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Title: En Alsace
Author: Lichtenberger, André
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "En Alsace" ***


  LES BEAUX VOYAGES

  [Illustration]

  EN ALSACE



_LE LIVRE EN COULEURS_

COLLECTIONS DES LIVRES EN COULEURS POUR LA JEUNESSE

_Reliés et Ornés de nombreuses Planches artistiques en Couleurs_


_Volumes in 8º (20 × 14 ½), Reliés Toile, Illustrés de 12 Planches en
Couleurs, photographiées directement_

“LES BEAUX VOYAGES”

    EN CHINE
    LE MAROC
    AUX INDES
    EGYPTE
    AU JAPON
    LA RUSSIE
    INDO-CHINE
    ESPAGNE


_Énormes Volumes, Riche Reliure, Tranches Dorées, Illustrés de 12
Planches en Couleurs et de nombreuses Planches en Noir_

“CONTES ET NOUVELLES”

    LA GUERRE AUX FAUVES
    LES PETITS AVENTURIERS EN AMERIQUE
    LA CASE DE L'ONCLE TOM (EN 2 VOLUMES)
    UN TOUR EN MÉLANÉSIE
    ROMANS DU FOND DE LA MER
    VOYAGES DE GULLIVER (EN 2 VOLUMES)
    ÉRIC

_LES ARTS GRAPHIQUES, 3 RUE DIDEROT, VINCENNES_



[Illustration: STRASBOURG.]



  LES BEAUX VOYAGES
  EN ALSACE

  PAR
  ANDRÉ LICHTENBERGER

  Orné de douze planches
  en couleurs et une carte

  LES ARTS GRAPHIQUES
  Éditeurs
  3 RUE DIDEROT, VINCENNES
  1912



[Illustration: CARTE D'ALSACE]



AVANT-PROPOS


L'automne dernier un capitaine posait cette question à cinquante
conscrits: “Qu'est-ce que l'Alsace?” Trente-huit répondirent à peu près
convenablement. Douze, c'est-à-dire le quart, ignoraient de quoi il
s'agissait. Peut-être que cette ignorance est regrettable à toutes
sortes d'égards et même un peu déshonorante.

Puisse ce petit livre dénué de toute autre ambition faire revivre à ceux
qui connaissent l'Alsace quelques-unes de leurs impressions; puisse-t-il
donner aux autres une idée sommaire de ce qu'elle nous suggère, faire
entrevoir au moins le charme si particulier de cette région qui nous
tient de si près par tant de liens.

S'il y réussit tant soit peu, c'est peut-être à cause de tout ce que les
voix multiples qui montent de cette terre ajoutent à celle de l'auteur.
Il tient aussi à associer dans sa reconnaissance tant d'écrivains, sans
cesse plus nombreux, qui chacun pour sa part nous ont rendu plus proches
l'âme et la vie de l'Alsace. Grâces soient rendues aux vivants et aux
morts: aux historiens et aux érudits tels que MM. Charles Grad, Rodolphe
Reuss, Georges Delahache, Charles Gérard; aux purs littérateurs tels que
MM. Maurice Barrès, Edouard Schuré, Georges Ducrocq, Paul Acker, Carlos
Fischer; à tant d'écrivains, de connaisseurs, d'amateurs pieux, de
lettrés délicats dont les travaux ou les conseils m'ont facilité la
tâche: Mesdames Marie Diémer, Gévin-Cassal, E. Herrmann, Röhrich, E.
Wust, MM. Bucher, Dollinger, Maurice Engelhardt, Florent-Matter, H.
Haug, Kaufmann, Laugel, Stœber, etc. Et je ne veux pas oublier ces deux
périodiques admirables entre tous: _La Revue Alsacienne Illustrée_ et
_Les Marches de l'Est_.

C'est à ces sources, à bien d'autres encore que j'ai puisé; c'est à
elles que ce petit livre doit ce qu'il peut avoir de bon.

A. L.



EN ALSACE

CHAPITRE I

L'ALSACE: UN COUP D'ŒIL DANS L'HISTOIRE


Vous importe-t-il énormément de savoir l'origine exacte du mot Alsace?
J'espère que non, car il me faut vous avouer qu'elle est encore
douteuse. Pour certains “Ellsass” signifie pays de l'Ill; pour d'autres
les appellations Alesacianes, Alisâzas, Elisâsun, étaient employées par
les Alamans pour désigner la région et les peuplades de la rive gauche
du Rhin. Dans le doute, évitons de nous prononcer. Si nous ne
connaissons pas le mot, nous connaissons au moins la chose:
approximativement, l'Alsace est comprise entre la ligne des Vosges et le
Rhin, la trouée de Belfort et le cours de la Lauter. Sa superficie est
d'environ 800,000 hectares.

La légende, qui se souvient sans doute de la géologie, nous affirme
qu'elle fut d'abord un lac où s'épanouissait une vie mystérieuse. Il
s'écoula. Dans le sol fertile et dans les vallées, les hommes se
multiplièrent. Avaient-ils ou non le crâne allongé? Grave question qui
passionne d'autres que les anthropologues. De là dépend, paraît-il, si
les populations premières de l'Alsace sont d'origine celte ou
germanique.

Ce qui est vraisemblable, c'est que ces “murs païens,” ces monuments
cyclopéens de grosses pierres non cimentées, dont aujourd'hui encore
nous trouvons les traces dans les Vosges, furent bâtis par les
autochtones pour se défendre contre les barbares de l'Est. Les premiers
textes historiques où il est question de l'Alsace nous la montrent ce
qu'elle demeurera: le point de contact, c'est-à-dire souvent le champ de
bataille entre la civilisation celto-latine et la Germanie. En 58 avant
Jésus-Christ, Jules César, appelé par les indigènes, y défait Arioviste
près de Rougemont sur les bords de la rivière de Saint-Nicolas. La voici
province romaine; elle le restera quatre cents ans: la multiplicité des
noms de lieu et des ruines atteste la profondeur de l'empreinte reçue.

En 403, les Romains évacuèrent l'Alsace. Ce fut l'invasion des Alamans.
Les Francs les soumirent. Pendant plusieurs siècles, le duché d'Alsace
se rattacha à l'Austrasie, c'est-à-dire à la monarchie mérovingienne. A
la fin du IXe siècle elle échoit à Louis Germanique, et, pour longtemps,
elle est entraînée dans l'orbe du St. Empire romain germanique.

Le moyen-âge est pour l'Alsace une période troublée et féconde. Sous la
suzeraineté plus ou moins nominale de l'empereur qui est loin, une vie
locale active, sinon toujours pacifique, s'y développe. Des châteaux
fortifiés, des donjons, des monastères, des églises se dressent de
toutes parts. La population des villes profite des querelles des grands
pour revendiquer ses droits. En vain de fréquentes invasions, en vain
des luttes intestines bouleversent sans cesse le pays. Une race solide
s'y constitue avec une civilisation originale, un développement de
richesse matérielle et artistique qui est bien à elle. Favorablement
accueilli à Mulhouse et à Strasbourg, le protestantisme y accroît
l'esprit démocratique. Des relations amicales relient les villes libres
de la plaine de l'Ill aux républiques suisses; une anecdote célèbre les
symbolise: celle de la bouillie chaude envoyée par la municipalité de
Zurich à celle de Strasbourg et mangée tiède encore à son arrivée, tant
la distance était brève et rapides les communications.

Au début du XVIIe siècle, la guerre de Trente ans est l'occasion de
ravages atroces. Aussi l'hostilité grandit contre la domination
autrichienne, et l'Alsace adhère en majeure partie à cette coalition des
petits États protestants qui font bloc avec la France et la Suède contre
la monarchie des Habsbourg.

Est-il exact qu'au lit de mort du père Joseph le cardinal de Richelieu
se soit précipité pour encore annoncer à son “Éminence grise” la
nouvelle si ardemment souhaitée: “Père Joseph, Brisach est à nous!”
L'histoire le nie; mais l'instant était proche où l'Alsace allait être
absorbée dans la monarchie française.

Le traité de Westphalie (1648) transporte à Louis XIV les droits
complexes que l'empereur avait sur elle. Avec une activité habile et
tenace, laissant subsister une vie locale indépendante, ses intendants
transforment ce lien assez vague en une incorporation effective.
L'annexion de Strasbourg en 1681, celle de Mulhouse au siècle suivant
marquent des étapes décisives. L'assimilation est rapide, presque
instantanée. Strasbourg fait à Louis XV durant la guerre de la
succession d'Autriche un accueil enthousiaste et célèbre avec pompe en
1781 le centenaire de sa réunion à la France. La Révolution de 1789
cimente l'union d'une manière définitive. Dès ses débuts l'Alsace
l'acclame. Une grande fête assemble à Strasbourg les gardes nationales
de la région. Le maire Frédéric de Diétrich les reçoit sur la plateforme
de la cathédrale et y fait arborer les premiers drapeaux tricolores: “Ce
spectacle, dit le procès-verbal officiel, vu des rives opposées du Rhin,
apprit à l'Allemagne que l'empire de la liberté était fondé en France.”

Deux années plus tard, au moment de la déclaration de guerre contre
l'Autriche, ce même Diétrich réunit à sa table quelques officiers et,
interpellant l'un d'eux qui se piquait de talent musical, le sommait
d'inventer un hymne nouveau capable de galvaniser les jeunes armées
républicaines. Le lendemain, après une nuit blanche, Rouget de l'Isle
revenait, et, accompagné au piano par une nièce du magistrat, entonnait
son “Chant de Guerre de l'armée du Rhin,” plus connu bientôt sous ce
nom: “La Marseillaise.”

Fidèle à la République, l'Alsace offrit à ses armées et à celles de
l'Empire les meilleurs de ses fils: Kléber le gamin de Strasbourg,
Lefebvre le meunier de Rouffach, Rapp le fils du concierge de Colmar.
Faut-il d'autres noms?

Ils furent des milliers à verser leur sang sur tous les champs de
bataille de l'Europe. Presque tous les officiers de la cavalerie qui
poursuivit les vaincus d'Iéna étaient Alsaciens. Une petite ville comme
Phalsbourg a donné trente-trois généraux à la France.

Après Waterloo, il y eut un fait divers, fantastique, qui dépasse la
légende: la défense d'Huningue, par Barbanègre et cent trente-cinq
hommes, contre l'archiduc Jean, vingt-cinq mille Autrichiens et cent
trente bouches à feu. Au bout de quinze jours de bombardement, une
capitulation honorable permit à la garnison de la dernière place forte
alsacienne de rejoindre l'armée de la Loire avec tous les honneurs de la
guerre. Tambour battant, cinquante loqueteux défilèrent devant
l'archiduc Jean qui serra leur chef sur sa poitrine.

La Restauration vit l'Alsace frondeuse et libérale: “Un Koechlin par
département et la France serait sauvée,” s'écriait La Fayette, louant
aussi bien l'esprit d'entreprise que l'ardeur civique du monde
industriel mulhousien.

A l'annonce de la Révolution de 1830, on hissa les trois couleurs sur la
cathédrale; le 2 août, à six heures du soir, tout le pays était pavoisé
et chantait “La Marseillaise.”

La monarchie de juillet, à qui l'Alsace donna deux ministres, fut pour
elle une époque d'énorme développement matériel et intellectuel. Il se
poursuivit, s'accrut encore, sous le second empire, bien accueilli en
général à cause des souvenirs glorieux qui dataient du premier: les
romans d'Erckmann-Chatrian montrent, dans une forme familière et
émouvante, l'évolution du sentiment alsacien, jusqu'au moment où la
guerre de 1870-71 bouleversa la destinée.

L'Alsace fut la rançon de la France vaincue.

En dépit de la protestation solennelle des députés alsaciens, le traité
de Francfort la faisait passer, à l'exception du territoire de Belfort,
sous la domination de l'Allemagne victorieuse.



CHAPITRE II

L'ALSACE, “LE JARDIN DE LA FRANCE”


Lorsque dans l'été de 1673, Louis XIV et sa suite pénétrèrent en Alsace
par Saint-Dié et Sainte-Marie aux Mines, Mademoiselle de Montpensier, la
Grande Mademoiselle, goûta médiocrement le voyage. “Nous passâmes,
écrit-elle, par des chemins épouvantables dans des bois où il y a des
chemins étroits sur le bord des précipices où il passe des torrents. On
a peine à y voir le ciel: ce sont des arbres d'un vert si noir et si
mélancolique qu'il faisait peur... Sainte-Marie est une grande rue entre
deux montagnes fort tristes et fort couvertes d'arbres...”

L'impression du souverain fut différente. Lorsque pour la première fois
il aperçut la plaine d'Alsace ensoleillée et plantureuse, il s'écria:
“Mais c'est le jardin de la France!”

Une région montagneuse, moins grandiose que les Alpes ou les Pyrénées
mais d'un charme pittoresque et personnel,--des vallées sinueuses et
boisées qui en descendent--une plaine fertile et richement cultivée,
jonchée de villages cossus et de villes célèbres, telle est l'Alsace.

                                   *

                                 *   *

Que le chemin de fer vous conduise en Alsace par la trouée de Belfort et
celle de Saverne, tout de suite ses paysages vous conquièrent. Mais
j'aimerais mieux que, quittant un matin de bonne heure quelque station
du versant français, vous la découvriez vous-même peu à peu au cours
d'une promenade à pied dans les Vosges.

Au départ, des brumes flottent encore entre les fûts rigides des sapins.
Une humidité frissonnante enveloppe le sous-bois. Il y demeure de la
nuit emprisonnée. Mais voici que l'ombre craque et se disjoint. Des
fuseaux de lumière argentée pénètrent, où tressaillent toutes les
couleurs du prisme. Le brouillard s'effiloche, se déchire en longs
voiles de gaze, s'envole pareil à des formes de fées. Des coins de ciel
bleu se mettent à rire. Le soleil l'emporte. A peine des flocons de
nuage sommeillent encore dans quelques fonds vaporeux. Et le panorama se
déroule, se diversifie.

Ce sont les plateaux herbeux, tachés de champs, de fermes, de bouquets
d'arbres; les pentes sylvestres couvertes d'aiguilles de pin, de gazon
maigre, de myrtilles et de bruyères; les sentes creuses qui serpentent à
l'aveuglette sous la futaie des hêtres; un petit lac bleu avec une
maison forestière assoupie; un vallon avec une rivière parmi les
cadavres des arbres; une cascatelle fuyante; une chapelle, une tombe;
une carrière abandonnée où, tout rouge, le sol saigne; un amas de
pierres énormes, abruptes ou polies, bizarres, évoquant des jeux de
Titans; des taillis maigres où perce un soleil qui pique; et puis la
montée nue que le vent rafraîchit; le “chaume” gazonné,--le
sommet,--d'où maintenant le regard embrasse l'infini: la houle
irrégulière des crêtes boisées, moirées de verdures diverses; la vallée
lorraine; la plaine d'Alsace, tout en bas, avec ses petits villages
laborieux groupés compacts, noirauds et rougeâtres, autour des flèches
des églises pointées vers le ciel. Au loin, perdue dans la brume, c'est
la Forêt-Noire. Là-bas, le Jura. Quelque chose scintille: peut-être les
Alpes. Simples, exquises, les sensations intimes alternent,
s'harmonisent. Le sol soyeux caresse le pied du marcheur. Les digitales
hautaines se dressent. Mélancolique, le coucou chante. La résine et le
foin coupé embaument. Écoutez: c'est le long murmure de la brise à
travers les feuillages, le bruissement, doux comme une bénédiction,
d'une averse légère qui les caresse. Puis de nouveau voici le soleil.

Étonnamment variées et découpées, les Vosges offrent au promeneur des
sites et des vues sans cesse renouvelés. Les ruines dont elles sont
jonchées, les légendes gracieuses qui s'y rattachent y incorporent une
âme.

“Comme un lis blanc dressé parmi les œillets rouges et les pensées
violettes, la noble et douce figure de Sainte Odile domine le champ
fleuri et bigarré des légendes d'Alsace” (Schuré).

Ainsi, sur le haut de sa montagne, le couvent de Ste. Odile, “petite
couronne de vieilles pierres sur la cime des futaies” (Barrès), domine
la plaine où, par le temps clair, on distingue plus de cent villages.
C'est là qu'à travers les siècles l'Alsace est venue prier. C'est là que
vous la verrez encore aujourd'hui s'acheminer chaque dimanche en
pélerinage. Demeurez jusqu'au coucher du soleil. Et malgré le
grouillement des touristes et le mugissement des autos sur les routes
vous subirez la majesté du lieu. Il redeviendra pour vous “la montagne
de la foi et du silence, le plus noble de ces grands sommets religieux
qui veillent sur l'Alsace” (Paul Acker).

                                   *

                                 *   *

Par l'une de ces vallées abruptes ou sinueuses qui se font chemin entre
deux contre-forts, vous dégringolez le long des murailles sévères des
hêtres et des sapins. Selon les lacets, à chaque minute le paysage
change. Ici c'est le roc, là le précipice. Surgies soudain, les cimes
lointaines étincellent. Une échappée laisse entrevoir la plaine
souriante. Tout se resserre. Il y a un tournant. Dans sa grâce rustique,
voici le village alsacien.

“Il nous montre d'un air accueillant ses maisons peintes à la chaux où
les grosses poutres de la charpente forment des croix de Saint André,
ses pignons aigus, ses toits hauts et profonds où s'accumulent pour
l'hiver les mille ressources d'un pays plantureux, ses escaliers de bois
sculpté noircis par les années, sa fontaine où s'épanche dans les auges
de pierre, tombes mérovingiennes, une onde de cristal, sa vieille église
couronnée d'un nid de cigogne, ses treilles, ses jardins, dômes de
feuilles de vigne que l'automne éclaircit, ses glycines et ses roses
grimpantes, qui montent jusqu'au toit.

“Par les carreaux étroits, de vieux visages où la sagesse de la vie est
inscrite en plis volontaires enveloppent d'un long regard curieux celui
qui passe. Les enfants bien éveillés se plantent devant lui, les mains
derrière le dos, pour mieux considérer son étrangeté. Des femmes
échangent quelques paroles joviales avec l'accent doux et traînant
d'Alsace, l'accent qui pèse sur les mots comme la cognée du bûcheron.
Quelques patriarches en bonnet de laine secouent leur longue mèche d'un
air grave” (Georges Ducrocq).

                                   *

                                 *   *

Et maintenant nous voici tout en bas. Entre le Rhin invisible et la
dentelle bleue des Vosges, c'est l'Alsace laborieuse et luxuriante. A
perte de vue s'étendent les prés récemment fauchés couverts de meules,
parsemés de bouquets d'arbres, les vignobles ensoleillés, les
houblonnières en pleine croissance, les rectangles multicolores des
cultures maraîchères, les champs de blé et de seigle éclatants de
bleuets et de coquelicots. Là s'étale la richesse dorée de la moisson
prochaine. Ici la récolte est déjà faite, les gerbes s'amoncellent et de
nouveau toute nue apparaît la terre rouge. Les vergers escortent la
route. Des corbeaux croassent. Çà et là pointent des cheminées d'usines,
des lignes de peupliers. Il y a de gentils et gais petits cimetières
carrés, verts, noirs et blancs, où les morts assoupis continuent d'être
tout près des vivants. Solidement accroupies sous le capuchon des toits
énormes, rapiécés de rose, les fermes ne sont point isolées. Il est bon
d'être réunis pour peiner et se réjouir ensemble. Aussi se sont-elles
groupées en villages. Elles surveillent de loin, l'œil indulgent, le
rythme des travaux agrestes.

Par les fenêtres vous entrevoyez “les vieux intérieurs de l'Alsace avec
leurs chaises sculptées et leurs tonneaux solides.” Des troupeaux d'oies
se pavanent dans les prés. Juchées sur quatre roues égales, de longues
carrioles étroites sont attelées de vaches bien nourries, harnachées
comme des poneys, ou de chevaux massifs, l'air raisonnable et un peu
crâneur sous le bonnet rouge ou bleu qui leur encapuchonne les oreilles.

                   *       *       *       *       *

Chaque petite ville a sa physionomie. Un vieux pont en dos d'âne, une
chapelle gothique, une vierge naïve, un puits délabré, mille ornements
de pierre ou de bois sculpté rappellent le lien qui subsiste avec les
siècles évanouis. Chacune sollicite l'attention du touriste. Chacune,
l'ayant retenue, lui laisse quelque chose de plus que l'impression de la
curiosité satisfaite: “Je n'ai jamais quitté une petite ville d'Alsace,
me disait un ami, sans avoir le désir de lui donner une poignée de
main.” Je lui ai répondu: “Vous avez raison.” Et ces vers
d'Erckmann-Chatrian chantaient dans ma mémoire:

        Dis-moi! quel est ton pays?
    Est-ce la France ou l'Allemagne?--
    --C'est un pays de plaine et de montagne;
        Une terre où les blonds épis
        En été couvrent la campagne;
        Où l'étranger voit, tout surpris,
        Les grands houblons en longues lignes
        Pousser joyeux aux pieds des vignes
        Qui couvrent les vieux côteaux gris!
        La terre où vit la forte race
    Qui regarde toujours les yeux en face...
        C'est la vieille et loyale Alsace!

[Illustration: RIBEAUVILLÉ (VOSGES).]



CHAPITRE III

STRASBOURG

La Cathédrale--Le Musée alsacien--La Chambre d'Oberlin


En Alsace il y a Colmar et Mulhouse. Colmar est exquise; Mulhouse pleine
d'activité. Mais au dessus d'elles il y a Strasbourg.

On vous dira: “N'y allez pas. Strasbourg n'est plus Strasbourg. Depuis
quarante ans une ville neuve, toute en style ‘colossal,’ a pierre à
pierre rongé la vieille ville médiévale, qui nous tenait au cœur, a fini
par l'engloutir sous ses bâtisses.”

C'est faux. Sans doute Strasbourg n'offre plus son unité de jadis. Des
quartiers nouveaux sont nés avec des palais, des casernes, des
entrepôts, des fabriques, des villas modern-style et tout le reste. Et
de même que dans les rues, plus souvent que les anciens costumes, vous
rencontrez des uniformes, de même presqu'au cœur de l'antique
Strateburgum, vous êtes choqués par des monuments disparates: brasseries
ahurissantes avec des façades vert d'eau ou violet suave; cages de fer
démesurées aux membrures contournées; magasins agressifs, dépositaires
de “galanterie waaren”; “conditoreien” gênantes; boutiques regorgeant de
toutes les sortes de “delicatessen”; (n'oubliez pas qu'outre Rhin
“galanterie waaren” signifie modes et “delicatessen” charcuterie).

N'importe: un coin tourné tout cela cesse d'exister. Ici, c'est la vie
fluviale, la “vieille France,” les “ponts couverts.” Là, au hasard des
venelles étroites, toutes les merveilles des demeures vétustes aux
pignons pointus, pittoresquement dentelés et découpés. A travers les
toits immenses étrangement cabossés, expressifs comme d'anciens visages,
les rangées des lucarnes veillent et clignent de l'œil. Ce sont, à
profusion, des ornements de pierre et de bois, des balcons, des porches,
des figurines, des balustres, tout le legs émouvant presque intact des
artistes du moyen âge et de la Renaissance. Dans son tombeau de l'Église
St. Thomas, Maurice de Saxe demeure endormi. Kléber étend toujours son
geste héroïque sur la petite place ensoleillée en face des bonnes
vieilles maisons bourgeoises assoupies. A l'angle d'une ruelle, la
statue enluminée de l'Homme de fer monte la garde.

Et puis il y a la cathédrale.

                                   *

                                 *   *

De quelque côté que vous arriviez à Strasbourg, la cathédrale, le
“Münster” célèbre d'Erwin de Steinbach, érige au dessus des toits sa
tour unique, symbole traditionnel de la cité, symbole de l'Alsace.
Majestueuse, elle domine la ville agenouillée, relique de dentelle et de
corail rose ourlée par les doigts minutieux des siècles.

Ses origines se rattachent aux légendes obscures qui unissent l'âme
païenne au moyen-âge. “Si sa flèche touche aux étoiles, si haute que les
anges devaient l'effleurer du bout de leurs ailes, ses fondements
plongent dans un lac mystérieux où des monstres aveugles erraient
confusément” (Marie Diémer). Aujourd'hui encore, “quand le silence s'est
fait dans les rues, le passant attardé peut, nous dit Maurice
Engelhardt, entendre le bruit des flots se brisant contre les piliers de
la voûte souterraine. Il distingue le clapotement produit par les rames
de la barque qui sillonne le lac, conduite par les âmes des trépassés.”

L'entrée du lac, nous est-il affirmé, se trouvait dans les caves d'une
maison située en face de la cathédrale. Plus d'une fois on tenta de
l'explorer: “Chaque fois un tourbillon de vent sortait de l'orifice
béant et éteignait les lumières de ceux qui voulaient s'aventurer dans
le gouffre. Et quand on essayait de sonder avec des perches la
profondeur de l'excavation, il apparaissait à l'ouverture des serpents,
des crapauds, des salamandres énormes et tout un fourmillement de bêtes
indescriptibles. Pour éviter des malheurs, l'ouverture fut murée et
couverte de décombres, et aujourd'hui l'on ne sait plus où fut l'entrée
de la caverne infernale.”

Sur l'emplacement actuel de la cathédrale trois hêtres géants abritaient
jadis, selon la tradition, l'autel où les Triboques sacrifiaient au dieu
de la guerre et le puits où ils lavaient les victimes. Sous la
domination romaine un temple de Mars lui succéda. Une église de bois
dédiée à la Vierge remplaça le temple à l'avènement du christianisme. Et
ce serait l'eau purifiée du vieux puits païen qui aurait servi à
baptiser les premiers chrétiens et le roi Clovis lui-même.

Plusieurs autres bâtiments, selon toute vraisemblance, s'y succédèrent.
C'est du XIIe siècle que datent les parties romanes les plus anciennes
de l'édifice actuel. Au siècle suivant, il prit son essor dans le style
gothique. Le jour de la Chandeleur de l'année 1276, après avoir célébré
la messe dans le chœur déjà construit, l'évêque Conrad de Lichtenberg se
rendit solennellement sur la grande place, bénit la nombreuse assistance
et donna le premier coup de pelle des fondations de la façade principale
projetée par le grand architecte Erwin de Steinbach. En 1439 fut
terminée la Tour du Nord, la seule qui ait été achevée, dont la flèche
s'élève à une hauteur de 143 mètres.

Vous trouverez l'historique exact et la description détaillée de tout ce
qui se rapporte à la cathédrale dans le petit livre excellent que lui a
consacré Georges Delahache. Elle a vécu, nous dit-il, “toute la vie de
la cité. Au centre de Strasbourg et de l'Alsace, ‘comme un écho sonore,’
elle a répercuté toutes les vicissitudes d'une histoire mouvementée.
Elle a grandi avec les évêques, puis avec la bourgeoisie; la Réforme y a
passé, ennemie des images, ‘servante de Dieu seul;’ et la majesté de
Louis XIV, irrespectueux du gothique; et les enthousiasmes et les
colères de la Révolution; et, plus près de nous, les obus qui l'ont
enlevée à la France. Elle demeure; elle continue de vivre, dominant tous
les villages de la plaine dont les noms chantent mélancoliquement au
souvenir de ceux qui sont partis et faisant trembler d'une émotion un
peu fébrile, dès qu'ils la devinent dans le lointain, le regard de ceux
qui reviennent.”

                                   *

                                 *   *

Toute l'âme historique et légendaire de l'Alsace est enclose dans la
cathédrale et les vieilles maisons qui l'environnent. Voulez-vous
revivre sa vie locale, si pittoresque et variée à travers les siècles:
allez au Musée alsacien.

Fondé en 1902 par un groupe de jeunes gens enthousiastes de leur pays et
de son passé, il a eu pour but de réunir tous les objets se rapportant à
l'art et à la tradition populaires de l'Alsace. Installé au cœur du
vieux Strasbourg 23, Quai St. Nicolas, dans une ravissante maison
ancienne qui lui appartient, il conquiert dès l'abord le visiteur, dont
s'accroissent l'admiration et l'émoi pieux au fur et à mesure qu'il en
pénètre, qu'il en détaille tous les trésors: la cour aux galeries
superposées, les salles boisées, les sculptures populaires, le
laboratoire d'alchimie, la chambre juive, les costumes de paysans et de
paysannes des temps passés, les nombreux objets, meubles, ustensiles,
etc., qui participèrent à la vie des siècles évanouis. Une série
d'entreprises annexes permettent à qui le désire d'en emporter mieux que
les souvenirs immatériels: le musée édite des publications illustrées
artistiques, fournit des costumes authentiques, conformes à la tradition
jusque dans les étoffes et les moindres accessoires, fabrique des
poupées irréprochables au point de vue documentaire, des jouets
alsaciens scrupuleusement exacts, etc.

Chaque année il s'enrichit de dons qui lui arrivent de toutes les
parties du pays. Chaque année il ouvre une ou plusieurs salles
nouvelles.

Peut-être que, dans sa simplicité, l'une des plus curieuses est la
chambre d'Oberlin, le célèbre pasteur du Ban-de-la-Roche. Fidèlement
copiée sur le “poële” que l'on peut voir encore dans les anciennes
chaumières de Waldersbach ou de Belmont, elle a été reconstituée avec
son plafond à poutrelles, ses portes basses et son fourneau en fonte. Un
escalier en bois monte à l'étage supérieur. Les murs où règne un banc
rustique, crépis et blanchis à la chaux, sont ornés de gravures et de
nombreux portraits d'Oberlin. Une foule d'objets lui ayant appartenu ont
été offerts par ses descendants: sa table de travail, ses collections
d'histoire naturelle dans leur armoire, son fauteuil, la harpe de Mme
Oberlin, un grand nombre d'autographes, de documents, de portraits et
d'objets usuels. Au milieu de ce cadre intime, s'évoque dans sa candeur
savoureuse une des physionomies les plus expressives de la vieille
Alsace, l'une de celles où se résument de la façon la plus touchante sa
ténacité ingénieuse, son esprit démocratique et libéral, sa religion à
la fois pratique, mystique, active et tolérante.[1]

  [1] Nous empruntons les détails qui suivent à l'excellente brochure de
    Mme E. Röhrich, MM. Rauscher et H. Haug: _Jean-Frédéric Oberlin_
    éditée par _La Revue Alsacienne Illustrée_ en 1910.

                                   *

                                 *   *

Jean Frédéric Oberlin--“papa Oberlin,” comme l'appelèrent plus tard ses
paroissiens--naquit à Strasbourg le 31 août 1740 d'une famille de bonne
bourgeoisie dont la culture était à la fois française et allemande: “Je
suis Germain et Français tout ensemble,” écrira-t-il plus tard. Il
prononcera ses sermons dans les deux langues et rédigera ses _Annales_
alternativement dans l'une et l'autre.

Enfant plein de vivacité, il faillit se faire soldat: “J'étais soldat
dès mon enfance. Mon goût se portait aux armes et à l'art de la guerre.
Si je n'ai pas embrassé ce métier, c'est qu'on ne combattait pas alors
contre la tyrannie et que je vis au contraire que dans l'état de pasteur
à la campagne je pouvais faire infiniment de bien.”

C'est en 1767 qu'il fut nommé pasteur au Ban-de-la-Roche. C'est là qu'il
déploya pendant soixante ans, jusqu'à sa mort, une activité
merveilleuse.

Petit canton de langue française de la Haute Alsace, le Ban-de-la-Roche
était depuis l'époque de la guerre de Trente Ans retombé dans une
sauvagerie de mœurs incroyable. L'ignorance y était crasse et
universelle: le défaut de voies de communication maintenait en effet la
population dans un isolement presque complet. On passait les ruisseaux
sur des troncs d'arbres. Un voyage à Strasbourg était un exploit. Mme
Witz-Oberlin, fille du saint homme, écrit dans ses souvenirs: “Lorsque
ma mère, pour cause de santé, était obligée de se rendre à Strasbourg,
son excellent époux l'accompagnait à pied avec tous les instituteurs de
la paroisse et quelques hommes jeunes, forts et de bonne volonté...
Chacun était armé d'une longue perche afin de pouvoir soulever la
voiture aux passages dangereux.”

[Illustration: TURCKHEIM.]

Oberlin conçut son devoir à la façon d'un cerveau encyclopédique du
XVIIIe siècle. Il serait injuste de dire que son apostolat fut la
moindre de ses préoccupations. Son éloquence familière et persuasive ne
fut point dépourvue de valeur. Mais il estima que l'exemple serait la
meilleure prédication, et qu'une fois que les paroissiens seraient
devenus des hommes civilisés, ils seraient bien près d'être en même
temps des chrétiens.

Pour leur apprendre l'agriculture, il se fait paysan, leur enseigne
l'art des semailles et celui d'élever les bestiaux. De même, il devient
architecte, ingénieur, agent-voyer, industriel, et manœuvre chaque fois
qu'il le faut. Sur son impulsion, on perce des routes et neuf ponts sont
construits. Lui-même défonce la terre le premier ou casse les cailloux.
Par ailleurs il publie des circulaires, crée des caisses d'emprunt et de
liquidation des dettes, une société populaire, une société des fours,
une société des amis de l'humanité. Il remplace l'industrie minière en
décadence par le filage et la fabrication de rubans de coton. Il forme
des compagnies de pompiers, réorganise l'apprentissage...

L'instruction est son domaine particulier. Il ne consent à laisser
restaurer le presbytère délabré de Waldersbach--sa “ratière”--que quand
maîtres et élèves sont confortablement logés dans l'école communale.
Conformément aux idées de Rousseau, il s'ingénie à multiplier les
“leçons de choses,” stimule l'émulation autant parmi les maîtres que
parmi les élèves au moyen de concours et de récompenses. Des écoles
populaires--on les intitule “poëles à tricoter”--sont créées pour les
tout petits: entre la couture et le tricot les maîtresses y enseignent
l'histoire sainte, la récitation, le calcul mental, un peu d'histoire
naturelle et la botanique. Lui-même prend plaisir à composer des
herbiers qui nous ont été conservés, et, “pour éviter toute cruauté,” on
observe les insectes vivants et on les relâche à la fin de la leçon.

Des familles bourgeoises mettent leurs enfants en pension chez le
pasteur. Moyennant neuf francs par semaine--et souvent il y a des
réductions!--ils reçoivent une instruction étendue et pratique. En même
temps qu'on leur fait étudier les meilleurs auteurs, ils apprennent à
faire du filet, des lacets, des souliers de lisière, des cartonnages,
des ouvrages en crin et en paille, des gants, des mitaines. Les jeunes
filles reçoivent un enseignement ménager complet: elles s'en retournent
chez elles sachant cuisiner, lessiver, repasser, filer, faire leurs
achats de ménage et conserver leurs provisions.

Le jeu n'est pas moins nécessaire que la science. Oberlin s'y montre
aussi inventif qu'en pédagogie; une multitude d'objets,--petits étuis,
collections de cartonnages, découpages, silhouettes, imprimerie--sont
façonnés de ses mains. Souvent en été la journée de travail se termine
par une promenade qui est en même temps l'occasion d'une leçon
d'astronomie.

Ayant une teinture de tout ce qui s'enseigne, langues mortes, sciences
théologiques, métaphysique, logique, géométrie, trigonométrie,
géographie ancienne et moderne, histoire universelle, physique, histoire
naturelle, histoire de la philosophie, droit naturel, antiquités
égyptiennes, hébraïques, grecques et romaines, le bon pasteur est aussi
préoccupé des besoins du corps que de ceux de l'esprit. Il propage des
notions de médecine et de chirurgie, invente un “thé naturel” et
plusieurs tisanes. Et comme l'instrument de Pourceaugnac est encore
inconnu au Ban-de-la-Roche, il l'y importe; et c'est de ses propres
mains que, jusqu'à ce que son usage soit vulgarisé, il l'administre à
ses paroissiens.

La période révolutionnaire n'est pas sans lui amener quelques
difficultés. Enthousiaste des nouveaux principes, il abhorre les excès
et les violences, les déplore quand ils se produisent et témoigne de sa
sincérité en donnant asile à des proscrits. Mais, respectueux des
autorités, il s'efforce autant qu'il lui est possible de se mettre en
règle avec les prescriptions nouvelles. Au nom d'église, il substitue
celui de “temple de la raison,” observe le décadi au lieu du dimanche,
célèbre le culte sous le nom de “club,” intercale des sujets temporels
entre les chants, les prières et le sermon, et achève de républicaniser
l'allure de ses offices en se faisant adjoindre un citoyen greffier et
en nommant un président à chaque séance. L'usage des cloches étant
interdit, on appelle au culte par un roulement de tambour. Des prières
sont dites régulièrement pour les États-Généraux, l'Assemblée
législative, la Convention nationale, pour “nos soldats” et pour le
Premier Consul.

Quand la patrie est en danger, Oberlin lui donne plusieurs de ses
enfants. En 1795, Charles-Conservé est nommé chirurgien militaire à
Strasbourg; Henri-Gottfried part comme conscrit le 26 novembre 1799;
Frédéric-Jérémie est tué à l'ennemi.

L'ardeur de ses convictions, la pureté de sa conduite n'empêchent pas
Oberlin d'être arrêté en décembre 1793. Il est remis en liberté après le
9 Thermidor. A peine libéré, il témoigne de son zèle civique de la
manière la plus utile en luttant contre la dépréciation des assignats
qui menace de ruiner la République. Sa propagande judicieuse et
infatigable vaut aux habitants du Ban-de-la-Roche de se voir décerner
une mention honorable par la Convention dans sa séance du 19 Frimaire An
II.

On multiplierait indéfiniment les témoignages de cette activité où tout
l'idéalisme alsacien se combine avec le sens pratique le plus avisé.
L'influence d'Oberlin s'étendait et s'affermissait sur tous ceux qui
l'approchaient. Avant la Révolution le baron de Diétrich, sous l'Empire
le préfet Lezay-Marnézia sollicitaient ses conseils; Paul Merlin, fils
du conventionnel Merlin de Thionville, lui voua une telle admiration que
son vœu suprême--d'ailleurs exaucé--fut d'être enterré auprès de lui.

A mesure qu'il avançait en âge, son autorité croissait comme celle d'un
patriarche à cheveux blancs: “Sa vue seule, dit un contemporain,
inspirait le respect et la déférence. Sa présence, un moment d'entretien
avec lui vous détachait en quelque sorte des choses de ce monde: vous
éprouviez des sentiments délicieux.”

Il garda jusqu'au bout son activité. A soixante-dix ans, quand un
incendie éclatait, il était le premier sur les lieux: et c'était plaisir
de le voir s'élancer à cheval avec un aplomb que plus d'un jeune
cavalier lui eût envié.

Octogénaire, il disait quelquefois: “Je ne suis plus bon à rien...
L'esprit a toujours sa vivacité, mais le corps n'en veut plus et refuse
son service.” Pourtant il trouvait encore moyen, en passant devant la
fontaine, d'aider une vieille à charger un seau d'eau et de ramasser des
brindilles de bois pour allumer le feu d'une pauvresse infirme.

“Aussi, quand, le 28 mai 1826, le glas funèbre annonça la fin de cette
longue et belle carrière, les habitants du Ban-de-la-Roche se
sentirent-ils ‘tous orphelins’ et prirent-ils spontanément le deuil pour
trois mois. On fit au défunt de grandioses funérailles auxquelles
participèrent non seulement ses paroissiens et ses amis, mais encore
beaucoup de gens venus du dehors et les catholiques des villages
environnants.”

Dans la petite chambre du Musée alsacien, feuilletant les cahiers de
notes, les herbiers, ou les découpures du pasteur citoyen, vous sentirez
le passé renaître et vivrez de douces minutes.



CHAPITRE IV

LES CIGOGNES


Les nations ont presque toutes leurs animaux symboliques. Il y a l'aigle
allemande, le léopard britannique, le coq gaulois. Il y a la cigogne
alsacienne. Sa longue silhouette dégingandée, cocasse, et familière est
aussi inséparable de l'Alsace que le nœud aux larges ailes, l'accent de
Kobus ou la flèche de la cathédrale. C'est elle qui apporte dans son bec
les petits enfants dont l'arrivée est si mystérieuse. C'est elle dont le
voisinage s'acoquine aux vieux toits grimaçants et aux hautes cheminées.

Il y a longtemps que Pline l'Ancien a noté les habitudes migratoires des
cigognes. Dans son _Histoire de la Nature_, il écrit: “De quel lieu
viennent les cigognes, en quel lieu se retirent-elles? C'est encore un
problème. Nul doute qu'elles ne viennent de loin, de même que les grues.
Celles-ci voyagent l'été, la cigogne l'hiver. Avant que de partir, elles
se réunissent dans un lieu déterminé. Nulle ne manque au rendez-vous à
moins qu'elle ne soit esclave ou prisonnière. Elles s'éloignent toutes à
la fois comme si le jour était fixé par une loi. Jamais personne ne les
a vues partir, quoique partout elles annoncent leur départ d'une manière
sensible. Nous nous apercevons bien qu'elles sont venues, mais jamais
nous ne les voyons venir. Le départ et l'arrivée ont toujours lieu la
nuit.”

La description de Pline est toujours exacte en majeure partie. Mais nous
savons maintenant d'où arrivent les cigognes. C'est d'Égypte, d'Arabie,
de Grèce et de toutes les régions de l'Afrique jusqu'au cap de
Bonne-Espérance. “On montre à Bâle, dit Toussenel, dans une salle de
l'hôtel de Ville, une cigogne empaillée dont le corps est traversé de
part en part d'une flèche africaine des environs du Cap.” Un gentilhomme
polonais avait mis au cou d'une cigogne familière de son toit un anneau
de fer muni de l'inscription suivante: _hæc ciconia ex Polonia_ (cette
cigogne vient de Pologne). Elle revint l'été suivant portant un collier
d'or où l'on lut: _India cum donis remittit ciconiam Polonis_ (l'Inde
renvoie la cigogne aux Polonais avec des présents). Il semble que la
vallée du Rhin attire l'espèce d'une manière particulière.

C'est au printemps que “fendant les airs, les pieds allongés, le bec
droit, les cigognes arrivent.” Elles s'abattent sur quelque colline,
discutent bruyamment entre elles, reconnaissent les lieux, puis se
séparent par couples et vont reprendre les mêmes nids qu'elles
occupaient quelques mois plus tôt. Dans plusieurs villes d'Allemagne,
leur retour est célébré par des fanfares. Elles sont assez sociables.
Juvénal nous apprend que sur le temple de la Concorde, à Rome, il y en
avait un nid malgré le tumulte du Capitole. En Alsace elles s'installent
le plus volontiers sur les cheminées larges et hautes, couplées à trois
ou à quatre, où une plate-forme est ménagée et les abrite contre la
fumée. Quelquefois aussi on dispose pour les attirer une vieille roue à
plat sur le haut d'un mât. Elles y façonnent une corbeille d'où la
paille déborde et où elles pondent leurs œufs. Ils sont au nombre de
trois ou quatre, d'un blanc tirant sur le vert, d'un grain fin, un peu
plus allongés et moins gros que ceux de l'oie. La mère couve un mois, et
pendant ce temps elle est nourrie par son mâle. Tous deux montrent pour
leurs petits la plus grande sollicitude, s'ingénient à rendre leur
couche plus douillette et surveillent anxieusement leurs premiers ébats.
A l'occasion, le dévouement des parents va plus loin. A la bataille de
Friedland, le feu fut mis par des obus à une ferme; il gagna un arbre
desséché où nichaient deux cigognes. Elles s'envolèrent d'abord, mais,
comme leurs petits ne purent les suivre, vinrent les rejoindre et
finalement furent étouffées. De même, à Utrecht, dans un incendie, on
vit une femelle revenir se faire brûler sur ses cigogneaux.

De bonne heure les mœurs particulières de la cigogne et son aspect
frappèrent l'attention des hommes. Elle est représentée sur des
médailles du temps d'Adrien comme sur beaucoup d'armoiries hollandaises
et allemandes du moyen âge. Dans l'antique Égypte, on lui voua un culte.
En Thessalie, on punissait de mort son meurtrier. En Grèce, on appela
loi Cigogne la loi qui obligea les enfants à nourrir leurs vieux
parents: exemple, disait-on, invariablement donné par ces oiseaux
eux-mêmes. Ils fournirent à Aristophane le sujet d'une comédie,
aujourd'hui perdue, où, probablement, était célébrée la piété filiale.

[Illustration: UN VIEIL ALSACIEN.]

Quelque chose de ce respect traditionnel survit aujourd'hui encore en
Orient et aussi en Alsace. On est reconnaissant à juste titre à la
cigogne de détruire les reptiles, les mulots et toute sorte de vermine.
C'est un spectacle pittoresque de la voir parfois suivre une charrue et
derrière elle picorer les larves et les insectes dans le sillon.
Ajoutons qu'heureusement pour elle sa chair est détestable: voilà sans
doute ce qui consolide l'immunité dont elle jouit.

Mais on lui attribue volontiers de bien autres mérites. Dans _L'Évangile
des Quenouilles_, imprimé à Bruges en 1475, on lit: “Quand une cigogne
fait son nid dans une cheminée, c'est signe que le seigneur de l'hôtel
sera riche et vivra longtemps.” D'autres estiment qu'elle protège la
maison contre la foudre. Dans tous les cas, elle porte bonheur. Les plus
sceptiques n'en doutent pas. On nous rapporte qu'un brave industriel de
la vallée de St. Amarin, un peu esprit fort, vit, il y a quelques
années, au mois de mars, un couple de cigognes venir faire leur nid sur
la cheminée momentanément inactive de son usine. Plutôt que de déranger
les oiseaux familiers, il dépensa plusieurs milliers de francs à la
construction d'une autre cheminée. Inutile d'ajouter que ses affaires
prospérèrent par la suite d'une manière inouïe.

Les jeunes filles qui aperçoivent une cigogne ne manquent pas de guetter
ses gestes avec une émotion compréhensible: si l'oiseau fait quelques
pas à leur rencontre, c'est signe de mariage.

Mais surtout la collaboration de ces échassiers est précieuse au moment
de la naissance des petits enfants. Une antique légende les considère
comme incarnant certaines survivances des trépassés: à elles revient
naturellement la mission d'aller, au fond des puits obscurs, chercher
l'âme destinée au petit être qui fait sa première apparition sur la
terre. De nos jours les choses se sont simplifiées. Quand Jobely et
Freneli s'obstinent à demander d'où vient le nouveau petit frère ou la
petite sœur, la réponse est toute prête: c'est la cigogne qui,
l'abritant bien soigneusement sous son aile, l'a déposé dans le berceau
tout blanc. L'image popularise ses exploits. En découpures, en bois, en
papier mâché, en sucre, en chocolat, elle participe à toutes les fêtes
où l'on échange des bons vœux et des cadeaux.

J'ai vu assez souvent des cigognes errer gravement à travers les champs.
Et l'an dernier à Turckheim nous admirions les évolutions aériennes d'un
couple et les débuts de leur jeune couvée. Pourtant il paraît que ce
sont des exceptions. On lisait récemment dans _Le Journal officiel de la
Société des Chasseurs de France_:

“Le nombre des cigognes alsaciennes diminue beaucoup. Jadis, les
voyageurs qui allaient de Colmar à Mulhouse pouvaient voir des douzaines
de cigognes dans les prairies marécageuses qui bordent la Lauch et la
Thur. Aujourd'hui, dans les mêmes régions, on ne voit plus que des
échantillons isolés. Par suite des travaux de régularisation de l'Ill et
de ses affluents, les prairies ont été asséchées et les échassiers
migrateurs n'y trouvent plus leur nourriture aussi facilement
qu'autrefois.

“A Colmar même, où l'on comptait encore 32 nids en 1870, il n'en reste
plus actuellement que 4. Il paraît que les réseaux aériens du télégraphe
et du téléphone ont aussi contribué à écarter les cigognes. Dans les
villes, la vie est devenue plus agitée et plus bruyante, et, enfin, les
propriétaires des maisons dont les toits étaient surmontés de nids n'ont
pas pourvu à leur entretien comme il eût convenu.”

Peut-être qu'elles ont encore un autre motif de mécontentement:
l'annexion. Car la cigogne est un oiseau Welche. Ses longs
bavardages--clap, clap, clap--imitent à s'y méprendre (du moins on
l'estime outre Rhin) la langue française. Ce n'est pas une raison pour
qu'elle soit moins bien accueillie en Alsace.

Les petits enfants ne manquent pas, quand ils l'aperçoivent, d'entonner
le vieux refrain traditionnel:

    Storch, Storch, langi Bein,
    Trag mi uf em Sessel heim.
        Wohin? wohin?
    Ins liewe Elsass nîne.

“Cigogne, Cigogne, longues jambes--porte-moi à la maison comme sur un
fauteuil. Où donc? où donc? dans la chère Alsace.”

Mais souvent, nous apprend Mme Gévin-Cassal, on introduit une variante.
Ce n'est plus dans la “liewe Elsass,” c'est dans la “liewe Frankreich,”
dans la “chère France,” que les petits enfants d'aujourd'hui adjurent
l'oiseau familier de les transporter.



CHAPITRE V

LE CARACTÈRE ALSACIEN


Les cigognes peuvent disparaître. Sous les vieux toits qu'elles
délaissent, l'Alsacien demeure le même, identique à ce qu'il fut à
travers les siècles. Peu de races ont une personnalité plus robuste et
plus savoureuse. Elle est caractérisée par la fusion d'un idéalisme
convaincu et d'un tempérament exceptionnellement bien équilibré.

                                   *

                                 *   *

Si haut que l'on remonte dans l'histoire, l'Alsace eut l'instinct
religieux. De gracieux récits nous montrent comment le christianisme y
succéda aux dieux païens.

Un jour, conte la légende dorée, rapportée par Mlle Diémer, trois
voyageurs rencontrèrent des légionnaires qui rayaient une route romaine
à travers la montagne. Le centurion qui commandait la troupe les
interrogea: d'où venaient-ils?

--De Rome.

--Où allaient-ils?

--Là-bas, de l'autre côté de la montagne.

Le centurion leur donna un guide. Pendant une heure ils marchèrent. Tout
à coup, dans le soleil couchant, à leurs yeux la plaine se découvrit.

Alors le plus âgé des voyageurs se tourna vers ses compagnons. Son geste
montra la terre d'Alsace fertile et baignée de lumière: “Frères bien
aimés, dit-il, préparez vos javelles, car voici la moisson que le
Seigneur vous donne.”

S'étant assis, ils prirent un frugal repas et puis, avant de se remettre
en route, lièrent ensemble deux rameaux en forme de croix. Puis, à la
pointe du couteau, l'un d'eux traça des signes sur le grès.

Quelques jours après un passant s'arrêta et lut:

“Au nom de Dieu et de Notre Seigneur Jésus, moi, Materne, disciple de
Pierre, j'ai pris possession du pays.”

Cette possession fut durable. Le moyen âge vit la plaine et les
montagnes se hérisser d'églises, de chapelles, de couvents, de
monastères. Plus tard la réforme ne fut pas accueillie avec moins de
ferveur. Même dans les temps de scepticisme la foi, d'une manière
générale, a subsisté. Mais elle fut toujours tolérante en Alsace:
souvent protestants et catholiques alternaient leur culte dans le même
édifice.

Toujours aussi la religion y demeura cordiale et, si j'ose dire, bon
enfant. Les prédicateurs du moyen âge savaient gaillardement, par
quelque comparaison familière, retenir l'attention de leurs ouailles,
tel ce théologien qui comparait l'Église à une ânesse:

“La tête, c'est Christus; les deux oreilles représentent les deux
testaments: le vieil et le nouveau. Les quatre jambes, ce sont les
quatre évangélistes. Le derrière, c'est l'Enfer autour duquel bourdonne
un essaim de moucherons qui sont les mauvais écoliers, lesquels veulent
aller en enfer. Mais la queue qui frétille, brandille, et les fouaille
sans répit, ce sont les bons prédicateurs dont la parole vaillante les
empêche de tomber dans le gouffre.”

Les curés gardent aujourd'hui encore cette humeur volontiers populaire.
Ils se mêlent à la vie de leurs ouailles, et, fût-ce même du haut de la
chaire, ne dédaignent pas, quand il le faut, de les stimuler avec
quelque verdeur. Témoin ce prêtre de campagne qui, un dimanche de
Pâques, voyant des commères s'agiter et regarder l'heure, fit une pause
et, goguenard, les interpella: “Allons, allons, ne vous tortillez pas
tant: votre choucroute ne brûlera pas; je vais avoir fini.”

                                   *

                                 *   *

C'est qu'autant que l'instinct religieux, l'Alsacien a l'instinct
démocratique. Sans doute la vie communale des petites républiques du
moyen âge le lui a-t-elle inoculé dans le sang. Les bourgeois des villes
du Rhin n'estimaient pas leurs filles un mauvais parti pour un empereur.
Même la monarchie absolue fut impuissante à changer tout à fait cet état
d'esprit. La Grande Mademoiselle nous conte avec quelle aisance, dans le
voyage de 1673, un bonhomme de bailli de Châtenois, qui jadis avait été
précepteur à Paris, interpellait Louis XIV et lui demandait sans façon
des nouvelles des uns et des autres. Le brave Rapp ne fut pas toujours
beaucoup plus protocolaire avec Bonaparte. Un jour, lisons-nous dans les
_Mémoires d'Isabey_, “Rapp, étant de service, dut annoncer les envoyés
de Corse. Malgré les gestes du premier Consul qui l'invitait à se
retirer, il demeure dans le salon. Après l'audience, Bonaparte lui
demande pourquoi il n'avait pas voulu sortir: ‘Téné, chénéral, répond
Rapp, avec sa forte prononciation alsacienne, tous ces Corses sont des
s... coquins.’ Cela dit, il vient dans la pièce où nous étions réunis
nous conter la chose. ‘Che crois que che fiens de tire une pétise,’
ajoute-t-il en se grattant la tête. ‘Tu en es bien capable,’ s'écria en
riant Savary. A dîner, le premier Consul, prenant un air sévère, demande
à Madame Bonaparte si elle avait entendu dire que tous les Corses
étaient des coquins. ‘Demande à Rapp, ajoute-t-il, il te le dira.’ Puis
il partit d'un franc éclat de rire auquel nous nous joignîmes tous. Il
augmenta la confusion de ce pauvre Rapp. Ce fut, au reste, la seule
punition que le premier Consul lui infligea.”

Napoléon eut raison de ne pas se montrer plus rigoureux: vingt-trois
blessures reçues à l'ennemi témoignèrent que Rapp maniait mieux le sabre
que la langue.

                                   *

                                 *   *

Au reste peut-être le grand empereur lui-même n'eût-il pas réussi à
faire de ces têtes carrées d'Alsaciens des courtisans. Le goût de la
plaisanterie, de la satire, a toujours fleuri entre le Rhin et les
Vosges.

[Illustration: COLMAR.]

Sentimental et fortement épris de tous les liens de la famille,
l'Alsacien du moyen âge n'en a pas moins autant que quiconque raillé
l'état de mariage, cet “état d'une douceur qu'on peut appeler gâtée et
mêlée d'amertume et comparer à une belle pâtisserie à la croûte bien
dorée et dont la pâte délicieuse serait lardée de mouches.” Il n'a pas
plus épargné les femmes, dont les meilleures, nous dit-on, mettent à une
si rude épreuve la patience de leurs maris: “De quelque façon que vous
les épluchiez, le diable est toujours dans vos épinards.” Hélas! c'est
de leur origine même qu'elles tiennent cette loquacité qui nous
désespère: “Car Adam a été fait de terre, Eve d'une côte d'Adam. Or
mettez de la terre dans un sac et dans un autre des os, secouez les tous
les deux, c'est le second évidemment qui fait le plus de bruit”
(Kœnigshoven).

Traitant ainsi ce qu'il respecte davantage, on conçoit que l'Alsacien
ait toujours été plus disposé à railler toute autorité qui lui semble
oppressive qu'à s'incliner devant elle. Ses nouveaux maîtres depuis 1871
l'ont bien éprouvé. Par la plume de ses publicistes comme par le crayon
de ses dessinateurs, l'Alsace ne s'est pas fait faute de dauber le
professeur pédant, le fonctionnaire gourmé et l'émigré famélique sous
lesquels le plus souvent s'offre à elle la civilisation allemande.

                                   *

                                 *   *

Mais fût-elle parfois mordante, la satire alsacienne n'est pas
venimeuse. C'est l'humour, non la haine qui l'inspire. Jusque dans ses
antipathies, l'Alsacien demeure bonhomme. S'il n'est pas gobeur pour ce
qui vient du dehors, il ne tient pas non plus à se “monter le cou.” Ce
qu'il revendique, c'est le droit de continuer à être ce qu'à travers les
siècles il a toujours été: lui-même. Aujourd'hui encore, au touriste qui
passe, sa vigoureuse personnalité se manifeste par toutes sortes de
signes. Entre tous il en est deux qui ne peuvent passer inaperçus: le
costume et l'accent.

Le costume d'abord. Avec des variantes de village à village, nous le
connaissons bien.

“Les hommes, décrit Paul Acker, portent le pantalon noir, la veste
courte et noire aussi, le gilet rouge à double rangée de boutons, ouvert
sur la chemise de toile blanche, le feutre noir. Naguère les vieux
portaient un ample habit noir avec un tricorne et les anabaptistes une
redingote sans bouton. Pour les femmes une jupe froncée à la taille,
fermée sur le côté et bordée d'un long ruban de velours à fleurs
polychromes; rouge si la femme est catholique, verte si elle est
protestante. Un corselet de velours ou de soie à fleurs d'une grande
richesse de couleur; un plastron ou avant-cœur chargé de paillettes d'or
et d'argent et de verroteries, brodées en dessins variés sur un fond de
fantaisie; une collerette en fil crocheté et tricoté à la main; sous le
corset la chemise; la dentelle de ses manches répète toujours les motifs
de la dentelle de la collerette; sous la jupe un jupon de flanelle avec
un dessin à grands ramages sur fond de couleur; le jupon est fortement
froncé à la taille et le bas est garni d'un large ruban écossais qui
dépasse la jupe; sur le corselet un fichu de soie brochée à longues
franges, de couleurs chatoyantes, croisé sur la poitrine et plissé à la
nuque; à la ceinture un tablier en soie, d'une couleur s'harmonisant
avec les nuances du fichu et retenu par un large ruban de soie en
couleurs assorties qui fait le tour de la taille et retombe en longues
brides sur le devant; des bas en coton blanc tricoté à la main et des
chaussures ornées d'une bouffette de velours assorti au ruban du bas de
la jupe. Enfin la coiffe en velours brodé de paillettes d'or et d'argent
et surmontée du grand nœud en faille noire dont les fronces exigent un
tour de main difficile à acquérir.”

Sans doute en Alsace comme ailleurs la couleur locale s'efface et les
choses tendent à s'uniformiser. En plus d'un endroit les modes se
transforment à l'instar de Paris. Plus d'une “Meyele” accorte pense
gravir un échelon de l'échelle sociale en abandonnant la coiffe
ancestrale pour un chapeau hideux agrémenté le dimanche d'un “gomme il
faut”: (lisez: voilette). N'importe. En Alsace plus qu'ailleurs le
costume subsiste, marque l'empreinte tenace d'un particularisme
volontaire et délicieux.

                                   *

                                 *   *

Et il y a aussi l'accent.

La langue populaire de l'Alsacien est on le sait le “dietsch,” un
dialecte d'origine germanique vigoureusement modulé. La domination
française l'a respecté. Il a naturellement continué à subsister depuis.
Il n'a pas cessé de marquer d'une intonation originale et inoubliable le
langage de l'Alsacien alors même que celui-ci renonce à s'exprimer dans
son idiome provincial.

L'a-t-on assez plaisanté, ce fameux accent alsacien! Mon ami Carlos
Fischer en a analysé les composantes autant en linguiste qu'en
psychologue.

Il se manifeste d'abord par la fréquence du “cuir,” et puis, peut-être
d'une façon encore plus caractéristique, par une espèce de
“chantonnement _sui generis_... Il traîne nonchalamment, puis, tout d'un
coup, on ne sait pourquoi, pique en l'air, en quelque sorte, et plonge
ensuite, toujours sans raison, en abusant lâchement, au bout d'une
phrase, de l'inertie des dernières syllabes, pour les entraîner dans sa
chute imprévue.”

Au passif du “cuir” alsacien, il y a des anecdotes qui sont pour ainsi
dire classiques. Vous connaissez, n'est-ce pas, la fameuse charade: “Mon
premier il a tes tents, mon second il a tes tents, mon troisième il a
tes tents...” Et le “tout” est “chalouscie”!

Et aussi l'histoire de la brave femme qui met un écriteau à sa fenêtre
pour annoncer qu'elle _Carde les Matelas et les Enfants_; et l'aventure
du monsieur qui, dans un établissement de bains, ayant demandé un
peignoir se vit vertement rabroué par la tenancière indignée: croit-il
donc que chez elle les clients se baignent dans des tonneaux?

Pourtant le cuir est moins tenace encore que la mélopée. Elle reparaît,
au moins par accès, jusque chez les Alsaciens les plus déracinés. C'est,
à n'en pas douter, la combinaison de l'un et de l'autre qui, en 1860,
faisait admirer au duc de Palikao la facilité des Alsaciens pour les
langues. Car, entendant deux braves troupiers Strasbourgeois du corps
expéditionnaire d'Extrême Orient causer entre eux avec des modulations
étranges et inintelligibles, il ne mettait pas en doute qu'ils n'eussent
appris le Chinois!

Gardons-nous au surplus d'exagérer la blague. Lequel d'entre nous,
aujourd'hui, passé la frontière, l'entend, cet accent, sans un petit
serrement de cœur? Et puis, quoi, savons-nous pas que selon le proverbe:
“Chaque oiseau chante comme il a le bec fait.”

                                   *

                                 *   *

Le bec de l'Alsace a cette particularité entre d'autres d'être bien
endenté. La chose vaut bien un chapitre original.



CHAPITRE VI

“L'ALSACE À TABLE”


_L'Alsace à table_: c'est le titre d'un volume délicieux où avec une
érudition minutieuse, souriante et de bonne compagnie, M. Charles
Gérard, Alsacien d'adoption, a évoqué les splendeurs gastronomiques de
sa petite patrie. C'est celui d'un chapitre nécessaire dans toute
esquisse de l'Alsace.

Il est, le croirait-on, des grinchus qui ont contesté au pays de Kobus
le mérite de la bonne chère.

Un funeste médecin de la fin du XVIIe siècle nommé Maugue osait
s'exprimer comme il suit sur la cuisine alsacienne:

“Outre que les aliments participent du climat où ils croissent, ils sont
par eux-mêmes grossiers et visqueux; ces aliments consistent en
épinards, en raves, en navets tant crus que cuits, en fèves, en pois, en
chneits (Schnitzen), en riz, en orge mondée et en choux de toute
espèce... Les Alsaciens ne sont pas friands de bonne chère; leurs
viandes sont mal apprêtées; leurs ragoûts sans délicatesse, leur rôti
sec; ils mangent peu de viande; ils font une soupe d'une ou deux livres
de bœuf qui se promène quelque temps dans un baquet d'eau bouillante;
les herbes n'y cuisent pas; on se contente de les mettre sur le pain
coupé lorsqu'on y verse le bouillon; s'ils mangent peu de bonne viande,
ils en mangent beaucoup de mauvaise... Ils aiment le rôti fort sec, et
il est ordinairement à demi froid quand on le sert parce que l'usage est
de le porter dans le vestibule pendant qu'on mange les salades qui sont
les premières servies et seules... Que peut produire un genre de vie tel
que celui des Alsaciens, qu'un sang grossier, épaissi, froid et mal
travaillé?”

On ne saurait trop protester contre de telles assertions. Sans doute--et
cela est tout à son honneur--l'Alsacien sait être frugal. Il n'y a pas
longtemps encore que dans telle région montagneuse, la population ne
vivait que de petit lait, de fromage, de pommes de terre cuites à l'eau,
de pain dur, avec à peine de temps en temps un morceau de lard.

Dans le Kochersberg, la simplicité des mœurs nous était ainsi décrite il
y a peu d'années:

“A onze heures la cloche du village annonce le dîner. A moins que les
travaux de la moisson ou de quelque autre récolte importante ne
retiennent les gens dehors, tout le monde, grands et petits, se
rassemble autour de la table qui est de chêne ou d'érable et y prend
place selon son rang et son âge. Le haut de la table est occupé par le
fermier, le père de famille. A sa droite est placé le grand'père, à sa
gauche le fils aîné; après l'aïeul viennent la grand'mère, la femme, les
filles, la première servante, la seconde et la gardeuse d'enfants; après
le fils aîné se placent le premier valet, le second, les journaliers et
les petits garçons. Les mets, presque toujours des légumes couronnés de
lard savoureux, sont apportés dans des plats formidables. Ils passent à
la ronde et chacun se sert lui-même. Il n'y a qu'un verre pour toute
l'assistance. Le père de famille le remplit de vin de son cru, le passe
à l'aïeul, boit après lui et le passe à gauche du côté des hommes. Il
revient au père après qu'il a desservi toutes les bouches masculines.”

Mais de tels tableaux ne sauraient sans injustice, faire méconnaître ni
la richesse traditionnelle de l'Alsace en denrées gastronomiques, ni
combien elle se montra capable d'y faire honneur.

Des deux côtés du Rhin, les meilleurs observateurs ont célébré de tout
temps l'excellence de ses produits naturels: blé, vergers, vignes,
plantes potagères, poisson, gibier, bétail, lait et beurre. Point de
pays où il y ait “tant de commodités pour la vie de l'homme.” L'histoire
nous a transmis des récits de chasses et de pêches à faire rêver. En
1627, dans une seule battue, l'archiduc Léopold tuait jusqu'à 600
sangliers. On pêchait dans le Rhin des carpes atteignant 40 et même 49
livres et des brochets de même poids. En 1759, on en servit un qui
pesait 80. L'anguille dépasse aisément huit livres; le saumon, “le plus
noble de tous les poissons,” y est abondant. L'écrevisse y atteint une
perfection rare: “cancer laudatissimus.” Le marché de Strasbourg était
au XVIIe siècle un vrai musée culinaire: “Là le riche peut satisfaire sa
sensualité gourmande et le peuple pourvoir à sa faim.”

[Illustration: LISIÈRE DE LA FORÊT NOIRE.]

A travers les siècles, l'appétit de l'Alsace fut à la hauteur des
bienfaits de la Providence. Qu'on en juge d'après le menu d'un repas de
chanoines au XIIe siècle. Il comprit les plats suivants:

  1º Jambons; pieds et tête de porc en saumure ou dans une gelée de
  jeunes porcs.

  2º Parties internes de la bête accommodées de neuf manières
  différentes; trois sortes de boudins, andouilles; gigot, langue,
  filet, le tout bien poivré.

  3º Bœuf fumé reposant sur un lit de choux.

  4º Gros lard d'un porc gras et lard d'un jeune porc dûment pourvus de
  poivre.

  5º Grillades et rôtis de porc.

  6º Verrat garni de viandes de venaison.

  7º Lard gras avec forte moutarde.

  8º Un plat de millet accommodé aux œufs, au lait et au sang de porc.

  9º Enfin, et pour la clôture, épaule de porc rôtie et piquée au lard.

Quelqu'estime qu'on fasse du cochon, peut-être jugera-t-on qu'il occupe
ici une place trop prépondérante. Un peu plus tard on sut mieux varier
la chère. Voici le repas que l'on offrait à l'évêque de Strasbourg en
1449.


PREMIER SERVICE.

    1. Un plat de choux.
    2. Bœuf bouilli.
    3. Ragoût d'amandes blanches garni de poules.
    4. Poissons dans une gelée noire.
    5. Pâté de flans.


SECOND SERVICE.

    1. Civet de sanglier.
    2. Pâté de cerf.
    3. Bouilli de gruau au caramel.
    4. Une pâtisserie enluminée.
    5. Blanc-manger.


TROISIÈME SERVICE.

    1. Riz saupoudré de sucre.
    2. Chapons, poules et cochons de lait rôtis.
    3. Gelée de volaille et de veau avec une sauce sur le tout.
    4. Pâtisserie ayant l'aspect de poires (beignets).
    5. Compote de pruneaux.

Il ne semble pas que de nos jours l'appétit des gens d'Église ait
beaucoup dégénéré. Mme Gévin-Cassal nous a conservé le menu du dîner
qu'un brave curé de campagne offrait à ses collègues réunis chez lui
pour discuter des intérêts de canton le 15 juillet 1877. Je le reproduis
sans commentaire:

  Potage Tapioca.

  Bœuf, radis, raiforts cuits, concombres.

  Brochet en sauce blanche et nouilles.

  Choux garnis d'andouillettes et de lard.

  Filet de porc rôti et purée de pommes de terre.

  Civet de lapin aux petits oignons doux.

  Fricassée de poulet.

  Pigeons rôtis.

  Salade garnie d'œufs et de jambons.

  DESSERT: Tourtes aux fraises et aux cerises.

  Madeleines, petits fours, “strüble,” meringues, beignets secs
  saupoudrés de sucre et de cannelle, confitures diverses, corbeilles
  chargées de fruits.

  Café avec “gloria” et tous les sacrements d'usage--sans oublier le
  verre à bordeaux de double cumin (_doppelt Kümmel_) digestif.

Ne vous imaginez pas d'ailleurs que le monopole des festins plantureux
ait été réservé aux ecclésiastiques. M. Laugel nous parle d'un repas de
noce qui eut lieu à Mietisheim il y a quelques années: on y consomma
1200 livres de bœuf, 700 de veau, 100 de saucisses, sans parler des
légumes, de la soupe, des volailles et des desserts. Pour fabriquer le
pain, il avait été utilisé 27 sacs de farine.

                                   *

                                 *   *

On ne saurait bien manger sans boire. Dès le temps de l'Empire romain,
Probus rendait hommage au vignoble alsacien. Et ce fut en grande partie
à cause de ses vignes que Louis le Germanique revendiqua l'Alsace dans
son domaine. Au moyen âge elle exportait ses vins de tous côtés. Il faut
regretter pour la gloire d'Erasme qu'il les ait méconnus. Les mérites
comparés du riquewihr, du hunawihr, du turckheim, du rangen, du
finkenwein (vin des pinsons) et du joyeux “kitterlé,” dit brise-mollets
à cause de la facilité avec laquelle il vous met son homme par terre,
trouvèrent de nombreux et joyeux arbitres. Tel devait être bu dans un
gobelet de terre ou de verre, tel dans du bois, tel dans une coupe d'or.
Tel était déconseillé aux dames, “de peur que ces dames ne devinssent
trop maîtresses de leurs maris.” Pour les hommes il n'y avait pas le
même scrupule: “Qui n'a jamais eu une pointe n'est pas un honnête
homme.” Avec quelle ardeur on rivalisait à être honnêtes gens! Bien
boire, n'est-ce pas le remède à la plupart de nos maux: “Un coup de vin
sur la salade enlève un ducat au médecin; un coup sur un œuf lui en
enlève deux.” Bassompierre, le célèbre Bassompierre, succomba en Alsace
aux assauts des chanoines de Saverne. Traité par eux, il demeura cinq
jours ivre mort et fut deux ans avant de pouvoir avaler une gorgée de
vin.

Il n'y a pas trop à s'étonner que le législateur maussade se soit
efforcé de mettre un frein à tant de bombances et un peu d'eau dans tant
de vin. Il ne paraît pas au surplus qu'il se soit montré très rigoureux.
Par an, cinquante-trois occasions légitimes de ripailles sont reconnues
au moyen âge, sans compter les extraordinaires, telles qu'un enterrement
ou une pendaison: en ce dernier cas, le patient est admis à faire
bombance avant la cérémonie, les magistrats après.

Souhaitons que les prescriptions édictées par les manuels de
savoir-vivre aient été plus strictement observées.

Un petit livre de 1624 contient à l'usage de MM. les jeunes officiers
invités en Haute-Alsace à dîner chez l'archiduc d'Autriche les
recommandations suivantes:

“Présenter ses civilités à Son Altesse en tenue propre, habits et
bottes, et ne point arriver à moitié ivre; 2º à table ne point se
balancer sur sa chaise ou étendre ses jambes tout du long; 3º ne pas
boire après chaque morceau, sans cela on se soûle trop vite; ne vider
après chaque plat le hanap qu'à moitié, et avant de boire s'essuyer
proprement les moustaches et la bouche; 4º ne pas mettre la main dans le
plat, ne point jeter les os derrière soi ou sous la table; 5º ne point
se lécher les doigts, ne point cracher sur l'assiette, ni moucher dans
la nappe; 6º ne point hanaper trop bestialement au point de tomber de sa
chaise et de ne pouvoir marcher droit devant soi.”

En plein XVIIIe siècle, dans ses _Éléments de politesse_, édités à
Strasbourg en 1766, M. Provost se montre encore plus exigeant:

“Ne poussez point du coude ceux qui sont proches; ne vous grattez point;
ne mettez point la main aux plats avant que celui qui est le plus
considérable ait commencé; ne témoignez par aucun geste que vous avez
faim et ne regardez pas les viandes avec une espèce d'avidité comme si
vous deviez tout dévorer; qui que ce soit qui distribue les viandes
coupées, ne tendez pas précipitamment votre assiette pour être servi des
premiers; quelque faim que vous ayez, ne mangez pas goulument de peur de
vous engouer; ne mettez pas un morceau à la bouche avant que d'avoir
avalé l'autre et n'en prenez point de si gros qu'il la remplisse avec
indécence; ne faites point de bruit en vous servant; n'en faites point
non plus en mâchant les viandes et ne cassez point les os ni les noyaux
avec les dents; ne mangez pas le potage au plat, mais mettez en
proprement sur votre assiette; ne mordez pas dans votre pain; ne sucez
point les os pour en tirer la moelle; il est très indécent de toucher
quelque chose de gras, à quelque sauce, à un sirop, etc., avec les
doigts, outre que cela vous oblige à deux ou trois autres indécences,
l'une d'essuyer fréquemment vos mains à votre serviette et de la salir
comme un torchon de cuisine, l'autre de les essuyer à votre pain ce qui
est encore plus malpropre, et la troisième de vous lécher les doigts, ce
qui est le comble de l'impropreté; gardez vous bien de tremper votre
pain ou votre viande dans le plat, ou de tremper vos morceaux dans la
salière; ne présentez pas aux autres ce que vous avez goûté; tenez pour
règle générale que tout ce qui aura été une fois sur l'assiette ne doit
point être remis au plat, et qu'il n'y a rien de plus vilain que de
nettoyer et essuyer avec ses doigts son assiette et le fond de quelque
plat; pendant le repas, ne critiquez pas sur les viandes et les sauces,
ne demandez point à boire le premier, car c'est une grande incivilité;
évitez soigneusement de parler ayant la bouche pleine; il est incivil de
se nettoyer les dents durant le repas avec un couteau ou une
fourchette...

... En vous plaçant à table, ayez la tête nue; essuyez toujours votre
cuillère quand, après vous en être servi, vous voulez prendre quelque
chose dans un autre plat, y ayant des gens si délicats qu'ils ne
voudraient pas manger du potage où vous l'auriez mise après l'avoir
portée à la bouche; joignez les lèvres en mangeant pour ne pas lapper
comme les bêtes; que si par malheur vous vous brûlez, souffrez le
patiemment si vous pouvez; mais si vous ne pouvez pas le supporter,
tenez proprement votre assiette d'une main et, la portant contre la
bouche, couvrez-vous de l'autre main et remettez sur l'assiette ce que
vous avez dans la bouche, que vous donnerez par derrière à un laquais;
car la civilité veut bien qu'on ait de la politesse, mais elle ne
prétend pas qu'on soit homicide de soi-même; la bienséance demande que
l'on porte la viande à la bouche d'une seule main et pour l'ordinaire de
la droite avec la fourchette; quand on a les doigts gras, il faut les
essuyer à la serviette et jamais à la nappe ni à son pain; observez de
ne jamais rien jeter à terre, à moins que ce ne soit quelque chose de
liquide; encore est-ce mieux fait de le remettre sur l'assiette; ne
goûtez point le vin et ne buvez point votre verre à deux ou trois
reprises, car cela tient trop du familier, mais buvez-le d'une haleine
et posément, regardant dedans pendant que vous buvez; je dis posément,
de peur de s'engouer, ce qui serait un accident fort malséant et fort
importun, outre que de boire tout d'un coup, comme si on entonnait,
c'est une action de goinfre, laquelle n'est pas de l'honnêteté; il faut
aussi prendre garde en buvant de ne pas faire du bruit avec le gosier,
pour marquer toutes les gorgées qu'on avale, en sorte qu'un autre
pourrait les compter.”

                                   *

                                 *   *

Nous voulons croire que nombre de ces avis étaient superflus et espérer
que tels autres n'étaient pas suivis à la lettre. Ce qui, pas plus que
la richesse ou le bel appétit de l'Alsace ne saurait se contester, c'est
sa science culinaire à laquelle aujourd'hui encore il convient de rendre
hommage.

Sans doute certaines recettes sont périmées. Avec les castors a disparu
le salmis de castor, plat maigre fameux au moyen âge. Comme légume on ne
cuit plus guère “la feuille de la violette de mars mêlée avec la jeune
ortie et avec les premières pousses du houblon sauvage.” Où sont ces
pâtés de langues de carpes, de foies de lotte et de queues d'écrevisses
qui coûtaient 400 livres au cardinal de Rohan? Et y a-t-il encore des
gourmets capables de préparer comme il faut l'écrevisse: “D'abord un
bain de lait froid pour la faire dégorger, puis un bain tiède au vin
blanc, et enfin une cuisson à grand feu pendant quelques minutes dans un
madère généreux avec de vives épices.”

N'empêche que la charcuterie de Strasbourg et la pâtisserie alsacienne
gardent leur vieille renommée. Et l'on doit à l'Alsace au moins deux
mets célèbres; la choucroute et le foie gras.

La choucroute fut-elle ou non entrevue par Columelle? Grave question.
Toujours est-il qu'au XVIe siècle elle fait partie de la nourriture
ordinaire de l'Alsace. Au XVIIe, on nous décrit sa préparation: “On fait
aigrir de ces gros choux pommés après les avoir fait hacher; ces choux
font les délices de la table et la principale nourriture des naturels du
pays.” La “Surgrout” est par excellence le mets du dimanche,
spécialement bien accueilli “lorsqu'il apparaissait avec l'ornement d'un
puissant chapelet de saucisses, ou bien lorsque, suivant l'expression
pittoresque d'un écrivain du XVIe siècle, le cochon l'avait traversé.”
Aujourd'hui encore l'un des métiers caractéristiques de l'Alsace est
celui du “hacheur de choucroute” qui fait sa tournée annuelle à travers
les villages. De sa voix chantante il annonce son passage dans les rues.
A travers les fenêtres les ménagères le hèlent. Selon les formules
anciennes, d'une main experte, avec la collaboration de la maisonnée, il
procède aux rites...

[Illustration: RIQUEWIHR.]

Mais que dire du foie gras!

Qu'il nous soit permis de faire un reproche, un seul, à notre excellent
guide Charles Gérard. Il ne rend pas justice à l'oie rôtie! Au moins
célèbre-t-il comme il convient “l'admirable machine qui élabore et
produit la succulente substance connue sous le nom de foie gras. Ne
reportez pas votre reconnaissance à la nature... c'est l'homme, c'est la
civilisation qui a su en faire des pâtés dont la puissance a tant influé
sur le destin des empires.”

Il paraîtrait que, connu par les Romains, l'art de produire le foie gras
fut retrouvé et gardé longtemps secret au moyen âge par les juifs de
Metz et de Strasbourg. Il se vulgarisa pour la joie des temps modernes.
En voici la recette traditionnelle, telle qu'elle nous est révélée par
Olivier de Serres et se pratique encore aujourd'hui.

“En Alsace le particulier achète une oie maigre qu'il renferme dans une
petite loge de sapin assez étroite pour qu'elle ne puisse s'y retourner;
cette loge est garnie dans le bas fond de petits bâtons écartés... et en
avant, d'une petite ouverture pour passer la tête; au bas, une petite
auge est toujours remplie d'eau dans laquelle trempent quelques morceaux
de charbon de bois. On fait tremper dans l'eau dès la veille un
trentième du grain qu'on insinue dans le gosier le matin puis le soir;
le reste du temps l'oie boit et barbote. Vers le vingt-deuxième jour, on
mêle au maïs quelques cuillerées d'huile de pavot ou d'œillette. A la
fin du mois, on est averti par la présence d'une pelote de graisse sous
chaque aile ou par la difficulté de respirer qu'il est temps de la tuer;
si l'on différait, elle périrait. Son foie alors pèse depuis une livre
jusqu'à deux. L'animal se trouve excellent à manger, fournissant pendant
la cuisson depuis trois jusqu'à cinq livres de graisse. Sur six oies, il
n'y en a ordinairement que quatre qui secondent l'attente de
l'engraisseur et ce sont les plus jeunes. On les tient dans la cave ou
dans un lieu peu éclairé.”

Le truffage donne “son âme” au pâté de foie gras. Il fut inventé au
XVIIIe siècle par le cuisinier du maréchal de Contades qui ensuite
s'établit pour son compte à Strasbourg et démocratisa la trouvaille de
son génie.

Nous croyons terminer convenablement ce chapitre en reproduisant
l'hommage que rend Brillat-Savarin à l'apparition, en un repas de choix,
d'un “gibraltar de foie gras” accompagné d'un coq vierge de Barbézieux,
truffé à tout rompre. Quand surgit cette pièce incomparable, dit le
célèbre gourmet: “Toutes les conversations cessèrent par la plénitude
des cœurs; toutes les attentions se fixèrent sur l'art des prosecteurs,
et quand les assiettes de distribution eurent passé, on vit se succéder,
tour à tour, sur toutes les physionomies le feu du désir, l'extase de la
jouissance, le repos parfait de la béatitude.”

Ainsi en va-t-il encore de nos jours. Dans les deux hémisphères, le pâté
de foie gras impose à l'estime des peuples la cuisine strasbourgeoise.



CHAPITRE VII

FIGURES DE LÉGENDE


Solidement attachée aux biens de la terre, l'Alsace, à travers les
siècles, a éprouvé le besoin d'un idéal qui la dépasse. D'âge en âge la
hantise mystique s'y est perpétuée, a juxtaposé à l'univers visible un
monde de rêve que parfois nous entrevoyons. D'antiques traditions
remontent à des superstitions païennes; la légende dorée a consigné
pieusement l'histoire merveilleuse du christianisme. Jusqu'au seuil de
notre époque contemporaine, critique et désabusée, nous voyons persister
dans le souvenir populaire les impressions de l'âme médiévale, peut-être
même celles d'une humanité plus ancienne et plus obscure...

                                   *

                                 *   *

Prenez votre bâton ferré. Quittez les routes carrossables et les
sentiers trop frayés. Enfoncez-vous dans les montagnes. Sous le dôme des
hêtres clairs et les sombres épicéas, vous rencontrerez au hasard de
votre promenade plus d'un type pittoresque: pâtre robuste, charbonnier
pantalonné de velours, schlitteur hirsute, cueilleuses de myrtilles
armées du râteau, inévitables touristes habillés de vert et coiffés du
petit chapeau...

Regardez mieux: vers le soir, dans le sous-bois crépusculaire où
chuchote la brise, où un peu de lumière azurée danse encore parmi les
feuillages, vous apercevrez--qui sait?--haute d'une aune, une forme
légère, vêtue d'une robe de velours noir bordée de fleurettes d'or, que
serre à la taille une ceinture de pierreries. Son bonnet est fait d'une
fleur de digitale. Sa main mignonne tient une lanterne de cristal. C'est
l'“erdwible,” la “petite femme de la terre.”

Souhaitez la rencontrer surtout si vous êtes perdu; elle vous remettra
dans le bon chemin. C'est elle qui écarte le danger des pas insoucieux
des petits enfants et va les bercer quand ils pleurent. Aidés de leurs
maris, les “erdmännle” vêtus de brun, c'étaient elles jadis qui, lorsque
menaçait l'orage, se hâtaient de faucher le blé et d'assembler les
gerbes, de sécher au plus vite le linge des lavandières... En échange de
si grands services, comment se froisser, les jours de verglas,
d'entendre les rires argentins des gnomes saluer les chutes des
promeneurs balourds?

D'autant qu'ils ne sont pas si gais, les pauvres. Car peut-être, je vous
le dis tout bas, en eux sont réincarnés les anges déchus; ils vivent
dans l'angoisse terrible de savoir si plus tard ils seront damnés. Et de
là vient leur angoisse de la mort et ces gémissements par lesquels, dans
la nuit, ils vous annoncent le trépas prochain d'une personne que vous
aimez...

Hélas! aujourd'hui “erdwible” et “erdmännle” se font rares. Et il n'est
pas fréquent qu'on les aperçoive encore au clair de lune jouer à la
paume sur les prés avec des châtaignes, des boules de platane ou des
pommes de terre. C'est qu'ils se cachent et sont honteux depuis que
quelques malotrus se sont moqués de leurs pieds d'oie et de leurs sabots
de chèvre. Et puis sans doute que, comme à beaucoup de gens, la vie en
Alsace leur est devenue aujourd'hui plus difficile.

                                   *

                                 *   *

A défaut de l'“erdwible,” peut-être rencontrerez-vous le chasseur
nocturne: méfiez-vous. Voici son histoire telle que la recueillit M.
Auguste Stœber, telle qu'elle nous est traduite par M. R. Stiébel.

La forêt de la Moder, située entre Obermodern et la forêt du Héru qui
dépend de Buchsweiler, a dans le pays une très mauvaise réputation à
cause des revenants qui s'y rencontrent et qui effrayent ou égarent les
passants. Le chasseur sauvage y chasse en automne. Il passe faisant
grand bruit et criant, par dessus la cime des arbres; il vient du Nord
et se dirige vers la pente qui s'étend jusqu'à Urweiler où il fait
paître ses bêtes.

Il a souvent, dit-on, passé par dessus Buchsweiler et a choisi comme
retraite le bois de Riedheim.

Au milieu du tapage de la chasse, le passant isolé s'entend souvent
interpeller par son nom. Il ne doit pas répondre, sans cela il serait
saisi par les puissances des ténèbres et devrait errer toute la nuit
dans la forêt.

Si la chasse sauvage passe dans le voisinage d'un voyageur, ou bien par
dessus sa tête, il n'a qu'à tirer un mouchoir (de lin ou de chanvre), de
préférence un mouchoir blanc, à l'étendre à terre et à se placer dessus.
Il ne risque rien dès lors.

                                   *

                                 *   *

A Sainte-Croix, près Colmar, cette chasse s'appelle la chasse nocturne.
Elle va de la forêt de Sengen à Obergrüst, sur la Gleioz, et jusqu'au
Storkennest.

Un fois le tourbillon sortit de la forêt de Sengen; on entendait des
hurlements. On pouvait percevoir dans l'air ces paroles: “Plus loin,
plus loin! le chien de Marbach (la cloche) aboie déjà. Allons à
Wettersweiller!”

Une autre fois des jeunes gens faisaient paître leurs bestiaux dans la
prairie. Il était tard et ils allaient rentrer quand ils s'entendirent
appeler par leurs noms. L'un d'eux prit son courage à deux mains et
répondit. Il sentit aussitôt des ailes qui le frappaient violemment au
visage.

Un jour des garçons et des jeunes filles rentraient chez eux, revenant
du vignoble de Herrlisheim. Il faisait sombre. Une des filles s'arrêta à
la hauteur du moulin de Saint-Jean Baptiste. Elle s'entendit appeler par
son nom: “Catherine! Catherine!” Elle se dirigea vers l'endroit d'où
partait la voix, croyant que c'était un de ses compagnons qui
l'appelait. La voix s'éloignait; elle la suivit. On la trouva morte le
lendemain à une demi lieue du moulin, près du bois de Stœdtlin. Elle
avait été appelée par les chasseurs nocturnes dont ses compagnons
avaient bien entendu les cris.

                   *       *       *       *       *

Il y a dans les forêts de l'Alsace, dans les gorges de ses montagnes, au
bord de ses rivières et de ses lacs bien d'autres personnages
singuliers: des géants de tout poil, des fantômes de toutes formes, des
nains qui travaillent dans leurs mines d'argent, des ondines, des fées,
des nymphes, des nixes. Il y a des danseurs enlacés qui disparaissent
dans les étangs; des hommes volants, des hommes noirs et des hommes de
feu. Il y a des dames blanches, des femmes voilées, des lavandières
suspectes, des laitières inquiétantes. Il y a mille animaux dont vous ne
sauriez trop vous méfier: bêtes noires, loups difformes, chats blancs,
moutons et ânes démesurés. Dans le petit lac de Bœlchen vit, parmi
d'autres poissons étranges, une truite qui porte un sapin sur son dos.
Le veau fantôme de Buchsweiler grimpe sur les épaules des ivrognes et
les écrase de son poids. Le _Letzel_, monstre à queue d'argent, oppresse
les dormeurs. Quand vous avez le cauchemar, c'est qu'il est assis sur
votre cœur. C'est lui qui empêche certains enfants de se développer;
s'ils demeurent maigres, c'est que le Letzel les suce.

Beaucoup de ses formes maudites sont d'origine diabolique. Sachez vous y
prendre, vous déjouerez la malice de Satan et de ses suppôts. Mais les
sorcières sont innombrables, là même où vous les attendez le moins.
Voici un excellent moyen de les dépister:

“Prendre un œuf pondu le vendredi saint; regarder à travers cet œuf les
assistants à l'église; les sorcières se reconnaissent à ce qu'elles ont
à la main un morceau de lard au lieu du livre de cantiques, et sur la
tête une cuve à traire. Il faut avoir soin de sortir de l'église avant
le _Pater_ et de casser ou de jeter l'œuf; sans cela les sorcières
pourraient jouer un mauvais tour au curieux.”

                                   *

                                 *   *

De nos jours l'esprit de scepticisme s'introduit partout. On le voit
révoquer en doute les traditions les mieux établies. N'empêche qu'aux
yeux des petits enfants au moins, deux personnages gardent leur
prestige, et qu'il n'en est point de garçonnet fanfaron ou de fillette
délurée dont le cœur ne frémisse d'espoir et d'obscure appréhension à
cet avertissement: “Prends garde, si tu n'es pas sage, St. Nicolas ne
t'apportera rien et tu verras si Hans Trapp t'oubliera!”

C'est naturellement le soir de sa fête qu'aujourd'hui encore, dans bien
des villages et même dans certaines maisons bourgeoises, le grand St.
Nicolas, précédé de sa clochette argentine, vient faire son entrée à
neuf heures du soir. Quand il a frappé trois fois, on lui ouvre la
porte. Il apparaît, vêtu d'une robe somptueuse, le visage disparaissant
dans une ample barbe blanche. D'une voix solennelle--qui quelquefois
ressemble à celle de tel membre absent de la famille (mais qui donc
songerait à le remarquer?)--il donne sa bénédiction et pose des
questions insidieuses aux parents et aux mioches qui se cachent dans les
jupes des mères et des grandes sœurs: est-ce qu'au moins on est toujours
sage? Si les réponses sont favorables ou à peu près, il tire de sa hotte
quelques jouets, des friandises, et les dépose dans les petites mains
impatientes. Mais que les mamans soupirent et hochent la tête, alors les
sourcils du grand saint se froncent. Non seulement sa hotte demeure
close, mais dans l'ombre, derrière lui, on entend des bruits de chaînes
et des grognements. Et il avertit d'une voix de menace. Quand
Christkindel, la dame de Noël, viendra faire sa visite annuelle, elle
aura pour l'escorter son terrible compagnon Hans Trapp, dont aujourd'hui
il veut bien encore retenir la colère. Si d'ici là les polissons ne se
sont pas amendés, ils feront connaissance avec ses verges.

[Illustration: JEUNE ALSACIENNE.]

St. Nicolas est de parole. Voici la Noël. A dix heures, tout le monde
est assemblé autour du sapin illuminé. Un tintement de clochette. La
porte s'ouvre. Toute blanche et dorée, la dame de Noël, Christkindel,
fait son entrée dans un rayonnement. Sa voix mélodieuse souhaite à tous
le bonjour, recommande de ne point oublier le bon Dieu et le petit
Jésus, et chante un cantique. Puis c'est la distribution des sucreries,
des fruits confits, de tous les trésors qu'elle a apportés aux enfants
sages dont les noms lui ont été transmis par le grand St. Nicolas. Mais
les autres? Ont-ils tenu compte des avis sévères qui leur furent donnés?

Presque toujours la réponse est oui. Au moins ils ont fait effort...
Mais il arrive que des pécheurs endurcis ont volontairement persévéré
dans leur mauvaise conduite.

Alors, avec d'horribles meuglements, Hans Trapp apparaît dans
l'embrasure de la porte. C'est un géant vêtu de peaux de bêtes. Sa tête
est couverte d'un bonnet poilu orné de cornes. Il a une flamboyante
barbe rouge, une mâchoire énorme qui s'ouvre et se ferme. Des chaînes
s'entrechoquent à sa ceinture, ses gros sabots claquent sur le parquet.
Brandissant ses verges au bout de ses longs bras, il fond sur le
délinquant et l'empoigne. Ce sont des hurlements de terreur, des
sanglots, des protestations désespérées de sagesse... A la prière de
Christkindel, le bourreau se laisse attendrir une dernière fois. Mais
l'année prochaine il sera inexorable. Vous entendez qu'il n'est point de
cœur si corrompu qu'une épreuve pareille ne bouleverse et ne remplisse
des meilleures résolutions.

Hans Trapp, qui ne paraît pas près de mourir, naquit à ce qu'il semble
au XVe siècle. Vers 1495, Jean de Dratt, maréchal de la cour de
l'électeur palatin, et châtelain de Bärbelstein, exerçait toutes sortes
de vexations sur les bourgeois de Wissembourg et de Landau. Rançonnant
les voyageurs, pillant les villages, usurpant les droits de chasse et de
pâture, il encourut pendant de longues années la malédiction de tous. Si
bien que longtemps après sa mort les parents qui voulaient faire peur à
leurs enfants continuèrent à les menacer du féroce Jean de Dratt,
autrement dit Hans de Dratt, qui ensuite, est devenu Hans Trapp. C'est
ainsi que, passé à l'état de croquemitaine, le souvenir du redoutable
baron sert aujourd'hui encore à inculquer la morale aux marmots et, en
faisant passer un petit frisson, rend plus exquise la joie de Noël.



CHAPITRE VIII

FRIEDLI ET TRINELE

(_Récit d'autrefois_)[2]

  [2] Voir les charmants souvenirs de Mme Gévin-Cassal sur la
    Haute-Alsace.


Pour voir l'Alsace, il ne suffit pas, si beaux soient-ils, de parcourir
rapidement ses sites célèbres et, entre deux randonnées d'auto, de jeter
un coup d'œil à ses monuments historiques. Vous ne connaîtrez rien
d'elle, rien de son charme, si vous ne vous arrêtez dans ses villages,
si, attablé dans la salle à poutrelles de quelque auberge rustique,
devant un fricot fumant sur la nappe blanche, vous ne prenez langue,
entre deux verrées de vin clairet ou de bière fraîche, avec la forte
fille aux pleines joues rouges qui vous sert, avec l'aïeule qui au coin
du poêle tourne encore du pied le rouet de jadis, avec le marcaire ou le
colporteur qui mange un morceau en buvant le café.

Je sais un petit village du Sundgau où chaque été, au seuil d'une
maisonnette au toit énorme, cabossé, expressif, un grand vieux bien
brave fume une pipe courte. Il a un visage glabre taillé à coup de serpe
et est vêtu d'une blouse méticuleusement propre. A côté de lui est
assise une vieille à la petite bouche ridée. Ses traits sont demeurés
fins sous le bonnet qui serre de sa passe de velours les bandeaux de ses
cheveux blancs. Ses doigts déformés manient encore le tricot ou jouent
en tremblant un peu avec la frange du fichu de soie noire.

Quand ils m'aperçoivent, tous deux m'envisagent d'abord avec effarement.
Je m'approche en soulevant mon chapeau:

--Vous ne me reconnaissez pas, Madame Trinele?

Alors la vieille joint les mains et glapit avec jubilation:

--Jeses Gott, c'est le monsieur de chez Schmidt.

Tandis que l'autre s'exclame en m'écrasant les phalanges:

--“Nuntetié”! à la bonne “hère,” ça fait plaisir “du jour d'aujourd'hui”
de voir des gens qui n'oublient pas.

Je m'assieds. J'accepte un bol de café au lait ou un verre de vin sucré,
avec un morceau de kugelhopf ou un wecken. Nous échangeons les propos
ordinaires sur les santés, la famille et les affaires dont parlent les
journaux. Et puis--oh! je suis rusé--peu à peu l'entretien dérive vers
le domaine du souvenir, vers tout ce qui s'est passé “dans le temps.”
Alors voici qu'à la voix chantante de mes deux vieux, dans la soirée
sereine pleine de parfums, de sonnailles de troupeau et d'appels de
cigale, les choses d'aujourd'hui s'éloignent, s'estompent,
s'évanouissent, et c'est la vieille Alsace, joyeuse et familière, qui
tressaille, rejette ses voiles, se soulève dans l'ombre et me sourit.

C'est pendant un lointain hiver (il y a beaucoup plus d'un demi-siècle),
à la veillée aux noix, que le Friedli du père Steiner et la Trinele de
chez Keslach ont commencé à avoir des idées. Tandis que volaient en
éclat les coquilles et que, le dos au feu, les vieux contaient des
histoires d'Afrique ou d'Italie, ils échangeaient entre eux des regards,
et leurs mains, brunies du brou du fruit décortiqué, avaient de la peine
à minuit à se séparer.

Au mardi gras tous deux ont “schiblé” ensemble. Selon la coutume, les
garçons du village avaient passé la journée à quêter, de maison en
maison, des bûches, de la paille, des fagots, et aussi des beignets et
des sucreries. Le soir l'homme de paille (le “Sündebock”), le mannequin
comique farci de bois résineux, était dressé sur la grande place. Et
l'on y mettait le feu au milieu de la population réunie. Quand il a eu
achevé de flamber, les braises ont été rassemblées, et les garçons,
donnant la main aux filles, ont sauté par dessus. Après est venu le tour
des “schible.”

--Voulez-vous schibler avec moi, Mademoiselle Trinele?

Justement la mère Steiner et la mère Keslach avaient l'œil ailleurs.
Trinele n'a pas dit oui, mais elle n'a pas dit non, non plus.

Sur une baguette de métal, Friedli a enfilé une mince planchette trouée
au milieu, l'a approchée du brasier et, une fois enflammée, l'a fait
tournoyer en chantant à demi-voix de manière à n'être compris que de sa
voisine:

    Schib dehors, schib dedans.
      Mon cœur j'y mets.
      Vole en l'air et dis
      Si Trinele m'aime.

Et d'un grand geste, il a envoyé dans les airs la planchette. Si elle
s'était éteinte, cela aurait signifié que Friedli n'avait rien à
espérer. Mais voici que la planchette a décrit une courbe immense,
pareille à une parabole de flamme, d'où jaillissait une pluie
d'étincelles... De nouveau les yeux de Friedli et de Trinele se sont
rencontrés et puis détournés.

La Saint-Marc a fleuri de blanc des vergers... A travers champs, on a
entendu caqueter les cailles. Le printemps radieux a épanoui sa
splendeur. A la Saint-Jean, Trinele, en se cachant, est allée au
millepertuis: c'est-à-dire que, de grand matin, elle en a cueilli un
brin, tout couvert de rosée, et avec toutes sortes de précautions l'a
posé sur sa fenêtre: si de trois jours il n'est pas fané, c'est que
peut-être bien il y a un garçon au village qui pense à elle.

Au bout de trois jours, l'herbe de la St. Jean gardait sa fraîcheur.
Aussi quand, un après-midi, Trinele, qui était avec sa mère en train de
ravauder des hardes, a vu par la fenêtre, s'approcher la mère Steiner
toute flambante sous son “mieder” neuf, son châle frangé et son large
tablier de moire noire, elle a senti son cœur battre très fort et saisi
un prétexte pour s'échapper: il fallait voir, n'est-ce pas, s'il y avait
des œufs au poulailler?...

Bientôt on l'a rappelée. Un peu solennelles, la larme à l'œil, mais,
tout de même, le visage joyeux, les deux commères l'ont toisée. Elle ne
savait où se fourrer, tortillait entre les doigts les rubans de son
tablier.

--Est-ce vrai, Trinele, que ton herbe de la Saint Jean n'a pas fané?

A cette question de la mère Steiner, Trinele a senti “le rouge de coq”
lui monter au visage. Tout de même elle n'a pu s'empêcher, la voyant
sourire d'un air malin, de lui sourire aussi. Et tout à coup elle s'est
trouvée dans les bras de la brave femme qui l'a fortement serrée sur son
cœur en murmurant:

--Alors c'est vrai que tu veux être la petite femme de mon “herzkäfer”?

Car, étant le plus jeune des trois fils Steiner, Friedli est intitulé le
“herzkäfer,” le “scarabée de cœur” de sa maman.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

On a couru chercher les hommes. Ils sont entrés, le père Keslach cordial
selon sa coutume, le père Steiner très digne et ce grand Friedli si ému!
On a commencé par échanger avec tout le monde des poignées de main. Et
puis, dans sa cave, Gottlieb Keslach a été quérir une vieille bouteille
et l'on a trinqué à la santé des fiancés. Naturellement les Steiner ont
été invités à dîner. Comme de juste, Trinele se préparait à aider sa
mère: mais on l'a renvoyée loin des casseroles. C'est un proverbe connu
que cuisinière amoureuse sale trop les plats. Alors, tandis que les
mamans travaillaient des bras et de la langue, Trinele et Friedli sont
allés s'asseoir la main dans la main sur le vieux banc au jardin. A
demi-voix ils se sont raconté beaucoup de choses; et entre autres
Trinele a appris ceci qu'elle soupçonnait peut-être à moitié: si son
brin d'herbe de la Saint Jean est resté si vert, c'est que chaque nuit
Friedli, au risque de se rompre les os, grimpait à la fenêtre pour le
renouveler...

Le lendemain, Friedli a glissé une bague d'argent au doigt de sa
promise... La vieille étend son annulaire noueux où brille un cercle
terni:

--Celle-là, monsieur, vous voyez.

Ils se sont mariés après la moisson.

--Ah! cela a été une fameuse affaire.

Au matin du grand jour, après une nuit un peu agitée--dame, monsieur,
n'est-ce pas!...--Trinele a été réveillée par une fusillade: c'étaient,
tout ornés de pompons et de rubans, les garçons d'honneur qui
déchargeaient de vieux tromblons dans la cour et acclamaient la fiancée.
Alors Trinele s'est levée et, avec l'aide de ses amies accourues pour
l'assister, a revêtu sa toilette de noce: neuve toute entière, depuis
les longs bas de fil blanc tricotés par Salomé Barthel, jusqu'à la
splendide robe de faille noire, toute raide, accrochée à un clou fiché
au plafond pour qu'aucun pli n'en soit froissé. Sur sa tête, Salomé a
placé la couronne d'aubépine et de fleurs d'oranger.

Quand, toute parée, Trinele est descendue de sa chambre, la maison était
déjà pleine d'agitation. De la cuisine, parmi le brouhaha des
casseroles, émanaient des odeurs succulentes. Dans la cour, le père
Keslach, aidé des voisins, achevait de charger sur une grande voiture
ornée de nœuds et de guirlandes tout ce que Trinele apporte avec elle
sous le toit conjugal: le lit, la batterie de cuisine, le linge, la
vaisselle, quelques meubles, que sais-je encore! Tout cela se dresse en
une sorte de trophée que surmonte tout en haut la quenouille
traditionnelle enrubannée d'écarlate.

[Illustration: UNE FERME D'ALSACE AU PRINTEMPS.]

Peu à peu tous les gens du village se sont assemblés devant la porte.
Mais ils s'écartent quand au milieu des pétarades une musique
s'approche. C'est le fiancé qui fait son entrée, accompagné de ses
garçons d'honneur. Tout le monde se salue. Comme il faut prendre des
forces, on mange quelques pâtisseries avec un coup de vin ou un petit
verre de kirsch. Dans la main du grand Friedli, le père Keslach a posé
celle de sa fille: “Je te donne ma Trinele, sois lui fidèle.”

Et puis, bras dessus, bras dessous, les fiancés se sont mis en route au
milieu des acclamations, escortés de toute la noce, des curieux et du
grand char oscillant, traîné par les petits chevaux pomponnés de neuf.
On a fait halte devant la maison Steiner. Le temps de se restaurer et de
lever le coude...

--De nouveau, Madame Trinele! quel estomac!

--Dame, Monsieur, chez nous l'émotion, ça fait le creux,
comprenez-vous...

Et la vieille poursuit. C'est l'arrivée à la mairie... En route pour
l'église! Les cloches sonnent à toute volée. Les fusils rechargés
crépitent de plus belle. On entre. Monsieur le Curé, la messe célébrée,
prononce son allocution. Il connaît Friedli et Trinele depuis l'enfance
et leur souhaite beaucoup de bonheur. Tout le monde y va de sa petite
larme. Et puis c'est la bénédiction, l'échange des anneaux; moment
palpitant où tout le village, surtout les jeunes, ont l'œil aux aguets.
Les filles ont bien prévenu Trinele: “Plie le doigt pour que la bague
n'entre pas trop vite.” Sans cela elle sera la servante de son mari. Et
Friedli est renseigné par ses camarades: “Si elle plie le doigt,
marche-lui sur le soulier, pour ne pas être sous sa pantoufle...”

--J'espère que vous leur avez obéi soigneusement!

Les deux vieux lèvent l'un sur l'autre leurs prunelles ternies. Et leurs
bouches édentées se sourient.

--_Jo_, monsieur, nous avions tout oublié...

Reprises des sonneries de cloche et de la fusillade. On signe à la
sacristie. On s'embrasse. Le cortège se remet en marche à travers le
village. Quelques poignées de sous aux gamins qui ont tendu des cordes
dans la rue et réclament de quoi boire pour livrer passage. Et puis
toute la noce s'engouffre dans la maison Keslach.

--Après tant d'histoires, monsieur, vous pensez qu'on n'était pas fâché
de manger un morceau.

--Je pense, Madame Trinele, qu'on en a mangé quelques-uns.

--Dame, on s'est mis à table à une heure. Et c'est seulement à six,
quand on en est sorti, que le bal a commencé.

--Ça ne faisait pas de mal, vous comprenez, après, de se trémousser un
peu.

On s'est trémoussé une bonne partie de la nuit. Après avoir ouvert le
bal ensemble, Friedli et Trinele ont dansé chacun avec tous leurs amis.
Et puis ils se sont retrouvés et ne se sont plus quittés.

Pendant que la jeunesse s'amusait, des personnes de confiance--il y a
toujours quelques vieilles cousines expérimentées pour y avoir
l'œil--s'occupaient de faire décharger le char, de surveiller
l'arrangement des meubles et des ustensiles dans la maison des nouveaux
époux...

A minuit le cortège s'est reformé. On a allumé des torches et des
lanternes. Et sous le ciel éclatant d'étoiles Friedli et Trinele ont été
conduits chez eux au milieu du flonflon des musiciens et des dernières
salves de coups de fusil.

Accompagnée de ses filles d'honneur, Trinele a pénétré dans le logis
conjugal. Avec leur aide, elle a dépouillé sa couronne de mariée, leur
en a distribué les fleurs. Une dernière fois, sous les fenêtres, tout le
monde a poussé des hourras. Et puis, tandis que tout doucement
s'éteignait peu à peu la rumeur des voix et des rires, elle est restée
avec son Friedli--enfin seuls.

--Il y a plus de cinquante ans, Madame Trinele?

--Cinquante-deux ans à la Saint-Louis, oui, monsieur...

Et maintenant les vieux se taisent. A petites bouffées le vieux fume sa
pipe courte. Pensive la vieille a lâché son tricot. Tout là-haut, les
étoiles scintillent comme au soir de leurs noces. Dans la paix nocturne
plane l'âme cordiale et douce de l'antique Alsace.



CHAPITRE IX

LE SOUVENIR


Pour le Français qui voyage en Alsace, il est quelque chose de plus
touchant que la beauté de ses paysages et de ses vieilles maisons, de
plus émouvant que sa fidélité à ses usages antiques et à ses costumes
traditionnels. Ce sont les souvenirs historiques qui jaillissent du sol
même, qui attestent aux visiteurs les siècles de vie commune et
glorieuse où la France et l'Alsace furent unies, et la volonté que garde
la terre aujourd'hui annexée de ne rien renier d'un passé dont elle
demeure fière et dont elle entend jalousement sauvegarder le legs tout
entier.

Que nous réserve l'avenir de l'humanité? Verrons-nous l'apaisement des
haines séculaires entre les nations? C'est le secret de demain, ou
peut-être seulement celui d'après-demain. Toujours est-il que s'il est
au delà des Vosges un pélerinage qui s'impose à nous, quelles que
puissent être notre foi et nos espérances, c'est celui vers ces lieux
historiques où les armées s'entrechoquèrent en 1870, où aujourd'hui,
parmi les verdures riantes et les opulentes moissons, des tombes
fleuries et des monuments pieux consacrent la mémoire des héros qui d'un
côté comme de l'autre succombèrent pour la patrie.

Wœrth, Reichshoffen, Frœschwiller... Morsbronn... Noms sinistres... Et
pourtant quel panorama plus gracieux que celui que le regard embrasse du
monticule où, gigantesque, un cavalier de bronze au geste impérieux
rappelle qu'ici même le prince royal, le 6 août 1870, déchaîna la
bataille?

C'est un décor d'une paix charmante, une plaine riche, harmonieusement
vallonnée, couverte de blés d'or, de prés clairs où se dressent des
meules. Sur les côteaux, des bois ferment l'horizon. Çà et là des
fermes. Tout devant, dans le creux, il y a, endormi sous ses toits
brunis, un bourg traversé d'une petite rivière. Un peu plus loin la
flèche aiguë d'une église pointe au dessus d'un autre village. Sur la
gauche, une demi douzaine de bâtiments grisâtres forment une tache à la
lisière des arbres.

C'est de là, là en face, sur la hauteur d'Elsasshausen, que le Maréchal
de Mac-Mahon dirigea la résistance. Toute une journée, quarante mille
Français tinrent tête à cent vingt mille Allemands, furent écrasés par
le feu de deux cents canons. Cette prairie-là, trois fois en une heure
elle fut prise et reprise à la baïonnette. Là-bas s'engloutit la charge
de cavalerie infructueuse de Bonnemain; plus loin, par delà le petit
bois, la chevauchée funèbre des cuirassiers de Morsbronn, dits les
cuirassiers de Reichshoffen. A cinq heures, c'était la retraite. Nous
avions perdu six mille tués et blessés, neuf mille prisonniers,
vingt-huit canons, une aigle, quatre fanions. La route de l'invasion
était ouverte.

Du monument du prince royal, vous descendez à Wœrth. Tandis qu'on
attelle la voiture qui vous emmènera, entrez dans la salle du fond de
l'auberge proprette. Adossée à la cloison, il y a une vitrine. Elle
renferme des cuirasses, des casques, des képis, des armes de toute
sorte, des clairons, des gibernes, des éperons, des fragments de
projectiles, des papiers trouvés sur les morts. Le tout a été ramassé
sur le champ de bataille.

Mais voici la voiture qui s'avance. Elle est attelée d'un cheval massif,
conduite par un cocher grisonnant.

--Vous êtes du pays?

S'il en est! Il avait quinze ans le jour de la bataille et s'en souvient
comme si c'était d'hier.

--Un enfant, monsieur, vous comprenez!...

Deux heures durant, tantôt au pas et tantôt au petit trot, vous
parcourez les plaines, les côteaux, et les bois. Du fouet le guide
désigne les villages et les monuments. Sa voix chantante énumère les
noms; Frœschwiller aux maisonnettes rayées de gris, coquet au sommet du
côteau; Elsasshausen avec ses fermes; Morsbronn aux rues tournantes où
s'effondrèrent les survivants de la charge.

De toutes parts s'éparpillent les édifices commémoratifs: chapelles,
colonnes, trophées, obélisques, simples croix. Il y en a d'immenses et
de tout petits, de triomphaux et de recueillis. Dominant le tilleul de
Mac-Mahon captif d'une grille, l'aigle de la troisième armée allemande
s'éploie sur sa colonne entourée de victoires de bronze. Gravement la
France honore ses morts dans une petite coupole au milieu d'un jardinet
discret. Les Turcos sont restés là où ils succombèrent. Au fond d'un
petit bois feuillu, délicieux, de hêtres clairs, par des sentiers à
peine tracés, envahis de mousse, d'herbes et de ronces, vous découvrez
leurs tombes. Maternelle, la forêt s'est penchée sur elles, les a
enveloppées de troène et d'aubépine blanche...

Au dessus de Morsbronn, à l'endroit où s'abattit une des charges, a été
élevé un petit obélisque de grès rose. Il porte écrits trois mots:
“_Defuncti adhuc loquuntur_”: “Les morts parlent encore.”

Ne vous défendez pas d'entendre leurs voix.

                                   *

                                 *   *

Une excellente association, celle du _Souvenir Français_, présidée
aujourd'hui par M. Jean, de Vallières, s'est donné pour tâche, en dehors
de toute idée politique, d'honorer les soldats de France qui
succombèrent en 1870. C'est ainsi que dans ces dernières années se sont
multipliées des cérémonies émouvantes où souvent se retrouvent en
présence d'anciens combattants des deux armées.

L'une des plus solennelles fut celle qui eut lieu à Wissembourg, le 17
octobre 1909, pour inaugurer le monument consacré “aux soldats français
morts pour la Patrie,” dont un comité Alsacien avait pris l'initiative.

Il s'élève sur le Geisberg tout près de l'endroit où le 4 août 1870 le
général Abel Douay fut frappé mortellement d'un éclat d'obus. De toute
l'Alsace, des souscriptions avaient afflué, dépassant du double ou du
triple l'attente des organisateurs.

Le jour de l'inauguration, c'est par dizaines de mille que l'on accourut
dans la petite ville dont les maisons étaient décorées d'épaisses
guirlandes piquées de roses de papier rouges et blanches, où çà et là
s'ajoutaient des couronnes ornées de fleurs bleues. Vers la colline, on
voyait, dit un témoin oculaire, monter “une foule de paysans aux
costumes sombres mais pittoresques... comme un cortège de fourmis, sur
plus d'une demi-lieue d'étendue. Il y en a depuis Wissembourg jusqu'au
haut du Geisberg et il en monte autant de tous les autres côtés. Les
villages environnants à plusieurs lieues à la ronde se sont mis en
branle. Les sociétés venues de France avec leurs étendards arrivent et
pénètrent aux places réservées dans l'enceinte, ainsi que les pompiers
qui ont conservé leurs casques de forme française, les sociétés
militaires du Palatinat et d'ailleurs avec leurs aigles allemandes, des
sociétés de musique, des délégations du Souvenir Français et surtout les
vétérans alsaciens-lorrains des armées françaises avec le numéro de leur
régiment à leurs chapeaux. Il y en a plus de sept cents. Ils se
retrouvent, ils se reconnaissent avec une indicible émotion.”

Il en est un que l'on se montre avec un respect particulier. C'est
Baudot, le clairon de Malakoff. Il a quatre-vingts ans. Mais tout droit,
robuste, il tient ferme “le magnifique et lourd drapeau des anciens
combattants de Gravelotte et de l'armée du Rhin, cravaté d'un large nœud
de crêpe.”

Lorsque tombèrent les voiles du monument, qu'ils découvrirent la statue
du génie de la Patrie coulée dans le bronze d'anciens canons français et
que s'éleva la “Marseillaise,” il y eut un émoi indescriptible.

[Illustration: METZ.]

Aux pieds du coq gaulois qui en surmonte le faîte, les enfants d'Alsace,
écrit une Alsacienne, ramèneront indéfiniment leurs enfants “pour prêter
un serment silencieux.”

C'est le même qu'autour de la statue de Kléber à Strasbourg répètent
chaque année en une soirée de juin les étudiants alsaciens qui défilent,
chapeau bas et lèvres closes, devant le héros au coup de minuit.

                                   *

                                 *   *

Ne vous y trompez pas. Sous son apparence paisible, l'Alsace garde une
âme tenace et fidèle. Elle est la même chez ce vieillard qui, au seuil
de sa maison, se soulève, tire sa pipe de ses lèvres et vous fait le
salut militaire parce que vous portez le ruban rouge; chez le paysan ou
l'ouvrier qui chaque année économise de quoi faire au 14 juillet le
voyage de Nancy ou de Belfort; chez ces jeunes gens qui, tout à coup,
guêtrés de blanc, le képi sur le front, pareils à nos gymnastes,
débouchent au coin d'une rue sonnant du clairon nos vieilles marches
militaires. Et si même par hasard, elle voulait se défaire de ses vieux
souvenirs parce qu'ils sont douloureux et rendent la vie plus triste et
plus difficile, l'Alsace ne le pourrait pas. Ils sont trop profondément
ancrés jusqu'au cœur même de ses enfants. Croyez-en l'historiette qui
forme le dernier chapitre de ce petit livre, et qui est authentique.



CHAPITRE X

NOËL D'ALSACE


C'est la veille de Noël. Dans la chambre où l'ombre descend voici les
enfants. Ils sont quatre aux joues roses, aux cheveux clairs, aux yeux
très bleus. Marc, l'aîné, a dix ans; et le petit Jean qu'on appelle
Hansli en a six. Entre eux viennent la jolie Idelette qui est toujours
sage et cette bonne grosse Bœbeli. Dans l'attente fiévreuse, tantôt un
peu haletants, ils se taisent; ou bien, éperdus, les bavardages
s'exaspèrent... Car c'est tout à l'heure, au tintement magique de la
sonnette d'argent, que va s'ouvrir le paradis: le paradis où l'ange d'or
éploie ses ailes au dessus du sapin de Noël, éclatant de lumières, de
jouets et de bonbons, avec, tout autour, les tables couvertes de
serviettes blanches où sont alignés les paquets pleins de mystère, noués
par des faveurs roses.

Pour la dixième fois, Hansli murmure:

--Oh! Idelette, est-ce que tu crois que Christkindel m'apportera la
boîte de soldats de plomb?

La boîte de soldats de plomb, c'est cette merveille qui est exposée à la
vitrine du grand magasin de la rue de la Nuée-Bleue. Depuis deux
semaines qu'elle est en montre, sans doute que maître Hansli s'est
arrêté soixante fois seulement devant elle. Car vous savez qu'on ne
passe que quatre fois par jour devant le magasin. En une seule boîte,
figurez-vous, tous les uniformes de l'armée française!

Maternelle, Idelette rassure le petit frère.

--Mais oui, mon chéri. Tu n'as pas oublié de l'inscrire sur ta liste?

L'oublier! De sa plus belle écriture, chacun des enfants, sur une
feuille de papier toute blanche, a indiqué à la bienveillance de
Christkindel ses vœux les plus chers. En lettres énormes, la bouche
entr'ouverte, le front moite, Hansli a écrit: “La boîte des soldats de
plomb français.” Il a souligné si fort qu'il a fait un pâté. Mais ça
compte tout de même.

Passionné, il répète encore une fois:

--Alors, vraiment, tu crois que Christkindel me l'apportera?

Une apostrophe le fait tressaillir.

--Moi, je crois que Christkindel ne t'apportera rien du tout. J'ai écrit
à Hans Trapp pour qu'il vienne t'offrir un paquet de verges toutes
neuves trempées dans du vinaigre.

Cette voix railleuse, c'est celle de Marc. Sans doute que l'attente
l'énerve lui aussi. Les grands frères taquins sont tous les mêmes.

Ainsi interpellé, voici que le visage tout rond de Hansli s'allonge.
Sans doute que malgré son âge encore tendre, il n'a plus en
Christkindel, le Noël des enfants sages, et en Hans Trapp, son
redoutable compère, cette foi littérale qui fut celle des générations
périmées. Et il semble bien que dans la cérémonie grand-père, papa et
maman jouent un rôle plus décisif que ces personnages qu'on n'a jamais
vus. Pourtant, en somme, il y a là quelque chose d'obscur. D'un ton qui
veut être suffisant, Hansli riposte:

--Ça n'est pas vrai. N'est-ce pas, Idelette, que Hans Trapp n'existe
pas?

S'il n'existe pas! Marc lève les bras au ciel d'un geste de stupeur.
S'il n'existe pas, cet affreux bonhomme vêtu de peaux d'ours, avec sa
figure toute noire, sa barbe hirsute, des verges plein les mains!...

--D'ailleurs tu verras bien tout à l'heure. Il m'a promis de venir pour
te punir de n'avoir pas voulu l'autre jour me prêter ta boîte à
couleurs.

Marc secoue la tête d'un air sûr de soi. Les lèvres de Hansli se mettent
à trembler. Après tout, on ne sait pas... Protectrice, Idelette attire
vers elle le gros garçon:

--Voyons, Hansli, est-ce que tu ne vois pas que Marc te taquine!

Et, supérieure, elle fait la moue au grand frère qui hausse les épaules:

--Aussi Hansli est trop bête!

--Et toi tu es trop méchant!

Allons! allons! on ne va pas se disputer un jour de Noël! Ce serait du
joli si la petite sonnette allait trouver les deux frères en train de
s'arracher les cheveux!... Un peu honteux, ils se taisent. Marc affecte
de reprendre son livre et Hansli son jeu de construction. Mais deux
minutes après il se penche vers Bœbeli, si affairée parmi ses poupées:

--Dis donc, Bœbeli, est-ce que tu ne crois pas qu'elle est en retard, la
petite sonnette? ou bien peut-être que nous ne l'avons pas entendue? Il
faudrait aller voir...

Inutile. Il y a un bruit de portes qui s'ouvrent. Le cœur battant, les
quatre enfants sont debout. Et voici le grelot argentin, le grelot
magique qui sur la terre fait descendre les visions de l'au delà...

... Vibrants, les yeux écarquillés, les voix étranglées d'émoi, les
quatre enfants sont alignés, debout, en face du sapin étincelant.
Retrouveront-ils dans leur vie de semblables minutes?... Sur leurs
visages expressifs, grand-père et papa et maman contemplent l'image du
bonheur parfait dont sur la terre il y a si peu d'exemplaires.

Maintenant vers les tables féeriques c'est la ruée des petites mains
avides. Sous les doigts frémissants les faveurs se dénouent, les papiers
déchirés s'envolent. Au milieu des cris de surprise, des murmures
d'extase, les trésors surgissent de leurs caches. Oublieux de sa
dignité, Marc gambade devant ses livres dorés, ses patins neufs, et son
chemin de fer mécanique. Idelette ne se lasse pas d'inventorier le
contenu inépuisable de sa table à ouvrage. Mère depuis cinq minutes
d'une négresse et d'une japonaise, Bœbeli les berce et les câline,
chacune sur un bras, avec une tendresse égale. Quant à Hansli, il a la
tête perdue. Un tambour, un traîneau, un ballon, des livres, et, par
dessus tout, la boîte des soldats de plomb, la boîte qui contient
l'armée française: tout cela est à lui! Il se tait le cerveau perdu, un
peu fou.

Immobiles et pensifs, M. Lœdikam, son fils, et sa belle-fille ne se
lassent pas de savourer l'allégresse de leurs enfants. Sur la grande
terre, la vie n'est pas toujours gaie; moins qu'ailleurs parfois sur le
vieux sol de l'Alsace. Il arrive qu'ici les jours qui sont les jours de
fête soient plus mélancoliques. Ils remettent davantage en mémoire les
temps qui ne sont plus, combien les choses ont changé et toutes les
séparations. Mais peut-être, de la douleur qu'elle distille, la joie
qu'ils recèlent est plus pénétrante. La voix mouillée, Madame Lœdikam
jeune s'adresse au vieillard:

--Vraiment, mon père, vous avez trop gâté les enfants.

M. Lœdikam sourit. S'il n'avait pas ses petit-enfants à gâter, pourquoi
vivrait-il? Du fond de son grand fauteuil, il aperçoit tout là bas, là
bas, les Noëls lumineux de son enfance. Et puis ce furent ceux de sa
jeunesse. Alors, les membres de la famille se pressaient innombrables
autour de l'arbre sacré... Il était homme déjà quand, une année, pour la
première fois, Christkindel ne fut pas célébré; il y avait eu cette
année-là sur Strasbourg trop de malédictions, de canonnades, d'incendies
et de deuils... Et puis, parce qu'il faut bien que l'on vive, parce que
les petits enfants ne sauraient se passer de joie, de nouveau
Christkindel était revenu. Mais combien, chaque année, la mort et les
départs avaient rétréci le cercle de famille! En ce jour plus qu'en nul
autre, M. Lœdikam revit le passé, regarde devant lui défiler sa vie.
Combien elle est longue, tissée de combien de deuils! Aussi, sans doute
que l'écheveau est bientôt dévidé tout entier. M. Lœdikam est prêt.
Pourtant il est content d'avoir vu ce jour.

Quelque chose gratte sur sa manche. Une voix le tire de sa rêverie.

--Grand-papa, je suis si heureux!

M. Lœdikam pose doucement sa main sur les boucles blondes. Naturellement
il ne l'avouerait pas tout haut. Mais Hansli est son préféré.

--Alors tu es content de Christkindel?

Un coup d'œil de Hansli est plus éloquent que les paroles qui lui font
défaut. Machinalement, à côté du fauteuil de grand-père, son regard
effleure un guéridon qui est vide.

--Et toi, grand-père, Christkindel ne t'a rien apporté?

Sans doute c'est le lot des vieilles gens. Il paraît que c'est tout
naturel. Mais Hansli se figure si vivement sa propre désolation si
Christkindel l'avait oublié qu'il n'a pu retenir sa question. Et il est
tout heureux quand grand-père lui répond:

--Si, Hansli, j'ai aussi eu mon Noël: une bonne lettre d'oncle Jean.

--Une lettre d'oncle Jean!

--Vous ne nous en aviez rien dit, mon père!

Autour du vieillard toute la famille s'est rassemblée. Et un silence
religieux s'établit pendant qu'il tire la lettre de sa poche, assujettit
ses besicles et commence sa lecture.

C'est qu'oncle Jean, le plus jeune fils de M. Lœdikam, n'habite plus en
Alsace. Et même c'est tout au plus si, de loin en loin, il y fait une
apparition. Oncle Jean est un officier français. Et en ce moment il
combat pour la France sur la terre d'Afrique au Maroc. Ses lettres sont
rares. Elles apportent avec elles d'étranges parfums, une atmosphère
inconnue. Les enfants connaissent à peine oncle Jean, même Hansli qui
est son filleul. Mais le mystère qui environne sa figure en rehausse
l'éclat. Dans ses lettres chantent le soleil de flamme, la magie du
désert, toutes les splendeurs de l'Orient, une épopée de gloire et de
sang qui fait battre les cœurs... Au milieu du recueillement de tous, M.
Lœdikam achève sa lecture: les nouvelles sont bonnes; oncle Jean se
porte bien; il sera en pensée à Strasbourg le jour de Noël...

Tandis que les conversations reprennent et que M. Lœdikam méthodique
replie les feuilles de papier, voici que de nouveau Hansli est devant
lui. Il tient dans ses bras la lourde boîte des soldats de plomb et,
tout rouge de son effort, interroge:

--Grand-papa... grand-papa, je voudrais savoir lequel ressemble à
l'oncle Jean.

Le vieillard qui n'a pas encore serré ses lunettes s'incline et, parmi
les cuirassiers et les hussards, avise un cavalier plus beau que tous
les autres dans son dolman céleste et son ample pantalon rouge:

--Le voici.

Avec respect Hansli le reçoit dans sa menotte, longuement le considère
et puis le replace dans le lit de coton. Dans la figurine de plomb
colorié s'incarne la légende d'héroïsme et de péril dont s'auréole le
mâle visage bruni et la moustache blonde qui deux ou trois fois se sont
penchés sur le visage rose du garçonnet...

[Illustration: GÉNÉRAL KLÉBER.]

Mais déjà les portes de la salle à manger se sont ouvertes. “A table!”
D'abord les enfants se récrient... Tout aussitôt ils s'aperçoivent
qu'ils meurent de faim. Dans sa splendeur traditionnelle, c'est le
souper de Noël; il y a, énorme et reluisante, l'oie farcie de marrons;
il y a le magnifique pâté de foie gras; au dessert une profusion de
sucreries. Et l'on débouche une bouteille de champagne pour boire à la
santé d'oncle Jean et de tous les absents.

Après le repas l'excitation redouble. Sans doute le champagne y est pour
quelque chose. Et puis comment, sans un peu perdre la tête, dépouiller
l'arbre de sa parure merveilleuse, se partager le butin de babioles et
de friandises! Les cris, les rires, les interjections montent à un
diapason plus aigu. En vain la jeune Mme Lœdikam essaye de les apaiser.
Aujourd'hui, n'est-ce pas, il n'y a pas moyen de gronder. Un peu
anxieuse, elle se penche vers son beau-père: est-ce que tout ce vacarme
ne le fatigue pas trop? Il secoue doucement la tête. Sans doute elle lui
fait un peu mal. Mais est-ce que bientôt il n'aura pas l'éternité pour
se reposer? De l'allégresse de ses petits-enfants, gourmand, il ne
laissera pas perdre une miette.

Aussi bien voici l'heure du coucher. Malgré les protestations, on tombe
de fatigue. Et c'est à peine si les voix ensommeillées peuvent articuler
un bonsoir. Les jambes vacillent pour gagner la porte tandis que les
petits poings frottent les yeux appesantis.

Quelques minutes après les enfants, M. Lœdikam le père se retire à son
tour. Son fils et sa fille demeurent seuls dans le salon jonché de
papiers, de ficelles, de débris d'enveloppes et de verdure. Ils se
sourient. C'est une belle journée. Les enfants ont été si heureux. Et le
grand-père les a tellement gâtés! Quelle chance qu'il ait justement reçu
aujourd'hui la lettre de Jean! Comme cela, lui aussi a eu son
Christkindel.

Le fin visage de Madame Rodolphe Lœdikam approuve. Pourtant on dirait
qu'il y a une ombre sur ses traits. Son mari se penche vers elle. Est-ce
que quelque chose la tourmente?

Elle lui sourit. Il la connaît trop bien. Elle ne peut rien lui
dissimuler. Eh bien!--oh! elle se rend compte qu'elle est ridicule--tout
à l'heure, pendant que son beau-père lisait la lettre de Jean, elle
avait le cœur un peu serré en regardant ses enfants qui, bouche bée,
buvaient ses paroles... Certes, tout Alsacien est fidèle au passé. Mais
à quoi bon perpétuer pour les générations qui viennent d'inutiles
occasions de rancœur et de souffrance! Est-ce qu'il ne vaudrait pas
mieux que les Alsaciens de demain, sans rien abdiquer de leurs
sympathies héréditaires, acceptent les faits accomplis et assument sans
arrière-pensées leurs nouveaux devoirs?

M. Lœdikam jeune, qui est un homme raisonnable, approuve du menton. Jean
a eu le droit d'agir comme il a fait. Nul ne songe à l'en blâmer. Et on
est, tout de bon, fier de ses exploits. Pourtant il est inutile de les
proposer en exemple aux enfants. Et si grand-père avait donné à Hansli
un autre cadeau que cette boîte de soldats de plomb, il n'en aurait pas
été fâché. Mais, n'est-ce pas, il ne faut pas non plus exagérer les
choses. Avec les mioches tout passe et tout change. Peut-être que ce
n'est pas grandement la peine de se faire du souci pour cela le jour de
Noël... Hein?

Mme Lœdikam ne peut s'empêcher de sourire et acquiesce à son tour. Puis,
ayant éteint les lumières, les deux époux quittent le salon.

Avant de se coucher, ils passent par les chambres des enfants. Les
fillettes dorment à poings fermés dans leurs petits lits blancs. Marc
s'est agité avant de trouver le sommeil. Il faut ramener la couverture
sur lui et reborder le lit. Sur son oreiller, Hansli, le visage
paisible, la respiration égale, ressemble à un ange joufflu.

Mme Lœdikam se penche pour effleurer son front blanc d'un baiser, et
tout à coup, la voici qui attire son mari à elle et lui désigne la
menotte de l'enfant. En se couchant, Hansli n'a pas eu le courage de se
séparer de tout son trésor. Et jusque dans son sommeil il continue
d'étreindre la figurine de plomb où grand-père lui a appris à
reconnaître l'uniforme d'Afrique.

Avec un hochement de tête indulgent, M. Lœdikam fils tout doucement
saisit la main potelée, essaye d'en écarter les doigts. Mais voici
qu'avec un grand soupir l'enfant les resserre et d'un geste instinctif
ramène sur sa poitrine le petit soldat de plomb.

Alors, tout bas, tout bas, d'une voix qui tremble imperceptiblement,
c'est Mme Lœdikam, Mme Lœdikam elle-même, qui murmure à l'oreille de son
mari:

--Laisse-le lui...

Et tous deux à pas étouffés quittent la chambre où, paisible, monte la
respiration égale du petit enfant d'Alsace au cœur fidèle.



TABLE DES MATIÈRES


  CHAP.                                                    PAGE
        Avant-propos                                          5
     I. L'Alsace: Un Coup d'Œil Dans l'Histoire               7
    II. L'Alsace, “Le Jardin de la France”                   13
   III. Strasbourg: La Cathédrale--Le Musée alsacien--La
          Chambre d'Oberlin                                  22
    IV. Les Cigognes                                         36
     V. Le Caractère alsacien                                45
    VI. “L'Alsace à Table”                                   56
   VII. Figures de Légende                                   73
  VIII. Friedli et Trinele (Récit d'autrefois)               83
    IX. Le Souvenir                                          94
     X. Noël d'Alsace                                       102



TABLE DES ILLUSTRATIONS


  Strasbourg              _Frontispice_

                                   PAGE
  Ribeauvillé (Vosges)               20
  Turckheim                          29
  Un Vieil Alsacien                  40
  Colmar                             49
  Lisière de la Forêt-Noire          60
  Riquewihr                          69
  Jeune Alsacienne                   80
  Une Ferme d'Alsace au printemps    89
  Metz                              100
  Général Kléber                    109
  Les Cigognes             _Couverture_

  Carte d'Alsace, page 4.



Collection honorée de Souscriptions de l'Etat

LES ARTS GRAPHIQUES: IMPRIMEURS-ÉDITEURS, VINCENNES



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