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Title: La Douleur; Le vrai mistère de la Passion
Author: Tailhade, Laurent
Language: French
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PASSION ***



  LAURENT TAILHADE

  LA DOULEUR

  LE
  VRAI MISTÈRE DE LA PASSION

  [Illustration]

  PARIS
  ALBERT MESSEIN, ÉDITEUR
  Successeur de LÉON VANIER
  19, QUAI SAINT-MICHEL, 19

  1914



DU MÊME AUTEUR

A LA MÊME LIBRAIRIE


La Farce de la Marmite, traduit de PLAUTE. 1 vol. in-12 broché avec
portrait de E. GABBART et fleuron de ROCHEGROSSE. 3 fr. 50

Pour la Paix, suivi de: _Lettres aux Conscrits_. Frontispice de DESTREM.
1 plaquette in-12. 1 fr. 50

La Noire Idole, _Essai de Morphinomanie_. 1 pl. in-12. 1 fr. 50

La Corne et l'Épée, _Étude sur les Courses de Taureaux_, 1 plaquette in
12. 1 fr. 50

La Feuille à l'envers. _Revue en un acte._ 1 pl. in-12. 2 fr. »

Un Monde qui finit. _La Dévotion à la Croix._ _Don Quichotte de la
Manche._ 1 vol. in-12. 2 fr. »

Louanges à Sophie Cottin. _Poème_ dit par l'auteur à
Bagnères-de-Bigorre. In-8. 1 fr. 50

Petit Bréviaire de la Gourmandise. 1 plaquette in-16. Fleuron de
ROCHEGROSSE. 2 fr. »



IL A ÉTÉ TIRÉ DE CE LIVRE

10 exemplaires sur Japon impérial numérotés 1 à 10

et 20 exemplaires sur Hollande numérotés de 11 à 30

Nº



LA DOULEUR


La douleur s'affirme comme le principe de toute poésie.

Ouvrez n'importe lequel de ces grands livres, monuments indestructibles
de la pensée humaine que, de leurs mains diligentes, avec des matériaux
purs comme l'or et solides comme le bronze, élèvent, d'âge en âge, les
poètes souverains, une plainte infinie émane des cantiques, des nombres
harmonieux, des strophes où leur coeur dolent s'est épanché. L'Humanité
se plaît à orner ses tristesses, à cultiver des fleurs sur les champs de
bataille comme sur les tombeaux. Elle se plaît à magnifier les tourments
qui la déchirent et, par des incantations voluptueuses, à détourner les
orages qui grondent sur sa tête. Aussi bien dans les poèmes lyriques où
le meneur du jeu parle en son propre nom, que dans les fictions
objectives de l'épopée et du drame, les fils de la douleur, c'est-à-dire
tous les hommes dignes de ce nom, recherchent l'alibi intellectuel,
cette ivresse miraculeuse qui naît spontanément de la parole cadencée et
qui, sans nul grossier breuvage, porte dans les esprits une délectation
plus qu'humaine, enfonce dans les coeurs mainte épine délicieuse,
transforme le désespoir en mélancolie, ouvre les chemins du rêve, nuance
de teintes chaudes ou délicates les horizons quotidiens, les rudes et
banales perspectives de l'existence coutumière.

La poésie: auguste religion, culte le premier de tous, le plus universel
qui, parmi tant de ruines et de funestes décombres, élève en plein azur,
tel au printemps du monde, le sanctuaire de sa jeunesse, tantôt en
pierre grise comme Notre-Dame, tantôt en marbre blanc, comme le
Parthénon; qui sourit au désastre; qui, victorieux du temps et des
révolutions, prépare aux blessés, aux meurtris, un asile pacifique et
des refuges amicaux. A l'amour déçu, à l'orgueil outragé, à la tristesse
de vieillir, la Muse, comme un baume réparateur, comme un électuaire de
Jouvence éternelle, propose les grandes images des poètes fantômes
éplorés dont les voix mélancoliques, s'accordant au rythme des sanglots,
effacent dans la mémoire les deuils, les revers, les humiliations,
dispersent les regrets et font moins rude le chemin.

Évoquer les aspects de la douleur chez les poètes serait déduire
l'histoire de la poésie elle-même, dérouler comme une fresque, sur les
fonds orageux de la passion et du rêve, toutes les figures pathétiques,
les ombres dolentes ou furieuses que trente siècles ont produites à la
lumière, que rhapsodes, troubadours et minnesingers, comme Faust
ramenant Hélène, de la nuit primordiale ont revêtues d'une existence
plastique, d'une forme impérissable désormais. Faces livides, regards
noyés de pleurs, visages convulsés par de suprêmes angoisses, mains
suppliantes, fronts voilés, bras tendus pour l'imprécation ou la prière,
le groupe passe, à travers les siècles, telle une sombre et lente
panathénée. Avec des gestes furieux ou lamentables, chacun des fantômes
atteste la pérennité de la souffrance, le tourment quotidien, la
rapidité des jours qui nous emportent, la misère, la peine, les vains
soucis, les efforts démesurés, la volonté même de vivre qui, suivant
Schopenhauer, est le pire des tourments. Et ce sont les mères en deuil,
les amants délaissés, les rois déchus, les guerriers en déroute, les
héros calomniés, la Fatalité posant une chape de plomb sur les plus
fiers désirs, la mort injuste ou prématurée qui fauche dans sa première
fleur la beauté, le génie et l'espérance, les veuves et les mères en
larmes devant les ondes meurtrières et, sur les bûchers funèbres, les
jeunes hommes couchés sous les yeux de leurs parents.

De Priam, arrachant sa barbe grise aux pieds d'Achille, embrassant les
genoux du meurtrier pour en obtenir le cadavre de son fils, jusqu'au roi
Lear hululant sa folie et l'horreur de sa détresse par la bruyère
déserte des Cornouailles, tandis que le vent gémit et que vocifère la
tempête, jusqu'au père Goriot râlant son agonie sur le grabat de la
pension Vauquer; depuis Ariane abandonnée au rocher de Naxos, jusqu'à
Gretchen dans son réduit gothique, lamentant aux pieds de la Vierge
maternelle sa faute et le départ du tant aimé; depuis Hécube, la vieille
Hécube, tantôt hurlant comme une chienne, au bord des flots, son deuil
de reine et son deuil de mère, tantôt aveuglant l'assassin perfide,
l'hôte parjure de son dernier-né, vengeant le sang des priamides sur la
race de Polymestor; depuis Niobé, voilant son front de marbre devant sa
jeune postérité succombant autour d'elle, sous l'arc du dieu qui
commande à Ténédos, jusqu'à Rachel accroupie et gémissante, pleurant,
sous un palmier, les fils de ses entrailles dans la maison joyeuse et ne
voulant pas être consolée à cause qu'ils ne sont plus; depuis Xerxès en
fuite, exécrant Salamine et la chute du grand royaume, jusqu'à Rodrigue,
vagabond, parcourant après la défaite le désert de la Sierra et jetant
aux aigles ses cris désespérés; depuis Job sur son fumier, disant aux
vers du sépulcre: «Vous êtes mes frères!», jusqu'à Timon dans sa
caverne, crachant aux parasites la haine et le dégoût de son vieux
coeur, partout, sans acception de climat, d'époque ou de langage, sous
l'armure aux nielles d'or, sous le chiton dorien aux plis bien ordonnés,
parmi les lauriers-roses et les myrtes d'Hellas, ou dans le ténébreux
décor du moyen âge, qu'elle inspire les amènes odelettes d'Horace ou le
kinnoth effréné du Psalmiste, la Muse, toujours au laurier des poètes
conjugue les rameaux funestes et du cyprès. Un fleuve de sang et de
larmes jaillit parmi les fontaines du Parnasse. Une plainte éperdue, à
travers les échos des civilisations, une plainte se répercute. Elle
gronde comme un ouragan; elle gémit comme la bise d'automne, elle pleure
à l'unisson des abandonnés et de sa plainte eurythmique les console
pieusement.

Tel, aux bords du Strimon désert, par les campagnes jamais exemptes de
frimas quand, parmi les _sacra_ des dieux et l'orgie du nocturne
Bacchus, les femmes sarmates eurent dispersé à travers champs les
membres dilacérés d'Orpheus, la tête arrachée au col marmoréen, que,
dans un tourbillon, l'Hebrus aux froides ondes roulait, de sa bouche
glacée, invoquait Eurydice. «Ah! lamentable Eurydice», appelait son âme
fugitive. Le fleuve et les rivages soupiraient: «Eurydice» après lui!

                   *       *       *       *       *

Dans ce lourd et somptueux héritage, dans ce trésor de larmes amassé par
les poètes d'autrefois et légué à l'attentive postérité, il convient,

    Ainsi qu'on choisit une rose
    Dans les guirlandes de Saaron,

de prendre quelques types caractéristiques et nettement définis. Afin de
circonscrire un sujet trop vaste qui, pareil à la mer, n'a d'autre
limite qu'un horizon sans cesse reculé, que des vagues fécondes en
naufrages, il faut borner sa route et choisir son chemin.

Voici, d'abord, le monde biblique, monde si loin de nous et, pourtant,
si fort incorporé à notre vie actuelle. Dans la Bible des Hébreux, les
pauses de douceur n'abondent guère. Elles apparaissent d'autant plus
suaves qu'elles forment avec l'aridité générale un contraste délicieux.

C'est un chant de rossignol dans la tourmente. C'est une fleur
d'asphodèle. C'est un lis éclos parmi les roches sanglantes et les durs
cailloux du Sinaï. L'épisode si noble, si émouvant de Jacob, défendu par
son plus jeune fils, remettant sa vieillesse à la tutelle de ce
dernier-né, le geste de l'OEdipe biblique appuyé sur l'épaule du berger
adolescent trouva, dans le _Joseph_ de Méhul, une sobre illustration
musicale dont M. Delmas, impeccable et fier artiste, vous fera goûter la
ligne pure et les fraîches couleurs.

                   *       *       *       *       *

Bientôt, le soleil décline à l'horizon du monde attique.

«La Grèce, dit Renan, avait créé la science, l'art, la philosophie, la
civilisation, un public tout entier composé de connaisseurs, une
démocratie qui a saisi des nuances d'art tellement fines que les
raffinés d'à présent les conçoivent à peine.»

Mais, bientôt, la sève s'est tarie. En pleine jeunesse, l'Hellade aimée
des dieux est morte comme Achille, frappée en plein combat. Elles ont
vécu, les républiques de Phidias et de Platon! Alexandre, qui porta le
surnom de Grand, grand surtout par l'abaissement des peuples qui
l'entourent, a vendu trente mille Grecs, au lendemain de Chéronée.

Et, depuis, Rome, poursuivant son oeuvre et continuant son empire, dicte
des lois à l'univers. Octave, à présent revêtu de la pourpre impériale,
a fermé le temple de la Guerre, fait son concordat avec le parti des
riches et le pouvoir sacerdotal. Après quatre cents ans de luttes et de
conquêtes, le rêve de Socrate se réalise en tout point. L'univers n'a
plus qu'un seul maître. La Paix romaine est proclamée.

Or, voici qu'un malade charmant, poète officiel qui--dirait
Veuillot--«fait des vers pieux, sur commande», le librettiste du _Chant
Séculaire_ et de _La Cantate à Drusus_, l'aimable Horace, fuyant les
embarras de la Cour, au pays sabin, dans sa villa du mont Soracte,
plaint, à son tour, les voluptés éphémères, les jours fugaces et la
brièveté des roses. Mais, puisqu'il faut rejoindre, tôt ou tard, le
vieil Énéas, dans la demeure des ombres; puisque les lunes diligentes
réparent le décri des célestes demeures; puisque les amours s'envolent
et que le règne de Cynara est à jamais fini, que le jeune esclave
apporte des parfums: il sied de boire, de couronner son front en
écoutant la voix de Néère aux chants mélodieux.

Cette acceptation de la vie et le calme sourire du poète devant les lois
inéluctables, cette acceptation de la Mort et de la Vieillesse ne va pas
sans grandeur. Le polythéisme gréco-latin avait fait les âmes des hommes
à l'image de ses dieux, pacifiques et lumineuses, pleines de raison, de
sérénité.

Aux confins de l'ancien monde, vers les bords mystérieux où se lève
l'aurore, un poète qui, certes, ne connaissait point Horace, ému comme
lui par la fragilité des choses et les dons précaires du bonheur, a,
comme lui, célébré les festins, les coupes débordantes et, sous les
pêchers en fleurs, la joie incomparable de boire comme un immortel.
C'est Li-taï-pé. Remplacez le _khin_ du Chinois par la lyre ou la flûte.
Au lieu du singe oriental qui pleure sur les tombeaux, faites gémir le
nocturne hibou, la chevêche de mauvais augure: _La Chanson du Chagrin_,
composée au IXe siècle par un favori de l'empereur, Ming-Hoang, aura
place dans chaque florilège entre les vers de Flaccus et ceux
d'Anacréon. La voici:

    Le maître de céans a du vin: mais ne le versez pas encore.
    Attendez que je vous aie chanté _La Chanson du Chagrin_,
    Quand le chagrin vient, si je cesse de chanter ou de rire,
    Personne, dans ce monde, ne connaîtra ces sentiments de mon coeur.
    Seigneur, vous avez quelques mesures de vin:
    Et, moi, je possède un _khin_ de trois pieds.
    Jouer du luth et boire du vin sont deux choses qui s'accordent bien
                                                               ensemble.
    Une tasse de vin vaut, en son temps, mille onces d'or.
    Bien que le ciel ne périsse point, bien que la terre soit de longue
                                                                  durée,
    Combien pourra durer pour nous la possession de l'or et du jade?
    Cent ans au plus! Voilà le terme de la plus longue espérance.
    Vivre et mourir une fois, voilà ce dont tout homme est assuré.
    Écoutez, là-bas, sous les rayons de la lune, écoutez le singe
                         accroupi qui pleure tout seul sur les tombeaux!
    Et, maintenant, emplissez ma tasse! Il est temps de la vider d'un
                                                             seul trait!

                   *       *       *       *       *

La douleur agrandit l'âme et la rend plus profonde; car elle est comme
la mer; elle creuse le roc et toujours s'infiltre plus avant; les coeurs
généreux, capables de la contenir, accèdent aux pensers les plus hauts
et, comme le cygne de Virgile, abandonnent la terre pour, de leur chant
sublime, tenter les étoiles et s'abîmer dans les cieux.

Le paganisme, épris de la vie et de la beauté seules, méconnut cette
noblesse intime de la douleur et, comme dit Bossuet, «ce je ne sais quoi
d'achevé que le malheur ajoute à la vertu».

Il appartenait à la religion du christianisme d'ennoblir et d'exalter la
souffrance.

En présence de la douleur, Épictète et Marc-Aurèle ne savaient que
s'abstenir. «Douleur, tu n'es qu'un mot», affirmaient les sages. Mais,
pour les disciples du Christ, elle apparaît, cette douleur, comme un
signe manifeste de la bonté divine, comme un gage de pardon et
d'éternelle béatitude. Le patient est un élu, car sa peine est
l'aiguillon de la vie intérieure, le sel de l'âme qui préserve l'homme
intérieur de la contagion et du péché. Baudelaire a magnifiquement
exprimé ces choses dans le grave et religieux finale de sa
_Bénédiction_.

En présence de l'auguste misère, en présence du rachat par le sacrifice,
qui donc oserait se plaindre? Qui donc refuserait de porter son fardeau?
Mères en deuil, pleureuses aux voiles noirs, les mères elles-mêmes,
veuves de leurs enfants, endorment cette angoisse quand elles prennent
pour consolatrice la Mère-aux-Sept-Glaives, qui leur sourit à travers
ses pleurs:

    Elle était là, debout, la Mère douloureuse.
    L'obscurité livide, aveugle, sourde, affreuse,
    Planait de toutes parts autour du Golgotha.
    Christ! le jour devint noir, lorsqu'on vous en ôta,
    Et votre dernier souffle éteignit la lumière.
    Elle était là, debout, près du gibet, la Mère!
    Et je me dis: «Voilà la douleur.» Et je vins.
    «Qu'avez-vous donc, lui dis-je, entre vos doigts divins?»
    Alors, auprès du fils saignant du coup de lance,
    Elle tendit sa droite et l'ouvrit en silence,
    Et je vis dans sa main l'étoile du matin.

Les larmes ne sont plus, dorénavant, un signe de bassesse ou de
pusillanimité, mais--comme l'a dit Renan--la libation du coeur, le sang
incolore de l'âme, l'hostie éternelle d'espérance et de propitiation.

                   *       *       *       *       *

Le Romantisme, réaction idéaliste et chrétienne contre la sécheresse de
la littérature impériale, fut une grande école de mélancolie. En 1802,
Chateaubriand, avec _Le Génie du Christianisme_, et, cinq ans plus tard,
avec _Les Martyrs_, fait entendre à la vieille Europe les cris de son
âme orgueilleuse et dolente. Il revient de pays lointains et
magnifiques. Sous les chênes et les tulipiers de la Floride, près des
lacs aux froides eaux, il a promené sa langueur et son amertume. Au
hurlement des cataractes, au fracas des rapides, au silence de la
prairie, il a mêlé ses cris d'angoisse. Il a gémi dans la savane, abrité
sous la tente fumeuse du Sachem la tristesse incurable de René. Ce fut
un grand poète, mais qui ne s'exprimait point en vers.

Lamartine, donc, plus jeune que Chateaubriand de vingt-deux années,
ouvre le siècle XIXe. Cette tristesse marque le grand cycle de la poésie
individuelle, que Verlaine et Baudelaire ont fermé, depuis, avec une
splendeur sans égale.

Une _Méditation_ de Lamartine, un sonnet de Verlaine, marqueront le
point de départ et le terme de cette évolution. Lamartine, imbu de
christianisme, a, dans _Le Crucifix_, manifesté ses dons les plus
heureux: noblesse, harmonie, émotion, charme et grandeur virgiliennes,
avec une concentration qui ne lui est pas habituelle: c'est, à coup sûr,
un des plus beaux poèmes de la langue française.

En regard de cette élégie, si purement classique et belle, voici, non
moins pénétrants, non moins émus, non moins douloureux, quatorze vers de
Paul Verlaine.

Ici, plus de rhétorique, ni de développement. La passion y parle toute
pure, comme dans la chanson d'Alceste, et frappe droit au coeur:

    Et j'ai revu l'enfant unique: il m'a semblé
    Que s'ouvrait dans mon coeur la dernière blessure,
    Celle dont la douleur plus exquise m'assure
    D'une mort désirable en un jour consolé.

    La bonne flèche aiguë et sa fraîcheur qui dure!
    En ces instants choisis elles ont éveillé
    Les rêves un peu lourds du scrupule ennuyé,
    Et tout mon sang chrétien chanta la Chanson pure.

    J'entends encor, je vois encor! Loi du devoir
    Si douce! Enfin, je sais ce qu'est entendre et voir,
    J'entends, je vois toujours! Voix des bonnes pensées,

    Innocence, avenir! Sage et silencieux,
    Que je vais vous aimer, vous un instant pressées,
    Belles petites mains qui fermerez nos yeux!

                   *       *       *       *       *

Victor Hugo domine le XIXe siècle, dont il occupe chaque avenue et qu'il
possède tout entier. Poète, romancier, orateur, il exprime la pensée
ordinaire et moyenne de ses contemporains avec une richesse verbale, une
plasticité de formes que Ronsard lui-même n'a pas atteintes. C'est le
maître du Verbe, l'artiste souverain. Un tel don, par sa richesse même,
semble, parfois, exclure l'émotion. Mais que cet incomparable manieur de
rythmes et de rimes soit atteint dans son orgueil ou dans la tendresse
paternelle, si profonde en lui, son coeur laisse jaillir le torrent de
la colère, le flot sacré des larmes; les paroles abondent, l'éloquence
du coeur monte, exècre ou gémit dans sa grande voix.

Il écrit _Les Châtiments_ ou _Pauca meæ_.

Écoutez la plainte douloureuse de ce père à qui la plus banale
catastrophe ravit l'enfant de sa prédilection. Pour entendre la pièce
que M. Leitner, avec sa maîtrise accoutumée, aura l'honneur d'animer
devant vous, il faut se rappeler que la fille de Victor Hugo, mariée à
peine depuis six mois, dans une promenade en barque et sous les yeux
même du père, impuissant à lui donner secours, fut, le 4 septembre 1843,
engloutie, en touchant presque le rivage.

Voici donc, glorifiée et maîtresse du monde, la douleur, cette ennemie
antique de l'Humanité. Chacun, désormais, lui rend hommage comme à la
suzeraine de la terre.

Quels que soient les fléaux, les malheurs qui l'atteignent, les ruines
qui le frappent dans ses intérêts ou dans ses amitiés, l'homme ne maudit
plus cette initiatrice de l'effort et de la Volonté.

Pour avoir eu pitié des pauvres, des humbles, des petits, des opprimés,
de ceux que Nietzsche, dédaigneusement, traite de «tchandalas»,
souffre-douleur obscurs, blessés dans leur esprit et dans leur chair, le
Christianisme n'en a pas moins compris l'utilité divine de la joie et
que l'homme ne saurait vivre sans bonheur.

La grande fête de la compassion et des larmes est, en même temps, celle
de la renaissance et de la vie. La Magdaléenne en pleurs, au pied de la
croix, devance l'heureux espoir de l'ascension future et chante, avant
qu'il ne succombe, la résurrection du bien-aimé.

Après les jours de ténèbres et les trêves luctueuses, après le silence
des orgues, voici que les cloches pascales égrènent dans le ciel
printanier leur allégresse revenue. Un clair soleil monte à l'orient. La
pierre du sépulcre est renversée, et, tandis que, dans sa robe de lin
blanc et sous une auréole mystique, le Christ, affranchi du tombeau,
pour la dernière fois montre ses mains sanglantes aux apôtres assemblés,
la Nature célèbre le retour jubilaire du printemps. L'air se fait plus
léger; sous l'écorce dure, pointent les bourgeons, et bientôt, avec les
feuilles vertes, le chant des oiseaux et le parfum des fleurs.

De toutes les métamorphoses, de tous les changements imposés par le
Christianisme aux civilisations antiques, il n'est transformation plus
radicale ni plus profonde que celle de l'amour. Ce n'est plus,
maintenant, le conflit des sexes, mais l'étreinte pure des âmes,
s'embrassant avec délices dans l'azur immatériel.

Béatrice montre à son poète la route de l'ascension et les chemins du
Paradis. Cette conception nouvelle d'un amour à la fois plus ardent et
plus chaste, inspirateur des gestes chevaleresques et des prouesses
magnanimes, mêle aux extases de la jeunesse un élément inconnu, ou peu
s'en faut, du monde antique: la Bonté. Le cruel Eros d'Euripide, «Eros,
tyran des hommes et des dieux», baptisé, purifié, grandi par le
renoncement et par le sacrifice, a pris un nom qui dément ses origines
ténébreuses. Il s'appelle, désormais, la «Charité». L'homme ne trouve
dans son âme qu'indulgence et que pardon.


J'AI PARDONNÉ

            J'ai pardonné,
          Jouet infortuné
            D'un amour profané.
          Mon coeur s'était donné,
            J'ai pardonné.

        De ces brillants, le feu ruisselle;
        Mais dans tes yeux nulle étincelle
            N'a rayonné.
            J'ai pardonné (_bis_).

          Mon coeur s'était donné,
          J'ai vu ton âme en songe,
      J'ai vu la nuit où sa douleur la plonge,
      Et le regret à tes pas enchaîné,
      Et ton printemps aux larmes destiné.
            J'ai pardonné.

Une même douceur embaume les chagrins de Marguerite. Parmi les
compositions ardentes ou plaintives que la douce figure de Gretchen
inspira aux musiciens, il n'en est pas de plus forte ni de plus
chaleureuse que _Le Lied_ romantique de Schumann. C'est la plainte d'un
coeur épris jusqu'à la mort, le chant d'une victime plus que résignée et
ne demandant à vivre que le temps de pardonner.

Le héros frappé dans sa vigueur et dans sa jeunesse, le guerrier
adolescent qui, pour défendre la terre paternelle et suivre l'hetman de
son hameau, a coiffé le bonnet du Cosaque et monté le cheval de
l'Ukraine, tombe frappé au coeur par la balle d'un mécréant. Il reste,
néanmoins, sans colère comme sans peur et sans reproche, faisant face à
la mort comme à l'ennemi. Cependant, il recorde l'héroïque chevauchée.
Il rêve! Que, parfois, sur le chemin que bordera sa tombe, passe avec
les clairons, au galop des coursiers frénétiques, son régiment, le noble
régiment de l'Ukraine, son ombre ingénue et guerrière s'endormira
consolée à jamais.

Douleur païenne, douleur chrétienne! Entre ces deux bornes, le monde
moderne évolue et se cherche depuis bientôt deux mille ans. L'orgueil
réconforte le stoïcien, l'amour porte au delà du monde le chrétien
abattu.

L'exhortation du Portique s'adresse à la raison. Elle est purement
cérébrale. Au coeur, tendent les efforts de la «consolation internelle»
promulguée à l'ombre de la Croix. Sénèque, saint Jérôme, en ont déduit
les formules contradictoires. Sénèque, dans une langue érudite,
compassée et redondante qui, déjà, fleure le gongorisme et l'emphase
espagnols, discute la souffrance, en fait, peut-on dire, l'anatomie. Il
conteste l'être aux maux dont gémissent les hommes: «Douleur, tu n'es
qu'un mot», tandis que Jérôme, Dalmate passionné, se garde bien
d'argumenter. Il gémit et pleure. Son latin barbare, qui traduit la
Bible, émeut les patriciennes de Rome, qui l'entendent à merveille.
Entre ces deux phares extrêmes, situés sur des faîtes opposés, Boëce
reluit d'un pur éclat.

Homme officiel, chrétien comme la plupart des notables qui, de son
temps, occupèrent les fonctions publiques, Boëce n'en était pas moins,
par alliance, le petit-fils du grand Symmaque, du dernier Romain, de
celui qui lutta contre Ambroise de Milan pour la Victoire du Capitole,
et défendit les anciens dieux.

Sa _Consolation_ apportait des arguments chrétiens au stoïcisme. Les
néo-convertis, en pouvant passer en un jour de Marc-Aurèle au Christ,
faisaient station entre le Portique et l'Église, dans un état d'âme
indécis et passionné. Boëce comprenait la beauté des choses, mêlait aux
hymnes liturgiques, modulées encore sur les rythmes d'Horace, des chants
naturalistes, jetait des apostrophes amicales aux bois, aux campagnes,
au printemps revenu. Il fêtait le _pervigilium Veneris_.

Heureux celui qui, comme Boëce, s'assied dans la blanche lumière des
parvis!

Il écoute le chant lointain des orgues, le murmure des cantiques, le
frémissement des prières qui, pareilles à des colombes amoureuses,
montent en plein azur. Il rêve au pied de toutes les Acropoles et suit
d'un regard lucide la marche sereine des constellations.

Mais plus heureux encore celui qui trouve dans la douleur un principe
d'énergie et de commisération humaines, qui, pour apaiser tant de soucis
et de chagrins inhérents à notre existence, envisage le mal de vivre
comme un principe d'action et de miséricorde, comme un perpétuel
enseignement de travail et de pitié.



LE VRAI MISTÈRE DE LA PASSION


Parmi tous les objets offerts en spectacle et donnés comme leçon à la
curiosité des hommes, parmi les événements, catastrophes publiques ou
malheurs privés, gestes scélérats ou magnanimes, prouesses ou forfaits
susceptibles d'engendrer, ainsi que le demande Aristote, la terreur et
la pitié, il n'existe rien de plus émouvant ni de plus grandiose au
monde que le supplice et la mort d'un dieu.

Soit que l'animadversion de Zeus abandonne en pâture aux aigles du
Caucase le grand coeur de Prométhée et déchire de clous ses mains
laborieuses qui portaient la lumière; soit que, pâmé sur un lit de
fenouil et d'anémones, le chasseur Adônis, parmi les femmes tyriennes et
les pleureuses de Gebel quand fument les trépieds d'où monte une vapeur
de daumes, exhale sa vie adolescente que jalousaient les ténèbres de
Hadès et les Ombres inquiètes; soit que, debout, parmi les tourbillons
de flamme, sur son bûcher plus auguste qu'un autel, Héraklès,
bienfaiteur des hommes, ayant purgé la terre, banni les miasmes et les
épouvantes, prenne place et, dans une ardente apothéose, regagne les
hautes demeures de son père, tous les peuples, toutes les races ont,
avec une ferveur égale, magnifié de riche poésie et célébré tour à tour
la mémoire des êtres jeunes ou divins sacrifiés à la destinée, à la Mort
inéluctable et descendus au tombeau.

Dieux pathétiques, dieux sanglants, dieux meurtris et ressuscités, dieux
pleurés par leurs amantes, par leur mère, tantôt sur les pentes du Liban
où fleurit l'asphodèle, tantôt près des fleuves hyperboréens que désole
un éternel hiver! Attys, Zagreus, Tammouz et Penthée fils d'Echion,
chacun eurent leur semaine sainte, leur deuil liturgique, solemnisé par
un peuple fidèle, suivant le rythme des saisons. Dans la sensuelle
Égypte et la Syrie ardente, de Memphis à Byblos, d'Ascalon à Damas, le
mystère de la passion, la descente aux enfers et, parmi les hommes, le
retour des êtres surhumains qui traversèrent l'épouvante de Hadès et les
portes maudites, ayant asservi à leur joug les Puissances ténébreuses,
fut l'objet tantôt de rites pieux, tantôt de spectacles populaires.
Drame par excellence de l'antiquité, Bacchus lui-même joua sur le
théâtre les _pathémâta_ souffertes, sa divinité méconnue et prisonnière
dans la maison de Cadmos; il affirma son triomphe et sa palingénésie
éternelle, menant, comme un boeuf à l'autel, vers une mort dérisoire et
les pièges du Cithéron nocturne, vers les bacchantes homicides, le roi
blasphémateur qui méconnut le sang des dieux. _Prométhée délié_ de
l'augural Eschyle, ce dénouement, ignoré des modernes, proclamait, sans
doute, la délivrance du Titan, la fin de son martyre et de sa
crucifixion. Mais il enseignait, en même temps, la stabilité du droit,
l'imprescriptible victoire de la conscience humaine sur le caprice des
tyrans. Au lendemain d'Hipparque et d'Hippias, devant Athènes rendue à
ses propres lois, il couronnait les saintes révoltes du Juste,
l'insurrection légitime contre le bon plaisir et l'arbitraire. En même
temps qu'il rendait la vie aux légendes ancestrales, aux mythes
primitifs, il instruisait les citoyens, recommençait pour eux la leçon
d'Harmodios.

Mais ces drames à la fois religieux et civiques, ce théâtre d'un si
profond accent et d'une ligne si pure, dont chaque héros, même dans les
affres de la douleur, même dans les transports de la passion, garde une
attitude sculpturale, pareil aux Niobides expirants, ce théâtre où
pitié, colère, haine et désespoir toujours se meurent d'après un rythme
de beauté, la cadence d'une lyre invisible, ce théâtre d'Eschyle ou de
Sophocle--statuaire passionnée et vivante--ne portent à la scène que des
êtres atteints par un malheur involontaire ou de fatidiques expiations.

La Fatalité, le déchaînement des forces adverses, la mystérieuse Némésis
qui punit les Éphémères comme les Immortels d'avoir cru à leur propre
bonheur, frappent les dieux pathétiques de l'Égypte ou de l'Asie, aussi
bien que les héros à notre taille de l'Hellade. Ces victimes endurent
fortement les maux appesantis sur leur tête. Hercule, de ses vaillantes
mains, amoncèles en personne les hêtres du bûcher, sur la montagne
thessalienne.

Et quand ils se redressent, comme le titan d'Eschyle, s'insurgent contre
les bourreaux, c'est au nom d'un principe supérieur, sans nulle
préoccupation d'égoïsme qui les enlaidisse ou les diminue.

Ils opposent au malheur une sérénité magnanime, le calme,--déjà,--du
stoïcien. Ils affrontent la douleur, comme ils ont affronté les travaux
qui les immortalisent. Ils gravissent d'un pied ferme et d'un front
assuré le calvaire de leur passion.

Aucun d'eux, cependant, ne l'a sollicitée.

Avec le christianisme, tout se transforme et se métamorphose. Le dieu
mourant cesse d'être la victime passive, la proie obligée et nécessaire
d'un _factum_ ennemi.

Lui-même voulut endurer tout ce que la Terre enfante de maux. Il a pris
le rude chemin de l'humiliation et des souffrances pour obéir à la loi
mystérieuse du rachat. Il a mis en balance avec les fautes, les
ténèbres, les crimes et les détresses de l'Humanité, le deuil sans prix
d'une douleur divine. «Heureux, dit Ézéchiel, ceux qui lavent leurs
étoles dans le sang de l'Agneau!» L'agneau pascal a tendu sa gorge au
sacrificateur. Il s'est offert en holocauste. Il s'est rendu l'otage
propitiatoire, grâce auquel, enfin racheté du fardeau qui pesa trop
longtemps sur sa tête, le vieil Adam reconquerra l'innocence première et
l'allégresse du Paradis perdu.

Hercule, Prométhée, Adônis n'étaient que des victimes. Jésus, parmi les
dieux, est le premier martyr. Une semaine d'agonie a consommé l'oeuvre
de la Rédemption. De son entrée à Jérusalem, parmi les vivats et les
palmes, jusqu'à la crise dernière, sous les oliviers de Gethsemani, du
festin d'adieu au prétoire de Pilate, le fils du charpentier a vécu le
drame salutaire. Et les jours mémoratifs de son crucifiement désormais,
porteront le nom de «semaine sainte». Ils fixeront la date choisie entre
toutes, par les civilisations modernes, pour célébrer la Pâque, fête de
la jeunesse, de la résurrection et de l'espoir.

Car la Pâque--la _Peçah_ ou «passage» des Hébreux--est aussi pour les
races indo-européennes le jour bienvenu du passage, dans l'ordre moral
et dans l'ordre physique aussi bien que dans l'ordre civil, passage de
l'hiver au printemps, de l'enfance à la puberté, de l'ignorance à la
culture intellectuelle, des ténèbres à la lumière. C'est, à présent
aussi, diront les Pères, les Docteurs, les théologiens, c'est le passage
de la coulpe à l'innocence, de l'erreur à la vérité, de l'éternelle
damnation au salut éternel. Ce n'est pas en vain que le sang, que les
larmes du Sauveur ont humecté la terre. L'oeuvre d'amour, le sacrifice
du jeune dieu à la misère humaine portent déjà les fruits augustes de la
réconciliation et du pardon. Le ciel est ouvert, la terre pacifique pour
les hommes de bonne volonté.

Et c'est pourquoi l'officiant revêt, à la messe de Pâques, un ornement
écarlate, richement orfévré. Le sang du Golgotha ouvre aux enfants des
hommes le Paradis aux portes d'or.

                   *       *       *       *       *

Quand le théâtre du Moyen-Age eut quitté le sanctuaire; quand le drame,
assumant une vie originale et personnelle, y devint autre chose qu'une
réplique de l'enseignement sacerdotal, qu'un sermon en tableaux vivants;
quand, hors de la basilique et des froids piliers de pierre grise qui
supportaient son échafaud, la comédie, aussi chrétienne mais plus libre
que par le passé, entra dans la cité laïque et demanda sa place aux
villes du monde occidental, ce fut par des spectacles religieux qu'elle
y débuta.

Certes la poésie dramatique, en France, date d'aussi loin que l'épopée
ou la chanson. Depuis _la Représentation d'Adam_, antérieure aux cycles
de _Perceval_ et de _la Table ronde_, qui se jouait, au siècle XIIe, en
plein air, mais devant l'église métropolitaine, sur une estrade reliée
au parvis, sans doute, par une sorte de praticable, car il est dit que
l'acteur chargé de représenter Dieu-Le-Père, quand il n'était pas en
scène, rentrait dans l'église, comme on rentre dans la coulisse; depuis
_la Représentation d'Adam_, écrite en français, jusqu'au _Vray mistère
de la passion_, par les frères Gréban, joué encore à Valenciennes, en
1547, lorsque Pierre de Ronsard comptait déjà vingt ans, le théâtre
mystique produisit en France des ouvrages abondants et médiocres, d'une
sécheresse et d'une puérilité déconcertantes, la plupart d'une exécution
si faible et tellement au-dessous de la conception primitive que le
public moderne aurait quelque peine à les endurer, sur les tréteaux.

  Exposer devant des spectateurs croyants l'histoire de leur foi,
  incarner sous leurs yeux les objets de leur adoration, réaliser devant
  eux, sur la scène, le geste du Messie et les espérances et les
  terreurs de l'autre monde, unir dans une action commune, immense,
  variée, idéale en même temps que réaliste la Terre, l'Enfer, le Ciel,
  c'était--dit Petit de Julleville--essayer de porter le Théâtre à des
  hauteurs qu'il n'a pas atteintes depuis lors.

L'idée était grandiose.

Mais l'oeuvre fut manquée. Avec un peu de génie et le sens de la
composition, le mystère d'Arnould de Gréban aurait pu devenir un
chef-d'oeuvre. Cependant il n'a pas fallu moins, pour le rendre
accessible aux contemporains, que l'heureuse union de MM. de La Tourasse
et Gailly de Taurines, tous deux érudits et lettrés, qui, dans ce fatras
de trente-cinq mille vers, ne prenant que la fleur, ont su réduire le
poème de Gréban aux dimensions d'un drame en vers par le premier faiseur
venu.

  Leur Passion est forte, vigoureuse, en grand relief, en grandes lignes
  très nettes et d'une composition harmonieuse autant que claire, de
  nature à faire une grande impression sur les esprits.

Tel s'affirmait, en octobre 1906, quand la pièce fut, pour la première
fois, représentée à l'Odéon, l'avis de M. Faguet à qui les adaptateurs
de Gréban demandèrent, avec une préface, la consécration de l'Académie
et du Journal.

                   *       *       *       *       *

Le mystère, l'hiérodrame, ce que l'Espagne, au XVIe siècle, nommait
_auto sacramental_, pour désigner ces ardentes représentations de
Calderon ou de Lope, ces gestes pleins de race et de feu, ces drames où
les muscles font saillie, où le sang bat sous la peau et qui ne
ressemblent pas aux enfantines compositions de Gréban plus qu'un
Velasquez aux enluminures de ses manuscrits, le mystère, affranchi de
l'Église, avait pour interprètes ordinaires les troupes comiques ou,
pour dire plus juste, les confréries qui s'organisaient, non par
l'entente et le concours d'histrions professionnels, mais d'amateurs
choisis dans les milieux sociaux les plus hétéroclites: bourgeois,
écoliers, artisans et même gentilshommes, clercs tant réguliers que
séculiers. En effet, la représentation des mystères passait pour oeuvre
pie. Agréable aux saints dont on jouait les vertus et de la plus grande
efficacité pour détourner les fléaux si communs dans cet âge de ténèbres
et de férocité: pestes, guerres, invasions ou maladie. Entre ces divers
groupements, ces compagnonnages, le plus illustre et le mieux réputé fut
celui des _Confrères de la Passion_. Victor Hugo, dans _Notre-Dame de
Paris_, évoque le tableau, quelque peu artificiel et convenu, d'un gala
dramatique, d'une représentation offerte par les clercs de la Basoche
aux ambassadeurs flamands, sous Louis XI, quelques années après le
mystère des Gréban, car ils étaient deux frères, l'un et l'autre
Manceaux, l'un et l'autre chanoines et versificateurs acharnés. Ils
déduisaient sans répit des mélodrames édifiants--quarante mille vers,
pour eux, n'étaient qu'une vétille--que leur ami et compère, un Angevin
du nom de Jean Michel, maître mire de son état, embellissait volontiers
de scènes admirables. C'était «le capucin qui faisait leurs pièces».

On jouait n'importe où, dans une grange, dans une cour de ferme, sous
les piliers d'un marché couvert. On jouait en plusieurs jours ces poèmes
démesurés. N'importe où, sinon, toutefois, à l'église. Car ce drame, une
fois quitté l'austère décor des cathédrales et cessant de concourir aux
offices liturgiques, prit bien vite un essor définitif. Cela n'empêcha
pas qu'il ne fût toujours intermittent et vagabond.

_Les confrères de la Passion_ eurent seuls, jusqu'au XVIIe siècle, un
théâtre stable et qui leur appartenait. Vers la fin du XVIe siècle et
sous l'influence des huguenots, que scandalisait la grossièreté des
intermèdes comiques, le Parlement ne cessa de les persécuter. La libre
expansion du génie et de la belle humeur populaires fut arrêtée en plein
épanouissement par les mômiers de la Réforme et les hellénistes de la
Renaissance. Bientôt, il fallut pindariser avec Ronsard, adopter le
style soutenu, et se guinder, coûte que coûte, au «sublime» de collège
dont les meilleurs écrivains classiques n'ont jamais pu se défaire
absolument.

Le public des _mistères_ faisait paraître un aspect assez tumultueux et
diapré, même quand les acteurs cessèrent de jouer en plein air. Aux
bourgeois sententieux et gobe-mouche, aux bavolettes, aux gens d'armes,
se mêlaient, non sans profit, les tire-laine et les coupeurs de bourses.
Panurge y coudoyait les stropiats de Clopin Trouillefou. Apparemment
aussi, les intellectuels, amis de François Villon, gens de bel appétit
et de scrupules modérés, enclins à la bouteille, quêteurs de repues
franches, maigres comme des loups et comme eux endentés, forts en
gueule, rouges de museaux, buvant frais, cognant dur et crachant comme
coton, dès que la soif les prend, quelque peu écoliers, quelque peu
larrons, en délicatesse avec le grand prévôt, le guet et les archers,
mais fort bien vu par les galloises du Glatigny et du Huelleu, bonnes
filles qui, la gorge au vent et la cotte retroussée, popinaient avec eux
dans les tavernes méritoires: Blanche la savetière, à danser fort
adextre, Jehanneton et Catherine la bouchère, la belle heaumière,
c'est-à-dire la marchande de ferraille, sans compter la grosse Margot,
qui n'avait rien d'une princesse de beauté. Ce monde équivoque, rusé,
malpropre et spirituel, mauvais garçons, truands, cappets en rupture de
collège, fréquentait les spectacles, d'abord pour tuer le temps,
ensuite, dans l'espoir d'y trouver chappe-chute. Ils se plaisaient aux
_mistères_, c'est-à-dire aux solennités dramatiques, «mistère» ayant, à
cette époque, le sens exact de «représentation scénique pieuse», lequel,
d'après Max Müller, vient du bas latin «_ministerium_» et, par l'usage,
se confond avec le mot dérivé du terme grec «mystère», secret dévoilé
aux initiés. De _ministerium_, on a fait «administrer». Donc, _mistère_
au sens où l'entendait la clientèle des Gréban serait traduit on ne peut
plus exactement par le vocable espagnol de _funcion_, applicable à tous
les genres de divertissement public.

Voici quel spectacle attendait les Parisiens de l'an quatorze cent
cinquante-deux:

Un prologue dans le ciel. A gauche de l'estrade et faisant face à la
gueule de l'enfer que représente, côté cour, une tarasque violemment
enluminée, ayant à ses côtés les Vertus cardinales et Miséricorde à ses
genoux, Dieu le père trône sur fond d'or, en une sorte de plat que borde
un filet haricot rouge du plus surprenant effet. Il écoute monter le
gémissement des Limbes, le cri poussé par les anciens justes vers
l'Emmanuel qui brisera leur chaîne. Car la passion de Gréban constitue
une manière de poème cyclique, la geste de la Rédemption, depuis la
faute d'Adam jusqu'à la mort de Jésus et la mise au tombeau. Sathan
(l'adversaire) discute et se répand, comme dans le prologue de Faust ou
le premier livre de Job, en remarques désobligeantes.

Soudain, la scène change, ou plutôt les acteurs se transportent sur un
autre point de l'échafaud. Côte à côte, on y voit les multiples décors
où la pièce aura lieu: Jérusalem d'abord, la maison de Caïphe, le
tribunal du procurateur que Gréban traite avec insistance de «prévôt»,
le Temple, Nazareth, une pièce d'eau grande comme une serviette, qui
figure la mer. Or, Sathan inspire aux princes des prêtres, aux cohènes
en turbans verts, accoutrés à la mode sarrazine, des machinations contre
Jésus. Puis, c'est la fête des rameaux, avec le joli détail d'un petit
enfant qui met sa robe neuve pour acclamer le prophète. Ici, tout est
grâce, naïveté, simplicité. Le dieu des humbles est reçu par eux à la
poterne de la ville. Rien ne les surprend. L'appareil populaire du
visiteur ne le montre pas moins auguste à leurs yeux.

Plus tard, la religion théâtrale et monarchique de Louis XIV s'indignera
presque devant cet abandon et cette humilité. L'ânesse des Rameaux a
besoin, pour figurer à la chapelle de Versailles et devant les anges
pompeux de Coysevox, entre les balustres d'or, que le faste du discours
atténue un peu sa roture et la mette au diapason des royales grandeurs:

  Le prophète et l'Évangéliste, dit Bossuet, concourent à nous montrer
  ce Roi d'Israël, assis, comme ils disent, sur une ânesse: _Sedens
  super asinam._ Chrétiens! ah! qui n'en rougirait! Est-ce là un jour de
  triomphe? Est-ce une entrée royale? Est-ce ainsi, ô fils de David, que
  vous montez au trône de vos pères et venez reconquérir leur héritage?

Le _Mistère_ de Gréban se déroule et suit pas à pas la _Passion_ selon
saint Mathieu.

La Cène réunit Jésus et ses disciples dans la maison d'Urion. «Fleur de
clémence, arbre de vie», au moment de les quitter pour jamais, le Fils
de l'Homme distribue à ses apôtres le pain et le vin, la confarréation
de la chair et du sang. Puis dans le jardin des Oliviers, figuré
sur l'estrade, l'arrestation de Jésus, le désespoir de la
Mère-aux-Sept-glaives et la feintise de Judas. Une suite de tableaux
familiers et hardis montre le Sauveur en proie aux archers de Caïphe,
aux huissiers de Pilate, à «la crapule du corps de garde et des
cuisines», qui souillent le martyr d'immondices et d'outrages, qui, sans
rassasier la haine qu'ont les êtres d'en bas pour l'homme supérieur,
avec des cris de bêtes fauves s'acharnent à la curée d'un dieu. Comme
dans le _Portement_ de Van Acken, au musée de Gand, comme dans le
_Christ aux outrages_ du noble Henry de Groux, les faces édentées, les
bouches hurlantes des maroufles avancent pour le mordre. La foule,
d'instinct, exècre le Génie. En effet, poète, semeur d'idées, il
contrevient au premier devoir social, qui est la médiocrité. D'emblée,
il déchaîne contre lui toutes les boutiques et tous les bureaux. Une
atmosphère de bêtise homicide flotte sur cette ruée épouvantable de la
canaille contre le chercheur d'Ile fortunée et de ciels miséricordieux.

On trouve encore dans la _Passion_ de Gréban des coins ingénus, pareils
à ces fonds des Primitifs, situant les personnes évangéliques, tantôt
dans le béguinage d'une cité flamande, tantôt dans un clair paysage de
l'Ombrie, où croît le lys des vierges et qu'ennoblissent les cyprès. Les
conversations du charpentier qui fournit la croix et vante sa
marchandise, de Clacquedent, de Broyefort ont l'odeur caractéristique du
Paris médiéval. Dans la rue où les toits se confondent presque, où le
ruisseau croupit, les âmes se font obscures et sordides. Écoutez les
discours de cette ribaudaille. Ils émanent d'un atelier obscur, mal
éclairé par une fenêtre succincte, aux vitraux en losange, non loin de
Notre-Dame ou des Saints-Innocents. Voilà, certes, le Paris de la Cité,
de la truanderie, avec ses carrefours, ses pignons, ses clochers, ses
venelles pleines d'ombre et ses pavés humides que l'herbe déchausse
lentement.

Rien ne ressemble moins à la _Passion_ d'Oberammergau, ce mystère du
XVIIe siècle, mis au goût d'un auditoire cosmopolite, qui, malgré les
splendeurs voyantes de mise en scène, tantôt se rapproche du
cinématographe, tantôt prend l'allure d'un fastidieux sermon.

Dans le _mistère_ de Gréban, la vie abonde et la joie et l'entrain le
plus vif. Il chemine à ras de terre, sans grand essor ni coups d'ailes,
mais ne s'arrête pas.

Cela ne se passe ni à Jérusalem, ni dans les montagnes de la Bavière,
mais entre la rue du Fouarre et la place Baudoyer.

Le grand poète, contemporain des Gréban, l'atteste: «Il n'est bon bec
que de Paris.» Tous les personnages que l'auteur a voulus comiques
aiguisent leurs propos au tranchant de ce bec-là.

Pour que nul n'en ignore, ils portent le costume des bourgeois de Paris,
la robe de futaine, l'escoffion ou le bonnet carré. Leurs femmes sont
habillées de même, avec leurs manches pendantes, leurs collets
«rebrassés» qui forment pèlerine et leurs béguins appliqués sur les
oreilles par un noeud de rubans, tandis que la Vierge et les Apôtres
gardent leurs costumes hiératiques, les ornements presque sacerdotaux
des icônes byzantines des Notre-Dame de Kazan ou d'Iasna-Gora. Ils
ressemblent à des figures de missel chez les «compères» de Louis XI.

Mais, tandis que le drame se déroule, que la Rédemption du monde s'avère
et s'accomplit, de scène en scène, de réplique en réplique, le ton
s'élève, acquiert du nombre et de la majesté. Les dialogues de la Vierge
mère et de son fils, malgré l'insuffisance du vocabulaire et la
forme--étriquée un peu--des octosyllabes, atteignent parfois à la plus
pure beauté. La passion maternelle correspondant à la passion divine, la
figure de la Vierge apparaît infiniment touchante, par le conflit de
sentiments contradictoires qui n'ont point marri Déméter au pourchas de
Perséphone, par l'amour de la chair et du sang qu'elle porte à son fils,
par l'abandon mystique de sa volonté qu'elle fait entre les mains du
Rédempteur,

    pâle éternellement d'avoir porté son dieu!

                   *       *       *       *       *

Au XVe siècle, déjà, la Femme occupe, dans le Christianisme, une place
éminente. Elle y règne au même titre que la Divinité. Vous ouïrez, tout
à l'heure, le bon François Villon la nommer «haute déesse» et confondre
ainsi le culte réservé au Dieu mâle des Hébreux avec une personnalité
divine, plus tendre et miséricordieuse.

La Vierge déipare, l'Isis chrétienne qui, pareille à celle d'Égypte,
enfanta le Soleil, par le fait d'une cristallisation mystique, tendant à
revêtir du type humain les notions transcendantes, est devenue, en
quelques siècles et pour toujours, l'égale de son fils. Elle a supplanté
le Paraclet. Aux débuts du Christianisme, quand la religion nouvelle
portait encore le sceau, l'empreinte de son origine sémitique, l'Église
des Catacombes et celle de Byzance, les premiers fidèles, imbus de
philosophie et de rêves néoplatoniciens, n'accordaient à la femme qu'un
rôle secondaire. Sous l'influence de la théologie alexandrine, devant
l'hellénisme de Plotin, de Porphyre, de Nouménios et, plus tard, de
Jamblique, persécutés mais écoutés, le culte nouveau se confina dans la
métaphysique. Les docteurs, les évêques, les sages discutèrent
l'identité du Père et du Fils, leur consubstantialité, _l'homoousios_ et
_l'homoïousios_. Leur dieu fut, tout d'abord, le _Logos_, le Verbe, la
Parole créatrice, la _rouah_ de la Genèse, incarnée et vivante dans la
personne de l'Homme-Dieu. Cependant, Jésus, «rude nabi» galiléen, se
transforma, devint le médiateur d'amour, celui que Diotime de Mantinée
enseignait à Socrate, l'esprit indulgent qui porte à l'Être unique,
absorbé dans sa gloire, les voeux infinis et la prière ardente de
l'homme prosterné.

Le culte du Saint-Esprit occupe une grande place dans les rêves du
Christianisme primitif. Les récents convertis, les penseurs tels que
Boëce adorent en sa personne la raison divine que Minerve--_dea consens_
du panthéon latin--incarna jadis. Une métaphysique trop ingénieuse,
faite d'esprits aiguisés par l'usage de la raison et l'abus du
raisonnement, définit des abstractions, coupe en quatre des subtilités.
Elle oublie, au milieu de son désert, que si l'Homme vit d'amour aussi
bien que de pain, toute religion qui ne fait pas la part du coeur ne
saurait vivre chez les enfants de la terre.

Cependant la première fête de la Vierge est instaurée, à la fin du VIe
siècle, par Maurice, empereur d'Orient. Elle doit être célébrée à la fin
d'août,

    après que le Soleil, sur l'horizon immense,
    a franchi le Cancer de son axe enflammé,

quand la belle saison décline et que les travaux rustiques arrivent à
leur fin. C'est _l'Assomption_ ou, pour mieux dire, le _Sommeil_ de la
Vierge; car la femme ne peut s'élever, par sa propre vertu, jusqu'aux
idées abstraites. C'est pendant la dormition Notre-Dame qu'un ange mâle,
comme dans le tableau d'Orcagna, porte son corps inerte jusqu'au plus
haut des cieux.

Mais l'axe du monde se déplace, le monachisme se propage dans l'Europe
occidentale. La vie ascétique emplit de tristesses et de rêves, elle
gonfle d'un ardent amour le coeur des cénobites, agenouillés sous les
voûtes de pierre grise, pendant les froids matins. Et ceux qu'enivrent
d'amertume _le Démon de midi_, _l'acedia_ du cloître, la longueur
mélancolique des soirs, le veuvage de l'été, dérobant un front pâle sous
la bure pénitente, cherchent, dans leur coeur, une image consolatrice,
une présence féminine qui les rassérène et les imprègne de douceur. Au
moment de la croisade, Bernard, abbé de Clairvaux, écrit en l'honneur de
Notre-Dame une suave et mystique prière. Et soudain les poitrines se
dilatent, les yeux épanchent la rosée absolvante des pleurs. Perdu
là-bas, dans les marais fiévreux de la Sologne, dans les essarts
inhospitaliers de la Bretagne armorique, le moine, désormais, ne se
trouve plus seul et chérit son isolement: «_O beata solitudo! O sola
beatitudo!_ O bienheureuse solitude! O la seule béatitude!» exclame l'un
d'entre eux.

De siècle en siècle, de jour en jour, la figure de Notre-Dame grandit,
pleine de douceur et de beauté. A la raide image, romane ou byzantine,
engaînée et peut-on dire prisonnière dans les ors et les émaux, l'art
gothique substituera bientôt une frêle et pudique enfant, une vierge,
mère elle-même d'un nourrisson divin. C'est le schoschan de Saaron, le
narcisse des campagnes, la racine de Jessé, provin d'où bientôt le
Rachat du Monde va sortir. Et voici que l'anachorète éperdu sent brûler
comme une flamme ardente au plus intime de son être, son coeur se
liquéfier d'amour. Il tourne ses regards vers la Dame tutélaire. A ses
pieds, il effeuille les ardentes roses du _Cantique_. Il remet la clef
de son âme à la très douce que nul ne prie en vain. Il assemble pour
elle des hymnes et des proses, des antiennes d'un goût puéril et
compliqué: «Que cet _Ave_--dit-il--change pour toi le nom d'Eva!» Une
extase l'emporte, une dilection amoureuse et filiale, un élan qui se
perd dans l'azur, comme ces pinacles et ces tours, comme les flèches de
la haute cathédrale, entre les Iles de Paris.

Ces transports, cette fougue de tendresse pour la Mère omnipotente, pour
la Dame de grâce et de bénignité, a fait naître une poésie ingénue et
savante, créé tout un cycle de poèmes, un «latin mystique» plein de
grâces et de talent.

Le chanoine de Saint-Victor, Adam, près d'un siècle avant l'auteur de
_la Passion_, dédia son hymnaire à la Vierge déipare. Et, sur les
vitraux, dans l'émail, peinte par le suave Memling, par le _Frère
Angélique_ ou le somptueux Quentin Metsis, elle apparaît, tantôt
victorieuse, tantôt pleurant la désolation du Calvaire, tantôt enfin
recevant les prières que font, vers son trône plein d'étoiles, jaillir
les coeurs souffrants des hommes éplorés.

Les humbles sont admis à la communion de sa pitié. C'est en leur faveur
qu'elle se montre mère, en leur faveur qu'elle prodigue tous les biens
et chasse tous les maux.

Une femme du peuple, une chrétienne sans plus, menue et courbée encore
sous le poids des jours, marmonne doucement une oraison. Cette femme,
illettrée et gauche un peu, tend vers la Madone des mains que le travail
a faites rugueuses et la vieillesse, tremblotantes. Mais cette femme,
cette humble chrétienne, elle aussi, fit naître un dieu. François Villon
écrivit, pour implorer Notre-Dame, cette prière sublime que la mère du
poète chuchote à deux genoux:

    Dame du ciel, régente terrienne,
    Emperière des infernaux palus,
    Recevez-moi, votre humble chrétienne,
    Ce nonobstant qu'oncques rien ne valus.
    Les biens de vous, ma Dame et ma maîtresse,
    Sont trop plus grands que ne suis pécheresse.
    Sans lesquels biens âme ne peut mérir,
    N'avoir le ciel, je n'en suis jengleresse.
    En cette foi je veux vivre et mourir.

    A votre fils dites que je suis sienne;
    Que par lui soient mes péchés absolus!
    Pardonnez-moi comme à l'Égiptienne
    Ou comme il fit au clerc Théophilus,
    Lequel par vous fut quitte et absolus,
    Combien qu'il eut au Diable fait promesse.
    Protégez-moi; que point ne fasse cèce!
    Vierge pourtant me veuillez impartir
    Le sacrement qu'on célèbre à la messe;
    En cette foi je veux vivre et mourir.

    Femme je suis, povrette et ancienne,
    Dans un missel oncques lettres ne lus.
    Au moustier voir dont je suis paroissienne
    Paradis painct où sont harpes et luths
    Et un enfer où sont damnés boullus.
    L'un me fait paour, l'autre joie et liesse.
    La joie avoir fais moi, haulte déesse,
    A qui mortels doivent tous recourir
    Comblez de foi, sans feinte ne paresse;
    En cette foi je veux vivre et mourir.

ENVOI

    Vous portates, Vierge digne princesse,
    Iésus régnant qui n'a ne fin ne cesse;
    Le Tout Puissant, prenant notre faiblesse,
    Laissa les cieux et nous vint secourir,
    Offrit à mort sa très claire jeunesse.
    Notre Seigneur tel est, tel le confesse:
    En cette foy je veux vivre et mourir.

La si douce ballade où Villon mit toute son âme donne la floraison
suprême de l'art gothique. Arnould de Gréban a tenté d'exprimer cette
religion de la France médiévale dans un poème de composition imparfaite
et maladroite, mais qui, filtré, décanté, réduit aux proportions d'une
tragédie ordinaire par les jeunes collaborateurs de l'antique chanoine,
s'adapte aux exigences du théâtre moderne. _Les Confrères de la passion_
représentèrent jusqu'à la fin du XVIe siècle, malgré l'opposition du
Parlement et les scrupules des réformés, quelques-uns des mystères
laissés par les vieux maîtres. Mais celui d'Arnould fut le dernier qu'on
ait écrit. La représentation de Valenciennes fut, peut-on dire,
contemporaine de la Renaissance. La Pléiade allait imposer à la France,
avec sa rude pédanterie, un sens nouveau de la Beauté. Les esprits
cultivés parlent, désormais, grec et latin. Et Rabelais, qui n'est
exempt ni de l'un ni de l'autre, berne avec ampleur ce parfait élève de
Ronsard, l'écolier limosin. L'architecture nouvelle fait oublier la
«folle cathédrale», comme le poète de Cassandre fait oublier Villon.
C'est le crépuscule du Gothique, l'aurore de la Renaissance.

Donc voici, dernière goutte de ce vin léger, un peu âpre, mais cordial,
que versaient aux simples âmes d'autrefois les surannés dramatistes du
théâtre édifiant. Il peut sembler doux encore d'en goûter le breuvage,
breuvage qui, dans la nuit du passé, revigora tout un peuple d'aïeux.
Voici l'autel d'où s'exhala jadis leur âme enfantine, et passionnée.
Heureux qui put croire à cette humble et forte poésie, exprimer dans ces
rimes incertaines et ces dialogues maladroits l'amour des petits,
l'espérance des pauvres, l'invincible foi que les peuples d'Occident
gardent à l'Idéal sans défaillance ni regret.



  ACHEVÉ D'IMPRIMER
  le quinze novembre mil neuf cent dix-neuf par
  BUSSIÈRE
  A SAINT-AMAND (CHER)
  pour le compte de
  A. MESSEIN
  éditeur
  19, QUAI SAINT-MICHEL, 19
  PARIS (Ve)



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