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Title: Le trésor des humbles
Author: Maeterlinck, Maurice
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Le trésor des humbles" ***


  MAURICE MAETERLINCK

  LE TRÉSOR
  DES
  HUMBLES

  PARIS
  SOCIÉTÉ DV MERCVRE DE FRANCE
  XV, RVE DE L'ÉCHAVDÉ-SAINT-GERMAIN, XV

  M DCCC XCVI

  Tous droits réservés.



IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE:

    _Neuf exemplaires
    sur Japon impérial, numérotés 1 à 9, et vingt exemplaires
    sur Hollande van Gelder, numérotés 10 à 29._

JUSTIFICATION DU TIRAGE:


Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous pays, y
compris la Suède et la Norvège.



_DU MÊME AUTEUR_:

  Serres Chaudes                                                  1 vol.
  La Princesse Maleine                                            1 vol.
  Les Aveugles (_l'Intruse_, _les Aveugles_)                      1 vol.
  L'ornement des Noces spirituelles de Ruysbroeck l'Admirable,
    traduit du flamand et précédé d'une Introduction              1 vol.
  Les Sept Princesses                                             1 vol.
  Pélléas et Mélisande                                            1 vol.
  Alladine et Palomides, Intérieur et la Mort de Tintagiles,
    trois petits drames pour marionnettes                         1 vol.
  Annabella (traduit de Ford)                                     1 vol.
  Les Disciples a Saïs et les Fragments de Novalis, précédés
    d'une Introduction                                            1 vol.

_POUR PARAITRE_:

  Aglavaine et Sélysette, drame.                                  1 vol.



A MADAME GEORGETTE LEBLANC



I

LE SILENCE


«Silence and Secrecy! s'écrie Carlyle, il faudrait leur élever des
autels d'universelle adoration. (Si ces jours étaient de ceux où l'on
élève encore des autels). Le silence est l'élément dans lequel se
forment les grandes choses, pour qu'enfin elles puissent émerger,
parfaites et majestueuses, à la lumière de la vie qu'elles vont dominer.
Ce n'est pas seulement Guillaume le Taciturne, ce sont tous les hommes
considérables que j'ai connus, et les moins diplomates et les moins
stratégistes de ceux-ci, qui s'abstenaient de bavarder de ce qu'ils
projetaient et de ce qu'ils créaient. Et toi-même, dans tes pauvres
petites perplexités, essaie donc de _retenir ta langue durant un jour_;
et le lendemain, comme tes desseins et tes devoirs seront plus clairs!
Quels débris et quelles ordures ces ouvriers muets n'ont-ils pas balayés
en toi-même, tandis que les bruits inutiles du dehors n'entraient plus!
La parole est trop souvent, non comme le disait le Français, l'art de
cacher la pensée, mais l'art d'étouffer et de suspendre la pensée, en
sorte qu'il n'en reste plus à cacher. La parole est grande, elle aussi;
mais ce n'est pas ce qu'il y a de plus grand. Comme l'affirme
l'inscription suisse: _Sprechen ist Silbern, Schweigen ist Golden_, la
parole est d'argent, et le silence est d'or, ou comme il vaudrait mieux
le dire: La parole est du temps, le silence de l'éternité.

»Les abeilles ne travaillent que dans l'obscurité, la pensée ne
travaille que dans le silence et la vertu dans le secret...»

Il ne faut pas croire que la parole serve jamais aux communications
véritables entre les êtres. Les lèvres ou la langue peuvent représenter
l'âme de la même manière qu'un chiffre ou un numéro d'ordre représente
une peinture de Memlinck, par exemple, mais dès que nous avons vraiment
_quelque chose à nous dire_, nous sommes _obligés_ de nous taire; et si
dans ces moments nous résistons aux ordres invisibles et pressants du
silence, nous avons fait une perte éternelle que les plus grands trésors
de la sagesse humaine ne pourront réparer, car nous avons perdu
l'occasion d'écouter une autre âme et de donner un instant d'existence à
la nôtre; et il y a bien des vies où de telles occasions ne se
présentent pas deux fois...

Nous ne parlons qu'aux heures où nous ne vivons pas, dans les moments où
_nous ne voulons pas_ apercevoir nos frères et où nous nous sentons à
une grande distance de la réalité. Et dès que nous parlons, quelque
chose nous prévient que des portes divines se ferment quelque part.
Aussi sommes-nous très avares du silence; et les plus imprudents d'entre
nous ne se taisent pas avec le premier venu. L'instinct des vérités
surhumaines que nous possédons tous nous avertit qu'il est dangereux de
se taire avec quelqu'un que l'on désire ne pas connaître ou que l'on
n'aime point; car les paroles passent entre les hommes, mais le silence,
s'il a eu un moment l'occasion d'être actif, ne s'efface jamais, et la
vie véritable, et la seule qui laisse quelque trace, n'est faite que de
silence. Souvenez-vous ici, dans ce silence auquel il faut avoir recours
encore, afin que lui-même s'explique par lui-même; et s'il vous est
donné de descendre un instant en votre âme jusqu'aux profondeurs
habitées par les anges, ce qu'avant tout vous vous rappellerez d'un être
aimé profondément, ce n'est pas les paroles qu'il a dites ou les gestes
qu'il a faits, mais les silences que vous avez vécus ensemble; car c'est
la _qualité_ de ces silences qui seule a révélé la _qualité_ de votre
amour et de vos âmes.

Je ne m'approche ici que du silence _actif_, car il y a un silence
_passif_, qui n'est que le reflet du sommeil, de la mort ou de
l'inexistence. C'est le silence qui dort; et tandis qu'il sommeille, il
est moins redoutable encore que la parole; mais une circonstance
inattendue peut l'éveiller soudain, et alors c'est son frère, le grand
silence actif, qui s'intronise. Soyez en garde. Deux âmes vont
s'atteindre, les parois vont céder, des digues vont se rompre, et la vie
ordinaire va faire place à une vie où tout devient très grave, où tout
est sans défense, où plus rien n'ose rire, où plus rien n'obéit, où plus
rien ne s'oublie...

Et c'est parce qu'aucun de nous n'ignore cette sombre puissance et ses
jeux dangereux que nous avons une peur si profonde du silence. Nous
supportons à la rigueur le silence isolé, notre propre silence: mais le
silence de plusieurs, le silence multiplié, et surtout le silence d'une
foule, est un fardeau surnaturel dont les âmes les plus fortes redoutent
le poids inexplicable. Nous usons une grande partie de notre vie à
rechercher les lieux où le silence ne règne pas. Dès que deux ou trois
hommes se rencontrent, ils ne songent qu'à bannir l'invisible ennemi,
car combien d'amitiés ordinaires n'ont d'autres fondements que la haine
du silence? Et si, malgré tous les efforts, il réussit à se glisser
entre des êtres assemblés, ces êtres tourneront la tête avec inquiétude,
du côté solennel des choses que l'on n'aperçoit pas, et puis ils s'en
iront bientôt, cédant la place à l'inconnu, et ils s'éviteront à
l'avenir, parce qu'ils craignent que la lutte séculaire ne devienne
vaine une fois de plus, et que l'un d'eux ne soit de ceux, peut-être,
qui ouvrent en secret la porte à l'adversaire...

La plupart d'entre nous ne comprennent et n'admettent le silence que
deux ou trois fois dans leur vie. Ils n'osent accueillir cet hôte
impénétrable que dans des circonstances solennelles, mais presque tous,
alors, l'accueillent dignement; car les plus misérables même ont dans
leur existence des moments où ils savent agir comme s'ils savaient déjà
ce que savent les dieux. Rappelez-vous le jour où vous rencontrâtes sans
terreur votre premier silence. L'heure effrayante avait sonné; et il
venait au devant de votre âme. Vous l'avez vu monter des gouffres de la
vie dont on ne parle pas, et des profondeurs de la mer intérieure de
beauté ou d'horreur, et vous n'avez pas fui... C'était à un retour, sur
le seuil d'un départ, au cours d'une grande joie, à côté d'une mort ou
au bord d'un malheur. Souvenez-vous de ces minutes où toutes les
pierreries secrètes se révèlent et où les vérités endormies se
réveillent en sursaut; et dites-moi si le silence, alors, n'était pas
bon et nécessaire, et si les caresses de l'ennemi sans cesse poursuivi
n'étaient pas des caresses divines? Les baisers du silence
malheureux--car c'est surtout dans le malheur que le Silence nous
embrasse--ne peuvent plus s'oublier; et c'est pourquoi ceux qui les ont
connus plus souvent que les autres valent mieux que les autres. Ils
savent seuls, peut-être, sur quelles eaux muettes et profondes repose la
mince écorce de la vie quotidienne, ils sont allés plus près de Dieu, et
les pas qu'ils ont faits du côté des lumières sont des pas qui ne se
perdent plus; car l'âme est une chose qui peut ne pas monter, mais qui
ne peut jamais descendre...

«Silence, le grand Empire du silence», s'écrie encore Carlyle--qui
connut si bien cet empire de la vie qui nous porte--«plus haut que les
étoiles, plus profond que le royaume de la Mort!... Le silence et les
nobles hommes silencieux!... Ils sont épars çà et là, chacun dans sa
province, pensant en silence, travaillant en silence, et les journaux du
matin n'en parlent point... Ils sont le sel même de la terre, et le pays
qui n'a pas de ces hommes ou qui en a trop peu n'est pas en bonne
voie... C'est une forêt qui n'a pas de _racines_, qui est toute tournée
en feuilles et en branches, et qui bientôt doit se faner et n'être plus
une forêt...»

Mais le silence véritable, qui est plus grand encore et qu'il est plus
difficile d'approcher que le silence matériel dont nous parle Carlyle,
n'est pas un de ces dieux qui peuvent abandonner les hommes. Il nous
entoure de tous côtés, il est le fond de notre vie sous-entendue, et dès
que l'un de nous frappe en tremblant à l'une des portes de l'abîme,
c'est toujours le même silence attentif qui ouvre cette porte.

Ici encore nous sommes tous égaux devant la chose sans mesure; et le
silence du roi ou de l'esclave, en face de la mort, de la douleur ou de
l'amour, a le même visage, et cache sous son manteau impénétrable des
trésors identiques. Le secret de ce silence-là, qui est le silence
essentiel et le refuge inviolable de nos âmes, ne se perdra jamais, et
si le premier-né des hommes rencontrait le dernier habitant de la terre,
ils se tairaient de la même façon dans les baisers, les terreurs ou les
larmes, ils se tairaient de la même façon dans tout ce qui doit être
entendu sans mensonges, et malgré tant de siècles, ils comprendraient en
même temps, comme s'ils avaient dormi dans le même berceau, ce que les
lèvres n'apprendront pas à dire avant la fin du monde...

Dès que les lèvres dorment, les âmes se réveillent et se mettent à
l'oeuvre; car le silence est l'élément plein de surprises, de dangers et
de bonheur, dans lequel les âmes se possèdent librement. Si vous voulez
vraiment vous livrer à quelqu'un, taisez-vous: et si vous avez peur de
vous taire avec lui,--à moins que cette crainte ne soit la crainte ou
l'avarice auguste de l'amour qui espère des prodiges--fuyez-le, car
votre âme déjà sait à quoi s'en tenir. Il est des êtres avec qui le plus
grand des héros n'oserait pas se taire, et des âmes qui n'ont rien à
cacher cependant tremblent que certaines âmes les découvrent. Il en est
d'autres aussi qui n'ont pas de silence, et qui tuent le silence autour
d'eux; et ce sont les seuls êtres qui passent vraiment inaperçus. Ils ne
parviennent pas à traverser la zone révélatrice, la grande zone de la
lumière ferme et fidèle. Nous ne pouvons nous faire une idée exacte de
celui qui ne s'est jamais tu. On dirait que son âme n'a pas eu de
visage. «Nous ne nous connaissons pas encore, m'écrivait quelqu'un que
j'aimais entre tous, nous n'avons pas encore osé nous taire ensemble.»
Et c'était vrai; déjà nous nous aimions si profondément que nous avions
eu peur de l'épreuve surhumaine. Et chaque fois que le silence, ange des
vérités suprêmes et messager de l'inconnu spécial de chaque amour,
descendait entre nous, nos âmes à genoux semblaient demander grâce et
implorer encore quelques heures de mensonges innocents, quelques heures
d'ignorance ou quelques heures d'enfance... Et néanmoins il faut que son
heure vienne. Il est le soleil de l'amour et il mûrit les fruits de
l'âme, comme l'autre soleil les fruits de notre terre. Mais ce n'est pas
sans raison que les hommes le redoutent; car on ne sait jamais quelle
sera _la qualité_ du silence qui va naître. Si toutes les paroles se
ressemblent, tous les silences diffèrent, et la plupart du temps, toute
une destinée dépend de _la qualité_ de ce premier silence que deux âmes
vont former. Des mélanges ont lieu, on ne sait où, car les réservoirs du
silence sont situés bien au-dessus des réservoirs de la pensée; et le
breuvage imprévu devient sinistrement amer ou profondément doux. Deux
âmes admirables et d'égale puissance peuvent donner naissance à un
silence hostile, et se feront dans les ténèbres une guerre sans merci,
au lieu que l'âme d'un forçat _viendra se taire_ divinement avec l'âme
d'une vierge. On ne sait rien d'avance, et tout ceci se passe dans un
ciel qui ne prévient jamais; et c'est pourquoi les amants les plus
tendres retardent bien souvent jusqu'aux dernières heures la solennelle
entrée du grand révélateur des profondeurs de l'être...

C'est qu'ils savent aussi--car l'amour véritable ramène les plus
frivoles au centre de la vie--c'est qu'ils savent aussi que tout le
reste était des jeux d'enfant tout autour de l'enceinte, et que c'est
maintenant que les murailles tombent et que l'existence est ouverte.
Leur silence vaudra ce que valent les dieux qu'ils renferment, et s'ils
ne s'entendent pas dans ce premier silence, leurs âmes ne pourront pas
s'aimer, car le silence ne se transforme point. Il peut monter ou bien
descendre entre deux âmes, mais _sa nature_ ne changera jamais; et
jusqu'à la mort des amants, il aura l'attitude, la forme et la puissance
qu'il avait au moment où, pour la première fois, il entra dans la
chambre.

A mesure qu'on avance dans la vie, on s'aperçoit que tout a lieu selon
je ne sais quelle entente préalable dont on ne souffle mot, à laquelle
on ne pense même pas, mais dont on sait pourtant qu'elle existe quelque
part, au-dessus de nos têtes. Le plus inefficace d'entre les hommes
sourit, aux premières rencontres, comme s'il était le vieux complice du
destin de ses frères. Et dans le domaine où nous sommes, ceux-là mêmes
qui savent parler le plus profondément sentent le mieux que les mots
n'expriment jamais les relations réelles et spéciales qu'il y a entre
deux êtres. Si je vous parle en ce moment des choses les plus graves, de
l'amour, de la mort ou de la destinée, je n'atteins pas la mort, l'amour
ou le destin, et malgré mes efforts, il restera toujours entre nous une
vérité qui n'est pas dite, qu'on n'a même pas l'idée de dire, et
cependant cette vérité qui n'a pas eu de voix aura seule vécu un instant
entre nous, et nous n'avons pas pu songer à autre chose. Cette vérité,
c'est _notre vérité_ sur la mort, le destin ou l'amour; et nous n'avons
pu l'entrevoir qu'en silence. Et rien, si ce n'est le silence, n'aura eu
d'importance. «Mes soeurs, dit une enfant dans un conte de fées, vous
avez chacune votre pensée secrète et je veux la connaître.» Nous aussi
nous avons quelque chose que l'on voudrait connaître, mais elle se cache
bien plus haut que la pensée secrète; c'est notre silence secret. Mais
les questions sont inutiles. Toute agitation d'un esprit sur ses gardes
devient même un obstacle à la seconde vie qui vit dans ce secret; et
pour savoir ce qui existe réellement, il faut cultiver le silence entre
soi, car ce n'est qu'en lui que s'entr'ouvrent un instant les fleurs
inattendues et éternelles, qui changent de forme et de couleur selon
l'âme à côté de laquelle on se trouve. Les âmes se pèsent dans le
silence, comme l'or et l'argent se pèsent dans l'eau pure, et les
paroles que nous prononçons n'ont de sens que grâce au silence où elles
baignent. Si je dis à quelqu'un que je l'aime, il ne comprendra pas ce
que j'ai dit à mille autres peut-être; mais le silence qui suivra, si je
l'aime en effet, montrera jusqu'où plongèrent aujourd'hui les racines de
ce mot, et fera naître une certitude silencieuse à son tour; et ce
silence et cette certitude ne seront pas deux fois les mêmes dans une
vie...

N'est-ce pas le silence qui détermine et qui fixe la saveur de l'amour?
S'il était privé du silence, l'amour n'aurait ni goût ni parfums
éternels. Qui de nous n'a connu ces minutes muettes qui séparaient les
lèvres pour réunir les âmes? Il faut les rechercher sans cesse. Il n'y a
pas de silence plus docile que le silence de l'amour: et c'est vraiment
le seul qui ne soit qu'à nous seuls. Les autres grands silences, ceux de
la mort, de la douleur ou du destin, ne nous appartiennent pas. Ils
s'avancent vers nous, du fond des événements, à l'heure qu'ils ont
choisie, et ceux qu'ils ne rencontrent pas n'ont pas de reproches à se
faire. Mais nous pouvons sortir à la rencontre des silences de l'amour.
Ils attendent nuit et jour au seuil de notre porte et il sont aussi
beaux que leurs frères. Grâce à eux, ceux qui n'ont presque pas pleuré
peuvent vivre avec les âmes aussi intimement que ceux qui furent très
malheureux; et c'est pourquoi ceux qui aimèrent beaucoup savent aussi
des secrets que d'autres ne savent pas; car il y a, dans ce que taisent
les lèvres de l'amitié et de l'amour profonds et véritables, des
milliers et des milliers de choses que d'autres lèvres ne pourront
jamais taire...



II

LE RÉVEIL DE L'AME


Un temps viendra peut-être et bien des choses annoncent qu'il approche;
un temps viendra peut-être où nos âmes s'apercevront sans
l'intermédiaire de nos sens. Il est certain que le domaine de l'âme
s'étend chaque jour davantage. Elle est bien plus près de notre être
visible et prend à tous nos actes une part bien plus grande qu'il y a
deux ou trois siècles. On dirait que nous approchons d'une période
spirituelle. Il y a dans l'histoire un certain nombre de périodes
analogues, où l'âme, obéissant à des lois inconnues, remonte pour ainsi
dire à la surface de l'humanité et manifeste plus directement son
existence et sa puissance. Cette existence et cette puissance se
révèlent de mille manières inattendues et diverses. Il semble qu'en ces
moments, l'humanité ait été sur le point de soulever un peu le lourd
fardeau de la matière. Il y règne une sorte de soulagement spirituel; et
les lois de la nature les plus dures et les plus inflexibles fléchissent
çà et là. Les hommes sont plus près d'eux-mêmes et plus près de leurs
frères; ils se regardent et s'aiment plus gravement et plus intimement.
Ils comprennent plus tendrement et plus profondément, l'enfant, la
femme, les animaux, les plantes et les choses. Les statues, les
peintures, les écrits qu'ils nous ont laissés ne sont peut-être pas
parfaits; mais je ne sais quelle puissance et quelle grâce secrètes y
demeurent à jamais vivantes et captives. Il devait y avoir dans les
regards des êtres une fraternité et des espérances mystérieuses; et l'on
trouve partout, à côté des traces de la vie ordinaire, les traces
ondoyantes d'une autre vie qu'on ne s'explique pas.

Ce que nous savons de l'ancienne Égypte permet de supposer qu'elle
traversa l'une de ces périodes spirituelles. A une époque très reculée
de l'histoire de l'Inde, l'âme doit s'être approchée de la surface de la
vie jusqu'à un point qu'elle n'atteignit jamais plus; et les restes ou
les souvenirs de sa présence presque immédiate y produisent encore
aujourd'hui d'étranges phénomènes. Il y a bien d'autres moments du même
genre où l'élément spirituel paraît lutter au fond de l'humanité comme
un noyé qui se débat sous les eaux d'un grand fleuve. Rappelez-vous la
Perse, par exemple, Alexandrie et les deux siècles mystiques du
moyen-âge.

En revanche, il y a des siècles parfaits où l'intelligence et la beauté
règnent très purement, mais où l'âme ne se montre point. Ainsi, elle est
très loin de la Grèce et de Rome, du XVIIe et du XVIIIe siècle français.
(Du moins, de la surface de ce dernier siècle, car ses profondeurs, avec
Claude de Saint-Martin, Cagliostro qui est plus grave qu'on ne croit,
Pascalis et tant d'autres, nous cachent encore bien des mystères). On ne
sait pas pourquoi, mais quelque chose n'est pas là; des communications
secrètes sont coupées, et la beauté ferme les yeux. Il est bien
difficile d'exprimer ceci par des mots et de dire pour quelles raisons
l'atmosphère de divinité et de fatalité qui entoure les drames grecs ne
semble pas l'atmosphère véritable de l'âme. On découvre à l'horizon de
ces tragédies admirables un mystère permanent et vénérable aussi; mais
ce n'est pas le mystère attendri, fraternel et si profondément actif que
nous trouvons en maintes oeuvres moins grandes et moins belles. Et plus
près de nous; si Racine est le poète infaillible du coeur de la femme,
qui oserait nous dire qu'il ait jamais fait un pas vers son âme? Que me
répondrez-vous si je vous interroge sur l'âme d'Andromaque ou de
Britannicus? Les personnages de Racine ne se comprennent que par ce
qu'ils expriment; et pas un mot ne perce les digues de la mer. Ils sont
effroyablement seuls à la surface d'une planète qui ne tourne plus dans
le ciel. Ils ne peuvent pas se taire, ou ils ne seraient plus. Ils n'ont
pas de _principe invisible_, et l'on croirait qu'une substance isolante
a été interposée entre leur esprit et eux-mêmes, entre la vie qui touche
à tout ce qui existe et la vie qui ne touche qu'au moment fugitif d'une
passion, d'une douleur, d'un désir. Il y a vraiment des siècles où l'âme
se rendort et où personne ne s'en inquiète plus.

Aujourd'hui, il est clair qu'elle fait de grands efforts. Elle se
manifeste partout d'une manière anormale, impérieuse et pressante, comme
si un ordre avait été donné et qu'elle n'eût plus de temps à perdre.
Elle doit se préparer à une lutte décisive, et nul ne peut prévoir tout
ce qui dépendra de la victoire ou de la fuite. Jamais peut-être elle n'a
mis en oeuvre des forces plus diverses et plus irrésistibles. On dirait
qu'elle se trouve acculée à un mur invisible, et l'on ne sait si c'est
l'agonie ou une vie nouvelle qui l'agite. Je ne parlerai pas des
puissances occultes, qui se réveillent autour de nous: du magnétisme, de
la télépathie, de la lévitation, des propriétés insoupçonnées de la
matière radiante et de mille autres phénomènes qui ébranlent les
sciences officielles. Ces choses sont connues de tous et se constatent
aisément. Encore ne sont-elles probablement rien à côté de ce qui
s'opère en réalité, car l'âme est comme un dormeur qui du fond de ses
songes fait d'immenses efforts pour remuer un bras ou soulever une
paupière.

En d'autres régions, où la foule est moins attentive, elle agit plus
efficacement encore, quoique cette action soit moins sensible aux yeux
qui ne sont pas accoutumés à voir. Ne dirait-on pas que sa voix est sur
le point de percer d'un cri suprême les derniers sons de l'erreur qui
l'enveloppent encore dans la musique; et sentit-on jamais plus
lourdement le poids sacré d'une présence invisible qu'en telles oeuvres
de certains peintres étrangers? Enfin, dans les littératures, ne
constate-t-on point que quelques sommets s'éclairent çà et là d'une
lueur d'une toute autre nature que les lueurs les plus étranges des
littératures antérieures? On approche de je ne sais quelle
transformation du silence, et le _sublime positif_ qui a régné jusqu'ici
paraît près de finir. Je ne m'arrête pas sur ce sujet parce qu'il est
trop tôt pour parler clairement de ces choses; mais je crois que
rarement une occasion plus impérieuse d'affranchissement spirituel fut
offerte à notre humanité. Même par moments, cela ressemble à un
_ultimatum_; et c'est pourquoi il importe de ne rien négliger pour
saisir cette occasion menaçante qui est de la nature des songes qui se
perdent sans retour si on ne les fixe pas immédiatement. Il faut être
prudent; ce n'est pas sans raison que notre âme s'agite.

Mais cette agitation, qu'on ne remarque clairement que sur les hauts
plateaux spéculatifs de l'existence, se manifeste peut-être aussi et
sans que l'on s'en doute dans les sentiers les plus ordinaires de la
vie; car nulle fleur ne s'ouvre sur les hauteurs qui ne finisse par
tomber dans la vallée. Est-elle tombée déjà? Je ne sais. Toujours est-il
que nous constatons dans la vie quotidienne, entre les êtres les plus
humbles, des rapports mystérieux et directs, des phénomènes spirituels,
et des rapprochements d'âmes dont on ne parlait guère en d'autres temps.
Existaient-ils moins indéniablement avant nous? Il faut le croire, car à
toutes les époques il y eut des hommes qui allèrent jusqu'au fond des
relations les plus secrètes de la vie et qui nous ont transmis tout ce
qu'ils ont appris sur les coeurs, les esprits et les âmes de leur temps.
Il est probable que ces mêmes rapports existaient alors; mais ils ne
pouvaient avoir la force fraîche et générale qu'ils ont en ce moment;
ils n'étaient pas descendus jusqu'au fond de l'humanité, sans quoi ils
eussent arrêté les regards de ces sages qui les ont passés sous silence.
Et ici, je ne parle plus du «spiritisme scientifique», de ses phénomènes
de télépathie, de «matérialisation», ni d'autres manifestations que
j'énumérais tout à l'heure. Il s'agit d'événements et d'interventions
d'âme qui ont lieu sans relâche dans l'existence la plus terne des êtres
les plus oublieux de leurs droits éternels. Il s'agit aussi d'une
psychologie tout autre que la psychologie habituelle, laquelle a usurpé
le beau nom de Psyché, puisqu'en réalité elle ne s'inquiète que des
phénomènes spirituels les plus étroitement liés à la matière. Il s'agit,
en un mot, de ce que devrait nous révéler une psychologie transcendante
qui s'occuperait des rapports directs qu'il y a d'âme à âme entre les
hommes et de la _sensibilité_ ainsi que de la _présence extraordinaire_
de notre âme. Cette étude qui élèvera l'homme d'un degré est à peine
commencée, et elle ne tardera pas à rendre inadmissible la psychologie
élémentaire qui a régné jusqu'à ce jour.

Cette psychologie immédiate, descendant des montagnes, envahit déjà les
plus petites vallées et sa présence se remarque jusque dans les plus
médiocres écrits. Rien ne prouve plus clairement que la pression de
l'âme a augmenté dans l'humanité générale, et que son action mystérieuse
s'est vulgarisée. Nous effleurons ici des choses à peu près indicibles,
et l'on ne peut donner que des exemples incomplets et grossiers. En
voici deux ou trois qui sont élémentaires et sensibles: autrefois, s'il
était question, un moment, d'un pressentiment, de l'impression étrange
d'une entrevue ou d'un regard, d'une décision qui était prise du côté
inconnu de la raison humaine, d'une intervention ou d'une force
inexplicable et cependant comprise, des lois secrètes de l'antipathie ou
de la sympathie, des affinités électives ou instinctives, de l'influence
prépondérante de choses qui n'étaient pas dites, on ne s'arrêtait pas à
ces problèmes, qui, d'ailleurs, s'offraient assez rarement à
l'inquiétude du penseur. On ne semblait les rencontrer que par hasard.
On ne soupçonnait pas de quel poids prodigieux ils pèsent sans relâche
sur la vie; et l'on se hâtait de revenir aux jeux habituels des passions
et des événements extérieurs.

Ces phénomènes spirituels, dont les plus grands, les plus pensifs
d'entre nos frères s'occupaient à peine autrefois, les plus petits s'en
inquiètent aujourd'hui; et cela prouve une fois de plus que l'âme
humaine est une plante d'une unité parfaite, et que toutes ses branches,
lorsque l'heure est venue, fleurissent en même temps. Le paysan à qui le
don d'exprimer ce qu'il y a dans son âme serait brusquement accordé,
exprimerait en ce moment des choses qui ne se trouvaient pas encore dans
l'âme de Racine. Et c'est ainsi que des hommes d'un génie bien inférieur
à celui de Shakespeare ou de Racine ont entrevu une vie secrètement
lumineuse dont celle que ces maîtres avaient uniquement connue n'était
que le revers. C'est qu'il ne suffit pas qu'une grande âme isolée
s'agite çà et là, dans l'espace ou le temps. Elle fera peu de chose si
elle n'est pas aidée. Elle est la fleur des multitudes. Il faut qu'elle
arrive au moment où l'océan des âmes s'inquiète tout entier, et si elle
est venue dans l'instant du sommeil, elle ne pourra parler que des
songes du sommeil. Hamlet, afin de prendre un exemple illustre entre
tous, Hamlet, dans Elseneur, s'avance à chaque instant jusqu'au bord du
réveil, et cependant, malgré la sueur glaciale qui couronne son front
pâle, il y a des mots qu'il ne parvient pas à nous dire et qu'il
pourrait sans doute prononcer aujourd'hui, parce que l'âme du vagabond
lui-même ou du voleur qui passe, l'aiderait à parler. Hamlet, lorsqu'il
regarde Claudius ou sa mère, apprendrait à présent ce qu'il ne savait
pas, parce qu'il semble que les âmes ne s'enveloppent déjà plus du même
nombre de voiles. Savez-vous bien--et c'est une vérité inquiétante et
étrange--savez-vous bien que si vous n'êtes pas bon, il est plus que
probable que votre présence le proclame aujourd'hui cent fois plus
clairement qu'elle ne l'eût fait il y a deux ou trois siècles?
Savez-vous bien que si vous avez attristé une seule âme ce matin, l'âme
de ce paysan avec qui vous allez vous entretenir de l'orage ou des
pluies, a été avertie avant même que sa main ait entr'ouvert la porte?
Assumez le visage d'un saint, d'un martyr, d'un héros, l'oeil de
l'enfant qui vous rencontre ne vous saluera pas du même regard
inaccessible si vous portez en vous une pensée mauvaise, une injustice
ou les larmes d'un frère. Il y a cent ans, son âme eût peut-être passé,
à côté de la vôtre, inattentive...

En vérité, il devient difficile de nourrir dans son coeur, à l'abri des
regards, une haine, de l'envie ou une trahison, tant les âmes les plus
indifférentes sont sans cesse sur leurs gardes tout autour de notre
être. Nos ancêtres ne nous ont pas parlé de ces choses, et nous
constatons que la vie où nous nous agitons est absolument différente de
la vie qu'ils ont peinte. Ont-ils trompé ou ne savaient-ils pas? Les
signes et les mots ne servent plus de rien, et presque tout se décide
dans les cercles mystiques d'une simple présence.

L'ancienne volonté, elle aussi, la vieille volonté si bien connue et si
logique, se transforme à son tour et subit le contact immédiat de
grandes lois inexplicables et profondes. Il n'y a presque plus de
refuges et les hommes se rapprochent. Ils se jugent par-dessus les
paroles et les actes, et jusque par-dessus les pensées, car ce qu'ils
voient sans le comprendre est situé bien au delà du domaine des pensées.
Et c'est l'une des grandes marques auxquelles on reconnaît les périodes
spirituelles dont je parlais tantôt. On sent de tous côtés que les
relations de la vie ordinaire commencent à changer, et les plus jeunes
d'entre nous parlent et agissent déjà tout autrement que les hommes de
la génération qui les précède. Une foule de conventions, d'usages, de
voiles et d'intermédiaires inutiles retombent aux abîmes, et presque
tous, sans le savoir, nous ne nous jugeons plus que selon l'invisible.
Si j'entre pour la première fois dans votre chambre, vous ne prononcerez
point, d'après les lois les plus profondes de la psychologie pratique,
la sentence secrète que tout homme prononce en présence d'un homme. Vous
ne parviendrez pas à me dire où vous êtes allé pour savoir qui je suis,
mais vous me reviendrez, chargé du poids de certitudes ineffables. Votre
père, peut-être, m'eût jugé autrement et se serait trompé. Il faut
croire que l'homme va bientôt toucher l'homme et que l'atmosphère va
changer. Avons-nous fait, comme le dit Claude de Saint-Martin, le grand
«philosophe inconnu», avons-nous fait un «pas de plus sur la route
instructive et lumineuse de la simplicité des êtres»? Attendons en
silence; peut-être allons-nous percevoir avant peu «le murmure des
dieux.»



III

LES AVERTIS


Ils sont connus de la plupart des hommes et presque toutes les mères les
ont vus. Ils sont peut-être indispensables comme toutes les douleurs, et
ceux qui ne les ont pas approchés sont moins doux, moins tristes et
moins bons.

Ils sont étranges. Ils semblent plus près de la vie que les autres
enfants et ne rien soupçonner, et cependant leurs yeux ont une certitude
si profonde, qu'il faut qu'ils sachent tout et qu'ils aient eu plus d'un
soir le temps de se dire leur secret. Au moment où leurs frères
tâtonnent encore autour d'eux entre la naissance et la vie, ils se sont
déjà reconnus, ils sont déjà debout, les mains et l'âme prêtes. A la
hâte, sagement et minutieusement, ils se préparent à vivre, et cette
hâte est le signe que les mères, à leur insu discrètes confidentes de
tout ce qui ne se dit pas, osent à peine regarder.

Souvent, nous n'avons pas le temps de les apercevoir; ils s'en vont sans
rien dire et ceux-là nous demeurent à jamais inconnus. Mais d'autres
s'attardent un peu, nous regardent en souriant attentivement, semblent
sur le point d'avouer qu'ils ont tout compris, et puis, vers la
vingtième année, s'éloignent à la hâte, en étouffant leurs pas, comme
s'ils venaient de découvrir qu'ils s'étaient trompés de demeure et
qu'ils allaient passer leur vie parmi des hommes qu'ils ne connaissaient
pas.

Eux-mêmes ne disent presque rien et s'entourent d'un nuage au moment où
ils se sentent blessés et où l'homme est sur le point de les atteindre.
Il y a quelques jours ils semblaient être au milieu de nous, et ce soir,
tout à coup, ils sont si loin que nous n'osons plus les reconnaître ni
les interroger. Ils sont là, presque de l'autre côté de la vie, et l'on
sent que c'est l'heure enfin d'affirmer une chose plus grave, plus
humaine, plus réelle et plus profonde que l'amitié, la pitié ou l'amour;
une chose qui bat mortellement de l'aile tout au fond de la gorge, et
qu'on ignore, et qu'on n'a jamais dite, et qu'il n'est plus possible de
dire, car tant de vies se passent à se taire!... Et le temps presse; et
qui de nous n'a attendu ainsi jusqu'au moment où l'on ne pouvait plus
lui répondre?

Pourquoi sont-ils venus et pourquoi s'en vont-ils? Ne naissent-ils que
pour nous affirmer que la vie n'a pas de but? A quoi sert-il
d'interroger puisqu'on ne répondra jamais? J'ai été plusieurs fois
témoin de ces choses, et un jour je les ai vues de si près que je ne
savais plus s'il s'agissait d'un autre ou de moi-même...

Un frère est mort ainsi. On eût dit que lui seul avait été prévenu, sans
le savoir, tandis que nous savions peut-être quelque chose sans avoir
reçu cet avertissement organique qu'il recélait depuis les premiers
jours. A quoi distingue-t-on les êtres sur lesquels va peser un
événement très grave? Rien n'est visible et cependant nous voyons tout.
Ils ont peur de nous, parce que nous les avertissons sans cesse et
malgré nous; et à peine les avons-nous abordés qu'ils sentent que nous
réagissons contre leur avenir. Nous cachons quelque chose à la plupart
des hommes et nous ignorons nous-mêmes ce que nous leur cachons. Il
passe entre deux êtres qui se rencontrent pour la première fois,
d'étranges secrets de vie et de mort; et bien d'autres secrets qui n'ont
pas encore de nom, mais qui s'emparent immédiatement de notre attitude,
de nos regards et de notre visage; et lorsque nous serrons les mains
d'un ami notre âme a des indiscrétions qui ne s'arrêtent peut-être pas
sur le seuil de cette vie. Il se peut qu'il n'y ait aucune
arrière-pensée entre deux hommes, mais il y a des choses plus
impérieuses et plus profondes que la pensée. Nous ne sommes pas maîtres
de ces dons inconnus et nous trahissons sans cesse le prophète qui ne
sait pas parler. Nous ne sommes jamais avec les autres tels que nous
sommes avec nous-mêmes, ni même tels que nous sommes avec eux dans
l'obscurité et nos regards se transforment selon le passé et l'avenir
qu'ils aperçoivent, et c'est pourquoi nous vivons malgré nous sur nos
gardes. En rencontrant ceux qui ne vivront pas, ce n'est pas eux que
nous voyons, mais ce qui va leur arriver. Ils voudraient nous tromper
pour se tromper. Ils font tout pour nous dérouter et cependant, à
travers leur sourire et leur ardeur à vivre, l'événement transparaît
déjà comme s'il était le soutien et la raison même de leur existence.
Une fois de plus, la mort les a trahis, et ils voient avec tristesse que
nous avons tout vu et qu'il y a des voix qui ne peuvent se taire.

Qui dira la force des événements et s'ils sont nous-mêmes ou si nous ne
sommes qu'eux? Naissent-ils de nous, ou bien naissons-nous d'eux? Les
attirons-nous, ou nous attirent-ils? Les transformons-nous ou nous
transforment-ils? Ne se trompent-ils jamais? Pourquoi viennent-ils à
nous comme l'abeille à la ruche et la colombe au colombier; et où se
réfugient ceux qui ne nous trouvent pas au rendez-vous? D'où
viennent-ils à notre rencontre; et pourquoi nous ressemblent-ils comme
des frères? Agissent-ils dans le passé ou dans l'avenir et les plus
puissants sont-ils ceux qui ne sont plus ou ceux qui ne sont pas encore?
Est-ce hier ou demain qui nous transfigure? Qui de nous ne passe la plus
grande partie de sa vie à l'ombre d'un événement qui n'a pas encore eu
lieu? J'ai vu ces graves attitudes, cette marche qui semblait avoir un
but trop prochain, ce pressentiment des grands froids et cet oeil qui ne
se laissait pas distraire, en ceux même dont la fin devait être
accidentelle et sur qui la mort allait s'abattre inopinément du dehors.
Et cependant, ils se hâtaient autant que leurs frères qui la portaient
en eux. Ils avaient le même visage. A eux aussi la vie semblait plus
sérieuse qu'à ceux qui doivent vivre. Ils agissaient avec la même
attention sûre et silencieuse. Ils n'avaient plus de temps à perdre, ils
devaient être prêts à la même heure; tant cet événement qu'un prophète
n'aurait pu prévoir, était, à leur insu, la vie même de leur vie.

C'est notre mort qui guide notre vie et notre vie n'a d'autre but que
notre mort. Notre mort est le moule où se coule notre vie et c'est elle
qui a formé notre visage. Il ne faudrait faire que le portrait des
morts, car eux seuls sont eux-mêmes et se montrent un instant tels
qu'ils sont. Et quelle vie ne s'éclaire dans la pure, froide et simple
lumière qui tombe sur l'oreiller des dernières heures? Est-ce cette même
lumière qui baigne déjà ces visages d'enfants lorsqu'ils nous sourient
fixement, et qui nous impose un silence qui ressemble à celui de la
chambre où quelqu'un se tait pour toujours? Lorsque je me rappelle ceux
que j'ai connus et que la même mort menait tous par la main, je vois une
troupe d'enfants, d'adolescentes et d'adolescents qui semblent sortir de
la même maison. Ils sont déjà frères et soeurs, et l'on dirait qu'ils se
reconnaissent entre eux à des marques que nous ne voyons pas, et qu'ils
se font, au moment où nous ne les observons plus, le signe du silence.
Ce sont les enfants attentifs de la mort précoce. Au collège nous les
discernions obscurément. Ils semblaient se chercher et se fuir à la fois
comme ceux qui ont la même infirmité. On les voyait à l'écart sous les
arbres du jardin. Ils avaient la même gravité sous un sourire plus
interrompu et plus immatériel que le nôtre, et je ne sais quel air
d'avoir peur de trahir un secret. Presque toujours ils se taisaient
lorsque ceux qui devaient vivre s'approchaient de leur groupe.
Parlaient-ils déjà de l'événement, ou bien savaient-ils que l'événement
parlait à travers eux et malgré eux, et l'entouraient-ils ainsi afin de
le cacher aux yeux indifférents? Ils semblaient par moments nous
regarder du haut d'une tour; et bien qu'ils fussent plus faibles que
nous, nous n'osions pas les molester. Il est vrai que rien n'est caché;
et vous tous qui me rencontrez, vous savez ce que j'ai fait et ce que je
ferai, vous savez ce que je pense et ce que j'ai pensé; vous savez
exactement le jour où je dois mourir, mais vous n'avez pas encore trouvé
le moyen de le dire, fût-ce à voix basse et à votre propre coeur. Nous
avons l'habitude de passer sous silence tout ce que notre main n'atteint
pas, et peut-être saurions-nous trop de choses si nous savions tout ce
que nous savons. Nous vivons à côté de notre véritable vie et nous
sentons que nos pensées les plus intimes et les plus profondes même ne
nous regardent pas, car nous sommes autre chose que nos pensées et que
nos rêves. Et ce n'est qu'à certains moments et presque par distraction
que nous vivons selon nous-mêmes. Quel jour deviendrons-nous ce que nous
sommes? En attendant, nous étions devant eux comme devant des étrangers.
Ils intimidaient notre vie. Parfois ils se promenaient avec nous par les
corridors et les cours, et nous avions peine à les suivre. Parfois ils
se mêlaient à nos jeux, et le jeu ne semblait plus le même. Quelques-uns
ne trouvaient pas leurs frères. Ils erraient seuls au milieu de nos cris
et n'avaient pas d'amis parmi ceux qui n'allaient pas mourir. Et
cependant nous les aimions, et aucun visage n'était plus amical que le
leur. Qu'y avait-il entre eux et nous et qu'y a-t-il entre nous tous? Au
fond de quelle mer de mystères vivons-nous? Ici régnait aussi cet amour
qui ne s'exprime plus parce qu'il ne participe pas à la vie de ce monde.
Il ne supporterait peut-être aucune épreuve, il semble à chaque instant
trahi, et la moindre amitié ordinaire a l'air de le vaincre, et
cependant sa vie est plus profonde que nous-mêmes et peut-être ne nous
semble-t-il indifférent que parce qu'il se sait réservé pour des temps
plus longs et plus sûrs.

Il ne parle pas ici parce qu'il sait qu'il parlera plus tard; et ce
n'est jamais ceux que nous embrassons que nous aimons le plus
profondément. Il y a ainsi une part de la vie,--et c'est la meilleure,
la plus pure et la plus grande,--qui ne se mêle pas à la vie ordinaire,
et les yeux, des amants eux-mêmes, ne percent presque jamais cette digue
de silence et d'amour.

Ou bien les laissions-nous seuls parce que, quoique plus jeunes, ils
étaient nos aînés?... Savions-nous qu'ils n'avaient pas le même âge et
les redoutions-nous comme des juges? Leurs regards étaient déjà moins
mobiles que les nôtres, et lorsqu'ils s'appuyaient, par hasard, sur nos
agitations, elles s'apaisaient sans raison, et un silence
incompréhensible s'étendait un instant. Nous nous retournions: ils nous
observaient et ils riaient sérieusement. Je me rappelle le visage de
deux d'entre eux qu'une mort violente attendait. Mais presque tous
étaient timides et tentaient de passer inaperçus. Ils avaient je ne sais
quelle pudeur mortelle et semblaient demander pardon d'une faute
inconnue et prochaine. Ils s'avançaient, nous échangions un regard, nous
nous écartions sans rien dire et nous comprenions tout sans rien savoir.



IV

LA MORALE MYSTIQUE


Il n'est que trop vrai que les pensées que nous avons donnent une forme
arbitraire aux mouvements invisibles des royaumes intérieurs. Il y a
ainsi mille et mille certitudes qui sont les reines voilées qui nous
guident à travers l'existence et dont nous ne parvenons pas à parler.
Dès que nous exprimons quelque chose, nous le diminuons étrangement.
Nous croyons avoir plongé jusqu'au fond des abîmes et quand nous
remontons à la surface, la goutte d'eau qui scintille au bout de nos
doigts pâles ne ressemble plus à la mer d'où elle sort. Nous croyons
avoir découvert une grotte aux trésors merveilleux; et quand nous
revenons au jour, nous n'avons emporté que des pierreries fausses et des
morceaux de verre; et cependant le trésor brille invariablement dans les
ténèbres. Il y a quelque chose d'imperméable entre nous-mêmes et notre
âme, et à certains moments, dit Emerson, «nous en arrivons à désirer
ardemment la souffrance dans l'espoir que là enfin nous trouverons de la
réalité et sentirons les pointes aiguës et les angles de la vérité».

J'ai dit ailleurs que les âmes semblent se rapprocher: et cela n'a
d'autre valeur que la valeur que peut avoir une impression permanente,
mais obscure, qu'il est bien difficile d'étayer sur des faits, car les
faits ne sont que les vagabonds, les espions ou les traînards des
grandes forces qu'on ne voit pas. Et pourtant, l'on dirait que, plus
profondément peut-être que nos pères, nous sentons, par instants que ce
n'est pas en présence de nous seuls que nous sommes. Ceux qui ne croient
en aucun dieu aussi bien que les autres n'agissent pas en eux-mêmes
comme s'ils étaient sûrs d'être seuls. Il y a une surveillance générale
qui s'exerce ailleurs que dans les ténèbres indulgentes de la conscience
de chaque homme. Est-il vrai que les vases spirituels soient moins
strictement scellés qu'autrefois et que les oscillations de la mer
intérieure deviennent plus puissantes? Je ne sais; tout au plus
pouvons-nous constater que nous n'attachons plus la même importance à un
certain nombre de fautes traditionnelles, et c'est déjà le signe d'une
conquête spirituelle.

Il semble que notre morale se transforme et qu'elle s'avance à petits
pas vers des contrées plus hautes qu'on ne voit pas encore. Et c'est
pourquoi le moment est peut-être venu de se poser quelques questions
nouvelles. Qu'arriverait-il, par exemple, si notre âme devenait visible
tout à coup et qu'elle dût s'avancer au milieu de ses soeurs assemblées,
dépouillée de ses voiles, mais chargée de ses pensées les plus secrètes
et traînant à sa suite les actes les plus mystérieux de sa vie que rien
ne pouvait exprimer? De quoi rougirait-elle? Que voudrait-elle cacher?
Irait-elle, comme une femme pudique, jeter le long manteau de ses
cheveux sur les péchés sans nombre de la chair? Elle les a ignorés, et
ces péchés ne l'ont jamais atteinte. Ils ont été commis à mille lieues
de son trône; et l'âme du Sodomite même passerait au milieu de la foule
sans se douter de rien, et portant dans ses yeux le sourire transparent
de l'enfant. Elle n'est pas intervenue, elle poursuivait sa vie du côté
des lumières, et c'est de cette vie seule qu'elle se souviendra.

Quels péchés et quels crimes ordinaires aura-t-elle pu commettre?
A-t-elle trahi, a-t-elle trompé, a-t-elle menti? A-t-elle fait souffrir
et a-t-elle fait pleurer? Où était-elle tandis que celui-ci livrait son
frère aux ennemis? Elle sanglotait peut-être loin de lui, et à partir de
ce moment, elle sera devenue plus profonde et plus belle. Elle n'aura
point honte de ce qu'elle n'a pas fait; et elle peut rester pure au
centre d'un grand meurtre. Souvent, elle transforme en clartés
intérieures tout le mal auquel il faut bien qu'elle assiste. Tout dépend
d'un principe invisible et de là naît sans doute l'inexplicable
indulgence des dieux.

Et notre indulgence, elle aussi. Nous ne pouvons nous empêcher de
pardonner; et quand la mort, «la grande réconciliatrice», a passé, qui
de nous ne tombe sur les genoux et ne fait en silence sur l'âme
délaissée le geste du pardon? Si je viens me pencher sur le corps
immobile de mon pire ennemi, croyez-vous donc qu'en regardant ces lèvres
pâles qui m'ont calomnié, ces yeux éteints qui firent pleurer les miens,
et ces mains froides qui m'ont peut-être torturé, je songe encore à la
vengeance? Tout a été payé par la mort au passage. L'âme ne me doit plus
rien et instinctivement je la mets au-dessus des torts les plus cruels
et des fautes les plus graves. (Que cet instinct est admirable et
significatif!) Et si je regrette quelque chose, ce n'est pas de ne
pouvoir faire souffrir à mon tour, mais peut-être de n'avoir pas aimé
suffisamment ou pardonné plus tôt...

On dirait que déjà nous comprenons ces choses tout au fond de
nous-mêmes. Ce n'est pas sur leurs actes, et ce n'est même pas d'après
leurs pensées les plus secrètes que nous jugeons nos frères, car les
pensées secrètes ne sont pas toujours illisibles; et nous allons bien au
delà de l'illisible. Un homme aura commis tous les crimes réputés les
plus vils sans que le plus grand de ces crimes altère un seul instant le
souffle de fraîcheur et de pureté immatérielle qui entoure sa présence;
au lieu que l'approche d'un martyr ou d'un sage pourra couvrir notre âme
d'épaisses et insupportables ténèbres. Un héros ou un saint choisira son
ami au milieu des visages sur lesquels se lit sans peine l'habitude de
toutes les pensées basses, et ne se sentira pas dans «une atmosphère
fraternelle ou humaine» à côté d'un autre être dont le front s'illumine
des rêves les plus hauts et les plus magnanimes. Qu'est-ce que cela
signifie? et quelles nouvelles ces choses apportent-elles? Il y a donc
des lois plus profondes que celles qui président aux actes et aux
pensées? Que nous a-t-on appris et pourquoi agissons-nous toujours selon
des règles dont on ne parle pas et qui seules sont sûres? Car l'on peut
affirmer qu'ici, malgré les apparences, le héros et le saint ne se sont
point trompés. Ils n'ont fait qu'obéir, et si le saint est trahi et
vendu par l'homme qu'il a choisi, quelque chose d'inébranlable restera
cependant, qui lui dira qu'il n'y eut pas d'erreur et qu'il n'a rien à
regretter. L'âme n'oubliera jamais que l'autre âme était claire...

Tandis que l'on remue la pierre presque inconnue qui couvre ces
mystères, on respire l'odeur trop forte de l'abîme et les mots en même
temps que les pensées tombent autour de nous comme des mouches
empoisonnées. La vie intérieure elle-même paraît une petite chose auprès
de ces profondeurs invariables. Serez-vous fier, en présence d'un ange,
d'être celui qui n'a jamais eu tort et n'existe-t-il pas une innocence
inférieure? Lorsque Jésus lit les pensées misérables des Pharisiens qui
entourent le paralytique de Capharnaüm, êtes-vous sûr qu'il juge aussi
leur âme d'un coup d'oeil analogue, qu'il la condamne en même temps et
qu'il n'aperçoive pas, par delà ces pensées, une clarté peut-être
inaltérable? Et serait-il un Dieu si sa condamnation était irrévocable?
Mais pourquoi parle-t-il comme s'il s'arrêtait aux dehors? La pensée la
plus basse ou l'idée la plus noble laissera-t-elle une trace sur le
pivot de diamant? Quel Dieu, s'il est vraiment sur les hauteurs, pourra
s'empêcher de sourire à nos fautes les plus graves, comme on sourit aux
jeux des petits chiens sur le tapis? et que serait un Dieu qui ne
sourirait pas? Croyez-vous que vous prendrez la peine, si vous devenez
vraiment pur, de soustraire aux regards des anges assemblés les petits
mobiles de vos grandes actions? Et pourtant n'y a-t-il pas en nous plus
d'une chose qui peut faillir aux yeux des dieux assis sur la montagne?
Il est sûr qu'il y en a, et notre âme n'ignore pas qu'elle aura des
comptes à rendre. Elle vit, sans rien dire, sous la main d'un grand juge
dont nous ne parvenons pas à saisir les sentences. Mais quels seront ces
comptes? Où trouver la morale qui le dise? Y a-t-il une morale
mystérieuse qui règne en des régions plus lointaines que celles de nos
pensées; et un astre central que nous ne voyons pas et dont nos plus
secrets désirs ne sont que les planètes impuissantes? Existe-t-il, au
centre de notre être, un arbre transparent dont toutes nos actions et
toutes nos vertus ne sont que les fleurs et les feuilles éphémères? Au
fond, nous ignorons quel mal notre âme peut commettre et nous ne savons
pas encore de quoi nous rougirions devant une intelligence supérieure ou
devant une autre âme; et cependant qui de nous se trouve pur et ne
redoute pas un juge? et quelle âme n'a pas peur d'une autre âme?

                   *       *       *       *       *

Ici, nous ne sommes plus dans les vallées connues de la vie animale ou
psychique. Nous arrivons aux portes de la troisième enceinte: celle de
la vie divine des mystiques. Ce n'est qu'en tâtonnant qu'on en franchit
le seuil. Et puis le seuil franchi, où sont les certitudes? Où se
cachent ces lois admirables que sans relâche nous transgressons
peut-être sans que notre conscience le soupçonne, bien que notre âme
soit avertie? Et d'où provenait donc l'ombre de ces transgressions
mystérieuses qui s'étendait parfois sur notre vie et la rendait soudain
si redoutable à vivre? Quels sont les grands péchés spirituels que nous
pouvons commettre? Aurons-nous honte d'avoir lutté contre notre âme ou
notre âme lutte-elle invisiblement contre Dieu? Et cette lutte est-elle
silencieuse à tel point que pas un soupir ne force les parois? Y a-t-il
un moment où nous pouvons entendre la reine aux lèvres closes? Elle se
tait sans espoir dans tous les événements de la surface, mais n'en
est-il pas d'autres que l'on remarque à peine et qui touchent cependant
à des forces éternelles et profondes? Voici quelqu'un qui meurt, qui
regarde ou qui pleure; un autre qui s'approche pour la première fois ou
votre ennemi qui passe; n'est-ce point alors qu'elle chuchote peut-être?
Et si vous l'écoutiez, tandis que déjà vous n'aimez plus dans l'avenir
l'ami auquel vous souriez en ce moment? Mais tout cela n'est rien et
n'approche même pas des clartés extérieures de l'abîme. Il n'est pas
possible de parler de ces choses, parce qu'on est trop seul.
«Actuellement, dit Novalis, l'âme ne bouge que çà et là; quand donc
remuera-t-elle entièrement, et quand l'humanité commencera-t-elle à
prendre conscience en masse?» C'est à cette condition seulement que
quelques-uns apprendront quelque chose. Il faut attendre patiemment que
cette conscience supérieure se forme peu à peu. Il se peut qu'alors l'un
de ceux qui viendront parvienne à exprimer ce que nous sentons tous de
ce côté de l'âme, qui est comme la face de la lune qu'on n'a pas aperçue
depuis le commencement du monde.



V

SUR LES FEMMES


En ces domaines aussi, les lois sont inconnues. Au-dessus de nos têtes
brille, au centre du ciel, l'étoile de l'amour qui nous est destiné; et
toutes nos amours naîtront, jusqu'à la fin, dans les rayons et
l'atmosphère de cette étoile. Nous aurons beau choisir à droite ou bien
à gauche, sur les hauteurs ou bien dans les bas-fonds; nous aurons beau,
pour sortir de ce cercle enchanté que nous sentons autour de tous les
actes de notre vie, violer notre instinct et tenter de choisir contre le
choix de notre étoile, nous élirons toujours la femme descendue de
l'astre invariable. Et si, comme don Juan, nous en embrassons mille et
trois, lorsque viendra le soir où les bras se délient et où les lèvres
se séparent, nous reconnaîtrons que c'est encore la même femme, la bonne
ou la mauvaise, la tendre ou la cruelle, l'aimante ou l'infidèle, qui se
tient devant nous...

En vérité, nous ne sortons jamais du petit cercle de clarté que notre
destinée trace autour de nos pas, et l'on dirait que les hommes les plus
éloignés connaissent la nuance et l'étendue de cet anneau
infranchissable. C'est la teinte de ces rayons spirituels qu'ils
aperçoivent tout d'abord et qui fait qu'ils nous tendent la main en
souriant ou qu'ils la retirent avec crainte. Nous nous connaissons tous
dans une atmosphère supérieure, et l'idée que je me fais d'un inconnu
participe immédiatement à une vérité mystérieuse et plus profonde que la
vérité matérielle. Qui de nous n'a éprouvé ces choses qui se passent
dans les régions impénétrables de l'humanité presque astrale? Si vous
recevez une lettre venue du fond d'une île perdue dans le grand coeur
des océans, et écrite par une main dont vous ignoriez l'existence,
êtes-vous bien sûr que ce soit un inconnu qui vous écrive et
n'éprouvez-vous pas, dans le moment que vous lisez, sur l'âme qui vous
rencontre ainsi--les dieux savent seuls dans quelles sphères,--des
certitudes plus infaillibles et plus graves que toutes les certitudes
ordinaires? Et, d'un autre côté croyez-vous que cette âme qui songeait à
la vôtre, au hasard de l'espace et du temps, n'avait pas, elle aussi,
des certitudes analogues? Il y a de toutes parts d'étranges
reconnaissances, et nous ne pouvons pas cacher notre existence. Rien ne
semble jeter sur les liens subtils qui doivent exister entre toutes les
âmes un jour plus spécial que ces petits mystères qui accompagnent
l'échange de quelques lettres entre deux inconnus. C'est peut-être une
des étroites fentes,--misérable sans doute, mais il en est si peu que
nous devons nous contenter des lueurs les plus pâles--c'est peut-être
une des étroites fentes dans la porte de ténèbres par où nous pouvons
soupçonner un instant ce qui doit se passer dans la grotte des trésors
qui ne furent jamais découverts. Examinez la correspondance passive d'un
homme et vous y trouverez je ne sais quelle unité singulière. Je ne
connais ni celui-ci ni celui-là qui m'interrogent ce matin, et cependant
je sais déjà que je ne pourrai pas répondre au premier de la même
manière que je vais répondre au second. J'ai vu quelque chose
d'invisible. Et, à mon tour, si quelqu'un m'écrit que je n'ai jamais
aperçu, je suis sûr que sa lettre n'est pas exactement la même que celle
qu'il eût écrite à l'ami qui me regarde en ce moment. Il y aura toujours
une différence spirituelle insaisissable. C'est le signe de l'âme qui
salue invisiblement une autre âme. Il faut croire que nous nous
connaissons dans des régions que nous ne savons pas et que nous
possédons une patrie commune où nous allons, où nous nous retrouvons et
d'où nous revenons sans peine.

C'est aussi dans cette patrie commune que nous choisissons nos amantes,
et c'est pourquoi nous ne nous trompons pas et nos amantes ne se
trompent pas non plus. Le royaume de l'amour est avant tout le grand
royaume des certitudes, parce que c'est celui où les âmes ont le plus de
loisirs. Ici, elles n'ont vraiment pas autre chose à faire qu'à se
reconnaître, à s'admirer profondément et à s'interroger, les larmes dans
les yeux, comme de jeunes soeurs qui se retrouvent, tandis que les bras
s'entrelacent et que les lèvres s'entre-croisent si loin d'elles...
Elles ont enfin le temps de se sourire et de vivre un instant pour
elles-mêmes dans la trêve de la vie dure et quotidienne; et c'est
peut-être des hauteurs de ce sourire et de ces regards indicibles que se
répand, sur les minutes les plus fades de l'amour, le sel mystérieux qui
conserve à jamais le souvenir de la rencontre de deux bouches...

Mais je ne parle ici que de l'amour prédestiné et véritable. Lorsque
nous retrouvons une de celles que le sort nous a réservées et qu'il a
fait sortir du fond des grandes villes spirituelles où nous vivons sans
le savoir, pour l'envoyer au carrefour de la route par où nous devrons
passer à l'heure dite, nous sommes avertis dès le premier regard.
Quelques-uns tentent alors de violer le sort. Il se peut que nous
mettions furieusement les mains sur les paupières pour ne plus voir ce
qu'il a fallu voir et qu'en luttant de toutes nos petites forces contre
des forces éternelles, nous parvenions à traverser la route pour aller
vers une autre envoyée qui n'est pas là pour nous. Mais nous aurons beau
faire, nous ne réussirons pas à «agiter l'eau morte dans les grandes
cuves de l'avenir». Il n'arrivera rien; la force pure des hauteurs ne
voudra pas descendre et ces baisers et ces heures inutiles refuseront de
s'ajouter aux heures et aux baisers réels de notre vie...

La destinée ferme parfois les yeux, mais elle sait bien que nous lui
reviendrons le soir, et que c'est elle qui doit avoir le dernier mot.
Elle peut fermer les yeux, mais le temps qu'elle les ferme est du temps
qui se perd...

Il semble que la femme soit plus que nous sujette aux destinées. Elle
les subit avec une simplicité bien plus grande. Elle ne lutte jamais
sincèrement contre elles. Elle est encore plus près de Dieu et se livre
avec moins de réserve à l'action pure du mystère. Et c'est pour cette
raison, sans doute, que tous les événements où elle se mêle à notre vie
paraissent nous ramener vers quelque chose qui ressemble aux sources
mêmes du Destin. C'est près d'elles surtout que l'on a, par moments, en
passant, «un clair pressentiment» d'une vie qui ne semble pas toujours
parallèle à la vie apparente. Elle nous rapproche des portes de notre
être. Qui sait si ce n'est pas dans un de ces instants profonds qu'ils
dormirent sur son sein que les héros apprirent la force et la fidélité
de leur étoile, et si l'homme qui n'a pas reposé sur le coeur d'une
femme aura jamais le sentiment exact de l'avenir?

Nous entrons une fois de plus dans les cercles troublés de la conscience
supérieure. Ah! qu'il est vrai qu'ici aussi «la soi-disant psychologie
est une de ces larves qui ont usurpé, dans le sanctuaire, la place
réservée aux images véritables des dieux»! Car il ne s'agit pas toujours
de la surface; il ne s'agit même pas des arrière-pensées les plus
graves. Croyez-vous donc que dans l'amour il n'y ait que des pensées,
des actes et des paroles, et que les âmes ne sortent pas de ces prisons?
Ai-je besoin de savoir si celle que j'embrasse aujourd'hui est jalouse
et fidèle, rieuse ou triste, sincère ou bien perfide? Vous imaginez-vous
que ces petits mots misérables vont monter jusqu'aux cimes où nos âmes
sont assises et où notre destin s'accomplit en silence? Que m'importe
qu'elle me parle de pluie ou de bijoux, de plumes ou d'aiguilles, et
qu'elle ait l'air de ne pas me comprendre; croyez-vous que j'aie soif
d'une parole sublime, lorsque je sens qu'une âme me regarde dans l'âme,
et que je ne sache pas que les plus admirables pensées n'ont pas le
droit de relever la tête en face des mystères? je suis toujours au bord
de l'océan; et si j'étais Platon, Pascal ou Michel-Ange, et que mon
amante me parlât de ses pendants d'oreilles, tout ce que je dirais, tout
ce qu'elle me dirait, flotterait avec le même aspect sur les profondeurs
de la mer intérieure, que nous contemplons l'un dans l'autre. Ma pensée
la plus haute ne pèsera pas plus dans les balances de la vie ou de
l'amour que les trois petits mots que l'enfant qui m'aimait m'aura dits
sur ses bagues d'argent, sur son collier de perles ou de morceaux de
verre...

C'est nous qui ne comprenons pas, parce que nous sommes toujours dans
les bas-fonds de notre intelligence. Il suffit de monter jusqu'aux
premières neiges de la montagne, et toutes les inégalités s'aplanissent
sous la main purificatrice de l'horizon qui s'ouvre. Quelle différence y
a-t-il alors entre une parole de Marc-Aurèle et la phrase de l'enfant
qui constate qu'il fait froid? Soyons humbles et sachons distinguer
l'accident de l'essence. Il ne faut pas que «des bâtons flottants» nous
fassent oublier les prodiges de l'abîme. Les pensées les plus belles et
les idées les plus basses n'altèrent pas plus l'aspect éternel de notre
âme que les Himalayas ou les gouffres ne modifient, au milieu des
étoiles du ciel, l'aspect de notre terre. Un regard, un baiser, et la
certitude d'une présence invisible et puissante: tout est dit; et je
sais que je suis aux côtés d'une égale...

Mais l'égale est vraiment admirable et étrange; et, dès qu'elle aime, la
dernière des filles possède quelque chose que nous n'avons jamais, parce
que, dans sa pensée, l'amour est toujours éternel. Est-ce pour cette
raison qu'elles ont toutes, avec les puissances primitives, des rapports
qui nous sont interdits? Les meilleurs d'entre nous se trouvent presque
toujours à de grandes distances de leurs trésors de la seconde enceinte;
et, lorsqu'un moment solennel de la vie exige un des joyaux de ce
trésor, ils ne se souviennent plus des sentiers qui y mènent, et ils
offrent en vain des bijoux faux de leur intelligence à la circonstance
impérieuse et qui ne se trompe pas. Mais la femme n'oublie point le
chemin de son centre, et, que je la surprenne dans l'opulence ou la
misère, dans l'ignorance ou dans la science, dans la honte ou la gloire;
si je lui dis un mot qui sorte réellement des gouffres vierges de mon
âme, elle saura retrouver les sentiers mystérieux qu'elle n'a jamais
perdus de vue, et, sans hésitations, elle me rapportera simplement, du
fond des inépuisables réserves de l'amour, une parole, un regard ou un
geste qui sera aussi pur que le mien. On dirait que son âme est toujours
à portée de sa main; elle est prête, jour et nuit, à répondre aux plus
hautes exigences d'une autre âme; et la rançon de la plus pauvre ne se
distingue pas de la rançon des reines...

Approchons-nous avec respect des plus petites et des plus fières, de
celles qui sont distraites et de celles qui songent, de celles qui rient
encore et de celles qui pleurent; car elles savent des choses que nous
ne savons pas, et elles ont une lampe que nous avons perdue. Elles
habitent au pied même de l'Inévitable et en connaissent mieux que nous
les chemins familiers. Et c'est pourquoi elles ont des certitudes
étonnantes et des gravités admirables, et l'on voit bien que, dans leurs
moindres actes, elles se sentent soutenues par les mains sûres et fortes
des grands dieux. Tout à l'heure, j'affirmais qu'elles nous
rapprochaient des portes de notre être, et vraiment l'on croirait que
toutes nos relations avec elles ont lieu par l'entre-bâillement de cette
porte primitive et dans les chuchotements incompréhensibles qui
accompagnèrent sans doute la naissance des choses, alors qu'on ne
parlait encore qu'à voix basse, de peur de ne pas entendre une défense
ou un ordre imprévu...

Elle ne franchira pas le seuil de cette porte, et elle nous attend du
côté intérieur, où se trouvent les sources. Et lorsque nous venons
frapper, du dehors, et qu'elle ouvre, sa main n'abandonne jamais la clé
ni le vantail. Elle regarde un instant l'envoyé qui s'approche, et, dans
ce bref moment, elle a appris tout ce qu'il faut apprendre, et les
années futures ont tressailli jusqu'à la fin des temps... Qui nous dira
ce que contient le premier regard de l'amour, «cette baguette magique
qui est faite d'un rayon de lumière brisée», rayon qui est sorti du
foyer éternel de notre être, qui a transfiguré deux âmes et les a
rajeunies de vingt siècles? La porte s'ouvre encore ou se referme; ne
faites plus aucun effort, car tout est décidé. Elle sait. Elle ne
tiendra plus compte de vos actions, de vos paroles, de vos pensées, et
si elle les surveille encore, elle ne le fera plus qu'en souriant; et
elle rejettera, sans le savoir, tout ce qui ne vient pas confirmer les
certitudes de ce premier regard. Et si vous croyez l'induire en erreur,
sachez bien qu'elle a raison contre vous-même et que c'est vous seul qui
errez, car vous êtes plus réellement ce que vous êtes à ses yeux que ce
que vous croyez être en votre âme, alors même qu'elle se trompe sans
cesse sur le sens d'un sourire, d'un geste ou d'une larme...

Trésors cachés, qui n'ont même pas de nom!... Je voudrais que tous ceux
qui éprouvèrent qu'elles sont mauvaises le proclamassent à leur tour et
nous dissent leurs raisons, et si ces raisons sont profondes, nous
serons étonnés et nous irons bien loin dans le mystère. Elles sont
vraiment les soeurs voilées de toutes les grandes choses qu'on ne voit
pas. Elles sont vraiment les plus proches parentes de l'infini qui nous
entoure et, seules, savent encore lui sourire avec la grâce familière de
l'enfant qui ne craint pas son père. Elles conservent ici-bas, comme un
joyau céleste et inutile, le sel pur de votre âme; et si elles s'en
allaient, l'esprit régnerait seul sur un désert. Elles ont encore les
émotions divines des premiers jours, et leurs racines trempent bien plus
directement que les nôtres dans tout ce qui n'eut jamais de limites. Je
plains vraiment ceux qui se plaignent d'elles, car ils ne savent pas sur
quelles hauteurs se trouvent les baisers véritables. Et cependant,
qu'elles semblent peu de chose quand les hommes les regardent en
passant! Ils les voient s'agiter, au fond de leurs petites demeures;
celle-ci se penche un peu; là-bas, l'autre sanglote; une troisième
chante, et la dernière brode; et pas un ne comprend ce qu'elles font!...
Ils viennent les visiter, comme on visite des choses qui sourient; ils
ne s'approchent d'elles que l'esprit aux aguets, et l'âme ne peut entrer
que par le plus grand des hasards. Ils interrogent avec méfiance; elles
ne leur disent rien parce qu'elles savent déjà; et voici qu'ils s'en
vont en haussant les épaules, persuadés qu'elles ne comprennent pas...
«Mais qu'ont-elles besoin de comprendre ceci, nous répond le poète, qui
a toujours raison; qu'ont-elles besoin de comprendre, ces âmes
bienheureuses qui ont choisi la part la meilleure et qui, telles qu'une
pure flamme d'amour en ce monde terrestre, ne resplendissent que sur le
faîte des temples ou à la cime des navires errants, en signe du feu
céleste qui inonde toutes choses? Bien souvent, ces enfants qui aiment
surprennent, en des heures sacrées, d'admirables secrets de la nature et
les révèlent avec une ingénuité inconsciente. Le savant les suit à la
trace pour recueillir tous les joyaux qu'en leur innocence et leur joie
elles ont semés par les routes. Le poète, qui sent ce qu'elles sentent,
rend grâce à leur amour et cherche, par ses chants, à transplanter cet
amour, germe de l'âge d'or, en d'autres temps et en d'autres contrées.»
Car ce qu'il a dit des mystiques s'applique surtout aux femmes qui nous
ont conservé jusqu'ici le sens mystique sur notre terre...



VI

RUYSBROECK L'ADMIRABLE


Un grand nombre d'oeuvres sont plus régulièrement belles que ce livre de
Ruysbroeck l'Admirable. Un grand nombre de mystiques sont plus efficaces
et plus opportuns: Swedenborg et Novalis, entre plusieurs. Il est fort
probable que ses écrits ne répondent que rarement aux besoins
d'aujourd'hui. D'un autre côté, je connais peu d'auteurs plus maladroits
que lui; il s'égare par moments en d'étranges puérilités; et les vingt
premiers chapitres de l'_Ornement des Noces spirituelles_, bien qu'ils
soient une préparation peut-être nécessaire, ne renferment guère que de
tièdes et pieux lieux communs. Il n'a extérieurement aucun ordre, aucune
logique scolastique. Il se répète souvent, et semble parfois se
contredire. Il joint l'ignorance d'un enfant à la science de quelqu'un
qui serait revenu de la mort. Il a une syntaxe tétanique qui m'a mis
plus d'une fois en sueur. Il introduit une image et l'oublie. Il emploie
même un certain nombre d'images irréalisables; et ce phénomène, anormal
dans une oeuvre de bonne foi, ne peut s'expliquer que par sa gaucherie
ou sa hâte extraordinaire. Il ignore la plupart des artifices de la
parole et ne peut parler que de l'ineffable. Il ignore presque toutes
les habitudes, les habiletés et les ressources de la pensée
philosophique; et il est astreint à ne penser qu'à l'incogitable.
Lorsqu'il nous parle de son petit jardin monacal, il a de la peine à
nous dire suffisamment ce qui s'y passe; il écrit alors comme un enfant.
Il entreprend de nous apprendre ce qui se passe en Dieu, et il écrit des
pages que Platon n'aurait pu écrire. Il y a de toutes parts une
disproportion monstrueuse entre la science et l'ignorance, entre la
force et le désir. Il ne faut pas s'attendre à une oeuvre littéraire;
vous n'apercevrez autre chose que le vol convulsif d'un aigle ivre,
aveugle et ensanglanté au-dessus de cimes neigeuses. J'ajouterai un
dernier mot en manière d'avertissement fraternel. Il m'est arrivé de
lire des oeuvres qui passent pour fort abstruses: Les _Disciples à Saïs_
et les _Fragments_, de Novalis, par exemple; les _Biographia litteraria_
et l'_Ami_, de Samuel Taylor Coleridge; le _Timée_, de Platon; les
_Ennéades_, de Plotin; les _Noms divins_, de Saint Denys l'Aréopagite;
l'_Aurora_, du grand mystique allemand Jacob Boehme, avec qui notre
auteur a plus d'une analogie. Je n'ose pas dire que les oeuvres de
Ruysbroeck soient plus abstruses que ces oeuvres, mais on leur pardonne
moins volontiers leur abstrusion, parce qu'il s'agit ici d'un inconnu en
qui nous n'avons pas confiance dès l'abord. Il me semblait indispensable
de prévenir honnêtement les oisifs sur le seuil de ce temple sans
architecture; car cette traduction n'a été entreprise que pour la
satisfaction de quelques platoniciens. Je crois que tous ceux qui n'ont
pas vécu dans l'intimité de Platon et des néo-platoniciens d'Alexandrie,
n'iront pas bien avant dans cette lecture. Ils croiront entrer dans le
vide; ils auront la sensation d'une chute uniforme dans un abîme sans
fond, entre des rochers noirs et lisses. Il n'y a dans ce livre ni air
ni lumière ordinaires, et c'est un séjour spirituel insupportable à ceux
qui ne s'y sont pas préparés. Il ne faut pas y entrer par curiosité
littéraire; il n'y a guère de bibelots, et les botanistes de l'image n'y
trouveront pas plus de fleurs que sur les banquises du pôle. Je leur dis
que c'est un désert illimité, où ils mourront de soif. Ils y trouveront
fort peu de phrases que l'on puisse prendre en mains pour les admirer à
la manière des littérateurs; ce sont des jets de flammes ou des blocs de
glace. N'allez pas chercher des roses en Islande. Il se peut que quelque
corolle attende entre deux icebergs, et il y a, en effet, des explosions
singulières, des expressions inconnues, des similitudes inouïes, mais
elles ne paieront pas le temps perdu à les venir cueillir de si loin. Il
faut, avant d'entrer ici, être dans un état philosophique aussi
différent de l'état ordinaire que l'état de veille diffère du sommeil;
et Porphyre, dans ses _Principes de la théorie des intelligibles_,
semble avoir écrit l'avertissement le plus propre à être mis en tête de
cette oeuvre: «Par l'intelligence, on dit beaucoup de choses du principe
qui est supérieur à l'intelligence. Mais on en a l'intuition bien mieux
par une absence de pensée que par la pensée. Il en est de cette idée
comme de celle du sommeil, dont on parle jusqu'à un certain point à
l'état de veille, mais dont on n'acquiert la connaissance et la
perception que par le sommeil. En effet, le semblable n'est connu que
par le semblable, et la condition de toute connaissance est que le sujet
devienne semblable à l'objet.» Je le répète, il est bien difficile de
comprendre ceci sans préparation; et je crois que, malgré nos études
préparatoires, une grande partie de ce mysticisme nous paraîtra purement
théorique, et que la plupart de ces expériences de psychologie
surnaturelle ne nous seront accessibles qu'en qualité de spectateurs.
L'imagination philosophique est une faculté d'éducation très lente. Nous
sommes ici, tout à coup, aux confins de la pensée humaine et bien au
delà du cercle polaire de l'esprit. Il y fait extraordinairement froid;
il y fait extraordinairement sombre, et cependant, vous n'y trouverez
autre chose que des flammes et de la lumière. Mais à ceux qui arrivent,
sans avoir exercé leur âme à ces perceptions nouvelles, cette lumière et
ces flammes sont aussi obscures et aussi froides que si elles étaient
peintes. Il s'agit ici de la plus exacte des sciences. Il s'agit de
parcourir les caps les plus âpres et les plus inhabitables du divin
«Connais-toi toi-même» et le soleil de minuit règne sur la mer houleuse
où la psychologie de l'homme se mêle à la psychologie de Dieu. Il
importe de s'en souvenir sans cesse; il s'agit ici d'une science très
profonde, et il ne s'agit pas d'un songe. Les songes ne sont pas
unanimes; les songes n'ont pas de racines, tandis que la fleur
incandescente de la métaphysique divine, épanouie ici, a ses racines
mystérieuses dans la Perse et dans l'Inde, dans l'Égypte et la Grèce. Et
cependant, elle semble inconsciente comme une fleur et ignore ses
racines. Malheureusement, il nous est à peu près impossible de nous
mettre dans la position de l'âme qui, sans effort, a conçu cette
science; nous ne pouvons l'apercevoir _ab intra_ et la reproduire en
nous-mêmes. Il nous manque ce qu'Emerson appellerait la même
«spontanéité centrale». Nous ne pouvons plus transformer ces idées en
notre propre substance; et, tout au plus, nous est-il possible d'en
approuver, du dehors, les prodigieuses expériences, qui ne sont à la
portée que d'un très petit nombre d'âmes dans la durée d'un système
planétaire. «Il n'est pas légitime, dit Plotin, de s'enquérir d'où
provient cette science intuitive, comme si c'était une chose dépendant
du lieu et du mouvement; car cela n'approche pas d'ici, ni ne part de
là, pour aller ailleurs; mais cela apparaît ou n'apparaît pas. En sorte
qu'il ne faut pas le poursuivre dans l'intention d'en découvrir les
sources secrètes, mais il faut attendre en silence jusqu'à ce que cela
brille soudainement sur nous, en nous préparant au spectacle sacré,
comme l'oeil attend patiemment le lever du soleil.» Et ailleurs il
ajoute: «Ce n'est pas par l'imagination ni par le raisonnement, obligé
de tirer lui-même ses principes d'ailleurs, que nous nous représentons
les intelligibles (c'est-à-dire ce qui est là-haut): c'est par la
faculté que nous avons de les contempler, faculté qui nous permet d'en
parler ici-bas. Nous les voyons donc en éveillant en nous, ici-bas, la
même puissance que nous devons éveiller en nous quand nous sommes dans
le monde intelligible. Nous ressemblons à un homme qui, gravissant le
sommet d'un rocher, apercevrait, par son regard, les objets invisibles
pour ceux qui ne sont pas montés avec lui». Mais, bien que tous les
êtres, depuis la pierre et la plante, jusqu'à l'homme, soient des
contemplations, ce sont des contemplations inconscientes, et il nous est
bien difficile de retrouver en nous quelque souvenir de l'activité
antérieure de la faculté morte. Nous sommes semblables ici à l'oeil dans
l'image néo-platonicienne: «Il s'éloigne de la lumière pour voir les
ténèbres, et, par cela même, il ne voit pas; car il ne peut voir les
ténèbres avec la lumière, et cependant, sans elle, il ne voit pas; de
cette manière, en ne voyant pas, il voit les ténèbres autant qu'il est
naturellement capable de les voir.»

Je sais le jugement que la plupart des hommes porteront sur ce livre.
Ils y verront l'oeuvre d'un moine halluciné, d'un solitaire hagard et
d'un ermite ivre de jeûne et consumé de fièvre. Ils y verront un rêve
extravagant et noir, traversé de grands éclairs, et rien de plus. C'est
l'idée ordinaire que l'on se fait des mystiques; et on oublie trop
souvent que toute certitude est en eux seuls. Au surplus, s'il est vrai
comme on l'a dit, que tout homme est un Shakespeare dans ses songes, il
faudrait se demander si tout homme, dans sa vie, n'est pas un mystique
informulé, mille fois plus transcendental que tous ceux qui se sont
circonscrits par la parole. Quelle est l'action de l'homme dont le
dernier mobile n'est pas mystique? Et l'oeil de l'amant ou de la mère,
par exemple, n'est-il pas mille fois plus abstrus, plus impénétrable et
plus mystique que ce livre, pauvre et explicable, après tout, comme tous
les livres, qui ne sont jamais que des mystères morts, dont l'horizon ne
se renouvelle plus? Si nous ne comprenons pas ceci, c'est peut-être que
nous ne comprenons plus rien. Mais, pour en revenir à notre auteur,
quelques-uns reconnaîtront sans peine que, loin d'être affolé par la
faim, la solitude et la fièvre, ce moine possédait, au contraire, un des
plus sages, des plus exacts et des plus subtils organes philosophiques
qui aient jamais existé. Il vivait, nous dit-on, en sa cabane de
Groenendael, au milieu de la forêt de Soignes. C'était à l'entrée de
l'un des siècles les plus sauvages du moyen âge: le quatorzième. Il
ignorait le grec et peut-être le latin. Il était seul et pauvre. Et
cependant, au fond de cette obscure forêt brabançonne, son âme,
ignorante et simple, reçoit, sans qu'elle le sache, les aveuglants
reflets de tous les sommets solitaires et mystérieux de la pensée
humaine. Il sait, à son insu, le platonisme de la Grèce; il sait le
soufisme de la Perse, le brahmanisme de l'Inde et le bouddhisme du
Thibet; et son ignorance merveilleuse retrouve la sagesse de siècles
ensevelis et prévoit la science de siècles qui ne sont pas nés. Je
pourrais citer des pages entières de Platon, de Plotin, de Porphyre, des
livres Zends, des Gnostiques et de la Kabbale, dont la substance presque
divine se retrouve, intacte, dans les écrits de l'humble prêtre flamand.
Il y a ici d'étranges coïncidences et des unanimités inquiétantes. Il y
a plus; il semble, par moments, avoir exactement supposé la plupart de
ses prédécesseurs inconnus; et de même que Plotin commence son austère
voyage au carrefour où Platon effrayé s'est arrêté et s'est agenouillé,
on pourrait dire que Ruysbroeck a réveillé, après un repos de plusieurs
siècles, non pas ce genre de pensée, car ce genre de pensée ne sommeille
jamais, mais ce genre de parole qui s'était endormi sur les montagnes où
Plotin ébloui l'avait abandonné en se mettant les mains sur les yeux,
comme devant un immense incendie.

Mais l'organisme de leur pensée diffère étrangement. Platon et Plotin
sont avant tout les princes de la dialectique. Ils arrivent au
mysticisme par la science du raisonnement. Ils font usage de leur âme
discursive et semblent se défier de leur âme intuitive ou contemplative.
Le raisonnement se contemple dans le miroir du raisonnement et s'efforce
de demeurer indifférent à l'intrusion de tous les autres reflets. Il
continue son cours comme un fleuve d'eau douce au milieu de la mer, avec
le pressentiment d'une absorption prochaine. Ici, nous retrouvons au
contraire les habitudes de la pensée asiatique; l'âme intuitive règne
seule au-dessus de l'épuration discursive des idées par les mots. Les
fers du rêve sont tombés. Est-ce moins sûr? Nul ne saurait le dire. Le
miroir de l'intelligence humaine est entièrement inconnu dans ce livre;
mais il existe un autre miroir, plus sombre et plus profond, que nous
recélons au plus intime de notre être; aucun détail ne s'y voit
distinctement et les mots ne peuvent se tenir à sa surface;
l'intelligence le briserait si elle y reflétait un instant sa lumière
profane; mais autre chose s'y montre par moments; est-ce l'âme? est-ce
Dieu lui-même? ou l'un et l'autre à la fois? On ne le saura jamais; et
cependant ces apparitions presque invisibles sont les uniques et
effectives souveraines de la vie du plus incrédule et du plus aveugle
d'entre nous. Ici, vous n'apercevrez autre chose que les miroitements
obscurs de ce miroir; et comme son trésor est inépuisable, ces
miroitements ne ressemblent à aucun de ceux que nous avons éprouvés en
nous-mêmes; et, malgré tout, leur certitude paraît extraordinaire. Et
c'est pourquoi je ne sais rien de plus effrayant que ce livre de bonne
foi. Il n'y a pas au monde une notion psychologique, une expérience
métaphysique, une intuition mystique, si abstruses, si profondes et si
inattendues qu'elles puissent être, qu'il ne nous soit possible, s'il le
faut, de reproduire et de faire vivre un instant en nous-mêmes, afin de
nous assurer de leur identité humaine; mais ici, nous sommes semblables
au père aveugle qui ne peut plus se rappeler le visage de ses enfants.
Aucune de ces pensées n'a l'aspect filial ou fraternel d'une pensée de
la terre; nous semblons avoir perdu l'expérience de Dieu et cependant
tout nous affirme que nous ne sommes pas entrés dans la maison des
songes. Faut-il s'écrier avec Novalis que le temps n'est plus où
l'esprit de Dieu était compréhensible et que le sens du monde est à
jamais perdu? Qu'autrefois tout était apparition de l'Esprit, mais
qu'aujourd'hui nous n'apercevons que des reflets morts que nous ne
comprenons plus, et que nous vivons uniquement sur les fruits de temps
meilleurs?

Je crois qu'il faut s'avouer humblement que la clef de ce livre ne se
trouve pas sur les routes ordinaires de l'esprit humain. Cette clef
n'est pas destinée à des portes terrestres et il faut la mériter en
s'éloignant autant que possible de la terre. Un seul guide se rencontre
encore en ces carrefours solitaires et peut nous donner les dernières
indications vers ces mystérieuses îles de feu et ces Islandes de
l'abstraction et de l'amour; c'est Plotin qui s'est efforcé d'analyser,
par l'intelligence humaine, la faculté divine qui règne ici. Il a
éprouvé, ce que nous appelons d'un mot qui n'explique rien, les mêmes
extases, qui ne sont, au fond, que le commencement de la découverte
complète de notre être; et au milieu de leurs troubles et de leurs
ténèbres, il n'a pas fermé un instant l'oeil interrogateur du
psychologue qui cherche à se rendre compte des phénomènes les plus
insolites de son âme. Il est ainsi le dernier môle d'où nous puissions
comprendre un peu les vagues et l'horizon de cette mer obscure. Il
s'efforce de prolonger les sentiers de l'intelligence ordinaire,
jusqu'au coeur de ces dévastations, et c'est pourquoi il faut y revenir
sans cesse; car il est le seul mystique analytique. A ceux que
tenteraient ces prodigieuses excursions, je veux donner ici une des
pages où il a essayé d'expliquer l'organisme de cette faculté divine de
l'introspection.

«Dans l'intuition intellectuelle, dit-il, l'intelligence voit les objets
intelligibles, au moyen de la lumière que répand sur eux le Premier, et,
en voyant ces objets, elle voit réellement la lumière intelligible.
Mais, comme elle accorde son attention aux objets éclairés, elle ne voit
pas bien nettement le principe qui les éclaire; si, au contraire, elle
oublie les objets qu'elle voit pour ne contempler que la clarté qui les
rend visibles, elle voit la lumière même et le principe de la lumière.
Mais ce n'est pas hors d'elle-même que l'intelligence contemple la
lumière intelligible. Elle ressemble alors à l'oeil qui, sans considérer
une lumière extérieure et étrangère, avant même de l'apercevoir, est
soudain frappé par une clarté qui lui est propre, ou par un rayon qui
jaillit de lui-même et lui apparaît au milieu des ténèbres; il en est de
même quand l'oeil, pour ne rien voir des autres objets, ferme ses
paupières et tire de lui-même sa lumière, ou que, pressé par la main, il
aperçoit la lumière qu'il a en lui. Alors, sans rien voir d'extérieur,
il voit; il voit même plus qu'à tout autre moment, car il voit la
lumière. Les autres objets qu'il voyait auparavant, tout en étant
lumineux, n'étaient pas la lumière même. De même, quand l'intelligence
ferme l'oeil en quelque sorte aux autres objets, qu'elle se concentre en
elle-même, en ne voyant rien, elle voit non une lumière étrangère qui
brille dans des formes étrangères, mais sa propre lumière qui, tout à
coup, rayonne intérieurement d'une pure clarté.

»Il faut, nous dit-il encore, que l'âme qui étudie Dieu s'en forme une
idée en cherchant à le connaître; il faut ensuite que, sachant à quelle
grande chose elle veut s'unir, et persuadée qu'elle trouvera la
béatitude dans cette union, elle se plonge dans les profondeurs de la
divinité, jusqu'à ce que, au lieu de se contempler, de contempler le
monde intelligible, elle devienne elle-même un objet de contemplation et
brille de la clarté des conceptions qui ont là-haut leur source.»

C'est à peu près tout ce que la sagesse humaine peut nous dire ici;
c'est à peu près tout ce que le prince des métaphysiques
transcendantales a pu exprimer; quant aux autres explications, il faut
que nous les trouvions en nous-mêmes dans les profondeurs où toute
explication s'anéantit dans son expression. Car ce n'est pas seulement
au ciel et sur la terre, c'est surtout en nous-mêmes qu'il y a plus de
choses que n'en peuvent contenir toutes les philosophies, et dès que
nous ne sommes plus obligés de formuler ce qu'il y a de mystérieux en
nous, nous sommes plus profonds que tout ce qui a été écrit, et plus
grands que tout ce qui existe.

Maintenant, si j'ai traduit ceci, c'est uniquement parce que je crois
que les écrits des mystiques sont les plus purs diamants du prodigieux
trésor de l'humanité; bien qu'une traduction soit peut-être inutile, car
l'expérience semble prouver qu'il importe assez peu que le mystère de
l'incarnation d'une pensée s'accomplisse dans la lumière ou dans les
ténèbres; il suffit qu'il ait eu lieu. Mais, quoi qu'il en puisse être,
les vérités mystiques ont sur les vérités ordinaires un privilège
étrange; elle ne peuvent ni vieillir ni mourir. Il n'y a pas une vérité
qui ne soit, un matin, descendue sur ce monde, admirable de force et de
jeunesse et couverte de la fraîche et merveilleuse rosée propre aux
choses qui n'ont pas encore été dites; parcourez aujourd'hui les
infirmeries de l'âme humaine où toutes viennent mourir tous les jours,
vous n'y trouverez jamais une seule pensée mystique. Elle ont l'immunité
des anges de Swedenborg qui avancent continuellement vers le printemps
de leur jeunesse, en sorte que les anges les plus vieux paraissent les
plus jeunes; et qu'elles viennent de l'Inde, de la Grèce ou du Nord,
elles n'ont ni patrie ni anniversaire et partout où nous les
rencontrons, elles semblent immobiles et actuelles comme Dieu même. Une
oeuvre ne vieillit qu'en proportion de son antimysticisme; et c'est
pourquoi ce livre ne porte aucune date. Je sais qu'il est anormalement
noir, mais je crois qu'un auteur sincère et de bonne foi n'est jamais
obscur au sens éternel de ce mot, parce qu'il se comprend toujours
lui-même et infiniment au delà de ce qu'il dit. Les idées artificielles
seules s'élèvent en de réelles ténèbres et ne prospèrent qu'aux époques
littéraires et dans la mauvaise foi de siècles trop conscients, lorsque
la pensée de l'écrivain demeure en deçà de ce qu'il exprime. Là, c'était
l'ombre féconde d'une forêt et ici c'est l'obscurité d'un caveau, où
n'éclosent que de sombres parasites. Il faut tenir compte aussi de ce
monde inconnu que ses phrases devaient éclairer à travers les doubles et
pauvres vitres de corne des mots et des pensées. Les mots, ainsi qu'on
l'a fait remarquer, ont été inventés pour les usages ordinaires de la
vie, et ils sont malheureux, inquiets et étonnés comme des vagabonds
autour d'un trône, lorsque de temps en temps, quelque âme royale les
mène ailleurs. Et, d'un autre côté, la pensée est-elle jamais l'image
exacte du je ne sais quoi qui l'a fait naître, et n'est-ce pas toujours
l'ombre d'une lutte que nous voyons en elle, semblable à celle de Jacob
avec l'ange, et confuse en proportion de la taille de l'âme et de
l'ange? Malheur à nous, dit Carlyle, si nous n'avons en nous que ce que
nous pouvons exprimer et faire voir! Je sais qu'il y a sur ces pages,
l'ombre portée d'objets que nous ne nous rappelons pas avoir vus, dont
le moine ne s'arrête pas à élucider l'usage, et que nous ne
reconnaîtrons que lorsque nous verrons les objets eux-mêmes de l'autre
côté de la vie; mais, en attendant, cela nous a fait regarder au loin,
et c'est beaucoup. Je sais encore que maintes de ses phrases flottent à
peu près comme de transparents glaçons sur l'incolore mer du silence,
mais elles existent; elles ont été séparées des eaux, et c'est assez. Je
sais enfin, que les étranges plantes qu'il a cultivées sur les cimes de
l'esprit sont entourées de nuages spéciaux, mais ces nuages n'offensent
que ceux qui regardent d'en bas, et si l'on a le courage de monter, on
s'aperçoit qu'ils sont l'atmosphère même de ces plantes, et la seule où
elles pussent éclore à l'abri de l'inexistence. Car c'est une végétation
si subtile, qu'elle se distingue à peine du silence où elle a puisé ses
sucs et où elle semble encline à se dissoudre. Toute cette oeuvre,
d'ailleurs, est comme un verre grossissant, appliqué sur la ténèbre et
le silence; et parfois on ne discerne pas immédiatement l'extrémité des
idées qui y trempent encore. C'est de l'invisible qui transparaît par
moments, et il faut évidemment quelque attention à guetter ses retours.
Ce livre n'est pas trop loin de nous; il est probablement au centre même
de notre humanité; mais c'est nous qui sommes trop loin de ce livre; et
s'il nous paraît décourageant comme le désert, si la désolation de
l'amour divin y semble terrible et la soif des sommets insupportable, ce
n'est pas l'oeuvre qui est trop ancienne, mais nous, qui sommes trop
vieux peut-être, et tristes et sans courage, comme des vieillards autour
d'un enfant; et c'est un autre mystique, Plotin, le grand mystique païen
qui a probablement raison contre nous, lorsqu'il dit à ceux qui se
plaignent de ne rien voir sur les hauteurs de l'introspection: «Il faut
d'abord rendre l'organe de la vision analogue et semblable à l'objet
qu'il doit contempler. Jamais l'oeil n'eût aperçu le soleil, s'il
n'avait d'abord pris la forme du soleil; de même l'âme ne saurait voir
la beauté, si d'abord elle ne devenait belle elle-même, et tout homme
doit commencer par se rendre beau et divin pour obtenir la vue du beau
et de la divinité.»



VII

EMERSON


«Une seule chose importe, dit Novalis, c'est la recherche de notre moi
transcendental.» Ce moi, nous l'apercevons par moments dans les paroles
de Dieu, dans celles des poètes et des sages, au fond de quelques joies
et de quelques douleurs, dans le sommeil, l'amour et les maladies, et en
des conjonctures inattendues, où de loin il nous fait signe et nous
montre du doigt nos relations avec l'univers. Quelques sages ne
s'attachèrent qu'à cette recherche et ils écrivirent ces livres où ne
règne que l'extraordinaire. «Qu'y a-t-il qui vaille dans les livres, dit
notre auteur, si ce n'est le transcendental et l'extraordinaire?» Ils
étaient comme des peintres s'efforçant de saisir une ressemblance dans
les ténèbres. Les uns tracèrent des images abstraites, très grandes mais
presque indistinctes. Les autres parvinrent à fixer une attitude ou un
geste habituel de la vie supérieure. Plusieurs imaginèrent des êtres
étranges. Il n'existe pas un grand nombre de ces images. Elle ne se
ressemblent jamais. Quelques-unes sont très belles, et ceux qui ne les
ont pas vues sont pareils toute leur vie à des hommes qui ne seraient
jamais sortis vers le milieu du jour. Il en est dont les lignes sont
plus pures que les lignes du ciel; et alors, ces figures nous paraissent
si lointaines que nous ignorons si elles vivent ou si elles furent
transcrites selon nous-mêmes. Elles sont l'oeuvre des mystiques purs et
l'homme ne s'y reconnaît pas encore. D'autres, qu'on nomme les poètes,
nous parlèrent indirectement de ces choses. Une troisième classe de
penseurs, élevant d'un degré le vieux mythe des centaures, nous a donné
de cette identité occulte une image plus accessible en mêlant les lignes
de notre moi apparent à celles de notre moi supérieur. Le visage de
notre âme divine y sourit par moments par dessus l'épaule de sa soeur,
l'âme humaine, inclinée aux humbles besognes de la pensée; et ce sourire
qui nous fait entrevoir en passant tout ce qu'il y a par delà la pensée
importe seul dans les oeuvres des hommes...

Ils ne sont pas nombreux ceux qui nous montrèrent que l'homme est plus
grand et plus profond que l'homme, et qui parvinrent à fixer ainsi
quelques-unes des allusions éternelles que nous rencontrons à chaque
instant par la vie, dans un geste, dans un signe, dans un regard, dans
une parole, dans un silence et dans les événements qui nous entourent.
La science de la grandeur humaine est la plus étrange des sciences. Nul
d'entre les hommes ne l'ignore; mais presque tous ne savent pas qu'ils
la possèdent. L'enfant qui me rencontre ne sera pas capable de dire à sa
mère ce qu'il a vu; et cependant, dès que son oeil a touché ma présence,
il sait tout ce que je suis, tout ce que j'ai été, tout ce que je serai,
aussi bien que mon frère et trois fois mieux que moi-même. Il me connaît
immédiatement dans le passé et l'avenir, dans ce monde-ci et dans les
autres, et ses yeux à leur tour me révèlent le rôle que je joue dans
l'univers et dans l'éternité. Les âmes infaillibles se sont entrejugées;
et dès que son regard a admis mon regard, mon visage, mon attitude, et
tout l'infini qui les entoure et dont ils sont les interprètes, il sait
à quoi s'en tenir; et bien qu'il ne distingue pas encore la couronne
d'un empereur de la besace d'un mendiant, il m'a connu, un moment, aussi
exactement que Dieu.

Il est vrai que nous agissons déjà comme des dieux, et toute notre vie
se passe au milieu de certitudes et d'infaillibilités infinies. Mais
nous sommes des aveugles qui jouons avec des pierreries le long des
routes; et cet homme qui frappe à ma porte, dépense, au moment où il me
salue d'aussi merveilleux trésors spirituels que le prince que j'aurais
arraché à la mort. Je lui ouvre; et en un instant il voit à ses pieds,
comme du haut d'une tour, tout ce qui a lieu entre deux âmes. La
paysanne à qui je demande le chemin, je la juge aussi profondément que
si je lui demandais la vie de ma mère, et son âme m'a parlé aussi
intimement que celle de ma fiancée. Elle remonta en hâte, jusqu'aux plus
grands mystères, avant de me répondre; puis elle m'a dit tranquillement,
sachant tout à coup ce que j'étais, qu'il fallait prendre à gauche le
sentier du village. Si je passe une heure au milieu d'une foule, j'ai
jugé mille fois sans rien dire et sans y songer un moment, les vivants
et les morts, et lequel de ces jugements sera réformé au dernier jour?
Il y a dans cette chambre cinq ou six êtres qui parlent de la pluie et
du beau temps; mais au dessus de cette conversation misérable, six âmes
ont un entretien dont nulle sagesse humaine ne pourrait approcher sans
danger; et bien qu'elles parlent à travers leurs regards, leurs mains,
leur visage et toute leur présence, ils ignoreront toujours ce qu'elles
ont dit. Il faut cependant qu'ils attendent la fin de l'insaisissable
dialogue, et c'est pourquoi ils ont je ne sais quelle joie mystérieuse
dans leur ennui, sans connaître ce qui écoute en eux toutes les lois de
la vie, de la mort et de l'amour qui passent comme des fleuves
intarissables autour de la maison.

Il en est ainsi partout et toujours. Nous ne vivons que selon notre être
transcendental, dont les actions et les pensées percent à chaque instant
l'enveloppe qui nous entoure. Je vais voir aujourd'hui un ami que je
n'ai jamais vu, mais je connais son oeuvre et je sais que son âme est
extraordinaire et qu'il a passé sa vie à la manifester aussi exactement
que possible selon le devoir des intelligences supérieures. Je suis
plein d'inquiétudes et c'est une heure solennelle. Il entre; et toutes
les explications qu'il nous a données durant un grand nombre d'années
tombent en poussière au mouvement de la porte qui s'ouvre sur sa
présence. Il n'est pas ce qu'il croit être. Il est d'une autre nature
que ses pensées. Une fois de plus nous constatons que les émissaires de
l'esprit sont toujours infidèles. Il a dit sur son âme des choses très
profondes; mais en ce petit instant qui sépare le regard qui s'arrête du
regard qui s'éloigne, j'ai appris tout ce qu'il ne pourra jamais dire et
tout ce qu'il ne pourra jamais faire vivre en son esprit. Il
m'appartient désormais sans retour. Autrefois nous étions unis par la
pensée. Aujourd'hui, une chose mille et mille fois plus mystérieuse que
la pensée nous livre l'un à l'autre. Il y a des années et des années que
nous attendions ce moment; et voilà que nous sentons que tout est
inutile, et, pour ne pas avoir peur du silence, nous qui nous étions
préparés à nous montrer des trésors secrets et prodigieux, nous nous
entretenons de l'heure qui sonne ou du soleil qui se couche, afin de
donner à nos âmes le temps de s'admirer et de s'étreindre dans un autre
silence que le murmure des lèvres et de la pensée ne pourra pas
troubler...

Au fond, nous ne vivons que d'âme à âme et nous sommes des dieux qui
s'ignorent. S'il m'est impossible ce soir de supporter ma solitude, et
si je descends parmi les hommes, ils me diront que l'orage vient
d'abattre leurs poires ou que les dernières gelées ont fermé le port.
Est-ce pour cela que je suis venu? Et cependant, je m'en irai tantôt,
l'âme aussi satisfaite et aussi pleine de forces et de trésors nouveaux
que si j'avais passé ces heures avec Platon, Socrate et Marc-Aurèle. Ce
que disait leur bouche ne s'entendait pas à côté de ce que proclamait
leur présence, et il est impossible à l'homme de n'être pas grand et
admirable. Ce que pense la pensée n'a aucune importance à côté de la
vérité que nous sommes et qui s'affirme en silence; et si, après
cinquante ans de solitude, Epictète, Goethe et saint Paul abordaient en
mon île, ils ne pourraient me dire que ce que me dirait en même temps et
plus immédiatement peut-être le petit mousse de leur navire.

En vérité, ce qu'il y a de plus étrange dans l'homme, c'est sa gravité
et sa sagesse cachées. Le plus frivole ne rit jamais réellement parmi
nous, et malgré ses efforts ne parvient pas à perdre une minute, car
l'âme humaine est attentive et ne fait rien d'inutile. _Ernst ist das
Leben_, la vie est grave et au fond de notre être notre âme n'a pas
encore souri. De l'autre côté de nos agitations involontaires, nous
menons une existence merveilleuse, immobile et très pure et très sûre, à
laquelle font sans cesse allusion les mains qui se tendent, les yeux qui
s'ouvrent, les regards qui se rencontrent.

Tous nos organes sont les complices mystiques d'un être supérieur, et ce
n'est jamais un homme, c'est une âme que nous avons connue. Je n'ai pas
vu ce pauvre qui implorait l'aumône sur les marches de mon seuil; mais
j'apercevais autre chose: en nos yeux deux destinées identiques se
saluaient et s'aimaient, et, au moment où il tendait la main, la petite
porte de la maison s'entr'ouvrait un instant sur la mer. «Dans mes
rapports avec mon enfant, dit Emerson, le grec, le latin, tout ce que je
sais, tout l'or que je possède ne me servent de rien; ce que j'ai d'âme
importe seul. Si j'ai une volonté, il oppose sa volonté à la mienne, une
contre une, et me laisse, si je veux, la honte d'abuser de ma force en
le frappant; mais si je renonce à ma volonté, et si j'agis au nom de
l'âme, la plaçant comme arbitre entre nous deux, à travers ses jeunes
yeux regarde la même âme; il révère et il aime avec moi.»

Mais s'il est vrai que le dernier d'entre nous ne peut faire le moindre
geste sans tenir compte de l'âme et des royaumes spirituels où elle
règne, il est vrai aussi que les plus sages ne songent presque jamais à
l'infini que déplace une paupière qui s'ouvre, une tête qui s'incline,
une main qui se ferme. Nous vivons si loin de nous-mêmes que nous
ignorons presque tout ce qui se passe à l'horizon de notre être. Nous
errons au hasard dans la vallée, sans nous douter que tous nos gestes
sont reproduits et acquièrent leur signification sur le sommet de la
montagne, et il faut par moments que quelqu'un vienne nous dire: Levez
les yeux, voyez ce que vous êtes, voyez ce que vous faites; ce n'est pas
ici que nous vivons; c'est là-haut que nous sommes. Ce regard échangé
dans l'ombre; ces paroles qui n'avaient pas de sens au pied de la
montagne, voyez ce qu'ils deviennent et ce qu'ils signifient par delà la
neige des cimes; et comme nos mains que nous croyons si faibles et si
petites atteignent Dieu, à chaque instant, sans le savoir.

Quelques-uns sont venus nous frapper ainsi sur l'épaule en nous montrant
du doigt ce qui se passe sur les glaciers du mystère. Ils ne sont pas
nombreux. Il y en a trois ou quatre en ce siècle. Il y en a cinq ou six
dans les autres; et tout ce qu'ils ont pu nous dire n'est rien au regard
de ce qui a lieu et de ce que notre âme n'ignore pas. Mais qu'importe?
Ne sommes-nous pas semblables à un homme qui a perdu les yeux dans les
premières années de son enfance? Il a vu le spectacle innombrable des
êtres. Il a vu le soleil, la mer et la forêt. Maintenant, ces merveilles
se trouvent à jamais dans sa substance; et si vous en parlez, que
pourrez-vous lui dire, et que seront vos pauvres mots à côté de la
clairière, de la tempête et de l'aurore qui vivent encore au fond de son
esprit et de sa chair? Il vous écoutera, cependant, avec une joie
ardente et étonnée et bien qu'il sache tout, et que vos paroles
représentent ce qu'il sait plus imparfaitement qu'un verre d'eau ne
représente un grand fleuve, les petites phrases impuissantes qui tombent
de la bouche des hommes illumineront un instant l'océan, la lumière et
les sombres feuillages qui dormaient au milieu des ténèbres, sous ses
paupières mortes.

Les faces de ce «moi transcendental» dont parle Novalis, sont
probablement innombrables et aucun des moralistes mystiques n'est
parvenu à étudier la même. Swedenborg, Pascal, Novalis, Hello et
quelques autres examinent nos rapports avec un infini abstrait, subtil
et très lointain. Ils nous mènent sur des montagnes dont tous les
sommets ne nous semblent pas naturels et habitables et où nous respirons
souvent avec peine. Goethe accompagne notre âme sur les rivages de la
mer de la Sérénité. Marc-Aurèle la fait asseoir au penchant des collines
humaines de la bonté parfaite et lasse, et sous les feuillages trop
lourds de la résignation sans espoir. Carlyle, le frère spirituel
d'Emerson, qui en ce siècle nous avertit à l'autre extrémité de la
vallée, fait passer comme des éclairs, les seuls moments héroïques de
notre être, sur le fond d'ombre et d'orage d'un inconnu sans cesse
monstrueux. Il nous mène comme un troupeau affolé par les tempêtes vers
les pâturages ignorés et sulfureux. Il nous pousse au plus profond des
ténèbres qu'il a découvertes avec joie, et qu'éclaire seule l'étoile
intermittente et violente des héros et nous y abandonne, avec un mauvais
rire, aux vastes représailles des mystères.

Mais en même temps, voici Emerson, le bon pasteur matinal des prés pâles
et verts d'un optimisme nouveau, naturel et plausible. Il ne nous
conduit pas du côté des abîmes. Il ne nous fait pas sortir de l'humble
clos familier, parce que le glacier, la mer, les neiges éternelles, le
palais, l'étable, le poële éteint du pauvre et le lit du malade, tout
est situé sous le même ciel, purifié par les mêmes astres et soumis aux
mêmes puissances infinies.

Il est venu pour plusieurs au moment où il fallait venir et à l'instant
où ils avaient mortellement besoin d'explications nouvelles. Les heures
héroïques sont moins apparentes, celles de l'abnégation ne sont pas
encore revenues; il ne nous reste plus que la vie quotidienne, et
cependant nous ne pouvons pas vivre sans grandeur. Il a donné un sens
presque acceptable à cette vie qui n'avait plus ses horizons
traditionnels, et peut-être a-t-il pu nous montrer qu'elle est assez
étrange, assez profonde et assez grande pour n'avoir besoin d'autre but
qu'elle-même. Il n'en sait pas plus que les autres; mais il affirme avec
plus de courage, et il a confiance dans le mystère. Il faut vivre, vous
tous qui traversez des jours et des années, sans actions, sans pensées,
sans lumière, parce que votre vie, malgré tout, est incompréhensible et
divine. Il faut vivre parce que nul n'a le droit de se soustraire aux
événements spirituels des semaines banales. Il faut vivre parce qu'il
n'y a pas d'heures sans miracles intimes et sans significations
ineffables. Il faut vivre parce qu'il n'y a pas un acte, pas un mot, pas
un geste qui échappe à des revendications inexplicables en un monde «où
il y a beaucoup de choses à faire, et peu de choses à savoir.»

Il n'y a ni grande ni petite vie, et l'action de Régulus ou de Léonidas
n'a aucune importance lorsque je la compare à un moment de l'existence
secrète de mon âme. Elle pouvait faire ce qu'ils ont fait ou ne pas le
faire, ces choses ne l'atteignent pas; et l'âme de Régulus, lorsqu'il
s'en retournait à Carthage, était probablement aussi distraite et aussi
indifférente que celle de l'ouvrier qui s'en va vers l'usine. Elle est
trop loin de toutes nos actions; elle est trop loin de toutes nos
pensées. Elle vit seule, au fond de nous, une vie qu'elle ne dit pas; et
des hauteurs où elle règne, la variété des existences ne se distingue
plus. Nous marchons accablés sous le poids de notre âme et il n'y a pas
de proportion entre elle et nous. Elle ne songe peut-être jamais à ce
que nous faisons et cela se lit sur notre visage. Si l'on pouvait
demander à une intelligence d'un autre monde quelle est l'expression
synthétique de la face des hommes, elle répondrait, sans doute, après
les avoir vus dans leurs joies, dans leurs douleurs et dans leurs
inquiétudes: _Ils ont l'air de songer à autre chose._ Soyez grand, soyez
sage et éloquent; l'âme du pauvre qui tend la main au coin du pont ne
sera pas jalouse, mais la vôtre lui enviera peut-être son silence. Le
héros a besoin de l'approbation de l'homme ordinaire, mais l'homme
ordinaire ne demande pas l'approbation du héros et il poursuit sa vie
sans inquiétude, comme celui qui a tous ses trésors en lieu sûr.
«Lorsque parle Socrate, dit Emerson, Lysis et Ménéxène n'éprouvent
aucune honte de leur silence. Eux aussi ils sont grands. Et Socrate s'en
réfère à eux et les aime tandis qu'il parle, parce que tout homme
renferme et est la vérité même qu'articule un homme éloquent. Mais en
l'homme éloquent, à cause de cela même qu'il peut l'articuler, il semble
que cette vérité réside déjà moins; et c'est pourquoi il se tourne vers
ces silencieux admirables, avec une déférence et un respect plus
grands.»

L'homme est avide d'explications. Il faut qu'on lui montre sa vie. Il se
réjouit lorsqu'il trouve quelque part l'interprétation exacte d'un petit
geste qu'il a fait il y a vingt-cinq ans. Ici, il n'y a pas de petit
geste; il y a la plupart des attitudes de notre âme quotidienne. Vous
n'y trouverez pas le caractère éternel de la pensée de Marc-Aurèle. Mais
Marc-Aurèle c'est la pensée par excellence. D'ailleurs, qui de nous mène
la vie de Marc-Aurèle? Ici, c'est l'homme et rien de plus. Il n'est pas
arbitrairement agrandi; seulement, il est plus près de nous que
d'habitude. C'est Jean qui taille ses arbres; c'est Pierre qui bâtit sa
maison, c'est vous qui me parlez de la moisson, c'est moi qui vous donne
la main; mais nous sommes mis au point où nous touchons aux dieux et
nous sommes étonnés de ce que nous faisons. Nous ne savions pas que
toutes les puissances de l'âme étaient présentes, nous ne savions pas
que toutes les lois de l'univers attendaient autour de nous; et nous
nous retournons, et nous nous regardons sans rien dire comme des gens
qui ont vu un miracle.

Emerson est venu affirmer avec simplicité cette grandeur égale et
secrète de notre vie. Il nous a entourés de silence et d'admiration. Il
a mis un trait de lumière sous les pas de l'artisan qui sort de
l'atelier. Il nous a montré toutes les forces du ciel et de la terre,
occupées à soutenir le seuil sur lequel deux voisins parlent de l'eau
qui tombe ou du vent qui s'élève, et au dessus de deux passants qui
s'abordent, il nous fait voir le visage d'un Dieu qui sourit au visage
d'un Dieu. Il est plus près que nul autre de notre vie habituelle. Il
est l'avertisseur le plus attentif, le plus assidu, le plus probe, le
plus méticuleux, le plus humain peut-être. Il est le sage des jours
ordinaires, et les jours ordinaires sont en somme la substance de notre
être. Plus d'une année s'écoule sans passions, sans vertus, sans
miracles. Apprenez-nous à vénérer les petites heures de la vie. Si j'ai
pu agir ce matin, selon l'esprit de Marc-Aurèle, ne venez pas souligner
mes actions, car je sais, moi aussi, qu'il est arrivé quelque chose.
Mais si je crois avoir perdu ma journée en misérables entreprises; et si
vous pouvez me prouver que j'ai vécu cependant aussi profondément qu'un
héros, et que mon âme n'a pas perdu ses droits; vous aurez fait plus que
si vous m'aviez persuadé de sauver aujourd'hui mon ennemi, car vous avez
augmenté en moi, la somme, la grandeur et le désir de la vie; et demain,
peut-être, je saurai vivre avec respect.



VIII

NOVALIS[1]

  [1] Fragment de la préface à la traduction des _Disciples à Saïs_.


«Les hommes marchent par des chemins divers; qui les suit et les compare
verra naître d'étranges figures», dit notre auteur. J'ai choisi trois de
ces hommes dont les routes nous mènent sur trois cimes différentes. J'ai
vu miroiter à l'horizon des oeuvres de Ruysbroeck les pics les plus
bleuâtres de l'âme, tandis qu'en celles d'Emerson les sommets plus
humbles du coeur humain s'arrondissaient irrégulièrement. Ici, nous nous
trouvons sur les crêtes aiguës et souvent dangereuses du cerveau; mais
il y a des retraites pleines d'une ombre délicieuse entre les inégalités
verdoyantes de ces crêtes, et l'atmosphère y est d'un inaltérable
cristal.

Il est admirable de voir combien les voies de l'âme humaine divergent
vers l'inaccessible. Il faut suivre un moment les traces des trois âmes
que je viens de nommer. Elles sont allées, chacune de son côté, bien au
delà des cercles sûrs de la conscience ordinaire, et chacune d'elles a
rencontré des vérités qui ne se ressemblent pas et que nous devons
cependant accueillir comme des soeurs prodigues et retrouvées. Une
vérité cachée est ce qui nous fait vivre. Nous sommes ses esclaves
inconscients et muets, et nous nous trouvons enchaînés tant qu'elle n'a
point paru. Mais si l'un de ces êtres extraordinaires, qui sont les
antennes de l'âme humaine innombrablement une, la soupçonne un instant,
en tâtonnant dans les ténèbres, les derniers d'entre nous, par je ne
sais quel contre-coup subit et inexplicable, se sentent libérés de
quelque chose; une vérité nouvelle plus haute, plus pure et plus
mystérieuse prend la place de celle qui s'est vue découverte et qui fuit
sans retour, et l'âme de tous, sans que rien le trahisse au dehors,
inaugure une ère plus sereine et célèbre de profondes fêtes où nous ne
prenons qu'une part tardive et très lointaine. Et je crois que c'est de
la sorte qu'elle monte et s'en va vers un but qu'elle est seule à
connaître.

Tout ce que l'on peut dire n'est rien en soi. Mettez dans un plateau de
la balance toutes les paroles des grands sages, et dans l'autre plateau
la sagesse inconsciente de cet enfant qui passe, et vous verrez que ce
que Platon, Marc-Aurèle, Schopenhauer et Pascal nous ont révélé ne
soulèvera pas d'une ligne les grands trésors de l'inconscience, car
l'enfant qui se tait est mille fois plus sage que Marc-Aurèle qui parle.
Et, cependant, si Marc-Aurèle n'avait pas écrit les douze livres de ses
Méditations, une partie des trésors ignorés que notre enfant renferme ne
serait pas la même. Il n'est peut-être pas possible de parler clairement
de ces choses, mais ceux qui savent s'interroger assez profondément et
vivre, ne fût-ce que le temps d'un éclair, selon leur être intégral,
sentent que cela est. Il se peut que l'on découvre un jour les raisons
pour lesquelles, si Platon, Swedenborg ou Plotin n'avaient pas existé,
l'âme du paysan qui ne les a pas lus et n'en a jamais entendu parler ne
serait pas ce qu'elle est infailliblement aujourd'hui. Mais quoi qu'il
en puisse être, aucune pensée ne se perdit jamais pour aucune âme, et
qui dira les parties de nous-mêmes qui ne vivent que grâce à des pensées
qui ne furent jamais exprimées? Notre conscience a plus d'un degré, et
les plus sages ne s'inquiètent que de notre conscience à peu près
inconsciente parce qu'elle est sur le point de devenir divine. Augmenter
cette conscience transcendantale semble avoir été toujours le désir
inconnu et suprême des hommes. Il importe peu qu'ils l'ignorent, car ils
ignorent tout, et cependant ils agissent en leur âme aussi sagement que
les plus sages. Il est vrai que la plupart des hommes ne doivent vivre
un moment qu'à l'instant où ils meurent. En attendant, cette conscience
ne s'augmente qu'en augmentant l'inexplicable autour de nous. Nous
cherchons à connaître pour apprendre à ne pas connaître. Nous ne nous
grandissons qu'en grandissant les mystères qui nous accablent, et nous
sommes des esclaves qui ne peuvent entretenir en eux le désir de vivre
qu'à condition d'alourdir, sans se décourager jamais, le poids sans
pitié de leurs chaînes...

L'histoire de ces chaînes merveilleuses est l'unique histoire de
nous-mêmes; car nous ne sommes qu'un mystère, et ce que nous savons
n'est pas intéressant. Elle n'est pas longue jusqu'ici; elle tient en
quelques pages, et l'on dirait que les meilleurs ont eu peur d'y songer.
Combien peu osèrent s'avancer jusqu'aux extrémités de la pensée humaine!
et dites-nous les noms de ceux qui y restèrent quelques heures... Plus
d'un nous l'a promise et quelques autres l'entreprirent un moment, mais
peu après ils perdaient tour à tour la force qu'il faut pour vivre ici,
ils retombaient du côté de la vie extérieure et dans les champs connus
de la raison humaine, «et tout flottait de nouveau, comme autrefois,
devant leurs yeux».

En vérité, c'est qu'il est difficile d'interroger son âme et de
reconnaître sa petite voix d'enfant au milieu des clameurs inutiles qui
l'entourent. Et, cependant, que les autres efforts de l'esprit importent
peu quand on y songe, et comme notre vie ordinaire se passe loin de
nous! On dirait que là-bas n'apparaissent que nos semblables des heures
vides, distraites et stériles; mais, ici, c'est le seul point fixe de
notre être et le lieu même de la vie. Il faut s'y réfugier sans cesse.
Nous savons tout le reste avant qu'on nous l'ait dit; mais, ici, nous
apprenons bien plus que tout ce qu'on peut dire; et c'est au moment où
la phrase s'arrête et où les mots se cachent, que notre regard inquiété
rencontre tout à coup, à travers les années et les siècles, un autre
regard qui l'attendait patiemment sur le chemin de Dieu. Les paupières
clignent en même temps, les yeux se mouillent de la rosée douce et
terrible d'un mystère identique, et nous savons que nous ne sommes plus
seuls sur la route sans fin...

Mais quels livres nous parlent de ce lieu de la vie? Les métaphysiques
vont à peine jusqu'aux frontières, et celles-ci dépassées, en vérité que
reste-t-il? Quelques mystiques qui semblent fous, parce qu'ils
représenteraient probablement la nature même de la pensée de l'homme,
s'il avait le loisir ou la force d'être un homme véritable. Parce que
nous aimons avant tout les maîtres de la raison ordinaire: Kant,
Spinoza, Schopenhauer et quelques autres, ce n'est pas un motif pour
repousser les maîtres d'une raison différente qui est une raison
fraternelle, elle aussi, et qui sera peut-être notre raison future. En
attendant, ils nous ont dit des choses qui nous étaient indispensables.
Ouvrez le plus profond des moralistes ou des psychologues ordinaires, il
vous parlera de l'amour, de la haine, de l'orgueil et des autres
passions de notre coeur; et ces choses peuvent nous plaire un instant,
comme des fleurs détachées de leur tige. Mais notre vie réelle et
invariable se passe à mille lieues de l'amour et à cent mille lieues de
l'orgueil. Nous possédons un _moi_ plus profond et plus inépuisable que
le _moi_ des passions ou de la raison pure. Il ne s'agit pas de nous
dire ce que nous éprouvons lorsque notre maîtresse nous abandonne. Elle
s'en va aujourd'hui; nos yeux pleurent, mais notre âme ne pleure pas. Il
se peut qu'elle apprenne l'événement et qu'elle le transforme en
lumière, car tout ce qui tombe en elle irradie. Il se peut aussi qu'elle
l'ignore; et dès lors à quoi sert d'en parler? Il faut laisser ces
petites choses à ceux qui ne sentent pas que la vie est profonde. Si
j'ai lu La Rochefoucauld ou Stendhal ce matin, croyez-vous que j'aie
acquis des pensées qui me fassent homme davantage et que les anges dont
il faut s'approcher jour et nuit me trouveront plus beau? Tout ce qui ne
va pas au-delà de la sagesse expérimentale et quotidienne ne nous
appartient pas et n'est pas digne de notre âme. Tout ce qu'on peut
apprendre sans angoisse nous diminue. Je sourirai péniblement si vous
parvenez à me prouver que je fus égoïste jusque dans le sacrifice de mon
bonheur et de ma vie; mais qu'est-ce que l'égoïsme au regard de tant
d'autres choses toutes-puissantes que je sens vivre en moi d'une vie
indicible? Ce n'est pas sur le seuil des passions que se trouvent les
lois pures de notre être. Il arrive un moment où les phénomènes de la
conscience habituelle, qu'on pourrait appeler la conscience passionnelle
ou la conscience des relations du premier degré, ne nous profitent plus
et n'atteignent plus notre vie. J'accorde que cette conscience soit
souvent intéressante par quelque côté, et qu'il soit nécessaire d'en
connaître les plis. Mais c'est une plante de la surface, et ses racines
ont peur du grand feu central de notre être. Je puis commettre un crime
sans que le moindre souffle incline la plus petite flamme de ce feu; et,
d'un autre côté, un regard échangé, une pensée qui ne parvient pas à
éclore, une minute qui passe sans rien dire, peut l'agiter en
tourbillons terribles au fond de ses retraites et le faire déborder sur
ma vie. Notre âme ne juge pas comme nous; c'est une chose capricieuse et
cachée. Elle peut être atteinte par un souffle et ignorer une tempête.
Il faut chercher ce qui l'atteint; tout est là, car c'est là que nous
sommes.

Ainsi, et pour en revenir à cette conscience ordinaire qui règne à de
grandes distances de notre âme, je sais plus d'un esprit que la
merveilleuse peinture de la jalousie d'Othello, par exemple, n'étonne
plus. Elle est définitive dans les premiers cercles de l'homme. Elle
demeure admirable, pourvu que l'on ait soin de n'ouvrir ni portes ni
fenêtres, sans quoi l'image tomberait en poussière au vent de tout
l'inconnu qui attend au dehors. Nous écoutons le dialogue du More et de
Desdémone comme une chose parfaite, mais sans pouvoir nous empêcher de
songer à des choses plus profondes. Que le guerrier d'Afrique soit
trompé ou non par la noble Vénitienne, il a une autre vie. Il doit se
passer dans son âme et autour de son être, au moment même de ses
soupçons les plus misérables et de ses colères les plus brutales, des
événements mille fois plus sublimes, que ses rugissements ne peuvent
point troubler, et à travers les agitations superficielles de la
jalousie se poursuit une existence inaltérable que le génie de l'homme
n'a montrée jusqu'ici qu'en passant.

Est-ce de là que naît la tristesse qui monte des chefs-d'oeuvre? Les
poètes ne purent les écrire qu'à la condition de fermer leurs yeux aux
horizons terribles et d'imposer silence aux voix trop graves et trop
nombreuses de leur âme. S'ils ne l'avaient pas fait, ils eussent perdu
courage. Rien n'est plus triste et plus décevant qu'un chef-d'oeuvre,
parce que rien ne montre mieux l'impuissance de l'homme à prendre
conscience de sa grandeur et de sa dignité. Et si une voix ne nous
avertissait que les plus belles choses ne sont rien au regard de tout ce
que nous sommes, rien ne nous diminuerait davantage.

«L'âme, dit Emerson, est supérieure à ce qu'on peut savoir d'elle et
plus sage qu'aucune de ses oeuvres. Le grand poète nous fait sentir
notre propre valeur, et alors nous estimons moins ce qu'il a réalisé. La
meilleure chose qu'il nous apprenne, c'est le dédain de tout ce qu'il a
fait. Shakespeare nous emporte en un si sublime courant d'intelligente
activité, qu'il nous suggère l'idée d'une richesse à côté de laquelle la
sienne semble pauvre, et alors nous sentons que l'oeuvre sublime qu'il a
créée, et qu'à d'autres moments nous élevons à la hauteur d'une poésie
existant par elle-même, n'appartient pas plus profondément à la nature
réelle des choses que l'ombre fugitive du passant sur un rocher.»

Les cris sublimes des grands poèmes et des grandes tragédies ne sont
autre chose que des cris mystiques qui n'appartiennent pas à la vie
extérieure de ces poèmes ou de ces tragédies. Ils jaillissent un instant
de la vie intérieure et nous font espérer je ne sais quoi d'inattendu et
que nous attendons cependant avec tant d'impatience! jusqu'à ce que les
passions trop connues les recouvrent encore de leur neige... C'est en
ces moments-là que l'humanité s'est mise un instant en présence
d'elle-même, comme un homme en présence d'un ange. Or il importe qu'elle
se mette le plus souvent possible en présence d'elle-même pour savoir ce
qu'elle est. Si quelque être d'un autre monde descendait parmi nous et
nous demandait les fleurs suprêmes de notre âme et les titres de
noblesse de la terre, que lui donnerions-nous? Quelques-uns
apporteraient les philosophes sans savoir ce qu'ils font. J'ai oublié
quel autre a répondu qu'il offrirait _Othello_, _le Roi Lear_ et
_Hamlet_. Eh bien, non, nous ne sommes pas cela! et je crois que notre
âme irait mourir de honte au fond de notre chair, parce qu'elle n'ignore
pas que ses trésors visibles ne sont pas faits pour être ouverts aux
yeux des étrangers et ne contiennent que des pierreries fausses. Le plus
humble d'entre nous, aux instants solitaires où il sait ce qu'il faut
que l'on sache, se sent le droit de se faire représenter par autre chose
qu'un chef-d'oeuvre. Nous sommes des êtres invisibles. Nous n'aurions
rien à dire à l'envoyé céleste ni rien à lui faire voir, et nos plus
belles choses nous paraîtraient subitement pareilles à ces pauvres
reliques familiales qui nous semblaient si précieuses au fond de leur
tiroir et qui deviennent si misérables lorsqu'on les sort un instant de
leur ombre pour les montrer à quelque indifférent. Nous sommes des êtres
invisibles qui ne vivent qu'en eux-mêmes, et le visiteur attentif s'en
irait sans se douter jamais de ce qu'il eût pu voir, à moins qu'en ce
moment notre âme indulgente n'intervienne. Elle fuit si volontiers
devant les petites choses, et l'on a tant de peine à la retrouver dans
la vie, qu'on a peur de l'appeler à l'aide. Et, cependant, elle est
toujours présente et jamais ne se trompe ni ne trompe une fois qu'elle
est mise en demeure. Elle montrerait à l'émissaire inattendu les mains
jointes de l'homme, ses yeux si pleins de songes qui n'ont même pas de
nom et ses lèvres qui ne peuvent rien dire; et peut-être que l'autre,
s'il est digne de comprendre, n'oserait plus interroger...

Mais s'il lui fallait d'autres preuves, elle le mènerait parmi ceux dont
les oeuvres touchent presque au silence. Elle ouvrirait la porte des
domaines où quelques-uns l'aimèrent pour elle-même, sans s'inquiéter des
petits gestes de son corps. Ils monteraient tous deux sur les hauts
plateaux solitaires où la conscience s'élève d'un degré et où tous ceux
qui ont l'inquiétude d'eux-mêmes rôdent attentivement autour de l'anneau
monstrueux qui relie le monde apparent à nos mondes supérieurs. Elle
irait avec lui aux limites de l'homme; car c'est à l'endroit où l'homme
semble sur le point de finir que probablement il commence; et ses
parties essentielles et inépuisables ne se trouvent que dans
l'invisible, où il faut qu'il se guette sans cesse. C'est sur ces
hauteurs seules qu'il y a des pensées que l'âme peut avouer et des idées
qui lui ressemblent et qui sont aussi impérieuses qu'elle-même. C'est là
que l'humanité a régné un instant, et ces pics faiblement éclairés sont
peut-être les seules lueurs qui signalent la terre dans les espaces
spirituels. Leurs reflets ont vraiment la couleur de notre âme. Nous
sentons que les passions de l'esprit et du coeur, aux yeux d'une
intelligence étrangère, ressembleraient à des querelles de clochers;
mais dans leurs oeuvres, les hommes dont je parle sont sortis du petit
village des passions, et ils ont dit des choses qui peuvent intéresser
ceux qui ne sont pas de la paroisse terrestre. Il ne faut pas que notre
humanité s'agite exclusivement au fond de soi comme un troupeau de
taupes. Il importe qu'elle vive comme si un jour elle devait rendre
compte de sa vie à des frères aînés. L'esprit replié sur lui-même n'est
qu'une célébrité locale qui fait sourire le voyageur. Il y a autre chose
que l'esprit, et ce n'est pas l'esprit qui nous allie à l'univers. Il
est temps qu'on ne le confonde plus avec l'âme. Il ne s'agit pas de ce
qui se passe entre nous, mais de ce qui a lieu en nous, au-dessus des
passions et de la raison. Si je n'offre à l'intelligence étrangère que
La Rochefoucauld, Lichtenberg, Meredith ou Stendhal, elle me regardera
comme je regarde, au fond d'une ville morte, le bourgeois sans espoir
qui me parle de sa rue, de son mariage ou de son industrie. Quel ange
demandera à Titus pourquoi il n'a pas épousé Bérénice et pourquoi
Andromaque s'est promise à Pyrrhus? Que représente Bérénice, si je la
compare à ce qu'il y a d'invisible dans la mendiante qui m'arrête ou la
prostituée qui me fait signe? Une parole mystique peut seule, par
moments, représenter un être humain; mais notre âme n'est pas dans ces
autres régions sans ombres et sans abîmes; et vous-mêmes, vous y
arrêtez-vous aux heures graves où la vie s'appesantit sur votre épaule?
L'homme n'est pas dans ces choses, et cependant ces choses sont
parfaites. Mais il faut n'en parler qu'entre soi, et il est convenable
de s'en taire si quelque visiteur frappe le soir à notre porte. Mais si
ce même visiteur me surprend au moment où mon âme cherche la clef de ses
trésors les plus proches dans Pascal, Emerson ou Hello, ou, d'un autre
côté, dans quelques-uns de ceux qui eurent l'inquiétude de la beauté
très pure, je ne fermerai pas le livre en rougissant; et peut être que
lui-même y prendra quelque idée d'un être fraternel condamné au silence,
ou saura, tout au moins, que nous ne fûmes pas tous des habitants
satisfaits de la terre.



IX

LE TRAGIQUE QUOTIDIEN


Il y a un tragique quotidien qui est bien plus réel, bien plus profond
et bien plus conforme à notre être véritable que le tragique des grandes
aventures. Il est facile de le sentir mais il n'est pas aisé de le
montrer parce que ce tragique essentiel n'est pas simplement matériel ou
psychologique. Il ne s'agit plus ici de la lutte déterminée d'un être
contre un être, de la lutte d'un désir contre un autre désir ou de
l'éternel combat de la passion et du devoir. Il s'agirait plutôt de
faire voir ce qu'il y a d'étonnant dans le fait seul de vivre. Il
s'agirait plutôt de faire voir l'existence d'une âme en elle-même, au
milieu d'une immensité qui n'est jamais inactive. Il s'agirait plutôt de
faire entendre par dessus les dialogues ordinaires de la raison et des
sentiments, le dialogue plus solennel et ininterrompu de l'être et de sa
destinée. Il s'agirait plutôt de nous faire suivre les pas hésitants et
douloureux d'un être qui s'approche ou s'éloigne de sa vérité, de sa
beauté ou de son Dieu. Il s'agirait encore de nous montrer et de nous
faire entendre mille choses analogues que les poètes tragiques nous ont
fait entrevoir en passant. Mais voici le point essentiel: ce qu'ils nous
ont fait entrevoir en passant ne pourrait-on tenter de le montrer avant
le reste? Ce qu'on entend sous le roi Lear, sous Macbeth, sous Hamlet
par exemple, le chant mystérieux de l'infini, le silence menaçant des
âmes ou des Dieux, l'éternité qui gronde à l'horizon, la destinée ou la
fatalité qu'on aperçoit intérieurement sans que l'on puisse dire à quels
signes on la reconnaît, ne pourrait-on par je ne sais quelle
interversion des rôles, les rapprocher de nous tandis qu'on éloignerait
les acteurs? Est-il donc hasardeux d'affirmer que le véritable tragique
de la vie, le tragique normal, profond et général, ne commence qu'au
moment où ce qu'on appelle les aventures, les douleurs et les dangers
sont passés? Le bonheur n'aurait-il pas le bras plus long que le malheur
et certaines de ses forces ne s'approcheraient-elles pas davantage de
l'âme humaine? Faut-il absolument hurler comme les Atrides pour qu'un
Dieu éternel se montre en notre vie et ne vient-il jamais s'asseoir sous
l'immobilité de notre lampe? N'est-ce pas la tranquillité qui est
terrible lorsqu'on y réfléchit et que les astres la surveillent; et le
sens de la vie se développe-t-il dans le tumulte ou le silence? N'est-ce
pas quand on nous dit à la fin des histoires «Ils furent heureux» que la
grande inquiétude devrait faire son entrée? Qu'arrive-t-il tandis qu'ils
sont heureux? Est-ce que le bonheur ou un simple instant de repos ne
découvre pas des choses plus sérieuses et plus stables que l'agitation
des passions? N'est-ce pas alors que la marche du temps et bien d'autres
marches plus secrètes, deviennent enfin visibles et que les heures se
précipitent? Est-ce que tout ceci n'atteint pas des fibres plus
profondes que le coup de poignard des drames ordinaires? N'est-ce pas
quand un homme se croit à l'abri de la mort extérieure que l'étrange et
silencieuse tragédie de l'être et de l'immensité ouvre vraiment les
portes de son théâtre? Est-ce tandis que je fuis devant une épée nue que
mon existence atteint son point le plus intéressant? Est-ce toujours
dans un baiser qu'elle est la plus sublime? N'y a-t-il pas d'autres
moments où l'on entend des voix plus permanentes et plus pures? Votre
âme ne fleurit-elle qu'au fond des nuits d'orage? On dirait qu'on l'a
cru jusqu'ici. Presque tous nos auteurs tragiques n'aperçoivent que la
vie violente et la vie d'autrefois; et l'on peut affirmer que tout notre
théâtre est anachronique et que l'art dramatique retarde du même nombre
d'années que la sculpture. Il n'en est pas de même de la bonne peinture
et de la bonne musique, par exemple, qui ont su démêler et reproduire
les traits plus cachés, mais non moins graves et étonnants de la vie
d'aujourd'hui. Elles ont observé que cette vie n'avait perdu en surface
décorative que pour gagner en profondeur, en signification intime et en
gravité spirituelle. Un bon peintre ne peindra plus Marius vainqueur des
Cimbres ou l'assassinat du duc de Guise, parce que la psychologie de la
victoire ou du meurtre est élémentaire et exceptionnelle, et que le
vacarme inutile d'un acte violent étouffe la voix plus profonde, mais
hésitante et discrète, des êtres et des choses. Il représentera une
maison perdue dans la campagne, une porte ouverte au bout d'un corridor,
un visage ou des mains au repos; et ces simples images pourront ajouter
quelque chose à notre conscience de la vie; ce qui est un bien qu'il
n'est plus possible de perdre.

Mais nos auteurs tragiques, de même que les peintres médiocres qui
s'attardent à la peinture d'histoire, placent tout l'intérêt de leurs
oeuvres dans la violence de l'anecdote qu'ils reproduisent. Et ils
prétendent nous divertir au même genre d'actes qui réjouissaient des
barbares à qui les attentats, les meurtres et les trahisons qu'ils
représentent étaient habituels. Tandis que la plupart de nos vies se
passent loin du sang, des cris et des épées, et que les larmes des
hommes sont devenues silencieuses, invisibles et presque spirituelles...

Lorsque je vais au théâtre, il me semble que je me retrouve quelques
heures au milieu de mes ancêtres, qui avaient de la vie une conception
simple, sèche et brutale, que je ne me rappelle presque plus et à
laquelle je ne puis plus prendre part. J'y vois un mari trompé qui tue
sa femme; une femme qui empoisonne son amant, un fils qui venge son
père, un père qui immole ses enfants, des enfants qui font mourir leur
père, des rois assassinés, des vierges violées, des bourgeois
emprisonnés, et tout le sublime traditionnel, mais, hélas! si
superficiel et si matériel, du sang, des larmes extérieures et de la
mort. Que peuvent me dire des êtres qui n'ont qu'une idée fixe et qui
n'ont pas le temps de vivre parce qu'il leur faut mettre à mort un rival
ou une maîtresse?

J'étais venu dans l'espoir de voir quelque chose de la vie rattachée à
ses sources et à ses mystères par des liens que je n'ai l'occasion ni la
force d'apercevoir tous les jours. J'étais venu dans l'espoir
d'entrevoir un moment la beauté, la grandeur et la gravité de mon humble
existence quotidienne. J'espérais qu'on m'aurait montré je ne sais
quelle présence, quelle puissance ou quel dieu qui vit avec moi dans ma
chambre. J'attendais je ne sais quelles minutes supérieures que je vis
sans les connaître au milieu de mes plus misérables heures; et je n'ai
le plus souvent découvert qu'un homme qui m'a dit longuement pourquoi il
est jaloux, pourquoi il empoisonne ou pourquoi il se tue.

J'admire Othello, mais il ne me paraît pas vivre de l'auguste vie
quotidienne d'un Hamlet, qui a le temps de vivre parce qu'il n'agit pas.
Othello est admirablement jaloux. Mais n'est-ce peut-être pas une
vieille erreur de penser que c'est aux moments où une telle passion et
d'autres d'une égale violence nous possèdent que nous vivons
véritablement? Il m'est arrivé de croire qu'un vieillard assis dans son
fauteuil, attendant simplement sous la lampe, écoutant sans le savoir
toutes les lois éternelles qui règnent autour de sa maison, interprétant
sans le comprendre ce qu'il y a dans le silence des portes et des
fenêtres et dans la petite voix de la lumière, subissant la présence de
son âme et de sa destinée, inclinant un peu la tête, sans se douter que
toutes les puissances de ce monde interviennent et veillent dans la
chambre comme des servantes attentives, ignorant que le soleil lui-même
soutient au-dessus de l'abîme la petite table sur laquelle il s'accoude,
et qu'il n'y a pas un astre du ciel ni une force de l'âme qui soient
indifférents au mouvement d'une paupière qui retombe ou d'une pensée qui
s'élève,--il m'est arrivé de croire que ce vieillard immobile vivait en
réalité d'une vie plus profonde, plus humaine et plus générale que
l'amant qui étrangle sa maîtresse, le capitaine qui remporte une
victoire ou «l'époux qui venge son honneur.»

On me dira peut-être qu'une vie immobile ne serait guère visible, qu'il
faut bien l'animer de quelques mouvements et que ces mouvements variés
et acceptables ne se trouvent que dans le petit nombre de passions
employées jusqu'ici. Je ne sais s'il est vrai qu'un théâtre statique
soit impossible. Il me semble même qu'il existe. La plupart des
tragédies d'Eschyle sont des tragédies immobiles. Je ne parle pas de
_Prométhée_ et des _Suppliantes_ où rien n'arrive; mais toute la
tragédie des _Choéphores_, qui est cependant le plus terrible drame de
l'antiquité, piétine comme un mauvais rêve devant le tombeau
d'Agamemnon, jusqu'à ce que le meurtre jaillisse, comme un éclair, de
l'accumulation des prières qui se replient sans cesse sur elles-mêmes.
Examinez à ce point de vue quelques autres des plus belles tragédies des
anciens: _Les Euménides_, _Antigone_, _Electre_, _OEdipe à Colone_. «Ils
ont admiré, dit Racine dans sa préface de _Bérénice_, ils ont admiré
l'_Ajax_ de Sophocle, qui n'est autre chose qu'Ajax qui se tue de regret
à cause de la fureur où il est tombé après le refus qu'on lui a fait des
armes d'Achille. Ils ont admiré le _Philoctète_, dont tout le sujet est
Ulysse qui vient pour surprendre les flèches d'Hercule. L'_OEdipe_ même,
quoique tout plein de reconnaissances, est moins chargé de matière que
la plus simple tragédie de nos jours.»

Est-ce autre chose que la vie à peu près immobile? D'habitude, il n'y a
même pas d'action psychologique, qui est mille fois supérieure à
l'action matérielle et qui semble indispensable, mais qu'ils parviennent
néanmoins à supprimer ou à réduire d'une façon merveilleuse, pour ne
laisser subsister d'autre intérêt que celui qu'inspire la situation de
l'homme dans l'univers. Ici, nous ne sommes plus chez les barbares, et
l'homme ne s'agite plus au milieu de passions élémentaires qui ne sont
pas les seules choses intéressantes qu'il y ait en lui. On a le temps de
le voir en repos. Il ne s'agit plus d'un moment exceptionnel et violent
de l'existence, mais de l'existence elle-même. Il est mille et mille
lois plus puissantes et plus vénérables que les lois des passions; mais
ces lois lentes, discrètes et silencieuses, comme tout ce qui est doué
d'une force irrésistible, ne s'aperçoivent et ne s'entendent que dans le
demi-jour et le recueillement des heures tranquilles de la vie.

Lorsqu'Ulysse et Néoptolème viennent demander à Philoctète les armes
d'Hercule, leur action en elle-même est aussi simple et aussi
indifférente que celle d'un homme de nos jours qui entre dans une maison
pour y visiter un malade, d'un voyageur qui frappe à la porte d'une
auberge ou d'une mère qui attend au coin du feu le retour de son enfant.
Sophocle marque en passant d'un trait rapide le caractère de ses héros.
Mais ne peut-on pas affirmer que l'intérêt principal de la tragédie ne
se trouve pas dans la lutte qu'on y voit entre l'habileté et la loyauté,
entre le désir de la patrie, la rancune et l'entêtement de l'orgueil? Il
y a autre chose; et c'est l'existence supérieure de l'homme qu'il s'agit
de faire voir. Le poète ajoute à la vie ordinaire un je ne sais quoi qui
est le secret des poètes, et tout à coup elle apparaît dans sa
prodigieuse grandeur, dans sa soumission aux puissances inconnues, dans
ses relations qui ne finissent pas, et dans sa misère solennelle. Un
chimiste laisse tomber quelques gouttes mystérieuses dans un vase qui ne
semble contenir que de l'eau claire: et aussitôt un monde de cristaux
s'élève jusqu'aux bords et nous révèle ce qu'il y avait en suspens dans
ce vase, où nos yeux incomplets n'avaient rien aperçu. Ainsi dans
Philoctète, il semble que la petite psychologie des trois personnages
principaux ne forme que les parois du vase qui contient l'eau claire,
qui est la vie ordinaire dans laquelle le poète va laisser tomber les
gouttes révélatrices de son génie...

Aussi, n'est-ce pas dans les actes, mais dans les paroles que se
trouvent la beauté et la grandeur des belles et grandes tragédies.
Est-ce seulement dans les paroles qui accompagnent et expliquent les
actes qu'elles se trouvent? Non; il faut qu'il y ait autre chose que le
dialogue extérieurement nécessaire. Il n'y a guère que les paroles qui
semblent d'abord inutiles qui comptent dans une oeuvre. C'est en elles
que se trouve son âme. A côté du dialogue indispensable il y a presque
toujours un autre dialogue qui semble superflu. Examinez attentivement
et vous verrez que c'est le seul que l'âme écoute profondément parce que
c'est en cet endroit seulement qu'on lui parle. Vous reconnaîtrez aussi
que c'est la qualité et l'étendue de ce dialogue inutile qui détermine
la qualité et la portée ineffable de l'oeuvre. Il est certain que dans
les drames ordinaires le dialogue indispensable ne répond pas du tout à
la réalité; et ce qui fait la beauté mystérieuse des plus belles
tragédies, se trouve tout juste dans les paroles qui se disent à côté de
la vérité stricte et apparente. Elle se trouve dans les paroles qui sont
conformes à une vérité plus profonde et incomparablement plus voisine de
l'âme invisible qui soutient le poème. On peut même affirmer que le
poème se rapproche de la beauté et d'une vérité supérieure, dans la
mesure où il élimine les paroles qui expliquent les actes pour les
remplacer par des paroles qui expliquent non pas ce qu'on appelle un
«état d'âme» mais je ne sais quels efforts insaisissables et incessants
des âmes vers leur beauté et vers leur vérité. C'est dans cette mesure
aussi qu'il se rapproche de la vie véritable. Il arrive à tout homme
dans la vie quotidienne, d'avoir à dénouer par des paroles une situation
très grave. Songez-y un instant. Est-ce toujours en ces moments, est-ce
même d'ordinaire ce que vous dites ou ce qu'on vous répond qui importe
le plus? Est-ce que d'autres forces, d'autres paroles qu'on n'entend pas
ne sont pas mises en jeu qui déterminent l'événement? Ce que je dis
compte souvent pour peu de chose; mais ma présence, l'attitude de mon
âme, mon avenir et mon passé, ce qui naîtra de moi, ce qui est mort en
moi, une pensée secrète, les astres qui m'approuvent, ma destinée, mille
et mille mystères qui m'environnent, et vous entourent, voilà ce qui
vous parle en ce moment tragique et voilà ce qui me répond. Sous chacun
de mes mots et sous chacun des vôtres, il y a tout ceci, et c'est ceci
surtout que nous voyons, et c'est ceci surtout que nous entendons malgré
nous. Si vous êtes venu, vous «l'époux outragé» «l'amant trompé» «la
femme abandonnée» dans le dessein de me tuer; ce ne sont pas mes
supplications les plus éloquentes qui pourront arrêter votre bras. Mais
il se peut que vous rencontriez alors l'une de ces forces inattendues et
que mon âme qui sait qu'elles veillent autour de moi, vous dise un mot
secret qui vous désarme. Voilà les sphères où les aventures se décident,
voilà le dialogue dont il faudrait qu'on entendît l'écho. Et c'est cet
écho qu'on entend en effet,--extrêmement affaibli et variable il est
vrai,--dans quelques-unes des grandes oeuvres dont je parlais tantôt.
Mais ne pourrait-on pas tenter de se rapprocher davantage de ces sphères
où tout se passe «en réalité?»

Il semble qu'on veuille le tenter. Il y a quelque temps, à propos du
drame d'Ibsen où l'on entend le plus tragiquement ce dialogue «du second
degré», à propos de _Solness le Constructeur_, j'essayais plus
maladroitement encore de percer ces secrets. Pourtant, ce sont des
traces analogues de la main du même aveugle sur le même mur et qui se
dirigent aussi vers les mêmes lueurs. Dans _Solness_, disais-je,
qu'est-ce que le poète a ajouté à la vie pour qu'elle nous apparaisse si
étrange, si profonde et si inquiétante sous sa puérilité extérieure? Il
n'est pas facile de le découvrir et le vieux maître garde plus d'un
secret. Il semble même que ce qu'il a voulu dire ne soit que peu de
chose au regard de ce qu'il lui a _fallu_ dire. Il a donné la liberté à
certaines puissances de l'âme qui n'avaient jamais été libres et
peut-être a-t-il été possédé par elles. «Voyez-vous, Hilde, s'exclame
Solness, voyez-vous! Il y a de la sorcellerie en vous tout comme en moi.
C'est cette sorcellerie qui fait agir les puissances du dehors. Et il
_faut_ s'y prêter. Qu'on le veuille ou non, _il le faut_.»

Il y a de la sorcellerie en eux comme en nous tous. Hilde et Solness
sont, je pense, les premiers héros qui se sentent vivre un instant dans
l'atmosphère de l'âme, et cette vie essentielle qu'ils ont découverte en
eux, par delà leur vie ordinaire, les épouvante. Hilde et Solness sont
deux âmes qui ont entrevu leur situation dans la vie véritable. Il y a
plus d'une manière de connaître un homme. Je prends, par exemple, deux
ou trois êtres que je vois à peu près tous les jours. Il est probable
que longtemps je ne les distinguerai que par leurs gestes, leurs
habitudes extérieures, ou intérieures, leur manière de sentir, d'agir et
de penser. Mais, en toute amitié un peu longue, il arrive un moment
mystérieux où nous apercevons, pour ainsi dire, la situation exacte de
notre ami par rapport à l'inconnu qui l'entoure, et l'attitude de la
destinée envers lui. C'est à partir de ce moment qu'il nous appartient
véritablement. Nous avons vu une fois pour toutes de quelle façon les
événements se conduiront à son égard. Nous savons que celui-ci aura beau
se retirer au fond de ses demeures et se tenir aussi immobile que
possible dans la crainte d'agiter quelque chose dans les grands
réservoirs de l'avenir, sa prudence ne servira de rien, et les
événements innombrables qui lui sont destinés le découvriront en quelque
endroit qu'il se cache et frapperont successivement à sa porte. Et d'un
autre côté, nous n'ignorons pas que celui-là sortira inutilement à la
recherche de toutes les aventures. Il s'en reviendra toujours les mains
vides. Une science infaillible semble née sans raison dans notre âme le
jour où nos yeux se sont ouverts de la sorte, et nous sommes sûrs que
tel événement qui paraît être cependant à portée de la main de tel homme
ne pourra pas lui arriver.

De cet instant, une partie spéciale de l'âme règne sur l'amitié des
êtres les plus inintelligents et les plus obscurs même. Il y a une sorte
de transposition de la vie. Et lorsque nous rencontrerons par hasard
l'un de ceux que nous connaissons ainsi, tout en nous entretenant de la
neige qui tombe ou des femmes qui passent, il y a en chacun de nous une
petite chose qui se salue, s'examine, s'interroge à notre insu,
s'intéresse à des conjonctures et parle d'événements qu'il ne nous est
pas possible de comprendre...

Je crois qu'Hilde et Solness se trouvent dans cet état et s'aperçoivent
de cette façon. Leurs propos ne ressemblent à rien de ce que nous avons
entendu jusqu'ici, parce que le poète a tenté de mêler dans une même
expression le dialogue intérieur et extérieur. Il règne dans ce drame
somnambulique je ne sais quelles puissances nouvelles. Tout ce qui s'y
dit cache et découvre à la fois les sources d'une vie inconnue. Et, si
nous sommes étonnés par moments, il ne faut pas perdre de vue que notre
âme est souvent, à nos pauvres yeux, une puissance très folle, et qu'il
y a en l'homme bien des régions plus fécondes, plus profondes et plus
intéressantes que celles de la raison ou de l'intelligence...



X

L'ÉTOILE


On pourrait dire que de siècle en siècle, un poète tragique «a parcouru,
la torche de la poésie à la main, les labyrinthes du destin.» Ils ont
fixé de cette façon, chacun selon les forces de son heure, l'âme des
annales humaines; et ils ont fait ainsi de l'histoire divine. C'est en
eux seuls que l'on peut suivre les variations sans nombre de la grande
puissance immuable. Et il est intéressant de les suivre; car le plus pur
de l'âme des peuples se trouve peut-être au fond de l'idée qu'ils se
sont faite de cette puissance. Elle ne mourut jamais entièrement mais il
y a des moments où elle s'agite à peine et dans ces moments-là, on
remarque que la vie n'est ni très forte ni très profonde. Elle ne fut
adorée qu'une seule fois sans partage. Elle était alors pour les dieux
mêmes, un épouvantable mystère. Il est assez étrange de constater que
l'époque où la divinité sans visage parut la plus terrible et la plus
incompréhensible, fut l'époque la plus belle de l'humanité; et que ce
fut le plus heureux des peuples qui se représenta le destin sous
l'aspect le plus redoutable.

Il semble qu'il y ait une force secrète en cette idée; ou que cette idée
soit le signe d'une force. Est-ce que l'homme grandit dans la mesure où
il reconnaît la grandeur de l'inconnu qui le domine; ou est-ce l'inconnu
qui grandit en proportion de l'homme? Aujourd'hui, l'on dirait que
l'idée du destin se réveille. Peut-être n'est-il pas inutile d'aller à
sa recherche. Mais où le trouve-t-on? Aller à la recherche du destin,
n'est-ce pas aller à la recherche des tristesses humaines? Il n'y a pas
de destin de la joie; il n'y a pas d'étoile heureuse. Celle qu'on
appelle ainsi est une étoile qui patiente. Il importe d'ailleurs que
nous sortions parfois à la recherche de nos tristesses, afin de les
connaître et de les admirer, alors même que la grande masse informe de
notre destinée ne serait pas au bout.

C'est la manière la plus efficace de sortir à la recherche de soi-même;
car on peut dire que nous ne valons que ce que valent nos inquiétudes et
nos mélancolies. A mesure que nous avançons, elles deviennent plus
profondes, plus nobles et plus belles, et Marc-Aurèle est le plus
admirable des hommes, parce que mieux qu'un autre il a compris ce que
notre âme a mis dans le pauvre sourire résigné qu'elle doit avoir au
fond de nous. Il en est de même des tristesses de l'humanité. Elles
suivent une route qui ressemble à celle de nos tristesses; mais elle est
plus longue et plus sûre et doit mener à des patries que les derniers
venus connaîtront seuls. Elle part aussi de la douleur physique; elle
vient de passer par la crainte des dieux et s'arrête aujourd'hui autour
d'un nouveau gouffre dont les meilleurs d'entre nous n'ont pas encore
sondé les profondeurs.

Chaque siècle aime une autre douleur; parce que chaque siècle voit un
autre destin. Il est certain que nous ne nous intéressons plus comme
autrefois aux catastrophes des passions; et les plus tragiques
chefs-d'oeuvre du passé sont d'une qualité de tristesse inférieure à
celle de nos tristesses d'aujourd'hui. Il ne nous atteignent plus
qu'indirectement et par ce que nos réflexions et la noblesse nouvelle
que la douleur de vivre a acquise en nous-mêmes, ajoutent aux simples
accidents de la haine ou de l'amour qu'ils reproduisent devant nous.

Il semble, par moments, que nous soyons au bord d'un pessimisme nouveau,
mystérieux et peut-être très pur. Les sages les plus terribles,
Schopenhauer, Carlyle, les Russes, les Scandinaves, et le bon optimiste
Emerson, lui aussi, (car rien n'est plus décourageant qu'un optimiste
volontaire) ont passé sans expliquer notre mélancolie. Nous sentons
qu'il y a sous toutes les raisons qu'ils ont essayé de nous dire bien
d'autres raisons plus profondes qu'ils n'ont pu découvrir. La tristesse
de l'homme, qui depuis leur venue paraissait déjà belle, peut s'ennoblir
encore infiniment, jusqu'à ce qu'un être de génie profère enfin le
dernier mot de la douleur qui nous purifiera peut-être entièrement...

En attendant, nous sommes entre les mains de puissances étranges, et
nous sommes sur le point de soupçonner leurs intentions. Au temps des
grands tragiques de l'ère nouvelle, au temps de Shakespeare, de Racine
et de ceux qui les suivent, on croit que les malheurs viennent tous des
passions diverses de notre coeur. La catastrophe ne flotte pas entre
deux mondes: elle vient d'ici pour aller là; et l'on sait d'où elle
sort. L'homme est toujours le maître. Au temps des Grecs il l'était
beaucoup moins, et la fatalité régnait sur les hauteurs. Mais elle était
inaccessible et nul n'osait l'interroger. Aujourd'hui, c'est elle qu'on
interpelle, et c'est peut-être là le grand signe qui marque le théâtre
nouveau. On ne s'arrête plus aux effets du malheur, mais au malheur
lui-même, et l'on veut savoir son essence et ses lois. Ce qui était la
préoccupation inconsciente des premiers tragiques et ce qui formait
l'ombre solennelle qui entourait à leur insu les gestes secs et violents
de la mort extérieure, la nature même du malheur, est devenue le point
central des drames les plus récents et le foyer aux lueurs équivoques
autour duquel tournent les âmes des hommes et des femmes. Et l'on a fait
un pas du côté du mystère pour regarder en face les terreurs de la vie.

Il serait intéressant de rechercher sous quel angle nos derniers
tragiques semblent envisager le malheur, qui est le fond de tous les
poèmes dramatiques. Ils le voient de plus près que les Grecs et le
pénètrent davantage dans les ténèbres fécondes de son cercle intérieur.
C'est peut-être une divinité identique. Mais ils l'ignorent plus
intimement. D'où vient-il, où va-t-il et pourquoi descend-il? Les Grecs
le demandaient à peine. Est-il inscrit en nous ou naît-il en même temps
que nous-mêmes? Est-ce celui qui s'avance à notre rencontre ou bien
est-il appelé par des voix que nous nourrissons tout au fond de notre
être et qui sont de connivence avec lui? Il faudrait pouvoir observer
des cimes d'un autre monde les allures d'un homme auquel doit arriver
quelque grande douleur; et quel homme ne travaille sans le savoir à
forger la douleur qui sera le pivot de sa vie?

Les paysans écossais ont un mot qui pourrait s'appliquer à toutes les
existences. Dans leurs légendes ils appellent _Fey_ l'état d'un homme
qu'une sorte d'irrésistible impulsion intérieure entraîne, malgré tous
ses efforts, malgré tous les conseils et les secours, vers une
inévitable catastrophe. C'est ainsi que Jacques Ier, le Jacques de
Catherine Douglas, était _Fey_ en allant, malgré les présages terribles
de la terre, de l'enfer et du ciel, passer les fêtes de Noël dans le
sombre château de Perth, où l'attendait son assassin, le traître Robert
Graeme. Qui de nous, s'il se rappelle les circonstances du malheur le
plus décisif de sa vie, ne s'est senti possédé de la sorte? Il est bien
entendu que je ne parle ici que de malheurs actifs, de ceux qu'il eût
été possible d'éviter; car il est des malheurs passifs, comme la mort
d'un être adoré, qui nous rencontrent simplement et sur lesquels nos
mouvements ne sauraient avoir aucune influence. Souvenez-vous du jour
fatal de votre vie. Qui de nous n'a été prévenu; et bien qu'il nous
semble aujourd'hui que toute la destinée eût pu être changée par un pas
qu'on n'aurait point fait, une porte qu'on n'aurait pas ouverte, une
main qu'on n'aurait pas levée, qui de nous n'a lutté vainement sans
force et sans espoir sur la crête des parois de l'abîme, contre une
force invisible et qui paraissait sans puissance?

Le souffle de cette porte que j'ai ouverte, un soir, devait éteindre à
jamais mon bonheur, comme il aurait éteint une lampe débile; et
maintenant, lorsque j'y songe, je ne puis pas me dire que je ne savais
pas... Et cependant, rien d'important ne m'avait amené sur le seuil. Je
pouvais m'en aller en haussant les épaules, aucune raison humaine ne
pouvait me forcer à frapper au vantail... Aucune raison humaine; rien
que la destinée...

                   *       *       *       *       *

Cela ressemble encore à la fatalité d'OEdipe, et pourtant c'est déjà
autre chose. On pourrait dire que c'est cette fatalité aperçue _ab
intra_. Il y a des puissances mystérieuses qui règnent en nous-mêmes et
qui semblent d'accord avec les aventures. Nous portons tous des ennemies
dans notre âme. Elles savent ce qu'elles font et ce qu'elles nous font
faire; et lorsqu'elles nous conduisent à l'événement, elles nous
préviennent à demi-mots, trop peu pour nous arrêter sur la route, mais
assez pour nous faire regretter, lorsqu'il sera trop tard, de n'avoir
pas écouté plus attentivement leurs conseils indécis et moqueurs. Où
veulent-elles en venir, ces puissances qui désirent notre perte comme si
elles étaient indépendantes et ne périssaient pas avec nous, encore
qu'elles ne vivent qu'en nous? Qu'est-ce qui met en mouvement tous les
complices de l'univers qui se nourrissent de notre sang?

L'homme pour qui a sonné l'heure malheureuse est pris dans un tourbillon
que l'on n'aperçoit pas, et depuis des années ces puissances combinent
les innombrables incidents qui doivent l'amener à la minute nécessaire,
au point précis où les larmes l'attendent. Rappelez-vous tous vos
efforts et vos pressentiments. Rappelez-vous les secours inutiles.
Rappelez-vous aussi les bonnes circonstances apitoyées qui ont tenté de
vous barrer la route et que vous avez repoussées comme des mendiantes
importunes. C'étaient, pourtant, de pauvres soeurs timides qui voulaient
vous sauver et qui se sont éloignées sans rien dire; trop faibles et
trop petites pour lutter contre les choses décidées, Dieu sait où...

Le malheur est à peine accompli que nous avons la sensation étrange
d'avoir obéi à une loi éternelle; et je ne sais quel soulagement
mystérieux, au sein des plus grandes douleurs, nous récompense de notre
obéissance. Nous ne nous appartenons jamais plus intimement qu'au
lendemain d'une catastrophe irréparable. Il semble alors que nous nous
soyons retrouvés et que nous ayons reconquis une partie inconnue et
nécessaire de notre être. Il se fait un apaisement singulier. Depuis des
jours, et presque à notre insu, tandis que nous pouvions sourire aux
visages et aux fleurs, les forces rebelles de notre âme luttaient
terriblement sur le bord de l'abîme, et maintenant que nous sommes au
fond, tout respire librement.

Elles luttent ainsi, sans répit, en chacune de nos âmes; et nous voyons
parfois, mais sans y prendre garde, car nous n'ouvrons les yeux qu'aux
choses sans importance, l'ombre de ces combats où notre volonté ne peut
intervenir. Si je suis avec des amis, il se peut qu'au milieu des
paroles et des éclats de rire, une chose qui n'est pas de ce monde
ordinaire passe soudain sur la face de l'un d'eux. Un silence sans motif
régnera tout à coup: et tous regarderont, sans le savoir, l'espace d'un
instant, avec les yeux de l'âme. Après quoi, les sourires et les mots,
qui avaient disparu comme les grenouilles effrayées d'un grand lac,
remonteront, plus violents, à la surface. Mais l'invisible, ici comme en
tout lieu, a perçu son tribut. Quelque chose a compris qu'une lutte
était finie, qu'une étoile se levait ou tombait et qu'une destinée
venait de se fixer...

Elle était peut-être fixée; et qui sait si la lutte n'est pas un
simulacre? Si je pousse aujourd'hui la porte de la maison où je dois
rencontrer les premiers sourires d'une tristesse qui ne finira plus, je
fais ces choses depuis plus longtemps qu'on ne croit. A quoi sert-il de
cultiver un moi sur lequel nous n'avons presque aucune influence? C'est
notre étoile qu'il nous faut observer. Elle est bonne ou mauvaise; elle
est pâle ou puissante; et toutes les forces de la mer n'y pourraient
rien changer. Quelques-uns qui peuvent avoir confiance en elle jouent
avec elle comme avec une boule de verre. Ils la lancent et la risquent
où ils veulent; elle reviendra toujours, fidèle, dans leurs mains. Ils
savent bien qu'elle ne peut se briser. Mais il en est tant d'autres qui
ne peuvent lever un regard vers la leur sans qu'elle se détache du
firmament et qu'elle tombe en poussière à leurs pieds...

Mais il est dangereux de parler de l'étoile. Il est même dangereux d'y
songer; car souvent c'est le signe qu'elle est sur le point de
s'éteindre...

Nous nous trouvons ici dans les abîmes de la nuit et nous y attendons ce
qui doit arriver. Il ne s'y agit plus de volonté, nous sommes à mille
lieues au-dessus d'elle, et dans une région où la volonté même est le
fruit le plus mûr du destin. Il ne faut pas s'en plaindre; nous savons
déjà quelque chose, et nous avons découvert quelques-unes des habitudes
du hasard. Nous attendons comme l'oiseleur qui observe les moeurs des
oiseaux migratoires et quand un événement est signalé à l'horizon, nous
n'ignorons pas qu'il n'y restera pas solitaire et que ses frères vont
s'abattre par bandes au même endroit. Nous avons appris vaguement qu'ils
semblent attirés par certaines pensées et par certaines âmes et qu'il y
a des êtres qui détournent leur vol, comme il y en a d'autres qui les
font accourir des quatre coins du monde.

Nous savons surtout que certaines idées sont extrêmement dangereuses,
qu'il suffit de se croire un instant à l'abri pour appeler la foudre, et
que le bonheur forme un vide dans lequel ne tardent pas à se précipiter
les larmes. Au bout de quelque temps, nous discernons aussi leurs
préférences. Nous remarquons bientôt que si nous faisons quelques pas
sur la route de la vie, à côté de l'un de nos frères, les habitudes du
hasard ne seront plus les mêmes; tandis qu'avec cet autre, des
événements d'une nature invariable viendront régulièrement à la
rencontre de notre existence. Nous éprouvons qu'il y a des êtres qui
protègent dans l'inconnu; et d'autres qui y mettent en péril, qu'il y en
a qui endorment et d'autres qui réveillent l'avenir. Nous soupçonnons
encore que les choses naissent faibles d'abord, puisent en nous leur
force, et qu'en toute aventure il y a une brève minute où notre instinct
nous avertit que nous sommes encore les maîtres du destin. Enfin,
quelques-uns osent nous affirmer qu'on peut apprendre à être heureux,
qu'à mesure que nous devenons meilleurs nous rencontrons des hommes qui
s'améliorent, qu'un être qui est bon attire irrésistiblement des
événements aussi bons que lui-même, et qu'en une âme belle, le hasard le
plus triste se transforme en beauté...

Qui donc n'a éprouvé que la bonté fait signe à la bonté, et que ce sont
toujours les mêmes pour qui l'on se dévoue et les mêmes qu'on trahit? Si
la même douleur frappe à deux portes qui se touchent, agira-t-elle de
façon identique dans la maison du juste et dans celle de l'injuste; et
si vous êtes pur, vos malheurs ne seront-ils pas purs? N'est-ce pas
dominer l'avenir que d'avoir su transformer le passé en quelques
sourires un peu tristes? Et ne semble-t-il pas que dans l'inévitable
même nous puissions retarder quelque chose? Est-ce que de grands hasards
ne dorment pas, qu'un mouvement trop brusque réveille à l'horizon, et ce
malheur serait-il arrivé aujourd'hui, si des pensées en fête n'avaient
fait trop de bruit dans votre âme ce matin? Est-ce là tout ce que notre
sagesse a pu glaner dans ces ténèbres? Qui donc oserait dire qu'il y a
dans ces régions des vérités plus fermes? En attendant, il faut savoir
sourire, il faut savoir pleurer dans le silence d'une bonté très humble.
Au dessus de ces choses s'élève peu à peu la face inachevée du destin
d'aujourd'hui. Une petite partie du voile qui la couvrait jadis a été
écartée, et dans la partie découverte, nous avons reconnu, non sans
inquiétude, d'un côté, _la puissance de ceux qui ne vivent pas encore_,
et de l'autre côté, _la puissance des morts_. Au fond, il n'y a là qu'un
éloignement nouveau du mystère. Nous avons agrandi la main de glace du
destin; et voici que les mains de nos fils qui ne sont pas encore nés se
joignent dans son ombre aux mains de nos ancêtres. Il y avait un acte
que nous croyions l'asile de toutes nos libertés, et l'amour demeurait
le suprême refuge de tous ceux qui sentaient trop durement les chaînes
de la vie. Ici du moins, nous disions-nous, et dans l'isolement de ce
temple secret personne n'entre avec nous. Ici, nous pouvons respirer un
instant; ici, notre âme règne enfin et elle a choisi librement dans ce
qui est le centre de la liberté même. Mais maintenant, on est venu nous
dire, que ce n'est pas pour notre propre compte que nous aimons. On est
venu nous dire que dans le temple même de l'amour nous obéissons aux
ordres invariables d'une foule invisible. On est venu nous dire que nous
sommes à mille siècles de nous-mêmes, quand nous choisissons notre
amante et que le premier baiser du fiancé n'est que le sceau que des
milliers de mains qui demandent à naître, imposent sur la bouche de la
mère qu'ils désirent. Et d'un autre côté nous savons que les morts ne
meurent pas. Nous savons à présent que ce n'est plus autour de nos
églises, mais dans toutes nos maisons, dans toutes nos habitudes qu'ils
se trouvent. Qu'il n'y a pas un geste, une pensée, un péché, une larme
ou un atome de la conscience acquise qui se perde dans les profondeurs
de la terre; et qu'au plus insignifiant de nos actes, nos ancêtres se
lèvent, non pas dans leurs tombeaux où ils ne bougent plus, mais au fond
de nous-mêmes où ils vivent toujours...

Nous sommes menés ainsi par le passé et l'avenir. Et le présent qui est
notre substance tombe au fond de la mer comme une petite île que rongent
sans répit deux océans irréconciliables. Hérédité, volonté, destinée,
tout se mêle bruyamment dans notre âme; mais malgré tout et au-dessus de
tout c'est l'étoile silencieuse qui règne. On met des étiquettes
provisoires sur les vases monstrueux qui contiennent l'invisible; et les
mots ne disent presque rien de ce qu'il faudrait dire. L'hérédité ou le
destin lui-même n'est qu'un rayon perdu de cette étoile dans la nuit
mystérieuse. Et tout a bien le droit d'être plus mystérieux encore.
«Nous appelons destin tout ce qui nous limite», a dit un des grands
sages de ce temps; et c'est pourquoi il nous faut savoir gré à tous ceux
qui tâtonnent en tremblant du côté des frontières. «Si nous sommes
brutaux et barbares, ajoute-t-il, la fatalité prend une forme brutale et
barbare. Quand nous nous raffinons, nos échecs se raffinent aussi. Si
nous nous élevons à une culture spirituelle, l'antagonisme prend une
forme spirituelle.» Il est peut-être vrai que notre âme, à mesure
qu'elle s'élève, purifie le destin; bien qu'il soit vrai aussi que les
mêmes tristesses nous menacent, qui menacent les sauvages. Mais nous en
avons d'autres qu'ils ne soupçonnent pas; et l'esprit ne s'élève que
pour en découvrir d'autres encore, à tous les horizons. «Nous appelons
destin tout ce qui nous limite.» Tâchons que le destin ne soit pas trop
étroit. Il est beau d'augmenter ses tristesses puisque c'est élargir sa
conscience qui est l'unique endroit où l'on se sente vivre. Et c'est
aussi le seul moyen de remplir son suprême devoir envers les autres
mondes; puisque c'est probablement à nous seuls qu'il incombe
d'augmenter la conscience de la Terre.



XI

LA BONTÉ INVISIBLE


C'est une chose, me dit un soir ce sage que j'avais rencontré par hasard
au bord de l'océan qu'on entendait à peine, c'est une chose que l'on
n'aperçoit pas et sur laquelle personne n'a l'air de compter; et
cependant je crois que c'est l'une des forces qui conservent les êtres.
Les dieux dont nous sommes nés, se manifestent en nous de mille façons
diverses; mais cette bonté secrète qu'on n'a pas remarquée et dont nul
n'a parlé assez directement est peut-être le signe le plus pur de leur
vie éternelle. On ne sait d'où elle vient. Elle est là simplement qui
sourit sur le seuil de nos âmes; et ceux en qui elle sourit le plus
profondément ou le plus fréquemment, nous feront souffrir jour et nuit
s'ils le veulent, sans qu'il nous soit possible de ne plus les aimer...

Elle n'est pas de ce monde et cependant se mêle à la plupart de nos
agitations. Elle ne se donne même pas la peine de se montrer dans un
regard ou une larme. Elle se cache au contraire pour des raisons qu'on
ne devine pas. On dirait qu'elle a peur d'user de sa puissance. Elle
sait que ses mouvements les plus involontaires feront naître autour
d'elle des choses immortelles; et nous sommes avares des choses
immortelles. Pourquoi donc craignons-nous ainsi d'épuiser le ciel qui
est en nous? Nous n'osons pas agir selon le Dieu qui nous anime. Nous
redoutons ce qui ne s'explique pas par un geste ou un mot; et nous
fermons les yeux sur ce que nous faisons malgré nous dans l'empire où
les explications sont superflues. D'où vient donc la timidité du divin
dans les hommes? On dirait vraiment que plus un mouvement de l'âme
s'approche du divin, plus nous mettons de soin à le dissimuler aux
regards de nos frères. L'homme ne serait-il pas autre chose qu'un dieu
qui aurait peur? ou bien nous est-il défendu de trahir des puissances
supérieures? Tout ce qui n'appartient pas à ce monde trop visible a
l'humilité tendre de la fillette infirme que sa mère n'appelle pas
lorsque des étrangers entrent dans la maison. Et c'est pourquoi, notre
bonté secrète n'a jamais franchi jusqu'ici les portes silencieuses de
notre âme. Elle vit en nous comme une prisonnière à qui l'on a défendu
d'approcher des barreaux. Du reste, il ne faut pas qu'elle en approche.
Il suffit qu'elle soit là. Elle a beau se cacher, dès qu'elle lève la
tête, qu'elle déplace un anneau de ses chaînes ou qu'elle ouvre la main,
la prison s'illumine, les soupiraux s'entr'ouvrent à la pression des
clartés intérieures, il y a tout à coup un abîme plein d'anges agités
entre les paroles et les êtres, tout se tait, les regards se détournent
un instant et deux âmes s'embrassent en pleurant sur le seuil...

Ce n'est pas une chose qui vient de notre terre; et toutes les
descriptions ne serviraient de rien. Il faut que ceux qui veulent me
comprendre aient aussi en eux-mêmes, _le même point sensible_. Si vous
n'avez jamais éprouvé dans la vie la puissance de _votre bonté
invisible_, n'allez pas plus avant; ce serait inutile. Mais en est-il
vraiment qui n'aient pas éprouvé cette puissance; et les pires d'entre
nous ne furent-ils jamais invisiblement bons? Je ne sais; il y a tant
d'êtres en ce monde qui ne songent pas à autre chose qu'à décourager le
divin dans leur âme. Il suffit d'un instant de répit, cependant, pour
que le divin se redresse, et les plus méchants même ne sont pas sans
cesse sur leurs gardes; et c'est pourquoi, sans doute, tant de méchants
sont bons sans qu'on le voie, tandis que bien des sages et bien des
saints ne sont pas invisiblement bons...

J'ai fait souffrir plus d'une fois, ajouta-t-il, comme tout être fait
souffrir autour de lui. J'ai fait souffrir parce que nous sommes dans un
monde où tout se tient par des fils invisibles, dans un monde où
personne n'est seul; et que le geste le plus doux de la bonté ou de
l'amour blesse souvent tant d'innocence à nos côtés!--J'ai fait souffrir
aussi, parce que les meilleurs et les plus tendres ont quelquefois
besoin de rechercher je ne sais quelle partie d'eux-mêmes dans la
douleur d'autrui. Il y a vraiment des graines qui ne germent en notre
âme que sous la pluie des larmes que l'on répand à cause de nous; et
cependant ces graines produisent de bonnes fleurs et des fruits
salutaires. Que voulez-vous? c'est une loi que nous n'avons pas faite;
et je ne sais si j'oserais aimer l'homme qui n'aurait fait pleurer
personne. Bien souvent ceux qui aimèrent le mieux firent souffrir le
plus, car on ne sait quelle cruauté attendrie et timide est d'ordinaire
la soeur inquiète de l'amour. L'amour cherche en tout lieu des preuves
de l'amour et ces premières preuves, qui n'est enclin à les trouver
d'abord dans les pleurs de l'aimée?

La mort même ne pourrait pas suffire à rassurer l'amant s'il osait
écouter les exigences de l'amour; car l'instant de la mort semble trop
bref à l'intime cruauté de l'amour; par delà la mort, il y a place
encore pour une mer de doutes; et ceux qui meurent ensemble ne meurent
peut-être pas sans inquiétudes. Il faut ici de longues et lentes larmes.
La douleur est le premier aliment de l'amour; et tout amour qui ne s'est
pas nourri d'un peu de douleur pure, meurt comme le nouveau-né que l'on
voudrait nourrir comme on nourrit un homme. Aimerez-vous de la même
façon celle qui toujours vous fit sourire et celle qui parfois vous fit
pleurer? Il faut, hélas! que l'amour pleure, et bien souvent, c'est dans
le moment même où les sanglots s'élèvent que les chaînes de l'amour se
forgent et se trempent pour la vie...

J'ai fait souffrir ainsi parce que j'aimais, poursuivit-il, j'ai fait
souffrir aussi parce que je n'aimais plus. Mais, quelle différence entre
les deux douleurs! Ici, les lentes larmes de l'amour éprouvé, semblaient
savoir déjà, tout au fond d'elles-mêmes, qu'elles arrosaient en nos deux
âmes jointes, quelque chose d'indicible, et là ces pauvres larmes
savaient de leur côté qu'elles tombaient seules sur un désert. Mais
c'est dans ces moments où l'âme est vraiment tout oreille ou tout âme
plutôt, que j'ai reconnu la puissance d'une bonté invisible qui savait
accorder aux malheureuses larmes de l'amour qui mourait les illusions
divines de l'amour qui va naître. N'eûtes-vous jamais un de ces tristes
soirs où les baisers découragés ne pouvaient plus sourire et où l'âme
sentait enfin qu'elle s'était trompée? Les paroles ne sonnaient plus
qu'à grand peine dans l'air froid de la séparation définitive; vous
alliez vous éloigner pour toujours, et les mains presque inanimées se
tendaient vers l'adieu des départs sans retour, lorsque l'âme, tout à
coup, faisait sur elle-même un mouvement insaisissable. L'âme voisine
s'éveillait à l'instant sur les sommets de l'être, quelque chose
naissait bien plus haut que l'amour des amants fatigués, et les corps
avaient beau s'écarter, les âmes désormais n'allaient plus oublier
qu'elles s'étaient regardées un instant par dessus des montagnes
qu'elles n'avaient jamais vues, et que l'espace d'un clin d'oeil, elles
avaient été bonnes d'une bonté qu'elles ne connaissaient pas encore...

Quel est donc ce mouvement mystérieux dont je ne parle ici qu'à propos
de l'amour, mais qui peut avoir lieu dans les plus petites circonstances
de la vie? Est-ce je ne sais quel sacrifice ou quel embrassement
intérieur, le désir très profond d'être âme pour une âme, ou le
sentiment sans cesse attendri de la présence d'une vie invisible et
égale à la nôtre? Est-ce tout ce qu'il y a d'admirable et de triste dans
le fait seul de vivre, et l'aspect de la vie une et indivisible qui dans
ces moments-là inonde tout notre être?--Je l'ignore, mais c'est vraiment
alors que l'on sent qu'il y a quelque part une force inconnue, que nous
sommes les trésors de je ne sais quel Dieu qui aime tout, que pas un
geste de ce Dieu ne passe inaperçu, et que l'on est enfin dans la région
des choses qui ne trahissent pas...

Il est vrai que de la naissance à la mort nous ne sortons jamais de
cette région définitive, mais nous errons en Dieu comme de pauvres
somnambules, ou comme des aveugles qui cherchent éperdument le temple
dans lequel ils se trouvent. Nous sommes là, dans la vie, homme contre
homme, âme contre âme, et les jours et les nuits se passent sous les
armes. Nous ne nous voyons pas, nous ne nous touchons pas. Nous ne
voyons jamais que des boucliers et des casques et nous ne touchons rien
que le fer et le bronze. Mais qu'une petite circonstance venue de la
simplicité du ciel fasse un instant tomber les armes, n'y a-t-il pas
toujours des larmes sous le casque, des sourires d'enfant derrière le
bouclier et n'aperçoit-on pas une autre vérité?

Il réfléchit encore; puis il reprit plus tristement: Une femme, je
croyais vous le dire tout à l'heure; une femme que j'ai fait souffrir
malgré moi,--car les plus attentifs répandent sans le savoir tout autour
d'eux de la souffrance--une femme que j'ai fait souffrir malgré moi, m'a
révélé un soir la puissance souveraine de cette invisible bonté. Il faut
avoir souffert pour être bon; mais peut-être faut-il que l'on ait fait
souffrir pour devenir meilleur. Je l'éprouvai ce soir. Je me sentais
arrivé seul en cette triste zone des baisers où il semble que l'on
visite déjà les cabanes des pauvres, tandis que l'amante attardée sourit
encore dans les palais des premiers jours. L'amour selon les hommes se
mourait entre nous comme un enfant frappé d'un mal qui vient on ne sait
d'où et qui ne peut avoir pitié. Nous ne nous sommes rien dit. Je ne
pourrais même plus me rappeler à quoi je songeais en ce moment si grave.
A des choses sans doute insignifiantes. Au dernier visage rencontré, à
la clarté tremblante d'une lanterne au coin du quai désert et cependant,
_tout a eu lieu_ dans une lumière mille fois plus pure et mille fois
plus haute que si toutes les forces de la pitié et de l'amour auxquelles
je commande dans mes pensées et dans mon coeur fussent intervenues. Nous
nous sommes quittés sans rien dire, mais nous avons compris en même
temps notre pensée inexprimable. Nous savons maintenant qu'un autre
amour est né qui n'a plus besoin des paroles, des petits soins et des
sourires de l'amour ordinaire. Nous ne nous sommes plus revus, nous ne
nous reverrons peut-être plus avant des siècles. «Il nous faudra, sans
doute, oublier bien des choses, en apprendre bien d'autres, à travers
tous les mondes par lesquels nous aurons à passer,» avant de nous
retrouver _dans le même mouvement d'âme_ qui a eu lieu ce soir; mais
nous avons le temps d'attendre...

Aussi, depuis ce jour, ai-je salué en tout lieu, et jusqu'au fond des
moments les plus âpres, la présence bienfaisante de cette puissance
merveilleuse. Il suffit qu'on l'ait vue clairement une seule fois, pour
qu'on ne puisse plus éviter son visage. Vous la verrez sourire bien
souvent dans les dernières retraites de la haine et jusqu'au fond des
plus cruelles larmes. Et cependant elle ne se montre pas aux yeux de
notre corps. Dès qu'elle se manifeste par un acte extérieur, elle change
de nature; et nous ne sommes plus dans la vérité selon l'âme, mais dans
une sorte de mensonge selon les hommes. La bonté et l'amour qui ne
s'ignorent pas n'ont aucune action sur les âmes parce qu'ils sont sortis
des royaumes où elles vivent; mais tant qu'ils sont aveugles ils
pourraient attendrir jusqu'au Destin lui-même. J'ai connu plus d'un
homme qui accomplissait toutes les oeuvres de bonté et de miséricorde
sans atteindre une seule âme; et j'en ai connu d'autres qui semblaient
vivre dans le mensonge et l'injustice sans écarter ces mêmes âmes et
sans faire naître un seul instant l'idée qu'ils ne fussent pas bons. Il
y a plus; ceux mêmes qui ne vous connaissent point et à qui l'on
rapporte simplement vos actes de bonté et vos oeuvres d'amour, si vous
n'êtes pas bon selon la bonté invisible, se douteront de quelque chose;
et ne seront jamais atteints dans les profondeurs de leur être. Comme
s'il y avait quelque part un endroit où tout se pèse en présence des
esprits; ou bien, là-bas, de l'autre côté de la nuit, un réservoir de
certitudes où le troupeau muet des âmes va s'abreuver chaque matin.

Peut-être ne sait-on pas encore ce que veut dire le mot _aimer_. Il y a
en nous des vies où nous aimons sans le savoir. Aimer ainsi, ce n'est
pas seulement avoir pitié, se sacrifier intérieurement, vouloir aider et
rendre heureux, c'est une chose mille fois plus profonde que les mots
humains les plus suaves, les plus agiles et les plus forts ne peuvent
pas rejoindre. On dirait par moments que c'est un souvenir furtif mais
extrêmement pénétrant de la grande unité primitive. Il y a dans cet
amour une force à laquelle rien ne peut résister. Qui de nous, s'il
s'interroge du côté des lumières que d'ordinaire on ne regarde pas, qui
de nous ne retrouve en lui-même le souvenir de certaines oeuvres
étranges de cette force? Qui de nous, tout à coup, aux côtés d'un être
indifférent peut-être, n'a senti survenir quelque chose que personne
n'appelait? Était-ce l'âme ou bien la vie qui se retournait sur
elle-même comme un dormeur qui se réveille? Je ne sais; vous ne le
saviez pas non plus et personne n'en parlait; mais vous ne vous sépariez
pas comme si rien n'était arrivé.

Aimer ainsi c'est aimer selon l'âme; et il n'y a pas d'âme qui ne
réponde à cet amour. Car l'âme humaine est un convive affamé depuis des
siècles; et il ne faut jamais qu'on l'appelle deux fois au festin
nuptial.

Toutes les âmes de nos frères rôdent sans cesse autour de nous, en quête
d'un baiser et n'attendent qu'un signe. Mais combien d'êtres n'ont
jamais osé faire un de ces signes dans leur vie! C'est le malheur de
toute notre existence, que nous vivions ainsi à l'écart de notre âme, et
que nous ayons peur de ses moindres mouvements. Si nous lui permettions
de sourire franchement dans son silence et sa lumière, nous vivrions
déjà d'une vie éternelle. Il suffit de considérer un instant ce qu'elle
parvient à faire dans les rares minutes où nous ne songeons pas à
l'enchaîner comme une folle; dans l'amour par exemple, où nous la
laissons quelquefois s'approcher des grillages de la vie extérieure. Et
ne faudrait-il pas, selon la vérité première, que dans la vie, tous les
êtres se sentissent en face de nous comme l'amante en face de l'amant?

Cette invisible et divine bonté dont je ne parle ici que parce qu'elle
est un des signes les plus sûrs et les plus proches de l'activité
incessante de notre âme, cette invisible et divine bonté, ennoblit d'une
façon définitive tout ce qu'elle a touché sans le savoir. Que tous ceux
qui se plaignent d'un être, descendent en eux-mêmes et se demandent
s'ils furent jamais bons en présence de cet être. Quant à moi, je n'ai
jamais rencontré quelqu'un à côté de qui j'aie senti s'émouvoir ma bonté
invisible, qui ne soit devenu, à l'instant même, meilleur que moi-même.
Soyez bons dans les profondeurs et vous verrez que ceux qui vous
entourent deviendront bons jusqu'aux mêmes profondeurs. Rien ne répond
plus infailliblement au cri secret de la bonté que le cri secret de la
bonté voisine. Tandis que vous êtes bon activement dans l'invisible,
tous ceux qui vous approchent feront sans le savoir des choses qu'ils ne
pourraient pas faire à côté d'un autre homme. Il y a là une force qui
n'a pas de nom; une rivalité spirituelle qui est irrésistible. On dirait
que c'est exactement ici que se trouve le point le plus sensible de nos
âmes; car il y a de ces âmes qui semblent avoir oublié qu'elles
existent; et avoir renoncé à tout ce qui élève un être; mais quand elles
sont atteintes en cet endroit, elles se redressent toutes; et dans les
champs divins de la bonté secrète, la plus humble des âmes ne supporte
pas la défaite.

Et cependant, il est possible que rien ne change dans la vie que l'on
voit; mais est-ce cela seul qui importe, et n'existons-nous vraiment que
par des actes que l'on peut prendre en main comme les cailloux de la
grand'route? si vous vous demandez comme il faut nous dit-on se le
demander chaque soir: «Qu'ai-je fait d'immortel aujourd'hui?» Est-ce
toujours du côté des choses que l'on peut compter, peser et mesurer sans
erreur, qu'il vous faut chercher tout d'abord? Il est possible que vous
répandiez des larmes extraordinaires, que vous remplissiez un coeur de
certitudes inouïes, et que vous rendiez la vie éternelle à une âme sans
que personne s'en aperçoive, sans que vous-même vous le sachiez. Il est
possible que rien ne change; il est possible qu'à l'épreuve tout
s'écroule et que cette bonté cède à la moindre crainte. Il n'importe.
Quelque chose de divin a eu lieu; et notre Dieu doit avoir souri quelque
part. N'est-ce peut-être pas le but suprême de la vie de faire renaître
ainsi l'inexplicable en nous; et savons-nous ce que nous ajoutons à
nous-mêmes lorsque nous réveillons un peu de l'incompréhensible qui dort
dans tous les coins? Ici, vous avez réveillé l'amour qui ne se rendort
plus. L'âme que votre âme a regardé et qui a versé avec vous les saintes
larmes de la joie solennelle que l'on n'aperçoit pas, ne vous en voudra
pas au milieu des tortures. Elle n'aura même pas besoin de pardonner.
Elle est si sûre d'on ne sait quoi que rien ne pourra désormais effacer
ou pâlir son sourire intérieur; car rien ne pourra séparer deux âmes qui
durant un instant «ont été bonnes ensemble.»



XII

LA VIE PROFONDE


Il est bon de rappeler aux hommes que le plus humble d'entre eux «a le
pouvoir de sculpter, d'après un modèle divin qu'il ne choisit pas, une
grande personnalité morale, composée en parties égales et de lui et de
l'idéal; et que ce qui vit avec une pleine réalité, assurément c'est
cela.»

Il faut que tout homme trouve pour lui-même une possibilité particulière
de vie supérieure dans l'humble et inévitable réalité quotidienne. Il
n'y a pas de but plus noble à notre vie. Ce qui nous distingue les uns
des autres, ce sont les rapports que nous avons avec l'infini. Le héros
n'est plus grand que le misérable qui marche à ses côtés, que parce qu'à
un certain moment de son existence il a eu une conscience plus vive, de
l'un de ces rapports. S'il est vrai que la création ne s'arrête pas à
l'homme et que des êtres supérieurs et invisibles nous entourent, ces
êtres ne nous sont supérieurs que parce qu'ils ont avec l'infini des
rapports que nous ne pouvons même pas soupçonner.

Il nous est possible de multiplier ces rapports. Dans la vie de tout
homme il y a eu un jour où le ciel s'est ouvert de lui-même, et c'est
presque toujours de cet instant que date la véritable personnalité
spirituelle d'un être. C'est en cet instant que s'est formé sans doute
l'invisible et l'éternel visage que nous montrons sans le savoir aux
anges et aux âmes. Mais pour la plupart des hommes le ciel ne s'ouvre
ainsi que par hasard. Il n'ont pas choisi le visage par où les anges les
reconnaissent dans l'infini, et ils ne savent pas ennoblir et purifier
ces traits. Ils ne sont nés que d'une joie, d'une tristesse, d'une
terreur ou d'une pensée accidentelle.

Nous naissons véritablement le jour où pour la première fois nous
sentons profondément qu'il y a quelque chose de grave et d'inattendu
dans la vie. Les uns constatent tout à coup qu'ils ne sont pas seuls
sous le ciel. Les autres en donnant un baiser ou en versant une larme
s'aperçoivent brusquement que «la source de tout ce qu'il y a de
meilleur et de saint, depuis l'univers jusqu'à Dieu est caché derrière
une nuit pleine d'étoiles trop lointaines»; un troisième a vu une main
divine s'étendre entre sa joie et son malheur; et un autre a compris que
les morts ont raison. Un autre a eu pitié, un autre a admiré et un autre
a eu peur. Bien souvent il ne faut presque rien; un mot, un geste, une
petite chose qui n'est même pas une pensée. «Auparavant je t'aimais
comme un frère, dit un héros de Shakespeare devant un acte qu'il admire;
auparavant je t'aimais comme un frère, mais à présent je te respecte
comme mon âme.» Il est probable que ce jour-là un être vint au monde.

Nous pouvons naître ainsi plus d'une fois; et à chacune de ces
naissances nous nous rapprochons un peu de notre Dieu. Mais presque tous
nous nous contentons d'attendre qu'un événement plein d'une lumière
irrésistible pénètre violemment dans nos ténèbres et nous éclaire malgré
nous. Nous attendons je ne sais quelle coïncidence heureuse, où les yeux
de notre âme sont ouverts par hasard dans le moment où quelque chose
d'extraordinaire nous arrive. Mais il y a de la lumière dans tout ce qui
arrive; et les plus grands des hommes n'ont été grands que parce qu'ils
avaient l'habitude d'ouvrir les yeux à toutes les lumières. Est-il donc
nécessaire que votre mère agonise dans vos bras, que vos enfants
périssent dans un naufrage et que vous-même vous passiez à côté de la
mort pour que vous appreniez enfin que vous êtes dans un monde
incompréhensible où vous vous trouvez pour toujours, et où un Dieu qu'on
ne voit pas demeure éternellement seul avec ses créatures? Est-il donc
nécessaire que votre fiancée meure dans un incendie ou qu'elle
disparaisse sous vos yeux dans les profondeurs vertes de l'Océan, pour
que vous entrevoyiez un instant que les dernières limites du royaume de
l'amour vont peut-être bien au-delà des flammes presque invisibles de
Mira, d'Altaïr et de la Chevelure de Bérénice? Si vous aviez ouvert les
yeux, n'auriez-vous pas pu voir dans un baiser ce que vous apercevez
aujourd'hui dans une catastrophe? Faut-il que la douleur réveille ainsi
à coups de lance les souvenirs divins qui dorment dans nos âmes? Le sage
n'a pas besoin de ces secousses. Il regarde une larme, le geste d'une
vierge, une goutte d'eau qui tombe; il écoute une pensée qui passe,
presse la main d'un frère, s'approche d'une lèvre, les yeux ouverts et
l'âme ouverte aussi. Il y peut voir sans cesse ce que vous n'avez
entrevu qu'un instant; et un sourire lui apprendra sans peine ce qu'une
tempête et la main même de la mort ont dû vous révéler.

Car, qu'est-ce, au fond, que tout ce qu'on appelle «Sagesse» «Vertu»
«Héroïsme» et «les heures sublimes,» et «les grands moments» de la vie,
si ce n'est les moments où l'on est sorti plus ou moins de soi-même, et
où l'on a pu s'arrêter, ne fût-ce qu'une minute, sur le pas de l'une des
portes éternelles d'où l'on voit que le plus petit cri, la pensée la
plus pâle et le geste le plus faible ne tombent pas dans le néant; ou
bien que s'il y tombent, cette chute même est si immense qu'elle suffit
à donner un caractère auguste à notre vie? Pourquoi attendez-vous que le
firmament s'ouvre au fracas de la foudre? Il faut être attentif aux
minutes heureuses où il s'ouvre en silence; et il s'ouvre sans cesse.
Vous cherchez Dieu dans votre vie, et Dieu n'apparaît pas, nous
dites-vous. Mais quelle vie n'a pas des milliers d'heures semblables à
l'heure de ce drame où tous attendent l'intervention divine, et où
personne ne l'aperçoit, jusqu'à ce qu'une pensée invisible qui a
retourné la conscience d'un mourant se manifeste tout à coup, et qu'un
vieillard s'écrie en sanglotant de joie et d'épouvante: «Mais Dieu, le
voilà, Dieu!...»

Faut-il toujours que l'on nous avertisse et ne pouvons-nous tomber à
genoux que si quelqu'un est là pour nous dire que Dieu passe? Si vous
avez aimé profondément, personne n'a dû vous faire remarquer que votre
âme était quelque chose d'aussi grand que les mondes, que les astres,
les fleurs, les vagues de la nuit et celles de la mer n'étaient pas
solitaires, que rien ne finissait et que tout commençait au seuil des
apparences; et que les lèvres mêmes que vous baisiez appartenaient à un
être bien plus haut, bien plus beau, bien plus pur que celui que vos
bras enlaçaient. Vous avez vu alors ce que l'on ne voit pas dans la vie
sans ivresse. Mais ne peut-on pas vivre comme si l'on aimait toujours?
Les héros et les saints n'ont pas fait autre chose. Ah! vraiment, nous
attendons un peu trop dans l'existence, comme les aveugles de la légende
qui avaient fait un long voyage pour venir écouter leur Dieu. Ils
s'étaient assis sur les marches, et quand quelqu'un leur demandait ce
qu'ils faisaient sur le parvis du sanctuaire: «Nous attendons,
répondaient-ils, en secouant la tête, et Dieu n'a pas encore dit un seul
mot.» Mais ils n'avaient pas vu que les portes d'airain du temple
étaient fermées et ils ne savaient pas que la voix de leur Dieu
remplissait l'édifice. Notre Dieu ne cesse point un instant de parler;
mais personne ne songe à entr'ouvrir les portes. Et cependant, si l'on
voulait y prendre garde, il ne serait pas difficile d'écouter à propos
de tout acte, le mot que Dieu doit dire.

Nous vivons tous dans le sublime. Dans quoi donc voulez-vous que nous
vivions? Il n'y a pas d'autre lieu de la vie. Ce qui nous manque, ce ne
sont pas les occasions de vivre dans le ciel, c'est l'attention et le
recueillement; et c'est un peu d'ivresse d'âme. Si vous n'avez qu'une
petite chambre, croyez-vous que Dieu ne soit pas là aussi; et qu'il soit
impossible d'y mener une vie un peu haute? si vous vous plaignez d'être
seul, que rien ne vous arrive, que personne ne vous aime, que vous
n'aimiez personne, croyez-vous que les mots ne trompent pas? qu'il soit
possible d'être seul, que l'amour soit une chose que l'on sait, une
chose que l'on voit; et que les événements se pèsent comme l'or et
l'argent des rançons? Est-ce qu'une pensée vivante,--qu'elle soit
altière ou pauvre, peu importe, dès qu'elle vient de votre âme elle est
grande pour vous;--est-ce qu'un haut désir ou simplement un moment
d'attention solennelle à la vie, ne peuvent pas entrer dans une petite
chambre? Et si vous n'aimez pas ou qu'on ne vous aime pas, et que
pourtant vous puissiez voir avec une certaine force que mille choses
sont belles, que l'âme est grande et que la vie est grave presque
indiciblement, n'est-ce pas aussi beau que si l'on vous aimait ou que si
vous aimiez? Et si le ciel lui-même vous est caché; «le grand ciel
étoilé, dit le poète, ne s'étend-il pas malgré tout sur votre âme sous
la forme de la mort?...» Tout ce qui nous arrive est divinement grand et
nous sommes toujours au centre d'un grand monde. Mais il faudrait
s'habituer à vivre comme un ange qui vient de naître, comme une femme
qui aime ou comme un homme qui va mourir. Si vous saviez que vous
mourrez ce soir ou simplement que vous allez vous éloigner pour
toujours, verriez-vous une dernière fois les êtres et les choses comme
vous les avez vus jusqu'à ce jour? et n'aimeriez-vous pas comme vous
n'avez jamais aimé? Est-ce la bonté ou la méchanceté des apparences qui
grandirait autour de vous? Est-ce la beauté ou la laideur des âmes que
vous auriez le don d'apercevoir? Est-ce que tout, jusqu'au mal même et
aux souffrances, ne se transforme pas alors en un amour plein de larmes
très douces? Est-ce que chaque occasion de pardonner, comme l'a dit un
sage, n'enlève pas quelque chose à l'amertume du départ ou à celle de la
mort? Et cependant, dans ces clartés de la tristesse ou de la mort,
est-ce vers la vérité ou vers l'erreur que l'on a fait les derniers pas
qu'il soit permis de faire?

Sont-ce les vivants ou les mourants qui savent voir et ont raison? ah!
bienheureux ceux qui ont pensé, ceux qui ont parlé, ceux qui ont agi de
manière à recevoir l'approbation de ceux qui vont mourir ou qu'une
grande douleur a rendus clairvoyants! Il n'y a pas de récompense plus
douce pour le sage que personne n'écoutait dans la vie. Si vous avez
vécu dans la beauté obscure ne vous inquiétez pas. Une heure de suprême
justice finit toujours par sonner dans le coeur de tout homme; et le
malheur ouvre des yeux qui ne s'ouvraient jamais. Qui sait si vous ne
passez pas en ce moment sur l'âme d'un mourant comme l'ombre de celui
qui connaissait déjà la vérité? N'est-ce peut-être pas sur le lit des
agonisants que se tresse la véritable et la plus précieuse couronne du
sage, du héros et de tous ceux qui ont su vivre gravement dans les
hautes, pures et discrètes tristesses de la vie selon l'âme?

«La Mort, dit Lavater, n'embellit pas seulement notre forme inanimée;
mais la seule pensée de la mort donne une forme plus belle à la vie
elle-même.» Et de même, toute pensée infinie comme la mort, embellit
notre vie. Mais il ne faut pas qu'on s'y trompe. Tout homme a de nobles
pensées qui passent comme de grands oiseaux blancs sur son coeur. Hélas!
elles ne comptent pas; ce sont des étrangères que l'on est étonné de
voir et qu'on écarte d'un geste importuné. Elles n'ont pas le temps
d'atteindre notre vie. Pour que notre âme devienne grave et profonde
comme celle des anges, il ne suffit pas d'entrevoir un instant l'univers
dans l'ombre de la mort ou de l'éternité, dans la lumière de la joie ou
dans les flammes de la beauté et de l'amour. Tout être a eu de ces
moments qui n'ont laissé en lui qu'une poignée de cendres inutiles. Il
ne suffit pas d'un hasard; il faut une habitude. Il faut apprendre à
vivre dans la beauté et dans la gravité coutumières. Dans la vie, les
êtres les plus bas distinguent parfaitement quelle est la chose noble et
belle qu'il faudrait faire; mais cette chose noble et belle n'a pas
assez de force en eux. C'est cette force invisible et abstraite que nous
devons tâcher d'augmenter par avance. Et cette force ne s'augmente qu'en
ceux qui ont pris l'habitude de s'asseoir plus souvent que les autres
sur les sommets où la vie gagne l'âme et d'où l'on voit que tout acte et
que toute pensée est infailliblement liée à quelque chose de grand et
d'immortel. Regardez les hommes et les choses selon la forme et le désir
de votre oeil intérieur, mais n'oubliez jamais que l'ombre qu'ils
projettent en passant sur la colline ou sur le mur n'est que l'image
passagère d'une ombre plus puissante qui s'étend comme l'aile d'un cygne
impérissable sur toute âme qui s'approche de leur âme. Ne croyez pas que
de telles pensées soient simplement des ornements et qu'elles n'aient
aucune influence sur la vie de ceux qui les admettent. Il importe bien
moins de transformer sa vie que de l'apercevoir, car elle se transforme
d'elle-même dès qu'elle a été vue. Ces pensées dont je parle forment le
trésor secret de l'héroïsme et le jour où la vie nous oblige à ouvrir ce
trésor, nous sommes étonnés de n'y plus trouver d'autres forces que
celles qui nous poussent vers la beauté parfaite. Il ne faut plus,
alors, qu'un grand roi meure pour nous rappeler «que le monde ne finit
pas aux portes des maisons»; et la plus petite chose suffit à ennoblir
une âme chaque soir.

Mais ce n'est pas en vous disant que Dieu est grand et que vous vous
mouvez dans sa clarté, que vous vivrez dans la beauté et dans les
profondeurs fécondes où vécurent les héros. Il est possible que vous
vous rappeliez matin et soir que les mains de toutes les puissances
invisibles s'agitent comme une tente aux plis sans nombre au-dessus de
votre tête, sans que vous aperceviez jamais le moindre geste de ces
mains. Il faut être efficacement attentif; et il vaut mieux veiller sur
la place publique que de s'endormir dans le temple. Il y a de la beauté
et de la grandeur en toute chose; puisqu'il suffit d'une circonstance
inattendue pour nous les faire voir. La plupart le savent, mais ils ont
beau le savoir, ce n'est que sous le fouet du sort ou de la mort qu'ils
rôdent autour du mur de l'existence à la recherche des crevasses sur
Dieu. Ils n'ignorent pas qu'il y a des crevasses éternelles dans les
pauvres parois d'une cabane et que les plus petites vitres n'enlèvent
pas une ligne ou une étoile à l'immensité des espaces célestes. Mais il
ne suffit pas de posséder une vérité, il faut que la vérité nous
possède.

Et cependant, nous sommes en un monde où les moindres événements
assument sans efforts une beauté de plus en plus pure et de plus en plus
haute. Rien ne se mêle plus aisément que la terre et le ciel; et si vous
avez regardé les étoiles avant d'embrasser votre amante vous ne
l'embrasserez pas de la même manière que si vous aviez regardé les murs
de votre chambre. Soyez sûr que le jour où vous vous êtes attardé à
suivre un rayon de lumière à travers l'une des fentes de la porte de la
vie, vous avez fait quelque chose d'aussi grand que si vous aviez pansé
les blessures d'un ennemi, car dans ce moment là vous n'aviez plus
d'ennemi.

Il faut vivre à l'affût de son Dieu, car Dieu se cache; mais ses ruses,
une fois qu'on les a reconnues semblent si souriantes et si simples! Un
rien, dès lors, nous révèle sa présence, et la grandeur de notre vie
tient à si peu de chose! On trouve ainsi, dans les poètes, un vers qui
çà et là, au milieu des humbles événements de nos jours ordinaires,
semble entr'ouvrir soudain quelque chose d'énorme. Aucun mot solennel
n'a été prononcé et l'on dirait que rien n'a été appelé; et cependant,
pourquoi une face ineffable nous a-t-elle fait signe derrière les larmes
d'un vieillard, pourquoi toute une nuit peuplée d'anges s'étend-elle
autour du sourire d'un enfant, et pourquoi, à propos d'un oui ou d'un
non balbutié par une âme qui chante en travaillant à autre chose, nous
sommes nous dit soudain en retenant un instant notre souffle: «ici,
c'est la maison de Dieu, et voici l'une des entrées du ciel?»

C'est parce que ces poètes étaient plus attentifs que nous «à l'ombre
interminable...» Au fond, la poésie suprême n'est que cela, et elle n'a
d'autre but que de tenir ouvertes «les grandes routes qui mènent de ce
qu'on voit à ce qu'on ne voit pas.» Mais c'est aussi le but suprême de
la vie, et il est bien plus facile de l'atteindre dans la vie que dans
les plus nobles poèmes, car les poèmes ont dû abandonner les deux
grandes ailes du silence. Il n'y a pas de jours petits. Il faut que
cette idée descende dans notre vie et qu'elle s'y transforme en
substance. Il ne s'agit pas d'être triste. Petites joies, petits
sourires et grandes larmes, tout cela occupe le même point dans l'espace
et le temps. Vous pouvez jouer dans la vie aussi innocemment «qu'un
enfant autour du lit d'un mort» et ce n'est pas les pleurs qui sont
indispensables. Les sourires aussi bien que les larmes ouvrent les
portes de l'autre monde. Allez, venez, sortez, vous trouverez ce qu'il
vous faut dans les ténèbres, mais n'oubliez jamais que vous êtes près
des portes.

                   *       *       *       *       *

Après ce long détour, j'en reviens à mon point de départ, à savoir
«qu'il est bon de rappeler aux hommes que le plus humble d'entre eux a
le pouvoir de sculpter, d'après un modèle divin qu'il ne choisit pas,
une grande personnalité morale, composée en parties égales et de lui et
de l'idéal.» Or cette «grande personnalité morale» ne s'est jamais
sculptée que dans les profondeurs de la vie; et la réserve de l'idéal
nécessaire ne s'augmente que grâce à d'incessantes «révélations au
divin.» Tout homme peut parvenir en esprit aux sommets de la vie
vertueuse et savoir à tout moment ce qu'il faudrait faire pour agir
comme un héros ou un saint. Mais ce n'est pas cela qui importe. Il faut
que l'atmosphère spirituelle se transforme à tel point autour de nous
qu'elle finisse par ressembler à l'atmosphère des beaux pays du siècle
d'or de Swedenborg où l'air ne permettait pas au mensonge de sortir de
la bouche. Il arrive alors un instant où le moindre mal que l'on
voudrait faire tombe à nos pieds comme une balle de plomb sur un disque
de bronze, et où presque tout se change à notre insu, en beauté, en
amour et en vérité. Mais cette atmosphère n'enveloppe que ceux qui ont
eu soin d'aérer assez souvent leur vie en entr'ouvrant parfois les
portes de l'autre monde. C'est près de ces portes que l'on voit. C'est
près de ces portes que l'on aime. Car aimer son prochain ce n'est pas
seulement se donner tout à lui, servir, aider et secourir les autres. Il
est possible que vous ne soyez ni bon, ni beau, ni noble au milieu des
plus grands sacrifices, et la soeur de charité qui meurt au chevet d'un
typhique a peut-être une âme rancunière, petite et misérable. Aimer son
prochain dans les profondeurs stables, c'est aimer ce qu'il y a
d'éternel dans les autres, car le prochain par excellence c'est ce qui
se rapproche le plus de Dieu, c'est-à-dire de ce qu'il y a de pur et de
bon dans les hommes; et c'est seulement en vous tenant toujours autour
des portes dont je parlais tantôt que vous découvrirez ce qu'il y a de
divin dans les âmes. Alors vous pourrez dire avec le grand Jean-Paul:
«Lorsque je veux aimer très tendrement une personne chère, et lui
pardonner toute chose, je n'ai plus qu'à la regarder quelque temps en
silence.» Il faut apprendre à voir pour apprendre à aimer. «J'avais vécu
durant plus de vingt ans aux côtés de ma soeur, me disait un jour un
ami, et je _l'ai vue_ pour la première fois au moment de la mort de
notre mère.» Il avait fallu qu'ici aussi la mort ouvrît violemment une
porte éternelle, pour que deux âmes s'aperçussent dans un rayon de la
lumière primitive. En est-il un seul parmi vous qui ne soit pas
environné de soeurs qu'il n'a pas vues?

Heureusement, en ceux-là mêmes qui voient le moins, il y a toujours
quelque chose qui agit en silence comme s'ils avaient vu. Il est
possible qu'être bon ce ne soit qu'être en un peu de clarté, ce que tous
sont dans les ténèbres. Voilà pourquoi, sans doute, il est utile que
l'on s'efforce d'élever sa vie et que l'on tende vers les sommets où
l'on atteint à l'impossibilité de mal faire. Voilà pourquoi il est utile
d'habituer son oeil à regarder les événements et les hommes dans une
atmosphère divine. Mais cela même n'est pas indispensable; et que la
différence aux yeux d'un Dieu, doit paraître petite! Nous sommes dans un
monde où la vérité règne au fond des choses et où ce n'est pas la vérité
mais le mensonge qui a besoin d'être expliqué. Si le bonheur de votre
frère vous attriste, ne vous méprisez pas; vous n'aurez pas un long
chemin à parcourir pour trouver en vous-même quelque chose qu'il
n'attristera pas. Et si vous ne parcourez pas le chemin, peu importe;
quelque chose ne s'est pas attristé...

Ceux qui ne songent à rien ont la même vérité que ceux qui songent à
Dieu; elle est un peu moins près du seuil, et voilà tout. «Même dans la
vie la plus vulgaire, dit Renan, la part de ce que l'on fait pour Dieu
est énorme. L'homme le plus bas aime mieux être juste qu'injuste, tous
nous adorons, nous prions bien des fois par jour sans le savoir.» Et
l'on est étonné lorsqu'un hasard nous révèle soudain l'importance de
cette part divine. Il y a tout autour de nous des milliers et des
milliers de pauvres êtres qui n'ont rien vu de beau dans toute leur
existence; ils vont, ils viennent, dans l'obscurité; on croit que tout
est mort; et personne n'y prend garde. Et puis voilà qu'un jour une
simple parole, un silence imprévu, une petite larme qui vient des
sources mêmes de la beauté, nous apprennent qu'ils ont trouvé moyen
d'élever dans l'ombre de leur âme, un idéal mille fois plus beau que les
plus belles choses que leurs oreilles ont entendues et que leurs yeux
ont vues. O nobles et pâles idéaux du silence et de l'ombre! C'est vous
surtout qui réveillez le sourire des anges et qui montez directement
vers Dieu! Dans quelles cabanes innombrables, dans quelles chambres de
misère, dans quelles prisons peut-être, ne vous nourrit-on pas en ce
moment, des larmes et du sang le plus pur d'une pauvre âme qui n'a
jamais souri; de même que les abeilles, alors que toutes les fleurs sont
mortes autour d'elles, offrent encore à celle qui doit être leur reine,
un miel mille fois plus précieux que le miel qu'elles donnent à leurs
petites soeurs de la vie quotidienne... Qui de nous n'a rencontré plus
d'une fois, le long des routes de la vie, une âme abandonnée qui n'avait
cependant pas perdu le courage d'allaiter ainsi dans les ténèbres, une
pensée plus divine et plus pure que toutes celles que tant d'autres
avaient eu l'occasion d'aller choisir dans la lumière? Ici aussi, c'est
la simplicité qui est l'esclave favorite de Dieu; et il suffit peut-être
que quelques sages n'ignorent point ce qu'il faut faire, pour que le
reste agisse comme s'il savait également...



XIII

LA BEAUTÉ INTÉRIEURE


Il n'y a rien au monde qui soit plus avide de beauté, il n'y a rien au
monde qui s'embellisse plus aisément qu'une âme. Il n'y a rien au monde
qui s'élève plus naturellement et s'ennoblisse plus promptement. Il n'y
a rien au monde qui obéisse plus scrupuleusement aux ordres purs et
nobles qu'on lui donne. Il n'y a rien au monde qui subisse plus
docilement l'empire d'une pensée plus haute que les autres. Aussi, bien
peu d'âmes sur la terre résistent-elles à la domination d'une âme qui se
laisse être belle.

On dirait vraiment que la beauté est l'aliment unique de notre âme; elle
la cherche en tout lieu et même dans la vie la plus basse elle ne meurt
pas de faim. C'est qu'il n'y a pas de beauté qui passe complètement
inaperçue. Il se peut qu'elle ne passe jamais que dans l'inconscience,
mais elle agit aussi puissamment dans la nuit qu'à la clarté du jour.
Elle y procure une joie moins saisissable et c'est là la seule
différence. Examinez les hommes les plus ordinaires, lorsqu'un peu de
beauté vient frôler leurs ténèbres. Ils sont là, rassemblés n'importe
où; et lorsqu'ils se trouvent réunis, sans qu'on sache pourquoi, il
semble que leur premier soin soit de fermer d'abord les grandes portes
de la vie. Chacun d'eux cependant, lorsqu'il était seul, a vécu plus
d'une fois selon son âme. Il a aimé peut-être; il a souffert sans doute.
Il a entendu lui aussi, inévitablement «les sons de la contrée lointaine
des Splendeurs et des Terreurs» et a su bien des soirs s'incliner en
silence devant des lois plus profondes que la mer. Mais quand ils sont
ensemble ils aiment à s'enivrer de choses basses. Ils ont je ne sais
quelle peur étrange de la beauté; et plus ils sont nombreux, plus ils en
ont peur, comme ils ont peur du silence ou d'une vérité trop pure. Et
cela est si vrai, que s'il arrivait que l'un d'eux eût fait dans la
journée une chose héroïque, il tâcherait de l'excuser en attribuant à
son acte des mobiles misérables, des mobiles qu'il prendrait dans la
région inférieure où ils sont réunis. Écoutez cependant: une parole
haute et fière a été prononcée qui a rouvert en quelque sorte les
sources de la vie. Une âme a osé se montrer un instant, telle qu'elle
est dans l'amour, dans la douleur, devant la mort ou dans la solitude en
présence des étoiles de la nuit. Il y a de l'inquiétude et les faces
s'étonnent ou sourient. Mais n'avez-vous jamais senti en ces moments,
avec quelle force unanime toutes les âmes admirent et comme la plus
faible approuve indiciblement au fond de sa prison la parole qu'elle a
reconnue semblable à elle-même? elles revivent brusquement dans leur
atmosphère primitive et normale; et si vous aviez les oreilles des anges
vous entendriez, j'en suis sûr, des applaudissements tout puissants dans
le royaume des lumières admirables où elles vivent entres elles.
Croyez-vous que si une parole analogue était prononcée chaque soir, les
âmes les plus craintives ne s'enhardiraient pas; et que les hommes ne
vivraient pas plus véritablement? Il ne faut même pas qu'une parole
analogue revienne. Quelque chose de profond a eu lieu qui laissera des
traces très profondes. L'âme qui a prononcé cette parole sera reconnue
chaque soir par ses soeurs; et sa seule présence va mettre désormais je
ne sais quoi d'auguste sous les propos les plus insignifiants. Il y a eu
en tout cas un changement que l'on ne peut déterminer. Les choses
inférieures n'auront plus la même force exclusive et les âmes effrayées
savent qu'il y a quelque part un refuge...

Il est certain que les relations naturelles et primitives d'âme à âme
sont des relations de beauté. La beauté est le seul langage de nos âmes.
Elles n'en comprennent pas d'autres. Elles n'ont pas d'autre vie, elles
ne peuvent produire autre chose, elles ne peuvent pas s'intéresser à
autre chose. Et c'est pourquoi, toute pensée, toute parole, tout acte
grand et beau est immédiatement applaudi par l'âme la plus opprimée et
la plus basse même, s'il est permis de dire qu'il y ait des âmes basses.
Elle n'a pas d'organe qui la relie à un autre élément et elle ne peut
juger que selon la beauté. Vous le voyez à chaque instant dans votre
vie; et vous même qui avez renié plus d'une fois la beauté, vous le
savez aussi bien que ceux qui la cherchent sans cesse dans leur coeur.
Si un jour vous avez profondément besoin d'un autre être, irez-vous à
celui qui a souri d'un sourire misérable quand la beauté passait?
Irez-vous à celui qui a souillé d'un hochement de tête un acte généreux
ou simplement une tendance pure? Peut-être étiez-vous de ceux qui
l'approuvèrent; mais dans ce moment grave où c'est la vérité qui frappe
à votre porte, vous vous tournerez vers cet autre qui a su s'incliner et
aimer. Votre âme avait jugé dans ses profondeurs; et c'est son jugement
silencieux et infaillible, qui trente années après peut-être, remonte à
la surface, et vous envoie vers une soeur qui est plus vous que tout
vous-même parce qu'elle a été plus près de la beauté.

Il faut si peu de chose pour encourager la beauté dans une âme. Il faut
si peu de chose pour réveiller les anges endormis. Il ne faut peut-être
pas réveiller--il suffit simplement de ne pas endormir. Ce n'est
peut-être pas s'élever mais descendre qui demande des efforts. Est-ce
qu'il ne faut pas un effort pour ne songer qu'à des choses médiocres
devant la mer ou en face de la nuit? Et quelle âme ne sait pas qu'elle
est toujours devant la mer et toujours en présence d'une nuit éternelle?
Si nous avions moins peur de la beauté nous arriverions à ne plus
trouver autre chose dans la vie; car en réalité, sous tout ce que l'on
voit il n'y a que cela qui existe. Toutes les âmes le savent, toutes les
âmes sont prêtes, mais où sont celles qui ne cachent pas leur beauté? Il
faut bien cependant que l'une d'elles «commence.» Pourquoi ne pas oser
être celle qui «commence»? Toutes les autres sont là, avides autour de
nous, comme des petits enfants devant un palais merveilleux. Ils se
pressent sur le seuil, ils chuchotent, ils regardent par les fentes,
mais n'osent pas pousser la porte. Ils attendent qu'une grande personne
vienne ouvrir. Mais la grande personne ne passe presque jamais.

Et cependant que faudrait-il pour devenir la grande personne qu'on
espère? Presque rien. Les âmes ne sont pas exigeantes. Une pensée
presque belle que vous ne dites pas et que vous nourrissez en ce moment
vous éclaire comme un vase transparent. Elles la voient et vous
accueilleront d'une tout autre manière que si vous songiez à tromper
votre frère. On s'étonne quand certains hommes nous disent qu'ils n'ont
jamais rencontré de laideur véritable et qu'ils ne savent pas encore ce
que c'est qu'une âme basse. Mais cela n'est pas étonnant. Ils «avaient
commencé.» C'est parce qu'eux-mêmes étaient beaux les premiers qu'ils
appelaient à eux toute beauté qui passait, comme un phare appelle les
navires des quatre coins de l'horizon. Il en est qui se plaignent des
femmes, par exemple, et qui ne songent pas que la première fois que vous
rencontrez une femme, il suffit d'une seule parole, d'une seule pensée
qui nie ce qui est beau et ce qui est profond pour empoisonner à jamais
_votre existence_ dans son âme. «Pour moi, me dit un jour un sage, je
n'ai pas connu une seule femme qui ne m'ait apporté quelque chose de
grand.» Il était grand d'abord, c'était là son secret. Il n'y a qu'une
chose que l'âme ne pardonne jamais; c'est d'avoir été obligée de
regarder, de coudoyer, de partager, une action, une parole ou une pensée
laide. Elle ne peut pas le pardonner, car pardonner ici c'est se nier
soi-même. Et cependant, pour la plupart des hommes, être ingénieux, être
fort, être habile, n'est-ce pas éloigner avant tout son âme de sa vie,
n'est-ce pas écarter avec soin toutes les tendances trop profondes? Ils
agissent ainsi jusque dans l'amour même; et c'est pourquoi la femme qui
est encore plus proche de la vérité, n'a presque jamais un instant de
vie véritable avec eux. On dirait qu'on a peur de rejoindre son âme et
l'on a soin de se tenir à mille lieues de sa beauté. Il faudrait au
contraire, qu'on tentât de marcher devant soi. Pensez ou dites en ce
moment des choses qui sont trop belles pour être vraies en vous; elles
seront vraies demain si vous avez tenté de les penser ou de les dire ce
soir. Tâchons d'être plus beaux que nous-mêmes; nous ne dépasserons pas
notre âme. On ne se trompe pas quand il s'agit de beauté silencieuse et
cachée. Du reste il importe assez peu qu'un être se trompe ou ne se
trompe pas, du moment que la source intérieure est bien claire. Mais qui
donc songe à faire le moindre effort qu'on ne voit pas? Et pourtant,
nous nous trouvons ici dans un domaine où tout est efficace parce que
tout attend. Toutes les portes sont ouvertes; il n'y a qu'à les pousser;
et le palais est plein de reines enchaînées. Bien souvent il suffit d'un
seul mot pour balayer des montagnes d'ordures. Pourquoi n'avoir pas le
courage d'opposer à une question basse une réponse noble? Croyez-vous
qu'elle passe complètement inaperçue ou qu'elle n'éveille que de
l'étonnement? Croyez-vous que cela ne se rapproche pas davantage du
dialogue naturel de deux âmes? On ne sait pas ce que cela encourage ou
délivre. Même celui qui repousse cette réponse, fait un pas, malgré lui,
vers sa propre beauté. Une chose belle ne meurt pas sans avoir purifié
quelque chose. Il n'y a pas de beauté qui se perde. Il ne faut pas avoir
peur d'en semer par les routes. Elles y demeureront des semaines, des
années, mais elles ne se dissolvent pas plus que le diamant et quelqu'un
finira par passer, qui les verra briller, qui les ramassera et s'en ira
heureux. Pourquoi donc arrêter en vous-mêmes une parole belle et haute
parce que vous croyez que les autres ne vous comprendront pas? Pourquoi
donc entraver un instant de bonté supérieure qui naissait parce que vous
pensez que ceux qui vous entourent n'en profiteront pas? Pourquoi donc
réprimer un mouvement instinctif de votre âme vers les hauteurs parce
que vous êtes parmi les gens de la vallée? Est-ce qu'un sentiment
profond perd son action dans les ténèbres? Est-ce qu'un aveugle n'a pas
d'autres moyens que les yeux pour discerner ceux qui l'aiment de ceux
qui ne l'aiment pas? Est-ce que la beauté a besoin d'être comprise pour
exister, et d'ailleurs croyez-vous qu'il n'y ait pas en tout homme
quelque chose qui comprenne bien au-delà de ce qu'il a l'air de
comprendre, bien au-delà aussi de ce qu'il croit comprendre? «Même aux
plus misérables, me disait un jour l'être le plus haut que j'aie eu le
bonheur de connaître, même aux plus misérables je n'ai jamais le courage
de répondre une chose laide ou médiocre.» Et j'ai vu que cet être que
j'ai suivi bien longtemps dans sa vie avait sur les âmes les plus
obscures, les plus fermées, les plus aveugles, les plus rebelles même,
une puissance inexplicable. Car nulle bouche ne peut dire la puissance
d'une âme qui s'efforce de vivre en une atmosphère de beauté, et qui est
activement belle en elle-même. Et n'est-ce pas, d'ailleurs, la qualité
de cette activité qui rend la vie misérable ou divine?

Si l'on pouvait aller au fond des choses, il n'est pas dit que l'on ne
découvrirait pas que c'est la puissance de quelques âmes belles qui
soutient les autres dans la vie. N'est-ce pas l'idée que chacun se fait
de quelques êtres choisis qui est la seule morale vivante et efficace?
Mais dans cette idée quelle est la part de l'âme élue et quelle est la
part de celui qui l'élit? Est-ce que cela ne se mêle pas très
mystérieusement et cette morale idéale n'atteint-elle pas des
profondeurs que la morale des plus beaux livres ne pourra jamais
effleurer? Il y a là une influence d'une étendue dont les bornes sont
bien difficiles à fixer; et une source de force à laquelle chacun de
nous va boire plus d'une fois par jour. Est-ce qu'une défaillance dans
un de ces êtres que vous considériez comme parfaits et que vous aimiez
dans la région de la beauté, ne diminue pas immédiatement votre
confiance dans la grandeur universelle des choses et votre admiration
pour elles?

Et d'un autre côté, je ne crois pas que rien au monde embellisse une âme
plus insensiblement, plus naturellement, que l'assurance qu'il y a
quelque part, non loin d'elle, un être pur et beau qu'elle peut aimer
sans arrière-pensée. Lorsqu'elle s'est approchée véritablement d'un tel
être, la beauté cesse d'être une belle chose morte qu'on montre aux
étrangers; mais elle prend soudain une vie impérieuse, et son activité
devient si naturelle que plus rien ne résiste. C'est pourquoi songez-y;
on n'est pas seul; il faut que les bons veillent.

Plotin au livre VIII de la cinquième Ennéade, après avoir parlé de la
«beauté intelligible» c'est-à-dire divine, conclut ainsi: «Pour nous,
nous sommes beaux lorsque nous nous appartenons à nous-mêmes; et laids
quand nous nous abaissons à une nature inférieure. Nous sommes beaux
encore quand nous nous connaissons et laids quand nous nous ignorons.»
Or, ne l'oublions pas, nous sommes ici sur des montagnes où s'ignorer
n'est pas tout simplement ne pas savoir ce qui arrive en nous quand nous
sommes amoureux ou jaloux, timides ou envieux, heureux ou malheureux.
S'ignorer où nous sommes c'est ignorer ce qui se passe de divin dans les
hommes. Nous sommes laids quand nous nous éloignons des dieux qui sont
en nous; et nous devenons beaux à mesure que nous les découvrons. Mais
nous ne trouverons le divin dans les autres qu'en leur montrant d'abord
le divin dans nous-mêmes. Il faut que l'un des dieux fasse signe à
l'autre dieu; et tous les dieux répondent au plus imperceptible signe.
On ne saurait le redire trop souvent; il ne faut qu'une fissure à peu
près invisible pour que les eaux du ciel pénètrent dans une âme. Toutes
les coupes sont tendues vers la source inconnue; et nous sommes en un
lieu où l'on ne songe qu'à la beauté. Si l'on pouvait demander à un ange
ce que nos âmes font dans l'ombre, je crois qu'il répondrait, après
avoir regardé de longues années peut-être, bien au delà de ce qu'elles
ont l'air de faire aux yeux des hommes, «Elles transforment en beauté
les petites choses qu'on leur donne». Ah! il faut avouer que l'âme
humaine a un courage singulier! Elle se résigne à travailler toute une
vie dans les ténèbres où la plupart d'entre nous la relèguent et où
personne ne lui parle. Elle y fait ce qu'elle peut sans se plaindre; et
s'efforce d'arracher aux cailloux qu'on lui jette, le noyau de lumière
éternelle qu'ils renferment peut-être. Et tandis qu'elle s'applique,
elle guette le moment où elle pourra montrer à une soeur plus aimée ou
par hasard plus proche, les trésors laborieux qu'elle a amoncelés. Mais
il y a des milliers d'existences où nulle soeur ne la visite; et où la
vie l'a rendue si timide qu'elle s'en va sans rien dire, et sans avoir
pu se parer une seule fois des plus humbles joyaux de son humble
couronne...

Et malgré tout, elle veille à toutes choses dans son ciel invisible.
Elle avertit, elle aime, elle admire, elle attire, elle repousse. A
chaque événement nouveau, elle remonte à la surface en attendant qu'on
l'oblige à descendre, parce qu'elle passe pour importune et folle. Elle
erre comme Kassandra sous le porche des Atrides. Elle y dit sans cesse
des paroles dont la vérité même n'est que l'ombre et personne ne
l'écoute. Si nous levons les yeux, elle attend un rayon de soleil ou
d'étoile, dont elle veut faire une pensée ou bien une tendance
inconsciente et très pure. Et si nos yeux ne lui rapportent rien, elle
saura transformer sa pauvre déception en quelque chose d'ineffable
qu'elle cachera jusqu'à la mort. Si nous aimons, elle s'enivre de
lumière derrière la porte close, et tout en espérant, elle ne perd pas
les heures; et cette lumière qui filtre par les fentes devient de la
bonté, de la beauté ou de la vérité pour elle. Mais si la porte ne
s'ouvre pas, (et dans combien d'existences s'ouvre-t-elle?) elle s'en
retourne en sa prison et son regret sera peut-être une vérité plus haute
qu'on ne verra jamais, car nous sommes dans le lieu des transformations
indicibles; et ce qui n'est pas né de ce côté-ci de la porte n'est pas
perdu, mais ne se mêle pas à cette vie...

Je disais tout-à-l'heure qu'elle transforme en beauté les petites choses
qu'on lui donne. Il semble même, à mesure qu'on y songe, qu'elle n'ait
pas d'autre raison d'être; et que toute son activité s'emploie a réunir
au fond de nous un trésor de beauté qu'on ne peut pas décrire. Est-ce
que tout ne se changerait pas naturellement en beauté si nous ne venions
pas troubler sans cesse le travail obstiné de notre âme? Est-ce que le
mal même ne devient pas précieux lorsqu'elle en a extrait le diamant
profond du repentir? Est-ce que les injustices que vous avez commises et
les larmes que vous avez fait répandre ne finissent pas un jour par
devenir, elles aussi, dans votre âme, de la lumière et de l'amour?
Avez-vous jamais regardé en vous-même dans ce royaume des flammes
purificatrices? On vous a fait un grand mal aujourd'hui; les gestes
étaient petits, l'acte était bas et triste, et vous avez pleuré dans la
laideur. Pourtant, venez jeter un coup d'oeil dans votre âme quelques
années après; et dites-moi si vous ne voyez pas sous le souvenir de cet
acte quelque chose qui est déjà plus pur qu'une pensée, je ne sais
quelle force qu'on ne peut pas nommer, qui n'a aucun rapport avec les
forces ordinaires de ce monde, je ne sais quelle source «d'une autre
vie» à laquelle vous pourrez boire sans l'épuiser, jusqu'à vos derniers
jours. Et cependant vous n'avez pas aidé la reine infatigable; et vous
songiez à autre chose tandis que l'acte se purifiait à votre insu dans
le silence de votre être, et venait augmenter l'eau précieuse de ce
grand réservoir de vérité ou de beauté, qui n'est pas agité comme le
réservoir moins profond des pensées vraies ou belles, mais demeure pour
toujours à l'abri du souffle de la vie.

«Il n'y a pas un fait, pas un événement dans notre existence, dit
Emerson, qui tôt ou tard ne perdra pas sa forme inerte, adhésive et qui
ne nous étonnera pas en prenant son essor, du fond de notre corps, dans
l'Empyrée.» Et cela est vrai à un degré plus haut encore qu'Emerson ne
l'avait peut-être prévu, car à mesure qu'on s'avance en ces lieux, on
découvre des sphères plus divines.

On ne sait pas assez ce qu'elle est, cette activité silencieuse des âmes
qui nous entourent. Vous avez dit une parole pure à un être qui ne l'a
pas comprise. Vous l'avez crue perdue et vous n'y songiez plus. Mais un
jour, par hasard, la parole remonte avec des transformations inouïes, et
l'on peut voir les fruits inattendus qu'elle a portés dans les ténèbres;
puis tout retombe dans le silence. Mais qu'importe? on apprend que rien
ne se perd dans une âme et que les plus petites ont aussi leurs instants
de splendeur. Il n'y a pas à s'y tromper; les plus malheureux même et
les plus dénués ont en dépit d'eux-mêmes, tout au fond de leur être, un
trésor de beauté qu'ils ne peuvent appauvrir. Il s'agit simplement
d'acquérir l'habitude d'y puiser. Il faut que la beauté ne demeure pas
une fête isolée dans la vie mais devienne une fête quotidienne. Il ne
faut pas un grand effort pour être admis parmi ceux «dans les yeux
desquels la terre en fleurs et les cieux éclatants n'entrent plus par
parties infinitésimales, mais en masses sublimes» et je parle de fleurs
et de cieux plus durables et plus purs que ceux qu'on aperçoit. Il y a
mille canaux par lesquels la beauté de notre âme peut monter jusqu'à
notre pensée. Il y a surtout le canal admirable et central de l'amour.

N'est-ce pas dans l'amour que se trouvent les plus purs éléments de
beauté que nous puissions offrir à l'âme? Il existe des êtres qui
s'aiment ainsi dans la beauté. Aimer ainsi, c'est perdre peu à peu le
sens de la laideur; c'est devenir aveugle à toutes les petites choses et
ne plus entrevoir que la fraîcheur et la virginité des âmes les plus
humbles. Aimer ainsi c'est ne plus même avoir besoin de pardonner. Aimer
ainsi, c'est ne plus rien pouvoir cacher parce qu'il n'y a plus rien que
l'âme toujours présente ne transforme en beauté. Aimer ainsi c'est ne
plus voir le mal que pour purifier l'indulgence et pour apprendre à ne
plus confondre le pécheur avec son péché. Aimer ainsi, c'est élever en
soi tous ceux qui nous entourent sur des hauteurs où ils ne peuvent plus
faillir et d'où une action basse doit tomber de si haut qu'en
rencontrant la terre elle livre malgré elle son âme de diamant. Aimer
ainsi, c'est transformer sans qu'on le sache, en mouvements illimités,
les intentions les plus petites qui veillent autour de nous. Aimer
ainsi, c'est appeler tout ce qu'il y de beau sur la terre, dans le ciel
et dans l'âme au festin de l'amour. Aimer ainsi c'est exister devant un
être tel qu'on existe devant Dieu. Aimer ainsi c'est évoquer au moindre
geste la présence de son âme et de tous ses trésors. Il ne faut plus la
mort, des malheurs ou des larmes pour que l'âme apparaisse; il suffit
d'un sourire. Aimer ainsi, c'est entrevoir la vérité dans le bonheur
aussi profondément que quelques héros l'entrevirent aux clartés des plus
grandes douleurs. Aimer ainsi, c'est ne plus distinguer la beauté qui se
change en amour de l'amour qui se change en beauté. Aimer ainsi, c'est
ne plus pouvoir dire où finit le rayon d'une étoile et où commence le
baiser d'une pensée commune. Aimer ainsi, c'est arriver si près de Dieu
que les anges vous possèdent. Aimer ainsi, c'est embellir ensemble la
même âme qui devient peu à peu l'_ange unique_ dont parle Swedenborg.
Aimer ainsi, c'est découvrir chaque jour une beauté nouvelle en cet ange
mystérieux, et c'est marcher ensemble dans une bonté de plus en plus
vivante, et de plus en plus haute.--Car il y a aussi une bonté morte qui
n'est faite que de passé; mais l'amour véritable rend inutile le passé
et crée à son approche un inépuisable avenir de bonté sans malheurs et
sans larmes. Aimer ainsi, c'est délivrer son âme et devenir aussi beau
que son âme délivrée. «Si dans l'émotion que doit te causer ce
spectacle, dit à propos de choses analogues le grand Plotin qui de
toutes les intelligences que je connais est celle qui s'approcha le plus
près de la divinité, si dans l'émotion que doit te causer ce spectacle
tu ne proclames pas qu'il est beau, et si, plongeant ton regard en
toi-même, tu n'éprouves pas alors le charme de la beauté, c'est en vain
que dans une pareille disposition tu chercherais la beauté intelligible;
car tu ne la chercherais qu'avec ce qui est impur et laid. Voilà
pourquoi, les discours que nous tenons ici ne s'adressent pas à tous les
hommes. Mais si tu as reconnu en toi la beauté, élève-toi à la
réminiscence de la beauté intelligible...»



TABLE


                           Pages.
  Le Silence                    7
  Le Réveil de l'Ame           29
  Les Avertis                  49
  La Morale Mystique           65
  Sur les Femmes               81
  Ruysbroeck l'Admirable      101
  Emerson                     131
  Novalis                     155
  Le Tragique quotidien       179
  L'Étoile                    205
  La Bonté invisible          231
  La Vie Profonde             253
  La Beauté intérieure        283



    _ACHEVÉ D'IMPRIMER_
    le six février mil huit cent quatre-vingt seize
    PAR
    L'IMPRIMERIE Vve ALBOUY
    POUR LE
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