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Title: Ève victorieuse
Author: Coulevain, Pierre de
Language: French
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[Illustration]



  Ève Victorieuse

  Par
  Pierre de Coulevain

  Nelson                    Calmann-Lévy
  Éditeurs                  Éditeurs
  189, rue Saint-Jacques    3, rue Auber
  Paris                     Paris



COLLECTION NELSON


Publiée sous la direction de

CHARLES SAROLEA,

Docteur ès lettres: Directeur de la Section française à l’Université
d’Édimbourg.



ÈVE VICTORIEUSE



    Soyez comme l’oiseau, posé pour un instant
          Sur des rameaux trop frêles,
    Qui sent plier la branche et qui chante pourtant,
          Sachant qu’il a des ailes.

    VICTOR HUGO.



I


Il n’est guère de femme du monde, en Amérique, qui n’ait un dada
artistique ou une spécialité d’élégance. Les unes recherchent les
bronzes, les ivoires; les autres, les tapisseries, les étoffes
anciennes. Celle-ci est renommée pour son service de table ou pour son
argenterie, celle-là pour ses bijoux ou ses dentelles. Presque toutes
sont des collectionneuses passionnées, qui, sans remords, viennent
dépouiller le Vieux Monde de ses reliques. Le Nouveau, grâce à elles,
voit son trésor d’art s’accroître avec une rapidité prodigieuse, et le
vil dollar se transforme en objets rares et précieux.

Hélène Ronald, la femme d’un des futurs grands hommes des États-Unis,
était considérée comme une autorité en matière de décoration et
d’arrangements intérieurs. Elle se flattait elle-même de pouvoir, au
besoin, refaire une fortune en mettant son goût au service des nouveaux
riches.

Sa maison de New-York était située dans cette partie de la Cinquième
avenue où sont les résidences des plus notables millionnaires. Elle
donnait sur le Parc Central et avait la vue de ses pelouses veloutées,
de ses arbres superbes. A côté des palais Gould et Vanderbilt, elle
paraissait petite et assez modeste, mais elle n’en était pas moins une
merveille de goût et de confort. Hélène y travaillait sans cesse, la
retouchant comme une œuvre d’art, enlevant ici un meuble, là un tableau
ou un bibelot. Et elle la montrait avec orgueil, de la cuisine au
grenier. La pièce dont elle tirait surtout vanité était son cabinet de
toilette. Elle avait mis tout son génie féminin dans ce décor intime.
D’aucuns l’eussent voulu plus sobre et plus simple; un artiste pourtant
l’eût trouvé délicieux. Les murs, entre les hautes glaces, étaient
tendus de brocart gris bleu à reflets irisés, et le parquet recouvert
d’un de ces tapis Morris qui sèment comme des fleurs vivantes sous les
pieds. Sur les panneaux des meubles, d’un bois blanc, poli et chaud
comme l’ivoire, étaient incrustés des salamandres, des oiseaux
exotiques, des papillons diaprés, dont les couleurs s’harmonisaient avec
les soies jaunes, bleues, roses, des sièges, des coussins et des
rideaux. Sur ce fond, d’une tonalité très douce, se détachaient des
aquarelles de maîtres, la garniture de vieux Dresde qui ornait la
cheminée, des baguiers, des coupes anciennes, des vases de formes
curieuses, enfin la large table, surmontée d’un miroir, où les
ustensiles de toilette en or, en argent, en écaille blonde, parsemaient
avec ordre un merveilleux dessus en vieux point de Venise.

Un Européen, transporté subitement au seuil de ce sanctuaire, n’eût pas
manqué, d’abord, de se croire chez une grande demi-mondaine parisienne;
mais, pour peu qu’il eût été doué de ce sixième sens qui pénètre les
gens et les choses à la manière des rayons Rœntgen, il eût vite reconnu,
malgré cette recherche et ce raffinement suspects, l’atmosphère saine de
la femme honnête. Et madame Ronald était bien la figure qu’un coloriste
eût placée dans ce cadre ultra-moderne. Il fallait là son corps élégant,
toujours délicieusement déshabillé ou habillé, ses cheveux chatoyants,
nuancés de divers tons d’or, sa blancheur mate, ses grands yeux bruns
qui promenaient autour d’elle une caresse inconsciente, ses belles
lèvres bien dessinées, dont le sourire découvrait des dents parfaites.
Il fallait là cette tête qui donnait une impression de «blondeur» et de
lumière, ce visage de charmeuse ennobli par un air d’intelligence et de
supériorité.

Un soir, vers la fin de mars, Hélène s’habillait pour l’Opéra. Vêtue
d’une robe d’un jaune très doux, dont le décolleté laissait voir toute
la perfection de ses épaules, elle était assise devant son miroir.
Pendant qu’elle refrisait avec soin, elle-même, quelques mèches folles,
une seconde figure se refléta dans la glace, celle d’un homme de haute
taille, aux cheveux noirs, aux yeux bleus.

--Ah! Henri!--s’écria la jeune femme sans interrompre sa frisure;--vous
êtes en retard, il me semble.

--Oui, j’ai eu un après-midi très chargé.

Les époux échangèrent une poignée de main et un regard affectueux, puis
le nouveau venu se jeta dans un fauteuil à bascule, qui avait l’air
d’être sa propriété, et qui se trouvait placé auprès de la table de
toilette, mais à contre-jour.

--Eh bien, ma chérie, vous êtes-vous amusée aujourd’hui? demanda-t-il
avec une expression de grande bonté.

--Assez. Le déjeuner de madame Barclay a été très brillant, très gai...
un succès...

--Vous avez dit beaucoup de mal des hommes?

--Nous n’en avons pas parlé.

--C’est pire! fit M. Ronald en souriant.

--Nous avons discuté une foule de questions intéressantes... Des
Européennes ne sauraient imaginer comme c’est agréable, un déjeuner de
femmes.

--Elles n’ont pas encore appris à se passer de nous.

--Tant pis pour elles! répliqua Hélène avec une expression qui tempérait
l’impertinence de sa réponse.

--Nous avons eu une belle séance d’ouverture, à notre congrès.

--Ah!

--Rauk, de Boston, a prononcé un discours remarquable. Il a passé en
revue les découvertes de la chimie moderne et fait pressentir celles de
l’avenir; il a retracé le rôle et la mission des hommes de science. Je
n’ai jamais rien entendu de plus magistral.

Hélène avait tranquillement suivi le fil de ses pensées.

--Imaginez, dit-elle, que madame Barclay, à son déjeuner, inaugurait un
service en cristal de Bohême taillé sur ses propres dessins, une nappe
et des serviettes brodées à Constantinople par des femmes syriennes.

--C’était joli?

--Oui, original, byzantin... un peu trop riche.

--Vous savez que je dois parler, au congrès, la semaine prochaine,--fit
M. Ronald revenant de son côté à ce qui l’intéressait.--Je me propose de
dire leur fait aux philosophes et aux littérateurs.

--Qu’est-ce qu’ils vous ont fait?

--A moi, personnellement, rien; mais leur ignorance m’exaspère. Ils ne
voient pas que la science est la nature, et la nature la science même.
Ils affectent de la mépriser. Ils ont proclamé sa banqueroute. Ils
l’accusent d’avoir augmenté la somme des maux de l’humanité. Ils
applaudissent aux échecs des savants, se moquent de leurs tâtonnements,
de leurs erreurs. C’est idiot! Ils devraient plutôt s’associer à leurs
travaux, propager leurs découvertes, faire accepter la vérité. Ils
rendraient ainsi l’évolution présente moins douloureuse,--car toute
évolution est douloureuse!... Ils vont jeter les hauts cris, lorsqu’un
de ces jours nous leur prouverons, à ces fameux idéalistes, que l’amour
n’est autre chose qu’un fluide comme la lumière, comme l’électricité.

Hélène, tout occupée à bien placer dans ses cheveux de petits peignes
d’écaille ornés de diamants, n’avait prêté qu’une oreille distraite à ce
qui précède. Ces dernières paroles arrivèrent pourtant à son esprit et,
de saisissement, son bras demeura en l’air.

--L’amour, un fluide comme la lumière!--répéta-t-elle avec une petite
grimace d’horreur,--vous vous moquez de moi!

--Pas le moins du monde.

--Ah! ils ont bien raison de détester la science, les poètes! N’a-t-elle
pas déclaré que le baiser est un véhicule de germes infectieux?... Et
maintenant, elle viendrait proclamer que l’amour est un fluide!...
Pourquoi pas un microbe, pendant qu’elle y est?

--Parce que c’est un fluide... un fluide perceptible, enregistrable
peut-être, un de ces jours, qui va touchant ici une cellule inactive, là
une fibre insoupçonnée, une corde muette, pour produire chez l’individu
les effets nécessaires.

--Et le libre arbitre, qu’en faites-vous?

--Le libre arbitre! Ils n’ont jamais passé dans nos laboratoires, ceux
qui ont l’orgueil d’y croire. Nous sommes les créatures de Dieu
entièrement, ses collaborateurs dociles. Nous ne sommes ici-bas que pour
travailler à son œuvre, à l’œuvre universelle.

--L’amour, un fluide!--redit encore Hélène, mal revenue de sa
surprise.--En tout cas, j’espère que ce n’est pas vous qui démontrerez
cela! Je ne me soucierais pas d’être la femme de l’homme qui attachera
son nom à cette abominable découverte.

--Pourquoi abominable? Nous commençons à connaître le rôle des
infiniment petits. Grâce à l’électricité, nous allons pouvoir étudier
ces fluides qui sont nos fils conducteurs et parmi lesquels se trouve
l’amour. La vérité est plus belle que la fable. Il y aura pour les
dramaturges et les romanciers des effets puissants à en tirer; c’est la
science qui leur ouvrira une source nouvelle, inépuisable, d’émotions et
de sentiments... Qu’est-ce qu’ils ont fait pour l’humanité, vos
philosophes et vos poètes? Ils l’ont leurrée d’utopies, bercée de
fausses espérances; ils ont mis un biberon vide à ses lèvres. Et c’était
nécessaire, puisque cela a été. Mais le rôle des hommes de science va
devenir de plus en plus grand. Ils perfectionneront et embelliront le
corps humain, prolongeront la vie. Ils inventeront de nouveaux moyens de
locomotion. Grâce à eux, on pourra dire dans quelques siècles: «L’homme
est un être qui a marché.» Ils feront plus, eux qu’on accuse d’impiété:
ils révéleront le vrai Dieu à l’humanité, et ils l’amèneront purifiée,
ennoblie, croyante, au pied de ses autels.

La physionomie d’Hélène eût indiqué clairement à un observateur qu’elle
n’avait point suivi son mari dans son ascension intellectuelle, mais
qu’elle l’avait lâché en route; cela lui arrivait souvent, du reste.

--Henri,--fit-elle en polissant avec un fin mouchoir de batiste les
pierreries de ses bagues,--j’ai envie de fonder une ligue contre le
luxe. C’est une intempérance comme une autre, après tout!

--Vous dites?

--Que je veux fonder une ligue contre le luxe et mettre la simplicité à
la mode.

--Cela ne manquerait pas d’originalité, venant de vous surtout!

--Sérieusement, si une réaction ne se fait pas, nous tomberons en plein
dans l’extravagance et le mauvais goût. Pourvu que nous n’y soyons pas
déjà! Cette orgie de richesses commence à m’écœurer. Il me vient parfois
l’envie d’habiter un cottage meublé du strict nécessaire, et de n’avoir
que du linge uni et des robes de bure.

--Un cottage, du linge uni, des robes de bure!... Ma chère amie, vous
m’effrayez: il faut que vous soyez malade pour avoir de semblables
fantaisies.

--Moquez-vous, mais en vérité, j’éprouve la fatigue d’une personne qui
aurait regardé trop longtemps une surface brillante. J’ai besoin de voir
des choses vieilles, douces, laides même, de sortir de cette ronde
effrénée que nous menons, pour respirer un peu... Oh! je suis lasse,
lasse à pleurer... L’Europe nous fera du bien, à tous les deux, car vous
aussi vous êtes surmené.

--Moi? pas du tout!--protesta M. Ronald,--je ne me suis jamais mieux
porté.

Puis, arrêtant le balancement de son fauteuil:

--Hélène,--dit-il d’un air embarrassé, presque timide,--il faut que vous
me rendiez ma parole. Il m’est absolument impossible de quitter
l’Amérique avant quelques mois.

La surprise fit tomber des doigts de la jeune femme la grosse perle
qu’elle était sur le point d’attacher à son oreille.

--Quoi? s’écria-t-elle avec une flambée de colère dans les yeux,--vous
voulez que, maintenant, je renonce à mon voyage en Europe?

--Non, ma chérie, je ne suis pas aussi égoïste que cela. La preuve,
c’est qu’en sortant du congrès, je suis allé retenir votre cabine pour
le 8 avril, à bord de la _Touraine_.

--Oh! Henri, y pensez-vous? Nous ne nous sommes jamais séparés depuis
neuf ans que nous sommes mariés! fit la jeune femme avec un joli regard
tendre.

--Ce sera dur pour moi qui resterai, mais qu’y faire? Il y a longtemps
que mon préparateur n’a eu de congé. Si je ne le mets pas tout de suite
au vert, il va tomber malade. En outre, je suis sur la voie d’une
importante découverte, je ne puis interrompre mes travaux... Il y a
encore le mariage de Dora. Elle n’a plus de père et je suis obligé de le
remplacer en ma qualité de tuteur.

--Le mariage de Dora! Vous croyez donc qu’elle a l’intention de tenir sa
parole?

--Je l’espère.

--Eh bien, elle travaille justement à la reprendre. Elle veut remettre
la petite fête à l’automne et venir avec nous en Europe.

--Ce serait abominable de désappointer Jack pour la seconde fois! Sa
maison et son yacht sont tout prêts.

--Oh! si je ne me trompe, yacht et maison attendront quelque temps
encore leur maîtresse. Vous savez que Dora se vante de n’avoir jamais
fait à personne le sacrifice de sa volonté ou d’un plaisir.

--Oui, pour l’égoïsme féminin, elle détient le record!...

--Voyons, Henri, vous ne me laisserez pas aller seule en Europe!

--Vous aurez tante Sophie et votre frère.

--Et vous ne serez pas jaloux?

--Non, car j’ai une confiance absolue en votre affection et en votre
honneur.

--Vous avez bien raison... Mais cela bouleverse tous mes arrangements:
je comptais envoyer les domestiques à la campagne et fermer la maison.

--Fermez-la. Il me serait impossible de l’habiter sans vous. Ma mère me
donnera l’hospitalité.

--Ah! je vois que vous avez déjà fait tous vos plans! dit Hélène un peu
piquée.

--Oui, afin que vous n’ayez ni soucis ni regrets.

--Et ce que l’on va me critiquer dans votre famille!... Votre sœur
s’élève sans cesse contre les Américaines qui abandonnent leurs maris
pour aller s’amuser en Europe.

--Du moment que je le trouve bon, personne n’a rien à dire. Partez en
paix, ma chérie.

--Oh! si je n’avais pas un réel besoin de changement, je remettrais le
voyage à l’automne; mais j’ai les nerfs dans un état!...

--Je m’en suis aperçu! fit M. Ronald avec un léger sourire.

--Vous ne savez pas, vous autres hommes, ce qu’est la tenue d’une maison
dans ce pays de toutes les libertés. Les Européennes s’étonnent de ce
que, de temps à autre, nous nous délivrons de nos ménages! Je voudrais
les voir à notre place... Oh! le luxe de manger des dîners dont on n’a
pas discuté le menu, de s’asseoir à table sans avoir à craindre quelque
manifestation de mauvaise humeur de son chef ou de sa cuisinière, sous
la forme d’un plat manqué!... Et le plaisir d’être servie par ces
gentilles filles de chambre en bonnets blancs!... Voilà ce dont nous
jouissons le plus en Europe, voilà ce dont j’ai besoin.

--Eh bien, mon amie, allez vous reposer un peu. Faites une grande
provision de santé et de gaieté. Achetez de jolies choses, pendant que
vous y êtes... Pas de linge uni, pas de robes de bure. Cela ne vous
siérait pas du tout.

--Vous croyez? fit la jeune femme, se regardant dans la glace d’un air
sérieux.

--J’en suis sûr. Vous êtes une créature brillante: il vous faut de la
soie, des dentelles, des bijoux... Ne songez plus à fonder une ligue
contre le luxe. Achetez, entassez; nos petits-enfants feront la
sélection. Nous n’avons pas encore droit à la simplicité et au loisir:
nous devons acquérir, travailler, créer. Nous sommes des ancêtres!
ajouta-t-il avec un accent de fierté.

A ce moment, on frappa à la porte et, avant que le mot: «Entrez» fût
prononcé, une jeune fille en toilette d’Opéra, une de ces jeunes filles
femmes, dont l’Amérique a la spécialité, fit son apparition.

--Dora! s’écria madame Ronald en se tournant vers la nouvelle venue.--Il
n’est pas encore sept heures et demie, j’espère!

--Oh! je n’en sais rien,--répondit mademoiselle Carroll avec un petit
rire nerveux.--Je viens de livrer une grande bataille et de remporter
une victoire. Mon mariage est remis à l’automne; ma mère et moi, nous
partons pour l’Europe avec vous tous.

--Là!... que vous disais-je? fit Hélène en regardant son mari.

--J’aime à croire que vous plaisantez! dit Henri Ronald devenu
subitement sévère.

--Non, mon cher oncle: ma mère a besoin des eaux de Carlsbad; je ne puis
l’y laisser aller seule. Il n’est personne qui ne m’approuverait de
vouloir l’accompagner: eh bien, Jack, lui, le trouve mauvais, et j’ai eu
grand’peine à lui faire comprendre que mon devoir filial m’oblige encore
à retarder son bonheur! conclut mademoiselle Carroll avec son ironie
habituelle.

--C’est indigne, vous n’avez pas plus de parole que de cœur!

Dora se laissa tomber dans un fauteuil:

--Je m’assieds, pour ne pas être renversée par toutes les gentillesses
que vous allez me lancer à la tête.

--Jack est d’une faiblesse stupide! Il n’aurait jamais dû céder à ce
nouveau caprice.

--Oh! il n’a pas cédé de bonne grâce, allez! Nous avons eu une de ces
querelles!... J’ai été sur le point de lui jeter sa bague à la figure.
Il l’a bien vu, et, plutôt que de risquer de me perdre, il a baissé
pavillon et consenti à ce que je voulais. Il aime mieux épouser Dody
tard que jamais... Je comprends cela!

--Pas moi.

--Je le regrette pour vous... Alors, j’ai été bien gentille: nous avons
fait la paix, et je l’ai amené dans ma voiture. Il est là, au salon,
tirant probablement sur sa moustache, dompté, sinon tout à fait calmé.

--Et c’est ainsi que vous autres femmes américaines, vous vous jouez de
l’affection et de la dignité de l’homme. Vous vous imaginez, ma parole
d’honneur, qu’il a été fabriqué pour vous servir de pantin! Vous le
harassez de vos exigences, vous le torturez par votre coquetterie, et,
quand vous en avez fait un imbécile, vous le plantez là et il cherche
l’oubli dans l’ivresse.

--Bravo, mon oncle! fit mademoiselle Carroll,--quel dommage que vous ne
soyez pas entré dans les ordres! Vous auriez sûrement pris place parmi
les grands sermonnaires.

Un peu de couleur monta aux joues d’Henri Ronald.

--C’est vrai, reprit-il, vous traitez vos montres avec plus de respect
que vous ne traitez ces cerveaux d’hommes créés pour de si hautes
besognes et auxquels vous devez tout. Vous les détraquez avec moins de
regret que vous ne feriez d’une pièce d’horlogerie. Vous êtes par trop
égoïstes, par trop indépendantes! Croyez-moi, ce n’est pas le droit de
vote, ce n’est pas le savoir qui élèveront la femme à notre niveau, mais
le dévouement et l’abnégation. Et voulez-vous que je vous dise? Ce sont
ces vertus qui donnent son charme à l’Européenne et qui font sa
supériorité.

--Ah bah! vous croyez? Si j’en étais sûre, je me mettrais bien vite à
les pratiquer.

--Cela vous serait difficile, car vous êtes absolument gâtée par trop de
liberté et trop de bonheur. L’automne dernier, vous avez pris le
prétexte de votre santé--qui ne laissait rien à désirer--pour remettre
votre mariage; ce printemps, vous trouvez celui de la santé de votre
mère. Si vous n’aimez pas assez Jack pour l’épouser, rompez avec lui.
Soyez honnête, que diable!

--C’est bien ce que je m’efforce d’être, mon bon oncle. J’aime M.
Ascott, je n’ai jamais rencontré personne qui m’ait plu davantage; je ne
voudrais le céder à aucune femme, mais voilà!... je ne me sens pas tout
à fait mûre pour le mariage. Il me faut encore un petit tour en Europe.
J’y vais uniquement pour atteindre le degré de perfection nécessaire au
bonheur de Jack. Si ce n’est pas de l’amour et de l’honnêteté, cela, je
ne m’y connais pas!... Une fiancée retour d’Europe, c’est comme du
bordeaux retour des Indes... Plaisanterie à part, je n’aurais jamais pu
me résigner à me marier en votre absence; j’aurais eu l’air trop
orpheline.

Hélène se mit à rire.

--Ah! vous êtes bien bons tous les deux!... Henri vient de m’annoncer
qu’il ne peut s’absenter cet été, et une des raisons qu’il me donne pour
ne pas m’accompagner est justement votre mariage.

--Quoi! Henri ne vient plus en Europe!--s’écria mademoiselle Carroll
avec un subit rayonnement,--ah! tant mieux! nous allons joliment nous
amuser!

--Merci, fit M. Ronald d’un ton sec.--Je vais retrouver Jack,
ajouta-t-il en se levant, et lui dire qu’il fera bien de vous
accompagner.

Dora sauta sur ses pieds, et, par un bond de chatte, elle arrêta son
oncle.

--Non, non, je vous en prie! dit-elle en le retenant par les revers de
son habit.--Ce serait une vengeance mesquine, indigne d’un grand homme
comme vous.--Je vous aime tout plein, vous savez, mais vous êtes un peu
un empêcheur de danser en rond et je veux jouir de mes derniers mois de
liberté. Après cela, je reviendrai me placer dans le brancard du
mariage. Vous verrez comme je trotterai droit et sans broncher aux côtés
de M. Ascott!

L’image de Dora trottant droit et sans broncher aux côtés de M. Ascott
amena un sourire sur les lèvres du savant. Il ne résistait pas mieux
qu’un autre aux bouffonneries de sa nièce.

Elle vit qu’il était à demi désarmé et, pour achever sa victoire, elle
lui passa son bras droit autour du cou.

--Soyez bien gentil,--dit-elle en l’accompagnant jusqu’à la
porte;--allez pacifier Jack et tâchez de le remettre de bonne humeur.
Faites-le pour l’amour de Dody!--murmura-t-elle, en appliquant sur sa
joue un baiser sonore de petite fille.--Et de deux!--fit-elle en se
jetant dans le fauteuil de son oncle.--Ah! que la vie est dure!

--C’est Jack qui aurait le droit de dire cela,--répondit madame Ronald
en souriant,--vous agissez mal avec lui. Je ne crois pas que vous ayez
l’intention de l’épouser jamais.

--Si, si, je l’épouserai quelque jour, mais que voulez-vous? le mariage
me fait l’effet d’un nœud coulant où je n’ai nulle hâte de passer la
tête. Je suis certaine de n’être jamais aussi heureuse que je le suis
maintenant. Alors, à quoi bon me presser?

--Si vous aimiez M. Ascott, vous ne feriez pas tous ces raisonnements.

--Oh! je n’éprouve certainement pas pour lui cet amour dont il est parlé
dans les romans français. Je me demande même s’il existe en réalité. En
tout cas, nos hommes sont trop positifs pour l’inspirer, et nous, trop
occupées pour le ressentir.

Madame Ronald parut réfléchir.

--Non, dit-elle, je ne crois pas que nous ayons le tempérament des
grandes amoureuses.

--Tant mieux! elles ne font que des sottises... Quant à moi, j’ai pour
Jack une affection solide, à durer toute la vie; mais, depuis deux ans
que nous sommes fiancés, nous nous sommes vus presque chaque jour. Je
suis trop habituée à lui. Après cinq ou six mois de séparation, il aura
l’air plus nouveau et me fera plus d’effet. Les hommes ne savent jamais
ce qui est bon pour eux!

--Oh! Dody! Dody! s’écria Hélène en riant, vous ne vous doutez pas de ce
que vous dites.

--Si, si, parfaitement! Honni soit qui mal y pense!... A propos, je suis
joliment étonnée qu’Henri vous envoie seule en Europe. C’est contre les
principes de la famille Ronald, cela!

--Oh! il est si peu égoïste! Il paraît qu’il est sur le point de faire
une grande découverte: si je refusais de le quitter, il m’accompagnerait
pour ne pas me priver de ce voyage; mais je le connais, il aurait tout
le temps l’esprit dans son laboratoire et ne jouirait de rien. D’autre
part, je suis réellement fatiguée, énervée au dernier point, je me sens
devenir tout à fait désagréable. Pour ce mal-là, il n’y a que l’Europe.

--Évidemment! Toutes les deux, nous nous porterons beaucoup mieux quand
nous aurons dépensé quelques milliers de dollars en bibelots et en
chiffons, visité quelques églises, quelques musées, passé cinq ou six
mois dans des appartements d’hôtel plus ou moins laids, plus ou moins
confortables... Je compte bien, pourtant, que nous varierons un peu le
programme. D’abord, nous emporterons nos bicyclettes pour faire des
excursions à droite et à gauche; puis votre frère nous conduira dans les
petits théâtres, au café-concert, au Moulin-Rouge, chez Loiset! Toutes
nos amies y sont allées. Il paraît que c’est l’endroit le plus choquant
de Paris... et ce que j’ai besoin d’être choquée!

--Il n’est pas dit que Charley veuille nous conduire dans ces
endroits-là.

--Eh bien, nous l’y conduirons, nous! répondit bravement la jeune fille.

--J’espère que cette fois-ci,--fit Hélène,--les Kéradieu et les
d’Anguilhon seront à Paris. A mes voyages précédents, je les ai toujours
manqués. Cela a été comme un fait exprès. Avec deux amies mariées au
faubourg Saint-Germain, je n’ai jamais vu l’intérieur d’un hôtel
français.

--Et moi qui ai eu le guignon de ne pas me trouver à Newport, l’été
dernier, pendant que ce fameux marquis d’Anguilhon y était!...
Croyez-vous qu’Annie nous invitera?

--Sûrement.

--Quel bonheur! Mais, pour l’amour de Dieu, ne dites pas devant Jack que
nous avons la perspective d’aller un peu dans le monde: il s’imaginerait
que je suis capable de me laisser entortiller par quelque Français et je
n’aurais plus un moment de tranquillité.

Madame Ronald avait tiré, d’un coffre-fort dissimulé dans un meuble
élégant, sa boîte à bijoux. Elle promena, pendant quelques instants, ses
doigts effilés parmi les gemmes étalées sur le velours blanc, puis elle
choisit un splendide collier composé de perles et de diamants.
Lorsqu’elle l’eut attaché à son cou, elle se tourna vers mademoiselle
Carroll:

--Suis-je bien ainsi? demanda-t-elle.

--Vous êtes adorable! répondit la jeune fille avec un accent de
sincérité.--A côté de vous, j’ai l’air d’une araignée! ajouta-t-elle en
venant se placer devant une des grandes glaces.

Et la glace refléta un corps mince et élégant aux lignes bien modernes,
vêtu de soie blanche, une tête fine et brune, un visage aux traits un
peu aigus, un teint un peu noiraud, mais embelli par des yeux
merveilleux, où la vie rayonnait en des prunelles claires d’un bleu gris
et dont le regard filtrait entre des cils presque noirs, épais et
frisés.

--Je ne devrais jamais me risquer dans votre voisinage! fit Dora en
remontant son haut collier de petites perles.

--Ne dites pas de sottises: vous ne voudriez changer de physique ni avec
moi, ni avec personne... et vous auriez bien raison!... Allons rejoindre
ces messieurs. J’espère que Jack ne sera pas de trop méchante humeur et
ne gâtera pas notre soirée.

Au premier coup d’œil, les deux femmes devinèrent que M. Ronald n’avait
pas réussi à infuser la résignation dans l’esprit du jeune homme:
celui-ci avait une expression de chagrin qui ne fut pas sans causer un
fugitif remords à sa fiancée. Et c’était un fort beau garçon que M.
Ascott. Son visage n’était pas d’un type très élevé, mais ses yeux
noirs, vifs, intelligents, son sourire joyeux, son air de bonté le
rendaient sympathique à tous, et son entrain infatigable faisait de lui
un des favoris de New-York.

--Eh bien, on vous traite mal, mon pauvre Jack! dit madame Ronald en lui
donnant la main.--Croyez que je ne suis pour rien dans ce nouveau
caprice de Dora.

--J’en suis sûr. Elle est de ces Américaines qui ne peuvent voir une
amie faire ses malles sans être tentées de l’imiter!... L’Europe est la
perdition de nos femmes, la destruction de nos foyers.

--Mais non, mais non... ne soyez pas injuste!... Pour ma part, je suis
contente que votre mariage soit ajourné à l’automne. Cela me permettra
d’y assister.

--S’il se fait jamais!

--Oh! il se fera bien assez tôt pour votre tranquillité!--dit M. Ronald
en posant affectueusement sa main sur l’épaule du jeune homme.

--C’est justement ce que j’ai dit à Jack! fit mademoiselle Carroll,
imperturbablement.

A ce moment, le dîner fut annoncé.

--Pressons-nous un peu, dit Hélène, je ne veux pas perdre l’entrée de
Tamagno et cette première phrase d’Othello qui est comme un cri de
triomphe et donne le frisson de la victoire.



II


Il y a quelques années seulement, en Amérique, la femme mariée avait une
vie sérieuse, plutôt cachée; elle passait au second plan et y demeurait
avec plus ou moins de résignation. C’était le temps où les divorces
étaient rares et les scandales plus rares encore; mais, dans ce pays
d’évolutions rapides, les mœurs changent presque aussi vite que les
modes. Les jeunes filles, de plus en plus désireuses de se soustraire à
la surveillance maternelle, ont demandé aux femmes mariées de les
chaperonner au bal, à l’Opéra, sur les mails, sur les yachts de leurs
amis et dans toutes ces dangereuses parties de plaisir, excursions,
pique-niques, soupers, qui leur sont permises. Et les femmes mariées ne
se sont pas fait prier. Sous prétexte de sauvegarder les convenances par
leur présence, elles sont rentrées en scène. Elles exhibent maintenant
les plus jolies toilettes. Elles veulent des hommages, des offrandes,
des fleurs, des tributs d’admiration. Elles fleurtent avec une audace,
une science qui rendent redoutables leurs prétentions rivales. Elles
commencent à patronner les jeunes filles, elles réussiront peut-être à
les détrôner. Elles l’ont déjà fait à Washington.

Les salons sont la synthèse d’une époque. Il n’y en a plus en Europe, il
n’y en a pas encore en Amérique. Cependant, quelques femmes ont déjà un
certain pouvoir individuel: madame Ronald était de ce nombre. Elle
recevait avec un luxe de bon goût, un luxe qui, peut-être, eût paru
excessif à Paris, mais qui, à New-York, était modeste. Ses invitations
étaient convoitées comme des faveurs. Elle avait besoin de sympathie et
d’admiration et rien ne lui coûtait pour se les attirer. Par un don ou
par une règle de conduite assez rare chez ses compatriotes, elle avait
l’accueil toujours égal et gracieux. Et par là surtout elle avait
triomphé comme maîtresse de maison. Elle était devenue l’une des
puissances féminines de New-York. Madame Ronald pouvait décider du
succès d’un artiste, lancer une mode, changer un usage, tenir en respect
une parvenue trop envahissante, mettre au ban de la société une divorcée
trop heureuse. Elle était l’esprit dirigeant de plusieurs belles œuvres
et, pour comble d’honneur, elle avait été élue présidente des _Colonial
Dames_,--une association caractéristique, s’il en fut!

Les cadets de familles anglaises, les Hollandais, tous ceux qui jadis
vinrent chercher en Amérique la liberté et la fortune, avaient rompu
sans désir de renouer avec la mère patrie. Devenus riches et
indépendants, ils eussent volontiers laissé leurs ancêtres dormir en
paix sous les voûtes des cathédrales et des églises d’Europe et dédaigné
de se prévaloir d’eux. Les femmes ne l’ont pas permis. Une fois de plus,
elles ont manqué l’occasion de prouver leur supériorité. Au lieu de
créer dans leur pays l’aristocratie de l’intelligence, du savoir et du
talent, elles ont ambitionné celle de la naissance. Au moyen des
reliques emportées dans l’exode, des vieilles bibles sur les premiers
feuillets desquelles étaient inscrits les mariages et les naissances,
elles ont retrouvé les traces de leurs aïeux et se sont réclamées de
leurs familles existantes. Elles tirent plus de vanité d’être les
branches d’arbres vieux et pourris que d’appartenir aux souches
nouvelles et vigoureuses qui ont poussé en Amérique. Elles se montrent
plus fières de l’ancêtre inconnu, un homme inutile souvent, mauvais
parfois, que de l’aïeul à qui elles doivent tout. Et, saisies de cette
douce folie, bon nombre de parvenues vont feuilleter les archives du
British Museum, les registres des églises; pour peu qu’elles aient
quelque habileté, elles ne manquent pas de rapporter des preuves
d’origine ancienne, des armoiries même.

Pour défendre l’intégrité de leur caste, les femmes de l’aristocratie
américaine ont imaginé de fonder l’association des _Colonial Dames_, où
sont admises les seules personnes qui peuvent montrer deux cents ans de
filiation et prouver qu’elles ne descendent pas d’émigrants, mais
d’émigrés! La présidence de ce clan d’élite revenait, en quelque sorte,
à madame Ronald, car elle était incontestablement bien née. Sa mère
avait appartenu à une des meilleures familles de la Nouvelle-Orléans, et
son père, le commodore Beauchamp, faisait remonter son origine jusqu’au
Beauchamp venu en Angleterre avec Guillaume le Conquérant, dont le nom
se trouve inscrit sur le portail de la cathédrale de Caen. Hélène était
non seulement bien née, mais elle avait été bien élevée. Sa mère étant
morte quelques semaines après son arrivée en ce monde, une sœur de son
père, une de ces délicieuses vieilles filles qui ont l’instinct de la
maternité, l’avait prise dans ses bras et dans son cœur et s’était
donnée toute à elle et à son frère Charley. La petite Hélène avait été
une de ces enfants qui, par leur beauté, par un précoce pouvoir de
séduction, désarment parents et instituteurs. Mademoiselle Beauchamp,
elle, puisait dans le sentiment du devoir une force de volonté par où
elle avait réussi à discipliner la fillette, à lui enseigner le bon ton,
de jolies manières. Si elle ne put empêcher le développement de sa
vanité, de sa coquetterie innée, elle sut lui donner les principes qui
pouvaient y faire contrepoids, et elle imprima au caractère de l’enfant
sa propre droiture.

Hélène fit de brillantes études. On craignit même qu’il ne lui prît
fantaisie de devenir doctoresse en droit ou en médecine. Sa beauté la
sauva. Elle comprit vite qu’il y avait plus d’agrément à être une femme
qu’une féministe.

A dix-sept ans, au sortir de pension, pour ainsi dire, elle eut une cour
d’admirateurs, des invitations plus qu’elle n’en pouvait accepter. Tout
à coup, elle fut saisie d’un de ces dégoûts qui devaient souvent
l’assaillir encore et qui témoignaient de sa supériorité. Elle déclara
alors à son père et à sa tante qu’elle voulait aller passer une année à
Paris, dans un couvent, pour perfectionner son français, sa musique et
sa voix. «Si je ne m’éclipse pas pendant quelque temps,--ajouta-t-elle
avec ce sens pratique qui n’abandonne jamais l’Américaine,--mes débuts
dans le monde seront manqués. On m’aura trop vue, je ne ferai aucune
sensation.»

M. Beauchamp et sa sœur jetèrent d’abord les hauts cris, puis ils
finirent par reconnaître que la jeune fille avait raison et par convenir
entre eux que ses succès précoces ne pouvaient que lui être nuisibles.
Ils consentirent donc à ce qu’elle voulait, s’opposant toutefois au
séjour dans un couvent. Hélène tint bon. Les pensionnats bourgeois de
Passy et de Neuilly ne lui disaient rien. Un couvent _chic_,
aristocratique autant que possible, voilà ce qu’il lui fallait! La vie
religieuse lui avait toujours semblé si extraordinaire qu’elle en avait
une curiosité excessive. L’idée de s’emprisonner entre de hauts murs,
d’obéir au son d’une cloche, de se soumettre à une discipline sévère, de
se trouver dans un milieu français avec des jeunes filles d’une race et
d’une éducation différentes, tentait son imagination chercheuse de
nouveau.

En conséquence de cette fantaisie, assez étrange chez une mondaine comme
l’était déjà Hélène, mademoiselle Beauchamp et elle partirent pour
Paris. Après bien des recherches, elles donnèrent la préférence au
couvent de l’Assomption à Auteuil, où il y a de l’air, de l’espace et de
la verdure. Tante Sophie était résolue à ne pas quitter sa nièce. A
aucun prix, elle n’eût voulu la laisser en des mains étrangères et
catholiques. Dominée, comme toujours, par le sentiment du devoir, elle
fit taire ses répulsions de protestante et prit un appartement dans ce
que l’on appelle le «Petit Couvent», une maison de retraite où des
femmes du monde viennent souvent chercher le repos et l’oubli. Hélène
eut sa chambre dans le couvent même.

Les Américaines, qui ont passé quelque temps dans les pensionnats de
Paris, déclarent les Françaises mal élevées, corrompues, hypocrites. De
leur côté, les Françaises considèrent les Américaines comme des païennes
en religion et en morale. Ces méprises viennent de ce qu’elles ont de la
vie une conception différente.

Depuis des siècles, le catholicisme a tourné l’âme latine vers
l’au-delà. Il persuade à la jeune fille qu’elle a été mise en ce monde
uniquement pour gagner le ciel. Il s’efforce de lui inculquer le mépris
du bonheur humain, des vanités de la terre, le dédain de son corps,
l’amour de la souffrance. Il a obtenu ainsi des renoncements sublimes,
des puretés exquises. Cet idéal favorise chez la femme naissante la vie
intérieure, et l’espèce de claustration à laquelle nos mœurs la
condamnent, fait d’elle un être concentré,--en qui la sève refoulée
produit parfois des rêves dangereux, toute une végétation folle d’idées
malsaines, de désirs morbides, de sentiments bizarres.

L’Américaine, au contraire, croit qu’elle a été créée pour jouir des
biens d’ici-bas, pour développer son intelligence et prendre part à
l’activité universelle. Elle n’a aucune préoccupation d’outre-tombe,
aucune ambition de bonheur éternel. Elle se sent entre les mains d’une
grande Providence et s’y abandonne joyeusement; son esprit est ouvert à
toutes les idées, son corps est fortifié par la vertu de l’eau, du plein
air, du mouvement. Ses sens ne sont pas aiguisés par des pudeurs
apprises. Elle se placera devant son miroir dans une nudité absolue,
sans éprouver un frisson de volupté. Elle se félicitera d’être belle,
s’ingéniera à diminuer ses imperfections, indiquera tranquillement à la
masseuse le membre à repétrir. Son innocence faite, non pas d’ignorance,
mais d’honnêteté, a moins de charme et plus de valeur. Ce que nous
appelons _mal_ et _péché_, elle le nomme _infériorité_ ou _grossièreté_.
Dans cette distinction réside toute la différence qui existe entre la
psychologie du Vieux Monde et celle du Nouveau, entre la psychologie du
passé et celle de l’avenir peut-être.

Les élèves du couvent de l’Assomption appartiennent en général à
l’aristocratie de province et à la haute bourgeoisie. Hélène se sentit
singulièrement dépaysée dans la société de ces jeunes filles. Elles lui
furent un continuel sujet d’étonnement. Les libertés que la plupart
prenaient avec la vérité la scandalisaient. Leur avidité à pénétrer les
mystères de la vie la choquait. L’amour, qu’elle considérait comme une
des belles choses de la nature, qu’elle attendait paisiblement, semblait
être pour ces Françaises un fruit défendu, une sorte de péché, autour
duquel, cependant, tournaient toutes leurs pensées, toutes leurs
conversations. Elles se plaisaient même à lire et à relire dans leur
livre d’heures, les quelques versets du Cantique des Cantiques qui y
sont insérés et rêvaient de ce «Bien-Aimé qui arrive bondissant
par-dessus les collines». Les dévotes priaient avec une ferveur
mystique, s’imposaient des privations pour être agréables à Dieu. Ceci
paraissait à l’Américaine le comble de l’enfantillage. Et il y avait
chez toutes ces pensionnaires des besoins de dévouement, de sacrifice,
des aspirations, qui en faisaient à ses yeux des créatures extravagantes
et romanesques, mais auprès desquelles, par moments, elle se sentait une
véritable enfant.

A son tour, Hélène fut incomprise et critiquée sans merci. On prit sa
franchise pour de la rudesse; son indépendance de caractère parut une
preuve de mauvaise éducation. Son élégance précoce, ses dessous de soie
et de batiste, qui excitaient bien des envies, furent considérés comme
des indices de coquetterie coupable. Sa beauté lui valut des admirations
passionnées qui ne laissèrent pas que de la flatter; mais, pendant son
séjour au couvent d’Auteuil, elle ne s’y fit pas une amie vraie.

Dans ce milieu français et catholique, Hélène, à son insu, enregistra
une foule d’impressions qui, plus tard, bien plus tard, devaient
reparaître et aider à l’accomplissement de sa destinée. Tous les
dimanches, avant déjeuner, elle allait à l’église protestante de
l’avenue de l’Alma; l’après-midi, avec son bel éclectisme américain,
elle assistait aux vêpres et même chantait à l’orgue. Les cérémonies du
culte catholique n’étaient pour elle qu’un spectacle; elle
avait toutefois la conscience que ce spectacle l’élevait
spirituellement,--_was elevating_.--L’odeur de l’encens, les mots
mystérieux de la langue liturgique, la bénédiction du Saint-Sacrement
lui plaisaient particulièrement. De temps à autre, le frisson religieux
passait à la surface de son âme, mais sans la remuer. La chapelle de
l’Assomption avait pour elle un attrait curieux. Elle demandait souvent
qu’il lui fût permis d’aider la religieuse à décorer l’autel. Elle le
faisait comme une profane, avec des mouvements vifs, le rire aux lèvres,
la voix un peu trop haute, insensible à la grande Présence qui rendait
la sœur si craintive et si respectueuse. Les jours du marché de la
Madeleine, elle revenait à Auteuil, sa voiture remplie de fleurs; elle
allait déposer les plus belles aux pieds de la Vierge. C’était un
hommage qu’en vraie Américaine elle voulait rendre à son sexe. Elle
aimait le catholicisme parce que, disait-elle avec un sans-gêne
d’hérétique, il possède une déesse et que, seul de toutes les religions
chrétiennes, il a élevé des autels aux femmes.

Hélène s’était promis de bien employer son temps à Paris, et elle se
tint parole. Elle suivit les classes de français, de littérature et
d’histoire, prit des leçons de diction, des leçons de chant d’un grand
professeur italien. Elle avait une voix extrêmement belle et pure, à
laquelle cependant manquait encore la chaleur de l’âme. Elle le sentait
et s’en désespérait. Elle avait beau évoquer successivement la figure de
ses admirateurs, aucun ne la «dégelait», comme elle le disait
plaisamment, et à dix-huit ans, elle était obligée de tricher sur la
prononciation pour donner aux paroles d’amour un peu d’expression.

Mademoiselle Beauchamp chaperonna si habilement sa nièce qu’elle n’eut
pas l’occasion de faire la connaissance d’un seul Français. Elle ne put
voir que de loin ces comtes et ces marquis dont elle avait entendu dire
tant de mal et qui, à cause de cela, excitaient sa curiosité.

Cette année d’étude et de repos fit le plus grand bien à la jeune
Américaine. Elle rapporta d’Europe quelque chose d’indéfinissable qui
ajoutait à sa beauté un charme nouveau.

Les débuts dans le monde d’Hélène Beauchamp furent un succès dont on
parla longtemps. Elle devint une des plus triomphantes «belles» de la
société de New-York.--Une «belle» est une de ces créatures brillantes,
jolies, possédant le secret pouvoir qui fait les conquérants: c’est à
elle que vont tous les hommages; on la couvre de fleurs, on mendie ses
sourires, les maîtresses de maison se disputent sa présence, les hommes
par vanité deviennent ses courtisans et ses esclaves. Cette royauté dure
une ou deux saisons mondaines, pendant lesquelles il faut gagner le
Grand Prix: position ou fortune. La «belle» qui n’y réussit pas est
considérée comme--_a living failure_, un «insuccès vivant».--Elle
vieillit vite et passe pour toujours au rancart. _Sic transit gloria
mundi!_

La fortune d’Hélène n’était pas en rapport avec ses goûts: aussi
avait-elle déclaré qu’elle ferait un mariage riche ou qu’elle resterait
vieille fille. Elle avait été créée, disait-elle, pour avoir des
voitures, des chevaux, des toilettes élégantes, une maison luxueuse; il
lui fallait tout cela. Elle fut demandée par plusieurs parvenus
milliardaires, elle les refusa haut la main. Elle n’était pas ambitieuse
à demi: elle voulait encore un homme de bonne famille, intelligent, qui
fût ou pût devenir quelqu’un. L’Américaine, en général, tient à ce que
son mari lui fasse honneur, soit par ses capacités, soit par sa
puissance commerciale. S’il possède une haute stature, elle s’en montre
particulièrement fière et répète avec une vanité un peu sauvage: «Il a
six pieds sans ses souliers.»

Henri Ronald semblait être le rêve d’Hélène fait homme. Il réunissait
tout ce qu’elle désirait rencontrer: beauté physique, capacités de
premier ordre et fortune. Quoiqu’il ne fût pas aussi bien né qu’elle, il
avait derrière lui trois générations de bourgeoisie riche et honnête, ce
qui dans tous les pays du monde peut constituer une petite noblesse.
Henri était le grand parti de la saison où mademoiselle Beauchamp fit
ses débuts.

La vue d’Hélène éveilla tout ce qu’il y avait en lui de poésie et de
jeunesse. Ses cheveux d’un coloris si merveilleux, ses yeux bruns
rayonnant de vie, sa personne élégante se photographièrent
instantanément dans le cerveau du jeune homme et ne s’effacèrent plus.
Dès le premier moment, mademoiselle Beauchamp devina qu’il était en son
pouvoir. Elle commença par jouer un peu cruellement avec lui, mais elle
était trop réellement intelligente pour ne pas sentir sa supériorité et
en éprouver le respect. Comme il arrive souvent chez la femme, l’amour
suivit de près.

La mère et la sœur de M. Ronald, deux bourgeoises austères, essayèrent
de le détourner de la brillante jeune fille dont la mondanité et la
frivolité les effrayaient. Les forces du Destin se trouvaient contre
elles: pour la première fois, leurs paroles et leurs remontrances furent
sans effet sur Henri; à la fin de la saison, il était fiancé à Hélène.

Le mariage, retardé par la mort du commodore Beauchamp, n’eut lieu que
dix-huit mois plus tard.

Et jusqu’alors, ce mariage avait été des plus heureux. M. Ronald était
devenu le propriétaire d’une des grandes revues scientifiques de
l’Amérique, et ses travaux en toxicologie l’avaient rendu célèbre, même
hors de son pays. En Europe, savants et littérateurs sortent, pour la
plupart, du peuple et de la petite bourgeoisie, où se trouvent les
forces vives des nations. Ils n’ont pas reçu cette éducation qui raffine
et polit l’individu. Ils sont à la fois au-dessus et au-dessous des gens
du monde. Aux États-Unis, ils appartiennent, de plus en plus, à la
classe riche et ils en ont les habitudes. S’ils ne les avaient pas, du
reste, leurs femmes auraient tôt fait de les leur donner.

M. Ronald avait un laboratoire comme on a une écurie de courses. Il
était un de ces athlètes de l’Université d’Harvard, dont les muscles et
tous les sens sont exercés par un entraînement continuel, au moyen de
ces sports qui décuplent la force de l’homme, qui le rendent gracieux au
repos, redoutable à l’heure du combat, et qui, quoi qu’en disent les
éducateurs français, peuvent se concilier avec l’étude, comme on le voit
en Angleterre et en Amérique. Entre deux expériences de chimie, Henri
Ronald allait faire une partie de cricket ou de foot-ball et, à
trente-huit ans, l’âge qu’il avait maintenant, son corps était d’une
vigueur, d’une agilité qui, en quelques jours, pouvaient faire de lui un
soldat de premier ordre.

Hélène aimait son mari, non pas passionnément peut-être, mais aussi
profondément qu’elle croyait pouvoir aimer, et elle était, elle, la joie
de cet homme, son orgueil, sa vanité, son amour unique.

Aux États-Unis, chez les gens riches, il y a peu de vie de famille. Les
femmes qui se sentent quelque intelligence se font un devoir de la
cultiver: à la manière des héroïnes d’Ibsen, elles veulent développer
leur individualité et rêvent de se séparer de l’homme: elles se jettent
éperdument dans l’étude, passent leur temps dans les clubs littéraires
ou scientifiques et abandonnent maison et enfants à la grâce de Dieu.
Les mondaines ne songent qu’au plaisir. Les maris des unes et des autres
sont pris toute la journée par les affaires. Quand ils rentrent chez
eux, ils n’y trouvent pas l’intimité du foyer. On ne leur permet pas de
dételer, mais seulement de changer de harnais, et le plus lourd souvent
n’est pas celui du travail.

M. Ronald, lui, sacrifiait son club pour venir assister à la toilette de
sa femme. Il aimait à la voir au milieu de toutes les choses jolies,
soyeuses, brillantes, qui servaient à sa parure. Dans cette heure de
tête-à-tête, chacun parlait de ce qui l’intéressait, conjugalement. Lui,
causait art, science, politique; elle, à son tour, racontait sa journée
de mondaine, les potins recueillis çà et là. Hélène eût été très
froissée que son mari ne l’associât pas à sa vie intellectuelle;
cependant elle ne l’écoutait guère que d’une oreille. Ni l’un ni l’autre
ne remarquait, heureusement, combien était rare et léger le contact de
leurs esprits.

Madame Ronald avait l’activité de toutes ses compatriotes. Plus elle
pouvait accumuler, dans sa journée, de visites, de plaisirs et
d’actions, plus elle était satisfaite. Malgré cela, elle avait parfois
la conscience qu’elle vivait à vide.

Après une longue fréquentation des Américaines, on peut reconnaître au
premier coup d’œil celles qui ont du sang latin ou celte. Il y a plus de
rêve dans leurs yeux. Elles possèdent plus de charme et de sensibilité
physique. Leur caractère a plus de nuances et moins de fermeté; leur
moralité n’est pas aussi soutenue. L’arrière-grand-père de madame Ronald
était un huguenot de Toulouse. Il y avait en elle des éléments étrangers
à la race saxonne, et ces éléments, non utilisés, produisaient une
certaine agitation intérieure, un mécontentement sans cause qu’elle
appelait nervosité. Les plaisirs mondains ne l’avaient jamais
entièrement satisfaite. Elle avait étudié les choses les plus
extraordinaires: le bouddhisme, les sciences occultes, les questions
sociales,--étudié à la manière des femmes, s’entend!--Quand elle lisait
dans un roman français l’analyse de quelque grande passion, et c’était
toujours ce qu’elle recherchait, elle se dépitait de n’avoir jamais rien
éprouvé de pareil. Il lui semblait qu’elle était lésée, traitée comme
une enfant. Elle se demandait si l’âme européenne avait plus de cordes
que la sienne, ou si, chez elle, ces cordes n’avaient pas vibré. L’amour
que lui avait inspiré son mari lui paraissait banal. Elle lui en
voulait, à son insu, de n’avoir jamais remué la lie de son être; elle se
disait avec un haussement d’épaules: «Il est trop parfait!»

Chez une Française, semblable curiosité eût été toute sensuelle et une
bonne catholique n’aurait pas manqué de s’en confesser. Chez
l’Américaine, quand elle s’éveille, et elle s’éveille souvent, ce n’est
qu’une curiosité de l’esprit. Hélène désirait savoir, tout simplement;
elle ne se souciait pas de sentir. Elle regrettait de n’avoir pas connu
les tortures de la jalousie, le combat des tentations; elle se croyait
si forte, si incapable d’une chute, qu’elle aurait voulu jouer avec
toutes ces choses dangereuses. Après deux ou trois ans du surmenage
auquel la condamnait sa mondanité, il se déclarait chez Hélène une
fatigue morale, un immense dégoût, un besoin de repos et de simplicité.
Alors, il lui fallait la vieille Europe maternelle et douce. Elle en
revenait toujours renouvelée et guérie.

Jusqu’alors, M. Ronald avait accompagné sa femme, mais ces voyages
périodiques, sans grand intérêt pour lui, commençaient à lui devenir
pénibles. Les quelques entretiens qu’il avait avec ses confrères
étrangers ne le dédommageaient pas suffisamment de la privation de ses
livres et de son laboratoire. Il ne pouvait s’empêcher de frémir quand
il se rappelait les promenades sans but à travers Paris, les déjeuners
retardés par les essayages, les soirées dans les théâtres les plus mal
ventilés du monde, l’invasion matinale de son appartement par les
fournisseurs, l’étalage des robes et des chapeaux sur tous les meubles.
Les mille choses désagréables auxquelles un mari américain est soumis en
Europe étaient encore si présentes à son esprit qu’il n’était pas fâché
d’avoir un bon prétexte pour rester à New-York.

Hélène, elle, avait depuis longtemps l’envie secrète, si secrète qu’elle
ne se l’avouait même pas, d’aller seule à Paris. Il lui semblait que ce
serait--_great fun_--très amusant--de s’y sentir tout à fait libre et
émancipée. Le péril de l’expérience la tentait sans qu’elle s’en doutât.
Le puritanisme de M. Ronald ne laissait pas que de lui imposer quelque
contrainte. Il ne s’amusait jamais dans les petits théâtres. Bien qu’il
eût une connaissance assez particulière du français, les finesses de la
langue parlée lui échappaient. Par l’expression des physionomies, il
devinait les allusions grossières; il en ressentait une sorte de malaise
que la jeune femme devinait à son tour et qui l’empêchait de rire.

Quoi qu’on en dise, le niveau moral de la généralité des Américains est
au-dessous du niveau moral des Européens; mais on trouve, parmi eux, des
hommes d’une austérité de mœurs, d’une pureté d’esprit incroyables, et
qui ont, dans leur conversation, infiniment plus de retenue que les
femmes. M. Ronald appartenait à cette élite. Son élévation inspirait à
Hélène un respect involontaire. Devant lui, elle était plus réservée
dans ses propos. Au théâtre, à Paris, il lui était arrivé souvent
d’arranger pour ses oreilles, en les lui traduisant, les phrases un peu
raides de certaines pièces, ce qui, à des Français, eût sans doute paru
d’un haut comique. Elle n’eût jamais osé lui demander de la conduire au
Moulin-Rouge, dans les cafés-concerts, et, naturellement, elle mourait
d’envie d’y aller. Aussi, la perspective d’un séjour à Paris avec sa
tante, mademoiselle Beauchamp, et cet indulgent mentor qu’était son
frère Charley lui causait-elle une joie qu’elle avait peine à
dissimuler.

Elle ne regrettait pas, au fond, que mademoiselle Carroll eût remis son
mariage: elle la considérait comme un appoint peu négligeable d’entrain
et de gaieté.

Dora était la nièce de M. Ronald par une demi-sœur. Elle appartenait à
ce type, particulier à l’Amérique, que l’on nomme _the society girl_.
Aucun mot français ne saurait traduire exactement cette dénomination.

_The society girl_--la jeune fille mondaine--est en général assez mal
élevée, plutôt brillante qu’intelligente. Tour à tour polie et impolie,
généreuse et mesquine, bonne et méchante, amie dévouée, ennemie
impitoyable, fleureteuse enragée, elle est une vivante macédoine
américaine de défauts et de qualités. Signes particuliers: elle joue du
banjo,--la mandoline nègre,--et sable le champagne à la manière d’une
demi-mondaine parisienne; plus tard, elle entretiendra sa verve avec des
_cocktails_. La _society girl_ ignore la ponctualité, la correction sous
toutes ses formes. Il manque toujours un bouton ou une agrafe à sa
toilette et, en dépit des meilleures femmes de chambre, elle est souvent
habillée avec des épingles et semble faite pour créer le désordre.

Mademoiselle Carroll offrait un assez grand nombre de ces
caractéristiques, mais elles se détachaient pour ainsi dire sur un fond
d’honnêteté et de droiture qui les rendait supportables. De plus, elle
avait été élevée à la campagne; le plein air avait laissé en elle
quelque chose de sain que les succès, le plaisir à outrance, le
fleuretage n’avaient pu altérer.

Dès son enfance, elle avait eu la bride sur le cou. On avait cédé à
toutes ses volontés, ses parents d’abord, puis ses amis et le monde.
Était-ce faiblesse chez son entourage ou force supérieure chez elle?
Toujours est-il qu’elle était devenue égoïste par simple habitude de
tout attendre des autres et de ne leur rien sacrifier. Elle jouait bien
du banjo et en artiste, mais elle ne buvait que modérément du champagne,
se flattant de n’avoir pas besoin de lui demander la gaieté. Elle
semblait vraiment en avoir une source inépuisable; et, de cette source,
l’esprit jaillissait en boutades, en saillies, en traits aigus, dont
l’originalité désarmait ceux mêmes qu’ils atteignaient. Mademoiselle
Carroll n’était pas jolie, mais comme elle le disait plaisamment, elle
était née «chic». Elle avait une de ces ossatures élégantes, nettes, qui
défient plus tard la maternité et l’âge; elle était une merveilleuse
écuyère. Son unique rêve de jeune fille avait été de perdre sa fortune
et d’aller exhiber son talent de haute école sur l’arène des grands
cirques d’Europe, moyennant des cachets fabuleux. A la voir en selle,
formant avec sa monture une ligne parfaite, un roi, homme de cheval,
s’en fût épris follement. Il n’y avait pas à s’étonner qu’elle eût
tourné la tête à M. Ascott et à bien d’autres.

Jack s’était montré le plus dévoué, le plus persévérant de ses
admirateurs et il avait réussi à éveiller en elle quelque chose qui
ressemblait à l’amour, d’assez loin, il est vrai. Lui seul savait ce que
cette conquête lui avait coûté d’angoisses et de sacrifices. Possesseur
d’une grande fortune, il avait cru pouvoir se dispenser de choisir une
carrière. A sa sortie de l’Université de Harvard, il avait mené la vie
d’un mondain; vie plus inepte encore en Amérique qu’en Europe. Il avait
exhibé des voitures de tous les modèles, promené à deux et à quatre
chevaux les plus jolies jeunes filles, colporté de réception en
réception mille petites histoires qu’il disait bien,--talent très
apprécié des femmes,--et passé le reste du temps au club, à ressasser
les questions politiques entre plusieurs _cocktails_ ou autres
«remontants».

L’Américaine est trop active elle-même pour souffrir l’homme oisif: elle
le méprise hautement et, dans son pays, elle le trouve déplacé et
ridicule. Mademoiselle Carroll ayant déclaré à M. Ascott qu’elle ne
serait jamais la femme d’un inutile, il s’était associé avec un banquier
de ses amis et, les qualités héréditaires aidant, s’était révélé au bout
de quelques mois ce que l’on appelle aux États-Unis _a splendid business
man_,--un grand homme d’affaires.--Dora, touchée de cette conversion au
travail, lui avait finalement accordé sa main. Puis, comme furieuse
d’avoir été entraînée à aliéner sa liberté, elle ne manqua pas de lui
faire payer cher cette victoire. Elle était avec lui exigeante,
capricieuse, fantasque. Quand elle sentait qu’elle l’avait poussé aux
dernières limites de la patience, elle venait lui dire, comme une petite
fille, avec un joli air pénitent qu’elle savait irrésistible: «_Jack, I
am good now, I am good._--Jack, je suis sage maintenant, je suis
sage...» Elle ne lui faisait pas même la grâce de dire: «Je serai sage»,
pour ne pas engager l’avenir sans doute. Et le bon garçon pardonnait
quand même. Comme elle l’avait déclaré à son oncle. Dora n’avait
rencontré personne qui lui plût davantage, et elle n’eût voulu céder son
fiancé à aucune autre femme: en deux phrases, elle avait donné la
hauteur et la profondeur de son amour. Un amour semblable pouvait
attendre. De fait, lorsqu’elle apprit que son oncle et sa tante allaient
en Europe, le regret lui vint aussitôt d’avoir fixé son mariage au mois
de juin. De ce regret au désir de le remettre une seconde fois, il n’y
avait pas loin. Elle résista pendant quelque temps à cette fantaisie; un
jour même, elle se mit en devoir de commander sa toilette à Doucet.
Mais, par un de ces phénomènes qui servent à nous conduire où nous
devons aller, une série d’images se développa instantanément dans son
cerveau: elle vit la rue de la Paix avec ses vitrines étincelantes de
joyaux et de pierreries, ses étalages d’artistiques chiffons... Fascinée
irrésistiblement par cette vision tentatrice, elle jeta sa plume loin
d’elle, déchira en petits morceaux la lettre commencée et, tout haut, de
son ton le plus résolu, elle dit:

--J’irai choisir ma robe de mariage!

Afin de ménager l’amour-propre de M. Ascott, plutôt que par crainte
d’être blâmée, Dora déclara que la santé de sa mère l’obligeait à
l’accompagner aux eaux de Carlsbad. Madame Carroll ne demandait pas
mieux: l’Américaine, pour qui le joug conjugal est cependant si léger,
préfère toujours voir sa fille y échapper et rester libre.

Jack fut profondément blessé du nouveau caprice de sa fiancée. Il eut le
tort de s’emporter, l’accusa d’aller chercher en Europe un mari titré.
Elle, en vraie femme, se montra offensée aussitôt d’un pareil soupçon et
finit même par l’amener à lui en demander pardon.

Hélène et Dora croyaient aller à Paris uniquement pour s’amuser, pour
acheter des chiffons. En réalité, elles y étaient envoyées par la
Providence, l’une afin de recevoir le baptême du feu, l’autre afin
d’apprendre une grande leçon,--toutes deux, pour donner la floraison
entière de leurs êtres et vivre leur destinée.



III


Madame Ronald avec sa tante et son frère, mademoiselle Carroll avec sa
mère étaient à Paris depuis quinze jours. Elles occupaient un des grands
appartements de l’Hôtel Continental, et le magnifique salon qui donne
sur les rues de Castiglione et de Rivoli était tout décoré de fleurs et
déjà rempli de jolies choses découvertes çà et là.

En se séparant de son mari pour la première fois, Hélène avait éprouvé
un petit déchirement intérieur très douloureux. Pendant qu’elle faisait
ses préparatifs de départ, elle avait eu le cœur soudainement serré
comme par un pressentiment de malheur. Son âme avait été traversée de
regrets, de craintes, et, comme prise de remords, elle avait même dit à
M. Ronald:

--Est-ce bien sûr que ce voyage ne vous contrarie pas?

Et lui, de répondre avec sa grande bonté:

--Parfaitement sûr, ma chérie, puisque vous le faites pour votre santé
et votre plaisir.

Au moment de quitter le compagnon aimable et tendre de sa vie, elle
s’était cramponnée à son cou comme une enfant effrayée de quelqu’un ou
de quelque chose. Henri, très ému, l’avait pressée fortement contre sa
poitrine, puis détachant doucement ses bras:

--Au revoir, en septembre... N’allez pas me demander une prolongation de
congé! avait-il dit en s’efforçant de sourire,--je ne pourrais pas vivre
plus longtemps sans vous.

--Je l’espère bien! avait répondu Hélène. Et, avec un dernier serrement
de main:

--Je voudrais déjà être au moment du retour!

Dora, de son côté, avait eu quelque regret de sa conduite envers Jack.
Elle avait même été tentée de lui dire, comme tant de fois: «_I am good
now, I am good._--Je suis sage maintenant, je suis sage...» et de
renoncer à son voyage, mais le leurre des plaisirs qu’elle s’était
promis avait agi, comme il le devait, sur son imagination,--et elle
était partie.

Toutes ces impressions d’adieu s’étaient vite effacées chez les deux
femmes et rien ne les troublait plus. Chaque courrier emportait de
longues lettres où elles racontaient, l’une à son mari, l’autre à son
fiancé, tout ce qu’elles faisaient, scrupuleusement, et, ce devoir
accompli, elles se sentaient en paix avec leur conscience. La saison
parisienne était commencée, elles n’avaient que l’embarras du choix des
plaisirs, Charley Beauchamp les conduisait partout où elles voulaient
aller.

Le frère d’Hélène était un de ces célibataires comme il n’en existe
qu’aux États-Unis et dont les Américaines peuvent revendiquer la
création.

En Europe, un homme riche et non marié a généralement une maîtresse en
titre, une femme qu’il a découverte et lancée ou qu’il a enlevée à un
autre. Il l’entretient plus ou moins luxueusement et s’en glorifie
autant que de ses chevaux ou de ses voitures. Les femmes de son monde ne
lui en font pas un crime, au contraire. Elles regardent curieusement la
«favorite», admirent ou critiquent sa beauté et ses toilettes. La
générosité, dont témoignent bijoux et équipages, donne même à cet
heureux du prestige et du relief.

L’Américaine, elle, n’autorise pas ces «à côté». Elle ne souffre de
rivales ni dans sa maison ni sur le pavé. Selon elle, les fleurs rares,
les bijoux, les dentelles de prix, les plus belles choses de ce monde
doivent revenir de droit aux femmes honnêtes. C’est un principe dont
elle exige l’application autant que possible. L’audacieux qui étalerait
une liaison se verrait fermer toutes les portes et serait
impitoyablement mis au ban de la société. Faute de pire, la vanité
masculine est obligée de se rabattre sur les bonnes grâces des jeunes
filles et des femmes comme il faut, et ces bonnes grâces coûtent cher.

Certains hommes dépensent chaque année une fortune, en fleurs, en
bijoux, en loges de théâtre, en parties fines offertes aux femmes de la
société. L’Américain, bien que plus chevaleresque et plus désintéressé
que l’Européen, n’est pas parfait. Une paie pour toutes, en général, et,
par les autres, ces pachas en chapeau de soie sont choyés, fêtés, portés
aux nues. On fait bonne garde autour d’eux. D’un accord tacite, on ne
leur laisse pas le loisir de songer au mariage et, sans s’en apercevoir,
ils deviennent de vieux garçons.

Charley Beauchamp était une de «ces bêtes à bon Dieu». Il avait tout un
essaim brillant d’amies qu’il promenait dans ses voitures, sur son
yacht, auxquelles il offrait d’exquis dîners dans sa garçonnière, dîners
correctement présidés par mademoiselle Beauchamp, sa tante, ou par sa
sœur. Il aimait à être entouré de jolies femmes. C’était là sa
faiblesse, son unique vanité. Sa générosité princière lui avait fait une
popularité qui le rendait très heureux.

Charley était un homme de trente-huit ans, aux cheveux bruns, déjà
grisonnants, au corps maigre et musclé, aux traits fins, réguliers,
fermes. Toute sa personne donnait une impression d’énergie, d’activité,
de volonté. Son visage un peu sec de lignes était adouci par des yeux
bleus, merveilleusement enchâssés,--une caractéristique de la race
américaine,--des yeux qui avaient toujours fait l’envie d’Hélène. Dans
sa physionomie comme dans celle de sa sœur, il y avait un peu de ce
charme latin que tous deux tenaient de leurs ascendants.

M. Beauchamp était en train de faire une de ces fortunes colossales qui
sont l’étonnement de notre vieux monde. La lutte qu’il soutenait depuis
une dizaine d’années, et dont il ne pouvait se retirer, n’avait pas été
sans altérer sa constitution. Comme la plupart de ses compatriotes, il
ne venait guère en Europe que lorsqu’il était à bout de forces et
sentait son cerveau près d’éclater. Alors il jetait quelques hardes dans
une malle et fuyait par le premier transatlantique. Il aimait
passionnément la peinture. L’air ambiant, le silence de nos musées,
causaient chez lui une détente soudaine qui le délassait
merveilleusement. Il ne recherchait pas les tableaux connus et cotés;
c’était son plaisir d’aller à la découverte. Sa collection prouvait un
véritable sentiment de l’art et de la beauté.

Le séjour à Paris, avec sa sœur qu’il adorait et mademoiselle Carroll
qui le divertissait comme personne, était pour lui une joie de toutes
les minutes, et son visage en reprenait une physionomie juvénile.

Quant à Hélène et à Dora, elles s’amusaient comme deux petites filles en
vacances. Chaque beau matin, escortées par Charley, elles partaient à
bicyclette,--«sur leurs roues», selon la si graphique formule
américaine,--filaient sur quelque bourg ou village des environs de Paris
et revenaient déjeuner au pavillon d’Armenonville.

Le soir, tandis que tante Sophie et madame Carroll restaient sagement à
l’hôtel, M. Beauchamp les menait dîner dans l’un ou l’autre des grands
restaurants, puis les conduisait au théâtre. En sortant, on soupait ou
l’on entrait dans l’un des bars à la mode, soi-disant pour entendre la
musique des tziganes. Le grain de perversité qui existait chez les deux
Américaines leur faisait trouver un agrément qu’elles n’analysaient pas
dans cette atmosphère alourdie par la fumée des cigares, l’odeur des
alcools et les parfums des femmes. Tout en grignotant les pommes de
terre frites des petites corbeilles, elles ne se lassaient pas de
regarder les demi-mondaines, et de détailler leurs toilettes. Elles
estimaient leurs bijoux, leurs fourrures, et s’efforçaient à deviner le
charme qui pouvait leur valoir toutes ces richesses... Et ces études de
mœurs parisiennes se prolongeaient jusqu’à deux ou trois heures du
matin. C’était là le repos que madame Ronald était venue chercher.

Entre temps, elle assistait aux concerts Colonne et Lamoureux, visitait
les expositions de peinture, y trouvait de véritables jouissances. A
Paris, du reste, tout l’intéressait. L’Américaine, en général, n’est
encore qu’une visuelle; Hélène, elle, était déjà mieux que cela: le
modelé de son front l’indiquait bien. Comme la majorité de ses
compatriotes, elle connaissait le goût français, l’esprit français,
celui qu’on sert volontiers au théâtre, mais l’âme française lui était
aussi étrangère que l’âme orientale: ce qu’elle en avait vu naguère, ou
entrevu, étant jeune fille, au couvent de l’Assomption, lui revenait
maintenant à la mémoire et lui donnait le désir de pénétrer plus avant.
Elle ne manquait jamais de causer avec les ouvriers et ouvrières qui
travaillaient pour elle. Elle était charmée de leur affinement. Elle
démêlait chez tous des sentiments délicats, exquis souvent, comme elle
n’en avait jamais rencontré en Angleterre ou en Allemagne chez des
personnes de même condition. Elle avait remarqué la façon gentille,
presque tendre, dont modistes, couturières, lingères maniaient l’ouvrage
de leurs doigts,--façon qui révélait l’artiste. Les femmes de chambre
d’hôtel même semblaient mettre quelque orgueil à bien faire leur
service; elles avaient des soins, des attentions que le pourboire seul
ne pouvait payer. Aux Champs-Elysées, Hélène s’arrêtait souvent pour
voir jouer les enfants: elle les trouvait moins beaux que les bébés
anglais ou américains, mais elle demeurait toujours frappée de la
profondeur de leur regard. Elle sentait, sans pouvoir lui donner un nom,
cette puissance d’idéalité, cette étincelle du feu divin qui est la
force occulte de la France.

Les mondains, que madame Ronald voyait dans la rue de la Paix, au Bois
ou au théâtre, l’intriguaient singulièrement. L’expression de leurs
visages, quand ils causaient avec une femme, lui faisait toujours
désirer de savoir ce qu’ils lui disaient. L’un d’eux surtout avait
éveillé sa curiosité. Elle le rencontrait à chaque instant. Elle l’avait
vu au Bois, à plusieurs expositions de peinture, au restaurant, chez
Voisin, chez Joseph. C’était un homme d’une soixantaine d’années, de
haute taille, de large carrure, avec une tête presque blanche, des yeux
noirs qui avaient dû être d’une éloquence dangereuse et qui ne
reflétaient plus qu’une grande tristesse ou un ennui profond, traversé,
de temps à autre, par un fin sourire, un sourire relevé et moqueur. A
l’observer de près, on devinait que ses ancêtres avaient porté de la
soie, des plumes et des dentelles, commandé des armées, servi le «Roy»
et les femmes. Ce quelque chose de rare, ce quelque chose d’autrefois
qui distinguera toujours les hommes de l’aristocratie,--de la vraie,--se
reconnaissait dans toute sa personne, et lui donnait un charme
particulier qui agissait sur madame Ronald, irrésistiblement. Elle
l’avait surnommé «le Prince». Elle était ravie quand le hasard l’amenait
dans le restaurant où elle dînait. Elle l’épiait à la dérobée, fascinée
par sa haute allure. De son côté, le vieux gentilhomme la regardait avec
un plaisir visible. Charley avait tiré de là quelques taquineries,
déclarant que, si cet admirateur avait vingt ans de moins, il se
croirait obligé d’avertir son beau-frère.

Un soir, M. Beauchamp eut l’inspiration de conduire Hélène, Dora et un
de ses amis, Willie Grey, un jeune peintre américain, élève de Jean-Paul
Laurens, au Café de Paris. «Le Prince» y était justement. On plaça les
nouveaux venus à une table toute proche de la sienne. Il leur tournait
les épaules, mais il pouvait les voir dans la glace qui lui faisait
face. Il venait d’arriver, sans doute, car Hélène l’entendit commander
son dîner, un vrai dîner de gourmet, fin et léger.

--Notre voisin sait manger! dit-elle en anglais.

--Avec un dos comme le sien, cela ne m’étonne pas! répondit mademoiselle
Carroll dans la même langue.--A voir ce dos-là j’aurais pu deviner son
menu.

--Qu’est-ce que le dos peut avoir à faire avec la façon de manger?
demanda Willie Grey.

--Tout! répliqua Dora d’un air entendu.--Le dos a beaucoup de
physionomie. Celui-ci,--désignant d’un mouvement de menton le dos du
«Prince»,--appartient à... comment dirai-je?... _to an old sinner_, à un
viveur.

--Est-ce que mon dos rentrerait dans cette catégorie? fit M. Beauchamp,
tournant la tête avec effort comme pour apercevoir cette partie de son
individu.

--Non, non, mon bon Charley, rassurez-vous, vous avez un dos vertueux!
répliqua mademoiselle Carroll avec une nuance de dédain.

A ce moment, madame Ronald, ayant jeté un regard oblique vers l’inconnu,
rencontra ses yeux dans la glace et surprit sur ses lèvres un sourire
qui la fit rougir violemment.

--Taisez-vous! dit-elle alors à la jeune fille;--je suis sûre que notre
voisin comprend l’anglais.

--Pas de danger! Il n’y a que les Français mariés à nos compatriotes qui
le parlent un peu... Quand ce monsieur était jeune, l’Amérique était
bien découverte, mais pas l’Américaine.

Hélène ne fut point rassurée: pour changer la conversation, elle parla
au jeune peintre de son tableau exposé au Salon des Champs-Élysées et
qu’elle avait vu la veille. Pendant ce temps-là, Dora promenait les yeux
autour d’elle, les fermant légèrement à la manière des chats, puis les
rouvrant de toute leur grandeur, quand l’impression était prise:--une
grimace qui lui était particulière, une grimace pas déplaisante du tout,
et qui avait même un certain attrait.

--Ah! je sais enfin pourquoi les Français ont l’air si drôle! dit-elle
tout à coup, avec un accent de triomphe.

--«L’air drôle!» se récria Willie Grey. Je les trouve intéressants, moi!

--Oui, sûrement, ils sont intéressants... N’empêche qu’ils ont l’air
drôle, et cela vient de ce que leurs moustaches appartiennent à une
autre époque.

--Ah bah!

--Oui, elles sont moyen âge, dix-huitième siècle, royalistes,
impérialistes, fanfaronnes, héroïques, spirituelles. Elles ont toujours
l’air de s’insurger contre quelqu’un ou quelque chose. Ce sont les plus
jolies moustaches du monde, mais elles ne vont pas du tout avec le
costume moderne, non, pas du tout! répéta la jeune fille, après avoir
examiné de nouveau les dîneurs qui se trouvaient là.

--Il y a du vrai dans ce que vous dites, mademoiselle Carroll, fit le
jeune peintre; ajoutez que les Français ont d’assez mauvais tailleurs.

--Vous avez raison, dit madame Ronald, leurs habits n’ont jamais l’air
d’être faits pour eux. En Angleterre, c’est le contraire: les hommes
sont admirablement habillés, et les femmes très mal. Je me demande
pourquoi.

--Parce que l’Anglais, généralement bien taillé, inspire l’ouvrier,
tandis que l’Anglaise... hem! On dirait que le Créateur a employé toute
l’argile à faire l’homme et qu’il n’en est pas resté suffisamment pour
la femme. Il lui manque toujours quelque chose.

--Eh bien, ne vous gênez pas, monsieur Grey! dit Dora, on voit que vous
êtes devenu Parisien.

--Je vous ai choqué? Je croyais que vous étiez venue en Europe pour
cela; du moins, c’est vous qui l’avez avoué.

--J’aime à être choquée par des étrangers, mais non par mes
compatriotes.

--Cette distinction me plaît,--fit M. Beauchamp d’un air moqueur.--A
nous, on ne nous passe rien, on ne nous permet rien.

--Oh! il fait bien meilleur être homme en Europe qu’en Amérique! ajouta
Willie Grey.

--C’est flatteur pour les femmes de votre pays! dit mademoiselle
Carroll.--Si je répétais cela à New-York, vous seriez joliment reçu à
votre retour!

--Savez-vous, reprit madame Ronald, ce qui, selon moi, ne va pas à la
France? C’est la république. A chacun de mes voyages, j’y trouve moins
d’élégance et d’urbanité.

--Il est impossible de nier qu’une cour ait une influence considérable
sur le goût et sur les manières, dit le peintre. Ainsi, dans les petites
villes de province où il y a un château royal, comme à Fontainebleau,
par exemple, l’intérieur des maisons est moins banal, moins bourgeois.
J’ai trouvé là des femmes du peuple qui, enrichies dans un tout petit
commerce, n’ont acheté que des meubles de style, non par «chic», mais
par un sens artistique, dû aux modèles que leurs grands-parents ou
elles-mêmes avaient eus sous les yeux.

--Je suis comme Hélène, dit M. Beauchamp, je ne puis m’empêcher de
regretter que la France ne soit pas un royaume ou un empire.

--Sûrement, un de ces régimes serait plus décoratif, aurait plus de
prestige; mais je crois après tout que la France avait la république
dans le sang, comme on dit, puisqu’elle y est revenue trois fois. Quand
on lit son histoire, on est étonné qu’il se trouve encore des candidats
à la royauté. Allez, la France, quoique ou parce que républicaine, est
bien puissante!

--Moins que l’Angleterre, cependant! fit madame Ronald.

--Non. La grandeur de l’une est en largeur, et la grandeur de l’autre
est en hauteur: voilà toute la différence.

--Savez-vous, dit Charley, je crois que la force de la France réside
surtout dans sa raison d’être. Si certaines nations étaient rayées du
globe, on s’en apercevrait à peine; mais qu’elle vînt à disparaître, il
y aurait joliment moins de lumière, de gaieté, de beauté en ce monde!

--Parbleu!... Je suis un fidèle de la rue de la Paix, elle a pour moi
une séduction toujours nouvelle. Je m’arrête comme une femme devant
toutes ses vitrines. Telles pièces d’orfèvrerie, telles parures,
exposées chez Boucheron, me ravissent. Il a fallu des siècles d’efforts,
de recherches, pour obtenir cette invraisemblable douceur de contours,
pour arriver à idéaliser ainsi la matière. Je me rends compte du chemin
qu’il nous reste à faire pour atteindre à cette perfection. Je me dis
alors: tant que la France produira ces petits chefs-d’œuvre, elle ne
périra pas, car elle est destinée à maintenir le goût, à lancer les
idées de la Providence même. Le peuple qui a reçu cette mission peut,
sans crainte d’être anéanti, passer sous tous les engins de mort: il
porte en lui l’Indestructible.

--Monsieur Grey,--fit Dora avec sa malice ordinaire,--on voit que votre
tableau a été reçu. Continuez à louer les Français, et il sera acheté
par l’État.

--La réception de mon tableau n’a pas modifié mes impressions,
faites-moi l’honneur de le croire! Je vis ici depuis trois ans et j’ai
eu le temps et l’occasion de prendre une idée plus nette de la valeur
des gens. Tenez, il y a quelques mois, je me trouvais dans un restaurant
de Bruxelles. A une table voisine de la mienne dînaient quatre Français,
d’apparence commune, habillés par le mauvais faiseur et cravatés à la
diable. La serviette sous le menton, ils suçaient leurs côtelettes et
semblaient ignorer l’art de manger avec élégance. Tout à coup, je fus
empoigné par leur conversation. L’un, dans une langue délicieuse, parla
des nouvelles découvertes astronomiques. Il avança qu’il devait y avoir
un moyen de communication entre les planètes d’un même système solaire:
«Nous le trouverons, nous le trouverons!» affirma-t-il. Puis, le regard
étincelant, il dit comme un poète l’émotion qu’il ressentait, lorsque,
le télescope braqué sur le ciel, son œil se promenait parmi les étoiles
et qu’en présence de l’infini, dans le silence de là-haut, il entendait
le tic-tac de l’horloge sidérale, égrenant les secondes: «Quelles
émotions! fit-il; on a le vertige, la respiration vous manque, on a
peur, positivement peur!... Vrai»,--conclut-il, en frappant la table du
plat de sa main,--«il n’y a pas de nuits d’amour...»--c’est un Français
qui parle, mademoiselle Carroll--«il n’y a pas de nuits d’amour qui
vaillent ces nuits d’observatoire.» Ses compagnons parlèrent à leur tour
des agents chimiques récemment inventés: «Nous ralentirons la
destruction, nous transformerons le sol, nous découvrirons l’origine de
l’homme, la vraie!» disaient-ils. Je les écoutais, ébloui et charmé. Et,
d’abord, je m’étonnais bêtement que des hommes d’apparence si négligée
pussent remuer des idées si grandes... En écoutant ces bourgeois qui
venaient de représenter leur pays à un congrès scientifique, j’ai
compris, comme je ne l’avais jamais fait, pourquoi, en France, les
hommes de l’aristocratie ont cessé d’être la classe dirigeante.

--Oh! eux ils n’ont plus que la moustache! fit Dora avec son
inconsciente brutalité.

De nouveau, madame Ronald jeta un coup d’œil dans la glace. Elle vit
passer comme une flamme d’émotion sur le visage du «Prince» et,
convaincue qu’il avait entendu, elle marcha sur le pied de mademoiselle
Carroll.

--Faites attention, je vous en supplie! dit-elle à voix basse; je suis
sûr qu’il comprend l’anglais.

--Tant pis! il ne devait pas écouter.

--Franchement, vous me semblez encore plus mal élevée en Europe qu’en
Amérique.

--Merci... Eh bien! parlons politique.

Et, pour rompre les chiens, la jeune fille lança la conversation sur les
affaires de son pays.

«Le Prince», après avoir achevé son dîner, savouré une tasse de café
turc et allumé un cigare, se leva. En passant devant la table des
Américains, il appuya sur mademoiselle Carroll un regard où il y avait
une telle sévérité, une telle hauteur, qu’elle en fut toute
décontenancée et ne put s’empêcher de rougir.

Hélène pria son frère de demander au garçon le nom de leur voisin.

--C’est M. le comte de Limeray, répondit-il, un vrai comte, un de ceux
qu’il fait bon servir.

--Le comte de Limeray! répéta Hélène. Je le savais bien, que c’était un
gentilhomme!... Pourvu que nous ne le rencontrions pas chez madame
d’Anguilhon ou chez les de Kéradieu! Je mourrais de honte.

--Pas moi! répliqua Dora, qui avait déjà retrouvé tout son aplomb.



IV


Hélène était liée depuis l’enfance avec Annie Villars, la riche
héritière qui avait épousé le marquis d’Anguilhon.

Ce mariage avait été blâmé, déploré par toute la haute société
américaine. Il enlevait au pays une immense fortune, une jeune fille de
bonne maison; ces deux pertes avaient été vivement ressenties. Hélène,
elle, en avait eu un réel chagrin.

Pendant quatre ans, on avait attendu vainement la visite de la marquise
et de son mari. L’été précédent, ils avaient cependant fait leur
apparition à Newport: ce fut l’événement de la saison. Madame Ronald vit
alors le jeune ménage dans l’intimité; beaucoup de ses craintes et de
ses préjugés disparurent. Elle fut séduite aussitôt par la figure et les
manières de Jacques d’Anguilhon, le déclara _fascinating_--fascinant--et
créa tout un courant de sympathie en sa faveur. La marquise, secrètement
reconnaissante à Hélène, l’engagea à venir à Paris au printemps et lui
promit de la présenter à ses amis français. Et c’est un peu pour cela
qu’Hélène avait fixé son voyage au mois d’avril, car elle avait le plus
vif désir de pénétrer dans ce faubourg Saint-Germain qui lui semblait
une arche sainte.

La marquise d’Anguilhon et la baronne de Kéradieu ne rentrèrent que dans
la première semaine de mai. Le lendemain de son retour, Annie vint faire
sa visite à ses compatriotes et les invita d’emblée à son dîner du
jeudi, à ce dîner franco-américain qui était devenu comme une
institution chez elle. Madame Ronald, Dora et M. Beauchamp acceptèrent
seuls; madame Carroll et tante Sophie, qui n’aimaient pas les étrangers,
prirent prétexte de leur santé pour refuser.

Madame Ronald n’avait pas revu le marquis depuis Newport; elle était
désireuse de connaître ses impressions d’Amérique et de causer de
nouveau avec lui. Il l’avait vivement intéressée et elle avait été
flattée des attentions toutes particulières qu’il avait eues pour elle.

En se rendant chez les d’Anguilhon, Hélène recommanda pour la dixième
fois à Dora de s’observer, de ne pas dire tout ce qui lui passerait par
la tête. La jeune fille, qui avait cependant assez bon caractère, finit
par se fâcher:

--A vous entendre, dit-elle, on croirait que je viens du Far West!

--Non, mais vous êtes un peu étonnante, vous savez, et des Français
pourraient s’y tromper. Il faut toujours tâcher de faire honneur à ses
amis. Annie ne serait pas contente, si l’on venait à vous trouver
vulgaire.

Mademoiselle Carroll haussa les épaules, comme c’était son habitude
quand elle ne pouvait rien répondre.

La marquise d’Anguilhon était enchantée que madame Ronald la vît dans
son intérieur, dans le cadre de ce vieil hôtel qui lui était devenu
cher. Elle savait qu’une fidèle description en serait envoyée à New-York
et arriverait sûrement par Hélène au clan aristocratique des _Colonial
Dames_. Avec les de Kéradieu, le prince de Nolles, le vicomte de Nozay
et deux autres amis, elle invita le marquis et la marquise Verga,--lui,
un Romain qui occupait une haute situation à la cour d’Italie; elle, une
Américaine remarquablement jolie. Ce dîner de douze personnes seulement
fut un de ces repas comme Annie avait appris à en donner. Madame Ronald
et mademoiselle Carroll s’étaient attendues à plus de splendeur, mais
elles étaient trop habituées aux belles choses pour ne pas reconnaître,
au second coup d’œil, la recherche, le grand luxe qu’il y avait dans la
simplicité apparente du service et du décor. Madame d’Anguilhon avait
confié Dora aux soins du vicomte de Nozay, sûre que ces deux esprits
indépendants et originaux tireraient l’un et l’autre tout l’amusement
imaginable. «C’est la jeune fille du monde dernier modèle,--avait-elle
dit.--Ne la jugez pas mal: au fond, elle est très comme il faut.»

Au grand soulagement de madame Ronald, et au désappointement du vicomte,
mademoiselle Carroll parla peu, occupée qu’elle était à observer ses
hôtes. D’une autre volée qu’Annie, elle ne l’avait que fort peu connue,
mais leurs mères étaient très liées: elle avait beaucoup entendu parler
d’elle. En voyant son élégance sobre, sa dignité, elle se dit que cette
marquise-là faisait honneur à l’Amérique. Le maître de la maison
l’intéressa plus encore. C’était la première fois qu’elle voyait de près
un homme de race ancienne, et, chose curieuse, elle, si moderne, en
subit le charme tout de suite. Le marquis, avec son type affiné, ses
yeux brun doré au regard lointain, était bien fait pour l’étonner. Ce
soir-là, il était nerveux, singulièrement distrait; sa femme fut souvent
obligée de lui répéter la même question. Elle le fit avec une douceur
charmante, et lui, revenant à elle, eut toujours un sourire affectueux,
un joli mot d’excuse. Rien de tout cela n’échappa à Dora.

Après le dîner, madame Ronald prit Jacques à partie:

--Vous savez, lui dit-elle, qu’on ne vous a pas encore pardonné d’avoir
quitté Newport aussi vite. Est-ce que vous ne l’avez pas aimé?

--Franchement non; il y a trop de luxe, trop de bruit, trop d’éclat. Les
Indiens, qui le nommaient «Île de Paix», l’avaient mieux compris. Une
île de paix, voilà ce qu’il devait être. La vie mondaine m’y a semblé
déplacée. Ces châteaux, ces palais de marbre sans espace, entourés de
murs et sur une plage aussi fréquentée qu’une rue, m’ont fait l’effet
d’un non-sens. Quand je pense qu’à quelques milles de là on aurait eu un
décor merveilleux, de beaux ombrages et du silence!...

--Du silence! interrompit le baron de Kéradieu,--tu oublies que les
Américains n’ont pas encore besoin de silence.

--C’est vrai, je suis absurde, confessa Jacques, de bonne grâce.

--Est-ce que Newport n’est pas quelque chose comme Trouville? demanda le
vicomte de Nozay.

--Oui, mais il est infiniment plus brillant, répondit Henri de
Kéradieu.--C’est la grande «foire aux vanités» des États-Unis, l’endroit
de notre planète où l’on s’amuse et où l’on fleurte le plus.

--Et où l’on voit le plus de jolies femmes! ajouta le marquis Verga.

--D’accord. En Europe, Brighton seul pourrait lui être comparé, et
encore, à Brighton, il y a la foule, des gens pauvres, mal habillés,
tandis qu’à Newport tout est de première classe, pas une ombre au
tableau.

--Si ce n’est, dit Jacques, la vue des travailleurs qui fournissent à
tout ce luxe et dont l’air harassé fait peine.

--C’est vrai, mais qui diable y pense? Pour ma part, quand j’ai passé
quinze jours à Newport, j’éprouve la fatigue d’une grande personne qui
aurait supporté longtemps le bruit des jeux d’enfants. L’été dernier,
d’Anguilhon et moi, nous avons été heureux de fuir au Canada. Il nous a
semblé délicieux comme un verre d’Appollinaris après un dîner trop
succulent.

--En vérité, reprit Jacques, le Canada m’a donné une inoubliable
sensation de repos. Québec, avec ses grands toits, ses couvents, ses
églises, m’a fait l’effet d’un coin de notre vieille France provinciale.

Annie se mit à rire:

--Vous entendez? dit-elle. Est-ce assez Français, cela! Ces messieurs
font sept jours de mer pour voir quelque chose de nouveau et, au bout
d’un mois, ils recherchent les endroits qui ressemblent à leur pays.

--C’est vrai! Et rien ne m’a fait plaisir comme de retrouver l’accent
normand chez les Canadiens et de les entendre prononcer «poëvre», au
lieu de «poivre». J’ai été ému plus d’une fois en voyant combien le
culte de la France est encore vivant parmi eux.

--Nous avons eu, un jour, une délicieuse surprise, dit M. de Kéradieu.
Dans une de nos promenades à cheval, assez loin de Québec, nous sommes
arrivés devant la grille d’une belle propriété et nous avons poussé un
cri en voyant sur les piliers de l’entrée, inscrit en grosses lettres,
le nom de «Milly». Milly, la terre de Lamartine! Sûrement une femme
devait demeurer là qui aimait et comprenait le poète. Ceci nous a montré
de combien le Canada retarde sur la France d’aujourd’hui. Il en est
encore au sentiment... Jacques et moi, mus par une même pensée, nous
avons levé nos chapeaux à l’inconnue et au souvenir de notre
compatriote. On se serait probablement moqué de nous, de l’autre côté du
Saint-Laurent, mais que voulez-vous? nous sommes bien Français! fit le
baron avec un sourire à l’adresse d’Annie.

--J’espère, monsieur d’Anguilhon,--dit Charley Beauchamp,--que vous
n’avez pas seulement admiré le Canada et que l’Amérique ne vous a pas
fait une trop mauvaise impression.

--Une mauvaise impression! Au contraire... Mon séjour aux États-Unis m’a
aidé à comprendre la vie moderne mieux que tous les livres que j’aurais
pu lire. Si je n’ai pas été charmé toujours, j’ai toujours été
émerveillé. Chicago, entre autres, m’a stupéfait. La hauteur de ses
maisons, la hardiesse de ses bâtisses m’ont donné une idée unique de
grandeur et de fragilité. Vingt fois, il m’est arrivé de m’écrier:
«Comme c’est beau et comme c’est laid!»

--Êtes-vous allé dans le Far West?

--Oui, et c’est là que j’ai été le plus vivement frappé. Le déploiement
de force et d’activité que j’y ai vu m’a si bien secoué moi-même que
j’ai voulu essayer mes muscles: j’ai jeté la cognée dans les arbres,
aidé au lancement de quelques radeaux... Pendant plusieurs mois, j’en ai
eu les mains calleuses, et ces marques-là m’ont rendu très fier.

--Je ne serais pas étonnée, dit Annie, qu’un de ces jours mon mari eût
un _ranch_ quelque part. Ce serait plus nouveau qu’une écurie de
courses.

--Et plus sain, surtout, dit Jacques. Les quinze jours que nous avons
passés, de Kéradieu et moi, dans l’État de Nevada, chez un compatriote,
resteront un de mes meilleurs souvenirs. Nous avons partagé la vie
frugale de notre hôte, fait des kilomètres à la poursuite des chevaux.
Le soir, quand je fumais mon dernier cigare sous le ciel aux brillantes
étoiles, dans le silence de la Prairie, l’existence mondaine, le Bois,
le club, m’apparaissaient si bêtes et si mesquins! Dans cet air pur du
large, comme chargé de sève, on se sent renouvelé physiquement et
moralement. C’est bien l’air dont nous aurions besoin, nous autres! Pour
mon compte, j’irai aussi souvent que possible m’y retremper.

--Et nos villes de l’Est, quel effet vous ont-elles produit? demanda M.
Beauchamp qui, comme la plupart de ses compatriotes, était curieux de
l’opinion des Européens.

--Excellent. Vos universités, vos collèges, vos hôpitaux, les
institutions dues à l’initiative privée vous font le plus grand honneur.
En vérité, votre œuvre est colossale.

Le visage de l’Américain rayonna de satisfaction.

--Il y a bien peu d’étrangers qui nous rendent cette justice!

--Parce qu’on a le tort de chercher dans votre pays ce qu’il n’a pas
encore, au lieu de voir ce qu’il a.

--Ah! il y a deux grandes belles choses en Amérique, dit le marquis
Verga: les femmes de Baltimore et les chevaux du Kentucky.

--Voilà qui est bien italien! fit sa femme.

--Que voulez-vous, ma chère amie, il ne faut pas demander à un homme né
entre le Vatican et le Quirinal de comprendre un pays aussi renversant
que le vôtre. Pendant les trois mois que j’y ai passés, j’ai eu à chaque
instant la respiration coupée comme dans vos terribles ascenseurs, ces
ascenseurs qui ne vous montent pas, mais qui vous enlèvent!... Tout le
temps, je me suis senti bousculé moralement, et j’ai eu le sentiment
qu’on me marchait sur les pieds.

--Voilà au moins une impression nouvelle! dit M. Beauchamp avec bonne
humeur.

--Par exemple, reprit le marquis d’Anguilhon, je n’ai pas été édifié de
vos mœurs politiques. Elles sont pires que les nôtres, et ce n’est pas
peu dire.

--C’est que chez nous, comme chez vous, les honnêtes gens ont le tort
d’être égoïstes,--répondit Annie avec son franc parler habituel.--Au
lieu de lutter contre les intrigants, les ambitieux sans scrupules, ils
leur laissent le champ libre: alors, la corruption et la concussion
entrent partout.

--Vous avez raison, avoua M. Beauchamp; mais voilà! il est peut-être
impossible de trouver chez des gens arrivés, indépendants, le moteur
nécessaire pour donner l’impulsion aux affaires d’un grand pays.

--Eh bien, c’est triste! fit Hélène. L’honnêteté devrait être une force
motrice plus puissante que celle de l’ambition personnelle.

--Ah! madame Ronald, vous demandez trop à la nature humaine, plus que ne
fait la Providence! dit Jacques. C’est incroyable comme vous avez toutes
l’instinct de la combativité.

--A propos, monsieur d’Anguilhon, que pensez-vous des Américaines en
masse? Vous m’avez promis de me le dire.

--Elles m’ont semblé faites pour leur pays admirablement. Elles ont les
qualités qui le caractérisent: la jeunesse, l’audace, la vitalité.

--Comme c’est vrai! dit Charley Beauchamp.

--De plus, elles sont bien jolies, continua Jacques. A ma grande
surprise, j’ai retrouvé aux États-Unis le type féminin du XVIIIe siècle,
qui a disparu en Europe. J’ai vu nombre de visages ressemblant à ceux
qu’ont peints Latour et Greuze. En toute sincérité, je n’ai rencontré
nulle part autant de beauté, ou serré des mains aussi petites et aussi
fermes.

--Sûrement,--fit Dora avec son expression aiguë,--après toutes ces
choses flatteuses nous pouvons nous attendre à un «mais» correctif... et
c’est ce «mais» qui m’intéresse.

--Eh bien, mademoiselle, j’ajouterai: mais... pour que les Américaines
aient le charme et le fini, l’harmonie suprême, enfin, il leur faut un
siècle de plus.

--Je préfère l’avoir de moins! répliqua mademoiselle Carroll.

--Vous avez raison, la jeunesse est un beau défaut.

--Si vous n’avez que celui-là à nous reprocher, dit madame Ronald, nous
ne nous plaindrons pas. Et vous, Annie, quelle impression l’Amérique
vous a-t-elle faite après six ans d’absence?

--N’allez pas croire à une affectation de ma part, mais je vous avoue
que beaucoup de choses m’ont choquée. J’ai été frappée de la nervosité
universelle. Le niveau moral m’a semblé considérablement baissé. De mon
temps, il y avait des jeunes filles--_fast_,--«vites», j’en ai trouvé
de--_rapid_,--«rapides», et je me suis aperçue qu’on parlait de divorces
autant que de mariages. Le bruit et l’activité excessifs, dont je suis
déshabituée, m’ont causé une fatigue réelle. Les maisons de nos
milliardaires m’ont fait apprécier certains intérieurs français. Je suis
rentrée dans notre vieux Blonay avec un plaisir inimaginable. Je
n’aurais jamais cru cela possible.

Puis, avec un joli air de sagesse:

--Je crois, après tout, que la vie n’est qu’une suite de leçons... et
j’en ai déjà, pour ma part, appris ou reçues quelques-unes. Ah! Monsieur
de Limeray!

A ce nom, Hélène, qui avait le dos à la porte, se retourna vivement.
C’était bien le «Prince»; elle échangea un regard de détresse avec son
frère et Dora.

--Je craignais de ne pas vous voir,--dit Annie au nouveau venu.--C’eût
été dommage, car, aujourd’hui, le poker sera sérieux: l’Amérique est en
force.

Et, là-dessus, la jeune femme présenta le comte de Limeray à ses
compatriotes. En retrouvant là, dans ce salon ami, les étrangers qui, la
veille encore, avaient retenu son attention, le «Prince» eut un air de
surprise et de plaisir.

--Je ne me doutais pas de la bonne fortune qui m’attendait ce
soir,--dit-il en s’inclinant profondément devant Hélène,--mais je
l’avais un peu espérée. J’ai remarqué déjà que l’on finit par connaître,
un jour ou l’autre, les gens que l’on rencontre souvent.

--Vous avez rencontré souvent madame Ronald? fit madame d’Anguilhon tout
étonnée.

--Oui, plusieurs fois. Le hasard... est-ce le hasard?... nous a menés
dans les mêmes restaurants... Pas plus tard qu’hier, au Café de Paris,
nous avons dîné à des tables voisines.

L’embarras d’Hélène augmenta, au point de devenir visible.

--Vous comprenez l’anglais? demanda tout à coup et assez crânement
mademoiselle Carroll.

--Parfaitement! Et je ne m’en suis jamais autant félicité qu’hier
soir,--dit le comte avec un sourire un peu moqueur.

Guy de Nozay, un de ces terribles myopes à qui rien n’échappe, le
remarqua et devina que la jeune fille s’était rendue coupable de quelque
indiscrétion.

--J’espère pour vous, mon cher, que vous n’avez entendu que des choses
agréables,--dit-il malicieusement.--C’est assez rare, lorsqu’on surprend
une conversation qui n’est pas pour votre oreille.

--J’en ai entendu d’agréables... de sévères... de bien instructives,
surtout. J’ai appris que l’on peut deviner le caractère d’un individu,
le menu même de son dîner par la seule vue de son dos, et que les
moustaches des Français sont d’une autre époque qu’eux-mêmes, ce qui les
rend drôles comme des anachronismes vivants.

--Ah bah!... Je parie que c’est mademoiselle Carroll qui a découvert
cela! fit Guy de Nozay avec un pétillement de malice derrière son
monocle.

--Oui, c’est bien moi,--répondit Dora qui ne se laissait pas déconcerter
pour si peu.--Sans doute, en France, une jeune fille comme il faut ne
parlerait pas de dos ou de moustache, mais je suis étrangère: il m’est
permis de dire ce que je veux, et j’en profite.

--Vous avez raison, fit M. de Limeray. Je ne m’en plains pas, pour ma
part; vos remarques originales m’ont beaucoup amusé.

--J’en suis bien aise!

--Est-ce dans les pensionnats américains que l’on apprend à connaître la
physionomie du dos et des moustaches? demanda le vicomte, emporté par
son amour de la taquinerie.

--Non, non... on n’y enseigne rien d’aussi utile. C’est une connaissance
que j’ai acquise toute seule, le fruit de mes observations.

M. de Nozay s’inclina en souriant, comme battu par la franchise de la
jeune fille.

--Vous avez un ami, monsieur,--dit le comte de Limeray en s’adressant à
Charles Beauchamp,--qui a bien compris notre pays. Je n’ai jamais
entendu d’appréciations aussi justes de la part d’un étranger.

--Oh! il vit à Paris depuis trois ans.

--On peut y vivre vingt ans, toujours même, et ne pas sentir l’âme
française comme le fait votre ami.

--C’est que Willie Grey est un artiste, lui! Je ne serais pas étonné
qu’un de ces jours l’Amérique fût très fière de son talent. Il a un
tableau au Salon des Champs-Elysées, _la Méditation de Jésus_, qui
révèle une grande puissance. Si j’avais la place nécessaire, je
l’achèterais.

--J’irai le voir. J’ai moi-même un goût très sincère pour la peinture.
Je serais charmé de faire la connaissance de M. Grey.

--Je puis vous conduire à son atelier, si vous le désirez.

--Vous me ferez grand plaisir.

Annie ayant invité ses hôtes à prendre place à la table de jeu, le poker
commença. Il fut des plus animés, grâce aux Américains qui, comme
d’habitude, y apportèrent une véritable passion.

Après la partie, le comte de Limeray vint causer avec Hélène.

--Vous avez l’air de vous amuser à Paris, dit-il.

--Immensément.

--Monsieur Ronald est resté en Amérique?

--Oui; il n’a malheureusement pu m’accompagner.

--Et vous le regrettez beaucoup? demanda le comte, d’un ton où perçait
l’impertinence d’un doute.

A son extrême dépit, Hélène se sentit rougir.

--Assurément!

--Excusez-moi, mais comme tous les Européens, je ne puis m’empêcher
d’être étonné de la confiance des maris américains, qui laissent leurs
femmes, de très jolies femmes souvent, venir seules à Paris.

--Oh! ils savent que nous sommes honnêtes.

--Et que vous n’avez pas de tempérament, dit assez brutalement le
marquis Verga.

--Mais j’aime à croire que, même avec un tempérament, une femme bien
élevée ne manquerait pas à ses devoirs.

--Vous pensez que la bonne éducation est une sauvegarde contre la
tentation? demanda M. de Limeray.

--J’en suis sûre! répondit Hélène d’un ton positif.

Le comte la regarda d’un air où il y avait de la curiosité, de
l’étonnement, le regret de ne pouvoir la mettre à l’épreuve.

--Je voudrais bien savoir ce que l’on entend par «tempérament»? dit
Dora. Personne n’a su me l’expliquer, et le dictionnaire même ne m’a pas
renseignée.

Il se fit un de ces silences terribles que produisent les indiscrétions
et les impairs.

--Le tempérament est un défaut selon les uns, une qualité selon les
autres... une chose très dangereuse, en somme! répondit le vicomte de
Nozay du ton le plus sérieux;--et il est impossible de l’expliquer aux
jeunes filles.

--C’est dommage, car cela doit être intéressant! fit étourdiment
mademoiselle Carroll.

Puis, ayant conscience tout à coup de ce qu’elle venait de dire, elle
rougit légèrement et lança une question étrangère au sujet, ce qui était
sa façon de se rattraper.

Comme on allait se séparer, le comte de Limeray s’approcha de Dora:

--Mademoiselle,--fit-il en appuyant sur elle ses yeux tristes,--depuis
que j’ai le plaisir de connaître madame de Kéradieu et madame
d’Anguilhon, je sais que la vérité ne fâche jamais une Américaine; c’est
pourquoi je vais me permettre de vous dire qu’hier soir vous avez porté
sur l’aristocratie française un jugement sévère et injuste. A tort ou à
raison, ma génération s’est tenue à l’écart; mais nos enfants rentrent
peu à peu dans la lutte et ils n’ont pas seulement la moustache
d’autrefois, croyez-le: ils ont aussi l’audace, l’héroïsme, qui lui
donne ce tour hardi et particulier que vous avez remarqué. Mon fils aîné
est allé se faire tuer en Afrique pour une idée... pour donner, en un
certain point, l’avance à la France sur l’Angleterre. D’autres suivront
son exemple, je n’en doute pas.

Dora se sentit couverte de confusion et singulièrement petite devant ce
vieux gentilhomme si digne.

--Je parle souvent sans réfléchir,--dit-elle, surmontant assez
rapidement son embarras,--mais je le regrette toujours lorsque j’ai dit
une sottise et fait de la peine à quelqu’un.

--Je le crois. Quant à moi, je suis heureux d’avoir eu l’occasion de
modifier votre opinion. Vous ne m’en voulez pas?

--Au contraire.

Le comte tendit la main à mademoiselle Carroll, qui lui donna la sienne
avec une vivacité pleine d’excuses et de repentir.

A peine en voiture et en route pour l’Hôtel Continental, madame Ronald
demanda à Dora ce que «le Prince» lui avait dit. La jeune fille répéta
exactement ses paroles.

--N’est-ce pas jouer de malheur? ajouta-t-elle en riant. M. de Limeray
est peut-être le seul Français de cet âge, dans tout le Faubourg, qui
comprenne l’anglais et il faut qu’il se trouve notre voisin de table!

--Quelle délicieuse soirée! dit Charley Beauchamp.--C’est étrange, j’ai
eu dans cette société, dans ce vieil hôtel, la même sensation de repos
que je trouve dans une salle du Louvre. Et j’ai remarqué dans les yeux
de ces hommes de l’aristocratie cette lueur particulière qu’ont les
portraits anciens. Ah! non, ils ne sont pas faits pour le costume
d’aujourd’hui, et pour la vie moderne encore moins!... Je ne m’étonne
plus qu’Annie se soit éprise de M. d’Anguilhon; il m’a absolument
charmé.

--Oui, il est très curieux... très intéressant,--fit mademoiselle
Carroll comme si elle parlait d’un bibelot.--Cependant je ne me
sentirais jamais bien à l’aise avec lui. Il ferait un mari des
dimanches, mais, pour tous les jours, je préfère Jack... Et puis, si
j’étais sa femme, je voudrais savoir à qui il pense quand il est
distrait comme ce soir.



V


--Chez Loiset, rue Royale.

Cet ordre, donné à son cocher par M. Beauchamp, au sortir du Théâtre de
la Renaissance, représentait encore une victoire de la femme sur
l’homme.

Charley avait, non sans protester, conduit sa sœur et mademoiselle
Carroll au Moulin-Rouge, à l’Olympia, dans tous les cafés-concerts
excentriques. La pensée que, pas plus que lui, elles ne comprenaient les
grossièretés qui se débitent sur les tréteaux à la mode rassurait sa
conscience. Il s’étonnait naïvement qu’elles voulussent entendre à Paris
des choses auxquelles, à New-York, elles eussent vertueusement bouché
leurs oreilles. Plusieurs fois, elles lui avaient demandé de les
conduire au fameux restaurant de nuit de la rue Royale, mais il avait
toujours trouvé un prétexte pour refuser.

A la prière d’Hélène, il avait loué, ce soir-là, une avant-scène à la
Renaissance et invité le marquis et la marquise Verga, avec Willie Grey.
Au dernier entr’acte, les trois femmes déclarèrent qu’elles voulaient
aller souper chez Loiset. C’était bel et bien un complot organisé entre
elles et force fut de céder à leur persistante fantaisie.

Comme les voitures arrivaient devant la porte du restaurant, deux
messieurs qui faisaient les cent pas s’arrêtèrent pour échanger quelques
dernières paroles. A ce moment, Hélène, mettant le pied sur le trottoir,
se trouva, à sa grande consternation, face à face avec «le Prince».

Celui-ci, ayant reconnu les amis de la marquise d’Anguilhon, prit
hâtivement congé de son compagnon et s’approcha d’eux.

--Vous n’allez pas chez Loiset? dit-il vivement.

--Si fait! répondit la marquise.

--Mais c’est un endroit où ne vont pas les honnêtes femmes!

--Les honnêtes femmes françaises, dit madame Ronald, peut-être... mais
nous autres Américaines, nous avons une honnêteté robuste, nous pouvons
tout voir, tout entendre. N’ayez crainte.

--Enfin, Hélène, si ce restaurant est impossible!... fit M. Beauchamp.

--Impossible! mais toutes nos amies y ont soupé! Il est connu à New-York
comme la tour Eiffel.

--Eh bien, moi, je n’y ai jamais mis les pieds et il est à la porte de
mon club.

--Alors, venez avec nous manger les _Welsh rarebits_... Vous savez que
ce sont de vulgaires croûtes au fromage, un plat d’après-minuit; il
paraît qu’ici elles sont délicieuses.

--Va pour les _Welsh rarebits_! dit le comte. C’est assez piquant de
voir un vieux Parisien comme moi conduit pour la première fois chez
Loiset par des Américaines.

Un des garçons s’empara des arrivants et, les ayant reconnus pour des
étrangers, il les conduisit tout au fond du restaurant, à une sorte de
plate-forme, élevée de deux marches, séparée par une balustrade du reste
de la salle. Au bas de cette plate-forme, à droite, se trouvait un
orchestre de tziganes.

--Mettez-vous là! dit l’employé gracieusement en désignant une des
tables,--vous verrez tout.

Ces mots firent dresser l’oreille à M. de Limeray. Il se demanda ce
qu’ils pouvaient signifier.

M. Beauchamp commanda le souper. Les trois femmes jetèrent aussitôt un
regard curieux autour d’elles et eurent une même déconvenue à voir les
proportions mesquines et le décor banal du célèbre cabaret.

--Pas beau, Loiset! fit le marquis Verga.

Les habitués arrivèrent peu à peu, les fêtards jeunes et vieux,
accompagnés de femmes plus ou moins jolies, plus ou moins élégantes. Et
la salle s’anima. Il y eut bientôt un scintillement d’yeux, des fusées
de rire, des éclats de joie fausse et vulgaire. L’atmosphère se chargea
de fumets, d’odeurs diverses, de parfums violents. Elle devint lourde et
mauvaise. M. de Limeray sentit arriver jusqu’à lui comme une marée
montante de lie humaine. Et tout cela, vu de la hauteur de ses soixante
ans, lui parut hideux et écœurant. Il regarda ses compagnons. Charley
Beauchamp et Willie Grey s’amusaient du spectacle sans en paraître
troublés. Quant aux trois Américaines, elles détaillaient les toilettes
des femmes, échangeaient quelques remarques à voix basse, babillaient
gaiement, visiblement enchantées de voir des choses choquantes. Dans ce
milieu surchauffé de sensualité, elles demeuraient froides, l’œil
limpide, la physionomie sereine.

Le marquis Verga, surprenant l’air étonné de M. de Limeray, se pencha
vers lui:

--Vous les voyez, fit-il, pas pour un sou de tempérament!

--Tant mieux pour elles!

--Et pour leurs maris donc!

Le regard de Dora avait été attiré par une vieille femme vêtue de noir,
dont les cheveux grisonnants étaient recouverts d’un fichu de dentelle
espagnole et qui dormait dans un coin, entourée de paniers remplis de
fleurs. Son sommeil résista quelques moments encore au bruit croissant
des voix et à la musique même; elle finit par se réveiller et, avec des
mouvements las, commença à trier ses fleurs, à les arranger en touffes.

--Voyez donc le charmant visage de cette pauvre femme, dit mademoiselle
Carroll. Je suis sûre qu’elle a une histoire.

Le «Prince» se retourna.

--Mais c’est Isabelle! s’écria-t-il, une vieille amie.

La bouquetière, entendant son nom, leva les yeux; des yeux bleus qui
avaient encore du charme et de la beauté. Elle regarda le comte, un
moment, puis le souvenir épanouit tout à coup sa figure et, obéissant au
signe qui lui était fait, elle vint sur la plate-forme.

--Comment, je te retrouve ici! dit M. de Limeray. Je croyais que tu
vivais de tes rentes dans quelque village des environs de Paris.

--Des rentes! moi, monsieur le comte! et d’où me viendraient-elles? Je
n’ai que ce que je gagne. Je travaille pour élever une nièce qui étudie
au Conservatoire et pour achever de payer les vingt pour cent que j’ai
promis à mes créanciers.

--Où demeures-tu?

--A Sannois.

--Et tu passes toutes les nuits dans cet enfer?

--Oui, jusqu’à l’heure du premier train qui me ramène chez moi.

--C’est dur.

--J’aime mieux cela que d’être clouée dans un fauteuil. Il me faut la
vie de Paris, même celle-ci... et des fleurs. Je ne pourrais pas m’en
passer.

--Fais-tu de bonnes affaires, au moins?

--Non. Autrefois, quand les jeunes gens avaient été heureux au jeu ou en
amour, ils vous jetaient un louis pour une fleur. Aujourd’hui, ils sont
mesquins, jusque dans le bonheur. Oh! ils sont rats! rats! répéta
Isabelle avec une intense expression de mépris.

Le comte ne put s’empêcher de sourire.

--Eh bien, va... fleuris-nous tous ce soir, dit-il; nous ne serons pas
rats.

Puis, se tournant vers Dora:

--Vous avez deviné, mademoiselle. Cette brave femme a une histoire. Elle
était, sous l’Empire, la bouquetière du Jockey-Club et portait toute
l’année les couleurs du cheval qui avait gagné le Derby de Chantilly.
Elle était jolie, passait pour honnête, gagnait de l’argent à pleines
mains. Cela excita l’envie dans sa famille. Sa mère, sur le conseil
d’une parente, je crois, l’accusa de la laisser mourir de faim et lui
intenta un procès qui fit beaucoup de bruit. Le Jockey la répudia et lui
retira ses honneurs. Elle ouvrit alors une boutique de fleuriste et fit
faillite. Je l’avais complètement perdue de vue.

Isabelle revint, apportant des touffes de roses adroitement arrangées,
qu’elle présenta aux trois Américaines; puis, s’approchant de M. de
Limeray, elle mit à sa boutonnière un superbe œillet blanc.

--En souvenir d’autrefois! dit-elle gentiment.

Le comte lui glissa un billet de cent francs dans la main.

--Je viendrai de temps en temps prendre de tes nouvelles, ajouta-t-il
avec bonté.

--C’est un fait exprès,--dit la marquise Verga en promenant les yeux
autour d’elle,--il ne se passe rien d’extraordinaire. L’autre soir,
paraît-il, une princesse russe a dansé sur les tables.

--Une princesse russe? répéta le comte de Limeray.--Vous m’étonnez.

--Quelle belle chose que l’éducation! fit Dora avec la plus drôle de
mine.--Vous pensez, je suis sûre, qu’une princesse américaine serait
seule capable de se livrer à de tels exercices. Mais voilà! par
politesse, vous ne le dites pas.

--Eh bien, vous vous trompez, mademoiselle, mon éducation n’est pas que
de surface. En compagnie d’Américaines comme il faut, une pareille
pensée ne me viendrait pas.

--Allons, il est dit que j’aurai toujours tort avec vous! confessa
gaiement la jeune fille.

A ce moment, quatre couples entrèrent bruyamment et vinrent s’asseoir à
une longue table, dressée en face de la plate-forme où l’on avait placé
les étrangers. On servit un homard énorme et l’on remplit les coupes de
Champagne. Bientôt, les voix s’élevèrent, des interpellations triviales
se croisèrent. La musique des tziganes se fit plus sauvage, plus
endiablée, comme pour servir d’excitant et d’accompagnement à la
débauche. Une des femmes porta aux lèvres de son voisin la coupe où elle
venait de boire, et lui en ingurgita de force le contenu. Une autre
passa son bras autour du cou de l’individu qui était à sa gauche et
frotta sa joue contre la sienne.

Les trois Américaines jubilaient intérieurement de voir que la scène se
corsait. Madame Ronald prenait un joli air de sévérité et, par un
mouvement de dignité instinctif, redressait la tête comme pour se mettre
au-dessus de ces choses grossières.

Au premier coup d’œil, M. de Limeray avait deviné à quelle catégorie
appartenaient ces hommes vêtus avec une certaine élégance, le gardénia à
la boutonnière, et ces filles flétries, parées de bijoux faux. Après
quelques instants d’observation, il se mit à rire:

--Ah! la bonne farce! la bonne farce! s’écria-t-il; mais ces gens-là
jouent la comédie! Ils sont payés pour être inconvenants, pour faire du
potin! Elle était payée, votre princesse russe, madame Verga! Je
comprends maintenant le «Vous verrez tout» du garçon.

--Ma parole d’honneur, je crois que vous avez raison! dit Willie Grey
stupéfait.

--Et tous ces gens,--ajouta le comte en faisant des yeux le tour de la
plate-forme,--des Anglais, des Américains, des Hollandais, des
Norvégiens... il y a même des Norvégiens!... s’en iront persuadés qu’ils
ont assisté à une scène de la vie de Paris, de la grande vie encore! Ils
affirmeront que notre ville est la plus immorale du monde, qu’il y a des
restaurants où l’on s’embrasse publiquement; et la petite représentation
de débauche est pour eux seuls, pour satisfaire aux goûts qu’on leur
prête! Voyez, les Parisiens qui sont ici ne s’occupent pas de cette
table, ils connaissent le truc, probablement... Je me félicite d’être
venu et d’avoir pu vous éclairer, vous!

--Vous croyez vraiment,--dit Hélène d’un air penaud,--que ces
messieurs...

--De jolis messieurs! interrompit le comte. Regardez ce qui se passe.

Une des soupeuses semblait avoir jeté son dévolu sur un jeune Anglais à
figure rasée, de physionomie très pure, qui fumait son cigare et buvait
de la bière à une table voisine. Elle lui lançait, une à une, les fleurs
d’une corbeille qui se trouvait devant elle.

--Si son compagnon payait le souper,--dit M. de Limeray à Charley
Beauchamp,--il ne souffrirait pas cette provocation.

--Assurément non! Vous ne vous êtes pas trompé, nous sommes volés. Sur
cette certitude, nous n’avons rien de mieux à faire qu’à nous en aller.

--Oh! attendons de voir comment cela finira avec cet Anglais! pria la
marquise.

Les fleurs continuaient à pleuvoir sur l’étranger; quelques-unes
l’atteignirent à la tête, d’autres en plein visage, sans le tirer de son
impassibilité. Il prit, tour à tour, une rose, un œillet, une tubéreuse,
les respira longuement, les froissa entre ses doigts; son regard demeura
vague et lointain, un sourire erra sur ses lèvres minces, un sourire où
il y avait du défi. On eût dit qu’il avait fait un pari avec lui-même et
qu’il le tenait.

La femme qui l’avait provoqué, exaspérée de cette indifférence, se leva
brusquement, vint s’asseoir à ses côtés et, le coude sur la table, elle
lui parla de près. Le champagne avait redonné un éclat passager à son
visage; elle était belle encore à tenter quelqu’un. Le jeune homme
l’écouta sans sourciller, puis après l’avoir examinée un instant, avec
des yeux froids comme l’acier, il se leva.

--Je ne comprends pas votre langage, dit-il en anglais.

Et, la plantant là, il se dirigea vers la porte.

Suffoquée, humiliée, la fille le regarda s’éloigner avec une expression
effrayante. On pouvait craindre qu’elle ne s’élançât sur lui.

--Mufle! cria-t-elle de toute sa voix.

Et, soulagée par cette injure, dissimulant la colère de sa défaite sous
un sauvage éclat de rire, elle alla reprendre sa place.

--Cette fois, nous en avons eu pour notre argent! dit Willie Grey en
riant.--Nous pouvons partir, je crois.

--Êtes-vous suffisamment édifiées, mesdames? demanda le marquis.

--Oui, oui! répondirent les Américaines.

--Ce n’est pas malheureux.

Au sortir du restaurant, tous eurent une aspiration profonde.

--Comme c’est bon, l’air propre! fit Hélène.

--La vie propre aussi! ajouta Charley Beauchamp, d’un ton où perçait le
regret d’avoir cédé à la fantaisie de sa sœur.

Les Verga, qui demeuraient aux Champs-Elysées, hélèrent une voiture.

--Rentrons à pied,--proposa Hélène,--et aussi lentement que possible:
cette nuit est divine.

--Et quel contraste avec ce que nous quittons! dit le comte de Limeray,
s’arrêtant au milieu de la rue Royale. Voyez.

Sous un ciel infiniment pur et très haut, dans la lumière douce de la
lune, la place de la Concorde paraissait immense et étrange. A cette
heure, ce n’était plus un carrefour de Paris, avec son obélisque aux
lignes hiératiques, la voie blanche du pont menant à un palais
d’architecture grecque, la large avenue des Champs-Élysées fuyant
mystérieusement sous la verdure, les terrasses désertes et les jardins
silencieux des Tuileries, elle ressemblait à l’agora de quelque ville de
rêve sur laquelle planait le sommeil et qui donnait une délicieuse
sensation d’immobilité, d’apaisement et de repos.

--En effet, dit Hélène, quel contraste! Savez-vous? ce que nous nommons
le mal et le laid, ce n’est que les ombres nécessaires pour mettre en
relief le bon et le beau. Sans ces ombres, nous ne les verrions
peut-être pas.

M. de Limeray regarda avec surprise cette jolie femme lançant
tranquillement une pensée philosophique d’une telle portée.

--C’est bien hardi ce que vous avancez là.

--Oui, choquant même, mais cette idée m’est souvent passée par la tête.
Ce soir, elle me revient forcément. Il fallait que j’allasse dans ce
vilain restaurant pour sentir toute la beauté de cette nuit de
printemps. J’ai pour mari un savant doublé d’un philosophe. Il cause
volontiers avec moi. Je ne lui prête pas toujours une attention bien
soutenue, mais nombre de ses paroles se fixent dans mon cerveau, je ne
sais comment. Cela me fait des pensées, des pensées qui vont et viennent
à travers mes plaisirs, mes préoccupations de toilette... Il faut croire
que je ne suis pas aussi frivole que j’en ai l’air.

--Alors, vous ne regrettez pas d’avoir été chez Loiset?

--J’en suis ravie!

--Et toutes vos compatriotes ont la curiosité de ces endroits-là?

--Oh! non,--rectifia honnêtement madame Ronald.--La majorité même des
Américaines ne mettrait pas le pied dans un restaurant de nuit... Les
mondaines de ma génération, par exemple, ont toutes de ces curiosités!
C’est amusant de jeter, de temps à autre, un coup d’œil sur l’abîme
quand on se sent la tête solide.

--Vous aimez le danger?

--Je l’adore.

--Vous l’avez bravé souvent?

--Souvent, oui... Le fleuretage a cela de bon qu’il finit par rendre
réfractaire, et comme, en Amérique, nous le pratiquons dès l’enfance,
nous sommes à peu près incombustibles. Quant à moi, j’ai pris pour
emblème une salamandre. Je l’ai mise sur les panneaux de mon cabinet de
toilette, fait graver sur mon cachet, et tenez!...

Hélène, entr’ouvrant son collet, montra du doigt, piquée à son corsage,
tout contre sa gorge et brillant d’un éclat froid et cruel, une petite
salamandre en diamants avec des yeux d’émeraude.

--Ne dites jamais cela à un Européen jeune. Vous lui donneriez une
terrible tentation... Vous me faites regretter de n’avoir pas trente ans
de moins.

--Oh! je ne crains rien, ni personne! répliqua madame Ronald avec un
beau rire de défi.

--Eh bien, c’est plus fort que moi, je ne puis croire à votre
insensibilité.

--Pourquoi?

--Je ne saurais vous l’expliquer, c’est une impression, et avec la
liberté d’un vieil ami, je vous dirai: «Prenez garde! Il ne faut pas
tenter Dieu, il faut encore moins tenter l’homme: il pourrait avoir son
heure!»

Madame Ronald ne répondit rien. Ces mots jetèrent en elle un vague
malaise et elle changea brusquement la conversation.

Dora marchait devant et babillait gaiement avec Charley Beauchamp et
Willie Grey.

--Enfin, vous vous êtes amusée, ce soir, chez Loiset? demanda Willie.

--Énormément! Puis j’ai eu ces belles roses... J’ai vu l’ex-bouquetière
du Jockey-Club sous l’Empire et appris son histoire qui m’a vivement
intéressée. Ensuite j’ai assisté à la victoire de la vertu britannique
sur la perversité parisienne et j’ai appris qu’on se moque de nous chez
Loiset. Je n’ai pas perdu ma soirée! Mon courrier de demain fera venir
l’eau à la bouche à toutes mes amies.

Willie Grey ne put s’empêcher de sourire.

--Parlez-moi d’une Américaine pour savoir tirer parti des gens et des
choses!

--Mufle!

--C’est à moi que vous dites cela? fit le jeune peintre suffoqué.

--Non, non! répondit mademoiselle Carroll en riant de tout son cœur.--Je
répète ce mot pour ne pas l’oublier.

Comme la jeune fille finissait sa phrase, tout le monde se trouva devant
la porte de l’Hôtel Continental.

On échangea les adieux et les poignées de main.

Et dans l’ascenseur, au grand ahurissement du garçon, Dora avançant,
arrondissant les lèvres, haussant comiquement la tête, lança tout à
coup:

--Mufle! mufle!... Ah! non, je n’ai pas perdu ma soirée!



VI


--Quel est le programme pour cet après-midi? demandait, quinze jours
plus tard, Charley Beauchamp à sa sœur, en déjeunant.

--Eh bien, répondit Hélène, nous devons aller faire visite à Annie. Elle
quitte Paris après-demain... Il faut que vous y veniez aussi. J’ai
commandé la voiture pour quatre heures et demie. Jusque-là, vous êtes
libre.

--Très bien.

--Je suis sûre que si madame d’Anguilhon n’attendait pas un bébé, elle
nous aurait tous invités à Blonay! fit Dora.

--Probablement.

--C’eût été plus amusant que notre voyage en Hollande... Ce que je
donnerais pour voir une de nos compatriotes dans le rôle de châtelaine!

--Annie doit y être charmante, parce qu’elle est simple et naturelle,
répondit tante Sophie. Du reste, je la trouve beaucoup mieux que
lorsqu’elle était jeune fille.

--C’est aussi mon impression, dit M. Beauchamp. Elle a acquis un certain
fini, dans ce milieu français. Malgré tout, elle est restée très
américaine... Et cela prouve que nous avons déjà une forte individualité
nationale.

--Oh! le milieu n’est pour rien dans le changement que j’ai remarqué
chez Annie. C’est la vie, c’est le temps qui l’a perfectionnée... Elle
sortait d’une classe qui, pour la valeur morale et pour l’éducation,
n’est pas inférieure à celle où son mariage l’a fait entrer! dit
mademoiselle Beauchamp d’une voix âpre.

--D’accord, ma bonne tante; mais l’Europe, avec ses mœurs différentes,
la soumission conjugale, la dépendance qu’elle impose aux femmes, agit
visiblement sur nos compatriotes et leur fait des physionomies plus
douces, plus sympathiques... Comme nous connaissons mal la société du
vieux monde! Nous venons visiter les musées, les monuments d’un pays, et
nous n’étudions ni l’âme ni le caractère de ses habitants. C’est
stupide!

--Oui, mais les gens civilisés ne vivent pas sous des tentes; on ne peut
pas les interviewer comme des Peaux Rouges! dit mademoiselle
Carroll.--Si nous n’avions pas eu des amies mariées au faubourg
Saint-Germain, nous nous serions longtemps cogné le nez contre la porte
cochère de l’hôtel d’Anguilhon sans savoir comment on y vivait ou même
comment on y mangeait.

--Et d’ailleurs, les Français, qui paraissent si en dehors, sont très
exclusifs, ajouta Hélène. Ils n’ouvrent pas facilement leurs portes aux
gens d’un autre pays.

--Ils ont tort, car ils gagneraient à être connus! fit Charley.

--Ils gagneraient surtout à connaître des étrangers! déclara
péremptoirement tante Sophie.

Elle était de ces Américaines qui, de bonne foi, se figurent que toute
morale, toute lumière vient de leur pays.

--Assurément! répondit M. Beauchamp avec un malicieux clignement
d’œil.--Ainsi, je ne doute pas que mon exemple, ma manière de voir,
n’aient eu déjà une influence salutaire sur MM. de Kéradieu, d’Anguilhon
et de Limeray... Quant à moi, après ce que j’ai vu et entendu, je ne
suis plus aussi sûr que la race anglo-saxonne arrive à dominer le monde.
Elle est destinée à faire le gros œuvre des civilisations, mais pour le
reste, pour le couronnement de l’édifice, il faudra toujours la race
latine.

--On voit que Willie Grey vous a converti! fit Dora.

--Vous me supposez bien un peu capable de juger par moi-même, j’espère!

--Je trouve les Français décidément amusants! reprit mademoiselle
Carroll.--Ils sont curieux, avec leur manière de chercher midi à
quatorze heures. Et ce sont de fameux interviewers de femmes! Ils
veulent savoir ce que vous pensez, ce que vous sentez, une foule de
choses dont un Américain ne se préoccupe pas. Ils vous démontent,
littéralement, pour savoir comment est faite la petite bête que nous
avons à gauche!... Ainsi, cet abominable vicomte de Nozay m’a retournée
comme un gant.

--Alors, Jack peut être tranquille: si M. de Nozay connaît votre envers,
il ne vous demandera pas en mariage! s’écria Charley Beauchamp avec un
sourire qui adoucissait la taquinerie.

Dora lui jeta sa serviette à la tête.

--C’est mal, ce que vous dites là, car je vaux mieux en dedans qu’en
dehors.

--Est-ce que vous allez sortir tout de suite? demanda madame Carroll à
sa fille.

--Non... j’attends une demoiselle de chez Virot avec des chapeaux.

--Encore!

--Oui, j’en ai vu de si jolis, ce matin, que je n’ai pu résister. Cela
me dégoûte moi-même d’avoir tant de choses... et puis j’achète toujours!
En Europe, c’est le besoin qui est cause des suicides; chez nous ce sera
bientôt la satiété.

--Ne dites donc pas de sottises! fit mademoiselle Beauchamp, d’un air
mécontent.

Hélène se leva de table et s’approcha de la glace. Elle était en
toilette du matin et avait déjeuné le chapeau sur la tête, comme il
arrive souvent aux Américaines. Elle s’aperçut qu’elle était dans un de
ses jours de grande beauté: elle s’envoya un sourire de félicitations.

--Il me vient une idée! dit-elle en passant un des petits peignes de sa
coiffure dans les beaux cheveux chatoyants relevés sur sa nuque.--Je
vais aller chez madame Kevins. On ne la trouve plus après trois heures.
Elle m’a promis des adresses d’hôtels hollandais.

--Demandez-lui, pendant que vous y êtes, tous les renseignements qu’elle
possède, recommanda Charley.--Cela facilitera notre voyage... Je vais
descendre avec vous et vous mettre en voiture.

--Inutile, j’irai à pied. Il ne fait pas trop chaud et j’ai besoin de
marcher.

Au moment même où cette inspiration venait à madame Ronald, un jeune
Romain, le comte Sant’Anna, qui achevait de déjeuner chez Voisin avec un
ami, se rappelait tout à coup un engagement pris la veille. Il regarda
sa montre.

--_Per Bacco!_ déjà une heure et demie! Je suis obligé de te lâcher!...
J’ai un rendez-vous, avenue d’Antin avec Binder. Il doit me montrer un
modèle de phaéton.

Hélène était à peine à dix mètres du Continental que l’Italien sortait
du restaurant, le cigare allumé. Et, sans s’en douter, tous deux
obéissaient à la volonté suprême qui avait marqué leur rencontre pour ce
jour, pour cette heure.

Le comte Sant’Anna remonta la rue Cambon et tourna dans la rue de
Rivoli. La beauté du temps lui donna l’envie de marcher, à lui aussi, et
il marcha!

Soudain, son regard tomba sur madame Ronald et ne la quitta plus.

Elle était vêtue d’un costume tailleur, en petit drap beige clair, dont
la jaquette courte, la jupe collante moulaient audacieusement les formes
de son corps élégant. Le chapeau rond, relevé derrière par une touffe de
roses pâles, laissait voir sa chevelure ondulée, d’un blond si
merveilleux qu’il semblait artificiel.

«Une cocotte, sûrement!» pensa l’Italien. Et, trompé par cet ensemble
provocant, il allongea le pas, dépassa la jeune femme, se retourna et la
dévisagea sans façon.

«Non, une étrangère, se dit-il, mais diantrement jolie!»

Et, sur cette impression, il fit aussitôt machine en arrière afin de
pouvoir la suivre.

L’Américaine est beaucoup plus femme en Europe que chez elle. Est-ce
l’air ambiant qui développe sa fémininité ou ose-t-elle davantage?
Toujours est-il qu’à Paris elle aime à être remarquée et admirée dans la
rue. C’est un plaisir qu’elle n’a pas dans son pays et qu’elle recherche
d’autant plus. Quand il arrive à une Française d’être suivie avec
quelque persistance, elle en reste toujours troublée. Si elle est
vraiment honnête, elle regrette l’incident et se le reproche comme une
faute. L’Américaine, elle, ne s’émeut pas pour si peu. Il arrive souvent
qu’un oisif, tenté par sa beauté ou par son allure coquette, la prend
pour une étrangère en quête d’aventures et s’amuse à la suivre. Loin de
s’effaroucher de l’impertinence, elle en est flattée. Elle ralentit même
imprudemment le pas, s’arrête devant les vitrines, et, lorsque le
«marcheur», se croyant encouragé, lui adresse la parole, elle le
foudroie d’un regard dur, le repousse avec une expression d’honnêteté si
glaçante qu’il se retire plus ou moins penaud. Elle rentre alors chez
elle, ravie d’avoir humilié un représentant du sexe fort, et sans
éprouver autre chose qu’une satisfaction d’amour-propre.

Madame Ronald recevait souvent, au cours de ses promenades, des marques
indiscrètes d’admiration. Elle y prenait toujours un très vif plaisir,
et ne se plaignait pas moins, avec indignation, comme toutes ses
compatriotes, qu’il fût impossible de sortir sans être suivie dans ce
Paris pervers,--_wicked_ Paris.--C’est ainsi que l’on qualifie
habituellement la grande ville, en Angleterre et aux États-Unis. On eût
assez difficilement persuadé à Hélène que la provocation venait d’elle
et de ses toilettes, trop séduisantes pour la rue. De fait, le Français
a plus qu’aucun homme le respect de la femme qu’il juge comme il faut.

Cet après-midi-là, madame Ronald eut bien vite la conscience qu’elle
venait de faire une conquête. L’étranger qui s’était retourné si
hardiment la suivait. Elle s’en aperçut aussitôt. Comme d’habitude, cela
l’amusa et flatta sa vanité,--d’autant mieux qu’elle avait eu le temps
de voir qu’il était beau et élégant.--Sous l’influence magnétique de
l’admiration et du désir qu’elle avait excités, elle sentit la joie de
vivre, d’être belle; sa démarche devint plus élastique, son allure plus
fringante. Après avoir traversé la place de la Concorde, elle prit
l’avenue Gabriel. Et l’un et l’autre, guidés par l’Invisible, ils
cheminèrent pendant quelques minutes, presque seuls, sous l’allée
ombreuse, dans l’air chargé des parfums qui s’exhalaient des massifs
environnants. L’Italien éprouvait un plaisir croissant à suivre cette
femme. Il se mit à la détailler en connaisseur, et le désir éclata dans
sa chair. Son pas s’accéléra, la distance se raccourcit. Hélène, s’en
apercevant, obliqua brusquement à gauche et rentra dans la clarté des
Champs-Elysées.

Le jeune homme comprit vite que l’inconnue ne se promenait pas, mais
qu’elle allait chez quelqu’un ou rentrait à la maison. Il voulut
l’accompagner jusqu’au bout de sa course et, comme hypnotisé par la
lumière de sa chevelure, par les jolies lignes de sa personne, il passa
devant l’avenue d’Antin sans la voir, oubliant carrossier et phaéton.

Madame Kevins habitait tout près de l’Arc-de-Triomphe. Arrivée à
l’avant-dernière maison des Champs-Élysées, dont l’entrée se trouvait
rue de Tilsitt, Hélène s’engouffra sous la porte cochère. Sant’Anna
resta un moment planté sur le trottoir. Demeurait-elle là? Poussé par
une irrésistible curiosité, il entra à son tour au numéro 154 et demanda
à la concierge si la personne qui venait de monter était une de ses
locataires. La bonne femme le regarda d’abord avec quelque méfiance,
puis, comme il avait l’air d’un gentleman, elle finit par lui répondre
que c’était une visiteuse seulement.

L’appartement de madame Kevins se trouvait à l’entresol, et le salon où
elle recevait avait deux fenêtres de coin, ce qui permit à Hélène de
voir son admirateur en faction.

Cette vue ne laissa pas que de la rendre un peu nerveuse et distraite,
et il n’est pas bien sûr qu’elle entendît la moitié des renseignements
que son amie lui donna sur la Belgique et la Hollande.

Sa visite terminée, madame Ronald descendit l’escalier, non sans
ressentir une petite émotion. Pour échapper à l’indiscret, elle pria la
concierge de lui appeler un fiacre et demeura invisible dans le
renfoncement de la porte cochère. Dès que la voiture accosta, elle y
monta lestement en jetant au cocher le nom de l’avenue Friedland.

Le jeune homme, qui faisait les cent pas, aperçut la voiture au moment
où elle filait dans la direction indiquée. Il devina qu’elle emportait
son inconnue et qu’il était joué. Il eut alors ce geste du bras qui
trahit le dépit, cet inimitable mouvement de tête, d’épaules remontées,
avec lequel l’Italien accepte ses défaites, et exprime son impuissance
devant le fait accompli.

--Je la rattraperai, dit-il; une jolie femme se retrouve toujours.

Et, comme il l’avait espéré, deux jours plus tard, il se rencontra face
à face avec Hélène dans la rue de la Paix. Elle lui parut plus désirable
encore. La chaude coloration de ses cheveux le frappa au cerveau comme
un coup de soleil. Il la regarda avec des yeux ardents: elle n’eut pas
l’air de le voir. Lorsqu’il eut fait quelques mètres dans le sens
opposé, il rebroussa chemin et se mit à la suivre. Elle le sentit
magnétiquement et fut de nouveau flattée. Sans se presser, elle continua
sa promenade, prit le boulevard des Capucines, remonta la rue Royale.
Son intention était bien de rentrer à l’hôtel, mais, s’apercevant que
l’étranger ne la lâchait pas et ne voulant pas qu’il sût où elle
demeurait, elle fit signe à un cocher, lui donna l’ordre de la conduire
aux Magasins du Louvre. Là, par une porte ou par une autre, elle était
sûre de réussir à «semer» le jeune homme... Sant’Anna, qui connaissait
le grand bazar et la perfidie de ses sorties multiples, ne lui donna pas
cette satisfaction. Il se faisait fort, maintenant, de la retrouver. Le
lendemain et le surlendemain, il arpenta, sans succès pourtant, la rue
de Castiglione et la rue de la Paix: il avait deviné que son inconnue
était Américaine et qu’elle devait habiter un des hôtels environnants.

Comme la plupart de ses compatriotes, Sant’Anna était grand chasseur de
femmes et amateur d’aventures amoureuses. Ce genre de sport lui donnait
des émotions dont il était friand. Il y mettait l’ardeur, la ruse de sa
race, ses superstitions puériles. Rien ne lui coûtait pour satisfaire le
désir éveillé par un joli visage ou par une tournure élégante. Quand il
lui arrivait, ce qui était du reste assez rare, de revenir bredouille,
il acceptait son échec avec philosophie. Soit qu’il y ait chez l’Italien
moins de combativité, soit que sa nature extrêmement affinée sente mieux
l’inéluctable de la vie, il s’y abandonne sans résistance, avec autant
de résignation que l’Oriental, quoique avec plus d’intelligence. «C’est
la fatalité! C’est le destin!... _È la fatalità! È il destino!_» Ces
paroles, qui lui viennent d’instinct à la bouche, le consolent aisément,
lui enlèvent tout remords, tout regret. Très superstitieux, le jeune
homme se dit que cette Américaine lui avait fait une trop forte
impression pour qu’elle ne fût pas appelée à jouer un rôle dans sa vie.
Lequel, il ne le soupçonnait guère!... Il se mit donc à la chercher des
yeux un peu partout. Le matin du quatrième jour, il l’aperçut
soudainement, devant lui, qui traversait la place Vendôme. Il eut un
éblouissement, un violent battement de cœur, un élan vite réprimé.
Décidé à apprendre où elle demeurait, il la suivit de loin et réussit à
la voir entrer à l’Hôtel Continental. Cela lui suffit. Il continua son
chemin, très heureux d’avoir atteint son but.

Le soir même, comme madame Ronald, en compagnie de son frère, prenait le
café dans la galerie du Continental, elle vit arriver son admirateur.
Cette apparition inattendue lui causa un léger saisissement. Elle ne
douta pas un instant qu’il ne fût venu pour elle. Il l’avait donc
dénichée! C’était joliment habile!... Sa vanité exulta et la rendit
subitement joyeuse. Ses yeux brillèrent davantage, sa parole devint
inégale et rapide. Le comte s’était assis à une table voisine de la
sienne. Elle subit plusieurs fois l’attraction de son regard, mais le
brava aussitôt avec une parfaite expression d’indifférence. Tout en
causant, elle se dit qu’il devait sûrement être un Italien ou un
Espagnol. D’un coup d’œil, elle vit son teint mat, ses traits réguliers;
d’un autre, elle saisit sa taille élégante et tous les signes extérieurs
qui révélaient l’homme du monde. Décidément, cette conquête lui faisait
honneur. L’idée lui vint qu’il devait prendre Charley pour son mari, et
aussitôt, avec sa naturelle et mesquine cruauté de femme, elle voulut le
supplicier un peu et se mit à parler à son frère d’un air tendre. Elle
se laissa complaisamment admirer pendant un bon quart d’heure encore,
riant à la pensée que le lendemain elle quittait Paris, et à celle de sa
mine déconfite lorsqu’il apprendrait ce départ. Sur cette réjouissante
imagination, elle se leva, redescendit la galerie, se dirigeant vers
l’ascenseur. Au moment où, très fière, très digne, elle passait devant
l’étranger, les paroles du «Prince» lui revinrent à la mémoire. Sa lèvre
eut une jolie inflexion de défi et de dédain:

«Ce n’est pas encore cette fois-ci, se dit-elle, que l’homme aura son
heure avec moi!»



VII


Le lendemain, par le premier train, Hélène, son frère et sa tante, Dora
et sa mère quittèrent Paris.

Le voyage de Belgique et de Hollande fut un continuel enchantement pour
Charley. Son ami Willie Grey vint le rejoindre à Bruxelles et
l’accompagna de musée en musée. Dans le trésor de la vieille Europe, ce
trésor si lentement et si douloureusement amassé, il trouva, comme
nombre de ses compatriotes, les sensations qui seules peuvent rafraîchir
les cerveaux brûlés par la fièvre des affaires.

Hélène et Dora ne connaissaient ni la Belgique ni les Pays-Bas. Ce fut
une page nouvelle de l’ancien monde qu’elles déchiffrèrent avec une
curiosité extrême et qui les ravit par son étrangeté. Les petites villes
qui finissent dans le silence et la prière, dont la vieillesse est si
touchante, leur causèrent un étonnement respectueux. Les costumes lourds
et bizarres, les visages placides, la vie humaine ainsi menée sur un
mode lent et grave ne cessa de les amuser et de les intéresser. Pourtant
madame Ronald ne voyait pas sans plaisir approcher l’heure de partir
pour la Suisse et d’aller rejoindre le marquis et la marquise Verga.
Elle s’était liée extraordinairement vite avec cette compatriote
rencontrée chez madame d’Anguilhon.

Madame Verga sortait d’une bonne famille de Washington. Jeune fille,
elle avait beaucoup hanté la colonie étrangère. C’est là qu’elle avait
fait la connaissance de son mari, un Romain, attaché militaire à
l’ambassade d’Italie.

Elle avait un visage de très jolie poupée, animé par des yeux bleus qui
reflétaient une petite âme joyeuse et bonne. Plus brillante
qu’intelligente, elle se montrait naïvement heureuse d’être marquise,
d’avoir sa place dans la haute société de Rome. Son excellent caractère,
sa loyauté, lui avaient valu nombre d’amis. Son salon était un des plus
fréquentés. Sa nature simple et honnête l’empêchait de voir la moitié
des intrigues qui se nouaient et se dénouaient sous ses yeux. Elle
aimait les Italiens, disait-elle, parce qu’ils sont silencieux et
qu’elle pouvait, avec eux, parler tant qu’elle voulait. Le marquis
passait pour le mari le moins fidèle. Les uns croyaient qu’elle ignorait
tout, les autres qu’elle ne voulait rien savoir.

Toujours est-il qu’elle se proclamait la plus heureuse des femmes.
Madame Verga avait entretenu souvent madame Ronald et Dora du monde où
elle évoluait. Elle les avait engagées à passer l’hiver à Rome, leur
promettant de leur donner _a good time_, tous les plaisirs imaginables,
de les présenter dans telle et telle maison de l’aristocratie.

Sous cette suggestion répétée, Hélène avait commencé à se demander s’il
serait possible de décider son mari à faire ce voyage. Une idée, bien
digne d’Ève 1ère, lui vint à l’esprit. M. Ronald, qui s’occupait surtout
de toxicologie, avait maintes fois exprimé le regret de n’avoir pu
retrouver le poison des Borgia. Elle raviverait sa curiosité, lui ferait
entrevoir que, par le marquis Verga ou par ses amis, il obtiendrait
toutes les facilités pour fouiller les archives les plus secrètes du
Vatican.

De son côté, mademoiselle Carroll était séduite par la perspective d’une
saison à Rome et de ces belles chasses au renard que madame Verga lui
avait décrites. Et puis, aller à la cour, voir de près ces princes, ces
ducs, dont les noms historiques et haut sonnants l’avaient toujours
charmée, c’était bien tentant, d’autant plus tentant qu’elle avait un
excellent prétexte pour prolonger son séjour en Europe: la santé de sa
mère, qui laissait beaucoup à désirer, et qui, d’après l’avis des
médecins, exigeait un climat doux et une vie tranquille.

Dans l’imagination des deux femmes, les paroles de la marquise faisaient
leur œuvre sourdement et sûrement.

D’Amsterdam, Hélène écrivit à son mari une de ces jolies lettres,
toujours pleines d’observations fines et originales. Selon son habitude,
elle la saupoudra de tendresse, de mots affectueux. Puis elle finit par
exprimer le désir de passer l’hiver en Italie. Elle assura M. Ronald
qu’il avait besoin d’un congé, lui aussi, et qu’il ne saurait l’avoir
plus agréable qu’à Rome. Elle ne manqua pas de l’amorcer, comme elle se
l’était promis, par l’appât des recherches à faire sur le fameux poison
des Borgia. Cette épître était un vrai chef-d’œuvre de diplomatie
féminine. Elle la glissait sous enveloppe lorsque Dora entra dans sa
chambre, un paquet de lettres à la main.

--Avez-vous quelque chose pour la poste? demanda-t-elle.

--Oui, fit madame Ronald en lui remettant son courrier.

--Je parie que je devine ce que vous écrivez à Henri!

--Eh bien, qu’est-ce que je lui écris?

--Que vous voulez passer l’hiver en Italie, tout simplement... Je dis la
même chose à Jack.

--Oh! Dody! c’est mal de votre part!... Moi, je suis mariée, rien
n’empêche M. Ronald de venir me rejoindre... tandis que vous...

--Je retarde le malheur de M. Ascott, voilà tout!... Plaisanterie à
part, ces messieurs ne seront pas contents. Tant pis! Cela leur formera
le caractère. Je sais bien que nous sommes toujours libres de faire ce
que nous voulons; mais ils peuvent gâter notre plaisir avec des
tracasseries, des reproches assommants. Il faut que nous nous soutenions
mutuellement... Henri vous donnera du fil à retordre. Vous avez promis
de rentrer au mois d’octobre: si vous le désappointez, il sera furieux.
Il ne peut pas supporter un manque de parole. Ils sont si terriblement
honnêtes, ces Ronald!

Un souffle de révolte enfla légèrement les narines d’Hélène.

--C’est bien, dit-elle, nous verrons.

L’anatomiste qui étudie le corps humain est toujours saisi d’étonnement
et d’admiration lorsqu’il voit la minutie des détails qui le composent,
le parti que la nature tire de la fibre la plus ténue, de la molécule la
plus petite. Dans la destinée des individus la Providence apporte la
même prodigieuse recherche. Elle amène de loin, de très loin, les agents
qui lui sont nécessaires. D’un mot, d’un regard, d’un geste, elle fait
sortir un drame poignant ou une joie divine qui produisent à leur tour
une foule de sentiments et qui ont des conséquences incalculables.

La venue à Paris de madame Ronald et de mademoiselle Carroll, leur
liaison avec la marquise Verga, la rencontre d’Hélène et du comte
Sant’Anna, représentaient déjà un énorme travail providentiel, un
écheveau effrayant de circonstances, un concours d’êtres, de choses, de
fluides, où se perdrait l’esprit d’un simple romancier, mais dans
l’étude desquels le philosophe, le psychologue pourraient facilement se
reconnaître et trouver des enseignements, un peu de lumière peut-être.



VIII


Dans la première semaine d’août, mademoiselle Carroll et sa mère
partirent pour Carlsbad; Hélène, tante Sophie, Charley Beauchamp et
Willie Grey allèrent rejoindre les Verga à Lucerne, à l’Hôtel National.

La petite ville suisse parut d’abord assez triste à madame Ronald. Elle
ne tarda pas cependant à prendre goût aux excursions alpestres, aux
longues promenades en voiture, en bateau, à pied, que le marquis savait
rendre amusantes. Au bout de quelques jours, madame Verga et elle
devinrent le centre d’une petite coterie qui excitait l’envie de tout le
monde par son entrain et sa gaieté. Après le dîner, pour lequel l’une et
l’autre se mettaient en frais de toilette, les deux Américaines allaient
s’asseoir dans le hall de l’hôtel, lieu de rendez-vous général, et là,
entourées d’amis et d’admirateurs, elles se balançaient dans leurs
_rocking-chairs_ en écoutant des chansons napolitaines ou autres. Les
musiciens italiens, qui chaque été viennent à Lucerne, lui prêtent un
attrait que tous les _Jodler_ du Tyrol seraient impuissants à lui
communiquer. Après une journée passée sur le lac gris, sur les hauteurs
vertes ou neigeuses, dans le froid décor des Alpes, on goûte un plaisir
exquis à recevoir soudainement cette sensation de soleil, de chaleur et
d’amour que donnent la musique et les chants d’Italie. Hélène en était
pénétrée plus que toutes les femmes présentes. Elle ne comprenait pas le
sens des paroles, mais son oreille en était singulièrement charmée. Elle
y trouvait l’expression de sentiments qu’elle n’avait jamais éprouvés,
quelque chose de passionné, de lumineux et de fugitif. Elle était
fascinée par la mimique des chanteurs napolitains, par ces yeux noirs
qui flambaient tour à tour d’amour et de colère ou s’embuaient
subitement de tristesse, par la mobilité excessive de ces visages
latins, si différents des visages impassibles et fermés de ses
compatriotes. Elle avait été plusieurs fois à Rome, à Naples, à
Florence. Le son musical, coloré pour ainsi dire, de la langue italienne
n’était pas nouveau pour elle, mais jamais il ne l’avait si curieusement
affectée. Son âme avait-elle été sensibilisée à dessein, ou était-elle
remuée par un obscur pressentiment?

Un soir, Hélène et madame Verga occupaient leurs places habituelles dans
le hall et causaient joyeusement avec quelques personnes. Le marquis
était allé à l’hôtel Schweizerhof voir si un ami qu’il attendait depuis
huit jours, et que le baccara retenait à Aix-les-Bains, était finalement
arrivé.

Madame Ronald, très jolie dans une robe de batiste écrue garnie de
rubans vert pâle, se balançait doucement. Tout à coup, la surprise
immobilisa son visage et son fauteuil: M. Verga entrait avec le jeune
homme qui l’avait si obstinément suivie à Paris et à qui elle avait cru
échapper pour tout de bon! C’était donc lui, ce comte Sant’Anna dont,
ces jours-ci, on l’avait si souvent entretenue! Elle demeura
littéralement suffoquée par la surprise, un peu confuse, un peu
effrayée. L’Italien ne l’aperçut pas d’abord; lorsque son ami l’amena
devant elle pour le présenter, il eut un sursaut intérieur, un éclat de
triomphe dans les yeux, un sourire moqueur sous la moustache, tout cela
dissimulé par une inclination profonde.

La marquise accapara le nouveau venu pendant quelques minutes,
l’accablant de questions sur toutes les personnes de leur connaissance
qui se trouvaient à Aix-les-Bains. Aussitôt qu’il fut libre, il
s’approcha d’Hélène et le marquis lui céda le fauteuil qu’il occupait à
ses côtés.

--Il ne m’est pas arrivé souvent d’être aussi heureux,--dit-il en
appuyant ses magnifiques yeux noirs sur la jeune femme.--La fortune me
devait bien ce dédommagement, car elle m’a passablement maltraité au
baccara! ajouta-t-il avec une audace qui frisait l’impertinence.--Si
j’avais pu deviner que cette amie dont Verga me parlait dans ses lettres
était vous, madame, il y a longtemps que je serais ici.

--Mais je ne vois pas pourquoi? dit Hélène froidement.

--Parce que j’ai eu le plaisir de vous rencontrer plusieurs fois à Paris
et que, pour vous revoir, je serais allé au bout du monde.

Il était impossible à Hélène de laisser passer une invite au fleuretage
sans y répondre.

--Si loin que cela! fit-elle d’un ton railleur.

--Si loin que cela,--répéta sérieusement le jeune homme.--Nous autres
Italiens, nous sommes sujets à éprouver des antipathies ou des
sympathies subites. Quand une femme provoque en nous une certaine
émotion, elle nous oblige irrésistiblement à la suivre: c’est un hommage
qu’elle nous force de rendre à sa beauté et dont elle ne saurait prendre
offense.

Madame Ronald fut tellement interloquée par la subtilité de
l’explication qu’elle ne trouva pas un mot à répondre.

--Et c’est ce qui m’est arrivé... Il m’a semblé qu’avant vous je n’avais
jamais vu de femme blonde.

--Je ne savais pas que ma _blondeur_ eût rien d’extraordinaire.

--Ce devait être celle d’Ève.

--Vous croyez?... Mais ce n’est pas rassurant pour moi!

--Encore moins pour les autres! répondit l’Italien avec son fin
sourire.--J’avais deviné que vous étiez Américaine.

--A quoi donc?

--A votre élégance d’abord, puis à votre allure vive et décidée. Je la
connais bien, car nous avons beaucoup de vos compatriotes à Rome. Le
matin, quand elles sortent, elles éclairent le Corso.

--Je suis charmée d’apprendre cela!

--Vous n’êtes pas venue directement ici en quittant Paris?

--Non, j’ai passé par la Belgique et la Hollande.

--Aimez-vous Lucerne?

--Beaucoup.

--Vous comptez y rester jusqu’à la fin de la saison?

--Aussi longtemps que je m’y amuserai.

A ce moment, mademoiselle Beauchamp qui venait de lire son _New York
Herald_ au salon, s’approcha de sa nièce.

--Montez-vous maintenant? lui demanda-t-elle.

--Oui, ma tante, je vous attendais, répondit la jeune femme.

Elle s’était levée avec un empressement qui n’était qu’une manœuvre de
sa coquetterie instinctive.

Puis, en manière d’excuse au comte Sant’Anna:

--Nous avons fait aujourd’hui une longue excursion; demain nous devons
déjeuner au Righi: si je veux être alerte, il faut que je me retire de
bonne heure.

Hélène, ayant pris congé de tout le monde, alla dire un mot à son frère,
qui causait dans un coin avec Willie Grey.

L’Italien la suivit du regard.

--Cristi! quelle jolie femme! dit-il à son ami Verga.--Le mari?
demanda-t-il.

Et, de la tête, il désignait M. Beauchamp qui, en vrai Américain,
accompagnait sa sœur et sa tante à l’ascenseur.

--Non, le frère.

--Elle est veuve?

--Veuve par grâce, par permission, comme on dit si drôlement en anglais:
_a grass widow_[1]... M. Ronald est resté en Amérique.

  [1] _Grass widow_ du français «grâce», traduit d’une manière erronée
    par «grass» «herbe».

--Diablement imprudent de sa part!

--Oh! il ne risque rien. Sa femme est très comme il faut, d’une des
meilleures familles de New-York... toutes les garanties morales et
celle, plus rassurante, d’un tempérament honnête.

--Oui, oui, connu! vienne une bonne tentation... et patatras, les
principes! fondue, la glace!

--Tu ne connais pas encore bien les Américaines: ce ne sont que des
cerveaux. Je crois que si la Providence est vraiment en train de créer
un troisième sexe, comme le ferait supposer le féminisme, ce sont les
États-Unis qui en fourniront les premiers spécimens: des prêtresses, des
doctoresses...

--Oh! horreur!... C’est égal, si avec des cheveux comme les siens, son
teint de rousse, et veuve par grâce depuis plusieurs mois, madame Ronald
était invincible, ce serait surhumain... inhumain, même!... Je suis bien
tenté de la mettre à l’épreuve.

--Je te parie vingt louis que tu en seras pour tes frais.

--Tenu!

A ce moment, madame Verga s’approcha des deux hommes pour leur souhaiter
le bonsoir.

--Qu’est-ce que vous complotez là? demanda-t-elle.

--La perdition d’une femme, répliqua Sant’Anna.

--Naturellement! fit la marquise avec un joli rire.



IX


Bien qu’il ne fût ni prince ni duc, Emmanuel Sant’Anna appartenait à la
grande noblesse. Sa famille, originaire d’Espagne, venue à Rome au XIIIe
siècle, y avait joué un rôle politique considérable et, par son passé,
se trouvait étroitement liée à la papauté.

Donna Teresa, sa mère, était une Salvoni, la sœur d’un cardinal
_papabile_,--«papable»,--une vraie éminence dans le sacré collège. Son
père avait été un de ces beaux nobles romains dont la vie se passait
entre la place du Gesù et la place du Peuple et que l’on voyait
autrefois, à l’heure de la promenade, au Corso ou au Pincio, la canne
aux lèvres, guetter les jolies femmes pour échanger avec elles des
saluts, des œillades, des signes mystérieux.

Après 1870, l’espoir enfantin de refaire avec des Italiens seuls la Rome
de jadis, formée de «vingt peuples divers», fut jeté comme un leurre à
ces hommes ignorants des affaires. Le comte Sant’Anna y fut pris l’un
des premiers. Il acheta de vastes terrains, entra dans des spéculations
insensées, s’y ruina, et mourut de chagrin. Un an plus tard. Donna
Teresa, sa femme, hérita de la fortune paternelle. Lorsqu’elle eut marié
et doté sa fille, il lui resta une terre en Ombrie, une villa à Frascati
et, à Rome, le palais Sant’Anna, sauvé du naufrage. Elle vivait avec une
stricte économie afin que son fils pût dépenser largement. Elle avait
pour lui un de ces amours maternels excessifs qui contiennent tous les
sentiments bons et mauvais du cœur humain. Avant Lelo,--comme on le
nommait par abréviation d’Emmanuel,--il n’y avait rien, et après lui,
rien encore. Quand, du fond de son modeste coupé attelé d’un seul
cheval, elle l’apercevait, à la villa Borghèse ou au Pincio, conduisant
avec maëstria une paire de pur sang, elle était heureuse, et, pendant le
reste de sa promenade, elle ne voyait plus que sa belle carrure et sa
silhouette élégante. Sa beauté faisait l’orgueil et la joie de sa mère.
Il avait un de ces visages italiens aux traits d’une régularité et d’une
fermeté classiques, éclairés par ces yeux lumineux, caressants,
mélancoliques, qui peuvent être d’une dureté sauvage ou d’une douceur
féminine, un de ces visages sans grande puissance intellectuelle, sans
indication d’idéalité, mais revêtu d’un charme particulier, charme fait
d’impressionnabilité extrême et de sensualité fine.

Comme tous ses contemporains, Sant’Anna était le Romain de la
transition, un être affiné, déraciné, ignorant, sans conviction, qui
n’ose ni renier le passé ni accepter l’idéal nouveau.

Pour les jeunes gens de l’aristocratie française, l’évolution est
infiniment moins difficile et moins douloureuse. Ils ont une religion et
une patrie: rien ne les empêche de pratiquer l’une et de servir l’autre.
La religion des nobles romains était la papauté; leur patrie, la Ville
Éternelle: toutes les deux ont été mutilées et transformées. Ils étaient
habitués à considérer l’Italie comme l’ennemie, et on les a enrôlés de
force sous son drapeau. Ils doivent oublier et renaître pour ainsi dire.
Toutes les facultés, atrophiées par une longue oisiveté, les servent
mal, et, conscients de leur infériorité, ils se tiennent à l’écart. On
ne saurait les blâmer.

Lelo fut élevé dans un collège de jésuites. Là, on ne lui enseigna pas
l’histoire vraie de l’Italie, celle qui raconte ses luttes douloureuses,
ses longs efforts vers l’unité, efforts toujours déjoués par la
trahison, mais qui devaient forcément aboutir au fait accompli de 1870;
il apprit, comme tous ses condisciples, une histoire tronquée, édifiée
sur cette fable ingénieuse du patrimoine de Saint-Pierre et où le rôle
glorieux appartient à la papauté. Il fut leurré de l’espoir que le pape,
grâce à l’une ou l’autre des grandes puissances, ne tarderait pas à
reconquérir sa souveraineté temporelle, et que les Italiens seraient
forcés de se chercher une autre capitale. Cependant Rome n’était plus la
cité fermée où aucune idée philosophique, aucune découverte
scientifique, aucune nouvelle même ne pouvait pénétrer sans être
contrôlée, examinée par une théocratie absolue. Les journaux de toutes
les opinions se criaient dans les rues; les livres, les revues entraient
librement; la vie moderne s’épanouissait audacieusement sous les
fenêtres des vieux palais, autour des basiliques, des églises. Par la
brèche de la Porta Pia, le XIXe siècle avait fait irruption et projeté
sa lumière jusque dans les coins les plus obscurs du Transtevère. Et
l’atmosphère même de la Ville Éternelle fut changée. Elle perdit à
jamais sa beauté de sanctuaire, et entra, elle aussi, dans l’âge ingrat
et douloureux de la transition. En dépit des précautions, le nouvel air
ambiant, chargé d’idées de liberté, de patriotisme, agit sur le comte
Sant’Anna. Et, irrésistiblement poussé dans le courant nouveau par
toutes ces choses infimes et grandes, il commença de fréquenter la
société étrangère, puis il se glissa, timidement d’abord, dans quelques
salons «blancs». Il y rencontra la princesse Marina, une des sirènes qui
ornaient le parti de la cour.

C’était une Italienne svelte et fine, au bel ovale latin, aux lourds
cheveux noirs, avec des yeux bleus très foncés d’un ardent magnétisme.
Mariée à un homme dévot, tyrannique et brutal, elle l’avait quitté avec
les honneurs de la séparation, et la garantie d’une rente suffisante.
Par haine du prince, qui appartenait au «monde noir», elle s’était
ralliée aux blancs, et était devenue l’une des amies les plus dévouées
du Quirinal.

Lelo s’éprit de Donna Vittoria avec l’ardeur d’une jeunesse qui avait
été bien gardée et forcément chaste. Il avait vingt-deux ans; elle,
trente-quatre. Cet amour acheva de l’émanciper. Il se fit présenter au
roi et à la reine d’Italie, mais il ne se montra que de loin en loin à
la cour. Cet acte de foi peut sembler assez platonique; étant données
son éducation, les attaches de tous les siens avec le Vatican, il dut
lui coûter un très grand effort moral; il n’en eût pas été capable sans
l’influence et les conseils de Donna Vittoria. Cette défection lui
attira de cruelles scènes de famille et lui fit perdre même l’héritage
d’un oncle intransigeant.

Après cela, le comte Sant’Anna crut avoir acquis le droit de rester
tranquille. Il se laissa vivre, avec cette indifférence de philosophe
qui distingue la plupart de ses compatriotes.

Pour comprendre le caractère d’un peuple, il faut savoir sa langue et
son histoire. Aucune nation n’a acheté son unité aussi cher que
l’Italie. Pendant des siècles, elle a été travaillée, déchirée, déçue
par des partis divers. Si elle n’a pas péri dans la lutte, c’est qu’elle
portait en elle la beauté, l’art, la poésie. Et dans chacun de ses fils
on voit, plus ou moins, la lassitude qui suit les longues crises, le
scepticisme qu’engendrent les trahisons répétées, la prudence, la ruse,
la subtilité que développe la tyrannie. Tout cela se retrouvait chez le
jeune Romain. Le travail acharné de l’Anglo-Saxon, l’activité de
l’Américain, la fièvre créatrice du Français lui faisaient hausser les
épaules et dire avec un mépris hautain: «A quoi bon!... _A che serve!_»
Les émotions de l’amour et du jeu, la passion des chevaux, de la chasse,
remplissaient suffisamment sa vie. Il était joueur, mais par accès
seulement. Il pouvait rester des mois sans toucher une carte, puis le
goût lui en revenait soudain. Ses accès avaient déjà coûté gros à sa
mère, mais il en sortait avec des regrets si sincères qu’elle n’avait
pas même le courage de lui faire des reproches.

Le comte Sant’Anna, comme la majorité de l’aristocratie italienne,
aimait Paris, sinon la France. Il y avait des parents, des amis, et y
passait chaque année une partie de la «saison». Avant de rentrer chez
lui, il s’arrêtait à Aix-les-Bains, où le baccara l’appauvrissait plus
souvent qu’il ne l’enrichissait, ce qui l’obligeait à aller faire des
économies à la campagne. La chasse l’aidait à attendre patiemment le
moment de rentrer à Rome, où, en novembre, il reprenait le cycle de sa
vie mondaine.

Les travailleurs méprisent les hommes de cette catégorie. Ils ont tort:
si une telle existence manque de relief et de but, elle est loin d’être
inutile. Lelo occupait bien la place qui lui avait été assignée ici-bas.
Avec ses inférieurs, il avait cette bonté familière et digne qui
n’humilie jamais. Ses serviteurs et ses fermiers l’adoraient et
ressentaient pour lui un respect presque féodal. De son côté, il les
considérait comme faisant partie de sa famille. Ceci ne se voit plus
guère qu’en Italie. Lorsque, parmi ses gens et ses fermiers, il
rencontrait quelque garçon intelligent, il l’aidait à se faire une
position. Rien ne lui donnait autant de plaisir que de voir un de ses
domestiques, marmiton ou groom, monter en grade, et il ne le perdait
jamais de vue. En un mot, il était un vrai grand seigneur;--et un vrai
grand seigneur entend mieux la fraternité qu’un bourgeois ou un
socialiste.

Parmi les hommes de la haute société romaine, Sant’Anna était un de ceux
qui avaient le plus de prestige; sa belle mine excitait surtout
l’admiration des étrangères. Il faisait de nombreuses infidélités à la
princesse Marina; elle fermait héroïquement les yeux, pour éviter les
scènes qui l’eussent mis en fuite, et il lui revenait toujours.

Le Français est peut-être, de tous les hommes, celui qui met dans
l’amour le plus d’idéalité, le plus d’intelligence, le plus d’éléments
élevés. Pour l’Italien, pour celui de l’aristocratie en particulier,
l’amour n’est guère qu’une aventure où il apporte une ardente jalousie,
une méfiance instinctive, une sensualité d’Oriental. La femme, à
laquelle il ne demande que certaines satisfactions, l’ennuie ou l’agace
vite; et il lui préfère ses amis et son club. Dans sa jeunesse, il est
moins fidèle que le Français; dans sa maturité, il l’est davantage, non
par vertu, mais par indolence native: il trouve inutile de refaire des
frais pour arriver au même résultat.

Lorsque Lelo fut mis à l’improviste en présence de madame Ronald, il
éprouva une commotion qui lui parut un présage. Avec son esprit
superstitieux, il considéra cette rencontre comme une fatalité
encourageante. Avec sa frivole conception de l’amour et de la femme, il
se dit que cette Américaine, éloignée de son mari, visiblement coquette,
serait enchantée de trouver une distraction. Il remercia sa bonne étoile
qui lui envoyait une aussi délicieuse aventure pour l’arracher au
baccara et à l’écarté.



X


La religion, pour une grande part, contribue à former le caractère de la
femme. Le catholicisme fait des cérébrales, le protestantisme des
intellectuelles; la fémininité est catholique, le féminisme est
protestant. L’Américaine, qui est une intellectuelle, se glorifie de son
insensibilité physique; la Française, une cérébrale par excellence, tire
vanité de sa sensibilité, elle l’exagère même: lorsqu’elle n’a pas de
tempérament, elle s’en fait un par l’imagination. Dans l’amour, ce
qu’elle ambitionne, ce dont elle jouit, c’est le pouvoir de donner du
bonheur; l’Américaine, elle, veut en recevoir. Pour la première, l’homme
est le but; pour la seconde, il est le moyen. Cette manière de sentir
les rend aussi diverses que peuvent l’être deux créatures de même
espèce.

Les quinze jours qui suivirent la présentation du comte Sant’Anna furent
pour Hélène comme un joli rêve, où il y eut de ravissantes promenades à
travers monts et bois, au-dessus des lacs bleus, des haltes délicieuses,
des causeries gaies, des tête-à-tête innocents, mais singulièrement
agréables, avec un homme beau, de grande race, à la voix chaude et
nouvelle. Ce rêve fut vécu dans l’atmosphère enivrante que créent le
désir, l’admiration, la sympathie amoureuse, ces fluides qui enveloppent
la femme de chaleur et de lumière, qui «champagnisent», pour ainsi dire,
l’air qu’elle respire... Et madame Ronald n’en fut point troublée.

Lelo ne tarda pas à reconnaître la vérité de ce que lui avait dit son
ami Verga, mais il n’en fut pas découragé: en amour, la résistance
charme l’Italien. La coquetterie ouverte de la jeune femme ne laissa pas
cependant que de le déconcerter. Elle paraissait naïvement heureuse de
lui plaire, elle y tâchait même: tout ce qu’elle voulait, c’était de
l’admiration et encore de l’admiration. Les paroles de tendresse qu’il
lançait au milieu de leurs causeries provoquaient sa raillerie, une
raillerie très sincère. Pour la première fois, il se trouvait en
présence de l’honnêteté féminine absolue.

De fait, cette intimité agréable n’avait pas éveillé chez madame Ronald
une pensée qui pût alarmer sa conscience. Le jeune Romain l’intéressait
à titre d’exotique, parce qu’il était différent des hommes qu’elle avait
connus. Les variations de son humeur, son excessive sensibilité, ses
accès de mélancolie, de paresse, l’étonnaient et l’amusaient. Puis ce
titre de comte sonnait bien à l’oreille, donnait au porteur un certain
prestige. Elle n’était pas loin de le considérer comme un être d’une
essence supérieure.

Ainsi que Dora l’avait prévu, M. Ronald fut blessé, irrité, de voir que
sa femme allait lui manquer de parole. La chance de découvrir le poison
des Borgia le laissa parfaitement froid. Il répondit à Hélène qu’en
aucun cas il ne pourrait passer l’hiver à Rome. Il espérait qu’elle ne
se laisserait pas tenter par les Verga; il comptait qu’elle reviendrait
au mois d’octobre comme elle l’avait promis. A son insu peut-être, il
employa un ton sévère, impérieux. Hélène n’y était pas habituée. C’était
la première fois, du reste, qu’elle subissait l’affront d’un refus. Sous
l’impulsion de la colère ou d’un sentiment encore obscur, elle écrivit
une de ces lettres qui semblent dictées par un mauvais esprit, que l’on
regrette, que l’on est tenté de renier et qui ont des conséquences
imprévues:--elle tenait à profiter de l’occasion qui lui était offerte
de passer une saison agréable à Rome; si Henri l’aimait mieux que son
laboratoire, ce dont elle avait toujours douté, il viendrait la
rejoindre; sinon, elle ne se ferait aucun scrupule de prolonger un peu
son séjour en Europe.

Lorsque madame Ronald annonça sa résolution à son frère et à sa tante,
ils jetèrent les hauts cris et la blâmèrent énergiquement. Charley
Beauchamp, qui était la bienveillance même, avait, dès le premier
moment, éprouvé une profonde antipathie pour le comte Sant’Anna. Il
s’aperçut bientôt que le nouveau venu faisait la cour à sa sœur. Il
l’avait toujours vue entourée d’admirateurs, mais, pour une cause ou
pour une autre, les attentions du jeune Romain lui déplurent et il en
fut comme personnellement offensé.

--Prenez garde, dit-il un jour à Hélène: ce comte ne m’inspire aucune
confiance. Les étrangers se croient tout permis avec une femme
coquette... et vous l’êtes terriblement!

--N’ayez pas peur, personne ne me manquera jamais de respect! répondit
madame Ronald avec son assurance habituelle.

--Je l’espère; seulement, il serait prudent de ne pas vous y exposer.
Vous ne vous doutez pas à quel point les Italiens sont différents des
Américains. Je ne l’aurais jamais su si je n’avais pas connu aussi
intimement le marquis Verga. Méfiez-vous, je vous le répète.

Quelques jours plus tard, Charley reçut un câblogramme qui le rappelait
d’urgence à New-York. Ce n’était pas la première fois qu’il voyait ainsi
ses vacances coupées court, mais jamais il n’en avait éprouvé une telle
contrariété.

--Je suis désolé de devoir vous quitter! dit-il à sa sœur. Si mes
intérêts seuls étaient en jeu, je ne partirais pas. Promettez-moi, pour
me tranquilliser, que vous rentrerez au mois d’octobre.

--Je ne promets rien! répondit madame Ronald d’un ton sec.

--Ce serait cruel de désappointer Henri. En outre, vous donneriez le
mauvais exemple à Dora... Si vous allez à Rome, elle voudra vous suivre:
Jack se fâchera, et il pourrait en résulter une rupture.

--Dody est assez grande pour savoir ce qu’elle doit faire. Je ne suis
pas responsable de ses actions.

M. Beauchamp ne voulut pas discuter davantage: il savait qu’il était
dangereux de pousser Hélène à exprimer sa volonté, car ensuite elle n’en
démordait pas.

Avant de partir, toutefois, il pria tante Sophie de faire son possible
pour obtenir qu’elle renonçât à ce projet. Il fut même tenté de lui
dénoncer le comte, au moins d’éveiller sa méfiance; il en fut empêché
par un sentiment de loyalisme fraternel.

En recevant à la gare, les adieux de sa sœur, il eut le cœur fortement
serré.

--Au revoir... dans six semaines! lui cria-t-il par la portière.

Hélène détourna la tête et ne répondit pas.



XI


Madame Ronald avait dit à M. de Limeray qu’elle aimait le danger, et en
vérité, depuis trois semaines, elle jouait, comme une enfant, avec le
désir, avec les sens, avec la vanité d’un homme, sans se douter du péril
auquel elle s’exposait. L’éducation morale et physique de l’Américain
n’est pas celle de l’Européen; elle sauvegarde la femme plus que ses
principes mêmes ou son honnêteté. Hélène avait impunément tyrannisé,
tantalisé ses admirateurs: aucun n’était allé plus loin qu’elle n’avait
voulu. Le comte Sant’Anna, lui, était d’un autre tempérament. Ce
fleuretage platonique, auquel on le soumettait, lui semblait une insulte
à sa virilité et, par moments, l’exaspérait jusqu’à la plus sauvage
colère. Le départ de M. Beauchamp lui avait causé une vive satisfaction:
il avait deviné son hostilité, il s’était imaginé qu’elle contrariait
son succès; maintenant, il sentait la jeune femme davantage en son
pouvoir.

Dans la première semaine de septembre, toute la petite coterie
italo-américaine quitta Lucerne pour Ouchy et s’installa à l’Hôtel
Beau-Rivage.

Bien que Romain, le marquis Verga avait une certaine activité physique.
Forcé par son service d’accompagner la reine d’Italie dans sa
villégiature des Alpes, il avait pris goût à la montagne et venait de
préférence en Suisse où il pouvait s’entraîner à la marche. Lelo, qui
n’aimait pas la nature, qui détestait les excursions, était enchanté
d’être débarrassé du Righi et du Pilate et de n’avoir plus en
perspective que de belles et faciles promenades sur le lac Léman.
L’Hôtel Beau-Rivage était infiniment plus intime que l’Hôtel National.
Il y avait un beau parc, de jolis coins où l’on pouvait s’isoler, où les
mots d’amour devaient mieux porter, un décor exquis, mille choses qui
pouvaient devenir complices de son désir. Et son désir flambait de plus
en plus. La beauté brillante de l’Américaine, ses cheveux qu’on eût dit
passés dans un bain d’or, son éclat de blancheur, de santé physique et
morale, étaient une tentation au-dessus de ses forces. Il lui semblait
que cette femme si blonde lui appartenait de droit, à lui si brun. Et
cependant, il sentait bien qu’elle demeurait réfractaire à la séduction
qu’il s’efforçait d’exercer sur elle. Ni ses paroles, ni son admiration
muette, ni la caresse enveloppante de son regard, ne parvenaient à la
troubler. Le soir, lorsqu’elle lui tendait sa main, il la trouvait
toujours fraîche comme celle d’une petite fille. Un après-midi que, par
extraordinaire, il était seul avec elle dans son salon, il s’enhardit à
lui parler de tendresse, de passion; il l’amena habilement au bord du
gouffre fleuri. Elle écouta toutes ces jolies choses, elle se laissa
conduire sans résistance, puis, soudainement:

--Croyez-vous que l’amour soit un fluide comme la chaleur, comme
l’électricité? demanda-t-elle avec le plus grand sang-froid.

Sant’Anna tressauta sous l’étrange question:

--L’amour un fluide!... répéta-t-il, ahuri, suffoqué.

--Oui, les savants affirment qu’ils pourront l’analyser, l’enregistrer
au galvanomètre, le photographier même...

En entendant ce propos énorme qui, à son ignorance moyenâgesque, à sa
jeunesse surtout, sonnait comme un blasphème, il se leva, prit son
chapeau et sortit, laissant madame Ronald stupéfaite. Quelques heures
plus tard, elle voulut lui expliquer gentiment qu’elle ne s’était point
moquée de lui.

--Laissez, fit-il, je ne veux pas connaître le secret des dieux. Pour
moi, comme dit Carmen:

    L’amour est enfant de Bohême,
    Il n’a jamais connu de loi;
    Si tu ne m’aimes pas, je t’aime;
    Si je t’aime, prends garde à toi!

Une Française, honnête comme l’était madame Ronald, n’eût point permis
qu’on lui fît ainsi la cour. Non contente de ne pas pécher, elle se fût
fait un scrupule d’exciter la convoitise d’un homme et de le rendre
malheureux. L’Américaine, elle, ne se refuse jamais ce qu’elle appelle
_an admirer_,--«un admirateur».--C’est ainsi qu’Hélène considérait le
comte Sant’Anna, mais lui, malheureusement, n’avait pas le platonisme
qui distingue ce genre d’amoureux essentiellement transatlantique. Et,
pour comble d’imprudence, elle était fort aimable avec Willie Grey, qui,
à la prière de son frère, les avait accompagnées, elle et sa tante, à
Ouchy. Chaque matin, elle faisait avec le marquis Verga et le jeune
peintre une promenade à bicyclette. Lelo, qui avait horreur de cet
exercice, n’était pas de la partie. Lorsqu’il voyait madame Ronald, très
séduisante, avec son chapeau anglais, sa jaquette courte, sa jupe
collante sur les hanches et la croupe, sauter lestement en selle et, le
buste droit, filer comme un trait, il éprouvait une rage de jalousie qui
exaltait sa passion.

Le marquis Verga s’amusait infiniment de la petite comédie qui se jouait
sous ses yeux, et non pas, certes, par amour de la vertu, mais par
rivalité masculine, il se réjouissait de voir l’insuccès de son ami.

--Avais-je raison? dit-il un soir que Lelo, après avoir accompagné
madame Ronald à l’ascenseur, revenait s’asseoir près de lui en tordant
rageusement sa moustache.--Que penses-tu maintenant de l’honnêteté
américaine?

--Qu’elle ressemble joliment à de la perversité!... Ce n’est pas le
respect de soi-même, c’est plutôt le plaisir d’embêter l’homme et de ne
pas permettre qu’il triomphe.

--C’est cela même!

--Eh bien, je crois que toute femme a dans sa vie un moment de
défaillance. Madame Ronald, elle, n’a pas encore eu le sien; c’est ce
qui la rend si audacieuse, mais, _per Bacco!_ je saurai le provoquer et
en profiter! Elle est décidée à venir à Rome cet hiver...

--Oui, c’est moi qui lui ai mis cela dans la tête... du diable si je me
doutais que je te pavais la route!... C’est égal, je crois que tu perds
ton temps.

--Possible!... mais madame Ronald ne me rendra pas ridicule à mes
propres yeux. Si je ne peux lui donner le respect de l’homme, je lui en
donnerai la crainte, aussi vrai que je suis un Sant’Anna! fit l’Italien
avec un air mauvais.

Malgré sa témérité, Hélène ne s’exposait point à des tête-à-tête
dangereux. Elle se laissait faire la cour, mais sous les yeux de tout le
monde, sinon à la portée des oreilles. En dépit de son habileté
italienne, Lelo n’avait pas réussi à la séquestrer une seule fois. Il
lui avait bien tendu des pièges; mais, comme elle était sincèrement
honnête, elle les avait aperçus: la femme est rarement surprise, bien
qu’elle prétende toujours l’être. Le jeune homme était persuadé que,
s’il pouvait pendant quelques moments lui parler seul à seule, il
saurait l’émouvoir, et il cherchait sans cesse le moyen d’y arriver.

Un matin, en passant par le corridor, il vit que le salon et la chambre
à coucher qui séparaient madame Ronald de sa tante étaient libres. Cette
vue lui inspira une idée diabolique. Il entra, inspecta les lieux, et,
descendant quatre à quatre au bureau, il annonça l’arrivée de son
beau-frère et de sa sœur et retint pour eux l’appartement. Il parla aux
Verga, à Hélène, de la visite qu’il attendait et fit mettre
ostensiblement des plantes et des fleurs dans le salon. Il avait trouvé
là une position unique, il s’agissait d’en profiter.

Le lendemain soir, après le dîner, tout le monde alla dans le jardin. La
nuit était d’une beauté rare, douce, éclairée par la lune. Sant’Anna
emmena la jeune femme au bord du lac. Elle avait jeté sur sa robe légère
une mante bretonne, et, au-dessus du vêtement sombre, dans la lumière
argentée, sa tête nue paraissait d’une blondeur merveilleuse. Elle seule
soutenait la conversation. Son compagnon marchait à ses côtés, la tête
basse, visiblement absorbé par une pensée quelconque.

--Qu’avez-vous donc, ce soir? lui demanda-t-elle: vous êtes de mauvaise
humeur?

--Pas du tout! je cherche la solution d’un problème.

--De mathématiques?

--Non, de psychologie.

--Ah! cela m’intéresse. Puis-je le connaître?

--Parfaitement, et vous pourrez m’aider à le résoudre mieux que
personne, car c’est vous-même qui êtes ce problème.

--Moi?

--Oui. Je me demande comment avec votre jeunesse, votre beauté et votre
intelligence, il vous est possible de vivre sans amour.

--Sans amour!... mais j’aime mon mari: il me suffit parfaitement, je
vous assure... C’est une splendide créature,--dit Hélène, employant pour
qualifier M. Ronald une expression tout à fait anglaise.--Je n’ai jamais
rencontré d’homme qui le vaille, je n’en rencontrerai probablement
jamais.

--Et cependant vous êtes ici loin de lui, volontairement. Je finis par
croire que, vous autres Américaines, vous avez pour vos maris un
sentiment spécial, un sentiment qui vous permet de voyager, de vous
amuser, d’être heureuses sans eux... Quand on aime, la séparation est un
déchirement.

Madame Ronald se mit à rire.

--Dieu merci, nous n’éprouvons rien de si gênant... D’ailleurs, nous ne
vivons pas uniquement pour l’homme.

--Non? Et pour qui vivez-vous?

--Mais pour la famille, pour la société, pour nos amis. Puis, nous
devons développer notre esprit, progresser, travailler à l’amélioration
de nos semblables.

A l’énoncé de ce programme si moderne, Lelo, stupéfait, s’arrêta net et
regarda la jeune femme.

--Vous vous moquez?

--Pas le moins du monde!

--Et cela vous suffit?

--Pleinement.

--Vous n’avez pas besoin d’autre chose, vous?

--J’ai besoin encore d’une affection solide, durable, et je l’ai!...
répondit madame Ronald avec dignité.

Sant’Anna reprit sa marche.

--Je l’avais bien deviné, dit-il; il y a en vous une virginité que j’ai
sentie, qui m’a étonné, m’a charmé. Vous ignorez encore ce que la vie
renferme de divin. Vous le saurez un jour... et je donnerais dix ans
d’existence pour être celui qui vous l’apprendra! ajouta-t-il d’une voix
basse et émue.

Pour la première fois, Hélène parut troublée, mais se ressaisissant
aussitôt:

--Ne dites pas de sottises! fit-elle d’un ton sec, et rentrons.

Lelo se mordit la lèvre.

--Comme vous voudrez, répondit-il froidement.

Madame Ronald acheva la soirée sous la véranda, avec les Verga, Willie
Grey et quelques personnes de connaissance. Par extraordinaire, elle fut
distraite et silencieuse. Quand elle rencontrait les yeux de Sant’Anna,
assis un peu à l’écart dans un coin d’ombre, le mouvement de son
_rocking-chair_ s’accélérait et trahissait sa nervosité.

Vers dix heures, elle remonta chez elle. Désireuse d’être seule, elle se
débarrassa promptement de sa femme de chambre. Il y avait en elle une
sorte d’exultation. Tout en allant et venant par la pièce inondée de
clarté, elle fredonnait une chanson italienne qu’elle aimait
particulièrement. Après s’être déshabillée, elle passa un peignoir de
surah blanc garni de merveilleuses dentelles, puis, éteignant
l’électricité, elle vint s’asseoir près d’une fenêtre ouverte pour
admirer un instant le paysage auquel la pleine lune prêtait une beauté
idéale. Pendant que son regard se promenait, sans les voir peut-être,
sur le lac lumineux, sur les montagnes divinement estompées, les paroles
entendues se répétèrent dans son cerveau. Depuis l’Éden, les moyens de
séduction, les causes de faiblesse n’ont pas changé: la ruse et la
curiosité sont parmi les facteurs immuables de l’âme humaine; cela
réussit toujours à l’homme de persuader à la femme que l’arbre de vie a
des fruits dont la saveur lui est inconnue. Le travail de la tentation
se fit chez madame Ronald, cette Américaine ultra-moderne, comme il se
fit, d’après le poète sacré, chez Ève.

Sant’Anna déclarait qu’il y avait dans la vie quelque chose de «divin»
qu’elle n’avait pas éprouvé. Elle se rappela les jours de ses
fiançailles, les premiers temps de son mariage. Oui... elle avait été
heureuse, d’un bonheur joyeux, profond, mais sans ivresse et bien
humain... Cette certitude réveilla le désir de savoir, et les regrets
qu’elle avait eus quelquefois en lisant des pages passionnées.
Bizarrement, elle se ressouvint des confidences qu’échangeaient ses
compagnes, jadis, au couvent de l’Assomption. Toutes avaient un idéal,
des rêves merveilleux, toutes semblaient dans l’attente de quelque
mystère. Avec leurs âmes d’ingénues, elles avaient donc pressenti ce
qu’elle, Hélène, ignorait... C’était trop fort!

Comme elle formulait en elle-même cette expression de dépit, elle
entendit remuer, puis marcher dans la pièce contiguë à sa chambre, et
qu’elle savait inoccupée. Elle prêta l’oreille, et, aussitôt, elle eut
l’intuition que le comte de Sant’Anna était là. L’artère de sa gorge
battit violemment. Elle eut peur. Elle se dit que le verrou la
défendait, qu’elle n’avait rien à craindre; pourtant, son front
s’emporta d’une sueur froide. Elle arrêta sa respiration pour mieux
écouter. Tout à coup, une main toucha le bouton de la porte, le tourna
hardiment, et Lelo, très beau de passion et d’audace, parut sur le seuil
de la chambre.

L’épouvante mit Hélène debout.

--_How dare you?_... Comment osez-vous?--cria-t-elle d’une voix
étranglée, instinctivement assourdie pour ne pas attirer l’attention des
voisins de droite. Sortez à l’instant!

Au lieu d’obéir, le comte s’avança vers la jeune femme et, pliant un
genou sur le siège dont elle s’était fait un rempart:

--Il faut que vous m’entendiez, lui dit-il. Venez là, dans le salon.
C’est pour vous y recevoir que j’y ai mis des fleurs.

--C’est indigne! indigne! répéta Hélène, serrant avec des mains crispées
le dossier du fauteuil qui la séparait de l’Italien.

--Je vous demande une audience comme à une reine. Vous n’avez rien à
redouter, sur mon honneur!

--Votre honneur! Jolie garantie!... vous n’êtes pas un gentleman!

--Si je n’étais pas un gentleman,--répondit Lelo en baissant la
voix,--je serais venu deux heures plus tard et je vous aurais trouvée
sans défense.

Un flot de sang monta au visage de madame Ronald.

--Comme les brigands de votre pays, alors! dit-elle, avec un cinglant
mépris.

Sant’Anna pâlit de colère.

--Et qui m’a poussé à cet acte d’audace, si ce n’est votre coquetterie?
fit-il avec une violence concentrée.--Dès le premier moment, je vous ai
laissé voir l’admiration que vous m’inspiriez. Vous avez accepté mes
hommages, vous m’avez tenté impitoyablement... et je vous aime!

Hélène mit ses mains à ses oreilles. Le jeune homme les enleva, et, les
retenant de force:

--Je vous aime! reprit-il.

La flamme chaude de son regard sembla toucher le front de la jeune
femme: les paupières d’Hélène battirent, une sorte d’ivresse envahit son
cerveau. Mais sa volonté la secourut, elle put réagir:

--Je ne vous aime pas, moi! dit-elle, en dégageant brusquement ses
mains.--J’ai eu tort, je le reconnais. Vous m’avez donné une leçon dont
je profiterai... Maintenant partez!

--Pour toujours, alors?

--Je l’espère bien!

Cette réponse si peu féminine dégrisa subitement le comte et, comme par
miracle, éteignit son désir.

Il se redressa de toute sa hauteur:

--Je m’étais trompé sur vous, dit-il. Adieu.

Et il sortit lentement, sans retourner la tête.

Hélène attendit quelques secondes encore, puis courant à la porte, elle
en poussa le verrou qui avait été perfidement tiré.

--Quelle aventure! quelle aventure! murmura-t-elle, toute secouée d’un
tremblement nerveux.

Sant’Anna chez elle, à onze heures et demie du soir! Il avait osé cela!
Il avait loué cet appartement pour l’y entraîner!...

Madame Ronald rougit... Et elle avait été tentée de le suivre dans ce
salon rempli de fleurs! oui, tentée!... mais elle avait résisté!... A
cette pensée, son orgueil s’exalta, elle eut un petit rire de
satisfaction. Ah! on n’a pas aussi facilement raison d’une Américaine! A
sa place, une Française eût été perdue irrévocablement. Quelle horrible
fascination!... Elle revit le jeune homme comme il était, le genou plié
devant elle, le visage transfiguré par la passion. Les paroles de M.
Ronald lui revinrent à la mémoire. «La science a raison, se dit-elle:
l’amour est un fluide, un magnétisme, une force qui attire les êtres les
uns vers les autres.» A une certaine minute, elle l’avait senti;
l’atmosphère de la chambre était devenue particulière et elle avait eu
comme un éclair de joie exquise, non encore éprouvée, la sensation de
quelque chose d’éblouissant... Ah! elle avait compris! Le «divin»,
c’était l’amour porté à son plus haut degré d’intensité, pour un moment.
A ce degré, il ne dure pas, il ne peut pas durer: il échappe à nos
facultés imparfaites. Elle vit cela clairement, avec sa lucidité
d’intellectuelle, et sa lèvre eut un pli de dédain. Dieu merci, il y
avait en elle une force supérieure à la tentation du bonheur défendu et
fugitif. Elle avait reçu une leçon, mais elle en avait donné une aussi!

Sur cette idée consolante, madame Ronald se leva. Avec des mouvements
lents et distraits, elle acheva sa toilette de nuit. Une vague
inquiétude la tint éveillée; elle demeura l’oreille aux aguets assez
longtemps; puis, tout à fait rassurée, elle s’endormit avec un agréable
sentiment de triomphe et d’honneur sauf.

Le lendemain matin, Hélène descendit vers dix heures et s’installa dans
un coin du jardin pour lire son _New York Herald_. Il lui fut impossible
de fixer son esprit sur la politique ou sur les nouvelles mondaines.
Elle s’attendait à voir paraître le comte, d’un instant à l’autre.
Quelle attitude prendrait-il? Aurait-il l’air fâché ou honteux? Quant à
elle, elle serait très digne, très froide... Au bout d’une heure, elle
vit venir, non pas le jeune Romain, mais les Verga. Le marquis tenait
une lettre ouverte à la main.

--Madame Ronald,--dit-il avec un sourire malicieux,--vous avez perdu
votre admirateur. Sant’Anna a reçu hier, à minuit, une dépêche lui
annonçant que sa sœur ne viendra pas et que sa mère est dangereusement
malade. Il est parti, ce matin, par le premier train. Il me charge de
vous exprimer ses regrets et de vous présenter ses hommages.

--Ah!... fit Hélène du ton le plus indifférent qu’elle put prendre.

Le marquis n’ajouta pas, cela va sans dire, qu’au billet de son ami
était joint un chèque de vingt louis,--le galant aveu de sa défaite.

--Eh bien, moi, je ne crois pas à cette maladie de sa mère! déclara
madame Verga. C’est tout simplement Donna Vittoria qui le rappelle.

--Qui est-ce, Donna Vittoria?

--Une amie de Lelo, ses premières amours, une femme qui a douze ou
quinze ans de plus que lui et qui le tient toujours... un crampon,
quoi!... _una strega_, comme disent ces messieurs. Les Italiens ne sont
pas fidèles, mais ils sont constants.

--_Brava_, Lili! s’écria le marquis en riant,--votre définition est
absolument juste et nous fait grand honneur. La constance est une vertu,
tandis que la fidélité n’est que le manque de fantaisie ou
d’imagination.

--Entendez-vous cela, Hélène? fit madame Verga,--comme c’est rassurant!

La jeune femme eut un vague sourire: elle n’avait pas entendu.

Parti! Sant’Anna était parti! Elle ne pouvait le croire. Elle se dit que
c’était un faux départ. Malgré elle, elle l’attendit pendant les deux
jours qui suivirent. Elle essaya ensuite de se persuader qu’elle était
bien aise d’être débarrassée de lui, mais Ouchy lui sembla infiniment
moins agréable. Il avait bien besoin de gâter les dernières heures d’une
saison qui avait été parfaite, qui leur eût laissé un si joli souvenir!
Elle lui en voulait naïvement de l’avoir privée de son admiration, de
ses hommages, d’avoir si brutalement coupé court à un fleuretage qui
l’amusait.

Le surlendemain, madame et mademoiselle Carroll arrivèrent de Carlsbad.
Dans toutes ses lettres à Dora, madame Ronald avait parlé du Romain. Le
désir de le connaître s’était emparé de la jeune fille; elle avait hâté
sans scrupule la cure de sa mère.

--Je vais enfin faire la connaissance de ce fameux comte Sant’Anna!
dit-elle.

--Le comte Sant’Anna? fit Hélène avec un petit rire nerveux;--il est
parti avant-hier.

--Ah! c’est trop fort! s’écria la jeune fille avec un visage
déconfit.--Parti! Quel guignon!



XII


Au mois d’octobre, la petite coterie s’éparpilla forcément. On se sépara
avec la promesse de se revoir à Rome, dans les premiers jours de
janvier. Les Verga retournèrent en Italie; les quatre Américaines
rentrèrent à Paris et s’installèrent à l’hôtel Castiglione, que leur
avait recommandé la marquise d’Anguilhon.

La lettre de madame Ronald à son mari était faite pour le blesser au
vif. Sans qu’elle s’en rendît compte, chaque mot devait irriter sa
susceptibilité, provoquer son obstination et déterminer une de ces
bouderies d’homme bon qui sont particulièrement opiniâtres. De fait, il
ne répondit pas à sa femme. Ce silence étonna d’abord Hélène, puis lui
causa une peine mêlée de colère. Elle crut y reconnaître l’influence de
sa belle-mère et de sa belle-sœur. Cette opinion s’implanta dans son
esprit, la rendit injuste et absolument déraisonnable. Mademoiselle
Beauchamp lui représenta en vain que c’était trop exiger de vouloir
qu’un homme pareil abandonnât ses travaux pour venir s’ennuyer dans une
société étrangère de mondains et d’oisifs. Hélène déclara qu’elle valait
bien ce sacrifice. Du reste, Henri avait besoin de repos et de
changement; elle n’entendait pas permettre qu’il s’absorbât dans la
science: elle avait épousé un homme et non pas la chimie.

Lorsqu’une femme peut apporter, dans sa volonté ou son désir, un
semblant de logique, il n’y a point de recours. Madame Ronald arriva non
seulement à se convaincre elle-même, mais à convaincre sa tante, dont le
sens était si droit pourtant, que la raison était de son côté. Malgré
elle, chaque lundi et chaque jeudi, elle avait une petite fièvre
d’attente, et quand, dans son courrier toujours volumineux, elle ne
voyait rien de son mari, elle ne pouvait se défendre d’un serrement de
cœur, et le chagrin qu’elle éprouvait augmentait sa rancune. Charley
Beauchamp la blâmait sans réserve; dans toutes ses lettres, il
l’engageait à rentrer. Voyant qu’il n’obtenait rien, il finit par garder
le silence sur ce sujet.

En annonçant à Jack Ascott que sa mère ne pourrait passer l’hiver en
Amérique et qu’on ne les reverrait pas à New-York avant la fin de la
saison, mademoiselle Carroll l’avait invité à venir les rejoindre à
Rome, en des termes qui, une fois de plus, avaient désarmé le pauvre
garçon. Dora, du reste, commençait à désirer la présence de son
souffre-douleur et, de temps à autre, elle se prenait à dire: «_I miss
Jack._--Je regrette Jack...»

Tout cela n’empêchait pas les deux Américaines de s’amuser, Willie Grey
remplaçait de son mieux auprès d’elles Charley Beauchamp. Il les
conduisait au théâtre, les escortait à bicyclette. Elles étaient fort
contentes de l’avoir. Comme la généralité de leurs compatriotes, elles
proclamaient volontiers leur indépendance à l’égard de l’homme, et
n’aimaient cependant pas être sans cavalier.

La scène d’Ouchy n’était pas de celles qu’une femme peut oublier
facilement fût-elle une Américaine et une intellectuelle. Madame Ronald
se rappelait son «aventure» avec d’autant plus de plaisir qu’elle y
avait joué le beau rôle! Elle désirait revoir le jeune Romain pour
triompher une seconde fois. Lui garderait-il rancune? En tout cas, il ne
recommencerait pas à lui faire la cour; elle pouvait être bien
tranquille. Malgré elle, à chaque instant, les paroles entendues se
réimprimaient dans son cerveau, l’émotion ressentie se renouvelait à
loisir. Elle se demandait si le comte Sant’Anna l’avait réellement aimée
ou s’il n’avait eu pour elle qu’un caprice violent. Sa figure, au lieu
de s’effacer, devenait plus nette, le son de sa voix musicale encore
plus distinct. Hélène se laissait absorber par le souvenir de cette
tentation délicieuse, qu’elle croyait sans péril désormais, qui lui
donnait tout juste un frisson de peur rétrospective.

Sans que madame Ronald lui eût fait la moindre confidence, mademoiselle
Carroll avait deviné d’instinct qu’il y avait eu quelque fleuretage
entre elle et l’Italien. Elle ne cessait de la questionner sur lui, et
se réjouissait ouvertement de pouvoir à son tour faire sa connaissance.

--Heureusement que Jack sera là pour vous surveiller! lui dit un jour
Hélène.

--Si Jack est désagréable, je l’enverrai à Jéricho! répondit lestement
la jeune fille.

C’est à Jéricho, qu’Anglais et Américains envoient les gêneurs et les
importuns.

--En tout cas, je ne vous conseille pas de fleurter avec le comte
Sant’Anna.

--Pourquoi?

--Parce que les étrangers sont plutôt dangereux à ce jeu-là.

--Tiens! vous en avez donc fait l’expérience? demanda Dora en regardant
Hélène.

Puis, surprenant sa rougeur:

--Je suis fixée! dit-elle en riant. J’imagine que vous lui avez donné
une leçon, à ce beau comte!... S’il en veut une de ma part, il l’aura.
De cette manière, il ne pourra manquer d’avoir une bonne opinion des
Américaines.



XIII


Dans la première quinzaine de décembre, la marquise d’Anguilhon,
accompagnée de madame Villars, sa mère, vint à Paris afin d’acheter les
mille objets dont elle avait besoin pour le gigantesque arbre de Noël
qu’elle offrait chaque année aux enfants de Blonay.

Elle descendit à l’hôtel Castiglione, comme elle le faisait souvent,
pour ne pas ouvrir sa maison. Elle aimait à se retrouver dans
l’appartement qu’elle avait occupé étant jeune fille, où elle s’était
mariée: l’Américaine, qui n’est pas sentimentale, a cependant la
religion du souvenir. Annie fut charmée de revoir ses compatriotes; elle
les invita à venir passer les fêtes à Blonay. Mademoiselle Carroll en
eut une joie extravagante.

--Et dire que nous aurions manqué cela, si nous étions retournées en
Amérique!... Quelle veine nous avons!

Le 20 décembre, Hélène et Dora, chaperonnées par mademoiselle Beauchamp
et madame Carroll, partirent pour le Bourbonnais. La vue du château de
Blonay, un des plus beaux de France, leur arracha des cris d’admiration.
Elles furent émerveillées et stupéfaites de voir Annie si _at home_ dans
cette demeure grandiose.

Vers le milieu de l’été, la marquise d’Anguilhon avait eu le triomphe de
donner un second fils à son mari. Il y avait sur son charmant visage un
rayonnement de satisfaction. Elle montra fièrement à ses amies les
améliorations qu’elle avait décrétées autour d’elle, les cottages en
brique rouge ornés d’arbustes qui devaient les fleurir au printemps, la
maison d’assemblée pourvue d’une bibliothèque, d’un billard, où se
réunissaient les ouvriers et les paysans. Au lieu de joindre ses
compliments à ceux d’Hélène et de Dora, tante Sophie pinçait les lèvres
et gardait le silence; puis, comme elle avait toujours de la peine à
taire sa pensée, elle finit par dire à Annie:

--C’est très beau, tout cela, mais vous savez que je suis patriote avant
tout; je ne puis m’empêcher de regretter que votre activité, votre
bienfaisance (elle eut le tact de ne pas ajouter: «votre argent»),
soient perdues pour votre pays.

La jeune châtelaine sourit:

--Eh bien, puisque vous êtes si bonne patriote, vous devez vous réjouir
de mon mariage avec M. d’Anguilhon.

--Pourquoi?

--Parce que l’arrière-grand-oncle de mon mari est mort pour
l’indépendance de l’Amérique. Il était l’ami intime de Lafayette. Il
s’embarqua avec lui et prit part au siège d’York. C’est même sur ses
ordres que les grenadiers et les chasseurs français montèrent à
l’assaut, et il fut tué l’un des premiers.

--Ah! c’est assez curieux! fit mademoiselle Beauchamp, un peu
interloquée.

--J’ai découvert cela dans les archives de la famille; Jacques
l’ignorait. Il m’a semblé, alors, que j’avais été chargée par la
Providence d’acquitter cette dette de mon pays.

--Et vous n’en avez pas l’air fâché! dit Dora en souriant.

--J’en suis bien heureuse, au contraire!

Parmi les hôtes du château se trouvaient le vicomte de Nozay et M. de
Limeray.

«Le Prince» fut enchanté de revoir, dans l’intimité de la campagne,
cette Américaine dont la beauté seule lui était un plaisir et qui
l’intéressait à titre de nouveauté féminine. C’était le premier spécimen
d’intellectuelle qu’il approchait. Comme Sant’Anna, il s’étonnait du peu
de place que l’amour et le sentiment semblaient tenir dans la vie de
madame Ronald. Bien qu’il fût hors de cause, il en ressentait comme une
sorte d’injure faite à son sexe. Et la jeune femme était sincère
absolument. Malgré son beau coloris, son expression brillante, son
visage était froid, dur même. Il lui manquait la lumière douce, chaude,
vivante, qui vient de l’âme: le comte le regrettait en artiste et en
homme. Lorsqu’il regardait Hélène, il lui arrivait souvent de se dire,
comme devant une œuvre manquée: «Quel dommage! quel dommage!» Il ne
tarda pas cependant à s’apercevoir qu’elle avait un souci, une
préoccupation; elle était distraite, parfois. Sa gaieté ne paraissait
pas aussi franche, son esprit aussi libre qu’à leurs premières
rencontres. Un jour, en disant à M. de Limeray les joies qu’elle se
promettait de son séjour à Rome, elle se laissa peu à peu aller à lui
confier les griefs qu’elle avait contre son mari. Le comte la regarda
avec étonnement.

--Et, de bonne foi, vous croyez que c’est M. Ronald qui est dans son
tort?

--De la meilleure foi du monde!

--Eh bien, excusez ma franchise... Il me semble, au contraire, que les
torts sont de votre côté entièrement et que vous êtes hors du devoir.

--Pourquoi? Si mon mari était malade ou qu’il eût besoin de ma présence,
je partirais ce soir même; s’il y avait un empêchement sérieux à ce
qu’il quittât l’Amérique, j’irais le rejoindre. Mais rien de tout cela
n’existe et je me considère comme parfaitement libre de rester en Europe
quelques mois de plus.

--Et l’obéissance conjugale, qu’en faites-vous?

Madame Ronald eut un joli rire:

--L’obéissance conjugale! C’est bon pour le harem ou la tente. Nous
sommes les égales de nos maris. Nous pouvons vendre, acheter, disposer
de notre fortune sans leur consentement.

--Alors, en vous mariant, vous ne promettez pas l’obéissance avec
l’amour et la fidélité?

--Oh! l’antique serment se trouve encore, il est vrai, dans notre office
de mariage, parce que c’est celui de l’Église anglicane; mais beaucoup
de _clergymen_ le suppriment, sachant bien que nous ne le tiendrions
pas. Certaines jeunes filles ont la précaution d’exiger qu’il soit omis.
Cela même a failli amener une rupture entre une de mes amies et son
fiancé. Il a fini par se soumettre... comme les autres.

--La bonne histoire! fit M. de Limeray en riant.

--Une histoire?... mais c’est la pure vérité!...

--Vous ne plaisantez pas?

--Pas du tout.

--Alors, chez vous, les femmes ont aboli le serment d’obéissance?

--Absolument. Entre égaux il ne saurait être question de soumission.

--C’est juste... Voilà un progrès que j’ignorais! Je ne suis plus étonné
si nous voyons tant d’Américaines seules en Europe... Je crois cependant
que madame Verga vous a rendu un mauvais service en vous mettant dans la
tête de passer l’hiver à Rome.

--Oh! M. Ronald finira par venir me rejoindre. Il m’adore.

--Je comprends cela! dit galamment «le Prince» en regardant la jeune
femme avec admiration.

La marquise d’Anguilhon était ravie de pouvoir donner à ses compatriotes
l’impression de ce doux Noël du vieux monde qui, en province et à la
campagne surtout, a conservé la poésie de la tradition et de la foi.

Madame Ronald et mademoiselle Carroll l’aidèrent à préparer l’arbre de
Noël, à déballer les caisses arrivées de Paris, à décorer le château de
gui et de houx. Elles s’y employèrent avec un entrain contagieux. Dora,
étourdissante de gaieté, essayait les trompettes, les tambours, jouait
avec les poupées, tirait les ficelles de tous les pantins, s’écriait à
chaque instant «_What fun!_... Comme c’est amusant!...» Et, à la voir,
personne n’eût imaginé qu’elle était une des grandes mondaines de
New-York. L’Américaine a cela de bon qu’elle n’est jamais blasée; mieux
encore, elle ne prétend pas l’être.

La veille de Noël, les châtelains et leurs hôtes, escortés par les
valets de pied portant des torches, descendirent la colline pour se
rendre à l’église du bourg. Il n’y avait pas de lune, mais la nuit était
splendidement étoilée. Sur tous les chemins de la vallée, on voyait
s’avancer de petites lumières mouvantes, des silhouettes sombres, une
procession d’êtres humains poussés par la même force invisible qui
guidait les rois mages, et conduits à la même adoration. La vieille
église romane de Blonay avait, ce soir-là, une beauté particulière. La
nef était sombre, mais le chœur tout illuminé mettait comme un éclat
d’apothéose autour de la crèche où un gentil enfant-Jésus tendait les
bras à la foule humble et croyante. Le curé, inspiré par la solennité,
célébra la messe avec une foi pathétique. De sa belle voix grave, faite
pour les paroles liturgiques, il entonna le _Gloria_ et le _Credo_. Les
élèves des sœurs chantèrent les vieux cantiques aux paroles naïves; un
amateur fit entendre, pour terminer, le triomphant _Noël_ d’Adam. Cette
cérémonie touchante dans sa simplicité remua profondément madame Ronald
et ramena sa pensée au couvent de l’Assomption. Il lui sembla subitement
que depuis lors elle avait fait un long chemin et qu’aujourd’hui elle
était autre. Quant à Dora, à mademoiselle Beauchamp et à madame Carroll,
cette messe de minuit les étonna par son étrangeté, elles n’en perdirent
rien et jugèrent qu’elle seule aurait valu le voyage d’Europe; mais
elles n’en furent pas autrement émues.

Toute la jeunesse voulut remonter à pied au château et y rapporta un bel
appétit pour le réveillon.

La salle à manger était décorée de gui et de houx; ces sombres verdures
s’harmonisaient bien avec les boiseries de vieux chêne. La bûche de Noël
brûlait dans la cheminée monumentale, mettait çà et là des lueurs
joyeuses, et mêlait sa flamme chaude aux reflets de l’argenterie et des
cristaux. Le repas fut des plus gais. Il y avait sur toutes les
physionomies une joie douce. Les Américaines étaient tout étonnées de se
trouver dans ce milieu étranger et aristocratique, et plus surprises
encore de s’y sentir parfaitement à l’aise. Le marquis d’Anguilhon
promena les yeux autour de lui, à plusieurs reprises, avec une
expression de tendresse, et finit par dire:

--Après tout, il n’y a de bon que le réveillon précédé de la messe de
minuit et mangé en compagnie des siens. Ceux qu’on fait au restaurant
sont bêtes et vous laissent tristes.

--Tu as mis tout ce temps pour reconnaître cela? dit le comte de Froissy
à son neveu.

--Non, mais je ne l’avais jamais si bien senti que ce soir! répondit
Jacques en regardant sa mère et sa femme.

--Et vous, madame Ronald, que pensez-vous de nos vieilles coutumes?
demanda M. de Limeray.

--Je leur trouve un très grand charme... La vie en Europe a des éléments
qui n’existent pas encore chez nous, et c’est ce qui nous attire et nous
retient... Voyez-vous, mes autres Noëls ne m’ont laissé aucun souvenir,
mais celui-ci, je suis sûre que je ne l’oublierai jamais!...

Le lendemain, dans l’après-midi, Annie et sa belle-mère reçurent les
enfants de Blonay; le soir, il y eut un bal pour les parents et pour les
serviteurs du château. Il fut ouvert par Jacques et sa femme. Dora était
ravie. Il lui semblait vivre en plein roman.

--Comme tout cela est intéressant! dit-elle à madame Ronald.

Puis, à voix basse:

--Jack a de la chance que je ne sois pas venue plus tôt à Blonay!

Les quatre Américaines emportèrent de leur visite une impression des
plus agréables. A peine dans le train, Hélène s’écria:

--Dody, vous méritez une bonne note. Vous avez eu une tenue parfaite.
Jamais je ne vous aurais crue capable d’être si convenable!

--Merci!

--Avouez-le: c’est la marquise douairière qui vous a imposé.

--C’est vrai: pour rien au monde, je n’aurais voulu choquer cette grande
dame si simple, si bienveillante. Du reste, j’ai tout de suite senti
que, dans ce milieu, il fallait mettre une sourdine à notre modernité
pour ne pas détonner... Et, par parenthèse, j’ai été très fière d’Annie.
Ma parole d’honneur, je crois qu’une Américaine bien née, bien élevée,
peut se mettre à la hauteur de n’importe quelle situation. Si l’on a
besoin d’une reine quelque part en Europe, on n’a qu’à venir la demander
chez nous.

--Eh bien, vous n’êtes pas modeste, au moins! dit madame Ronald en
souriant.



XIV


Le 2 janvier, madame Ronald et ses compagnes partirent pour Rome. Elles
avaient engagé un de ces courriers italiens qui sont la providence des
Américaines seules, qui apportent dans leur service la souplesse, le
savoir-faire de leur race et souvent un dévouement chevaleresque. Par
les soins de Giovanni, elles parvinrent avec un confort royal au terme
de leur voyage et trouvèrent préparé pour les recevoir, à l’Hôtel du
Quirinal, un bel appartement exposé au midi, donnant sur le jardin, et
composé d’un salon, d’une salle à manger et de quatre chambres.

Comme elles devaient arriver le matin, par le premier train, elles
n’avaient pas prévenu les Verga, mais, le jour même, entre trois et
quatre heures, Hélène et Dora, impatientes de les revoir, se firent
conduire chez eux. Par raison d’économie, ils avaient loué leur palais
et pris une villa dans le quartier du Macao, où ils étaient en train de
s’installer. L’étiquette n’était pas bien sévère _in casa Verga_; le
valet de pied conduisit les visiteuses dans le grand salon où se
trouvaient ses maîtres. Elles s’arrêtèrent, une seconde, sur le seuil,
assez surprises. Il y avait là un pêle-mêle de meubles et de bibelots.
Le marquis et deux messieurs très élégants, grimpés sur des échelles,
essayaient des tableaux contre le mur tendu de brocart, tandis que la
marquise, debout au milieu de la pièce, le chapeau sur la tête, jugeait
de l’effet. A la vue de ses compatriotes, elle eut un cri de joie; les
trois hommes sautèrent lestement à terre. M. Verga vint souhaiter la
bienvenue aux Américaines et leur présenta ses amis:

--Le prince Viviani, le duc Marsano.

En entendant ces titres, madame Ronald et mademoiselle Carroll ouvrirent
de grands yeux, et, aussitôt qu’elles furent seules avec la marquise.
Dora lui demanda si c’était un vrai prince et un vrai duc qu’elle venait
de voir.

--Je crois bien, et avec des généalogies d’un kilomètre de long... Cela
les amuse, de nous aider à arranger notre maison. Les Italiens n’ont
aucune morgue, vous verrez.

Après l’échange des nouvelles d’Amérique et de Paris, madame Verga
insista pour emmener ses amies à la promenade. Le temps, très doux,
permettait la voiture ouverte. On traversa lentement le Corso.

--Chère vieille Rome! fit Hélène en regardant autour d’elle d’un air
attendri.--On est toujours heureux de la revoir! J’y suis venue avec
Henri dans les premiers mois de notre mariage. J’en ai conservé un
souvenir très vif. Je crois que je reconnaîtrais toutes les rues
anciennes, tous les palais.

--Oh! moi, fit Dora, il y a bien huit ans que je ne l’ai vue. Mes jambes
ont gardé la mémoire des interminables galeries du Vatican, à travers
lesquelles on m’a traînée. J’ai souvent pleuré de fatigue en rentrant à
l’hôtel. J’avais pris les statues en haine, excepté pourtant l’Apollon
du Belvédère, cette belle figure ailée.

--Ailé, l’Apollon! Dody! quelle mythologie! s’écria madame Ronald. Vous
confondez avec Mercure.

--Du tout. Je sais bien qu’il n’a pas d’ailes aux talons, mais il m’a
donné l’impression d’un être qui pouvait marcher sur l’air et sur l’eau,
d’un vrai homme-dieu. Je ne l’ai jamais oublié... A propos, madame
Verga, si vous apercevez le comte Sant’Anna, montrez-le-moi.

La marquise se mit à rire:

--Ah! le comte Sant’Anna à propos de l’Apollon!... Il serait joliment
flatté, s’il savait cela!

Mademoiselle Carroll rougit, puis vivement:

--Il aurait bien tort... chez moi, les pensées se suivent, mais ne
s’associent pas toujours, et, comme je ne le connais pas, je ne peux
faire une comparaison.

--C’est vrai. Du reste, il est très beau, n’est-ce pas, Hélène?

--Très beau, répondit la jeune femme, d’un ton indifférent.

--Vous allez le voir tout à l’heure: il sera sûrement au Pincio.

Ces mots causèrent un émoi soudain à madame Ronald. Elle comprit alors
combien le souvenir d’Ouchy serait gênant. Elle eut, en même temps, le
sentiment très net qu’elle n’aurait pas dû venir à Rome de sitôt.

Il avait plu la veille: madame Verga, craignant que la villa Borghèse ne
fût trop humide, donna l’ordre à son cocher d’aller au Pincio.

La voiture monta lentement la colline ensoleillée pour arriver à la
terrasse où les mondains viennent échanger des saluts, des banalités, et
les artistes s’imprégner de la divine mélancolie que répand à Rome le
soleil couchant.

Les trois Américaines étaient là depuis quelques minutes, quand la
marquise s’écria:

--Tenez, voici justement Sant’Anna!

Dora eut assez de pouvoir sur elle-même pour ne pas détourner la tête.

Lelo, ayant reconnu madame Verga, quitta les amis avec lesquels il
causait et se dirigea vers sa voiture.

A la vue d’Hélène, il eut un mouvement de surprise; mais, bien vite,
sans embarras, sans hésitation, il lui tendit la main.

--_Benvenuta!_ Soyez la bienvenue!--dit-il du ton le plus naturel.--Je
suis charmé de vous revoir.

La marquise le présenta à Dora. Il s’inclina profondément et, revenant à
la jeune femme:

--Vous avez bien tardé, fit-il. Nous craignions que vous n’eussiez
changé vos plans.

--Nous avons voulu attendre la fin de votre mauvaise saison.

--Vous avez sagement fait... Maintenant, nous allons pouvoir vous offrir
du soleil tant que vous en voudrez.

Puis, mettant familièrement ses bras sur le rebord du landau, il demanda
à madame Ronald des nouvelles de sa tante, de son frère, de son mari
même. Il parla de Paris, s’informa de ce qu’il y avait de bon au
théâtre. De temps en temps, il coulait un regard curieux vers
mademoiselle Carroll, comme si elle l’eût intéressé. Dans ses yeux, il
n’y avait plus de flamme; sur ses lèvres, plus d’émotion; dans sa voix,
plus de chaleur. Éteint le désir qui rendait sa physionomie si ardente;
éteinte, la passion qui la faisait si éloquente... Stupéfaite, Hélène
répondait à peine. Était-ce bien là l’homme qui s’était déclaré avec
cette violence! qui avait pénétré dans sa chambre à onze heures du
soir!... L’avait-elle donc rêvé? A le voir et à l’entendre, elle
éprouvait une curieuse sensation de froid intérieur, il lui semblait
qu’autour d’elle tout devenait gris et triste. Et son visage s’altéra
légèrement, elle frissonna.

--Voici le soleil qui se couche, dit la marquise. C’est l’heure
dangereuse pour qui n’est pas acclimaté.

Le comte, alors, demanda la permission à madame Ronald d’aller lui faire
visite, se mit à sa disposition avec une courtoisie parfaite; puis,
ayant pris congé, il fit quelques pas en arrière et de nouveau salua les
trois femmes.

--Il est tout simplement superbe! déclara mademoiselle Carroll aussitôt
que les chevaux eurent tourné.

--Eh bien, mais il est à marier! dit madame Verga en souriant,--et il
épouserait, je crois, très volontiers, une Américaine.

--Pour l’amour de Dieu, ne lui mettez pas cela dans la tête! fit
vivement Hélène.--Elle serait capable de lâcher Jack.

--Merci! répondit la jeune fille d’un ton sec.

Lelo était sorti absolument dégrisé de cette chambre où il avait surpris
en vain madame Ronald. L’Italien, très sensuel de sa nature, très païen
dans sa conception de l’amour, a une répugnance instinctive pour la
femme froide. A Ouchy, dans cette chambre éclairée comme pour une nuit
de bonheur, seule avec un homme jeune, vivement épris, l’Américaine
était demeurée maîtresse d’elle-même, le corps rigide, la voix ferme.
Cela avait paru monstrueux à Sant’Anna, contre nature presque, et son
désir en avait été tué du coup. Il n’avait emporté aucun regret, mais
seulement l’impression aussi nouvelle que désagréable d’un échec. On
affecte de mépriser les blessures de la vanité, on a grand tort; quoi
que nous en ayons, elles sont les plus douloureuses et les plus longues
à se cicatriser. En manière de distraction, Lelo s’était arrêté à
Aix-les-Bains, où il avait joué désespérément et perdu la forte somme:
il n’avait pas manqué de rendre Hélène responsable de sa déveine et de
l’appeler «_una jettatrice_». La princesse Marina, depuis, l’avait
dédommagé de son _fiasco_ sans le lui faire oublier; il était resté dans
l’âme du jeune homme une sourde rancune.

La nouvelle que madame Ronald arrivait prochainement ne l’avait point
ému: au fond, elle avait dû être plus flattée qu’offensée de son audace.
Comme il tenait à conserver avec elle une apparence d’intimité, à cause
des Verga, et peut-être aussi parce qu’elle était jolie femme, il
résolut de se montrer très repentant, convaincu à jamais de l’honnêteté
américaine, et de mettre aussitôt leurs relations sur un pied amical.

Lorsqu’il se retrouva à l’improviste en présence d’Hélène, il n’éprouva
aucun trouble. La vue de sa beauté le laissa calme. En causant avec
elle, il l’examinait curieusement, l’esprit lucide. Si froide avec ses
cheveux aux tons d’or fauve, cette chair reflétant la lumière, ces
lèvres pleines! Quel trompe-l’œil!... Tout à coup, il saisit l’effet de
son attitude nouvelle, il vit le désappointement assombrir le visage de
madame Ronald. Il eut un battement de cœur, un éclair dans les yeux.
Quand la voiture s’éloigna, il la suivit du regard.

--Tiens! tiens! fit-il tout haut.

Un sourire cruel passa sur sa belle bouche romaine, il se mit à
fredonner:

  Si tu m’aimes, prends garde à toi!

Et, tout en redescendant le Pincio, dans une exaltation de vanité, de
joie mauvaise, il fit à plusieurs reprises tournoyer sa canne. Ce geste,
pas beau, de triomphe masculin, marqua une fois de plus la défaite
probable d’une femme.



XV


Le lendemain même, le comte Sant’Anna se rendit à l’Hôtel du Quirinal.
Il trouva madame Ronald seule. Elle le reçut avec un joli air de
dignité.

--J’avais hâte de vous présenter mes hommages et de solliciter mon
pardon,--dit Lelo après l’échange d’une cordiale mais brève poignée de
main.--J’ai eu un accès de folie qui m’a fait beaucoup souffrir et que
je regrette, parce qu’il vous a offensée. Nous autres Italiens, nous
croyons difficilement à l’honnêteté féminine; mais quand nous la
rencontrons sincère, nous saluons très bas... c’est ce que je fais... Je
craignais que vous ne m’eussiez gardé rancune.

--Je n’en avais pas le droit,--confessa madame Ronald avec sa droiture
habituelle,--puisque ma manière d’agir vous avait permis de me mal
juger... J’ai fleurté toute ma vie, et je n’avais jamais eu l’occasion
de m’en repentir.

--Vous avez fleurté avec des hommes en chair et en os?

--Mais... je le crois! dit-elle.

--Il faudra qu’un de ces jours j’aille demander aux Américains le secret
de leur stoïcisme! dit Lelo avec un faux sérieux.--Cette fois-ci, votre
coquetterie m’a trouvé sans défense. C’est là toute mon excuse; mais,
comme je vous sais très juste, j’espère que vous voudrez bien l’accepter
et me pardonner.

--Oui, oui, c’est entendu, je vous pardonne! fit Hélène avec un petit
rire nerveux.

A ce moment, Dora entra, le chapeau sur la tête, fort élégante. Et son
visage, à la vue du jeune homme, eut une expression de plaisir.

--J’ai souvent entendu parler de vous cet été, mademoiselle,--ajouta le
comte après l’échange de quelques lieux communs;--j’avais le plus grand
désir de faire votre connaissance.

--On vous a donc dit bien du mal de moi?

--Du mal? répéta Lelo, un peu interloqué.--Avez-vous si mauvaise opinion
des Italiens?

--Des Italiens en particulier, non, mais des Européens en général.

--Ah! vous en avez beaucoup connu?

--Pas un! répondit-elle franchement;--et, à dire vrai, ceux que j’ai
rencontrés à Paris, chez la marquise d’Anguilhon, m’ont paru charmants;
seulement à New-York, ils ne sont pas en odeur de sainteté.

--Eh bien, vous verrez que nous valons mieux que notre réputation. Quand
vous aurez passé quelque temps parmi nous, vous nous rendrez justice.

--En attendant, je suis ravie et surprise de l’aspect de Rome. Elle
m’avait laissé le souvenir d’une ville-église, où l’on osait à peine
parler haut. Ce matin, je l’ai parcourue un peu et elle m’a semblé
vraiment gaie et tout à fait modernisée.

--Oui, on l’a rajeunie, mais sans art: l’effet, pour moi, est plutôt
pénible. Quand je traverse les quartiers neufs, j’éprouve un
indéfinissable malaise, je cligne des yeux comme s’il y avait trop de
lumière. Je me sens blessé, offusqué par quelque chose... C’est
étrange...

--Non, dit Hélène, puisque nous continuons nos ascendants: ce sont vos
ancêtres qui souffrent dans la Rome ouverte d’aujourd’hui.

Une rougeur légère monta au visage du jeune homme; il regarda
l’Américaine avec un air d’émerveillement:

--C’est possible, dit-il. Voilà une explication que je n’aurais pas
trouvée!... Si les Sant’Anna d’autrefois se mêlent aussi de protester
contre l’état de choses présent, il n’est pas étonnant que je sois
nerveux.

--Vous êtes pourtant de la société blanche? demanda mademoiselle
Carroll.

--Oui, j’y ai mes meilleurs amis, je la fréquente de préférence et mes
sympathies sont de ce côté; mais je n’ai pas rompu complètement avec le
monde noir, auquel appartient ma famille... Cela me permettra de vous
obtenir toutes les permissions que vous pourrez désirer du Vatican.

--Prenez garde! fit madame Ronald; nous allons vous demander des choses
extraordinaires!

--Demandez, je suis entièrement à votre disposition! répondit le jeune
homme en se levant.

Les deux femmes remercièrent et le visiteur prit congé.

La marquise Verga était toujours ravie d’avoir quelque compatriote
intéressante à présenter: cela lui donnait de l’importance, et les
jeunes gens se montraient plus assidus à ses réceptions, ce qui lui
causait un plaisir extrême. Madame Ronald était une très jolie femme,
éminemment décorative; Dora, une riche héritière, d’un type original et
attrayant: avec elles deux, sa saison ne pouvait manquer d’être
agréable. Elles les exhiba dans sa voiture, à l’Opéra, les introduisit
dans son cercle intime, dans les salons de la société blanche. Partout
elles furent accueillies avec cette amabilité simple, cette courtoisie
gracieuse qui caractérisent l’aristocratie italienne. Elles se sentirent
tout de suite à l’aise dans ce monde romain où l’on parle indifféremment
anglais et français, qui devient de plus en plus cosmopolite, dont
l’Américaine a forcé les portes et qu’elle est peut-être appelée à
renouveler.

Hélène et mademoiselle Carroll eurent bientôt plus d’invitations
qu’elles n’en pouvaient accepter. Elles allèrent partout, correctement
chaperonnées par mademoiselle Beauchamp et les Verga. Il ne se passait
guère de jour qu’elles ne rencontrassent Lelo. Poursuivant la douce
vengeance qu’il avait entrevue, il témoignait à madame Ronald une amitié
respectueuse, tandis qu’il avait pour Dora des empressements
d’admirateur. Dès le premier moment, un courant de sympathie s’était
déclaré entre lui et elle; il n’avait pas eu de peine à donner un air de
fleuretage à leurs relations. Il ne manquait aucune occasion de se
trouver avec les deux Américaines. Il sollicita même, un jour, la
permission de les accompagner dans leur «_sight seeing_», dans leurs
pèlerinages artistiques et historiques.

--Non pas en qualité de cicerone, car je ne connais pas Rome! avait-il
ajouté avec une belle candeur. J’ai toujours attendu de trouver une
jolie femme qui voulût bien me l’enseigner... Puisque la Providence m’en
envoie deux, il faut que je profite d’une gracieuseté qu’elle ne
renouvellera peut-être pas.

La requête fut accueillie: on put voir Lelo parcourir les galeries du
Vatican, visiter les basiliques, se promener à travers le forum et le
palais des Césars. Madame Ronald et Dora s’aperçurent vite de son
ignorance réelle, de son impuissance à traduire une inscription latine.
Elles le taquinèrent sans merci, et il ne s’en offensa pas. L’Italien
n’a jamais honte de ne pas savoir, il aurait plutôt honte de ne pas
sentir. Il possède un don d’intuition qui lui fait mépriser la science
acquise, et cette intuition le sert constamment et suffisamment.

Avec son sans-gêne habituel, Dora mit le Baedeker entre les mains de
Sant’Anna et l’obligea de le lui lire. Il fit cela d’abord comme une
corvée, puis ces informations quelque peu succinctes lui donnèrent le
désir d’en apprendre davantage sur certains sujets. Il se plongea même
dans la lecture de Suétone. Un membre du Club de la Chasse lisant
Suétone! C’était un vrai phénomène. Par un mystère d’atavisme, Lelo
entrait plus vite et plus profondément en communication avec les êtres
et les choses de Rome que ne le pouvaient faire ses compagnes. Souvent,
devant quelque relique du moyen âge, des reflets d’émotion traversaient
son visage, la mélancolie de son regard s’aggravait, sa tête se courbait
légèrement comme si, pour quelques secondes, le passé l’eût repris.

Au cours de ces promenades, c’était Dora qu’il suivait. Elle l’amusait,
avec son franc parler et ses idées originales. D’un accord tacite, tous
deux ne tardaient pas à s’isoler en restant près d’une statue ou d’un
tableau. Cette manœuvre causait à Hélène une sorte d’exaspération. Elle
pressait le pas comme pour fuir quelque chose de douloureux: tante
Sophie, qui était toujours de la partie, avait peine à la suivre. Quand
les jeunes gens la rejoignaient, il y avait sur son visage une
inquiétude nerveuse qui faisait briller de malice et de satisfaction les
yeux de Sant’Anna.

Un après-midi que la marquise Verga avait emmené Dora et sa mère,
mademoiselle Beauchamp et madame Ronald sortirent seules en voiture.
Hélène donna l’ordre au cocher de les conduire hors de la Porte
Saint-Sébastien. Le désir lui était venu, subit comme une inspiration,
d’aller sur la voie Appienne. Et cela se trouvait un de ces jours qui
sont les grands jours de la campagne romaine, où, soit par un effet de
lumière, soit par des causes plus difficiles à démêler, elle est d’une
tristesse infinie, presque surnaturelle. Hélène en fut saisie.

--On dirait un coin de planète morte! fit-elle en promenant les yeux
autour d’elle.

--Pas tout à fait, répondit mademoiselle Beauchamp; car voici là-bas la
voiture de madame Verga et, si je ne me trompe, en avant, à pied, le
comte Sant’Anna et Dora.

Madame Ronald, à son tour, distingua parmi les tombes qui bordent la
voie antique, les silhouettes des deux jeunes gens: son cœur se
contracta. Elle vit mademoiselle Carroll se baisser pour déchiffrer une
inscription, se redresser, puis, la tête tournée vers son compagnon,
reprendre la marche lente qui indique une causerie intime.

--Oui, c’est eux; ils font de l’archéologie! dit-elle d’un ton
sarcastique.

--Où donc ont-elles trouvé le comte? fit mademoiselle Beauchamp.

--Au Corso, probablement: ces Romains sont toujours dans la rue.

--Ce n’est pas étonnant que l’on dise partout que Dora l’épouse.

--Ah! on dit cela partout?

--Oui, plusieurs personnes en ont parlé à Mary. Elle a paru plus flattée
que mécontente de la supposition. Je crois vraiment qu’elle ne serait
pas fâchée de voir sa fille devenir comtesse.

--Comtesse! elle, Dody, avec son sans-gêne et ses manières! Jolie
comtesse, en vérité!... J’espère qu’elle aura assez de bon sens pour ne
pas s’engouer d’un titre et assez d’honneur pour ne pas rompre son
engagement... Jack, qui la connaît, ne devrait pas la laisser seule ici
avec tous ces étrangers. Il est stupide.

--Mais, ma chère, vous oubliez que son associé est à San-Francisco et
qu’il n’est pas libre. Elle l’a voulu dans les affaires: il y est.

--Eh bien, moi, je vais lui écrire aujourd’hui même. Il m’a
particulièrement recommandé Dora: je veux mettre ma responsabilité à
couvert.

--Vous avez raison.

--Rentrons, il fait lugubre! dit Hélène en frissonnant.

Et sans attendre l’assentiment de mademoiselle Beauchamp, elle donna
l’ordre au cocher de retourner. Pendant tout le reste du chemin, elle
demeura silencieuse. Arrivée à l’hôtel, sans prendre le temps d’ôter son
chapeau, elle écrivit à M. Ascott. Elle n’aurait pu tarder d’une minute,
possédée de cette fièvre qui, dans certains moments, vous ferait
chauffer une locomotive, gonfler un ballon, pour que votre lettre arrive
plus vite,--une lettre qu’ensuite on donnerait sa vie pour n’avoir pas
écrite!... Sans nommer personne, elle prévint Jack que l’on faisait la
cour à Dora, que l’on convoitait sa fortune, que son bonheur, à lui,
était en danger. Elle savait que le jeune homme, aussitôt averti,
rappellerait son associé et s’embarquerait pour l’Europe.

--Voilà qui est fait! dit-elle à mademoiselle Beauchamp, après avoir
hâtivement écrit l’adresse.

Puis, tout en séchant à grands coups de main sur le buvard l’écriture
humide, elle ajouta, avec une sorte de colère:

--Nos hommes américains sont par trop stupides! Il faut que nous soyons
joliment honnêtes pour qu’il ne leur arrive pas de pires mésaventures!



XVI


En reportant sur mademoiselle Carroll son admiration et ses affections,
le comte Sant’Anna n’avait pas eu d’autre but que d’exciter les regrets
de madame Ronald et de piquer sa vanité. Peu à peu, cependant, une
chaleur de sentiment avait passé dans ses paroles; sans s’en apercevoir,
il avait pris le ton et les manières d’un amoureux.

Il avait été séduit par le visage brun aux yeux clairs de Dora, par sa
ressemblance avec la princesse Marina. Toutes deux étaient sveltes et
fines: Donna Vittoria avait la grâce, l’ondoiement d’un grand félin, et
la jeune Américaine la forte souplesse de l’acier bien trempé. L’homme
n’est pas souvent fidèle à une femme, il l’est presque toujours à un
type. Dora, en outre, avait le don d’amuser et d’intéresser Lelo. Il lui
semblait qu’avant elle il n’avait jamais vu de créature vraiment libre.
Son indépendance d’esprit l’étonnait à chaque instant, elle avait l’air
de marcher dans la vie sans entraves d’aucune sorte. Avec sa volonté et
la fortune dont elle disposait, elle lui faisait l’effet d’une puissance
au petit pied. Et elle avait autant que lui la passion des chevaux. Tous
deux eussent interrompu un duo d’amour pour regarder passer un bel
animal, discuter sa robe ou son allure. La première fois que Lelo vit
mademoiselle Carroll à la chasse au renard, il eut comme un
tressaillement d’amoureux; fasciné par son irréprochable équitation, il
ne la quitta pas un moment et la complimenta en termes qui lui donnèrent
la plus délicieuse sensation de plaisir et de triomphe qu’elle eût
jamais éprouvée.

La marquise Verga, dont le secret désir était de voir l’élément
américain s’augmenter à Rome et qui ne connaissait pas M. Ascott, ne se
faisait aucun scrupule de travailler contre lui. Elle répétait sans
cesse au comte Sant’Anna que mademoiselle Carroll, avec cinq millions de
dot, était la femme qu’il lui fallait. Il commençait à se demander de
quel œil sa mère et sa sœur verraient ce mariage avec une étrangère et
une protestante. Elles le considéreraient sans doute comme le complément
de ce qu’elles appelaient son apostasie. Il était obligé de s’avouer que
cette Américaine ultra-moderne ferait avec les siens un contraste un peu
violent, mais il se disait aussi que l’argent peut adoucir toutes
choses.

Lelo n’ignorait pas que Dora était fiancée. Dans les premiers temps,
elle lui avait souvent parlé de Jack Ascott et de son prochain mariage.
Maintenant elle n’en disait plus rien. Pourrait-il l’amener à rompre cet
engagement? L’aimerait-elle assez pour braver le scandale de la rupture?
Sous sa frivolité, il avait senti une fermeté de caractère qui pouvait
lui réserver un obstacle sérieux. Il remarquait cependant avec une vive
satisfaction qu’elle semblait de plus en plus affectée par sa présence.
A son approche, les longs cils battaient, les coins des lèvres minces se
contractaient légèrement et, pendant les premières minutes, la voix de
la jeune fille était émue, rapide et nerveuse. Avec lui, elle était
infiniment plus douce, et, quand elle marchait à ses côtés, il y avait
dans toute sa personne une inconsciente soumission.

Le changement était encore plus profond que Lelo n’eût osé l’imaginer.
La première fois que, dans une lettre d’Hélène, le nom de Sant’Anna
avait frappé ses yeux, Dora en avait été comme fascinée. Elle s’était
figuré celui qui le portait grand, brun, avec des traits réguliers. Non
seulement elle n’eut point de désillusion, mais, lorsque ses prunelles
claires, hardies et moqueuses rencontrèrent en plein le regard lumineux
de l’Italien, elle éprouva un choc, un trouble subit. A ce moment-là,
si, par impossible, il lui eût demandé sa main, elle l’aurait accordée.
Jamais elle n’eût voulu convenir de cela; c’était pourtant ainsi qu’elle
avait été conquise. Les attentions du comte, de ce beau patricien, la
flattèrent prodigieusement. Elle s’avisa de le comparer à Jack, et la
comparaison ne fut pas à l’avantage de celui-ci. La présence de
Sant’Anna lui apportait une joie qu’elle n’avait jamais ressentie; ses
regards, ses paroles, lui laissaient une impression qui ne s’effaçait
pas. Les objets qui lui appartenaient, les plus vulgaires, semblaient
différents au contact, comme s’ils étaient revêtus d’une sorte
d’électricité. Dora, qui n’avait jamais aimé, s’étonnait de ces
phénomènes; elle considérait l’homme qui les déterminait comme un être
tout à fait supérieur. Et au cours de leurs promenades, de leurs
causeries, le fluide divin allait bien, comme l’avait expliqué Henri
Ronald, «touchant ici une cellule inactive, là une fibre insoupçonnée,
une corde muette», pour produire le grand miracle de l’amour.

Mademoiselle Carroll avait toujours eu une secrète faiblesse pour les
titres. Depuis qu’elle était à Rome, ils lui plaisaient davantage
encore. Elle en arriva à se dire qu’avec sa fortune elle aurait pu se
marier dans l’aristocratie. Le regret de son engagement commença de
poindre dans son esprit; il s’augmenta à mesure que son intimité avec
Sant’Anna devint plus étroite. Elle le repoussa énergiquement d’abord,
puis de plus en plus faiblement, et l’infidélité peu à peu s’élabora
dans son cœur.

Dora voyait bien que dans la société romaine on croyait à son mariage
avec le comte de Sant’Anna. Quand il s’approchait d’elle, on les
regardait, on chuchotait. Pendant qu’il était dans sa loge à l’Opéra,
les lorgnettes demeuraient braquées sur eux avec persistance. Elle avait
peine à dissimuler la joie qu’elle en éprouvait.

Hélène n’avait pas manqué de lui raconter ce qu’elle savait des
relations de Lelo avec Donna Vittoria. Un jour même, elle lui dit en
plaisantant:

--Prenez garde de rendre jalouse cette belle princesse avec votre
fleuretage: elle pourrait vous le faire payer cher, vous poignarder
peut-être.

La jeune fille rougit, haussa les épaules, puis gaiement:

--Je ne crains que le vitriol, répondit-elle, et c’est une arme trop
plébéienne pour une grande dame.

Madame Ronald suivait avec une angoisse croissante ce roman qui se
vivait sous ses yeux. Elle essayait de s’en désintéresser, cela ne lui
était pas possible. Il avait en elle un écho direct et profond, elle s’y
trouvait inéluctablement mêlée. Son âme, jusqu’alors si sereine, si
joyeuse, était troublée par les sentiments les plus extraordinaires. La
vue de l’intimité de Dora et de Sant’Anna lui causait une irritation
qu’elle attribuait à son amitié pour Jack. La pensée qu’ils pourraient
se marier lui était si pénible qu’elle ne s’y arrêtait pas longtemps.
Elle eût donné n’importe quoi pour hâter l’arrivée de M. Ascott. Sans
doute il la débarrasserait de ce poids qui lui était tombé sur le
cœur,--celui de sa responsabilité, croyait-elle.

Lelo comptait sur le carnaval pour avancer ses affaires. Depuis que
l’Église ne prête plus son patronage à cette explosion de folie,
nécessaire comme toutes choses probablement, le carnaval de Rome a perdu
son bel aspect moyen-âge et son originalité, mais il favorise toujours
merveilleusement les amoureux. Masques, déguisements, _confetti_,
_moccoletti_, servent à ébaucher de jolis romans, à produire des effets
tragiques ou comiques, à ménager des rencontres imprévues,--en un mot, à
varier les destinées humaines.

Le bal masqué en Italie, le _veglione_, a un caractère tout à fait
mondain et intime. Rien d’échevelé, rien d’inconvenant. Grandes dames et
bourgeoises y viennent pour intriguer sérieusement leurs amis ou leurs
connaissances, leur jeter dans l’oreille des révélations perfides, des
mots troublants, quelques-unes pour le plaisir spécial de se promener
avec impunité au bras d’un amant. La Romaine pense des mois d’avance au
_veglione_. Elle espère toujours y trouver quelque aventure agréable.
Madame Verga, elle, en était fanatique. Afin d’y avoir plus de liberté,
elle s’y rendait généralement avec des compatriotes, et s’y amusait de
la manière la plus innocente. Elle y arrivait bien renseignée,
habilement déguisée. Ses amis finissaient toujours par la reconnaître,
mais, pour ne pas gâter son plaisir, ils n’en laissaient rien voir.
Cette année, la maladie d’un de ses enfants l’empêcha de prendre part
aux premiers _veglioni_. Se trouvant libre pour le dernier, elle loua
une loge au théâtre Costanzi, invita deux Américains, puis Hélène et
Dora. Elle commanda trois dominos noirs pareils, pas trop laids, mais
déguisant bien la taille et la tournure. Ensuite, elle initia ses amies
à l’esprit du bal masqué, tel qu’il se pratique à Rome, les exerça à la
voix de fausset et leur livra de petits secrets sur les jeunes gens
connus. Le grand soir arrivé, elle les mena au Costanzi. Toutes trois
portaient sur l’épaule gauche une branche des mêmes orchidées. Aussitôt
dans la loge, madame Ronald et mademoiselle Carroll regardèrent avec un
peu d’effroi cette foule étrange et masquée qui grouillait au-dessous
d’elles et semblait de la vie en fusion. Impatiente de s’amuser, la
marquise rendit bientôt la liberté aux deux Américains et emmena ses
deux amies dans la salle. Là, elle leur fit encore quelques
recommandations, entre autres, celle de ne pas se laisser conduire dans
une loge, sous aucun prétexte, et d’échapper vivement aux indiscrets.
Puis elle se faufila dans la mêlée et disparut.

Pendant les huit derniers jours, Hélène et Dora n’avaient pensé qu’à ce
_veglione_. C’était pour elles un plaisir tout nouveau qui avait
singulièrement excité leur imagination. Elles s’étaient promis d’avoir
de l’audace et de l’esprit pour dix. Cependant, lorsqu’elles se
trouvèrent seules au milieu de la salle, elles furent toutes
déconcertées. Elles virent passer des jeunes gens qu’elles s’étaient
proposé d’intriguer, sans avoir le courage de leur adresser la parole.
Il n’est pas si facile qu’on croit, à une femme comme il faut, de sortir
du convenu. L’homme même, lorsqu’il sent une main inconnue se poser sur
son bras, ne peut se défendre d’un certain trouble qui le rend souvent
muet ou lui fait dire quelque sottise. Le masque, au lieu d’enhardir les
deux Américaines, comme elles y comptaient, semblait les paralyser, et
cette voix de fausset, qu’elles croyaient posséder admirablement, ne
voulait pas sortir de leur gosier. Leurs premiers essais furent assez
maladroits. Mais, une fois lancées, elles rentrèrent vite en possession
de leurs moyens et surent bientôt provoquer l’ahurissement et la
curiosité; ce jeu leur parut extrêmement amusant--_great fun!_

Au fond, pour toutes deux, sans qu’elles se l’avouassent, le grand
attrait de ce bal était le comte Sant’Anna. C’était lui surtout qu’elles
désiraient intriguer et étonner. Elles le cherchèrent tout de suite du
regard. Il était bien là. Debout, en pleine lumière, le dos contre le
montant d’une loge, à droite de la porte d’entrée, la boutonnière
fleurie d’un œillet blanc, il paraissait avoir plus de succès qu’aucun
des hommes présents et était entouré de dominos avec qui il échangeait
des propos joyeux. Ainsi assiégé, il fut inabordable pendant la première
partie de la soirée. A la fin, il entra dans la foule et, examinant de
près tous les masques, il eut l’air de chercher quelqu’un. Plusieurs
femmes essayèrent de l’accaparer; il s’en débarrassa lestement. Hélène,
qui ne l’avait pas perdu de vue, le rejoignit et se mit à le suivre, le
cœur battant, presque éblouie par son émotion. Un groupe l’ayant arrêté,
il se trouva tout à coup à ses côtés. C’était le moment ou jamais:
brusquement, elle saisit son bras. Lelo la regarda curieusement et son
visage s’éclaira.

--Est-ce vrai que vous vous mariez? demanda madame Ronald en français et
d’une voix admirablement fausse.

--Encore!... Ah! mais c’est une gageure!... Voici la vingtième fois, au
moins, que l’on me pose cette question.

--Et qu’avez-vous répondu?

--Que j’y étais tout disposé si l’on m’acceptait.

Sous l’impression qu’elle reçut, Hélène, d’un mouvement instinctif,
chercha à dégager son bras. Le comte le retint en le serrant fortement
contre lui, et cette étreinte rendit à la jeune femme l’étrange bonheur
qu’elle avait connu à Ouchy.

--Pourquoi veux-tu me quitter sitôt? dit Sant’Anna doucement.--Mon
mariage te fait donc du chagrin?

--A moi?... Ah! si vous saviez comme vous m’êtes indifférent!

Lelo ne douta plus qu’il n’eût affaire à madame Ronald: une idée
vraiment perfide lui vint à l’esprit.

--Indifférent? répéta-t-il,--je te suis indifférent?... Je n’en crois
rien, car mon amour a toujours attiré l’amour.

--Pas toujours.

--Toujours... tôt ou tard. J’ai résolu de te conquérir, de te faire
oublier Jack Ascott.

Hélène eut un éclat de rire forcé.

--Ah! ah! vous me prenez pour votre Américaine!... Eh bien, pour un
amoureux, vous n’avez guère de flair!

Sant’Anna, feignant d’être surpris et déconfit, s’arrêta net:

--Qui es-tu donc?

--Cherchez!

Sur ce mot, la jeune femme se dégagea, et lui tournant le dos, elle se
perdit dans la foule.

Un sourire moqueur brilla dans les yeux du comte. «La voilà avertie,
pensa-t-il, et furieuse!»

Dora, qui de loin avait vu la scène, lâcha aussitôt le malheureux
qu’elle était en train d’ahurir, et vint rôder autour de Lelo. Deux
fois, elle l’effleura sans oser lui parler, prise d’une timidité
invincible. Lui, l’examina de la tête aux pieds. Une autre branche
d’orchidées! C’était sûrement mademoiselle Carroll.

--Veux-tu accepter mon bras? Ta silhouette me plaît.

La jeune fille posa une main émue sur le bras qui lui était offert.

--Sortons de cette fournaise. Allons dans les couloirs, il y fait
meilleur.

Puis, voyant que son domino n’ouvrait pas la bouche:

--Tu n’es pas muette, j’espère!

Dora enfin avait retrouvé son bel aplomb.

--Non, non. Dieu merci! se hâta-t-elle de répondre d’une voix
méconnaissable,--et je suis même très bien documentée sur vous.

--Vraiment?

--Oui, vous êtes léger, inconstant comme Don Juan, incapable d’un
sentiment sérieux, tout en ayant l’art de persuader aux femmes que vous
êtes amoureux d’elles.

--Tes documents sont faux, archifaux! Je puis te le prouver... Tiens,
entrons dans cette loge.

Mademoiselle Carroll, se souvenant de la recommandation de madame Verga,
voulut s’échapper. Lelo mit vivement sa main sur la sienne.

--Je ne te lâche pas avant que tu m’aies entendu. Un accusé a le droit
de se défendre.

Et, avec une autorité qui agit comme un charme sur la jeune Américaine,
il la conduisit dans la loge du rez-de-chaussée qui lui appartenait, lui
offrit une chaise et se plaça vis-à-vis d’elle, le dos tourné à la
salle.

--On vous a donc dit que je suis incapable d’un sentiment sérieux?
demanda-t-il en abandonnant le tutoiement du bal masqué.

Dora fit un signe affirmatif.

--Eh bien, on vous a trompée, car je suis sincèrement épris d’une jeune
fille.

--Ah bah!

--C’est la vérité pure.

--Une jeune fille blonde?

--Non, elle est brune.

--Jolie?

--Pour moi, oui.

--Cela veut dire qu’elle est laide pour les autres?

--Jamais de la vie!... Elle a les plus beaux yeux du monde, et elle est
intelligente, originale, délicieuse. Je l’aime comme je n’ai jamais
aimé! C’est si vrai que, pour la première fois, je songe au mariage...
Voulez-vous que je vous dise son nom? demanda Lelo en baissant la voix.

--Non, non, je ne suis pas curieuse.

--Parce que vous le connaissez, ce nom, parce que vous savez que c’est
le vôtre.

Mademoiselle Carroll se leva, en proie à une émotion visible malgré son
masque et son domino.

--Quelle folie! fit-elle brusquement.

Lelo se leva à son tour, et, prenant les deux mains de la jeune fille,
il les tint fermement entre les siennes.

--Une folie! pourquoi? Je n’aurais pas dû vous faire une déclaration
dans un lieu comme celui-ci, mais vos paroles m’y ont poussé. Dites-moi
que vous croyez à mon amour?

--A quoi bon? Je ne suis plus libre, vous le savez bien.

--Oui, et la vue de cette bague que vous portez m’est devenue odieuse.
Je ne serai heureux que quand vous l’aurez rendue à celui qui vous l’a
donnée.

--Rompre mon engagement! Oh! c’est impossible!... impossible!... M.
Ascott ne mérite pas un tel affront. Ce serait briser sa vie. Il m’aime
uniquement.

--Mais, vous ne l’aimez pas, vous! fit hardiment le comte. Et si vous
osez regarder tout au fond de votre cœur, ou je me trompe fort, ou vous
sentirez que vous ne pouvez plus épouser M. Ascott.

Dora dégagea violemment ses mains: un ami de Lelo, croyant la loge vide,
y faisait irruption avec deux dominos. Il y eut une bousculade de
chaises et, avant que les indiscrets eussent pu se retirer, la jeune
Américaine s’était enfuie.

Quand mademoiselle Carroll rentra à l’hôtel, vers trois heures du matin,
Giovanni, le courrier, lui remit un télégramme arrivé dans la soirée.
Elle devina instantanément de qui il était et pâlit un peu.

--Jack arrive jeudi, dit-elle après avoir lu.

--Ce n’est pas trop tôt! fit sèchement madame Ronald.

--Non, c’est plutôt trop tard! répondit Dora en déchirant la dépêche
avec de petits mouvements durs qui révélaient une résolution prise.



XVII


Les paroles de Sant’Anna avaient d’abord effrayé et bouleversé
mademoiselle Carroll; mais, lorsqu’elle fut seule, elle éprouva en se
les rappelant une allégresse nouvelle, un sentiment d’orgueil, un
trouble délicieux. Il l’aimait! Il le lui avait dit avec ses lèvres,
avec ses yeux, avec toute sa physionomie, et il ne tenait plus qu’à elle
de devenir sa femme. Elle, Dora, la femme de ce grand seigneur romain!
Cette idée l’éblouit au point qu’elle n’osa pas tout de suite la
regarder en face. Le comte s’était permis de lui dire qu’elle ne pouvait
plus épouser Jack! Il croyait donc qu’elle l’aimait? Une vive rougeur
monta au visage de la jeune fille. Elle essaya de protester, de
s’indigner, de se moquer, mais sa révolte finit pitoyablement par un
petit rire ému. Non, elle ne pouvait pas le nier: Lelo, par sa présence,
lui apportait une joie extraordinaire; près de lui, elle perdait la
notion du temps, le souvenir du passé. L’amour seul pouvait produire ces
phénomènes. Pourquoi Jack n’avait-il pas su l’éveiller en elle? C’était
sa faute après tout!... Sa faute! Elle avait enfin trouvé un grief
contre le pauvre garçon. Il était bon, loyal, dévoué, mais il
ressemblait à tous les autres jeunes gens. Son regard n’avait jamais eu
cette flamme qui fait baisser les yeux et battre le cœur. Elle le
connaissait trop. Quand il la quittait, elle éprouvait une sorte de
soulagement. Avec le comte Sant’Anna la vie lui semblerait trop courte,
et avec Jack trop longue! Non, elle ne pourrait jamais le rendre
heureux. Elle comprenait cela, maintenant. Donc, c’était son devoir de
rompre. Oui, son devoir. Elle demeura sur cette idée, pour se cacher à
elle-même l’odieux et la cruauté de l’action qu’elle allait commettre.
Et tout le monde la blâmerait! Personne n’apprécierait la loyauté qui
avait dicté sa conduite. Comment s’y prendrait-elle pour dégager sa
parole? En se posant cette question, elle tournait, par un mouvement
réflexe, son anneau de fiançailles autour de son doigt. Tout à coup, ses
yeux tombèrent sur l’admirable perle rose qui en faisait un joyau rare;
cette vue réveilla une foule de souvenirs et un remords soudain éclata
dans son âme.

--Pauvre Jack! fit-elle tout haut; puis, avec des yeux voilés de larmes,
elle ajouta: _I wish I were dead!_--Je voudrais être morte!...--un
souhait qui n’a pas l’ombre de sincérité, mais au moyen duquel
l’Américaine a l’habitude de soulager sa conscience.

Le combat qui se livra dans l’âme de mademoiselle Carroll, pendant une
partie de la nuit et toute la journée du lendemain, prouvait chez elle
une profondeur de pensée et de sentiment que personne n’eût soupçonnée.
Si elle eût été la jeune fille frivole et égoïste qu’elle s’efforçait de
paraître, elle eût jeté lestement par-dessus bord son fiancé, mais elle
valait mieux qu’elle ne le croyait elle-même. Au premier moment, elle
n’avait senti que la joie d’être aimée de Lelo et la satisfaction de
pouvoir devenir comtesse; maintenant elle éprouvait le regret de la
douleur qu’elle allait causer. L’idée de manquer à sa parole lui était
insupportable, la rendait honteuse d’elle-même. Elle se détesta, se dit
des sottises, se traita plus sévèrement que personne n’eût osé le faire.
Elle eût donné beaucoup pour rompre son engagement par lettre, mais
c’était matériellement impossible. Elle était condamnée à affronter le
chagrin de Jack, à subir ses reproches. S’il pouvait au moins se laisser
emporter par la colère, se mettre dans son tort! Une bonne querelle
pourrait seule faciliter l’inévitable rupture. Plus l’heure de
l’entrevue approchait, plus sincèrement mademoiselle Carroll répétait:
«_I wish I were dead!_...» Mais aucun signe de fin prématurée ne se
déclarait chez la jeune fille et M. Ascott arrivait à toute vapeur.
Comme l’avait supposé madame Ronald, il avait rappelé son associé au
plus vite et s’était embarqué sur le premier transatlantique en
partance. Pendant toute la durée de son voyage, il avait subi des
alternatives de foi et de doute, et ces vibrations diverses avaient
provoqué en lui cette espèce de mal de mer moral plus intolérable qu’une
douleur déterminée.

Lorsque, le jeudi matin, vers onze heures et demie, on remit à Dora la
carte de M. Ascott, le cœur lui battit. En arrangeant ses cheveux, en
refaisant le nœud de sa cravate, ses doigts tremblaient visiblement,
puis, subjuguée par l’inéluctable et toute pensée annihilée, elle se
rendit au salon.

--_Hallo_, Jack! fit-elle, saluant son fiancé, comme si elle l’eût
quitté la veille, de ce mot amical et familier, bien américain, qui lui
était habituel.

Les regards des deux jeunes gens se rencontrèrent en même temps que
leurs yeux, et tout à coup ils se sentirent étrangers l’un à l’autre. Il
y eut entre eux un moment d’embarras, un silence ému. Ce fut
mademoiselle Carroll qui se remit la première.

--C’est comme cela que vous tombez sur les gens sans crier gare!
dit-elle en essayant de plaisanter.--Votre associé est donc revenu plus
tôt que vous ne comptiez?

--Non, je ne l’ai pas attendu. J’ai laissé la maison et les affaires
entre les mains de mon premier commis.

--Aviez-vous une telle hâte de me revoir? demanda Dora avec son
incurable coquetterie.

--Cela vous étonne? Le chagrin de notre séparation vous a sans doute été
léger. Mais le fait n’est pas là. J’ai reçu une lettre où l’on me
prévient qu’un certain comte italien vous fait la cour, et où l’on
m’avertit que le bruit de votre mariage avec lui se répand de plus en
plus. Je n’aurais jamais pu attendre que le courrier m’apportât votre
dénégation, je suis venu la chercher.

Il y avait dans le ton du jeune homme une autorité qui imposa à
mademoiselle Carroll. Elle essaya pourtant de parer à la manière des
femmes.

--Et quelle est la personne qui vous a rendu ce joli service?

--Peu importe... Dody, au nom du ciel,--fit Jack en prenant les mains de
sa fiancée,--mettez fin au supplice que j’endure; il est intolérable.
Dites-moi que ce fleuretage ne signifie rien et que vous êtes toujours
mienne.

Mademoiselle Carroll, paralysée par la honte, par la conscience de son
indignité, demeura silencieuse, ses lèvres s’agitèrent plusieurs fois
sans émettre un son, puis, avec un accent de véritable détresse:

--Je le voudrais, Jack, je le voudrais... mais je ne le puis pas.

M. Ascott lâcha brusquement les mains qu’il tenait et recula de quelques
pas, très pâle, la moustache frémissante.

--Alors, ce mariage dont on parle est vrai?... demanda-t-il d’une voix
rauque.

--Non, non, il n’est pas question de mariage. Personne ne m’a demandée;
seulement... seulement... je ne peux plus devenir votre femme.

--Parce que vous en aimez un autre?

La jeune fille rougit violemment.

--Parce que je crois que nous nous rendrions mutuellement malheureux. La
vie d’Europe me plaît; maintenant que j’en ai goûté, je ne serais plus
satisfaite de la nôtre. Une femme mécontente est la créature la plus
incommode (_uncomfortable_) qui existe.

--Ah! je comprends, je comprends!... vous avez fréquenté des grandes
dames, et il vous faut un titre! Si ce n’est que cela, je puis en
acheter un. Moyennant une cinquantaine de mille francs... ou moins... le
pape fera de moi un baron, le premier baron américain! Ce sera très
ridicule, mais immensément chic!... La baronne Ascott... Qu’en
dites-vous?

Jack eut le trait malheureux en ce qu’il était un peu injuste, et cette
injustice donna à mademoiselle Carroll le courage de tailler dans le
vif.

--Eh bien, vous vous trompez, dit-elle sèchement; fussiez-vous prince,
je ne vous épouserais pas davantage.

--C’est donc ma personne qui vous est devenue antipathique?... par
comparaison, sans doute?

Les meilleures fibres de Dora furent de nouveau touchées.

--Votre personne antipathique! s’écria-t-elle, oh! n’en croyez rien!
J’ai pour vous une affection réelle. Je comprends tout ce que vous
valez, et cela me fait une peine atroce de devoir reprendre ma parole et
de vous causer un tel chagrin. Je voudrais être morte!...

L’accent sincère de la jeune fille détendit la colère qui soutenait M.
Ascott; le cœur défaillant, les jambes cassées, il se laissa tomber dans
un fauteuil, passa et repassa la main sur son front, puis d’une voix
angoissée:

--Dody, Dody, fit-il, est-ce que ce n’est pas un cauchemar? une de vos
plaisanteries habituelles?... n’allez-vous pas me dire, comme vous
l’avez fait tant de fois: «Je suis sage maintenant...»

Mademoiselle Carroll, très émue, secoua la tête.

--Je le voudrais, mais c’est impossible; ne le désirez pas. Mieux vaut
une rupture maintenant qu’un divorce à Dakota plus tard (_a Dakota
divorce_), et nous en arriverions là... Les mariages sont écrits, on a
bien raison de le croire; le nôtre ne l’était pas, probablement.--Et,
Jack... après tout, je ne vaux pas tant de regrets! ajouta mademoiselle
Carroll avec une humilité assez extraordinaire chez elle. Il y a des
jeunes filles plus belles, meilleures que moi. J’en connais vingt pour
une qui seraient fières de devenir votre femme, et qui pourraient vous
rendre heureux.

--C’est possible, mais elles n’existent pas pour moi.

--Vous oublierez; les hommes oublient toujours.

--Vous croyez?

--Oui, ils ont mille occasions, mille moyens.

--En effet, le jeu... la boisson... le suicide.

--Oh! Jack, taisez-vous!... Promettez-moi, jurez-moi que vous n’aurez
recours à aucune de ces choses affreuses, dégradantes.

--Je n’ai rien à vous promettre,--répondit M. Ascott en serrant avec des
doigts crispés les bras de son fauteuil.--Je ne me connais pas. Je peux
valoir mieux, je peux valoir moins que je ne l’imagine. La fin le
montrera. C’est ma faute, ma très grande faute: je n’aurais pas dû vous
laisser venir seule en Europe; mais j’avais une telle confiance en vous!
Je croyais que vous m’aimiez.

--Je le croyais aussi, puisque je vous avais accepté. Je sais maintenant
que le sentiment que j’avais pour vous, que j’ai encore, n’est pas de
l’amour.

--Vous savez cela? demanda Jack, tous les muscles du visage étirés par
la douleur.

Dora fit un signe affirmatif.

--Alors, vraiment, il est trop tard? dit M. Ascott en se levant.

La jeune fille l’imita.

--Oui... il est trop tard... Il faut que je vous rende ceci.

Et, toute pâle d’émotion, elle retira sa bague de fiançailles, cette
bague qu’elle avait portée deux ans, et la tendit à Jack.

Lui la prit et, sous une irrésistible impulsion de douleur et de colère,
il la lança dans la cheminée où brûlait un grand feu.

Mademoiselle Carroll jeta un cri et, instinctivement, saisit les
pincettes pour l’arracher aux flammes.

M. Ascott retint son bras, et le serrant avec force:

--Laissez-la, dit-il, vous n’avez plus le droit d’y toucher. Je désire
qu’elle soit détruite.

Puis avec une ironie cinglante:

--Voilà bien la femme! elle se précipite pour sauver un bijou de la
destruction, et elle y envoie un homme... Que Dieu vous pardonne; moi,
je ne le peux pas.

Et Jack s’éloigna sans retourner la tête, tandis que Dora, comme
pétrifiée, demeurait, pincettes en mains, le regard sur le foyer ardent,
avec la sensation qu’il se consumait là quelque chose d’elle. Elle se
redressa très pâle, l’instrument de fer s’échappa de ses doigts et,
secouée d’un tremblement nerveux, elle tomba dans un fauteuil en
murmurant:

--C’est horrible!... horrible!

Et alors, de ses yeux brillants et moqueurs, les larmes jaillirent; elle
les essuya rageusement, mais, à son honneur, elles continuèrent de
couler.

Deux minutes après, madame Ronald fit irruption dans le salon.

--Qu’y a-t-il? demanda-t-elle. On vient de me remettre la carte de Jack;
il a écrit dessus: «Je repars, ne veux voir personne.» Vous vous êtes
querellés?

--Nous avons fait mieux, nous avons rompu! répliqua mademoiselle Carroll
en détournant la tête.

Le visage d’Hélène s’altéra comme si elle eût été frappée
personnellement.

--Vous avez repris votre parole, vous? Quelle indignité!

Ce mot suffit à remettre Dora debout moralement et à lui rendre tout
entier son beau pouvoir de défense et d’attaque.

--Une indignité? répéta-t-elle. Je ne vois pas cela. Quand on a
conscience de ne pas aimer un homme suffisamment, il vaut mieux ne pas
l’épouser.

--Et cette conscience vous est venue depuis que vous connaissez M.
Sant’Anna.

--Peut-être... A propos, est-ce vous qui avez écrit à M. Ascott?

--C’est moi.

--Vous n’aviez pas le droit de vous mêler de mes affaires.

--Je vous demande pardon: c’était mon devoir de prévenir Jack et, toute
ma vie, j’aurai le remords de ne pas l’avoir fait à temps... Mais je
n’aurais jamais cru que l’ambition de devenir comtesse eût pu vous
pousser à commettre une si mauvaise action.

--L’ambition de devenir comtesse!... M. Sant’Anna n’a pas besoin d’un
titre pour plaire, vous le savez bien!... Je parie que si vous aviez été
la fiancée d’Henri, au lieu d’être sa femme, vous l’auriez lâché...

Hélène devint toute blanche.

--Vous êtes folle! dit-elle.

--Je serai sûrement très contente d’avoir un titre, continua la jeune
fille, je ne m’en cache pas; mais quant à épouser quelqu’un pour cela,
jamais.

--Alors, vous comptez épouser M. Sant’Anna?

--S’il me demande, oui.

--Il demandera sûrement votre dot!

--Eh bien, je la lui donnerai, je la lui donnerai!

--Vous l’aimez donc?

--Je l’aime... Oui, je l’aime!... Oh! sûrement! fit mademoiselle Carroll
avec une soudaine douceur.

--Quand vous l’aurez accepté, je quitterai Rome. Je ne veux pas être
témoin d’un mariage qui brisera la vie de Jack.

Et sur ces mots, prononcés d’un ton froid et tranchant, mais avec des
lèvres amincies par la colère, madame Ronald quitta le salon.

La jeune fille, qui tenait par les deux bouts son mouchoir encore
mouillé de larmes et le faisait tourner, en accéléra le mouvement et le
réduisit en corde, puis, le nouant rageusement, elle le lança au beau
milieu de la pièce en répétant:

--_I wish I were dead!_



XVIII


En se rendant au _veglione_ du Costanzi, le comte Sant’Anna ne se
doutait pas qu’il serait entraîné à faire à mademoiselle Carroll une
déclaration aussi formelle. Quand il s’était trouvé dans la
demi-obscurité d’une loge de rez-de-chaussée, en tête à tête avec ce
svelte domino, le souvenir d’autres aventures, le charme du masque
avaient produit en lui une soudaine ivresse, et sans le vouloir, il
avait prononcé des paroles décisives.

Bien que Dora ne lui inspirât pas une de ces passions ardentes qu’il
avait connues, il en était très amoureux et n’avait pas de plus vif
désir que celui de l’épouser. L’idée d’enlever à un autre homme une
fiancée qui lui était probablement chère ne lui causait pas un remords
bien gênant. Il aurait préféré qu’il n’y eût pas de Jack dans la vie de
mademoiselle Carroll, mais celui-là ne lui portait pas ombrage. Dès les
premiers moments, il avait deviné que le sentiment de Dora pour M.
Ascott n’était qu’une grande amitié. A vingt-trois ans, émancipée comme
elle l’était, elle ignorait les sensations de l’amour plus qu’une petite
Italienne de quatorze ans. Et c’était lui, Lelo, qui, le premier, les
avait éveillées en elle. Ceci le flattait et le charmait au plus haut
point: l’homme, l’Italien surtout, est plus jaloux des sensations de
l’amour que de l’amour même.

Lelo était résolu à demander la main de la jeune Américaine, mais la
pensée du chagrin qu’il allait causer à sa mère et à la princesse
Marina, l’appréhension des scènes et des reproches qui l’attendaient,
lui auraient fait reculer encore la démarche officielle, si la
Providence ne l’y eût poussé. Le mariage lui avait toujours semblé une
dure nécessité, un risque terrible. Il n’avait qu’une foi très faible en
l’honnêteté féminine; la plupart des jeunes filles lui avaient,
jusqu’alors, inspiré une invincible méfiance, et voilà qu’après quelques
semaines de relations frivoles, il allait confier l’honneur de son nom,
de sa maison, à une étrangère. Et il se trouvait, sans avoir eu le temps
de se reconnaître, de discuter, jeté dans le sérieux de la vie! Il n’en
revenait pas. Comment réconcilier sa famille avec ce mariage? La grosse
dot de mademoiselle Carroll ferait peut-être ce miracle; mais sa mère
était si sincère dans son intransigeance!... Le mieux était de n’y pas
penser d’avance, puis de se fier à l’inspiration. C’était généralement
ainsi que le jeune homme traitait les difficultés.

Pendant les deux jours qui suivirent le _veglione_, Lelo fut
inabordable, nerveux comme un Italien seul sait l’être, de cette
nervosité farouche, qui tient à distance amis et importuns. Il ne se
montra nulle part, excepté au Club de la Chasse, le «Jockey» de Rome.
Là, il demeura des heures étendu dans un fauteuil ou allongé sur un
divan, la cigarette aux lèvres, l’œil vague, revivant avec volupté ce
passé auquel il devait dire adieu et qui, par là même, lui devenait
soudainement si précieux. Dans sa rêverie, femmes, chevaux, équipages,
triomphes d’amour, beaux coups de fusil, heureuses séries au jeu
défilèrent tour à tour et lui redonnèrent des sensations de bonheur, des
satisfactions de vanité.

Peu à peu, une sorte de brume tomba sur ces pitoyables souvenirs de
mondain, et la fine silhouette de Dora, ses yeux aux prunelles claires,
aux cils frisés, son visage piquant se détachèrent en lumière dans sa
pensée et il ne vit plus qu’elle: l’avenir! Elle lui apparut si loyale,
si vivante, si rassurante, avec son activité! Et elle l’aimait! Il avait
sur elle un pouvoir magnétique, le seul qu’il crût nécessaire avec la
femme, le seul qui, selon lui, pût assurer la soumission et la fidélité.
Non, il ne regrettait pas sa déclaration de la veille. Et puis, cinq
millions de dot, pour commencer!... Il y avait là de quoi remettre sa
maison sur le pied d’autrefois, restaurer cette villa historique de
Frascati qui lui était si chère, avoir de beaux équipages, une écurie de
premier ordre. En vérité, c’était une chance!

Et maintenant, comment madame Ronald accueillerait-elle la nouvelle de
ce mariage? Elle avait beau être maîtresse d’elle-même, parfois sa
physionomie trahissait un peu plus que du dépit. A cette idée, le
sourire cruel qu’il avait rarement, qui ne semblait même pas à lui,
passa sur les lèvres du comte et se refléta dans ses yeux en une lueur
dure.

«Nous allons voir, se dit-il, si une intellectuelle est une femme!...»

C’était, naturellement. Dora qui lui avait révélé ce nouveau type
féminin, presque inconnu en Italie, et auquel l’Américaine se vante
d’appartenir: afin de rendre son explication plus claire, elle lui avait
désigné Hélène comme un type du genre, et lui, se souvenant de la scène
d’Ouchy, s’était pris d’une antipathie subite et bien masculine pour le
nom et l’espèce. Puis, la jeune fille lui ayant avoué qu’elle-même
n’était qu’une toute petite intellectuelle, il l’en avait félicitée avec
une chaleur comique.

De madame Ronald, la pensée de Sant’Anna alla à la princesse Marina. Il
n’y a pas d’homme à qui le souvenir du premier amour soit plus cher qu’à
l’Italien de toutes les classes, et Donna Vittoria avait été celui de
Lelo. Pendant quelques instants encore, l’image d’autrefois le retint
captif; sa physionomie s’adoucit, ses yeux s’emplirent de passion; il y
eut sur son visage comme un éclat de jeunesse; puis tout s’éteignit, et
le présent reprit ses droits.

Lelo se dit qu’il devait avant tout faire part de son mariage à la
princesse. Dernièrement, elle l’avait beaucoup questionné au sujet de
Dora, et, avec l’idée de la préparer, il lui avait laissé deviner ses
intentions. Depuis longtemps, il n’avait plus pour elle qu’une sorte
d’amitié amoureuse, mais elle, l’aimait encore: il savait qu’il allait
lui porter un coup cruel, infiniment douloureux. Il redoutait d’être
témoin de sa peine: la vue du chagrin de la femme affecte l’homme plus
que ce chagrin même.

Le lendemain, avant de revoir mademoiselle Carroll, le comte se rendit
chez Donna Vittoria. Comme tous ses compatriotes, il excellait dans les
scènes de rupture. Il mit dans celle-ci une habileté, une finesse
merveilleuses, et ne manqua pas de répéter la fameuse phrase italienne:
«_Ci vuol della filosofia_...--Il faut avoir de la philosophie...» La
princesse n’en avait pas assez, sans doute, pour supporter la suprême
infidélité, car les larmes jaillirent de ses yeux. Alors il lui reprocha
de l’affliger, de manquer de générosité; il lui représenta qu’il ne
pouvait laisser éteindre son nom, que sa position l’obligeait à se
marier, et il ajouta que, si elle l’aimait, elle devait l’y encourager
et ne point lui rendre son devoir trop pénible. Il se posa en victime
des circonstances. La grande dame tomba dans le piège comme la plus
simple des femmes. Elle crut que son ami avait besoin de consolations;
elle fit taire sa douleur pour lui en donner, et il la quitta, le cœur
allégé, emportant une assurance délicieuse d’indépendance reconquise.

Le lendemain, mademoiselle Carroll et le comte Sant’Anna, mus par la
volonté suprême qui s’incarnait dans leurs cœurs, allèrent au-devant
l’un de l’autre. C’était vendredi, le jour où la société romaine se
donne rendez-vous dans les beaux jardins de la villa Panfili. Dora s’y
rendit, accompagnée de la marquise Verga. Le temps était beau, déjà
printanier. Sur ces hauteurs, où l’on va instinctivement pour chercher
plus de clarté et échapper à l’oppression du passé, on trouve deux
choses exquises: la lumière et l’air de Rome, sa lumière fine, opalisée,
si douce aux grandes ruines, son air étrangement silencieux, d’une
singulière _morbidezza_, qui donne une fatigue voluptueuse, une sorte de
bien-être sensuel.

Pour la première fois, mademoiselle Carroll fut affectée par cette
atmosphère. Tout en se promenant sur la pelouse émaillée de petites
marguerites, bordée de fleurs aux tons violents, elle se sentit envahie
par une tristesse agréable, et qui mit comme du silence dans son âme; ce
fut si nouveau, si extraordinaire, qu’elle regarda naïvement autour
d’elle pour savoir d’où cela lui venait. Tout à coup, elle eut un grand
battement de cœur: Sant’Anna, en compagnie de son ami le duc de Rossano,
se dirigeait vers elle. Lorsqu’il lui tendit la main, que leurs yeux se
rencontrèrent, elle rougit follement, balbutia et, selon elle, fut tout
à fait ridicule.

--Je n’ai vu personne depuis mardi,--dit Lelo, s’adressant à la marquise
pour que la jeune fille pût reprendre contenance.--C’est très curieux,
après le dernier _veglione_, les femmes s’éclipsent et ont l’air de vous
fuir: on dirait qu’elles n’ont pas la conscience bien nette à notre
égard.

--C’est plutôt qu’elles sont fatiguées d’avoir entendu tant de folies et
de mensonges.

--Mensonges!... Mais le masque provoque souvent des déclarations très
sincères, fit le comte en regardant mademoiselle Carroll.

--Vous croyez?

--J’en suis sûr; j’ai de bonnes raisons pour cela.

Madame Verga, à qui rien n’échappait, surprit l’air embarrassé de Dora,
et, souriant:

--Alors il vous est arrivé de faire une déclaration sincère au
_veglione_? Tant mieux pour celle à qui vous l’avez adressée!

Sur ces mots, la marquise se remit à marcher. Le duc de Rossano, qui
savait à merveille son rôle de confident, l’accapara aussitôt en lui
demandant si elle s’était amusée au Costanzi.

Lelo prit alors les devants avec la jeune Américaine et se dirigea vers
l’allée de chênes-verts qui a entendu tant de doux propos. Il y eut
entre eux un de ces silences que l’on voudrait prolonger éternellement,
où d’invisibles fluides créent du bonheur et des sensations presque
divines.

Mademoiselle Carroll n’avait plus l’air délibéré, le nez au vent. Elle
marchait, la tête un peu baissée, les yeux fichés en terre.

--Est-ce que vous ne savez pas que j’étais sincère, l’autre soir? fit
tout à coup Lelo d’une voix émue.--Je regrette que des paroles comme
celles que je vous ai dites aient été mêlées à des plaisanteries de
carnaval, mais elles n’en sont pas moins vraies. Je vous aime.

Dora parvint à réagir contre son trouble.

--A combien de femmes avez-vous déjà dit cela? demanda-t-elle d’un air
moqueur.

--A beaucoup, vous n’en doutez pas, répondit le comte sans se laisser
déconcerter, mais à aucune je n’ai offert mon nom, et je vous l’offre, à
vous, parce que vous m’avez inspiré une affection sérieuse, une
confiance absolue, et aussi parce que je sais que vous m’aimez.

Mademoiselle Carroll, suffoquée par cette hardiesse, se tourna vers le
jeune homme, une dénégation sur les lèvres; mais, en rencontrant le
regard lumineux de ces yeux latins dont elle ne s’était pas assez
méfiée, elle rougit et ne put que balbutier:

--_Well! I never!_... Eh bien! je n’ai jamais...

--Vous n’avez jamais entendu de si audacieuse assertion? interrompit
Lelo en souriant.--Je l’espère!... Pourquoi auriez-vous honte de ce
sentiment qui a fleuri dans votre cœur malgré vous, oh! bien malgré
vous! (Cela fut dit avec une exquise raillerie.) En suis-je donc
indigne?

--Non, non! protesta Dora, touchée par cette fausse humilité.

--Vous vous êtes enfuie l’autre soir, quand je vous ai priée de
descendre en vous-même. Promettez-moi que vous vous interrogerez...

--C’est fait, répondit mademoiselle Carroll en étirant nerveusement sa
voilette.

Lelo, saisi de cette réponse, s’arrêta court. Les deux jeunes gens se
regardèrent; une onde d’émotion allait de l’un à l’autre.

Sant’Anna se remit à marcher.

--Et, en votre âme et conscience, croyez-vous pouvoir encore épouser M.
Ascott?

--Non... et j’ai rompu.

--Vrai! s’écria le comte avec un éclair de joie dans les yeux.--Vous
êtes libre?

--Je suis libre,--dit mademoiselle Carroll, non sans une désagréable
sensation de honte.

--Vous avez écrit pour dégager votre parole?

--Cela n’a pas été nécessaire! M. Ascott est arrivé jeudi matin et il
est reparti le soir même.

--Vous lui avez rendu sa bague?

La jeune fille retira lentement son gant, et, montrant sa main nue:

--Voyez! dit-elle, avec un petit rire nerveux.

--Oh! Dora, vous me comblez de joie!... Et maintenant, ne
consentirez-vous pas à devenir ma femme?

--Vous n’avez donc pas peur d’épouser une jeune fille nouveau jeu, très
américaine, très indépendante de caractère, pleine de défauts?

--Non, je n’ai pas peur. Je vous aime telle que vous êtes. Vous avez
toutes les qualités qui me manquent. Nous ferons un ménage parfait.

--Alors...

--Alors, vous consentez?

Mademoiselle Carroll tourna la tête vers le comte et, devant l’ardente
prière de son regard, elle rougit, puis, levant les épaules:

--Le moyen de refuser à vous et à moi! fit-elle avec un sourire ému.

Lelo, dans ce lieu public, ne pouvait baiser la main qu’on venait de lui
accorder; il se découvrit.

--Merci, Dora, vous me rendez très heureux, dit-il d’une voix grave.
Vous ne regretterez jamais d’avoir écouté votre cœur.

--J’en suis sûre.

A ce moment, madame Verga, qui avait achevé de raconter ses aventures de
_veglione_, s’aperçut que l’ombrage des chênes-verts, le sol pointillé
de soleil étaient d’un effet triste.

--Sortons de cette allée! cria-t-elle aux jeunes gens;--elle est bonne
pour les amoureux.

--Et qui vous dit que nous n’en sommes pas? fit Lelo en se retournant.

--En effet, pourquoi n’en seriez-vous pas? On a vu des choses plus
invraisemblables.

Les quatre promeneurs émergèrent en pleine lumière. Le duc de Rossano
regarda le visage de mademoiselle Carroll: en voyant le coloris avivé de
ses joues et de ses lèvres, la lueur humide de ses prunelles, et surtout
son joli air de confusion, il ne douta pas du succès de Lelo.

En rentrant à l’hôtel, Dora s’enferma dans sa chambre. Depuis deux
jours, Hélène lui tenait rigueur; sa mère et mademoiselle Beauchamp lui
avaient fait d’assez vifs reproches au sujet de sa rupture avec Jack:
elle se trouvait donc en froid avec tout le monde. Madame Carroll, une
de ces charmantes vieilles femmes américaines aux cheveux gris soyeux,
au visage serein, était la faiblesse même. La jeune fille savait que son
mécontentement n’était jamais de longue durée et qu’au fond ce mariage
avec un gentilhomme n’était pas pour lui déplaire. Cependant elle était
un peu effarée elle-même de se voir fiancée pour la seconde fois, et se
demandait comment elle allait s’y prendre pour annoncer une nouvelle que
personne n’attendait de sitôt. Elle fit d’abord une très jolie toilette
pour le dîner, puis, en se mettant à table, elle commanda du champagne.
Pour l’Américaine, le champagne est le vin de la consécration, celui
avec lequel, de préférence, elle baptise ses triomphes.

Madame Ronald et sa tante avaient passé la journée à Albano avec des
compatriotes. Pendant le repas, elles racontèrent ce qu’elles avaient vu
et fait; Dora n’entendit qu’un mot par-ci, par-là; contre son habitude,
elle fut silencieuse. Hélène l’observait à la dérobée. Lorsqu’ils eurent
apporté le dessert, les garçons se retirèrent comme de coutume.
Mademoiselle Carroll prit des fraises avec lesquelles elle sembla jouer,
les roulant indéfiniment dans le sucre en poudre avant de les porter à
sa bouche. Tout à coup, elle releva la tête, rapprocha ses cils, regarda
alternativement ses compagnes, puis prenant sa coupe pleine de
champagne:

--Au bonheur de Dody! fit-elle le visage rayonnant de joie.

Mademoiselle Beauchamp et madame Carroll levèrent aussitôt leurs verres;
Hélène les imita machinalement.

--Serait-ce votre jour de naissance? demanda tante Sophie.

--Non, mais mon jour de fiançailles.

Comme si ces paroles eussent frappé madame Ronald au cerveau, ses doigts
se détendirent, la coupe qu’ils tenaient s’échappa et se brisa en
éclats. Très pâle, elle regarda les morceaux de cristal et le vin
répandu.

--Comment est-ce arrivé? fit-elle stupéfaite.

Dora se mit à rire.

--Eh bien, vrai, je ne croyais pas vous causer un tel saisissement!

Puis, avec un peu d’inquiétude:

--J’espère que cela ne va pas me porter malheur!

--Aussi, quelle idée de faire une telle plaisanterie! dit madame
Carroll.

--Une plaisanterie? Mais rien n’est plus sérieux. Cet après-midi, à la
villa Panfili, M. Sant’Anna m’a répété la déclaration qu’il m’avait
faite l’autre soir, au _veglione_, et m’a simplement demandé ma main,
que je lui ai tout aussi simplement accordée,--ajouta Dora avec une
bouffonnerie émue.--Tant pis pour ceux qui ne seront pas contents! moi,
je suis bien heureuse!

--Et ce pauvre Jack! fit madame Carroll.

--Oh! pour l’amour de Dieu, maman, ne rappelez pas la seule chose qui
gâte mon bonheur. Puisque je ne puis guérir le chagrin que j’ai causé,
laissez-moi l’oublier.

--Je savais parfaitement comment ce fleuretage finirait! dit sèchement
mademoiselle Beauchamp.

--Vraiment? Vous en saviez plus que moi, alors, car je ne me doutais
guère qu’un mariage semblable m’était réservé.

--Ah! vous vous trouvez très honorée, sans doute, d’être épousée par un
comte... Je ne vous croyais pas tellement parvenue que cela!

Dora rougit. Elle n’était pas aussi bien née que madame Ronald et sa
tante: elle n’aimait pas qu’on le lui rappelât. Pourtant, elle surmonta
vite sa colère.

--Oui, je serai très fière de devenir la femme de M.
Sant’Anna,--répondit-elle avec sa crânerie habituelle,--et je connais
bon nombre de jeunes filles, parmi celles que vous considérez comme de
toute première classe, qui m’envieront.

--Oh! Dora, ne vous laissez pas entraîner par la vanité! dit madame
Carroll.

--N’ayez pas peur, maman, c’est bien le cœur qui est pris chez moi. Je
ne suis pas aussi vaniteuse que j’en ai l’air.

--Avec un caractère comme le vôtre, je me demande comment vous endurerez
les exigences d’un mari européen, fit mademoiselle Beauchamp.

Dora mit ses coudes sur la table, son menton entre ses mains, puis,
dévisageant la vieille fille de son regard aigu:

--Avez-vous jamais aimé? lui demanda-t-elle avec le plus grand sérieux.

Tante Sophie devint cramoisie et, suffoquée par cette question hardie,
elle se contenta de pincer les lèvres.

--Si vous avez aimé, continua mademoiselle Carroll, vous devez savoir
que l’amour rend tout facile, tout possible; si vous ne le savez pas, eh
bien, rapportez-vous-en à moi, car je viens d’en faire l’expérience; je
l’ignorais encore, il n’y a pas longtemps.

--Alors vous aimez vraiment M. Sant’Anna? demanda madame Carroll.

--Je l’adore!

Et la jeune fille, mettant son bras autour du cou de sa mère, appuya sa
joue contre la sienne.

--Ne vous tourmentez pas, _mammy_! les Italiens font de très bons maris,
demandez à la marquise. En outre, les Américaines sont tout à fait chez
elles à Rome. Elles y ont bâti des palais, elles ont marié leurs enfants
dans des maisons princières, elles occupent les premières places à la
cour. Je me trouverai entourée de compatriotes... Et puis, c’était ma
destinée, paraît-il. Voyez, j’ai été amenée en Europe, conduite chez
Annie d’Anguilhon, où je devais rencontrer les Verga, et enfin attirée
ici par eux. Oh! oui, nous sommes menés! Inutile de regimber! Pour mon
compte, je ne m’en plains pas; je suis très reconnaissante à la
Providence du sort qu’elle m’a réservé.

--Eh bien, Hélène, que dites-vous de cela? demanda mademoiselle
Beauchamp d’un ton ironique.

Madame Ronald tressaillit légèrement.

--Moi? Rien... J’écoute et j’admire.

Mademoiselle Carroll se leva de table.

--Vous avez bien raison, fit-elle, car, moi, je m’aime mieux aujourd’hui
qu’avant.



XIX


Au lieu de suivre Dora au salon, Hélène rentra chez elle. Arrivée dans
sa chambre, elle tourna le bouton de la lumière électrique, et, comme
une somnambule qui, dans le sommeil, reprend son occupation favorite,
elle s’assit devant sa table de toilette, passa et repassa un peigne
dans ses cheveux, promena la houppe sur ses joues, respira un flacon de
sels de lavande, polit ses ongles, puis, son activité mécanique cessant
peu à peu, elle demeura immobile, les prunelles dilatées, sans regard,
fixées sur le miroir.

Dora et Sant’Anna! Ces deux noms, en se formant et se reformant derrière
son front, lui causaient une douleur dont le reflet changeait
étrangement sa physionomie. Ce mariage se ferait donc! Elle n’y avait
pas cru, elle essayait encore de n’y pas croire. Et, pour la millième
fois, elle se rappela la scène d’Ouchy. Ce merveilleux enregistreur
qu’est la mémoire lui rendit l’expression ardente de Lelo et toutes les
notes de sa prière d’amour. Dora ne se doutait guère que son fiancé
avait été amoureux d’elle, Hélène, qu’il était entré un soir dans sa
chambre comme un voleur! Si elle apprenait cela, l’épouserait-elle? Non,
peut-être... Qui sait pourtant? Elle l’aimait si follement!... Qu’est-ce
que Sant’Anna lui avait dit à la villa Panfili? Hélène l’imagina penché
vers la jeune fille, lui parlant de sa voix chaude, l’enveloppant de son
regard de charmeur. Cette vision lui fut si douloureuse qu’elle se leva
et marcha un peu pour la dissiper. Elle se regarda dans la glace placée
au-dessus de la cheminée et, prise d’un frisson qu’elle attribua au
froid, elle sonna pour qu’on fît du feu. Aussitôt qu’il fut allumé, elle
présenta à la flamme ses paumes rosées, ses pieds chaussés de soie. La
chaleur, en pénétrant sa chair, lui donna une sorte de bien-être
physique qui agit sur le moral. Elle se sentit mieux et respira plus
librement. Sa pensée, alors, se tourna vers Jack. Elle le vit dans un
coin de wagon, les mains dans les poches, le chapeau sur les yeux, l’âme
ravagée par l’infidélité de Dora, emporté loin d’elle par les forces de
la destinée, et, saisie de compassion, elle dit tout haut:

--_Poor boy!_... Pauvre garçon!...

Elle ressentit une vive irritation contre madame Verga: ce mariage était
son œuvre; elle avait excité chez Dora la convoitise d’un titre et
n’avait manqué aucune occasion de la faire rencontrer avec Sant’Anna,
sachant bien qu’elle était fiancée et à la veille de se marier. C’était
indigne! «Il n’y a pas de doute, pensa-t-elle, l’Europe démoralise les
Américaines.» Pourvu que Jack ne crût pas à sa complicité! Elle allait
lui écrire tout de suite. Que dirait M. Ronald en apprenant que sa nièce
avait rompu son engagement? Sûrement, il ne lui pardonnerait pas! Et
pourtant c’était sa faute: s’il était venu à Rome, rien de tout cela ne
serait arrivé!... L’idée que son mari s’obstinait à rester en Amérique
ranima toute sa colère contre lui. Il y avait maintenant sept mois qu’il
ne lui avait écrit. Cinq mois encore, et elle aurait le droit de
demander le divorce pour cause d’abandon...

Cette pensée, qui avait jailli des profondeurs de son âme, amena une
vive rougeur sur son visage. Divorcer, elle, Hélène! Ah! ce serait
drôle!... Elle eut un petit éclat de rire. Puis, comme pour échapper à
elle-même, elle fit deux ou trois tours dans sa chambre, et, enfin,
saisissant son buvard et sa plume, elle revint s’asseoir près du feu et
se mit en devoir d’écrire à Jack. Par un phénomène psychologique assez
curieux, les paroles de sympathie qu’elle adressa au jeune homme lui
firent du bien, l’attendrirent, comme si on les lui eût dites à
elle-même.

Le lendemain, Hélène, qui n’avait jusqu’alors connu que des réveils
joyeux, sentit en ouvrant les yeux cette douleur d’amour qui, pendant
des mois et des mois, ne devait plus la quitter, et sous l’action de
laquelle son âme allait se développer et se transformer.

La pensée que le comte Sant’Anna viendrait probablement, le jour même,
faire sa demande officielle affola un instant la jeune femme. Elle ne
voulait pas rester à l’hôtel et se trouver là. Se hâtant à sa toilette,
elle se rendit chez une de ses compatriotes et lui proposa une excursion
à Frascati, qui fut aussitôt acceptée.

Comme toutes les Américaines, madame Ronald avait le culte de la
volonté; elle avait même une foi exagérée en cette puissance intérieure.
La sienne ne l’avait jamais trahie; elle lui avait souvent demandé des
miracles: ainsi, dans l’aventure d’Ouchy, en cette occasion, elle y fit
appel de nouveau, et le soir, lorsqu’elle rentra à l’hôtel, elle était
parfaitement maîtresse d’elle-même. Lelo était venu: elle dut entendre
le récit détaillé de sa visite; madame Carroll, encore sous le charme de
ses manières, se répandit en éloges. La froideur avec laquelle
mademoiselle Beauchamp et Hélène écoutèrent tout cela ne parvint pas à
affecter Dora; elle avait en elle une joie qui l’eût rendue indifférente
à la désapprobation de l’univers entier. Au moment où madame Ronald se
disposait à rentrer chez elle, elle lui dit que le comte avait
l’intention de venir la voir le lendemain, vers deux heures.

--Ne soyez pas trop désagréable avec lui, ajouta-t-elle; il pourrait
croire que vous lui en voulez de ce qu’il se marie. Les hommes sont si
présomptueux!

La jeune femme pâlit légèrement, puis, ouvrant les yeux de toute leur
grandeur, avec une affectation d’étonnement:

--Lui en vouloir de ce qu’il se marie, moi! et pourquoi?

--Ah! voilà! parce que vous avez fleurté ensemble. Il vous a fait la
cour... en m’attendant, probablement! dit mademoiselle Carroll d’un ton
moqueur.

--Est-ce que les grandeurs vous auraient déjà tourné la tête?

--Non, non, elle est encore en parfait état.

--On ne s’en douterait guère! répondit sèchement Hélène.

Dora avait un flair extraordinaire, un esprit pénétrant comme un rayon
X. Les paroles qui traduisaient ses impressions premières portaient
souvent très loin et très juste. Celles de ce soir cinglèrent au vif
madame Ronald. Grand Dieu! si le comte allait s’imaginer qu’elle
éprouvait des regrets?... Des regrets!... elle! ce serait trop
absurde!... Oui, ce mariage lui déplaisait, lui faisait mal même, mais
seulement parce qu’il brisait la vie de Jack, parce que l’infidélité de
mademoiselle Carroll causerait un scandale dans la société de New-York,
un scandale qui rejaillirait sur la famille. Elle expliquerait cela à M.
Sant’Anna, et, à moins qu’il ne fût un fat ou un imbécile, il ne se
tromperait pas sur ses sentiments.

Hélène se suggestionna si bien que le lendemain, lorsqu’on lui annonça
le comte, elle était en pleine possession de son sang-froid et de sa
dignité.

--Toutes mes félicitations! lui dit-elle d’un ton quelque peu railleur,
mais en lui tendant la main avec un naturel parfait.

Lelo fut désarçonné, un moment, par cet accueil. Dora lui avait dit que
madame Ronald était furieuse; il espérait la pousser à bout et l’amener
à se trahir afin de savourer sa vengeance. Il se remit vite, cependant.

--J’accepte vos congratulations avec d’autant plus de plaisir que je les
sais sincères... comme tout ce qui vient de vous!

Les paupières d’Hélène battirent légèrement, ses narines s’enflèrent un
peu, elle redressa la tête.

--Je vous félicite très sincèrement, dit-elle, parce que vous épousez
une Américaine. Ce n’est peut-être pas modeste de ma part, mais je crois
que nous sommes honnêtes, intelligentes, que nous possédons quelques
qualités, enfin.

--Vous en avez beaucoup... et des meilleures. Pour ma part, je m’estime
très heureux d’avoir réussi à gagner le cœur de mademoiselle Carroll.
Est-ce vrai que vous n’approuvez pas son choix?

Le regard de madame Ronald ne fléchit pas sous cette question directe.

--Ce n’est pas son choix que je désapprouve, croyez-le bien; c’est la
rupture de son engagement. En Amérique, cela nous paraît presque aussi
mal qu’un divorce. J’ai connu M. Ascott toute ma vie, et, je vous le
déclare franchement, je me range de son côté. Il ne méritait pas
l’affront qui lui est fait. C’est le cœur le plus loyal, le meilleur
qu’il y ait! ajouta Hélène, avec l’espoir que ces paroles seraient
désagréables au comte.

--Je le crois, répondit tranquillement Lelo, mais les hommes parfaits
ont si peu de chance avec les femmes! Malgré toutes ses qualités, M.
Ascott n’avait pas réussi, évidemment, à éveiller l’amour chez
mademoiselle Carroll. Elle croyait l’aimer, elle a reconnu son erreur à
temps.

--C’est possible, la méprise n’en est pas moins regrettable pour tous
deux. Mon mari ne lui pardonnera jamais.

--Est-ce que Dora n’est pas la nièce de M. Ronald?

--Sa demi-nièce seulement.

Sant’Anna eut un éclat de rire.

--Mais alors, je serai votre neveu? Non, c’est trop drôle! La vie est
curieuse quelquefois.

--Mon neveu! répéta Hélène avec un effarement comique.

Puis, saisissant la bizarre réalité, elle pâlit un peu.

--C’est vrai, je n’avais pas songé à cela. J’ai toujours considéré Dora
comme une jeune sœur, elle ne m’a jamais appelée «ma tante»... Du reste,
elle n’est aussi que ma demi-nièce.

--Eh bien, je serai votre demi-neveu, c’est déjà joli!... Qui m’eût dit
une chose pareille, le jour où je vous ai vue pour la première fois...
sous les arcades de la rue de Rivoli... vous souvenez-vous? fit le comte
en appuyant sur la jeune femme un regard d’une douceur perfide.--Je
m’imaginais vous suivre, et c’était vous qui, comme une bonne fée, me
conduisiez au mariage... dont je me croyais si éloigné!

--Et pour lequel, entre parenthèses, vous sembliez avoir peu de
vocation! répondit Hélène, assez maîtresse d’elle-même pour pouvoir
plaisanter.

--En effet!... mais la vocation vient quand on rencontre la femme qui
vous est destinée... Vraiment, mon mariage a commencé comme un joli
roman.

--Je souhaite qu’il continue et finisse de même. Votre famille
l’approuve-t-elle?

--Ma famille n’approuve rien de ce que je fais,--répondit Lelo qui avait
encore sur le cœur l’amertume d’une scène récente.--Je suis d’une autre
époque.

--Vous êtes de l’époque des Américaines, vous! fit madame Ronald, d’un
ton un peu sarcastique.

--Précisément!... Et je m’en félicite. J’ai besoin d’une femme qui
m’infuse l’esprit nouveau.

--Oh! Dora se chargera de cela. A New-York même, on la trouve trop
moderne.

--L’atmosphère de Rome agira sur elle, comme elle a agi sur toutes vos
compatriotes. Le milieu où elle va se trouver l’enrayera forcément, sans
lui faire perdre, je l’espère, son entrain et sa gaieté. Je suis sûr de
ne jamais m’ennuyer avec elle.

--Vous aurez toujours la ressource de parler chevaux! fit Hélène avec
une nuance de dédain.

--Mais c’est déjà quelque chose d’avoir un goût ou plutôt une passion en
commun!... Alors, sûrement, vous ne m’en voulez pas? demanda Lelo en
scrutant impitoyablement la physionomie de la jeune femme.

--A vous? pas du tout! répondit-elle en le regardant bravement.--Vous
n’auriez pas fait la cour à Dora si elle ne vous y avait autorisé. Je
tâche toujours d’être juste.

--Tâchez aussi d’être indulgente, mademoiselle Carroll compte sur vous
pour apaiser son oncle.

--Elle a tort: je ne m’y emploierai pas, par loyalisme envers M. Ascott.
Le temps arrangera tout sans que je m’en mêle. Il ne me reste plus qu’à
vous souhaiter beaucoup de bonheur.

--Et beaucoup d’enfants!

Hélène rougit jusqu’aux cheveux.

--Oh! excusez-moi! J’oubliais que ces choses-là ne se disent pas à une
Américaine.

--En effet! répondit froidement la jeune femme.

A ce moment, le courrier vint annoncer la voiture. Le comte se leva et
madame Ronald l’imita.

--Je ne vous retiens pas, dit-elle, car j’ai un après-midi très
chargé... Au revoir.

Sant’Anna prit la main qui lui était tendue et la baisa lentement, sans
sentir sous ses lèvres le plus léger frémissement.

«Elle enrage, j’en suis sûr, pensait-il en descendant l’escalier de
l’hôtel; mais du diable si on s’en douterait!...»

Puis, avec une rancune plaisante:

«C’est joliment fort, une intellectuelle!»



XX


La société romaine n’accepta pas sans protester le mariage du comte
Sant’Anna avec mademoiselle Carroll. Dans le monde noir, il fut
hautement et sévèrement blâmé; dans le monde blanc, il excita beaucoup
d’envie et de violentes jalousies. En revanche, le clan italo-américain
tout entier exulta ouvertement de pouvoir ajouter un grand nom sur son
livre d’or.

Quant à la comtesse Sant’Anna, la nouvelle des fiançailles de Lelo lui
causa un choc qui ébranla profondément son corps et son âme. Son fils
épouser une étrangère, une protestante, son fils, à elle, une Salvoni,
la sœur du cardinal que la voix publique désignait comme le successeur
probable de Léon XIII!...

Donna Teresa avait été très belle, ardemment courtisée. La religion,
l’orgueil d’une race dure et hautaine, l’avait préservée de ces
entraînements auxquels l’Italienne cède si facilement, mais qui ne
marquent pas dans sa vie. Elle vieillissait comme avaient coutume de
vieillir autrefois les grandes dames romaines; elle retardait beaucoup
sur son époque. Après le mariage de sa fille, elle avait réduit son
train de maison et s’était cantonnée au second étage de son palais. Elle
n’allait plus dans le monde, mais le monde venait encore à elle. Elle
recevait tous les jours, après cinq heures, et son salon n’était jamais
vide. Sans en avoir l’air, elle exerçait une influence considérable. Les
années en s’écoulant avaient peu à peu diminué le cortège d’admirateurs
qui avait été le triomphe de sa jeunesse, mais elle avait encore autour
de son fauteuil de sexagénaire un cercle d’amis dévoués. Parmi les
compagnons de la dernière étape, se trouvait le marquis Boni, un homme
d’autrefois lui aussi. Il avait eu pour elle un de ces amours
platoniques qui sont devenus des raretés psychologiques, et dont on ne
rencontre plus guère d’exemples qu’en Italie. Il l’avait aimée enfant,
jeune fille et femme, avait vécu dans le rayonnement de sa beauté,
l’avait protégée d’une manière occulte, servie avec un dévouement
infatigable et, par son respect, avait imposé à la calomnie et à la
médisance. Depuis tantôt quinze ans, il dînait avec elle chaque soir et
faisait sa partie de cartes. En la quittant, il lui baisait la main, et
elle lui disait invariablement:

--_Buona sera, marchese, domani, alle sette_ (Bonsoir, marquis, demain,
à sept heures).

C’était son invitation. Et le lendemain, il était là, en tenue
irréprochable, et il serait là, probablement, jusqu’à ce que la mort
vînt le relever de son servage chevaleresque.

Dans son intimité, la comtesse Sant’Anna avait encore don Salvatore,--un
jésuite austère, son directeur spirituel; monsignor Capella,--un petit
prélat mondain, à figure poupine; le docteur Masso, dont la science se
bornait au traitement de la fièvre romaine et qui était plus fort en
archéologie qu’en médecine; et enfin l’indispensable _avvocato_
(avocat), que l’on rencontre dans toutes les familles de l’aristocratie,
où il est reçu, sinon sur un pied d’égalité, du moins comme un confident
et un familier. L’avocat se dévoue à telle ou telle maison, il prend en
main ses affaires, travaille à sa prospérité et devient un auxiliaire
précieux pour des gens que leur ignorance hautaine de la vie moderne
laisse désarmés. Il fait cela moins par spéculation souvent que par
sympathie instinctive pour ses clients. L’Italie est peut-être le seul
pays du monde où un homme d’affaires puisse être mû et gouverné par
cette puissance mystérieuse.

Ces fidèles (_fedeloni_) composaient une sorte de cour à la comtesse
Sant’Anna. Bien qu’ils appartinssent au parti clérical, ils avaient des
intelligences dans la société blanche et savaient ce qui se disait et se
faisait partout. Ils étaient pour Donna Teresa des gazettes vivantes:
c’était à qui aurait le plus gros sac de nouvelles et de potins à lui
apporter. Tous, à l’envi, entretenaient ses espérances et ses illusions.
Malgré la réalité présente, elle croyait encore qu’un jour ou l’autre,
le pape rentrerait en possession de Rome. Par quel cataclysme, elle ne
l’imaginait pas, mais aucun miracle ne lui semblait impossible. Elle se
flattait surtout de ramener son fils dans ce qu’elle appelait la bonne
voie, par un mariage de son choix: aussi avait-elle jeté les yeux sur
une petite princesse de seize ans, encore au couvent. A sa prière, le
cardinal avait sondé la famille et s’était assuré que, de ce côté-là, il
n’y aurait aucun obstacle. Sur ces entrefaites, mademoiselle Carroll
arriva à Rome. Donna Teresa connut bientôt l’assiduité de son fils
auprès de la jeune fille, mais ne s’en alarma pas, tant elle était loin
de croire à la possibilité de ce qui devait être. Les Américaines lui
avaient toujours inspiré une antipathie instinctive; maintes fois elle
avait déclaré que Lelo n’en épouserait jamais une avec son consentement.
Après cela il est facile d’imaginer sa douleur, son humiliation, lorsque
le jeune homme vint lui apprendre qu’il avait demandé et obtenu la main
de mademoiselle Carroll. Pour la première fois, elle eut un cri de
révolte contre la Providence, qui permettait que ses espérances fussent
encore si cruellement trompées. Elle traita son fils avec une sévérité
inusitée, refusa pendant plusieurs jours de l’écouter, se raidit contre
lui, l’accabla de reproches. Elle aurait peut-être fini par l’emporter,
si le jeune homme n’avait pu se retrancher derrière le fait accompli.

Le chiffre de la dot de Dora ne laissa pas que d’impressionner les amis
de la comtesse et d’atténuer leur indignation. L’avocat Orlandi parla
des exigences croissantes de la vie moderne, de l’impossibilité pour
Lelo d’être heureux sans une grande fortune. Le marquis Boni commença à
dire timidement que les Américaines avaient du bon, qu’elles étaient
honnêtes et faisaient d’excellentes épouses. Don Salvatore et
monseigneur Capella reconnurent qu’avec les millions de mademoiselle
Carroll, un Sant’Anna pourrait faire beaucoup de bien. Le cardinal
Salvoni se rabattit sur l’espoir que la jeune fille se convertirait
peut-être au catholicisme et, plus tard, dans le zèle de sa foi
nouvelle, finirait par ramener son mari au Vatican. Donna Teresa fut
stupéfaite, scandalisée, de la facilité avec laquelle ses fidèles, son
frère même, se réconciliaient avec ce mariage. Il lui sembla que tout
croulait autour d’elle: principes, convictions, religions. Rien n’eût pu
vaincre sa résistance, hormis la crainte de perdre son fils. Il était
son orgueil, sa joie vivante: elle ne voulait pas le laisser entièrement
à une femme étrangère. Pour cela seul, elle céda et pardonna. Depuis
deux mois, une attaque de rhumatisme la retenait prisonnière. Elle se
félicita secrètement de ne pouvoir faire à madame Carroll la visite
officielle prescrite par les convenances, mais elle consentit à la
recevoir, elle et sa fille, et le jour de l’entrevue fut fixé.

Le sentiment filial est très puissant chez l’Italien; lorsqu’il peut
estimer sa mère entièrement, qu’il la sait irréprochable, son amour
devient une sorte de culte. Lelo était très fier de la sienne. Il
admirait sa beauté de vieille femme, sa dignité, son intransigeance
même. Il demeurait avec elle. Bien qu’il dînât généralement en ville et
passât ses soirées dans le monde, il trouvait toujours un instant pour
venir lui demander sa bénédiction. Après lui avoir souhaité une bonne
nuit, il inclinait devant elle son front d’homme; elle y traçait, du
pouce, le signe de la croix en disant, avec une ferveur de croyante:
«_Dio ti benedica, figlio mio_...--Dieu te bénisse, mon fils...» Puis
elle posait sa belle main patricienne contre les lèvres de Lelo, pour
qu’il la baisât. C’était un échange du meilleur de leurs âmes. Et cette
bénédiction maternelle tombait comme une rosée sur le cœur souvent
troublé du jeune homme, calmait sa nervosité, mettait en lui un espoir
de bonheur.

Maintenant que Sant’Anna avait obtenu le consentement de sa mère à son
mariage avec une Américaine, il s’étonnait d’avoir eu le courage de lui
forcer la main comme il l’avait fait. Il se rendait bien compte qu’entre
elle et sa future belle-fille il ne pouvait y avoir ni sympathie ni
entente. Cette certitude ne laissait pas que de diminuer sa
satisfaction. Il avait souvent parlé des siens à sa fiancée, essayé de
lui faire comprendre leurs caractères, leurs idées, mais il s’était vite
aperçu que le sens de certaines choses lui échappait complètement. Elle
riait à la pensée qu’elle, Dora, allait devenir la nièce d’un cardinal,
d’un pape, peut-être! Cela lui semblait irrésistiblement drôle. En
présence de cette âme saxonne, claire, active, et brillante, d’une
essence si différente, Lelo, qui n’était pas un penseur pourtant,
aperçut tout à coup ce qu’était l’âme latine. Il eut la révélation de sa
profondeur, de sa subtilité, et fut un peu effrayé de se sentir
tellement autre que la future compagne de sa vie.

Madame Verga avait prévenu mademoiselle Carroll que les Sant’Anna
n’aimaient pas les Américaines et qu’elle devait s’attendre à être
accueillie plutôt froidement. La jeune fille avait haussé les épaules.
La conscience de posséder une très grande fortune ajoutait
considérablement à son aplomb naturel. Incapable de concevoir
l’hostilité créée par la différence de race et de religion, elle
s’imaginait que sa qualité de riche héritière suffirait à lui assurer
une réception cordiale, et ne se doutait guère de ce qu’il avait fallu
mettre en jeu de forces morales pour amener Donna Teresa à l’accepter.
Sa toilette pour la visite de présentation la préoccupa seule. Après de
nombreuses délibérations devant son miroir, elle donna la préférence à
un costume de petit drap gris clair garni de zibeline, avec toque
assortie. Lorsque au jour dit, Lelo vint la chercher pour la conduire
chez sa mère, elle lui parut très fine et très élégante, ainsi vêtue,
mais terriblement moderne. Madame Carroll, dans sa robe noire de la
bonne faiseuse, avait l’air tout à fait comme il faut et ne pouvait que
produire une impression favorable.

Le palais Sant’Anna, célèbre par la beauté et la pureté de son
architecture, occupe tout un côté d’une de ces petites places oubliées
de Rome où l’on retrouve encore la sensation du passé. Dora le
connaissait bien; elle s’était efforcée de l’admirer, mais elle le
jugeait affreusement triste et d’aspect rébarbatif.

En franchissant le seuil de cette vieille demeure, la jeune Américaine
sentit un manque subit de lumière et de chaleur: elle frissonna
légèrement, son babil cessa, et, à mesure qu’elle montait le large
escalier, les battements de son cœur s’accéléraient. De son côté, Lelo
était visiblement nerveux. Il savait que beaucoup allait dépendre de
cette première entrevue. Il n’avait pas voulu paralyser sa fiancée par
des recommandations, il préféra qu’elle se montrât telle qu’elle était:
son naturel, son originalité, avaient chance de plaire. Il ne redoutait
que son irrépressible franchise et ses réparties souvent trop vives.

La porte fut ouverte par un serviteur très correct qui remplissait les
fonctions de maître d’hôtel et de valet de pied; le comte lui donna le
nom de madame et de mademoiselle Carroll. Sur ses pas, les deux
Américaines traversèrent une vaste antichambre avec de hauts bancs
sculptés, des panneaux de tapisserie ancienne et les armes des Sant’Anna
sous un riche baldaquin, puis elles passèrent par trois salons en
enfilade, où sofas, fauteuils, chaises étaient plaqués contre des murs
tendus de brocart, ornés de tableaux, de consoles dorées qui
supportaient des glaces magnifiques. Toutes ces choses anciennes, cet
intérieur nu et riche, froid et rigide, augmentèrent le malaise de Dora.
Arrivée sur le seuil du grand salon vert, style Empire, elle s’entendit
annoncer et se trouva en présence de la comtesse Sant’Anna, de la
duchesse Avellina, sa fille, et du cardinal Salvoni. Alors, entre ces
êtres d’origines diverses, inconnus les uns aux autres, et dont les
destinées allaient se mêler par un jeu de la Providence, il y eut une
sorte d’émoi, un passage de fluides, un échange rapide de ces premiers
regards qui prennent souvent d’ineffaçables instantanés.

La comtesse Sant’Anna, vêtu d’une robe de laine un peu longue, un collet
de dentelle jeté sur les épaules, était une figure altière et noble, au
profil de médaille romaine encadré de cheveux gris, encore abondants,
légèrement crêpelés; le trait impérieux de ses sourcils ajoutait à
l’expression de ses yeux noirs très vifs, et sa bouche sévère donnait au
visage une sorte d’immobilité. C’était une tête que les chagrins
n’avaient pas courbée, une physionomie que l’âge n’avait pas adoucie et,
dans toute sa personne, il y avait une irréductible intransigeance. Son
frère, le cardinal Salvoni, avait le grand air d’un prélat
aristocratique. Son front, d’un modelé puissant, indiquait des capacités
peu ordinaires. Ses yeux, souvent baissés, qui se relevaient avec des
regards rapides, pénétrants, ses lèvres fermes à garder tous les secrets
de l’Église, son menton carré, donnaient une impression de ruse et de
force concentrée.

La duchesse Avellina,--Donna Pia,--elle, était la beauté du parti noir.
On l’avait comparée à toutes les madones. Elle en avait les traits
réguliers et purs, mais la ressemblance s’arrêtait là. Le jeu de sa
physionomie révélait une coquetterie savante et sensuelle mitigée par un
tempérament religieux.

Il ne fallut pas de nombreux coups d’œil à Dora pour saisir les traits
caractéristiques de ces trois Sant’Anna. Elle eut la curieuse impression
qu’elle se trouvait sous le feu d’une foule d’yeux noirs et elle en
éprouva un indéfinissable malaise.

Donna Teresa indiqua des sièges aux deux Américaines, puis, s’adressant
en français à madame Carroll, elle s’excusa de n’avoir pu lui faire
visite.

--Je vous remercie, madame,--ajouta-t-elle cérémonieusement,--d’avoir
agréé la demande de mon fils. J’espère que nos enfants seront heureux.

--Je l’espère aussi; ils ont tout ce qu’il faut pour cela.

--Ce doit être un grand sacrifice pour vous de donner votre fille à un
étranger?

Cela impliquait naturellement la réciprocité du sacrifice.

--Un sacrifice? Oh! n’en croyez rien, madame! fit vivement mademoiselle
Carroll pour venir au secours de sa mère, qui avait à parler le français
une timidité nerveuse.--Maman a reconnu, presque aussi vite que moi, les
qualités de Lelo, ajouta-t-elle en adressant un regard malicieux à son
fiancé.--Elle est sûre qu’il fera un mari modèle. Cela lui suffit.

En entendant le petit nom de son fils jeté ainsi familièrement, la
comtesse éprouva une crispation intérieure; la colère, l’orgueil
gonflèrent ses narines.

--Et vous, mademoiselle, croyez-vous pouvoir vous faire à notre vie, à
nos usages? demanda la duchesse Avellina.

--Parfaitement! Aussi bien que la princesse Branca, la marquise
Terrant... Autrefois, je ne dis pas, Rome m’eût effrayée, mais
aujourd’hui, elle est gaie, vivante, tout à fait cosmopolite.

Aucun mot ne pouvait être plus malheureux; Lelo baissa les yeux avec
embarras.

--C’est vrai, elle est cosmopolite,--fit Donna Teresa,--tellement que
les étrangers seuls s’y sentent chez eux. Elle devient de plus en plus
banale.

--Banale! se récria Dora. Oh! elle ne sera jamais cela! Voyez, elle
n’est pas grande et elle paraît immense.

Un éclair de plaisir illumina le visage du cardinal. Il regarda la jeune
Américaine avec une expression bienveillante.

--Vous avez raison, mademoiselle, et c’est Saint-Pierre, c’est le
Vatican, qui la font immense.

--C’est aussi le Colisée, le Forum, le palais des Césars,--répondit
mademoiselle Carroll avec ce franc-parler que rien ne gênait.--Je me
suis rendu compte, l’autre jour seulement, que les dimensions ne font
pas toujours la grandeur. A côté du temple de Vesta si parfait de
proportions, de lignes, nos maisons de vingt-cinq étages me paraissent
singulièrement petites.

Donna Pia regarda avec surprise cette jeune fille qui avait des idées
sur les gens et sur les choses, et qui les énonçait d’une manière si
claire.

--Avez-vous visité Rome entièrement? demanda le cardinal.

--A peu près, et par la même occasion, je l’ai montrée à Lelo qui ne la
connaissait pas du tout. Je l’ai obligé à me lire des pages et des pages
de Baedeker. Quand j’ai vu qu’il ne regimbait pas, j’ai commencé à
croire à la sincérité de ses sentiments.

--Vous n’aviez pas tort,--répondit le comte en souriant;--je n’ai jamais
fait cela pour personne.

--Un Sant’Anna étudiant Baedeker en compagnie d’une Américaine, c’est un
signe des temps! fit la duchesse Avellina avec une nuance de dédain et
d’amertume.

--C’est vrai, répondit tranquillement Dora. Toute chose doit être
arrangée par la Providence.

--Il est impossible d’en douter, dit le cardinal.

--Je le croyais vaguement, mais maintenant, j’en suis sûre. Jugez donc!
J’étais venue en Europe pour m’amuser: je rencontre M. Sant’Anna, et me
voilà fixée pour toujours de ce côté-ci de l’Océan. A chaque instant, je
me frotte les yeux pour savoir si je ne rêve pas.

--J’ai entendu dire que l’Amérique est le paradis des femmes, fit la
duchesse Avellina; je m’étonne que vous la quittiez toutes avec tant de
facilité.

--Pour essayer du purgatoire, sans doute!... Et puis, nous nous croyons
un peu citoyennes du monde. Lorsqu’on a passé sa vie de jeune fille en
Amérique et qu’on se marie en Europe, c’est presque naître une seconde
fois. Je vais faire un tas d’expériences nouvelles, apprendre une autre
langue, «_it will be great fun_, ce sera très amusant...» Ainsi,
j’aurais été fâchée de ne pas connaître le plaisir et les émotions de
cette belle chasse au renard à travers la Campagna. Quand, sur cent
cinquante, on arrive bonne seconde ou première, eh bien, c’est quelque
chose! Un triomphe!

Un sourire un peu moqueur passa sur les lèvres de Donna Pia. La
découverte de ce nouveau type de jeune fille tenait la comtesse
Sant’Anna muette d’étonnement.

--Vous avez déjà de belles églises catholiques à New-York, dit le
cardinal.

--Oui, la cathédrale de Saint-Patrick, l’église Saint-Léon... La haute
société va à Saint-Patrick, le jour de Pâques, pour entendre la musique,
qui y est superbe. Tous les grands artistes de passage ont chanté là.

--Aimez-vous le culte catholique?

--Je le trouve très joli, très poétique. Le culte de l’Église
épiscopale, à laquelle j’appartiens, lui ressemble beaucoup. Nous avons
les cierges, l’encens, des offices compliqués. J’imagine qu’à la
confession près, c’est la même chose.

Chacune de ces paroles montrait toute la distance spirituelle qui
existait entre la jeune Américaine et la famille de son fiancé. Lelo,
comme honteux, baissa les yeux de nouveau.

Un prodigieux dédain arqua les lèvres de Donna Teresa.

--La même chose, le culte de l’Église épiscopale! fit-elle. Oh! non,
mademoiselle. Entre le catholicisme et les autres religions, il y a
l’abîme qui sépare la vérité de l’erreur.

--Ah! voilà! mais ce qui est erreur pour celui-ci ne l’est pas pour
celui-là. Je suppose que la diversité des cultes est nécessaire comme la
diversité des gens et des choses.

En l’entendant décider ainsi et trancher des questions pareilles, le
cardinal ouvrit tout grands ses magnifiques yeux noirs et les fixa sur
la jeune fille comme sur un prodige. Elle lui parut si inconsciente de
l’énorme hérésie qu’elle venait de lancer qu’il jugea inutile de lui
démontrer la nécessité d’une foi unique.

Madame Carroll, sentant que cette première visite avait duré
suffisamment, se leva.

--Aussitôt que l’on me permettra de sortir, je me ferai le plaisir
d’aller vous voir,--dit la comtesse poliment.--Un de ces jours nous
aurons un dîner de famille qui nous permettra de faire plus ample
connaissance. Si la société d’une vieille femme ne vous fait pas peur,
ajouta-t-elle en s’adressant à Dora, vous me trouverez tous les jours
après cinq heures.

--J’espère, ma fille... _figlia mia_, dit le cardinal, que Dieu bénira
votre mariage. Je ne cesserai de le lui demander.

Et, comme s’il eût voulu prendre possession de l’esprit de sa future
nièce, le prélat traça sur son front le signe de la croix.

Le comte, respirant enfin, accompagna les deux Américaines à leur
voiture. Aussitôt que la portière eut été refermée sur elle et sa mère,
Dora s’écria:

--Que d’yeux noirs! Lelo prétend que sa sœur a des prunelles violettes;
elles m’ont semblé comme des charbons!... Je voudrais qu’elles fussent
bleues, vertes, rouges même, afin qu’il y eût moins d’yeux noirs _in
casa Sant’Anna!_...

Madame Carroll ne put s’empêcher de rire.

--Vous n’avez pas l’air enchantée de votre nouvelle famille.

--Elle est plutôt formidable, mais ce n’est pas elle que j’épouse.

--Non... cependant je crains qu’elle ne soit un obstacle sérieux à votre
bonheur. Elle ne vous comprendra jamais. Elle est d’une autre époque que
nous... J’ai idée que ce mariage est une sottise. Réfléchissez, il est
encore temps.

--Non, _mammy_, il n’est plus temps, car j’aime Lelo,--fit Dora avec une
soudaine douceur.--Je ne pourrais plus être heureuse sans lui. La
comtesse et Donna Pia me détestent, c’est certain; mais je crois que
j’ai fait la conquête du cardinal. J’entretiendrai sa sympathie avec
soin. Il me plaît, mon futur oncle. Il a une belle contenance. Cette
calotte rouge qui met comme de la lumière sur sa tête est très
imposante, symbolique, je suppose. Son signe de croix m’a drôlement
remuée, même à travers ma voilette. S’il devient pape, je me ferai
catholique.

--Dieu nous en préserve! s’écria madame Carroll avec ferveur.--Il ne
manquerait plus que cela!

Après avoir mis sa fiancée en voiture, Lelo remonta chez sa mère afin de
connaître son impression et d’en finir avec les choses désagréables.

--Eh bien, comment la trouvez-vous, _madre mia_? demanda-t-il en
rentrant dans le salon.

--Vous appelez cette personne une jeune fille? fit Donna Teresa.

--Mais ce n’est pas une veuve, que je sache! dit Sant’Anna en riant
nerveusement.

--Elle pourrait l’être, avec son aplomb... Je me demande ce qui vous a
charmé en elle. Elle est laide.

--Laide! avec des yeux et des cheveux comme les siens! Allons, c’est du
parti pris.

--Eh bien, elle ne me déplaît pas, à moi, cette Américaine, fit le
cardinal. Il y a en elle une franchise un peu crue, mais qui laisse voir
le fond de son esprit. Elle est intéressante.

--Si jamais cette femme-là se fait catholique!... dit la duchesse
Avellina.

--N’importe! répondit brusquement Lelo; mademoiselle Carroll possède
toutes les qualités qui rendent la vie agréable: elle est gaie,
originale, elle a un excellent caractère; de plus, elle est honnête
comme le jour. Je ne l’ai jamais surprise à dévier de la vérité, même
dans les petites choses. Connaissez-vous beaucoup de jeunes filles de
qui vous en puissiez dire autant?

--Espérons pour notre pays que les Américaines n’ont pas le privilège de
la sincérité! répliqua sèchement Donna Pia.

Sant’Anna s’assit en face de sa mère, et, lui prenant les mains:

--Voyons, _madre mia_, dit-il, quittez cet air navré.

--J’avais fait un rêve si différent pour toi!

--Oui, je sais, vous aviez comploté un mariage qui devait me ramener,
pieds et poings liés, dans votre parti. Ne le regrettez pas: à cause de
cela même, je n’y eusse jamais consenti. Tous, tant que vous êtes, vous
me faites l’effet de gens qui marcheraient avec la tête tournée en
arrière pour ne pas voir devant eux. Les yeux ont été faits, cependant,
pour regarder en avant.

--Et en haut! fit le cardinal.

--Et en haut, si vous voulez. Vous devriez être convaincus que l’Église
a été jetée définitivement dans une autre voie, et qu’elle doit la
suivre bon gré mal gré. Tenez, étant enfant, j’ai été témoin d’une scène
dont l’impression ne s’est jamais effacée. Le jour de l’entrée des
Italiens, je me trouvais dans la lingerie avec les femmes de service.
Elles étaient toutes rassemblées là comme des fourmis effrayées, dans
l’attente et la terreur de ce qui allait se passer. Mary, ma bonne
irlandaise,--une petite théière brune à la main, cette théière apportée
de son pays à laquelle elle tenait comme à la prunelle de ses
yeux,--pérorait au milieu de la pièce, dans son italien baroque; elle
affirmait que les ennemis du pape n’entreraient jamais dans Rome.
«Jamais! jamais! répétait-elle en étendant le bras droit avec un geste
tragique,--Dieu ne le permettra pas!» Et Dieu le permit! A cette minute
même, on entendit le canon de la victoire: les Italiens étaient entrés.
Du coup, la précieuse théière brune, s’échappant de la main de Mary se
brisa sur le carreau. Et la brave femme, foudroyée jusqu’à l’âme, se
laissa tomber sur une chaise; de grosses larmes coulèrent de ses yeux;
elle ne put que balbutier: «Jésus! est-ce bien possible!... La fin du
monde, alors!» C’était la fin d’un système seulement... A ce moment-là,
je n’avais pas compris grand’chose à cette scène,--je n’avais que cinq
ans,--mais plus tard, elle prit un sens, une signification dans mon
esprit. Et maintes fois, en me la rappelant, j’ai associé le sort du
pouvoir temporel avec celui de la petite théière brune: comme elle, il
m’a paru irrémédiablement brisé.

Ce récit semblait avoir affecté l’âme du cardinal; son visage eut une
contraction de douleur.

--Le Pape et l’Église n’en sont pas moins grands, ajouta le jeune homme,
au contraire!... Il m’est arrivé, ces derniers temps, de me promener
souvent avec mademoiselle Carroll autour du Vatican; dans son silence et
sa solitude, il m’a semblé plus formidable que le Quirinal.

--_Ci fai troppo onore, figlio mio_... (Tu nous fais trop d’honneur, mon
fils...), dit le prélat d’un ton amer et sarcastique.

Sous l’impression d’un sentiment passionné, l’Italien trouve toujours
des mots et des idées, qui semblent jaillir d’une réserve inconnue à
lui-même; le comte avait parlé avec conviction et fermeté, comme il le
faisait rarement, mais sans réussir à ébranler ses auditeurs.
S’apercevant que la physionomie de sa mère demeurait comme figée par le
chagrin et le désappointement, il se mit à lui baiser les mains.

--_Madre mia_,--fit-il en la magnétisant avec des yeux brillants d’amour
filial,--pardonnez-moi. Soyez tout à fait généreuse.

--Au lieu de pouvoir me réjouir de ton mariage, comme je l’avais espéré,
il faut que je m’y résigne. C’est dur.

--Jamais vous ne vous seriez réjouie de mon mariage, dit Lelo en
souriant; vous m’aimez trop jalousement pour cela. Vous devriez être
heureuse de me voir épouser une Américaine. Une étrangère prendra moins
de moi que n’aurait fait une Italienne.

L’esprit subtil du jeune homme avait trouvé le seul argument qui pût
consoler Donna Teresa. Tous les muscles de son visage se détendirent,
ses yeux devinrent humides, elle regarda son fils avec un rayonnement de
tendresse, puis elle dit doucement:

--Oh! les enfants, les enfants!... quel tourment et quelle joie!

--Je suppose, dit Donna Pia de sa voix aiguë, que je dois aller faire
visite à ces Américaines?

--Oui, si tu ne veux pas te brouiller avec moi, répondit Lelo.

--C’est bien, on ira.



XXI


«Elle enrage!» avait dit le comte Sant’Anna en quittant madame Ronald.
Ce qu’Hélène éprouvait était bien plus grave et plus douloureux qu’une
blessure d’amour-propre. Après le départ de son visiteur, elle demeura
debout, pétrissant son mouchoir, aspirant largement pour dégager son
cœur du poids qui l’oppressait, mais sans y réussir.

Et cette entrevue n’était que la première station de ce chemin de croix
de l’amour douloureux que tant de femmes ont fait avant elle. Elle dut
subir les félicitations de ses connaissances et les confidences de Dora.
La jeune fille avait une manière si naturelle d’oublier ses torts, de ne
pas s’apercevoir du mécontentement des gens, qu’il était difficile de la
tenir à distance. Elle avait ainsi obligé Hélène à faire une sorte de
paix. A tout moment, elle entrait chez elle pour lui parler de son
fiancé, de son mariage, de ses projets d’avenir. Madame Ronald fermait
désespérément les oreilles, essayait de penser à autre chose; malgré
elle, cependant, les mots s’enregistraient dans son cerveau et,
lorsqu’elle était seule, elle les entendait de nouveau et ils lui
faisaient mal. A la place de la bague bien moderne de Jack Ascott,
mademoiselle Carroll portait maintenant à son doigt l’anneau de
fiançailles des Sant’Anna, une sardoine sur laquelle étaient gravées les
armes de la famille avec ce mot: _Semper_. La vue de cette bague
historique, portée par une célèbre beauté française que Louis XIV avait
mariée à un ancêtre de Lelo, causait à Hélène une envie douloureuse,
exerçait sur elle une sorte de fascination. Elle avait le bizarre
sentiment qu’elle lui appartenait, cette bague: le désir lui venait de
l’essayer, de la sentir à son doigt, ne fût-ce que pour un instant.

Chaque jour, Lelo déjeunait ou dînait à l’hôtel du Quirinal. Par pur
instinct féminin, sans désir consenti de le reconquérir, Hélène mettait
à sa parure un soin extrême. Quoi qu’elle en eût, la présence du comte
lui apportait un bonheur que nul être humain ne lui avait jamais donné;
mais ce bonheur était traversé d’angoisses, coupé de brusques serrements
de cœur, qui faisaient de ces repas quotidiens des heures d’exquise
souffrance. Dans la crainte que sa froideur ne fût attribuée au dépit,
elle s’efforçait d’être aimable, sans parvenir à rendre son accueil égal
et tout à fait naturel. Lelo, lui, la traitait avec une familiarité
affectueuse, il l’appelait souvent «ma tante», et ce titre qui la
vieillissait lui causait une irritation qu’elle avait peine à maîtriser.
Dora amusait Sant’Anna, mais Hélène l’intéressait. Sa conversation avait
plus de suite, il aimait à l’entendre causer. Quand elle demeurait trop
longtemps silencieuse, il lui disait avec un sourire:

--Eh bien! vous êtes muette aujourd’hui?

Et cette simple parole donnait à Hélène une joie extraordinaire.
Parfois, l’éclat de sa beauté arrêtait les yeux du jeune homme, mais
sans y ramener ce qu’elle y avait vu; alors, sous le coup d’une
inconsciente douleur, elle devenait dure, tranchante, sarcastique.
Lorsqu’elle se laissait ainsi emporter, il tournait vers elle un regard
surpris, interrogateur, un sourire passait sous sa moustache: ce sourire
la blessait comme une insulte et la poursuivait pendant des journées
entières.

A la place de madame Ronald, une Européenne, une catholique, habituée à
examiner sa conscience, aurait bientôt su à quoi s’en tenir sur ses
sentiments envers Sant’Anna. Selon son degré d’honnêteté, elle aurait
lutté plus ou moins énergiquement contre son amour et n’aurait pas
manqué de trouver dans ce combat moral de fines voluptés et des
jouissances spéciales. Hélène, malgré son intelligence développée et
cultivée, n’avait, comme la majorité de ses compatriotes, qu’une
connaissance enfantine du cœur humain. Elle croyait, et elle répétait
sans cesse, que les principes, la bonne éducation, suffisaient non
seulement à préserver une femme de toute chute, mais encore à la rendre
invulnérable. Et, en dépit de ces défenses, l’amour avait pénétré en
elle comme font les agents de la nature. Il était là, l’infiniment
grand, dans quelque cellule inconnue, accomplissant son travail
mystérieux, touchant toute une zone de son cerveau qui n’avait pas
encore été mise en activité, transformant son caractère.

Les réunions élégantes lui causaient un agacement nerveux, les
admirations la laissaient indifférente, sa vie lui apparaissait morne et
stupide. Poussée par le besoin d’échapper à la société de mademoiselle
Beauchamp, des Verga, de Dora surtout, elle se faisait conduire à droite
et à gauche pour visiter à nouveau les lieux qui l’avaient intéressée;
et c’était un spectacle singulier que de voir cette mondaine de
New-York, cette femme brillante, errer toute seule à travers le Colisée,
le cirque de Maxence, les tombes de la voie Appienne, et, comme un être
désemparé, essayer d’accrocher sa pensée à quelque chose de grand. Au
cours de ces promenades solitaires, l’âme travaillée d’Hélène entra
soudainement en communication avec cette âme de Rome qu’il est donné à
si peu de sentir. Toutes ces lignes de beauté et d’harmonie si
cruellement brisées, toutes ces œuvres humaines mutilées à travers les
siècles, emplirent son cœur d’une tristesse impersonnelle et apaisante.
Les églises, surtout l’attiraient. Jusqu’alors, elle les avait admirées
en tant que monuments; maintenant, à son insu, elle y cherchait
quelqu’un. Elle aimait leur odeur même, cette odeur de sépulcre, de
vieillesse, de cierges éteints, d’encens refroidi, qui est particulière
aux églises de Rome et qui les ferait reconnaître entre toutes celles du
monde. Elle s’approchait des autels, épiait la prière des humbles,
s’émerveillait de leur foi et, instinctivement, levait aussi ses regards
anxieux vers les madones rayonnantes.

Saint-Pierre l’émouvait d’une manière étrange. Ni l’or ni le génie n’ont
pu faire de la grande basilique chrétienne un lieu de dévotion et de
prière. Malgré la majesté de ses proportions, la froideur de ses
marbres, la sévérité de ses symboles, elle éveille les sens plus
qu’aucun autre temple catholique. Vers le soir il y a, sous le dôme de
la Confession, des ombres mystérieuses, des clartés exquises, un
ensemble de choses visibles et invisibles, qui vous enveloppe, vous
étreint, qui exalte l’amour ou la foi. L’âme païenne s’est réfugiée là.
Le sacrifice de la messe, les exorcismes, les bénédictions papales n’ont
pu l’en chasser. Elle erre encore, cette âme, derrière les blanches
statues et répand dans le sanctuaire une pénétrante volupté, à laquelle
ne sauraient échapper ceux qu’une grande douleur ou quelque
grande passion a sensibilisés. Madame Ronald y devenait
_wicked_,--«perverse»,--et souvent, saisie d’une terreur irraisonnée,
elle s’enfuyait pour chercher au dehors la protection de la pleine
lumière.

Ces déconcertantes impressions effrayaient la jeune femme et lui
faisaient croire qu’elle était menacée de quelque grave maladie. Pour la
première fois elle se sentait seule, toute seule. Le silence persistant
de son mari l’irritait de plus en plus. Elle s’était crue nécessaire à
son bonheur, et cela l’humiliait profondément de voir qu’il pouvait se
passer d’elle. Il viendrait la retrouver, ou elle ne rentrerait jamais à
New-York. Cette résolution, qu’elle prenait vingt fois par jour, ne
laissait pas que de lui être douloureuse. Elle pensait souvent avec
regret à cette belle demeure qu’elle avait créée, qui était son œuvre,
qui renfermait une si grande part d’elle-même. Il lui venait parfois une
envie folle de la revoir. Elle serrait alors obstinément ses lèvres pour
réagir contre sa faiblesse, elle faisait quelque projet extravagant,
celui d’aller aux Indes, par exemple, ou de divorcer et de s’établir à
Paris avec mademoiselle Beauchamp. Elle essayait de se résigner au
mariage de Dora, de s’y habituer; elle ne le pouvait pas. Il
l’oppressait comme un cauchemar, lui barrait le cœur. Elle attribuait ce
trouble à son amitié pour M. Ascott. Elle se croyait retenue à Rome
seulement par la crainte du mauvais effet que produirait son départ
subit; elle l’était surtout par le charme occulte qu’exerçait sur elle
la présence de Sant’Anna. Contre ce charme, cependant, et sans que sa
volonté s’en mêlât, ses belles facultés d’intellectuelle la défendaient
vaillamment. Elle sentait de plus en plus le besoin d’échapper à
quelqu’un ou à quelque chose, le désir de fuir bien loin; elle cherchait
un prétexte qui lui permît de partir sans faire jeter les hauts cris à
madame et à mademoiselle Carroll.

La Providence allait l’aider d’une manière inattendue. Un soir, pendant
le dîner, on lui remit une dépêche. La pensée qu’elle pouvait être de
son mari communiqua à ses doigts un léger tremblement. Après l’avoir
lue, elle eut un cri de joie.

--Ah! la bonne surprise! fit-elle, le visage rayonnant,--Charley est à
Monte-Carlo! Il nous invite, tante Sophie et moi, à venir l’y rejoindre.
C’est la chose que je désirais le plus. Nous irons sûrement.

--Parions que votre frère vous ramène Henri et vous ménage une nouvelle
lune de miel! dit étourdiment mademoiselle Carroll.

Hélène rougit violemment, ses yeux rencontrèrent le regard moqueur de
Lelo, ses paupières battirent.

--M. Ronald n’a pas l’habitude de se laisser amener ou ramener!
répondit-elle de son ton le plus sec.

--Non; mais, dans les bouderies conjugales, l’intervention d’une tierce
personne peut être très utile pour sauver l’amour-propre,--expliqua Dora
tout aussitôt, avec ce sens pratique qui aurait pu faire croire à une
expérience achevée de la vie.--En tout cas, si mon cher oncle vient,
réconciliez-le avec moi, pendant que vous y êtes! Je lui ai écrit deux
fois, il ne m’a pas répondu. Oh! ces hommes parfaits, quelle peste!

--Vous n’allez pas nous laisser seules ici! dit madame Carroll avec un
air de détresse.

--Vous avez les Verga; il vous seront mille fois plus utiles que tante
Sophie et moi! répondit Hélène.

--Oui, mais la famille!...

--Ne vous tourmentez pas, _mammy_! interrompit Dora; nous irons la
rejoindre, la famille. Nous avons un projet magnifique... n’est-ce pas,
Lelo?

Le comte répondit par un signe affirmatif, puis, s’adressant à madame
Ronald:

--Je suis sûr que vous allez faire sauter la banque, à Monte-Carlo!
dit-il en souriant.

Sant’Anna avait lancé cette phrase sans songer au proverbe qui promet la
fortune aux malheureux en amour. Le dicton se formula dans l’esprit de
la jeune femme: elle pâlit un peu et ses lèvres se contractèrent.

Lelo saisit cette expression fugitive: il en devina la cause et demeura
confus de son étourderie.

--Pourquoi êtes-vous sûr que je serai heureuse au jeu? demanda bravement
Hélène.

Cette espèce de défi irrita l’Italien; il eut un sourire railleur.

--Parce que je vous crois capable d’influencer même cette satanée
roulette! répondit-il avec une galanterie perfide.--C’est une impression
de joueur. Si j’étais avec vous à Monte-Carlo, je suivrais aveuglément
votre inspiration. Je vous le répète, vous êtes capable de faire sauter
la banque.

--J’espère que non! fit sèchement mademoiselle Beauchamp.



XXII


Charley Beauchamp n’était jamais parvenu à dissiper les inquiétudes
qu’il avait emportées d’Ouchy. Bien qu’il sût Hélène sous le
chaperonnage vigilant de tante Sophie, il n’était pas rassuré. Il
donnait tort maintenant à M. Ronald et blâmait son entêtement; mais,
fidèle au principe américain de ne pas intervenir dans les affaires
d’autrui, il ne lui avait pas dit un seul mot pour l’engager à aller
chercher sa femme. La tristesse, la lassitude qu’il voyait se marquer de
plus en plus fortement sur son visage, lui donnaient l’espoir que
l’amour ne tarderait pas à l’emporter sur l’orgueil. En attendant, la
pensée de la solitude où se trouvait sa sœur l’angoissait. Elle était
trop jeune et trop belle pour demeurer en Europe sans la protection d’un
homme. Il se dit que son devoir était de l’aller rejoindre et il
commença d’arranger ses affaires en vue d’une absence prolongée. Il lui
fallut, pour cela, quelque temps. En apprenant les fiançailles de Dora
avec le comte Sant’Anna, il éprouva une joie secrète, un allégement
soudain, dont il ne voulut pas voir la cause. Il s’indigna contre la
jeune fille, sympathisa vivement avec Jack Ascott, mais au fond il fut
très content. L’annonce de ce mariage lui rappela Lucerne, le fleuretage
d’Hélène et une foule de souvenirs qui le poussèrent à hâter ses
préparatifs. La veille de son départ, il vit son beau-frère et lui dit
simplement:

--Je m’embarque demain pour l’Europe... Vous n’avez aucune commission?

--Aucune! répondit M. Ronald en détournant la tête pour dissimuler son
émotion.

Là-dessus, Charley était parti. Comme il ne se souciait pas d’aller à
Rome et de revoir Sant’Anna, il décida de s’arrêter à Monte-Carlo,
certain qu’Hélène viendrait l’y rejoindre avec plaisir.

Rien n’altère autant le visage de la femme que l’amour ou la maternité.
Quand Charley revit sa sœur, il fut frappé de son changement.

--Que vous est-il arrivé? s’écria-t-il. Avez-vous été malade?

Sans savoir pourquoi, madame Ronald rougit.

--Malade?... pas le moins du monde!

Puis avec une feinte alarme:

--Suis-je donc vieillie, enlaidie!

--Non, différente seulement.

--Cela prouve que vous m’aviez un peu oubliée, car je me vois toujours
la même, moi!

Charley n’insista pas, mais il fut ressaisi par cette inquiétude qui,
dernièrement, avait dominé ses préoccupations d’affaires.

Le changement de milieu donna à madame Ronald un soulagement immédiat.
Elle fut comme pénétrée par la lumière vibrante de Monte-Carlo. La
musique, les fleurs, le bleu qui l’environnaient, agirent sur elle d’une
façon bienfaisante. Sous l’influence de ces choses belles et douces, son
cœur se desserra peu à peu, elle se crut sortie d’un cauchemar. La
première lettre de Dora l’y rejeta, corps et âme.

Dans cette lettre, où le nom de Lelo revenait à chaque ligne, la jeune
fille lui annonçait que son mariage était fixé au mois de juin et se
ferait probablement à Paris... A la nouvelle de l’événement si proche,
Hélène manifesta son indignation contre mademoiselle Carroll, sa
sympathie pour Jack Ascott, d’une telle manière que le visage de M.
Beauchamp prit une expression grave et peinée; elle ne s’en aperçut même
pas. Mais aussitôt le ciel, la mer, le paysage divin, lui semblèrent
durs, d’une tristesse éclatante,--et elle ne manqua pas d’attribuer au
mistral l’irritation causée par la douleur qui s’était réveillée en
elle.

En manière de distraction, elle essaya du jeu et se passionna vite pour
la roulette. Malgré les remontrances de son frère et de sa tante, elle
passait une bonne partie de son temps au casino. Elle eut des séries de
veine extraordinaire. Elle exultait alors, elle oubliait momentanément
Lelo et Dora. Elle ne tarda pas à être remarquée; on l’appela «la belle
Américaine», on la dit millionnaire, on la crut veuve ou divorcée, et il
ne fallut rien moins que la présence constante de M. Beauchamp pour
assurer sa liberté et tenir en respect les chercheurs d’aventures.

Un après-midi que Charley était allé à Cannes voir un compatriote
malade, Hélène se rendit au casino avec des amis de Boston. Ces derniers
s’attardèrent à la table du trente-et-quarante. Elle, qui aimait un jeu
plus animé, ne tarda pas à les lâcher pour courir à la fascinante
roulette. Un jeune homme brun, à cravate rouge, piquée d’une grosse
perle noire, qui, depuis huit jours, s’était attaché à ses pas, l’y
suivit et se glissa derrière elle. Madame Ronald plaçait avec
persistance une petite pile de neuf louis sur le nombre neuf qui, le
matin, au réveil, s’était présenté à son esprit: elle était sûre qu’il
sortirait. Quatre fois déjà, son attente avait été trompée. Haletante,
elle suivait l’opération du croupier et s’efforçait de le suggestionner
par l’effet de sa volonté, lorsqu’elle sentit deux mains étreindre sa
taille à la faveur du collet qu’elle portait.

Elle se retourna, les yeux pleins d’éclairs, le visage pâle de colère;
comme dans un rêve, elle vit tout à coup son mari surgir près d’elle et,
d’un formidable coup de poing, écarter son insolent admirateur. Au
milieu de la bousculade, elle entendit distinctement le dialogue des
deux hommes.

--Votre carte! votre carte!... Vous me rendrez raison! disait l’un, avec
un fort accent étranger.

--Je n’ai pas à vous rendre raison, répondait l’autre, je vous ai
surpris insultant ma femme: je vous ai châtié à la manière américaine;
c’était mon droit. Je suis satisfait.

Toujours sous l’impression de l’irréel, d’une sorte d’horreur, produite
par la multitude d’yeux qui la regardaient, Hélène saisit le bras de M.
Ronald, se pressa contre lui et se laissa emmener. Lorsqu’elle fut hors
du casino seulement et en plein air, elle se rendit compte que tout cela
était arrivé. Alors, dégageant son bras, elle s’arrêta net, leva sur son
mari des yeux étonnés et, d’une voix un peu rauque:

--Henri, d’où sortez-vous?

Sans répondre tout de suite, M. Ronald regarda avec admiration le beau
visage qu’il n’avait pas vu depuis si longtemps.

--Je sors du train, ma chérie,--dit-il enfin, avec un sourire ému.--J’ai
vu tante Sophie; elle m’a dit que vous étiez au casino avec les
Carrington; j’ai voulu aller vous surprendre et je suis arrivé à temps.
Je ne savais trop quel accueil je recevrais; j’ai fait le voyage avec un
poids de cent livres sur l’esprit... et un incident de roman vous a
forcée à reprendre mon bras. C’est merveilleux! c’est providentiel!

Hélène se remit à marcher.

--Je croyais que vous ne vous décideriez jamais à venir! dit-elle un peu
froidement.

--Et que je laisserais passer l’année sans vous donner signe de vie?...
Mais vous auriez pu demander le divorce pour cause d’abandon!

La jeune femme ne put s’empêcher de rougir: elle y avait pensé!

--C’est Charley qui vous a appelé ici? dit-elle, essayant de lutter
contre son émotion.

--Charley? Non, ma chérie: il ignore mon arrivée. J’ai appris
indirectement que vous aviez quitté Rome pour Monte-Carlo. Personne ne
m’a appelé. Je suis venu parce que, sans vous, la vie m’était un fardeau
insupportable. J’ai beaucoup souffert, ces derniers mois surtout; pour
rien au monde, je ne voudrais repasser par une semblable épreuve. Nous
avons eu tort tous les deux, pardonnons-nous mutuellement.

Sur ces mots, les époux arrivèrent devant l’Hôtel des Anglais. M. Ronald
suivit sa femme chez elle. Aussitôt la porte refermée, il lui ouvrit les
bras: elle tomba sur sa poitrine. Et là, pendant qu’elle écoutait les
battements passionnés de ce cœur viril et fort, l’image de Lelo, une
image démesurée, se dressa derrière son front. La conscience lui vint,
comme un coup de foudre, de son amour pour le jeune homme. Elle
s’arracha doucement de l’étreinte de son mari et le regarda avec cette
expression douloureuse, pathétique, de l’animal atteint; puis, les
lèvres sèches et blanches, elle balbutia, sans trop savoir ce qu’elle
disait:

--Pourquoi avez-vous tant tardé? Pourquoi avez-vous tant tardé?...



XXIII


Lelo avait demandé à mademoiselle Carroll que leur mariage fût célébré
le plus tôt possible, et elle, qui s’était montrée si peu empressée à
devenir la femme de Jack Ascott, y avait consenti joyeusement. Elle
avait aussitôt fait hâter l’envoi des actes nécessaires. Son trousseau
avait été réexpédié de New-York à Paris. Et, riant de la surprise
qu’elle allait causer à la lingère, non sans éprouver cependant un peu
de honte et de remords, elle avait donné l’ordre qu’on y brodât une
couronne de comtesse, la couronne qui, décidément, devait marquer sa
destinée.

Maintenant, la jeune fille nageait dans le bonheur, dans l’orgueil, dans
la vanité. Elle avait feuilleté les archives de la famille Sant’Anna, vu
les bijoux dont elle pourrait se parer, et s’était rendu compte qu’elle
serait une très grande dame, l’égale des Princesses romaines. Quelle
revanche, quel triomphe pour elle. Dora, que beaucoup dans la société de
New-York ne trouvaient pas assez bien née! Il lui semblait que sa
fortune était peu de chose à côté de ce qu’elle allait gagner. Mais,
soit dit à son honneur, ces considérations matérielles et mondaines
traversaient seulement son esprit. C’était bien Lelo qu’elle aimait
par-dessus tout. A la voir si différente de ce qu’elle avait été, il
était impossible d’en douter. L’amour augmente l’égoïsme chez l’homme,
il le diminue ou le détruit chez la femme. Dora craignait de déplaire à
son fiancé, étudiait ses goûts, subordonnait sa volonté propre à celle
de son fiancé. Pour la première fois, elle avait conscience qu’elle
dépendait d’un autre être, et cette dépendance, au lieu de l’irriter ou
de l’humilier, la rendait heureuse et fière.

Une seule chose troublait sa joie: c’était l’hostilité de cette famille
romaine, dans laquelle elle allait entrer, une hostilité sourde,
recouverte d’une politesse parfaite, mais qu’elle sentait distinctement.
Elle avait dîné plusieurs fois au palais Sant’Anna et, tout le temps,
elle avait eu l’impression qu’elle déplaisait, que chacune de ses
paroles portait à faux. De son côté, elle ne comprenait pas ces gens
figés dans le passé. Ils lui faisaient l’effet d’horloges arrêtées, et,
un jour, dans un accès de mauvaise humeur, elle avait exprimé à Lelo le
désir de faire passer un courant électrique dans leurs esprits afin de
les renouveler et les débarrasser des préjugés accumulés qui les
encrassaient.

Dans le cercle de la comtesse Sant’Anna, Dora avait cependant réussi à
se faire deux amis: le cardinal Salvoni et l’avocat Orlandi. Elle
n’avait pas négligé de cultiver la sympathie du prélat. Il lui plaisait
de plus en plus. Elle savait, d’instinct, qu’il était une force, et elle
avait le respect de toute force, comme le mépris de toute faiblesse. Il
la mettait toujours sur le sujet de l’Amérique et l’écoutait avec un
intérêt marqué. Les boutades originales de sa future nièce amenaient
souvent de fugitifs sourires dans ses yeux noirs, et plusieurs fois elle
avait eu ce triomphe de le voir, dans la discussion, prendre parti pour
elle. L’avocat Orlandi, émerveillé de son intelligence pratique, de son
activité physique et mentale, de sa netteté, n’avait pas craint de
déclarer que cette Américaine était la vraie femme qu’il fallait à Lelo.
Il la défendait, en toute occasion, d’une façon habile, et ne manquait
pas de faire ressortir ses qualités. Sur sa demande, il lui avait
raconté l’histoire des Sant’Anna, et, avec l’autorisation de la
comtesse, l’avait mise, dans une certaine mesure, au courant des
affaires de la famille.

Mademoiselle Carroll, qui traitait sa mère comme une sœur aînée, avait
été bien surprise du respect un peu cérémonieux que Lelo témoignait à la
sienne. La première fois qu’elle l’avait vu s’incliner devant elle comme
un petit enfant, et ensuite lui baiser la main, elle était demeurée
muette d’étonnement, interdite, et, non sans un léger serrement de cœur,
elle avait conçu l’idée que son fiancé n’était pas tout à fait du même
siècle qu’elle.

Dora avait d’abord désiré que son mariage fût célébré à Rome, avec toute
la pompe de l’Église catholique; quand elle sut que sa qualité de
protestante l’obligerait à une cérémonie privée, elle opta pour Paris,
et Lelo en fut secrètement ravi. Un mariage à la nonciature lui
convenait infiniment mieux. C’était un immense soulagement pour lui de
penser que ni sa mère ni la princesse Marina ne seraient présentes à la
cérémonie.

L’avocat Orlandi avait en vain négocié avec les locataires qui
occupaient le premier étage du palais Sant’Anna, pour obtenir la
résiliation de leur bail. En l’apprenant, mademoiselle Carroll eut
grand’peine à se retenir d’esquisser un joyeux pas de danse. La
perspective de demeurer sur une petite place oubliée, entre des murs
d’un mètre d’épaisseur et sous le même toit que sa belle-mère, l’avait
terriblement effrayée. En voyant l’air désappointé de Lelo, elle lui dit
gaiement:

--Ne vous tourmentez pas. Il est toujours facile de se loger
princièrement à Rome... Et puis, nous pourrons bâtir un palais.

--Bâtir un palais! se récria le comte, quand nous en possédons un qui
est une merveille d’architecture!

--Oui, mais il manque d’air et de lumière, de cette bonne lumière qui
tue les microbes... et les préjugés!

Une crispation soudaine, douloureuse, altéra le visage de Lelo. L’âme
des ancêtres, des Sant’Anna d’autrefois, protestait sans doute, comme
l’avait dit madame Ronald, contre l’esprit nouveau et le modernisme
sacrilège.



XXIV


Sa petite aventure du casino avait dégoûté madame Ronald de Monte-Carlo;
elle avait voulu partir pour Cannes dès le lendemain. Après un séjour
d’une semaine, elle était rentrée à Paris avec son mari, son frère et sa
tante, et tous s’étaient logés à l’Hôtel Castiglione.

La conscience de son amour pour Sant’Anna avait causé à Hélène une sorte
de stupeur, puis une horreur d’elle-même, une humiliation profonde. Sa
victoire d’Ouchy n’avait été, après tout, qu’une défaite.
L’avertissement prophétique dont elle avait ri, lui revenait à la
mémoire. Elle avait tenté l’homme, il l’avait prise malgré elle; il
s’était emparé de son cœur à son insu; elle était tombée dans le piège
comme une petite pensionnaire. A cette pensée, une rougeur pénible lui
montait au visage. Et elle s’était crue invulnérable, et elle avait
choisi pour emblème la salamandre! Quel mensonge! Quelle dérision!...
Et, s’en prenant à l’innocente bestiole, qui ne lui avait pas communiqué
sa puissance réfractaire, elle rejeta au fond de son coffret le cachet
où l’emblème était gravé, puis le bijou en diamants et en émeraudes
qu’elle avait porté si orgueilleusement.

Le désarroi moral ne fut pas de longue durée chez Hélène. Sa dignité,
son honnêteté prirent aussitôt les armes contre ce sentiment qui
l’offensait, qui lui semblait une tache. Elle avait étudié un peu toutes
les croyances, s’était même intéressée pendant quelque temps à ces
_Christian Scientists_ dont il se trouve un groupe en plein Paris, rue
de l’Arcade, et qui pratiquent la guérison métaphysique. Elle croyait
avec eux que la volonté persistante est capable de faire des miracles,
et que la pensée suffit à aggraver le mal, quel qu’il soit, en le
réimprimant dans l’organisme. Résolument elle écarta la sienne de son
amour douloureux. Mais dans ce curieux dédoublement de l’individu soumis
à une haute pression, l’amour vécut en elle et sans elle, produisant une
foule de sentiments qui parfois la dominaient absolument. Elle causait,
s’amusait, combinait ses toilettes, et, à travers tous les phénomènes de
sa vie extérieure, elle entendait la voix chaude de l’Italien, elle
sentait la caresse de ses yeux. Ses paroles d’admiration, ses
déclarations se répétaient dans le cerveau de la jeune femme. Les
impressions reçues à Lucerne et à Ouchy, ces impressions qui semblaient
avoir effleuré son âme, y avoir glissé, y étaient demeurées, au
contraire, et maintenant reparaissaient plus nettes, exerçaient sur elle
une sorte de séduction rétrospective. Hélène se débattait en vain sous
cette possession occulte; un jour, dans l’angoisse de son impuissance à
y échapper, il lui arriva de s’écrier tout haut:

--Oh! sûrement, je dois cela à cet horrible sang latin que j’ai dans les
veines!

Elle se mit à errer dans Paris, comme elle avait erré à Rome, au hasard
et toute seule. Un curieux instinct lui faisait éviter l’avenue Gabriel;
la vue même de l’allée ombreuse où Sant’Anna l’avait suivie lui était
douloureuse, elle y jetait toujours en passant un regard rapide et
effrayé.

Au cours de ces promenades sans but, il lui arrivait souvent d’entrer
dans quelque église. La chapelle des Passionnistes, avenue Hoche, celle
des Dominicains, faubourg Saint-Honoré, l’attiraient irrésistiblement.
Dans ce silence particulier aux sanctuaires catholiques, elle éprouvait
un bien-être instantané. Elle aimait les cérémonies religieuses, elle
les sentait maintenant. Les ondes de la musique sacrée, les notes graves
des chants liturgiques, calmaient sa peine de femme, comme les berceuses
de sa nourrice avaient endormi ses chagrins d’enfant. Bien que
protestante, elle connaissait saint Antoine de Padoue, devenu
curieusement populaire en Amérique aussi bien qu’en France, et, dans sa
détresse morale, elle était allée jusqu’à l’enfantillage de lui
promettre une grosse somme s’il lui obtenait l’oubli. Avec le sens
pratique qui ne l’abandonnait jamais, elle se dit que, puisque sa
volonté seule ne suffisait pas à la débarrasser de cet amour cruel qui
empoisonnait sa vie, il fallait appeler d’autres forces à son aide. Elle
se souvint qu’un jour, à Rome, devant le _Bambino_ qu’on lui montrait et
qui n’était pour elle qu’une affreuse poupée de bois, elle avait vu dans
les yeux d’une vieille paysanne une lueur extraordinaire, celle de la
foi, sans doute, une lueur qui l’avait transfigurée, qui avait effacé
ses rides et donné à son visage une beauté surnaturelle. Ce souvenir la
hanta. Elle se rappela les cérémonies où elle avait assisté au couvent
de l’Assomption, puis cette douce messe de minuit au château de Blonay.
Il y avait sûrement une force mystique dans cette vieille religion
romaine: pourquoi n’y aurait-elle pas recours? Du reste, on commençait à
parler beaucoup du catholicisme en Amérique. Il gagnait de jour en jour,
et provoquait d’ardentes controverses. Elle ne serait pas fâchée de le
connaître à fond, ne fût-ce que pour le discuter. Elle pria donc madame
de Kéradieu de lui indiquer un prêtre avec qui elle pût s’entretenir de
ces matières. La baronne la conduisit chez l’abbé de Rovel, un cousin de
son mari, un desservant libre de la paroisse de Sainte-Clotilde. Il
l’accueillit avec une bonté paternelle. Se tenant sur la réserve, Hélène
commença par dire qu’elle n’était point décidée à changer de religion:
elle trouvait le culte catholique _fascinating_,--fascinant, mais elle
craignait que les dogmes fussent inacceptables à son esprit moderne.

--On ne peut pas retourner en arrière, vous comprenez! ajouta-t-elle
avec un joli air sérieux.

--Assurément non, répondit le prêtre en souriant, mais je suis persuadé
que le catholicisme n’arrêtera pas la marche en avant de votre esprit...
au contraire! Et je me mets à votre disposition pour vous éclairer et
répondre à toutes vos questions.

Sur ce, il fut convenu qu’Hélène viendrait tous les jours, entre deux et
trois heures, causer de religion avec M. de Rovel, et elle partit
enchantée d’avoir trouvé une distraction nouvelle et bien permise.

Dès son arrivée à Paris, madame Ronald avait fait visite à la marquise
d’Anguilhon; elle avait appris avec un véritable soulagement que M. de
Limeray était encore à Pau: elle redoutait la pénétration de son regard
et la fine raillerie de son sourire. Au premier dîner du jeudi où elle
fut priée avec son mari, son frère et sa tante, elle le rencontra. Elle
eut beau s’observer, s’efforcer de paraître insouciante et gaie, il ne
tarda pas à être frappé de son changement. Le haut du visage lui sembla
différent; la physionomie, moins brillante et plus douce; il y avait,
par moments, dans ses grands yeux bruns, des reflets d’angoisse et de
peine. Tantôt elle fuyait son regard, tantôt elle le bravait avec un
petit éclat de rire nerveux. En un mot, elle avait l’air d’une enfant
coupable et honteuse. Et le vieux gentilhomme, qui avait acquis une
jolie connaissance de la femme, se demanda aussitôt: «Qui est-ce?»

Inévitablement, on parla du mariage de mademoiselle Carroll. La marquise
d’Anguilhon, qui connaissait Sant’Anna, déclara que c’était un charmeur
et bien fait pour plaire à une Américaine. M. Ronald se montra sévère
pour sa nièce. Hélène ajouta que M. Ascott eût beaucoup mieux convenu à
Dora et qu’elle s’en apercevrait avant longtemps. Dans sa voix, il y
avait un accent de passion qui fit dresser l’oreille à M. de Limeray. Il
la questionna sur le mariage de sa nièce, demanda des détails, la poussa
à fond très habilement et fut fixé. Il examina ensuite M. Ronald.

C’était bien là le type de l’homme supérieur que toutes les femmes d’une
certaine élévation rêvent, et qui, dans la réalité, ne les contente
jamais. Elles sentent d’instinct qu’il n’est pas fait pour elles, qu’il
leur échappe: de là leur déception. Le savant américain possédait une
beauté virile, marquée de puissance intellectuelle; mais son visage rasé
avait cette expression de pureté, de sérénité, qui s’acquiert seulement
dans les hautes régions de la pensée. Ses magnifiques yeux d’un bleu
vert, ses yeux de chercheur au regard lointain, n’avaient pas la lueur
magnétique de la passion humaine, et sa bouche ferme et sévère excluait
toute idée de sensualité.

Comme si Hélène eût deviné les réflexions de M. de Limeray, elle eut
pour son mari de jolis regards tendres, des paroles charmantes,--ce qui
acheva de la trahir.--Alors le comte se rappela leur conversation de
naguère, au sortir de chez Loiset. Il revit la jeune femme telle qu’elle
était ce soir-là, si blonde, si blanche, si désirable, cheminant
lentement à ses côtés, tournant vers lui son visage serein, rayonnant de
la joie de vivre, se proclamant invulnérable, s’arrêtant pour lui
montrer son emblème, une petite salamandre aux yeux d’émeraude, froide
et brillante, nichée dans la dentelle de son corsage. Il se rappela
l’avertissement qu’il lui avait donné, la regarda de nouveau, et, avec
une intime satisfaction bien humaine, bien masculine, il se dit:

«Sûrement, l’homme a eu son heure!...»



XXV


Les fiancés arrivèrent à Paris dans la première semaine de juin.
L’entrevue de Dora et de son oncle fut plutôt orageuse. Pour la première
fois, elle ne réussit pas à l’apaiser ni à le désarmer. Il lui reprocha,
en termes très vifs, son manque d’honneur envers Jack Ascott. Il lui
déclara que s’il avait consenti à assister à son mariage, c’était
seulement par considération pour sa mère. Puis, dépassant un peu la
mesure, il lui dit qu’une fois ce dernier devoir de tuteur rempli, il
entendait n’avoir plus aucunes relations, soit d’affaires, soit
d’amitié, avec la comtesse Sant’Anna. Là-dessus, mademoiselle Carroll
s’emporta et répondit que Lelo lui suffirait, qu’avec lui, elle pourrait
se passer du monde entier.

L’accueil que M. Ronald fit à son futur neveu se ressentit de ces
paroles. Il fut strictement poli, et glacial. Les deux hommes
s’examinèrent avec curiosité. Le comte trouva à l’Américain l’air d’un
clergyman, puis, se rappelant les paroles d’Hélène, il se dit en
lui-même: «Une splendide créature, oui... mais faite pour autre chose
que pour l’amour.--Je me suis découragé trop tôt!» ajouta-t-il, avec son
joli cynisme italien.

M. Ronald ne put s’empêcher d’admirer Sant’Anna. Ce spécimen d’une race
ancienne et très belle ne laissa pas que de lui en imposer. Il eut de
lui pourtant une impression peu favorable:

--Un inutile dangereux,--déclara-t-il en entrant chez Hélène,--un de ces
hommes qui prennent, sans scrupule, les femmes et les fiancées des
autres... Une nullité par-dessus le marché; seule une linotte comme Dora
pouvait le préférer à Jack Ascott!

Ces paroles cinglantes comme des coups de fouet, et qui ne la visaient
pas, atteignirent cependant madame Ronald en plein amour-propre, en
plein cœur. Une colère instinctive enfla ses narines, puis, voulant
frapper à son tour:

--Voilà bien les savants! fit-elle d’un ton dédaigneux.--A les entendre,
on pourrait croire que leur connaissance plus approfondie du mystère de
la vie leur donne une résignation supérieure, et, à la moindre
contrariété, ils oublient leurs principes, leurs théories, et n’ont pas
plus de philosophie que le commun des mortels... Vous, par exemple, qui
croyez que nous sommes les créatures de Dieu entièrement, qui proclamez
à chaque instant l’impossibilité du libre arbitre, vous faites un crime
à Dora de son mariage: est-ce logique?

M. Ronald parut décontenancé, troublé pendant quelques secondes, puis,
se ressaisissant, il mit affectueusement la main sur l’épaule de sa
femme.

--Vous avez raison,--dit-il avec ce rare et merveilleux sourire des
hommes de pensée.--Rappelez-moi toujours ainsi à la vérité lorsque, par
habitude séculaire, je m’en écarterai. Il devait probablement y avoir
une infidélité dans la vie de Dora: s’il est injuste de la lui
reprocher, on ne peut s’empêcher de la regretter, surtout lorsque cette
infidélité fait le malheur d’un brave garçon comme Jack Ascott.

Hélène, calmée par ces paroles humbles et loyales, continua d’un ton
plus doux:

--En vérité, tout ce qui est arrivé depuis notre départ d’Amérique, tout
montre bien que nous marchons vers des buts inconnus. Du reste, si les
musiciens d’un orchestre étaient libres de se livrer à leur inspiration
individuelle, ils ne produiraient qu’un horrible assemblage de sons
discordants. Puisque nous sommes ici-bas pour exécuter l’œuvre du Maître
suprême, chacun de nous doit arriver avec sa partie écrite, et, belle ou
laide, gaie ou triste, il est obligé de la jouer telle quelle, jusqu’au
bout. Sans cela, il n’y aurait pas d’harmonie possible.

--Votre comparaison est très juste,--dit M. Ronald avec une expression
de plaisir,--et l’on peut imaginer un univers sans lumière, mais pas
sans harmonie.

--Oh! si cette croyance à l’inéluctable de la vie pouvait s’imposer
définitivement à notre esprit, quel repos! quelle paix! fit Hélène, avec
son regard pathétique.

Et pendant tout le mois qui suivit, ce mois qui fut le plus douloureux
de son existence, elle se cramponna désespérément à l’idée qu’elle
vivait sa destinée. En apprenant que le mariage de Dora se ferait à
Paris, son premier mouvement avait été de fuir; puis elle se souvint
bizarrement d’avoir entendu dire que, pour ôter le feu d’une brûlure, il
faut la représenter aux charbons ardents: elle avait voulu essayer du
procédé. Oui, elle allait souffrir terriblement en assistant à cette
odieuse union; mais, sûrement, cela la guérirait d’une manière radicale.
Il était impossible qu’elle continuât à aimer le mari de Dora. Ce serait
trop fou, trop ridicule!... Nous ne sommes jamais aussi habilement
trompés que par nous-mêmes: ce n’était pas seulement l’espoir de guérir
qui la retenait à Paris, mais le désir secret, inavoué, de revoir Lelo.

L’amour d’Hélène pour Sant’Anna était celui d’une intellectuelle: grâce
à une imagination que le respect de soi avait rendue chaste, grâce aussi
au tempérament américain, il entrait peu de matérialité dans sa
composition. Bien qu’il n’éclatât pas en désirs passionnés, en jalousie
sauvage, il n’en était pas moins douloureux. Chose curieuse, il avait
éveillé chez la jeune femme un besoin de dévouement et de sacrifice.
Elle se rendait compte maintenant qu’elle avait appartenu à son mari,
mais qu’elle ne s’était pas donnée, et, un jour qu’elle était seule, il
lui arriva instinctivement de tendre les bras. Alors, rougissant de
colère et de honte, elle s’écria:

--Je suis folle! folle!

En attribuant au sang latin qu’elle tenait d’un ascendant maternel ce
qu’elle appelait sa faiblesse, elle n’avait pas tout à fait tort.
C’était à lui qu’elle devait ce sentiment de la beauté et de l’harmonie
qui avait donné prise sur elle à Lelo. Et, hypnotisée par ces dons qu’il
possédait, elle le voyait comme un être tout à fait supérieur, dont les
facultés n’avaient pas été développées par une culture suffisante. Elle
croyait, sans se l’avouer, qu’elle aurait pu le conduire à un but plus
élevé que ceux qu’il poursuivait, et tout son être demeurait tourné vers
lui comme si elle eût été réellement créée pour le compléter.

Son amour n’était pas exempt d’alliage. L’amour absolument pur n’existe
pas. C’est l’alliage qui fait souvent la force des sentiments humains,
aussi bien que celle de certains métaux. Hélène enviait à Dora l’orgueil
de porter ce beau nom de Sant’Anna, ce joli titre de comtesse, le
privilège de continuer une race ancienne, et cela encore était un
élément de souffrance. Maintenant qu’elle avait conscience d’aimer Lelo,
sa présence la troublait comme elle n’avait jamais fait. Pendant
quelques minutes, lorsqu’elle le revoyait, sa voix était émue, sa
nervosité manifeste. Lui, s’en apercevait et l’observait malignement. Il
se plaisait, par des regards appuyés, à accélérer les battements de son
cœur. Il usait et abusait sans pitié du pouvoir magnétique qu’il avait
sur elle. Une lueur caressante et perfide brillait dans ses yeux, la
joie de son triomphe d’homme rougissait ses lèvres sensuelles. Hélène,
qui sentait tout cela, ne tardait pas, sa volonté aidant, à reprendre
possession d’elle-même; elle le bravait avec une audace qui excitait son
admiration et parfois lui donnait un désir sauvage de la marquer d’un
baiser.

A la vive satisfaction de madame Ronald, Dora et sa mère, n’ayant pu
avoir un des grands appartements de l’Hôtel Castiglione, s’étaient
logées au Continental. Sans se douter du supplice qu’elle infligeait,
mademoiselle Carroll venait chaque jour mettre sa tante au courant de
ses faits et gestes. Elle la traînait chez les couturières, chez les
bijoutiers, lui répétait les paroles de son fiancé, lui parlait de leurs
beaux projets d’avenir. Quand Hélène se retrouvait seule, elle se
sentait meurtrie comme si on l’eût battue. Elle n’éprouvait pas de haine
contre la jeune fille; seulement, sa présence et celle de la marquise
Verga lui causaient cette impression désagréable que donne la vue d’un
instrument qui vous a blessé grièvement.

Rien n’apportait à madame Ronald autant de réconfort que ses entretiens
quotidiens avec M. de Rovel. Il y a dans le catholicisme une puissance
occulte qui agit sur l’âme comme l’amour agit sur le cœur et à laquelle
on échappe difficilement. La parole convaincue et persuasive du prêtre
ne tarda pas à développer chez madame Ronald ce vague désir de
conversion, né dans son esprit tourmenté: un jour, elle demanda à son
mari s’il lui serait désagréable qu’elle se fît catholique.

M. Ronald, un peu saisi, regarda sa femme avec surprise.

--Désagréable? pas du tout, mais quelle drôle d’idée! Les religions ne
sont que des forces spirituelles diverses. La vôtre ne vous suffit-elle
pas?

--Non, répondit Hélène en détournant la tête.

--Alors, ma chérie, faites-vous catholique si cela vous amuse! dit-il,
souriant comme il eût fait à un caprice d’enfant.

La société de M. de Limeray fut encore pour Hélène une précieuse
distraction. Après le premier contentement de la voir ainsi terrassée
par l’amour qu’elle avait bravé, le comte, qui la savait foncièrement
honnête, ressentit pour elle une pitié affectueuse. Pourtant l’artiste
qui était en lui, jouissait de la voir mise au point si
merveilleusement. Sa beauté s’était adoucie, comme veloutée. Son présent
état d’âme avait donné à sa physionomie un jeu nouveau, ses lèvres
avaient de petits frémissements nerveux, ses narines étaient plus
mobiles. Elle avait été une de ces femmes aux yeux brillants et ouverts;
maintenant, sans s’en apercevoir, par un instinctif besoin de garder son
secret, de cacher ses pensées, de dérober son émotion, elle abaissait
ses paupières aux long cils. Ce mouvement, qui voilait tout à coup les
larges prunelles brunes, était si joli que M. de Limeray se plaisait un
peu cruellement à le provoquer, soit par l’insistance du regard, soit
par quelque parole intentionnellement maladroite.

Pour la distraire, il lui avait offert de lui montrer le vieux Paris,
qu’il connaissait bien. Il lui fit visiter les anciens hôtels de l’île
Saint-Louis, du Marais, lui racontant leur histoire, heureux de pouvoir,
pendant quelques moments, l’arracher à elle-même. Bien que sa culture
fût un peu superficielle, il avait beaucoup lu et beaucoup retenu. Il
sentait la musique et la peinture et parlait de l’amour d’une manière
exquise, en homme qui a aimé souvent, plus que profondément, et qui a
gardé un joli culte de reconnaissance pour la femme. La causerie
française, menée par un vrai gentilhomme, est exquise comme la cuisine
française mangée dans de la porcelaine de Sèvres. Les paroles éloquentes
et spirituelles ne suffisent point à créer ce qu’on appelle la causerie:
il faut s’extérioriser pour ainsi dire, entrer en communication
magnétique avec son auditeur. Le Saxon, Anglais ou Américain, a trop de
réserve ou d’égoïsme pour cela: il parle, et ne cause jamais. Hélène ne
se lassait pas d’entendre M. de Limeray; sa conversation, traversée par
un courant de sympathie et de sensibilité, était pour elle un plaisir
nouveau. Il n’eût pas demandé mieux que de devenir son confident. Une
Française n’eût peut-être pas résisté à la tentation de se confesser à
ce vieux gentilhomme chevaleresque et tendre, mais madame Ronald avait
le caractère trop ferme pour se laisser aller à ouvrir ainsi son cœur:
par loyalisme envers son mari, par respect pour lui, elle ne se fût
jamais accordé cette douceur; elle sentait qu’à un prêtre seul il lui
serait permis de confier son amour.

Quelque bonne volonté que les fiancés eussent mis à hâter les
préparatifs de leur mariage, il ne put se faire aussi vite qu’ils
espéraient et fut fixé au 11 juillet. Soit que, pour quelque raison
inavouée, M. Beauchamp ne voulût pas y assister, soit que ses affaires
le rappelassent en Amérique, il annonça qu’il était obligé de repartir
et résista à toutes les prières de Dora. Tante Sophie, qui avait assez
de l’Europe, voulut l’accompagner, et tous deux quittèrent Paris dans la
dernière semaine de juin.

Charley avait annoncé à sa sœur qu’elle recevrait de sa part un tableau
de Willie Grey,--«un chef-d’œuvre», avait-il ajouté, refusant toutefois
de lui en dire le sujet. Huit jours après son départ, on l’apporta à
madame Ronald dans une caisse non clouée, qu’elle ouvrit avec une vive
curiosité. Elle se trouvait seule, heureusement, car, en le voyant, elle
devint toute pâle: son frère avait deviné son secret.

Le tableau représentait la folie de Titania, cette reine des fées, qui,
sous l’influence d’un philtre, tombe amoureuse d’un monstre, d’un être
humain à tête d’âne. Dans un coin de forêt, auquel les premières lueurs
de l’aube prêtaient un jour mystérieux, Titania, une femme à la lourde
tresse blonde, d’une beauté noble, vêtue d’une robe blanche bordée d’or,
était à demi couchée sur un banc de mousse et de fleurs. Un peu
au-dessus d’elle on voyait la tête d’un âne, dont le corps disparaissait
dans la broussaille: au cou de cet âne elle avait jeté une guirlande de
roses, sa parure sans doute, et ses doigts fuselés en retenaient les
extrémités. L’animal la regardait d’un air étonné, stupide. Ses yeux, à
elle, étaient pleins d’une muette adoration, sa bouche entr’ouverte
avait un sourire d’extase, son visage était éclairé par tous les rayons
de la transfiguration. A droite et à gauche, parmi le feuillage, on
distinguait des figures humaines, savamment effacées, qui épiaient le
délire de la pauvre amoureuse et exprimaient le dédain, la moquerie, la
pitié.

C’était une œuvre de peintre et de poète, une merveille de couleur et de
sentiment. Madame Ronald regarda longuement la toile, ses yeux devinrent
humides, puis s’emplirent de larmes, et, tout en replaçant le couvercle
sur la caisse, elle murmura:

--La folie d’Hélène! la folie d’Hélène!...



XXVI


Le mariage civil de mademoiselle Carroll et du comte Sant’Anna fut
célébré le 10 juillet. En sortant du consulat d’Italie, Lelo mit la
jeune fille en voiture avec sa mère et M. et madame Ronald. Il lui baisa
la main, puis la saluant de son titre, selon l’usage italien:

--Au revoir, comtesse! dit-il avec un sourire ému.

Dora rougit de plaisir et de surprise.

--Vous ne voulez pas dire que je suis mariée! s’écria-t-elle avec un
effarement comique.

--Absolument!... Si je le voulais, je pourrais vous emmener chez moi, au
Grand Hôtel. La loi m’y autorise.

--Mariée! Ah! c’est trop fort!... Et je n’ai pas écouté ce qu’on nous a
lu! Qu’est-ce que je vous ai promis?

--Soumission aveugle, obéissance parfaite.

--Mais c’est effrayant!

--N’ayez crainte, je me charge de vous rendre la soumission et
l’obéissance très douces, fit le comte audacieusement.

Comme le landau se mettait en mouvement, les yeux de Lelo rencontrèrent
le visage d’Hélène, un visage pâle et contracté, mais où se lisait un
défi hautain. Leurs regards se croisèrent comme deux épées, puis un
sentiment de vengeance satisfaite ramena aux lèvres du jeune homme ce
sourire cruel des Sant’Anna, qu’un des plus grands peintres italiens a
fixé sur la toile.

Le mariage religieux fut célébré le lendemain, à la nonciature, par
monseigneur Clari. Le marquis et la marquise d’Anguilhon, les de
Kéradieu, les Verga, le vicomte de Nozay, le comte de Limeray et
quelques Romains y assistèrent seuls. Dans la chapelle toute décorée de
fleurs, la cérémonie fut intime et charmante. Dora, merveilleusement
habillée, était gracieuse et élégante. Jamais son visage n’avait eu une
expression aussi sérieuse et aussi élevée. On déjeuna ensuite à l’Hôtel
Continental. Pendant le repas, les époux reçurent un télégramme qui leur
apportait la bénédiction de Léon XIII, obtenue, sans doute, par le
cardinal Salvoni.

Avec le fardeau vient la force: Hélène eut, tout le temps, comme il
arrive dans les grandes journées de la vie, l’impression du rêve, de
l’irréel. A la réception qui suivit le déjeuner, elle joua brillamment
son rôle de parente. Elle causa gaiement avec l’un et avec l’autre. Ses
joues avaient bien un peu trop de roses aux pommettes, sa voix détonnait
par moments, son rire était nerveux, mais M. de Limeray fut le seul à le
remarquer.

Les époux, qui allaient passer les premiers jours de leur lune de miel à
Fontainebleau, partirent de bonne heure. Madame Ronald embrassa Dora,
échangea une poignée de main avec Lelo. Cette petite cérémonie des
adieux accomplie, elle s’approcha de M. de Limeray, qui la regardait
avec admiration.

--Croyez-vous, lui demanda-t-elle abruptement, croyez-vous que l’amour
soit un des grands fluides de la nature?

Le comte regarda la jeune femme avec une certaine anxiété, comme s’il
eût craint que sa raison n’eût été ébranlée subitement. Sa physionomie
le rassura.

--L’amour, un fluide! répéta-t-il, un peu surpris, comme
naguère Sant’Anna.--Je ne sais pas, je ne l’ai jamais étudié
scientifiquement,--ajouta-t-il avec un sourire.--Cela se peut, au
fait!...

--Cela est, dit Hélène d’un ton positif. Quand mon mari a émis cette
théorie devant moi, je me suis moquée de lui et de la science.
Maintenant, je suis sûre qu’ils sont dans le vrai.

--Qu’est-ce qui vous le fait croire?

--Le mariage de Dora.

Puis, comme elle craignait de céder au besoin d’ouvrir son cœur gonflé
de regrets inavoués, de douleur et de colère, elle tendit brusquement sa
main au comte. Le vieux gentilhomme s’inclina et la baisa un peu plus
longuement que de coutume.

--Je livre l’idée et le fait à vos méditations de philosophe! dit madame
Ronald avec une ébauche de sourire.--Au revoir.

--Ces Américaines sont étonnantes, étonnantes! murmura M. de Limeray en
s’éloignant.



XXVII


Pendant tout le mois qui avait précédé le mariage de mademoiselle
Carroll, madame Ronald avait poursuivi courageusement son instruction
religieuse. Presque chaque jour, entre deux essayages souvent, elle
était allée chez M. de Rovel. Elle ne se doutait pas combien elle
paraissait étrange dans cet austère cabinet de travail: un cabinet de
travail vert foncé, rempli de livres, sur lequel planait pour ainsi dire
un grand christ d’ivoire. La vue de cette jolie Américaine, d’une
élégance recherchée, le corps moulé par une robe d’une coupe savante,
assise là dans un fauteuil à haut dossier, en face d’un vieux prêtre lui
enseignant le catéchisme, eût ravi un psychologue aussi bien qu’un
artiste.

M. de Rovel était un théologien de premier ordre. Il eût volontiers mis
la cognée dans toutes les petites superstitions, dans les croyances
ridicules qui, comme des végétations parasites, étouffent le grand arbre
du catholicisme et en détruisent les belles lignes. Il les écarta
délibérément pour madame Ronald et s’attacha à faire ressortir la
logique et l’unité du dogme, cette logique et cette unité si bien faites
pour frapper et attirer l’esprit saxon. L’abbé, qui avait instruit
madame de Kéradieu, qui la voyait fréquemment et dans l’intimité
familiale, connaissait déjà quelque chose de l’Américaine. Hélène, plus
moderne, plus développée intellectuellement, fut pour lui un intéressant
sujet d’étude, et bien actuel. Il demeura à la fois ravi et effrayé par
la simplicité, l’indépendance, la hardiesse de cet esprit qu’elle
personnifiait, l’esprit du Nouveau Monde, et il entrevit là pour
l’Église un aide puissant ou un ennemi redoutable, un enfant terrible,
difficile à discipliner. Quand madame Ronald lui annonça qu’elle était
décidée à devenir catholique, elle le fit en des termes qui lui
causèrent une violente secousse.

--J’avais craint, dit-elle, que le catholicisme ne fût trop arriéré. Je
vois, au contraire, qu’il est plutôt trop avancé pour nous! Il contient
des éléments scientifiques et une puissance d’idéalité, qui peuvent
satisfaire l’esprit moderne. Je crois même que personne ne l’a encore
compris: c’est à cela que sont dues les horreurs de l’Inquisition et
tout ce qu’on reproche à votre Église. Le burin, au moyen duquel un
artiste gravera des chefs-d’œuvre, peut devenir une arme meurtrière aux
mains d’un sauvage!

En entendant ces paroles prononcées du ton le plus naturel, M. de Rovel
demeura muet de surprise pour quelques secondes. Il avait souvent
cherché, avec une angoisse filiale, à justifier les cruautés commises
par l’Église, par cette Église dont le premier principe avait été: «Tu
ne tueras point!» Il avait eu secrètement honte de ses bûchers, de ses
crimes; il les avait expiés, à sa manière, par un sacrifice quotidien de
soi, par un redoublement de charité. Et la justification qu’il avait
tant cherchée, cette Américaine, cette mondaine, dans sa claire vision
de la réalité, venait de la découvrir. Elle était dans l’ignorance des
temps. Il regarda madame Ronald avec une expression de reconnaissance,
puis, voulant la pousser jusqu’au bout:

--Les premiers chrétiens n’avaient-ils pas compris? demanda-t-il.

--Pas tout à fait! Ils sont morts, les Barbares ont tué: il faut vivre,
travailler, s’entr’aider... Vous verrez, monsieur l’abbé, que le
catholicisme aura son évolution définitive en Amérique.

Le prêtre ne put s’empêcher de sourire.

--L’Amérique respectera ses dogmes, j’espère?

--Parfaitement! Mais elle en découvrira l’esprit, l’esprit qui vivifie.

Le séjour d’Hélène au couvent, ses visites à Rome, surtout la dernière,
l’avaient déjà familiarisée avec une foule de choses qui, sans cela,
l’eussent effarouchée. Les cérémonies de la religion, le culte, la
liturgie lui plaisaient entièrement. Lorsque le prêtre lui eut expliqué
les sacrements, son visage s’éclaira.

--Je comprends, dit-elle, ce sont de magnifiques symboles.

--Des symboles! se récria M. de Rovel; mais, mon enfant, vous n’avez pas
compris du tout! Ce sont des vérités absolues.

Hélène eut un petit sourire, puis, de ce ton décidé avec lequel
l’Américaine exprime ses idées, fait table rase de tout ce qui
représente les sentimentalités du vieux monde:

--Des vérités absolues pour les simples, pour les enfants; pour vous,
pour moi, des symboles.

Le théologien allait protester, contredire; quelque chose dans la
physionomie de la jeune femme l’en empêcha.

Ce mot de «symbole» fut pour le prêtre un éclair, à la lueur duquel il
put lire dans l’esprit de sa catéchumène. Le dogme du péché originel,
les mystères de la Trinité, de l’Incarnation, de la Rédemption, étaient
pour elle des symboles seulement! C’est ainsi qu’elle les comprenait! M.
de Rovel fut saisi d’horreur, troublé jusqu’au fond de l’âme. Il passa
toute une nuit à délibérer avec sa conscience s’il devait admettre
madame Ronald dans l’Église. Sentant l’impossibilité de lui faire
accepter les dogmes autrement, il se dit que, par la pratique de la
religion, la foi plus complète lui viendrait. La foi seule pouvait la
rendre orthodoxe; elle avait fait bien d’autres miracles! L’abbé avait
deviné, d’ailleurs, que la jeune femme souffrait de quelque peine
secrète, que ce n’étaient pas des émotions nouvelles qu’elle venait
demander au catholicisme, mais une aide morale. Il ne se crut pas le
droit de la lui refuser. Et puis... et puis son exemple pouvait amener
tant d’autres conversions!

Madame Ronald pensait sans cesse à la confession qu’elle aurait à faire.
Par moments, elle croyait ne pouvoir s’y résoudre; d’autres fois,
c’était un besoin irrésistible. Lorsqu’elle entrait dans une église, la
vue du confessionnal lui donnait un petit frisson: il l’attirait,
l’effrayait, la fascinait. Elle connut, du reste, les angoisses, les
regrets, les révoltes que tout converti a éprouvés.

Chaque fois qu’elle était revenue à Paris, elle n’avait pas manqué
d’aller au couvent de l’Assomption. L’année qu’elle avait passée là,
dans l’étude et la retraite, lui avait laissé un souvenir très doux,
comme parfumé d’encens. La supérieure, qui n’avait pas été changée,
l’accueillait toujours avec une affection maternelle. Mère Émilie avait
subi le charme de sa saine et libre jeunesse. De toutes les étrangères
qu’elle avait eues sous sa direction, c’était celle qui lui avait
inspiré le plus de sympathie et d’estime. Lorsque Hélène lui apprit
qu’elle était décidée à se faire catholique, son visage rayonna; elle
lui prit les mains et, les serrant dans les siennes:

--Ah! mon enfant, quel bonheur! s’écria-t-elle; puis, avec sa foi
naïve:--C’est la Sainte Vierge, à qui vous avez offert tant de fleurs,
qui vous a obtenu cette grâce.

Madame Ronald mit le comble à sa joie en lui exprimant le désir de faire
son abjuration dans la chapelle du couvent. Elle voulait être reçue
devant cet autel qu’elle avait en effet souvent décoré de fleurs et qui
lui était comme familier.

En disant à sa femme que cela lui était égal qu’elle se fît catholique,
M. Ronald avait un peu trop présumé de sa propre largeur d’esprit. Après
réflexion, il se rendit compte du scandale que l’événement causerait
dans la société de New-York, dans sa famille, et il regretta l’adhésion
qu’il avait donnée. Hélène l’avait d’abord fidèlement tenu au courant
des progrès de son instruction religieuse, puis, ayant remarqué que ce
sujet amenait sur son visage un air de déplaisir et de froideur, elle
avait cessé de lui en parler. M. et madame de Kéradieu, le comte de
Limeray et la supérieure de l’Assomption furent seuls dans sa
confidence; elle en exclut soigneusement son frère, sa tante et Dora.
Comme elle devait partir pour l’Écosse le 1er août et retourner de là en
Amérique, elle demanda à être reçue le 20 juillet. M. de Rovel y
consentit sans difficulté.

La veille, elle subit la terrible épreuve de la confession. Cet acte,
pour ceux qui ne l’ont pas pratiqué dès l’enfance, ne demande rien moins
que de l’héroïsme. Pendant quelques minutes, Hélène demeura muette, les
tempes et le cœur battants, incapable d’articuler un seul mot. Alors le
prêtre vint à son aide. Il l’encouragea à l’aveu avec une pénétrante
bonté. Le magnétisme spirituel ne tarda pas à agir sur son âme, et,
hypnotisée par ce chuchotement mystérieux, cette voix sortant de
l’ombre, elle ne vit plus M. de Rovel. Les yeux rivés sur le surplis
blanc plaqué contre la grille, elle fit sa confession. A son insu, elle
y apporta l’esprit nouveau. Sans aucune conscience de péché, de faute
personnelle, comme elle eût raconté au médecin ses maux et ses
infirmités physiques pour qu’il l’en guérît, elle mit sous les yeux du
prêtre ses imperfections, sa frivolité, sa vanité, son envie mesquine,
son amour douloureux, afin qu’il l’aidât à s’en débarrasser, à s’élever
moralement. Rarement, M. de Rovel avait dû rencontrer un désir de bien
aussi sincère, une pénitente amoureuse aussi résolue à chasser de son
âme le larron d’honneur. Lorsqu’il eut entendu la jeune femme, il
l’assura qu’elle trouverait dans le catholicisme la force dont elle
avait besoin. Puis il prononça sur elle les paroles de l’absolution et
ajouta doucement:

--Allez en paix.

Hélène sortit du confessionnal comme dans une transe, les jambes
fléchissantes, la vue incertaine. Lorsqu’elle revint à elle, elle
éprouva un allégement délicieux, un contentement intime qu’elle n’avait
jamais connu.

Le lendemain, elle annonça à son mari qu’elle allait à Auteuil pour une
cérémonie religieuse, se réservant de lui dire laquelle à son retour.
Son émotion ne l’empêcha pas de se parer avec coquetterie. Elle avait,
d’ailleurs, combiné très heureusement sa toilette d’abjuration. C’était
une robe en mousseline de soie noire avec application de chantilly, un
collet assorti, une toque pareillement noire, avec des touffes de
violettes de Parme.

La chapelle du couvent était décorée comme pour un jour de grande fête;
les pensionnaires avaient été invitées à la cérémonie. A neuf heures
précises, madame Ronald fit son entrée, accompagnée du baron et de la
baronne de Kéradieu, son parrain et sa marraine. Par permission de
l’archevêque, elle avait été dispensée de la cérémonie un peu barbare
qui arrête le néophyte à la porte de l’église. Elle s’avança donc
librement jusqu’au prie-Dieu qui lui avait été préparé, tandis qu’une
voix très belle et très pure chantait le _Veni Creator_. Alors M. de
Rovel, revêtu de riches ornements, monta à l’autel. La jeune femme reçut
d’abord le baptême sous condition, puis, la main sur l’Évangile, elle
prononça les paroles d’abjuration et le credo de sa nouvelle foi. L’abbé
dit la messe et lui donna la communion; quand elle eut reçu la blanche
hostie, elle n’éprouva pas cette ivresse religieuse dont jouissent les
dévots, mais elle eut la sensation, bien caractéristique de sa
«mentalité», qu’elle communiait avec le divin, avec tout ce qu’il y a de
beau et d’élevé dans la nature. Pendant quelques moments, elle plana
très au-dessus de Dora, de Lelo, de l’amour mesquin, des vanités
puériles. Puis, touchant terre de nouveau, elle songea tout à coup avec
un étonnement mêlé d’effroi à l’étrangeté de ce vouloir providentiel,
qui avait décidé que ce voyage d’Europe se terminât, pour Dora Carroll
et pour elle, au pied d’un autel catholique, par un mariage et par une
conversion.

La messe fut suivie d’un _Te Deum_; Hélène redescendit la chapelle
accompagnée par ce cantique d’actions de grâces.

Mère Emilie offrit à M. de Rovel, à madame Ronald et aux de Kéradieu un
déjeuner exquis. La règle lui défendait d’y prendre part, mais elle y
assista et, tout le temps, s’empressa auprès de son ex-pensionnaire avec
une tendresse maternelle, la couvant du regard et se flattant à part soi
d’avoir préparé sa conversion.

En rentrant à l’hôtel, Hélène alla droit à son mari, et, lui mettant les
bras autour du cou:

--Henri,--fit-elle les yeux brillants de joie,--je viens d’être reçue
dans l’Église catholique.

M. Ronald ne put réprimer un sursaut et une expression de
mécontentement.

--Je finirai, dit-il, par me ranger du parti de ceux qui prétendent que
l’Europe ne vaut rien aux Américaines. Les unes s’y ruinent, y font des
mariages stupides, les autres divorcent ou changent de religion... On
croirait, ma parole d’honneur, que toutes y viennent pour faire quelque
sottise! ajouta-t-il, en dénouant les bras de sa femme.



XXVIII


Vingt mois se sont écoulés. Ces vingt mois, dans la vie de Dora
Sant’Anna, furent une période d’activité extraordinaire.

Il y eut d’abord son voyage de noces, avec deux étapes délicieuses: la
première, Fontainebleau; la seconde, Saint-Moritz; puis l’arrivée en
Italie, l’installation dans cette villa princière de Frascati où Lelo
était né. La jeune femme trouva une demeure grandiose, une galerie
peinte par Jules Romain, des salles dallées de marbres rares, mais un
défaut de confort qui la glaça. Elle n’avait pas le sens artistique très
développé. Le goût des choses anciennes est-il, comme on l’affirme, un
signe de dégénérescence? Dora en était exempte: elle avait une
préférence décidée pour tout ce qui était moderne. Les gobelins qui
recouvraient les murs, les cabinets précieux, les coffres italiens, la
laissaient froide. Elle eût préféré des chambres confortables, des
salles de bains bien outillées, à tous ces salons dorés; un lit de
cuivre anglais, à cette magnifique couche drapée de vieux brocart,
surmontée d’amours qui tenaient entre leurs mains l’écusson des
Sant’Anna. Elle se mit à l’œuvre, et aussitôt, en quelques jours, au
moyen de meubles épars çà et là, de trouvailles faites dans les combles,
elle s’arrangea un appartement plus habitable, plus chaud d’aspect.

Au mois d’octobre, Lelo la conduisit chez sa mère, à Sora, dans
l’Ombrie. La perspective de cette visite l’avait importunée comme un
cauchemar. Elle arriva bien décidée à être aimable, à essayer de gagner
les sympathies de sa nouvelle famille. Elle se heurta à une hostilité
trop solide pour que sa gentillesse pût la vaincre. L’accueil de la
comtesse Sant’Anna fut poli, mais d’une frigidité décourageante. La
duchesse Avellina, sa belle-sœur, lui témoigna une sorte d’amitié
protectrice qui lui porta sur les nerfs. Dès les premiers moments, la
conscience de déplaire lui causa une dangereuse irritation: par bravade,
elle exagéra sa modernité, montra les plus mauvais côtés de son
caractère et fit si bien qu’en famille on déplora de plus en plus le
choix de Lelo.

Dans l’impossibilité de déloger les locataires qui habitaient le premier
étage du palais Sant’Anna, les jeunes gens louèrent le palais Fardelli,
via Bocca di Leone, un palais de financier plutôt que de prince, mais
admirablement meublé, avec une serre magnifique, unique, qui faisait
l’envie de toutes les maîtresses de maison.

Madame Verga, malgré son air étourdi, possédait un véritable
savoir-faire mondain. Elle connaissait à fond la société romaine et
donna à sa compatriote des conseils qui lui permirent de bien lancer sa
barque. Dora ne tarda pas à se créer un cercle agréable. Pour que
l’Italien fréquente assidûment une maison, il faut qu’il y trouve une
hôtesse sympathique, aimable et peu exigeante; la jeune Américaine avait
toutes ces qualités, et, de plus, elle était amusante, originale, elle
avait des yeux merveilleux, une tournure élégante: tous les amis de Lelo
la portèrent aux nues. Elle eut beaucoup moins de succès auprès des
femmes. Faute de mieux, elles critiquèrent, sans merci, ses manières
brusques, sa voix un peu haute, son sans-façon. De son côté, elle
n’éprouva aucune sympathie pour les Italiennes. Elle ne les comprit pas
du tout. Leur grâce innée, leur coquetterie subtile, l’inquiétaient
vaguement. Elle avait beau se dire qu’elle leur était supérieure par
l’instruction, par l’intelligence de la vie, elle sentait en elles une
puissance occulte qu’elle ne pouvait définir, qui l’irritait secrètement
et lui paraissait redoutable. Obligée de fréquenter chez sa belle-sœur,
elle s’y trouva en contact avec le monde noir. Là, elle rencontra
beaucoup de courtoisie et d’amabilité; on lui témoigna une bienveillance
marquée, on lui fit des avances flatteuses, mais elle en flaira la
raison et se tint sur la défensive.

Bien que Dora s’efforçât de paraître tout à fait à l’aise dans ce milieu
romain, elle y éprouvait une sorte d’oppression, une nostalgie de
liberté, un besoin de «s’étirer», selon son expression pittoresque. Elle
s’estimait très heureuse d’avoir sa mère auprès d’elle: madame Carroll
n’était pas retournée en Amérique; elle avait un appartement à l’Hôtel
du Quirinal. La jeune femme venait la voir chaque jour; cette visite
était le but de sa promenade matinale. L’après-midi même, elle tombait
souvent au milieu de sa réception quotidienne, parmi un tas de vieilles
filles et de vieilles femmes américaines, qui autrefois l’auraient mise
en fuite et qui maintenant la reposaient. Madame Carroll était dans les
meilleurs termes avec son gendre. Il avait toujours pour elle de
charmantes paroles, de jolies attentions, et, par reconnaissance, elle
se plaisait à combler de cadeaux le jeune ménage.

Entre Dora et la comtesse Sant’Anna, les rapports étaient moins
cordiaux. Leur mutuelle hostilité perçait à propos de tout et à propos
de rien. La famille de son mari était, à vrai dire, le seul nuage qu’il
y eût dans la vie de la jeune femme. Elle avait réussi cependant à
faire, comme elle se l’était promis, la conquête du cardinal. Les
combinaisons de la vie humaine ressemblent à celles d’un jeu de
patience: telles cartes attendent longtemps celles qui doivent amener la
réussite. Le père de Dora, qui avait été un grand joueur de billard, lui
avait enseigné cet art aussitôt que ses petites mains avaient pu manier
l’instrument à pousser les billes. Elle y était devenue d’une belle
force. Et ce talent devait contribuer puissamment à lui gagner les
bonnes grâces de Son Éminence. De fait, le cardinal Salvoni aimait
passionnément le billard: il fut surpris et charmé de trouver dans la
jeune Américaine une adversaire digne de lui; la sûreté de son coup
d’œil, son jeu si hardi et si franc, lui donnèrent la meilleure idée de
son caractère. Au cours des nombreuses parties qu’ils firent ensemble,
il apprit à la mieux connaître et à l’apprécier. C’était la première
fois qu’il se trouvait en contact avec l’esprit américain, cet esprit
brillant, clair comme la lumière électrique, et comme elle sans chaleur.
Il l’étudia, avec d’autant plus d’intérêt qu’il le voyait se manifester
maintenant, d’une manière inquiétante, dans les questions religieuses,
et, plus d’une fois, ses paupières baissées dissimulèrent l’étonnement
et le trouble qu’il en ressentait.

Malgré son extérieur froid et hautain, le cardinal était pitoyable aux
souffrances humaines. Don Agostino, le ministre de ses bonnes œuvres,
était un simple prêtre de campagne, avec un cœur de saint Vincent de
Paul. Il habitait un coin du palais Salvoni, passait sa vie à porter des
secours et des consolations, et avait, à toute heure, ses entrées chez
le prélat. Lelo avait raconté cela à sa femme. Un soir, après une partie
chaudement disputée, que le cardinal avait gagnée, Dora se trouva un
moment seule avec lui. Elle se mit à pousser nerveusement les boules sur
le billard, puis, avec un peu de rose aux pommettes:

--Je voudrais vous demander quelque chose, fit-elle.

--Demandez, demandez, ma fille! répondit le cardinal que sa victoire
avait mis de bonne humeur.

--Voilà... je n’ai pas l’habitude de manger toute seule les bonnes
choses qui m’ont été données. Puisque je vis ici, je dois en faire
profiter les pauvres de Rome. Je voudrais que vous m’indiquiez des
familles, des gens que je puisse aider à sortir de la misère, mettre en
état de se suffire à eux-mêmes. Je m’y emploierais avec plaisir, à la
seule condition qu’ils rendront à d’autres ce que j’aurai fait pour eux.
Pas de charité, l’aide mutuelle seulement: c’est mon système.

Cette fois, le cardinal ouvrit largement les yeux et laissa voir tout le
plaisir que cette offre lui causait.

--Eh bien, je vous enverrai Don Agostino, vous lui expliquerez votre
système,--dit-il en souriant.--Il faudra en surveiller l’application,
car il est, à l’endroit des malheureux, d’une faiblesse déplorable.

Puis, posant la main sur l’épaule de sa nièce:

--_Dio vi benedica, figlia mia!_ Dieu vous bénisse, ma
fille!--ajouta-t-il affectueusement.--Je suis content de voir que, sur
ces questions-là au moins, nous serons toujours d’accord.

Et Dora n’avait pas manqué d’expliquer à Don Agostino ses idées en
matière de bienfaisance. Elles lui causèrent, naturellement, une
profonde stupéfaction, puis il finit par reconnaître qu’elles avaient du
bon et entra, corps et âme, dans le système de la jeune Américaine. Il
était ravi de voir l’intérêt qu’elle prenait à ses protégés, il lui
pardonnait d’être hérétique, chantait ses louanges à tout venant et
priait pour elle avec une ferveur naïve et touchante.

Dix mois après son mariage, la comtesse eut la joie de donner un fils à
son mari, un rejeton d’une beauté et d’une vigueur merveilleuses. Elle
en éprouva une satisfaction d’autant plus vive qu’elle avait eu le temps
d’apprendre combien le sentiment de la race et de la paternité est fort
chez l’Italien. La naissance d’un héritier ne détendit pas ses relations
avec sa belle-mère. Se sentant plus forte, de par sa maternité, elle se
montra encore plus cassante. Chaque matin, la nourrice portait le petit
Guido au palais Sant’Anna. La comtesse s’arrangeait toujours de manière
à l’aller revoir l’après-midi au Pincio. L’hygiène anglaise à laquelle
il était soumis la remplissait d’appréhensions: la tête nue, les membres
libres, le grand air, les sorties par tous les temps, et cela, à Rome!
C’était de la folie pure. A la prière de sa mère, Lelo avait essayé
quelques représentations: la jeune femme avait catégoriquement déclaré
qu’elle entendait élever son fils à l’américaine, lui faire des muscles,
une santé propre à la vie active. La crainte perpétuelle que le bébé ne
fût la victime de ces innovations entretenait au cœur de la grand’mère
une colère latente.

En somme, pendant les vingt mois qui venaient de s’écouler, Dora avait
eu beaucoup de bonheur. Un soir, dans les premiers jours d’avril, elle
inaugurait, à sa réception du jeudi, la lumière électrique qu’elle avait
fait mettre à grands frais au palais Fardelli. Ces beaux salons
italiens, aux plafonds peints, aux dorures merveilleuses, en avaient
reçu comme une vie nouvelle. Les fleurs, les verdures, la disposition
des meubles, la serre artistement éclairée, les portes ouvertes sur la
salle de billard, la fumée de quelques cigares et de quelques cigarettes
féminines, faisaient un ensemble sympathique, tiède au regard et bien
moderne. On causait, on discutait, on fleurtait. Il y avait là des
grandes dames italiennes aux physionomies ardentes et mobiles, portant
admirablement des toilettes d’un goût douteux, des bijoux royaux, puis
des Américaines aux visages sereins et froids, mieux habillées et moins
élégantes. C’était un contraste curieux de races et d’éducations
diverses, une illustration vivante du Vieux Monde et du Nouveau. Et
parmi ces femmes apparaissaient de belles têtes d’hommes aux yeux
mélancoliques, des figures masculines dont les lignes sculpturales
prêtaient à l’habit noir quelque chose de noble et de vraiment viril.

Dora, toujours svelte, embellie par le mariage et la maternité, vêtue
d’une robe de dentelle blanche sur fond rose, se promenait de long en
large dans la serre avec le marquis Verga.

--Croyez-vous, demanda celui-ci, que votre mari accepte cette place de
maître des cérémonies qu’on lui a fait offrir officieusement? Je lui en
ai parlé ce matin, il m’a répondu qu’il y penserait.

--Mauvais signe! dit la jeune femme en secouant la tête.--Quand un
Italien vous répond: «_Ci pensero_...», c’est parce qu’il n’a pas le
courage de formuler le refus qu’il a dans la tête. Je ne sais si c’est
faiblesse ou bonté.

--L’un et l’autre! répliqua le marquis avec un sourire.

--Peut-être... Non, voyez-vous, Lelo n’acceptera pas. Il a trop
d’attaches de l’autre côté. Et sa famille a sur lui une influence
occulte. Il ne veut pas en convenir, mais je le sens, il est plutôt
moins «blanc» que lorsque je l’ai connu. C’est un peu humiliant pour
moi. Je me console en me disant que sa chère amie, la princesse Marina,
n’a pas mieux réussi à le convertir! fit-elle avec un petit rire
nerveux.--Du reste, le caractère italien me déconcerte au point de me
faire perdre tous mes moyens. Vous êtes charmants, mais glissants comme
des anguilles. Par exemple, quand je fais un reproche à Lelo, si je lui
donne une minute pour réfléchir, une seule, il me prouvera que c’est moi
qui ai tort et, sur le moment, j’ai la bêtise de le croire!

--C’est cela, c’est cela même! fit le marquis en riant de bon cœur.

Puis, reprenant son sérieux:

--Votre mari fait cependant grand cas de votre jugement; il demande
toujours votre avis.

--Pour ce qui regarde les affaires, la maison... mais, pour le reste, il
m’échappe.

--C’est un grand bonheur que vous ayez eu un fils. Il vous donne une
puissance que vous n’auriez jamais obtenue du vivant de votre
belle-mère.

--Je le sais... Vous autres Italiens, vous n’êtes que des Orientaux,
vous ne savez pas encore ce que c’est que la femme.

--Possible! possible!... Mais, pour en revenir à notre affaire, il faut
que vous tâchiez de décider Lelo à demander cette place.

--J’essayerai... sans espoir de réussir! Il ne voudra pas porter un
autre coup à sa mère. Elle n’est pas encore remise de celui qu’il lui a
donné en épousant une Américaine.

--N’importe, ne vous découragez pas. Voyez, la marquise d’Anguilhon a
obtenu de son mari qu’il se présente à la députation. Et il vient d’être
élu.

--Ah bah!

--Oui. Et, si quelqu’un avait l’air d’être décidé à ne rien faire,
c’était bien lui.

--Mais elle a mis du temps à le convertir!... Les Européens me font
l’effet d’êtres enracinés. Quand on propose quelque chose à un
Américain, il a bientôt répondu oui ou non; vous autres, vous semblez
descendre en vous-mêmes, à des profondeurs effroyables, avant de vous
décider. Je commence à m’y accoutumer, mais ce que cela m’a donné de
grincements de dents!... Savez-vous qu’en vingt mois j’ai fait
merveille, étant donnés les obstacles connus et inconnus, les préjugés
auxquels je me suis heurtée! Quand j’y réfléchis, je ne peux m’empêcher
de ressentir un peu d’admiration pour moi-même. Si j’étais restée en
Amérique, je n’aurais jamais su ce que je valais.

--J’avoue que, connaissant votre caractère et celui de Lelo, j’aurais
cru que votre char conjugal crierait davantage.

--Ah! c’est que je mets de l’huile dans les roues, constamment, de
l’huile de sagesse, qui coûte très cher! fit la comtesse avec une mine
sérieuse.

Puis, comme pour changer le sujet de la conversation:

--A propos, vous savez que les Ronald sont à Paris...

--Vraiment?

--Henri a été envoyé pour représenter les États-Unis au Congrès
international de chimie.

--Viendront-ils à Rome?

--A Rome! oh! sûrement non: mon cher oncle ne m’a pas encore pardonné
mon mariage. Nous ne nous écrivons plus. Les lettres d’Hélène même ne
sont pas très cordiales. J’ai continué la correspondance avec elle pour
ne pas rompre ce lien de famille qui me rattache aussi à mon pays...
C’est curieux, je n’ai jamais tant aimé l’Amérique que depuis que j’en
suis éloignée.

--Quand vous écrirez à madame Ronald, présentez-lui mes hommages.

--Ce sera fait. Je vais justement lui écrire, ce soir même, pour la
prier de me choisir quelques jolies toilettes de printemps... Et puis,
je vous promets de livrer un dernier assaut à mon cher époux au sujet de
cette place. Si j’échoue cette fois, je reviendrai à la charge quand il
y aura une autre vacance. Donnez-moi du temps: vous savez que Lelo est
un enraciné!

Comme la jeune femme disait cela, la soirée tirait à sa fin. Plusieurs
de ses hôtes se levèrent et vinrent prendre congé d’elle: ce fut le
signal du départ; il n’était pas loin de minuit.

--Attends-moi, dit Lelo à un de ses amis, je t’accompagne jusqu’au club.

--Vous sortez, à cette heure-ci? fit Dora d’un air mécontent.

--Oui, j’ai besoin de prendre l’air. (Prendre l’air est le prétexte
favori du mari italien.) Je reviens dans quelques minutes.

Après avoir donné l’ordre de tout éteindre, la comtesse alla faire sa
visite accoutumée au petit Guido. Debout près du berceau, avec une
expression de douceur très rare sur son visage, elle regarda l’adorable
tête couverte d’épaisses boucles brun cuivré, observa le sommeil de
l’enfant; puis, ayant pris d’une tendre pression la température des
petites mains, elle se retira à pas légers.

Malgré la défense répétée de son mari, elle l’attendait presque
toujours. Ses journées étaient si remplies que souvent elle ne trouvait
pas un autre moment pour faire sa correspondance. Ce soir, elle voulait
non seulement écrire à madame Ronald, mais tenir la promesse qu’elle
avait faite au marquis Verga. Elle avait elle-même le plus vif désir de
voir Lelo à la cour. Il l’avait présentée au roi et à la reine. Sur ses
instances réitérées, il l’avait conduite, cet hiver, à deux bals du
Quirinal. Ces démarches avaient en quelque sorte inspiré l’offre
officieuse qui lui était faite, mais Dora sentait bien qu’il ne se
compromettrait pas davantage.

Elle quitta sa toilette de soirée, enfila une merveilleuse robe de
chambre rose pâle, garnie de flots de dentelles et de rubans, puis elle
vint s’asseoir auprès du feu, et, son buvard sur les genoux, sous la
lumière électrique d’une haute lampe, elle se mit à écrire. Elle remplit
huit pages de son écriture mince et grande, une écriture extravagante,
bien caractéristique de son originalité. Sa lettre achevée, elle jeta un
regard sur la pendule: il était une heure, Lelo avait promis de rentrer
tout de suite et, comme d’habitude, il n’avait pas tenu sa parole. Cette
réflexion amena une petite contraction au coin des lèvres de la jeune
Américaine. Au moment où le comte faisait une promesse à sa femme, il
avait bien l’intention de la tenir; mais, habitué à ne jamais remonter
le courant, il se laissait entraîner par un ami, par la tentation d’une
partie de cartes, par un rien. Il avait ensuite des excuses géniales,
comme l’Italien seul sait en trouver, avec des mots tendres, qui
désarmaient Dora. Elle pardonnait, et s’en voulait bientôt de sa
faiblesse.

Pendant qu’elle était là, à attendre, dans le silence de la nuit, elle
se prit à songer à tout ce qui s’était passé depuis vingt mois. Peu à
peu, sa pensée s’engourdit de fatigue, les images devinrent confuses
derrière son front et, renversant la tête en arrière, elle s’endormit
profondément.

Sant’Anna, au lieu d’accompagner son ami jusqu’au club, comme il en
avait d’abord l’intention, était monté. On lui avait proposé cinq
parties d’écarté; il en avait joué dix, quinze, avec une déveine
croissante. La déveine exaspère l’Italien bien plus que la perte
d’argent: lorsque, vers deux heures, Lelo entra dans le petit salon, le
bougeoir à la main, le paletot jeté sur les épaules, le chapeau un peu
de côté, il avait l’air de très mauvaise humeur.

La jeune femme, plongée dans le premier sommeil, ne l’entendit pas.

--Dora! appela-t-il.

Et Dora eut un sursaut, elle ouvrit les yeux et se mit debout.

--Pourquoi n’êtes-vous pas couchée? C’est insupportable de vous trouver
toujours pelotonnée comme un chat à guetter mon retour!

--Vous aviez promis de revenir tout de suite; j’avais une lettre à
écrire, et puis je voulais vous parler à propos de cette place.

Si Dora n’avait pas eu les yeux encore pleins de sommeil, elle aurait
vu, à la physionomie de son mari, que le moment était mal choisi.

--Nous y voilà! fit le comte posant sa lumière sur la cheminée.

--Avez-vous réfléchi, comme vous l’aviez promis à Verga?

--Parfaitement.

--Et qu’allez-vous faire?

--Remercier... et refuser.

--Oh! Lelo, j’avais espéré...

--Vous avez eu tort. Je ne veux pas aliéner ma liberté et m’attirer des
_seccature_, des tracasseries.

--Dites-moi plutôt que vous craignez de déplaire à votre famille.

--C’est cela même. Vous avez deviné.

--Mes désirs ne comptent donc pour rien? Votre mère, votre sœur, vous
sont plus que votre femme?

--Vous voulez me faire une scène? Alors, bonsoir!

Et Lelo reprenant son bougeoir tourna les épaules et quitta le salon.

La jeune femme demeura, pendant quelques secondes, comme pétrifiée par
le saisissement, puis un flot de sang rougit jusqu’à ses oreilles, deux
grands éclairs jaillirent de ses yeux, la colère amincit le bas de son
visage.

--Ah! c’est ainsi! s’écria-t-elle tout haut, eh bien, nous verrons!



XXIX


En général, on connaît peu et mal les Italiens. On les croit volontiers
ardents, passionnés, enthousiastes, faux et traîtres. Rien n’est moins
exact. Le feu qui anime leurs yeux, leurs gestes, et colore leurs
lèvres, n’est qu’à la surface. Ce sont des esprits froids, calculateurs
et subtils, des sages avec des flambées de passion, des faibles avec des
accès de force, des égoïstes avec des élans de bonté et de dévouement.
Leur langue, que l’on imagine faite pour la guitare, est au contraire
sévère, noble, difficile à manier. Elle ne se prête ni à la conversation
ni au roman, mais elle est, par excellence, l’instrument de la poésie et
de la philosophie. Race et langue italiennes ont conservé longtemps une
harmonie et une rigidité classiques. Elles ont enfin commencé leur
évolution; et cette évolution, hâtée par la liberté reconquise, par la
science et par les mariages étrangers, tend à une résurrection
glorieuse.

Les Italiens et les Français ont bien eu la même mère, mais non le même
père. Les Italiens sont les fils aînés et légitimes de la race latine;
elle leur a donné sa beauté, sa noblesse d’allures, sa douceur féminine.
Puis, la grande dame a été violée par les Barbares, sur les champs de
bataille, et de ce viol les Français sont nés. Gaulois et Francs ont
laissé en eux leur empreinte, quelque chose de leurs rêves, de leur
génie; ils leur ont fait des corps agiles, des traits heurtés et
irréguliers, qu’ennoblit et idéalise toujours l’âme maternelle. Cette
demi-fraternité explique l’antagonisme latent qui existe entre les deux
peuples, leurs brouilles, leurs réconciliations, leurs accès de haine et
de tendresse. La dissemblance atavique de leurs caractères est surtout
remarquable dans l’amour et dans le mariage. C’est un article de foi,
chez les Américaines, que l’Italien fait pour l’étrangère un meilleur
mari que le Français, et c’est incontestable. Sa nature, bien
qu’affinée, est beaucoup plus simple. Dans sa vie conjugale, il n’a pas
besoin d’art, d’illusions, d’idéalité. Il demande que sa femme soit
jolie, qu’elle lui donne des enfants, qu’elle empiète le moins possible
sur sa liberté, ne l’excède pas avec des sentimentalités et tienne
compte de ses nerfs. Comme l’avait dit la marquise Verga, il est
infidèle, mais constant. Si quelque bonne fortune se présente, il y fait
honneur par dignité masculine: c’est une infidélité d’épiderme, et chez
lui l’épiderme est très sensuel. Il a un goût prononcé pour la race
saxonne: un secret instinct de sélection lui fait rechercher l’Anglaise
et l’Américaine. De leur côté, l’Anglaise et l’Américaine sont
irrésistiblement attirées par l’Italien. Elles, qui sont accoutumées à
des hommes d’action, s’éprennent avec une facilité extraordinaire de cet
être de paresse et de rêve. Elles ne le comprennent pas, mais elles
l’aiment avec d’autant plus d’illusions. C’était le cas de Dora. Son
mari était pour elle un mystère vivant qui l’intéressait, l’exaspérait
et la charmait.

Comme la plupart de ses compatriotes, Lelo avait la colère prompte et
vite apaisée, puis des accès de mutisme nerveux encore plus
déconcertants, causés par une légère contrariété, un mot trop vif de sa
femme, la présence même d’une personne antipathique, déterminés souvent
par ces passages de mélancolie, ces curieuses rêveries auxquelles sont
sujets les hommes de race très ancienne. Dora prétendait qu’alors il se
mettait en boule à la manière des hérissons; parfois, elle lui disait
avec le plus grand sérieux: «Lelo, je vous en prie, ne vous mettez pas
en boule!...» Le mot, très juste et irrésistiblement drôle en anglais:
«_Don’t curl up!_» avait fait fortune dans le clan italo-américain et on
l’y répétait couramment. Lorsque la comtesse voyait son mari en boule,
elle se faisait toute petite et ne s’en approchait pas. Quand il
revenait à l’attitude normale, il la remerciait par un sourire, par un
mot affectueux, de l’avoir laissé tranquille. Un jour, il dit à sa
femme, à propos d’une divergence d’idées, qu’elle ne comprendrait jamais
l’âme latine; elle en fut piquée au vif. Le mot et la chose excitèrent
ses railleries, elle s’en moqua impitoyablement, mais au fond elle
sentait bien que l’âme latine était un ensemble de sentiments, de
sensations, qui lui échappait.

Aussi bien elle ne s’était pas vantée, en disant au marquis Verga
qu’elle mettait de l’huile dans les roues du char conjugal. Elle avait
appris à peser ses paroles, s’était efforcée d’atténuer sa brusquerie.
Madame Carroll, qui connaissait son caractère, n’en revenait pas.
Jusqu’à son mariage, Dora n’avait vraiment songé qu’à elle-même; elle
s’oubliait maintenant, et cela ne lui coûtait pas. Lelo était devenu son
objectif unique; c’était son bon plaisir qu’elle consultait, et non plus
le sien propre. Elle voyait très clairement les défauts et les
faiblesses de son mari, mais elle les attribuait à son éducation. Elle
rendait sa famille responsable de sa mauvaise humeur, de ses petites
injustices, de ses entêtements. C’était contre cette famille, contre
elle seule, que se tournait la colère de la jeune femme... C’était à sa
belle-mère, à sa belle-sœur qu’elle en voulait, après cette fin de
soirée orageuse, tandis qu’elle se déshabillait avec des doigts
tremblant de rage et répétait:

--Ah! c’est ainsi!... Eh bien, nous verrons!

L’homme, en général, a une facilité admirable pour oublier ses torts.
L’Italien sait les réparer comme pas un: _rimediare_, «réparer» est son
fort. Le lendemain matin, Lelo entra chez sa femme avec un visage
reposé, rayonnant de bonne humeur, et lui proposa pour l’après-midi une
promenade en phaéton. C’était un des plus grands plaisirs qu’il pût lui
faire. Elle n’eut pas le courage de se punir elle-même en refusant: elle
accepta, mais avec un air d’indifférence parfaitement digne. Du reste, à
son réveil, une idée géniale lui était venue, une idée qui lui avait
fait pousser un petit cri de joie et l’avait remise promptement sur
pied.

L’hiver précédent, Dora, dont l’installation était incomplète, avait
imaginé de donner des dîners, des soupers, des thés au Grand-Hôtel. Lelo
y avait consenti non sans peine. Cette innovation provoqua de vives
critiques; dans la société noire, on s’en moqua spirituellement. Mais
dîners, soupers, thés eurent un succès inattendu. Des princes, des ducs,
possesseurs de palais, de maisons royalement montées, se mirent à
recevoir, eux aussi, au Grand-Hôtel, et trouvèrent cela plus simple et
plus économique. Leur exemple fut suivi. Et maintenant, à Rome, de très
grandes dames viennent exhiber leurs toilettes, leurs épaules, leurs
bijoux héréditaires, dans le décor banal d’un restaurant, comme des
enrichies de la veille. Ces dînettes à l’américaine, succédant aux beaux
repas aristocratiques d’autrefois, sont plutôt pénibles à voir, et Dora,
qui les a mises à la mode, a sans s’en douter un gros péché sur la
conscience. Cette année, cependant, l’état de sa maison, tout à fait
organisée, lui avait permis de recevoir chez elle, et son mari entendait
bien que désormais il en fût toujours ainsi.

Le lendemain de la scène qui l’avait si cruellement mortifiée, la jeune
femme offrait un grand dîner à l’ambassadeur des États-Unis, un ami
particulier de sa famille. Les invitations étaient lancées depuis huit
jours. Ce dîner, auquel étaient priés des membres du corps diplomatique,
des Romains, son beau-frère et sa belle-sœur, ce dîner, par la
décoration de la table, serait blanc. Blanc! tout blanc! Voilà l’idée
triomphante qui lui était venue. Ah! on voulait ramener son mari dans le
parti noir! Eh bien, elle ferait un coup d’État et lancerait
définitivement sa profession de foi. Quel jolie revanche! Cette pensée
mit toute la journée des lueurs de malice dans ses yeux clairs. Elle
demanda à Lelo de lui laisser l’entière responsabilité des ordres et des
arrangements: elle voulait, dit-elle, essayer de se tirer d’affaire
toute seule. Il ne devait rien voir, rien savoir. Il promit gaiement de
ne pas regarder.

Le hasard favorisa le plan de Dora. A déjeuner, le comte reçut une
dépêche de Frascati, son chef d’écurie lui annonçait que son cheval
favori était malade. Il partit aussitôt, emmenant le vétérinaire. Toutes
les fleurs que la comtesse avait commandées arrivèrent dans l’après-midi
et, portes fermées, elle passa plusieurs heures à en parer la table.
Elle y travailla sous l’impulsion de sa rancune, jouissant d’avance de
la figure que feraient son beau-frère et sa belle-sœur... et son mari.
Son mari! Ah! ceci l’amusait moins. Serait-il bien en colère? Elle
aperçut tout à coup la hardiesse de l’acte qu’elle allait commettre. Un
instant, elle le regretta, à cause du cardinal, qui le désapprouverait,
puis elle haussa les épaules. «Tant pis! il fallait bien donner une
leçon à tous ces Sant’Anna et leur montrer de quoi l’Américaine est
faite!»

Lelo rentra de Frascati juste à temps pour s’habiller. A huit heures,
tout le monde se trouvait réuni au salon. Lorsque le maître d’hôtel eut
lancé la phrase d’étiquette, le comte offrit son bras à l’ambassadrice
des États-Unis. Comme il arrivait au seuil de la salle à manger, ses
yeux tombèrent sur la table magnifiquement dressée. Il pâlit de
saisissement et dut se mordre la lèvre pour réagir contre la colère
soudaine qui éclatait en lui. Un dîner blanc!... Sa femme avait osé
cela!... Personne ne pouvait s’y méprendre. Les ors du plafond, les
boiseries d’acajou, les livrées rouges et vertes des valets de pied,
faisaient ressortir impitoyablement la couleur symbolique. Blancs, les
petits abat-jour des flambeaux; blanches, les roses qui s’élançaient du
surtout d’argent; blancs, les camélias, les œillets, les muguets jetés
harmonieusement sur la nappe de Flandre où étaient tissées les armes des
Sant’Anna. En prenant sa place vis-à-vis son mari, Dora rencontra ses
regards étincelants: elle les soutint sans bravade et sans faiblesse,
serrant un peu les lèvres pour se raidir en elle-même. Puis, tournant la
tête vers le duc et la duchesse Avellina, elle vit, avec une
satisfaction intense, leurs physionomies altérées et déconfites.

Donna Pia se remit très vite et, promenant les yeux sur la table:

--On dirait un dîner de fiançailles, fit-elle assez imprudemment.

--Un dîner politique, plutôt! répliqua la comtesse. Le blanc
est de mise, lorsqu’on reçoit un ambassadeur auprès du roi
d’Italie,--ajouta-t-elle avec un sourire à l’adresse de son compatriote.

--Ah! c’est vrai, j’avais oublié! fit la duchesse avec une impertinence
de grande dame. C’est une très jolie idée que vous avez eue là.

--N’est-ce pas? fit Dora de l’air le plus innocent. Je suis contente
qu’elle vous plaise.

Seuls, les Romains qui se trouvaient là sentirent l’animosité, la colère
qui se cachaient sous ces paroles aimables. Il y eut un moment de froid
et de malaise produit par les fluides qui extériorisaient l’hostilité
des deux jeunes femmes. Avec sa belle humeur, la comtesse l’eut bien
vite dissipé et, pendant le reste du repas, elle sut éviter tout ce qui
aurait pu troubler de nouveau la sérénité de l’atmosphère. Le dîner
devait être suivi d’une réception au cours de laquelle il y aurait de la
musique. Aussitôt après le café, le duc et la duchesse Avellina se
retirèrent, sous prétexte d’un engagement. Aucun des invités ne s’y
trompa: cette manœuvre était bel et bien une protestation politique.

Le marquis Verga fut le seul, cependant, à soupçonner toute la vérité.
Curieux de savoir s’il avait deviné juste, il saisit un moment propice
et séquestrant son ami:

--Quelle bonne inspiration tu as eue de donner ce dîner blanc!

--Tu trouves?... Eh bien, tu peux féliciter ma femme: car l’idée est
d’elle, tu aurais dû t’en douter. C’est une surprise qu’elle m’a faite.

--Ah, elle est bien bonne! elle est bien bonne! s’écria le marquis en
riant.

--Elle me semble mauvaise, à moi!--fit Sant’Anna sans se dérider.--Ces
Américaines ont le diable au corps!

--A qui le dis-tu!... Là pourtant, la comtesse t’a rendu un service, en
arborant la couleur vraie de tes opinions. Cela fermera la bouche à ceux
qui prétendent que tu te réserves pour le cas où ton oncle serait élu
pape.

Une flamme passa sur le visage de Lelo.

--_Imbecilli!_ imbéciles!--fit-il avec l’expression de dédain cinglant
que l’Italien sait donner à ce mot.--Ceux-là me connaissent mal. Si mon
oncle, devenu pape, suivait la politique de ses prédécesseurs, je
solliciterais immédiatement un office à la cour, pour montrer mon
loyalisme envers l’Italie: car je suis Italien... je l’ai senti dans
toutes mes fibres lors de la défaite d’Adoua! conclut-il en abaissant
ses paupières.

--Je n’en doute pas. En attendant, ce dîner blanc, offert à
l’ambassadeur des États-Unis, sera considéré comme une courageuse
initiative. Ne t’avise pas de la renier.

--Si je ne le fais pas, c’est par respect pour moi-même. Dora mériterait
une leçon.

Pendant cette conversation, dont elle devinait le sujet, la jeune femme
avait épié, non sans inquiétude, la physionomie de son seigneur et
maître; elle ne l’avait point trouvée rassurante. Quelques minutes plus
tard, le marquis la tirait à part et lui disait avec un sourire:

--Ah! comtesse, comtesse! vous allez trop vite en besogne!

--Vous me blâmez?

--Comme mari, oui. Une femme n’a pas le droit de prendre de telles
initiatives. Maintenant, Lelo, par esprit de contradiction, pour apaiser
les siens, va faire un pas en arrière.

--N’importe, j’ai eu ma petite satisfaction. Et tout le monde saura
demain de quel parti nous sommes.

--Oui, mais rappelez-vous notre proverbe: _Chi va piano va sano!_

Pendant le reste de la soirée, Dora chercha en vain à rencontrer le
regard de son mari. Malgré sa bravoure naturelle, elle ne laissait pas
que de redouter le moment où il lui faudrait affronter ses reproches. A
mesure que les groupes de ses hôtes s’éclaircissaient, son appréhension
augmentait. Lorsque vers une heure du matin tout le monde fut parti,
elle donna ses derniers ordres et alla rejoindre Lelo qui, ce soir-là,
n’avait pas eu besoin de prendre l’air.

En entrant dans le petit salon où il l’attendait, debout devant la
cheminée, la physionomie «sauvage», comme disent les Anglais, elle eut
un petit rire nerveux; puis, s’approchant de lui, elle baissa la tête,
croisa ses doigts endiamantés au-dessus de son front comme pour se
préserver de quelque projectile:

--Ne me foudroyez pas! dit-elle.

Elle était si drôle ainsi, que Lelo eut de la peine à réprimer un
sourire.

--J’ai eu tort, ajouta la jeune femme en se redressant.

--Ah! vous me faites la grâce de le reconnaître!

--Oui, parce que ma conscience me l’a dit... un peu tard, c’est vrai. Je
me suis laissée emporter par le plaisir de me venger de votre rebuffade
de l’autre soir... et par le désir que j’ai de vous voir Italien.

--Italien! répéta Lelo, en ouvrant tout grands ses yeux magnifiques.--Et
qu’est-ce que je suis, s’il vous plaît!

--Romain. Votre famille est romaine; elle a une religion, et pas de
patrie. La patrie, c’est le drapeau, ce n’est pas l’église.

Sant’Anna demeura comme saisi.

--Elle est forte, celle-là! balbutia-t-il.

--C’est la vérité. Votre fils sera Italien, du reste; vous ne pouvez pas
être dans un autre camp que lui.

Les paupières du comte battirent, il effila nerveusement sa moustache.
La comtesse reprit:

--Je ne blâme pas les vôtres...

--Vous êtes bien bonne!

--Je ne les blâme pas,--continua-t-elle imperturbablement,--parce qu’ils
ne peuvent guère penser autrement qu’ils ne font; mais ils cherchent à
vous ramener au Vatican, c’est ce qui m’enrage.

--Ce qui vous enrage, c’est de ne pas faire partie de la cour. Votre
ambition n’est pas tant de me voir maître des cérémonies que de devenir
dame d’honneur de la reine. Vous autres Américaines, vous êtes
insatiables. Un de ces jours, vous allez me demander de prendre ce titre
de prince napolitain qui est dans la famille!

--Non, non, jamais. Je ne suis pas assez stupide pour vouloir changer ce
beau nom historique de Sant’Anna contre un nom que personne n’aura
jamais entendu à Rome. Du reste, une couronne fermée m’effrayerait.

--C’est heureux!... Et maintenant que nous sommes blancs...
blancs!--répéta rageusement le comte,--vous l’avez proclamé et je ne
vous démentirai pas: que cela vous suffise... Mais tant que ma mère
vivra, nous nous en tiendrons là de nos démonstrations politiques. Je ne
veux ni l’offenser, ni la peiner davantage. Vous considérez ces égards
comme des sentimentalités méprisables: ces sentimentalités sont dans mon
caractère latin, je vous prie de les respecter à l’avenir. Demain, ces
satanés journaux feront de votre dîner blanc le sujet de leur chronique
mondaine; les uns me loueront, les autres m’insulteront. Voilà ce que
vous aurez gagné!

--Je n’avais pas prévu cette conséquence, fit Dora confuse, je le
regrette...

--Non, vous n’aviez pas prévu! S’il y a des femmes qui pensent, il y en
a joliment peu qui réfléchissent, et, sûrement, vous n’êtes pas de
celles-là... Vous auriez dû savoir que l’on n’en use pas si librement
avec les gens et les choses du Vieux Monde. Rome, qui n’a pas été bâtie
en un jour, selon le proverbe, ne saurait non plus être démolie en un
jour, même par les Américaines.

--Après tout,--fit la jeune femme avec un peu d’impatience,--le mal
n’est pas si grand. Il est toujours honorable d’avoir le courage de ses
opinions.

--Quand cela est nécessaire, oui... mais quand cela ne sert qu’à vous
attirer des ennuis, c’est idiot!

La comtesse, qui était restée debout, mit ses bras autour du cou de son
mari.

--Voyons, Lelo, ne croyez-vous pas que vous m’avez dit assez de choses
désagréables pour ce soir? Vous devez être soulagé.

La jeune femme était là devant son mari, les joues colorées, les yeux
luisants entre leurs longs cils, très jolie dans sa toilette de souple
satin blanc, toute parfumée par les fleurs de son corsage. Sant’Anna
détourna son regard pour échapper à la séduction de cette jeunesse et de
cette élégance; il essaya même de se dégager de l’étreinte, mais elle la
resserra, puis, par une inspiration assez extraordinaire chez celle qui
avait été mademoiselle Carroll:

--Allons voir bébé! dit-elle.

Et le comte, subitement pacifié, la physionomie détendue par la pensée
de son fils, se laissa emmener sans résistance.



XXX


L’amour avait donné à la vie de madame Ronald, aussi bien qu’à celle de
Dora, une autre direction, et les vingt mois écoulés furent également
pour elle une période de grande activité.

Son changement de religion avait mis en émoi toute la société de
New-York. La présidente des _Colonial Dames_ abandonnant cette élégante
Église épiscopale d’Amérique pour se faire catholique romaine! C’était
outrageant. On fut assez libéral pour ne pas lui retirer ses honneurs,
mais sa conversion choquait d’autant plus qu’aux États-Unis le
catholicisme est généralement considéré comme la religion des Irlandais
et des pauvres. La vanité lui est un obstacle formidable. Le jour où
quelques converties de première classe le mettront à la mode, il sera
bien près d’avoir gagné la bataille. En attendant, il semble faire
d’assez rapides progrès. Prendra-t-il définitivement racine? Les
croyances sont comme les germes: le sol où elles tombent les nourrit ou
les tue. Si le catholicisme vit aux États-Unis, il y aura son évolution,
il s’y développera comme il s’était développé dans l’âme de madame
Ronald. Le cerveau américain sera le creuset d’où il sortira purifié de
ses scories. Il deviendra plus viril et plus sain, moins sensuel et
moins mystique. Il acceptera les découvertes de la science comme des
révélations, reconnaîtra les forces psychiques et naturelles qui font
les miracles. Il pratiquera, non plus la charité qui humilie, mais la
fraternité qui relève. Il enseignera décidément à l’homme sa vraie
mission, son rôle d’artiste et d’ouvrier dans l’œuvre universelle. Il
deviendra cela, ou il demeurera l’apanage des Irlandais, des petits et
des ignorants. Du reste, le catholicisme, intangible dans son essence, a
autant de caractères qu’il y a de peuples et de races. En Angleterre, il
est rigide, simple et mâle; en Espagne, sensuel, sauvage et fanatique;
en Italie, faible et superstitieux; en France, sentimental et
idéaliste... On peut dire qu’il a son corps dans la race saxonne, son
âme dans la race latine et qu’il aura probablement son esprit en
Amérique.

Dès son retour, Hélène fut interviewée, assaillie de questions. Elle eut
de furieux assauts à soutenir. Ses amies s’étonnèrent qu’elle eût
embrassé une religion faite de superstitions grossières. Elle leur
répondit, de son ton le plus absolu, qu’elles parlaient de ce qu’elles
ne connaissaient pas, qu’il y a un catholicisme inférieur et un
catholicisme supérieur,--où avait-elle pris cela, bon Dieu!--et que ce
dernier, le sien, était une religion très avancée, la religion de
l’avenir. Elle montra triomphalement la logique, l’enchaînement des
dogmes symboliques, sortant de la légende de l’Éden, et la poésie, la
spiritualité du culte. Elle déclara, enfin, qu’elle aimait mieux
appartenir à une Église ayant un chef visible, attendu qu’un corps avec
une tête, même imparfaite, est préférable à un corps sans tête. Dans sa
bizarre apologie, elle mit cette ardeur caractéristique que l’Américaine
emploie à propager une idée. Elle ne se douta pas un instant qu’elle
nageait en pleine hérésie. L’abbé de Rovel eût été à la fois émerveillé
et horrifié de voir comment la lettre du catéchisme s’était développée
dans ce cerveau de Transatlantique.

Mademoiselle Beauchamp éprouva un très grand chagrin de ce qu’elle
appelait la folie de sa nièce. Elle en accusait le séjour au couvent de
l’Assomption. Elle ne fit jamais aucun reproche, pas même la plus légère
allusion; cette réserve seule montrait combien le sujet lui était
pénible. Hélène, s’étant invitée à déjeuner chez elle un vendredi, on
lui servit des aliments maigres. La jeune femme ne put s’empêcher
d’admirer le sentiment du devoir dont témoignait cette attention.

--Un bon point pour vous, tante Sophie!... dit-elle en souriant. Vous
mériteriez de devenir catholique.

--Merci! répondit la vieille fille en se redressant de toute sa hauteur
physique et morale.--La religion de mes parents me suffit; elle a fait
plusieurs générations d’honnêtes gens.

Madame Ronald trouva dans sa foi nouvelle, non pas la paix complète
qu’elle avait espérée, mais des joies très douces et une croissante
satisfaction intérieure: son âme s’affina, se nuança d’une façon
merveilleuse; elle resta incapable, cependant, de ces grands coups
d’ailes qui rompent à jamais les liens terrestres. Hélène eut le bonheur
de rencontrer parmi les prêtres de Saint-Patrick, sa paroisse, un
Américain d’origine irlandaise sur qui semblait être tombé le manteau du
cardinal Manning, un homme qui aimait l’humanité pour elle-même. Le père
O’Neill sut tourner le cœur et l’esprit de la nouvelle convertie vers
les malheureux. Sous son inspiration, madame Ronald mit en pratique le
principe de cette assistance mutuelle qui est la forme élevée de la
charité. Elle se livra à un véritable sauvetage matériel et moral
d’êtres humains; elle y trouva un intérêt--_an excitement_--de plus en
plus vif, et des jouissances qui lui firent mépriser toutes les autres.
Au lieu de cette fameuse ligue contre le luxe qu’elle avait rêvé un jour
de créer, elle fonda une ligue contre le vice, la saleté, la laideur, la
maladie. Elle enrôla comme apôtres des jeunes filles, des jeunes gens,
des millionnaires, demandant aux uns de l’argent, aux autres leur
concours actif. Personne n’eut jamais le courage de lui rien refuser. Sa
beauté, son charme, ne lui valurent plus seulement d’inutiles
admirations, mais des dons magnifiques, qui vinrent alimenter des œuvres
humanitaires. En vingt mois, elle fit un bien considérable. Elle acquit
un pouvoir tel que plusieurs de ses bonnes amies l’accusèrent de mettre
la charité au service de la coquetterie.

Cette vie nouvelle l’arracha forcément aux souvenirs dangereux, sans la
guérir de l’amour qu’elle avait rapporté d’Europe. Il semblait
inexpugnable: les forces réunies de la religion et de la charité avaient
été impuissantes à le chasser de son cœur. Quand elle recevait une
lettre de Rome, elle demeurait troublée pendant des semaines entières.
Dora, naguère, avait l’habitude de lui tout raconter: elle continuait,
sans y être encouragée, pourtant. Le nom de Lelo revenait à chaque page,
et ce nom n’avait pas perdu son pouvoir occulte sur madame Ronald. Lelo!
deux syllabes! quatre menus caractères, noirs sur blanc! A les voir, les
mouvements de son cœur s’accéléraient, son visage se colorait, les coins
de ses lèvres frémissaient. Comme un fer chaud sur l’encre sympathique,
ce petit mot ravivait en sa mémoire les traits du comte Sant’Anna, le
son de sa voix, et la rejetait toute vive dans ce joli rêve de Lucerne
et d’Ouchy qui avait gardé la séduction de l’irréel. Elle s’apercevait,
alors, avec colère, qu’elle n’avait point recouvré sa liberté. Elle
redoutait et désirait l’arrivée de ces lettres. Elle les parcourait
d’abord hâtivement, comme si elles l’eussent brûlée, puis les relisait.
Toutes contenaient quelque message de Lelo, des paroles aimables,
affectueuses, qui parfois lui semblaient ironiques et perfides, et lui
donnaient une envie folle de se venger. Quand Dora laissait deviner
quelques-unes de ses désillusions, elle éprouvait un mesquin plaisir
qui, en lui montrant son infériorité, la rendait honteuse d’elle-même.
Pendant ces crises, qui étaient autant de rechutes douloureuses, sa vie
si brillante, si bien remplie, lui paraissait morne et vide. Un immense
découragement s’emparait d’elle. «A quoi bon? à quoi bon?» Ce cri de
lassitude lui venait sans cesse aux lèvres. Elle ne sentait plus même la
répercussion de la joie qu’elle créait, sa pensée se détournait des
malheureux et, comme d’eux-mêmes, ses yeux allaient au tableau de Willie
Grey, _la Folie de Titania_, qu’elle avait placé dans son cabinet de
toilette. Et ce n’était pas la piètre figure de l’âne qu’elle regardait,
mais le visage transfiguré de la pauvre amoureuse. Elle aurait voulu
aimer ainsi, avec ivresse, avec aveuglement. Ces défaillances
d’honnêteté n’avaient chez elle que la durée d’un désir instinctif; elle
se ressaisissait aussitôt et remerciait sincèrement la Providence, qui
n’avait pas permis qu’elle succombât à cette horrible tentation d’Ouchy.

Pendant ces heures mauvaises, Hélène se pressait désespérément contre
son mari. Et c’était sa bonté, sa supériorité morale, sa beauté physique
qui l’aidaient le plus efficacement à chasser l’image de Sant’Anna. Elle
se rappelait avec orgueil la petite scène de Monte-Carlo, la manière
virile dont il avait châtié l’insolence de son admirateur. Elle revoyait
sa haute taille, ses yeux fulgurants. Ah! c’était bien un homme,
celui-là! Elle aimait à se rappeler la sensation de sécurité qu’elle
avait eue, en reprenant son bras, après tant de mois de séparation. La
pensée qu’elle n’était pas la femme impeccable qu’il croyait la rendait
plus humble. Elle se montrait moins exigeante, moins tyrannique avec lui
et respectait mieux son travail. Quand il venait, suivant son habitude,
s’asseoir à côté de sa merveilleuse table de toilette et causer avec
elle avant le dîner, l’esprit d’Hélène ne s’égarait plus comme autrefois
sur des riens, elle le suivait d’aussi près que possible.
D’intéressantes discussions s’engageaient entre eux. Elle ne manquait
aucune occasion de lui prouver que son catholicisme supérieur,--celui
dont elle pouvait revendiquer la découverte,--était d’accord avec la
science. Elle le faisait d’une manière triomphante, ingénieuse, qui
amusait infiniment M. Ronald. Et, à chaque instant, elle ramenait son
mari sur le sujet de l’amour. Elle se plaisait à l’entendre affirmer
qu’il est une des forces de la nature, qu’il agit sur les êtres à la
façon de la lumière. Alors elle interrompait sa toilette, demeurait
immobile, le peigne ou la houppe à la main, ses beaux yeux bruns fixés
sur lui, et, avec une attention passionnée, elle l’écoutait développer
sa conception de la vie, de l’univers, sa philosophie scientifique, la
seule capable d’arriver à la vérité, et, en l’entendant, la conscience
qu’elle n’était qu’un acte vivant d’une volonté divine, lui venait plus
nette, et cette conscience lui communiquait une paix que rien ne pouvait
lui donner.

Quant à M. Ronald, il éprouvait pour sa femme cette tendresse éperdue
que l’on a pour ceux qui ont failli vous être enlevés. Sans s’expliquer
pourquoi, par une sorte d’intuition rétrospective sans doute, il
s’étonnait souvent de la voir là à ses côtés, et frissonnait à la pensée
qu’elle aurait pu ne plus y être. Il attribuait son changement, un
changement qui le ravissait, à sa nouvelle religion, et, par
reconnaissance, il l’accompagnait, de temps à autre, à Saint-Patrick ou
à Saint-Léon. La Providence amène souvent certains résultats avec des
éléments contraires, comme si elle avait un plaisir d’artiste à créer et
à vaincre les difficultés. Et ainsi, tout ce qui semblait devoir séparer
Hélène et son mari avait rendu leur union plus étroite et plus profonde.

Cependant, comme l’avait dit Dora au marquis Verga, M. Ronald avait été
envoyé à Paris pour représenter les États-Unis au Congrès international
de chimie. Sa femme l’avait accompagné; tous deux se trouvaient de
nouveau installés à l’Hôtel Castiglione.

Le climat et l’air peuvent réveiller d’anciens germes de fièvre; la vue
des lieux associés à un amour ou à un chagrin peut raviver cruellement
l’un ou l’autre. Et madame Ronald s’en aperçut bien vite. La première
fois qu’elle se retrouva dans la rue de Rivoli, au point précis où le
comte Sant’Anna était survenu derrière elle, une vague d’émotion
soudaine colora son visage, précipita les battements de son cœur. Par un
phénomène psychologique entièrement subjectif, elle crut sentir la
présence de Lelo et, comme poussée par une force irrésistible, elle
refit le même chemin, s’aventura dans cette avenue Gabriel de dangereuse
mémoire. A un certain endroit, elle eut l’illusion que le jeune homme
était là tout près, tout près. Alors, elle redressa la tête, elle serra
ses lèvres, avec un instinctif mouvement de dignité et de révolte. Elle
marcha dans la curieuse atmosphère créée par son imagination, elle se
revit telle qu’elle était en ce jour qui devait marquer sa vie d’une
marque indélébile: elle avait un chapeau garni de roses pâles, un
costume beige clair; il faisait un temps splendide, il y avait dans
l’air un parfum délicieux de fleurs et de verdure; elle cheminait
gaiement, le cœur léger, sans souci, sans pressentiment... «Non, pas
plus que n’en a cette pauvre araignée de Madagascar, dont l’homme va
s’approprier la substance et la liberté!» se dit-elle avec amertume,
tirant sa comparaison imprévue d’un article de magazine qu’elle venait
de lire.--Cette promenade à pied, qui avait pour but apparent une visite
à madame Revins, devait, en réalité, amener le mariage de Dora, le
malheur de Jack Ascott, son épreuve douloureuse à elle, sa conversion au
catholicisme... Sa conversion! Ce souvenir fut comme un trait de lumière
dans son âme troublée; sa figure se détendit subitement, puis le désir
lui vint de revoir le couvent de l’Assomption. Un coupé de remise
descendait à vide les Champs-Elysées: elle l’arrêta, se fit conduire
chez Lachaume, acheta des azalées, une énorme brassée de roses, et, une
heure plus tard, elle arrivait au pensionnat avec sa riche offrande de
fleurs.

La supérieure, agréablement surprise, la reçut, les bras et le cœur
aussi largement ouverts que le permettait son austérité. Après une assez
longue causerie, la jeune femme exprima le désir de parer elle-même la
chapelle, comme autrefois. Mère Émilie y consentit volontiers et lui
donna une sœur pour l’aider.

Hélène éprouva une vive émotion en pénétrant dans ce sanctuaire où elle
était devenue catholique romaine. Et comme elle était changée! Tout en
allant et venant autour de l’autel à pas assourdis, elle se rappela son
irrévérence de protestante. Cette petite porte d’or du tabernacle,
qu’elle eût jadis ouverte hardiment, lui inspirait maintenant une
vénération mêlée de crainte; pour rien au monde, elle n’eût osé y
toucher. Et tout en effleurant la nappe de lin, en maniant les vases et
les chandeliers, elle sentit au bout de ses doigts de croyante une sorte
de fluide, qui semblait la mettre en communication avec l’âme de ces
choses bénites et lui en rendre le contact pénétrant et doux. Son
travail terminé, elle s’agenouilla au pied de l’autel qu’elle venait
d’orner comme pour un jour de fête. Avec sa lucidité d’intellectuelle,
elle se rendit compte de la transformation qui s’était accomplie en
elle, de sa vision intérieure agrandie, de la spiritualité qu’elle avait
acquise: elle s’en félicita. Comme à la majorité de ses compatriotes, le
progrès, le développement des facultés, lui paraissaient des choses
désirables entre toutes. Avec une conviction profonde, une confiance
touchante, elle murmura:

--_In the end all will be well!_

«A la fin, tout sera bien!...» Cet acte de foi, le plus simple et le
plus haut qui puisse sortir de l’esprit de l’homme, qui vient
naturellement aux lèvres de l’Américain, se formula de nouveau, avec
plus de netteté encore, dans la pensée de madame Ronald:

--_In the end all will be well!_ répéta-t-elle d’une voix ferme en se
relevant.



XXXI


Le retour de madame Ronald à Paris causa un très vif plaisir à M. de
Limeray. Pendant les vingt mois qu’avait duré son absence, une
correspondance suivie avait donné à leurs relations un charmant
caractère d’intimité. Le «Prince» chercha tout de suite à deviner l’état
de cœur de son amie américaine. Il ne croyait pas à la durée d’un amour
malheureux chez une jolie femme, pas plus qu’à la durée des regrets chez
une femme aimant beaucoup la toilette. Il prétendait que les admirations
et les chiffons ont vite raison d’une passion ou d’un chagrin.
Cependant, à la première question qu’il fit sur le comte et la comtesse
Sant’Anna, le retrait du regard d’Hélène, la dureté de son accent, lui
prouvèrent qu’elle n’avait point recouvré sa belle indifférence
d’autrefois. Bien que cela bouleversât ses petites théories, il fut
charmé de voir qu’elle était capable d’un sentiment profond. Il eut
mille occasions de constater que l’oubli n’était pas encore venu pour
elle. De fait, le séjour d’Europe semblait être mauvais à madame Ronald.
Était-ce la distance moindre entre elle et Lelo, étaient-ce les lettres
dont Dora la persécutait? Quoi qu’elle fit, quoi qu’elle dît, sa pensée
demeurait tournée vers Rome.

Un soir, en revenant du théâtre, elle trouva sur sa toilette un grand
pli jaune portant le timbre d’Italie. Elle le prit, le palpa, et,
devinant ce qu’il contenait, elle l’ouvrit avec des doigts nerveux.
C’était bien cela!... Deux photographies! celles du comte et de la
comtesse Sant’Anna! Elle les rejeta vivement, et elles allèrent s’étaler
sur ses brosses. Mais le mal était fait, le choc reçu: son regard avait
rencontré la figure de Lelo, et elle en avait été touchée au cœur. Comme
subitement gênée par la présence de sa femme de chambre, elle l’envoya
se coucher. Restée seule, elle reprit le portrait de Dora, l’examina
avec une fiévreuse curiosité. La jeune femme, en grand appareil de
soirée, paraissait tout à fait jolie. Ses traits étaient moins aigus,
son expression plus douce.

--Elle est bien capable d’avoir embelli! dit madame Ronald à haute
voix.--Elle est capable de tout! ajouta-t-elle avec une colère presque
comique, en lançant la photographie loin d’elle.

Hélène se mit ensuite à tourner dans sa chambre. Elle commença sa
toilette de nuit, revint s’asseoir devant son miroir, brossa
indéfiniment ses cheveux, les releva coquettement sur le sommet de la
tête, résistant au désir de jeter un second coup d’œil sur l’autre
portrait qui était là. A la fin, n’y tenant plus, elle le saisit
brusquement, et, les lèvres serrées, la physionomie dure, elle le
regarda un instant.

--Flatté! retouché! fit-elle avec une inflexion de dédain.

La photographie n’est pas artistique, mais elle est scientifiquement
brutale et vraie. La lumière est implacable. Elle saisit les traits et
l’âme de l’individu. Elle peut révéler la pensée criminelle, aussi bien
que la maladie cachée. Nous ne savons pas encore lire ses révélations.
Sur ce morceau de carton que tenait Hélène, la belle tête italienne de
Sant’Anna se détachait avec une extrême vigueur. Il était vivant; il la
regardait comme il l’avait souvent regardée à Lucerne, à Ouchy: sous le
magnétisme de sa caresse, le visage de la jeune femme se radoucit,
revêtit un air de tendresse qu’il n’avait jamais eu.

Par une de ces ironies qui semblent voulues et donnent quelquefois à nos
destinées un caractère de comédie, il se trouva que, le matin même, M.
Ronald avait acheté une loupe, assurant qu’à Paris elles sont plus
parfaites qu’ailleurs. Il était venu la montrer à sa femme et l’avait
oubliée sur la toilette; elle y était encore. Hélène, curieusement
inspirée, la prit pour examiner la photographie de Lelo. Alors son cœur
se mit à battre violemment. Elle les voyait tout proches, les yeux
merveilleusement enchâssés, le nez finement modelé, les lèvres d’un
dessin si pur. Et, dans les prunelles, il y avait cette chaude lumière
qui est le reflet même de l’âme latine; sur la bouche sensuelle flottait
un sourire, quelque chose de tendre, un désir peut-être. L’illusion de
la vie lui vint si foudroyante qu’elle laissa échapper la loupe. Elle se
leva toute pâle, tremblant de la tête aux pieds, et, sous l’impulsion
d’un remords, d’une souffrance aiguë, elle jeta le portrait dans la
cheminée où pétillait une flambée de bois. Il tomba tout droit, la face
vers elle. Le feu ne le saisit que lentement, comme à regret; sous
l’action combinée des acides et de la chaleur, le visage fixé sur le
papier parut s’animer; du milieu des flammes, les yeux la regardaient,
la bouche lui souriait. Hélène en demeura glacée d’horreur. Elle suivit,
avec des prunelles dilatées par l’angoisse, les progrès de son
auto-da-fé. Quand l’image de Sant’Anna ne fut plus qu’une légère cendre
grise, elle passa son mouchoir sur son front, humide d’une sueur de
cauchemar.

--C’est affreux, affreux! dit-elle tout haut.

En elle-même elle ajouta:

«Il y a peut-être bien quelques parcelles de vie humaine dans une
photographie...»

Ce petit incident troubla l’âme d’Hélène plus profondément que rien
n’avait pu le faire depuis vingt mois. Elle fut tout à coup reprise de
cette nostalgie des choses irréalisables qui donne le dégoût des
plaisirs, des affections simples, de la vie même, et qui est plus
difficile à supporter qu’une douleur franche.

Et puis le comte et la comtesse Sant’Anna la pressaient de venir à Rome.
De là-bas une force attirante semblait agir sur toutes les fibres de son
cœur. Le désir insidieux de voir Dora dans son rôle de grande dame, et
de la réconcilier avec son oncle, s’était emparé d’Hélène et menaçait
d’avoir raison de sa volonté.

Le bonheur et la guérison arrivent souvent de manière aussi imprévue que
le malheur et la maladie. Un matin, en lisant le _New York Herald_, les
yeux d’Hélène tombèrent sur l’annonce d’une conférence qui serait
donnée, l’après-midi même, à la Bodinière, par le brahmine Cetteradji,
sur «l’influence des Maîtres disparus». L’Hindou devait être présenté
par Jules Bois, le grand-prêtre français de l’occultisme, dont le nom
est bien connu aux États-Unis. La curiosité de la femme américaine peut
être considérée comme une véritable force: son esprit, avide de lumière,
d’espace, de savoir, cherche sans cesse du nouveau. Nulle part peut-être
autant qu’en Amérique on ne s’occupe des sciences psychiques; madame
Ronald s’y intéressait avec passion. De plus, à New-York, à
Philadelphie, à Boston, le bouddhisme est en grande faveur. Çakya-Mouni
a des adoratrices; Bouddha, symbole de paix et de repos, se rencontre
aujourd’hui, par un contraste piquant, et comme une leçon peut-être,
chez les femmes les plus actives, les plus remuantes de l’univers.

Une conférence d’un brahmine! Cette friandise intellectuelle ne pouvait
que tenter Hélène. Elle envoya immédiatement un mot à une de ses amies
pour l’inviter à y venir avec elle. Celle-ci ayant accepté, les deux
Américaines se rendirent à la Bodinière et furent assez heureuses pour
trouver des fauteuils que l’on venait de rapporter au bureau. La petite
salle se remplit d’un public très spécial, pas brillant, pas élégant,
mais très intéressant. Il y avait là des hommes graves à crânes pointus,
des prêtres, des pasteurs protestants, des femmes ayant dépassé la
trentaine, vêtues à faire crier, avec des visages de névrosées, des yeux
inquiets, des physionomies ardentes. Dans ce milieu de cérébrales, se
distinguaient les visages paisibles et froids d’une demi-douzaine
d’Américaines, jolies et bien habillées.

Et, sur la petite scène où se sont succédé tant de spectacles divers,
parut le prêtre de Brahma, une figure jeune et majestueuse, encadrée par
Jules Bois et un interprète. Cetteradji portait une robe de fine soie
blanche, avec une espèce d’étole posée en travers, nouée à gauche, dont
ses doigts bruns tenaient les bouts. Le gracieux turban de l’Inde,
croisé au-dessus du front, était placé comme une mitre sur ses cheveux
noirs un peu longs. Son teint avait la chaude coloration de
l’Extrême-Orient. Son visage aux larges pommettes, aux traits lourds,
eût semblé commun, s’il n’eût été transfiguré par des yeux pleins de feu
mystique. Toute sa personne donnait une impression de force, de pureté,
de douceur. Il promena, un moment, son regard lumineux sur l’auditoire,
comme s’il eût voulu en prendre possession. Ce regard fit courir un
léger frémissement chez les spectateurs, plus marqué chez les
spectatrices. Puis, la communication psychique établie, Cetteradji, dans
un anglais que l’accent hindou rendait singulièrement harmonieux, parla
des «Maîtres disparus», de Platon, d’Aristote, de Bouddha, du Christ. Il
affirma qu’ils n’avaient point quitté notre planète, qu’ils étaient
autour de nous, dans l’éther où vivent les esprits, les grands
invisibles, qu’ils avaient une action constante sur notre progrès, sur
notre civilisation. Il assura, de plus, qu’il avait eu des preuves
tangibles de leur présence et qu’il existait entre eux et nous des
moyens de communication. A ces mots, tous les yeux suspendus à ses
lèvres prirent une expression de religieuse attente. Le silence devint
sensible. On espérait apprendre les paroles magiques qui ouvrent les
portes de l’au-delà. Hélas! le brahmine se déroba comme tous les autres,
mais il le fit avec une habileté particulière. Il déclara que, pour
entrer en communication avec les Maîtres, il fallait avoir atteint, par
des incarnations successives, un haut degré de spiritualité. Alors
s’éleva de l’assemblée ce soupir pathétique qui sort de la poitrine de
l’humanité après chacune de ses espérances trompées. Afin d’adoucir la
déception, Cetteradji ajouta que, par une vie très pure, une aspiration
perpétuelle vers le bien, on pouvait cependant attirer vers soi les
esprits supérieurs.

Bien que la traduction en français de chacune des phrases anglaises eût
un peu gâté cette conférence pour madame Ronald, elle fut affectée très
fortement par ce magnétisme d’apôtre que possédait le brahmine. Il ne
lui avait rien appris de nouveau: mais, soit par un effet de son
imagination, soit par une véritable action psychique, sa parole lui
avait fait un bien extraordinaire. Son discours terminé, Cetteradji
annonça qu’il recevrait chez lui, 4, rue Boccador, les personnes qui
auraient des questions à lui poser.

Alors Jules Bois, se levant, ajouta quelques mots, de cette voix
onctueuse qu’il s’est faite. Il dit que nous avions besoin des forces
psychiques pour réagir contre le mal envahissant, contre les ténèbres du
matérialisme: il espérait qu’un grand nombre de personnes iraient
demander au brahmine le secours de ses prières, de sa volonté
supérieure, et recevoir de lui l’impulsion nécessaire pour marcher sans
défaillance vers la lumière.

Tout cela fut très joliment débité, sur le mode mineur, avec un air
suffisamment mystique. Mais, après la parole ardente, convaincue, du
prêtre hindou, la parole laïque de Jules Bois parut décolorée, sans
relief. De plus, l’apôtre français de l’occultisme, avec ses vêtements
étriqués d’Européen, faisait assez pauvre figure à côté du blanc
brahmine à la robe de soie.

Madame Ronald aperçut tout de suite la cause de cette infériorité:

--Décidément, dit-elle à son amie, on ne peut pas parler de ces choses
avec une barbe de mondain et une redingote. Il faudrait avoir la figure
rasée, une robe, un vêtement qui drape... des ailes, même!

--Oh! je l’ai toujours dit, répliqua madame Carrington, qui adorait la
toilette, le costume est la moitié de l’individu.

--Tout, quelquefois! déclara Hélène, avec son joli ton de philosophe.



XXXII


Rue Boccador, 4!... Pendant toute la soirée, cette adresse du brahmine
se répéta dans le cerveau d’Hélène, et, tout à coup, lui vint une idée
bizarre. Cetteradji avait certainement un pouvoir psychique supérieur:
elle l’avait senti; en l’écoutant, elle avait éprouvé quelque chose de
pareil à cette chaleur spirituelle que la parole du Christ produisait
dans le cœur des disciples. Pourquoi n’irait-elle pas lui demander son
aide comme l’avait conseillé Jules Bois? Au moyen de la suggestion, il
saurait peut-être effacer cette figure de Sant’Anna qui s’était si
profondément imprimée dans son âme et qui, à chaque instant, malgré sa
volonté, reparaissait triomphante. L’hésitation n’est jamais longue chez
l’Américaine: oui, elle essayerait de la suggestion; c’était une
expérience à faire.

Le lendemain, madame Ronald, avec une petite fièvre d’émotion, se rendit
rue Boccador. Elle y fut avant deux heures, avec l’espoir de passer la
première. Deux messieurs l’avaient précédée: l’un était un clergyman,
l’autre un homme du monde d’un certain âge. Celui-ci l’examina avec une
curiosité qui la fit légèrement rougir. Afin d’engager la conversation,
il offrit de lui céder son tour. Elle accepta, mais d’un air distant qui
l’obligea d’en rester là. En attendant, elle essaya de préparer son
entrée en matière. Qu’allait-elle dire? Elle n’en savait rien. Grand
Dieu! ce serait plus terrible encore que la confession!... Quelle idée
folle et ridicule elle avait eue! Elle fut tentée de s’enfuir; la
présence seule de ses compagnons la retint.

A deux heures précises, la porte de droite fut ouverte par un Hindou en
robe et en turban de couleur sombre. Hélène se leva, plus morte que
vive. D’un geste, le serviteur l’invita à le suivre. Il lui fit
traverser une seconde pièce et l’introduisit dans un grand salon, au
moment même où Cetteradji y entrait. Après une sorte de prosternement
devant son maître, il se retira, de son pas silencieux d’Oriental. Le
brahmine, ayant salué sa visiteuse d’une inclination de tête un peu
raide, un peu hautaine, lui indiqua un siège et s’assit dans un fauteuil
à haut dossier, près d’une table couverte de papiers, au milieu desquels
on distinguait des parchemins roulés et jaunis.

Un roi n’eût pas impressionné Hélène autant que cette blanche figure
hiératique du prêtre hindou. Il lui parut encore plus imposant ici que
sur la scène de la Bodinière, et tellement au-dessus des autres hommes,
des passions humaines, qu’en présence d’un pareil personnage son amour
douloureux lui sembla tout à coup puéril et ridicule. Elle n’oserait
jamais lui en parler. Il fallait dire quelque chose, pourtant! Son
habitude du monde lui vint en aide.

--J’ai assisté hier à votre conférence, commença-t-elle d’une voix
troublée par les battements de son cœur.--Elle m’a vivement
intéressée... Je suis Américaine; à New-York, nous nous occupons
beaucoup des phénomènes psychiques... Malheureusement, ils prêtent à
l’imposture. Nous avons souvent été dupés par d’habiles
prestidigitateurs... Je voudrais savoir si le magnétisme, la suggestion,
l’hypnotisme, sont des forces naturelles ou surnaturelles.

Hélène avait pris, à la manière des femmes, un long détour pour arriver
au sujet brûlant.

--Ce sont des forces naturelles,--répliqua le brahmine sans hésiter,--et
les plus nobles de l’homme, mais dont le développement n’est pas facile.
Pour devenir un vrai magnétiseur, il faut mener une vie très pure, avoir
une santé parfaite et entraîner constamment sa volonté. Tous les prêtres
ont plus ou moins, sans s’en douter, le pouvoir de la suggestion: c’est
même là le secret de leur influence. Les saints, eux, l’ont possédé à un
très haut degré, et c’est au moyen de cette force qu’ils ont guéri l’âme
et le corps, fait des miracles.

--Oui, oui, ce doit être cela! dit vivement madame Ronald.--Hier, en
vous écoutant, j’étais comme soulevée intérieurement et prise d’un désir
de bien.

Il y eut un rayonnement de joie dans les yeux du prêtre.

--Je suis heureux que ma parole ait eu cet effet sur vous!

--J’ai senti que vous aviez un pouvoir de maître et, comme l’a conseillé
M. Jules Bois, je suis venue vous prier de m’aider...

--En quoi?

Hélène rougit; ses yeux exprimèrent la détresse; ses lèvres se
contractèrent. Oh! si elle avait pu fuir...

--Parlez! fit le brahmine avec une douceur impérieuse.

--Eh bien... voici... Je voudrais guérir d’un amour qui gâte ma vie, qui
me rend mauvaise, qui est très douloureux enfin,--acheva madame Ronald
avec une brusquerie nerveuse qui trahissait sa souffrance.--J’ai pensé
que vous pourriez m’aider. Cela vous paraît étrange, peut-être...

Puis, regardant anxieusement le brahmine:

--J’espère que vous ne me croyez pas folle?

--Je vous crois très sage, au contraire! répondit gravement Cetteradji.

--Ah! tant mieux! fit la jeune femme avec un soupir de
soulagement.--Voyez-vous, je sais que l’amour n’est pas autre chose
qu’un fluide comme la lumière, une sorte d’éther.

--Vous savez cela, vous! s’écria le prêtre, avec un sursaut d’étonnement
qui rompit l’impassibilité de sa figure de bronze.

--Un savant me l’avait dit et j’en avais ri. Maintenant, je suis
convaincue que c’est la vérité.

--C’est la vérité, affirma l’Hindou. Les savants sont inspirés. Ils sont
les vrais médiums de Dieu. Les découvertes arrivent au moment voulu,
mais ils les pressentent souvent. L’heure n’est pas éloignée où l’on
étudiera scientifiquement l’amour. C’est un des grands fluides de la
nature, celui qui va travaillant l’humanité, portant la vie, la joie, la
douleur.

--Oui, oui, et j’ai pensé que la force psychique devait être supérieure
à cet agent aveugle.

--Il n’y a pas de forces aveugles,--déclara le brahmine,--il n’y a que
des hommes aveugles.

--Peut-être... Enfin, hier, après vous avoir entendu, je me suis dit que
vous pourriez donner une autre direction à mes pensées, effacer certains
souvenirs, me délivrer de cette obsession sous laquelle je me débats en
vain, car c’est une obsession,--répéta Hélène avec une sorte de
colère.--Puisqu’il vous est possible d’établir la communication entre
les individus, il doit vous être facile de la couper aussi!
ajouta-t-elle, comme si elle eût parlé d’un courant électrique.

Le prêtre ne sourit pas.

--Je le puis, répondit-il avec assurance.

--Alors, délivrez-moi! répondit madame Ronald d’une voix suppliante.

--A quelle religion appartenez-vous?

--A la religion catholique. Je m’y suis convertie.

--Tant mieux. C’est un grand pas que vous avez fait vers la
spiritualité. Avez-vous le désir sincère, la volonté ferme de recouvrer
la paix?

--Si je l’ai!... Oh! vous ne savez pas, vous ne pouvez pas savoir, vous,
fit étourdiment Hélène, combien c’est douloureux, un amour sans espoir.
C’est pire qu’un mal physique.

Une étrange expression, une onde légère d’émotion passa sur le visage du
brahmine. Ce fut comme un reflet d’humanité. Sa physionomie redevint
aussitôt impassible. Il appuya sur la jeune femme un regard qui ne
voyait ni ses cheveux couleur d’hyacinthe, ni sa beauté, ni son
élégance, mais qui semblait vouloir pénétrer derrière son front et lire
son âme.

--L’épreuve que vous avez subie a été bonne pour vous,--prononça
lentement Cetteradji:--elle a développé vos facultés supérieures,
diminué votre vanité, votre frivolité. Puisque vous êtes venue à moi,
c’est qu’elle a suffisamment duré. Je puis y mettre fin. Je puis tourner
définitivement votre pensée vers le bien, vers les malheureux, vers les
petits, et vous donner le sentiment de la fraternité qui fait de la
charité une joie divine. Le voulez-vous?

--De tout mon cœur!

A ce mot, Cetteradji se leva et, les doigts repliés à la façon de
Bouddha, il vint appuyer son index et son médius sur le front de
l’Américaine. Sa taille sembla grandir, sa physionomie prit un air
d’énergie, de vouloir extraordinaire. Ses yeux devinrent des yeux de
lumière et de force, ses lèvres remuèrent légèrement. Sous la pression
de ses doigts chargés de fluide, il y eut chez Hélène une palpitation
d’âme, un émoi violent, une résistance même, puis un calme subit.

--Allez en paix, maintenant! ordonna le brahmine.

Et son bras, comme brisé par un effort surhumain, retomba le long de son
corps.

Madame Ronald se leva. L’ébranlement que venait de subir son cerveau lui
avait donné une sorte d’étourdissement, d’ivresse. Elle eut cette
aspiration particulière, ce soupir d’allégement qui termine les crises.

--Je me sens bien, murmura-t-elle.

--Ma pensée, ma volonté resteront sur vous tant que cela sera
nécessaire, jusqu’à ce que vous soyez guérie.

--Comment le saurez-vous?

--Je le sentirai, dit simplement Cetteradji.

Madame Ronald était trop américaine pour ne pas comprendre que le prêtre
doit vivre, aussi bien que le médecin, de son pouvoir et de sa science.
Pour la première fois, cependant, elle éprouvait de l’embarras à donner
de l’argent. Durant quelques secondes, elle pétrit nerveusement son
porte-cartes, puis elle en tira une enveloppe où elle avait mis un
billet de cinq cents francs, et, la posant sur la table:

--Pour faire du bien, ajouta-t-elle gentiment.

--Il en sera fait,--répondit le brahmine avec une légère inclination de
tête.

Puis il toucha un timbre, et le serviteur hindou parut pour reconduire
la visiteuse. Cetteradji éleva de nouveau les deux doigts:

--La paix soit avec vous, maintenant et toujours!



XXXIII


La volonté du brahmine avait agi, par une merveilleuse suggestion, sur
l’âme de madame Ronald. Elle avait libéré sa pensée, rendu impuissant le
souvenir de Sant’Anna. Ses effets ne furent point passagers; ils se
marquèrent de plus en plus fort, par un progrès mystérieux. Hélène, sans
étonnement, éprouva de nouveau la joie de vivre, d’être belle. Son œil
redevint limpide, sa physionomie sereine, sa gaieté naturelle. Elle
envoya à Dora de jolies toilettes, elle lui demanda des nouvelles de son
enfant, ce qu’elle n’avait jamais pu faire. Et tout cela sans effort: la
direction de son esprit était changée, simplement. Elle avait cependant
gardé sur le front l’impression légère et profonde des deux doigts du
brahmine. Chaque jour, à l’heure où elle était entrée en communication
avec lui, il se dressait dans sa mémoire avec une netteté
extraordinaire; elle ressentait le magnétisme de son regard, elle
éprouvait quelques secondes d’émoi, puis un bien-être particulier.

M. de Limeray ne fut pas long à se douter de quelque chose. Madame
Ronald avait manifestement recouvré son équilibre. Son visage était
resté un peu grave, mais il avait perdu cette expression pathétique,
qui, tant de fois, avait trahi sa douleur d’amour. Et, signe plus
probant encore, si l’on parlait de Sant’Anna, ses yeux ne se dérobaient
plus, ses lèvres demeuraient fermes. La joie de convalescente qu’elle
éprouvait à être délivrée de ses regrets, de l’idée fixe qui l’avait si
longtemps oppressée, lui donnait par moments une exubérance de vie qui
parut suspecte au vieux mondain. Il se demanda encore: «Qui est-ce?» Ses
soupçons se portèrent sur Willie Grey. Il reconnut vite qu’il avait fait
un jugement téméraire. Que s’était-il donc passé dans l’âme de
l’Américaine? Sa guérison avait-elle été opérée par un confesseur
habile, ou par une forte désillusion? Agacé de ne pouvoir le deviner, le
comte espérait qu’un jour ou l’autre quelque parole inconsciente
viendrait lui donner la clé de l’énigme.

Dans la semaine qui précéda le départ des Ronald pour l’Amérique, M. de
Limeray, après avoir déjeuné avec eux, voulut conduire Hélène chez
Georges Petit, à une exposition internationale de peinture. Il aimait
particulièrement ces stations dans les musées et les galeries en
compagnie d’une jolie femme. De l’Hôtel Castiglione à la rue de Sèze, la
distance est courte; ils s’y rendirent à pied. Chemin faisant, madame
Ronald se mit à parler de cette conférence qu’elle avait entendue à la
Bodinière, un mois auparavant. Un sentiment obscur lui avait fait,
jusqu’alors, garder le silence sur ce sujet. Elle répéta ce que
Cetteradji avait dit des Maîtres disparus. Elle décrivit sa personne,
son costume, avec un enthousiasme, une admiration qui amusèrent le
comte, puis, à brûle-pourpoint:

--Croyez-vous au pouvoir de la suggestion? demanda-t-elle, tournant
autour du secret qu’elle ne voulait pas dire, comme font les femmes et
les enfants.

--Sans doute!... Du reste, nous l’exerçons constamment, plus ou moins,
les uns sur les autres, et sur nous-mêmes quelquefois. C’est ce pouvoir
qui est probablement la grande force des conquérants et des meneurs
d’hommes. On affirme qu’il est un moyen de guérison dans les maladies
mentales ou nerveuses, mais les guérisseurs sont rares, j’imagine.

--Eh bien, Cetteradji doit en être un. Il a dans le regard, dans la
parole, une puissance extraordinaire. En l’écoutant, nous étions comme
hypnotisés, «nos cœurs devenaient brûlants», selon l’expression de
l’Évangile. Nous lui aurions donné tout ce qu’il aurait voulu, notre
argent, notre concours...

--Et il ne vous a rien demandé?

--Rien.

--Allons, tant mieux! fit M. de Limeray d’un air moqueur.--En tout cas,
gardez-vous de jouer avec le magnétisme, la suggestion et toutes ces
choses dangereuses. S’il y a de bons esprits, il y en a aussi de
mauvais... Rappelez-vous la leçon de l’Éden, ô Ève! ajouta le comte avec
son fin sourire.

L’exposition de la rue de Sèze ne pouvait guère intéresser que des
artistes ou des amateurs sérieux. C’étaient des esquisses, des ébauches
curieuses, révélant la genèse de tableaux connus et admirés. Il y avait
peu de monde dans la salle, lorsque madame Ronald et M. de Limeray y
arrivèrent. Après avoir promené les yeux autour d’eux pour s’orienter,
ils se dirigèrent vers le panneau occupé par Willie Grey. La tonalité du
jeune maître le leur avait fait reconnaître de loin.

--_La Folie de Titania_! s’écria le comte avec une expression de
plaisir.--Ah! le cachottier! il ne m’avait jamais parlé de ces études!
Il aurait pu me les céder, pour me consoler de la perte de ce tableau
qui m’a échappé et que j’ai tant regretté... Mais, j’y pense, n’est-ce
pas monsieur votre frère qui l’a acheté?

Un reflet d’émotion passa sur le visage de la jeune femme.

--Précisément! et pour m’en faire cadeau,--répondit-elle avec un
singulier petit rire.--C’est moi qui possède _la Folie de Titania_. Elle
est dans mon cabinet de toilette.

--Dans votre cabinet de toilette! fit M. de Limeray d’un air étonné.

--En bonne compagnie, rassurez-vous! avec des Leloir et des Corelli.

--Peste! Vous le mettez bien, votre cabinet de toilette!

--Oui. Comme j’y passe pas mal de temps, j’y ai placé de jolis tableaux.
Cela repose les yeux; c’est toujours un peu de beauté qu’on absorbe...

M. de Limeray revint aux études de Willie Grey. Il examina la dernière,
où le peintre avait fixé son inspiration.

--Un chef-d’œuvre! dit-il. Ce coin de forêt donne une sensation d’aurore
et de printemps. Titania est adorable sur cette couche de mousse et de
violettes, une vraie couche de reine ou de fée. On devine qu’elle vient
de s’éveiller. Dans les yeux levés vers l’âne, il y a cette ivresse du
rêve et de l’amour qui crée les illusions... Mais voilà un exemple de
suggestion! s’écria le comte, le visage éclairé par une idée soudaine.

--Un exemple de suggestion? répéta madame Ronald, ahurie.

--Parfaitement! Et dans Shakespeare!... Ah! c’est fort!...

En disant cela, M. de Limeray conduisit Hélène vers les chaises placées
en face des tableaux. Tous deux s’assirent.

--Ne vous souvenez-vous pas? Obéron et Titania, le roi et la reine des
fées, sont venus assister et danser, invisibles, au mariage du duc
Thésée. Ils sont venus séparément avec leur cortège d’êtres aériens, de
génies et de sylphes. Ils sont brouillés, parce que Titania a refusé de
céder à son mari un de ses pages, un bel enfant de l’Inde, le fils d’une
amie morte. Ils se rencontrent dans un coin de la forêt, se querellent,
s’injurient, se font des reproches comme de vulgaires époux. Titania
s’obstine dans son refus: Obéron, furieux, imagine de l’obliger à aimer
un être inférieur, un animal quelconque, un lion, un loup ou un singe,
il n’a pas de préférence... Une vengeance pas banale, entre parenthèses!

--Très banale, au contraire! dit Hélène.--Humilier la femme qui vous
résiste, c’est bien le fait d’un homme.

--Allons, allons, nous ne sommes pas si mauvais que cela! Toujours
est-il qu’Obéron envoie son messager, Puck, lui cueillir certaine fleur,
la petite fleur d’amour que la flèche de Cupidon a rougie. Il la presse
sur les yeux de Titania en lui disant: «Tu t’éveilleras quand quelque
être vil sera près de toi. Tu l’adoreras, tu languiras, tu souffriras
pour lui, fût-ce un sanglier, un ours, un chat...» N’est-ce pas là la
suggestion?

--En effet!

--Et c’est un clown affublé d’une tête d’âne que Titania voit en ouvrant
les yeux. Il lui semble divinement beau. Elle en tombe amoureuse. Elle
le couvre de fleurs, elle persiste à lui offrir des mets exquis, bien
qu’il lui demande du foin et de l’orge. Pour se faire pardonner sa
folie, elle cède à son mari ce page qu’elle ne voulait pas échanger
contre un royaume de fées. Obéron, satisfait, pris de pitié, se décide à
lui rendre la raison. Pour cela, il presse une autre fleur, ou je ne
sais quelle herbe, sur ses paupières et lui dit: «Vois comme tu voyais
autrefois!»

--Oui, et l’orgueilleuse reine des fées s’aperçoit qu’elle a aimé un
être inférieur... Pauvre Titania!

--Qui de nous n’a pas eu une de ces désillusions? Elles sont pénibles,
mais point humiliantes: on possède généralement les qualités que l’on
prête à une personne aimée. J’ai relu vingt fois cet épisode de la folie
de Titania, qui est enchâssé comme un joyau dans le _Songe d’une Nuit
d’été_. Chaque fois, j’y ai découvert quelque chose de nouveau, et
maintenant j’y trouve encore la suggestion.

--Elle y est, elle y est! fit madame Ronald. C’est merveilleux de
modernisme!

--Je crois vraiment que ceux que nous appelons les maîtres ont écrit
comme des médiums, sous une haute inspiration, les livres que l’humanité
devait déchiffrer. Il lui faudra des siècles et des siècles pour arriver
à les entendre. Ils la conduiront jusqu’au bout de sa course, car ils
renferment toute philosophie, toute psychologie, toute science. L’homme
est un être condamné à épeler et qui, ici-bas, ne saura jamais lire
couramment. Nous n’avons pas encore compris la Bible, ni l’Évangile, ni
Dante, ni Shakespeare. De là leur immortel attrait. Du reste, le livre
compris à première lecture ne vit pas... A propos de la Bible,
savez-vous qu’un évêque anglais de mes amis m’a signalé un passage de la
vision d’Ézéchiel qui ferait croire que le prophète a vu les hommes à
bicyclette? Il dit ces propres paroles: «Où ils allaient, les roues
allaient, et où l’esprit devait aller, les roues allaient, car l’esprit
des créatures vivantes était dans les roues.»

--Oh! c’est curieux, très curieux!

--Vous souvenez-vous de ce que vous m’avez appris sur l’amour?

--Je vous ai appris quelque chose sur l’amour, moi? fit Hélène, riant
pour dissimuler son trouble. Vous m’étonnez!

--Oui, le jour du mariage de mademoiselle Carroll, vous m’avez dit que
l’amour n’était pas autre chose qu’un fluide. Si cela est, les poètes
qui, dès le commencement, l’ont appelé un «dard de feu» auraient été
inspirés.

--Sûrement!

--Cette idée, que vous avez livrée à mes méditations, m’avait causé un
certain effarement. Elle m’avait d’abord paru abominable... venant d’une
femme, surtout. Puis elle s’est imposée à mon esprit. Elle l’a obligé à
un travail d’observation. Vous voyez que, sans vous en douter, vous
m’aviez bel et bien suggestionné... Enfin j’en suis arrivé à me dire que
tous nos sentiments, amour, amitié, haine, sympathie, antipathie, sont
peut-être bien produits par des effluves magnétiques sur lesquels nous
n’avons aucun pouvoir. Il est de fait que, lorsqu’on se trouve dans une
pièce avec deux amoureux, on se sent affecté comme par un courant
électrique. J’ai eu de longues conversations avec votre mari là-dessus.
Il prétend que, si nous n’étions pas mis en communication les uns avec
les autres au moyen de fluides, nous ne pourrions ni nous voir ni nous
entendre. Selon lui la nature seule sait où aller chercher les éléments
qui lui sont nécessaires pour créer ses instruments, un Léonard de
Vinci, un Napoléon ou un idiot. Toutes les découvertes de la science,
dit-il, tendent à démontrer que l’homme est dirigé comme les atomes, les
astres et les mondes. Et je suis persuadé qu’il a raison. L’humanité a
d’abord cru à la fatalité, puis au libre arbitre: elle finira par croire
à la Providence, tout simplement. Savez-vous, madame Ronald, que je vous
dois une très grande reconnaissance?

--A moi?

--Oui, vous avez lancé mon esprit dans une voie nouvelle: vous m’avez
aidé à sentir que je suis entièrement entre les mains de Dieu... Cette
conviction me fera supporter avec plus de courage et de résignation les
mauvais jours de vieillesse qui me restent à vivre. Et c’était une
Américaine qui devait m’apporter ce viatique spirituel! N’est-ce pas
étrange?

--Je voudrais pouvoir admettre que j’ai eu sur vous une influence aussi
bienfaisante!

--Admettez-le, car c’est la vérité.

--Je suis étonnée que les poètes et les romanciers ne fassent pas encore
usage des découvertes de la science. Elles pourraient leur inspirer des
variations nouvelles sur les thèmes immuables.

--C’est vrai. Ainsi une guérison d’amour au moyen de la suggestion... ce
serait superbe!

A ces mots, dits sans aucune arrière-pensée, une rougeur si vive se
répandit sur le visage de madame Ronald que le comte en demeura saisi.
Ce fut une révélation soudaine. Il l’avait, la clé de l’énigme!

--Par exemple, continua-t-il impitoyablement, un beau brahmine vêtu de
blanc, comme votre Cetteradji, imposant les mains à une jolie femme, à
une Ève moderne, pour chasser l’image du tentateur: _la Guérison de
Titania_! Quel adorable tableau! J’en parlerai à Willie Grey. Je vois
cela d’ici!

Hélène se leva brusquement.

--Et moi, je vois que nous ne regardons rien, dit-elle d’un ton un peu
sec. Voici quelque chose de Carrier-Belleuse.

Sans insister, M. de Limeray suivit madame Ronald. Il fit
consciencieusement avec elle le tour de la salle, mais il était
visiblement distrait. Il l’observait à la dérobée. C’était donc
Cetteradji qui avait fait le miracle! Elle s’était confessée à lui! Elle
était allée lui demander la guérison! Le petit tableau qu’il avait
imaginé se reproduisit dans le cerveau du comte.

«J’aurai ma Titania», se dit-il.

Puis, regardant Hélène avec admiration, il répéta en lui-même:

«Ces Américaines sont étonnantes, étonnantes!»



XXXIV


Le dîner blanc des Sant’Anna défraya pendant huit jours toutes les
conversations, soit dans le monde blanc, soit dans le monde noir. A
Rome, ces petites manifestations politiques produisent généralement dans
les deux camps une recrudescence d’antagonisme et d’animosité; tout
s’apaise à la surface, mais il reste au fond des cœurs un peu plus de
haine et de rancune. Comme Lelo l’avait prévu, ce dîner lui attira un
essaim d’ennuis. Il eut à subir les commentaires des chroniqueurs, les
félicitations des uns, le blâme des autres, et, par-dessus le marché,
les reproches de sa mère et de son oncle le cardinal. Il n’en faut pas
tant pour exaspérer ce sensitif qu’est l’Italien. En vrai mari, il ne
manqua pas de faire supporter à sa femme la mauvaise humeur que tout
cela lui causait. Il rentra souvent à la maison les yeux noirs de
colère, les nerfs tendus, et se mit plus d’une fois «en boule». Dora,
consciente de ses torts, se montra d’une patience admirable, usa de sa
fameuse huile de sagesse, et sut retenir ces mots vifs qui lui venaient
si facilement aux lèvres.

Un soir, avant le dîner, elle alla trouver Lelo dans son cabinet de
toilette pour le consulter sur quelque arrangement. Comme il ne
répondait pas à sa question, elle lui reprocha doucement son manque
d’amabilité.

--Amabilité!... Demandez donc à cette pelote d’être aimable! dit-il, en
fichant rageusement son épingle de cravate dans le coussinet de satin
placé près de la glace.--Depuis huit jours, grâce à vous, je suis comme
elle: on m’enfonce des pointes de tous les côtés.

La comparaison fit rire la jeune femme:

--Eh bien, dit-elle gaiement, ce n’est pas généreux de me rendre les
piqûres que vous recevez. J’ai agi avec légèreté. Je ne m’étais pas
rendu compte des conséquences de mon initiative. Je vous en ai exprimé
mes regrets, que puis-je faire de plus?

--Me laisser tranquille, répondit brutalement Sant’Anna.

--C’est bien.

Sur ces mots lancés d’un ton de colère, la comtesse quittait la chambre
en faisant claquer la porte derrière elle.

Cet éclat d’humeur fut l’orage qui éclaircit le ciel.

Lelo sentit qu’à son tour il s’était mis dans son tort. Il redevint
aimable comme par enchantement et réussit sans trop de peine à se faire
pardonner. L’Italien est particulièrement habile et irrésistible dans le
repentir. Il a une façon de s’accuser, de se charger, qui vous désarme
et semble rendre tout reproche inutile. Aussi se tire-t-il toujours
d’affaire à bon compte.

Dora se félicitait de ce que les conséquences de son coup d’État
n’eussent pas été pires. Elle comptait sans ce caractère romain façonné
par des siècles de tyrannie théocratique, caractère qui, dans le parti
noir, est resté singulièrement vindicatif et implacable.

Un matin, comme elle achevait son petit déjeuner, on lui remit une
lettre d’apparence élégante, d’un papier pelure fortement bleuté,
portant le timbre de la ville. L’écriture de l’adresse lui était
inconnue et lui parut singulière. Elle ouvrit l’enveloppe avec une
certaine curiosité, parcourut rapidement les quelques lignes... Le sang
afflua aussitôt à son visage, puis se retira au cœur, laissant ses
lèvres blanches et sèches. Elle relut: «Si vous tenez à savoir où votre
mari va chaque jour avant le dîner, faites une petite visite, entre six
heures et demie et sept heures et demie, dans certaine villa de la Place
de l’Indépendance, vous serez édifiée. On revient toujours à ses
premières amours.» Pas de signature! Une écriture habilement
contrefaite, des lettres d’un centimètre de haut, pressées les unes
contre les autres et tracées comme par le va-et-vient d’un insecte.

Le billet anonyme était en italien. Depuis son mariage, la jeune femme
n’avait cessé d’étudier cette langue; elle comprenait parfaitement;
chacun des mots cruels pénétrait jusqu’à son cœur et y faisait éclater
une douleur intolérable.

«La princesse Marina!...» Son nom lui sauta tout de suite à l’esprit!
Elle habitait une villa dans le quartier du Macao, sorte d’Aventin où
bon nombre de grandes dames en rupture de mariage se sont retirées, pour
attendre la loi du divorce. Lelo avait été autrefois un de ses
admirateurs; la marquise Verga et Hélène l’avaient dit à Dora. Le mot
«admirateur» a, en général, pour l’Américaine, un sens élastique; il ne
précise rien: Dora n’avait jamais imaginé, pas même depuis qu’elle était
mariée, que Donna Vittoria eût pu être, à un moment lointain, la
maîtresse de son mari. Elle la croyait trop bien élevée pour cela... Si
elle avait eu le soupçon de la vérité, elle n’aurait jamais souffert que
la princesse passât le seuil de sa porte. Les deux femmes se
rencontraient chaque jour, car elles tournaient dans le même cercle.
Elles se faisaient des visites, s’invitaient réciproquement à de grands
dîners, à des soirées de gala, mais leurs relations avaient gardé un ton
cérémonieux et froid. Elles se critiquaient volontiers avec une égale
malice.

«On revient toujours à ses premières amours.» Ces paroles impliquaient
évidemment que Lelo avait aimé la princesse et qu’il l’aimait encore: à
cette idée, il y eut derrière le front de la jeune Américaine un
tourbillon de pensées violentes, une succession d’images qui jetèrent
des éclairs dans ses yeux et donnèrent une incroyable dureté à sa
physionomie. Trompée, elle! Ah! si elle en avait la preuve, comme elle
divorcerait vite!... Elle s’avisa que le divorce n’existait pas en
Italie. Eh bien! elle demanderait sa séparation, emmènerait son fils,
irait vivre aux Indes, en Chine, n’importe où, et jamais elle ne
reverrait Lelo. Elle eut un petit éclat de rire faux et nerveux. Ah!
elle n’était pas de celles qui pardonnent, non. Dieu merci!

Plus la femme est simple, et plus elle ressent l’infidélité de l’homme.
C’est ce qui rend l’Américaine si intransigeante, si implacable en cette
matière. L’Européenne pardonne souvent, parce qu’elle connaît mieux la
vie, la nature humaine, et surtout parce qu’il reste chez elle moins de
matérialité primitive. Elle pardonne sans oublier, d’ailleurs.
L’infidélité, la trahison est pour la femme ce que la gelée blanche est
pour la plante; ses effets sont les mêmes et aussi irrémédiables.

Si Dora n’était pas de celles qui pardonnent, elle était en revanche de
celles qui peuvent raisonner avec quelque lucidité. Lorsqu’elle eut
recouvré un peu de calme, elle se mit à chercher des indices dans la
manière d’être de son mari. Elle n’en vit d’abord aucun qui pût
l’alarmer, au contraire. Il était certainement très empressé auprès de
la princesse Marina, pas plus pourtant que le marquis Verga ou tel ou
tel autre. C’était sûrement la grande dame influente que l’on
courtisait, et non la femme... La femme! mais elle avait au moins
quarante-cinq ans! cinquante peut-être! Elle se teignait les cheveux, se
retouchait les sourcils et les lèvres! Et Lelo aimerait ce vieux
tableau! Allons, c’était impossible!

Un vieux tableau!... Le fin profil de Donna Vittoria, sa taille souple,
sa démarche onduleuse, la manière inimitable dont elle se servait de son
face-à-main d’écaille blonde se retracèrent instantanément dans le
cerveau de Dora, et les coins de sa bouche se contractèrent.
Bizarrement, une impression qu’elle avait eue, quelques jours
auparavant, se raviva aussi. Donna Vittoria était arrivée très en retard
à un grand dîner. Une autre eût été confuse, eût bredouillé des excuses
bêtes ou maladroites, elle avait dit simplement: «_Scusate mi tanto,
tanto!_--Excusez-moi tant, tant!»--Et avec quelle grâce, quelle
désinvolture! Dora l’avait enviée. Oui, impossible de le nier, cette
femme possédait un charme extraordinaire. Et puis elle l’avait, cette
âme latine que Lelo croyait si supérieure! Pour le mariage, l’âme
saxonne suffit; pour l’amour, il faut peut-être l’âme latine! Cette
pensée broya le cœur de la jeune femme. Ne serait-ce point à cause de la
princesse que son mari faisait la sourde oreille quand elle lui parlait
d’accompagner madame Carroll en Amérique? Il n’avait pas dit non
positivement, mais il était évident que cela ne lui plaisait pas et il
avait plusieurs fois exprimé le désir d’aller à Ceresole, en Piémont, où
Donna Vittoria passait l’été.

Dora reprit le billet anonyme et se mit à l’examiner. Dans l’écriture
contrefaite, le format, la qualité du papier, il y avait la marque d’un
homme ou d’une femme du monde. Qui donc pouvait avoir intérêt à détruire
son bonheur?... Une vengeance, sûrement! Celui ou celle qui était
capable d’une action si vile devait être capable aussi d’une calomnie...
Le nom de sa belle-sœur lui vint à l’esprit, puis elle se dit que Donna
Pia ne trahirait pas son frère. Elle savait que son mari faisait des
visites à la princesse Marina, mais qu’il y allât tous les jours, elle
l’ignorait. Elle s’était figuré qu’il montait au club après la
promenade. Il le lui avait donné à entendre: le mensonge est si facile
aux Latins!... Lelo infidèle!... Et il était là, tout près, dormant
paisiblement. Elle avait une envie folle d’aller le secouer, le
réveiller, lui montrer cette lettre. Il lui prouverait, clair comme le
jour, qu’il était innocent, et elle ne le croirait pas. Non, il fallait
qu’elle fût convaincue par ses propres sens. Elle se rendrait chez la
princesse entre six heures et demie et sept heures et demie, comme on le
lui conseillait. Elle avait un excellent prétexte: la veille, un
domestique s’était présenté avec un certificat de la princesse. Elle
irait lui demander des renseignements supplémentaires. Elle verrait bien
l’effet que son apparition produirait. On ne la recevrait peut-être pas?
Eh bien, elle attendrait dans sa voiture, à quelque distance: si elle
voyait sortir son mari, elle saurait... elle saurait que cet infâme
billet n’avait pas menti. Et alors!... Ah! c’était trop douloureux!

Elle se leva brusquement, sonna sa femme de chambre et passa dans son
cabinet de toilette. Tout en s’habillant, en se parant, elle souffrait
d’une manière atroce. Il lui semblait qu’un nid de vipères s’était
ouvert dans son cerveau. Elle songeait tout à coup à Jack Ascott. Y
aurait-il quelque chose comme une rétribution de nos actes en ce monde,
et allait-elle être punie de son infidélité envers lui? Un remords lui
vint, à l’idée qu’elle avait pu lui infliger une peine semblable à celle
qu’elle éprouvait.

«Je ne savais pas que ce fût si cruel!» Puis, haussant les épaules, avec
cette ignorance enfantine que la plupart des femmes ont du cœur
masculin: «Les hommes ne sentent pas autant que nous!»

Au fond d’elle-même, Dora avait cependant l’impression que son mari
l’aimait, et cette impression ne laissait pas que de la rassurer. Dans
des circonstances pareilles, nous avons tous, plus ou moins, l’instinct
infaillible de ce qui est ou de ce qui n’est pas, et c’est lui seul
qu’il faudrait écouter. La comtesse se hâta fiévreusement à sa toilette;
elle avait besoin de sortir, de quitter la maison. Il fallait qu’elle
retrouvât un peu de calme avant de revoir Lelo: sans cela, elle serait
incapable de se contenir.

Elle se rendit d’abord à l’Hôtel du Quirinal, fit une assez longue
visite à sa mère et puis redescendit au Corso. A cette heure matinale,
il est fréquenté par de très jeunes gens en quête de bonnes fortunes,
par quelques vieux beaux, toujours les mêmes. Des femmes du monde, parmi
lesquelles beaucoup d’Américaines en costume tailleur, y font leur
prétendue promenade de santé. Elles y rencontrent leurs fidèles, leurs
admirateurs, échangent des poignées de main, des saluts, lancent les
premiers potins, se font accompagner par l’un ou par l’autre, et
rentrent chez elles, l’appétit bien aiguisé, la coquetterie aussi. La
comtesse fut abordée par le marquis Peretti, un des amuseurs de la haute
société. Il l’accompagna, comme il le faisait souvent. D’habitude, elle
lui donnait brillamment la réplique. Ce matin-là, le _frizzo romano_,
les saillies romaines furent perdues pour elle, et son air distrait,
préoccupé, lui valut d’impitoyables taquineries.

La promenade lui fit du bien, pourtant: elle rentra plus calme, le nez
pincé, les lèvres amincies par la tension de la volonté, résolue à ne
pas se trahir, à ne pas souffrir même, avant de savoir. Elle se rendit
tout droit dans son petit salon pour écrire un billet. Quelques minutes
plus tard, Lelo vint l’y rejoindre. Elle le dévisagea d’un regard
rapide: il lui parut presque insolent de beauté, d’insouciance et de
bonne humeur.

--_Come va, mia cara?_ (Comment va, ma chérie?) demanda-t-il avec une
intonation caressante.

--Très bien, merci! répondit la jeune femme, tout occupée en apparence à
cacheter sa lettre.

A ce moment, on annonça le déjeuner, et les époux se dirigèrent vers la
salle à manger.

--_Per Bacco!_ s’écria le comte en se mettant à table,--j’ai oublié
d’inviter quelqu’un hier au soir.

--Pour une fois, vous pourrez bien supporter un repas en tête à tête!
vous n’en mourrez pas,--fit Dora d’un ton qui affecta désagréablement
l’oreille de Lelo.

--Mais je ne crains pas le tête-à-tête! répondit-il en
souriant.--Seulement je n’aime pas à voir tant de places vides à table.

--Si j’avais su, j’aurais ramené Peretti. Je l’ai rencontré ce matin.

--Que vous a-t-il dit d’intéressant?

--Rien du tout.

--Il serait joliment étonné, s’il vous entendait. Il y avait beaucoup de
monde au Corso?

--Une demi-douzaine de jeunes idiots.

--Ah mais!... vous êtes gentille aujourd’hui!... Est-ce que le baromètre
est à l’orage?

--Pour moi, peut-être bien! répondit la comtesse avec un petit rire
mauvais.

Sant’Anna regarda sa femme avec un peu de surprise. C’était la première
fois qu’elle donnait de semblables signes d’humeur et de nervosité.
Dora, à qui il était presque impossible de feindre, s’était laissée
emporter; s’apercevant qu’elle avait éveillé la curiosité de son mari,
et craignant de s’attirer des questions, elle fit un grand effort pour
se ressaisir.

--Avez-vous vu les chevaux? demanda-t-elle de l’air le plus naturel du
monde.

--Oui, ils sont en splendide condition... Caselli a déniché, paraît-il,
une paire d’alezans merveilleux. Je dois les voir demain.

Une fois lancé sur ce sujet, Lelo oublia l’humeur de sa femme et causa
gaiement. Elle, se contenta de jeter quelques monosyllabes dans la
conversation, et pas toujours à propos. Cette angoisse particulière à la
jalousie lui serrait la gorge et l’empêchait de manger. A chaque
instant, elle rapprochait ses longs cils pour regarder son mari avec
plus d’intensité. En le voyant si jeune et si beau, elle se dit qu’il ne
pouvait pas aimer une femme de quarante-cinq ans. Elle se rappela tout à
coup, avec un plaisir infini, ce proverbe romain qui avait excité son
indignation: «A quarante ans, il faut jeter la femme à la rivière toute
habillée.--_A quarant’anni, bisogna buttar la donna al fiume con tutti
panni_...»

«Ah! ils ont bien raison, pensa-t-elle drôlement;--qu’on la jette, qu’on
la jette!»

Après le déjeuner, les époux retournèrent dans le petit salon, où l’on
servit le café.

--Lelo, maman voudrait bien savoir si nous sommes décidés, oui ou non, à
l’accompagner en Amérique,--dit Dora en observant la physionomie de son
mari.--Dans le cas où cela vous ennuierait par trop, je pourrais
toujours y aller avec elle, moi...

Sant’Anna, qui portait sa tasse de café à ses lèvres, fut tellement
surpris qu’il la reposa dans sa soucoupe.

--Comment, comment! dit-il, vous pourriez de gaieté de cœur me quitter
ainsi?... Joli amour que le vôtre! Américain, hein?

Oh! le baume, la joie que ces paroles versèrent dans le cœur de Dora.

--Rien ne vous empêche de m’accompagner.

--Non... mais cela pourrait ne pas me convenir de faire le voyage cette
année... Nous autres Italiens, nous ne nous résignerions jamais à vivre
séparés de nos femmes comme font vos compatriotes. Quoi que vous en
disiez, nous les aimons mieux.

--Et quand elles ont cessé de vous plaire, vous les trompez mieux aussi.

Le ton sarcastique dont ces mots furent prononcés fit dresser l’oreille
à Lelo.

--Naturellement! répondit-il avec bonne humeur.--Avez-vous donc une si
grande envie d’aller en Amérique?

--Oui, je crois en vérité que j’ai un peu de nostalgie. Il y a une foule
de gens et de choses que je voudrais revoir.

--Pas M. Ascott, j’espère! fit Sant’Anna avec un éclair de jalousie dans
les yeux.

--Non, non... j’ai joué un trop triste rôle dans sa vie pour avoir
jamais le désir de le rencontrer.

--Eh! qui sait! les femmes sont si perverses, si infernalement cruelles!

--Merci. Mais revenons à l’Amérique. Il me semble que nous ne pouvons
guère laisser partir maman toute seule. Du reste, elle veut que vous
voyiez Orienta, sa fameuse propriété, afin de savoir si elle doit la
vendre ou la louer.

--Alors, nous laisserons Guido avec ma mère.

--Ah! cela non, par exemple! Bébé ne me quitte pas.

--Vous ne redoutez pas pour lui un si long voyage?

--Avec sa nourrice, il pourrait faire le tour du monde.

--Peppa ne voudra jamais aller en Amérique.

--Peppa! elle allait émigrer avec toute sa smala quand nous l’avons
prise. Je me charge de la décider.

--Eh bien, nous verrons. Au fait, je ne vois pas d’empêchement sérieux,
fit Sant’Anna, comme s’il en cherchait.

--Le mal de mer, peut-être!

Ceci fut dit d’un ton moqueur, singulièrement déplaisant.

La physionomie du comte prit une expression si hautaine que Dora en fut
saisie.

--Je ne sais sur quelle herbe vous avez marché ce matin! dit-il
froidement; mais vous êtes évidemment de fort méchante humeur, et, comme
je ne veux pas me fâcher, je m’en vais. Au revoir!

--Lelo!

Sant’Anna, qui allait franchir le seuil de la porte, se retourna.

--Plaît-il?

Dans le désir d’être délivrée de son angoisse, la jeune femme allait
tout dire; mais, comme elle était très forte, elle se contint.

--Rien, rien! répondit-elle vivement.



XXXV


Dora ne se rappela jamais ce qu’elle avait pu faire ou dire pendant le
reste de l’après-midi. Un peu après six heures et demie, son coupé
s’arrêtait devant la villa de la Place de l’Indépendance. Elle ne donna
pas le temps au valet de pied d’ouvrir la portière, et ce fut elle-même
qui, au mépris de toute correction, s’informa si la princesse était à la
maison.

--Oui, madame la comtesse, mais...

--C’est bien, annoncez-moi! fit-elle impérieusement.

Le vieux Luigi eut l’air un peu effaré, un peu embarrassé; néanmoins il
obéit et prit les devants. Dès l’entrée du grand salon, on entendit le
son du piano et la voix de Donna Vittoria. Par cet instinctif respect
que tout Italien a pour la musique, le serviteur ralentit et assourdit
son pas et se retourna même vers la visiteuse comme pour lui demander
s’il devait interrompre sa maîtresse: Dora s’arrêta et lui fit signe
d’attendre. La vue de la porte grande ouverte, des portières relevées,
l’avait calmée instantanément, presque rassurée. Elle n’était pas fâchée
d’avoir quelques instants pour se remettre. A travers les battements de
son cœur, elle écouta l’exquise mélodie que chantait Donna Vittoria et
qui n’était autre que _le Temps passé_, de Gordigiani. Elle ne saisit
point les paroles, heureusement pour elle, car ce regret du passé,
exprimé avec une si ardente mélancolie, n’eût pas manqué de lui paraître
suspect après l’insinuation du billet anonyme.

Aux dernières notes, Luigi s’avança vers le boudoir: Dora, qui le
suivait de près, jeta du seuil un regard dans l’intérieur, et il y eut
dans son âme une soudaine vibration de joie. Elle vit la princesse au
piano, Verga tout près d’elle, et, un peu plus loin, au coin de la
cheminée, son mari paresseusement étalé dans un grand fauteuil, les
mains derrière la tête, les jambes allongées. Il était bien là, mais pas
seul, pas en tête à tête! Jamais la vue du marquis n’avait causé à Dora
un tel plaisir.

Le nom de la comtesse Sant’Anna, lancé au milieu de cette petite scène
intime, eut l’effet d’une surprise et sembla détonner étrangement; Donna
Vittoria et les deux hommes se levèrent tout d’une pièce.

--Vous, Dora!... s’écria Lelo, en haussant les sourcils.

--En personne!... répliqua la jeune femme d’un ton dégagé.

Puis, après avoir échangé une poignée de main avec la princesse et le
marquis:

--Ma visite est un peu indiscrète...

--Pas du tout! se hâta de répondre Donna Vittoria;--je suis toujours
charmée de vous voir... Asseyez-vous donc.

--Je sais que c’est l’heure réservée à vos intimes, mais j’avais
quelques renseignements à vous demander et je suis entrée en passant. Si
j’avais pensé que mon mari viendrait vous voir aujourd’hui, je l’aurais
chargé de ma commission.

Dora, à sa grande horreur, entendait tous ces mensonges sortir de ses
lèvres naturellement.

--Vous n’avez pas à vous excuser. Quand ma porte est ouverte, elle l’est
aux amis de mes amis; à leurs femmes, à plus forte raison!... ajouta la
princesse avec un sourire énigmatique.

--C’est bien ce que je me suis dit... Mais je vous ai interrompue: ne
voudriez-vous pas chanter encore quelque chose?

--Volontiers.

--Redites-nous cette romance de Gordigiani, demanda Lelo avec sa belle
inconscience d’homme.

Une expression de douleur contracta le visage de la princesse.

--Non, il ne faut jamais rien recommencer,--fit-elle avec une brusquerie
nerveuse.--Je vous dirai plutôt une chanson morave de Monti, un jeune
maître italien qui a composé de charmantes choses.

Et les doigts effilés de Donna Vittoria, sa voix d’un timbre délicieux,
répandirent dans l’atmosphère du petit salon les notes d’une mélodie
pleine de douceur et de tendresse, des paroles d’amour naïves et jeunes.

En regardant celle qu’elle avait qualifiée de vieille femme, le cœur de
l’Américaine se gonfla légèrement d’envie. Elle était bien séduisante
encore, avec son profil délicat, ses lourds cheveux rougis au henné,
tordus bas sur la nuque, et ses lignes harmonieuses. Involontairement le
regard de Dora alla à son mari. Il avait repris sa pose familière, et
écoutait la musique les yeux fermés, selon son habitude. Elle sentit
alors le lien de race qui existait entre lui et la grande dame romaine.

«Oh! sûrement, ils sont bien du même sang!» pensa-t-elle avec une sorte
de colère jalouse.

Lorsque la princesse eut achevé la chanson morave les deux hommes
l’applaudirent chaleureusement.

--Comme vous avez bien rendu le sentiment simple et vrai qu’il y a dans
cette petite poésie musicale! dit le marquis Verga.

--Je ne connais personne qui chante comme vous, ajouta la comtesse.
Depuis que je suis en Italie, j’ai un peu honte de mon banjo; il me
semble tellement primitif, tellement nègre.

--Vous avez tort, il est très original, répondit gracieusement Donna
Vittoria, et vous en tirez un parti merveilleux.

--Oh! il convient à mon caractère. Je ne me vois pas, avec une guitare
enrubannée entre les mains, chantant des chansons sentimentales. On est
ce qu’on peut!... Et maintenant, continua la jeune femme, il faut que
vous ayez la bonté de me donner quelques renseignements sur un certain
Battista Varano qui a été à votre service.

Lelo se leva:

--Je vous laisse parler ménage... Viens-tu, Verga?

--Vous ne m’attendez pas? s’écria Dora d’un air mécontent.

--Non... j’ai besoin de marcher, je rentrerai à pied.

--Comme vous voudrez.

Il n’avait pas été dupe, une seconde, de toute cette comédie. Il ne
voulait pas se laisser emmener par sa femme comme un petit garçon et, ne
pouvant décemment rester après elle, il devait partir le premier: c’est
ce qu’il fit.

--Je suis contente de n’avoir que du bien à vous dire de
Battista,--répondit la princesse quand les deux amis eurent quitté le
salon.--Il a remplacé pendant trois mois un des valets de chambre. J’en
ai été très satisfaite. C’est un bon serviteur.

--Ah! tant mieux. Il me plaît.

--Aimez-vous les domestiques italiens?

--Oui, ils sont fins, intelligents et susceptibles de s’attacher.

--Sûrement!

--Je préfère les Napolitains. Ils me paraissent plus alertes.

Dora n’aurait jamais voulu se l’avouer: cette prédilection venait
surtout de ce que, suivant l’usage de leur pays, ils lui donnaient ce
joli titre d’_Eccellenza_ qui flattait délicieusement son oreille et sa
vanité.

--Après tout, reprit-elle, je n’ai qu’à me louer de mes gens. Ils ont
une certaine crainte de leur maîtresse américaine, et ma dureté saxonne
s’adoucit devant... devant je ne sais quoi... le charme de la race,
peut-être! J’ai la faiblesse de les choisir aussi beaux que possible, et
ils me désarment encore plus facilement.

Ceci fut dit avec une simplicité qui ne permettait aucune mauvaise
interprétation.

--Vous aimez donc bien la beauté?

--Oui, et je l’ai prouvé! fit Dora avec un petit air triomphant.

Cette allusion au physique de son mari n’était pas de très bon goût,
mais la jeune femme avait obéi à un obscur besoin de vengeance; elle
avait atteint sa rivale, sûrement; les paupières de Donna Vittoria
battirent.

--Vous l’avez prouvé, en effet! dit-elle, donnant à ses lèvres fières
une expression de dédain et d’ironie.--Au reste, Sant’Anna a toujours eu
beaucoup de succès auprès des Américaines.

--Je n’en suis pas surprise du tout! fit gaiement la comtesse.

Puis se levant:

--Excusez l’heure de ma visite. J’avais promis de donner une réponse
immédiate à ce Battista. Je l’engagerai, sur votre recommandation...
Viendrez-vous demain, au _five o’clock_ de madame Swift?

--Oui, ces petites fêtes cosmopolites m’amusent de plus en plus; elles
sont tout à fait intéressantes,--dit la princesse d’un ton
protecteur.--Elles me permettent de faire connaissance avec la société
américaine sans bouger de mon coin. Je suis de plus en plus étonnée de
la différence de nos tempéraments, de nos caractères. On dirait vraiment
que nous ne sommes pas de la même planète.

A son tour, la jeune femme était touchée: elle n’aimait pas qu’on lui
fît sentir qu’elle était si loin de son mari.

--C’est vrai, nous sommes très différentes,--répondit-elle avec une
intonation dure.--Je m’en aperçois aussi. Vous voyez la vie telle
qu’elle a été; et nous, telle qu’elle est. Malgré cela, le Vieux Monde
et le Nouveau ne font pas trop mauvais ménage à Rome. S’ils ne se
comprennent pas entièrement, ils s’entendent bien: c’est l’essentiel. Il
faut croire qu’ils avaient beaucoup de choses à apprendre l’un de
l’autre, puisqu’ils ont été mis en contact si intime!

--C’est possible.

--Alors, à demain au Grand-Hôtel, sous le pavillon étoilé... Ne soyez
pas trop sévère dans vos critiques. Nous avons du bon, croyez-moi.
Demandez plutôt à votre ami Lelo... au revoir...

Et Dora, enchantée de son coup de retour, s’éloigna d’un pas léger.

Donna Vittoria la suivit du regard pendant quelques secondes, puis elle
eut un gracieux mouvement d’épaules, un sourire ironique.

--_Gelosa!_ (Jalouse!) fit-elle à haute voix.

Lorsque Dora fut dans son coupé, elle respira longuement: son cœur était
tout à fait desserré, un peu douloureux encore peut-être. Elle savait
que son mari n’était pas coupable. «Dieu soit loué!» Sur cette fervente
action de grâces, elle tira de sa petite bourse à mailles d’or le cruel
billet qu’elle y avait enfermé, elle se mit à le relire.

--Ah! les vilaines gens! les vilaines gens! fit-elle entre ses dents
serrées.

Mais quelle semonce elle allait recevoir de Lelo! Il l’avait devinée, et
c’était pour lui témoigner son mécontentement qu’il s’en était allé le
premier. Tant pis! Il était bon qu’il sût de quoi elle était capable.
Avait-il réellement aimé Donna Vittoria? Ces mots: «On revient toujours
à ses premières amours» ne laissaient pas que de la troubler. Le doute
raye le cœur comme le diamant raye le verre et y laisse une trace
indélébile: le cœur de la jeune Américaine était marqué à jamais.

Lelo arriva chez lui presque en même temps que sa femme. Il entra, l’air
sévère et dur, dans le petit salon où elle se trouvait:

--Pouvez-vous me dire ce qui vous a amené chez la princesse Marina à
cette heure insolite? demanda-t-il. Ces fameux renseignements n’étaient
qu’un prétexte.

Dora, irritée de ce ton de maître, entra aussitôt en révolte.

--En effet, c’était dans le seul espoir de vous y rencontrer que j’y
suis allée.

--Je m’en doutais. Eh bien, cette manière de venir relancer son mari est
abominablement vulgaire. Ces choses-là ne se font pas dans notre monde.

--Non, peut-être, mais il s’en fait de bien plus laides. Voyez
vous-même.

Et, avec un petit rire de triomphe et de malice, la comtesse tendit à
Lelo la malheureuse lettre anonyme.

Celui-ci, un peu saisi, prit la feuille bleutée, la parcourut rapidement
tout en pâlissant de colère. Ensuite il la tourna, la retourna, la
flaira même, puis son visage s’éclaircit, il se mit à rire.

--Encore une conséquence de votre dîner blanc, parbleu!

--Vous croyez?

--Si je le crois!... Il n’y a pas à en douter. C’est ignoble, c’est
infâme, mais cela vous apprendra à être plus prudente, à ne pas heurter
des gens dont vous ne connaissez ni le caractère ni la force. Ici, en
religion et en politique tout est permis.

Le comte relut le billet et le mit dans sa poche.

--Je finirai bien par en découvrir l’auteur! Il est bon de connaître ses
ennemis... Alors, continua-t-il avec un sourire, vous espériez me
surprendre en conversation criminelle... Cette expression anglaise est
délicieuse... Et vous m’avez trouvé écoutant bien innocemment une
chanson. Vous avez été désappointée, hein?

--Oh! Lelo, ne plaisantez pas sur un sujet pareil! Vous ne savez pas
combien j’ai souffert. Pour rien au monde je ne voudrais revivre cette
journée.

--Je plaisante pour ne pas me fâcher.

--Vous fâcher! s’écria Dora, suffoquée.--C’est encore moi qui ai tort!

--Absolument! répondit Sant’Anna.

Et, déployant la tactique italienne dans toute sa beauté:

--Vous auriez dû me montrer ce billet et me demander la vérité.

--Avec cela que vous me l’auriez dite!... J’ai mieux aimé la découvrir
moi-même.

--Votre méfiance n’est flatteuse ni pour vous ni pour moi, et je ne la
mérite pas,--dit froidement le comte.--Si vous étiez arrivée chez Donna
Vittoria quelques minutes plus tôt, Peretti se serait trouvé là; il
aurait deviné le but de votre visite, et demain tout Rome aurait su que
vous étiez jalouse de la princesse et que vous me surveilliez...
Agréable pour vous et pour moi, n’est-ce pas?

Dora ne répliqua rien. Elle était furieuse de voir que son mari allait
encore lui prouver qu’il avait raison.

--Il faut, continua Lelo, que vous acceptiez les mœurs et les usages de
la société dans laquelle vous êtes entrée. Vous ne pouvez pas compter
que nous allons nous conformer à vos idées américaines.

--Je n’ai pas cet espoir, non.

--C’est heureux! Eh bien, jusqu’à ce que vous connaissiez mieux notre
monde, vous devriez vous laisser guider par moi. Ainsi, ce soir, en
entrant comme dans un moulin chez une femme avec laquelle vous n’avez
aucune intimité, vous avez manqué de savoir-vivre. Donna Vittoria
n’aurait jamais pris cette liberté avec vous.

--Non... elle aurait probablement trouvé un moyen moins droit pour être
renseignée.

--Mais, pour une personne qui se pique de respecter la vérité, vous
l’avez assez légèrement traitée, ce soir,--fit Sant’Anna en
souriant.--Ma parole d’honneur, je n’en croyais pas mes oreilles!

Cette fois, la jeune femme se sentit réellement coupable, elle ne put
s’empêcher de rougir.

--C’est vrai, confessa-t-elle, et tous ces mensonges me venaient sans
que je les eussent préparés. C’est effrayant ce que l’on peut dire et
faire sous l’impulsion de... de...

--De la jalousie, allez-y carrément!

--De la jalousie, oui...

Puis, troublée de nouveau par les paroles perfides:

--Au fait, ce billet n’avait pas menti. Je vous ai trouvé chez la
princesse Marina: vous y allez peut-être tous les jours.

--J’avoue que j’y suis allé très fréquemment, ces temps-ci, j’étais
agacé, tiraillé. J’avais besoin d’entendre un peu de musique. Elle me
fait un bien inouï aux nerfs.

--Les nerfs, les nerfs! reprit Dora avec impatience,--un homme doit
avoir des muscles.

--Vraiment?... Vous auriez dû épouser un acrobate, puisqu’il vous faut
des muscles!

--Oh! Je n’en demande pas tant que cela, mais je voudrais que vous
fussiez un peu moins nerveux et que vous n’eussiez pas de si étranges
fantaisies.

--Il m’est impossible de changer mon tempérament, même pour vous plaire.
Vous ne ferez jamais d’un cheval arabe un percheron... Et puis,
croyez-moi, s’il faut des muscles pour accomplir de grandes choses, les
nerfs sont nécessaires pour faire de belles choses ou pour les sentir.

Le comte, s’approchant de sa femme, lui mit le bras autour du cou et
attira sa tête contre lui:

--Allons, _mia cara_, ne vous alarmez pas de mes fantaisies: elles sont
bien innocentes, je vous jure! Depuis tantôt deux ans que nous sommes
mariés, je ne vous ai pas fait l’infidélité d’une pensée ou d’un
désir... Nous pouvons être très heureux ensemble; seulement, ne gâtez
pas notre bonheur par des exigences mesquines, des jalousies
bourgeoises. Quand j’étais enfant, si l’on se fiait à ma parole ou à ma
sagesse, on n’était jamais trompé. Ayez confiance en moi.

Dora Sant’Anna--non plus Dora Carroll--tourna ses lèvres vers la main
qui la caressait et la baisa rapidement, puis, se dégageant de
l’étreinte, elle regarda son mari dans les yeux.

--Est-ce vrai que la princesse Marina a été vos premières amours?
demanda-t-elle, incapable de retenir la brûlante question.

--Elle a été la première femme que j’ai admirée, répondit le comte
employant habilement l’euphémisme américain.--Et maintenant, tâchez
d’oublier cette abominable lettre. En permettant qu’elle vous trouble,
vous donneriez trop de satisfaction à la personne qui nous en veut.

En disant cela, Sant’Anna regarda la pendule.

--Il est sept heures et demie. Allons nous habiller.

Dora s’était trop féminisée depuis qu’elle était en Europe pour ne pas
saisir ce moment unique et obtenir ce qu’elle voulait.

--A propos, Lelo, vous n’avez pas répondu au sujet du voyage en
Amérique. Si vous disiez ce soir à maman que nous l’accompagnerons, j’ai
idée que cela lui ferait grand plaisir.

--Et à vous aussi?

--A moi aussi.

--Vous m’assurez que Bébé pourra supporter la traversée?

--Parfaitement.

--Pour l’amour de Dieu, n’allez pas le tuer, dans le désir de lui faire
des muscles!

--Ne craignez rien. J’en prends la responsabilité.

--Alors, nous partirons quand vous voudrez.

--C’est promis?

--C’est juré.

Aussitôt chez lui, le comte, avant de sonner son valet de chambre,
examina de nouveau la lettre anonyme. Comme s’il eût deviné l’auteur,
une légère rougeur, un reflet d’émotion passa sur son visage, il se
mordit la lèvre.

--_Che streghe queste donne!_ (Quelles sorcières que les femmes!)
s’écria-t-il en jetant la feuille bleutée dans un des tiroirs de son
bureau.

L’Italien marié à une Américaine éprouve dans les premiers temps une
certaine fatigue morale. Son indolence est exaspérée par l’activité
saxonne; son esprit vagabond, erratique, ramené sans cesse à la ligne
droite par l’esprit positif de sa femme, se révolte sous le joug
nouveau. Les continuels à-coup provoqués par la différence de race et
d’éducation irritent sa sensibilité nerveuse, surtout lorsqu’ils sont
donnés par une main un peu dure. Le timbre monotone de l’étrangère est
même pénible à son oreille musicale. Il finit par s’habituer à tout
cela, ou plutôt par s’isoler. Il n’entend plus que ce qu’il veut, laisse
faire et se trouve parfaitement heureux.

C’est un inconscient besoin de repos et d’harmonie qui attirait Lelo
auprès de Donna Vittoria, cette grande dame avec laquelle il avait de si
profondes affinités. Sa voix bien modulée, ses mouvements souples, sa
grâce aristocratique, charmaient les yeux du comte. Elle savait quand
elle devait parler ou se taire, elle devinait la chanson ou la mélodie
qui convenait à son humeur. Lorsqu’il l’avait revue dans le monde après
son mariage, il avait éprouvé un immense soulagement à la trouver
cordiale et parfaitement naturelle. Il n’avait pu deviner son héroïsme:
quand l’homme n’aime plus, il ne comprend pas que la femme puisse aimer
encore et souffrir. Rassuré par l’attitude de Donna Vittoria, Sant’Anna
lui avait fait visite à l’heure où elle recevait. Il s’était glissé
d’abord assez timidement dans son petit salon, en compagnie de quelque
ami, puis il y était retourné avec un plaisir croissant. On y était
mieux qu’au club. Il n’avait, strictement parlant, aucun reproche à se
faire: la princesse n’était plus pour lui qu’une vieille amie. Il aimait
Dora, sa jeunesse, sa gaieté. Le foyer domestique tel qu’elle le lui
avait fait, brillant et moderne, lui semblait agréable, sain,
confortable; il entendait bien y cantonner sa vie. Ce billet anonyme le
troubla cependant. Oui, ces temps derniers, il était allé, non pas
chaque jour, mais très souvent, chez Donna Vittoria. Il se rappela tout
à coup les paroles de cette romance qu’elle avait chantée le soir même.
Involontairement, ses lèvres répétèrent:

    _Tempo passato,
    Perché non torni più?_

    Temps passé,
    Pourquoi ne reviens-tu plus?

Et alors, comme pris de peur:

--_Diavolo! Diavolo!_ s’écria-t-il, allons en Amérique!



XXXVI


«Que la paix soit avec vous, maintenant et toujours!»

Ces paroles du brahmine n’avaient pas été vaines, la paix était demeurée
avec madame Ronald. L’image de Sant’Anna était bien là, derrière son
front, mais diminuée, effacée, impuissante à hâter les battements de son
cœur, à lui causer un regret. Et l’Hindou lui avait fait un don plus
divin encore: selon sa promesse, il lui avait inspiré le sens de la
fraternité humaine, il l’avait mise en communion plus intime avec les
petits, avec les êtres inférieurs, avec la nature même. Sa compréhension
s’était développée, sa charité avait acquis plus de tendresse et de
chaleur, et des événements inattendus étaient venus purifier son âme des
scories que la passion y avait laissées.

A son retour en Amérique, Hélène avait trouvé le pays dans les premières
convulsions de la fièvre guerrière. La majorité, parmi les femmes de la
classe élevée, prêchait et désirait la paix. Beaucoup, d’ailleurs,
connaissaient l’Espagne pour y avoir voyagé, avaient senti plus ou moins
son charme, sa poésie, le rayonnement de son grand passé. Toutes
éprouvaient une sympathie de sexe, une admiration sincère pour la reine
régente, une pitié tendre pour le roi enfant. Sous l’empire de ces
sentiments, elles avaient jugé cette guerre indigne d’une nation aussi
civilisée que la leur, et dénoncé sans ménagements les intérêts et les
ambitions qui se dissimulaient sous le pavillon humanitaire: le pavillon
humanitaire est, du reste, celui qui couvre souvent les plus vilaines
marchandises. Aussitôt la guerre déclarée, elles furent toutes prises
aux entrailles par l’amour de la patrie, la haine de l’Espagnol. Il y
eut, chez beaucoup, de magnifiques élans de générosité et de dévouement.
Leur génération connut pour la première fois les affres de la bataille,
les angoisses de la lutte homicide. Elles tremblèrent et prièrent pour
les leurs, tressaillirent au canon de la victoire, vibrèrent au récit
d’actes héroïques. Et toutes ces ondes d’émotion renouvelèrent plus d’un
cœur de femme, aucun peut-être autant que celui d’Hélène.

Henri Ronald, Charley Beauchamp et Jack Ascott s’enrôlèrent des premiers
et furent incorporés dans le 10e régiment de cavalerie.

A la bataille de San-Juan, le 1er juillet, en montant à l’assaut de la
colline qui domine Santiago, Jack Ascott trouva la mort qu’il était venu
chercher. Charley Beauchamp fut épargné; M. Ronald reçut deux graves
blessures à la cuisse gauche. Hélène, qui l’avait suivi jusqu’en Floride
où, avec quelques amies, elle avait établi un quartier général de
secours, trouva moyen d’arriver auprès de lui. Elle n’avait jamais eu
l’occasion de faire quelque chose pour son mari; elle avait tout reçu,
tout exigé de lui. Pour la première fois, elle fut appelée à lui
prodiguer des soins, car elle l’avait eu entre ses bras, faible comme un
enfant. Elle passa des nuits et des nuits à son chevet. Une tendresse
croissante rendit ses doigts merveilleusement habiles et légers. Elle
disputa sa jambe au couteau du chirurgien et la sauva de l’amputation: à
cette œuvre d’épouse et de femme, elle trouva les joies les plus douces
qu’elle eût jamais connues, et de ses inquiétudes mêmes naquit pour
Henri un amour qu’il avait été jusqu’alors impuissant à lui inspirer. Au
mois de septembre seulement, elle put le ramener dans le Massachusetts,
à Saint-Hubert, la belle propriété qui lui venait de son père. Là, il
acheva de se remettre. Le temps de sa convalescence fut pour tous deux
comme une seconde lune de miel, infiniment plus douce et plus heureuse
que la première. Vers le milieu d’octobre ils rentrèrent à New-York, où
M. Ronald se préparait à faire connaître la nouvelle force qu’il avait
découverte.

Et nous retrouvons Hélène dans son fameux cabinet de toilette. Elle
l’avait remanié entièrement. Plus de brocart changeant sur les murs,
plus de salamandres, plus de papillons sur les panneaux. De la perse
ancienne, des boiseries blanches, mates, des aquarelles de Leloir, de
Corelli, et un seul tableau à l’huile, celui de Willie Grey: _la Folie
de Titania_.

Vêtue d’une robe en étoffe souple, d’un gris mauve elle était assise
devant son miroir, polissant distraitement ses ongles, et se regardant
sans se voir. Son miroir, toujours le même, reflétait un visage bien
différent, plus noble et plus doux d’expression. Entre les sourcils, le
pli de la pensée s’était creusé. Il eût fallu pour la peindre une autre
palette: sa beauté avait des tons plus riches et plus chauds; ses
cheveux étaient vraiment couleur d’hyacinthe. Sous ses grands yeux
bruns, la passion avait laissé des cernes légers, ineffaçables.

Sur la table de toilette, se trouvait une lettre ouverte, et l’on
pouvait reconnaître de loin l’écriture extravagante de Dora. La guerre
ayant retardé le départ des Sant’Anna, ils n’étaient arrivés en Amérique
qu’à la fin d’août et s’étaient rendus directement à la campagne, dans
le Maine, où ils avaient passé septembre et octobre. La comtesse,
rentrée à New-York le jour même, était descendue à l’hôtel Waldorf et
avait annoncé sa visite à madame Ronald pour l’après-midi. Hélène
l’attendait avec un peu d’émotion et une forte curiosité. Comme quatre
heures sonnaient, un coup vif, reconnaissable entre mille, fut frappé à
la porte et, selon sa vieille habitude. Dora fit aussitôt irruption.

--C’est moi! c’est moi!

--Dody!

Ce diminutif affectueux et familier vint tout naturellement aux lèvres
d’Hélène.

Les deux femmes s’embrassèrent avec un élan d’amitié sincère, puis elles
se regardèrent dans les yeux pendant quelques secondes.

--Je suis si contente de vous revoir! dit la comtesse.

--Alors les grandeurs ne vous ont pas fait oublier vos amis?

Dora haussa les épaules.

--Non, non... ma vanité a beaucoup d’étendue, répondit-elle en
souriant,--mais peu de profondeur; elle n’arrive jamais jusqu’au cœur.

--Tant mieux! Votre billet m’a causé une agréable surprise: je ne vous
attendais que la semaine prochaine.

--Le temps est devenu trop mauvais pour rester plus longtemps à la
campagne. Lelo a accepté une dernière partie de chasse; j’ai pris les
devants, avec maman. Vous la verrez tout à l’heure. Elle doit vous
amener Bébé. J’ai hâte de vous le montrer, il est beau à faire envie à
une reine.

--Il n’a pas souffert du voyage et du changement de climat?

--Non, Dieu merci!... Il ne se doute pas combien je lui suis
reconnaissante de s’être si bien porté. S’il lui était arrivé quelque
chose, les Sant’Anna ne me l’auraient jamais pardonné.

--Allons dans le petit salon! proposa madame Ronald.

--Oh! je vous en prie, restons ici encore un moment. Nous sommes mieux
pour causer... Mais vous avez tout changé! s’écria la comtesse en
promenant les yeux autour d’elle.

--Quand on vieillit, il est sage de se donner un cadre plus sobre.

--Vieillie, vous! Vous êtes plus délicieuse à voir que jamais.

Puis, remarquant tout à coup le tableau de Willie Grey:

--Tiens, _la Folie de Titania_! Pour avoir dans sa maison un sujet
semblable, il faut qu’une femme ait comme vous un mari tout à fait
supérieur. Chez beaucoup, il serait une jolie satire!

--En effet! dit Hélène en souriant.

Dora ôta sa jaquette, ses gants, les lança sur une chaise longue et vint
s’asseoir dans le _rocking chair_ de M. Ronald.

--Le cher fauteuil! dit-elle en caressant et serrant de ses mains fines
les bras du siège favori.--Je n’en ai jamais trouvé un aussi
confortable.

Hélène avait repris sa place devant sa table de toilette.

--Donnez-moi des nouvelles d’Henri, demanda la comtesse. Comment va sa
jambe?

--Elle marche... J’ai tellement craint qu’il ne la perdît!

--Oh! je vous assure que j’ai bien partagé vos inquiétudes. Je me
représentais ce que serait pour lui, si actif, la perte d’un membre. Je
le voyais estropié, condamné aux béquilles, cela m’a été un cauchemar
et, le jour où vous avez télégraphié que toute menace d’amputation était
écartée, j’ai poussé un fameux _ouf_ de soulagement.

--Et moi donc! j’ai passé par de cruelles angoisses; je suis étonnée de
n’avoir pas de cheveux gris.

Dora imprima à son fauteuil un mouvement accéléré et inégal qui trahit
une soudaine agitation nerveuse. Elle regarda Hélène entre ses cils
rapprochés, ouvrit par deux fois la bouche sans pouvoir parler, puis
d’une voix un peu rauque:

--Alors... Jack a été tué... fit-elle.

--Oui, le 1er juillet, à la bataille de San-Juan, et cela a été une
grande miséricorde. Depuis qu’il avait quitté les affaires, il buvait et
jouait d’une manière effrayante. Il s’était acheté un _ranch_ dans
l’ouest. De temps à autre, il allait s’y enfermer comme s’il eût voulu
s’arrêter sur la pente, puis il revenait et recommençait de plus belle à
descendre. C’était navrant. Il s’est engagé en même temps qu’Henri et
Charley. Tous deux m’ont dit qu’au cours de la campagne, à El Caney
surtout, il avait fait preuve d’un entrain et d’un sang-froid
admirables. Sous le feu de l’ennemi, il courait transmettre des ordres,
ramassait les blessés, les portait au bord de la rivière. Dans cette
affaire du 1er juillet, où tant d’existences ont été sacrifiées, il
avait bien des chances de trouver la mort. Sept mille hommes avaient été
jetés dans la vallée, en face de la colline de San-Juan qui domine
Santiago, et dont le sommet crachait du feu comme un volcan en éruption.
Impossible de reculer: il fallait la prendre ou se faire tuer jusqu’au
dernier. Ils s’en sont rendus maîtres, mais à un prix énorme de vies.
Charley, Henri et Jack faisaient partie de la première ligne qui monta à
l’assaut, une ligne mince, déployée en arc. Tous, ils grimpèrent
lentement sous les batteries tonnantes. A chaque pas, le danger
croissait et le feu de l’ennemi se faisait plus meurtrier. A la dernière
décharge des Espagnols, Henri et Jack furent blessés. Henri, atteint à
la cuisse, tomba. Jack, frappé en pleine poitrine, tout sanglant, les
yeux hors de la tête, continua à monter. En guise d’arme, il tenait un
drapeau. Par un miracle de vouloir et d’héroïsme, il arriva au sommet de
la tranchée désertée, planta la bannière étoilée dans la terre molle et
s’abattit, la face contre terre. Ce fut Charley qui le releva. Il vécut
encore quelques minutes. A travers son agonie, il dut entendre les
hourras de la victoire, car il mourut avec le sourire aux lèvres.

En écoutant ce récit. Dora, peu à peu, avait ralenti, puis arrêté le
mouvement de son fauteuil à bascule. Des reflets d’émotion avaient passé
et repassé sur son visage, ses yeux s’étaient mouillés, enfin, les
larmes avaient jailli.

--Je ne vous ai pas raconté cela pour vous faire de la peine, dit madame
Ronald, mais pour honorer la mémoire de Jack et pour que vous
connaissiez bien toute sa valeur.

--Je la connais, je la connais! répondit hâtivement la comtesse, en
essuyant ses joues.--Je n’ai pas de remords, parce que je me doute bien
que nous ne faisons pas nos destinées, pas plus que nous ne nous faisons
nous-mêmes... mais j’aurais voulu qu’une autre eût été choisie pour
envoyer Jack à cette mort glorieuse... Je ne l’aimais pas assez pour le
rendre heureux. Avec moi, il aurait eu une vie tourmentée. Cette pensée
me consolera toujours.

A ce moment, la femme de chambre vint annoncer que le thé était servi.
Madame Ronald offrit son bras à Dora et la conduisit dans un ravissant
petit salon vert d’eau très pâle, aux boiseries grises et dorées. Les
deux femmes demeurèrent quelques instants silencieuses, émues.

--Comment votre mari trouve-t-il l’Amérique? demanda enfin Hélène pour
renouer la conversation.

--Elle lui plaît beaucoup plus que je n’osais l’espérer. J’avais une
telle peur qu’il ne s’y ennuyât! L’ennui lui tombe dessus comme ferait
l’influenza, et alors il devient triste et ne parle plus, c’est agaçant.
C’est bien heureux que les d’Anguilhon et les de Kéradieu soient venus,
cette année: je les ai invités à Orienta, de sorte que nous avons eu là
une société très agréable... Lelo a été charmant tout le temps. Il est
vrai qu’il a eu un succès!... Je crois que j’aurais encore plus de peine
à le garder ici qu’à Rome! Les Américaines ont une manière détestable de
provoquer la galanterie des hommes.

--Et c’est vous, vous, qui trouvez cela!

Dora rougit.

--Pardon, je n’ai jamais fleurté avec les maris des autres! Du reste, je
n’ai rien à craindre. Lelo m’aime, j’en suis sûre, et toujours
davantage. Puis l’Italien est très sage, très égoïste: il sait, comme
nous disons, de quel côté son pain est beurré. La femme qui a des
enfants et de l’argent est bien puissante.

--J’ai eu les d’Anguilhon à dîner, la semaine dernière; Annie a un air
de béatitude!...

--Oh! elle adore son mari. Quand on aime, tout est facile. En voilà une
force que l’amour!

Le ton était si drôle que madame Ronald ne put s’empêcher de sourire.

--Le marquis est charmant, ajouta Dora, mais il m’inquiéterait: il est
trop compliqué. On ne sait jamais de quoi ces Français sont capables.
Lelo est plus simple. Il n’a pas un brin d’idéalité ou d’enthousiasme.
Beaucoup de cœur, de l’intelligence, de l’esprit... et des nerfs... cela
suffit pour Dody.

--Alors vous êtes contente de votre sort?

--Archicontente!

--Ravie surtout d’avoir un titre!

--Mais oui, je ne m’en cache pas. Quand j’étais petite, j’anoblissais
mes compagnons pour le plaisir de jouer avec des princes et des ducs.
C’était un pressentiment.

--Et la société romaine, qu’en pensez-vous?

--Oh! j’en suis arrivée à la conclusion que toutes les «sociétés»,
française, anglaise, transatlantique, ne sont que des façades
d’architectures diverses. Ce n’est pas chez les gens du monde qu’il faut
chercher des sentiments profonds et des idées élevées. La société
romaine est une façade, elle aussi. Elle a de belles lignes, nobles,
simples, comme celles de ses palais, mais on ne les distingue presque
plus, tant elles sont encrassées, noircies par la poussière des siècles,
autrement dit par les préjugés, par un tas de choses antédiluviennes. Il
y a maintenant, çà et là, de grands morceaux clairs, tout neufs: le clan
italo-américain. C’est laid comme un raccommodage, je m’en rends compte.
Ces morceaux se noirciront-ils pour être dans le ton, ou le reste
blanchira-t-il? _Chi lo sa?_

Hélène regarda la jeune femme avec surprise.

--Je vois que vous n’avez pas perdu le don des comparaisons
pittoresques... Celle-ci prouve que vous avez réfléchi et observé. Je la
crois très juste. Tous mes compliments.

--Oh! on vieillit vite... moralement, en Europe. Savez-vous ce qui
m’étonne le plus? c’est la place que l’amour tient dans la vie de tous
ces Italiens. Il est le thème invariable de leurs conversations. C’est à
lui qu’ils doivent, pour une bonne part, l’animation de leurs
physionomies, la chaleur de leurs voix, de leurs regards, leur
électricité... car ils ont de l’électricité comme les chats!... Là-bas,
quand il y a deux personnes ensemble, elles parlent de leurs affaires de
cœur; s’il y en a plusieurs, elles parlent de celles des autres; à
travers la société il existe un courant d’intrigues, de fleuretage, de
secrètes intelligences. Chez nous, l’amour est un hors-d’œuvre; à Rome,
c’est le plat de résistance.

--Oh! Dody!...

--C’est la vérité, et cela m’exaspère. Grand Dieu! mais il y a tant de
choses plus intéressantes dans la vie! Le comte Ripalta, qui est un peu
français, fait des efforts louables pour arracher la société à ses
amours, à ses potins, et tourner son esprit vers des sujets plus dignes
d’elle. Par des conférences, par des matinées artistiques, il essaie de
la mettre dans le mouvement, mais il aura du mal!

--C’est surprenant, tout de même, de voir comme nos compatriotes aiment
la société romaine!

--Non, car elle a un grand charme. Je ne saurais pas dire en quoi il
consiste, par exemple! Quant à moi, je m’y plais de plus en plus. J’ai
appris à peser mes paroles, à ne pas dire tout ce qui me passe par la
tête; ç’a été assez dur. Quand j’ai remis le pied en Amérique, je me
suis écriée involontairement: «Ah! enfin je vais pouvoir parler!» Lelo
en a ri pendant huit jours.

--Est-ce que vous comptez passer quelque temps à New-York?

--Un mois, six semaines, peut-être... J’ai été assez heureuse pour
obtenir, au Waldorf, ce joli appartement Empire qui fait le coin de la
Cinquième avenue et de la 33e rue. J’espère qu’il plaira à mon cher
époux. Et maintenant je viens vous inviter pour demain. Les d’Anguilhon
et les de Kéradieu partent dans trois jours: j’ai voulu leur donner un
dîner d’adieu. J’ai prié Willie Grey, votre frère, Mrs. Newton, Mrs.
Loftus, Lili Munroë, Marguerite Daner, les femmes qui me jalousent le
plus, qui ont été le plus enragées de mon mariage. Ce sera un dîner
intime et charmant. Lelo ne rentrera que très tard, il ne pourra pas
vous faire visite avant.

Une nuance d’émotion, d’embarras, passa sur le visage d’Hélène.

--Mais nous avons justement un engagement pour demain!

--Vous vous dégagerez.

--Et puis... je ne sais pas... si Henri...

--Si Henri consentira à accepter l’invitation du comte et de la comtesse
Sant’Anna? fit la jeune femme en riant.--Je me charge de l’y décider.

Comme elle disait cela, M. Ronald parut dans l’encadrement de la
portière. Il avait pâli et maigri, les traces de ses souffrances
physiques étaient encore très visibles.

Avec sa belle souplesse. Dora bondit à sa rencontre et lui jeta les bras
autour du cou.

--Oncle, oncle, quel bonheur de vous retrouver sain et sauf!
s’écria-t-elle en l’embrassant comme autrefois.

Le savant se raidit sous les caresses de sa nièce, il serra ses lèvres
minces, essaya de se dégager de cette affectueuse étreinte, mais elle la
resserra.

--Comment! c’est ainsi que vous me recevez, après m’avoir causé de si
horribles inquiétudes! Est-ce que votre rancune contre moi va durer
toute la vie? «Le cœur de l’homme bon est un abîme de perversité
cachée.» Je suis sûre d’avoir lu ces paroles dans le Livre de la
Sagesse,--fit audacieusement Dora.--Elles m’avaient bien paru un peu
fortes, mais vous me feriez croire qu’elles sont vraies!

Cette fois M. Ronald n’y put tenir; quelque chose comme un sourire passa
dans ses yeux. La jeune femme le vit et, enhardie par ce premier succès:

--Venez vous asseoir là,--continua-t-elle en menant son oncle vers un
fauteuil.--Nous allons vous offrir une tasse de thé, cela redonnera du
ton à vos sentiments pour moi.

Après avoir servi Henri très gentiment, l’irrépressible Dora se percha
sur le bras de son siège.

Tout en buvant son thé, M. Ronald l’examinait curieusement.

--Est-ce que vous me trouveriez embellie?

--Je ne dis pas non!

--Dites oui, vous me ferez plaisir. Mes meilleures ennemies en
conviennent. Cela ne m’étonne pas. Si, comme vous me l’affirmiez dans un
de vos inoubliables sermons, c’est le dévouement et l’abnégation qui
embellissent la femme, je dois être devenue une beauté.

Hélène se mit à rire:

--Vous pratiquez donc ces vertus-là, maintenant? demanda-t-elle.

--Si je les pratique!... Mais je ne m’en plains pas...

--Votre mari non plus ne doit pas s’en plaindre!... fit M. Ronald.

--Lui? Eh bien, voilà ce qui est vexant! Il trouve ma manière de faire
tout à fait naturelle. Il ne se doute pas de ce qu’était Dora Carroll.
Ces Européens sont inouïs: de vrais pachas!

--Et comment vous entendez-vous avec votre oncle l’Éminence?

--Nous sommes au mieux ensemble. C’est même le seul de la famille avec
qui j’aie des relations agréables... A propos, Hélène! puisque vous êtes
catholique maintenant, si jamais vous avez besoin de la bénédiction
papale ou d’une permission extraordinaire, adressez-vous à moi: je me
charge de vous l’obtenir.

--Bien! Je m’en souviendrai.

--Quand on pense que vous deviez devenir la nièce du cardinal Salvoni!
fit M. Ronald. C’est tout de même extraordinaire. Est-ce que vous
l’appelez «Éminence»?

--Non, je l’appelle tout simplement «_zio_», qui veut dire oncle en
italien, mais le mot n’est pas aussi familier qu’en anglais et en
français... Par exemple, quand je lui serre la main au lieu de la lui
baiser, cela a toujours l’air de l’étonner.

--Oh! il doit avoir des étonnements, avec vous!

--C’est-à-dire que je suis une révélation pour lui. Jugez donc, je crois
qu’avant moi il ne s’était jamais rencontré avec un esprit indépendant
et moderne. Nous causons beaucoup ensemble. Je lui suggère un tas de
choses, d’idées américaines, avec l’espoir qu’il s’en souviendra s’il
devient pape.

Un pape s’inspirant des idées de Dora, cela parut si énorme à Hélène, et
même à son mari, que tous deux éclatèrent de rire.

--Moquez-vous, moquez-vous, mais le cardinal me questionne sans cesse
sur l’Amérique. Il a tout l’air de lui tâter le pouls en ma personne.

--C’est fâcheux qu’il n’ait pas sous les doigts le pouls d’une femme
plus sensée! dit M. Ronald.

--_Zio, zio_, vous me manquez de respect! fit Dora avec son
imperturbable bonne humeur.--Plaisanterie à part, nous avons, le
cardinal et moi, de très intéressantes conversations. Et savez-vous? Je
crois que je suis arrivée à comprendre l’organisation de l’Église
catholique.

--Vraiment!... s’écria Hélène, ah! cela m’intéresse.

--Eh bien, c’est tout simplement une formidable armée spirituelle dont
le pape est le général en chef. Le haut clergé, les officiers,
travaillent pour la puissance temporelle, pour leurs ambitions
respectives: le bas clergé, les simples soldats, eux, croient travailler
pour Dieu, pour gagner le ciel, et ils accomplissent des œuvres
surhumaines; en réalité, toutes ces œuvres ne servant qu’à augmenter la
gloire de l’Église.

--Je crois que vous vous trompez, fit Hélène un peu sèchement.

--Pas du tout! J’ai l’illustration du système sous les yeux, au palais
Salvoni, en la personne du cardinal, qui ne songe qu’à devenir pape,
qu’à accroître le pouvoir du Vatican, et en celle de Don Agostino, un
pauvre prêtre qui est hypnotisé par un rêve de paradis et ne vit que
pour sauver des âmes. C’est certain, pour le haut clergé le mot d’ordre
est: «Tout pour l’Église»; pour le bas clergé: «Tout pour Dieu». Cela ne
me scandalise pas; au contraire! Je trouve cette organisation admirable,
nécessaire, et j’ai pour l’Église romaine beaucoup plus de respect
qu’autrefois. Elle est vraiment très grande.

--Est-ce que le cardinal a essayé de vous convertir? demanda M. Ronald
en souriant.

--Non, jamais; mais savez-vous ce qu’il a obtenu de moi?... que l’on
fasse maigre dans ma maison, le vendredi et la veille de certaines
fêtes: il m’en a donné la liste. «Pour le bon exemple religieux», a-t-il
dit. En réalité, c’est pour que l’on sache à Rome que chez les
Sant’Anna,--_in casa Sant’Anna_,--on observe les commandements de
l’Église. J’ai cédé, parce qu’il paraissait tenir à cela d’une manière
extraordinaire, mais je lui ai laissé voir que j’avais compris la raison
de son désir.

--Il a une fort belle tête; le _Scribner’s Magazine_ a donné son
portrait il y a quelque temps.

--Oui, et il a surtout grand air. Il ferait un pape splendide.

--Vous le voyez souvent? dit Hélène.

--Depuis six mois, nous dînons avec lui tous les dimanches. Il habite le
palais Salvoni, un palais rempli de belles choses, mais glacial comme si
jamais un rayon de soleil et une femme n’y étaient entrés. S’il
contenait encore des microbes du moyen âge, cela ne m’étonnerait pas. Il
y a là, dans ces magnifiques appartements, une curieuse odeur d’église,
d’encens, de bouquins, de vieux garçon, de tabac, une odeur d’autres
siècles... Elle a longtemps intrigué et taquiné mon nez; il a fini par
s’y habituer, par l’aimer, même.

--Oh! Dody, Dody! s’écria Hélène, vous n’avez pas changé.

--Je l’espère bien!... Enfin, je me suis familiarisée avec ce décor
italien et tout le reste. Après le dîner, nous avons de glorieuses
parties de billard ou de bésigue: Son Éminence apprécie mes petits
talents de société, je vous assure!... Plaisanterie à part, je crois
qu’il a vraiment de l’amitié pour moi. Ce printemps, j’ai fait une
grosse sottise...

--Cela doit vous arriver quelquefois, dit M. Ronald.

--Oui... n’importe... Je vous la raconterai quelque jour, si vous êtes
sage. Le cardinal croyait que Lelo avait été d’accord avec moi, et il
lui faisait froide mine. Alors, j’ai tout confessé. Eh bien, il ne m’a
pas grondée, il s’est contenté de me dire en me tapotant l’épaule:
«_Figlia mia_, vous avez une bien mauvaise tête, mais un grand bon
cœur...» Je parie qu’il me regrette!... Avant de partir, je lui ai amené
Bébé: il lui a donné sa bénédiction; puis il m’a fait le signe de la
croix sur le front et a mis son anneau contre mes lèvres,--un rubis de
toute beauté,--et je l’ai baisé, ma foi!... C’est drôle, je n’ai pas pu
m’en empêcher; il m’avait hypnotisée: je ne voyais plus mon adversaire
au billard ou au bésigue, mais Son Éminence le cardinal Salvoni, un
prince de l’Église, dans chaque pouce de sa personne. S’il devient pape,
je suis parfaitement capable de m’agenouiller devant lui. Mais assez
là-dessus!... Je vous ai raconté tout cela, pour que vous soyez aimable
avec Lelo comme son oncle l’est avec moi. Du moment qu’un cardinal s’est
résigné à avoir une nièce américaine et protestante, vous pouvez bien,
vous, vous résigner à avoir un neveu italien et catholique. Ce serait du
joli, si un Américain, un démocrate, avait les idées plus étroites qu’un
prélat romain!... Lors de mon mariage, vous n’avez pas été gentil. On
aurait dit un tuteur de comédie amoureux de sa nièce et obligé de la
donner à un beau jeune homme. Lelo a été très froissé, je ne serais pas
étonnée qu’il vous gardât encore rancune. Il est d’une susceptibilité
toute latine, horriblement fier. Si vous lui faites froide mine, il vous
tournera le dos et ne voudra jamais remettre le pied chez vous. Cela me
causerait un grand chagrin et me gâterait tout le plaisir de mon voyage.
Il faut que nous signions la paix tout de suite, et que vous me
promettiez de bien accueillir Lelo et de redevenir ce que vous étiez
autrefois: mon meilleur ami.

--Qu’avez vous besoin d’ami, vous qui n’en faites qu’à votre tête! dit
M. Ronald afin de lutter contre son attendrissement.

--Oui... et, pour une fois que j’ai écouté mon cœur, vous m’en voulez à
mort! Est-ce logique?

--Non, dit enfin Hélène,--c’est même injuste, de la part d’un homme qui
nie le libre arbitre, qui affirme que l’amour est une onde magnétique,
un fluide, et qui cherche même à inventer les instruments nécessaires
pour l’enregistrer ou le photographier.

La jeune femme sauta sur ses pieds. Ses yeux largement ouverts
laissèrent deviner le travail rapide de sa pensée. Une sorte d’effroi
mêlé de respect se peignit sur son visage.

--L’amour, un fluide! répéta-t-elle, mais c’est cela, c’est cela même!
Lelo m’a attirée irrésistiblement. Quand il était près de moi, tout
semblait plus beau, l’air était différent... Oh! oncle, je crois que
vous êtes vraiment un grand homme!

Comme la jeune femme prononçait ces paroles, madame Carroll entra,
suivie d’une superbe nourrice romaine qui portait le petit Guido.

M. Ronald alla au-devant de sa sœur et l’accueillit très
affectueusement.

Pendant ce temps, Dora avait enlevé le grand chapeau à plumes du Bébé,
ébouriffé d’un habile coup de doigt les boucles épaisses de ses cheveux
brun doré comme une châtaigne fraîche, puis elle le présenta à Hélène.

--La belle petite créature! s’écria celle-ci, regardant sans trouble
l’enfant de Sant’Anna.

--N’est-ce pas? Ressemble-t-il assez à son père!

--Beaucoup, en effet.

Dora s’approcha de M. Ronald.

--Oncle, dit-elle gravement, voyez...--celui-ci devait naître.

Une émotion subite et profonde adoucit la figure du savant. Il regarda,
un instant, le petit Guido, puis, entourant de son bras la mère et
l’enfant, il les embrassa tous deux.

--Vous avez raison, dit-il, celui-ci devait naître... et un autre devait
mourir! ajouta-t-il plus bas.



XXXVII


L’Hôtel Waldorf, dont Dora avait fait sa résidence, est la propriété de
M. Astor, le milliardaire américain qui vit en Angleterre. Nous n’avons
rien encore de pareil en Europe. Il y a là des appartements Renaissance,
Louis XIV, Louis XV, Louis XVI, Empire. On y peut dîner à la lumière des
bougies ou à celle de l’électricité, sur du linge de Flandre ou sur de
la soie, dans de la porcelaine de Sèvres ou de Dresde, dans du vieux
Vienne ou du vieux Chine. On y peut boire des vins de tous les grands
crus dans les verres de Baccarat les plus fins, dans les cristaux de
Bohême les mieux taillés. Et les chefs sont des artistes qui possèdent
les meilleures recettes. Certaine «salade Waldorf» ne tardera pas à
figurer sur nos menus élégants. La plupart des Altesses, des Princes de
passage à New-York, ont logé dans cet hôtel de la Cinquième avenue et
lui ont donné un prestige de «comme il faut». Dora, qui avait appris à
tenir compte du goût de son seigneur et maître, avait choisi un
appartement Empire dont le style sobre et sévère reposait des splendeurs
fantastiques du reste de la maison.

Ce dîner d’adieu, qu’elle avait imaginé de donner aux de Kéradieu et aux
d’Anguilhon, n’était qu’un prétexte pour exhiber son mari, son titre, et
se montrer dans tout l’éclat de sa nouvelle position sociale. Elle avait
invité les quatre plus jolies mondaines de New-York. Elle les
considérait, à tort ou à raison, comme ses ennemies, mais elle était
sûre que, flattées de la préférence, elles parleraient avec enthousiasme
du comte et de la comtesse Sant’Anna, exciteraient la curiosité et lui
prépareraient ce succès de retour qu’elle désirait: l’Américaine sait
admirablement choisir les instruments nécessaires pour arriver à ses
fins.

Après la réconciliation entre l’oncle et la nièce, M. et madame Ronald
avaient promis de se dégager et de se rendre à l’invitation de Dora.
Pendant toute la journée qui précéda le dîner, Hélène éprouva une
secrète angoisse. Elle eut beau se répéter que Sant’Anna lui était
indifférent, la pensée de se retrouver en sa présence ne laissait pas
que de la troubler. S’il allait la reconquérir avec son regard prenant,
sa voix musicale? Elle avait peur maintenant de ces forces inconnues
dont l’être humain est le jouet. Elle évoqua alors la grande figure du
brahmine et, comme si elle eût senti de nouveau sa puissance
mystérieuse, elle reprit confiance.

Madame Ronald n’était pas une héroïne. Elle ne devait jamais atteindre
ces hauteurs où cesse le désir de plaire et d’être admirée. Ève elle
était, Ève elle resterait toujours. Elle apporta à sa parure tout son
art, toute sa coquetterie. Elle tenait à paraître aussi belle que
possible: pour rien au monde, elle n’aurait voulu que Lelo la trouvât
enlaidie ou vieillie; il fallait que son triomphe fût complet.

Selon sa promesse, elle arriva de bonne heure au Waldorf et, laissant
son mari au salon, alla retrouver Dora dans son cabinet de toilette.
Après l’échange de quelques paroles amicales, elle s’assit en face
d’elle et, entr’ouvrant son grand manteau doublé d’hermine, elle apparut
merveilleusement habillée, dans une robe de mousseline de soie noire sur
fond blanc, toute ruisselante de paillettes.

--Oh! la jolie robe!

--Elle m’est arrivée la semaine dernière; vous en avez l’étrenne.

--C’est gentil, cela, et elle vous va à ravir.

--Tant mieux!

A ce moment même, la porte fut ouverte brusquement et Lelo parut.

--Prête? demanda-t-il.

Puis, apercevant la visiteuse:

--Madame Ronald! quel plaisir de vous revoir!

A l’apparition du comte, Hélène s’était levée d’un seul et irrésistible
mouvement et lui avait tendu la main. Il la porta à ses lèvres, puis
leurs regards se rencontrèrent. Il y eut alors entre eux une
transmission plus rapide que l’éclair de pensées, de sentiments, une de
ces secondes psychologiques qui font les destinées humaines. Madame
Ronald n’eut pas un battement de paupières, pas un frémissement dans son
âme ou dans sa chair. L’homme qui était là, devant elle, lui parut un
autre que celui qu’elle avait aimé. Elle ne se rendit pas compte que
c’était elle qui avait changé.

--Je suis charmée de pouvoir vous souhaiter la bienvenue en
Amérique,--fit-elle du ton le plus naturel.

Quelque chose comme de l’étonnement, de la curiosité, se trahit sur la
physionomie de l’Italien.

--Et moi, je regrette de ne pas être rentré assez tôt pour aller vous
présenter mes hommages, dit-il poliment.

--N’importe. Comme compensation j’ai reçu la visite de votre fils, et
nous sommes devenus de grands amis. Il m’a tout de suite tendu les bras.

--Ah! je reconnais bien là mon sang! Les Sant’Anna n’ont jamais pu voir
une jolie femme sans lui tendre les bras.

--Lelo! s’exclama Dora; comment osez-vous?

--Mais, _mia cara_, c’est un mouvement instinctif, naturel à tout homme
de goût et de sentiment... Et puis, cela ne veut pas dire que nos
avances aient toujours été bien reçues!

--Celles de votre petit Guido l’ont été, je vous assure, répondit Hélène
gaiement.

--Il a de la chance!

--Au lieu d’échanger des madrigaux, regardez-moi! dit la comtesse,
s’éloignant de quelques pas pour mieux faire admirer sa toilette de
dîner, une longue tunique en point de Venise sur une jupe en mousseline
de soie hortensia.

Le souple tissu dessinait à la perfection ses lignes élégantes de fausse
maigre. Sur le corsage montant et transparent ruisselait une cascade de
diamants d’une incomparable beauté.

--Vous êtes ravissante! s’écria Hélène.

--Oh! elle sait s’habiller, la jeune personne! dit Lelo en souriant.

--C’est heureux! répondit Dora, très contente de l’approbation de son
mari.

Puis, prenant son éventail et ses gants:

--En scène, maintenant! Je débute ce soir à New-York dans le rôle de la
comtesse Sant’Anna, fit-elle un peu nerveusement.--J’espère que tout le
monde sera bien disposé et que nous aurons une soirée agréable.

Un quart d’heure plus tard, ce que l’on appelle au Waldorf la salle à
manger Astor, une salle de belles proportions, boisée d’acajou, décorée
de panneaux peints, offrait un joli tableau d’agapes modernes. La grande
table ronde était étincelante d’argenterie et de cristaux; au milieu,
une artistique corbeille remplie de fruits merveilleux; sur la nappe,
une jonchée de roses et d’orchidées rares; tout autour, des convives
triés sur le volet, des femmes dont la beauté et la parure ajoutaient au
plaisir des yeux. Parmi les Américaines, on reconnaissait au premier
coup d’œil celles qui vivaient en Europe. Chez la baronne de Kéradieu,
chez la marquise d’Anguilhon, la transformation était remarquable. On
eût dit que la grande aïeule leur avait communiqué un peu de sa douceur,
de son calme et de son indulgence. Leurs physionomies étaient moins
dures, leur ton moins tranchant, leurs voix plus nuancées. Chez Dora, le
changement qui étonnait tout le monde était dû surtout à l’amour. Il
avait modifié son expression, ses traits, ses manières. Il avait mis de
l’âme dans ses yeux moqueurs, lui avait fait une bouche de bonté, car
ses lèvres n’étaient plus aussi minces. C’était lui, en un mot, qui
l’avait féminisée.

Le baron de Kéradieu, le marquis d’Anguilhon et le comte Sant’Anna se
détachaient curieusement sur ce fond américain. Il était facile de voir
qu’ils appartenaient à une autre race que ces hommes d’action et de
pensée aux yeux froids, aux visages énergiques. Leurs figures d’un type
ancien donnaient une impression de fragilité et de faiblesse, mais
semblaient traversées par de chauds rayons de sentiment: elles avaient
plus de lumière,--et ces moustaches d’un tour hardi, que mademoiselle
Carroll--d’heureuse mémoire--avait qualifiées d’anachronismes,
ajoutaient à leur expression quelque chose d’audacieux et de
chevaleresque.

En Amérique, depuis la guerre, la causerie mondaine avait pris un
caractère spécial. Malgré l’effort des maîtresses de maison pour la
maintenir sur des sujets indifférents, elle était, comme par un
invisible courant, ramenée sans cesse aux questions brûlantes: un petit
mot suffisait à provoquer des discussions interminables, à produire une
mêlée d’opinions diverses, au milieu de laquelle amour-propre et
convictions se trouvaient souvent blessés. Ce soir-là, au dîner des
Sant’Anna, ce fut Jacques d’Anguilhon qui, inconsciemment, ouvrit le
feu.

--Je vois avec plaisir, mesdames,--fit-il en promenant les yeux autour
de lui,--que vous n’avez pas boycotté Paris: vos toilettes en sont la
preuve.

--Nous n’avons pas eu le courage de le bouder longtemps, voilà le fait!
répondit Lili Munroë, une beauté brune aux yeux violets qui se trouvait
à la droite de Lelo.--On nous en blâme dans certains milieux, et
peut-être avec raison. Paris aurait bien mérité que nous le
_boycotassions_... hein? le joli subjonctif!... il n’a pas été gentil,
gentil pour l’Amérique.

--Pas gentil, parce qu’il a pris parti pour l’Espagne?... Allons, vous
avez l’esprit trop juste pour ne pas comprendre le sentiment qui l’a
porté vers une nation de sang latin, déjà dépossédée, incapable de
lutter contre un ennemi jeune et riche, bien armé, tel que vous. Que
penseriez-vous de Paris si ses sympathies étaient à vendre aussi bien
que ses chiffons? En exprimant sa désapprobation comme il l’a fait, il a
manqué de «gentillesse», peut-être, mais cet élan de cœur, qui pouvait
lui coûter ses plus jolies et ses plus riches clientes, a été une preuve
de désintéressement, et toutes, j’en suis bien sûr, vous êtes capables
de l’apprécier.

--Oh! fit Charley Beauchamp, l’interdit contre la France avait été
prononcé dans la première explosion du jingoïsme, qui chez vous
s’appelle chauvinisme... Le chauvinisme a toujours enfanté plus de
sottises que d’actions héroïques. Rien n’est plus éloigné du vrai
patriotisme.

--Le vrai patriotisme! répéta Jacques d’Anguilhon, eh bien, c’est une
Américaine qui m’en a donné la note... Ma modestie m’empêche de la
nommer,--ajouta-t-il en regardant sa femme.--Après avoir lu la
déclaration de guerre, elle s’est écriée: «Pourvu que l’Amérique se
conduise bien dans cette affaire!... Si elle venait à se montrer indigne
ou seulement mesquine, _I would sink into the ground!_... Je rentrerais
sous terre!...»

--C’est cela! c’est cela! fit Henri Ronald, avec cette belle expression
qui mettait comme de la lumière sur son visage sévère,--le chauvinisme
est le sentiment exalté que nous avons de la valeur de notre pays,
simplement; le vrai patriotisme est le désir exalté de le voir supérieur
à tous les autres.

--Et supérieur surtout, continua M. Beauchamp, par la justice et par
l’humanité, les génératrices de toute force et de toute grandeur.

--J’avais réellement cru, dit le baron de Kéradieu, que le chauvinisme
était une effervescence de l’âme latine, qui est toujours comme une
machine trop chargée. Je vois qu’il sévit aussi fort aux États-Unis
qu’en France.

--Oui, mais, chez nous, répondit Willie Grey, il n’entre en action que
dans les grandes circonstances, tandis que chez vous, il constitue un
état d’âme et vous rend intolérants.

--Intolérants! Vous nous trouvez intolérants?

--Oh! oui!... s’écria la marquise d’Anguilhon. Ainsi, en France, quand
on est étranger, il faut toujours être de l’avis des autres.

--Annie! fit Jacques d’un ton de reproche.

--Madame d’Anguilhon a raison! continua Willie Grey. Dans les premiers
temps de mon séjour à l’atelier de Jean-Paul Laurens, je m’étais fait
une arme d’un certain guide de Paris où j’avais trouvé cette phrase, à
la fois comique et naïve: «Si vous avez le malheur d’être étranger...»
Je gardais sur moi le petit livre vert et, lorsqu’un de mes camarades se
montrait agressif, je le tirais de ma poche et lisais à haute voix: «Si
vous avez le malheur d’être étranger...» Il suffisait que je fisse mine
de le prendre: on changeait de ton. A la fin, on me l’a brûlé; mais je
dois dire que, jusqu’à notre guerre avec l’Espagne, on ne m’avait plus
fait sentir «le malheur d’être étranger!...»

--Ce chauvinisme excessif est fâcheux pour votre pays, ajouta Charley
Beauchamp; il en gêne le progrès, étouffe l’esprit libéral. Les
adversaires de l’ordre établi s’en font un instrument de haine et de
division... témoin l’antisémitisme, qui, chez vous, n’est qu’un parti
politique.

Henri de Kéradieu et Jacques d’Anguilhon échangèrent des regards de
surprise.

--L’antisémitisme un parti politique! répéta le marquis. Vous avez eu
cette impression d’ici?

--Parfaitement. Nous aimons à le croire du moins. La France! ce nom a
quelque chose de clair, de brillant, de généreux, on ne peut pas
l’associer avec une manifestation aussi barbare, aussi peu excusable que
l’antichristianisme des Turcs.

--Je suis de votre avis, mais au fond, tout au fond, il y a cet
antagonisme des races. Les Juifs sont des Orientaux et nous des
Occidentaux!

--Eh bien, répliqua M. Ronald, utilisez leurs qualités d’Orientaux, ce
sont autant de forces... et pas négligeables, je vous assure. Voyez
l’Angleterre! Elle s’est laissé conduire par un Disraëli. Elle l’a fait
servir à son bien et à sa gloire. Puis, sans se soucier de ce que ses
ancêtres avaient mangé les cailles et la manne dans le désert, elle l’a
créé lord et pair, l’égal des plus hauts barons chrétiens. Voilà ce que
j’appelle du bon patriotisme et de bonne politique.

--Une nation vraiment forte est toujours libérale, conclut Willie Grey.

--Et quelles pauvres questions, que ces questions de race! ajouta le
savant avec un peu de dédain. La religion a enseigné une fraternité
idéale, à laquelle personne n’a jamais bien cru; la science seule, en
faisant connaître aux hommes les liens profonds et multiples qui les
unissent, peut les conduire à la vraie fraternité.

--Vous ne vous fâcherez pas, monsieur de Kéradieu? ni vous, monsieur
d’Anguilhon?--dit madame Newton, la voisine de Charley Beauchamp,--si je
vous fais part d’une impression que je rapporte toujours de Paris et qui
me taquine parce qu’elle m’empêche de l’aimer entièrement.

--Nous ne nous fâcherons pas,--répondit le baron de Kéradieu, souriant à
la jolie femme qui s’excusait ainsi d’avance.--Voyons cette impression.

--Eh bien, je trouve que Paris n’est pas hospitalier.

--Pas hospitalier!

--Non, et c’est dommage, grand dommage:--ceci fut dit avec une
gentillesse qui adoucissait le blâme.--Si quelques Françaises venaient
visiter l’Amérique, nous nous ferions un plaisir de leur ouvrir nos
maisons, un devoir de leur faciliter les moyens de connaître notre pays.
Chez vous, personne ne s’avise de cela. Franchement, vous n’avez pas la
bosse de l’hospitalité!

--Voilà un terrible reproche, est-ce que nous le méritons vraiment?

--Vraiment... Tenez, j’ai une amie qui habite Paris depuis quinze ans.
Elle y a des parents dans la meilleure société, car sa famille est
d’origine française. Elle a essayé de créer un salon anglo-français et
n’a jamais pu y réussir: présentations, dîners, _five o’clocks_, rien
n’y a fait. On n’est pas allé, de votre côté, au delà de la carte de
visite. A ses réceptions, elle a toujours le chagrin de voir les
Parisiennes se grouper dans un coin et les Américaines dans l’autre.

--La différence de langue doit en être cause! répondit le marquis
d’Anguilhon.

--Elle y est certainement pour beaucoup, dit Antoinette de Kéradieu,
mais selon moi, l’exclusivisme des Français a encore une autre raison.
Dans leur vie intime, ils ont moins de tenue que les Anglais et même que
les Américains: ils craignent que leur laisser-aller ne les fasse mal
juger et préfèrent demeurer entre eux.

--Et puis, ajouta Annie, ils ont un tas de préjugés contre les gens qui
ne sont ni de leur religion ni de leur race... J’essaie d’en détruire
autant que possible, mais, dans ce cher Vieux Monde, il ne faut rien
brusquer, sous peine de dépasser le but.

--_Brava_, madame d’Anguilhon! s’écria Lelo, je vous félicite d’avoir
compris cela. Prenez exemple. Dora!

--Bien! bien! fit la jeune femme.

--Une Française seule, continua la marquise, pourrait opérer cette
fusion avec les étrangères, et elle serait profitable à toutes.

--Nul doute! fit Henri Ronald. Ainsi, je l’ai remarqué souvent, la
connaissance du français rend l’Anglais ou l’Américain plus aimable,
plus délié d’esprit, tandis que la connaissance de l’anglais rend le
Français plus correct dans sa tenue et dans ses dires.

--Eh bien, espérons qu’un de ces jours il se trouvera une Parisienne
capable de rompre la glace entre nous, dit gaiement Lili Munroë. Nous
lui élèverons une statue!

--Rompre la glace!... répéta Jacques en souriant. Oh! elle n’est pas
bien épaisse. Vous avez plus d’affinités avec nous qu’avec les Anglais.
Vous n’êtes pas des Saxons, après tout!

--Non? Qu’est-ce que nous sommes donc? demanda Marguerite Daner ouvrant
ses yeux tout grands.

--Des Américains.

--Vous avez raison, monsieur d’Anguilhon, dit Henri Ronald. La nature
répète ici ce qu’elle a fait autrefois chez vous. Pour créer les
Français, elle a croisé Celtes, Latins et Francs; pour créer les
Américains, elle est en train d’amalgamer Anglais, Irlandais, Écossais,
Hollandais, Allemands, Latins, et, de son laboratoire des États-Unis,
une race nouvelle sort peu à peu.

--Une race qui a probablement une haute destinée!

--Je le crois.

--A propos de race, dit Henri de Kéradieu, vous avez probablement lu
certain article de revue où il est démontré qu’il n’y a plus de noblesse
en France?

Les yeux de toutes les femmes pétillèrent d’intérêt.

--En effet, beaucoup de journaux l’ont reproduit, fît madame Ronald.

--Naturellement!... Eh bien, rassurez-vous, La Révolution a certainement
éclairci les rangs de l’aristocratie, mais elle ne l’a pas anéantie, pas
plus que le phylloxéra n’a détruit tous nos clos célèbres. Il y a encore
dans notre pays des hommes de race et des vins au bouquet rare,
inimitable, comme celui-ci,--ajouta le baron en élevant son verre
rutilant de vieux chambertin.--La race n’est pas chose si facile à
détruire. J’ai vu, près de Tunis, une tribu arabe qui se nomme les
Beni-Franzoun, «Fils de Français». Elle a sur son étendard les lis de
France et prétend descendre des compagnons de saint Louis. Les hommes
sont blonds, avec des yeux bleus, et ils portent les moustaches
tombantes comme les Gaulois.

--Ah! c’est bien curieux, cela! s’écria Lelo.

--Si, après les révélations de cette revue, il y avait encore des
Américaines tentées d’accorder leur main à quelque noble français, ce
dont je doute fort,--ajouta Henri de Kéradieu d’un ton plaisant,--je
leur dirais: «Cherchez la race. Elle se devine au premier coup d’œil,
elle est la meilleure garantie de l’origine et ne s’improvise pas comme
les parchemins. Si un homme a de la race, épousez sans crainte: il est
authentique.»

--Oui, oui, épousez! fit Annie joyeusement.

--Ne dirait-on pas, conclut Willie Grey en riant, que nous avons été
réunis au Waldorf pour nous permettre de nous expliquer sur ces petites
questions qui avaient jeté un peu de froid entre nous?

--Mais c’est bien possible! dit Jacques, et je suis sûr que nous nous
quitterons, ces jours-ci, en meilleure intelligence.

--Pourquoi ne nous attendez-vous pas, monsieur d’Anguilhon? demanda
Dora. Ce serait si amusant de faire le voyage ensemble!

--Il faut que je sois à Paris pour l’ouverture des Chambres.

--Ah! c’est vrai, vous êtes député.

--Oui... Annie m’a persuadé que c’était mon devoir de prendre en mains
les intérêts locaux. Je me suis présenté à la députation, par acquit de
conscience, avec le secret espoir de ne pas être élu... et puis, je l’ai
été. Quand on est marié à une Américaine, il est bien difficile de
rester oisif.

--Dora! s’exclama Lelo avec un air d’effroi. Vous n’allez pas me
demander de faire le bonheur des populations?... Je regimberais, je vous
en préviens.

--N’ayez pas peur, je me contenterai que vous fassiez mon bonheur, à
moi.

--Ah! tant mieux! C’est dans mes moyens, cela!

La conversation, ainsi lancée, demeura très animée, et ne fit plus
qu’échauffer entre les convives la sympathie et la cordialité.

Pendant tout le dîner, bien que tyranniquement accaparé, interviewé sans
merci par ses deux voisines, Sant’Anna ne cessa d’observer madame
Ronald. Sans avoir jamais soupçonné la profondeur du sentiment qu’il lui
avait inspiré, il était sûr qu’elle l’avait aimé. Le souvenir de
l’expression douloureuse qu’il avait surprise sur son visage au sortir
du consulat d’Italie, où il venait d’épouser Dora, avait maintes fois
amené sur ses lèvres un sourire de triomphe mauvais. Depuis qu’il était
en Amérique, il avait souvent pensé à elle et secrètement désiré la
revoir. Il l’avait revue; mais, avec sa fine intuition d’Italien, il
avait senti aussitôt qu’il lui était devenu indifférent, que ce pouvoir
magnétique, dont il était si fier, n’avait plus aucun effet sur elle. Il
en éprouvait un vif désappointement, une belle rage d’homme vaincu.
«Toutes les mêmes! se disait-il en manière de consolation.--Quelqu’un
d’autre, sans doute!...» Et jamais Hélène ne lui avait semblé aussi
désirable. Sa robe pailletée rendait son corps tout chatoyant, faisait
ressortir la riche nuance de ses cheveux, l’éclat de ses épaules. Sa
«blondeur» le fascina de nouveau, lui remplit les yeux d’une chaude et
sensuelle admiration.

Madame Ronald les rencontra souvent, ces yeux, les brava même avec une
hardiesse tranquille, et ils furent impuissants à provoquer chez elle le
plus léger trouble. Elle examinait le comte à la dérobée, et sa
physionomie exprimait un étonnement mêlé de dédain. Sous l’influence de
quelle magie l’avait-elle cru si supérieur? Un grand seigneur, rien de
plus... Il ne fallait pas lui demander autre chose que d’être beau,
aimable et généreux. Elle le voyait maintenant tel qu’il était, avec son
âme vieille, embuée par le passé, son incurable indifférence, sa
faiblesse de caractère. Oui, avec de la culture, il aurait pu devenir un
homme politique, un diplomate, mais cette culture lui manquait. C’était
un esprit en jachère, incapable de s’intéresser à autre chose qu’aux
faits-divers de la vie mondaine, incapable surtout d’aimer avec
profondeur et fidélité. Comme elle eût souffert par lui, grand Dieu! Sur
cette pensée, qui s’acheva dans un petit frisson, les regards d’Hélène
se tournèrent vers M. Ronald. Quelle puissance intellectuelle dans le
modelé de son front! Quelle pureté dans ces yeux de chercheur, qui ne
voyaient pas les choses basses ou indignes! Quelle beauté dans cette
bouche faite pour la vérité!... Elle avait vécu un rêve,--un cauchemar
plutôt, et combien douloureux!... Elle avait été folle!... folle!...

Maintenant Sant’Anna pouvait aller, venir, partir, il pouvait fleurter,
aimer, sans qu’un seul de ses actes ou de ses sentiments se répercutât
en elle. Cette assurance la rendit joyeuse comme une enfant. Elle
respira largement, à plusieurs reprises, pour le plaisir de sentir son
cœur dégagé. Entre Lelo et elle, la communication avait bien été coupée!
Une fervente action de grâces s’éleva de son être tout entier vers le
Maître qui avait accompli le miracle.

Après le dîner, Sant’Anna, curieux de savoir si l’indifférence d’Hélène
n’était point simulée, manœuvra pour la tirer à l’écart.

--Eh bien, «ma tante»! dit-il, en appuyant perfidement sur elle ses yeux
de charmeur,--comment trouvez-vous cette dernière surprise que nous
ménageait la destinée? Moi, Lelo, vous recevant à New-York, à l’Hôtel
Waldorf, Cinquième avenue, 33e rue!... Oh! cette 33e rue!

--Mais je trouve la surprise très agréable! Et vous?

--Délicieuse, stupéfiante surtout!... Le moyen, après cela, de ne pas
croire à la fatalité!

--Ne vous servez pas de ce mot: il implique une idée de hasard, de force
aveugle et brutale. Nous sommes les ouvriers de Dieu, ses collaborateurs
inconscients; il nous conduit vers des buts lointains que nous ignorons,
mais, à la fin, tout sera bien et pour tous.

Ses paroles impressionnèrent Lelo. Il sentit que la femme qui les avait
prononcées était à jamais hors de son pouvoir. Cependant il risqua une
ironie dernière:

--Alors, selon vous, de la rue de Rivoli où je vous ai rencontrée,
jusqu’au Waldorf où nous nous retrouvons, toutes les péripéties étaient
écrites d’avance. Toutes?...

Hélène supporta sans fléchir le regard qui accompagnait ce dernier mot.

--Toutes, répéta-t-elle avec une belle crânerie. Elles étaient
nécessaires, j’en suis convaincue.

--Si Ève devient philosophe, ce sera terrible! dit Sant’Anna.

--Pour le tentateur, oui,--répliqua madame Ronald en souriant,--mais
bien heureux pour Adam!... Et maintenant, «mon neveu»,--ajouta-t-elle
d’un ton tout à fait mondain,--nous allons vous gâter à qui mieux mieux
et vous rendre le séjour de New-York si agréable que vous nous
proclamerez les femmes les plus charmantes du monde: c’est là une de nos
ambitions...

Pendant cette conversation, Charley Beauchamp, le frère chevaleresque et
discret qui avait tout deviné, tout craint, ne quittait pas les causeurs
des yeux. Il s’était isolé dans un coin pour les observer. Sa
physionomie, d’abord inquiète, se rasséréna et, à la fin, il eut un
soupir de soulagement. En s’éloignant de Lelo, madame Ronald se dirigea
vers lui.

--Pourquoi me regardez-vous tant, ce soir? demanda-t-elle en lui donnant
un petit coup d’éventail sur le bras.

--Parce que je ne vous ai jamais tant admirée.

Une rougeur légère passa sur le visage de la jeune femme.

--Vous avez bien raison! répondit-elle gravement.

Un peu plus tard, comme Hélène se trouvait seule avec son mari dans le
coupé qui les ramenait chez eux, elle glissa soudainement sa main dans
la sienne. Sans parler, Henri Ronald la pressa et la retint avec force.
Alors, elle se blottit contre lui et, pendant tout le reste du trajet,
elle demeura muette, profondément heureuse, avec une sensation exquise
d’amour vrai et de sécurité parfaite. Arrivée dans son cabinet de
toilette, encore enveloppée de son long manteau, elle alla tout droit au
tableau de Willie Grey et, avec un accent de joie, de triomphe
impossible à rendre, elle s’écria:

--Guérie, Titania! guérie!


FIN



COLLECTION NELSON.


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