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Title: La Poupée
Author: Larguier, Léo
Language: French
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                             LÉO LARGUIER

                               LA POUPÉE
                       _DESSINS DE CHAS LABORDE_

                            [Illustration]

                              COLLECTION
                        “LA ROSE ET LE LAURIER”
                        _G. BRIFFAUT, Éditeur_
                     4, RUE DE FURSTENBERG, PARIS



                               LA POUPÉE

                      IL A ÉTÉ TIRÉ DE CE VOLUME:


     10 exemplaires sur japon impérial contenant un dessin original de
     l’artiste et une suite en noir, numérotés de 1 à 10.

     10 exemplaires sur japon impérial contenant un dessin original de
     l’artiste, numérotés de 11 à 20.

     750 exemplaires sur vélin, numérotés de 21 à 770.


                           EXEMPLAIRE Nº 133



                             LÉO LARGUIER

                               LA POUPÉE

                              DESSINS DE
                             CHAS LABORDE

                            [Illustration]

                            _COLLECTION DE
                       “LA ROSE ET LE LAURIER”_
                         G. BRIFFAUT, ÉDITEUR
                  4, RUE DE FURSTENBERG, PARIS (VIᵉ)

                               M CM XXV

    «..._Tu n’as jamais été dans tes jours les plus rares
    Qu’un instrument banal sous mon archet vainqueur,
    Et comme un air qui sonne au bois creux des guitares,
    J’ai fait chanter mon rêve au vide de ton cœur._..»

                                  LOUIS BOUILHET
                                    (_A une Femme._)


Puisque vous aimez les antiquaires, me dit mon ami Ange Laurentier, chez
qui je passais cette semaine d’extrême automne, allez donc jusqu’à la
Tremblée; on m’a affirmé que le fou qui habitait, ou plus exactement,
qui se cachait dans ce pavillon délabré, était mort et qu’il laissait
tout son bien à un valet de chambre.

Je crois que cet héritier doit vouloir vendre ce bric-à-brac; et vous y
ferez peut-être des découvertes intéressantes.

On aperçoit de la route la maison et les grands arbres qui l’abritent.
Vous ne pouvez pas vous tromper. Vous sonnerez à une petite porte
peinte en vert.

La Tremblée, où vivait, si l’on peut dire, M. Olivier Camors, est à
trois kilomètres d’ici, et ce sera l’occasion d’une promenade
charmante...

Je partis, lorsque nous eûmes déjeuné, persuadé que ce vieux serviteur
ne me laisserait point pénétrer dans le domaine abandonné, et je ne me
hâtais pas, goûtant l’après-midi d’automne comme une immense symphonie
en or majeur.

De la route que je suivais, bordée de peupliers sensibles, presque
dépouillés, aux coteaux qui fermaient l’horizon, je pouvais admirer les
jaunes légers, les ocres, les rouges sanguins, les fauves dorures et les
pourpres, toutes les nuances et toutes les teintes de la saison.

Mon ami n’avait pu me donner aucun renseignement précis touchant cet
Olivier Camors qui, après une vie passablement remplie, était venu
s’enterrer à la Tremblée. Il ne savait que ce qui circulait dans le
pays: de vagues racontars, inexacts sans doute, puisque nul n’avait
franchi les murs de cette propriété ruinée et que le valet de chambre,
aussi mystérieux que son maître, ne parlait à personne et ne sortait
guère que pour faire quelques provisions au chef-lieu.

On savait à peu près son âge. Il avait été capitaine et blessé, en 1915,
aux attaques de Champagne.

Ange Laurentier, qui l’avait entrevu à la gare, avait gardé le souvenir
d’un homme svelte et d’une beauté remarquable, mais très fatigué. Le
pavillon était inhabité depuis des années lorsqu’il était arrivé, et il
avait fallu que son domestique escaladât le mur pour arracher les
ronces et la vigne vierge qui, ayant poussé derrière la porte,
l’empêchaient de s’ouvrir.

[Illustration]

Un ouvrier, qu’on avait appelé pour réparer les gouttières et poser des
tuiles au toit, n’avait vu que le vieux serviteur et il n’était pas
entré dans la maison. C’est tout ce que j’avais pu apprendre, et
personne ne savait autre chose. Il n’y avait aucune sonnette à la petite
porte verte que cachaient presque jusqu’à la serrure des retombées de
glycines et les branches qui couronnaient le mur.

On eût pu croire qu’une dame en crinoline venait de la refermer derrière
elle.

Je frappai fortement du bout de mon bâton...

Contre toute attente, une clé grinça presque immédiatement dans le pêne,
et un vieil homme au visage glabre et fripé, en tricot de laine, avec
une calotte étoffée de Scapin, apparut dans l’entre-bâillement.

Je n’avais préparé aucune phrase astucieuse et je fus obligé de dire
franchement que je savais que la maison contenait de vieux meubles et
des toiles anciennes et que rien au monde ne m’intéressait plus que
cela.

Le valet de chambre me regarda de son œil froid, tout embrumé et couleur
d’étain.

--Antiquaire, dit-il, ou artiste?

Je sentais que, selon ma réponse, la porte verte allait se refermer pour
toujours.

--Artiste, répondis-je assez décontenancé.

Il souleva son bonnet et s’effaça pour me laisser entrer.

--Veuillez me suivre, fit-il, je n’ai pas l’intention d’habiter plus
longtemps cette maison et je ne suis pas fâché de la montrer à un
connaisseur, avant mon départ.

Il referma soigneusement la porte derrière lui.

Le parc sauvage où je pénétrai était retourné à la nature, et, à travers
ce prodigieux fouillis végétal, le vieillard se dirigea vers des herbes
foulées, indiquant sans doute le chemin qui devait conduire à la maison.
Elle apparut à un tournant comme enchâssée dans les arbres gaufrés d’or
par l’automne.

Les marches du perron étaient disjointes et l’herbe poussait drue dans
leurs fentes.

Tous les volets étaient clos.

On songeait à ces vieilles demeures où moururent d’une maladie de
langueur, parce que leur fiancé avait été tué dans un duel, de
touchantes et poétiques jeunes filles appelées Adélazie ou Aloïda, qui
portaient des mitaines et des repentirs, et qui lisaient au crépuscule
un livre de M. de Lamennais, s’interrompant pour faire le signe de la
croix, quand l’angélus venant d’une lointaine chapelle passait, ainsi
qu’un ange, sur les murailles couvertes de lierre et de pariétaires.

Le vieux serviteur qui me précédait poussa un battant du portail massif
et me fit entrer dans le corridor obscur qui avait une odeur de cave, de
fruits, de murs humides et d’ombre.

Je pénétrai derrière lui dans la bibliothèque.

[Illustration]

Une branche qui avait brisé les vitres empêchait la fenêtre de se fermer
complètement, et j’aperçus dans le jardin dévasté un arbuste coiffé d’un
chapeau de jardinier, au cœur d’une minuscule corbeille.

--Cette pièce a beaucoup souffert, me dit mon guide. Elle était depuis
longtemps dans cet état quand nous sommes arrivés à la Tremblée. Voyez,
il n’y a plus rien, l’humidité et les bêtes ont tout mangé.

Il atteignit un livre sur un rayon.

Le cuir glacé d’or éteint semblait à peu près intact, mais quand je
l’eus ouvert, je m’aperçus qu’il était creux comme ces fruits dont les
insectes ont rongé la pulpe sous la peau desséchée.

Il n’y avait plus, contre le dos de la reliure, qu’une poignée de bourre
blanchâtre, pareille à du coton taché de rouille.

C’était une très belle édition des œuvres de Léonard et je découvris un
bout de feuillet sur lequel je pus encore lire ces vers qui devaient
faire partie de quelque _Temple de Gnide_:

    «... _Des remparts de Corinthe il vint trente beautés_
    _Dont les cheveux croulaient en boucles ondoyantes;_
    _Dix autres qui n’avaient que des grâces naissantes,_
    _Venaient de Salamine et comptaient treize étés_...»

J’en examinai quelques autres.

Tous paraissaient souffrir des plus affligeantes maladies de peau.

Voltaire avait un eczéma, Diderot des moisissures bleuâtres, J.-J.
Rousseau des dartres farineuses.

Les livres aux couvertures claires étaient vert-de-grisés comme des
cuivres, les vélins ivoirins et roides étaient cariés comme des dents,
les petits poètes du XVIIIᵉ siècle avaient des reliures éraflées et
griffées ainsi que des souliers légers égratignés par les ronces.

[Illustration]

Je remis moi-même le livre creux à sa place, sur la planchette
vermoulue, et je feuilletai un album plein de pensées, de mauvais vers
et de fleurs sèches qui avait dû appartenir à quelque ancienne jeune
fille.

--On a tout laissé périr, monsieur, reprit mon guide. Je dois vous dire
cependant que ce n’est pas mon maître qui est responsable; il a trouvé
presque toute la maison dans cet état. Il y en avait sans doute pour
beaucoup d’argent. Je lui ai entendu conter qu’un de ses parents, M.
d’Herbaupair, avait eu la manie des collections, mais vous allez voir ce
que sont devenus ces trésors.

Les tableaux étaient dans un cabinet où il a plu pendant trente ans, et
ils sont pareils aux livres... Si vous désirez les voir?...

Je le suivis dans une autre salle.

Il ouvrit les volets avec quelque difficulté.

Des cadres, dont la dorure était devenue noire, ne montraient que des
peintures effacées.

Les vagues choses qui restaient encore étaient bien faites pour donner
des regrets éternels à un homme épris de tableaux anciens.

Ce pan de ciel bleu-vert, au coin d’une baguette, ne pouvait avoir été
peint que par Guardi, au-dessus des vieux palais qu’il aimait et que
doublait l’eau d’un canal italien. Je vis le pied d’un verre dont le
cristal n’avait pu être poli que par Chardin; et il y avait eu là des
toiles inconnues de Watteau, de Fragonard, de Largillière, de Boilly, de
David, des pastels de La Tour, des sanguines et des dessins de Claude
Lorrain et de Poussin.

--A combien, monsieur, estimez-vous ce que contenaient ces cadres
inutiles? me demanda le serviteur.

Effaré, je haussai les épaules.

--Je ne sais pas exactement, balbutiai-je, à plus d’un million,
certainement.

Du bout de ses doigts maigres, il se gratta la tête sous le bonnet de
Scapin, et ses lèvres sèches esquissèrent une grimace.

--Vous savez sans doute, reprit-il, que M. Olivier Camors m’a donné tout
ce qu’il possédait. L’argent?... mon Dieu, il n’était plus très riche...
peut-être trois mille francs de rente, ce qui, par les temps que nous
traversons... mais il y a une seule pièce intacte dans cette maison qui
tombe en ruine, et je veux avoir votre avis, parce que je crois que ce
qu’elle renferme vaut plus que tout le reste. Voulez-vous
m’accompagner?...

Je n’avais jamais vu de plus beaux meubles du XVIIIᵉ siècle que ceux qui
ornaient la chambre où il me fit entrer.

Des tapisseries, dont les rouges étaient devenus groseille clair,
s’encadraient dans des panneaux de bois liserés de vert tendre, et sur
la cheminée de marbre, une pendule d’écaille et deux flambeaux d’argent
se reflétaient dans l’eau morte d’une glace, dont le trumeau était
assurément de Boucher.

Le lit, les fauteuils et les chaises à médaillons, les pâtes tendres
qu’on avait peut-être fabriquées pour la reine, les soies et les étoffes
merveilleuses, tout formait un ensemble sans une seule tache, d’une
harmonie et d’une pureté uniques.

--Vous êtes riche avec ceci, dis-je au vieillard qui me regardait avec
inquiétude.

--Oui, c’est ce que j’ai entendu dire par mon maître, mais je ne savais
pas très bien... Pourriez-vous m’aider, me donner l’adresse d’un
antiquaire sérieux et me dire à peu près ce que vaut tout cela?

Je fis de mon mieux et à ma connaissance, et je compris que je lui
rendais service.

Il me désigna un fauteuil.

--Voulez-vous m’attendre un moment, fit-il, je voudrais vous offrir un
verre de vin. Je crois que vous n’en aurez jamais goûté de plus vieux.

[Illustration]

Il revint au bout de quelques minutes, portant sur un plateau deux
coupes de cristal épais et une bouteille. La poussière et les toiles
d’araignées ne cachaient pas complètement un liquide d’un blond lumineux
et chaud.

Il en émietta le cachet de cire, avec précaution.

--On n’est jamais sûr, murmura-t-il... j’espère que celui-ci sera bon
malgré son âge, qui doit approcher du mien... Vous permettez, monsieur,
que je me serve d’abord pour m’assurer?...

Il se versa un doigt d’élixir doré et, la tête renversée, il le huma
longuement et le porta à ses lèvres.

--Je pense qu’il ne vous déplaira pas, dit-il en souriant, et il emplit
ma coupe jusqu’au bord.

Il fallait une grande complaisance pour comprendre la saveur fanée de ce
vin clair et dépouillé, mais je crois que, de ma vie, je n’avais bu
pareille liqueur. J’en fis compliment au vieillard.

--Mon maître, me répondit-il, n’en buvait presque jamais. Le matin du
jour où il mourut, cependant, il me pria de lui en apporter un flacon.
Il était assis, là, où vous êtes, et...

Il se tut pendant quelques secondes.

--Le drôle d’homme! soupira-t-il.

Je sentis que je n’allais par tarder à recevoir ses confidences et à
connaître un peu le mystérieux défunt.

--Tenez, monsieur, reprit-il, je veux vous montrer encore quelque chose.
Ce ne sont que des papiers, mais je suis sûr qu’ils vous intéresseront.
J’ai un petit ouvrage à terminer et ces pages inachevées vous
renseigneront mieux que je ne le ferais moi-même.

Il tira un cahier d’une commode sûrement signée Riesener, et il le posa
sur le plateau d’une table qui n’était qu’un éblouissant semis de
marqueterie. Il approcha ma coupe et la bouteille pleine encore aux
trois quarts, et il m’offrit un cigare hollandais qui se serait effrité
si je l’avais serré entre mes doigts, tant il était sec de vieillesse.

--Je vous laisse, me dit-il en refermant la porte. Vous en avez pour un
moment, mais avec ce manuscrit, cette bouteille et ce cigare, vous ne
vous ennuierez peut-être pas complètement.

Autrefois, de belles chambrières offraient ici des boissons froides. Il
y en avait une surtout...

[Illustration]

Une petite flamme dansa, me sembla-t-il, dans son œil d’étain. Je me
versai un autre verre de vin, j’allumai le cigare et je me mis à dévorer
les pages qu’on va lire. Je leur donne un titre qu’elles n’avaient pas
dans le cahier, et je n’ajoute à ces curieux fragments que cette ligne
de mon encre...



II

LE JOURNAL D’OLIVIER CAMORS


                                                          _Avril 1920._

Me voici pour toujours à la Tremblée. J’en ai passé, hier, la petite
porte verte, sans un regret, sans tourner la tête, comme ces fugitifs
qui franchissent la clôture d’une trappe.

J’admire les écrivains qui vomissent leur époque, selon l’expression de
l’un d’entre eux, mais qui ne manquent pas un apéritif, dans les cafés
où ils ont coutume d’aller, pas un dîner, pas une répétition générale.
Je connais le romantisme de ces farceurs. Moi, j’ai eu le courage de
fuir.

Que ferais-je d’ailleurs à Paris? Il ne me reste que quelques milliers
de francs de rente.

Ce n’est pas cela pourtant qui m’a décidé... Fini... Je ne veux voir
personne... J’ai fait la guerre. J’ai jeté dans un tiroir les croix et
les médailles qu’on m’y donna. J’ai vendu mes livres. Tout cela était
inutile dans ma retraite. Les rubans et la littérature, les ragots de
MM. de Goncourt, la roublardise facile de M. Jules Lemaître, le Parnasse
et les histoires de la plaine Monceau, les calembredaines, les talents
moyens, les génies assommants et les idées générales n’ont pas cours
dans le domaine où je suis venu. Je vais refaire le monde autour de moi.
Je vais faire la paix pour moi seul, sans traités solennels, et je me
moque des Bulgares, ces coupeurs de nez, d’oreilles et de lèvres, et des
Turcs et des Allemands, ces gros blonds qui sont tous membres d’une
société de tir ou de gymnastique, et je me moque aussi de cent mille
choses que prennent au sérieux mes contemporains.

Il n’y aura plus rien dans mes jours.

Jusqu’à hier, je les ai remplis avec ce qu’ils appellent la vie. Ils
étaient partagés en petites tranches étiquetées dont je respectais,
comme tout le monde, le numérotage.

J’y jetais des journaux et des lettres insignifiantes, des besognes que
je croyais très importantes, des plaisirs et des obligations ridicules.
Je prenais à peine le temps de déjeuner parce que j’attendais à quatre
heures Thérèse ou Simone, qui ne venaient pas, et qui m’envoyaient un
télégramme bourré des mêmes mensonges.

Il n’y aura plus rien dans mes jours. Je suis désormais en paix...

       *       *       *       *       *

Je ne daterai plus ces lignes que j’écris au hasard. A quoi bon? Je dors
mal. La solitude ne m’a pas versé encore sa divine tisane de pavots et,
pendant toute cette nuit, j’ai encore songé à la guerre. J’ai refait les
étapes du calvaire champenois... Nous avancions dans une ombre de
guet-apens et notre colonne était tâtée, si je peux dire, effleurée
maladroitement par la gerbe d’un projecteur ennemi. Nous allions
au-dessous de cette queue de comète sinistre, faite d’une buée fauve,
d’un poudroiement cruel, et je bronchais à chaque pas contre les troncs
des pins coupés au ras du sol.

Puis ce fut l’heure H qui sonna, l’instant vertigineux du bond hors des
parallèles de départ, et la soif terrible, et une odeur de place
tumultueuse, une nuit de quatorze juillet, quand, les feux d’artifice
tirés, il reste dans la chaleur orageuse une persistante odeur de
poudre.

J’ai senti de nouveau ce sournois parfum de bonbon anglais qu’exhalent
les gaz lacrymogènes et je me suis débattu dans les ouates jaunes des
autres gaz empoisonnés, de ceux que le docteur Faust fabriquait dans son
laboratoire et qui ont fait de moi, à quarante ans, un vieillard
toussotant qui n’a peut-être plus longtemps à souffrir.

       *       *       *       *       *

J’ai trouvé un vieil atlas de géographie qui portait sur sa couverture
fanée ce nom: Palmyre d’Herbaupair.

C’était la sœur de ma mère, et elle mourut à la Tremblée; elle se tua au
fond du parc, un soir qu’elle avait grimpé sur la plus haute branche
d’un pin, rompue sous son poids.

Je me souviens...

Ma tante Palmyre était une colossale demoiselle d’une trentaine
d’années. Sa stature avait effrayé tous les épouseurs. Aucun homme n’eût
pu offrir son bras à cette géante, qui semblait faite pour les amours
d’un dieu ou d’un taureau mythologique.

Immense et enfantine, elle ne s’occupait jamais à des travaux féminins,
mais elle dévastait le parc, dénichait les corbeaux et jouait avec une
meute de grands chiens qui l’adoraient.

Il n’y avait pas de domestiques mâles à la Tremblée, Jean vivait à Paris
avec mon père, et, en été, elle allait se baigner dans le bassin. Je
sais que je la vis un jour, à

[Illustration]

midi, alors qu’elle en sortait, ruisselante et criblée de soleil,
presque surnaturelle dans sa formidable nudité, avec ses grands cheveux
roux mouillés et retombant en mèches massives sur ses épaules de marbre.

[Illustration]

Elle me prit entre ses larges bras et m’emporta en courant, le visage
serré contre sa poitrine de déesse ou de phénomène de foire.

Etrange famille qui va finir avec moi!

Ma mère était une mince et délicate jeune femme, toujours malade, et mon
grand-père d’Herbaupair était un petit homme falot et chétif, qui
n’avait eu dans sa vie qu’une passion: celle des antiquités.

C’est lui qui rassembla tout ce que la pluie, l’humidité et plus de
trente ans d’abandon détruisirent à la Tremblée.

Je l’aperçus une seule fois et il ne prit point garde à moi. Il ne
s’intéressait qu’aux enfants peints par Boilly.

Il portait un costume assez bizarre et il jouait perpétuellement avec
une grosse loupe dont j’avais bien envie...

       *       *       *       *       *

J’ai déniché derrière une porte une peinture qui représente une vue
ocreuse de Rome.

Devant cette vision noble et glorieuse, cette terre fauve que ne
déshonorent aucun pâturage, aucun bétail à l’engrais, devant les arcs
ruinés et les aqueducs écroulés, je songe à l’épouvantable ennui que
m’infligeait tout ce qui touchait à Rome, au temps où j’achevais mes
classes, au collège.

Les vertus civiques et militaires de ses grands hommes, leurs mots
historiques, leurs pompeuses attitudes me glaçaient. Je tenais les
Romains pour un peuple de bavards, de faiseurs de routes et de lois, et
Auguste me semblait le personnage le plus ridicule et le plus pompier de
l’Histoire. Combien me plaisait davantage ce que j’appelais l’opposition
orientale à la République et à l’Empire!

J’aimais les princes efféminés qu’allait vaincre facilement quelque
militaire de carrière, aux joues et aux lèvres bleuies par le rasoir;
les princesses étranges qui regrettaient Ecbatane ou Césarée, la
Bactriane et la Cappadoce, dans la ville capitale; ces belles barbares
qui troublaient les césars et les proconsuls avec leur teint de
fellahines et leurs parfums inconnus. Mais j’étais naturellement un
mauvais élève, puisque je n’admirais pas ces juges de paix, ces agents
voyers et ces briscards coloniaux...

       *       *       *       *       *

Je voudrais connaître mes nouveaux compagnons, les arbres qui
m’entourent, et je ne sais le nom d’aucun.

D’ailleurs, ils ont poussé si drus, si mêlés les uns aux autres qu’ils
ne forment plus qu’une foule végétale.

Je veux tout de même me familiariser avec eux...

       *       *       *       *       *

Ce matin, bien avant l’aube, j’ai dû fuir le lit où je n’avais pas dormi
et aller dans le parc.

Je suis de plus en plus sollicité par le côté mystérieux et obscur du
monde.

La terre avait le réveil pénible des hommes qui remontent lentement des
gouffres du sommeil et du songe, des abîmes de la nuit.

Elle avait l’air d’hésiter, il me semblait qu’elle allait lâcher un
secret. L’aile fermée que chacun porte en soi allait-elle se déployer en
moi?

[Illustration]

Mais non, chaque chose a repris sa place, le soleil s’est levé, et cette
inquiétude infinie n’était que dans mon cœur...

       *       *       *       *       *

Un grand oiseau de mer, venant on ne sait d’où, a traversé ce soir, vers
cinq heures, le ciel d’été, orange et mauve.

Il allait, le cou tendu, sans un frémissement de plumes dans l’azur
tiède, comme une grande chose soyeuse et bien lancée.

J’ai entendu le bruit d’un coup de fusil.

Tout le monde doit en parler au village, comme si l’homme qui saigne les
porcs, le tailleur bossu, l’épicière, l’aubergiste, les vieux qui
tettent des pipes vides et les vieilles qui se chauffent au soleil
avaient vu le ciel se creuser et aperçu, dans une échappée vermeille, le
passage d’un être surnaturel...

       *       *       *       *       *

J’ai retrouvé des vers que j’écrivis en Champagne, pendant la guerre, un
soir inhumain que je songeais au tableau de Bœcklin: _L’Ile des Morts_.

La contrée la plus tragique et la plus désolée du monde était en avant
de Somme-Suippe; c’était un aride paysage calcaire et minéral. Tout y
était pâle de la pâleur mortuaire des craies.

C’est seulement au versant des astres éteints et des globes morts qu’on
eût pu trouver ces lividités de sel et de plâtre.

Ce coin du front était nettoyé comme un os, ce secteur blanc,
squelettique et spectral avait l’air d’être sous un suaire. Je
m’aperçois que ce poème maladroit est tout en rimes féminines. Cela ne
me déplaît pas. Les rimes sourdes confèrent aux strophes une pesanteur
étrange, mais voici cette poésie à laquelle j’ai donné le nom du
tableau:


L’ILE DES MORTS

    Des cyprès, des rocs blancs hors du monde... C’est l’Ile
    Où vivent les grands morts quand ils quittent la terre;
    Un crépuscule doux, vaporeux et tranquille
    Y répand ses clartés de perle et son mystère.

    Son bois sacré de pins, de lauriers métalliques
    Semble attendre toujours de pures chasseresses,
    Et dans le bleu divin des soirs mélancoliques
    On dirait que, toujours, vont passer des druidesses.

    Victor Hugo, vêtu de la cape marine
    Qu’il portait à Jersey, poursuit un vaste rêve...
    Lorsque sort Beethoven, Musset et Lamartine
    Saluent, et le martyr de la musique lève

    Son énorme chapeau trop enfoncé... Banville
    Au jardin de Ronsard cueille des roses blanches
    Et des œillets qu’il veut offrir au bon Virgile.
    Lord Byron à Chénier dit des vers sous les branches...

    Hésiode et Gautier ont des barbes pareilles;
    Shakspeare et Rabelais dans l’herbe rient ensemble;
    Dante, toujours coiffé de capuces vermeilles,
    Sur le bras de Balzac pose sa main qui tremble.

    Ils sont là tous, dans l’île aux lumières sereines.
    Aucun souffle n’émeut les arbres du rivage,
    Les heures ne fuient pas et sont élyséennes.
    Rarement une barque aborde sur la plage.

    C’est l’asile où tout n’est que paix harmonieuse,
    Où la table toujours est mise sous les roses
    Des rosiers aussi hauts que le pin et l’yeuse;
    C’est l’Ile du silence et des apothéoses.

    Mais quand passent, venant d’une affreuse bataille,
    Dans un lourd battement d’aile vierge et meurtrie
    Des âmes de soldats, courbant leur grande taille,
    Gœthe et Schiller, pensifs, maudissent leur patrie...

       *       *       *       *       *

Je passe aujourd’hui l’après-midi allongé sur mon lit, à regarder le
ciel au-dessus des arbres.

Au plus profond, au plus intime de moi, dans ces régions intérieures où
ne peut vivre aucun mensonge, il n’y a peut-être que le désir d’en avoir
fini vite avec les misères que je traîne, et je me sens soulevé par
l’espoir des grandes migrations inconnues.

Tout arrivera sans doute comme je l’imagine.

Un matin ou un soir, lorsque Jean entrera, il me trouvera à cette place,
immobile et couché, tel que je le suis maintenant.

Il constatera que je suis mort.

Mort!... savent-ils ce qu’ils disent, ceux qui prononcent ce mot?

Invisible, mon âme flottera au-dessus de tout ce qu’elle aura laissé et,
après quelques formalités qui ne me regarderont plus, quand on aura fait
disparaître ce... Comment dire?... Cet amas de phosphate et de matières
ammoniacales, elle prendra son vol vers les blancs et bleus paysages
fugitifs et changeants, que je contemple de ma croisée.

Immense ivresse des affranchissements!

Je parcourrai le ciel, je m’engagerai dans ces ravins d’ombre effilochée
au penchant des collines neigeuses que composent les nuages;
j’escaladerai des pics et des falaises d’écume, des glaciers brumeux; je
traverserai de vaporeux défilés pour gagner des champs de neige tiède,
des moissons floconneuses. Je serai submergé par des marées,
j’assisterai à des débâcles de nuées que je verrai fondre comme des
blocs polaires, et je partirai vers les régions supérieures où
n’atteignent pas les oiseaux,... puis... puis... je ne sais plus ce qui
arrivera... Mais je passe cet après-midi dans les nuages, l’esprit
presque délivré...

       *       *       *       *       *

Je ne suis tout de même pas assez loin du village.

Il me semble, quand je veille, que je l’entends dormir. Une étoile se
noie dans l’abreuvoir et la lune est derrière le clocher trapu et sans
idéalisme de sa petite église romane.

Je l’imagine cette nuit et l’humble bourgade abrite toutes les
situations éternisées par l’art des écrivains.

Sous un ciel nocturne, dont la pureté religieuse fait songer à un grand
vers bleu sombre de Virgile, autour de cette place provinciale pareille
à celles où Coppée fit rêver de poétiques receveurs de l’enregistrement,
un héros ou une héroïne littéraires habitent dans chaque maison.

Ici, vit le _Père Goriot_, de Balzac; là, _Eugénie Grandet_ range le
linge qu’elle a elle-même lavé, tandis que l’avare _Grandet_ recompte
ses billets. Derrière le géranium de telle croisée, relisant une lettre
de _Vincent_, il y a _Mireille_, blanche de la blancheur ardente des
camélias. _Léon_, le clerc de notaire qui passe dans le roman de
Flaubert, songe à Paris, aux actrices, aux salons, en parcourant des
échos mondains dans un journal. _Emma Bovary_ tourne le dos à son mari
qui semble tirer, en dormant, sur le tuyau d’une invisible pipe car il
dort, avec cette croupe chaude à portée de sa main... Dans des chambres
obscures ronflent les paysans de Zola. Un vieux, dont on convoite
l’héritage, est secoué par une crise d’asthme pendant que son fils, qui
préférerait dormir, est obligé de besogner sa grosse femme qui fait
craquer le lit, sans se soucier de son beau-père ni de son dernier né
qui braille, travaillé par la dentition ou la colique. Et les cochons
grognent dans les étables, et les rats volent du lard dans les buffets.
Quelle farce obscure et monotone emportée autour du soleil à une vitesse
de quatre cent douze lieues par minute!...

[Illustration]

       *       *       *       *       *

Le vent a emporté un journal dans le parc.

Sa première page était étalée bien à plat, sur l’herbe. Je n’avais qu’à
me pencher pour lire et je ne l’ai pas fait.

Que m’aurait-il appris?

Je sais ce qu’il contenait sans l’avoir regardé: on doit toujours se
battre en Orient, et la famine et le choléra occupent sérieusement les
armées rouges. Des garçons sans scrupules ont volé, dans un rapide, les
bijoux des grosses dames qui vont si souvent aux cabinets. On a entôlé
un rentier qui avait eu la faiblesse de suivre dans un garni deux
filles, dont les mollets polissons n’étaient pas à comparer à ceux de sa
digne épouse, et cela ainsi jusqu’aux rébus de la quatrième page
proposés à des œdipes qui gagnent un stylographe ou une fiole de parfum
chimique.

[Illustration]

J’en ai fait une boule que j’ai lancée par-dessus le mur... Un train
sifflait au loin...

       *       *       *       *       *

Il y a plus d’un mois que je n’avais ouvert ce carnet. Les gaz que le
docteur Faust fabriquait chez Mᵐᵉ Bertha Krupp agissent de mieux en
mieux. Chose curieuse, à mesure que mes forces déclinent et que le mal
me gagne, je suis de plus en plus poursuivi par des images de femmes.

Je ne peux pourtant pas sortir, dans l’état où je suis, et séduire
quelque fille du village. La plus minable me rirait au nez.

       *       *       *       *       *

_Gustave. Poste restante. B. 21. Hôtel de Ville. Envoi discret de
catalogues..._ J’ai lu cette adresse, au hasard, avant de quitter Paris,
et je ne sais pourquoi elle me hante à la façon d’un leit-motiv.

Je viens d’écrire à ce commerçant discret. Il expédie des paquets de
tissus caoutchoutés qui deviennent, quand on les gonfle, de véritables
femmes. Ce sont les seules qui puissent me convenir. On m’a affirmé que
des explorateurs et certains solitaires n’en souhaitent pas d’autres.

J’ai coupé toutes les ficelles qui me rattachaient au monde; si
quelqu’un parlait de moi aux gens du village, on lui dirait que je suis
fou. C’est peut-être vrai. Pourquoi n’aimerais-je pas une grande
poupée?... Hé... pas si grande... j’ai donné les mesures. Je suis de
l’avis de Michelet. Il faut que sa tête arrive à la hauteur de mon
cœur...

       *       *       *       *       *

Lorsqu’on frappera à la porte verte, ce sera Elle!

[Illustration]

Je ne pense plus qu’à son arrivée. J’ai commandé un petit trousseau: des
bas de soie, une chemise, un peignoir, un bonnet de dentelles, un flacon
d’essence de rose, un autre de musc; mais j’ignore tout de cette
inconnue, et comment l’appellerai-je? Je vais songer à un nom.

       *       *       *       *       *

Je ne crois pas trouver.

On peut étiqueter, une fois pour toutes, les choses immobiles. Elles ne
changent jamais. Le nom qu’on leur donne les désigne toujours. Mais les
femmes!...

J’en ai connu une qui s’appelait Marie. Cela lui allait parfaitement
jusqu’à midi. Ses cheveux châtains, mouillés et lissés au sortir du
bain, en faisaient une grasse et bourgeoise madone. Elle avait des
réveils enfantins et sa toilette était pudique et secrète.

Le déjeuner troublait légèrement toutes ces candeurs.

Après un verre de vieux bordeaux et un doigt de chartreuse, elle
s’appelait Sapho, Lucrèce, Mercédès ou Rosa.

Le prénom d’une femme, qui prend son café au lait ou qui brode en
compagnie de sa mère, ne lui convient plus le soir, quand elle est nue.

Elle s’appelle Marthe, Thérèse ou Monique, et cela est très bien ainsi.
Elle coud, elle suce le bout de son doigt où une piqûre d’aiguille a
fait brusquement éclore une petite coccinelle de corail sombre; elle
confectionne une tarte devant le fourneau, elle lit un roman honnête, et
elle peut porter le nom qu’elle a reçu.

Si elle met sur ses cheveux un grand chapeau de soleil et qu’elle aille
dans le jardin, elle s’évade déjà. Elle doit s’appeler Charlotte,
Isabelle, ou Rosine. Charlotte, c’est comme un abricot plein de taches
de rousseur, et si Rosine est un prénom enveloppé dans une large feuille
de rose rose, Isabelle a le blanc crème des gloires de Dijon.

La nuit est venue. Elle est seule avec son mari et elle pousse le verrou
de la porte, toute pareille à ces amantes potelées et vermeilles qui
font le même geste dans les estampes galantes du XVIIIᵉ siècle. Un sein
gonflé s’échappe hors de son corsage, un de ses bas tombe sur sa jambe
ronde. Elle est alors Rosette ou Fanchon...

Le voici en chemise, avec ses mules de satin bleu, les bras arrondis,
les mains à son chignon qu’elle tord. Elle est devenue la gaillarde
bourgeoise des contes italiens qui va prendre son plaisir avec un beau
capitaine ou un jeune capucin paillard qu’elle a gavé d’oie rôtie et de
vin vieux...

Elle jette ses pantoufles minuscules et ses derniers voiles, et, sans un
peigne, sans une bague, elle est une femme des premiers âges du monde,
elle est Laïs ou Phryné, Atalante, Chloé, Amaryllis... mais aucun de ces
noms ne lui convient longtemps et, quand elle s’endort sur le bras qui
l’a étreinte, elle redevient presque la petite fille alourdie de sommeil
qu’on appelait Moune, Ninette ou Lili...

       *       *       *       *       *

Au fond, il n’y a rien de très cocasse dans le désir que j’ai de cette
poupée.

Mon grand’père d’Herbaupair, après avoir fait deux enfants à sa femme,
l’abandonna à la Tremblée et n’aima plus que les visages et les corps
peints sur des toiles. Je l’imagine dans une rue de Paris, vers 1860. Il
était absolument normal.

Devant ou derrière lui, sur le trottoir mouillé de pluie, un homme de
son âge suivait une lorette ou une modiste qui jouait de la croupe et
soulevait sa jupe sur de gros jarrets qui tendaient ses bas blancs.

Il obtenait un rendez-vous pour le soir, se ruinait en vespetro et en
marasquin pour régaler la belle qui finissait par se laisser conduire à
l’hôtel. Les draps y étaient douteux et humides; il gelait dans la
chambre

[Illustration]

inhospitalière; la fille, qui montrait soudain une rapacité sordide de
commerçante, tarifait ses charmes douteux et ses caresses, et le
galantin dégrisé ne songeait qu’à fuir, et il faisait le simulacre de
l’amour, honteux comme tous les simulacres, en écoutant les

[Illustration]

vidangeurs, seuls maîtres de la rue à cette heure déserte et noire. Mon
grand-père, lui, se rendait tranquillement à de mystérieux rendez-vous
chez les brocanteurs auvergnats, cherchant les seules femmes qu’il
aimât: les nymphes de Fragonard, les laitières de Greuze et les belles
dames poudrées des anciens pastels... Ses amours étaient les plus
belles... Il se ruina presque cependant pour une fille rencontrée à la
terrasse de Tortoni...

       *       *       *       *       *

Elle devrait être ici.

Je suis de plus en plus nerveux, depuis que je l’attends. La moindre
chose m’irrite, et j’ai failli avoir une épouvantable crise pour avoir
vu un crapaud. Sa hideur, ses pustules ne m’ont pas trop répugné, c’est
son attitude qui m’a rendu furieux.

Ce crapaud, que mon domestique protège, est une sorte de divinité
bouddhique, ventrue, molle et grenue; il allait lent, solennel,
important, ridicule, et je comprenais qu’il se savait sacré. Il avait la
majesté pompeuse et bête des dieux auxquels il est interdit de toucher;
la suffisance des gens en place; l’orgueil tranquille et béat de ceux
qui se croient indispensables, quelque chose de prudhommesque et de
despotique, et, alors, j’ai eu brusquement envie de lui prouver à coups
de trique, à coups de pierre, que tout ce dont il était si fier ne
tenait pas debout, que ses occupations d’aide jardinier et de garde
champêtre n’étaient pas plus sérieuses que celles des araignées, des
limaces et des rats, et qu’il n’avait pas le droit d’avoir une attitude
aussi grotesque, et qu’il n’était qu’un crapaud, un sale crapaud dans le
parc d’un homme en train de mourir.

J’en ai été secoué toute la journée...

       *       *       *       *       *

J’ai prié mon domestique de différer aujourd’hui son voyage à la ville
où il va faire des achats.

[Illustration]

Je crois qu’elle ne tardera pas à arriver et je ne veux pas être obligé,
moi-même, d’ouvrir la porte et de voir le facteur.

Il ira un autre jour, quoique ces voyages,--je le devine,--l’enchantent.

Je la connais, cette sous-préfecture! Des courtiers en vins boivent de
la bière à la terrasse du café d’Orient; les jeunes filles d’un
pensionnat sortent pour la promenade; une jeune femme, chaussée de blanc
et coiffée d’une charlotte de mousseline, descend la grand’rue. Elle
s’arrête chez le pâtissier en renom.

Sous une gaze jaune, qui les défend contre les mouches, des babas ivres
de rhum sucré défaillent dans des assiettes à filets dorés... La jeune
femme sort, saluée par un vieux roquentin vêtu de flanelle bleue à
rayures, un avocat dont les aventures et l’éloquence sont célèbres
jusqu’au chef-lieu.

C’est dans cette rue déserte où j’ai passé, il y a plus de vingt ans,
que Jean fait ses emplettes, puis il boit un bock ou un apéritif près de
la gare, seul comme un vieux comique lugubre de l’Eden-Café, qui est le
concert le plus couru de l’endroit.

L’Eden-Café! J’y ai connu l’amour pour la première fois!

C’est la maison mère d’une sorte de prostitution artistique. C’est de là
que, tous les samedis, on expédie aux bourgs environnants deux ou trois
chanteuses et un pianiste, qui est en même temps un diseur de monologues
idiots. Ils arrivent, le soir, au café chantant où ils sont engagés. Les
vieilles, qui mangent leur soupe devant la porte, les méprisent; les
ménagères et les jeunes filles admirent l’élégance tapageuse de ces
femmes; quant aux hommes, même pour les plus rustiques, elles
représentent vaguement tout ce qu’ils imaginaient de la haute noce et
du théâtre.

[Illustration]

Elles laissent dans la petite gare un sillage de parfums grossiers, et
plus d’un adolescent mange distraitement sa salade, sans écouter le père
qui parle de la foire prochaine ou des vignes qui ont soif.

Elles sont aux filles du village ce qu’est une bouteille de champagne
fabriquée avec des acides au petit vin naturel du pays; elles sont le
mal, l’inconnu, l’attrait dangereux et charmant, l’extrême civilisation.
Elles sont surtout de pauvres êtres, d’humbles servantes et comme les
bonnes à tout faire de la chanson stupide et de la muse polissonne; et
les bellâtres du canton qui s’offrent la gommeuse ou la grande bringue
navrée qui roucoule des bêtises sentimentales, s’imaginent qu’ils ont
aimé des divas illustres et des étoiles de théâtre!...

       *       *       *       *       *

On a frappé ce matin à la porte du parc, et j’ai brusquement retrouvé la
première émotion du premier rendez-vous... Elle?...

C’était un mendiant que Jean a chassé.

Ma gorge s’est desserrée, la petite aiguille qui s’affolait à la pointe
de mon cœur s’est immobilisée. J’ai été tout pareil à ces jeunes gens
qui attendent leur maîtresse, vers quatre heures, à Paris. Ils ont
épousseté eux-mêmes et rangé leur appartement derrière leur femme de
ménage. Ils ont mis des fleurs dans les vases, vaporisé dans la chambre
quelque parfum, préparé deux heures à l’avance l’assiette de gâteaux,
les tasses à thé et la bouteille de porto. Ils ont surtout regardé la
pendule. Le livre qu’ils essayaient de lire, pour tuer le temps, ne les
intéressait pas. Ils ont frotté un à un les flacons de la toilette,
compté les anneaux des rideaux sur leur tringle de cuivre, en disant:
elle viendra... oui... non... oui... non... oui... non... heureux si le
dernier anneau tombait sur oui.

A quatre heures, on sonne! Éperdus, ils vont ouvrir, et se trouvent nez
à nez avec une vieille dame asthmatique et poussive, qui s’excuse à
peine et qui s’est trompée d’étage.

J’ai été tout pareil à ces amants inquiets...

       *       *       *       *       *

Un quart d’heure après le départ de ce mendiant on a de nouveau frappé à
la porte, trois coups impérieux, durs, comme de quelqu’un qui
s’impatienterait en trouvant le vantail verrouillé, quand il veut entrer
chez lui et que les serviteurs tardent à ouvrir.

[Illustration]

C’était Elle!...»

       *       *       *       *       *

Le vieux domestique survint à ce moment dans la chambre où je lisais.

--Eh bien, monsieur, dit-il en essayant de sourire, croyez-vous que feu
mon maître était un drôle d’homme?

Il se pencha vers la table:

--Ah! vous en êtes à son arrivée à la Tremblée. Vous n’en avez plus pour
longtemps. Ce que je ne digère point, par exemple, c’est qu’il m’a
traité de vieux comique lugubre. Je suis scrupuleux et susceptible. Oh!
je ne me plains pas, quoique, vous savez, les trois mille francs de
rente dont j’hérite, je ne les ai pas volés. Ni son père, ni lui ne
m’ont jamais payé mes gages, et je suis à leur service depuis plus de
quarante ans... Enfin, il n’aurait pas dû dire cela de moi... Achevez
donc cette bouteille...

Il remplit ma coupe de vieux vin doré!

--Je vous laisse, fit-il, vous allez en avoir fini avec ce cahier. Je
vous ferai ensuite une surprise. Je vous montrerai la demoiselle; elle
est encore ici, et elle est vierge et veuve, monsieur, car mon maître
est mort le jour où il l’a reçue. Le temps se gâte, je crois qu’il va
faire un gros orage...

Je repris tout de suite ma lecture:

       *       *       *       *       *

«Elle est enfin ici!

Je n’ai pas encore coupé les ficelles qui entourent sa boîte. Elle est
comme une voyageuse un peu lasse qui se reposerait et ne voudrait pas se
montrer trop vite à ses hôtes.

J’ai fait moi-même une toilette plus soignée. Je me négligeais depuis
quelque temps.

J’ai coupé ma barbe et ma moustache, j’ai mis un costume de flanelle
blanche et j’ai l’air d’un monsieur très fatigué dans un parc de ville
d’eaux.

Quand je passe devant les volets de la chambre, instinctivement je
marche sur la pointe des pieds.

       *       *       *       *       *

Je crois que je prendrai mes repas devant elle. Autrefois, j’aimais
beaucoup manger en compagnie des femmes.

Un dîner d’hommes fait toujours penser à ces banquets où d’anciens
militaires du même régiment, d’authentiques badernes sorties de la même
école, la même année, se régalent à prix fixe, coude à coude et vêtus
d’habits funèbres, à l’immense table d’un salon de société que ne décore
aucune fleur.

Les hommes seuls manquent généralement de tenue, et il ne faut pas
croire qu’on a meilleur appétit et qu’on est plus à l’aise en manches de
chemise et en pantoufles.

C’est comme si l’on affirmait que le café bu dans une épaisse tasse de
faïence est plus savoureux que dans la fine et immatérielle coquille
d’œuf d’une porcelaine chinoise.

Un vrai repas, bien ordonné, est la plus aimable des choses. C’est un
luxe de civilisés qu’il faut entourer de toutes les délicatesses.

On ne mange pas du foie gras truffé, ni un sorbet à la framboise, en
sabots et en tricot de laine, sur un coin de table de cuisine, devant
une chandelle qui fume, mais en habit, avec du linge fin, sur une nappe
fleurie et à la faveur de bougies voilées d’abat-jour qui tamisent une
lumière égale.

Rien alors n’est plus charmant à regarder que les jeunes femmes qui sont
la guirlande et la parure de la table.

La soie ou le velours des robes décolletées ont l’odeur des ombrelles
crépitantes chauffées au grand soleil de juillet. Des parfums naturels
et des effluves d’essences rares s’y ajoutent. Les petits carrés de
truffes ou les crevettes qui garnissent un filet de sole ont un goût
unique, si une belle brune montre, en levant le bras pour enfoncer un
œillet dans son chignon, le creux touffu de son aisselle, si, au moment
où vous avalez une cuillerée de fraises des bois assaisonnées au
champagne, une blonde grasse montre ses épaules de neige et découvre
vaguement un sein dont la pointe doit être pareille, sous les dentelles
de son corsage, au fruit qui parfume votre palais.

Les gens qui prétendent que les vrais gourmands doivent s’enfermer
seuls, pour savourer des plats choisis, sont de timides maladroits.

Il faut se défier d’eux et les plaindre.

Ils passent assurément d’épouvantables nuits, car l’amour doit venir
naturellement après le dessert, comme les pêches et les muscats viennent
après les glaces et la frangipane.

La gastronomie n’est pas un art à l’usage des ermites. Lorsqu’on couche
seul, il est plus raisonnable de prendre, le soir, un bouillon léger, la
moindre des choses, un peu de confiture et une tasse de tilleul.

Les femmes, quoi qu’on dise, savent apprécier un bon repas. Cela se voit
à la façon dont elles mangent. Elles ne remplissent jamais leur assiette
et ne s’empiffrent pas de grosses viandes. Elles savent ce qu’un os de
côtelette ou de poulet peut garder de chair savoureuse et de peau
rissolée.

Que d’épais bâfreurs rient de leur préférence pour les carcasses et les
croupions. C’est le reproche que pourrait faire un âne qui tond un pré
au lapin de garenne qui choisit les herbes parfumées, serpolets, thyms
et menthes sauvages... Mais à quoi vais-je penser, moi qui ne prends
plus que quelques fruits et des biscuits trempés dans un doigt de vieux
vin?...

       *       *       *       *       *

Elle ne mangera pas. J’ai souffert quand j’étais jeune du peu de goût
dont mes amies de passage faisaient preuve, au restaurant. Je me
souviens à peine de leurs visages, mais ils reviennent parfois à la
seule vue ou à l’évocation du plat qu’elles préféraient.

Ne déjeunant et ne dînant jamais chez moi, j’ai beaucoup regardé les
femmes qui m’entouraient. Je songe à une fille avec qui je dînais assez
souvent.

Sa mère était concierge dans une maison ouvrière, du côté de Montmartre
et son père rentrait saoul à peu près chaque soir, quand elle était
enfant.

La loge sans air et sans lumière sentait le débarras et le compartiment
de troisième classe où ont dormi dix voyageurs. Elle faisait les courses
pendant que sa mère balayait l’escalier, et elle rapportait quelques
sous de pain chaud, de la charcuterie et de l’eau-de-vie. Elle s’était
régalée de veau piqué, de mirotons et de salades.

Par quel miracle était-elle devenue la splendide créature que j’admirais
pendant ces repas?

Son teint était d’une neige fouettée de roses, ses dents étaient des
perles humides, naturellement claires. Elle avait une taille de
duchesse, des bras de Vénus, de longues jambes rondes et fines, une
toison énorme dont la nuance allait du maïs mûr au cognac brûlé, et on
eût juré que, née d’un mylord spleenétique et d’une blanche lady, dans
un château au bord d’un lac, elle n’avait été nourrie que de beurrées,
de crême fraîche, de gâteaux et de puissants rosbifs anglais...

       *       *       *       *       *

Épouser une femme qui s’intéresse à la cuisine est une garantie de
bonheur conjugal. Même si elle n’est pas des plus jolies, la santé et la
bonne humeur qui sont les conséquences de la bonne chère, la
transfigureront, et elle sera une compagne infiniment plus agréable
qu’une fille belle, froide, et rassasiée dès le potage.

Si le mari qui rentre chez lui, las de sa journée, trouve un repas
négligé, un de ces dîners dont s’est occupée toute seule une servante,
il est perdu.

La vie ne lui réservera que déboires. Après un bouillon rapidement
bâclé, trop chaud ou trop froid, plein de grumeaux et sentant le
graillon, l’affaire qui le tourmente n’aura aucune chance d’aboutir
selon ses désirs.

S’il a l’impression de manger le poisson sur un évier, et le rôti sec et
la salade assaisonnée avec trop de sel et trop de vinaigre, il ne peut
réussir ce qu’il entreprendra le lendemain, et la nuit qui suit un dîner
sans harmonie ne peut pas être heureuse.

Mais aucun des soucis que nous traînons avec nous ne résistera à
l’onction d’un bon potage, au morceau de bœuf dont le sang gicle sous le
couteau, au velours d’une crême simple et parfaite.

Ce n’est pas moi qui blâmerai le

[Illustration]

célibataire qui épouse sa cuisinière. De tous les mariages de raison,
celui-là est peut-être le plus raisonnable.

De la table au lit il n’y a qu’un pas et on le franchit sans effort.

Il est à remarquer que les premiers désirs des jeunes hommes vont aux
cuisinières bien en chair.

L’amour des maigreurs distinguées ne vient que plus tard, mais la
première impression est toujours la meilleure et la plus vraie.

Quel est l’adolescent qui n’a pas imaginé le paradis comme une cuisine
voluptueuse aux buffets pleins de volailles à la gelée, et dont les culs
de casseroles, polis et clairs ainsi que des miroirs, reflétaient une
accorte fille à la croupe dodue, aux mollets rebondis, aux bras chauds
et aux seins ronds, en train d’ôter une chemise rustique?

       *       *       *       *       *

Si les fiancés pouvaient observer leurs futures à l’heure des repas,
cela éviterait bien des malentendus et des divorces.

En tout cas, si j’avais quelques conseils à donner aux jeunes hommes, je
leur dirais:

--Ne demeurez pas là, extasiés comme des benêts, à regarder ses dents
quand elle boit et à vous demander par quel miracle le pain qu’elle
avale, le gigot froid, les pommes de terre, la salade, la confiture et
les gâteaux secs vont se changer en roses et en lys sur ce visage que
vous convoitez.

Examinez-la calmement.

--Elle a bon appétit, mais ne se hâte point. Elle prend son temps et
elle mange posément, accueillant également tous les plats sans y revenir
jamais?...

Elle est sérieuse, patiente et dévouée. Epousez-la. C’est la compagne
des bons et des mauvais jours, celle qui ne choisira pas ailleurs et qui
ne désirera jamais que ce qu’elle possède.

--Elle a un gros appétit, et elle se hâte comme si elle était pressée
par l’heure d’un train, dans un buffet de gare. Elle est joyeuse
cependant et de bonne humeur. Elle sourit franchement entre deux
bouchées?...

Si vous êtes sûr de vous, vous aurez là une femme excellente, un peu
ronde et brusque; son amour sera peut-être légèrement tyrannique, mais
il sera, aussi, robuste et solide.

Souvenez-vous, par exemple, qu’elle reprend toujours d’un plat qui lui a
plu...

--Elle déchiquette sa côtelette comme un poisson pour n’en sucer que
l’os; elle cherche, de la pointe de son couteau, une boulette de
moelle?

Méfiez-vous. Elle est chicanière et soupçonneuse, jalouse aussi. Elle
fouillera dans vos poches quand vous changerez de veston...

--Elle met de chaque côté de son assiette, soigneusement, à gauche la
mie de pain, à droite la croûte?

Vous ne la connaîtrez jamais complètement. Elle est ambiguë, méthodique,
froide et secrète. Le mariage, pour elle, comporte trois cérémonies: à
la mairie, à l’église et au tribunal où se prononce le divorce.

--Si elle prend la cuisse d’un poulet rôti, épousez-la.

Elle n’est pas très délicate, mais elle est simple, bien portante et
sans détours. Elle marchera toujours sur la bonne route...

Si j’avais fait métier d’écrire, j’aurais sûrement composé un curieux
ouvrage sur la cuisine...

       *       *       *       *       *

Demain, elle existera!...

C’est dans ce pays que j’ai vu, pour la première fois, une femme nue. Je
crois que peu d’adolescents ont été aussi favorisés que moi et c’est le
souvenir le plus prodigieux de ma quinzième année.

J’étais un enfant studieux, sage et maladif, et, pendant les vacances,
mes seules distractions étaient la pêche et la lecture des poètes
romantiques.

Un après-midi que je lisais les _Orientales_, sous un arbre, une petite
charrette anglaise passa sur la route et un jeune homme vêtu de blanc me
fit un salut amical.

J’allai à lui, à travers le parc.

C’était mon ami de classe Alexandre Boreuil, le fils d’un antiquaire de
la place du Forum que l’on disait fort riche.

Je lui offris de se rafraîchir, mais il refusa, craignant d’être en
retard. Il avait une course à faire à quelques kilomètres, et il me
désigna une place à côté de lui, sous le tendelet de toile écrue qui
faisait une ombre claire à sa voiture.

Il allait, me confiait-il, porter un antique objet d’art au propriétaire
d’un château des environs dont j’avais vaguement entendu parler.

Je savais que ce voisin, fort bizarre et solitaire, vivait au milieu
d’admirables collections, et j’acceptai la place que m’offrait
Alexandre.

--Vous devez vous ennuyer? commença-t-il.

--Mais non, répondis-je, et je tirai les _Orientales_ de ma poche.

Il ouvrit le bouquin, déclama une strophe, éclata de rire, et il écrasa,
en refermant le volume, une abeille qui semblait butiner les vers.

Il arrêta son cheval devant une petite porte en bois épais, toute
cloutée de bronze.

Le bouton de la sonnerie disparaissait sous le feuillage, et il nous
fallut le chercher entre les luisantes feuilles bleues d’un feston de
lierre.

La porte s’ouvrit et Alexandre, ayant attaché son cheval et entravé les
roues, prit, en portant le précieux objet dans une boîte, un sentier
plein de mousse, sous des arbres de Judée.

Je le suivais, et nous aperçûmes brusquement le château.

Une vieille servante guida mon ami,--car je demeurai sur la terrasse,--à
travers un immense vestibule, vers un salon que j’apercevais devant moi
et qui devait servir de bibliothèque.

Quatre portes-fenêtres étaient ouvertes sur le jardin, et les vieux
arbres et les stores de toile jaune tamisaient à souhait l’ardente
lumière.

Un homme était assis au milieu de la vaste pièce. Il paraissait
quarante-cinq ans. Une crinière grise et drue, rejetée en arrière; une
barbe épaisse, aux boucles distinctes comme celles des bronzes antiques,
en faisait un être d’un grand caractère.

On imaginait au fond du parc une victoria vernie, avec un cocher
solennel.

[Illustration]

Je vis entrer Alexandre. Il tendait sa boîte à l’homme qui coupa les
ficelles et tira, du coton qui l’enveloppait, un petit Bacchus
d’ivoire. Du plat de sa main velue, il caressait la statuette, comme un
voluptueux caresse l’épaule bien potelée d’une maîtresse.

Lorsqu’il se leva, Alexandre prit congé, mais il s’égara sans doute dans
les couloirs, car il fut un assez long moment sans paraître.

C’est alors que j’eus la révélation de la femme.

Une grande fille entra, blonde, élancée, robuste et nue. Elle n’avait
aux pieds que des sandales retenues aux chevilles par des bandelettes
dorées, et un peigne d’écaille à son chignon.

Dans les clartés adoucies et tranquilles de l’immense salon plein de
livres, de marbres et de miroirs, elle allait sans gêne, habituée
certainement à vivre ainsi. Elle s’assit, croisa ses longues jambes
blanches et prit le petit Bacchus pour l’examiner. Puis, elle arrangea
sa coiffure dans une glace et, me tournant le dos, quitta le salon, les
bras arrondis sur sa tête et pareille à une grande amphore d’albâtre. Je
ne racontai pas cela à mon ami, et j’appris ensuite que cet homme était
un singulier original, vivant seul avec cette femme nue, dans ce château
où personne ne venait jamais.

       *       *       *       *       *

Elle existe!... Ah! la chose n’a pas été commode... J’ai ouvert la boîte
dans l’ombre, j’ai développé la toile sur mon lit, mais avant de lui
donner la vie avec ce qui me reste de souffle, je l’ai habillée d’un
peignoir de soie chinoise, j’ai mis des bas à ses jambes plates et je
l’ai chaussée, comme j’ai pu, de mules blanches... Je l’ai vue naître

[Illustration]

par degrés... L’étoffe s’est soulevée lentement, un pied s’est
brusquement étiré, et son visage clair s’est tourné vers moi avec ses
yeux immobiles, étonnés et extasiés. Je l’ai coiffée d’un bonnet de
dentelles et je suis resté près d’elle, en lui tenant la main, et je lui
ai dit:

«--Tu n’es rien sans doute qu’une illusion, mais que sont les plus
grandes amours?

[Illustration]

«Telle femme pour qui un amant désespéré s’est tué n’aurait pas obtenu
un seul baiser d’un autre homme. L’amour est en nous, il n’est pas
nécessaire que celle qui en est l’objet le partage. Le vieux Shakespeare
a dit que l’amour et la beauté étaient dans l’œil du contemplateur et
qu’ils naissent du regard qui sait transfigurer la matière.

«Tu n’es qu’une énorme bulle que j’ai soufflée, mais il en est de même
de tout ce que nous imaginons.

«Ecoute, je n’ai pas de secrets pour toi. J’ai été pris, il y a quelques
années, par une fille rencontrée dans un café. A présent qu’il n’y a
plus autour de son image l’atmosphère que je créais, je puis affirmer
qu’elle était ignoble.

«Ses cheveux teints étaient une filasse décolorée, sa gorge était
dévastée, et je mourrais de honte si je devais m’attabler encore avec
elle dans les restaurants où elle m’entraînait et où elle mangeait comme
un maçon, en persécutant de ses œillades les hommes qui dînaient seuls.

«Eh bien, je la transfigurais. Je faisais de sa fausse chevelure une
toison de courtisane médicéenne et de dogaresse, et la poitrine de
marbre des Vénus me semblait fade à côté des deux gourdes molles que
j’embrassais, pendant qu’elle gloussait comme une poissarde chatouillée.

«Les grandes héroïnes n’ont sans doute existé que dans le cœur éperdu de
ceux qui les aimèrent. La divine, la pure Laure que chanta Pétrarque
était une jeune femme qui couchait toutes les nuits avec son mari, le
sieur de Sade, un rude gentilhomme peu lavé qui devait ronfler après
avoir fait l’amour comme un soudard.

«Laure accomplissait peut-être sans joie ces devoirs conjugaux, et je
crois volontiers qu’elle avait plus de noblesse et d’allure que Tata--ma
maîtresse était connue sous ce nom imbécile--mais je crois aussi que,
pendant quelques mois, je fus un plus grand poète que l’altissime
sonnetiste qui célébra la dame de Vaucluse, parce que transfigurer ce
chameau demandait beaucoup plus de dons poétiques et d’idéalisme.

«Certains soirs, le foulard ou le velours de sa jupe qui avait balayé
toutes les banquettes du café me semblaient tissés d’une surnaturelle
soie, et je sentais mille cœurs battre dans ma poitrine quand elle
m’enlaçait négligemment de ses bras qui avaient traîné partout.

«Tu es aussi réelle a présent que toutes les femmes que j’ai possédées
et qui ne m’aimaient pas, celles dont l’amant qui n’arrive pas à les
émouvoir est

                              «_comme un musicien_
    «_Tourmentant le clavier d’un clavecin sans cordes_...»

«Je ne peux te donner un nom. A mon gré, lourde et parfumée de musc, tu
seras

[Illustration]

la fille du Sud qu’on trouve près du vieux port et qui vous entraîne
dans une maison obscure et moisie. Elle sent les coquillages, le soleil
et l’eau croupie où meurent les poissons. Une chandelle éclaire sa
mansarde chaude dont la croisée donne sur un bassin plein de navires. Le
matelot à peu près ivre qu’elle a ramené ne saurait y reconnaître le
sien. Il est allongé sur le grabat et il regarde cette femme qu’il ne
connaît pas. Elle a dans son chignon massif un œillet qu’a flétri le
parfum trop fort de ses cheveux gras. Elle marche vers la couche, nue,
robuste, et son corps splendide et dur qu’a glacé la sueur montre, dans
l’ombre où clignote la bougie, des seins flétris, et son amour ressemble
à une brutale rixe...

«Tu seras, si je le désire, une jeune femme du Nord, blonde, docile et
molle. Pendant le silence cruel d’une nuit de gel sur la mer ou
brillent des îlots de glace, ton corps chaud frissonnera à peine quand
je l’étreindrai sous les couvertures... Tu deviendras tour à tour la
belle poitrinaire qui consume d’amour ses derniers jours, sous les
eucalyptus de la villa; la jeune fille du château qui a donné
rendez-vous au fils du jardinier; la petite bourgeoise qui trompe le
notaire avec le soldat qu’elle loge; la pierreuse qui vous pousse, une
nuit de pluie, vers son hôtel, à travers une rue dont le trottoir luit
comme de l’ébène mouillé... Tu seras toutes les femmes: la chaste
pupille aux tresses blondes de l’anabaptiste et la cadette déjà grasse
et ambrée du rabbin; la jeune duchesse svelte, pâle et mélancolique; la
brute foraine aux poignets garrottés de cuir, aux jarrets épais qui
lutte avec des hercules efflanqués; la Hollandaise aux bras de lait et
de roses; la Chinoise

[Illustration]

qu’éclaire une ronde lanterne de papier; la créole qui fume un cigare
parmi les cannes à sucre; l’alerte modiste qu’on a connue avenue de
l’Opéra; la bergère en sabots dont le baiser a l’odeur fraîche d’une
pomme sous une averse de septembre; la blanche et froide lady qui porte
à son col de cygne des perles de vice-reine; la nouvelle épousée
défaillante et timide, et la veuve de trente ans qui croyait se consoler
en allant au mois de Marie...

«A ce soir... J’allumerai les flambeaux d’argent dans cette belle
chambre qui est désormais la tienne, au milieu du parc sauvage où nous
serons seuls comme au cœur vierge d’un éden...»

       *       *       *       *       *

Je posai mon cigare éteint dans le plateau et j’achevais la bouteille
que M. Olivier Camors aurait peut-être entamée, lorsque le valet de
chambre entra.

--Eh bien, monsieur, vous avez terminé votre lecture... qu’en
dites-vous? C’est fort curieux, n’est-ce pas? Le journal de mon défunt
maître s’arrête là; il n’a pas soupé avec la demoiselle en baudruche,
puisqu’il est mort au cours de l’après-midi, vers quatre heures, et
brusquement.

Quand je dis brusquement, je me trompe; il agonisait depuis son arrivée
à la Tremblée. Enfin, quoi qu’il en soit, il est mort l’après-midi du
jour où il écrivit ces dernières lignes et il ne put exécuter aucun de
ses projets galants. Triste! J’ai connu quelques histoires semblables
d’hommes qui attendirent une femme aimée pendant longtemps et qui
disparurent avant d’avoir pu savoir le goût de sa peau.

S’il y avait eu quelque chose entre eux, je ne l’aurais pas gardée, vous
pouvez me croire. Ah! non, par exemple, je ne l’aurais pas gardée! Je
suis vieux, il y a longtemps que j’ai renoncé à toutes les
plaisanteries, mais celle-là... non celle-là est trop forte... Venez,
monsieur, je l’ai descendue du grenier, elle est dans le corridor et en
plein courant d’air; si quelque fenêtre s’ouvrait... Avec ce temps c’est
dangereux parce que...

Il n’acheva pas sa phrase.

Un formidable coup de vent inclina les branches des arbres qui
balayèrent la façade et nous entendîmes un bruit de vitres brisées et de
croisée qui se referme trop fort.

Je courus derrière le vieillard qui se hâtait, et nous arrivâmes sur le
perron juste à temps pour voir s’envoler, comme un ballon d’enfant, la
maîtresse de feu M. Olivier Camors.

Elle était nue, avec des bas blancs et des pantoufles, car le vent de
l’orage qui éclatait avait dû arracher son peignoir.

A la hauteur du toit, elle bascula et fit un plongeon. J’aperçus sa tête
souriante aux yeux immobiles et extasiés. Elle avait perdu son bonnet et
elle ressemblait à une de ces jeannettes de carton colorié sur
lesquelles les anciennes modistes essayaient leurs coiffes. Elle
dansait, se redressait, tanguait, les seins gonflés et son corps était
d’un blanc de plâtre légèrement teinté de rose.

--Est-elle godiche? dit le domestique effaré.

Elle dépassa la cime rebroussée et furieuse d’un vieux marronnier, et
les remous et les courants aériens, qui devaient être plus violents et
plus rapides, l’enlevèrent, lui firent faire deux ou trois bonds si
prodigieux qu’elle ne fut bientôt plus à mes yeux qu’une poupée de
petite fille dans un ciel tumultueux parsemé de feuilles mortes.

--Elle est capable d’aller relancer mon ancien maître jusqu’au paradis,
murmura le vieux serviteur goguenard, sans la quitter des yeux...

Plus haut que les plus lointaines hirondelles, elle ne fut bientôt qu’un
point tremblant, une bulle affolée et, s’il est vrai que les âmes
mettent un temps assez long avant de quitter les lieux où elles furent
affranchies, celle de l’étrange mort dut voir passer la femme qu’il
avait animée de son dernier souffle et qui s’en allait charmante,
puérile, maladroite et ridicule, dans l’infini...

[Illustration]



[Illustration]



OUVRAGES

DU MÊME AUTEUR


LA MAISON DU POÈTE                        Poésies
LES ISOLEMENTS                               --
JACQUES                             Roman en vers
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LES HEURES DÉCHIRÉES                        Notes
FRANÇOIS PAIN, GENDARME                      --
L’ABDICATION DE RIS-ORANGIS                 Roman
L’HEURE DES TZIGANES                      Théâtre
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LES CHARMETTES                               --
LA LUMIÈRE DU SOIR                           --
THÉOPHILE GAUTIER                           Étude
L’APRÈS-MIDI CHEZ L’ANTIQUAIRE (_L’Édition_).


_A paraître_:

LE DIMANCHE AVEC PAUL CÉZANNE (_L’Édition_).
PARIS MORT ET VIF...
LA JOURNÉE DU CÉLIBATAIRE (_L’Édition_).
LA TRAHISON D’EURYDICE                      Roman
MONSIEUR LE CURÉ                             --
ART POÉTIQUE                              Poésies
LE DIMANCHE DE L’AMATEUR.

[Illustration]


ACHEVÉ D’IMPRIMER LE VINGT-CINQ AVRIL MIL NEUF CENT VINGT-CINQ, SUR LES
PRESSES DE COULOUMA, MAITRE IMPRIMEUR A ARGENTEUIL, H. BARTHÉLEMY ÉTANT
      DIRECTEUR, POUR LE COMPTE DE G. BRIFFAUT, ÉDITEUR A PARIS.



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