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Title: Praeterita - souvenirs de jeunesse Author: Ruskin, John Language: French As this book started as an ASCII text book there are no pictures available. *** Start of this LibraryBlog Digital Book "Praeterita - souvenirs de jeunesse" *** JOHN RUSKIN «PRÆTERITA» Souvenirs de Jeunesse TRADUCTION DE Mme GASTON PARIS PRÉFACE DE R. DE LA SIZERANNE PARIS Librairie Hachette et Cie 79, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 79 1911 [Figure01] TABLE DES MATIÈRES Chapitre I. Les sources de la Wandel Chapitre II. Herne Hill.--Les amandiers en fleur Chapitre III. Les rives de la Tay Chapitre IV. Sous de nouveaux maîtres Chapitre V. Le Parnasse et le Plynlimmon Chapitre VI. Schaffhouse et Milan Chapitre VII. Papa et maman Chapitre VIII. Vester, Camenæ Chapitre IX. Le col de la Faucille Chapitre X. Quem tu, Melpomene Chapitre XI. Le chœur de Christ Church Chapitre XII. La chapelle de Roslyn Chapitre XIII. Majorité Chapitre XIV. Rome Chapitre XV. Cumæ Chapitre XVI. Fontainebleau INTRODUCTION _Voici un livre qui fera mieux aimer Ruskin à ceux qui l'aiment et qui le rendra encore un peu plus antipathique aux autres. Car il y a mis plus de lui-même que dans ses grands ouvrages. C'est toute une vie, ou du moins toute une jeunesse racontée par le vieillard qui l'a vécue, ce sont les choses passées de cette vie_: Præterita... _Ce récit fut commencé en 1882, sur les instances d'un ami de Ruskin, le professeur américain Charles-Eliot Norton: il ne fut jamais fini. Ruskin l'écrivait morceau par morceau, luttant contre le mal cérébral qui le minait. Une première atteinte en 1876, d'autres en 1881, en 1882 et en 1885, l'avaient brisé, semblait-il. Il passait pour fou. Mais, dans les intervalles de cette folie qui n'était que de l'anémie, c'est-à-dire dans les brefs regains de force célébrale, il se remettait à la besogne. Il suscitait des travaux chez ses jeunes confrères, éditait leurs œuvres, faisait de nouveaux plans de réforme sociale, enfin il racontait sa vie. Pendant l'été de 1889, étant à Seascale, sur la côte de Cumberland, il crut bien qu'il pourrait terminer cette autobiographie. Il avait résolu de la poursuivre jusqu'à ce qu'elle fût parvenue à l'année 1875. Il n'avait plus que neuf chapitres à écrire, mais ses forces d'attention baissaient de jour en jour. Il lui fallut s'avouer à lui-même que la période active de son existence touchait à son terme. Il regagna sa petite habitation de Brantwood, dans les bois, sur le lac de Coniston, et entra dans ce repos du corps qui devait durer onze ans avant que commençât enfin, pour lui, ce que les croyants appellent «le repos de l'âme». Præterita demeura donc inachevé, comme ces portraits qu'on trouve dans l'atelier d'un maître, après sa mort, posés sur le chevalet, entourés de tout ce qui sert à les faire, avec le charme d'un secret dont la clef a été emportée bien loin._ _Il faut savoir gré à Mme Gaston Paris de nous avoir donné, dans une traduction littérale et littéraire à la fois, ce portrait, tout nouveau pour nous, de l'auteur des_ Modern Painters. _Même après les études si consciencieuses et si fouillées de M. Collingwood et beaucoup plus tard de M. Jacques Bardoux, il est révélateur et, même si l'on n'a rien lu encore de Ruskin ni sur Ruskin, il est attirant. Car la parfaite sincérité du narrateur est évidente et les souffrances ou les émotions d'une âme impressionnable à l'excès, ses puérilités même nous intéressent toujours, dès que la vraisemblance en est certifiée et garantie par la seule chose qui certifie et garantit la vérité d'un portrait dont on n'a pas connu le modèle: la vie._ _Or, ici, la figure est bien vivante: ses bizarreries se justifient toutes seules, ses traits se rejoignent, se balancent et s'expliquent les uns par les autres. Et dans cette ébauche de visage qu'est l'enfance d'un homme, nous trouvons déjà le trait de «dissemblance» qui nous explique en quoi différera des autres la figure définitive tracée plus tard par le burin des jours._ _Ce trait de dissemblance, c'est la passion de la nature pour elle-même, en dehors de toute idée utilitaire, ou morale, ou religieuse, ou expressément littéraire. Ce grand trait a été souvent méconnu, encore que très visible, parce que Ruskin, pour gagner les foules à son enthousiasme, a fait appel à des sentiments auxiliaires infiniment plus répandus, chez ses compatriotes, que le goût de l'esthétique. Et, comme il avait d'ailleurs été formé, tout jeune, par une forte discipline religieuse et_ tory, _ce fut très naturellement qu'il parla aux Anglais de son temps la langue la plus propre à les attirer à sa religion. Mais cette religion était bien celle du Beau, telle qu'un artiste l'éprouve directement dans la nature. Ce fut bien là «le Dieu qui réjouit sa jeunesse» et qui, lorsqu'il ne crut plus à aucun autre, bénit encore son âge mûr._ _J'ai dit le «Beau» et je n'ai pas dit «l'Art» parce qu'en effet, bien que Ruskin ait écrit sur l'Art, ce ne sont pas les œuvres d'art qui l'attirèrent tout d'abord, et que ce ne fut jamais l'œuvre d'art qui l'occupa tout entier. «Il vaudrait mieux que tous les tableaux vinssent à périr que si les oiseaux cessaient de faire leurs nids!» Ce mot de lui le peint assez. Maintes fois, on le vit plus touché par une belle loi morale que par une réussite technique et moins préoccupé de la survie du «buste» que du bonheur de la «cité». Jamais il n'eût compris ni toléré qu'on développât devant lui ce chétif paradoxe des «droits de l'Art», supérieurs à l'honnêteté et à la droiture de la vie, dont depuis si longtemps on nous rebat les oreilles. Et voilà, précisément, ce qui l'a fait considérer comme plus moraliste qu'artiste par une critique toujours prête à confondre la Beauté infinie et infiniment diverse de la Nature avec les traductions et interprétations que nous en donne l'Art; lorsqu'au contraire, s'il est un signe à quoi l'on reconnaisse l'artiste et qui le distingue nettement de l'amateur d'art, du collectionneur ou du critique, c'est que celui-là démêle directement les nuances les plus subtiles et les caractères les plus essentiels de l'objet même, tandis que ceux-ci ont besoin qu'il les leur ait démêlés et montrés pour les bien voir et pour les admirer!_ _Ruskin n'eut jamais, à aucun moment, besoin d'un paysagiste pour lui révéler un paysage. Tout enfant, avant d'avoir couru les musées, il se passionnait pour les couleurs; pour «les spalts semés de galène», pour les formes des montagnes du pays de Galles, pour les jeux de lumière sur le velours cramoisi de la chaire où parlait le pasteur. Il ombrait en cobalt un cyanomètre pour mesurer le bleu du ciel: il dessinait constamment, en voyage, prenant des croquis au vol. Il recherchait les causes de la couleur des eaux du Rhin. Vieillard, il renonça aisément aux musées, mais ne put jamais se passer du bois, du lac, de la montagne. Il vendit ses tableaux, mais il garda sa fenêtre ouverte sur le tableau toujours changeant des matins et des soirs. À cette passion il sacrifia tout. Il est vrai qu'il préféra souvent une beauté morale à un tableau de maître, mais il préféra toujours un bel effet de soleil à tous les traits de vertu et de morale qu'on a pu accumuler dans les rapports à l'Académie, depuis la fondation du Prix Montyon._ _Cette passion tenait d'abord à son tempérament. Il était né artiste, d'une sensibilité aiguë à tous les phénomènes de la forme et de la couleur et d'une assez grande médiocrité dans tout le reste: «Ma mémoire n'était que moyenne, avoue-t-il, et je n'ai jamais vu un enfant plus incapable de jouer la comédie ou de raconter une histoire; d'autre part, je n'en ai jamais connu un dont le goût pour le fait, la chose vue, fût à la fois aussi ardent et aussi méthodique.» Il dit ailleurs; «Une autre disposition, étrangement tenace chez moi, c'est cette impossibilité de m'intéresser à une autre chose qu'à des choses proches ou tout au moins visibles et présentes.» De même, l'algèbre l'ennuyait, il ne put dépasser les équations du second degré, mais la géométrie le ravissait et il était toujours prêt à transformer les raisonnements en figures tangibles ou, au moins, mesurables. L'horreur de l'abstrait et de l'embrouillé, le besoin quasi-physique de la forme habillant l'idée, la rapidité à saisir les rapports «esthétiques» des choses entre elles, tout cela l'inclinait vers les sciences naturelles ou vers les créations artistiques, quelle que fût son éducation et si peu favorable que pût être son milieu._ _Mais justement, son éducation et son milieu furent favorables. Non pas au regard superficiel d'une biographie de dictionnaire ou d'encyclopédie. Être ne près d'un office de marchand de vins, en pleine Cité, être élevé par une mère protestante rigide, avec de la Bible chaque jour, et jamais d'excitation dramatique, théâtrale, ni «artistique» d'aucune sorte, peut paraître, au premier abord, comme la pire des préparations à la «vie esthétique». Et l'intérêt de la présente autobiographie est précisément qu'elle nous montre comment, du milieu le moins artiste de Londres, chez le peuple le moins artiste de l'Europe, à l'époque la moins heureuse en artistes, a pu sortir le plus pénétrant visionnaire qui ait écrit sur l'Art. C'est que la vraie formation de l'artiste n'est point du tout la pénétration des œuvres d'art, mais l'observation enthousiaste et patiente de la Nature, et qu'à vivre dans les musées, il se forme, dans l'homme, un tact de collectionneur, mais non pas une âme de révélateur de beauté. Ce qui fut favorable au développement esthétique, chez Ruskin, ce fut la vie sobre, silencieuse et solitaire, à la campagne, puis, un peu plus tard, les voyages attentifs et dépourvus de tout autre intérêt que des sensations pures._ «_C'est une sensation particulièrement délicieuse, dit-il, que de parcourir les rues d'une ville sans comprendre un mot de ce qui s'y dit. L'oreille conserve, vis-à-vis de toutes les voix, une impartialité absolue; le sens des mots ne gêne pas pour reconnaître si la voix est gutturale, souple ou suave, tandis que l'attitude, le geste, l'expression du visage prennent la valeur qu'ils ont dans la pantomime.» Tout l'être était préparé pour vivement sentir. «Je noterai, dit-il, une très grande délicatesse du palais et des autres sens: odorat, ouïe. Ce que je dois à l'interdiction absolue de toute espèce de gâteaux, vins, sucreries..._» _Éducation veut dire aussi exemple. Ruskin avait sous les yeux l'exemple de son père, à la fois passionné de spectacles naturels, curieux de les reproduire par le dessin et physiologiquement doué au point d'être le meilleur dégustateur de crus rares et non pas simplement le plus grand importateur de Xérès. Si la faculté artistique ou esthétique tient bien plus à des conditions physiologiques et à un développement des sens qu'à une disposition intellectuelle et à un remplissage de la mémoire, on voit que Ruskin était bien mieux préparé à sa tâche par ses instincts de naturaliste et par son milieu bourgeois que le rat de bibliothèque ou le policeman qui se promène dans la National Gallery peuvent l'être par ce qu'ils lisent ou ce qu'ils voient tous les jours._ _Aussi, qu'on le note bien, ne sont-ce pas du tout les tableaux et les statues qui l'attirent durant les voyages qu'il fait dans sa jeunesse, mais les formes changeantes du ciel et de la terre qu'il tente de reproduire, et tous ceux d'entre nous qui ont vu ses dessins savent avec quelle justesse, quelle unité d'impression et quelle sobriété!_ _À Gênes, il ne cherche même pas à voir les Van Dyck qui sont dans les palais, mais il erre dans le dédale des petites rues et dessine «l'amphithéâtre des maisons qui entourent la rade, soutenues par leurs vieilles arches». À Florence, il n'est frappé par rien, ne comprend rien, n'éprouve, du fait de l'art, qu'une commotion violente: Michel-Ange! Mais, partout, il est attentif aux moindres «passages» de tons et de couleurs, et tente d'en découvrir les raisons. C'est plus tard, seulement, que cette passion pour «la chose vue» l'amène à étudier chez les grands artistes comment ceux-ci l'ont vue. Et ayant, maintes et maintes fois, observé dans la nature les effets de Turner, il se prend d'enthousiasme la première fois qu'il découvre ce qu'en a tiré Turner. Mais sans Turner et sans aucun artiste, Ruskin aurait été Ruskin et aurait pu écrive la plus grande partie des_ Modern Painters. _Voilà le grand trait de dissemblance qui le sépare des autres écrivains d'art. Leur vocation a été décidée par la vue d'œuvres d'art qui parfois les ont amenés à observer, çà et là, les beautés de la Nature. Sa vocation à lui a été décidée par cette observation directe. Leurs découvertes n'ont jamais été que des découvertes dans les limites d'un cadre de tableau; les siennes ont été des découvertes dans le domaine même de la nature et il n'est pas nécessaire d'avoir visité un seul musée pour les contrôler et pour s'en saisir._ _Parmi les circonstances favorables à cette formation esthétique, j'ai cité les voyages. Il ne s'agit pas du voyage tel que nous le connaissons et tel que le fait, à travers les espaces, un boulet de canon, mais de la promenade en chaise de poste, avec tous ses imprévus, ses déconforts, mais aussi avec ses haltes fréquentes, ses changements d'itinéraires possibles, ses longues contemplations du même horizon, ses arrivées par les vieilles portes ou au moins par les vieilles entrées des villes. «Courir la poste, en ce temps-là, était si répandu qu'aux relais, dans quelque pays qu'on se trouvât, aux cris de: «Des chevaux! des chevaux!» on voyait apparaître, sous la porte cochère, le postillon en bottes et en veste de couleur voyante, monté sur ses chevaux caparaçonnés qui trottaient gaiement. Pas de siège par devant, pas de cocher; mais quatre larges vitres qui fermaient hermétiquement, glissant l'une sur l'autre, et qui se baissaient aussi sans la moindre peine. Ces glaces formaient un large cadre mouvant, une sorte de fenêtre en saillie à travers laquelle on pouvait voir la campagne...» À toutes ces conditions de confort et d'agrément, ajoute Ruskin, le moderne touriste à la vapeur doit, en imagination, ajouter celle qui domine toutes les autres: pouvoir partir de l'heure qu'on veut et, si on est en retard, faire attendre les chevaux... Le voyage, ainsi décrit, eût été anachronique pour un lecteur d'il y a vingt ans et les itinéraires tracés par Ruskin l'eussent intéressé médiocrement. Ce sont des impressions tout actuelles pour le touriste d'aujourd'hui et les itinéraires suivis par l'auteur des_ Modern Painters _sont exactement ceux qu'ont recommencé de suivre les automobiles succédant, sur les mêmes routes, après soixante ans d'interruption, aux chaises de poste._ _On ne crie plus: «Des chevaux! des chevaux!» en arrivant aux auberges. On réclame d'autres «moteurs» du marchand d'essence, debout sur le pas de sa porte, entre ses bicyclettes et ses bidons. Le pittoresque a perdu, sans doute, dans l'intérieur de la ville. Mais, en pleine campagne, pourvu qu'on ne soit pas affolé de vitesse, on peut retrouver beaucoup des impressions du voyage en chaise de poste qui étaient perdues depuis les chemins de fer. On y sera aidé en lisant ce livre. Des ombres voyageuses se lèveront pour flotter avec nous sur la route solitaire, lorsque l'âcre parfum des herbes de la vallée semble l'âme errante de la nuit claire. Aventures de coches, carrosses rencontrés, chaises versées sous les balustres de la vieille terrasse, torches sortant du château inconnu, destinées frôlées pendant une heure, silhouettes entrevues et disparues à jamais: tout ce qu'évoquait à nos imaginations le voyage de nos pères vient repasser devant nos yeux, aux lueurs rapides des fanaux de l'automobile. Les pages qu'on va lire étaient oubliées, hier encore, comme nos grandes vieilles routes de France, depuis soixante ans abandonnées pour la voie ferrée. Aujourd'hui, les routes se remplissent à nouveau et revivent. Ces pages aussi._ Multa renascentur... ROBERT DE LA SIZERANNE. PRÉFACE J'ai réuni ces souvenirs des efforts et incidents de ma vie passée pour mes amis et pour ceux qui ont aimé mes livres. Je les ai donc écrits simplement, comme on cause, m'étendant un peu longuement peut-être sur les choses que j'avais plaisir à me rappeler, avec beaucoup de soin sur celles que je m'imagine pouvoir être utiles aux autres; au contraire, passant sous silence les souvenirs qui n'avaient rien d'agréable, et dont le récit ne pouvait être d'aucun profit pour le lecteur. Ma vie, ainsi présentée, m'a paru plus amusante que je n'avais pensé lorsque j'ai commencé à ressusciter tout ce long passé avec ses méthodes d'étude et ses principes de travail que je me crois en droit de recommander à d'autres travailleurs--méthodes et principes que, très certainement, les fidèles lecteurs de mes ouvrages comprendront d'autant mieux qu'ils seront plus familiarisés avec mon caractère. Jusqu'ici, sans aucun parti pris de cachotterie, je ne me suis jamais attaché à l'expliquer; je trouvais même, je l'avoue, un certain plaisir, je mettais une certaine coquetterie à courir le risque d'être incompris. Je trace ces quelques lignes de préface le jour anniversaire de la naissance de mon père, dans la pièce qui, autrefois, me servait de nursery, dans la vieille maison où, il y a juste soixante-deux ans, il nous amenait, ma mère et moi: j'avais alors quatre ans. Ce qui, sans cette pensée, pourrait, dans les pages qui vont suivre, sembler n'être que le simple passe-temps d'un vieillard qui s'amuse à cueillir des fleurs imaginaires dans les prairies de sa jeunesse, a pris, à mesure que j'écrivais, la forme plus noble d'un respectueux hommage à la mémoire de mes parents, ces parents auxquels je dois ce qu'il y a de meilleur en moi, et dont le cher souvenir enlève même toute tristesse au déclin de mes jours--si doux m'est l'espoir de les rejoindre bientôt. Herne Hill, 10 mai 1885. «PRÆTERITA» SOUVENIRS DE JEUNESSE CHAPITRE I LES SOURCES DE LA WANDEL Je suis, et mon père le fut avant moi, un enragé tory de la vieille école; j'entends de l'école de Walter Scott et d'Homère. Si je cite ces deux noms entre tant de grands écrivains tories, c'est que je les aime particulièrement, qu'ils ont été mes maîtres. Je lisais les romans de Walter Scott et l'_Iliade_, traduction Pope, d'un bout de la semaine à l'autre, quand j'étais enfant; le dimanche, par contre, c'était _Robinson Crusoë_ et le _Pilgrim's Progress_, ma mère ayant décidé dans son cœur de faire de moi un clergyman «évangélique». Fort heureusement, j'avais une tante, encore plus évangélique que ma mère, qui me faisait manger du gigot froid le dimanche, et je ne l'aimais que chaud. Ce gigot froid a fait le plus grand tort aux idées du _Pilgrim's Progress_. Et voilà pourquoi, en fin de compte, tout en m'appropriant le noble et poétique enseignement de Defoe et de Bunyan, je ne suis pas devenu un clergyman évangélique. Je recevais encore un meilleur enseignement, que j'y fusse disposé ou non, tous les jours de la semaine. Walter Scott et Homère, c'était les lectures de mon choix; en même temps, ma mère m'obligeait à apprendre par cœur de longs chapitres de la Bible. De plus, il me fallait lire à haute voix, en prononçant chaque syllabe et en articulant les noms les plus rébarbatifs, le Livre Sacré, depuis la Genèse jusqu'à l'Apocalypse, au moins une fois l'an. C'est à cette discipline--patiente, très exacte et très ferme--que je dois non seulement une connaissance de la Bible qui m'a souvent été précieuse, mais la faculté que j'ai de me donner de la peine, et aussi le meilleur de mon goût en littérature. Des romans de Walter Scott, j'eusse pu facilement, à mesure que j'avançais en âge, tomber à d'autres romans; et Pope aurait pu m'amener à prendre l'anglais de Johnson ou de Gibbon comme type; mais quand j'eus appris par cœur, non seulement le trente-deuxième chapitre du _Deutéronome_, le CXVIIIe psaume, le XVe chap. de la Ire aux Corinthiens, le Sermon sur la Montagne et la plus grande partie de l'Apocalypse, comme j'ai toujours aimé à me rendre compte par moi-même de ce que les mots veulent dire, il ne m'a plus été possible, même aux jours de ma plus folle jeunesse, d'écrire un anglais tout à fait de surface ou de convention. Tout au plus aurais-je pu tomber dans l'innocente manie de pasticher le style de Hooker ou de George Herbert. C'est donc à mes maîtres préférés, Scott et Homère, que je dois mon toryisme, toryisme que toutes mes observations ultérieures et mon expérience n'ont servi qu'à confirmer. J'entends par là un amour sincère pour les rois et une horreur instinctive pour quiconque tentait de leur désobéir. Il est vrai qu'Homère et Scott me donnaient d'étranges idées sur les rois, idées qui sont fort démodées à l'heure actuelle; car il est bon de remarquer que l'auteur de l'_Iliade_ aussi bien que celui de _Waverley_ exigent de leurs rois et de leurs partisans les tâches les plus héroïques. Tydée ou Idoménée tuaient vingt Troyens pour un, et Redgauntlet harponnait plus de saumons qu'aucun des pêcheurs du Solway; qui plus est--et cela me remplissait d'admiration--non seulement ils accomplissaient plus de hauts faits que les autres hommes, mais, toute proportion gardée, ils en tiraient infiniment moins de profit; que dis-je, les meilleurs d'entre eux étaient prêts à gouverner pour rien, laissant à leurs partisans le soin de se partager le butin. À l'heure actuelle, il me semble que l'idée de roi a changé et que le devoir des hauts personnages a paru être en général de gouverner moins et d'en tirer plus d'avantages. Si bien qu'il est fort heureux, pour mes convictions, qu'au temps de ma jeunesse je n'aie pu contempler la royauté que de loin. La tante qui me faisait manger du gigot froid le dimanche était une sœur de mon père; elle habitait Bridge-end, dans la petite ville de Perth, et avait un jardin plein de groseilliers à maquereau qui descendait en pente jusqu'à la Tay; une petite porte ouvrait sur la rivière qui courait vive et claire. Le courant rapide, les remous, les tourbillons, quel monde infini, quel spectacle pour un enfant! Mon père avait débuté dans le commerce des vins, sans capitaux et avec un stock considérable de dettes que lui avait légué mon grand-père. Il accepta la succession et paya ce qui était dû, jusqu'au dernier sou, avant de songer à rien mettre de côté, ce qui le fit traiter d'imbécile par ses meilleurs amis. Pour moi, sans porter un jugement sur ses idées que je savais en telles matières être au moins aussi strictes que les miennes, j'ai fait graver sur la plaque de granit de son tombeau qu'il fut «un marchand intègre». Plus tard, il se trouva en situation de louer une maison dans Hunter Street, Brunswick Square, dont les fenêtres, fort heureusement pour moi, donnaient sur un étonnant poste d'eau où les tonneaux d'arrosage venaient se remplir. Le nez collé aux vitres, je voyais de merveilleuses petites trappes se soulever pour donner passage à des tuyaux qui avaient des airs étranges de boas constrictors; je n'étais jamais las de contempler ce mystère et le délicieux ruissellement qui en résultait. Les années passant, je pouvais avoir alors quatre à cinq ans, mon père put se donner le luxe, pendant les deux mois d'été, d'une chaise de poste à deux chevaux pour faire la tournée chez ceux de ses clients qui habitaient la campagne, ce qui était pour ma mère et moi l'occasion d'un délicieux petit voyage. C'est ainsi, au petit trot, par les quatre fenêtres de la voiture qui encadraient le paysage à la façon d'un panorama, perché sur une petite banquette en avant (car, louant la chaise pour deux mois, nous la faisions agencer et organiser à notre gré), que je vis les grandes routes et même la plupart des routes transversales de l'Angleterre, du Pays de Galles, la plus grande partie des lowlands d'Écosse, jusqu'à Perth où, tous les deux ans, nous passions l'été. Je lisais l'_Abbé_ à Kinross, le _Monastère_ à Glen Farg, que je confondais avec «Glendearg», et j'étais aussi sûr que la Dame Blanche avait vécu sur les bords du petit ruisseau de la vallée des Ochils, que la reine d'Écosse dans l'île de Loch Leven. C'est ainsi que, pour mon plus grand profit, pendant toute mon enfance et ma jeunesse, je visitai les plus beaux châteaux de l'Angleterre. Ces magnifiques demeures m'inspiraient un respect, une admiration où il aurait été impossible de relever la plus légère trace d'envie. Je m'aperçus très vite, dès que je fus en âge de faire des observations philosophiques, qu'il était infiniment préférable d'habiter une modeste petite maison et d'avoir la joie de visiter Warwick et de l'admirer, que d'habiter Warwick et de ne s'étonner de rien; en tous cas, que Brunswick Square ne serait en rien plus agréable à habiter, si l'on démolissait le château de Warwick. À l'heure actuelle, bien que j'aie reçu les plus aimables invitations de venir visiter l'Amérique, il me serait impossible, fût-ce pour deux ou trois mois, de vivre dans un pays assez malheureux pour ne pas posséder de châteaux. Quoi qu'il en soit, toutes mes idées sur la royauté me venant surtout du Fitz James de la _Dame du Lac_, et mes idées sur la noblesse du Douglas de la même _Dame_ ou du Douglas de _Marmion_, un étonnement pénible envahit mon cerveau d'enfant lorsque je dus constater que, de nos jours, les châteaux étaient toujours inhabités. Tantallon était toujours debout, mais d'Archibald d'Angus, point. Stirling n'avait pas changé, mais on n'y rencontrait pas de chevalier de Snowdon. Les galeries, les parcs d'Angleterre étaient admirables, mais Sa Seigneurie, Mme la Duchesse, toujours en ville; c'était du moins la réponse invariable des jardiniers ou des femmes de charge. Alors, je faisais des vœux passionnés pour une «Restauration», une vraie «Restauration», car je sentais vaguement que la tentative de Charles II, ce n'était pas cela, bien que je portasse pieusement, le 29 mai, une pomme de chêne dorée à ma boutonnière. La Restauration de Charles II, pour moi, comparée à la Restauration de mes rêves, était ce que la pomme de chêne dorée était à une vraie pomme. Avec les années, la raison aidant, l'envie de manger de bonnes reinettes bien sucrées plutôt que des pommes âcres et de voir des rois vivants plutôt que des rois morts m'apparut comme aussi raisonnable que romantique; et depuis, le principal objectif de ma vie a toujours été de cultiver des reinettes, et mon espérance la plus chère, de voir des rois[1]. J'ai eu beau chercher, il m'a été impossible de donner à ces idées, ou préjugés, une origine aristocratique; car je ne sais rien de mes aïeux, soit du côté de mon père, soit du côté de ma mère, si ce n'est que ma grand'mère maternelle était la propriétaire de la «Tête du Vieux Roi», dans la rue du Marché à Croydon; que n'est-elle encore de ce monde, et que ne puis-je lui peindre, comme enseigne, la tête de Roi de Simone Memmi! Mon grand-père maternelle l'ai déjà dit, était marin et il avait coutume de s'embarquer à Yarmouth, comme Robinson Crusoë; il ne revenait que de loin en loin à maison où il ramenait la gaieté et la joie. J'ai quelque idée qu'il était «dans les harengs» comme mon père était «dans les vins», mais je ne sais rien de positif à cet égard, ma mère se montrant toujours très réservée à ce sujet. Il gâtait ma mère ainsi que sa cadette, autant qu'il était possible. Seule, la moindre dissimulation--que dis-je?--la moindre exagération ne trouvait pas grâce devant lui. Un jour qu'il avait pris ma mère en flagrant délit de mensonge, il envoya sur l'heure la servante acheter toute une poignée de ramilles neuves afin de la fustiger. «Cela ne me fit pas aussi mal que s'il m'avait fouettée avec une seule baguette, dit ma mère, mais cela me donna beaucoup à réfléchir». Mon grand-père mourut à trente-deux ans pour avoir voulu entrer à Croydon à cheval plutôt qu'à pied. Il eut la jambe écrasée contre le mur; la blessure s'étant envenimée, il en mourut. Ma mère avait alors sept ou huit ans, elle allait chez Mrs Rice qui tenait un externat assez fashionable pour Croydon. Elle y fut élevée dans les principes évangéliques et devint une petite fille modèle; tandis que ma tante, que les principes évangéliques faisaient cabrer, fut bientôt à la fois l'enfant terrible et l'enfant gâté de la maison. Ma mère, qui avait beaucoup de moyens et une bonne dose d'amour-propre, devenait tous les jours plus parfaite, sans se laisser intimider par les railleries de sa cadette, qui pourtant l'adorait. Cette petite sœur avait beaucoup plus d'esprit, infiniment moins d'orgueil et pas de sens moral. Lorsque ma mère fut devenue une ménagère accomplie, on l'envoya en Écosse pour diriger la maison de mon grand-père paternel. Celui-ci était alors fort occupé à se ruiner; il ne tarda pas à y parvenir et finit par en mourir. C'est alors que mon père partit pour Londres; il trouva un emploi dans une grande maison de commerce où, pendant neuf ans, il travailla sans prendre un seul jour de congé; au bout de ce temps, il commença les affaires à son compte, paya les dettes de son père et épousa sa perfection de cousine. L'autre petite cousine, ma tante, qui était restée à Croydon, avait épousé un boulanger. Lorsque j'eus quatre ans--époque où mes souvenirs commencent à se préciser--la situation commerciale de mon père à Londres prenant tous les jours plus d'importance, on eût pu constater un léger, oh! très léger embarras et tout à fait inexplicable pour moi comme enfant, entre notre maison de Brunswick Square et la boulangerie de la rue du Marché à Croydon. Ce qui n'empêchait pas que chaque fois que mon père était malade--et les soucis et le travail l'avaient déjà durement marqué de leur empreinte--nous nous en allions tous à Croydon pour nous faire gâter par la bonne petite tante, et courir sur la colline de Duppas et dans les bruyères d'Addington. Ma tante habitait une petite maison qui passe encore pour la plus belle de la rue du Marché, avec deux fenêtres au second au-dessus de la boutique; ce qui se passait dans ces régions supérieures m'inquiétait peu, à moins que mon père n'y fût occupé à faire quelque dessin à l'encre de Chine, auquel cas je m'asseyais près de lui et je le regardais faire dévotement; mais ce que je préférais par-dessus tout, c'était la boutique; le fournil et les pierres qui entouraient la petite source de cristal (depuis longtemps, hélas! engloutie par l'égout moderne); mon plus cher compagnon était le chien de ma tante, Towzer, qu'elle avait recueilli par pitié, transformant la pauvre bête errante, hargneuse et affamée, en un brave et bon chien plein de cœur: procédé dont elle usa toute sa vie à l'égard de tous les êtres vivants qu'elle croisa sur sa route. Pleinement satisfait d'avoir de loin en loin une vision des rivières du Paradis, je vécus jusqu'à plus de quatre ans sans quitter pour ainsi dire Hunter Street; l'été, et seulement pendant quelques semaines, nous louions des chambres meublées dans de petits cottages à la campagne (de vrais cottages, non des villas baptisées du nom de chaumières), soit aux environs d'Hampstead, soit à Dulwich, chez «Mrs Ridley», la dernière maison au bout du petit chemin bordé de haies qui conduit aux plaines de Dulwich, et qui lui-même était tout fleuri de boutons d'or au printemps et tout noir de mûres à l'automne. Mais les souvenirs les plus précis qui me soient restés de cette époque sont ceux qui se rapportent à Hunter Street. Le grand principe d'éducation de ma mère, c'était, grâce à une étroite surveillance, de me préserver autant que possible de tout mal et de tout danger; ceci admis, je pouvais m'amuser à ma guise, à condition de n'être ni de mauvaise humeur, ni ennuyeux. La règle établie voulait qu'on ne s'occupât pas de m'amuser; à moi de trouver des jeux: les joujoux même étaient d'abord défendus; et la commisération qu'excitait, chez ma tante de Croydon, mon dénuement monastique à cet égard était sans borne. À l'occasion de mon jour de naissance, une fois, pensant faire revenir ma mère sur sa détermination grâce à la splendeur du cadeau, elle m'avait acheté le plus beau polichinelle qu'elle eût pu trouver au bazar: un Polichinelle et une mère Gigogne presque aussi grands que nature, vêtus d'écarlate et d'or, et qui gesticulaient quand on les attachait au pied d'une chaise. Ces pantins m'ont fait une grande impression; je les vois encore, tandis que ma tante les faisait danser devant moi. Ma mère ne dit rien d'abord--qu'aurait-elle pu dire?--mais, quelques heures plus tard, tranquillement, elle déclara qu'elle ne trouvait pas bon que j'eusse ces joujoux; et je ne les ai jamais revus. Je jouais d'ordinaire avec un trousseau de clefs, du moins tant que je trouvai plaisir à regarder ce qui brille et à faire tinter ce qui sonne; plus tard, j'eus une petite charrette et une balle; vers cinq ou six ans, on me donna deux boîtes de morceaux de bois, bien lisses et bien taillés. Avec ces modestes trésors, qu'à l'heure actuelle je considère encore comme absolument suffisants, d'ailleurs fouetté immédiatement dès que je pleurais, que je désobéissais ou que je tombais dans l'escalier, je ne tardai pas à me créer de sûres et sereines méthodes de vie et de mouvement. Je pouvais m'amuser toute la journée à suivre le dessin et à comparer les nuances de mon tapis, à examiner tous les nœuds du parquet; un autre divertissement était de compter les briques des maisons d'en face; et je ne parle pas des intermèdes passionnants que me procurait le remplissage du tonneau d'arrosage au moyen de son serpent de cuir fixé à la colonne ruisselante de la pompe, ou le procédé plus admirable encore par lequel le cantonnier ouvrait avec sa grande clef de fer le robinet et faisait jaillir un immense jet d'eau au milieu de la rue. Mais le tapis, et les dessins de toutes sortes des rideaux, couvre-lits, papiers de tenture, étaient mes plus précieuses ressources; l'intérêt qu'ils m'inspiraient était tel que, lorsqu'on me conduisit chez Mr Northcote qui devait faire mon portrait--je pouvais avoir trois ans ou trois ans et demi--je n'étais pas avec lui depuis dix minutes que je m'intéressais déjà à son tapis et que je lui demandais pourquoi il avait des trous. Le portrait en question représente un joli enfant aux cheveux blonds, en robe blanche, une robe de petite fille, avec une large ceinture bleu de ciel, et des souliers du même bleu, qui n'étaient pas moins larges pour les pieds que la robe pour le corps. On avait envoyé au vieux peintre tous les objets de ma toilette, afin qu'il n'y eût rien de laissé au hasard; mais s'ils étaient à leur place dans la nursery, ils étonnaient dans un portrait où je suis représenté courant dans un champ sur la lisière d'une forêt. Les troncs des arbres coupent transversalement le fond du tableau à la manière de Sir Joshua Reynolds, tandis que deux collines rondes, du même bleu que les souliers, s'élèvent à l'horizon. C'est sur ma demande que Northcote avait mis ces collines; j'avais déjà été une fois, peut-être deux fois en Écosse; ma bonne, une Écossaise, me chantait lorsque nous approchions de la Tweed ou de l'Esk: For Scotland, my darling, lies full in thy view, With her barefooted lassies, and mountains so blue[2]. Et l'idée de collines dans un lointain bleu s'associait dans mon esprit aux plus pures joies de la vie, c'est-à-dire au jardin de ma tante, le jardin plein de groseilliers qui descendait en pente jusqu'à la Tay. Mais le simple fait que j'eusse répondu au vieux Mr Northcote me demandant ce que j'aimerais qu'il peignît comme fond à mon portrait (et j'imagine qu'il dut être fort étonné de la netteté de ma réponse), le simple fait que j'eusse répondu: «des collines bleues», et non des groseilliers, me paraît--sans qu'il y ait là, je crois, aucune tendance morbide à faire trop de cas de ma personnalité--suffisamment curieux et plein de promesses de la part d'un enfant de l'âge que j'avais alors. J'ajouterai qu'ayant été, ainsi que je l'ai dit déjà, régulièrement fouetté toutes les fois que je me rendais insupportable, l'habitude que j'avais prise de rester parfaitement tranquille enchantait le vieux peintre; je pouvais en effet passer des heures immobile à compter les trous du tapis ou à le regarder presser ses tubes, opération qui me remplissait d'admiration; mais si j'aimais à voir étaler les couleurs sur la palette, je ne me souviens pas de m'être le moins du monde intéressé à la manière dont Mr Northcote les posait sur la toile; mes idées sur l'art et les joies qu'il pouvait procurer étaient alors indissolublement liées à la possession d'un immense pot de peinture du plus beau vert et à un gros pinceau qui en sortait tout ruisselant. Ma tranquillité faisait donc les délices du vieux peintre; aussi supplia-t-il mon père et ma mère de permettre que je posasse pour un de ses tableaux. Je représentais un enfant étendu sur une peau de léopard, tandis qu'un homme des bois lui enlevait une épine qu'il s'était enfoncée dans le pied. Jusqu'ici les méthodes de mon éducation aussi bien que les circonstances ne pouvaient guère, il me semble, être plus favorables, étant donné un enfant de mon tempérament; mais la manière dont je fis mes débuts dans les lettres me paraît très contestable, et je n'introduirai pas cette méthode dans les écoles de Saint-George sans y apporter de grandes modifications. Je me refusais absolument à apprendre à lire en séparant les syllabes, tandis que j'apprenais facilement des phrases entières par cœur, montrant avec mon doigt et sans me tromper tous les mots de la page à mesure que je les prononçais. Seulement, il ne fallait pas les changer de place. Ce que voyant, ma mère renonça aux leçons de lecture, espérant qu'avec le temps je consentirais à adopter le système répandu de l'étude par syllabes. Je continuai donc à m'amuser à ma manière, à apprendre des mots entiers qui se gravaient dans ma tête comme des dessins. L'effort que je faisais ainsi pour saisir les mots en bloc m'était facilité par l'admiration profonde que m'inspiraient les caractères d'imprimerie que je me mis à copier, pour mon plaisir, comme d'autres enfants auraient copié des chiens ou des chevaux. L'inscription suivante, qui est le _fac-simile_ de la première page de mes _Sept Paladins du Christianisme_ (à remarquer le caractère original de la lettre L et la hauteur du G) est, je crois, une de mes premières tentatives dans ce genre; et comme le Destin a voulu que les premières lignes de la lettre écrite cinquante ans plus tard, où je faisais mes recommandations à Mr Burgess, présente quelques traits de ressemblance assez frappants, j'ai pensé qu'il serait intéressant de les reproduire ensemble tels que. [Figure 02] Ma mère, comme elle me l'a dit plus tard, m'avait solennellement «voué à Dieu» dès avant ma naissance, suivant en cela l'exemple d'Anne, la mère du prophète Samuel. On rencontre ainsi d'excellentes femmes disposées à se débarrasser prématurément de leurs enfants: sans doute, dans l'idée que les fils de Zébédée ne devant pas être assis à la gauche et à la droite du Christ, elles peuvent espérer que leurs propres fils pourront, dans l'éternité, occuper cette respectable situation, surtout si elles le demandent très humblement chaque jour au Christ. Elles oublient, hélas! dans leur simplicité, que la chose ne dépend pas uniquement de Lui. [Figure 03: Fac-similé de l'écriture de Ruskin.--LETTRE ÉCRITE EN 1883.] «Voué à Dieu» voulait dire, pour ma mère, autant qu'elle se comprenait, m'envoyer à l'Université, faire de moi un clergyman: je fus donc élevé pour «l'Église». Mon père--que son âme repose en paix!--qui avait la très mauvaise habitude de s'incliner devant la volonté de ma mère toutes les fois que les choses avaient de l'importance, et de faire à sa tête lorsqu'elles n'en avaient point, souffrit sans mot dire que je fusse soustrait au commerce du vin de Xérès, comme étant chose impure; peut-être, au fond, les ambitions de ma mère à mon égard le flattaient-elles. Car je me souviens que bien des années plus tard, causant avec un de nos amis, un artiste, grand admirateur de Raphaël, qui se désespérait que j'eusse eu l'audace d'exposer au public mes idées sur Turner et Raphaël, et s'écriait: «Quel dommage! quel aimable clergyman il eût fait.--Oui, reprit mon père les larmes aux yeux (larmes les plus vraies, larmes les plus tendres que jamais père ait versées) oui, il serait devenu évêque.» Fort heureusement pour moi, ma mère, avec le sentiment qu'elle remplissait un devoir, quels que fussent d'ailleurs ses secrets espoirs d'avenir, me conduisit de très bonne heure aux offices où, en dépit de mes habitudes paisibles et du flacon d'or ciselé de ma mère que l'on m'abandonnait dans ces grandes occasions, je m'ennuyais affreusement. Je ne connaissais rien de plus triste que le banc de l'église, pas de jour plus lugubre que le dimanche, pas d'endroit où il me semblait plus difficile de se tenir tranquille. (Songez que, dès le matin, on me retirait les livres que j'aimais le plus.) Aussi j'avais l'horreur du dimanche, une horreur qui s'emparait de moi dès le vendredi et que l'éclat du lundi et la perspective des sept jours qui nous séparaient du service dominical n'arrivaient pas à contrebalancer. Il me restait pourtant dans l'esprit des bribes de sermons que j'accommodais à ma façon et, de temps en temps, au retour, je prêchais, accoté aux coussins du grand divan rouge qui me servait de chaire; dans ces occasions-là, les amies les plus intimes de ma mère joignaient les mains avec attendrissement et déclaraient que cela dénotait des dispositions extraordinaires. Mon sermon, j'imagine, était fort court, ce qui était d'un excellent exemple, et empreint de la plus pure doctrine évangélique, car je me souviens qu'il commençait par ces mots: «Ô mes frères, soyez bons!» Mes parents recevaient rarement et je n'étais jamais autorisé à venir à table, même au dessert. Je n'eus cette permission que bien des années plus tard, lorsque je sus casser proprement des noisettes. Ce fut moi alors qui fus chargé de casser les noisettes des invités (j'espère qu'ils ne jugeaient pas mon intervention indiscrète) mais il m'était défendu d'en manger, fût-ce une seule, non plus d'ailleurs qu'aucune autre friandise. Je me souviens encore du jour où, à Hunter Street, ma mère, qui faisait des rangements dans la chambre aux provisions, me donna trois grains de raisin sec, et je n'oublierai jamais l'occasion où, pour la première fois, je mangeai de la crème cuite. C'était dans le petit appartement meublé de Norfolk Street où nous nous étions réfugiés pendant qu'on repeignait la maison. Mon père, qui dînait dans la pièce du devant, avait laissé un peu de crème sur son assiette et ma mère me l'apporta, dans la pièce du fond. Mais afin que le lecteur puisse suivre plus facilement les progrès de ma pauvre petite vie, progrès sur lesquels il trouve peut-être que je m'étends trop complaisamment, il est nécessaire que je donne quelques renseignements sur la situation commerciale de mon père à Londres. La maison de commerce dont il était le principal associé (je ne doute pas que dans les vieilles maisons de la Cité on ne s'en souvienne) avait installé ses bureaux dans un immeuble peu spacieux, situé dans une petite rue de l'est de Londres--Billiter Street--l'artère principale qui relie Leadenhall Street à Fenchurch Street. Les noms des trois associés brillaient sur la plaque de cuivre de la porte, juste au-dessous de la sonnette: Ruskin, Telford & Domecq. Le nom de Mr Domecq, en toute justice, eût dû occuper le premier rang, car, en réalité, mon père et Mr Telford n'étaient que ses agents. Il était le seul propriétaire du vignoble qui représentait la plus grosse partie du capital de la maison de commerce, le vignoble de Macharnudo, la colline de toute la péninsule hispanique la plus réputée pour ses vins blancs. C'était la vendange de Macharnudo qui fixait la qualité du vin de Xérès--sec ou doux--depuis le temps de Henry V jusqu'à nos jours; la marne invariable et unique de cette terre donnait au raisin une force que les années ne taisaient qu'accroître et enrichir, sans jamais l'altérer. Mr Pierre Domecq, espagnol de naissance, je crois, et d'éducation mi-partie française et mi-partie anglaise, était un homme plein de délicatesse et du caractère le plus aimable. Était-il d'origine noble? je n'en sais rien; comment était-il devenu propriétaire de son vignoble? je n'en sais rien; quelle était sa situation dans la maison Gordon, Murphy & Cie, où mon père était employé? je n'en sais rien. Je sais seulement qu'il avait vu mon père à l'œuvre et que lorsque la Société Murphy fut dissoute, il lui demanda d'être son représentant en Angleterre. Mon père savait qu'il pouvait avoir une confiance absolue dans la délicatesse de Mr Domecq, dans sa manière de traiter les affaires. Peut-être avait-il moins de confiance dans son sens pratique et dans son activité; en tous cas, il insista, bien que ne mettant pas de capitaux dans l'affaire et ne touchant que des commissions, pour être, aussi bien en nom qu'en fait, le chef de la maison. Mr Domecq habitait le plus souvent Paris; il allait rarement en Espagne, mais il n'en faisait pas moins prévaloir ses idées, lesquelles étaient fort arrêtées, sur le mode de culture de ses vignobles. Il avait autant d'autorité sur ses paysans qu'un chef de clan sur ses hommes, maintenait les vins au plus haut, comme qualité et comme prix, et laissait mon père libre d'organiser la vente à son gré. Le second associé, Mr Henry Telford, avait mis dans l'affaire le capital nécessaire pour que la maison de Londres pût marcher. Il possédait une jolie maison de campagne à Widmore, près de Bromley. C'était le type accompli du gentilhomme campagnard anglais de fortune moyenne. Célibataire, il vivait avec trois sœurs non mariées, extrêmement cultivées et raffinées, simples et bonnes en même temps, et qui, dans leurs vies si heureuses et si bienfaisantes aux autres, m'apparaissent comme des figures de roman, les héroïnes d'un beau conte, plutôt que des êtres réels. Mais ni dans les livres, ni dans la réalité, je n'ai jamais entendu parler, ni vu personne qui ressemblât à Henry Telford: doux, modeste, affectueux, plein de bon sens. Il adorait les chevaux, sans qu'il y eût en lui rien qui sentît, fût-ce de très loin, le champ de courses ou l'écurie. Je crois pourtant qu'il ne manquait pas une réunion tant soit peu importante et qu'il passait la plus grande partie de sa vie à cheval, chassant tant que durait la saison de la chasse; mais il ne pariait jamais, n'avait jamais fait de chute sérieuse et n'avait jamais blessé un cheval. Entre mon père et lui régnait la confiance la plus absolue, et toute l'amitié qui peut exister, quand la manière de vivre est aussi différente. Mon père était très fier de la position sociale de Mr Telford; Mr Telford admirait la capacité de travail de mon père, son instinct commercial si sûr. Le concours actif de Mr Telford se bornait, en général, à deux mois de présence au bureau, les deux mois d'été pendant lesquels mon père prenait ses vacances; il suppléait aussi mon père pendant quelques semaines au commencement de l'année, quand celui-ci faisait sa tournée chez les clients. Dans ces cas-là, Mr Telford venait tous les matins de Widmore à Londres à cheval, signait le courrier, lisait les journaux et rentrait le soir à cheval. S'il y avait la moindre décision à prendre, on en référait à mon père ou on attendait son retour. Tout le monde à Widmore eût été disposé à faire, pour ma mère et pour moi, les plus grands frais; mais ma mère se tenait sur la réserve: elle sentait trop, dans ce milieu si cultivé--et elle avait trop de fierté pour ne pas en souffrir--tout ce qui avait manqué à son éducation première: le résultat en était qu'elle n'aimait guère à frayer qu'avec ceux qu'elle sentait lui être, en quelque sorte, inférieurs. Quoi qu'il en soit, Mr Telford, si étrange que cela paraisse, eut une grande influence sur mon éducation. C'est, lui qui me fit cadeau, sur le conseil de ses sœurs, je crois, de l'_Italie_ de Rogers, édition illustrée, au moment où elle parut. Et ce fut ce livre qui me donna l'occasion d'étudier attentivement le travail de Turner; je puis donc dire, en toute justice, que c'est ce cadeau qui a décidé ma vocation. Mais la grande erreur des biographes superficiels est de prendre l'accident pour la cause, quand la cause seule a de l'importance. Le point essentiel à noter et à expliquer, c'est que je fusse en état de comprendre l'œuvre de Turner dès que je la vis, et non par quel hasard, ou en quelle année, je la vis pour la première fois. Le pauvre Mr Telford, en tout cas, a toujours été tenu responsable, par mon père aussi bien que par ma mère, de toutes les folies que m'a inspirées Turner. Il fut mon bienfaiteur plus directement encore. Car avant que mon père ne se crût en droit de louer une voiture pour notre petit voyage de vacances, Mr Telford nous prêtait son «chariot». Or, le vieux chariot anglais, cette voiture légère à deux places, est, sans contredit, la plus confortable des voitures de voyage quand on est deux et même trois, surtout quand le troisième voyageur est un enfant de trois à quatre ans. Haut suspendu, ce chariot permettait de voir par-dessus les parapets de pierre et les haies qui bordent les routes: il est vrai que, pour y monter, il fallait déplier un petit marche-pied capitonné qui rentrait à l'intérieur de la portière. Ce marche-pied était pour moi une des grandes joies du voyage, le voir baisser et relever par les garçons d'écurie un délice--joie et délice, il est vrai, gâtés par le désir, dirai-je l'ambition, de le baisser et le relever moi-même. Cette ambition, ai-je besoin de le dire, ne fut jamais satisfaite, ma mère craignant que je ne me pinçasse les doigts. Le «dickey» (je m'étonne de n'avoir jamais eu l'idée de rechercher l'origine de ce mot, et aujourd'hui il m'est impossible d'y arriver), est ce siège élevé qui, dans la malle-poste royale, est occupé par le conducteur de la diligence, siège devenu légendaire, même pour les amateurs de littérature moderne, grâce à l'immortel colloque de Bob Sawyer et de Sam; le «dickey», très en arrière dans la voiture de Mr Telford, permettait d'allonger confortablement les jambes quand il vous prenait fantaisie de respirer l'air du dehors par un jour de beau temps. Sous le siège, il y avait place encore pour un grand coffre où l'on fourrait au dernier moment quantité de petits paquets et de sacs. Ce département des bagages était confié aux soins d'Anne, ma bonne; elle emballait, surveillait, aussi habile à plier une robe qu'à faire sauter des crêpes. Je vous prierai de remarquer que la précision et l'adresse demandent autant d'esprit que d'invention et que, pour faire une malle, comme pour diriger une bataille, la précision ne va pas sans prévoyance. Parmi tous ceux qui manquent à l'appel, combien y en a-t-il, hélas! quand on a passé la cinquantaine? Une des personnes que je regrette le plus, après mon père et ma mère (je ne veux parler ici que des pertes sérieuses, non des imaginaires), celle qui me manque, encore tous les jours, c'est cette Anne, la vieille bonne de mon père et la mienne. Entrée à quinze ans à la maison, elle y passa sa vie et consacra tous ses talents à nous servir. Anne avait un goût naturel et la spécialité de faire les choses les plus désagréables; elle excellait dans le soin des malades et triomphait quand quelqu'un d'entre nous était dans son lit. Mais Anne avait non seulement la spécialité de faire les choses désagréables, elle avait encore celle de les dire; on pouvait s'en rapporter à elle. Elle commençait par voir tout au pire, par le déclarer très haut, avant de rien faire pour y remédier. Elle avait, de plus, une répugnance honorable et toute républicaine à exécuter les ordres tels qu'on les lui donnait, si bien que, lorsque ma mère et elle eurent vieilli ensemble, qu'avec les années ma mère fut devenue un peu exigeante, qu'elle attachait une certaine importance à ce que sa tasse de thé fût posée à tel endroit sur la petite table ronde, Anne avait toujours grand soin de la mettre du côté opposé. Aussi ma mère me déclarait-elle gravement tous les matins à déjeuner que, s'il y avait femme au monde que l'esprit malin possédât, c'était bien la vieille Anne. En dépit de ces aspirations violentes mais brèves vers la liberté et l'indépendance, la pauvre Anne fut toute sa vie la femme la plus serviable; elle n'eut d'autre occupation, depuis l'âge de quinze ans jusqu'à celui de soixante-douze, que de faire la volonté des autres, de s'oublier elle-même: je n'ai pas entendu dire qu'elle ait jamais fait mal à personne au monde, si ce n'est peut-être en économisant quelques milliers de francs que ses héritiers se disputèrent après sa mort; la pauvre femme n'était pas enterrée qu'ils étaient tous brouillés. Le siège en question, réservé à Anne, était assez large pour que mon père pût y monter quand le temps était beau et le paysage engageant. La voiture toute chargée, bagages et le reste, roulait aisément enlevée par de bons chevaux sur les routes très bien entretenues des malles-poste; courir la poste, en ce temps-là, était si répandu qu'aux relais, dans quelque pays qu'on se trouvât, au cri de: «Des chevaux! des chevaux!» on voyait apparaître, sous la porte cochère, le postillon en bottes et en veste de couleur voyante, monté sur ses chevaux caparaçonnés qui trottaient gaiement. Pas de siège par devant, pas de cocher; mais quatre larges vitres qui fermaient hermétiquement, glissant l'une sur l'autre, et qui se baissaient aussi sans la moindre peine. Ces glaces formaient un large cadre mouvant, une sorte de fenêtre en saillie à travers laquelle on pouvait voir la campagne. De ma place, la vue était plus étendue encore. J'étais assis sur la malle qui contenait mes vêtements, une petite caisse solide sur laquelle on avait fixé un coussin, et qui était posée de champ, devant mon père et ma mère. Je ne les gênais pas et la vue de ce siège haut perché était aussi étendue que possible. Lorsque le paysage n'offrait rien de particulièrement intéressant, je trottais à califourchon sur ma caisse, suivant les mouvements du postillon; le coussin me tenait lieu de selle et les jambes de mon père, de chevaux; au début, cela n'avait été qu'un simulacre, mais mon père m'ayant imprudemment fait cadeau d'un fouet de postillon à manche d'argent, la chose devint plus sérieuse; les jambes de papa pourraient le certifier. Ces vacances d'été, si délicieuses grâce à la bonté de Mr Telford, commençaient en général vers le 15 mai--la fête de mon père était le 10, et nous ne pouvions partir avant que cette solennité fût accomplie. Ce jour-là, on me permettait de cueillir les groseilles à maquereau, celles d'un certain groseillier contre le mur du nord, avec lesquelles on faisait la première tarte de l'année--vacances, si l'on veut, qui consistaient en une tournée chez les clients pour prendre les commandes. Nous parcourions ainsi la moitié des comtés de l'Angleterre; si c'était les comtés du Nord, nous poussions jusqu'en Écosse pour voir ma tante. Notre manière de voyager était aussi méthodique, aussi réglée que notre vie ordinaire. Nous faisions de quarante à cinquante milles par jour, nous mettant en route d'assez bon matin afin d'arriver, sans nous presser, pour le dîner de quatre heures. En général, nous partions vers six heures, quand les prairies sont encore couvertes de rosée et que les aubépines embaument l'air du matin. Si, dans notre course d'après-midi, on pouvait visiter quelque château, surtout celui d'un lord ou mieux encore d'un duc, mon père faisait dételer et nous conduisait, ma mère et moi, à travers les appartements de gala. Je nous vois, dans ce cas, parlant à voix basse à la femme de charge, au majordome ou à toute autre autorité en fonction et recueillant pieusement leurs récits. En analysant, plus haut, les impressions que m'ont laissées ces expéditions, j'ai été un peu vite, j'ai anticipé le résultat, à savoir qu'il est infiniment préférable de vivre dans une petite maison que dans une grande. Ce qui est certain c'est que, jusqu'à ce jour, tandis qu'il m'est impossible de passer devant un cottage couvert de roses et de verdure sans désirer en être le propriétaire, je n'ai pas encore rencontré le château qui m'ait fait porter envie au châtelain. Et, bien qu'au cours de ces pèlerinages pieux, j'aie recueilli quantité de renseignements d'art et de nature qui m'ont été infiniment précieux, je constate qu'ils n'ont eu aucune influence sur mon caractère, et que mon goût personnel, mon instinct naturel avaient reçu une empreinte indélébile bien avant cette époque; je restais attaché aux scènes modestes et simples de ma petite enfance entrevues sous les toits rouges et bas de Croydon, au bord des petits cours d'eau pleins de cresson au fond duquel dansait le sable d'or et où filaient les vairons, en amont des sources de la Wandel. [Note 1: La Cie de Saint-George a été fondée pour l'encouragement de la vie rurale, au détriment de la vie des villes; je ne concevais de prospérité pour l'Angleterre, comme pour tout autre pays d'ailleurs, quelle que fût la vie qu'on y menât, que si l'on y savait découvrir des hommes capables d'exercer la Souveraineté royale, et si l'on savait leur obéir.] [Note 2: Car l'Écosse, mon chéri, est là devant tes yeux. Avec ses filles aux pieds nus et ses montagnes bleues.] CHAPITRE II HERNE HILL. LES AMANDIERS EN FLEUR Lorsque j'eus quatre ans, mon père se trouva en situation d'acheter une maison à Herne Hill, jolie colline verdoyante qui se trouve à quatre milles au sud du «Standard in Cornhill», dont la solitude ombragée n'a pas changé de caractère, au moins dans ses grandes lignes: certaines splendeurs gothiques, auxquelles quelques-uns de nos plus riches voisins se sont abandonnés en ces dernières années, sont les seules innovations; encore sont-elles si gracieusement dissimulées par les beaux arbres de leurs parcs que le passant inoffensif n'en est pas offusqué; et lorsque je me promène sur la route, entre la taverne du Renard et la station du chemin de fer, je pourrais m'imaginer que j'ai encore quatre ans. Notre maison était la dernière, côté nord, du petit groupe perché sur la crête même de la colline, là où le terrain s'aplatit et forme une sorte de plate-forme semblable à celle où, sur le sommet du Mont-Blanc, les neiges s'accumulent; mais il redescend bientôt par une pente rapide jusqu'à notre vallée de Chamonix (ou plutôt de Dulwich); la descente du côté de «Cold Harbour Lane»[3] est beaucoup moins raide. Au sud, la colline dévale à travers un joli pays jusque dans le vallon de l'Effra (Effra pour Effrena, sans doute, qui signifie «débridée»; pauvre petite rivière que l'on a, j'ai le regret de le dire, tout récemment canalisée, murée, pour la plus grande commodité de Mr Biffin, pharmacien, et autres); au nord, au contraire, elle se prolonge en pente douce sur une longueur d'un demi-mille, prend sur la paroisse de Lambeth le nom héroïque de «Champion Hill» et finit par se perdre dans les plaines de Peckham et la barbarie rurale de Goose Green. Le groupe dont faisait partie notre maison se composait de deux maisons jumelles couplées avec jardins, dépendances, le tout absolument identique. Ce sont encore aujourd'hui les plus hautes; on les aperçoit de Norwood; si bien que de la maison, une maison à trois étages avec greniers, on avait, en ces jours bénis où les fumées n'obscurcissaient pas complètement le ciel, une vue très étendue sur les collines de Norwood où le soleil se levait en hiver; de l'autre côté s'étendait la vallée de la Tamise. Avec une longue-vue on pouvait apercevoir Windsor dans le lointain et à l'œil nu Harrow, quand le temps était clair, à l'heure du coucher du soleil. Devant la maison et derrière, s'étendaient deux jardins de taille moyenne. Celui du devant était planté d'arbustes à feuilles persistantes, de lilas et de faux ébéniers; le jardin du fond, qui pouvait avoir soixante mètres de long sur dix-huit de large, était renommé aux alentours pour ses poires et ses pommes, lesquelles étaient l'orgueil de notre prédécesseur (honte à moi, j'ai oublié le nom d'un homme auquel je dois tant). Il y avait encore un vieux mûrier trapu, un grand cerisier qui donnait des cerises à chair blanche, un merisier du comté de Kent, et, tout autour, une haie ininterrompue de groseilliers à grappes et de groseilliers à maquereau. Surchargées quand venait la saison (car le terrain était excellent) de fruits merveilleux que l'on voyait passer du vert le plus doux à l'ambre doré et au rouge vermillon, leurs branches épineuses s'inclinaient sous le poids des grappes de perles ou de rubis. Quelle joie de les découvrir sous leurs belles et larges feuilles, qui rappelaient celles de la vigne! La seule différence pour moi, entre ce jardin et celui du Paradis, tel du moins que je me le représentais, c'est que dans le jardin de Herne Hill, _tous_ les fruits étaient défendus, et ensuite qu'il n'y avait pas d'animaux avec lesquels on pût lier amitié; mais, sous tous les autres rapports, ce petit coin était vraiment pour moi le Paradis; le climat (était-il plus clément alors?) me permettait d'y passer la plus grande partie de ma vie. Ma mère, qui me faisait travailler, s'arrangeait pour que, si j'y mettais de la bonne volonté, toutes les leçons fussent finies à midi. Mais si je ne savais pas ma leçon à midi, tant pis pour moi, je restais jusqu'à ce qu'elle fût sue; en général, et cela même quand la grammaire latine vint s'ajouter aux Psaumes, j'étais libre avant le dîner d'une heure et pour le reste de la journée. Ma mère, qui adorait les fleurs, jardinait, taillait auprès de moi, du moins s'il me convenait de rester avec _elle_. Mais, si sa présence n'était pas pour moi une gêne (car jamais je n'aurais eu l'idée de faire en cachette quoi que ce soit que je n'eusse fait devant elle) elle n'était pas non plus un très grand plaisir; habitué à vivre seul, j'étais toujours occupé par une foule de petites affaires personnelles; à sept ans, j'avais déjà une mentalité trop indépendante, même vis-à-vis de mon père et de ma mère, et comme, en dehors d'eux, personne ne s'occupait de moi, je m'étais organisé une petite vie très égoïste, très heureuse, dans une suffisance de jeune coq et l'indépendance solitaire d'un Robinson Crusoë, vie qui m'apparaissait (comme il est naturel à tout animal à l'esprit géométrique) comme le centre de l'univers. Ceci tenait en partie à l'extrême modestie de mon père, en partie à son orgueil. Il avait une telle confiance dans le jugement de ma mère, qu'il considérait, dans les choses de ce genre, comme très supérieur au sien, qu'il ne se serait jamais avisé de la contrecarrer en rien au sujet de mon éducation; d'autre part, avec l'idée fixe de faire de moi un prélat aux grandes manières, ayant accès dans les coteries les plus raffinées, les plus huppées, aussi bien dans les milieux mondains que dans les milieux ecclésiastiques, les visites à Croydon, où j'étais tout le jour avec la chère et simple tante et les petits cousins boulangers, se firent de plus en plus rares. Pour voisiner avec les habitants de la colline, il eût fallu risquer de troubler notre vie si doucement égoïste; de sorte que, somme toute, il n'y avait pas un être vivant à qui j'eusse pu m'intéresser de façon enfantine, si ce n'est moi-même, quelques fourmilières que le jardinier dérangeait sans cesse et un ou deux oiseaux à demi apprivoisés, car je n'ai jamais eu ni le talent, ni la persévérance d'en apprivoiser un tout à fait. Il est vrai de dire qu'à peine y en avait-il un qui prenait assez confiance pour s'approcher, les chats le happaient. Cet état de choses donné, tout ce que je pouvais avoir d'imagination se reportait sur les objets inanimés: ciel, feuilles, cailloux, tout ce que l'on pouvait observer entre les murs du Paradis; ou encore, sous les prétextes les plus futiles, mon imagination s'élançait dans les régions de la fiction, du moins celles qui étaient compatibles avec les réalités objectives de l'existence au XIXe siècle, aux environs de Camberwell Green. Par bonheur, je trouvai sur ce chapitre, en mon père, un guide excellent, et toujours disposé à se prêter à ma fantaisie lorsqu'il pouvait le faire sans enfreindre aucune des règles instituées par ma mère. Un de mes grands plaisirs était de le voir se raser; j'avais la permission de monter dans sa chambre tous les matins (celle qui est au-dessous de celle où j'écris à l'heure actuelle), et j'assistais, immobile et muet, à cette grave opération. Je vois encore, au-dessus de la toilette, une aquarelle exécutée par mon père sous la direction de Nasmyth père, à l'École supérieure d'Édimbourg, je crois. Elle était faite dans la manière primitive que le Dr Munro enseignait à Turner au moment même où mon père était au «High school»; c'est-à-dire dans ces demi-teintes à base de bleu de Prusse ou d'encre ordinaire, et lavées en couleurs vives dans les lumières. Elle représentait le château de Conway à l'embouchure de la rivière, avec, au premier plan, une chaumière, un pêcheur et une barque amarrée au bord de l'eau[4]. Quand mon père avait fait sa barbe, il me racontait une histoire dont l'aquarelle fournissait le sujet. Pure affaire de hasard, sans aucune préméditation de la part de mon père, la curiosité que m'inspirait ce pêcheur n'étant jamais satisfaite. Habitait-il la petite maison? Où allait-il dans son bateau? On était convenu une fois pour toutes, et pour avoir la paix, qu'il demeurait dans la chaumière et qu'il allait pêcher du côté du Château. L'histoire ensuite se corsait de souvenirs tirés de la tragédie de _Douglas_ et du _Château Fantôme_, deux pièces que mon père avait jouées dans sa jeunesse à Édimbourg devant quelques amis et devant ma mère, alors dans toute l'austérité de ses vingt ans et de son rôle de «housekeeper» modèle. Elle avait, ce jour-là, fait taire les pieuses préventions que lui inspiraient toutes espèces de représentations théâtrales, et celle-ci lui avait laissé des souvenirs ineffaçables; elle ne se lassait pas, quand je fus plus âgé, de me dire combien mon père était beau dans son costume de Montagnard avec la haute plume noire au bonnet. Mon père rentrait de ses affaires tous les jours à la même heure. Il dînait à quatre heures et demie dans le salon du devant. Ma mère, assise à ses côtés, se faisait raconter les événements de la journée, donnant son avis, l'encourageant, car mon père était de nature inquiète et toujours prêt à se décourager dès que les commandes de vin de Xérès faiblissaient le moins du monde. À cette époque je restais confiné dans la nursery, je n'ai donc pas entendu les conversations de mon père et de ma mère, mais je les imagine facilement; car, entre quatre ans et six ans, j'eusse commis la plus grave inconvenance si je m'étais seulement approché de la porte du salon! Plus tard, le dîner achevé, en été, nous restions au jardin jusqu'à la nuit, et nous prenions le thé sous le cerisier; en hiver, ou quand il faisait mauvais, on servait le thé à six heures dans le salon. On m'apportait, à moi, une tasse de lait et une tartine de pain et de beurre que je mangeais dans un petit renfoncement à côté de la cheminée, devant lequel on plaçait une table; c'était mon sanctuaire. Je restais là toute la soirée, comme une idole dans sa niche, pendant que ma mère tricotait et que mon père faisait la lecture pour elle et pour moi, s'il me plaisait d'écouter. La série des romans de Waverley, qui touchait alors à sa fin, faisait les délices de tous les milieux quelque peu littéraires; je ne puis pas plus me souvenir du temps où je ne les connaissais pas que du temps où je ne lisais pas la Bible; et je vois aussi nettement que si c'était hier l'expression à la fois chagrine et dédaigneuse avec laquelle mon père laissa tomber le _Comte Robert de Paris_, après en avoir lu les trois ou quatre premières pages, disant: «C'est la fin de Walter Scott»; sentiment très complexe chez mon père et très amer: mépris pour le livre lui-même, mais surtout pour les misérables qui tourmentaient et trafiquaient du pauvre cerveau malade; mépris aussi, s'il faut tout dire, pour l'improbité, cause première de cette ruine. Mon père n'a jamais pu pardonner à Scott de n'avoir pas avoué son association avec Ballantyne. Tels étaient les purs plaisirs de Herne Hill. Mais il me faut dire aussi toute la reconnaissance que je dois à ma mère pour ses leçons inexorables, grâce auxquelles les moindres mots de la Sainte Écriture chantaient familièrement dans mon cœur, musique respectée en dépit de cette familiarité, comme devant dominer toute pensée et régler toute action[5]. Ma mère avait obtenu ce résultat non par des discours ou en usant de son autorité personnelle, mais en m'obligeant à lire le livre à fond, moi-même. Aussitôt que je sus lire couramment, nous commençâmes une série de lectures de la Bible qui ne furent jamais interrompues, jusqu'au jour de mon entrée à Oxford. Alternativement, elle et moi lisions un verset; elle veillait sur ma façon de dire, corrigeant chaque intonation fausse jusqu'à ce que j'aie compris le sens du verset s'il était à ma portée, que j'en aie bien senti toute la force. Il se pouvait que cela passât au-dessus de ma tête, elle ne s'en inquiétait pas, elle savait que le jour où je comprendrais, ce serait compris comme cela devait l'être. Nous commençâmes par la Genèse, allant d'un bout à l'autre jusqu'aux derniers versets de l'Apocalypse--mots barbares, chiffres, loi Lévitique, et le reste--recommençant par la Genèse dès le jour suivant, sans prendre le temps de respirer. Si on se heurtait à un nom terrible, tant mieux, c'était un excellent exercice de prononciation; si le chapitre était ennuyeux, quelle admirable leçon de patience! S'il était répugnant, quelle occasion d'exercer sa foi et de dire: tout est préférable au mensonge. Après la lecture des chapitres (deux ou trois par jour selon leur longueur, séance qui avait lieu tout de suite après le déjeuner, et que les domestiques ne devaient interrompre sous aucun prétexte; s'il venait des amis à cette heure, ils devaient se résigner à écouter ou attendre dans le salon; en voyage seulement, le règlement changeait) je devais aussi apprendre quelques versets par cœur, et repasser ce que j'avais déjà appris afin de ne pas l'oublier. En même temps, il me fallait me mettre dans la tête toutes les belles et vieilles paraphrases écossaises, de bons vers, sonores et puissants, auxquels, sans parler de la Bible elle-même, je dois l'éducation première de mon oreille au point de vue du son. Ce qui est extraordinaire, c'est qu'entre toutes les parties de la Bible que j'appris ainsi avec ma mère, celle que j'eus le plus de peine à retenir, celle qui choquait le plus mon imagination d'enfant--le CXVIIIe psaume--est celle qui m'est devenue la plus précieuse en raison de cet amour pour la Loi de Dieu dont il est plein, en opposition avec l'abus que font les prédicateurs modernes de ce qu'ils se figurent être Son évangile. Ce n'est que par un effort de volonté que j'évoque le souvenir de ces longues matinées de travail, aussi régulières que le lever du soleil, de travail très dur de part et d'autre, pendant lesquelles, années après années, ma mère me forçait à apprendre paraphrases et chapitres (le huitième du Premier des Rois entre autres; essayez-en, cher lecteur, un jour que vous aurez une heure de loisir!) sans qu'il fût permis de changer fût-ce une syllabe; me faisant répéter et répéter chaque phrase jusqu'à ce que l'intonation lui donnât complète satisfaction. Je me souviens d'une lutte entre nous qui dura plus de trois semaines, à propos de l'accent sur le «of» de ces vers: Shall any following spring revive The ashes _of_ the urn?[6] Je voulais par entêtement, mais poussé aussi par mon instinct naturel (sans attacher d'ailleurs la moindre importance aux urnes, ni à leur contenu), mettre l'accent sur _de_, et ce ne fut, comme je l'ai dit, qu'au bout de trois semaines d'efforts que ma mère réussit à me le faire alléger sur _de_ et renforcer sur _cendres_. Mais eût-il fallu trois ans, elle y fût parvenue. Ne l'eût-elle pas fait, je ne sais trop ce qui serait arrivé; en tous cas, je lui suis très reconnaissant de sa persévérance. Je viens d'ouvrir ma Bible, la plus vieille, celle dont je me sers de temps immémorial; c'est un petit volume imprimé très fin, très serré, édité à Édimbourg par Sir D. Hunter Blair[7] et J. Bruce, imprimeurs du Roi, en 1816. Toute jaunie maintenant par l'usage, elle n'est ni salie, ni déchirée; seuls les coins de pages du huitième chapitre du Premier Livre des Rois et du XXXIIe du Deutéronome, un peu noircis et affinés, témoignent de la peine que j'ai eue à me mettre ces deux chapitres dans la tête. La liste des chapitres que j'ai appris ainsi par cœur, et sur lesquels ma mère posait les fondements de ma vie morale[8], vient de s'échapper des feuillets jaunis du vieux livre. Je demande au lecteur, que cela l'intéresse ou non, la permission de transcrire cette liste, que le hasard remet ainsi sous mes yeux: Exode..................... Chapitre 15e et 20e. Samuel, II................ — Ier du 17e V. à la fin. Les Rois, I............... — 8e. Psaumes................... — 23e 32e 90e 91e 103e 112e 119e 139e. Proverbes................. — 2e 3e 8e 12e. Isaïe..................... — 58e. Matthieu.................. — 5e 6e 7e. Actes..................... — 26e. Ire aux Corinthiens....... — 13e 15e. Saint Jacques............. — 4e. Apocalypse................ — 5e et 6e. En vérité, si j'ai glané, ici et là, quelques connaissances supplémentaires en mathématiques, météorologie ou autres, dans le courant de ma vie, si je dois beaucoup à des maîtres excellents, l'insistance maternelle à me rendre cette littérature familière, à en pénétrer mon esprit, est ce qui m'apparaît comme l'acquisition la plus précieuse qu'il m'ait été donné de faire; c'est, sans contredit, la partie _essentielle_ de toute mon éducation. Peut-être est-ce le moment de récapituler ce qu'en bien et en mal les circonstances avaient pu, jusqu'à cet âge de sept ans, laisser en moi de traces indélébiles. Commençons par les bienfaits (ce qu'un ami, qui ne manquait pas de sagesse, me recommandait toujours, tandis que j'ai la très mauvaise habitude de me lamenter pour la plus petite épine que je m'enfonce dans le doigt, au lieu de me dire qu'une épine est peu de chose, et que j'aurais pu, par exemple, me casser la main). Parmi les plus pures et les plus précieuses bénédictions, il me faut compter celle d'avoir appris à connaître l'exacte signification du mot Paix, en pensée, en action, en parole. Je n'avais jamais entendu entre mon père et ma mère une discussion où ils eussent élevé la voix; je ne me souviens pas avoir jamais surpris un regard irrité, ou seulement offensé, dans les yeux de l'un ou de l'autre. Je n'avais jamais entendu gronder ou réprimander sévèrement un domestique, jamais observé le moindre désordre dans les choses de la maison, rien de fait à la hâte ou à une heure où cela ne devait pas être fait. Je ne soupçonnais pas l'existence d'un sentiment comme l'anxiété. Les petits accès de mauvaise humeur de mon père, quand il rentrait avec une commande de douze fût alors qu'il avait compté sur une de quinze, ne se manifestaient jamais devant _moi_; simple question d'amour-propre d'ailleurs; il s'agissait de savoir si son nom serait plus ou moins honorablement placé sur la liste annuelle des exportateurs de sherry; car, ne dépensant jamais plus de la moitié de son revenu, il aurait supporté facilement une petite diminution dans ses bénéfices. Je n'avais jamais fait le mal, du moins consciemment, si ce n'est parfois, en omettant d'apprendre par cœur quelque verset édifiant pour observer une guêpe sur le carreau de la fenêtre ou un oiseau dans le cerisier; et je ne savais pas ce que c'était que d'avoir du chagrin. En même temps que ce don inappréciable de la Paix, j'avais pénétré le sens profond et de l'Obéissance et de la Foi. J'obéissais au doigt et à l'œil; un geste de mon père ou de ma mère suffisait, comme le navire répond au gouvernail; et non seulement sans l'ombre d'une résistance, mais avec le sentiment que cette direction faisait partie de ma vie, était ma force, que c'était une loi salutaire qui m'était aussi nécessaire au point de vue moral que la loi de la pesanteur l'est à quiconque saute. Quant à mon expérience en matière de Foi, elle fut bientôt complète: jamais de promesses fallacieuses; ce qui était promis était donné sur l'heure; jamais de menaces vaines, jamais de mensonges. La paix, l'obéissance, la foi, tels étaient les principaux bienfaits; venait ensuite l'habitude de l'attention, attention de l'esprit et attention des yeux, mais je ne m'y arrêterai pas ici, cette faculté étant certainement celle qui m'a été le plus utile dans le cours de ma vie, celle qui faisait dire à Mazzini, un ou deux ans avant sa mort--la conversation m'a été textuellement rapportée--que j'avais «le cerveau le plus analytique d'Europe». Opinion, dans la mesure où je connais l'Europe, que je suis tout disposé à partager. Je noterai, enfin, une très grande délicatesse du palais et des autres sens: odorat, ouïe. Ce que je dois à l'interdiction absolue de toute espèce de gâteaux, vins, sucreries et même, sauf certaines circonstances exceptionnelles, de fruits; et au soin avec lequel étaient préparés les plats que je mangeais. J'estime que ce sont là les principales bénédictions de mon enfance. Voyons maintenant quelles en ont été les plus grandes calamités. Premièrement, je n'avais rien à aimer. Mes parents étaient pour moi des puissances visibles de la nature; je ne les aimais ni plus ni moins que le soleil ou la lune: j'aurais seulement été extrêmement ennuyé ou embarrassé si l'un ou l'autre s'était éclipsé, éteint (je le sens cruellement aujourd'hui que tous deux ont disparu derrière un nuage). J'aimais encore moins Dieu; non que je me fusse querellé avec Lui ou que j'en eusse peur, mais uniquement parce que les devoirs qu'on me disait qu'il fallait Lui rendre me paraissaient ennuyeux, et parce que le livre que l'on me disait être Son livre ne m'amusait pas. Je n'avais aucun camarade avec qui me disputer, personne à aider et personne à remercier. Les domestiques avaient ordre de ne jamais s'occuper de moi en dehors de leur service strict; et pourquoi aurais-je témoigné de la reconnaissance à la cuisinière pour faire la cuisine, au jardinier pour s'occuper de son jardin, quand l'une n'osait même pas me donner une pomme de terre cuite au four sans permission, et que l'autre ne pouvait pas laisser mes fourmis en repos sous le prétexte qu'elles abîmaient les allées? Il n'arriva pas, cependant, ce qui aurait fort bien pu arriver, que je devinsse égoïste, sec, peu affectueux. Seulement, quand les sentiments tendres s'éveillèrent en moi, ils me submergèrent: ce fut un véritable torrent que je fus incapable de maîtriser, de diriger, moi qui n'avais jusque-là rien eu à diriger. Car (seconde des grandes calamités) je n'avais pas appris à souffrir, tout m'avait été épargné: dangers, douleurs m'étaient également inconnus; jamais je n'avais occasion d'exercer ma force, ni mon courage, ni ma patience. Non que je fusse facilement effrayé: ni les revenants, ni le tonnerre, ni les animaux ne me faisaient peur; je me souviens même que le jour où, tout enfant, je fus le plus tenté de me rebeller contre l'autorité supérieure, ce fut une fois que je voulais jouer avec les petits lionceaux de la ménagerie de Wombwell. Troisièmement. On ne m'enseigna pas les bonnes manières, les manières du monde; il suffisait, quand il y avait des invités à la maison, que je ne fusse pas gênant et que je répondisse sans timidité quand on m'adressait la parole: la timidité m'est venue plus tard et elle a augmenté à mesure que j'ai pris conscience de ma gaucherie. Il me fut impossible de jamais acquérir aucune souplesse dans les exercices physiques, aucune adresse à aucun jeu et même la moindre aisance dans l'ordinaire de la vie. Enfin, et ce fut le plus grand de tous mes maux, on ne s'appliqua jamais à développer en moi l'indépendance, la volonté d'agir[9], ni le jugement sur ce qui est bien et ce qui est mal, car on ne me débarrassa jamais ni de la bride, ni des œillères. Les enfants devraient avoir, comme les soldats, des moments où ils ne seraient pas de service, et, l'habitude de l'obéissance une fois donnée, l'enfant devrait, très jeune, être livré à lui-même, à certaines heures, abandonné à ses caprices, obligé de se débattre contre lui-même et de se vaincre. L'autorité qui a incessamment veillé sur mes jeunes années m'a longtemps rendu incapable; et lorsque, enfin, je me suis trouvé lancé dans le monde, je n'ai pu faire autre chose que me laisser emporter par ses tourbillons. Le jugement qu'à l'heure actuelle je serais tenté de porter sur l'ensemble de mon éducation, c'est d'avoir été à la fois trop formaliste et trop luxueuse, imprimant sa marque sur mon caractère, mais au moment très important où il se formait, le laissant plutôt comprimé que discipliné: si j'étais innocent, c'était par protection et non par vertu. Ma mère s'en rendit compte, elle ne le vit que trop clairement par la suite, et chaque fois qu'il m'arrivait de faire quelque chose d'injuste, de stupide ou d'inhumain (et souvent ce fut tout cela à la fois) elle ne manquait jamais de me dire: «C'est que vous étiez trop gâté.» Jusqu'ici, sauf certaines omissions voulues, je n'ai guère réimprimé que ce que j'avais déjà dit dans _Fors_; je crains que la suite du récit n'ait point autant d'intérêt. Ce qui me reste à dire ne gagnera pas à être développé et sera encore moins amusant. Dans _Fors_, j'ai tenté de présenter les choses de façon un peu piquante; je tâcherai au contraire, ici, que mon récit soit aussi simple que possible. Suis-je arrivé dans _Fors_ à écrire avec esprit? Je ne sais. Ce qui est certain, c'est que j'ai été souvent fort obscur et que la description que j'ai donnée plus haut de Herne Hill demande à être faite en termes moins exagérés. La hauteur de la longue crête de Herne Hill, au-dessus de la Tamise ou plutôt du niveau de la Tamise, à Camberwell Green, n'a pas, j'imagine, plus de cent cinquante pieds; mais la descente sur les deux versants est rapide, s'étageant sur un quart de mille du côté est, aussi bien que du côté ouest, à travers une succession de parcs et de jardins; route très vite séchée après l'averse, et que les enfants dégringolaient en courant; mais aussi quel courage il fallait pour remonter la pente avec son cerceau! Du sommet, avant qu'il n'y eût de chemins de fer, la vue était absolument délicieuse; vers le soir, du côté du couchant, elle était même grandiose, embrassant une longue succession de pentes boisées. La Tamise elle-même se cachait derrière les arbres; pas d'espaces libres, pas de prairies, si ce n'est directement au-dessous; sur une étendue de vingt milles carrés, rien que des frondaisons verdoyantes et des bosquets. De l'autre côté, vers l'est et le sud, s'allongeaient les collines de Norwood, plantées de bouleaux et de chênes, coupées de landes, hérissées d'ajoncs et de ronces d'un vert sombre, avec, ici et là, des pentes gazonnées qui faisaient deviner déjà toute la beauté rurale du Surrey et du Kent et d'une ondulation si large qu'elles donnaient l'illusion de la montagne. Association d'idées qui paraît absolument invraisemblable aujourd'hui que le Palais de Cristal, sans parvenir à suggérer l'idée de grandeur et sans avoir plus de majesté lui-même qu'une cloche à melon posée entre deux tuyaux de cheminées, réussit pourtant, grâce au voisinage de sa bête de masse creuse, à donner des airs de pygmées aux collines environnantes, qui ressemblent aujourd'hui à trois gros tas d'argile prêts à être livrés à un entrepreneur de construction. Mais, en ce temps-là, le Norwood ou Northwood, comme on disait à Croydon, par opposition avec le Southwood des plateaux du Surrey, montait en demi-cercle sur une étendue de cinq milles autour de Dulwich vers le sud, coupé ici et là par de petits sentiers rapides bordés de haies tels que Gipsy Hill et autres; du sommet, le regard s'étendait dans la direction de Dartford et sur la plaine de Croydon. C'est devant ce spectacle qu'un jour j'épouvantai ma mère, en m'écriant que «je sentais mes yeux me sortir de la tête». Elle crut que j'avais attrapé un coup de soleil. Herne Hill était au centre de cet amphithéâtre, et l'un de ses principaux charmes consistait en ce qu'après avoir longé le faîte des collines, en venant de Londres, au milieu des marronniers d'Inde, des lilas et des pommiers dont les branches pendaient au-dessus des palissades des deux côtés, le pays se découvrait soudain et on se trouvait à l'extrémité d'une grande plaine qui dévalait vers le sud jusque dans la vallée de Dulwich, prairie semée de boutons d'or où paissaient des vaches avec, tout au fond, les beaux pâturages et les avenues séculaires de Dulwich, et à l'horizon le demi-cercle des collines de Norwood. Sur la gauche, un sentier auquel on accédait par une barrière et qui était si abrité que les convalescents venaient s'y promener dès le mois de mars; il était si paisible et si solitaire que, lorsque j'étais en mal d'écrire, que j'avais besoin de calme et de réflexion, j'y venais, le préférant au jardin. De simples balises en bois, hautes de quatre pieds, séparaient la route de la prairie; elles n'étaient là que pour empêcher les vaches de s'échapper. Hélas! depuis le temps où j'allais méditer dans le petit sentier, que de perfectionnements! Le besoin d'une nouvelle église s'étant fait sentir, on a bâti, en bordure de la prairie, une pauvre église gothique grêle dont le clocher n'est là que pour l'ornement; derrière, s'élève le presbytère, si bien que ces deux constructions bouchent les trois quarts de la vue. Ensuite, ce fut le Palais de Cristal, qui gâte irrémédiablement tout le panorama d'où qu'on l'aperçoive et qui, les jours de fête, attire une foule de piétons et de fumeurs dont le pauvre sentier gardait la trace toute la semaine. Puis ce fut le tour des chemins de fer qui vomissaient, par chaque train de plaisir, tous les voyous de Londres, et l'on sait que le plus grand plaisir de ces messieurs consiste à démolir les barrières, à effrayer les vaches et à casser les pauvres branches fleuries qui ont l'imprudence de s'avancer au-dessus des clôtures. Ce que voyant, les propriétaires en bordure firent élever un mur de briques pour se protéger. Le joli sentier, devenu intolérable de chaleur et de saleté, fut bientôt abandonné aux rôdeurs, que l'on se contentait de faire surveiller de loin par un policeman placé à l'entrée. Enfin, cette année, c'est le comble! On a élevé en face du mur une palissade en planches de deux mètres de haut, si bien que le malheureux excursionniste est réduit à goûter de la campagne, comme air et comme vue, ce qui peut lui en arriver soit par-dessus le mur, soit par-dessus la palissade; il marche, avec l'odeur d'un mauvais cigare en avant, un autre en arrière, un troisième dans la bouche. Je serais désolé que ce livre prît des allures maussades, des airs grognons, car ma disposition naturelle, dont je voudrais qu'il fût l'écho, est le plus souvent aimable--que l'on me pardonne cette apparence de fatuité--surtout quand on ne me contrarie pas. Je grognerai ailleurs, quand il faudra absolument que je grogne, et je note seulement en passant le tort fait aux habitants et aux promeneurs de Herne Hill, parce que les questions de droit de passage sont à l'ordre du jour et que, dans la plupart des cas, le _passage_ est le moindre du vieux _droit_ bien compris. Le droit devrait s'étendre à la jolie vue et au bon air. Je tiens aussi à faire remarquer que, bien que l'on ait toujours en Angleterre la Grande Charte à la bouche, il y a peu d'Anglais qui sachent que l'une de ses principales clauses est l'interdiction de trafiquer[10] de la loi. Or, il me semble que la loi anglaise pourrait conserver Banstead et autres terrains aux pauvres de l'Angleterre sans me faire payer, comme elle vient de le faire, deux mille cinq cents francs pour l'exécution temporaire de ce devoir d'ailleurs gratuit. Il me faudra revenir plus tard sur ces années d'enfance afin de combler quelques lacunes, mais je tiens à expliquer ici (ce qui pourra paraître un peu fastidieux) que lorsque j'ai dit que «dans le jardin de Herne Hill tous les fruits étaient défendus», j'ai simplement voulu dire: défendus en dehors de certaines circonstances, car les cueillettes de fruits, selon les saisons, étaient de véritables fêtes, et la défense maternelle, sous son apparente sévérité, avait de grands avantages: la pêche que ma mère me donnait quand elle était certaine qu'elle fût mûre à point, la tarte dont j'avais trié les cerises une à une, afin de m'assurer qu'elles étaient bien rouges de tous les côtés, avaient pour moi une saveur qu'elles n'auraient pas eue pour un enfant habitué à manger des fruits à sa fantaisie; mais le plaisir absolument pur, le vrai bonheur était de voir le verger en fleur; je préférais mille fois ses fleurs à ses fruits. Quant aux jouissances gastronomiques, pommes de terre bien rissolées, petits pois fondants, grosses fèves ayant juste le degré d'amertume voulu, et les bocaux de prunes de Damas ou de groseilles, pour le remplissage annuel desquels on comptait encore plus sur le fruitier que sur le jardinier, me paraissaient d'une importance mille fois supérieure à la douzaine de brugnons dont on me donnait quelques bribes, ou aux deux ou trois boisseaux de poires que l'on gardait pour l'hiver. Si bien que, de très bonne heure, mes réflexions sur les arbres m'avaient amené à la conclusion donnée cinquante ans plus tard dans _Proserpine_, à savoir que graines et fruits n'étaient là que pour les fleurs, et non pas les fleurs pour les fruits. C'étaient les perce-neige qui me donnaient ma première joie de l'année; la seconde, la plus intense, je la devais aux amandiers en fleur; à partir de ce moment, c'était chaque jour, dans le jardin ou dans les bois, des plaisirs variés, une suite ininterrompue de fleurs brillantes ou de feuilles rougissantes; et pendant de longues années, ce que j'ai demandé au Ciel avec le plus d'ardeur, c est qu'à l'époque de la floraison la gelée épargnât les amandiers! [Note 3: Dans l'Histoire de Croydon, on remarque que ce nom a longtemps embarrassé les archéologues; on le retrouve souvent aux environs des anciens camps romains.] [Note 4: Ce dessin est encore au-dessus de la cheminée de ma chambre à coucher à Brantwood.] [Note 5: Comparer le 52e paragraphe du Chapitre III de la _Bible d'Amiens_.] [Note 6: Un nouveau printemps ravivera-t-il Les cendres de l'urne?] [Note 7: Cet éditeur étant devenu Lord Provost (maire) d'Édimbourg, reçut le titre de Baronet (Note du traducteur).] [Note 8: Cette expression dans _Fors_ a paru signifier à quelques lecteurs que ma mère m'avait rendu très évangéliquement religieux. Il n'en était rien. J'ai voulu dire simplement qu'elle avait posé les fondements de ma vie à venir, fondements pratiques aussi bien que spirituels. (Voir le paragraphe suivant.)] [Note 9: Remarquez que je parle ici de l'_action_, car en _pensée_ je n'étais que trop indépendant, comme on a pu le voir plus haut.] [Note 10: «To no one will We sell, to no one will We deny or defer, Right or Justice.» (On ne vendra, on ne refusera, on ne déniera à personne le droit ou la justice.)] CHAPITRE III LES RIVES DE LA TAY Le lecteur a remarqué, je l'espère, que, dans mon récit, j'ai surtout insisté sur les circonstances favorables qui ont entouré l'enfant dont j'ai entrepris de raconter l'histoire, et sur la docilité, la tranquillité de son tempérament pourtant très impressionnable. Je ne lui ai attribué aucun talent, aucun don particulier; car, en réalité, il n'en possédait pas, en dehors de cette patience dans l'observation, de cette précision dans la sensation qui, plus tard, avec le travail, a constitué ma faculté d'analyse. En dehors de ces dispositions, je n'avais aucune de celles qui sont la condition du génie. Ma mémoire n'était que moyenne et je n'ai jamais vu un enfant plus incapable de jouer la comédie, ou de raconter une histoire; d'autre part, je n'en ai jamais connu un dont le goût pour le fait, la chose vue, fût à la fois aussi ardent et aussi méthodique. Mais je m'aperçois que, dans le récit qui précède, et que j'aurais voulu extrêmement modeste, je me vante assez sottement de mon goût pour la grande littérature comme si elle avait été exclusivement l'objet de mes premières études. J'aurais dû dire que l'_Iliade_ et ce qui était à ma portée dans la Genèse et dans l'Exode ne m'ont guère occupé avant l'âge de dix ans. Ma littérature de lait, si l'on peut dire, n'était pas toujours aussi austère. Je lisais la _Dame Wiggins of Lee_, _The Peacock at Home_ et autres contes pour les enfants, ou encore le _Frank_ et _Harry et Lucy_ de Miss Edgeworth, ou les _Dialogues scientifiques_ de Joyce. Les premières tentatives, marquant un mouvement quelconque des molécules de mon cerveau, sont six «poèmes» qui m'ont été inspirés par ces lectures; entre le quatrième et le cinquième, ma mère a écrit: janvier 1826. Cet opuscule, commencé au mois de septembre ou d'octobre 1826, a été terminé en janvier 1827. Il était écrit en caractères d'imprimerie: j'étais alors dans ma septième année. Je vois encore le petit cahier rouge réglé en bleu, et ses quarante ou cinquante pages écrites au crayon de chaque côté; le titre, qui a été assez exactement reproduit à la page suivante, était écrit à l'intérieur sur le cartonnage même. Des quatre volumes annoncés, il semble bien (selon une habitude à laquelle je suis resté fidèle jusqu'ici) que je n'en aie écrit qu'un seul. Sur les quarante pages, il y en avait deux consacrées aux «gravures», dont celle qui avait la prétention de représenter la «nouvelle route d'Harry». C'est, je crois, la première fois que j'aie essayé de dessiner une montagne. Le dernier paragraphe de ce premier volume me semble, pour différentes raisons, mériter d'être conservé. Je l'imprime tel que, avec ses interlignes et ses différents caractères. Quant à la ponctuation, nous la laisserons aux soins du lecteur. Les espaces, on voudra bien le remarquer, étaient destinés à égaliser les lignes, non que l'on y soit jamais arrivé; et les interlignes inégaux concourent au même effet. HARRY AND LUCY FIN DERNIÈRE PARTIE DE PREMIÈRES LEÇONS en quatre volumes vol I avec gravures IMPRIMÉ et composé par un petit garçon dessiné par lui aussi. [Figure 05] Harry savait très bien ce que c'était et continuait à dessiner mais Lucy l'appela bientôt pour lui montrer un gros nuage noir qui semblait chargé d'électricité. Harry courut chercher un appareil électrique que son père lui avait donné, et le nuage électrisa l'appareil au positif, puis vint un autre nuage qui l'électrisa au négatif, suivi de nuages plus petits; devant ce nuage s'élevait une grosse nuée de poussière qui courait après le nuage positif elle finit par prendre contact avec lui et quand l'autre nuage arriva on vit un éclair traverser la nuée sur laquelle le nuage négatif s'étendait et se dissolvait en pluie ce qui bientôt éclaircit le ciel. Le phénomène terminé Harry revenu de sa surprise se demanda comment il pouvait se faire qu'il y eût de l'électricité là où il y avait tant d'eau. Mais il aperçut bientôt un arc-en-ciel et là-dessus montait un brouillard où son imagination lui fit voir la silhouette d'une femme. Il pensa immédiatement à la sorcière des Alpes que l'on évoquait en prenant[11] un peu d'eau dans le creux de la main que l'on répandait en prononçant des paroles inintelligibles[12]. Et bien que ce ne fût qu'un conte Harry en fut impressionné lorsqu'il vit dans les nuages une forme qui y ressemblait. fin de Harry et Lucy. Les raisons que j'ai données, et qui m'ont décidé à réimprimer ce morceau qui était trop littéralement une «composition» sont: la première, que c'est un assez bon échantillon de mon orthographe à l'âge de sept ans; je dis assez bon, car il était rare que je fisse des fautes et qu'ici il y en a deux (tak_e_ing et unintellig_a_ble) que je ne peux m'expliquer que par la très grande hâte où j'étais de terminer mon volume; la seconde, que l'idée d'utiliser dans mon histoire des matériaux tirés à la fois des _Dialogues scientifiques_ de Joyce[13] et du _Manfred_ de Byron est un exemple excellent du mélange bizarre que présentait mon cerveau et qu'il a conservé; ce qui fait que les lecteurs sottement entichés de science ont toujours tenu mes livres en suspicion parce qu'ils y rencontraient l'amour du beau, et que les lecteurs sottement épris d'esthétique ne les prenaient pas au sérieux parce qu'ils y rencontraient l'amour de la science; la troisième, enfin, que la méthode de tout point raisonnable, du jugement définitif, au nom de laquelle je demande au lecteur sensé d'excuser ces fragments incohérents, ne peut trouver une meilleure démonstration que dans le fait qu'à sept ans, aucune histoire, si séduisante qu'elle fût, ne pouvait faire d'impression sur Harry, tant qu'il n'avait pas vu--dans les nuages ou ailleurs--quelque chose qui y ressemblât. Des six poèmes, le premier célèbre une machine à vapeur et débute ainsi: When furious up from mines, the water pours And clears from rusty moisture ail the ores;[14] et le dernier, sur l'Arc-en-ciel, en vers blancs, non rimés en raison de son caractère didactique, est accompagné de réflexions sur l'ignorance et la légèreté de certains individus: But those that do not know about that light Reflect not on it; and in ail that light Not one of ail the colours do they know[15]. L'année de mes sept ans accomplie, ma mère joignit une leçon de latin à la lecture de la Bible et régla définitivement les occupations que j'ai énumérées dans le chapitre précédent. Mais, ce qui m'étonne quand j'essaie pour mon propre plaisir, si ce n'est pour celui du lecteur, de mettre ces souvenirs au point, c'est de ne pas me rappeler comment se passait la matinée. Je sais seulement que je déjeunais dans la nursery et que lorsque Bridget, ma cousine de Croydon, était à la maison, nous nous querellions à qui aurait les parties les plus rôties du pain grillé. Ceci même doit être postérieur, car, à l'époque qui nous occupe, je ne devais pas être promu à l'honneur de manger du pain grillé. Je n'ai de souvenirs très précis sur les événements de la journée qu'à partir du moment où papa partait pour la Cité. Il prenait la diligence, et ma mère, après avoir rapidement donné ses ordres, m'appelait. Nous commencions nos leçons à neuf heures et demie par la lecture de la Bible, comme je l'ai dit plus haut, après quoi j'apprenais par cœur deux ou trois versets, plus un verset de paraphrase; et encore une déclinaison latine ou un temps de verbe et huit mots du vocabulaire de la grammaire latine d'Adam, la meilleure qu'il y ait jamais eu. Ceci fait, j'étais libre le reste de la journée. Pour l'arithmétique, elle fut salutairement remise à beaucoup plus tard; quant à la géographie, je l'appris très facilement moi-même à ma façon; mes notions d'histoire, je les ai puisées dans les _Contes racontés par un grand-père_, de Scott. Donc, vers midi, je descendais au jardin quand il faisait beau; quand il pleuvait, je passais le temps comme je pouvais. J'ai déjà parlé des fameux cubes de bois qui, dès que je pus me traînera quatre pattes, furent mes compagnons de tous les instants; et je suis impardonnable d'avoir oublié à quel généreux ami (je soupçonne fort ma tante de Croydon) je dus, un peu plus tard, un pont à deux arches, impeccable quant aux voussures, aux clefs de voûte, et à l'ajustement de la maçonnerie taillée en biseau et assemblée en queue d'aronde sur le modèle du pont Waterloo. Les cintres très bien faits, et une suite de marches en marqueterie qui descendaient jusqu'à la rivière, faisaient de ce petit modèle quelque chose de vraiment instructif; je ne me lassais pas de le bâtir, de le _dé_bâtir (il était trop bien établi pour qu'on pût le jeter bas, il fallait toujours le démonter) et de le rebâtir. Le plaisir que j'avais à faire et à refaire les mêmes choses, à lire et à relire les mêmes livres, a beaucoup contribué à développer cette faculté, qui m'a été si précieuse, d'aller au fond des choses. Quelques personnes diront certainement que ces joujoux, donnés par hasard, décidèrent de mon goût pour l'architecture; mais je n'ai jamais entendu parler d'un autre enfant si passionnément épris de ses bois de construction, si ce n'est le Frank de Miss Edgeworth. Il est vrai qu'à l'époque où nous vivons--âge d'universelle briqueterie s'il en fut--on ne donne plus aux enfants pour jouer de modestes morceaux de bois, mais des locomotives; et ces petits êtres sont toujours à prendre des billets, à monter et descendre aux stations sans jamais chercher à s'expliquer le principe du puff-puff! À quoi cela leur servirait-il d'ailleurs, à moins qu'ils ne puissent apprendre en même temps que jamais le principe du puff-puff ne remplacera celui de la vie? Moi, au contraire, avec _Harry et Lucy_ non seulement j'ai compris le système moteur du puff-puff, mais, grâce à mes briques de bois, je connus bientôt les lois de la stabilité en matière de tours et d'arceaux. J'étais aidé dans ces études par le goût passionné que j'avais de voir travailler des ouvriers; je pouvais rester des heures à regarder maçons, briquetiers, tailleurs de pierre, paveurs, quand ma bonne me permettait de m'arrêter pendant nos promenades; j'étais au comble du bonheur si, de la fenêtre de l'auberge ou de l'hôtel, quand nous voyagions, je pouvais voir des ouvriers travailler; la journée dans ce cas ne me paraissait jamais assez longue, je restais là des heures, en extase, et rien ne pouvait me distraire. Le plus souvent, au jardin, quand le temps le permettait, j'observais les habitudes des plantes, sans qu'il me vînt l'idée de les cultiver ou de les soigner; je n'aimais pas plus à m'occuper des fleurs que des oiseaux, des arbres, du ciel ou de la mer, mais je passais des heures à les regarder, à les fouiller. Sans la moindre curiosité morbide, mais avec une admiration étonnée, j'arrachais leurs pétales jusqu'à ce qu'elles m'eussent livré leurs secrets, du moins les secrets qui pouvaient intéresser un enfant; je faisais des collections de graines--elles me tenaient lieu de perles ou de billes--sans qu'il me vînt jamais la pensée de les semer. Un vieux jardinier venait une fois par semaine ratisser les allées, enlever les mauvaises herbes; je n'aurais pas mieux demandé que de l'aider, mais je fus découragé et humilié un jour où, sans rien dire, je le vis revenir sur les endroits déjà nettoyés par moi. Mais ce que j'aimais par-dessus tout, c'était de creuser des trous, forme de jardinage qui, hélas! n'avait pas l'approbation maternelle. Alors, tout naturellement, je retombais dans mes habitudes de contemplation; à neuf ans, je commençai un poème intitulé _Eudosia_--d'où me venait ce nom, que me représentait-il?--poème _sur l'Univers_. Une ou deux strophes qui rappellent le début à la fois de mon _Deucalion_ et de ma _Proserpine_ ne seront peut-être pas déplacées au milieu de ces graves souvenirs, d'autant que j'en puis donner la date exacte: 28 septembre 1828. Le «livre Premier» commence ainsi: When first the wrath of heaven o'erwhelmed the world, And o'er the rocks, and hills, and mountains, hurl'd The waters' gathering mass; and sea o'er shore-- Then mountains fell, and vales, unknown before, Lay where they were. Far different was the Earth When first the flood came down, than at its second birth. Now for its produce!--Queen of flowers, O rose, From whose fair colored leaves such odor flows, Thou must now be before thy subjects named, Both for thy beauty and thy sweetness famed. Thou art the flower of England, and the flow'r Of Beauty too--of Venus odrous bower. And thou wilt often shed sweet odors round, And often stooping, hide thy head on ground[16]. And then the lily, towering up so proud, And raising its gay head among the various crowd, There the black spots upon a scarlet ground, And there the taper-pointed leaves are found[17]. En 220 vers de cette valeur, le premier livre s'élève de la rose au chêne. Le second débute--à ma grande surprise et contrairement à toutes mes habitudes--par une apostrophe extatique à quelque chose que je n'avais jamais vu: I sing the Pine, which clothes high Switzer's head, And high enthroned, grows on a rocky bed, On gulphs so deep, on cliffs that are so high, He that would dare to climb them, dares to die[18]. Mon enthousiasme ne se soutint pas longtemps; après une description de la descente de l'Alpnach, imitée de _Harry et Lucy_, en 76 vers, je m'arrête court. À l'autre bout et à l'envers du cahier, je fais observer que le «cristal de roche est entouré d'actinolithe, d'axinite et d'épidote au Bourg d'Oisans en Dauphiné». Mais les méditations au jardin ne cessèrent pas, et qui pourrait dire si ces heures de rêverie m'ont été profitables ou si ce fut un temps absolument perdu? En tout cas, il ne fut pas perdu pour mon agrément. Le bonheur que j'y trouvais rendait toutes les autres occupations du dehors insipides. Le lecteur pourra bien trouver que ces rêveries improductives eussent pu facilement, si ma mère l'eût voulu, servir de base à de sérieuses connaissances botaniques. Mais s'il y avait alors des livres de géologie et de minéralogie à ma portée, les livres de botanique--et on a fait peu de progrès à cet égard depuis--étaient tous plus ardus encore que la grammaire latine. Je me bornai à la minéralogie et, en fin de compte, je crois que le temps passé au jardin n'aurait pas pu être mieux employé, si ce n'est peut-être en sarclant les mauvaises herbes. À six heures, le point sur l'aiguille, je prenais le thé avec mon père et ma mère dans le salon, ou plutôt dans ma niche d'où il m'était défendu de sortir sous aucun prétexte. J'ai déjà parlé de ce petit recoin à côté la cheminée, bien éclairé par une fenêtre latérale en été, par la lampe de la cheminée en hiver, près du feu, sans en être gêné et à l'abri de tout courant d'air. Une grande table à écrire, placée devant moi, m'enfermait; on y posait mon assiette, ma tasse, et les livres avec lesquels je m'amusais. Quand il avait pris son thé, mon père faisait la lecture à ma mère, sans se préoccuper de moi. J'écoutais ou je lisais pour mon compte. Mon père nous lut ainsi, et plus d'une fois, toutes les comédies de Shakespeare, ses drames historiques, tout Walter Scott et _Don Quichotte_, dont il raffolait. J'en riais alors aux larmes; aujourd'hui c'est pour moi un des livres les plus tristes et même, par endroits, les plus choquants. Mon père était un merveilleux lecteur; vers et prose: Shakespeare, Pope, Spenser, Byron et Scott, comme Goldsmith, Addison et Johnson. Pour la poésie plus légère, il manquait peut-être de la finesse d'oreille, de la subtilité nécessaire; mais le sentiment qu'il avait de la vigueur et de la sagesse d'une expression juste, de la puissance des syllabes bien ordonnancées, donnait a sa manière déliré _Hamlet, Lear, Cæsar_ ou _Marmion_ une justesse et une grandeur harmonieuses; il n'avait, par contre, aucune idée de la manière dont on doit moduler le refrain d'une ballade, et la préciosité des sentiments exprimés l'agaçait. Ce qu'il aimait avant tout, dans les œuvres, c'était la volonté, une volonté héroïque et une haute raison; il ne tolérait pas l'amour morbide de la souffrance et n'aurait jamais lu pour son plaisir ou pour mon instruction des ballades comme _Burd Helen_, les _Twa Corbies_ ou autres poèmes ou contes dont tout l'intérêt repose sur un amour sans espoir ou une mort stérile. Mais une pure et noble douleur vint bientôt mêler sa note grave aux accents joyeux de ces jours de bonheur; musique suave, magnifique comme un beau chant de cathédrale. Ceci m'oblige à revenir en arrière à parler de choses qui m'ont été contées et dont cependant certaines sont aussi précises que si je les avais vues de mes yeux. C'est aux environs de 1780 que ma grand'mère, Catherine Tweedale, se fit enlever par mon grand-père paternel; elle n'avait pas encore seize ans; ma tante Jessie, l'unique sœur de mon père, était née l'année suivante. Quelques semaines après cet événement, un ami entrant à l'improviste dans la chambre de ma grand'mère l'avait surprise dansant le branle à trois avec deux chaises comme partenaires, n'ayant pas, sur l'heure, trouvé d'autre moyen d'exprimer qu'elle trouvait la vie délicieuse et toute pleine de bénédictions et de promesses. Elles ne se réalisèrent pas toutes par la suite; tante Jessie, une délicieuse créature, aux yeux noirs, les beaux yeux des Highlands, profondément pieuse, douce et résignée (le Destin, hélas! lui fut souvent contraire) épousa un tanneur de Perth quelque peu rude, mais dont les affaires étaient assez prospères. Lorsque je les vis pour la première fois, ma tante et mon oncle le tanneur habitaient une maison carrée, en pierre grise, dans un faubourg de Perth non loin du pont; le jardin descendait en pente rapide jusqu'à la Tay qui tourbillonnait, profonde et claire, autour des marches où les servantes venaient remplir leurs seaux. Un de mes correspondants abusé s'est plaint dans _Fors_ de la mauvaise habitude que j'avais de railler les gens qui n'ont point d'ancêtres. Je proteste là contre, bien que je me sente, il est vrai, toujours un peu gêné quand j'ai à parler de mon oncle le boulanger ou de mon oncle le tanneur. Mes lecteurs peuvent m'en croire quand j'affirme--évoquant aujourd'hui les rêves faits jadis sous le toit de l'honnête boulanger de Market Street à Croydon, ou chez Pierre, et non Simon, le tanneur, dans la petite maison du bord de la rivière--que je n'échangerais pas ces rêves et encore moins les tendres réalités de ces jours de mon enfance pour ceux des plus beaux seigneurs ou des plus grandes dames ayant pour théâtres des halls somptueux, de beaux gazons, des lacs, au milieu de parcs ombreux et profonds comme des forêts. Les belles pelouses, les lacs ne manquaient pas dans le North-Inch de Perth, et les remous de la Tay s'attardant devant Rose Terrace faisaient mes délices; c'est là que nous habitions (après la mort de mon oncle, enlevé rapidement par une attaque d'apoplexie) dans le calme des beaux jours d'été écossais avec ma tante devenue veuve et ma petite cousine Jessie, l'heureuse petite Jessie de six, sept, huit et neuf ans, la petite Jessie aux yeux de velours noir, profondément noirs[19]. Jessie avait non seulement les yeux de sa mère, elle avait sa piété; et le dimanche soir, elle et moi, nous passions une sorte d'examen sur les Écritures. C'était à qui répondrait le mieux et nous étions fiers comme des paons, quand les frères aînés de Jessie et sa sœur Marie étaient «recalés», et que Jessie ou moi étions «dux», ce qui arrivait presque toujours. Nous avions décidé de nous marier... dès que nous serions un peu plus âgés, il ne nous venait pas à l'idée de dire plus raisonnables. Le hasard avait voulu que la bonne à tout faire dans la maison de Rose Terrace fût une très vieille «Mause» qui avait été servante chez mon grand-père à Édimbourg, un vrai type, le portrait frappant de la Mause des _Puritains d'Écosse_[20], avec peut-être une foi plus patiente encore, plus solennelle et plus intrépide; foi passée au crible, de souffrances sans nom; car Mause avait cruellement souffert dans sa jeunesse, souffert de la faim, au point de ramasser des croûtes de pain et des os dans les tas d'ordures. Aussi, pour elle, voir gâcher le plus petit atome de nourriture, c'était un crime impardonnable, comparable au blasphème. «Oh, Miss Margaret! s'écria-t-elle avec indignation en voyant ma mère jeter par la fenêtre quelques miettes de pain restées sur une assiette, j'aimerais mieux recevoir un coup de poing!» Elle faisait son dîner de tout ce que les autres servantes laissaient, souvent de pelures de pommes de terre, ayant donné son propre repas au premier pauvre venu; et elle restait debout pendant tout l'office--bien qu'âgée d'au moins soixante-dix ans et très faible quand je la connus--lorsqu'elle avait pu décider quelque dévoyé, rencontré dans la rue, à prendre sa place à l'église. Peut-être sa vieille figure parcheminée--figée dans une expression de résolution et de patience, qui ne savait pas sourire, et dont le sourcil froncé nous faisait trembler, Jessie et moi, lorsque nous osions redemander de la crème pour notre porridge, ou que, le dimanche, nous faisions trop de bruit--est-elle en partie responsable de mon tant soit peu de prévention contre la religion évangélique, prévention dont on retrouve la trace, je l'avoue, dans mes derniers ouvrages; mais je ne pourrai jamais être assez reconnaissant envers la Providence d'avoir pu voir dans notre «vieille Mause» l'esprit puritain écossais dans toute sa foi et toute sa vigueur, et d'avoir été par conséquent à même de tracer l'action de cet esprit dans la politique réformatrice de l'Église avec le respect et l'honneur qui lui sont dus. Ma tante, vraie prêtresse de Dodone[21] dans les Highlands, si tant est qu'il y en ait jamais eu, était de nature infiniment plus douce; néanmoins, je n'osais l'approcher qu'à distance respectueuse. Elle ne s'était jamais consolée de la mort de trois petits enfants qu'elle avait perdus. Le petit Pierre, surtout, était la pierre angulaire de son édifice, l'amour sur lequel s'échafaudaient toutes ses autres tendresses. Il lui avait été enlevé si rapidement, d'une tumeur blanche au genou! L'enfant souffrait beaucoup, et il allait toujours s'affaiblissant, mais il restait obéissant, tendre et doux. Un jour que sa mère voulait lui faire prendre quelques gouttes de porto et qu'elle l'avait pris sur ses genoux, comme elle approchait le verre de ses lèvres: «Pas maintenant, maman, fit-il, dans une minute,» et, appuyant sa tête sur l'épaule maternelle, il avait poussé un grand soupir et était mort. Puis ç'avait été le tour de Catherine; et celui de ...... j'oublie le nom de l'autre petite fille; je ne les ai connues ni l'une ni l'autre, mais ma mère m'en a souvent parlé; Catherine était sa préférée. Un soir que ma tante, après une conversation sérieuse avec son mari sur l'éducation de leurs deux enfants, s'était couchée, elle fut quelque temps avant de pouvoir s'endormir et, comme elle s'agitait dans son lit, elle vit tout à coup la porte de sa chambre s'ouvrir et deux bêches entrer et se poser au pied de son lit. Les deux enfants mouraient quelques jours plus tard; je dis quelques jours, car je ne suis pas sûr de me rappeler exactement les paroles de ma mère. À l'époque où nous allions à Perth, il y avait encore Marie, la fille aînée, qui était chargée de surveiller les enfants quand la vieille Mause était trop occupée; James, John, William et Andrew (je ne sais plus qui était le parrain de William, le seul des garçons qui n'eût pas un nom d'apôtre). Ils étaient d'ailleurs tous au collège ou à l'Université. William et Andrew, quand ils étaient à la maison, ne songeaient qu'à nous taquiner, Jessie et moi, et ils mangeaient les plus belles poires. Quant aux grands, on ne les voyait jamais. Les petites filles et moi nous nous amusions à notre manière, qui était toujours tranquille, soit dans le North-Inch, soit sur les bords du Lead, un bras de la Tay qui, passant devant Rose Terrace, faisait tourner un moulin, et que, depuis, on a comblé. Alors, il était délicieux et ses eaux cristallines étaient un trésor de diamants, pour nous autres enfants. Mary avait alors près de douze ans; c'était une blonde aux yeux bleus, presque jolie; sa piété très fervente n'était point aussi agissante que celle de Jessie. Mon père, le plus souvent, profitait de notre séjour à Perth pour faire des excursions en Écosse et, chose étrange, ma mère elle-même n'était plus à Rose Terrace qu'un personnage de second plan. Je ne m'explique pas pourquoi elle sortait si peu avec nous; elle et ma tante conservaient, en dépit de tout, leurs habitudes retirées. Mary, Jessie et moi avions la permission de faire tout ce que nous voulions dans le North Inch; je ne travaillais pas pendant ces séjours à Perth, en dehors des concours pieux du dimanche. Si le hasard avait voulu qu'il se fût trouvé là quelqu'un en état de me donner des notions de botanique ou de minéralogie, quelle chance c'eût été pour moi; mais les choses étant ce qu'elles étaient, je passais mes journées un peu comme les chardons et les tanaisies du rivage, à regarder l'eau courir; d'étranges inquiétudes me venaient, devant les remous de la Tay, où l'eau passait du brun au bleu presque noir, et devant les précipices de Kinnoull; horreur sacrée créée en partie par mon imagination, mais aussi par les airs mystérieux que prenaient les servantes quand nous gravissions le chemin de Kinnoull et que je voulais rester en arrière, pour regarder la petite source de cristal de Bower's Well. «Vous dites pourtant que vous n'aviez peur de rien», m'écrit un ami qui s'inquiète, et qui ne voudrait pas que la véracité de ces souvenirs pût être mise en doute. En effet, j'ai dit que je n'avais peur ni des revenants, ni du tonnerre, ni des animaux, entendant par là les choses qui habituellement font la terreur des enfants. Mais chaque jour, la vie m'apprenait qu'il est raisonnable d'avoir peur; sans cela, comment aurais-je pu, dans les pages qui précèdent, me présenter comme la personne la plus sensée que je connaisse? C'est ainsi que jamais il ne m'est arrivé, même en ces années d'insouciance funeste, de passer sans ressentir quelque émoi devant les tourbillons noirs, que ne trouble aucun flocon d'écume, où la Tay se recueille, semblable à Méduse[22], et je ne dis pas non plus que je me promènerais dans un cimetière la nuit (ni même le jour) comme si ses pierres tumulaires n'étaient que des pavés mis debout. Tout au contraire. Mais il est très important, afin que le lecteur n'ait aucune inquiétude au sujet de certains de mes écrits qui ont paru extra-sensitifs et émotifs, qu'il sache bien que je n'ai jamais été sujet à me créer des fantômes, à me faire des illusions, peut-être devrais-je dire avec regret que je n'en ai jamais été capable et que je n'ai jamais été sujet non plus à avoir les nerfs ébranlés par la surprise. Lorsque j'avais cinq ans, nous avions à Herne Hill un gros terre-neuve que j'aimais beaucoup. Revenant de voyage, un été, ma première pensée fut de courir dire bonjour à Lion. Ma mère me laissa aller à l'écurie avec notre unique domestique mâle, Thomas, lui recommandant bien de ne pas me laisser approcher du chien qui était à la chaîne. Thomas, pour plus de sûreté, me prit dans ses bras. Lion, qui mangeait sa pâtée, ne fit pas la moindre attention à nous; je demandai alors la permission de le caresser. Cet imbécile de Thomas se baissa pour que je pusse toucher le chien qui se jeta sur moi, m'enlevant un morceau de la lèvre. On me remonta par l'escalier de service, saignant abondamment mais nullement effrayé, et n'ayant qu'une crainte, c'est qu'on ne se débarrassât de Lion. Il fallut en effet s'en séparer, mais ma mère ne renvoya pas Thomas, elle lui pardonna car elle savait à quel point il regrettait sa maladresse qu'elle se trouvait d'ailleurs seule à blâmer dans la circonstance. La morsure du chien a laissé une trace qui ne s'est jamais effacée, déformant la bouche (alors réellement jolie), mais la blessure fut vite cicatrisée. Je me souviens que les derniers mots que je prononçai, avant d'être réduit par le Dr Aveline à un silence qui devait durer quelques jours, furent ceux-ci: «Maman, si je ne peux pas parler, je peux jouer du violon». On ne fut pas de cet avis à la maison, et je ne fis aucun progrès sur cet instrument, digne pourtant de mon génie. Cet accident ne diminua en rien mon amour pour les chiens, et jamais ils ne m'inspirèrent la moindre crainte. Je ne sais si je courus un vrai danger dans cette même écurie un jour où, me trouvant seul, je tombai la tête la première dans une grande cuve pleine d'eau qui servait à l'arrosage du jardin; j'aurais été en assez mauvaise posture si je ne m'étais servi du petit arrosoir que je tenais à la main pour toucher le fond et me donner un bon élan; après quoi, de la main gauche, je saisis le bord de la cuve. Cet exploit me valut, après coup, de grands éloges; on vanta ma présence d'esprit, ma décision. En songeant aux rares occasions où j'ai eu à faire preuve de sang-froid, je constate que j'ai toujours trouvé ma tête lucide quand j'en ai eu besoin, et que je suis beaucoup plus exposé à me laisser troubler par un accès d'admiration soudain que par un danger imprévu. Les sombres profondeurs de la Tay, point de départ de ce petit accès de vantardise, se trouvaient sous la rive escarpée, à l'extrémité du North-Inch. Nous prenions rarement le sentier qui les côtoie, si ce n'est au temps de la moisson, quand, pour nous amuser, nous allions glaner dans les champs. Au retour, Jessie et moi nous écrasions le grain des épis dans le moulin à poivre de la cuisine et nous en faisions des gâteaux au poivre qui n'auraient certainement pas trouvé d'acheteurs. Si minutieux que puissent paraître ces détails, je m'élève avec toute l'indignation que permettent les bonnes manières contre l'imputation de partialité pour ces souvenirs. Ils ne me plaisent pas seulement parce qu'ils sont de ma jeunesse. Cependant, j'hésite a enregistrer comme une vérité établie l'impression que je garde de mes courses à travers champs avec Jessie à la suite des glaneurs: à savoir que les gerbes d'Écosse sont plus dorées que celles de tous les autres pays du monde et qu'il n'y a nulle part des moissons qui font plus songer au «froment du Ciel» que celles de Strath-Tay et de Strath-Earn. [Note 11: Ruskin avait ici commis deux fautes en écrivant _takeing_ pour taking (prenant). Note du traducteur.] [Note 12: Ruskin avait ici commis deux fautes en écrivant _unintelligable_ pour _unintelligible_ (inintelligible). Note du traducteur.] [Note 13: Le passage original est comme suit, vol. VI, édit. 1821, p. 138: «Le Dr Franklin parle d'un phénomène très remarquable que Mr Wilke, le célèbre électricien, a eu l'occasion d'observer. Le 20 juillet 1758, à trois heures de l'après-midi, il remarqua un gros nuage de poussière qui s'élevait de terre; ce nuage couvrait la plaine et une partie de la ville qu'il habitait alors. Il n'y avait pas un souffle de vent et la poussière flottait doucement vers l'est, où l'on apercevait une nuée noire qui impressionnait, très nettement, son appareil électrique dans le sens positif. Cette nuée se dirigeait vers l'ouest, le nuage de poussière la suivit et continua de monter plus haut, toujours plus haut, jusqu'à former une épaisse colonne ayant la forme d'un pain de sucre, qui, à la fin, sembla prendre contact avec la nuée. À quelque distance, venait un autre gros nuage, suivi de plus petits, qui électrisa son appareil au négatif; lorsque ces nuages se trouvèrent en contact avec le nuage positif, on vit un éclair traverser le nuage de poussière; après quoi les nuages négatifs couvrirent le ciel et se fondirent en pluie, ce qui éclaircit l'atmosphère.»] [Note 14: Quand furieuse, venant des mines, l'eau s'échappe Et débarrasse de ses scories le minerai.] [Note 15: Mais ceux qui ne connaissent pas cette lumière N'y songent pas; et dans toute cette lueur Ils ne distinguent pas une seule couleur.] [Note 16: Étrange manière, par besoin de la rime, de dire que les roses sont souvent trop lourdes pour leurs tiges.] [Note 17: Quand les colères du ciel envahirent le monde, Que rochers, collines, montagnes furent emportés Par les eaux montantes, que les mers débordèrent-- Alors les montagnes croulèrent et des vallées, inconnues [jusqu'ici,] Prirent leur place. Combien différente la Terre À cette seconde naissance, lorsque les flots se retirèrent. Maintenant passons à ses produits! Toi, reine des fleurs, ô rose! Dont les pétales tendrement colorés répandent un si suave [parfum.] Il faut te nommer devant tes sujets, Pour ta beauté, pour ta douceur si connues. Tu es à la fois la fleur de l'Angleterre et la fleur De la beauté--celle du berceau embaumé de Vénus. Tu verseras tes parfums alentour, Et parfois te baissant, tu cacheras ton visage contre terre. Puis c'est le lis, qui se dresse si fier Au-dessus de la foule bariolée, Ici pointillé de noir sur un fond écarlate Au milieu de ses feuilles acuminées.] [Note 18: Je chante le Pin qui couronne la cime du pays suisse, Et souverainement s'élève sur son lit de rochers, Au-dessus de gouffres profonds, de falaises si hautes Que celui qui tenterait de les franchir défierait la mort.] [Note 19: Par opposition avec les yeux dont l'iris seul est noir, ce qui les fait ressembler à des cerises noires.] [Note 20: Rien ne prouve mieux la dégénérescence du puritanisme moderne que l'incapacité où il est de comprendre les admirables portraits que Scott nous a laissés des Covenantaires. Rien que dans _les Puritains_, il y en a quatre d'absolument parfaits: le plus typique, Elspeth, pure et sublime; le second, Ephraïm Macbriar, qui met en lumière le côté le plus connu du caractère: l'exagération et la folie ascétique; le troisième, Mause, si vivant, qui prête un peu à rire, mais qui est si absolument sincère et pur. Enfin le dernier, Balfour, d'un si puissant intérêt, où se révèle la foi puritaine dans toute sa sincérité, greffée sur une disposition naturellement cruelle et basse. Si l'on ajoute à ces quatre portraits, dans ce seul roman, ceux du _Heart of Midlothian_ et ceux de Nicol Jarvie et d'Andrew Fairservice dans _Rob Roy_, on aura une série d'analyses théologiques qui dépassent de beaucoup en portée philosophique tout ce qui a jamais été écrit, à ma connaissance, à n'importe quelle époque.] [Note 21: Dodone, en Epire, sanctuaire de Zeus dont les prêtresses étaient appelées: πελείαδες; (colombes) (Note du traducteur).] [Note 22: Je me représente toujours la Tay comme une déesse et la Greta comme une nymphe.] CHAPITRE IV SOUS DE NOUVEAUX MAÎTRES Vers l'âge de huit ou neuf ans, je fus assez gravement malade, à Dunkeld. Je ne sais si cette fièvre mit mes jours en danger, mais je sais qu'elle me causa des malaises insupportables. Je me mis au lit au retour d'une longue promenade pendant laquelle j'avais cueilli quantité de digitales que je m'amusais à effeuiller pour prendre les graines et les examiner. On crut d'abord que je m'étais empoisonné, ce qui était absurde; néanmoins l'impression que me faisaient les tourbillons de la rivière s'étendit aux clairières tapissées de digitales pourpres. C'est vers cette époque que ma cousine Jessie mourut. J'eus beaucoup de chagrin; moins à cause de ce qu'une affection d'enfance peut avoir de force que parce que je sentais que les jours de bonheur suprême à Perth ne reviendraient plus jamais, puisque Jessie n'était plus. Avant que sa maladie n'eût pris une tournure inquiétante, avant même, je crois, qu'elle ne se fût déclarée, ma tante avait eu un de ses rêves prophétiques dont l'interprétation ne pouvait être plus claire--vision si claire, en tout cas, qu'il était impossible de ne pas comprendre. Ma tante s'apprêtait à traverser à gué une rivière aux eaux sombres, lorsque la petite Jessie la rejoignit en courant et, la dépassant, passa la première. Ma tante la suivit. Une fois de l'autre côté, se retournant, elle aperçut à quelque distance la vieille Mause. Quelques jours plus tard, Jessie tombait malade et mourait; une année après, c'était le tour de ma tante, puis, deux ou trois ans plus tard, celui de Mause qui, n'ayant plus rien à faire en ce monde, maintenant que sa maîtresse et Jessie n'étaient plus là, pensa que le mieux était d'aller les retrouver. J'étais à Plymouth avec mon père et ma mère lors de la mort de ma tante. Je me souviens que, ce jour-là, j'avais joué sur la petite colline qui, du côté est de la ville, domine le port et la jetée. En rentrant, je trouvai mon père qui sanglotait; c'était la première fois que je le voyais ainsi. Sans doute, cette mort de ma tante me causait de la peine, mais à cette époque (et pendant de longues années encore) je vivais surtout dans le présent, comme un petit animal, et je me souviens que le sentiment qui dominait en moi, c'était l'ennui, étant à Plymouth, de passer une soirée si pénible! Ce fut la fin de nos séjours en Écosse. Mary, la seule cousine qui me restât, vint vivre avec nous. Elle avait quatorze ans alors, et moi dix. Les heureux jours de Perth se terminent donc avec la première décade de ma vie. Mary était une assez jolie fillette aux yeux bleus, un peu lourde, très bonne, très affectueuse et très douce. Elle n'avait pas des moyens exceptionnels, mais beaucoup de bon sens, des principes, de la piété et une grande égalité d'humeur, sans rien, il est vrai, de cette grâce, de cette fantaisie qui font le charme des jeunes filles. L'harmonie familiale se trouva, grâce à elle, enrichie d'une aimable teinte neutre, rien de plus. Mary lisait la Bible avec ma mère et moi, le matin, et, dans l'après-midi, elle allait comme externe dans une pension du voisinage. En voyage, elle jouait auprès de moi un rôle de demi-institutrice. On nous permettait de sortir ensemble sans bonne, mais, le plus souvent, nous emmenions la vieille Anne; nous trouvions cela plus amusant. Il était maintenant d'une certaine importance de faire un choix, de décider à quelle église j'irais, le dimanche matin. Mon père, dont la santé demandait des ménagements, ne pouvait assister au très long office de l'église d'Angleterre et, ma mère étant très protestante, le plus souvent mon père se résignait à nous accompagner à la chapelle de Beresford, à Walworth, où le Rév. Dr Andrews faisait tous les dimanches un sermon ingénieux, quelque peu exagéré et grandiloquent, mais qui ne l'ennuyait pas; on lisait les prières de l'office anglican, abrégées, et, vu notre haute situation sociale, nous étions autorisés, au grand scandale des membres plus zélés de l'assistance, à n'arriver que quand ces prières étaient à moitié dites. Dans l'après-midi, Mary et moi rédigions un court résumé de l'office. Ce n'était point obligatoire, mais Mary le faisait par esprit de devoir, et moi pour montrer que je pouvais le faire et le bien faire. Jamais nous ne retournions à l'église dans la journée ni le soir. Je me souviens encore d'avoir été tout à fait abasourdi--comme d'une vision annonçant le Jugement Dernier--en entrant, un an ou deux plus tard, pour la première fois, dans une église éclairée, le soir. Pas de prières en commun à la maison, ce qui n'empêchait pas ma mère de veiller sur ses servantes avec sollicitude; elle en avait très soin, ce qui n'est pas toujours le cas dans les maisons les plus religieusement démonstratives. Elle les aimait jeunes, et les choisissait de préférence sortant de familles à elle connues. C'est ainsi que nous avons eu des séries de sœurs et jamais une mauvaise domestique. Le dimanche soir, mon père nous lisait quelque sermon de Blair ou, parfois, nous avions à dîner un employé de la maison ou un client. Dans ce cas-là, la conversation, par politesse sans doute, roulait toujours sur les vins en général, et le sherry en particulier. Mary et moi, nous passions la soirée du dimanche comme nous pouvions avec le _Pilgrim's Progress_, la _Holy War_ de Bunyan, les _Emblems_ de Quarles, le _Book of Martyrs_ de Foxe, la _Lady of the Manor_, livre terrifiant pour moi, plein d'histoires de jeunes personnes dépravées qui, après avoir été au bal, étaient incontinent emportées par une maladie, et _Henry Milner_, de Mrs Sherwood, le _Youth' Magazine_, _Alfred Campbell_, the _Young Pilgrim_, et encore, concession à la dureté de nos cœurs, la _Natural History_ de Bingley. Personne de nous ne se souciait de chanter des cantiques ou des psaumes, en tant que cantiques ou psaumes, et nous étions trop honnêtes pour les chanter simplement pour la musique qui, d'ailleurs, ne nous semblait pas divertissante. Mon père et ma mère, tout en témoignant au Dr Andrews leur intérêt pour ses œuvres sous forme de chèques et, à Noël, leur admiration pour ses sermons et la pureté de sa doctrine sous la forme de dindes et de boîtes de raisins secs, n'avaient jamais essayé d'entrer en relations avec leur pasteur et ne se souciaient pas du tout que, au cours de visites pastorales, on vînt s'enquérir de l'état leur âme. Néanmoins, Mary et moi nous subissions son charme, même à distance, et souvent nous nous promenions de long en large avec Anne sur la route de Walworth dans l'espoir de le voir passer. Un jour, grâce spéciale de la Providence, nous le croisâmes; très pressé, et se heurtant contre moi, il faillit se jeter par terre. Anne, tandis qu'il se remettait de son émotion, lui fit une profonde révérence; sur quoi il s'arrêta, demanda qui nous étions et se montra des plus gracieux. Nous rentrâmes à la maison fort surexcités, annonçant à ma mère, qui ne manifesta pas un grand enthousiasme, que le docteur viendrait nous voir un de ces jours. C'est ainsi que cette bienheureuse relation s'établit. Je pouvais avoir onze ou douze ans. Miss Andrews, la sœur aînée de «The Angel in the House», était une jeune fille de dix-sept ans, extrêmement jolie; elle chantait _Tambourgi, Tambourgi_[23] avec beaucoup d'entrain et une voix magnifique; au temps des mûres, elle venait en cueillir avec nous sur les haies de Norwood, et ses visites me laissaient sous l'impression que les jeunes filles sont des êtres incompréhensibles mais étrangement séduisants. La sympathie que j'éprouvais pour le docteur et la réputation de fin lettré qu'il avait (à Walworth) décidèrent mon père à lui demander de me donner quelques notions de grec. Le docteur, on s'en aperçut plus tard, ne savait pas beaucoup plus de grec que l'alphabet et les déclinaisons, mais il savait en tracer fort joliment les caractères et son oreille était très sensible au rythme. Nous commençâmes par les odes d'Anacréon, qu'il me fit scander ainsi que mon Virgile avec une extrême précision. De temps en temps, pour me reposer, il me récitait des passages de Shakespeare qu'il disait avec force et justesse. Le mètre anacréontique m'enchantait aussi bien que l'inspiration. J'appris la moitié des odes par cœur pour mon plaisir; et je sus ainsi, ce qui m'a été utile plus tard lorsque j'ai étudié l'art grec, que les Grecs aimaient les tourterelles, les hirondelles et les roses, autant que moi. Dans l'intervalle de ces leçons qui ne me surmenaient pas, je m'amusais à écrire de méchants vers, à dessiner des cartes ou à copier les illustrations, par Cruikshank, _des Contes de Fées_ de Grimm, ce que je faisais avec une exactitude qui paraît extraordinaire à bien des gens. Le bonheur a voulu qu'une de ces copies, faite lorsque j'avais onze ou douze ans, ait été conservée. Quant à moi, je n'ai jamais vu travail d'enfant qui témoigne d'aussi peu d'originalité. J'étais incapable, littéralement, de dessiner quoi que ce soit, pas même un chat, une souris, un bateau, _de tête_; et, fort heureusement alors, ni mes parents, ni mon professeur n'avaient l'idée de me faire dessiner d'après la tête des autres. Cependant Mary qui, à son externat, prenait des leçons de dessin comme toutes ses petites compagnes, parlait avec enthousiasme de son professeur; la facture libre et primesautière des dessins qu'il lui donnait à copier intéressa mon père; il fut encore plus content lorsque Mary, pendant une de ses absences, eut copié au crayon, mais de manière à donner l'impression de la gravure à l'eau-forte, une petite aquarelle de Prout qui représentait une chaumière au bord de la route, et qui fut la première de notre collection. Nous n'avions à cette époque que cette seule aquarelle et deux miniatures sur ivoire. Lorsque je repense à la bonne exécution de cette étude de blanc et noir, je me dis que Mary serait arrivée à d'excellents résultats avec son dessin si elle avait eu de bonnes leçons et plus d'encouragement; mais il ne fallait rien lui demander d'après nature. Cet été-là (1829) à Matlock, où nous étions installés, tout ce qu'elle put faire, ce fut un croquis du nouvel hôtel des Bains. Dans le même temps, parmi le gravier étincelant, les spaths semés de galène des allées du jardin, dans les boutiques du joli village, dans nos promenades, je poursuivais avec délices mes études minéralogiques sur le fluor, le carbonate de chaux, le minerai de plomb; ma joie ne connaissait pas de bornes quand je pouvais descendre dans une mine. En me permettant ainsi de m'abandonner à ma passion souterraine, mon père et ma mère témoignaient d'une bonté dont je ne pouvais me rendre compte alors; car ma mère avait horreur de tout ce qui était sale, et mon père, très nerveux, rêvait toujours d'échelles rompues, d'accidents, ce qui ne les empêchait pas de me suivre partout où j'avais envie d'aller. Mon père est même venu avec moi dans la terrible mine de Speedwell, à Castleton, où, pour une fois, je l'avoue, je ne suis pas descendu sans émotion. De Matlock, nous dûmes aller dans le Cumberland, car je retrouve cette inscription de la main de mon père: «Commencé le 28 novembre 1830, terminé le 11 janvier 1832» sur la première page de l'«Iteriad» un poème en quatre livres que je composai à cette époque et dont le sujet m'avait été inspiré par notre voyage sur les lacs. J'y reviendrai peut-être plus tard. Ce doit être au printemps de 1830 que l'on prit l'importante résolution de me donner un maître de dessin. Comme Mary était incapable de reproduire d'après nature le plus petit coin de paysage, et que je m'en désolais en voyage, je manifestai le désir d'apprendre moi-même. Sur quoi, l'aimable professeur de Mary, que mes parents eurent le bon sens de ne pas rendre responsable du peu de dispositions de leur nièce, fut prié de venir me donner une heure de leçon par semaine. Pour qu'un professeur s'impose au public, il faut sans doute qu'il ait une manière, un genre, qu'il s'y tienne et qu'il n'enseigne pas autre chose. Néanmoins, je ne puis pardonner à Mr Runciman de n'avoir pas développé les dispositions vraiment extraordinaires que j'avais pour le dessin à la plume. Tout ce que je fis dans ce genre fut seulement pour me divertir; Mr Runciman n'a jamais su que me faire copier et recopier ses propres dessins maniérés et imparfaits: il m'a gâté et la main et l'esprit. Il m'a pourtant appris beaucoup de choses, suggéré plus encore. Il m'a enseigné la perspective très consciencieusement et en même temps très simplement, ce qui fut pour moi une acquisition d'une valeur incalculable. C'est grâce à lui aussi que je suis arrivé à une dextérité de main qui m'a été précieuse; il est vrai que ç'a été quelquefois au détriment de la puissance, de la fermeté du trait. Il a développé en moi, je devrais plutôt dire créé, l'habitude de chercher d'abord les points essentiels, de les détacher de façon décisive; il m'a expliqué la signification et l'importance de la composition, bien qu'il fût lui-même incapable de rien composer. Les deux années qui suivirent furent deux années particulièrement heureuses. Je dessinais au crayon, cela va sans dire, infiniment moins bien que Mary; chacun reconnaissait sa supériorité, ce qui était un juste hommage rendu à sa persévérance et à son travail. Comme, toutefois, elle ne composait pas de poèmes en vers, qu'elle ne collectionnait pas de minéraux, qu'elle ne montrait de dispositions extraordinaires dans aucun genre, elle était en train de tomber beaucoup trop bas dans l'estimation de mon orgueil. Mais, pendant quelque temps, je ne pus prétendre l'égaler dans la copie et, quant à mes premiers essais d'après nature, ils parurent chez nous très peu faits pour flatter l'orgueil paternel. Je m'essayai en prévision d'un voyage à Douvres dont ma mère berçait les ennuis d'une maladie que je fis en 1829; je vois encore mon premier album de croquis, un petit in-octavo tout en hauteur, fort incommode, à couverture moirée et flexible. Le papier en était d'un blanc pur, un peu grenu; il est rempli d'ébauches jetées au hasard sur le papier, que j'ai gâtées en essayant de les terminer, des vues des châteaux de Douvres et de Tunbridge et aussi de la tour principale de la cathédrale de Canterbury. J'ai mis de côté pour les conserver ces croquis et une très bonne étude de Battle Abbey[24] avec quelques parties de détail séparées; le premier croquis que j'aie réellement fait d'après nature est celui de la première maison d'une rue de Sevenoaks. Ces tentatives me donnèrent peu de satisfaction et ne me valurent aucun encouragement; pourtant on y retrouve l'instinct inné de l'architecture et cela peut être intéressant à noter pour ceux qui aiment à remonter aux sources des choses. J'ai donné deux petits dessins au crayon du porche sud et de la tour centrale de Canterbury à Miss Gale de Burgate House, Canterbury, et ce qui restait du carnet lui-même a Mrs Talbot de Tyn-y-Ffynon, Barmouth--deux de mes très chères amies. Mais alors, et avant tout, mon plus grand bonheur était de regarder la mer. Il m'était défendu d'aller en bateau, surtout en bateau à voile; il m'était même défendu de me promener seul sur le port. De sorte que je n'appris alors, des choses de la marine, rien qui vaille; mais je passais tous les jours quatre ou cinq heures, plongé dans une extase d'admiration et d'étonnement à regarder les vagues, occupation qui a fait mes délices jusqu'à ma quarantième année. Sur une plage, n'importe laquelle, j'étais heureux; il me suffisait de regarder les vagues monter en courant, d'entendre leur voix, d'aller au-devant d'elles ou de me sauver à leur approche; par contre, je n'ai jamais pris goût à l'histoire naturelle des coquillages, des crevettes, des algues ou des méduses. Les galets, quand il y en avait, c'était différent. Autrement, je restais des heures à suivre le va-et-vient puissant du flot ourlé d'écume. Comme un serin, à ce qu'il me semble aujourd'hui, j'ai gâché les années précieuses de ma jeunesse dans la rêverie et l'admiration béate; peut-être retrouverait-on là un certain accent byronien, qui n'est pas sans signification sans doute; mais que de temps perdu! Nous n'avons pas dû nous absenter pendant l'été de 1832, car l'album suivant ne contient que des esquisses d'arbres, des arbres de Dulwich, et la vue d'un pont sur l'Effra, aujourd'hui comblée, à l'endroit où passait la route de Norwood. Cette route, d'où l'on suivait le cours de la jolie petite rivière, forme maintenant une sorte de marécage fangeux, en contre-bas du chemin de fer, non loin de la station de Herne Hill. Ce croquis est le premier qui me valut quelques compliments de la part des miens. Mais c'est le jour de mes treize (?) ans, le 8 février 1832, que l'associé de mon père, Mr Henry Telford, m'ayant donné l'_Italie_ de Rogers, décida de ma vie. À cette époque, c'est à peine si je connaissais le nom de Turner; je me souvenais pourtant avoir entendu dire à Mr Runciman que «le monde s'était récemment laissé éblouir et dévoyer par quelques idées brillantes de Turner». Mais je n'eus pas plutôt jeté les yeux sur les illustrations de Rogers que je ne voulus plus avoir d'autre maître, et je me mis à les copier d'aussi près que possible, à la plume. J'ai raconté cette histoire tant de fois que je ne sais plus au juste à quelle date la situer, et je regrette bien que Mr Telford n'ait pas mis mon nom en tête du livre; c'est mon père qui a écrit sur la première page: «Donné par Henry Telford Esq.», et il n'a pas, ce qui est tout à fait extraordinaire de sa part, pensé à ajouter la date, et, à une année près, cela a peu d'importance. Ce qui est certain c'est que, dès le printemps de 1833, Prout publiait ses croquis de Flandre et d'Allemagne. Je me vois encore entrant avec mon père chez le libraire qui recevait les souscriptions, et m'arrêtant devant la gravure spécimen, une fenêtre à tourelle sur la Moselle, à Coblentz. Le volume nous arriva à Herne Hill un peu avant l'époque où chaque année nous partions en voyage; et ma mère, témoin du plaisir que mon père et moi éprouvions devant ces paysages merveilleux, suggéra l'idée qu'il ne serait pas impossible d'aller les voir en réalité. Mon père hésita un moment, et puis, les yeux brillants, fit: «Pourquoi pas?» Il y eut alors deux ou trois semaines de préparatifs, d'agitation délicieuse. Je me souviens que, le même soir, je descendis mon gros livre de géographie, un de mes plus précieux trésors encore à l'heure actuelle, (au moment où j'écris ces lignes, je l'ouvre et, pour la première fois, je pense à mettre mes propres initiales sous le nom de mon père, à la première page), que je regardai avec Marie le contour du Mont-Blanc d'après Saussure, et que je lus l'information très curieuse sur les Alpes que ce dessin sert à illustrer. Ce qui prouve que la Suisse, dès le premier moment, fut comprise dans le plan du voyage, voyage qui s'accomplit bientôt le plus heureusement du monde, et qui eut les meilleures conséquences, grâce à Dieu. Nous gagnâmes Cologne par Calais et Bruxelles; puis nous remontâmes le Rhin jusqu'à Strasbourg; ensuite, par la Forêt-Noire, à Schaffhouse; puis, traversant rapidement la Suisse au nord par Bâle, Berne, Interlaken, Lucerne, Zurich, jusqu'à Constance. Là, nous suivîmes de nouveau le Rhin jusqu'à Coire; et, passant le Splugen, nous allâmes à Côme, Milan et Gênes, avec l'intention, je m'en souviens très bien, de pousser jusqu'à Rome. Mais la saison était déjà avancée, et la chaleur à Gênes nous avertit qu'il y aurait imprudence à aller plus loin; nous fîmes volte-face et revînmes par le Simplon jusqu'à Genève, en visitant Chamonix; retour par Lyon et Dijon. Faire ce long voyage de la seule façon qui fût possible alors, c'est-à-dire en chaise de poste et avec des bateaux à rames pour la traversée des lacs, exigeait que chaque jour l'étape fût minutieusement calculée. Mon père aimait à arriver de bonne heure à l'endroit où nous devions passer la nuit, et il ne permettait jamais que sous aucun prétexte on s'arrêtât. Impossible donc de prendre le moindre croquis en cours de route (le petit pourboire supplémentaire qu'il eût fallu donner y était aussi pour quelque chose). Je pris ainsi la très mauvaise habitude, qui a eu ses avantages quelquefois, de tracer quelques lignes à la hâte, de prendre des notes pendant que la voiture marchait et de les mettre au point le soir, de mémoire. J'arrivai ainsi, pendant ce premier voyage, à noircir une trentaine de feuilles de papier: c'était presque toujours de petits croquis à la plume ou à l'encre de Chine, il en tenait quatre ou cinq sur la même page. Quelques-uns ne manquaient pas de grâce, mais la plupart étaient lourds, témoignaient d'un travail pénible et n'avaient ni variété, ni esprit, ni originalité. À l'aide de ces barbouillages pris à la volée, je faisais, quand nous passions quelques heures dans une ville, des dessins plus finis à la plume ou au crayon, dont cinq ou six, tout au plus, méritent d'être conservés. Mon père était très fier d'une étude que j'avais faite ainsi de l'église Renaissance de Dijon, à tours jumelles. Elle est à Brantwood, accrochée à côté d'un Hôtel de Ville de Bruxelles, encore plus laborieux. Le dessin du même Hôtel de Ville, qui est à Oxford, est une copie de celui de Prout que j'avais faite pour illustrer un volume où j'avais commencé, en vers, le récit de notre voyage, car ce voyage avait surexcité au plus haut point mes pauvres petites facultés; il m'a procuré des jouissances dont l'essence doit être absolument insaisissable pour ceux qui n'ont rien éprouvé d'analogue, des joies plus nombreuses, en trois mois, que n'en ont goûté pendant toute leur vie la plupart des gens. Je tâcherai de dire, plus tard, l'impression que me causèrent les Alpes que j'aperçus pour la première fois de Schaffhouse et aussi Milan et Genève; mais, pour le moment, il me faut poursuivre mon récit. L'hiver de 1833, et les instants de loisir que je pus dérober à mes études en 1834, furent consacrés à rédiger, à mettre au net et à décorer de vignettes le fameux compte rendu poétique de notre voyage, à l'imitation de l'_Italie_ de Rogers. Les dessins, sur feuilles séparées, étaient collés dans les cahiers; beaucoup ont été enlevés depuis, d'autres y sont encore, mais les vers qui devaient les expliquer n'ont jamais été écrits, car mon inspiration était épuisée bien avant que nous eussions gagné les bords du Rhin. Cette folie inachevée est aux mains de Joanie, afin qu'elle ne puisse tomber que sous des yeux amis. Mon père et ma mère, qui s'étaient enfin aperçus que le Dr Andrews ne pouvait pas plus me préparer à l'Université qu'aux devoirs du Haut Sacerdoce, m'envoyèrent comme externe à l'école du Rév. Thomas Dale, dans Grove Lane, non loin de Herne Hill. Chargé de mon sac de livres, je trottinais aux côtés de mon père qui me conduisait chaque matin après le déjeuner; je revenais pour le dîner d'une heure, n'ayant plus, le soir, qu'à préparer mes leçons du lendemain. Dans ces conditions, je voyais peu mes camarades de classe, les deux fils de Mr Dale, Tom et James; et trois pensionnaires: le fils du colonel Matson, de Woolwich, le fils de l'alderman Key, de Denmark Hill, et un beau garçon plein d'entrain, Willoughby Jones, depuis Sir W..., qui vient de mourir, ce qui m'a fait beaucoup de peine. Je passais aux yeux de ces garçons pour un pur imbécile, et ils me traitaient, j'imagine, comme ils auraient traité une petite fille. Ils ne me rossaient pas, cela n'en valait pas la peine; ils ne me blaguaient pas non plus, ayant découvert, dès le premier jour, que la raillerie n'avait aucune prise sur moi. Le plus souvent, je ne comprenais pas ou, si je comprenais, je n'y attachais pas d'importance: la très haute idée que j'avais de ma valeur, dans le fond de mon cœur, me maintenait dans une sérénité inaltérable, me défendait contre toute appréciation défavorable, qu'elle vint d'un professeur ou d'un camarade. D'intelligence ouverte, aimant les livres, ayant de plus une mémoire prompte et sûre, je savais toujours admirablement mes leçons et, comme les autres élèves n'en apprenaient jamais que le moins possible, bien que je fusse très en retard sur beaucoup de points, j'avais presque toujours les meilleures notes. J'ai déjà raconté dans le premier chapitre de _Fiction Fair and Foul_ que Mr Dale avait traité ma chère vieille grammaire latine si claire de «vieillerie écossaise». Ce geste, du même coup, m'éloigna à jamais de lui et, de ce jour, je n'appris les leçons qu'il me donnait que par devoir. En même temps que je travaillais les lettres, j'étudiais les mathématiques avec un professeur que l'on avait découvert encore dans ce malencontreux Walworth. Mr Rowbotham était de tout point méritant, recommandable et instruit dans sa partie; aidé par sa femme, et bien qu'encombré d'enfants, il tenait une «Académie pour jeunes gens» non loin de «The Elephant and Castle» dans une de ces maisons qui étalent sur le bord de la route de Walworth une petite bande de gazon pelé derrière une grille de fer. Il savait la grammaire latine, allemande, française; enseignait «l'usage des sphères» tout au moins dans la limite nécessaire à une école préparatoire, et en fait de mathématiques en savait bien plus qu'il n'en fallait pour me donner des leçons. En dehors de cela, par exemple, il ne fallait pas lui demander grand'chose. Il ne savait rien des hommes ni de leur histoire, rien de la nature, ne s'étant jamais demandé si elle avait un sens; au résumé, un pauvre être borné et triste, incapable de gaieté et de fantaisie, considérant les mathématiques comme la seule occupation digne d'un cerveau humain, asthmatique au dernier degré et sujet à des crises de suffocation que rien ne parvenait à soulager. Avec cela, pas le sou et aucun espoir de sortir de cette misère, en dépit de tous ses efforts, car, son dur labeur de pion terminé, il passait encore toute sa soirée à rédiger des manuels d'algèbre et d'arithmétique, à compiler des grammaires françaises et allemandes, qui n'étaient pour les éditeurs qu'autant d'occasions de le voler, ajoutant à grand'peine au bout de l'année, parce travail supplémentaire, quatre ou cinq cents francs à son revenu. Jamais l'Angleterre, en ce siècle, ne vit éclore plus triste fleur dans la serre chaude de la métropole, créature plus misérable, plus innocente, plus patiente, plus inerte, plus insipide et plus malheureuse. Sous la direction de Mr Rowbotham, deux fois par semaine, le soir, (on lui offrait toujours un thé substantiel, réconfort dont le pauvre asthmatique sentait la nécessité après avoir gravi la rude montée de Herne Hill), je fis des progrès sensibles en français. J'en avais grand besoin. Jusque-là, c'est à peine si, écorchant un mot par ici ou par là, j'arrivais à demander mon chemin; et je ne sais vraiment pas comment, un jour à Paris, allant au Louvre avec Salvador, notre courrier, je réussis à me tirer d'affaire. Je m'étais mis en tête de faire un croquis des _Disciples d'Emmaüs_, de Rembrandt. Salvador s'était adressé à un gardien, car il faut une permission spéciale, mais on lui avait répondu que j'étais trop jeune pour qu'on pût me donner une carte, quinze ans étant l'âge exigé; devant ma mine déconfite, le brave homme ajouta que si j'allais moi-même au «Bureau», si je parlais au chef, peut-être obtiendrais-je l'autorisation. Je demandai à être mené sur l'heure devant les autorités, et le gardien, me prenant sous sa protection, m'introduisit; là, dans mon mauvais français, j'exposai ma requête à quelques messieurs d'aspect très grave. J'obtins gain de cause et fis un croquis du _Souper d'Emmaüs_ d'un sentiment vraiment assez juste, dont je fus extrêmement fier. Mais cette connaissance bornée de la langue, bien que suffisante en pareille affaire, fut l'occasion pour moi d'un grand chagrin et d'une profonde humiliation au dîner, au fatal dîner chez M. Domecq. J'avais l'air fort piteux sans doute, car la petite Élise, qui avait alors neuf ans, et l'âme compatissante, ayant remarqué que ses grandes sœurs ne s'occupaient pas de moi, fut touchée de mon abandon; elle traversa tout le salon, s'assit à côté de moi et, posant familièrement son coude sur mes genoux, se mit à gazouiller. Elle babilla ainsi pendant plus d'une heure, ne demandant pas qu'on lui répondît--elle voyait d'ailleurs que j'en aurais été incapable--parfaitement satisfaite de l'attention respectueuse et reconnaissante que je lui prêtais et de l'intérêt plein d'admiration qu'excitait en moi non peut-être ce qu'elle disait, mais la manière dont elle le disait. Elle me fit par le menu l'historique de sa pension, me parla des maîtresses, qui étaient parfaitement désagréables, et de ses petites compagnes qui étaient charmantes, et des punitions qui pleuvaient, mais aussi c'est si amusant de faire ce qui est défendu, et de revenir aux Champs-Élysées pendant les vacances et d'habiter Paris, un vrai paradis! Cette heure passa comme un rêve et me laissa bien résolu à faire tout mon possible pour apprendre le français. Et voilà pourquoi, ainsi que je l'ai déjà dit, je donnai entière satisfaction à Mr Rowbotham, sous ce rapport. J'étudiai aussi avec lui les trois premiers livres d'Euclide; et, en algèbre, j'arrivai jusqu'à l'équation du second degré. Mais là, je m'arrêtai et pour toujours. Dès que j'en arrivai aux sommes des séries, aux symboles qui expriment des relations, et non la grandeur réelle des choses--en partie parce que je n'étais pas doué, en partie parce que cela me dégoûtait et que j'avais déjà l'horreur saine des choses vétilleuses et vainement intangibles--je regimbai ou bien restai abasourdi. Plus tard, à Oxford, on me fit malgré moi passer par quelques sections coniques dont les figures dessinées me furent précieuses et qui m'apprirent autant de trigonométrie que j'avais besoin d'en savoir pour dessiner les élévations et plans de mes montagnes. En géométrie élémentaire, je réussissais bien, j'étais même fort pour un écolier; et, ma suffisance se développant avec perversité à mesure que je m'apercevais de la médiocrité de mes professeurs, je pris le parti de travailler à ma façon; pendant cette année de 1835, je passai beaucoup de temps à diviser un angle en trois parties égales. Que d'heures d'application ainsi gaspillées! J'en avais déjà le sentiment sans me rendre compte que j'aurais à me reprocher par la suite des heures plus mal employées encore. Tandis que l'éducation faisait de moi un petit spécimen d'arbuste forcé, quelques coups de gelée me dépouillaient des quelques rares fleurettes qui avaient poussé autour de moi, pour mon plus grand bonheur. [Note 23: Mélodies hébraïques.] [Note 24: Battle Abbey près de Hastings. (Note du traducteur).] CHAPITRE V LE PARNASSE ET LE PLYNLIMMON[25] Dans le chapitre précédent, je me suis complu à récapituler mes exploits d'enfant, à énumérer mes talents, et cela m'a entraîné au delà des années de mon enfance les plus fécondes en événements bons et mauvais. Je ne me fais pas scrupule d'en faire l'historique, car personne, en dehors de moi, ne pourrait le faire. Pour ce qui s'est passé plus tard, mes amis, à certains égards, me connaissent mieux que je ne me connais moi-même. La seconde décade de ma vie se trouva coupée brusquement, séparée de l'heureux temps de mon enfance, par la mort de ma tante de Croydon, morte de froid littéralement en se livrant à quelque savonnage domestique par un méchant vent d'est. Son grand épagneul brun taché de blanc, Dash, resta couché sur son cercueil tant qu'on voulut bien l'y laisser, après quoi on l'amena à Herne Hill où il fut mon fidèle et unique compagnon, jusqu'au moment où Mary vint vivre avec nous. La mort de ma tante de Croydon, qui survint aux environs de mes dix ans, mit un terme à mes courses sur les bords de la Wandel comme aussi sur les bords de la Tay. Nous ne quittions guère Herne Hill que pour voyager et nous menions une vie sans grand horizon. Ma tante de Croydon laissait quatre fils, John, William, George et Charles, et deux filles, Margaret et Bridget; c'étaient de beaux garçons et de jolies filles; mais Margaret, dans sa jeunesse, avait été victime d'un accident, et elle était restée infirme. Intelligente, spirituelle comme sa mère, elle ne m'intéressait cependant pas, bien que j'eusse pour tous mes cousins de Croydon des sentiments quasi fraternels. Mais je n'ai jamais beaucoup aimé les malades--le goût ne m'en est pas venu encore--et, qui plus est, Margaret se coiffait en boucles, ce que je n'ai jamais pu souffrir. Bridget ne ressemblait pas à sa sœur; elle avait les yeux noirs ou, pour parler plus exactement, couleur de noisette foncée; elle était svelte, très animée, avec des traits trop pointus pour être tout à fait jolie, des articulations trop anguleuses pour être tout à fait gracieuse; fantasque, un peu personnelle, mais pourtant assez agréable pour qu'on l'ait invitée à venir une ou deux fois à Perth pendant que nous y étions, et à passer quelques semaines à Herne Hill; sans toutefois qu'elle s'attachât beaucoup à nous, ni nous à elle. Je la trouvais un peu encombrante à la nursery qui était devenue, à mesure que j'avais grandi, ma salle d'étude; et cela ne l'amusait pas de travailler avec moi dans le jardin, ou peut-être ne le lui permettait-on pas. Les quatre fils étaient tous de bons garçons, sérieux et travailleurs. L'aîné, John, plus habitué aux affaires que les autres, s'embarqua bientôt pour l'Australie. Il y réussit. Le second, William, finit aussi par s'en tirer à Londres. Le troisième frère, George, qui était le meilleur des enfants et des hommes, n'avait pas beaucoup de moyens. Un type de George IV rural: belle santé, bonne humeur, en un mot l'Anglais dans sa meilleure expression. Il était entré dans les affaires de Market Street où il secondait son père, et tous deux nous témoignaient une affection qui faisait notre joie. D'une honnêteté scrupuleuse, ils étaient l'un et l'autre aussi incapables d'indélicatesse que d'habileté. Je les abandonnerai ici pour l'instant, occupés qu'ils sont à traîner gaiement leur charrette remplie de pains de quatre livres. Le quatrième, le plus jeune, Charles, était, comme dernier-né dans les contes de fées, gai, vermeil, brillant, ne manquant ni de sens commun ni de _bon_ sens, affectueux comme tous les autres membres de la famille. Élève modèle à l'école, il respectait les règles de la grammaire et même celles de la politesse; aussi se trouvait-il très à son aise dans le cercle raffiné de Herne Hill. Son frère aîné avait dirigé son éducation de plus importantes matières encore: tout enfant, il lui avait fait enfourcher à poil un poney avec, pour toute recommandation, la menace d'une bonne fessée s'il se laissait tomber; aussi n'était-il pas tombé. Même procédé pour la natation. Dès la première leçon, John avait lancé le gamin, comme une pierre, au beau milieu du canal de Croydon, s'y jetant à sa suite, bien entendu; mais l'enfant avait regagné la rive sans secours, m'a-t-on dit. Il n'était pas «plus haut que cela» qu'il était déjà passé maître dans l'art de l'équitation et de la natation. Ma mère prenait d'autant plus de plaisir à conter ces deux histoires qu'elle-même, dans l'éducation de son fils, avait sacrifié l'orgueil qu'elle eût éprouvé à le voir héroïque à la crainte de l'exposer au moindre danger: défense expresse d'approcher seulement du bord d'un étang ou d'entrer dans une prairie où il y aurait eu un poney en liberté. Ma mauvaise étoile avait voulu, de plus, qu'aux environs de la maison il n'y eût pas la plus petite ferme, pas la moindre mare qui aurait pu obliger à modifier ces ordonnances. Mais j'ai déjà noté, avec reconnaissance, tout le bien que je devais à l'étang aux têtards de Croxted Lane; j'ai dit aussi qu'il y avait, entre la maison et l'école, une prairie élyséenne, sorte de lande en friche. Et à l'extrémité de cette lande, il y avait un étang, un grand étang, dont jamais personne n'avait sondé la profondeur, cette profondeur allant, même en été, jusqu'à trois pieds au milieu; la sombre couleur de ses eaux ajoutait du danger à leur mystère. Au bord du grand étang, sur la rive droite, s'élevait un orme majestueux. On racontait que d'une de ses branches--et personne n'osait mettre en doute la véracité du récit, pieusement accepté--un dimanche, un mauvais petit garçon était tombé dans l'eau, et que, du même coup, son âme était tombée dans un gouffre plus noir et plus profond encore. Un des grands bonheurs de ma petite enfance, c'était lorsqu'il m'était permis d'aller avec ma bonne contempler, de la route, l'étang vengeur. La disparition de cet étang, lorsque, par mesure sanitaire, on a converti la lande de Camberwell en un square bien soigné, est encore, pour moi, un sujet de lamentation. Étant donné le régime de précaution dont j'ai parlé plus haut, il va de soi que, lors de mes visites à Croydon, il ne m'était jamais permis de sortir avec mes cousins, dans la crainte qu'ils ne m'entraînassent à mal, et je ne connaissais pas de plaisirs plus aventureux que mes promenades, avec Anne ou ma mère, sur la route à l'endroit où le petit ruisseau qui sort de l'étang de Scarborough la traverse ou, dans les prairies de Duppas Hill, que de regarder mon père dessiner--je serais resté des heures ainsi--ou de contempler, sans jamais me lasser, la pompe et le ruisseau, de l'autre côté de la rue ou plutôt de la ruelle, car il n'y avait certainement pas trois mètres d'un mur à l'autre. Il n'est donc point étonnant--lorsqu'il fut décidé que Charles viendrait à Londres et entrerait en apprentissage chez Smith, Elder et Cie, avec l'insigne privilège de venir dîner à Herne Hill tous les dimanches--il n'est donc point étonnant que la présence de mon cousin Charles fût pour moi un sujet de vive surexcitation, car c'était, en fait, une révélation, la révélation des activités de la jeunesse, et je m'attachai sincèrement à lui. Je n'étais pas un enfant amusant pour un jeune homme, ni même pour personne, en dehors de papa, de maman et de Mrs Richard Gray (dont il sera parlé ultérieurement), car je n'étais, en vérité, rien de plus qu'un petit singe encombrant, suffisant et sans intérêt. Charles n'en fut pas moins très gentil, très affectueux toujours; il répondait fraternellement à l'admiration que j'avais pour lui. Chez Smith et Elder, ce fut bientôt, au dire de tous, un commis exemplaire; il connaissait aussi bien ses livres que ses clients. Comme tout bon employé, il s'enorgueillissait personnellement de tout ce qui se faisait dans la maison, de tout ce qui en sortait. Il nous apportait, le dimanche, un volume ou deux, spécimens des derniers parus; choisissant, de préférence, à cause de moi, des livres à gravures. C'est ainsi que je connus Stanfield et Harding bien avant de posséder, moi-même, une seule de leurs œuvres; mais le plus précieux cadeau que j'aie reçu à cette époque, celui dont l'effet a été le plus profond et le plus durable, je le dois à ma tante de Croydon, ce fut le _Forget me not_, de 1827, avec la belle gravure d'après le «Tombeau de Vérone» de Prout. Étrange, n'est-il pas vrai, que la première impulsion donnée aux instincts les plus raffinés de mon esprit me soit venue de cette sœur de ma mère, si bonne, si droite, mais sans aucune culture. Mais des résultats plus magnifiques furent dus aux relations de Charles avec la littérature, grâce à l'intérêt que nous portions tous au petit in-octavo, relié de façon cossue et doré, que Smith et Elder publiaient, chaque année, sous le titre de _Friendship's Offering_. Il était composé par un pieux missionnaire écossais et poète, _poeta minor_, très _minor_, Thomas Pringle, dont il est parlé, une ou deux fois, avec quelque éloge, dans la _Vie de Scott_, de Lockhart. Homme d'une conscience rigide, d'une méthode inflexible, mais de connaissances bornées, avec toute la suffisance écossaise, le goût des voyages, et le courage aventureux d'un Park ou d'un Livingstone; avec aussi, quelques jolies touches de romantisme, des velléités philosophiques qui tempéraient son austérité. Pringle était admis, bien qu'il n'y jouât qu'un rôle modeste, dans les meilleurs cercles littéraires et lié--ne fallait-il pas, pour composer le petit in-octavo doré sur tranche, s'adresser à toutes les personnalités littéraires?--avec toutes sortes de gens du haut en bas de l'échelle, jusqu'à moi, pauvre dernier petit échelon. Scott l'avait protégé; il était en correspondance polie avec Wordsworth et Rogers, en très bons termes avec le Berger d'Ettrick[26], et avait, lui-même, commis un livre en vers, sur l'Afrique, dans lequel les antilopes étaient appelées _springboks_, et où les mœurs et coutumes de l'Afrique étaient soigneusement observées. Pour faire plaisir au gentil commis de chez Smith, si bon garçon, qui racontait des merveilles de son livresque petit cousin, et aussi parce qu'il était constamment à la recherche de compositions légères pour boucher les interstices de la maçonnerie de l'_Offering_, le digne Mr Pringle vint nous voir à Herne Hill. Mis au courant de ma vie littéraire, il voulut bien s'intéresser à ses progrès et, de temps à autre, il emportait quelques vers de ma composition. Il fut le premier à déclarer franchement à mon père et à ma mère qu'il ne voyait, jusqu'à présent, aucune raison de penser que je ferais oublier Milton ou Byron; aussi, aucun de nous n'attachait-il grande importance à son opinion. Mais il reconnut, bien qu'oblitérées souvent par la vanité paternelle, les facultés naturelles, véritablement supérieures de mon père, la sensibilité d'un romantisme exquis dont il était doué et aussi l'admirable foi de ma mère dans cet Évangile qu'il avait choisi de prêcher. Il devint un des convives les plus respectés de nos dîners du dimanche et l'on prenait toujours son avis dans les questions touchant mon éducation. Intéressé par l'amour véritable que j'avais pour la nature, par ma facilité à faire les vers, il lut, avec attention, quelques-unes de mes élucubrations, m'en dit le fort et le faible, et un jour--véritable initiation Eleusinienne, pèlerinage Delphique--il me prit par la main et me conduisit chez le poète Rogers. Le grand homme, préalablement averti des titres qui, aux yeux de Mr Pringle, me permettaient d'aspirer à l'honneur d'une telle présentation, se montra suffisamment gracieux, bien que les soins à donner au génie naissant n'aient jamais été regardés par Rogers comme une occupation agréable pour un génie à son zénith. Il faut bien le dire aussi, je fus très maladroit dans le choix des réflexions que je crus pouvoir faire, en réponse à l'intérêt qu'il voulut bien me témoigner et dont j'essayais de me montrer digne. Je lui fis des compliments enthousiastes sur la beauté des gravures qui illustraient ses poèmes, sans peut-être manifester un intérêt suffisant pour les poèmes eux-mêmes. Le fait est que Mr Pringle détourna la conversation de façon un peu brusque et se mit à parler de l'Afrique, sujet plus fait pour intéresser le raffiné ménestrel de Saint-James's Place. Ici, nouvelle sottise, je me laissai entièrement absorber, au point de ne pouvoir en détacher mes yeux, par les tableaux accrochés aux murs tendus de damas rouge. Ce dont Mr Pringle prit texte, lorsque nous nous fûmes retirés, pour me conseiller à l'avenir, lorsque je me trouverais en présence d'hommes supérieurs, d'écouter plus attentivement ce qu'il leur plairait de dire. Ces événements littéraires (j'ai raconté ailleurs la visite que nous fit James Hogg, amené par Mr Pringle) ne me faisaient pas abandonner les études scientifiques qui me ravissaient et pour lesquelles j'avais un goût naturel. J'ai raconté plus haut leurs débuts pendant les promenades minéralogiques de Matlock; les affaires de mon père l'entraînaient quelquefois aussi du côté de Bristol; dans ce cas-là, il nous installait, ma mère, Mary et moi, à Clifton. L'histoire de Miss Edgeworth, _Lazy Lawrence_, et la visite de Harry et Lucy à Matlock donnaient un charme romantique à la minéralogie dans ces vallées; et le morceau d'oxyde de fer diamanté--sous le n° 51 de la collection Brantwood--fut, je crois, la pierre par laquelle débutèrent mes études sur la silice. Ses reflets s'éclairent de mille associations encore, car de Clifton nous passions généralement à Chepstow, et j'avais le bonheur sans pareil d'aller en bateau. La traversée ne durait pas plus d'une heure, mais c'était une heure de plaisir suprême où se concentraient toutes les joies que procure le canotage aux autres garçons, tout le long de l'année. Nous revenions ensuite par Tintern et Malvern, dont les collines délicieuses par elles-mêmes l'étaient doublement pour moi; on me permettait d'y courir librement, car elles ne recélaient ni précipices dans lesquels on pût tomber, ni rivières dans lesquelles on pût se noyer. Elles avaient, de plus, le charme d'éveiller mes souvenirs classiques à travers le _Henry Milner_ de Mrs Sherwood, livre que j'ai adoré, lu et relu et pour lequel j'ai encore, à l'heure actuelle, beaucoup de respect. C'est ainsi que, par un hasard assez étrange, en ces années de jeunesse, mon imagination trouvait toujours à s'appuyer sur la réalité des choses et que la réalité se spiritualisait au contact plus brillant, plus entraînant de la fiction. Il y avait toutefois un district, celui des lacs de Cumberland, qui n'avait pas besoin d'ajouter à son charme réel ceux de l'association. J'ai dit quelque part que mon premier souvenir est attaché au Friar's Crag sur le Derwentwater; voulant dire par là, je suppose, la première impression de choses qui me sont devenues par la suite particulièrement précieuses. Ce qui est certain, c'est que je connaissais Keswick avant de connaître Perth, et quand les jours de Perth prirent fin, ma mère et moi nous passions plusieurs semaines soit au Chêne Royal, soit à l'auberge de Lowwood, ou encore à Coniston Waterhead pendant que mon père voyageait dans le Nord pour ses affaires. L'auberge de Coniston était située à l'extrémité supérieure du lac, sur la route qui longe le bord de l'eau; la vue de ce beau lac paisible, avec sa ceinture de collines boisées, avait pour mon père le charme plein de douceur qu'il goûta plus tard sur les bords des lacs d'Italie. L'auberge de Lowwood n'était alors qu'un modeste cottage, et Ambleside un tout petit village; mais la paix délicieuse, le silence, la félicité dont on se sentait enveloppé--pour peu qu'on eût l'amour des collines vertes et des eaux profondes--à chaque tournant de rive et de rocher, ne ressemblaient à rien de ce qui m'était connu ailleurs soit par la vue, soit par la lecture. La première fois que j'eus devant les yeux un spectacle plus grandiose, c'est dans le Pays de Galles; j'ai décrit, trop longuement peut-être, toute cette route de Hereford à Rhaiadyr, et celle sous Plynlimmon jusqu'à Pont-y-Monach, les délices d'une promenade avec mon père, une après-midi de dimanche vers Hafod, troublée seulement par le vague sentiment que ce n'était pas bien d'être aussi heureux, de courir les champs quand on aurait dû être à sa table occupé à copier un sermon. Car la présence de mon père, et son attitude, ne suffisaient pas à me rassurer: nous avions conscience l'un et l'autre d'être des âmes bien profanes et même quelque peu révolutionnaires, comparées à celle de ma mère. De Pont-y-Monach, nous nous dirigeâmes vers le nord, ramassant des cailloux sur la plage d'Aberystwith, gravissant le Cader Idris sur des poneys. Le Cader Idris fut, pendant des années, pour moi et à juste titre, le roi des monts. Puis, ce fut Harlech et ses sables, Festiniog, la passe d'Aberglaslyn, le merveilleux détroit de Menai et son pont suspendu que je regardais--en digne élève de Miss Edgeworth--avec une grande admiration pour le génie mécanique de l'homme. Je ne pensais pas alors, pauvre innocent que j'étais, à l'usage que l'homme ferait de ce génie dans l'espace d'un demi-siècle. C'était le _pont_ du Menai--notez-le bien, cher lecteur, non le _tube_--avec son chemin en planche qui se balançait entre des fils de fer aussi légers que des fils de la Vierge, d'un pilier à l'autre. Ainsi jusqu'à Llanberis, et par le Snowdon, dont l'ascension demeure pour moi à jamais mémorable; c'est là que, pour la première fois de ma vie, j'ai moi-même trouvé un vrai «minerai», un morceau de pyrite de cuivre! Mais l'impression que m'ont laissée, dès le premier jour, les formes des montagnes du Pays de Galles a été si nette et si claire que les voyages que j'y ai faits plus tard n'y ont rien changé et n'ont fait que la confirmer. Ah! si seulement alors mon père et ma mère avaient su discerner les véritables capacités et les faiblesses de leur petit John; s'ils m'avaient mis sur le dos de quelque poney au poil rude, laissé au soin d'un bon guide gallois, et de sa femme pour le cas où j'aurais eu besoin d'être dorloté et soigné, ils auraient fait de moi un homme qui eût réjoui leur cœur et qui fût devenu probablement le plus grand géologue de son époque. Si seulement! mais cela leur était aussi impossible que de me jeter, comme mon cousin Charles, la tête la première dans le canal de Croydon, en comptant sur l'instinct de la conservation pour me tirer d'affaire. Au lieu de cela, nous rentrâmes à Londres et mon père, si occupé qu'il fût, trouva le temps, une fois ou deux par semaine, de me conduire dans une sorte de prison entourée de planches, éclairée par le haut, et garnie d'une épaisse couche de sciure de bois, qu'on appelle un manège. C'était du côté de Moorfields. L'odeur seule, quand nous passions la porte, me remplissait d'horreur et de terreur; là on me hissait sur de grands chevaux qui sautaient, ruaient, tournaient en rond, s'en allaient toujours du côté qu'il ne fallait pas et me déposaient par terre le plus souvent, au plus grand désespoir de ma famille et à ma plus grande confusion. Enfin, m'étant un jour foulé l'index de la main droite (il est toujours resté un peu crochu depuis), on renonça au manège et mon père m'acheta un poney des Shetland, très sage, avec lequel, l'un portant l'autre, nous allions sur les routes de Norwood tenus en laisse par un professeur d'équitation. Je m'en tirais à peu près dans la ligne droite, mais si par malheur j'avais des distractions et que survînt un tournant, j'étais par terre. Peut-être avec de la patience serais-je arrivé à me tenir à peu près en selle, mais pour cela il n'aurait pas fallu que mes moindres chutes prissent aux yeux de ma mère la forme de véritables catastrophes. Comme cela, je devenais tous les jours plus nerveux et plus maladroit. Il fallut renoncer à faire de moi un cavalier; mes parents se consolèrent de cette déconvenue en se disant que l'impossibilité où j'étais d'apprendre à monter à cheval devait être la marque d'un génie particulier. Le reste de l'année se passa en travaux sédentaires. C'est vers cette époque que mon goût pour la minéralogie reçut une impulsion nouvelle, grâce à un ami qui, depuis, est devenu un des familiers de la maison, mais dont je n'ai pas encore parlé. Lorsque j'avais été malade à Dunkeld, j'avais été soigné par deux médecins: ma mère et le Dr Grant, un tout jeune licencié. Où mes parents l'avaient-ils connu? Je n'en sais rien; mais je sais que mon père, qui l'aimait beaucoup, avait été à même de l'aider au début de sa carrière. Père et mère n'en parlaient jamais qu'avec la plus vive tendresse, regrettant qu'il ne sût pas mettre en valeur tous les dons qu'il possédait. Pour moi, le nom du Dr Grant est resté longtemps associé au souvenir d'une poudre brune, rhubarbe ou autre, âcre, amère, qui raclait la gorge, et qu'il fallait pourtant avaler. Son nom avait toujours pour mon oreille un son rude, granuleux et ses visites me causaient une profonde terreur, d'autant qu'il ne riait jamais, qu'il avait un visage pâle, triste, tanné, ridé, rhubarbesque en un mot. À part cela, le meilleur et le plus consciencieux des hommes, tendrement attaché à mon père, auprès duquel il assumait le rôle de conseiller médical aussi bien des dispositions psychiques que des dispositions physiques de son client. Ce fut sans doute en raison de sa situation de famille--il était, dans tous les sens du mot, un parfait gentleman--que le Dr Grant fut nommé médecin à bord d'une des frégates de Sa Majesté qui s'en allait faire une croisière sur la côte ouest de l'Amérique du Sud. La santé du bord ayant très heureusement laissé beaucoup de loisirs au docteur, il put consacrer la plus grande partie de son temps à l'étude de l'histoire naturelle de la côte du Chili et du Pérou. Un des plus importants résultats de cette expédition fut la prise du plus beau cerf-volant qu'on ait jamais vu. Il avait d'énormes pinces très curieuses--j'oublie ce que «chiasos» signifie en grec--mais sa mâchoire était chiasique. Il arriva à la maison admirablement emballé dans du coton, et lorsqu'on ouvrit la boîte, il excita l'admiration de tous les assistants; on l'appela le «Chiasognathos Grantii». Autre résultat de l'expédition: la collection véritablement complète de toutes les espèces de colibris de Valparaiso dont il fit un choix et dont il offrit à ma mère--merveilleuse envolée de pourpre et d'or--de quoi remplir deux vitrines aussi grandes que celles de la collection Gould au British Museum. Elles firent l'ornement du salon de Herne Hill et me donnèrent par la suite des modèles parfaits de plumage, souplesse et couleur. Elles sont maintenant à la place d'honneur, dans une des salles les mieux éclairées de l'école paroissiale de Coniston. Le troisième résultat de l'expédition fut plus important encore. De riches Espagnols, propriétaires de mines importantes dans l'Amérique du Sud, avaient offert au Dr Grant des échantillons très curieux des plus beaux Lions de Copiapo. Ce fut pour moi, alors dans toute l'ardeur de ma passion minéralogique, un événement considérable que de voir la table du salon chargée de lamelles d'argent et d'or arborescent. Ce ne fut pas seulement l'homme de science, mais ce fut l'avare qui sommeillait en moi qui, en une heure ou deux, se développa prodigieusement! Je comptais, grain par grain, mon trésor dans les fragments que le Dr Grant m'avait donnés; et je me souviens encore de l'indignation que j'éprouvai en voyant que l'enthousiasme de mon cousin Charles n'était nullement au diapason du mien, lorsque je l'informai que la mince couche supérieure d'un modeste spécimen, et dont la grosseur pouvait équivaloir à la seizième partie d'une pièce de «six pence», était de «l'argent brut». Ce fut au retour de ce voyage que le Dr Grant s'installa à Richmond, où il ne tarda pas à se faire une bonne clientèle. De temps à autre, par une jolie matinée d'été, ou par une après-midi ensoleillée d'hiver, nous traversions les landes de Clapham et de Wandsworth et nous allions, papa, maman, Mary et moi, déjeuner à l'auberge du «Star and Garter» avec le Dr Grant. Déjeuners qui faisaient époque dans ma vie, non seulement en raison de la jolie vue que l'on avait des fenêtres de la salle à manger, mais surtout parce que, en ces grandes circonstances, on me permettait de manger du pain frais, pain français, moi qui, même en voyage, ne mangeais jamais que du gros pain rassis. Mais, laissant le Dr Grant au milieu de ces agréables souvenirs, il faut que j'en arrive aux amis qui, en dehors de ma parenté, ont eu la plus grande influence sur ma vie d'enfant, à Mr et Mrs Richard Gray. Mon père, à ses débuts, avait souvent habité l'Espagne, pour y apprendre les méthodes de fabrication du sherry et de la mise en cave; il avait vécu à Xérès, à Cadix ou à Lisbonne. À Lisbonne, il s'était lié avec un jeune Écossais, employé dans une maison de commerce espagnole, mais qui n'avait rien de l'esprit rond-de-cuir. Au contraire, Richard Gray renchérissait sur son ami en sentiment romantique et partageait cette passion pour la meilleure littérature qui s'alliait assez étrangement avec les habitudes rangées de l'homme d'affaires qu'était mon père. Aussi énergique, aussi actif, aussi pur, l'enthousiasme de Mr Gray flambait souvent sans profit, surtout si on le comparait à celui de mon père; on aurait pu dire de cette flamme ce que Carlyle disait du feu des Français à Dettingen par opposition avec le feu des Anglais, que c'était «fagot contre anthracite». Je ne jurerais pas toutefois que mon père ne se soit pas laissé entraîner quelquefois par l'ardent Richard dans quelque folle équipée à Cintra, quelque fête de village et même quelque course de taureau, ce qui pourrait paraître en contradiction avec ce que j'ai dit plus haut, à savoir que, pendant neuf années, mon père n'avait pas pris un seul jour de congé! Toujours est-il que les deux jeunes gens s'étaient liés d'une amitié très tendre qui eut sur le caractère de mon père une influence égayante et bienfaisante. Amitié véritablement fraternelle et qui ne fut en rien diminuée lorsque, peu temps avant de quitter l'Espagne, Mr Gray épousa une jeune Écossaise aussi belle que bonne, Mary Monro. Absolument bonne, et bonne avec grâce, très simple, très aimante et très sérieuse, elle n'avait pas assez d'esprit pour être méchante, et trop de cœur pour être sotte. Enthousiaste, elle l'était presque autant que son mari. Tous deux d'une piété évangélique ardente qui n'était jamais agressive; tous deux religieusement autant que passionnément épris l'un de l'autre. Le ménage des Gray est le ménage le mieux assorti qu'il ait été donné de voir en ce monde où l'on a la manie d'arranger les mariages. Hélas! le destin a voulu qu'ils eussent le chagrin de ne pas avoir d'enfants. Aussi, la principale occupation de Mrs Gray fut-elle bientôt de _me_ gâter. À l'époque où j'étais en âge de l'être, Mr Gray, qui avait fait d'assez bonnes affaires en Espagne, était venu s'installer à Londres avec sa femme, la mère de sa femme, et la caniche blanche de la mère de sa femme, Mrs Monro, qui répondait au nom de Petite. Ils vivaient tous quatre dans une belle maison de Camberwell Grove. L'heureuse famille! La vieille Mrs Monro, aussi charmante que sa fille, avec un peu plus de sens pratique; Richard heureux entre elles et les aimant de tout son cœur, et enfin Petite, qui avait de bon sens à elle seule plus que deux au moins des membres de la famille, qui faisait leur joie et qu'ils adoraient à qui mieux mieux. Leur maison était située au bout de l'avenue, une avenue de beaux arbres en ce temps-là, longue de près de trois quarts de mille, montant en pente rapide et offrant une admirable perspective, telle la nef d'une cathédrale gothique; les arbres, ormes, sycomores, trembles, mêlaient leurs branches les plus élevées, qui s'entrecroisaient; toutes les maisons de l'avenue avaient un chemin dallé qui accédait au perron, en passant entre de petits carrés de gazon frais tondu. Maisons de trois ou quatre étages, le plus souvent groupées sur des plans en terrasses, bâties en briques d'un ton foncé avec des toits d'ardoise hauts et raides, le tout bien conditionné, bien tenu, bien balayé, bourgeoisement cossu et vulgaire et un air parfaitement content de soi qui ne demande rien à personne. Près de deux kilomètres de route charmante séparaient Berne Hill du Grove; Mrs Gray et ma mère, sous le moindre prétexte, montaient ou descendaient l'une chez l'autre; la maison de Mr Gray nous était ouverte à toutes les heures du jour ou de la nuit, nous y étions chez nous. Je ne pourrais pas en dire autant de Herne Hill, pour les Gray, notre demeure gardant toujours une sorte d'inviolabilité sacrée. Cette distance observée et maintenue fait que, durant toute mon enfance, j'ai eu le sentiment que nous étions, de façon ou d'autre, des êtres supérieurs à nos amis ou à nos parents; nous les protégions plus on moins, nous leur faisions la grâce de leur donner des conseils, nous les instruisions par notre exemple, tout en étant tenus, aussi bien par notre dignité que par la hiérarchie sociale, à éviter toute familiarité. Il y avait pourtant une exception; et c'est là un souvenir que j'ai le plus grand plaisir à évoquer. Dans le premier chapitre de l'_Antiquaire_, l'aubergiste de Queen's Ferry offre à un hôte de distinction une bouteille du meilleur porto de Robert Cockburn; porto dont Robert Cockburn ne laissait jamais manquer Sir Walter, car il était à cette époque sinon le plus gros, du moins le premier importateur des grands vins de Portugal, comme mon père des grands vins d'Espagne. Mr Cockburn était d'une des bonnes familles d'Édimbourg et il avait fait acte de condescendance en entrant dans le commerce; d'une grande intelligence, d'un esprit vif et mordant, il était reçu dans la meilleure société d'Édimbourg, et se trouvait lié à mon père par mille souvenirs de «la vieille ville». C'était sans contredit le plus noble, le plus important des convives de nos agapes marchandes. Mrs Cockburn, encore mieux née, le type de la grande dame écossaise de la vieille école, était indulgente pourtant aux idées modernes. On disait que Lord Byron l'avait aimée, qu'elle était la première de ses premières grandes passions, la Mary Duff de Lachin-y-Gair. Quand je l'ai vue pour la première fois, elle était encore extrêmement belle, bien que d'un certain âge, pleine de bon sens, et, en dépit d'une certaine austérité un peu hautaine, parfaitement bonne. Les Cockburn avaient deux fils, Alexandre et Archibald, tous deux dans les affaires de leur père, tous deux intelligents et énergiques, mais tous deux parfaitement décidés--et en cela ils se conformaient au désir de leurs parents--à être avant tout des gentlemen, des marchands ensuite; disposition de tout point respectable et digne d'être encouragée de nos jours, et où, dans leur cas particulier, il n'entrait ni orgueil, ni pose. Ces deux Cockburn étaient bien de vrais gentilshommes, nés gentilshommes, et plus à leur aise dans leurs montagnes qu'à leur bureau où néanmoins ils s'occupaient en conscience de leurs affaires. Elles ne se développèrent pas cependant, comme elles eussent pu le faire, si elles eussent été entre des mains moins aristocratiques. Alexandre et Archibald dînaient souvent chez nous. Le premier avait beaucoup de l'humour de son père; le second était un beau et jeune Highlander aux cheveux noirs, que ma passion pour Walter Scott avait touché; aussi était-il toujours disposé à causer pêche et chasse avec moi. Car, dès l'enfance, j'ai aimé les récits d'aventures, bien que je ne fusse rien moins qu'aventureux. J'ai lu tous les romans du capitaine Marryat, sans que cela m'ait jamais inspiré la moindre envie de m'embarquer; j'ai visité le champ de bataille de Waterloo sans songer un instant à me faire soldat; je me suis passionné pour les récits de pêche d'Isaac Walton sans avoir jamais jeté la mouche; je savais par cœur le _Deerslayer_ et le _Pathfinder_, de Cooper, sans avoir jamais eu encre les mains autre chose qu'un pistolet à bouchon et sans avoir découvert d'autres sentiers que ceux des solitudes de Gipsy Hill. S'il m'est arrivé de me raconter des histoires merveilleuses de batailles dont j'étais le général victorieux, cavernes où je découvrais des filons d'or, ce n'était que jeux d'imagination, rêves sans rapport avec la réalité. Dès cette époque, je redoutais de grandir, de vieillir; je n'aspirais pas à être plus sage. Quant aux projets d'avenir, je n'en faisais pas plus qu'un jeune ver à soie perdu au milieu de sa première feuille de mûrier. [Note 25: Montagne du Pays de Galles. (Note du traducteur.)] [Note 26: James Hogg, poète écossais. (Note du traducteur.)] CHAPITRE VI SCHAFFHOUSE ET MILAN La visite au champ de bataille de Waterloo, à laquelle il est fait allusion dans le chapitre précédent, eut lieu lorsque j'avais cinq ans, à l'occasion des fêtes du couronnement de Charles X. Nous passâmes quelques semaines à Paris dans une pension de famille tranquille, et ensuite quelques jours à Bruxelles, mais je n'ai gardé aucun souvenir des stations intermédiaires. Lorsque je reviens sur ces souvenirs lointains, je m'aperçois que j'étais lent à émouvoir, que mes impressions s'éveillaient avec peine, et que j'avais besoin de séjourner deux ou trois jours dans une ville pour en avoir la plus légère idée; il est vrai que l'idée une fois formée était généralement juste. Il m'est rarement arrivé d'avoir à modifier ces premières impressions, et celles qui s'y ajoutaient n'étaient pas aussi durables. D'où, ce que les gens appellent mes préjugés et qui seraient plutôt des _après-jugés_, c'est-à-dire tout le contraire. (Je n'ai pas la prétention d'introduire le mot dans la langue, mais il m'est commode pour l'instant; il épargne du temps et de l'encre.) Une autre disposition étrangement tenace chez moi, c'est cette impossibilité de m'intéresser à autre chose qu'à des choses proches ou tout au moins visibles et présentes. J'imagine que les enfants sont souvent ainsi, mais cette disposition est demeurée chez moi et c'est un des traits de mon tempérament d'homme fait. De cette première visite à Paris, je garde surtout le souvenir des coussins de plume garnissant les fauteuils de velours rouge de l'hôtel, que l'on n'arrivait pas à aplatir même lorsqu'on était assis dessus depuis une demi-heure; du parquet bien frotté du salon et du brave «Boots», de «Brosse» pour parler plus correctement, qui s'escrimait sur les dits parquets chaque matin si bien qu'ils étaient aussi polis, aussi luisants qu'une table d'acajou; de la jolie cour plantée de fleurs et d'arbustes sur laquelle s'ouvraient les fenêtres de notre rez-de-chaussée; du gentil petit groom nègre au service d'une autre famille qui attrapait le chat de la maison, et me le mettait dans les bras; et d'une non moins gentille femme de chambre, très bonne fille, qui d'ordinaire me le reprenait dans la crainte que je ne lui fisse mal (l'expérience qu'elle avait des garçons, et des garçons anglais en particulier, l'inclinant à se méfier de la pureté de mes intentions). Je me souviens de ces choses, de certaines personnes, des Tuileries, et des jardins de «Tivoli» où mon père me fit monter sur les montagnes russes et où j'ai vu le plus beau feu d'artifice du monde; mais, par contre, j'ai parfaitement oublié la Seine et Notre-Dame, et tout ce qui tient à la ville ou aux environs, excepté les moulins à vent de Montmartre. De même à Bruxelles j'ai perdu tout souvenir de l'Hôtel de Ville, des rues spacieuses; il ne semble pas que j'aie été ému de rien, ni même surpris, tandis que je n'ai pas oublié un détail de la course en voiture jusqu'à Waterloo et de la promenade à pied à travers la plaine. On n'avait pas encore construit l'horrible levée de terre qui l'a déshonorée; neuf ans s'étaient à peine écoulés depuis la bataille, et chaque monticule, chaque pli du terrain racontait fidèlement les charges en avant ou les mouvements en arrière. Gravée dans mon esprit par des lectures postérieures, cette vision de la terrible lutte est restée parfaitement distincte, alors que le souvenir d'une visite plus récente, faite depuis la construction de la digue, s'est pour ainsi dire effacé. À noter aussi que le ravissement que m'avait causé une promenade en bateau à vapeur, et dont j'ai parlé dans ma dernière lettre, est plus récent. Quand j'étais enfant, je préférais à la vaste mer elle-même la plage où venaient mourir les vagues, et le sable fin où l'on pouvait creuser des trous. Il n'y a pas eu pour moi de «première vue» de la mer; je n'avais pas plus de trois ans quand, pour aller en Écosse, nous nous embarquions sur le cutter du capitaine Spinks, qui faisait alors un service régulier, et que je jouais sur le pont comme si j'eusse été sur la terre ferme. Il faisait d'ailleurs toujours beau. La grandeur de l'Océan, je ne l'ai sentie pour ainsi dire que du dehors; j'ai eu la vision du géant qui fait trembler la terre, en entendant la voix des vagues rouler sur la grève, ou soupirer sur le sable. J'avais l'intention de consacrer ici quelques lignes au souvenir d'une autre pauvre parente, Nanny Clowsley, une bonne vieille créature toujours souriante, qui vivait entre une horloge hollandaise et quelques tasses à thé ébréchées, dans une seule chambre à alcôve. Cette seule chambre était au troisième étage d'une des maisons à pignon qui faisaient partie de ce pâté de vieilles constructions que l'on vient de démolir près du pont de Battersea, du côté de Chelsea. Mieux vaut réserver ce que j'ai à dire sur Chelsea pour une autre fois, grouper tous ces souvenirs. Seulement, en parlant de galets, je ne puis taire l'importance qu'a eue pour moi l'espèce de vue de mer que l'on avait des fenêtres de Nanny Clowsley, d'où l'on pouvait guetter le flux et le reflux de la Tamise, voir les barques danser avec le flot ou se coucher à sec à marée basse. Mais j'ai déjà trop tardé, il faut en venir aux premières impressions que m'a données la vue de certaines choses. J'ai dit que, pour nos voyages en Angleterre, Mr Telford nous prêtait le plus souvent sa voiture. Mais quand nous allions en Suisse, Mary nous accompagnant toujours maintenant, il nous fallait des roues plus solides et plus de place; pour ce voyage et pour ceux qui suivirent, il fallut donc, premier bonheur, choisir une voiture parmi celles que louait Mr Hopkinson, de Long Acre. Les pauvres imbéciles, les pauvres esclaves modernes qui se laissent traîner comme du bétail ou du bois coupé à travers des pays qu'ils s'imaginent visiter, ne peuvent se faire une idée des joies innombrables qui accompagnaient le choix et l'agencement d'une voiture de voyage autrefois. Il y avait d'abord les considérations techniques de force, de bon roulement, d'équilibre et de sécurité pour les personnes et les bagages; l'air cossu qui doit en imposer aux modestes passants; l'habile disposition des coffres à provisions sous les banquettes, les tiroirs secrets sous les glaces de devant, les poches invisibles dissimulées sous les coussins capitonnés à l'abri de la poussière, et auxquelles on ne pouvait atteindre que par des fentes imperceptibles ou des trappes dignes d'un sorcier ou d'Aladin lui-même; l'assujettissement des coussins pour qu'ils ne glissent pas, l'arrondi des coins qui permet un repos délicieux; le fonctionnement aisé des stores, le bon état de leurs ressorts et cordons, la fermeture hermétique des glaces, mille choses dont le confort d'une voiture de voyage dépend; l'installation de tous ces détails, pour le plus grand bien-être de ceux qui doivent occuper cette petite boîte, et pendant cinq ou six mois en faire virtuellement leur home. N'est-ce pas déjà voyager en imagination, avoir tous les plaisirs, et aucun des ennuis du vrai voyage? Pour ce premier tour sur le continent, qui devait durer au moins six mois, on fit choix d'une voiture avec un siège par devant, ou plutôt on le fit ajouter, siège destiné à mon père et à Mary; plus, un autre siège par derrière assez grand, pour qu'Anne et le courrier pussent y tenir, et encore quatre places à l'intérieur: celles du devant, un peu exiguës, étaient réservées à papa et à Mary en cas de mauvais temps. Je me souviens que, lorsque nous eûmes enfin arrêté notre choix, Mr Hopkinson, le loueur, un homme extrêmement poli, au fait sans doute de ma réputation littéraire naissante, me demanda (à la plus grande joie de mon père) si je pouvais traduire la devise du précédent propriétaire de notre berline qui était peinte sous l'écusson armorié: _Vix ea nostra voco._ J'y réussis sans peine, et j'eus l'esprit d'ajouter que si la devise appartenait de droit à l'ancien propriétaire, elle pouvait plus justement encore s'appliquer à nous. Une voiture de famille aussi vaste, très solidement construite, avec les bagages et son chargement de six personnes, exigeait, cela va sans dire, quatre chevaux; on trouvait d'ailleurs à tous les relais cinq ou six attelages de rechange. Le lecteur moderne a peut-être autant de peine à réaliser ces méthodes de locomotion primitives--qui datent pourtant d'hier--que celles des Saxons et des Goths migrateurs, et il ne se plaindra pas si j'entre dans quelques détails. Les chevaux français, et en général tous ceux que l'on trouvait sur les grandes artères européennes, étaient de vigoureux chevaux de ferme, trottant bien, ayant du cœur, frustes de poil, et portant la queue longue; des chevaux gais, hennissant, toujours prêts à folâtrer entre eux à l'occasion; à part cela, faisant très sagement leur besogne, obéissant le plus souvent à la voix, la rêne n'intervenant que pour préciser l'ordre; le fouet, qui ne les effleurait jamais, ne servait par ses claquements retentissants qu'à traduire l'orgueil professionnel du postillon, à faire garer les voitures qui encombraient la route et à prévenir tous les habitants des villages que l'on traversait, que des personnages de distinction leur faisaient l'honneur de visiter leur pays. Règle générale, les quatre chevaux étaient menés par un seul postillon qui montait le limonier; mais si les chevaux étaient jeunes, ou le postillon inexpérimenté, un second postillon conduisait les chevaux de volée. Le plus souvent, on n'avait qu'un homme pour quatre chevaux; les chevaux étaient paisibles, l'homme qui s'enivrait rarement était ordinairement un très jeune homme, les hommes faits trouvant un meilleur emploi de leurs forces; un jeune cavalier, tant soit peu adroit, qui pouvait conduire de bonnes bêtes bien dressées, avait encore l'avantage de ne pas les charger. La moitié du poids du postillon, si ce n'est plus, était dans ses bottes, de larges bottes souvent jetées au travers de la selle comme deux seaux; le postillon, une fois les chevaux mis à la voiture, gagnait sa place par le timon et produisait ses jambes dans ses bottes. Un personnage non moins important que le postillon, dans les voyages en poste, était le courrier ou, pour parler correctement, l'avant-courrier, dont la fonction consistait à précéder la voiture à cheval, et à faire préparer les relais de façon à perdre le moins de temps possible; poste de toute confiance, car c'était le courrier qui passait les marchés, payait les notes, évitait à ses maîtres mille soucis, sans compter la peine et la honte de massacrer le français ou toute autre langue. Un bon courrier savait quelle était la meilleure auberge dans chaque ville, et les chambres les plus confortables dans chaque auberge, de sorte qu'il pouvait écrire d'avance et les retenir il devait, s'il était intelligent, savoir ce qu'il y avait d'intéressant à visiter dans les villes que l'on traversait, et au besoin, par des moyens à lui, faire voir des choses rares, inaccessibles au vulgaire. Murray, que le lecteur ne l'oublie pas, n'existait pas dans ce temps-là; le courrier était un Murray privé, il devinait, quand il avait de l'esprit, ce qui devait vous intéresser tout particulièrement. Question de tact. Le courrier accompagnait les dames lorsqu'elles avaient des emplettes à faire, il les conduisait aux bons endroits, marchandant lorsqu'il le jugeait nécessaire. Enfin, il était lié avec tous les autres courriers sur la ligne et il pouvait vous nommer, pour peu que vous en eussiez la curiosité, les voyageurs de marque qui se trouvaient à l'hôtel en même temps que vous. Mon père eût considéré comme révolutionnaire, c'eût été, à ses yeux, une sorte d'empiétement sur les privilèges de la noblesse de nous faire précéder par un courrier à cheval; très large d'ailleurs pour tout ce qui regardait le confort et l'agrément, il n'eût jamais consenti, par ostentation, à payer un cheval supplémentaire. On faisait commander les chevaux d'avance, quand c'était possible, par le postillon de quelque voiture partie avant nous, sinon, nous nous résignions à attendre le temps nécessaire pour qu'on les harnachât. Notre courrier donc montait sur le siège de derrière, à côté d'Anne, et il nous était, dans l'accomplissement de toutes ses autres fonctions, aussi indispensable qu'agréable. Indispensable d'abord, étant donné que nous ne parlions que très peu le français, à peine assez pour demander notre route; lorsqu'il s'agissait de discuter des prix ou de demander des renseignements un peu détaillés, nous ne pouvions pas nous en tirer, même en France; en Suisse et en Italie, je ne saurais nous comparer qu'à un troupeau de moutons ou d'oies de passage. Indispensable aussi à la tranquillité de mon père qui, quoique très généreux de tempérament, avait horreur d'être surfait et refait. Il savait bien que le courrier touchait une commission, mais il savait aussi que son courrier ne se laisserait pas mettre dedans et il avait toute confiance en lui. Non par vanité, mais par goût et aussi pour le plaisir d'un changement, mon père aimait les grandes chambres, et ma mère, fidèle à ses habitudes, exigeait une propreté scrupuleuse; des chambres propres et spacieuses, implique une bonne auberge, et le premier étage. Mon père tenait aussi à la vue; il disait avec raison: «À quoi bon voyager, si ce n'est pas pour en voir le plus possible», ce qui voulait dire: le premier sur le _devant_. Mon père, délicat et très petit mangeur, avait besoin d'une cuisine soignée et ma mère n'admettait que la viande de premier choix; ce qui signifiait le dîner servi à part, rien du prix fixe, bien entendu. Enfin, mon père, bien que n'allant jamais dans le monde, aimait à côtoyer avec discrétion et sans s'imposer, cela va sans dire, les gens du monde, j'entends de la noblesse, car il méprisait les purs mondains, et il éprouvait un sensible plaisir à se dire que Lord et Lady un tel habitaient sur le même palier, et qu'à tout moment il était exposé à les rencontrer et à les croiser dans l'escalier. Salvador, dûment averti, ou ayant avec finesse deviné les petites faiblesses paternelles, lesquelles d'ailleurs ne pouvaient que le flatter, avait carte blanche pour tous les arrangements, locations, etc. Partout nous trouvions les meilleures chambres préparées, de bons chevaux attendant, et propriétaires et garçons chapeau bas à l'arrivée et au départ. Salvador donnait son compte toutes les semaines, et mon père le réglait sans jamais faire la plus petite observation. À toutes ces conditions de confort et d'agrément, le moderne touriste à la vapeur doit, en imagination ajouter celle qui domine toutes les autres, ne jamais avoir à se presser, pouvoir partir à l'heure qu'on veut, et, si on est en retard, faire attendre les chevaux. En général, nous déjeunions à huit heures, et à neuf heures on se mettait en route. Entre neuf et trois de l'après-midi, à sept milles à l'heure, en comptant les relais et en ne nous pressant pas, nous faisions nos quarante ou cinquante milles dans la journée; nous dînions à quatre heures et, après dîner, j'avais encore le temps de faire une longue promenade solitaire et délicieuse; je rentrais exactement à sept heures pour le thé, après quoi je mettais au point mes esquisses et, à neuf heures et demie, au lit. Quand l'étape à fournit était particulièrement longue, on partait à six heures du matin et on faisait ses vingt milles avant le déjeuner, mais on s'arrangeait toujours pour arriver pour le dîner de quatre heures. Ce n'était que tout à fait exceptionnellement que nous faisions un second arrêt; alors nous dînions dans quelque jolie auberge de village et nous n'arrivions que pour le thé, après avoir fait quatre-vingt ou quatre-vingt-dix milles. Mais nous ne faisions ces longues trottes que lorsque nous voulions arriver pour le dimanche dans quelque ville-cathédrale ou quelque joli village des Alpes. Jamais nous ne voyagions le dimanche; mon père et moi, le plus souvent, nous assistions--en philosophes--à une messe matinale, et ma mère, uniquement pour nous faire plaisir (car j'ai rarement vu trace de curiosité féminine chez elle), nous accompagnait l'après-midi dans quelque promenade en voiture sur le Corso ou autre lieu profane. Mais ce que nous préférions à tout, c'était une promenade à pied aux environs d'un village dans les Alpes. J'ai menacé mon lecteur, quelques pages plus haut, d'un complément de détails sur mes premières impressions en Suisse et en Italie en 1833. J'aurai aussi à parler de Calais. Je note ici seulement que nous avons remonté le Rhin jusqu'à Strasbourg où, en dépit de ses miracles d'architecture, j'étais déjà assez intelligent pour trouver que la cathédrale avait de la raideur, comme si elle eût été bâtie en fer; ce qui me fit le plus d'impression, ce furent les hauts toits et les riches façades de ses maisons de bois qui font déjà pressentir la Suisse et surtout de trouver encore intacte la vue si admirablement rendue par Prout à la 36e planche de ses Flandres et Allemagne. C'est dans le salon de l'hôtel, à Strasbourg, que nous tînmes conseil avec Salvador pour savoir si--c'était un vendredi après-midi--le lendemain nous pousserions jusqu'à Schaffhouse ou jusqu'à Bâle afin d'y passer le dimanche. Que de choses pour moi dépendaient de cette décision, si jamais quoi que ce soit «dépende» de quelque chose! Salvador inclinait à prendre la route directe qui suit le Rhin, ce qui nous permettait d'arriver aux Trois Rois à l'heure du coucher du soleil. Mais à Bâle, il fallait bien en convenir, il n'y a ni vue sur les Alpes, ni bruit de chutes d'eau. Salvador, pour être juste, nous avait honnêtement proposé une autre magnifique combinaison qui permettait de gagner, par la Forêt-Noire, les portes de Schaffhouse avant l'heure de leur fermeture. La Forêt-Noire! la chute du Rhin à Schaffhouse! la chaîne des Alpes! à quelques heures. Nous y serions dimanche! Quel dimanche au lieu du dimanche ordinaire à Walworth et de la promenade dans les prairies de Dulwich! Mes véhémentes supplications finirent par l'emporter et, aux premières heures du jour, nous traversions au trot égal de nos chevaux le pont de bateaux de Kehl. Je vois encore dans la lumière grise du matin se dessiner la ligne sombre des montagnes de la Forêt-Noire qui se précisaient et s'élevaient à mesure que nous traversions la plaine du Rhin. «Portes des Collines» qui s'ouvraient pour moi sur une vie nouvelle, et qui ne devaient plus se fermer que lorsque s'ouvriraient les Portes des Collines d'où l'on ne revient pas. Nous atteignîmes ainsi la partie basse de la Forêt-Noire, et pénétrâmes dans un vallon qui montait en pente raide; moins d'un quart d'heure plus tard, nous apercevions le premier «chalet suisse»[27]. Quelle signification pour nous tous, et pour moi quelle vision en quelque sorte prophétique! Il n'est pas un voyageur moderne qui puisse comprendre ce que cela voulait dire pour moi, dussé-je passer des années à le lui expliquer. Un hurlement de joie triomphante--semblable à tous les sifflets de locomotive s'échappant à la fois de la gare de jonction de Clapham--s'est élevé de toute l'imbécillité de l'Europe pour applaudir à la destruction de la légende de Guillaume Tell. Pour nous, chaque mot en était vrai, que dis-je! mythiquement éclairé d'une vérité surnaturelle, et là, sous les bois sombres, nous en retrouvions le témoignage visible, tangible et charmant sur le bois pourpre de mélèze, sculpté sous l'inspiration des joies de la vie rurale, de cette vie toujours la même, toujours immuable à l'ombre des grands pins sur le sol ancestral, dans la bénédiction ta sainte pauvreté et la paix de Dieu. Ah! la légende de Guillaume Tell est détruite! Et vous avez creusé un tunnel sous le Gothard, vous voulez combler la baie de Uri--et c'est pour vous, pour l'amour de vous, que les grappes de raisin dans pressoir de Saint-Jacob ont rendu des gouttes de sang et que la massue de bois a renversé cheval et heaume dans le vallon de Morgarten? Il est difficile d'imaginer l'époque déjà lointaine et bénie où la Suisse appartenait aux Suisses, et où les Alpes n'avaient été foulées par le pied d'aucun mortel. On ne connaissait pas encore la vapeur, si ce n'est à bord de certains bateaux qui ne s'aventuraient que lorsque le temps était calme (Y avait-il alors des paquebots qui traversaient l'Atlantique? Je ne m'en souviens plus). En tout cas, les routes de terre n'étaient point contaminées; et une fois que nous eûmes pénétré dans ce paradis des montagnes, nous circulâmes au milieu de ses vallées embaumées, de ses chalets blottis au fond de prairies étincelantes de rosée. Vers midi, nous atteignions des hauteurs moins fertiles; les côtes se faisaient plus abruptes; une ou deux fois, au relais, nous dûmes attendre les chevaux, si bien qu'au coucher soleil, il nous restait encore vingt milles à faire pour gagner Schaffhouse. Il était plus de minuit lorsque nous arrivâmes aux portes de la ville; elles étaient fermées, mais le portier, que nous dûmes réveiller, consentit à les ouvrir, à les entr'ouvrir plutôt, car une de nos lanternes heurta la grille et fut brisée en mille pièces, comme nous pénétrions sous la voûte. Heureux privilège que d'entrer ainsi, comme en rêve, dans une ville du Moyen âge, fût-ce au prix d'une lanterne cassée, plutôt que d'y arriver bêtement dans la bousculade d'une gare de chemin de fer. Je ne me souviens que très vaguement de la matinée du lendemain; j'imagine que nous dûmes assister au service dans une église quelconque, et très certainement une partie de notre journée a dû se passer à admirer les fenêtres en saillie sur des rues d'une propreté invraisemblable. Aucun de nous ne semble avoir eu l'idée qu'il fût possible d'apercevoir les Alpes sans faire quelque ascension, exercice trop profane pour un dimanche. Nous dînâmes à quatre heures comme d'ordinaire et, la soirée étant admirable, nous sortîmes pour faire un tour. Nous avions prolongé notre promenade à travers la ville, le soleil était près de se coucher lorsque nous nous trouvâmes dans une sorte de jardin public situé, je crois, à l'ouest de la ville et d'où la vue embrasse tout le cours du Rhin et la plaine au sud et à l'ouest. Je regardais le pays découvert dont les larges ondulations se perdaient dans une brume bleue, comme j'aurais regardé de Malvern, par exemple, les perspectives du Worcestershire, ou de Dorking celles de Kent quand, tout à coup, que vis-je à l'horizon! Nous n'eûmes pas un instant la pensée que ce pouvait être des nuages. C'était d'une pureté de cristal, cela se détachait sur le ciel en fines arêtes déjà teintées en rose par le soleil couchant. Cela dépassait tout ce que nous avions jamais pensé ou rêvé. Les murs de l'Éden perdu n'auraient pas eu plus de beauté et les murs, entourant le ciel, de la Mort sacrée, plus de solennité. Est-il possible d'imaginer, pour un enfant d'un tempérament comme le mien, entrée dans la vie plus bénie! Ce tempérament, il est vrai, tenait à l'époque. Quelques années plus tôt, au siècle précédent, aucun enfant ne se serait intéressé aux montagnes comme je faisais, ni aux hommes qui les habitaient. Avant Rousseau, l'amour «sentimental» de la nature n'existait pas; et avant Scott, on n'avait pas l'idée d'un amour intelligent pour les «hommes de toutes classes et de toutes conditions», amour qui prend non seulement le cœur, mais la chair. Saint Bernard de Fontaine, contemplant le Mont-Blanc avec ses yeux d'enfant, voit au sommet la Madone. Saint Bernard de Talloires n'aperçoit pas le lac d'Annecy, il n'a de pensées que pour ceux qui sont morts entre Martigny et Aoste. Pour moi, le pays des Alpes était également beau par ses neiges éternelles et par le caractère de ses habitants et, ni pour moi-même, ni pour eux, je ne demandais la vue d'autres trônes dans le ciel que les rochers, d'autres esprits dans le ciel que les nuages. C'est ainsi--dans un parfait équilibre moral et physique, le cœur ardent, mais sans nul désir d'être autre que je n'étais, d'avoir plus que je n'avais; ne connaissant des larmes que ce qu'il en faut pour faire de la vie une affaire sérieuse, sans en détendre le ressort; ayant à la fois assez de science et de sentiment pour faire de cette première vision des Alpes non seulement la révélation de la beauté sur la terre, mais la première page de son livre--que je quittai ce soir-là le jardin en terrasse de Schaffhouse avec mon destin arrêté, au moins dans tout ce qu'il aura eu de sacré et d'utile. C'est vers cette terrasse, et vers la rive du lac de Genève que, jusqu'à ce jour, reviennent et mon cœur et ma foi, à chaque élan qui les fait noblement vivre, et à chaque pensée qui m'apporte secours ou consolation. Le matin qui suivit cette soirée de dimanche à Schaffhouse fut admirable; le ciel était sans nuages et nous nous fîmes conduire de bonne heure aux chutes. Dans la lumière du matin, nous revîmes la chaîne des Alpes, et nous connûmes, à Lauffen, ce qu'est une rivière alpestre. Au sortir des gorges de Balstall, j'eus de nouveau une vision inoubliable de la chaîne des Alpes, et ces aspects lointains, que le voyageur moderne ne soupçonne même pas, me firent apprendre et sentir plus que les merveilles vues de près à Thun et à Interlaken. Ce fut aussi un grand bonheur pour moi, que nous ayons pris, pour passer en Italie le plus majestueux des défilés, et que la première gorge des Grandes Alpes que j'aie vue ait été celle de la Via Mala, le premier lac d'Italie, le lac de Côme! Nous nous embarquâmes à Chiavenna, pour traverser le lac, et le dimanche suivant nous trouva à Cadenabbia. Après cela, de villa en villa jusqu'à l'autre extrémité du lac, et ensuite de Côme à Milan par Monza. Sans que la saison fût avancée, nous étions déjà en plein été, et je conseillerai toujours pour une première visite en Italie, de choisir l'été. Ce fut un bonheur aussi, bien que mon cœur me portât vers les paysans suisses, que chez moi le goût des choses artificielles eût été formé par Turner dans l'_Italie_ de Rogers. Le _Lac de Côme_, les deux villas au clair de lune, et l'_Adieu_ m'avaient préparé à admirer ce qui vaut la peine de l'être dans les jardins en terrasses, les arcades de belles proportions, les grands murs blancs ensoleillés, qui n'ont en général qu'attrait factice pour les imaginations anglaises. Chez moi, ce goût était pour ainsi dire inné, grâce à Turner, et tout cela, dès le premier moment, me fut familier; j'admirais et je vénérais. Je n'avais aucune idée alors de l'élément mauvais, l'élément Renaissance, qui pouvait s'y mêler. J'y retrouvais ce qu'on m'avait dit être l'art divin de Raphaël et de Léonard; et mon ignorance des dates les associait aux personnages de Shakespeare; la villa de Portia, le palais de Juliette devaient leur ressembler. J'ai toujours eu aussi, comme je l'ai noté dans l'épilogue de la nouvelle édition du deuxième volume des _Modern Pointers_, une perception très exacte des grandeurs, soit en fait de montagnes, soit en fait de monuments, une sorte d'exactitude joyeuse, si bien que je saisis du premier coup d'œil les vastes proportions des palais milanais, de la «montagne de marbre aux cent flèches», du Dôme, et comme je ne faisais pas encore la distinction entre le bon gothique et le mauvais, la richesse, la délicatesse des fines ciselures de dentelle qui se détachaient sur le bleu du ciel me transportèrent. Mais quelles extases lorsque, grimpant, et me promenant au milieu de ces merveilles, j'aperçus, entre les pinacles, le Mont Rose! J'avais pourtant été préparé à cette apparition par l'admirable reproduction qui en avait été donnée à Londres un ou deux ans auparavant, dans une exposition dont j'ai, plus tard, vivement regretté la disparition--le panorama de Burford, dans Leicester Square--tentative de la plus haute valeur éducative et qui aurait dû être soutenue par le Gouvernement. J'avais admiré là un tableau charmant, d'une facture exquise, qui représentait le panorama vu du haut de la cathédrale de Milan; je ne pensais pas alors que je le verrais un jour et il m'avait ravi et étonné; mais être là aujourd'hui, y être réellement, tenait du miracle. Nous eûmes encore le bonheur d'avoir un temps merveilleux tout le reste de la journée. Vers le soir, nous allions en voiture au Corso, qui, à cette époque, faisait le bonheur du beau monde de Milan comme le Parc chez nous, et d'où, avant la construction de la grande gare, on avait la vue, d'un côté, de toute la chaîne des Alpes, et de l'autre, de la belle cité dominée par son Dôme blanc. Puis le retour, en voiture découverte, dans le calme du crépuscule, à travers les longues rues silencieuses; la place du Dôme, sur les larges dalles de laquelle les roues glissaient sans bruit, augmentaient encore la sensation d'irréalité et d'émerveillement. Et cet air si pur, ce silence, la majesté environnante des Alpes que je venais de voir, la perfection--elle m'apparaissait telle alors--et la pureté de ce marbre immaculé qui se découpait contre le ciel! En ce monde toujours changeant, pouvait-on demander davantage en fait de bien apparemment immuable? J'essaie autant que possible de ne pas influencer mon lecteur et de le laisser juge des événements que je m'efforce de raconter simplement; mais ici, l'on me pardonnera de souligner tout l'avantage que nous tirions de nos habitudes de sauvagerie pendant ce premier voyage sur le continent, où notre solitude se trouvait augmentée encore par notre ignorance des langues étrangères, et aussi par notre amour du confort. C'est une sensation particulièrement délicieuse, inconnue au touriste moderne plus ou moins frotté d'allemand et de français, de parcourir les rues d'une ville sans comprendre un mot de ce qui s'y dit; l'oreille conserve, vis-à-vis de toutes les voix, une impartialité absolue, le sens des mots ne gêne pas pour reconnaître si l'organe est dur, souple ou suave; tandis que l'attitude, le geste, l'expression du visage prennent la valeur qu'ils ont dans la pantomime; le moindre petit incident se transforme pour vous en opéra mélodieux ou bien en pittoresque de marionnettes à langage inarticulé. Songez aussi à tout ce que ce calme a de précieux. La plupart des jeunes gens à notre époque et même des gens plus âgés, s'ils ont gardé quelque curiosité, sont plutôt, en voyage, en quête d'aventures que d'informations. Les choses ne les intéressent que dans leurs rapports avec leur moi. En fait, ils ne pensent qu'à eux, plus attirés par les gens de belle humeur que par les mélancoliques, et très occupés de très petites choses. Non que je prétende que notre isolement eût rien de méritoire, ni que je soutienne qu'il vaille mieux ne pas savoir d'autre langue que la sienne, mais l'ignorance qui est humble a ces avantages. Nous ne voyagions pas pour courir les aventures, pour faire de nouvelles connaissances, mais pour voir avec nos yeux et sentir avec nos cœurs. La sympathie fait découvrir dans l'humanité des profondeurs où il y a plus de vérité que dans les formules et les mots; et même dans mon propre pays, j'ai constaté que les choses qui m'ont causé le moins de déceptions sont encore celles que j'ai apprises en qualité de spectateur. [Note 27: Suisse de caractère et de construction: les frontières politiques sont peu de choses.] CHAPITRE VII PAPA ET MAMAN Les études, dont j'ai parlé plus haut, auxquelles je me livrai pendant cette année 1834, encore sous l'impression des émotions du voyage, m'entraînaient dans quatre directions différentes; il eût fallu, alors, bien peu de chose, le plus petit encouragement, pour fixer mon choix et m'engager dans l'une ou dans l'autre. C'était d'abord l'effort fait pour exprimer en vers des sentiments véritablement sincères en dépit de ce que leur expression accusait de vanité superficielle, et d'une forme bien cadencée quoique fort pauvre en idées. Il m'aurait été impossible d'expliquer le plaisir que je trouvais à contempler la mer ou à errer dans les landes, mais j'éprouvais une douceur infinie à moduler une plainte qui rappelait le murmure des vagues ou à jeter un cri comme celui du vanneau. En second lieu, j'avais une vraie passion pour la gravure et pour les effets de surface et d'ombre auxquels elle se prête. Je n'ai jamais vu de dessins d'adolescent d'une facture aussi consciencieuse et d'une telle délicatesse de ligne; il y avait certainement en moi l'étoffe d'un bon graveur. Mais le destin en ayant décidé autrement, je déplore la perte que ce fut pour l'art de la gravure, moins toutefois que celle, déjà calculée ou plutôt incalculable, qu'avait faite en moi la géologie! Venait en troisième lieu l'instinct passionné de l'architecture, bien que j'eusse été incapable de rien bâtir ou de rien sculpter, n'ayant aucun don d'invention; et je crois bien avoir fait dans cette branche tout ce que j'étais capable de faire. Enfin, quatrièmement, il y avait l'instinct géologique toujours vivace, toujours renaissant, associé désormais aux Alpes. Pour mes quinze ans, je demandai que l'on me fît cadeau de l'ouvrage de Saussure, _Voyages dans les Alpes_, et je me mis méthodiquement à la rédaction de mon dictionnaire minéralogique à l'aide des trois volumes de Jameson (un livre précieux), en comparant ses descriptions aux spécimens du British Museum; j'écrivais les miennes, infiniment plus éloquentes et plus complètes, en caractères sténographiques extrêmement ingénieux et symboliques, qui me demandaient beaucoup plus de temps que l'écriture ordinaire, et dont il me fut impossible, plus tard, de relire un seul mot. Voilà les quatre points stratégiques qu'il eût été facile de fortifier, les dispositions qui ne demandaient qu'à être cultivées; et c'est le temps d'expliquer, autant que je le pourrai, avec les données que je possède, le caractère assez particulier et le génie de mes père et mère dont l'influence sur moi, dans ma jeunesse et pendant la plus grande partie de ma vie, a été plus considérable que toutes les circonstances extérieures, toutes les amitiés, toutes les directions, à l'Université ou dans le monde. Une des choses qui ont pesé d'un poids immense et influé, non seulement sur ma méthode de travail, mais pensée, c'est que tandis que mon père, comme je l'ai déjà dit, me donnait le meilleur exemple de lecture poétique--je dis bien lecture, et non déclamation, chose qu'il méprisait et qui me déplaisait fort--ma mère voulait m'enseigner (elle avait tout ce qu'il fallait pour cela) une justesse absolue de diction et la plus grande précision d'accent en prose; elle m'a appris, dès que j'ai su parler, ce dont j'ai essayé plus tard de convaincre mes lecteurs: que la justesse de la diction implique la justesse de la sensation, et la précision de l'accent, la précision du sentiment. Bien que ma mère eût été élevée en province chez Mrs Rice, elle l'avait été dans les principes les plus sévères de vérité, de charité, d'économie domestique; dans le respect scrupuleux de la langue anglaise qui, dans le milieu où elle vivait, était loin d'avoir conservé la pureté des eaux limpides de la Wandel. J'ai déjà dit qu'elle était la fille de la propriétaire, restée veuve toute jeune, de l'auberge de la Tête du Roi, qui, au moins, existait encore il y a un an ou deux. L'un des côtés de la maison donnait sur la place du Marché de Croydon et la porte d'entrée ouvrait sur une ruelle en pente, impraticable aux voitures, et qui relie la rue Haute à la Ville basse. Élevée en pleine agora de Croydon, entendant parler son dialecte, ma mère, telle que je la vois aujourd'hui, devait être, dans sa jeunesse, une jeune fille extrêmement intelligente, très pratique et naïvement ambitieuse; elle fut toujours sans effort à la tête de sa classe et profita en conscience de tous les avantages que l'institution provinciale et sa modeste maîtresse pouvaient lui offrir. Je ne l'ai jamais, à aucune époque de sa vie, entendue se plaindre, tout au contraire, de l'éducation qu'elle avait reçue. J'ignore pour quelles raisons ma mère alla vivre à Édimbourg avec mon grand-père et ma grand'mère. Ils émigrèrent bientôt après dans la maison de Bower's Well, sur le versant de la colline de Kinnoull, au-dessus de Perth. J'ai été d'une indifférence stupide à l'égard de l'histoire de ma famille tant qu'il m'eût été facile de la connaître; et ce n'est guère que depuis la mort de ma mère que j'ai eu envie de savoir ce qu'elle seule aurait pu me dire! Ce changement de vie entraîna certainement un changement de milieu; en Écosse, ma mère se trouvait dans une sphère supérieure, un monde de gentlemen et de ladies quelquefois un peu excentriques, le plus souvent pauvres, mais enfin, de gentlemen et de ladies. Elle a dû se développer, devenir une grande belle jeune fille au visage à la fois doux et énergique, une maîtresse de maison accomplie, d'une tenue irréprochable, et réservée jusqu'à la pruderie, mais une pruderie naturelle, si l'on peut dire, inviolable et jamais agressive. Je n'ai jamais entendu un mot révélant un sentiment un peu vif, fût-ce de simple admiration, ayant troublé la sérénité de son règne en Écosse. Pourtant, j'ai remarqué qu'elle ne prononçait pas sans un tant soit peu d'embarras devant mon père, et non sans plaisir devant les autres, le nom du Dr Thomas Brown. Que le Dr Brown, professeur de philosophie morale, hôte assidu de ma grand'mère, aimât à causer avec Miss Margaret, cela suffit à prouver quelle place elle tenait dans le monde d'Édimbourg; mais elle ne négligeait pas pour cela les devoirs de sa charge, qu'elle ne remplissait que trop scrupuleusement. Un jour qu'habillée pour le dîner elle avait couru à la cuisine jeter un dernier coup d'œil, la vieille Mause, qui tenait une poêle à la main, avait, par inadvertance, ait une grosse tache sur la jolie robe blanche de sa jeune maîtresse; et comme il paraît que celle-ci la réprimanda avec trop peu de résignation aux voies de la Providence en cette matière, Mause s'était écriée en branlant la tête: «Ah! Miss Margaret, vous êtes comme Marthe, vous vous empressez et vous vous doublez dans le soin de beaucoup de choses[28].» À l'époque où ma mère, dans la fleur de sa vie, à vingt ans, était une sorte de Desdémone, occupée la plus haute philosophie morale «tout en ne négligeant pas les affaires du ménage», mon père était un adolescent de seize ans aux yeux noirs, actif, spirituel et vibrant. Margaret était pour lui une sorte d'institutrice, et une confidente révérée et admirée sans mesure, aimée avec sérénité, à laquelle il éprouvait le besoin de dire ses secrets, de conter ses grandes mais très fugitives passions, et à laquelle il demandait conseil, en toutes circonstances. Mon père avait décidé, dès cette époque, d'entrer dans commerce, sans pourtant abandonner ses études. Il avait appris le latin, qu'il savait bien, sous la noble direction d'Adam à l'École supérieure d'Édimbourg; en même temps, sous l'influence alors vivante et prépondérante de Sir Walter Scott, tous les coins de sa ville natale s'idéalisaient, s'imprégnaient de pure poésie des souvenirs historiques les plus nobles qui aient jamais sanctifié et hanté les rues d'une brillante capitale. Je n'ai ni le temps, ni le désir d'allonger encore mon récit en mettant sous les yeux du lecteur des lettres, manie détestable de nos biographes modernes qui se plaisent à confondre la conversation par lettre avec le fait vivant. Cependant, il faut lire cette lettre du Dr Thomas Brown à mon père, écrite en une heure décisive, et qui témoigne de la situation qu'il occupait déjà parmi la jeunesse d'Édimbourg. Elle souligne de façon bien saisissante certains côtés de son caractère qui ont eu par la suite une grande importance pour lui et pour moi: «8, N. St. David's Street, Edinburgh, 18 février 1807. «Cher Monsieur, la date inscrite en tête de la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire pour me demander conseil au sujet de vos études littéraires,--conseils dont un «proficient» comme vous n'a guère besoin--me remplit de confusion. Il m'a été vraiment impossible d'y répondre plus tôt et je vous supplie de croire que ce retard ne vient pas d'un manque d'intérêt pour vos progrès intellectuels. Vous n'étiez encore qu'un enfant que je me félicitais déjà de votre jeune ardeur, de vos progrès et, autant pour vous que pour votre excellente mère, je m'intéressais à vous, persuadé d'ailleurs que, quelle que fût la profession que vous adopteriez, vous vous y distingueriez. «Vous semblez regretter, et je crois que vous avez tort, le temps que vous avez consacré aux lettres. Je ne le regrette pas. Vous avez senti, j'en suis sûr, combien de telles études ajoutent au raffinement des manières et du cœur; c'est là, pour l'homme qui ne tient pas à être, avant tout, _un homme de science_, un des principaux bienfaits de la littérature. N'oubliez pas qu'il est très différent de travailler _professionnellement_ ou simplement pour orner son esprit. Dans le monde où vous êtes destiné à vivre, vous entendrez nommer cinquante écrivains pour un savant. Ces études ont encore le grand avantage, à moins vraiment qu'il n'y ait abus, de ne vous faire jamais taxer de pédanterie; et je ne saurais en dire autant des autres branches de la science. Et, sans doute, il y a quelque danger à lire poésie et romans avec _gloutonnerie_, à y consacrer les heures qui devraient être réservées aux affaires, mais je sais que vous n'êtes pas homme à perdre ainsi votre temps. Il existe pourtant une science, la préféré et la plus grande de toutes pour les hommes en général, et les hommes d'affaires en particulier: c'est l'économie politique. Vous devriez vous tourner ce côté. C'est la science de votre profession, science qui contre-balance les----(mot oblitéré par le cachet) et les habitudes mesquines que cette profession développe quelquefois; science à laquelle il faut toujours faire appel lorsqu'il s'agit d'affaires, ou commerciales, ou financières. Un commerçant qui connaît bien l'économie politique sera en état de donner des impulsions nouvelles, de diriger ses confrères; sans connaissances en économie politique, il ne sera jamais qu'un vulgaire marchand. Ne perdez donc pas un jour pour vous y mettre, procurez-vous un exemplaire la _Richesse des Nations_, d'Adam Smith, lisez et relisez cet ouvrage avec attention; je suis sûr que vous y trouverez le plus grand plaisir. En vous donnant ce conseil, je vous traite en _marchand_; puisque telle doit être votre profession dans la vie, l'important, étant donné qu'il s'agit d'un nouveau profit à tirer, c'est de voir s'il doit contribuer à faire de vous un _marchand distingué et honorable_, personnage considérable dans un pays comme le nôtre. À votre point de vue, dans le monde que vous êtes destiné à fréquenter, les sciences physiques ne peuvent avoir, pour vous, qu'un intérêt très secondaire. En dehors de la chimie, elles demandent toutes une préparation mathématique plus complète que celle que vous avez; et encore la chimie exige-t-elle des travaux de laboratoire, une série d'études pratiques et méthodiques. Cependant, si vous aviez occasion, à Londres, de suivre quelques cours de chimie, ce serait excellent; en ce cas, je vous conseillerais de vous procurer soit l'ouvrage du Dr Thomson, soit celui de Mr Murray, cela vous préparerait à l'enseignement du professeur. Même de la physique il est bon d'avoir un aperçu général, quelque superficiel qu'il soit, et bien que, sans les mathématiques, vous ne puissiez aller bien loin, je vous engage à en acquérir quelques notions. Lisez l'_Économie de nature_, de Gregory; ce n'est pas un très bon livre, il n'est pas sans erreurs, mais c'est encore le meilleur ouvrage de vulgarisation que nous possédions et il est suffisamment exact pour ce que vous voulez en faire. Souvenez-vous, toutefois, que s'il vous est permis de n'être qu'un philosophe de la nature superficiel, il ne vous est pas permis de n'avoir pas de connaissances sérieuses en économie politique. «Autre chose encore. Je vous supplie de ne pas négliger l'étude des langues. Pour les langues modernes, il n'y a pas grand danger, vous serez forcé de les entretenir, ne fut-ce qu'à cause de vos affaires; mais les affaires commerciales ne se traitent pas en latin et vous pourriez l'oublier. Sans parler de la perte irréparable qu'il y aurait pour vous à ne pas jouir des admirables écrivains qui ont écrit dans cette belle langue, le latin est le complément nécessaire de la culture d'un gentleman et il a, en lui-même, une valeur intellectuelle trop haute pour qu'on y renonce de gaieté de cœur. «Adieu, mon cher Monsieur. Recevez les compliments de tous les miens et croyez à mon désir de vous être utile. «Votre ami sincère, «T. Brown.» On peut aisément s'expliquer que le jeune homme auquel un homme dans la position de Brown adressait une pareille lettre inspirât à sa jeune cousine de Croydon plus de respect que n'en accorde généralement à un écolier une jeune fille de quelques années plus âgée que lui. Ces relations de cousinage et d'amitié se poursuivront ainsi sans que surgît, ni d'un côté ni de l'autre, la pensée de liens plus intimes, jusqu'au jour où mon père, alors âgé de vingt-deux ou vingt-trois ans, après divers noviciats à Londres, songea à s'y fixer et à commencer les affaires à son compte. Il s'était dit, maintes fois, que Margaret, car il n'en faisait nullement l'héroïne d'un roman sentimental, serait pour lui la meilleure des femmes, et très tranquillement, mais très résolument aussi, il lui demanda si elle pensait qu'ils pourraient être heureux ensemble, et si elle consentait à attendre qu'il fût en situation de l'épouser. La jeune institutrice d'antan ne dissimula pas la joie qu'elle ressentait; elle ne dit pas, comme l'Agnès Wickfield, de _Copperfield_, qu'elle l'avait aimé toute sa vie, mais convint qu'il était très doux qu'il lui fût permis de l'aimer aujourd'hui. Le sentiment que lord Colambre éprouve pour Grace Nugent dans l'_Absent_, de Miss Edgeworth, ressemble beaucoup à celui qu'éprouvait mon père pour ma mère, avec cette différence que lord Colambre était un amant plus passionné. Mon père a mis dans le choix de sa femme la même espèce de décision, de sérénité calme que je l'ai vu mettre, plus tard, dans le choix de ses employés. Ce fut alors pour les deux jeunes gens une période de bonheur très doux; ma mère était, sans contredit, la plus éprise des deux: John s'appuyait sur elle avec confiance, il comptait sur sa tendresse et sa raison. Mais ni l'un ni l'autre ne permirent jamais à leurs sentiments de dégénérer en passion chagrine ou impatiente. L'amour, chez ma mère, se manifestait surtout par ses efforts persévérants pour cultiver son esprit, former ses manières, se rendre digne d'être la compagne d'un homme qu'elle jugeait très supérieur à elle; chez mon père, par l'ardeur qu'il mettait au travail, car son mariage dépendait du succès de son entreprise; il fut un fiancé exemplaire, il épargna toujours à ma mère toute anxiété inutile et ne lui donna jamais le plus léger motif de déplaisir. Les fiançailles se prolongèrent ainsi pendant neuf années; au bout de ce temps, les dettes paternelles étant payées et mon père se trouvant à la tête d'une maison de commerce qui prospérait, les fiancés, qui n'étaient plus alors de très jeunes fiancés, se marièrent à Perth un soir, après souper, sans que même les servantes de la maison se doutassent de rien. Elles devinrent ce qui s'était passé en voyant, le lendemain, John et Margaret partir ensemble en voiture pour Édimbourg. Lorsque je jette un coup d'œil en arrière, rien ne m'étonne plus que mon manque de curiosité à l'égard de tout ce passé. Comment, lorsque ma mère revenait avec complaisance sur les circonstances de ce mariage si soigneusement tenu secret, n'ai-je jamais demandé: «Pourquoi tant de mystère, mère, pour un mariage attendu depuis si longtemps et que tous vos amis, des deux côtés, désiraient?» Je n'avais, jusqu'ici, songé à rien écrire sur moi ou les miens en dehors de quelques faits et dates consignés au jour le jour. J'ai ainsi très légèrement, je dirais aujourd'hui très irrespectueusement, négligé les éditions de ma famille. «À quoi bon? me disais-je, tous sommes ce que nous sommes, et nous serons ce nous nous serons faits.» De même, jusqu'en ces derniers temps, j'avais toujours considéré que mes parents, touchant leur bonheur et leur mariage, avaient agi fort sagement et devaient être imités. Cependant, je ne voudrais pas que le lecteur s'imaginât que ce que j'ai pu écrire, ici ou là, sur les avantages des longues fiançailles, se rapportait à celles, particulières, de mes père et mère. Il m'est difficile de juger du degré d'héroïsme et de patience que cette attente exigeait des deux côtés; je sais seulement que, pour ce qui est de moi, j'en eusse été incapable et je crois bien que ce n'était pas très raisonnable. Car, pendant ces longues années d'attente, la santé de mon père s'altéra; puis, ayant commencé la vie si tard, ils durent la quitter tous deux, abandonnant leur enfant au moment où il commençait à justifier les espérances que dans leur tendresse ils avaient conçues pour lui. Si je me suis laissé aller à conter ici le roman de mon père et de ma mère et le peu que je sais des épreuves et des vertus de leur jeune temps, sans me soucier des dates, c'est que j'imagine que mon récit n'en sera que plus complet si j'écris à mesure que les souvenirs me reviennent et sans m'astreindre à l'ordre chronologique des faits. J'y suis venu en cherchant à m'expliquer comment ma mère avait acquis cet art consommé de lecture. C'est que, pendant ces longues fiançailles, elle ne s'était jamais lassée de travailler à perfectionner son éducation première: efforts secondés et infailliblement dirigés par une pureté de cœur et de conduite naturelle--ou, par son intensité, je pourrai bien dire surnaturelle--qui la portait toujours à faire ses délices du langage juste et clair dans lequel seul se traduisent les belles choses. La foi absolue de ma mère dans la vérité littérale de la Bible m'a mis, dès que j'ai été capable de réfléchir, en présence du monde invisible, et a exercé mes facultés d'analyse sur les questions de conscience, de libre arbitre et de responsabilité que l'on tranche d'ordinaire sans hésiter dans l'innocence de la jeunesse et que, plus tard, l'homme hébété par les idées reçues, souillé par les péchés du monde extérieur, n'aborde que l'esprit prévenu. La mélancolie même du dimanche, ses prohibitions, les doctrines du _Pilgrim's Progress_, de la _Holy War_ et des _Embruns_, qui pesaient si lourdement sur cette septième partie de mon temps, me furent bienfaisantes, car c'était vraiment la seule contrainte, la seule forme de vexation que j'eusse à supporter; bien légères épreuves, compensées par la gaieté, le calme d'un intérieur où la vie commune était douce, où tout se passait en joie et en paix. La santé de mon père, altérée par tant de dures années de travail solitaire, réclamait impérieusement le calme. Timide à l'excès dans le monde, et cela d'autant qu'il se sentait plus de moyens, plus d'idées et qu'il avait très nettement le sentiment de ne pouvoir les exprimer, il était, au contraire, plutôt autoritaire et en tout cas très à son aise en affaires. Il allait à son bureau tous les matins, réservant l'après-midi au repos et à la famille. Sa finesse, sa décision, des principes inflexibles qui entraînaient une manière de tout traiter en plein jour lui enlevaient toute inquiétude, de sorte que son travail était plutôt un amusement qu'un souci. Ses capitaux étaient placés à la Banque ou aux entrepôts de Sainte-Catherine sous la forme de fûts remplis du meilleur xérès et assurés aux compagnies les plus solides. Son associé, Mr Domecq, un fier Espagnol, d'une honorabilité scrupuleuse, avait en lui la confiance la plus absolue se conformait exactement à toutes ses indications en ce qui touchait le marché de Londres. Les lettres pour l'Espagne indiquaient donc brièvement que le public, cette année, demandait du vin vieux ou jeune, blond ou chaud; les lettres aux clients n'étaient pas moins brèves: on leur disait, sans phrases, que s'ils trouvaient à redire au vin qu'on leur fournissait, c'est qu'ils n'y entendaient rien, et que s'ils réclamaient une prolongation de crédit il était impossible de la leur accorder. Ce laconisme un peu rébarbatif était compensé par les soins que mon père mettait à exécuter les ordres de ses correspondants et par la déférence qu'il leur témoignait en allant, lui-même, prendre leurs commandes. Dans les visites aux clients, il déployait infiniment de savoir-faire, de tact, de courtoisie et aussi beaucoup de patience; et la confiance qu'il inspirait aux marchands au détail de province était d'autant plus grande qu'ils le voyaient plus juste, plus sincère dans son appréciation du vin des maisons rivales de la sienne; en même temps la finesse de son palais lui permettait de triompher de toutes les épreuves auxquelles le client le plus soupçonneux pouvait le soumettre. Il arrivait aussi, lorsque de gros clients venaient en ville, que mon père fît trêve à nos habitudes de sauvagerie et les priât de venir dîner à Herne Hill. Tout gamin, je détestais déjà ces agapes commerciales et je m'étais fait--en notant avec soin les conversations lorsque, par hasard, elles ne roulaient pas sur le vin--une assez pauvre opinion de la mentalité commerciale comme telle, opinion que je n'ai jamais eu aucune raison de modifier depuis. Quant à nos voisins de Herne Hill, nous ne les voyions pas, à une exception près, dont j'aurai à parler par la suite. Ils appartenaient pour la plupart au haut commerce de Londres, et avaient peu de sympathie pour les façons de vivre surannées de ma mère et encore moins pour les sentiments romantiques de mon père. Autre raison, sans doute, pour que nous nous refusons à frayer avec nos voisins, c'est que pour la plupart ils étaient beaucoup plus fortunés que nous et portés à faire étalage de leur richesse. Mes parents, au contraire, vivaient simplement, n'avaient pas de domestiques mâles[29], s'éclairaient avec des chandelles dans des bougeoirs en plaqué, et n'avaient ni jardinier, ni chevaux, ni voiture. Nos voisins, tout boutiquiers ils étaient, avaient par contre une nombreuse suite de laquais, de la vaisselle plate, des jardins admirables, des serres et des carrosses conduits par des cochers en perruque poudrée. Quelques-uns de mes lecteurs se demanderont peut-être si cette froideur dans nos relations était uniquement de notre fait. Ce qui est certain, c'est que mon père avait trop d'orgueil pour accepter des invitations qu'il n'aurait pu rendre, et que ma mère ne se souciait pas d'aller à pied poser des cartes chez de belles dames qui venaient en calèche à sa porte. Protégée par ces austérités monacales et cette fierté aristocratique contre les pièges et les distractions du monde extérieur, ma vie d'enfant était aussi réglée que celle du petit oiseau qui sort du nid l'est par le lever et le coucher du soleil. Peut-être mes lecteurs s'étonneront-ils que ce soient ces années de calme monotone et de solitude qui m'aient laissé les meilleurs souvenirs! L'arrivée de ma cousine Mary, son installation à la maison coïncida avec l'entrée en scène des professeurs dont j'ai déjà parlé; et ces changements dans l'emploi de mes journées, s'ils en augmentaient l'intérêt, en troublaient aussi la quiétude. Les succès au collège ou à l'université, que mes maîtres faisaient briller à mes yeux, me semblaient d'assez tristes mobiles, un peu bas même, comparés aux reproches pleins de tristesse de ma mère, ou à un simple compliment tombé de ses lèvres; quant à Mary, quoique d'une nature modérément enjouée et d'un caractère facile et aimable, son deuil d'orpheline ne pouvait que jeter une certaine tristesse dans notre intérieur, en troubler l'harmonie, ne fût-ce que par la différence toute naturelle que l'on sentait dans la tendresse que ma mère portait à son fils et celle qu'elle portait à sa nièce. Bien que je me sois étendu par reconnaissance sur les joies et les avantages de notre vie solitaire, je prie mes lecteurs de ne pas croire que je préconise pour tous les enfants semblable éducation familiale aux portes de Londres. Mais un autre bienfait que j'en ai tiré et dont je n'ai pas encore parlé, c'est la perception subtile, le sentiment intense de la beauté de l'architecture et du paysage du continent, que je dois certainement à cette habitude de trouver le bonheur entre les quatre murs de briques de notre petit jardin; de subir avec résignation ce qu'un faubourg et plus encore une chapelle non-conformiste de Londres pouvait avoir d'esthétique. Celle du Dr Andrews était d'un type aussi caractérisé dans son genre qu'une basilique romaine dans le sien--longue grange de forme rectangulaire au plafond plat, avec des fenêtres cintrées en briques et des petits carreaux enchâssés dans du plomb, qui rappelaient vaguement, comme dessin, une toile d'araignée; de chaque côté, une galerie soutenue par de grêles piliers de fer; des bancs, séparés les uns des autres par des cloisons de bois blanc bien fermées par des portes du même bois, à loquets de cuivre. Les bancs occupaient toute la longueur de la grange, à l'exception de deux passages latéraux où courait un tapis de paille fessée; au milieu, la chaire se dressait dans un sublime isolement, presque au centre, un peu en avant de la balustrade de l'autel, lourde boîte lambrissée, portée très haut sur quatre pieds et ornée d'un épais coussin de velours cramoisi, garni aux coins de glands d'or, ce qui était une source de grande distraction pour moi: quand le sermon m'ennuyait par trop, je m'amusais à suivre le jeu des lumières, les reflets et les ombres parmi les plis chatoyants du velours, lorsque le pasteur, dans l'ardeur de son argumentation, l'enfonçait à coups de poing. Imaginez le changement de décor, d'un dimanche à l'autre, entre le service du matin dans cette bâtisse vulgaire, au milieu des petits boutiquiers de Walworth endimanchés: la femme de notre plombier, la bonne grosse Mrs Goad, qui occupait le banc devant nous et qui prenait des airs sévères quand nous arrivions et que le service était commencé; imaginez le changement entre cela et la grand'messe dans la cathédrale de Rouen, avec sa nef pleine de paysannes portant tous les types de coiffes blanches d'une bonne moitié de la Normandie. Le contraste n'était pas moins merveilleux, moins enchanteur, entre l'architecture bourgeoise qui m'était familière et celle de Flandre ou d'Italie. La maison de commerce de mon père, située au centre de Billiter Street, qui a été démolie il y a quelques années, rayée du plan cadastral aussi bien que de la mémoire des hommes, était un échantillon parfait de ce qu'il y avait de bienséant dans une cité anglaise. Aujourd'hui les façades de nos maisons sont de véritables réclames, nous dépensons des centaines de mille francs pour arborer un masque et dissimuler nos banqueroutes. Mais, au temps de mon père, on faisait les affaires et on bâtissait encore honnêtement. Son «office» se composait d'une pièce de cinq mètres sur six, ornée des tables-bureaux de ses deux employés et d'une petite armoire où l'on enfermait les échantillons de xérès; en face, une autre pièce plus grande, où l'on recevait les clients de distinction et où mon père pouvait se faire servir une côtelette s'il était retenu en ville. Le rez-de-chaussée de la maison était occupé par MM. Wardell et Cie. d'aimables gens qui faisaient aussi, si je m'en souviens bien, le commerce des vins, mais au détail. Pas d'autre avis qu'une plaque de cuivre discrète sous la sonnette: «Ruskin, Telford & Domecq», où les noms des trois associés brillaient, dûment astiqués par la seule servante de la maison, la vieille Maisie--diminutif affectueux, je crois, de Marion (en anglais Marianne) comme Mause de Mary--Le soin de toute la maison, une maison à trois étages avec des greniers, lui incombait; peut-être se faisait-elle aider par une femme de journée pour les gros ouvrages, mais en tout cas elle faisait la cuisine, ouvrait la porte et introduisait les visiteurs de distinction, les dits visiteurs étant tenus, bien entendu, de s'annoncer avec plus ou moins de fracas, selon leur rang dans le monde. Les employés de la maison et leurs pareils tiraient la sonnette (autour de laquelle l'astiquage journalier avait fait une belle coupe transversale à travers les nombreuses couches annuelles de peinture, me rappelant ainsi les stries de l'agate), et le principal commis, sans se déranger, au moyen d'un mécanisme ingénieux soulevait le loquet. Ce modeste établissement était situé, comme je l'ai dans Billiter Street, une rue étroite qui n'avait pas six mètres de large et où deux haquets de brasseur, rasant la muraille, avaient peine à passer. Je me demande même si ce miracle pouvait s'accomplir tout du long; cette rue était plutôt une sorte de tranchée entre des maisons à trois étages, en briques savamment ignées et jointoyées, et qui n'offrait au passant d'autre avertissement que l'excellent briquetage des murs et des linteaux des fenêtres. Type représentatif, je le répète, des constructions de ce quartier de Londres, du Mansion House jusqu'à la Tour où le pittoresque du quartier bas m'était entièrement défendu, dans la crainte que je ne me pissasse choir dans les bassins des Docks; mais en y joignant les rues de Fenchurch et de Leadenhall Street, qui représentaient pour moi le grand genre du haut commerce britannique, le lecteur peut s'imaginer l'effet que firent sur mon imagination les fantastiques pignons de Gand ou les cours intérieures de Gênes plantées d'orangers. Je ne m'explique pas par quel miracle de résignation, après les émotions de nos courses à l'étranger, nous pouvions nous retrouver avec une joie tranquille, mon père à son bureau en face du mur de briques de la brasserie, et moi dans ma niche, à côté de la cheminée du salon. Mais, pour l'un comme pour l'autre, les occupations régulières, la douce monotonie, les rites sacrés du home nous étaient plus précieux encore que toutes les ferveurs de la découverte, le ravissement en face de certaines scènes d'une incomparable beauté. De très bonne heure, j'ai compris que le plaisir de la nouveauté est de peu de durée, que la beauté, inépuisable en elle-même, épuise au bout d'un certain temps les joies et l'enthousiasme, et que les philosophes ne nous ont pas dit assez au contraire que le home, la maison, la vie sainement réglée sont toujours pleins de délices. Ah! l'émotion, le frisson joyeux qui me faisait battre les tempes, qui me bouleversait le cœur lorsque, après une absence, fût-elle d'un mois ou deux, j'apercevais le sommet de Herne Hill--et je guettais chaque tournant de la route, chaque branche des arbres familiers--émotion qui, pour être moins accablante, moins profonde, faisait vibrer de façon plus intime les fibres de mon âme; joies que je préférais aux joies que me donnaient les pays étrangers, ou même les parties de mon propre pays nouvelles pour moi. Pour ma mère, les soins de sa maison, ses lectures avec Mary et moi, une petite causette par-ci par-là avec Mrs Gray, mais surtout les préparatifs pour le retour de mon père, et la douce perspective de la soirée en famille, valaient toutes les merveilles du monde, des pôles à l'équateur. C'est ainsi que nous rentrâmes--tout pleins d'idées nouvelles, mais toujours fidèles aux anciennes--vers la fin de l'année 1833, pour goûter en joie le repos du logis. Hélas! un malheur que nous ne pouvions pas prévoir nous menaçait. Tous les jours, à Cornhill, Charles se faisait aimer davantage. Comment un garçon, qui vivait tout le long jour à Londres, pouvait-il garder des joues si roses, les cheveux bouclés d'un jeune Achille et toute la gaîté de sa mère, la chère tante de Croydon: cela me paraît inconcevable, mais le fait est qu'il combinait dans une rare perfection l'entrain de Jin Vin avec sérieux de Tunstall; son cœur n'était troublé par les charmes d'aucune Margaret, car son patron, hélas! n'avait pas de fille, mais seulement un fils: si bien que lorsque Charles scrutait l'avenir, comme tout bon apprenti doit le faire, il ne voyait dans la maison d'autre perspective qu'une place de caissier ou de premier commis. Son frère aîné, celui qui lui avait appris à nager en le jetant la tête la première dans le canal Croydon, réussissait dans le commerce, en Australie et appelait pour l'associer à ses affaires ce frère qui avait toujours été son préféré. Il fut donc décidé que Charles partirait. Les vacances de ce Noël de 1833 se traînèrent tristement, car j'avais beaucoup de chagrin du départ de Charles et Mary plus encore; quant à mon père et à ma mère, bien qu'en vérité ils n'aimassent que moi au monde, la pensée que Charles s'en allait au loin les attristait et ils ne s'y résignaient que parce que très sincèrement, croyaient que c'était pour son bien. Toute l'affaire d'ailleurs fut décidée, l'équipement de Charles acheté, son passage payé, les recommandations faites au capitaine en moins de quinze jours. Lui partit pour Portsmouth rejoindre son bâtiment, cœur tout joyeux. Une lettre nous apprit bientôt qu'il était à l'ancre au large de Cowes, mais que navire ne pouvait mettre à la voile en raison du vent d'ouest. Et les courriers succédaient aux courriers, le vent ne s'apaisait pas. Nous aimions le vent d'ouest, c'est un vent délicieux, mais nous trouvions qu'il prolongeait tristement les adieux. Cependant Charles écrivait qu'il s'amusait beaucoup et nous savions par le capitaine qu'il était déjà au mieux avec tous les matelots du bord sans compter les passagers. Le vent soufflait toujours de l'ouest! Combien dura cette attente, je ne m'en souviens plus; dix, quinze jours peut-être. Enfin, un jour ma mère et Mary étaient allées en ville avec mon père pour faire quelques emplettes ou voir une exposition, et j'étais resté à la maison, très agréablement occupé à je ne sais plus quoi. Les entendant rentrer, je courus au-devant d'eux et je commençais à raconter combien je m'étais amusé lorsque je les vis, figés comme des statues, mon père et ma mère l'air très grave; Mary regardait par la fenêtre la plus éloignée de la porte. Comme je continuais mon récit, elle se retourna soudain, le visage baigné de larmes, se baissa vers moi et j'entendis cette phrase coupée par un sanglot: «Charles est parti». Le vent d'ouest avait continué de souffler et, la veille, il avait soufflé en tempête: il s'était élevé une forte brise comme celle qui chasse les nuages et fait écumer les vagues autour des récifs dans le _Gosport_ de Turner. Le navire envoyait son canot à terre pour chercher de l'eau, un petit côtre, je crois, en tout cas un bateau à voile. La mer était grosse et les matelots, avec un ou deux passagers, avaient eu quelque difficulté à embarquer. «Voulez-vous me permettre d'y aller aussi? demanda Charles au capitaine qui surveillait le départ.--Vous n'avez pas peur?--Je n'ai jamais eu peur de rien», fit Charles, et il sauta dans l'embarcation. Le canot n'était pas à cinquante mètres qu'il chavirait, Une flottille de petites barques l'entourait, comme une nuée de moucherons en été. Elles s'élancèrent à force de rames. Tout le monde fut sauvé, excepté Charles qui coula comme une pierre (22 janvier 1834). Nous connûmes ces détails petit à petit. Au premier moment, nous nous refusions à croire à notre malheur, nous espérions qu'il avait été recueilli par un bateau et emmené en pleine mer. Mais, quelques jours plus tard, on retrouvait son corps que les vagues avaient rejeté sur la grève de Cowes. Son pauvre père alla lui rendre les derniers devoirs. La triste cérémonie terminée, quand il eut recueilli tous les détails de l'affreuse aventure, car le bateau était toujours à l'ancre, il vint à Herne Hill pour raconter à «petite tante» ce qui s'était passé. (Le vieillard appelait toujours ma mère «petite tante», la petite tante de Charles.) C'était le matin, dans la pièce du devant; ma mère tricotait à sa place accoutumée, près du feu; moi, je dessinais ou je lisais dans mon coin. Mon oncle raconta le tragique événement avec ce calme, ce ton tranquille, qui est caractéristique chez les gens du peuple en Angleterre. À la fin seulement, quand il eut tout dit, il éclata en sanglots. Je l'entends encore--j'entends ses derniers mots: «Ils ont rattrapé sa casquette, sa casquette qui était sur sa tête, mais ils n'ont pas pu sauver.» [Note 28: S. Luc, X, 41, L. de Sacy.] [Note 29: Thomas nous avait quitté peu après l'accident qui m'était survenu: il ne pouvait, je crois, supporter la vue de ma lèvre qui avait conservé la marque de la morsure du chien. Il ne fut pas remplacé.] CHAPITRE VIII VESTER, CAMENÆ[30] Après la mort de Charles, les portes de mon cœur, qui s'étaient entr'ouvertes un instant, se refermèrent. La vie monotone, un peu personnelle, de Herne Hill continua sans qu'il se passât cette année-là rien qui mérite d'être retenu, encore moins d'être raconté. Cependant, mes parents firent une nouvelle tentative pour me donner un camarade, un bon camarade auquel je suis redevable de beaucoup plus de choses que je ne le croyais alors. À quelque six ou sept grilles de chez nous, en descendant vers les champs et la vue (vue dont le propriétaire actuel, Mr Sopper, attendri par mes lamentions, a bien voulu rendre la jouissance au public, ce dont je le remercie sincèrement) la six ou septième grille, donc, ouvrait sur une jolie pelouse ombragée d'un cèdre. La maison, très soignée, était occupée par deux personnes aussi simples que mon père et ma mère: Mr et Mrs Fall, mais plus heureux qu'eux, en ce sens qu'ils avaient non seulement un fils mais une fille. Richard Fall était d'un an plus jeune que moi, mais il était déjà au Collège à Shrewsbury et par conséquent, à certains égards, plus développé que moi; sa sœur, plus jeune, était une petite perfection qui ne quittait guère les jupes de sa mère. Aussi simples l'une que l'autre, mais de principes sévères et tout à fait convaincues qu'elles possédaient la véritable religion comme toutes les connaissances nécessaires: d'ailleurs, le modèle de toutes les vertus et de toutes les convenances à Herne Hill et autres lieux. Je frémis encore au souvenir du regard que me jeta Mrs Fall un jour que j'avais prononcé «naivette» pour «naïveté». Ce doit être en 1832 que mon père, frappé de la tenue irréprochable de cette famille en toutes circonstances, écrivit en termes courtois à Mr Fall pour lui demander, lorsque Richard serait à la maison, de permettre qu'il vînt jouer ou travailler avec moi. L'offre de mon père fut bien accueillie, les deux garçons s'y prêtant, et comme je venais d'être jugé digne d'avoir une salle d'étude particulière et que Richard n'avait qu'une chambre qui n'était pas toujours à l'abri des incursions de sa petite sœur, le plus souvent, quand Richard n'était pas au collège, il arrivait vers dix heures et faisait ses devoirs à la même table que moi, m'aidant quand je trouvais les miens difficiles. Nous sortions ensuite avec Dash, Gipsy, ou tel autre chien favori du jour. Je n'irai pas jusqu'à prétendre que la neige de Noël, en ce temps-là, fût plus blanche que celle d'aujourd'hui, mais j'ai au moins de bonnes raisons de croire qu'elle restait plus longtemps blanche. Ce que j'affirme positivement, c'est qu'il tombait plus de neige aux environs de Londres, à cette époque, que depuis vingt ou vingt-cinq ans. Il n'était pas rare, dans les vallons des collines de Norwood, de trouver les clôtures des champs disparues sous des ondulations de neige, tandis du haut des collines, la moitié des comtés de Kent et de Surrey luisait jusqu'à l'horizon, comme une mer arctique sans dangers et sans nuages. Richard Fall était un tout à fait bon garçon, plein sens pratique. S'il n'avait pas de goûts très personnels, il avait un dégoût marqué pour mon genre, aussi bien artistique que littéraire. Il refusait sèchement de se prononcer sur les mérites de mes œuvres, me blaguait, prenait vis-à-vis de moi des airs d'indulgence et de protection au lieu de se montrer flatté d'avoir pour ami un auteur de grand avenir! Jamais malveillant, mais se moquant de moi sans merci, et se demandant pourquoi je m'obstinais à écrire du mauvais anglais, pour le plaisir d'écrire en vers--et des sottises aussi bien en prose qu'en vers. En tout cas, nous primes l'habitude de vivre ensemble et, par la suite, nous avons béni le hasard toutes les fois qu'il nous a rapprochés. L'année 1834 s'écoula sans grand mal, mais sans grand profit dans les quatre études dont j'ai parlé, et que j'avais entreprises pour mon plaisir, avec, temps à autre, un petit effort du côté des études classiques, pour lesquelles je n'avais pas grand goût et dont je ne sentais pas la nécessité. Sans _grand_ mal, ai-je dit, car il y avait un certain danger, pour un enfant même bien intentionné, à n'être virtuellement soumis à aucune discipline, à n'en faire jamais qu'à sa tête, sans que rien vînt lui faire sentir que sa manière de penser pouvait ne pas être toujours la meilleure. Il me serait impossible de dire, sans prendre une peine que, sans doute, mon lecteur trouverait disproportionnée avec son objet, le bien et le mal que j'ai tiré de la littérature de troisième ou de quatrième ordre que je préférais aux classiques latins. Le volume du _Forget me not_, auquel je dois la précieuse gravure de Vérone (et par un hasard assez curieux une autre de Prout, de Saint-Marc de Venise), était quelque peu au-dessus des annuaires ordinaires comme impression typographique; il contenait trois histoires: _The Red-nosed Lieutenant_, du Rév. Georges Croly, _Hans in Kelder_, de l'auteur des _Chronicles of London Bridge_ et _The Comet_, d'Henry Neele Esq. qui, toutes à leur manière, me firent une grande impression. L'habitude enfantine, quelque peu idiote, que j'avais de regarder fixement les mêmes objets pendant une journée entière, je l'appliquais à mes lectures; j'étais capable de lire et de relire les mêmes livres d'un bout à l'autre de l'année. Comme il m'eût été parfaitement inutile de garder le souvenir de toutes ces histoires, je me vantais plutôt de la faculté d'oubli qui me permettait de les goûter à nouveau; et, vers treize ou quatorze ans, j'ai dû lire ces livres préférés et beaucoup d'autres du même genre vingt fois de suite. Je m'étonne un peu que l'on m'ait laissé si longtemps dans mon coin en compagnie seulement de mon _Italie_ de Rogers, de mon _Forget me not_, de mon _Continental Annual_, de mon _Friendship's Offering_, pour livres de fonds; et je m'étonne encore plus que mon père, qui se berçait du fol espoir de me voir un jour écrire comme Byron, n'ait jamais remarqué que la précocité de Byron tenait à la lecture des maîtres dans toutes les branches de la littérature. Je doute même que semblable richesse de lecture ait été jamais égalée chez un jeune homme, étudiant ou auteur. J'eusse d'ailleurs été tout à fait incapable d'un tel travail cérébral, et les dispositions réelles que j'avais pour le dessin m'obligeaient à y consacrer le meilleur mes forces. Je me reposais en lisant _Hans in Kelder_ et _The Comet_. Je ne me souviens pas du moment précis où mon père commença à me lire du Byron, s'attendant bien à ce que je l'aimerais. Mes premières émotions littéraires, je les dois à l'_Iliade_ et à Scott. Je devais avoir douze ou treize ans, sans cela comment aurais-je oublié ma première impression? _Manfred_ avait dû me frapper, comme _Macbeth_ avec ses sorcières. Plusieurs changements, d'ailleurs plus ou moins heureux, eurent lieu vers cette année-là dans la discipline monacale de Herne Hill. J'eus la permission de boire du vin, on me conduisit au théâtre, et il fut décidé que, les jours de fête, je dînerais avec mon père et ma mère à quatre heures. C'est dans ces occasions solennelles, au dessert, que mon père nous lisait les _Noctes Ambrosianœ_, à mesure qu'elles paraissaient et sans en passer un seul mot, fût-ce le plus vif. Un soir, il nous lut le Naufrage dans _Don Juan_ et fut si heureux de voir que je l'appréciais qu'il finit par lire presque tout le reste. Je vois encore le regard, un peu inquiet, que mon père et ma mère échangèrent à travers la table un jour l'on cherchait ce qu'on pourrait lire, et que je demandai _Juan et Haidée_. Mon choix ne fut pas ratifié et, sentant que j'avais dit une sottise sans trop savoir laquelle, je n'insistai pas et même je balbutiai quelques excuses, ce qui ne fit qu'aggraver les choses. Peut-être m'accorda-t-on un morceau de _Childe Harold_, que j'aimais presque autant à cette époque. D'ailleurs, je ne tardai pas à me lasser d'Haidée, dont je trouvais l'histoire trop triste. Ce qui est certain c'est que, vers la fin de 1834, j'étais familier avec mon Byron à peu près d'un bout à l'autre, à l'exception de _Caïn, Werner_, le _Deformed Transformed_, et la _Vision of Judgment_, qui n'étaient pas à ma portée, et que papa et maman trouvaient inutile de m'expliquer. Mon lecteur, qui a de l'esprit, je n'en doute pas, s'étonne sans doute que ma mère se prêtât à ce genre de lectures. Il devient donc nécessaire d'expliquer certaines particularités de la pruderie maternelle, qu'il aurait peine à comprendre d'après ce qu'il sait d'elle. Et, sans doute, il a dû se dire que puisqu'elle m'avait fait lire la Bible plus de six fois d'un bout à l'autre, c'est qu'elle n'avait pas peur d'appeler les choses par leur nom; mais ce dont il pourrait ne pas s'être rendu compte, c'est qu'énergique et passionnée, elle sentait les grandeurs et les beautés de Byron aussi vivement que mon père, et que son puritanisme était doublé d'assez de bon sens pour se dire que, du moment que Shakespeare et Burns restaient ouverts sur la table toute la journée, il n'y avait aucune raison pour me défendre Byron. Cependant, ce ne fut que quelques années plus tard que je fus autorisé à le lire moi-même. Ma mère avait confiance dans mon honnêteté naturelle, dans l'éducation que j'avais reçue, et ne redoutait pas plus de me voir devenir un Corsaire ou un Giaour qu'un Richard III ou un Salomon. Elle avait raison. Byron ne m'a jamais fait le moindre mal; ce qui m'a fait du mal ce sont les événements de la vie, et les livres d'un genre plus bas, y compris nombre d'œuvres dont les auteurs passent pour être de grands éducateurs, depuis Victor Hugo jusqu'au Dr Watts. Je demanderai la permission de profiter de l'occasion pour expliquer ce que j'entends lorsque je dis que ma mère était une prude «inoffensive». Aussi stricte pour elle-même qu'Alice Bridgenorth, elle était pénétrée du vrai esprit de sa religion et, sans se frapper la poitrine, sans faire parade de sa confession de «misérable pécheresse», elle savait que, selon la doctrine de cette religion, et probablement en fait, Madge Wildfire n'était pas plus pécheresse qu'elle-même. Elle avait la charité universelle de sa sœur. Sympathique à toutes les passions comme à toutes les vertus véritablement féminines, peut-être, dans le fond de son cœur, aimait-elle autant la vraie Margherita Cogni que la femme idéale de Faliero. Autre trait du caractère de ma mère que je tiens à affirmer ici, afin de couper court à une légende qui menace de s'accréditer grâce aux commentaires de certains journaux, et d'après lesquels je la ferais ressembler à la tante dévote d'Esther dans _Bleak House_. Tout au contraire, il y avait chez ma mère une gaîté franche, souvent un rire inextinguible et de bon aloi! Rire qui n'était jamais sardonique, mais qui avait bien quelque chose du rire de Smollett, ce qui fait qu'elle jouissait pleinement, avec mon père, de leur _Humphrey Clinker_, bien avant que je ne pusse, quant à moi, en comprendre ni le sel, ni la portée. Que dis-je, une plaisanterie à la Smollett un peu grasse la mettait en joie. Je me souviens qu'un jour, bien des années plus tard, lors d'une de nos traversées du Simplon, arrivés au sommet nous nous étions arrêtés pour jouir de la vue; Anne, notre vieille Anne, s'était assise pour se reposer sur une des balustrades qui bordent la route, en face du monastère, à pic vers la vallée. En se retournant pour regarder le panorama, Anne perdit l'équilibre et roula tête en bas, jambes en l'air, sur la pente. Mon père, en riant, ne put s'empêcher de dire qu'elle l'avait fait exprès, pour le plus grand plaisir des bons Pères et, depuis, ni lui ni ma mère ne pouvaient faire allusion à la «performance» d'Anne, comme ils disaient, sans rire pendant un bon quart d'heure. Si, toutefois, une plaisanterie avait quoi que ce soit d'amer ou d'ironique, ma mère ne la goûtait pas, tandis que mon père et moi ne l'en aimions que davantage si elle était juste; et dans la mesure où je le comprenais, je jouissais bien de tout le sarcasme de _Don Juan_. Mais la résolution que je pris, après la lecture des derniers chants de _Don Juan_, de reconnaître Byron pour mon maître en poésie, comme Turner l'était en peinture, se dessina dès l'époque où le jeune oisillon, disons plus poliment si vous voulez, le jeune cygne, essayait ses ailes sans avoir conscience des instincts plus profonds qui l'y poussaient; je ne voyais nettement que deux choses, c'est que son observation était la plus exacte, et son expression la plus concentrée que j'eusse encore rencontrée en littérature. J'avais lu, avec mon père, les deux premiers livres de Tite-Live, je savais donc ce que c'est qu'un style concis; mais je m'étais déjà rendu compte que Tite-Live, comme je m'en rendis compte plus tard pour Horace et Tacite, était volontairement, souvent péniblement et quelquefois obscurément concis. Byron, au contraire, écrit aussi aisément que l'épervier vole, son style est aussi clair que les eaux claires d'un beau lac. Il dit la stricte vérité, en aussi peu de mots que possible, et non seulement la vérité exacte, mais la vérité essentielle et centrale. Je ne pouvais alors, cela va sans dire, évaluer les dons prodigieux de Byron pas plus que ceux de Turner; mais je voyais que tous deux avaient raison dans toutes les choses où j'étais capable de distinguer le vrai de l'erreur, et par conséquent que je devais les pendre pour maîtres, chacun dans son domaine propre. Le lecteur moderne, pour ne pas dire l'érudit moderne, est si complètement ignorant des qualités maîtresses de Byron, qu'il m'est difficile de raconter l'histoire de mon noviciat sans préciser à l'aide de quelques exemples ce qui me paraissait absolument unique dans son œuvre. Pour cela, je choisirai sa prose plutôt que ses vers, d'autant que sa versification, son rythme, soulèvent des questions différentes de celles qui nous occupent ici. Lisez par exemple, pour commencer, la phrase sur Sheridan dans sa lettre à Thomas Moore, datée de Venise, le Ier juin (ou 2 juin à l'aube) 1818: «Les Whigs l'outragent; et néanmoins il leur reste fidèle; des imbéciles de ce calibre ne méritent ni crédit ni pitié. Quant à ses créanciers, n'oubliez pas que Sheridan n'a jamais eu le sou et qu'il s'est jeté avec des dons puissants et des passions ardentes dans la mêlée du monde, qu'il s'est trouvé au faîte de la gloire, sans fortune. Fox a-t-il jamais payé ses dettes? Sheridan s'est-il jamais prêté à une souscription à son bénéfice? L'ivrognerie de...... était-elle plus excusable que la sienne? Ses aventures galantes étaient-elles plus scandaleuses que celles de ses contemporains? Pourquoi faut-il que sa mémoire soit ternie, quand on respecte les leurs? Ne vous laissez pas impressionner par les criailleries, mais comparez-le comme principes avec Fox le grand faiseur de coalitions, avec Burke le pensionné, avec dix fois cent mille autres pour les idées personnelles. Quant au talent, il n'est pas de comparaison possible, aucun ne lui vient seulement à la cheville. Sans fortune, sans relations, sans réputation (ce qui n'était peut-être pas vrai au début, et ce qui a pu ensuite le pousser au désespoir et à la folie) il les a tous battus sur tous les terrains. Mais, hélas! pauvre nature humaine! Bonsoir, ou plutôt bonjour. Il est quatre heures, l'aube blanchit le Grand Canal et le Rialto sort des ombres.» Remarquez-le, ce passage a de la grandeur, d'abord parce qu'il condense dans le moins de mots possible le plus de pensées justes, sages et généreuses. Il n'est pas seulement grand et noble, il est _parfait_; tout ce qu'il veut dire est là, sans concision artificielle ou compliquée; c'est net, c'est rapide, c'est le coup de marteau du forgeron sur le fer rougi à blanc; et avec un choix de mots qui, par leur position dans la phrase, les fait dépasser de beaucoup la signification qu'ils ont dans le dictionnaire. Par exemple, il emploie «néanmoins» (however) au lieu de «toutefois» (yet), parce que «néanmoins» est là pour «quoi qu'ils fassent». La «mêlée du monde» veut dire non seulement la foule mais la poussière, le brouillard qui l'enveloppe; «dix fois cent mille», pour «un million» ou «mille fois mille», afin d'enlever au nombre sa grandeur et nous faire sentir qu'il s'agit d'une quantité de nullités. Remarquez aussi la phrase entre parenthèses: «ce qui n'était peut-être pas vrai...»; elle est obscure; il serait impossible en effet d'être clair sans s'arrêter et perdre beaucoup de temps; au lecteur de compléter le sens et de dire: «il n'était peut-être pas vrai à l'origine de dire qu'il n'avait pas de réputation», etc... Enfin, cette aube qui soulève les voiles diminue les ombres qui enveloppent le Rialto, mais elle ne l'éclaire pas comme elle éclairerait une étendue d'eau. Prenons maintenant, si vous le voulez bien, les deux passages sur la poésie dans les lettres à Murray du 15 septembre 1817 et du 12 avril 1818; (pour bien juger de la force collective de ces deux lettres, comparez exposé réfléchi qu'il publia dans la réponse à Blackwood en 1820). 1817. «Pour ce qui est de la poésie en général, je suis convaincu, plus j'y réfléchis, que lui (Moore) et nous tous d'ailleurs, Scott, Southey, Wordsworth, Moore, Campbell et moi, nous sommes dans l'erreur les uns comme les autres; nous nous sommes engagés dans une voie révolutionnaire qui est mauvaise; nos systèmes poétiques n'ont aucune valeur en eux-mêmes, seuls Rogers et Crabbe y ont échappé et les générations à venir, et même la génération actuelle, leur donneront raison. J'en suis convaincu depuis que j'ai relu quelques-uns de nos classiques, et en particulier Pope. Et voici comment j'en ai fait l'expérience. J'ai pris les poèmes de Moore, les miens et quelques autres; je les ai lus en les comparant avec ceux de Pope, et j'ai été surpris (je n'aurais pas dû l'être) et mortifié de la distance immense qui nous sépare--au point de vue de la raison, du savoir de l'effet, et même de l'_imagination_, de la passion et de l'_invention_--nous autres, hommes du Bas-Empire, du petit homme du temps de la Reine Anne. Croyez-moi, il y avait des Horace en ce temps-là; et maintenant on est des Claudien, et je vous assure qui si c'était à recommencer, je m'arrangerais en conséquence. Crabbe est bien l'homme; seulement son sujet est impossible, grossier et...... c'est un retraité en demi-solde; il fera bien d'en finir à moins de faire comme il faisait autrefois.» 1818. «J'avais pensé à écrire une préface pour défendre Lord Hervey contre les attaques de Pope--mais Pope lui-même, en tant que poète, envers et contre tous, car il est en butte à d'inqualifiables attaques inaugurées par Warton et continuées de nos jours par la nouvelle école des critiques et des écrivailleurs qui se croient poètes parce qu'ils n'écrivent pas comme Pope. Ce mauvais goût et cette damnée blague m'exaspèrent; notre génération tout entière ne vaut pas un seul chant du _Rape of the Lock_, de _The Essay on man_, de la _Dunciad_, ni aucune des choses qui lui appartiennent.» Il n'y a rien qui ait besoin d'être expliqué dans la brièveté et les aménités de ces deux fragments, si ce n'est, dans le premier, l'énumération si précise et si complète des qualités de la grande poésie. Remarquez surtout l'ordre dans lequel il les met: A. La Raison. Cela veut dire que la première chose à faire est de se demander si le soi-disant poète est un homme de bon sens, un homme raisonnable; il insiste là-dessus dans la réponse à Blackwood: «On l'appelle (Pope) le poète de la Raison! Est-ce une raison pour qu'il ne soit pas poète?» B. Le Savoir. Burns, le laboureur d'Ayrshire, si richement doué qu'il soit, ne saurait être mis en parallèle avec Homère, Dante ou Milton. C. L'Effet. Son vers a-t-il de l'action, de l'effet, frappe-t-il instantanément l'oreille et l'esprit? Voyez l'«effet» sur l'auditoire des «ottave» de Béatrice à la page 286 des _Songs of Toscany_ de Miss Alexander. D. L'Imagination. Elle est reléguée à un rang aussi bas parce que beaucoup de romanciers et d'artistes qui ont de l'imagination ne sont pas poètes pour cela, et même ne sont pas de grands romanciers, pas de grands peintres, car il leur manque la raison qui leur permettrait de s'en servir, et l'art de l'amener à l'effet. E. La Passion. La Passion est placée encore plus bas, tous les braves gens en ayant autant qu'homme, femme, ou Poète a besoin d'en avoir. F. L'Invention. Enfin, l'invention tout en bas de l'échelle, car on peut être un grand poète sans avoir aucune invention. Byron lui-même n'en avait pour ainsi dire pas, et Scott, qui en avait à revendre, n'a jamais pu écrire une pièce de théâtre. Mais ce n'est ni la force, ni la précision, ni la cadence de son style qui, principalement, m'ont fait prendre Byron pour maître. Je savais par cœur le _Cantique de Moïse_, le _Sermon sur la Montagne_ et la moitié de l'_Apocalypse_; je n'avais donc pas besoin que l'on m'enseignât la majesté et la simplicité dans l'usage des mots anglais et, quant à leur arrangement logique, j'avais eu pour maître le propre maître de Byron, Pope, dès que j'avais su parler. Mais la chose absolument nouvelle et précieuse que je découvrais chez Byron, c'était cette _vérité_ vivante et mesurée, mesurée si on la compare à celle d'Homère, et vivante si on la compare à celle de tous les autres. Ma propre mesure, mon inexorable baguette, non la baguette du magicien, mais celle du drapier ou de l'architecte réduisait à néant toutes les hyperboles des poètes que l'on a coutume de qualifier de sublimes. Il ne servait de rien qu'Homère m'affirmât que Pélion s'élevât au-dessus d'Ossa, je savais parfaitement que Pélion ne monterait pas sur Ossa; de rien que Pope me dît que les arbres sur lesquels se reposaient les yeux de sa maîtresse se groupaient autour d'elle pour l'ombrager; je savais parfaitement qu'ils ne pouvaient rien faire de la sorte. Que dis-je? le monde tel que me le représentait la poésie ou la théologie m'apparaissait tous les jours plus nébuleux et plus impossible. Les histoires de Pallas, de Vénus, d'Achille et d'Énée, d'Élie et de saint Jean me ravissaient: et sans mettre en doute, dans le fond de mon cœur, qu'il existât de réels esprits de sagesse et de beauté, des héros invincibles et des prophètes inspirés, je sentais déjà avec une tristesse mortelle et toujours grandissante que je ne rencontrais nulle part l'expression claire de ce qu'ils étaient, qu'il n'existait, pour _moi_, ni déesses tutélaires, ni maîtres prophètes; et que les histoires poétiques de ce monde ou de l'autre étaient pour moi comme les nouvelles apportées aux disciples enfermés, «des contes qu'ils ne pouvaient pas croire». Ici enfin je rencontrais un homme qui ne parlait que des choses qu'il avait vues, connues; et il en parlait sans exagération, sans mystère, sans rancune et sans «Les choses _sont_ ainsi, tirez-en ce que vous pourrez! Shakespeare nous dit que les Alpes épanchent leur _rhume_ dans les vallées, ce qui est strictement vrai, d'une vérité aussi définitive dans l'espèce que celle de James Forbes; seulement il le dit sous une forme mythique, et avec une désagréable tendance britannique au malpropre. Mais Byron disant «que la froide et toujours mouvante masse du glacier s'avançait jour en jour», dit simplement ce qu'il voit, ce qu'il sait, rien de plus. De même, j'avais lu dans les _Mille et une nuits_ des histoires de voleurs qui vivaient dans des souterrains enchantés, de belles princesses qui luttaient dans les airs avec des génies; Byron, lui, me racontait des histoires de voleurs avec lesquels il avait parcouru à cheval les montagnes où ils régnaient en maîtres, de belles Persanes ou de belles Grecques qui avaient vécu et étaient mortes sous le même soleil que je voyais se lever sur mes collines de Norwood. Dans le champ restreint mais sûr de cette vérité, pour Byron comme pour moi, l'amour apparaissait comme une chose bien fugitive, la mort comme une chose bien terrible. Il n'essayait point de me consoler de la mort de Jessie en me disant qu'elle était plus heureuse au Ciel; qu'il y avait dans celle de Charles une intention providentielle à mon adresse! Il ne me disait pas que la guerre est la juste rançon de la gloire des grands capitaines, ou que le meurtre, commis au nom d'intérêts nationaux, n'est plus un crime. Il en appelait aux faits, pour tout ce qui ne dépasse pas la portée de l'esprit humain, et faisait avec équité la part des natures. Il est vrai qu'il eût pu faire tout cela sans que je le reconnusse pour maître, si nous n'avions communié dans un même amour plein de vénération pour le beau, dans une même horreur pour le laid. La sorcière du Staubbach dans son arc-en-ciel évoquait une vision qui m'était mille fois plus agréable que celle de Shakespeare qui est comme un rat sans queue, ou celle de Burns en haillons. Conrad, le roi des mers, me paraissait bien supérieur au vieux marin décharné et tanné de Coleridge; les gracieuses descriptions de la forêt de Windsor et de ses ruisseaux, si honnêtement senties qu'elles fussent par Pope, n'étaient pour moi que «tintement de cymbale», comparées aux accents passionnés de Byron chantant Lachin-y-Gair. Mais il me faut borner là cette recherche des raisons de son influence sur moi, dans la crainte que le lecteur ne se méprenne et ne confonde l'analyse que j'en donne aujourd'hui avec les sentiments que j'étais capable d'éprouver à quinze ans. La plupart étaient pourtant en germe dans le bourgeon non développé de mon intelligence, tel l'or du crocus encore caché sous la terre; et Byron, bien qu'il ne pût m'apprendre à aimer les montagnes ou la mer plus que je ne les aimais dans mon enfance, est le premier qui les ait animées pour moi d'un souffle humain plein de grandeur et de tristesse. C'est grâce à lui que j'ai compris Chillon et Meillerie et que j'ai cherché tout d'abord à Venise les palais en ruines de Foscari et de Falieri. Remarquez-le, l'impression qu'il faisait était d'autant plus grande qu'il y avait dans ses histoires des personnages plus réels, dans ses pensées des principes plus fermes. Quant au romanesque, je m'en étais imprégné, j'en avais abusé, si je puis dire, à l'école de Scott, dont la Dame du lac était aussi fabuleuse pour moi que sa Dame blanche d'Avenel; tandis que Rogers n'était qu'un simple dilettante auquel il importait peu de débarquer au point où Tell avait abordé ou sur le sol «qu'avait foulé Saint-Preux». La Venise même de Shakespeare était imaginaire; et Portia aussi irréelle que Miranda. C'est Byron qui a animé, qui a fait revivre pour moi les êtres de chair et d'os dont les pieds ont usé les dalles de marbre que je foulais aujourd'hui. Un mot encore, quoiqu'il empiète sur un sujet que je me réserve de traiter plus tard, un mot sur le rythme de Byron. L'aisance naturelle de sa forme, qui a souvent la simplicité de la prose, m'intéressait extrêmement, par opposition à la fois avec les divisions symétriques de Pope et les strophes contre-balancées de la poésie classique et hébraïque. Mais bien que j'imitasse sa manière, dès que je versifiais pour mon plaisir, j'avais un tel respect pour la construction massive classique en opposition avec les formes modernes plus fluides, que j'ai longtemps essayé, écrivant en prose, de garder la phrase cadencée de Pope et de Johnson dans toutes les occasions où il fallait du sérieux. J'y étais encouragé par le mépris que Byron manifestait pour ses propres vers et aussi par l'instinct architectural inné en moi, qui m'inclinait au «principe de la pyramide». Je dirai aussi plus loin l'influence que Johnson eut sur moi; pour le moment, il me faut revenir aux jours où le petit cours d'eau que j'étais, chantait doucement en courant à travers sa pauvre petite cressonnière de vie. Au printemps de 1835 j'eus une pleurésie assez grave; je crois que, pendant trois ou quatre jours, je fus en quelque danger. Ma mère et le vieux médecin de la famille, le Dr Walshman, eurent grand'peine à empêcher qu'on me saignât à blanc comme l'aurait voulut la sommité médicale appelée en consultation. «Il n'a pas trop de tout le sang qu'il a dans les veines pour combattre la maladie», disait notre vieux docteur, qui finit par me tirer d'affaire. Je sortis de cette épreuve assez faible pour nécessiter une quinzaine de soins et de gâteries. C'est pendant cette convalescence que je lus _La Jolie fille de Perth_, que j'appris la chanson de _Pauvre Louise_ et que je fis mes délices du dessin de Stanfield du Mont-Saint-Michel reproduit dans la _Coast Scenery_; de la «Santa Saba», du «Pool of Bethesda» et de la «Corinthe» de Turner, dans sa série biblique. Que n'ai-je pas appris en regardant ces quatre gravures, et combien je suis heureux aujourd'hui de posséder les originaux de Bethesda et de Corinthe! Je préparais aussi l'itinéraire du voyage en Suisse que nous devions faire dès que je serais rétabli. J'ombrais en cobalt un «cyanomètre» qui devait me permettre de mesurer le bleu du ciel; j'achetai aussi un carnet de notes pour y consigner mes observations géologiques, ainsi qu'un grand in-quarto destiné aux croquis d'architecture, et sur lequel était ingénieusement fixée une règle plate. Je décidai aussi que les incidents de ce voyage et les sentiments qu'il m'inspirerait feraient l'objet d'un journal poétique écrit dans le style de _Don Juan_, habilement combiné avec celui de _Childe Harold_. J'écrivis deux chants de cet ouvrage--la traversée de la France jusqu'à Chamonix--là, je m'arrêtai à bout de souffle, ayant épuisé pour le Jura tous les termes descriptifs dont je disposais, et m'étant aperçu qu'il ne m'en restait plus pour les Alpes. J'essaierai, dans le chapitre suivant, de raconter cette partie de notre voyage dans un langage moins élevé. [Note 30: «Je suis vôtre, ô Muses!»] CHAPITRE IX LE COL DE LA FAUCILLE À l'heure où, dans la matinée, le voyageur moderne chic, qui se rend à Paris, Nice, ou Monaco et qui a quitté Charing Cross parle train du matin, commence à se remettre des émotions de la traversée et des luttes qu'il lui a fallu soutenir pour s'assurer un coin dans le train à Boulogne, au moment où il consulte sa montre et se demande s'il approche d'Amiens et de son buffet, est près de s'impatienter en voyant le train s'arrêter encore; la station lui semble sans intérêt, c'est _Abbeville_. Lorsque la locomotive se remet en marche, il pourrait, s'il voulait un instant abandonner son journal, apercevoir deux tours carrées, assez singulièrement reliées par un arceau à meneaux, qui dominent les peupliers et les saules du pays bas et marécageux qu'il est en train de traverser. Je doute qu'il le fasse et en tout cas qu'il ait envie d'en voir davantage, et je crains de ne pouvoir faire comprendre, même au lecteur le mieux disposé, l'influence que ces deux tours ont exercée sur ma vie. La ville qui s'est groupée autour d'elles n'était autrefois, comme Croyland, qu'un simple asile pour les moines et les paysans (le «refuge», comme on l'a appelé). Perdue au milieu des marais de la Somme, elle reçut vers l'an 650 le nom de «Abbatis Villa» (j'allais écrire «Abbot's ford»); manoir et village dépendaient du grand monastère fondé par saint Riquier sur la colline où il était né, à cinq milles à l'est de la ville actuelle. Pour ce qui regarde saint Riquier, je transcris l'article du _Dictionnaire des Sciences ecclésiastiques_ qui, étant donné les circonstances politiques actuelles, intéressera mes lecteurs pour des raisons plus puissantes que celles que pourrait lui inspirer ma petite personnalité naissante: «Saint Riquier, en latin _Sanctus Richarius_, né au village de Centule, à deux lieues d'Abbeville, fut si touché par la grande piété de deux saints prêtres venus d'Irlande, auxquels il avait donné l'hospitalité, qu'à leur exemple il embrassa «la pénitence». Ayant été ordonné prêtre, il se voua à la prédication et passa en Angleterre. De retour dans le Ponthieu, il devint, par la grâce de Dieu, puissant en œuvres et en parole. Il prêcha à la Cour de Dagobert et, peu de temps après la mort de ce prince, fonda le monastère qui porte son nom et un autre appelé Forest-Moutier, dans la forêt de Crécy, où il acheva ses jours.» Je trouve encore dans l'_Histoire ecclésiastique d'Abbeville_, publiée en 1646 par François Pélican, «rue Saint-Jacques, à l'enseigne du Pélican», que saint Riquier était lui-même de sang royal, que saint Angilbert, le septième abbé, avait épousé la seconde fille de Charlemagne, Bertha, «qui se rendit aussi Religieuse de l'ordre de Saint-Benoist». Louis, le onzième abbé, était cousin germain de Charles le Chauve; le douzième fut le fils de saint Angilbert, par conséquent petit-fils de Charlemagne; Raoul, treizième abbé, était le frère de l'impératrice Judith; et Carloman, seizième abbé, le fils de Charles le Chauve. Levez les yeux encore une fois, cher lecteur, au moment où le train reprend sa marche et vous apercevrez, étincelant au soleil sur la colline, le village tout blanc et son abbaye. Ce ne sont plus, en vérité, murs qui ont abrité ces princes et ces princesses--ceux-là se sont écroulés depuis longtemps--ce sont ceux de l'abbaye encore belle construite sur leurs fondations par les moines de Saint-Maur. L'année où l'_Histoire d'Abbeville_, à laquelle j'emprunte cette citation, fut écrite (sans doute vers 1600), la ville que l'on appelait alors «Abbeville la Fidèle» comprenait 40.000 âmes qui vivaient en grande union et grande franchise, craignant de faire tort à leurs voisins; les femmes étaient modestes, honnêtes, pleines de foi et charité, ornées des grâces de la beauté et de l'innocence; la noblesse était nombreuse, hardie et habile aux armes; les _maistrises_ d'art et de commerce possédaient d'excellents ouvriers dans toutes les professions, sous la juridiction de soixante-quatre Major-Bannerets ou chefs des corporations, lesquels élisaient le maire de la ville, gouverneur indépendant «de grande probité, autorité et sans reproche», et avec lui quatre échevins de l'année présente, et quatre de l'année passée; ayant foute autorité pour la justice, la police et la guerre, à charge de surveiller et garder les poids et les mesures, de punir ceux qui se permettraient de les falsifier, de vendre à faux poids, ou de laisser passer des marchandises sans qu'elles portassent le sceau de la vile. La ville contenait, en dehors de la grande église de Saint Wulfran, treize églises paroissiales, six monastères, huit couvents de femmes et cinq hôpitaux. Il me faut, parmi les églises, citer celle de Saint-Georges qui fut commencée par notre roi Édouard en 1368, le 10 janvier; transférée, puis consacrée de nouveau en 1469 par l'évêque de Bethléem; plus tard, en 1536, agrandie par les Marguilliers, «les Paroissiens étant devenus si nombreux que beaucoup étaient obligés de rester dehors les jours de fête». Ces constructions et reconstructions se faisaient vite et bien à Abbeville, qui possédait non seulement des ouvriers excellents, mais une pierre qui se travaillait facilement et un sol qui ne permettait que des fondations sur pilotis, ce qui explique qu'il ne reste presque rien des bâtiments antérieurs au XVe siècle. Saint Wulfran, Saint Riquier et tout ce qui subsiste des églises paroissiales (seulement quatre, je crois, en dehors de Saint Wulfran) sont de ce même gothique flamboyant, murailles et tours, contemporain des maisons à pignons de bois qui bordaient les rues principales, lorsque je vins à Abbeville pour la première fois. Il me faut ici, par anticipation, expliquer à mes lecteurs que ma vie intellectuelle a eu, en somme, trois grands centres: Rouen, Genève et Pise. Tout ce que j'ai fait à Venise a été fait en marge, car son histoire très falsifiée, était ignorée même des gens du pays; dans le monde de la peinture, Tintoret était délaissé, Véronèse incompris, et on ne connaissait même pas le nom de Carpaccio quand j'ai commencé à m'en occuper. Peut-être faut-il compter aussi pour quelque chose mon goût pour les promenades en gondole! Mais Rouen, Genève et Pise m'ont appris tout ce que je sais, elles furent des maîtresses adorées et obéies, dès le jour où je passai leurs portes. Dans ce voyage de 1835, je vis pour la première fois Rouen et Venise; Pise, seulement en 1840; mais je n'ai senti toute la beauté et la force de ces villes merveilleuses que beaucoup plus tard. Pour Abbeville, qui est comme la préface et l'interprétation de Rouen, j'étais tout prêt ce 5 juin et j'ai compris sur l'heure que c'était une ère de travail salutaire et de joies fécondes qui s'ouvrait pour moi. Car ici je trouvais de l'art local, la religion et la vie humaine actuelle en parfaite harmonie. Ces églises aux fines sculptures ne connaissaient pas la solitude mortelle des six jours de la semaine, le lourd ennui du septième; pas de sacristain pour vous fermer la porte au nez, pas de bedeau pour vous enfermer dans quelque banc. Je pouvais y errer à toute heure, m'imaginer que j'étais un revenant, m'embusquer derrière leurs piliers comme Rob Roy, m'y agenouiller sans scandaliser personne, y dessiner sans doubler qui que ce soit. Au dehors, la vieille ville fidèle se groupait et se blottissait sous leurs contreforts comme de petits poussins sous les ailes de leur mère; l'aristocratie, calme et inoffensive, des rues silencieuses du quartier neuf ne laissait qu'entrevoir la dignité de ses hôtels entre cour et jardin. Le quartier du commerce, que coupait la grande rue, ne comptait que des boutiques qui, sans se faire concurrence, étaient nécessaires pour le débit des denrées du pays: drap, bonneterie, étoffes tissées sur place, fromages de Neufchâtel, tout proche, fruits des jardins d'alentour; pain du froment poussé dans les champs situés au-dessus des verts coteaux; viande de leurs propres troupeaux et que le fer-blanc américain n'avait pas gâtée; tous les outils: faux, socs de charrue, frappés au grand air sur l'enclume; épiceries fines, café que l'on brûlait le plus souvent devant la porte et qui embaumait; quant aux modistes, peut-être faisaient-elles venir un ou deux chapeaux de Paris, mais le reste était du cru et les paysannes des environs et les belles dames du Ponthieu s'en contentaient. Au-dessus de la boutique prospère, sereinement active et bienfaisante, il y avait l'habitation du maître, la vieille maison habitée de père en fils avec ses sculptures aimables à voir, son toit fier et qui gardait son rang, sans empiéter ni par en bas, ni par en haut, depuis des siècles. Autour de la petite ville couraient les remparts sous de longues avenues rafraîchies par la brise, du haut desquels on apercevait ici et là, toujours calme, toujours claire, la jolie rivière navigable et vive qui faisait tourner les roues des moulins, la Somme, aux eaux vertes un peu laiteuses. Les joies les plus intenses que j'aie goûtées, c'est aux montagnes que je les dois. Mais rien ne me procurait un plaisir plus sain, toujours renouvelé, que la vue d'Abbeville lorsque, par une belle après-midi d'été, je descendais de voiture dans la cour de l'hôtel de l'Europe, et que je me précipitais pour revoir Saint Wulfran avant que le soleil n'eût quitté ses tours! Souvenirs précieux... à jamais. Pour Rouen et sa cathédrale, je dirai ce que j'ai à en dire, si Dieu me prête vie, dans _Nos Pères nous ont dit_. La vue de la ville et des flèches de sa cathédrale, avec la journée du lendemain où nous remontâmes la Seine jusqu'à Paris, et ensuite Soissons et Reims fixèrent, comme je l'ai déjà dit, le premier point central de mon travail à venir. Au delà de Reims, à Bar-le-Duc, je me retrouvai déjà sous l'influence des Alpes et mon père avait la bonté de faire le crochet par Plombières et Dijon, afin que je pusse en approcher par le passage du Jura. Le lecteur me pardonnera si, en racontant ce que je crois devoir l'intéresser, je mêle ce qui est spécial à ce voyage de 1835 et ce qui se rapporte à ceux qui ont suivi; il m'est extrêmement difficile aujourd'hui de ne pas confondre ces différents voyages, étant donné que nous descendions toujours dans les mêmes hôtels, où nous occupions tantôt la chambre bleue, tantôt la chambre verte, que nous voyions les mêmes choses, et que nous éprouvions encore plus déplaisir à les revoir qu'à les voir pour la première fois. Cette dernière partie de la route de Paris à Genève, si belle, si adorablement riante et charmante, m'est devenue par la suite si familière qu'il m'est très doux s'attarder à évoquer tant de chers souvenirs. Le plus souvent nous quittions «La Cloche» à Dijon vers sept heures du matin, après avoir gaiement déjeuné. Le petit salon, au premier sur le devant, communiquait avec une chambre à coucher d'où, par les fenêtres du côté ouest, on apercevait, au-dessus d'une maison basse, les flèches de la cathédrale. J'occupais toujours cette chambre. Je vois encore le lit dans l'alcôve au fond, séparée seulement par une légère cloison du passage qui conduisait par un balcon extérieur à la chambre d'Anne. C'était un bonheur pour Anne, qu'elle escomptait tout le long du voyage que d'ouvrir une petite porte dissimulée dans ce passage, qui donnait dans l'alcôve juste au-dessus de ma tête, et de venir me réveiller le matin. Je ne me souviens pas de nous être jamais mis en route par la pluie, sauf une seule fois. Le plus souvent, le soleil matinal faisait une poussière de diamants avec l'eau de la fontaine du faubourg Sud-Est et allongeait l'ombre des peupliers sur la route de Genlis. Genlis, Auxonne, Dole, Mont-sous-Vaudrey, trois étapes de douze ou quatorze kilomètres chacune, deux de dix-huit, en tout environ soixante-dix kilomètres des portes de Dijon au pied du Jura. Nous courions en droite ligne sur les montagnes, déjeunant de pruneaux et de pain. Le pays est plat et sans intérêt jusqu'à Auxonne. Je m'étonnais que des créatures humaines pussent vivre ainsi en vue du Jura, sans y être jamais allées. À Auxonne, on traverse la Saône aux eaux d'émeraude: ce n'est encore qu'un torrent descendu de la montagne, mais on devine qu'il est né dans le Jura. Encore une heure de patience et enfin à Dole, des coteaux coupés de calcaire jaune, on aperçoit la houle bleue des pentes du Jura qui se perdent dans le lointain vers le sud, aussi loin que l'œil peut les suivre. Au nord-est, la chaîne se coupe brusquement et un bloc hardi se détache du reste, île escarpée qui s'élève comme un écueil formidable au-dessus de Salins. Au delà de Dôle, c'est une succession de collines et de vallées, pays sauvage, étrange, avec ses chaumières d'argile coiffées d'immenses toits de chaume à hauts pignons. Je m'étonne de ne m'être jamais inquiété de savoir s'il y avait une raison pour construire des toits de cette forme; je m'étonne aussi de n'être jamais entré dans une de ces chaumières pour en visiter l'intérieur! Le village, ou plutôt la petite ville de Poligny, se compose de vieilles maisons de pierre solidement bâties au milieu de jardins et de vergers; elles se serrent au milieu pour former un semblant de rue, et s'étagent entre les racines de la chaîne du Jura, à l'entrée d'une petite vallée qui serait une gorge dans nos comtés calcaires d'York et de Derby, au fond de laquelle coulerait entre des collines onduleuses un ruisseau babillard; dans le Jura, c'est une longue succession de terrasses en amphithéâtre, de petits bouts de champs, de vergers, qui s'accrochent au flanc de la montagne, partout où il est possible de mettre le pied; au fond, un couvent avec sa flèche aérienne, de jolies chaumières blotties dans des coins verdoyants ou perchées sur des saillies de rochers. Pas de cours d'eau, pour ainsi dire, ni aucune source, ni d'autre raison d'être pour cette vallée que la volonté du Créateur. «Une longue succession,» ai-je dit, c'est-à-dire, à un mille environ dans la montagne, une coulée qui permet à la grande route de Paris à Genève de serpenter capricieusement, grâce à des travaux d'art primitifs, se trouvant tout à coup où elle n'avait nulle intention d'aller, et se demandant comment elle pourra gagner l'endroit où il faut qu'elle passe. Si l'on se retourne, on voit la plaine de Bourgogne s'élargissant à mesure que l'on monte jusqu'à ce que, sous un dernier rocher escarpé, la route prenne le parti d'escalader le ravin et d'en sortir tout à fait, là où il se ferme aussi déraisonnablement qu'il s'est ouvert; et le voyageur étonné se trouve transporté comme par magie au milieu d'une plaine qui semble appartenir à un autre monde. C'est ici une plaine unie au sol rocheux, avec, à sa surface, une terre jaune qui laisse pousser une herbe rare, mais bonne. Çà et là, on voit au loin une levée de pins toujours surmontée, si le matin ou le soir est clair, d'une petite vapeur argentine qui paraît être un nuage. Ces premières zones du Jura sont plus riantes que les plaines crayeuses d'Ingleborough, auxquelles on pourrait les comparer en Angleterre. Les landes du Yorkshire, plus élevées, sont souvent balayées par la pluie au gré des vents violents qui règnent presque constamment dans la région. Ce sont dévastés étendues de schiste, mélangé d'argile et de sable provenant de la pierre meulière-sol qui nourrit une herbe grossière et forme par endroits des marécages. Aucun arbre n'y peut résister aux vents de tempête, s'il n'a eu la chance de rencontrer quelque coin abrité. Le ciel du Jura, au contraire, est aussi calme et clair que celui du reste de la France, et le soleil, lorsqu'il brille dans la plaine, fait étinceler les montagnes qui l'entourent; les rochers du Jura, passant de la craie au marbre, se fendent, formant d'étranges replis, des sillons profonds, mais ils résistent et se sont revêtus, depuis de longs siècles, soit des fleurs de la forêt, soit d'un gazon ras et fin avec toutes les floraisons qui aiment le soleil. L'air, qui est si pur même à ces altitudes modérées--un millier de pieds à peine au-dessus du niveau de la mer--entretient leurs plus doux parfums et leurs plus vives couleurs et, l'hiver leur donne un repos ininterrompu sous le calme de la neige. La différence est plus grande encore et plus surprenante en ce qui touche les cours d'eau. Dans les moors du Yorkshire, ils ont beau se cacher, paraître et disparaître, on ne les perd jamais de vue entièrement, sait qu'ils étaient là hier, on connaît les puits qu'ils viendront emplir à la première averse, et un petit filet d'eau, au fond d'un ravin escarpé, ou le bruit d'une cascade, qui tombe du sommet d'un rocher, vous fait toujours vous demander si celui-ci est une des sources de l'Aire, si celui-là est un des ruisselets du Ribble, ou du Bolton Strid, ou bien l'un des fils d'argent qui, tissés, deviendront la Tees. Mais ni soupir, ni murmure, ni caquet, ni chanson de ruisseaux ne troublent le silence enchanté du Jura. Les nuages chargés de pluie étreignent ses flancs, flottent sur ses plaines, les inondent; ils passent, et une heure plus tard les rochers sont secs, il n'y paraît plus. Quelques perles de rosée seulement s'attardent, suspendues aux feuilles des alchémilles, mais de ruisseau, point; on n'en voit pas trace, ni hier, ni aujourd'hui, ni demain. À travers d'invisibles fissures, de mystérieuses crevasses, les eaux de la plaine de la montagne se sont écoulées; tout en bas seulement, au plus profond de la vallée principale, coule la rivière, la rivière puissante déjà, et que rien ne vient troubler dans son cours. Tels sont les premiers enseignements de la route. Entre Poligny et Champagnole, deux relais sans montée, sur un sol aride, pas une flaque d'eau où puisse seulement pousser un brin de cresson, où un têtard ait la place de remuer la queue; ensuite, par une route ombragée et sinueuse qui est à la fois le parc et le boulevard du petit village pensif, on gagne un pont d'une seule arche. L'Ain, au-dessous, semble dormir dans de belles profondeurs d'un vert tendre comme celui des jeunes feuilles d'avril; puis, tout à coup, il s'éveille et s'élance avec fracas au milieu de tourbillons d'écume, saute par-dessus des barrages, forme des cascades naturelles ou artificielles, se divise en une infinité de petits courants qui se glissent sous d'énormes rochers minés par les eaux qui surplombent, et d'où pendent des chevelures de verdure. La seule merveille pour quiconque connaît un peu la structure jurassique, c'est qu'on puisse apercevoir les rivières, que les rochers soient assez résistants pour les mener à ciel ouvert à travers les vallées, sans ces «pertes» fréquentes comme celles du Rhône. C'est ainsi qu'au-dessous du lac de Joux, l'Orbe se perd pour reparaître six cent quatre-vingts pieds plus bas, dans un site dont j'emprunte la description à Papa Saussure: «Un rocher demi-circulaire élevé au moins de deux cents pieds, composé de grandes assises horizontales taillées à pic, et entrecoupées par des lignes de sapins qui croissent sur les corniches que forment leurs parties saillantes, ferme du côté du couchant la vallée de Valorbe. Des montagnes plus élevées encore et couvertes de forêts forment autour de ce rocher une enceinte qui ne s'ouvre que pour le cours de l'Orbe, dont la source est au pied de ce même rocher. Ses eaux, d'une limpidité parfaite, coulent d'abord avec une tranquillité majestueuse sur un lit tapissé d'une belle mousse verte (_Fontinalis antipyretica_), mais, bientôt entraîné par une pente rapide, le fil du courant se brise en écume contre des rochers qui occupent le milieu de son lit, tandis que les bords, moins agités, coulant toujours sur un fond vert, font ressortir la blancheur du milieu de la rivière; et ainsi elle se dérobe à la vue, en suivant le cours d'une vallée profonde, couverte de sapins, dont la noirceur est rendue plus frappante par la brillante verdure des hêtres qui croissent au milieu d'eux... Ah si PÉTRARQUE avait vu cette source, et qu'il y eût trouvé sa LAURE, combien ne l'aurait-il pas préférée à celle de Vaucluse, plus abondante peut-être et plus rapide, mais dont les rochers stériles n'ont ni la grandeur, ni la riche parure qui embellit la nôtre.[31]» Je n'ai pas vu la source de l'Orbe, mais je recommande à l'attention du lecteur les sources des grandes rivières. Comme elles sont belles lorsqu'elles surgissent, s'élancent au pied des rochers, au lieu de tomber, comme on se l'imagine volontiers, du haut d'une falaise ou d'une paroi de roc! Malham Cove--une source qui rappelle celle de l'Orbe--bouillonne pareillement au pied du rocher et semble sortir d'un réservoir intérieur plus profond. Le vieil hôtel de la Poste, à Champagnole, était situé juste au-dessus du pont de l'Ain, en face de la ville, à l'endroit où la route s'aplanit de nouveau avant de s'élancer vers Genève. Ce doit être en 1842 que, pour la première fois, en quittant Dijon nous allâmes tout d'une traite au delà de Poligny jusqu'à Champagnole; mais, de ce jour, l'hôtel de la Poste à Champagnole devint un arrêt habituel, une sorte de home. À l'aller, nous y étions si joyeux et au retour nous y rapportions une si belle provision d'idées qu'il nous semblait qu'une large tranche de notre vie s'était écoulée dans la paix du joli village de Champagnole. Nous n'y rencontrions jamais personne, mais il suffisait au bonheur du propriétaire, qui était en même temps cultivateur, que quelques voyageurs s'y arrêtassent de loin en loin. Ceux qui y couchaient par hasard repartaient le plus souvent pour Genève le lendemain de grand matin. Nous, dont la prochaine étape était Morez, n'étions pas si pressés. Au retour, nous nous arrangions pour quitter Genève le vendredi, afin de passer la journée du dimanche à Champagnole. C'était un vrai bonheur pour moi, arrivant de Dijon par une belle soirée de juin, après avoir dîné d'une truite et d'une côtelette vite accommodées, de faire ma première promenade au milieu des rochers et des pins. En dépit de mes préventions Tories (mes principes, devrais-je dire), j'avoue que l'un des grands charmes de la Suisse, surtout de la Suisse jurassique, c'était _la liberté_ dont on y jouissait: non pas une liberté seulement théorique, mais une liberté réelle. Dans les montagnes plus élevées, on ne peut pas toujours aller où l'on veut: si l'on désire aller ici, c'est trop escarpé, si l'on veut aller là, c'est trop éloigné. Dans le Jura, chacun peut aller où bon lui semble et être heureux partout. Quand j'avais le temps, je grimpais le rocher isolé au nord du village, où sont les ruines d'un vieux château fort et les allées encore à demi tracées de son jardin, pour voir si j'apercevrais à l'horizon les blanches apparitions. Là, dans le clair crépuscule, j'ai revu, d'années en années--et chaque fois ils me semblaient plus admirables--les «derniers rochers» et la calotte du Mont-Blanc, c'est-à-dire autant qu'on en peut apercevoir au delà du dôme du Goûté, de Saint-Martin. Mais de Champagnole, il a tout autant d'importance quand on le voit s'embraser aux derniers feux du soir, comme une pleine lune de septembre. Si je n'avais pas le temps de monter jusqu'aux ruines, j'allais me promener dans les bois qui dominent l'Ain, pour cueillir _mes_ premières fleurs des Alpes. Quelle reconnaissance ne dois-je pas à ce que Herne Hill avait de compassé et même de vulgaire, ce qui, par contraste, m'a fait sentir si vivement la divine sauvagerie des forêts du Jura. Le lendemain, nous traversions en voiture la haute vallée de l'Ain; la route suit le cours sinueux de la rivière qui descend vers la plaine. On se demande, sans pouvoir se l'expliquer, comment ces routes en lacets, qui montent si lentement, arrivent à franchir de telles hauteurs. Je n'avais pas marché une heure en suivant la voiture--une heure qui m'avait semblé une minute--que nous étions déjà sur le haut plateau de Saint-Laurent. L'herbe du bord de la route se piquait de gentianes et à l'horizon les grands pins se balançaient, vaste océan d'ombre. Toute la Suisse était là en espérance, et ce qu'il y avait de moins grand que la Suisse lui était en quelque sorte supérieur dans sa douceur simple et sa pureté saine. Les chaumières du Jura ne sont pas aussi richement sculptées que celles du contour de Berne; elles n'ont pas la solidité, les airs de forteresse de celles d'Uri; elles sont couvertes de pierres plates, très minces; leurs grands toits en auvent tombent jusqu'à terre comme pour mieux les garantir de la pluie, et elles n'ont pour tout ornement, sous les fenêtres, que quelques lattes entrecroisées. Il n'y a ni jardins à fleurs, ni basses-cours attenant à ces bons petits chalets qui abritent d'autres occupations que celles du cultivateur--horlogerie et travaux du même genre--bien que les gentianes bleues fleurissent jusqu'au seuil des maisons campées au milieu des prairies et que le muguet sauvage croisse à sa guise dans les taillis voisins. Les joies que me donnait la vue de ces maisonnettes, de ces vies actives et heureuses, et le sentiment de solidarité humaine qui se dégageait de ces scènes paisibles et rurales étaient certainement à la base des émotions que me faisait éprouver leur beauté. Reportez-vous au passage des _Sept Lampes_, écrit beaucoup plus tard, où je dis qu'il est naturel à l'homme d'arriver à l'admiration par la sympathie. Hélas! j'ai eu, depuis, maintes fois l'occasion d'observer avec mélancolie combien nombreux, au contraire, sont ceux qui ne regardent les choses que dans leurs rapports avec eux-mêmes. Mais le sentiment qui me donnait de si grandes joies alors, qui m'en a donné tant d'autres par la suite, était bien différent, par son caractère impersonnel, de celui qu'éprouvent pas mal de personnes même parmi les plus aimables et les meilleures. Au début de la correspondance Carlyle-Emerson, publiée par mon cher ami Charles Norton sans assez de commentaires, je trouve à la page 18 cette exclamation tout à fait discutable et, à mon idée, puisque indiscutée, très blâmable et indigne de mon maître, à savoir que «ce n'est que lorsque nous sentons que l'on pense à nous, qu'on nous aime, que la vaste terre devient un jardin habité». Mon éducation, comme le lecteur a déjà pu s'en apercevoir, m'avait amené à une conclusion toute contraire. Mes heures de bonheur étaient celles où personne ne pensait à moi, et mes plus grands ennuis, les obstacles apportés à mes projets, à mes expériences, étaient toujours dus à l'intervention du public représenté par ma mère et le jardinier. Le jardin ne me semblait pas désert par la raison que je ne m'imaginais pas être un objet d'intérêt pour les fourmis ou les papillons, et la seule ombre à la joie absolue que j'éprouvais lorsque je me promenais le soir, à Champagnole ou à Saint-Laurent, c'était précisément le sentiment que mon père et ma mère pensaient à moi, et qu'ils s'inquiéteraient si j'étais en retard pour le thé. Non pas, croyez-le bien, que j'eusse pu me passer d'eux. Ils étaient beaucoup plus pour moi que n'était sa femme pour Carlyle; et si Carlyle, au lieu d'écrire qu'il espérait qu'Emerson penserait à lui en Amérique, avait dit qu'il souhaitait que son père et sa mère pensassent à lui à Ecclefechan, c'eût été bien. Mais cette opinion: que le fait de n'avoir pas d'admirateurs suffît à transformer le monde en désert, m'apparaît comme un misérable état d'esprit, et je serais tenté, pour une fois, de me féliciter que ma solitude m'eût inspiré des sentiments tout contraires. Mon plus grand bonheur était de pouvoir observer sans être vu; si j'avais pu rendre invisible, j'aurais été ravi. Les hommes, leurs mœurs m'inspiraient un intérêt analogue à celui que m'inspiraient les marmottes, les chamois, les mésanges et les truites. Si seulement ils voulaient bien se tenir tranquilles, me laisser les regarder, ne pas s'envoler ou disparaître dans leurs trous! Ce monde débordant de vie--vie des champs, vie des nids--ces forces supérieures de l'air, des rochers, des eaux, vivre au milieu de tout cela, s'en réjouir et s'en émerveiller, heureux d'aider à cette vie si c'était en mon pouvoir, plus heureux encore si elle n'avait pas besoin de mon secours, voilà comment je comprenais l'amour de _la Nature_, voilà ce que je retrouve à la racine de tout ce qui a pu se développer en moi d'utile, voilà la lumière qui éclaire ce qu'il y a de meilleur en moi. Que nous passions la nuit à Saint-Laurent ou à Morez, la matinée du lendemain était toujours féconde en événements. Par beau temps, la montée de Morez aux Rousses, à pied le plus souvent, était un pur enchantement; et le déjeuner, et la moisson de gentianes frangées aux Rousses! Suivait une heure d'angoisse: je tremblais de voir le ciel se couvrir; car, si tôt que nous partions le matin, il était impossible d'arriver au Col de la Faucille avant deux heures, et même plus tard si les chevaux n'étaient pas excellents; et dès deux heures, lorsqu'il y a des nuages sur le Jura, on peut être certain qu'il y en aura sur les Alpes. Il est intéressant de faire remarquer, car Saussure lui-même n'en dit rien, que ce passage du Jura--le plus important--très différent en cela des principaux défilés des Alpes, se trouve au sommet le plus élevé de la chaîne. Le col séparant les eaux de la Bienne, qui descend vers Morez et Saint-Claude, de celles de la Valsérine qui serpente à travers le Jura jusqu'au Rhône à Bellegarde, est un contrefort de la Dôle elle-même. Au long de la chaîne, la route continue encore sur un espace de six milles et arrive, par une montée douce, au Col de la Faucille, où la chaîne s'ouvre brusquement, et après cinq minutes de trot, on aperçoit le lac de Genève et, à l'horizon, sur une longueur de plus de cent milles, la chaîne des Alpes. Je n'ai vu parfaitement ce panorama merveilleux qu'une seule fois, en 1835, quand je le dessinai avec exactitude, dans ma manière d'alors, et j'ai toujours eu plaisir à regarder ce dessin, qui était pour moi le complément de cette première apparition des Alpes, à Schaffhouse. Très rares étaient les voyageurs, même en ce temps-là, qui jouissaient de ce spectacle; fatigués par une longue journée de voyage--s'ils venaient de Paris--lorsqu'ils atteignaient le col, ils ne pensaient, le plus souvent, qu'au dîner et au bon lit qui les attendaient à Genève; les Guides n'en parlaient pas, et si les touristes regardaient comme un devoir de faire l'ascension du Righi, il ne venait à l'idée de personne qu'il y eût quelque chose à regarder de la Dôle. Ces deux montagnes ont eu une énorme influence sur ma vie, mais tandis que mes impressions de la Dôle ont toujours été calmes et sereines, celles du Righi, au contraire, ont été souvent douloureuses, comme on le verra. Le Col de la Faucille, en ce beau jour de 1835, m'a ouvert les cieux. J'ai entrevu--vision de terre promise--l'avenir de mon œuvre, ma véritable patrie en ce monde. Mes yeux s'ouvraient et mon cœur en même temps; ils voyaient, ils possédaient un royaume, et quel royaume! Aussi loin que la vue pouvait s'étendre--tout ce pays et ses rivières tumultueuses et ses lacs calmes; l'Arve et ses portes à Cluse et les glaciers de sa source; le Rhône avec l'infini de son lac de saphir, si calme au bord des prairies semées de narcisses de Vevey, si dangereux près des promontoires de Sierre--tout cela se détachait sur le ciel et puis s'y fondait, ciel de montagnes, de neiges éternelles. Puis c'était la plaine vivante, bruissante de joie humaine, une voie lactée de blanches demeures jetées à travers l'azur de l'espace ensoleillé. [Note 31: _Voyages dans les Alpes_... par _Horace-Bénédict de Saussure_... _Tome premier_, 1779, Chapitre XVI.] CHAPITRE X QUEM TU, MELPOMÈNE[32] Il est impossible, qu'il s'agisse de la biographie d'une nation ou de celle d'un individu, de suivre, de façon inflexible, le cours des années. Certaines dispositions s'affaiblissent quand d'autres se développent, la plupart se manifestent sans régularité, elles correspondent tantôt à des périodes d'exaltation, tantôt à des moments de lassitude; pour éviter la confusion, il faut passer des unes aux autres en négligeant ce qui peut en même temps se produire dans d'autres directions. J'abandonnerai donc, pour l'instant, les tentatives poétiques et artistiques de l'année 1835, et je retournerai en arrière pour parler d'une autre branche de mes éludes qui eût pu porter de meilleurs fruits. Je ne me rappelle pas exactement, et peut-être mon lecteur m'en saura-t-il gré, sous quelles inspirations, (Apollon s'en mêla-t-il?), je déclarai à mon père et à ma mère, également incrédules, je dois l'avouer, que «si je ne pouvais pas parler, du moins je pouvais jouer du violon». Aujourd'hui encore, je ne me console pas d'avoir perdu l'occasion d'affirmer mes talents musicaux, lors d'un grand dîner militaire offert dans la salle des fêtes de l'hôtel Sussex à Tunbridge Wells, où nous passions quelques jours quand j'avais huit ou neuf ans. Nous respirions le bon air, nous jouissions de la vue de la jolie fontaine et des promenades en voiture aux High Rocks. Après le dîner, musique militaire et, grâce à la connivence des domestiques, Anne et moi avions pu nous y faufiler au dessert. J'étais plutôt alors un joli petit garçon; je portais, ce qui était assez original, une sorte de jaquette boutonnée garnie de galons. Comme j'étais là, bouche bée, à regarder les musiciens, mais surtout le tambour, le colonel remarqua mon extase et, amusé, envoya un sous-lieutenant me chercher. Il avait deviné ma pensée, sans doute, car il me dit que je pouvais aller demander au tambour de me prêter ses jolies baguettes. Quelle tentation! car je me croyais sûr de pouvoir m'en servir. Mais ma stupide timidité l'emporta et je me contentai de secouer la tête tristement. C'en était fait de ma carrière musicale. Qui sait ce que j'aurais tiré de ce tambour, ou, si mon père, par hasard, m'avait emmené en Espagne, ce que j'aurais pu faire d'un tambourin. Ma mère, occupée de choses plus graves, n'avait jamais cultivé le peu qu'elle avait appris en musique, bien qu'elle en jouît extrêmement. Mrs Richard Gray se mettait quelquefois au piano et c'était pour moi une vraie fête; mais comme chaque fois qu'il lui arrivait de faire une fausse note, son mari se mettait à courir tout autour de la chambre en faisant mille contorsions, se bouchant les oreilles et criant: «Oh! Mary, Mary, je vous en prie!» elle s'arrêtait, intimidée. Quant à notre Mary à nous, elle faisait consciencieusement ses gammes, mais c'était à peu près tout. Cependant je trouvais un grand encouragement auprès d'amis jeunes et artistes, dont j'aurais dû parler depuis longtemps, si j'avais suivi avec rigueur l'ordre chronologique des faits. En décrivant, plus haut, l'office de mon père, j'ai parlé d'un certain cordon au moyen duquel le premier commis ouvrait la porte sans se déranger. Ce premier commis ou, plus simplement, le premier des deux et seuls employés du bureau, Henry Watson, tenait une très grande place dans la vie de mon père et dans la mienne. Nos rapports, quand j'y songe aujourd'hui, doux et bienfaisants à certains égards, eurent d'assez malheureuses conséquences pour lui comme pour nous. Un grave défaut de mon père, une disposition fâcheuse de son esprit (je le dis en tout respect, car il y avait, en lui, beaucoup plus à admirer qu'à blâmer), c'était de ne supporter aucune supériorité. Il estimait à leur valeur ses talents, ses dons, mais il savait aussi qu'il lui manquait l'énergie nécessaire pour en tirer tout le parti possible; et c'était une raison de plus pour ne pas admettre, sur son propre terrain, un semblant d'égalité. Lorsqu'il choisissait un employé, il lui demandait d'abord d'être honnête et ensuite _in_capable. Je n'affirme pas qu'il eût renvoyé un commis intelligent, si le hasard lui en avait fait rencontrer un, mais ce qu'il exigeait de ses employés, c'était non d'avoir le génie commercial, mais d'être des subordonnés satisfaits de rester subordonnés toute leur vie. Frédéric le Grand choisissait ses ministres d'après les mêmes principes; il est vrai que ses commis ne pouvaient rêver de devenir roi, tandis que les commis d'une maison de commerce rêvent toujours de devenir les associés du patron et même de lui succéder. Il faut dire aussi que les commis de Frédéric étaient d'admirables commis, tandis que ceux de mon père en étaient de fort médiocres. Mon père, qui ne cessait de se plaindre de leur incapacité, ne faisait rien pour trouver des gens plus capables. S'il envoyait Henry Watson faire une tournée chez les clients, c'était, chaque fois, pour déclarer qu'il avait fait plus de que de bien; s'il laissait, de temps à autre, Henry Ritchie écrire une lettre d'affaires, il lui fallait--et je crois que ce n'était pas sans une certaine satisfaction en écrire deux lui-même, pour en expliquer ou réparer les bévues. Il n'y avait pas de jour qu'il ne rentrât agacé, parce qu'on avait fait ceci ou qu'on n'avait pas fait cela. Et cependant, ses deux commis sont restés avec lui jusqu'à sa mort. Je parlerai de Mr Ritchie ultérieurement; quant à Henry Watson, le premier commis, l'homme de confiance, il y a déjà longtemps que j'aurais dû m'en occuper. Il était, je crois, le principal soutien d'une mère veuve et de trois sœurs, jeunes filles aimables, cultivées, et assez sensées, infiniment plus raffinées qu'on ne l'était, en général, dans leur monde, et désireuses, non par sotte vanité, de le dépasser. Non par vanité, ai-je dit, et pour le plaisir de voir de beaux équipages s'arrêter devant leur porte, mais parce qu'elles avaient le sentiment de ce qu'il y a de _réellement_ bon dans la bonne société de Londres et dans ses usages. Elles aimaient, aspirant leurs _h_, à causer avec des gens qui n'oubliaient pas les leurs; elles aimaient se tenir au courant de ce qui se passait dans le monde élégant, à avoir leur entrée à telle ou telle agréable sauterie, à tel ou tel bon concert. Étant elles-mêmes à la fois de bonnes et agréables musiciennes (ce qui ne se rencontre pas toujours parmi les musiciens), cela ne leur était pas difficile; il est vrai que cela impliquait une maison dans un quartier à la mode, non loin du Parc, de jolies toilettes et même quelques réceptions. Au total, cela sous-entendait non seulement tout ce que gagnait Henry, mais encore ce que gagnaient, dans quelques emplois plus ou moins huppés, deux autres frères qui s'appelaient David et William. Ce dernier, maintenant que j'y réfléchis, était aussi dans le commerce des vins, dans le West-End; il fournissait la noblesse de Clos-Vougeot, de Hochheimer, de champagne des plus grands crus, et autres nectars qui ne viennent que des vignes des grands-ducs et des comtes de l'Empire. Les Watson vivaient largement sans faire d'économies; ces demoiselles s'amusaient, apprenaient l'allemand--ce qui était dans ce temps-là fort distingué et même poétique--chantaient avec grâce, s'habillaient à ravir, bien que d'une façon un peu particulière, un peu vieillotte, qui avait son charme; toute la famille se piquait d'appartenir à une _élit_, élite de bon goût, de vertu. Lorsque Henry Watson entra chez mon père, à seize ou dix-sept ans, cela fut considéré par toute la famille comme un véritable coup de fortune. Les Watson, dans leur reconnaissance, auraient fait tout au monde pour être agréables à mes parents. Mais ces dames ne tardèrent pas à s'apercevoir qu'il n'était pas facile de faire des frais pour ma mère; bientôt elles se montrèrent surprises, puis mécontentes de la façon dont les choses se passaient tant dans Billiter Street qu'à Herne Hill. Au bureau, beaucoup de travail, à la maison, peu de réceptions; les commis ne pouvaient, sous aucun prétexte, garden-party ou autre, abandonner le travail avant l'heure, et le soir on n'avait permission de s'éclairer qu'avec des chandelles. Le fait que le Patron habitât une moitié de maison, au delà du faubourg de Camberwell, était fort humiliant pour tous ceux qui touchaient, de près ou de loin, à l'Affaire! Que de plus, chaque matin, Henry dût prendre un omnibus pour aller à son travail du côté de Billingsgate au lieu de traverser les quartiers élégants et d'avoir un bureau dans Saint-James Street, c'était aussi pénible pour lui que déshonorant pour mon père dont cela soulignait le peu dégoût et le manque d'habitudes du monde. À ces dames, en outre, ma mère faisait l'effet d'un phénomène singulier et les rapports avec elle étaient d'une difficulté qui les attristait. Ne prenant elle-même aucun intérêt à l'étude de l'allemand et se souciant fort peu de ce qui se passait à Mayfair et de ce qui s'y disait, elle jugeait avec quelque sévérité--une sévérité où il se mêlait peut-être un peu jalousie--ce qu'elle appelait, les prétentions de ces demoiselles; de leur côté, tout en rendant justice aux grandes qualités de ma mère--et avec le temps, s'étant sincèrement attachées à elle--celles-ci n'étaient pas disposées à tenir compte des idées d'une femme qui ne savait pas d'autre langue que la sienne, et se montraient peu disposées à accueillir des témoignages d'amitié qui, souvent, prenaient la forme de conseils. En dépit de ces manières de voir très différentes, il existait des relations vraiment agréables et même affectueuses entre ma mère et les misses Watson. Avec ce goût naturel pour la campagne qui répond à ce qu'il y a de meilleur dans la nature féminine, dès le printemps, Fanny, Hélène, la petite Juliette, la plus futile mais peut-être aussi la mieux douée, accouraient. Elles abandonnaient avec joie, pour un jour ou deux, l'élégance poussiéreuse de leur rue aristocratique de Mayfair pour les lilas et les faux ébéniers de Herne Hill; toujours prêtes, ainsi que leur frère Henry, à répondre au premier appel, à aider à recevoir tel ou tel gros correspondant de la maison, à lui chanter les plus jolis airs de l'opéra à la mode, sans négliger pour cela, les classiques allemands. Henry avait une très belle voix de ténor et les trois sœurs, bien qu'aucune n'eût un véritable talent, chantaient avec goût et ensemble. C'est ainsi que, dès l'enfance, j'eus l'occasion d'entendre beaucoup de bonne musique. Si le quatuor avait chanté des _glees_ anglais, des ballades écossaises, des chansons de marins; ou si l'une sœurs avait été assez douée pour rendre dans toute sa splendeur la grande musique, j'aurais sans doute quitté mes études géographiques ou minéralogiques pour venir écouter. Mais les compositions savantes des Allemands me paraissaient simplement ennuyeuses et les jolies modulations italiennes, dont je ne comprenais pas un mot, me plaisaient seulement comme auraient pu me plaire les trilles des merles qui, parfois venaient faire concurrence aux chanteurs quand, par les belles soirées de printemps, on laissait les fenêtres ouvertes sur le jardin. Néanmoins, l'éducation de mon oreille et de mon goût se faisait sans que j'y pensasse. Je ne crois pas avoir entendu une exécution musicale vraiment magistrale avant qu'un bon hasard me fît entendre la meilleure de toutes, ce qui n'était possible que durant quelques années de ma jeunesse. Je n'ai pas suffisamment expliqué la phrase qui m'a échappé à propos du «fatal dîner chez Mr Domecq», lorsque j'avais quatorze ans. L'associé espagnol de mon père habitait aux Champs-Élysées avec sa femme, une Anglaise, et ses cinq filles; l'aînée, Diana, était à la veille d'épouser un des officiers de Napoléon, le Comte Maison; les quatre autres, beaucoup plus jeunes, se trouvaient par hasard ce jour-là à la maison, car elles étaient élevées au couvent. Après le dîner, un dîner de famille, maman, les jeunes filles et un vieux monsieur français délicieux, Mr Badell, m'avaient fait jouer à «la toilette de madame»; malheureusement, il m'était impossible de me rappeler si j'étais le collier ou les jarretières. La partie terminée, Clotilde et Cécile nous jouèrent «Les Échos», et toutes sortes de valses et de polkas, seulement je ne savais pas danser; à la fin Élise, touchée, de ma détresse, s'occupa de moi comme j'ai dit. Les grandes personnes ne parlaient que de la mort de Bellini, du deuil où cette mort avait plongé Paris et de la façon admirable dont _I Puritani_ de ce maître étaient chantés par les quatre grands artistes en vogue alors, et pour lesquels d'ailleurs Bellini les avait écrits[33]. Je ne m'explique pas que je n'aie gardé aucun souvenir de ma première soirée à l'Opéra, ni, quant à cela, de ma première soirée à aucun théâtre, malgré que j'eusse bien douze ans lorsque j'y fus mené; et dès lors c'était un ravissement d'un genre pas très sublime d'être mené à une _pantomime_. À l'heure actuelle, j'aime encore beaucoup le théâtre, c'est un des plaisirs sur lesquels je suis le moins blasé. Comment se fait-il donc que moi qui me souviens du rocher de _Friar's Crag_ à Derwentwater, que j'ai vu quand j'avais quatre ans, qui vois encore la cour de l'hôtel à Paris, où nous étions descendus quand j'en avais cinq, je n'aie conservé aucun souvenir de ma première soirée au théâtre? Être mené alors à Paris à une représentation des _Puritains_, dont le livret n'a qu'un médiocre intérêt dramatique, ne m'était pas un très grand plaisir, mais j'entendais à cette occasion, ce qui n'est possible qu'une ou deux fois dans un siècle, quatre très grands artistes chanter ensemble avec le désir sincère de s'aider, non de s'éclipser, et de mettre en valeur, non seulement leurs voix et leurs talents, mais la musique qu'ils interprétaient! Le bonheur avait voulu, qui plus est, qu'une femme incomparable--la Taglioni--dansât; cette femme, douée de toutes les grâces, joignait à la nature la plus pure, à l'ardeur la plus sincère, le respect et la passion de son art. Ma mère, bien qu'elle me laissât accompagner mon père, avait contre le théâtre tous les préjugés puritains; elle l'aimait pourtant et j'imagine que, si elle se privait d'y venir avec nous, c'était dans une idée de sacrifice, d'expiation: la rançon pour ce qu'il pouvait y avoir de criminel dans la concession qu'elle nous faisait, à mon père et à moi. Cependant ma mère nous avait accompagnés ce jour-là pour entendre ces artistes incomparables dont la renommé était européenne; et, phénomène étrange, et bien touchant aussi, sa pureté si intransigeante fut conquise sur l'heure par la pureté, l'innocence, la beauté de chacun des gestes de la divine artiste; de ce jour, ma mère ne se refusa jamais à venir avec nous voir la Taglioni. Il ne s'est guère passé de saison, depuis, que je n'aie entendu au moins deux ou trois fois ces quatre grands chanteurs. Ce sont eux qui m'ont initié à la musique sans jamais la torturer, sans jamais lui faire dire autre chose que ce qu'elle voulait dire. Combien je suis heureux aujourd'hui d'avoir entendu _leur_ interprétation de Mozart et de Rossini! C'est un bonheur qui n'arrive plus à personne, de nos jours, où l'on a la manie de presser tous les mouvements. Grisi, la Malibran chantaient un tiers moins vite que n'importe laquelle de nos cantatrices modernes[34]; et la Patti, la dernière fois que je l'ai entendue, a massacré le rôle de Zerline dans _Là ci darem_, comme si le public et elle n'avaient d'autre but que d'en finir avec l'air de Mozart le plus tôt possible! Quelques années plus tard (à quoi bon retarder cette confession?), lorsque j'étais à Christ Church, les élèves sérieux avaient organisé une société musicale, sous direction de l'organiste de la cathédrale, Mr Marshall, et cet excellent homme s'était mis dans la tête de me faire chanter _Come mai posso vivere se Rosina non m'ascolta_, et jouer ce que je pouvais déchiffrer des accompagnements d'autres romances sentimentales. Je ne suis jamais arrivé à déchiffrer de façon convenable, mais j'avais de l'oreille, le sens du rythme et, de plus, j'étais amoureux; ce qui m'aida à pénétrer quelques principes d'art musical, que je pourrai peut-être exposer quelque jour pour le plus grand bien de ceux qui aiment la musique, si seulement j'arrive au bout de cette autobiographie. Quel profit pourrais-je tirer de Christ Church? Où ces études me mèneraient-elles? C'est ce que ni mon père ni ma mère n'avaient encore songé à se demander. Ma mère, qui voyait se développer en moi le goût des sciences naturelles et du travail méthodique, ne s'inquiétait pas, je crois; elle était convaincue qu'il y avait en moi l'étoffe d'un autre White de Selborne ou d'un Vicaire de Wakefield, vainqueur de toutes les controverses, whistoniennes et autres. Mon père rêvait peut-être d'une carrière plus brillante, mais ni l'un ni l'autre n'en parlait, quelque importance qu'ils y attachassent au fond de leur cœur; et l'on me permit, sans me tourmenter autrement, de continuer à mesurer le bleu du ciel, à regarder courir les nuages, si bien que j'avais oublié presque tout le latin que j'aie jamais su et tout mon grec, sauf l'ode à la rose d'Anacréon. En 1836, cependant, un léger effort fut tenté pour me faire sortir de mon ornière: on m'envoya entendre les conférences de Mr Dale à King's College. C'est à lui qu'un jour, dans la cour d'entrée, j'expliquai qu'un portique ne devrait jamais être soutenu par des arcs. C'était le temps où j'avais une très haute idée de moi, parce que j'entrais par la même porte que les étudiants en bonnet carré. Le sujet des conférences était la littérature anglaise primitive, et bien que je ne connusse rien, que je n'eusse rien lu de plus ancien que Pope, je me croyais aussi bon juge en la matière que Mr Dale. Je n'ai jamais oublié sa citation: «Knut the king came sailing by»; mais je crois bien que c'est tout ce que j'ai appris cet été-là. Car ma mauvaise étoile avait voulu que Mr Domecq, l'associé de mon père, en tournée chez ses clients d'Angleterre, eût demandé la permission de laisser ses filles à Herne Hill pendant son voyage, afin de leur donner l'occasion de voir les lions de la Tour et autres curiosités. Pour comprendre comment nous avions pu les loger toutes à Herne Hill, il faudrait avoir le plan des trois étages. L'installation, il est vrai, participait de l'arche de Noé et de la maison de poupée, mais enfin on tenait. Clotilde, quinze ans, blonde, le visage ovale et la tournure pleine de grâce; Cécile, treize ans, brune, avec un beau front et des traits parfaits; Élise, une autre blonde, ayant le visage rond d'une petite anglaise, un trésor de bon naturel et de bon sens; enfin la dernière, Caroline, une étrange et délicate petite créature de onze ans. Nées sur le continent, Clotilde à Cadix, elles étaient élevées au convent à Paris, ce qui ne les empêchait pas d'être très mondaines pendant les vacances. Le souvenir de notre première rencontre aux Champs-Élysées était resté profondément gravé dans mon cœur. Il est vrai de dire que c'étaient les premières jeunes filles du monde, les premières jeunes filles parfaitement bien élevées et bien mises que je rencontrais ou tout au moins auxquelles je parlais. J'entends naturellement par bien mises: habillées simplement, mais avec la coupe et l'ajustement parisiens. Elles étaient toutes des catholiques «bigotes», comme disent les protestants, convaincues, comme ils devraient dire; elles parlaient le français et l'espagnol avec grâce, l'anglais correctement bien qu'avec une certaine peine, et elles étaient toutes quatre assez raisonnables, Clotilde avec un peu d'austérité et de raideur, Élise avec gaîté et bonne humeur, Cécile avec sérénité, Caroline avec passion. Est-il possible d'imaginer pareille constellation, réunion d'étoiles plus brillantes, traversant tout à coup le ciel obscur de mon faubourg de Londres? Comment mes parents ont-ils pu laisser ma jeunesse exposée sans défense à tous ces dangers, c'est ce que le lecteur se demandera sans doute avec surprise et c'est ce que, seules, les Parques pourraient dire; il est vrai, et c'est là sans doute leur excuse, qu'ils ne m'avaient jamais vu jusqu'ici intéressé le moins du monde par les jeunes filles. Je fuyais systématiquement, au contraire, les promenades de Cheltenham, de Bath ou la plage de Douvres; bien mieux, je grognais si l'on voulait m'y traîner, et je me sauvais dès que je pouvais m'échapper; mes chers parents m'avaient, qui plus est, élevé dans un torysme anglais si intransigeant et si orthodoxe, dans un évangélisme plus orthodoxe encore, qu'ils ne pouvaient imaginer le jeune homme pieux épris de science, l'admirateur du roi George III que j'étais, troublé dans son équilibre constitutionnel et penchant du côté du catholicisme français! Je n'avais jamais parlé de mes souvenirs des Champs-Élysées, bien entendu! J'étais élevé plus sévèrement que les jeunes filles elles-mêmes dans leur couvent; je n'avais pas connu la douceur, l'apaisement d'une affection féminine, d'une amitié de sœur. Et comme j'avais l'horreur de tous les sports, où j'étais d'ailleurs extrêmement maladroit, rien ne vint contrebalancer ma disposition à la rêverie, et je me trouvai jeté pieds et poings liés, avec toute la simplicité de mon innocence, dans la fournaise, exposé au feu croisé de ces quatre jeunes filles, lesquelles, cela va sans dire, en moins de quatre jours, ne laissèrent de moi qu'un tas de cendres blanches. Quatre jours suffirent pour me réduire en cendres, mais ce mercredi des Cendres dura quatre années. Rien de plus comique quant aux circonstances extérieures, rien de plus tragique dans son essence n'eût pu fournir matière au plus habile des dramaturges. Comme manière d'être, comme état d'esprit, j'offrais un étrange mélange où il y avait à la fois du Mr Traddles, du Mr Toots et du Mr Winkle: la fidélité poussée jusqu'à l'idée fixe de Mr Traddles, la conversation brillante de Mr Toots, l'ambition héroïque de Mr Winkle; le tout éclairé par une imagination qui rappelait celle de Copperfield a son premier dîner de Norwood. La beauté de Clotilde (Adèle-Clotilde, en vérité; ses sœurs l'appelaient Clotilde en souvenir de la reine-sainte, et moi Adèle parce que cela rimait avec plusieurs épithètes poétiques) brillait d'un éclat incomparable, rehaussée encore par la beauté de ses sœurs; tandis que ma timidité, ma gaucherie ordinaires s'augmentent de toutes les préventions à la fois patriotiques et protestantes dont j'avais été nourri, et que ni la politesse ni la sympathie n'arrivaient à modérer. Dès qu'il y avait du monde, je restais assis dans mon coin, rongé de jalousie, comme un stock-fish (j'imagine que je devais assez ressembler à la raie qui essaie de gravir la vitre d'un aquarium); si le bonheur voulait que nous fussions seuls, j'essayais d'exposer à ma maîtresse, sans tenir compte du sang espagnol qui coulait dans ses veines, de son éducation parisienne et de son cœur de catholique, mes idées sur l'invincible Armada, la bataille de Waterloo et la doctrine la Transubstantiation. Et je n'avais garde, en même temps, bien entendu, d'oublier les petits talents que je croyais posséder. J'écrivis, en suant sang et eau et en me torturant l'imagination, une histoire napolitaine (notez que je n'avais jamais vu Naples), où, dans le «Bandit Leoni», je traçais le caractère idéal du bandit--le bandit que j'aurais rêvé d'être--et où je dotais la «jouvencelle Julietta» de toutes les perfections de la bien-aimée. Les relations que nous avions avec les éditeurs, MM. Smith et Elder, me permirent de faire paraître cette petite histoire dans _Friendship's Offering_. Mais en la lisant, Adèle fut prise d'un tel fou rire, la chose lui parut si ridicule et si drôle qu'elle ne songea pas une seconde à ménager mon amour-propre d'auteur. Je souffris sans me plaindre: c'était déjà du bonheur de la voir rire! Je n'avais jamais osé lui adresser mes vers directement, mais, quand elle partit pour Paris, je lui écrivis une lettre en français, sept pages in-quarto, où je décrivais la désolation et la solitude de Herne Hill depuis qu'elle l'avait quitté. Je sus par Élise ou par Caroline qu'elle avait reçu ma lettre, qu'elle l'avait lue et qu'elle avait «bien ri de mon français». Élise et Caroline, par bonté, ne disaient pas qu'elle avait ri aussi du contenu. Mes parents ne voyaient pas grand mal à ce petit roman, et Mr Domecq, qui était très bon et se connaissait en hommes, avait un certain goût pour moi; il avait pu constater que j'étais d'humeur douce, et que j'avais quelques idées dans la cervelle qui se développeraient avec le temps: dans l'intérêt des affaires, il aurait été disposé à me donner celle de ses filles qui me plairait, à condition qu'elle-même y fût disposée, mais il ne trouvait pas que le moment fût encore venu d'en parler. Mon père partageait son sentiment; et de plus, il avait été enchanté de me voir imprimé dans _Friendship's Offering_, enchanté de voir que je me plaisais dans la société de jeunes filles distinguées. Il espérait, si j'écrivais des vers sur elles, et pour elles, qu'ils seraient aussi beaux que ceux des _Hours of Idleness_ de Byron. Quant à ma mère, la pensée que je pourrais épouser une catholique romaine lui paraissait tellement monstrueuse qu'il ne lui semblait pas possible que cela entrât dans les desseins de la Providence; elle ne s'en tourmentait donc pas, mais trouvait toute cette affaire stupide et en était ennuyée, comme elle l'eût été si une de ses cheminées s'était mise à fumer, sans croire un moment que le feu était à la maison. Elle jugeai mieux que mon père, toutefois, de la profondeur de mon amour, mais sa tendresse maternelle répugnait à me faire souffrir par une opposition trop violente, espérait, une fois les Domecq partis, que le souvenir d'Adèle s'effacerait, fondrait avec la neige du prochain hiver. Toutes ces indulgences aidant, et bien que cruellement embarrassé de mon personnage, je n'étais en rien corrigé de ma fatuité, de ma folie qui, cette fois, avait pour base un sentiment très réel et très profond, car il y avait là (prenez-y bien garde, cher lecteur), une véritable et magnifique révélation du miracle nouvellement entrevu par moi, de l'amour humain, l'amour exaltant la beauté du monde extérieur que je n'avais cherchée jusqu'ici que pour elle-même. Et c'est ainsi que, dans ma dix-septième année, sous l'empire de cette passion amoureuse, et dans un état de majestueuse imbécillité, je me mis à écrire une tragédie qui avait pour théâtre Venise et où toutes les douleurs de mon âme devaient être traduites en vers immortels. Bianca, la belle héroïne, serait douée de toutes les perfections de Desdémone, de toutes les grâces de Juliette, et je trouverais pour décrire Venise et l'amour des accents inconnus. Je note, en passant, qu'en voyant le Palais Ducal l'année précédente pour la première fois, j'avais annoncé gravement à mon père et à ma mère que j'allais en faire un dessin comme on n'en avait jamais vu. Dans cette intention, j'avais pris des notes, j'avais fait un ou deux croquis et j'avais mis le dessin au point à Trévise, de chic. Ce dessin existe; il est tout à fait manqué comme perspective, ce qui est assez étonnant, mais j'étais alors si infatué de moi-même que je dédaignais de m'astreindre aux règles; le quadrillé rouge et blanc des marbres donne un effet de panneaux en relief. Aucune figure humaine ne vient troubler la sereine tranquillité de la Riva et les gondoles--qui ont la forme de croissants, le croissant turc renversé--flottent à l'aventure sans le secours de gondoliers. Les autres souvenirs de cette année 1836 se sont effacés, mais je me vois encore sous le grand mûrier, au fond du jardin, écrivant ma tragédie. Je ne sais plus si nous avons voyagé, ni comment se passait le reste de mes journées. Tout a disparu, tout, excepté Venise et Bianca, et la route qui traversait Shooter's Hill, où se portaient sans cesse mes regards, la route de Paris. J'ai dû lire du grec, mais quoi! je l'ai oublié. J'ai dû faire des mathématiques, car je savais la différence entre une racine carrée et une racine cubique, quand j'entrai à Oxford et que mon professeur me plongea dans Hérodote qui me fournit la matière d'une chanson à boire scythe à l'imitation du _Giaour_. Je crains fort que mon lecteur ne soit tenté de mettre en doute ce que j'ai affirmé plus haut, à savoir que Byron ne m'a fait aucun mal. Qu'il se tranquillise; et, sans doute, la forme que prit ma folie me fut inspirée par lui, mais cette forme était la meilleure qu'elle pût prendre. Mon anglais a plus gagné à se modeler sur le _Giaour_ et la _Fiancée d'Abydos_ qu'il n'eût fait sous tout autre maître (la tragédie, cela va de soi, était shakespearienne), et mon état d'esprit--par sa faute et par celle des circonstances--n'était pas celui de Byron. C'est dans cette même année, 1836, que je me mis à étudier Shelley et que je perdis des heures à lire et à relire _The Sensitive Plant_ et _Epipsychidion_. Shelley, _lui_, m'a fait beaucoup de mal; car je me suis mis à écrire des vers comme ceux-ci: «prickly and pulpous and blistered and blue», ou encore: «It was a little lawny islet by anemone and vi'let--like mosaic paven», etc. Il est vrai que, dans l'état de déséquilibre où j'étais, je ne pouvais tirer grand bien de quoi que ce soit. La persévérance que j'ai mise à aller jusqu'au bout de la _Révolte de l'Islam_ et de savoir (je n'y suis jamais arrivé) qui s'était révolté, et contre qui, m'apparaît toutefois comme un effort honorable; et le _Prométhée_ m'a certainement fait comprendre quelque chose d'Eschyle. Et après tout, étant donné ce que je devais être par la suite, je ne vois pas comment ces années d'effervescence eussent pu se mieux passer; c'était, en tout cas, infiniment préférable de les employer ainsi plutôt qu'à chasser à courre ou à tir, à fumer ou à jouer. La chose qui me paraît la plus explicable, quand je songe à cette aventure amoureuse, c'est le manque absolu chez moi de raisonnement, de volonté, de projets arrêtés; je n'avais ni la décision nécessaire pour conquérir Adèle, ni le courage de me passer d'elle, et non plus la raison de me demander ce qui pouvait sortir de tout cela; ni le bon sens de voir que je me rendais odieux à tout mon entourage. En vérité, je n'avais pas plus d'intelligence qu'une petite chouette qui sort du nid, ou qu'un chien de lait qui hurle désespérément à la lune. Je fus tiré de mes rêveries, arraché à mes contemplations sidérales par une lettre de Christ Church annonçant qu'on pourrait m'y recevoir en janvier 1837; d'ici là, c'est-à-dire en octobre 1836, je devais me faire immatriculer. Ce qui est étrange, c'est que mon père n'avait pris aucun renseignement sur cette immatriculation; le jour où il m'emmena à Oxford, nous étions aussi novices l'un que l'autre. Son idée avait toujours été de me faire entrer dans le collège le plus aristocratique; j'étais inscrit à Christ Church depuis plusieurs années, mais il ne savait pas qu'il y eût deux catégories d'étudiants: la fashionable et la non-fashionable: les Gentlemen-Commoners et les Commoners, étudiants privilégiés et étudiants ordinaires, ceux-ci occupant une position intermédiaire entre les étudiants privilégiés et les serviteurs. Ces «odieuses» distinctions ont d'ailleurs disparu depuis la réforme de l'Université; même lorsqu'on ne pose pas pour le gentilhomme, on ne tient pas à être _du commun_ et les parents qui demandent le plus énergiquement des bourses seraient furieux de penser que leur fils portât au collège la robe d'un «servitor». On pourra juger, d'après mes écrits, dans quelle mesure je partage à cet égard les nobles sentiments du citoyen britannique moderne; mais ici, sans me permettre le moindre commentaire, je laisserai le lecteur juger du résultat qu'eut pour moi un système aboli. Mon père n'aimait pas ce nom de «commoner», d'autant moins, sans doute, que tous nos parents étaient plutôt de braves gens un peu communs, et aussi parce que, tout en trouvant sa profession parfaitement honorable, il avait découvert chez son fils des talents qui ne pouvaient se déployer à l'aise dans le commerce du xérès. Il faisait d'autres rêves pour moi. Il croyait à mon génie. Il me voyait dans la meilleure société de l'Université, y remportant tous les prix et, à la fin de mes études, le grade de «double first»; j'épousais lady Clara Vere de Vere; j'écrivais des vers aussi parfaits que ceux de Byron, mais plus pieux; je prêchais des sermons aussi beaux que ceux de Bossuet, mais des sermons protestants; à quarante ans, j'étais évêque de Winchester, et à cinquante, Primat d'Angleterre. En dépit de toutes ces espérances et de toutes ces tentations, mon père conservait le sentiment très net des convenances et de ce qu'exigeait, à cet égard, sa situation personnelle. Il s'en ouvrit franchement au Dean[35] de Christ Church, (Gaisford), à mon futur professeur, Mr Walter Brown, et leur demanda si une personne dans sa position pouvait, sans inconvenance, faire entrer son fils à Oxford comme étudiant privilégié. Je n'assistais pas à ces entretiens, mais j'imagine que le vieux Dean dut marmotter entre ses dents que mon père avait bien le droit de faire de moi un gentleman-commoner si cela lui plaisait et s'il pouvait payer. Le professeur, entrant plus avant dans les détails et les conditions, dut lui laisser entendre, avec politesse, que sans doute il serait avantageux pour le collège qu'il se rencontrât un travailleur parmi les gentlemen-commoners qui, en règle générale, n'étaient pas fort studieux; mais il dut aussi insinuer qu'étant donné la manière dont j'avais travaillé jusqu'ici, il n'était pas certain que je pusse passer l'examen d'entrée auquel les étudiants non-privilégiés étaient astreints. Cette dernière considération fut décisive. Il était inadmissible que le fils qui devait récolter tous les lauriers fût exposé à trébucher au premier obstacle. Je fus donc inscrit sans plus ample discussion comme gentleman-commoner et je me souviens encore, comme si c'était hier, de l'orgueil qui me gonflait le cœur le jour où, pour la première fois, je quittai l'Angel Hotel et passai devant University College au bras de mon père, ayant coiffé le bonnet de velours et revêtu la robe de soie du gentleman-commoner. Eh oui, cher lecteur, la robe de soie et le bonnet de velours nous faisaient beaucoup d'impression, et non seulement à ma mère, mais à moi! À la maison, ce qui avait fait pencher la balance et décidé notre choix, c'était que la robe du commoner n'était que d'étoffe grossière, qu'elle ne formait pas de beaux plis; que ce n'était, en somme, qu'un méchant morceau d'étoffe noire qu'on s'accrochait à l'épaule. N'est-on pas trois fois un homme de robe quand on porte une robe flottante qui tombe avec noblesse? Je suis si loin, aujourd'hui que mes cheveux ont blanchi, de railler ces sentiments peu philosophiques, qu'au lieu d'applaudir à la suppression (sauf pour les clubs de canotage) de ces différences dans le costume à l'Université, je serais tout disposé à les étendre à toute la nation. Je suis d'avis que les duchesses seules devraient être autorisées à porter des diamants, qu'on devrait reconnaître un lord à ses étoiles, d'une lieue de loin; que chaque paysanne devrait arborer à son bonnet ou à son corsage un signe quelconque qui dirait à quel comté elle appartient; et que, dans la rue, on devrait distinguer immédiatement, rien qu'à la coupe de son casaquin, un cabaretier d'un marchand de poisson. Cette promenade jusqu'aux Schools, l'attente devant la _Divinity School_ dont j'admirais le portail, et la cérémonie de l'immatriculation, que de bons souvenirs! La fin de l'année s'est écoulée sans autres incidents. Au commencement de l'année suivante, nous partîmes pour Oxford, ma mère et moi, et nous y entrâmes par cette admirable route d'Henley. Nous étions un peu fatigués lorsque nous arrivâmes au dernier relais à Dorchester, et très émus, en dépit du bonnet de velours et de la robe de soie, lorsqu'au crépuscule nous passâmes sous les tours; après une dernière nuit sous le toit tutélaire de l'Ange, je me trouvai, le lendemain soir, seul au coin de mon feu, le maître de ma destinée, dans ma propre chambre de Peckwater. [Note 32: Celui que tu ravis, Melpomène.] [Note 33: Grisi, Rubini, Lablache, Tamburini, sans doute. (Note du tracteur.)] [Note 34: Quelle prétention, de la part des musiciens, de se dire scientifiques quand ils n'ont pu encore adopter une unité de temps!] [Note 35: Dean-doyen.] CHAPITRE XI LE CHŒUR DE CHRIST CHURCH Seul, au coin du feu, dans la petite chambre de derrière qui donnait sur l'étroite ruelle, tout du long de laquelle il ne s'élevait guère que des écuries, je réfléchissais et me préparais à ma vie de collège. Me préparer à quoi, me prémunir contre quoi? J'étais aussi inexpérimenté quant au présent, aussi peu éclairé quant à l'avenir que l'aurait été à ma place Davie Gellatly. Encore Davie m'était-il supérieur, car je ne savais ni danser, ni chanter, ni faire cuire des œufs. Le jeu n'offrait pas de dangers pour moi, je n'avais jamais touché une carte de ma vie et je regardais les dés comme on regarde maintenant la dynamite; j'étais à l'abri de la «femme étrangère», car n'étais-je pas amoureux et d'ailleurs il fallait être rentré à neuf heures et demie. Aucun risque de faire des dettes puisqu'à Oxford il n'y avait pas de Turner à acheter et que rien d'autre ne me tentait en fait d'objets matériels. Aucun danger de me tuer à la chasse à courre, puisque j'étais incapable de monter le cheval le plus pacifique; aucun danger de me ruiner aux courses: je n'avais assisté qu'une seule fois de ma vie à une course et je ne trouvais pas amusant de gagner l'argent de mon prochain. J'étais préparé à ce qu'on se moquât de mon ingénuité, mais j'étais trop infatué pour craindre le ridicule; la seule chose qui m'inquiétait, et à juste titre, c'était de savoir si j'aurais la persévérance d'aller jusqu'au bout, c'est-à-dire de poursuivre pendant trois ans des études qui ne m'offraient pas le moindre intérêt. Je pris toutefois la résolution de faire mon possible pour faire honneur à mes parents et, après avoir prié Dieu du fond du cœur, je me couchai plein d'espérance. Il me faut ici m'arrêter un moment, pour expliquer quel était alors mon état d'esprit au point de vue religieux. Autant que je puis m'en souvenir, les lectures quotidiennes de la Bible, avec ma mère, n'avaient pas été reprises après notre premier voyage sur le continent, pendant lequel nous avions bien été forcés d'y renoncer. En effet, comment lire trois chapitres après le déjeuner, quand les chevaux s'impatientent à la porte? Les trois chapitres furent donc remplacés par un seul que je lisais dans mon particulier, le matin et le soir, et auquel j'adjoignais naturellement l'oraison dominicale où je demandais au ciel tout ce qui pouvait convenir à moi-même et aux miens. Ceci fait, je veillais ou je dormais, ne m'occupant guère, le jour comme la nuit, que de mes affaires terrestres. Il ne m'était jamais venu à l'idée de mettre en doute la vérité de la Bible, bien que je me fusse rendu compte déjà que la lettre pouvait en être comprise tout autrement que ma mère ne me l'avait enseigné; mais plus j'y croyais, semblait-il, moins j'en retirais de bien. Quel mérite Abraham avait-il à faire ce que lui disait l'Ange? Moi aussi, j'obéirais aux anges s'ils me parlaient; mais aucun ange ne m'était jamais apparu, dont j'eusse connaissance, même sous la forme d'Adèle, qui ne pouvait pas être un ange puisqu'elle était catholique. De même si j'avais vécu au temps du Christ, je ne doutais pas que je ne l'eusse suivi sur la montagne, ou que je ne fusse monté avec Lui dans la barque sur le lac de Galilée; c'était tout autre chose que d'aller à la chapelle Beresford, à Walworth, ou à l'église de Sainte-Bride dans Fleet Street. Aussi, tout en sentant que je devais, en quelque sorte, imiter le Christian du _Pilgrim's Progress_, je ne pouvais croire que Billiter Street, ou le quai de la Tour, où était l'entrepôt de mon père, ou le jardin fleuri de Herne Hill, où ma mère empotait ses boutures, étaient des lieux que je dusse fuir comme la «Cité de Perdition». Instinctivement, j'étais virtuellement arrivé à cette conclusion, d'après mes lectures de la Bible, que, n'ayant jamais eu l'intention de faire le mal, je n'étais pas en grand danger d'aller en enfer; j'avais remarqué aussi que même la crème de la crème des gens pieux n'étaient nullement pressés de monter au ciel. Somme toute, il me semblait qu'on ne me demandait pas autre chose que de faire mes prières, d'aller à l'église, d'apprendre mes leçons, d'obéir à mes parents et de dîner avec plaisir. C'est dans ces dispositions d'esprit que, par un sombre matin d'hiver, debout à la fenêtre de ma petite chambre d'étudiant, je regardais le bâtiment de la bibliothèque de Christ Church et le square bien sablé de Peckwater, un peu vexé que ma fenêtre ne fût pas une tourelle en encorbellement et n'ouvrît pas sur une chapelle gothique, mais sans avoir conscience du malheur qui s'était abattu sur moi, de tout ce que je perdais à n'avoir pour tout horizon, au printemps des deux plus belles années de ma jeunesse, que la bibliothèque de Christ Church et un square sablé! Ce matin-là, j'eus l'impression que l'ensemble, bien que triste, avait de la grandeur; que l'architecture, bien que Renaissance, était hardie, savante, bien proportionnée et diversement didactique. En réalité, on aurait aussi bien pu m'envoyer dans la prison de Chillon, sauf pour ce qui est de l'humidité, si par la meurtrière j'avais pu apercevoir les trois petits arbres grêles, une belle voûte et un beau pavage à la place des hideux meubles modernes de ma chambre. À première vue, la chapelle du collège elle-même me causa une déception, après les vastes églises du continent; ses voûtes étroites, il est vrai, avaient d'autres fonctions à remplir. En somme, parmi les édifices où les âmes anglaises venaient se sanctifier, le chœur de Christ Church était, à cette époque de l'histoire d'Angleterre, virtuellement le cœur et le foyer de la vie. On y conservait la tradition non interrompue de la religion du temps d'Élisabeth et des époques normandes et saxonnes, le souvenir d'un pur loyalisme, une science véritable; et chaque matin venait s'y agenouiller, par obéissance sans doute, mais aussi en toute sincérité de cœur, pour apprendre là les plus hautes vertus de dévouement au pays, ce qu'il y avait de plus noble parmi la jeune noblesse de l'Angleterre. La plupart des pairs du Royaume, et en général ce qu'il y avait de mieux parmi ses squires, passaient par Christ Church. La cathédrale elle-même était un abrégé de l'histoire d'Angleterre. Chaque pierre, chaque vitrail, chaque panneau sculpté était authentique, de son époque; rien de ces mensonges, de ces restaurations truquées dont s'enorgueillissent nos architectes. Le premier reliquaire de sainte Frideswide, il est vrai, a été détruit, son corps mis en pièces, ses cendres dispersées par les Puritains; mais la seconde châsse est encore très belle dans son genre, c'est un merveilleux travail anglais, dans lequel un très habile ouvrier a mis tout son cœur. Les voûtes normandes, celles du dessus, sont du plus pur normand anglais; un peu grossières, un peu rudes, il est vrai mais pouvions-nous espérer faire mieux, livrés à nos propres forces et sans l'aide des Français? Le plafond est de l'époque Tudor, un Tudor exaspéré, mais ingénieusement construit et finement sculpté. Ce plafond et celui de l'escalier du hall proclament l'habileté des merveilleux ouvriers du XVe siècle. La fenêtre de l'ouest avec sa peinture maladroite, l'Adoration des Bergers, est un spécimen de cet art de transition qui relie la verrière à la peinture et qui aboutit aux tableaux hollandais où l'on retrouve bien le troupeau, mais où il n'y a plus ni bergers, ni Christ; tout de même, c'est ce que les verriers de l'époque pouvaient faire de mieux. Et la boiserie simple des stalles représentait le dernier art qui ait fleuri en Angleterre sous la forme d'un travail de menuiserie bien exécuté. Dans ce chœur d'église, sur les murs duquel est gravée pour ainsi dire jour par jour toute l'histoire du pays, se rencontrait chaque matin le meilleur de ce que l'Angleterre a produit, cette fleur de jeunesse, rangée comme l'équipage d'un navire de guerre, sous le beau vaisseau de son temple; chaque homme à sa place, selon son rang, son âge, son savoir--tout homme de bon sens et de cœur reconnaissant qu'il est ici ou pour remplir, ou pour apprendre à remplir les plus hauts devoirs qui incombent à un Anglais. Un étranger instruit, auquel il aurait été donné d'assister à cet office du matin, aurait pu juger, d'un coup d'œil, tout ce que ce pays avait été dans le passé, ce qu'il était capable d'être encore dans l'avenir; une heure passée dans la chapelle de Christ Church lui en aurait appris plus que plusieurs mois de séjour à la cour ou à la ville. Assis dans sa stalle, il aurait vu le plus grand théologien de l'Angleterre, et, sous sa stalle d'honneur, son plus grand érudit; et parmi les _tutors_, le Dean actuel Liddell, et un homme de singulière puissance intellectuelle et de vertu sans prétention: Osborne Gordon. Le groupe des gentilshommes comptait le marquis de Kildare, le comte de Desart, le comte d'Emlyn et Francis Charteris, maintenant lord Wemyss, les plus brillants échantillons de noble race et d'activité puissante. Henry Acland et Charles Newton étaient parmi les étudiants vétérans, moi, parmi les nouveaux. Que d'espérances en germe il y avait là! Aucun de nous alors ne rêvait de rien changer à tout cela, n'en sentait la nécessité, et, moins que personne, le chef intransigeant au front bombé, aux yeux noirs, qui conduisait d'une voix de tonnerre les _repons_ en latin de la prière du matin. Aujourd'hui, après tant d'années passées, mon cœur est encore plein de reconnaissance pour tout ce que j'ai vu là, pour toutes les pensées qui me sont venues dans le chœur de cette cathédrale. L'influence qu'a eue sur moi l'autre beau bâtiment du collège, le hall, est toute différente et étrangement mêlée. Si on ne l'eût utilisé, comme cela eût dû se faire, que comme réfectoire et dans les grandes occasions: galas, réceptions d'hôtes illustres, discours solennels, le hall, comme la cathédrale, ne m'eût laissé que des impressions bienfaisantes et graves qui eussent sanctifié le pain de chaque jour; de même, si notre Dean eût daigné diner avec nous de temps à autre, le plat de venaison partagé avec lui ne nous eût semblé que meilleur. Mais avec ce comble de mauvais goût, (qui, à mon sens, est le péché capital de notre temps, la raison de notre goût pour l'argent et de notre dégoût pour tout ce que l'argent peut procurer de meilleur), l'Abbé avait permis que le hall servît aux «collections». Le mot seul me semble abominable, soit qu'il se rapporte aux charités extorquées à l'église pour les pauvres ou aux connaissances arrachées de force aux malheureux candidats. «Collections», dans le langage du collège, signifiait les examens trimestriels, auxquels l'Abbé avait la mauvaise habitude d'assister comme grand inquisiteur, lui qui n'aurait jamais eu, fût-ce une fois, l'idée de présider notre dîner. Il va sans dire que tout ce que les candidats, même les plus forts, pouvaient savoir de grec, _lui_ paraissait absolument dérisoire. Méprisant dès les premiers mots, exaspéré, vindicatif et tonnant ensuite, plus sombre et plus menaçant à mesure que la journée avançait, glacial et Gorgonien, il allait et venait d'un bout à l'autre de l'immense salle de torture, aussi vaste que celle du Grand Conseil à Venise, mais déshonorée par les terreurs des malheureux candidats qui, serrés les uns contre les autres comme de pauvres hirondelles transies, ne pensaient qu'à dissimuler leurs traductions lorsqu'approchait le terrible Abbé. Ce n'était pas mon cas, ai-je besoin de le dire? Mais j'imagine que le Dean eût préféré que je me servisse de cinquante traductions plutôt que d'avoir l'air embarrassé et malheureux que j'avais, quelle que fût la question que l'on me posait. Et comme mes thèmes latins étaient les plus mauvais de toute l'Université, que je n'ai jamais pu reconnaître un futur présent d'un futur passé, et que même au bout de mes trois années d'Oxford, il m'aurait été impossible de dire où vivaient les Pélasges et d'où sont venus les Héraclides, on peut imaginer de quel air le Dean, au moment de mon départ, me tendit le second et le troisième doigt de sa main droite, et toutes les tortures que je souffrais lorsque mon père et ma mère m'interrogeaient sur mes succès éclatants au collège. À mesure que les années passaient, il m'était toujours plus impossible de ne pas associer dans ma pensée le hall du collège aux terreurs et aux humiliations des jours d'examen; mais, même dès le premier jour, l'étonnement et l'exaltation que j'éprouvais à dîner dans cette vaste salle ne furent pas sans mélange. Il est certain que le contraste était écrasant entre la petite pièce à Herne Hill, où nous mangions notre pudding, ma mère, Mary et moi, et un hall aussi grand que la nef de la cathédrale de Canterbury, dont l'extrémité se perd dans la brume, tandis que son plafond est noyé dans l'ombre, et que les convives en longues files paraissent et disparaissent selon les caprices de la lumière: spectacle qui me remplissait d'épouvante plus qu'il ne me mettait en appétit. Je fus d'ailleurs gêné, depuis le premier jour jusqu'au dernier, par le sentiment que moi, pauvre rustre, je n'avais que faire ici. Dans la cathédrale, né ou pas né, je me sentais chez moi tout autant que Monseigneur; et même, à certaines heures, l'édifice me semblait à moi plus qu'à lui-même. Mais à table, cette foule de savants et de nobles convives, ce service pompeux, ce luxe m'étaient étrangers; il y avait entre mes habitudes très simples et ces splendeurs une distance infranchissable. Autour d'un gigot rôti à point, garni de pommes de terre et servi dans l'arrière-boutique de Market Street, autour de la marmite de quelque gipsy sur la colline d'Addington (non que j'eusse jamais soupé avec une gipsy, quelque désir que j'en eusse), ou d'un bon gâteau d'avoine bien beurré--j'ai toujours été gourmand hélas!--dans la chaumière d'un berger d'Écosse, régal à partager avec le chien, j'étais moi-même, je me sentais à ma place; mais à la table des étudiants privilégiés, dans la salle à manger du Cardinal Wolsey, je fus de toutes façons, et tout de suite, moins que moi-même: à des places où je n'aurais pas dû être, jamais à ma place. Autant conter ici une petite aventure qui m'arriva peu de temps après mon entrée au Collège et qui, si insignifiante qu'elle fût, n'en contribua pas moins à me dégoûter à tout jamais du hall de Christ Church. J'avais été reçu comme un bon petit roquet sans prétention, avec une condescendance un peu dédaigneuse, par les chiens à pedigree de la table des gentlemen-commoners; mon professeur, mes camarades de classe commençaient à s'apercevoir que je lisais bien, que j'avais l'air de comprendre ce que je lisais et même que je posais parfois des questions embarrassantes au professeur, au point qu'un jour, à la sortie, je fus félicité par toute la classe pour la façon magistrale dont je l'avais _collé_. Je n'avais eu, pauvre innocent que j'étais, aucune intention de cette sorte; le hasard avait voulu simplement que je lui eusse demandé, à la grande joie de mes camarades, quelque chose qu'il ne savait pas. Bien avant cela, j'avais fait une tentative directe pour me faire remarquer, qui avait eu moins de succès. Il était de règle au collège que, chaque semaine, un des étudiants écrivît un essai philosophique sur un texte d'Horace, de Juvénal ou autre. On donnait lecture du meilleur travail, le samedi après-midi, dans le hall; tous les étudiants étaient obligés d'assister à la lecture. Voilà, pensai-je, une bonne occasion de déployer mes talents. Très consciencieusement, et d'ailleurs avec un réel plaisir, j'écrivis mon essai, dans lequel je mis toute la pénétration et toute l'éloquence dont j'étais capable. Aussi, si je fus flatté, je ne fus pas surpris lorsque, quelques semaines après mon arrivée à Oxford, mon professeur m'annonça d'un air bienveillant que ce serait moi qui lirais le samedi suivant. Donc, sans m'émouvoir, car j'avais de sérieuses raisons de compter sur mon talent de lecture, et avec la gravité qui me paraissait convenir à la circonstance, je lus mon essai, et j'ai tout lieu de croire que je le lus bien. Aussi, descendant de la tribune, je m'attendais à recevoir les félicitations et les remerciements de mes camarades fiers d'avoir été si bien représentés. Mais la pauvre Clara, après son premier bal, recevant dans le vestiaire les compliments de son cousin, ne fut pas plus surprise que je ne le fus de l'accueil que me firent mes cousins de la longue table. Ce n'était pas de l'envie, certes, mais du dédain, de la colère qui se donnaient carrière sous toutes les formes, depuis le sarcasme olympien de Charteris jusqu'à la volée d'injures de Grimston. On m'expliqua que je m'étais rendu coupable de lèse-majesté vis-à-vis de l'ordre des Gentlemen-Commoners; que jamais l'essai d'un étudiant privilégié ne devait avoir plus de douze lignes, et encore des lignes de quatre mots, et que, si disposé qu'on fût à passer sur ma sottise, ma suffisance, mon manque de _savoir-faire_[36], l'inconvenance que j'avais commise en écrivant un essai qui eût le sens commun, comme un vulgaire étudiant, l'incurie et l'audace dont j'avais fait preuve en les tenant là pendant un grand quart d'heure, pouvaient peut-être se pardonner une fois à un jeune serin tel que moi, mais il fallait que j'y prisse garde: si jamais je recommençais, on m'enverrait tout droit à Coventry. Que dis-je? Coventry serait encore trop bon pour moi. J'ai quelque plaisir, au moins, à me rappeler que je tombai du haut de mes nuages sans me faire grand mal sans témoigner un étonnement trop ridicule. Je reconnus la justesse des observations qui m'étaient faites que cela me fît en rien modifier ma manière d'écrire; je ne me rappelle plus ce que j'avais décidé de faire, au cas où j'aurais l'honneur de faire les frais d'une autre réunion du samedi. Mes essais furent-ils moins heureux, par la suite, mes professeurs en étaient-ils fatigués? Toujours est-il que je ne fus plus prié de lire. J'aurais dû faire observer que, si ma présentation aux jeunes gens de ma table s'était faite si aisément, c'était grâce à un hasard qui avait voulu que, pendant deux jours, en 1834, je me fusse trouvé bloqué par le mauvais temps à l'hospice du Grimsel avec une trentaine de voyageurs de toutes les parties du monde, et entre autres, avec un des étudiants privilégiés de Christ Church, un Mr Strangways, avec lequel j'avais joue aux échecs et qui s'était un peu intéressé à la façon dont je dessinais les rochers de granit dans la neige. À la table de Christ Church, il daigna me considérer comme un de ses semblables, et le reste de sa bande ayant découvert qu'on pouvait tirer de moi quelque amusement sans que je m'en doutasse, et reconnu aussi que je ne cherchais pas à réformer les mœurs de mes camarades par esprit évangélique ou sous tout autre prétexte également impertinent, on m'accueillit avec bienveillance; et, au bout de quinze jours, j'étais à peu près à même de choisir parmi les étudiants du collège les camarades qui me plaisaient le plus. Le bonheur voulut--un bonheur que je ne saurais rendre avec des mots--que Henry Acland, d'un an ou deux mon aîné, me choisît pour ami; il sentit qu'il y avait en moi certaines possibilités qui ne pouvaient se développer toutes seules et il me prit affectueusement en main. Son appartement, tout voisin de la porte nord de Canterbury, était à une cinquantaine de mètres du mien; ce fut bientôt le seul endroit où je me sentais heureux, il m'enseigna avec sérénité quelle devait être la manière de vivre d'un jeune Anglais de' bon sens, de bonne famille et d'éducation large; déjà, nous vivions tous deux dans un monde de pensées qui s'étendait bien au delà des murs du collège. Il m'entretenait des plaines de Troie; un ou deux ans plus tard, je lui indiquai, à l'occasion de son voyage de noces, le sentier qui gravit le Montenvers. L'amitié qui nous unit ne s'est jamais altérée, si ce n'est pour devenir plus profonde tous les jours. J'avais encore d'autres amis, dont quelques-uns furent très gentils pour moi, un «college tutor» de premier ordre, et plus tard j'eus pour maître particulier le savant à l'esprit si large et si droit dont j'ai déjà parlé, Osborne Gordon. À l'angle du grand quadrilatère de Christ Church vivait aussi le Dr Buckland, que j'ai toujours trouvé prêt à m'aider dans mon travail, ou, faveur plus grande encore, à me laisser l'aider dans le sien, en préparant les épures qui lui étaient nécessaires pour ses conférences. Mon dessin des filons granitiques de Trewavas Head, avec le petit cutter qui double la pointe, au milieu de la rafale, dessin dans le style de Copley Fielding, est encore, je crois, dans les archives de la section géologique. Mr Parker, qui s'occupait alors de fonder la Société d'architecture, et Charles Newton, déjà si profondément observateur, me témoignaient beaucoup de sympathie; ils avaient deviné mes goûts et ils me faisaient travailler plus scientifiquement l'architecture. La galerie de tableaux de Blenheim[37] n'était pas à plus de huit milles. Un garçon de mon âge pouvait-il se trouver dans de meilleures conditions? Que n'eut-il l'esprit de s'en rendre compte et la volonté d'en profiter! Eh bien non, j'étais là, ne sachant à quoi me décider, moitié par indécision, moitié par bêtise. Rien parmi les humains et les bêtes ne peindrait mieux mon attitude d'alors que la description par la pauvre petite bergère Agnès du «caneton fourvoyé». Je note comme étant un peu à mon honneur le fait que j'aie été heureux et non gêné par la présence de ma mère à Oxford. Elle était venue s'y installer afin de veiller sur moi autant qu'il était en son pouvoir. Pendant mes trois années d'Oxford, elle habita des chambres meublées dans High Street (d'abord dans la jolie maison du XVIe siècle, de Mr Adams, aux boiseries sculptées); mon père restait seul à Herne Hill toute la semaine, séparé à la fois de sa femme et de son fils, pour l'amour de ce fils. Le samedi il venait nous rejoindre, et le dimanche nous allions en famille à Saint-Pierre pour le service du matin. À part cela, jamais mes parents ne se montraient en public avec moi, dans la crainte que mes camarades ne se moquassent de moi ou n'exerçassent leur verve sur le brave Mr Ruskin, marchand de vin de Xérès, et la bonne Mrs Ruskin, aux toilettes surannées. Personne d'ailleurs, pendant tout le temps que je fus au collège, ne se permit de dire un mot malveillant ni sur l'un, ni sur l'autre; personne ne se moqua de l'habitude que j'avais de passer mes soirées avec ma mère. Mais une fois que la sœur aînée d'Adèle était venue avec son mari visiter Oxford, et que j'avais eu la sottise de dire à dîner, fort inutilement j'en conviens, que je la connaissais, que c'était la comtesse Diane de Maison, mes camarades me blaguèrent sans merci un mois durant. Le lecteur voudra bien observer aussi que si ma mère m'avait suivi à Oxford, ce n'était nullement parce qu'elle ne pouvait pas se passer de moi, encore moins parce qu'elle n'avait pas confiance en moi. Elle était venue uniquement pour être là en cas d'accident ou de maladie subite. Ma mère avait toujours été à la fois mon médecin et ma garde-malade et elle m'avait à plusieurs reprises sauvé la vie. Cette fois encore, qu'aurais-je fait sans elle? Pendant les deux premières années de ma vie d'étudiant, je ne lui causai aucune inquiétude; et quelle douceur pour moi, quand venait l'heure du thé, d'aller lui raconter ce que j'avais fait ou appris dans la journée! Ce qu'était la routine journalière il n'est peut-être pas inutile de le dire ici. Après une heure d'étude, même en hiver, l'office du matin à la chapelle, auquel je ne manquais jamais; petit déjeuner à neuf heures, pendant lequel, tout en savourant un petit pain au beurre, je lisais un roman du capitaine Marryat. Ensuite, cours jusqu'à une heure, lunch et petite causette avec les uns ou les autres. À deux heures, cours de Buckland ou autres. Promenade jusqu'à cinq heures, dîner dans le hall; «vin» chez moi ou chez un autre étudiant, corsé d'une bonne causerie avec les piocheurs ou quelque fredaine avec mes camarades de table. Mais, quoi qu'il arrivât, je m'arrangeais toujours pour être à High Street pour l'heure du thé de ma mère, c'est-à-dire sept heures, et y rester jusqu'à ce que Tom[38] m'appelât. Je prenais alors mon galop, et j'arrivais juste au moment où l'on fermait la porte de Canterbury; rentré chez moi, je lisais encore jusqu'à dix heures. Mais, en somme, tout cela ne donnait pas plus de six heures de vrai travail dans la journée; ces six heures, au moins, je puis me rendre la justice de constater que je les ai toujours employées sans marchander. J'ai bien appris, toujours, mon histoire d'Hérodote et, aujourd'hui encore, je sens tout le prix de cette acquisition. Walter Brown, mon «tutor» auquel je m'étais attaché, était arrivé, par la douceur, à me faire entrer quelques verbes grecs dans la tête. Pour les mathématiques, elles marchaient bien sous la direction d'un autre professeur, Mr Hill; j'avais d'ailleurs l'instinct géométrique et ce que je savais, dans cet ordre, je le savais bien. Lors de mon «little go»[39], au printemps de 1838, on me remit un graphique des figures d'Euclide, comme il était d'usage, avec l'énoncé des problèmes. Je repoussai la feuille, disant dédaigneusement à l'examinateur: «Je n'ai pas besoin de figures, monsieur.--Vous ferez mieux de les garder», me répondit-il d'un air bénin; ce que je fis puisqu'il m'en priait; mais je pouvais alors et je puis encore dicter, les yeux fermés, la démonstration de n'importe quel problème avec les lettres que l'on voudra à tous les points. Je passai tout juste pour le latin à l'écrit, mais je m'en tirai bien pour le reste et mon professeur fut content, sans se rendre compte que, pour cet examen, j'avais donné à peu près tout ce que je pouvais donner dans ce genre. Pour mon malheur, les deux professeurs supérieurs collège, Kynaston (depuis Principal de Saint Paul's), qui enseignait le grec, et Hussey, le censeur, qui enseignait je ne sais plus quelle chose ennuyeuse, m'étaient antipathiques. Tous deux avaient d'ailleurs pour moi le dédain qu'inspire généralement à tout professeur l'enfant élevé à la maison. De la part de Kynaston ce n'était pas sans raison, car je ne savais pas assez de grec pour comprendre ce qu'il disait, et quand un jour, dans une bonne intention, et pour me donner l'occasion de déployer mes talents, il me mit en face Ὃρα δέ γʹεἵσω τριγλύφων, δʹποι χενὸν δέμας χαθεῐναι, de l'_Iphigénie en Tauride_, et qu'il découvrit, à son grand étonnement et à celui de toute la classe, que je ne savais pas ce que c'était qu'un triglyphe, son mépris ne connut plus de bornes; de ce jour, lorsqu'il m'adressait la parole, c'était avec une sorte d'irritation, de colère sourde. Cependant, bien des années plus tard, à l'occasion d'une fête à Saint Paul's, il me reçut avec égards et bonté. Seuls, les très bons élèves trouvaient grâce devant Hussey. C'était le type du censeur-chien. Et de fait, les mœurs du collège étaient telles, malheureusement, qu'elles forçaient le plus débonnaire des censeurs à devenir féroce. Il avait, de plus, ainsi l'avait voulu le ciel dans sa justice, une physionomie terrible; dès le premier jour, il fut pour moi une sorte de Gorgone, la Gorgone ou l'Érinnye de Christ Church, dont le passage assombrissait non seulement le ciel mais la terre. Cela m'amuse, quand je jette un coup d'œil en arrière, de voir que professeurs et camarades prenaient toujours à mes yeux une forme esthétique; je me les représentais comme dans un tableau et je me refusais de prime abord à m'intéresser à ceux dont on n'aurait pas pu faire de beaux portraits. Mon idéal de professeur, c'était l'_Érasme_ d'Holbein ou le _Melanchthon_ de Durer; j'allais même jusqu'aux doges du Titien et aux évêques de Bonifazio. Mais je n'en rencontrais guère dans Tom ou Peckwater[40]. Le Dr Pusey, lui-même qui ne m'a jamais adressé la parole, n'avait rien de pittoresque ni de majestueux. Ce n'était qu'un gentilhomme anglais, un ecclésiastique maladif et assez dégingandé qui ne vous regardait jamais en face et avait toujours l'air d'être tombé de la lune. Quant à mon professeur de collège, il avait des yeux noirs, il était agréable et animé, mais sans rien de particulièrement impressionnant. Je le vois encore allant et venant d'un air important que nous trouvions assez ridicule. Kynaston avait une ressemblance comique avec un écolier joufflu, Hussey, renfrogné, noir et sec, aussi incapable de gaîté que d'enthousiasme; à part cela, faisant son devoir consciencieusement. C'était un des membres les plus estimables du collège et de l'Université, mais pour moi une calamité de tous les instants, un homme dont l'influence me fut beaucoup plus pernicieuse que je ne pouvais l'imaginer alors. Enfin, le Doyen dont la droiture évidente, la dignité morale, la véritable puissance intellectuelle, d'un genre un peu rude, m'avaient inspiré le respect dès le début: mais son aspect général rappelait trop l'enseigne du «Cochon rouge» que j'ai vu plus tard à la foire de Chartres et qu'un épicier ingénieux avait représenté en raisins secs, avec des grains de cassis en guise d'yeux. Sa présence en chair et en os, ou seulement la crainte de voir apparaître son fantôme, m'inspirait une terreur qui allait jusqu'à la torture; pour moi, c'était l'anathème, l'anathème sous la tiare et sous le dais. Pourtant, il y avait un des professeurs, avec lequel j'avais peu de relations, qui approchait de mon idéal, sans réaliser mes espérances en ce temps-là ni peut-être les siennes depuis. Moi, je m'imagine qu'il était, pour son malheur, sous la domination de l'ὰνάγκη, grecque, représentée par le Doyen actuel. C'était, c'est encore l'un des types les plus nobles de l'Anglais distingué, mais je soupçonne que ce ne fut passa bonne étoile qui le fit naître Anglais, l'élément prosaïque et pratique en lui ayant fini par l'emporter sur le sensitif. C'était le seul entre tous les professeurs de mon époque qui entendît quoi que ce soit à l'art; et cette réflexion très fine qui lui échappa un jour, en parlant Turner, «qu'il s'acharnait sur un idéal faux», m'eût été alors bien profitable s'il l'avait expliquée et appuyée. Mais, il ne trouvait pas, je pense, que je valusse la peine qu'il s'occupât de moi, et, ce qui est plus grave, il ne voyait pas assez clair en lui-même pour cultiver ses dispositions artistiques. Il y avait encore à Oxford, dans le bâtiment de l'angle nord-ouest du square du Cardinal, un homme d'un grand esprit et d'un grand cœur; les mauvaises chances dont j'eus à souffrir, surtout par ma faute, il faut bien le dire, furent largement compensées par le très grand avantage de le connaître, avantage dont j'eus le bon esprit de profiter. Le Dr Buckland[41] était chanoine de la cathédrale; lui, sa femme, ses enfants avaient de la gaîté, de la bonté et assez d'originalité pour donner de la vie et de la saveur au collège tout entier. Originalité qui tendait à devenir un peu grotesque, ce qui diminuait l'influence qu'il aurait pu avoir sans cela. Le Docteur avait trop d'humour pour suivre longtemps le côté ennuyeux d'un sujet. Frank s'occupait trop de son ourson apprivoisé pour essayer de réprimer les instincts un peu ours de sa propre nature; et il ne se passait guère de jour que Mit ne commît quelque frasque qui indignait les filles des autres professeurs du collège, lesquelles se piquaient de tenue. Mais ils étaient tous bons, intelligents, ouverts, animés et vivants au plus haut degré; leur fréquentation fut pour moi le meilleur des médicaments, elle me sauva. Le Dr Buckland faisait penser à Sydney Smith; il ne l'égalait pas comme esprit, mais c'était la même bonne humeur, le même bon sens, la même religion bienveillante et joyeuse. Je rencontrais à sa table les maîtres de la science: Herschel et d'autres encore, et souvent des étrangers polis et intelligents auprès desquels le peu de français que je savais, et que mes conversations avec Adèle avaient sensiblement amélioré, me fut souvent utile. Autour de cette table hospitalière, on se sentait toujours à l'aise, on s'amusait; menus et service étaient également intéressants. Je ne me suis jamais consolé, un jour que j'étais pris par un malencontreux rendez-vous, d'avoir manqué une délicate fricassée de souris; et je me souviens avec ravissement d'avoir reçu les bons offices, par une étouffante matinée d'été, de deux gracieux petits lézards de la Caroline qui étaient chargés d'éloigner les mouches. J'ai déjà dit le bonheur, plus grand encore, que j'eus d'être adopté par Acland à mon arrivée à Oxford. Sans lui j'eusse perdu la tête, mais il me soutenait, me réconfortait; son ironie elle-même était douce. Je le trouvais toujours plein de sympathie pour ce qu'il y avait de meilleur en moi, d'indulgence pour ce qu'il y avait de pire; de plus, il me donnait l'exemple d'une jeune et noble vie anglaise dans toute sa pureté, sa sagacité, sa dignité, son insouciance hardie et sa piété joyeuse; sa fierté anglaise brillait gentiment à travers tout cela comme celle d'une jeune fille heureuse de sa beauté. C'est un sujet d'étude intéressant pour moi de comparer l'orgueil silencieux de l'Anglais, conscient de ce qu'il est, à l'agitation impatiente du Français affamé de «gloire», gloire qu'il devra acquérir au prix d'efforts douloureux pour devenir ce qu'il n'est pas. Un jour que la Cherwell, grossie par la pluie, roulait ses flots impétueux au-dessus d'un déversoir glissant, nous discutions, Acland et moi, pour savoir s'il était possible de passer. J'avais déclaré péremptoirement que c'était impossible. Sur quoi Acland, enlevant souliers et chaussettes, traversa tranquillement, puis revint me trouver. Il ne courait d'autre risque que celui de prendre un bain, car c'était un nageur de premier ordre: et je crois d'ailleurs qu'il était assez raisonnable pour ne pas tenter l'aventure si elle avait présenté un réel danger. Mais il l'aurait risquée, je pense, car il possédait au plus haut degré la sérénité anglaise à l'heure du danger, ce qui, chez les sots, dégénère en goût du danger pour le danger, mais ce qui, chez les gens sensés, soldats ou médecins, est la raison du succès. Lorsque, trente ans plus tard, le Dr Acland fit naufrage sur le vapeur _Tyne_, non loin de la côte de Dorset--le navire s'étant échoué la nuit sur des rochers où il resta engagé--et qu'à l'aube on se rendit compte qu'on se trouvait à environ un demi-mille de la terre mais séparé d'elle par un dangereux ressac, comme les officiers, anxieux, tenaient conseil, que l'équipage s'agitait, que les passagers pleuraient ou priaient, on vit avec indignation le Dr Acland paraître à la porte du salon, tiré à quatre épingles dans sa toilette du matin, et annoncer que le «déjeuner était servi». Aux clameurs qui accueillirent cette apparente indifférence il ne répondit rien, faisant remarquer simplement qu'il était impossible qu'aucun canot gagnât la plage, et encore plus impossible qu'un canot quittât la plage, étant donné l'état de la mer, pour venir à leur secours. Donc, tout ce qu'on pouvait espérer, c'était qu'on pût haler les passagers à l'aide de cordes jusque sur le rivage, sauf ceux qui auraient le courage d'essayer de se sauver à la nage. En tout cas il serait sage, mouillés et gelés comme ils l'étaient pour la plupart, de commencer la journée en déjeunant comme d'habitude. Les cris cessèrent, l'agitation se calma, chacun retrouva ses esprits dans la mesure du possible et l'on n'eut à déplorer la mort de personne. Le fier et joyeux héroïsme d'Henry Acland m'enchantait, j'y prenais plaisir comme aux ébats d'un léopard ou d'un faucon sans que cela affectât en rien ma disposition particulière et me donnât envie de l'imiter. Trop souvent, je m'étais entendu répéter: Prends garde, fais attention. Aussi, n'ai-je jamais songé à le suivre sur les barrages glissants ou dans les canots de sauvetage au milieu des vagues blanches d'écume; je le suivais plus volontiers dans les sentiers de l'art et de la science, car il était de plusieurs années en avance sur moi; à défaut d'autre chose, ma sympathie l'encourageait. Avant mon entrée à l'Université, il était seul, littéralement seul, à s'intéresser sérieusement à ces matières. La géologie, pour le Dr Buckland, n'était qu'une distraction; mais la vie, après tout, était-elle pour lui, autre chose? Pour Henry Acland la physiologie était un évangile, la bonne parole dont il avait la garde, qu'il devait prêcher aux païens, et déjà, dans sa petite chambre d'étudiant de Canterbury College, il esquissait le plan d'études qu'il a réalisé plus tard dans son cabinet de consultation du quadrilatère de Tom, en y introduisant l'étude de la physiologie qui a fait de l'Université ce qu'elle est aujourd'hui. La caractéristique d'Acland c'est que, tout jeune, il avait déjà le jugement sûr, un but déterminé, du talent; s'il n'eût pas, en avançant en âge, été écrasé par la routine de ses devoirs professionnels, s'il n'eût pas été heureux et pleinement satisfait dans une admirable vie de famille, on ne peut dire à quoi il serait arrivé; mais ceux qui l'aiment ne sauraient avoir aucun regret, ils ne peuvent qu'être reconnaissants qu'il ait été ce qu'il est. Après Acland, mais bien loin derrière lui, parmi les idoles esthétiques de mon choix auxquelles je demandais d'abord, à quelque sexe qu'elles appartinssent, d'être avant tout de belle apparence, venait Francis Charteris. Charteris, pour moi, était l'idéal de l'Écossais, le plus beau type de la race caucasienne qu'il m'ait été donné de voir; son ironie délicate et aisée, sans le moindre venin, son sens pratique donnaient un air de hauteur, d'ailleurs inoffensif, à sa beauté délicate. Personne ne pouvait lui résister, du moins personne ayant quelque peu le sens de l'humour; et quand, un jour, le vieux vice-doyen, sortant du portail de Canterbury, croisa Charteris qui descendait de cheval en habit rouge défendu aux étudiants, et que celui-ci, le pied encore sur l'étrier, se tourna gaiement vers lui et lui dit «qu'il avait suivi la meute du Doyen», le vieillard et le jeune homme avaient l'air aussi contents l'un que l'autre. Charteris, toujours heureux dans tout ce qu'il entreprenait, ne se troublait de rien. Naturellement bien doué, plein d'activité, il faisait tout en se jouant; jamais il n'était tombé de cheval à la chasse, jamais il n'avait été intimidé en classe, jamais il ne s'était troublé à un examen, jamais il n'avait fait de sottises. Un seul point noir, il était de santé délicate, ce qui expliquerait qu'ait n'ait pas laissé de traces plus profondes. Le comte de Desart, après Charteris, était celui de mes camarades de table qui m'intéressait le plus. Très bien doué aussi et d'un aimable caractère, il avait moins d'activité et, en sa qualité d'Irlandais, moins de sens pratique que l'Écossais. L'Université, d'ailleurs, ne fit rien pour lui en faire acquérir. Notre époque a mis tout son orgueil à niveler les positions, à effacer distinctions entre nobles et serviteurs; peut-être eût-il été plus sage, au lieu d'effacer les distinctions, d'intervertir les rôles. Alors le droit d'entrée au collège de l'humble étudiant et son entretien dépendaient de son application, tandis que c'était un des privilèges des nobles de faire à l'Université des dons princiers. Ils n'en attendaient rien en retour et achetaient, pour des sommes qui dépendaient de leur situation sociale, le privilège de ne rien apprendre et de vivre à leur fantaisie. Il me semble étrange--et cela ne me donne pas une très haute idée du caractère anglais--de penser qu'il ne soit jamais venu à l'esprit d'un vieux doyen ou d'un jeune duc l'idée que l'Église d'Angleterre et la Chambre des Pairs auraient une tout autre situation dans le pays, si l'examen d'entrée, au contraire, avait été plus difficile pour les riches que pour les pauvres, et si la naissance et les bonnes manières d'un étudiant avaient été proclamées à la fois par le blason de son sceau, le gland de son bonnet, l'excellence de sa conduite et la solidité de son érudition. À cet égard, on reconnaîtra toujours un élève d'Eton ou de Harrow, qu'il arrive à quelque chose ou qu'il n'arrive à rien. Mais combien des plus hautes qualités de la noblesse anglaise se trouvent perdues par l'incurie de son éducation universitaire! Hélas! elle n'aura peut-être que trop tôt l'occasion de s'en apercevoir. Je n'ai pas grand'chose à dire de mon camarade irlandais, si ce n'est que je l'admirais beaucoup et que c'est lui qui a offert le souper où, étudiant de première année, mon entrée au corps des étudiants privilégiés fut solennellement ratifiée. J'eus à soutenir le feu des regards curieux lors de l'épreuve des toasts obligatoires, mais mes amphitryons n'avaient pas soupçonné que je pouvais me connaître en vins autant qu'eux. Lorsque nous nous séparâmes au petit jour, j'aidai à descendre le fils du doyen et je dus retraverser la cour de Peckwater pour rentrer chez moi; je me souviens que, tout en marchant, je me demandais si la trigonométrie ne pouvait pas m'aider à savoir si je me dirigeais en droite ligne sur le réverbère au-dessus de la porte. À partir de ce jour, c'est-à-dire environ trois semaines après mon installation au collège, on fut obligé de reconnaître que, si empoté, si poule mouillée que je fusse, je savais à l'occasion me faire respecter aussi bien qu'un autre, et, le trimestre suivant, quand ce fut à mon tour de rendre la politesse, on admit que j'offrais d'excellent vin, bien qu'il ne portât aucune étiquette révélatrice, et que je regardais sans mauvaise humeur apparente mes camarades lancer par la fenêtre aux enfants du concierge les fruits que j'avais fait venir de Londres à grands frais; ce qui était bien mieux encore, que j'acceptais la plaisanterie sans me fâcher, quoique je ne pusse pas moi-même plaisanter, et que je m'intéressais à la conversation même quand je n'en comprenais pas le premier mot, au point qu'un jour Bob Grimston me fit l'honneur de m'emmener à la taverne au delà de Magdalen Bridge: il voulait obtenir du landlord quelques renseignements sur les chevaux engagés dans le Derby, chose fort délicate à laquelle on n'arrivait qu'en usant de diplomatie, en s'asseyant sur le bout de la table de la cuisine et en causant d'un air détaché. Quelques-uns de mes camarades, parmi les plus sérieux, s'intéressaient à mes dessins; et deux d'entre eux--Scott Murray et lord Kildare--étaient aussi exacts que moi-même à l'office quotidien; nous avions sur la vie du collège et ses résultats des idées communes. Cette seconde année passa agréablement et mes parents purent s'imaginer que je prenais position à l'Université. Je fus reçu, sans opposition, du Cercle de Christ Church qui tenait ses réunions au coin d'Oriel Lane, en face du «beau portail» de l'église St-Mary. Les registres de la Société portaient les noms de la plupart des hommes du monde les plus distingués qui avaient passé par Christ Church dans les dix ou douze années précédentes. Dans ce milieu luxueux et honorable aux yeux du monde, mon esprit, qui avait recouvré sa tranquillité et son ressort, acquérait insensiblement chaque jour un tant soit peu de sens pratique, et je crois vraiment que pendant cette année j'ai plus et mieux travaillé que je ne le pensais alors. Il me semble aujourd'hui j'ai connu Thucydide, comme j'ai connu Homère (celui de Pope), dès que j'ai su lire. En tous les cas le fait qu'un garçon, qui savait si peu de grec à dix-sept sût son Thucydide sur le bout du doigt à dix-huit, implique un effort sérieux. L'honnêteté admirable du soldat grec, sa haute éducation, la profondeur de ses vues politiques, le mépris qu'il avait de la forme--car il ne cherchait qu'à dire avec force ce qu'il avait à dire--tout m'intéressait puissamment en lui comme écrivain; en même temps son sujet, la plus grande tragédie qui se soit jouée dans le monde, le suicide de la Grèce, éveillait en moi une sympathie qui développait en même temps mon cœur et mon intelligence. J'ouvre et je pose à côté de moi, pendant que j'écris le troisième volume si soigneusement conservé sur lequel j'ai tant peiné. Je retrouve, entre ses pages mes notes d'une fine écriture serrée; et je lis avec une surprise pleine de reconnaissance la dernière phrase de la préface d'Arnold datée de Fox How, Ambleside, janvier 1835: «Les plus folles extravagances du néfaste athéisme des temps modernes n'iront jamais plus loin que les sophistes de la Grèce ne sont allés. Tout ce que l'audace peut oser et inventer pour changer le sens des mots «le bien» et «le mal», on l'a essayé au temps de Platon; mais grâce à son éloquence, à sa sagesse, à sa foi inébranlable, ils ont été confondus.» [Note 36: En français dans le texte.] [Note 37: Château du duc de Marlborough. (Note du traducteur.)] [Note 38: J'essaie autant que possible de ne pas abuser des notes, mais je dois expliquer à ceux de mes lecteurs qui ne seraient pas Anglais que «Tom» est le nom de la grosse cloche d'Oxford, celle de la tour de l'ouest de Christ Church.] [Note 39: Le premier examen du baccalauréat «little go» ou «smalls» terme usité à Cambridge et à Oxford. (Note du traducteur.)] [Note 40: Cours ou quadrangles du grand collège de Christ Church. (Note du traducteur).] [Note 41: Plus tard, doyen de Westminster, célèbre surtout comme géologue. (Note du traducteur.)] CHAPITRE XII LA CHAPELLE DE ROSLYN Il me faut revenir, avant de clore le récit fort décousu de ces vingt premières années, sur deux ou trois épisodes perdus au milieu de cette année 1836, car ils eurent de l'influence sur la suite de mes travaux. Il m'est impossible de retrouver à quelle date mon père fit l'acquisition de son premier Copley Fielding: _Between King's House and Inveroran, Argyllshire_. Nous le payâmes un prix extrêmement élevé pour _nous_, douze cents francs; le jour où on nous l'apporta il y eut fête à la maison, et, encore bien des jours après, nous passâmes des heures à l'admirer en nous figurant que collines, pluie, tout cela était vrai. Mon père et moi nous nous entendions à merveille sur Copley Fielding et vraiment je regrette souvent de n'avoir pas vécu dans quelque coin perdu du monde sans avoir jamais vu d'autre peinture que celle de Prout et la sienne. Nous n'eûmes plus qu'une idée, après avoir acheté notre Fielding, faire sa connaissance; et combien cette amitié nous fut précieuse, car c'était le plus modeste des présidents, le plus naïf des peintres, sans ombre de romantisme avec seulement un amour passionné pour le soleil du Bon Dieu et pour les collines natales. Tandis que Stanfield Harding et Roberts voyageaient en Italie, en Sicile, en Styrie, en Bohême, en Illyrie, dans les Alpes, les Pyrénées, la Sierra Morena, Fielding n'allait même pas jusqu'à Calais; chaque année, il retournait à Saddleback et à Ben Venue, et souvent même Sandgate et les dunes de Sussex lui suffisaient. Les dessins que j'exécutai en 1835 étaient réellement intéressants, même pour des artistes; ils indiquaient des dispositions suffisantes pour que mon père ait jugé utile de me faire passer de l'enseignement de Mr Runciman à quelque chose de tout à fait supérieur. Tout membre de la Société des aquarellistes faisait payer ses leçons une guinée; il est vrai qu'en six leçons, on arrivait, disait-on, à un bon talent d'aquarelliste amateur. Notre choix, comme professeur, était fait d'avance, et je ne saurais dire qui de moi ou de mon père a le plus joui de ces six heures passées dans l'atelier de Fielding. L'admiration de mon père touchait l'artiste, qui trouvait le plus grand plaisir à causer avec lui pendant que je prenais ma leçon, et cependant mon père, timide et réservé, n'était réellement lui-même que la plume à la main. J'ai eu le bonheur de retrouver une lettre de 1830 qui montre bien quelle valeur Northcote attachait à l'opinion de mon père. C'était à propos d'un ouvrage de critique demeuré classique, le meilleur qu'on ait fait jusqu'ici basé sur les principes de l'école de Reynolds: «Cher Monsieur, j'ai reçu votre lettre si aimable et si encourageante, mais j'ai été désolé d'apprendre que vous aviez été malade; j'espère que vous êtes tout à fait rétabli. Les éloges que vous voulez bien faire de moi et du volume de «Conversations» me font plus de plaisir que vous ne pouvez imaginer; d'autant que le livre a paru sans mon autorisation, et sous sa première forme, dans les Revues, sans même que j'en eusse connaissance. J'ai fait tout ce qui était en mon pouvoir pour en arrêter la publication parce qu'il s'y trouve quelques jugements très sévères sur des personnes, que je n'aurais pas voulu voir imprimés; de plus, Hazlitt, qui est un homme de beaucoup de talent, a la dent fort dure et il a souvent exagéré ce que je lui avais dit en confidence. Quoi qu'il en soit, je bénis Dieu que ce livre, qui a été pour moi l'occasion de tant de trouble, ait l'approbation d'un esprit comme le vôtre. Cette approbation est un grand réconfort; elle me met l'âme en repos. «Veuillez présenter mes respectueux compliments à Mrs Ruskin qui, je l'espère, est en bonne santé. Mes bons souvenirs à votre fils. «Toujours, cher Monsieur, votre ami très reconnaissant[42] et très humble serviteur. «JAMES NORTHCOTE.» Argyll-House, 13 octobre 1830. À John J. Ruskin, Esq. Les six leçons s'allongèrent, en devinrent huit ou neuf, pendant lesquelles Copley Fielding m'apprit à superposer des lavis de teintes diverses, à confectionner ainsi des ciels avec du cobalt, de la garance et de l'ocre jaune, à faire les sommets de montagnes au moyen de touches brisées, inégales; à représenter un lac aux eaux calmes par de larges bandes d'ombre séparées à des intervalles de trois ou quatre millimètres par des lignes lumineuses; à faire les nuages noirs et la pluie à l'aide de douze ou vingt lavis successifs, et, avec un pinceau sec, à saupoudrer de terre de Sienne brûlée les feuillages et les premiers plans. À l'aide de ces principes, je réussis à copier une aquarelle de 12 x 9 de Ben Venue et des Trosachs, avec des vaches brunes sur les bords du Loch Achray, que Fielding fit devant moi. J'étais si content de mon aquarelle que je l'accrochai au-dessus de la cheminée de ma chambre; je m'endormais le soir en la contemplant, et, le matin, c'était la première chose que je voyais au réveil. Plaisir fait d'amour-propre satisfait sans doute, mais aussi du sentiment que j'avais acquis quelque chose de nouveau. Je me sentais comme exalté, soulevé par un air plus léger et en même temps plus fort. Hélas! cette première conquête ne fut pas suivie de beaucoup d'autres. Je m'étais attendu à des progrès constants et réguliers, il n'en fut rien. Mes pauvres lavis, quelque soin que j'y misse, n'arrivaient jamais au fondu de Fielding, et mes saupoudrages de terre brûlée, toujours les mêmes, donnaient de la monotonie. Ce qui me découragea surtout, c'était l'impossibilité d'utiliser les procédés de Fielding pour les Alpes. Mes touches brisées, inégales, ne représentaient pas mieux des aiguilles que mes ombres régulières les eaux du lac de Genève. J'abandonnai l'aquarelle avec l'idée, que je ne formulais pas, que je n'étais pas doué pour cet art--la vérité, c'est que la composition en couleur n'était pas dans mes cordes--et je me remis au dessin, au pur dessin, avec courage. À cette époque, je n'avais pas encore vu une aquarelle de Turner. Était-ce lourdeur d'esprit ou prudence, je continuais en toute tranquillité à copier les reproductions dans le volume de Rogers sans m'inquiéter même de savoir où étaient les originaux. Ils étaient enfouis au fond d'un vieux tiroir dans Queen Anne Street, aussi inaccessible pour moi que le fond de la mer; si je les avais vus, peut-être cela n'eût-il servi qu'à me gâter le plaisir que me donnaient les gravures. Mon indifférence à cet égard eut du bon, et plus je songe à mon manque de curiosité, dont ce n'est là qu'un exemple, plus j'éprouve de reconnaissance et même de respect pour cette habitude, que j'ai conservée toute ma vie, de travailler avec résignation à ce que j'ai sous la main, tant que je peux le faire, et à regarder ce que j'ai sous les yeux tant que je peux le voir. D'autre part, pour les grands Turner, la pensée de les imiter ne me venait même pas et l'effet qu'ils ont produit sur moi avant 1836 est fort mêlé; plusieurs, comme _Quillebœuf_ ou _Les chargeurs de charbon_, étaient peu agréables de couleur; et la _Fontaine de l'Indolence_ ou la _Branche d'or_ m'apparaissaient sans doute quelque peu fantastiques à côté du naturalisme de Landseer, de l'émotion humaine, et de l'intelligibilité de Wilkie. Mais en 1836, Turner exposa trois tableaux dans sa dernière manière et où son originalité se traduisait avec tout l'art dont il était capable; c'était _Juliette avec sa nourrice, Rome vue du Mont Aventin_, et _Mercure et Argus_. La fantaisie qui lui avait fait choisir comme cadre à sa _Juliette_ Venise au lieu de Vérone, les fantasmagories de l'éclairage, les feux d'artifice au travers desquels on reconnaissait à peine Venise, furent l'occasion d'un article qui parut dans le _Blackwood's Magazine_ et où le critique, avec beaucoup de force mais sans aucun ménagement et encore moins de politesse, exprimait les sentiments que suggéraient aux élèves de sir George Beaumont ces vues de nature qui n'avaient rien d'orthodoxe. Cet article souleva en moi une «sainte colère», qui ne s'est jamais calmée d'ailleurs, et comme j'étais déjà plein de confiance dans mes talents d'écrivain, que je sentais et pouvais expliquer le charme de l'œuvre de Turner, j'écrivis une réponse au _Blackwood_ dont je serais curieux aujourd'hui de retrouver quelques fragments. Mon père jugea convenable de demander à Turner la permission de publier cette réponse. Je la recopiai donc de ma plus belle écriture, et l'envoyai au Maître qui, à cette occasion, m'écrivit la lettre suivante: 47, Queen Ann (_sic_) Street West. 6 octobre 1836. «Mon cher monsieur, laissez-moi vous remercier de votre zèle, de votre amabilité et de la peine que vous avez prise au sujet des critiques que le _Blackwood's Magazine_ d'octobre a faites de mes tableaux; je ne m'agite pas pour si peu; ces choses-là sont sans importance; répondre ne sert qu'à aggraver le mal. On a peur que mes idées ne fassent tourner la pâte et que toute la provision de farine ne soit gâtée. «P. S.--Si vous désirez que je vous renvoie le manuscrit, soyez assez aimable pour me le faire savoir. Sinon, et avec votre permission, je l'enverrai au possesseur du tableau de _Juliette_.» La signature manque au bas de la lettre; je l'ai coupée, sans doute pour le plus grand bonheur d'un amateur d'autographes. Quelques années plus tard, les lettres de Turner à mon père se terminaient par cette formule toujours la même: «Bien sincèrement vôtre», celles qu'il m'adressait, simplement par «Sincèrement vôtre». Le «possesseur du tableau» était Mr Munro de Novar, qui ne m'a jamais parlé de la façon dont le premier chapitre de _Modern Pointers_ était tombé entre ses mains, et, de mon côté, je n'ai pas attaché assez d'importance à la chose pour lui en parler. Je continuai de travailler d'après les gravures de Turner pendant un ou deux ans, tout en mettant à profit les procédés de Copley Fielding, chaque fois qu'en voyage, pendant les vacances, je faisais une étude en couleur. Nous fîmes trois voyages, trois étés de suite, sans traverser la Manche. En 1837, le Yorkshire et les lacs; en 1838, l'Écosse; en 1839, les Cornouailles. C'est pendant le voyage de 1837, j'avais dix-huit ans, que j'éprouvai pour la dernière fois l'amour pur et enfantin de la nature, où Wordsworth, bien légèrement, voit une preuve de l'immortalité. Nous passâmes par la North Road, comme nous en avions l'habitude; le quatrième jour, nous arrivions à Catterick Bridge, où le joli ruisseau clair, qui court sur un lit de cailloux à travers une vallée entourée de collines, fait pressentir les landes et les ravins de la partie montagneuse du Yorkshire. Au bord du petit ruisseau, je ressentis cette émotion comme je ne l'ai plus retrouvée depuis; émotion qui n'est possible que dans la jeunesse, car tout souci, tout regret, la conscience du mal la détruit: elle veut une sensibilité intacte et l'espérance dans l'avenir; non que je croie la jeunesse incapable de sentir ce qu'il y a de meilleur dans cet amour, à l'heure de la maladie et dans l'attente de la mort, mais seulement si la mort lui semble un don de Dieu. Ces émotions, quant à moi, je ne les ai jamais éprouvées que dans des lieux sauvages, j'entends par là des endroits où la main de l'homme n'était pas intervenue, et en particulier au bord des rivières ou dans le voisinage de la mer. Le sentiment de la liberté, de la grandeur, de la puissance non profanée de la nature y était un élément essentiel. Je jouissais d'une pelouse, d'un jardin, d'une prairie émaillée de pâquerettes, d'un étang paisible, comme en jouissent les autres enfants; mais sur les rives de la Wandel, sur les dunes de Sandgate ou au bord d'un ruisseau dans un ravin du Yorkshire, je ne me sentais pas semblable aux autres enfants; mais comment exprimer cette émotion, même lorsqu'on l'a le plus fortement éprouvée? L'expression de Wordsworth: «j'en étais hanté comme par une passion», ne la traduit qu'imparfaitement: ce n'est pas comme une passion, qu'il faudrait dire, car _c'est_ une passion; et la question, question délicate, est précisément de savoir en quoi elle _diffère_ des autres passions; quel est le sentiment humain, humain au plus haut degré, qui nous porte à aimer une pierre pour l'amour de la pierre, un nuage pour l'amour du nuage? Le singe aime le singe pour l'amour du singe, il aime une noisette pour l'amande qu'elle renferme, mais il n'aime pas une pierre pour une pierre. Les pierres étaient pour moi du pain sans que le Démon y fût pour rien. J'étais très différent, qu'on me permette de le redire encore une fois, des autres enfants, même de ceux qui me ressemblaient le plus, pas tant par la nature du sentiment que parle mélange et la diversité de ses éléments. Ma petite cruche d'argile débordait à la fois, si je puis dire, de la vénération de Wordsworth, de la sensibilité de Shelley, et de la précision de Turner. Je voyais comme Wordsworth dans un perce-neige une partie du Sermon sur la Montagne; mais je n'aurais jamais adressé de sonnets à la chélidoine, parce qu'elle est d'un jaune criard et de forme imparfaite. Comme Shelley, j'aimais le ciel bleu et les yeux bleus, mais je n'ai jamais un instant confondu les cieux avec ma pauvre petite âme. La vénération et la passion gardaient leurs places respectives, grâce à l'élément constructif, à la Turner, qu'il y avait en moi. Je ne m'épuisais pas à souhaiter qu'une pâquerette pût se réjouir de la beauté de son ombre, Je m'appliquais tout bonnement à dessiner exactement cette ombre. Mais les lois qui régissaient ma nature étaient si fermes, si chimiquement inaltérables, qu'à l'heure actuelle, 1886, jetant un coup d'œil en arrière, sur les rives de ce cours d'eau, vers ce ruisseau de 1837 où je vois se dérouler toute ma jeunesse, je ne me trouve _changé_ en rien. Quelques parties de moi-même sont mortes, mais d'autres, plus nombreuses, se sont fortifiées. J'ai appris certaines choses, j'en ai oublié beaucoup; au total, je ne suis que le même adolescent, déçu et rhumatisant. Pour mieux faire comprendre cette opiniâtreté de ma nature qui n'a rien du durcissement du bois par les années, mais tient plutôt du tissu de la moelle, que l'on me permette d'insister encore un instant sur l'étrange plaisir que je ressentis en 1837 à revoir les lieux où, écolier, j'avais erré. Il n'est pas d'enfant qui ait ressenti une impression plus vive à la vue de l'Italie et des Alpes; il n'est pas d'enfant, pas d'homme qui fit mieux la différence entre une chaumière du Cumberland et un palais vénitien, entre un ruisseau du Cumberland et le Rhône: c'est ce dont on trouve une expression, l'année suivante, dans ma première tentative littéraire qui donnât des espérances. Si grand, toutefois, qu'ait été mon enthousiasme, si délirantes les joies éprouvées sur le continent, rien ne peut se comparer au bonheur que j'eus à me retrouver sur les bords d'un ruisseau du Yorkshire. C'était pour moi retrouver le ciel. Nous poussâmes jusqu'au Cumberland que nous connaissions déjà si bien, mon père me faisant faire l'ascension du Scawfell et de l'Helvellyn avec un guide expérimenté de Keswick, Mr Wright, qui se connaissait en minéralogie; et notre été se passa paisiblement et non sans profit. Un petit incident, que je situe vers le commencement de 1838, prouve que j'avais recouvré ma tranquillité d'âme et mon bon sens, et que l'on aurait pu me décider alors sans trop de peine à me fixer dans une vie simple et saine, mais il aurait fallu pour cela que mes parents sussent profiter de la chance qui se présentait. J'ai oublié de dire, lorsque j'ai parlé de nos amis Mr et Mrs Richard Gray, que, dans mon enfance, ma mère avait aussi une autre amie, qui habitait en haut de Camberwell Grove. Elle s'appelait Mrs Withers. C'était une excellente femme, très pieuse, qui aidait ma mère dans ses charités. Mr Withers, gros négociant en charbons, fit plus tard de mauvaises affaires. L'un et l'autre ne m'ont laissé qu'un souvenir effacé. Mrs Withers, qui avait été très mêlée à la vie de ma mère, avait disparu de notre horizon avant que je ne d'âge à conserver fusse d'elle une impression nette. Au printemps de cette année 1838, Mr Withers, devenu veuf, qui vivait retiré à la campagne, était venu à Londres pour affaires; il avait amené sa fille unique afin de la présenter à ma mère; et ma mère--comment expliquer un fait si contraire à ses habitudes?--l'avait invitée à passer quelques jours avec nous pendant que son père faisait une tournée d'affaires. Charlotte Withers avait seize ans, elle était mignonne, un peu frêle, délicate, impressionnable et blonde, avec un teint charmant malgré des taches de rousseur, et une grâce naturelle qui rappelait celle d'une fleur des prés; intelligente, affectueuse, l'âme tout à fait droite, et d'une piété qui n'avait rien d'agressif. En somme, une petite créature douce, un peu ordinaire, pas jolie, mais agréable à regarder lorsque ses yeux se posaient sur les vôtres et qu'elle n'était pas distraite. En moins d'une semaine, nous étions devenus très bons amis. Nous causions musique, peinture; j'écrivis pour son édification un essai de neuf pages, grand format, sur beau papier, où j'exposais triomphalement mes idées sans rien laisser subsister des siennes. C'était ma manière ordinaire de faire ma cour aux femmes. Charlotte Withers fut très flattée du grand honneur que je lui faisais, et elle emporta mon essai comme un bon élève le prix qu'on vient de lui décerner. Comme je le disais plus haut, si mon père et ma mère avaient voulu qu'elle prolongeât son séjour d'un mois, nous serions certainement tombés amoureux l'un de l'autre, très doucement, en toute sérénité; il ne dépendait que d'eux de me faire épouser cette gentille petite femme, et de m'installer, étant donné mon goût pour la géologie, dans le commerce du charbon, je n'aurais opposé aucune résistance. Mais je ne crois pas que l'idée leur en soit seulement venue. Charlotte n'était pas la femme qu'ils rêvaient pour moi. Si bien que Charlotte nous quitta à la fin de la semaine au retour de son père. Je l'accompagnai jusqu'à Cumberland Green, nous nous séparâmes avec quelque tristesse de part et d'autre au coin de la New Road, et cette possibilité d'un bonheur paisible s'évanouit pour toujours. Peu après, son père «négocia» pour elle un mariage avec un gros commerçant de Newcastle. Elle se soumit, en fille obéissante qu'elle était. Traitée par son mari à peu près comme un de ses sacs de charbon, elle mourut au bout d'un ou deux ans de mariage. Ce petit incident me prouva, et j'en fus humilié, que ma mère avait eu raison lorsque, à ma grande indignation, elle m'avait assuré qu'Adèle n'était pas la seule jeune fille qu'il y eût au monde; et les joies que me donna le voyage que nous fîmes cette année-là dans les Trosachs n'eurent pas les honneurs d'une description en vers byroniens; j'avais aussi renoncé à la tragédie, car, après avoir décrit une gondole, un bravo, la divine Bianca et le clair de lune sur le Grand Canal, j'avais trouvé que je n'avais plus grand'chose à dire. Le pays de Scott me prit tout entier. À quoi bon dire au lecteur d'aujourd'hui que les bords du Loch Katrine, à l'extrémité est du lac, étaient encore tels que Scott les a vus et décrits: Onward, amid the copse 'gan peep, A narrow inlet, still and deep[43]! Rien de plus vrai, de plus adorablement exact. Au bord du sentier (ce n'était qu'un sentier) qui serpentait à travers les Trosachs, sombre et silencieux, sous les myrtilles, rêvait un étang aux eaux limpides, aux rives sinueuses, un étang qui n'avait pas plus de cinq pieds de large à sa naissance et qui reflétait les herbes et les mousses entrelacées de ses bords sous une voûte de feuillage si touffue qu'à peine apercevait-on le bleu du ciel au travers. Ce petit bras du Loch Katrine est étrange par lui-même; je n'ai vu nulle part rien qui y ressemblât. C'est un méandre aux eaux profondes, sans ruisseau apparent qui vienne l'alimenter, phénomène qui n'est possible, j'imagine, qu'au milieu de ces amas de rochers bizarres des Trosachs. Cette beauté étrange, cette merveille naturelle, le plus beau des poèmes que l'Écosse ait chantés au bord de ses cours d'eau l'a immortalisée. Pourrait-on croire que tout ce que le XIXe siècle a su inventer pour honorer ce délicieux coin de montagne, cet héritage sacré, ç'a été de permettre à un bateau à vapeur de venir y fourrer son nez, de cacher ses myrtilles sous une plate-forme en planches et d'y faire courir au pas de charge des hordes de touristes? C'eût été un grand bienfait pour moi de faire l'ascension du Ben Venue et du Ben Ledi, le marteau à la main, comme Scawfell et Helvellyn. Mais j'étais absorbé alors par un travail littéraire, auquel la vue de Roslyn et de Melrose donnait encore plus d'intérêt. L'idée m'en était venue pendant l'été de 1837; elle était née, j'imagine, du contraste, qui m'avait vivement frappé, entre les habitations rustiques du Westmoreland et celles d'Italie. Toujours est-il que le numéro de novembre 1837 de l'_Architectural Magazine_ de Loudon débute par un article intitulé: «Introduction à la poésie de l'Architecture», ou «l'Architecture des Nations de l'Europe envisagée dans ses rapports avec l'aspect naturel du pays et le caractère national», par Kataphusin. Il m'était impossible de donner en moins de mots, et en mots plus significatifs, la définition de ce que je devais passer plus de la moitié de ma vie à expliquer. «Selon la nature» disait l'esprit dans lequel je devais traiter ce sujet aussi bien que tous les autres. Que j'aie cru devoir prendre un nom de plume me semble indiquer (comme aussi que je n'aie pas signé la première édition des _Modern Pointers_) une confiance dans mon jugement assez déplacée chez un garçon de dix-huit ans. Si mon père ou mon professeur m'avait dit alors: «Écris comme un jeune homme doit écrire, laisse au lecteur le soin de découvrir ce que tu sais, amène-le doucement à tes idées», je n'aurais sans doute pas à rougir de mes premiers essais. M'eussent-ils dit plus sévèrement encore: «Tais-toi, attends le moment où tu n'auras plus besoin de t'excuser auprès de ton lecteur», j'aurais été peut-être, plus tard, satisfait de mon œuvre. Tels qu'ils sont, en dépit de leur prétention, de leur peu de profondeur, ces essais de ma jeunesse vont assez droit au but; et ils se distinguent déjà de la littérature de l'époque par l'ingéniosité de la forme, qualité que le public a bien voulu me reconnaître dès le début. J'ai dit plus haut que c'était la lecture assidue de la Bible qui m'avait empêché de modeler mon style entièrement sur celui de Johnson. Dans une certaine mesure, c'est ce que j'ai fait; et dans ces premiers essais je m'y suis appliqué, en partie parce que je ne pouvais pas faire autrement, en partie de propos délibéré. Lors de nos voyages à l'étranger, comme il était important de ne pas augmenter inutilement le poids des bagages, mon père avait jugé que quatre petits volumes de Johnson--_the Idler et the Rambler_--sous des noms appropriés aux circonstances, contenaient autant de nourriture substantielle pour l'esprit qu'il était possible d'en trouver sous une forme aussi réduite. Par conséquent, quand j'avais une heure de liberté, ou quand il pleuvait, je lisais quelques pages dudit _Rambler_ ou dudit _Idler_. Ces tournures de phrases qui revenaient ainsi sans cesse se gravèrent dans mon esprit; et il me fut impossible, pendant de longues années, de me débarrasser du rythme de la cadence johnsonienne, phrases comme des coups de sabre, propres à fendre le cimier d'un ennemi ou comme des coups de pilon, capables d'enfoncer les fondations d'un principe. Il ne m'est jamais venu à l'idée, fût-ce un instant, de comparer Johnson à Scott, Pope, Byron ou à aucun des grands écrivains vraiment grands que j'aimais, mais j'avais dès le premier moment--et je n'ai point changé à cet égard--toujours reconnu en lui un écrivain absolument sincère, appréciant les choses et les coutumes du monde à leur juste valeur. Je prisais sa phrase, non seulement en raison de sa symétrie, mais aussi parce qu'elle était juste et claire. C'est un goût qui n'est pas très commun; le public demande plus souvent à un auteur d'exposer ses propres idées en termes élégants, et on le trouve aussi disposé à applaudir une phrase de Macaulay, qui peut très bien ne rien dire du tout, qu'à faire fit d'une de celles de Johnson, si elle est hostile à leurs préventions, bien que la symétrie en fût celle de coups de tonnerre se répondant d'un horizon à l'autre. Ce fut un très grand bonheur pour moi, au cours de ces voyages sur le continent, dans la surexcitation que me causaient tant de choses nouvelles, que Johnson ait été le seul auteur que j'aie eu sous la main. Aucun écrivain ne pouvait mieux combattre les entraînements de mon tempérament à la fois métaphysique et sanguin. Il m'apprit à prendre la mesure de la vie et à me méfier de la fortune; et il m'empêcha par son bon sens solide comme le diamant de me laisser prendre aux toiles d'araignées de la métaphysique germanique, ou de m'embourber dans les marécages produits par son infiltration en Angleterre. Tout en écrivant ces lignes, j'ouvre le plus gros des volumes de cet _Idler_ auquel je dois tant, et après avoir feuilleté quelques pages, je tombe sur cette phrase que je copie, afin de montrer au lecteur ce que j'y ai appris, et, relisant ces mots aujourd'hui, j'y souscris à nouveau. «Que ceux qui aspirent à mériter les mêmes éloges que ces savants imitent leur assiduité, évitent leur excès de scrupule. N'oublions jamais que la vie est courte, que le savoir est un puits sans fond et qu'il est bien des doutes qui ne méritent pas d'être éclaircis. Laissons ceux que la nature et le travail ont qualifiés pour enseigner l'humanité nous dire ce qu'ils ont appris pendant qu'ils peuvent encore le faire sans se préoccuper de leur réputation.» Il m'est impossible aujourd'hui de savoir si mon sincère désir de vérité, et le sentiment ému de ce qui est immédiatement secourable aux malheureux qui périssent, m'auraient amené à cette conclusion, si Johnson n'avait pas été là pour me guider. Ce qui est certain, c'est qu'il m'a mis dans la bonne voie dès le commencement, et quelque temps que j'aie perdu en vains plaisirs ou en efforts stériles, il m'a sauvé à jamais des idées fausses et des spéculations creuses. Je ne sais pourquoi, car Mr Loudon n'était certainement pas fatigué de ma collaboration, les articles de Kataphusin cessèrent brusquement de paraître, comme si je n'avais plus rien à dire sur les formes supérieures de l'architecture civile et religieuse, sans un mot d'excuse ni d'explication. Il est pourtant fait allusion à une suite, dans une phrase fort lourde de l'article sur la chaumière du Westmoreland; il y est dit «que l'on verra, lorsque nous abandonnerons l'humble vallée pour le ravin profond, et la colline verdoyante pour le gouffre hérissé de rochers, que si les architectes du continent ne savent pas orner d'humbles toits les pâturages, ils savent couronner la cime des rochers d'éternels créneaux». Ces belles promesses n'aboutirent à rien... un chapitre «sur les cheminées» illustré, à ce que je vois ce matin avec surprise, par un assez bon dessin du bâtiment sur lequel donne la fenêtre de mon cabinet de travail, Coniston Hall. Au total, ces articles, écrits dans le courant de l'année 1838 marquent un progrès constant, des idées nettes sur des sujets particuliers, en dépit de l'engourdissement de chrysalide où j'étais. En quittant les Trosachs, nous nous rendîmes à Édimbourg: et c'est quelque part sur la route, aux environs de Linlithgow, que mon père, lisant son courrier du matin, nous annonça avec le plus grand calme, à ma mère et à moi, que Mr Domecq ramenait ses quatre filles en Angleterre, dans l'intention de les mettre en pension à New Hall, près de Chelmsford, pour achever leur éducation. Le reste du voyage ne m'a laissé aucun souvenir; j'ai aussi oublié tout ce qui a suivi, excepté notre course en voiture à Chelmsford. Pourquoi ma mère avait-elle jugé bon, de se faire accompagner par moi, dans cette visite au couvent? J'imagine que ce fut par bonté qu'elle m'emmena, ayant trouvé que ce serait bien cruel de me laisser à la maison. Les jeunes filles nous reçurent au parloir, et furent autorisées à venir passer leurs jours de congé à Herne Hill. Ainsi s'ouvrit une seconde période de cette partie de ma vie, qui n'est pas «digne de mémoire» mais seulement du «Guarda e Passa». Il y avait pour moi quelque adoucissement, pendant mes études de l'automne, à me dire qu'Elle était en Angleterre, là, tout près, que je pouvais, de la fenêtre de mon cabinet de travail, apercevoir le lambeau de ciel qui flottait au-dessus de Chelmsford; il ne me déplaisait pas non plus qu'elle fût au couvent, que personne ne pût la voir, ni lui parler, excepté les religieuses. Cette vie monotone, qui lui serait sans doute pénible, lui ferait trouver de l'agrément à celle de Herne Hill, et j'espérais la trouver plus humaine. Je me demande ce qui serait advenu de moi si l'amour, au lieu de m'être contraire, m'eût été propice, si j'avais connu les joies d'une tendresse partagée, et la force incalculable que donne la sympathie. Mais ce sont sans doute délices défendues à ce bas monde. Les hommes capables de haute passion imaginative sont sans cesse ballottés sur une houle de feu, ceux qui ne connaissent pas ces tempêtes sont d'une toute autre école. Le second employé de mon père, Mr Ritchie, écrivait sans ménagement à son pauvre collègue Henry, qui avait renoncé au mariage par dévouement pour sa mère et pour ses sœurs: «Si vous voulez connaître le bonheur, mariez-vous, ayez une douzaine d'enfants et venez habiter Margate.» Il est vrai que Mr Ritchie ne fut jamais qu'un monsieur bedonnant et important, avec des yeux en boule de loto, un affilié de la religion Irvingite. Je ne nie pas que les mariages d'inclination du type squire-anglais ne soient heureux; cependant, je constate que les squires anglais sacrifient une grande partie de leur vie, si heureuse, aux renards[44]. Il va sans dire que lorsque Adèle et ses sœurs vinrent passer à la maison les quatre ou cinq semaines des vacances de Noël, les idées les plus folles, les sentiments les plus passionnés que j'avais domptés ou oubliés revinrent avec un redoublement de violence. Je ne sais trop ce qui serait arrivé si Adèle eût été une jeune fille d'une beauté et d'une amabilité parfaites et si elle eût eu le moindre goût pour moi. Mais, bien qu'elle eût été d'une beauté exquise à quinze ans, Adèle à dix-huit ans n'était pas plus jolie que ne le sont en général les Françaises de cet âge; elle était d'un caractère ferme et impétueux, avec de grands principes, mais, comme on a déjà pu s'en douter, pas du tout aimable; et bien qu'elle m'eût épousé si son père l'eût désiré, en attendant, elle était toujours enchantée de se débarrasser de moi. Mais mon amour était d'essence trop haute, trop exalté pour changer: je ne l'en aimais pas moins, parce qu'elle était moins jolie, et que je le voyais clairement; car à aucun moment je n'ai été aveuglé par l'amour. Rien ne pouvait entamer mon sens critique. Et les jours succédaient aux jours, tissés de folie, d'absurdités, de chagrins, d'erreurs, de tendresses perdues, d'inutiles demi-vertus; souvenirs sur lesquels je ne veux pas m'appesantir, que je voudrais écarter à coups de balai de ce que je puis me rappeler de meilleur pendant cette période de ma vie, avec l'espoir que le tas, aussi petit que possible, le tas de cendres finisse par être enlevé tout à fait par le chiffonnier Oubli. J'ajouterai ici une réflexion d'ordre général sur l'attitude des enfants vis-à-vis de leurs parents, et je dirai que l'obéissance extérieure, si complète qu'elle paraisse, peut n'être pas de l'obéissance, car l'obéissance doit être joyeuse et totale; le _désir_ de désobéir est déjà de la désobéissance. À cette époque, bien que je fisse réellement quantité de choses qui me coûtaient pour plaire à mes parents, je ne saurais en tirer la moindre consolation, tant mon obéissance était mêlée de mauvaise humeur, et tant cette maussaderie gâtait les maigres sacrifices que je pouvais faire. Mais avant d'abandonner cette phase romanesque de mon existence, que l'on me permette d'écrire l'épitaphe de l'un de ses plus doux fantômes. Ceux qui ont connu le fantôme m'en seront reconnaissants. J'ai déjà dit que le rez-de-chaussée de la maison de Billiter Street était occupé par MM. Wardell et Cie. Le chef de la maison était un homme déjà âgé, mais très distingué et extrêmement intelligent; il portait de longs cheveux bouclés, il avait les yeux brillants, l'air gracieux et aimable; je ne sais s'il était toujours d'une sagesse parfaite, mais il était toujours très content de lui-même, et parfaitement heureux, ayant le bonheur d'avoir une femme intelligente et une fille unique, aussi bonne que charmante.--Pas toujours sage, ai-je dit; ce qui ne l'empêchait pas d'être un homme d'affaires consommé, plus âgé et, je suppose, déjà infiniment plus riche que mon père. Il habitait une belle maison dans Hampstead et n'épargnait rien pour l'éducation de sa fille. Ce doit être vers 1839, ou 1838, que mon père, confiant à Mr Wardell tous les soucis que je lui donnais au sujet d'Adèle, celui-ci lui proposa, pour faire diversion, de m'inviter à passer quelques jours chez lui. Mon père n'avait pas encore renoncé à me faire épouser une lady Clara Vere de Vere, mais miss Wardell était délicieuse; et c'était l'héritière d'une fortune égale, sinon supérieure à celle à laquelle je pouvais prétendre plus tard. Les deux pères tombèrent d'accord; rien ne pouvait être plus raisonnable, plus désirable qu'un tel arrangement. Je fus donc expédie à Hampstead; je devais y passer l'après-midi et y rester à dîner. Pour un garçon pas tout à fait niais, c'eût été l'occasion de passer une après-midi délicieuse. Miss Wardell avait entendu parler de moi par son père, elle savait que j'étais un jeune homme de conduite exemplaire, que j'avais déjà quelque réputation littéraire, que j'étais l'auteur de la _Poésie de l'Architecture_, lauréat du Newdigate, un premier prix en herbe de mon Université. Élevée comme moi, dans la retraite, par des parents qui l'adoraient, elle n'avait guère quitté la jolie villa des environs de Londres, le jardin fleuri où elle sautait à la corde et cueillait des fleurs. La principale différence entre nous, c'est que dès son plus jeune âge, miss Wardell avait eu les meilleurs maîtres, et qu'elle était alors une délicieuse enfant de dix-sept ans, pleine de talents, de grâce et d'intelligence; un peu délicate peut-être, mais d'une délicatesse qui ajoutait à sa beauté l'intérêt qu'inspire tout ce qui est fragile. À cette époque, elle était aussi bien portante que peut l'être une enfant qui grandit vite; elle était brune, fine et svelte, avec les cheveux noirs de son père, qui jouaient en boucles folles autour d'un joli visage doux et un peu pensif qu'éclairaient deux yeux d'un bleu gris. Je ne me rappelle rien de cette après-midi d'Hampstead, si ce n'est qu'il faisait beau et que nous nous promenâmes dans le jardin. Maman s'était fait un devoir de politesse de m'accompagner, cette visite étant la première que je faisais aux Wardell; combien il eût été plus sage de nous laisser nous tirer d'affaire à nous deux! La jolie petite créature m'inspirait une admiration profonde, et j'étais prêt à faire et à dire tout ce qu'on aurait voulu pour lui plaire, pour lui plaire au sens littéral: c'est toujours mon désir, vis-à-vis des jeunes filles, en dépit de mes maladresses. Très sincèrement, ma première pensée est toujours de me demander en quoi je pourrais leur être utile, comment je pourrais les rendre heureuses et si elles pouvaient se servir de moi comme d'une planche pour traverser un ruisseau, ou comme d'un poteau pour accrocher une balançoire, si je pouvais leur rendre quelque service analogue ne m'obligeant pas à parler, je serais parfaitement heureux auprès d'elles et ne demanderais qu'à rester éternellement à leur service. Ce dévouement très sincère, l'intense jouissance que me donnent la beauté ou la grâce, et une sympathie qu'augmente encore la confiance que j'ai dans la rectitude du jugement féminin, tout cela fait que j'ai le plus souvent pas mal d'influence sur les jeunes filles, bien que je ne me sois que très rarement senti à l'aise auprès d'elles. Aussi ai-je le sentiment, pendant cette longue après-midi d'Hampstead, d'avoir plutôt ennuyé la pauvre petite. De plus, bien que j'admirasse miss Wardell, ce n'était pas mon type de beauté. J'aime les visages ovales, les cheveux d'un blond translucide et plutôt plats; en tout cas à peine ondulés et tombant en longues nattes; j'aime une démarche élastique, un pas ferme. La grâce brune, un peu languissante, de miss Wardell m'impressionnait moins qu'elle ne m'intimidait. Je craignais quelle ne me trouvât ennuyeux. Je crois pourtant qu'au total, je ne m'en étais pas trop mal tiré, car elle consentit peu après à venir à Herne Hill pour voir nos tableaux, et je me souviens de son air un peu effarouché, mais satisfait tout de même, lorsque je m'agenouillai devant elle pour soutenir un livre ou un dessin qu'elle regardait. Après cette seconde entrevue, mon père et ma mère m'ayant demandé sérieusement ce que j'en pensais, je leur expliquai que, tout en reconnaissant ses mérites, sa beauté, sa grâce, ce n'était pas mon type. Les négociations en restèrent là pour le moment, et elles ne furent jamais reprises. À Hampstead, on continuait à accabler la délicate petite créature sous les leçons de l'allemand le plus transcendant, du «French of Paris»; elle pâlissait sur la _Métaphysique_ de Kant, sur les _Principes_ de Newton; après cela on lui fit visiter Paris, on lui fit tout voir, sans merci, tous les jours et toute la journée, sans se rendre compte qu'il y avait là une fatigue extrême pour la petite solitaire d'Hampstead; aussi devenait-elle chaque jour plus faible et plus pâle. On finit par la ramener en Angleterre au bord de la mer; là elle fut prise de fièvre. Pâle, tous les jours plus pâle, elle passa--avec, dans ses yeux si doux, l'ombre de la mort. La pauvre petite ne devait jamais revoir les jardins fleuris d'Hampstead! Comment ses parents--surtout le pauvre père--ont-ils pu supporter un pareil malheur? C'est ce que je me suis souvent demandé; mais ils avaient de solides principes religieux, et ils n'avaient rien à se reprocher, si ce n'est de ne pas avoir compris. Le père, bien que son visage portât la trace de son chagrin, n'abandonna pas ses affaires et il vécut même fort âgé. Je ne suis sûr ni de la date de la mort de miss Withers, si de celle de miss Wardell; celle de Sibylla Dowie, que l'ai racontée dans _Fors_, et qui est encore plus triste, leur est postérieure: mais nous avions ressenti la perte de cette tendre petite âme, qui n'avait pu survivre à celui qu'elle aimait, avant l'époque qui m'occupe. Je n'avais, quant à moi, jamais vu la mort de près ni connu la douleur, l'anxiété de ces veilles auprès de malades chéris, pas plus que je n'avais vu, ni même imaginé les horreurs de la misère privée de secours; mais on m'avait accoutumé de bonne heure à la pensée de la mort, et celle de créatures jeunes, que j'avais vues pleines de joie, m'inspirait un sentiment d'immense pitié pour elles, plutôt que de chagrin pour moi; il se mêlait aux pensées qui, au contact des grands tragiques, Homère, Eschyle, Shakespeare, commençaient à modifier la foi de mon enfance. Le bleu des montagnes prenait à mes yeux un assombrissement de deuil; les nuages qui se rassemblent autour du soleil couchant m'impressionnaient comme les accents d'un _Miserere_, et toutes les forces, toute la charpente de mon esprit, devenaient ténébreux comme les voûtes de Roslyn quand un feu mystérieux vient éclairer ses piliers enguirlandés de feuillages et que, dans la profondeur du crépuscule, «s'embrase chaque contrefort ciselé de roses.» [Note 42: En mémoire du doux vieillard qui nous honorait, comme on le voit, de son amitié, et avec le sentiment que j'ai de leur valeur, j'espère un jour faire réimprimer quelques fragments des «Conversations» qu'il eût aimé conserver.] [Note 43: Plus loin, au milieu des taillis, on voit paraître un filet d'eau calme et profond.] [Note 44: Psaume LXII. II (Vulgate) «ils deviendront le partage des renards». (Note du traducteur.)] CHAPITRE XIII MAJORITÉ Les chapitres suivants seront, je le crains, moins agréables au grand public auprès duquel j'ai trouvé jusqu'ici un accueil si bienveillant; non que je me lasse de conter, mais parce que mes histoires deviendront de plus en plus personnelles. À mesure que je me regarde dans le miroir, je me trouve plus curieux que je n'aurais cru, plus différent des autres; ainsi je m'imaginais que tout le monde aimerait les nuages et les rochers si seulement on forçait chacun à les regarder, je m'aperçois qu'il n'en est rien même de nos jours; et je sais de longue date que, dans les temps anciens, ces nuages et ces montagnes, qui ont été ma vie, n'étaient qu'ennui et épouvante pour le commun des mortels. J'ai déjà dit les joies que j'avais connues à Clifton, et les débuts de mes études sur le quartz. Il est intéressant de comparer mes émotions enfantines avec le jugement que le même site inspira au très sérieux John Evelyn, en 1654: «La ville (de Bristol), uniquement commerçante, bâtie sur la célèbre Severne, est aussi commodément située pour faire le commerce avec l'Irlande qu'avec le monde occidental. C'est là que, pour la première fois, j'ai vu raffiner le sucre, le couler en pain, et c'est là aussi que nous fîmes une collation d'œufs cuits dans le four à sucre[45], et arrosés d'excellent vin d'Espagne. Mais ce qui m'a surtout paru prodigieux, c'est le rocher de Saint-Vincent non loin de la ville; sa paroi à pic forme un précipice d'une profondeur vertigineuse, même si on le compare avec les cataractes des Alpes les plus effrayantes, et la rivière coule à ses pieds au fond d'un gouffre insondable. Nous y cherchâmes des diamants et aussi, aux environs, les sources chaudes. Non loin de cette _horrible_ (_horrid_) montagne, il y a un endroit très romantique: nous regagnâmes Bath dans la soirée.» Sans doute, Evelyn emploie ici le mot _horrid_ dans le sens latin; mais il est certain qu'il éprouve un sentiment de soulagement quand il se retrouve à Bath; et bien que, un peu plus loin, il décrive sans effroi la ville et le comté de Nottingham, «qui semble ne former qu'un seul et même rocher», son indulgence pour cette bizarrerie s'explique par la fin de sa phrase: «un comté charmant, très bien habité». Quant à ses impressions sur les «prodigieux rochers de Fontainebleau, et les rudes habitants du Simplon», j'aurai à y revenir plus tard. Sur ces points particuliers et sur d'autres, l'esprit anglais-type, aussi bien autrefois que de nos jours, me semble tellement opposé au mien et à celui de mes rares compagnons de route que j'éprouve un intérêt darwinien à suivre l'évolution de mon espèce dès l'origine. Je ne veux donc pas prendre mon lecteur en traître, je lui demande pardon, et je l'avertis que tandis qu'un homme modeste, écrivant sa biographie, s'applique à faire le portrait de tous les gens qu'il a rencontrés, je ne puis, étant données les limites de mon plan, parler que de ceux qui ont eu une action véritable et bienfaisante en élevant, redressant ou élaguant l'humble petit arbuste que je suis. Je reviens d'abord à mon vrai professeur de mathématiques, le pauvre Mr Rowbotham. Il regretta vivement, cela va sans dire, ses soirées de Herne Hill lorsque je partis pour Oxford. Mais chaque fois que je revenais à la maison il était entendu que, s'il se sentait assez bien, il gravirait au moins tous les quinze jours la colline à l'heure du thé. C'était toujours avec ennui, hélas! que nous le voyions arriver; mais le devoir, un très petit devoir, était clair: supporter pendant une heure ou deux d'entendre le pauvre homme souffler et soupirer, pour lui procurer un moment de repos, bien rare dans sa misérable vie. Nous n'étions pas d'ailleurs sans avoir quelque affection pour lui. Son pauvre visage ravagé avait une certaine noblesse due à l'habitude de la souffrance patiente, une sorte d'innocence étonnée, et quelques lignes fermes qui dénotaient la faculté géométrique. Il nous apportait les nouvelles du monde mathématique et grammatical et avait toujours à nous conter quelque découverte, quelque trouvaille, surtout s'il avait été voir son ami, Mr Crawshay. L'intérieur du pauvre professeur était plus triste d'année en année, jusqu'au jour où son cher petit Peepy, un enfant de dix ans, s'étrangla en avalant un tonton. Le pauvre père nous raconta en pleurant les phases douloureuses de la lente agonie de l'enfant, et puis il ajouta qu'il valait mieux qu'il en fût ainsi, que Dieu avait bien fait de le rappeler, que c'était une délivrance aussi bien pour lui que pour ses parents. La pauvre cervelle mathématique avait évidemment vu là la solution d'un des problèmes qui lui avaient paru les plus difficiles à résoudre, et le visage tiré du malheureux père avait, ce soir-là, une expression de calme qui ne lui était pas habituelle. Je n'ai jamais oublié la leçon, ni mieux senti ce que c'était que la vie dans les faubourgs de Londres. L'austère muse de Mr Pringle avait vers cette époque émigré dans l'Afrique ou, espérons-le, l'Arabie heureuse de l'autre monde; et les rênes de mon génie poétique avaient été confiées à l'aimable Mr W.-H. Harrison de Vauxhall Road, dont il a été parlé au premier chapitre de _On the old Road_, du moins suffisamment pour que nous n'ayons pas à nous en occuper davantage pour le moment. Revenons aussi au Dr Grant, le médecin de mon père et son ami très cher. Sa clientèle et sa réputation augmentant de pair, il épousa Mrs Sidney, une veuve qui avait quelque fortune et une bonne position à Richmond. Il devint le tuteur des deux filles de sa femme, Augusta et Emma; intelligentes et charmantes, elles s'attachèrent tendrement à leur beau-père. Toutes deux avaient de suite apprécié les qualités de ma mère comme elles méritaient de l'être, et elles devinrent bientôt des habituées de la maison; la plus jeune, Emma, avait du goût, elle dessinait agréablement et joignait à ce talent une foule d'autres, plus discrets les uns que les autres. À cette époque, les déjeuners du «Star and Garter» étaient devenus rares, ils n'avaient guère lieu qu'à l'occasion des visites à Hampton Court, où la grande vigne et le labyrinthe étaient pour moi des objets constants de délices, et où les cartons de Raphaël commençaient à prendre à mes yeux un aspect ennuyeux et presque de cauchemar, qu'ils n'ont jamais perdu. Mes expéditions avec cousine Mary dans le labyrinthe (et une fois, au milieu d'allées dantesques, dans la verdure phosphorescente d'un clair de lune, avec Adèle et Élise), ont toujours eu quelque chose de l'enchantement d'un conte de fée: je continuais à dessiner des labyrinthes de plus en plus compliqués sur les marges de mes cahiers d'étude, perdant, je pense, au moins autant de temps à cette occupation à la trisection de l'angle. Ce n'en est pas moins à ces délassements que je dois savoir mieux compris les monnaies de Cnosse, et les personnages de Dédale, de Thésée et du Minotaure; j'ai sur eux, dans mes tiroirs, quantité de manuscrits non imprimés qui devaient trouver place dans _Ariadne Florentina_ et autres volumes labyrinthesques, mais dont il faudra bien que le monde essaie de se passer. Les années s'écoulaient et, dans Camberwell Grove, la vieille maman Monro aux cheveux blancs, et la petite chienne aux poils d'argent dormaient leur dernier sommeil. La pauvre Mrs Gray n'avait plus le cœur à rien: que lui importaient maintenant sa maison, les arbres son avenue? Quant à Mr Gray, il se consolait avec _Don Quichotte_ et s'intéressait chaque jour davantage à mes élucubrations poétiques, au point même que ses affaires en souffraient. À la fin, ils pensèrent, en bons Écossais qu'ils étaient, qu'ils trouveraient la vie moins triste de l'autre côté de la frontière. Ils partirent donc pour Glasgow, où Mr Gray créa une sorte de commerce de vin et lut _Rob Roy_ au lieu de _Don Quichotte_. Nous allâmes les voir, lors de notre voyage en Écosse, et nous eûmes le chagrin de constater que, bien que rentrés au pays natal, ils n'en continuaient pas moins à descendre la pente. Afin de les distraire, ma mère les invita à venir à Oxford assister aux succès de leur cher Johnnie; le digne couple, assis à l'ombre de l'orgue de la cathédrale de Christ Church, me vit entrer avec mes camarades: nous défilions en robe de soie tandis que Mr Marshall, l'organiste, préludait, que les cierges mettaient des reflets à la Rembrandt sur les colonnes normandes et que mes vieux amis fondaient en larmes; larmes de joie, de respect attendri, émotion qui leur fit perdre la parole, pour tout le reste de la soirée. Il me faut dire aussi la bonté constante que nous témoignaient Mr Telford et ses sœurs, trois femmes distinguées, sages sans sévérité ni ostentation, qui mettaient leurs talents au service de leurs voisins, et donnaient l'exemple du bonheur familial et de l'amour fraternel le plus tendre. La belle figure calme de Henry Telford, un peu mélancolique peut-être et nerveuse, son teint bruni par le grand air et les courses à cheval, de Bromley à Billiter Street, est pour moi une des physionomies les plus attirantes, un des portraits les plus précieux de ma galerie intime. Mr et Mrs Robert Cockburn, avec les années, devenaient de plus en plus aimables, tout en blâmant de plus en plus les habitudes monacales de Herne Hill; ils se montraient sévères aussi pour mes goûts littéraires qu'ils qualifiaient de bizarres, pour ne pas dire pervers et déconcertants. Mrs Cockburn prêchait ma mère sur la nécessité de m'obliger à aller dans le monde: cela me dégrossirait, disait-elle, me donnerait de bonnes manières. Mais ma mère était très satisfaite de son fils tel qu'il était et, qui plus est, n'était pas dans les meilleurs termes avec Mrs Cockburn. Jamais elle n'avait voulu accepter d'y dîner, il aurait fallu pour cela rompre avec toutes ses habitudes et je crois même qu'elle ne lui rendait pas très exactement ses visites. Mrs Cockburn--ce qui est étrange de la part d'une femme de sens--au lieu de regretter simplement la sauvagerie de ma mère, d'essayer de lui faire oublier qu'elles n'étaient pas tout à fait du même monde, s'en froissait. C'est à elle toutefois que j'ai dû une des belles chances de ma vie: dans désir de faire de moi un homme du monde, elle m'invita à dîner avec Lockhart[46] et sa fille, une gracieuse petite campanule des prés. Mrs Cockburn lui avait dit, sans doute, que j'étais un admirateur passionné de Scott, car je ne crois pas avoir eu, pendant le dîner, l'occasion de manifester mes sentiments à cet égard. Je souviens seulement qu'au dessert, les dames s'étant étirées, j'avais essayé de faire parade de mon orthodoxie Oxonienne et de mon érudition, au sujet de la fondation de l'Église, et j'avais été surpris, et quelque peu déconfit, en m'apercevant que Mr Lockhart connaissait les mots grecs pour «évêque» et «ancien» aussi bien que moi. Rentré au salon, je fis de mon mieux pour gagner les bonnes grâces de la petite Charlotte aux yeux noirs, et je fus désolé--mais je ne crois pas que l'enfant l'ait été--quand on l'envoya coucher. Mais l'un des dons les plus précieux que me fit dame Fortune, en cette année 1839, de m'envoyer à Herne Hill, comme précepteur, Osborne Gordon. Saisissant, d'une main experte, les fils embrouillés de ma pensée, ceux qui pouvaient encore servir, être peignés et filés, il commença à y mettre de l'ordre; ce ne fut pas sans peine au début, mais il réussit, à la fin, à leur donner toute la consistance dont ils étaient capables. Et d'abord, il s'opposa à tout excès de travail ou de lecture. Sa maxime était: «Quand vous avez trop à faire, ne faites rien», parole d'or, que j'ai bien souvent répétée depuis, mais à laquelle je n'ai pas été assez fidèle. Quant à Gordon lui-même, je me demande si sa maxime favorite lui a été avantageuse. C'était un homme exceptionnellement doué et il est difficile de dire à quoi il serait arrivé, s'il l'avait voulu. Mais, de bonne heure, le sentiment intense, qui n'excluait pas chez lui la bienveillance, de l'absurdité du monde, lui avait enlevé toute envie de travailler à son perfectionnement--peut-être aurais-je dû dire plutôt l'opacité, la non-malléabilité du monde, que son absurdité. Gordon pensait qu'il n'y avait rien à en faire et qu'après tout, mieux valait le laisser s'en tirer à lui tout seul. À l'automne, quand nous arpentions ensemble les collines de Norwood, lui, qui était déjà ou sur le point d'être ordonné prêtre, il m'étonnait beaucoup en évitant--à quoi bon agiter des questions insolubles?--un sujet de conversation auquel je revenais sans cesse: la torpeur des Églises protestantes et le devoir, tel qu'il m'apparaissait pour elles, avant d'entreprendre des missions lointaines ou de s'établir confortablement sur de bonnes paroisses en Angleterre, d'étouffer définitivement le «feu diabolique» du papisme, dans tous les pays catholiques. Car j'étais alors, par éducation, par réflexion, par le peu d'expériences que j'avais pu faire, le protestant le plus zélé, le plus agressif, le plus querelleur, le plus sûr de soi qu'il fût possible de rencontrer, et cela d'autant que je ne connaissais pas le premier mot de l'histoire du Christianisme; ensuite, seconde raison de mon absolutisme--dont la responsabilité incombe à l'Église de Rome--tous les cantons catholiques de Suisse, y compris la Savoie, sont sales, leurs habitants paresseux, tandis que ceux des cantons protestants sont propres et actifs, circonstances qui avaient vivement impressionné mon évangélique mère, pour laquelle le premier devoir et le premier luxe de la vie étaient la propreté chez les personnes et dans les choses; et, ainsi que mon père, elle regardait la paresse comme absolument satanique. Ils ne manquaient donc jamais de déterminer soigneusement, sur la carte, le pont, la vallée, le col qui séparaient les cantons protestants des cantons enveloppés dans les ténèbres du catholicisme; il était rare, d'ailleurs, que la première ou la seconde ferme ou chaumière au delà de la frontière ne justifiât pas pleinement leur parti pris. Ils triomphaient alors et m'assuraient, le cœur plein d'indignation et aussi de tristesse, que c'était une conséquence toute naturelle du papisme. La troisième raison, qui me rendait si absolu dans ma manière de voir à cette époque, est assez curieuse. Plus les cérémonies religieuses à l'étranger me donnaient de plaisir et d'émotion, plus j'étais en défiance; il me semblait que des sentiments religieux basés sur des émotions douces ne pouvaient être que faux. Je ne les méprisais pas sottement, en tant qu'expression de la foi catholique, mais je méprisais infiniment la sensualité qui s'y complait au point de faire dépendre une conversion «des gémissements d'un orgue». C'est ainsi que ma raison, aussi bien que les plaisirs romantiques que je goûtais sur le continent, se combinaient pour rendre mon protestantisme plus fermé, mais non malveillant ni sans générosité; car jamais je n'ai accusé les prêtres catholiques de malhonnêteté ni douté de la pureté de l'Église catholique d'autrefois. J'étais le cavalier protestant, non le protestait tête-ronde, désireux de conserver tout ce qu'il y a de noble et de traditionnel dans les coutumes religieuses. Je respectais la piété des paysans catholiques; le «feu diabolique» que je voulais qu'on éteignît, c'était seulement le catholicisme corrompu, qui rendait possible les vices de Paris et la saleté de la Savoie. Ces choses-là, j'étais en droit de penser qu'il était du devoir de tout prêtre chrétien de les attaquer et de les détruire. Osborne, au contraire, était l'anglais pratique, bien que du type le plus fin et le plus doux; sa perspicacité lui faisait découvrir, sur l'heure, toutes les folies; mais comme en même temps toutes les erreurs humaines lui semblaient des folies, il était prêt à les excuser. Christ Church était tout pour lui! Toutes ses ambitions étaient concentrées là. Il avait déjà la confiance du vieux Doyen; c'était, après lui, l'homme d'Oxford qui savait le plus de grec et celui qui était le plus au courant de la routine universitaire. L'Église d'Angleterre, pour ne parler que d'Oxford, lui semblait avoir assez à faire, si elle voulait corriger ses propres défauts, sans aller s'occuper de ceux des autres; aussi, dans nos promenades champêtres, cherchait-il plutôt à calmer mes haines protestantes, à accroître mes connaissances en histoire ecclésiastique, et à ramener attention sur la chose présente, c'est-à-dire à me faire jouir autant que possible de la promenade et à me faire parler de nos lectures de la matinée. Il était impossible à un professeur de montrer plus de zèle et de patience. C'était un maître incomparable; sa mémoire, instrument indispensable à tout grand érudit, était impeccable et facile en littérature; son jugement était sûr et son sentiment sain; son interprétation des événements politiques toujours rationnelle et appuyée sur une foule de renseignements tirés aux sources. Tout cela, sans jamais s'enorgueillir de son érudition classique et sans chercher à brider les tendances qui m'entraînaient en d'autres directions. Il avait gagné les _premiers_ honneurs aux examens sans donner toute sa mesure, et il aurait fait bien davantage encore, sans en tirer vanité. Il s'amusait de ma facilité pour la versification; il reconnaissait en moi un véritable tempérament de peintre, et partageait mon goût pour la campagne et les villes pittoresques, mais toujours de façon reposante et calmante. Un jour, quelques années plus tard, qu'agacé de ne pouvoir lire facilement le grec, j'avais manifeste l'intention de tout planter là pour m'y consacrer exclusivement. «Je crois, fit-il tranquillement, que cela vous donnerait plus de peine que cela ne vaut.» Une autre fois que je travaillais au dessin de _Chamonix dans le soleil d'après-midi_, que je lui avais promis (et qui est maintenant chez sa sœur), comme je m'irritais de ne pouvoir mieux dessiner: «Moi, fit-il, je serais déjà enchanté, si je savais seulement dessiner.» C'est pendant le séjour de Gordon à la maison, dans l'automne de 1839, que nous achetâmes notre second Turner. Ce qui est curieux, c'est que j'ai tout à fait oublié quand je _vis_ le premier! J'ai l'impression que le salon de Mr Windus à Tottenham m'a toujours été familier, dès les premières années de Brunswick Square. Mr Godfrey Windus était un carrossier retiré, qui habitait une jolie villa, composée au rez-de-chaussée d'une suite de pièces basses dont les murs étaient couverts, mais non encombrés, de dessins de Turner de la série anglaise; tandis que dans ses portefeuilles reposaient, depuis leur sortie de chez les éditeurs, les séries entières des illustrations de Scott, de Byron, de la Côte du Sud, et de la Bible de Finden. Personne en Angleterre à cette époque--Turner avait déjà soixante ans--ne s'intéressait véritablement à Turner, si ce n'est le carrossier retiré et moi! Il est vrai que le public n'avait jamais eu occasion de voir ses dessins et de les apprécier. Ceux de Mr Fawkes restaient enfermés à Farnley; ceux de Sir Peregrine Acland moisissaient dans des corridors humides et Mr Windus achetait tous ceux qui étaient destinés à la gravure dès que le graveur n'en avait plus besoin. Un jour par semaine, toutefois, il autorisait le public à visiter ses collections; mais moi, j'avais la permission d'y venir autant que je le voulais. Bienfait inestimable pour ceux qui voulaient étudier Turner; pour moi, ce fut ce qui me permit d'écrire les _Modern Pointers_. Il peut être intéressant de noter que, bien que j'eusse été attiré d'abord vers Turner par sa manière si vraie de rendre les montagnes dans l'_Italie_ de Rogers, lorsqu'il me fut donné de voir les dessins originaux, je fus fasciné, à l'exclusion de tout le reste, par les pures qualités artistiques, quel que fût le sujet. Et c'est pourquoi la beauté du _Llanberis_ ou du _Melrose_ de Mr Windus ne m'empêcha pas d'être parfaitement heureux le jour où mon père me donna enfin, non dans l'intention de commencer une collection de Turner, mais afin que j'aie un spécimen de sa manière, le _Richmond Bridge, Surrey_. Rentrant à la maison en triomphateurs, mon père et moi, nous vantions notre acquisition, où toutes les qualités de Turner se trouvaient réunies: «des arbres, l'architecture, de l'eau, un ciel adorable et tout un groupe brillant de personnages». De fait le _Richmond_ fut, pendant plus de deux ans, le seul Turner en notre possession; le second que nous ayons acheté, le _Gosport_, fit son entrée à la maison pendant le séjour de Gordon. On n'y retrouvait rien de la beauté délicate de Turner, si ce n'est dans le ciel; d'ailleurs, ni moi, ni mon père, n'étions le moins du monde choqués par les chapeaux ridicules des dames qui se promenaient sur le cutter, ni du fait la tête du timonier fût mise à l'envers. Le lecteur aurait tort, me voyant parler si librement des défauts de Turner, de penser que je les vois mieux et les juge plus sévèrement aujourd'hui. Je les voyais au moment de l'acquisition du _Richmond_ et du _Gosport_, aussi bien que quiconque, mais je savais aussi ce que ces défauts mêmes révélaient de puissance, ce qui était assez extraordinaire pour un gamin de mon âge. Mon plus grand bonheur alors, quand j'avais fermé mes livres de grec ou de trigonométrie et quitté la salle d'étude, était de descendre et de me repaître de mon _Gosport_. Après Noël, je retournai à Oxford pour livrer le dernier assaut, janvier 1840; je fis de bonne besogne grâce à Gordon, dans le petit logement de la rue Saint-Aldate[47]; la pensée que ma majorité approchait augmentait le sentiment de ma responsabilité. C'est le jour de mes vingt et un ans que mon père m'offrit l'aquarelle de _Winchelsea_, choix étrange et de mauvaise augure. Le ciel menaçant, les vapeurs d'orage qui enveloppaient la vieille porte et l'église à peine visible, n'étaient que des symboles trop exacts des temps qui se préparaient pour nous; mais ni lui ni moi n'étions adonné à l'interprétation des présages et nous ne les redoutions pas non plus. Mon père avait sans doute été séduit par la vigueur du dessin, et puis, il aimait les soldats. Je fus désappointé et je vis pour la première fois clairement que le plaisir que Rubens et sir Joshua donnaient à mon père l'empêchait d'être sensible à la touche microscopique de Turner. Mais je n'étais pas moins profondément reconnaissant de l'intention, et très heureux d'avoir un dessin de Turner de plus, quel qu'il fût; et comme à la maison le _Gosport_ faisait les délices de mes heures de récréation, à Oxford le _Winchelsea_ me reposait des fatigues de l'étude. Ce cadeau d'un Turner était, si je puis dire, surérogatoire. Le même jour, mon père transférait, à mon nom, un capital qui devait me rapporter pour le moins 5 000 francs par an; non sans se demander, je crois, avec une certaine inquiétude, quel usage j'allais faire du premier argent dont je pouvais disposer. Ce n'est pas qu'on m'eût jamais rien refusé; à Oxford, les principaux fournisseurs avaient ordre de me donner tout ce dont je pouvais avoir besoin, et chaque semaine ils envoyaient leurs notes à ma mère. Jamais il n'y eut de difficultés, de récriminations ni d'un côté ni de l'autre. Il est vrai qu'en dehors des dépenses courantes, il n'y avait rien à Oxford qui pût me tenter, si ce n'est pourtant une gravure du tableau de Turner, _le Grand Canal_, que j'avais achetée et qui ornait le mur de ma chambre, et _Monsieur Jabot_, l'inimitable Mr Jabot, dont je fis la connaissance un jour de migraine, et qui est un des chefs-d'œuvre du grand caricaturiste qu'est Topffer. Pour tout ce qui touchait dignité ou mon confort, mon père était infiniment moins raisonnable que moi; seule, ma passion minéralogique l'inquiétait, et, dans l'été de l'année précédente, mon père avait été tout à fait contrarié et déconfit de ce que j'avais payé onze shillings un morceau de calcédoine de Cornouaille. Mais le seul fait que je n'eusse pas l'idée d'acheter un caillou sans lui en dire le prix, marque assez l'intimité qui existait entre nous. Malheureusement, je perdais un peu de la confiance que j'avais eue jusqu'ici dans son jugement, en raison de ces petites taquineries, et je lui manifestai avec trop peu de ménagement la très haute idée que j'avais du mien, peu après le moment où il avait eu la bonté d'assurer, comme je l'ai dit, mon indépendance. Les aquarelles de Turner que nous avions achetés jusqu'à présent, _Richmond, Gosport, Winchelsea_, nous avaient tous été vendus par Mr Griffilhs, un agent en qui Turner avait la plus grande confiance, et dont au contraire mon père se méfiait. Ils se trompaient tous deux et leur erreur eut de fâcheuses conséquences. Si Turner avait traité directement avec mon père, quel bonheur pour nous trois! Si mon père n'avait pas été convaincu que Mr Griffilhs ne pensait qu'à le mettre dedans, il aurait pu à cette époque acheter quelques-unes des plus adorables aquarelles que Turner ait jamais faites, à des prix tout à fait raisonnables. Mais la manière dont Mr Griffilhs faisait les affaires exaspérait mon père; il laissa aller les meilleurs Turner uniquement parce que Mr Griffilhs les lui recommandait, et il acheta le _Winchelsea_ et le _Gosport_ en grande partie parce que Mr Griffilhs avait déclaré qu'ils n'étaient pas dignes de figurer dans notre collection. Parmi les plus belles aquarelles qui lui restaient alors en portefeuille, il y en avait une que je désirais passionnément, le _Harlech_. On l'avait marchandée, discutée; était-elle de vente ou non? C'était une aquarelle plus petite que celles de la série anglaise ou de la série de Wales; sur la place, on trouvait le prix demandé injustifiable. Le jour de l'exposition particulière de l'_Old Watercolor Society_, comme nous flânions, mon père et moi, bras dessus, bras dessous, nous rencontrâmes Mr Griffilhs; au bout de quelques minutes de conversation à bâtons rompus, après nous avoir demandé si l'exposition nous plaisait, se tournant plus particulièrement vers moi, il me dit: «J'ai une bonne nouvelle à vous annoncer. On se décide à vendre le _Harlech_.--Alors, je l'achète», fis-je, sans même jeter un coup d'œil du côté de mon père et sans en demander le prix. Avec un sourire où il entrait un peu d'ironie, Mr Griffilhs continua: «Pour soixante-dix guinées». Le ton signifiait que c'était là un prix étonnant de bon marché, un prix d'ami. Ce n'en était pas moins trente guinées plus cher que le _Winchelsea_ et vingt-quatre guinées que le _Gosport_. Mon père était convaincu, cela va sans dire, que Mr Griffilhs venait sur l'heure de majorer le prix. Il me jeta un regard triste où se mêlait une ombre de mépris; je compris que je lui avais manqué d'égards, mais j'étais si pressé d'avoir mon _Harlech_ que je ne pris pas le temps de m'excuser. Il y eut ainsi entre nous une suite de malentendus, inévitables de son côté, maladroits du mien. J'ai peine à comprendre aujourd'hui comment j'ai pu attacher autant d'importance à l'acquisition de ce _Harlech_, surtout quand je songe que c'est ce même hiver que le mariage d'Adèle était en train de s'arranger à Paris. Ce mariage ne paraît donc point m'avoir brisé autant que je m'y attendais. Je retrouve cependant dans le bête de journal que je commençai à rédiger peu après certaines phrases sur mon mépris général de la vie qui ne s'accordent pas très bien avec la joie folle que me causait l'acquisition d'une aquarelle de seize pouces sur neuf; mais les germes de tout ce qu'il y a de meilleur en moi se concentraient alors dans cette passion pour Turner. Ce n'était pas un simple morceau de papier colorié que je venais de payer soixante-dix guinées, mais bien un château et un village gallois, et le Snowdon dans un nuage bleu. Tout ceci avait dû se passer pendant les vacances de Pâques; je rapportai le _Harlech_ à la maison et l'accrochai au salon dans le panneau à droite de la cheminée, qui faisait pendant à ma niche d'idole; après quoi je rentrai triomphalement à la rue Saint-Aldate et à mon _Winchelsea_. En dépit des efforts de Gordon, qui cherchait à modérer et à régler mon travail, c'était du surchauffage à haute dose. Je travaillais de six heures du matin à minuit sans prendre, pour ainsi dire, d'exercice ni de divertissement, avec la pensée très déprimante que tout ce travail ne servirait jamais, ni à moi, ni à personne; pendant ce temps, les choses à Paris allaient tout droit à la catastrophe. Un soir, Gordon venait de me quitter, il pouvait être dix heures, lorsque je fus pris d'une petite toux sèche, accompagnée d'une étrange sensation dans la gorge, et dans la bouche d'un goût que je ne m'expliquais pas: c'était du sang. Cet accident avait dû se produire un samedi ou un dimanche soir, car mon père et ma mère étaient tous deux dans l'appartement de High Street. J'y courus et leur contai ce qui venait de m'arriver. Ma mère, très experte en pareille matière, ne s'effraya pas autrement, mais envoya immédiatement au doyennat demander la permission, pour moi, de ne pas rentrer coucher à l'Université. Les médecins, consultés le lendemain, conseillèrent de voir des spécialistes à Londres; ceux-ci interdirent tout travail, et le Doyen fut obligé, en grognant, de m'autoriser à remettre mon examen à l'année prochaine. Pendant les deux mois qui suivirent mon retour à Herne Hill, mon père, très inquiet de ma santé, n'eut pas le loisir de pleurer les succès universitaires qu'il avait rêvés pour moi. Je fus repris une ou deux fois encore de quintes de toux, accompagnées de ce même goût douceâtre dans la bouche, le goût du sang; mais c'était peu de chose, et ma mère soutint toujours qu'il n'y avait rien là de sérieux, que j'avais seulement besoin de repos et de grand air. Les médecins à l'unanimité--sauf pourtant sir James Clarke--étaient plus pessimistes. Sir James gaiement, mais très énergiquement, ordonna le changement d'air et le continent. «Emmenez-moi ce garçon-là avant l'automne, avait-il dit; qu'il se promène le plus possible en voiture découverte et qu'il passe l'hiver en Italie.» Mr Telford consentit à remplacer mon père au bureau, et celui-ci, que ses affaires n'intéressaient qu'à cause de moi, les abandonna pour s'occuper exclusivement de ma santé. Mon pauvre père cherchait autant que possible à dissimuler ses inquiétudes; quant à moi, nerveux, malade, de mauvaise humeur, je n'insiste pas sur le genre de sentiments que j'éprouvais, ou plutôt le manque total de sentiments et d'intérêt pour tout ce qui n'était pas moi, sauf sur un seul point. J'étais toujours sensible à la beauté de la nature, j'aimais les arts, les sciences qui lui servent d'interprètes. C'est avec un certain entrain que je m'occupai des préparatifs du voyage; ma mère était toujours bravement, calmement, sereinement gaie; quant à mon père, qui adorait les voyages et en particulier les voyages de nature, il était heureux, en dépit de ses inquiétudes, à la pensée de voir le Sud de l'Italie. Nous nous occupions de notre itinéraire avec quelque chose de la bonne humeur de jadis. Afin d'éviter Paris, nous décidâmes de descendre par Rouen et la Loire, jusqu'à Tours; ensuite de traverser l'Auvergne, et par le Rhône de gagner Avignon; de là, par la Riviera et Florence, le Sud de l'Italie. «Très bien, mais est-ce que nous n'entendrons plus parler d'Oxford?» me demande Froude d'un ton de doux reproche, dans une lettre que je viens de recevoir à propos de ces souvenirs. Froude était à Oriel pendant que j'étais à Christ Church, et il ne trouvait pas que j'eusse épuisé la matière et donné une idée assez complète des études et des mœurs de l'Oxford de notre temps. Eh bien! non, cher ami, l'espace me manque ici pour m'étendre sur des avantages dont je n'ai pas profité, et d'autre part, je ne trouve pas que mon insuccès particulier me donne le droit de blâmer, en admettant que cela serve à quelque chose, un système qui n'existe plus. J'ai appris à l'Université tout le grec et le latin qu'il m'était possible d'apprendre, et bien qu'on eût pu m'y dire aussi que les fritillaires poussent dans les prés d'Iffley, il valait mieux, après tout, qu'elle me laissât faire cette découverte moi-même plutôt que de m'expliquer, comme on le ferait certainement à l'heure actuelle, que leur jolie couleur ne sert qu'à attirer les moucherons. Pour le reste, mon esprit, tout le temps que je passai à l'Université, rappelait beaucoup une cosse de légumineux avant la formation des pois, et il est demeuré en cet état, j'ai le regret de le dire, pendant un ou deux ans encore; de sorte que, en ce qui concerne ma vraie vie, les petits racontars, les événements de cette période de préparation, de mitonnage, ne nous avanceraient pas à grand'chose. Il faut que j'arrive maintenant aux jours où la vue s'étend, où le travail devient efficace, à une éducation plus noble que tous les hommes qui ouvrent largement leurs cœurs reçoivent dans la Suite des Temps. [Note 45: Sorte de divertissement qui ressemble à celui qui est de mode aujourd'hui, de faire cuire un beefsteak sur la pelle du chauffeur et de boire du porter dans les grandes brasseries de Londres. (Note de l'éditeur d'Evelyn en 1827.)] [Note 46: Gendre et biographe de Walter Scott. (Note du traducteur.)] [Note 47: Rue qui tire son nom de l'église paroissiale et qui longe Christ Church, en descendant vers la rivière. La règle ordinaire voulait qu'un Gentleman-Commoner commençât par résider à Peckwater, puis passât à Tom Quad, et finalement vécût au dehors, pendant le dernier trimestre. Je n'ai aucune idée, pour l'instant, de Saint-Aldate. Que les visiteurs américains sachent bien qu'à Oxford on leur demandera de prononcer Saint-Old.] CHAPITRE XIV ROME Quoique chèrement achetée, la permission de cesser tout travail intellectuel, et de réserver ce que je pouvais avoir de forces pour mon dessin, fut un grand stimulant pour les facultés qui s'étaient développées en moi de façon latente; aussi, albums, blocs, compas, crayons, tout fut préparé en vue du voyage, et préparé avec un luxe de méthode sans précédent. Le hasard avait voulu que, au printemps de cette même année, David Roberts eût rapporté et exposé ses croquis d'Égypte et de Terre Sainte. C'était les premières études consciencieuses faites par un peintre anglais, non pour s'exhiber ou gagner de l'argent, mais pour donner une idée fidèle de scènes d'un intérêt religieux et historique. Elles étaient rendues avec une fidélité et une facture laborieuse qui dépassait de beaucoup tout ce que j'avais vu dans ce genre jusqu'ici. Je sentais aussi que cette méthode restreinte rentrait dans mes moyens et que je pourrais l'appliquer à ce j'avais en vue. Les défauts de Roberts et sa manière personnelle n'importent pas ici. Il m'a appris et bien appris l'usage de la pointe fine; le souci, la minutieuse exactitude du détail; le moyen le plus simple pour faire la lumière et l'ombre sur un fond gris, c'est-à-dire lavis plat pour les ombres profondes et rehaussement des lumières plus ou moins vives avec du blanc. Je fis l'essai de ces méthodes pour la première fois dans la cour du Château de Blois, et revins vers mon père et ma mère en déclarant que «Prout se ferait couper les oreilles pour exécuter un dessin comme celui-là». J'aurais pu dire, avec plus de vérité et de modestie, qu'il aurait volontiers échangé ses yeux contre les miens; car Prout a toujours été grandement gêné par sa myopie. Ce croquis de Blois témoignait, il faut bien le dire, de certaines dispositions naissantes, du sentiment des proportions, il avait de la largeur; c'était la première fois que j'arrivais à rendre un sujet continental en lui conservant son caractère, à faire sentir l'épaisseur, la rondeur, la solidité des piliers et des sculptures. Nous passâmes agréablement les derniers beaux jours de l'été à Amboise, Tours, Aubusson, Pont-Gibaud et Le Puy; mais au moment où nous pénétrâmes dans la vallée du Rhône, l'automne se fit sentir et sentir durement; le voyage par Valence jusqu'à Avignon fut lugubre, à travers un pays qui venait d'être ravagé par l'inondation; à Montélimar l'eau avait envahi les rues, laissant en se retirant une couche épaisse de vase qui couvrait aussi les prairies sur une étendue que je ne saurais déterminer sans avoir l'air d'exagérer. Le Rhône, au milieu de ces vastes plateaux sablonneux, n'était qu'une masse fuyante d'eau trouble et décolorée; de l'autre côté se dressaient les Alpes, dans le dépouillement de l'automne; la neige avait fondu jusqu'à mi-hauteur, et les pics les plus élevés disparaissent au milieu des nuages; une bise aigre semblait dire: prenez garde, prenez garde, vous ne savez pas combien le vent est méchant par ici. Peut-être y étais-je plus sensible dans l'état de ma santé et de mes nerfs. Ce qui est certain, c'est que je n'ai jamais eu envie de revoir ce pays du bas Rhône; et de ce jour, à ma préférence pour les chaumières sur les châteaux, s'ajouta cet autre principe irréductible: c'est qu'en cas de métamorphose, s'il était permis de choisir son importance, il serait infiniment plus agréable et plus prudent d'être une rivière comme la Tees ou la Wharfe, qu'un fleuve comme le Rhône. C'est à Fréjus, sur l'Esterel et la Riviera, que, pour la première fois, je distinguai quelques caractères nettement italiens, très différents de ceux de la Lombardie: l'Italie des pins parasols, des orangers et des palmiers, des blanches villas, et de la mer bleue: elle me fit l'effet, et je ne me trompai pas, d'une ruine due à une écurie criminelle. Je ne crois pas avoir encore dit à mon lecteur que j'avais hérité de ma mère un amour de l'ordre et de la propreté poussé jusqu'à la manie; pour moi, un des charmes les plus poétiques de la Suisse, après ses neiges blanches, c'était les manches blanches de ses paysannes. Je tenais en même temps de mon père le goût de tout ce qui est solide et vrai, l'horreur du plaqué, du truqué; ici, sur la Riviera, il y a bien des citrons et des palmiers, mais des citrons pâles qui n'ont pour ainsi dire que la peau; des palmiers à peine plus larges que des ombrelles; la mer est d'un bleu admirable sans doute, mais ses plages sont dégoûtantes; des palais somptueux et prétentieux y abondent, bouclés et fardés comme un clown, menaçant ruine aux extrémités, avec en façade des entablements peints trompe-l'œil au-dessus de fenêtres sans carreaux; les rochers sont schisteux, effrités, le peuple sale; et, recouvrant le tout, une couche de poussière blanche. Bah! vous étiez de mauvaise humeur! me dira-t-on. N'empêche que tout cela ne soit vrai, et que la dernière fois que je suis allé à Sestri, les dames que j'accompagnais, sinon moi, ne voulurent et ne purent pas y rester à cause de la saleté de l'auberge. Je me souviens aussi que, passant par Gênes, en 1882, j'ai fait le tour des remparts, uniquement pour voir quelles étaient les vilaines plantes qui aimaient à vivre dans la poussière, et à ramper comme des lézards entre les pierres disjointes des ruines. C'est lors de ce voyage que je vis pour la première fois, à Gênes, la _Pietà_ en médaillon de Michel-Ange ce fut mon initiation à l'art italien. À cette époque, je n'entendais quoique ce soit à la peinture italienne; je ne connaissais que Rubens, Van Dyck et Velasquez. À Gênes, je n'ai même pas cherché les Van Dyck; je me promenais dans le dédale des ruelles qui longent le port; on voyait la mer alors, car on n'avait pas encore construit le quai qui la cache; je dessinai l'amphithéâtre de maisons qui entourent la rade, portées sur leurs vieilles arches: beau sujet, et l'un des meilleurs croquis que j'aie faits de ma vie. Le voyage au delà de Gênes, le long de la Riviera orientale, voyage très agréable, commença à me remettre d'aplomb; je reprenais courage. Je revois, en écrivant ces souvenirs, la traversée de la Magra et des autres ruisseaux qui descendent de la montagne; combien tout cela est différent aujourd'hui! Cela me paraît à peine croyable quand j'y songe, mais n'y avait alors sur les plus grandes rivières que d'étroits ponts pour les mules, qui reliaient entre eux les villages groupés sur les rives opposées et enjambaient la rivière à l'endroit où le courant se ralentit et où se fait sentir la barre de la mer. Il va sans dire que dans les grandes villes, Albenga, Savone, Vintimille, etc., il y avait des ponts convenables; mais dans les villages de moyenne importance (et les torrents autour de l'embouchure desquels ils s'étaient formés étaient souvent formidables), les paysans comptaient sur le ralentissement du courant à la barre, et sur les moments où la rivière était à sec en été, pour traverser dans leurs carrioles: ils n'avaient ni l'idée, ni les moyens de construire des ponts Waterloo pour la plus grande commodité des voitures anglaises attelées de quatre chevaux. La voiture anglaise se tirait du mauvais pas et des galets comme elle pouvait; si les chevaux ne suffisaient pas, tous les gamins du village s'attelaient devant et tiraient; par mauvais temps, quand l'eau était haute en delà de la barre, et qu'il y avait des brisants bleus au delà, cela faisait songer aux roues ralenties des chars de Pharaon. Or, le malheur avait voulu qu'il eût plu pendant deux jours quand nous dépassâmes la Riviera occidentale. L'orage avait éclaté après une nuit d'une chaleur accablante. Nous étions à Albenga et je me souviens mon père, ne pouvant dormir, avait composé fort irrévérencieusement une parodie de «Malheur à moi, Alhama», dont le refrain était «Malheur à moi, Albenga», les minarets de la vieille ville et ses légendes sarrasines lui ayant rappelé, je suppose, «le roi Maure à cheval qui passait et repassait». La pluie tombait à torrents, le sirocco soufflait, et non loin de Savone, sur le bord d'un de ces cours d'eau rapides, nous nous demandions si la voiture pourrait passer. Chargée comme elle l'était, il n'y fallait pas penser; ordre fut donc donné à tout le monde de descendre; on traverserait les voyageurs à dos, et la voiture suivrait et se tirerait d'affaire comme elle pourrait. Tout le monde obéit, se soumettant en riant aux coutumes du pays, excepté ma mère qui refusa péremptoirement de se laisser porter dans les bras par un héros d'opéra déguenillé lui rappelant les bandits qui enlevaient la Cerito ou la Taglioni épouvantées. Aucune prière ne put la décider à quitter la voiture; si la voiture passait, elle passerait avec. Mon père était à la fois inquiet et irrité, mais comme le corps de ballet qui nous entourait ne paraissait pas prendre la chose au tragique, voyant là plutôt une occasion de «baiocchi» supplémentaires, ma mère l'emporta. Un bon attelage de jeunes gars aux jambes nues se joignit aux chevaux, et ma mère et la voiture entrèrent dans l'eau au milieu de cris et de hurlements. Le lit de la rivière était de sable mou, on enfonçait, et, aux deux tiers, hommes et bêtes s'arrêtèrent pour reprendre haleine. On parlementa de nouveau, cette fois très sérieusement, mon père tout de bon en colère, ma mère résistant toujours. Nous étions tous trois un peu nerveux car, nous croyant dans la baie de Lancastre, nous songions aux sables mouvants. Mais ma mère s'entêta, refusant de bouger; les chevaux ayant soufflé, et les gamins aussi, à grand renfort de coups de fouet, de cris, d'éclaboussage, voiture et dama Inglese furent enfin victorieusement remorquées sur la terre ferme; là, il y eut échange de bons procédés entre les deux nations. Je n'ai qu'un souvenir confus du passage de la Magra, quelques jours plus tard. Y avait-il peu d'eau ou beaucoup? Je me souviens seulement d'innombrables petites rigoles qui se creusaient un passage au milieu du galet et je sais que je pensais surtout aux montagnes de Carrare qui se dressaient devant nous. La plupart des cours d'eau se passaient à gué: pour les piétons, on posait sur des pierres quelques planches, l'on remplaçait après chaque orage; lorsqu'il s'agissait de rivières plus fortes, qui n'avaient ni ponts ni gués, on se servait de bacs très primitifs, et un jour ma mère n'eut d'autre alternative que de traverser pieds nus ou de se laisser porter. Elle subit cette ignominie avec l'idée sans doute que ce devait être une des conséquences de la Révolution française, et en resta irritée et de mauvaise humeur tout le reste du voyage, jusqu'à Carrare. Nous avions décidé de coucher à Massa, mais auparavant nous eûmes le temps de monter par une route étincelante de blancheur jusqu'à la première carrière, et de visiter un ou deux «ateliers». C'est là, je crois, qu'est né le mépris qui m'est toujours resté pour les ateliers. Cependant, mon père ayant jugé qu'il était convenable de rapporter «une bagatelle de Matlock» et l'interprétation du sujet nous ayant paru ingénieuse, nous achetâmes un _Bacchus et Ariane_ de deux pieds de haut, la copie, nous dit-on, de je ne sais quel original que nous supposions antique, et qui n'avait pas plus de valeur artistique que n'importe quelle pendule française. Le groupe orna longtemps la bibliothèque de Denmark Hill, mais il finit par devenir si noir, à cause des fumées de Londres, qu'il fallut l'exiler. Avec le passage de la Magra et l'acquisition du _Bacchus et Ariane_, monument symbolique de mon classicisme de deux pieds de haut, se termine la phase de ma vie où toutes les idées que je pouvais avoir en sculpture ne dépassaient pas Chantrey d'un côté, et Roubilliac de l'autre. La Magra traversée, j'eus la sensation d'être en Italie, la vraie Italie; dès le lendemain nous passions le pont de Serchio et nous entrions à Lucques. J'ai tort de dire que j'eus _alors_ la sensation d'être en Italie. Ce n'est que beaucoup plus tard, jetant un regard en arrière, que je distinguai le moment où le courant qui m'entraînait changea de direction. Jusqu'ici, la signification de l'art chrétien primitif m'avait échappé, je ne me doutais pas de ce qu'était la sculpture, la sculpture vivante; j'étais en pleines ténèbres; elles ne commencèrent à se dissiper que pour me laisser dans une sorte d'étonnement vague et d'embarras respectueux en présence du nouveau mystère qui m'entourait. L'impression que j'eus de Lucques, cette première fois, se confond maintenant avec celle, infiniment plus profonde, que m'a laissée ma visite de 1845. Ce fut tout le contraire pour Pise. À première vue, la grandeur, la pureté de son architecture me firent une profonde impression, surtout, il est vrai, à travers Byron et Shelley. Dans la cathédrale de Lucques, j'eus ma première rencontre avec un frère de la Miséricorde, la tête couverte de la cagoule; et la pensée qu'à chaque instant, dans les rues ensoleillées, on pouvait voir surgir ces sombres figures drapées, surexcitait mon imagination et mes nerfs et ajoutait aux charmes de ces vieilles villes. Je dessinai la Chapelle de l'Épine auprès du Ponte-a-Mare avec soin et succès; mais la langueur de l'Arno aux eaux troubles, comparé à la Reuss ou au Rhône à Genève, me rendit fort sceptique à l'égard des descriptions enthousiastes, soit modernes, soit anciennes, des rivières italiennes. Chose assez singulière, ce n'est qu'en 1882 que j'ai vu l'Arno couler à pleins bords et que j'ai compris que toutes les rivières d'Italie sont des torrents de montagne. C'est le cœur plein de confusion que je relis, et c'est par devoir que j'imprime le passage de mon journal où sont notées mes premières impressions sur Florence: «_13 novembre 1840._--Je viens de faire un tour, j'ai flâné sur la place aux statues: l'air était plein d'une douceur printanière et je n'oublierai jamais l'impression que m'a faite cette place dominée par la masse énorme du Palazzo Vecchio ni celle que m'a faite le Duomo. Je ne m'attendais pas à voir une église de très grande dimension, mais plutôt quelque chose d'élégant, comme La Salute à Venise. Débouchant par l'angle du sud-est, du côté où la galerie autour de la coupole est achevée, je demeurai cloué par la surprise, et faillis me faire écraser. L'effet est prodigieux. Non que ce soit de la bonne architecture, même si on admet ce style barbare, mais on est abasourdi, on ne saurait expliquer ce qu'on éprouve, tant la richesse de tous ces marbres à l'extérieur est confondante, et la profusion des magnifiques sculptures en marbre et en bronze, sur la grande place, m'a vivement impressionné. «_15 novembre._--Je ne puis démêler encore mes impressions sur Florence. Cependant, ce qui domine, c'est le désappointement. Les galeries que j'ai parcourues hier sont sans doute curieuses; mais comme agrément, j'aimerais autant le British Muséum, n'étaient les Raphaëls. Tout le reste est pour moi lettre morte, je n'y comprends rien, je ne comprends même pas grand'chose aux Raphaëls.» Lors donc de cette première visite à Florence, les palais qui me rappelaient la prison de Newgate m'étaient à juste titre odieux; au contraire, les vieilles rues, les marchés en plein vent m'enchantaient; l'intérieur du Dôme me semblait une horreur, l'extérieur un casse-tête chinois. Tout l'art sacré, fresques, peinture à la détrempe, que sais-je? rien, un zéro, ce que c'était pour les Italiens eux-mêmes; la campagne alentour, des murs borgnes et des oliviers poussiéreux; l'ensemble, mystification et ennui sauf pour un maître: Michel-Ange. Je sentis du premier coup chez lui une émotion, une vie supérieures à celle qu'on trouve chez les Grecs, et une sévérité et une noblesse d'intention qui n'existait pas chez Rubens. Comme j'entendais autour de moi dire et redire qu'il n'y avait rien de supérieur à Michel-Ange, je fus très fier de le goûter; la haute idée que j'avais de ma propre infaillibilité s'en trouva encore grandie; avec l'aide de Rogers pour la Chapelle Lorenzo et grâce à de longues stations devant le _Bacchus_, aux Offices, je fis de rapides progrès dans le sens Michel-Angelesque. Par contre, dès le premier jour, je déclarai le _Rémouleur_ de la Tribune vulgaire et assommant, et je n'ai pas changé d'avis depuis; la _Vénus_ de Médicis, une petite personne sans intérêt; le _Saint Jean_ de Raphaël d'une boursouflure poussée au noir, et la collection des Offices en général, un mélange incongru, l'œuvre de gens qui ne s'y connaissaient pas, n'entendaient rien à l'art[48], ne s'en souciaient pas. De fait, lorsque je revis les Offices en 1882--je n'y suis pas retourné depuis--j'ai retrouvé ma première impression et j'ai éprouvé quelque fierté de ma perspicacité précoce. On ne pouvait guère s'attendre, à cette époque, à me voir aimer l'Angelico ou Botticelli; y eussé-je été disposé, le corridor du haut des Offices n'était pas un endroit convenable pour y admirer la grande _Madone_ de l'un ou la _Vénus_ de l'autre. Elles étaient alors toutes deux dans le passage extérieur qui conduit à la Tribune. Une fois que mes réflexions m'eurent amené là, je m'installai au milieu du Ponte Vecchio et je fis un bon croquis, très exact, de ses boutiques et des constructions que l'on a devant soi quand on regarde du côté du Dôme. Il semble que je n'aie eu ni le temps, ni l'envie d'en faire plus à Florence; le Marché Vieux était trop encombré pour qu'on y pût travailler et quant aux sculptures du Dôme, elles étaient inséparables de la couleur. Dans l'espoir--espoir qui allait s'affaiblissant chaque jour--de trouver les choses plus à notre goût dans le Sud, nous quittâmes Florence par la Porta Romana. Sienne, Radicofani, Viterbe et, le quatrième jour, Rome; voyage lugubre avec des arrêts plus lugubres encore. J'avais un affreux mal de tête à Sienne et la cathédrale me parut le comble de l'absurde--sursculptée, surbariolée, surdécoupée, surélevée de trop de pignons--une immense pièce montée, un monument de vanité, sans le moindre sentiment religieux. Et c'est bien cela, en somme: la vraie beauté de Sienne était tout entière dans sa vieille cathédrale, le Westminster de _son_ Édouard le Confesseur. Les ruines, au moins, sont-elles encore respectées? La solitude volcanique de Radicofani, l'orage qui grondait, les hurlements du vent, ses sifflements aigus à travers les portes mal jointes et les trous de serrures de la plus misérable des auberges, resta longtemps pour nous un véritable cauchemar. À Viterbe, j'étais moins souffrant et je fis un dessin du couvent qui est d'un sentiment juste et d'une bonne facture. Le quatrième jour, papa et maman remarquèrent avec une joie triomphante, bien qu'ils souffrissent d'être si cahotés, que plus on approchait de Rome, plus la route devenait mauvaise. Tout mon bagage scientifique, ce qui devait m'aider à comprendre la Ville Éternelle, consistait dans les deux premiers livres de Tite-Live, que je n'avais jamais approfondis et quelques noms géographiques qui flottaient dans ma mémoire, sans que j'eusse seulement regardé où ils se trouvaient sur la carte: Juvénal, une ou deux pages de Tacite, et, dans Virgile, l'incendie de Troyes, l'histoire de Didon, l'épisode d'Euryale et le dernier combat. J'avais sans doute lu pour ainsi dire toute l'_Énéide_, mais la majeure partie ne m'avait semblé que du fatras. Sur l'histoire romaine moins ancienne, je n'avais lu que des auteurs anglais fort sévères pour les vices impériaux, et je n'étais pas éloigné de penser que la malaria de la campagne romaine était une conséquence naturelle de la papauté. J'avais été élevé dans l'idée qu'il ne pouvait pas plus y avoir un bon empereur romain qu'un bon pape; je ne savais pas trop si Trajan vivait avant le Christ ou après, et j'aurais été sincèrement reconnaissant à quiconque m'eût dit que Marc-Aurèle était un philosophe romain, contemporain de Socrate. L'apparition du dôme de Saint-Pierre dans le lointain ne nous fit pas plus d'impression que si c'eût été une borne kilométrique, nous annonçant que nous avions encore une vingtaine de milles à faire sur une route cahotante, avant de nous reposer. Quand nous nous approchâmes du Tibre--le Tibre nonchalant, aux rives boueuses, aux eaux épaisses et jaunes--j'éprouvai une sensation de dégoût mêlée de tristesse. Quel contraste avec le flot montant de la Tamise poussé par le vent, que j'aimais à regarder de la fenêtre de Nanny Clowsley! La Piazza del Popolo m'était aussi familière--je l'avais vue tant de fois reproduite--que Cheapside, et me paraissait beaucoup moins intéressante. Nous descendîmes, cela va sans dire, dans un des hôtels de la place d'Espagne; je me couchai fatigué et de mauvaise humeur de me trouver dans la rue bruyante d'une grande ville moderne avec rien à dessiner et une foule de petits ennuis en perspective. Le lendemain matin, en me réveillant bien reposé, je me dis comme Mr Rogers: «Je suis à Rome», et j'accompagnai papa et maman à Saint-Pierre, avec un certain sentiment de curiosité, j'en conviens. Voyageurs et livres m'avaient crié sur tous les tons que je serais désappointé, que la basilique ne me ferait pas l'effet de grandeur auquel je m'attendais; mais je ne me suis pas vanté en vain d'avoir le sentiment exact des proportions, et le fait est que j'eus la conscience nette de son immensité. Mais ce à quoi je ne m'attendais pas, c'est à la lourdeur, à l'ennui de la façade, au mauvais goût, à l'insipide distribution de l'intérieur. Nous en fîmes le tour, regardant les copies en mosaïque de tableaux qui ne nous intéressaient pas, les tombeaux magnifiques de gens dont nous ne connaissions même pas les noms; enfin, nous nous retrouvâmes au grand air, devant les fontaines, avec un immense sentiment de soulagement. Aucun de nous n'a jamais remis les pieds à Saint-Pierre, si ce n'est pour entendre de la musique, ou pour voir des processions et des cérémonies religieuses. Nous rentrâmes déjeuner et, l'après-midi, nous fîmes en voiture le tour classique par le Forum, le Colisée, et le reste! Je n'avais qu'une idée très vague du Forum, de ce qu'il était, ou de ce qu'il avait été. Je ne comprenais pas ce que venaient faire là ces trois colonnes, ou les sept, et cet Arc de Sévère sous lequel ne passe pas de route, et surtout cette masse de constructions sordides qui se dressent au-dessus, flanquée d'une tour du XVIIIe siècle sans le moindre caractère. Un des grands avantages de mon ignorance était, en tout cas, de me permettre de voir les choses à ma manière, comme elles étaient; et bien que mon éducation religieuse, comme je l'ai dit plus haut, m'inclinât à penser que la malaria de la campagne romaine était une conséquence de la papauté, cela n'influait nullement sur la perception très nette et très claire que j'avais de la beauté de ligne du Soracte, tandis que les lignes des premiers plans, en tuf et pouzzolane, me semblaient détestables, que la pouzzolane fût papale ou protestante. Le rôle du Forum ou du Capitole dans l'histoire ne m'importait utilement; ce qui me frappait, c'est que les colonnes du Forum étaient de petite dimension, leurs chapiteaux sculptés sans finesse et que les maisons qui le dominaient étaient beaucoup moins intéressantes à regarder que n'importe quelle «close» de l'«Auld toun» d'Édimbourg. Étant arrivé à ces conclusions sur la ville et ses ruines, il me fallait commencer la visite des musées. Ai-je besoin de dire que la grande peinture religieuse: le vestibule du Pérugin, la chapelle d'Angelico et tout le premier étage de la Sixtine étaient lettre morte pour moi? Personne ne m'avait conseillé de les regarder, et j'étais incapable, à moi tout seul, de les découvrir. Tout le monde, au contraire, m'avait dit: voyez le plafond de la chapelle Sixtine; je le trouvai très beau; tout le monde m'avait aussi recommandé de voir la _Transfiguration_ de Raphaël et le _Saint Jérôme_ du Dominicain; ce que je fis très attentivement et très docilement, après quoi je déclarai sans la moindre hésitation que le tableau du Dominicain était détestable, et celui de Raphaël fort laid; de ce jour, je ne fis plus aucune attention à ce que me disaient les gens, en fait de peinture, à moins qu'ils ne fussent de mon avis. Mais sir Joshua n'était pas tout le monde. Son opinion sur les _Stanze_ fit que je les étudiai longuement et soigneusement; je vis tout de suite qu'il y avait là quantité de choses que je n'étais même pas en état de voir, encore moins de comprendre; mais en tout cas, ce qui était certain, c'est qu'elles ne me procuraient aucun plaisir; la religion, d'ailleurs, qui m'avait été enseignée à Walworth me rendait réfractaire à ce mélange de paganisme et de papisme. Ces bases posées en vue de mes futures études, je n'y revins plus et je n'ai pas eu, depuis, de raisons sérieuses de les modifier. Je ne parle jamais du Dominicain, ou si j'en parle par déférence pour sir Joshua, ce n'est que pour dire que c'est un peintre détestable; des _Stanze_ que comme ne pouvant satisfaire en quoi que ce soit un esprit sain, équilibré, désireux de savoir à quoi ressemblaient les Sibylles, ou comment un Grec se représentait les Muses; et l'opposition entre le _Parnasse_ et la _Dispute_ présentée dans les _Stones of Venise_[49], comme annonçant la chute de la théologie catholique. Quand nous eûmes visité les principales curiosités de Rome, et pendant que nous explorions les choses de moindre importance, nous pensâmes que le moment était venu d'utiliser la lettre d'introduction qu'Henry Acland m'avait donnée pour Mr Joseph Severn. Bien que, dans le gros in-octavo qui contenait les œuvres de Coleridge, de Shelley et de Keats, et qui avait si souvent traîné sur la table devant ma niche de Herne Hill, la partie de Keats ne m'eût jamais attiré (elle me troublait plutôt) j'avais suffisamment conscience de sa valeur, j'avais été trop ému par sa mort pour ne pas désirer faire la connaissance de son fidèle ami. J'ai oublié où habitait Mr Severn; tout ce dont je me souviens, c'est que sa porte était à droite, tout en haut d'un immense escalier carré, aussi large qu'un de nos chemins anglais où deux carrioles peuvent passer côte à côte, un escalier monumental aux marches très basses. Je montais lentement, car le docteur m'avait surtout recommandé de ne pas m'essouffler; il me restait peut-être une vingtaine de marches à gravir lorsque la porte de Mr Severn s'ouvrit pour livrer passage à deux messieurs, et se referma sur eux avec un bruit sec qui paraissait dire au reste du monde: on ne passe plus. Ces messieurs me croisèrent sur la gauche. L'un était court, le teint animé, l'air réjoui; l'autre petit aussi, mais pâle, avec un beau front bien modelé et des yeux noirs à la fois vifs et doux. Ils me regardèrent, mais par timidité, et aussi parce que je trouve impoli d'arrêter les gens et surtout de les empêcher de sortir, je ne fis pas un geste et les laissai descendre en paix. Je ralentis même mon pas, et ce ne fut que quelques minutes plus tard que je sonnai à la porte de Mr Severn. Je laissai ma carte et ma lettre d'introduction au domestique qui me dit que Monsieur venait de sortir. Le compagnon aux yeux noirs de Severn était George Richmond, pour lequel Acland m'avait aussi donné un mot. Tous deux accoururent pour nous voir. La manière d'être simple, réservée, originale de mon père et de ma mère les intéressa d'abord, leur plut ensuite, et finalement les conquit au point que, Noël venu, ils nous choisirent, entre tous leurs amis de Rome, pour fêter la Noël. Et cela, bien plus pour mon père et ma mère que pour moi; non qu'ils ne s'intéressassent pas à moi, mais comme mes idées, qui n'étaient jamais celles de tout le monde, étaient plutôt tapageuses, qu'à chaque instant j'allumais sous leurs pieds des pétards et des fusées, qui ne les troublaient pas seulement au moment où ils éclataient, mais se continuaient en objections réfléchies qu'ils ne pouvaient pas toujours réfuter--car je m'attaquais aux choses sacro-saintes, aux maîtres incontestés et aux splendeurs les plus authentiques de Rome--nos conversations se terminaient le plus souvent par des conseils où se glissaient quelques reproches qu'ils jugeaient nécessaires; ils avaient de longues conférences avec mon père et ma mère, parents et amis se demandaient ce qu'on pourrait bien faire pour me ramener à des idées plus saines. Dès le premier moment, tous deux avaient inspiré à mes parents une confiance absolue, et cela uniquement, je crois, parce que, lorsque nous nous étions croisés dans l'escalier, Mr Severn avait dit à mi-voix à Mr Richmond en me regardant: «Quelle physionomie poétique!» et que ma récente folie, mon impardonnable entêtement dans l'affaire du _Harlech_, jointe aux impertinences que je me permettais à l'égard de Raphaël et du Dominicain, me donnaient, aux yeux de mes parents, des airs d'Enfant prodigue. La coalition contre laquelle j'avais à lutter se trouva encore renforcée par l'entrée en scène d'un frère cadet de Mr Richmond, Tom, que je trouvai, lors d'une de nos premières visites à l'atelier qu'ils occupaient en commun, s'escrimant de tout son cœur à peindre un torse nu avec des ombres bleu de cobalt, sur lesquelles, à ce qu'on voulut bien m'expliquer, on devait passer un glacis qui leur donnerait le ton de la chair du Titien. Comme, à cette époque, je ne voyais rien de particulier dans la chair du Titien, et de plus que je ne pensais pas qu'on arrivât à la rendre par ce procédé, l'abîme qui nous séparait, mes amis et moi, se creusa encore davantage; et de fait, ces divergences firent que s'accroître avec le temps et leur effet immédiat fut de décider de la façon dont j'emploierais mon temps à Rome et en Italie. Car, ayant déclaré une fois pour toutes que je ne pouvais pas plus comprendre la pensée de Raphaël que la couleur du Titien; que les salles de sculpture du Vatican m'ennuyaient, que je n'y comprenais rien, je pris le taureau par les cornes et me mis à chercher ce que, à Rome, je pensais pouvoir dessiner à ma manière, choisissant pour commencer--et c'était en quelque sorte un défi jeté à Raphaël, au Titien, à l'Apollon du Belvédère tout ensemble--l'étude minutieuse de guenilles qui pendaient aux vieilles fenêtres du quartier juif. La guerre déclarée, il ne restait plus aux deux Richmond et à mon père qu'à s'amuser autant qu'ils le pourraient de mes essais révolutionnaires qui, une fois mon point de départ admis, n'étaient pas sans intérêt. Je payai ma dette au Forum, en en dessinant avec le grand soin une vue d'ensemble; je fis une étude des aqueducs vus de Saint-Jean-de-Latran, une autre du Mont Aventin prise du pont Rotto, toutes deux jugées bonnes en général. À la fin, Richmond lui-même s'adoucit au point de me demander un dessin de la Trinità dei Monte, associée pour lui à d'heureux souvenirs. C'est alors qu'il se présenta, pour moi, une occasion d'utiliser de façon pratique mes dispositions particulières, en prenant de précieuses notes sur les principales villes d'Italie; mais il était dit que toutes les chances que j'avais d'être autre chose que ce que je suis avorteraient les unes après les autres. Un hasard, qui ne me sembla alors qu'un mirage moqueur, fut, bien des années plus tard, la source d'une des plus belles et des plus profondes émotions de ma vie. Entre mon Protestantisme et mon Proutisme--comme l'appelait très justement Tom Richmond--j'avais déclaré sans intérêt toute cérémonie romaine; je me refusais à rien voir, et je protestais avec mauvaise humeur, toutes les fois que l'on me proposait d'entrer dans une église, dans un palais romain ou dans une galerie. Pourtant papa et maman s'aperçurent que je ne me faisais jamais tirer l'oreille lorsqu'il s'agissait d'aller entendre de la musique sacrée, fallût-il pour cela subir les ennuis d'un office: ce qu'ils attribuaient au goût que j'avais toujours manifesté pour le chant grégorien et à l'intérêt toujours croissant que m'inspirait la musique. La vérité, c'est qu'à l'église j'avais chance d'apercevoir, au-dessus des têtes pieusement penchées de la foule italienne--au moins un instant avant qu'elle s'inclinât à son tour--la gracieuse silhouette d'une anglaise blonde d'une grande beauté, la reine de la colonie anglaise cet hiver-là, à Rome, et qui réalisait pour moi le type de la beauté féminine, type rêvé jusqu'ici, et rêvé en vain, une beauté sculpturale, mais pleine de vie, et aussi de douceur et de grâce. Je ne crois pas être jamais parvenu à l'approcher à plus de quarante mètres, mais ces apparitions, si lointaines qu'elles fussent, et les émotions qu'elles me causaient n'en firent pas moins la joie et la consolation de mon hiver à Rome. Pendant ce temps, mon père, que notre médecin de Rome avait complètement rassuré sur mon état, reprenait sa gaîté et jouissait de tout en conscience. Avec Marie qui, quoique de nature peu enthousiaste, était une voyageuse infatigable, il allait voir sans se lasser tout ce qu'il y avait à voir. Jamais, surtout, il ne manquait une fête musicale, et il était radieux lorsque son maniaque de fils consentait (pour l'amour de miss Tollemache[50], mais chut!) à les accompagner; et tous les jours Mr Severn et George Richmond se montraient plus affectueux et plus serviables. Aucun habitué du monde élégant de Londres ne s'étonnera du plaisir que nous pouvions trouver à pénétrer toujours davantage dans l'intimité de George Richmond. Mais je n'ai vu nulle part, dans aucun monde ou ailleurs, rien qui approche de la situation qu'avait alors à Rome, Mr Joseph Severn. Personne ne savait mieux que lui mettre les gens en valeur, naturels du pays, étrangers, laïques ou ecclésiastiques. Il ne voyait dans chacun que le meilleur: ce qui aurait excité la colère chez d'autres le disait simplement sourire. Comment s'étonner que le pape soit à Saint-Pierre, qu'il y ait des mendiants sur les marches du Pincio? N'est-ce pas dans la nature des choses? Il pardonnait au Pape son papisme, respectait la longue barbe du mendiant et ne doutait pas que les marches du Pincio, celles de l'Aracœli aussi bien que celles du Latran et du Capitole conduisissent au ciel; nous montions tous, de façon ou d'autre, et en attendant il fallait tâcher d'être heureux là où on se trouvait. Raisonnable avec légèreté, sage avec gaieté, spirituel sans malice, délicatement sentimental, il tenait conseil avec les cardinaux un jour, et s'en allait le lendemain picniquer dans la Campagne romaine avec les pins belles Anglaises qui passaient l'hiver à Rome; prenant les cœurs dans les mailles dorées de sa bonne grâce, de sa sympathie ouverte, comme si la vie n'était pour lui que la mélodie ondoyante de sa chanson favorite, _Gente, è qui l'uccellatore._ [Note 48: Ils s'en souciaient, mais à rebours, prisant surtout l'habileté des procédés les plus mesquins et employés de la pire façon.] [Note 49: J'ai autorisé la nouvelle édition de ce livre dans sa forme primitive, surtout en raison de la clarté avec laquelle, le lecteur en jugera, j'établis de façon incontestable que la théologie de la Renaissance eut sur les arts en Italie, et sur la religion du monde, une influence fatale.] [Note 50: Qui épousa le philanthrope Lord Mount-Temple.] CHAPITRE XV CUMÆ Pour être fidèle à la règle que je me suis tracée de suivre l'ordre des faits en laissant au lecteur le soin de tirer ses conclusions, j'ai passé un peu vite, et il me semble qu'il ne serait point inutile de savoir, ou tout au moins d'essayer de deviner ce que pense mon lecteur! Trouve-t-il que je suis un garçon heureux ou malheureux? A-t-il pour moi quelque estime, ou le contraire? Pense-t-il que l'on avait raison de fonder sur moi quelque espérance? Ou les talents que je pouvais avoir étaient-ils de ceux qui ne brillent au matin que pour se flétrir avant le soir? Si je le lui demande, c'est que j'ai reçu quelques lettres d'amis qui se disent enchantés et me déclarent que ces souvenirs ont jeté sur mon caractère des lumières toutes nouvelles, que je leur plais ainsi beaucoup plus qu'auparavant. Voilà un résultat qui n'est nullement celui que je cherchais, et qui est en contradiction avec l'impression que j'éprouve moi-même quand, me retournant, je me regarde face à face. Je suis extrêmement peiné et humilié lorsque je constate, aujourd'hui que je suis un peu moins ignorant, le peu que je valais alors, et tout ce que je laissais perdre de temps, d'occasions et de devoirs--un devoir manqué étant la pire des pertes--et je ne vois vraiment pas ce que mes amis ont pu trouver dans ces souvenirs d'enfance de plus aimable qu'ils n'eussent pu deviner chez l'auteur de _Time and Tide_ ou de _Unto This Last_. En vérité, et quoi qu'ils en disent, je n'étais alors, et je le suis demeuré encore un an ou deux, qu'un petit têtard informe, ruisselant, glissant, rien qu'un estomac avec une queue, se gonflant, s'aplatissant, se tortillant au milieu des ondes de cristal et sur les sables purs des sources de la jeunesse. Mais fort heureusement j'ai toujours eu des yeux excellents et la bonne habitude de nager contre le courant; et maintenant le temps était venu où je commençais à désirer me mettre au service de belles princesses, pour aller chercher leurs balles au fond de l'eau, lorsque soudain je me vis sous ma véritable forme, et cette vision me laissa effaré et découragé. Ceci se passait à Rome, vers l'époque de Noël. Parmi les objets d'art toujours de mode à Rome, et dont les voyageurs de distinction ne devaient pas manquer d'emporter des spécimens, étaient ces camées taillés dans de jolis coquillages roses. Afin de nous conformer à l'usage, nous achetâmes un coquillage quelconque de Dieux et de Grâces. Mais les artistes tailleurs de camées étaient habiles aussi à faire le portrait de simples mortels, et mon père et ma mère, escomptant l'avenir, résolurent de faire graver pour la postérité le profil de leur futur grand homme. Ce que j'apercevais, quand je me regardais dans le miroir, me suffisait, et je n'avais jamais songé à me demander de quel effet était mon profil. Le camée terminé, j'en admirai le travail, mais l'image qu'elle donnait de moi ne me satisfaisait pas. Je ne l'ai pas analysée alors; aujourd'hui, si je cherchais à la décrire, je dirais qu'elle rappelait un penny de George III, avec un soupçon de George IV, l'orgueil du Grand Turc et l'humeur de huit petits lucifers déchaînés. Et sans doute je savais que j'étais orgueilleux, et depuis quelque temps maussade; cependant ce n'était ni l'orgueil ni la maussaderie qui étaient les caractéristiques de ma nature. Tout au contraire, personne n'était plus respectueux des choses réellement grandes que moi, et personne n'était d'humeur plus facile quand on me laissait faire à ma tête. Que peut-on demander de plus à la plupart des garçons ou des animaux? Et il me semblait dur que l'on insistât surtout sur les défauts passagers, oubliant les qualités véritables, et que ceux-ci demeurassent fixés à jamais d'après le témoignage un peu fantaisiste du camée. À propos de ce camée et d'autres portraits plus récents de moi--est-ce vanité?--mais je tiens à dire pour ceux qui les verraient et qui éprouveraient quelque déception, que ce qu'il y a de mieux dans mon visage, comme ce qui m'a été le plus utile dans la vie, ce sont les yeux, et encore seulement quand on les voit de près. Un ami très cher et très perspicace, un Français, m'a fait remarquer aussi, mais bien des années plus tard, que la bouche--si elle n'était pas digne d'Apollon--avait de la bonté: quant au type George III et George IV, il était très marqué dans la famille et en particulier chez mon cousin George de Croydon; et pour la forme de la tête, par devant et par derrière, j'ai mes idées là-dessus, mais ce n'est pas l'instant de les exposer. Le moment est venu, par contre, de dire plus en détail non seulement ce qui m'arriva maintenant que j'étais majeur, mais ce qu'il y avait en moi: c'est dans ce but que je transcris ici un ou deux fragments de mon journal écrits pour moi seul, non pour faire plaisir à mon père ou pour être imprimés, après corrections, par Mr Harrison. En feuilletant ces vieux cahiers, je m'aperçois que j'ai trop poussé au noir mes souvenirs de la Riviera. Témoin cette page sur un endroit que je voyais alors pour la première fois et qui a joué un grand rôle dans ma vie, le promontoire de Sestri di Levante: «_Sestri, 4 novembre_ (_1840_).--Matinée très pluvieuse; à peine si nous avons pu franchir les quatre milles qui nous séparaient de cet adorable village; les nuages, emportés comme de la fumée le long des collines, enveloppaient de guirlandes les églises blanches accrochées aux pentes boisées. Avons dû attendre ici jusqu'à trois heures; le temps s'est éclairci, nous avons gravi le promontoire boisé qui domine le village. Les nuées s'élevaient lentement au-dessus des Apennins, laissant ici et là des flocons légers qui s'accrochaient au fond des ravins et s'enlevaient sur les parties ensoleillées comme autant de langues de feu; à l'horizon, la ligne bleu foncé des montagnes, pure comme le cristal, se profilait nettement sur le ciel d'un vert pâle; le soleil touchait çà et là les verts précipices, et les villages blancs de la côte luisaient comme de l'argent au Nord-Ouest; c'était ensuite la masse des hautes montagnes qui dévalaient dans les sombres vallées plantées d'oliviers; leurs cimes d'abord toutes grises dans la pluie se teintaient de bleu foncé, lorsque les nuées se dispersaient, chassées par le vent. Puis tout à coup le soleil reparaissait et ses rayons doraient les bois les plus proches, faisaient flamboyer les troncs lisses des arbres, les feuillages déjà magnifiquement nuancés par l'automne, les revêtant d'une splendeur comme Turner seul pourrait en imaginer une, et que mettait en valeur le fond gris d'orage. Au sud, c'était la mer sur laquelle se reflétaient et miroitaient quantité de petits nuages blancs venus des Alpes, entre de longues bandes du bleu le plus pur, tandis que le soleil, très bas déjà, dardait de longs rayons obliques loin, très loin de l'horizon; les vagues venaient se briser au milieu de panaches d'écume contre des rochers de marbre noir, et de grandes masses floconneuses couraient, poussées par la marée, vers la pleine mer. Au-dessus de nos têtes, un groupe sombre de pins d'Italie et de chênes verts enveloppaient d'ombre un adorable coin de prairie, tel qu'on en pourrait trouver dans les parties les plus fertiles des îles de Derwentwater. Cette féerie dura jusqu'au moment du coucher du soleil; alors un double arc-en-ciel s'élança au-dessus des bois embrasés, puis à mesure que le soleil baissait à l'horizon, les nuées d'orage se revêtirent de pourpre; l'arc-en-ciel dont les nuances se fondaient, semblait une large ceinture cramoisie au-dessus de laquelle les nuages flambaient; magnifique spectacle qu'il n'est pas donné à l'homme de contempler plus d'une ou deux fois dans sa vie.» Je vois que nous sommes arrivés à Rome le samedi 28 novembre. La note, écrite dès le lendemain matin, mérite peut-être d'être conservée. «_Dimanche 29 novembre._--La ville est en l'air parce que le Pape officie à la Chapelle Sixtine; c'est aujourd'hui le premier jour de l'Avent. Me suis fait bousculer, étouffer, pour rien: musique médiocre, sorte de mascarade avec le Pape et des cardinaux mal tenus. L'extérieur et la façade occidentale de Saint-Pierre ont certainement beaucoup d'apparence; l'intérieur conviendrait à une salle de bal, ou ne devrait servir qu'à cela.» «_30 novembre._--Monté en voiture au Capitole place pleine d'immondices, lugubre et dégoûtante; descendu ensuite au Forum, très bon sujet de tableau certainement. Puis marché longtemps, parmi des tas de briques et de décombres, jusqu'à en avoir mal au cœur.» Écœuré, ai-je voulu dire. Mais entre le 20 et le 25 décembre, je fus réellement malade; accès de fièvre terrible, c'est un miracle que je m'en sois tiré. Le 30, j'étais sur pied; je continue ainsi: «Petite promenade de long en large sur le Pincio; je suis incapable de faire autre chose depuis cette maudite maladie. Pourquoi donc faut-il que toute joie s'affadisse si vite, que les plus vives impressions si rapidement s'effacent? Rome était là devant moi: tours, coupoles, cyprès, palais, enchevêtrés, formant d'admirables groupes; une petite brume de décembre se mêlait à quelques légères fumées de bois et cernaient d'une jolie ligne grise toutes les formes qui se dressaient entre moi et le soleil; au delà des admirables chênes verts des jardins Borghèse, on apercevait les Apennins d'où émergeait un grand pic couvert de neige, semblable à la traînée lumineuse d'une comète. Ce n'était pas le clair de lune, ce n'était pas la lumière du soleil, c'était quelque chose d'aussi doux que l'un, d'aussi puissant que l'autre. Et j'étais là au milieu de ces magnificences, et je ne le sentais pas! Je rentrais de ma promenade, aussi las de mon devoir accompli que si j'étais sur la route de Norwood.» Des yeux, je suivais une jeune fille qui promenait des enfants et dont le petit bonnet coquettement posé sur ses cheveux très bien coiffés trahissait la nationalité: j'étais fixé, bien avant de l'avoir entendu dire à l'un des enfants qui jabotait en anglais avec une volubilité comparable seulement au murmure de la fontaine de l'autre côté de la route: «qu'elle n'en comprenait pas un mot»[51]. Après deux ou trois allées et venues, la jeune fille s'assit à côté d'une autre bonne; elles bavardaient, elles riaient, l'air parfaitement heureux, ne pensant pas plus aux montagnes qui se dressaient derrière elles, et à la ville qui s'étendait sous leurs pieds, qu'au Grand Turc; tandis que moi, emporté par mes sentiments dans des sphères que je jugeais très supérieures, je souffrais cruellement, en face d'un spectacle qui aurait dû me procurer d'infinies jouissances, de sentir les heures peser si lourdement sur mes épaules. Voilà bien l'orgueil, cher lecteur, et la maussaderie--_dum pituita molestat_--bien dûment établis. Mais faut-il être bien orgueilleux pour se croire supérieur au point de vue du _sentiment_ à une petite _bonne_ française? Très sincèrement, je ne me croyais pas supérieur à cette fille, ni meilleur; mais je savais qu'il existait entre moi et le lointain Soracte, ou même entre moi et l'invisible Vultur, un lien qu'elle ne soupçonnait même pas; et que cela impliquait un horizon terrestre, sinon céleste, plus étendu; nous n'étions pas nés sous la même étoile. Pendant ce temps, au pied de la colline, ma mère tricotait dans la grande chambre romaine, aussi paisiblement que si elle eût été chez elle--cette grande chambre qui avait sur les auberges de Provence le mérite d'être propre. Les jours passaient et l'heure vint de songer au voyage de Naples, avant qu'aucun de nous ne fût fatigué de Rome. Cette bonne cousine Mary, à laquelle je ne daignais jamais demander son avis sur rien, était celle d'entre nous qui avait le plus profité de ce séjour. Réellement très bonne musicienne (elle avait pris quelques leçons de Moscheles), elle jouissait des maîtrises des églises, lisait attentivement son guide, savait toujours où elle était et, profondément religieuse, était arrivée à vaincre ses préjugés puritains au point de visiter avec une émotion respectueuse le tombeau de saint Paul et la maison de sainte Cécile. Je crois même qu'elle finit par monter à genoux la Scala Santa, comme toute bonne Romaine. L'hiver avait passé, et le soleil du printemps réchauffait doucement l'atmosphère quand nous gravîmes les monts Albains pour descendre dans la vallée au-dessous de La Riccia, que j'ai décrite dans l'un des chapitres les plus souvent cités des _Modern Painters_. Mon journal dit: «Un abîme, et sur la colline opposée un autre village haut perché, avec le clocher et le toit de son église formant un groupe très réussi. Un hérissement d'arbres descendait jusqu'au fond du ravin d'où s'élançait près de moi, en clair sur le fond d'ombre, la paroi grise d'un rocher merveilleusement brodé de lichens aux mille couleurs.» Suivent encore quelques phrases du même genre, et puis une description des marais Pontins où j'insiste beaucoup sur les taches mouvantes que mettent çà et là les grands troupeaux noirs, les vols de mouettes blanches, les cochons aux soies hérissées, les oiseaux de toutes sortes, échassiers et plongeurs en nombre incalculable. Il est extrêmement intéressant, au moins pour moi, de voir qu'à cette époque où je ne faisais encore que des croquis au crayon, c'était surtout la couleur qui me frappait: je voyais les choses d'abord en couleur, comme elles doivent être vues. Certains détails du voyage de Mola à Naples, sur lesquels je me permets d'insister, prouvent la constante préoccupation d'exactitude qui fait le fond des principes que j'ai formulés, plus tard, dans _Modern Pointers_, bien qu'à cette époque je n'eusse pas la plus légère idée d'écrire ce livre, ni aucun autre, et que je prisse ces notes uniquement pour me souvenir de ce que je voyais, et sans me préoccuper de savoir si elles me serviraient à autre chose. «_Naples, 9 janvier_ (_1841_).--Pendant que je m'habillais hier à Mola auprès de la fenêtre, j'ai vu le soleil se lever au milieu des brumes qui montaient de la mer; le petit bois d'orangers qui descend en pente douce vers la plage rougissait sous ses caresses; Gaëte, en face, étincelait sur son promontoire. J'ai couru à la terrasse, un petit toit de zinc orné d'orangers et de figuiers d'Inde en pots. Au bord de la mer s'élevaient des montagnes qui rappelaient celles du Skiddaw, avec des ravins semblables à ceux du Saddleback; les hauts sommets étincelaient sous la neige fraîchement tombée, le plus élevé effleuré par un blanc nuage léger et rapide[52]. Plus près, les montagnes s'amollissaient en masses vertes et unies comme les collines de Malvern, sauf que leurs sommets étaient couverts d'oliviers et festonnés de vignes; on aperçoit le village de Mola avec ses murs blancs et ses toits plats, au-dessus des oliviers, dans de légères vapeurs de fumée bleue; au loin, une autre chaîne de montagnes court vers la mer. L'air était un peu frais, mais si pur et si doux, si chargé de parfum d'orangers que l'on se serait cru au printemps, non en janvier. Le temps menaçait, mais le soleil nous resta fidèle pendant la traversée du village; rues étroites, pittoresques et colorées, qui descendent vers la mer, puis, côtoyant un précipice dont la neige était éblouissante sous le soleil qui montait, et entre des haies de myrtes, nous entrons dans la plaine de Garigliano. Un gros nuage chargé de pluie courait[53] après nous, nous gagnant de vitesse, s'abaissant petit à petit, couvrant bientôt tout le bleu du ciel jusqu'à ne plus laisser qu'une étroite bande d'un bleu ambré[54] derrière les Apennins; les montagnes plus proches étaient maintenant plongées dans une ombre profonde, ombre de pourpre--les neiges au loin d'abord embrasées et donnant la plus forte lumière du paysage, puis sombres contre le ciel clair; des masses grises au-dessus, lugubres, lavées de pluie par endroits; au-dessous, un bouquet de saules qui se détachaient contre un fond pourpre, un peu jaune d'Inde, un peu tacheté de rouge. Puis c'étaient les ruines d'un aqueduc dont les murs portaient encore des traces de mosaïque; ses arches encadraient des collines et de belles prairies dont la verdure fraîche se mêlait à l'or des saules. À Capoue, nous perdîmes du temps à la Douane, maudite douane; nous avions subi le même ennui à Garigliano où des mendiants hurlants s'étaient rués sur nous (Caffé del Giglio d'Oro). Je vois encore un gamin, un vrai singe, perché sur l'épaule d'un autre gamin et qui faisait claquer ses mâchoires en se donnant de grands coups de poing. Le pays, à partir de Garigliano, est absolument plat; la voiture filait entre les festons de vigne accrochés aux ormes; la route était parfaitement droite et toute déchirée par une pluie diluvienne. La nuit venait, j'étais horriblement fatigué; de temps à autre, entre les nuées orageuses qui fuyaient, on apercevait un lambeau de ciel bleu ou encore deux ou trois pures étoiles qui cherchaient à percer les lourdes masses noires. Des éclairs sillonnaient le ciel quand nous approchâmes des portes de Naples, où nous fûmes encore retardés par la Douane et le visa de nos passeports. J'étais arrivé à un tel degré de fatigue, si exaspéré, si transi, que j'étais près de pleurer. Ce n'était pas ainsi que j'avais rêvé entrer à Naples! Aurais-je jamais pensé, lorsque, assis dans mon coin familier de Herne Hill, je soupirais après la neige lumineuse des montagnes, après une feuille d'oranger, que j'arriverais à Naples d'aussi méchante humeur que si j'avais passé ma journée a Londres? Mille fois plus encore! Depuis plus de dix ans, grâce à ma passion géologique, je connaissais à fond la structure et l'aspect du Vésuve et du mont Somma. _Friendship's Offering_ et _Forget me not_, à l'époque de Leoni le bandit, m'avaient aussi donné d'utiles notions sur la baie de Naples. Mais les formes admirables du mont Saint-Ange et de Capri étaient toutes nouvelles pour moi, et la pensée que je me trouvais là, en présence de forces souterraines inconnues, m'emplit d'une émotion profonde; pourtant le Vésuve était calme, et les lentes évolutions du nuage blanc suspendu au-dessus de son cratère ressemblaient à celles d'un simple nuage d'orage. La première vue des Alpes avait été pour moi la révélation directe de la présence d'une puissance créatrice bienfaisante. Mais depuis longtemps, dans les forces volcaniques et destructrices, Homère m'avait appris à reconnaître--et ma raison m'avait confirmé dans cette pensée--sinon l'Esprit du mal en personne, tout au moins le symbole du mal non racheté, un monde en dehors des conditions atmosphériques, orages, chaleurs, gelées, d'où dépend le cours normal de la vie organique. Et de même que les neiges et les roses des Alpes à Lauterbrunnen représentaient pour moi le Paradis, de même cette vallée de cendres, cette gorge de lave était l'Enfer, l'Enfer visible. Et s'il se présentait ainsi dans l'ordre naturel, pourquoi serait-il autre dans l'ordre surnaturel? Je n'avais pas encore lu une seule ligne du Dante. Dès que je connus ces vers: Vespero è già colà dov'è sepolto Lo corpo dentro al quale io facea ombra: Napoli l'ha, e da Brandizio è tolto[55] non seulement Naples, mais l'Italie tout entière, s'éclaira à cette flamme sacrée. Dès lors, les quelques vers de Virgile que je savais s'illuminèrent tout à coup; j'en compris la vérité en voyant le lac sans oiseaux. À moi aussi la voix enseigna la loi de vie éternelle: Nec te Nequidquam lucis Hecate præfecit Avernis Les légendes devenaient vérité--elles _commençaient_ à le devenir plutôt, devrais-je dire; tout un cortège de pensées se faisaient jour qui ne devaient prendre corps que quarante ans plus tard et qui, dans leur première éclosion, ne m'apportaient que tristesse et désappointement. «Il y avait donc des endroits comme ceux-là, et où les Sibylles vivaient! Mais est-ce là tout?» Horribles, oui, ces terrains convulsés, ce lac de soufre bouillant, la grotte du Chien avec son sol bas, son air lourd, empesté, si lourd qu'il semblait qu'on pût l'agiter avec la main. Horrible, ignoble, et quand on pense que c'est la Delphes de l'Italie! Les merveilles, les splendeurs de ces îles et de ces mers, je les voyais, comme c'était déjà mon habitude, sans qu'un seul de leurs défauts m'échappât. Le voyageur anglais ordinaire, auquel il est donné de cueillir une grappe de raisin, et auquel une jolie fille aux yeux noirs apporte sa bouteille de vin de Falerne, n'en demande pas davantage--en ce monde ou dans l'autre--et il déclare que Naples est le Paradis. Pour moi, hélas! dès que mes pieds foulèrent les cendres volcaniques, je compris qu'il n'y a pas de perfection possible, de forme ou de couleur, pour une montagne, quand tout y est scories. Comment admirer une mer, si bleue qu'elle soit, quand elle vient mourir sur un sable noir? Je constatai aussi avec une colère bien légitime l'épouvantable négligence des pouvoirs publics--que Mr Gladstone avait signalée à propos des prisons napolitaines. Mais ni lui, ni aucun autre Anglais, que je sache, en dehors de Byron et de moi, ne virent que les Apennins se dressaient comme un mur de prison et faisaient de la vie moderne en Italie une honte et un crime: crime à la fois contre l'honneur de ses ancêtres et la bonté de son Dieu. Mais en même temps que j'étais vivement frappé par les défauts d'autrui une sorte d'éclair volcanique, grâce à Dieu, me révéla les miens. Le sentiment que Naples et son beau golfe ne pouvaient rien me dire, dans l'état de maladie et de tristesse où je me trouvais, me fut douloureux; je me le reprochai; l'enveloppe de la chrysalide commençait à craquer de place en place, non sans profit, et je dis adieu aux derniers contours du mont Saint-Ange qui disparaissait au sud, en songeant vaguement à m'améliorer à l'avenir. Nous restâmes une journée entière à Mola di Gaeta afin de me permettre de dessiner le château d'Itri. On nous avait laissé entendre qu'Itri n'avait pas bonne réputation; mais nous nous étions refusés à croire qu'un aussi joli endroit pût offrir quelque danger, et nous nous y étions fait conduire pour y passer la journée. Pendant que je dessinais, ma mère et Mary erraient à l'aventure; Mary savait maintenant quelques mots d'italien, assez pour sympathiser avec toute Contadine portant une jolie coiffe ou un beau baby. Les voyageurs étaient rares à Itri, je ne crois pas qu'on y eût jamais vu d'Anglaises; aussi les Contadines étaient-elles enchantées et elles auraient fait tout au monde pour être agréables à maman et à Mary. Je fis un bon croquis et nous regagnâmes les bois d'orangers de Mola, ravis. Nous apprîmes plus tard que la population d'Itri est tout entière composée de bandits; de ce jour, nous n'avons plus jamais eu peur des bandits. Nous passâmes la journée du dimanche à Albano. Dans la matinée nous fîmes une longue promenade, mon père, manière, Mary et moi, dans les bois de chênes verts des alentours. Depuis plusieurs semaines déjà, je ne toussais plus, je pouvais marcher sans fatigue; je jouissais d'une sécurité relative lorsque, tout à coup, pendant cette promenade bien paisible pourtant, la toux reprit et je constatai que le mouchoir que j'avais porté à mes lèvres était taché de sang! Je m'assis sur le talus, au bord de la route, et je vis devant moi mon père très pâle. Nous regagnâmes l'auberge à pas lents et mon pauvre père, s'étant procuré une sorte de carriole légère, se mit en route pour aller lui-même à Rome chercher le docteur. J'ai bien souvent songé, avec mélancolie, aux émotions douloureuses qui avaient dû étreindre le tendre cœur paternel pendant cette longue course, dix-huit milles à travers la campagne romaine. Le bon Dr Gloag le rassura et revint avec lui. Mais il n'y avait pas grand'chose à dire ou à faire. Ces petites crises étaient naturelles au printemps, il fallait seulement redoubler de prudence. Ma mère ne perdit pas courage. Le lendemain, nous rentrions à Rome; et depuis ce temps la toux ne m'a plus incommodé. Vers Pâques, le temps fut admirable. J'assistai à la Bénédiction, je m'assis à la nuit tombante en face du château Saint-Ange, je vis le dôme de Saint-Pierre étinceler et le château étendre sur le ciel un grand voile de feu. J'emportai de cette dernière vision de Rome bien des pensées qui ont mûri lentement depuis; des pensées qui m'ont surtout convaincu que l'esprit protestant était mesquinement et coupablement borné, ne comprenant rien à la signification et au but de la splendeur de l'Église au moyen âge; et que l'esprit catholique actuel était mesquinement et coupablement borné, ignorant tout des moyens par lesquels il pourrait toucher l'âme italienne plutôt que ses yeux. En rouvrant, ces jours-ci, le livre que mon professeur de Christ Church, Walter Brown, m'avait recommandé comme le code le plus précieux de la sagesse religieuse en Angleterre, l'_Histoire naturelle de l'Enthousiasme_, je suis tombé par hasard sur ce passage qui a dû, j'imagine, être un des premiers à ébranler la satisfaction confiante de mon puritanisme. Depuis, j'ai lu un grand nombre de livres de théologie, mais je n'ai trouvé nulle part un exemple plus terrifiant d'absence à la fois de charité et d'intelligence: «Si l'on pouvait oublier un instant que chaque cloche, chaque vase sacré, chaque ornement du rite romain recèle un piège tendu à la liberté et au bonheur de l'humanité, que son or, ses perles, ses belles draperies sont des parures de mort éternelle; et si l'on compare tout cet appareil aux horreurs et aux ignominies des anciens rites polythéistes, il semble que l'on puisse rendre grâce à ceux qui l'ont imaginé. Poésie, effets scéniques, tout a été mis en œuvre par le goût et le génie des artistes italiens pour composer un spectacle qui laisse les plus magnifiques cérémonies du culte des idoles en Grèce et à Rome bien loin derrière lui.» Et cependant, je ne me souviens pas distinctement d'avoir été choqué par ce passage. Il me semble même que certains points de ce livre m'avaient plu; il est vrai que j'avais sur son auteur, et sur tous les auteurs du même genre, l'avantage de savoir distinguer l'art sincère de l'art menteur, une foi heureuse d'un insolent dogmatisme. Je savais que les voix qui chantaient à la Trinità di Monte n'étaient pas des voix de mensonge, et que la multitude qui s'agenouillait devant le Pontife se relevait meilleure et plus forte après avoir reçu sa bénédiction. Bien que j'eusse pu, le beau temps aidant, assister sans danger aux cérémonies de la Semaine Sainte, je j'avais pas retiré grand bénéfice, comme santé, de mon hiver à Rome. J'étais très découragé et les premières étapes du retour par Terni et Foligno furent assez mélancoliques; la nuit que nous passâmes à Terni, particulièrement triste. Car vers le soir, comme nous rentrions à l'hôtel après avoir été jusqu'aux Cascades, le domestique d'un jeune Anglais demanda à nous parler. Il était seul avec son maître qui brusquement était tombé malade, très malade. Mon père voudrait-il venir le voir? Mon père y alla et se trouva en présence d'un très beau garçon, un Écossais de vingt-trois ou vingt-quatre ans, qui se mourait. Il mourut en effet dans la nuit et nous pûmes rendre quelques services au malheureux serviteur qui était au désespoir. J'oublie maintenant si nous avons jamais su qui était ce jeune homme. Je trouve pourtant son nom inscrit dans mon journal, «Farquharson», mais rien de plus. À mesure que nous montions vers le nord et que nous quittions les régions volcaniques, je reprenais courage; Venise, Venise l'enchanteresse, m'apparaissait dans le lointain avec toutes ses séductions. Je n'avais vu Venise qu'une seule fois, six ans auparavant, quand je n'étais encore qu'un enfant. Que le conte de fée se réalisât aujourd'hui, je pouvais à peine le croire, et le départ par la porte de Padoue, au matin, avec la pensée que Venise--du moins des gens dignes de foi l'assuraient--était là, de l'autre côté, dans la mer: comment exprimer l'émotion ressentie! Je n'imagine pas encore la réponse que le lecteur a pu faire à la question que je lui posais au début de ce chapitre: Trouve-t-il que je sois un garçon heureux ou malheureux? S'il s'agit de la vie future, en ce monde ou dans l'autre, de la personnalité à venir dans l'un comme dans l'autre, il pourrait y avoir deux opinions à cet égard, et même trois. Ce qui est certain, c'est qu'en fait de bonheur j'accaparais à moi seul la part de deux cent cinquante mille personnes ordinaires. Je dis «personnes», non pas «garçons». Je ne sais pas en quoi consiste le plaisir que trouvent les garçons à jouer au cricket, à canoter, à tuer des oiseaux à coups de pierres ou à coups de carabine. Mais pour les gens ordinaires, marchands, employés, hommes de Bourse et de Club, certainement il n'y avait pas de comparaison entre la somme de bonheur dont je jouissais et la leur; bonheur suivi, cela va sans dire, de moments de lassitude ou de satiété, et en partie compensé par des contrariétés, des désespoirs à propos de choses qui n'auraient certainement contrarié personne d'autre que moi; mais un bonheur incontestablement, infiniment précieux en soi et complet, à propos duquel on aurait pu dire ce que disait Sydney Smith ayant mangé sa salade: «Je suis à l'abri des coups du Destin; j'ai dîné aujourd'hui.» Les deux chapitres dont l'un termine le premier et l'autre ouvre le second volume des _Stones of Venice_ furent écrits, je m'en aperçois en les relisant, sous l'impression mélancolique des événements de 1852 et avec le désir d'indiquer très honnêtement aux voyageurs ce qui mérite d'être vu. Je n'essaie pas d'y retracer mes joies de 1835 et de 1841, alors qu'on ne songeait pas à construire un pont de chemin de fer et que tout, la marécageuse Brenta, la moindre villa, une chaussée poussiéreuse, une plage de sable, me ravissait, par cette matinée où nous vîmes Venise surgir devant nous; et le noir chapelet des gondoles, dans le canal de Mestre, était à mes yeux plus beau qu'un lever de soleil au milieu de nuages de pourpre et d'or. Mais comment l'exprimer? Comment même me l'expliquer, l'esprit anglais, cultivé ou non, étant incapable de sentir ce genre d'émotion. Sir Philippe Sydney va à Venise et il n'a pas l'air de s'apercevoir que Venise est dans la mer. Lady Elisabeth Craven, en 1789, s'attendait à trouver une jolie ville proprette avec des quais le long de ses canaux et fut extrêmement désappointée: «Les maisons baignent dans l'eau, elles sont sales et paraissent tout à fait inconfortables; les innombrables gondoles, qui ont l'air de cercueils flottants, ajoutent à la tristesse de l'ensemble et, je l'avoue, Venise, à l'arrivée, m'a fait une impression d'horreur plutôt que de joie.» Sur quoi elle s'en va aux Cascine et se trouve parfaitement heureuse. Il ne semble pas qu'elle ait jamais lu ni le _Marchand_, ni _Othello_. Evelyn ne les a pas lus davantage; pourtant, de son temps comme de celui de Sidney, la Venise d'Othello et d'Antonio n'était pas encore tout à fait morte. Ma Venise, comme celle de Turner, c'était surtout Byron qui l'avait créée, mais il s'y ajoutait encore pour moi la joie enfantine de voir des bateaux glisser sur des eaux claires. J'éprouvais un bonheur inexprimable à regarder la pointe de la gondole pénétrer sous la porte de Danieli à marée haute, quand l'eau avait deux pieds de profondeur au bas de l'escalier, et, tout le long des rives du canal, de vrais murs de marbre sortir de la mer, couverts à l'extérieur de milliers de petits crabes et à l'intérieur de Titiens. Du 6 au 16 mai, je pris des notes sur des effets de lumière qui me servirent plus tard dans _Modern Painters_, et j'exécutai deux dessins au crayon, _Ca Contarini Fasan_ et l'_Escalier des Géants_ qui, avec deux dessins faits à Bologne en passant, et une demi-douzaine à Naples et à Amalfi sont--je puis le dire, quarante ans plus tard--de très bons dessins. Je n'avais aucune notion de l'architecture proprement dite, je n'avais jamais dessiné un plan, une coupe, un ornement; mais j'adorais, comme Turner jusqu'à la fin de ses jours, tout ce qui était gracieux et riche, que ce fût Gothique ou Renaissance; mon coup de crayon était parfaitement sûr et délicat, je dessinais avec une fidélité scrupuleuse, mettant ma joie à reproduire les choses telles qu'elles étaient; et c'est ce qui donne la vie à un dessin, ce qui fait qu'il est exact de point en point. Cela, au moins, était dans mes moyens et je le fis ici pour la dernière fois. L'année suivante, j'essayai de faire ce que je n'étais pas capable de faire, et j'ai continué, hélas! usant la moitié de mes jours à cette besogne ingrate. Je trouve une phrase dans mon journal du 6 mai qui semble en contradiction avec ce que j'ai dit plus haut des centres de mon travail: «Dieu soit béni, je suis ici; c'est le Paradis... Venise et Chamonix sont les deux bornes de la terre pour moi.» Il est vrai qu'alors, je ne connaissais ni Rouen, ni Pise, bien que j'eusse vu l'une et l'autre. (Quand j'ai cité Genève, avec Rouen et Pise, cela comprenait dans ma pensée Chamonix.) «Venise, continue le journal, est un mirage, un miroir qui reflète des étoiles. Ses clairs de lune sont capables de tourner la tête aux gens les plus sages quand ils laissent de longues traînées lumineuses sur les eaux grises.» De Venise par Padoue, où Saint-Antoine, par Milan où le Dôme étaient encore pour moi de purs chefs-d'œuvre; puis à Turin, et à Suse. Ma santé s'améliorait, la vue seule des Alpes me fit du bien et les brises qui en venaient semblaient me rendre mes forces. Nous passâmes le Mont Cenis pour la première fois. Je m'éveillai d'un lourd sommeil, le matin du 2 juin 1841, dans une toute petite chambre de Lans-le-Bourg, vers six heures du matin; au nord, les aiguilles rouges se détachaient sur le bleu du ciel, l'immense pyramide couverte de neige s'étendait jusqu'à la vallée, nappe éblouissante. Je m'habillai en trois minutes, je courus à l'extrémité du village, je traversai la rivière et je gravis la pente gazonnée qui monte du côté sud jusqu'aux premiers pins. Je renaissais. La vie s'ouvrait de nouveau devant moi avec tout ce qu'elle a de meilleur: sentiment religieux, amour, admiration, espérance; tout ce que je savais, tout ce qu'il y avait au plus profond de mon être, tressaillait à cette heure; et l'œuvre que je voulais faire, et que les hasards de ma vie à venir ont servie, se précisa, fut déterminée, si je puis dire, en cette minute. Plein de reconnaissance, je rentrai, j'allai trouver mon père et ma mère et je leur dis que j'étais sûr maintenant de guérir. Les docteurs s'étaient absolument trompés sur mon cas. J'avais surtout besoin de grand air, d'un air vivifiant, d'exercice, de repos, sans aucune excitation artificielle. L'air de la campagne romaine était détestable pour moi et la vie de Rome la plus mauvaise que je pusse mener. Les trois passages suivants de mon journal, qui ont pris une grande signification par la suite, peuvent servir de conclusion à ce chapitre qui, je le crains, aura paru à mon lecteur bien ennuyeux: «I. _Genève, 5 juin._--Arrivé hier de Chambéry; un vent frais du nord chassait la poussière. Ravi de la grâce d'une jeune femme, la femme d'un confiseur, dans une petite ville que nous traversions, et à laquelle je demandai «une livre» de biscuits de Savoie. «Mais, Monsieur, une livre sera un peu volumineuse! Je vous en donnerai la moitié; vous verrez si cela vous suffira... Ah! Louise (ceci s'adressait à une petite personne aux yeux brillants, qui s'agitait dans l'arrière-boutique et exprimait son mécontentement de façon bruyante), si tu n'es pas sage, tu vas savoir[56]». Tout cela si gaiement, si gentiment!--Arrivé ici par une délicieuse après-midi, vers l'heure du coucher du soleil. Les prairies étaient si vertes, la Salève si brillante, le Rhône si tumultueux, le lointain Jura si beau que j'étais prêt à faire le vœu de ne jamais remettre les pieds en Italie. «II. _6 juin._--Pluie à verse toute la journée; sermon improvisé et péniblement débité par un jeune homme qui n'avait pas de voix, dans une petite chapelle dont les voûtes blanches s'emplissaient du bruit d'un orgue strident et de cantiques en mauvais vers. Que de fois, le dimanche matin, aux mêmes heures, j'ai été pris de remords, j'ai décidé de secouer ma paresse et de faire un effort pour m'instruire de façon ou d'autre, de me fortifier physiquement, de me vouer à quelque œuvre utile au lieu de ne songer qu'à passer agréablement le temps. Cette impression m'est venue très intense aujourd'hui et je donnerais tout au monde pour qu'elle ne s'effaçât pas. Hélas! ces émotions ne sont jamais durables chez moi; le lendemain, je n'y pense plus. «III. _11 décembre 1842._--C'est bien étrange, mais j'ai éprouvé les mêmes émotions, les mêmes remords, dans cette même petite église, l'année suivante, et ce fut l'origine de mon travail sur Turner.» [Note 51: En français dans le texte.] [Note 52: À remarquer que je voyais instantanément le pas du nuage--le travail de «Cœli Enarrant» ayant été vraiment commencé longtemps auparavant.--Noter aussi, un peu plus loin, le nuage de pluie.] [Note 53: Cette course, cette chasse du nuage de pluie s'oppose dans mes dernières conférences sur le ciel, à la formation de la nuée de pluie dans tout l'atmosphère sous l'influence du vent.] [Note 54: Un bleu des plus pâles, transparent, qui se fond en or.] [Note 55: C'est Virgile qui parle et qui dit: «À cette heure (une heure après le lever du soleil au Purgatoire) il fait soir là-bas (dans l'Italie méridionale) où est enterré mon corps, à l'intérieur duquel je faisais ombre (sur la terre lorsque j'étais vivant). Naples le possède maintenant; il y a été apporté de Brindisi.» Virgile, dit-on, mourut à Brindisi et son corps, par ordre d'Auguste, fut porté à Naples. Purgatoire. Chant III. (Note du traducteur.)] [Note 56: En français dans le texte.--Note du traducteur.] CHAPITRE XVI FONTAINEBLEAU Le 29 juin, nous étions à Rochester; nous passâmes un mois à la maison à peser, à étudier ce qu'il y avait de mieux à faire pour ma santé. Depuis cette matinée de Lans-le-Bourg, j'étais convaincu que, si je pouvais vivre à ma guise en respirant l'air des montagnes, je serais vite sur pied. On prit l'avis des médecins de Londres; il fut décidé que le mieux était de me laisser faire et, sous la seule condition d'emmener Richard Fall, papa et maman consentirent à ce premier voyage d'indépendance. Je me mis donc en route au commencement d'août, me dirigeant vers le Pays de Galles. J'avais promis à mes parents de passer par Leamington pour y consulter une sommité médicale, le Dr Jephson; à la Faculté, on le qualifiait volontiers de charlatan, mais il nous avait été chaudement recommandé par des amis en qui nous avions grande confiance. Jephson n'avait rien du charlatan: c'était un homme de la plus haute valeur, qui possédait toutes les qualités qui font les grands médecins. Ses débuts avaient été modestes: employé dans une pharmacie, il avait fini, grâce à un travail acharné joint à une faculté d'observation tout à fait remarquable, par devenir le premier médecin de Leamington; et c'est, je puis le dire, le seul vrai médecin que j'aie jamais connu avant Sir William Gull. Il m'examina, m'ausculta pendant plus de dix minutes, puis me dit: «Installez-vous ici, et dans six semaines, si vous faites ce que je vous dis, vous serez guéri.» Je lui déclarai qu'il n'était nullement dans mes intentions de m'arrêter à Leamington, que j'allais dans le pays de Galles, mais que je ne demandais pas mieux de suivre, là-bas, les conseils qu'il lui plairait de me donner. «Non, non, fit-il, il faut que vous restiez ici, sinon, je ne m'occupe pas de vous.» Ceci sentait un peu le charlatanisme; je le saluai et continuai mon voyage après avoir écrit à la maison le récit détaillé de mon entrevue. À Pont-y-Monach, je trouvai une lettre de mon père m'ordonnant de retourner immédiatement à Leamington et de me mettre entre les mains du Dr Jephson. En conséquence, Richard s'en alla seul à Snowdon et moi je repris le premier courrier en sens inverse, et me présentai devant le docteur, l'oreille basse. Il m'envoya loger dans un tout petit appartement où je menai pendant six semaines une vie toute nouvelle pour moi; vie contre laquelle je pestais, comme le prouve mon journal de l'époque, mais qui, en fin de compte, ne m'a pas laissé de mauvais souvenirs. L'eau salée des sources le matin, du fer deux fois par jour; au déjeuner de huit heures, du thé aux herbes; au dîner d'une heure et au souper de six heures, de la viande, du pain et de l'eau, seulement de l'eau; poisson, viande de boucherie ou volaille à mon choix, pourvu qu'il n'y eût jamais qu'un plat de viande; ni légumes, ni fruits. Une promenade le matin, une l'après-midi et se coucher de bonne heure. Tel était le régime auquel j'étais condamné et qui contrastait avec mes habitudes plus sybaritiques. Je suivis docilement les ordonnances du docteur, trouvant encore la vie bonne dans ces conditions, et l'espoir de la voir se prolonger particulièrement intéressant. La situation, quoique grotesque et prosaïque, n'était pas sans intérêt. J'habitais une maison meublée, une petite maison de briques, dans la rue.... qui donnait sur une espèce de pâturage, de terrain vague, entouré d'une palissade en mauvais état; de l'autre côté de l'enclos, la Leam coulait, bourbeuse et somnolente, garnie de ronces sur sa rive opposée; le long de la rue, c'était d'abord toute une suite de boutiques misérables, puis une épicerie plus aristocratique, un ou deux merciers, et enfin le cabinet de lecture et la Pump-Room. Après la baie de Naples, le Mont Aventin et la place Saint-Marc, c'était comme un de ces changements de décors tels qu'on en voit au théâtre dans les féeries. Ce qui est bizarre, c'est que moi qui m'étais senti d'une tristesse mortelle en face du Mont Aventin, je n'éprouvais ici aucune disposition à la mélancolie; j'étais plutôt amusé, et j'avais surtout le sentiment très agréable qu'enfin les choses s'arrangeaient au moins pour _moi_, bien que ce que j'avais sous les yeux fût loin d'être aussi grandiose que Peckwater ni aussi joli que la place Saint-Marc. Mais je me retrouvais, après tout, à mon niveau de Croydon; je pouvais faire ce qui me plaisait, et je n'étais pas obligé de préparer des examens. La première chose que je fis fut d'aller chez le libraire prendre un livre, car je voulais travailler. Après mûre réflexion, je me décidai pour _les Poissons fossiles_, d'Agassiz; et je me mis à compter des écailles, à apprendre par cœur des noms impossibles, avec l'idée que cela me ferait faire de grands progrès en géologie. Je me procurai aussi quelques Marryat et quelques pains de couleur afin de finir un dessin dans la grande manière de Turner, le château d'Amboise au coucher du soleil, avec la lune qui se lève à l'horizon et dont le sillage lumineux glisse sous l'arche d'un pont. Je n'ai pas fait une dépense inutile le jour où j'ai acheté les _Poissons fossiles_, car ce livre m'a permis de constater, après avoir passé de longues heures à l'étudier, qu'Agassiz était un pur imbécile d'avoir gaspillé son argent à faire dessiner, et très bien dessiner, ces horreurs dont personne ne se souciait de savoir les noms. Si j'avais pensé tirer de cette étude un profit quelconque, c'eût été du temps perdu; ce fut au contraire du temps gagné que de me rendre compte que le temps passé à un travail de ce genre _était_ perdu; et que de pêcher un gardon dans l'Avon, de l'accommoder au goût d'Isaac Walton, en admettant que son fumet pût monter jusqu'au Paradis des pêcheurs, eût été un résultat préférable à celui de classer, après six semaines de travail, et de pouvoir nommer, sans se tromper, toutes les écailles récoltées dans toutes les boues du monde. Grâce à ce livre, j'ai eu la perception exacte des véritables rapports qui existent entre les artistes et ces messieurs de la science. Car il n'était pas douteux pour moi que l'homme de génie, dans les _Poissons fossiles_, ne fût le lithographe, point du tout le savant, et que le livre aurait dû porter le nom de l'artiste, car ces poissons sont bien ses poissons, dont Mr Agassiz, en sous-ordre, n'a fait que compter les écailles et inventer les noms saugrenus. La seconde chose de quelque importance qui se soit accomplie dans le «lodging» de Leamington, c'est le dessin du château d'Amboise dont j'ai déjà parlé, dessin exécuté «de tête» et représentant le château à environ sept cents pieds au-dessus de la rivière, alors qu'il est en réalité à quatre-vingts tout au plus, baigné dans la lumière d'un couchant à la Turner; la lune se lève à l'horizon, une lune à la Turner; des rampes, des escaliers de marbre qui n'existent pas descendent jusqu'à une rivière à la Turner; mais la dentelure en pierre de la chapelle de Saint-Hubert est très soigneusement dessinée à ma manière, que je trouvais sans doute supérieure à celle de Turner. Ce dessin, qui devait illustrer un poème: _The Broken Chain_, après avoir été admirablement gravé par Goodall, me fut, ainsi que les vers, extrêmement salutaire en me donnant la preuve que, sous le rapport de l'imagination, j'étais un pire sot qu'Agassiz lui-même. Cependant, les jours passaient, de merveilleux jours d'automne; les blés étaient mûrs et une fois que j'avais laissé derrière moi l'enclos, le _Pump Room_ et la _Parade_, j'étais en plein Warwickshire, ce Warwickshire qui a tout le charme du paysage anglais. Les tours de Warwick dominaient les bouquets d'arbres les plus proches; je pouvais, en me promenant, aller jusqu'à Kenilworth ou, dans une petite voiture attelée d'un poney, gagner en une heure Stratford; et, tout alentour, c'était une admirable étendue de pays anglais avec ses collines et ses plaines, de vraies plaines, au travers desquelles les rivières coulent paresseusement et où les canaux n'ont que faire d'écluses. C'est au cours de ces paisibles promenades que je me mis à regarder attentivement les bluets, les chardons, les passe-roses. Je vois dans mes notes, au 15 septembre, que j'étais en train d'écrire le _King of the Golden River_, que je lisais l'_Europe_, d'Alison, et la _Chimie_ de Turner. Ce _King of the River_ me fait penser, et j'en rougis, que je n'ai point encore parlé de Dickens, dont la jeune gloire n'était déjà plus à son aurore. Dès l'apparition des _Sketches_, mon père et moi fûmes conquis; puis ce furent les livraisons de _Pickwick_, et celles de _Nickleby_ qui firent nos délices; nous les attendions avec impatience et, quelles que fussent les préoccupations du jour, ennuis ou chagrins, leur lecture nous procurait quelques heures de plaisir sans mélange. Dickens, sans doute, ne nous apprenait rien qui ne nous fût familier, mais quel art dans la description! Nous connaissions aussi bien que lui les cochers et les valets d'écurie et beaucoup mieux encore le Yorkshire. Sa manie pour la caricature, dans ses écrits comme dans leurs illustrations, l'a placé en dehors de la sphère des auteurs de premier ordre, c'est pourquoi il n'a pas été dans ma vie un élément d'éducation, mais seulement de plaisir et de réconfort. Le _King of the Golden River_ fut écrit pour amuser une petite fille; c'est une assez bonne imitation à la fois de Grimm et de Dickens, avec quelques impressions personnelles mêlées à des souvenirs des Alpes. Il a fait le bonheur des enfants, des enfants sages, et leur a été salutaire. N'empêche que la chose n'a aucune valeur. Hélas! je suis aussi incapable d'écrire une histoire que de composer un tableau. Jephson tint parole; au bout de six semaines il me rendit ma liberté, disant--et il avait parfaitement raison--que ma santé était entre mes mains. Il est certain que, si j'avais continué à manger du gigot, à prendre du fer, si j'avais appris à nager dans la mer que j'aimais, si je m'étais consacré à la géologie et à la pêche des poissons vivants plutôt que des fossiles, je me serais probablement noyé, comme Charles, ou que l'on m'aurait trouvé un ou deux ans plus tard. «On a glacier, half way up to heaven. Taking my final rest[57].» Que serait-il arrivé? Seules les Parques, divinités mystérieuses et muettes, pourraient le dire. Pour moi, je sais seulement ce qui n'aurait pas dû arriver; je sais que, rendu à la liberté après avoir quitté Leamington, je n'aurais pas dû me remettre à manger des pommes de terre frites et des tartes, et, au lieu d'apprendre à nager et à faire des ascensions, recommencer à écrire des vers pathétiques ni, à cette crise très absurde de ma vie, essayer de peindre des crépuscules dans la manière de Turner. Je n'étais pas assez sot pour tâcher de l'imiter en plein jour, mais je m'imaginais que je pourrais faire quelque chose dans le genre du _Château de Kenilworth_ au coucher du soleil, avec la laitière et la lune. Je n'ai point parlé de ce que le lecteur considérera sans doute comme l'un des plus grands événements de ma vie: ma présentation à Turner, par Mr Griffilhs, au dîner de Norwood, le 22 juin 1840. Mon journal dit: «Présenté aujourd'hui à l'homme qui, sans contredit, est le plus grand homme de notre époque, le plus grand par l'imagination, par la science de la mise en scène[58], et en même temps un grand peintre et un grand poète: J.-M.-W. Turner. On m'avait dit que l'homme était commun, bourru, même grossier, pas le moins du monde intellectuel. Mais je savais que cela n'était pas possible et, en effet, je me trouvai en présence d'un homme quelque peu excentrique, aux manières tranchantes, le gentleman anglais positif; de bonne humeur certes, mais aussi de mauvais caractère, détestant les prétentions de toute sorte, fin, peut-être un peu égoïste, très intellectuel, avec de l'esprit, mais un esprit qui ne cherche pas à briller, qui se trahit par un mot, un regard.» Portrait fort complet, et très exact, si l'on songe qu'il fut écrit le soir même, aussitôt après cette première entrevue. Par un hasard assez singulier, _Kenilworth_ fut l'une des œuvres du maître que Mr Griffilhs tira de son portefeuille après dîner; ce me fut l'occasion de dire quelques sottises, de déclarer entre autres que c'était une des «plus puissantes de la série anglaise», ce qui dut déplaire à Turner, car il n'y avait rien qu'il eût en horreur comme de voir les gens s'exalter sur tel ou tel dessin particulier. Cela signifiait simplement, pour lui, qu'ils ne comprenaient rien aux autres. Quoi qu'il en soit, il ne daigna pas ouvrir la bouche et la conversation générale se continua comme s'il n'avait pas été là. Cependant, il me souhaita le bonsoir avec bienveillance, et je ne le revis plus qu'à mon retour de Rome. Si seulement il m'eût demandé de venir le voir le lendemain, s'il m'eût montré un de ses croquis au crayon, s'il m'eût laissé voir comment il posait une teinte! Il m'eût épargné dix ans de travail et ses dernières années n'en eussent pas été moins heureuses. Mais que faire à cela? Il n'y a qu'à s'incliner et à dire: Ce n'était point écrit. Chaque âme a sa bataille à livrer avec la malechance et doit découvrir pour elle-même l'invisible. Je reviens à Leamington, où j'essayais de peindre Amboise dans le crépuscule et où je méditais sur les _Poissons fossiles_ et sur Michel-Ange. Mon traitement terminé, j'allai passer quelques jours chez mon ancien professeur Walter Brown, qui était maintenant recteur de Wendlebury, petit village situé dans les plaines, à onze milles d'Oxford. Je dis bien des plaines, non des marais: de beaux pâturages salubres, coupés de haies avec ici et là une meule et une barrière. Le village se composait d'une douzaine de maisonnettes couvertes de chaume, et du presbytère, un bâtiment carré qui s'élevait au milieu d'un jardin. L'église, toute proche, avait à peine quatre mètres de haut sur vingt de long; elle se terminait par une tour carrée surmontée d'un coq qui servait de girouette. Le bon Walter Brown, après avoir épousé une femme excellente, ni belle ni jeune mais pleine de vertus, était venu s'installera Wendlebury pour travailler au salut de ses habitants; point n'était besoin, pour cela, de tant de science et de dons si rares! Il s'était mis pourtant de tout cœur à l'ouvrage, bêchait lui-même son jardin et prenait en pension un ou deux écoliers qu'il préparait aux examens d'Oxford. À ses moments perdus, il étudiait l'_Histoire naturelle de l'Enthousiasme_; il vécut ainsi heureux et satisfait jusqu'à la fin de ses jours. Comme je le voyais très fier de son église et de son coq, je lui en fis un dessin où je mis tous mes soins; j'avais choisi l'heure du coucher du soleil et l'heure aussi où la lune se levait derrière l'église. Il se récria un peu d'abord, déclarant que j'avais mis le ciel à l'envers, avec les teintes bleues les plus foncées en bas, de manière à bien faire ressortir l'église; mais, pour une raison ou pour une autre, je commençais à avoir de l'autorité, et on pensait qu'en fait de dessin on ne pouvait pas m'en remontrer. Ce bon Brown avait la patience de m'écouter pendant des heures pérorer sur Michel-Ange et expliquer la série des gravures du _Jugement Dernier_ que j'avais rapportées de Rome, où les muscles tracés sur le corps rappellent les lignes de chemin de fer sur une carte de géographie; je m'en étonne aujourd'hui, et cela me paraît tenir du miracle. À cette heure où je sais quelque chose, je ne rencontre plus de gens aussi doux ni aussi patients. Mr et Mrs Brown se montrèrent, à tous égards, excellents pour moi; ils semblaient heureux de m'avoir. Peut-être n'y avait-il là que de la politesse, car je ne vois pas trop ce que l'on pouvait trouver d'agréable en moi à cette époque, si ce n'est le désir que j'ai toujours eu de plaire, autant que je pouvais le faire honnêtement, et de dire ce qui pouvait faire plaisir à mon interlocuteur. En quittant Wendlebury, je rentrai à la maison pour achever, avec l'aide de Gordon, la préparation de mon examen du printemps. Je trouve dans mon journal cette note: «_16 novembre 1841, Herne Hill._--Enfin, j'ai terminé mes rangements; me voilà réinstallé, je me remettrai au travail demain matin avec méthode, mais sans excès.» M'installer, arranger mon intérieur a toujours été pour moi, à tous les âges, un très grand plaisir; mais, hélas! je ne suis jamais arrivé à maintenir, pendant plus de trois jours, l'ordre obtenu avec tant de peine. Le _17 novembre_, je relève ceci: «Pourquoi la gelée blanche se forme-t-elle en plus larges cristaux sur les nervures des feuilles et sur les bords que sur les autres endroits», c'est-à-dire sur les autres parties de la feuille? question que j'avais cru poser pour la première fois dans mon étude de 1879 sur la glace et qui n'a point encore reçu de réponse. La note du lendemain mérite aussi d'être conservée: «Suis dans l'admiration de Clementina dans _Sir Charles Grandison_; n'ai jamais rien lu qui m'ait fait une si profonde impression; pour le moment, je suis tenté de mettre cette œuvre au-dessus de toutes les œuvres de fiction que je connais. C'est très, très beau, et il me semble que je n'ai jamais rien lu qui ait produit sur moi un effet plus salutaire.» C'est à cette époque que je pris mes premières leçons avec Harding, leçons délicieuses, bien que je me rendisse compte de ce qui lui manquait. Mais c'était charmant de le voir dessiner, et jusqu'à un certain point, et à certains égards, c'était la perfection. Il connaissait bien la structure, la forme des arbres, il les avait regardés, vus, et bien vus, et rendus avec sincérité et originalité. Il ne fallait pas, par exemple, lui parler de la vieille école hollandaise, il l'avait en horreur; et c'est lui, je crois, qui le premier m'a déclaré qu'il n'y avait là que «des ivrognes, des joueurs, des débauchés qui se plaisaient aux réalités de la taverne plus encore qu'à leur reproduction». Idées toutes nouvelles, qui m'ouvraient des horizons et ne pouvaient avoir sur moi qu'une très salutaire influence. Ainsi commença l'année 1842. Ses brumes matinales me réservaient bien des surprises. C'est au printemps de 1842 que s'opéra dans l'esprit de Turner une grande révolution. Non seulement il était décidé à faire désormais des aquarelles qui lui plussent, mais encore qui pussent se vendre. Il remit à Mr Griffilhs quinze esquisses dont il se proposait d'exécuter les aquarelles. Il obtint neuf commandes; parmi ces aquarelles, mon père m'avait autorisé à en choisir une. Ensuite, à force de cajoleries, j'obtins qu'il me permît d'en prendre deux. Turner reçut encore, de tous les coins du monde, des ordres pour sept autres. Aux croquis l'on avait joint quatre aquarelles achevées qui servaient d'échantillons et qui étaient aussi à vendre. L'un de ces dessins, le _Splugen_, me tentait extrêmement. J'espérais décider mon père à l'acheter; malheureusement il était alors absent, en voyage d'affaires. Je voulus, par déférence, attendre son retour: lorsqu'il revint, le _Splugen_ était vendu, ainsi qu'un adorable _Lac de Lucerne_, à Mr Munro de Novar. La chose fut l'occasion pour moi de graves réflexions. Dans un roman de Miss Edgeworth, le père fût revenu à point nommé, eût enlevé le _Splugen_ des mains hésitantes de Mr Munro et l'eût donné au fils soumis, avec un autre par-dessus le marché. Je découvris, après de longues méditations, que les voies de Miss Edgeworth ne sont pas toujours celles du monde ni de la Providence. Je m'aperçus, et ce fut la leçon que je tirai de l'aventure, que lorsqu'on fait une sottise on en souffre toujours, et qu'il importe peu, en la faisant, qu'on ait obéi à un bon sentiment ou à un mauvais. Je savais, à n'en point douter, que cette aquarelle était la meilleure vue de Suisse qui eût jamais été faite, qu'il était tout naturel que ce fût _moi_ qui l'eusse, et même qu'il était tout à fait inopportun qu'elle appartînt à quelqu'un d'autre. J'aurais dû m'en assurer sur l'heure, quitte après à demander pardon bien tendrement à mon père de ma hardiesse. Il se serait fâché peut-être au premier moment, il eût été surpris, peiné, mais il ne m'eût pas moins aimé pour cela; en fin de compte, il eût reconnu que j'avais raison et eût été enchanté. Quant à moi, j'aurais été gêné pendant quelques jours, mais j'aurais redoublé de tendresse vis-à-vis de mon père, me sentant des torts envers lui; et, la chose étant bonne en soi, j'aurais fini par être heureux, et même content de moi. Au contraire, le _Splugen_ fut ainsi de part et d'autre, pendant des années, une cause de chagrin, une épine douloureuse, mon père essayant toujours de le rattraper, Mr Munro, soutenu par les marchands, faisant monter le tableau de quatre-vingts à quatre cents guinées, jusqu'à ce qu'excédés, nous y renonçâmes après avoir épuisé de part et d'autre les meilleurs sentiments. Mais, me dira-t-on, est-ce ainsi que vous observez le «Tu ne désireras pas», etc.? Cher lecteur, si vous voulez absolument trouver une réponse à cette question, consultez mes ouvrages philosophiques. Ici, il n'y a place que pour des faits. La loi est formelle: si vous faites une sottise vous en souffrirez, quel qu'ait pu être votre mobile. Non que je prétende que le mobile, en soi, ne puisse être puni ou récompensé selon son mérite. En tout cas, cette histoire ne nous procura qu'ennuis et chagrins. J'essayais cependant de supporter avec courage ma déconvenue et de jouir des esquisses, en attendant les aquarelles. Fort heureusement, elles me fournissaient plus de sujets de réflexion encore que ma mésaventure. Je vis que c'était des impressions directes de nature, sans rien d'artificiel, comme dans les tableaux de Carthage et de Rome. Et je commençai à me demander si dans l'art de Turner il n'y avait pas plus de vérité encore que je n'en voyais. J'étais, à cette époque, très averti déjà, j'avais étudié _ses_ principes de composition, mais il me semblait que, dans ses derniers tableaux, la nature elle-même était de connivence, qu'elle les composait avec lui. Comme j'étais plongé dans ces réflexions, un jour que je me promenais sur la route de Norwood, j'aperçus une petite tige de lierre qui s'enroulait autour d'une branche d'épine et qui, si disposé à la critique que je fusse, ne me semblait pas mal «composée». Je me mis sur l'heure à la dessiner au crayon, sur mon bloc de papier gris, j'en fis une étude aussi minutieuse, aussi serrée que s'il se fût agi d'un morceau de sculpture et, plus j'y travaillais, plus ce travail me passionnait. La chose terminée, je compris que j'avais absolument perdu mon temps depuis l'âge de douze ans, puisque personne ne m'avait dit de dessiner les choses comme elles sont--le temps, veux-je dire, que j'avais consacré au dessin. Sans doute, j'avais des souvenirs de tels ou tels endroits, mais je n'avais su voir la beauté de rien, pas même la beauté d'une pierre, encore moins celle d'une feuille! Cette découverte ne m'abattit ni me m'exalta comme elle eût dû le faire, mais elle mit un terme aux jours chrysalidiques. À partir de ce moment, mes progrès, bien que lents, furent réguliers. Ceci avait dû se passer en mai; une quinzaine de jours plus tard, je dus subir mon examen, mais je n'en trouve aucune trace dans mon journal. Il s'agissait de mon dernier examen de baccalauréat[59], mais j'étais si peu fort en latin qu'il y avait de grandes chances pour que je fusse refusé! Mes examinateurs, toutefois, se montrèrent indulgents; les épreuves en théologie, en philosophie, en mathématiques ayant obtenu plus que la moyenne, je fus gratifié d'un _double fourth_ de faveur. Une fois sûr du succès, je m'en allai faire une bonne course dans les champs, au nord de New College (ces prairies ont été depuis englobées dans les Parks); j'étais tout heureux de me sentir libre, sans trop savoir que faire de ma liberté. Me voilà donc, à vingt-deux ans, nanti de telles et telles facultés, toutes de second ordre, sauf la faculté d'analyse qui était encore, comme le reste, à l'état embryonnaire chez moi, et que j'étais incapable d'évaluer; des goûts auxquels je m'étais abandonné jusqu'ici, non sans remords; un sentiment vague de ce que je me devais à moi-même, de ce que je devais à mes parents, et un sentiment de jour en jour plus vague d'une Loi Éternelle. Que ferais-je? Que deviendrais-je? Mon père, dans sa bonté, était disposé à me laisser agir à ma guise; j'étais sûr de toujours trouver, à la maison, la vie la plus confortable, ou si je voulais voyager, tout l'argent nécessaire. Mais je n'étais pas dépourvu de cœur au point de désirer m'en aller seul, et peut-être serait-il juste de m'accorder quelque mérite--oh! très léger--pour n'avoir jamais sérieusement pensé à quitter mon père et ma mère afin de courir le monde; il est vrai de dire que, si la crainte de leur faire de la peine dominait toutes mes pensées, je n'avais pas le moindre goût pour les aventures. J'aimais le confort et l'ordre, j'aurais eu peine à me passer, à quatre heures, d'un dîner en trois services, et, bien que je ne fusse pas plus lâche qu'un autre lorsque l'accident se produisait, j'avais l'horreur de l'inquiétude, du sentiment du danger, en tant qu'élément habituel. L'Inde ne me tentait pas à cause des tigres, la Russie à cause des ours, le Pérou à cause des tremblements de terre; enfin si ma tendresse pour mes parents n'était ni aussi chaleureuse, ni aussi reconnaissante qu'elle aurait dû l'être, de même qu'ils ne pouvaient se passer de moi je ne me sentais jamais tout à fait à mon aise sans _eux_. Aussi, pour le moment, nous contentions-nous de faire des projets. Nous passerions l'été en Suisse, mais sans voyager; nous nous installerions à Chamonix afin que j'eusse le bénéfice de l'air des montagnes et l'occasion depuis longtemps rêvée d'étudier les rochers du Mont-Blanc au point de vue géologique. Ma mère aidait Chamonix presque autant que moi, mais il fallait foute l'abnégation de mon père pour souscrire à ce projet, car il avait l'horreur de la neige et des chambres à cloisons de bois. Toutefois, comme il n'hésitait jamais à me sacrifier ses propres préférences, il me laissa régler l'itinéraire, fixer les arrêts à Rouen, Chartres, Fontainebleau, Auxerre. Un ou deux croquis au crayon accusent d'abord chez moi lin certain trouble; il semble bien que je n'avais plus confiance dans ma première manière; ce sont des efforts vers plus de lumière et d'ombre, mais sans grande portée. Le pays si plat entre Chartres et Fontainebleau, avec la pensée déprimante qu'il y avait Paris, là, au Nord, m'irritait; j'étais d'une humeur massacrante, presque malade, en arrivant à Fontainebleau. Je passai une nuit agitée et, le lendemain matin, je me sentais si mal en train qu'il eût été imprudent de continuer le voyage. J'étais convaincu que je couvais une maladie, une vraie. Cependant, vers midi, les gens de l'auberge m'apportèrent un panier de fraises des bois; elles étaient si fraîches qu'elles me firent un bien infini. Je me levai et, mettant mon album dans ma poche, je sortis les jambes encore un peu chancelantes. Je gagnai en me traînant un chemin charretier bordé de jeunes arbres, où il n'y avait rien à voir que le bleu du ciel à travers les ramures fines des branches, et je m'étendis sur le talus de la route pour essayer de dormir. Mais le sommeil ne vint pas et les branches des jeunes arbres, qui se détachaient sur le ciel bleu, commencèrent à m'intéresser; elles se profilaient immobiles et me rappelaient les tiges des arbres de Jessé dans les vitraux. Peu à peu, mon malaise se dissipa, et j'eus le sentiment que l'heure de ma mort n'avait point encore sonné, qu'on ne m'enterrerait pas dans les sables de la forêt. Je me redressai et me mis à dessiner très soigneusement un jeune tremble qui me faisait vis-à-vis. Comment je m'étais fourvoyé dans ce chemin sans horizon, lorsqu'il y avait aux alentours de beaux rochers, les Parques seules pourraient le dire. Le fait est que je n'ai jamais eu la chance, étant à Fontainebleau, de voir aucune des merveilles vantées par les artistes français, merveilles qui ont troublé l'esprit du pauvre Evelyn, autant que l'_horrible Alpe_, de Clifton: «_7 mars_ (_1844_).--Je me mets en route, avec quelques compagnons, pour Fontainebleau, un somptueux palais royal, comme pourrait être chez nous Hampton Court. Pour y arriver, il faut traverser une forêt prodigieusement encombrée de rochers hideux, des rochers d'une pierre blanche et dure, entassés les uns sur les autres à des hauteurs prodigieuses et telles que je ne crois pas qu'on puisse voir ailleurs rien d'aussi affreux et d'aussi solitaire. Au sommet de l'un de ces lugubres précipices, au milieu d'arbres, de broussailles, et de hauts rochers qui surplombent et menacent à chaque instant de rouler dans l'abîme, s'élève un ermitage.» Ce passage me paraît parfaitement caractéristique de la disposition du pur esprit anglais à l'égard des rochers. Un Anglais ne demande à un rocher que d'être assez grand pour lui donner l'impression du danger; il faut qu'il puisse se dire: S'il se détachait, je serais écrasé net. La gloriole moderne qui consiste à les escalader est sans doute accompagnée quelquefois du désir de faire progresser la science géographique ou autre et il est certain que la jeunesse trouve un vrai plaisir à grimper et à déjeuner sur l'herbe étoilée de primevères, mais elle semble parfaitement satisfaite du moment que le pique-nique est réussi et qu'on peut boire le champagne dont on a l'habitude. Les «hideux rochers» de Fontainebleau n'ont, j'ai le regret de le dire, jamais été assez hideux pour me plaire. Ils me faisaient l'effet de ne pas être trop grands pour être emballés et emportés comme échantillons minéralogiques en admettant qu'ils valussent les frais du transport; de plus, mon aversion de sauvage pour les palais et les allées bien sablées était telle que je n'eus jamais le cœur de chercher la fontaine, la fameuse fontaine, l'âme de l'endroit. Et ce jour-là je ne vis ni rochers, ni palais, ni fontaine, je restai étendu sur le talus d'un petit chemin creux, sans autre perspective qu'un jeune tremble qui s'enlevait sur le ciel bleu. Et languissamment, mais non paresseusement, je me suis mis à le dessiner, et à mesure que je dessinais, ma langueur se dissipait: les belles lignes pures voulaient être tracées sans faiblesse. Elles devenaient toujours plus belles, à mesure que, l'une après l'autre, elles se détachaient de l'ensemble et prenaient place dans l'air. Avec un étonnement qui allait toujours grandissant, je m'apercevais qu'elles se «composaient» d'elles-mêmes, qu'elles obéissaient à des lois plus délicates qu'aucune de celles qui sont connues des hommes. Enfin, je vis le jeune arbre se dresser devant moi, vivant, mais toutes mes théories antérieures sur les arbres étaient mortes. Le lierre de Norwood ne m'avait pas humilié à ce point; j'avais toujours eu l'impression que le lierre était fait pour être décoratif, et m'étais attendu à ce qu'il jouât gentiment son rôle à l'occasion. Mais que tous les arbres de la forêt--car je sentais clairement que mon jeune tremble n'était qu'une unité au milieu d'une foule innombrable--fussent plus beaux que les plus fins réseaux gothiques, que les décors des vases grecs, que les plus merveilleuses broderies de l'Orient, que les plus admirables peintures des plus grands maîtres de l'Occident, c'était la fin de tout ce que j'avais pensé jusque-là. J'entrevoyais un monde nouveau, le monde silvestre. Et non pas silvestre seulement. Les forêts, que je n'avais considérées jusqu'ici que comme des solitudes sauvages, obéissaient dans leur beauté, je le voyais maintenant, aux mêmes lois, ces lois qui dirigeaient les nuages, distribuaient la lumière, et balançaient les vagues. «Il a fait toute chose belle en son temps[60].» De ce jour, je vis là l'explication du lien mystérieux qui unit l'esprit humain à toutes les choses visibles, et je rentrai, suivant en sens inverse la petite route sous bois, avec le sentiment qu'elle m'avait mené loin; plus loin que l'imagination ne m'avait jamais entraîné, bien au delà de ce qu'on peut mesurer avec un théodolite. À ma grande surprise et à mon très grand regret, je ne trouve rien dans mon journal qui se rapporte aux impressions ou aux découvertes de cette année. Elles étaient trop nombreuses, trop ahurissantes pour pouvoir être formulées, encore moins écrites. C'est à peine si j'ai dessiné; les choses, telles que je les voyais maintenant, me paraissaient impossibles à rendre; je me remis cependant à la botanique et le mois que je voulais consacrer à étudier les rochers de Chamonix se passa presque tout entier à me demander ce que j'allais taire, ce que je pouvais faire, et où. Le hasard avait voulu qu'on m'eût dévolu pour guide un brave garçon très ordinaire, Michel Devouassoud, qui connaissait les endroits les plus fréquentés par les touristes, mais voilà tout. Je fis des ascensions, je humai le bon air, et j'évoquai à nouveau mes pensées de Fontainebleau au bord de sources plus douces. Le passage cité plus haut, du ii décembre, le seul où il soit question de ce voyage, me semble particulièrement intéressant; il montre que l'inspiration qui a donné une forme à ces pensées nouvelles dans _Modern Painters_ m'est venue pendant que j'accomplissais le seul devoir désagréable auquel je fusse fidèle: aller à l'église!--et cela deux années de suite, à Genève, qui est bien en vérité ma mère patrie. Nous rentrâmes en Angleterre, en 1842, par le Rhin et les Flandres; c'est à Cologne et à Saint-Quentin que je fis les derniers dessins exécutés dans ma vieille manière. Celui de la Grande Place de Cologne, que j'ai donné à Osborne Gordon, est peut-être encore chez sa sœur, Mrs Pritchard. Le Saint-Quentin a disparu. Quelle joie, au retour, de nous retrouver à Herne Hill et d'accrocher dans la petite salle à manger les adorables aquarelles que Turner avait faites pour moi: Ehrenbretstein et Lucerne. Hélas! les beaux jours de Herne Hill, et bien des joies avec eux, étaient terminés. Peut-être ma mère avait-elle parfois--à Hampton Court, à Chatsworth ou à Isola Bella--permis à son âme paisible de rêver d'un plus grand jardin. De temps à autre quelque camarade d'Oxford à gland d'or venait de Cavendish ou de Grosvenor Square pour me voir; dans ces cas-là, nous n'avions à lui offrir, pour s'y laver les mains, que la petite pièce du fond, en face de la nursery. Les affaires prospérant, mon père lui-même vint à penser que cela ferait bon effet, sur les clients de la campagne, si on leur offrait leur sherry dans une pièce où ils eussent la place d'étendre leurs jambes. Et maintenant que j'étais majeur, bachelier des arts d'Oxford, etc., n'avais-je pas besoin, _moi_ aussi, d'une installation plus importante? Eh bien! non, mon cher lecteur, la maison me satisfaisait pleinement telle qu'elle était; mais depuis ma plus tendre enfance, dès le jour où j'avais su me servir d'une bêche, j'avais rêvé de creuser un canal, et d'y établir des écluses comme Harry, dans _Harry et Lucy_. Or, dans la prairie, derrière la maison de Denmark Hill--heure de faiblesse, heure de tentation--je voyais la possibilité de creuser un canal avec autant d'écluses que l'on voudrait dans la direction de Dulwich. Évoquant tous ces vieux souvenirs, je constate avec surprise à quel point j'étais enfant, extraordinairement enfant; je m'amusais d'un rien. Et en même temps, à certains égards, je voyais plus loin que tous les rois de Naples et tous les cardinaux de Rome. Néanmoins, nous hésitâmes longtemps, pesant le pour et le contre, discutant les avantages et les inconvénients de Denmark Hill. Ma mère, très sagement et un peu tristement, disait que cela venait bien tard pour elle. À son âge, pourrait-elle s'occuper d'un grand jardin? Et mon père, qui sentait qu'à côté de très bonnes raisons il y avait une question d'amour-propre, était presque aussi troublé que lorsqu'il s'était agi d'acheter son premier Copley Fielding. Enfin, le bail de la plus grande maison fut signé et chacun de s'écrier que nous avions eu bien raison; ma mère jouissait vraiment de ranger ses pots de fleurs sur les gradins de la serre, et la vue des fenêtres de la salle à manger, sur de belles prairies verdoyantes, était adorable. Nous achetâmes trois vaches; nous écrémions notre lait et faisions notre beurre. Il y avait aussi une écurie et une cour de ferme avec une grande meule de foin et une étable à porcs; et une loge, si bien que le concierge pouvait arrêter les indiscrets avant qu'ils ne vinssent sonner à la porte. Hélas! en dépit de toutes ces raisons d'être heureux, nous ne le fûmes jamais autant qu'à Herne Hill, nous ne nous sentîmes plus jamais «at home». À Champagnole, au contraire, comme à Chamonix, à l'hôtel de la Cloche à Dijon, à l'hôtel du Cygne à Lucerne, nous étions chez nous. C'était encore un peu de notre vie d'autrefois. Bien que nous ayons connu de belles années dans la maison de Denmark Hill, notre nouvelle manière de vivre ne nous plaisait pas autant que l'ancienne: les pêches que l'on récoltait à pleins paniers n'avaient pas la même saveur que les douze ou vingt pêches du vieux jardin; et toutes les pommes du grand verger ne valaient pas les quelques pommes de Sibérie de Herne Hill. Et après tout, je n'ai pas creusé mon canal! L'idée d'Harry, construisant des écluses à lui tout seul, m'avait toujours semblé trop grandiose, inimitable, sinon incroyable; de plus je n'avais jamais, jusqu'au jour où ce fut nécessaire, essayé de calculer le débit de l'eau. Les jardiniers réclamaient pour la serre tout le contenu des réservoirs. Je vis que tout ce que je pourrais obtenir, ce serait un fossé sans eau, incommode pour les vaches, et j'y renonçai, mais l'idée séductrice continua de hanter mon cerveau et, vingt ans plus tard, je fis installer quelques jets d'eau à l'instar de Fontainebleau. L'année suivante, il ne fut pas question de voyager; nous nous contentâmes d'arpenter en tous sens les allées de nos nouveaux jardins. Et puis, pendant l'hiver, je fus occupé du premier volume des _Modern Pointers_ et pendant l'été, je dus à plusieurs reprises aller à Oxford: ainsi le voulait le règlement. Rien dans mon journal de cette époque ne mérite d'être relevé, si ce n'est un court passage sur le vitrail de l'église de Camberwell, qui se rapporte à des choses qui se sont passées beaucoup plus tard. Le premier volume des _Modern Pointers_ a dû paraître le jour de la fête de mon père; le succès en fut assuré dès la fin de l'année, et le 1er janvier 1844, mon père, «comme cadeau de jour de l'an, m'offrit le _Slaver_». Il n'hésitait plus maintenant, il savait ce qui me ferait plaisir. Je l'accrochai au pied de mon lit dès le lendemain, comme mon propre _Loch Achray_ d'autrefois. Le plaisir que donne à son auteur une première œuvre, un premier tableau, chacun peut le deviner; mais les joies que me procurait un nouveau Turner, personne ne saurait les imaginer, et je renonce à les décrire. Pour achever mon second volume (qui n'était nullement destiné à être ce qu'il est devenu), j'avais besoin de retourner à Chamonix. Ce voyage devait être exclusivement un voyage de montagnes--dans les Alpes centrales--et le Ier juin 1844 nous nous trouvions une fois de plus, et avec quelle joie, sur les bords du lac Léman. _La jeunesse de Ruskin est finie. Viendront ensuite les journées de son adolescence, où sa pensée continuera de se développer, où se préciseront ses théories d'esthétique, et puis ce sera la vie. Mais, tout entière, cette vie se ressentira de la formation de sa sensibilité et de son intelligence dans la petite maison de Herne Hill, sous les amandiers en fleurs du jardin, ou dans la berline qui le mène vers les Alpes, Rome, Venise, le Campo Santo... Les années de jeunesse sont celles qui contribuent pour la plus large part à la formation du tempérament et du caractère, et ce récit tout imprégné de fraîcheur, d'éveil passionné à la vie, nous fait comprendre le maître de Brantwood mieux que ses livres les plus réputés._ _Contraste frappant: c'est tout chargé d'années que Ruskin écrivit ces_ Præterita _qui se poursuivent par le récit de son existence jusqu'après la mort de son père. Et lorsque la plume lui tomba des mains, en 1900, laissant inachevé ce document précieux pour tous ceux qui ont senti et compris le charme de cet esprit à la fois si ingénieux, si vaste et si original, Ruskin était bien près de fermer les yeux aux splendeurs des arts et de la nature qu'il avait tant aimés._ [Note 57: Sur un glacier, à mi-chemin du ciel, Dormant mon dernier sommeil.] [Note 58: Voulant dire par là, je suppose, le sentiment de ce qui pouvait le mieux faire tableau.] [Note 59: On peut être «simplement» reçu à son examen de baccalauréat ou en sortir avec des «honours» dont il y a plusieurs classes. (Note du traducteur.)] [Note 60: Ecclésiaste, III. 11.] *** End of this LibraryBlog Digital Book "Praeterita - souvenirs de jeunesse" *** Copyright 2023 LibraryBlog. All rights reserved.