Home
  By Author [ A  B  C  D  E  F  G  H  I  J  K  L  M  N  O  P  Q  R  S  T  U  V  W  X  Y  Z |  Other Symbols ]
  By Title [ A  B  C  D  E  F  G  H  I  J  K  L  M  N  O  P  Q  R  S  T  U  V  W  X  Y  Z |  Other Symbols ]
  By Language
all Classics books content using ISYS

Download this book: [ ASCII ]

Look for this book on Amazon


We have new books nearly every day.
If you would like a news letter once a week or once a month
fill out this form and we will give you a summary of the books for that week or month by email.

Title: Voyage aux Pyrénées
Author: Taine, Hypolite
Language: French
As this book started as an ASCII text book there are no pictures available.


*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Voyage aux Pyrénées" ***


                                VOYAGE

                             AUX PYRÉNÉES


                        OUVRAGES DU MÊME AUTEUR

               PUBLIÉS PAR LA LIBRAIRIE HACHETTE ET Cⁱᵉ


ESSAI SUR TITE-LIVE; 7ᵉ édition. Un vol. in-16, broché       3 fr. 50
Ouvrage couronné par l’Académie française.

ESSAIS DE CRITIQUE ET D’HISTOIRE; 9ᵉ édition. Un vol. in-16,
broché                                                       3 fr. 50

NOUVEAUX ESSAIS DE CRITIQUE ET D’HISTOIRE; 7ᵉ édition.
Un vol. in-16, broché                                        3 fr. 50

DERNIERS ESSAIS DE CRITIQUE ET D’HISTOIRE; 3ᵉ édition.
Un vol. in-16, broché                                        3 fr. 50

HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE ANGLAISE; 11ᵉ édition. Cinq vol.
in-16, brochés                                              17 fr. 50

LA FONTAINE ET SES FABLES; 16ᵉ édition. Un vol.
in-16, broché                                                3 fr. 50

LES PHILOSOPHES CLASSIQUES DU XIXᵉ SIÈCLE EN FRANCE;
8ᵉ édition. Un vol. in-16, broché                             3 fr. 50

VOYAGE AUX PYRÉNÉES; 17ᵉ édition. Un vol. in-16, broché       3 fr. 50

_Le même_, avec gravures. Un vol. in-16, broché               4 fr. »

_Le même_, illustré. Un vol. grand in-8, broché              10 fr. »

NOTES SUR L’ANGLETERRE; 12ᵉ édition. Un vol. in-16, broché     3 fr. 50

_Le même_, avec gravures. Un vol. in-16, broché                4 fr. »

NOTES SUR PARIS, vie et opinions de M. Fréd.-Th. Graindorge;
13ᵉ édition. Un vol. in-16, broché                             3 fr. 50

CARNETS DE VOYAGE: notes sur la province. Un vol. in-16, br.   3 fr. 50

UN SÉJOUR EN FRANCE DE 1792 A 1795; 5ᵉ édition. Un vol.
in-16, broché                                                  3 fr. 50

VOYAGE EN ITALIE; 11ᵉ édition. Deux vol. in-16, brochés        7 fr. »

_Le même_, avec gravures. Deux vol. in-16, brochés             8 fr. »

DE L’INTELLIGENCE; 10ᵉ édition. Deux vol. in-16, brochés       7 fr. »

PHILOSOPHIE DE L’ART; 10ᵉ édition. Deux vol. in-16, brochés    7 fr. »

LES ORIGINES DE LA FRANCE CONTEMPORAINE; 24ᵉ édition.
Douze volumes                                                 39 fr. 50

1ʳᵉ partie.--L’ANCIEN RÉGIME. Deux volumes                      7 fr. »

2ᵉ partie.--LA RÉVOLUTION. Six volumes                        21 fr.»

_L’Anarchie._ Deux volumes.
  _La Conquête jacobine._ Deux volumes.
  _Le Gouvernement révolutionnaire._ Deux volumes.

3ᵉ partie.--LE RÉGIME MODERNE. Trois volumes                  10 fr. 50

  _Napoléon Bonaparte._ Deux volumes.
  _L’Église, l’École._ Un volume.

TABLE ANALYTIQUE. Un vol.                                      1 fr. »

DU SUFFRAGE UNIVERSEL ET DE LA MANIÈRE DE VOTER.
Brochure in-16                                                    » 50


52698.--Imprimerie LAHURE, 9, rue de Fleurus, à Paris.



                                VOYAGE

                             AUX PYRÉNÉES

                             PAR H. TAINE

                        DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

                           SEIZIÈME ÉDITION

                                 PARIS

                       LIBRAIRIE HACHETTE ET Cⁱᵉ

                    79, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 79

                                 1904

           Droits de traduction et de reproduction réservés.



                              A MARCELIN

                            (ÉMILE PLANAT)


Voici un voyage aux Pyrénées, mon cher Marcelin; j’y suis allé; c’est un
mérite; bien des gens en ont écrit, et de plus longs, de leur cabinet.

Mais j’ai des torts graves, et qui me rabaissent fort. Je n’ai gravi le
premier aucune montagne inaccessible; je ne me suis cassé ni jambe ni
bras; je n’ai point été mangé par les ours; je n’ai sauvé aucune jeune
Anglaise emportée par le Gave; je n’en ai épousé aucune; je n’ai assisté
à aucun duel; je n’ai vu aucune tragédie de brigands ou de
contrebandiers. Je me suis promené beaucoup; j’ai causé un peu; je
raconte les plaisirs de mes oreilles et de mes yeux. Qu’est-ce qu’un
homme qui revient de voyage avec tous ses membres, aussi peu héros que
possible, et qui l’avoue? J’ai parlé dans ce livre, comme avec toi. Il
y a un Marcelin connu du public, fin critique, perçant moqueur, amateur
et peintre de toutes les élégances mondaines; il y a un autre Marcelin,
connu de trois ou quatre personnes, érudit et penseur. S’il y a ici
quelques bonnes idées, la moitié lui en appartient; je les lui rends.

Mars 1858.

                                                              H. TAINE.



I

LA CÔTE



VOYAGE

AUX

PYRÉNÉES



BORDEAUX--ROYAN


I

Le fleuve est si beau, qu’avant d’aller à Bayonne, je suis descendu
jusqu’à Royan.

Des navires chargés de voiles blanches remontent lentement les deux
côtés du bateau. A chaque coup de la brise, ils se penchent, comme des
oiseaux paresseux, levant leur longue aile, et montrant leur ventre
noir. Ils courent obliquement, puis reviennent; on dirait qu’ils se
trouvent bien dans ce grand port d’eau douce; ils s’y attardent et
jouissent de sa paix au sortir des colères et de l’inclémence de
l’Océan.

Les rives, bordées de verdure pâle, glissent à droite et à gauche, bien
loin, au bord du ciel; le fleuve est large comme une mer; à cette
distance, on croirait voir deux haies; les arbres indistincts dressent
leur taille fine dans une robe de gaze bleuâtre; çà et là de grands pins
lèvent leurs parasols sur l’horizon vaporeux, où tout se confond et
s’efface; il y a une douceur inexprimable dans ces premières teintes du
jour si timides, attendries encore par la brume qui transpire hors du
fleuve profond. Pour lui, son eau s’étale joyeuse et splendide; le
soleil qui monte verse sur sa poitrine un long ruisseau d’or; la brise
le hérisse d’écailles; ses remous s’allongent et tressaillent comme un
serpent qui s’éveille, et, quand la vague les soulève, on croit voir les
flancs rayés, la cuirasse fauve d’un léviathan.

Certainement il semble qu’en de tels moments l’eau vive et sente;
lorsqu’elle vient s’étendre transparente et sombre sur un banc de
cailloux, elle a un regard étrange; elle tourne autour d’eux comme
inquiète et irritée; elle les bat de ses petits flots; elle les couvre,
puis elle s’en va, puis revient, avec une sorte de frétillement maladif
et d’amour mystérieux; ses remous sinueux, ses petites crêtes subitement
rabattues ou brisées, son onde penchée, luisante, puis tout d’un coup
noircie, ressemblent aux éclairs de passion d’une mère impatiente qui
tourne incessamment et anxieusement autour de ses enfants, et les couve,
ne sachant que désirer et que craindre. Tout à l’heure un nuage a
couvert le ciel, et le vent s’est levé. Le fleuve a pris à l’instant
l’aspect d’un animal sournois et sauvage. Il se creusait, et l’on voyait
son ventre livide; il arrivait contre la carène avec des soubresauts
convulsifs; il l’embrassait et la froissait comme pour essayer sa force;
aussi loin qu’on pouvait voir, ses flots se soulevaient et se
pressaient, comme des muscles sur une poitrine; des éclairs passaient
sur le flanc des vagues avec des sourires sinistres; le mât gémissait,
et les arbres pliaient en frissonnant, comme un peuple débile devant la
colère d’une bête redoutable. Puis tout s’est apaisé; le soleil s’est
dégagé, les flots se sont aplanis, on n’a plus vu qu’une nappe riante;
sur ce dos poli traînaient et jouaient follement mille tresses
verdâtres; la lumière s’y posait, comme un manteau diaphane; elle
suivait les mouvements souples et les enroulements de ces bras liquides;
elle ployait autour d’eux, derrière eux, sa robe azurée, rayonnante;
elle prenait leurs caprices et leurs couleurs mobiles. Lui cependant,
endormi dans son grand lit paisible, s’allongeait au pied des collines
qui le regardent, immobiles et éternelles comme lui.


II.

Le bateau s’amarre à une estacade, sous un amas de maisons blanches:
c’est Royan.

Voici déjà la mer et les dunes; la droite du village est noyée sous un
amas de sable; là sont des collines croulantes, de petites vallées
mornes, où l’on est perdu comme dans un désert; nul bruit, nul
mouvement, nulle vie; de pauvres herbes sans feuilles parsèment le sol
mouvant et leurs filaments tombent comme des cheveux malades; de petits
coquillages blancs et vides s’y collent en chapelets, et craquent avec
un grésillement, partout où le pied se pose; ce lieu est l’ossuaire de
quelque misérable tribu maritime. Un seul arbre peut y vivre, le pin,
être sauvage, habitant des forêts et des côtes infécondes: il y en a ici
toute une colonie; ils se serrent fraternellement, et couvrent le sable
de leurs lamelles brunes; la brise monotone qui les traverse, éveille
éternellement leur murmure; ils chantent ainsi d’une façon plaintive,
mais avec une voix bien plus douce et bien plus harmonieuse que les
autres arbres; cette voix ressemble au bruissement des cigales,
lorsqu’en août elles chantent de tout leur cœur entre les tiges des blés
mûrs.

Un sentier tourne à gauche du village, au sommet d’un rivage rongé,
entre des flots de graminées qui s’étouffent. Le fleuve est si large
qu’on ne distingue point l’autre rive. La mer sa voisine lui donne son
reflux; les longues ondulations arrivent tour à tour contre la côte, et
versent leur petite cascade d’écume sur le sable; puis l’eau s’enfuit,
descendant la pente, jusqu’à la rencontre du nouveau flot qui monte et
la couvre; ces flots ne se lassent point, et leurs venues avec leurs
retours font penser à la respiration régulière d’un enfant endormi. Car
le soir est tombé, les teintes de pourpre brunissent et s’effacent. Le
fleuve se couche dans l’ombre molle et vague; à peine si, de loin en
loin, un reste de lueur part d’un flot oblique; l’obscurité noie tout de
sa poussière vaporeuse; l’œil assoupi cherche en vain dans ce brouillard
quelque point visible, et distingue enfin, comme une faible étoile, le
phare de Cordouan.


III.

Le lendemain soir, une fraîche brise maritime nous a ramenés à Bordeaux.
L’énorme ville entasse le long du fleuve ainsi que des bastions ses
maisons monumentales; le ciel rouge est crénelé par leur bordure. Elles
d’un côté, le pont de l’autre, protégent d’une double ligne le port où
s’entassent les vaisseaux comme une couvée de mouettes; ces gracieuses
carènes, ces mâts effilés, ces voiles gonflées ou flottantes,
entrelacent le labyrinthe de leurs mouvements et de leurs formes sur la
magnifique pourpre du couchant. Le soleil s’enfonce au milieu du fleuve
qu’il embrase; les agrès noirs les coques rondes, font saillie dans son
incendie, et ressemblent à des bijoux de jais montés en or.

[Illustration: Bordeaux.--Vue prise de la Bourse. (Page 8.)]



LES LANDES--BAYONNE


I

Autour de Bordeaux, des collines riantes, des horizons variés, de
fraîches vallées, une rivière peuplée par la navigation incessante, une
suite de villes et de villages harmonieusement posés sur les coteaux ou
dans les plaines, partout la plus riche verdure, le luxe de la nature et
de la civilisation, la terre et l’homme travaillant à l’envi pour
enrichir et décorer la plus heureuse vallée de la France. Au-dessous de
Bordeaux, un sol plat, des marécages, des sables, une terre qui va
s’appauvrissant, des villages de plus en plus rares, bientôt le désert.
J’aime autant le désert.

Des bois de pins passent à droite et à gauche, silencieux et ternes.
Chaque arbre porte au flanc la cicatrice des blessures par où les
bûcherons ont fait couler le sang résineux qui le gorge; la puissante
liqueur monte encore dans ses membres avec la sève, transpire par ses
flèches visqueuses et par sa peau fendue; une âpre odeur aromatique
emplit l’air.

Plus loin la plaine monotone des fougères s’étend à perte de vue,
baignée de lumière. Leurs éventails verts s’ouvrent sous le soleil qui
les colore sans les flétrir. Quelques arbres çà et là lèvent sur
l’horizon leurs colonnettes grêles. De temps en temps on aperçoit la
silhouette d’un pâtre sur ses échasses, inerte et debout comme un héron
malade. Des chevaux libres paissent à demi cachés dans les herbes. Au
passage du convoi, ils relèvent brusquement leurs grands yeux
effarouchés et restent immobiles, inquiets du bruit qui a troublé leur
solitude. L’homme n’est pas bien ici, il y meurt ou dégénère; mais c’est
la patrie des animaux, et surtout des plantes. Elles foisonnent dans ce
désert, libres, sûres de vivre. Nos jolies vallées bien découpées sont
mesquines auprès de ces espaces immenses, lieues après lieues d’herbes
marécageuses ou sèches, plage uniforme où la nature troublée ailleurs et
tourmentée par les hommes, végète encore ainsi qu’aux temps primitifs
avec un calme égal à sa grandeur. Le soleil a besoin de ces savanes pour
déployer sa lumière; aux exhalaisons qui montent, on sent que la plaine
entière fermente sous son effort; et les yeux remplis par les horizons
sans limite devinent le sourd travail par lequel cet

[Illustration: Vue prise dans les Landes. (Page 10.)]

océan de verdure pullulante se renouvelle et se nourrit.

La nuit est venue, sans lune. Les étoiles pacifiques luisent comme des
points de flamme; tout l’air est rempli d’une lumière bleuâtre et
tendre, qui a l’air de dormir dans le réseau de vapeur où elle s’est
posée. Le regard y plonge sans rien saisir. De loin en loin, dans ce
crépuscule, un bois marque confusément sa tache, comme un roc au fond
d’un lac; partout alentour sont des profondeurs vagues, des formes
flottantes et voilées, des êtres indistincts et fantastiques qui se
continuent dans leurs voisins, des prés qui ressemblent à une mer
onduleuse, des bouquets d’arbres qu’on prendrait pour des nuages d’été,
tout le gracieux chaos des apparitions brouillées et des choses
nocturnes. L’esprit y nage comme sur une eau fuyante, et, dans ce rêve,
rien ne lui semble réel que les étangs qui réfléchissent les étoiles et
font sur la terre un second ciel.


II.

Bayonne est une ville gaie, originale, demi-espagnole. Partout gens en
veste de velours et en culotte courte; on entend la musique âpre et
sonore de la langue qu’on parle au delà des monts. Des arcades écrasées
bordent les grandes rues; sous ce soleil il faut de l’ombre.

Un joli palais épiscopal, élégant et moderne, enlaidit encore la laide
cathédrale. Le pauvre monument avorté lève piteusement, comme un
moignon, son clocher arrêté depuis trois siècles. Des échoppes se sont
collées dans ses creux, en manière de verrues; on a plaqué ça et là de
gros emplâtres de pierre. Ce vieil invalide fait peine à voir à côté des
maisons neuves et des boutiques affairées qui se pressent autour de ses
flancs salis.

J’étais tout chagrin de cette décrépitude, et une fois entré je me suis
trouvé plus triste encore. L’obscurité tombait de la voûte comme un
suaire; je ne distinguais rien que des piliers vermoulus, des tableaux
enfumés, des pans de murs verdâtres. Deux fraîches toilettes que j’ai
rencontrées ont accru le contraste; rien de plus blessant ici que des
rubans roses. Je voyais le spectre du moyen âge; comme la sécurité et
l’abondance de la vie moderne lui sont contraires! Ces sombres voûtes,
ces colonnettes, ces rosaces sanglantes, appelaient des rêves et des
émotions que nous ne pouvons plus avoir. Il faudrait sentir ici ce que
sentaient les hommes, il y a six cents ans, quand ils sortaient en
fourmilières de leurs taudis, de leurs rues sans pavés, larges de six
pieds, cloaques d’immondices, qui exhalaient la lèpre et la fièvre;
quand leur corps sans linge, miné par les famines, envoyait un sang
pauvre à leur cerveau brut; quand les guerres, les lois atroces et

[Illustration: Bayonne.--Confluent de la Nive et de l’Adour. (Page
12.)]

les légendes de sorcelleries emplissaient leurs rêveries d’images
éclatantes et lugubres; quand sur les draperies chamarrées, sur le
grimoire des vitraux fantastiques, les rosaces versaient comme un
incendie ou comme une auréole leurs rayons transfigurés.

Ce sont les souvenirs de la fièvre et de l’extase: pour m’en délivrer,
je suis allé sur le port; c’est une longue allée de vieux arbres au bord
de l’Adour. Il est tout gai et pittoresque. Des bœufs graves, le front
baissé, tirent les poutres qu’on décharge. Des cordiers, ceints d’une
liasse de chanvre, reculent serrant les fils et tissant leur câble qui
s’allonge. Les navires en file s’amarrent au quai; les cordages grêles
dessinent leur labyrinthe sur le ciel, et les matelots y pendent
accrochés comme des araignées dans leur toile. Les tonneaux, les
ballots, les pièces de bois sont pêle-mêle sur les dalles. On sent avec
plaisir que l’homme travaille et prospère. Et ici la nature est aussi
heureuse que l’homme. La large rivière d’argent se déroule sous le
rayonnement du matin. De minces nuages détachent sur l’azur leurs bandes
de nacre. Le ciel ressemble à une arcade de lapis-lazuli. Sa voûte se
pose sur l’extrémité du fleuve qui avance sans flots et sans effort,
sous les miroitements de ses ondulations paisibles, entre deux rangées
de coteaux, jusqu’à une colline où des bois de pins d’un vert tendre
descendent à sa rencontre, aussi gracieux que lui. Cependant la marée
monte, et les feuilles des chênes commencent à luire et à chuchoter sous
le faible vent de la mer.


III.

Il pleut; l’auberge est insupportable. On s’étouffe sous les arcades; je
m’ennuie au café, et je ne connais personne. La seule ressource est
d’aller à la bibliothèque. Elle est fermée.

Heureusement le conservateur a pitié de moi et m’ouvre. Bien mieux, il
m’apporte toutes sortes de chartes et de vieux livres; il est
très-savant, très-aimable, m’explique tout, me guide, me renseigne et
m’installe. Me voilà dans un coin, seul, à une table, avec les documents
d’une belle histoire toute réjouissante; c’est une pastorale du moyen
âge. Je n’ai rien de mieux à faire que de me la conter.

       *       *       *       *       *

Pé de Puyane était un homme brave et habile en mer, qui de son temps fut
maire de Bayonne et amiral; mais il était rude aux gens, comme tous ceux
qui ont mené des navires, et il avait plus tôt assommé un homme qu’ôté
son bonnet. Il avait bataillé longtemps contre les gens de mer normands,
et une fois en pendit soixante-dix à ses vergues, côte à côte avec des
chiens. Ayant mis à ses galères des bannières rouges qui signifiaient
mort sans remède, il prit à la bataille de l’Écluse le grand vaisseau
génois _Christophle_, et y mena si bien les mains que nul Français
n’échappa; car tous y furent noyés ou tués, et les deux amiraux Quieret
et Bahuchet s’étant rendus, Bahuchet eut le col serré d’une corde et
Quieret la gorge coupée. Ce qui était bien fait; car plus on tue de ses
ennemis, moins on en a. C’est pourquoi, quand il revint, les gens de
Bayonne le fêtèrent avec un tel bruit et un tel tintamarre de trompes,
de cornets, de tambours et de toutes sortes d’instruments, que ce
jour-là on n’eût pas ouï Dieu tonnant.

Il se trouva que les Basques ne voulaient plus payer la redevance sur le
cidre qu’on brassait à Bayonne pour le vendre en leur pays. Pé de Puyane
dit que les marchands de la ville ne leur en porteraient plus, et que,
si quelqu’un leur en portait, il aurait le poing coupé. De fait, Pierre
Cambo, un pauvre homme, en ayant voituré nuitamment deux muids, fut mené
sur la place du marché, devant Notre-Dame de Saint-Léon, qu’on
bâtissait, eut la main tranchée, puis les veines bouchées par des fers
rougis; ensuite il fut promené en tombereau dans toute la ville, ce qui
était un bon exemple; car les petites gens doivent toujours faire ce
qu’ont ordonné les gens de haut lieu.

Ensuite Pé de Puyane, ayant assemblé les cent pairs dans la maison de
ville, leur montra que les Basques étant traîtres, rebelles envers la
seigneurie de Bayonne, ne devaient plus garder les franchises qu’on leur
avait accordées; que la seigneurie de Bayonne, ayant souveraineté de la
mer, pouvait justement faire payer impôt en tous les endroits où montait
la mer, tout comme dans son port, et qu’ainsi dorénavant les Basques
devaient payer pour passer à Villefranche, au pont de la Nive, jusqu’où
va le flux. Tous crièrent que cela était juste, et Pé de Puyane dénonça
aux Basques le péage; mais tous se mirent à rire, disant qu’ils
n’étaient point des chiens de matelots comme ceux du maire. Puis étant
venus en force, ils battirent les gens du pont et en laissèrent trois
pour morts.

Pé ne dit rien, car il ne parlait pas beaucoup; mais il serra les dents,
et regarda si affreusement autour de lui, que nul n’osa s’enquérir de ce
qu’il ferait, ni l’exhorter, ni souffler mot. Du premier samedi d’avril
jusqu’à la mi-août, plusieurs hommes furent battus, tant Bayonnais que
Basques, sans qu’il y eût guerre dénoncée, et, quand on en parlait au
maire, il tournait le dos.

Le vingt-quatrième jour d’août, beaucoup d’hommes nobles d’entre les
Basques, et plusieurs jeunes gens, bons sauteurs et danseurs, vinrent au
château de Miot pour la Saint-Barthélemy. Ils festinèrent et paradèrent
tout le jour, et les jeunes gens, qui sautaient à la perche avec leurs
ceintures rouges et leurs culottes blanches, semblèrent adroits et
beaux. Le soir, un homme vint parler bas au maire, et lui, qui
d’ordinaire avait une mine grave et judiciaire, eut tout d’un coup les
yeux allumés comme un jeune garçon qui voit arriver sa mariée. Il
descendit en quatre sauts son escalier, mena dehors une bande de vieux
matelots qui étaient venus un à un, couvertement, dans sa salle basse,
et partit la nuit close avec plusieurs des jurats, ayant fermé les
portes de la ville, de peur que quelque traître, comme il y en a
partout, n’allât devant.

Étant arrivés au château, ils trouvèrent le pont-levis baissé et la
poterne ouverte, tant les Basques étaient confiants et sans soupçon, et
entrèrent, coutelas tirés et piques en avant, dans la grande salle. Là
furent tués sept jeunes gens qui s’étaient barricadés avec des tables et
voulaient jouer de la dague; mais les bonnes hallebardes bien pointues
et tranchantes les firent vite taire. Les autres, ayant fermé les portes
du dedans, pensèrent qu’ils auraient pouvoir de se défendre ou loisir
pour fuir; mais les marins bayonnais, de leurs grandes haches abattirent
les ais et fendirent les premières cervelles qui se trouvèrent auprès.
Le maire, voyant les Basques bien serrés à la taille de leurs ceintures
rouges, allait disant (car il était facétieux aux jours de bataille):
«Lardez-moi ces beaux galants; la broche en avant dans leur justaucorps
de chair.» Et de fait les broches allèrent si avant, qu’ils furent tous
perforés et ouverts, quelques-uns de part en part, si bien qu’on aurait
vu jour au travers d’eux, et que la salle, une demi-heure après, fut
pleine de corps blêmes et rouges, plusieurs ployés en travers des bancs,
d’autres en tas dans les coins, quelques-uns le nez collé à la table
comme il arrive aux ivrognes, en telle sorte qu’un Bayonnais, les
considérant, dit: «Voici le marché aux veaux.» Beaucoup, piqués par
derrière, avaient sauté par les fenêtres et furent trouvés le lendemain
la tête ouverte ou l’échine cassée, dans les fossés. Il ne resta que
cinq hommes en vie, gentilshommes, deux d’Urtubie, deux de Saint-Pé et
un de Lahet, que le maire fît mettre de côté comme une denrée précieuse;
puis, ayant envoyé quelqu’un pour ouvrir les portes de Bayonne et
commander au peuple de venir, il ordonna qu’on mît le feu au château. Ce
fut une belle vue, car le château brûla depuis minuit jusqu’au matin; à
chaque tourelle, mur ou plancher qui tombait, le peuple en joie faisait
un grand cri. Il y avait des volées d’étincelles dans la fumée et des
flamboiements qui s’arrêtaient, puis recommençaient tout d’un coup,
ainsi qu’aux réjouissances publiques; en sorte qu’un jurat, bel avocat
et grand lettré, fit ce dicton: «Belle fête aux gens de Bayonne; aux
Basques grillades de cochons.»

Le château brûlé, le maire dit aux cinq gentilshommes qu’il voulait
traiter avec eux de bonne amitié, et qu’eux-mêmes seraient juges, si le
flux venait jusqu’au pont; puis il les fit attacher deux par deux aux
arches, attendant la marée et assurant qu’ils étaient en bon lieu pour
voir. Tout le peuple était sur le pont et aux rivages, et regardait
l’eau se gonfler. Petit à petit le flot monta à leur poitrine, puis à
leur cou, et ils rejetaient la tête en arrière pour avoir la bouche plus
haute. Le peuple riait fort, leur criant que c’était l’heure de boire
comme font les moines à matines, et qu’ils en auraient assez pour le
demeurant de leurs jours. Puis l’eau entra dans la bouche et le nez des
trois qui étaient le plus bas; leur gosier gargouilla comme ces
bouteilles qu’on emplit, et le peuple applaudit, disant que les ivrognes
lampaient trop vite et allaient s’étrangler, tant ils étaient goulus. Il
n’y avait plus que les deux hommes d’Urtubie, liés à la maîtresse arche,
père et fils, le fils un peu plus bas. Quand le père vit l’enfant
suffoquer, il tendit si fort les bras qu’une corde cassa: mais ce fut
tout, et le chanvre entra dans sa chair sans qu’il pût aller plus loin.
Les gens d’en haut, voyant que les yeux de l’enfant tournaient, que les
veines devenaient bleues et grosses sur son front, et que l’eau remuait
autour de lui par son hoquet, l’appelèrent poupon, et demandèrent
pourquoi il avait tété si fort, et si sa nourrice n’allait pas venir
bientôt pour le coucher. Le père, sur ce mot, cria comme un loup, et
cracha en l’air contre eux, et dit qu’ils étaient des bourreaux et des
lâches. Eux fâchés, commencèrent à lui jeter des pierres, si bien que sa
tête blanche devint rouge, et que son œil droit fut crevé ce qui fut
pour lui un petit malheur: car un peu après l’eau montant boucha
l’autre. Quant elle fut baissée, le maire commanda qu’on laissât là les
cinq corps qui pendaient le cou ployé et flasque, en témoignage aux
Basques que l’eau de Bayonne venait jusqu’au pont, et qu’ils devaient
justement le péage. Puis il s’en retourna étant fort acclamé par le
peuple, qui se réjouissait d’avoir un si bon maire, homme entendu, grand
justicier, prompt aux sages entreprises, et qui donnait à chacun son dû.

Il avait mis soixante hommes, en partant, à l’entrée du pont, dans la
tour du péage, leur commandant de se bien garder, et les avertissant que
les Basques tâcheraient de se venger au plus tôt. Mais eux se dirent
qu’ils avaient encore au moins une nuit franche, et travaillèrent de
tout leur gosier à vider les pots. Vers le milieu de la nuit, qui était
sans lune, arrivèrent environ deux cents Basques; car ils sont alertes
comme des isards, et leurs coureurs avaient éveillé au matin plus de
vingt villages dans la Soule, leur contant l’incendie et la noyade;
incontinents, les plus jeunes, avec quelques hommes d’expérience,
étaient partis par des sentiers détournés, pieds nus pour ne point faire
de bruit, avec force coutelas, crampons, et plusieurs échelles de fines
cordes, et s’étaient glissés aussi adroitement que des renards jusqu’au
bas de la tour, du côté du levant à l’endroit où elle plonge droit
jusqu’au lit du fleuve, vraie fondrière, en sorte qu’en ce lieu il n’y
avait point de garde, et que le roulement de l’eau sur les cailloux
empêchait d’entendre leur petit bruit, s’ils en faisaient. Ils fichèrent
leurs crampons dans les fentes des pierres, et, petit à petit, Jean
Amacho, homme de Béhobie, bon chasseur de bêtes montagnardes, grimpa sur
les créneaux du premier mur, puis, ayant appuyé une perche jusqu’à une
fenêtre de la tour, entra, et accrocha deux échelles; les autres à leur
tour montèrent, jusqu’à ce qu’il y en eût cinquante environ; et toujours
de nouveaux hommes arrivaient, tant que les échelles pouvaient porter,
enjambant le bord de la fenêtre et sans bruit.

Ils étaient dans un petit réduit bas, et de là, dans la grande salle du
premier étage ils voyaient à six marches au dessous d’eux les Bayonnais
qui n’étaient que trois en ce lieu, deux dormant, l’autre qui venait de
s’éveiller et se frottait les yeux, le dos tourné à la petite porte du
réduit. Jean Amacho fit signe aux deux hommes qui étaient montés
aussitôt après lui, et tous ensemble sautèrent d’un seul saut, et si
juste, que leurs trois couteaux entrèrent à la fois dans la gorge des
Bayonnais, lesquels, fléchissant des jambes, coulèrent à terre sans
faire un cri. Puis les autres Basques entrèrent et se tinrent au bord du
grand escalier à rampe, qui menait dans la salle basse où étaient les
Bayonnais, les uns dormant en tas près de l’âtre, les autres criant et
banquetant dru.

Un de ceux-ci, sentant ses cheveux mouillés, leva la tête, vit de petits
filets rouges qui coulaient d’entre les solives du plafond, et se mit à
rire, disant que les goinfres d’en haut ne pouvant plus tenir leurs
flacons répandaient le bon vin, ce qui est une grosse faute. Mais
trouvant que ce vin était bien tiède, il en mit à son doigt, puis sur sa
langue, et vit au goût fade que c’était du sang. Il le cria tout haut,
et les Bayonnais sursautant empoignèrent leurs piques et coururent à
l’escalier. Sur cela, les Basques, qui avaient attendu, n’étant pas
assez nombreux, voulurent rattraper le moment et s’élancèrent; mais les
premiers sentirent la pointe des piques, et furent enlevés comme des
bottes de foin qu’on embroche avec des fourches pour les jeter à bas
d’un grenier; puis les Bayonnais, se tenant serrés et portant devant eux
comme un hérisson de piques, commencèrent à monter.

Alors un vaillant Basque, Antoine Chaho, et deux autres avec lui, se
coulèrent, à la façon des lézards, le long du mur, en se couvrant des
corps morts; et glissant entre les grosses jambes des matelots de
Bayonne, ils commencèrent à travailler du couteau dans leurs jarrets; de
sorte que les Bayonnais, étant serrés dans l’escalier et embarrassés des
hommes et des piques qui tombaient en travers, ne purent plus avancer ni
jouer si juste de leurs broches. A ce moment, Jean Amacho et quelques
jeunes Basques sautèrent de plus de vingt pieds, ayant épié le moment,
jusqu’au milieu de la salle, à un endroit où il n’y avait point de
hallebardes prêtes, et commencèrent, avec une grande promptitude, à
couper des gorges, puis, s’étant jetés à genoux, à découdre des ventres;
ils tuaient bien plus qu’ils n’étaient tués, parce qu’ils avaient les
mains lestes, que plusieurs s’étaient fourrés de grosse laine et des
chemises de cuir, et que les manches de leurs couteaux étant garnis de
cordes ne glissaient point. En outre, les Basques d’en haut, étant
maintenant plus de cent, roulèrent en bas de l’escalier comme une
dégringolée de chèvres; d’autres arrivaient à chaque minute, et par tous
les coins de la salle, homme contre homme, ils commencèrent à
s’enferrer.

Là mourut Jean Amacho d’une façon bien malheureuse, et sans qu’il y eût
de sa faute; car ayant tranché la gorge à un Bayonnais, ce qui était sa
façon ordinaire de tuer, laquelle est en effet la meilleure de toutes,
il approcha trop la tête, et le jet des deux grosses veines du cou lui
sauta à la face comme la mousse d’une jarre de poiré qu’on débouche, et
subitement lui boucha les deux yeux; tellement qu’il ne put se garer
d’un Bayonnais qui était à sa gauche; celui-ci lui planta sa dague dans
le dos: il cracha le sang et mourut une minute après.

Mais les Bayonnais, étant moins nombreux et moins adroits, ne purent
tenir, et au bout d’une demi-heure il n’en resta plus qu’une douzaine,
acculés au coin du fond, près d’un petit cellier où l’on mettait les
brocs et les outres. Pour forcer ceux-là plus vite, les Basques
ramassèrent les piques, et commencèrent à pousser à travers ce tas
d’hommes; et les Bayonnais, comme chacun fait toujours lorsqu’il sent
une fiche de fer entrer dans sa peau, reculèrent et roulèrent ensemble
dans le cellier. A cet instant les torches s’étant éteintes, les
Basques, pour ne point se blesser les uns les autres, alignèrent toute
la brassée de piques, et harponnèrent en avant à l’aveugle dans le
cellier, pendant plus d’un quart d’heure, afin d’être bien sûrs que nul
Bayonnais ne restait en vie; en sorte que, lorsque tout y fut devenu
tranquille et qu’ayant rallumé les torches ils regardèrent, ils virent
que le cellier avait l’air d’un hachoir de charcutier, les corps étant
tranchés en vingt endroits, et séparés de leurs têtes, et les membres

[Illustration: La bataille. (Page 24).]

étant mêlés les uns avec les autres, tellement qu’il ne manquait que du
sel pour que ce fût un saloir.

Mais les plus jeunes des Basques, quoiqu’il n’y eût plus rien à tuer,
tournaient les yeux de tous les côtés de la salle, grinçant les dents
comme des lévriers après la curée; ils criaient de moment en moment
tressaillant des jambes, et serrant leurs doigts après le manche de leur
couteau; plusieurs, blessés et les lèvres blanches, ne sentaient point
encore leurs blessures ni le manque de sang, restaient accroupis près de
l’homme qu’ils avaient tué le dernier, et sursautaient sans le vouloir.
Un ou deux riaient d’un rire fixe comme celui des fous, lâchant par
instants un grondement rauque; et il y avait dans la chambre une telle
vapeur de carnage qu’à les voir ainsi chanceler ou hurler, on les eût
crus soûlés de vin.

Au soleil levant, ayant détaché les cinq noyés des arches, ils jetèrent
au fil de l’eau tous les Bayonnais, et dirent qu’ils pourraient
descendre ainsi jusqu’à leur mer, et que cette charretée de chair morte
était le péage que payeraient les Basques. Les plaies figées se
décollèrent par la froideur de l’eau; ce fut une belle vue: car, par le
sang qui coulait, la rivière devint aussi vermeille que le ciel à
l’orient.

Après cela les Basques et les gens de Bayonne combattirent plusieurs
années encore, homme contre homme, bande contre bande; et beaucoup
d’hommes braves moururent des deux parts. A la fin, les deux partis
s’accordèrent pour s’en remettre à l’arbitrage de Bertrand Ezi, sire
d’Albret. Le sire d’Albret dit que les Bayonnais ayant fait la première
attaque étaient en faute; il ordonna que les Basques ne payeraient point
à l’avenir de redevance, que tout au contraire la cité de Bayonne leur
payerait quinze cents écus d’or neufs, et établirait dix prébendes
presbytérales devant coûter quatre mille écus vieux du premier coin de
France, de bon or et de loyal poids, pour le repos des âmes des cinq
gentilshommes noyés sans confession, lesquelles peut-être, étaient dans
le purgatoire et avaient besoin de beaucoup de messes pour en sortir.
Mais les Basques ne voulurent pas que Pé de Puyane, le maire, fût
compris dans cette paix, ni lui, ni ses fils, et se réservèrent de les
poursuivre jusqu’à ce qu’ils eussent pris vengeance sur sa chair et sur
sa race. Le maire se retira à Bordeaux, dans la maison du prince de
Galles, dont il était grand ami et bon serviteur, et pendant deux ans ne
sortit point de la ville, sinon trois ou quatre fois, bien cuirassé, et
avec une escorte de gens d’armes. Mais un jour, étant allé voir une
vigne qu’il avait achetée, il s’écarta un peu de sa troupe pour relever
un gros cep noir qui tombait dans le fossé; un instant après, ses hommes
entendirent un petit cri sec, comme celui d’une grive qui se prend au
lacet; ayant couru, ils virent Pé de Puyane mort avec un couteau long
d’une brasse qui était entré dans l’aisselle au défaut de la cuirasse.
Son fils aîné Sébastien, qui avait fui à Toulouse, fut tué par Augustin
de Lahet, neveu du noyé; l’autre, Hugues, survécut, et fit souche, parce
qu’étant allé par mer en Angleterre, il y resta, et reçut du roi Édouard
un fief de chevalier. Mais ni lui ni ses enfants ne revinrent jamais en
Gascogne; ils firent sagement; car ils y eussent trouvé leurs
fossoyeurs.



BIARRITZ--SAINT-JEAN-DE-LUZ


I

A une demi-lieue, au tournant d’un chemin, on aperçoit un coteau d’un
bleu singulier: c’est la mer. Puis on descend, par une route qui
serpente, jusqu’au village.

Triste village, sali d’hôtels blancs réguliers, de cafés et d’enseignes,
échelonné par étages sur la côte aride; pour herbe, un mauvais gazon
troué et malade; pour arbres, des tamaris grêles qui se collent en
frissonnant contre la terre; pour port, une plage et deux criques vides.
La plus petite cache dans son recoin de sable deux barques sans mâts ni
voiles, qu’on dirait abandonnées.

L’eau ronge la côte; de grands morceaux de terre et de pierre, durcis
par son choc, lèvent à cinquante pieds du rivage leur échine brune et
jaune, usés, fouillés, mordus, déchiquetés, creusés par la vague,
semblables à un troupeau de cachalots

[Illustration: Biarritz. (Page 30.)]

échoués. Le flot aboie ou beugle dans leurs entrailles minées, dans
leurs profondes gueules béantes; puis, quand ils l’ont engouffré, ils le
vomissent en bouillons et en écume, contre les hautes vagues luisantes
qui viennent éternellement les assaillir. Des coquilles, des cailloux
polis, se sont incrustés sur leur tête. Les ajoncs y ont enfoncé leurs
tiges patientes et le fouillis de leurs épines; ce manteau de bourre est
seul capable de se coller à leurs flancs, et de durer contre la
poussière de la mer.

A gauche, une traînée de roches labourées et décharnées s’allonge en
promontoire jusqu’à une arcade de grève durcie, que les hautes marées
ont ouverte, et d’où la vue par trois côtés plonge sur l’Océan. Sous la
bise qui siffle, il se hérisse de flots violâtres; les nuages qui
passent le marbrent de plaques encore plus sombres; si loin que le
regard porte, c’est une agitation maladive de vagues ternes,
entre-croisées et disloquées, sorte de peau mouvante qui tressaille
tordue par une fièvre intérieure; de temps en temps, une raie d’écume
qui les traverse marque un soubresaut plus violent. Çà et là, entre les
intervalles des nuages, la lumière découpe quelques champs glauques sur
la plaine uniforme; leur éclat fauve, leur couleur malsaine, ajoutent à
l’étrangeté et aux mesures de l’horizon. Ces sinistres lueurs
changeantes, ces reflets d’étain sur une houle de plomb, ces scories
blanches collées aux roches, cet aspect gluant des vagues donnent l’idée
d’un creuset gigantesque, dont le métal bouillonne et luit.

Mais vers le soir l’air s’éclaircit et le vent tombe. On aperçoit la
côte d’Espagne et sa traînée de montagnes adoucie par la distance. La
longue dentelure ondule à perte de vue, et ses pyramides vaporeuses
finissent par s’effacer dans l’ouest, entre le ciel et l’Océan. La mer
sourit dans sa robe bleue, frangée d’argent, plissée par le dernier
souffle de la brise; elle frémit encore, mais de plaisir, et déploie
cette soie lustrée, chatoyante, avec des caprices voluptueux sous le
soleil qui l’échauffe. Cependant des nuages sereins balancent au-dessus
de lui leur duvet de neige; la transparence de l’air les entoure d’une
gloire angélique, et leur vol immobile fait penser aux âmes du Dante
arrêtées en extase à l’entrée du paradis.

La nuit, je suis monté sur une esplanade solitaire où est une croix, et
d’où l’on voit la mer et la côte. La côte noire, semée de lumières,
s’abaisse et s’élève en bosselures indistinctes. La mer gronde et roule
sourdement. De temps en temps, au milieu de cette respiration menaçante,
par un hoquet rauque, comme si la bête sauvage endormie se réveillait;
on ne la distingue pas, mais, à je ne sais quoi de sombre et de mouvant,
on devine un dos monstrueux qui palpite; l’homme est devant elle comme
un enfant devant la bauge d’un léviathan. Qui nous promet qu’elle nous
tolérera demain encore? Sur la terre nous nous sentons maîtres; notre
main y trouve partout ses traces; elle a transformé tout et mis tout à
son service; aujourd’hui le sol est un potager, les forêts un bosquet,
les fleuves des rigoles, la nature une nourrice et une servante. Mais
ici subsiste quelque chose de féroce et d’indomptable. L’Océan a gardé
sa liberté et sa toute-puissance; une de ses vagues noierait notre
ruche; que là-bas en Amérique son lit se soulève, il nous écrasera sans
y penser; il l’a fait et le fera encore; à présent il sommeille, et nous
vivons collés à son flanc, sans songer qu’il a parfois besoin de se
retourner.


II.

Il y a un phare au nord du rivage, sur une esplanade de grève et
d’herbes piquantes. Les plantes ici sont aussi âpres que l’Océan. Ne
regardez pas la place à gauche; les piquets de soldats, les baraques de
baigneurs, les ennuyés, les enfants, les malades, le linge qui sèche,
tout cela est triste comme une caserne et un hôpital. Mais au pied du
phare, les belles vagues vertes se creusent et escaladent les rochers,
éparpillant au vent leur panache d’écume; les flots arrivent à l’assaut
et montent l’un sur l’autre, aussi agiles et aussi hardis que des
cavaliers qui chargent; les cavernes clapotent; la brise souffle avec un
bruit joyeux; elle entre dans la poitrine et tend les muscles; on
respire à pleins poumons la vivifiante salure de la mer.

Plus loin, en remontant vers le nord, des sentiers rampent le long des
falaises. Au bas de la dernière, la solitude s’ouvre; toute chose
humaine a disparu; ni maisons, ni culture, ni verdure. On est ici comme
aux premiers âges, alors que les vivants n’avaient point paru encore, et
que l’eau, la pierre et le sable, étaient les seuls habitants de
l’univers. La côte allonge dans la vapeur sa longue bande de sable poli;
la plage dorée ondule doucement et ouvre ses golfes aux rides de la mer.
Chaque ride avance, écumeuse d’abord, puis insensiblement s’aplanit,
laisse derrière elle les flocons de sa toison blanche, et vient
s’endormir sur la rive qu’elle a baisée. Cependant une autre approche,
et derrière celle-ci une nouvelle, puis tout un troupeau qui raye l’eau
bleuâtre de ses broderies d’argent. Elles chuchotent bien bas, et on les
entend à peine sous les clameurs des vagues lointaines; nulle part la
plage n’est si douce, si riante; la terre amollit son embrassement pour
mieux accueillir et caresser ces mignonnes créatures, qui sont comme les
petits enfants de la mer.


III.

Il a plu toute la nuit; mais le matin, un vent sec a séché la terre, et
je suis allé à Saint-Jean-de-Luz en longeant la côte.

Partout des falaises rongées plongeant à pic; des tertres mornes, des
sables qui s’écoulent; de misérables herbes qui enfoncent leurs
filaments dans le sol mouvant; des ruisseaux qui se plient en vain et
s’engorgent refoulés par la mer; des anses tourmentées, des grèves nues.
L’Océan déchire et dépeuple sa plage. Tout souffre par le voisinage du
vieux tyran. En contemplant ici son aspect et son œuvre, on trouve
vraies les superstitions antiques. C’est un Dieu lugubre et hostile,
toujours grondant, sinistre, aux caprices subits, que rien n’apaise, que
nul ne dompte, qui s’irrite d’être exclu de la terre, qui l’embrasse
impatiemment, et la tâte, et l’ébranle, et demain peut la reprendre ou
la briser. Ses vagues violentes sursautent convulsivement, et se tordent
en se heurtant comme les têtes d’un grand troupeau de chevaux sauvages;
une sorte de crinière grisonnante traîne au bord de l’horizon noir; les
goëlands crient; on les voit s’enfoncer dans la vallée qui se creuse
entre deux lames, puis reparaître; ils tournoient et vous regardent
étrangement de leurs yeux pâles. On dirait qu’ils se réjouissent de ce
tumulte et attendent une proie.

Un peu plus loin, une pauvre chaumière se cache dans une anse. Trois
enfants jouaient là, dans un ruisseau débordé, en haillons, jambes nues.
Un gros phalène, alourdi par la pluie, était tombé dans un trou. Ils y
amenaient l’eau avec leurs pieds, et barbotaient dans la bourbe froide;
le flot tombait par averses sur la pauvre bête, qui battait en vain des
ailes; ils riaient aux éclats en trébuchant et en s’accrochant les uns
aux autres de leurs mains rouges. A cet âge et dans cette misère, il ne
leur en fallait pas davantage pour être heureux.

La route monte et descend en tournoyant sur de hautes collines qui
marquent le voisinage des Pyrénées. A chaque tournant la mer reparaît,
et c’est un spectacle singulier que cet horizon subitement abaissé, et
ce triangle verdâtre qui va s’élargissant du côté du ciel. Deux ou trois
villages s’allongent échelonnés de haut en bas sur la route. Les femmes
sortent de leurs maisons blanches, en robe noire, avec un voile noir
pour aller à la messe. Cette sombre couleur annonce l’Espagne. Les
hommes, en vestes de velours, s’entassent au cabaret et boivent du café
sans rien dire. Pauvres maisons, pauvre pays; j’ai vu cuire, en guise de
pain, dans une sorte de hangar, des galettes de maïs et d’orge. Cette
misère fait toujours peine. Qu’est-ce qu’un journalier a gagné à nos
trente siècles de civilisation? Il y a gagné pourtant, quand nous nous
accusons, c’est que nous oublions l’histoire. Il n’a plus la petite
vérole, ni la lèpre; il ne meurt plus de faim comme au seizième siècle,
sous Montluc; il n’est plus brûlé comme sorcier, ce qui arriva encore
sous Henri IV ici même; il peut, s’il est soldat, apprendre à lire,
devenir officier; il a du café, du sucre, du linge. Nos fils diront que
c’est peu; nos pères auraient dit que c’est beaucoup.

Saint-Jean-de-Luz est une vieille petite ville aux rues étroites,
aujourd’hui silencieuse et déchue; ses marins jadis combattaient les
Normands pour le roi d’Angleterre; trente ou quarante navires en
sortaient chaque année pour pêcher la baleine. A présent le port est
vide; cette terrible mer de Biscaye a trois fois brisé sa digue. Contre
la houle grondante amoncelée depuis l’Amérique, nul ouvrage d’homme ne
tient. L’eau s’engouffrait dans le chenal et arrivait comme un cheval de
course aussi haut que les quais, fouettant les ponts, secouant ses
crêtes, creusant sa vague; puis elle clapotait lourdement dans les
bassins, quelquefois avec des bonds si brusques qu’elle retombait
par-dessus les parapets comme une écluse, et noyait le pied des maisons.
Un pauvre bateau dansait dans un coin au bout d’une corde; point de
marins; point d’agrès, de filets, voilà ce port célèbre. On dit pourtant
qu’à une demi-lieue de là, il y a cinq ou six barques dans une crique.

De la digue, on voyait le tumulte de la marée haute. Un mur massif de
nuées noires cernait l’horizon; le soleil flamboyait par une crevasse,
comme un feu par la gueule d’une forge, et dégorgeait sur la houle son
incendie de flammes ferrugineuses. La mer sautait comme une folle à
l’entrée du port, heurtée par une bande de roches invisibles, et
joignait de sa traînée blanche les deux cornes de la côte. Les vagues
arrivaient hautes de quinze pieds contre la plage, puis, minées au pied
par l’eau descendante, s’abattaient la tête la première, désespérées,
avec un hurlement affreux; elles revenaient pourtant à l’assaut, et à
chaque minute montaient plus haut, laissant sur la plage leur tapis de
mousse neigeuse, et s’enfuyant avec le petit frissonnement d’une
fourmilière qui fourrage dans les feuilles sèches. A la fin, l’une
d’elles vint mouiller les pieds des gens qui regardaient du haut de la
digue. Heureusement, c’était la dernière; la ville est à vingt pieds
plus bas, et ne serait qu’un tas de ruines si quelque grande marée était
poussée par un ouragan.


IV.

Un noble hôtel, aux larges salles, aux grands appartements antiques,
s’étale au coin du premier bassin en face de la mer. Anne d’Autriche y
logea en 1660, lors du mariage de Louis XIV. Au-dessus d’une cheminée,
on voit encore le portrait d’une princesse en habit de déesse.
N’étaient-elles point déesses? Un pont tapissé allait de ce logis à la
petite église, sombre et splendide, traversée de balcons de chêne noir,
et chargée de châsses étincelantes. Les deux époux le traversèrent,
entre deux haies de suisses et de gardes chamarrés, le roi, tout brodé
d’or, le chapeau garni de diamants; la reine, avec un manteau de velours
violet, semé de fleurs de lis, et par-dessous un habit blanc de brocart
étoilé de pierreries, la couronne sur la tête. Ce ne furent que
processions, entrées, magnificences et parades. Qui de nous aujourd’hui
voudrait être grand seigneur à condition de représenter ainsi? L’ennui
du rang supprimerait les plaisirs du rang; on s’impatienterait d’être un
mannequin brodé, toujours en spectacle et à la montre. Alors c’était
toute la vie. Quand M. de Créqui vint porter à l’infante les présents du
roi, «il avait soixante personnes de livrée à sa suite avec un grand
nombre de gentilshommes et beaucoup d’amis.» Les yeux se complaisaient
dans cette splendeur. L’orgueil était plus vaniteux, les jouissances
plus extérieures. On avait besoin d’étaler sa puissance pour la sentir.
La vie d’apparat avait appliqué l’esprit aux cérémonies. On apprenait à
danser, comme aujourd’hui à réfléchir; on passait des années à
l’académie; on étudiait avec un sérieux et une attention extrême l’art
de saluer, d’avancer le pied, de se tenir debout, de jouer avec son
épée, de bien poser sa canne; l’obligation de vivre en public y
contraignait; c’était le signe du rang et de l’éducation; on prouvait
ainsi ses alliances, son monde, sa place auprès du roi, son titre. Bien
mieux, c’était la poésie du temps. Une belle façon de saluer est belle;
elle rappelait mille souvenirs d’autorité et d’aisance, comme une
attitude en Grèce rappelait mille souvenirs de guerre et de gymnase; une
demi-inclination du col, une jambe noblement étendue, un sourire
complaisant et calme, une ample jupe traînante avec des plis majestueux,
remplissaient l’âme de pensées commandantes et polies, et ces grands
seigneurs étaient les premiers à jouir du spectacle qu’ils offraient.
«J’allai porter mon offrande, dit Mlle de Montpensier, et fis mes
révérences aussi bien que pas une de la compagnie; je me trouvais assez
propre pour les jours de cérémonie; ma personne y tenait aussi bien sa
place que mon nom dans le monde.» Ces mots expliquent l’attention
infinie qu’on donnait aux préséances et aux cérémonies; Mademoiselle ne
tarit pas sur ce point; elle parle comme un tapissier et un chambellan;
elle s’inquiète de savoir à quel moment précis les grands d’Espagne
ôtent leur chapeau, si le roi d’Espagne baisera la reine mère ou ne fera
que l’embrasser: ces importants intérêts la troublent. En effet,
c’étaient alors des intérêts importants. Le rang ne dépendait point,
comme dans une démocratie, du mérite prouvé, de la gloire acquise, de la
puissance exercée ou de la richesse étalée, mais des prérogatives
visibles transmises par héritage ou accordées par le roi: de sorte qu’on
se battait pour un tabouret ou pour une mante, comme aujourd’hui pour
une place ou pour un million. Entre autres perfidies, on machina de
loger les sœurs de Mademoiselle chez la reine. «La proposition m’en
déplut; elles auraient toujours mangé avec elle, ce que je ne faisais
point. Cela réveilla ma gloire, j’étais au désespoir en ce moment.» Les
combats furent plus grands lorsqu’on en vint au mariage. «On s’avisa
qu’il fallait porter une offrande à la reine, qu’ainsi je ne pouvais pas
porter sa queue, et que ce seraient mes sœurs qui la porteraient avec
Mme de Carignan. Dès qu’on avait parlé de porter les queues, M. le duc
de Roquelaure s’était offert de porter la mienne. L’on chercha des ducs
pour porter celles de mes sœurs, et, comme pas un ne voulait le faire,
Mme de Saugeon cria fort que Madame serait au désespoir de cette
distinction.» Quelle joie de marcher la première sur le pont tapissé, la
queue dans la main d’un duc, pendant que les autres vont honteusement
derrière, avec une queue sans duc! Mais tout d’un coup d’autres y
prétendent. Mme d’Uzès accourt tout effarée: il s’agit d’une usurpation
atroce. «La princesse palatine aura une queue; ne voulez-vous pas
empêcher cela?» On s’assemble, on va chez le roi, on lui représente
l’énormité du fait: le roi interdit cette nouvelle queue usurpatrice et
criminelle, et la palatine, qui pleure et tempête, déclare qu’elle
n’assistera pas au mariage si on la prive de son appendice. Hélas! toute
prospérité humaine a ses revers; Mademoiselle, si heureuse en matière de
queues, ne put obtenir de baiser la reine, et, sur cette défense, resta
plongée tout le jour dans le plus noir chagrin. C’est que ces recherches
de rang avaient été, dès l’enfance, son unique souci; elle avait voulu
épouser tous les princes du monde, et toujours en vain; peu lui
importait la personne. D’abord le cardinal infant, le contraire d’un
Amadis: à l’âge des rêves, au seuil de la jeunesse, parmi les songes
vagues et les premiers enchantements de l’amour, elle choisissait ce
vieux grimaud à fraise pour trôner avec lui, sur un beau fauteuil, dans
le gouvernement des Pays-Bas. Puis Philippe IV d’Espagne; l’empereur
Ferdinand, l’archiduc: d’elle-même négociant avec eux, au risque de
faire pendre son diplomate. Puis le roi de Hongrie, le futur roi
d’Angleterre, Louis XIV, Monsieur, le roi de Portugal. Qui pourrait les
compter? Au besoin, elle s’y prenait d’avance: la princesse de Condé se
trouvant malade, puis grosse, cette tête romanesque imagina que le
prince allait devenir veuf, et voulut le retenir pour mari. Personne ne
prit cette main qu’elle avait tendue à toute l’Europe. En vain elle tira
le canon dans la Fronde; elle resta aventurière, poupée de parade,
girouette, jusqu’au bout, de temps en temps exilée, vingt fois veuve,
mais toujours avant les noces, promenant par toute la France les ennuis
et les imaginations de son célibat involontaire. Enfin Lauzun parut;
pour l’épouser, et secrètement, il lui en coûta la moitié de ses biens;
le roi puisait la dot de son bâtard dans la mésalliance de sa cousine.
Ce fut un ménage exemplaire: elle le griffa; il la battit.--Nous rions
de ces prétentions et de ces picoteries, de ces mésaventures et de ces
querelles d’aristocratie; notre tour viendra, comptons-y; notre
démocratie aussi apprête à rire: notre habit noir est, comme leur habit
brodé, chamarré de ridicules; nous avons l’envie, la tristesse, le
manque de mesure et de politesse, les héros de George Sand, de Victor
Hugo et de Balzac. Au fait, qu’importe?

    Sifflez-moi librement; je vous le rends, mes frères.

Ainsi parlait Voltaire, qui donnait à la fois à tout le monde la charte
de l’égalité et de la gaieté.



II

LA VALLÉE D’OSSAU



DAX--ORTHEZ


I.

J’ai vu Dax en passant, et je ne me rappelle que deux files de murs
blancs, d’un éclat cru, où çà et là des portes basses enfonçaient leur
cintre noir avec un relief étrange. Une vieille cathédrale, toute
sauvage, hérissait ses clochetons et ses dentelures au milieu du luxe de
la nature et de la joie de la lumière, comme si le sol crevé eût jadis
poussé hors de sa lave un amas de soufre cristallisé.

Le postillon, bon homme, prend une pauvresse en route, et la met à côté
de lui sur son siège. Quels gens gais! Elle chante en patois, le voilà
qui chante, le conducteur s’en mêle, puis un des gens de l’impériale.
Ils rient de tout leur cœur; leurs yeux brillent. Que nous sommes loin
du Nord! Dans tous ces méridionaux il y a de la verve; de temps en temps
la pauvreté, la fatigue, l’inquiétude l’écrasent; à la moindre
ouverture, elle jaillit comme une eau vive en plein soleil.

Cette pauvresse m’amuse. Elle a cinquante ans, point de souliers, des
vêtements en lambeaux, pas un sou dans sa poche. Elle adresse
familièrement la parole à un gros monsieur bien vêtu, qui est derrière
elle. Point d’humilité; elle se croit l’égale de tout le monde. La
gaieté est comme un ressort qui rend l’âme élastique; les gens plient,
mais se relèvent. Un Anglais serait scandalisé. Plusieurs m’ont dit que
la nation française n’avait point le sentiment du respect. Voilà
pourquoi nous n’avons plus d’aristocratie.

La chaîne des montagnes ondule à gauche, bleuâtre et pareille à une
longue assise de nuées. La riche vallée ressemble à une grande coupe,
toute regorgeante d’arbres fruitiers et de maïs. Des nuages blancs
planent lentement au plus haut du ciel comme une volée de cygnes
tranquilles. L’œil se repose sur le duvet de leurs flancs, et tourne
avec volupté sur les rondeurs de leurs nobles formes. Ils voguent en
troupe, poussés par le vent du sud, d’un essor égal, comme une famille
de dieux bienheureux, et de là-haut ils semblent regarder avec tendresse
la belle terre qu’ils protégent et vont nourrir.


II.

Orthez, au quatorzième siècle, était une capitale; de cette grandeur il
reste quelques débris: des murs ruinés et la haute tour d’un château où
pendent des lierres. Les comtes de Foix avaient là un petit État presque
indépendant, fièrement planté entre les royaumes de France, d’Angleterre
et d’Espagne. Les gens y ont gagné, je le sais: ils ne haïssent plus
leurs voisins et vivent tranquilles; ils reçoivent de Paris les
inventions et les nouvelles; la paix, l’échange et le bien-être sont
plus grands. On y a perdu pourtant; au lieu de trente capitales actives,
pensantes, il y a trente villes de province inertes, dociles. Les femmes
souhaitent un chapeau, les hommes vont fumer au café; voilà leur vie;
ils ramassent de vieilles idées creuses dans des journaux imbéciles.
Autrefois ils avaient des pensées politiques et des cours d’amour.


III.

Le bon Froissart vint ici l’an 1388, ayant chevauché et devisé d’armes
sur toute la route avec le chevalier messire Espaing de Lyon; il logea
dans l’auberge de la Belle-Hôtesse, qu’on appelait alors l’hôtel de la
Lune. Le comte Gaston Phœbus l’envoya chercher bien vite: «car c’étoit
le seigneur du monde qui, le plus volontiers, veoit étranger pour ouïr
nouvelles.» Froissart passa douze semaines dans son hôtel: «car on lui
fit bonne chère, et ses chevaux bien repus et de toutes choses bien
gouvernés aussi.»

Froissart est un enfant, et quelquefois un vieil enfant. La pensée
s’ouvre à ce moment, comme en Grèce au temps d’Hérodote. Mais, tandis
qu’en Grèce on sent qu’elle va se déployer jusqu’au bout, on découvre
ici qu’un obstacle l’arrête: il y a un nœud dans l’arbre; la séve
arrêtée ne peut monter plus haut. Ce nœud, c’est la scolastique.

Car, il y a déjà trois siècles qu’on écrit en vers et deux siècles qu’on
écrit en prose; après cette longue culture, voyez quel historien est
Froissart. Un matin il monte à cheval avec quelques valets, par un beau
soleil, et galope en avant; un seigneur le rencontre, il l’accoste:
«Sire, quel est ce château?» L’autre lui conte les siéges., et quels
grands coups d’épée s’y donnèrent. «Sainte Marie, s’écria Froissart, que
vos paroles me sont agréables, et qu’elles me font grand bien, pendant
que vous me les contez! Et vous ne les perdrez pas, car toutes seront
mises en mémoire et chronique en l’histoire que je poursuis.» Puis il se
fait expliquer la parenté du seigneur, ses alliances, comment ont vécu

[Illustration: Dax. (Page 46.)]

et sont morts ses amis et ses ennemis, et tout l’écheveau des aventures
entre-croisées pendant deux siècles et dans trois pays. «Et sitôt que
aux hôtels, sur le chemin que nous faisions ensemble, j’étais descendu,
je les écrivais, fût de soir ou matin, pour en avoir mieux la mémoire au
temps à venir; car il n’est si juste rétentive que c’est d’écriture.»
Tout s’y trouve, le pêle-mêle et les cent détours des conversations, des
réflexions, des petits accidents de voyage. Un vieil écuyer lui conte
des légendes de montagne, comment Pierre de Béarn, ayant une fois tué un
ours énorme, ne sut plus dormir tranquille, «mais dorénavant se réveilla
chaque nuit, menant un tel terribouris et tel brouillis qu’il semblait
que tous les diables d’enfer dussent tout emporter et fussent dedans
avec lui.» Froissart juge que cet ours était peut-être un cavalier
changé en bête pour quelque méfait, et cite à l’appui l’histoire
d’Actéon «appert et joli chevalier, lequel fut mué en cerf.» Ainsi va sa
vie et se fait son histoire; elle ressemble à une tapisserie du temps,
éclatante et variée, pleine de chasses, de tournois, de batailles, de
processions. Il se donne et donne à ses auditeurs le plaisir d’imaginer
des cérémonies et des aventures; nulle autre idée, ou plutôt nulle idée.
De critique, de pensées générales, de raisonnements sur l’homme ou la
société, de conseils ou de prévisions, nulle trace; c’est un héraut
d’armes qui cherche à plaire aux yeux curieux, à l’humeur belliqueuse
et à l’esprit vide de chevaliers vigoureux, grands mangeurs, amateurs de
horions et de parades. Cette stérilité de la raison n’est-elle pas
étrange? En Grèce, au bout de cent ans, Thucydide, Platon, Xénophon, la
philosophie et la science avaient paru. Pour comble, lisez les vers de
Froissart, ces rondeaux, ballades et virelais qu’il récitait la nuit au
comte de Foix, «lequel prenait grand solas à les bien entendre,»
vieilleries de décadence, allégories usées, recherchées, bavardage de
pédant décrépit qui s’amuse à faire des tours d’adresse ennuyeux. Et les
autres sont pareils. Charles d’Orléans n’a qu’une grâce fanée, Christine
de Pisan n’a qu’une solennité officielle. Ces esprits débiles n’ont pas
la force d’enfanter les idées générales; celles qu’on accroche sur eux
les plient sous leur poids.

La cause est là, tout près; regardez ce gros docteur cornificien aux
yeux mornes, un confrère de Froissart, si vous voulez, mais combien
différent! Il tient en main son manuel de droit canon, Pierre le
Lombard, un traité du syllogisme. Dix heures par jour il dispute en
Baralipton sur l’hiccæité. Une fois enroué, il replongeait son nez dans
son in-folio jaune; les syllogismes et les quiddités achevaient de le
rendre stupide; il ignorait les choses ou n’osait les voir; il remuait
des mots, entre-choquait des formules, se cassait la tête, perdait le
sens commun, et raisonnait comme une machine à vers latins[A]. Quel
maître pour les fils des seigneurs, et les vifs esprits poétiques!
Quelle éducation que ce grimoire de logique sèche et de scolastique
extravagante! Lassés, dégoûtés, fouettés, abêtis, ils oubliaient au plus
vite ce vilain rêve, couraient au grand air, et ne songeaient plus qu’à
la chasse, à la guerre ou aux dames, n’ayant garde de tourner les yeux
une seconde fois vers leur rebutante litanie; s’ils y revenaient,
c’était par vanité, pour nicher dans leurs chansons quelque fable latine
ou quelque abstraction savante, n’y comprenant mot, s’en affublant par
mode, comme d’une docte hermine. Chez nous aujourd’hui les idées
générales poussent en tout esprit, vivantes et florissantes; chez les
laïques alors, la racine en était coupée, et chez les clercs il n’en
restait qu’un fagot de bois mort.

Les hommes n’en étaient que plus propres à la vie corporelle et plus
capables de passions violentes; là-dessus le style de Froissart, si
naïf, nous trompe. Nous croyons entendre le gentil bavardage d’un enfant
qui s’amuse; sous ce babil, il faut démêler la rude voix des
combattants, chasseurs d’ours et chasseurs d’hommes, et la large
hospitalité grossière des mœurs féodales. Le comte de Foix venait à
minuit souper dans sa haute salle. «Devant lui avait douze torches
allumées que douze valets portaient; et icelles douze torches étaient
tenues devant sa table qui donnaient grande clarté en la salle, laquelle
était pleine de chevaliers et écuyers; et toujours étaient à foison
tables dressées pour souper, qui souper voulait.» Ce devait être un
étonnant spectacle que ces figures sillonnées et ces puissants corps,
avec leurs robes fourrées et leurs justaucorps rayés sous les éclairs
vacillants des torches. Un jour de Noël, allant dans sa galerie, il vit
qu’il n’y avait qu’un petit feu, et le dit tout haut. Là-dessus, un
chevalier, Ernauton d’Espagne, ayant regardé par la fenêtre, aperçut
dans la cour quantité d’ânes qui apportaient du bois. «Il prit le plus
grand de ces ânes tout chargé de bûches, et le chargea sur son cou moult
légèrement, et l’apporta amont les degrés qui étaient environ
vingt-quatre, et ouvrit la presse des chevaliers et écuyers qui devant
la cheminée étaient, et renversa les bûches, et l’âne les pieds dessus
en la cheminée sur les cheminaux, dont le comte de Foix eut grande joie
et tous ceux qui là étaient.» Ce sont les rires et les amusements de
géants barbares. Il leur fallait du bruit et des chants proportionnés.
Froissart conte une fête où siégeaient des évêques, des comtes, des
abbés, des chevaliers presque au nombre de cent. «Et je vous dis que
grand foison de ménestrels, tant de ceux qui étaient au comte que
d’autres étrangers, firent tous par grand loisir leur devoir de
ménestrandie.» Ceux de Touraine le firent si fort et si bien que le
comte les emmitoufla le jour même «en des robes de drap d’or et fourré
de fin menu vair.»

Ce comte, dit Froissart, «fut prud’homme à régner; de toutes choses, il
était si très-parfait qu’on ne le pourrait trop louer. Nul haut prince
de son temps ne se pouvait comparer à lui de sens, d’honneur et de
sagesse.» En ce cas, les hauts princes du temps ne valaient pas
grand’chose. De justice et d’humanité, le bon Froissart ne s’inquiète
guère; il trouve le meurtre fort naturel: en effet, c’était la coutume;
on ne s’en étonnait pas plus qu’en voyant un loup on ne s’étonne d’un
coup de gueule. L’homme ressemblait à une bête de proie, et personne ne
se scandalise quand une bête de proie a mangé un mouton. Cet excellent
comte de Foix fut assassin, non pas une fois, mais dix. Par exemple, un
jour, voulant avoir le château de Lourdes, il manda le capitaine, Pierre
Ernault, qui l’avait reçu en garde du prince de Galles. Pierre Ernault
«eut plusieurs imaginations, et ne savait lequel faire, du venir ou du
laisser.» Il vint enfin, et le comte lui demanda le château de Lourdes.
«Le chevalier pensa un petit pour savoir quelle chose il répondrait.
Toutefois, tout pensé et tout considéré, il dit: «Monseigneur, vraiment
je vous dois foi et hommage, car je suis un pauvre chevalier de votre
sang et de votre terre; mais ce châtel de Lourdes ne vous rendrai-je jà.
Vous m’avez mandé, si vous pouvez faire de moi ce qu’il vous plaira. Je
le tiens du roi d’Angleterre, qui m’y a mis et établi, et à personne qui
soit je ne le rendrai, fors à lui.» Quand le comte de Foix ouït cette
réponse, si lui mua le sang en félonie et en courroux, et dit, en tirant
hors une dague: «Ho! faux traître, as-tu dit ce mot de non-faire? Par
cette tête, tu ne l’as pas dit pour néant.» Adonc férit-il de sa dague
sur le chevalier, par telle manière que il le navra moult vilainement en
cinq lieux, et il n’y avait là baron ni chevalier qui osât aller
au-devant. Le chevalier disait bien: «Ha! monseigneur, vous ne faites
pas gentillesse; vous m’avez mandé, et si m’occiez.» Toutes voies, point
il n’arrêta, jusques à tant qu’il lui eût donné cinq coups d’une dague.
Puis après commanda le comte qu’il fût mis dans la fosse, et il le fut,
et là mourut, car il fut pauvrement curé de ses plaies.»

On retrouve dans le peuple cette domination de la passion soudaine,
cette violence du premier mouvement, cette émotion de la chair et du
sang, ce brusque appel à la force physique; à la moindre injure leurs
yeux s’allument et les coups de poing trottent. Au sortir de Dax, une
diligence dépassa la nôtre en froissant un des chevaux. Le conducteur
sauta à bas de son siége un pieu à la main et voulut assommer son
confrère. Les seigneurs vivaient et sentaient à peu près comme nos
charretiers, et le comte de Foix en était un.

Je demande pardon aux charretiers; je leur fais insulte. Celui-ci, ne
craignant pas la gendarmerie, en venait tout de suite non aux coups de
poing, mais aux coups de couteau. Son fils Gaston, étant allé chez le
roi de Navarre, reçut une poudre noire qui, selon ce roi, devait
réconcilier pour toujours le comte et sa femme; l’enfant mit la poudre
dans une petite bourse et la cacha dans sa poitrine; un jour Yvain, son
frère bâtard, jouant avec lui, vit la bourse, voulut l’avoir, et alla le
dénoncer au comte. A ce mot, le comte «entra tantôt en soupçon, car il
était moult imaginatif,» et demeura ainsi jusqu’à son dîner, la tête
travaillant, toute traversée et labourée de sombres rêves. Ces cerveaux
orageux, comblés par la guerre et le danger d’images lugubres, entraient
à l’instant en tumulte et en tempête. L’enfant vint et commença à servir
debout, goûtant les viandes. C’était la coutume; l’idée du poison était
à la porte de chaque esprit. Le comte, regardant, vit les pendants de la
bourse; cette sensation des yeux lui mit le feu aux veines, «le sang lui
mua,» il prit l’enfant, ouvrit sa cotte, coupa les cordons de la
bourse, et versa de la poudre sur une tranche de pain, pendant que le
pauvre petit «tout blanc de peur tremblait.» «Puis il siffla un lévrier
qu’il avait de lez lui et lui donna à manger. Sitôt que le chien eut
mangé ce premier morcel, il tourna les yeux en la tête et mourut.»

Le comte ne dit rien, se leva soudain, et empoignant son couteau, le
lançait sur son fils. Mais les chevaliers se jetèrent au-devant:
«Monseigneur, pour Dieu, merci! ne vous hâtez pas; mais vous informez de
la besogne, avant que vous fassiez à votre fils nul mal.» Le comte cria
contre l’enfant des malédictions et des injures, puis tout d’un coup
sautant par delà la table, couteau en main, il courut sur lui comme un
taureau. Mais les chevaliers et les écuyers se mirent à genoux en
pleurant devant lui, et lui dirent: «Ha! monseigneur, pour Dieu merci!
n’occiez pas Gaston, vous n’avez plus d’enfants.» A grand’peine enfin il
s’arrêta, pensant sans doute qu’il était prudent de chercher si nul
autre n’avait part à la chose, et mit l’enfant dans la tour d’Orthez.

Il chercha donc, mais d’une façon singulière, en loup affamé, aheurté
contre une idée unique, venant s’y choquer machinalement et bestialement
à travers le meurtre et les cris, tuant à l’aveugle sans réfléchir que
sa tuerie ne lui sert pas. «Il fit prendre grand foison de ceux qui
servaient son fils, et en fit mourir jusqu’à quinze très-horriblement.
Et la raison qu’il y mettait était telle, qu’il ne pouvait être qu’ils
ne sussent ses secrets, et lui dussent avoir signifié et dit:
«Monseigneur, Gaston porte à la poitrine une bourse telle et telle.»
Rien n’en firent, et pour ce moururent horriblement, dont ce fut pitié,
aucuns écuyers, car il n’y en avait en toute Gascogne si jolis, si
beaux, si acesmés comme ils étaient.»

Ne trouvant rien, il se rabattit sur l’enfant; ayant mandé les nobles,
les prélats et tous les hommes notables de son comté, il leur conta
l’affaire, et qu’il le voulait faire mourir. Mais eux ne voulurent pas,
et dirent que la comté avait besoin d’un héritier pour être bien gardée
et défendue, «et ne voulurent point partir d’Orthez, jusqu’à ce que le
comte les assura que Gaston ne mourrait point, tant aimaient-ils
l’enfant.»

Cependant l’enfant restait dans la tour d’Orthez, «où petit avait de
lumière, toujours couché, seul, ne voulant pas manger, maudissant
l’heure que il fut oncques né ni engendré pour être venu à telle fin.»
Le dixième jour, le gardien vit toutes les viandes en un coin, et vint
dire la chose au comte. Le comte se renflamma, comme une bête de proie
rassasiée qui rencontre encore un reste de résistance; «sans mot dire,»
il arriva à la prison, tenant par la pointe un petit couteau dont il
curait ses ongles. Puis portant le poing sur la gorge de son fils, il
le poussa rudement, disant: «Ha! traître, pourquoi ne manges-tu point?»
Puis il s’en alla sans plus parler. Son couteau avait touché une artère;
l’enfant, épouvanté et blême, se tourna silencieusement de l’autre côté
du lit, rendit le sang et mourut.

Le comte l’ayant appris s’affligea outre mesure. Car ces âmes violentes
ne sentaient qu’avec excès et par contrastes; il se fit raser, et se
vêtit de noir. «Et fut le corps de l’enfant porté en pleurs et en cris
aux frères mineurs à Orthez, et là fut ensépulturé.» De tels meurtres
laissaient dans le cœur une plaie mal fermée; il restait une anxiété
sourde, et de temps en temps quelque noir nuage traversait le tumulte
des festins. C’est pourquoi le comte n’eut plus jamais «si parfaite joie
qu’il avait devant.»

Ce temps est triste; il n’y en a guère où l’on serait plus fâché d’avoir
vécu. La poésie radotait, la chevalerie devenait un brigandage, la
religion altérée s’affaiblissait, l’État disloqué croulait, la nation
pressurée par le roi, par les nobles et par les Anglais, se débattait
pour cent ans dans un cloaque, entre le moyen âge qui finissait et l’âge
moderne qui ne s’ouvrait pas encore. Et cependant un homme comme
Ernauton devait ressentir une joie unique et superbe, lorsque, étayé sur
ses deux pieds d’athlète, sentant sa chemise d’acier sur sa poitrine,
il trouait une haie de piques, et maniait sa grande épée au soleil.


IV.

Rien de plus doux que de voyager seul, en pays inconnu, sans but précis,
sans soucis récents; toutes les pensées petites s’effacent. Sais-je si
ce champ est à Pierre ou à Paul, si l’ingénieur est en guerre avec le
préfet, si l’on se dispute ici sur un projet de canal ou de route? Je
suis bien heureux de n’en rien savoir; je suis encore plus heureux de
passer ici pour la première fois, de trouver des sensations fraîches, de
ne point être troublé par des comparaisons et des souvenirs. Je puis
considérer les choses par des vues générales, ne plus songer que ce sol
est exploité par les hommes, oublier l’utile, ne penser qu’au beau,
sentir le mouvement des formes et l’expression des couleurs.

Ce chemin même me semble beau. Quel air résigné dans ces vieux ormes!
Ils bourgeonnent et s’éparpillent en branches, depuis le pied jusqu’à la
tête, tant ils ont envie de vivre, même sous cette poussière. Puis
viennent des platanes lustrés, agitant leurs belles feuilles régulières.
Des liserons blancs, des campanules bleues, pendent au rebord des
fossés. N’est-il pas étrange que ces jolies créatures restent ainsi
solitaires, qu’elles soient destinées à mourir demain, qu’elles nous
aient à peine regardés un instant, que leur beauté n’ait fleuri que pour
être admirée deux secondes? Elles aussi ont leur monde, ce peuple de
hautes graminées qui se penchent sur elles, ces lézards qui font onduler
le fourré des herbes, ces guêpes dorées qui bourdonnent dans leur
calice. Ce monde-là vaut bien le nôtre, et je les trouve heureux
d’ouvrir ainsi, puis de fermer leurs yeux pâles au souffle paisible du
vent.

La route courbe et relève à perte de vue sa ceinture blanche autour des
collines; ce mouvement sinueux est d’une douceur infinie; le long ruban
serre sur leur taille leur voile de moissons blondes ou leur robe de
prairies vertes. Ces pentes et ces rondeurs sont aussi expressives que
les formes humaines; mais combien plus variées, combien plus étranges et
plus riches en attitudes! Celles-ci, là-bas, à l’horizon, presque
cachées derrière la troupe des autres, timides, sourient faiblement,
sous leur couronne de gaze vaporeuse; elles forment une ronde au bord du
ciel, ronde fuyante que le moindre trouble de l’air fera disparaître, et
qui cependant regarde avec tendresse les êtres agités perdus dans son
sein. Les autres, voisines, bossellent rudement le sol de leurs hanches
et de leurs côtes brunes; la structure humaine y perce à demi, puis

[Illustration: Orthez. (Page 60.)]

disparaît sous la barbarie minérale; ce sont les enfants d’un autre âge,
toujours puissants, encore sévères, races inconnues et antiques, dont
l’esprit involontairement cherche la mystérieuse histoire. Des landes
fauves pleines de troupeaux montent sur leurs flancs jusqu’à leurs
têtes; des prairies splendides étincellent sur leur dos. Plusieurs
plongent violemment jusqu’en des profondeurs où elles dégorgent les
ruisseaux qu’elles accumulent, et où s’amasse toute la chaleur de la
voûte ardente qui reluit là-haut sous le plus généreux soleil. Lui,
cependant, embrasse et couve la campagne; des bois, des plaines, des
collines, sort la grande âme végétale qui monte à la rencontre de ses
rayons.

Ici, votre voisin qui discute chaudement, vous tire par la manche en
criant: «N’est-ce pas, monsieur, que le gigot d’Orthez ne donne point de
crampes à l’estomac?»

Vous sursautez; puis un instant après vous remettez le nez à la
portière. Mais la sensation a disparu: le mouton de Dax a tout effacé.
Les prairies sont des kilogrammes de foin non fauché, les arbres des
stères de solives, et les troupeaux des biftecks qui marchent.



PAU


I

Pau est une jolie ville, propre, d’apparence gaie; mais la chaussée est
pavée en petits galets roulés, les trottoirs en petits cailloux aigus:
ainsi les chevaux marchent sur des têtes de clous et les piétons sur des
pointes de clous. De Bordeaux à Toulouse, tel est l’usage et le pavage.
Au bout de cinq minutes, vos pieds vous disent d’une manière
très-intelligible que vous êtes à deux cents lieues de Paris.

On rencontre des chariots chargés de bois, d’une simplicité rustique,
dont l’invention remonte certainement au temps de Vercingétorix, mais
seuls capables de gravir et de descendre les escarpements pierreux des
montagnes. Ils sont composés d’un tronc d’arbre posé en travers sur des
essieux et soutenant deux claies obliques; ils sont traînés par deux
grands bœufs blanchâtres, habillés d’une pièce de toile pendante,
coiffés d’un réseau de fil et couronnés de fougères, le tout pour les
garantir des mouches grises. Cela donne à penser; car la peau de l’homme
est beaucoup plus tendre que celle du bœuf, et les mouches grises n’ont
point juré de paix avec notre espèce. Devant les bœufs marche
ordinairement un paysan armé d’une gaule, l’air défiant et rusé, en
veste de laine blanche et en culotte brune; derrière la voiture vient un
petit garçon, pieds nus, très-éveillé et très-déguenillé, dont le vieux
béret de velours retombe comme une calotte de champignon plissé, et qui
s’arrête saisi d’admiration au magnifique aspect de la diligence.

Voilà les vrais compatriotes d’Henri IV. Quant aux jolies dames en
chapeaux de gaze, dont les robes ballonnées et bruissantes frôlent en
passant les cornes des bœufs immobiles, il ne faut pas les regarder;
elles reporteraient votre imagination au boulevard de Gand, et vous
auriez fait deux cents lieues pour rester en place. Je ne suis ici que
pour faire visite au seizième siècle; on voyage pour changer, non de
lieu, mais d’idées. Montrez à un Parisien la porte par laquelle Henri IV
entra dans Paris; il aura grand’peine à revoir les armures, les
hallebardes et toute la procession victorieuse et tumultueuse que décrit
l’Étoile: c’est qu’il a passé là aujourd’hui pour telle affaire, qu’hier
il a rencontré un ami, que l’an dernier il a regardé cette porte au
milieu d’une fête publique. Toutes ces pensées accourent avec la force
de l’habitude, repoussant et étouffant le spectacle historique qui
allait se lever en pleine lumière et se dérouler devant l’esprit. Mettez
ce même homme à Pau: il n’y connaît ni hôtels, ni habitants, ni
boutiques; son imagination dépaysée peut courir à l’aventure; aucun
objet connu ne la fera trébucher et tomber dans des soucis d’intérêt et
de passion présente; il entre de plain-pied dans le passé et s’y promène
comme chez lui, à son aise. Il était huit heures du matin; point de
visiteur au château, personne dans les cours ni sur la terrasse; je
n’aurais pas été trop étonné de rencontrer le Béarnais, «ce vert galant,
ce diable à quatre,» si malin qu’il se fit appeler «le bon roi.»

Son château est fort irrégulier; il faut descendre dans la vallée pour
lui trouver un peu d’agrément et d’harmonie. Au-dessus de deux étages de
toits pointus et de vieilles maisons, il se détache seul dans le ciel et
regarde au loin la vallée; deux tourelles à clochetons s’avancent de
front vers l’ouest; le corps oblong suit, et deux grosses tours en
briques ferment la marche avec leurs esplanades et leurs créneaux. Il
touche à la ville par un vieux pont étroit, au parc par un large pont
moderne, et les pieds de sa terrasse sont mouillés par un joli ruisseau
sombre. De près cette ordonnance disparaît: une cinquième tour du côté
du nord dérange

[Illustration: Pau.--La ville et le château. (Page 64.)]

la symétrie. La grande cour, en forme d’œuf, est une mosaïque de
maçonneries disparates: au-dessus du porche, un mur en galets du Gave et
en briques rouges croisées comme les dessins d’une tapisserie; en face,
collés au mur, une rangée de médaillons en pierre; sur les côtés, des
portes de toute forme et de tout âge; des fenêtres en mansarde, carrées,
pointues, crénelées, dont les châssis de pierre sont festonnés de
bosselures ouvragées. Cette mascarade d’architectures trouble l’esprit
sans lui déplaire; elle est sans prétention et naïve; chaque siècle a
bâti à sa guise, sans s’occuper de son voisin.

Au premier étage, on montre une grande écaille de tortue qui fut le
berceau d’Henri IV. Des bahuts sculptés, des dressoirs, des tapisseries,
des horloges du temps, le lit et le fauteuil de Jeanne d’Albret, tout un
ameublement dans le goût de la Renaissance, éclatant et sombre, d’un
style tourmenté et magnifique, reportent d’abord l’esprit vers cet âge
de force et d’effort, d’audace inventive, de plaisirs effrénés et de
labeur terrible, de sensualité et d’héroïsme. Jeanne d’Albret, mère
d’Henri IV, traversa la France pour venir, selon sa promesse, accoucher
dans ce château, «princesse, dit d’Aubigné, n’ayant de la femme que le
sexe, l’âme entière aux choses viriles, l’esprit puissant aux grandes
affaires, le cœur invincible aux adversités.» Elle chantait un cantique
béarnais quand elle le mit au monde. On dit que le vieux grand-père
frotta d’une gousse d’ail les lèvres du nouveau-né, lui versa dans la
bouche quelques gouttes de vin de Jurançon, et l’emporta dans sa robe de
chambre. L’enfant naquit dans la chambre qui touche à la tour de
Mazères, au coin du sud-ouest. «Son grand-père l’ôta au père et à la
mère, et voulut faire nourrir cet enfant à sa porte, reprochant à sa
fille et à son gendre que, par les délicatesses françaises, ils avaient
perdu plusieurs de leurs enfants. Et, de fait, il l’éleva à la
béarnaise, c’est-à-dire pieds nus et tête nue, bien souvent avec aussi
peu de curiosité que l’on nourrit les enfants des paysans. Cette bizarre
résolution succédant forma un corps auquel le froid et le chaud, les
labeurs immodérés et toutes sortes de peines n’ont pu apporter
d’altération, en cela s’accordant sa nourriture à sa condition, comme
Dieu voulant dès ce temps préparer un sûr remède et un ferme cœur
d’acier aux nœuds ferrés de nos dures calamités.»

Sa mère, ardente et austère calviniste, l’emmena à quinze ans, à travers
l’armée catholique, jusqu’à la Rochelle, et le donna aux siens pour
général. A seize ans, au combat d’Arnay-le-Duc, il conduisait la
première charge de cavalerie. Quelle éducation et quels hommes! Leurs
descendants tout à l’heure passaient dans la rue, allant au collége pour
composer des vers latins et réciter les pastorales de Massillon.


II.

Ces vieilles guerres sont les plus poétiques de France; on les faisait
par plaisir plus que par intérêt: c’était une chasse où l’on trouvait
des aventures, des dangers, des émotions, où l’on vivait au soleil, à
cheval, parmi les coups de feu, où le corps, aussi bien que l’âme, avait
sa jouissance et son exercice. Henri la mène aussi vivement qu’une
danse, avec un entrain de Gascon et une verve de soldat, par brusques
saillies, et poussant sa pointe contre les ennemis comme auprès des
dames. On ne voit pas de grosses masses d’hommes, bien disciplinés, se
heurter lourdement et tomber par milliers sur le carreau, selon les
règles de la bonne tactique: le roi sort de Pau ou de Nérac avec une
petite troupe, ramasse en passant les garnisons voisines, escalade une
forteresse, coupe un corps d’arquebusiers qui passent, se dégage le
pistolet au poing du milieu d’une troupe ennemie, et revient aux pieds
de Mlle de Tignonville. On dresse son plan au jour le jour; on ne fait
rien que d’imprévu et de hasardé. Les entreprises sont des coups de
fortune. En voici une que Sully se fait raconter par son secrétaire;
j’ai plaisir à écouter des paroles anciennes parmi des monuments
anciens, et à sentir la convenance mutuelle des objets et du style:

«Le roi de Navarre fit dessein de se saisir de la ville d’Eause, qui
était à lui en propre, où il courut de grandes fortunes; car estimant
que les habitants, qui n’avaient point voulu recevoir garnison, auraient
du respect à la personne de lui, qui était leur seigneur, il voulut
marcher tout le jour pour entrer dedans avec peu de gens, afin de ne
donner point d’alarme, et, de fait, n’ayant pris que quinze ou seize de
vous autres, messieurs, qui vous rangiez le plus près de lui, desquels
vous fûtes, avec de simples cuirasses sous vos jupes de chasse, deux
épées et deux pistolets, il surprit la porte de la ville et entra dedans
avant que ceux de la garde eussent eu moyen de prendre les armes. Mais
l’un d’iceux ayant crié à celui qui était au portail en sentinelle, il
coupa la corde de la herse coulisse, qui s’abattit aussitôt quasi sur la
croupe de votre cheval et de celui de M. de Béthune l’aîné, votre
cousin, ce qui empêcha la suite qui venait au galop de pouvoir entrer,
tellement que le roi et vous quinze ou seize tout seuls demeurâtes
enfermés dans cette ville, de laquelle tout le peuple s’étant armé, il
vous tomba à diverses troupes et diverses fois sur les bras, le tocsin
sonnant furieusement, et un cri d’_arme, arme_, et de _tue, tue_,
retentissant de toutes parts. Ce que voyant le roi de Navarre, dès la
première troupe qui se présenta de quelque cinquante, les uns bien, les
autres mal armés, lui marchant le pistolet au poing, droit à eux, il
vous cria: «Or sus, mes amis, mes compagnons; c’est ici où il vous faut
montrer du courage et de la résolution, car d’icelle dépend notre salut;
que chacun donc me suive et fasse comme moi, sans tirer le pistolet qui
ne touche.» Et en même temps, oyant trois ou quatre qui criaient: «Tirez
à cette jupe d’écarlate, à ce panache blanc, car c’est le roi de
Navarre,» il les chargea de telle impétuosité que, sans tirer que cinq
ou six coups, ils prirent l’épouvante et se retirèrent par diverses
troupes. D’autres semblables vous vinrent encore mugoter par trois ou
quatre fois; mais sitôt qu’ils se voyaient enfoncés, ils tiraient
quelques coups et s’écartaient jusqu’à ce que, s’étant ralliés près de
deux cents, ils vous contraignirent de gagner un portail, et deux de
vous autres montèrent pour donner un signal au reste de la troupe que le
roi était là et qu’il fallait enfoncer la porte, le pont-levis n’ayant
pas été levé. A quoi chacun commença de travailler, et lors plusieurs de
cette populace, qui aimaient le roi, et d’autres qui craignaient de
l’offenser, étant leur seigneur, se mirent à tumultuer en sa faveur;
enfin, après quelques arquebusades et coups de pistolets tirés de part
et d’autre, il se mit une telle dissension entre eux, les uns criant:
«Il faut se rendre»; les autres: «Il faut se défendre,» que cette
irrésolution donna moyen et loisir de faire ouverture des portes, et à
toutes les troupes de se présenter, à la tête desquels le roi se mit,
voyant la plupart des peuples s’enfuir et des consuls avec leurs
chaperons crier: «Sire, nous sommes vos sujets et vos serviteurs
particuliers. Hélas! ne permettez pas le saccagement de cette ville, qui
est vôtre, pour la folie de quelques méchants garnements qu’il faut
chasser.» Il se mit, dis-je, à la tête pour empêcher le pillage: aussi
ne se commit-il aucune violence, ni désordre, ni autre punition, sinon
que quatre, qui avaient tiré au panache blanc, furent pendus, avec la
joie de tous les autres habitants, qui ne pensaient pas devoir en être
quittes à si bon marché.»

A Cahors, il creva les deux portes à coups de pétard et de hache, et
combattit cinq jours et cinq nuits dans la ville, emportant maison après
maison. Ne sont-ce pas là des aventures de chevalerie et la poésie en
action? «Çà, çà, cavaliers, criaient les catholiques à Marmande, un coup
de pistolet pour l’amour de la maîtresse; car votre cour est trop
remplie de belles dames pour en manquer.» Henri s’échappait en vrai
paladin et perdait sa victoire de Coutras pour porter à la belle
Corisandre les drapeaux qu’il avait pris. Agir, oser, jouir, dépenser sa
force et sa peine en prodigue, s’abandonner à la sensation présente,
être toujours pressé de passions toujours vivantes, supporter et
rechercher les excès de tous les contrastes, voilà la vie du seizième
siècle. Henri à Fontenay «travaillait dans les tranchées du pic et de la
pioche.» Au retour, ce n’était que fêtes. «Nous nous rassemblions, dit
Marguerite, pour nous aller promener ensemble, ou dans un très-beau
jardin qui a des allées de cyprès et de lauriers fort longues, ou dans
le parc que j’avais fait faire, en des allées de trois mille pas qui
sont au long de la rivière; et le reste de la journée se passait en
toutes sortes de plaisirs honnêtes, le bal se tenant ordinairement
l’après-dîner et le soir.» Le grave Sully «prenait une maîtresse comme
les autres.» Quand on visite la salle à manger restaurée, on la repeuple
involontairement des costumes somptueux décrits par Brantôme: dames
«habillées d’orangé et de clinquant, robes de toiles d’argent, de drap
d’or frisé, étoffes toutes roides d’ornements et de broderies. La reine
Marguerite était vêtue d’une robe de velours incarnadin d’Espagne, fort
chargée de clinquant, et d’un bonnet du même velours, tant bien dressé
de plumes et pierreries que rien plus.

«Je dis à M. de Ronsard: «Ne vous semble-t-il pas voir cette belle
reine, en tel appareil, paraître comme la belle Aurore, quand elle vient
à naître avant le Jour, avec sa belle face blanche et entournée de sa
vermeille et incarnate couleur?» Au bal, le soir, elle aimait à danser
«la _pavane_ d’Espagne et le _pazzemano_ d’Italie. Les passages y
étaient si bien dansés, les pas si sagement conduits, les arrêts faits
de si belle sorte, qu’on ne savait que plus admirer, ou la belle façon
de danser, ou la majesté de s’arrêter, représentant maintenant une
gaieté, et maintenant un beau et grave dédain.»

Et croyez que le bon roi ne se faisait faute de divertissements.

    Il fut de ses sujets le vainqueur et le père.

Les filles d’honneur de Marguerite pourraient en témoigner; de là
intrigues, querelles et comédies conjugales, dont l’une est racontée
fort joliment et fort naïvement par la reine; Mlle de Fosseuse était
l’héroïne: «Le mal lui prenant un matin, au point du jour, estant
couchée en la chambre des filles, elle envoya quérir mon médecin et le
pria d’aller avertir le roi mon mari, ce qu’il fit. Nous étions couchés
en une même chambre en divers lits, comme nous avions accoutumé. Comme
le médecin lui dit cette nouvelle, il se trouva fort en peine, ne
sachant que faire, craignant d’un côté qu’elle ne fût découverte et de
l’autre qu’elle ne fût mal secourue, car il l’aimait fort. Il se résolut
enfin de m’avouer tout et me prier de l’aller faire secourir, sachant
bien que, quoi qui se fût passé, il me trouverait toujours prête à le
servir en ce qui lui plairait. Il ouvre mon rideau et me dit: «Ma mie,
je

[Illustration: Combat dans les rues d’Eauze. (Page 70.)]

vous ai caché une chose qu’il faut que je vous avoue; je vous prie de
m’en excuser et de ne vous point souvenir de tout ce que je vous ai dit
pour ce sujet. Mais obligez-moi tant que de vous lever tout à cette
heure, et allez secourir Fosseuse qui est fort mal; je m’assure que vous
ne voudriez, la voyant dans cet état, vous ressentir de ce qui s’est
passé. Vous savez combien je l’aime; je vous prie, obligez-moi en cela.»
Je lui dis que je l’honorais trop pour m’offenser de chose qui vînt de
lui, que je m’y en allais et ferais comme si c’était ma fille; que
cependant il allât à la chasse et emmenât tout le monde, afin qu’il n’en
fût point ouï parler.

«Je la fis promptement ôter de la chambre des filles et la mis en une
chambre écartée avec mon médecin et les femmes pour la servir, et la fis
très-bien secourir. Dieu voulut qu’elle ne fît qu’une fille, qui encore
était morte. Étant délivrée, on la porta à la chambre des filles, où,
bien qu’on apportât toute la discrétion que l’on pouvait, on ne put
empêcher que le bruit ne fût semé par tout le château. Le roi mon mari,
étant revenu de la chasse, la va voir, comme il avait accoutumé. Elle le
prie que je l’allasse voir, comme j’avais accoutumé d’aller voir toutes
mes filles quand elles étaient malades, pensant par ce moyen ôter le
bruit qui courait. Le roi mon mari, venant en la chambre, me trouva que
je m’étais remise dans le lit, étant lasse de m’être levée si matin et
de la peine que j’avais eue à la faire secourir. Il me prie que je me
lève et que je l’aille voir; je lui dis que je l’avais fait lorsqu’elle
avait besoin de mon secours, mais qu’à cette heure elle n’en avait plus
à faire; que si j’y allais, je découvrirais plutôt que de couvrir ce qui
était, et que tout le monde me montrerait au doigt. Il se fâcha fort
contre moi, et, ce qui me déplut beaucoup, il me sembla que je ne
méritais pas cette récompense de ce que j’avais fait le matin. Elle le
mit souvent en des humeurs pareilles contre moi.»

Ames compatissantes, qui admirez la complaisance de la reine, ne la
plaignez pas trop: elle punit le roi à Usson et ailleurs, en l’imitant.

Et pourtant Pau était un petit Genève. Parmi ces violences et ces
voluptés, la dévotion était ardente; on allait au prêche ou à l’église,
du même air qu’aux champs de bataille ou aux rendez-vous. C’est que la
religion alors n’était pas une vertu, mais une passion. Dans ce cas, les
passions voisines, au lieu de l’éteindre l’enflamment; le cœur déborde
de ce côté comme des autres. Quand le lazzarone a tué son ennemi d’un
coup de couteau, il trouve un second plaisir, dit Beyle, à bavarder, sur
sa colère, auprès d’un grillage, dans une grande boîte de bois noir.
L’Hindou qui hurle et s’exalte dans la fête de Jaggernaut, au tintamarre
de cinquante mille tamtams, le quaker américain qui pleure et crie ses
fautes dans un _shouting_, ont à peu près la même sorte de jouissance
qu’un Italien enthousiaste à l’Opéra. Cela explique et met d’accord le
zèle et la galanterie de Marguerite.

«L’on me permit seulement, dit-elle, de faire dire la messe en une
petite chapelle qui n’a que trois ou quatre pas de long, qui, étant fort
étroite, était pleine quand nous y étions sept ou huit. Alors que l’on
voulait dire la messe, l’on levait le pont du château, de peur que les
catholiques du pays, qui n’avaient aucun exercice de leur religion,
l’ouïssent; car ils étaient infiniment désireux de pouvoir assister au
saint sacrifice, de quoi ils étaient depuis plusieurs années privés. Et,
poussés de ce saint désir, les habitants de Pau trouvèrent moyen, le
jour de la Pentecôte, avant que l’on levât le pont, d’entrer dans le
château, se glissant dans la chapelle, où ils n’avaient point été
découverts jusque sur la fin de la messe, lorsque, entr’ouvrant la porte
pour laisser entrer quelqu’un de mes gens, quelques huguenots qui
épiaient à la porte les aperçurent et l’allèrent dire au Pin, secrétaire
du roi mon mari, lequel y envoya des gardes du roi mon mari, qui, les
tirant hors et les battant en ma présence, les menèrent en prison, où
ils furent longtemps, et payèrent une grosse amende.»

La petite chapelle a disparu, je crois, quand le château et le pays tout
entier furent rendus au culte catholique. Au reste, ce traitement était
de l’humanité: Saint-Pont, à Mâcon, «au sortir des festins qu’il
faisait, donnait aux dames le plaisir de voir sauter quelque quantité de
prisonniers du pont en bas.» Tels étaient ces hommes, extrêmes en tout,
en fanatisme, en voluptés, en violence; jamais la source des désirs ne
coula plus pleine et plus profonde; jamais passions plus vigoureuses ne
se déployèrent avec plus de séve et de verdeur. En marchant dans ces
salles silencieuses, que de temps en temps troublent de frêles
promeneuses ou de pâles jeunes gens poitrinaires, je songeai que
l’affaiblissement des âmes vient de l’affaiblissement des corps. Nous
passons le temps dans des chambres, occupés de raisonnements, de
réflexions, de lectures; la douceur des mœurs nous évite les dangers, et
le progrès de l’industrie, les fatigues. Ils vivaient en plein air,
toujours en chasse et en guerre. «La reine Catherine aimait fort d’aller
à cheval, jusques à l’âge de soixante ans et plus, et à faire de grandes
et vives traites, encore qu’elle fût tombée souvent au grand dommage de
son corps, car elle en fut blessée plusieurs fois jusqu’à rompure de
jambe et blessure de tête.» Les rudes exercices endurcissaient les
nerfs; un sang plus chaud, remué par le péril incessant, poussait au
cerveau des volontés impétueuses; ils faisaient l’histoire, et nous
l’écrivons.


III.

Le parc est un grand bois sur une colline, entouré de prairies et de
moissons. On marche dans de longues allées solitaires, sous des
colonnades de chênes superbes, tandis qu’à gauche les hautes tiges des
taillis montent en files serrées sur le dos de la colline. Le brouillard
ne s’était point levé; l’air était immobile; pas un coin de ciel bleu,
pas un bruit dans la campagne. Un chant d’oiseau sortait pour un instant
du milieu des frênes, puis s’arrêtait attristé. Est-ce là le ciel du
Midi, et fallait-il venir dans le joyeux pays du Béarnais pour trouver
ces impressions mélancoliques? Un petit chemin de côté nous a conduit
sur une rive du Gave: dans une longue flaque d’eau croissait une armée
de joncs hauts comme deux hommes; leurs épis grisâtres et leurs feuilles
tremblantes s’inclinaient et chuchotaient sous le vent; auprès d’eux,
une fleur sauvage répandait un parfum de vanille. Nous avons regardé la
large campagne, les rangées de collines arrondies, la plaine silencieuse
sous le dôme terne du ciel. Le Gave roule à trois cents pas entre des
rives rangées, qu’il a couvertes de sable; on distingue au milieu des
eaux les piles moussues d’un pont ruiné. On est bien ici, et cependant
on sent au fond du cœur une vague inquiétude; l’âme s’amollit et se
perd en des rêveries tendres et tristes. Tout à coup l’heure sonne, et
l’on va déployer sa serviette pour manger du potage entre deux commis
voyageurs.


IV.

Aujourd’hui, c’est jour de soleil. En allant à la Place Nationale, j’ai
vu une pauvre église demi-ruinée, changée en remise; on y a cloué
l’enseigne d’un voiturier. Les arcades en petites pierres grises
s’arrondissent encore avec une hardiesse élégante; au-dessous s’empilent
des charrettes, des tonneaux, des pièces de bois; des ouvriers çà et là
maniaient des roues. Un large rayon de lumière tombait sur un tas de
paille et noircissait les coins sombres; les tableaux qu’on rencontre
valent ceux qu’on vient chercher.

De l’esplanade qui est en face, on voit toute la vallée, et au fond les
montagnes; ce premier aspect du soleil méridional, au sortir des brumes
pluvieuses, est admirable; une nappe de lumière blanche s’étale d’un
bout de l’horizon à l’autre sans rencontrer un seul nuage. Le cœur se
dilate dans cet espace immense; l’air n’est qu’une fête; les yeux
éblouis se ferment sous la clarté qui les inonde et qui ruisselle,
renvoyée par le dôme ardent du ciel. Le courant de la rivière scintille
comme une ceinture de pierreries; les chaînes de collines, hier voilées
et humides, s’allongent à plaisir sous les rayons pénétrants qui les
échauffent, et montent d’étage en étage pour étaler leur robe verte au
soleil. Dans le lointain, les Pyrénées bleuâtres semblent une traînée de
nuages; l’air qui les revêt en fait des êtres aériens, fantômes
vaporeux, dont les derniers s’évanouissent dans l’horizon blanchâtre,
contours indistincts, qu’on prendrait pour l’esquisse fugitive du plus
léger crayon. Au milieu de la chaîne dentelée, le pic du Midi d’Ossau
dresse son cône abrupt; à cette distance, les formes s’adoucissent, les
couleurs se fondent, les Pyrénées ne sont que la bordure gracieuse d’un
paysage riant et d’un ciel magnifique. Rien d’imposant ni de sévère; la
beauté ici est sereine et le plaisir est pur.


V.

Sur l’esplanade est la statue d’Henri IV, avec une inscription en latin
et en patois; l’armure est d’un fini parfait, à rendre un armurier
jaloux. Mais pourquoi le roi fait-il une aussi triste mine? Son cou est
gêné sur ses épaules; ses traits sont petits, soucieux; il a perdu sa
gaieté, sa verve, sa confiance en sa fortune et sa fière contenance. Il
n’a l’air ni d’un grand homme, ni d’un homme bon, ni d’un homme
d’esprit; son visage est mécontent, et l’on dirait qu’il s’ennuie à Pau.
Je ne sais s’il a raison: la ville cependant passe pour agréable; le
climat est fort doux, les malades qui redoutent le froid y passent
l’hiver. On donne des bals dans les cercles; les Anglais y abondent, et
l’on sait qu’en fait de cuisine, de lits et d’auberges, ce peuple est le
premier réformateur de l’univers.

Ils auraient bien dû réformer les voitures: les mauvaises petites
diligences du pays sont tirées par des haridelles décharnées qui
descendent les côtes au pas et font halte aux montées. Tous les
encouragements du fouet sont perdus sur leur dos; on ne saurait leur en
vouloir, tant elles ont piteuse apparence, échine saillante, oreilles
pendantes, ventre efflanqué. Le cocher se lève sur son siége, tire les
rênes, agite les bras, crie et tempête, descend et remonte; son métier
est rude, mais il a l’âme de son métier. Peu lui importent les
voyageurs, il les traite en paquets utiles, en contre-poids obligés sur
lesquels il a droit. Au bas d’une montagne, la machine mit sa roue dans
un fossé et pencha; chacun de sauter dehors à la façon des moutons de
Panurge. Il courait de l’un à l’autre pour les faire rentrer, exhortant
surtout les gens de l’impériale, et leur montrant le danger de la
voiture qui, inclinée en arrière, avait besoin de lest en avant. Ceux-ci
restèrent froids et montèrent à pied; il suivait en grommelant, et les
appelait égoïstes.

[Illustration: Chaîne des Pyrénées.--Vue prise de l’Esplanade. (Page
80.)]

VI.

Les moissons, pâles dans le Nord, ondoient ici avec un reflet d’or
rougeâtre. Un soleil plus chaud fait reluire plus richement la verdure
vigoureuse; les tiges de maïs sortent de terre en fusées, et leurs
fortes feuilles chiffonnées retombent en panaches; il faut ces rayons
ardents pour pousser la séve à travers ces lourdes fibres et dorer l’épi
massif. Vers Gan, les collines sur lesquelles ondule la route se
rapprochent, et l’on chemine en de petits vallons verts, plantés de
frênes et d’aunes, qui se groupent en bouquets selon le caprice des
pentes, et trempent leurs pieds dans l’eau vive; un ruisseau bien clair
court le long de la route, à flots sombres et pressés sous le couvert
des arbres, et, par échappées, brillant et bleu comme le ciel. A chaque
quart de lieue, il rencontre un moulin, bondit et écume, puis reprend
son allure précipitée et furtive; pendant deux lieues nous
l’accompagnons, presque cachés dans les arbres qu’il nourrit, et
respirant la fraîcheur qu’il exhale. L’eau, dans ces gorges, est la mère
de toute vie et la nourrice de toute beauté.

A Louvie s’ouvre la vallée d’Ossau, entre deux montagnes boisées de
broussailles, pelées par places, tachées de mousses et de bruyères, dont
les rocs font saillie comme des os, et dont les flancs s’avancent en
bosselures grisâtres ou se courbent en crevasses sombres. La plaine des
moissons et des prairies s’enfonce dans les anfractuosités comme en des
criques; son contour se plie autour de chaque masse nouvelle; elle
s’essaye à gravir les premières croupes, et s’arrête vaincue par la
pierre stérile. On traverse trois ou quatre hameaux blanchis de
poussière, dont les toits brillent d’une couleur lourde, semblable à du
plomb terni. Là l’horizon se ferme; le mont Gourzy, couvert d’une robe
de forêts, barre la route; au delà et plus haut, comme une deuxième
barrière, le pic du Ger lève sa tête chauve, argentée de neige. La
voiture escalade lentement une rampe qui serpente sur le flanc de la
montagne; au détour d’un rocher, dans une petite gorge abritée, on
aperçoit les Eaux-Bonnes.



EAUX-BONNES


I

Je comptais trouver ici la campagne: un village comme il y en a tant, de
longs toits de chaume ou de tuiles, des murs fendillés, des portes
branlantes, et dans les cours un pêle-mêle de charrettes, de fagots,
d’outils, d’animaux domestiques, bref, tout le laisser aller pittoresque
et charmant de la vie rustique. Je rencontre une rue de Paris et les
promenades du bois de Boulogne.

Jamais campagne ne fut moins champêtre; on longe une file de maisons
alignées comme des soldats au port d’armes, toutes percées régulièrement
de fenêtres régulières, parées d’enseignes et d’affiches, bordées d’un
trottoir, ayant l’aspect désagréable et décent des hôtels garnis. Ces
bâtisses uniformes, ces lignes mathématiques, cette architecture
disciplinée et compassée, font un contraste risible avec les croupes
vertes qui les flanquent. On trouve grotesque qu’un peu d’eau chaude
ait transporté dans ces fondrières la cuisine et la civilisation. Ce
singulier village essaye tous les ans de s’étendre, et à grand’peine,
tant il est resserré et étouffé dans son ravin; on casse le roc, on
ouvre des tranchées sur le versant, on suspend des maisons au-dessus du
torrent, on en colle d’autres à la montagne, on fait monter leurs
cheminées jusque dans les racines des hêtres, on fabrique ainsi derrière
la rue principale une triste ruelle qui se creuse ou se relève comme
elle peut, boueuse, à pente précipitée, demi-peuplée d’échoppes
provisoires et de cabarets en bois, où couchent des artisans et des
guides; enfin, elle descend jusqu’au Gave, dans un recoin tout pavoisé
du linge qui sèche, et qu’on lave au même endroit que les cochons.

De tous les endroits du monde, les Eaux-Bonnes sont le plus déplaisant
un jour de pluie, et les jours de pluie y sont fréquents; les nuages
s’engouffrent entre les deux murs de la vallée d’Ossau, et se traînent
lentement à mi-côte; les sommets disparaissent, les masses flottantes se
rejoignent, s’accumulent dans la gorge sans issue, et tombent en pluie
fine et froide. Le village devient une prison; le brouillard rampe
jusqu’à terre, enveloppe les maisons, éteint le jour déjà offusqué par
les montagnes; les Anglais se croiraient à Londres. On regarde à travers
les carreaux les formes demi-brouillées des arbres, l’eau qui dégoutte
des feuilles, le deuil des bois frissonnants et humides; on écoute le
galop des promeneuses attardées qui rentrent les jupes collées et
pendantes, semblables à de beaux oiseaux dont la pluie a déformé le
plumage; on essaye un whist avec découragement; quelques-uns descendent
au cabinet de lecture, et demandent les œuvres les plus sanglantes de
Paul Féval ou de Frédéric Soulié; on ne peut lire que des drames noirs;
on se découvre des envies de suicide, et l’on fait la théorie de
l’assassinat. On regarde l’heure, et l’on se souvient que trois fois par
jour le médecin ordonne de boire; alors, avec résignation, on boutonne
son paletot et l’on monte la longue pente roide de la chaussée
ruisselante; les files de parapluies et de manteaux trempés sont un
spectacle piteux; on arrive, les pieds clapotant dans l’eau, et l’on
s’installe dans la salle de la buvette. Chacun va prendre son flacon de
sirop à l’endroit numéroté, sur une sorte d’étagère, et la masse
compacte des buveurs fait queue autour du robinet. Au reste, la patience
ici s’acquiert vite; dans cette oisiveté l’esprit s’endort, le
brouillard éteint les idées, on suit machinalement la foule; on n’agit
plus que par ressort, et l’on regarde les objets sans en recevoir le
contre-coup. Le premier verre bu, on attend une heure avant d’en prendre
un autre; cependant on marche en long et en large, coudoyé par les
groupes pressés qui se traînent péniblement entre les colonnes. Il n’y
a point de siège, sauf deux bancs de bois où les dames s’asseyent, les
pieds posés sur la pierre humide: l’économie de l’administration suppose
qu’il fait toujours beau temps. Les figures ennuyées et mornes passent
devant les yeux sans intéresser. On regarde pour la vingtième fois les
colifichets de marbre, la boutique de rasoirs et de ciseaux, une carte
de géographie pendue au mur. De quoi n’est-on pas capable un jour de
pluie, obligé de tourner une heure entre quatre murs, parmi les
bourdonnements de deux cents personnes? On étudie les affiches, on
contemple avec assiduité des images qui prétendent représenter les mœurs
du pays: ce sont d’élégants bergers roses, qui conduisent à la danse des
bergères souriantes encore plus roses. On allonge le cou à la porte pour
voir un couloir sombre où des malades trempent leurs pieds dans un
baquet d’eau chaude, rangés en file comme des écoliers le jour de
propreté et de sortie. Après ces distractions, on rentre chez soi, et
l’on se retrouve en tête-à-tête et en conversation intime avec sa
commode et sa table de nuit.


II.

Les gens qui ont appétit se réfugient à table; ils ont compté sans les
musiciens. Nous vîmes d’abord venir un aveugle, à grosse tête lourde
d’Espagnol, puis les violons du pays, puis un second aveugle. Ils jouent
des pots-pourris de valses, de contre-danses, de morceaux d’opéras,
enfilés les uns au bout des autres, chevauchant au-dessus et au-dessous
du ton avec une intrépidité admirable, ravageant de leurs courses
musicales tous les répertoires. Le lendemain, nous eûmes trois
Allemands, hauts comme des tours, roides comme des pierres, d’un flegme
parfait, jouant sans faire un geste et quêtant sans dire un mot; ceux-là
du moins vont en mesure. Le troisième jour, parurent les ménétriers d’un
village voisin, un violon et un flageolet; ils exécutèrent leur morceau
avec une telle énergie, un tel désaccord, des tons si perçants, si
soutenus, si déchirants, qu’à l’unanimité on les mit à la porte. Ils
recommencèrent sous les fenêtres.

Un bon appétit console de tous les maux; c’est tant pis, si vous voulez,
ou tant mieux pour l’humanité. Il faut supporter l’ennui, la pluie et la
musique des Eaux-Bonnes. Le sang renouvelé porte alors de la gaieté au
cerveau, et le corps persuade à l’âme que tout est pour le mieux dans le
meilleur des mondes. Vous aurez pitié de ces pauvres musiciens en
sortant de table; Voltaire a prouvé qu’une heureuse digestion rend
compatissant, et qu’un bon estomac donne un bon cœur. Entre quarante et
cinquante ans, un homme est beau quand, son dîner fini, il replie sa
serviette et commence la promenade indispensable. Il marche les jambes
écartées, la poitrine en avant, puissamment appuyé sur sa canne, les
joues colorées d’une chaleur légère, chantonnant entre ses dents quelque
vieux refrain de jeunesse; il lui semble que l’univers est consolidé; il
sourit, il est affable, il vous tend la main le premier. Que nous sommes
machines! Et pourquoi s’en plaindre? Mon brave voisin vous dirait que
vous avez la clef de vos rouages; tournez le ressort du côté du bonheur.
Philosophie de cuisine, soit. Celui-ci, qui la pratiquait, ne
s’inquiétait pas du nom.


III.

Les jours de soleil, on vit en plein air. Une sorte de préau, qu’on
nomme le Jardin anglais, s’étend entre la montagne et la rue, tapissé
d’un maigre gazon troué et flétri; les dames y font salon et y
travaillent; les élégants, couchés sur plusieurs chaises, lisent leur
journal et fument superbement leur cigare; les petites filles, en
pantalons brodés, babillent avec des gestes coquets et des minauderies
gracieuses; elles s’essayent d’avance au rôle de poupées aimables. Sauf
les casaques rouges des petits paysans qui sautent, c’est l’aspect des
Champs-Élysées. On sort de là par de belles promenades ombragées qui
montent en zigzag sur les flancs des deux montagnes, l’une au-dessus du
torrent, l’autre au-dessus de la ville; vers midi, on y rencontre force
baigneurs couchés sur les bruyères, presque tous un roman à la main. Ces
amateurs de la campagne ressemblent au banquier amateur de concerts, qui
s’y trouvait bien parce qu’il y calculait les dividendes. Pardonnez à
ces malheureux; ils sont punis de savoir lire et de ne pas savoir
regarder.


IV.

Des hêtres monstrueux soutiennent ici les pentes; aucune description ne
peut donner l’idée de ces colosses rabougris, hauts de huit pieds, et
que trois hommes n’embrasseraient pas. Refoulée par le vent qui rase la
côte, la séve s’est accumulée pendant des siècles en rameaux courts,
énormes, entrelacés et tordus; tout bosselés de nœuds, déformés et
noircis, ils s’allongent et se replient bizarrement, comme des membres
boursouflés par une maladie et distendus par un effort suprême. On voit,
à travers l’écorce crevée, les muscles végétaux s’enrôler autour du
tronc et se froisser comme des membres de lutteurs. Ces torses trapus,
demi-renversés, presque horizontaux, penchent vers la plaine; mais leurs
pieds s’enfoncent dans les rocs par de telles attaches, qu’avant de
rompre cette forêt de racines on arracherait un pan de montagne.
Quelques troncs, pourris par l’eau, s’ouvrent, hideusement éventrés;
chaque année, les lèvres de la plaie s’écartent; ils n’ont plus forme
d’arbres; ils vivent pourtant, invincibles à l’hiver, à la pente et au
temps, et poussent hardiment dans l’air natal leurs jeunes rameaux
blanchâtres. Le soir, lorsqu’on passe dans l’ombre près des têtes
tourmentées et des troncs béants de ces vieux habitants des montagnes,
si le vent froisse les branches, on croit entendre une plainte sourde,
arrachée par un labeur séculaire; ces formes étranges rappellent les
êtres fantastiques de l’antique mythologie scandinave. On songe aux
géants emprisonnés par le destin entre des murs qui tous les jours se
resserrent, les ploient, les rapetissent, et, après mille ans de
tortures, les rendent à la lumière, furieux, difformes et nains.


V.

Vers quatre heures reviennent les cavalcades; les petits chevaux du pays
sont doux, et galopent sans trop d’effort; de loin, au soleil, brillent
les voiles blancs et lumineux des dames; rien de plus gracieux qu’une
jolie femme à cheval, quand elle n’est pas emprisonnée dans l’amazone
noire, ni surmontée du chapeau en tuyau de poêle. Personne ne porte ici
ce costume anglais, funèbre, étriqué: en pays gai, on prend des couleurs
gaies: le soleil est un bon conseiller. Il est défendu de rentrer au
galop, c’est pourquoi tout le monde rentre au galop. Le moyen d’arriver
à la façon des bœufs! On se cambre sur la selle, la chaussée résonne,
les vitres tremblent, on passe superbement devant les badauds qui
s’arrêtent; c’est un triomphe: l’administration des Eaux-Bonnes ne
connaît pas le cœur humain, ni surtout le cœur féminin.

Le soir, tout le monde vient à la promenade horizontale; c’est un chemin
plat d’une demi-lieue, taillé dans la montagne de Gourzy. Le reste du
pays n’est qu’escarpements et descentes; quand, pendant huit jours on a
connu la fatigue de grimper courbé, de descendre en trébuchant, de
réfléchir par terre aux lois de l’équilibre, on trouve agréable de
marcher sur un terrain uni et de laisser aller ses pieds sans songer à
sa tête; c’est une sensation toute nouvelle de sécurité et de bien-être.
La route serpente sur un versant boisé que les eaux d’hiver sillonnent
de ravins blanchâtres; des sources épuisées se glissent sous les
traînées de pierres et les couvrent de plantes grimpantes; on passe sous
les gros hêtres, puis le long d’une plaine inclinée, peuplée de
fougères, où les vaches paissent, agitant leurs clochettes; la chaleur
est tombée, l’air est doux, un parfum de verdure saine et sauvage arrive
avec la moindre brise: dans le demi-jour passent de belles promeneuses
en blanche toilette, dont les ruches de dentelles et les mousselines
flottantes se soulèvent et frémissent comme des ailes d’oiseau. Nous
allions tous les jours nous asseoir sur une pierre au bout de ce chemin;
de là, à travers toute la vallée d’Ossau, on suit le torrent devenu
rivière; la riche vallée, coupée de moissons jaunes et de prés verts,
s’ouvre largement au bout du paysage, et laisse le regard se perdre dans
le lointain indistinct du Béarn. De chaque côté trois montagnes avancent
leur pied vers la rivière et font onduler le contour de la plaine; les
dernières descendent comme des pans de pyramides, et leurs pentes d’un
bleu pâle se détachent sur les bandes rougeâtres du ciel terni. Le fond
des gorges est déjà sombre; mais en se retournant on voit la cime du Ger
resplendir d’un rose tendre et garder le dernier sourire du soleil.


VI.

Le dimanche, une procession de riches toilettes monte vers l’église.
Cette église est une boîte ronde, en pierres et en plâtre, faite pour
cinquante personnes, où l’on en met deux cents. Chaque demi-heure entre
et sort un flot de fidèles. Les prêtres malades abondent et disent des
messes autant qu’il en faut: tout souffre aux Eaux-Bonnes du défaut
d’espace; on fait queue pour prier comme pour boire, et l’on s’entasse à
la chapelle comme au robinet.

Quelquefois un entrepreneur de plaisirs publics se met en devoir
d’égayer, l’après-midi; une éloquente affiche annonce le jeu du canard.
On attache une perche à un arbre, une ficelle à la perche, un canard à
la ficelle; les personnages les plus graves suivent avec un intérêt
marqué ces préparatifs. J’ai vu des gens qui bâillent à l’Opéra faire
cercle une grande heure au soleil pour assister à la décollation du
pauvre pendu. Si vous avez l’âme généreuse et si vous êtes avide
d’émotions, vous donnez deux sous à un petit garçon; moyennant quoi on
lui bande les yeux, on le fait tourner sur lui-même, on lui met un
mauvais sabre en main, et on le pousse en avant, au milieu des rires et
des cris de l’assistance. «A droite! à gauche! holà! frappe! en avant!»
il ne sait auquel entendre et coupe l’air. Si par grand hasard il
atteint la bête, si par un hasard plus grand il touche le cou, si enfin
par miracle il détache la tête, il l’emporte, la fait cuire, la mange.
En fait de divertissement, le public n’est pas difficile. Si on lui
annonçait qu’une souris se noie dans une mare, il y courrait comme au
feu.

«Pourquoi non? me disait un voisin, homme bizarre et brusque; ceci est
une tragédie, et très-régulière; comptez si elle n’a pas toutes les
parties classiques. Premièrement, l’exposition: les instruments du
supplice qu’on étale, la foule qui s’assemble, la distance qu’on marque,
l’animal qu’on attache. C’est une protase du genre complexe, comme
disait M. Lysidas. Secondement, les péripéties: chaque fois qu’un petit
garçon part, vous êtes dans l’attente, vous vous dressez sur vos pieds,
votre cœur bat, vous vous intéressez au pendu comme à votre semblable.
Direz-vous que la péripétie est toujours la même? La simplicité est la
marque des grandes œuvres, et celle-ci est dans le goût indien.
Troisièmement, la catastrophe: ici, elle est sanglante s’il en fut.
Quant aux passions, ce sont celles qu’exige Aristote, la terreur et la
pitié. Voyez comme la pauvre bête redresse la tête en frissonnant, quand
elle sent le vent du sabre, de quel air lamentable et résigné elle
attend le coup. Le chœur des spectateurs prend part à l’action, blâme ou
loue, comme celui de la tragédie antique. Concluez que le public a
raison de s’amuser, et que le plaisir n’a jamais tort.

--Vous parlez comme la Harpe; ce canard prendrait son sort en patience,
s’il vous entendait. Et le bal, qu’en dites-vous?

--Il vaut bien celui de l’Hôtel de France et du beau monde; notre danse
n’est qu’une promenade, un prétexte de conversation. Voyez celle des
servantes et des guides: quels entrechats! quelles pirouettes! ils y
vont de franc jeu et de tout cœur, ils ont le plaisir du mouvement, ils
sentent le ressort de leurs muscles; c’est la vraie danse inventée par
la joie et le besoin d’activité physique. Ces gaillards s’empoignent et
se manient comme des poutres. La grande fille que voilà est servante à
mon hôtel: dites-moi si cette haute taille, cet air sérieux, cette fière
attitude, ne rappellent pas les statues antiques. La force et la santé
sont toujours les premières beautés. Croyez-vous que les grâces
languissantes et les sourires convenus de nos quadrilles assembleraient
toute cette foule? Nous nous éloignons tous les jours de la nature; nous
ne vivons que du cerveau, nous passons le temps à composer et à écouter
des phrases. Voilà que j’en débite moi-même; demain je me corrige,
j’achète une grosse canne, je mets des guêtres et je vais courir la
campagne. Faites comme moi; marchons chacun d’un côté, et tâchons de ne
pas nous rencontrer.»



PAYSAGES


I

J’ai voulu trouver du plaisir à mes promenades, et je suis parti seul,
par le premier sentier venu, allant devant moi au hasard. Pourvu qu’on
ait remarqué deux ou trois points saillants, on est sûr de retrouver sa
route. On a les jouissances de l’imprévu, et l’on fait la découverte du
pays. Le moyen de s’ennuyer est de savoir où l’on va et par où l’on
passe: l’imagination déflore d’avance le paysage. Elle travaille et
bâtit à sa façon; en arrivant il faut tout renverser: cela met de
mauvaise humeur; l’esprit garde son pli; la beauté qu’il s’est figurée
nuit à celle qu’il voit; il ne la comprend pas, parce qu’il en comprend
une autre. La première fois que je vis la mer, j’eus le désenchantement
le plus désagréable: c’était par une matinée d’automne; des plaques de
nuages violacés bigarraient le ciel; une brise faible hérissait la mer
de petits flots uniformes. Je crus voir une des longues plaines de
betteraves qu’on trouve aux environs de Paris, coupée de carrés de choux
verts et de bandes d’orge rousse. Les voiles lointaines ressemblaient
aux ailes des pigeons qui reviennent. La perspective me semblait
étroite; les tableaux des peintres m’avaient représenté la mer plus
grande. Il me fallut trois jours pour retrouver la sensation de
l’immensité.


II.

Le cours du Valentin n’est qu’une longue chute à travers des rochers
roulés. Le long de la promenade Eynard, pendant une demi-lieue, on
l’entend gronder sous ses pieds. Au pont de Discoo, le sol lui manque:
il tombe dans un demi-cirque, de gradins en gradins, en jets qui se
croisent et qui heurtent leurs bouillons d’écume; puis, sous une arcade
de roches et de pierres, il tournoie dans de profonds bassins dont il a
poli les contours, et où l’émeraude grisâtre de ses eaux jette un doux
reflet tranquille. Tout à coup il saute de trente pieds, en trois masses
sombres, et roule en poussière d’argent dans un entonnoir de verdure.
Une fine rosée rejaillit sur le gazon qu’elle vivifie, et ses perles
roulantes étincellent en glissant le long des feuilles. Nos prairies du
Nord ne donnent point l’idée d’un tel éclat; il faut cette fraîcheur
incessante et ce soleil de feu pour peindre cette robe végétale d’une
si magnifique couleur. Sur la pente, je voyais s’allonger devant moi un
grand pan boisé de montagne; le soleil de midi le frappait en face; la
masse des rayons blancs perçait la voûte des arbres; les feuilles
transparentes ou luisantes resplendissaient. Sur tout ce dos éclairé on
ne distinguait pas une ombre, une chaude évaporation lumineuse le
couvrait comme un voile blanc de femme. J’ai revu souvent, surtout vers
le soir, cet étrange vêtement des montagnes; l’air bleuâtre enfermé dans
les gorges devient visible; il s’épaissit, il emprisonne la lumière et
la rend palpable. L’œil pénètre avec volupté dans le blond réseau d’or
qui enveloppe les croupes; il en sent la mollesse et la profondeur; les
arêtes saillantes perdent leur dureté, les contours heurtés
s’adoucissent: c’est le ciel qui descend et prête son voile pour couvrir
la nudité des sauvages filles de la terre. Je demande pardon pour ces
métaphores; on a l’air d’arranger des phrases, et l’on ne fait que
raconter ses sensations.

De là, un sentier dans une prairie conduit à la gorge du Serpent: c’est
une entaille gigantesque dans la montagne perpendiculaire. Le ruisseau
qui s’y jette rampe écrasé sous des blocs entassés; son lit n’est qu’une
ruine. On monte le long d’un sentier croulant, en s’accrochant aux tiges
de buis et aux pointes de rochers; les lézards effarouchés partent
comme une flèche et se blottissent dans les fentes des plaques
ardoisées. Un soleil de plomb embrase les rocs bleuâtres; les rayons
réfléchis font de l’air une fournaise. Dans ce chaos desséché, la seule
vie est celle de l’eau qui glisse et bruit sous les pierres. Au fond du
ravin, la montagne relève brusquement à deux cents pieds de haut sa
paroi verticale; l’eau descend en longs filets blancs sur ce mur poli
dont elle brunit la teinte rougeâtre; elle ne le quitte pas de toute sa
chute: elle se colle à lui comme une chevelure d’argent ou comme une
traînée de lianes pendantes. Un beau bassin évasé la retient un instant
au pied du mont, puis la dégorge en ruisseau dans la fondrière.

Ces eaux des montagnes ne ressemblent pas à celles des plaines; rien ne
les souille; elles n’ont jamais pour lit que le sable et la pierre nue.
Si profondes qu’elles soient, on peut compter leurs cailloux bleus;
elles sont transparentes comme l’air. Un fleuve n’a d’autre diversité
que celle de ses rives; son cours régulier, sa masse donnent toujours la
même sensation: au contraire, le Gave est un spectacle toujours
changeant; le visage humain n’a pas d’expressions plus marquées et plus
différentes. Quand l’eau dort sous les roches, verte et profonde, ses
yeux d’émeraude ont le regard perfide d’une naïade qui fascinerait le
passant pour le noyer; puis, la folle qu’elle est, bondit en aveugle à
travers les roches, bouleverse son lit, se soulève en tempête d’écume,
se brise impuissante et furieuse contre le bloc qui l’a vaincue. Trois
pas plus loin, elle s’apaise et vient frétiller capricieusement près du
bord en remous changeants, diaprée de bandes claires et sombres, se
tordant comme une couleuvre voluptueuse. Quand la roche de son lit est
large et polie, elle s’y étale, veinée de rose et d’azur, souriante,
offrant sa glace unie à toute la lumière du soleil. Sur les herbes
courbées, elle file silencieuse en lignes droites et tendues comme un
faisceau de joncs, avec l’élan et la vélocité d’une truite poursuivie.
Lorsqu’elle tombe en face du soleil, on voit les couleurs de
l’arc-en-ciel trembler dans ses filets de cristal, s’évanouir,
reparaître, ouvrage aérien, sylphe de lumière, auprès duquel une aile
d’abeille paraît grossière, et que les doigts des fées n’égaleraient
pas. De loin, le Gave entier n’est qu’un orage de chutes argentées,
coupées de nappes bleues, splendides. Jeunesse fougueuse et joyeuse,
inutile et poétique; demain cette eau troublée recevra les égouts des
villes, et les quais de pierre emprisonneront son cours pour le régler.


III.

Au fond d’une gorge glaciale roule la cascade de Larresecq. Celle-là ne
vaut pas sa renommée: c’est une sorte d’escalier écroulé sur lequel
dégringole gauchement un ruisseau sali, perdu dans les pierres et la
terre mouvante, mais, pour y arriver, on passe auprès d’une profonde
rainure escarpée, où le torrent roule engouffré dans les cavernes qu’il
a creusées, obstrué de troncs d’arbres qu’il déchire. Au-dessus de lui,
des chênes magnifiques se rejoignent en arcades; les arbrisseaux vont
tremper leurs racines jusque dans l’eau bouillonnante. Le soleil ne
pénètre pas dans cette noire ravine; le Gave y perce sa route, invisible
et glacé. A l’issue par laquelle il débouche, vous entendez sa clameur
rauque; il se débat étranglé entre les roches: vous diriez l’agonie d’un
taureau.

Cette vallée est très-retirée et très-solitaire; elle n’a point de
culture; on n’y rencontre ni voyageurs ni pâtres; on ne voit que trois
ou quatre vaches occupées dans un coin à brouter l’herbe. D’autres
gorges, sur les flancs de la route et dans la montagne de Gourzy, sont
encore plus sauvages. On y distingue à peine la trace effacée d’un
ancien sentier. Y a-t-il quelque chose de plus doux que la certitude
d’être seul? Si vous êtes dans un site célèbre, vous craignez toujours
de voir arriver une cavalcade; les cris des guides, l’admiration à haute
voix, le tracas des chevaux qu’on attache, des provisions qu’on déballe,
des réflexions qu’on étale, dérangent votre sensation naissante; la
civilisation vous ressaisit. Mais ici, quelle sécurité et quel silence!
aucun objet ne rappelle l’homme; le paysage est le même qu’il y a six
mille ans: l’herbe y pousse inutile et libre comme aux premiers jours;
point d’oiseaux sur les branches; parfois seulement on entend le cri
lointain d’un épervier qui plane. Çà et là le pan d’un grand roc
saillant découpe une ombre noire sur la plaine unie des arbres: c’est le
désert vierge dans sa beauté sévère. L’âme croit retrouver d’anciens
amis inconnus; les formes et les couleurs ont avec elle une harmonie
secrète; quand elle les rencontre pures et qu’elle en jouit sans mélange
d’autres pensées, il lui semble qu’elle rentre dans son fond le plus
intime et le plus calme. Cette sensation simple, après l’agitation de
nos pensées ordinaires, est comme le doux murmure d’une harpe éolienne
après le bruit confus d’un bal.


IV.

En descendant le Valentin, sur le versant de la Montagne Verte, j’ai
trouvé les paysages moins austères. On arrive sur la rive droite du Gave
d’Ossau. Un joli ruisseau descend de la montagne, encaissé entre deux
murs de pierres roulées qui s’empourprent de pavots et de mauves
sauvages. On gouverne sa chute pour mettre en mouvement des rangées de
scies qui vont et viennent incessamment sur les blocs de marbre. Une
grande fille en haillons, pieds nus, puise avec une cuiller du sable
délayé dans l’eau, pour arroser la machine; avec ce sable, la lame de
fer use le bloc. Un sentier suit la rive, bordé de maisons, de champs de
maïs et de gros chênes; de l’autre côté s’étend une grève desséchée, où
les enfants barbotent auprès des porcs qui dorment dans le sable; des
flottes de canards se balancent sur les eaux claires aux ondulations du
courant: c’est la campagne et la culture après la solitude et le désert.
Le sentier tournoie dans un plant d’oseraies et de saules; ces longues
tiges ondoyantes amies des fleuves, ces feuillages pâles qui pendent,
ont une grâce infinie pour des yeux accoutumés au vert vigoureux des
montagnes. On rencontre sur la droite de petites routes pierreuses qui
mènent aux hameaux épars sur les pentes. Là les maisons s’adossent au
mont, les unes au-dessus des autres, assises par gradins comme pour
regarder dans la vallée. A midi, les gens sont dehors; chaque porte est
fermée, seules dans le village, trois ou quatre vieilles femmes étendent
du grain sur la roche unie qui fait l’esplanade ou la rue. Rien de plus
singulier que cette longue dalle naturelle sous un tapis de grains
dorés. L’église, étroite et sombre, s’élève ordinairement sur un préau
en terrasse qu’entoure un petit mur; le clocher est une tour blanche
carrée, avec un clocheton d’ardoises. On lit sous le porche des
épitaphes sculptées dans la pierre: ce sont pour la plupart des noms de
malades, morts aux Eaux-Bonnes; j’y ai vu ceux de deux frères. Mourir si
loin et seuls! Ces paroles de tendresse gravées sur une tombe font peine
à voir: ce soleil est si doux! cette vallée si belle! il semble qu’on y
respire la santé dans l’air; on souhaite de vivre; on veut, comme dit le
vieux poëte, «se réjouir longtemps de sa force et de sa jeunesse.» On a
pris l’amour de la vie avec l’amour de la lumière. Combien de fois, sous
le ciel nébuleux du Nord, formons-nous un pareil désir?

En tournant la montagne, on entre dans un bois de chênes qui monte sur
un des versants. Ces hautes futaies espacées donnent à midi de l’ombre
sans fraîcheur. Tout en haut, entre les troncs, brille un pan de ciel
bleu; l’ombre et la lumière se coupent sur la mousse grise comme des
dessins de soieries sur un fond de velours. Un air épais et chaud monte
aux joues, chargé d’émanations végétales; il remplit la poitrine et
enivre comme le vin. Le chant monotone de grillons et de sauterelles,
sort des blés et des prairies, de la plaine et de la montagne; on sent
que des légions vivantes s’agitent entre les bruyères et sous les
chaumes; et dans les veines, où le sang fermente, court une vague
sensation de bien-être, état incertain entre le sommeil et le rêve, qui
replonge l’âme dans la vie animale et qui étouffe la pensée sous les
sourdes impressions des sens. On se couche et on se laisse vivre; on ne
sent point les heures passer, on jouit du moment présent sans plus
songer au passé ni à l’avenir; on regarde les branches menues des
mousses, les épis grisâtres des graminées penchées, les longs rubans des
herbes luisantes; on suit la marche d’un insecte qui essaye de franchir
un fourré de gazon, et qui monte et descend dans le labyrinthe des
tiges. Pourquoi ne pas avouer qu’on redevient enfant et qu’on s’amuse du
plus petit spectacle? La campagne est-elle autre chose qu’un moyen de
revenir au premier âge, de retrouver cette faculté d’être heureux, cet
état d’attention profonde, cette indifférence à tout ce qui n’est pas
plaisir et sensation présente, cette joie facile, source pleine prête à
déborder au moindre choc? J’ai passé une heure auprès d’un escadron de
fourmis qui traînaient le corps d’une grosse mouche le long d’une
pierre. Il s’agissait de démembrer le vaincu: à chaque patte, une petite
ouvrière en corset noir tirait et travaillait de toute sa force; les
autres tenaient le corps en place. Je n’ai jamais vu d’efforts plus
terribles; quelquefois la proie roulait jusqu’en bas, il fallait tout
recommencer. A la fin, de guerre lasse, faute de pouvoir découper et
emporter la proie, on se résigna à la manger sur place.


V.

On vante la vue qu’on a sur le mont Gourzy; le voyageur est averti qu’il
apercevra toute la plaine du Béarn jusqu’à Pau. Je suis forcé d’en
croire le guide-manuel sur parole; j’ai trouvé les nuages au sommet et
n’ai rien vu que le brouillard. Au bout de la forêt qui couvre la
première pente, gisaient des arbres énormes, demi-pourris, déjà blanchis
de mousse. Des cadavres de pins desséchés restaient debout; mais leur
pyramide de branches montrait un pan fracassé. De vieux chênes brisés à
hauteur d’homme couronnaient leur blessure de champignons moites et de
fraises rouges. A voir le sol jonché, on eût dit un champ de bataille
ravagé par les boulets: ce sont les pâtres qui, pour s’amuser, mettent
le feu aux arbres.

Mon voisin le touriste me dit le lendemain que je n’avais pas perdu
grand’chose, et me fit une dissertation contre les points de vue de
montagnes. Il est voyageur intrépide, grand amateur de peinture, du
reste fort bizarre et habitué à ne croire que lui-même, passionné
raisonneur, violent dans ses opinions et fécond en paradoxes. C’est un
singulier homme; à cinquante ans environ, il est aussi vif que s’il en
avait vingt. Il est sec, nerveux, toujours bien portant et alerte, les
jambes en mouvement, la tête en ébullition pour quelque idée qui vient
de pousser en sa cervelle, et qui pendant deux jours lui paraîtra la
plus belle du monde. Il va de l’avant et toujours à cent pas au delà des
autres, cherchant le vrai en téméraire, jusqu’à aimer le danger,
trouvant du plaisir à être contredit et à contredire, quelquefois trompé
par cet esprit militant et aventurier. Il n’a rien qui le gêne; point de
femme, d’enfants, de place, ni d’ambition. Je l’aime, quoique excessif,
parce qu’il est sincère; peu à peu il m’a conté sa vie, et j’ai vu ses
goûts; il s’appelle Paul, et s’est trouvé sans parents à vingt ans, avec
douze mille francs de rente. Expérience faite de lui-même et du monde,
il a jugé qu’un métier, une place ou un ménage l’ennuieraient, et il est
resté libre. Il a éprouvé que les divertissements ne le divertissaient
point, et a planté là les plaisirs; il dit que les soupers donnent mal à
la tête, que le jeu donne mal aux nerfs, qu’une maîtresse honnête
assujettit, qu’une maîtresse payée dégoûte. Il s’est mis à voyager et à
lire. «C’est de l’eau claire, si vous voulez, dit-il; mais cela vaut
mieux que votre vin frelaté: du moins, cela vaut mieux pour mon
estomac.» Au reste, il se trouve bien de son régime, et prétend que les
goûts comme le sien croissent avec l’âge, qu’en somme le sens le plus
sensible, le plus capable de plaisirs nouveaux et divers, c’est le
cerveau. Il avoue qu’il est gourmet en matière d’idées, un peu égoïste,
et qu’il regarde le monde en simple spectateur, comme un théâtre de
marionnettes. Je lui accorde qu’il est bon diable au fond, ordinairement
de belle humeur, prenant soin de ne point marcher sur les pieds des
autres, quelquefois propre à les égayer, et du moins ayant l’habitude de
rester honnêtement et tranquillement dans son coin. Nous avons
philosophé à l’infini l’un avec l’autre ou l’un contre l’autre; passez
les pages qui suivent, si vous n’aimez pas les dissertations.

Il ne pouvait souffrir qu’on allât sur une montagne pour regarder la
plaine.

«On ne sait pas ce qu’on fait, disait-il. C’est un contre-sens de
perspective. C’est détruire le paysage pour en mieux jouir. A cette
distance il n’y a ni couleurs ni formes. Les hauteurs sont des
taupinées, les villages des taches, les rivières des lignes tracées à la
plume. Les objets sont noyés dans une teinte grisâtre; l’opposition des
lumières et des ombres s’efface; tout se rapetisse; vous démêlez une
multitude d’objets imperceptibles: c’est le monde de Lilliput. Et
là-dessus vous criez au grandiose! Est-ce qu’un peintre s’est jamais
avisé d’escalader une hauteur pour copier les vingt lieues de terrain
qu’on y découvre? Bon pour un arpenteur. Les bassins, les routes, les
cultures se voient de là comme dans un atlas. Vous allez donc chercher
une carte de géographie? Un paysage est un tableau; il faut se mettre
au point de vue. Mais non; on chiffre la beauté en mathématicien; on
calcule que mille pieds d’élévation la rendront mille fois plus belle.
Opération admirable, dont le seul défaut est d’être ridicule et de
conduire par beaucoup de fatigue à beaucoup d’ennui.

--Mais les touristes, une fois au sommet, sont ravis d’enthousiasme.

--Par poltronnerie, de peur d’être accusés de sécheresse et de passer
pour prosaïques; tout le monde aujourd’hui a l’âme sublime, et une âme
sublime est condamnée aux cris d’admiration. Il y a encore des esprits
moutons, qui admirent sur parole et s’échauffent par imitation. «Mon
voisin dit que cela est beau, le livre est du même avis; j’ai payé pour
monter, je dois être ravi: donc je le suis.» J’étais un jour sur une
montagne avec une famille à qui le guide montrait une ligne bleuâtre
indistincte en disant: «Voilà Toulouse!» Le père, les yeux brillants,
répétait aux fils: «Voilà Toulouse!» Ceux-ci, voyant cette joie,
criaient avec transport: «Voilà Toulouse!» Ils apprenaient à sentir le
beau, comme on apprend à saluer, par tradition de famille. C’est ainsi
qu’on forme des artistes, et que les grands aspects de la nature
impriment pour jamais dans l’âme de solennelles émotions.

--Donc une ascension est une faute de goût?

--Point du tout; si de là-haut la plaine est laide, les montagnes sont
belles; et même elles ne sont belles que de là-haut. Quand vous êtes
dans une vallée, elles vous écrasent; vous ne pouvez les embrasser, vous
n’en voyez qu’un pan, vous ne sauriez apprécier leur hauteur ni leur
grosseur. Mille pieds et dix mille pieds sont pour vous la même chose;
le spectateur est comme une fourmi dans un puits; l’éloignement tout à
l’heure effaçait la beauté; la proximité maintenant supprime la
grandeur. Au contraire, du haut d’un pic, les monts se proportionnent à
nos organes, l’œil tourne autour des croupes et saisit leur ensemble;
notre esprit les comprend, parce que notre corps les domine. Allez à
Saint-Sauveur, à Baréges; vous verrez que ces masses monstrueuses ont
une physionomie aussi expressive et représentent une idée aussi précise
qu’un arbre ou un animal. Ici vous n’avez trouvé que de jolis détails;
l’ensemble est ennuyeux.

--Vous parlez de ce pays comme un malade de son médecin. Qu’avez-vous
donc à dire contre ces montagnes?

--Elles n’ont pas de caractère marqué; elles n’ont ni l’austérité des
pics chauves ni les gracieuses rondeurs des collines boisées. Ces
lambeaux de verdure grisâtre, ce mauvais manteau de buis rabougri percé
par les os saillants du roc, ces plaques éparses de mousses jaunâtres,
ressemblent à des haillons; je veux qu’on soit nu ou vêtu, je n’aime
pas les déguenillés. Les formes mêmes manquent de grandeur, les vallées
ne sont ni abruptes, ni riantes; je ne trouve point les murs à pic, les
larges glaciers, les entassements de cimes pelées et déchiquetées que
l’on voit plus loin. Ce pays n’est assez avant ni dans la plaine ni dans
la montagne; il faudrait l’avancer ou le reculer.

--Vous donnez des conseils à la nature.

--Pourquoi non? Elle a comme une autre ses incertitudes et ses
disparates. Elle n’est pas un Dieu, mais un artiste que son génie
soulève aujourd’hui et laisse retomber demain. Pour qu’un paysage soit
beau, il faut que toutes ses parties impriment une idée commune et
concourent à produire une même sensation. S’il dément ici ce qu’il dit
là-bas, il se détruit lui-même, et le spectateur n’a plus devant soi
qu’un amas d’objets vides de sens. Que ces objets soient grossiers,
sales, vulgaires, peu importe; pourvu qu’ils composent un tout par leur
harmonie et qu’ils s’accordent pour faire sur nous une impression
unique, nous sommes contents.

--De sorte qu’une basse-cour, une baraque vermoulue, une triste plaine
sèche, peuvent être aussi belles que la plus sublime montagne?

--Certainement. Vous connaissez les prairies des peintres flamands, si
plates; on ne se lasse pas de les regarder. Prenez quelque chose de plus
trivial encore, un intérieur de Van Ostade; un vieux bonhomme aiguise
un couperet dans un coin, la mère emmaillotte son nourrisson, trois ou
quatre marmots roulent parmi les outils, les chaudrons et les bancs; une
file de jambons s’échelonne dans la cheminée, et le grand vieux lit
s’étale au fond sous des rideaux rouges. Quoi de plus ordinaire? Mais
toutes ces bonnes gens ont un air de contentement paisible; les bambins
sont chaudement et à l’aise dans des culottes trop larges, antiquités
luisantes transmises de génération en génération. Il faut des habitudes
de sécurité et d’abondance, pour que le ménage éparpillé gise ainsi
pêle-mêle à terre; il faut que ce bien-être dure de père en fils, pour
que les meubles aient pris cette couleur sombre et que toutes les
teintes soient d’accord. Il n’est pas un objet qui n’indique le
laisser-aller de la vie facile, la bonne humeur uniforme. Si cette
convenance mutuelle des parties est la marque d’une belle peinture,
pourquoi pas d’une belle nature? Réel ou figuré, l’objet est le même; je
blâme ou je loue l’un du même droit que l’autre, parce que la pratique
ou la violation des mêmes règles produit en moi la même jouissance ou le
même déplaisir.

--Alors les montagnes peuvent avoir une autre beauté que le grandiose?

--Oui, puisque parfois elles ont une autre expression. Voyez cette
petite chaîne isolée, contre laquelle s’appuient les Thermes: personne
n’y monte; elle n’a ni grands arbres, ni roches nues, ni points de vue.
Eh bien, hier j’y ai ressenti un vrai plaisir; on suit l’âpre échine de
la montagne sous la maigre couche de terre qu’elle bosselle de ses
vertèbres; le gazon pauvre et dru, battu du vent, brûlé du soleil, forme
un tapis serré de fils tenaces; les mousses demi-séchées, les bruyères
noueuses, enfoncent leurs tiges résistantes entre les fentes du roc; les
sapins rabougris rampent en tordant leurs tiges horizontales. De toutes
ces plantes montagnardes sort une odeur aromatique et pénétrante,
concentrée et exprimée par la chaleur. On sent qu’elles luttent
éternellement contre un sol stérile, contre un vent sec, contre une
pluie de rayons de feu, ramassées sur elles-mêmes, endurcies aux
intempéries, obstinées à vivre. Cette expression est l’âme du paysage;
or, autant d’expressions diverses, autant de beautés différentes, autant
de passions remuées. Le plaisir consiste à voir cette âme. Si vous ne la
démêlez pas ou qu’elle manque, une montagne vous fera justement l’effet
d’un gros tas de cailloux.

--Vous jetez la pierre aux touristes; demain, dans la gorge des
Eaux-Chaudes, j’éprouverai si votre raisonnement a raison.»



EAUX-CHAUDES


I

Au nord de la vallée d’Ossau est une fente; c’est le chemin des
Eaux-Chaudes. Pour l’ouvrir on a fait sauter tout un pan de montagne; le
vent s’engouffre dans ce froid défilé; l’entaille perpendiculaire, d’une
noire couleur ferrugineuse, dresse sa masse formidable comme pour
écraser le passant; sur la muraille de roches qui fait face, des arbres
tortueux se perchent en étages, et leurs panaches clair-semés flottent
bizarrement entre les saillies rougeâtres. La route surplombe le Gave
qui tournoie à cinq cents pieds plus bas. C’est lui qui a creusé cette
prodigieuse rainure; il s’y est repris à plusieurs fois et pendant des
siècles; deux étages de niches énormes arrondies marquent l’abaissement
de son lit et les âges de son labeur; le jour paraît s’assombrir quand
on entre; on ne voit plus sur sa tête qu’une bande de ciel.

Sur la droite, une file de cônes gigantesques monte en relief sur
l’ardent azur; leurs ventres s’écrasent les uns contre les autres, et
débordent en bosselures; mais leurs hautes aiguilles s’élancent d’un
jet, avec un essor gigantesque, vers la coupole sublime d’où ruisselle
le jour. La lumière d’août s’abat sur les escarpements de pierre, sur
les parois crevées, où la roche scintille niellée et damasquinée comme
une cuirasse d’orient. Quelques mousses y ont incrusté leur lèpre; des
tiges de buis séchées pendillent misérablement dans les fentes; mais
elles disparaissent dans cette nudité héroïque: les colosses roux ou
noirâtres s’étalent seuls triomphalement dans la splendeur du ciel.

Entre deux tours cannelées de granit s’allonge le petit village des
Eaux-Chaudes. Qui songe ici à ce village? Toute pensée est prise par les
montagnes. La chaîne orientale, subitement tranchée, descend à pic comme
le mur d’une citadelle; au sommet, à mille pieds de la route, des
esplanades développent leurs forêts et leurs prairies, couronne verte et
humide, d’où par centaines suintent les cascades. Elles serpentent
éparpillées, floconneuses, comme des colliers de perles égrenées, sur la
poitrine de la montagne, baignant les pieds des chênes lustrés, noyant
les blocs de leur tempête, puis viennent s’étendre dans les longues
couches où le roc nu les endort.

Ce mur de granit s’abaisse; tout d’un coup à l’orient s’ouvre un
amphithéâtre de forêts. De tous côtés, à perte de vue, les montagnes en
sont chargées jusqu’à la cime; plusieurs montent toutes noires, au cœur
de la lumière, et hérissent leur frange d’arbres sur le jour blanc. La
charmante coupe de verdure arrondit sa bordure dorée, puis se creuse,
regorgeant de bouleaux et de chênes, avec les teintes changeantes et
tendres qu’adoucit encore la vapeur du matin. Point de hameau, de fumée,
de culture; c’est un nid riant et sauvage, pareil sans doute à la vallée
qui reçut le premier homme au plus beau jour et au plus heureux
printemps de l’univers.

La route tourne et tout change. La vieille bande des monts séchés
reparaît menaçante. Un d’eux, à l’occident, croule fracassé comme par le
marteau d’un cyclope. Il est jonché de blocs carrés, noires vertèbres
arrachées de son échine; la tête manque, et ses ossements monstrueux,
froissés pêle-mêle, échelonnés jusqu’au Gave, annoncent quelque défaite
antique. Un autre en face allonge, d’un air morne, son dos pelé long
d’une lieue; on a beau avancer, changer de vue, il est toujours là,
énorme et terne. Son granit décharné ne souffre ni un arbre ni une tache
de verdure; seules quelques flaques de neige blanchissent les creux de
ses côtes, et sa croupe monotone tourne lugubrement, écrasant de son
bastion la moitié du ciel.

[Illustration: Eaux-Chaudes. (Page 116.)]

Gabas est un hameau dans une maigre plaine. Le torrent y gronde sous des
glaciers, parmi des troncs brisés; il descend engouffré de
l’escarpement, entre des colonnades de pins, habitants muets de la
gorge. Ce silence et cette roide attitude font contraste avec les sauts
désespérés de l’eau neigeuse. Il y fait froid, tout y est triste;
seulement, à l’horizon, on aperçoit le pic du Midi, splendide, qui lève
ses deux pieux ébréchés, d’un gris fauve, au milieu du jour serein.


II.

Malgré moi j’ai songé ici aux Dieux antiques, fils de la Grèce, images
de leur patrie. Ils sont nés en pays semblables, et renaissent ici en
nous-mêmes, avec les sentiments qui les ont faits.

J’imagine des pâtres oisifs et curieux, à l’âme enfantine et nouvelle,
non encore occupée par l’autorité d’une civilisation voisine et d’un
dogme établi, actifs, hardis, naturellement poëtes. Ils rêvent, et à
quoi, sinon aux êtres énormes qui, toute la journée, assiégent leurs
yeux? Comme ces têtes déchiquetées, ces corps bosselés, entassés, ces
épaules tordues, sont bizarres! Quels monstres inconnus, quelle race
déformée et morne, en dehors de l’humanité? Par quel horrible
accouchement la terre les a-t-elle soulevés hors de ses entrailles, et
quels combats leurs têtes foudroyées ont-elles soutenus dans les nuages
et les éclairs? Aujourd’hui encore ils menacent; seuls les aigles et les
vautours sont bienvenus à sonder leurs profondeurs. Ils n’aiment pas
l’homme; leurs blocs sont prêts à rouler sur lui, quand il viole leur
solitude. D’un frisson, ils abattent sur ses moissons une marée de
roches; ils n’ont qu’à ramasser un orage pour le noyer comme une fourmi.
Comme leur visage est changeant, mais toujours redoutable! Quels éclairs
jettent leurs cimes entre les brouillards qui rampent! Cet éclair
trouble comme le regard de quelque dieu tyrannique, subitement entrevu,
puis caché. Quelques-uns dans de noires fondrières, pleurent, et leurs
larmes dégouttent sur leurs vieilles joues avec un sanglot sourd, parmi
les pins qui bruissent et chuchottent lugubrement, comme s’ils
compatissaient à ce deuil éternel. D’autres, assis en cercle, trempent
leurs pieds dans des lacs qui ont la couleur de l’acier et que nul vent
ne ride; ils se complaisent dans ce calme, et contemplent leur casque
d’argent dans l’eau virginale. Qu’ils sont mystérieux la nuit, et
quelles pensées méchantes ils roulent l’hiver, enveloppés dans leur
suaire de neige! Mais au grand jour et dans l’été, de quel élan et dans
quelle gloire leur front monte au plus haut de l’air sublime, dans les
pures régions rayonnantes, dans la lumière, dans leur patrie. Tout
monstrueux et blessés qu’ils soient, ils sont encore les dieux de la
terre, et ils ont voulu être les dieux du ciel.

Mais voici qu’une seconde race apparaît, aimable, presque humaine, le
chœur des nymphes, êtres fuyants et liquides, filles des colosses
difformes. Comment les ont-ils engendrées? Nul ne le sait; la naissance
des dieux, toute mystérieuse, échappe aux regards mortels. Quelques-uns
disent qu’on a vu leur première perle suinter d’une herbe, ou d’une
crevasse sous les glaciers, dans les hauteurs. Mais elles ont habité
longtemps les entrailles paternelles; les unes, brûlantes, gardent le
souvenir de la fournaise intérieure qu’elles ont vu bouillonner, et qui
de temps en temps fait encore frémir le sol; les autres, glacées, ont
traversé l’hiver éternel qui blanchit les cimes. Toutes au premier
instant gardent la fougue de leur race; échevelées, hurlantes, en
délire, elles se froissent aux rocs, elles fendent les vallées, elles
emportent les arbres, elles se souillent et se débattent. Quelle fureur
de jeunes filles et de bacchantes? Mais, arrivées dans les couches
lisses que la roche arrondie leur étale, elles sourient, ou s’endorment,
ou jouent. Leurs yeux profonds, d’éméraude humide, ont des éclairs. Leur
corps se ploie, puis se redresse; dans la fumée du matin, aux subites
descentes, leur eau se gonfle, satinée et molle, comme un sein de femme.
Avec quelle tendresse, de quels frémissements mignons et sauvages elles
caressent les fleurs inclinées, les pousses de thym odorant qui
croissent sur leurs bords entre deux arêtes de roche? Puis d’un caprice
soudain elles plongent, et crient, et se tordent, engouffrées dans une
caverne, avec l’entêtement et la folie d’un enfant. Quelle joie de
s’étendre ainsi au soleil! Quelle gaieté étrange, ou quelle sérénité
divine, dans ce flot transparent qui rit ou tournoie! Ni les yeux, ni
les diamants n’ont cette clarté changeante, ces reflets glauques et
passionnés, ces frissons intérieurs de volupté ou d’inquiétude; toutes
femmes qu’elles sont, elles sont bien déesses. Sans une puissance
surhumaine, auraient-elles pu, de leur eau molle, user ces durs rochers,
percer ces barrières inexpugnables? Et par quelle vertu secrète
savent-elles, innocentes d’aspect, tantôt tordre et tuer celui qui les
boit, tantôt guérir l’infirme et le malade? Elles haïssent l’un, elles
aiment l’autre, et, comme leurs pères, donnent à volonté la vie ou la
mort.

Ce sont là les poésies du monde païen, des peuples enfants; chacun ainsi
se fit la sienne, à l’aurore des choses, au premier éveil de
l’imagination et de la conscience, longtemps avant l’âge où la réflexion
institua des cultes définitifs et des dogmes raisonnés. Entre ces songes
éclos au matin du monde, les seuls que j’aime sont ceux d’Ionie.
Là-dessus Paul s’est fâché et m’a appelé classique: «Voilà comme vous
êtes tous! vous faites un pas dans une idée, et vous vous arrêtez en
poltrons. Avancez donc; il y a cent olympes en Égypte, en Islande, dans
l’Inde. Chacun de ces paysages est une face de la nature; chacun de ces
dieux est une des formes par lesquelles l’homme a exprimé son idée de la
nature. Admirez le dieu au même titre que le paysage; l’oignon d’Égypte
vaut le Jupiter olympien.

--Ceci est trop fort, et je vous prends au mot; vous allez prouver votre
dire, et tirer un dieu de votre oignon.

--A l’instant même; mais commencez par vous transporter en Égypte, avant
l’arrivée des guerriers et des prêtres, sur le limon du fleuve, parmi
des sauvages demi-nus dans la bourbe, demi-noyés dans l’eau, demi-brûlés
par le soleil. Quel aspect que celui de cette grande plage noire,
fumante sous la chaleur, où les crocodiles et les poissons qui
grouillent clapotent dans les flaques d’eau! Des légions de moustiques
bourdonnent; les plantes aux larges feuilles se lèvent et s’entrelacent;
la terre fermente et enfante; un vertige monte au cerveau avec les
lourdes exhalaisons, et l’homme troublé frémit en sentant courir dans
l’air et dans ses membres la vertu génératrice par laquelle tout pullule
et verdit. Il n’y avait rien l’an passé sur ce limon; quel changement
étrange! Il en sort un grand roseau droit, aux lanières luisantes, le
corps gonflé de suc, plongeant dans la vase; tous les jours il enfle et
change: verdoyant d’abord, il devient roux, comme le soleil dans les
vapeurs. Incessamment ce fils de la vase en aspire le suc et la force;
la terre le couve et y dépose toute sa vertu. Maintenant, le voilà qui
de lui-même se soulève à demi, puis tout entier, et chauffe au soleil
son ventre écailleux plein d’un sang âcre; ce sang pétille, si abondant
qu’il crève la triple peau et suinte par la blessure. Quelle vie
étrange! et par quel miracle la pointe du sommet devient-elle un panache
et un parasol? Les premiers qui l’ont cueilli ont pleuré, comme si
quelque venin avait brûlé leurs yeux; mais l’hiver, quand le poisson
manque, il réjouit celui qui le rencontre. Ses énormes globes entassés
ne sont-ils pas les cent mamelles de la grande nourrice, la terre?
D’autres reparaissent chaque fois que l’eau se retire; il y a quelque
puissance divine cachée sous ces écailles. Qu’il ne manque jamais de
renaître! Le crocodile est dieu, puisqu’il nous dévore; l’ichneumon est
dieu, puisqu’il nous sauve; l’oignon est dieu, puisqu’il nous nourrit.

--L’oignon est dieu, et Paul est son prophète; vous en aurez ce soir, à
la sauce blanche. Mais, cher ami, vous me faites peur; vous rayez d’un
trait trois mille ans d’histoire. Vous mettez tout de niveau, races
d’artistes et races de visionnaires, peuplades sauvages et nations
civilisées. J’aime le crocodile et l’oignon, mais j’aime mieux Jupiter
et Diane. Les Grecs ont inventé les arts et les sciences; les Égyptiens
n’ont laissé que des tas de moellons. Un bloc de granit ne vaut ni
Aristote ni Homère. Ceux-là sont les premiers partout, qui, ayant
raisonné clairement, ont conçu la justice et fait la science. Puis, si
mauvais que soit notre temps, il l’emporte sur beaucoup d’autres. Vos
grotesques et vos hallucinations orientales sont belles, mais de loin;
je veux bien les contempler, non les subir. Aujourd’hui la poésie nous
manque, soit; mais nous sentons la poésie des autres. Si notre musée est
pauvre, nous avons les musées de tous les âges et de toutes les nations.
Savez-vous ce que je tire de vos théories? Elles m’épargneront quatre
francs trois fois par mois; j’y trouverai des féeries sans sortir de ma
chambre, et je n’aurai plus besoin d’aller à l’Opéra.»



LES HABITANTS


I

Le 8 août, dès neuf heures du matin, on entendait à une demi-lieue des
Eaux-Bonnes le son aigu d’un flageolet, et les baigneurs se mettaient en
marche pour Aas. On y va par un chemin étroit taillé dans la montagne
Verte, sur lequel se penchent des tiges de lavande et des bouquets de
fleurs sauvages. Nous entrâmes dans une rue large de six pieds: c’est la
grande rue. Des enfants en bonnet écarlate, étonnés de leur
magnificence, se tenaient roides sur les portes et nous regardaient avec
une admiration muette. La place publique est auprès du lavoir, grande
comme une petite chambre: c’est là qu’on danse. On y avait posé deux
tonneaux, sur les tonneaux deux planches, sur les planches deux chaises,
sur les chaises deux musiciens, le tout surmonté de deux beaux
parapluies bleus faisant parasols; car le soleil était de plomb, et il
n’y avait pas un arbre.

Ce tableau était fort joli et original. Sous le toit du lavoir, de
vieilles femmes appuyées aux piliers causaient en groupe; un flot clair
sortait et ruisselait dans la rigole ardoisée; trois petits enfants,
debout, ouvraient de grands yeux curieux et immobiles. Dans le sentier,
les jeunes gens s’exerçaient à jeter la barre. Au-dessus de l’esplanade,
sur des pointes de roc qui faisaient gradins, les femmes regardaient la
danse en costume de fête: grand capuchon écarlate, corsage brodé,
argenté, à fleurs de soie violette; châle jaune, à franges pendantes;
jupe noire plissée, serrée au corps; guêtres de laine blanche. Ces
fortes couleurs, le rouge prodigué, les reflets de la soie sous une
lumière éblouissante, mettaient la joie au cœur. Autour des deux
tonneaux tournoyait une ronde d’un mouvement souple, cadencé, sur un air
monotone et bizarre, terminé par une note fausse, aiguë, d’un effet
saisissant. Un jeune homme en veste de laine, en culotte courte,
conduisait la bande; les jeunes filles allaient gravement, sans parler
ni rire; leurs petites sœurs, au bout de la file, essayaient le pas à
grand’peine, et la rangée de capulets de pourpre ondulait lentement
comme une couronne de pivoines. De temps en temps le chef de la danse
bondissait brusquement avec un cri sauvage, et l’on se rappelait qu’on
était dans la patrie des ours, en plein pays de montagnes.

Paul était là sous son parapluie, l’air ravi; sa grande barbe
frétillait. S’il eût pu, il eût suivi la danse.

«Avais-je raison? Y a-t-il une chose ici qui ne soit d’accord avec le
reste, et dont le soleil, le climat, le sol, ne rendent raison? Ces gens
sont poëtes. Pour avoir inventé ces habits splendides, il faut qu’ils
aient été amoureux de la lumière. Jamais le soleil du Nord n’eût inspiré
cette fête de couleurs; leur costume est en harmonie avec leur ciel. En
Flandre, ils auraient l’air de saltimbanques; ici, ils sont aussi beaux
que leur pays. Vous n’apercevez plus les vilains traits, les visages
brûlés, les grosses mains noueuses qui vous choquaient hier; le soleil
anime l’éclat de ces habits, et, dans cette splendeur dorée, toutes les
laideurs disparaissent. J’ai vu des gens rire de cette musique: «L’air
est monotone, disent-ils, contre toutes les règles, non terminé; ces
notes sont fausses.» A Paris, soit; ici, non. Avez-vous senti cette
expression originale et sauvage? Comme elle convient au paysage! Cet air
n’a pu naître que dans les montagnes: le froufrou du tambourin est comme
la voix traînante du vent lorsqu’il longe les vallées étroites; le son
aigu du flageolet est comme le sifflement de la brise quand on l’écoute
sur les cimes dépouillées; la note finale est un cri d’épervier qui
plane; les bruits de la montagne se reconnaissent encore, à peine
transformés par le rhythme de la chanson. La danse est aussi primitive,
aussi naturelle, aussi convenable au pays que la musique: ils vont la
main dans la main, tournant en rond. Quoi de plus simple? Ainsi font les
enfants qui jouent. Le pas est souple et lent: ainsi marche le
montagnard; vous savez par expérience que, pour monter, il ne faut pas
aller vite, et qu’ici les roides enjambées d’un citadin le jettent à
terre. Ce saut, qui vous semble étrange, est une de leurs habitudes,
partant un de leurs plaisirs. Pour composer une fête, ils ont choisi ce
qu’ils ont trouvé d’agréable dans les habitudes de leurs yeux, de leurs
oreilles et de leurs jambes. N’est-ce pas la fête la plus nationale, la
plus vraie, la plus harmonieuse, et, partant, la plus belle qu’on puisse
imaginer?»


II.

Laruns est un bourg. Au lieu d’un tonneau, il y avait quatre fois deux
tonneaux et autant de musiciens, qui jouaient tous ensemble et chacun un
endroit différent du même air. Excepté ce charivari et plusieurs
magnifiques culottes de velours, la fête était la même que celle d’Aas.
Ce qu’on y va voir, c’est la procession.

On assiste d’abord aux vêpres: les femmes dans la nef sombre de
l’église, les hommes dans une galerie au premier étage, les petits
garçons dans une deuxième galerie plus haute, sous l’œil d’un maître
d’école refrogné. Les jeunes filles, agenouillées contre la grille du
chœur, disaient des _Ave Maria_ auxquels répondait la voix grave de
l’assistance; leurs voix nettes et métalliques formaient un joli
contraste avec le bourdonnement sourd des répons retentissants. De vieux
loups de montagne arrivés de dix lieues s’agenouillaient lourdement et
faisaient crier le bois noirci de la balustrade. Une demi-clarté tombait
sur la foule pressée et assombrissait l’expression de ces figures
énergiques. On se fût cru au seizième siècle. Cependant les petites
cloches joyeuses babillaient de leurs voix grêles et faisaient le plus
de bruit possible, comme une juchée de poules au haut du clocher blanc.

Au bout d’une heure, la procession s’ordonna fort artistement et sortit.
La première partie du cortége était amusante: deux files de petits
polissons en veste rouge, les mains jointes sur le ventre pour y tenir
leur livre, faisaient effort pour se donner un air de componction, et se
regardaient en dessous d’une façon comique. Cette bande de singes
habillés était menée par un bon gros prêtre, dont les rabats plissés,
les manchettes et les dentelles pendantes battaient et flottaient comme
des ailes. Puis un suisse piteux, en habit de douanier sale; puis un
beau maire en uniforme, l’épée au côté, puis deux longs séminaristes,
deux petits prêtres rebondis, une bannière de Vierge, enfin tous les
douaniers et tous les gendarmes du pays; bref, toutes les grandeurs,
toutes les splendeurs, tous les acteurs de la civilisation.

La barbarie était plus belle: c’était la procession des hommes et des
femmes qui, un petit cierge à la main, défilèrent pendant trois quarts
d’heure. J’ai vu là des figures comme celle d’Henri IV, avec
l’expression sévère et intelligente, l’air sérieux et fier, les grands
traits de ses contemporains. Il y avait surtout de vieux pâtres en
houppelandes rousses de poils feutrés, le front traversé, non de rides,
mais de sillons, bronzés et brûlés du soleil, le regard farouche comme
celui d’une bête fauve, dignes d’avoir vécu au temps de Charlemagne.
Certainement, ceux qui défirent Roland n’avaient pas une physionomie
plus sauvage. Enfin parurent cinq ou six vieilles femmes telles que je
n’en aurais jamais imaginé: une cape de laine blanche les enveloppait
comme une couverture; on ne voyait que leur face noirâtre, leurs yeux de
louve enfoncés et féroces, leurs lèvres marmottantes, qui semblaient
dire le grimoire. On pensait involontairement aux sorcières de Macbeth;
l’esprit était transporté à cent lieues des villes, dans les gorges
désertes, sous les glaciers perdus où les pâtres passent des mois
entiers dans les neiges d’hiver, auprès des ours qui hurlent, sans
entendre une parole humaine, sans autres compagnons que les pics
décharnés et les sapins mornes. Ils ont pris à la solitude quelque chose
de son aspect.


III.

Les Ossalais pourtant ont, d’ordinaire, une physionomie douce,
intelligente et un peu triste. Le sol est trop pauvre pour donner à leur
visage cette expression de vivacité impatiente et de verve spirituelle
que le vin du Midi et la vie facile donnent à leurs voisins du
Languedoc. Soixante lieues en voiture prouvent que le sol forme le type.
Un peu plus haut, dans le Cantal, pays de châtaignes, où les gens
s’emplissent d’une nourriture grossière, vous verrez des visages rougis
d’un sang lourd et plantés d’une barbe épaisse, des corps charnus,
fortement membrés, machines massives de travail. Ici les hommes sont
maigres et pâles; leurs os sont saillants, et leurs grands traits
tourmentés comme ceux de leurs montagnes. Une lutte éternelle contre le
sol a rabougri les femmes comme les plantes; elle leur a laissé dans le
regard une vague expression de mélancolie et de réflexion. Ainsi les
impressions incessantes du corps et de l’âme finissent par modeler le
corps et l’âme; la race façonne l’individu, le pays façonne la race. Un
degré de chaleur dans l’air et d’inclinaison dans le sol est la cause
première de nos facultés et de nos passions.

Le désintéressement n’est pas une vertu de montagne. Dans un pays
pauvre, le premier besoin est le besoin d’argent. On dispute pour savoir
s’ils considèrent les étrangers comme une proie ou comme une récolte;
les deux opinions sont vraies: c’est une proie qui chaque année donne
une récolte. Voici un détail bien petit, mais capable de montrer avec
quelle dextérité et quelle passion ils tondent un œuf.

Paul dit un jour à sa servante de remettre un bouton à son pantalon. Au
bout d’une heure, elle vient avec le pantalon, et, d’un air indécis,
inquiet, comme si elle craignait l’effet de sa demande: «C’est un sou,»
dit-elle. J’expliquerai plus tard quelle grosse somme c’est ici qu’un
sou.

Paul tire le sou sans mot dire et le donne. Jeannette s’en va sur la
pointe du pied jusqu’à la porte, se ravise, revient, prend le pantalon
et montre le bouton: «Ah! c’est un beau bouton! (Une pause.) Je n’en
avais pas dans ma boîte. (Autre pause plus longue.) J’ai acheté celui-là
chez l’épicier: c’est un sou.» Elle se dresse avec anxiété; le
propriétaire de la culotte, toujours sans mot dire, donne un second sou.

Il est clair qu’il y a là une mine de sous. Jeannette sort, et un
instant après rouvre la porte. Elle a pris son parti, et d’une voix
aiguë, perçante, avec une volubilité admirable: «Je n’avais pas de fil;
il a fallu acheter du fil, j’ai usé beaucoup de fil; c’était du bon fil.
Le bouton ne partira plus, je l’ai cousu bien fort: c’est un sou.» Paul
pousse sur la table un troisième sou.

Deux heures après, Jeannette, qui a fait ses réflexions, reparaît. Elle
prépare le déjeuner avec un soin minutieux; elle essuie attentivement
les moindres taches, elle adoucit sa voix, elle marche sans faire de
bruit, elle est d’une prévenance charmante; puis elle dit, en déployant
toutes sortes de grâces obséquieuses: «Il ne faut pas que je perde, vous
ne voulez pas que je perde; l’étoffe était dure, j’ai cassé la pointe de
mon aiguille. Je ne le savais pas tout à l’heure, je viens de le voir:
c’est un sou.»

Paul tira le quatrième sou, en disant de son air grave:

«Courage, Jeannette; vous ferez une bonne maison, ma fille; heureux
l’époux qui vous conduira, candide et rougissante, sous le toit de ses
ancêtres! Allez brosser mon pantalon.»

Les mendiants pullulent. Je n’ai jamais rencontré un enfant qui ne me
demandât l’aumône; tous les habitants font ce métier, de quatre à quinze
ans. Personne n’en a honte. Vous regardez de toutes petites filles, qui
marchent à peine, assises au pas de leur porte et occupées à manger une
pomme: elles viennent en trébuchant vous tendre la main. Vous trouvez
dans une vallée un jeune pâtre

[Illustration: Vallée d’Ossau.--Types et costumes. (Page 132.)]

auprès de ses vaches; il s’approche et vous demande quelque petite
chose. Une grande fille passe avec un fagot sur la tête; elle s’arrête
et vous demande quelque petite chose. Un paysan travaille au chemin. «Je
vous fais une belle route, dit-il; donnez-moi quelque petite chose.» Une
bande de polissons jouent au bout d’une promenade; dès qu’ils vous
voient, ils se prennent par la main, commencent la danse du pays, et
finissent par quêter quelque petite chose. Il en est ainsi dans toutes
les Pyrénées.

Ils sont aussi marchands que mendiants. Rarement on traverse la rue sans
être abordé par un guide qui vous offre ses services et vous demande la
préférence. Si vous êtes assis sur une colline, vous voyez tomber du
ciel deux ou trois enfants qui vous apportent des papillons, des
pierres, des plantes curieuses, des bouquets de fleurs. Si vous
approchez d’une étable, le propriétaire sort avec une écuelle de lait et
veut à toute force vous le vendre. Un jour que je regardais un petit
taureau, le bouvier me proposa de l’acheter.

Cette avidité n’est point choquante. Je remontais une fois derrière les
Eaux-Bonnes le ruisseau de la Soude: c’est une sorte d’escalier disloqué
qui tournoie pendant trois lieues entre des buis, dans un fond brûlé; il
faut grimper sur des rocs pointus, sauter de saillie en saillie, marcher
en équilibre sur des corniches étroites, gravir en zigzag des pentes
escarpées de pierres roulantes. Le sentier ferait peur aux chèvres: on
s’y meurtrit les pieds, et l’on court risque à chaque pas d’y prendre
une entorse. J’y rencontrai de jeunes femmes et des filles de vingt ans,
pieds nus, qui portaient au village, l’une un bloc de marbre dans sa
hotte, l’autre trois sacs de charbon attachés ensemble, une autre cinq
ou six longues et lourdes planches; la course est de trois lieues, par
le soleil de midi; ajoutez trois lieues pour revenir: elle est payée dix
sous.

Ils sont, comme les mendiants et les marchands, très-rusés et
très-polis. La pauvreté oblige l’homme à calculer et à plaire: ils ôtent
leur bonnet sitôt qu’on leur parle et sourient complaisamment; jamais de
façons brutales ou naïves. Le proverbe dit très-bien: «Béarnais faux et
courtois.» On se souvient des manières caressantes et de la parfaite
habileté de leur Henri IV: il sut jouer tout le monde et ne heurter
personne. En ce point et en beaucoup d’autres, il était de son pays. La
nécessité aidant, je leur ai vu inventer des dissertations géologiques.
Au milieu de juillet il y eut une sorte de tremblement de terre; on
répandit le bruit qu’un vieux mur s’était écroulé: la vérité est que les
fenêtres avaient tremblé, comme lorsqu’une grosse voiture passe.
Aussitôt la moitié des baigneurs délogea: cent cinquante personnes
s’enfuirent de Cauterets en deux jours; les voyageurs en chemise
couraient à l’écurie la nuit pour atteler leurs voitures, et emportaient
pour l’éclairer la lanterne de l’hôtel. Les paysans secouaient la tête
d’un air de compassion et me disaient: «Voyez-vous, monsieur, ils vont
chercher pis; s’il y a un tremblement, la plaine s’ouvrira et ils
tomberont dans les crevasses, au lieu qu’ici la montagne est solide et
les garantirait comme une maison.»

Cette même Jeannette, qui tient déjà une place si honorable dans mon
histoire, fournira un exemple de la circonspection polie et de la
réserve méticuleuse dont ils s’enveloppent quand ils ont peur de se
compromettre. Son maître avait dessiné l’église voisine, et voulut juger
son œuvre à la façon de Molière.

«Reconnaissez-vous cela, Jeannette?

--Ah! monsieur, c’est-y vous qui l’avez fait?

--Qu’est-ce que j’ai copié là?

--Ah! monsieur, c’est bien beau.

--Mais encore, dites-moi ce qu’il y a là-dessus.»

Elle prend la feuille, la tourne et la retourne, regarde l’artiste d’un
air ébahi et ne dit rien.

«Est-ce un moulin ou une église?

--Oui-da!

--Est-ce l’église de Laruns?

--Ah! c’est bien beau.»

On ne put jamais la tirer de là.


IV.

Nous avons voulu savoir si les pères valaient les fils; et nous avons
trouvé l’histoire du Béarn dans un bel in-folio rouge, composé en l’an
1640, par maître Pierre de Marca, Béarnais, conseiller du roi en ses
conseils d’État et privé, et président en sa cour du parlement de
Navarre, le tout orné d’une magnifique gravure qui représente la
conquête de la Toison d’or. Pierre de Marca y fait plusieurs découvertes
importantes, entre autres celle de deux rois de Navarre, personnages du
neuvième siècle, inconnus jusqu’à lui: Séméno Ennéconis, et Ennéco
Séménonis.

Quoique pleins de respect pour Séméno Ennéconis et Ennéco Séménonis,
nous nous sommes ennuyé infiniment en lisant les procès, les brigandages
et les généalogies de tous ces illustres inconnus. Paul prétend que
l’histoire savante est bonne pour les ânes savants; mille dates ne font
pas une idée. Un jour le célèbre historien de la Suisse, Jean de Muller,
ayant voulu réciter la liste de tous les seigneurs suisses, oublia le
cinquante et unième descendant de je ne sais quel vicomte; de honte et
de chagrin, il fut malade: c’est comme si un général tâchait de savoir
combien chacun de ses soldats a de boutons à son habit.

Nous avons trouvé que de tout temps ces bons montagnards ont été
_gaigneurs_ et _picoreurs_. Il est si naturel de vouloir vivre, et bien
vivre! Surtout il est si doux de vivre aux dépens d’autrui! Jadis, en
Écosse, tout vaisseau naufragé appartenait aux gens de la côte; les
navires brisés leur arrivaient comme les harengs dans la saison, récolte
héréditaire et légitime; ils se jugeaient volés quand un naufragé
tâchait de garder son habit. De même ici les étrangers. L’arrière-garde
de Charlemagne y périt avec Roland; les montagnards avaient roulé sur
elle une avalanche de pierres; après quoi ils se partagèrent les
étoffes, l’argent, les mulets, les bagages, et chacun s’en fut dans sa
tanière. Ils traitèrent pareillement une seconde armée envoyée par Louis
le Débonnaire. J’imagine que ces passages leur paraissaient une
bénédiction du ciel, et comme un don particulier de la divine
Providence. De belles cuirasses, des lances neuves, des colliers, des
habits chauds, il y avait là tout un magasin d’or, de fer et de laine.
Probablement les femmes couraient à la rencontre, bénissant le bon époux
qui avait songé le mieux aux intérêts de sa petite famille et rapportait
le plus de provisions. Cette naïveté dans le vol subsiste encore en
Calabre. Du temps de Napoléon, un préfet gourmandait un paysan aisé qui
ne payait pas ses contributions; l’autre répondit avec une franchise
d’honnête homme: «Ma foi, Excellence, ce n’est pas ma faute. Voilà
quinze jours que je vais tous les soirs avec ma carabine me poster sur
la route pour voir s’il ne passera personne. Personne ne passe; mais je
vous promets d’y retourner, jusqu’à ce que j’aie ramassé les ducats que
je vous dois.»

Ajoutez à cette habitude de vol une bravoure extrême; je crois que le
pays cause l’une comme l’autre; l’extrême pauvreté ôte la timidité comme
les scrupules; on tond de fort près la peau du prochain, mais on est
prodigue de la sienne; on est aussi capable de résistance que de
profits; on prend volontiers le bien d’autrui, et on garde le sien plus
volontiers encore. La liberté a poussé ici de toute antiquité, hargneuse
et sauvage, aussi indigène et aussi dure qu’une tige de buis. Écoutez de
quel ton parle la charte primitive:

«Ce sont ici les fors du Béarn, dans lesquels il est fait mention
qu’anciennement en Béarn il n’y avait pas de seigneur, et dans ce temps
ils entendirent parler avec éloge d’un chevalier. Ils allèrent le
chercher, et en firent leur seigneur pendant un an; et après, il ne les
voulut tenir en leurs fors et coutumes. Et la cour de Béarn s’assembla
alors à Pau, et ils le requirent de les tenir ès fors et coutumes. Et
lui ne le voulut pas, et lors le tuèrent en pleine cour.»

Pareillement la terre d’Ossau garda ses priviléges, même contre son
vicomte. Tout voleur qui entrait avec son butin dans la vallée y était
en sûreté, et pouvait le lendemain se présenter impunément devant le
vicomte; il n’était jugé que lorsque celui-ci ou sa femme en son absence
entraient dans la vallée pour y rendre la justice. Cela n’arrivait
guère, et la terre d’Ossau était «la retraite de tous les gens de
mauvaise vie et picoreurs» des environs.


V.

Ces rudes mœurs, pleines de hasard et de dangers, faisaient autant de
héros que de brigands. Le premier est le comte Gaston, un des chefs de
la première croisade; c’était, comme tous les grands hommes du pays, un
esprit entreprenant et adroit, homme d’expérience et homme
d’avant-garde. Il alla en avant pour reconnaître Jérusalem, et
construisit les machines du siége; il passait pour un des plus sages au
conseil, et arbora le premier sur les murs les vaches du Béarn. Personne
ne frappait plus fort et ne calculait plus juste; personne n’aimait
mieux à calculer et à frapper. De retour, il se battit contre ses
voisins, assiégea deux fois Saragosse, assiégea Bayonne, gagna, avec le
roi Alphonse, deux grandes batailles contre les Maures. Quel bon temps
pour ces esprits et ces muscles d’aventuriers! On n’avait pas besoin
alors de chercher la guerre; on la trouvait partout, et le profit avec
elle. Les belles courses que ces cavalcades parmi les villes
merveilleuses des Sarrasins d’Asie et des Maures d’Espagne! Que de
crânes à fendre et que d’or à rapporter! On déchargeait ainsi le
trop-plein de son imagination et de sa force; on trouvait à la fois
l’emploi de son corps et le salut de son âme. On ne mourait pas
sottement d’une balle égarée ou d’un boulet maladroit, au milieu d’une
manœuvre correcte. On subissait tous les hasards et l’imprévu de la
chevalerie errante; les sens étaient en éveil; les bras travaillaient,
le corps était soldat; Gaston fut tué comme un simple cavalier dans une
embuscade, avec l’évêque de Huesca.

Ce qui me plaît dans l’histoire, ce sont les petites circonstances et
les détails de caractère. Tel bout de phrase indique une révolution dans
les facultés et dans les passions; les grands événements y tiennent au
large comme dans leur cause. Voici l’un de ces mots dans la vie de
Gaston. Le jour où Jérusalem fut prise, on avait fait grâce à beaucoup
de musulmans. «Mais le lendemain, les autres, _fâchés_ de voir qu’il y
avait encore des infidèles en vie, montèrent sur les toits du temple, et
massacrèrent et déchirèrent tous les Sarrasins, hommes et femmes[B].»
Nul raisonnement, nulle délibération; à la vue de l’habit musulman, la
colère et le sang leur montent au visage, et ils s’élancent, abattent et
démembrent comme des lions ou des bouchers. Lope de Véga, vieux
chrétien, âpre Espagnol, a retrouvé ce sentiment de sauvage et de
fanatique:

     GARCIA TELLO. Pourquoi, mon père, n’avez-vous pas amené un Maure
     pour que je puisse le voir?

     LE VIEUX TELLO, _lui montrant les prisonniers_. Eh bien, Garcia, en
     voilà.

     GARCIA. Ah! ce sont des Maures? Ils ressemblent à des hommes.

     LE VIEUX TELLO. Mais aussi ce sont des hommes.

     GARCIA. Ils ne méritent pas d’être.

     LE VIEUX TELLO. Pourquoi?

     GARCIA. Parce qu’ils ne croient ni en Dieu ni en la vierge Marie;
     leur vue me fait bouillir le sang, mon père.

     LE VIEUX TELLO. En as-tu peur?

     GARCIA. Pas plus que vous, mon père. (_Allant vers les
     prisonniers._) Chiens, j’ai envie de vous mettre en morceaux, de
     mes mains; vous allez connaître ce que c’est qu’un chrétien. (_Il
     s’élance contre eux et les poursuit._)

     LE VIEUX TELLO. Oh! le bon petit fils! Vive Dieu! il est fin comme
     du corail.

     TELLO. Mendo, vois qu’il ne leur fasse pas de mal.

     LE VIEUX TELLO. _Laisse-lui en tuer un ou deux_; c’est ainsi qu’on
     apprend à tuer au faucon dès son plus jeune âge.

En effet, ce sont des faucons ou des vautours. Dans la chanson de
Roland, quand les preux demandent à Turpin l’absolution de leurs fautes,
l’archevêque leur recommande pour pénitence de bien frapper.

Mais en même temps, c’étaient des esprits et des âmes d’enfants. «Hauts
sont les puits, et les vallées ténébreuses, les rochers noirs, les
défilés merveilleux,» voilà toute leur description des Pyrénées; ils
sentent en bloc et disent de même. Un enfant interrogé sur Paris, qu’il
venait de voir pour la première fois, répondit: «Il y a beaucoup de
rues, et des voitures partout, et des maisons très-grandes, et deux
grandes colonnes sur deux places.» Le vieux poëte est comme lui; il ne
sait pas décomposer ses impressions. Comme lui, il aime le merveilleux,
et se plaît aux histoires gigantesques. Dans la bataille de Roncevaux
tout grandit, et à l’infini. Les preux tuent toute l’avant-garde des
Sarrasins, cent mille hommes, puis l’armée du roi Marsile, trente
bataillons, chacun de dix mille hommes. Roland sonne le cor, et la
clameur arrive à trente lieues jusqu’à Charlemagne, dont les soixante
mille hautbois se mettent à retentir. Quelles visions de pareils mots
éveillaient dans ces cerveaux neufs! Puis tout d’un coup l’arc se
débandait; Roland blessé se souvient «des hommes de son lignage, de la
douce France, de Charlemagne son seigneur qui le nourrit, et ne peut se
tenir d’en pleurer et d’en soupirer.» Au sortir du carnage dont ils
emplirent Jérusalem, les croisés allèrent pieds nus, pleurant, et
chantant, jusqu’au saint sépulcre. Plus tard, quand une partie des
barons voulut quitter la croisade de Constantinople, les autres allèrent
à leur rencontre, et tombant à genoux les supplièrent; tous
s’embrassèrent alors, éclatant en sanglots. Enfants robustes: ce mot
exprime tout; ils tuaient et hurlaient en bêtes de proie, puis la fougue
apaisée ils revenaient aux larmes et aux tendresses d’un enfant qui se
jette au cou de son frère, ou qui va faire sa première communion.


VI.

Je reviens à mes Béarnais: ils étaient les plus alertes et les plus
avisés de la bande.

Les comtes de Béarn se battent et traitent avec tout le monde; ils
flottent entre le patronage de la France, de l’Espagne et de
l’Angleterre, et ne sont sujets de personne; ils passent de l’un à
l’autre et toujours avec profit, «attirés, dit Matthieu Paris, par les
livres sterling et par les écus dont ils avaient grand besoin, et dont
il y avait grande foison.» Ils sont toujours les premiers aux rudes
coups et aux bonnes affaires; ils vont se faire tuer en Espagne ou
demander de l’argent à Poitiers. Ce sont des calculateurs et des
aventuriers, amoureux des batailles par imagination et courage, amoureux
du gain par nécessité et réflexion.

C’est ainsi que leur Henri gagna la couronne de France, très-occupé de
ses intérêts, très-peu occupé de sa vie, et toujours pauvre. Du camp de
la Fère, déjà reconnu roi, il écrivait: «Je n’ai quasi un cheval sur
lequel je puisse combattre ni un harnais complet que je puisse endosser;
mes chemises sont toutes déchirées, mes pourpoints troués au coude. Ma
marmite est souvent renversée, et, depuis deux jours, je dîne et je
soupe chez les uns et chez les autres, mes pourvoyeurs disant n’avoir
plus moyen de fournir pour ma table, d’autant qu’il n’y a plus de six
mois qu’ils n’ont reçu d’argent.»

Un mois après, à Fontaine-Française, il chargeait une armée avec huit
cents cavaliers et faisait le coup de pistolet par plaisir, comme un
soldat. Mais en même temps ce père du peuple traitait le peuple de la
façon que voici: «Les prisons de Normandie étaient pleines de
prisonniers pour le payement de l’impôt du sel. Ils y pourrissaient
tellement qu’on en avait tiré jusqu’à cent vingt cadavres pour une fois.
Le parlement de Rouen supplia Sa Majesté d’avoir pitié de son peuple;
mais le roi, qui avait été instruit qu’il venait un grand trésor de cet
impôt, commença à dire qu’il voulait que ledit impôt fût levé, et
semblait qu’il voulût tourner le reste en risée.»

Bon diable sans doute, mais diable à quatre; nous les aimons, nous
autres Français; ils sont aimables, mais parfois pendables. Ceux-ci
prudents par-dessus le marché, étaient faits pour être officiers de
fortune.

«Gassion, dit Tallemant des Réaux, était le quatrième garçon et avait un
cadet. Après qu’il eut fait ses études, on l’envoya à la guerre; mais on
ne le mit pas autrement en bon équipage. Son père lui donna pour tous
chevaux un vieux _courtaud_ qui pouvait bien avoir trente ans; il n’y
avait plus que celui-là dans tout le Béarn, et on l’appelait par rareté
le _courteau de Gassion_. Il y a apparence que ce jeune homme n’était
guère mieux pourvu d’argent que de monture. Ce gentil coursier le laissa
à quatre ou cinq lieues de Pau. Cela n’empêcha pas qu’il n’allât
jusqu’en Savoie, où il se mit dans les troupes du duc de Savoie, car
alors il n’y avait point de guerre en France. Mais le feu roi ayant
rompu avec ce prince, tous les Français eurent ordre de quitter son
service; cela obligea notre aventurier à revenir au service du roi.

«A la prise du pas de Suze, il fit si bien, n’étant que simple cavalier,
qu’on le fit cornette; mais la compagnie dont il était cornette ayant
été cassée, il vient à Paris et demande une casaque de mousquetaire. On
la lui refuse à cause de sa religion. De dépit, il passe avec quelques
Français en Allemagne, et, quoique dans la troupe il y eût des gens plus
qualifiés que lui, sachant parler latin, on le prit partout pour le
principal de la bande. Un de ceux-là fit les avances d’une compagnie de
chevau-légers qu’ils vinrent lever en France pour le roi de Suède; il en
fut lieutenant; son capitaine fut tué, le voilà capitaine lui-même. Il
se fit bientôt connaître pour un homme de cœur, de telle sorte qu’il
obtint du roi de Suède qu’il ne recevrait d’ordre que de Sa Majesté
seule; ce fut à la charge de marcher toujours à la tête de l’armée et de
faire en quelque sorte le métier d’enfant perdu. Dans cet emploi, il
reçut un furieux coup de pistolet dans le côté droit, dont la plaie
s’est rouverte plusieurs fois, tantôt avec danger de la vie, tantôt
cette ouverture servant de crise aux autres maladies.»

Il était tout soldat, avant tout amateur de bravoure. Un paysan rebelle,
à Avranches, se battit admirablement devant une barricade, et tua le
marquis de Courtaumer, qu’il prit pour Gassion. Gassion fit chercher
partout ce vaillant homme pour lui faire grâce et le mettre dans son
régiment. Le chancelier Séguier prit l’affaire en homme de robe; quelque
temps après, ayant saisi le paysan, il le fit rouer.

Il traitait les affaires civiles comme les affaires militaires. Il fit
dire à un marchand de Paris, qui lui fit banqueroute de dix mille
livres, «qu’il lui serait impossible de laisser au monde un homme qui
emportait son bien.» Il fut payé.

«Il mena admirablement les gens à la guerre. J’en ai ouï conter une
action bien hardie et bien sensée tout ensemble: avant que d’être
maréchal de camp, il demanda à quelques gentilshommes s’ils voulaient
venir en parti avec lui. Ils y allèrent. Après avoir couru toute une
matinée sans rien trouver, il leur dit: «Nous sommes trop forts; les
partis fuient devant nous. Laissons ici nos cavaliers, et allons-nous-en
tout seuls.» Les volontaires le suivent; ils s’avancent jusqu’auprès de
Saint-Omer. Quand ils furent là, voilà deux escadrons de cavalerie qui
paraissent et leur coupent le chemin; car Saint-Omer était à dos de nos
gens. «Messieurs, leur dit-il, il faut périr ou passer. Mettez-vous tous
de front; allez au grand trot à eux et ne tirez point. Le premier
escadron craindra, voyant que vous ne voulez tirer qu’à brûle-pourpoint;
il reculera et renversera l’autre.» Cela arriva comme il l’avait dit:
nos gentilshommes, bien montés, forcent les deux escadrons et se sauvent
tous, à un près.

«En voici un autre qui est bien aussi hardi; mais il me semble un peu
téméraire. Ayant eu avis que les Cravates emmenaient les chevaux du
prince d’Enrichemont, il voulut aller les charger, accompagné seulement
de quelques-uns de ses cavaliers, et, s’étant trouvé un grand fossé
entre lui et les ennemis, il le fit passer à la nage à son cheval, sans
regarder si on le suivait, tellement qu’il alla seul aux ennemis, en
tua cinq, mit les autres en fuite, et revint avec trois des nôtres
qu’ils avaient pris, et qui lui aidèrent peut-être dans le combat. Il
ramena tous les chevaux.»

L’ancien chevau-léger reparaissait sous le général. Aussi resta-t-il
toujours le camarade de ses soldats. Quand quelqu’un avait offensé le
moindre de ses cavaliers, il menait avec lui ce cavalier et lui faisait
rendre raison d’une façon ou d’une autre.

«La Vieuxville, depuis surintendant, lui donna son fils aîné pour
apprendre le métier de la guerre. Ce jeune homme traita Gassion à
l’armée magnifiquement. «Vous vous moquez, dit-il, monsieur le marquis:
à quoi bon toutes ces friandises? Mordioux! il ne faut que bon pain, bon
vin et bon fourrage.» Il pensait à son cheval autant qu’à lui-même.

Il était méchant courtisan et ne s’inquiétait guère des cérémonies. Un
jour, il alla à la cène devant le prince palatin, et, le dimanche
suivant, ayant trouvé sa place prise, il ne voulut jamais souffrir qu’un
gentilhomme en sortît, et alla chercher place ailleurs. Du reste, peu
galant avec les dames et sur ce point très-indigne d’Henri IV.

«A la cour, beaucoup de filles, qui eussent bien voulu de lui, le
cajolaient et lui disaient: «Vraiment, monsieur, vous avez fait les plus
belles choses du monde.--Cela s’entend bien,» disait-il. Une ayant dit:
«Je voudrais bien avoir un mari comme M. de Gassion.--Je le crois bien,»
répondit-il.

«Il disait de Mlle de Ségur, vieille et laide: Elle me plaît, cette
fille; elle ressemble à un Cravate.»

«Quand Bougis, son lieutenant de gendarmes, demeurait trop longtemps à
Paris l’hiver, il lui écrivait: «Vous vous amusez à ces femmes, vous
périrez malheureusement; ici vous verriez quelque belle occasion. Quel
diable de plaisir d’aller au Cours et de faire l’amour! Cela est bien
comparable au plaisir d’enlever un quartier!»

Son frère Bergeré paraissait peu goûter ce plaisir. Gassion, alors
colonel, lui ordonna en une occasion d’aller à la charge avec cinquante
reîtres, et lui déclara que s’il lâchait pied, il lui passerait l’épée
au travers du corps. Excellente manière de former les hommes! Bergeré
s’en trouva bien, et depuis alla aux coups tout comme un autre.

Ces deux aventuriers eurent une fin toute militaire. Leur frère le
président, pour épargner l’argent, fit embaumer Bergeré par un valet de
chambre qui le charcuta horriblement. Pour Gassion, il attendit trois
mois une sépulture. «Le président, se lassant de payer le louage des
draps funèbres, les rendit et en fit mettre d’autres qui lui coûtaient
dix sols de moins par jour. Enfin il fit faire un petit caveau entre
deux portes dans le vieux cimetière; il les fit ensevelir un jour de
prêche sans aucune solennité, ni sans qu’on pût dire qu’on y était allé
pour eux.» Les trois quarts des héros ont été enterrés ainsi, comme des
chiens.

Le dernier de ces d’Artagnan, coureurs héroïques d’aventures
profitables, naquit à Pau, rue du Tran, nº 6[C]. Tambour en 1792, il
était en 1810 prince royal de Suède. Il avait fait son chemin, et perdu
ses préjugés en route. Comme Henri IV, il trouvait qu’un royaume vaut
bien une messe; il fit aussi «le saut périlleux,» mais en sens inverse,
et laissa là sa religion comme une vieille casaque; affaire de friperie:
un manteau royal et tout neuf valait mieux.



III

LA VALLÉE DE LUZ



ROUTE DE LUZ


I

La voiture part des Eaux-Bonnes avec l’aube. Le soleil se lève à peine,
et les montagnes le cachent encore. De pâles rayons viennent colorer les
mousses du versant occidental. Ces mousses, trempées de rosée, semblent
s’éveiller sous la première caresse du jour. Des teintes roses, d’une
douceur inexprimable, se posent sur les sommets, puis descendent sur les
pentes. On n’aurait jamais cru ces vieux êtres décharnés capables d’une
expression si timide et si tendre. La lumière croît, le ciel s’élargit,
l’air s’emplit de joie et de vie. Un pic chauve au milieu des autres se
détache plus noir dans une auréole de flamme. Tout d’un coup entre deux
dentelures, part, comme une flèche éblouissante, le premier regard du
soleil.


II.

Au delà de Pau, s’étend un pays riant, doré de moissons, où le Gave tord
ses replis bleus entre des grèves blanches. Sur la droite, dans un voile
lointain de vapeur lumineuse, les Pyrénées lèvent leurs cimes dentelées
et les pointes nues de leurs rocs noirs. Leurs flancs, que les eaux
d’hiver sillonnent, sont parfaitement rayés et comme labourés par un
râteau de fer. On voit s’ouvrir le pays pittoresque et les grandes
montagnes; les clôtures des champs sont en galets roulés; dans leurs
fissures foisonnent des graminées ondoyantes, de jolies bruyères, des
touffes de sédums jaunes et surtout de petits géraniums roses qui
brillent au soleil comme des étoiles de rubis. On est tout porté à
chercher des nymphes; nous en rencontrons six dans un verger, non pas à
la vérité dansantes, mais crottées. Elles mangent du pain et du fromage,
et nous regardent la bouche béante, accroupies sur leurs talons.


III.

Coarraze garde encore une tour et un portail, débris d’un château. Ce
château a sa légende, et Froissart la conte d’un style si coulant, si
aimable, si détaillé et si expressif, qu’il faut le copier tout au
long.

Le sire de Coarraze était en dispute avec un clerc; le clerc partit en
faisant des menaces. «Quand le chevalier y pensoit le moins, environ
trois mois après, vinrent en son chastel de Coarraze, là où il se
dormoit en son lit de lez de sa femme, messagers invisibles qui
commencèrent à bûcher et à tempêter tout ce qu’ils trouvoient parmi ce
chastel, en tel manière, que il sembloit que ils dussent tout abattre;
et bûchoient les coups si grands à l’huys de la chambre du seigneur, que
la dame qui se gisoit en son lit en étoit toute effrayée; le chevalier
oyoit bien tout ce, mais il ne sonnoit mot, car il ne vouloit pas
montrer courage d’homme ébahi; et aussi il étoit hardi assez pour
attendre les aventures.

«Ce tempêtement et effroi fait en plusieurs lieux parmi le chastel dura
un long espace et puis se cessa. Quand ce vint à lendemain, toutes les
mesnies de l’hôtel s’assemblèrent et vinrent au seigneur à l’heure qu’il
fut découché et lui demandèrent: «Monseigneur, n’avez-vous point ouy ce
que nous avons anuit ouy?» Le sire de Coarraze se feignit et dit: «Non;
quelle chose avez-vous ouy?» Adonc lui recordèrent-ils comment on avoit
tempêté aval son chastel et retourné et cassé toute la vaisselle de la
cuisine. Il commença à rire et dit que ils l’avoient songé et que ce
n’avoit été que vent. «En nom Dieu, dit la dame, je l’ai bien ouy.»

«Quant ce vint l’autre nuit après ensuivant, encore revinrent ces
tempêteurs mener plus grand’noise que devant et bûcher les coups moult
grands à l’huys et aux fenêtres de la chambre du chevalier. Le chevalier
saillit sus en my son lit, et ne se put ni se volt abstenir que il ne
parlât et ne demandât «Qui est-ce là, qui ainsi bûche en ma chambre à
cette heure?»

«Tantôt lui fut répondu: «Ce suis-je, ce suis-je.» Le chevalier dit:
«Qui t’envoye ici?--Il m’y envoye le grand clerc de Casteloigne à qui tu
fais grand tort, car tu lui tols les droits de son héritage. Si ne te
lairay en paix, tant que tu lui en auras fait bon compte et qu’il soit
content.» Dit le chevalier: «Et comment t’appelle-t-on, qui es si bon
messager?--On m’appelle Orton.--Orton, dit le chevalier, le service d’un
clerc ne te vaut rien, il te fera trop de peine si tu veux le croire; je
te prie, laisse-le en paix et me sers, et je t’en saurai gré.»

«Orton fut tantôt conseillé de répondre, car il s’enamoura du chevalier
et dit: «Le voulez-vous?--Oui, dit le sire de Coarraze; mais que tu ne
fasses mal à personne de céans; je me chevirai bien à toi et nous serons
bien d’accord.--Nennil, dit Orton, je n’ai nulle puissance de faire
autre mal que de toi réveiller et destourber ou autrui, quand on devrait
le mieux dormir.--Fais ce que je dis, dit le chevalier, nous serons
bien d’accord, et laisse ce méchant désespéré clerc. Il n’y a rien de
bien en lui, fors que peine pour toi, et si me sers.--Et puisque tu le
veux, dit Orton, et je le veuil.»

«Là s’enamoura tellement cil Orton du seigneur de Coarraze, que il le
venoit voir bien souvent de nuit, et quand il le trouvoit dormant, il
lui hochoit son oreiller, ou il heurtoit grands coups à l’huys ou aux
fenêtres de la chambre, et le chevalier, quand il étoit réveillé, lui
disoit: «Orton, laisse-moi dormir, je t’en prie.--Non ferai, disoit
Orton, si t’aurai ainçois dit des nouvelles.» Là avoit la femme du
chevalier si grand paour, que tous les cheveux lui dressoient, et se
muçoit en la couverture. Là lui demandoit le chevalier:

«Et quelles nouvelles me dirois-tu et de quel pays viens-tu?» Là disoit
Orton: «Je viens d’Angleterre, ou d’Allemagne, ou de Hongrie, ou d’un
autre pays, et puis je m’en partis hier, et telles choses et telles y
sont avenues.» Si savoit ainsi le sire de Coarraze par Orton tout quant
que il avenoit par le monde; et maintint cette ruse cinq ou six ans et
ne put s’en taire, mais s’en découvrit au comte de Foix par une manière
que je vous dirai.

«Le premier an, quand le sire de Coarraze venoit vers le comte à Ortais
ou ailleurs, le sire de Coarraze lui disoit: «Monseigneur, telle chose
est avenue en Angleterre, ou en Écosse, ou en Allemagne, ou en Flandre,
ou en Brabant, ou autres pays;» et le comte de Foix, qui depuis trouvoit
ce en voir (vrai), avoit grand’merveille dont telles choses lui venoient
à savoir. Et tant le pressa et examina une fois, que le sire de Coarraze
lui dit comment et par qui toutes telles nouvelles il savoit, et par
quelle manière il y étoit venu. Quand le comte de Foix en sçut la
vérité, il en eut trop grand’joie et lui dit: «Sire de Coarraze,
tenez-le à amour; je voudrois bien avoir un tel messager; il ne vous
coûte rien, et si savez véritablement tout quant que il avient par le
monde.» Le chevalier répondit: «Monseigneur, aussi ferai-je.»

«Ainsi était le sire de Coarraze servi de Orton, et fut longtemps. Je ne
sais pas si cil Orton avoit plus d’un maître, mais toutes les semaines
de nuit, deux ou trois fois, il venoit visiter le seigneur de Coarraze
et lui recordoit des nouvelles qui étoient avenues en pays où il avait
conversé, et le sire de Coarraze en escriptoit au comte de Foix, lequel
en avoit grand’joie, car c’étoit le sire en ce monde, qui plus
volontiers oyoit nouvelles d’étranges pays. Une fois étoit le sire de
Coarraze avec le comte de Foix; si jangloient entre eux deux ensemble de
Orton et chéy à matière que le comte lui demanda: «Sire de Coarraze,
avez-vous point encore vu votre messager?» Il répondit: «Par ma foi,
monseigneur, nennil, ni point je ne l’ai pressé.--Non? dit-il. C’est
merveille; si me fût aussi bien appareillé comme il est à vous, je lui
eusse prié que il se fût démontré à moi. Et vous prie que vous vous en
mettez en peine, si me saurez à dire de quelle forme il est, et de
quelle façon. Vous m’avez dit qu’il parole le gascon si comme moi ou
vous.--Par ma foi, dit le sire de Coarraze, c’est la vérité, il le
parole aussi bien et aussi bel comme moi et vous; et par ma foi, je me
mettrai en peine de le voir, puisque vous me le conseillez.»

«Avint que le sire de Coarraze, comme les autres nuits avoit été, étoit
en son lit en sa chambre, de côté sa femme, laquelle étoit jà toute
accoutumée de ouïr Orton et n’en avoit plus nul doute, lors vint Orton,
et tire l’oreiller du seigneur de Coarraze qui fort dormoit; le sire de
Coarraze s’éveilla tantôt et demanda: «Qui est-ce là?» Il répondit: «Ce
suis-je, voir Orton.--Et d’où viens-tu?--Je viens de Prague en Bohême;
l’emperière de Rome est mort.--Et quand mourut-il?--Il mourut devant
hier.--Et combien a de ci à Prague en Bohême?--Combien? dit-il; il y a
bien soixante journées.--Et si en es-tu sitôt venu?--M’ait Dieu! voire,
je vais aussitôt ou plustôt que le vent.--Et as-tu ailes?--M’ait Dieu!
Nennil.--Et comment donc peux-tu voler sitôt?» Répondit Orton: «Vous
n’en avez que faire du savoir.--Non, dit-il, je te verrais volontiers
pour savoir de quelle forme et façon tu es.» Répondit Orton: «Vous n’en
avez que faire du savoir; suffise vous quand vous me oyez et je vous
rapporte certaines et vraies nouvelles.--Par Dieu! Orton, dit le sire de
Coarraze, je t’aimerois mieux si je t’avois vu.» Répondit Orton: «Et
puisque vous avez tel désir de moi voir, la première chose que vous
verrez et encontrerez demain au matin, quand vous saudrez hors de votre
lit, ce serai-je.--Il suffit, dit le sire de Coarraze. Or, va, je te
donne congé pour cette nuit.»

«Quand ce vint au lendemain matin, le sire de Coarraze se commença à
lever, et la dame avoit telle paour que elle fit la malade, et que point
ne se leveroit ce jour, ce dit-elle à son seigneur qui vouloit que elle
se levât. «Voire, dit la dame, si verrois Orton. Par ma foi, ne le
veuil, si Dieu plaît, ni voir ni encontrer.» Or dit le sire de Coarraze:
«Et ce fais-je.» Il sault tout bellement hors de son lit, et cuidoit
bien adonc voir en propre forme Orton, mais ne vit rien. Adonc vint-il
aux fenêtres et les ouvrit pour voir plus clair en la chambre, mais il
ne vit rien chose que il pût dire: «Vecy Orton.» Ce jour passé, la nuit
vint. Quand le sire de Coarraze fut en son lit couché, Orton vint et
commença à parler ainsi comme accoutumé avoit. «Va, va, dit le sire de
Coarraze, tu n’es qu’un bourdeur; tu te devois si bien montrer à moi
hier qui fut, et tu n’en as rien fait.--Non! dit-il, si ai, m’aist
Dieu!--Non as.--Et ne vîtes-vous pas, ce dit Orton, quand vous
saulsistes hors de votre lit, aucune chose?--Oil, dit-il, en séant sur
mon lit, et pensant après toi, je vis deux longs fétus sur le pavement,
qui tournèrent ensemble et se jouoient.--Et ce étois-je, dit Orton, en
cette forme-là, m’étois-je mis.» Dit le sire de Coarraze: «Il ne me
suffit pas; je te prie que tu te mettes en autre forme, telle que je te
puisse voir et connoître.» Répondit Orton: «Vous ferez tant que vous me
perdrez et que je me tannerois de vous, car vous me requérez trop
avant.» Dit le sire de Coarraze: «Non feras-tu, ni te tanneras point de
moi; si je t’avois vu une seule fois, je ne te voudrois plus jamais
voir.--Or, dit Orton, vous me verrez demain, et prenez bien garde que la
première chose que vous verrez, quand vous serez issu hors de votre
chambre, ce serois-je.--Il suffit, dit le sire de Coarraze; or, t’en va
meshuy, je te donne congé, car je veuil dormir.»

«Orton se partit. Quand ce vint à lendemain à heure de tierce, que le
sire de Coarraze fut levé et appareillé, si comme à lui appartenoit, il
issit hors de sa chambre et vint en une galeries qui regardoient en mi
la cour du chastel. Il jette les yeux et la première chose que il vit,
c’étoit que en sa cour a une truie la plus grande que oncques avoit vu,
mais elle étoit tant maigre que par semblant on n’y veoit que les os et
la pel; et avoit un museau long et tout affamé. Le sire de Coarraze
s’émerveilla trop fort de cette truie et ne la vit point volontiers et
commanda à ses gens: «Or tôt mettez les chiens hors, je veuil que cette
truie soit pillée.» Les varlets saillirent avent, et defrêmèrent le lieu
où les chiens étoient et les firent assaillir la truie. La truie jeta un
grand cri et regarda contremont sur le seigneur de Coarraze, qui
s’appuyoit devant sa chambre à une étaie. On ne la vit oncques puis, car
elle s’esvanouit, ni on ne sçut que elle devint.

«Le sire de Coarraze rentra dans sa chambre tout pensif, et lui alla
souvenir de Orton, et dit: «Je crois que j’ai huy vu mon messager; je me
repens de ce que j’ai huyé et fait huïer mes chiens sur lui; fort y a si
je le vois jamais, car il m’a dit plusieurs fois que sitôt que je le
courroucerois je le perdrois et ne revenroit plus.» Il dit vérité:
oncques puis ne revint en l’hôtel du seigneur de Coarraze, et mourut le
chevalier dedans l’an suivant.»

Cet Orton, les fadets, la reine Mab, sont les pauvres petits dieux
populaires, fils de l’étang et du chêne, engendrés par les rêveries
tristes et craintives de la fileuse et du paysan. Une grande religion
officielle couvrait alors toutes les pensées de son ombre; le dogme
était fait, imposé; les hommes ne pouvaient plus, comme en Grèce ou en
Scandinavie, bâtir le grand poëme qui convenait à leurs mœurs et à leur
esprit. Ils le recevaient d’en haut, et répétaient la litanie
docilement, sans bien l’entendre. Leur invention ne portait que sur des
légendes de saints ou des superstitions de clocher. Ne pouvant toucher à
Dieu, ils se forgeaient des lutins, des ermites et des gnomes, et
exprimaient par ces figures bonasses ou fantastiques leur vie rustique
ou leurs terreurs vagues. Cet Orton qui la nuit tempête aux portes et
casse la vaisselle, n’est-ce pas le cauchemar de l’homme demi-éveillé,
écoutant avec anxiété le frôlement du vent qui tâtonne aux portes, et
les bruits soudains de la nuit grossis par le silence? L’enfant a des
craintes pareilles quand, dans son lit, il se bouche les yeux et les
oreilles pour ne pas voir l’ombre étrange de l’armoire, et pour ne pas
entendre les cris étouffés du chaume sur le toit. Ces deux brins de
paille qui tournoient convulsivement, enlacés comme des jumeaux, et
luisent d’un éclat mystérieux sous le soleil pâle, laissent dans une
tête maladive une inquiétude vague. Ainsi naissait le peuple des
farfadets et des fées, êtres agiles, voyageurs soudains, aussi
capricieux et aussi prompts que le rêve, qui malignement s’amusaient à
coller les crins des chevaux ou à aigrir le lait, tendres pourtant
quelquefois et domestiques, attachés au foyer comme le grillon à son
âtre, pénates de campagne et de ferme, puissants et invisibles comme des
dieux, bizarres et violents comme des enfants. Toutes les légendes
conservent et embellissent ainsi des mœurs et des sentiments évanouis,
semblables à ces forces minérales qui, là-bas, au cœur des montagnes,
transforment le charbon et la pierre en marbre et en diamant.


IV.

A Lestelle, à peine arrivés, de toutes parts on nous déclare qu’il faut
visiter la chapelle. Nous passons entre des rangées de boutiques
chargées de chapelets, de bénitiers, de médailles, de petits crucifix, à
travers un feu croisé d’offres, d’exhortations et de cris. Après quoi
nous sommes libres d’admirer l’édifice, et nous n’usons pas de cette
liberté. Il y a bien sur le portail une vierge assez jolie dans le style
du dix-septième siècle, quatre évangélistes en marbre, et dans
l’intérieur quelques tableaux passables; mais le dôme bleu étoilé d’or a
l’air d’une bonbonnière, les murs sont déshonorés d’estampes achetées
rue Saint-Jacques, l’autel est encombré de colifichets. Ce trou doré
est prétentieux et triste; en si beau pays le bon Dieu est mal logé.

La pauvre petite chapelle s’adosse comme un nid à une grosse montagne
boisée de buissons verts serrés, qui s’étale opulemment sous la lumière
et chauffe son ventre au soleil. La route arrêtée brusquement se courbe
et traverse le Gave. Le joli pont, d’une seule arche, pose ses pieds sur
la roche nue et laisse pendre sa chevelure de lierre dans l’eau glauque
tournoyante. On monte sur de belles collines boisées où pâturent les
vaches et dont les pentes arrondies descendent mollement jusqu’à la
rivière. On approche de Saint-Pé, frontière du Bigorre et du Béarn.

Saint-Pé renferme une curieuse église romane à porte sculptée. Une
poussière lumineuse dansait dans son ombre chaude; les yeux plongeaient
avec volupté dans le profond enfoncement; les reliefs y nageaient dans
une noirceur vivante. Puis tout d’un coup un tintamarre de coups de
fouets, de roues grinçantes et roulantes, de pavés froissés qui
pétillent; puis l’interminable haie des murs blancs qui courent à droite
et à gauche, plaqués de lumière crue; puis la subite ouverture du ciel
et le triomphe du soleil, dont la fournaise flamboie au plus haut de
l’air.


V.

Près de Lourdes, les collines se pèlent et le paysage s’attriste.
Lourdes n’est qu’un amas de toits ternes, d’une morne teinte plombée,
entassés au-dessous de la route. Les deux petites tours du fort
dessinent dans l’air leurs formes grêles. Un rocher énorme, d’une seule
pièce, noirâtre, lève son dos rongé de mousse au-dessus d’une mince
muraille d’enceinte qui tourne pour l’enserrer: on dirait un éléphant
dans une baraque de planches. Le voisinage des montagnes rend mesquines
toutes les constructions humaines.

De lourds nuages montaient dans le ciel, et l’horizon terni s’encaissait
entre deux rangs de montagnes décharnées, tachées de broussailles
maigres, fendues de ravines; un jour pâle tombait sur les sommets
tronqués et dans les crevasses grises. Aux relais, des bandes de
mendiants s’accrochaient à la voiture avec des sons rauques,
inarticulés, l’air idiot, le cou tors, le corps déformé, les tendons
saillants boursouflaient leur peau rugueuse, et, sous les guenilles en
loques, leur chair montrait sa couleur de brique brûlée.

On entra dans la gorge de Pierrefitte. Les nuages avaient gagné et
noircissaient tout le ciel; le vent s’engouffrait par saccades et
fouettait la poussière

[Illustration: Église de Bétharam et chemin de l’Estelle. (Page 166.)]

en tourbillons. La voiture roulait entre deux murailles immenses de
roches sombres, tailladées et déchiquetées comme par la hache d’un géant
désespéré: sillons abrupts, labourés d’entailles béantes, plaies
rougeâtres, déchirées et traversées par d’autres plaies pâlies, blessure
sur blessure; le flanc perpendiculaire saigne encore de ses coups
multipliés. Des masses bleuâtres, demi-tranchées, pendaient en pointes
aiguës sur nos têtes; mille pieds plus haut, des étages de bloc
s’avançaient en surplombant. A une hauteur prodigieuse, les cimes noires
crénelées s’enfonçaient dans la vapeur. Le défilé semblait à chaque pas
se fermer; l’obscurité croissait, et, sous les reflets menaçants d’une
lumière livide, on croyait voir ces saillies monstrueuses s’ébranler
pour tout engloutir. Les arbres pliaient et tournoyaient, froissés
contre la pierre. Le vent se lamentait en longues plaintes aiguës, et,
sous tous ces bruits douloureux, on entendait le grondement rauque du
Gave, qui se brise furieux contre les roches invincibles, et gémit
lugubrement comme une âme en peine, impuissant et obstiné comme son
tourment.

La pluie vint et brouilla les objets. Au bout d’une heure, les nuages
dégonflés traînaient à mi-côte; les roches dégouttantes luisaient d’un
vernis sombre, comme des blocs d’acajou bruni. L’eau troublée
bouillonnait en cascades grossies; les profondeurs de la gorge étaient
encore noircies par l’orage; mais une lumière jeune jouait sur les cimes
humides, comme un sourire trempé de larmes. La gorge s’ouvrait; les
arches des ponts de marbre s’élançaient dans l’air limpide, et, dans une
nappe de lumière, on voyait Luz assise entre des prairies étincelantes
et des champs de millet en fleur.



LUZ


I

Luz est une petite ville toute rustique et agréable. Les rues, étroites
et cailloutées, sont traversées d’eaux courantes; les maisons grises se
serrent pour avoir un peu d’ombre. Le matin arrivent des bandes de
moutons, des ânes chargés de bois, des porcs grognons et indisciplinés,
des paysannes pieds nus, qui marchent en filant près de leurs
charrettes. Luz est le rendez-vous de quatre vallées. Gens et bêtes s’en
vont sur la place: on fiche en terre des parapluies rouges. Les femmes
s’asseyent auprès de leurs denrées; autour d’elles, des marmots aux
joues rouges grignotent leur pain et frétillent comme une couvée de
souris: on vend des provisions, on achète des étoffes. A midi, les rues
sont désertes; çà et là vous voyez dans l’ombre d’une porte une figure
de vieille femme assise, et vous n’entendez plus que le bruissement
léger des ruisseaux sur leur lit de pierres.

Les figures ici sont jolies: c’est plaisir de regarder les enfants avant
que le soleil et le travail aient déformé leurs traits. Ils trottinent
joyeusement dans la poussière, et tournent vers le passant leur minois
rondelet, déluré, leurs yeux parlants, avec des mouvements menus et
brusques. Lorsque les jeunes filles en jupe rouge retroussée, en capulet
de grosse étoffe rouge, s’approchent pour vous demander l’aumône, vous
voyez, sous la couleur crue, l’ovale pur d’une figure fine et fière, un
teint mat, presque pâle, et le doux regard de deux grands yeux calmes.


II.

L’église est fraîche et solitaire; elle appartint jadis aux Templiers.
Ces moines soldats avaient un pied jusque dans le moindre coin de
l’Europe. Le clocher est carré comme un fort; le mur d’enceinte a des
créneaux comme une ville de guerre. Le vieux porche sombre serait
aisément défendu. Sur sa voûte très-basse on démêle un Christ
demi-effacé et deux oiseaux fantastiques grossièrement coloriés. A
l’entrée, un petit tombeau découvert sert de bénitier, et l’on montre
une porte basse par laquelle passaient les _cagots_, race maudite. Ce
premier aspect est singulier, mais n’a rien qui déplaise. Une bonne
femme en capulet rouge, son tricot à la main, priait près d’un
confessionnal en planches mal rabotées, sous une galerie brune de vieux
bois tourné. La pauvreté et l’antiquité ne sont jamais laides, et cette
expression d’attention religieuse me semblait d’accord avec les débris
et les souvenirs du moyen âge épars autour de nous.

Mais les gens ont au fond du cœur je ne sais quel amour du ridicule et
de l’absurde qui réussit à tout gâter: les arceaux dédorés de cette
pauvre église traversaient une voûte d’azur lessivée et d’étoiles
salies, de flammes, de roses, de petits chérubins rouges, cravatés
d’ailes. Un ange rose brun, pendu par un pied, s’élançait, une couronne
d’or à la main. Dans l’autre nef, on voyait la figure du Soleil, avec
les joues rondes, les sourcils en demi-cercle et l’air bête qu’il a dans
les almanachs. L’autel était chargé d’une profusion de dorures ternies,
d’anges jaunâtres, de visages niais et piteux comme ceux des enfants qui
ont trop dîné. Cela prouve que leurs cabanes sont fort tristes, fort
nues et fort ternes. Au sortir de la boue, on aime la dorure. La plus
fade confiture paraît délicieuse quand on a mangé longtemps des racines
et du pain sec.


III.

Luz fut autrefois la capitale de ces vallées, qui formaient une sorte de
république; chaque commune délibérait sur ses intérêts particuliers;
quatre ou cinq villages formaient un vic, et les députés des quatre vics
se réunissaient à Luz.

«Le rôle des impositions se faisait de temps immémorial sur des morceaux
de bois, qu’ils appelaient _totchoux_, c’est-à-dire bâtons. Chaque
communauté avait son _totchou_, sur lequel le secrétaire faisait avec un
couteau des chiffres romains dont eux seuls connaissaient la valeur.
L’intendant d’Auch, qui ne se doutait pas de ces usages, ordonna en 1784
à un des employés du gouvernement de lui apporter les anciens registres;
il arriva suivi de deux charretées de totchoux.»

Pays pauvre, pays libre. Les États du Bigorre se composaient de trois
chambres qui opinaient séparément; celle du clergé, celle de la
noblesse, celle du tiers État, qui comprenaient des consuls ou officiers
principaux des communes, et des _députés des vallées_. Dans ces
assemblées, on répartissait les impôts et l’on discutait toutes les
affaires importantes. Une vallée est une cité naturelle et fermée,
inspirant l’association, défendue contre l’étranger. On pouvait arrêter
l’ennemi au passage, l’écraser sous les roches; en hiver, la neige et
les torrents lui fermaient toute entrée. Les chevaliers en armure
pouvaient-ils poursuivre les pâtres dans leurs fondrières?
Qu’auraient-ils pris, sauf quelques maigres chèvres! Les hardis
grimpeurs, chasseurs d’ours et de loups, auraient volontiers fait cette
partie, sûrs d’y gagner des habits chauds, des armes et des chevaux.
Ainsi dura l’indépendance en Suisse.

Pays libre, pays pauvre. Je l’ai déjà vu dans la vallée d’Ossau. Les
plaines ne sont que des défilés entre les pieds de deux chaînes. Quand
la pente n’est pas trop roide, la culture monte. S’il est entre deux
roches un morceau de terre, on l’ensemence. L’homme prend au désert tout
ce qu’il peut lui arracher: ainsi s’échelonnent des étages de prés et de
moissons sur le versant bariolé de bandes vertes et de carreaux jaunes.
Les granges et les étables le parsèment de taches blanches; il est rayé
d’un long sentier grisâtre. Mais cette robe trouée de roches saillantes
s’arrête à mi-côte, et le sommet n’est vêtu que de mousses stériles.

La récolte se fait en juillet, bien entendu sans chevaux ni charrettes.
L’homme seul peut, sur ces pentes, faire le métier de cheval: on enferme
les gerbes dans de grandes pièces de toiles qu’on serre avec des cordes;
le moissonneur charge sur sa tête cette botte énorme, et remonte pieds
nus entre les tiges perçantes et les pierres, sans faire un faux pas.

On trouve ici des ordonnances qui réduisent de moitié le nombre des
hommes d’armes auquel le pays est taxé, se fondant sur ce que les grêles
et les gelées détruisent chaque année ses récoltes. Plusieurs fois
pendant les guerres religieuses, il fut désert. En 1575, Montluc déclare
«qu’il est maintenant si pauvre que les habitants d’iceluy sont forcés
d’abandonner leurs maisons et d’aller mendier.» En 1592, les gens de
Comminge, ayant dévasté la contrée, «les paysans de Bigorre
abandonnèrent la culture des terres par manque de bétail, et la plus
grande partie d’iceux prit la route d’Espagne.» Il n’y a pas cent ans,
on n’y connaissait que trois chapeaux et deux paires de souliers.
Aujourd’hui encore les montagnards sont obligés de remonter chaque année
leur champ incliné, que la pluie d’hiver entraîne. «Ils s’éclairent avec
des morceaux de pins huileux et ne mangent presque jamais de viande.»

Que de misères en ce peu de mots! qu’il en a fallu pour rompre l’attache
par laquelle l’homme s’accroche au sol natal! Un vieux texte d’histoire,
une phrase de statistique indifférente, rassemblent dans leur enceinte
des années de souffrance, des milliers de morts, la fuite, les
séparations, l’abrutissement. Certainement, il y a trop de mal dans le
monde. L’homme ôte chaque siècle une ronce et une pierre dans le mauvais
chemin où il avance; mais qu’est-ce qu’une ronce et une pierre? Il en
reste et il en restera toujours plus qu’il n’en faut pour le déchirer et
le meurtrir. D’ailleurs, d’autres cailloux retombent, d’autres épines
repoussent. Son bien-être grandit sa sensibilité; il souffre autant pour
de moindres maux; son corps est mieux garanti, mais son âme est plus
malade. Les bienfaits de la Révolution, les progrès de l’industrie, les
découvertes de la science, nous ont donné l’égalité, la vie commode, la
liberté de penser, mais en même temps l’envie haineuse, la fureur de
parvenir, l’impatience du présent, le besoin du luxe, l’instabilité des
gouvernements, les souffrances du doute et de la recherche. Un bourgeois
de l’an dix-huit cent cinquante est-il plus heureux qu’un bourgeois de
l’an seize cent cinquante? Moins opprimé, plus instruit, mieux fourni de
bien-être, cela est certain; mais plus gai, je ne sais. Une seule chose
s’accroît, l’expérience, et avec elle la science, l’industrie, la
puissance. Dans le reste, on perd autant que l’on gagne et le plus sûr
progrès est de s’y résigner.


IV.

Cette vallée est toute rafraîchie et fécondée par les eaux courantes.
Sur le chemin de Pierrefitte, deux ruisseaux rapides gazouillent à
l’ombre des haies fleuries: ce sont les plus gais compagnons de route.
Des deux côtés, de toutes les prairies, arrivent des filets d’eau qui se
croisent, se séparent, se réunissent et sautent ensemble dans le Gave.
Les paysans arrosent ainsi toutes leurs cultures; un champ a cinq ou six
étages de ruisseaux qui courent serrés dans des lits d’ardoises. La
troupe bondissante s’agite au soleil, comme une bande folle d’écoliers
en liberté. Les gazons qu’ils nourrissent sont d’une fraîcheur et d’une
vigueur incomparable; l’herbe se presse sur leurs bords, trempe ses
pieds dans l’eau, se couche sous l’élan des petites vagues, et ses
rubans tremblent dans un reflet de perle, sous les remous argentés. On
ne fait pas dix pas sans rencontrer une chute d’eau; de grosses cascades
bouillonnantes descendent sur des blocs; des nappes transparentes
s’étalent sur les feuillets de roche; des filets d’écume serpentent en
raies depuis la cime jusqu’à la vallée; des sources suintent le long des
graminées pendantes et tombent goutte à goutte; le Gave roule sur la
droite et couvre tous ces murmures de sa grande voix monotone. De beaux
iris bleus croissent sur les pentes marécageuses; les bois et les
cultures montent bien haut entre les roches. La vallée sourit, encadrée
de verdure; mais, à l’horizon, les pics crénelés, les crêtes en scie et
les noirs escarpements de monts ébréchés, montent dans le ciel bleu,
sous leur manteau de neige.

Derrière Luz est un mamelon nu, appelé Saint-Pierre, qui porte un reste
de ruines grisâtres et d’où l’on voit toute la vallée. Quand le ciel
était brumeux, j’y ai passé des heures entières sans un moment d’ennui:
l’air est tiède sous son rideau de nuages. Des échappées de soleil
découpent sur le Gave des bandes lumineuses, ou font briller les
moissons suspendues à mi-côte. Les hirondelles volent haut, avec des
cris aigus, dans la vapeur traînante; le bruit du Gave arrive adouci par
la distance, harmonieux, presque aérien. Le vent vient, puis s’abat; un
peuple de petites fleurs s’agite sous ses coups d’aile; les boutons d’or
s’alignent en files; de petits œillets frêles cachent dans l’herbe leurs
étoiles purpurines; les graminées penchent leurs tiges grêles sur les
grandes plaques ardoisées; le thym est d’une odeur pénétrante. Ces
plantes solitaires, abreuvées de rosée, aérées par les brises, ne
sont-elles pas heureuses? Le mamelon est désert, personne ne les foule;
elles croissent selon leur caprice, dans les fentes de la pierre, par
familles, libres, inutiles, sous le plus beau soleil. Et l’homme, serf
de la nécessité, mendie et calcule sous peine de vie! Trois enfants
arrivaient, tous en guenilles: «Qu’est-ce que vous cherchez ici?

--Des papillons.

--Pour quoi faire?

--Pour les vendre.»

Le plus jeune avait une sorte de bouton au front: «Un sou, monsieur,
pour le petit qui est malade.»

[Illustration: Vallée de Luz. (Page 178.)]



SAINT-SAUVEUR--BARÈGES


I.

Saint-Sauveur est une rue en pente, régulière et jolie, sans rien qui
sente l’hôtel improvisé et le décor d’Opéra, n’ayant ni la grossièreté
rustique d’un village ni l’élégance salie d’une ville. Les maisons
alignent sans monotonie leurs croisées encadrées de marbre brut: à
droite, elles s’adossent contre des roches à pic, d’où l’eau suinte; à
gauche, elles ont sous leurs pieds le Gave, qui tourne au fond du
précipice.

Les thermes sont un portique carré sous un double rang de colonnes, d’un
style élevé et simple; les marbres, d’un gris bleuâtre, ni éclatants ni
ternes, font plaisir à voir. Une terrasse plantée de tilleuls s’avance
au-dessus du Gave et reçoit les brises fraîches qui montent du torrent
vers les hauteurs; ces tilleuls répandent dans l’air une odeur délicate
et suave. Au-dessous du mur d’appui, l’eau de la source sort en gerbe
blanche et tombe entre les têtes des arbres dans une profondeur qu’on
n’aperçoit pas.

Au bout du village, les sentiers sinueux d’un jardin anglais descendent
jusqu’au Gave; un frêle pont de bois traverse ses eaux d’un bleu terni,
et l’on remonte le long d’un champ de millet jusqu’au chemin de Scia. Le
flanc de ce chemin s’enfonce à six cents pieds, rayé de ravines; au fond
de l’abîme, le Gave se tord dans un corridor de roches que le soleil de
midi n’atteint qu’à peine; la pente est si rapide qu’en plusieurs
endroits on ne l’aperçoit pas; le précipice est si profond que son
mugissement arrive comme un murmure. Le torrent disparaît sous les
corniches et bouillonne dans les cavernes; à chaque pas il blanchit
d’écume la pierre lisse. Son allure tourmentée, ses soubresauts furieux,
ses reflets noirs et livides, donnent l’idée d’un serpent écumant et
blessé. Mais le plus étrange spectacle est celui de la muraille de
roches qui fait face: la montagne a été fendue perpendiculairement comme
par une immense épée, et l’on dirait qu’ensuite des mains acharnées et
plus faibles ont mutilé cette première entaille. Du sommet jusqu’au
Gave, la roche a la couleur du bois mort écorcé; le prodigieux tronc
d’arbre, fendillé et déchiqueté, semble moisir là depuis des siècles;
l’eau suinte dans ses déchirures noircies comme dans celles d’un bloc

[Illustration: Saint-Sauveur. (Page 180.)]

vermoulu; il est jauni de mousses semblables à celles qui végètent dans
la pourriture des chênes humides. Ses blessures ont les teintes brunes
et veinées qu’on voit aux anciennes plaies des arbres. C’est vraiment
une poutre pétrifiée, débris de Babel.

Les géologues sont heureux; ils expriment tout cela, et bien d’autres
choses encore, en disant que le roc est schisteux.

Au bout d’une lieue, nous avons trouvé un bout de prairie, deux ou trois
chaumières assises sur la pente adoucie. Ce contraste repose. Et
pourtant le pâturage est maigre, parsemé de roches stériles, entouré de
débris tombés; sans un petit ruisseau d’eau glacée, le soleil brûlerait
l’herbe. Deux enfants dormaient sous un noyer; une chèvre, grimpée sur
une roche, poussait son bêlement plaintif et tremblant; trois ou quatre
poules furetaient au bord de la rigole, d’un air curieux et inquiet; une
femme puisait de l’eau à la source dans une écuelle de bois: voilà toute
la richesse de ces pauvres ménages. Ils ont parfois, à quatre ou cinq
cents pieds plus haut, un champ d’orge si escarpé qu’on s’attache à une
corde pour le moissonner.


II.

Le Gave est semé de petites îles, où l’on arrive en sautant de pierre en
pierre. Ces îles sont des bancs de roche bleuâtre que tachent des
galets d’une blancheur crue; l’hiver, elles sont noyées; encore
maintenant des troncs écorchés gisent çà et là entre les blocs. Quelques
creux ont gardé des morceaux de limon; des bouquets d’ormes en sortent
comme une fusée, et les panaches des graminées flottent sur les cailloux
arides; alentour, l’eau assoupie chauffe dans les cavernes. Cependant
des deux côtés la montagne lève son mur rougeâtre, sillonné d’écume par
les filets d’eau qui serpentent. Sur tous les flancs de l’île, les
cascades grondent comme un tonnerre; vingt ravines étagées les
engouffrent dans leurs précipices, et leur clameur arrive de toute part
comme le fracas d’une bataille. Une poudre humide rebondit et nage
par-dessus toute cette tempête: elle s’arrête entre les arbres et oppose
sa gaze fine et fraîche à l’embrasement du soleil.


III.

J’ai souvent gravi la montagne par un temps clair, avant le lever du
soleil. Pendant la nuit, la vapeur du Gave, accumulée dans les gorges,
les a comblées; l’on a sous les pieds une mer de nuages, et sur la tête
un dôme d’un bleu tendre rayonnant de splendeur matinale; tout le reste
a disparu: on ne voit que l’azur lumineux du ciel et le satin
éblouissant des nuages; la nature est dans ses vêtements de vierge.
L’œil glisse avec volupté sur les molles rondeurs de la masse aérienne.
Les crêtes noires s’avancent dans son sein comme des promontoires; les
têtes des monts qu’elle baigne se lèvent comme un archipel d’écueils;
elle s’enfonce dans les golfes dentelés, et ondule lentement autour des
pics qu’elle gagne. L’âpreté des crêtes chauves ajoute encore à la grâce
de sa ravissante blancheur. Mais, à mesure qu’elle monte, elle
s’évapore; déjà les paysages des profondeurs apparaissent sous un
crépuscule transparent; le milieu de la vallée se découvre. Il ne reste
de la mer flottante qu’une ceinture blanche, qui traîne contre les
versants; elle se déchire, et les lambeaux pendent un instant aux têtes
des arbres; les derniers flocons s’envolent, et le Gave, frappé par le
soleil, resplendit autour de la montagne comme un collier de diamants.


IV.

Paul et moi nous sommes allés à Baréges; la route est une longue montée
de deux lieues.

Une allée d’arbres s’allonge entre un ruisseau et le Gave. L’eau jaillit
de toutes les hauteurs; çà et là un peuple de petits moulins s’est posé
sur les cascades; les versants en sont semés. On s’égaye à voir ces
petits êtres nichés dans les creux des pentes colossales. Leur toit
d’ardoise sourit pourtant et jette son éclair entre les herbes. Il n’y
a rien ici que de gracieux et d’aimable; les bords du Gave gardent leur
fraîcheur sous le soleil brûlant; les ruisseaux laissent à peine entre
eux et lui une étroite bande verte; on est entouré d’eaux courantes;
l’ombre des frênes et des aunes tremble dans l’herbe fine; les arbres
s’élancent d’un jet superbe, en colonnes lisses, et ne s’étalent en
branches qu’à quarante pieds de hauteur. L’eau sombre de la rigole
d’ardoise va frôlant les tiges vertes; elle court si vite qu’elle semble
frissonner. De l’autre côté du torrent, des peupliers s’échelonnent sur
la côte verdoyante; leurs feuilles, un peu pâles, se détachent sur le
bleu pur du ciel; au moindre vent, elles s’agitent et reluisent. Des
ronces en fleur descendent le long du rocher et vont toucher les crêtes
des vagues. Plus loin, le dos de la montagne, chargé de broussailles,
s’allonge dans une teinte chaude d’un bleu sombre. Les bois lointains
dorment enveloppés de cette moiteur vivante, et la terre qui s’en
imprègne semble respirer avec elle la force et la volupté.


V.

Bientôt les monts se pèlent, les arbres disparaissent; il n’y a plus sur
le versant que de mauvaises broussailles: on aperçoit Baréges. Le
paysage est hideux. Le flanc de la montagne est crevassé d’éboulements
blanchâtres; la petite plaine ravagée disparaît sous les grèves; la
pauvre herbe, séchée, écrasée, manque à chaque pas; la terre est comme
éventrée, et la fondrière, par sa plaie béante, laisse voir jusque dans
ses entrailles; les couches de calcaire jaunâtre sont mises à nu; on
marche sur des sables et sur des traînées de cailloux roulés; le Gave
lui-même disparaît à demi sous des amas de pierres grisâtres, et sort
péniblement du désert qu’il s’est fait. Ce sol défoncé est aussi laid
que triste; ces débris sont sales et petits; ils sont d’hier: on sent
que la dévastation recommence tous les ans. Pour que des ruines soient
belles, il faut qu’elles soient grandioses ou noircies par le temps; ici
les pierres viennent d’être déterrées, elles trempent encore dans la
boue; deux ruisseaux fangeux se traînent dans les effondrements: on
dirait une carrière abandonnée.

Le bourg de Baréges est aussi vilain que son avenue: tristes maisons,
mal recrépies; de distance en distance, une longue file de baraques et
de cahutes de bois, où l’on vend des mouchoirs et de la mauvaise
quincaillerie. C’est que l’avalanche s’accumule chaque hiver sur la
gauche dans une crevasse de la montagne, et emporte en glissant un pan
de rue; ces baraques sont une cicatrice. Les froides vapeurs s’amassent
ici, le vent s’y engage, et la bourgade est inhabitable l’hiver. Le sol
est enseveli sous quinze pieds de neige; tous les habitants émigrent:
on y laisse sept ou huit montagnards avec des provisions, pour veiller
aux maisons et aux meubles. Souvent ces pauvres gens ne peuvent arriver
jusqu’à Luz, et restent emprisonnés plusieurs semaines.

L’établissement des bains est misérable, les compartiments sont des
caves sans air ni lumière; il n’y a que seize cabinets, tous délabrés.
Les malades sont obligés souvent de se baigner la nuit. Les trois
piscines sont alimentées par l’eau qui vient de servir aux baignoires;
celle des pauvres reçoit l’eau qui sort des deux autres. Ces piscines,
basses, obscures, sont des espèces de prisons étouffantes et
souterraines. Il faut avoir beaucoup de santé pour y guérir.

L’hôpital militaire, relégué au nord de la bourgade, est un triste
bâtiment crépissé, dont les fenêtres s’alignent avec une régularité
militaire. Les malades enveloppés d’une capote grise trop large, montent
un à un la pente nue et s’asseyent entre les pierres; ils se chauffent
au soleil pendant des heures entières, et regardent devant eux d’un air
résigné. Les journées d’un malade sont si longues! Ces figures amaigries
reprennent un air de gaieté quand un camarade passe; on échange une
plaisanterie: même à l’hôpital, même à Baréges, un Français reste
Français!

On rencontre de vieux pauvres en béquilles, malades, qui montent la rue
si roide. Ces visages rougis par les intempéries de l’air, ces
lamentables membres repliés ou tordus, ces chairs gonflées ou
affaissées, ces yeux mornes, déjà morts, font peine à voir. A cet âge,
habitués à la misère, ils doivent ne sentir que la souffrance du moment,
ne point s’affliger du passé, ne plus s’inquiéter de l’avenir. On a
besoin de penser que leur âme engourdie vit comme une machine. Ce sont
les ruines de l’homme auprès des ruines du sol.

L’aspect de l’ouest est encore plus sombre. Une masse énorme de pics
noirâtres et neigeux cerne l’horizon. Ils sont suspendus sur la vallée
comme une menace éternelle. Ces arêtes, si âpres, si multipliées, si
anguleuses, donnent à l’œil la sensation d’une dureté invincible. Il en
vient un vent froid, qui pousse vers Baréges de pesants nuages; les
seules choses gaies sont les deux ruisseaux diamantés qui bordent la rue
et babillent bruyamment sur les cailloux bleus.


VI.

Nous avons lu ici pour nous consoler, quelques lettres charmantes; en
voici une du petit duc du Maine, âgé de sept ans, que Mme de Maintenon
avait amené pour le guérir. Il écrivait à sa mère, Mme de Montespan, et
la lettre devait certainement passer sous les yeux du roi. Quelle école
de style que cette cour!

«Je m’en vas écrire toutes les nouvelles du logis pour te divertir, mon
cher petit cœur, et j’écrirai bien mieux quand je penserai que c’est
pour vous, madame. Mme de Maintenon passe tous les jours à filer, et, si
l’on la laissait faire, elle y passerait les nuits, ou à écrire. Elle
travaille tous les jours pour mon esprit; elle espère bien d’en venir à
bout, et le mignon aussi, qui fera ce qu’il pourra pour en avoir,
mourant d’envie de plaire au roi et à vous. J’ai lu en venant l’histoire
de César, je lis à présent celle d’Alexandre et je commencerai bientôt
celle de Pompée. La Couture n’aime pas à me prêter les jupes de Mme de
Maintenon, quand je veux me déguiser en fille. J’ai reçu la lettre que
vous écrivez au cher petit mignon; j’en ai été ravi; je ferai ce que
vous me dites, quand ce ne serait que pour vous plaire; car je vous aime
au superlatif. Je fus charmé, et je le suis encore, du petit signe de
tête que le roi me fit quand je partis, mais fort mal content de ce que
tu ne me paraissais pas affligée: tu étais belle comme un ange.»

Peut-on être plus gracieux, plus flatteur, plus insinuant, plus précoce?
Il fallait plaire en ce temps, plaire à des gens du monde, et d’esprit
vif. Jamais on ne fut plus agréable: c’est que jamais on n’eut plus
grand besoin d’être agréable. Celui-ci, élevé parmi les jupes des
femmes, a pris dès l’abord leur vivacité, leurs coquetteries, leurs
sourires. On voit qu’il monte sur les genoux, qu’il est embrassé, qu’il
embrasse, qu’il amuse; il n’y a point de plus joli bijou de salon.

Mme de Maintenon, dévote, circonspecte et politique, écrit aussi, mais
avec la netteté et la brièveté d’une abbesse mondaine ou d’un président
en jupon. «Vous voyez que je prends courage dans un lieu plus affreux
que je ne puis vous le dire; pour comble de misère, nous y gelons. La
compagnie y est mauvaise; on nous respecte et on nous ennuie. Toutes nos
femmes sont toujours malades; ce sont des badaudes qui ont trouvé le
monde bien grand dès qu’elles ont été à Étampes.»

Nous nous sommes amusés de cette moquerie sèche, dédaigneuse, bien
taillée, un peu écourtée, et j’ai soutenu à Paul que Mme de Maintenon
ressemble aux ifs de Versailles, éteignoirs en brosse et trop tondus.
Là-dessus j’ai dit force mal des paysages au dix-septième siècle, de Le
Nôtre, de Poussin et de sa nature architecturale, de Leclerc, de
Perelle, et de leurs arbres abstraits, officiels, dont le feuillage,
arrondi majestueusement, ne convient à aucune espèce connue. Il m’a
semoncé vertement, selon sa coutume, m’appelant esprit étroit; il
soutient que tout est beau, qu’il faut seulement se mettre au point de
vue. Voici à peu près son raisonnement:

Il prétend que les choses nous plaisent par contraste, et que pour des
âmes différentes, les choses belles sont différentes. «Un jour, dit-il,
je voyageais avec des Anglais dans la Champagne, par un jour nuageux de
septembre. Ils trouvaient les plaines horribles, et moi, admirables. Les
guérets mornes s’étendaient comme une mer jusqu’au bord de l’horizon,
sans rencontrer une colline. Les tiges du blé scié ras teignaient le sol
d’un jaune blafard; la campagne semblait couverte d’un vieux manteau
mouillé. Ici des lignes d’ormes bossus; çà et là un maigre carré de
sapins; plus loin, une chaumière de craie avec sa mare blanche; de
sillon en sillon, le soleil traînait sa lumière malade, et la terre vide
de son fruit, ressemblait à une femme morte en couches de qui on a
retiré l’enfant.

«Mes compagnons s’ennuyaient fort et maudissaient la France. Leur âme,
tendue par les âpres passions politiques, par la morgue nationale, par
la roideur de la morale biblique, avait besoin de repos. Ils
souhaitaient une campagne riante et fleurie, de molles prairies
silencieuses, de beaux ombrages amplement et harmonieusement groupés sur
le penchant des collines. Les paysans hâlés, au visage terne, assis près
d’une mare de boue, leur répugnaient. Ils pensaient pour se reposer à
de jolis cottages entourés de gazons frais, bordés de chèvrefeuilles
roses. Rien de plus raisonnable. Un homme obligé de se tenir droit et
roide trouve que la plus belle attitude est d’être assis.

«Vous allez à Versailles, et vous vous récriez contre le goût du
dix-septième siècle. Ces eaux compassées et monumentales, les sapins
façonnés au tour, ces entassements d’escaliers rectangulaires, ces
arbres alignés comme des grenadiers à la parade, vous rappellent la
classe de géométrie et l’école de peloton. Rien de mieux. Mais cessez un
instant de juger d’après vos habitudes et vos besoins d’aujourd’hui.
Vous vivez seul ou en famille, dans un troisième étage à Paris, et vous
allez, quatre heures par semaine, dans des salons de trente personnes.
Louis XIV vivait huit heures par jour, tous les jours, toute l’année en
public, et ce public comprenait tous les seigneurs de France. Il tenait
salon en plein air; ce salon est le parc de Versailles. Pourquoi lui
demander les agréments d’une vallée? Il faut ces charmilles égalisées
pour ne point accrocher les habits brodés. Il faut ces gazons nivelés et
rasés pour ne point mouiller les souliers à talons. Les duchesses feront
cercle autour de ces pièces d’eau circulaires. Rien de mieux choisi que
ces escaliers immenses et uniformes pour étaler les robes lamées de
trois cents dames. Ces larges allées, qui vous semblent vides, étaient
majestueuses quand cinquante seigneurs en brocart et en dentelles y
promenaient leurs cordons bleus et leurs beaux saluts. Nul jardin n’est
mieux fait pour se montrer en grand costume et en grande compagnie, pour
faire la révérence, pour causer, pour nouer des intrigues de galanterie
et d’affaires. Vous voulez vous reposer, être seul, rêver; allez
ailleurs; vous vous êtes trompé de porte: mais le ridicule suprême
serait de blâmer un salon d’être un salon.

«Comprenez donc que notre goût moderne sera aussi passager que
l’antique; ce qui veut dire qu’il est justement aussi raisonnable et
aussi sot. Nous avons le droit d’admirer les sites sauvages, comme jadis
on avait le droit de s’ennuyer dans les sites sauvages. Rien de plus
laid qu’une vraie montagne au dix-septième siècle. Elle rappelait mille
idées de malheur. Les gens qui sortaient des guerres civiles et de la
demi-barbarie pensaient aux famines, aux longues traites à cheval sous
la pluie et dans la neige, au mauvais pain noir mêlé de paille, aux
hôtelleries boueuses, empestées de vermine. Ils étaient las de la
barbarie, comme nous sommes las de la civilisation. Aujourd’hui les rues
sont si propres, les gendarmes si abondants, les maisons si bien
alignées, les mœurs si paisibles, les événements si petits et si bien
prévus, qu’on aime la grandeur et l’imprévu. Le paysage change comme la
littérature: elle fournissait alors de longs romans doucereux et des
dissertations galantes; elle fournit aujourd’hui de la poésie violente
et des drames physiologistes. Le paysage est une littérature non écrite;
il est comme elle une sorte de flatterie adressée à nos passions, ou de
nourriture offerte à nos besoins. Ces vieilles montagnes dévastées, ces
pointes blessantes, hérissées par myriades, ces formidables fissures
dont la paroi perpendiculaire plonge d’un élan jusqu’en des profondeurs
invisibles; ce chaos de croupes monstrueuses qui s’entassent et
s’écrasent comme un troupeau effaré de léviathans; cette domination
universelle et implacable du roc nu, ennemi de la vie, nous délasse de
nos trottoirs, de nos bureaux et de nos boutiques. Vous ne l’aimez que
pour cette cause, et cette cause ôtée, vous y répugneriez autant que Mme
de Maintenon.

--De sorte qu’il y a cinquante beautés, une par siècle.

--Certainement.

--Alors il n’y en a point.

--C’est comme si vous disiez qu’une femme est nue parce qu’elle a
cinquante robes.»



CAUTERETS


I

Cauterets est un bourg au fond d’une vallée, assez triste, pavé, muni
d’un octroi. Hôteliers, guides, tout un peuple affamé nous investit;
mais nous avons beaucoup de force d’âme, et, après une belle résistance,
nous obtenons le droit de regarder et de choisir.

Cinquante pas plus loin, nous sommes raccrochés par des servantes, des
enfants, des loueurs d’ânes, des garçons qui par hasard viennent se
promener autour de nous. On nous offre des cartes, on nous vante
l’emplacement, la cuisine, on nous accompagne, casquette en main,
jusqu’au bout du village; en même temps on écarte à coups de coude les
compétiteurs: «c’est mon voyageur, je te rosse si tu approches.» Chaque
hôtel a ses recruteurs à l’affût; ils chassent, l’hiver à l’isard, l’été
au voyageur.

[Illustration: Cauterets. (Page 194.)]

Ce bourg a plusieurs sources: celle du Roi guérit Abarca, roi d’Aragon:
celle de César rendit, dit-on, la santé au grand César. Il faut de la
foi en histoire comme en médecine.

Par exemple, au temps de François Iᵉʳ, les Eaux-Bonnes guérissaient les
blessures; elles s’appelaient _eaux d’arquebusades_; on y envoya les
soldats blessés à Pavie. Aujourd’hui elles guérissent les maladies de
gorge et de poitrine. Dans cent ans, elles guériront peut-être autre
chose; chaque siècle, la médecine fait un progrès.

«Autrefois, dit Sganarelle, le foie était à droite et le cœur à gauche,
nous avons réformé tout cela.»

Un médecin célèbre disait un jour à ses élèves: «Employez vite ce remède
pendant qu’il guérit encore.» Les médicaments ont des modes comme les
chapeaux.

Que peut-on dire contre celle-ci? Le climat est chaud, la gorge abritée,
l’air pur; la gaieté du soleil égaye. En changeant d’habitudes, on
change de pensées; les idées noires s’en vont. L’eau n’est pas mauvaise
à boire; on a fait un joli voyage; le moral guérit le physique: sinon,
on a espéré pendant deux mois. Et qu’est-ce, je vous prie, qu’un remède,
sinon un prétexte pour espérer? On prend patience et plaisir jusqu’à ce
que le mal ou le malade s’en aille, et tout est pour le mieux dans le
meilleur des mondes.


II.

A quelques lieues de là, entre les précipices, dort le lac de Gaube.
L’eau verte, profonde de trois cents pieds, a des reflets d’émeraude.
Les têtes chauves des monts s’y mirent avec une sérénité divine. La fine
colonne des pins s’y réfléchit aussi nette que dans l’air; dans le
lointain, les bois vêtus d’une vapeur bleuâtre viennent tremper leurs
pieds dans son eau froide, et l’énorme Vignemale, taché de neige, le
ferme de sa falaise. Quelquefois un reste de brise vient le plisser, et
toutes ces grandes images ondulent; la Diane de Grèce, la vierge
chasseresse et sauvage l’eût pris pour miroir.

Comme on la voit renaître, en de pareils sites! ses marbres sont tombés,
ses fêtes sont évanouies; mais au frissonnement des sapins, au bruit des
glaciers qui craquent, devant l’éclat d’acier de ces eaux chastes, elle
reparaît comme une vision. Toute la nuit, dans les clameurs du vent, les
pâtres pouvaient entendre l’aboiement de ses lévriers et le sifflement
de ses flèches; le chœur indompté de ses nymphes courait à travers les
précipices; la lune luisait sur leurs épaules d’argent et sur la pointe
de leurs lances. Au matin elle venait laver ses bras dans le lac; et
plus d’une fois on l’avait vue debout sur une cime, les yeux fixes, le
front sévère; son pied foulait la neige sanglante, et sous le soleil
d’hiver brillaient ses seins de vierge.


III.

La Diane du pays est plus aimable; c’est la vive et gracieuse Marguerite
de Navarre, sœur et libératrice de François Iᵉʳ. Elle venait à ces eaux
avec sa cour, ses poëtes, ses musiciens, ses savants, poëte elle-même et
théologienne, infiniment curieuse, lisant le grec, apprenant l’hébreu,
occupée de calvinisme. Au sortir de la routine et de la discipline du
moyen âge, les disputes de dogme et les épines de l’érudition
paraissaient agréables, même aux dames; Jeanne Grey, Élisabeth, s’en
mêlaient: c’était une mode, comme deux siècles plus tard il fut de bon
goût de disputer sur Newton et sur l’existence de Dieu. L’évêque de
Meaux écrivait à Marguerite: «Madame, s’il y avait au bout du monde un
docteur qui, par un seul verbe abrégé, vous pût apprendre de la
grammaire autant qu’il est possible d’en savoir, et un autre de la
rhétorique, et un autre de la philosophie, et aussi des sept arts
libéraux, chacun par un verbe abrégé, vous y courriez comme au feu.»
Elle y courait et s’encombrait. Ce lourd butin philosophique opprimait
sa pensée frêle encore. Ses poésies pieuses sont enfantines comme les
odes que fit Racine à Port-Royal. Que nous avons eu de peine à sortir
du moyen âge! L’esprit plié, faussé et tordu, avait contracté les façons
d’un enfant de chœur.

Un poëte du pays composa sur elle une jolie chanson que voici:

    Aüs Thermés de Toulouso,
    Uë fontaine claru y a.
    Bagnan s’y paloumettos (colombes)
    Aü nombre soun de tres.
    Tant s’y soun bagnadette (baignées)
    Pendant dus ou tres més,
    Qu’an près la bouladette (envolées)
    Taü haüt de Cauterès.
    Digat-mé, paloumettes,
    Qui y ey à Cauterès?
    «Lou rey et la reynette
    Si bagnay dab (avec) nous tres.
    Lou rey qu’a üe cabano
    Couberto qu’ey de flous (fleurs);
    La reyne que n’a gu’aüte,
    Couberto qu’ey d’amous (d’amour).»

Ceci n’est-il point gracieux et tout méridional? Marguerite est moins
poétique, plus française; ses vers ne sont pas brillants, mais parfois
très-touchants, à force de tendresse vraie et simple.

    Car quand je puis auprès de moi tenir
    Celui que j’aime, mal ne me peut venir.

Une imagination mesurée, un cœur de femme tout dévoué et inépuisable en
dévouements, beaucoup de naturel, de clarté, d’aisance, l’art de conter
et de sourire, la malice agréable et jamais méchante, n’est-ce point
assez pour aimer Marguerite et lire ici l’Heptaméron?


IV.

Elle fit ici cet Heptaméron; il paraît qu’un voyage aux eaux était moins
sûr alors qu’aujourd’hui.

«Le 1ᵉʳ jour de septembre, que les bains des monts Pyrénées commencent
d’entrer en vertu, se trouvèrent à ceux de Caulderets plusieurs
personnes tant de France, Espagne, que d’autres lieux; les uns pour
boire l’eau, les autres pour s’y baigner, les autres pour prendre de la
fange, qui sont choses si merveilleuses, que les malades abandonnés des
médecins s’en retournent tous guéris. Mais sur le temps de leur retour,
vinrent des pluies si grandes, qu’il semblait que Dieu eût oublié la
promesse qu’il avait faite à Noé de ne plus détruire le monde par eau;
car toutes les cabanes et logis dudit Caulderets furent si remplis d’eau
qu’il fut impossible d’y demeurer.

«Les seigneurs français et dames, pensant retourner aussi facilement à
Tarbes comme ils étaient venus, trouvèrent les petits ruisseaux si crus
qu’à peine purent-ils les gayer. Mais quand ce vint à passer le Gave
béarnais, qui en allant n’avait point deux pieds de profondeur, le
trouvèrent tant grand et impétueux, qu’ils se détournèrent pour
chercher les ponts, lesquels, pour n’être que de bois, furent emportés
par la véhémence de l’eau. Et quelques-uns, cuidant rompre la violence
du cours pour s’assembler plusieurs ensemble, furent emportés si
promptement, que ceux qui voulaient les suivre perdirent le pouvoir et
le désir d’aller après.» Sur quoi ils se séparèrent cherchant chacun un
chemin. «Deux pauvres dames, à demi-lieue deçà Pierrefitte, trouvèrent
un ours descendant de la montagne, devant lequel elles prirent leur
course à si grande hâte que leurs chevaux à l’entrée du logis tombèrent
morts sous elles; deux de leurs femmes, qui étaient venues longtemps
après, leur contèrent que l’ours avait tué tous leurs serviteurs.

«Ainsi qu’ils étaient tous à la messe, il va entrer en l’église un homme
tout en chemise, fuyant comme si quelqu’un le chassait et poursuivait.
C’était un de leurs compagnons nommé Guébron, lequel leur conta comme
étant dans une cabane auprès de Pierrefitte, arrivèrent trois hommes,
lui étant au lit; mais lui tout en chemise, avec son épée seulement, en
blessa si bien un qu’il demeura sur la place, et, pendant que les deux
autres s’amusèrent à recueillir leur compagnon, pensa qu’il ne pouvait
se sauver sinon à fuir, comme le moins chargé d’habillement.

«L’abbé de Saint-Savin leur fournit les meilleurs chevaux qui fussent
en Lavedan, de bonnes capes de Béarn, force vivres, et de gentils
compagnons pour les mener sûrement dans les montagnes.»

Mais il fallait bien s’occuper un peu, en attendant que le Gave fût
dégonflé. Le matin on allait trouver Mme Oysille, la plus âgée des
dames; on écoutait dévotement la messe avec elle; après quoi «elle ne
manquait pas d’administrer la salutaire pâture, qu’elle tirait de la
lecture des actes des saints et glorieux apôtres de Jésus-Christ.»
L’après-midi était employée d’une façon très-différente: «ils allaient
dans un beau pré, le long de la rivière du Gave, où les arbres sont si
feuillus que le soleil ne saurait percer l’ombre ni échauffer la
fraîcheur, et s’asseyaient sur l’herbe verte, qui est si molle et
délicate qu’il ne leur fallait ni carreaux ni tapis.» Et chacun à son
tour contait une aventure galante, avec détails infiniment naïfs et
singulièrement précis. Il y en avait sur les maris et encore plus sur
les moines. L’aimable théologienne est petite-fille de Boccace et
grand’mère de La Fontaine.

Cela nous choque et n’est point choquant. Chaque siècle a son degré de
décence, lequel est pruderie pour tel autre et polissonnerie pour tel
autre. Les Chinois trouvent horriblement immodestes nos pantalons et nos
manches d’habits collants; je sais une dame, Anglaise à la vérité,
laquelle n’admet que deux parties dans le corps, le pied et l’estomac:
tout autre mot est indécent; de sorte que lorsque son petit garçon fait
une chute, la gouvernante doit dire: «Madame, M. Henri est tombé sur
l’endroit où le haut des pieds rejoint le bas de l’estomac.»

Les habitudes du seizième siècle étaient fort différentes. Les seigneurs
vivaient un peu en hommes du peuple; c’est pourquoi ils parlaient un peu
en hommes du peuple. Bonnivet et Henri II s’amusaient à sauter comme des
écoliers, et franchissaient des fossés de vingt-trois pieds. Quand Henri
VIII d’Angleterre eut salué François Iᵉʳ, au camp du Drap-d’Or, il
l’empoigna à bras-le-corps, et voulut par gaieté le jeter par terre;
mais le roi, bon lutteur, le mit à bas par un croc-en-jambe. Imaginez
aujourd’hui l’empereur Napoléon accueillant de cette façon à Tilsitt
l’empereur Alexandre. Les dames étaient tenues d’être robustes et agiles
comme nos paysannes. Pour aller en soirée, il fallait monter à cheval;
Marguerite, en Espagne, craignant d’être retenue, fit en huit jours les
traites qu’un bon cavalier eût mis quinze jours à faire; il fallait se
garder des voies de fait; elle eut un jour besoin contre Bonnivet de ses
deux poings et de tous ses ongles. Parmi de pareilles mœurs, le mot cru
n’était que le mot naturel; elles l’entendaient à table tous les jours,
et orné des plus beaux commentaires. Brantôme vous décrira la coupe où
certains seigneurs les faisaient boire, et Cellini vous rapportera les
discours qu’on tenait à la duchesse de Ferrare. Une vachère aujourd’hui
en aurait honte. Les étudiants entre eux hasardent à peine, étant gris,
ce que les filles d’honneur de Catherine de Médicis chantaient à plein
gosier et à plein cœur. Pardonnez à notre pauvre Marguerite; proportion
gardée, elle est délicate et décente, et songez que dans deux cents ans
peut-être, vous aussi, monsieur et madame, vous paraîtrez des polissons.


V.

Parfois ici, après un jour brûlant, les nuages s’amassent, l’air est
étouffant, on se sent malade, et un orage éclate. Il y en eut un cette
nuit: à chaque minute, le ciel s’ouvrait, fendu par un éclair immense,
et la voûte des ténèbres se levait tout entière comme une tente. La
lumière éblouissante dessinait à une lieue de distance les lignes des
cultures et les formes des arbres. Les glaciers flamboyaient avec des
lueurs bleuâtres: les pics déchiquetés se dressaient subitement à
l’horizon comme une armée de spectres. La gorge était illuminée dans ses
profondeurs; ses blocs entassés, ses arbres accrochés aux roches, ses
ravines déchirées, son Gave écumant, apparaissaient dans une blancheur
livide, et s’évanouissaient comme les visions fugitives d’un monde
tourmenté et inconnu. Bientôt la grande voix du tonnerre roula dans les
gorges; les nuages qui le portaient rampaient à mi-côte et venaient se
choquer entre les roches; la foudre éclatait comme une décharge
d’artillerie. Le vent se leva et la pluie vint. La plaine inclinée des
cimes s’ouvrait sous ses rafales; la draperie funèbre des sapins était
collée aux flancs de la montagne. Une plainte traînante sortait des
pierres et des arbres. Les longues raies de la pluie brouillaient l’air;
on voyait sous les éclairs l’eau ruisseler, inonder les cimes, descendre
des deux versants, glisser en nappe sur les rochers, et de toutes parts
à flots précipités courir au Gave. Le lendemain, les routes étaient
fendues de fondrières, les arbres pendaient par leurs racines
saignantes, des pans de terre avaient croulé, et le torrent était un
fleuve.



SAINT-SAVIN


I

Sur une colline, au bord de la route, sont les restes de l’abbaye de
Saint-Savin. La vieille église fut, dit-on, bâtie par Charlemagne; les
pierres croulent, rongées et roussies; les dalles, disjointes, sont
incrustées de mousse; du jardin, le regard embrasse la vallée brunie par
le soir; le Gave, qui tourne, élève déjà dans l’air sa traînée de fumée
pâle.

Il était doux ici d’être moine: c’est en de tels lieux qu’il faut lire
l’_Imitation_; c’est en de tels lieux qu’on l’a écrite. Pour une âme
délicate et noble, un couvent était alors le seul refuge; tout la
blessait et la rebutait alentour.

Alentour, quel horrible monde! Des seigneurs brigands qui pillent les
voyageurs et s’égorgent entre eux; des artisans et des soudards qui
s’emplissent de viandes et s’accouplent en brutes; des paysans dont on
brûle la hutte, dont on viole la femme, qui par désespoir et par faim
s’en vont au sabbat. Nul souvenir de bien, nul espoir de mieux. Qu’il
est doux de renoncer à l’action, à la compagnie, à la parole, de se
cacher, d’oublier toutes les choses extérieures, et d’écouter dans la
sécurité et dans la solitude les voix divines qui, semblables à des
sources recueillies, murmurent pacifiquement au fond du cœur!

Ici qu’il est aisé d’oublier le monde! Ni livres, ni nouvelles, ni
sciences; personne ne voyage et personne ne pense. Cette vallée est tout
l’univers; de temps en temps, un paysan, un homme d’armes passe. Un
instant après, il est passé; l’esprit n’en a pas gardé plus de traces
que la route vide. Tous les matins, les yeux retrouvent les grands bois
reposés sur la croupe des montagnes, et les assises de nuages allongées
au bord du ciel. Les rocs s’éclairent, la cime des forêts tremble sous
la brise qui s’élève, l’ombre tourne au pied des chênes, et l’esprit
prend le calme et la monotonie de ces lents spectacles dont il se
nourrit. Cependant les répons des moines bourdonnent vaguement dans la
chapelle; puis leurs pas mesurés bruissent dans les hauts corridors.
Chaque jour les mêmes heures ramènent les mêmes impressions et les mêmes
images. L’âme se vide des idées mondaines, et le rêve divin, qui
commence à couler en elle, amasse peu à peu le flot silencieux qui va
l’emplir.

Loin d’elle la science et les traités de doctrine. Ils tarissent ce flot
au lieu de l’accroître. Tant de mots augmenteront-ils la paix et la
tendresse intérieure? «Le royaume de Dieu n’est pas dans les discours,
mais dans la piété.» Il faut que le cœur s’agite, que les larmes
coulent, que les bras s’ouvrent vers un lieu invisible, et ce trouble
subit ne sera point l’œuvre des livres, mais l’attouchement de la main
divine. C’est cette main «qui élèvera en un moment l’âme humble;» c’est
elle «qui enseigne sans bruits de paroles, sans confusion de sentiments,
sans faste d’ambition, sans combat d’arguments.» Une lumière perce, et
tout d’un coup les yeux voient comme une nouvelle terre et un nouveau
ciel.

Les hommes du siècle n’aperçoivent dans les événements que les
événements eux-mêmes; le solitaire découvre derrière le voile des êtres
la présence et la volonté de Dieu. C’est lui qui par le soleil échauffe
la terre, et par les pluies la rafraîchit. C’est lui qui soutient les
montagnes et les enveloppe, au soleil couché, dans le repos de la nuit.
Le cœur sent partout, autour des choses et dans l’intérieur des choses,
une bonté immense, comme un vague océan de clarté qui pénètre et anime
le monde; il s’y confie et s’y abandonne, comme un enfant qui le soir
s’endort sur les genoux de sa mère. Cent fois par jour les choses
divines lui deviennent palpables. La lumière ruisselle dans la brume
matinale, aussi chaste que le front de la Vierge; les étoiles luisent
comme des yeux célestes, et là-bas, quand le soleil tombe, les nuages
s’agenouillent au bord du ciel, comme un chœur enflammé de séraphins.

Les païens étaient bien aveugles dans leurs pensées sur la grandeur de
la nature. Qu’est-ce que notre terre, sinon un petit défilé entre deux
mondes éternels? Là-dessous, sous nos pieds, sont les réprouvés et leurs
peines; ils hurlent dans leurs cavernes, et le sol tremble; sans le
signe de Dieu, ces murs demain seraient engloutis dans leur abîme; ils
en sortent souvent par les précipices déserts; les passants entendent
leurs éclats de rire dans les cascades; derrière ces hêtres bosselés, on
a vu parfois leurs visages grimaçants, leurs yeux de flamme, et plus
d’un pâtre, qui la nuit s’est égaré vers leur repaire, a été retrouvé le
matin les cheveux hérissés et le col tordu. Mais là-haut, dans l’azur,
au-dessus du cristal, sont les anges; la voûte maintes fois s’est
ouverte, et, dans une traînée de lumière, les saints ont paru plus
rayonnants que l’argent fondu, subitement entrevus, puis tout d’un coup
évanouis. Un moine les a vus; le dernier abbé a connu par eux, dans une
vision, la source qui l’a guéri de ses maladies. Un autre, il y a bien
longtemps, chassant un jour les bêtes sauvages vit un grand cerf
s’arrêter devant lui, les yeux pleins de larmes; ayant regardé, il
aperçut sur sa ramure la croix de Jésus-Christ, tomba à genoux, et, de
retour au couvent, vécut trente ans dans sa cellule, sans vouloir
sortir, faisant pénitence. Un autre, tout jeune, étant allé dans la
forêt de pins, entendit de loin un rossignol qui chantait
merveilleusement; il avança étonné, et il lui sembla que toutes les
choses se transfiguraient: les ruisseaux coulaient comme un long flot de
larmes, et d’autres fois lui paraissaient pleins de perles; les franges
violettes des sapins luisaient magnifiquement, comme une étole, sur
leurs troncs funèbres. Les rayons couraient sur les feuilles, empourprés
et bleuis comme par des vitraux; des fleurs d’or et de velours ouvraient
leur cœur sanglant au milieu des roches. Il approcha de l’oiseau, qu’il
ne vit pas entre les branches, mais qui chantait aussi bien que les plus
belles orgues, avec des sons si perçants et si tendres, que son cœur
tout à la fois se déchira et se fondit. Il ne vit plus rien de ce qui
était autour de lui, et il lui sembla que son âme se détachait de sa
poitrine, et s’en allait jusqu’à l’oiseau, et se confondait avec la voix
qui montait toujours plus vibrante par un chant de ravissement et
d’angoisses, comme si c’eût été le discours intérieur du Christ avec son
père lorsqu’il mourait sur la croix. Étant revenu vers le couvent, il
s’étonna de trouver que les murs tout neufs étaient devenus bruns comme
de vieillesse, et que les petits tilleuls dans le jardin étaient
maintenant de grands arbres, et que nul visage de moine ne lui était
connu, et que personne ne se souvenait de l’avoir vu. A la fin, un vieux
moine infirme se rappela qu’on lui avait parlé autrefois d’un novice,
lequel était allé, il y avait de cela cent ans, dans la forêt de pins,
mais n’était pas revenu, tellement que nul n’avait su jamais ce qui lui
était arrivé. Ainsi vivront oubliés et ravis ceux qui écouteront les
voix intérieures. Dieu nous enveloppe, et il ne faut que nous abandonner
à lui pour le sentir.

Car il ne se communique pas seulement par les choses du dehors; il est
en nous, et nos pensées sont ses paroles. Celui qui se retire en
soi-même, et qui n’écoute plus les nouvelles de ce monde, et qui efface
de son esprit les raisonnements et les imaginations, et qui se tient
dans l’attente et le silence et la solitude, voit peu à peu se lever en
lui une pensée qui n’est pas la sienne, qui vient et s’en va sans qu’il
le veuille et quoi qu’il veuille, qui l’occupe et l’enchante, comme ces
paroles qu’on entend en rêve et qui assoupissent l’âme de leur chant
mystérieux. Elle écoute et n’aperçoit plus la fuite des heures; toutes
ses puissances s’arrêtent, et ses mouvements ne sont plus que les
impressions qui lui viennent d’en haut. Le Christ parle, elle répond;
elle demande, et il enseigne; elle s’afflige, et il console. «Mon fils,
je t’apprendrai maintenant la voie de la paix et de la vraie
liberté.--Faites-le, Seigneur, comme vous le dites, car il m’est
agréable d’entendre.--Étudie-toi, mon fils, à faire plutôt la volonté
des autres que la tienne. Préfère toujours d’avoir moins que plus.
Cherche toujours la place inférieure et à être au-dessous des autres. Un
tel homme entre promptement dans la paix et le repos.--Seigneur, votre
discours est bref, mais il contient en soi beaucoup de perfection. Il
est petit en paroles, mais plein de pensée et abondant en fruit.» Que
tout est languissant auprès de cette compagnie divine! Comme tout ce qui
s’en écarte est laid! «Quand Jésus est là, tout est bien, et rien ne
paraît difficile. Quand Jésus est absent, tout est pénible. Quand Jésus
ne parle pas au dedans, toute consolation est vide; mais si Jésus
prononce seulement un mot, on sent une grande consolation. Que tu es
aride et dur sans Jésus! Que tu es insensé et vain, si tu désires
quelque chose en dehors de Jésus! N’est-ce pas une plus grande perte que
de perdre tout l’univers? Celui qui a trouvé Jésus a trouvé un bon
trésor, bien plus, un trésor au-dessus de tout bien. Et celui qui perd
Jésus perd beaucoup trop et bien plus que tout l’univers. Celui-là est
très-pauvre qui vit sans Jésus, et celui-là est très-riche qui est bien
avec Jésus. C’est un grand art que de savoir converser avec Jésus, et
une grande science que de savoir retenir Jésus. Sois humble et
pacifique, et Jésus sera avec toi. Sois dévoué et paisible, et Jésus
demeurera avec toi. Tu peux promptement faire fuir Jésus et perdre sa
grâce, si tu te détournes vers les choses extérieures. Et si tu le fais
fuir, et que tu le perdes, vers qui te réfugieras-tu, et qui
chercheras-tu alors pour ami? Sans ami, tu ne peux vivre bien, et si
Jésus n’est pas ton ami au-dessus de tous les autres, tu seras trop
triste et abandonné.--Voici mon Dieu et tout. Que veux-je de plus, et
que puis-je désirer de plus heureux? Mon Dieu est tout: cette parole est
assez pour qui comprend, et la répéter souvent est doux pour qui aime.»

Plusieurs moururent de cet amour, perdus dans des extases, ou noyés
d’une langueur divine. Ce sont les grands poëtes du moyen âge.



GAVARNIE


I

De Luz à Gavarnie il y a six lieues.

Il est enjoint à tout être vivant et pouvant monter un cheval, un mulet,
un quadrupède quelconque, de visiter Gavarnie; à défaut d’autres bêtes,
il devrait, toute honte cessant, enfourcher un âne. Les dames et les
convalescents s’y font conduire en chaise à porteurs.

Sinon, pensez quelle figure vous ferez au retour.

«Vous venez des Pyrénées, vous avez vu Gavarnie?

--Non.

--Pourquoi donc êtes-vous allé aux Pyrénées?»

Vous baissez la tête, et votre ami triomphe, surtout s’il s’est ennuyé à
Gavarnie. Vous subissez une description de Gavarnie, d’après la dernière
édition du guide-manuel. Gavarnie est un spectacle sublime; les
touristes se dérangent de vingt lieues pour le voir; la duchesse
d’Angoulême se fit porter jusqu’aux dernières roches; lord Bute s’écria,
lorsqu’il vint là pour la première fois: «Si j’étais encore au fond de
l’Inde, et que je soupçonnasse l’existence de ce que je vois en ce
moment, je partirais sur-le-champ pour en jouir et pour l’admirer!» Vous
êtes accablé de citations et de superbes sourires; vous êtes convaincu
de paresse, de lourdeur d’esprit, et, comme disent certains voyageurs
anglais, _d’insensibilité inesthétique_.

Il n’y a que deux ressources: apprendre par cœur une description ou
faire le voyage. J’ai fait le voyage, et je vais donner la description.


II.

On part à six heures du matin, par la route de Scia, dans le brouillard,
sans rien voir d’abord que de grandes formes confuses d’arbres et de
rochers. Au bout d’un quart d’heure, nous entendons sur le sentier un
bruit de cris aigus qui s’approche: c’était un enterrement qui arrivait
de Scia. Deux hommes portaient un petit cercueil sous un linceul blanc;
derrière venaient quatre pâtres en longs manteaux et capuchons bruns, la
tête baissée, en silence; quatre femmes suivaient en mantes noires.
C’étaient elles qui poussaient ces lamentations monotones et perçantes;
on ne savait si elles faisaient une plainte ou une prière. Ils
marchaient à grands pas dans la froide vapeur, sans s’arrêter ni
regarder personne, et allaient ensevelir ce pauvre corps dans le
cimetière de Luz.

A Scia, la route passe sur un petit pont fort élevé, qui domine un autre
pont grisâtre abandonné. Le double étage d’arcades se courbe
gracieusement au-dessus du torrent bleu; cependant une clarté pâle
flotte déjà dans la vapeur diaphane; une gaze dorée ondule sur le Gave;
le voile aérien s’amincit et va s’évanouir.

Rien ne peut donner l’idée de cette lumière si jeune, timide et
souriante, qui brille comme les ailes bleuâtres d’une demoiselle
poursuivie, et s’arrête captive dans un réseau de brume. Au-dessous
d’elle, l’eau bouillonnante s’engouffre dans un conduit étroit et saute
comme une écluse. La colonne d’écume, haute de trente pieds, croule avec
un fracas furieux, et ses vagues glauques, amoncelées dans la profonde
ravine, s’entre-choquent et se brisent contre une traînée de rocs
tombés. D’autres blocs énormes, débris de la même montagne, penchent
au-dessus de la route leurs têtes carrées et leurs chevelures de ronces;
rangés en file, inexpugnables, ils semblent regarder les tourments du
Gave, que leurs frères tiennent sous eux écrasé et dompté.


III.

Nous tournons un second pont, et nous entrons dans la campagne de
Gèdres, verdoyante et cultivée, les foins sont en tas; on coupe les
moissons; nos chevaux marchent entre deux haies de noisetiers; nous
longeons des vergers; mais la montagne est toujours voisine; le guide
nous montre un rocher haut comme trois hommes, qui roula il y a deux ans
et broya une maison.

Nous rencontrons plusieurs caravanes singulières: une bande de jeunes
prêtres en chapeaux noirs, en gants noirs, en soutane noire retroussée,
en bas noirs, très-apparents, cavaliers novices qui, à chaque pas,
sursautent comme le Gave; un gros bonhomme tout rond, en chaise à
porteurs, les mains croisées sur le ventre, qui nous regarde d’un air
paterne, et lit son journal; trois dames d’un âge assez mûr,
très-élancées, très-maigres, très-roides, qui, par dignité, mettent
leurs bêtes au trot dès que nous nous approchons d’elles. Le cavalier
servant est un gentilhomme osseux et cartilagineux, fiché
perpendiculairement sur sa selle, comme un poteau de télégraphe. Nous
entendons un gloussement aigre, comme d’une poule étranglée, et nous
reconnaissons la langue anglaise.

Pour la nation française, elle est mal représentée à Gèdres. D’abord
paraît un long douanier moisi, qui vise le laisser passer des chevaux;
avec son habit jadis vert, le pauvre homme a l’air d’avoir séjourné une
semaine dans la rivière. Sitôt qu’il nous lâche, une bande de polissons,
garçons et filles, fond sur nous: les uns tendent la main, les autres
veulent nous vendre des pierres: ils font signe au guide d’arrêter; ils
réclament les voyageurs, deux ou trois tiennent la bride de chaque bête,
et tous ensemble crient: «La grotte! la grotte!» Force est de se
résigner et de voir la grotte.

Une servante ouvre une porte, nous fait descendre deux escaliers, jette
en passant une motte de terre dans une lagune pour réveiller les
poissons qui dorment, fait six pas sur deux planches. «Eh bien! la
grotte?--La voilà, monsieur.» Nous voyons un filet d’eau entre deux
rochers sous des frênes. «Est-ce tout?» Elle ne comprend pas, ouvre de
grands yeux et s’en va. Nous remontons et nous lisons cet écriteau: _On
paye dix sous pour visiter la grotte._ L’affaire s’explique: les paysans
des Pyrénées ont beaucoup d’esprit.


IV.

Après Gèdres est une vallée sauvage qu’on nomme le Chaos, et qui est
bien nommée. Là, au bout d’un quart d’heure, les arbres disparaissent,
puis les genévriers et les buis, enfin les mousses; on ne voit plus le
Gave, tous les bruits cessent. C’est la solitude morte et peuplée de
débris. Trois avalanches de roches et de cailloux écrasés sont
descendues de la cime jusqu’au fond. L’effroyable marée, haute et longue
d’un quart de lieue, étale comme des flots ses myriades de pierres
stériles, et la nappe inclinée semble encore glisser pour inonder la
gorge. Ces pierres sont fracassées et broyées; leurs cassures vives et
leurs pointes âpres blessent l’œil; elles se froissent et s’écrasent
encore. Pas un buisson, pas un brin d’herbe; l’aride traînée grisâtre
brûle sous un soleil de plomb; ses débris sont roussis d’une teinte
morne, comme dans une fournaise. Une montagne ruinée est plus désolée
que toutes les ruines humaines.

Cent pas plus loin, l’aspect de la vallée devient formidable. Des
troupeaux de mammouths et de mastodontes de pierre gisent accroupis sur
le versant oriental, échelonnés et amoncelés dans toute la pente. Ces
croupes colossales reluisent d’une fauve couleur ferrugineuse; les plus
énormes boivent au bas l’eau du fleuve. Ils semblent chauffer au soleil
leur peau bronzée, et dormir, renversés, étalés sur le flanc, couchés
dans toutes les attitudes, tous gigantesques et effrayants. Leurs pattes
difformes sont reployées; leurs corps demi-enfoncés dans la terre; leurs
dos monstrueux s’appuient les uns sur les autres. Lorsqu’on entre dans
cette prodigieuse bande, l’horizon disparaît, les blocs montent à
cinquante pieds en l’air; le chemin tournoie péniblement entre les
masses qui surplombent; les hommes et les chevaux paraissent des nains;
ces croupes rouillées montent en étages jusqu’à la cime, et la noire
armée suspendue semble prête à fondre sur les insectes humains qui
viennent troubler son sommeil.

La montagne autrefois, dans un accès de fièvre, a secoué ses sommets,
comme une cathédrale qui s’effondre. Quelques pointes ont résisté, et
leurs clochetons crénelés s’alignent sur la crête; mais leurs assises
sont disloquées, leurs flancs crevassés, leurs aiguilles déchiquetées.
Toute la cime fracassée chancelle. Au-dessous d’eux la roche manque tout
d’un coup par une plaie vive qui saigne encore. Les éclats sont plus
bas, sur le versant encombré. Les rochers écroulés se sont soutenus les
uns les autres, et l’homme aujourd’hui passe en sûreté à travers le
désastre. Mais quel jour que celui de la ruine! Elle n’est pas
très-ancienne, peut-être du VIᵉ siècle, et de l’année d’un terrible
tremblement raconté par Grégoire de Tours. Si un homme a pu voir sans
périr les cimes se fendre, vaciller et tomber, les deux mers de roches
bondissantes arriver dans la gorge à la rencontre l’une de l’autre et se
broyer dans une pluie d’étincelles, il a contemplé le plus grand
spectacle qu’aient jamais eu des yeux humains.

A l’occident, un môle perpendiculaire, fendillé comme une vieille ruine,
se dresse à pic vers le ciel. Une lèpre de mousses jaunâtres s’est
incrustée dans ses pores et l’a vêtu tout entier d’une livrée sinistre.
Cette robe livide sur cette pierre brûlée est d’un effet splendide. Rien
n’est laid comme les cailloux crayeux qu’on tire d’une carrière; ces
déterrés semblent froids et humides dans leur linceul blanchâtre; ils ne
sont point habitués au soleil, ils font contraste avec le reste. Mais le
roc qui vit à l’air depuis dix mille ans, où la lumière a tous les jours
déposé et fondu ses teintes métalliques, est l’ami du soleil; il en
porte le manteau sur ses épaules; il n’a pas besoin d’un manteau de
verdure; s’il souffre des végétations parasites, il les colle à ses
flancs et les empreint de ses couleurs. Les tons menaçants dont il
s’habille conviennent au ciel libre, au paysage nu, à la chaleur
puissante qui l’environne; il est vivant comme une plante; seulement il
est d’un autre âge, plus sévère et plus fort que celui où nous végétons.


V.

Gavarnie est un village fort ordinaire, ayant vue sur l’amphithéâtre
qu’on vient visiter. Lorsqu’on

[Illustration: Cirque de Gavarnie. (Page 222.)]

l’a quitté, il faut encore faire une lieue dans une triste plaine, à
demi engravée par les débordements d’hiver; les eaux du Gave sont
fangeuses et ternes; un vent froid souffle du cirque; les glaciers,
parsemés de boue et de pierres sont collés au versant comme des plaques
de plâtre sali. Les montagnes sont pelées et ravinées par les cascades;
des cônes noirâtres de sapins épars y montent comme des soldats en
déroute; un maigre et terne gazon habille misérablement leurs têtes
tronquées. Les chevaux passent le Gave à gué, en trébuchant, glacés par
l’eau qui sort des neiges. Dans cette solitude dévastée, on rencontre
tout d’un coup le plus riant parterre. Un peuple de beaux iris se presse
dans le lit d’un torrent desséché; le soleil traverse de ses rayons d’or
leurs pétales veloutés d’un bleu tendre; la moisson de panaches serpente
avec les sinuosités de la berge, et l’œil suit sur toute la plaine les
plis du ruisseau de fleurs.

Nous gravissons un dernier tertre, semé d’iris et de roches. Là est une
cabane où l’on déjeune et où on laisse les chevaux. On s’arme d’un grand
bâton, et l’on descend sur les glaciers du cirque.

Les glaciers sont fort laids, très-sales, très-inégaux, très-glissants;
on court à chaque pas risque de tomber, et, si l’on tombe, c’est sur des
pierres aiguës ou dans des trous profonds. Ils ressemblent beaucoup à
des plâtras entassés, et ceux qui les ont admirés ont de l’admiration à
revendre. L’eau les a percés, de sorte qu’on marche sur des ponts de
neige. Ces ponts ont l’air de soupiraux de cuisine; l’eau s’y engouffre
dans une arcade très-basse, et, quand on y regarde, on voit
distinctement un trou noir. Un Anglais qui voulut jouir de cette vue, se
laissa choir, et sortit demi-mort «avec la rapidité d’une truite.» Nous
avons laissé ces tentatives aux Anglais et aux poissons.


VI

Après les glaciers nous trouvons une esplanade en pente; nous grimpons
pendant dix minutes en nous meurtrissant les pieds sur des quartiers de
roches tranchantes. Depuis la cabane nous n’avions pas levé les yeux,
afin de nous réserver la sensation tout entière. Ici enfin nous
regardons.

Une muraille de granit couronnée de neige se creuse devant nous en
cirque gigantesque. Ce cirque a douze cents pieds de haut, près d’une
lieue de tour, trois étages de murs perpendiculaires, et sur chaque
étage des milliers de gradins. La vallée finit là; le mur est d’un seul
bloc, inexpugnable. Les autres sommets crouleraient, que ses assises
massives ne remueraient pas. L’esprit est accablé par l’idée d’une
stabilité inébranlable et d’une éternité assurée. Là est la borne de
deux contrées et de deux races; c’est elle que Roland voulut rompre,
lorsque d’un coup d’épée il ouvrit une brèche à la cime. Mais l’immense
blessure disparaît dans l’énormité du mur invaincu. Trois nappes de
neige s’étalent sur les trois étages d’assises. Le soleil tombe de toute
sa force sur cette robe virginale, sans pouvoir la faire resplendir.
Elle garde sa blancheur mate. Tout ce grandiose est austère; l’air est
glacé sous les rayons du midi; de grandes ombres humides rampent au pied
des murailles. C’est l’hiver éternel et la nudité du désert. Les seuls
habitants sont les cascades assemblées pour former le Gave. Les filets
d’eau arrivent par milliers de la plus haute assise, bondissent de
gradin en gradin, croisent leurs raies d’écume, serpentent, s’unissent
et tombent par douze ruisseaux qui glissent de la dernière assise en
traînées floconneuses pour se perdre dans les glaciers du sol. La
treizième cascade sur la gauche a douze cent soixante-six pieds de haut.
Elle tombe lentement, comme un nuage qui descend, ou comme un voile de
mousseline qu’on déploie; l’air adoucit sa chute; l’œil suit avec
complaisance la gracieuse ondulation du beau voile aérien. Elle glisse
le long du rocher, et semble plutôt flotter que couler. Le soleil luit à
travers son panache, de l’éclat le plus doux et le plus aimable. Elle
arrive en bas comme un bouquet de plumes fines et ondoyantes, et
rejaillit en poussière d’argent; la fraîche et transparente vapeur se
balance autour de la pierre trempée, et sa traînée qui rebondit monte
légèrement le long des assises. L’air est immobile; nul bruit, nul être
vivant dans cette solitude. On n’entend que le murmure monotone des
cascades, semblable au bruissement des feuilles que le vent froisse dans
une forêt.

Au retour, nous nous sommes assis à la porte de la cabane. La pauvre
maison est trapue, lourdement appuyée sur de gros murs; les solives
noueuses du plafond ont encore leur écorce. Il faut bien qu’elle puisse
résister seule aux neiges d’hiver. On rencontre partout l’empreinte des
terribles mois qu’elle a traversés. Deux sapins morts sont debout à la
porte. Le jardin, de trois pieds carrés, est défendu par d’énormes murs
d’ardoises entassées. L’écurie basse et noire ne laisse point de prise
ni d’entrée au vent. Un poulain maigre cherchait un peu d’herbe entre
les pierres. Un petit taureau, l’air refrogné, nous regardait d’un œil
oblique; les bêtes, les arbres et le site, avaient un aspect menaçant ou
triste. Mais dans les fentes d’une roche poussaient des boutons d’or
admirables, lustrés, splendides, et qui semblaient peints par un rayon
du soleil.

Nous rencontrâmes au village nos compagnons de route qui s’étaient
assis. Les bons touristes fatigués, s’arrêtent ordinairement à
l’auberge, dînent substantiellement, se font apporter une chaise sur la
porte, et digèrent en regardant le cirque, qui de là paraît haut comme
une maison. Sur quoi ils s’en retournent, louant ce spectacle grandiose,
et très-contents d’être venus aux Pyrénées.



LE BERGONZ--LE PIC DU MIDI


I

Il faut être utile à ses semblables; je suis monté sur le Bergonz, pour
avoir au moins une ascension à raconter.

Un sentier pierreux, en zigzag, écorche la montagne verte de sa traînée
blanchâtre. La vue change à chaque détour. Au-dessus et au-dessous de
nous, des prairies, des faneuses, de petites maisons collées au versant
comme des nids d’hirondelles. Plus bas, une fondrière immense de roc
noir, où de tous côtés accourent des ruisseaux d’argent. A mesure que
nous nous élevons, les vallées se rétrécissent et s’effacent, les
montagnes grises s’élargissent et s’étalent dans leur énormité. Tout
d’un coup, sous le soleil ardent, la perspective se brouille; nous
sentons l’attouchement froid et humide de je ne sais quel être
invisible. Un instant après, l’air s’éclaircit, et nous apercevons
derrière nous le dos blanc, arrondi, d’un beau nuage qui s’éloigne, et
dont l’ombre glisse légèrement sur la pente. Bientôt l’herbe utile
disparaît; des mousses roussies, des milliers de rhododendrons, revêtent
les escarpements stériles; la route se dégrade sous l’effort des sources
perdues; elle s’encombre de pierres roulées. Elle tourne tous les dix
pas pour vaincre la roideur des pentes. On atteint enfin une crête nue,
où l’on descend de cheval; là commence l’arête de la montagne. On marche
pendant dix minutes sur un tapis de bruyères serrées, et l’on est sur la
plus haute cime.

Quelle vue! Tout ce qui est humain disparaît; villages, enclos,
cultures, on dirait des ouvrages de fourmis. J’ai deux vallées sous les
yeux, qui semblent deux petites bandes de terre perdues dans un
entonnoir bleu. Les seuls êtres ici sont les montagnes. Nos routes et
nos travaux y ont égratigné un point imperceptible; nous sommes des
mites, qui gîtons, entre deux réveils, sous un des poils d’un éléphant.
Notre civilisation est un joli jouet en miniature, dont la nature un
instant s’amuse, et que tout à l’heure elle va briser. On n’aperçoit
qu’un peuple de montagnes assises sous la coupole embrasée du ciel.
Elles sont rangées en amphithéâtre, comme un conseil d’êtres immobiles
et éternels. Toutes les réflexions tombent sous la sensation de
l’immense: croupes monstrueuses qui s’étalent, gigantesques échines
osseuses, flancs labourés qui descendent à pic jusqu’en des fonds qu’on
ne voit pas. On est là comme dans une barque au milieu de la mer. Les
chaînes se heurtent comme des vagues. Les arêtes sont tranchantes et
dentelées comme les crêtes des flots soulevés; ils arrivent de tous
côtés, ils se croisent, ils s’entassent, hérissés, innombrables, et la
houle de granit monte haut dans le ciel aux quatre coins de l’horizon.
Au nord, les vallées de Luz et d’Argelès s’ouvrent dans la plaine par
une percée bleuâtre, brillantes d’un éclat terne, et semblables à deux
aiguières d’étain bruni. A l’ouest, la chaîne de Baréges s’allonge en
scie jusqu’au pic du midi, énorme hache ébréchée, tachée de plaques de
neige; à l’est, des files de sapins penchés montent à l’assaut des
cimes. Au midi, une armée de pics crénelés, d’arêtes tranchées au vif,
de tours carrées, d’aiguilles, d’escarpements perpendiculaires, se
dresse sous un manteau de neige; les glaciers étincellent entre les rocs
sombres; les noires saillies se détachent avec un relief extraordinaire
sur l’azur profond. Ces formes rudes blessent l’œil, on sent avec
accablement la rigidité des masses de granit qui ont crevé la croûte de
la planète, et l’invincible âpreté du roc soulevé au-dessus des nuages.
Ce chaos de lignes violemment brisées annonce l’effort des puissances
dont nous n’avons plus l’idée. Depuis, la nature s’est adoucie; elle
arrondit et amollit les formes qu’elle façonne; elle brode dans les
vallées sa robe végétale, et découpe, en artiste industrieux, les
feuillages délicats de ses plantes. Ici, dans sa barbarie primitive,
elle n’a su que fendre des blocs et entasser les masses brutes de ses
constructions cyclopéennes. Mais son monument est sublime, digne du ciel
qu’il a pour voûte et du soleil qu’il a pour flambeau.


II.

La géologie est une noble science. Sur cette cime, les théories
s’animent; les raisonnements des livres ressuscitent l’histoire des
montagnes, et le passé paraît encore plus grandiose que le présent. Ce
pays était une mer d’abord déserte et bouillante, puis lentement
refroidie, enfin peuplée d’êtres vivants et exhaussée par leurs débris.
Ainsi se formèrent les calcaires anciens, les schistes de transition et
plusieurs des terrains secondaires. Que de milliers de siècles accumulés
en une seule phrase! Le temps est une solitude où nous posons çà et là
des bornes; elles révèlent son immensité, mais ne la mesurent pas.

Cette croûte se fendit, et une longue vague de granit fondu s’éleva,
formant la haute chaîne du Gave, des Nestes, de la Garonne, la
Maladetta, Néouvielle. On voit d’ici Néouvielle au nord-est. Ce que ce
mur de feu fit en se dressant dans cette mer bouleversée, l’imagination
de l’homme ne le concevra jamais. La masse liquide de granit s’empâta
dans les roches; les couches les plus basses se changèrent en ardoise
sous la tempête embrasée; les terrains plats se redressèrent et se
renversèrent. La coulée souterraine monta d’un effort si brusque, qu’ils
se collèrent à ses flancs en étages presque perpendiculaires. «Elle se
figea dans la tourmente, et son agitation se peint encore dans ses ondes
pétrifiées.»

Combien de temps s’écoula entre cette révolution et la suivante? Les
monuments manquent; les siècles n’ont pas laissé de traces. C’est une
page arrachée dans l’histoire de la terre. Notre ignorance nous accable
comme notre science. Nous voyons un infini, et nous en devinons un autre
que nous ne voyons pas.

Enfin l’Océan se déplaça, peut-être par le soulèvement de l’Amérique; du
sud-ouest une mer vint s’abattre sur la chaîne. Le choc tomba sur la
barrière noire crénelée qu’on aperçoit vers Gavarnie. Ce fut une
destruction épouvantable d’animaux marins. Leurs cadavres ont formé les
bancs coquilliers qu’on traverse en montant à la Brèche; plusieurs
couches de la Brèche, du Taillon et du mont Perdu, sont des champs de
mort encore fétides. La mer roulante, arrachant son lit, le charria
contre la muraille de rochers, l’amoncela contre les flancs, l’entassa
sur les cimes, mit une montagne sur la montagne, couvrit l’immense
écueil, et oscilla en courants furieux dans son bassin dévasté. Il me
semblait voir à l’horizon la nappe limoneuse arriver plus haute que les
cimes, dresser ses flots sur le ciel, tourbillonner dans les vallées, et
par-dessus les montagnes noyées mugir comme une tempête.

Cette mer apportait la moitié des Pyrénées; ses eaux violentes
appliquèrent contre le versant primitif des étages calcaires inclinés et
tourmentés; ses eaux apaisées déposèrent sur eux les hautes couches
horizontales. Là-bas, au sud-ouest, le Vignemale en est couvert. Des
générations d’êtres marins naissaient et mouraient pour élever les
sommets, populations silencieuses et inertes qui pullulaient dans le
limon tiède et regardaient à travers leurs vagues vertes les rayons du
soleil bleui. Ils ont péri avec leur sépulcre. Les orages ont déchiré
les bancs où ils s’enfouissaient, et ces lambeaux de leurs débris disent
à peine combien ce monde enseveli a vu passer de myriades de siècles.

Un jour enfin on vit grandir les grands monts qui forment l’horizon du
sud, Troumousse, le Vignemale, le mont Perdu et tous les sommets qui
entourent Gèdres. Le sol avait crevé une seconde fois. Une ondée de
nouveau granit s’élevait, chargée du granit ancien et de la prodigieuse
masse des calcaires; les alluvions montèrent à plus de dix mille pieds;
les anciennes cimes de granit pur étaient dépassées; les bancs de
coquilles furent soulevés dans des nuages, et les cimes exhaussées se
trouvèrent pour toujours au-dessus des mers.

Deux mers ont séjourné sur ces sommets; deux coulées de roche embrasée
ont dressé ces chaînes. Quelle sera la révolution prochaine? Combien de
temps l’homme durera-t-il encore? Un retrait de la croûte qui le porte
fera jaillir une vague de lave ou déplacera le niveau des mers. Nous
vivons entre deux accidents du sol; notre histoire tient au large dans
une ligne de l’histoire de la terre; notre vie dépend d’une variation de
la chaleur; notre durée est d’une minute, et notre force un néant. Nous
ressemblons à ces petits myosotis bleus qu’on cueille en descendant sur
la côte; leur forme est délicate et leur structure admirable; la nature
les prodigue et les brise; elle met toute son industrie à les former, et
toute son insouciance à les détruire. Il y a plus d’art en eux que dans
toute la montagne. Sont-ils fondés à prétendre que la montagne est faite
pour eux?


III.

Paul est monté sur le pic du Midi de Bigorre; voici son journal de
voyage:

«Départ à quatre heures du matin dans la vapeur. Les pâturages de Tau à
travers la vapeur; on voit la vapeur. Le lac d’Oncet à travers la
vapeur; même vue.

«Hourque des cinq Ours. Plusieurs taches blanchâtres ou grisâtres, dans
un fond blanchâtre ou grisâtre. Contempler, pour s’en faire une idée,
cinq ou six pains à cacheter, d’un blanc sale, collés derrière une
feuille de papier brouillard.

«Commencement de l’escarpement; montée au pas, à la queue l’un de
l’autre; cela me rappelle le manége Leblanc, et les cinquante chevaux
qui avancent gracieusement dans la sciure de bois, chacun ayant le nez
contre la queue du précédent, et la queue contre le nez du suivant, le
jeudi, jour de sortie et d’équitation pour les colléges. Je me berce
voluptueusement dans ce souvenir poétique.

«Première heure: vue du dos de mon guide et de la croupe de son cheval.
Le guide a une veste de velours bouteille avec deux raccommodages à
gauche et un à droite; le cheval est d’un brun sale et porte les marques
de la cravache. Quelques gros cailloux sur le sentier. Le brouillard. Je
pense à la philosophie allemande.

«Deuxième heure: La vue s’élargit; j’aperçois l’œil gauche du cheval du
guide. Cet œil est borgne; il ne perd rien.

«Troisième heure: La vue s’élargit encore. Vue de deux croupes de
cheval et deux vestes de touristes, qui sont à quinze pieds au-dessous
de nous. Vestes grises, ceintures rouges, bérets. Ils jurent et je jure.
Cela nous console un peu.

«Quatrième heure: Joie et transports; le guide me promet, pour la cime,
la vue d’une mer de nuages.

«Arrivée: Vue de la mer de nuages. Par malheur nous sommes dans un des
nuages. Aspect d’un bain de vapeur quand on est dans le bain.

«Bénéfices: Rhume de cerveau, rhumatisme aux pieds, lumbago,
congélation, bonheur d’un homme qui aurait fait huit heures antichambre,
dans une antichambre sans feu.

--Et cela arrive souvent!

--Deux fois sur trois. Les guides jurent que non.»



PLANTES ET BÊTES


I

Les hêtres s’avancent haut sur les versants, jusqu’à plus de trois mille
pieds. Leurs gros piliers s’enfoncent dans les creux où il s’est amassé
de la terre. Leurs racines entrent dans les fentes du roc, le soulèvent,
et viennent ramper à la surface comme une famille de serpents. Leur
peau, blanche et tendre dans les plaines, se change en écorce grisâtre
et solide; leurs feuilles tenaces reluisent d’un vert vigoureux, sous le
soleil qui ne peut les traverser. Ils vivent isolés, parce qu’ils ont
besoin d’espace, et s’échelonnent de distance en distance comme des
lignes de tours. De loin, entre les bruyères ternes, leur môle se lève
éclatant de lumière, et bruit de ses cent mille feuilles, comme par
autant de clochettes de corne.


II

Mais les vrais habitants des montagnes sont les pins, arbres
géométriques, parents des blocs ferrugineux qu’ont taillés les éruptions
primitives. La végétation des plaines se déploie en formes ondoyantes,
avec tous les gracieux caprices de la liberté et de la richesse, les
pins au contraire semblent à peine vivants; leur tige se dresse en ligne
perpendiculaire le long des roches; leurs branches horizontales partent
du tronc à angles droits, égales comme les rayons d’un cercle, et
l’arbre tout entier est un cône terminé par une aiguille nue. Les
petites lames ternes qui servent de feuilles ont une teinte morne, sans
transparence ni éclat; elles semblent ennemies de la lumière, elles ne
la renvoient pas, elles ne la laissent pas passer, elles l’éteignent: à
peine si le soleil de midi les frange d’un reflet bleuâtre. A dix pas,
sous cette auréole, la pyramide noire tranche sur l’horizon comme une
masse opaque. Ils se serrent en files sous leurs manteaux funèbres.
Leurs forêts sont silencieuses comme des solitudes; le souffle du vent
n’y fait point de bruit; il glisse sur la barbe roide des feuilles sans
les remuer ni les froisser. On n’entend d’autre bruit que le
chuchotement des cimes et le grésillement des petites lamelles jaunâtres
qui tombent en pluie dès qu’on touche une branche. Le gazon est mort,
le sol nu; on marche dans l’ombre sous une verdure inanimée, entre des
tiges pâles qui montent comme des cierges. Une senteur âpre emplit
l’air, semblable au parfum des aromates. C’est l’impression que fait une
cathédrale déserte, lorsque, après une cérémonie, l’odeur de l’encens
flotte encore sous les arcades, et que le jour tombant dessine au loin
dans l’obscurité la forêt des piliers.

Ils vivent en famille et chassent de leur domaine les autres arbres.
Souvent, dans une gorge dévastée, on les voit comme une draperie de
deuil descendre entre des glaciers blancs. Ils aiment le froid, et
l’hiver restent vêtus de neige. Le printemps ne les renouvelle pas; on
voit seulement quelques lignes vertes courir sous le feuillage; elles
s’assombrissent bientôt comme le reste. Mais lorsque l’arbre sort d’un
morceau de terre profond, et qu’il monte à cent pieds, lisse et droit
comme le mât d’un navire, l’esprit suit d’un élan jusqu’à la cime
l’essor de sa forme inflexible, et la colonne végétale semble aussi
grandiose que le mont qui la nourrit.


III.

Plus haut, sur les escarpements stériles, le buis jaunâtre tord ses
pieds noueux sous des pierres. C’est un être triste et tenace, rabougri
et resserré sur lui-même; écrasé entre les roches, il n’ose s’élancer
ni s’épandre. Ses petites feuilles épaisses se suivent en rangées
monotones, lourdement ovales et d’une régularité compassée. Ses tiges,
courtes, grisâtres, sont âpres au toucher; le fruit rond enferme des
capsules noires, dures comme l’ébène, qu’il faut déchirer pour avoir la
graine. Tout dans la plante est calculé en vue de l’utile: elle ne songe
qu’à durer et à résister; elle n’a ni ornements, ni élégance, ni
richesse; elle ne dépense sa sève qu’en tissus solides, en couleurs
ternes, en fibres durables. C’est une ménagère économe et vivace, seule
capable de végéter dans les fondrières qu’elle remplit.

Si l’on continue à monter, les arbres commencent à manquer. Le sapin
broussaille rampe dans un tapis de gazon. Les rhododendrons poussent en
touffes et couronnent la montagne de bouquets roses. Les bruyères
serrent leurs grappes blanches, petites fleurs ouvertes, en forme de
vase, d’où sort une couronne d’étamines grenat. Dans les creux abrités,
les campanules bleues balancent leurs jolies clochettes; le moindre vent
les couche; elles vivent pourtant et sourient, tremblantes et
gracieuses. Mais, entre toutes ces fleurs nourries de lumière et d’air
pur, la plus précieuse est la rose sans épines. Jamais pétales n’ont
formé une corolle plus frêle et plus mignonne; jamais vermillon si vif
n’a coloré un tissu plus délicat.


IV.

Au sommet croissent les mousses. Battues par le vent, desséchées par le
soleil, elles perdent la teinte verte et fraîche qu’elles ont dans les
vallées, au bord des sources. Elles se roussissent de tons fauves, et
leurs filaments lisses ont le reflet des poils du loup. D’autres,
jaunies et pâles, couvrent de leurs couleurs maladives les crevasses qui
saignent. Il y en a de grises, presque blanches, qui poussent comme des
restes de cheveux sur les rochers chauves. De loin, sur le dos de la
montagne, toutes ces teintes se fondent, et ce pelage nuancé jette un
éclat sauvage. Les derniers végétaux sont des croûtes rougeâtres,
collées aux parois des roches, qui semblent faire partie de la pierre,
et qu’on prendrait non pour une plante, mais pour une lèpre. Le froid,
la sécheresse et la hauteur, ont par degrés transformé ou tué la
végétation.


V.

Le climat façonne et produit les bêtes aussi bien que les plantes.

L’ours est une bête grave, toute montagnarde, curieuse à voir dans sa
houppelande grisâtre ou jaunâtre de poils feutrés. Il semble formé pour
son domicile et son domicile pour lui. Sa grosse fourrure est un
excellent manteau contre la neige. Les montagnards la jugent si bonne,
qu’ils la lui empruntent le plus souvent qu’ils peuvent, et il la juge
si bonne, qu’il la défend contre eux le mieux qu’il peut. Il aime à
vivre seul, et les gorges des hauteurs sont aussi désertes qu’il le
souhaite. Les arbres creux lui fournissent une maison toute prête; comme
ce sont pour la plupart des hêtres et des chênes, il y trouve à la fois
le vivre et le couvert. Du reste, brave, prudent, robuste, c’est un
animal estimable; ses seuls défauts sont de manger ses petits, quand il
les rencontre, et de mal danser.

Pour le chasser, on s’embusque et on le tire au passage. Dernièrement,
dans une battue, on dépista une femelle superbe. Quand les premiers
chasseurs, gens novices, virent briller ces petits yeux féroces, et
qu’ils aperçurent la masse noire qui descendait à grandes enjambées,
froissant les taillis, ils oublièrent tout d’un coup qu’ils avaient des
fusils et se tinrent cois derrière leur chêne. Cent pas plus loin un
brave fit feu. L’ours qui n’était pas touché, arrive au galop. L’homme
de lâcher son fusil et de glisser dans une fondrière. Arrivé au fond, il
se tâtait les membres et se trouvait sauf par miracle, lorsqu’il vit
l’animal arrêté au-dessus de sa tête, occupé à examiner la pente, et
appuyant le pied sur les pierres pour voir si elles étaient solides. Il
flairait çà et là, et regardait l’homme avec l’intention manifeste de
lui rendre visite. La fondrière était un puits; s’il arrivait au fond,
il fallait se résigner au tête-à-tête. Pendant que l’homme faisait cette
réflexion et songeait aux dents de la bête, l’ours se mit à descendre
avec infiniment de précaution et d’adresse, ménageant sa précieuse
personne, s’accrochant aux racines, lentement, mais sans jamais
trébucher. Il approchait, quand les chasseurs arrivèrent et le tuèrent à
coups de balles.

L’isard habite plus haut que l’ours, sur les cimes nues, dans les
régions des glaciers. Il a besoin d’espace pour bondir et s’ébattre. Il
est trop vif et trop gai pour se tenir comme le lourd misanthrope
enfermé dans les gorges et les forêts. Nul animal n’est plus agile: il
saute de roche en roche, franchit des précipices, et se tient sur des
pointes où il y a place juste pour ses quatre pieds. On entend parfois
sur les hauteurs un bêlement sourd: c’est une bande d’isards qui
broutent l’herbe entre les neiges; leur robe fauve et leurs petites
cornes se détachent dans le bleu du ciel; l’un d’eux donne l’alerte, et
tous disparaissent en un moment.


VI.

Souvent pendant une demi-heure on entend derrière la montagne un
tintement de clochettes; ce sont des troupeaux de chèvres qui changent
de pâturage. Il y en a quelquefois plus de mille. Au passage des ponts,
on se trouve arrêté, jusqu’à ce que toute la caravane ait défilé. Elles
ont de longs poils pendants qui leur font une fourrure; avec leur
manteau noir et leur grande barbe, on dirait qu’elles sont habillées
pour une mascarade. Leurs yeux jaunes regardent vaguement, avec une
expression de curiosité et de douceur. Elles semblent étonnées de
marcher ainsi en ordre sur un terrain uni. A voir cette jambe sèche et
ces pieds de corne, on sent qu’elles sont faites pour errer au hasard et
pour sauter sur les roches. De temps en temps les moins disciplinées
s’arrêtent, posent leurs pattes de devant contre la montagne, et
broutent une ronce ou la fleur d’une lavande. Les autres arrivent et les
poussent; elles repartent la bouche pleine d’herbes, et mangent en
marchant. Toutes leurs physionomies sont intelligentes, résignées et
tristes, avec des éclairs de caprice et d’originalité. On voit la forêt
de cornes s’agiter au-dessus de la masse noire, et les fourrures lisses
luire au soleil. Des chiens énormes, à poil laineux, tachés de blanc,
marchent gravement sur les côtés, grondant lorsqu’on approche. Le pâtre
vient derrière, dans sa cape brune, avec le regard immobile, brillant,
vide de pensées, qu’ont ses bêtes; et toute la bande disparaît dans un
nuage de poussière d’où sort un bruit de bêlements grêles.


VII.

Pourquoi ne parlerais-je pas de l’animal le plus heureux de la création!
Un grand peintre, Karl Dujardins l’a pris en affection; il l’a dessiné
dans toutes les poses, il a montré toutes ses jouissances et tous ses
goûts. La prose a bien les droits de la peinture, et je promets aux
voyageurs qu’ils prendront plaisir à regarder les cochons. Voilà le mot
lâché. Maintenant songez qu’aux Pyrénées ils ne sont pas couverts de
fange infecte, comme dans nos fermes; ils sont roses et noirs, bien
lavés, et vivent sur les grèves sèches, auprès des eaux courantes. Ils
font des trous dans le sable échauffé, et y dorment par bandes de cinq
ou six, alignés et serrés dans un ordre admirable. Quand on approche,
toute la masse grouille; les queues en tire-bouchon frétillent
fantastiquement; deux yeux narquois et philosophiques s’ouvrent sous les
oreilles pendantes; les nez goguenards s’allongent en flairant; toute la
compagnie grognonne; après quoi on s’accoutume à l’intrus, on se tait,
on se recouche, les yeux se ferment d’une façon béate, les queues
rentrent en place, et les bienheureux coquins se remettent à digérer et
à jouir du soleil. Tous ces museaux expressifs semblent dire fi aux
préjugés et appeler la jouissance; ils ont quelque chose d’insouciant et
de moqueur; le visage entier se dirige du côté du groin, et toute la
tête aboutit à la bouche. Leur nez allongé semble aspirer et recueillir
dans l’air toutes les sensations agréables. Ils s’étalent si
complaisamment à terre, ils remuent les oreilles avec de petits
mouvements si voluptueux, ils font des éjaculations de plaisir si
pénétrantes, qu’on en prend de l’humeur. O vrais épicuriens, si parfois
en sommeillant vous daignez réfléchir, vous devez penser, comme l’oie de
Montaigne, que le monde a été fait pour vous, que l’homme est votre
serviteur, et que vous êtes les privilégiés de la nature! Il n’y a dans
toute leur vie qu’un moment fâcheux, celui où on les saigne. Encore il
passe vite et ils ne les prévoient pas.


VIII.

Des milliers de lézards nichent dans les fentes d’ardoises et dans les
murs de cailloux roulés. A l’approche des passants, ils filent comme un
trait et traversent la route. Si l’on reste un instant immobile, on y
voit de petites têtes inquiètes et malignes sortir entre deux pierres;
le reste du corps se montre, la queue frétille, et, d’un mouvement
brusque, ils grimpent en zigzag sur les étages de galets. Ils ont là du
soleil à plaisir, jusqu’à cuire tout vifs; à midi, la roche brûle la
main. Ce puissant soleil échauffe leur sang froid et donne à leurs
membres le ressort et l’action. Ils sont capricieux, passionnés,
violents, et se battent comme des hommes. Quelquefois on en voit rouler
deux le long d’un rocher, l’un sur l’autre, dans la poussière, se
relever ternes et sales, et se sauver prestement, comme des écoliers
poltrons et mutins surpris en faute. Plusieurs perdent la queue dans ces
aventures, ce qui fait qu’ils ont l’air de porter un habit trop court;
ils se cachent, honteux d’être si mal vêtus. Les autres, dans leur
justaucorps gris, ont des mouvements menus et gracieux, un air à la fois
coquet et timide qui ôte toute envie de leur faire mal. Lorsqu’ils
dorment sur un feuillet de roche, on aperçoit leur gorge blanchâtre et
leur petite bouche spirituelle; mais ils ne dorment guère, ils sont
toujours aux aguets, ils détalent au moindre bruit, et, quand rien ne
les trouble, ils trottent, s’ébattent, montent, descendent, font cent
tours par plaisir. Ils aiment la compagnie, et vivent l’un près de
l’autre ou l’un chez l’autre. Aucun animal n’est plus gentil et n’a des
mœurs plus innocentes; avec les jolis sédums blancs et jaunes, il égaye
les longs murs de pierre, et tous deux vivent de sécheresse, comme les
autres d’humidité.

Le sol, la lumière, la végétation, les animaux, l’homme, sont autant de
livres où la nature écrit en caractères différents la même pensée. Si
les cochons ont le poil net et rose, c’est que le granit bouillant et
la mer poissonneuse ont pendant des millions d’années accumulé et
soulevé dix mille pieds de roche.



IV

BAGNÈRES ET LUCHON



DE LUZ A BAGNÈRES-DE-BIGORRE


I

Il faut subir ici de longues montées étouffantes; les chevaux vont au
pas ou soufflent; les voyageurs dorment ou suent; le conducteur
grommelle ou boit; la poussière tourbillonne, et, si vous sortez, votre
gosier sèche ou les yeux vous cuisent. Il n’y a qu’un moyen de passer
cette mauvaise heure; c’est de se conter quelque vieille histoire du
pays, par exemple celle que voici:

       *       *       *       *       *

Bos de Bénac fut un bon chevalier, grand ami du roi saint Louis; il alla
en croisade dans la terre d’Égypte, et tua beaucoup de Sarrasins pour le
salut de son âme. Mais à la fin les Français furent défaits dans une
grande bataille, et Bos de Bénac laissé pour mort. On l’emmena
prisonnier le long du fleuve, du côté du soleil, dans un pays où la peau
des hommes était toute brûlée par la chaleur, et il y fut dix ans. On le
fit pâtre de troupeaux, et on le battait souvent, parce qu’il était
Franc et chrétien.

Un jour qu’il s’affligeait et se lamentait dans un lieu désert, il vit
paraître auprès de lui un petit homme noir, qui avait deux cornes au
front, un pied de chèvre, et l’air plus méchant que les plus méchants
Sarrasins. Bos était si accoutumé à voir des hommes noirs, qu’il ne fit
pas le signe de croix. C’était le diable qui lui dit en ricanant: «Bos,
à quoi t’a servi de combattre pour ton Dieu? Il te laisse valet de mes
valets de Nubie; les chiens de ton château sont mieux traités que toi.
On te croit mort et demain ta femme se marie. Va donc traire tes brebis,
bon chevalier.»

Bos poussa un grand cri et pleura, car il aimait sa femme; le diable
feignit d’avoir compassion de lui, et lui dit: «Je ne suis pas si
méchant que le disent tes prêtres. Tu t’es bien battu; j’aime les gens
braves; je ferai pour toi plus que le crucifié, ton ami. Cette nuit tu
seras dans ton beau pays de Bigorre. Donne-moi en échange un plat de
noix de ta table. Eh bien, te voilà embarrassé comme un théologien.
Crois-tu que les noix aient des âmes? Allons, décide-toi.»

Bos oublia que c’est péché mortel de donner quelque chose au diable, et
lui tendit la main. Aussitôt il fut emporté comme dans un tourbillon; il
aperçut au-dessous de lui un grand fleuve jaune, le Nil, qui
s’allongeait, ainsi qu’un serpent, entre deux traînées de sable; un
instant après, une ville étendue sur la grève comme une cuirasse; puis
des flots innombrables alignés d’un bout de l’horizon à l’autre, et sur
eux, des vaisseaux noirs pareils à des hirondelles; plus loin, une île à
trois côtés, avec une montagne creuse pleine de feu et un panache de
fumée fauve; puis encore la mer. La nuit tombait, quand une rangée de
montagnes se leva dans les bandes rouges du couchant. Bos reconnut les
cimes dentelées des Pyrénées et fut rempli de joie.

Le diable lui dit: «Bos, viens d’abord chez mes serviteurs de la
montagne. En bonne conscience, puisque tu rentres au pays, tu leur dois
une visite. Ils sont plus beaux que tes anges, et t’aimeront, puisque tu
es mon ami.»

Le bon chevalier eut horreur de penser qu’il était l’ami du diable et le
suivit à contre-cœur. La main du diable était comme une serre; il allait
plus vite que le vent. Bos traversa d’un élan la vallée de Pierrefitte,
et se trouva au pied du Bergonz, devant une porte de pierre qu’il
n’avait jamais vue. La porte s’ouvrit d’elle-même avec un bruit plus
doux qu’un chant d’oiseau, et ils entrèrent dans une salle haute de
mille pieds, toute en cristal, flamboyante comme si le soleil eût été
dedans. Bos vit trois petites femmes grandes comme la main, sur des
siéges d’agate; elles avaient les yeux clairs comme l’eau verte du Gave;
les joues avaient le vermillon de la rose sans épines; leur robe blanche
était aussi légère que la vapeur aérienne des cascades; leur écharpe
était de couleur de l’arc-en-ciel. Bos crut l’avoir vue autrefois
flottante au bord des précipices, lorsque la brume matinale s’évaporait
aux premiers rayons. Elles filaient, et leurs rouets tournaient si vite
qu’on ne voyait pas la roue. Elles se levèrent toutes ensemble, et
chantèrent de leur petite voix argentine: «Bos est revenu; Bos est l’ami
de notre maître; Bos, nous te filerons un manteau de soie en échange de
ton manteau de croisé.»

Un instant après, il était devant une autre montagne qu’il reconnut à la
clarté des étoiles. C’était celle de Campana, qui sonne lorsqu’il arrive
malheur au pays. Bos se trouva dedans, sans savoir comment cela s’était
fait, et vit qu’elle était creuse jusqu’au sommet. Une cloche énorme
d’argent bruni descendait de la plus haute voûte; un troupeau de chèvres
noires était attaché au battant. Bos comprit que ces chèvres étaient des
diables: leurs queues courtes frétillaient convulsivement; leurs yeux
étaient comme des charbons allumés; leur poil tremblait et se
recroquevillait comme les rameaux verts sur la braise; leurs cornes
étaient pointues et tortues comme des épées de Syrie. Quand elles
aperçurent Bos et le démon, elles vinrent sauter autour d’eux avec des
bonds si brusques et des yeux si étranges, que le bon chevalier sentit
le cœur lui manquer. Ces yeux formaient des figures cabalistiques et
dansaient à la façon des feux follets d’un cimetière; puis elles se
mirent sur une seule ligne et coururent en avant; le battant d’acier
heurta la paroi sonore, une voix immense sortit en roulant de l’argent
qui vibrait; Bos crut l’entendre jusqu’au fond de sa cervelle; les
palpitations du son coururent par tout son corps; il frémit d’angoisse
comme un homme en délire, et entendit distinctement la cloche qui
chantait: «Bos est revenu; Bos est l’ami de mon maître; Bos, ce n’est
point la cloche de l’église, c’est moi qui sonne ton retour.»

Il se sentit encore une fois enlevé dans l’air; les arbres enracinés
dans le roc pliaient devant son compagnon et lui, comme sous l’orage;
les ours hurlaient lamentablement; des troupeaux de loups fuyaient en
frissonnant sur la neige. De grands nuages roux couraient dans le ciel,
déchiquetés et tremblotants comme des ailes de chauves-souris. Les
malins esprits des vallées se levaient et tourbillonnaient dans la nuit.
Les têtes des rocs semblaient vivantes; il croyait voir l’armée des
montagnes s’ébranler et le suivre. Ils traversèrent un mur de nuages et
s’arrêtèrent sur le pic d’Anie. Au même instant, l’éclair fendit la
masse de vapeurs. Bos vit un fantôme haut comme un grand pin, la face
ardente comme une fournaise, enveloppé de nuées rouges. Des auréoles
violettes flamboyaient sur sa tête; la foudre rampait à ses pieds en
traînées éblouissantes; tout son corps resplendissait d’éclairs blancs.
Le tonnerre éclata, la cime voisine croula, les roches renversées
fumèrent, et Bos entendit une voix tonnante qui disait: «Bos est revenu;
Bos est l’ami de mon maître; Bos, j’illumine la vallée pour ton retour,
mieux que les cierges de ton église.»

Le pauvre Bos, trempé d’une sueur froide, fut porté tout d’un coup au
pied du château de Bénac, et le diable lui dit: «Bon chevalier, va donc
retrouver ta femme!» Puis il se mit à rire avec le bruit d’un arbre qui
craque, et disparut, laissant derrière lui une odeur de soufre.

Le matin paraissait, l’air était froid, la terre mouillée, et Bos
grelottait sous ses lambeaux, lorsqu’il vit venir une cavalcade superbe:
des dames en robes de brocart couturées d’argent et de perles; des
seigneurs en harnois d’acier poli, avec des chaînes d’or; de nobles
palefrois sous des housses écarlates, conduits par des pages en
justaucorps de velours noir; puis l’escorte des hommes d’armes, dont
les cuirasses luisaient au soleil. C’était le sire d’Angles qui venait
épouser la dame de Bénac. Ils défilèrent longuement sur la rampe et
s’enfoncèrent sous le porche obscur.

Bos courut à la porte, mais on le renvoya en lui disant: «Bonhomme,
reviens à midi, tu auras l’aumône avec les autres.»

Bos s’assit sur une roche, tourmenté de colère et de douleur. Il
entendait dans le château des fanfares de trompettes et le bruit des
réjouissances. Un autre allait lui prendre sa femme et son bien; il
serrait les poings et roulait des pensées de meurtre; mais il n’avait
pas d’armes: il prit patience, comme il avait tant fait de fois chez les
Sarrasins, et attendit.

Tous les pauvres du voisinage s’assemblèrent, et Bos se mit avec eux. Il
n’était pas humble comme le bon roi saint Louis, qui lavait les pieds
des mendiants; il eut grand honte de marcher parmi ces porte-besaces,
contrefaits, goîtreux, aux jambes torses, au dos voûté, mal couverts de
méchantes capes rapiécées et trouées et de guenilles en loques; mais il
eut bien plus de honte encore, lorsqu’en passant sur le fossé plein
d’eau claire il vit sa figure brûlée, ses cheveux hérissés comme le poil
d’une bête fauve, ses yeux sauvages, tout son corps maigri et meurtri;
puis il pensa qu’il n’avait pour vêtement qu’un sac déchiré et la peau
d’une grande chèvre, et qu’il était plus hideux que le plus hideux
mendiant. Ceux-ci criaient louange aux mariés, et Bos de fureur grinçait
les dents.

Ils suivaient le haut corridor, et Bos vit par la porte l’ancienne salle
du festin. Ses armures y pendaient; il reconnut les andouillers des
cerfs qu’il avait tués à coups de flèches, les têtes des ours qu’il
avait tués à coups d’épieu. La salle était pleine, et la joie du festin
montait haut sous les voûtes; le vin du Languedoc coulait largement dans
les coupes, les conviés portaient la santé des fiancés. Le sire d’Angles
causait bien bas avec la belle dame, qui souriait et tournait vers lui
son doux regard. Quand Bos vit ces lèvres roses sourire et ces yeux
noirs rayonner sous le capulet d’écarlate, il sentit son cœur mordu par
la jalousie, bondit dans la salle et cria d’une voix terrible: «Hors
d’ici, traîtres! je suis le maître d’ici, Bos de Bénac.

--Mendiant et menteur, dit le sire d’Angles. Nous avons vu Bos tomber
mort sur le bord du fleuve d’Égypte. Qui es-tu, vieux ladre? Ta figure
est noire comme celle des damnés Sarrasins. Vous êtes tous les amis du
diable; c’est le malin esprit qui t’a conduit ici. Chassez-le, et lâchez
les chiens sur lui.»

Mais la dame miséricordieuse demanda qu’on fît grâce au malheureux fou.
Bos, blessé par sa conscience, croyant que chacun savait son péché,
s’enfuit le visage dans ses mains, ayant horreur de lui-même, et ne
s’arrêta que dans une fondrière déserte. La nuit vint, et la cloche du
mont Campana se mit à tinter. Il entendit bourdonner les rouets des fées
du Bergonz. Le géant habillé de feu parut sur le pic d’Anie. Des images
étranges se levèrent en son cerveau comme les rêves d’un malade. Le
souffle du démon était sur lui. Une légion de visages fantastiques
chevauchait dans sa tête au bruissement des ailes infernales, et le
ravissant sourire de la belle dame le piquait au cœur comme une pointe
de poignard. Le petit homme noir parut près de lui et lui dit: «Comment,
Bos, tu n’es pas invité à la noce de ta femme? Le sire d’Angles l’épouse
tout à l’heure. Ami Bos, il n’est pas courtois!

--Maudit de Dieu, que viens-tu faire ici?

--Tu n’es pas reconnaissant; je t’ai tiré d’Égypte, comme Moïse ses
badauds d’Israélites, et je t’ai transporté, non pas en quarante ans,
mais en un jour, dans la terre promise. Pauvre sot qui t’amuses à
pleurer! Veux-tu ta femme? donne-moi ta foi, rien davantage. Au fait, tu
as raison; demain, si tu n’est pas gelé, et si tu pries bien humblement
le sire d’Angles, il te fera valet de chenil; c’est une belle place. Ce
soir, dors sur la neige, bon chevalier. Là-bas, où sont les lumières, le
sire d’Angles embrasse ta femme.»

Bos suffoquait et crut qu’il allait mourir. «Seigneur mon Dieu, dit-il
en tombant à genoux, délivrez-moi du tentateur!» Et il fondit en
larmes.

Le diable s’enfuit, chassé par cette prière ardente; les mains de Bos
jointes sur sa poitrine rencontrèrent son anneau de mariage qu’il
portait à son scapulaire. Il tressaillit de joie: «Merci, Seigneur, et
faites que j’arrive.»

Il courut comme s’il avait des ailes, franchit d’un saut la porte, et se
cacha derrière un pilier de la galerie. Le cortége s’avançait avec des
flambeaux. Quand la dame fut près de lui, Bos se leva, lui prit la main
et lui montra l’anneau. Elle le reconnut et se jeta dans ses bras. Il se
tourna vers l’assistance, et dit: «J’ai souffert comme Jésus-Christ, et
j’ai été renié comme lui. Hommes de Bigorre qui m’avez maltraité et
renié, je vous prie d’être mes amis comme autrefois.»

Le lendemain, Bos alla verser un plat de noix dans un gouffre noir, où
souvent on entendait la voix du diable; ensuite il partit pour se
confesser au pape. Au retour, il se fit ermite dans une caverne de la
montagne, et sa femme devint nonne dans un couvent de Tarbes. Tous deux
firent saintement pénitence, et méritèrent après leur mort de voir Dieu.


II.

Un peu après Lourdes, commence la plaine, et le ciel s’ouvre sur une
largeur immense: la coupole d’azur pâlit vers les bords, et son bleu
tendre,

[Illustration: Lourdes. (Page 258.)]

dégradé par des nuances insensibles, se perd à l’horizon dans une
blancheur ravissante. Ces couleurs si pures, si riches, si doucement
fondues, sont comme un grand concert où l’on se trouve enveloppé
d’harmonie; la lumière arrive de toutes parts; l’air en est pénétré, la
voûte bleue scintille depuis le dôme jusqu’à l’horizon. On oublie les
autres objets; on s’absorbe dans une sensation unique; on ne peut que
jouir de cette sérénité inaltérable, de cette profusion de clarté, de
cet épanchement de lumière dorée, ruisselante, qui joue dans un espace
sans limites. Ce ciel du Midi ne correspond qu’à un seul état de l’âme,
qui est la joie: il n’a qu’une pensée et qu’une beauté, mais il fait
concevoir le bonheur plein et durable; il met dans le cœur une source de
gaieté toujours prête à jaillir; l’homme en ce pays doit porter
légèrement la vie. Nos cieux du Nord ont une expression plus variée et
plus profonde; les reflets métalliques de leurs nuages changeants
conviennent à des âmes agitées; leur lumière brisée et leurs nuances
étranges expriment la joie triste des passions mélancoliques; ils
touchent le cœur plus à fond et d’une atteinte plus vive. Mais le bleu
et le blanc sont des teintes si belles! D’ici le Nord semble un exil; on
n’eût jamais pensé que deux couleurs pussent faire autant de plaisir.
Elles s’évanouissent l’une dans l’autre, comme des sons suaves qui se
rapprochent et se confondent. Le blanc lointain adoucit la lumière crue
et l’emprisonne dans une poussière d’air épaissi. L’azur du dôme émousse
les rayons sous sa teinte obscure, les réfléchit, les brise, et semble
semé de paillettes d’or. Ces miroitements du ciel, ces horizons noyés
dans une bande vaporeuse, cette transparence de l’air infini, cette
profondeur d’un ciel sans nuages, valent le spectacle des montagnes.


III.

Tarbes est une assez grande ville, ayant l’aspect d’un bourg, pavée de
petits cailloux, d’apparence médiocre. On débarque dans une place où de
gros ormeaux poudreux font de l’ombre. A midi les rues sont désertes; on
s’aperçoit qu’on est proche du soleil d’Espagne. Quelques femmes
seulement, coiffées d’un foulard rouge, vendaient des pêches au coin
d’une borne. Un peu plus loin, des soldats de cavalerie traînaient leurs
grandes jambes gauches dans l’ombre étroite de leur muraille. On
rencontre un carré de quatre bâtiments, au milieu desquels monte un
clocher évasé du bas. C’est l’église; elle n’a qu’une seule nef,
très-haute, très-large, très-fraîche, peinte de couleurs sombres, qui
fait contraste avec la chaleur étouffante du dehors et l’éclat cru des
murs blancs; au-dessus de l’autel, six colonnes de marbre bigarré,
surmontées d’un baldaquin, font un assez bel effet. Les tableaux sont
comme partout: un Christ beurre frais et rose tendre, une passion en
estampes coloriées de six sous. Quelques-uns, placés très-haut, dans des
coins obscurs, paraissent meilleurs, parce qu’on n’y démêle rien. Un peu
plus loin, on vient de bâtir un palais de justice, propre et neuf comme
une robe de juge: les moellons sont bien équarris, et les murs
parfaitement ratissés; la façade est embellie de deux statues, la
Justice, qui a l’air d’une sotte, et la Force, qui a l’air d’une fille.
La Force a des demi-bottes et une peau de bête. Au lieu de belles
statues, nous avons de vilains logogriphes. Puisqu’on avait l’amour du
symbole, ne pouvait-on habiller la Force en gendarme? Pour nous
dédommager des statues, nous allâmes visiter les chevaux. A cet endroit,
la ville bourgeoise devient ville élégante. Les bâtiments du haras sont
simples et de bon goût. Des gazons, des rosiers, des escaliers pleins de
fleurs, une belle prairie d’herbe haute; dans le lointain des peupliers
rangés en rideaux sur l’horizon limpide: l’habitation des chevaux est un
lieu de plaisance. Il y en a cinquante dans une longue écurie qui serait
au besoin une salle de bal; ce sont de superbes bêtes, le poil luisant,
la croupe ferme, l’œil doux, le front calme; ils mangent paisiblement
dans leurs stalles, ayant double natte sous leur litière; tout est
brossé, essuyé, frotté. Des écuyers en veste rouge vont et viennent
incessamment pour les nettoyer et veiller à ce que rien ne leur manque.
Les hommes étaient moins heureux dans le paradis terrestre.


IV.

Les pauvres hommes n’ont pas une ville qui ne soit pleine de souvenirs
lamentables. Les protestants prirent celle-ci en 1570 et égorgèrent tous
les habitants. Un d’eux s’était réfugié dans une tour où l’on ne pouvait
monter que par un escalier étroit; on lui envoya un de ses amis, qui
l’appela sous prétexte de parlementer; sitôt qu’il eut mis la tête à la
fenêtre, on le tua d’une arquebusade. Les paysans qui vinrent donner la
sépulture aux morts en enterrèrent deux mille dans les fossés. Cinq ans
après, le pays était presque désert.

Prenez patience: les catholiques n’étaient pas plus doux que les
protestants; témoin ce siége de Rabastens, à quatre lieues de Tarbes.

«Soudain, dit Montluc, je connus qu’il fallait que d’autres y missent la
main que nos gens de pied, et dis à la noblesse: «Gentilshommes, mes
amis, suivez hardiment, et sans vous étonner, donnez; car nous ne
saurions choisir une mort plus honorable.» Et ainsi nous marchâmes tous
d’aussi bonne volonté qu’à ma vie je vis aller à l’assaut, et regardai
deux fois en arrière; je vis que tous se touchaient les uns les autres.
J’avais fait porter trois ou quatre échelles au bord du fossé, et, comme
je me retournais en arrière pour commander que l’on apportât deux
échelles, l’arquebusade me fut donnée par le visage, du coin d’une
barricade qui touchait à la tour. Tout à coup je fus tout en sang, car
je le jetais par la bouche, par le nez, par les yeux. Alors presque tous
les soldats, et presque aussi tous les gentilshommes, commencèrent à
s’étonner et voulurent reculer. Mais je leur criai, encore que je ne
pouvais presque parler à cause du grand sang que je jetais par la bouche
et par le nez: «Où voulez-vous aller? vous voulez vous épouvanter pour
moi? Ne vous bougez, ni n’abandonnez le combat.» Et dis aux
gentilshommes: «Je m’en vais me faire panser; que personne ne me suive,
et vengez-moi, si vous m’aimez.» Je pris un gentilhomme par la main, et
ainsi fust conduit à mon logis, là où trouvai un chirurgien du régiment
de M. de Goas, nommé maître Simon, qui me pansa et m’arracha les os des
deux joues avec les deux doigts, si grands étaient les trous, et me
coupa force chair de visage, qui était toute froissée.

«Voici M. de Madaillan, mon lieutenant, lequel était à mon côté quand
j’allai à l’assaut, et M. de Goas à l’autre, qui venait voir si j’étais
mort, et me dit: «Monsieur, réjouissez-vous, prenez courage, nous
sommes dedans. Voilà les soldats aux mains qui tuent tout; et
assurez-vous que nous vengerons votre blessure.» Alors je lui dis: «Je
loue Dieu de ce que je vois la victoire à nous avant de mourir. A
présent, je ne me soucie point de la mort. Je vous prie de vous en
retourner, et montrez-moi toute l’amitié que vous m’avez portée, et
_gardez qu’il n’en échappe un seul qui ne soit tué_.»

«Et à l’instant s’en retourna et tous mes serviteurs même y allèrent. En
sorte qu’il ne demeura auprès de moi que deux pages, et l’avocat de Las
et le chirurgien. L’on voulut sauver le ministre et le capitaine de là
dedans, nommé Ladous, pour les faire pendre devant mon logis. Mais les
soldats ne faillirent de les tuer eux-mêmes, et les ôtèrent à ceux qui
les tenaient, et les mirent en mille pièces. Les soldats en firent
sauter cinquante ou soixante du haut de la grande tour, qui s’étaient
retirés là dedans, dans les fossés, lesquels se noyèrent. Il se trouve
que l’on en sauva deux qui s’étaient cachés. Il y avait tel prisonnier
qui voulait donner quatre mille écus. Mais jamais homme ne voulait
entendre à aucune rançon, et la plupart des femmes furent tuées.»

Comment avec de telles fureurs la race humaine a-t-elle pu durer? «On a
beau la tarir, dit Méphistophélès, la fraîche source de sang vivant
reparaît toujours.»



BAGNÈRES-DE-BIGORRE


I

On repart pour Bagnères à cinq heures du soir, dans la poussière, à la
suite de coucous chargés de monde. Cette route est encombrée, comme les
chemins de la banlieue autour de Paris le samedi soir. La diligence
prend, en passant, autant de paysans qu’elle en rencontre; on les met en
tas sous la bâche, parmi les malles, à côté des chiens; ils ont l’air
fier et content de cette haute place. Les jambes, les bras, les têtes,
s’agencent comme elles peuvent; ils chantent, et la voiture a l’air
d’une boîte à musique. C’est dans cet équipage triomphal qu’on arrive à
Bagnères, le soleil couché. On dîne à la hâte, on se fait conduire à la
promenade des Coustous, et l’on est tout surpris de trouver le boulevard
de Gand aux Pyrénées.

Quatre rangées d’arbres poudreux; des bancs réguliers à intervalles
égaux; sur les deux côtés, des hôtels de figure moderne, dont l’un est
occupé par M. de Rothschild; des files de boutiques illuminées, des
cafés chantants autour desquels on s’amasse; des terrasses remplies de
spectateurs assis; sur la chaussée, une foule noire qui s’agite sous les
lumières; voilà le spectacle qu’on a sous les yeux. Les groupes se font,
se défont, se serrent; on suit la foule; on rapprend l’art d’avancer
sans marcher sur les pieds qu’on rencontre, de frôler tout le monde sans
coudoyer personne, de n’être pas écrasé et de ne pas écraser les autres;
bref, tous les talents enseignés par la civilisation et l’asphalte. On
retrouve les bruissements des toilettes, le bourdonnement confus des
conversations et des pas, l’éclat blessant des lumières artificielles,
les figures obséquieuses et ennuyées des marchands, l’étalage savant des
boutiques, et toutes les sensations qu’on a voulu quitter.
Bagnères-de-Bigorre et Luchon sont aux Pyrénées les capitales de la vie
élégante, le rendez-vous des plaisirs du monde et de la mode, Paris à
deux cents lieues de Paris.

Le lendemain matin, au soleil, l’aspect de la ville est charmant. De
grandes allées de vieux arbres la traversent en tous sens. Des jardinets
fleurissent sur les terrasses. L’Adour roule le long des maisons. Deux
rues sont des îles qui rejoignent la chaussée par des ponts chargés de
lauriers-roses, et mirent leurs fenêtres vertes dans le flot clair. Les
ruisseaux d’eau limpide accourent de toutes les places et de toutes les
rues; ils se croisent, s’enfoncent sous terre, reparaissent, et la ville
est remplie de leurs murmures, de leur fraîcheur et de leur gaieté. Une
petite fille, assise sur la dalle ardoisée, trempe ses pieds dans le
courant; l’eau froide les rougit, et la pauvrette retrousse avec grand
soin sa mauvaise robe, de peur de la mouiller. Une femme agenouillée
lave du linge à sa porte; une autre se penche et puise de l’eau pour sa
marmite. Les deux rigoles noires et brillantes, enserrent la route
blanche comme deux cordons de jais. Dans la cour intérieure ou dans le
vestibule de chaque maison, les femmes assemblées cousent et filent, les
unes sur les marches de l’escalier, les autres au pied d’une vigne;
elles sont dans l’ombre, mais sur la crête du mur les belles feuilles
vertes sont traversées par un rayon de soleil.

Sur la place voisine, des hommes rangés sur deux lignes battaient le blé
avec de longues perches et amoncelaient des tas de grain doré. Sous son
luxe d’emprunt, la ville garde des habitudes rustiques; mais la riche
lumière fond les contrastes, et le battage du blé a la splendeur d’un
bal. Plus loin sont des bâtiments où le ruisseau travaille les marbres.
Des plaques, des blocs, des éclats entassés, des matériaux informes,
remplissent la cour sur une longueur de trois cents pas, parmi des
bouquets de rosiers, des plates-bandes fleuries, des statues et des
kiosques. Dans les ateliers, de lourds engrenages, des baquets d’eau
bourbeuse, des scies rouillées, des roues grossières: voilà les
ouvriers. Dans les magasins, des colonnes, des chapiteaux d’un poli
admirable, de blanches cheminées bordées de feuilles en relief, des
vases ciselés, des coupes sculptées, des bijoux d’agate: voilà
l’ouvrage. Les carrières des Pyrénées ont donné toutes un échantillon
pour lambrisser les murs; c’est une bibliothèque de marbres. Il y en a
de blancs comme l’albâtre, de roses comme la chair vivante, de bruns, de
cailletés comme le ventre d’une pintade. La Griotte est d’un rouge sang.
Le Baudéan noir, veiné de filets blancs, jette un reflet verdâtre. Le
Roncé de Bise sillonne de bandes sombres sa robe couleur de biche. Le
Sarrancolin grisâtre luit étrangement, tout marqueté d’écailles, rayé de
teintes pâles et taché d’une large plaque sanglante. La nature est le
plus grand des peintres; les infiltrations et les feux souterrains ont
pu seuls inventer cette profusion de nuances et de dessins; il a fallu
l’originalité audacieuse du hasard et le lent travail des forces
minérales, pour tourner des lignes si capricieuses et assortir des
teintes si composées.

Un courant d’eau rapide roule sous les ateliers; un autre glisse devant
la maison, dans une belle prairie, sous un rideau de peupliers. Dans le
lointain

[Illustration: Bagnères-de-Bigorre. (Page 268.)]

blanchâtre, on aperçoit les montagnes. L’endroit est heureux pour être
scieur de pierres.


II.

Les Thermes sont un beau bâtiment blanc, vaste et régulier; la longue
façade tout unie est de forme très-simple. Cette architecture voisine du
style antique est plus belle au Midi qu’au Nord; comme le ciel, elle
laisse dans l’âme une impression de sérénité et de grandeur.

Une moitié de rivière baigne la façade et précipite sous le pont
d’entrée sa nappe noire hérissée de flots étincelants. On entre dans un
grand vestibule, on suit un vaste escalier à double rampe, puis des
corridors que terminent de nobles portiques et qui donnent sur des
terrasses. Des cabinets de bains lambrissés de marbre, un jardin
verdoyant, de beaux points de vue, partout de hautes voûtes, de la
fraîcheur, des formes simples, des couleurs douces qui reposent l’œil et
font contraste avec la lumière crue, éblouissante, qui tombe au dehors
sur la place poudreuse et sur les maisons blanches; tout attire, et
c’est plaisir d’être malade ici.

Les Romains, gens aussi civilisés et aussi ennuyés que nous, faisaient
comme nous et venaient à Bagnères. Les habitants du pays, bons
courtisans, construisirent sur la place publique un temple en l’honneur
d’Auguste. Le temple devint une église qu’on dédia à saint Martin, mais
qui garda l’inscription païenne. En 1641, on transporta l’inscription
sur la fontaine de la porte méridionale, où elle est encore.

En 1823, on découvrit, dans l’emplacement des Thermes, des colonnes, des
chapiteaux, quatre piscines revêtues de marbres et ornées de moulures,
et un grand nombre de médailles à l’effigie des premiers empereurs
romains. Ces débris, retrouvés après dix-huit siècles, laissent une
impression profonde, semblable à celle qu’on éprouve en mesurant les
grands bancs calcaires, sépulcres antédiluviens des races englouties.
Nos villes sont assises sur des ruines de civilisations éteintes, et nos
champs sur des restes de créations détruites.

Rome a laissé partout sa trace à Bagnères. Les plus aimables de ces
souvenirs de l’antiquité sont les monuments que les malades guéris
élevaient en l’honneur des Nymphes, et dont les inscriptions subsistent
encore. Couchés dans les baignoires de marbre, ils sentaient les vertus
de la bienfaisante déesse pénétrer dans leurs membres; les yeux
demi-fermés, assoupis dans le mol embrassement de l’eau tiède, ils
entendaient la source mystérieuse tomber goutte à goutte en chantant, du
fond de la roche, sa mère; la nappe épanchée luisait autour d’eux avec
de vagues reflets verdâtres; et devant eux passaient, comme une vision,
le regard étrange et la voix magique de la divinité inconnue qui venait
à la lumière pour apporter la santé aux malheureux mortels.

Derrière les Thermes est une haute colline, couverte d’arbres admirables
où serpentent des allées solitaires; de là on voit sous ses pieds la
ville, dont les toits d’ardoises repoussent la puissante lumière du ciel
enflammé et se détachent dans l’air limpide avec une teinte fauve et
plombée. Une ligne de peupliers dessine sur la grande plaine verte le
cours de la rivière; du côté de Tarbes, elle s’enfonce à l’infini dans
des lointains vaporeux, parmi des teintes adoucies. En face, des
collines boisées et cultivées montent en s’arrondissant jusqu’à
l’horizon. A droite, les montagnes, semblables à des pyramides
descendent en longues arêtes régulières. Ces collines et ces montagnes
découpent une ligne sinueuse sur le bord rayonnant du ciel. De l’horizon
blanc et souriant, l’œil remonte par des nuances insensibles jusqu’au
bleu ardent et foncé du dôme. Cette blancheur donne une sensation tendre
et délicieuse, mélange de rêverie et de volupté; elle touche, trouble et
ravit, comme la chanson de Chérubin dans Mozart. Un vent frais arrive de
la vallée; le corps est aussi à l’aise que l’âme; on trouve dans son
être une harmonie qu’on n’y connaissait pas; on ne porte plus le poids
de sa pensée ni de sa machine; on ne fait plus que sentir; on devient
tout animal, c’est-à-dire parfaitement heureux.

Le soir, on va se promener dans la plaine. Il y a dans les champs de
maïs des sentiers détournés où l’on est seul. Les têtes, hautes de sept
pieds, font comme un taillis d’arbres. La large fusée des feuilles
vertes finit par des colonnettes minces de grains rosés, et le soleil
oblique glisse ses flèches d’or entre les tiges. On rencontre des
prairies coupées de ruisseaux que les paysans barrent, et qui, pendant
plusieurs heures, inondent l’herbe pour la rafraîchir. Le jour tombe, la
grande ombre des montagnes assombrit la verdure; des nuages d’insectes
bourdonnent dans l’air alourdi. Le souffle d’une brise expirante fait un
instant frissonner les feuilles. Cependant les voitures et les
cavalcades reviennent sur toutes les routes, et le cours s’illumine pour
la promenade du soir.



LE MONDE


Il est convenu que la vie aux eaux est fort poétique, et qu’on y trouve
des aventures de toute sorte, surtout des aventures de cœur. Lisez les
romans, _l’Anneau d’argent_, de Charles de Bernard; _Lavinia_, de George
Sand, etc.

Si la vie aux eaux est un roman, c’est dans les livres. Pour y voir de
grands hommes, il faut les apporter reliés en veau, dans sa malle.

Il est également convenu qu’aux eaux la conversation est extrêmement
spirituelle, qu’on n’y rencontre que des artistes, des hommes
supérieurs, des gens du grand monde; qu’on y prodigue des idées, la
grâce et l’élégance, et que la fleur de tous les plaisirs et de toutes
les pensées y vient s’épanouir.

La vérité est qu’on y use beaucoup de chapeaux, qu’on y mange beaucoup
de pêches, qu’on y dit beaucoup de paroles, et qu’en fait d’hommes et
d’idées, on y trouve à peu près ce qu’on trouve ailleurs.

Voici le catalogue d’un salon mieux composé que beaucoup d’autres:

Un vieux gentilhomme, assez semblable au M. de Mortsauf de Balzac,
officier avant 1830, très-brave, et capable de raisonner juste, quand on
le poussait fort. Il avait un grand long cou cartilagineux qui tournait
tout d’une pièce et péniblement, comme une machine rouillée; ses pieds
ballottaient dans ses souliers carrés; les pans de sa redingote
pendaient comme des drapeaux autour de ses jambes. Son corps et ses
habits étaient roides, gauches, antiques et étroits, comme ses opinions.
Du reste, méticuleux, radoteur, hargneux, occupé tout le jour à
ressasser des pauvretés et à se plaindre de vétilles; il tracassait son
domestique une heure durant pour un grain de poussière oublié sur la
basque de son habit, expliquant le moyen d’enlever la poussière, le
danger de laisser la poussière, les défauts d’un esprit négligent, les
mérites d’un esprit diligent, avec tant de monotonie, de ténacité et de
lenteur, qu’on finissait par se boucher les oreilles ou par dormir. Il
prenait du tabac, posait son menton sur sa canne, et regardait devant
lui avec l’expression inerte et terne des momies. La vie rustique, le
manque de conversation et d’action, la fixité des habitudes machinales,
l’avaient éteint.

A côté de lui se tenaient une jeune Anglaise et sa mère. L’Anglaise
n’avait pu s’éteindre; elle avait gelé en naissant: du reste, aussi
immobile que lui. Elle portait aux bras une boutique d’orfévrerie:
bracelets, chaînes de toutes formes et de tout métal, qui pendaient et
tintaient comme des clochettes. La mère était une de ces asperges
crochues, bosselées, plantées dans une robe ballonnée, qui ne peuvent
fleurir et monter en graine que sous le brouillard de Londres. Elles
prenaient du thé et ne causaient qu’entre elles.

On remarquait en troisième lieu un jeune homme fort noble, parfaitement
mis, frisé tous les jours, les mains molles, incessamment lavé, brossé,
orné, embelli, et beau comme une poupée. Il avait la fatuité compassée
et sérieuse. Ses moindres actions étaient d’une correction et d’une
gravité admirable. Il demandait du potage en pesant toutes ses paroles.
Il mettait ses gants de l’air d’un empereur romain. Il ne riait jamais,
on reconnaissait à ses gestes calmes l’homme pénétré de respect pour
soi-même, qui érige les convenances en principes. Son teint, ses mains,
sa barbe et son esprit, avaient été si longtemps nettoyés, frottés et
parfumés par l’étiquette qu’ils semblaient postiches.

Ordinairement, il donnait la réplique à une dame moldave, qui maintenait
la conversation vivante. Cette dame avait voyagé par toute l’Europe, et
racontait ses voyages d’une voix si perçante et si métallique, qu’on se
demandait si elle n’avait pas un clairon quelque part dans le corps.
Elle dissertait toute seule, quelquefois pendant un quart d’heure de
suite, principalement sur le riz et sur le degré de civilisation des
Turcs, sur la barbarie des généraux russes et sur les bains de
Constantinople. Cette mémoire pleine ne débordait qu’en tirades: cela
était presque aussi amusant qu’un dictionnaire de géographie.

Il y avait près d’elle un Espagnol pâle, mince, maigre, dont la figure
ressemblait à une lame de couteau. On sut, par quelques mots échappés,
qu’il était riche et républicain: il passait sa vie un journal à la
main. Il en lisait tous les jours douze ou quinze, avec de petits
mouvements secs et saccadés, et des contractions nerveuses qui passaient
sur sa figure comme un frisson. Il se tenait habituellement dans un
coin, et l’on voyait briller sur sa physionomie des velléités de
proclamations et de professions de foi. Au même instant son regard
s’éteignait comme un feu trop brusque qui flamboie et tombe. Il ne
parlait que par monosyllabes et pour demander du thé. Sa femme ne savait
pas le français et restait toute la soirée immobile dans son fauteuil.

Faut-il parler d’une vieille dame saumuroise, habituée des bains,
attentive au chaud, au froid, aux courants d’air, aux assaisonnements,
décidée à n’enrichir ses héritiers que le plus tard possible, qui
trottait tout le jour, et le soir caressait son chien? D’un abbé et de
son élève, qui dînaient à part pour fuir la contagion des conversations
mondaines? etc. La vérité est qu’il n’y a rien à peindre, et qu’au
prochain restaurant vous verrez les mêmes gens.

Maintenant, de bonne foi, que peuvent être les entretiens dans un pareil
monde? Comme la réponse est importante, je prie le lecteur de parcourir
la classification ci-jointe des conversations intéressantes; il jugera
lui-même si l’on a chance d’en rencontrer aux eaux quelqu’une de
semblable.

Premier genre: circonlocutions, argumentations oratoires, exordes par
insinuation, sourires et saluts, pouvant se traduire par la phrase
suivante: «Monsieur, faites-moi gagner mille francs.»

Deuxième genre: périphrases, dissertations métaphysiques, cris de l’âme,
gestes et génuflexions, aboutissant à la phrase que voici: «Madame,
permettez-moi d’être votre très-humble serviteur.»

Troisième genre: deux personnes ayant besoin l’une de l’autre sont en
présence; abrégé de leur conversation: «Vous êtes un grand homme.--Vous
en êtes un autre.»

Quatrième genre: on est assis au coin du feu avec un vieil ami; on
tisonne dans les braises, et l’on cause de n’importe quoi, par exemple:
«Voulez-vous du thé? Mon cigare est éteint.» Ou, ce qui est mieux, on ne
dit rien du tout et l’on écoute chanter la bouilloire; toutes actions
qui signifient: «Vous êtes un brave homme, et vous me rendriez service
au besoin.»

Cinquième genre: idées générales nouvelles et librement exprimées; genre
perdu depuis cent ans. On l’a connu dans les salons au dix-huitième
siècle. Genre aujourd’hui fossile.

Sixième et dernier genre: fusées d’esprit, feu d’artifice de mots
brillants, images inventées, couleurs étalées, profusion de verve,
d’originalité et de gaieté. Genre infiniment rare et tous les jours
diminué par la peur de se compromettre, par l’air important, par
l’affectation de moralité.

Ces six genres manquant, et visiblement ils manquent, que reste-t-il? La
conversation telle que la peint Henri Monnier et que la fait M.
Prudhomme. Seulement, ici les façons sont meilleures: par exemple, on
sait qu’on doit se servir le dernier du potage, et le premier de la
salade; on se munit de certaines phrases convenues qu’on échange contre
d’autres phrases convenues; on répond à un geste prévu par un geste
prévu, à la manière des Chinois; on vient bâiller intérieurement et
sourire extérieurement, en compagnie et en cérémonie. Cette comédie de
grimaces et ce commerce d’ennui forment la conversation aux eaux et
ailleurs.

Aussi beaucoup de gens vont prendre l’air dans la rue.


II.

La rue est pleine de figures mornes: jurisconsultes, banquiers, gens
fatigués par les travaux de cabinet, ou ennuyés parce qu’ils ont trop de
fortune et trop peu de chagrin. Le soir, ils vont à Frascati ou
regardent les badauds qui se coudoient entre les boutiques du Cours. Le
jour, ils boivent et se baignent un peu, montent à cheval et fument
beaucoup. Les bouffis, étalés sur un fauteuil, digèrent; les maigres
étudient le journal; les jeunes dissertent avec les dames sur le temps
qu’il fait; les dames s’occupent à bien arrondir leurs jupes; les vieux,
qui sont philosophes et critiques, prennent du tabac ou regardent les
montagnes avec des lunettes, pour vérifier si les gravures sont exactes.
Ce n’est pas la peine d’avoir tant d’argent pour avoir si peu de
plaisir.

Cet ennui prouve que la vie ressemble à l’Opéra; pour y être heureux, il
faut l’argent de l’entrée, mais aussi le sentiment de la musique. Si
l’argent vous manque, vous restez dehors à la pluie parmi les
décrotteurs; si le sentiment vous manque, vous dormez maussadement dans
votre superbe loge. Je conclus qu’il faut tâcher de gagner les quatre
francs du parterre, mais surtout apprendre la musique.

Les promenades sont trop propres et rappellent le bois de Boulogne; çà
et là un balai fatigué appuie contre un arbre sa silhouette oblique. Du
fond d’un fourré, les sergents de ville lancent sur vous leur regard
d’aigle, et le crottin décore les allées de ses monticules poétiques.

       *       *       *       *       *

Un malade amène toujours avec lui un ou plusieurs compagnons. Quel est
l’être assez déshérité du ciel pour ne pas avoir un parent ou un ami qui
s’ennuie? et quel est l’ami ou le parent assez ingrat pour refuser un
service qui est une partie de plaisir? le malade boit et se baigne;
l’ami chausse des guêtres ou monte à cheval: de là l’espèce des
touristes.

Cette espèce comprend plusieurs variétés, qu’on distingue au ramage, au
plumage et à la démarche. Voici les principales:


I.

La première a les jambes longues, le corps maigre, la tête penchée en
avant, les pieds larges et forts, les mains vigoureuses, excellentes
pour serrer et accrocher. Elle est munie de cannes, de bâtons ferrés, de
parapluies, de manteaux, de pardessus en caoutchouc. Elle méprise la
parure, se montre peu dans le monde, connaît parfaitement les guides et
les hôtels. Elle arpente le terrain d’une façon admirable, monte avec
selle, sans selle, de toutes les manières, toutes les bêtes possibles.
Elle marche pour marcher et pour avoir le droit de répéter quelques
belles phrases toutes faites.

J’ai trouvé et ramassé aux Eaux-Chaudes le journal d’un de ces touristes
marcheurs. Il est intitulé: _Mes impressions_.

«15 juillet. Ascension du Vignemale. Départ à minuit, retour à dix
heures du soir. Appétit sur le sommet, excellent dîner, pâté, volailles,
truites, bordeaux, kirsch. Mon cheval a bronché onze fois. Pieds
écorchés. Rondo, bon guide. Total: soixante-sept francs.

«20 juillet. Ascension du Pic du Midi de Bigorre. Quinze heures. Sanio,
médiocre guide, ne sait ni chansons ni histoires. Bon sommeil d’une
heure au sommet. Deux bouteilles cassées, ce qui a un peu gâté les
provisions. Trente-huit francs.

«21 juillet. Excursion au val d’Héas. Trop de pierres sur la route. Sept
lieues. Il faut m’exercer tous les jours; demain j’en ferai huit.

«24 juillet. Excursion au val d’Aspe. Neuf lieues.

«1ᵉʳ août. Lac d’Oo. Bonne eau, très-froide; les bouteilles ont bien
rafraîchi.

«2 août. Vallée de l’Arboust. Rencontre de trois caravanes, deux d’ânes,
une de chevaux. Dix lieues. Gosier pelé. Durillons au pied.

«3 août. Ascension de la Maladetta. Trois jours.

[Illustration: Le Vignemale. (Page 282.)]

Coucher à la Rencluse de la Maladetta. Mon grand manteau double à collet
de poil m’empêche d’être gelé. Le matin, je fais moi-même l’omelette.
Punch à la neige. Seconde nuit dans le vallon de Malibierne. Traversée
du glacier. Mon soulier droit se déchire. Arrivée au sommet. Vue de
trois bouteilles laissées par les précédents touristes. Pour me
distraire, je lis un numéro du _Journal des chasseurs_. Au retour, je
suis fêté par les guides. Cornemuses le soir à ma porte, gros bouquet
avec un ruban. Total: cent soixante-huit francs.

«15 août. Départ des Pyrénées. Trois cent quatre-vingt-onze lieues en un
mois, tant à pied qu’à cheval et en voiture. Onze ascensions, dix-huit
excursions. J’ai usé deux bâtons ferrés, un pardessus, trois pantalons,
cinq paires de souliers. Bonne année.

«_P. S._ Pays sublime. Mon esprit plie sous ces grandes émotions.»


II.

La seconde variété comprend des êtres réfléchis, méthodiques,
ordinairement portant lunettes, doués d’une confiance passionnée en la
lettre imprimée. On les reconnaît au manuel-guide, qu’ils ont toujours à
la main. Ce livre est pour eux la loi et les prophètes. Ils mangent des
truites au lieu qu’indique le livre, font scrupuleusement toutes les
stations que conseille le livre, se disputent avec l’aubergiste
lorsqu’il leur demande plus que ne marque le livre. On les voit aux
sites remarquables, les yeux fixés sur le livre, se pénétrant de la
description et s’informant au juste du genre d’émotion qu’il convient
d’éprouver. La veille d’une excursion, ils étudient le livre et
apprennent d’avance l’ordre et la suite des sensations qu’ils doivent
rencontrer: d’abord la surprise, un peu plus loin une impression douce,
au bout d’une lieue l’horreur et le saisissement, à la fin
l’attendrissement calme. Ils ne font et ne sentent rien que pièces en
main et sur de bonnes autorités. En arrivant dans un hôtel, leur premier
soin est de demander à leur voisin de table s’il y a un lieu de réunion,
à quelle heure on s’y rassemble, comment on emploie les différentes
heures du jour, sur quelle promenade on va dans l’après-midi, sur quelle
autre le soir. Le lendemain, ils suivent tous ces renseignements en
conscience. Ils sont vêtus à la mode des eaux, ils changent de toilette
autant de fois que l’usage des eaux le juge convenable; ils font toutes
les excursions qu’on doit faire, à l’heure où il faut les faire, dans
l’équipage avec lequel il faut les faire. Ont-ils un goût? on n’en sait
rien: le livre et l’opinion publique ont pensé et décidé pour eux. Ils
ont la consolation de penser qu’ils ont marché dans la grande route et
qu’ils

[Illustration: Lac d’Oo. (Page 284.)]

sont les imitateurs du genre humain. Ce sont les touristes _dociles_.


III.

La troisième variété marche en troupes et fait ses excursions en
famille. Vous apercevez de loin une grande cavalcade tranquille: le
père, la mère, deux filles, deux grands cousins, un ou deux amis, et
quelquefois des ânes pour les bambins. On fouette les ânes, qui sont
rétifs; on conseille la prudence aux jeunes gens fougueux; un coup d’œil
retient les jeunes demoiselles autour du voile vert de leur mère. Les
caractères distinctifs de cette variété sont le voile vert, l’esprit
bourgeois, l’amour des siestes et des repas sur l’herbe; un signe
infaillible est le goût des petits jeux de société. Cette variété est
rare aux Eaux-Bonnes, plus fréquente à Bagnères-de-Bigorre et à
Bagnères-de-Luchon. Elle est remarquable par sa prudence, par ses
instincts culinaires, par ses habitudes économiques. Les individus qui
font l’excursion s’arrêtent dans un endroit choisi dès la veille; on
débarque des pâtés et des bouteilles. Si l’on n’a rien apporté, on va
frapper à la cabane voisine pour avoir du lait; on s’étonne de le payer
trois sous le verre; on trouve qu’il ressemble fort au lait de chèvre,
et l’on se dit, après avoir bu, que l’écuelle de bois n’était pas trop
propre. On regarde curieusement l’étable noire, demi-souterraine, où
les vaches ruminent sur un lit de fougères: après quoi, les gens gros et
gras s’asseyent ou se couchent. L’artiste de la famille tire son album
et copie un pont, un moulin et autres paysages d’album. Les jeunes
filles courent en riant et se laissent tomber essoufflées sur l’herbe;
les jeunes gens courent après elles. Cette variété, originaire des
grandes villes, principalement de Paris, veut retrouver aux Pyrénées les
parties de plaisir de Meudon et de Montmorency.


IV.

Quatrième espèce: touristes dîneurs. A Louvie, une famille de
Carcassonne, le père, la mère, un fils, une fille, une servante,
descendirent de l’intérieur. Pour la première fois de leur vie, ils
entreprenaient un voyage de plaisir. Le père était un de ces bourgeois
fleuris, ventrus, importants, dogmatiques, bien vêtus de drap fin,
conservateurs d’eux-mêmes, qui forment leurs cuisinières, arrangent leur
maison en bonbonnière, et s’installent dans leur bien-être, comme une
huître dans sa coquille. Ils entrèrent avec stupeur dans une salle
obscure, où des bouteilles demi-vides erraient parmi des plats
refroidis. La nappe était tachée, les serviettes d’un blanc douteux. Le
père, saisi d’indignation, demanda une tasse de thé et se mit à marcher
d’un air tragique. Les autres se regardèrent douloureusement et
s’assirent. Les plats arrivaient à la débandade, tous manqués. Les
Carcassonnais se servaient, tournaient la viande dans leur assiette, la
contemplaient et ne mangeaient pas. Ils demandèrent une seconde fois du
thé; le thé ne parut point; on appela les voyageurs pour monter en
voiture, et l’hôtelier réclama douze francs. Sans dire un mot, avec un
geste d’horreur concentrée, le chef de famille paya. Puis, s’approchant
de sa femme, il lui dit: «Vous l’avez voulu, madame!» Au bout d’un quart
d’heure l’orage creva; il épancha ses plaintes dans le sein du
conducteur. Il déclara que la compagnie périrait si elle relayait chez
de tels empoisonneurs; il espérait que les maladies emporteraient
bientôt des gens aussi malpropres. On lui dit que dans le pays tout le
monde était ainsi, et qu’on y vivait gaiement quatre-vingts ans. Il leva
les yeux au ciel, renfonça son chagrin et reporta ses pensées vers
Carcassonne.


V.

Cinquième variété; rare: touristes _savants_.

Un jour, au pied d’une roche humide, je vis venir à moi un petit homme
maigre, avec un nez en bec d’aigle, un visage tout en pointe, des yeux
verts, des cheveux grisonnants, des mouvements nerveux, saccadés, et
quelque chose de bizarre et de passionné dans la physionomie. Il avait
de grosses guêtres, une vieille casquette noire ternie par la pluie, un
pantalon boueux aux genoux, sur le dos une boîte de botanique bosselée,
une petite bêche à la main. Par malheur je regardais une jolie plante à
longue tige droite bien verte, à corolle blanche, délicate, qui croît
auprès des sources perdues. Il me prit pour un confrère novice. «Eh
bien! voilà comme vous cueillez les plantes! Par la tige, malheureux?
Que fera-t-elle dans votre herbier, sans racines? Où est votre boîte?
votre sarcloir?

--Mais, monsieur....

--Plante ordinaire, commune aux environs de Paris, _Parnassia
palustris_: tige simple, dressée, haute d’un pied, glabre, feuilles
radicales pétiolées (la caulinaire engainante, sessile), cordiformes,
entièrement glabres; fleur solitaire, blanche, terminale, ayant le
calice à feuilles lancéolées, les pétales arrondis, marqués de lignes
creuses, les nectaires ciliés et munis de globules jaunes à l’extrémité
des cils, qui ressemblent à des pistils; helléboracée. Ces nectaires
sont curieux; bonne étude, plante bien choisie. Courage! vous avancerez.

--Mais je ne suis pas botaniste!

--Très-bien, vous êtes modeste. Pourtant, puisque vous êtes aux
Pyrénées, il faut étudier la flore du pays; vous n’en retrouverez plus
l’occasion. Il y a ici des plantes rares qu’il faut absolument emporter.
J’ai cueilli auprès d’Oleth la _Menziesra Daboeci_, trouvaille
inestimable. Je vous montrerai chez moi la _Ramondia Pyrenaica_, une
solanée qui a le port des primevères. J’ai gravi le Mont-Perdu pour
trouver le _Ranunculus parnassifolius_ indiqué par Ramond, et qui croît
à 2700 mètres. Hein! qu’est-ce que cela! _L’Aquilegia Pyrenaïca_!»

Et mon petit homme partit comme un isard, gravit une pente, creusa
soigneusement le sol autour de la fleur, l’enleva sans couper une seule
racine, et revint les yeux brillants, l’air triomphant, la tenant en
l’air comme un drapeau.

«Plante propre aux Pyrénées. Je la désirais depuis longtemps;
l’échantillon est excellent. Voyons, mon jeune ami, un petit examen:
vous ignorez l’espèce; mais vous reconnaissez la famille?

--Hélas! je ne sais pas un mot de botanique.»

Il me regarda stupéfait.

«Et pourquoi cueillez-vous des plantes?

--Pour les voir, parce qu’elles sont jolies.»

Il mit sa fleur dans sa boîte, rajusta sa casquette et s’en alla sans
ajouter un seul mot.


VI.

Sixième variété; très-nombreuse: touristes _sédentaires_. Ils regardent
les montagnes de leur fenêtre; leurs excursions consistent à passer de
leur chambre au jardin anglais, du jardin anglais à la promenade. Ils
font la sieste sur la bruyère et lisent le journal étendus sur une
chaise: après quoi ils ont vu les Pyrénées.

       *       *       *       *       *

Il y avait un grand bal hier. Paul y présentait un jeune créole de
Vénézuela en Amérique; le jeune homme n’a rien vu encore; il vient de
débarquer à Bordeaux, d’où il arrive; du reste fort beau garçon, d’une
figure olivâtre et fine, grand chasseur, et plus propre à courir les
montagnes que les salons. Il vient en France pour se former, comme on
dit; Paul prétend que c’est pour se déformer.

Nous nous sommes mis dans un coin, et le jeune homme a demandé à Paul ce
que c’est qu’un bal.

«Une grande cérémonie funèbre et pénitentiaire.

--Bah!

--Sans doute, et cet usage remonte haut.

--Vraiment?

--Il remonte à Henri III, qui institua les réunions de flagellants. Les
gens de la cour se décolletaient et s’assemblaient pour se donner des
coups de fouet sur leurs épaules. Aujourd’hui il n’y a plus de coups de
fouet, mais la tristesse est égale. Tous les gens qui sont ici viennent
expier de grandes fautes ou viennent de perdre leurs parents.

--C’est pour cela qu’ils sont vêtus de noir!

--Précisément.

--Mais les dames sont en robes magnifiques.

--Elles ne s’en mortifient que mieux. Chacune s’est pendu autour des
reins une sorte de cilice, cet horrible amas de jupons qui les blesse et
finit par les rendre malades. C’est à l’exemple des saintes, pour mieux
opérer le salut.

--Mais tous les hommes sourient.

--C’est là le plus beau, gênés comme ils sont, enfermés dans leur suaire
de drap noir. Ils se contraignent, et font preuve de vertu. Avancez de
six pas, vous allez voir.»

Le jeune homme avança; n’ayant pas encore l’expérience des mouvements de
salon, il marcha sur les pieds d’un danseur et défonça le chapeau d’un
monsieur mélancolique. Il revint tout rouge se blottir auprès de nous.

«Qu’est-ce que vous ont dit vos deux pauvres diables?

--Je n’y comprends rien. Le premier, après une grimace involontaire, m’a
regardé gracieusement. L’autre a mis son chapeau sous son autre bras et
m’a salué.

--Humilité, résignation, désir de souffrir pour gagner des mérites. Sous
Henri III on remerciait celui qui vous avait le mieux sanglé. Je vais
faire parler un musicien; écoutez. Monsieur Steuben, quel quadrille
jouez-vous là?

--L’_Enfer_, quadrille fantastique. C’est la légende d’une jeune fille
emportée vivante par les griffes du diable.

--Il est bien?

--Très-expressif. La finale exprime ses cris de douleur et les
hurlements des démons. La jeune fille fait le dessus et les démons la
basse.

--Et vous jouez après?

--Des contredanses sur _di tanti palpiti_.

--Rappelez-moi donc l’idée de cet air.

--C’est au retour de Tancrède. Il s’agit de peindre la tristesse la plus
touchante.

--Excellent choix. Et point de mazurkas, de valses?

--Tout à l’heure; voici un gros cahier de Chopin; c’est notre favori.
Quel maître! Quelle fièvre, quels cris douloureux, incertains, brisés!
Toutes ses mazurkas donnent envie de pleurer.

--C’est pourquoi on les danse; vous voyez, cher enfant, des gens désolés
pourraient seuls choisir une pareille musique. A propos, comment
danse-t-on chez vous?

--Chez nous? on saute, on se trémousse, on rit haut, on crie un peu.

--Drôles de gens! et pourquoi?

--Parce qu’ils sont joyeux et qu’ils ont besoin de remuer leurs membres.

--Ici, quatre pas en avant, autant en arrière, une rotation gênée par le
conflit des robes voisines, deux ou trois inclinations géométriques. Les
fileurs de coton dans la prison de Poissy font précisément les mêmes
mouvements.

--Mais ces gens causent.

--Avancez et écoutez; il n’y a pas d’indiscrétion, je vous jure.»

Il revint au bout d’un instant.

«Qu’a dit l’homme?

--Le monsieur est arrivé avec entrain; il a souri finement, et, avec un
geste d’inventeur heureux, il a remarqué qu’il faisait chaud.

--Et la femme?

--Les yeux de la dame ont jeté un éclair. Avec un sourire ravissant
d’approbation, elle a répondu que c’était vrai.

--Jugez comme ils ont dû se contraindre. Le monsieur a trente ans, il y
a douze ans qu’il sait sa phrase. La dame en a vingt-deux, il y a sept
ans qu’elle sait sa phrase. Chacun a fait et entendu trois ou quatre
mille fois la demande ou la réponse. Pourtant ils ont eu l’air d’être
intéressés, surpris. Quel empire sur soi! Quelle force d’âme! Vous
voyez bien que ces Français qu’on dit légers sont stoïques à l’occasion.

--Les yeux me cuisent, j’ai les pieds enflés, j’ai avalé de la
poussière; il est une heure du matin, l’air sent mauvais, je voudrais
bien m’en aller. Est-ce qu’ils resteront encore longtemps?

--Jusqu’à cinq heures du matin.»


II.

Deux jours après, il y eut un concert. Le créole dit en sortant qu’il
était fort las, qu’il n’avait rien compris à ce froufrou, et pria Paul
de lui expliquer quel plaisir les gens trouvaient à tous ces bruits-là.

«Car, disait-il, ils ont eu du plaisir, puisqu’ils ont payé six francs
d’entrée, et qu’ils ont applaudi passionnément.

--La musique éveille toutes sortes de rêveries agréables.

--Voyons.

--Tel air fait penser à des scènes d’amour; tel autre fait imaginer de
grands paysages, des événements tragiques.

--Et si on n’a pas ces rêveries, la musique ennuie?

--Certainement; à moins qu’on ne soit professeur d’harmonie.

--Mais les assistants n’étaient pas professeurs d’harmonie?

--Non certes.

--En sorte qu’ils ont eu toutes ces rêveries dont vous parlez; sinon ils
se seraient ennuyés; et, s’ils s’étaient ennuyés, ils n’auraient pas
payé ni applaudi.

--Bien raisonné.

--Expliquez-moi donc les rêveries qu’ils ont eues; par exemple cette
sérénade dont parle mon programme, la sérénade de _don Pasquale_.

--Cela peint l’amour heureux, plein de volupté, d’insouciance. On voit
un beau jeune homme les yeux riants, la joue en feu, dans un jardin
d’Italie; sous la lune sereine, au bourdonnement de la brise, il attend
sa maîtresse, songe à son sourire, et peu à peu en notes cadencées, la
joie et la tendresse sortent harmonieusement de son cœur.

--Quoi! ils ont imaginé tout cela! Les gens heureux que vos
compatriotes! quelle abondance d’émotions et de pensées! mais quelle
physionomie discrète! Je n’aurais jamais soupçonné, à les voir, qu’ils
faisaient un songe si doux.

--Le second morceau était un andante de Beethoven.

--Qu’est-ce que Beethoven?

--Un pauvre grand homme, sourd, amoureux, méconnu et philosophe, dont
la musique est pleine de rêves gigantesques ou douloureux.

--Quels rêves?

--«L’éternité est une grande aire d’où tous les siècles, comme de jeunes
aiglons, se sont envolés tour à tour pour traverser le ciel et
disparaître. Le nôtre est arrivé à son tour au bord du nid; mais on lui
a coupé les ailes, et il attend la mort en regardant l’espace, dans
lequel il ne peut s’élancer.»

--Qu’est-ce que vous me récitez là?

--Une phrase de Musset qui traduit votre andante.

--Comment! en trois minutes ils ont passé de la première idée à
celle-ci? Quels hommes! quelle flexibilité d’esprit! Je n’aurais jamais
cru à une telle promptitude. Sans broncher, de plain-pied, ils sont
entrés dans cette rêverie en sortant de la sérénade? quels cœurs! quels
artistes! Vous me rendez tout honteux de moi-même; je n’oserai plus leur
dire un mot.

--Le troisième morceau, un duo de Mozart, exprime des sentiments tout
allemands, la candeur naïve, la tendresse mélancolique, contemplative,
les vagues sourires, les timidités de l’amour.

--De sorte que leur imagination, qui était encore toute bouleversée,
s’est transformée à l’instant jusqu’à représenter l’abandon,
l’innocence, le trouble touchant d’une jeune fille?

--Certes.

--Et il y a sept ou huit morceaux par concert?

--Au moins. Ajoutez que, ces morceaux étant pris dans trois ou quatre
pays et dans deux ou trois siècles, il faut que les auditeurs prennent
subitement les sentiments si opposés et si nuancés de tous ces siècles
et de tous ces pays.

--Et ils étaient entassés sur des banquettes, sous une lumière crue.

--Et dans les entr’actes, les hommes causaient de chemins de fer, les
dames, de toilette.

--Je m’y perds. Moi, quand je rêve, j’ai besoin d’être seul, à mon aise,
tout au plus avec un ami. Si la musique me touche, c’est dans un petit
salon sombre, quand on me joue des airs de même espèce, et qui
conviennent à mon état d’esprit. Il ne faut pas qu’on me cause de choses
positives. Les songes ne me viennent pas à volonté; ils s’en vont malgré
moi. Je vois bien que je suis sur un autre continent, avec une race
toute différente. On s’instruit à voyager.»

Un soupçon le prit: «S’ils étaient venus là aussi par pénitence? Quand
ils sortaient, je les ai vus bâiller, et la figure morne.

--N’en croyez rien. C’est qu’ils se contiennent. Sans cela, ils
fondraient en larmes et vous sauteraient au cou.»


III.

Le soir, notre créole, qui avait réfléchi, dit à Paul:

«Puisque vous êtes si musiciens en France, vos jeunes filles bien
élevées doivent toutes apprendre la musique?

--Trois heures de gammes par jour, pendant treize ans, de sept à vingt;
total, quatorze mille heures.

--Elles en profitent?

--Une sur huit. Des sept autres, trois deviennent de bonnes orgues de
Barbarie, quatre de mauvaises orgues de Barbarie.

--J’imagine que par compensation on les fait lire?

--Le Ragois, La Harpe et autres dictionnaires, toutes sortes de petits
traités de piété fleurie.

--Qu’est-ce donc que votre éducation?

--Une jolie boîte embaumée d’encens, parfumée, bien cadenassée, où
l’esprit dort pendant que les doigts tournent une serinette.

--Eh bien! c’est encourageant pour le mari, qu’est-ce qu’il fait, lui?

--Il reçoit la clef de la boîte, l’ouvre; un diablotin en robe blanche
lui saute au nez, affamé de danser et de sortir.

--Bon, le mari sert de valet de place. Est-ce qu’il a d’autres soucis?

--Peut-être.

--Voyons.

--Un appartement au troisième coûte deux mille francs, la toilette de la
femme quinze cents, l’éducation d’un enfant, mille; le mari en gagne
six.

--Je comprends; en dansant, ils songent à toutes sortes de choses
tristes.

--A économiser, à représenter, à flatter et à calculer.

--Qu’est-ce donc que le mariage chez vous?

--Un acte de société entre un ministre des affaires étrangères et un
ministre de l’intérieur.

--Et comme préparation elles ont appris.....

--A rouler des gammes, à perler des trilles, à démancher leurs poignets.
La prestidigitation enseigne le ménage.

--Décidément, vous autres gens d’Europe, vous avez une belle logique. Et
la huitième fille, celle qui ne devient point orgue de Barbarie?

--Le piano la forme aussi. Il sert à tout, partout. Bienfaisante
machine!

--Comment cela?

--Il exalte et raffine. Mendelssohn les entoure de rêves ardents,
délicats, maladifs. Rossini emplit leurs nerfs d’une joie expansive et
voluptueuse. Les âpres désirs tourmentés, les cris brisés, révoltés,
des passions modernes, sortent de tous les accords de Meyerbeer. Mozart
éveille en elles un essaim de tendresses et de tristesses vagues. Elles
vivent dans un nuage d’émotions et de sensations.

--Les autres arts en feraient autant.

--Point du tout. La littérature est une psychologie vivante, la peinture
une physiologie vivante. La musique seule invente tout, ne copie rien,
est un pur rêve, lâche la bride aux rêves.

--Et probablement elles s’y lancent.

--De toute la fougue de leur ignorance, de leur sexe, de leur
imagination, de leur oisiveté et de leurs vingt ans.

--Eh bien! le soir elles ont pour pâture la poésie de la famille et du
monde.

--Le soir, un monsieur en bonnet de nuit, leur mari, leur cause de ses
reports et de sa clientèle. Les enfants dans leur berceau se gâtent ou
grognent. La cuisinière apporte ses comptes. Elles saluent quinze hommes
dans leur salon, et louent quinze dames sur leurs robes. Ajoutez parfois
la cérémonie pénitentiaire et funèbre que vous avez vue il y a trois
jours.

--Mais alors le piano semble choisi tout exprès.

--Pour les résigner du premier coup à la mesquinerie de la condition
moyenne, à la nullité de la condition féminine, à la misère de la
condition humaine. Il est évident que toutes se trouveront contentes,
que nulle ne deviendra languissante ou aigre. Cher et salutaire
instrument! saluez-le avec respect quand vous entrez dans une chambre.
Il est la source de la concorde domestique, de la patience féminine et
du bonheur conjugal.

--Saint Jacques, je jure que ma femme ne saura pas la musique!

--Vous faites vœu de célibat, mon cher ami. Aujourd’hui toute fille
portant gants a fait trotter ses doigts sur cette machine; sans quoi
elle se prendrait pour une blanchisseuse.

--J’épouserai ma blanchisseuse.

--Le lendemain de vos noces elle fera venir un piano.»

       *       *       *       *       *

Paul s’est foulé le pied et a passé deux jours dans sa chambre, occupé à
regarder une basse-cour. Là-dessus il a écrit un petit traité que voici,
à l’usage du jeune créole, sorte de viatique dont l’autre se nourrira
pour mieux comprendre le monde. Je trouve le traité triste et sceptique.
Paul répond qu’il faut l’être d’abord pour ne plus l’être ensuite, et
qu’il faut l’être un peu pour ne pas l’être trop.


VIE ET OPINIONS PHILOSOPHIQUES D’UN CHAT.

I.

Je suis né dans un tonneau au fond d’un grenier à foin; la lumière
tombait sur mes paupières fermées, en sorte que, les huit premiers
jours, tout me parut couleur de rose.

Le huitième, ce fut encore mieux; je regardai, et vis une grande chute
de clarté sur l’ombre noire; la poussière et les insectes y dansaient.
Le foin était chaud et odorant; les araignées dormaient pendues aux
tuiles; les moucherons bourdonnaient; tout le monde avait l’air heureux;
cela m’enhardit; je voulus aller toucher la plaque blanche où
tourbillonnaient ces petits diamants et qui rejoignait le toit par une
colonne d’or. Je roulai comme une boule, j’eus les yeux brûlés, les
côtes meurtries, j’étranglais, et je toussai jusqu’au soir.


II.

Mes pattes étant devenues solides, je sortis et fis bientôt amitié avec
une oie, bête estimable, car elle avait le ventre tiède; je me
blottissais dessous, et pendant ce temps ses discours philosophiques me
formaient. Elle disait que la basse-cour était une république d’alliés;
que le plus industrieux, l’homme, avait été choisi pour chef, et que les
chiens, quoique turbulents, étaient nos gardiens. Je pleurais
d’attendrissement sous le ventre de ma bonne amie.

Un matin la cuisinière approcha d’un air bonasse, montrant dans la main
une poignée d’orge. L’oie tendit le cou que la cuisinière empoigna,
tirant un grand couteau. Mon oncle, philosophe alerte, accourut et
commença à exhorter l’oie, qui poussait des cris inconvenants: «Chère
sœur, disait-il, le fermier, ayant mangé votre chair, aura
l’intelligence plus nette et veillera mieux à votre bien-être; et les
chiens s’étant nourris de vos os, seront plus capables de vous
défendre.» Là-dessus l’oie se tut, car sa tête était coupée, et une
sorte de tuyau rouge s’avança hors du cou qui saignait. Mon oncle courut
à la tête et l’emporta prestement; pour moi, un peu effarouché,
j’approchai de la mare de sang, et sans réfléchir j’y trempai ma langue;
ce sang était bien bon, et j’allai à la cuisine pour voir si je n’en
aurais pas davantage.


III.

Mon oncle, animal fort expérimenté et très-vieux, m’a enseigné
l’histoire universelle.

A l’origine des choses, quand il naquit, le maître étant mort, les
enfants à l’enterrement, les valets à la danse, tous les animaux se
trouvèrent libres. Ce fut un tintamarre épouvantable; un dindon ayant de
trop belles plumes fut mis à nu par ses confrères. Le soir, un furet,
s’étant insinué, suça à la veine du cou les trois quarts des
combattants, lesquels, naturellement, ne crièrent plus. Le spectacle
était beau dans la basse-cour; les chiens çà et là avalaient un canard;
les chevaux par gaieté cassaient l’échine des chiens; mon oncle lui-même
croqua une demi-douzaine de petits poulets. C’était le bon temps,
dit-il.

Le soir, les gens étant rentrés, les coups de fouet commencèrent. Mon
oncle en reçut un qui lui emporta une bande de poil. Les chiens, bien
sanglés et à l’attache, hurlèrent de repentir et léchèrent les mains du
nouveau maître. Les chevaux reprirent leur dossée avec un zèle
administratif. Les volailles protégées poussèrent des gloussements de
bénédiction; seulement, au bout de six mois, quand passa le coquetier,
d’un coup on en saigna cinquante. Les oies, au nombre desquelles était
ma bonne amie défunte, battirent des ailes, disant que tout était dans
l’ordre, et louant le fermier, bienfaiteur du public.


IV.

Mon oncle, quoique morose, avoue que les choses vont mieux qu’autrefois.
Il dit que d’abord notre race fut sauvage, et qu’il y a encore dans les
bois des chats pareils à nos premiers ancêtres, lesquels attrapent de
loin en loin un mulot ou un loir, plus souvent des coups de fusil.
D’autres, secs, le poil ras, trottent sur les gouttières et trouvent que
les souris sont bien rares. Pour nous, élevés au comble de la félicité
terrestre, nous remuons flatteusement la queue à la cuisine, nous
poussons de petits gémissements tendres, nous léchons les plats vides,
et c’est tout au plus si par journée nous emboursons une douzaine de
claques.


V.

La musique est un art céleste, il est certain que notre race en a le
privilége; elle sort du plus profond de nos entrailles; les hommes le
savent si bien qu’ils nous les empruntent, quand avec leurs violons ils
veulent nous imiter.

Deux choses nous inspirent ces chants célestes: la vue des étoiles et
l’amour. Les hommes, maladroits copistes, s’entassent ridiculement dans
une salle basse, et sautillent, croyant nous égaler. C’est sur la cime
des toits, dans la splendeur des nuits, quand tout le poil frissonne,
que peut s’exhaler la mélodie divine. Par jalousie ils nous maudissent
et nous jettent des pierres. Qu’ils crèvent de rage; jamais leur voix
fade n’atteindra ces graves grondements, ces perçantes notes, ces folles
arabesques, ces fantaisies inspirées et imprévues qui amollissent l’âme
de la chatte la plus rebelle, et nous la livrent frémissante, pendant
que là-haut les voluptueuses étoiles tremblent et que la lune pâlit
d’amour.

Que la jeunesse est heureuse, et qu’il est dur de perdre les illusions
saintes! Et moi aussi j’ai aimé et j’ai couru sur les toits en modulant
des roulements de basse. Une de mes cousines en fut touchée, et deux
mois après mit au monde six petits chats blancs et roses. J’accourus, et
voulus les manger: c’était bien mon droit, puisque j’étais leur père.
Qui le croirait? ma cousine, mon épouse, à qui je voulais faire sa part
du festin, me sauta aux yeux. Cette brutalité m’indigna, et je
l’étranglai sur la place; après quoi j’engloutis la portée tout entière.
Mais les malheureux petits drôles n’étaient bons à rien, pas même à
nourrir leur père; leur chair flasque me pesa trois jours sur l’estomac.
Dégoûté des grandes passions je renonçai à la musique, et m’en retournai
à la cuisine.


VI.

J’ai beaucoup pensé au bonheur idéal, et je pense avoir fait là-dessus
des découvertes notables.

Évidemment il consiste, lorsqu’il fait chaud, à sommeiller près de la
mare. Une odeur délicieuse sort du fumier qui fermente; les brins de
paille lustrés luisent au soleil. Les dindons tournent l’œil
amoureusement, et laissent tomber sur leur bec leur panache de chair
rouge. Les poules creusent la paille et enfoncent leur large ventre pour
aspirer la chaleur qui monte. Le mare scintille, fourmillante d’insectes
qui grouillent et font lever des bulles à sa surface. L’âpre blancheur
des murs rend plus profonds les enfoncements bleuâtres où les moucherons
bruissent. Les yeux demi-fermés, on rêve, et comme on ne pense plus
guère, on ne souhaite plus rien.

L’hiver, la félicité est d’être assis au coin du feu à la cuisine. Les
petites langues de la flamme lèchent la bûche, et se dardent parmi des
pétillements; les sarments craquent et se tordent, et la fumée enroulée
monte dans le conduit noir jusqu’au ciel. Cependant la broche tourne,
d’un tic tac harmonieux et caressant. La volaille embrochée roussit,
brunit, devient splendide; la graisse qui l’humecte adoucit ses teintes;
une odeur réjouissante vient picoter l’odorat; on passe involontairement
sa langue sur ses lèvres; on respire les divines émanations du lard; les
yeux au ciel, dans une grave extase, on attend que la cuisinière
débroche la bête et vous en offre ce qui vous revient.

Celui qui mange est heureux; celui qui digère est plus heureux; celui
qui sommeille en digérant est plus heureux encore. Tout le reste n’est
que vanité et impatience d’esprit. Le mortel fortuné est celui qui,
chaudement roulé en boule et le ventre plein, sent son estomac qui opère
et sa peau qui s’épanouit. Un chatouillement exquis pénètre et remue
doucement les fibres. Le dehors et le dedans jouissent par tous leurs
nerfs. Certainement si le monde est un grand Dieu bienheureux, comme nos
sages le disent, la terre doit être un ventre immense occupé de toute
éternité à digérer les créatures et à chauffer sa peau ronde au soleil.


VII.

Mon esprit s’est fort agrandi par la réflexion. Par une méthode sûre,
des conjectures solides et une attention soutenue, j’ai pénétré
plusieurs secrets de la nature.

Le chien est un animal si difforme, d’un caractère si désordonné, que de
tout temps il a été considéré comme un monstre, né et formé en dépit de
toutes les lois. En effet, lorsque le repos est l’état naturel, comment
expliquer qu’un animal soit toujours remuant, affairé, et cela sans but
ni besoin, lors même qu’il est repu et n’a point peur? Lorsque la beauté
consiste universellement dans la souplesse, la grâce et la prudence,
comment admettre qu’un animal soit toujours brutal, hurlant, fou, se
jetant au nez des gens, courant après les coups de pieds et les
rebuffades? Lorsque le favori et le chef-d’œuvre de la création est le
chat, comment comprendre qu’un animal le haïsse, courre sur lui sans en
avoir reçu la moindre égratignure, et lui casse les reins sans avoir
envie de manger sa chair?

Ces contrariétés prouvent que les chiens sont des damnés;
très-certainement les âmes coupables et punies passent dans leurs corps.
Elles y souffrent: c’est pourquoi ils se tracassent et s’agitent sans
cesse. Elles ont perdu la raison: c’est pourquoi ils gâtent tout, se
font battre, et sont enchaînés les trois quarts du jour. Elles haïssent
le beau et le bien: c’est pourquoi ils tâchent de nous étrangler.


VIII.

Peu à peu l’esprit se dégage des préjugés dans lesquels on l’a nourri;
la lumière se fait; il pense par lui-même: c’est ainsi que j’ai atteint
la véritable explication des choses.

Nos premiers ancêtres (et les chats de gouttière ont gardé cette
croyance) disaient que le ciel est un grenier extrêmement élevé, bien
couvert, où le soleil ne fait jamais mal aux yeux. Dans ce grenier,
disait ma grand’tante, il y a des troupeaux de rats si gras qu’ils
marchent à peine, et plus on en mange, plus il en revient.

Mais il est évident que ceci est une opinion de pauvres hères, lesquels,
n’ayant jamais mangé que du rat, n’imaginaient pas une meilleure
cuisine. Puis les greniers sont couleur de bois ou gris, et le ciel est
bleu, ce qui achève de les confondre.

A la vérité ils appuyaient leur opinion d’une remarque assez fine: «Il
est visible, disaient-ils, que le ciel est un grenier à paille ou
farine, car il en sort très-souvent des nuages blonds, comme lorsqu’on
vanne le blé, ou blancs, comme lorsqu’on saupoudre le pain dans la
huche.»

Mais je leur réponds que les nuages ne sont point formés par des
écailles de grain ou par la poussière de farine; car lorsqu’ils tombent,
c’est de l’eau qu’on reçoit.

D’autres, plus policés, ont prétendu que la rôtissoire était Dieu,
disant qu’elle est la source de toutes les bonnes choses, qu’elle tourne
toujours, qu’elle va au feu sans se brûler, et qu’il suffit de la
regarder pour tomber en extase.

A mon avis, ils n’ont erré ici que parce qu’ils la voyaient à travers la
fenêtre, de loin, dans une fumée poétique, colorée, étincelante, aussi
belle que le soleil du soir. Mais moi qui me suis assis près d’elle
pendant des heures entières, je sais qu’on l’éponge, qu’on la
raccommode, qu’on la torchonne, et j’ai perdu en acquérant la science
les naïves illusions de l’estomac et du cœur.

Il faut ouvrir son esprit à des conceptions plus vastes, et raisonner
par des voies plus certaines. La nature se ressemble partout à
elle-même, et offre dans les petites choses l’image des grandes. De quoi
sortent tous les animaux? d’un œuf; la terre est donc un très-grand œuf;
j’ajoute même que c’est un œuf cassé.

On s’en convaincra si on examine la forme et les limites de cette vallée
qui est le monde visible. Elle est concave comme un œuf, et les bords
aigus par lesquels elle rejoint le ciel sont dentelés, tranchants et
blancs comme ceux d’une coquille cassée.

Le blanc et le jaune s’étant resserrés en grumeaux ont fait ces blocs de
pierre, ces maisons et toute la terre solide. Plusieurs parties sont
restées molles, et font la couche que les hommes labourent; le reste
coule en eau, et forme les mares, les rivières; chaque printemps il en
coule un peu de nouvelle.

Quant au soleil, personne ne peut douter de son emploi; c’est un grand
brandon rouge qu’on promène au-dessus de l’œuf pour le cuire doucement;
on a cassé l’œuf exprès, pour qu’il s’imprègne mieux de la chaleur; la
cuisinière fait toujours ainsi. Le monde est un grand œuf brouillé.

Arrivé à ce degré de sagesse, je n’ai plus rien à demander à la nature,
ni aux hommes, ni à personne, excepté peut-être quelques petits
gueuletons à la rôtissoire. Je n’ai plus qu’à m’endormir dans ma
sagesse; car ma perfection est sublime, et nul chat pensant n’a pénétré
dans le secret des choses aussi avant que moi.



ROUTE DE BAGNÈRES-DE-LUCHON


I

Tout homme ayant l’usage de ses yeux et de ses oreilles doit, pour
voyager, monter sur l’impériale. Les plus hautes places sont les plus
belles; interrogez ceux qui les occupent. On se casse le cou quand on en
tombe; interrogez là-dessus les mêmes personnes. Mais on prend du
plaisir quand on y est.

En premier lieu, on voit le paysage, ce qui produit des descriptions
qu’on offre au public. Dans le coupé, on n’a pour spectacle que les
harnais des chevaux; dans l’intérieur, on voit par une lucarne les
arbres défiler comme des soldats au port d’armes; dans la rotonde, on
est dans un nuage de poussière qui salit le paysage et qui étrangle le
voyageur.

En second lieu, vous aurez là-haut la comédie. Dans les places du bas,
les gens gardent le décorum et se taisent. Ici les paysans haut perchés
qui sont vos compagnons, le postillon et le conducteur, se font des
confidences à cœur ouvert: ils parlent de leurs femmes, de leurs
enfants, de leur bien, de leur commerce, de leurs voisins, et surtout
d’eux-mêmes; si bien qu’au bout d’une heure vous imaginez leur ménage et
leur vie aussi nettement que si vous étiez chez eux. C’est un roman de
mœurs que vous feuilletez sur la route. Il n’en est point qui donne
d’idées si vives ni si vraies. On ne connaît le peuple qu’en vivant avec
lui, et le peuple fait les trois quarts de la nation. Ces conversations
brisées vous enseignent le nombre de ses idées et la couleur de ses
passions; or, de ces idées et de ces passions dépendent tous les grands
événements. D’ailleurs leurs mœurs rudes, leurs gros éclats de rire,
leur franche estime de la force corporelle, leur penchant avoué pour le
plaisir de manger et de boire, font contraste avec les grimaces de notre
politesse et notre affectation de raffinement. Le conducteur racontait
au postillon comment la veille ils avaient mangé à trois une moitié de
mouton. C’était du mouton bon et gras; on n’en servait pas de meilleur à
l’hôtel du Grand-Soleil: il y avait des aloyaux, des côtelettes, un
gigot fin. Ils avaient bu six bouteilles. L’autre faisait répéter et
semblait manger en imagination, par contre-coup. Après le festin, il
avait mis les chevaux au galop; il avait dépassé Ribettes. Ribettes
avait mangé de la poussière pendant une heure; Ribettes avait voulu
reprendre l’avance, et ne l’avait pas pu. Ribettes enrageait. On avait
fait la nargue à Ribettes. L’histoire de Ribettes et du mouton fut
racontée huit fois en une heure, et parut la dernière fois aussi
plaisante et aussi nouvelle que la première. Ils riaient comme des
bienheureux.

En troisième lieu, on ne respire que là. Les autres places sont des
étuves dont les parois et les coussins noirs conservent et concentrent
la chaleur. Or, il n’est pas d’homme, si amateur qu’il soit des couleurs
et des lignes, qui puisse jouir du paysage dans une boîte sans air.
Quand la bête est gênée, elle gêne l’âme. L’admiration a besoin de
bien-être, et l’on maudit le soleil lorsqu’on est grillé par le soleil.


II.

La voiture part de grand matin et gravit une longue montée sous la
clarté grise de l’aube. Les paysans arrivent par troupes; les femmes ont
cinq ou six bouteilles de lait sur la tête, dans un panier. Des bœufs,
le front baissé, traînent des chariots aussi primitifs et aussi gaulois
qu’à Pau. Les enfants, en bérets bruns, courent dans la poussière à côté
de leurs mères. Le village vient nourrir la ville.

Escaladieu montre au bord de la route les restes d’une ancienne abbaye.
La chapelle subsiste et garde des fragments de sculpture gothique. Un
pont est à côté, ombragé de grands arbres. La jolie rivière de l’Arros
coule, avec des reflets moirés et des guipures d’argent, sur un fond de
cailloux sombres. Personne ne savait choisir un emplacement mieux que
les moines: c’étaient les artistes du temps.

Mauvoisin, ancienne forteresse de chevaliers brigands, lève sa tour
ruinée au-dessus de la vallée. Froissard conte comment on assiégea ces
honnêtes gens; certes, en ce temps, ils valaient les autres, et le duc
d’Anjou, leur ennemi, avait fait pis qu’eux.

«Le capitaine était pour lors un écuyer gascon, qui s’appelait Raimonnet
de l’Espée, appert homme d’armes durement. Tous les matins, y avait aux
barrières du chastel escarmouches et faits d’armes, et appertises
grandes, et beaux lancis de lances, et poussis, et faites courses et
envahies des compagnons qui désiraient avancer.

«Environ six semaines dura le siége devant le château de Mauvoisin. Et
vous dis que ceux de Mauvoisin se fussent assez tenus, car le chastel
n’est pas prenable, si ce n’est par long siége. Mais il leur avint que
on leur tollit d’une part l’eau d’un puits qui sied au dehors du
chastel, et les citernes qu’ils avaient là dedans séchèrent; car oncques
goutte d’eau du ciel durant six semaines n’y chéy, tant fit chaud et
sec. Et ceux de l’ost avaient bien leur aise de la belle rivière de
Lèse, qui leur coulait claire et roide et dont ils étaient servis, eux
et leurs chevaux.

«Quand les compagnons de la garnison de Mauvoisin se trouvèrent en ce
parti, si se commencèrent à esbahir, car ils ne pouvaient longuement
durer; des vins avaient-ils assez, mais la douce eau leur manquait. Si
eurent conseil ensemble entre eux, que ils traiteraient devers le duc,
ainsi qu’ils firent, et impétra Raimonnet de l’Espée, leur capitaine, un
sauf-conduit pour venir en l’ost parler au duc. Il l’ot assez
légèrement, et vint parler au duc et dit: «Monseigneur, si vous nous
voulez faire bonne compagnie à mes compagnons et à moi, je vous rendrai
le chastel de Mauvoisin.--Quelle compagnie, répondit le duc, voulez-vous
que je vous fasse? Partez-vous-en, et allez votre chemin chacun en son
pays, sans vous bouter en fort qui nous soit contraire. Car, si vous
vous y boutez et je vous tienne, je vous délivrerai à Jausselin (le
bourreau), qui vous fera vos barbes sans rasouer.--Monseigneur, dit
Raimonnet, si il en est ainsi que nous nous partions et retraions en nos
lieux, il nous en faut porter ce qui est nôtre, _car nous l’avons gagné
par armes_ en peine et en grand aventure.» Le duc pensa un petit, puis
répondit et dit: «Je veuil bien que vous emportiez que porter en pouvez
devant vous en malles et en sommiers, et non autrement; car si tenez
nuls prisonniers, ils nous seront rendus.--Je le veuil bien,» dit
Raimonnet.

«Ainsi se porta leur traité; et se départirent tous ceux qui dedans
étaient, et rendirent le chastel au duc d’Anjou, et emportèrent ce que
devant eux porter en peurent; et s’en alla chacun en son lieu, ou autre
part, querre son mieux.»

Ces bonnes gens, qui voulaient garder le fruit de leur travail, avaient
passé leur temps «à rançonner les marchands» de Catalogne, aussi bien
que de France, «et à guerroyer et harrier ceux de Bagnères et Bigorre.»
Bagnères était alors «une bonne grosse ville fermée.» On se fortifiait
partout, parce qu’on se battait partout. On ne sortait qu’avec un
sauf-conduit et une escorte; au lieu de gendarmes, on rencontrait des
pillards; au lieu de parasols, on emportait des lances. Une maison sûre
était une belle maison; quand on s’était claquemuré dans une grosse tour
faite comme un puits, on respirait, on se trouvait à l’aise. C’était là
le bon temps, comme chacun sait.


III.

Encausse est tout près d’ici, au tournant de la route. Chapelle et
Bachaumont y vinrent pour rétablir leur estomac qui en avait besoin et
qui le méritait bien, car ils en usaient mieux que personne. Ils ont
écrit leur voyage, et leur style coule aussi aisément que leur vie. Ils
vont à petites journées, boivent, causent et font festin chez les amis
qu’ils ont partout, courtisent les dames, se moquent fort joliment des
provinciales. Ils boivent les santés des absents, goûtent du muscat
autant qu’ils peuvent, et badinent en prose et en vers. Ce sont les
épicuriens du temps, poëtes faciles qui n’ont souci de rien, pas même de
la gloire, effleurant tout ce qu’ils touchent et n’écrivant que pour
s’amuser.

«Encausse, disent-ils, est éloigné de tout commerce, et l’on n’y peut
avoir autre divertissement que celui de voir revenir sa santé. Un petit
ruisseau qui serpente à vingt pas du village, entre des saules et les
prés les plus verts qu’on puisse imaginer, était toute notre
consolation. Nous allions tous les matins prendre nos eaux en ce bel
endroit, et les après-dîners nous promener. Un jour que nous étions sur
les bords, assis sur l’herbe, sortit tout d’un coup d’entre les roseaux
les plus proches un homme qui nous avait apparemment écoutés; c’était

    Un vieillard tout blanc, pâle et sec,
    Dont la barbe et la chevelure
    Pendaient plus bas que la ceinture,
    Ainsi qu’on peint Melchisédech;
    Ou plutôt telle est la figure
    D’un certain vieux évêque grec
    Qui, faisant la salamalec,
    Dit à tous la bonne aventure;
    Car il portait un chapiteau
    Comme un couvercle de lessive,
    Mais d’une grandeur excessive,
    Qui lui tenait lieu de chapeau.
    Et ce chapeau, dont les grands bords
    Allaient tombants sur ses épaules,
    Était fait de branches de saules,
    Et couvrait presque tout son corps.
    Son habit de couleur verdâtre
    Était d’un tissu de roseaux,
    Le tout couvert de gros morceaux
    D’un cristal épais et bleuâtre.

«A cette apparition, la peur nous fit faire deux signes de croix et
trois pas en arrière. Mais la curiosité prévalut sur la crainte, et nous
résolûmes, bien qu’avec quelques petits battements de cœur, d’attendre
le vieillard extraordinaire, dont l’abord fut tout à fait gracieux, et
qui nous parla fort civilement de la sorte:

    Messieurs, je ne suis pas surpris
    Que de ma rencontre imprévue
    Vous ayez un peu l’âme émue;
    Mais lorsque vous aurez appris
    En quel rang les destins ont mis
    Ma naissance à vous inconnue,
    Et le sujet de ma venue,
    Vous rassurerez vos esprits.
    Je suis le dieu de ce ruisseau,
    Qui d’une urne jamais tarie,
    Penchée au pied de ce coteau,
    Prends le soin dans cette prairie
    De verser incessamment l’eau
    Qui la rend si verte et fleurie.
    Depuis huit jours, matin et soir,
    Vous me venez réglément voir
    Sans croire me rendre visite.
    Ce n’est pas que je ne mérite
    Que l’on me rende ce devoir;
    Car enfin j’ai cet avantage,
    Qu’un canal si clair et si net
    Est le lieu de mon apanage.
    Dans la Gascogne, un tel partage
    Est bien joli pour un cadet.»

Les deux voyageurs causaient des marées de la Garonne, et des raisons
qu’en donnaient Gassendi et Descartes. Ce Dieu fort obligeant leur conte
que Neptune punit par là une ancienne rébellion des fleuves. «Puis
l’honnête fleuve s’enfuit, et, au bout de vingt pas, le bonhomme s’est
fondu tout en eau.»

Aujourd’hui cette mythologie paraît vide, et cette pensée, plate.
Regardez aux environs, les alentours la sauvent. L’insouciance,
l’ivresse, sont à côté. Elle est née entre deux verres de bon vin bien
savourés, au milieu d’une lettre improvisée. Est-on si difficile à
table? C’est un refrain qu’on chantonne; plat ou non, il n’importe.
L’important est la bonne humeur et l’envie de rire. Je m’imagine de
braves bourgeois, bien vêtus, ayant un peu de ventre, les yeux encore
brillants du long dîner d’hier, des rubis sur la joue, très-disposés à
s’attabler à la première auberge et à lutiner la servante. La Fontaine
faisait ainsi, surtout en voyage. On s’arrêtait, on s’oubliait, les
gaudrioles trottaient. On ne traversait pas la France comme aujourd’hui,
à la façon d’un boulet de canon ou d’un avoué; on mettait cinq jours
pour aller à Poitiers, et le soir, au coucher, on sustentait le corps.
C’était le dernier âge de la bonne vie corporelle, et de cette grosse
bourgeoisie qui eut sa fleur et son portrait dans la peinture flamande.
Elle s’en allait déjà; la décence aristocratique et les saluts
nobiliaires occupaient la littérature; Boileau imposait les vers
sérieux, tous utiles et solides, comme des paires de pincettes.
Aujourd’hui que le bourgeois est philosophe, ambitieux, homme
d’affaires, c’est bien pis. Ne disons pas de mal des gens heureux: le
bonheur est une poésie; nous avons beau nous vanter, nous n’avons plus
celle-là.


IV.

La route est bordée de vignes, dont chaque pied monte à son arbre, orme
ou frêne, le couronne d’une fraîche verdure, et laisse retomber ses
feuilles et ses vrilles en panache. La vallée est un jardin étroit et
long, entre deux chaînes de montagnes. Sur les basses pentes sont de
belles prairies où les eaux vives courent aménagées dans des rigoles,
arroseuses lestes et babillardes; les villages sont posés sur la petite
rivière; des ceps montent le long des murs poudreux. Des mauves, droites
comme des cierges, lèvent au-dessus des haies leurs fleurs rondes,
brillantes comme des roses de rubis. Des vergers de pommiers passent à
chaque instant des deux côtés de la voiture. Des cascades tombent dans
chaque anfractuosité de la chaîne, entourées de maisons qui cherchent un
abri. La chaleur et la poussière sont si grandes, que l’on est obligé, à
toutes les sources qu’on rencontre, de laver avec une éponge les narines
des chevaux. Mais, au fond de la vallée, s’élève un amas de montagnes
noires, âpres, dont les têtes sont blanches de neige, qui nourrissent la
rivière et ferment l’horizon. Enfin, nous passons sous une allée de
beaux platanes, entre deux rangées de villas, de jardins, d’hôtels et de
boutiques. C’est Luchon, petite ville aussi parisienne que Bigorre.

[Illustration: Vallée de Luchon. (Page 324.)]



LUCHON


I.

La rue est une large allée plantée de grands arbres et bordée d’assez
beaux hôtels. Elle fut ouverte par l’intendant d’Étigny, qui, pour ce
méfait, manqua d’être lapidé. Il fallut faire venir une compagnie de
dragons pour forcer les Luchonnais à souffrir la prospérité de leur
pays.

Au bout de l’allée, un joli chalet, semblable à ceux du Jardin des
Plantes, abrite la source du Pré. Ses murs sont un treillis bizarre de
branches tortueuses garnies de leur écorce; son toit est en chaume; son
plafond est une tapisserie de mousses. Une jeune fille assise auprès des
robinets distribue aux baigneurs des verres d’eau sulfureuse. Les
toilettes élégantes arrivent vers quatre heures. En attendant, on
s’assied à l’ombre sur des bancs de bois tressés, et l’on regarde les
enfants qui jouent sur le gazon, les rangées d’arbres qui descendent
vers la rivière, et la large plaine verte, semée de villages.

Au-dessous de la source sont les Thermes, qu’on achève, et qui seront
les plus beaux des Pyrénées. Aujourd’hui le champ voisin est encore
chargé de matériaux; la chaux fume tout le jour et fait flamboyer et
frissonner l’air.

La cour des bains renferme un grand autel votif, portant une amphore sur
l’une de ses faces et cette inscription:

                               NYMPHIS.
                                 AUG.
                                SACRUM.

On a conservé encore ces deux autres:

                NYMPHIS                    LIXONI DEO
              T. CLAUDIUS                  FABIA FESTA
                RUFUS                       V. S. L. M.
              V. S. L. M.

Ce dieu Lixon, dit-on, était du temps des Celtes le dieu protecteur du
pays. De là le nom de Luchon. Il est estropié et non détruit. Les dieux
sont vivaces.


II.

Le soir, on entend beaucoup trop de pianos. Il y a plusieurs bals, et,
dans certains cafés, des orchestres. Ces orchestres sont des familles
ambulantes, louées à tant par semaine, pour rendre la maison
inhabitable. L’un d’eux, composé d’une flûte mâle et de quatre violons
femelles, jouait intrépidement tous les soirs la même ouverture. Les
privilégiés payants étaient dans la salle parmi les pupitres. Un peuple
de paysans se pressait à la porte, bouche béante; on faisait cercle et
l’on montait sur les bancs pour regarder.

Les marchands de toute espèce mettent leur boutique en loterie: loterie
de vaisselle, loterie de livres, loterie de petits objets d’ornement,
etc. Le marchand et sa femme distribuent des cartons, moyennant un sou,
aux servantes, aux soldats, aux enfants qui font foule. Quelqu’un tire;
la galerie et les intéressés avancent le cou avec anxiété. L’homme lit
le numéro; un cri part, signe irréfléchi d’une joie expansive: «C’est
moi qui gagne. A moi, monsieur le marchand.» Et l’on voit une petite
servante toute rouge se dresser sur la pointe des pieds et tendre les
mains. Le marchand prend un pot avec dextérité, le promène au-dessus de
sa tête, le fait contempler à toute l’assistance: «Un beau moutardier;
un moutardier de trois francs, à filets d’or. Qui veut des numéros?» La
séance dure quatre heures. Tous les jours elle recommence; les chalands
ne manquent pas un instant.

Ces gens ont le génie de l’étalage. Un jour, on entend rouler deux
tambours, suivis de quatre hommes qui marchent solennellement,
emmaillottés de châles et de pièces d’étoffe. Les enfants et les chiens
font procession en criant; c’est l’ouverture d’une nouvelle boutique. Le
lendemain je copiai l’affiche suivante imprimée sur papier jaune:

«Fête orphéonique dans la grotte dite de Gargas.

«La Société orphéonique de la ville de Montrejean exécutera:

«La polka;

«Plusieurs marches militaires;

«Plusieurs valses;

«Divers autres morceaux des œuvres des grands maîtres.

«Entre autres amateurs qui se feront entendre, l’un d’eux chantera des
strophes sur l’éternité.

«Enfin une voix ravissante, qui veut garder l’anonyme pour se dérober à
ces éloges mérités qu’on aime à prodiguer à son sexe, chantera aussi
divers morceaux analogues à la circonstance.

«Ce sera délicieux et même séraphique que de prêter l’oreille à l’écho
des sonores congélations des stalactites, qui s’unira à l’écho vibrant
de la voûte pour répéter les notes harmonieuses; et, lorsque la voix
divine s’y fera entendre, le charme enivrant du prestige surpassera
toutes les impressions qu’ont pu laisser dans l’âme les souvenirs des
plus aimables réunions chantantes.

«Prix d’entrée: 1 franc.»

Ces gens descendent de Clémence Isaure. Leurs affiches sont des odes.
Par compensation beaucoup d’odes sont des affiches.

En effet, on est ici voisin de Toulouse; comme le caractère, le type est
nouveau. Les jeunes filles ont des figures fines, régulières, d’une
coupe nette, d’une expression vive et gaie. Elles sont petites, elles
ont la démarche légère, des yeux brillants, la prestesse d’un oiseau. Le
soir, autour d’une boutique de loterie, ces jolis visages se dessinent
animés et passionnés sous la lumière vacillante bordée d’ombre noire.
Les yeux pétillent, les lèvres rouges tremblent, le col s’agite avec de
petits mouvements brusques d’hirondelle; aucun tableau n’est plus
vivant.

Si vous sortez de l’allée éclairée et tumultueuse, au bout de cent pas,
vous trouvez le silence, la solitude et l’obscurité. La nuit, la vallée
est d’une grande beauté; elle s’encadre et s’allonge entre deux chaînes
de montagnes parallèles, piliers énormes qui s’alignent sur deux files
et soutiennent la voûte sombre du ciel. Leurs arceaux la découpent comme
un plafond de cathédrale, et la nef immense s’enfonce à plusieurs
lieues, rayonnante d’étoiles; ces étoiles jettent des flammes. En ce
moment, il n’y a qu’elles de vivantes; la vallée est noire, l’air
immobile; on distingue seulement les cimes effilées des peupliers
debout dans la nuit sereine, enveloppés de leur manteau de feuillage.
Les derniers rameaux s’agitent, et leur bruissement ressemble au murmure
d’une prière que répète le bourdonnement lointain du torrent.


III.

Au jour, la campagne est riche et riante; la vallée n’est pas une gorge,
mais une belle prairie plate coupée d’arbres et de champs de maïs, parmi
lesquels la rivière court sans bondir. Luchon est entouré d’allées de
platanes, de peupliers et de tilleuls. On quitte ces allées pour un
sentier qui suit les flots de la Pique et tournoie dans l’herbe haute.
Les frênes et les chênes forment un rideau sur les deux bords; de gros
ruisseaux arrivent des montagnes; on les passe sur des troncs posés en
travers ou sur de larges plaques d’ardoise. Toutes ces eaux coulent à
l’ombre, entre des racines tortueuses qu’elles baignent, et qui font
treillis des deux côtés. La berge est couverte d’herbes penchées; on ne
voit que la verdure fraîche et les flots sombres. C’est là qu’à midi se
réfugient les promeneurs; sur les flancs de la vallée serpentent des
routes poudreuses où courent des voitures et des cavalcades. Plus haut
les montagnes grises, ou brunies par les mousses, développent à perte de
vue leurs lignes douces et leurs formes grandioses. Elles ne sont point
sauvages comme à Saint-Sauveur, ni écorchées comme aux Eaux-Bonnes;
chacune de ces chaînes s’avance noblement vers la ville et laisse
onduler derrière elle sa vaste croupe jusqu’au bout de l’horizon.


IV.

Au-dessus de Luchon est une montagne nommée Super-Bagnères. Je rencontre
d’abord la Fontaine d’Amour: c’est une baraque de planches où l’on vend
de la bière.

Un escalier tortueux, traversé par des sources, puis des sentiers
escarpés dans une noire forêt de sapins, conduisent en deux heures aux
pâturages du sommet. La montagne est haute d’environ cinq mille pieds.
Ces pâturages sont de grandes collines onduleuses, rangées en étages,
tapissées d’un gazon court, de thym dru et odorant; çà et là en foule
les larges touffes d’une sorte d’iris sauvage, dont la fleur passe au
mois d’août. On arrive fatigué, et sur l’herbe de la plus haute pointe
on peut dormir au soleil le plus voluptueusement du monde. Des nuées de
fourmis ailées tourbillonnaient dans les rayons tièdes. Dans un creux
au-dessous de nous, on entendait les bêlements des brebis et des
chèvres. A un quart de lieue, sur le dos de la montagne, une mare d’eau
étincelait comme de l’acier bruni. Ici, comme sur le Bergonz et sur le
pic du Midi, on aperçoit un amphithéâtre de montagnes. Celles-ci n’ont
pas l’âcreté héroïque des premiers granits, noirs rochers vêtus d’air
lumineux et de neige blanche. D’un seul côté, vers les monts Crabioules,
les rocs nus et déchiquetés s’argentaient d’une ceinture de glaciers.
Partout ailleurs, les pentes étaient sans escarpements, les formes
adoucies, les angles émoussés et arrondis. Mais, quoique moins sauvage,
le cirque des montagnes était imposant. L’idée du simple et de
l’impérissable entrait avec une domination entière dans l’esprit
subjugué. Des sensations pacifiques berçaient l’âme dans leurs
ondulations puissantes. Elle se mettait à l’unisson de ces êtres
inébranlables et énormes. C’était comme un concert de trois ou quatre
notes indéfiniment prolongées et chantées par des voix profondes.

Le jour baissait, les nuages ternissaient le ciel refroidi. Les bois,
les prés, les landes de mousses, les roches des versants, se coloraient
diversement sous la lumière décroissante. Mais cette opposition des
teintes, effacée par la distance et par la grandeur des masses, se
fondait dans une nuance verdâtre et grise, d’un effet triste et doux,
comme celui d’un vaste désert à demi peuplé de verdure. Les ombres des
nuages cheminaient lentement, en brunissant les sommets fauves. Tout
était d’accord, le bruit monotone du vent, la marche calme des nuages,
l’affaiblissement du jour, les couleurs tempérées, les lignes amollies.
C’est ici le second âge de la nature. La terre dissimule les rocs, les
mousses revêtent la terre; les ondulations arrondies du sol soulevé
ressemblent aux flots fatigués une heure après la tourmente. Luchon
n’est pas loin de la plaine; ses montagnes sont les dernières vagues de
la tempête souterraine qui dressa les Pyrénées; la distance a diminué
leur violence, tempéré leur grandiose et adouci leurs escarpements.

Vers le soir, nous descendîmes dans le creux où paissaient les chèvres.
Une source y coulait, recueillie dans les troncs d’arbres creusés qui
servaient d’abreuvoirs aux troupeaux. C’est un plaisir délicieux, après
une journée de marche, de tremper ses mains et ses lèvres dans une
fontaine froide. Ce bruit sur ce plateau solitaire était charmant. L’eau
filtrait à travers le bois, entre les pierres, et, chaque fois qu’elle
glissait sur la terre noircie, le soleil la couvrait d’éclairs. Des
lignes de joncs marquaient sa traînée jusqu’à la mare. Pâtres et bêtes
étaient descendus; elle était le seul habitant de ce pré abandonné.
N’était-il pas singulier de rencontrer un marécage à cinq mille pieds de
hauteur?


V.

Au midi, la rivière devient torrent. A une demi-lieue de Luchon elle
s’engouffre dans un profond défilé de rochers rouges, dont plusieurs ont
croulé; le lit est obstrué de blocs; les deux murailles de roches se
serrent au nord, et l’eau amoncelée rugit pour sortir de sa prison; mais
les arbres poussent dans les fissures, et le long des parois les fleurs
blanches des ronces pendent en chevelures.

Tout près de là, sur une éminence ronde de roc pelé, s’élève une tour
mauresque ruinée, qu’on nomme Castel-Vieil. Son flanc est bordé d’une
affreuse montagne noire et brune, toute nue, qui ressemble à un
amphithéâtre écroulé. Les assises pendent les unes sur les autres,
ébréchées, disloquées, saignantes; les arêtes tranchantes et les
cassures sont jaunies de misérables mousses, ulcères végétaux qui
salissent de leurs plaques lépreuses la nudité de la pierre. Les pièces
de ce monstrueux squelette ne tiennent ensemble que par leur masse; il
est lézardé de fissures profondes, hérissé de blocs croulants, cassé
jusqu’à la base; ce n’est plus qu’une ruine morne et colossale, assise à
l’entrée d’une vallée, comme un géant foudroyé.

Il y avait là une vieille mendiante, pieds et bras nus, qui était digne
de la montagne. Elle avait pour robe un paquet de lambeaux de toutes
couleurs, cousus ensemble, et restait tout le jour accroupie dans la
poussière. On aurait pu compter les muscles et les tendons de ses
membres; le soleil avait desséché sa chair et roussi sa peau; elle
ressemblait au roc contre lequel elle était assise; elle avait la taille
haute, de grands traits réguliers, un front plissé de rides comme
l’écorce d’un chêne, sous ses sourcils gris un œil noir farouche, une
filasse de cheveux blancs pendants dans la poussière. Si un sculpteur
eût voulu faire la statue de la Sécheresse, le modèle était là.

La vallée se rétrécit et monte; le Gave coule entre deux versants de
grandes forêts, et tombe à chaque pas en cascades. Les yeux sont
rassasiés de fraîcheur et de verdure; les arbres montent jusqu’au ciel,
serrés, splendides; la magnifique lumière s’abat comme une pluie sur la
pente immense; ses myriades de plantes la respirent, et la puissante
séve qui les gorge déborde en luxe et en vigueur. De toutes parts la
chaleur et l’eau les vivifient et les propagent; elles s’entassent; des
hêtres énormes se penchent au-dessus du torrent; les fougères peuplent
ses bords; la mousse pend en guirlandes vertes sur les arcades des
racines; des fleurs sauvages poussent par familles dans les crevasses
des hêtres; les longues branches vont d’un jet jusqu’à l’autre bord,
l’eau glisse, bouillonne, saute d’une berge à l’autre avec une violence
infatigable, et perce sa voie par une suite de tempêtes.

Plus loin, de nobles hêtres montent sur le versant et font une plaine
inclinée de feuillage. Le soleil lustre leurs cimes qui bruissent.
L’ombre fraîche étend sa moiteur entre leurs colonnes, sur les rubans
des herbes éparses, et sur des fraises rouges comme du corail. De temps
en temps la lumière s’abat par une percée, et ruisselle en cascades sur
leurs flancs qu’elle illumine; des îles de clarté découpent alors la
profondeur vague; les plus hautes feuilles remuent doucement leur ombre
diaphane; cette ombre disparaît presque, tant la splendeur est
universelle et forte. Cependant une petite source perdue égrène entre
les racines son collier de cristal, et les grands papillons de velours
roulent dans l’air par soubresauts brisés, comme des feuilles de
châtaignier qui tombent.

Au fond d’un creux plein d’herbes, paraît l’hospice de Bagnères, lourde
maison de pierres, qui sert de refuge. Les montagnes ouvrent en face
leur cirque de roche, fondrière énorme et désolée; pour comble les
nuages se sont amassés, et ternissent l’enceinte crevassée qui ferme
l’horizon; elle tourne d’un air morne, toute nue, avec l’armée
grimaçante de ses aiguilles, de ses tranchées saignantes, de ses
escarpements meurtriers; sous le dôme des nuages, tournoie une bande de
corbeaux qui crient. Ce puits

[Illustration: Massif de la Maladetta. (Page 338.)]

semble leur aire; il faut des ailes pour échapper à l’inimitié de toutes
ces pointes hérissées, et de tant de gouffres béants qui attirent le
passant pour le briser.

Bientôt le chemin semble arrêté; mur après mur, les rocs serrés
obstruent toute issue; on avance pourtant, en zigzag, parmi les blocs
roulés, sur un escalier croulant; le vent s’y engouffre et hurle. Nul
signe de vie, nulle herbe; partout la nudité horrible et le froid de
l’hiver. Des roches trapues se penchent en surplombant sur le précipice;
d’autres avancent leur tête à la rencontre; entre elles, le regard
plonge dans des gouffres noirs dont on n’aperçoit pas le fond. Les
violentes saillies de toutes parts s’avancent et montent perçant l’air;
là-bas, au fond, elles s’élancent en étages, escaladant les unes
par-dessus les autres, amoncelées, hérissant sur le ciel leur haie de
piques. Tout d’un coup, dans ce terrible bataillon, une fente s’ouvre;
la Maladetta lève d’un élan son grand spectre; des forêts de pins brisés
tournent autour de son pied; une ceinture de rocs noirs bosselle sa
poitrine aride, et les glaciers lui font une couronne.

Rien n’est mort, et là-dessus nos organes impuissants nous trompent; ces
squelettes de montagnes nous semblent inertes parce que nos yeux sont
habitués à la mobile végétation des plaines; mais la nature est
éternellement vivante, et ses forces combattent dans ces sépulcres de
granit et de neige, autant que dans les fourmilières humaines ou dans
les plus florissantes forêts. Chaque parcelle du roc presse ou supporte
ses voisines; leur immobilité apparente est un équilibre d’efforts; tout
lutte et travaille; rien n’est calme et rien n’est uniforme. Ces blocs
que l’œil juge massifs sont des réseaux d’atomes immensément éloignés,
sollicités d’attractions innombrables et contraires, labyrinthes
invisibles où s’élaborent des transformations incessantes, où des
fluides foudroyants circulent, où fermente la vie minérale, aussi active
et plus grandiose que les autres. Qu’est-ce que la nôtre, enfermée dans
l’expérience de quelques années et dans le souvenir de quelques siècles?
Que sommes-nous, sinon une excroissance passagère, formée d’un peu d’air
épaissi, poussée au hasard dans une fente de la roche éternelle?
Qu’est-ce que notre pensée, si haute en dignité, si petite en puissance?
La substance minérale et ses forces sont les vrais possesseurs et les
seuls maîtres du monde. Percez au-dessous de cette croûte qui nous
soutient, jusqu’à ce creuset de lave qui nous tolère. C’est là que se
débattent et se développent les grandes puissances, la chaleur et les
affinités qui ont formé le sol, qui ont composé les roches, qui
alimentent notre vie, qui lui ont fourni son berceau, qui lui préparent
sa tombe. Tout s’y transforme et s’y meut comme au sein d’un arbre; et
notre espèce, nichée sur un point de l’écorce, n’aperçoit pas la
végétation silencieuse qui a soulevé le tronc, tendu les branches, et
dont le progrès invincible amène tour à tour les fleurs, les fruits et
la mort. Cependant un mouvement plus vaste emporte la planète avec ses
compagnons autour du soleil, emporté lui-même vers un terme inconnu,
dans l’espace infini où tourbillonne le peuple infini des mondes. Qui
dira qu’ils ne sont là que pour le décorer et l’emplir? Ces grands blocs
roulants sont la première pensée et le plus large développement de la
nature; ils vivent au même titre que nous, ils sont les fils de la même
mère, et nous reconnaissons en eux nos parents et nos aînés.

Mais dans cette famille il y a des rangs. Je le sais, je ne suis qu’un
atome; pour m’anéantir, il suffit de la moindre de ces pierres; un os
épais d’un demi-pouce est la misérable cuirasse qui défend ma pensée du
délire et de la mort; toute mon action, et l’action des machines
inventées depuis soixante siècles, n’irait pas jusqu’à gratter un des
feuillets de la croûte minérale qui me supporte et me nourrit. Et
cependant, dans cette toute-puissante nature je suis quelque chose. Si,
entre ses œuvres, je suis la plus fragile, je suis la dernière; si elle
me confine dans un coin de son étendue, c’est à moi qu’elle aboutit.
C’est en moi qu’elle atteint le point indivisible où elle se concentre
et s’achève; et cet esprit par qui elle se connaît lui ouvre une
nouvelle carrière en reproduisant ses œuvres, en imitant son ordre, en
pénétrant son œuvre, en sentant sa magnificence et son éternité. En lui
s’ouvre un second monde qui réfléchit l’autre, qui se réfléchit
lui-même, et qui, au delà de lui-même et de l’autre, saisit l’éternelle
loi qui les engendre tous les deux. Je mourrai demain et je ne suis pas
capable de remuer un pan de cette roche. Mais pendant un instant j’ai
pensé, et dans l’enceinte de cette pensée la nature et le monde ont été
compris.



TOULOUSE


I

Quand, après deux mois de séjour dans les Pyrénées, on quitte Luchon, et
qu’on trouve le pays plat près de Martres, on est charmé et l’on respire
à l’aise: on était las, sans le savoir, de ces barrières éternelles qui
fermaient l’horizon; on avait besoin d’espace. On sentait que l’air et
la lumière étaient usurpés par ces protubérances monstrueuses, et qu’on
était non en pays d’hommes, mais en pays de montagnes. On souhaitait à
son insu une vraie campagne, libre et large. Celle de Martres est aussi
unie qu’une nappe d’eau, populeuse, fertile, peuplée de bonnes plantes,
bien cultivée, commode pour la vie, patrie de l’abondance et de la
sécurité. Il est certain qu’un champ de terre brune, largement labouré
de profonds sillons, est un noble spectacle, et que le travail et le
bonheur de l’homme civilisé font autant de plaisir à voir que l’âpreté
des rocs sauvages. Une route blanche et plate allait en droite ligne
jusqu’au bout de l’horizon et finissait par un amas de maisons rouges;
le clocher pointu dressait son aiguille dans le ciel; sauf le soleil, on
eût dit un paysage flamand. Il y avait dans les rues des intérieurs de
Van Ostade. De vieilles maisons, des toits de chaume bosselés, appuyés
les uns sur les autres, des machines à chanvre étalées aux portes, de
petites cours pleines de baquets, de brouettes, de paille, d’enfants,
d’animaux, un air de gaieté et de bien-être; par-dessus tout le grand
illuminateur du pays, le décorateur universel, l’éternel donneur de
joie, le soleil versait à profusion sa belle lumière chaude sur les murs
de briques rougeâtres, et découpait des ombres puissantes dans des
crépis blancs.


II.

Toulouse apparaît, toute rouge de briques, dans la poudre rouge du soir.

Triste ville, aux rues caillouteuses et étranglées. L’hôtel de ville,
nommé Capitole, n’a qu’une entrée étroite, des salles médiocres, une
façade emphatique et élégante dans le goût des décors de fêtes
publiques. Pour que personne ne doute de son antiquité, on y a inscrit
le mot: _Capitolium_. La cathédrale, dédiée à saint Étienne, n’est
remarquable que par un joli souvenir:

«Vers l’an 1027, dit Pierre de Marca, la pratique était à Toulouse de
souffleter publiquement un Juif le jour de Pâques, dans l’église
Saint-Étienne. Hugues, chapelain d’Aimery, vicomte de Rochechouart,
étant à Toulouse à la suite de son maître, bailla le soufflet au Juif
avec une telle force qu’il lui écrasa la tête et lui fit tomber la
cervelle et les yeux, ainsi qu’a observé Adhémar dans sa chronique.»

Le chœur où Adhémar fit cette observation ne manque pas de beauté ni de
grandeur; mais ce qui frappe le plus au sortir des montagnes, c’est le
musée. On retrouve enfin la pensée, la passion, le génie, l’art, toutes
les plus belles fleurs de la civilisation humaine.

C’est une large salle éclairée, bordée de deux petites galeries plus
hautes, qui font demi-cercle, remplie de tableaux de toutes les écoles,
dont plusieurs sont excellents: Un Murillo, représentant _Saint Diégo et
ses religieux_; on y reconnaît l’âpreté monastique, le sentiment du
réel, l’expression originale et la vigueur passionnée du maître.--Un
_Martyre de saint André_, par le Caravage, noir et horrible.--Plusieurs
tableaux des Carrache, du Guerchin, du Guide.--Une _Cérémonie de l’ordre
du Saint-Esprit en 1635_, par Philippe Champagne. Ces figures
très-vraies, très-fines, très-nobles, sont des portraits du temps; on
voit vivre des contemporains de Louis XIII. C’est le dessin correct, la
couleur modérée, l’exactitude consciencieuse et point littérale d’un
Flamand devenu Français.--Une charmante _Marquise de Largillière_, un
corsage de guêpe en velours bleu, élégante et fière.--Un _Christ
crucifié_ de Rubens, les yeux vitreux, la chair livide, puissante
ébauche, où la froide blancheur des teintes pâlies répand l’affreuse
poésie de la mort.

Je ne nomme que les plus frappants; mais la sensation la plus vive vient
des tableaux modernes. Ils transportent l’esprit tout d’un coup à Paris,
au milieu de nos discussions, dans le monde inventif et agité des arts
modernes, laboratoire immense où tant d’efforts féconds et contraires
tissent l’œuvre d’un siècle rénovateur: Un tableau célèbre de Glaize, la
_Mort de saint Jean-Baptiste_; le bourreau demi-nu, qui tient la tête,
est une superbe brute, machine de mort indifférente qui vient de bien
faire son métier.--Une peinture élégante et affectée de Schoppin, _Jacob
devant Laban et ses deux filles_. Les filles de Laban sont de jolies
demoiselles de salon qui viennent de se déguiser en Arabes.--_Muley
Abd-el-Rhaman_, par Eugène Delacroix. Il est immobile sur un cheval
bleuâtre et triste. Des files de soldats présentent les armes, serrés
par masses dans une atmosphère étouffante, têtes lourdes, stupides et
vivantes, encapuchonnées dans des burnous blancs; des tours écrasées
s’entassent derrière eux sous un soleil de plomb. Ces couleurs crues,
ces

[Illustration: Toulouse, vue générale. (Page 342.)]

vêtements pesants, ces membres bronzés, ces parasols massifs, cette
expression inerte et animale, sont la révélation d’un pays où la pensée
sommeille accablée et ensevelie sous le poids de la barbarie, de la
religion et du climat.--Dans un coin de la petite galerie est le premier
coup d’éclat de Couture, _La soif de l’or_. Toutes les misères et toutes
les tentations viennent solliciter l’avare: une mère et son enfant
affamés, un artiste à l’aumône, deux courtisanes demi-nues. Il les
regarde avec une ardeur douloureuse, mais ses doigts crochus ne peuvent
lâcher l’or. Ses lèvres se crispent, ses joues s’enflamment, ses yeux
ardents s’attachent sur leurs gorges lascives. C’est la torture du cœur
déchiré par la rébellion des sens, le désespoir concentré du désir
vaincu, la sanglante domination de la passion maîtresse. Jamais visage
n’a mieux exprimé l’âme. Le dessin est fier, la couleur superbe, plus
hardie que dans les _Romains de la décadence_, si vivante qu’on oublie
d’apercevoir quelques tons crus, hasardés dans l’emportement de
l’invention.

C’est trop de louanges peut-être. Tous ces modernes sont des poëtes qui
ont voulu être peintres. L’un a cherché des drames dans l’histoire,
l’autre des scènes de mœurs, celui-ci traduit des religions, celui-là
une philosophie. Tel imite Raphaël, un autre les premiers maîtres
italiens; les paysagistes emploient les arbres et les nuages pour faire
des odes ou des élégies. Nul n’est simplement peintre; tous sont
archéologues, psychologues, metteurs en œuvre de quelque souvenir ou de
quelque théorie. Ils plaisent à notre érudition, à notre philosophie.
Ils sont, comme nous, pleins et comblés d’idées générales, Parisiens
inquiets et chercheurs. Ils vivent trop par le cerveau et point assez
par les sens; ils ont trop d’esprit et pas assez de naïveté. Ils
n’aiment point une forme pour elle-même, mais pour ce qu’elle exprime;
et si par hasard ils l’aiment, c’est par volonté, avec un goût acquis,
par une superstition d’antiquaires. Ils sont les fils d’une génération
savante, tourmentée et réfléchie, où les hommes ayant acquis l’égalité
et le droit de penser, et se faisant chacun leur religion, leur rang et
leur fortune, veulent trouver dans les arts l’expression de leurs
anxiétés et de leurs méditations. Ils sont à mille lieues des premiers
maîtres, ouvriers ou cavaliers, qui vivaient au dehors, qui ne lisaient
guère, et ne songeaient qu’à donner une fête à leurs yeux. C’est pour
cela que je les aime; je sens comme eux parce que je suis de leur
siècle. La sympathie est la meilleure source de l’admiration et du
plaisir.


III.

Au-dessous du musée est une cour carrée, fermée par une galerie de
minces colonnettes qui vers le haut se courbent et se découpent en
trèfles, et font une bordure d’arcades. On a réuni sous cette galerie
toutes les antiquités du pays: fragments de statues romaines, bustes
sévères d’empereurs, vierges ascétiques du moyen âge, bas-reliefs
d’églises et de temples, chevaliers de pierre couchés tout armés sur
leur cercueil. La cour était déserte et silencieuse; de grands arbres
élancés, des arbrisseaux touffus, brillaient du plus beau vert. Un
soleil éclatant tombait sur les tuiles rouges de la galerie; une vieille
fontaine, chargée de colonnettes et de têtes d’animaux, murmurait près
d’un banc de marbre veiné de rose. On voyait une statue de jeune homme
entre les branches; des tiges de houblon vert montaient autour des
colonnes brisées. Ce mélange d’objets champêtres et d’objets d’art, ces
débris de deux civilisations mortes et cette jeunesse des plantes
fleuries, ces rayons joyeux sur les vieilles tuiles, rassemblaient dans
leurs contrastes tout ce que j’avais vu depuis deux mois.


FIN.



TABLE DES MATIÈRES


DÉDICACE                                                          Page 1


I. LA COTE.

Royan.--Le fleuve.--Bordeaux                                           3

Les Landes.--Bayonne.--Histoire de Pé de Puyane                        9

Biarritz.--La mer.--Saint-Jean-de-Luz.--Cérémonies au
XVIIᵉ siècle                                                          28


II. LA VALLÉE D’OSSAU.

Dax.--Le peuple.--Orthez.--Froissard.--Histoire de
Gaston de Foix                                                        45

Paysages.--Pau.--Mœurs du XVIᵉ siècle.--Route des
Eaux-Bonnes                                                           62

Eaux-Bonnes.--Vie des baigneurs                                       83

Paysages.--Du point de vue en pays de montagnes                       96

Eaux-Chaudes.--Naissance des dieux païens                            114

Les habitants.--Gens d’aujourd’hui, gens d’autrefois                 124


III. LA VALLÉE DE LUZ.

La route de Luz.--Légende d’Orton.--Défilé de Pierrefitte            153

Luz.--Mœurs.--Paysages                                               169

Saint-Sauveur.--Baréges.--Le paysage au XVIIᵉ siècle                 179

Cauterets.--Le lac de Gaube.--Marguerite de Navarre.--La
pudeur au XVIᵉ siècle.--Un orage                                 Page 194

Saint-Savin.--La vie monastique au moyen âge                         205

Gavarnie                                                             213

Le Bergonz.--Origine et formation des Pyrénées.--Le
Pic du Midi                                                          226

Plantes et Bêtes                                                     235


IV. BAGNÈRES ET LUCHON.

De Luz à Bagnères.--Histoire de Bos de Bénac.--Tarbes.--Siége de
   Rabastens                                                         249

Bagnères-de-Bigorre                                                  265

Le monde.--Salons et promenades.--Touristes.--Bals,
concerts.--De la musique dans l’éducation.--Vie et
opinions philosophiques d’un chat                                    273

Route de Luchon.--Monvoisin.--Encausse.--Du bonheur
bourgeois au XVIIᵉ siècle                                            314

Luchon.--Super-Bagnères.--Le port de Vénasque et la
Maladetta                                                            325

Toulouse.--Le Musée                                                  341


                     FIN DE LA TABLE DES MATIÈRES.

                       PARIS, IMPRIMERIE LAHURE

                         9, rue de Fleurus, 9


NOTES:

[A] Voir le discours de Jean Petit sur l’assassinat du duc d’Orléans.

[B] Le trait suivant est tiré du siége d’Antioche: «Beaucoup de nos
ennemis moururent, et d’autres pris furent conduits devant la porte de
la ville; et là on leur coupait la tête, enfin de rendre plus tristes
ceux qui étaient dans la ville.»

[C] Selon une inscription. On dit qu’elle est fausse.





*** End of this LibraryBlog Digital Book "Voyage aux Pyrénées" ***

Copyright 2023 LibraryBlog. All rights reserved.



Home