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Title: Le meilleur ami
Author: Boylesve, René
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Le meilleur ami" ***


  RENÉ BOYLESVE

  LE
  MEILLEUR AMI

  --ROMAN--

  CINQUIÈME ÉDITION

  PARIS
  CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS
  3, RUE AUBER, 3



Il a été tiré de cet ouvrage

TRENTE EXEMPLAIRES SUR PAPIER DE HOLLANDE

et

DIX EXEMPLAIRES SUR PAPIER DE CHINE,

tous numérotés.



A

MARCEL BOULENGER



LE MEILLEUR AMI



        «C’est une vieille histoire qui reste toujours nouvelle, et
        celui à qui elle vient d’arriver en a le cœur brisé.»

        HENRI HEINE (_Intermezzo_).


J’évite ordinairement de passer par cette avenue Raphaël qui me rappelle
trop de souvenirs. Un hasard m’y a mené tantôt; j’accompagnais un ami;
nous causions; je levais les yeux à peine; pourtant je crois bien avoir
aperçu la pelouse du tennis, le tramway qui grince en tournant vers la
Muette, et le jeu de bagues. Tout à coup, nous sommes arrêtés par un sol
boueux, creusé d’ornières dégoûtantes, et mon compagnon me dit:

--Tiens! c’était là l’hôtel des Chanclos!... bon Dieu! comme tout
passe!...

Il fallut donc s’arrêter là, d’abord pour tourner la boue, et puis pour
voir ce qui est maintenant à la place de l’ancienne habitation des
Chanclos. Une sorte de palais monumental a dévoré le joli hôtel du baron
de Chanclos et son voisin, celui de la princesse V***; et les arbres
admirables des deux parcs, ces beaux platanes, ces marronniers, ces
vieux ormes tordus, ces érables d’argent, dont le feuillage se
diversifiait si gaiement même avant l’automne, un boulingrin solennel et
plat en a rasé la forêt, la gaieté, la fantaisie colorée et l’agréable
ombrage, pour découvrir, en noble perspective, au bout du jardin
français, une fontaine, elle aussi monumentale, et copie de Versailles.
Enfin, il ne reste rien du passé, que nos souvenirs; et, puisque sous
notre régime de bouleversements rapides, la chose écrite seule a quelque
chance de se faufiler entre les décombres et les murs nouveaux, je veux
essayer d’évoquer à la place de ce qui est aujourd’hui, ce qui n’est
plus et qui, il n’y a pourtant pas de cela dix ans, était la jeunesse,
la vie charmante, la plus riante promesse d’avenir. «Bon Dieu! comme
tout passe!...»



C’est la voix de Bernerette de Chanclos qui me frappe avant toute chose
au moment où je me penche sur ce trou déjà obscur qu’est une dizaine
d’années en arrière. Je l’entends, sous les marronniers garnis de
feuilles nouvelles... C’était une voix qui, vers la quinzième année,
avait pris je ne sais quel timbre à la fois argentin et grave, laissant,
après coup, une résonance comparable à celle de certains angélus frais
et mélancoliques, qu’on n’entend que dans la campagne à la tombée du
jour: quand Bernerette avait parlé, comprend-on cela? ce n’était pas
fini; elle avait projeté dans l’atmosphère quelque chose d’exquis, et
qui voletait ou demeurait là, en suspension, comme des vapeurs ou des
parfums. Et cette voix n’était pas juste dès que l’on essayait de
l’employer pour le chant, c’est assez étrange; et Bernerette avait, en
outre, un petit défaut de prononciation, un besoin de manger quelques
syllabes, comme si elle eût été pressée, la pauvre petite, et comme si
les mots lui eussent paru trop longs pour le peu de temps qui lui était
donné. Ce défaut-là pouvait bien être un charme. J’entends cette voix
sous les marronniers!... J’arrivais, en familier de la maison, et
Bernerette me criait de loin:

--Henri! Henri! il y a du nouveau: nous nous costumons le 23!

Tout est fini. La voix joyeuse qui a résonné ainsi sous les marronniers
ne résonnera plus nulle part; et les marronniers qui en ont arrêté les
vibrations pour les garder plus délicieuses, sont dépecés et brûlés. Oh!
la petite torture subtile et savante qu’est un instant précis
d’autrefois qui apparaît en fantôme!

Je me souviens qu’après m’avoir annoncé la soirée, Bernerette empoigna
un bout de chien loulou nommé Joë, qu’elle avait, et, le tenant par les
pattes de devant, elle lui fit faire prestement trois tours de ronde. Je
voulus être de la partie; je saisis une main de Bernerette et une patte
de Joë, et nous tournâmes jusqu’à ce que le chien se fâchât.

J’avais vingt-cinq ans, Bernerette dix-neuf. Je n’étais pas trop gai de
ma nature; elle non plus; mais la perspective d’un bal costumé a des
vertus qu’on cherche en vain à approfondir: notre désir d’être ou de
paraître différent de ce que nous sommes suffit peut-être à en expliquer
l’attrait considérable chez la plupart des femmes et des hommes.

Elle se mit aussitôt à me parler de ce bal costumé et me dit que sa mère
avait invité et fait inviter «des quantités de gens», jusqu’à des
inconnus, pour danser. Elle sourit finement en disant «des inconnus»,
parce qu’elle avait un goût, peut-être excessif, de l’imprévu, de la
chose nouvelle, et je la taquinais là-dessus quelquefois:

--Vous êtes lasse de vos amis, Bernerette; vous en voudriez d’autres!...

--Non! disait-elle. Mais le prince Charmant, dame! pour qu’il se
présente, il faut bien que les portes soient ouvertes!

Elle ne songeait pas le moins du monde à me faire mal, en disant cela.
Hélas! je ne prétendais pas à jouer jamais le rôle de prince Charmant:
il y avait si longtemps que j’étais l’ami de Bernerette! A présent,
quand je recueille les souvenirs de ce temps-là, je m’aperçois que moi,
j’aimais Bernerette. Mais je ne le croyais pas. On peut aimer sans
savoir qu’on aime: c’est que, pour nous cacher un sentiment inopportun,
l’esprit recourt à des ruses merveilleuses. Dépourvu du bandeau qui
m’aveuglait, est-ce que j’aurais pu approcher Bernerette deux fois la
semaine sans faire la figure d’un jeune homme aspirant à sa main? La
main de Bernerette, non vraiment, je n’y pensais pas! Je n’étais qu’un
petit avocat, débutant et quelconque. Mademoiselle de Chanclos était ce
qu’on appelait encore dans ce temps-là un «très beau parti». Aussi il
fallait voir comme j’avais le cœur léger, comme je badinais, riais,
soulevais les épaules lorsqu’il s’agissait de ces passions auxquelles on
fait allusion dans les saynètes et dans les pièces de vers fameuses que
l’on récite dans les salons ou que l’on chante au piano! D’être jamais
épris, moi, ah! non, je ne courais pas risque que l’on me suspectât!
Pour moi-même comme pour tout le monde, ah! que j’étais donc un garçon
tranquille!...

Comme Bernerette disait avoir choisi pour elle, à ce bal, le costume de
_la Finette_ de Watteau, je m’écriai:

--Bravo! vous me donnez une idée!

--Laquelle?

--Je serai, moi, _l’Indifférent_!

Madame de Chanclos descendait à ce moment les marches du perron; elle
m’entendit et dit:

--Voilà qui vous ira bien.

Et le bal eut lieu le 23. Je ne le vis guère. J’y fus de très mauvaise
humeur et le quittai rapidement. C’est ce soir-là qu’il m’apparut que je
n’avais de vrai plaisir qu’auprès de Bernerette. Bernerette se
prodiguant à tous ne fut pas à moi deux minutes. Elle avait beaucoup de
succès avec son toquet, son pli Watteau, sa guitare; il y avait ce qu’on
a raison de nommer un monde fou; des jeunes gens nombreux, des danseurs
en quantité suffisante; et _la Finette_, c’est-à-dire la grâce, la
fantaisie, l’esprit, la chanson qui fait rire et pleurer, passait et
repassait des bras d’un mousquetaire encombrant à ceux d’un long
imbécile d’arlequin; des bras d’un Incroyable à ceux d’un Roméo; des
bras d’un nègre authentique, en roi mage, hideux, à ceux d’un magnifique
lancier de Nemours, beau, svelte et grand garçon, qui vint à moi, après
un quadrille, et me dit en me tendant la main:

--Mes compliments, mon cher, tu es joliment bien dans la maison: nous
avons causé de toi tout le temps, mademoiselle de Chanclos et moi...

Je n’avais pas reconnu en lui un ancien camarade de lycée, Claude
Gérard. A peine avions-nous échangé quatre mots, qu’une Junon le
réclamait, et je vis que plusieurs femmes le suivaient des yeux. Peu
après, Bernerette valsait avec un homme masqué par une tête de veau. Je
m’en allai. Devina-t-elle, je ne sais comment, ma retraite? La voilà qui
échappe à ce monstre et qui court à moi:

--Henri! Henri! vous partez?

Je remontai quatre marches pour la saluer. J’étais heureux qu’elle me
retînt. Quand je fus près d’elle, elle posa sa main près de sa bouche,
pour parler bas, et moi je souriais niaisement parce qu’elle s’apprêtait
à ne parler qu’à moi seul. Elle me dit, pour moi seul en effet:

--Qui est-ce, dites, le lancier avec le plastron jaune?... il vous
connaît; nous avons parlé de vous tout le temps!...

--Il se nomme Claude Gérard.

--Je le sais, parbleu? On me l’a présenté, peut-être! mais qui est-ce?

--C’est un joli garçon!

--Vous faites exprès de me faire enrager. D’ailleurs, ce que je vous
demande là, je m’en moque, vous pensez!... Alors, vous vous en allez,
Henri?

--Oui.

--Allons vous n’êtes pas gentil!

Je lui dis adieu: je descendis quelques marches; mais elle demeurait
penchée sur l’escalier. Je pouvais bien croire qu’elle était fâchée de
me voir si tôt partir. Alors je me retournai vers elle et lui souris
encore aussi niaisement que la première fois. Tout à coup, je sentis
comme un démon qui m’obligea de dire à Bernerette:

--Je vous donnerai des détails sur Claude Gérard!

--Ah! fit-elle.

Et je vis dans son œil que c’était cela même qu’elle attendait, penchée
sur la rampe.

--Mais, dites-moi tout de suite, reprit-elle, c’est un jeune homme qu’on
peut recevoir?...

--Sans travestissement? Mais oui, Bernerette!

Elle n’insista plus pour me retenir; elle quitta l’escalier et disparut.

Je rentrai chez moi à pied, par le plus long. Je marchai beaucoup, cette
nuit-là. Dieu! qu’il faisait beau sous ces allées du Ranelagh, voûtes de
verdure, silencieuses et profondes! Comme un petit hôtel, environné d’un
jardin, a l’air de bien dormir!... Les maisons, dans la rue, le passant
les frôle, il les touche et il semble un peu qu’il leur marche sur les
pieds; mais derrière ces grilles, ces haies de fusains et ces
plates-bandes gazonnées, sombre velours si pur, les petits hôtels ont un
sommeil abrité, heureux, et qui fait du bien au passant. Leur paix et la
fraîcheur nocturne me retinrent,--je le croyais du moins,--et je fus
près d’une heure à faire les cent pas dans le Ranelagh.

Et puis, quelques journées passées, du travail, des soucis d’autre sorte
atténuèrent le malaise de cette soirée. Je ne pensais pas trop aux
mousquetaires, aux arlequins, aux nègres ni au lancier de Nemours,
lorsque, avant même d’avoir revu Bernerette, je me trouvai nez-à-nez,
sur le boulevard des Capucines, avec l’ex-lancier en personne, Claude
Gérard. Il m’aborda avec bonne humeur et franchise:

--Ah! bien, mon vieux, la drôle de chose! On reste dix ans sans se
croiser seulement dans la rue, et voilà deux rencontres dans la même
semaine!...

--La vie a plus de fantaisie que les hommes.

--Te souviens-tu du père Passereau?

C’était notre commun professeur de rhétorique. Et les souvenirs de lycée
affluèrent. Nous fûmes, sans nous être aperçus du chemin, sur la place
de la Concorde. Gérard ne me dit mot de la soirée du Ranelagh; je n’y
fis moi-même aucune allusion; il semblait bien aise de me revoir; il
parlait avec abondance et sans m’ennuyer, je l’avoue; je jugeai tout de
suite qu’il était demeuré le brave garçon que j’avais connu sur les
bancs. Il était vraiment joli homme; je le voyais bien au regard des
femmes qui allaient à lui comme les papillons du soir à la lumière; mais
lui ne semblait pas y prendre garde; il n’en tirait aucune vanité; il
était accoutumé, sans doute, à ces hommages muets des inconnues;
peut-être en était-il las.

Comme nous inclinions vers le boulevard Saint-Germain, en face du
Palais-Bourbon, une jeune femme, d’une beauté célèbre, portant une des
premières toilettes printanières, passa dans une victoria découverte et
donna à mon compagnon, le temps que les chevaux ralentissaient au
tournant, ses yeux splendides; tout autre homme en eût été affolé. Je ne
pus me retenir de le lui faire remarquer. Il sourit. Je lui dis:

--Tu sais qui est cette femme?

Il ne le savait pas. Je la lui nommai. Il me dit:

--J’ai une amie que je te présenterai si tu me fais l’amitié de venir un
soir dîner chez moi sans cérémonie.

Est-ce que l’appréhension que j’avais eue lors du bal costumé n’était
pas absurde? Voyons! Pour deux simples questions de Bernerette: «Ce
jeune homme, quel est-il? Et peut-on le recevoir?» voilà mon esprit et
mon cœur en campagne, et je passe une nuit blanche à marcher comme un
homme trahi!... Que ce jeune homme eût plu à Bernerette, quoi
d’extraordinaire à cela? D’autres jeunes gens, à ma connaissance, déjà
précédemment avaient plu à Bernerette. Quant à Claude Gérard, il ne
m’avait même pas parlé d’elle; les femmes lui étaient assez
indifférentes; il avait une maîtresse qui les devait éclipser toutes,
c’était évident. J’allais la connaître.



Je dînai au Ranelagh avant d’aller chez Claude Gérard. Là, il ne fut
parlé que de la soirée, mais de Claude Gérard à peine. On l’avait trouvé
bien; il avait fait honneur au bal costumé, oui, mais d’autres jeunes
gens aussi. Allons! ce n’était pas celui-là encore qui «nous» ravirait
Bernerette! Et je pensais ce «nous» un peu comme l’eussent fait monsieur
ou madame de Chanclos, peu pressés, cela va sans dire, de marier leur
enfant unique. Ce fut d’un ton bien dégagé, vraiment, que je dis à
Bernerette, pour m’acquitter de ma promesse:

--Je vais vous donner les quelques détails annoncés sur ce monsieur
Gérard!...

--Donnez! dit-elle.

--Eh bien! c’est un auditeur au Conseil d’État: il est sérieux,
intelligent, de bel avenir...

--Tant mieux pour lui!

--De famille provinciale... fortune modeste, au moins d’apparence,
mais...

--Que voulez-vous que cela me fasse?...

--Ses mœurs sont pures, autant que j’en ai pu juger en me promenant avec
lui, pour vous complaire, de la Madeleine à l’Odéon...

--Merci mille fois!

--Ah! j’oubliais: officier de réserve, 2e dragons...

--Mais je m’en moque!...

--Bon! Très bien. Ne parlons plus de lui.

--Ah! vous savez que maman l’a réinvité?...

--Parfait!

--Qu’avez-vous?...

--Rien du tout.

Elle paraissait plus animée que de coutume; elle parlait beaucoup; elle
sautait dans les allées du jardin, comme cinq ou six ans auparavant,
lorsqu’elle était encore une fillette. Que le pauvre Joë fut donc
bousculé!

Il y avait une chaumière rustique au fond du jardin, que l’on éclairait
le soir au moyen d’une grosse lanterne vénitienne arrondie en ballon et
de la couleur d’une orange. Assis dans des fauteuils d’osier, monsieur
et madame de Chanclos, quelques amis et moi, nous regardions jouer
Bernerette et son chien.

--Je ne sais pas ce qu’elle a, dit sa mère.

--Elle est jeune, dit un ami de la famille.

                   *       *       *       *       *

Je reverrai longtemps cette danse à la lueur orangée de la lanterne. Je
la trouvais insolite, quoique Bernerette eût coutume de s’agiter ainsi
parfois avec le pauvre Joë, et il n’y avait pas si longtemps,
n’avions-nous pas dansé, Bernerette, Joë et moi-même, à l’annonce de «la
soirée du 23»! Il ne faut qu’un peu de mélancolie pour voir plus
profondément dans les scènes d’apparence ordinaire. Je n’en manquais pas
sans doute, et il me sembla que Bernerette, en s’agitant, abandonnait
tous les mouvements de la jeunesse insouciante et pure; elle secouait
ses bras, ses jambes, son jeune corps si souple, et j’en voyais tomber
un à un les derniers gestes puérils, qu’une grâce, une langueur
nouvelles remplaçaient à mesure en embarrassant peu à peu l’enfant
métamorphosée en femme. Je me souviens d’un rien: après avoir sauté sur
la pelouse, par-dessus Joë, elle porta la main à son sein qu’elle avait
senti vibrer, et aussitôt elle fut un peu gênée et s’assit. Ses tempes
étaient moites, ses beaux cheveux d’un blond d’or penchaient d’un côté,
et elle les empoigna pour les remettre d’aplomb. A ce moment, je vis
pour la première fois sous ses yeux une presque inappréciable cernure
dont la courbe alliée au dessin du nez donnait à sa physionomie un air
de gravité surprenant; et son bras levé, sa gorge saillante et sa bouche
entr’ouverte me troublèrent.



J’allai quelques jours après chez Claude Gérard. Ah! la singulière
émotion que la mienne! Est-ce que je haïssais ce Gérard? Est-ce que je
n’éprouvais pas un certain plaisir à l’approcher, à le connaître?

Il habitait un petit appartement, rue de Vaugirard, entre la rue
Bonaparte et le musée du Luxembourg, dans une maison vieillotte, à
porche vénérable et belle cour. On grimpait tout en haut. Une bonne
proprette m’introduisit dans le «bureau de monsieur», bureau, ma foi,
fort bien, avec bibliothèque vitrée contenant la rigide collection du
_Dalloz_, pendule familiale de zinc doré, photographies de gens intègres
et de professeurs en robe; des codes partout, et la _Gazette des
Tribunaux_. Quel sérieux! Non, rien, rien vraiment, d’un séduisant jeune
homme de vingt-sept ans!

Claude parut et me dit aussitôt:

--Que je t’avertisse: motus, devant mon amie, sur la soirée chez les
Chanclos... A propos, ces gens sont bien gentils: ils me bombardent
d’invitations... Pendant que nous sommes seuls, donne-moi un avis:
dois-je accepter?

--Drôle d’avis! n’es-tu pas d’âge à savoir?...

--Je veux dire tout simplement: «Est-ce une maison où l’on se rase?»

--Ce n’est pas non plus une maison où l’on s’amuse. Le père et la mère,
tu as pu en juger, même sous le travestissement, ne sont pas ce qu’on
appelle de «joyeux fêtards». On lit chez eux la _Revue des Deux Mondes_,
et l’on fait maigre le vendredi.

--Tu comprends, dit-il, moi, si je vais dans le monde, j’aime que ce
soit pour me détendre un peu.

Je souris, non sans inquiétude. Qu’appelait-il «se détendre», puisqu’il
vivait librement chez lui, en garçon, avec sa maîtresse?

Deux jeunes gens entrèrent: l’un était son collègue au Conseil d’État,
l’autre un élève de l’École des sciences politiques. Ni l’un ni l’autre,
pas plus que Gérard, d’ailleurs, n’avaient cette attitude gourmée ou
fate que l’on prête volontiers à ces messieurs des doctes écoles ou des
corps imposants de l’État: ils semblaient d’assez gais compagnons même,
mais ils mirent une sourdine à leurs propos et rectifièrent leur tenue
quand la jeune femme, qui jouait ici le rôle de maîtresse de maison,
entra. Ils la connaissaient; lui serrèrent la main. On me présenta:

--Isabelle!

Isabelle n’était ni jolie ni très jeune. C’était une femme menacée
d’embonpoint, les cheveux teints, la figure et la bouche assez fraîches.
On ne savait si elle était timide ou guindée; elle ne semblait pas à son
aise; et les deux amis et Gérard lui-même avaient je ne sais quoi de
bien compassé depuis qu’elle était là. On se fût cru chez un ménage
bourgeois, où la femme, peu habituée au monde, fait cent efforts pour
donner à entendre qu’elle sait vivre. Jamais repas ne fut plus digne,
jamais propos ne furent plus décents et plus mesurés. Je fus tenté
plusieurs fois de dire à Gérard: «Les Chanclos, non, non! ne sont pas
une maison où l’on se rase.» Car je comprenais qu’il s’y fût «détendu».
On était chez eux beaucoup plus libre que chez lui.

Quantité de sujets de conversation évidemment gênaient Gérard et
Isabelle. Le nom d’un certain café du quartier Latin, jeté par moi,
répandit un froid; le nom d’un bal public parut disgracieux à entendre;
enfin, il n’y avait pas jusqu’à ce merveilleux jardin du Luxembourg, qui
s’étalait non loin de là et dont l’on voyait par la fenêtre un angle de
verdure, qui ne rappelât sans doute quelque mystère douloureux au
ménage. Il y eut un soulagement quand, de retour dans la glaciale
bibliothèque, ces messieurs du Conseil d’État et de l’École des sciences
politiques abordèrent des questions d’ordre administratif. J’eus un
aparté avec Isabelle.

                   *       *       *       *       *

Comment avais-je gagné sa confiance? Elle me laissa entendre qu’elle
menait plusieurs vies superposées, dont la plupart dissimulées
soigneusement à Gérard. Aucun des amis de Gérard, j’en eusse juré,
n’ignorait ce que j’apprenais là. Isabelle avait un besoin inextinguible
de narrer sa propre histoire à tout venant. Et d’ailleurs, prenant ainsi
les devants, et vous gagnant par ses confidences, elle obviait aux
rapports qu’un ami étourdi peut faire: «Tiens! j’ai rencontré l’autre
jour Isabelle avec un grand brun», ou bien: «Ah çà! Isabelle a donc de
la famille à Saint-Germain?» Mais elle n’était point du tout habile;
elle ne gouvernait pas le moins du monde sa parole; elle savait son
défaut, et c’est à cause de cela qu’elle adoptait devant Gérard cette
tenue austère, ces propos neutres, cette attitude de personnage
officiel, qui nous avaient incommodés pendant la première partie de la
soirée, mais qui ne semblaient pas déplaire à Gérard, car si Gérard
aimait à se «détendre» chez les autres, il était flatté que l’on pût
dire que chez lui, même en ménage irrégulier, on se tenait très comme il
faut.

Je ne causais pas depuis trois minutes avec Isabelle, qu’elle me disait
avoir perdu un enfant qui aurait aujourd’hui sept ans, que ce pauvre
petit s’appelait Gustave, qu’il était si joli que son père aurait
certainement fait tôt ou tard pour lui ce qu’il n’aurait pas fait pour
la maman:

--Oui, monsieur, il me l’avait promis; c’était bien dans son idée de
régulariser... Là-dessus, pan! voilà cette malheureuse scarlatine...

Le chagrin d’Isabelle durait encore; elle s’oubliait; je crus qu’elle
allait pleurer et j’en étais un peu gêné, car Gérard, ou les deux amis
tout au moins, n’allaient pas manquer de penser qu’Isabelle me parlait
déjà de son petit. Elle soupçonna ma crainte, elle me dit:

--Claude le sait; je ne lui ai rien caché... Même qu’il m’a proposé, le
Jour des Morts, de m’accompagner sur la tombe, au cimetière
Montparnasse. Ça, non, je ne l’ai pas voulu. Pensez donc, si le père
avait eu, lui aussi, l’idée d’y aller!...

--Et il l’a eue probablement, puisqu’il aimait tant son fils!...

--Oui, oui, monsieur, il l’a eue, vous pouvez m’en croire. Il n’a pas
tenu toute sa parole, non, et en cela, il est fautif, mais je ne
laisserais pas dire de lui que ce n’est pas un homme de cœur, et bon, et
généreux...

Évidemment Isabelle n’avait pas cessé toutes relations avec le père de
son enfant. Isabelle me dit, sans plus de transition:

--Pour ça, Claude n’en sait rien, par exemple. Il est d’un jaloux!
Quoique l’autre ne soit plus de la première jeunesse...

--C’est que Claude vous aime!...

--Oh! de ce côté-là, dit-elle, je n’ai pas à me plaindre! Et voilà
bientôt quatre ans que ça dure... Un si joli garçon!

Elle parut réfléchir, hésiter un instant, puis elle me dit:

--Il a été en soirée avec vous, je le sais. Il ne m’en a rien dit, comme
de juste, mais ce n’est pas de ces choses qui nous échappent, à nous. Il
avait pris trop soin de recommander le silence à la concierge... Quand
je suis arrivée ici,--je viens le mercredi et le samedi--ce qu’il avait
fait était écrit sur toutes les figures...

Sur un signe de Gérard, Isabelle se leva pour remplir machinalement ses
devoirs de maîtresse de maison; elle offrit de la bière, et la
discussion sur les matières administratives fut interrompue entre Claude
Gérard et ses deux amis. Claude me prit à part à son tour et me demanda:

--Comment la trouves-tu?

--Mais, charmante!...

                   *       *       *       *       *

Je descendis avec les deux amis. Dans la rue, celui de ces jeunes gens
qui n’était encore qu’élève de l’École des sciences politiques envia le
sort de Claude: c’était une chance de posséder une maîtresse si
correcte. L’auditeur de première classe au Conseil d’État souleva
l’épaule et dit que cette liaison était au contraire déplorable et
qu’elle ruinerait l’avenir de Gérard.

--Cette liaison n’est pas éternelle, hasardai-je en riant.

L’auditeur avança les lèvres et me regarda de biais. Je repris:

--Gérard n’est pas esclave; il a une maîtresse qu’il voit deux fois par
semaine, bon; mais, entre temps, il sort, il est libre; il commence à
aller dans le monde...

--Avec quelles précautions! quelle abondance de cachotteries! Sa soirée
costumée a été l’escapade nocturne d’un collégien, d’un gamin qui
s’échappe par la fenêtre!

--Elle ne lui a causé que plus de plaisir: il recommencera.

--Mais le plaisir qu’il éprouve à fuir en cachette vient de ce qu’il se
sent prisonnier!...

Et l’auditeur au Conseil d’État prophétisa:

--Gérard épousera Isabelle!

Je ne pus m’empêcher de rire. Le plus jeune de ces messieurs fit comme
moi et s’écria:

--Et l’autre?...

L’auditeur au Conseil d’État ne broncha pas, car il ne me croyait pas
informé. Je dis alors, moi aussi:

--Oui, en effet, et l’autre?...

Il fut surpris un instant, me regarda, comprit qu’Isabelle m’avait parlé
dès la première entrevue comme elle l’avait fait sans doute à lui-même.
Il dit:

--L’autre?... Eh bien, oui, ce sera alors probablement notre devoir
d’avertir Claude qu’il n’est pas le seul amant d’Isabelle, et alors...

--Alors, dit le jeune homme, il faudra bien qu’il rompe avec sa
maîtresse.

--Alors, dit l’auditeur, il rompra avec nous et il épousera sa
maîtresse!

                   *       *       *       *       *

Le paradoxe était amusant. Le chemin de ces messieurs et le mien étant
le même, nous ne nous séparâmes pas que je n’eusse entendu toute
l’idylle du beau Claude et d’Isabelle.

Il l’avait rencontrée dans un café du quartier Latin, celui-là
précisément dont le nom, prononcé par moi pendant le dîner, avait paru
si malséant; un des amis, présent ce soir, l’accompagnait et avait été
témoin des premières paroles échangées. Isabelle portait alors le deuil
de son petit garçon, et ses cheveux blonds, sous le crêpe, lui donnaient
un certain air de belle jeune veuve, et de dignité douloureuse, destinés
à séduire définitivement le correct et sérieux Gérard. La conquête,
toutefois, avait été un peu trop facile, et de ceci un ami avait été
témoin, mais Gérard aujourd’hui niait cette particularité, et il disait
à son ami: «J’ai voulu me flatter; tu ne sauras jamais ce que j’ai eu de
fil à retordre.» Elle avouait la perte d’un enfant, se disait mariée
d’abord, puis, quelque temps après, donnait à entendre qu’elle n’avait
été que fiancée à un jeune officier d’infanterie de marine, parti
inopinément pour le Tonkin, d’où il n’était pas revenu... Par malchance,
Gérard la rencontrait la même semaine dans le jardin du Luxembourg, au
côté d’un monsieur qui lui tenait la taille enlacée.

L’ami qui racontait cela souriait.



Bernerette était informée que je devais revoir Gérard dans l’intervalle
de deux de mes visites au Ranelagh. J’affectai de ne point parler de lui
avant qu’elle-même ne m’y invitât. Elle ne se pressa pas. Le dîner et
une bonne partie de la soirée se passèrent sans qu’elle fît mine de se
souvenir du «lancier de Nemours», et je me disais à part moi: «Faut-il
qu’elle mette tant d’application à dissimuler l’intérêt qu’elle prend à
lui!» Et, en même temps, je pensais: «Mais c’est ma réserve, à moi, qui
est suspecte! Pourquoi, puisqu’on sait ici que j’ai dîné cette semaine
avec Gérard, pourquoi est-ce que je tarde tant à dire simplement: «Je
l’ai vu; j’ai dîné avec lui.» Si Bernerette est fine, elle est en droit
de supposer de moi: «Il est jaloux.» Parlons donc! Non! je ne pouvais
pas parler.

Un moment, s’agita entre nous la question de savoir quel jour avait eu
lieu la première d’une pièce aux Variétés, où j’assistais, où monsieur
et madame de Chanclos n’assistaient pas. Je n’ai aucune mémoire des
dates, je dis:

--C’était vendredi.

Bernerette me dit:

--Non. Vendredi, vous dîniez chez monsieur Gérard.

Je convins qu’elle avait raison.

Je dus aussi pâlir un peu, car je surprenais sous ce petit front la
pensée qui ne l’avait pas quittée de la soirée: «Il a dîné vendredi chez
monsieur Gérard, il va nous parler de lui... Tiens! il ne nous parle pas
de lui... Ah çà! va-t-il nous parler de lui...» Et enfin: «Attends un
peu, mon bonhomme, je vais t’obliger à nous parler de lui!»

En effet, je fus acculé à un mensonge assez humiliant; je dis:

--A propos!... et moi qui oubliais...

D’avance, j’avais calculé l’effet déplorable de ce raccrochage
maladroit, mais c’était aussi la seule façon de ne pas donner
d’importance à ma réserve sur le dîner chez Claude Gérard. Je vis la
cernure bleuâtre sous les yeux de Bernerette, qui fut dessinée par une
main invisible, rapidement, dans le temps qu’il faut pour tracer deux
virgules.

Enfin, je puis me rendre cette justice que je parlai de Claude Gérard en
termes suffisamment neutres, comme la prudence le commandait,--car enfin
il ne s’agissait pas d’enflammer la pauvre Bernerette,--mais qui ne
pouvaient que transmettre une opinion très favorable de l’impression que
la soirée passée chez lui m’avait laissée. Nous sommes tellement rompus
aux usages, qu’ayant tu complètement la présence d’Isabelle dans
l’intérieur de Gérard, je croyais fermement avoir dit, en conscience,
tout ce que je savais de lui. Bernerette me laissa parler et dit:

--Et sa maîtresse?

Les parents sursautèrent. Je n’étais pas peu embarrassé. Mais Bernerette
ne se troubla guère:

--Oh! fit-elle, madame de Lansacq a assez parlé d’elle, je peux bien me
permettre...

--Qui ça, madame de Lansacq? hasardai-je dans l’espoir de détourner
l’esprit de Bernerette.

--La Belle-Hélène du bal costumé!... Oh! vous n’avez pas eu le temps de
la voir, vous... Une folle!... elle est toquée de votre ami Gérard; elle
le suit ou le fait suivre; elle connaît tout ce qui le concerne...
Tantôt, ici, elle n’a parlé que de lui, de son entourage; voulez-vous
que je vous en donne la preuve: la maîtresse de votre ami se teint...

--Ma fille, s’écria madame de Chanclos, je t’interdis absolument de
tenir un pareil langage!...

M. de Chanclos, qui gâtait sa fille, ne pouvait s’empêcher de sourire.
La maman, pour innocenter Bernerette, dit elle-même:

--Elles sont quatre ou cinq ici, figurez-vous, qui, depuis notre soirée
costumée, n’ont en tête que ce monsieur Gérard; naturellement,
Bernerette ne peut se boucher les oreilles... Je trouve que les femmes
de nos jours ont vraiment peu de retenue; et il est difficile de garder
une jeune fille à l’écart!...

Bernerette me regarda dans les yeux:

--Étonnez-vous donc, dit-elle, que nous soyons intriguées par ce
monsieur Gérard!

En effet, à peine maintenant avais-je la moindre raison d’en être
étonné. Bernerette pouvait fort bien ne s’intéresser à lui que parce
qu’elle voyait quatre ou cinq femmes préoccupées de ce joli garçon; et
je me souvins qu’elle les avait vues préoccupées de lui dès la fameuse
soirée, et dès la première heure, puisque, avant même que j’eusse quitté
le bal, plusieurs de ces dames se disputaient Gérard.

Je me mis à appréhender la première soirée où je me rencontrerais avec
Gérard chez madame de Chanclos.



Mon appréhension fut désordonnée, exaspérée et je pourrais dire
hallucinée. J’imaginai d’avance ce qui se passerait. Je le vis. Je me
découvris jaloux, de la jalousie la plus ordinaire, accompagnée de toute
sa queue de médiocrités.

Pourquoi ne m’étais-je pas cru jaloux plus tôt? Parce que je le
redoutais trop! Et toutes mes facultés s’employaient à détourner de là
ma pensée; mais, par une rouerie de la destinée, voilà qu’un motif se
présentait de pouvoir croire que Bernerette n’était pas amoureuse; sur
une aussi belle perspective, j’ouvrais toutes grandes mes fenêtres et à
force de me complaire à voir que Bernerette pouvait n’être pas
amoureuse, je découvrais que je l’étais, moi, bel et bien!

A dessein ou non, aucune des quatre ou cinq ardentes amies de Claude
Gérard ne se trouva invitée. Nous étions une douzaine de personnes à
table! Gérard se trouvait assis entre la maîtresse de maison et une
femme jeune encore, non pas laide, mais, comme on dit, «de tout repos».
Bernerette était en face de lui ou à peu près; j’étais voisin de
Bernerette. Pour la première fois je m’aperçus que je m’efforçais de lui
plaire. Je voulais retenir son attention; je lui parlais plus que de
coutume; je triais mes sujets et mes mots; je pestais de n’être pas un
fascinateur. Pourtant, si ma conscience à ce moment m’eût crié: «Mais tu
veux la séduire!» j’aurais répondu à ma conscience elle-même: «Ce n’est
pas vrai!» Je ne croyais pas vouloir séduire Bernerette; je croyais, de
bonne foi, faire une belle action en la mettant à l’abri du séduisant
Gérard!

Mon supplice commença. Je remarquai, à plusieurs reprises, que
Bernerette n’avait pas entendu mes paroles, pas compris mes finesses, ou
bien qu’elle avait répondu à moitié, sans nul souci de compléter une
phrase commencée, enfin comme si d’elle à moi l’échange était sans
importance. Elle ne regardait pas Gérard, non; elle n’affectait pas non
plus de ne pas le regarder, non. Elle ouvrait tout à coup de grands yeux
en se tournant vers moi. Et je me disais: «Elle s’étonne ou s’ennuie
parce que je lui parle tant et si bien; elle se demande: «Mais
qu’a-t-il, ce soir?» Elle découvre mon jeu; elle en est stupéfaite ou
irritée; elle se moque de moi ou elle me plaint!...» Elle m’écoutait par
politesse; elle ne prêtait l’oreille--c’était bien naturel--qu’à ce qui
venait du nouveau venu, de ce joli garçon assis en face d’elle et de qui
on avait fait, depuis trois semaines, une espèce de héros de roman
d’amour. Je me méprisais pour essayer de détourner cette enfant d’un
attrait si simple et si fatal. Mais je trouvais à présent la beauté de
Gérard commune, vulgaire et même niaise; ce qu’il disait me semblait
épais; quand il ne parlait pas, je l’accusais de se laisser admirer. Le
souvenir de la bibliothèque de notaire, de la pendule en zinc doré, de
la petite soirée solennelle, me le rendait à présent ridicule; et je
pensais aux aventures de sa maîtresse Isabelle, à l’ami qui, en les
racontant, se moquait un peu du pauvre Gérard...

Je ne sais ce qu’il dit, pendant un moment que nous étions silencieux, à
la jeune femme, sa voisine; elle sourit. Et je vis que Bernerette aussi
souriait, du même propos évidemment. Comment avait-elle fait pour
l’entendre?

Je fus alors paralysé, et ne dis plus rien. Bernerette ne parut pas
observer que je me taisais; son voisin de droite était un vieillard qui,
d’un autre côté, parlait fort haut de la «loi Falloux». Gérard, lui, ne
semblait pas du tout faire attention à Bernerette.

Après le dîner, madame de Chanclos me dit:

--Il est délicieux, votre ami, délicieux!...

Plus tard, passant près de moi, elle me glissa à l’oreille:

--Vous savez que sa voisine est conquise!

Jusqu’à une femme «de tout repos».

En me parlant de lui tout le monde disait: «Votre ami.» On me
complimentait de son Conseil d’État, de sa jolie figure, d’un mot qu’il
avait dit et de ce qu’il avait plu à madame Une Telle!...

Et lui, indifférent ou dédaigneux, qui ne s’amusait pas, c’est probable,
me recommandait en me pinçant la manche:

--Quand tu fileras, fais-moi signe!

De sorte que je ne terminai pas cette soirée sans «mon ami». Nous
partîmes ensemble; ensemble nous allâmes, je m’en souviens, à une
taverne de la rue Royale, et «mon ami» ne me lâcha qu’à ma porte.

Seul avec lui, je n’éprouvais, je l’avoue, aucune répugnance. Il était
tout à fait bon garçon, intelligent aussi, sans rien d’original dans
l’esprit, mais sans rien non plus qui fût fâcheux. Et puis, il me parut
bien que les Chanclos n’étaient pas pour lui le monde où «se détendre»!
De Bernerette, il ne me fit pas mention.

Mais il me pria instamment, dans le cas où je verrais Isabelle, de lui
taire ce dîner comme la soirée précédente.



On atteignait la fin de mai, les beaux jours; madame de Chanclos
recevait dans le jardin, plus familièrement qu’en hiver, et, quoique je
fusse, en qualité d’ami ancien, dispensé des visites, j’allais
maintenant à ses samedis. On n’y vit point Gérard de tout un mois. Le
premier samedi, on parla fort de lui; les «Quatre ou cinq» étaient là,
et on les nommait maintenant les «Cinq ou six», car il convenait
d’ajouter à leur nombre par taquinerie, et peut-être bien par
vraisemblance, la vertueuse voisine du dernier dîner. Il était très
apparent, ce samedi-là, que la famille de Chanclos se prévalait d’avoir
revu et possédé tout un soir le beau Gérard, tandis que les «Quatre ou
cinq» en étaient encore à leur soirée du 23! Mais on attendait Gérard.
Tout le monde allait donc goûter sa présence en commun.

On fut privé de lui. On l’excusa. Quelques cœurs, je le crois,
battirent, le samedi suivant, et, pour une maison un peu sévère, comme
l’était celle de madame de Chanclos, et où le sujet de la galanterie
occupait rarement le premier plan, ce fut un fait assez remarquable de
voir chacun sourire à l’entrée des «Cinq ou six» à bon droit suspectées
de venir un peu pour _lui_.

On parla peu de lui, toutefois, car on avait commencé à soupçonner, ici
et là, des susceptibilités; en outre, comme il ne venait point, les
«Quatre ou cinq» triomphaient de mesdames de Chanclos et de la «cinq ou
sixième», car le beau Gérard décidément faisait peu d’honneur au dernier
dîner.

Quant à moi, je vis Gérard la semaine suivante, car je lui devais une
politesse. Il vint dîner avec moi et quelques amis et, incidemment il
dit:

--Il faudra pourtant que je «me fende» d’une visite au Ranelagh!

--C’est la moindre des choses.

--Oh! dit-il, on a excusé ma négligence, j’ai déjà reçu une autre
invitation!

--Compliments!

Il ajouta, en confidence:

--Un peu «collant» le Ranelagh!

On l’avait invité de nouveau. On le voulait avoir à tout prix.

Il n’était pas malaisé de discerner, à cet acharnement, une cause bien
vulgaire: le pur amour-propre froissé. Mesdames de Chanclos ne se
résignaient pas à paraître négligées vis-à-vis de leurs amies; c’était
une rivalité mesquine. Mais quel jeu périlleux que ces rivalités-là pour
une jeune fille qui y prend part! Mais à ce jeu, le cœur de la pauvre
Bernerette?... Le danger--si danger il y avait--devenait, par ce jeu,
cent fois pire que ce qu’il y eût pu être par la présence et même par
l’assiduité de Gérard. Oh! ce cœur de Bernerette, que faisait-il en tout
cela?

Personne ne m’avertit, au Ranelagh, que Gérard avait été réinvité.
Personne ne confessa qu’il avait refusé. Car il refusa. Je le sus, en
même temps que quelques-unes des «Cinq ou six», en visite, sous les
marronniers, un après-midi humide du mois de juin; je le sus par
lui-même, car il vint, enfin, ce jour-là, s’excuser de n’être pas venu
depuis six semaines.

On le jugea très occupé, et de toutes sortes de façons, très pris, et de
bien des côtés!... Ces dames, entre elles, échangeaient des clins d’œil.
On se moquait de madame de Lansacq qui tirait vanité de savoir qu’il
avait une maîtresse aux cheveux teints, comme si la Pompadour était
toute l’histoire de Louis XV!... A peine Claude était-il parti, qu’une
légende se forma, absurde et regrettable, où le nom d’un conseiller
référendaire au Conseil d’État, qui venait d’épouser une femme beaucoup
plus jeune que lui, était mêlé. Je ne pus m’empêcher d’intervenir et
d’affirmer que Gérard, entre autres qualités, avait celle d’être loyal
et fidèle. Du diable si, en disant cela, je pensais faire autre chose
que m’élever contre un odieux potin.

Je compris aussitôt que Bernerette m’en savait un gré dont je l’aurais
bien dispensée. Elle me regarda d’un air reconnaissant, et puis, dès
qu’elle put me tenir à part, elle me dit:

--C’est bien de prendre la défense de ses amis!

Que Gérard fût fidèle, en effet, cela pouvait contrister les femmes
intéressées à ce qu’il ne le fût pas, au moins à sa maîtresse, mais
cela, au contraire, plaisait à une jeune fille. Pourtant cela signifiait
qu’il aimait sa maîtresse, qu’il était, par conséquent, peu disposé au
mariage? N’importe! cela plaisait à une jeune fille. Cela signifiait
pour elle, j’imagine: «C’est un homme tendre et qui s’attache»; et, pour
une jeune fille, un homme n’est pas attaché indissolublement à sa
maîtresse; il reste tendre, et il s’attachera de nouveau à sa femme.

On me pria de dîner au Ranelagh; Bernerette fut avec moi trop gracieuse.
Elle se montra plus douce que de coutume, plus attentive à me plaire; et
il y avait dans ses façons, dans sa parole, dans sa voix qui m’émouvait
tant, enfin jusque dans le plus insignifiant de ses gestes, une chaleur
d’oiseau, une câlinerie, un roucoulement de tourterelle. Nous étions en
tout petit comité; nous parlâmes très librement de maintes choses: point
du don Juan, car enfin c’eût été dépasser les bornes! Nous semblions
revenus aux réunions d’autrefois, à celles qui avaient précédé «la
soirée du 23», mais avec une Bernerette moins enfant et ayant, à s’être
faite femme, infiniment gagné en grâces. Qui donc n’eût juré, ce soir,
que c’était moi qui recueillais tout l’avantage de cette exquise
métamorphose? A tout propos, elle s’adressait à moi; elle me demandait
mon goût pour une robe d’été, pour un poney qu’elle allait avoir à la
campagne, mon opinion sur une saynète où l’on voulait lui donner un
rôle: «Si vous la trouvez trop bête, disait-elle, vous comprenez, je n’y
figurerai seulement pas!» Elle m’emmena dans sa salle d’étude à propos
d’un portrait de moi qu’elle avait fait, l’automne dernier, au pastel,
et qu’elle désirait retoucher. Elle me fit poser, en lumière, sous la
lampe, le pastel calé à côté de moi; sur la grande table en désordre,
elle déplaçait le pastel et me déplaçait; sa petite main touchait mon
front et ma joue; son jeune bras frais, nu jusqu’au delà du coude, à
tout instant me frôlait le visage; elle me tint un moment la tête entre
les deux paumes de ses mains, en me regardant dans les yeux, sa tête
charmante s’approcha à quatre doigts de ma bouche; j’entrevis l’ivresse
qui eût été la mienne, si elle m’eût aimé, et si je l’eusse vue venir
ainsi, animée et heureuse, vers mon baiser! Elle me dit:

--Oui, je le savais bien! quelque chose m’avait échappé en vous!...

--Quoi donc?

--La bonté. Vous êtes bon, Henri, vous avez de la bonté plein la figure!

J’eus, en tout cas, la bonté de sourire, car je n’en avais guère envie.

Puis elle me lâcha, remit le pastel au tiroir. Nous redescendîmes, et
elle fit part à tous de la découverte de ma bonté. Je fus sur le point
de lui demander grâce.

Cette soirée, qui parut à tous agréable, me fut plus dure que celle même
où Gérard était là. Plusieurs fois mon instinct me pressa de fuir; mais
je sentis bien que déjà je n’avais plus le courage d’abréger la douleur
qui me venait de Bernerette.

Si j’avais moins aimé Bernerette, qu’il m’était donc facile d’écarter de
moi des coups plus pénibles, en me retirant de l’aventure à temps! Je
prétextais un voyage; je ne reparaissais qu’en décembre au Ranelagh!
Sans moi, intermédiaire encore indispensable, point de Gérard au
Ranelagh!... C’était pour moi tant mieux, tant mieux aussi pour le cœur
de Bernerette!

Je ne prétextai pas de voyage, ah! que non! Je demeurai à Paris aussi
longtemps que la famille de Chanclos elle-même. Et je m’arrangeai pour
ne pas m’éloigner trop d’elle pendant la période des villégiatures. La
tendresse amicale dont m’enveloppait depuis quelque temps Bernerette, le
comprend-on? c’était tout de même de la tendresse! Bernerette amoureuse
d’un autre, c’était tout de même Bernerette!



Elle ne parlait plus de Gérard. Madame de Chanclos avait cessé de
recevoir; on quittait dans ce temps-là Paris de bonne heure: les «Cinq
ou six» étaient dispersées; et il n’était guère admissible d’inviter
quelqu’un qui ne fût pas tout à fait des familiers de la maison. Le beau
Gérard, on l’avait pour longtemps perdu de vue. Deux ou trois jeunes
gens, un cousin de Bernerette et moi, nous nous retrouvions tous les
huit jours, quelquefois plus souvent, dans le beau jardin du Ranelagh.
Bernerette avait rajouté de la bonté au pastel. J’avais avec elle de
fréquentes causeries, où je remarquais qu’elle me parlait plus
qu’autrefois d’elle-même; elle disait à tout instant: «Je pense... Moi,
je suis ainsi... Si je vous confessais que...» Et surtout: «Au fond de
moi!»

«Au fond de moi!...» Me l’a-t-elle répété! c’était un inconscient appel
à l’accompagner au fond de son cœur! C’est là qu’elle demeurait à
présent, je le voyais bien; elle ne voulait pas le dire, mais elle avait
élu domicile dans le sous-sol obscur où elle caressait une pensée
constante, inavouée; et après en avoir beaucoup ou joui ou souffert dans
la solitude, elle avait bien envie de faire faire à quelqu’un ce qu’on
appelle le tour du propriétaire. Ah! Bernerette! Bernerette! ne
devinai-je pas vos secrètes demeures? Et ce muet manège m’inspirait une
telle compassion que j’en oubliais parfois ma sourde rage de jaloux, et
je n’avais de moments paisibles, et, ma foi, presque agréables, que ceux
où je me sentais plein de pitié pour elle.

Elle me devina, tout au moins elle soupçonna ce dernier sentiment chez
moi, et me répéta un jour, en me touchant la main, ce qu’elle m’avait
déjà dit:

--Vous êtes bon!

C’est un fait assez curieux, que je consentais bien à compatir à sa
misère secrète, tant que nous restions là-dessus silencieux. Mais à
cette légère allusion qu’elle y fit, je ne sais quoi regimba en moi:
non, non! je ne voulais pas avoir l’air de dorloter avec elle l’image de
Gérard! Et je protestai:

--Assez de bonté, Bernerette! Vous vous trompez, je vous jure!

Elle eut presque peur. Après quoi, dès que je la vis troublée et
malheureuse à cause d’un mot que je lui avais dit, ce fut moi qui
faiblis, et j’aurais commis toute bassesse pour qu’elle se rassérénât,
la chère petite!

Elle ne saisissait pas, bien entendu, tant de nuances sentimentales, et
elle me cajolait de nouveau pour que je fusse «son ami», disait-elle.
Ah! l’ami que j’étais!

--Si je vous perdais!... me dit-elle aussi un jour.

Et une question qu’elle voulait provoquer peut-être, m’effleura les
lèvres: «Vous êtes donc malheureuse, Bernerette?» Mais je ne posai pas
la question. Je ne fus pas bon, cette fois-là.

Puis arrivèrent, dans la première semaine de juillet, de grandes
chaleurs; la famille partit précipitamment pour la mer, parce que
Bernerette semblait fatiguée. Sa mère me confia:

--Elle devient taciturne, elle si gaie, si ouverte!...

Je la rassurais; je lui disais:

--Non, non. Nous avons encore bavardé beaucoup, l’autre soir...

Mais les yeux de Bernerette s’enfonçaient; une ombre les envahissait.
Les Chanclos avaient une petite villa à Dinard, où ils allaient chaque
année. On me demanda:

--Vous verra-t-on par là?

Je dis:

--Mais oui! mais oui!

Et l’idée me vint aussitôt de faire une excursion à Jersey.

                   *       *       *       *       *

J’allai à Jersey par Granville et j’en revins au bout de peu de jours
par Saint-Malo, où l’on est presque à Dinard. Il n’y avait pas trois
semaines que je n’avais vu Bernerette: elle était méconnaissable. J’en
fus tellement frappé que je ne pus cacher mon impression à sa mère.
Madame de Chanclos croyait que le mer lui était mauvaise. Mais la mer
lui était favorable les années précédentes! Eh bien, et le médecin? Le
médecin voyait là une crise physiologique: Bernerette s’était beaucoup
développée cette année, trop vite; il en était résulté une fatigue de
l’organisme, et maintenant elle maigrissait. Tout le monde avait vu
cela, comme le médecin.

Bernerette m’accueillit avec une joie presque compromettante: on eût pu
croire que c’était moi de qui l’absence la faisait souffrir; et, à la
façon dont les parents m’entourèrent, je me demande s’ils ne pensaient
pas à ce moment que leur fille m’aimait. Que n’auraient-ils pas fait
pour lui être agréables et sauver sa santé! On jugea Saint-Malo trop
loin; on voulait m’avoir à Dinard. Je tins cependant pour Saint-Malo
d’où je venais chaque jour en barque.

--Mais si vous chaviriez! me dit madame de Chanclos, du même ton que sa
fille, peu de temps auparavant, m’avait dit: «Si je vous perdais!...»

Nous reprîmes nos causeries avec Bernerette. Elle lisait, depuis qu’elle
était à la mer. Imagine-t-on ce que son père lui avait permis de lire,
en fait de romans «convenables»? _La Princesse de Clèves_ et
_Dominique_! Je lui dis:

--Lisez n’importe quoi, excepté cela.

Peu après, elle m’annonça:

--Vous savez, je les ai lus tout de même.

D’ailleurs, les deux romans l’avaient également ennuyée. Elle jouait au
tennis; elle était très courtisée, car sa langueur lui donnait un grand
charme. Elle s’obstinait à prendre des bains de mer: Dieu! qu’elle était
jolie, coiffée d’un petit foulard bleu d’azur, d’où s’échappaient des
cheveux blonds qui faisaient les rebelles!... Et jamais, non, pas une
fois, le nom de Gérard ne fut prononcé entre nous. Une des «Cinq ou six»
était à Dinard; elle dit un jour, à la villa, en décrivant un certain
Anglais, champion au match de tennis:

--Figurez-vous un Claude Gérard blond.

Bernerette ne sourcilla pas, ne chercha pas à voir l’Anglais. Je m’en
assurai. Elle le vit une fois, par hasard, et ne dit rien de lui, n’eut
pas un trait qui bougea.

C’était bien ce qui pouvait arriver de plus grave. Qu’il eût donc mieux
valu qu’elle parlât de Gérard à tort et à travers!

                   *       *       *       *       *

Nous fîmes, un beau jour, le merveilleux petit voyage de la Rance. On
prend un bateau à Saint-Malo le matin, on remonte le cours de cette
rivière sinueuse aux bords de verdures déchiquetées, on va visiter
Dinard, on revient le soir, et la nuit vous prend à demi échoués, faute
d’eau, à marée basse. On attend, anxieux, entre des prairies et des
arbres, le secours indispensable de la mer; enfin on perçoit son bruit
de cavalerie lointaine, et aux dernières lueurs du crépuscule, on la
voit accourir, comme à un rendez-vous, à un relais; elle supplée la
rivière tarie et vous remporte à cet estuaire admirable où l’on voit
d’un coup, au sortir des ténèbres, les feux de Saint-Servan, de Dinard
et de Saint-Malo.

Sur le pont, à l’avant, Bernerette et moi, assis l’un près de l’autre,
quand l’obscurité fut tombée, quand la mer, longtemps attendue, eut
soulevé notre bateau sur ses eaux vigoureuses, quand un bien-être
indéfinissable nous eut engourdis, quand l’odeur de l’air salin mêlé aux
parfums de la campagne nous eut grisés, nous sentîmes tous les deux que
des minutes inoubliables s’écoulaient. Nous avancions, nous avancions
dans l’ombre; des ormes tordus, des peupliers frais et frissonnants, des
meules de foin semblaient courir; l’air nous fouettait comme une averse;
on n’entendait que le bruit sourd et régulier de la machine et la
friture de l’eau coupée par l’étrave du vapeur; chacun, instinctivement
respectueux de ces belles heures, se taisait; on désirait que le voyage
durât longtemps, longtemps; et l’on savait que l’arrivée dans l’estuaire
lumineux était plus magnifique encore que le voyage. Nous avions eu tant
d’intimité, Bernerette et moi, depuis quelques semaines, tant de plaisir
commun aujourd’hui, une si voluptueuse entente dans ce voyage nocturne,
qu’elle put, sans que je m’en étonnasse, me prendre la main. Je la lui
abandonnai un court instant. Ma complaisance fidèle lui laissait croire
que je suivais sans cesse son rêve secret, en ami dévoué. Je le suivais
bien, mais d’une autre manière. Ah! fallut-il qu’elle en fût possédée,
et obsédée, et toute gonflée, de son rêve! Elle me dit, ma main dans la
sienne:

--Henri! Henri! dites-moi, où croyez-vous qu’_il_ soit, en ce
moment-ci?...

Je ne lui répondis pas; je retirai doucement ma main. Elle ne m’en
demanda pas plus, d’ailleurs; son cœur trop plein avait crevé; c’était
fait.

Dans le silence, dans la nuit, se prolongèrent nos émotions, à tous
deux. Je fus content qu’elle ne pût pas voir ma figure qui, malgré une
si forte préparation, ne manqua pas d’être secouée, et de son côté elle
put croire que je ne la voyais pas pleurer. Et, lorsqu’elle fut un peu
calmée, elle soupira, se pencha vers moi et murmura:

--Quelle confiance ai-je en vous pour vous en avoir tant dit!

                   *       *       *       *       *

Je souris parce que son énorme aveu avait tenu en une petite syllabe:
_il_. Elle crut que mon sourire était encore de bonté, et je vis bien
qu’elle n’avait pas un seul instant soupçonné mes émotions véritables. A
l’extrémité où je m’étais laissé entraîner, je ne pouvais plus compter
de sa part sur aucune pitié, elle ne me ferait désormais grâce de rien,
l’atroce petite amoureuse!...

                   *       *       *       *       *

Nous arrivions dans l’estuaire; je remarquai tout haut comme il était
beau; je nommai les feux; c’était une ressource opportune, cela me
donnait quelque contenance et m’excusait de ne rien dire.



J’eus malgré moi, de la rancune contre Bernerette. Que nos sentiments
sont étranges parfois! Celui-ci me surprit. Je méditai à ce propos toute
la soirée, en me promenant, solitaire, sur les remparts de Saint-Malo.
Comment pouvais-je en vouloir à Bernerette à cause de son aveu? Je
connaissais son secret; j’en suivais, jour par jour, depuis plusieurs
mois, la marche souterraine. J’avais, qui plus est, accepté tacitement
le rôle d’ami muet des choses de son cœur; autrement dit, son aveu
m’était fait depuis longtemps, puisqu’il s’était laissé deviner; la
formule seule de l’aveu manquait; eh bien! elle avait été prononcée
enfin! Voilà tout. Mon étonnement, mon mécontentement me découvrirent
les résignations hypocrites du cœur. Je me croyais résigné; ma raison
seule l’était; mais la passion, le noyau sauvage que n’atteignent pas
les opérations de culture pratiquées à l’épiderme ou dans la pulpe du
fruit, projetait un jus amer qui me donna un moment la nausée. Je vis
qu’en ses profondeurs, ma passion, cette bête, elle, espérait toujours.

Et puis il fallait aussi tenir compte de l’effet magique de la formule.
On a beau dire, tout ce qui reste inconsacré par le «verbe» est presque
négligeable, et l’amour, quel qu’il soit, a besoin, pour avoir vie, du
traditionnel «je vous aime». Bernerette, par un détour délicat, il est
vrai, m’avait donc dit: «Je l’aime!»

En une soirée, sur les remparts de Saint-Malo, et en une nuit, à
l’_Hôtel de Chateaubriand_, je dus recommencer à envisager la réalité
face à face, et me cheviller une résignation plus profonde et plus
solide, comme si depuis deux ou trois mois, en vérité, je n’avais rien
fait!

Rancune, raison, résignation! Je devais partir deux jours après le
voyage de la Rance; j’en restai huit à Dinard.

Le premier jour, avec la fermeté, l’orgueilleux courage d’un stoïcien,
j’affrontai Dinard; et tout ce qui eût pu m’arriver de douloureux par
Bernerette eût été reçu par moi avec l’ivresse du martyre. Mais le
hasard voulut qu’il ne m’arrivât rien, rien de désagréable; Bernerette
joua au tennis, prit son bain, fut courtisée, et se montra gentille avec
moi, comme à l’ordinaire. Nulle allusion à l’énorme aveu.

Et les jours suivants, j’espérais qu’elle ne me reparlerait plus jamais
de Gérard, plus jamais de son amour! Cela me paraissait improbable; mais
je me disais: «Elle n’a pas repris ce sujet dès le lendemain de l’aveu,
alors que c’eût été si facile... Il lui faudra maintenant un nouvel
effort pour rouvrir une porte qui n’a cédé une première fois qu’à la
pression de circonstances tout extérieures... Enfin, elle ne me parlera
peut-être jamais plus de cela!...»

Et un autre jour, encore, je pensai: «Ne serait-il pas possible qu’elle
oublie Gérard?» Je promenai beaucoup ce refrain sur les remparts de
Saint-Malo: «Ne serait-il pas possible qu’elle oublie Gérard?...»

Enfin, quand je quittai Dinard et Saint-Malo, Bernerette me fit des
adieux tout à fait tendres, puis elle me mena dans une encoignure et me
dit:

--Vous tâcherez de ramener votre ami au Ranelagh cet hiver?

Ce fut moi qui rougis. Elle n’eut pas encore la moindre idée d’avoir pu
me peiner; elle plaisanta même à cause de ma rougeur:

--Oh! dit-elle, aurai-je commis une inconvenance?

Puis il y eut des poignées de main, des adieux répétés, une fausse
sortie par le jardin, une fausse sortie par la plage, et des offres
d’aller un peu me conduire, et des mots d’aimable tristesse qu’inspirent
les séparations. Par-dessus la barrière, en présence de ses parents,
Bernerette me cria:

--C’est juré?

J’entendis sa mère qui demandait:

--Quoi donc?

Je fis signe, en souriant, que j’avais compris, moi, et que c’était
juré.



J’avais laissé Bernerette en bien meilleure santé qu’elle n’était lors
de mon arrivée à Dinard. Le sort a de ces ironies: j’apportais à
Bernerette un peu de la présence de Gérard, parce qu’elle avait
confiance que par moi elle pouvait être rapprochée de lui! Trois
semaines après mon départ, je recevais une lettre de madame de Chanclos
qui me donnait de mauvaises nouvelles de sa fille: elle ne me cachait
pas son regret que je fusse si tôt parti de Dinard, puisque avec mon
séjour là-bas avait coïncidé une véritable résurrection de la pauvre
enfant. Et l’on pouvait voir, dans cette lettre, que Bernerette n’avait
point fait de confidence à sa mère, et--ce qui était plus grave et plus
douloureux pour moi--que sa mère était en voie de commettre une cruelle
confusion. Je devinais la confusion à ceci, que cette lettre d’une mère
qui décrivait l’état inquiétant de sa fille n’était pourtant pas une
lettre affligée. Madame de Chanclos avait cru découvrir finement la
cause du mal dont souffrait sa fille: des allusions à mots couverts, et
quasi riantes, y étaient faites. C’est ce demi-sourire qui m’était le
plus pénible. Elle croyait, connaissant la cause, posséder le remède, et
elle semblait me dire, d’un ton beaucoup plus chaud que de coutume: «Mon
ami, il ne tiendra qu’à vous!...» Oui, oui, j’apprenais maintenant que
si Bernerette m’avait aimé, on me l’eût bien volontiers donnée!

La situation devenait intenable. Un tel quiproquo ne pouvait durer. Que
Bernerette ne parlait-elle à sa mère! Mais je savais bien que
l’amour-propre l’en empêchait: elle n’avouerait jamais son amour pour un
jeune homme qui n’avait pas seulement paru la remarquer. Mais elle
m’avait bien fait, à moi, son aveu? Oui, mais j’étais, moi,
l’intermédiaire indispensable pour que ce jeune homme un jour la
remarquât... Ah! Bernerette! Et je vous aimais tout de même!

Dans le moment d’exaltation que me valut la lettre de madame de
Chanclos, j’éprouvai le besoin de voir tout de suite Gérard.
Qu’allais-je lui dire, si je le rencontrais? Je n’en savais rien; mais
un mouvement de chagrin, de dépit, de colère contre la destinée, un
besoin de me cogner la tête contre les murs ou de me jeter dans une
crevasse me poussait à voir Gérard le plus tôt possible. Voir Gérard
était bien pour moi la chose la plus détestable en ce moment-ci: je la
voulais à toute force! Je sentais si bien ce qu’eût fait, dans ma
situation, un homme ayant vécu quelques siècles plus tôt! Courir sus à
Gérard qui, en définitive, ne m’était de rien; le détruire. Gérard
supprimé, consoler Bernerette! Que les temps sont changés, si l’instinct
qui gronde au dedans de nous est le même!... Enfin, je voulais voir
Gérard.

Je me rendis chez lui. Il était en province, et dans sa famille, au
moins jusqu’à la fin d’octobre. Je m’en revins par le jardin du
Luxembourg où les feuilles jaunissaient et tombaient dans les allées
presque désertes. J’habitais dans les environs de ce magnifique jardin;
j’y venais rarement. Je remarquai ce jour-là combien il était favorable
à la promenade de l’homme attristé et énervé que j’étais, et j’y revins
plusieurs jours de suite. Un après-midi, j’y rencontrai sous les
platanes qui ombragent le monument de Delacroix, Isabelle, à qui, ma
foi, je ne pensais guère.

Elle me confirma que Gérard était absent pour quelque temps encore. Mais
elle avait bien d’autres choses à me dire: n’avait-elle pas failli se
marier?

--Avec le père du pauvre petit? lui dis-je.

Pas du tout! Avec un jeune homme sur le point de s’établir et qui la
voyait fréquemment chez sa tante--car elle habitait chez sa tante.--Ce
jeune homme aimait Isabelle depuis quatre ans, paraît-il, le sournois!
et il n’avait fait sa déclaration que la semaine dernière!

--Il est bien, vous savez! dit-elle.

--Pas mieux que Claude, je suppose?...

--Claude est un beau garçon, je ne dis pas non; mais il y a aussi bien
que lui. D’abord, je vous dirai entre nous, que, pour ma part, je suis
plutôt portée pour les blonds...

--Eh bien! mais, ce mariage?

--Je n’ai dit ni oui ni non; c’est une affaire, comme vous pensez, qui a
de l’importance; il s’agit de l’avenir pour moi. J’ai écrit à Claude...

--Ah! Que dit-il de cela, Claude?

--Vous pensez que ça lui a mis la puce à l’oreille! Il n’en dort pas, à
ce qu’il m’écrit... Oh! n’allez pas le plaindre, surtout: il se
rattrapera, n’ayez crainte, ce n’est pas un garçon à se faire périr par
les mauvais traitements... Malgré ça, il voulait revenir de suite; mais
il a son père qui ne plaisante pas, à ce qu’il paraît, le père Gérard,
quand il s’agit de rentrer à Paris avant l’heure. Savez-vous combien il
m’en écrit? Seize pages! Tenez, les voilà.

Je dus me défendre pour ne pas lire les seize pages de Claude, car
Isabelle était flattée évidemment des marques d’amour qu’elles
contenaient. Elle avait, d’ailleurs, un invincible besoin de parler, de
consulter les uns et les autres; elle me dit:

--Il y a aussi le père du petit...

--Mais oui!

--Je ne l’oublie pas, fit-elle naïvement, et, à vous dire la vérité,
c’est celui-là qui me donne le plus de tintouin dans cette histoire; non
pas pour lui précisément, mon Dieu, non, mais à cause de ce pauvre petit
chérubin qui est là-bas, au cimetière... Vous allez être de ceux qui se
moquent de moi, parce que je me fais des scrupules, eh bien, tant pis!
Il y a quelque chose qui me dit que j’aurais dû épouser son père et pas
d’autre...

--Vous auriez fait une bonne maman, Isabelle!

--Ne m’en parlez pas! dit-elle.

Et la voilà aussitôt toute en larmes. Il n’y avait qu’un sentiment chez
Isabelle, c’était l’amour de son petit mort.



Cette rencontre ne me fut pas inutile, mais elle doubla mon embarras;
elle me découvrit ce qui menaçait Gérard; sa maîtresse, somme toute, lui
avait écrit: «Épouse-moi ou j’épouse le jeune homme blond.» Qu’allait-il
faire?

Et que devais-je faire, moi?

En conscience, avant que ce benêt ne prît un engagement irréparable, ne
devais-je pas, pour Bernerette, essayer de retarder sa décision tout au
moins jusqu’à ce qu’il pût revenir, au Ranelagh, revoir une jeune fille
qui se mourait d’amour pour lui, l’entendre, lui parler, entendre ses
parents qui, alors informés, sans doute, lui tiendraient peut-être le
langage dont me gratifiait par erreur madame de Chanclos, dans sa
dernière lettre? Mais retarder sa décision, comment? Si j’eusse reçu
encore ses confidences! Mais je n’avais que celles de sa maîtresse...
Était-ce moi, à présent, qui allais assumer le rôle ingrat de
dénonciateur, prévu par l’un des deux amis avec qui j’avais dîné chez
Gérard? Je me rappelai les paroles de l’auditeur de première classe: «Ce
sera probablement notre devoir d’avertir Claude», et l’objection opposée
par le même: «... Et alors... il rompra avec nous et épousera tout de
même sa maîtresse.» Il ne s’agissait pas d’aboutir à ce que Gérard
m’envoyât au diable! Je n’avais non plus aucun titre suffisant à tenter
de lui rendre un service de cet ordre; mais je pensai à son collègue, à
son ami, l’auditeur de première classe. J’avais oublié son nom; je le
retrouvai en consultant la liste du Conseil d’État; j’eus son adresse.
Je courus chez lui et par bonheur je le rencontrai. Sans lui livrer le
secret de mademoiselle de Chanclos, je pus lui confier une partie de mes
perplexités et de mes désirs, et il en retint, je pense, ce qu’il
pouvait en être tiré de très favorable à l’avenir de Gérard, son ami. Il
me promit son concours, et, entre autres mesures urgentes, de se rendre
au Luxembourg afin de tenir d’Isabelle même la confidence qu’elle ne
saurait manquer de lui faire, à première vue. Là-dessus, il pourrait
dire à son ami: «Tu ne vas pas l’épouser, j’espère!...» et la suite.
Quelques jours après, il avait l’obligeance de m’annoncer qu’il avait
parlé à Gérard, car Gérard était revenu précipitamment à Paris, rappelé
par les velléités matrimoniales de sa maîtresse, et, d’ailleurs, assez
monté contre elle à ce propos. L’ami avait profité de ces dispositions,
me disait-il, et Gérard était sorti de chez lui, stupéfait, incrédule
encore, mais disposé à enquêter lui-même, tout prêt à rompre brutalement
avec Isabelle.

--Ce n’est pas fait! ajoutait l’ami.

Dans la semaine, je reçus moi-même la visite de Gérard. Je crus
qu’Isabelle m’avait accusé de traîtrise ou que l’auditeur de première
classe, par oubli de nos conventions, avait parlé de moi. Point du tout.
Gérard avait trouvé chez lui ma carte et s’excusait de n’être pas venu
me rendre ma visite plus tôt, ayant eu, disait-il, de petits tracas ces
jours derniers. D’un signe des sourcils, je lui donnai à entendre qu’il
ne serait pas importun en me narrant ses tracas; mais il ne me les conta
point et se contenta de me dire, avec un léger sourire satisfait:

--Tout est arrangé.

Alors je crus pouvoir lui demander des nouvelles d’Isabelle. Il me dit
qu’elle allait fort bien et que même il allait profiter de ce qu’il
était revenu à Paris plus tôt que de coutume pour faire avec elle un
petit voyage.

Grand Dieu! était-ce un voyage de noces? Le mot m’en vint sur les
lèvres. Ah! ne valait-il pas mieux que cette sottise fût accomplie
rapidement, tout de suite,--que m’importait le sort de Gérard!--et que
Bernerette se trouvât contrainte à se résigner avant d’avoir espéré
davantage?

Mais je me crus obligé de dire à Gérard:

--On te verra, cet hiver, au Ranelagh, j’espère?

Il fit un geste évasif.

--Écoute, lui dis-je, ce n’est pas une plaisanterie: il y a cinq ou six
femmes qui sont folles de toi!...

Il sourit bonnement, mais sans fatuité, et dit lui-même:

--Cinq ou six femmes!...

Soudain, quelque main invisible et cruelle me tordit l’estomac; je me
sentis rougir et puis pâlir; je me sentis possédé par une force ennemie
de moi-même, mais autoritaire, irrésistible, et je dis:

--Je ne te parle que de celles qui sont mariées!...

Ah! Bernerette, avais-je assez fait pour vous?

Gérard rit de bon cœur en montrant, sous sa moustache noire, ses dents
magnifiques; et il me serra la main.



Et madame de Chanclos qui m’écrivait pour m’inviter à la campagne! Et M.
de Chanclos qui ajoutait quelques lignes pour m’inciter à prendre part
aux plaisirs de la chasse! Et Bernerette qui griffonnait dans un coin de
la lettre: «Venez! venez! BERNERETTE.»

Le supplice continuait pour moi, plus irritant de jour en jour. Je dois
avouer des mouvements d’impatience et d’agacement qui faillirent me
décider à entreprendre, moi aussi, un voyage--non pas de noces, en
vérité!--mais long et lointain et par lequel je fusse tenu à l’écart des
Chanclos obséquieux, de la trop cruelle Bernerette et de celui que je ne
pouvais m’empêcher de nommer, à part moi: «Cet imbécile de Gérard.»
Comme je n’osais maudire la famille de Chanclos, c’était contre Gérard
que se concentrait ma mauvaise humeur, et l’excès de son aveuglement me
faisait bondir: ne venais-je pas d’apprendre par l’auditeur de première
classe que Gérard, après avoir procédé lui-même à une enquête, après
avoir vu Isabelle au Luxembourg, au bras d’un autre, et après qu’elle
avait menacé d’en épouser un troisième, venait d’annoncer à son collègue
au Conseil d’État qu’Isabelle était innocente et qu’il était avec elle
en meilleurs termes que jamais?

«Quel imbécile, que ce Gérard!» disais-je en me promettant de fuir
résolument tout motif d’esclavage. «Quel imbécile, que ce Gérard!»
répétais-je encore, quelques jours après en faisant ma visite... pour
fuir l’esclavage? pense-t-on, pour éviter d’être «imbécile» comme
Gérard?... non: pour aller rejoindre la famille de Chanclos et
Bernerette!

Car je m’étais soudain donné, pour les aller rejoindre, un motif
irréfutable, à savoir, qu’il était de mon devoir d’honnête homme et
d’ami, d’essayer, pendant qu’il en était peut-être temps encore, de
détourner Bernerette de Gérard. Franchement, ne devais-je pas à cette
petite de l’éclairer sur la situation et sur l’état d’esprit de «cet
imbécile»? Je le devais.

Et je le fis, aussitôt mon arrivée en Touraine, où les Chanclos
habitaient, l’automne, une vieille gentilhommière nommée la
Tourmeulière, située près de Langeais, flanquée d’une tour ventrue et
ornée de lucarnes dans le style d’Azay-le-Rideau. Je le fis, sans
attendre seulement le lendemain, dès le soir de mon arrivée, sous une
charmille magnifique dominant la vallée de la Loire.

Marchant dans cette belle allée assombrie, à vingt pas en avant de
monsieur et de madame de Chanclos et de quelques hôtes, seul avec
Bernerette, je lui parlai de son Gérard comme si ce sujet nous était à
tous deux familier. Et elle avait à ce point l’habitude de penser à
Gérard à côté de moi, et de me tenir pour l’ami de sa pensée muette,
qu’elle ne manifesta ni surprise, ni joie excessive à m’entendre tout à
coup toucher sans précautions le sujet secret qui, depuis six mois
l’étouffait.

Elle m’écouta, me laissa parler, m’interrogea elle-même, m’obligea à
éclaircir la situation en ses menus détails. Elle me stupéfia: elle
n’avait pas la moindre gêne, pas la trace de cet embarras qu’une toute
jeune fille éprouve à parler d’un homme à un homme; ce qui lui restait
de plus juvénile était qu’elle manquait tout à fait de pudeur! Quand je
pensai l’avoir édifiée sur l’attachement de Gérard pour sa maîtresse, et
lui avoir enlevé, comme cela s’imposait, toute espérance, un petit
silence s’écoula: nous étions arrivés au bout de l’allée pour la
quatrième fois; nous traversâmes le groupe de la famille et reprîmes
notre marche en avant. Une lune d’octobre, qui semblait courir comme une
folle à travers de gros nuages floconneux, argentait par endroits la
Loire et ses saulaies; Bernerette me dit:

--Mais il n’a pas refusé de venir au Ranelagh cet hiver?

Je regardai, un moment, sans répondre, ces deux yeux fiévreux qui me
parurent lumineux dans l’ombre comme ceux d’une chatte.

Je lui dis, sans ménagement, la vérité:

--Il n’a répondu ni oui ni non.

Elle accepta cela sans sourciller, et dit:

--Vous n’avez pas insisté?

Au risque de lui tordre le cœur, je lui dis encore la vérité:

--Si fait! si fait! j’ai insisté: ne lui ai-je pas fait entendre qu’il y
avait chez vous des femmes, et de jolies, folles de lui!...

Cela ne la choqua point du tout. Je la vis, la bouche ouverte, happant,
par avance, la réponse que Gérard avait faite à cela.

La frénésie de sa passion me brûlait comme un fer rouge. Elle aimait au
point de désirer que Gérard vînt au Ranelagh, fût-ce pour d’autres,
parce que, du moins, elle le verrait!... Je faillis crier, ou bien lui
dire à elle, tout à coup, ma douleur, et m’en aller.

Comme je temporisais, elle demanda, en précipitant l’une sur l’autre les
syllabes:

--Eh bien! eh bien! qu’est-ce qu’il a dit à cela?

--Il a ri.

Elle l’aimait trop! elle l’aimait trop! Elle usait trop aussi de moi,
sans vergogne. Ce que je souffrais atteignait l’intolérable. Cependant,
cette extrémité, je le sais, n’excuse pas la faute que je commis. Je ne
fus pas bon, ce soir là! J’ajoutai, en regardant la petite martyre dans
ses deux yeux de chatte:

--Il a ri: je lui ai vu sous la moustache toutes ses belles dents!

Je me vengeais en la laissant sur une image qui pouvait lui faire
désirer son Gérard davantage...



Un domestique apporta des châles pour ces dames; puis madame de Chanclos
supplia sa fille de rentrer au château, parce qu’un peu de fraîcheur
montait de la vallée. Je vis que l’on commençait à traiter Bernerette
comme une malade. En rentrant avec elle, je lui dis qu’il était urgent
qu’elle fît l’aveu de ses sentiments à sa mère, qui s’égarait sur la
cause de son tourment, d’une façon désobligeante pour moi.

--De quelle façon? dit Bernerette.

--Oh! épargnez-moi d’insister!

Elle ne comprenait pas du tout l’erreur qu’avait pu commettre sa mère;
il me fallut insister, ce qui était atrocement gauche; mais je n’étais
pas au bout de ma peine! J’arrivai à lui faire entendre, par lambeaux,
que sa mère la croyait certainement amoureuse, que je m’en étais aperçu,
mais amoureuse d’un autre...

--Comment! d’un autre?... dit Bernerette.

Elle s’indignait: un mouvement de colère l’agita. Elle laissa échapper
quelques paroles assez aigres envers sa mère. Elle lui gardait rancune
de n’avoir pas deviné, de longtemps, qui elle aimait. Pour Bernerette,
c’était là gravement manquer à apprécier l’irrésistible attrait de
Claude Gérard. Mais, du moins, pensait-elle que sa mère était incapable
même de deviner qu’elle aimait! Quant à la croire amoureuse et ne la
croire pas amoureuse de Claude Gérard, non! cela, c’était avoir quelle
opinion donc, sur son goût? Qu’elle fût amoureuse de Gérard et de nul
autre, mais cela devait éclater aux yeux de tout être sensé! Et à défaut
d’être heureuse en cet amour, elle se contentait qu’on devinât qu’elle
en souffrait. Certes, il ne s’agissait pas pour elle de faire des
confidences, un aveu! Elle portait un dieu en elle, et elle méprisait
ceux qui n’en discernaient pas l’incomparable rayonnement. Voilà
pourquoi elle avait été pour moi si gracieuse, du jour où elle avait
soupçonné que, plus fin que tout autre, je discernais, moi, cette
lumière!

--Qui donc, dit Bernerette, maman croit-elle que je puisse aimer?

--Moi! lui dis-je.

Et je me dépêchai d’éclater de rire, afin de le faire avant elle.

En effet, elle rit.

Nous rîmes ensemble.



Le lendemain, je chassai avec monsieur de Chanclos et deux voisins de
campagne; le déjeuner eut lieu entre hommes, dans un pavillon, à la
lisière du bois; je ne revis Bernerette que le soir, et je ne pus encore
ce jour-là m’apercevoir de l’altération de sa santé comme je le fis au
grand jour, lorsqu’elle m’apparut pour la première fois fardée.

J’eus peur, et pitié d’elle. J’oubliais d’un coup ce que j’avais
souffert par elle, et la honte me prit de ma cruauté d’un moment, le
soir de mon arrivée.

Assise sur un banc, coiffée d’un grand chapeau de tulle, elle
travaillait à un ouvrage de main. Le soleil dorait ses cheveux. Son cou
me sembla amaigri, et son nez plus fin. Tout de suite, d’ailleurs, elle
m’avertit elle-même de sa mine mauvaise, en me confessant qu’elle avait
eu la sottise de recourir à des drogues pour se faire engraisser, et
qu’elle s’était fait mal. Je me moquai d’elle:

--C’est bien fait, mademoiselle!

--Oui, dit-elle, on n’est pas bête comme ça!

Mais malgré moi je regardais sa taille, et cette gorge qui, il y a six
mois, mûrissait comme un fruit déjà lourd! Un homme passe et voilà la
récolte compromise; c’est comme un rayon de soleil trop ardent ou un
coup de vent de la mer...

A mon approche elle s’était levée, avait jeté son ouvrage et m’avait
appelé: «Henri!...» d’un ton si tendre, que mon cœur battit comme
autrefois, au premier appel de cette voix qui me charmait tant. Je
pensai que l’idée lui était enfin venue que mon rôle avait pu être
pénible et qu’elle allait au moins me manifester qu’elle ne l’ignorait
pas. Mais elle souffrait tellement elle-même, qu’elle n’imaginait pas
qu’un autre à côté d’elle pût être blessé. Ce n’était déjà plus qu’un
petit être qui défendait sa vie avec acharnement, par tous les moyens.
Ce tendre: «Henri!» voulait dire: «Pauvre petite Bernerette!»

Elle m’entraîna vers la charmille, à l’ombre. Je remarquai qu’elle se
tenait avec insistance entre le soleil et moi, à contre-jour, et qu’elle
ne vous parlait plus en face, et qu’elle vous tournait son profil quand
on lui adressait la parole; elle avait d’ailleurs accommodé son chapeau
en forme de capote, et ce n’était plus guère que le bout de son nez
qu’on voyait quand elle détournait la tête. Elle se cachait! Elle ne
voulait pas que j’emporte d’elle l’impression que sa beauté diminuait.

Je n’avais pas eu le loisir de voir, la veille, en pleine lumière, le
paysage étalé à nos pieds: la Loire endormie, ses longs sables en
fuseaux, ses larges îles de peupliers feuillus, une barque qui pourrit,
deux toues qu’un homme dirige à la gaule, un filet tendu, un horizon
sans bornes qui se confond avec le bleu opalin du ciel; au-dessous de
nous, au bord de la levée, de noirs trous de cheminées, quelques-unes
fumantes, au milieu de rocs blanchâtres, de jardinets, de petits
vignobles; sur la route plate, une charrette transportant des tonneaux,
une bicyclette filant comme une libellule, et le sentiment de la paix
parfaite universellement répandue, depuis les plus menus objets aperçus
jusqu’aux plus grandes choses.

Je dis à Bernerette:

--Que j’aime cela! comme ce pays repose!...

»Et l’on voit les pignons du château de Langeais!...

--Oui! fit-elle. Ah! Henri! pendant que j’y pense... et papa, lui?

Je souris et lui dis:

--Oh!... «pendant que j’y pense?» Vous y auriez aussi bien pensé plus
tard!...

Mais elle n’avait point envie de rire; elle insista:

--Dites!...

«Et papa, lui?...» n’était pas une question très claire, mais
j’entendais Bernerette à demi-mot. Sans même un mot je lui fis
comprendre que «papa, lui,» n’avait pas paru savoir si sa fille avait ou
non des sentiments.

Elle eut l’air de me dire: «Mais qu’avez-vous donc fait à la chasse?»

Cette battue d’hier n’avait-elle pas été combinée par Bernerette? En
effet, on ne m’avait point du tout connu jusqu’ici comme chasseur: que
signifiait cette marche forcée? Bernerette avait pensé qu’au hasard de
la promenade dans les guérets ou les sentiers, je saisirais l’occasion
de m’employer pour elle, de provoquer, par exemple, chez M. de Chanclos,
une question comme celle-ci: «Et votre ami Gérard, est-il chasseur?» A
quoi je pouvais répondre ce que me suggérerait mon désir d’être agréable
à Bernerette. Bernerette entendait m’employer sans cesse, et m’employer
à tout ce qui pouvait la sauver.

--Et vous, Bernerette, est-ce que vous avez parlé à votre mère?

--Non.

J’eus l’air de dire à mon tour: «Qu’avez-vous donc fait pendant que nous
étions à la chasse?» Je me plaignis; je lui répétai que je ne pouvais
tolérer la durée d’un tel quiproquo, où mon rôle était ridicule et
deviendrait indélicat. Je manifestai l’intention de parler moi-même à
madame de Chanclos. Bernerette me dit:

--Oh! vous n’avez donc pas confiance en moi?

Le lendemain, on chassa encore. En vérité, je n’attendais pas, comme
Bernerette, que M. de Chanclos me parlât, entre deux coups de fusil, de
l’état du cœur de sa fille, mais j’attendais moins encore que M. de
Chanclos et le voisin de campagne même qui chassait avec nous, me
traitassent avec une certaine affabilité dont la nuance dépassait, d’une
façon infinitésimale peut-être, mais dépassait, la mesure ordinaire. Ce
fut le voisin de campagne qui m’aida à faire cette découverte. Il
n’était pas de ceux qui nous accompagnaient l’avant-veille; celui-ci,
d’un naturel moins réservé, me laissa presque clairement entendre qu’il
me tenait pour un prétendant à la main de mademoiselle de Chanclos. Mon
sang ne fit qu’un tour. Mais que dire? Et cet indiscret m’ouvrit les
yeux sur maintes particularités qui m’avaient échappé. M. de Chanclos me
traitait autrement que de coutume, oui; comment ne l’avais-je pas
remarqué depuis trois jours? Enfin il n’y avait pas jusqu’aux
domestiques qui ne montrassent un zèle inusité à me servir. Je revins
furieux et en me jurant à moi-même que la nuit ne se passerait pas que
je n’eusse parlé ouvertement à la mère de Bernerette. Et dès le seuil du
château, en saluant Bernerette, je l’avertis de mon intention. Elle me
serra la main à me faire mal et me dit tout bas:

--Ne parlez pas: vous me perdez!

A ces mots-là, je ne reconnaissais plus Bernerette: ils sonnaient le
roman, le théâtre. «Ne parlez pas, vous me perdez!» Elle avait entendu
ou lu cela quelque part. Ils lui venaient à la bouche dans un moment où
elle cessait d’être naturelle, où elle se forçait, je l’aurais parié,
pour soutenir quelque machination pouvant servir à ses fins. Et je me
torturais l’esprit à me demander en quoi le fait d’entretenir l’erreur
de tous sur ses sentiments pouvait être avantageux à ses projets. Que ne
me mettait-elle au moins dans la confidence, puisque c’est moi qu’elle
employait comme pantin dans la comédie qu’elle donnait ou laissait jouer
devant elle.

Je me contins jusqu’après le dîner, qui me parut long. Puis, quand je
pus prendre Bernerette à part, dans le jardin, je me fâchai.

Elle se mit à pleurer, et s’en fut, sous la charmille, dissimuler ses
sanglots. Je ne comprenais plus rien à son état, sinon qu’elle était
exaltée et malade. Je n’osais plus ni la suivre, depuis que je savais
comment mon intimité était interprétée, ni paraître lui avoir fourni un
prétexte à bouderie, ce qui était plus grave encore.

J’allai la rejoindre. Elle me dit:

--Vous voyez, voilà ce que vous faites!...

En effet, n’était-ce pas moi qui étais cause qu’elle pleurait!... Elle
n’eût pas pleuré si j’eusse laissé les choses aller leur train, si
j’eusse accepté le rôle intolérable que j’endossais, si j’eusse mérité
enfin que bientôt l’on me mît à la porte de la maison! Je ne pus pas, ce
soir-là, lui tirer une parole sensée; quand j’insistais, elle
recommençait de pleurer; quand elle cessait de pleurer, elle répétait:

--Vous voyez!... Vous voyez!...

Je m’exaspérais; je maudissais la faiblesse qui m’avait amené à la
Tourmeulière. Mais m’en aller brusquement était impossible; annoncer mon
départ, c’était m’exposer à ce que monsieur ou madame de Chanclos me
parlassent ouvertement, et je devais éviter avec soin cette extrémité.
J’étais prisonnier. Mais tarder à les détromper c’était aussi courir le
risque qu’ils entreprissent de me parler. Il était urgent d’agir. Je me
fixai le lendemain matin comme dernier délai.

N’avais-je pas aussi à me livrer à des conjectures au sujet de
l’étrange, de l’inexplicable obstination de Bernerette?

Je ne parvins, ni ce soir-là, ni dans la suite, à éclairer cette partie
obscure de la conduite de Bernerette. Mais il m’est arrivé, depuis lors,
de remarquer dans la vie des femmes, des passages mystérieux où
certainement elles-mêmes n’ont pas vu clair.

Et sous mes yeux, quelle nuit magnifique d’automne!... La Loire basse,
déchirée en lambeaux par ses sables et ses îles, ressemblait de loin à
ces traces argentées que laissent les limaçons dans les allées des
jardins; le calme était immense, l’air frais; des parfums d’héliotropes
et de fruits mûrs montaient, s’évaporaient et se recomposaient, comme de
petites nuées pesantes et tangibles; plusieurs fois, l’aboiement d’un
chien sembla venir de l’autre côté du fleuve, et des chouettes
miaulèrent dans la tour ruinée; mais la plupart du temps la tranquillité
était telle qu’à huit cents mètres, j’entendais un poisson sauter hors
de l’eau.

                   *       *       *       *       *

Une si belle paix n’allait-elle pas m’apporter l’oubli momentané de mes
ennuis avec le sommeil? quand une idée nouvelle, imprévue, surgit tout à
coup comme un mal de dents qui commence, dont on n’est pas très sûr tout
d’abord, qui se dissipe en une minute, puis revient, puis s’affirme,
puis grandit, envahit la face, absorbe le cerveau et vous torture.

Cette erreur, commise par la famille de Chanclos, par leurs amis et
leurs gens, au sujet du cœur de Bernerette, cette erreur qui, depuis
trois jours surtout, avait pris pour moi de telles proportions qu’elle
dépassait mes autres ennuis, ma jalousie, mon amour même; cette erreur
qui, après avoir indigné Bernerette, semblait à présent, et pour un
motif inconnu, être si tenacement adoptée par elle, elle s’infiltra
soudain en un repli de ma cervelle jusqu’alors épargné. Elle se présenta
à moi comme un prolongement du cauchemar de scrupules qui m’agitait tout
éveillé. Cette erreur, me dis-je, est-ce qu’elle n’a pas été commise par
Claude Gérard lui-même?

Est-ce que les premiers mots de Gérard, en me tendant la main à la
«soirée du 23» n’ont pas été--et je m’en souviens, car ils m’ont frappé
par leur ton de délicatesse douteuse:--«Mes compliments, mon cher, tu es
joliment bien dans la maison!...» Est-ce que Gérard, en me voyant
familier au Ranelagh, empressé même auprès de mademoiselle de Chanclos,
au dîner, n’a pas été induit à soupçonner une secrète entente entre
mademoiselle de Chanclos et moi? Et une des raisons pour lesquelles il
s’est montré, par la suite, discret jusqu’à l’excès quand il s’est agi
des Chanclos et de Bernerette, n’est-elle pas qu’il considérait
Bernerette comme une jeune fille engagée, sur le point d’être fiancée,
peut-être? Et quel que soit l’attachement de Gérard pour sa maîtresse,
est-il bien certain qu’il aille jamais jusqu’à la lui faire épouser? Et
si Gérard savait qu’une jeune fille d’excellente famille, jolie et riche
l’aime à en perdre la santé, est-ce qu’il commettrait la sottise de se
lier de nouveau avec Isabelle? Est-ce qu’il ne regarderait pas
Bernerette d’un autre œil qu’il ne l’a fait jusqu’à présent? Est-ce
qu’il ne se prendrait pas peut-être à l’aimer? Est-ce qu’en l’aimant il
ne ferait pas son bonheur? Et moi? ne suis-je pas très coupable, si je
n’informe pas Gérard de ce qu’est exactement ma situation vis-à-vis de
mademoiselle de Chanclos?

Il est possible qu’à l’état normal je n’eusse pas pris le parti qui
s’imposa à moi dès ce moment-ci; mais j’en étais arrivé, à force d’être
molesté, à adopter avec une sorte d’ivresse tout ce qui pouvait m’être
le plus douloureux. La même rage qui m’avait fait me vouer dès le début
de l’aventure au service de Bernerette amoureuse, m’obligea contre
moi-même à me faire, moi, l’ouvrier du dénouement de l’aventure! Je
décidai d’écrire à Claude Gérard.

                   *       *       *       *       *

Je n’avais jamais écrit à Claude Gérard; ma lettre seule serait pour lui
assez frappante; une lettre banale, sans but apparent, mais où se
trouverait posée, comme par hasard, en vedette, toutefois,
l’indépendance absolue de mademoiselle de Chanclos, préparerait Gérard à
recevoir ce qu’il dépendait de moi qu’il obtînt: par exemple, une
invitation à la chasse. Je ne pensais pas que Gérard acceptât; mais du
moins devrait-il, bon gré mal gré, discerner qu’on cherchait à attirer
son attention de ce côté-ci; il ne saurait, en tout cas, manquer de m’en
parler lorsque je le verrais à Paris, et si ma rage bienfaisante
persistait alors, il n’était pas impossible, en vérité, que je ne
contribuasse à unir «mon ami» Claude Gérard et mon amie Bernerette!

                   *       *       *       *       *

J’écrivis, cette nuit même, la lettre banale et significative, et,
l’ayant cachetée et timbrée, je fus soulagé, et dormis.



Le lendemain, Bernerette me trouva plus calme. Elle me dit:

--Vous avez parlé à maman?

--Non.

--Vous avez parlé à mon père en chassant?

A mon tour j’interrogeai:

--Et vous, Bernerette, avez-vous parlé à vos parents?

--Non.

Elle resta pensive, pendant que je faisais la moue; puis elle fit:

--Que voulez-vous que je leur dise?...

Elle eut un mouvement nerveux du pied qui défonça le sol; nous étions
assis sur un banc, au bout de la charmille. Elle me dit:

--Mais vous avez l’air tranquille comme Baptiste, ce matin, vous!

--C’est que j’ai pris une résolution.

--Laquelle?

--La résolution d’écrire à quelqu’un.

Elle tressaillit.

--D’écrire à mes parents?

--Non.

--D’écrire à qui?

--A quelqu’un.

Je lui dis, simulant un jeu connu:

--Interrogez-moi donc: «Est-ce un homme?»

Elle dit:

--Est-ce un homme?

--Oui.

--Un homme âgé?

--Non.

--Un homme blond?

--Non.

--Est-il ici?

--Non.

--Est-il marié?

--Non.

Je vis que son teint s’animait sous la poudre. Elle avait deviné et ne
voulait plus rien demander; elle pensait que je _lui_ avais écrit; elle
pensait à ce que j’avais pu _lui_ écrire, ou bien elle pensait à _lui_,
tout simplement. Ce sang, qui montait à la seule image de Gérard, me
brûlait les yeux comme un feu ardent. J’étais jaloux, jaloux! Je repris
en grinçant des dents, mais elle ne s’en aperçut point:

--Allons! allons! Interrogez-moi: «Est-il beau?...»

Elle dit, avec un frémissement de tout le visage:

--Est-il beau?

A l’instant, et à ma grande surprise même, mes yeux se mouillèrent,
pendant que je répondais:

--Oui.

Je fis un violent effort pour que mon émotion ne me trahît pas
davantage; mais Bernerette ne remarquait pas mon émotion: elle regardait
en face d’elle fixement, et comme hallucinée. Elle ne nomma personne;
elle dit:

--Vous lui avez écrit?...

Et elle n’eût pas été trop étonnée si je lui eusse répondu à ce
moment-là: «Oui, je lui ai écrit que vous l’aimez!» Elle répéta:

--Vous lui avez écrit?...

Ce qui signifiait: «Qu’est-ce que vous lui avez écrit?» Je dis:

--Mais, songez donc, Bernerette! qu’il eût pu, lui aussi, partager la
méprise commune. Il m’a vu toujours près de vous; il me sait,
aujourd’hui encore, à côté de vous; s’il est délicat, cela ne suffit-il
pas pour qu’il s’interdise de penser à vous?... Je vous nuis,
Bernerette!... Y avez-vous songé?...

Je vis ses yeux et tout son visage se transformer: c’était une
révélation que je lui faisais! Non! elle n’avait jamais songé que Gérard
pût croire à une liaison possible entre elle et moi. Son étonnement me
fut encore bien pénible; mais elle n’eut même pas l’idée de me le
cacher. Et les conséquences de la méprise dissipée lui apparurent. Ses
sourcils soulevèrent leur arcature comme pour donner plus de jour à une
vision heureuse; puis cette belle voûte se brisa quand Bernerette se
retourna vers moi. Elle entendait encore la dernière partie de ma
phrase: «Je vous nuis, Bernerette!...» Un moment, un court moment,
peut-être, elle pensa qu’en effet, j’avais pu lui nuire, en son amour;
et cela l’empêchait de me remercier de ce que j’avais écrit à Gérard, et
de penser que je pouvais souffrir de tout cela. Un moment, oui, elle me
regarda d’un air méchant!...

J’avais encore sur moi la lettre à Gérard; je la décachetai pour la
faire lire à Bernerette; je n’avais eu, en écrivant cette lettre, qu’une
crainte, c’était qu’elle ne fût un peu trop explicite; il ne fallait
tout de même pas dire à Gérard: «Mademoiselle de Chanclos est absolument
libre: allons! n’allez-vous pas la demander en mariage?» Bernerette
trouva ma lettre très discrète. Elle me dit même:

--Comprendra-t-il?

Elle n’eut pas un mot de pitié pour moi qui attendais d’elle: «Mais mon
pauvre ami, vous me renoncez là dedans; on jurerait que je ne vous suis
de rien!...»

Alors, je lui dis:

--Bernerette, voyons! pourquoi vous opposez-vous à ce que nous
dissipions chez vos parents la même méprise que nous détruisons ici?

--Je n’en sais rien, ma foi, me dit-elle. J’ai peur de je ne sais quoi,
d’un grabuge...

Et je pensais, à part moi: «C’est cette méprise qui m’a inspiré et a
rendu obligatoire pour moi mon intervention auprès de Gérard...»
Bernerette n’avait pas, assurément, escompté cette conséquence qu’elle
ne pouvait prévoir... Mais le génie de l’amour, ou l’inconscience
profonde qui veille à notre conservation ne lui ont-ils pas commandé de
s’attacher désespérément, aveuglément, à cette méprise? Je me souvins de
ses larmes inexplicables, le soir où je lui demandais: «Mais pourquoi ne
pas parler à vos parents?» Elle pleurait, pleurait stupidement, et me
disait avec un air de bêtise vraiment surprenant chez elle: «Vous voyez!
vous voyez ce que vous faites!...» Il semblait bien que cela ne voulût
rien dire du tout: pourtant, en dissipant le malentendu ce jour-là,
j’évitais peut-être d’écrire aujourd’hui à Gérard!...



A ma grande surprise, je reçus presque courrier par courrier une réponse
de Gérard; je n’en attendais point de lui; ma lettre n’en demandait
aucune. Je feuilletai huit pages de papier mince, entièrement couvertes
d’une écriture curieuse: grande, allongée, couchée, probe, avec je ne
sais quelle apparence féminine. Gérard m’écrivait de Paris; il n’était
donc point parti pour le voyage projeté avec Isabelle? En effet, il
n’était point parti; il m’en fournissait la raison avec abondance: le
brave Gérard me narrait au long ses déboires. Le contenu de ma lettre
n’avait pas déterminé ces confidences, évidemment, mais ma lettre
elle-même, ma lettre quelle qu’elle fût, arrivant chez lui dans le
moment où il éprouvait un immense besoin de posséder un confident. Je
soupçonnai que son collègue au Conseil d’État subissait près de lui une
légère disgrâce pour lui avoir trop justement ouvert les yeux. Gérard me
croyait au contraire fort peu renseigné sur son ménage; il avait
soulagement à me le décrire lui-même et dans les limites où il désirait
que je le connusse. En substance, voici quelle était sa thèse: Isabelle,
de qui les goûts furent toujours honnêtes, était sur le point de se
laisser épouser par un homme sans scrupules qui, après lui avoir promis
jadis le mariage, l’avait rendue mère et puis l’avait abandonnée. Cet
homme ne s’avisait-il pas de vouloir aujourd’hui réparer sa faute! et
Isabelle de se laisser succomber à l’appât d’une situation régulière!
Certes, c’était une femme, écrivait Gérard, digne qu’il la retînt
lui-même par un lien pareil, mais d’une part, il avait à compter avec
les préjugés de sa famille et du Conseil d’État, qu’il eût négligés, à
la rigueur; mais, d’autre part, Isabelle poussait la probité jusqu’à se
juger indigne d’être sa femme et de pénétrer dans son monde. Il était
très perplexe, très ennuyé, le beau Gérard; il avait besoin de causer
avec quelque homme de sens droit et qui comprît, «pour avoir vu
Isabelle», la légitimité de son attachement pour elle.

Une telle crise, inespérée chez Gérard, me contraignit à brusquer les
événements. Je conservais, pour ma part, tout l’appétit du martyre
désirable, autrement dit toute la rage secrète qui m’excitait à assister
moi-même à mon propre supplice.

Je conseillai à Bernerette de faire inviter Claude Gérard à la
chasse!...

Elle eut quelques battements des paupières; moi aussi; et Gérard fut
invité à la chasse.

Il prit le temps de réfléchir, et adressa à madame de Chanclos un mot
aimable, mais d’excuses: il était momentanément empêché de s’absenter de
Paris.

Cela fut annoncé pendant le déjeuner, comme une nouvelle quelconque.
Bernerette n’eut pas un mouvement insolite, et ses parents pas la plus
médiocre intuition de son ébranlement dissimulé. Je crois bien que ce
fut moi le plus agité en apparence, parce qu’en un instant, j’imaginai
les conséquences de ce simple refus de Gérard.

Alerte pénible, mais courte. Nous quittions la table, après ce même
repas, quand on me remit un télégramme de Claude: l’empêchement au
voyage de Langeais était par hasard écarté; il me priait de lui répondre
télégraphiquement si on l’autorisait à revenir sur sa décision de la
veille.

Je lus tout haut le télégramme. Bernerette manqua de sang-froid, cette
fois. Elle dit au domestique qui attendait:

--Faites atteler la charrette anglaise: nous irons porter la dépêche!...

Le domestique fit observer que le porteur était monté à bicyclette et
qu’il serait plus tôt au bureau que la charrette anglaise.

--Et puis, dit madame de Chanclos, il faut laisser les gens déjeuner.

Bernerette fit la moue. Mais ce fut elle qui trouva la feuille de
papier, l’encre, la plume.

De la volte-face de Gérard, j’augurai qu’il se passait chez lui des
drames: hier il pensait reconquérir Isabelle; aujourd’hui elle lui
jouait un tour de sa façon. Mais n’irait-elle pas l’arrêter à la gare?

J’en étais venu à désirer ardemment le voyage de Claude!

Claude accomplit le voyage. Il n’était pas à une heure de Langeais, que
je désirais qu’il n’arrivât pas. Quand il fut là, dans le petit salon
tendu de toile de Jouy fanée, ou sur la terrasse, ou sous la charmille,
entre Bernerette et moi, et que mon rôle m’apparut, j’eus de la lâcheté:
je les abandonnai; j’allai m’étendre sur mon lit. J’aurais pleuré comme
un enfant, si une sorte de fureur ne m’avait saisi. Je redescendis. Je
trouvai M. de Chanclos; je lui dis:

--N’irons-nous pas tuer un perdreau avant ce soir?

J’entendis peu après M. de Chanclos, au jardin, qui criait:

--Henri a le diable au corps; il veut chasser. Êtes-vous des nôtres,
monsieur Gérard?

Et les yeux colères que me fit Bernerette, quand Gérard accepta d’être
des nôtres!...

Aussitôt dans les champs, Claude me confia qu’il avait cru,
l’avant-veille, avoir fait renoncer Isabelle au mariage; une rencontre
définitive entre eux devait décider de la paix; mais au lieu de cette
rencontre, elle le laissait se morfondre, la soirée entière, et elle lui
envoyait le lendemain un «bleu» qui, disait-il, «lui avait fait beaucoup
de peine». Qu’il était donc évident que la conduite d’Isabelle envers
Gérard était déplorable, et que Gérard le sentait enfin, tout en
s’efforçant de ne pas le croire... et qu’il était rivé à elle par
quelque lien que la conduite d’Isabelle la plus fâcheuse ne briserait
pas de sitôt!

Je lui dis:

--Enfin te voilà loin d’elle: l’absence, comme la nuit, porte conseil.

Il me confia:

--En venant ici, je n’ai voulu que mettre Isabelle à l’épreuve! moi
parti, que décidera-t-elle? C’est ce que nous allons bien voir.

M. de Chanclos tint à lui faire examiner de près ses vignes. Gérard,
fils d’un petit propriétaire bourguignon, avait le goût de la culture et
quelques connaissances précises; ils s’accrochèrent par là volontiers
l’un à l’autre. C’était une jolie terre que la Tourmeulière; et M. de
Chanclos en raffolait. Il fut très content de Gérard. Gérard se trouva
bien d’avoir marché beaucoup, tiré un peu, causé avec M. de Chanclos,
parlé avec moi d’Isabelle. La première soirée, de même, se passa très
convenablement: Bernerette ne voulait pas faire la coquette; Gérard ne
pensait pas à se montrer galant. Je m’en voulus de m’être tantôt si
effrayé de leur rencontre. Et bien, quoi! ils étaient là tous les deux!
le feu ne prenait pas; Bernerette plutôt paraissait apaisée.

Gérard, le lendemain, attendait une lettre. Elle ne vint pas. Il
s’informa de l’heure des courriers; il n’y en avait qu’un par jour; mais
en allant au bureau de Langeais, vers quatre heures, il trouverait sa
correspondance, lui affirma-t-on; et il fut tranquillisé. Puis on
organisa une promenade à Langeais, en bande. Gérard n’y trouva point de
lettre; mais on ne lui laissa pas le loisir d’en souffrir; une visite de
la ville, un goûter, un retour en partie à pied sur la levée de la
Loire; la causette, le long du chemin, avec de vieilles bonnes femmes
troglodytes, assises au pas de leurs grottes et de qui Bernerette était
l’amie; et puis le calme incomparable d’un beau coucher de soleil avant
de remonter au château, retinrent Gérard de s’alarmer outre mesure de ce
qui se passait à Paris; il fut un convive aimable, le soir.

--Crois-tu, me dit-il, le bougeoir à la main, en allant se coucher, que
cette coquine ne m’écrit seulement pas!...

                   *       *       *       *       *

Gérard reçut cependant des nouvelles de sa maîtresse: il me le dit, sans
rien ajouter, ce qui me laissa croire qu’elles n’étaient pas bonnes;
mais elles ne l’irritèrent pas, d’où je conclus ou qu’elles annonçaient
que la situation se maintenait simplement telle qu’elle était, ou que
lui-même s’aguerrissait contre les inconvénients de la situation. Alors,
n’était-ce pas que, par hasard, il se plaisait à la Tourmeulière?

Il avait plaisir à la chasse, les soirées étaient douces et les nuits
reposantes.

Un jour, au milieu d’une bien jolie lande de bruyères roses d’où les
toits du château émergeaient au loin et d’où l’on apercevait, par delà
les cheminées et pignons, toute confuse dans une brume bleuâtre, la rive
opposée de la Loire, il me dit:

--C’est curieux que tu n’aies jamais songé à épouser mademoiselle de
Chanclos?

Je m’arrêtai et je regardai au loin, en me garantissant le visage avec
la main.

--Mademoiselle de Chanclos n’épousera que qui lui plaira.

--Ne peux-tu pas lui plaire?

--Moi?... Non.

--Comme tu dis cela! Et les parents?...

--La donneront à qui lui plaira.

Nous marchions côte à côte, lui indifférent autant que moi à l’allure
des chiens, ce qui me donnait à supposer qu’il poursuivait sa pensée...
Mais il n’ajoutait rien. Je crus devoir insister:

--Ne t’ai-je pas écrit que je ne suis, moi, qu’un vieil ami, un
camarade?...

Nous nous tûmes encore pendant un assez long temps. Un moment, Gérard
s’arrêta et fit, des yeux, le tour des trois quarts de l’horizon.

--Saprelotte! dit-il, quelle jolie propriété!...

Et nous continuâmes de marcher dans l’interminable bruyère. Nous ne
parlions pas. Je ne maîtrisais pas les battements de mon cœur. La
silhouette de M. de Chanclos parut au bord d’un taillis, et je compris,
à un signe de son bras, qu’il nous maudissait, pour ne pas chasser
sérieusement.

Je me mis à combiner en moi-même divers types de phrases définitives,
destinées à hâter l’achèvement de mon rôle vraiment par trop ingrat; et
j’avais pris le parti de dire à Gérard tout bonnement: «Imbécile! tu ne
vois donc pas qu’elle t’aime?» quand, au moment d’ouvrir la bouche, un
déclenchement soudain se fit dans mon cerveau; je jugeai qu’un mensonge
préalable était nécessaire pour éviter que Gérard ne me crût secrètement
épris de Bernerette, et je dis:

--J’ai une maîtresse à laquelle je tiens...

Il fut étonné, sans doute, parce que je ne lui avais jamais parlé de
maîtresse; et puis, peut-être, à cause de cela même, il me crut. Il me
regarda et dit:

--Mariée?

Je soufflai confidentiellement:

--Oui.

Alors nous reçûmes l’algarade de M. de Chanclos.



Il y avait une particularité que j’avais remarquée depuis la première
heure du séjour de Gérard à la Tourmeulière: c’était que Bernerette,
souvent, trouvait ma présence importune. Elle me reprochait de savoir
son secret!

Ce qu’elle eût supporté d’une gouvernante ou d’une amie, d’un homme la
gênait. De sorte que mille manèges féminins qu’elle eût pu pratiquer
vis-à-vis de Claude, et sans même se rendre soupçonnable de coquetterie,
elle n’osait pas y recourir parce que j’étais là. Sa contrainte me
faisait peine; mais cette retenue que Bernerette s’imposait à cause de
moi, fut la seule attention qu’elle me témoigna en toute cette triste
aventure; j’en venais à être flatté que, du moins, elle me traitât en
homme. Dans l’excès de mon infortune, je l’avoue, je fus content
quelquefois de pouvoir être gênant!

Que je fis donc bien de profiter de cette période relativement
supportable! Elle ne devait pas durer.

Claude, lui, commença d’être touché de cette extrême réserve de
Bernerette. Il avait coutume de voir les femmes, un peu partout, se
jeter à sa tête, et il semblait bien ne s’être attaché jusqu’ici qu’à
l’une d’elles, la seule qu’il eût pris la peine, tout au moins, de
descendre chercher dans la rue. Au bout de quatre ou cinq jours, il fut
visible que Bernerette l’intéressait, et il fit quelques pas pour le lui
témoigner. Cela fut si visible que madame de Chanclos s’en alarma avant
même que sa fille n’eût cru pouvoir s’en réjouir; elle s’en alarma, la
pauvre femme, parce qu’elle croyait que Claude marchait sur mes brisées;
et, voyant aussi bien que j’avais du souci, elle fut sur le point de me
plaindre ou de me crier casse-cou, ou de s’indigner de ma lâcheté! Oui,
le moment menaça où elle allait m’offrir ses soins pour me débarrasser
de Gérard! Je fuyais la fille pour ne la point incommoder; je fuyais la
mère pour qu’elle ne m’accablât pas de ses bontés! J’assistais à des
événements qui ne revêtaient que pour moi la forme d’une tragi-comédie
raffinée; à tout instant, à la rigueur, j’eusse pu quitter le spectacle,
mais, soit entraîné par les premiers actes, soit empoigné par une
douleur que le comique avivait à outrance, je demeurais à ma place. On
connaît des cauchemars semblables, au cours desquels on se dit: «Je vais
m’éveiller, parce que cela devient affreux,» mais aussitôt: «Tout de
même, si l’on poussait plus avant!...»

Je me sentis quelquefois si désolé, que je riais, je ricanais tout seul.
Il y a dans la douleur très profonde, et quand quelque dépit s’y mêle,
une espèce de méchante joie et qui fait admirer ce que contient de
vérité humaine l’esprit prêté par l’Écriture aux mauvais anges.

Un jour de pluie, où l’on était resté au château, où je m’étais enfermé
dans ma chambre sous prétexte de mettre à jour ma correspondance, où
l’on avait joué, en bas, aux petits jeux avec quelques voisins de
campagne, je trouvai, en descendant, Bernerette transfigurée, la bouche,
les joues, la poitrine, les yeux pleins d’espérance, un bonheur dans
toute sa personne. Et Gérard était un peu chose. Je manifestai, à mon
tour, en me mêlant à tous, une gaieté insolite, nerveuse, exubérante. Et
je regardai l’œil de madame de Chanclos, qui pensait: «Il s’efforce de
séduire, parce qu’il sent un adversaire...» Et je regardai Gérard qui
pensait que je venais d’écrire longuement à ma maîtresse; et je regardai
Bernerette, qui ne me regardait seulement pas!

Gérard se laissait-il donc prendre? Non, je ne le croyais pas; mais la
vie lui était ici très aisée: elle le consolait de ses récents ennuis;
un début de flirt avec une jeune fille l’amusait. En somme, je
connaissais assez peu Gérard: était-il tout à fait insensible au fait
d’être accueilli dans une gentilhommière, sans faste, il est vrai, mais
dite «château» à cause de ses tourelles? dans une famille, non pas d’un
rang hautain, assurément, mais qui n’eût peut-être pas fréquenté la
sienne? et, sans y songer d’une manière précise, ne prévoyait-il pas que
son vieux papa, en cultivant ses vignes, là-bas, en Bourgogne, serait
flatté s’il le savait là? Dans la lande de bruyères, Gérard m’avait dit:
«Saprelotte, quelle jolie propriété!...» Enfin, il était possible, à
tout prendre, que Claude Gérard se laissât épouser.

Comme j’allais m’endormir, le soir de cette journée de pluie, une idée
me secoua tout le corps, c’était celle-ci: «Ne se pourrait-il pas aussi
que Claude en vînt à aimer Bernerette?» Je me soulevai du coup; je
rallumai ma bougie. Voilà donc où j’en étais: je me résignais à ce que
Claude épousât Bernerette; mais qu’il l’aimât, je ne pouvais le
supporter. «Pourtant, me dis-je, à la lumière de ma bougie, c’est pour
le bonheur de Bernerette que j’ai travaillé de mes mains à ce que ce
mariage devînt possible, et son bonheur n’est pas qu’elle soit mariée,
mais aimée!...»

                   *       *       *       *       *

Parce que ma présence gênait Bernerette, je m’étais mis à affecter une
discrétion qui l’incommodait plus encore; on ne me voyait presque plus,
si ce n’est aux repas et à la chasse. Je lui abandonnais son Gérard!
Elle n’en était pas fâchée, certes; mais elle eût désiré que je fisse
cela plus gentiment, et par exemple, sans paraître le faire. Je suis sûr
qu’à part soi, elle m’envoyait à tous les diables; Claude, lui, était
persuadé que j’avais des démêlés épistolaires avec l’imaginaire
maîtresse; il me dit un certain: «_Tu quoque!..._» que je feignis de ne
pas comprendre; mais depuis lors, je fuyais tout colloque avec Claude
pour échapper à la nécessité désobligeante de lui faire de fausses
confidences; pourtant je ne voulais point paraître éviter Claude, de
peur qu’il ne soupçonnât ma pensée véritable. J’étais dans la maison
comme un animal aux abois. M’enfuir!... Ah! m’enfuir!... N’étais-je pas
libre? Ne pouvais-je partir demain? ce soir même?... Oui bien!
mais--comprenne qui pourra--je ne voulais pas m’en aller! Je montais
précipitamment dans ma chambre; je faisais ma valise. Je la défaisais;
je descendais l’escalier pour aller me mêler à tout le monde: à peine en
bas, je remontais et je recommençais ma valise. Je l’envoyais d’un coup
de pied, à l’autre bout de la pièce; je m’étendais, exténué, sur mon
lit. Deux jours de suite, j’exécutai ce manège après déjeuner. Le temps
était mauvais; on ne chassait guère; les journées me semblaient
interminables. Et la pire de mes pensées était que, bon gré, mal gré,
d’ici peu de temps, il faudrait renoncer à ces journées!

Qu’avais-je le plus désiré en ces derniers temps? Que la méprise, la
fameuse méprise de monsieur et de madame de Chanclos, de leurs amis, de
leurs voisins, de leur personnel même se dissipât. Eh bien! elle se
dissipait la méprise! Oh! je vous prie de croire qu’elle se dissipait.
Elle se dissipait sans qu’un seul mot eût été prononcé, ni par
Bernerette qui ne voulait pas le prononcer ni par madame de Chanclos de
qui je l’avais tant redouté, ni par moi enfin à qui la plus disgracieuse
démarche était ainsi épargnée. Elle se dissipait, et j’en souffrais
comme d’une perte irréparable; à certains moments, comme d’une insulte.
Mais je tenais à assister à ce transport des attentions, des
obséquiosités, des sourires entendus, que parents, amis, domestiques
même effectuaient--oh! avec quelle aisance et quelle calme
promptitude!--de moi à mon voisin, à «mon ami» Claude Gérard.

Claude Gérard avait été invité «pour une huitaine de jours». La semaine
touchait à sa fin. De la façon qu’allaient les choses, il était à
prévoir qu’on le prierait de prolonger son séjour, et, ma foi, qu’il
l’accepterait. M’en aller avant lui, n’était-ce pas par trop avoir l’air
de céder la place? paraître trop l’avoir précédemment tenue? Je me
disais cela pour me donner prétexte à demeurer à la Tourmeulière!

                   *       *       *       *       *

Madame de Chanclos et Bernerette me heurtèrent dans l’escalier et me
dirent à peu près simultanément:

--Ah! nous allions frapper chez vous!...

Que me voulaient-elles? Elles venaient me prier de rester jusqu’à la
Toussaint: le baromètre remontait lentement mais sûrement; le _Journal
d’Indre-et-Loire_ annonçait de beaux jours. Je dis:

--Mais non! c’est impossible; je dois rentrer à Paris; et tenez! ma
valise est faite!

Elles furent sincèrement désappointées, cela était visible; elles
insistèrent de la façon la plus aimable; je ne démordais pas d’une
résolution prise soudainement, je ne sais trop pourquoi, au moment même
où ces dames m’avaient abordé dans l’escalier. Madame de Chanclos mit un
feu inusité à me retenir. Je disais: «Mais non!... Mais non!...» sur un
ton qui devait, je l’imaginais, leur faire entendre que j’étais très
malheureux chez elles. Bernerette ne disait plus rien. Peut-être enfin
comprenait-elle; peut-être enfin me prenait-elle en pitié? Moi,
m’obstinant à ne pas leur donner de raison positive pour m’en aller, je
disais toujours: «Mais non!... Mais non!...» Les larmes vinrent aux yeux
de Bernerette. Je crois qu’elle ne fut jamais plus cruelle pour moi qu’à
ce moment. Je ne pus faire autrement que de céder.

Et cinq minutes plus tard, Claude me prenant à part, me confiait:

--Je suis bien content que tu aies consenti à rester, parce que je
venais de dire à ces dames qui insistaient beaucoup: «Eh bien! que ce
soit Henri qui décide!...»



Je ne me sens pas, après dix ans écoulés, la force de décrire ce que je
vis pendant les quelques jours que nous restâmes à la Tourmeulière. Tous
les amants malheureux, tous les pauvres jaloux savent ce que c’est que
la torture des petits jeux, des gages, des apartés dans un salon, des
rencontres possibles dans le dédale des corridors, et du choix des
places dans un break de promenade; ce que sont les mots spirituels que
la coquetterie attise, et les termes d’ineffable niaiserie que l’amour
inspire; ce que c’est que la beauté, le plaisir, le bonheur... des
autres!...

La voix de Bernerette! Le miracle de son visage transformé! Du sang, des
formes, de la vie, et quel charme de jeune ressuscitée! Que la mort
embellit un être quand, l’ayant touché du doigt, elle se retire et fait
grâce! Et la fête dans toute la maison, la reconnaissance presque sans
mesure manifestée au sauveur! J’avais joui de quelque chose d’analogue,
ayant produit un peu du même effet, quand je n’étais que le précurseur!

Eh quoi! n’étais-je pas satisfait? Pour sauver Bernerette, ne m’étais-je
pas fait gloire de me sacrifier? Oui, oui! l’homme en moi participait à
la joie générale et se félicitait d’avoir contribué à ce que Bernerette
fût revivante et heureuse. L’homme en moi pensait qu’il eût fallu un
monstre pour ne pas se réjouir du résultat obtenu. Mais c’est qu’un
monstre était en moi, vraiment, celui qu’autrefois on nommait le perfide
Amour; et il me soufflait que je n’avais à aucun moment espéré que cela
pût si parfaitement réussir!...

«Tu as joué avec Claude, me chuchotait le monstre, comme on joue avec le
feu, quand on espère bien ne pas se brûler les doigts. Tu as fait venir
Claude, oui; mais tu le savais prisonnier! Tu l’as offert à Bernerette,
oui, mais tu voyais la chaîne par laquelle Isabelle le tenait!...»



Nous partîmes, je m’en souviens, le lendemain de la Toussaint, par un
temps humide et frisquet, et l’on essaya encore de nous retenir sous le
prétexte que c’était le jour des Morts; mais Claude atteignait la
dernière limite de ses vacances; ses fonctions le rappelaient. Mesdames
de Chanclos, d’ailleurs, devaient quitter la Tourmeulière dans la
quinzaine; on se donna rendez-vous à Paris: la glace était bien rompue,
cette fois! Claude promit, sans arrière-pensée, d’aller au Ranelagh.

Comme nous avions un arrêt de quarante minutes à Saint-Pierre-des-Corps,
nous déjeunâmes au buffet tout à notre aise; nous étions seuls et je dis
tout à coup à Gérard:

--Eh bien!... et Isabelle?

Il fit claquer sa langue, secoua la tête et prit son temps pour me
répondre; puis il me confia que, dans le fond, Isabelle était un peu
rosse. Et il m’expliqua pourquoi. Je le savais bien. Mais je vis que
Claude n’ignorait rien, ni des relations d’Isabelle avec le père de son
petit, ni des dernières manigances à propos du mariage. Il avait été
contre elle extrêmement irrité; il la chargeait un peu lourdement, trop
même; et j’en fus choqué, car, en définitive, la faute d’Isabelle
n’était que de chercher le mariage.

C’est d’elle que nous parlâmes exclusivement, durant le trajet, et point
du tout de la Tourmeulière. Il se relâchait sensiblement de sa sévérité
envers Isabelle, à mesure que nous approchions de Paris. Je lui dis:

--Mais, vas-tu la revoir?

--Oh! oh! fit-il, je lui tiendrai la dragée haute!...

Nous descendîmes, notre valise à bout de bras, notre fusil gainé, en
bandoulière. C’était, dans ce temps-là, à la vieille gare d’Orléans. Au
travers d’un treillage derrière lequel parents et amis attendaient les
voyageurs, je reconnus parfaitement Isabelle. Mais je n’en avertis pas
mon compagnon: venait-elle là pour lui? Nous passâmes l’étroit défilé
que gardent les employés de l’octroi, et Isabelle vint se jeter au cou
de Gérard.

Debout, à la portière du fiacre où il avait installé Isabelle, et comme
j’allais les quitter, il me confia:

--J’ai voulu faire une expérience: je l’avais avertie de mon arrivée.
Elle est venue.

Je dis:

--C’est gentil de sa part.

Il sourit et rejoignit sa maîtresse.



Et six semaines s’écoulèrent sans que j’entendisse parler ni des
Chanclos ni de Claude Gérard.

Dans le commencement de décembre, un matin, chez moi, Claude Gérard fit
passer sa carte.

J’achevais de m’habiller devant la glace; je me vis légèrement pâlir.
Que me voulait Gérard? Il était homme à venir me demander conseil, à
m’avertir tout au moins, en qualité d’ami commun, s’il avait résolu
quelque démarche touchant Bernerette.

Je le fis attendre un peu; je me préparai. Enfin:

--Bonjour, Gérard, comment vas-tu?

Il s’excusa de venir me trouver si matin; mais l’après-midi l’on ne se
rencontre guère, et il me devait, dit-il, quelques remerciements pour
les petites vacances en Touraine qu’il n’eût point prises, en somme,
sans mon intermédiaire...

--Tu es bien bon.

... Et qui lui avaient été agréables et profitables... qui lui avaient
donné beaucoup à réfléchir...

--Ah!

--A propos, comment vont ces dames?

--J’allais te le demander, dis-je en souriant: je suis sans nouvelles.

--J’ai reçu ce matin, me dit-il, un bout de mot; tu ne peux manquer
d’avoir le même; il s’agit d’un dîner... déjà!

--«Déjà!» répétai-je, étonné du sens qu’il semblait donner à ce mot.

Et en même temps, je sonnai ma domestique afin de savoir si, moi aussi,
j’avais «un bout de mot». En effet, je l’avais; le même que Gérard: une
invitation pour le 15.

--Eh bien! dis-je, voilà une excellente occasion de nous rencontrer!...

Et par là, je semblais bien un peu lui dire: «Nous nous serions aussi
bien rencontrés seulement le 15!...»

--Mais c’est que..., dit-il, hésitant, c’est que je ne crois pas pouvoir
y aller...

--Ah!

Il me fournit deux raisons pour ne pas être de ce dîner. C’était une de
trop. Ces raisons étaient des prétextes. Mon cœur palpita. Je pensai à
mon amour, à ma jalousie, au sort de Bernerette qui allait être encore
remis en suspens, plus gravement que jamais, après l’espoir né à la
Tourmeulière.

Et il se tut sur les Chanclos, me parla du Palais et de petites affaires
du Conseil d’État. Puis, tout à coup:

--J’ai un poids sur la conscience, dit-il; il faut que je m’en délivre
pendant que je te tiens. Voilà!... Je t’ai parlé inconsidérément
d’Isabelle, sur le coup d’une petite pique entre nous deux. Tout ce que
j’ai pu te dire de fâcheux à propos d’elle, est faux; je ne pensais pas
ce que je disais, et quant aux minces fondements sur lesquels s’étayait
ma rancune: néant! Je m’étais bel et bien fourré le doigt dans l’œil
jusque-là!...

Je lui faisais signe qu’il était inutile d’insister. Mais il ajouta:

--Te rappelles-tu ce que je t’ai dit moi-même, à plusieurs reprises:
«J’ai voulu la mettre à l’épreuve?...» Oui! Eh bien! elle faisait de
même: tout avait pour but de me mettre à l’épreuve!...

--Tout est bien qui finit bien, dis-je en riant.

Il se leva; il était soulagé. C’était pour cela qu’il était venu.



Que devais-je faire, moi, de cette invitation pour le 15? L’accepter,
n’était-ce pas rendre plus sensible l’absence ou l’abstention de Gérard?
Que penserait Bernerette en ne le voyant pas?... et en me voyant? «Ah!
celui-ci est toujours prêt!» Et elle m’en voudrait d’être à sa
disposition, tandis que celui qu’elle désire se dérobe. M’abstenir?...
On dirait: «Ces jeunes gens, on ne les tient pas!...» On assimilerait le
cas de Claude Gérard et le mien. Ainsi j’innocentais un peu Claude!...

Cependant si Bernerette souffre par l’absence de Claude,--ce qui est
probable,--elle brûle de s’informer, elle veut m’interroger, savoir si
Claude m’a confié quelque impression sur son séjour à Langeais, sur
elle-même!... Alors, avouer à Bernerette que Claude est ressaisi par sa
maîtresse!...

J’avais, moi, envie de voir Bernerette, car sa pensée me tourmentait
sans cesse. Mais j’éprouvais une aversion insurmontable à l’entretenir
de son amour; je crois même qu’elle s’en était aperçue déjà à la
Tourmeulière, et, à partir de ce moment, ne m’avait-elle pas traité en
ennemi? Et l’idée que j’étais son ennemi m’était plus odieuse que celle
de lui parler de Gérard.

Elle avait découvert que je ne la servais qu’avec dépit; et peut-être
que je l’aimais! Dès lors, combien devait-elle me haïr? Dans la
proportion de ce qu’elle aimait l’autre. Non! non! Je n’irais pas au
Ranelagh le 15!

J’écrivis que j’étais empêché. Puis je me mordis les pouces pour avoir
écrit cela. Le 15, toute la journée, je ne tins pas en place; que
n’aurais-je pas donné pour entendre, dans un coin du salon, le soir,
Bernerette me parler, fût-ce de Claude!...

A part moi, j’attendais un de ces mots de madame de Chanclos, comme j’en
avais tant reçus, me priant de venir le jour qu’il me plairait. Mais le
mot, je ne le reçus pas. Je pensai: «On attend ma visite...» J’allai
faire ma visite avant Noël. Je me trouvai perdu dans une assemblée
nombreuse. Bernerette n’avait pas encore pris d’inquiétude; elle était
jolie à un point qu’elle n’avait jamais atteint, un peu nerveuse,
toutefois, car elle attendait la visite de Claude. On parla de lui; on
parla de sa visite probable, comme on l’avait tant fait l’année
précédente.

J’admirais, en tremblant, la confiance que se crée l’amour,
inconsidérément, et pour cela seul qu’il s’en nourrit.

Tout le monde savait que Claude Gérard avait passé une quinzaine de
jours à la Tourmeulière; et les cinq ou six femmes qui s’étaient
particulièrement intéressées à lui poussaient de petits «Ah! ah!...»
fort entendus; et les langues allaient.

Claude Gérard ne vint pas. A la fin de la journée seulement, on s’avisa
de se souvenir qu’il faisait bien difficilement des visites, et la
raison pour laquelle on l’en avait tout bas excusé l’année précédente, à
savoir ses succès de joli homme, n’était-elle pas bonne cette année?
Oui, pour tout le monde; non, pour Bernerette. J’étais ému, moi, à la
pensée de l’angoisse qui pouvait torturer Bernerette; mais quand le
salon se vida, je m’aperçus bien, moi, qui connaissais Bernerette,
qu’elle n’avait pas perdu sa confiance; elle ne souffrait d’aucune
angoisse: son rêve édifié chaque jour par les soins assidus de son
instinct vital même, qui en avait le besoin absolu, devait avoir atteint
aujourd’hui toute sa consistance; il fallait d’autres coups pour
l’ébranler! Tandis que je songeais à ce curieux mystère de l’amour, je
m’aperçus aussi que j’allais me trouver presque seul et qu’on ne m’avait
point prié de rester à dîner. Je saluai ces dames, qui ne me retinrent
pas.

Dehors seulement, en même temps que le brouillard glacé du Ranelagh sur
mes épaules, je sentis toute la gravité de l’événement qui m’atteignait:
je n’étais plus rien dans la famille de Chanclos.

Le cœur de Bernerette gouvernait cette maison: je ne l’avais que trop
remarqué lors de la méprise fâcheuse! Du jour où s’était imposée la
certitude que c’était Claude Gérard que ce cœur voulait, tout l’espoir
et le désir de la maison s’étaient tournés vers Claude Gérard. Le moyen,
quand on est père ou mère, de ne pas croire que votre fille ne
subjuguera pas qui elle a choisi? Le moyen, quand on possède de la
fortune, de ne pas croire que le jeune homme qu’on a choisi acceptera?

Sur le quai de la gare de Passy, je retrouvai une dame qui était sortie
cinq minutes avant moi de chez madame de Chanclos et qui attendait le
train; elle me fit de tout petits yeux. Je lui dis:

--Quoi donc?...

--Ah çà! dit-elle, et non sans malice, seriez-vous le dernier à
savoir?...

Le train arrivait d’Auteuil; il ralentit en produisant des grincements
insupportables:

--Monsieur de Chanclos a fait un petit voyage en Bourgogne...

--Je n’en ai pas entendu parler.

--Ni moi. Mais mon fils qui faisait ses vingt-huit jours à Beaune l’a
rencontré... C’est le pays natal de votre ami... Vous ne venez pas à
Saint-Lazare?

J’allais à la gare Saint-Lazare; mais je dis:

--Non! non! je prends un train du Nord.

Et je demeurai onze minutes sur ce quai, à attendre le train suivant
pour ne pas entendre parler du voyage de M. de Chanclos au pays de
Gérard.

                   *       *       *       *       *

Je marchai de long en long; je m’impatientai; je me pesai à la balance
automatique. La grande aiguille, mise en mouvement, oscilla, entre deux
ou trois chiffres dorés; j’entendis dans la machine comme un petit râle
prolongé de vieille femme; une claire sonnette tinta et, sur le ticket
qui me glissa dans la main et qui portait d’un côté la photographie de
S. M. la reine Ranavalo, et de l’autre, en trois couples de chiffres
superposés, mon poids, dont je ne me souciais guère, je m’obstinai à
composer avec ces chiffres, en retranchant 9, comme au baccarat,--quelle
idée! je ne suis ni joueur ni superstitieux,--je m’obstinai à composer
une date, une date du mois prochain, par exemple, une date qui devait
être celle d’un inévitable malheur. J’obtins le chiffre 6. «Le 6
janvier, me dis-je en montant enfin dans mon train, le bel espoir de
Bernerette et de sa famille croulera; comment? je n’en sais rien encore;
mais il ne peut, en effet, tarder à crouler...» Un monsieur qui s’assit
en face de moi, favoris blancs, large rosette à l’ancienne mode, un
médecin peut-être, me regarda avec un intérêt gênant; c’est que je
devais faire une figure assez singulière: mi-souriant à cause de ma
puérilité, mi-terrorisé à l’idée de la catastrophe inévitable.



Je fus délaissé momentanément par la famille de Chanclos, non de façon à
m’en pouvoir froisser, mais de façon sensible à un ami ancien et
familier. J’espaçai mes visites et j’écourtai celles que je fis. Je
crois que madame de Chanclos s’imaginait volontiers que tout le monde
avait commis, à Paris comme à la Tourmeulière, la même méprise
qu’elle-même à mon endroit; et l’on manifestait à présent pour dissiper
ce malentendu. Peut-être aussi me faisait-on expier le tort que j’avais
eu de ne le pas dissiper moi-même sans retard...

Dans la première semaine de janvier--où il n’y eut point du tout de
catastrophe,--je me rencontrai chez madame de Chanclos avec Claude
Gérard et je mangeai des bonbons qu’il avait offerts. C’était la
première fois qu’on le voyait depuis la Tourmeulière. Chacun était si
préoccupé de lui, on avait de lui tant parlé, tant pensé, tant imaginé,
que, lui présent, si calme, si réservé, si peu brillant hormis par sa
jolie figure, chacun se trouvait refroidi, embarrassé, désappointé. Il
était là enfin! eh! bien, oui, voilà tout. C’était un joli garçon. Il ne
montrait ni une joie particulière de se trouver là, ni une attention
personnelle à mademoiselle de Chanclos; il était pareil à ce qu’il avait
été avant la quinzaine à la Tourmeulière. Et cette quinzaine, alors,
qu’avait-elle donc été? Un flirt entre une jeune fille et un joli
garçon. Telle était la vérité banale, désespérément médiocre,
tragiquement ordinaire, qui éclatait, à mes yeux du moins, en cette
visite attendue pendant toutes les heures que contient une période de
deux grands mois d’hiver, par le cœur enivré d’une pauvre petite
amoureuse!

Claude Gérard se leva, au bout d’une demi-heure. On en fut tout étonné;
on le pria de revenir dîner sans façon. Mais il était retenu. Il y eut,
chez la maman et chez la fille, un court moment d’angoisse, bien
apparent à tous, malgré le masque des sourires. Mais cela ne dura pas le
temps même qu’on le remarquait; elles se tinrent bien toutes les deux;
la mère y eut plus de mérite que la fille, car celle-ci n’avait pas fini
d’espérer.

Comme on avait prié devant moi Claude Gérard de vouloir bien rester, on
me pria tout de même. Mais, moi aussi, je prétextai que j’étais retenu.

                   *       *       *       *       *

Trois semaines plus tard, je fus invité à dîner pour le commencement de
février. J’acceptai. Je dînai. Claude était invité; il avait refusé par
une lettre qui fut jugée charmante.

Bernerette se trouvait de nouveau, comme tous les ans, disait-on, un peu
anémiée par l’hiver. Mais elle n’avait pas cessé d’espérer.

Moi, je ne savais plus, ma foi, ce que devenaient Gérard et sa
maîtresse; on ne me le demanda point, d’ailleurs. Tant que Bernerette
espérait, elle était fière, presque un peu hautaine. Elle ne s’était
abaissée que par désespoir et à bout de ressources; et je crois qu’au
fond elle ne me pardonnait pas d’avoir été son confident, le témoin de
sa détresse, et un peu aussi son valet...



Je me mis à bouder, ou, admettons plutôt, j’essayai d’oublier. Je
croyais avoir oublié Bernerette lorsque, chaque samedi soir, je me
félicitais de n’avoir pas été au Ranelagh; mais la vérité est que je
m’en félicitais trop longuement et trop régulièrement chaque semaine, je
m’en félicitais quelquefois le lendemain et pendant la moitié de la
semaine suivante, et je passais l’autre moitié à me dire: «Je n’irai
certes pas samedi!»

Enfin, les premiers jours de mars arrivèrent sans que j’eusse manqué à
ma belle fermeté. Il est juste de dire que ces dames, de leur côté,
semblaient tenir le même serment: je n’entendis pas une fois parler
d’elles. Aussi dès la fin de février commençai-je à remplacer les
petites félicitations que je m’adressais si complaisamment, par quelques
marques de dépit, inavoué à moi-même d’abord, jusqu’au jour où je
m’entendis frapper le sol de mon talon et dire tout haut: «C’est un peu
fort!...» Ah! il fallut bien reconnaître que j’étais vexé, et que ce que
je nommais à part moi «l’abandon» de la famille de Chanclos m’était
extrêmement pénible.

Allais-je finir par retourner au Ranelagh? Capituler? Non pas! Voici le
parti qui me sembla infiniment plus digne que d’aller au Ranelagh: aller
chez Claude Gérard!

Il va sans dire que je ne voulus reconnaître aucune connexité entre ces
deux démarches possibles, aller au Ranelagh, aller chez Claude Gérard.
Cependant, pourquoi aller chez Claude Gérard? N’avais-je pas résolu, et
ceci depuis un mois, de laisser tomber mes relations avec ce garçon?
Oui. Eh bien! à présent, la démangeaison me prenait d’aller chez Claude
Gérard! Et j’y allai.

Je sonnai et fus longtemps à la porte; je sonnai de nouveau; la petite
bonne enfin parut, environnée de quatre personnes: on visitait
l’appartement. Je demandai M. Gérard; la bonne me dit qu’il était sorti,
«et qu’il n’y avait personne ici». Cet excès d’information me paraissait
dissimuler bien gauchement la présence d’Isabelle; et comme j’élevais un
peu la voix pour exprimer mes regrets de ne pas trouver là Gérard, une
porte s’entr’ouvrit et quelqu’un chuchota:

--C’est vous? Entrez donc un peu!...

Et Isabelle se montra, agitant et frottant son peignoir: elle sortait
d’un cabinet obscur où elle s’était tapie pendant qu’on visitait.

--Vous déménagez donc?

Elle me regarda avec cet air de dédain qu’on a pour les personnes mal
informées de ce qui se passe. Et elle me fit entrer dans la salle à
manger.

--Je vois, dit-elle, que j’ai du nouveau à vous apprendre!...

Elle parlait confidentiellement, et en outre, d’un geste, semblait
couper toute communication entre ses paroles et la bonne, d’ailleurs
retournée à ses affaires.

--Je ne veux pas la garder, dit Isabelle. Claude tient absolument à
trancher net avec ce qui a été, comme il dit, son passé de garçon: nous
avons engagé un valet de chambre.

--Peste!

--C’est peut-être une folie, d’autant plus que Claude, pour le moment,
il faut vous dire cela, est à couteaux tirés avec sa famille. Mais
c’était une de ses idées. Nous habitons rue de Moscou, à partir du 15
avril.

Je bredouillai quelques compliments et tentai de parler d’autre chose:
et comment allait-il, Claude?... N’aurais-je pas la chance de le voir
rentrer?

--Il est sorti pour affaires... Il s’en donne du mal, le pauvre
garçon!... Vous pensez que ça ne va pas tout seul, quand on a les
parents contre soi!... Enfin, c’est bien lui qui l’aura voulu; moi, je
n’ai pas cessé de lui dire: «Je ne suis pas la femme qu’il te faut...»
Qu’est-ce que vous voulez? c’était son idée.

--Comme pour le valet de chambre!

--Dites-donc, vous!...

Elle allait prendre mal la chose; je dus lui affirmer que je n’entendais
faire aucune assimilation malséante. Elle dit:

--Oui, oui, mais vous riez, je le vois bien; vous êtes comme les autres!
Ah! ce n’est pourtant pas faute de l’avoir averti de cela comme du
reste: «Tous tes amis se ficheront de toi, tous...»

--Mais je vous jure...

--Vous pouvez jurer! ça n’empêche rien. Et si vous voulez savoir mon
opinion, à moi, je vais vous la dire, c’est que si ce mariage se fait,
j’aurai autant à m’en repentir que Claude!

--Allons! allons! n’exagérons rien!

--Voilà!... c’est cela même!... Vous croyez, vous aussi, que c’est moi
qui excite Claude à m’épouser! Détrompez-vous! si j’avais voulu épouser
quelqu’un à mon goût, ç’aurait été le petit blond, qui en fait une
maladie à présent, parce que je le refuse; et si j’avais voulu faire un
mariage raisonnable, mais là, sérieux, pour avoir la paix, la sécurité
et... l’aisance,--je peux bien vous dire ça entre nous, car Claude n’est
pas riche, tant s’en faut!--eh bien, je vous le jure sur la mémoire de
mon pauvre petit enfant, c’est son père, à ce chérubin, que j’aurais
épousé, et non pas un autre!

Je ne disais rien. J’ouvrais les yeux avec une certaine stupéfaction.
Elle reprit:

--Vous allez peut-être dire comme cet autre hypocrite qui a dîné ici une
fois avec vous et qui ne s’est pas gêné pour insinuer à Claude que je
lui jouais la comédie?... La comédie? moi? non! Je n’ai pas assez de
malice. On me l’a toujours dit, que je n’avais pas volé le Saint-Esprit,
je finirai par le croire... Je vous ai dit la vérité vraie dès le
premier jour: oui, le blond a voulu m’épouser. Quand le père de mon
petit ange a su que ce jeune homme voulait m’épouser, c’est lui, à son
tour, qui aurait bien fait n’importe quoi pour ne pas me perdre. Est-ce
que je pouvais cacher cela à Claude? Non. Eh bien, dès que Claude a su
cela, il s’est montré plus acharné que les deux autres: voilà la
comédie; elle n’est pas de moi, comme vous pouvez en juger; elle s’est
faite toute seule.

--Mais, hasardai-je, si, avant que la chose ne soit conclue, l’un des
deux autres manifestait un acharnement plus vif que celui de Claude?...

Isabelle dit innocemment:

--Ça n’est guère possible: Claude m’a chambrée; je ne quitte plus d’ici!

Voilà tout le résultat que je tirai de ma visite chez Claude Gérard. En
descendant l’escalier je sentis bien que je venais d’essuyer une
déception. Était-ce pour n’avoir pas rencontré Gérard? Un peu: car il
m’eût peut-être donné des nouvelles du Ranelagh!

Après, pour ne pas rire de moi, je me mis à rire de Claude Gérard en
réfléchissant à son sort pitoyable.

Claude ne vint pas me rendre visite: en effet, étais-je sot! il avait
bien trop à faire; en outre, il était gêné de m’annoncer son mariage;
enfin, peut-être renonçait-il à ses anciennes relations pour faire peau
neuve par le mariage. Et je n’eus de nouvelles du Ranelagh que par une
carte postale illustrée qui m’arriva le jour de la mi-carême, et dont je
regardai la jolie photographie de côte méditerranéenne, pendant deux
minutes, en me faisant la barbe, avant de retourner seulement le carton,
avant de me demander de qui il venait.

Il venait de Beaulieu (Alpes-Maritimes); il portait la signature de
Bernerette au-dessous de trois mots: «Au meilleur ami», et de l’adresse
où répondre: «Villa Cynthia».

Comment les Chanclos étaient-ils partis pour le Midi où ils n’allaient
jamais et contre quoi ils avaient même une certaine prévention? Aussitôt
habillé, je courus au Ranelagh. Je vis l’hôtel fermé. Je sonnai par
acquit de conscience, et je resonnai. Le concierge de la propriété
voisine s’approcha derrière un colley aboyant, et me dit que toute la
famille de Chanclos était partie depuis six semaines, et que les
domestiques l’avaient rejointe hier, «les patrons» ayant loué une villa
à Beaulieu.

J’envoyai, à mon tour, une carte postale à l’adresse indiquée. Presque
courrier par courrier, une carte m’arriva de Beaulieu, portant les
signatures de Bernerette et de sa mère, avec quelques mots des plus
gracieux.

Je ne pouvais que m’en tenir là et renvoyer, dans une quinzaine, un mot
insignifiant au dos du «Palais de Justice» ou de «la Fontaine
Saint-Michel». Mais avant que la quinzaine ne fût écoulée, je recevais
de madame de Chanclos une lettre, cette fois! qui m’apprenait, en des
termes que l’on s’efforçait de ne pas rendre trop alarmés, que
Bernerette était «très sérieusement souffrante», que l’on avait quitté
Paris précipitamment, que l’on était venu s’installer ici dans un hôtel
«splendide et odieux», où n’avait-on pas eu le malheur d’être persécutés
et de souffrir mille avanies, jusqu’à ce qu’enfin l’on comprît que le
règlement s’opposait à l’admission d’une «personne qui tousse...»

Ces derniers mots me firent courir un frisson entre les épaules et
j’oubliai, d’un coup, toute ma désobligeante aventure. Je crus même
avoir de graves torts envers les Chanclos pour les avoir «abandonnés»
deux longs mois, pour n’avoir point été là quand cette triste
détermination dut être prise: partir pour le Midi, parce que Bernerette
est «sérieusement souffrante». J’étais reconquis, réasservi; j’étais de
nouveau prêt à exécuter le moindre désir formulé là-bas, dans cette
petite anse maritime que je connaissais bien, entre la «petite Afrique»
et le cap Saint-Jean: Beaulieu. Le désir ne manqua pas d’être formulé;
on me nommait sans cesse «le meilleur ami», et Bernerette s’ennuyait...

Mais je ne pouvais m’éloigner de Paris: je venais d’être nommé d’office
pour assister un pauvre bougre dans une affaire d’assises. Une
correspondance de plus en plus régulière s’établit entre la villa
Cynthia et moi; tantôt la mère, tantôt la fille m’écrivaient, ou bien
elles joignaient leurs signatures au bas d’une carte postale où
Bernerette avait rétréci autant que possible son écriture afin de
bavarder davantage. Petit à petit, cet échange devint si fréquent, si
nourri, que je pus en tirer la présomption que je demeurais vraiment
pour Bernerette «le meilleur ami». Aux vacances de Pâques, je ne tins
plus en place, et je partis pour Nice, qui est à Beaulieu ce que
Saint-Malo est à Dinard... Je me souvenais de l’an passé... Mais rien ne
m’eût empêché de recommencer toutes mes épreuves et d’en tenter d’autres
encore.

Oh! les misérables aberrations de l’amour! Je m’acheminais vers la villa
Cynthia, comme l’enfant prodigue vers la maison paternelle: en coupable.
Dans ce chemin qui va de la descente du tramway, entre des oliviers et
des murs, jusqu’à l’endroit où je savais que ma pauvre petite Bernerette
toussait, mon émoi venait de l’avoir abandonnée! Et je me répétais: «Si
j’étais demeuré près d’elle, je lui aurais bien épargné, voyons! de se
faire tant de chagrin!...» Car une peine morale, je n’en doutais pas,
avait ouvert les portes toutes grandes au mal qui la guettait.

                   *       *       *       *       *

Il faisait beau malgré un ciel nuageux qui n’était plus celui de
février: des jardins jetaient par-dessus les murs leur trop-plein de
roses, et quelque chose de vibrant, de chaud, de sain, une allégresse
indéfinissable était dans l’air charmant. Je lus le nom de la villa; on
vint m’ouvrir. Joë aboya; et je vis, tout de suite, à dix pas, dans le
jardinet, sous des palmes, Bernerette enveloppée de couvertures, abritée
par une guérite d’osier et écrivant sur ses genoux. Je la trouvai très
rouge. Je la complimentai sur sa bonne mine. Elle me dit:

--Oh! oh! cela va passer: c’est la surprise.

Elle glissa la lettre qu’elle écrivait dans un pupitre qu’elle ferma à
clef, et peu après, je vis qu’en effet sa mine était trompeuse.

Aux aboiements du chien, madame de Chanclos parut sur le seuil, vint
au-devant de moi, en ouvrant son ombrelle. Elle me parla tout de suite
de la santé de sa fille, qui, selon elle, s’améliorait. Je pensais
qu’elle m’indiquait par cet optimisme le mot d’ordre: il s’agissait,
avant tout, de réconforter l’esprit de la malade. Mais en particulier,
plus tard, elle me parla de même: elle ne discernait pas plus les
ravages du mal physique qu’elle n’avait soupçonné ceux de l’amour.
D’ailleurs, elle me livra le fond de sa philosophie maternelle:

--J’aime trop ma fille, me dit-elle, Dieu ne peut vouloir me la prendre.

Et elle s’extasiait devant le soleil, devant les fleurs, devant la
ravissante vue qu’on avait du perron, par-dessus les orangers, sur la
baie, sur le cap, au loin sur la mer. M. de Chanclos, lui aussi, était
gagné par le charme de ce pays; il avait pris le train d’une heure un
quart pour Monte-Carlo. Ce qui le rassurait, lui, quant à sa fille,
c’est que les médecins l’avaient envoyée dans le Midi, et c’est un fait
patent qu’on n’envoie plus les vrais malades dans le Midi, qui les
achève.

Bernerette, elle, pensait autrement; j’eus vite fait de m’en apercevoir;
mais elle se voyait partir avec une résignation si douce que ceci me fut
pénible plus que l’aveuglement optimiste des parents. J’eus, d’un coup,
l’impression que cette maladie était un lent suicide. Timidement, peu à
peu, je m’informai dans la maison, des origines de cette toux et de ce
dépérissement. Une grippe vers la fin de janvier, d’abord; la guérison;
puis une rechute assez rapidement combattue encore; enfin, à la suite
d’une imprudence, la vilaine «bronchite» qui ne se terminait pas. A la
suite de quelle imprudence? voilà ce que personne ne put m’éclaircir.
«J’ai commis une imprudence», avait dit Bernerette; «elle a commis une
imprudence» avait-on répété; et comme le plus pressé était de combattre
les effets de l’imprudence, on s’était contenté de laisser à la cause
initiale de la maladie cette vague appellation.

Je passai toute cette première journée près d’elle. Je m’attendais à ce
qu’elle me parlât de Gérard: mais je lui aurais parlé de lui sans
arrière-pensée, sans amertume: je l’attendais, j’y étais tout préparé et
je m’étonnais de mon calme, quand l’idée me vint que j’avais peu de
mérite à cela: Claude et Bernerette étaient séparés à jamais, par un
mariage, par une mort menaçante! Elle ne me parla point de lui, et je
sentis qu’elle n’affectait pas de ne point parler de lui; non, sa pensée
semblait libérée de ce poids; on eût bien juré qu’elle l’avait une bonne
fois rejeté: n’était-ce pas quand la malheureuse avait commis
«l’imprudence»?

Pas un jour il ne fut question de Claude si ce n’est qu’en faisant
allusion au séjour d’automne à la Tourmeulière, elle dit, à trois
reprises: «Votre ami», mais en glissant, sans trébucher le moins du
monde; et elle l’eût nommé plus gravement en le passant sous silence.

Du côté des parents, mutisme absolu touchant Claude. Ils étaient, à n’en
pas douter, informés de son mariage prochain; ils se mordaient les
pouces d’avoir un peu inconsidérément fait fond sur lui. Je suis
persuadé qu’ils ne soupçonnaient ni la douleur ni le dépit possibles de
leur fille.

Bernerette parut très franchement heureuse de me revoir; plus
qu’heureuse: le premier jour, elle ne put maîtriser, par deux fois, une
émotion violente, et elle eut des palpitations. La mère disait: «Elle
est d’une sensibilité!...» Je rappelais à Bernerette tant de souvenirs!
Et elle se voyait disparaître. Quand j’annonçai que j’allais reprendre
le tramway de Nice, elle pleura; je promis de revenir le lendemain
matin, et de déjeuner avec elle. Pendant près d’une semaine, je ne
quittai presque pas la villa.

Taisant toujours le sujet dont je la croyais étouffée, Bernerette
s’appliquait, semblait-il, à me faire oublier qu’il eût jamais existé
entre elle et moi. Et je remarquais une chose: c’est que, du temps que
ce sujet l’absorbait, quand elle ne m’en entretenait pas, elle ne me
parlait que d’elle-même, disant sans cesse: «Oh moi!...» ou bien: «Au
fond de moi, voyez-vous!...» Ou encore: «Si j’étais!... Si je
pouvais!...» Aujourd’hui, et depuis mon arrivée à Beaulieu, elle ne
parlait que de moi: «Voyons! et vous!... Oh! vous, je me doute bien!...
Que ferez-vous?... Que feriez-vous?... Et vous, Henri quand vous étiez
enfant?...» Jamais elle ne m’avait parlé comme cela.

Je résistais, comme il le faut faire toujours quand on vous dit:
«Parlez-moi de vous-même!» et je détournais la conversation par vingt
chemins de biais. Mais l’idée de Bernerette était fixée; elle me
ramenait en souriant ou quasi fâchée au poteau planté par elle. On eût
juré que je l’intéressais.

Je repris avec elle, pour ne point parler de moi-même tout à fait
sérieusement, ce ton enjoué, ce demi-badinage qui nous valait autrefois
de si agréables entretiens, avant l’inoubliable «soirée du 23». J’avais,
dans ce temps-là, et j’ai encore, horreur de la conversation qui n’est
que légère, mais plus horreur encore de la conversation sérieuse qui ne
se pare point entre homme et femme, d’un certain air léger. Bernerette,
autrefois, se plaisait à ces jeux, où l’on s’échauffe, où l’on
s’enflamme, où l’on se blesse aussi, mais sans faillir à la convention
adoptée que c’est en jouant qu’on fait cela. Aussitôt que Bernerette
avait connu Claude, elle avait cessé de se prêter à cette manière: elle
la réadoptait aujourd’hui avec joie; elle me dit même:

--Oh! il me semble qu’il y a longtemps, longtemps que je n’ai causé!

Le plaisir me gagna. Si ce n’eût été la vilaine toux qui, de temps en
temps, secouait Bernerette, j’aurais pu croire que nous étions encore à
l’année dernière, à pareille date, ou peu s’en fallait, sous les
premières feuilles des marronniers du Ranelagh. J’aurais pu oublier
qu’un noir nuage avait passé.

Le plaisir me gagna. Cela veut dire qu’aimant Bernerette comme je
n’avais cessé de le faire, je lui laissais, par mon plaisir, découvrir
que je l’aimais, et combien. Le langage voilé de l’amour, elle le
comprenait mieux cette année!... Je n’y prenais pas garde, tout d’abord,
et je n’écoutais que mon plaisir: mais je vis tout à coup qu’elle
connaissait, elle, la nature de mon plaisir, et qu’elle l’avait
provoqué.

J’eus peur un instant; je m’arrêtai; je me contractai tout entier. Se
distrayait-elle, en sa détresse, à me voir amoureux? Ou mieux: croyant
bien mourir, me laisserait-elle l’aimer afin de connaître et de goûter
au moins les sons des paroles d’un grand amour?... Oh! quelle heure je
me souviens d’avoir passée, un après-midi, dans le parfum des giroflées
et des roses, sous ce ciel de la côte qui me fait croire que j’ai un
corps glorieux, comme on dit dans les catéchismes, et que mon âme est
toute visible et flambante autour de ma tête, à la façon d’une auréole!
La joie divine au dehors, la pire anxiété au dedans, oui, je me souviens
de cette heure! Je voulus me promener: je prétextai le besoin de
marcher; je m’en allai vers le Cap, et, tout en fuyant, je me retournais
vers la petite agglomération qu’était le Beaulieu de ce temps-là, et j’y
cherchais, pour ne voir que lui, le toit où s’étiolait, à la première
heure de l’âge d’aimer, celle qui m’employait peut-être encore une fois
à la servir, dans le plus cruel des emplois: lui jouer au vrai--dernier
et beau divertissement--la passion amoureuse!

Je n’allai pas loin. Quand je revins, Bernerette avait la fièvre; on
l’avait couchée; on me permit de lui souhaiter le bonsoir par la porte
entre-bâillée; elle ne me regarda seulement pas. Je crus que c’était
parce qu’elle était trop malade. Mais le lendemain elle me dit que
ç’avait été pour me bouder.

Elle allait mieux ce lendemain-là. Sa santé était cahotée brutalement:
un jour on désespérait d’elle, un autre on n’était pas certain qu’elle
fût profondément atteinte. Je fus si surpris, si aise de voir Bernerette
à ce point changée, que j’oubliai l’heure chagrine de la veille et mes
horribles imaginations. On a pour les malades des attendrissements où
tous les sentiments se fondent dans le seul désir de voir en eux la vie
renaître. Aucune arrière-pensée toute cette belle journée. Je
m’abandonnai sans me soucier de savoir si mon expansion, mon allégresse
étaient ou non provoquées par l’habile et secret désir qu’a une femme de
se sentir aimée.

Joë s’amusait à déchiqueter les oreilles de drap d’un malheureux pouf,
et il le faisait zigzaguer sur le parquet et sur le tapis en poussant
des grognements joyeux et dirigeant vers nous des regards si drôles que
je me mis à jouer avec lui. Je lançais le pouf du bout de ma bottine, et
Joë bondissait et l’attrapait parfois au vol par son oreille à
demi-décousue. Nous riions, moi, de l’ardeur joyeuse du chien,
Bernerette, de cela aussi et de moi-même. Madame de Chanclos nous
surprit au milieu de cette scène, et elle me la rappela plus tard pour
prouver que sa fille n’était pas alors dans un état à donner de
l’inquiétude. Je me souviens qu’elle nous dit: «Comment! vous ne
profitez pas de ce beau soleil!» et qu’elle ouvrit toutes grandes les
portes sur le jardin.

--Mais, maman! Joë et le pouf de la propriétaire?...

Et Madame de Chanclos elle-même donna un coup de pied dans le pouf de la
propriétaire, qu’elle envoya dehors sur une corbeille de primevères.
Qu’on juge si la gaieté était pure!...

Bernerette se promena une heure dans le jardin. Dans ses bons jours,
elle se sentait à peine affaiblie; on la suralimentait et elle était
plus grasse qu’on ne l’avait jamais connue. Les giroflées et les
violettes embaumaient l’air; Bernerette, comme moi, aimait le poivre de
l’eucalyptus, dont on eût dit, par moments, qu’une main invisible
saupoudrait la terre autour de nous. Je me disais, en continuant de
jouer avec le chien excité: «Il n’est pas possible qu’elle soit
dangereusement malade; elle est trop jeune, trop fraîche...» Et j’allais
penser, tout comme sa mère: «Et je l’aime trop!» Oh! cher soleil!

A la fin de cette partie, quand nous rentrâmes, Bernerette s’étendit sur
la chaise longue et parut sommeiller un instant; madame de Chanclos et
moi nous nous taisions, la croyant endormie; mais elle me dit tout à
coup, avant d’avoir rouvert les yeux:

--Henri!...

J’allai à elle; elle se redressa, cala des coussins autour d’elle, et
dit:

--Asseyez-vous sur le pouf, s’il en reste, et que je vous remette un peu
votre cravate.

Instinctivement je me retournai vers la glace, avant même de chercher le
pouf. Elle dit:

--Non! non! Laissez-moi faire!... Et d’abord, mon pauvre ami, votre
épingle était piquée de façon à ne pas vous mener loin... Ah! vous devez
en semer...

Elle refit le nœud de mon plastron et repiqua l’épingle. Les sommets de
la petite crête de sa main me frappèrent le menton. Elle me regarda en
souriant, le temps d’un éclair, la physionomie très heureuse. Puis elle
s’étendit de nouveau et parut sommeiller.

Qu’est-ce que cela voulait dire?

Je m’en allai pendant qu’elle reposait, et repris mon tramway de Nice,
malgré les instances de madame de Chanclos qui voulait m’avoir à dîner.
Le lendemain, madame de Chanclos m’attrapa dès l’antichambre. J’avais
été bien cruel de ne pas rester la veille; Bernerette en avait pleuré.

En effet, le premier mot de Bernerette fut: «Jurez-moi, Henri, que vous
resterez ce soir!» Je jurai. Elle était encore très bien ce jour-là; pas
la moindre fièvre; un goût vif d’aller, de remuer, de jouer au soleil,
et de l’appétit comme quatre.

Je dis à sa mère:

--Elle est sauvée, c’est sûr!

Madame de Chanclos me répondit:

--Parbleu!

Mais Bernerette, en s’asseyant sous un palmier, eut un mot inquiétant:

--Il y a des fruits, dit-elle, que je n’ai pas goûtés, n’est-ce pas? Je
voudrais, oh! je voudrais tant mordre à tous!...

Je souris, et feignant l’indignation:

--Parlez-vous par parabole, Bernerette?

--Mais non! dit-elle; voyons! un brugnon, par exemple, eh bien,
qu’est-ce que c’est que ça? Je n’en ai jamais mangé. Et il y a encore
des goyaves, des caroubes, des arbouses... bien d’autres dont je ne sais
seulement pas les noms et que je voudrais goûter...

--Vous ferez des voyages!... Pour le brugnon, les arbouses, il ne faut
pas aller si loin!...

--Oh! mais tout de suite! dit-elle, tout de suite... Demain? la semaine
prochaine? Non, non!... D’ailleurs, je n’y pense plus, c’est une
fringale qui m’a passé comme cela... Tout de suite!... répéta-t-elle. Si
c’est pour ce soir ou dans une heure, je m’en fiche!...

Elle m’avait vu tout à coup si malheureux de ne pouvoir satisfaire son
désir, et peut-être en même temps de l’entendre exprimer un désir
maladif et contenant je ne sais quoi de mauvais augure, qu’elle me prit
la main et me la serra. Nous étions seuls dans le jardin, avec Joë; elle
me dit:

--Henri! que vous me faites de la peine quand vous avez l’air
malheureux!...

--Cela m’arrive donc?

Elle ne dit ni oui ni non; son regard sembla fouiller des histoires
anciennes; elle prit une figure très grave. Son œil, que je suivais,
s’arrêtait, dans la représentation du passé, à des points de repère.
Enfin elle dit:

--Oui, cela vous arrive.

Et elle me serra tendrement la main.

Moi, je pensais: «Elle revoit dans sa mémoire toutes les fois où j’ai
souffert par elle, et sa main qui me tient m’en demande pardon.» Et
j’avais envie de lui dire: «Mais ce n’est pas la peine de me demander
pardon! Si vous saviez seulement ce que c’est pour moi d’entendre le son
de votre voix, si vous aviez entendu comme moi les quatre petits mots
que vous avez prononcés: «Oui, cela vous arrive...», vous comprendriez
que cela me suffit, que cela efface tout!» J’étais bien sincère, l’air
qui frappait ses dents et que ses lèvres distribuaient en syllabes
toujours précipitées me causait un ravissement inexprimable...
J’oubliais réellement tout: je n’avais jamais, jamais souffert par
elle...

Elle me dit:

--Henri!... Henri!...

Elle ne me regardait pas; ses yeux étaient fixés ailleurs; mais elle
tenait toujours ma main. Je fis:

--Qu’y a-t-il?

Je sentais en elle un tourment singulier; elle pressait ma main dans ses
mains; je crus qu’elle allait me dire quelque chose d’inespéré: par
exemple, qu’elle m’avait aimé, qu’elle m’aimait.

Les larmes lui vinrent aux yeux et elle ne dit plus rien.

Quand je la quittai, le soir, elle me demanda:

--Henri, est-ce que vous seriez allé loin, tantôt, pour me chercher des
goyaves, des caroubes?

J’eus l’air indigné qu’elle en doutât. Il lui passa, sur les lèvres
seulement, un sourire.

De telles scènes me faisaient grand mal. Je m’en allais, le soir, les
jambes et le cœur rompus. Je l’aimais tant, que j’étais, malgré tout,
crédule; en fait, nul jeu de coquetterie n’eût été troublant comme ces
tendres réticences, ces serrements de main muets et ces larmes.

                   *       *       *       *       *

Je passai une nuit folle. Mon supplice était de me moquer de moi-même et
de me mépriser à cause des rêves trop beaux que j’osais faire. J’étais
honteux, mais insensé. J’arrivai à Beaulieu plus tôt qu’à l’ordinaire.
Mais j’avais oublié qu’il y avait ce jour-là du monde: des amis
déjeunaient; ils passèrent l’après-midi; ils rentraient à Cannes et ne
prirent qu’un train du soir pour y être à l’heure du dîner. On resta
même un peu trop tard dehors, et Bernerette toussa; elle avait eu le
tort de beaucoup parler aussi. Pourtant, elle n’avait pas eu un mot, pas
un regard particuliers pour moi... Ah! la maudite journée.

Le lendemain, à mon arrivée, j’appris qu’elle avait eu la fièvre et
qu’elle toussait. Je crus voir une jolie bulle de savon que j’avais
moi-même soufflée un jour, et qui crevait. Bernerette! Bernerette! vous
étiez donc décidément condamnée? Tous ces beaux jours de répit,
c’étaient donc des duperies, des mensonges du beau ciel d’ici? Ah!
bouche charmante! petites syllabes précipitées! ô volupté éphémère!
Jamais, à aucun moment de ma vie, il n’eût pu m’être plus insupportable
de me voir arracher Bernerette!

Quand je la vis sur sa chaise longue, affaissée comme du linge humide,
je crus que j’allais la serrer dans mes bras et l’emporter pour la
défendre contre cette mort qui semblait la tirer par en bas! Ma
tendresse ne put se dissimuler ce jour-là. Dès que je fus seul avec la
pauvre petite, je pris une de ses mains et j’osai la couvrir de baisers.

En même temps, un flot de paroles arriérées me montait à la gorge,
m’étouffait et retardait le moment de lui dire que je l’avais toujours
aimée, que je l’avais tant aimée! Elle vit bien ce que j’allais lui
dire. Elle m’ôta sa main un moment pour porter un doigt à sa lèvre et
faire: «Chut!...» Et elle me rendit sa main.

Je recommençai de baiser sa main en silence. Cette peau un peu trop
chaude!... Ces fins doigts que le soleil pénétrait!... Ces petits os
d’oiseau qu’on sentait à peine enveloppés!... Mes baisers sur cette
frêle chose, c’était ma vie, dix-huit mois contrainte, qui
s’épanouissait, fleurissait! Bernerette baissait les paupières; elle ne
me regardait pas; mais sa figure, calmée, était d’une bienheureuse.

Nous ne fûmes pas longtemps seuls. Madame de Chanclos me dit:

--Mais c’est vous qui êtes souffrant, mon ami; Bernerette a bien
meilleure mine que vous!...

En effet, j’étais vert d’émotion et Bernerette gardait sa physionomie
paisible et aisée, malgré le rhume, disait-on, qu’elle avait contracté
hier soir. Le temps était toujours splendide; nous allâmes, malgré le
rhume, au jardin, après midi, et là, comme je ne pouvais lui toucher la
main avec toute l’ardeur que je n’aurais pas contenue, je la suppliai:

--Pourtant, Bernerette, il faut que je vous dise!...

Elle sourit et referma les yeux; puis elle me laissa dire.

Je n’eus d’elle qu’un même mot, et elle le répéta toutes les fois que ma
confession lui découvrait les crises d’un amour si vrai et si grand, que
moi-même, à les exprimer, je frissonnais. Elle disait: «Henri!...
Henri!...»

Nous étions, d’ailleurs, fréquemment interrompus. Sa mère passa une
bonne partie de la journée avec nous. Cependant, comme nous rentrions au
salon, emportant les pliants, Bernerette me dit tout bas:

--Vous m’avez fait du bien!



Là-dessus survint la visite d’un célèbre médecin de passage à Nice, que
monsieur et madame de Chanclos avaient été poussés à consulter par leurs
amis de Cannes, et quoiqu’ils jugeassent la chose inutile, l’avis du
médecin de la famille suffisant bien. Le célèbre médecin commença par
interdire absolument le retour à Paris, «même en mai, même en juin, même
pour l’été, même pour l’année, et même pour deux années suivantes!»
Telles furent ses propres paroles. Ensuite, il déclara que Beaulieu non
plus n’était pas favorable, et ordonna Davos, la montagne, l’air
«intégralement pur.» Monsieur et madame de Chanclos furent atterrés; ils
vivaient persuadés que leur fille n’était pas atteinte, puisqu’on
l’envoyait dans le Midi, qui n’est pas sérieux. On l’envoyait à Davos;
ils la tenaient pour perdue.

Bernerette, elle, accepta très philosophiquement l’arrêt, non qu’elle
eût sur l’ordonnance du séjour à Davos le préjugé de ses parents, mais
parce que,--et je croyais bien l’avoir remarqué déjà, même dans ses
jours de santé,--elle n’avait conservé aucun espoir de vivre. Je le vis
à son œil indifférent, durant toute la journée où son père et sa mère,
inaccoutumés aux épreuves, ne parvenaient pas à dissimuler leur
tourment. J’en fus, quant à moi, très bouleversé, parce qu’après les
aveux que je lui avais faits, qu’elle m’avait laissé lui faire et
qu’elle avait accueillis avec tant de bonheur, cela ne lui laisserait
donc pas de regrets, de mourir? Je lui en voulais beaucoup de sa
résignation. Mais je ne partageais ni l’alarme soudaine et exagérée des
parents, ni le calme désespoir de Bernerette. En tout cas, je devais la
quitter dans deux jours pour rentrer à Paris; et je comptais sur l’air
de Davos, comme on compte toujours sur quelque remède nouveau, ceux
d’hier étant reconnus vains.

J’aimais tant, aussi! que je voyais uniquement l’heure présente ou celle
qui doit aussitôt la suivre; et je savais qu’il m’en restait
vingt-quatre à passer près de Bernerette, et que toutes seraient
employées à lui redire mon amour. On m’eût affirmé que, dans
vingt-quatre heures, moi-même je mourrais, qu’est-ce que j’eusse préféré
faire, sinon ce que précisément j’allais faire? et qu’est-ce que j’eusse
fait avec plus de frénésie et d’ivresse heureuse? Rien, rien.

                   *       *       *       *       *

Ces deux jours sont des plus beaux que j’aie vécus. Sans me laisser
impressionner par une destinée trop sombre, je sentais bien que la
menace en planait sur la tête de celle que j’appelais, ces deux
jours-là, enfin! «ma petite bien-aimée». Ce n’est pas pour cela que je
l’aimais davantage; mais tout de même je l’aimais mieux, et les mots,
pour lui exprimer mon amour, étaient moins retenus par cette espèce de
pudeur que j’ai à parler d’un grand sentiment. La disproportion se
trouvait diminuée entre le lyrisme élevé du cœur et la médiocre vie: des
paroles de passion y pouvaient tomber sans faire sourire celui même qui
les dit et qui les pense.

Je m’abandonnai; j’épanchai mon cœur. Je ne souris pas. Bernerette non
plus. Elle baissait les paupières, comme la veille, et elle avait la
figure d’une petite bienheureuse.

Elle me prenait la main, quand nous étions seuls, et elle me la serrait
tendrement. Je n’en demandais pas plus; n’était-ce pas beaucoup me dire?

J’obtins plus, cependant! Elle me confia tout bas, quand je lui dis
adieu:

--Personne, jamais, ne m’a dit ce que vous m’avez dit, Henri!...

J’ai vu, tournées vers moi, à la lueur de la lampe, la petite figure
adorée, la bouche qui martelait trop vite ces chères syllabes, les deux
mains tendues!

Madame de Chanclos m’avait précédé dans l’antichambre. Je revins sur mes
pas. Je me penchai de nouveau vers Bernerette pour lui baiser les mains.
Elle ajouta:

--Personne ne me dira plus jamais... ce que vous m’avez dit...

Et j’entendis qu’elle sanglotait pendant que, de l’autre côté de la
porte, je parlais à sa mère.

Pour la vingtième fois depuis le matin, madame de Chanclos me dit:

--Elle est perdue!... Elle est perdue!...

--Mais non! Mais non!

Et je citais des exemples de guérisons connues.

--L’essentiel, disais-je,--et que les médecins négligent trop,--est de
maintenir un bon état moral...

Madame de Chanclos me prit la main et je vis une larme au coin de ses
yeux.

--L’état moral, il n’y a que vous qui ayez jamais su le lui maintenir
bon. Et vous allez nous quitter! Sans vous, que deviendra-t-elle? Elle
va écrire, du matin au soir, comme elle fait quand vous n’êtes pas là...

--Elle écrit donc toujours? Mais qu’écrit-elle?

--Toujours, depuis sa maladie. Elle écrit sur du papier à lettres; elle
enferme ce qu’elle écrit dans des enveloppes... qui ne partent pas, bien
entendu: elle ne met ni timbre ni adresse. Un jour elle en a des piles;
le lendemain, elle les fait brûler. «Mais, maman, puisque ça
m’occupe!... Mais, ce sont mes secrets, tiens!...» Ou bien elle a le
toupet de me répondre: «Ce sont des lettres pour saint Joseph, je les
ferai porter à l’église...» Non! voyez-vous, de nos jours, les jeunes
filles ne respectent ni Dieu ni parents!

Puis elle affecta de sourire; elle était très émue, la pauvre maman;
elle eut quelques réticences, enfin elle me dit:

--Figurez-vous... il faut bien que je vous l’avoue, j’ai cru que ces
lettres vous étaient destinées...

Je fis un geste d’étonnement, de dénégation, de protestation.

--Oh! reprit-elle, je l’aurais voulu, je l’aurais souhaité de tout mon
cœur! J’ai en vous une confiance absolue; vous êtes le meilleur ami de
Bernerette; j’autorise ma fille à vous écrire quand vous serez séparés;
dites-le-lui vous-même; qu’elle vous écrive, cela lui fera du bien...

Et elle en revint à son idée, en clignant des yeux:

--Et puis, comme cela, je crois bien que quelques-unes des lettres
qu’elle écrit iront à leur destinataire!... Ne dites pas non: vous n’en
savez rien. Les jeunes filles, voyez-vous, celles même qui se croient
audacieuses, ont bien des timidités. On griffonne du papier, on
griffonne, mais on n’envoie pas le billet; c’est un peu comme lorsque
nous crions bien haut: «Oh! à celui-ci, je vais lui dire son fait!
D’abord, je lui dirai: «Monsieur!...» Mais on ne lui dit même pas:
«Monsieur!...» On évite de le rencontrer.

J’étais confondu; je me retirai; madame de Chanclos ne me lâcha pas la
main:

--Et vous, répondez-lui, je vous en prie! répondez-lui sans crainte.
Elle n’écoute ni son père ni sa mère, mais ce qui vient de son ami est
comme un oracle...

--Merci, madame! Au revoir, madame, à demain!



Ce dernier jour, ce fut Bernerette qui me pria:

--Henri! parlez-moi comme hier...

Et elle ne laissa perdre aucun des instants où nous nous trouvions
seuls. Je la voyais se tapir, avec un petit frémissement des épaules,
contre les coussins de sa chaise longue, comme un oiseau qui se met au
nid; elle fermait les yeux et elle était toute prête à recevoir ma
tendresse. Moi, je l’aimais trop, j’étais trop ému pour savoir parler.
Je n’ai jamais compris l’éloquence amoureuse; quand on aime, on dit plus
par ce qu’on ne dit pas que parce qu’on exprime. J’étais gêné aussi
parce que, quand on dit qu’on aime, on parle surtout du passé. On dit
combien, à tel moment, on a aimé, comment on a aimé tel jour: «Oh! tel
jour, vous souvenez-vous? vous portiez une robe bleue?...» C’est
toujours la même chose! Et le passé, c’était ma souffrance muette, ma
jalousie. Je ne voulais pas parler de l’autre; je sentais que je
commettrais une grande faute en parlant de lui. Mais j’aimais tant, que,
parmi mes mots embarrassés et sincères, quelques-uns la touchaient, la
pénétraient et semblaient vraiment l’inonder d’un bien-être inconnu
d’elle.

Je m’enivrais moi-même, peu à peu, du bonheur que je semblais répandre,
et je me souviens que je compris, un moment, que je serais capable, si
cela continuait, de dire plus de paroles que je ne voulais et de les
arranger plus adroitement, pour produire sur cette figure chérie un plus
long ou un plus vif contentement. En pensant à cela, je m’en attristai
et je m’arrêtai de parler.

Je dis à Bernerette:

--Oh! regardez-moi!

Elle s’arracha d’un rêve et m’ouvrit ses yeux. Mais ce n’étaient pas
ceux de la figure bienheureuse qu’elle faisait quand elle baissait les
paupières. J’en éprouvai un malaise soudain, incertain, indéfinissable,
qui me fit lui demander, comme un secours pressant:

--Oh! Bernerette! dites-moi quelque chose, vous!

Elle me dit gentiment, tendrement:

--Henri!

Mais c’était du ton dont elle me disait si souvent: «Vous êtes mon
meilleur ami...» Je faillis pleurer. Je tenais sa main dans la mienne;
je me mis instinctivement à la baiser avec frénésie; et puis j’eus envie
de baiser le bras, sous la large manche, et plus, si c’était possible.
Ma main enveloppa ce bras, en pressa la chair; et cela éteignit tout à
coup l’éclair qui m’avait secoué. La lueur avait été tellement rapide
que si la commotion en persista en moi, je ne me souvins plus de sa
cause. Un peu plus tard, quand j’y repensai, je l’attribuai au
changement de temps brusque qui se produisit peu après, qui nous
interrompit et nous occupa assez niaisement le reste du jour. La mer
avait noirci tout à coup au large; on avait vu une barre sombre
approcher de la côte, deux barques de pêche regagner Nice en amenant
leurs voiles, les arbres du Cap se coucher alors que l’air était
parfaitement calme autour de nous, puis, comme nous nous dépêchions de
rentrer les chaises, la guérite d’osier arrivait toute seule à mi-chemin
de la maison, plus vite que nous: c’était le mistral, qui ne fit plus
relâche. Et chacun répéta, jusqu’au soir: «C’est tant mieux, car on
regrettera moins de quitter ce pays par un mauvais temps.»

Dans la soirée, Bernerette me dit, à part:

--Je vous demande pardon, Henri, de vous avoir quelquefois fait de la
peine: mais je ne savais pas!... Vous auriez dû me parler plus tôt!

Comme je ne répondais pas, elle ajouta:

--Moi, je vous remercie... C’est si bon! si bon, de se sentir aimée!

Je m’écriai:

--Quand on aime!

Elle ne répondit point à cela. Elle reprit:

--Quand je pense que j’aurais pu mourir sans avoir entendu les choses
douces... les choses si douces... que vous m’avez dites!...

Elle se tut une minute. On entendait les rafales au dehors et une
branche d’eucalyptus qui fouettait la persienne. Je répétai, un peu
bêtement, mais poussé par la force de l’instinct:

--Je vous aime, tant!... tant!...

Elle referma ses paupières, comme elle l’avait fait si souvent pendant
ces deux derniers jours, et elle dit:

--Que cela doit être délicieux!

Ce furent les derniers mots échangés entre nous deux seuls, parce qu’un
domestique vint m’avertir que l’heure d’aller à la gare était sonnée.
Ces derniers mots ambigus, que je n’avais pas le temps d’éclaircir, qui
contenaient, à ce qu’il me semblait, de quoi me réjouir ou de quoi
m’alarmer à jamais, je les emportai comme la relique suprême que nous
laisse le plus souvent une femme: comme une énigme insoluble,
déchirante.

Si elle m’eût aimé, elle eût dit: «Que cela _est_ délicieux!»

Mais peut-être pensait-elle: «Que cela _doit_ être délicieux de
s’entendre dire: «Je vous aime!» quand on espère l’entendre encore le
lendemain!»

Mais ne pensait-elle pas: «Que cela doit être délicieux... même sans
espoir de lendemain, quand cela vient de celui qu’on aime?...»

J’eus de quoi méditer et ne pas dormir.

                   *       *       *       *       *

Mais une anxiété plus longue me fut épargnée par la malheureuse enfant
qui, en tout cela, avait enduré un supplice pire que le mien.
Quarante-huit heures après mon retour à Paris, je recevais de Beaulieu
un télégramme où l’on m’informait que Bernerette, «toujours imprudente»,
était atteinte d’une fluxion de poitrine. Cette maladie aiguë, jointe à
son état de santé si grave, c’était la dernière heure de Bernerette,
désignée du doigt sur le cadran.

Cela traîna pourtant une semaine. Je ne sais si elle me parut longue,
parce que j’attendais en espérant quand même, ou si elle me parut
courte, parce que le dénouement ne me trouva pas préparé. Je piétinais;
rien ne m’autorisait à partir afin de revoir un instant encore
Bernerette; on ne m’en priait point: c’était donc que Bernerette ne me
réclamait pas. Enfin l’on m’informa tout à coup de l’heure où le convoi
funèbre entrerait à la gare de Lyon!

Je clignai des yeux comme on fait lorsque la foudre tombe.

Et puis, taisons-nous.



Quelques jours plus tard, me trouvant seul, dans le petit hôtel du
Ranelagh, avec les parents vieillis, abîmés, terrorisés comme au soir
d’une émeute sanglante, madame de Chanclos me fit monter à sa chambre.
Il y avait là, sur une table, le petit pupitre fermant à clef, dont
usait Bernerette à Beaulieu; je le reconnus tout de suite. Madame de
Chanclos vit que je regardais le pupitre, et aussitôt elle se mit à
pleurer, à sangloter. Elle s’assit, puis s’essuya les yeux, se calma un
peu. Je m’étais détourné, et je pleurais, moi aussi, en regardant par la
fenêtre sans rien voir. La pauvre mère s’approcha de moi, me prit les
deux mains comme dans l’antichambre de la villa Cynthia et me dit:

--Permettez-moi de vous embrasser, Henri!

Elle m’embrassa, et les sanglots redoublèrent. Elle n’y voyait pas pour
ouvrir le petit pupitre, et sa main tremblait trop pour introduire dans
la serrure la clef minuscule. Elle disait:

--Je l’ai pourtant ouvert ce matin...

Je lui offris mon secours, qu’elle accepta:

--D’ailleurs, Henri, c’est à vous!

Il y avait dans ce pupitre un fouillis d’objets ayant appartenu à
Bernerette, et que nous connaissions trop, et dont la vue en ce moment
était extrêmement douloureuse: son porte-monnaie, ses plumes, ses
crayons, des morceaux de pastels qui salissaient tout, un éventail
offert gracieusement par le casino de Monte-Carlo, un mouchoir ourlé en
fil rose, enfin du papier à lettres, des enveloppes. L’une d’elles,
au-dessus de tous les papiers, portait mon nom.

--Vous voyez!... dit madame de Chanclos.

Elle ajouta:

--Celle-ci vous reste; mais toutes celles qu’elle a brûlées!... Elle a
dû se lever, une des dernières nuits, pendant une courte absence de la
garde, car il y en avait une pile là, dans le coin à gauche, sept ou
huit au moins, j’en jurerais...

Elle remuait les enveloppes et le papier à lettres, pendant que
j’ouvrais, moi, l’enveloppe portant mon nom, et lisais ces seuls mots,
écrits à la hâte:

  Henri,

  Adieu, mon meilleur ami!

  BERNERETTE.

Madame de Chanclos me dit:

--Tenez! encore une!...

C’était une enveloppe close, et assez lourde, sans adresse. Je fis
observer à madame de Chanclos qu’il n’y avait pas d’adresse. Elle me
dit:

--Allez! ouvrez, mon ami!

Cependant, je m’aperçus que cette enveloppe portait, au revers, et dans
un coin, le seul mot: _lui_.

Je dis à madame de Chanclos:

--Voyez donc cela.

Elle lut «_lui_»; elle eut presque un sourire et me dit avec une
complète confiance:

--Eh bien?

J’ouvris. La lettre était longue, celle-là! Mais je ne lus que les
premiers mots:

  Claude!... Claude!...

Comme tout tournait autour de moi et comme je cherchais à m’asseoir,
madame de Chanclos tenait à me répéter:

--Elle en a brûlé cinquante pareilles!...

Cependant, je ne voulais pas demeurer paré à ses yeux d’un prestige qui
ne m’était pas dû; je dis à madame de Chanclos:

--Les cinquante n’étaient pas pour moi, ni celle-ci.

Et je lui tendis la lettre. Elle dut, elle aussi, s’asseoir, après avoir
pris connaissance des premiers mots; puis elle poussa des exclamations.
Elle disait: «Ah! mon Dieu!...» Elle s’interrompait de lire, et ses deux
bras tombaient sur ses genoux; le papier même lui échappa, et la
politesse voulut que je vinsse le ramasser et le lui rendre. Elle
s’écriait: «Oh! le cœur!... le cœur de nos enfants!...»

C’était sa nouvelle méprise qui la stupéfiait et l’absorbait. Elle ne
songea pas à me dire, elle non plus: «Mais vous! malheureux, qui avez pu
vous croire aimé d’elle!...» Je l’excusai de ne pas penser à cela, en
des moments si troublés.



Et après, je m’en allai, parce que je sentais, à d’imperceptibles
détails, que depuis que l’on connaissait la lettre destinée à _lui_, ma
présence, dans la maison déjà, devenait moins agréable.


FIN


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