ce même regard oblique, pour que Ruskin te
remarquât et, après qu'il eût dit ton nom, pour que son lecteur pût
te reconnaître, vis-tu assez maintenant, es-tu assez aimé? Et l'on ne
peut s'empêcher de penser à toi avec attendrissement, quoique tu
n'aies pas l'air bon, mais parce que tu es une créature vivante, parce
que, pendant de si longs siècles, tu es mort sans espoir de
résurrection, et parce que tu es ressuscité. Et un de ces jours
peut-être quelque autre ira te trouver à ton portail, regardant avec
tendresse ta méchante et oblique figure ressuscitée, parce que ce qui
est sorti d'une pensée peut seul fixer un jour une autre pensée qui à
son tour a fasciné la nôtre. Tu as eu raison de rester là,
inregardé, t'effritant. Tu ne pouvais rien attendre de la matière où
tu n'étais que du néant. Mais les petits n'ont rien à craindre, ni
les morts. Car, quelquefois l'Esprit visite la terre; sur son passage
les morts se lèvent, et les petites figures oubliées retrouvent le
regard et fixent celui des vivants qui, pour elles, délaissent les
vivants qui ne vivent pas et vont chercher de la vie seulement où
l'Esprit leur en a montré, dans des pierres qui sont déjà de la
poussière et qui sont encore de la pensée.

Celui qui enveloppa les vieilles cathédrales de plus d'amour et de plus
de joie que ne leur en dispense le soleil quand il ajoute son sourire
fugitif à leur beauté séculaire ne peut pas, à le bien entendre,
s'être trompé. Il en est du monde des esprits comme de l'univers
physique, où la hauteur d'un jet d'eau ne saurait dépasser la hauteur
du lieu d'où les eaux sont d'abord descendues. Les grandes beautés
littéraires correspondent à quelque chose, et c'est peut-être
l'enthousiasme en art qui est le critérium de la vérité. À supposer
que Ruskin se soit quelquefois trompé, comme critique, dans l'exacte
appréciation de la valeur d'une œuvre, la beauté de son jugement
erroné est souvent plus intéressante que celle de l'œuvre jugée et
correspond à quelque chose qui, pour être autre qu'elle, n'est pas
moins précieux. Que Ruskin ait tort quand il dit que _le Beau Dieu_
d'Amiens «dépassait en tendresse sculptée ce qui avait été atteint
jusqu'alors, bien que toute représentation du Christ doive
éternellement décevoir l'espérance que toute âme aimante a mise en
lui», et que ce soit M. Huysmans qui ait raison quand il appelle ce
même _Dieu_ d'Amiens un «bellâtre à figure ovine», c'est ce que
nous ne croyons pas, mais c'est ce qu'il importe peu de savoir. Que _le
Beau Dieu_ d'Amiens soit ou non ce qu'a cru Ruskin est sans importance
pour nous. Comme Buffon a dit que «toutes les beautés intellectuelles
qui s'y trouvent (dans un beau style), tous les rapports dont il est
composé, sont autant de vérités aussi utiles et peut-être plus
précieuses pour l'esprit public que celles qui peuvent faire le fond du
sujet», les vérités dont se compose la beauté des pages de _la
Bible_ sur _le Beau Dieu_ d'Amiens ont une valeur indépendante de la
beauté de cette statue, et Ruskin ne les aurait pas trouvées s'il en
avait parlé avec dédain, car l'enthousiasme seul pouvait lui donner la
puissance de les découvrir.

Jusqu'où cette âme merveilleuse a fidèlement reflété l'univers, et
sous quelles formes touchantes et tentatrices le mensonge a pu se
glisser malgré tout au sein de sa sincérité intellectuelle, c'est ce
qu'il ne nous sera peut-être jamais donné de savoir, et ce qu'en tous
cas nous ne pouvons chercher ici. Quoi qu'il en soit, il aura été un
de ces «génies» dont même ceux d'entre nous qui ont reçu à leur
naissance les dons des fées ont besoin pour être initiés à la
connaissance et à l'amour d'une nouvelle partie de la Beauté. Bien des
paroles qui servent à nos contemporains pour l'échange des pensées
portent son empreinte, comme on voit, sur les pièces de monnaie,
l'effigie du souverain du jour. Mort, il continue à nous éclairer,
comme ces étoiles éteintes dont la lumière nous arrive encore, et on
peut dire de lui ce qu'il disait à la mort de Turner: «C'est par ces
yeux, fermés à jamais au fond du tombeau, que des générations qui ne
sont pas encore nées verront la nature.»

«Sous quelles formes magnifiques et tentatrices le mensonge a pu se
glisser jusqu'au sein de sa sincérité intellectuelle...» Voici ce que
je voulais dire: il y a une sorte d'idolâtrie que personne n'a mieux
définie que Ruskin dans une page de _Lectures on Art_: «Ç'a été, je
crois, non sans mélange de bien, sans doute, car les plus grands maux
apportent quelques biens dans leur reflux, ç'a été, je crois, le
rôle vraiment néfaste de l'art, d'aider à ce qui, chez les païens
comme chez les chrétiens--qu'il s'agisse du mirage des mots, des
couleurs ou des belles formes,--doit vraiment, dans le sens profond du
mot, s'appeler idolâtrie, c'est-à-dire le fait de servir avec le
meilleur de nos cœurs et de nos esprits quelque chère ou triste image
que nous nous sommes créée, pendant que nous désobéissons à l'appel
présent du Maître, qui n'est pas mort, qui ne défaille pas en ce
moment sous sa croix, mais nous ordonne de porter la nôtre[68].

Or, il semble bien qu'à la base de l'œuvre de Ruskin, à la racine
de son talent, on trouve précisément, cette idolâtrie. Sans doute
il ne l'a jamais laissé recouvrir complètement,--même pour
l'embellir,--immobiliser, paralyser et finalement tuer, sa sincérité
intellectuelle et morale. À chaque ligne de ses œuvres comme à tous
les moments de sa vie, on sent ce besoin de sincérité qui lutte contre
l'idolâtrie, qui proclame sa vanité, qui humilie la beauté devant le
devoir, fût-il inesthétique. Je n'en prendrai pas d'exemples
dans sa vie (qui n'est pas comme la vie d'un Racine, d'un Tolstoï,
d'un Mæterlinck, esthétique d'abord et morale ensuite, mais où
la morale fit valoir ses droits dès le début au sein même de
l'esthétique--sans peut-être s'en libérer jamais aussi complètement
que dans la vie des Maîtres que je viens de citer). Elle est assez
connue, je n'ai pas besoin d'en rappeler les étapes, depuis les
premiers scrupules qu'il éprouve à boire du thé en regardant des
Titien jusqu'au moment où, ayant englouti dans les œuvres
philanthropiques et sociales les cinq millions que lui a laissés son
père, il se décide à vendre ses Turner. Mais il est un dilettantisme
plus intérieur que le dilettantisme de l'action (dont il avait
triomphé) et le véritable duel entre son idolâtrie et sa sincérité
se jouait non pas à certaines heures de sa vie, non pas dans certaines
pages de ses livres, mais à toute minute, dans ces régions profondes,
secrètes, presque inconnues à nous-mêmes, où notre personnalité
reçoit de l'imagination les images, de l'intelligence les idées, de la
mémoire les mots, s'affirme elle-même dans le choix incessant qu'elle
en fait, et joue en quelque sorte incessamment le sort de notre vie
spirituelle et morale. Dans ces régions-là, j'ai l'impression que le
péché d'idolâtrie n'ait cessé d'être commis par Ruskin. Et au
moment même où il prêchait la sincérité, il y manquait lui-même,
non en ce qu'il disait, mais par la manière dont il le disait. Les
doctrines qu'il professait étaient des doctrines morales et non des
doctrines esthétiques, et pourtant il les choisissait pour leur
beauté. Et comme il ne voulait pas les présenter comme belles, mais
comme vraies, il était obligé de se mentir à lui-même sur la nature
des raisons qui les lui faisaient adopter. De là une si incessante
compromission de la conscience que des doctrines immorales sincèrement
professées auraient peut-être été moins dangereuses pour
l'intégrité de l'esprit que ces doctrines morales où l'affirmation
n'est pas absolument sincère, étant dictée par une préférence
esthétique inavouée. Et le péché était commis d'une façon
constante, dans le choix même de chaque explication donnée d'un fait,
de chaque appréciation donnée sur une œuvre, dans le choix même des
mots employés--et finissait par donner à l'esprit qui s'y adonnait
ainsi sans cesse une attitude mensongère. Pour mettre le lecteur plus
en état de juger de l'espèce de trompe-l'œil qu'est pour chacun et
qu'était évidemment pour Ruskin lui-même une page de Ruskin, je vais
citer une de celles que je trouve le plus belles et où ce défaut est
pourtant le plus flagrant. On verra que si la beauté y est en _théorie_
(c'est-à-dire en apparence le fond des idées était toujours dans un
écrivain l'apparence, et la forme, la réalité) subordonnée au
sentiment moral et à la vérité, en réalité la vérité et le
sentiment moral y sont subordonnés au sentiment esthétique, et à un
sentiment esthétique un peu faussé par ces compromissions
perpétuelles. Il s'agit des _Causes de la décadence de Venise_[69].

«Ce n'est pas dans le caprice de la richesse, pour le plaisir des yeux
et l'orgueil de la vie, que ces marbres furent taillés dans leur force
transparente et que ces arches furent parées des couleurs de l'iris. Un
message est dans leurs couleurs qui fut un jour écrit dans le sang; et
un son dans les échos de leurs voûtes, qui un jour remplira la voûte
des cieux: «Il viendra pour rendre jugement et justice.» La force de
Venise lui fut donnée aussi longtemps qu'elle s'en souvint; et le jour
de sa destruction arriva lorsqu'elle l'eût oublié; elle vint
irrévocable, parce qu'elle n'avait pour l'oublier aucune excuse. Jamais
cité n'eut une Bible plus glorieuse. Pour les nations du Nord, une rude
et sombre sculpture remplissait leurs temples d'images confuses, à
peine lisibles; mais pour elle, l'art et les trésors de l'Orient
avaient doré chaque lettre, illuminé chaque page, jusqu'à ce que le
Temple-Livre brillât au loin comme l'étoile des Mages. Dans d'autres
villes, souvent les assemblées du peuple se tenaient dans des lieux
éloignés de toute association religieuse, théâtre de la violence et
des bouleversements; sur l'herbe du dangereux rempart, dans la
poussière de la rue troublée, il y eut des actes accomplis, des
conseils tenus à qui nous ne pouvons pas trouver de justification, mais
à qui nous pouvons quelquefois donner notre pardon. Mais les péchés
de Venise, commis dans son palais ou sur sa piazza, furent accomplis en
présence de la Bible qui était à sa droite. Les murs sur lesquels le
livre de la loi était écrit n'étaient séparés que par quelques
pouces de marbre de ceux qui protégeaient les secrets de ses conciles
ou tenaient prisonnières les victimes de son gouvernement. Et quand,
dans ses dernières heures, elle rejeta toute honte et toute contrainte,
et que la grande place de la cité se remplit de la folie de toute la
terre, rappelons-nous que son péché fut d'autant plus grand qu'il
était commis à la face de la maison de Dieu où brillaient les lettres
de sa loi.

«Les saltimbanques et les masques rirent leur rire et passèrent leur
chemin; et un silence les a suivis qui n'était pas sans avoir été
prédit; car au milieu d'eux tous, à travers les siècles et les
siècles où s'étaient entassés les vanités et les forfaits, ce dôme
blanc de Saint-Marc avait prononcé ces mots dans l'oreille morte de
Venise: «Sache que pour toutes ces choses Dieu t'appellera en
jugement[70]».


Or, si Ruskin avait été entièrement sincère avec lui-même, il
n'aurait pas pensé que les crimes des Vénitiens avaient été plus
inexcusables et plus sévèrement punis que ceux des autres hommes parce
qu'ils possédaient une église en marbre de toutes couleurs au lieu
d'une cathédrale en calcaire, parce que le palais des Doges était à
côté de Saint-Marc au lieu d'être à l'autre bout de la ville, et
parce que dans les églises byzantines le texte biblique, au lieu
d'être simplement figuré comme dans la sculpture des églises du Nord
est accompagné, sur les mosaïques, de lettres qui forment une citation
de l'Évangile ou des prophéties. Il n'en est pas moins vrai que ce
passage des _Stones of Venice_ est d'une grande beauté, bien qu'il soit
assez difficile de se rendre compte des raisons de cette beauté. Elle
nous semble reposer sur quelque chose de faux et nous avons quelque
scrupule à nous y laisser aller.

Et pourtant il doit y avoir en elle quelque vérité. Il n'y a pas à
proprement parler de beauté tout à fait mensongère, car le plaisir
esthétique est précisément celui qui accompagne la découverte d'une
vérité. À quel ordre de vérité peut correspondre le plaisir
esthétique très vif que l'on prend à lire une telle page, c'est ce
qu'il est assez difficile de dire. Elle est elle-même mystérieuse,
pleine d'images à la fois de beauté et de religion comme cette même
église de Saint-Marc où toutes les figures de l'Ancien et du Nouveau
Testament apparaissent sur le fond d'une sorte d'obscurité splendide et
d'éclat changeant. Je me souviens de l'avoir lue pour la première fois
dans Saint-Marc même, pendant une heure d'orage et d'obscurité où les
mosaïques ne brillaient plus que de leur propre et matérielle lumière
et d'un or interne, terrestre et ancien, auquel le soleil vénitien, qui
enflamme jusqu'aux anges des campaniles, ne mêlait plus rien de lui;
l'émotion que j'éprouvais à lire là cette page, parmi tous ces anges
qui s'illuminaient des ténèbres environnantes, était très grande et
n'était pourtant peut-être pas très pure. Comme la joie de voir les
belles figures mystérieuses s'augmentait, mais s'altérait du plaisir
en quelque sorte d'érudition que j'éprouvais à comprendre les textes
apparus en lettres byzantines à côté de leurs fronts nimbés, de
même la beauté des images de Ruskin était avivée et corrompue par
l'orgueil de se référer au texte sacré. Une sorte de retour égoïste
sur soi-même est inévitable dans ces joies mêlées d'érudition et
d'art où le plaisir esthétique peut devenir plus aigu, mais non rester
aussi pur. Et peut-être cette page des _Stones of Venice_ était-elle
belle surtout de me donner précisément ces joies mêlées que
j'éprouvais dans Saint-Marc, elle qui, comme l'église byzantine, avait
aussi dans la mosaïque de son style éblouissant dans l'ombre, à
côté de ses images sa citation biblique inscrite auprès. N'en
était-il pas d'elle, d'ailleurs, comme de ces mosaïques de Saint-Marc
qui se proposaient d'enseigner et faisaient bon marché de leur beauté
artistique. Aujourd'hui elles ne nous donnent plus que du plaisir.
Encore le plaisir que leur didactisme donne à l'érudit est-il
égoïste, et le plus désintéressé est encore celui que donne à
l'artiste cette beauté méprisée ou ignorée même de ceux qui se
proposaient seulement d'instruire le peuple et la lui donnèrent par
surcroît.

Dans la dernière page de _la Bible d'Amiens_[71], le «si vous voulez
vous souvenir de la promesse qui vous a été faite» est un exemple du
même genre. Quand, encore dans _la Bible d'Amiens_, Ruskin termine le
morceau sur l'Égypte en disant: «Elle fut l'éducatrice de Moïse et
l'Hôtesse du Christ», passe encore pour l'éducatrice de Moïse: pour
éduquer il faut certaines vertus. Mais le fait d'avoir été:
«_l'hôtesse_» du Christ s'il ajoute de la beauté à la phrase,
peut-il vraiment être mis en ligne de compte dans une appréciation
motivée des qualités du génie égyptien?

C'est avec mes plus chères impressions esthétiques que j'ai voulu
lutter ici, tâchant de pousser jusqu'à ses dernières et plus cruelles
limites la sincérité intellectuelle. Ai-je besoin d'ajouter que, si je
fais, en quelque sorte _dans l'absolu_, cette réserve générale moins
sur les œuvres de Ruskin que sur l'essence de leur inspiration et la
qualité de leur beauté, il n'en est pas moins pour moi un des plus
grands écrivains de tous les temps et de tous les pays. J'ai essayé de
saisir en lui, comme en un «sujet» particulièrement favorable à
cette observation, une infirmité essentielle à l'esprit humain,
plutôt que je n'ai voulu dénoncer un défaut personnel à Ruskin. Une
fois que le lecteur aura bien compris en quoi consiste cette
«idolâtrie», il s'expliquera l'importance excessive que Ruskin
attache dans ses études d'art à la lettre des œuvres (importance dont
j'ai signalé, bien trop sommairement, une autre cause dans la préface,
voir plus haut page 100) et aussi cet abus des mots «irrévérent»,
«insolent», et «des difficultés que nous serions insolents de
résoudre, un mystère qu'on ne nous a pas demandé d'éclaircir»
(_Bible d'Amiens_, p. 239), «que l'artiste se méfie de l'esprit de
choix, c'est un esprit insolent» (_Modern Pointers_), «l'abside
pourrait presque paraître trop grande à un spectateur irrévérent»
(_Bible d'Amiens_), etc., etc.,--et l'état d'esprit qu'ils révèlent.
Je pensais à cette idolâtrie (je pensais aussi à ce plaisir
qu'éprouve Ruskin à balancer ses phrases en un équilibre qui semble
imposer à la pensée une ordonnance symétrique plutôt que le recevoir
d'elle[72] quand je disais: «Sous quelles formes touchantes et
tentatrices le mensonge a pu malgré tout se glisser au sein de sa
sincérité intellectuelle, c'est ce que je n'ai pas à chercher.» Mais
j'aurais dû, au contraire, le chercher et pécherais précisément par
idolâtrie si je continuais à m'abriter derrière cette formule
essentiellement ruskinienne[73] de respect. Ce n'est pas que je
méconnaisse les vertus du respect, il est la condition même de
l'amour. Mais il ne doit jamais, là où l'amour cesse, se substituer à
lui pour nous permettre de croire sans examen et d'admirer de confiance.
Ruskin aurait d'ailleurs été le premier à nous approuver de ne pas
accorder à ses écrits une autorité infaillible, puisqu'il la refusait
même aux Écritures Saintes. «Il n y a pas de forme de langage humain
où l'erreur n'ait pu se glisser» (_Bible d'Amiens_, III, 49). Mais
l'attitude de la «révérence» qui croit «insolent d'éclaircir un
mystère» lui plaisait. Pour en finir avec l'idolâtrie et être plus
certain qu'il ne reste là-dessus entre le lecteur et moi aucun
malentendu, je voudrais faire comparaître ici un de nos contemporains
les plus justement célèbres (aussi différent d'ailleurs de Ruskin
qu'il se peut!) mais qui dans sa conversation, non dans ses livres,
laisse paraître ce défaut et, poussé à un tel excès qu'il est plus
facile chez lui de le reconnaître et de le montrer, sans avoir plus
besoin de tant s'appliquer à le grossir. Il est quand il parle
affligé--délicieusement--d'idolâtrie. Ceux qui l'ont une fois entendu
trouveront bien grossière une «imitation» où rien ne subsiste de son
agrément, mais sauront pourtant de qui je veux parler, qui je prends
ici pour exemple, quand je leur dirai qu'il reconnaît avec admiration
dans l'étoffe où se drape une tragédienne, le propre tissu qu'on voit
sur _la Mort_ dans _le Jeune homme et la Mort_, de Gustave Moreau, ou
dans la toilette d'une de ses amies: «la robe et la coiffure mêmes que
portait la princesse de Cadignan le jour où elle vit d'Arthez pour la
première fois.» Et en regardant la draperie de la tragédienne ou la
robe de la femme du monde, touché par la noblesse de son souvenir, il
s'écrie: «C'est bien beau!» non parce que l'étoffe est belle, mais
parce qu'elle est l'étoffe peinte par Moreau ou décrite par Balzac et
qu'ainsi elle est à jamais sacrée... aux idolâtres. Dans sa chambre
vous verrez, vivants dans un vase ou peints à fresque sur le mur par
des artistes de ses amis, des dielytras, parce que c'est la fleur même
qu'on voit représentée à la Madeleine de Vézelay. Quant à un objet
qui a appartenu à Baudelaire, à Michelet, à Hugo, il l'entoure d'un
respect religieux. Je goûte trop profondément et jusqu'à l'ivresse
les spirituelles improvisations où le plaisir d'un genre particulier
qu'il trouve à ces vénérations conduit et inspire notre idolâtre
pour vouloir le chicaner là-dessus le moins du monde.

Mais au plus vif de mon plaisir je me demande si l'incomparable
causeur--et l'auditeur qui se laisse faire--ne pèchent pas également
par insincérité; si parce qu'une fleur (la passiflore) porte sur elle
les instruments de la passion, il est sacrilège d'en faire présent à
une personne d'une autre religion, et si le fait qu'une maison ait été
habitée par Balzac (s'il n'y reste d'ailleurs rien qui puisse nous
renseigner sur lui) la rend plus belle. Devons-nous vraiment, autrement
que pour lui faire un compliment esthétique, préférer une personne
parce qu'elle s'appellera Bathilde comme l'héroïne de Lucien Leuwen?

La toilette de Mme de Cadignan est une ravissante invention de Balzac
parce qu'elle donne une idée de l'art de Mme de Cadignan, qu'elle nous
fait connaître l'impression que celle-ci veut produire sur d'Arthez et
quelques-uns de ses «secrets». Mais une fois dépouillée de l'esprit
qui est en elle, elle n'est plus qu'un signe dépouillé de sa
signification, c'est-à-dire rien; et continuer à l'adorer, jusqu'à
s'extasier de la retrouver dans la vie sur un corps de femme, c'est là
proprement de l'idolâtrie. C'est le péché intellectuel favori des
artistes et auquel il en est bien peu qui n'aient succombé. _Félix
culpa_! est-on tenté de dire en voyant combien il a été fécond pour
eux en inventions charmantes. Mais il faut au moins qu'ils ne succombent
pas sans avoir lutté. Il n'est pas dans la nature de forme
particulière, si belle soit-elle, qui vaille autrement que par la part
de beauté infinie qui a pu s'y incarner: pas même la fleur du pommier,
pas même la fleur de l'épine rose. Mon amour pour elles est infini et
les souffrances (hay fever) que me cause leur voisinage me permettent de
leur donner chaque printemps des preuves de cet amour qui ne sont pas à
la portée de tous. Mais même envers elles, envers elles si peu
littéraires, se rapportant si peu à une tradition esthétique, qui ne
sont pas «la fleur même qu'il y a dans tel tableau du Tintoret»,
dirait Ruskin, ou dans tel dessin de Léonard, dirait notre contemporain
(qui nous a révélé entre tant d'autres choses, dont chacun parle
maintenant et que personne n'avait regardées avant lui--les dessins de
l'Académie des Beaux-Arts de Venise) je me garderai toujours d'un culte
exclusif qui s'attacherait en elles à autre chose qu'à la joie qu'elle
nous donnent, un culte au nom de qui, par un retour égoïste sur
nous-mêmes, nous en ferions «nos» fleurs, et prendrions soin de les
honorer en ornant notre chambre des œuvres d'art où elles sont
figurées. Non, je ne trouverai pas un tableau plus beau parce que
l'artiste aura peint au premier plan une aubépine, bien que je ne
connaisse rien de plus beau que l'aubépine, car je veux rester sincère
et que je sais que la beauté d'un tableau ne dépend pas des choses qui
y sont représentées. Je ne collectionnerai pas les images de
l'aubépine. Je ne vénère pas l'aubépine, je vais la voir et la
respirer. Je me suis permis cette courte incursion--qui n'a rien d'une
offensive--sur le terrain de la littérature contemporaine, parce qu'il
me semblait que les traits d'idolâtrie en germe chez Ruskin
apparaîtraient clairement au lecteur ici où ils sont grossis et
d'autant plus qu'ils y sont aussi différenciés. Je prie en tout cas
notre contemporain, s'il s'est reconnu dans ce crayon bien maladroit, de
penser qu'il a été fait sans malice, et qu'il m'a fallu, je l'ai dit,
arriver aux dernières limites de la sincérité avec moi-même, pour
faire à Ruskin ce grief et pour trouver dans mon admiration absolue
pour lui cette partie fragile. Or, non seulement «un partage avec
Ruskin n'a rien du tout qui déshonore», mais encore je ne pourrai
jamais trouver d'éloge plus grand à faire à ce contemporain que de
lui avoir adressé le même reproche qu'à Ruskin. Et si j'ai eu la
discrétion de ne pas le nommer, je le regrette presque. Car, lorsqu'on
est admis auprès de Ruskin, fût-ce dans l'attitude du donateur; et
pour soutenir seulement son livre et aider à y lire de plus près, on
n'est pas à la peine, mais à l'honneur.

Je reviens à Ruskin. Cette idolâtrie et ce qu'elle mêle parfois d'un
peu factice aux plaisirs littéraires les plus vifs qu'il nous donne, il
me faut descendre jusqu'au fond de moi-même pour en saisir la trace,
pour en étudier le caractère, tant je suis aujourd'hui «habitué» à
Ruskin. Mais elle a dû me choquer souvent quand j'ai commencé à aimer
ses livres, avant de fermer peu à peu les yeux sur leurs défauts,
comme il arrive dans tout amour. Les amours pour les créatures vivantes
ont quelquefois une origine vile qu'ils épurent ensuite. Un homme fait
la connaissance d'une femme parce qu'elle peut l'aider à atteindre un
but étranger à elle-même. Puis une fois qu'il la connaît il l'aime
pour elle-même, et lui sacrifie sans hésiter ce but qu'elle devait
seulement l'aider à atteindre. À mon amour pour les livres de Ruskin
se mêla ainsi à l'origine quelque chose d'intéressé, la joie du
bénéfice intellectuel que j'allais en retirer. Il est certain qu'aux
premières pages que je lus, sentant leur puissance et leur charme, je
m'efforçai de n'y pas résister, de ne pas trop discuter avec
moi-même, parce que je sentais que si un jour le charme de la pensée
de Ruskin se répandait pour moi sur tout ce qu'il avait touché, en un
mot si je m'éprenais tout à fait de sa pensée, l'univers
s'enrichirait de tout ce que j'ignorais jusque-là, des cathédrales
gothiques, et de combien de tableaux d'Angleterre et d'Italie qui
n'avaient pas encore éveillé en moi ce désir sans lequel il n'y a
jamais de véritable connaissance. Car la pensée de Ruskin n'est pas
comme la pensée d'un Emerson par exemple qui est contenue tout entière
dans un livre, c'est-à-dire un quelque chose d'abstrait, un pur signe
d'elle-même. L'objet auquel s'applique une pensée comme celle de
Ruskin et dont elle est inséparable n'est pas immatériel, il est
répandu çà et là sur la surface de la terre. Il faut aller le
chercher là où il se trouve, à Pise, à Florence, à Venise, à la
National Gallery, à Rouen, à Amiens, dans les montagnes de la Suisse.
Une telle pensée qui a un autre objet qu'elle-même, qui s'est
réalisée dans l'espace, qui n'est plus la pensée infinie et libre,
mais limitée et assujettie, qui s'est incarnée en des corps de marbre
sculpté, de montagnes neigeuses, en des visages peints, est peut-être
moins divine qu'une pensée pure. Mais elle nous embellit davantage
l'univers, ou du moins certaines parties individuelles, certaines
parties nommées, de l'univers, parce qu'elle y a touché, et qu'elle
nous y a initiés en nous obligeant, si nous voulons les comprendre, à
les aimer.


Et ce fut ainsi, en effet; l'univers reprit tout d'un coup à mes yeux
un prix infini. Et mon admiration pour Ruskin donnait une telle
importance aux choses qu'il m'avait fait aimer, qu'elles me semblaient
chargées d'une valeur plus grande même que celle de la vie. Ce fut à
la lettre et dans une circonstance où je croyais mes jours comptés; je
partis pour Venise afin d'avoir pu avant de mourir, approcher, toucher,
voir incarnées, en des palais défaillants mais encore debout et roses,
les idées de Ruskin sur l'architecture domestique au moyen âge. Quelle
importance, quelle réalité peut avoir aux yeux de quelqu'un qui
bientôt doit quitter la terre, une ville aussi spéciale, aussi
localisée dans le temps, aussi particularisée dans l'espace que Venise
et comment les théories d'architecture domestique que j'y pouvais
étudier et vérifier sur des exemples vivants pouvaient-elles être de
ces «vérités qui dominent la mort, empêchent de la craindre, et la
font presque aimer[74]»? C'est le pouvoir du génie de nous faire aimer
une beauté, que nous sentons plus réelle que nous, dans ces choses qui
aux yeux des autres sont aussi particulières et aussi périssables que
nous-mêmes.

Le «Je dirai qu'ils sont beaux quand tes yeux l'auront dit» du poète,
n'est pas très vrai, s'il s'agit des yeux d'une femme aimée. En un
certain sens, et qu'elles que puissent être, même sur ce terrain de la
poésie, les magnifiques revanches qu'il nous prépare, l'amour nous
dépoétise la nature. Pour l'amoureux, la terre n'est plus que «le
tapis des beaux pieds d'enfant» de sa maîtresse, la nature n'est plus
que «son temple». L'amour qui nous fait découvrir tant de vérités
psychologiques profondes, nous ferme au contraire au sentiment poétique
de la nature[75], parce qu'il nous met dans des dispositions égoïstes
(l'amour est au degré le plus élevé dans l'échelle des égoïsmes,
mais il est égoïste encore) où le sentiment poétique se produit
difficilement. L'admiration pour une pensée au contraire fait surgir à
chaque pas la beauté parce qu'à chaque moment elle en éveille le
désir. Les personnes médiocres croient généralement que se laisser
guider ainsi par les livres qu'on admire, enlève à notre faculté de
juger une partie de son indépendance. «Que peut vous importer ce que
sent Ruskin: sentez par vous-même». Une telle opinion repose sur une
erreur psychologique dont feront justice tous ceux qui, ayant accepté
ainsi une discipline spirituelle, sentent que leur puissance de
comprendre et de sentir en est infiniment accrue, et leur sens critique
jamais paralysé. Nous sommes simplement alors dans un état de grâce
où toutes nos facultés, notre sens critique aussi bien que les autres,
sont accrues. Aussi cette servitude volontaire est-elle, le commencement
de la liberté. Il n'y a pas de meilleure manière d'arriver à prendre
conscience de ce qu'on sent soi-même que d'essayer de recréer en soi
ce qu'a senti un maître. Dans cet effort profond c'est notre pensée
elle-même que nous mettons, avec la sienne, au jour. Nous sommes libres
dans la vie, mais en ayant des buts: il y a longtemps qu'on a percé à
jour le sophisme de la liberté d'indifférence. C'est à un sophisme
tout aussi naïf qu'obéissent sans le savoir les écrivains qui font à
tout moment le vide dans leur esprit, croyant le débarrasser de toute
influence extérieure, pour être bien sûrs de rester personnels. En
réalité les seuls cas où nous disposons vraiment de toute notre
puissance d'esprit sont ceux où nous ne croyons pas faire œuvre
d'indépendance, où nous ne choisissons pas arbitrairement le but de
notre effort. Le sujet du romancier, la vision du poète, la vérité du
philosophe s'imposent à eux d'une façon presque nécessaire,
extérieure pour ainsi dire à leur pensée. Et c'est en soumettant son
esprit à rendre cette vision, à approcher de cette vérité que
l'artiste devient vraiment lui-même.

Mais en parlant de cette passion, un peu factice au début, si profonde
ensuite que j'eus pour la pensée de Ruskin, je parle à l'aide de la
mémoire et d'une mémoire qui ne se rappelle que les faits, «mais du
passé profond ne peut rien ressaisir». C'est seulement quand certaines
périodes de notre vie sont closes à jamais, quand, même dans les
heures où la puissance et la liberté nous semblent données, il nous
est défendu d'en rouvrir furtivement les portes, c'est quand nous
sommes incapables de nous remettre même pour un instant dans l'état
où nous fûmes pendant si longtemps, c'est alors seulement que nous
nous refusons à ce que de telles choses soient entièrement abolies.
Nous ne pouvons plus les chanter, pour avoir méconnu le sage
avertissement de Gœthe, qu'il n'y a de poésie que des choses que l'on
sent encore. Mais ne pouvant réveiller les flammes du passé, nous
voulons du moins recueillir sa cendre. À défaut d'une résurrection
dont nous n'avons plus le pouvoir, avec la mémoire glacée que nous
avons gardée de ces choses,--la mémoire des faits qui nous dit: «tu
étais tel» sans nous permettre de le redevenir, qui nous affirme la
réalité d'un paradis perdu au lieu de nous le rendre dans le
souvenir,--nous voulons du moins le décrire et en constituer la
science. C'est quand Ruskin est bien loin de nous que nous traduisons
ses livres et tâchons de fixer dans une image ressemblante les traits
de sa pensée. Aussi ne connaîtrez-vous pas les accents de notre foi ou
de notre amour, et c'est notre piété seule que vous apercevrez çà et
là, froide et furtive, occupée, comme la Vierge Thébaine, à
restaurer un tombeau.


[Note 57: Titre d'un tableau de Gustave Moreau qui se trouve au
musée Moreau.]

[Note 58: A Sheffield.]

[Note 59: Entre les écrivains qui ont parlé de Ruskin, Milsand a été
un des premiers, dans l'ordre du temps, et par la force déjà pensée.
Il a été une sorte de précurseur, de prophète inspiré et incomplet
et n'a pas assez vécu pour voir se développer l'œuvre qu'il avait en
somme annoncée.]

[Note 60: Dans _The Stones of Venice_ et il y revient dans _Val d'Arno_,
dans _la Bible d'Amiens_, etc., Ruskin considère les pierres brutes
comme étant déjà une œuvre d'art que l'architecte ne doit pas
mutiler: «En elles est déjà écrite une histoire et dans leurs veines
et leurs zones, et leurs lignes brisées, leurs couleurs écrivent les
légendes diverses toujours exactes des anciens régimes politiques
du royaume des montagnes auxquelles ces marbres ont appartenu,
de ses infirmités et de ses énergies, de ses convulsions et de ses
consolidations depuis le commencement des temps.]

[Note 61: Le Ruskin de M. de la Sizeranne. Ruskin a été considéré
jusqu'à ce jour, et à juste titre, comme le domaine propre de
M. de la Sizeranne, si j'essaye parfois de m'aventurer sur ses
terres, ce ne sera certes pas pour méconnaître ou pour usurper
son droit qui n'est pas que celui du premier occupant. Au moment
d'entrer dans ce sujet que le monument magnifique qu'il a élevé
à Ruskin domine de toute part je lui devais ainsi rendre hommage
et payer tribut.]

[Note 62: Pour être plus exact, il est question une fois de saint Urbain
dans les _Sept Lampes_, et d'Amiens une fois aussi (mais seulement
dans la préface de la 2e édition), alors qu'il y est question
d'Abbeville, d'Avranches, de Bayeux, de Beauvais, de Bourges, de Caen,
de Caudebec, de Chartres, de Coutances, de Falaise, de Lisieux,
de Paris, de Reims, de Rouen, de Saint-Lô, pour ne parler que de
la France.]

[Note 63: Dans _Saint-Marks Rest_, il va jusqu'à dire qu'il n'y a qu'un
art grec, depuis la bataille de Marathon jusqu'au doge Selvo
(Cf. les pages de _la Bible d'Amiens_, où il fait descendre de Dédale,
«le premier sculpteur qui ait donné une représentation pathétique
de la vie humaine», les architectes qui creusèrent l'ancien
labyrinthe d'Amiens); et aux mosaïques du baptistère de Saint-Marc
il reconnaît dans un séraphin une harpie, dans une Hérodiade une
canéphore, dans une coupole d'or un vase grec, etc.]

[Note 64: De même dans _Val d'Arno_, le lion de saint Marc descend
en droite ligne du lion de Némée, et l'aigrette qui le couronne est
celle qu'on voit sur la tête de l'Hercule de Camarina (_Val d'Arno_, I,
§ 16, p. 13) avec cette différence indiquée ailleurs dans le même
ouvrage (_Val d'Arno_, VIII, § 203, p. 169) «qu'Héraklès assomme
la bête et se fait un casque et un vêtement de sa peau, tandis que
le grec saint Marc convertit la bête et en fait un évangéliste».

Ce n'est pas pour trouver une autre descendance sacrée au lion.
de Némée que nous avons cité ce passage, mais pour insister sur
toute la pensée de la fin de ce chapitre de _la Bible d'Amiens_, «qu'il
y a un art sacré classique». Ruskin ne voulait pas (_Val d'Arno_) qu'on
opposât grec à chrétien, mais à gothique (p. 161), «car saint Marc
est grec comme Héraklès». Nous touchons ici à une des idées les
plus importantes de Ruskin, ou plus exactement à un des sentiments
les plus originaux qu'il ait apportés à la contemplation et à l'étude
des œuvres d'art grecques et chrétiennes, et il est nécessaire, pour
le faire bien comprendre, de citer un passage de _Saint Marks
Rest_, qui, à notre avis, est un de ceux de toute l'œuvre de Ruskin
où ressort le plus nettement, où se voit le mieux à l'œuvre cette
disposition particulière de l'esprit qui lui faisait ne pas tenir
compte de l'avènement du christianisme, reconnaître déjà une
beauté chrétienne dans des œuvres païennes, suivre la persistance
d'un idéal hellénique dans des œuvres du moyen âge. Que cette
disposition d'esprit, à notre avis tout esthétique au moins
logiquement en son essence sinon chronologiquement en son origine, se
soit systématisée dans l'esprit de Ruskin et qu'il l'ait étendue à la
critique historique et religieuse, c'est bien certain. Mais même
quand Ruskin compare la royauté grecque et la royauté franque
(_Val d'Arno_, chap. _Franchise_), quand il déclare dans _la
Bible d'Amiens_ que «le christianisme n'a pas apporté un grand
changement dans l'idéal de la vertu et du bonheur humains», quand il
parle comme nous l'avons vu à la page précédente de la religion
d'Horace, il ne fait que tirer des conclusions théoriques du plaisir
esthétique qu'il avait éprouvé à retrouver dans une Hérodiade
une canéphore, dans un séraphin une harpie, dans une coupole
byzantine un vase grec. Voici le passage de _Saint Marks Rest_:
«Et ceci est vrai non pas seulement de l'art byzantin, mais de
tout art grec. Laissons aujourd'hui de côté le mot de byzantin.
Il n'y a qu'un art grec, de l'époque d'Homère à celle du doge
Selvo» (nous pourrions dire de Theoguis à la comtesse Mathieu de
Noailles), «et ces mosaïques de Saint-Marc ont été exécutées dans
la puissance même de Dédale avec l'instinct constructif grec,
aussi certainement que fut jamais coffre de Cypselus ou flèche
d'Erechtée».

Puis Ruskin entre dans le baptistère de Saint-Marc et dit: «Au-dessus
de la porte est le festin d'Hérode, La fille d'Hérodias danse
avec la tête de saint Jean-Baptiste dans un panier sur sa tête;
c'est simplement, transportée ici, une jeune fille grecque quelconque
d'un vase grec, portant une cruche d'eau sur sa tête... Passons
maintenant dans la chapelle sous le sombre dôme. Bien sombre
pour mes vieux yeux, à peine déchiffrable pour les vôtres, s'ils
sont jeunes et brillants, cela doit être bien beau, car c'est l'origine
de tous les fonds à dômes d'or de Bellini, de Cima et de Carpaccio;
lui-même est un vase grec, mais avec de nouveaux Dieux. Le
Chérubin à dix ailes qui est dans le retrait derrière l'autel porte
écrit sur sa poitrine: «Plénitude de la Sagesse». Il symbolise la
largeur de l'Esprit, mais il n'est qu'une Harpie grecque et sur ses
membres bien peu de chair dissimule à peine les griffes d'oiseaux
qu'ils étaient. Au-dessus s'élève le Christ porté dans un tourbillon
d'anges et de même que les dômes de Bellini et de Carpaccio ne
sont que l'amplification du dôme où vous voyez cette Harpie, de
même le Paradis de Tintoret n'est que la réalisation finale de la
pensée contenue dans cette étroite coupole.

Ces mosaïques ne sont pas antérieures au XIIIe siècle. Et pourtant
elles sont encore absolument grecques dans tous les modes de la pensée
et dans toutes les formes de la tradition. Les fontaines de feu et d'eau
ont purement la forme de la Chimère et de la Sirène, et la jeune fille
dansant, quoique princesse du XIIIe siècle à manches d'hermine, est
encore le fantôme de quelque douce jeune fille portant l'eau d'une
fontaine d'Arcadie. Cf. quand Ruskin dit: «Je suis seul, à ce que je
crois, à penser encore avec Hérodote.» Toute personne ayant l'esprit
assez fin pour être frappée des traits caractéristiques de la
physionomie d'un écrivain, et ne s'en tenant pas au sujet de Ruskin à
tout ce qu'on a pu lui dire, que c'était un prophète, un voyant, un
protestant et autres choses qui n'ont pas grand sens, sentira que de
tels traits, bien que certainement secondaires, sont cependant très
«ruskiniens». Ruskin vit dans une espèce de société fraternelle
avec tous les grands esprits de tous les temps, et comme il ne
s'intéresse à eux que dans la mesure où ils peuvent répondre à des
questions éternelles, il n'y a pas pour lui d'anciens et de modernes et
il peut parler d'Hérodote comme il ferait d'un contemporain. Comme les
anciens n'ont de prix pour lui que dans la mesure où ils sont
«actuels», peuvent servir d'illustration à nos méditations
quotidiennes, il ne les traite pas du tout en anciens. Mais aussi toutes
leurs paroles ne subissant pas le déchet du recul n'étant plus
considérées comme relatives à une époque, ont une plus grande
importance pour lui, gardent en quelque sorte la valeur scientifique
qu'elles purent avoir, mais que le temps leur avait fait perdre. De la
façon dont Horace parle à la Fontaine de Bandusie, Ruskin déduit
qu'il était pieux, «à la façon de Milton». Et déjà à onze ans,
apprenant les odes d'Anacréon pour son plaisir, il y apprit «avec
certitude, ce qui me fut très utile dans mes études ultérieures sur
l'art grec, que les Grecs aimaient les colombes, les hirondelles, et les
roses tout aussi tendrement que moi» (_Præterita_, § 81). Évidemment
pour un Emerson la «culture» a la même valeur. Mais sans même nous
arrêter aux différences qui sont profondes, notons d'abord, pour bien
insister sur les traits particuliers de la physionomie de Ruskin, que la
science et l'art n'étant pas distincts à ses yeux (Voir
l'_Introduction_, p. 51-57), il parle des anciens comme savants avec la
même révérence que des anciens comme artistes. Il invoque le CIVe
psaume quand il s'agira de découvertes d'histoire naturelle, se range
à l'avis d'Hérodote (et l'opposerait volontiers à l'opinion d'un
savant contemporain) dans une question d'histoire religieuse, admire une
peinture de Carpaccio comme une contribution importante à l'histoire
descriptive des perroquets (_St-Marks Rest: The Shrine of the Slaves_).
Évidemment nous rejoindrons vite ici l'idée de l'art sacré classique
(Voir plus loin les notes des pages 244, 245, 246 et des pages 338 et
339) «il n'y a qu'un art grec, etc., saint Jérôme et Hercule», etc.,
chacune de ces idées conduisant aux autres. Mais en ce moment nous
n'avons encore qu'un Ruskin aimant tendrement sa bibliothèque, ne
faisant pas de différence entre la science et l'art, par conséquent
pensant qu'une théorie scientifique peut rester vraie comme une œuvre
d'art peut demeurer belle (cette idée n'est jamais explicitement
exprimée par lui, mais elle gouverne secrètement et seule a pu rendre
possible toutes les autres) et demandant à une ode antique ou à un
bas-relief du moyen âge un renseignement d'histoire naturelle ou de
philosophie critique, persuadé que tous les hommes sages de tous les
temps et de tous les pays sont plus utiles à consulter que les fous,
fussent-ils d'aujourd'hui. Naturellement cette inclination est
réprimée par un sens critique si juste que nous pouvons entièrement
nous fier à lui, et il l'exagère seulement pour le plaisir de faire de
petites plaisanteries sur «l'entomologie du XIIIe siècle», etc.,
etc.]

[Note 65: _Præterita_, I, ch. II.]

[Note 66: Quelle intéressante collection on ferait avec les paysages de
France vus par des yeux anglais: les rivières de France de Turner; le
_Versailles_, de Bonnington; l'_Auxerre_ ou le _Valenciennes_, le
_Vézelay_ ou l'_Amiens_, de Walter Pater; le _Fontainebleau_, de
Stevenson et tant d'autres!]

[Note 67: _The Seven Lamps of the Architecture._]

[Note 68: Cette phrase de Ruskin s'applique, d'ailleurs, mieux à
l'idolâtrie telle que je l'entends, si on la prend ainsi isolément,
que là où elle est placée dans _Lectures on Art_. J'ai, du reste
donné plus loin, dans une note, le début du développement.]

[Note 69: Comment M. Barrès, élisant, dans un chapitre admirable de
son dernier livre, un sénat idéal de Venise, a-t-il omis Ruskin?
N'était-il pas plus digne d'y siéger que Léopold Robert ou Théophile
Gautier et n'aurait-il pas été là bien à sa place, entre Byron et
Barrès, entre Goethe et Chateaubriand?]

[Note 70: _Stones of Venice_, I, IV, § 71.--Ce verset est tiré de
l'_Ecclésiastique_, XII, 9.]

[Note 71: Chapitre III, § 27.]

[Note 72: Je n'ai pas le temps de m'expliquer aujourd'hui sur ce
défaut, mais il me semble qu'à travers ma traduction, si terne qu'elle
soit, le lecteur pourra percevoir comme à travers le verre grossier
mais brusquement illuminé d'un aquarium, le rapt rapide mais visible
que la phrase fait de la pensée, et la déperdition immédiate que la
pensée en subit.]

[Note 73: Au cours de _la Bible d'Amiens_, le lecteur rencontrera
souvent des formules analogues.]

[Note 74: Renan.]

[Note 75: Il me restait quelque inquiétude sur la parfaite justesse de
cette idée, mais qui me fut bien vite ôtée par le seul mode de
vérification qui existe pour nos idées, je veux dire la rencontre
fortuite avec un grand esprit. Presque au moment, en effet, où je
venais d'écrire ces lignes, paraissaient dans la _Revue des Deux
Mondes_ les vers de la comtesse de Noailles que je donne ci-dessous. On
verra que, sans le savoir, j'avais, pour parler comme M. Barrès à
Combourg, «mis mes pas dans les pas du génie»:


Enfants, regardez bien tontes les plaines rondes;
La capucine avec ses abeilles autour;
Regardez bien l'étang, les champs, avant l'amour;
Car, après, l'on ne voit plus jamais rien du monde.
Après l'on ne voit plus que son cœur devant soi;
On ne voit plus qu'un peu de flamme sur la route;
On n'entend rien, on ne sait rien, et l'on écoute
Les pieds du triste amour qui court ou qui s'asseoit.]



LA MORT DES CATHÉDRALES[76]


Supposons pour un instant le catholicisme éteint depuis des siècles,
les traditions de son culte perdues. Seules, monuments devenus
inintelligibles, d'une croyance oubliée, subsistent les cathédrales,
désaffectées et muettes. Un jour, des savants arrivent à reconstituer
les cérémonies qu'on y célébrait autrefois, pour lesquelles ces
cathédrales avaient été construites et sans lesquelles on n'y
trouvait plus qu'une lettre morte; lors des artistes, séduits par le
rêve de rendre momentanément la vie a ces grands vaisseaux qui
s'étaient tus, veulent en refaire pour une heure le théâtre du drame
mystérieux qui s'y déroulait, au milieu des chants et des parfums,
entreprennent, en un mot, pour la messe et les cathédrales, ce que les
félibres ont réalisé pour le théâtre d'Orange et les tragédies
antiques. Certes le gouvernement ne manquerait pas de subventionner une
telle tentative. Ce qu'il a fait pour des ruines romaines, il n'y
faillirait pas pour des monuments français, pour ces cathédrales qui
sont la plus haute et la plus originale expression du génie de la
France.

Ainsi donc voici des savants qui ont su retrouver la signification
perdue des cathédrales: les sculptures et les vitraux reprennent leurs
sens, une odeur mystérieuse flotte de nouveau dans le temple, un drame
sacré s'y joue, la cathédrale se remet à chanter. Le gouvernement
subventionne avec raison, avec plus de raison que les représentations
du théâtre d'Orange, de l'Opéra-Comique et de l'Opéra, cette
résurrection des cérémonies catholiques, d'un tel intérêt
historique, social, plastique, musical et de la beauté desquelles seul
Wagner s'est approché, en l'imitant, dans _Parsifal_.

Des caravanes de snobs vont à la ville sainte (que ce soit Amiens,
Chartres, Bourges, Laon, Reims, Beauvais, Rouen, Paris), et une fois par
an ils ressentent l'émotion qu'ils allaient autrefois chercher à
Bayreuth et à Orange: goûter l'œuvre d'art dans le cadre même qui a
été construit pour elle. Malheureusement, là comme à Orange, ils ne
peuvent être que des curieux, des dilettanti; quoi qu'ils fassent, en
eux n'habite pas l'âme d'autrefois. Les artistes qui sont venus
exécuter les chants, les artistes qui jouent le rôle des prêtres,
peuvent être instruits, s'être pénétrés de l'esprit des textes.
Mais, malgré tout, on ne peut s'empêcher de penser combien ces fêtes
devaient être plus belles au temps où c'étaient des prêtres qui
célébraient les offices, non pour donner aux lettrés une idée de ces
cérémonies, mais parce qu'ils avaient en leur vertu la même foi que
les artistes qui sculptèrent le jugement dernier au tympan du porche,
ou peignirent la vie des saints aux vitraux de l'abside. Combien
l'œuvre tout entière devait parler plus haut, plus juste, quand tout
un peuple répondait à la voix du prêtre, se courbait à genoux quand
tintait la sonnette de l'élévation, non pas comme dans ces
représentations rétrospectives, en froids figurants stylés, mais
parce qu'eux aussi, comme le prêtre, comme le sculpteur, croyaient.

Voilà ce qu'on se dirait si la religion catholique était morte. Or,
elle existe et pour nom imaginer ce qu'était vivante, et dans le plein
exercice de ses fonctions, une cathédrale du XIIIe siècle, nous
n'avons pas besoin de faire d'elle le cadre de reconstitutions, de
rétrospectives exactes peut-être, mais glacées. Nous n'avons qu'à
entrer à n'importe quelle heure, pendant que se célèbre un office. La
mimique, la psalmodie et le chant ne sont pas confiés ici à des
artistes. Ce sont les ministres mêmes du culte qui officient, dans un
sentiment non d'esthétique, mais de foi, d'autant plus esthétiquement.
Les figurants ne pourraient être souhaités plus vivants et plus
sincères, puisque c'est le peuple qui prend la peine de figurer pour
nous, sans s'en douter. On peut dire que grâce à la persistance dans
l'Église catholique, des mêmes rites et, d'autre part, de la croyance
catholique dans le cœur des Français, les cathédrales ne sont pas
seulement les plus beaux monuments de notre art, mais les seuls qui
vivent encore leur vie intégrale, qui soient restés en rapport avec le
but pour lequel ils furent construits.

Or, la rupture du gouvernement français avec Rome semble rendre
prochaine la mise en discussion et probable l'adoption d'un projet de
loi, aux termes duquel, au bout de cinq ans, les églises pourront
être, et seront souvent désaffectées; le gouvernement non seulement
ne subventionnera plus la célébration des cérémonies rituelles dans
les églises, mais pourra les transformer en tout ce qui lui plaira:
musée, salle de conférence ou casino.

Quand le sacrifice de la chair et du sang du Christ ne sera plus
célébré dans les églises, il n'y aura plus de vie en elles. La
liturgie catholique ne fait qu'un avec l'architecture et la sculpture de
nos cathédrales, car les unes comme l'autre dérivent d'un même
symbolisme. On a vu dans la précédente étude qu'il n'y a guère dans
les cathédrales de sculpture, si secondaire qu'elle paraisse, qui n'ait
sa valeur symbolique.

Or, il en est de même des cérémonies du culte.

Dans un livre admirable _L'art religieux au XIIIe siècle_, M. Émile
Mâle analyse ainsi, d'après le _Rational des divins Offices_, de
Guillaume Durand, la première partie de la fête du samedi saint:

«Dès le matin, on commence par éteindre dans l'église toutes les
lampes, pour marquer que l'ancienne Loi, qui éclairait le monde, est
désormais abrogée.

«Puis, le célébrant bénit le feu nouveau, figure de la Loi nouvelle.
Il la fait jaillir du silex, pour rappeler que Jésus-Christ est, comme
le dit saint Paul, la pierre angulaire du monde. Alors, l'évêque et le
diacre se dirigent vers le chœur et s'arrêtent devant le cierge
pascal.»

Ce cierge, nous apprend Guillaume Durand, est un triple symbole.
Éteint, il symbolise à la fois la colonne obscure qui guidait les
Hébreux pendant le jour, l'ancienne Loi et le corps de Jésus-Christ.
Allumé, il signifie la colonne de lumière qu'Israël voyait pendant la
nuit, la Loi nouvelle et le corps glorieux de Jésus-Christ ressuscité.
Le diacre fait allusion à ce triple symbolisme en récitant, devant le
cierge, la formule de l'Exultet.

Mais il insiste surtout sur la ressemblance du cierge et du corps de
Jésus-Christ. Il rappelle que la cire immaculée a été produite par
l'abeille, à la fois chaste et féconde comme la Vierge qui a mis au
monde le Sauveur. Pour rendre sensible aux yeux la similitude de la cire
et du corps divin, il enfonce dans le cierge cinq grains d'encens qui
rappellent à la fois les cinq plaies de Jésus-Christ et les parfums
achetés par les Saintes femmes pour l'embaumer. Enfin, il allume le
cierge avec le feu nouveau, et, dans toute l'église, on rallume les
lampes, pour représenter la diffusion de la nouvelle Loi dans le monde.

Mais ceci, dira-t-on, n'est qu'une fête exceptionnelle. Voici
l'interprétation d'une cérémonie quotidienne, la messe, qui, vous
allez le voir, n'est pas moins symbolique.

«Le chant grave et triste de l'Introït ouvre la cérémonie; il
affirme l'attente des patriarches et des prophètes. Le chœur des
clercs est le chœur même des saints de l'ancienne Loi, qui soupirent
après la venue du Messie, qu'ils ne doivent point voir. L'évêque
entre alors et il apparaît comme la vivante image de Jésus-Christ. Son
arrivée symbolise l'avènement du Sauveur, attendu par les nations.
Dans les grandes fêtes, on porte devant lui sept Flambeaux pour
rappeler que, suivant la parole du prophète, les sept dons du
Saint-Esprit se reposent sur la tête du Fils de Dieu. Il s'avance sous
un dais triomphal dont les quatre porteurs peuvent se comparer aux
quatre évangélistes. Deux acolytes marchent à sa droite et à sa
gauche et figurent Moïse et Hélie, qui se montrèrent sur le Thabor
aux côtés de Jésus-Christ. Ils nous enseignent que Jésus avait pour
lui l'autorité de la Loi et l'autorité des prophètes.

L'évêque s'assied sur son trône et reste silencieux. Il ne semble
prendre aucune part à la première partie de la cérémonie. Son
attitude contient un enseignement: il nous rappelle par son silence que
les premières années de la vie de Jésus-Christ s'écoulèrent dans
l'obscurité et dans le recueillement. Le sous-diacre, cependant, s'est
dirigé vers le pupitre, et, tourné vers la droite, il lit l'épître
à haute voix. Nous entrevoyons ici le premier acte du drame de la
Rédemption.

La lecture de l'épître, c'est la prédication de saint Jean-Baptiste
dans le désert. Il parle avant que le Sauveur ait commencé à faire
entendre sa voix, mais il ne parle qu'aux Juifs. Aussi le sous-diacre,
image du précurseur, se tourne-t-il vers le nord, qui est le côté de
l'ancienne Loi. Quand la lecture est terminée, il s'incline devant
l'évêque, comme le précurseur s'humilia devant Jésus-Christ.

Le chant du Graduel qui suit la lecture de l'épître, se rapporte
encore à la mission de saint Jean-Baptiste, il symbolise les
exhortations à la pénitence qu'il adresse aux Juifs, à la veille des
temps nouveaux.

Enfin, le célébrant lit l'Évangile. Moment solennel, car c'est ici
que commence la vie active du Messie; sa parole se fait entendre pour la
première fois dans le monde. La lecture de l'Évangile est la figure
même de sa prédication.

Le «Credo» suit l'Évangile comme la foi suit l'annonce de la
vérité. Les douze articles du Credo se rapportent à la vocation des
douze apôtres.

«Le costume même que le prêtre porte à l'autel, ajoute M. Mâle, les
objets qui servent au culte sont autant de symboles.» La chasuble qui
se met par-dessus les autres vêtements, c'est la charité qui est
supérieure à tous les préceptes de la loi et qui est elle-même la
loi suprême. L'étole, que le prêtre se passe au cou, est le joug
léger du Seigneur; et comme il est écrit que tout chrétien doit
chérir ce joug, le prêtre baise l'étole en la mettant et en
l'enlevant. La mître à deux pointes de l'évêque symbolise la science
qu'il doit avoir de l'un et de l'autre Testament; deux rubans y sont
attachés pour rappeler que l'Écriture doit être interprétée suivant
la lettre et suivant l'esprit. La cloche est la voix des prédicateurs.
La charpente à laquelle elle est suspendue est la figure de la croix.
La corde, faite de trois fils tordus, signifie la triple intelligence de
l'Écriture, qui doit être interprétée dans le triple sens
historique, allégorique et moral. Quand on prend la corde dans sa main
pour ébranler la cloche, on exprime symboliquement cette vérité
fondamentale que la connaissance des Écritures doit aboutir à
l'action.»

Ainsi tout, jusqu'au moindre geste du prêtre, jusqu'à l'étole qu'il
revêt, est d'accord pour le symboliser avec le sentiment profond qui
anime la cathédrale tout entière.

Jamais spectacle comparable, miroir aussi géant de la science, de
l'âme et de l'histoire ne fut offert aux regards et a l'intelligence de
l'homme. Le même symbolisme embrasse jusqu'à la musique qui se fait
entendre alors dans l'immense vaisseau et de qui les sept tons
grégoriens figurent les sept vertus théologales et les sept âges du
monde. On peut dire qu'une représentation de Wagner à Bayreuth (à
plus forte raison d'Émile Augier ou de Dumas sur une scène de
théâtre subventionné) est peu de chose auprès de la célébration de
la grand'messe dans la cathédrale de Chartres.

Sans doute ceux-là seuls qui ont étudié l'art religieux du moyen âge
sont capables d'analyser complètement la beauté d'un tel spectacle. Et
cela suffirait pour que l'État eut l'obligation de veiller à sa
perpétuité. Il subventionne les cours du Collège de France, qui ne
s'adressent cependant qu'à un petit nombre de personnes et qui, à
côté de cette complète résurrection intégrale qu'est une
grand'messe dans une cathédrale, paraissent bien froides. Et à côté
de l'exécution de pareilles symphonies, les représentations de nos
théâtres également subventionnés correspondent à des besoins
littéraires bien mesquins. Mais empressons-nous d'ajouter que ceux-là
qui peuvent lire à livre ouvert dans la symbolique du moyen âge, ne
sont pas les seuls pour qui la cathédrale vivante, c'est-à-dire la
cathédrale sculptée, peinte, chantante, soit le plus grand des
spectacles. C'est ainsi qu'on peut sentir la musique sans connaître
l'harmonie. Je sais bien que Ruskin, montrant quelles raisons
spirituelles expliquent la disposition des chapelles dans l'abside des
cathédrales, a dit: «Jamais vous ne pourrez vous enchanter des formes
de l'architecture si vous n'êtes pas en sympathie avec les pensées
d'où elles sortirent.» Il n'en est pas moins vrai que nous connaissons
tous le fait d'un ignorant, d'un simple rêveur, entrant dans une
cathédrale, sans essayer de comprendre, se laissant aller à ses
émotions, et éprouvant une impression plus confuse sans doute, mais
peut-être aussi forte. Comme témoignage littéraire de cet état
d'esprit, fort différent à coup sûr de celui du savant dont nous
parlions tout à l'heure, se promenant dans la cathédrale comme dans
une «forêt de symboles, qui l'observent avec des regards familiers»,
mais qui permet pourtant de trouver dans la cathédrale, à l'heure des
offices, une émotion vague, mais puissante, je citerai la belle page de
Renan appelée la Double Prière:

«Un des plus beaux spectacles religieux qu'on puisse encore contempler
de nos jours (et qu'on ne pourra plus bientôt contempler, si la Chambre
vote le projet en question) est celui que présente à la tombée de la
nuit l'antique cathédrale de Quimper. Quand l'ombre a rempli les bas
côtés du vaste édifice, les fidèles des deux sexes se réunissent
dans la nef et chantent en langue bretonne la prière du soir sur un
rythme simple et touchant. La cathédrale n'est éclairée que par deux
ou trois lampes. Dans la nef, d'un côté, sont les hommes, debout; de
l'autre, les femmes agenouillées forment comme une mer immobile de
coiffes blanches. Les deux moitiés, chantent alternativement et la
phrase commencée par l'un des chœurs est achevée par l'autre. Ce
qu'ils chantent est fort beau. Quand je l'entendis, il me sembla qu'avec
quelques légères transformations, on pourrait l'accommoder à tous les
états de l'humanité. Cela surtout me fit rêver une prière qui,
moyennant certaines variations, put convenir également aux hommes et
aux femmes.»

Entre cette vague rêverie qui n'est pas sans charme et les joies plus
conscientes du «connaisseur» en art religieux, il y a bien des
degrés. Rappelons, pour mémoire, le cas de Gustave Flaubert étudiant,
mais pour l'interpréter dans un sentiment moderne, une des plus belles
parties de la liturgie catholique:

«Le prêtre trempa son pouce dans l'huile sainte et commença les
onctions sur ses yeux d'abord... sur ses narines friandes de brises
tièdes et de senteurs amoureuses, sur ses mains qui s'étaient
délectées aux contacts suaves... sur ses pieds enfin, si rapides quand
ils couraient à l'assouvissance de ses désirs, et qui maintenant ne
marcheraient plus.»

Nous disions tout à l'heure que presque toutes les images dans une
cathédrale étaient symboliques. Quelques-unes ne le sont point. Ce
sont celles des êtres qui ayant contribué de leurs deniers à la
décoration de la cathédrale voulurent y conserver à jamais une place
pour pouvoir, des balustres de la niche ou de l'enfoncement du vitrail,
suivre silencieusement les offices et participer sans bruit aux
prières, _in saecula saeculorum_. Les bœufs de Laon eux-mêmes ayant
chrétiennement monté jusque sur la colline où s'élève la
cathédrale les matériaux qui servirent à la construire l'architecte
les en récompensa en dressant leurs statues au pied des tours, d'où
vous pouvez les voir encore aujourd'hui, dans le bruit des cloches et la
stagnation du soleil, lever leurs têtes cornues au-dessus de l'arche
sainte et colossale jusqu'à l'horizon des plaines de France, leur
«songe intérieur». Hélas, s'ils ne sont pas détruits, que n'ont-ils
pas vu dans ces campagnes où chaque printemps ne vient plus fleurir que
des tombes? Pour des bêtes, les placer ainsi au dehors, sortant comme
d'une arche de Noë gigantesque qui se serait arrêtée sur ce mont
Ararat, au milieu du déluge de sang. Aux hommes on accordait davantage.

Ils entraient dans l'église, ils y prenaient leur place qu'ils
gardaient après leur mort et d'où ils pouvaient continuer, comme au
temps de leur vie, à suivre le divin sacrifice, soit que penchés hors
de leur sépulture de marbre, ils tournent légèrement la tête du
côté de l'évangile ou du côté de l'épître, pouvant apercevoir,
comme à Brou, et sentir autour de leur nom l'enlacement étroit et
infatigable de fleurs emblématiques et d'initiales adorées, gardant
parfois jusque dans le tombeau, comme à Dijon, les couleurs éclatantes
de la vie soit qu'au fond du vitrail dans leurs manteaux de pourpre,
d'outre-mer ou d'azur qui emprisonne le soleil, s'en enflamme,
remplissent de couleur ses rayons transparents et brusquement les
délivrent, multicolores, errant sans but parmi la nef qu'ils teignent;
dans leur splendeur désorientée et paresseuse, leur palpable
irréalité, ils restent les donateurs qui, à cause de cela même,
avaient mérité la concession d'une prière à perpétuité. Et tous,
ils veulent que l'Esprit-Saint, au moment où il descendra de l'église,
reconnaisse bien les siens. Ce n'est pas seulement la reine et le prince
qui portent leurs insignes, leur couronne ou leur collier de la Toison
d'Or. Les changeurs se sont fait représenter, vérifiant le titre des
monnaies, les pelletiers vendant leurs fourrures (voir dans l'ouvrage de
M. Mâle la reproduction de ces deux vitraux), les bouchers abattant des
bœufs, les chevaliers portant leur blason, les sculpteurs taillant des
chapiteaux. De leurs vitraux de Chartres, de Tours, de Sens, de Bourges,
d'Auxerre, de Clermont, de Toulouse, de Troyes, les tonneliers,
pelletiers, épiciers, pèlerins, laboureurs, armuriers, tisserands,
tailleurs de pierre, bouchers, vanniers, cordonniers, changeurs, à
entendre l'office, n'entendront plus la messe qu'ils s'étaient assurée
en donnant pour l'édification de l'église le plus clair de leurs
deniers. Les morts ne gouvernent plus les vivants. Et les vivants,
oublieux, cessent de remplir les vœux des morts.


[Note 76: C'est sous ce titre que je fis paraître autrefois dans le
_Figaro_ une étude qui avait pour but de combattre un des articles de
la loi de séparation. Cette étude est bien médiocre; je n'en donne un
court extrait que pour montrer combien, à quelques aînées de
distance, les mots changent de sens et combien sur le chemin tournant du
temps, nous ne pouvons pas apercevoir l'avenir d'une nation plus que
d'une personne. Quand je parlai ce la mort des Cathédrales, je craignis
que la France fût transformée en une grève ou de géantes conques
ciselées sembleraient échouées, vidées de la vie qui les habita et
n'apportant même plus a l'oreille qui se pencherait sur elles la vague
rumeur d'autrefois, simples pièces de musée, glacées elles-mêmes.
Dix ans ont passé, «la mort des Cathédrales», c'est la destruction
de leurs pierres par les armées allemandes, non de leur esprit par une
Chambre anticléricale qui ne fait plus qu'un avec nos évêques
patriotes.]



SENTIMENTS FILIAUX
D'UN PARRICIDE


Quand M. van Blarenberghe le père mourut, il y a quelques mois, je me
souvins que ma mère avait beaucoup connu sa femme. Depuis la mort de
mes parents je suis (dans un sens qu'il serait hors de propos de
préciser ici) moins moi-même, davantage leur fils. Sans me détourner
de mes amis, plus volontiers je me retourne vers les leurs. Et les
lettres que j'écris maintenant, ce sont pour la plupart celles que je
crois qu'ils auraient écrites, celles qu'ils ne peuvent plus écrire et
que j'écris à leur place, félicitations, condoléances surtout à des
amis à eux que souvent je ne connais presque pas. Donc, quand Mme van
Blarenberghe perdit son mari, je voulus qu'un témoignage lui parvînt
de la tristesse que mes parents en eussent éprouvée. Je me rappelais
que j'avais, il y avait déjà bien des années, dîné quelquefois chez
des amis communs, avec son fils. C'est à lui que j'écrivis, pour ainsi
dire, au nom de mes parents disparus, bien plus qu'au mien. Je reçus en
réponse la belle lettre suivante, empreinte d'un si grand amour filial.
J'ai pensé qu'un tel témoignage, avec la signification qu'il reçoit
du drame qui l'a suivi de si près, avec la signification qu'il lui
donne surtout, devait être rendu public. Voici cette lettre:


«Les Timbrieux, par Josselin (Morbihan),
24 septembre 1906.

«Je regrette vivement, cher monsieur, de ne pas avoir, pu vous
remercier encore de la sympathie que vous m'avez témoignée dans ma
douleur. Vous voudrez bien m'excuser, cette douleur a été telle, que,
sur le conseil des médecins, pendant quatre mois, j'ai constamment
voyagé. Je commence seulement, et avec une peine extrême, à reprendre
ma vie habituelle.

«Si tardivement que cela soit, je veux vous dire aujourd'hui que j'ai
été extrêmement sensible au fidèle souvenir que vous avez gardé de
nos anciennes et excellentes relations et profondément touché du
sentiment qui vous a inspiré de me parler, ainsi qu'à ma mère, au nom
de vos parents si prématurément disparus. Je n'avais personnellement
l'honneur de les connaître que fort peu, mais je sais combien mon père
appréciait le vôtre et quel plaisir ma mère avait toujours à voir
Mme Proust. J'ai trouvé extrêmement délicat et sensible que vous nous
ayez envoyé d'eux un message d'outre-tombe.

«Je rentrerai assez prochainement à Paris et si je réussis d'ici peu
à surmonter le besoin d'isolement que m'a causé jusqu'ici la
disparition de celui à qui je rapportais tout l'intérêt de ma vie,
qui en faisait toute la joie, je serais bien heureux d'aller vous serrer
la main et causer avec vous du passé.

«Très affectueusement à vous.

«H. VAN BLARENBERGHE.»


Cette lettre me toucha beaucoup, je plaignais celui qui souffrait ainsi,
je le plaignais, je l'enviais: il avait encore sa mère pour se consoler
en la consolant. Et si je ne pus répondre aux tentatives qu'il voulut
bien faire pour me voir, c'est que j'en fus matériellement empêché.
Mais surtout cette lettre modifia, dans un sens plus sympathique, le
souvenir que j'avais gardé de lui. Les bonnes relations auxquelles il
avait fait allusion dans sa lettre, étaient en réalité de fort
banales relations mondaines. Je n'avais guère eu l'occasion de causer
avec lui à la table où nous dînions quelquefois ensemble, mais
l'extrême distinction d'esprit des maîtres de maison m'était et m'est
restée un sûr garant qu'Henri van Blarenberghe, sous des dehors un peu
conventionnels et peut-être plus représentatifs du milieu où il
vivait, que significatifs de sa propre personnalité, cachait une nature
plus originale et vivante. Au reste, parmi ces étranges instantanés de
la mémoire que notre cerveau, si petit et si vaste, emmagasine en
nombre prodigieux, si je cherche, entre ceux qui figurent Henri van
Blarenberghe, l'instantané qui me semble resté le plus net, c'est
toujours un visage souriant que j'aperçois, souriant du regard surtout
qu'il avait singulièrement fin, la bouche encore entr'ouverte après
avoir jeté une fine répartie. Agréable et assez distingué, c'est
ainsi que je le «revois», comme on dit avec raison. Nos yeux ont plus
de part qu'on ne croit dans cette exploration active du passé qu'on
nomme le souvenir. Si au moment où sa pensée va chercher quelque chose
du passé pour le fixer, le ramener un moment à la vie, vous regardez
les yeux de celui qui fait effort pour se souvenir, vous verrez qu'ils
se sont immédiatement vidés des formes qui les entourent et qu'ils
reflétaient il y a un instant. «Vous avez un regard absent, vous êtes
ailleurs», disons-nous, et pourtant nous ne voyons que l'envers du
phénomène qui s'accomplit à ce moment-là dans la pensée. Alors les
plus beaux yeux du monde ne nous touchent plus par leur beauté, ils ne
sont plus, pour détourner de sa signification une expression de Wells,
que des «machines à explorer le Temps», des télescopes de
l'invisible, qui deviennent à plus longue portée à mesure qu'on
vieillit. On sent si bien, en voyant se bander pour le souvenir le
regard fatigué de tant d'adaptation à des temps si différents,
souvent si lointains, le regard rouillé des vieillards, on sent si bien
que sa trajectoire, traversant «l'ombre des fours» vécus, va
atterrir, à quelques pas devant eux, semble-t-il, en réalité à
cinquante ou soixante ans en arrière. Je me souviens combien les yeux
charmants de la princesse Mathilde changeaient de beauté, quand ils se
fixaient sur telle ou telle image qu'avaient déposée _eux-mêmes_ sur
sa rétine et dans son souvenir tels grands hommes, tels grands
spectacles du commencement du siècle, et c'est cette image-là,
émanée d'eux, qu'elle voyait et que nous ne verrons jamais.
J'éprouvais une impression de surnaturel à ces moments où mon regard
rencontrait le sien qui, d'une ligne courte et mystérieuse, dans une
activité de résurrection, joignait le présent au passé.

Agréable et assez distingué, disais-je, c'est ainsi que je revoyais
Henri van Blarenberghe dans une ces meilleures images que ma mémoire
ait conservée de lui. Mais après avoir reçu cette lettre, je
retouchai cette image au fond de mon souvenir, en interprétant, dans le
sens d'une sensibilité plus profonde, d'une mentalité moins mondaine,
certains éléments du regard ou des traits qui pouvaient en effet
comporter une acception plus intéressante et plus généreuse que celle
où je m'étais d'abord arrêté. Enfin, lui ayant dernièrement
demandé des renseignements sur un employé des Chemins de fer de l'Est
(M. van Blarenberghe était président du conseil d'administration) à
qui un de mes amis s'intéressait, je reçus de lui la réponse suivante
qui, écrite le 12 janvier dernier, ne me parvint, par suite de
changements d'adresses qu'il avait ignorés, que le 17 janvier, il n'y a
pas quinze jours, moins de huit jours avant le drame:


48, rue de la Bienfaisance,
12 janvier 1907.

«Cher Monsieur,

«Je me suis informé à la Compagnie de l'Est de la présence possible
dans la personne de X... et de son adresse éventuelle. On n'a rien
découvert. Si vous êtes bien sûr du nom, celui qui le porte a disparu
de la Compagnie sans laisser de traces; il ne devait y être attaché
que d'une manière bien provisoire et accessoire.

«Je suis vraiment bien affligé des nouvelles que vous me donnez de
l'état de votre santé depuis la mort si prématurée et cruelle de vos
parents. Si ce peut être une consolation pour vous, je vous dirai que,
moi aussi, j'ai bien du mal physiquement et moralement à me remettre de
l'ébranlement que m'a causé la mort de mon père. Il faut espérer
toujours... Je ne sais ce que me réserve l'année 1907, mais souhaitons
qu'elle nous apporte à l'un et à l'autre, quelque amélioration, et
que dans quelques mois nous puissions nous voir.

«Veuillez agréer, je vous prie, mes sentiments les plus sympathiques.

«H. VAN BLARENBERGHE.»


Cinq ou six jours après avoir reçu cette lettre, je me rappelai, en
m'éveillant, que je voulais y répondre. Il faisait un de ces grands
froids inattendus, qui sont comme les «grandes marées» du ciel,
recouvrant toutes les digues que les grandes villes dressent entre nous
et la nature et venant battre nos fenêtres closes, pénètrent jusque
dans nos chambres, en faisant sentir à nos frileuses épaules, par un
vivifiant contact, le retour offensif des forces élémentaires. Jours
troublés de brusques changements barométriques, de secousses plus
graves. Nulle joie d'ailleurs dans tant de force. On pleurait d'avance
la neige qui allait tomber et les choses elles-mêmes, comme dans le
beau vers d'André Rivoire, avaient l'air d'«attendre de la neige».
Qu'une «dépression s'avance vers les Baléares», comme disent les
journaux, que seulement la Jamaïque commence à trembler, au même
instant à Paris, les migraineux, les rhumatisants, les asthmatiques,
les fous sans doute aussi, prennent leurs crises, tant les nerveux sont
unis aux points les plus éloignés de l'univers par les liens d'une
solidarité qu'ils souhaiteraient souvent moins étroite. Si l'influence
des astres, sur certains au moins d'entre eux, doit être un jour
reconnue (Framery, Pelletean, cités par M. Brissaud) à qui mieux
appliquer qu'à tel nerveux, le vers du poète:


Et de longs fils soyeux l'unissent aux étoiles.


En m'éveillant je me disposais à répondre à Henri van Blarenberghe.
Mais avant de le faire, je voulus jeter un regard sur le _Figaro_,
procéder à cet acte abominable et voluptueux qui s'appelle _lire le
journal_ et grâce auquel tous les malheurs et les cataclysmes de
l'univers pendant les dernières vingt-quatre heures, les batailles qui
ont coûté la vie à cinquante mille hommes, les crimes, les grèves,
les banqueroutes, les incendies, les empoisonnements, les suicides, les
divorces, les cruelles émotions de l'homme d'État et de l'acteur,
transmués pour notre usage personnel à nous qui n'y sommes pas
intéressés, en un régal matinal, s'associent excellemment d'une
façon particulièrement excitante et tonique, à l'ingestion
recommandée de quelques gorgées de café au lait. Aussitôt rompue
d'une geste indolent, la fragile bande du _Figaro_ qui seule nous
séparait encore de toute la misère du globe et dès les premières
nouvelles sensationnelles où la douleur de tant d'êtres «entre comme
élément», ces nouvelles sensationnelles que nous aurons tant de
plaisir à communiquer tout à l'heure à ceux qui n'ont pas encore lu
le journal, on se sent soudain allègrement rattaché à l'existence
qui, au premier instant du réveil, nous paraissait bien inutiles à
ressaisir. Et si par moments quelque chose comme une larme a mouillé
nos yeux satisfaits, c'est à la lecture d'une phrase comme celle-ci:
«Un silence impressionnant étreint tous les cœurs, les tambours
battent aux champs, les troupes présentent les armes, une immense
clameur retentit: «Vive Fallières!» Voilà ce qui nous arrache un
pleur, un pleur que nous refuserions à un malheur proche de nous. Vils
comédiens que seule fait pleurer la douleur d'Hercule, ou moins que
cela le voyage du Président de la République! Ce matin-là pourtant la
lecture du _Figaro_ ne me fut pas douce, je venais de parcourir d'un
regard charmé les éruptions volcaniques, les crises ministérielles et
les duels d'apaches et je commençais avec calme la lecture d'un fait
divers que son titre: «Un drame de la folie» pouvait rendre
particulièrement propre à la vive stimulation des énergies matinales,
quand tout d'un coup je vis que la victime, c'était Mme van
Blarenberghe, que l'assassin, qui s'était ensuite tué, c'était son
fils Henri van Blarenberghe, dont j'avais encore la lettre près de moi,
pour y répondre: «_Il faut espérer toujours... Je ne sais ce que me
réserve 1907, mais souhaitons qu'il nous apporte un apaisement_,» etc.
Il faut espérer toujours! Je ne sais ce que me réserve 1907! La vie
n'avait pas été longue à lui répondre. 1907 n'avait pas encore
laissé tomber son premier mois de l'avenir dans le passé, qu'elle lui
avait apporté son présent, fusil, revolver et poignard, avec, sur son
esprit, le bandeau qu'Athénée attachait sur l'esprit d'Ajax pour qu'il
massacrât pasteurs et troupeaux dans le camp des Grecs sans savoir ce
qu'il faisait. «C'est moi qui ai jeté des images mensongères dans ses
yeux. Et il s'est rué, frappant çà et là, pensant tuer de sa main
les Atrides et se jetant tantôt sur l'un, tantôt sur l'autre. Et moi,
j'excitais l'homme en proie à la démence furieuse et je le poussais
dans des embûches; et il vient de rentrer là, la tête trempée de
sueur et les mains ensanglantées.» Tant que les fous frappent ils ne
savent pas, puis la crise passée, quelle douleur! Tekmessa, la femme
d'Ajax, le dit: «Sa démence est finie, sa fureur est tombée comme le
souffle du Motos. Mais ayant recouvré l'esprit, il est maintenant
tourmenté d'une douleur nouvelle, car contempler ses propres maux quand
personne ne les a causés que soi-même, accroît amèrement les
douleurs. Depuis qu'il sait ce qui s'est passé, il se lamente en
hurlements lugubres, lui qui avait coutume de dire qu'il était indigne
d'un homme de pleurer. Il reste assis, immobile, hurlant, et certes il
médite contre lui-même quelque noir dessin.» Mais quand l'accès est
passé pour Henri van Blarenberghe ce ne sont pas des troupeaux et des
pasteurs égorgés qu'il a devant lui. La douleur ne tue pas en un
instant, puisqu'il n'est pas mort en apercevant sa mère assassinée
devant lui, puisqu'il n'est pas mort en entendant sa mère mourante lui
dire, comme la princesse Andrée dans Tolstoï: «Henri, qu'as-tu fait
de moi! qu'as-tu fait de moi!» «En arrivant au palier qui interrompt
la course de l'escalier entre le premier et le second étages, dit le
_Matin_, ils (les domestiques que dans ce récit, peut-être d'ailleurs
inexact, on n'aperçoit jamais qu'en fuite et redescendant les escaliers
quatre à quatre) virent Mme van Blarenberghe, le visage révulsé par
l'épouvante, descendre deux ou trois marches en criant: «Henri! Henri!
qu'as-tu fait!» Puis la malheureuse, couverte de sang, leva les bras en
l'air et s'abattit la face en avant... Les domestiques épouvantés
redescendirent pour chercher du secours. Peu après, quatre agents qu'on
est allé chercher, forcèrent les portes verrouillées de la chambre du
meurtrier. En dehors des blessures qu'il s'était faites avec son
poignard, il avait tout le côté gauche du visage labouré par un coup
de feu. _L'œil pendait sur l'oreiller._» Ici ce n'est plus à Ajax que
je pense. Dans cet œil «qui pend sur l'oreiller» je reconnais
arraché, dans le geste le plus terrible que nous ait légué l'histoire
de la souffrance humaine, l'œil même du malheureux Œdipe! «Œdipe se
précipite à grands cris, va, vient, demande une épée... Avec
d'horribles cris, il se jette contre les doubles portes, arrache les
battants des gonds creux, se rue dans la chambre où il voit Jocaste
pendue à la corde qui l'étranglait. Et la voyant ainsi, le malheureux
frémit d'horreur, dénoue la corde, le corps de sa mère n'étant plus
retenu tombe à terre. Alors, il arrache les agrafes d'or des vêtements
de Jocaste, il s'en crève les yeux ouverts disant qu'ils ne verront
plus les maux qu'il avait soufferts et les malheurs qu'il avait causés,
et criant des imprécations il frappe encore ses yeux aux paupières
levées, et ses prunelles saignantes coulaient sur ses joues, en une
pluie, une grêle de sang noir. Il crie qu'on montre à tous les
Cadméens le parricide. Il veut être chassé de cette terre. Ah!
l'antique félicité était ainsi nommée de son vrai nom. Mais à
partir de ce jour, rien ne manque à tous les maux qui ont un nom. Les
gémissements, le désastre, la mort, l'opprobre.» Et en songeant à la
douleur d'Henri van Blarenberghe quand il vit sa mère morte, je pense
aussi à un autre fou bien malheureux, à Lear étreignant le cadavre de
sa fille Cordelia. «Oh! elle est partie pour toujours! Elle est morte
comme la terre. Non, non, plus de vie! Pourquoi un chien, un cheval, un
rat ont-ils la vie, quand tu n'as même plus le souffle? Tu ne
reviendrais plus jamais! jamais! jamais! jamais! jamais! Regardez!
Regardez ses lèvres! Regardez-la! Regardez-la!»

Malgré ses horribles blessures. Henri van Blarenberghe ne meurt pas
tout de suite. Et je ne peux m'empêcher de trouver bien cruel (quoique
peut-être utile, est-on si certain de ce que fut en réalité le drame?
Rappelez-vous les frères Karamazov) le geste du commissaire de police.
«Le malheureux n'est pas mort. Le commissaire le prit par les épaules
et lui parla: «M'entendez-vous? Répondez». Le meurtrier ouvrit l'œil
intact, cligna un instant et retomba dans le coma.» À ce cruel
commissaire j'ai envie de redire les mots dont Kent, dans la scène du
_Roi Léar_, que je citais précisément tout à l'heure, arrête Edgar
qui voulait réveiller Léar déjà évanoui: «Non! ne troublez pas son
âme! Oh! laissez-la partir! C'est le haïr que vouloir sur la roue de
cette rude vie l'étendre plus longtemps.»

Si j'ai répété avec insistance ces grands noms tragiques, surtout
ceux d'Ajax et d'Œdipe, je lecteur doit comprendre pourquoi, pourquoi
aussi j'ai publié ces lettres et écrit cette page. J'ai voulu montrer
dans quelle pure, dans quelle religieuse atmosphère de beauté morale
eut lieu cette explosion de folie et de sang qui l'éclabousse sans
parvenir à la souiller. J'ai voulu aérer la chambre du crime d'un
souffle qui vînt du ciel, montrer que ce fait divers était exactement
un de ces drames grecs dont la représentation était presque une
cérémonie religieuse et que le pauvre parricide n'était pas une brute
criminelle, un être en dehors de l'humanité, mais un noble exemplaire
d'humanité, un homme d'esprit éclairé, un fils tendre et pieux, que
la plus inéluctable fatalité--disons pathologique pour parler comme
tout le monde--a jeté--le plus malheureux des mortels--dans un crime et
une expiation dignes de demeurer illustres.

«Je crois difficilement à la mort», dit Michelet dans une page
admirable, Il est vrai qu'il le dit à propos d'une méduse, de qui la
mort, si peu différente de sa vie, n'a rien d'incroyable, en sorte
qu'on peut se demander si Michelet n'a pas fait qu'utiliser dans cette
phrase un de ces «fonds de cuisine» que possèdent assez vite les
grands écrivains et grâce à quoi ils sont assurés de pouvoir servir
à l'improviste à leur clientèle le régal particulier qu'elle
réclame d'eux. Mais si je crois sans difficulté à la mort d'une
méduse, je ne puis croire facilement à la mort d'une personne, même
à la simple éclipse, à la simple déchéance de sa raison. Notre
sentiment de la continuité de l'âme est le plus fort. Quoi! cet esprit
qui, tout à l'heure, de ses vues dominait la vie, dominait la mort,
nous inspirait tant de respect, le voilà dominé par la vie, par la
mort, plus faible que notre esprit qui, quoiqu'il en ait, ne se peut
plus incliner devant ce qui est si vite devenu un presque néant! Il en
est pour cela de la folie comme de l'affaiblissement des facultés chez
le vieillard, comme de la mort. Quoi? L'homme qui a écrit hier la
lettre que je citais tout à l'heure, si élevée, si sage, cet homme
aujourd'hui...? Et même, pour descendre à des infiniments petits fort
importants ici, l'homme qui très raisonnablement était attaché aux
petites choses de l'existence, répondait si élégamment à une lettre,
s'acquittait si exactement d'une démarche, tenait à l'opinion des
autres, désirait leur paraître sinon influent, du moins aimable, qui
conduisait avec tant de finesse et de loyauté son jeu sur l'échiquier
social!... Je dis que cela est fort important ici, et si j'avais cité
toute la première partie de la seconde lettre qui, à vrai dire,
n'intéressait en apparence que moi, c'est que cette raison pratique
semble plus exclusive encore de ce qui est arrivé que la belle et
profonde tristesse des dernières lignes. Souvent, dans un esprit déjà
dévasté, ce sont les maîtresses branches, la cime, qui survivent les
dernières, quand toutes les ramifications plus basses sont déjà
élaguées par le mal. Ici, la plante spirituelle est intacte. Et tout
à l'heure en copiant ces lettres, j'aurais voulu pouvoir faire sentir
l'extrême délicatesse, plus l'incroyable fermeté de la main qui avait
tracé ces caractères, si nets et si fins...

--Qu'as-tu fait de moi! qu'as-tu fait de moi! Si nous voulions y penser,
il n'y a peut-être pas une mère vraiment aimante qui ne pourrait, à
son dernier jour, souvent bien avant, adresser ce reproche à son fils.
Au fond, nous vieillissons, nous tuons tout ce qui nous aime par les
soucis que nous lui donnons, par l'inquiète tendresse elle-même que
nous inspirons et mettons sans cesse en alarme. Si nous savions voir
dans un corps chéri le lent travail de destruction poursuivi par la
douloureuse tendresse qui l'anime, voir les yeux flétris, les cheveux
longtemps restés indomptablement noirs, ensuite vaincus comme le reste
et blanchissants, les artères durcies, les reins bouchés, le cœur
forcé, vaincu le courage devant la vie, la marche alentie, alourdie,
l'esprit qui sait qu'il n'a plus à espérer, alors qu'il rebondissait
si inlassablement en invincibles espérances, la gaîté même, la
gaîté innée et semblait-il immortelle, qui faisait si aimable
compagnie avec la tristesse, à jamais tarie, peut-être celui qui
saurait voir cela, dans ce moment tardif de lucidité que les vies les
plus ensorcelées de chimère peuvent bien avoir, puisque celle même de
don Quichotte eut le sien, peut-être celui-là, comme Henri van
Blarenberghe quand il eut achevé sa mère à coups de poignard,
reculerait devant l'horreur de sa vie et se jetterait sur un fusil, pour
mourir tout de suite. Chez la plupart des hommes, une vision si
douloureuse (à supposer qu'ils puissent se hausser jusqu'à elle)
s'efface bien vite aux premiers rayons de la joie de vivre. Mais quelle
joie, quelle raison de vivre, quelle vie peuvent résister à cette
vision? D'elle ou de la joie, quelle est vraie, quel est «le Vrai»?



JOURNÉES
DE LECTURE[77]


Il n'y a peut-être pas de jours de notre enfance que nous ayons si
pleinement vécus que ceux que nous avons cru laisser sans les vivre,
ceux que nous avons passés avec un livre préféré. Tout ce qui,
semblait-il, les remplissait pour les autres, et que nous écartions
comme un obstacle vulgaire à un plaisir divin: le jeu pour lequel un
ami venait nous chercher au passage le plus intéressant, l'abeille ou
le rayon de soleil gênants qui nous forçaient à lever les yeux de la
page ou à changer de place, les provisions de goûter qu'on nous avait
fait emporter et que nous laissions à côté de nous sur le banc, sans
y toucher, tandis que, au-dessus de notre tête, le soleil diminuait de
force dans le ciel bleu, le dîner pour lequel il avait fallu rentrer et
pendant lequel nous ne pensions qu'à monter finir, tout de suite
après, le chapitre interrompu, tout cela, dont la lecture aurait dû
nous empêcher de percevoir autre chose que l'importunité, elle en
gravait au contraire en nous un souvenir tellement doux (tellement plus
précieux à notre jugement actuel que ce que nous lisions alors avec
amour) que, s'il nous arrive encore aujourd'hui de feuilleter ces livres
d'autrefois, ce n'est plus que comme les seuls calendriers que nous
ayons gardés des jours enfuis, et avec l'espoir de voir reflétés sur
leurs pages les demeures et les étangs qui n'existent plus.

Qui ne se souvient comme moi de ces lectures faites au temps des
vacances, qu'on allait cacher successivement dans toutes celles des
heures du jour qui étaient assez paisibles et assez inviolables pour
pouvoir leur donner asile. Le matin,--en rentrant du parc, quand tout le
monde était parti faire une promenade, je me glissais dans la salle à
manger, où, jusqu'à l'heure encore lointaine du déjeuner, personne
n'entrerait que la vieille Félicie relativement silencieuse, et où je
n'aurais pour compagnons, très respectueux de la lecture, que les
assiettes peintes accrochées au mur, le calendrier dont la feuille de
la veille avait été fraîchement arrachée, la pendule et le feu qui
parlent sans demander qu'on leur réponde et dont les doux propos vides
de sens ne viennent pas, comme les paroles des hommes, en substituer un
différent à celui des mots que vous lisez. Je m'installais sur une
chaise, près du petit feu de bois dont, pendant le déjeuner, l'oncle
matinal et jardinier dirait: «Il ne fait pas de mal! On supporte très
bien un peu de feu; je vous assuré qu'à six heures il faisait joliment
froid dans le potager. Et dire que c'est dans huit jours Pâques!»
Avant le déjeuner qui, hélas! mettrait fin à la lecture, on avait
encore deux grandes heures. De temps en temps, on entendait le bruit de
la pompe d'où l'eau allait découler et qui vous faisait lever les yeux
vers elle et la regarder à travers la fenêtré fermée, là, tout
près, dans l'unique allée du jardinet qui bordait de briques et de
faïences en demi-lunes ses plates-bandes de pensées: des pensées
cueillies, semblait-il, dans ces ciels trop beaux, ces ciels
versicolores et comme reflétés des vitraux de l'église qu'on voyait
parfois entre les toits du village, ciels tristes qui apparaissaient
avant les orages, ou après, trop tard, quand la journée allait finir.
Malheureusement la cuisinière venait longtemps d'avance mettre le
couvert; si encore elle l'avait mis sans parler! Mais elle croyait
devoir dire: «Vous n'êtes pas bien comme cela; si je vous approchais
une table?» Et rien que pour répondre: «Non, merci bien,» il fallait
arrêter net et ramener de loin sa voix qui, en dedans des lèvres,
répétait sans bruit, en courant, tous les mots que les yeux avaient
lus; il fallait l'arrêter, la faire sortir, et, pour dire
convenablement: «Non, merci bien,» lui donner une apparence de vie
ordinaire, une intonation de réponse, qu'elle avait perdues. L'heure
passait; souvent, longtemps avant le déjeuner, commençaient à arriver
dans la salle à manger ceux qui, étant fatigués, avaient abrégé la
promenade, avaient «pris par Méréglise», ou ceux qui n'étaient pas
sortis ce matin-là, ayant «à écrire». Ils disaient bien: «Je ne
veux pas te déranger», mais commençaient aussitôt à s'approcher du
feu, à consulter l'heure, à déclarer que le déjeuner ne serait pas
mal accueilli. On entourait d'une particulière déférence celui ou
celle qui était «restée à écrire» et on lui disait: «Vous avez
fait votre petite correspondance» avec un sourire où il y avait du
respect, du mystère, de la paillardise et des ménagements, comme si
cette «petite correspondance» avait été à la fois un secret
d'État, une prérogative, une bonne fortune et une indisposition.
Quelques-uns, sans plus attendre, s'asseyaient d'avance à table, à
leurs places. Cela, c'était la désolation, car ce serait d'un mauvais
exemple pour les autres arrivants, allait faire croire qu'il était
déjà midi, et prononcer trop tôt à mes parents la parole fatale:
«Allons, ferme ton livre, on va déjeuner.» Tout était prêt, le
couvert entièrement mis sur la nappe où manquait seulement ce qu'on
n'apportait qu'à la fin du repas, l'appareil en verre où l'oncle
horticulteur et cuisinier faisait lui-même le café à table, tubulaire
et compliqué comme un instrument de physique qui aurait senti bon et
où c'était si agréable de voir monter dans la cloche de verre
l'ébullition soudaine qui laissait ensuite aux parois embuées une
cendre odorante et brune; et aussi la crème et les fraises que le même
oncle mêlait, dans des proportions toujours identiques, s'arrêtant
juste au rose qu'il fallait avec l'expérience d'un coloriste et la
divination d'un gourmand. Que le déjeuner me paraissait long! Ma
grand'tante ne faisait que goûter aux plats pour donner son avis avec
une douceur qui supportait, mais n'admettait pas la contradiction. Pour
un roman, pour des vers, choses où elle se connaissait très bien, elle
s'en remettait toujours, avec une humilité de femme, à l'avis de plus
compétents. Elle pensait que c'était là le domaine flottant du
caprice où le goût d'un seul ne peut pas fixer la vérité. Mais sur
les choses dont les règles et les principes lui avaient été
enseignés par sa mère, sur la manière de faire certains plats, de
jouer les sonates de Beethoven et de recevoir avec amabilité, elle
était certaine d'avoir une idée juste de la perfection et de discerner
si les autres s'en rapprochaient plus ou moins. Pour les trois choses,
d'ailleurs, la perfection était presque la même: c'était une sorte de
simplicité dans les moyens, de sobriété et de charme. Elle repoussait
avec horreur qu'on mît des épices dans les plats qui n'en exigent pas
absolument, qu'on jouât avec affectation et abus de pédales, qu'en
«recevant» on sortît d'un naturel parfait et parlât de soi avec
exagération. Dès la première bouchée, aux premières notes, sur un
simple billet, elle avait la prétention de savoir si elle avait affaire
à une bonne cuisinière, à un vrai musicien, à une femme bien
élevée. «Elle peut avoir beaucoup plus de doigts que moi, mais elle
manque de goût en jouant avec tant d'emphase cet andante si simple.»
«Ce peut être une femme très brillante et remplie de qualités, mais
c'est un manque de tact de parler de soi en cette circonstance.» «Ce
peut être une cuisinière très savante, mais elle ne sait pas faire le
bifteck aux pommes.» Le bifteck aux pommes! morceau de concours idéal,
difficile par sa simplicité même, sorte de «Sonate pathétique» de
la cuisine, équivalent gastronomique de ce qu'est dans la vie sociale
la visite de la dame qui vient vous demander des renseignements sur un
domestique et qui, dans un acte si simple, peut à tel point faire
preuve, ou manquer de tact et d'éducation. Mon grand-père avait tant
d'amour-propre, qu'il aurait voulu que tous les plats fussent réussis
et s'y connaissait trop peu en cuisine pour jamais savoir quand ils
étaient manqués. Il voulait bien admettre qu'ils le fussent parfois,
très rarement d'ailleurs, mais seulement par un pur effet du hasard.
Les critiques toujours motivées de ma grand'tante, impliquant au
contraire que, la cuisinière n'avait pas su faire tel plat, ne
pouvaient manquer de paraître particulièrement intolérables à mon
grand-père. Souvent pour éviter des discussions avec lui, ma
grand'tante, après avoir goûté du bout des lèvres, ne donnait pas
son avis, ce qui, d'ailleurs, nous faisait connaître immédiatement
qu'il était défavorable. Elle se taisait, mais nous lisions dans ses
yeux doux une désapprobation inébranlable et réfléchie qui avait le
don de mettre mon grand-père en fureur. Il la priait ironiquement de
donner son avis, s'impatientait de son silence, la pressait de
questions, s'emportait, mais on sentait qu'on l'aurait conduite au
martyre plutôt que de lui faire confesser la croyance de mon
grand-père: que l'entremets n'était pas trop sucré.

Après le déjeuner, ma lecture reprenait tout de suite; surtout si la
journée était un peu chaude, chacun montait se retirer dans sa
chambre, ce qui me permettait, par le petit escalier aux marches
rapprochées, de gagner tout de suite la mienne, à l'unique étage si
bas que des fenêtres enjambées on n'aurait eu qu'un saut d'enfant à
faire pour se trouver dans la rue. J'allais fermer ma fenêtre, sans
avoir pu esquiver le salut de l'armurier d'en face, qui, sous prétexte
de baisser ses auvents, venait tous les jours après déjeuner fumer sa
pipe devant sa porte et dire bonjour aux passants, qui, parfois,
s'arrêtaient à causer. Les théories de William Morris, qui ont été
si constamment appliquées par Maple et les décorateurs anglais,
édictent qu'une chambre n'est belle qua la condition de contenir
seulement des choses qui nous soient utiles et que toute chose utile,
fût-ce un simple clou, soit non pas dissimulée, mais apparente.
Au-dessus du lit à tringles de cuivre et entièrement découvert, aux
murs nus de ces chambres hygiéniques, quelques reproductions de
chefs-d'œuvre. À la juger d'après les principes de cette esthétique,
ma chambre n'était nullement belle, car elle était pleine de choses
qui ne pouvaient servir à rien et qui dissimulaient pudiquement,
jusqu'à en rendre l'usage extrêmement difficile, celles qui servaient
à quelque chose. Mais c'est justement de ces choses qui n'étaient pas
là pour ma commodité, mais semblaient y être venues pour leur
plaisir, que ma chambre tirait pour moi sa beauté. Ces hautes courtines
blanches qui dérobaient aux regards le lit placé comme au fond d'un
sanctuaire; la jonchée de couvre-pieds en marceline, de courtes-pointes
à fleurs, de couvre-lits brodés, de taies d'oreillers en batiste, sous
laquelle il disparaissait le jour, comme un autel au mois de Marie sous
les festons et les fleurs, et que, le soir, pour pouvoir me coucher,
j'allais poser avec précaution sur un fauteuil où ils consentaient à
passer la nuit; à côté du lit, la trinité du verre à dessins bleus,
du sucrier pareil et de la carafe (toujours vide depuis le lendemain de
mon arrivée sur l'ordre de ma tante qui craignait de me la voir
«répandre»), sortes d'instruments du culte--presque aussi saints que
la précieuse liqueur de fleur d'oranger placée près d'eux dans une
ampoule de verre--que je n'aurais pas cru plus permis de profaner ni
même possible d'utiliser pour mon usage personnel que si ç'avaient
été des ciboires consacrés, mais que je considérais longuement avant
de me déshabiller, dans la peur de les renverser par un faux mouvement;
ces petites étoles ajourées au crochet qui jetaient sur le dos des
fauteuils un manteau de roses blanches qui ne devaient pas être sans
épines puisque, chaque fois que j'avais fini de lire et que je voulais
me lever, je m'apercevais que j'y étais resté accroché; cette cloche
de verre, sous laquelle, isolée des contacts vulgaires, la pendule
bavardait dans l'intimité pour des coquillages venus de loin et pour
une vieille fleur sentimentale, mais qui était si lourde à soulever
que, quand la pendule s'arrêtait, personne, excepté l'horloger,
n'aurait été assez imprudent pour entreprendre de la remonter; cette
blanche nappe en guipure qui, jetée comme un revêtement d'autel sur la
commode ornée de deux vases, d'une image du Sauveur et d'un buis
bénit, la faisait ressembler à la Sainte Table (dont un prie-Dieu,
rangé là tous les jours quand on avait «fini la chambre», achevait
d'évoquer l'idée), mais dont les effilochements toujours engagés dans
la fente des tiroirs en arrêtaient si complètement le jeu que je ne
pouvais jamais prendre un mouchoir sans faire tomber d'un seul coup
image du Sauveur, vases sacrés, buis bénit, et sans trébucher
moi-même en me rattrapant au prie-Dieu; cette triple superposition
enfin de petits rideaux d'étamine, de grands rideaux de mousseline et
de plus grands rideaux de basin, toujours souriants dans leur blancheur
d'aubépine souvent ensoleillée, mais au fond bien agaçants dans leur
maladresse et leur entêtement à jouer autour de leurs barres de bois
parallèles et à se prendre les uns dans les autres et tous dans la
fenêtre dès que je voulais l'ouvrir ou la fermer, un second étant
toujours prêt, si je parvenais à en dégager un premier, à venir
prendre immédiatement sa place dans les jointures aussi parfaitement
bouchées par eux qu'elles l'eussent été par un buisson d'aubépines
réelles ou par des nids d'hirondelles qui auraient eu la fantaisie de
s'installer là, de sorte que cette opération, en apparence si simple,
d'ouvrir ou de fermer ma croisée, je n'en venais jamais à bout sans le
secours de quelqu'un de la maison; toutes ces choses, qui non seulement
ne pouvaient répondre à aucun de mes besoins, mais apportaient même
une entrave, d'ailleurs légère, à leur satisfaction, qui évidemment
n'avaient jamais été mises là pour l'utilité de quelqu'un,
peuplaient ma chambre de pensées en quelque sorte personnelles, avec
cet air de prédilection d'avoir choisi de vivre là et de s'y plaire,
qu'ont souvent, dans une clairière, les arbres, et, au bord des chemins
ou sur les vieux murs, les fleurs. Elles la remplissaient d'une vie
silencieuse et diverse, d'un mystère où ma personne se trouvait à la
fois perdue et charmée; elles faisaient de cette chambre une sorte de
chapelle où le soleil--quand il traversait les petits carreaux rouges
que mon oncle avait intercalés au haut des fenêtres--piquait sur les
murs, après avoir rosé l'aubépine des rideaux, des lueurs aussi
étranges que si la petite chapelle avait été enclose dans une plus
grande nef à vitraux; et où le bruit des cloches arrivait si
retentissant à cause de la proximité de notre maison et de l'église,
à laquelle d'ailleurs, aux grandes fêtes, les reposoirs nous liaient
par un chemin de fleurs, que je pouvais imaginer qu'elles étaient
sonnées dans notre toit, juste au-dessus de la fenêtre d'où je
saluais souvent le curé tenant son bréviaire, ma tante revenant de
vêpres ou l'enfant de chœur qui nous portait du pain bénit. Quant à
la photographie par Brown du _Printemps_ de Botticelli ou au moulage de
la _Femme inconnue_ du musée de Lille, qui, aux murs et sur la
cheminée des chambres de Maple, sont la part concédée par William
Morris à l'inutile beauté, je dois avouer qu'ils étaient remplacés
dans ma chambre par une sorte de gravure représentant le prince
Eugène, terrible et beau dans son dolman, et que je fus très étonné
d'apercevoir une nuit, dans un grand fracas de locomotives et de grêle,
toujours terrible et beau, à la porte d'un buffet de gare, où il
servait de réclame à une spécialité de biscuits. Je soupçonne
aujourd'hui mon grand-père de l'avoir autrefois reçu, comme prime, de
la munificence d'un fabricant, avant de l'installer à jamais dans ma
chambre. Mais alors je ne me souciais pas de son origine, qui me
paraissait historique et mystérieuse et je ne m'imaginais pas qu'il
pût y avoir plusieurs exemplaires de ce que je considérais comme une
personne, comme un habitant permanent de la chambre que je ne faisais
que partager avec lui et où je le retrouvais tous les ans, toujours
pareil à lui-même. Il y a maintenant bien longtemps que je ne l'ai vu,
et je suppose que je ne le reverrai jamais. Mais si une telle fortune
m'advenait, je crois qu'il aurait bien plus de choses a me dire que le
_Printemps_ de Botticelli. Je laisse les gens de goût orner leur
demeure avec la reproduction des chefs-d'œuvre qu'ils admirent et
décharger leur mémoire du soin de leur conserver une image précieuse
en la confiant à un cadre de bois sculpté. Je laisse les gens de goût
faire de leur chambre l'image même de leur goût et la remplir
seulement de choses qu'il puisse approuver. Pour moi, je ne me sens
vivre et penser que dans une chambre où tout est la création et le
langage de vies profondément différentes de la mienne, d'un goût
opposé au mien, où je ne retrouve rien de ma pensée consciente, où
mon imagination s'exalte en se sentant plongée au sein du non-moi; je
ne me sens heureux qu'en mettant le pied--avenue de la Gare, sur le port
ou place de l'Église--dans un de ces hôtels de province aux longs
corridors froids où le vent du dehors lutte avec succès contre les
efforts du calorifère, où la carte de géographie détaillée de
l'arrondissement est encore le seul ornement des murs, où chaque bruit
ne sert qu'à faire apparaître le silence en le déplaçant, où les
chambres gardent un parfum de renfermé que le grand air vient laver,
mais n'efface pas, et que les narines aspirent cent fois pour l'apporter
à l'imagination, qui s'en enchante, qui le fait poser comme un modèle
pour essayer de le recréer en elle avec tout ce qu'il contient de
pensées et de souvenir; où le soir, quand on ouvre la porte de sa
chambre, on a le sentiment de violer toute la vie qui y est restée
éparse, de la prendre hardiment par la main quand, la porte refermée,
on entre plus avant, jusqu'à la table ou jusqu'à la fenêtre; de
s'asseoir dans une sorte de libre promiscuité avec elle sur le canapé
exécuté par le tapissier du chef-lieu dans ce qu'il croyait le goût
de Paris; de toucher partout la nudité de cette vie dans le dessein de
se troubler soi-même par sa propre familiarité, en posant ici et là
ses affaires, en jouant le maître dans cette chambre pleine jusqu'aux
bords de l'âme des autres et qui garde jusque dans la forme des
chenêts et le dessin des rideaux l'empreinte de leur rêve, en marchant
pieds nus sur son tapis inconnu; alors, cette vie secrète, on a le
sentiment de l'enfermer avec soi quand on va, tout tremblant, tirer le
verrou; de la pousser devant soi dans le lit et de coucher enfin avec
elle dans les grands draps blancs qui vous montent par-dessus la figure,
tandis que, tout près, l'église sonne pour toute la ville les heures
d'insomnie des mourants et des amoureux.

Je n'étais pas depuis bien longtemps à lire dans ma chambre qu'il
fallait aller au parc, à un kilomètre du village. Mais après le jeu
obligé, j'abrégeais la fin du goûter apporté dans des paniers et
distribué aux enfants au bord de la rivière, sur l'herbe où le livre
avait été posé avec défense de le prendre encore. Un peu plus loin,
dans certains fonds assez incultes et assez mystérieux du parc, la
rivière cessait d'être une eau rectiligne et artificielle, couverte de
cygnes et bordées d'allées où souriaient des statues, et, par moment
sautelante de carpes, se précipitait, passait à une allure rapide la
clôture du parc, devenait une rivière dans le sens géographique du
mot--une rivière qui devait avoir un nom--et ne tardait pas à
s'épandre (la même vraiment qu'entre les statues et sous les cygnes?)
entre des herbages où dormaient des bœufs et dont elle noyait les
boutons d'or, sortes de prairies rendues par elle assez marécageuses et
qui, tenant d'un côté au village par des tours informes, restes,
disait-on, du moyen âge, joignaient de l'autre, par des chemins
montants d'églantiers et d'aubépines, la «nature» qui s'étendait à
l'infini, des villages qui avaient d'autres noms, l'inconnu. Je laissais
les autres finir de goûter dans le bas du parc, au bord des cygnes, et
je montais en courant dans le labyrinthe jusqu'à telle charmille où je
m'asseyais, introuvable, adossé aux noisetiers taillés, apercevant le
plant d'asperges, les bordures de fraisiers, le bassin où, certains
jours, les chevaux faisaient monter l'eau en tournant, la porte blanche
qui était la «fin du parc» en haut, et au delà, les champs de
bleuets et de coquelicots. Dans cette charmille, le silence était
profond, le risque d'être découvert presque nul, la sécurité rendue
plus douce par les cris éloignés qui, d'en bas, m'appelaient en vain,
quelquefois même se rapprochaient, montaient les premiers talus,
cherchant partout, puis s'en retournaient, n'ayant pas trouvé; alors
plus aucun bruit; seul de temps en temps le son d'or des cloches qui au
loin, par delà les plaines, semblait tinter derrière le ciel bleu,
aurait pu m'avertir de l'heure qui passait; mais, surpris par sa douceur
et troublé par le silence plus profond, vidé des derniers sons, qui le
suivait, je n'étais jamais sûr du nombre des coups. Ce n'était pas
les cloches tonnantes qu'on entendait en rentrant dans le village--quand
on approchait de l'église qui, de près, avait repris sa taille haute
et raide, dressant sur le bleu du soir son capuchon d'ardoise ponctué
de corbeaux--faire voler le son en éclats sur la place «pour les biens
de la terre». Elles n'arrivaient au bout du parc que faibles et douces
et ne s'adressant pas à moi, mais à toute la campagne, à tous les
villages, aux paysans isolés dans leur champ, elles ne me forçaient
nullement à lever la tête, elles passaient près de moi, portant
l'heure aux pays lointains, sans me voir, sans me connaître et sans me
déranger.

Et quelquefois à la maison, dans mon lit, longtemps après le dîner,
les dernières heures de la soirée abritaient aussi ma lecture, mais
cela, seulement les jours où j'étais arrivé aux derniers chapitres
d'un livre, où il n'y avait plus beaucoup à lire pour arriver à la
fin. Alors, risquant d'être puni si j'étais découvert et l'insomnie
qui, le livre fini, se prolongerait peut-être toute la nuit, dès que
mes parents étaient couchés je rallumais ma bougie; tandis que, dans
la rue toute proche, entre la maison de l'armurier et la poste,
baignées de silence, il y avait plein d'étoiles au ciel sombre et
pourtant bleu, et qu'à gauche, sur la ruelle exhaussée où commençait
en tournant son ascension surélevée, on sentait veiller, monstrueuse
et noire, l'abside de l'église dont les sculptures la nuit ne dormaient
pas, l'église villageoise et pourtant historique, séjour magique du
Bon Dieu, de la brioche bénite, des maints multicolores et des dames
des châteaux voisins qui, les jours de fête, faisant, quand elles
traversaient le marché, piailler les poules et regarder les commères,
venaient à la messe «dans leurs attelages», non sans acheter au
retour, chez le pâtissier de la place, juste après avoir quitté
l'ombre du porche où les fidèles en poussant la porte à tambour
semaient les rubis errants de la nef, quelques-uns de ces gâteaux en
forme de tours, protégés du soleil par un store,--«manqués»,
«saint-honorés» et «génoises»,--dont l'odeur oisive et sucrée est
restée mêlée pour moi aux cloches de la grand'messe et à la gaîté
des dimanches.

Puis la dernière page était lue, le livre était fini. Il fallait
arrêter la course éperdue des yeux et de la voix qui suivait sans
bruit, s'arrêtant seulement pour reprendre haleine, dans un soupir
profond. Alors, afin de donner aux tumultes depuis trop longtemps
déchaînés en moi pour pouvoir se calmer ainsi d'autres mouvements à
diriger, je me levais, je me mettais à marcher le long de mon lit, les
yeux encore fixés à quelque point qu'on aurait vainement cherché dans
la chambre ou dehors, car il n'était situé qu'à une distance d'âme,
une de ces distances qui ne se mesurent pas par mètres et par lieues,
comme les autres, et qu'il est d'ailleurs impossible de confondre avec
elles quand on regarde les yeux «lointains» de ceux qui pensent «à
autre chose». Alors, quoi? ce livre, ce n'était que cela? Ces êtres
à qui on avait donné plus de son attention et de sa tendresse qu'aux
gens de la vie, n'osant pas toujours avouer à quel point on les aimait,
et même quand nos parents nous trouvaient en train de lire et avaient
l'air de sourire de notre émotion, fermant le livre, avec une
indifférence affectée ou un ennui feint; ces gens pour qui on avait
haleté et sangloté, on ne les verrait plus jamais, on ne saurait plus
rien d'eux. Déjà, depuis quelques pages, l'auteur, dans le cruel
«Épilogue», avait eu soin de les «espacer» avec une indifférence
incroyable pour qui savait l'intérêt avec lequel il les avait suivis
jusque-là pas à pas. L'emploi de chaque heure de leur vie nous avait
été narrée. Puis subitement: «Vingt ans après ces événements on
pouvait rencontrer dans les rues de Fougères[78] un vieillard encore
droit, etc.» Et le mariage dont deux volumes avaient été employés à
nous faire entrevoir la possibilité délicieuse, nous effrayant puis
nous réjouissant de chaque obstacle dressé puis aplani, c'est par une
phrase incidente d'un personnage secondaire que nous apprenions qu'il
avait été célébré, nous ne savions pas au juste quand, dans cet
étonnant épilogue écrit, semblait-il, du haut du ciel, par une
personne indifférente à nos passions d'un jour, qui s'était
substituée à l'auteur. On aurait tant voulu que le livre continuât,
et, si c'était impossible, avoir d'autres renseignements sur tous ces
personnages, apprendre maintenant quelque chose de leur vie, employer la
nôtre à des choses qui ne fussent pas tout à fait étrangères à
l'amour qu'ils nous avaient inspiré[79] et dont l'objet nous faisait
tout à coup défaut, ne pas avoir aimé en vain, pour une heure, des
êtres qui demain ne seraient plus qu'un nom sur une page oubliée, dans
un livre sans rapport avec la vie et sur la valeur duquel nous nous
étions bien mépris puisque son lot ici-bas, nous le comprenions
maintenant et nos parents nous l'apprenaient au besoin d'une phrase
dédaigneuse, n'était nullement, comme nous l'avions cru, de contenir
l'univers et la destinée, mais d'occuper une place fort étroite dans
la bibliothèque du notaire, entre les fastes sans prestige du _Journal
de modes illustré et de la Géographie d'Eure-et-Loir._


* * * * * * * * * *

... Avant d'essayer de montrer au seuil des «Trésors des Rois»
pourquoi à mon avis la Lecture ne doit pas jouer dans la vie le rôle
prépondérant que lui assigne Ruskin dans ce petit ouvrage, je devais
mettre hors de cause les charmantes lectures de l'enfance dont le
souvenir doit rester pour chacun de nous une bénédiction. Sans doute
je n'ai que trop prouvé par la longueur et le caractère du
développement qui précède ce que j'avais d'abord avancé d'elles: que
ce qu'elles laissent surtout en nous, c'est l'image des lieux et des
jours où nous les avons faites. Je n'ai pas échappé à leur
sortilège: voulant parler d'elles, j'ai parlé de toute autre chose que
des livres parce que ce n'est pas d'eux qu'elles m'ont parlé. Mais
peut-être les souvenirs qu'elles m'ont l'un après l'autre rendus en
auront-ils eux-mêmes éveillés chez le lecteur et l'auront-ils peu à
peu amené, tout en s'attardant dans ces chemins fleuris et détournés,
à recréer dans son esprit l'acte psychologique original appelé
Lecture, avec assez de force pour pouvoir suivre maintenant comme au
dedans de lui-même les quelques réflexions qu'il me reste à
présenter.


On sait que les «Trésors des Rois» est une conférence sur la lecture
que Ruskin donna à l'hôtel de ville de Rusholme, près Manchester, le
6 décembre 1864, pour aider à la création d'une bibliothèque à
l'institut de Rusholme. Le 14 décembre, il en prononçait une seconde,
«Des Jardins des Reines» sur le rôle de la femme, pour aider à
fonder des écoles à Ancoats. «Pendant toute cette année 1864, dit M.
Collingwood dans son admirable ouvrage «Life and Work of Ruskin», il
demeura _at home_, sauf pour faire de fréquentes visites à Carlyle. Et
quand en décembre il donna à Manchester les cours qui, sous le nom de
«Sésame et les Lys», devinrent son ouvrage le plus populaire[80],
nous pouvons discerner son meilleur état de santé physique et
intellectuelle dans les couleurs plus brillantes de sa pensée. Nous
pouvons reconnaître l'écho de ses entretiens avec Carlyle dans
l'idéal héroïque, aristocratique et stoïque qu'il propose et dans
l'insistance avec laquelle il revient sur la valeur des livres et des
bibliothèques publiques, Carlyle étant le fondateur de la London
Bibliothèque...»

Pour nous, qui ne voulons ici que discuter en elle-même, et sans nous
occuper de ses origines historiques, la thèse de Ruskin, nous pouvons
la résumer assez exactement par ces mots de Descartes, que «la lecture
de tous les bons livres est comme une conversation avec les plus
honnêtes gens des siècles passés qui en ont été les auteurs».
Ruskin n'a peut-être pas connu cette pensée d'ailleurs un peu sèche
du philosophe français, mais c'est elle en réalité qu'on retrouve
partout dans sa conférence, enveloppée seulement dans un or apollinien
où fondent des brumes anglaises, pareil à celui dont la gloire
illumine les paysages de son peintre préféré. «À supposer, dit-il,
que nous ayons et la volonté et l'intelligence de bien choisir nos
amis, combien peu d'entre nous en ont le pouvoir, combien est limitée
la sphère de nos choix. Nous ne pouvons connaître qui nous
voudrions... Nous pouvons par une bonne fortune entrevoir un grand
poète et entendre le son de sa voix, ou poser une question à un homme
de science qui nous répondra aimablement. Nous pouvons usurper dix
minutes d'entretien dans le cabinet d'un ministre, avoir une fois dans
notre vie le privilège d'arrêter le regard d'une reine. Et pourtant
ces hasards fugitifs nous les convoitons, nous dépensons nos années,
nos passions et nos facultés à la poursuite d'un peu moins que cela,
tandis que, durant ce temps, il y a une société qui nous est
continuellement ouverte, de gens qui nous parleraient aussi longtemps
que nous le souhaiterions, quel que soit notre rang. Et cette société,
parce qu'elle est si nombreuse et si douce et que nous pouvons la faire
attendre près de nous toute une journée--rois et hommes d'État
attendant patiemment non pour accorder une audience, mais pour
l'obtenir--nous n'allons jamais la chercher dans ces antichambres
simplement meublées que sont les rayons de nos bibliothèques, nous
n'écoutons jamais un mot de ce qu'ils auraient à nous dire[81].»
«Vous me direz peut-être, ajoute Ruskin, que si vous aimez mieux
causer avec des vivants, c'est que vous voyez leur visage,» etc., et
réfutant cette première objection, puis une seconde, il montre que la
lecture est exactement une conversation avec des hommes beaucoup plus
sages et plus intéressants que ceux que nous pouvons avoir l'occasion
de connaître autour de nous. J'ai essayé de montrer dans les notes
dont j'ai accompagné ce volume que la lecture ne saurait être ainsi
assimilée à une conversation, fût-ce avec le plus sage des hommes;
que ce qui diffère essentiellement entre un livre et un ami, ce n'est
pas leur plus ou moins grande sagesse, mais la manière dont on
communique avec eux, la lecture, au rebours de la conversation,
consistant pour chacun de nous à recevoir communication d'une autre
pensée, mais tout en restant seul, c'est-à-dire en continuant à jouir
de la puissance intellectuelle qu'on a dans la solitude et que la
conversation dissipe immédiatement, en continuant à pouvoir être
inspiré, à rester en plein travail fécond de l'esprit sur lui-même.
Si Ruskin avait tiré les conséquences d'autres vérités qu'il a
énoncées quelques pages plus loin, il est probable qu'il aurait
rencontré une conclusion analogue à la mienne. Mais évidemment il n'a
pas cherché à aller au cœur même de l'idée de lecture. Il n'a
voulu, pour nous apprendre le prix de la lecture, que nous conter une
sorte de beau mythe platonicien, avec cette simplicité des Grecs qui
nous ont montré à peu près toutes les idées vraies et ont laissé
aux scrupules modernes le soin de les approfondir. Mais si je crois que
la lecture, dans son essence originale, dans ce miracle fécond d'une
communication au sein de la solitude, est quelque chose de plus, quelque
chose d'autre que ce qu'a dit Ruskin, je ne crois pas malgré cela qu'on
puisse lui reconnaître dans notre vie spirituelle le rôle
prépondérant qu'il semble lui assigner.

Les limites de son rôle dérivent de la nature de ses vertus. Et ces
vertus, c'est encore aux lectures d'enfance que je vais aller demander
en quoi elles consistent. Ce livre, que vous m'avez vu tout à l'heure
lire au coin du feu dans la salle à manger, dans ma chambre, au fond du
fauteuil revêtu d'un appuie-tête au crochet, et pendant les belles
heures de l'après-midi, sous les noisetiers et les aubépines du parc,
où tous les souffles des champs infinis venaient de si loin jouer
silencieusement auprès de moi, tendant sans mot dire à mes narines
distraites l'odeur des trèfles et des sainfoins sur lesquels mes yeux
fatigués se levaient parfois; ce livre, comme vos yeux en se penchant
vers lui ne pourraient déchiffrer son titre à vingt ans de distance,
ma mémoire, dont la vue est plus appropriée à ce genre de
perceptions, va vous dire quel il était: _le Capitaine Fracasse_, de
Théophile Gautier. J'en aimais par-dessus tout deux ou trois phrases
qui m'apparaissaient comme les plus originales et les plus belles de
l'ouvrage. Je n'imaginais pas qu'un autre auteur en eût jamais écrit
de comparables. Mais j'avais le sentiment que leur beauté correspondait
à une réalité dont Théophile Gautier ne nous laissait entrevoir une
ou deux fois par volume qu'un petit coin. Et comme je pensais qu'il la
connaissait assurément tout entière, j'aurais voulu lire d'autres
livres de lui où toutes les phrases seraient aussi belles que
celles-là et auraient pour objet les choses sur lesquelles j'aurais
désiré avoir son avis. «Le rire n'est point cruel de sa nature; il
distingue l'homme de la bête, et il est, ainsi qu'il appert en
l'Odyssée d'Homerus, poète grégeois, l'apanage des dieux immortels et
bienheureux oui rient olympiennement tout leur saoul durant les loisirs
de l'éternité[82].» Cette phrase me donnait une véritable ivresse.
Je croyais percevoir une antiquité merveilleuse à travers ce moyen
âge que seul Gautier pouvait me révéler. Mais j'aurais voulu qu'au
lieu de dire cela furtivement, après l'ennuyeuse description d'un
château que le trop grand nombre de termes que je ne connaissais pas
m'empêchait de me figurer le moins du monde, il écrivît tout le long
du volume des phrases de ce genre et me parlât de choses qu'une fois
son livre fini je pourrais continuer à connaître et à aimer. J'aurais
voulu qu'il me dît, lui, le seul sage détenteur de la vérité, ce que
je devais penser au juste de Shakespeare, de Saintine, de Sophocle,
d'Euripide, de Silvio Pellico que j'avais lu pendant un mois de mars
très froid, marchant, tapant des pieds, courant par les chemins, chaque
fois que je venais de fermer le livre dans l'exaltation de la lecture
finie, des forces accumulées dans l'immobilité, et du vent salubre qui
soufflait dans les rues du village. J'aurais voulu surtout qu'il me dît
si j'avais plus de chance d'arriver à la vérité en redoublant ou non
ma sixième et en étant plus tard diplomate ou avocat à la Cour de
cassation. Mais aussitôt la belle phrase finie il se mettait à
décrire une table couverte «d'une telle couche de poussière qu'un
doigt aurait pu y tracer des caractères», chose trop insignifiante à
mes yeux pour que je pusse même y arrêter mon attention; et j'en
étais réduit à me demander quels autres livres Gautier avait écrits
qui contenteraient mieux mon aspiration et me feraient connaître enfin
sa pensée tout entière.

Et c'est là, en effet, un des grands et merveilleux caractères des
beaux livres (et qui nous fera comprendre le rôle à la fois essentiel
et limité que la lecture peut jouer dans notre vie spirituelle) que
pour l'auteur ils pourraient s'appeler «Conclusions» et pour le
lecteur «Incitations». Nous sentons très bien que notre sagesse
commence où celle de l'auteur finit, et nous voudrions qu'il nous
donnât des réponses, quand tout ce qu'il peut faire est de nous donner
des désirs. Et ces désirs, il ne peut les éveiller en nous qu'en nous
faisant contempler la beauté suprême à laquelle le dernier effort de
son art lui a permis d'atteindre. Mais par une loi singulière et
d'ailleurs providentielle de l'optique des esprits (loi qui signifie
peut-être que nous ne pouvons recevoir la vérité de personne, et que
nous devons la créer nous-même), ce qui est le terme de leur sagesse
ne nous apparaît que comme le commencement de la nôtre, de sorte que
c'est au moment où ils nous ont dit tout ce qu'ils pouvaient nous dire
qu'ils font naître en nous le sentiment qu'ils ne nous ont encore rien
dit. D'ailleurs, si nous leur posons des questions auxquelles ils ne
peuvent pas répondre, nous leur demandons aussi des réponses qui ne
nous instruiraient pas. Car c'est un effet de l'amour que les poètes
éveillent en nous de nous faire attacher une importance littérale à
des choses qui ne sont pour eux que significatives d'émotions
personnelles. Dans chaque tableau qu'ils nous montrent, ils ne semblent
nous donner qu'un léger aperçu d'un site merveilleux, différent du
reste du monde, et au cœur duquel nous voudrions qu'ils nous fissent
pénétrer. «Menez-nous», voudrions-nous pouvoir dire à M.
Mæterlinck, à Mme de Noailles, «dans le jardin de Zélande où
croissent les fleurs démodées», sur la route parfumée «de trèfle
et d'armoise» et dans tous les endroits de la terre dont vous ne nous
avez pas parlé dans vos livres, mais que vous jugez aussi beaux que
ceux-là.» Nous voudrions aller voir ce champ que Millet (car les
peintres nous enseignent à la façon des poètes) nous montre dans son
_Printemps_, nous voudrions que M. Claude Monet nous conduisît à
Giverny, au bord de la Seine, à ce coude de la rivière qu'il nous
laisse à peine distinguer à travers la brume du matin. Or, en
réalité, ce sont de simples hasards de relations ou de parenté qui,
en leur donnant l'occasion de passer ou de séjourner auprès d'eux, ont
fait choisir pour les peindre à Mme de Noailles, à Mæterlinck, à
Millet, à Claude Monet, cette route, ce jardin, ce champ, ce coude de
rivière, plutôt que tels autres. Ce qui nous les fait paraître autres
et plus beaux que le reste du monde, c'est qu'ils portent sur eux comme
un reflet insaisissable l'impression qu'ils ont donné au génie, et que
nous verrions errer aussi singulière et aussi despotique sur la face
indifférente et soumise de tous les pays qu'il aurait peints. Cette
apparence avec laquelle ils nous charment et nous déçoivent et au
delà de laquelle nous voudrions aller, c'est l'essence même de cette
chose en quelque sorte sans épaisseur--mirage arrêté sur une
toile--qu'est une vision. Et cette brume que nos yeux avides voudraient
percer, c'est le dernier mot de l'art du peintre. Le suprême effort de
l'écrivain comme de l'artiste n'aboutit qu'à soulever partiellement
pour nous le voile de laideur et d'insignifiance qui nous laisse
incurieux devant l'univers. Alors, il nous dit: «Regarde, regarde,


«Parfumés de trèfle et d'armoise,
Serrant leurs vifs ruisseaux étroits
Les pays de l'Aisne et de l'Oise.»


«Regarde la maison de Zélande, rose et luisante comme un coquillage.
Regarde! Apprends à voir!» Et à ce moment il disparaît. Tel est le
prix de la lecture et telle est aussi son insuffisance. C'est donner un
trop grand rôle à ce qui n'est qu'une initiation d'en faire une
discipline. La lecture est au seuil de la vie spirituelle; elle peut
nous y introduire: elle ne la constitue pas.

Il est cependant certains cas, certains cas pathologiques pour ainsi
dire, de dépression spirituelle, où la lecture peut devenir une sorte
de discipline curative et être chargée, par des incitations
répétées, de réintroduire perpétuellement un esprit paresseux dans
la vie de l'esprit. Les livres jouent alors auprès de lui un rôle
analogue à celui des psychothérapeutes auprès de certains
neurasthéniques.

On sait que, dans certaines affections du système nerveux, le malade,
sans qu'aucun de ses organes soit lui-même atteint, est enlizé dans
une sorte d'impossibilité de vouloir, comme dans une ornière profonde,
d'où il ne peut se tirer seul, et où il finirait par dépérir, si une
main puissante et secourable ne lui était tendue. Son cerveau, ses
jambes, ses poumons, son estomac, sont intacts. Il n'a aucune
incapacité réelle de travailler, de marcher, de s'exposer au froid, de
manger. Mais ces différents actes, qu'il serait très capable
d'accomplir, il est incapable de les vouloir. Et une déchéance
organique qui finirait par devenir l'équivalent des maladies qu'il n'a
pas serait la conséquence irrémédiable de l'inertie de sa volonté,
si l'impulsion qu'il ne peut trouver en lui-même ne lui venait de
dehors, d'un médecin qui voudra pour lui, jusqu'au jour où seront peu
à peu rééduqués ses divers vouloirs organiques. Or, il existe
certains esprits qu'on pourrait comparer à ces malades et qu'une sorte
de paresse[83] ou de frivolité empêche de descendre spontanément dans
les régions profondes de soi-même où commence la véritable vie de
l'esprit. Ce n'est pas qu'une fois qu'on les y a conduits ils ne soient
capables d'y découvrir et d'y exploiter de véritables richesses, mais,
sans cette intervention étrangère, ils vivent à la surface dans un
perpétuel oubli d'eux-mêmes, dans une sorte de passivité qui les rend
le jouet de tous les plaisirs, les diminue à la taille de ceux qui les
entourent et les agitent, et, pareils à ce gentilhomme qui, partageant
depuis son enfance la vie des voleurs de grand chemin, ne se souvenait
plus de son nom pour avoir depuis trop longtemps cessé de le porter,
ils finiraient par abolir en eux tout sentiment et tout souvenir de leur
noblesse spirituelle, si une impulsion extérieure ne venait les
réintroduire en quelque sorte de force dans la vie de l'esprit, où ils
retrouvent subitement la puissance de penser par eux-mêmes et de
créer. Or, cette impulsion que l'esprit paresseux ne peut trouver en
lui-même et qui doit lui venir d'autrui, il est clair qu'il doit la
recevoir au sein de la solitude hors de laquelle, nous l'avons vu, ne
peut se produire cette activité créatrice qu'il s'agit précisément
de ressusciter en lui. De la pure solitude l'esprit paresseux ne
pourrait rien tirer, puisqu'il est incapable de mettre de lui-même en
branle son activité créatrice. Mais la conversation la plus élevée,
les conseils les plus pressants ne lui serviraient non plus à rien,
puisque cette activité originale ils ne peuvent la produire
directement. Ce qu'il faut donc, c'est une intervention qui, tout en
venant d'un autre, se produise au fond de nous-mêmes, c'est bien
l'impulsion d'un autre esprit, mais reçue au sein de la solitude. Or,
nous avons vu que c'était précisément là la définition de la
lecture, et qu'à la lecture seule elle convenait. La seule discipline
qui puisse exercer une influence favorable sur de tels esprits, c'est
donc la lecture: ce qu'il fallait démontrer, comme disent les
géomètres. Mais, là encore, la lecture n'agit qu'à la façon d'une
incitation qui ne peut en rien se substituer à notre activité
personnelle; elle se contente de nous en rendre l'usage, comme, dans les
affections nerveuses auxquelles nous faisions allusion tout à l'heure,
le psychothérapeute ne fait que restituer au malade la volonté de se
servir de son estomac, de ses jambes, de son cerveau, restés intacts.
Soit d'ailleurs que tous les esprits participent plus ou moins à cette
paresse, à cette stagnation dans les bas niveaux, soit que, sans lui
être nécessaire, l'exaltation qui suit certaines lectures ait une
influence propice sur le travail personnel, on cite plus d'un écrivain
qui aimait à lire une belle page avant de se mettre au travail. Emerson
commençait rarement à écrire sans relire quelques pages de Platon. Et
Dante n'est pas le seul poète que Virgile ait conduit jusqu'au seuil du
paradis.

Tant que la lecture est pour nous l'initiatrice dont les clefs magiques
nous ouvrent au fond de nous-mêmes la porte des demeures où nous
n'aurions pas su pénétrer, son rôle dans notre vie est salutaire, il
devient dangereux au contraire quand, au lieu de nous éveiller à la
vie personnelle de l'esprit, la lecture tend à se substituer à elle,
quand la vérité ne nous apparaît plus comme un idéal que nous ne
pouvons réaliser que par le progrès intime de notre pensée et par
l'effort de notre cœur, mais comme une chose matérielle, déposée
entre les feuillets des livres comme un miel tout préparé par les
autres et que nous n'avons qu'à prendre la peine d'atteindre sur les
rayons des bibliothèques et de déguster ensuite passivement dans un
parfait repos de corps et d'esprit. Parfois même, dans certains cas un
peu exceptionnels, et d'ailleurs, nous le verrons, moins dangereux, la
vérité, conçue comme extérieure encore, est lointaine, cachée dans
un lieu d'accès difficile. C'est alors quelque document secret, quelque
correspondance inédite, des mémoires qui peuvent jeter sur certains
caractères un jour inattendu, et dont il est difficile d'avoir
communication. Quel bonheur, quel repos pour un esprit fatigué de
chercher la vérité en lui-même de se dire qu'elle est située hors de
lui, aux feuillets d'un in-folio jalousement conservé dans un couvent
de Hollande, et que si, pour arriver jusqu'à elle, il faut se donner de
la peine, cette peine sera toute matérielle, ne sera pour la pensée
qu'un délassement plein de charme. Sans doute, il faudra faire un long
voyage, traverser en coche d'eau les plaines gémissantes de vent,
tandis que sur la rive les roseaux s'inclinent et se relèvent tour à
tour dans une ondulation sans fin; il faudra s'arrêter à Dordrecht,
qui mire son église couverte de lierre dans l'entrelacs des canaux
dormants et dans la Meuse frémissante et dorée où les vaisseaux en
glissant dérangent, le soir, les reflets alignés des toits rouges et
du ciel bleu; et enfin, arrivé au terme du voyage, on ne sera pas
encore certain de recevoir communication de la vérité. Il faudra pour
cela faire jouer de puissantes influences, se lier avec le vénérable
archevêque d'Utrecht, à la belle figure carrée d'ancien janséniste,
avec le pieux gardien des archives d'Amersfoort. La conquête de la
vérité est conçue dans ces cas-là comme le succès d'une sorte de
mission diplomatique où n'ont manqué ni les difficultés du voyage, ni
les hasards de la négociation. Mais, qu'importe? Tous ces membres de la
vieille petite église d'Utrecht, de la bonne volonté, de qui il
dépend que nous entrions en possession de la vérité, sont des gens
charmants dont les visages du XVIIe siècle nous changent des figures
accoutumées et avec qui il sera si amusant de rester en relations, au
moins par correspondance. L'estime dont ils continueront à nous envoyer
de temps à autre le témoignage nous relèvera à nos propres yeux et
nous garderons leurs lettres comme un certificat et comme une
curiosité. Et nous ne manquerons pas un jour de leur dédier un de nos
livres, ce qui est bien le moins que l'on puisse faire pour des gens qui
vous ont fait don... de la vérité. Et quant aux quelques recherches,
aux courts travaux que nous serons obligés de faire dans la
bibliothèque du couvent et qui seront les préliminaires indispensables
de l'acte d'entrée en possession de la vérité--de la vérité que
pour plus de prudence et pour qu'elle ne risque pas de nous échapper
nous prendrons en note--nous aurions mauvaise grâce à nous plaindre
des peines qu'ils pourront nous donner: le calme et la fraîcheur du
vieux couvent sont si exquises, où les religieuses portent encore le
haut hennin aux ailes blanches qu'elles ont dans le Roger Van der Weyden
du parloir; et, pendant que nous travaillons, les carillons du XVIIe
siècle étourdissent si tendrement l'eau naïve du canal qu'un peu de
soleil pâle suffit à éblouir entre la double rangée d'arbres
dépouillés dès la fin de l'été qui frôlent les miroirs accrochés
aux maisons à pignons des deux rives[84].

Cette conception d'une vérité sourde aux appels de la réflexion et
docile au jeu des influences, d'une vérité qui s'obtient par lettres
de recommandations, que nous remet en mains propres celui qui la
détenait matériellement sans peut-être seulement la connaître, d'une
vérité qui se laisse copier sur un carnet, cette conception de la
vérité est pourtant loin d'être la plus dangereuse de toutes. Car
bien souvent pour l'historien, même pour l'érudit, cette vérité
qu'ils vont chercher au loin dans un livre est moins, à proprement
parler, la vérité elle-même que son indice ou sa preuve, laissant par
conséquent place à une autre vérité qu'elle annonce ou qu'elle
vérifie et qui, elle, est du moins une création individuelle de leur
esprit. Il n'en est pas de même pour le lettré. Lui, lit pour lire,
pour retenir ce qu'il a lu. Pour lui, le livre n'est pas l'ange qui
s'envole aussitôt qu'il a ouvert les portes du jardin céleste, mais
une idole immobile, qu'il adore pour elle-même, qui, au lieu de
recevoir une dignité vraie des pensées qu'elle éveille, communique
une dignité factice à tout ce qui l'entoure. Le lettré invoque en
souriant en l'honneur de tel nom qu'il se trouve dans Villehardouin ou
dans Boccace[85], en faveur de tel usage qu'il est décrit dans Virgile.
Son esprit sans activité originale ne sait pas isoler dans les livres
la substance qui pourrait le rendre plus fort; il s'encombre de leur
forme intacte, qui, au lieu d'être pour lui un élément assimilable,
un principe de vie, n'est qu'un corps étranger, un principe de mort.
Est-il besoin de dire que si je qualifie de malsains ce goût, cette
sorte de respect fétichiste pour les livres, c'est relativement à ce
que seraient les habitudes idéales d'un esprit sans défauts qui
n'existe pas, et comme font les physiologistes qui décrivent un
fonctionnement d'organes normal tel qu'il ne s'en rencontre guère chez
les êtres vivants. Dans la réalité, au contraire, où il n'y a pas
plus d'esprits parfaits que de corps entièrement sains, ceux que nous
appelons les grands esprits sont atteints comme les autres de cette
«maladie littéraire». Plus que les autres, pourrait-on dire. Il
semble que le goût des livres croisse avec l'intelligence, un peu
au-dessous d'elle, mais sur la même tige, comme toute passion
s'accompagne d'une prédilection pour ce qui entoure son objet, a du
rapport avec lui, dans l'absence lui en parle encore. Aussi, les plus
grands écrivains, dans les heures où ils ne sont pas en communication
directe avec la pensée, se plaisent dans la société des livres.
N'est-ce pas surtout pour eux, du reste, qu'ils ont été écrits; ne
leur dévoilent-ils pas mille beautés, qui restent cachées au
vulgaire? À vrai dire, le fait que des esprits supérieurs soient ce
que l'on appelle livresques ne prouve nullement que cela ne soit pas un
défaut de l'être. De ce que les hommes médiocres sont souvent
travailleurs et les intelligents souvent paresseux, on ne peut pas
conclure que le travail n'est pas pour l'esprit une meilleure discipline
que la paresse. Malgré cela, rencontrer chez an grand homme un de nos
défauts nous incline toujours à nous demander si ce n'était pas au
fond une qualité méconnue, et nous n'apprenons pas sans plaisir
qu'Hugo savait Quinte-Curce, Tacite et Justin par cœur, qu'il était en
mesure, si on contestait devant lui la légitimité d'un terme[86], d'en
établir la filiation, jusqu'à l'origine, par des citations qui
prouvaient une véritable érudition. (J'ai montré ailleurs comment
cette érudition avait chez lui nourri le génie au lieu de l'étouffer,
comme un paquet de fagots qui éteint un petit feu et en accroît un
grand.) Mæterlinck, qui est pour nous le contraire du lettré, dont
l'esprit est perpétuellement ouvert aux mille émotions anonymes
communiquées par la ruche, le parterre ou l'herbage, nous rassure
grandement, sur les dangers de l'érudition, presque de la bibliophilie,
quand il nous décrit en amateur les gravures qui ornent une vieille
édition de Jacob Cats ou de l'abbé Sandrus. Ces dangers, d'ailleurs,
quand ils existent, menaçant beaucoup moins l'intelligence que la
sensibilité, la capacité de lecture profitable, si l'on peut ainsi
dire, est beaucoup plus grande chez les penseurs que chez les écrivains
d'imagination. Schopenhauer, par exemple, nous offre l'image d'un esprit
dont la vitalité porte légèrement la plus énorme lecture, chaque
connaissance nouvelle étant immédiatement réduite à la part de
réalité, à la portion vivante qu'elle contient.

Schopenhauer n'avance jamais une opinion sans l'appuyer aussitôt sur
plusieurs citations, mais on sent que les textes cités ne sont pour lui
que des exemples, des allusions inconscientes et anticipées où il aime
à retrouver quelques traits de sa propre pensée, mais qui ne l'ont
nullement inspirée. Je me rappelle une page du _Monde comme
Représentation et comme Volonté_ où il y a peut-être vingt citations
à la file. Il s'agit du pessimisme (j'abrège naturellement les
citations): «Voltaire, dans _Candide_, fait la guerre à l'optimisme
d'une manière plaisante. Byron l'a faite, à sa façon tragique, dans
_Caïn_. Hérédote rapporte que les Thraces saluaient le nouveau-né
par des gémissements et se réjouissaient à chaque mort. C'est ce qui
est exprimé dans les beaux vers que nous rapporte Plutarque: «Lugere
genitum, tanta qui intravit mala, etc.» C'est à cela qu'il faut
attribuer la coutume des Mexicains de souhaiter, etc., et Swift
obéissait au même sentiment quand il avait coutume dès sa jeunesse
(à en croire sa biographie par Walter Scott) de célébrer le jour de
sa naissance comme un jour d'affliction. Chacun connaît ce passage de
l'Apologie de Socrate où Platon dit que la mort est un bien admirable.
Une maxime d'Héraclite était conçue de même: «Vitæ nomen quidem
est vita, opus autem mors» Quant aux beaux vers de Théognis ils sont
célèbres: «Optima sors homini non esse, etc.» Sophocle, dans
l'_Œdipe à Colone_ (1224), en donne l'abrégé suivant: «Natum non
esse sortes vincit alias omnes, etc.» Euripide dit: «Omnis hominum
vita est plena dolore» (_Hippolyte_, (189), et Homère l'avait déjà
dit: «Non enim quidquam alicubi est calamitosius homine omnium,
quotquot super terram spirant, etc.» D'ailleurs Pline l'a dit aussi:
«Nullum meilus esse tempestiva morte.» Shakespeare met ces paroles
dans la bouche du vieux roi Henri IV: «O, if this were seen--The
happiest youth,--Would shut the book and sit him down and die.» Byron
enfin: «'Tis something better not to be.» Balthazar Gracian nous
dépeint «l'existence sous les plus noires couleurs dont le
«_Criticon_, etc.[87]». Si je ne m'étais déjà laissé entraîner
trop loin par Schopenhauer, j'aurais eu plaisir à compléter cette
petite démonstration à l'aide des _Aphorismes sur la Sagesse dans la
Vie_, qui est peut-être de tous les ouvrages que je connais celui qui
suppose chez un auteur, avec le plus de lecture, le plus d'originalité,
de sorte qu'en tête de ce livre, dont chaque page renferme plusieurs
citations, Schopenhauer a pu écrire le plus sérieusement du monde:
«Compiler n'est pas mon fait.»

Sans doute, l'amitié, l'amitié qui a égard aux individus, est une
chose frivole, et la lecture est une amitié. Mais du moins c'est une
amitié sincère, et le fait qu'elle s'adresse à un mort, à un absent,
lui donne quelque chose de désintéressé, de presque touchant. C'est
de plus une amitié débarrassée de tout ce qui fait la laideur des
autres. Comme nous ne sommes tous, nous les vivants, que des morts qui
ne sont pas encore entrés en fonctions, toutes ces politesses, toutes
ces salutations dans le vestibule que nous appelons déférence,
gratitude, dévouement et où nous mêlons tant de mensonges, sont
stériles et fatigantes. De plus,--dès les premières relations de
sympathie, d'admiration, de reconnaissance,--les premières paroles que
nous prononçons, les premières lettres que nous écrivons, tissent
autour de nous les premiers fils d'une toile d'habitudes, d'une
véritable manière d'être, dont nous ne pouvons plus nous débarrasser
dans les amitiés suivantes; sans compter que pendant ce temps-là les
paroles excessives que nous avons prononcées restent comme des lettres
de change que nous devons payer, ou que nous paierons plus cher encore
toute notre vie des remords de les avoir laissé protester. Dans la
lecture, l'amitié est soudain ramenée à sa pureté première. Avec
les livres, pas d'amabilité. Ces amis-là, si nous passons la soirée
avec eux, c'est vraiment que nous en avons envie. Eux, du moins, nous ne
les quittons souvent qu'à regret. Et quand nous les avons quittés,
aucune de ces pensées qui gâtent l'amitié: Qu'ont-ils pensé de
nous?--N'avons-nous pas manqué de tact?--Avons-nous plu?--et la peur
d'être oublié pour tel autre. Toutes ces agitations de l'amitié
expirent au seuil de cette amitié pure et calme qu'est la lecture. Pas
de déférence non plus; nous ne rions de ce que dit Molière que dans
la mesure exacte où nous le trouvons drôle; quand il nous ennuie nous
n'avons pas peur d'avoir l'air ennuyé, et quand nous avons décidément
assez d'être avec lui, nous le remettons à sa place aussi brusquement
que s'il n'avait ni génie ni célébrité. L'atmosphère de cette pure
amitié est le silence, plus pur que la parole. Car nous parlons pour
les autres, mais nous nous taisons pour nous-mêmes. Aussi le silence ne
porte pas, comme la parole, la trace de nos défauts, de nos grimaces.
Il est pur, il est vraiment une atmosphère. Entre la pensée de
l'auteur et la nôtre il n'interpose pas ces éléments irréductibles,
réfractaires à la pensée, de nos égoïsmes différents. Le langage
même du livre est pur (si le livre mérite ce nom), rendu transparent
par la pensée de l'auteur qui en a retiré tout ce qui n'était pas
elle-même jusqu'à le rendre son image fidèle; chaque phrase, au fond,
ressemblant aux autres, car toutes sont dites par l'inflexion unique
d'une personnalité; de là une sorte de continuité, que les rapports
de la vie et ce qu'ils mêlent à la pensée d'éléments qui lui sont
étrangers excluent et qui permet très vite de suivre la ligne même de
la pensée de l'auteur, les traits de sa physionomie qui se reflètent
dans ce calme miroir. Nous savons nous plaire tour à tour aux traits de
chacun sans avoir besoin qu'ils soient admirables, car c'est un grand
plaisir pour l'esprit de distinguer ces peintures profondes et d'aimer
d'une amitié sans égoïsme, sans phrases, comme en soi-même. Un
Gautier, simple bon garçon plein de goût (cela nous amuse de penser
qu'on a pu le considérer comme le représentant de la perfection dans
l'art), nous plaît ainsi. Nous ne nous exagérons pas sa puissance
spirituelle, et dans son _Voyage en Espagne_, où chaque phrase, sans
qu'il s'en doute, accentue et poursuit le trait plein de grâce et de
gaîté de sa personnalité (les mots se rangeant d'eux-mêmes pour la
dessiner, parce que c'est elle qui les a choisis et disposés dans leur
ordre), nous ne pouvons nous empêcher de trouver bien éloignée de
l'art véritable cette obligation, à laquelle il croit devoir
s'astreindre de ne pas laisser une seule forme sans la décrire
entièrement, en l'accompagnant d'une comparaison qui, n'étant née
d'aucune impression agréable et forte, ne nous charme nullement. Nous
ne pouvons qu'accuser la pitoyable sécheresse de son imagination quand
il compare la campagne avec ses cultures variées «à ces cartes de
tailleurs où sont collés les échantillons de pantalons et de gilets»
et quand il dit que de Paris à Angoulême il n'y a rien à admirer. Et
nous sourions de ce gothique fervent qui n'a même pas pris la peine
d'aller à Chartres visiter la cathédrale[88].

Mais quelle bonne humeur, quel goût! comme, nous le suivons volontiers
dans ses aventures, ce compagnon plein d'entrain; il est si sympathique
que tout autour de lui nous le devient. Et après les quelques jours
qu'il a passés auprès du commandant Lebarbier de Tinan, retenu par la
tempête à bord de son beau vaisseau «étincelant comme de l'or»,
nous sommes triste qu'il ne nous dise plus un mot de cet aimable marin
et nous le fasse quitter pour toujours sans nous apprendre ce qu'il est
devenu[89]. Nous sentons bien que sa gaîté hâbleuse et ses
mélancolies aussi sont chez lui habitudes un peu débraillées de
journaliste. Mais nous lui passons tout cela, nous faisons ce qu'il
veut, nous nous amusons quand' il rentre trempé jusqu'aux os, mourant
de faim et de sommeil, et nous nous attristons quand il récapitule avec
une tristesse de feuilletoniste les noms des hommes de sa génération
morts avant l'heure. Nous disions à propos de lui que ses phrases
dessinaient sa physionomie, mais sans qu'il s'en doutât; car si les
mots sont choisis, non par notre pensée selon les affinités de son
essence, mais par notre désir de nous peindre, il représente ce désir
et ne nous représente pas. Fromentin, Musset, malgré tous leurs dons,
parce qu'ils ont voulu laisser leur portrait à la postérité, l'ont
peint fort médiocre; encore nous intéressent-ils infiniment même par
là, car leur échec est instructif. De sorte que quand un livre n'est
pas le miroir d'une individualité puissante, il est encore le miroir de
défauts curieux de l'esprit. Penchés sur un livre de Fromentin ou sur
un livre de Musset, nous apercevons au fond du premier ce qu'il y a de
court et de niais, dans une certaine «distinction», au fond du second,
ce qu'il y a de vide dans l'éloquence.

Si le goût des livres croît avec l'intelligence, ses dangers, nous
l'avons vu, diminuent avec elle. Un esprit original sait subordonner la
lecture à son activité personnelle. Elle n'est plus pour lui que la
plus noble des distractions, la plus ennoblissante surtout, car, seuls,
la lecture et le savoir donnent les «belles manières» de l'esprit. La
puissance de notre sensibilité et de notre intelligence, nous ne
pouvons la développer qu'en nous-mêmes, dans les profondeurs de notre
vie spirituelle. Mais c'est dans ce contact avec les autres esprits
qu'est la lecture, que se fait l'éducation des «façons» de l'esprit.
Les lettrés restent, malgré tout, comme les gens de qualité de
l'intelligence, et ignorer certain livre, certaine particularité de la
science littéraire, restera toujours, même chez un homme de génie,
une marque de roture intellectuelle. La distinction et la noblesse
consistent dans l'ordre de la pensée aussi, dans une sorte de
franc-maçonnerie d'usages, et dans un héritage de traditions[90].

Très vite, dans ce goût et ce divertissement de lire, la préférence
des grands écrivains va aux livres des anciens. Ceux mêmes qui
parurent à leurs contemporains le plus «romantiques» ne lisaient
guère que les classiques. Dans la conversation de Victor Hugo, quand il
parle de ses lectures, ce sont les noms de Molière, d'Horace, d'Ovide,
de Regnard, qui reviennent le plus souvent. Alphonse Daudet, le moins
livresque des écrivains, dont l'œuvre toute de' modernité et de vie
semble avoir rejeté tout héritage classique, lisait, citait,
commentait sans cesse Pascal, Montaigne, Diderot, Tacite[91]. On
pourrait presque aller jusqu'à dire, renouvelant peut-être, par cette
interprétation d'ailleurs toute partielle, la vieille distinction entre
classiques et romantiques, que ce sont les publics (les publics
intelligents, bien entendu) qui sont romantiques, tandis que les
maîtres (même les maîtres dits romantiques, les maîtres préférés
des publics romantiques) sont classiques. (Remarque qui pourrait
s'étendre à tous les arts. Le public va entendre la musique de M.
Vincent d'Indy, M. Vincent d'Indy relit celle de Monsigny[92]. Le public
va aux expositions de M. Vuillard et de M. Maurice Denis cependant que
ceux-ci vont au Louvre.) Cela tient sans doute à ce que cette pensée
contemporaine que les écrivains et les artistes originaux rendent
accessible et désirable au public, fait dans une certaine mesure
tellement partie d'eux-mêmes qu'une pensée différente les divertit
mieux. Elle leur demande, pour qu'ils aillent à elle, plus d'effort, et
leur donne aussi plus de plaisir; on aime toujours un peu à sortir de
soi, à voyager, quand on lit.

Mais il est une autre cause à laquelle je préfère, pour finir,
attribuer cette prédilection des grands esprits pour les ouvrages
anciens[93]. C'est qu'ils n'ont pas seulement pour nous, comme les
ouvrages contemporains, la beauté qu'y sut mettre l'esprit qui les
créa. Ils en reçoivent une autre plus émouvante encore, de ce que
leur matière même, j'entends la langue où ils furent écrits, est
comme un miroir de la vie. Un peu du bonheur qu'on éprouve à se
promener dans une ville comme Beaune qui garde intact son hôpital du
XVe siècle, avec son puits, son lavoir, sa voûte de charpente
lambrissée et peinte, son toit à hauts pignons percé de lucarnes que
couronnent de légers épis en plomb martelé (toutes ces choses qu'une
époque en disparaissant a comme oubliées là, toutes ces choses qui
n'étaient qu'à elle, puisque aucune des époques qui l'ont suivie n'en
a vu naître de pareilles), on ressent encore un peu de ce bonheur à
errer au milieu d'une tragédie de Racine ou d'un volume de Saint Simon.
Car ils contiennent toutes les belles formes de langage abolies qui
gardent le souvenir d'usages, ou de façons de sentir qui n'existent
plus, traces persistantes du passé à quoi rien du présent ne
ressemble et dont le temps, en passant sur elles, a pu seul embellir
encore la couleur.

Une tragédie de Racine, un volume des Mémoires de Saint Simon
ressemblent à de belles choses qui ne se font plus. Le langage dans
lequel ils ont été sculptés par de grands artistes avec une liberté
qui en fait briller la douceur et saillir la force native, nous émeut
comme la vue de certains marbres, aujourd'hui inusités, qu'employaient
les ouvriers d'autrefois. Sans doute dans tel de ces vieux édifices la
pierre a fidèlement gardé la pensée du sculpteur, mais aussi, grâce
au sculpteur, la pierre, d'une espèce aujourd'hui inconnue, nous a
été conservée, revêtue de toutes les couleurs qu'il a su tirer
d'elle, faire apparaître, harmoniser. C'est bien la syntaxe vivante en
France au XVIIe siècle--et en elle des coutumes et un tour de pensée
disparus--que nous aimons à trouver dans les vers de Racine. Ce sont
les formes mêmes de cette syntaxe, mises à nu, respectées embellies
par son ciseau si franc et si délicat, qui nous émeuvent dans ces
tours de langage familiers jusqu'à la singularité et jusqu'à
l'audace[94] et dont nous voyons, dans les morceaux les plus doux et les
plus tendres, passer comme un trait rapide ou revenir en arrière en
belles lignes brisées, le brusque dessin. Ce sont ces formes révolues
prises à même la vie du passé que nous allons visiter dans l'œuvre
de Racine comme dans une cité ancienne et demeurée intacte. Nous
éprouvons devant elles la même émotion que devant ces formes abolies,
elles aussi, de l'architecture, que nous ne pouvons plus admirer que
dans les rares et magnifiques exemplaires que nous en a légués le
passé qui les façonna: telles que les vieilles enceintes des villes,
les donjons et les tours, les baptistères des églises; telles
qu'auprès du cloître, ou sous le charnier de l'Aitre, le petit
cimetière qui oublie au soleil, sous ses papillons et ses fleurs, la
Fontaine funéraire et la Lanterne des Morts.

Bien plus, ce ne sont pas seulement les phrases qui dessinent à nos
yeux les formes de l'âme ancienne. Entre les phrases--et je pense à
des livres très antiques qui furent d'abord récités,--dans
l'intervalle qui les sépare se tient encore aujourd'hui comme dans un
hypogée inviolé, remplissant les interstices, un silence bien des fois
séculaire. Souvent dans l'Évangile de saint Luc, rencontrant les deux
points qui l'interrompent avant chacun des morceaux presque en forme de
cantiques dont il est parsemé[95], j'ai entendu le silence du fidèle,
qui venait d'arrêter sa lecture à haute voix pour entonner les versets
suivants[96] comme un psaume qui lui rappelait les psaumes plus anciens
de la Bible. Ce silence remplissait encore la pause de la phrase qui,
s'étant scindée pour l'enclore, en avait gardé la forme; et plus
d'une fois, tandis que je lisais, il m'apporta le parfum d'une rose que
la brise entrant par la fenêtre ouverte avait répandu dans la salle
haute où se tenait l'Assemblée et qui ne s'était pas évaporé depuis
près de deux mille ans. La divine comédie, les pièces de Shakespeare,
donnent aussi l'impression de contempler, inséré dans l'heure
actuelle, un peu de passé; cette impression si exaltante qui fait
ressembler certaines «journées de lecture» à des journées de
flânerie à Venise, sur la Piazetta par exemple, quand on a devant soi,
dans leur couleur à demi-irréelle de choses situées à quelques pas
et à bien des siècles, les deux colonnes de granit gris et rose qui
portent sur leurs chapiteaux, l'une le lion de saint Marc, l'autre saint
Théodore foulant le crocodile; ces deux belles et sveltes étrangères
sont venues jadis d'Orient sur la mer qui se brise à leurs pieds; sans
comprendre les propos échangés autour d'elles, elles continuent à
attarder leurs jours du XIIe siècle dans la foule d'aujourd'hui, sur
cette place publique où brille encore distraitement, tout près, leur
sourire lointain.


[Note 77: On trouvera ici la plupart des pages écrites pour une
traduction de _Sésame et les Lys_ et réimprimées ici grâce à la
généreuse autorisation de M. Alfred Vallette. Elles étaient dédiées
à la princesse Alexandre de Caraman-Chimay en témoignage d'un
admiratif attachement que vingt années n'ont pas affaibli.]

[Note 78: J'avoue que certain emploi de l'imparfait de l'indicatif--de
ce temps cruel qui nous présente la vie comme quelque chose
d'éphémère à la fois et de passif, qui, au moment même où il
retrace nos actions, les frappe d'illusion, les anéantit dans le passé
sans nous laisser comme le parfait, la consolation de l'activité--est
resté pour moi une source inépuisable de mystérieuses tristesses.
Aujourd'hui encore je peux avoir pensé pendant des heures à la mort
avec calme; il me suffit d'ouvrir un volume des _Lundi_ de Sainte-Beuve
et d'y tomber par exemple sur cette phrase de Lamartine (il s'agit de
Mme d'Albany): «Rien ne rappelait en elle à cette époque... C'était
une petite femme dont la taille un peu affaissée sous son poids avait
perdu, etc.» pour me sentir aussitôt envahi par la plus profonde
mélancolie.--Dans les romans, l'intention de faire de la peine est si
visible chez l'auteur qu'on se raidit un peu plus.]

[Note 79: On peut l'essayer, par une sorte de détour, pour les livres
qui ne sont pas d'imagination pure et où il y a un substratum
historique. Balzac, par exemple, dont l'œuvre en quelque sorte impure
est mêlée d'esprit et de réalité trop peu transformée, se prête
parfois singulièrement à ce genre de lecture. Ou du moins il a trouvé
le plus admirable de ces «lecteurs historiques» en M. Albert Sorel qui
a écrit sur «une Ténébreuse Affaire» et sur «l'envers de
l'Histoire Contemporaine» d'incomparables essais. Combien la lecture,
au reste, cette jouissance à la fois ardente et rassise, semble bien
convenir à M. Sorel, à cet esprit chercheur, à ce corps calme et
puissant, la lecture, pendant laquelle les mille sensations de poésie
et de bien-être confus qui s'envolent avec allégresse du fond de la
bonne santé viennent composer autour de la rêverie du lecteur un
plaisir doux et doré comme le miel.--Cet art d'ailleurs d'enfermer tant
d'originales et fortes méditations dans une lecture, ce n'est
pas qu'à propos d'œuvres à demi historiques que M. Sorel l'a porté
à cette perfection. Je me souviendrai toujours--et avec quelle
reconnaissance--que mon étude sur _la Bible d'Amiens_ a été pour lui
le sujet des plus puissantes pages peut-être qu'il ait jamais
écrites.]

[Note 80: Cet ouvrage fut ensuite augmenté par l'addition aux deux
premières conférences d'une troisième: «The Mystery of Life and its
Arts.» Les éditions populaires continuèrent à ne contenir que «des
Trésors des Rois» et «des Jardins des Reines». Nous n'avons traduit,
dans le présent volume, que ces deux conférences; et sans les faire
précéder d'aucune des préfaces que Ruskin écrivit pour «Sésame et
les Lys». Les dimensions de ce volume et l'abondance de notre propre
Commentaire ne nous ont pas permis de mieux faire. Sauf pour quatre
d'entre elles (Smith, Elder et C°) les nombreuses éditions de
«Sésame et les Lys» ont toutes paru chez Georges Allen, l'illustre
éditeur de toute l'œuvre de Ruskin, le maître de Ruskin House.]

[Note 81: _Sésame et les Lys, Des Trésors des Rois_, 6.]

[Note 82: En réalité, cette phrase ne se trouve pas, au moins sous
cette forme, dans le _Capitaine Fracasse_. Au lieu de «ainsi qu'il
appert en l'Odyssée d'Homerus, poète grégeois», il y a simplement
«suivant Homerus». Mais comme les expressions «il appert d'Homerus»,
«il appert de l'Odyssée», qui se trouvent ailleurs dans le même
ouvrage, me donnaient un plaisir de même qualité, je me suis permis,
pour que l'exemple fût plus frappant pour le lecteur, de fondre toutes
ces beautés en une, aujourd'hui que je n'ai plus pour elles, à vrai
dire, de respect religieux. Ailleurs encore dans le _Capitaine
Fracasse_, Homerus est qualifié de poète grégeois, et je ne doute pas
que cela aussi m'enchantât. Toutefois, je ne suis plus capable de
retrouver avec assez d'exactitude ces joies oubliées pour être assuré
que je n'ai pas forcé la note et dépassé la mesure en accumulant en
une seule phrase tant de merveilles! Je ne le crois pas pourtant. Et je
pense avec regret que l'exaltation avec laquelle je répétais la phrase
du _Capitaine Fracasse_ aux iris et aux pervenches penchés au bord de
la rivière, en piétinant les cailloux de l'allée, aurait été plus
délicieuse encore si j'avais pu trouver en une seule phrase de Gautier
tant de ses charmes que mon propre artifice réunit aujourd'hui, sans
parvenir, hélas! à me donner aucun plaisir.]

[Note 83: Je la sens en germe chez Fontanes, dont Sainte-Beuve a dit:
«Ce côté épicurien était bien fort chez lui... sans ces habitudes
un peu matérielles, Fontanes avec son talent aurait produit bien
davantage... et des œuvres plus durables.» Notez que l'impuissant
prétend toujours qu'il ne l'est pas. Fontanes dit:


Je perds mon temps s'il faut les croire,
Eux seuls du siècle sont l'honneur


et assure qu'il travaille beaucoup.

Le cas de Coleridge est déjà plus pathologique. «Aucun homme de son
temps, ni peut-être d'aucun temps, dit Carpenter (cité par M. Ribot
dans son beau livre sur les Maladies de la Volonté), n'a réuni plus
que Coleridge la puissance du raisonnement du philosophe, l'imagination
du poète, etc. Et pourtant, il n'y a personne qui, étant doué d'aussi
remarquables talents, en ait tirés si peu; le grand défaut de son
caractère était le manque de volonté pour mettre ses dons naturels à
profit, si bien qu'ayant toujours flottant dans l'esprit de gigantesques
projets, il n'a jamais essayé sérieusement d'en exécuter un seul.
Ainsi, dès le début de sa carrière, il trouva un libraire généreux
qui lui promit trente guinées pour des poèmes qu'il avait récités,
etc. Il préféra venir toutes les semaines mendier sans fournir une
seule ligne de ce poème qu'il n'aurait eu qu'à écrire pour se
libérer.»]

[Note 84: Je n'ai pas besoin de dire qu'il serait inutile de chercher ce
couvent près d'Utrecht et que tout ce morceau est de pure imagination.
Il m'a pourtant été suggéré par les lignes suivantes de M. Léon
Séché dans son ouvrage sur Sainte-Beuve:» Il (Sainte-Beuve) s'avisa
un jour, pendant qu'il était à Liège, de prendre langue avec la
petite église d'Utrecht. C'était un peu tard, mais Utrecht était bien
loin de Paris et je ne sais pas si _Volupté_ aurait suffi à lui ouvrir
à deux battants les archives d'Amersfoort. J'en doute un peu, car même
après les deux premiers volumes de son _Port-Royal_, le pieux savant
qui avait alors la garde de ces archives, etc. Sainte-Beuve obtint avec
peine du bon M. Karsten la permission d'entre-bâiller certains
cartons... Ouvrez la deuxième édition de _Port-Royal_ et vous verrez
la reconnaissance que Sainte-Beuve témoigna à M. Karsten» (Léon
Séché, _Sainte-Beuve_, tome I, pages 229 et suivantes). Quand aux
détails du voyage, ils reposent tous sur des impressions vraies. Je ne
sais si on passe par Dordrecht pour aller à Utrecht, mais c'est bien
telle que je l'ai vue que j'ai décrit Dordrecht. Ce n'est pas en allant
à Utrecht, mais à Vollendam, que j'ai voyagé en coche d'eau, entre
les roseaux. Le canal que j'ai placé à Utrecht est à Delft. J'ai vu
à l'hôpital de Beaune un Van der Weyden, et des religieuses d'un ordre
venu, je crois, des Flandres, qui portent encore la même coiffe non que
dans le Roger van der Weyden, mais que dans d'autres tableaux vus en
Hollande.]

[Note 85: Le snobisme pur est plus innocent. Se plaire dans la société
de quelqu'un parce qu'il a eu un ancêtre aux croisades, c'est de la
vanité, l'intelligence n'a rien à voir à cela. Mais se plaire dans la
société de quelqu'un parce que le nom de son grand-père se retrouve
souvent dans Alfred de Vigny ou dans Chateaubriand, ou (séduction
vraiment irrésistible pour moi, je l'avoue) avoir le blason de sa
famille (il s'agit d'une femme bien digne d'être admirée sans cela)
dans la grande Rose de Notre-Dame d'Amiens, voilà ou le péché
intellectuel commence. Je l'ai du reste analysé trop longuement
ailleurs, quoiqu'il me reste beaucoup à en dire, pour avoir à y
insister autrement ici.]

[Note 86: Paul Stapfer: _Souvenirs sur Victor Hugo_, parus dans _la
Revue de Paris._]

[Note 87: Schopenhauer, _le Monde comme Représentation et comme
Volonté_ (chapitre de la Vanité et des Souffrances de la Vie).]

[Note 88: «Je regrette d'avoir passé par Chartres sans avoir pu voir
la cathédrale.» (_Voyage en Espagne_, p. 2.)]

[Note 89: Il devint, me dit-on, le célèbre amiral de Tinan, père de
Mme Pochet de Tinan, dont le nom est resté cher aux artistes, et le
grand-père du brillant officier de cavalerie.--C'est lui aussi, je
pense, qui devant Gaëte, assura quelque temps le ravitaillement et les
communications de François II et de la reine de Naples. (Voir Pierre de
la Gorce, _Histoire du second Empire._)]

[Note 90: La distinction vraie, du reste, feint toujours de ne
s'adresser qu'à des personnes distinguées qui connaissent les mêmes
usages, et elle n'«explique» pas. Un livre d'Anatole France
sous-entend une foule de connaissances érudites, renferme de
perpétuelles allusions que le vulgaire n'y aperçoit pas et qui en
font, en dehors de ses autres beautés, l'incomparable noblesse.]

[Note 91: C'est pour cela sans doute que souvent, quand un grand
écrivain fait de la critique, il parle beaucoup des éditions qu'on
donne d'ouvrages anciens, et très peu des livres contemporains. Exemple
les _Lundis_ de Sainte-Beuve et la _Vie littéraire_ d'Anatole France.
Mais tandis que M. Anatole France juge à merveille ses contemporains,
on peut dire que Sainte-Beuve a méconnu tous les grands écrivains de
son temps. Et qu'on n'objecte pas qu'il était aveuglé par des haines
personnelles. Après avoir incroyablement rabaissé le romancier chez
Stendhal, il célèbre, en manière de compensation, la modestie, les
procédés délicats de l'homme, comme s'il n'y avait rien d'autre de
favorable à en dire! Cette cécité de Sainte-Beuve, en ce qui concerne
son époque, contraste singulièrement avec ses prétentions à la
clairvoyance, à la prescience. «Tout le monde est fort, dit-il, dans
_Chateaubriand et son groupe littéraire_, à prononcer sur Racine et
Bossuet... Mais la sagacité du juge, la perspicacité du critique, se
prouve surtout sur des écrits neufs, non encore essayés du public.
Juger à première vue, deviner, devancer, voilà le don critique.
Combien peu le possèdent.»]

[Note 92: Et, réciproquement, les classiques n'ont pas de meilleurs
commentateurs que les «romantiques». Seuls, en effet, les romantiques
savent lire les ouvrages classiques, parce qu'ils les lisent comme ils
ont été écrits, romantiquement, parce que, pour bien lire un poète
ou un prosateur, il faut être soi-même, non pas érudit, mais poète
ou prosateur. Cela est vrai pour les ouvrages les moins «romantiques».
Les beaux vers de Boileau, ce ne sont pas les professeurs de rhétorique
qui nous les ont signalés, c'est Victor Hugo:


Et dans quatre mouchoirs de sa beauté salis
Envoie au blanchisseur ses roses et ses lys.


C'est M. Anatole France:


L'ignorance et l'erreur à ses naissantes pièces
En habits de marquis, en robes de comtesses.


Le dernier numéro de _la Renaissance latine_ (15 mai 1905) me permet,
au moment où je corrige ces épreuves, d'étendre, par un nouvel
exemple, cette remarque aux beaux-arts. Elle nous montre, en effet, dans
M. Rodin (article de M. Mauclair) le véritable commentateur de la
statuaire grecque.]

[Note 93: Prédilection qu'eux-mêmes croient généralement fortuite;
ils supposent que les plus beaux livres se trouvent par hasard avoir
été écrits par les auteurs anciens; et sans doute cela peut arriver
puisque les livres anciens que nous lisons sont choisis dans le passé
tout entier, si vaste auprès de l'époque contemporaine. Mais une
raison en quelque sorte accidentelle ne peut suffire à expliquer une
attitude d'esprit si générale.]

[Note 94: Je crois par exemple que le charme qu'on a l'habitude de
trouver à ces vers d'Andromaque:


Pourquoi l'assassiner? Qu'a-t-il fait? À quel titre?
Qui te l'a dit?


vient précisément de ce que le lien habituel de la syntaxe est
volontairement rompu. «À quel titre?» se rapporte non pas à
«Qu'a-t-il fait?» qui le précède immédiatement, mais à «Pourquoi
l'assassiner? «Et Qui te l'a dit?» se rapporte aussi à «assassiner».
(On peut, se rappelant un autre vers d Andromaque: «Qui vous
l'a dit?» est pour «Qui te l'a dit, de l'assassiner?»). Zigzags
de l'expression (la ligne récurrente et brisée dont je parle
ci-dessus) qui ne laissent pas d'obscurcir un peu le sens, si bien que
j'ai entendu une grande actrice plus soucieuse de la clarté du discours
que de l'exactitude de la prosodie dire carrément: «Pourquoi
l'assassiner? À quel titre? Qu'a-t-il fait?» Les plus célèbres vers
de Racine le sont en réalité parce qu'ils charment ainsi par quelque
audace familière de langage jetée comme un pont hardi entre deux rives
de douceur. «Je t'aimais inconstant, _qu'aurais-je fait_ fidèle.» Et
quel plaisir cause la belle rencontre de ces expressions dont la
simplicité presque commune donne au sens, comme à certains visages
dans Mantegna, une si douce plénitude, de si belles couleurs:


Et dans un fol amour ma jeunesse _embarquée_...
Réunissons trois cœurs qui n'ont pu _s'accorder_.


Et c'est pourquoi il convient de lire les écrivains classiques dans le
texte, et non de se contenter de morceaux choisis. Les pages illustres
des écrivains sont souvent celles où cette contexture intime de leur
langage est dissimulée par la beauté, d'un caractère presque
universel, du morceau. Je ne crois pas que l'essence particulière de la
musique de Glück se trahisse autant dans tel air sublime que dans telle
cadence de ses récitatifs où l'harmonie est comme le son même de la
voix de son génie quand elle retombe sur une intonation involontaire
où est marquée toute sa gravité naïve et sa distinction, chaque fois
qu'on l'entend pour ainsi dire reprendre haleine. Qui a vu des
photographies de Saint-Marc de Venise peut croire (et je ne parle
pourtant que de l'extérieur du monument) qu'il a une idée de cette
église à coupoles, alors que c'est seulement en approchant, jusqu'à
pouvoir les toucher avec la main, le rideau diapré de ces colonnes
riantes, c'est seulement en voyant la puissance étrange et grave qui
enroule des feuilles ou perche des oiseaux dans ces chapiteaux qu'on ne
peut distinguer que de près, c'est seulement en ayant sur la place
même l'impression de ce monument bas, tout on longueur de façade, avec
ses mâts fleuris et son décor de fête, son aspect de «palais
d'exposition», qu'on sent éclater dans ces traits significatifs mais
accessoires et qu'aucune photographie ne retient, sa véritable et
complexe individualité.]

[Note 95: «Et Marie dit: «Mon âme exalte le Seigneur et se réjouit
en Dieu mon Sauveur, etc.»--Zacharie son père fut rempli du Saint
Esprit et il prophétisa en ces mots: «Béni soit le Seigneur, le Dieu
d'Israël de ce qu'il a racheté, etc.». «Il la reçut dans ses bras,
bénit Dieu et dit: «Maintenant, Seigneur, tu laisses ton serviteur
s'en aller en paix...»]

[Note 96: À vrai dire aucun témoignage positif ne me permet d'affirmer
que dans ces lectures le récitant chantât les sortes de psaumes que
saint Luc a introduits dans son évangile. Mais il me semble que cela
ressert suffisamment du rapprochement de différents passages de Renan
et notamment de saint Paul, p. 257 et suiv.; les Apôtres, p. 99 et 100,
Marc-Aurèle, p. 502-503, etc.]



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