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Title: Les Confidences d'une Biche
Author: Hermant, Abel
Language: French
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  ABEL HERMANT

  Mémoires pour servir à l’Histoire de la Société

  Les Confidences
  d’une Biche

  1859-1871


  PARIS
  ALPHONSE LEMERRE, ÉDITEUR
  23-33, PASSAGE CHOISEUL, 23-33

  M DCCCCIX



Tous droits de reproduction et de traduction réservés pour tous les
pays, y compris la Suède et la Norvège.


Published June 24th 1909. Privilege of copyright in the United States
reserved under the Act approved March 3rd 1905 by M. Abel Hermant.



Les

Confidences d’une Biche



I

LA SOLFÉRINO


Bien qu’il n’y ait pas, à la rigueur, de dénouements dans l’ordre de la
réalité, je me flattais d’en tenir un, le jour où j’ai raconté le
dernier exploit conjugal de M. le vicomte de Courpière. J’espère qu’on
se rappelle qu’il avait laissé prononcer le divorce contre lui, par
défaut; après quoi il était revenu dans le domicile commun à titre
d’époux exclusivement chrétien, la petite formalité civile ayant pour
unique effet d’abolir un contrat de mariage incommode et de permettre à
Monsieur le vicomte une plus libre disposition de l’immense fortune que
lui avait apportée en dot Madame la vicomtesse. Rien ne faisait présager
que ce nouveau _modus vivendi_ ne fût pas _in æternum_. La piété de
Madame la vicomtesse le garantissait. Mais il n’est pas de sainte à qui
la tête ne puisse tourner. Un beau matin, elle avisa Maurice, en termes
courtois, qu’il ferait bien de s’assurer d’un autre logement, vu qu’elle
épousait le précepteur des enfants dans une quinzaine de jours; elle
n’avait point voulu qu’il apprît cette nouvelle par les publications,
qui étaient pour dimanche prochain; elle regrettait de lui causer ce
dérangement, mais il devait comprendre à quel sentiment de haute
délicatesse elle obéissait en le priant de vouloir bien faire ses
malles. M. de Courpière, qui n’avait jamais surveillé ni soupçonné son
épouse chrétienne, fut pris à l’improviste et ne put que s’incliner.

Je ne cherche pas à colorer l’invraisemblance de cette péripétie, mais
elle a un côté plaisant. Le tour de Madame la vicomtesse vaut celui que
je viens de rappeler que lui avait joué naguère le vicomte; c’est la
réponse de la bergère au berger. Je ne pus me défendre de sourire, mais
je mesurai le désastre. M. de Courpière était-il en état de recommencer
une vie, comme font, paraît-il, les Américains à tout âge, après une
ruine ou une faillite? Il me semblait un peu fatigué. Pouvait-il plaire
encore? Je ne voyais pour lui que le commerce des automobiles, qui
périclite, ou celui des objets anciens, qui fleurira en France tant
qu’il y subsistera une noblesse.

Il ne me laissa point trop, heureusement, dans une inquiétude si
préjudiciable à ma santé. Je ne crois pas que jamais homme frappé de la
foudre ait demandé si peu de temps pour s’en remettre. Je sentis d’abord
qu’il avait pris un parti, quoiqu’il ne me dît point lequel. Il
s’établit dans l’une de ses garçonnières qui lui était restée pour
compte, et il se remit aux fiacres avec un air de naturel bien touchant:
il renfonçait son dégoût, pour ne pas humilier les cochers, j’imagine,
comme les dames de charité qui visitent des pauvres. Enfin, il se créa,
en quinze jours, une multitude de relations nouvelles où il me fit
participer; car il n’est pas homme à se détourner de ses amis dans la
mauvaise fortune (j’entends la sienne).

Je ne sais trop ce qu’il pensait trouver chez ses nouvelles
connaissances, mais je crois qu’il ne l’y trouvait point, car il ne
faisait guère que les essayer, et il les rompit toutes dès qu’il fut
admis chez Mme la marquise de Ventnor, où il sentit apparemment le
terrain plus favorable.

Je me rappelle bien ma première visite chez lady Ventnor, en son hôtel,
qui est avenue du Bois de Boulogne, dans le pan coupé, et du bon côté.
Ce qui frappe, dès le vestibule, c’est la profusion, et surtout le
classement et le numérotage des objets d’art: de même qu’à Londres,
quand on entre dans Hertford house, où sont exhibées les collections de
Richard Wallace. On a le sentiment qu’on pénètre chez un amateur mort
qui a légué ses richesses, dans un musée où nul n’aura plus d’intimité
avec les bibelots et les tableaux, sauf le conservateur, à qui ils
n’appartiennent point, et qui ne jouit point du droit d’user et
d’abuser.

Dans le grand salon du premier étage, qui a trois baies cintrées, les
toiles n’étaient pas moins nombreuses ni les vitrines moins fournies, et
il fallait de l’attention pour ne pas dire au valet de chambre:
«Donnez-moi donc le catalogue,» au lieu de lui demander: «Est-ce que
Madame la marquise reçoit?» Pourtant, on discernait, et ma foi je ne
saurais dire à quel mystérieux signe, quelques objets qui n’étaient pas
assurément ni moins beaux ni moins précieux que les autres, mais qui
n’avaient pas un air de devoir être catalogués. Tous dataient du second
Empire. Parmi des merveilles du temps de Louis XIV ou de la Régence,
étaient disséminées les pièces d’un mobilier complet, sans style, même
de pastiche, et dont les bois contournés, lourds, les soies bouton d’or
ou cerise accusaient un goût contemporain de nos premières expositions
universelles. D’étranges bonbonnières et des coffrets incrustés de
cuivre ou d’ivoire provenaient évidemment de chez Klein ou de chez
Giroux. Enfin, un grand portrait de femme, de la même époque, tenait le
milieu du panneau qui faisait vis-à-vis à la cheminée; et ce portrait
n’avait peut-être qu’un siècle ou deux à patienter avant d’être classé
chef-d’œuvre; mais on voyait bien que, pour le moment, il ne faisait pas
encore officiellement partie de la pinacothèque.

Mme la marquise de Ventnor faisait preuve d’une fière audace en venant
chaque jour s’asseoir, je dirai publiquement, sous ce portrait, comme
pour provoquer les comparaisons. Il n’y avait plus de ressemblant que
les yeux, mais ils suffisaient (car ils sont vraiment sans pareils, ces
grands yeux sages) pour attester l’identité de la femme vivante et de la
femme peinte: l’une pourtant si blonde, toute fraîche et rose, un peu
fade, la taille bien prise--un peu raide, toujours vêtue chez elle de
clairs peignoirs Watteau; l’autre si brune, l’air grave, les traits
nets, les cheveux lisses, le corps mignon perdu dans un flot de velours
noir,--et qui avait donc, bien avant le 4 septembre, atteint l’âge de la
maturité?

J’admirai d’abord la tenue parfaite de la maison. Le maître d’hôtel
avait l’air encore plus respectable que respectueux. On lui savait gré
de la protection qu’il vous accordait spontanément et sans être
sollicité. Il va de soi que je ne m’étonnai point de voir tous les
hommes baiser la main de lady Ventnor, et je trouvai seulement un peu
excessif que l’un d’eux, qui, au surplus, me parut à moitié fou, se
précipitât, pour le faire, à genoux, sur le coussin qu’elle avait devant
son fauteuil. Mais le ton me parut meilleur que dans les maisons du
Faubourg où j’ai pu fréquenter grâce à mon intimité avec les Courpière.
Lady Ventnor n’avait, ce jour-là, que des hommes. Je n’eus pas le loisir
de me familiariser avec la physionomie de chacun; mais je retins
facilement leurs noms, qui étaient tous illustres, et je me réjouis de
voir que M. de Courpière me donnait l’entrée dans une compagnie
intéressante.

Je dois dire que, pour cette première fois, tous ces grands hommes ne
lâchèrent rien de transcendant. La conversation ne fut que de petites
nouvelles mondaines. Chaque visiteur en apportait son petit bagage, dont
il se débarrassait d’abord qu’il entrait. Lady Ventnor faisait durer le
baisemain pour lui poser cependant trois ou quatre de ces questions qui
vident un homme. Ensuite, on allait se mêler au chœur, où l’on ne
faisait plus que sa partie dans l’entretien général. De temps à autre,
une aigreur sur la politique du jour, ou une jérémiade discrète sur le
fâcheux état de la religion en France, témoignaient qu’ici l’on pensait
bien, et que les idées, comme la tenue de maison, y étaient du meilleur
genre.

Lady Ventnor fut avec moi d’une grâce singulière. Elle ne me questionna
pas à mon entrée, puisqu’elle ne savait pas encore ce que je pouvais
avoir dans mon sac. Mais elle me dit que «son ami» M. de Courpière
(qu’elle n’avait vu qu’une fois) lui avait parlé de moi en des termes
qui lui donnaient envie de me connaître, qu’elle savait que nous
n’allions pas l’un sans l’autre, et qu’elle se fût fait scrupule de
séparer de tels amis. Nul n’est plus que moi facile à séduire: il suffit
qu’on me dise ce que justement elle me dit. Je conçus pour elle, tout
aussitôt, une sympathie extrêmement vive; si bien que je n’eus pas de
cesse que nous ne fussions dehors, pour lâcher la bride à mon
enthousiasme. Je lançais à M. de Courpière des regards suppliants, comme
les enfants que l’on traîne dans le monde et qui voudraient bien s’en
aller. Il ne daigna lever le siège qu’au bout de quarante-cinq minutes.
J’entamai l’éloge de lady Ventnor dès le second palier. Mais je ne me
défie pas assez de l’idéologie. Je hasardai des considérations, peu
originales, sur la supériorité des Anglo-Saxons, et particulièrement sur
le je ne sais quoi qui distingue de nos grandes dames celles de l’autre
côté de la Manche. M. de Courpière se mit à rire si indécemment que je
le rappelai à l’ordre: comme j’ai un peu de culture, chaque fois que je
me trompe il croit que c’est la faillite de la science, et il en est
méchamment ravi. J’accorde que cette erreur-ci était drôle.

--Mon pauvre garçon, me dit-il, ignores-tu d’où sort cette grande dame
anglaise?

J’avouai que je l’ignorais, mais, pour sauver l’honneur, je dis à tout
hasard, d’un air profond:

--J’ai observé qu’elle n’a pas ombre d’accent anglais.

--Si elle a de l’accent, repartit M. de Courpière, c’est celui de Lyon.
Elle y vint au monde vers 1845. Elle a été célèbre, au temps de Napoléon
III, sous le nom de _la Solférino_. C’est de l’histoire, et je m’étonne
que tu ne la saches point. Elle a marché avec tous les gens bien de
cette époque; après quoi, elle s’est fait épouser à Londres, pendant la
guerre, par le fabuleusement riche et maniaque lord Ventnor, qui n’a
jamais pensé qu’à acheter des vieilleries, et ce n’est même pas pour les
revendre! Depuis, il est devenu complètement gâteux, et il ne
collectionne plus que des photographies de modèles nus. Il ne passe
jamais le détroit, ni elle. Ils ne se gênent point réciproquement. C’est
le meilleur ménage, bref l’entente cordiale, avec un bras de mer entre
les deux.

J’ai trop de monde pour sourciller lorsque j’apprends qu’une grande dame
est une fille à la retraite. Mais il suffit parfois d’un mot bizarre ou
remarquable pour irriter notre curiosité. La biographie de Mme la
marquise de Ventnor me parut ordinaire, mais son sobriquet de Solférino
me piqua, et j’en voulus savoir l’origine. Je la demandai,
naturellement, à Maurice. Il me répondit, avec une indifférence qui me
passa, qu’il n’en savait rien, et que cela ne devait rien signifier,
comme tous les sobriquets.

--Je te demande pardon, répliquai-je. Tout le monde, hormis toi, sait
que la fille surnommée Pomaré l’était pour une ressemblance hypothétique
avec la reine de Taïti, et Céleste je ne sais plus quoi a été surnommée
Mogador un jour qu’elle résistait. Mais Solférino? Qu’est-ce que ça veut
dire, Solférino?

Cela n’intéressait point M. de Courpière, nous changeâmes de
conversation; mais ma curiosité ne céda point. Elle devint même si
tourmentante que j’évitai deux ou trois fois d’accompagner Maurice chez
lady Ventnor. J’avais peur de ne pouvoir pas tenir ma langue et de lui
demander à brûle-pourpoint: «Madame, je vous en prie, dites-moi pourquoi
on vous appelait, sous l’Empire, la Solférino?» Je ne pouvais, après
tout, le demander qu’à elle-même, puisque Maurice n’en savait rien et
que je n’avais point mon franc-parler avec les autres habitués de la
maison. Je crois vraiment que c’est dans le dessein de lui pouvoir un
jour poser cette question saugrenue que je me ménageai dès lors ses
bonnes grâces et me mis avec elle sur le pied de la familiarité. Elle
s’y prêta, car elle aimait fort à privilégier, et elle recevait tour à
tour chacun de ses amis aux heures où elle ne recevait personne.

Il me parut même qu’elle me témoignait une manière de prédilection. Je
le devais peut-être à M. de Courpière, sur qui elle avait des vues,
comme lui sur elle; mais je ne le devais peut-être qu’à moi. J’étais, à
cette époque, aussi célèbre que Maurice: je puis le dire sans vanité,
puisque je lui dois cette célébrité, comme, au fait, il me doit le plus
durable de la sienne. Salluste a dit qu’il est glorieux de bien faire,
mais qu’il n’est pas honteux d’écrire les belles actions d’autrui. Les
pages que j’ai consacrées à M. de Courpière m’assuraient dans le monde
une situation assez enviable. J’y étais reçu à bras ouverts, avec une
sorte d’effroi. Et tous ces gens, que j’épouvantais, réclamaient de moi
une heure de pose, comme d’un photographe. Mais lady Ventnor, que je ne
semblais pas épouvanter du tout, fut aussi la seule à ne me point dire:
«Faites donc un livre sur moi.» Si bien que je dus prendre l’initiative,
et je lui dis, un matin que nous causions tête à tête avec assez
d’abandon:

--Ah! madame, quel régal pour les curieux comme moi si vous écriviez vos
mémoires!

Elle me répondit qu’elle ne les écrirait point, parce que cette besogne
est une façon d’avouer que l’on a vécu, et que l’on n’a plus ici-bas
qu’à accommoder en littérature les restes de son passé. Je lui demandai,
avec une galanterie un peu vulgaire, à qui elle pensait faire accroire
qu’elle ne fût bonne qu’à noircir du papier, et elle me répondit que
c’est à elle-même qu’elle ne se souciait point de suggérer ce sentiment.
Elle reprit, après une pause:

--Avez-vous lu des mémoires de femmes? (J’entendis, à son accent, de
quelles femmes elle voulait parler.) Avez-vous lu Mogador et Cora Pearl?
Quelle monotonie dégoûtante, et d’ailleurs inévitable! Cela pourrait
s’intituler _les Travaux et les Nuits_.

Je lui repartis que j’avais lu Mogador non sans intérêt, ni même sans
émotion, et Cora Pearl en bâillant, mais qu’entre ces dames et elle je
ne me permettais point de faire de comparaisons. Elle haussa les épaules
avec une belle franchise, qui signifiait apparemment qu’elle-même ne se
gênait point pour en faire. Puis elle rêva tout haut.

--Il faudrait, disait-elle, conter ma vie par épisodes, sans lier les
chapitres... et cependant marquer les étapes, indiquer la ligne,
l’action continuelle de ma volonté, la faveur des circonstances... ou de
la Providence... tenir compte de ma prédestination...

Je pris ces mots pour un programme, et je lui marquai que je
m’instituerais volontiers son historiographe.

--Est-ce, dis-je, que vous me raconteriez votre vie de cette façon-là?

--Non, dit-elle nettement. Mais je parle quand cela me prend, quand une
rencontre m’y provoque, au hasard. Il suffit d’être là: on ramasse. Vous
y êtes souvent. M. de Courpière prend le pli de venir tous les soirs...
Une série de croquis, et comme d’états successifs d’une personne, vaut
un portrait.

--Vous me diriez bien _tout_? lui demandai-je.

J’entendais: ce qui ne se dit point, qui fait honte, et que l’on
voudrait effacer de sa mémoire et de celle d’autrui. Elle répondit, plus
à ma pensée qu’à mes paroles:

--Il y a une sorte de vanité, que j’appelle, moi, humilité, qui est de
rougir de son passé ou de sa naissance.

C’était bien le cas de lui dire: «Alors, madame, apprenez-moi donc d’où
vous est venu ce sobriquet de _Solférino_.» Mais je ne l’osai point:
elle m’imposait par un certain ton que j’appelle le «ton Empire», parce
qu’il est ensemble superbe et peuple, rudement militaire, mais point
cynique. Cela ne ressemble aucunement à cette fameuse verdeur des
douairières des autres anciens régimes. J’hésitai donc à poser ma
question, puis il fut trop tard, et elle me donna mon congé en disant:

--Viendrez-vous cette après-midi voir l’entrée du roi...? Depuis qu’on
les fait débarquer à la gare du Bois de Boulogne et défiler sur
l’Avenue, j’offre ce spectacle à mes amis. M. de Courpière viendra. Je
compte sur vous.

Je m’inclinai.

Le roi arrivait à quatre heures, mais le dernier délai pour franchir les
cordons de troupes et accéder chez lady Ventnor était trois heures. J’y
trouvai la dizaine d’hommes qui lui font une cour quotidienne, et que
j’aurai sans doute des occasions de crayonner: mais j’attends qu’ils
jouent un autre rôle que de figurants ou de chœur antique; plus un gros
bonhomme que je n’y avais encore jamais rencontré, mais que je ne
pouvais m’étonner d’y voir, car il représentait à Paris l’un des plus
importants journaux de Londres. Il était d’une corpulence si
invraisemblable qu’on pouvait le soupçonner de la feindre et de s’être
déguisé, pour quelque parade, en pot à tabac ou en cruchon de bière à
forme grossièrement humaine. Il n’était pas moins remarquable par une
jovialité aussi continuelle que le sourire des danseuses, soit qu’il y
pensât toujours, ou qu’il le fît par habitude et sans y penser. Il avait
le parler gras, avec des grincements, un accent, point anglais, mais
mélangé d’allemand, de néerlandais, surtout de belge. Et il se
comportait dans un salon comme les excentriques de son pays sur une
scène de music-hall. Parmi ces hommes au langage mesuré, il disait avec
application tout ce qu’il ne fallait pas dire, comme ce pitre qu’on nous
a naguère montré aux Folies-Bergère, qui avait une si prodigieuse
virtuosité de maladresse pour casser des piles d’assiettes.

J’allais omettre qu’il y avait, par exception, trois ou quatre femmes,
et je ne sais qui c’était, mais je les devinai du demi-monde: j’entends
du demi-monde d’hier, celui de Dumas fils, le panier des pêches à quinze
sous.

On n’attend pas de moi que je décrive un spectacle devenu si banal
qu’une entrée de roi. Nous ne laissâmes point cependant d’aller à la
fenêtre regarder les cuirassiers qui formaient déjà la haie. Le gros
journaliste anglais cligna de l’œil, sans doute pour avertir la
compagnie qu’il avait des intentions d’incongruité; puis il fit un gros
rire et il dit:

--Savez-vous ce que ça me rappelle? Ça me rappelle la rentrée des
troupes après la campagne d’Italie.

Il est clair que des troupes qui font la haie ne peuvent rappeler à
personne des troupes qui défilent, et que ce plein-de-soupe le disait
par malveillance, qui sait? par allusion au surnom de Solférino. Cette
malhonnêteté me stupéfia; elle déconcerta aussi les autres personnes
présentes, mais qui dissimulèrent avec beaucoup d’art parisien leur
étonnement et leur malaise.

--Vraiment? dit lady Ventnor, nullement troublée. Le retour des troupes
d’Italie? Je ne l’ai point vu.

«Voilà, pensai-je, une coquetterie peu digne d’elle.»

Mais ce n’était point coquetterie, car elle ajouta:

--J’avais quatorze ans, j’étais encore à Lyon.

Elle se tut, les yeux fermés. Quand elle les rouvrit, d’abord elle me
regarda, comme pour me dire: «Attention! voici un premier crayon.» Puis
elle reprit, d’une voix comme lointaine, sans nuances, mais toujours
rude et commandante:

--N’est-ce pas curieux... quand on est né dans une ville, qu’on y a vécu
des années, qu’on l’a vue sous des milliers et des milliers d’aspects...
de n’en retenir qu’une seule vision... et extraordinaire?... Comme si,
cette avenue, nous ne pouvions nous la rappeler qu’avec les soldats, les
badauds, la chaussée vide, et la daumont de la Présidence qui passe...
Moi, je ne sais me rappeler Lyon,--Lyon, si morne, si ouvrier, si laid
avec ses hautes maisons plates comme des visages frustes et pauvres,--je
ne sais me rappeler Lyon que dans le tumulte d’émeute, avec des cadavres
aux barricades, les ruisseaux rouges, la nuit qui tombe rouge, le
tocsin, la foule qui gronde, et l’angoisse des grands silences coupés de
coups de feu... Je n’avais que trois ans, mais une journée a marqué dans
ma vie...

«Ma mère était remariée, veuve avant ma naissance; et, comme je
l’adorais, je haïssais mon beau-père, par jalousie. J’avais d’autres
motifs de le haïr. Il nous battait toutes les deux. Et surtout il
amenait à la maison des individus qui semblaient échappés du bagne et
qui ne parlaient que de tuer et de brûler. Je comprenais déjà. C’est
depuis lors que je n’aime pas le peuple.

--Vous n’avez pas attendu la Commune, dit l’Anglais en ricanant.

--Non... Un jour il rentra, il semblait ivre. Il dit des choses...
confuses... mais cette phrase, que j’entendis bien: «C’est la révolution
qui commence. Je pourrais vous tuer toutes les deux sans que personne me
demande compte de votre vie.» Ma mère devint toute pâle. Moi, je n’avais
pas peur. Peut-être que je n’étais pas encore capable de peur. Mais je
l’étais déjà de férocité, car je me rappelle ma joie abominable du
lendemain quand c’est lui qu’on nous rapporta mort, la tempe trouée; un
peu de sang coulait, et je le regardais avidement.

--C’est le premier sang, dit l’Anglais, que vous ayez eu sur vous.

--Le premier, dit-elle, impassible.

Puis elle me regarda encore, pour juger de reflet. Et je pensais:
«Celle-ci est la même qui, gamine, flairait son ennemi mort.»

Une grande clameur retentit, nous courûmes à la fenêtre. Le roi n’était
pas encore signalé: on acclamait le préfet de police, le seul homme
vraiment populaire de Paris. Nous reprîmes nos places. Mais, comme lady
Ventnor ne semblait point disposée à poursuivre son récit, l’Anglais
l’interrogea:

--Est-ce qu’après cet accident, fit-il, madame votre mère s’est mariée
une troisième fois?

--Non, dit-elle en le toisant, madame ma mère ne s’est pas mariée une
troisième fois, mais cela est revenu au même, et elle ne m’en a pas
moins donné l’équivalent d’un beau-père. Celui-là était un soldat.

--Nous arrivons à la guerre d’Italie.

--Oui, dit-elle, et à _Solférino_. Mais pas si vite.

Elle me regarda, comme si elle devinait le point de ma curiosité. Mais
ensuite elle ne regarda plus personne, et ce fut à elle-même qu’elle
parla.

--Ma mère, dit-elle, qui n’avait guère vécu plus d’un an avec mon père,
et moins de trois ans avec son second mari, vécut plus de douze ans avec
le beau-père illégitime dont elle m’avait pourvue sans me consulter...
Elle avait mes yeux, mon regard, mais qui signifiait... autre chose...
et elle me ressemblait moralement à une nuance près: elle était
infiniment résignée comme je suis volontaire. Lui, j’ai dit tout ce
qu’on en peut dire quand je l’ai appelé «soldat». Mais vous ne savez
plus ce que c’est, vous n’en avez plus, dans vos armées où on passe. Je
le vois... sans âge, comme un étudiant de quinzième année qui porterait
un uniforme... grand corps efflanqué dans une redingote vaste, les deux
jambes toujours allongées, comme tendues à un feu de bivouac, le képi en
pain de sucre affaissé, ou le bonnet de police sur l’oreille, avec un
gland qui se balance devant le nez... une barbiche de Méphisto de
province... et des yeux jaunes tirant sur le vert, où flotte un rêve
d’absinthe. Mais il avait... le prestige! Je ne jurerais pas qu’il plût:
il _levait_ les femmes... comme une contribution de guerre.

«Moi, je le haïssais, de même que l’autre, et pour le même motif. Il ne
me battait pourtant point, et ne rendait pas ma mère plus malheureuse
qu’il n’est juste. Quand je lui laissais voir mes sentiments, il me
disait: «Tu me détestes et tu as bien tort; moi, je t’aime.» Je ne sais
pas quel âge je pouvais avoir quand il a commencé à me dire ce mot-là.
Cela se perd dans la nuit de mes souvenirs. Je crois qu’il me l’a
toujours dit. Quand je fus en âge de comprendre, je m’aperçus qu’il me
l’avait toujours dit du même ton et, j’imagine, dans le même sens...

«Il tenait garnison à Lyon, mais plusieurs fois il fit campagne. Quelle
délivrance que ses départs! Je me remettais à chérir ma mère
furieusement. Nous étions presque misérables, et cette misère à deux
m’était douce. Dès qu’il revenait, je crois que je haïssais ma mère
autant que lui. Quand il revint d’Italie, couvert de gloire, médaillé à
Solférino, j’avais quatorze ans, j’étais femme, très belle,--puisqu’on
le sait, je le dis,--et je lus d’abord dans ses vilains yeux jaunes
qu’il ne tenait qu’à moi de me venger.

«C’est le premier calcul que j’aie fait, et peut-être le plus profond de
ma vie. J’étais au croisement des deux chemins, je le savais et où ils
me mèneraient tous deux. Vertueuse, j’épouserais quelque ouvrier: ils me
faisaient horreur; pour moi, ils étaient tous les pareils de l’homme que
j’avais vu rapporter tout sanglant à la maison. Mais j’avais des
scrupules, j’étais pieuse: je n’ai pas attendu d’être riche et marquise.
Alors, je souhaitais plutôt de prendre la mauvaise route, mais je
voulais être forcée. Une fois le pas franchi, il faudrait bien
poursuivre... Je crois que je ne me serais jamais décidée si je n’avais
eu à portée l’homme qui, en me poussant où je voulais aller, de surcroît
me vengeait.

--Et c’est, dis-je, par vengeance, par jalousie, que vous avez cédé au
vainqueur de _Solférino_?

--Cédé? Non. Il fallait être surprise, crier. On ne crie pas quand on
cède.

--Vous avez crié ensuite, dit le journaliste anglais. Comme Lucrèce.

--Nous occupions, dit-elle, à la Croix-Rousse, un petit appartement de
deux pièces. J’étais avec lui dans une des deux chambres, ma mère dans
l’autre chambre, nous regardions passer dans la rue les soldats en route
pour Paris. Lui, caserné à Lyon, comme j’ai dit, n’y allait pas. Il ne
se doutait guère que moi, je me mettrais en route dix minutes après pour
y aller... juste le temps de lui faire perdre la tête...

--Et de jeter, dit le gros Anglais, ce cri qui attira madame votre mère?

... D’autres cris nous appelèrent à la fenêtre. Le cortège défilait.
D’en haut, nous vîmes bien, malgré les cuirassiers au grand trot qui les
environnaient, les deux personnages de la daumont: un, très majestueux,
qui était le Président de la République, et l’autre, très bonhomme, qui
était le roi. C’était, cette fois-là, un vieux roi à barbe blanche. Lady
Ventnor se pencha, toute dorée par le soleil. Elle fit une moue de
regret et dit:

--Oh! qu’il est changé!



II

LE RÉDEMPTEUR


Les hommes d’expérience, et qui n’ont point l’inclination perverse de se
ménager exprès des déconvenues, savent qu’il ne faut jamais suivre les
femmes, à moins, bien entendu, qu’on ne les ait vues préalablement de
face. J’ai toujours pratiqué ce conseil élémentaire de la prudence, et
je l’ai dès longtemps inculqué à M. le vicomte de Courpière, qui, au
surplus, n’a jamais eu besoin de suivre personne. Mais il n’est pas de
règle sans exception, et, un matin que nous faisions notre promenade de
santé dans une allée assez retirée du Bois, nous ne pûmes nous tenir
d’emboîter le pas à une femme, dont j’avoue que la taille et le dos
étaient enchanteurs. Elle avait les épaules tombantes, à l’Impératrice,
la ceinture parfaitement ronde et le corsage d’une forme naturelle;
point trop de hanches, mais assez pour témoigner qu’elle n’avait pas
honte de son sexe; elle marchait avec une noble simplicité; je ne
trouvai à reprendre qu’un peu de raideur dans le maintien, mais que
j’attribuai à une extrême jeunesse; et je ne doutai point qu’en effet,
l’inconnue, quand elle daignerait se retourner, n’offrît à nos regards
quelque frais visage de grisette.

Je ne dirai pas que nous fûmes déçus, mais nous fûmes au moins surpris,
quand elle fit soudainement volte-face: car c’était la toujours
admirable, mais enfin mûre et imposante marquise de Ventnor.

Elle nous demanda en riant si nous avions bientôt fini de la filer. Elle
nous faisait aller depuis un quart d’heure.

--Vous voilà, dit-elle, attrapés, c’est bien fait.

M. de Courpière lui repartit que nous étions attrapés, mais qu’il ne le
regrettait point, car il n’avait jamais rien vu de si joli que son
envers. Elle en tomba d’accord sans fausse modestie, mais ajouta qu’il
est triste de ne se pouvoir plus laisser voir qu’à contre-jour, et
encore plus triste de ne se devoir plus montrer que de dos. Maurice lui
riposta des galanteries trop banales pour que je les note, mais où je
remarquai un changement de ton et d’accent bien significatif. Il
s’avançait. Venait-il de sentir que l’on peut honorablement marquer des
intentions à une femme dont une moitié au moins a cette allure de
jeunesse? Elle ne lui rendit pas autrement la main, et, comme elle hait
les fadeurs et veut toujours que la conversation porte sur un point
précis, elle nous déclara brusquement qu’elle venait de Saint-Lazare. M.
de Courpière crut que c’était de la gare et qu’elle avait eu quelque
rendez-vous de banlieue; moi, j’entendis que c’était de la prison. Cette
différence d’interprétation est un rien, mais qui éclaire la diversité
de nos esprits.

J’avais raison. La marquise venait de porter des aumônes et des
consolations aux filles. Elle nous dit qu’elle y allait régulièrement
une fois par semaine, ainsi que plusieurs femmes du monde.

--Vraiment? dit M. de Courpière, qui prend comme malgré lui un air
d’enfant de chœur à claquer dès que l’on cite en sa présence quelque
trait de vertu évangélique.

Lady Ventnor, qui aurait eu beaucoup plus de raisons de prendre cet air
confit, ne le prit point; et au contraire elle se moqua fort
agréablement des autres dames visiteuses. Elle respectait celles qui
visitent par charité; mais elle fut impitoyable pour les snobs;
singulièrement pour une très riche juive et très légère, qui s’était
fait répondre tout à l’heure par une fille qu’elle grondait: «Oh! vous,
madame, si vous saviez comme vous êtes heureuse d’avoir un mari et pas
d’amant!» La bonne sœur elle-même en avait souri.

--Et vous, dis-je à lady Ventnor, qu’est-ce qui vous attire vers ces
malheureuses? La charité ou le snobisme?

--Ni l’un ni l’autre, répondit-elle tranquillement. Des souvenirs.

Je vis qu’elle avait plus de repartie qu’il n’est d’usage dans le monde,
et je résolus de ne m’y plus frotter. Mais je voulus avoir le dernier.

--Des souvenirs? dis-je. Vous m’avez promis que vous me diriez tout.

--Sans doute, mais pas ce matin. Il faut que je rentre déjeuner, il est
midi et demie. Mon mari est arrivé d’hier soir, et il a des habitudes de
régularité.

Je m’étonnai de ce débarquement d’un mari qui, selon Maurice, ne passait
jamais l’eau; mais je gardai mes sentiments pour moi. Maurice, moins
discret, se récria, d’une humeur à faire croire que cette venue le
traversait dans une entreprise.

--Je vois lord Ventnor si rarement que je suis ravie chaque fois qu’il
vient, dit la marquise avec un grand sérieux, qui me fit penser qu’elle
se moquait de nous. C’est un homme bien agréable, et très intéressant...
très intéressant pour vous, ajouta-t-elle en me regardant, avec un air
de révoquer en doute la curiosité de M. de Courpière, qui me gêna.

Comme nous étions devant son hôtel, nous fîmes halte. Elle nous pria à
dîner pour le même soir, et ajouta qu’il faudrait inventer quelque chose
pour occuper la soirée, que lord Ventnor ne passait qu’une semaine à
Paris et n’entendait point perdre son temps. Puis elle nous donna des
poignées de main à l’anglaise et rentra: nous eûmes l’occasion d’admirer
une fois de plus sa jolie tournure.

--Elle est tout à fait désirable et _convenable_, dit Maurice.

«Convenable» me parut impayable.

Il reprit:

--Qu’est-ce que tu vas inventer, pour amuser le vieux?

--Ah! dis-je, tu me prends pour Bacciochi.

--Bacciochi? Qu’est-ce que c’est ça, Bacciochi?

--C’est lui qui était chargé des menus plaisirs sous Napoléon III.

M. de Courpière haussa les épaules et jugea stupide et malveillante
cette allusion au beau temps de lady Ventnor. Comme je ne suis pas à une
contradiction près, je m’empressai d’ajouter:

--Ne compte pas sur moi jusqu’à sept heures. Je n’ai pas trop de toute
la journée pour organiser la soirée.

J’y rêvais déjà. Mais je fus d’abord découragé. Il est incroyable
combien Paris offre peu de ressources. Nous ne savons point que montrer
à nos hôtes de passage. C’est aussi que nous préjugeons qu’ils ne
veulent rien voir hors les cafés-concerts et les bas-fonds. Je méditai
une tournée des grands-ducs, et ne pouvais point, en effet, méditer
autre chose, mais je n’en fus pas plus fier, quand je m’avisai
subitement que, si lady Ventnor nous accompagnait (et j’y comptais
bien), cela cesserait d’être banal, après ce qu’elle nous avait dit ce
matin de ses souvenirs de Saint-Lazare. Je résolus de lui en suggérer
d’autres et de la traîner en de certains lieux où elle rencontrerait des
fantômes du passé, cependant que son mari s’y amuserait au présent.

J’avais mené, depuis l’entrée du roi, une manière d’enquête touchant
notre nouvelle amie: je le confesse avec honte, non pour l’indiscrétion
de la chose, mais pour la pédanterie. J’étais allé à la Bibliothèque
nationale, où j’avais consulté les tables des ouvrages, trop rares
jusques ici, consacrés à l’histoire anecdotique du second Empire.
J’avais à tout hasard feuilleté la Grande Encyclopédie, et j’avais eu la
surprise d’y trouver un article de quelques lignes sur la Solférino. Mes
documents ne concordaient que sur un point, à savoir que cette personne
avait fait un stage dans les régions les plus humbles de la galanterie,
mais qu’elle s’était illustrée ensuite à Mabille et à Valentino, en
levant la jambe plus haut que nul ne l’avait fait encore et que nul ne
l’a fait depuis. Les chroniques ne mentionnaient point ses liaisons
ultérieures, qui sont pourtant de l’histoire. Le Larousse la faisait
mourir à Paris pendant le siège, apparemment comme il fait mourir
Bonaparte après le 18 brumaire. Un autre dictionnaire la tuait à Londres
vers la même époque; et un seul la disait mariée, mais à un seigneur
sans importance, et point à lord Ventnor.

Pour remémorer à la marquise ses succès chorégraphiques, je décidai que
nous passerions une heure au Jardin de Paris. Pour le second point, je
donnai des instructions à un policier de mes amis, que je pris soin de
requérir: je l’invitai à ne nous point trop faire voir de repaires
d’apaches, mais le plus possible de ces autres repaires où je pensais
que lady Ventnor avait dû séjourner, si j’entendais bien ce que la
Grande Encyclopédie appelle les régions les plus humbles de la
galanterie.

Nous sommes blasés d’offrir à nos hôtes la tournée des grands-ducs, mais
ils ne sont point blasés de la faire, et quand on leur propose cette
partie ils s’écrient de joie comme si c’était une merveille. L’annonce
d’une visite au Jardin de Paris, et ensuite dans les bas-fonds, me valut
une ovation, encore que nul ne soupçonnât ce qu’il y avait, en l’espèce,
d’ingénieux dans mon programme. Je n’avais pas prévu moi-même une autre
note comique: nos futurs compagnons de fête n’avaient guère la mine
d’être montrables où je les pensais conduire. Ils étaient dix hommes,
outre M. de Courpière et moi; nous n’en connaissions que cinq, qui
étaient des habitués, et choisis parmi les plus compassés: les cinq
autres allaient jusqu’au vénérable, et portaient de ces barbes blanches
qu’on ne met qu’en cérémonie, comme le gilet blanc. Mais je m’attardai
peu à les considérer, je ne prêtais attention qu’à lord Ventnor.

Dès qu’on le voit, on ne saurait plus rien voir ni personne que lui, ni
détourner la vue, quand il vous en intimerait l’ordre, appuyé d’injures
et de soufflets. Il marquait, je dis ceci à la lettre, dix-sept
ans,--même de corps: athlétique, mais adolescent,--mais surtout de
visage; et je sais bien que ses compatriotes à la mode ont aboli la
vieillesse en rasant le poil des lèvres qui la trahit; mais, par pudeur,
ils fixent à la trentaine au moins l’âge dont ils ne se désisteront
plus, et ils n’osent point cette fraîcheur, ce velouté, ces joues
pleines, ce clair et candide regard. L’on avait beau se dire que ces
invraisemblances étaient le chef-d’œuvre de l’hygiène ou de l’artifice,
et que notamment des cheveux de vieillard ne pouvaient être si blonds
que par l’effet de quelque teinture, on n’arrivait pas à revenir sur
cette première estime de son âge, même en profitant de la fascination
qu’il exerçait pour l’observer sous le nez, en myope, et comme à la
loupe. On remarquait, au plus, à la longue, qu’ils étaient peut-être
vitreux, ces yeux clairs, et que l’innocent regard s’y éteignait par
instants. L’âme se révélait vide. Mais alors un vertige interrompait
brusquement la fascination. Malgré moi, je me rejetais en arrière, je
fermais les yeux: quand je les rouvrais, la douce lueur intermittente
s’était déjà rallumée au fond des siens. Une seule fois je réussis à ne
pas abaisser mes paupières pendant une de ces éclipses; et l’étrange
regard vide que je regardais me fit souvenir d’un poème en prose de
Baudelaire: «Les Chinois voient l’heure dans l’œil des chats...--Que
cherches-tu dans les yeux de cet être? Y vois-tu l’heure?...--Oui, je
vois l’heure; il est l’Éternité.»

Il ne se faisait remarquer que par cette jeunesse, il était froid, et si
parfaitement bien élevé qu’on ne s’avisait point d’y prendre garde. Il
parlait peu, quoique sa femme lui fît les honneurs de la conversation.
Elle s’y entend à merveille, et je n’eus jamais une occasion meilleure
de surprendre ses procédés. Elle ne dit elle-même presque rien quand
elle tient son emploi de maîtresse de maison; elle évite l’esprit; elle
est insipide; de loin en loin elle hasarde une réflexion qui, à première
vue, paraît oiseuse, ou pose une question naïve et affecte d’improbables
ignorances. Mais ce sont là des roueries, qui ont toutes pour objet, et
effectivement pour résultat, de donner le branle à un des causeurs
présents, qui marche aussitôt, et ne se doute point, la plupart du
temps, qu’elle l’a poussé. Comme il fallait, ce soir, tout ramener à
lord Ventnor, on devine qu’il n’était question que d’antiquités. Cela
était, tranchons le mot, assommant, et eût même été insupportable sans
le divertissement de la nourriture, exquise et copieuse à l’ancienne
mode. Heureusement que je n’avais pas à craindre, de surcroît, que M. de
Courpière ne lâchât quelques sottises; car il a, en ces matières, une
sorte de compétence à force d’avoir acheté, du moins pour le
dix-huitième siècle; et il dit même, à propos de Perronneau, quelque
chose d’assez fin, dont je ne me souviens plus; mais ces discours de
commissaire-priseur me semblaient être une préface peu appropriée à
l’exploration qui devait suivre.

Lord Ventnor ne fit qu’une allusion, bien fortuite, aux mystères où ses
convives se flattaient d’être initiés tout à l’heure. Dans sa
«librairie», où nous allâmes fumer, il nous montra des livres à figures,
extrêmement licencieux: mais il suffit qu’ils ne soient pas à la portée
de toutes les bourses. Lord Ventnor, en les feuilletant, n’était pas
moins collégien, au contraire, et son regard demeurait pur, mais ses
mains tremblaient. Il se fit alors comme un déchirement et un demi-jour
dans ma mémoire, et j’allai dire à lady Ventnor (qui nous avait suivis,
mais se tenait à l’écart):

--Madame, cela est singulier: il me semble que j’ai _déjà vu_ lord
Ventnor.

--Oui, dit-elle, dans un livre.

--Quel livre?

--La _Faustin_, d’Edmond de Goncourt. Il y a là un personnage qui lui
ressemble, un Anglais sadique...

--Ah!... fis-je, étonné de l’épithète, et surtout gêné de me rappeler
que, le matin même, j’avais lu dans le journal des Goncourt, à la date
de 1862: «Dîné ce soir chez la Solférino.» Suivait un de ces portraits
en deux lignes que les gens de lettres croient on ne peut plus
flatteurs, et qui donnent à la personne portraite des démangeaisons de
leur arracher les yeux.--Vous avez connu les Goncourt? dis-je, à peine
avec un soupçon de malice.

--Oh! répondit-elle, très peu. Je ne les ai eus qu’une fois à dîner, en
1862 je crois.

La précision du souvenir me fit rougir.

--Vous pourrez vérifier, ajouta-t-elle.

Je tournai la tête, et je m’amusai fort d’un changement que j’observai
soudain dans les physionomies. Le bon dîner, les grands crus, et
peut-être aussi les livres à figures, opéraient. On demandait à partir
tout de suite, et les plus vieilles-barbes étaient les plus enragés. Ils
proposaient même de descendre d’abord dans les bas-fonds et de renoncer
au Jardin de Paris. Mais j’y tenais. Je fis une objection sans réplique:
c’est là que j’avais rendez-vous avec mon policier. Je ne vis plus lady
Ventnor, et je craignis qu’elle ne nous eût brûlé la politesse; mais
elle n’avait disparu que pour changer de toilette, elle revint presque
aussitôt, tout en noir, fort simple, avec un chapeau qui nous fit
soupirer d’aise: car il était fort petit, de taffetas noir, avec des
roses par-dessous, comme une capote de l’ancien temps; il n’y manquait
que les brides.

Pour être plus sûr qu’elle ne m’échapperait point, je voulus monter dans
son automobile, où prit également place M. de Courpière. Les vieux
hommes ne protestèrent point contre cet accaparement: ils pensaient à
autre chose. Nous n’eûmes guère le loisir de causer, jusqu’au Jardin de
Paris: la course fut brève. Je demandai seulement à la marquise si
jamais elle avait eu la curiosité de s’aventurer dans un bal public, et
elle me répondit: «Non, je n’y suis jamais _retournée_.» Cette réplique
me parut pleine de promesses, et, aussitôt arrivés, je me hâtai de la
faire asseoir près du quadrille, en lui disant:

--Je regrette que Mabille et Valentino n’existent plus; je ne pouvais
vous amener qu’ici.

--Oh! dit-elle, c’est bien toujours la même chose.

Elle se tut d’un air déterminé, pour nous faire taire, Maurice et moi
(les autres nous avaient abandonnés et circulaient). Elle reprit
d’elle-même, après la danse finie:

--Tout ce qui est pur geste, l’amour comme la danse, est peu susceptible
de variété, et encore moins de changement. On a récemment découvert que
les danses grecques étaient une manière de cancan. Et moi qui me
flattais de l’avoir inventé!

Je le savais; mais ma fantaisie était si rebelle ou si lente à imaginer
une lady Ventnor dans la posture du grand écart que je la regardais avec
le même ébahissement que si je n’avais rien su. Elle sourit:

--Les Revenants!... murmura-t-elle. Je me vois... Rien n’est...
autrement... Si: le costume... Voulez-vous que je vous décrive celui que
je portais le jour de mes débuts? Une robe de laine noire, presque tout
unie! La gloire m’a surprise, je n’étais pas en tenue... Le lendemain,
j’étrennais du barège! Et j’avais sur ma jupe quatre jupons à effilés!
Ma troisième robe était de taffetas bleu de France, décorée d’une
grecque de velours noir large comme les deux mains; et sur le velours
noir étaient cousus, à intervalles réguliers, de petits boutons de nacre
blanche.

--Mais, dit M. de Courpière, cela devait être hideux!

--Surtout si vous ajoutez le cachemire, qui n’était encore que français.
Et même le cachemire des Indes, qui me fut offert le mois suivant.

--Et les dessous? dis-je.

--Hélas! dit-elle, le genre était d’avoir des bas blancs et des
_caleçons_ blancs festonnés.

Ces images parurent, à ma grande surprise, enflammer M. de Courpière. Il
se pencha sur l’épaule de lady Ventnor, et je crus qu’il allait lui
faire une de ces déclarations qui ressemblent à des assignations. Mais,
justement, nous entendîmes un homme assigner tout crûment une des
danseuses, et pour la première fois lady Ventnor parut choquée.

--Ah! dit-elle, les manières ont changé aussi.

--On était, dis-je, plus poli?

--Ma foi non, et même au contraire. Mais on respectait certaines
bienséances. Si un gandin s’était permis de me débiter le compliment que
nous venons d’entendre, je l’aurais souffleté. En revanche, à souper, si
j’avais lâché trop de sottises ou heurté ses principes, il ne se fût
point gêné pour me dire: «Taisez-vous, ma chère Marguerite,
l’insuffisance de votre éducation vous fait tenir des propos dont vous
ne sentez pas vous-même l’inconvenance et la niaiserie.»

Mon policier survint, nos hommes revinrent, hâtés de partir en guerre,
elle se leva. Je m’attachai à elle, un peu déçu.

--Voilà, dis-je, tout ce que vous trouvez à me raconter?

--Mais je vous ai tout dit.

--A demi-mot!

--C’est comme il faut dire.

Je vis bien, à la réflexion, qu’elle m’avait fait, sans y toucher, un
tableau où il ne manquait rien: elle m’avait décrit ses costumes, le
décor, le public, et marqué jusqu’à des nuances fugitives de
physionomies et de langage. Mais j’ai besoin d’ordre et de clarté,
j’aime les récits qui se suivent, et je souhaitais qu’elle raccordât
celui-ci au précédent. Je ne l’obtins que sur les trois heures de la
nuit.

Jusque-là, elle me confondit d’admiration par la convenance parfaite de
sa tenue. Elle faisait une heureuse opposition avec nos compagnons
mâles. Ils avaient l’air de satyres honteux. Elle n’avait pas l’air
d’une bacchante, mais pas une fois elle ne fut gênée ni prude. Elle
dosait avec une exactitude merveilleuse la curiosité, l’indifférence et
le dégoût. Elle se faisait respecter sans rien faire apparemment pour
cela. Elle n’entendit pas un mot malsonnant et ne vit pas un spectacle
vilain. Elle les esquivait si adroitement que je n’aurais su dire comme
elle s’y prenait, et je ne la quittais pas des yeux. Elle trouva même
joliment moyen de me rouler: car je l’avais amenée, pour finir, dans un
lieu que je ne dirai pas, où il est inouï de mener une marquise, mais
qui était justement le lieu où j’avais plus de curiosité de voir quelle
mine elle ferait, et encore une fois je ne sais comment elle réussit à
s’y enfermer dans une chambre à peu près décente, bien à l’abri, seule
avec M. de Courpière et moi, cependant que les autres assistaient, dans
un salon voisin, à des danses de caractère.

Je fus si outré de cet escamotage que je brusquai lady Ventnor. Je lui
déclarai, avec une mauvaise humeur fort ridicule quand on y pense, que
j’étais maniaque de chronologie, et que je voulais savoir où elle était
allée directement lorsqu’elle avait quitté Lyon.

--Vous le savez, me répondit-elle, toujours imperturbable, puisque vous
m’avez amenée ici. Vous vouliez me faire dire que je n’y venais pas pour
la première fois. Je suis comme vous, j’aime l’ordre et je commence
toujours par le commencement. J’avais de l’ambition et je prétendais
arriver haut, mais il ne me répugnait point de partir du plus bas. Et
puis je suis bourgeoise et je n’ai que dans une certaine mesure le goût
du risque. Je voulais dès lors être assurée du vivre et du couvert.
Lorsque je quittai Lyon, j’avais en poche l’adresse d’une de mes jeunes
amies, émigrée à Paris depuis peu et que l’on croyait ouvrière, mais qui
ne l’était point. J’avais également sur moi de quoi prendre mon
billet,--les chemins de fer étaient inventés, je vous prie de le croire,
mais les troisièmes étaient alors peu confortables; j’avais trente-cinq
sous pour mon fiacre. Le cocher fut bien étonné quand je lui donnai
l’adresse de mon amie.

Je n’étais pas moins étonné que le cocher, je n’osais plus lever les
yeux.

--J’espère, reprit lady Ventnor avec hauteur, que je vous dis tout ce
qui est indicible. Je vous le dis sans couleur, parce que je n’aime
point les tableaux de libertinage, mais vous avez de l’imagination, une
expérience personnelle, et, encore une fois, ni le métier ni le milieu
n’ont sensiblement changé. Pour la mise en scène, je vois que l’usage
s’est conservé d’être en retard d’un demi-siècle sur la mode.
Figurez-vous donc que j’étais environnée des meubles de la Restauration
ou même du premier Empire, comme nous le sommes, ce soir, des meubles du
second.

Je n’y avais pas encore pris garde, et je trouvai plaisant que lady
Ventnor fût venue là pour s’y trouver justement remise dans le décor de
sa jeunesse. Elle jeta soudain un léger cri: elle venait d’apercevoir,
sur la cheminée, veuve de toute autre garniture, un verre d’eau, en
effet bien extraordinaire. Il se composait de quatre pièces, d’une
matière opaque et couleur de lait, comme j’ai vu, chez ma grand’mère, de
ces affreux ustensiles appelés rince-bouche. Le sucrier, le verre à pied
et la carafe étaient d’une hauteur et d’une maigreur disgracieuses. Le
bouchon de la carafe était évidé et formait lui-même un tout petit
carafon, destiné sans doute à contenir la fleur d’orange. Un serpent
d’émail vert et qui se mordait la queue ornait le tour du plateau. Un
ornement pareil ceignait le ventre de la carafe, celui du sucrier, et
bordait le verre.

--Pensez-vous, dit lady Ventnor, que l’on voudrait me vendre ces objets?

--Je n’en doute pas, dis-je. Ils feraient bien sur une table d’acajou à
laquelle je vois accoudé un homme en pantalon à la hussarde, qui fume le
narguilé et qui porte des pantoufles de maroquin rouge. Cela serait
charmant, à condition que cela fût signé Gavarni.

--Ce verre d’eau, reprit lady Ventnor, me rappelle un autre verre d’eau
pareil, qui est le premier objet de luxe que j’aie possédé.

--Tant mieux, dis-je; car vous allez me faire savoir comment vous avez
passé de l’état où on ne possède rien en propre à l’état où il est
permis de posséder.

--Soit! dit-elle. J’ai passé de l’un à l’autre grâce au rédempteur.

M. de Courpière craignit d’être scandalisé et demanda l’explication de
ce mot.

--L’on n’a pas, répondit-elle, attendu les romans russes pour procéder à
la rédemption des courtisanes. Cette mode fit fureur environ le temps de
la _Dame aux Camélias_. C’est au point qu’une femme ne pouvait plus
s’engager dans cette profession sans y rencontrer, dès les premiers pas,
un homme qui voulût l’en tirer et la réhabiliter. La Dame aux Camélias
est mon ancienne, et je date plutôt de l’époque où une réaction se
faisait. Mais la province est toujours en retard sur Paris, et l’était
alors bien davantage. Mon rédempteur venait de province. Il s’appelait
Adolphe. Vous allez prendre son portrait pour une caricature. Il avait
des cheveux d’un blond fade, très fournis et frisés, des favoris comme
les notaires n’en portent plus, et des lunettes. Il paraissait beaucoup
moins jeune que lord Ventnor, mais il avait vingt ans en réalité. Vous
allez douter de ses mœurs, puisque vous savez où il me rencontra, mais
c’est par vertu qu’il y venait. Il s’attribuait une mission. Il me
proposa de me mettre, comme on dit, dans mes meubles. Je sentis que
c’était un pas décisif, et j’acceptai, bien que son physique me parût
peu séduisant. Vous jugerez par ce verre d’eau du mobilier qu’il
m’offrit.

«Il me logea dans le quartier Gaillon, qui était alors respectable. Nous
avions deux chambres et un cabinet au dernier étage d’une maison noire.
Le cabinet prenait jour par une lucarne sur une cour en puits. C’est par
cette lucarne que j’appelais notre concierge, qui faisait notre ménage
et qui était également notre propriétaire. Nous ne menions pas la vie
des étudiants: je n’ai jamais été Musette ni Mimi Pinson, et Adolphe
était employé aux bureaux de l’enregistrement. Je demeurais seule toute
la journée, je fumais des cigarettes. Il rentrait à l’heure du dîner,
qui était frugal: il devait, l’année suivante, être envoyé en possession
d’une assez jolie fortune, mais il ne gagnait que cent soixante-quinze
francs par mois, et nous n’en dépensions pas plus de trois cents.

«A table, il me disait des choses tendres et sages, et notamment que
l’amour m’avait refait une virginité. Je lui répondais que j’en eusse
été bien fâchée. Ces propos le faisaient rougir. Il était chaste, avec
du tempérament. Je m’amusais, par malice, à lui faire oublier sa pudeur
dès que l’heure du berger sonnait, et j’avais des façons de le régaler
qu’on ne soupçonne point à Rennes, d’où il était natif, ni même à Lyon,
d’où je viens.

--Ce tableau, dis-je, est d’un rococo fort agréable.

--Oui, mais le dénouement fut pénible. Un jour que j’avais, par hasard,
fait des courses, je fus en rentrant appréhendée au corps par deux
agents. Ils m’apprirent qu’Adolphe était déjà coffré, sous l’inculpation
de détournements, et que j’étais inculpée moi-même de complicité.

--Un homme si vertueux! dit M. de Courpière.

--L’homme d’une seule vertu, repartit lady Ventnor. Une vertu isolée est
aussi dangereuse qu’une idée fixe. Adolphe volait, il eût tué, pour
assurer ma rédemption. Je ne l’aimais guère, et cependant je fus
désespérée. J’échappai aux mains des agents et courus me jeter par la
fenêtre. Heureusement, j’avais choisi, pour me précipiter, la lucarne du
cabinet, qui était trop étroite. Ce suicide eût été déraisonnable: je
n’eus aucune peine à démontrer mon innocence. Mais il était au moins
inutile que je reprisse contact avec la police, et vous devinez qu’elle
me fit refaire en arrière le pas décisif que mon rédempteur m’avait fait
faire en avant.

--Je devine aussi, dis-je, que vous en avez été quitte pour refaire un
plus grand pas cinq ou six mois plus tard.

--Huit jours.

--Bravo! Racontez.

--Pas ici. J’ai besoin d’un autre décor et de toute une mise en scène.
Venez demain.

Nos dix vieillards, onze en comptant lord Ventnor, reparaissaient. Ils
avaient d’encore plus étranges figures qu’avant de disparaître.



III

L’ONCLE


L’hôtel de Mme la marquise de Ventnor n’a pas une façade très importante
sur l’avenue du Bois de Boulogne; mais le terrain est considérable en
profondeur, et lord Ventnor y fait de temps à autre édifier des salles
et des galeries supplémentaires, pour y installer ses collections à
mesure qu’elles se développent. Le valet de chambre qui conduisait M. de
Courpière et moi nous fit traverser, malheureusement trop vite, deux de
ces salles, si encombrées de tableaux qu’il y en avait non seulement sur
toute la surface des murs, mais en pile sur d’immenses tables, et même
sur des chaises rangées autour de ces tables ainsi que dans une salle à
manger.

Dans la pièce voisine, des papillons sous verre se mêlaient assez
bizarrement aux toiles, et ce rapprochement faisait voir que les œuvres
d’art de la nature sont plus artificielles que celles des hommes. Enfin,
dans un dernier salon, où l’on nous pria d’attendre, les murs étaient
nus; et l’œil, après un peu d’étonnement du contraste, goûtait cette
nudité reposante, qui permettait d’admirer la décoration, singulièrement
les boiseries.

Elles étaient anciennes et venaient d’ailleurs, mais n’avaient pas été
rajustées: c’est plutôt le salon qui paraissait avoir été construit à
leur mesure et exprès pour les loger. Elles dataient du plus beau temps
de Louis XIV, où l’on ne craignit point la profusion des ornements, mais
où le plus superbe luxe avait trop de noblesse pour avoir de
l’insolence. Peut-être qu’elles nous auraient semblé, dans leur neuf,
bien chargées d’or; mais la patine de deux siècles avait assagi toute
cette dorure,--sans toutefois l’éteindre, car elle rougeoyait comme aux
feux d’un soleil couchant. L’intérieur des panneaux était peint d’un
gris qui tirait sur le vert. Les dessus de portes n’étaient que
sculptés, et, seule, la corniche en encorbellement était peinte: des
satyres s’y ébattaient avec des nymphes parmi une forêt de roseaux. La
cheminée, haute comme un homme de belle taille, était de marbre
sérancolin, d’une admirable couleur d’agathe; elle supportait deux
candélabres à pendeloques de cristal taillé, et une pendule, qui était
un éléphant de bronze doré, caparaçonné d’or et d’émaux. Le tapis, à
fond bleu de roi et aux armes de France, ne cachait que devant la
cheminée la marqueterie du parquet. Les meubles, de tapisseries
représentant des sujets de chasse, étaient douze fauteuils, autant de
chaises et quatre grands canapés, rangés en ordre le long des murs. Mais
nous fûmes choqués de voir, dans un si bel ensemble, un de ces divans
drapés de tapis orientaux et encombrés de coussins, qui ne sont à leur
place que dans un atelier. C’est pourtant là que nous nous assîmes: il
nous semblait peut-être que les autres meubles exposés n’étaient point
pour s’y asseoir.

Nous ne trouvâmes pas le temps de nous communiquer l’un à l’autre; car
nous eûmes soudain la petite terreur mélodramatique de voir tourner sur
lui-même un des panneaux, qui nous découvrit, dans l’épaisseur du mur,
un escalier, certes étroit, mais enfin très praticable. La marquise vint
par là, aussi naturellement qu’elle eût fait par une entrée ordinaire,
et la boiserie se replaça derrière elle. Elle nous tendit la main et
s’installa sur le divan turc, où elle nous fit signe de nous rasseoir.
J’abrégeai le protocole, et, cependant que M. de Courpière témoignait
par deux ou trois observations que sa compétence touchant le
dix-huitième siècle n’exclut pas un certain faible pour le siècle
précédent, je marquai à lady Ventnor mon vif désir de savoir où nous
étions.

--Avenue du Bois de Boulogne, et chez moi, répondit-elle; mais je
pourrais également dire dans l’île Saint-Louis et à l’hôtel de Biron.
Car j’ai acheté, lors de la démolition de cet hôtel, et j’ai fait
remonter ici fort exactement, ce salon, qui me rappelait un des
changements à vue de mon existence. Vous devinez pourquoi je ne voulais
suivre mon récit qu’après vous avoir transportés dans ce décor: c’est
que j’y fus transportée moi-même tout d’un coup, après mon deuxième
séjour en des lieux plus ressemblants à ceux où nous avions commencé,
hier soir, notre conversation.

--Voilà, dis-je, un changement prodigieux, et surtout s’il n’a pas été
préparé.

--Nullement. Mais il n’y a point de prodige. Les gens de lettres, que
j’ai souvent reçus, se plaignent de la peine qu’ils ont à se manifester:
un livre peut être beau, mais on n’en saura jamais rien si on ne l’ouvre
pas. Et ils jalousent les peintres qui exposent leurs toiles, qu’on est
bien forcé de voir. Un chef-d’œuvre de peinture peut être méconnu, mais
il ne peut être inaperçu. Que dire, à plus forte raison, d’une femme, si
elle est un chef-d’œuvre de femme, et si le métier qu’elle fait l’oblige
de s’exposer? Elle ne saurait manquer de rencontrer tôt ou tard
l’amateur éclairé. C’est justement ce qui m’arriva.

«Je vis, un soir, venir--où j’étais--un homme, dont la figure
m’intéressa d’autant plus qu’elle se contredisait, et n’accusait point
le rang du personnage ni sa profession: sa dominante était si évidemment
la pensée, que je flairais bien, comme vous diriez aujourd’hui, un
intellectuel; mais, s’il n’était pas habillé à la mode des gandins, il
ne l’était pas non plus avec la négligence d’un savant ni avec la
fantaisie d’un artiste, et il devait haïr, pour le costume,
l’indiscrétion de l’originalité. Je me souviens qu’il portait un
pantalon noisette, des bas blancs, des escarpins vernis; et, en guise de
veste, une manière de paletot sac, d’un drap noir uni et terne, avec un
col de velours, point de revers, un seul gros bouton à demi caché sous
la pointe droite du col. La chemise n’était pas empesée, mais de fine
toile, et d’une blancheur mate. L’ample cravate, un peu lâchement nouée,
était d’une soie à gros grain qui se maintenait... Je reviens à l’homme:
il avait les cheveux parfaitement noirs, mais déjà rares, séparés par
une raie à droite; le front large et haut, d’une blancheur et d’une
sérénité imposantes; et le bas du visage tourmenté; les yeux, couleur de
tabac d’Espagne, enfoncés profondément; les joues, point maigres, mais
creusées d’un pli profond; la mâchoire brutale, le menton rond du
premier Empereur, avec la fossette; et une bouche très grande, mais
belle, voluptueuse, méprisante, tout ce qu’une bouche humaine peut
exprimer de sensualité et de dégoût de la sensualité; et, naturellement,
point d’hypocrites moustaches.

«Je fus troublée, mais non point flattée de son admiration, qui était
plutôt offensante. Il ne daigna même pas me la témoigner, et il ne
m’adressa pas un mot. Il me considéra, longtemps, comme on fait un objet
à vendre (c’était son droit et le droit de tout le monde); après quoi,
il ne m’acheta point. Il tourna les talons et s’en alla, rêvant. Mais il
revint le lendemain soir, accompagné de deux hommes aussi bavards qu’il
était taciturne. Ils ne me firent guère l’honneur de me parler, mais ils
s’entretinrent devant moi, et je ne tardai point d’apprendre que l’un
était poète, l’autre sculpteur. J’avais déjà reconnu leur condition
d’artistes à leurs chevelures. Celle du sculpteur était une vraie
crinière; celle du poète, toute collée de pommade, encadrait lourdement
une face bouffie, que je n’ai jamais réussi, pour ma part, à trouver
belle, et qui me faisait penser à quelque sultan abruti,--peut-être à
cause du fez rouge posé sur les cheveux gras, ou de la redingote
boutonnée haut comme une stambouline.

«J’observai que c’était le poète qui parlait de moi plus en sculpteur.
Il se récriait sur ma «plastique». J’avoue que je n’y comprenais rien;
parce que, je vais vous dire: nous autres femmes, nous n’avons jamais
rien compris à cette beauté de la forme qui vous touche, vous autres
hommes; la seule beauté que nous apprécions est celle qu’un écrivain
plus moderne a si heureusement définie «la beauté couturière»; mais
jamais la «plastique» ne nous a été si indifférente qu’en ce temps-là,
où, même à la Comédie-Française, une tunique grecque semblait odieuse à
voir, à moins que d’être gonflée par un semblant de crinoline.

«Les trois artistes obtinrent la permission de m’emmener; ce n’est pas
même à moi qu’ils la demandèrent; et je fus aussitôt apportée où nous
sommes, je pourrais dire sur ce divan, car j’y passai dès lors la plus
grande partie de mes journées. Fermez un instant les yeux, et imaginez
la femme--que j’étais--vêtue d’une ample robe blanche à pois rouges.

Je ne révoquais pas en doute les souvenirs de lady Ventnor, et j’y
trouvais trop de piquante invraisemblance pour ne souhaiter point qu’ils
fussent vrais; mais je lui demandai comment ces hommes qu’elle venait de
nous crayonner, dont je nommais au moins deux, le poète des _Fleurs du
mal_ et celui d’_Albertus_, qui ne jouissaient point d’une grande
fortune, pouvaient habiter un appartement si somptueux et posséder de si
magnifiques meubles. Elle me répondit qu’à l’hôtel de Biron les
logements, sauf celui du bel étage, ressemblaient à ces taudis de
Versailles que les grands domestiques se disputaient. Ils étaient loués
en garni à des artistes, tous camarades, et qui formaient une sorte de
phalanstère. Le bel étage était occupé par un fils de famille fort
riche, qui se faisait un plaisir de réunir chez lui ses voisins.

--On y accédait, ajouta-t-elle, ainsi que vous venez de le voir, par des
escaliers mystérieux, cachés dans l’épaisseur des murs.

Il me parut que le ton extrêmement libre de Mme la marquise de Ventnor
m’autorisait à une égale liberté, et je lui dis cavalièrement:

--Je conçois que ce monsieur fît bonne chère à ses voisins et encore
meilleure à vous; mais je présume, et même j’espère, qu’il ne se bornait
pas à vous recevoir dans le salon.

--Vous ne sauriez croire, me répondit-elle, à quel point ce qui se
passait ailleurs, et particulièrement dans les chambres à coucher, était
dénué d’intérêt. Oh! je ne prétends pas vous dire que tous ces hommes,
qui avaient la disposition d’une belle fille, n’en profitaient point...
Vous souvenez-vous d’un joli conte de Maupassant intitulé _Mouche_?
Mouche est une canotière, que les cinq copropriétaires d’un même canot
possèdent par indivis. Ma condition était celle de Mouche, avec cette
différence que mes nouveaux amis n’étaient pas des canotiers.

«Je crois qu’à ce moment de notre histoire la vieille gaîté française
subissait--dans le clan des artistes, non certes ailleurs--une de ces
éclipses qui sont périodiques. Mes amis ne s’en doutaient point. Ils se
figuraient, au contraire, être de grands fous. Mais leur instinct de
s’amuser ne leur suggérait que de sinistres charges. Je ne vous les
raconterai pas: elles me font horreur, même de si loin. Je vous ai dit
que j’étais bourgeoise: moi, j’ai toujours compté dans le clan des
philistins. Je veux que la gaîté soit gaie, et leurs inventions me
paraissaient lamentables. Vous pensez que je ne goûtais guère non plus
le satanisme: ah! j’étais bien tombée!

«Mais ce qui me déplaisait surtout, c’est que je tenais vraiment trop
peu de place. Sans doute ils s’occupaient de moi, et même
continuellement, mais point comme je veux qu’on s’en occupe, comme d’un
être vivant et sensible, avec qui on est en amour ou en guerre,
maîtresse, au besoin ennemie. Je ne charmais pas leurs yeux autrement
que ces tapisseries ou cet éléphant de bronze doré; et quand je m’étais
produite sur ce divan, où il paraît que je faisais bien, j’avais rempli
ma destinée. J’étais la Beauté, avec une majuscule: je veux être
Marguerite, et rien ne _m’embête_ comme la Beauté absolue. Ils
m’auraient bien défendue de bouger, sous prétexte qu’un de mes
inventeurs avait écrit:

    _«Je hais le mouvement qui déplace les lignes,
    «Et jamais je ne pleure et jamais je ne ris.»_

«Moi, je veux rire, et même pleurer; et j’estime qu’une belle immobilité
ne vaut pas un joli mouvement.

«Un jour, le sculpteur m’emmena chez lui pour me faire poser, et je dois
dire qu’il fit aussi reposer le modèle,--vous entendez, je pense, cet
argot.--Mais ce repos du modèle fut une scène bien singulière. Le
sculpteur, qui s’y connaissait, jugea ma beauté parfaite sans retouches,
et, au lieu de l’interpréter, il fit un moulage de mon corps. C’est
quand il me vit toute blanche et toute fleurie de plâtre qu’il sentit
l’aiguillon du désir. Je fus aimée à titre de «rêve de pierre». Mais,
encore une fois, je ne veux pas être un «rêve de pierre».

Madame la marquise regardait le vicomte en disant cela, comme pour lui
donner des indications, mais bien inutiles, car jamais M. de Courpière
n’a rêvé de posséder des statues.

Elle reprit:

--Mon emploi le plus ordinaire était de procurer à la compagnie des
visions.

--Comment? dis-je. Des visions?

--Oui. Ils faisaient usage de hachich. Ils avaient même fondé une
manière de club, où ils admettaient tous les friands de cette
nauséabonde confiture. Moi, je n’y ai jamais voulu toucher. Elle rendait
la plupart malades. Elle enivrait les autres et leur faisait voir plus
en beau ce qu’ils avaient réellement sous les yeux. C’est pourquoi ils
tenaient à ma présence: car vous imaginez ce que pouvait devenir, par
l’effet de cette artificielle transfiguration, une femme déjà pourvue
d’assez de réels mérites pour qu’un maître de la sculpture l’eût jugée
digne d’être moulée.

«Je fus délivrée de ma nouvelle prison, grâce à ces débauches de
hachich. Je vous ai dit qu’on y recevait, outre les habitués, des
curieux de passage. Je fis ainsi la connaissance du premier homme pour
qui je peux dire que j’ai éprouvé un sentiment, et même en coup de
foudre. Vous n’en reviendriez pas si je vous disais d’abord son nom: car
sa réputation d’homme laid ne lui a pas moins survécu que sa gloire de
critique, et il avait dès lors passé la soixantaine. Mais j’étais trop
excédée de jouer les Vénus Anadyomène pour ne préférer point, mettons
par esprit de contradiction, un Socrate en redingote à un Apollon du
Belvédère. Et si je n’étais pas encore digne ni capable de comprendre
cette universelle intelligence, au moins je la sentais; je ne me
permettais pas de la juger égale ou supérieure à d’autres, mais elle
m’inspirait une sympathie, parce qu’elle vivait. J’en aimais les vives
impatiences, les sursauts, la trépidation, ce je ne sais quoi de
soupe-au-lait, cette espèce de terre-à-terre supérieur. J’aimais les
lueurs de malice qu’elle allumait dans les petits yeux fureteurs de
l’homme, cette volupté spirituelle de ses lèvres, et cet appétit de
savoir qui lui mettait l’eau à la bouche.

«Il n’était, parbleu! pas moins connaisseur que n’importe qui de beauté
pure et de «plastique»; mais il était trop amateur de femmes pour les
vouloir statues, et je le vis bien, rien qu’à sa manière, si j’ose dire,
de me renifler. Il finit même par ne prêter attention qu’à moi. Au
scandale des autres grands hommes, il refusa de tâter du dawamesk, et il
n’écouta que d’une oreille distraite les merveilles qu’on lui dit des
effets de cette drogue, pour s’entretenir de plus en plus à part avec
moi. Il était paternel et équivoque, galant, suranné, ancien régime, et
homme d’aujourd’hui, accoutumé à parler aux grisettes. Vous pouvez
croire que je fus flattée de plaire effectivement pour la première fois,
et de plaire à un tel homme; mais il fut encore plus flatté quand je lui
avouai qu’il me tournait la tête. Nous improvisâmes pour le lendemain ma
fuite de l’hôtel de Biron, je devrais dire mon enlèvement; et le
sexagénaire s’en fut aussitôt, fringant comme un collégien.

«Malgré le romanesque de l’aventure et ce mot d’enlèvement, tout se
passa le plus uniment du monde, et sans berline. Je partis de bon matin:
tout l’hôtel de Biron dormait encore, et il ne se trouva donc personne
pour m’arrêter. J’appelai un fiacre. Le cocher prit à côté de lui, sur
le siège, ma malle, qui était encore si légère que j’avais pu la
descendre sans aide. Il était convenu, j’ai omis de vous le dire, que
j’allais prendre domicile chez mon nouveau protecteur, qui habitait un
pavillon dans la rue Notre-Dame-des-Champs, provinciale aujourd’hui, et,
alors, même campagnarde.

«Je le vis du bout de la rue qui guettait mon arrivée. Il était vêtu
drôlement d’une sorte de carmagnole, avec un bonnet grec sur la tête.
Près de lui se tenaient deux hommes beaucoup plus jeunes, que j’ai su
depuis ses secrétaires, et une femme-dragon qui était la cuisinière. Ils
firent les grands bras quand ils virent un fiacre et une caisse près du
cocher. «Les voilà! les voilà!» crièrent-ils tous quatre. Mais, quand je
mis le nez à la portière, ils parurent surpris et même désappointés. Le
maître lui-même n’avait pas l’air de savoir ce que je venais faire là.
Il se rappelait cependant mon nom, car il me dit: «Ah! c’est vous, ma
chère Marguerite...»

«Mais, dans le même instant, voyant un autre fiacre, il poussa de
nouveaux cris. Cette fois, l’arrivant était celui qu’on attendait,
savoir un employé de la Bibliothèque impériale, qui lui remit un énorme
ballot de livres, qu’il emporta comme une proie, suivi des deux
secrétaires, non sans m’avoir--je lui dois rendre cette justice--confiée
et recommandée à la cuisinière-dragon. «C’est, me dit cette femme, son
jour d’article: vous ne le verrez pas de la journée.» Je ne le vis
point, en effet. Elle prit soin de moi un peu à la rigueur et sans luxe
d’amabilité. Elle me fit deux très bons repas, que je mangeai seule,
comme un pape; et elle m’installa dans une chambre du deuxième étage,
vaste, mais meublée des pires meubles d’acajou qu’ait produits le règne
de Louis-Philippe: je dois être sincère et avouer qu’ils ne me
déplaisaient pas.

«Le lendemain, vers dix heures, l’homme à l’article entra dans ma
chambre, sans façon. J’étais au lit. Il déclara mon installation
parfaite, sans me demander ce que j’en pensais, et il m’avertit d’abord
que, pour éviter les propos et même pouvoir se montrer en ma compagnie,
il me présenterait partout comme sa nièce. Il me pria de l’appeler «mon
oncle» sans plus tarder. «Même, dis-je en boudant, quand nous serons
seuls?» Il se mit à rire. «Voyez-vous cela?» dit-il, et il me fit
quelques caresses. Il ajouta, sérieusement: «Ma petite, j’ai passé
soixante ans. J’aime encore à respirer des fleurs, mais je n’en cueille
plus.»

«Faut-il vous confesser que j’eus un regret très sincère? Ah!
qu’allez-vous penser de moi? Mais c’était à prendre ou à laisser; pour
mieux dire, je n’avais pas le choix. Je me résignai, et je tirai de
cette liaison le plus d’avantages que je pus. L’Oncle me permettait de
toucher à ses livres, parce que je n’y faisais pas de cornes et que je
les remettais toujours où je les avais pris. Je savais tout juste lire
et écrire, et je n’étais pas trop préparée à la fréquentation des grands
auteurs. Mais l’Oncle, qui était plutôt hargneux avec les hommes, et
terriblement égoïste, se fût mis en quatre quartiers pour le moindre
cotillon, et en huit pour moi. Parmi un labeur sans relâche, que vous
qualifieriez surmenage, il trouvait le temps de diriger mes lectures. Je
suis, grâce à lui, fort lettrée: je vous le dis, mais ne le répétez pas,
car vous avez pu observer que je m’en cache. Il se donnait même la peine
de m’enseigner la civilité puérile et honnête. Mon éducation première
avait été négligée. Peu à peu, il me rendait plus digne de la place
honorable que j’occupais à ses côtés, des égards que ses amis et
lui-même me témoignaient généreusement.

«Je n’étais négligée que les jours d’article. Ces jours-là, on m’eût
volontiers envoyée au diable, ou au grenier. Mais je fus aussi escamotée
un autre jour, où cela m’humilia fort. J’entendis parler à mots couverts
de grands personnages que l’on devait avoir à déjeuner. L’oncle délibéra
plus d’une heure avec la cuisinière sur le menu, et lui demanda, en
outre, si elle croyait que l’on me pût faire asseoir à la même table que
lesdits grands personnages, même à titre de nièce. La réponse du dragon
fut négative, et je n’eus que la permission de regarder une minute les
convives en écartant un rideau.

«L’on avait poussé la discrétion jusqu’à ne les point nommer devant moi.
Je savais seulement qu’il y aurait un prince, qu’on appelait «le Prince»
comme s’il eût été seul au monde de ce rang, et une princesse qu’on
appelait «la bonne princesse». J’ai à peine besoin de vous dire que ces
indications me suffisaient pour les deviner; et, si je ne les eusse
devinés, je les eusse reconnus, surtout lui, tant il ressemblait aux
images populaires de Napoléon. Vous avez dû entendre raconter que
Thérèse Lachmann, plus tard Mme de Païva, un soir qu’elle se traînait,
mourante de faim, dans les Champs-Élysées, aurait dit: «Avant dix ans,
je ferai construire ici même le plus bel hôtel de Paris.» Je ne vous
garantis pas l’anecdote, mais je vous assure que moi, quand je vis le
Prince, je résolus de devenir sa maîtresse--à beaucoup plus bref délai.

«Je ne l’étais, en attendant, de personne, et je souffrais de cette
privation,--à ma grande surprise: car mes sens ne m’avaient guère
tourmentée jusqu’alors. Mais c’est que, jusqu’alors, ils n’avaient
aucune satisfaction d’aucune sorte, et apparemment que le jeûne est plus
facile à garder que la diète. Maintenant, mon oncle me parlait d’amour,
il m’en parlait si bien que je croyais, comme on dit, que cela était
arrivé, et cela ne l’était point! A force de me respirer, il éveillait
en moi le désir d’être cueillie. J’allais le tromper, j’en étais au
désespoir, mais je n’avais pas trop de scrupules: parce que je sentais
bien qu’en fin de compte c’était sa faute, et qu’il m’eût aisément
réduite à la fidélité, non pas en me donnant davantage, mais au
contraire en me donnant moins.

--Ah! m’écriai-je, voilà une analyse admirable, et qui prouve que vous
étiez une excellente élève de...

--De mon oncle, dit-elle. N’est-ce pas? Et qui était plus que lui
capable de comprendre ces subtilités? Hélas! il ne les comprit pas.

«Je m’étais enfin résignée, en soupirant, à le suppléer,--car j’ai eu
tort de dire: tromper. J’avais toute liberté les jours d’article. Mais
où chercher aventure?

«Je me souvenais avec plaisir des bals publics. Ceux du quartier de
Montparnasse ne valaient pas Mabille et Valentino. Je n’osais courir si
loin, et je m’accommodai du bal Constant. J’y fis la connaissance d’un
garçon qui m’a depuis bien écœurée par ses exigences: mais elles
n’étaient point sans compensations.

«Je m’attachai un peu trop à lui, et j’eus l’imprudence de retourner
chez Constant un lendemain d’article. Je m’y trouvai nez à nez avec un
des secrétaires de mon oncle, qui crut devoir lui révéler les
déportements de sa nièce. Je ne lui en veux pas, mais c’est mon oncle
qui aurait dû comprendre, et surtout ne point lâcher une horrible phrase
prudhommesque. «Cette fille, dit-il, a décidément la nostalgie de la
boue.» J’avais déjà le goût assez fait: cette façon de parler me
désenchanta, je pris l’initiative de rompre. Mais ma liaison avec...
l’Oncle m’a laissé le meilleur souvenir, et je puis dire que j’en ai
retiré les meilleurs fruits.

Ces derniers mots servirent de réplique d’entrée au maître d’hôtel, qui
vint nous servir le thé.



IV

LES REPRISES


L’OPÉRETTE

Nous n’avions pas eu depuis longtemps la faveur d’un entretien
particulier avec lady Ventnor, quand elle invita M. de Courpière et moi
à la reprise d’une opérette célèbre, aux Variétés, dans une baignoire
d’avant-scène. Vu l’exiguïté de ces baignoires, nous comptâmes bien que
nous y serions seuls avec la marquise et tout au plus un intrus
supplémentaire, qui serait trop heureux d’aller se détendre les jambes
et respirer durant les entr’actes. Mais l’intrus même nous fut épargné.
Lady Ventnor ne nous avait cependant point priés de la venir prendre, et
nous la trouvâmes déjà installée dans l’espèce de niche qu’elle nous
offrait de partager avec elle; car elle a gardé l’habitude ancienne
d’arriver au théâtre avant l’heure qu’annoncent les affiches, et
d’entendre les pièces de bout en bout. Elle n’avait baissé qu’à demi la
grille dorée, et elle avait posé sur l’appui de la loge, à côté de son
éventail, de son mouchoir de point d’Angleterre et de ses jumelles de
nacre, une orange.

Ce rafraîchissement n’est plus d’usage qu’au poulailler, et j’aurais
soupçonné lady Ventnor de se démoder par coquetterie, si elle n’eût
arboré avec cela une toilette des plus témérairement jeunes. Sa robe,
toute blanche, était une de ces tuniques souples qui ont l’air de ganter
le corps, mais qui le drapent, et qui semblent trahir tout ce que
précisément elles dissimulent. Le corsage n’était presque point
décolleté, mais tout le costume entier avait à peine l’air d’un
vêtement. Elle portait au cou son rang de perles des joyaux de la
couronne, et des rubis étaient piqués dans ses cheveux blonds, où ils
faisaient bien. Je me félicitai d’être né à une époque où une femme qui
sait s’y prendre a devant elle toute une existence de blonde, après
qu’elle a déjà vécu toute une existence de brune.

La jeunesse de M. le vicomte de Courpière ne me parut point, ce soir-là,
moins prodigieuse que celle de lady Ventnor. Il avait pris place
derrière elle, et, vraiment, il éclairait le fond de la baignoire. On
sait qu’il est également blond; mais lui, il le fut toujours. Je me
souviens d’avoir écrit que jusqu’à l’agonie il aura l’air d’un page: il
en avait l’air, et même d’un page favori, qui se permet avec sa dame
bien des petites privautés. Le couple s’assortissait: ce n’est point,
comme on pourrait méchamment le croire, parce que le vicomte avait dès
lors passé la quarantaine et lady Ventnor la dizaine suivante; mais la
Providence avait si bien calculé le miracle de leur double
rajeunissement, que la convenance n’était pas moins parfaite entre leurs
âges apparents qu’entre leurs âges réels.

L’altitude et les mièvreries de Maurice me réduisaient à un rôle de
second plan, bien que l’on m’eût obligé de m’asseoir à côté de lady
Ventnor et sur le devant de la loge. J’ai toujours joué ce rôle de
second plan, du moins auprès du vicomte, et je ne sais pourquoi j’en
fus, par exception, mortifié. J’affectai de ne pas desserrer les dents
jusqu’au lever du rideau. Ce n’était pas bouder fort longtemps, car nous
étions arrivés à la dernière minute. Par esprit de contrariété, je fis,
dès le milieu de l’ouverture, de la philosophie de l’histoire à propos
des rythmes d’Offenbach, et je n’attendis point la sixième réplique
parlée pour juger avec profondeur la prose de Meilhac et d’Halévy. Mais
lady Ventnor est d’une politesse surannée: elle tient compte d’autrui,
de ses voisins, et même des acteurs. Je fus rappelé à l’ordre, j’en fus
piqué, et, puisqu’on me défendait de parler, je ne voulus pas entendre.
Je me détournai de la scène et j’observai la salle.

Je remarquai une dame sur l’âge, discrètement vêtue de soie noire, qui
était seule dans l’autre avant-scène du rez-de-chaussée, vis-à-vis de
nous. Elle écoutait avec une attention extrême, de toutes ses forces,
comme les enfants qui vont au théâtre pour la première fois. Rien ne la
faisait rire. Je pris les jumelles pour la mieux regarder, et je vis
avec étonnement que deux lourdes larmes coulaient de ses yeux morts le
long de ses joues, et même que sa poitrine était soulevée par de pauvres
petits sanglots. Je n’aurais jamais cru que la _Belle Hélène_ fît
pleurer personne, et cela me parut si extraordinaire qu’au risque d’une
nouvelle gronderie je le signalai à la marquise.

--Vous savez qui c’est? murmura-t-elle.

Je répondis que non, d’un mouvement des paupières.

--Elle a créé le rôle!

«Ah! pensai-je, voilà donc une autre femme d’avant la guerre! Quelle
différence!» Mais je fus encore plus étonné de voir qu’à l’entrée
d’Oreste la marquise elle-même semblait n’être point maîtresse d’une
émotion.

--Ah! ça, lui dis-je, et vous? Est-ce que vous avez joué... le jeune
homme?

Elle eut une bien jolie façon de me répondre que oui: elle me fit un
sourire si ambigu que j’imaginai sans effort l’inimaginable, lady
Ventnor en travesti! Je ne pouvais pas compter sur une autre réponse
jusqu’à la fin de l’acte, et j’en avais des impatiences. Il me semblait,
bien à tort, que cela traînait, et que Ménélas aurait pu partir pour la
Crète sans se le faire dire tant de fois.

Enfin, le rideau baissa (il y eut encore quatre rappels!). M. de
Courpière fit un mouvement de corps en avant, qui marqua son intention
de débiter à lady Ventnor des propos galants et oiseux. Je ne le permis
point: je n’avais que les quinze minutes d’un entr’acte pour interroger
la marquise sur toute une période de sa vie.

--Laisse-la tranquille, dis-je à Maurice. Elle a des choses plus
intéressantes à nous raconter. Croirais-tu qu’elle vient de me révéler,
qu’elle a joué le rôle d’Oreste!

--Ne saviez-vous pas, dit lady Ventnor, que j’eusse été au théâtre? Et
cela vous étonne-t-il?

--Non. Ce qui m’étonne, c’est que vous ayez jamais tenu un rôle si
important.

--Vous entendez que je n’ai pu vouloir paraître sur la scène qu’afin d’y
montrer mes jambes?

--Ce n’est pas ce que je disais.

--C’est ce qu’il fallait dire. Si vous mettiez dans vos raisonnements un
peu de cette conséquence que j’ai su mettre dans ma vie, vous devineriez
sans mon aide que je devais, en quittant «l’Oncle», entrer au théâtre
tout droit. J’avais soulevé le rideau, et j’avais dit en voyant le
Prince: «Ce prince-là sera pour moi.» Mais il fallait arriver jusqu’à
lui; ce ne pouvait être du premier coup et, si j’ose m’exprimer ainsi,
d’une enjambée. Je ne pouvais pas lui demander audience avant d’être
devenue notable dans ma partie. Pour le devenir, il fallait me montrer,
et je vous ai dit qu’il n’est pas très difficile aux femmes de se
montrer; mais elles n’ont, de compte fait, que deux moyens: j’avais déjà
usé de l’un, où il ne me souciait plus de recourir; il ne me restait que
les planches.

--Cela est juste. Je vois un pendant au _Paradoxe sur le Comédien_, de
Diderot: c’est le paradoxe sur la Comédienne. Je le ferai, et je dirai
en quoi consiste la vocation dramatique de ces dames.

--Oh!... et de beaucoup de ces messieurs.

--Ne nous égarons pas. Vous avez débuté aux Variétés?

--Vous ne voudriez pas! Je n’y ai joué que par raccroc. Les Variétés!
Pourquoi pas la Comédie-Française? C’est aux Délassements qu’on faisait
alors le genre de théâtre que je voulais faire. Aimable scène! Tous nos
effets passaient la rampe, car la communication était continuelle entre
le parterre et le plateau. Nos amis ne se faisaient pas faute de nous
adresser la parole, et ce n’est pas toujours par signes que nous leur
répondions. Vous voyez la tête des bons bourgeois et des provinciaux qui
se hasardaient dans ce lieu et pensaient écouter une comédie! Nous les
étourdissions de nos cascades, et nous ne tolérions leur présence que
pendant un acte au plus: nous avions vite fait de scandaliser ces
honnêtes gens et de les obliger à fuir.

«Les entr’actes étaient le meilleur temps de la soirée (comme dans tous
les théâtres). La bande des habits noirs se précipitait dans les
coulisses. Les pompiers n’étaient pas si sévères qu’aujourd’hui. Ils ne
tenaient pas cadenassée la porte de fer. Le danger d’incendie était si
grand, avec tout ce gaz, qu’il aurait donc fallu ne penser qu’à cela:
aussi personne n’y pensait. Nous n’avions pas la place de nous retourner
dans nos loges, et cela ne nous empêchait pas d’y recevoir des hommes et
des hommes, qui venaient y faire, je ne dirai pas de l’esprit, mais des
nouvelles à la main. Pour les résoudre à décamper, et nous à redescendre
en scène, il fallait sonner dix fois. D’ailleurs, les entrées manquées
faisaient la joie du public. On manquait aussi les répétitions, cela va
sans dire: mais on manquait même les représentations! Je me rappelle une
camarade qui daigna apparaître un soir sur le coup d’onze heures: on
l’avait doublée dans les deux premiers actes comme on avait pu. Elle
allégua pour excuse que son réveille-matin n’avait pas sonné!

--Bien, dis-je, voilà le décor et le milieu vivement peints: maintenant,
racontez-nous l’histoire.

--Quelle histoire?

--Une des vôtres. Car je présume--je le dis sans impertinence, et même
pour vous flatter--que vous n’avez que l’embarras du choix. Je ne me
permettrais pas de diriger ce choix; mais, sans vous commander et s’il
vous plaît, racontez-nous donc l’histoire de Chérubin?

--Qu’est-ce que vous chantez?

--Je vous ferai, dis-je, observer que vos précédents récits étaient
plaisants, mais qu’il n’y manquait que l’amour,--au fait, comme à la
plupart des récits amoureux. Vous avez bien dû finir par aimer:
dites-le. Nos pères nous assurent qu’avant 70 on savait aimer, s’amuser
et faire des bêtises, trois facultés que nous aurions perdues. Je veux
vous voir amoureuse. Or, on ne l’est que de Chérubin, j’entends d’un
jeune homme, tout jeune. Chérubin n’est pas moins éternel que Don Juan,
et il est moins variable. Il ne change guère que de costume. Jadis, il
portait le pourpoint et les chausses du page; depuis, c’est la jaquette,
ou même la tunique du collégien. Il est moins joli, mais il est toujours
Chérubin. On voit toujours un collégien en uniforme dans les premiers
rangs de l’orchestre, qui ouvre la bouche en regardant les femmes. Vous
l’avez vu aux Délassements. Il regardait toutes les femmes, mais c’est
vous seule qui lui avez plu. Racontez.

--Alors, dit-elle, finissez votre tirade et ne faites pas vous-même le
portrait. Sans doute, j’ai vu Chérubin au premier rang de l’orchestre,
et je ne l’ai pas trouvé moins joli, bien qu’il ne fût pas vêtu à
l’espagnole. Il ne l’était pas non plus en collégien, s’il n’en avait
guère passé l’âge. Il avait vingt ans, il en paraissait dix-sept. Il
était fait comme un dieu, et il descendait d’un dieu,--un dieu des
batailles, qui avait été roi parmi les hommes. Appelons-le Chérubin,
puisque vous l’avez baptisé ainsi. Mais comment appellerai-je son papa,
de qui j’aurai à vous parler? Car je ne veux pas dire les vrais noms, et
encore moins des à peu près.

--Prenez un pseudonyme dans la _Belle Hélène_.

--C’est une idée! Le bouillant Achille. N’allez pas vous imaginer qu’il
était bête comme celui de la pièce. Bouillant, peut-être: je n’en ai
jugé qu’au civil. Enfin «bouillant Achille» ne lui va pas trop mal.

--Revenons à Chérubin.

--Oui. Ah! il était déluré! On était alors précoce dans l’armée de la
fête, comme aujourd’hui dans l’armée du crime. Mon Chérubin faisait la
fête, mais il n’avait pas perdu sa fraîcheur, ni une certaine naïveté
qui ne passait pas encore pour ridicule. Avec les désirs d’un homme, il
avait les tendresses d’un enfant. Croiriez-vous qu’en ce temps-là on
aimait ainsi, d’amour, même des filles faciles, avec qui on passait les
nuits à souper et pour qui on jetait l’argent à pleines mains! Et
nous-mêmes, nous ne nous gênions pas pour aimer.

--Vous auriez eu bien tort de vous gêner! Mais j’ai peur que nous ne
touchions déjà au dénouement de votre idylle. Elle est charmante: je
trouve seulement qu’elle manque un peu de péripéties et d’imprévu.

--Détrompez-vous. J’avais connu Chérubin vingt-quatre heures trop tard,
et ce retard suffit à nous susciter des obstacles dont nous ne vînmes
jamais à bout. Il faut vous dire qu’aux Délassements tous les hommes
fréquentaient chez toutes les femmes: chacune avait pourtant son groupe
d’amis particuliers. Les miens étaient les plus brillants, ils
descendaient tous des généraux et des maréchaux du premier Empire. Ils
eurent un jour la fantaisie d’inscrire leurs noms sur les murs de ma
loge: on eût dit d’un pilier de l’Arc de Triomphe. Heureusement que je
n’ai pas à vous parler de chacun d’eux individuellement: je ne
trouverais jamais assez de pseudonymes dans le cortège des rois de la
_Belle Hélène_, et puis ce récit finirait par n’avoir ni queue ni tête.
Vous avez deviné qu’un de ces descendants de maréchaux était plus
singulièrement mon seigneur et maître, s’il ne l’était pas trop
exclusivement. Il n’avait guère qu’un droit chronologique: il était
arrivé le premier. Il m’amena dès le lendemain les petits-fils des
compagnons d’armes de son grand-père et, parmi eux, mon Chérubin.

«Ce ne fut pas le coup de foudre classique, et je ne vous dirai pas
qu’il rougit et pâlit à ma vue; mais nous devînmes dans l’instant même
aussi intimes camarades que si nous nous fussions connus toujours. Le
résultat de cette intimité allait de soi, la question ne fut même point
posée. Enfin cela était si naturel et inévitable que mon Chérubin ne se
faisait aucun scrupule de tromper son meilleur ami. Mais, en attendant,
cela n’en finissait point de se réaliser, et pour les raisons les plus
futiles, mais les plus insurmontables. Nous ne nous quittions pas: mais
nous étions trois à ne pas nous quitter, même sans compter les autres.
Je ne me souviens pas d’avoir été seule une minute, à cette époque de ma
vie, ni pour manger, ni pour dormir, ni pour changer de costume au
théâtre ou, à la ville, de chemise. Vous riez quand on vous dit d’une
actrice: «Elle est honnête, elle n’aurait pas le temps.» Je vous jure
que je n’ai pas eu le temps. Je n’ai pas trouvé l’heure, que dis-je? le
quart d’heure nécessaire. Et pourtant je l’aimais bien...

Elle se tut.

--Madame, dis-je, l’entr’acte va finir.

--Je me demande même, reprit-elle avec un peu de mélancolie, comment
nous avions pu nous assurer de notre désir réciproque et du dépit que
nous causaient ces perpétuels contretemps. Ce ne pouvait être qu’en de
bien fugitifs apartés, ou à mots couverts, par des allusions, des
ironies. Non, cette intrigue ne fut point banale, pas même en paroles,
puisque nous en dîmes si peu. Il nous fallut, pour la mener ainsi, bien
de la rouerie, de l’esprit même. Mon Chérubin n’était pas spirituel de
profession, comme les faiseurs de nouvelles à la main; mais il avait ce
genre d’esprit qui vient aux garçons comme aux filles, et aussi celui du
«boulevard»: cela encore a existé...

«Nous ne faisions pas l’amour à la lettre, mais nous faisions tout le
reste, je veux dire des courses partout où il fallait se montrer, de
grandes promenades au Bois de Boulogne (à l’heure de mes répétitions),
et chaque soir, après le théâtre, nous soupions--avec l’autre, avec les
autres--au fameux grand 16 du Café Anglais.

--Madame, dit soudain M. de Courpière, il faut absolument que vous y
veniez ce soir souper avec nous deux.

--Ce serait une reprise, dit-elle en riant. Non, non, pas de reprises!

--Vous voyez, dis-je, que Maurice a la prétention de tenir encore
l’emploi de Chérubin.

--Mon Dieu! fit-elle, pour le souper je veux bien. Je n’ai jamais refusé
un souper...

J’entendis la sonnette de l’entr’acte.

--Ah! dis-je, Madame, je vous en prie...

--Bien, j’enchaîne. J’ai dit que nous faisions, de l’amour, tout, sauf
l’amour: j’entends la fête, et aussi la dépense. Pour me dédommager, et
se dédommager lui-même de cette privation, il m’accablait de fleurs, de
cadeaux. Je me demandais même (et je ne lui demandais point) comment il
y pouvait suffire: car il n’avait rien à lui, et son père, le bouillant
Achille, ne passait point pour être fort riche.

--Hélas! dis-je, je vois poindre le père Duval.

--Nullement. Le bouillant Achille était tout le contraire du père Duval.
Il n’avait point de superstitions bourgeoises et il était plein
d’indulgence pour son fils. S’il ne lui donnait rien, c’est qu’il
disposait lui-même d’un budget de menus plaisirs trop médiocre pour être
partagé. Je touche au dénouement de l’aventure, mais vous êtes des gens
matériels et vous trouverez qu’elle finit sans avoir jamais commencé.
Chérubin jouait, quand je lui en laissais le temps, pour subvenir à mes
dépenses. Il perdit. Cela tombait mal, car celui que j’appelle mon
seigneur et maître venait lui-même de faire une perte si forte qu’il
s’était résolu subitement d’entrer dans la carrière des armes et de
partir pour l’Algérie. J’avais enfin une soirée pour Chérubin! Nous
soupions avec des amis, et notamment avec ce duc que l’on a surnommé le
duc des halles; mais, après souper, j’étais libre. Je ne fus point peu
surprise, en arrivant au Café Anglais, d’y trouver mon Chérubin flanqué
de son père, le bouillant Achille, qui bouillait de m’être présenté.

«La rencontre du père et du fils ne me parut d’abord que piquante. Je ne
doutais point que le père ne s’éclipsât à propos. Je prévoyais une scène
un peu risquée, avec de la tenue, comme en ce temps-là, et qui se
terminerait selon mon désir. Je ne me trompais que sur le dénouement. Le
souper fut agréable. Achille était le plus charmant convive: on lui
pardonnait après cela de n’être pas un aigle, malgré ses liens de
parenté--avec l’aigle précisément. J’admirais l’aisance de Chérubin à se
comporter tout ensemble, et comme on le doit quand on soupe, et comme on
le doit sous les yeux d’un père. Ils faisaient tous les deux auprès de
moi assaut de galanterie, mais sans le moindre soupçon d’une rivalité
dont l’idée seule eût été révoltante. Si vous les aviez vus me baiser
ensemble les mains (puisque j’en ai deux), vous eussiez avoué que les
gens qui savent vivre peuvent tout faire, comme ceux qui savent écrire
tout exprimer. Je ne vous répéterai pas nos discours, qui n’en valent
point la peine et que je ne me rappelle qu’en gros. Ils n’étaient
nullement contraints, mais, sans se réduire jusqu’à la décence, ils
n’offensaient point la bienséance. Enfin cette camaraderie du père et du
fils ne semblait point du tout choquante: elle était sympathique,
gentille, et le plus austère censeur n’y eût rien trouvé à reprendre.

«Je n’en fus pas moins vexée quand, sur les trois heures du matin, le
bouillant Achille dit à Chérubin: «Rentrons-nous?» et que Chérubin le
suivit avec la docilité d’un petit garçon. Ce fut le duc des halles qui
m’accompagna. En chemin je ne parlai guère, et je lui dis adieu devant
ma porte; mais il me pria de le laisser monter en tout bien tout
honneur, vu qu’il avait à me transmettre un communiqué.

«--Ma pauvre Marguerite, me dit-il, n’ayez pas trop de chagrin. Vous
savez que Chérubin a perdu. Il s’est adressé à l’Empereur, qui paie,
mais qui impose une pénitence: lui aussi s’est engagé. Il avait pu
différer son départ de vingt-quatre heures pour passer avec vous cette
dernière soirée; mais, depuis qu’il doit partir, son père, qui l’adore,
ne le quitte ni de jour ni de nuit: c’est pour cela que le bouillant
Achille a soupé avec nous et emmené votre amoureux, sans se douter qu’il
faisait le malheur de deux personnes.»

«Le pauvre duc des halles fut obligé de me faire des potions calmantes
tout le reste de la nuit. Je n’ai jamais tant pleuré de mon existence.
Le lendemain, dès midi, je recevais du bouillant Achille un petit rang
de perles et une lettre d’excuses bien tournée. Il se traitait de gros
maladroit et s’envoyait à tous les diables. Il disait qu’il ne se
pardonnerait point d’avoir gâté par égoïsme paternel la dernière soirée
de son fils.

«Chérubin m’écrivait par le même courrier. Je ne vous montrerai pas sa
lettre d’amour et d’adieu; mais je vous montrerai la moitié d’une
donation de deux cent mille francs qu’il me faisait avec la date en
blanc, pour être remplie le jour de son mariage. Je ne puis vous en
montrer que la moitié, parce que, l’ayant déchirée le jour même de ce
mariage, je lui en ai renvoyé l’autre partie. Il n’a point osé me faire
savoir ce qu’il pensait de ce procédé; mais sa femme m’en a été très
vivement reconnaissante et m’a fait remercier officiellement. Elle a
même profité d’une rencontre sur un terrain neutre, à la Conversation de
Bade, pour me glisser deux mots en passant; et, depuis, elle m’a
toujours saluée. C’est ma première amie femme du monde.»

                   *       *       *       *       *

Le rideau s’était relevé un peu de temps avant que lady Ventnor
n’achevât ce récit. Elle dit les derniers mots entre ses dents. Et elle
allait se remettre à suivre la pièce quand elle sentit passer dans toute
la salle, et jusque sur la scène, un de ces frissons qui échappent aux
étrangers mais non pas aux Parisiens, qui sont comme une risée brusque
sur un lac calme, et qui avertissent mystérieusement qu’un fait grave
vient de se produire, qu’une nouvelle inouïe va se répandre.

--Qu’y a-t-il donc? murmura lady Ventnor. Il vient d’arriver _quelque
chose_.


LE DRAME

Les spectateurs de l’orchestre se penchaient les uns vers les autres
comme pour se transmettre un mot de passe, et faisaient les capucins de
cartes. Ils avaient un air de mystérieuse épouvante et d’amusement, un
air de friandise et de scandale. Les portes des couloirs restaient
entr’ouvertes comme pour maintenir une communication avec l’extérieur.
Sur le plateau, la chose était murmurée entre deux répliques par les
acteurs qui venaient des coulisses à leurs camarades qui étaient en
scène depuis plus longtemps. Au balcon, moins accessible que le
parterre, des femmes inquiètes et impatientes tournaient la tête vers
les loges, où elles entendaient les portes battre et des gens qui
entraient chuchoter. Ma curiosité fut excitée jusqu’à la souffrance. Je
croyais que les familiers de lady Ventnor, connaissant la sévérité de
ses principes, nous laisseraient languir jusqu’à l’entr’acte.
Heureusement, je me trompais.

D’abord, l’ouvreuse vint et tendit à la marquise, en même temps que la
boîte de fruits frappés que M. de Courpière avait commandée pour elle,
un papier plié en quatre et, faute d’enveloppe, fermé d’une épingle.
Elle y jeta les yeux et ne marqua ni surprise ni émotion, mais me le
passa aussitôt. Il n’y avait qu’une seule phrase, en style de note ou de
dépêche d’agence; point de signature, que l’écriture, sans doute connue
de lady Ventnor, rendait inutile; et la phrase était pour annoncer que
le Président du Conseil d’alors venait de mourir subitement dans un
petit salon du ministère, place Beauvau.

--Qu’y a-t-il donc? demanda M. de Courpière.

Je lui glissai la note, qu’il lut sans plus de frémissement que lady
Ventnor; mais il nous fit voir qu’il a l’esprit bien français. Car il
déclara sur-le-champ que ce ministre avait été assassiné, et que c’était
encore un coup des francs-maçons.

Je n’imagine pas volontiers que l’histoire ressemble à ces romans de
police qui sont présentement si fort à la mode (je l’écris vite avant
que la mode ne passe); mais j’avoue que l’on ne pouvait guère n’être
point troublé par l’opportunité de ce décès. Je rappellerai qu’il y
avait à ce moment-là deux France, phénomène aussi fréquent dans notre
histoire que les «tournants», et que le Président du Conseil, homme à
velléités consulaires, inclinait par snobisme vers celle précisément de
ces deux France à laquelle il ne tenait point par ses origines, ni, si
l’on peut dire, par ses convictions. Je ne pus me résoudre de croire à
un crime maçonnique: car ces deux mots me font hausser les épaules par
action réflexe. Mais je demeurai d’accord qu’il y avait quelque chose
là-dessous; et je m’irritai de ne pas savoir et de voir qu’à deux pas de
moi le courant des nouvelles, vraies ou fausses, continuait de passer
sur l’orchestre, courbant les têtes, et de sentir que j’assistais en
aveugle à ce curieux travail d’une cristallisation légendaire, qui veut
des siècles ou un instant.

Celle-ci fut instantanée, et les amis de lady Ventnor nous l’apportèrent
toute faite, quand ils se décidèrent, vu la gravité des événements, à
nous envahir dès le milieu de l’acte. Nous apprîmes par eux que le
Président avait reçu vers quatre heures la visite d’une femme: il va de
soi qu’on la nommait, car les liaisons de la main gauche finiront par
être dans le _Tout-Paris_. Quand un sexagénaire meurt dans le
tête-à-tête, on ne manque jamais d’attribuer cet accident à l’apoplexie;
mais cela est trop simple et, en l’espèce, on ne doutait point que la
dame n’eût aidé à la nature. Comme son intérêt n’apparaissait point
d’abord, on l’affiliait d’autorité à la susdite secte des francs-maçons,
et l’on se rangeait à l’hypothèse déjà hasardée par M. de Courpière, qui
me donna l’occasion de hausser les épaules une fois de plus.

Mais ces particularités, que moi je trouvais savoureuses, n’étaient
point ce qui excitait le plus nos visiteurs, et j’observai une autre
caractéristique des Français, qui est de pressentir et de souhaiter un
coup d’État, à la moindre péripétie qui les sort de leur trantran. Les
partisans mêmes du régime, et qui le croient inébranlable, tressaillent
dès qu’ils entrevoient possible sa chute, comme les incrédules quand on
leur certifie un miracle. Dans cette baignoire où dix personnes tassées
délibéraient à voix de conspirateurs, l’empire fut refait, cependant que
les musiciens nous jouaient à propos de l’Offenbach. Je ne prenais
aucune part à cette restauration, mais je regardais ressusciter lady
Ventnor, intrigante et amoureuse.

Nos nouvellistes retournèrent aux nouvelles dès que le rideau tomba, et
c’est justement pour l’entr’acte que nous nous retrouvâmes seuls.
L’entretien prit des airs de conciliabule: c’était la sous-commission en
séance secrète après l’assemblée générale. J’avais une tenue de conjuré
fort décente, comme j’ai une tenue de chrétien quand je me trouve dans
une église, mais je ne me mêlais pas plus du complot que je ne me mêle
du culte; au lieu que M. de Courpière, se révélant soudain chef, se mit
à discourir et à trancher comme s’il était le maître de l’heure. Et il
exposa ses vues, qui, ma foi! étaient nettes.

Elles étaient nettes parce qu’elles étaient simples, et même à l’excès.
Il ne croit qu’à la force et aux coups. Il réduit systématiquement à
deux le nombre des partis; dont l’un aurait pour devise, ou, si l’on
veut, pour programme: «J’y suis, j’y reste», et l’autre: «Ote-toi de là
que je m’y mette». M. de Courpière, n’y étant point, n’aspirait
naturellement pas à y rester, mais à s’y mettre; et, pour ôter ses
adversaires, il pensait user des militaires, qui ont des sabres, et de
civils qui ont des matraques.

Il rappelait à lady Ventnor qu’il n’était pas nouveau en politique, et
qu’il avait déjà obtenu, aux précédentes élections, une minorité. Son
passé répondait de son avenir, et il ne doutait plus de la réussite si
une femme d’expérience comme elle daignait s’allier avec lui. Il
semblait véritablement lui proposer une sorte de mariage et tout ce qui
s’ensuit d’un mariage, mais il protestait que son objet plus essentiel
était le salut de notre malheureuse patrie. Il débitait cela en termes
choisis, même surannés, sans doute pour éviter que lady Ventnor ne fît
des comparaisons désavantageuses de lui aux hommes d’État, ou de coup
d’État, mieux élevés qu’elle avait pu naguère connaître; mais il ne
fuyait pas non plus certaines brutalités convenables à la politique
d’aujourd’hui, qui n’est pas une besogne très propre. Cette opposition
de tous ne déplaisait pas à la marquise: elle aime la tenue, mais elle
ne paraissait pas, ce soir, apprécier moins tout ce qui témoignait que
M. de Courpière saurait au besoin jouer comme un autre de ces matraques
dont il savait parler.

Sur ce, les acteurs recommencèrent à travailler de leur métier et nous à
recevoir des visites. Nous apprîmes des détails nouveaux et de haut
goût. M. le Président du Conseil était bien décidément mort dans une
situation que l’on ne saurait préciser, mais que fait comprendre une
célèbre légende de Forain: «L’eau de mélisse et un sapin!» Ce n’est
point ce qu’avait crié la dame. Elle s’était contentée de pousser des
hurlements inarticulés quand elle avait senti se crisper dans ses
cheveux les doigts de l’agonisant. Un huissier correct était accouru et,
pour la dégager, avait un peu inconsidérément pratiqué des coupes dans
une chevelure, hélas! naturelle. Après quoi elle était partie sans
demander son reste; elle n’avait fait qu’un saut du ministère chez son
coiffeur; elle avait expédié une dépêche pour s’assurer d’un alibi; et
enfin elle était rentrée chez elle, n’ayant que le temps de s’habiller
pour aller dîner en ville.

Ces anecdotes intéressantes, mais sans conséquence politique,
passionnèrent la marquise au point de lui faire oublier qu’il s’agissait
d’abord de renverser le gouvernement. Elle ne prêta plus qu’une oreille
distraite aux machinations de ses amis. Elle cessa même de regarder M.
de Courpière avec complaisance. La lueur de vie que j’avais vue se
rallumer dans ses yeux vacilla et s’éteignit. Ils reprirent cet éclat
vitreux que j’ai observé qu’ils ont quand ils ne regardent plus ce qui
est, mais ce qui fut. Toutefois elle tint sa promesse de venir souper au
Café Anglais avec nous, mais avec nous deux seuls; pendant le court
trajet, elle fut muette; et je sentis bien que je n’allais pas assister
à une nuit historique, ainsi que peut-être je l’avais espéré.

Nous montâmes au grand 16 par cet escalier étroit et raide qu’ont gravi
tant de soupeurs célèbres ou augustes. La marquise parut un instant
recouvrer la vue du présent. Elle considéra autour d’elle les objets.
Comme la décoration du lieu a été rajeunie, elle ne les reconnut point,
et il fut manifeste que ce rajeunissement ne lui plaisait guère et même
l’offensait. Elle s’assit devant la table, où était déjà servi le souper
froid le plus banal, mettons le plus classique; elle se déganta
lentement, et s’accouda, dans l’attitude méditative de son portrait que
j’ai décrit; et je fus troublé de voir comme elle se ressemblait.

--A quoi songez-vous? lui demanda M. de Courpière après un long temps de
silence.

--A cette femme, dit-elle d’une voix sans timbre.

Et son visage calme exprima soudain le dégoût, l’horreur tragique.
L’image de la sinistre scène passa dans ses yeux: nous aurions pu l’y
voir imprimée, comme on dit que la figure des meurtriers reste visible
dans les yeux de leur victime.

--Je ne puis plus, répéta lady Ventnor, comme obsédée, lassée, penser
qu’à cette femme... Ou plutôt à moi... Ah! c’est le jour des reprises...
Comme le répertoire est pauvre! La vie est une série de reprises.

Bien que ce langage fût elliptique, et même sibyllin, il signifiait
assez clairement que le fait du jour venait de rappeler à lady Ventnor
un souvenir personnel, correspondant et plus ou moins analogue. Pour
l’inciter à nous en faire part, je lui demandai tout crûment si, à
l’insu de l’histoire officielle, un des hommes qui ont, avant 70,
présidé aux destinées de la France, était mort tête à tête avec elle.

--Non, dit-elle, et j’ai eu tort de parler de reprises. L’histoire ne se
répète pas à ce point-là.

--Mais, dis-je, qui est-ce?

--Charles, répondit-elle tranquillement.

Et comme je laissais voir que la discrétion de ce prénom m’agaçait un
peu, elle me dit:

--Il s’appelait bien Charles. Notre amitié a toujours été si vraiment
privée, si étrangère à la politique, je l’ai connu sous des traits si
différents de sa figure historique, ou légendaire, que j’ai le droit de
lui donner ce petit nom, et je n’ai peut-être pas le droit de lui donner
son autre nom. Vous le devinerez... Il passait pour irrésistible. J’ai
un peu de peine aujourd’hui à m’expliquer cette séduction quand je ferme
les paupières pour le revoir... de taille si médiocre, chauve, avec ses
moustaches cirées, comme le Maître... Il était hautain, froid; et je ne
sais par quel artifice il donnait l’illusion de la bienveillance sans la
témoigner, l’illusion--à tous--d’une faveur particulière. On se sentait
d’abord d’intelligence avec lui, et vous pouvez croire que cela était
flatteur... Frère d’empereur, fils de reine... avec le ragoût d’un
mystère qui n’était un secret pour personne... Comme toutes les autres
femmes, je devais le... désirer... ou plutôt l’ambitionner...

«Je ne me souviens pas d’avoir, à proprement parler, fait sa
connaissance. A cette époque, je connaissais tout le monde comme tout le
monde me connaissait: il n’y avait pas lieu à présentation. Mais je
crois bien que nous n’avions jamais causé ensemble quand, un jour
d’hiver, il me rencontra sur le lac du Bois de Boulogne où nous
patinions tous les deux. Il lui parut tout simple de m’aborder. Oh! ce
qu’il me dit fut un peu... banal, et je crains que vous ne jugiez mal de
son esprit, pourtant fameux.

«--Vous sur la glace? Quelle antithèse!

«Je lui répliquai que, la glace étant rompue, je le priais de me
conduire au buffet. Tel était le ton de la galanterie--il y a quelques
années.

«Il me pria de l’aller voir chez lui, et il me dit les heures de la fin
de la journée où on le trouvait et la petite porte où il fallait sonner.
Cette invitation me parut aussi toute simple, et je ne sais en vérité
pourquoi je ne m’y rendis point. Il fallut, pour me décider, le hasard
d’une seconde rencontre au Bois. Ce jour-là, nous étions tous deux à
cheval: je ne montais pas très bien à cheval, mais je n’y étais pas
désagréable à regarder. Au lieu de me saluer d’un signe en passant,
Charles s’arrêta et crut devoir m’adresser un compliment sur ma bête. Je
lui repartis qu’elle était fort ordinaire et pas même à moi, que je
n’avais pas de chevaux de selle, et que j’en prenais chez Latry quand le
cœur me disait de monter. Je reçus le même soir un arabe gris, presque
blanc, comme je recevrais aujourd’hui des fleurs ou des bonbons. Ah! on
savait vivre. Charles avait eu la délicatesse de ne joindre à cet envoi
qu’une carte, sans même y renouveler son invitation de l’aller voir.
Mais vous conviendrez que le cadeau valait un déplacement.

«Je le trouvai, je fus introduite auprès de lui sans aucun embarras de
protocole, et rien ne ressembla moins que cette visite à une première
visite. Notre amitié toute neuve avait déjà un air d’habitude. Je revins
chaque jour. Nous n’étions séparés que par une cloison des appartements
de parade, et nous étions à cent lieues du monde. C’était, vous diriez
aujourd’hui: une garçonnière, mais sans l’équivoque ni le faux luxe de
ces réduits. Le mobilier était simple, commode; il y avait peu de
bibelots, et de grand prix, mais il fallait le savoir: je me rappelle
deux vases de Chine carrés, bleus, montés en bronze... une réplique du
Prince Impérial de Carpeaux... au mur, deux ou trois petites toiles des
paysagistes de 1830, un portrait de femme de Winterhalter, mais de sa
première manière et du temps de Louis-Philippe... un joli portrait au
crayon du pauvre duc d’Orléans...

«J’avais à moi, dans ce réduit, un Charles aussi «première manière», un
Charles d’avant le 2 décembre. On a dit qu’il était un personnage de
Balzac: je l’ai connu personnage de Musset. Il portait ordinairement un
déshabillé de velours violet-évêque. Il me faisait asseoir dans un bon
fauteuil, et il s’asseyait sur le tabouret du piano; de temps à autre,
il laissait errer ses doigts sur le clavier. Il fredonnait même assez
joliment ces romances qu’a écrites sa mère exilée. Nos conversations
mêlées de musique étaient, naturellement, amoureuses; mais l’amour y
était plutôt sous-entendu. Charles daignait me parler de tout (sauf de
la politique), et je n’avais connu jusque-là que... mon oncle qui m’eût
donné cette preuve d’estime.

«Les leçons de l’oncle m’avaient fort profité, j’avais feuilleté ses
œuvres et je me souvins qu’il avait tracé un portrait de la grand’mère
maternelle de Charles. Je sus parler à mon ami de cette femme charmante,
qui l’avait élevé. Nous lûmes ensemble quelques pages des romans qu’elle
a publiés à Londres pendant l’émigration. Je me souvins aussi, à propos,
qu’elle eut un faible pour M. de Talleyrand, et je feignis de croire à
une manière d’alliance, ou peut-être même de parenté, entre Charles et
ce grand ancêtre.

«Notre intimité cependant prit fin comme elle avait commencé, sans
raison. Ce fut la faute de l’été et des villégiatures. J’allai à Bade,
où je vous avoue que je me fis remarquer, sinon par des extravagances,
au moins par des dépenses que l’on jugea scandaleuses; et cela me valut
un affront intolérable, mais une belle revanche. Un huissier de la cour
me refusa, par ordre supérieur, l’entrée des salons de jeu. Je
retournais à mon hôtel, assez mortifiée, et escortée de jeunes fous qui
ne parlaient de rien moins que de _casus belli_, quand je rencontrai
Charles, qui venait par bonheur d’arriver. Je lui dis ma mésaventure, et
il ne fit point de bruit, selon sa coutume; mais, comme je dînais, il me
fit passer sa carte et me pria d’accepter son bras pour entrer au jeu
avec lui.

«Il repartit peu de jours plus tard. Nous reprîmes à Paris nos chères
habitudes, comme si aucun entr’acte ne les eût jamais interrompues.
Notre intimité même se resserra, mais elle devint mélancolique et
inquiète. Charles me semblait fatigué, vieilli. Je tremblais pour lui
dès que je ne l’avais pas devant les yeux. Aussi le voyais-je et le plus
souvent et le plus longtemps possible. Je lui aliénais si bien ma
liberté que je lui demeurai plusieurs mois exactement fidèle.

Lady Ventnor articula ces derniers mots avec un peu trop de solennité,
qui cependant ne prêtait pas à sourire.

--J’en fus, reprit-elle, récompensée par la plus grande joie de ma vie,
la plus honorable, et j’ose dire la plus méritée. Vous m’entendez. Oui,
j’ai été mère, mère par lui, et sans incertitude!... Comme j’étais
fière! Et qu’il était fier aussi, et naïvement heureux! Nous ne parlions
plus maintenant que de cet enfant qui allait naître, et nous en parlions
comme on doit faire dans les ménages de bons et honnêtes bourgeois.

«J’arrive à la chose... affreuse... que l’événement d’aujourd’hui m’a
rappelée. Mais non, non, je ne veux pas faire ce rapprochement; car rien
de répugnant ni de vulgaire n’a diminué l’horreur de notre tragédie:
elle est restée noble, d’une convenance haussée jusqu’à l’héroïsme, qui
mesure bien la différence et la distance de cette époque-là à cette
époque-ci.

«C’est devant moi, seule, que Charles eut l’attaque dont il mourut trois
jours après; et je vous jure que je n’y fus pour rien: j’étais enceinte
de huit mois! J’eus la force de ne pas crier. Il s’était traîné jusqu’à
une chaise longue, et, renversé, il me fixait encore de ses yeux où un
peu de conscience survivait. J’y lus une prière, un ordre, que je
compris et que j’exécutai. Au lieu d’appeler l’huissier, je me traînai
moi-même jusqu’à une porte sous tenture que j’ouvris. Dans la pièce
voisine se tenait en permanence un personnage bizarre, sorte de singe de
Charles, ami à toute épreuve et pour toute besogne. Je lui fis signe de
venir, et c’est lui ensuite qui ménagea ma sortie, avant d’appeler les
gens pour transporter Charles dans la chambre, dans le lit où il devait
mourir.

«Je n’ai su le reste que plus tard, par les journaux. J’avais épuisé ma
force, et je fus aussi à l’agonie jusqu’à la naissance de l’enfant. Je
voyais rôder autour de moi d’anciens familiers de Charles, celui entre
autres qui m’avait assistée le fatal jour. D’outre-tombe, Charles me
protégeait encore, il ordonnait ma vie,--hélas! je ne soupçonnais pas
avec quel soin cruel et quelle inflexibilité!

«Quand je me remis à vivre, d’abord je demandai mon enfant: on me
l’avait pris. On me donna une lettre que Charles avait écrite pour moi
pendant un de ses intervalles lucides du dernier jour, une lettre...
raisonnable, et pourtant qui ne me blessa pas, qui me fit à peine mal:
il avait tant de tact, même impitoyable, même hâté par la mort! Il
m’expliquait, et il me faisait comprendre, que personne ne devait jamais
savoir que notre fils fût né de moi.

Comme lady Ventnor se taisait, M. de Courpière dit que ce n’était point
là un dénouement, mais le prologue d’un drame, avec recherche de
l’enfant disparu, scènes de reconnaissance, etc.

--Oh! répondit-elle, croyez que cet «ambigu» me fut épargné. Mon fils
n’ignora que la moitié du secret de sa naissance. On ne lui cacha point
le nom de son père et, comme juste, il s’en vanta. Je le retrouvai donc,
sans nulle péripétie de mélodrame, quand il eut une vingtaine d’années.
Je voulus le connaître et je me le fis présenter, cette curiosité est
pardonnable. Je méditais peut-être bien une scène. Pour la préparer, je
lui parlai d’abord de son père. Vous ne devineriez point ce qu’il trouva
à me dire. On chantait alors partout un stupide refrain de café-concert:
«On connaît toujours sa maman,--certainement;--mais, quand il s’agit
d’son papa,--c’n’est plus ça.» Mon fils me cita cette poésie et me dit:

--«Moi, c’est unique, je connais papa, et pas maman. Ça ne s’est jamais
vu.

«--En effet, lui répondis-je. Et il faut espérer que le hasard ne vous
mettra jamais en présence de madame votre mère, car vous y perdriez le
plus clair de votre originalité.»



V

LE TROUBLE-FÊTE


Les hommes du monde qui ne craignent pas de s’encanailler en faisant de
la politique intérieure sauvent les apparences en faisant aussi de la
politique étrangère, qui est plus distinguée. Ils y prétendent des
lumières innées. Ils ont, en effet, de naissance, le ton et les silences
de l’emploi et la fausse profondeur qui déguise le vide. Naturellement,
M. le vicomte de Courpière aspirait à conseiller notre diplomatie; mais,
comme j’y suis inepte, il attendait d’avoir déniché un autre
inspirateur, de préférence une Égérie, qui lui pût souffler des opinions
et peut-être dicter des articles.

Je l’admire d’avoir flairé que lady Ventnor pouvait devenir cette
Égérie. Car il ne se tenait chez elle, et elle-même ne tenait, que des
discours de la dernière puérilité sur les affaires internationales. On
soupirait: «Pauvre France!» et on ne se donnait même pas la peine
d’articuler que tout va de mal en pis, tellement cela paraissait
sous-entendu, ou certain a priori.

Mais, un jour, les feuilles annoncèrent à grand fracas l’arrivée à Paris
du prince de Merseburg-Weissenfels, chargé d’une mission secrète.

Ce personnage, puissamment riche, a fait de longs séjours à Paris, et il
y a épousé en 68, ce n’est pas hier, une des filles les plus filles de
l’époque. Il n’en est pas moins revenu, deux ans plus tard, contribuer
avec son régiment au nettoyage de la moderne Babylone. Mais il ne veut
pas croire que cette opération d’hygiène un peu rude ait refroidi à son
égard ses nombreux amis parisiens: car la guerre, c’est la guerre, et,
quand elle est finie, on n’y pense plus. Son auguste maître lui avait
dit: «Allez donc causer un peu avec vos camarades de là-bas, et
avertissez-les par charité que nous leur tomberons dessus au printemps,
si d’ici là ils ne sont pas sages.»

La perspective d’une campagne n’alarmait point M. de Courpière, qui ne
laisse pas d’être belliqueux, et qui n’appartient plus qu’à la réserve
de la territoriale. Mais il ne croyait pas que nous fussions prêts, et
il fulminait contre le gouvernement, qui nous mène droit à la guerre et
qui désorganise l’armée. Je le rassurai de mon mieux; et comme je sais
tout de même un peu d’histoire contemporaine, je lui rappelai, ou je lui
appris, que les procédés de la politique allemande n’ont pas varié
depuis un demi-siècle: il n’y avait donc pas plus de raison pour
s’émouvoir cette fois-ci que les autres fois des froncements de sourcils
ni des risettes, des rodomontades ou des affectueux avertissements. Je
remontrai à M. de Courpière la grossièreté de cette politique, dont je
ne sais pourquoi l’on vante la malice, et qui a toujours fait long feu
depuis trente ans. Mais j’avouai qu’elle donne sur les nerfs, et qu’on
aimerait de temps en temps à cogner ce peuple, qui est le plus mal élevé
d’Europe et, pour comble, le plus prétentieux. Maurice me félicita de
mon patriotisme et se remit à fulminer, cette fois contre les Français,
indignes de ce nom, qui ne fermeraient point leur porte au prince de
Merseburg-Weissenfels. Il déclara que jamais il ne remettrait les pieds
chez les gens, même de son monde, qu’il saurait avoir reçu cet
émissaire.

Il regretta tout aussitôt cette imprudente déclaration, car il n’avait
pas achevé sa phrase qu’on lui apporta un mot de lady Ventnor, qui nous
priait à dîner le même soir pour rencontrer le prince. Il est pénible
d’avoir si peu de temps devant soi pour se contredire. Comme j’étais
curieux de ce Merseburg-Weissenfels, j’y aidai M. de Courpière, et je
lui trouvai même je ne sais quelle obligation de faire le contraire de
ce qu’il venait de protester qu’il ferait.

Ma curiosité fut bien déçue. Le dîner fut d’une solennité officielle et
assommante, et personne, comme il fallait s’y attendre, ne fit la
moindre allusion à cette mission impertinente dont le prince était
chargé. Lady Ventnor avait réuni, en l’honneur du personnage, non pas
ses plus agréables amis, ni même les plus illustres, mais les plus
importants, et cela faisait une composition assez hétéroclite. Il y
avait un paléontologiste et un historien rat d’archives; un avocat
député, fameux par ses reniements et par sa candidature perpétuelle à
n’importe quel portefeuille; quelqu’un des Beaux-Arts; un général qu’on
a surnommé le «grand Bavard», mais qui, ce soir, avait le tact de se
taire; M. de Courpière, qui ne se taisait pas moins, et moi, qui ai une
faculté incroyable de mutisme. Enfin, lady Ventnor avait profité de la
circonstance pour obtenir deux femmes vraiment du monde: l’épouse du
candidat ministre, petite créature nette et décisive, qui conclut, qui
tranche, et, au besoin, qui rase, et une princesse née Française,
devenue Allemande par un premier mariage, redevenue Française par un
second, et qui serait donc, en cas de guerre, aussi embarrassée que la
Camille des _Horaces_.

Ce qu’on dit de plus militaire eut trait aux ballons dirigeables.
J’observais cependant le prince, vieillard majestueux et ingénu, orné
d’une barbe. Il me parut que ce fleuve marquait à lady Ventnor une sorte
de déférence mélancolique, que les hommes d’un certain âge témoignent
d’ordinaire aux femmes qu’ils ont désirées jadis et desquelles ils n’ont
rien obtenu. (Je subtilise peut-être un peu trop.)

Merseburg se retira de bonne heure, et la réunion tourna soudain au
conseil de guerre. Je fus effaré d’entendre ce que des gens
individuellement sages peuvent dire de bêtises quand ils mettent leur
intelligence en commun. Je me trouvai bien modeste de n’oser rien dire;
mais, comme nous restâmes les derniers, le vicomte et moi, je me
rattrapai des que ces imbéciles supérieurs furent partis. Je hasardai
quelques plaisanteries sur la politique de salon: elles n’étaient point
du meilleur goût et devaient froisser la marquise, mais, à ce point-là,
je ne l’aurais jamais cru. L’ancienne _Solférino_ tolère les questions
les plus outrageantes sur son passé, et l’on a vu qu’elle y répond.
J’aurais pu lui demander sans qu’elle me jetât dehors si elle avait
accordé ses faveurs à Merseburg-Weissenfels. Mais elle n’admet pas que
l’on doute de son influence, et elle me rembarra si rudement que je lui
répondis sèchement que je n’entends pas l’histoire comme M. Scribe. Elle
me répliqua que j’avais tort, et que l’histoire ne se déroule pas comme
les historiens racontent, mais comme dans _Bertrand et Raton_ ou dans le
_Verre d’eau_; qu’elle le savait par expérience personnelle, qu’elle
n’en était pas à ses débuts (avait-elle besoin de le dire?) et qu’entre
autres elle nous avait évité une guerre en 1867, à propos de Luxembourg.

J’allais lui dire: «Est-il possible? On le saurait.» Mais je m’avisai
que cette réplique était inconvenante, et je me bornai à pousser un «Ah!
bah?» où il y avait moins de doute que d’admiration, et juste
d’étonnement ce qu’en implique le mot admiration au sens latin.

--Je pense, dit-elle, que vous connaissez bien cette question de
Luxembourg?

J’observai du coin de l’œil M. de Courpière, et je vis à sa mine que
jamais il n’avait tant ouï parler de cette forteresse. Par complaisance
pour lui, et bien que je redoutasse le petit cours d’histoire, je dis à
la marquise:

--Oui, je connais la question à fond, mais faites comme si je ne la
connaissais pas.

Elle quitta soudain le ton de la pédanterie, qui ne lui est pas naturel,
et dit en riant:

--Croiriez-vous que moi-même je ne savais seulement pas où était situé
Luxembourg quand je me suis mêlée de l’affaire? C’est, ma foi, le prince
d’Orange qui a dû me l’apprendre.

--Citron! m’écriai-je, heureux de voir intervenir ce personnage, qui
promettait d’égayer le récit.

--Pauvre Citron! murmura-t-elle, d’un ton qui me fit sentir d’abord
qu’elle avait eu un faible pour lui.

Je vis bien aussi que le surnom ne la choquait pas. Elle le trouvait
plutôt gentil, tendre, à peine irrévérencieux.

Elle nous déclara, sans plus tarder, que Citron valait beaucoup mieux
que sa réputation et qu’il était un pauvre calomnié. Elle nous fit son
portrait physique minutieux, crayon pâle, à peine rehaussé; et nous
crûmes voir ce visage fin, placide, ces cheveux sans couleur, ce teint
blanc et mat, ces yeux d’enfant triste où, aux heures de vacances et de
fête parisienne, survivait l’ennui des jours moroses; ces yeux clairs,
mais sans transparence, pareils au Vyver de la Haye, où même l’image
blanche des cygnes est indécise, ternie et comme ancienne.

Je félicitai la marquise de varier si heureusement ses procédés de
portrait selon les personnages à peindre. Mais elle était déjà passée du
physique au moral, disant que ce Citron était le garçon le plus simple,
le plus naïf, le plus aimant, le plus dépourvu de morgue royale, et
qu’il faudrait l’appeler Chérubin si nous n’eussions disposé de Chérubin
pour un autre. Elle fit une digression sur les rois et princes d’alors,
qui n’étaient pas blasés de tout comme ceux d’aujourd’hui, mais neufs,
amusables, étonnés, province! Elle revint au calomnié, assura que
c’était le roi son père qui le réduisait à la noce et l’écartait des
affaires, où il eût été fort capable.

--On ne le fit travailler qu’une fois, dit la marquise, et c’est
justement alors que nous devînmes amis. Il était venu négocier
secrètement, avec l’empereur Napoléon III, la cession de Luxembourg à la
France.

--Secrètement, dis-je, mais je vois que vous étiez dans le secret.

--Je n’y fus point du tout pour commencer, répliqua lady Ventnor. Mais
Citron me demanda conseil dès que l’affaire s’embrouilla. Personne, au
début, n’avait soupçonné que son voyage eût un objet politique. Il
venait à Paris à tout propos. Et puis l’Exposition allait s’ouvrir, et
la Hollande y devait tenir sa petite place. Tous les rois étaient
espérés. Toutes les femmes connues de Paris avaient été pressenties
qu’elles auraient à les recevoir; et pour ma part je ne m’étonnai donc
point que Citron, qui me connaissait depuis fort longtemps, me témoignât
pour la première fois le désir de faire plus ample connaissance.

«Cette autre négociation fut d’un sans-cérémonie que j’ai toujours
prisé. Il me demanda en riant comment diable il se pouvait faire que
cela n’eût jamais été plus loin entre nous, et je lui répondis que je
m’en sentais un peu déshonorée. Il me répondit que le plus déshonoré,
c’était lui; et comme nous avions tous les deux un vif sentiment de
l’honneur, vous devinez que la réparation ne fut point retardée.

«Même, nous refusâmes de déclarer l’honneur satisfait après une seule
rencontre. Citron, qu’on a voulu représenter comme un pâle noceur, était
un homme de famille et une bête d’habitude. Pour le garder, je n’eus pas
besoin de grandes habiletés: je n’eus qu’à mettre un peu d’ordre dans
son existence. Il n’était pas bohème de tempérament, il ne tâtait de
tout que pour choisir, et, s’il errait, c’est qu’il cherchait à droite
et à gauche où se fixer. Je lui ai brodé des pantoufles. Il était
sociable comme les rois ne le sont point, prévenant, d’humeur égale,
gai, avec des nuages, des ressouvenirs, des peurs brusques.

«--Ah! me disait-il, ma bonne Marguerite, comme je m’embêtais le mois
dernier, et comme je recommencerai à m’embêter le mois prochain!

«Je lui répondais:

«--Mais non, Monseigneur. Le mois prochain, l’Exposition sera ouverte,
et je vous jure que personne ne s’embêtera.»

--C’est, dis-je, une idylle. Je ne me plaindrai plus. Citron vaut
Charles et Chérubin. Je vois qu’on ne m’avait pas menti, et que jamais
la petite fleur bleue n’a plus fleuri que sous l’Empire. Mais, pour en
revenir au prince d’Orange, il était plus souvent chez vous qu’aux
Tuileries?

--Il y allait, au contraire, fort souvent, et sans me le dire, puisque
sa mission était secrète. Je ne comprenais rien à ces mystérieuses
sorties, et je me mis, croiriez-vous? à être jalouse. (Car ce sentiment,
dont il n’est plus guère aujourd’hui question qu’au théâtre, était alors
assez commun, même dans le monde de la fête.) Citron était diplomate,
mais avant tout galant homme. Il savait ce que l’on doit aux femmes, et
il s’empressa de manquer au secret professionnel dès qu’il vit que j’en
prenais ombrage.

«Je vous avouerai que cette affaire de Luxembourg me parut d’abord d’une
enfantine simplicité. J’étais novice, et j’ignorais que ces affaires-là
deviennent tout de suite inextricables pour peu que chacun y mette du
sien.

«--Eh bien, dis-je à Citron, c’est marché conclu, puisque l’Empereur
souhaite d’acquérir Luxembourg, et que ton père ne demande qu’à céder la
place, j’imagine, pour de l’argent.

«--Papa, me répondit le prince, en a le plus grand besoin. Moi aussi, et
je toucherais volontiers ma commission. C’est marché conclu, si tu veux:
on est d’accord, il ne reste qu’à échanger les signatures; mais mon père
craint de mécontenter les Prussiens qui tiennent garnison dans la place,
et il cherche un prétexte pour rompre l’engagement qu’il a pris.

«Je vous répète les propres paroles du prince. C’est la question de
Luxembourg mise à la portée des enfants, mais sans que l’histoire soit
faussée. Le pétard éclata peu de jours après, et à la prussienne...

Lady Ventnor, qui sentait notre ignorance, continua de mettre l’histoire
à la portée des enfants. Elle nous exposa, en la simplifiant, la
manœuvre hypocrite de Bismarck, qui feignait d’approuver, et même de
favoriser les ambitions françaises, excitait sous main l’opinion
allemande, et faisait ensuite les gestes d’un homme débordé. Et elle
nous peignit le cauchemar d’une guerre, à la veille de l’Exposition.

--Ce n’est point, dit-elle, la guerre qui nous faisait peur; mais chaque
chose doit venir en son temps, et pour lors nous préférions nous amuser.
Ce qu’on a dit de la fête impériale est exagéré, mais il est vrai pour
cette année-là. Le grand palais ovale à galeries concentriques et à
voies rayonnantes commençait d’être encombré de caisses; dans le parc du
Champ-de-Mars, les pagodes, les isbahs russes, les bazars et les cafés
turcs abritaient déjà toute une figuration bigarrée; derrière les
palissades encore closes, on entendait répéter, le soir, des musiques
d’Orient, et les bergères tyroliennes, enfermées dans leur bergerie,
lançaient au ciel, aussi crânement qu’Hortense Schneider, leur
trou-la-la-laïtou. Mais je ne vais pas vous décrire _notre_ exposition:
elle vous ferait pitié, vous la trouveriez petite, vous avez le goût
gâté par les grandes machines américaines, et vous n’aimez plus l’odeur
des lampions. Nous, elle nous émerveillait. C’est la première fois que
nous avions tant d’exotisme pour vingt sous. Et puis, nous avions invité
le Monde, nous étions prêts à le recevoir... _chiquement_. On nous
disait bien qu’il ne fallait pas être fiers pour ouvrir aux rois et aux
peuples ce mauvais lieu; mais nous sentions que ce serait tout de même
un échec pour la France si l’orgie était remise, et nous en aurions été
humiliés comme d’une bataille perdue. Riez si vous voulez, quand mon
pauvre Citron, qui daignait partager mes angoisses, me disait: «Ah!
Margot, Margot, notre exposition est dans le lac», des larmes me
montaient aux yeux, je me sentais atteinte dans ma dignité de Française,
et je faisais le propos de sauver la mise à mon pays.

Je gardais bien de rire. Je trouvais même piquant et imprévu que la
France eût été sauvée, en des conjonctures si particulières, par une
autre Jeanne d’Arc, et j’eus grand’hâte de savoir comment lady Ventnor
s’y était prise. Elle me répondit:

--Fort simplement. Le roi de Hollande avait mis pour condition au marché
que la France lèverait toutes difficultés du côté de la Prusse. Je le
sus à temps. Je fis observer à Citron que les difficultés n’étaient
point levées. Il suggéra au roi d’invoquer ce prétexte, ce ne fut donc
point la France qui se déroba, et l’honneur fut sauf.

--Bravo! dis-je. Et après?

--Ah! après... la détente!... Point soudaine: rien n’était achevé,
l’étranger se faisait attendre, il pleuvait, il gelait. Mais enfin ils
vinrent, tous, aux accents de la _Grande Duchesse_! Les rois retenaient
par dépêche leur loge aux Variétés. Ils retenaient aussi autre chose...

--Par dépêche?

--Oui. Sauf quand ils prétendaient à une femme assez haut cotée pour
motiver le dérangement d’un ambassadeur. Je le sais par expérience
personnelle.

--Comment, vous le savez par expérience personnelle? m’écriai-je avec
une indignation qui n’était nullement jouée. Mais, madame, je pensais
que vous vous fussiez tenue hors de cette ronde infernale (je m’exprime
dans le style de l’époque). Vous deviez vous réserver à votre petit
prince Citron, qui ne l’avait pas volé, et qui, après avoir partagé vos
angoisses, méritait de partager exclusivement vos joies.

--Ne demandez jamais l’impossible, surtout à moi, répondit-elle. Citron
lui-même n’était pas si exigeant. Il a su tout ce que je faisais et il
ne m’a jamais retiré son amitié. Il m’a écrit jusqu’à son dernier jour
des lettres charmantes de collégien, que je vous montrerai quand vous
visiterez mes archives.

--Ah! Madame, dis-je, quand vous voudrez!

--Vous pensez bien aussi, poursuivit-elle, après ce que je vous ai dit
de mon patriotisme, que je n’allais pas me retirer à une heure où la
France avait besoin de moi selon mes moyens. Je ne plaisante pas. Je
n’ai jamais oublié que j’étais Française, ni quand j’ai fait mon devoir
de femme, ni quand j’ai refusé de m’y soumettre. Jugez-moi sur ce
dernier trait.

«Le 5 juin, je me rappelle précisément les dates, le roi Guillaume de
Prusse arrivait à Paris, où le tzar Alexandre Il était déjà depuis
quatre jours. Le prince de Merseburg-Weissenfels, que vous venez de voir
chez moi, avait précédé son souverain de cinq ou six jours. On me
l’avait amené. Sa candidature était posée. Quel coup de fortune! Trois
cent millions! Et un homme,--vous venez de le voir, mais êtes-vous
physionomiste?--un homme de qui la plus sotte femme fait ce qu’elle
veut. Il l’a bien prouvé!... Mais j’hésitais. Je me rappelais par
quelles transes nous venions de passer. Il n’était pas encore l’ennemi:
il était... le trouble-fête. J’avais de la rancune, comme de la haine
naissante, une répugnance physique; mais enfin j’hésitais, c’est bien
excusable, je ne pouvais pas prévoir que lord Ventnor me dédommagerait
bientôt...

«J’hésitais encore lorsque le vieux roi de Prusse arriva. Le lendemain,
il y avait revue à Longchamp. J’y allai. «J’aime les militaires.» C’est
toujours beau, une revue: mais comme c’était plus beau, ou plus
brillant, avec les voltigeurs, les cent gardes, les sapeurs coiffés du
bonnet à poil et drapés du tablier blanc, les cantinières en jupe rouge,
et les tambours-majors qui jetaient en l’air leur grande canne! Comme
Talma jadis, l’armée française paradait devant des rois: trois
souverains et, derrière, un peloton de princes, et plus de grands-ducs
d’un seul coup que je n’en ai revu depuis séparément.

«Je sentis d’abord une petite peine, une petite humiliation: notre
souverain, à nous, déjà malade, las, affaissé sur son cheval, ne faisait
pas, à mon gré, assez belle figure entre les deux autres, le géant
prussien et le géant russe. Puis j’aperçus Merseburg et, près de lui, un
autre que vous devinez: tous deux en uniformes de cuirassiers
blancs--superbes! Sous la visière du casque, cette bonne figure niaise
de Merseburg devenait inquiétante. C’était un barbare, mais... pas
seulement terrible: injurieux, ironique--comme l’autre. Et je sentis que
jamais, jamais, pour ses mines de cuivre, pour ses trois cent millions,
pour je ne sais quoi encore, jamais je ne serais à cet homme-là.

«A ce moment, on vit arriver sur le champ de course, du côté de
Saint-Cloud, un autre cortège, bien modeste: trois ou quatre voitures
découvertes, quelques gardes et, dans la première calèche, l’enfant
impérial, tout pâle. Il venait d’être malade, c’était une de ses
premières sorties. Quand il descendit de voiture, il chancela et on vit
qu’il boitait.

«Le roi de Prusse le saisit à pleins bras et l’enleva en l’air. C’était
pour l’embrasser, je crus que c’était pour l’étouffer, j’eus le cœur
serré. Et, comme les spectateurs de la dernière galerie à l’Ambigu, je
faillis crier: «Ah! prenez garde...»



VI

LE DINER DES OMBRES


Les «_Amis de l’Architecture privée_» redoutèrent longtemps que Mme la
marquise de Ventnor ne fît abattre son fameux hôtel de l’avenue des
Champs-Élysées, où elle habita, comme l’on sait, jusqu’au jour de son
mariage, qui l’obligea de se transporter avenue de l’Impératrice. Elle
avait annoncé maintes fois ce caprice digne d’Érostrate ou d’un despote
asiatique, de qui on brise le verre dès qu’il a bu. L’ancienne Solférino
n’a jamais outré jusqu’à cette rigueur le culte de sa personne, mais
elle ne voulait point que des successeurs jouissent de la demeure
magnifique et insolente qu’elle n’avait créée naguère que pour soi; et
elle déclarait à qui voulait l’entendre qu’elle avait bien le droit
d’anéantir, entre autres, ce plafond qu’elle avait payé à Baudry un prix
exorbitant.

Il est certain qu’elle en avait le droit, et que la propriété n’autorise
pas seulement l’usage, mais l’abus. En attendant, elle se bornait à
laisser, depuis plusieurs années, les volets clos et, devant la grande
baie du rez-de-chaussée, le rideau de fer descendu. Elle rassura enfin
les amis de l’architecture privée, et les siens, qui eussent trouvé
cette démolition de mauvais goût: elle donna l’hôtel à bail à un
restaurateur venu de Saint-Pétersbourg, et qui pensait qu’il y a plus
d’une façon d’exploiter l’alliance.

Je me réjouis de cette location, qui allait me permettre d’étudier l’un
des plus somptueux décors du second Empire. J’étais d’autant plus
curieux du document que je connaissais maintenant assez bien la femme
historique, et encore vivante, qui l’avait laissé. Je fis observer à M.
de Courpière qu’il serait piquant, du moins pour nous, de dîner dans la
chambre de parade ou dans la salle de bain, et je lui demandai ce qu’il
attendait pour m’y inviter. Il me repartit avec juste raison que ce
n’était pas à lui de m’en faire les honneurs, mais à lady Ventnor
elle-même, et que je ne la connaissais guère si je croyais qu’elle nous
dût faire languir longtemps.

Je ne croyais point qu’elle fût si pressée de revoir son hôtel déguisé
en cabaret, après n’y avoir plus mis les pieds pendant des années quand
elle y était encore chez elle; mais je me trompais. M. de Courpière a un
sens remarquable de l’inconséquence des femmes, et son pronostic se
vérifia dans les quarante-huit heures qui suivirent l’ouverture du
restaurant de l’_Ours_. Lady Ventnor nous écrivit que l’on y dînait le
surlendemain. Au lieu de nous y donner rendez-vous, elle nous avertit
que le lieu de la réunion serait chez elle, à sept heures un quart. Je
ne trouvai point l’idée heureuse: prétendait-elle nous faire arriver à
l’_Ours_ en cortège, comme une noce? Il est vrai qu’avant la guerre ces
façons ne semblaient point ridicules comme à présent. C’était le temps
où l’on se donnait le bras dans la rue.

Je me demandai aussi pourquoi cette correspondance, quand nous avions vu
lady Ventnor la veille au soir: c’est habituellement de vive voix
qu’elle arrangeait les parties que nous faisions avec elle au pavillon
d’Armenonville ou ailleurs. Enfin je notai une particularité qui ne
semblera dénuée d’intérêt qu’aux personnes tout à fait ignorantes du
Paris contemporain: lady Ventnor ne nous nommait pas nos convives. Elle
le fait toujours, pour éviter de réunir chez elle des gens qui se
seraient injuriés dans la semaine, ou simplement qui ne se salueraient
pas: car une maîtresse de maison, même elle, ne peut pas tout
savoir.--Je signale en passant cette convocation pour sept heures un
quart: lady Ventnor maintient les heures de son bon temps. C’est un
petit snobisme, où elle a moins de droit que personne; car elle a
contribué au retardement du dîner, quand les Chambres étaient à
Versailles, en acceptant l’usage d’attendre le retour des députés et des
sénateurs pour se mettre à table. Mais je m’excuse de cette anticipation
et je reviens à l’ordre chronologique.

Lorsque nous arrivâmes chez la marquise, à sept heures vingt, et les
derniers, je compris pourquoi elle avait fait un mystère de cette
partie: c’est qu’elle n’y avait point prié ses amis ordinaires, sauf un
qui est de toutes les fêtes et qu’elle nourrit pour être sûr qu’il dîne.
Il est petit et disgracié. Il gagne mal sa vie en faisant de l’histoire;
et comme il s’est cantonné dans celle des milieux légitimistes, il se
croit tenu par ses relations rétrospectives d’être plus royaliste que le
roi. C’est le dernier sous-off de l’armée de Condé. Sa conscience
d’historien va jusqu’à affecter les belles manières du dix-huitième
siècle, qui ne lui siéent point; car il a plutôt l’air d’être né pour
pousser une voiture des quatre saisons; et rien n’est divertissant comme
de le voir faire belle jambe avec un pantalon de la maison qui n’est pas
au coin du quai.

Heureusement, il y avait d’autres invités. J’en comptai cinq, et ils me
parurent intéressants, d’abord ensemble, puis chacun pris à part. Je dis
ensemble, parce que, malgré leurs différences de taille, de physionomie,
et même d’âge apparent, ils portaient tous la marque de cette génération
du second Empire, dont les hommes furent solides, un peu charretiers,
carrément parvenus, jamais ce qu’on a depuis appelé rastaquouères, même
quand ils étaient parvenus, entre autres choses, à la richesse (mais ils
préféraient le pouvoir), et où l’on manquait assez généralement de
distinction native, mais jamais de tenue.

Celui des cinq qui de prime face m’amusa le plus, parce que j’avais ouï
parler de lui et je désirais le connaître, était cet évêque _in
partibus_ qui eut aux Tuileries des succès publics de prédicateur, et
d’autres succès privés; qui est devenu depuis encore beaucoup plus _in
partibus_, et même à un point où il ne pouvait plus rester évêque. On
l’appelait cependant «Monseigneur», qui était une grande commodité pour
la conversation, et l’est aussi pour l’écriture: j’en profiterai.
D’ailleurs, ses allures ne juraient point avec cette qualification: il
était prêtre sous l’habit noir, fertile en anecdotes, mais discrète
personne dès qu’on touchait à ses souvenirs de confession, pompeux,
toujours en chaire, habillant ses propos plus libres d’éloquence sacrée,
enfin,--qu’on me passe le mot,--disant des cochonneries comme Bossuet,
s’il était concevable que Bossuet en ait pu dire.

Il avait la plus vénérable tête blanche, ornée d’une barbe de
missionnaire, mais plantée sur un petit corps raide de soldat; et je me
rappelai en le regardant une gaminerie qu’on m’avait contée de lui: un
jour, à cheval, au Bois, il salua militairement un général qui eut
l’esprit de lui répondre en faisant le geste de la bénédiction. J’aurais
pu me faire confirmer l’anecdote, car le général était également là:
bien poivre et sel, mais aussi sec, craquant, brusque et boute-en-avant
qu’aux jours des belles batailles.

Connaissant l’antisémitisme de la marquise, je m’étonnai de voir, aux
côtés de ce général et de ce ci-devant prélat, un banquier juif, qu’elle
doit regarder comme un sans-patrie et l’agent de l’étranger. Mais elle
en use, et elle lui doit un joli denier de sa fortune personnelle. De
plus, il n’est point sans-patrie; car il n’a justement pas fait comme
les camarades ni renié la sienne, environ Francfort, pour adopter la
nôtre, en dépit de l’adage que la patrie est là où l’on a son hôtel.
J’excepte ce financier de ce que j’ai dit sur le physique des hommes du
second Empire: il n’avait, quant à lui, que le type de sa race, accusé
jusqu’à la caricature, et même avec je ne sais quoi de satanique. Il
ressemblait au méchant tailleur bancal, quasi cul-de-jatte, que les
enfants des contes allemands voient dans leurs rêves. Mais ses vilains
yeux jaunes pétillaient de malice boulevardière, et il me sembla piquant
de retrouver chez un marchand de lorgnettes, comme au bric-à-brac, cette
vieillerie: l’esprit du Boulevard.

Le contraste était frappant de ce gnome avec le quatrième convive, qu’on
appelait «le plus beau des hommes». Ce surnom devait dater de loin, mais
il le méritait encore. Je ne sais s’il réparait l’outrage des ans ou
s’il avait cessé de vieillir juste à son point de perfection. Fort
grand, non point voûté, mais légèrement penché en avant, et comme par
condescendance, il avait moins d’expression que de régularité; et ce
n’est aussi qu’à la longue qu’on lui trouvait de l’esprit, et surtout du
savoir, mais intrinsèque et dissimulé. Comme tous les gens absolument
beaux, il ne se soumettait point à la mode, ni à celle de son temps ni à
la nôtre: il n’était point rasé, et il ne portait point les favoris ou
la barbe, mais une assez forte moustache, tombante, sans être gauloise.
Il avait, dans le regard, de la sérénité, un peu d’ennui, pas la moindre
fatuité. Il était beau comme on est né, sinon sans le savoir, du moins
sans étonnement, avec naturel, avec dandysme, et je crois qu’il aurait
dit comme Brummell--à peu près: «Si vous remarquez que je suis bien,
c’est donc que je ne le suis pas.»

Mais le dernier convive était aussi beau que lui dans un autre style. Je
m’étonnai un peu de l’entendre appeler Alcibiade, car il avait une
longue barbe blanche et il était au moins Homère. Il ne trahissait son
grand âge que par cette blancheur du poil et par cette lumière qu’on
voit dans l’œil des vieillards, comme dit si bien Victor Hugo; son teint
demeurait frais et rose, nulle ride ne contrariait ses traits fins, de
la plus belle régularité classique. Pourtant, seul entre tous, il
faisait figure d’ancêtre, parce que ses moindres gestes, les plus
légères inflexions de sa voix, accusaient ce raffinement extrême et
cette maîtrise de politesse où il ne suffit pas d’être bien élevé pour
atteindre: il faut encore être revenu et détaché de tout, singulièrement
de soi, mort à tout égoïsme et à toute matérialité.

Bien que M. le vicomte de Courpière soit un des hommes les plus
agréables de ce temps-ci (et je ne saurais dire ce que je pense de
moi-même), je fis entre ces vieillards et nous des comparaisons qui
n’étaient point à notre avantage; et d’abord je regrettai que nous ne
fussions pas arrivés à sept heures dix, au lieu de sept heures vingt, et
que nous nous fussions fait attendre. Mais la marquise elle-même, qui
est sévère sur cet article, ne nous reprocha point notre retard. Je
pense qu’elle était contente de sa toilette, et elle pouvait l’être:
elle portait une robe toute simple, d’une soie molle, vert d’eau, et,
par-dessus, une manière de paletot d’homme, taillé en sac, de chantilly
noir, boutonné de deux cabochons d’émeraude, gros comme des moitiés
d’œufs de pigeon.

Les convenances sont si variables, selon la physionomie des gens et leur
date, que je ne m’effarouchai plus du tout d’arriver à l’_Ours_ en
cortège de noce, avec des compagnons comme ceux-là. Nous partîmes en
deux fournées. Le banquier juif avait son automobile-salon, où il put
caser le plus beau des hommes, le général, Monseigneur et même M. de
Courpière et moi, sans qu’un seul des cinq parût sacrifié ou traité en
petit garçon. Lady Ventnor suivit, dans une voiture attelée, avec
Alcibiade à sa droite et l’historien légitimiste sur le strapontin.

Nous les attendîmes en faisant les cent pas sur le trottoir. J’en
profitai pour considérer l’extérieur de l’hôtel: c’était par acquit de
conscience et pour faire une revue complète, car je n’étais curieux que
de l’intérieur, non de la façade, que j’avais vue en passant, comme tout
le monde, des centaines de fois. Mais je l’avais vue, ce n’est point
regarder. Je la trouvais simple, peu originale et d’un bon goût qui ne
sentait point son époque. Le développement en était médiocre, et l’on
voit, maintenant surtout, bien d’autres hôtels à Paris qui affectent
plus apparemment des proportions de palais. Il n’y avait même qu’une
seule grande baie au rez-de-chaussée et trois fenêtres aux étages
supérieurs, dont le deuxième était en attique. Devant ce rez-de-chaussée
régnait une terrasse, qui le surélevait, du côté de l’avenue, jusqu’à
une hauteur d’entresol; elle était coupée, à gauche, par un passage
voûté pour l’entrée des voitures, et l’on devinait, à ces dispositions,
la profondeur et la pente du terrain. Je fus étonné de trouver un
caractère à cette architecture, qui ne m’avait jusque-là paru être qu’un
pastiche de la Renaissance; notamment, le cadre de la grande baie et le
profil du chéneau ne me rappelèrent plus la Renaissance ni aucune
époque; et des analogies que j’aperçus, mais que je ne saurais définir,
entre cette ornementation, un peu lourde mais vigoureuse, et certains
motifs de l’Opéra, me firent soupçonner qu’il y eut peut-être un style
du second Empire, dont les exemplaires, à la vérité, sont fort rares,
mais enfin qui exista.

Sur ce, nous vîmes arriver l’équipage de lady Ventnor, et comme elle
n’allait pas descendre sur le trottoir, nous nous hâtâmes d’entrer pour
la recevoir à la porte du vestibule. Les chevaux eurent vite fait de
nous rattraper, et je ne pus jeter sur ce vestibule qu’un premier regard
à la dérobée, cependant que l’on ouvrait la portière. Il me parut tout
tendu de tapisseries, et ce n’est qu’en y rentrant que je vis qu’il
était revêtu de mosaïques, mais si chaudement colorées et en même temps
si fondues, qu’elles jouaient en effet la tapisserie. Un banc de marbre
du plus superbe rouge tirait d’abord l’œil. Une grande glace était
au-dessus, encadrée d’or, où se composaient en tableau toutes les images
et toutes les lumières éparses. Les quatre portes étaient d’ébène. Des
médaillons de bronze ciselé et doré, qui représentaient des fables de La
Fontaine, s’encastraient dans le bois noir.

Ces quatre portes étaient ouvertes à deux battants, et de même toutes
les portes: ce détail, conforme aux habitudes russes, suffisait à
rappeler dès le premier pas que le logis privé n’était plus qu’un
restaurant russe; il me parut que la transformation avait été bien aisée
et comme naturelle, cela me désenchanta. Parmi les autres meubles, à
peine dérangés, étaient dressées les petites tables, et cette vue
n’étonnait point. Des garçons du type kalmouk, beaucoup plus nombreux
que les dîneurs, servaient avec nonchalance et obséquiosité. Ils étaient
habillés de blanc comme à l’Ermitage de Moscou, avec la longue chemise
et la taille ceinte d’un cordon de soie rouge. La livrée des laquais et
des chasseurs était d’un bleu presque noir, mais largement galonnée d’or
aux coutures, ainsi qu’une livrée de maison souveraine; et, comme là-bas
dans les musées ou dans les théâtres impériaux, on avait le sentiment
d’être chez le tsar.

Tout ce domestique n’avait guère pour emploi que de guider à travers
l’hôtel les clients moins soucieux de dîner que de visiter. Un cicérone
s’offrit à nous; mais le nouveau maître du lieu, reconnaissant lady
Ventnor, accourut; et après lui avoir souhaité la bienvenue en phrases
protocolaires, comme un introducteur des ambassadeurs, il s’effaça, pour
lui faire entendre qu’elle était libre de se croire ici chez elle et de
s’y promener à sa fantaisie sans être surveillée par un gardien. Elle
prit le bras d’Alcibiade, et nous les suivîmes dans un premier petit
salon où la décoration des murs était si sombre qu’on ne voyait d’abord
que le plafond clair: un ciel que traversait un génie et, aux quatre
angles, des médaillons, soutenus chacun par deux griffons aux ailes
éployées. La haute cheminée était de marbre noir, sans une veine ni une
tache, et elle était surmontée d’une Ariane en pleurs, demi-nue, parmi
les feuilles mortes d’automne.

Nous passâmes de là dans le salon principal, qui frappait d’abord par
son immensité, imprévue de l’extérieur. Tous les meubles qu’on pouvait
remuer en avaient été retirés, et remplacés par de petites tables, mais
qui ne le garnissaient point; il était désencombré de tout accessoire
inutile, et l’on saisissait du premier regard l’unité, prodigieusement
complexe mais évidente, de la décoration. Comme disent les peintres,
«tout se tenait»; le lambris de chêne sculpté, les colonnes accouplées,
incrustées de lapis, la corniche, que festonnaient des guirlandes de
fleurs, et la bordure du plafond, semblaient former un cadre unique à
compartiments, où se logeaient en belle ordonnance les rideaux et les
tapisseries aussi bien que les fresques et les tableaux de chevalet. Il
se peut que, montrées ailleurs, chacune de ces œuvres d’art eût pris une
individualité de chef-d’œuvre; mais ici elles se subordonnaient et ne
concouraient qu’à l’ensemble; et l’œil se refusait à distraire, pour les
considérer à part, même ces grandes consoles dont les pieds de bronze,
sculptés et ciselés par Dalou, représentaient des sphinx et supportaient
des tablettes d’onyx, ou cette cheminée de marbre rouge qui servait de
socle à un vase antique, aux flancs duquel s’adossaient deux nudités de
marbre blanc.

La couleur même du décor, bien que nuée infiniment, avait aussi une
sorte d’unité admirable, et elle ne satisfaisait pas moins la vue, et je
dirai: l’esprit ou le jugement, que ne faisaient les formes et les
reliefs. Elle était puissante et généreuse, et d’une patine presque
sévère qui n’en appauvrissait point la richesse; et elle s’éclaircissait
comme brusquement au plafond, où l’on voyait, parmi une atmosphère
bleuâtre, dans l’ovale d’un empyrée mythologique, de nobles déesses, des
enfants nus, et un Phébus-Apollon tirant vers le zénith la flèche de
lumière qui met en fuite la sombre nuit.

Lady Ventnor allait toujours, lentement, au bras d’Alcibiade. Elle
paraissait revoir sans aucune émotion toutes ces merveilles, qu’elle
avait naguère dédaigneusement abandonnées,--il est vrai, pour
d’autres,--et elle nous les faisait voir sans orgueil, ou plutôt elle ne
nous faisait rien voir: elle nous précédait, voilà tout. Ses vieux amis
gardaient pour eux leurs souvenirs ou leurs réflexions, et comme ni M.
de Courpière ni moi n’avions rien à dire, cette promenade eût été
parfaitement silencieuse sans l’historien légitimiste. Il me rappela le
mot d’un autre compilateur de son espèce, qui disait: «J’aurais fait un
excellent domestique.» Il avait cru devoir s’improviser guide, il nous
signalait ce qu’il convenait d’admirer, et il nous nommait les auteurs
des toiles: Gérôme, Boulanger, Delaunay...

--Mais oui, mon ami, mais oui, lui disait avec douceur lady Ventnor, ce
qui signifiait, je pense: «Nous le savons, taisez-vous.»

Il n’en continua pas moins à nous enseigner. Il nous révéla que la
statue de Vénus sortant de l’onde, qui ornait le salon de musique, était
de Picou, et que, dans la salle à manger, cette Diane couchée sur un
cerf, qui tenait tout le plafond, était un agrandissement, par Dalou, du
fameux émail de Bernard Palissy.

J’avoue que j’étais fatigué, je voyais mal depuis que nous étions sortis
du grand salon. Je faisais en moi-même quelques réflexions vagues sur le
style Napoléon III, et de nouveau je me ressouvenais de l’Opéra, quand
nous arrivâmes à l’escalier, que l’on a comparé à celui de ce monument.
La comparaison me le fit trouver fort petit, et ma première impression
fut assez défavorable; mais, s’il est petit, il est splendide, et nous
avons trop de restes de barbarie, ou trop de raffinement, pour résister
à la séduction de la matière précieuse. Je ne pus sans une volupté
fouler ces degrés d’onyx, frôler ces murs, caresser de ma main dégantée
cette rampe d’onyx, et une fois de plus enivrer mes yeux de l’éclat des
marbres.

Mais sans doute la marquise était lasse comme moi. Ou bien fut-ce par
coquetterie,--ou par pudeur? Elle nous permit à peine de regarder son
ancienne chambre par la porte entre-bâillée. Je ne vis qu’un instant,
tout au fond et comme très loin, le lit de marqueterie, sur une estrade,
dans une niche de repos, où se contournait, à la voussure, une Aurore
dans un ciel pâle. Puis une autre porte s’ouvrit, et je vis la salle de
bain. C’est là, comme je le souhaitais, mais je n’osais point l’espérer,
que le dîner nous allait être servi.

                                   *

                                 *   *

J’avoue que je m’étais méfié de cette fameuse salle de bain. La
renaissance de l’hydrothérapie est toute moderne. Ce que nous savons des
pratiques de l’ancien régime nous fait comprendre que les femmes
admissent des hommes à leur toilette sans hasarder leur pudeur, et que
les rois eussent un public à leur lever et à leur coucher. Les
baignoires de souveraines, que l’on nous montre à Fontainebleau ou à
Trianon, sont exiguës; et les espèces de boudoirs où nous les voyons
placées sont décorés de peintures fragiles, qui ne résisteraient pas à
l’action de la vapeur d’eau.

Lady Ventnor avait paré à cet inconvénient par l’emploi des marbres
multicolores, dont je blâme l’excès dans les autres pièces de l’hôtel,
mais qui n’étaient nulle part plus à propos que dans celle-ci. La salle,
exactement circulaire, était divisée, par des pilastres, en panneaux,
sans autre ornement que le fort relief des moulures qui les encadraient
et l’harmonie des diverses nuances, où dominait la brèche violette. Le
plafond, en cintre surbaissé, était percé d’un œil-de-bœuf, et bordé
d’une mosaïque où se voyait une ronde de sirènes aux queues enroulées.
Le sol était également de mosaïque, qui représentait la naissance de
Vénus. Une marche de marbre rouge faisait tout le tour de la pièce, avec
une seule échancrure pour loger la baignoire. Et celle-ci, très vaste,
affectant la forme d’un sarcophage, était d’onyx, emboîtée jusqu’à
mi-hauteur dans une dentelle d’argent, comme les verres où l’on sert le
thé. Deux enfants nus, d’argent massif, accoudés à des urnes qu’ils
inclinaient, versaient l’eau chaude et l’eau froide.

Le bel ensemble n’était point déparé par des accessoires de restaurant.
Cette salle de bain demeurait uniquement garnie de ses meubles
originaux. La table était d’onyx, et supportée par deux sphinx ailés, de
bronze plaqué d’argent, comme les consoles du grand salon. Les lourds
seaux à glace, les deux candélabres à douze bougies, toute l’argenterie
et la vaisselle plate étaient posés à même le plateau poli; et nous
avions pour nous asseoir neuf fauteuils pompéiens, bien campés sur des
pieds très courbes, dont le dossier parfaitement rond offrait un appui
confortable, mais dont le siège eût semblé dur, si l’on ne les avait,
par charité, rembourrés de coussins de plumes. Nos places étaient
désignées d’avance, et je remarquai le protocole. Mme la marquise de
Ventnor avait pris à sa droite l’ancien évêque, et témoignait ainsi
qu’elle était trop bien pensante pour tenir compte de sa brouillerie
avec l’Église. Elle avait pris à sa gauche le général. Faute d’une place
d’honneur, elle avait décerné au vénérable Alcibiade la présidence: il
occupait, vis-à-vis d’elle, le milieu de l’autre côté long, ayant à sa
droite le plus beau des hommes et, à sa gauche, le banquier juif. Notre
âge comparativement jeune reléguait M. de Courpière et moi aux deux
bouts; mais il en avait tout un pour lui seul, au lieu que je partageais
le mien avec l’historien légitimiste: mon voisin de gauche était
l’évêque. Les zakouski nous furent aussitôt passés par deux moujiks tout
de blanc vêtus, qui n’avaient pas l’air précisément de garçons de bain,
mais enfin qui ne faisaient pas disparate dans ce décor.

La conversation y fut d’abord beaucoup moins appropriée: elle ne se
ressentait ni des apparences environnantes ni même du caractère des
convives. Il faut dire que cette salle de bain n’était probablement une
nouveauté que pour Maurice et pour moi. Les autres l’avaient dû visiter
au temps où la Solférino faisait volontiers faire à ses amis le tour du
propriétaire. Ils ne pouvaient s’étonner que de s’y revoir après tant
d’années et d’y goûter de la cuisine russe. Mais le général seul exprima
cet étonnement, à l’instant même où il déplia sa serviette, et je ne
connais personne au monde qui ait si vite fait de dire ce qu’il veut
dire: il ne s’étend jamais (je ne le lui reproche point), un mot lui
suffit, parfois une onomatopée; et, quand il a parlé, on n’a plus qu’à
se taire, sans répliquer.

Dès qu’il eut lâché son éclair et son tonnerre, le banquier juif, sans
chercher de transition, nous donna les recettes du grossier _chichi_ et
de la délicate soupe de sterlet, des biftecks hachés, des côtelettes
Pojarski et de la kacha. Alcibiade et le plus beau des hommes
affirmèrent la supériorité de la cuisine française, mais sans décider
entre celle d’aujourd’hui et celle d’hier, et j’observai qu’ils
évitaient soigneusement d’être _laudatores temporis acti_, même sur cet
article. Cela allait jusqu’à s’abstenir de toute anecdote qui eût daté.
L’ancien évêque ne me parut pas moins discret, et je sais que lady
Ventnor ne raconte pas volontiers, sauf à moi, et si je la presse. Quant
à l’historien légitimiste, il est intarissable, mais on ne le sort point
de son époque, et sa dernière nouvelle est toujours un bon mot de Louis
XVIII ou un accouchement de Mme la duchesse de Berry.

L’on passa de la cuisine à la politique, sans effort, mais par des
intermédiaires assez inattendus, dont voici la suite. Nos deux moujiks
nous présentèrent des gelinottes, qui nous ramenèrent naturellement à la
Russie. Le plus beau des hommes nous fit remarquer que l’un au moins des
deux garçons n’avait pas une figure de terroriste, le banquier juif
éleva des doutes sur la réalité du mouvement révolutionnaire, et le
général exécuta sommairement la Douma. Puis, comme le Président de la
République alors en exercice était sur le point d’aller rendre visite à
notre grand ami le tsar, on plaignit la France d’être représentée par un
bourgeois obèse, et l’on se répandit en propos que je ne saurais
qualifier que d’orduriers sur le compte de cet honorable magistrat. Ce
fut M. de Courpière qui donna le _la_; mais je m’étonnai de voir que les
autres, qui firent, de leur temps, une polémique plus fine et plus
réservée, se mettaient à son ton, et qu’ils employaient comme
nécessairement le langage du père Duchesne pour traduire leurs opinions
sur ce temps-ci. L’historien légitimiste traita M. Thiers de sinistre
vieillard et nous fit connaître ce qui s’était passé à Blaye. Le général
ne craignit pas de l’interrompre et demanda où en était l’instruction
relative au soudain trépas de M. le Président du Conseil (que j’ai
rapporté dans un précédent chapitre). Je tremblai que cela ne nous
conduisît à une statistique de la criminalité: je ne l’attendis point
plus de deux minutes. Il restait à dire que ces horreurs sont le fruit
de l’école sans Dieu: c’est à l’évêque défroqué que l’on laissa le soin
de le dire, et je fus sensible au comique de cette intervention; mais je
regrettais que l’on n’abordât point des sujets plus intéressants ou plus
singuliers.

J’avais espéré--confesserai-je cette pédanterie?--que j’allais assister
à une sorte de _Banquet_, ou du moins à un festin de Trimalcion, où
chacun prendrait tour à tour la parole pour développer des lieux communs
en leur donnant une tournure ingénieuse et en les illustrant d’exemples
tirés du musée secret de l’histoire. Je ne me résignai point à entendre
répéter pendant deux heures qu’il n’est permis qu’aux rois d’être gros
et que la corpulence du Président déconsidère notre malheureux pays.
J’avais fait le propos de me tenir à ma place et d’écouter tous ces
hommes d’âge, mais je vis bien que, si je ne m’en mêlais pas, je
perdrais ma soirée. L’historien légitimiste m’ouvrit une voie, sans le
faire exprès. Il racontait, du ton le plus animé, la réconciliation _in
extremis_ de M. de Talleyrand avec l’Église, et, par une inconcevable
étourderie, il avait l’air de la raconter plus particulièrement à
l’ancien évêque. Il ne voyait pas que la marquise lui faisait des yeux.
Elle se tourna ensuite vers moi et me jeta un regard d’intelligence. Je
pris aussitôt la parole, comme pour lui rendre service.

--Je suis loin, dis-je, de juger mon temps aussi sévèrement que vous
faites; mais, si vous le haïssez à ce point, pourquoi ne saisissez-vous
pas toutes les occasions qui vous sont offertes de vous en divertir?
Quant à moi, je serais incapable ici de penser à aucune histoire qui fût
postérieure ou même trop antérieure au quatre septembre.

Je fis observer que le lieu de notre réunion n’était pas seulement
historique, mais pour ainsi dire sacré. N’était-ce pas un temple
désaffecté, mais encore tout parfumé des mystères qui naguère y furent
célébrés? Et ne commettions-nous pas une manière de sacrilège en y
tenant des discours profanes? J’indiquai d’un mot le rite et le sujet du
dialogue que je prétendais suggérer à mes compagnons de table, et je
regardai le vieil Alcibiade, à qui me semblait revenir le premier tour
de parole. Il sourit. Il fut flatté de mon invitation, et il se mit tout
aussitôt à nous préparer quelque chose; mais il n’en garda que plus
rigoureusement le silence, et nous eûmes, en attendant, une nouvelle
leçon de l’historien légitimiste.

Elle eut trait au culte du corps, qui, selon ledit historien
légitimiste, fut un des scandales du Directoire et résulta de
l’anglomanie. Il nous donna sur les exercices physiques et les jeux de
cette époque, notamment celui de barres, les raffinements de la
toilette, les massages, les bains de lait ou de vin, des détails qui
semblaient tirés de quelque encyclopédie, mais qui ne me déplurent
point, car je pensais: «Nous en sommes au Directoire, c’est tout près du
Consulat, d’où il n’y a qu’un saut au premier Empire, qui nous conduira
tout naturellement au second.»

Lady Ventnor nous délivra de l’historien: elle n’use pas du procédé
incivil de la sonnette, mais elle ordonne la conversation et la partage
aussi équitablement qu’elle peut entre ses divers hôtes. Elle désigne
l’orateur en posant une question où une seule des personnes présentes
puisse répondre. Ainsi, elle demanda ce que pense le catholicisme de ce
culte du corps, et aussitôt Monseigneur prit la parole, comme si elle
lui eût dit: «C’est à vous.»

Il nous débita, selon son ordinaire, un véritable sermon, de style
chrétien et d’inspiration païenne, où il reprocha fougueusement à
l’Église, comme l’une de ses pires fautes en politique, son mépris de la
guenille, l’excès de sa réaction contre le matérialisme antique. Il
parla de nos devoirs physiques envers nous-mêmes, et il célébra la
beauté féminine avec onction. Il était agréable à entendre, parce qu’il
berçait l’oreille et ne fatiguait pas la pensée. Il termina par un
couplet sur les courtisanes, qui ne s’imposait point et qui manqua
d’ampleur. On eût dit une transition plutôt qu’une péroraison. Comme il
l’adressa au vénérable Alcibiade, je compris que c’était pour le mettre
en branle. Le beau vieillard, en effet, à ce mot de courtisane, entama
soudain le discours qu’il méditait depuis un quart d’heure, et qui fut
précisément du genre d’éloquence que j’avais souhaité.

Je regrette que nous n’eussions pas emmené un sténographe. Il faudrait
lire cette oraison _in extenso_,--je ne dis pas que je la reproduirais;
mais je ne saurais la résumer sans la fausser, car elle était
prodigieusement abondante, et on ne résume pas les mots. Alcibiade les
laissait couler de ses lèvres et le long de sa barbe fleurie. Il était
melliflu: je ne trouve point d’épithète plus juste que cet archaïsme un
peu ridicule. Il n’avait point d’action, un débit monotone, et des yeux
qui ne faisaient que sourire. L’élégance de sa forme était nonchalante,
peut-être un peu trop facile. A propos de n’importe quoi, il se référait
à l’antiquité grecque, et je crus apercevoir que son sentiment de
l’antique était faux à crier (mais que dira-t-on du nôtre dans une
trentaine d’années?). Il me rappela l’aveugle d’André Chénier qui dit
tant de choses à la file; mais il sentait davantage l’école, il y
mettait de l’ordre; je n’ai qu’à le suivre; on m’excusera de n’employer
à ce compte rendu qu’une quinzaine de lignes.

J’avais donné la réplique de début. Sitôt que je compris pourquoi
Monseigneur parlait de courtisanes, je dis à tout hasard:

--Hélas! il n’y en a plus. C’est un des caractères de l’époque présente,
c’est un signe des temps.

--Vous avez raison, dit Alcibiade, mais il ne signifie point le progrès,
il accuse la décomposition sociale.

Selon lui, la meilleure preuve que Napoléon III a restauré l’ordre,
c’est que sous son règne, ou du moins pendant la plus grande partie, les
femmes furent distribuées en trois castes aussi fermées que celles de
l’Inde, et qu’il n’y eut pas de communication possible entre le monde et
les courtisanes, même par le demi-monde qui était situé entre les deux.
Quand les Pyrénées disparurent, ce fut le premier indice d’une
subversion. Depuis, la cote de ces demoiselles est tombée si bas qu’on
ne saurait plus décemment les nommer du même nom que les Laïs et les
Phryné. Elles ne sont plus que filles, et tout est si renversé qu’on ne
trouverait aujourd’hui des à-peu-près de courtisanes que justement dans
le grand monde.

--Où, dis-je, il n’y aurait pas à chercher beaucoup pour rencontrer
aussi ce que vous appelez purement et simplement des filles.

--Sous l’Empire, dit le général, les femmes étaient plus franches et
elles coûtaient moins cher.

--Oui, celles du monde, dit le plus beau des hommes. Elles ne coûtaient
même rien.

--Les jeunes gens d’aujourd’hui, repartit Alcibiade, sont tous pauvres
ou avares; car ils ne veulent plus que des honnêtes femmes, qui ont
toujours été, quoi qu’on die, moins dispendieuses que les amoureuses de
profession.

Une discussion assez confuse s’engagea sur le point de savoir à combien
peut revenir l’amour des femmes du monde. Elle m’aurait paru fastidieuse
sans une étourderie de lady Ventnor, qui était peut-être une malice. La
marquise ne craignit point de demander à M. de Courpière lui-même ce
qu’il pensait du coût des honnêtes femmes. J’en fus mortifié:
ignorait-elle donc ce que j’ai écrit de M. de Courpière? Je le vis un
peu embarrassé et je ne lui laissai pas le temps de répondre. J’invitai
l’orateur à reprendre le fil de son discours, il ne se le fit point dire
deux fois.

Il nous démontra que le vice est la sauvegarde de la vertu, et qu’il n’y
a point de famille où il n’y a point de prostitution. Cela a déjà été
dit. Mais il y ajouta, de son cru, quelque chose d’assez neuf sur la
supériorité de délicatesse que témoignent les hommes qui n’admettent pas
de moyen terme entre les femmes absolument honnêtes et les autres. Il
corrigea ce que cette remarque pouvait avoir de mortifiant pour lady
Ventnor en réservant à ses pareilles le privilège d’inspirer le
véritable amour. Il ne s’arrêta pas en si beau chemin, et il leur
réserva également la royauté de l’intelligence, comme à leurs sœurs
antiques; mais personne ne le chicana là-dessus, car il ne le disait que
par politesse et pour finir brillamment.

--Savez-vous, ma chère amie, dit le plus beau des hommes, qu’on ne peut
guère citer que deux vrais salons sous l’Empire, celui de la Princesse
et le vôtre?

Lady Ventnor sourit. Il ne lui déplaisait pas que l’on gardât le
souvenir d’une rivalité qui la flattait. Elle en rappela, non sans
complaisance, un épisode. Elle dit les petites manigances qu’elle avait
faites pour attirer, au moins une fois, le favori de l’autre salon dans
le sien; et elle fit un crayon si avantageux de l’ancien surintendant
des Beaux-Arts, avec sa prestance de cuirassier et sa magnifique barbe
en éventail, que je commençai à trouver fatigantes ces redites sur la
beauté de nos pères, et à comprendre que les Grecs se fussent ennuyés à
la fin d’entendre célébrer la justice d’Aristide.

Il se fit un silence bref, qui semble être de bienséance après les
évocations; puis tous se remirent à parler ensemble, assaillis de
souvenirs, et ils évoquèrent encore d’autres disparus, que je m’amusai
de voir ressusciter, car je les connaissais; mais je les connaissais en
bronze, en marbre ou en peinture: et ces survivants qui les rappelaient
à la vie pour une minute savaient d’un mot leur dessiner des
physionomies plus instantanées et plus familières que les effigies
officielles. Je vis un autre Émile Augier que celui qui est si triste
sur sa colonne, place de l’Odéon, entre des masques et des femmes nues.
(Personne n’eut l’indiscrétion de remémorer à la marquise le vers qu’il
lui proposait de graver sur la première marche de l’escalier d’onyx:
«Ainsi que la vertu, le vice a ses degrés.») Je crus le voir dans le
grand salon du rez-de-chaussée, je crus l’entendre causer âprement et
bas avec le «petit-neveu de Voltaire», avec l’arriviste si doué, qui
n’est arrivé qu’au suicide, avec le philosophe morose et modeste qui ne
voulait nous laisser que sa pensée écrite et dont nous ne connaîtrions
plus les traits si Bonnat ne lui avait fait violence pour le peindre.

Mais c’étaient là des souvenirs bien glorieux, bien sévères, enfin hors
de saison. Moi, je m’y serais attardé volontiers: les autres aimaient
mieux se rappeler d’autres fêtes.

--Je vois encore, dit soudain le plus beau des hommes, je vois lord
Hamilton, à cette fin de souper... qui vient vous baiser la main et qui
croule à vos pieds, foudroyé... et son ami, le colonel... je ne sais
plus quoi... le colonel... _so and so_, comme ils disent... qui ne le
croyait qu’ivre, et lui tendait une coupe: «_Douglas, my dear... Better
now?... Glass Champagne?..._»

--Vous confondez, dit la marquise avec brusquerie: ce n’est pas de mon
temps, cette histoire-là, c’est du temps de la Watson.

--Oui, dit l’évêque, vous lui avez acheté cet hôtel: ce n’est pas vous
qui l’avez fait construire.

--Oh! répliqua dédaigneusement lady Ventnor, vous pouvez tout de même
dire que c’est moi. Je ne me serais pas accommodée du cadre de cette
ancienne fille d’auberge. Je n’ai conservé que les écuries, qui étaient
bien. On y dînait, et c’est là que lord Hamilton est mort. Quant au
logement, j’avais voulu l’avoir, comme tout ce qui était à cette
Watson...

--Même son mari, dit le général.

--Même son mari, répéta lady Ventnor imperturbable; mais j’ai jeté bas
la maison, pour la reconstruire à mon idée...

--Et qu’est-ce que vous avez fait de l’homme, du moins depuis qu’il a
disparu, car, jusque-là, on le sait?

--C’est vrai, dit-elle, il y a si longtemps qu’on le croit mort, et si
peu de temps qu’il l’est...

Elle se tut, rêva un instant, et reprit:

--Il me déplaît que l’on me pose en rivale d’Élisa Watson et qu’on
explique tout ce que j’ai fait contre elle par une jalousie qui me
ravalerait à son niveau.

(La marquise me regardait en disant cela; mais moi, je n’avais jamais
ouï tant parler de cette Élisa Watson.)

--Pourquoi, reprit-elle, aurais-je été jalouse? Étais-je moins bien,
moins chère, et montée moins haut--de moins bas? On prétend qu’elle a
été balayeuse à Philadelphie. Je n’ai pas vérifié, ça m’est égal. Un
violoniste allemand, Haffner, en tournée là-bas, la ramassa. Il l’emmena
partout, entre autres à Bade, où le roi de Hollande la vit. Je ne dis
pas que Haffner la lui fit voir, mais je ne dis pas le contraire non
plus. Le couple fut d’abord volé, ou crut l’être. Le roi paya, si j’ose
employer cette expression, en monnaie de singe. Sous prétexte que la
belle était Américaine, il lui offrit--oh! à poignées--des actions d’une
mine de pétrole qui était quelque part en Amérique. Il y en avait,
nominalement, pour douze millions, et ça valait bien, jusqu’à nouvel
ordre, le prix du papier. Comme le roi était aussi vertueux que
généreux, il exigea que Watson épousât le violoniste, et ces douze
millions furent la dot.

«J’en riais avec Citron, mais j’avoue que j’enrageai quand, au premier
puits que l’on fora, on trouva le pétrole. Les douze millions de papier
en valurent vingt-quatre, et trente-six, avant la fin de l’année. Le roi
se mordait les pouces et passait son humeur sur le pauvre Citron, qu’il
tenait plus serré que jamais. Vous me jugerez bien puérile: c’est par
amitié pour le fils que j’ai pris en haine la maîtresse du père.

«Mon genre est d’aller droit devant moi sans me soucier d’autrui. Je ne
vise que mon but, et je n’ai jamais rien fait par vanité, par envie, ni
même par émulation. Que les autres fassent comme moi, et tant mieux pour
les chanceuses! J’étais plutôt, à l’occasion, camarade et obligeante.
Aux biches, petites ou grandes, je passais tout, mais à celle-ci, rien:
ni son équipage à la daumont, ni la livrée jaune de ses jockeys, ni sa
robe brodée de trois mille perles! Et quand elle fit construire cet
hôtel j’arrêtai le mien qui était aux fondations, je dis: «C’est
celui-ci que je veux, et que j’aurai.»

«Mais comment? Et quel mal peut faire une femme à une autre femme de
cette catégorie-là, hors de lui souffler son mari quand, par bonheur,
l’ennemie est mariée? Je vous prierai de remarquer que je n’y avais pour
l’instant aucun intérêt matériel: Haffner vivait aux dépens d’une
millionnaire, mais il ne disposait pas d’un centime. La séduction d’un
homme de cinquante ans, qui a déjà épousé une balayeuse, n’était qu’un
jeu, du moins pour moi. Elle fut cependant moins rapide que la ruine
physique de Watson elle-même. On était habitué à la voir passer droite
et raide dans sa voiture, comme une idole: on ne prit garde qu’à la
longue que cette immobilité n’était plus volontaire, elle s’ankylosait
lentement. Quand on la regardait en face, on s’apercevait avec horreur
qu’un de ses yeux était éteint. Elle était encore belle, mais comme une
morte embaumée. Puis, subitement, ce fut la folie furieuse, pire dans ce
corps paralytique, la folie furieuse qui se passe en dedans.

Ces derniers mots me parurent atroces, et je m’étonnai de l’accent que
leur donna lady Ventnor, ordinairement plus attentive à garder les
dehors de la charité. Elle ne corrigea point cette impression par le
bref et sec récit qu’elle fit suivre, de sa visite à sa victime chez le
docteur Blanche, où elle avait exigé que Haffner l’accompagnât.

--Vous disiez, demanda le plus beau des hommes, que lui n’est mort que
tout récemment?... Autre chose m’intrigue: une fois veuf, de quoi a-t-il
vécu? Vous-même,--pardon, c’est de l’histoire,--comment avez-vous pu
subvenir à votre fantaisie de jeter bas et de reconstruire ce palais?
Enfin... d’où venait l’argent?

--Si on l’avait su il y a quelques années, dit en riant lady Ventnor,
l’affaire Humbert aurait paru réchauffée et de médiocre intérêt.

Je la regardai avec un peu d’inquiétude.

--Oh! dit-elle, il y a prescription; et de plus ma conscience ne me
reproche rien: car je n’ai pas su moi-même à temps d’où l’argent venait,
et j’avais fini de le manger quand je l’ai su.

Les moujiks servaient le café, nous avions écarté nos fauteuils de la
table. Pour la première fois depuis que je connaissais lady Ventnor, je
la vis prendre une attitude de raconteuse et allumer une cigarette.

                                   *

                                 *   *

--Tout, dit lady Ventnor, alla le mieux du monde tant qu’Élisa
Watson--Haffner, si vous préférez--se contenta d’être folle furieuse et
domiciliée chez le docteur Blanche. Je ne m’étais point trop fait prier
pour venir prendre ici la place qu’elle y laissait libre. Naturellement,
comme je n’y étais pas encore chez moi, je ne pouvais mettre à exécution
mon dessein de tout abattre et reconstruire, je devais m’accommoder de
son cadre tel quel: je m’y sentais dépaysée, mes yeux français blessés
par tout ce clinquant barbare; j’aimais cent fois mieux mon appartement,
plus exigu, de l’avenue de la Reine Hurleuse, où il y avait des détails
bien, comme ma chambre à coucher tendue de moire mauve et de point
d’Angleterre. Mais je recevais Citron encore assez fréquemment, et je
trouvais plaisant qu’il usât des meubles que son père, toujours si serré
pour lui, avait payés à une femme. Quand au pauvre Haffner, il avait
l’habitude d’être trompé dans cette famille, et cela ne le changeait
guère: Élisa l’avait trompé avec le Roi, moi, je le trompais avec
l’héritier. Si j’ai prolongé sans mesure ma liaison avec le prince
d’Orange, c’est, bien entendu, que je l’aimais, mais c’est aussi que
toutes ces petites coquineries compliquées ne m’ennuyaient point.

«Seulement, un beau jour, à mon gré beaucoup trop tôt, Élisa Watson
mourut. Elle nous jouait là un méchant tour. Une de ses manies de folle
était de tester. Comme elle avait le délire des grandeurs, elle léguait
tour à tour à chacun des souverains d’Europe son hôtel et son immense
fortune. Quel procès s’ils eussent fait valoir leurs titres, Alexandre
contre Guillaume de Prusse, et Victor-Emmanuel contre François-Joseph!
Sans compter les autres, car tous y avaient passé. Ils s’abstinrent, et
firent bien, car ce fatras testamentaire était sûrement de valeur nulle.
Mais le plus sûr est qu’elle n’avait écrit aucun codicille, valable ou
non, en faveur de son mari. Je ne doutais point qu’il ne se retrouvât
sans un sou, et je me demandais déjà comment j’allais m’y prendre pour
lui faire accepter quelques subsides déguisés, placer ses billets de
concert, lui procurer des leçons et lui donner à entendre que, malgré ma
passion pour la musique, je le dispenserais de me jouer désormais du
violon.

«La question de notre logement fut aisément et vite résolue: l’hôtel
d’Élisa était mis en vente, je venais moi-même de revendre mon terrain
de l’avenue d’Iéna et ce qu’il y avait dessus de constructions. L’hôtel
valait bien davantage; mais, justement parce qu’il valait trop, personne
n’osa le pousser aux enchères, et je l’eus pour un prix dérisoire.
J’aurais même fait une excellente spéculation si je ne me fusse entêtée
de rebâtir; mais j’avais déjà vu et montré les projets de mon
architecte, on en parlait, je ne pouvais plus reculer, c’était un point
d’honneur. Cela me permettait en outre de congédier Haffner sans
préciser si je rompais: je mettais la pioche dans les murs de sa
chambre, il était bien obligé de chercher un gîte ailleurs, et je ne
craignais point qu’il me sollicitât de lui en offrir un chez moi, avenue
de la Reine Hortense, où je retournai dès que je fus propriétaire ici.

«Il ne commit pas, en effet, cette inconvenance. Il loua ce qui se
faisait alors de mieux comme appartement de célibataire, au coin de la
rue de Courcelles et du nouveau boulevard Haussmann: un entresol bas de
plafond, avec des triples rideaux aux fenêtres, des meubles de cuir dans
sa chambre à coucher, des meubles d’or et de brocatelle jaune, des
tables et des entre-deux façon Boule dans le salon, et aux murs des
tableaux de genre fort coûteux, mais que jamais personne n’y a pu
apercevoir à cause de l’obscurité. Il ne marqua d’ailleurs nulle
intention de changer les habitudes qu’il avait avec moi, ni de rien
réformer de sa vie, qui était dispendieuse. Sa toilette lui mangeait
beaucoup d’argent, et il aimait trop les bijoux. Il se connaissait aux
objets d’art comme les gens de notre monde qui en vendent; mais il en
achetait. Il avait des voitures et des chevaux. Enfin, il n’était
peut-être pas des meilleurs cercles, mais on joue partout, et son jeu,
très gros, annonçait des ressources réelles; car on ne le suspecta
jamais d’aider à la fortune, qui, sans lui être par trop contraire, ne
lui était pas non plus si favorable.

«Ses occupations ne lui permettaient pas d’être fort assidu auprès de
moi, ni importun, mais il était régulier; et, pour ce qui est d’un
article sur lequel il ne me plairait point d’insister,--je veux dire les
finances,--il ne paraissait nullement penser à se restreindre, au
contraire. Vous n’avez qu’à regarder autour de vous pour juger si je lui
ai occasionné des frais extraordinaires cette année-là. Les gazettes ne
se sont pas gênées pour publier mes comptes, mes comptes fantastiques:
on le disait de moi comme d’Haussmann. Elles ont cru exagérer, et elles
sont restées en deçà. Je n’étais pas sans fortune, mais elle n’y aurait
pas suffi; et je vous jure que tout a été payé, très cher, et comptant.
J’ai toujours eu horreur des dettes.

--Pas d’en faire faire, interrompit le vieil Alcibiade, à qui son âge
permettait, si j’ose dire, cette gaminerie.

La marquise voulut bien sourire. Elle reprit:

--Il est curieux comme je suis peu curieuse et, à cet égard, peu de mon
temps. Vous voyez, vous m’avez demandé d’abord d’où venait l’argent: eh
bien, moi, jamais je ne me serais posé cette question-là de moi-même et
si on ne me l’avait suggérée. Elle ne m’intéressait point. Je ne
considère, à propos de l’argent, que le _to be or not to be_. Le code
admet, je crois, pour les meubles, que possession vaut titre: à plus
forte raison pour l’argent. Où irions-nous si, chaque fois que nous
avons entre les mains un malheureux billet de cinquante louis, nous
devions faire un examen de conscience et nous demander: «D’où vient
cela?» Il m’a toujours paru intolérable qu’on arrête les gens et qu’on
leur dise: «Mais vous avez un complet neuf et cent francs sur vous!
C’est donc que vous avez assassiné une vieille dame?» La police ne se
gêne pourtant point pour poser cette question indiscrète à de pauvres
diables, et c’est même ainsi que, de loin en loin, elle découvre un
meurtrier. Elle traite volontiers de même des gens qui ont mieux qu’un
complet neuf; et le public, qui s’arroge le droit de faire la police en
amateur, informe d’office contre tous ceux qui font des dépenses
exagérées et dont les ressources ne sont pas claires. Encore une fois,
de moi-même je n’y aurais pas songé, mais cela ne me plaisait point
d’entendre ce que l’on disait: car j’entendais tout, j’ai l’oreille
fine. Je ne me souciais pas non plus d’être mêlé à une vilaine affaire.
C’est comme pour les dettes, mon bel ami (dit-elle plus particulièrement
au malicieux Alcibiade): les autres font ce qu’ils veulent, et même pour
moi, mais je décline toute responsabilité. Après tout, ce Haffner,
est-ce que je le connaissais? C’était un aventurier. On le qualifiait
même durement, sous prétexte qu’il avait vécu de la Watson, sinon de
moi. Je crus devoir surmonter ma répugnance, et je profitai de ce que
j’avais à le remercier du plafond de Baudry pour lui demander entre
parenthèse comment il s’en tirait.

«Il ne fit point difficulté de me répondre, et j’ai beau ne rien
entendre à ces choses-là, son moyen me parut si ingénieux, si simple, si
intelligible, si élégant que j’en fus émerveillée. Je vous ai dit que le
roi de Hollande avait ordonné, par vertu, le mariage d’Élisa Watson et
de Haffner: ce bon roi n’était pas seulement maniaque de vertu, mais
aussi de toute espèce de régularité, et il avait exigé que le contrat
fût en bonne et due forme. Haffner avait donc reconnu à la Watson un
apport dotal de douze millions. C’était la valeur nominale des actions
que Sa Majesté avait offertes à la demoiselle; mais comme, à l’époque du
cadeau, elles ne valaient rien, la dot était fictive et Haffner était
fondé à en poursuivre la restitution. Ou bien il admettait la réalité de
ces douze millions, mais Élisa en laissait plus de trente-six, et alors
il en réclamait encore une douzaine pour sa part dans les acquêts de la
communauté. Je ne sais pas si, au regard du droit, l’une ou l’autre de
ces prétentions soutenaient l’examen, mais elles n’ont point semblé
ridicules à de plus malins que moi, je veux dire aux prêteurs de
profession. Haffner me conta, en effet, qu’il avait assez vite gagné son
procès en première instance, que l’appel et l’instance de cassation
traîneraient sans doute des années, mais que pas un usurier ne doutait
du gain final, et qu’on lui avançait des sommes énormes sur la garantie
de ses futurs douze millions.

«Je n’allais pas être plus méfiante que des gens qui risquent leur
argent, moi qui ne risquais rien. Je me laissai vivre, et je m’interdis
de penser aux combinaisons de mon ami. J’y pensais, malgré moi, assez
souvent. Haffner était devenu à mes yeux une espèce de magicien, qui
créait de rien quelque chose: car je n’aurais pas juré qu’il eût un jour
douze millions (l’on peut perdre tous les procès), mais je savais mieux
que personne qu’il faisait de l’argent tant que j’en voulais. Créer
quelque chose de rien, c’est un miracle, et même le seul. J’en étais
toute pénétrée d’effroi religieux, et les sentiments religieux me
prédisposent aux scrupules. Je me demandais parfois: «Ce miracle, ai-je
bien le droit d’en profiter?» Je répondais hardiment oui, puisque je
mettais en sûreté tout ce que je prenais pour moi. Ce que gardait
Haffner s’évanouissait à mesure, ou risquait fort d’être remboursé un
jour ou l’autre: moi je faisais des placements inaliénables et
insaisissables, et si par hasard il n’héritait pas d’Élisa Watson,
j’étais du moins sûre que ses créanciers ne viendraient pas gratter mon
plafond de Baudry.

«Mais autre chose m’intriguait. Nous étions, quoi qu’on en ait dit,
moins affolés et moins friands de scandales qu’aujourd’hui. Je
m’étonnais pourtant qu’une affaire si importante, et si piquante, et
plaidée, me disait Haffner, par Jules Favre, pût se dérouler sans que
l’on en soufflât mot, ni même que l’on eût l’air d’en rien soupçonner.
Cela me donna une deuxième légère crise de curiosité, et je parlai à
Haffner de son procès comme il était naturel que je fisse. J’évitai avec
soin de trahir la moindre défiance, mais il était bien aussi fin que
moi, ou il cherchait une occasion de me convaincre: il m’apporta le soir
même un ballot d’actes sur papier timbré, d’extraits de jugements et
autres pièces où une femme n’a qu’à jeter les yeux pour être saisie et
comme accablée de leur authenticité. Mais je sais par expérience
l’impression que fait sur moi le grimoire, et je n’en voulus pas croire
moi seule. J’avais un ami notaire (on n’est pas parfait). Je lui
transmis le dossier. Mon Dieu, vous allez trouver que j’accumule à
plaisir les invraisemblances. C’est ce que fait assez ordinairement la
vérité elle-même. Mon ami notaire me certifia que toute cette
marchandise était de bon aloi. Je lui objectai qu’il est inconcevable
qu’une affaire pareille se débatte dans une cave: il me répondit qu’il
se passe bien d’autres choses dans les caves, et qu’on ne sait pas tout,
même les notaires.

«L’admirable est que cette consultation, qui aurait dû me donner la foi,
acheva de me la retirer. Je n’avais jamais cru absolument aux histoires
d’Haffner, jamais non plus je ne les avais niées absolument. Dès que
j’eus des raisons d’y croire, je passai du doute à la certitude
négative. En conséquence, je le mis à contribution encore plus
immodérément. Je suis, me disais-je, la caisse de retraite de ce pauvre
homme. Si un beau jour tout craque, il trouvera ici le nécessaire,
souper, gîte et même le reste: il ne l’aura pas volé. Je vous prie de
considérer le progrès de mes sentiments: j’avais d’abord voulu me
débarrasser de lui sans tambour ni trompette, et j’étais prête à lui
faire la charité! Il ne m’en fournit point l’occasion. Rien ne sauta. Il
disparut tout simplement sans laisser d’adresse, même à moi. Son bail de
la rue de Courcelles était à fin de période, et l’on sut qu’il avait
donné congé dans les règles depuis six mois. Cette fugue était donc
préméditée de longue date. Il laissait d’assez grosses dettes, mais non
point disproportionnées à son apparente fortune, et elles ne firent
point crier. Quant au procès, personne n’en parla ni n’en ouït parler
davantage après son éclipse qu’auparavant.

--Et ça finit... comme ça? demanda le ci-devant Monseigneur,
désappointé.

--Non, dit lady Ventnor après un petit effet de silence et de
recueillement. Je vous disais tout à l’heure qu’il n’est mort que depuis
peu: en effet, il n’y a pas quinze ans. J’étais mariée. Je recevais
comme à présent, comme toujours, à cinq heures. Je le vis arriver un
soir, comme s’il était venu la veille. Jamais il ne m’avait écrit une
ligne. Je n’avais pas eu de lui la moindre nouvelle depuis... calculez!
Jamais la pensée ne me serait venue qu’il pût exister encore. Mais son
entrée fut si naturelle et sa figure avait si peu changé que je n’eus
pas même peur à sa vue. Il portait seulement un peu plus longue sa barbe
que j’avais déjà connue blanche, et tenez, il ressemblait au beau
Nieuwerkerke, dont nous parlions. Sa tenue était correcte, et même
élégante, rien de l’Enfant prodigue. J’avais pas mal de monde, il ne put
que prendre part à la conversation générale; mais il resta le dernier.

«Lorsque nous fûmes tête à tête, il s’excusa de son brusque départ de
jadis, comme il eût fait de quelque vénielle impolitesse d’hier; puis il
me démontra, fort brièvement, qu’il avait dû agir ainsi. Le procès n’en
finissant point, ses prêteurs s’étaient lassés. Plutôt que diminuer son
train, il avait préféré faire le plongeon. Il s’en était allé dans son
pays, où l’on vit de rien. Et maintenant il revenait, parce que l’arrêt
définitif était rendu, et il n’avait plus qu’à toucher les fonds.
J’avoue que ce dénouement-là me surprenait encore plus que l’apparition
du revenant. Je m’étais même si bien habituée à croire qu’il avait roulé
tout le monde, et d’abord moi (mais moi sans dommage), que j’étais
presque déçue. Lui cependant, toujours avec la même placidité,
m’exposait comment seraient échelonnés les paiements de cette fabuleuse
somme. Il devait toucher le lendemain son premier million, en un chèque
sur la Banque de France. Il me montra le chèque. J’en ai vu de gros,
mais c’était la première fois que j’en voyais un de cette taille: il
m’imposa.

«Haffner me dit alors qu’il avait une grâce à me demander: c’était de
partager avec lui, le lendemain, son dernier déjeuner d’homme pauvre, à
la Maison Dorée. J’acceptai, j’étais sincèrement émue; et je dois dire
que rien ne fut gai comme ce dernier déjeuner d’homme pauvre. Vous savez
que Haffner avait de l’esprit. Était-ce du sien, ou du vôtre, qui lui
était resté après les doigts? N’importe, il m’amusa fort, et il fut bien
jeune, ce vieillard à la barbe blanche! Après déjeuner, il me remit en
voiture et fut, en se promenant, toucher son million. J’appris par les
journaux du matin qu’en rentrant à l’hôtel de Bade où il était descendu,
vers trois heures, il s’était tué.

--Quel mystère! dit l’évêque.

--Je suppose, dit lady Ventnor, qu’il avait fini par croire à son
procès; il était devenu un peu fou, à la façon d’Élisa Watson; il avait
le délire des grandeurs. C’est assurément lui-même qui avait fabriqué le
chèque, et il ne le croyait point faux. Il l’a présenté de bonne foi aux
guichets de la Banque, on lui a ri au nez; son illusion s’est évanouie
brusquement, cet homme ruiné depuis un quart de siècle a senti la ruine
pour la première fois, il n’avait plus de raison d’être, et il s’est
détruit.

                   *       *       *       *       *

Ce récit nous avait très vivement intéressés, mais c’était ce genre
d’intérêt qui n’anime point une compagnie, et le dénouement avait même
jeté un froid. Nous ne sommes pas comme les anciens, et nous n’aimons
guère que l’on fasse allusion à la mort dans les banquets: nous croyons
aussitôt devoir, non par un sentiment véritable, mais par bienséance,
prendre des figures d’enterrement.

Lady Ventnor est une maîtresse de maison trop accomplie pour que ces
petits mouvements des cœurs lui échappent; elle les surprend, et elle
excelle à y couper court. Elle semblait rêver, elle regardait un peu
vaguement çà et là: elle cherchait une diversion. A ce moment, les
moujiks entrèrent, et ils débarrassèrent, pour y servir des
rafraîchissements, la table où nous avions dîné. Les yeux de lady
Ventnor semblaient attirés maintenant vers cette table d’onyx, nue, où
apparaissaient plusieurs taches noirâtres que nous n’avions pu voir
quand le couvert était mis. Elle nous les fit remarquer.

--Voilà, dit Alcibiade, une admirable table gâtée! Quel est le vandale
qui a dîné ici?

--Non, non, dit lady Ventnor en riant, c’est moi qui ai fait cela.

Nous sentîmes qu’il y avait une histoire là-dessous et nous la
demandâmes.

--J’aurai, dit-elle, du mérite à vous la conter, car, outre que j’y joue
un rôle scabreux, j’y joue un rôle de dupe; et cette fois ce n’est pas
comme avec Haffner, je n’y gagne rien. Général, vous rappelez-vous...
_Gaston_, votre camarade des Guides? Je ne dis pas les noms de famille,
et je ne sais en vérité pourquoi, puisque vous les avez sur les
lèvres... Il était bien gai, charmant, mais, que voulez-vous? il ne me
plaisait pas; il me faisait la cour, et il m’ennuyait. Je le savais
l’amant aimé de... _Lydie_, si réservée et qui passait pour
irréprochable. Alcibiade vous a dit comme les démarcations étaient
rigoureuses entre les trois mondes.

«Il me suffisait d’être sans conteste au premier rang du mien depuis que
j’avais établi ma résidence en cet hôtel, et je ne rêvais pas d’effacer
les frontières, je ne me suis jamais souciée de l’impossible. Cependant
il ne me fâchait point qu’une femme des sphères inaccessibles souffrît à
cause de moi: Lydie avait la modestie ou le bon sens de croire Gaston
perdu pour elle s’il m’aimait. En effet, je pensai d’abord le lui
prendre, si peu d’envie que j’en eusse; mais quand je sus qu’elle était
prête à tout pour le garder, même à me prier, je lui fis dire que je
m’engageais à n’y toucher point, à condition qu’elle vînt ici à six
heures et demeurât cinq minutes dans mon salon, où elle aurait
d’ailleurs le plaisir de rencontrer tous ses amis.

«Elle vint: que ne ferait une amoureuse? Mais Dumas fit tout manquer: il
était parfois l’homme de ses pièces, le Jalin, l’ami des femmes. Lorsque
l’on annonça... Lydie, il se leva brusquement, alla dans le vestibule
lui défendre d’entrer, et la reconduisit, de gré ou de force, jusqu’à sa
voiture. Il ne jugea pas à propos de reparaître au salon, et je m’en
félicitai, car je sentais qu’il avait l’opinion pour lui, je n’étais pas
certaine qu’un de mes amis présents lui eût demandé réparation de
l’insulte qu’il venait de me faire, et je préférais ne pas tenter
l’expérience.

«J’étais réduite à l’autre revanche, et je décidai de la prendre, mais à
la rigueur, car Gaston ne me plaisait toujours guère. Je lui avais donné
rendez-vous le même soir pour lui dire: «Votre maîtresse sort d’ici, je
lui ai promis que je ne vous ferais rien.» Il fallait chanter sur un
autre air. Je lui dis:

«--Eh bien, mon cher, c’est oui. Mais c’est dix mille francs. Pour le
principe, car vous pensez bien que je n’ai que faire de votre argent.
Aussi je ne le prendrai pas. Procurez-vous, d’ici à demain, dix beaux
billets, bien neufs, nous les étalerons sur cette table, nous y mettrons
le feu, et vous ferez ce qu’il vous plaira... ou ce que vous pourrez,
tant qu’ils brûleront.

«Je tremblais qu’il n’eût peine à se procurer cette petite somme: il
était presque pauvre. Mais il m’arriva le lendemain à l’heure dite, et
il me présenta ses dix billets de mille francs comme un bouquet. Nous
les posâmes là... et voilà les taches qui prouvent qu’ils furent brûlés,
et ce qui s’ensuit. Je le regardais d’un air narquois... J’avais tort,
car il me glissa à l’oreille en me disant adieu... et merci:

«--Marguerite... ils étaient faux!»

                   *       *       *       *       *

Nous rîmes, par politesse,--et par politesse également nous ne rîmes
point trop, pour ne pas donner à croire à lady Ventnor que nous
applaudissions au tour de Gaston. Moi, je le goûtais assez, et il me
parut que pas une des précédentes confidences de la marquise ne m’avait
illustré et illuminé l’histoire du second Empire comme cette insolente
flambée de billets de banque--faux.



VII

LES RESSEMBLEURS


Je n’oubliais pas que Mme la marquise de Ventnor m’avait proposé de
visiter ses archives. Je lui rappelai cette invitation, et je lui
demandai un de ces rendez-vous privilégiés qu’elle ne refuse jamais. Je
le fis à l’insu de Maurice. Puisqu’il la courtisait, sourdement et par
intermittence, mais avec ténacité, et puisqu’elle ne le décourageait
point, je ne trouvais guère convenable de toujours remuer devant lui
tout ce passé: cela me gênait pour elle comme pour lui. Mais il est
curieux que je suis ordinairement plus délicat pour les autres qu’ils ne
le sont eux-mêmes; c’est comme quand je fais une visite de condoléance
après un deuil, c’est moi qui ai l’air d’avoir perdu mes parents.

Les remuements du passé de lady Ventnor ne gênaient, paraît-il, que moi.
M. de Courpière y semblait même prendre goût. Je ne l’aurais point
soupçonné de cette perversité: il est naturel et candide jusque dans
l’énorme, et, en fait de conscience, je l’ai toujours vu se tenir à
zéro, sans monter au-dessus, mais sans non plus descendre au-dessous.
Quant à lady Ventnor, elle savait bien qu’une femme a d’autant plus de
chances d’attacher un homme qu’elle a plus d’antécédents. Elle en eût
ajouté, mais cela n’était pas nécessaire, et elle pouvait à cet égard ne
craindre aucune concurrence.--Je crains, moi, que l’on ne m’accuse de
charger et que les historiens de l’avenir qui se référeront à ce
document n’élèvent des doutes sur l’existence réelle de lady Ventnor. Je
tiens à déclarer une fois pour toutes qu’elle n’est pas un mythe, et que
les travaux de galanterie que je lui attribue furent bien accomplis par
elle seule, et non pas par plusieurs personnes.

Dès qu’elle m’eut accordé le rendez-vous que je sollicitais, elle
convoqua M. de Courpière. Il me fit en chemin, à propos de ma
cachotterie une espèce de scène, où je crus démêler qu’il était jaloux.
Je le rassurai insolemment et lui protestai que je ne demandais à lady
Ventnor que des satisfactions de curiosité.

--Moi aussi, dit-il; mais avoue qu’elle peut encore inspirer des désirs.

Il ajouta que je lui devais cette relation-là, comme d’ailleurs toutes
celles dont je pouvais me targuer, et que j’étais bien heureux de
l’avoir pour entrer dans le salon, car sans lui je n’aurais pas dépassé
l’antichambre. Je me contentai de hausser les épaules, et je le suivis
dans ces fameuses archives, où il est probable qu’on ne l’eût point
admis sans moi.

Je ne m’attendais pas à voir un bureau de ministère, des cartons verts
et des casiers, mais l’aspect du lieu me surprit agréablement. C’était
une bibliothèque fort petite et, pour plus d’intimité, basse de plafond.
Les armoires qui régnaient tout autour et de haut en bas en formaient
l’unique boiserie. Elles étaient encadrées d’une moulure fort simple, et
peintes d’un gris presque blanc que relevaient çà et là des médaillons
de Wedgwood. Elles étaient vitrées, avec des rideaux d’un jaune pâle,
mais tirés, pour laisser voir ce qu’elles renfermaient. Les principales
pièces de ces archives étaient des livres en première édition, avec
dédicaces, autographes et divers _testimonia_, ou des manuscrits,
offerts à lady Ventnor par tous les illustres gens de lettres qu’elle
avait connus. Ces ouvrages étaient revêtus de reliures ingénieusement
appropriées. Les volumes uniques avaient le dos nu et les plats
richement décorés; ils étaient, en conséquence, exposés sur des
pupitres. Lorsqu’il y avait plusieurs tomes, les dos s’ajustaient les
uns aux autres aussi exactement que les pièces d’un jeu de patience, et
un ornement continu, ou même une peinture, recouvrait leurs surfaces
jointes. Ainsi, le _Journal des Goncourt_ était habillé de parchemin
blanc, et offrait à la vue un charmant tableau de genre, dont le sujet
était le dîner de Magny. Les sept volumes du _Port-Royal_ s’illustraient
d’une perspective de cette abbaye, et la _Vie de Jésus_ d’un paysage de
Galilée. Des émaux de Claudius Popelin, représentant les divers membres
de la famille impériale, surchargeaient la mince plaquette de la réponse
du prince Napoléon au _Napoléon_ de M. Taine; et une dizaine de
feuillets de la _Tentation_ étaient enserrés dans une sorte de sachet,
fait d’un lambeau de ces étoffes que l’on retrouve aux fouilles
d’Antinoé. Des bibelots étaient semés entre les livres, statuettes de
Tanagra, médailles et monnaies antiques, et des souvenirs plus modernes,
par exemple un poignard, dont la lame marbrée de taches noirâtres
semblait bien avoir été plongée dans le sang.

Les correspondances étaient enfermées dans des cartons, mais qui
affectaient aussi des formes de livres, et dont les reliures n’étaient
pas moins recherchées, quelques-unes d’un goût fâcheux. C’est ainsi que
je reconnus sans la moindre hésitation le carton qui devait contenir les
lettres du prince d’Orange, autrement Citron, à une mosaïque de cuir où
s’entremêlaient ces deux fruits. Lady Ventnor sentit ce que j’en
pensais, et s’excusa: c’était, dit-elle, un présent de Citron lui-même,
qui avait fait exécuter ce bizarre chef-d’œuvre par plaisanterie. Elle
se rappela qu’elle m’avait parlé de ses archives justement à propos des
lettres de collégien dudit Citron: elle ouvrit la boîte et nous en fit
lire deux ou trois, qui étaient en effet touchantes par leur puérilité,
mais dont l’intérêt historique ne me parut point supérieur.

--Madame, lui dis-je, j’ai une excellente mémoire, puisque je me suis
souvenu d’une promesse en l’air que vous m’aviez faite de m’ouvrir ces
archives. Je me souviens aussi fidèlement de vos moindres propos, et il
en est un, déjà fort ancien, qui a éveillé en moi une curiosité que
j’attends encore de voir satisfaite. Le jour que de grands personnages
vinrent déjeuner chez «l’Oncle», vous n’eûtes que la permission de les
regarder une minute en écartant un rideau. Vous vîtes un certain prince,
qu’on appelait le Prince comme s’il eût été seul au monde de ce rang, et
qui ressemblait aux images populaires de Napoléon. Et comme Thérèse
Lachmann, plus tard Mme de Païva, un soir qu’elle mourait de faim aux
Champs-Élysées, dit: «J’y ferai construire mon hôtel,» vous dîtes:
«J’aurai ce prince, à côté de qui on ne me permet pas de m’asseoir.»
J’aime autant vous dire que je sais que vous l’avez eu; mais quand donc,
Madame, et n’en sommes-nous pas encore au Prince?

--Oh! dit-elle, à peu près...

Et elle se baissa, pour prendre un autre carton, orné, comme la
plaquette que j’ai mentionnée ci-dessus, d’émaux de Popelin. C’était,
sur le dos, les armes impériales; sur l’un des plats, un médaillon
double, où le Prince et le premier Empereur se regardaient; sur l’autre
plat, une vue du Palais-Royal. Mais elle garda, sans l’ouvrir, ce carton
sur ses genoux, et elle dit:

--Le dessein que j’avais formé d’_avoir_ le Prince ne se réalisa en
effet qu’au bout de plusieurs années. La raison de ce retardement est
assez singulière: c’est justement cette ressemblance que vous venez de
rappeler, que tout le monde connaît, et dont vous avez sous les yeux une
preuve entre mille. (Elle regarda un instant les deux médaillons.)

«J’ai lu... Dieu! que je vais encore vous paraître pédante! N’importe,
puisque je vous ai avoué, à vous, que mon ignorance est une comédie.
J’ai lu, chez «l’Oncle», un bouquin de Restif de la Bretonne sur le
Palais-Royal (admirez la coïncidence), et particulièrement un chapitre
intitulé _les Ressembleuses_.--Je laisse à l’auteur la responsabilité de
ce mot barbare.--Selon Restif, à la fin du dix-huitième siècle,
certaines... matrones, pour procurer des illusions à leur clientèle,
recherchaient les sosies féminins des plus illustres et désirables
contemporaines, soit de la ville ou de la cour, soit du théâtre. Cette
supercherie se pratique aujourd’hui encore, mais avec moins de
raffinement. Car, s’il faut en croire Restif (et, entre nous, je ne le
crois guère), les matrones allaient jusqu’à faire mouler le visage des
dames auxquelles il s’agissait de ressembler; les ressembleuses
portaient longtemps ces masques, afin d’acquérir peu à peu la même
habitude et les mêmes jeux de physionomie, et elles achevaient la
ressemblance en étudiant la démarche, les gestes du modèle, jusqu’au
timbre et aux inflexions de sa voix. Encore une fois, je ne sais pas si
Restif a observé ou inventé tout cela; mais vous m’accorderez que le
Prince avait le masque napoléonien comme si on l’avait moulé sur
l’original pour l’appliquer ensuite à son visage.

«Cette ressemblance prodigieuse, ou mieux cette identité, fit travailler
mon imagination. Je ne me souciais plus de prendre, au moyen d’une
passade banale, la revanche du déjeuner d’où j’avais été exclue: je
voulais Napoléon. Pas celui-ci: l’Autre. J’avais l’idée fixe, la
superstition, la passion de Napoléon, comme le héros de Stendhal,--mais
avec tous les avantages... et toutes les commodités que me donnait mon
sexe.

Cette étrange confidence amena une digression. M. le vicomte de
Courpière n’est pas né interrupteur, il ne sait pas jeter dans les
couplets d’autrui des réflexions spontanées et vives; mais il aime à
développer posément des idées générales. Il coupa Mme la marquise de
Ventnor pour nous faire connaître ce qu’il pensait du culte bonapartiste
et du grand homme lui-même. Je n’éprouvais pas le besoin de l’apprendre
à ce moment-là précisément, et, de plus, les vues de M. de Courpière me
causèrent une certaine irritation. Il se flattait d’être une manière de
conquérant,--je ne saurais dire qu’il eût tort; et, comme la plupart des
hommes qui se sentent nés pour conquérir, il prétendait ressembler lui
aussi à Napoléon, le conquérant-type. Mais cette prétention ne dénotait
de sa part aucun orgueil, car il ne nous dissimula point que Napoléon
lui semblait surfait.

J’avais lu dernièrement une interview d’un auteur dramatique célèbre,
qui de même comparait à l’Empereur le héros d’une de ses pièces, grand
brasseur d’affaires, donnait la préférence à son personnage, et
s’exprimait sur le compte de l’autre héros avec dédain. Je m’échauffai à
ce souvenir et à la diatribe scandaleuse de M. de Courpière; et
j’entrepris de faire une apologie de Napoléon, ce qui n’était guère
moins inutile que de déblatérer contre lui. Je ne parlai point de ses
talents militaires: je crois que tout a été dit là-dessus, et d’ailleurs
je n’y entends rien. Mais je déclarai que je l’admirais pour sa faculté
de souveraineté, sans pareille dans le passé ni probablement dans
l’avenir (espérons-le), et pour la forme de son intelligence, la plus
approchante que nos faibles génies puissent concevoir d’une intelligence
divine et providentielle: car elle apercevait du même regard les
ensembles et le détail. Mme la marquise de Ventnor daigna trouver ces
deux traits bien choisis, et elle y ajouta ceux qui peuvent plus
particulièrement séduire l’imagination d’une femme. Toute femme rêve un
maître, et celui-ci était le Maître. Quelle ivresse de s’assujettir à
lui, et en même temps de le dominer! Car elles dominent toujours, elles
sont toutes des servantes-maîtresses. J’avais bien dit qu’il était à
l’image de Dieu: quel effroi et quelle gloire d’être visitée par un
dieu, comme Alcmène, et par celui-ci, qui, dans les transfigurations de
l’amour, se faisait homme, enfant même, avec des brutalités et des
grâces! On nie qu’il ait pris le temps d’aimer: il a connu toutes les
sortes d’amour, fraîches idylles et vives passades, la délectation
morose de l’habitude: il a aimé jusqu’à l’impénitence une vieille
maîtresse infidèle et charmante; il a même aimé par snobisme, et, après
avoir violé l’archiduchesse comme ferait un charretier, il lui a voué
une sincère tendresse, étonnée, respectueuse,--despotique.

Je fis à mon tour mon compliment à lady Ventnor: je lui assurai que l’on
ne saurait mieux résumer la vie amoureuse de Napoléon; mais je lui
rappelai qu’il était mort longtemps avant qu’elle ne naquît, et je la
priai de passer au Prince suppléant.

--Pas encore, dit-elle: j’ai, par ordre chronologique, un épisode
préliminaire à vous raconter.

Elle avait été remarquée--ah! cela devait arriver--par un autre membre
de la famille impériale, enfin par le second Empereur lui-même. Elle lui
avait plu, et n’avait point résisté à la tentation d’éprouver si cet
autre neveu de son idole lui était aussi ressemblant. Ce fut une
désillusion. Non certes qu’elle n’eût gardé un aimable souvenir de
Napoléon III. Comme tous ceux qui l’ont approché, elle vantait son
charme nonchalant, son extrême courtoisie, sa bonne éducation, si rare
chez les têtes couronnées, son intelligence séduisante, mais chimérique,
en tout point l’opposé de l’intelligence effective du grand Empereur. Il
semblait avoir le goût des femmes, et avec cela en être désabusé. Il les
traitait avec égards, d’un air d’ennui dissimulé par politesse, d’humeur
toujours égale, sans rien de l’humanité capricieuse de Napoléon Ier.
Lady Ventnor s’empressa d’ailleurs d’ajouter qu’il y avait dans ce
raccourci plus d’hypothèse que d’expérience, et qu’elle était bien allée
avec lui jusqu’au rendez-vous, mais qu’un incident tragique avait éludé
le dénouement.

Le protocole était moins sévère en ce temps-là que depuis la République,
l’Empereur se déplaçait fréquemment sans escorte de Cent-gardes; et l’on
ne faisait notamment point, quand il partait en expédition galante, tous
les embarras que l’on ne manquerait point de faire aujourd’hui si nos
vénérables présidents s’avisaient de courir. On avait cependant fouillé
l’hôtel des sous-sols aux combles, lady Ventnor avait été priée de se
tenir dans son boudoir et de n’en plus bouger, une heure au moins avant
que Sa Majesté n’arrivât: et un agent de la police secrète, un Corse,
s’était installé, sans lumière, dans la pièce voisine, qui commandait le
boudoir.

L’Empereur vint à l’heure fixée, comme en visite, et entama d’abord une
conversation de la plus irréprochable banalité, qui faisait contraste
avec ce mystère et cette surveillance. Le contraste parut encore plus
étrange lorsque l’on entendit, à côté, un léger cri de surprise, un coup
sourd et la chute d’un corps. L’Empereur fit un geste d’excuse, et
vivement, mais avec sang-froid, ouvrit la porte, au moment où l’agent
corse l’ouvrait aussi, de sorte que Sa Majesté faillit être heurtée. On
vit par terre, poignardé, un jeune valet de chambre italien, engagé
récemment. Le Corse prétendit qu’il appartenait à une société de
carbonari et qu’il avait tenté de s’introduire dans le boudoir pour
assassiner l’Empereur: il n’avait peut-être fait que passer là
innocemment, sans savoir que l’Empereur y était. Napoléon fut aussitôt
emmené, presque de force, par ses agents, et dut enjamber le cadavre.

--Il me faisait, dit lady Ventnor, l’honneur de vouloir absolument
rester, mais il dut céder. Je ne l’ai d’ailleurs pas revu, et ce furent
là toutes mes relations avec Napoléon III.

«C’est, poursuivit-elle, peu après que je fus mise en relation avec le
seul _ressembleur_. Il désira de me connaître, apparemment sur le
conseil de l’un des trois ou quatre amis intimes qui, pour sa commodité
et les convenances (bien qu’il en fît bon marché), endossaient ses
maîtresses, mais je ne sus jamais lequel. Le lieu de la rencontre fut
chez Anna Deslions, qui avait joui longtemps des faveurs du Prince et
qui pensait se conformer aux précédents historiques en étant maintenant
complaisante à ses nouvelles fantaisies. Le protocole fut assez
impudent: le Prince me prit à sa droite, ce qui revenait à me jeter le
mouchoir publiquement, et, pour que nul n’en doutât, il me traita
pendant le dîner, où nous étions quinze, comme si nous eussions été tête
à tête. J’oubliais de vous dire que je n’avais pas été consultée, mais
simplement avertie par Anna Deslions que je ferais bien, pour commencer,
de résister un peu, parce que Son Altesse Impériale aimait cela.

«Mon Dieu! ces façons ne pouvaient pas me déplaire: elles étaient
napoléoniennes, elles répondaient à mon dessein. Il n’y avait que cette
résistance qui me chiffonnât. Je n’avais aucune envie de me marchander,
et je hais l’hypocrisie. J’eusse préféré en user avec le Prince aussi
librement qu’il faisait avec moi. Le dîner eût tourné à l’orgie romaine!
Je m’oubliai. Anna, qui était la correction même, se fâcha. Vous pensez
qu’elle ne pouvait gronder le Prince; elle me fit des yeux, inutilement;
elle se décida enfin à se lever de table et, d’un signe impérieux,
m’appela dans le fumoir, pour me dire: «Mais résistez donc, malheureuse,
résistez!» J’en ris beaucoup et je fis ensuite de mon mieux; mais je
crois qu’elle exagérait et que le Prince n’y tenait pas tant que cela.

«Par exemple, je résistai quand il prétendit, au sortir de table,
m’emmener, sans reparaître au salon, et m’accompagner chez moi. Je
m’étais mis dans la tête que la chose aurait lieu chez lui et qu’il
m’enverrait ses ordres par son premier valet de chambre, comme faisait
l’autre. Je jouais gros jeu, car il était l’homme du moment, et rien ne
me garantissait qu’il désirerait encore demain ce qu’il souhaitait si
fort ce soir. Cependant ma fantaisie, que je lui dis et que je lui
expliquai, l’amusa. Il se monta, fut d’une verve étourdissante, s’occupa
de tous sans paraître brouillé avec moi. Je n’avais pas résisté, il ne
me pressait plus, et il demeura jusqu’à onze heures du soir: Anna
Deslions n’y comprenait rien, ni quand elle le vit partir, seul, et
pourtant de la meilleure humeur.

«--Mais vous l’avez raté, ma chère! me dit-elle, consternée.

«--Je ne crois pas, fis-je.

«Je ne l’avais même pas différé. Je rentrai, je me mis au lit, dans ce
grand lit de marqueterie que je vous ai laissé entrevoir l’autre jour;
et, sous l’Aurore qui plane à la voussure de la niche, je m’endormis
comme un enfant sur qui veille son ange gardien. Je fus tirée de ce
sommeil innocent par un carillon. Ma femme de chambre se précipita chez
moi et me dit qu’il fallait me lever et m’habiller au galop, et que l’on
m’attendait en bas, d’ordre du Prince, pour me conduire au Palais-Royal.
J’ai le réveil mauvais, je me mis en colère, et j’envoyai Son Altesse
Impériale à tous les diables. Puis je songeai que je n’avais pas volé ce
qui m’arrivait, et je trouvai même la plaisanterie assez bonne. J’y
répondis par une plaisanterie du même goût: je revêtis ce que vous
pouvez imaginer de plus somptueux et de plus inexpugnable comme toilette
de cour, et je me parai de bijoux plus qu’une châsse.

«Je ne fus au Palais-Royal que sur les trois heures du matin, où je
trouvai le Prince qui piaffait. Il me reçut mal. Bah! mon programme
comportait d’être rudoyée à l’occasion. Mais j’avais passé la mesure: je
n’avais pas l’air d’une femme à qui l’on peut dire: «Maintenant,
déshabille-toi,» comme l’autre Napoléon n’eût pas manqué de le faire
après avoir grondé un peu. Mon Prince ne le dit pas, et, quand il
redevint poli, il ne redevint point galant. Ma visite tournait à la
grande cérémonie, assez comique à pareille heure. Puis, comme nous
mourions de faim tous les deux, bien qu’Anna Deslions nous eût
magnifiquement traités (mais de sept à neuf), il fit servir à souper, où
il prodigua pour moi son esprit, son éloquence impériale, son familier
et son sublime. Je crois que je ne lui répondis point mal. Le ton de cet
entretien décida de la suite de notre liaison, qui fut toujours sérieuse
et relevée. Cela n’empêchait pas l’abandon. Je lui contai, entre autres,
l’histoire de ce déjeuner que vous me rappeliez tout à l’heure, et
l’espèce de vœu que j’avais fait. Il fut décidé que nous y satisferions
le lendemain, toujours avec le même cérémonial.

«On vint, en effet, me chercher, mais cette fois à onze heures. J’y
allai en négligé, il me reçut de même, et je connus un autre Napoléon,
je dirais presque un Bonaparte, celui qui jouait aux barres dans le
jardin de la Malmaison, et à d’autres jeux... Les jeux de princes n’ont
rien de singulier, et vous savez que je n’aime pas à m’étendre sur le
chapitre des intimités.

«Celles-ci durèrent fort longtemps, et jamais le protocole ne fut
modifié. Le Prince me faisait l’honneur de venir chez moi souvent, au
moins deux fois par semaine, mais à l’heure de mes amis, et tout le
monde pouvait feindre d’ignorer ce que tout le monde savait. Jamais il
ne franchit le seuil de ma chambre, mais il m’envoyait chercher le soir
de temps en temps. On ne me prévenait point, mais je me faisais un
devoir de me rendre libre si je ne l’étais point. La fantaisie du Prince
était fort irrégulière: il se passait quelquefois des quinze jours sans
que je fusse mandée au Palais, puis j’y allais trois jours de suite. Il
me recevait toujours dans une petite bibliothèque attenante à un salon
où venait fréquemment la princesse. Il voulut même un jour me la faire
voir par le trou de la serrure, et il se permit, à propos de l’extrême
simplicité de sa femme, des plaisanteries, certes respectueuses, mais
que je n’aime point. Je les lui reprochai sérieusement.

«Nos entretiens étaient fort divers, et je ne savais jamais, en
arrivant, ce qui allait se passer, s’il me bousculerait et gâterait ma
robe, ou si nous causerions trois heures durant des plus graves sujets
de politique. Il oubliait volontiers l’amour quand il était en pique
avec les Tuileries, et ses piques n’étaient point rares. Je me gardais
de faire l’Égérie, et il ne m’y engageait point. Je crois qu’il faisait
cas de mon jugement, mais il trouvait moyen de délibérer avec moi sans
jamais me consulter, ou du moins sans en avoir l’air. Je ne me
permettais de dire mon avis que s’il attaquait la religion. Vous savez
combien il était, hélas! libre-penseur. C’était le seul nuage entre
nous. Sur Dieu, je n’entendais pas raillerie. Il en riait, après s’être
fâché, et cette différence de nos opinions n’empêchait pas que je ne lui
fusse nécessaire. Il voulait même m’avoir auprès de lui, invisible et
présente, en des circonstances où, moi, je m’y trouvais déplacée. Il
assurait que je pouvais seule l’aider à supporter les corvées
officielles!

«Il me faisait suivre les chasses en voiture fermée, et c’est ainsi que
j’assistai à ce bain qu’il prit, un jour de grande chaleur, dans l’étang
de la Reine Blanche, à l’effarement des dames présentes. Il osa même, un
soir, me faire entrer dans la cour du château de Compiègne, où je fus
témoin d’un spectacle inattendu. L’on avait apporté de Beauvais un
mobilier de salon tout neuf, fort laid, mais d’une grande valeur, et on
l’avait garé dans un vestibule. Il faisait beau, très chaud;
l’Impératrice et ses dames d’honneur sortirent pour prendre l’air. Comme
elles ne savaient à quoi passer le temps, elles firent tirer dans la
cour ces chaises, ces canapés, ces fauteuils, et jouèrent au chat
perché. Quand elles furent lasses de sauter à pieds joints sur les
tapisseries, elles changèrent de jeu, et s’amusèrent à les lacérer à
grands coups de ciseaux. Cette scène me rappela le célèbre tableau de
Winterhalter, avec plus de mouvement.

«Je rompis avec le Prince peu de temps après. J’eus l’idée
extraordinaire de lui faire une scène de jalousie! C’est à n’y pas
croire. Mais il fallait que cela finît, comme tout doit finir, et le
prétexte importe peu. Le Prince fut, selon sa coutume, implacable: je
veux dire que nous ne nous réconciliâmes jamais amoureusement; mais
notre amitié ne souffrit point de la rupture de notre amour. Il s’est
jusqu’à son dernier jour soucié de moi, avec la plus tendre, la plus
touchante sollicitude, ses lettres en font foi. (Lady Ventnor nous en
laissa enfin lire quelques-unes, mais elle ne me permit malheureusement
point de les copier.) Toutefois, reprit-elle, il ne s’est plus soucié de
moi qu’à distance, de haut. Il passait dans ma vie, songeur, les mains
croisées derrière le dos, un peu voûté, comme pour se réduire à la
médiocre taille de l’autre, et c’était «l’autre» plus que jamais, et
même un portrait officiel de l’autre...

«Bien longtemps après, dit-elle encore, je l’ai revu, oh! cette fois, de
si loin!... Je traversais le lac de Genève sur mon yacht, nous passâmes
devant Prangins. A tout hasard, je dirigeai la longue-vue vers le
château. Je le vis. Il faisait lentement, lourdement, le tour de cet
immense tapis vert qui descend de la façade jusqu’au bord de l’eau; et
je crus un moment que j’étais en pleine mer, que je croisais près de
Sainte-Hélène, que je voyais l’autre sur son rocher...

--Vous y mettez, dis-je, un peu de complaisance, et même de romantisme;
car Prangins est une Sainte-Hélène bien agréable.

--Oui, dit-elle en souriant.

Elle reprit:

--Ce n’est pas la dernière vision que j’aie eue de lui. Je l’ai revu...
non, je l’ai entendu... Je l’ai entendu mourir, à l’hôtel, à Rome. Quel
étrange hasard que j’y sois venue sans savoir qu’il y était, et
justement pour apprendre qu’il était en train de mourir! Du vestibule,
où j’entrais, je reconnus sa voix, sa grande voix de commandement et de
colère. Il chassait de sa chambre le prêtre; il hâtait le départ d’une
amie indiscrète; il refusait de recevoir un fils... J’arrivais bien,
moi, quatrième! Naturellement, je n’allais pas demander à être reçue;
mais je fus aussi bouleversée que s’il m’avait expulsée comme les
autres; et, attendant je ne sais quoi, je n’osais rentrer dans ma
chambre, j’errais dans les couloirs, où les trois autres, comme des âmes
en peine, erraient aussi; nous nous rencontrions, nous nous devinions
sans nous connaître, et nous n’osions pas nous regarder. Et là-haut la
grande voix grondait toujours, et mugissait, et tonnait jusqu’au dernier
soupir!...



VIII

ÉMILE


J’admire la diversité de M. de Courpière: il aurait le droit d’être
monotone, il est l’homme d’une seule idée; mais, outre que des hasards
complaisants ont paru faire exprès de varier à l’infini ses situations,
il a lui-même toujours considéré que son industrie particulière devait
s’appliquer à n’importe quoi; et l’on peut dire qu’il n’a de personnel
que son point de vue, d’où il ne se gêne pas pour regarder de tous les
côtés. Au rebours de ce personnage de La Bruyère qui est propre à tout,
autrement dit à rien, il profite de ce qu’il n’est propre spécialement à
rien pour prétendre à tout. On se rappelle que naguère, sans se laisser
divertir de sa vocation, il a porté aux affaires de son pays un intérêt
bien naturel d’un homme né pour siéger à la Chambre des pairs, s’il y en
avait une. La malice du suffrage universel ne lui a même pas permis
d’obtenir un siège à la Chambre des députés; mais son activité politique
ne faisait que sommeiller, et un beau matin il m’annonça qu’il allait
tâter du journalisme.

--Je suis, me dit-il, à la veille de lancer un grand quotidien, qui aura
douze pages et ne coûtera qu’un sou.

--Ah! bah? dis-je.

--Oui, fit-il, c’est le moment.

Je lui objectai que toute personne qui crée un journal ou qui publie un
livre se flatte que le besoin s’en fît sentir précisément à cette
heure-là: mais il n’a pas coutume de s’arrêter aux objections. Il
poursuivit:

--Un grand quotidien d’un sou et de douze pages raflera du premier coup
toute la clientèle des confrères, s’il est résolument bourgeois, s’il
tourne en dérision le snobisme socialiste, s’il exploite la peur des
classes dirigeantes, s’il attaque de front la tyrannie des syndicats et
l’impôt sur le revenu, si enfin il réclame le maintien de la peine de
mort et s’il s’enjolive d’un peu de littérature honnête: car la
pornographie a fait son temps.

--Ce programme, dis-je, me sourit, mais il faut de l’argent.

Et, par suite de je ne sais quelle association d’idées, je me mis à
chercher malgré moi s’il n’y avait point une femme là-dessous.

--De l’argent! répondit M. de Courpière. Je te crois! Il faut un million
ou un million et demi. Je ne marche pas à moins de quinze cent mille
francs.

--Tu te mets bien, dis-je.

Il haussa les épaules. Une autre association d’idées me fit songer à
lady Ventnor, et je lui dis en plaisantant qu’il devrait demander cette
somme à notre amie. Il me répondit avec un admirable sang-froid:

--C’est naturellement à elle que je la demande.

--Ah! fis-je, un peu choqué de cette indiscrétion qui me semblait
prématurée.

--Je trouverais facilement, reprit-il, quinze cent mille francs
ailleurs. Je n’ai qu’à me baisser. Mais je donne la préférence à lady
Ventnor. Je souhaite un associé plutôt qu’un bailleur de fonds. Je
devrais dire une associée, car ce mot devrait toujours être employé au
féminin. Or je ne saurais trouver d’associée plus précieuse que la
marquise. Son esprit s’appareille merveilleusement au mien, et je
pressens que nous ferons à nous deux de grandes choses.

--En attendant mieux, dis-je.

M. de Courpière haussa une seconde fois les épaules. Je repris:

--Tu m’as reproché l’autre jour d’avoir voulu escroquer un tête-à-tête à
lady Ventnor: j’espère que tu ne vas pas chercher ta revanche, et que tu
me permettras d’assister en tiers à la conférence où tu solliciteras ses
avis, sa collaboration et quinze cent mille francs. Je voudrais voir
comme on s’y prend pour tirer d’une femme un million et demi.

--Tu assisteras à notre conversation, répondit M. de Courpière. La
marquise et moi ne suffirions pas à fabriquer un journal. Il doit y
avoir, dans ces machines-là, un tas de corvées où une femme n’entend
rien, et dont il ne me plairait pas de me charger.

--Oui, dis-je, la cuisine.

--Ce mot dit tout. Eh bien, je te la confierai.

--Avec des appointements de chef. Je n’en demande pas plus.

--Tu penses bien que je ne vais pas te chicaner sur tes gages.

--Merci, dis-je. Et quand voyons-nous lady Ventnor?

--Mais, dit-il, cette après-midi. C’est pourquoi je t’ai parlé de
l’affaire ce matin.

Le rendez-vous eut lieu dans le petit salon des archives. Je m’en
félicitai. J’avais peu de foi au journal de M. de Courpière, que
j’intitulais déjà, à part moi, le _Pot au lait_. Je pensais que lady
Ventnor, après avoir éludé la proposition qui lui allait être faite de
consacrer à cette feuille un de ses millions et la moitié d’un autre,
serait bien aise de trouver un prétexte pour changer de conversation et
se laisserait volontiers remettre par moi sur le chapitre de ses
souvenirs et de ses correspondances.

Mais lady Ventnor n’a pas moins de diversité ni d’imprévu que M. de
Courpière. Elle écoute d’abord tout ce qu’on lui dit, et le prend au
sérieux jusqu’à preuve du contraire: c’est un principe fort sage. Elle
oblige ses interlocuteurs d’avoir des idées nettes et de mettre les
points sur les _i_. Avec Maurice, la besogne n’est point petite; mais
elle s’en tira mieux que je n’eusse pu faire, moi qui ai l’habitude.
Elle approuva les grandes lignes de son programme, puis elle le compléta
et, pour expliquer ses vues personnelles, prononça une manière de
discours-ministre sur la politique générale, tant extérieure
qu’intérieure.

Je ferai grâce à mes lecteurs de ce morceau, qui me parut un peu long,
mais bien remarquable par le sens pratique: c’est l’essentiel de
l’intelligence des femmes, les hommes seuls s’égarent quelquefois dans
les nuages. Mais lady Ventnor passait l’ordinaire moyenne du terre à
terre féminin. Cette personne bien pensante, qui m’avait souvent agacé
par ses jérémiades sur les malheurs du temps présent, se manifesta
soudain l’ennemie de toute superstition et même de tout principe, au
moins de toute idée _a priori_, indifférente même à la forme du
gouvernement, pourvu qu’elle y exerçât une influence, et ne s’effarant
d’aucune incohérence ni d’aucune contradiction de la réalité, enfin une
opportuniste intégrale (il faut bien que j’use de cette langue). Elle en
gênait M. de Courpière, que les bienséances et son titre obligent de
croire à quelque chose.

J’observais le visage de lady Ventnor cependant qu’elle nous débitait sa
profession de foi: le caractère s’en était modifié sensiblement. Elle me
rappelait ces petites bourgeoises, épouses de commerçants, qui sont
diligentes, entendues et commandantes; qui ne portent point la culotte,
mais au moins le pince-nez; qui tiennent les livres et sont
d’incomparables majordomes, ou madames j’ordonne. Elle me semblait
capable de gouverner la France, comme, par exemple, une boulangerie: la
loi salique est peut-être une sottise. Je ne pus me défendre de lui
adresser mes félicitations. Elle les reçut en boutiquière modeste, qui
est à la peine, mais veut que son mari soit à l’honneur: «C’est lui
qu’il faut complimenter, ce n’est pas moi.»

Elle dit:

--Je ne suis qu’une bonne élève.

«Allons donc!» pensai-je; et alors je m’aperçus que, depuis qu’elle
exposait ses idées, tout en les trouvant féminines, je «cherchais
l’homme» qui les lui avait pu suggérer; de même qu’aux premiers mots
qu’avait dits M. de Courpière de quinze cent mille francs, j’avais
«cherché la femme» qui les lui procurerait. La réponse que venait de me
faire la marquise me permettait de lui dire sans impertinence:

--Quel est le maître?

Je n’y manquai point. Elle prit sur un des rayons de la bibliothèque,
entre le _Roman de la Momie_ et les _Paradis artificiels_, une miniature
encadrée d’ébène, qu’elle me tendit.

La tête du personnage y était seule représentée, et je me demande à quel
indice je devinai la disproportion de cette tête puissante au corps que
je ne voyais pas, la stature brève, le cou dans les épaules. La peinture
était minutieuse, d’une mollesse écœurante, et il fallait que le modèle
eût des traits singulièrement nets et durs pour que l’artiste n’eût
point réussi à les rendre fades et frustes. Les yeux très clairs
dardaient et assenaient un regard despotique, presque furieux. Le teint
exsangue était d’un vieillard, mais le pinceau avait léché et effacé les
rides. Toute autre preuve de l’âge manquait, ainsi qu’aux visages
entièrement rasés. De plus, le crâne était chauve, avec le même luxe de
bosses qu’une tête destinée à la démonstration de la phrénologie. La
pose était de trois quarts, mais on sentait le profil de médaille, et si
ressemblant à celui de l’Empereur--ou de son neveu, que je me demandai
un instant si je n’avais point devant les yeux quelque portrait gauche
de l’un ou de l’autre.

Mais il n’y avait qu’une ressemblance littérale et point d’air de
famille. Le personnage ressemblait à Napoléon, comme tant d’Américains
lui ressemblent, et je trouvai en effet de l’américain dans cette
physionomie. Mais voici maintenant que j’y découvrais tous les traits du
bourgeois d’il y a soixante-quinze ans, l’original et le seul vrai--on
n’en fait plus--M. Thiers!--étroit, têtu, important, prépondérant,
sculpté dans du bois, assis dans son faux-col. Comme je tire vanité de
mon aptitude à déchiffrer les figures vivantes ou les portraits, je
m’empressai de communiquer à lady Ventnor les résultats de mon analyse,
et elle sourit d’un air à me faire croire qu’elle trouvait à ces
réflexions quelque profondeur.

Je demandai alors le nom du personnage, et elle parut surprise que je ne
l’eusse point reconnu. Elle me dit ce nom, qui était celui du plus
célèbre journaliste d’hier: je ne l’ignorais point, mais je ne savais,
sur l’homme, rien de précis. Elle s’étonna encore, et se lamenta. Triste
chose que l’éphémère puissance, la gloire viagère des journalistes!
Quoi! la presse transformée et l’on peut dire recréée, tant d’écriture,
un tel amas de papier, un labeur écrasant, une idée par jour, une
influence si effective sur l’opinion et sur les événements, et rien ne
reste, à peine un nom, pas une ligne, ni un souvenir! Elle transposa les
stances à la Malibran et les appliqua aux journalistes: «Sans doute il
est trop tard pour parler encore d’elle...»

--Madame, lui dis-je, parlez-nous tout de même de lui. Je le connais
mal, c’est une raison pour que je désire de le connaître davantage.

--Vous le connaissez mal, mais vous l’avez attrapé du premier coup. Vous
n’avez eu qu’à jeter les yeux sur un assez pauvre portrait: cela est
extraordinaire, et vous méritez que l’on vous fasse toucher du doigt la
justesse de vos définitions.

«Émile, reprit-elle... Si je lui donne ce petit nom, qui était
réellement le sien, n’allez pas croire que je le fasse par un reste de
familiarité, et que je me permette de le tutoyer devant vous. Mais il
affectait lui-même de s’appeler Émile tout court, par bravade, à titre
d’enfant adultérin. C’est aussi un prénom philosophique, imprégné du
souvenir de Rousseau. Émile ressemblait donc à Napoléon, et vous pensez
bien que c’est d’abord ce que je remarquai de lui. Je n’en avais pas
fini l’autre jour avec les _ressembleurs_: il restait encore celui-là.
J’ignore, et vous aussi, les lois de la physionomie; mais je sais qu’il
n’y a point de ressemblance physique sans ressemblance morale, et que
l’on doit toujours juger les gens sur l’apparence,--à condition, bien
entendu, que l’on sache lire et interpréter l’apparence. Dans cette
tête-ci ne pouvait loger qu’une âme bâtie sur le même plan que l’âme de
Napoléon; âme de dominateur et d’organisateur, qui sans doute appliquait
à des objets différents un génie pareil, sinon égal, et dont l’histoire
pouvait aussi bien s’intituler _Victoires et Conquêtes_; le mieux venu
des ressembleurs, car sa ressemblance n’est point rigoureuse et servile;
le plus moderne, car c’est le Napoléon des affaires, il a livré et il a
gagné les batailles de l’argent, il a créé des journaux comme l’autre
des armées, il a fondé l’empire de la presse.

«Il peut vous rappeler aussi les Américains qui ont usurpé le masque de
notre César. Il fut comme eux entreprenant et téméraire, il eut le goût
du risque et il provoqua les hasards. La grandeur ne lui suffisait
point: il préférait l’énormité. Il aimait les chiffres vertigineux. Ses
conceptions étaient simples, et on disait, quand il avait réussi: «Ce
n’est pas si malin», mais le tout était d’y penser. Par exemple, il
diminua de moitié le prix de ses journaux, et il en tripla le tirage. Il
osa vendre son papier moins cher que le prix de revient, et il gagna
beaucoup plus que la différence au moyen de la publicité. Ce sont des
procédés américains si vous voulez; mais il fut Américain sans le
savoir, et avant les Américains eux-mêmes. Il fut Français; il fit
fortune dans le commerce des idées en gros, des paroles sonores et du
papier noirci: c’est une aventure bien française.

Mais lady Ventnor paraissait admirer surtout que j’eusse découvert sur
cette figure l’empreinte bourgeoise, et elle me félicita de ma
perspicacité en termes que je ne rapporterai point, par modestie.

--Oui, continua-t-elle, Émile, ce César de la Presse et cet aventurier
de la finance, fut prodigieusement bourgeois, et comme seuls les
Français savent l’être. Et ceci n’est pas, entre parenthèse, pour le
rendre si différent de Napoléon. Vous parliez de M. Thiers, qui est le
type du bourgeois comme Napoléon celui de l’empereur. Les deux masques
ont des traits communs. Thiers le savait bien et s’enorgueillissait de
cette ressemblance. Elle n’est pas imaginaire, mais elle ne signifie pas
que Thiers avait le génie stratégique: elle signifie que le génie de
Napoléon s’encadrait de préjugés bourgeois, auxquels nous devons tout ce
qu’il y a d’arriéré, de superstitieux et d’étriqué dans le code. Nous ne
concevons plus guère aujourd’hui que l’on puisse être un philistin avec
une intelligence vaste et même du génie; mais ce mélange n’était point
si rare à la fin du dix-huitième et au commencement du dix-neuvième
siècle. Émile était né en 1806.

«Le préjugé des enfants naturels est un de ceux que nous avons mis à
néant. Mais il était alors vivace. Émile s’en croyait affranchi: la
preuve du contraire est qu’il en souffrait, et sans raison, car jamais
il n’avait subi les humiliations dont Alexandre Dumas fils s’est plaint
si amèrement. Je vous ai dit qu’il affectait parfois de s’appeler Émile
tout court; mais il avait pris d’autorité, et il portait publiquement le
nom de son père. Ce père, qui ne pouvait le reconnaître, l’avouait. Et
j’ai vu Émile, vieillard, illustre, sourdement souffrir d’une tache de
naissance à laquelle personne ne pensait plus.

«D’un bourgeois, il avait encore cette vanité que vous appelez
aujourd’hui snobisme. Il s’était marié deux fois. Sa première femme
était l’esprit le plus facile et le plus brillant, poète, mais de
profession, et surtout femme de lettres, et qui l’était devenue plus
encore au contact d’un tel mari. Elle s’était faite son associée, sa
collaboratrice. Il l’avait perdue trop jeune, et il ne l’oublia jamais.
Il épousa cependant la veuve d’une espèce de prince allemand, et il fut
encore, en ceci, bourgeois à la manière de Napoléon: il eut sa
Marie-Louise après sa Joséphine. Mais il fut moins dupe que l’Empereur,
et il chassa la princesse avec fracas, en désavouant des enfants qu’elle
était allée lui faire on ne sait où.

«Il avait enfin le plus bourgeois des snobismes, que j’appellerai le
snobisme du violon d’Ingres. Cet homme formidable, meneur d’hommes,
terreur des gouvernements, ne jouissait pas de sa puissance réelle ni de
ses succès: il n’ambitionnait que ceux du théâtre. Il bâclait, avec la
même fièvre que ses articles, des pièces étranges, terribles, risibles,
qu’on ne jouait pas, ou qui tombaient. Une seule fois, il inventa une
belle situation dramatique; il ne vint pas à bout de la pièce; Dumas
l’exécuta, sèche et poignante, et le succès fut brutal comme l’œuvre;
mais Émile trouva qu’on lui avait défiguré son idée, et retira sa
signature.

«C’est le théâtre qui a fait de nos relations mondaines une intimité.
Figurez-vous que je passais pour avoir le sens du théâtre. Je crois même
que Sarcey avait écrit dans un de ses feuilletons, où il aurait pu se
dispenser de parler de moi: «Elle a le sens du théâtre.» D’où m’était
venue cette réputation? D’avoir joué, deux ou trois années durant, et
Dieu sait quels rôles, aux _Délassements-Comiques_? Franchement,
d’ailleurs, je la méritais. J’avais le sens du théâtre, ou du moins un
certain sens: c’est-à-dire que je pressentais infailliblement les
endroits tragiques où le public poufferait de rire. Cette faculté ne
laissait pas d’être précieuse pour Émile.

«Il me lut un jour une pièce où il y avait plus d’horreur, en trois
actes, que dans tout Shakespeare, avec je ne sais quoi de plus
particulièrement eschylien. J’eus la vision prophétique d’une salle en
délire, et je me fis un devoir d’indiquer à Émile, avec la dernière
précision, tous les endroits où on se pâmerait. Il le prit mal, me fit
une scène, me traita même de bête, et déclara que je n’avais aucun sens
du théâtre. Mais l’événement fut si conforme à mes pronostics qu’il crut
désormais en moi comme les esprits forts croient aux tireuses de cartes
qui leur ont dit «des choses extraordinaires». Et il ne manqua point de
me venir lire la pièce suivante.

«J’en augurai à peu près de même, je lui donnai des indications aussi
précises, et cette fois, comme je m’affectionnais à lui, je le conjurai
de garder son manuscrit au fond d’un tiroir. J’ai à peine besoin de vous
dire qu’il cessa dans l’instant même de croire en moi. Il me traita une
seconde fois de bête, se fit jouer, et l’événement me justifia beaucoup
plus que je n’eusse souhaité.

«Je ne suis point la femme qui veut avoir raison coûte que coûte et qui
se console du malheur des autres avec un «je l’avais bien dit». Certes
le succès ou la chute d’une pièce sont peu de chose, et l’ivresse ou
l’effondrement des auteurs un soir de première m’ont toujours paru
disproportionnés et ridicules. Je ne pus cependant garder mon sang-froid
quand je vis ce potentat dans les coulisses, abîmé comme Napoléon après
Waterloo. Il me supplia de ne pas l’abandonner. Je l’emmenai dans ma
voiture. Je me gardai du «je l’avais bien dit», mais il me dit: «Ah!
Marguerite, si je vous avais cru!» Et il me témoigna de la façon la plus
touchante, la plus puérile, la confiance qu’il avait en moi.

«--Soyez pour moi, me dit-il, la Francine de _Maître Guérin_, la fille
et la tutrice de ce vieux fou d’inventeur. Vous m’empêcherez de faire
des pièces. Vous serez bonne, mais raisonnable et même sévère. Je me
laisserai conduire et, au besoin, morigéner par vous.»

«Un soir de première, qui n’est hors de soi? Même moi, qui en
plaisantais tout à l’heure; mais je suis une enfant de la balle! Il
n’eut point de peine à m’attendrir. Je promis à ce vieillard désemparé
tout ce qu’il voulut.»

Lady Ventnor s’interrompit pour me demander ce qui ne me plaisait point;
car il paraît que je faisais la moue. C’était sans m’en apercevoir;
mais, dès qu’elle m’en avisa, je lui dis:

--Madame, il me semble que vos histoires se répètent. Voilà que vous
devenez la fille d’Émile, comme vous étiez devenue, plusieurs années
auparavant, la nièce de «l’Oncle»!

--Je me moque des répétitions, dit-elle. Je vous raconte ma vie, je ne
fais point de littérature. D’ailleurs, je vous ferai observer que, s’il
y a répétition, il y a aussi progrès. Je n’étais que nièce à mes débuts,
je deviens fille adoptive, c’est monter en grade. De plus, l’Oncle m’a
recueillie quand je n’avais point de domicile personnel: lorsque Émile
m’adopta, j’en avais un, et même d’une certaine magnificence, que je
vous ai fait visiter l’autre soir.

--Je ne pense point, dis-je, que vous ayez poussé la piété filiale
jusqu’au déménagement?

--Non, dit-elle. Il désira cependant que j’eusse un appartement chez
lui. Son hôtel était aussi vaste que le mien, et d’un luxe plus
apparent. J’y demeurai parfois des semaines, quand il avait plus
particulièrement besoin de mes services, je veux dire de ma protection.
A l’époque des villégiatures, je l’accompagnais à Trouville ou aux eaux.
Je prenais mon rôle au sérieux. Je ne le jouais que par intermittence;
mais toute l’habitude de ma vie en était modifiée, je devenais, ou
plutôt je me préparais à devenir une autre femme...

Et c’est vraiment cette «autre femme» que nous avions à présent devant
les yeux. A mesure qu’elle évoquait ces souvenirs, si différents des
histoires plutôt cyniques qu’elle nous avait jusques alors contées, elle
se métamorphosait: elle prenait la figure de l’emploi honnête qu’elle
prétendait avoir tenu auprès d’Émile. Je ne m’étonnai point cette fois
qu’elle fît à M. de Courpière une confidence qui produisait sur elle,
après tant d’années, un si merveilleux effet de purification visible et
de rajeunissement.

Mais j’avais une méchanceté sur les lèvres, et je ne pus la retenir. Je
rappelai à la marquise que, du temps de l’oncle, son rôle de nièce ne
lui avait point suffi, et qu’elle s’était dédommagée au bal Constant.

--Voilà justement, répondit-elle, ce qui vous prouve que mon histoire ne
se répète pas. Je trompais mon oncle sans scrupule, je n’aurais pas
trompé mon père. Je ne vous dis pas que je ne fus point aimée, ni même
que je n’aimai point; mais on me respectait, et je me respectais
moi-même.

--Bah! dis-je, est-ce qu’on demandait à votre soi-disant père la
permission de vous aimer?

--Non, mais on lui demanda ma main.

--J’imagine qu’il la refusa.

--Il l’accorda. Ce fut une scène à la Greuze.

Je la pressai de nous conter ce nouvel épisode; mais elle nous remit,
comme elle disait, au prochain numéro, et nous demanda si nous étions
libres de revenir le lendemain.

--Oui, dit M. de Courpière, qui semblait grognon. D’autant que nous
n’avons presque pas parlé de mon journal.



IX

LA CROIX DE GENÈVE


M. de Courpière n’eut pas satisfaction le lendemain et il ne fut même
pas question de son journal. Mme la marquise de Ventnor, qui décidément
excelle à mettre en scène et y témoigne peut-être un peu trop
d’application, ne nous reçut point dans ses archives officielles, mais
dans un boudoir, qui était aussi une manière de temple de mémoire, mais
plus intime. Cette pièce, la plus modeste de l’hôtel, était second
Empire sans miséricorde: le «mobilier complet», canapés, fauteuils et
chaises de bois noir, garnis de moquette à fond noir roussi, où
s’enlevaient en clair des cigognes parmi des bouquets de roses rouges et
de roses thé; une table noire, incrustée de cuivre; et une table à
ouvrage, dont le couvercle, relevé, était doublé d’une glace. Sur la
pendule cubique, de marbre noir, se dressait une réduction Colas de la
Vénus de Milo, et les candélabres trépieds à chaînettes étaient de style
pompéien. Je remarquai l’absence de tout objet d’art et de tout bibelot,
pas un tableau au mur, mais des photographies et des photographies,
petites, jaunes, effacées, encadrées de bordures surannées, où étaient
attachées des fleurs sèches, des bouquets de violettes, des rameaux de
buis, des médaillons à vitre contenant des cheveux.

Le choix de ce décor nous annonçait un récit mélancolique. J’étais
justement d’humeur tendre, libre et même gaillarde; mais j’ai observé
que les récits, comme les lettres attendues, ne sont jamais du ton que
l’on avait souhaité. Il faut s’y résigner, tel est d’ailleurs mon
caractère. Je pris machinalement un air de circonstance, le même que
j’aurais pris si lady Ventnor m’eût fait visiter la chapelle de sa
sépulture de famille au Père-Lachaise, et, pour lui donner le branle, je
poussai un soupir discret.

Mais elle trompa mon attente: elle débuta par des généralités.

--Nous croyons, dit-elle, que les contemporains des grands événements
qualifiés historiques ont vécu extraordinairement, parce qu’il s’est
passé autour d’eux des choses extraordinaires. Ainsi nous imaginons que
les hommes de quatre-vingt-neuf étaient tout enthousiasme, et ceux de
quatre-vingt-treize en proie exclusivement à la terreur, et que les
banalités de l’existence étaient alors suspendues ou abolies. C’est une
illusion d’optique ou une naïveté. En toute conjoncture, la vie
individuelle demeure banale, sauf quelques minutes d’exception. Nulle
catastrophe ne dispense les hommes de manger, de boire, de dormir, de se
divertir ou de s’ennuyer, et même, à l’occasion, de mourir
naturellement. On se moque de Louis XVI, qui note en son journal, à la
date du 14 juillet 1789: «Rien». Ce «rien» est le mot juste pour la
plupart des hommes.

J’étais du même avis, mais je ne saisissais point la raison de ce
préambule. Je la demandai à la marquise; elle ne répondit point et
poursuivit:

--Cependant, nous admirons superstitieusement, nous envions les témoins
des grandes époques. Nous croyons qu’ils ont senti comme nous ne
sentirons jamais, et que cela leur donne, sur nous, une éminente
supériorité. Et quand nous sommes, à notre tour, touchés de l’histoire,
nous rougissons de n’être point grandis ni transfigurés par elle, de
rester nous-mêmes et de continuer notre trantran. Tout ce que je vous
dis là ne sont que précautions oratoires pour excuser l’humilité du
roman intime où se bornent mes souvenirs de l’Année terrible et de la
Guerre.

Je n’attendais point des tableaux de batailles et je préférais son roman
intime; elle nous le servit avec une brièveté brusque et comme
dédaigneuse.

--C’est, dit-elle, un plaisir de raconter ces histoires d’hier aux
hommes de votre âge: vous n’en savez pas le premier mot. Elles ont pour
vous autant d’imprévu qu’une fiction. Un auteur qui prendrait pour sujet
de drame un complot contre la vie de Napoléon Ier intéresserait
difficilement les spectateurs: ils savent tous, d’avance, que Napoléon
échappera aux coups des conjurés et qu’il est mort beaucoup plus tard à
Sainte-Hélène. Mais, pour le second Empire, vous êtes d’une ignorance
commode; à condition que l’on vous écarte un peu de la grande route,
vous ne soupçonnez pas où l’on vous mène, ni comment cela finira. Quant
aux personnages, vous connaissez peut-être de nom Ollivier, Gramont et
Benedetti, et encore! Mais je parierais que vous n’avez jamais ouï
parler du baron Chantepie?

--Jamais, dis-je franchement.

M. de Courpière, voyant que j’ignorais ce baron, estima qu’il pouvait
déclarer sans honte qu’il l’ignorait de même que moi.

--Tout va bien, dit lady Ventnor. Il est mort, la famille éteinte. Je
n’aurai donc point lieu de taire ni de travestir le nom. Ce baron
Chantepie, à qui l’un des ministres du 2 janvier venait de confier un
poste très important, était vraiment une créature du second Empire.
J’entends qu’à la différence d’autres hommes, qui jouèrent sous ce
régime un plus grand rôle, il ne devait rien aux régimes précédents, né
à la vie publique après le 2 décembre, parvenu au cours de ces dix-huit
années; et de plus qu’il était, au moral comme au physique, l’original
et le type du règne; plébéien, je ne dis point peuple, fils de petits
bourgeois, promu grand bourgeois, le grand bourgeois d’alors, moins
philistin, si je ne me trompe, et moins empesé que celui du temps de
Louis-Philippe, mais d’une tenue que nous ne connaissons plus
aujourd’hui et que, selon toute apparence, nous ne connaîtrons plus
jamais.

«Il était de taille élevée, un peu portefaix, lourd, point droit,
marchant des épaules, le corps vulgaire, mais le visage distingué;
digne, point solennel; un grand nez, une très grande bouche
intelligente, des yeux sérieux, mais au coin des yeux, comme au coin des
lèvres, le sourire et l’esprit; le front haut, un peu dénudé, le crâne
bien garni et bien coiffé; des favoris, point de moustaches. Il était
bien conditionné, sans recherche, d’une architecture loyale; enfin un
bel homme, pas séduisant, honnêtement beau, pas un bel homme de
camelote.

«Parvenu, certes! Qui ne l’était alors? L’Empereur lui-même! Et une des
choses que j’admire le plus de Napoléon III, est qu’il osa dire
publiquement, quand il épousa Eugénie de Montijo, qu’il faisait un
mariage de parvenu. Mais Chantepie était un parvenu franc, sans honte ni
sans vanité de l’être, et sans les défauts ni les ridicules de l’emploi:
amateur de luxe, échappant l’ostentation, homme de goût, même pour la
toilette; sans la moindre élégance, et sans affectation d’inélégance;
une grosse chaîne d’or au gilet, et, le soir, des boutons de diamant à
la chemise, mais c’était la mode; la redingote noire déboutonnée, le
chapeau de haute forme à larges ailes. Voilà comme on nous les
fabriquait. Je vois à votre figure que ce portrait vous étourdit.

Il ne m’étourdissait, ni d’ailleurs ne me déplaisait point; mais je
m’étonnais qu’un tel homme eût demandé la main de la Solférino et que
cela eût donné lieu «à une scène à la Greuze». Je le dis à la marquise;
elle rit et me répondit que, naturellement, il ne s’agissait pas du
baron, mais de son fils, Julien. Elle nous montra aussitôt une
photographie du jeune homme, que j’avais vue de loin et prise pour une
des dernières photographies du Prince impérial. Mais l’uniforme était
celui des gardes mobiles.

--Finissons-en avec le baron, reprit lady Ventnor. Il avait fait une
grosse fortune en spéculant sur les terrains. Il n’était point le seul,
bien que l’on ait exagéré; car, je crois que je vous l’ai dit, mais je
ne saurais trop le répéter, les hommes de ce temps-là aimaient plus le
pouvoir que l’argent, et surtout ils n’aimaient pas l’argent pour
lui-même. Chantepie n’était pas non plus un faiseur de millions à
l’américaine; mais enfin il en avait gagné plusieurs, sans compter son
titre de baron. Il était veuf depuis longtemps. Julien était fils
unique, absurdement gâté, et, comme la plupart des enfants gâtés,
beaucoup mieux élevé que bien d’autres. Vous l’avez pris pour le Prince
impérial: c’est donc que sa figure vous a paru charmante, un peu grave.
Il était tendre et mélancolique, déjà homme de foyer, soutenait son
rang, et ne faisait aucunement la fête.

«On me l’avait présenté, je ne sais plus qui: cela était tout simple. Il
me plut: cela aussi allait de soi, et si bien que je n’aperçus point
d’abord comment il me plaisait. Je crois que nous glissâmes
insensiblement de l’agrément à l’amitié, et de l’amitié à l’amour. Ses
visites étaient devenues quotidiennes sans que j’y prisse garde. J’étais
en verve dès qu’il venait, j’avais mille choses à lui conter; nos
conversations étaient enjouées, mais il ne s’y glissait pas un mot de
galanterie; rien de suspect, rien qui pût me donner l’éveil; et je me
demande même ce qui lui fournit prétexte un jour plutôt que l’autre à me
dire qu’il voulait unir sa vie à la mienne. Je vous ai dit quelle
existence honorable je menais alors, et que mes sentiments s’y étaient
conformés. La demande de Julien me parut naturelle. Au lieu de lui
répondre: «Mais, mon pauvre ami, vous savez bien qu’on ne m’épouse pas»,
je lui dis que je parlerais à Émile le soir même, et il me dit qu’il
parlerait à son père. Je pense que vous allez nous croire fous tous les
deux.

«Nous ne l’étions point. Émile ne l’était pas davantage; mais il avait
de la littérature et un fonds d’idées du dix-huitième siècle. Il était
le Napoléon des affaires, et aussi le bourgeois un peu étriqué que je
vous ai décrit; mais il était philosophe à ses moments perdus,
c’est-à-dire chimérique et homme sensible. C’est ici que se place la
scène à la Greuze, ou plutôt les scènes, car il y en eut deux: quand je
lui avouai tête à tête notre beau projet, et peu après, quand nous
vînmes, Julien et moi, lui demander sa bénédiction. Il nous la donna,
comme Voltaire au petit Franklin. En nous relevant (nous nous étions
agenouillés, s’il vous plaît), nous nous considérâmes fiancés. Le baron
Chantepie n’avait rien répondu à son fils d’équivoque ni d’inquiétant,
et s’était borné à dire qu’il ferait avec plaisir ma connaissance.

«Il me parut convenable que cette entrevue n’eût point lieu chez moi,
mais chez mon père adoptif, et dans mon appartement de jeune fille, si
j’ose m’exprimer ainsi. Émile et Julien m’approuvèrent, et j’allais
venir m’y installer lorsque fut posée la candidature du prince Léopold
de Hohenzollern au trône d’Espagne. Vous n’apercevez point sans doute le
rapport qu’il y a entre cet événement et celui de mes fiançailles; mais
c’est qu’Émile cessa de penser à moi pour ne plus penser qu’à son pays.
Il eût mieux fait de s’abstenir, car il poussait à la guerre et fut des
premiers qui crièrent: «A Berlin!» Je sentis que ce n’était point le cas
de l’embarrasser de ma personne.

«Je demeurai donc avenue des Champs-Élysées. La visite du baron fut
retardée, et je n’eus d’abord de ses nouvelles que par Julien, qui
faisait la navette de lui à moi. Lui-même la faisait entre Paris et
Saint-Cloud. J’étais tenue heure par heure au courant de ses angoisses.
On souhaitait d’éviter la guerre, mais on voulait sauver la face. Je me
rappelai que j’avais contribué à résoudre la fâcheuse affaire de
Luxembourg, et j’eus la naïveté d’adresser des conseils à mon futur
beau-père par le canal de son fils. J’opinais qu’il fallait se contenter
d’une renonciation pure et simple du prince. Je ne tire pas vanité de ma
sagesse: je n’étais pas seule de cet avis. Malheureusement, nous
n’étions pas les plus nombreux. Mais j’avais peut-être quelque mérite à
m’entêter, car je me mettais en opposition avec Émile, qui continuait de
jeter feu et flammes.

Le matin du 12 juillet, mon fiancé accourut chez moi, m’apprit qu’on
venait de recevoir une dépêche de Sigmaringen, et que le prince Antoine,
père du prince Léopold, refusait d’autoriser la candidature. Je courus
moi-même chez Émile, ravie de cette nouvelle, qu’il prit fort mal. Il
déclara que la France ne pouvait point faire état de cette dépêche du
«père Antoine», et qu’il fallait que le retrait de la candidature fût
notifié à l’Empereur par le roi de Prusse, à qui nous devions, de
surcroît, réclamer «des garanties pour l’avenir». Je me chamaillai avec
lui, rentrai de mauvaise humeur, et trouvai chez moi le baron Chantepie,
qui profitait du premier répit que lui laissaient les affaires publiques
pour soigner ses intérêts privés. J’étais moi-même si préoccupée de ceux
de l’État que je lui en parlai d’abord, très familièrement. Mais ce
n’est point cette scène-là qu’il venait jouer.

«Ce n’était pas davantage celle du père Duval de la _Dame aux Camélias_:
je suis sûre que vous l’aviez cru. Le portrait que je vous ai crayonné
du baron vous a cependant rendu évidente la différence des deux
personnages. Celui-ci était, de plus, fort courtois, et il ne garda
point sur la tête son chapeau à grandes ailes. Il trouvait le projet de
son fils insensé, impraticable, tranchons le mot: immoral, et contraire
au bon ordre. Mais il se garda de me faire des phrases: il me fit une
démonstration. Je ne trouvai rien à reprendre à son langage, qui fut
parfait de tact et même d’une bonté touchante, ni rien à répondre à son
raisonnement. Le solide bon sens dont je suis douée me désarme: je ne
sais plus discuter avec un adversaire qui m’a une fois prouvé qu’il a
raison et que j’ai tort. J’étais si persuadée que je ne souffrais même
pas. D’ailleurs, j’aimais Julien, mais je n’avais point fait un rêve
d’où je fusse précipitée. Tout s’était passé entre lui et moi d’une
façon unie et naturelle et, pour ainsi dire, terre à terre. Je n’y avais
pas entendu malice. L’on m’apprenait que je m’étais trompée: j’en étais
étonnée, un peu honteuse, je n’en étais point bouleversée. On me
rappelait que les frontières du monde sont infranchissables, et je me
demandais moi-même comment j’avais pu prétendre à les franchir,--mais
c’était sans y penser: j’ai toujours été du parti de l’ordre. Je
demeurais interdite: je ne me débattais pas. Je ne me lamentais pas. Je
vois bien que tout cela ne rend point mon personnage sympathique à la
façon de Marguerite Gautier. Mais, que voulez-vous? chacun sa manière!
Regardez-moi: je ne mourrai jamais de la poitrine.

«Je n’adressai donc au baron aucun plaidoyer, et je me bornai à lui
répondre avec déférence:

«--Monsieur le baron, la situation n’est pas si simple que vous
paraissez croire et, avec la meilleure volonté du monde, je ne sais pas
comment nous en sortirons. J’aime Julien, et il m’aime. Permettez-moi
d’aller jusqu’au bout de votre pensée et de dire franchement ce que vous
ne m’avez pas dit, ce que vous ne pouviez pas me dire: si je devenais sa
maîtresse, vous n’y verriez aucun inconvénient. Mais, justement, c’est
de toutes les solutions la moins probable. Les voies de l’amour sont
diverses et conduisent toutes, je le veux bien, au même but; mais
lorsqu’on a choisi entre elles, et qu’on est parti, on ne rebrousse
guère pour s’engager dans un autre chemin. Je vous assure qu’il me
serait impossible d’aimer Julien hors mariage, je ne dis point cela pour
me faire valoir; et je ne doute pas qu’il ne préférât lui-même renoncer
à moi. Mais voudra-t-il y renoncer? Voilà la question. Comment le
détacherez-vous de moi? Vous lui direz ce que je suis? Mais, s’il n’y
pense guère, il le sait. Tout le monde le sait. Ce n’est pas mon genre
de dissimuler, et puis qu’avancerais-je? Vous lui direz que je suis
riche? Il l’est aussi, et assez puissamment pour que personne ne
l’accuse de calcul. Je ne vous propose point de me dépouiller pour me
rendre digne de lui: ce sont de belles choses que l’on dit, comment les
accomplit-on? Une fortune, surtout un peu importante, ne se laisse pas
dans un coin. Mais je ne puis non plus vous proposer d’agir comme
Marguerite Gautier, et de tromper Julien afin de le dégoûter de moi: ma
fortune me l’interdit encore, et il sait bien que je suis, depuis assez
longtemps, à l’abri de ces cruelles nécessités. Alors?...»

«Le baron fut enchanté de mon discours: il n’était point difficile. Il
me répondit, en me baisant la main, qu’il s’en remettait à moi. C’était
bien là une réponse de diplomate, et d’un de ceux qui allaient jeter
leur pays dans une effroyable guerre. Il ne se doutait point que la
guerre précisément nous dût tirer de l’impasse. Vous voyez sur cette
photographie l’uniforme que porte Julien. Dès nos premiers malheurs il
s’engagea...

--Et il fut tué, dit M. de Courpière, d’un ton si péremptoire que la
marquise ne put se défendre de sourire.

--Oh! dit-elle, pas si vite. Il fut blessé, même assez tard, au début du
siège de Paris; et cette circonstance, au lieu de l’éloigner de moi
davantage, me le rendit. Ai-je besoin de vous dire que le drapeau de
Genève était arboré à ma fenêtre, que j’avais établi chez moi une
ambulance, et que je soignais moi-même les blessés? C’est la moindre des
choses. Nous sommes toutes nées infirmières, mais j’avoue que je goûtais
un contentement particulier à remplir cette tâche. Je n’ai jamais été
une repentie, je ne serais pas entrée en religion; mais il ne me
déplaisait pas de faire la sœur de charité pendant quelques semaines.

M. de Courpière prit son air cafard. Lady Ventnor poursuivit, encore
plus brièvement, avec une sorte de pudeur impatiente:

--Vous devinez la suite du roman, et vous voyez le tableau: dans le
grand salon du Baudry, les lits blancs alignés, mon Julien blessé, point
trop grièvement, et le père assis au chevet du fils. Mais vous avez
oublié tout ce que je vous ai dit du baron si vous pressentez une
nouvelle scène à la Greuze. Il ne prit pas la main de son fils pour la
mettre dans la mienne. Il fut reconnaissant, aimable, et encore une fois
parfait, mais rien de plus que parfait. Il se garda de me rappeler que
j’avais naguère paru disposée à faire le nécessaire pour détacher Julien
de moi; mais je lisais dans ses yeux, dans ses bons yeux, qu’il comptait
sur moi.

«Le danger, c’est que j’avais maintenant--comment dirai-je?--une
occasion. Julien n’était pas arrivé seul à l’ambulance. Un de ses amis
d’enfance (que je n’avais point connu plus tôt parce qu’il était zouave
pontifical et revenu de Rome en septembre), André de V..., avait été
blessé à ses côtés. Je le soignais aussi. Il ne me plaisait pas:
j’aimais Julien. Mais je ne pouvais m’empêcher de penser à lui--de
penser à lui par raisonnement. Je me disais: «Si je dois tromper Julien,
il est fatal que ce soit avec celui-ci.» Et je ne pouvais plus avoir
avec lui des façons naturelles. Il sentait mon trouble, il
l’interprétait. Comment ne s’y serait-il pas trompé? Et je ne l’aimais
pas! Ah! si j’avais su!...

Lady Ventnor s’interrompit, oppressée. Je la voyais pour la première
fois émue à ce point. Je la préférais ainsi. Elle reprit, brusquement:

--Laissez-moi passer vite. Quand ils furent tous deux guéris, ils
reprirent leur service. Ils étaient tous deux officiers: on parvenait
rapidement. Ils rentraient le soir chez eux, c’est-à-dire encore chez
moi. On recevait un ordre à domicile quand il fallait courir aux
remparts. Un soir, comme nous dînions tous les trois, l’ordre arriva,
mais pour Julien seul. Il partit, trouva contre-ordre en arrivant, et
revint. Ah! le baron aurait eu lieu d’être satisfait... mais pas de la
suite!

«Julien, après... après avoir vu... sortit sans dire un mot, rentra
l’instant d’après, jeta... jeta sur le lit... un ballot de papiers et
disparut. Le lendemain... Oh! il ne s’est pas tué, non!... Non... _Il a
été tué_, le lendemain, aux avant-postes... Et on aura beau dire qu’il
l’a fait exprès, est-ce que c’est possible?... Vous cherchez les balles:
il faut encore qu’elles veuillent de vous... L’Empereur a bien voulu se
faire tuer à Sedan, et il est mort dans son lit.»

Elle se tut encore et nous respectâmes son émotion. J’avoue, d’ailleurs,
que je ne trouvais rien à dire. Mais le vicomte de Courpière, qui est
plus maître de soi, lui demanda, quand il la crut remise:

--Madame, quels étaient ces papiers que vous a jetés M. Julien
Chantepie?

Elle le regarda sans répondre, encore égarée. Puis je vis poindre
l’intelligence dans ses yeux, et il me parut même qu’elle souriait
imperceptiblement.

--Ces papiers? dit-elle. Oh! pas grand’chose... Quelques titres au
porteur... et son testament...



X

LE MARI


Je désirai, vers cette époque, aller passer quelques jours en
Angleterre. Je dois dire que cela me prend assez souvent. Je suis à mon
aise chez les Anglais comme Stendhal chez les Italiens du Nord, et à peu
près pour les mêmes raisons. Ils ont des mœurs naturelles et commodes;
je les trouve cordiaux, accueillants, doués du sens de la liberté
individuelle, qui fait que l’on tient compte d’autrui. Ils ont
infiniment d’esprit, de comique, d’originalité, et pas la moindre notion
du ridicule; enfin ils sont tout l’opposé de ce que l’on croit d’eux en
France, et, cependant que je les goûte, je me rappelle avec un plaisir
de surcroît les bêtises que l’on en dit. Je fais chez eux des cures de
sens commun, et je m’y repose de mes compatriotes qui me semblent tous
un peu fous, à commencer par moi. La grande différence de ce pays-ci à
l’Angleterre est qu’ici tout va de travers, et en Angleterre tout marche
droit. C’est le pays où les allumettes ne ratent pas.

L’on ne savoure de telles jouissances que si l’on est seul à les
éprouver. Je ne me souciais donc point de suggérer à M. de Courpière
l’idée de ce voyage; mais il fallait lui suggérer celle de ne se point
formaliser que je le quittasse une semaine ou deux, et cela était
délicat: non pas qu’il ait la moindre peine à se passer de moi, mais il
n’admet pas volontiers que je me donne des airs de pouvoir me passer de
lui. En outre, ma fantaisie de l’abandonner tombait assez mal. Son
intrigue avec Mme la marquise de Ventnor semblait interrompue, et cet
arrêt inopiné le mettait en mauvaise humeur. Lady Ventnor, sans lui
donner d’explications, qu’au surplus elle ne lui devait point, avait
cessé de le traiter singulièrement et de lui accorder des tête-à-tête.
Il n’était plus question du journal, qui avait servi au moins de
prétexte à nos deux derniers entretiens; il était encore moins question
de ces confessions à bâtons rompus--en apparence, mais si bien ordonnées
et même chronologiques. M. de Courpière était tout désorienté, n’ayant
pas encore pratiqué de femme si hésitante, ou plutôt si bien résolue à
rester maîtresse de l’heure. Sa situation n’était pas brillante; il
avait mis tout son espoir sur cette carte; c’était vraiment fatalité que
la partie traînât.

Mais moi, je voulais m’en aller. Je trompais mon impatience en
feuilletant les guides. J’y dénichai un expédient. Je souhaitais revoir,
entre autres, l’île de Wight, et Ventnor y est situé. Je m’excuse de
l’apprendre à ceux de mes lecteurs qui le sauraient déjà; mais il ne
doit pas y en avoir beaucoup. Nous ignorons les endroits universellement
célèbres qui ne sont pas de chez nous; et je ne puis, à ce propos,
jamais me rappeler sans rire ce mot sublime d’un de nos écrivains du
dernier siècle, qui se décida sur le tard à franchir le Pas de Calais et
découvrit Oxford: «Mais, disait-il au retour, c’est admirable! Et on ne
le sait pas!»

Lord Ventnor avait beau s’appeler Ventnor, il pouvait avoir sa résidence
toute autre part qu’à Ventnor. Mais justement le _Black’s guide to the
Isle of Wight_ m’apprit l’existence d’un _Castle_, ou plutôt villa
Ventnor, dont il vantait les bizarreries. Ce _Black’s guide_ ajoutait
que, malheureusement, la villa n’était pas ouverte aux visiteurs, parce
que le marquis y résidait presque toute l’année.

Comme Maurice me faisait ses doléances du matin au soir, je trouvai tôt
une occasion de lui dire:

--L’interruption qui te chagrine ne m’étonne point; je la prévoyais; et
je t’affirme que, malgré les apparences, tes affaires sont en bon train.
Je ne doute pas que la marquise ne succombe à la tentation de rentrer
avec toi dans une carrière d’où elle se devait croire définitivement
exclue. Mais une femme de son caractère, de sa fortune et, disons-le, de
son âge, une femme qui a vécu, ne se passe point un caprice. Elle veut
du grandiose, l’amour complet, si j’ose m’exprimer ainsi. Ce n’est pas
une fusée d’adieu qu’elle prétend lancer, mais le bouquet. Elle est
politique autant qu’amoureuse, et tu n’as pas mal joué en lui proposant
simultanément la bagatelle et la fondation d’un journal; mais elle tient
à savoir d’abord si tu es de taille à remplir l’emploi qu’elle
t’assigne, et elle n’entend point que vous alliez ni l’un ni l’autre à
l’aveuglette. Je pense qu’elle a pris sur toi des renseignements; elle a
aussi préféré que tu la connusses, et c’est pourquoi, j’imagine, elle
s’est racontée si complaisamment. Elle est trop fameuse pour duper le
plus naïf, et elle sait d’ailleurs que la jalousie du passé est le
talisman qui fait aimer les courtisanes. J’ai toujours gagé qu’elle ne
t’accorderait rien avant d’avoir terminé le récit de son existence
depuis les temps les plus reculés jusqu’à nos jours.

--Eh bien, et maintenant? dit M. de Courpière, qui m’écoutait avec la
plus grande attention.

--Maintenant, nous n’en sommes pas à nos jours, puisque nous en sommes à
la Guerre. Le récit n’est pas achevé. Mais il est suspendu. C’est
qu’elle ne sait pas trop comment elle le doit poursuivre. Elle arrive à
la période critique où elle a supprimé les Pyrénées qui séparent le
monde du demi-monde, après nous avoir tant dit que cette frontière était
inviolable. Elle nous a bien laissé entendre que, grâce à l’adoption et
à la paternité d’Émile, elle était devenue une espèce de jeune fille: ce
n’est qu’une manière de parler. Elle nous a conté qu’un fils de famille
avait demandé sa main: il en est mort. Mais elle est bien devenue
véritablement grande dame, et grande dame anglaise, épouse de lord
Ventnor: pourquoi, entre parenthèse, lord Ventnor plutôt qu’un autre?
Pourquoi cet étrange bonhomme, que nous avons une fois entrevu? Il est
fabuleusement riche, et n’avait aucun intérêt à l’épouser. Elle-même
était riche, surtout après avoir hérité de Julien Chantepie. Elle
pouvait choisir. Il y a un mystère, ou plusieurs mystères, qu’il importe
que tu éclaircisses, et dont il se peut qu’elle ne t’éclaircisse pas
aussi volontiers que de ses aventures précédentes. Aussi n’est-ce point
à elle qu’il se faut adresser cette fois, mais à son mari.

--A son mari! s’écria M. de Courpière.

--Je ne dis pas, repris-je, que je l’interrogerai tout bonnement. Enfin,
je ne sais pas trop ce que je ferai. Mais je vais partir pour l’île de
Wight, où est sa villa. Nous avons fait la fête ensemble toute une nuit:
il est donc parfaitement convenable que je lui rende visite. J’essaierai
de le faire bavarder, ou je pourrai du moins faire bavarder des gens
autour de lui.

--C’est une excellente idée, dit M. de Courpière, et nous partirons pour
l’île de Wight dans deux ou trois jours.

Je lui témoignai affectueusement combien j’eusse été heureux que ce
petit voyage à deux fût possible, mais je lui persuadai qu’il aurait
tort de se compromettre, quand j’étais là pour me dévouer. Il me
remercia de tout cœur, et je partis dès le lendemain.

Je fis halte deux jours à Londres, d’où j’allai faire un tour à Oxford,
qui est en effet admirable, mais je le savais. Je revins à Londres, je
passai à Cowes: c’était le temps des régates, je m’y attardai. J’eus
l’imprudence de déjeuner à Ryde, je m’y attardai aussi, et je finis même
par décider que j’y resterais. J’allai à Ventnor entre deux trains.
Pendant que j’étais en wagon, le ciel se brouilla; le vent était fort
aigre quand je débarquai, et je jugeai que les Anglais ont tort de
comparer le climat de leur _south-coast_ à celui de la Riviera, et en
particulier d’appeler Ventnor leur «Madère». Je ne fis point cent pas
sur la plage, je regardai hostilement les collines escarpées qui la
protègent contre le vent du Nord et qui ne m’empêchaient point de geler,
et j’entrai dans un hôtel, où la vue des petites tables, des nappes
blanches, des victuailles étalées sur le buffet d’acajou me rendirent la
sérénité en excitant mon appétit.

Je choisis une table qui fût le moins possible exposée aux courants
d’air, et j’attaquai une tranche de saumon froid arrosée d’une
mayonnaise à la bouteille, et décorée de petites tranches de concombre
sans le moindre assaisonnement. Mais cinq minutes plus tard la salle fut
envahie, toutes les tables prises. Un grand monsieur, entre vingt et
quarante-cinq ans, qui arriva le dernier, ne trouva point de place; et
comme il était seul, de même que moi, le maître d’hôtel mit son couvert
vis-à-vis du mien sans me demander aucunement la permission. Je suis
Français, et je pestai, mais je connais les Anglais: je me gardai de
toute protestation inutile et du ridicule de faire la tête. Je savais
aussi que, dans les deux minutes, mon convive inconnu m’adresserait la
parole. Il n’y manqua point et, selon l’usage, m’exprima son opinion sur
le temps, qu’il déclara incertain (la pluie commençait de tomber à
flots).

Charmé de voir que je l’entendais, il devint plus familier, et n’hésita
pas à me faire savoir qu’il portait à la France une extrême sympathie,
et qu’il ne pouvait pas sentir les Allemands. Il se permit quelques
plaisanteries assez brutales sur le Kaiser. Pour lui rendre sa
politesse, je lui dis deux mots aimables sur son roi. A ce moment, les
gens des autres tables, qui se plaignaient de suffoquer, ouvrirent
toutes les fenêtres à la fois. Un vent glacial souffla, et mon commensal
profita de la circonstance pour me dire que, si j’étais par hasard
phtisique, je me trouverais très bien du climat si tempéré de l’île de
Wight. Je le remerciai, lui assurai que le coffre était bon, et je lui
dis que je n’étais ici que de passage. Puis, cédant à un besoin de me
faire valoir, bien commis-voyageur, j’ajoutai que j’y étais venu rendre
visite à «mon ami» lord Ventnor.

Je fus étonné de la froideur qu’il me témoigna tout aussitôt. Je me
rappelai, un peu tard, que lord Ventnor était, comme ils disent,
excentrique, et probablement dans le pire sens de ce mot. J’essayai de
le faire parler un peu dudit lord, mais en vain. Pour me rattraper, je
lui donnai à entendre que je venais faire une simple visite de
politesse, ou même poser une carte, et qu’enfin je ne connaissais pour
ainsi dire pas «mon ami» lord Ventnor. Comme il ne se dégelait toujours
pas, je mis les points sur les _i_; je déclarai que je ne connaissais
pas du tout lord Ventnor, que je ne l’avais entrevu qu’une fois, mais
que j’étais lié avec sa femme.

Mon Anglais rechangea aussitôt de visage, me fit l’éloge de la marquise,
grande bienfaitrice de ce pays, où elle ne venait malheureusement plus
guère, comme il était trop naturel, après «ce qui était arrivé» à son
mari. Il ajouta, en baissant la voix religieusement, qu’elle était
l’amie intime de la feue reine Victoria. Je faillis tomber à la
renverse. Je ne voulus point paraître ignorer cette amitié
extraordinaire, mais je lui avouai que j’ignorais «ce qui était arrivé»
à lord Ventnor, et je le pressai de m’en informer. Il rougit comme un
enfant et me répondit avec le plus grand embarras que cela était
impossible à dire, mais que j’en trouverais tout le détail dans les
journaux anglais d’il y a quinze ans. Je finis par comprendre que lord
Ventnor avait eu un de ces procès scandaleux qui datent dans l’histoire
des mœurs. Mon vis-à-vis se hâta de revenir à lady Marguerite, me dit
que sa conduite avait été, en cette occurrence, admirable, qu’elle avait
soutenu son mari jusqu’à la dernière minute envers et contre tous,
contre l’évidence même. C’est elle qui avait emporté l’acquittement, car
lord Ventnor avait été acquitté, mais à la suite de débats plus
déshonorants que n’importe quelle condamnation.

Alors seulement, et après l’avoir sauvé, elle s’était éloignée de lui,
et encore avec ménagement, sans rupture officielle. De temps à autre
elle revenait, au vu et su de tous, habiter cinq ou six jours chez lui,
et le recevait de même chez elle. Sur ce, comme la pluie avait cessé et
qu’un pâle rayon de soleil perçait les nuages, mon compagnon de table me
dit:

--Grâce à Dieu, le temps est redevenu brillant.

Il me salua et se retira, me laissant abasourdi.

Malgré sa pudeur et ses réticences, il avait fourni à mon enquête un
fort joli faisceau de documents. Je suivais bien la manœuvre de lady
Ventnor, et j’avoue que cette stratégie m’émerveillait. Trouver un mari,
dans sa condition, me paraissait déjà un tour de force; mais le quitter
ensuite comme indigne, après s’être donné les gants de ne le point
lâcher, et se faire ainsi décerner, outre les parchemins, un brevet
supplémentaire d’héroïsme et de vertu, c’est le chef-d’œuvre. Cependant
mon indicateur m’avait plutôt posé de nouvelles énigmes, et celle-ci
entre autres: Comment une Solférino pouvait-elle être devenue «l’amie»
de la vénérable reine Victoria? Il ne m’avait pas davantage révélé
pourquoi un lord Ventnor avait épousé une Solférino.

Je ne pouvais plus compter que sur lord Ventnor lui-même pour me
l’apprendre; mais voilà maintenant que je balançais à l’aller voir.
J’étais retenu par une sotte peur, une peur de collégien qui n’ose pas
entrer au mauvais lieu. Je me raisonnai: qui me verrait? Je ne
connaissais personne! Enfin j’y allai, mais en rechignant, avec une
lenteur de mauvaise volonté, et par un chemin absurde, quoique je visse
bien, là-haut, dans la direction de Bonchurch, la grande bâtisse blanche
et nue, flanquée de deux tours inégales, l’une gothique, l’autre sans
style et formée d’une superposition de bow-windows à auvents, enfin
quelque chose d’assez ressemblant au château d’Osborne. J’errai encore
près d’une heure autour du parc avant de trouver l’entrée principale. Le
portier était devant sa loge, il fallut bien me résoudre. Je lui tendis
ma carte et le priai de la faire passer à Sa Seigneurie.

Malgré son _nil admirari_ d’Anglais et de portier, il laissa percer
quelque surprise, et je vis, à sa façon hésitante de manier mon carton,
qu’il n’avait point souvent de visiteurs à introduire. Cela n’était
point pour m’assurer. Puis je songeai que, si une visite était chose si
étonnante, la mienne en particulier était plus étonnante encore, et
qu’il se pouvait même que le noble lord ne se rappelât seulement pas mon
nom. «Bah! me dis-je, j’en serai quitte pour n’être pas reçu.» Mais je
le fus avec d’autant plus d’empressement que je rompais la quarantaine.
Lord Ventnor vint même au-devant de moi, comme d’un souverain, et je vis
une lueur de joie dans ses yeux clairs, vitreux, qui (je le rappelle)
marquent l’éternité. Ce vieillard ne paraissait toujours pas plus de
dix-sept ans, je ne doute pas que ce ne soit pour la vie; et comme il
était vêtu de serge blanche, il avait l’air d’un boy qui va jouer au
tennis.

Le bizarre est que la cordialité de son accueil ne me mit nullement à
mon aise. Je sentais au contraire plus vivement l’incorrection de ma
démarche, malgré une certaine effronterie que j’ai. Je perdis mon
anglais, et, désespérant de m’excuser en cette langue, je le fis en
français. Mais quel français! J’ose dire que je barbotai. Je remémorai
pêle-mêle au marquis mon nom, l’honneur que me faisait la marquise de
m’admettre dans son intimité, le dîner que j’avais fait avec lui-même,
et la tournée des grands-ducs qui avait suivi. J’avais ouï parler des
merveilles de sa villa. Je la savais fermée aux visiteurs. Ma curiosité
était piquée. Et j’avais cru pouvoir profiter de notre unique et déjà
ancienne rencontre pour forcer la consigne.

Il me repartit que je n’étais point de ces étrangers auxquels il fermait
sa porte, et qu’il était charmé de me revoir; afin de marquer qu’il ne
me traitait pas en curieux, mais en ami, il me pria à dîner, et, comme
je n’aurais plus de train pour le retour, à passer la nuit sous son
toit. Puis il m’avoua qu’il était fier de sa villa, qui était proprement
sa création, sauf le logis principal édifié par son père (cela se voyait
de reste), et qu’il se ferait un plaisir de m’y servir de cicérone. Nous
montâmes un haut perron et pénétrâmes dans le hall, fort vaste, mais
banal et nu, où il y avait des sièges commodes. Lord Ventnor m’y fit
reposer un instant, par protocole, j’imagine; et, toujours par
protocole, il entama la plus anglaise des conversations météorologiques.

Quand il eut épuisé le sujet, il me promena, mais vite, et comme par
acquit de conscience, dans les diverses pièces du rez-de-chaussée,
arrangé en musée, de même que son hôtel de l’avenue du Bois; et il
s’empressa de me dire qu’il avait bien d’autres choses, plus originales
et plus intéressantes, à me faire voir. (Je sentis venir les étrangetés
promises par le _Black’s guide to the Isle of Wight_.) Il était plus
voyageur que collectionneur, il avait visité tous les pays de la terre,
et il avait fait de sa villa un monde en raccourci, où, comme l’empereur
Hadrien à Tibur, il pût journellement repasser ses souvenirs et les
raviver jusqu’à l’hallucination. L’idée première de cette fantaisie lui
était venue justement d’une ruine de villa romaine, enclose dans son
parc. Il me conduisit d’abord à ce petit Pompéi, comme il disait, et
j’eus beau me frotter les yeux, je n’y aperçus rien, que des traces de
murs et une centaine de petits cubes de mosaïque. Mais le moindre éclat
de pierre lui suffisait pour ressusciter tout un pan du passé, et
surtout, à ce que je vis, pour évoquer les images des singularités
érotiques, qu’il attribuait de confiance, et un peu trop uniformément, à
toutes les civilisations, pourvu qu’elles fussent lointaines dans
l’espace ou dans le temps.

Il me montra un stade qu’il avait construit dans une clairière, et où ne
manquaient que les athlètes, des Thermes inutiles et déserts, une
Académie sans philosophes: et cette friperie antique me rappela la
friperie rustique du hameau de Trianon. Un pavillon égyptien, et un
autre, indien, me firent penser à l’exotisme de nos expositions
universelles. Je me laissai prendre au charme du jardin japonais; mais
le «paysage de Tahiti» et la «vallée de Tempé» ne me parurent point
différer assez sensiblement des _Kew gardens_ ou même du parc Monceau.
Je songeai à notre Balzac, qui accrochait au mur de son salon des
pancartes: «ici un Rembrandt, ici un Raphaël», et qui voyait réellement
le Rembrandt ou le Raphaël. Lord Ventnor avait une imagination de même
puissance, mais plus particulière, et je ne saurais décrire les visions
que ce décor baroque lui suggérait. Elles me causèrent un malaise, un
trouble indéfinissable. J’eus de nouveau peur, et follement envie de
fuir ce lieu où je m’étais fourvoyé, comme une Gomorrhe où je flairais
déjà le feu.

Mais il n’y fallait point compter. Mon hôte me ramena dans le hall.
Cette fois, j’avais grand besoin de m’asseoir. J’étais rendu. Je sentis
que je devais pourtant prendre à mon tour la parole et manifester mon
admiration. Je ne trouvai que des phrases communes. Heureusement,
j’avais affaire à un interlocuteur qui magnifiait les mots comme les
images. Il me crut sincère, enthousiasmé, et il repartit de plus belle.
Il se flattait d’avoir créé un microcosme, mais il se plaignait de
n’avoir pu le créer que matériel et mort; pour peupler ce décor qui, à
ses yeux, abrégeait l’univers, il rêvait de susciter un être humain qui
eût résumé en soi l’humanité. «Voilà donc, pensai-je, pourquoi il a
épousé la Solférino!» J’osai prononcer le nom de la marquise. Il fit une
risée de colère.

--Lady Ventnor? cria-t-il. Qu’est-ce donc? Rien. Une petite femme!
Réellement. Une petite femme. Une biche!

Et il ajouta, avec mépris:

--Une honnête femme!

Je vis entrer à ce moment un nouveau personnage, d’une trentaine
d’années pour le moins, que lord Ventnor me présenta comme son
secrétaire, grand, brun, de figure assez médiocre, et, je me hâte de le
dire, point équivoque. Je crus bien, en le considérant, lui trouver le
front bas, volontaire, les yeux enfoncés de l’Antinoüs; mais c’est
probablement parce que nous venions de parler d’Hadrien. Il me déplut;
mais je sentis le Latin,--je n’aurais su dire de quel pays, ou même de
quelle partie du monde,--le Latin, qui, malgré cette antipathie, ne
pouvait manquer de m’être plus proche et intelligible que lord Ventnor
qui ne me déplaisait point.

Le marquis se réduisit dès lors au silence, et il n’y en eut plus, comme
on dit vulgairement, que pour le secrétaire. J’observai d’ailleurs qu’il
exprimait toutes les mêmes idées que son maître, avec plus d’emphase, de
développement, de rhétorique: et je présageai que je pourrais tirer de
lui, quand nous resterions seuls, tout ce que je n’avais pu obtenir du
marquis.

Ce tête-à-tête fut plus tôt que je ne pensais. Le dîner, bien que servi
à la française, se termina à l’anglaise par une beuverie de vins. Lord
Ventnor se leva dès la première bouteille, nous souhaita le bonsoir, et
se retira. J’entrepris aussitôt le secrétaire, à qui je fis répéter sans
aucune peine tout ce que m’avait débité le marquis sur son raccourci
d’univers et autres extravagances de même farine. J’exprimai moi-même le
regret que la pauvre marquise ne fût point le personnage d’un tel décor,
et il ne manqua point de me dire qu’elle n’était qu’une «petite femme».
Mais il ajouta:

--Et avec cela retorse!

Je voudrais pouvoir noter l’accent qu’il donnait aux _r_ et à l’_s_ de
cette épithète.

Je lui demandai à brûle-pourpoint:

--Mais comment s’y est-elle prise pour devenir l’amie de la reine?

Il me répéta qu’elle était retorse, et il ajouta «machiavélique», dont
il faudrait pouvoir aussi noter l’accent. Puis brusquement,
précipitamment, avec une inconcevable volubilité, comme si j’eusse, à
tâtons, ouvert le robinet, il se mit à me raconter que la Solférino
était venue à Londres aux derniers jours de la Commune. Il y avait alors
nombre de Français, une manière d’émigration, de tout rang et de tout
bord, les fuyards d’avant la guerre, les fidèles des souverains déchus,
les communards proscrits: tous plus ou moins gênés, elle seule riche,
libérale... en huit jours, le centre, la Providence, l’idole des émigrés
sans distinction de parti. La lionne! Pourtant les salons anglais lui
demeuraient fermés. Mais elle savait les incohérences du cant, et c’est
alors qu’elle s’était montrée «retorse» et «machiavélique»!

En Angleterre, où l’on veut ignorer que les artistes mènent parfois une
existence un peu libre, on les reçoit sur le pied de l’égalité. Elle
eut une inspiration. N’avait-elle point chanté, jadis, aux
_Délassements-Comiques_? Elle osa prêter son concours à une fête de
charité, organisée par elle-même au bénéfice des exilés français, et
elle y chanta d’autre musique que celle des _Délassements_. Avait-elle
une ombre de talent? Ou bien c’est que ce public n’y entend rien. Elle
fut sacrée cantatrice, toutes les portes s’ouvrirent. La reine voulut
l’entendre, la fit venir, l’admira: et son buste, paraît-il, son buste
de Carpeaux peut encore se voir sur une des cheminées d’Osborne! Il ne
lui manquait plus qu’un grand nom, mais chacun sait que la moindre
_Gaiety girl_ trouve, quand il lui plaît, dans le _peerage_, un mari de
première qualité.

Je n’écoutais plus le secrétaire que d’une oreille distraite, puisque je
savais d’avance la suite. Je lui avouai que je ne tenais plus debout, et
il me conduisit à ma chambre. Dès le lendemain, je m’arrachai aux
séductions de l’île de Wight, et repartis pour la France, hâté de
rapporter à M. de Courpière comment lady Ventnor était devenue grande
dame, et, selon l’expression si savoureuse du mari, «honnête femme».



XI

CALIBAN


M. de Courpière, qui est un homme d’action, n’aime pas l’art pour l’art.
Il prisa peu la collection de curiosités psychologiques que je lui
rapportais de mon voyage à l’Ile de Wight, et il me dit avec dédain:

--A quoi cela peut-il me servir?

C’était le cadet de mes soucis. Je lui répondis par une tirade,
également inutile, sur l’amour désintéressé de la science, et je
conclus, aussi dédaigneusement que lui:

--Il est des choses dont tu ferais mieux de ne point parler, attendu que
tu ne les comprendras jamais.

--En effet, me répliqua-t-il avec cette hauteur qui lui vient de ses
ancêtres qui ne savaient pas lire.

Puis il me proposa d’aller rendre une visite à lady Ventnor, chez
laquelle, me dit-il, il n’avait pas cru devoir mettre les pieds durant
le temps de mon absence. Il ajouta:

--D’autant que c’est maintenant à tous les diables, et de la dernière
incommodité lorsque l’on n’a point d’automobile à sa disposition.

Il exagérait. Mme la marquise de Ventnor, qui demeure, l’hiver, à
l’entrée du Bois de Boulogne, éprouve le besoin d’aller en villégiature
un peu plus loin que le château de Madrid et un peu moins loin que le
pont de Suresnes. Elle a loué entre ces deux points une villa fort
simple, et même d’une rusticité inespérée, fort différente d’un certain
«rayon de marbres et sculptures» qui se trouve auprès. Elle se croit
aussi obligée de s’absenter quinze jours en août pour respirer l’air des
montagnes; mais elle était déjà revenue de sa corvée des altitudes.
Madrid, ni même Suresnes, ne sont loin, mais j’avoue qu’il faut un
automobile; et le vicomte de Courpière avait eu la coquetterie de
laisser les siens à la vicomtesse. Je ne sais point ce qu’il attendait
pour en racheter un neuf; j’imagine que ce n’était point d’avoir de quoi
le payer comptant: sinon je dirais qu’il baisse. Bref, nous prîmes un
fiacre, traîné par un cheval, jusqu’à la porte du Bois; et, comme il
faisait beau, nous achevâmes la route à pied.

Lady Ventnor ne nous sut aucun gré de ces ennuis et de cette fatigue.
Elle nous reçut froidement. Avant tout, elle exige de ses amis la
régularité; et j’ai observé que, sans avoir le délire de la persécution,
elle se demande, quand on est resté plusieurs jours sans paraître, ce
que l’on a bien pu machiner contre elle pendant ce temps-là. L’idée ne
lui vient pas que l’on pense à autre chose. Elle prit son ton commandant
et rude, son ton second Empire, pour nous demander ce que nous étions
devenus depuis des éternités. Maurice, qui n’avait rien à dire, ne
répondit pas; et moi je répondis «avec intention» (comme écrivent devant
certaines répliques les auteurs de comédies), que j’avais fait un petit
tour d’une huitaine dans l’île de Wight. Elle parut si décontenancée que
je vis bien que j’avais frappé un grand coup,--je n’aurais pas été fâché
de savoir lequel. M. de Courpière le vit de même, et me prouva qu’il ne
baissait point; car, avec un à-propos admirable, il me reprit: «_Nous
venons_, dit-il, de faire un petit tour dans l’île de Wight». Il appuya
sur le pluriel, et il me regarda en jouant l’étonnement, comme s’il ne
s’expliquait point pourquoi j’avais parlé au singulier.

Le trouble de lady Ventnor augmenta, à tel point qu’elle ne trouva à
répondre que: «Vraiment?» qui est une réplique médiocre. Elle ajouta,
après un temps de réflexion: «En voilà une idée!» comme s’il n’était pas
naturel d’aller à Wight. M. de Courpière, afin de marquer notre
avantage, dit:

--Nous avons eu l’honneur d’être reçus par lord Ventnor.

Je jouai impudemment le jeu de Maurice, et je dis:

--Nous avons même passé une nuit sous son toit.

--Je ne vous conseille pas, dit-elle, de vous en vanter.

Cette réplique me parut grossière.

--Eh bien, dis-je à M. de Courpière lorsque nous nous retirâmes, après
une visite fort courte où la conversation avait plusieurs lois langui,
tu vois que cela prend et qu’elle est furieuse.

--Oui, dit-il, mais je ne vois pas pour quel motif ni, encore une fois,
le parti que j’en puis tirer. Il me semblerait plutôt que je perds du
terrain. Avoue que lady Ventnor n’a pas l’air d’une femme qui fondera un
journal avec moi demain matin. (J’admirai la décence de cette
périphrase.) Il ne se passe entre nous rien de ce qui se passe
d’ordinaire entre deux personnes qui s’acheminent vers ce dénouement.

--Je n’ai jamais cru, répondis-je, qu’aucune de ces choses ordinaires
dût se passer entre lady Ventnor et toi. Vous ne vous êtes point ce
qu’on appelle fait la cour réciproquement, sinon par sous-entendu: cela
n’a point empêché l’évolution de s’accomplir, si je puis me permettre
une expression si pédantesque; et elle aboutira sans que vous ayez eu la
peine d’échanger ces demandes et ces réponses qui sont embarrassantes,
et d’ailleurs d’une pauvre littérature: je vous en fais mon compliment.
Lady Ventnor a lentement mûri pour toi, et je pense qu’elle avait
l’intention de tomber d’elle-même comme un fruit, le moment venu.
J’avoue que sa maturation semble avoir subi un ralentissement, et je
doute que maintenant elle tombe d’elle-même: il lui faudra un prétexte,
et ensuite une occasion, bref toute une péripétie. C’est à toi,
naturellement, d’amener cette péripétie.

--Tu es bon! dit M. de Courpière. Qu’est-ce que tu veux que j’invente
tout d’un coup, après n’avoir jusqu’à présent rien fait que laisser
aller les choses toutes seules?

--C’est ici, dis-je, triomphant, que va se manifester à toi l’utilité
pratique de mon voyage et de mes documents. Nous avons, grâce à lord
Ventnor, des clartés sur le caractère de la marquise, qu’elle ne nous
aurait point données elle-même, et que nous n’aurions point trouvées à
nous deux. Rappelle-toi sa double définition de lady Marguerite: une
«petite femme», une «honnête femme». Sens-tu combien cela est riche de
substance, de sens et d’enseignement?

--Pas du tout, répondit M. de Courpière.

--Tu m’étonnes, dis-je. «Petite femme» signifie que cette courtisane
illustre, qui a dispensé du plaisir à tous les personnages marquants de
son époque et déshabillé les princes, cette héroïne de mélodrame ou de
faits divers pour qui le sang a coulé, ce personnage quasi allégorique,
en qui se personnifient l’amour et la sensibilité de tout un règne,
enfin cette politique d’entre les draps, a vécu, ou plutôt traversé sa
propre histoire, souvent vulgaire, mais parfois infâme, ou tragique, ou
même grandiose, sans se grandir, sans jamais cesser d’être pas
grand’chose, une «petite femme», une petite femme de Meilhac. «Honnête
femme...» Ah! que le mari avait une belle façon méprisante d’articuler
cette épithète!... «Honnête femme» veut dire qu’elle n’est pas
singulière ni éminente dans l’exercice de son métier; qu’elle n’avait
pas des dons extraordinaires et que la pratique lui a peu appris;
qu’elle n’est pas inventive, ni ingénieuse; sensuelle, je n’en sais
rien, mais à coup sûr pas une bacchante; enfin, très naïve; et
probablement aussi sentimentale, comme en ce temps-là, petite fleur
bleue,--«honnête femme!»

--Alors? demanda M. de Courpière impatiemment: car il affecte de ne pas
aimer les phrases, et ne sait pas distinguer entre celles qui ne
signifient rien et les miennes.

--Alors, dis-je, tu n’as pas besoin de te mettre fort en frais
d’imagination, et c’est tant mieux, car tu me parais vidé. Provoque un
incident très banal, très vieux jeu, et tu es sûr de réussir.

--Précise, dit M. de Courpière.

--Enfin, dis-je, tu veux que je te souffle. Soit. Il faut que tu
inspires à lady Ventnor de la jalousie, et quelle sente que tu la
méprises.

--Naturellement, je la méprise, dit avec candeur M. de Courpière, et
comment veux-tu qu’elle en doute? Elle sait que je sais ce que tout le
monde sait d’elle, sans compter ce qu’elle-même m’en a dit.

Je fis observer à Maurice que les récits de la marquise étaient
habilement choisis et conçus pour la mettre en valeur, et qu’elle y
jouait parfois un vilain rôle, mais jamais ce que les comédiens
appellent un mauvais rôle.

--Ses liaisons avec l’«Oncle», avec le grand ministre, avec le Napoléon
de la presse et avec le «ressembleur» sont, dis-je, flatteuses. Rien ne
m’a paru plus touchant que son aventure, qui frise l’inceste platonique,
avec le bouillant Achille et le Chérubin. L’histoire du violoniste
allemand est bien parisienne, et elle a trouvé moyen de placer l’atroce
épisode Chantepie dans un décor d’ambulance qui sauve tout.

--Selon toi, dit le vicomte, elle gaze ou elle brode?

--Ni l’un ni l’autre. Elle ne dit même que la vérité, mais elle ne la
dit pas toute, et elle n’aime point que l’on s’avise de la chercher sans
sa permission. Tu as vu la tête qu’elle nous a faite quand je lui ai
laissé entendre que son mari avait bavardé? Nous sommes dans le bon
chemin. Poussons notre enquête, et informons-nous de tout le reste.

--Quel reste?

--Ce qu’elle a omis au cours de ses confidences, et la suite.

--Quelle suite?

--Tu n’imagines pas que, depuis son mariage, elle a, si j’ose m’exprimer
ainsi, tourné ses pouces? Nous arrivons à une bizarre époque de
l’histoire de France, où l’on a vu ressusciter et s’agiter, entre la fin
de la Commune et la fondation de ce gouvernement que tu aspires à
renverser, des gens que l’on croyait morts depuis le 2 décembre, depuis
quarante-huit, ou même depuis mil huit cent trente. Ce fut le temps où
le faubourg Saint-Germain fréquentait à l’Élysée. Nous étions nés, nous
avions même l’âge de voir clair, et pourtant je te défie de retrouver
aucune image nette de cette époque-là, qui s’est enveloppée soudainement
d’oubli, comme toutes les périodes dites de transition. Il ne faut point
tolérer que lady Ventnor saute par-dessus ce fossé. J’ai idée que ses
aventures d’alors te fourniraient l’occasion que tu souhaites de la
mépriser et de lui témoigner ce mépris, à moins que tu ne trouves mieux
encore dans les _paralipomena_ de ses années précédentes.

--_Paralipomena_? s’écria M. de Courpière en écarquillant les yeux et en
me regardant avec une véritable expression d’effroi. Qu’entends-tu par
ce mot barbare?

--C’est, dis-je, tout bonnement ce qu’elle a laissé de côté. Tu feras
d’une pierre deux coups, et tu la rendras jalouse en même temps que tu
l’affoleras de ton mépris, si tu sais bien choisir la personne auprès de
qui tu iras ostensiblement aux informations.

--Qui est cette personne? dit M. de Courpière.

Il se remettait à moi de tout, et je m’avisai que, vu les circonstances,
cela devait effaroucher ma délicatesse. Mais je m’étais trop avancé pour
me dérober, et je lui désignai cette personne, une certaine comtesse
Doulevant, familière de lady Ventnor, dont je n’ai pas même songé à
mentionner le nom jusqu’ici, tant elle me semblait insignifiante, mais
de qui l’importance m’apparut subitement.

A quelque heure du jour que l’on se présentât chez la marquise, on y
trouvait installée cette comtesse Doulevant, sans chapeau, et qui
faisait du point de Hongrie. On n’y prenait point garde et l’on ne
pensait même pas à demander ce que c’était. Je l’avais su par hasard.
C’était une femme du vrai demi-monde selon Dumas, c’est-à-dire une
comtesse authentique, séparée et déclassée à la suite du plus banal
adultère. Mais elle était venue trop tard, si j’ose cette plaisanterie,
dans un demi-monde trop vieux. J’entends qu’elle y était venue à
l’instant même que le demi-monde cessait d’exister proprement, et que
les femmes de la meilleure société se décidaient à faire une concurrence
officielle aux demoiselles de profession. Cet événement de l’histoire
des mœurs a coïncidé avec la fin de la période intermédiaire dont je
venais de faire un crayon à Maurice.

La comtesse Doulevant eut donc une carrière de galanterie fort courte,
et qui dura exactement le même temps que ladite période. Elle se retira
des affaires quand le Maréchal se démit. Elle ne les avait pas trop bien
faites. La petite rente dont elle vivotait était un débris de sa fortune
passée, et non le fruit de ses épargnes. Elle ne s’en fût point tirée
sans une autre petite rente que lui servait lady Ventnor. C’est pour
reconnaître ce bienfait qu’elle s’astreignait à une manière de
domesticité.

Elle avait bien sept ou huit ans de moins que la marquise, et elle était
plus jolie, mais il aurait fallu se donner la peine de la regarder pour
s’en apercevoir. Sa taille était charmante et je jurerais que le blond
de ses cheveux était naturel. Elle aurait dû inspirer le désir, et ce
n’est point, je suppose, les scrupules qui l’étouffaient; mais elle ne
trouvait point d’amateurs et elle n’en cherchait même plus. Même jeune,
une femme qui appartient à une époque révolue est passée. Celle-ci
n’avait point su, comme lady Ventnor, survivre à un changement de
régime.

--La Doulevant est une peste, dis-je à M. de Courpière. Elle hait lady
Marguerite et te racontera de son amie toutes les horreurs que tu peux
souhaiter; elle en inventerait au besoin.

--Qu’est-ce que tu chantes? répliqua le vicomte. Elles s’adorent! Elles
ne peuvent se passer l’une de l’autre.

--Justement, dis-je, elles ont l’une pour l’autre la haine des
inséparables; et, si tu entreprends la comtesse, la marquise se jettera
aussitôt à ton cou.

--Mme Doulevant n’est pas jeune, dit M. de Courpière, et je veux bien
passer là-dessus quand il s’agit de la marquise, mais je n’entends pas
me faire une spécialité des femmes d’un certain âge.

--Tu plaisantes, lui dis-je. Elle est plus jeune que la marquise, et
même que toi. Oh! je sais que tu parais à peine son âge...

--Je ne sais pas si je parais son âge, répondit M. de Courpière, mais
elle paraît hardiment le mien.

Je goûtai cette plaisanterie, mais ne la trouvai point juste, et je le
lui dis.

--Alors, me répliqua-t-il, qu’est-ce que tu attends pour marcher
toi-même?

Et j’observai avec étonnement que je n’avais pas la moindre envie de
«marcher».

Cependant, le même jour, chez lady Ventnor, piqué par ce défi de M. de
Courpière, je regardai bien la comtesse Doulevant, et, après m’être
convaincu que je ne l’avais pas trop avantageusement jugée, je pris
l’offensive: c’est-à-dire, tout simplement, que je remarquai sa
présence, et lui adressai la parole cinq ou six fois comme à une
personne naturelle. Cette petite manifestation troubla lady Ventnor
autant que l’avait fait naguère l’avis de mon voyage à l’île de Wight.
Elle me jeta un mauvais regard, où je lus: «De quoi se mêle-t-il,
celui-là? Quel jeu joue-t-il?» La comtesse, d’abord surprise, puis ravie
d’être distinguée, triompha quand elle vit que cela était si sensible à
l’autre. Mais à son tour M. de Courpière, qui n’attendait que mon
exemple, attaqua, et je crus que lady Ventnor allait nous mettre tous
les trois à la porte. Nous sortîmes peu après.

--Tu vois, dis-je à M. de Courpière, si cela prend!

Et j’allais ajouter: «Décidément, cette Doulevant me plaît.» Mais il me
coupa la parole pour dire justement ce que j’allais dire, bien qu’il
répète plus ordinairement ce que je viens de dire.

--Cette Doulevant, fit-il, me plaît décidément, et je vais tenter
l’aventure.

J’avoue que j’en crevai de dépit. Je ne dis mot; mais le lendemain,
avant dîner, j’allai corner ma carte chez Mme la comtesse Doulevant. Sa
concierge, qui tricotait, ne se dérangea point, et m’indiqua, du menton,
le casier des locataires. Je trouvai, dans la case de Mme Doulevant, une
carte de M. de Courpière qu’il était venu poser avant moi. La comtesse,
qui ne pouvait manquer de croire que nous fussions venus ensemble, nous
remercia de même, le lendemain, sous le nez de lady Ventnor, qui pâlit.
Alors elle ajouta:

--J’espère que vous reviendrez me voir à une heure où je suis chez moi.

--Iras-tu? dis-je à M. de Courpière quand nous sortîmes.

--Oui, fit-il. Avec toi, si tu veux.

--Volontiers, répondis-je, un peu surpris.

Nous y fûmes dès le jour suivant. Nous attendîmes un bon quart d’heure
dans un petit salon où la cheminée était habillée de chasubles et les
chaises de ce point de Hongrie que la comtesse produit incessamment. Il
y avait des saints de bois dans tous les coins. C’était le genre
artiste, ou plus précisément le genre peintre, qui a fleuri au temps où
la comtesse était une femme à la mode. Je signalai à M. de Courpière
cette confirmation de mes pronostics. Enfin la comtesse parut, alerte et
appétissante; mais nous ne sûmes que lui dire. Elle nous montra ses
bibelots, qui ne méritaient point cet honneur. Je la mis adroitement sur
le chapitre de lady Ventnor, elle en parla avec un enthousiasme de
commande. M. de Courpière me fit un signe et nous prîmes congé.

--Il faudrait, pour en tirer quelque chose, la voir dans l’intimité,
dis-je à Maurice.

--Oui, dit-il, pensif.

J’ajoutai, après un temps:

--Je ne crois pas que cela soit bien difficile.

--Non, dit-il.

Mais la difficulté était encore moindre que je ne croyais. Le lendemain,
j’allai chez lady Ventnor de mon côté. Je n’y trouvai point le vicomte,
ni, grande merveille! la comtesse. Lady Ventnor était seule et
paraissait enragée. Le spectacle de cet enragement me fit perdre le peu
de sang-froid qui me restait, et au bout d’à peine un quart d’heure je
me levai brusquement.

--Je ne puis, dis-je, concevoir où est Maurice. Je vais le chercher.

Au lieu de me demander si je devenais fou, elle me répondit:

--C’est cela, allez-y donc.

Je ne me le fis pas dire deux fois, et j’allai droit chez la comtesse,
mais je ne pus monter, car je me heurtai à M. de Courpière qui
descendait. Il était de la pire humeur.

--Eh bien, me dit-il, tu m’as fait faire de belle besogne! Il n’y a rien
à tirer de cette femme-là, rien du tout.

Je devinai qu’il avait pourtant fait le nécessaire, ce qui me dépita, et
je me réjouis qu’il l’eût fait pour rien.

--Cela, dis-je, t’apprendra à me mettre de côté. Si nous étions
retournés chez elle ensemble, j’aurais bien su la faire causer... Alors,
elle a recommencé à te parler de lady Ventnor avec enthousiasme?

--Point du tout, répondit M. de Courpière, et, comme je sais fort bien
m’y prendre, elle a senti tout de suite que c’est des horreurs que je
voulais. Elle ne demandait pas mieux, mais elle n’en avait point à me
servir. Elle n’a rien trouvé qu’une histoire de pompier.

--De pompier? dis-je en riant.

--Oui. Et penses-tu que je vais mépriser lady Ventnor davantage, pour un
pompier? Quelle est la femme, même très convenable, qui n’a pas dans son
passé une de ces histoires-là? On dit, je crois, une histoire de
jardinier, ou de muletier?

--On dit plutôt muletier, depuis Montaigne. Cela est, en effet, assez
commun.

--Pour lady Ventnor, ce fut un pompier, parce qu’elle était alors au
théâtre. Elle connut ce pompier aux _Délassements_, pas hier, comme tu
vois. Elle le ramassa un soir par caprice, et elle ne put, ensuite,
jamais se déshabituer de lui. Au temps même de son plus grand luxe et de
ses plus illustres aventures, elle le faisait encore venir de loin en
loin avenue des Champs-Élysées. Oui, mon cher, ce voyou s’est prélassé
dans le lit de marqueterie, d’où il regardait à la renverse l’Aurore qui
prend son vol au plafond. Et voici où il faut rire, du moins selon Mme
Doulevant: car moi, je n’ai pas trouvé cette nouvelle à la main si
drôle, mais elle pâmait en me la racontant. Il paraît qu’à
l’entr’acte--tu m’entends bien--le pompier s’asseyait en travers du lit,
allumait une cigarette russe, disait: «Et maintenant, qui est-ce qui va
en griller une?...»

J’achevai la phrase:

--«C’est bibi.» L’historiette, dis-je, est connue, mais je l’avais ouï
attribuer à d’autres femmes de l’époque, notamment à Léonide.

--Tu vois, dit M. de Courpière, elle n’est même pas authentique!

Et il continua de grogner. Je trouvais l’histoire du pompier
médiocrement drôle et d’un goût affreux. Mais, je ne sais pourquoi, plus
M. de Courpière grognait, plus j’avais peine à me défendre d’en rire. Je
lui dis enfin:

--J’imagine qu’après ce fiasco tu ne mettras plus les pieds chez la
comtesse?

--Si fait, dit-il. Je lui ai promis d’y aller demain à cinq heures; mais
je ne tiens pas au tête-à-tête, et tu me rendras même service de venir
m’y retrouver.

J’y fus à trois heures. Je suis exact, et j’arrive toujours le premier
aux rendez-vous; mais il est rare que je sois en avance à ce point-là.
Mme Doulevant me reçut; et, malgré ce que j’ai pu dire de sa facilité,
je ne saurais lui reprocher d’avoir précipité les choses, puisque nous
eûmes deux grandes heures devant nous.

Je suis discret de nature, mais je n’ai pas de secrets pour Maurice, et
j’éprouvai particulièrement un irrésistible besoin de lui confier, dès
qu’il arriva, ce qui venait de s’accomplir. Il n’était point commode de
lui faire un tel aveu en présence de la dame, et je me demande comment
je m’en fusse tiré si elle ne nous eût offert à ce moment même des
cigarettes.

--Et maintenant, dis-je, qui est-ce qui va en griller une?...

Le vicomte prit ses grands airs. Il eut raison: ce rappel n’était pas
d’un goût moins affreux que l’anecdote elle-même. Mais j’avais une forte
démangeaison de rire. Je me reprochais seulement de n’avoir pas été plus
malin que Maurice, ni de n’avoir point su profiter des complaisances de
Mme Doulevant pour tirer d’elle quelques nouvelles infamies sur la
marquise. J’essayai de rattraper le temps perdu, mais je perdis ma
peine, et j’allais être bredouille quand je dénichai dans un coin une
gravure encadrée d’or, qui représentait le cortège du lord-maire à
l’inauguration de l’Opéra. Des personnages à perruques et en grande
tenue de carnaval gravissaient le fameux escalier. D’autres hommes, en
habit noir, donnaient le bras à des femmes coiffées en casque, vêtues de
robes-fourreaux, décolletées en carré, et qui traînaient derrière elles
de longues queues carrées, montées sur roulettes.

--Regarde bien, dis-je à M. de Courpière. Voilà le costume et la
physionomie de l’époque sur laquelle lady Ventnor garde un silence
prudent.

--Mais, dit la comtesse, voici justement Marguerite.

Et elle nous désigna, parmi une foule de personnages tout rapetissés,
qui de la loggia du deuxième étage regardaient monter le lord-maire, une
lady Ventnor méconnaissable, et même laide, avec cette disgracieuse
coiffure et ce costume suranné. Nous ne dissimulâmes point qu’elle nous
déplaisait fort sous cet aspect, et Mme Doulevant s’empressa de nous
exhiber toute une collection de photographies, pour nous démontrer par
l’image que les modes de ce temps gâtaient les beautés les plus
célèbres, et singulièrement lady Ventnor.

--Vous la haïssez bien? dis-je en souriant.

--Oui, répondit-elle avec franchise. Mais je vous prie de ne point
croire que je la hais parce je suis médiocre et ratée, et son obligée.
Je la hais par jalousie d’amour.

--Ah! ah! fis-je.

La comtesse me jeta un beau regard farouche.

--Cette femme, dit-elle, qui avait tant d’amants! Moi, je n’en avais
qu’un, et elle me l’a pris.

Je touchai le coude de M. de Courpière.

--Nous y voilà, lui dis-je tout bas.

Je dis à la comtesse Doulevant,--pour lui faire plaisir, car il va de
soi qu’elle est bien pensante:

--Madame, votre aventure me remet en mémoire une certaine parabole,
comme vous dites, je crois. Ainsi donc, vous n’aviez qu’un amant, pas
plus, de même que ce pasteur qui n’avait qu’une seule brebis; et Mme la
marquise de Ventnor, qui en avait, révérence parler, un troupeau, vous a
envié et pris le vôtre. Elle ne nous a jamais soufflé mot de cette
histoire, je devine pourquoi. M. de Courpière, ici présent, aurait
peut-être intérêt à en connaître le détail, et moi j’ai de la curiosité.
Faites-nous la grâce de nous conter la chose, et d’abord révélez-nous le
nom de l’heureux mortel que vous et la marquise vous êtes disputé.

Elle rougit. Je m’en étonnai. Car elle a bien un air de réserve, et même
de pruderie, comme la plupart des femmes qui, après avoir fait la vie,
ont fait la retraite; mais elle ne comptait pas, j’imagine, imposer ni à
M. de Courpière ni à moi.

--Voyons, repris-je, est-ce que nous le connaissons? Fréquente-t-il
encore chez la marquise, et l’y avons-nous rencontré?

--Oui, dit-elle.

Mais elle ne lâchait toujours point le nom, et elle semblait si folle de
honte que je présumai le personnage inavouable. On sait que je le
souhaitais. Je lançai à M. de Courpière un regard d’intelligence. La
comtesse pénétra sans doute mes arrière-pensées: elle est fine. Elle
sentit que je méprisais son ancien amant par hypothèse et sans le
connaître encore, plus que je n’aurais lieu de le mépriser quand je le
connaîtrais. Alors elle se décida enfin à le nommer, et je compris sa
honte, que justifiait amplement l’individu en cause, outre cette maxime
de La Rochefoucauld: «Il n’y a guère de gens qui ne soient honteux de
s’être aimés quand ils ne s’aiment plus.»

André Frochard n’était pas seulement ce qu’on appelle laid, ou même
monstrueux, mais plutôt informe. Comme certaines des dernières créations
de Rodin, qui ne se dégagent que par places du bloc où le sculpteur les
taille, il était une masse de chair qui ne prenait figure humaine que çà
et là. Énorme dans les trois dimensions, d’autant plus horrible, comme
si la triple mesure de sa hauteur, de sa largeur et de son épaisseur eût
multiplié sa difformité, il inspirait le dégoût physique d’abord, comme
tous les géants aux hommes de taille moyenne, comme les habitants de
Brobdingnag à Gulliver. On pinçait les lèvres et les narines à son
approche, et l’on redoutait qu’il n’exhalât une odeur forte, bien qu’il
fût assez propre sur lui. On prenait le large quand il se mouvait,
lentement et vaguement, comme ces bêtes aveugles et acéphales qui sont
privées du sens de la direction. Il avait cependant la tête en
proportion du reste, et dans cette grosse tête deux petits yeux,
singulièrement vifs. Les cheveux étaient épais et blancs, mais comme de
poussière, point de neige. Cette vieillesse terne, humiliée, sentait le
pauvre.

Comment la marquise de Ventnor pouvait-elle seulement supporter la vue
de cet homme? Mais il y avait pis: André Frochard était une épave de la
Commune! (Elle n’en a guère laissé, elle a laissé plutôt des parvenus.)
Ce n’était point d’ailleurs une raison pour que lady Ventnor l’exclût.
Elle aime assez le mélange, sans aller aussi loin que nous avons vu
faire certaines princesses. Elle a cru devoir adopter les opinions les
plus traditionnelles, et elle entend que la majorité de ses amis la
bercent de lieux communs de bon ton; mais elle ne hait point une fausse
note de temps en temps, un peu de rouge. Elle est si ferme sur les
principes qu’elle peut se permettre toutes les coquetteries, et les
curiosités, même dangereuses. Frochard était une de ses bêtes curieuses.
Il jouait ce rôle piètrement. On le voyait arriver à peu près
régulièrement une fois par semaine. Il ne baisait pas, de même que nous
autres, la main de lady Ventnor: il devait sentir que ce geste eût été
ridicule pour lui, comme l’habit pour les notables socialistes; il se
contentait de la redingote et de la poignée de main. Il allait s’asseoir
bien vis-à-vis de la marquise, mais loin, et ne faisait dès lors que la
considérer avec une sorte d’effroi religieux ou de timidité stupide. Il
écoutait sans sourciller des âneries qui devaient lui soulever le cœur.
Il se résignait doucement à cette épreuve, comme à une nécessité du
protocole mondain. Il semblait se dire: «Je n’avais qu’à ne pas venir si
je ne voulais pas entendre ça.» Jamais il ne prenait la parole, mais on
le provoquait parfois à parler. On lui demandait son avis pour en rire,
et on riait déjà. Cela ne le troublait guère, et doucement encore,
modestement, désabusé comme un apôtre qui sait qu’il prêche dans le
désert, inflexible, raidi dans sa certitude, muré dans sa foi, incapable
de concessions, dédaigneux même de se mettre à la portée de ces
profanes, il disait des banalités humanitaires de Soixante-et-onze, qui
auraient pu être de Quarante-huit.

Ce Frochard, avec ces idées, et surtout ce physique, me paraissait une
manière de symbole, le symbole de l’informe masse populaire, et je
l’avais surnommé Caliban.

Quand une femme, que l’on a devant les yeux, s’accuse crûment d’avoir
fait l’amour avec un homme que l’on connaît de vue, il faudrait avoir
l’imagination bien chaste ou bien nulle pour ne se les point représenter
sur-le-champ tous deux dans l’exercice de cette fonction. Cette image,
que je n’échappai point, me fit comprendre, et dans une certaine mesure
partager, la confusion de Mme Doulevant; et ce fut d’un ton de
commisération que je lui dis:

--Quoi, madame, Caliban?...

Elle ignorait que je me fusse permis de le baptiser, mais elle a de la
littérature, et elle entendit bien le sens de cette appellation,
injurieuse, au fait, pour elle comme pour lui. Elle se redressa.

--Oui, dit-elle, Caliban... aujourd’hui!... C’est cela qu’il est devenu.
Mais alors!... Vous ririez de moi si je vous répondais: Ariel. Un tel
poids de matière! Même en son beau temps, il le traînait. Mais vous
n’allez pas me croire, vous qui n’avez pas vu le miracle: il était beau,
il rayonnait, le génie habitait cette enveloppe, ce lourdaud avait les
ailes de la Chimère!

Je ne sus point dissimuler que ces métaphores poétiques m’effaraient.
Elle frappa du pied avec impatience.

--Je ne fais point de poésie, dit-elle, je le peins tel qu’il était. Je
vous répète que le jeune homme dont vous voyez aujourd’hui le fantôme
obscène était beau, d’une beauté souriante et grave, énigmatique:
lorsqu’il avait des cheveux d’or et de lumière, il ressemblait à un
personnage de Gustave Moreau! Il vous paraît monstrueux, moi je l’ai
connu surhumain. Il est écroulé: imaginez-le debout!... Si grand, si
noble... et si bon!... Comme les forts seuls savent être bons, parce
qu’ils sont toujours sûrs d’être les plus forts et qu’ils n’ont pas
besoin d’être méchants... Si fort et si bon que je n’ai jamais pu le
regarder en face sans être saisie d’admiration peureuse et confiante, et
attendrie aux larmes!...

Il faut toujours se méfier de l’illustration: elle dément les portraits
parlés ou écrits. Mme Doulevant eut l’imprudence de nous exhiber une
photographie de Frochard jeune, une de ces médiocres photographies que
l’on faisait en ce temps-là; et nous ne vîmes point un personnage de
Gustave Moreau, mais un gros garçon de vingt ans, qui tenait du poète
marseillais et du ténor toulousain. Il était d’ailleurs ce que les
femmes appellent beau, qui ne répugne guère moins aux hommes que les
diverses laideurs où je viens de trop m’appesantir. Mais la comtesse
Doulevant se souciait plus de regarder elle-même cette photographie que
de nous la montrer. Cette vue seule, à en juger par l’altération de ses
traits, lui faisait une impression si forte qu’il devenait presque
gênant d’en être témoin. Elle crut apparemment qu’il suffisait de
contempler le visage de son Frochard pour savoir aussitôt, et par une
sorte d’intuition, ce qui s’était passé entre elle et lui; car elle nous
épargna ces explications de caractères où s’attardent volontiers les
femmes qui se confessent, et elle omit de nous donner sur le Frochard
les renseignements les plus indispensables: il était déjà communard et
son amant que nous ne savions pas encore d’où il sortait.

Elle parlait bas, d’une voix monotone et chantante, les yeux clos, comme
ces dames quand elles disent leurs vers, et elle mettait si peu d’ordre
et de clarté dans son récit qu’il n’était point commode de s’y
reconnaître. Je démêlai pourtant que Frochard, avant tout poète,
disciple du Victor Hugo des _Châtiments_, journaliste par nécessité, pas
bien féroce, pas très malin, n’avait jamais pris une part effective au
gouvernement de la Commune: il s’était contenté d’en être le barde. La
comtesse, qui n’avait pas une âme de tricoteuse, et que l’amour ne
rendait folle que sur un point, pressentait la catastrophe et suppliait
son amant de s’y dérober. Elle le conduisit chez la Solférino: elle ne
nous dit point pour quel motif, mais je devinai facilement qu’ils
étaient tous deux sans ressource. Je me rappelai que la future lady
Ventnor n’avait, en effet, quitté Paris qu’aux derniers jours de la
Commune, et je vis que Mme Doulevant ne faussait pas au moins les dates.
J’eusse bien désiré d’apprendre comment la Solférino s’était amourachée
du journaliste-poète; mais Mme Doulevant jugea encore que c’était une
chose qui allait de soi, et elle sauta cet épisode. Elle dit seulement:

--Cette femme obtint en un jour ce qu’André me refusait depuis plusieurs
semaines. Elle-même était à la veille de quitter Paris, et naturellement
je l’ignorais: il consentit à fuir avec elle. Un soir, je ne le vis
point rentrer. Je ne fus pas inquiète tout de suite: il n’était pas
toujours libre de faire ce qu’il voulait, il restait parfois des deux
jours, des trois jours sans pouvoir venir chez moi. Mais le troisième
jour, ce fut le 21 mai, et j’appris que les troupes de Versailles
venaient de forcer l’enceinte. Alors, je me mis à le chercher. Toute la
semaine, toute cette affreuse semaine, parmi les balles, et le soir à
travers les brasiers, je l’ai cherché. Je le demandais aux uns et aux
autres. Et j’avais peur de le trouver... mort... ou même vivant. Je
souhaitais et je n’osais pas souhaiter qu’il eût fui: car maintenant...
je soupçonnais... J’avais couru à l’hôtel des Champs-Élysées...--vide!
Mais je n’ai su que bien plus tard ce qu’elle avait fait de lui. Ah! le
caprice n’avait pas duré bien longtemps!

«C’est grâce à lui qu’elle avait pu se sauver. On l’aurait retenue aux
barrières. Mais lui, tout le monde le connaissait: il valait un
sauf-conduit. Elle pensait déjà se réfugier à Londres: je n’ai pas
besoin de vous dire qu’elle ne lui avait point confié ce projet et
qu’elle ne comptait pas l’emmener. Presque toutes les routes étaient
coupées, il fallait prendre par l’Est pour aller au Nord. Je ne sais
comment ils se trouvèrent à Meaux. Mais enfin c’est là qu’elle eut le
cœur de l’abandonner, au bout de trois jours! Et c’est là qu’il fut
arrêté presque aussitôt, le 24, quand Paris n’était pas encore réduit et
quand je l’y cherchais encore. On l’amena à Versailles, il ne fut jugé
qu’en septembre. Je n’avais pas entendu parler de lui depuis quatre
mois; et j’appris qu’il vivait, quand j’appris que, pour quelques
articles de journaux, il était condamné à la déportation.

«Bien que les bourgeois ne fussent pas tendres pour les insurgés, cette
condamnation fut l’objet de vives critiques. Je crus qu’il y avait à
tirer parti d’un mouvement d’opinion si rare, que l’on obtiendrait
peut-être, que sais-je? une commutation de peine, une révision du
jugement. Moi, je ne pouvais rien. Je n’avais plus d’argent, je n’avais
plus d’amis. J’avais perdu mes dernières relations à faire le métier où
lady Ventnor avait gagné les siennes. Je n’avais qu’elle, j’allai la
trouver, l’implorer. Je crois qu’une pareille humiliation est le pire et
le plus grand des sacrifices qu’une amoureuse puisse offrir à l’homme
qu’elle aime. Je partis pour Londres, où elle régnait déjà. J’allais lui
dire: «Puisque vous me l’avez pris, au moins sauvez-le!»

«Je tombais mal, elle était en train de se marier. Se souvenait-elle
seulement d’André Frochard? Assez pour calculer qu’il la gênerait. Elle
m’évita plusieurs jours; mais je fis un peu de bruit à sa porte, elle
craignit le scandale, et elle me reçut. Dès qu’elle y consentait, son
genre était d’affecter la charité. Elle n’alla pas jusqu’à me demander
pardon, mais elle pleura, nous pleurâmes ensemble et, pour André, je ne
pus me refuser à une réconciliation. C’est de ce jour que je suis
devenue chez elle une espèce de dame de compagnie.

«Tout ce que je gagnai fut qu’André ne partit pas pour le bagne, et je
ne jurerais même pas qu’elle ait réellement rien fait pour obtenir ce
retardement; mais on n’osait ni annuler ni exécuter la sentence. On le
traînait de prison en prison. Je me disais: «Un jour ou l’autre tout
cela sera oublié; alors je saurai bien la forcer à demander et à obtenir
la grâce.» Mais en 78, quand Thiers fut renversé, le premier acte du
nouveau gouvernement fut d’expédier à la presqu’île Ducos tout ce qui
restait en France des condamnés de 71. Je le sus lorsque André était
déjà en mer, trop tard pour faire marcher lady Ventnor, qui cependant
aurait pu davantage sur les entours des Mac-Mahon et des Broglie que sur
les entours de Thiers.

«L’évasion de Rochefort, quelques mois après, me rendit courage.
Pourquoi Frochard ne se serait-il pas évadé lui aussi? Il fallait de
l’argent? Lady Ventnor était là! Elle ne me refusa rien. La dépense lui
importait peu, pourvu que la tentative ne réussît point. Et, avec moi,
elle pouvait être bien tranquille. Je n’ai jamais rien su faire, moi. Je
ne sais seulement pas prendre un train ou un bateau. Oh! ce voyage! Ce
voyage... ridicule!... J’ai erré sur la mer, au dix-neuvième siècle,
comme les héros de la guerre de Troie. Je suis arrivée pourtant, voilà
le prodige! Mais arrivée, comme d’habitude, mal à propos. Frochard, qui
n’était pas au courant de mes rêves, venait de tenter à lui tout seul,
et de manquer son évasion. Ils le gardaient plus étroitement que jamais.
Ils ne me permirent pas même de le voir... Si vous saviez ce que c’est,
d’avoir fait à peu près le tour du monde pour reprendre un homme qu’on
aime, et de ne pas même être autorisée à le voir de loin!

Elle se tut assez longtemps, elle pleurait. J’étais moi-même très ému,
et je regrettais que M. de Courpière demeurât impassible.

--Je devais, dit-elle enfin, rester six années encore sans le voir. Mais
lady Ventnor n’avait tout de même pas assez de crédit pour empêcher que
l’amnistie ne fût votée. Il revint. Il revint tel que vous le
connaissez. Voilà ce qu’avaient fait de lui neuf ans de prison et de
bagne! Eh bien, je me réjouis de cette ruine. Je me disais: «Je suis
certainement la seule femme au monde qui l’aime encore assez pour en
vouloir.» Ah! oui! Je comptais sans l’autre. Je ne savais pas, moi qui
suis simple, qu’un forçat allume des curiosités, qu’il y a, comme dit,
je crois, un romancier, le bouquet du bagne, et que notre Marguerite
n’avait pas encore flairé ce bouquet-là. Elle me l’a repris,--oh! pas
pour longtemps,--mais elle me l’a repris, sous mon nez.

Il est hors de doute, pensai-je, que le mari n’a jamais ouï parler de
cette histoire-là. Il ne m’aurait pas dit de sa femme _petite femme_ ni
_honnête femme_. Et je n’étais pas fâché d’avoir recueilli ce document,
peu flatteur pour lady Ventnor, mais qui la remettait à son rang dans
l’infamie.

J’imaginais que le vicomte de Courpière dût partager ce sentiment. Je me
trompais du tout au tout. Il voit trop le petit côté des choses, et il
ne juge qu’en bloc. Je ne blâme point sa sévérité--que je partage--à
l’égard de la Commune; mais l’on doit faire acception de personnes.
André Frochard ne paraissait avoir joué dans cette sinistre aventure
qu’un rôle effacé, et uniquement littéraire. Il n’en était pas moins,
aux yeux de Maurice, «l’homme qui a f.... le feu à Paris.» (Je cite, mes
lecteurs voudront bien m’excuser.)

M. de Courpière ne pouvait éprouver aucune sympathie pour l’homme qui a
fait cela. Il n’en accordait point davantage à l’héroïque amoureuse de
cet homme: tous deux le dégoûtaient, au sens le plus élémentaire et le
plus physique du mot dégoûter. Mais le pire est qu’il n’appréciait point
l’emploi romantique tenu par lady Ventnor dans le drame, et qu’elle le
dégoûtait également. Il me déclara tout net qu’il ne mettrait plus les
pieds chez la marquise: il ne le dit point en ces termes, et il usa
encore du langage populacier auquel il avait cru devoir tout à l’heure
emprunter une périphrase afin d’exprimer plus fortement qu’il tenait
Frochard pour incendiaire.

J’avoue que je fus consterné. Je croyais M. de Courpière sur le point
d’avoir la marquise, et, dans sa condition présente, je ne le trouvais
pas raisonnable d’abandonner cette partie. Je courus chez lady Ventnor
le jour même. J’y arrivai de bonne heure, je demeurai tête à tête avec
elle plus de vingt minutes, et je ne lui dis rien, faute de savoir
comment tourner mon avertissement. Au bout de ces vingt minutes, je vis
arriver Maurice comme à l’ordinaire, et je pensai qu’il était revenu sur
son premier sentiment. Il était morose, il n’ouvrait pas la bouche, mais
enfin il était là.

Malheureusement, cinq minutes plus tard, ce fut André Frochard qui
arriva. Je frémis. Je ne sais par quelle fatalité le gros homme baisa
contre son habitude la main de lady Ventnor. Puis il parut honteux de ce
qu’il venait de faire; il s’éloigna à reculons, accrocha deux chaises,
et se laissa choir en soupirant sur un fauteuil qui gémit. M. le vicomte
de Courpière se leva juste en même temps que l’autre s’asseyait, et je
tremblai qu’il ne dît quelque chose de trop fort. Il ne dit qu’«adieu,
Madame», mais d’une voix si aigre que les yeux me piquèrent; et, sans
baiser cette main que le monstre venait de souiller de sa bave, il
sortit. Je ne savais plus ce que je faisais. Je me levai. Lady Ventnor
me jetait un regard de détresse. Je lui répondis d’un geste éperdu.
J’oubliai de lui dire adieu, et je courus après Maurice.



XII

LA REVUE DE MINUIT


Malgré tout ce que je pus dire à M. le vicomte de Courpière ce jour-là
et les jours suivants, il tint bon, il ne remit plus les pieds chez Mme
la marquise de Ventnor. Il prit même un certain ton sec, qu’il sait
prendre, pour m’inviter à ne lui jamais parler d’elle. Mais c’est lui
qui m’en parlait, et non pas seulement à moi. Il a, dès qu’il se
brouille, la mauvaise habitude de traîner dans la boue ses amis de la
veille, et je me suis parfois demandé avec effroi ce qu’il raconterait
de moi-même si nous étions fâchés. Sa fertilité d’invention dans
l’ignoble est merveilleuse, et il débite ses infamies avec une telle
candeur que l’on ne peut se défendre d’y croire, au moins sur le moment,
même lorsque l’on sait pertinemment qu’il n’y a pas un mot de vrai. Il
ne craint pas d’approprier son discours à l’ordure de ses calomnies;
mais il les assaisonne, à l’occasion, d’esprit atroce, et de ce ridicule
qui tuait en France,--il y a longtemps.

Je regrettais particulièrement qu’il usât de tels procédés envers lady
Ventnor. «Tout est perdu, me disais-je, si l’on répète à la marquise la
moindre des vilenies qu’il colporte.» Et je ne voulais pas croire que
tout fût perdu, tant la fortune de M. de Courpière me tient au cœur. «Il
est vrai, me disais-je encore, qu’une femme de cette envergure ne prend
pas garde à ces choses-là. Elle en a vu et entendu, et probablement elle
en a dit elle-même bien d’autres. Elle n’est pas du tout la «petite
femme» ni «l’honnête femme» que croit son mari. Si elle veut bien M. de
Courpière, elle ignorera ces vétilles, et elle trouvera quelque moyen
décent de remettre le grappin sur lui.»

Cependant lady Ventnor ne témoignait par aucun signe vouloir M. de
Courpière. Elle ne jouait pas l’étonnement lorsqu’elle me voyait arriver
seul, et ne me demandait pas même, pour la forme, des nouvelles de mon
ami. J’allais, naturellement, la voir comme si de rien n’était, presque
tous les jours, et ma situation eût été embarrassante si elle, ou un de
ses familiers, eût remarqué l’absence du vicomte. Mais il était de règle
chez elle que l’on ne remarquât jamais les disparitions. Je pouvais
craindre aussi que M. de Courpière ne me reprochât ces visites: car il
m’est difficile de rien faire à son insu, sauf si je lui mens. Mais,
ayant renoncé à lady Ventnor, il s’était aussitôt remis, avec un courage
que j’admire, à tirer d’autres plans, qu’il ne me confiait point; et il
avait à courir sans cesse vers une foule d’endroits mystérieux, où il ne
m’emmenait pas.

Environ cette époque eut lieu un événement bien parisien. Le
restaurateur russe, qui avait loué l’ancien hôtel de lady Ventnor avenue
des Champs-Élysées, cessa de payer ses termes et suspendit, en général,
ses paiements. L’établissement n’avait pas pris. L’on y était allé pour
voir, plutôt que pour dîner; cette curiosité pouvait se satisfaire en
une fois, et personne de Paris n’avait seulement pensé à y retourner.
Les chroniqueurs de théâtre ont observé qu’une pièce où le public ne
retourne pas a de la peine à atteindre sa centième représentation. Il
faut encore bien plus de récidives pour assurer le succès d’un
restaurant. Un entrepreneur de cinématographe fit à lady Ventnor des
propositions, qu’elle repoussa. Elle décida tout bonnement de laisser
son hôtel à l’abandon, comme avant le règne du restaurateur, et même
dans un abandon pire: car ce moscovite avait un peu précipitamment
déménagé et sans rien remettre en place.

La résolution de la marquise fut vivement critiquée par ses entours.
J’entendis un jour «Alcibiade» lui remontrer qu’elle n’avait pas le
droit de laisser close et de livrer à une ruine prochaine une demeure où
l’on marchait sur l’histoire (et je pensai irrévéremment qu’il aurait pu
dire qu’on y couchait). Il proposa d’user des influences qu’il avait
encore aux Beaux-Arts, quoique M. de Nieuwerkerke n’en soit plus le
surintendant, pour obtenir que cet illustre logis fût classé parmi les
monuments historiques. Lady Ventnor refusa cet honneur et détourna la
conversation avec une telle prestesse que je n’y vis que du feu. Je ne
remarquai d’abord que la banalité du lieu commun qui suffit à ce
passe-passe. Elle fit deux ou trois réflexions mélancoliques à propos de
ce qu’il faut laisser mourir ou qu’il ne faut point ressusciter, et il
se trouva que nous parlions, sans savoir comment ni pourquoi, de
certaines redoutes parées et masquées, jadis fameuses, que donnait chez
lui Alcibiade, et qu’il ne donnait plus depuis quinze ans.

Ce que venait de dire la marquise ne signifiait point qu’elle pût le
désapprouver d’avoir fermé ses salons; mais elle modifia le sens du
discours par une simple intonation de regret, si bien qu’Alcibiade crut
devoir humblement s’excuser de ne recevoir plus. Il allégua que ses
listes d’invités étaient devenues des listes nécrologiques. Lady Ventnor
lui prouva aussitôt, en lui citant des noms, qu’il se trompait, et que
les beautés célèbres du second Empire, du moins celles du monde, ne sont
point toutes mortes comme on croit. (Les redoutes d’Alcibiade étaient de
ces réunions, autrefois si rares, où les femmes de toute classe se
coudoyaient, à la faveur du masque.) Lady Ventnor lui fit observer qu’il
pouvait compléter ses listes en invitant les meilleures recrues du monde
et du demi-monde nouveau.

Alcibiade appartenait à cette génération d’hommes galants et
magnifiques, peints par Dumas dans le _Père prodigue_, qui louent un
yacht en Angleterre pour emmener une dame de Dieppe déjeuner au Tréport.
Il se leva soudain, et, avec cette grâce inimitable de politesse qui
nous viendra peut-être comme à nos pères quand nous aurons leur âge, il
annonça que dans deux semaines jour pour jour il donnerait une redoute,
puisque lady Ventnor daignait le souhaiter. Il lui baisa la main et
sortit vite, comme s’il n’avait pas une minute à perdre pour commencer
ses préparatifs. J’étais bien aise que cette petite scène se fût passée
devant moi: Alcibiade ne pouvait manquer de m’inviter. Je songeai que le
tableau de sa redoute me fournirait un dernier chapitre brillant aux
confidences de la marquise, et je me félicitai à ce propos que M. de
Courpière ne se fût point brouillé avec elle devant que j’eusse fini de
ramasser mes documents.

Je me dispensai de raconter tout ceci à Maurice, le soir même, et le
surlendemain, lorsque je reçus l’invitation. Mais je le vis quelques
heures plus tard, et il me dit, entre autres choses, qu’il était invité
chez Alcibiade.

--Ah? lui dis-je. Mais je pense que tu n’iras point?

--Pourquoi non? me répondit-il. J’irai certainement.

Je fus presque fâché. Il me semblait que j’eusse préféré y aller seul et
prendre mes notes tranquillement. Puis je m’avisai qu’Alcibiade n’avait
pu inviter M. de Courpière contre le gré de la marquise, et qu’elle
n’avait pas manigancé pour autre chose toute cette histoire de redoute,
qui avait paru venir sur le tapis si naturellement.

La recherche de nos costumes ne nous fatigua point l’imagination.
L’habit était défendu, et le masque indispensable, puisque l’unique
amusement de ces redoutes était l’intrigue à l’ancienne mode; mais la
fantaisie des déguisements était réservée aux femmes, et nous autres,
mâles, avions pour uniforme de rigueur le classique domino noir. Comme
je suis de même taille que Maurice et qu’il n’a jamais le temps de rien,
n’ayant rien à faire, il me chargea de commander les deux dominos. Même,
ce fut moi qui les payai. Je ne le dis point pour me faire valoir ou
pour reprocher cette dépense à M. de Courpière, qui ne saurait être
suspect de parcimonie, mais pour montrer qu’il allait chez Alcibiade
sans arrière-pensées: j’entends qu’il n’y allait point à ses affaires et
moi comme son second, car il eût payé les deux dominos; nous y allions
au même titre, et je devais donc assumer la moitié des frais, ou, s’il
n’y pensait point, la totalité.

Je me promettais trop de cette soirée pour échapper une déception: je ne
l’échappai point. Sans doute, le coup d’œil était agréable. Alcibiade
était bien logé, rue d’Aguesseau, dans un hôtel plutôt Louis-Philippe
que second Empire, mais enfin convenablement démodé. Un escalier vaste
permettait le développement des cortèges, les entrées à effet, les
pittoresques remous de foule. Le salon principal était une galerie à
trois fenêtres cintrées, que répétaient trois portes en glaces. Les
panneaux étaient peints de haut en bas. Des personnages grandeur nature,
femmes nues aux ailes de papillon, amours adolescents aux ailes d’oiseau
de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, s’enlevaient en clair sur un
fond qui me parut noir: c’était un genre, si l’on veut, pompéien. Je
cherchai la signature, et j’eus l’étonnement de trouver celle de
Bouguereau. Le luminaire était de bougies, en trois grands lustres de
cristal taillé, et six énormes torchères à soixante lumières pour le
moins chacune. Le deuil des hommes faisait valoir la bigarrure des
femmes, et cette foule était comme le décor des murs, claire sur noir.
Mais je n’avais que cette courte et vaine joie des yeux, et aucune joie
de curiosité. Je m’étais flatté de voir réunis autour de moi, comme à un
cinquième acte tous les personnages d’une pièce, les fantômes du second
Empire; et probablement ils m’environnaient, mais ce n’étaient que trop
des fantômes, anonymes, qui ne soulevaient pas le pan de leur suaire,
rabattu sur leur visage. Les femmes étaient si emmitouflées que leur
tournure n’accusait même pas leur âge, et je ne discernais pas les
aïeules des contemporaines. Plusieurs de ces masques paraissaient bien
intriguer, sans verve, comme pour obéir à une consigne. Mais moi qui ne
connaissais, ou ne reconnaissais personne, et que l’on n’intriguait
point, je me sentais perdu, isolé, comme dans la cohue funèbre du bal de
l’Opéra, angoissé. Je me raccrochais à M. de Courpière, qui se
raccrochait à moi. Je le regardai en détresse, à travers les trous de
mon masque, et il répondit à mon regard:

--Ce n’est pas si drôle.

Comme j’ai la manie de prévoir les intentions des gens, j’avais arrangé
que lady Ventnor apparaîtrait subitement, triomphante de jeunesse, parmi
ces femmes, à peine ses aînées, et toutes en ruine. Mais la règle du
masque était si rigoureusement observée que ce coup de théâtre ne me
paraissait plus possible. Je me demandais même si la marquise n’était
point arrivée: elle pouvait l’être et ne point se manifester à nous. Le
moyen de nous intriguer? Nous eussions reconnu sa voix.

Cependant, vers minuit, deux ou trois femmes osèrent découvrir leur
visage, et cette épreuve me démontra que, si lady Ventnor avait compté
sur des repoussoirs, elle n’avait point calculé faux. La première qui se
démasqua était une ancienne beauté blonde, mi-française et mi-allemande.
Cette Dorothée, ingénue à plus de soixante ans comme à vingt ans, ne
soupçonnait pas que son teint fût fané quand son âme ne l’était point.
Cela est touchant quand on y pense, mais il ne faudrait qu’y penser, et
fermer les yeux. Le fatal exemple fut suivi par une espèce de sorcière
de Macbeth, dont le charme langoureux ne fut pas moins célèbre jadis. Je
l’entendis nommer: elle venait, à plus de soixante-dix ans, d’épouser
(en secondes noces) un prince octogénaire, et l’on disait que c’était
pour avoir des couronnes fermées sur son corbillard.--Je souhaite que
l’on ne m’attribue pas cette délicate plaisanterie.

Je vis entrer à ce moment une femme costumée en religieuse, et j’en fus
bien étonné, car j’avais lieu de croire toutes les personnes présentes
fort chatouilleuses sur le chapitre de la religion. La manche du
corsage, très ample et, comme on dirait, pagode, laissait voir, au
moindre geste, tout le bras nu; et chaque fois que cette étrange sœur de
charité faisait un pas, on voyait qu’elle avait aussi le pied nu, dans
des cothurnes. L’opposition de ces nudités et d’un costume respectable
m’eût choqué si je n’eusse été d’abord ébloui. Des bras et des pieds
comme ceux-là sont assurément des perfections uniques, et je compris que
la religieuse fût aussitôt reconnue, malgré son masque: mais il paraît
qu’elle avait déjà porté ce déguisement aux Tuileries, dans un tableau
vivant. C’était une comtesse italienne, que je croyais morte: elle ne
faisait que dérober, à ceux qui l’avaient connue plus belle qu’une Vénus
antique, le spectacle de sa déchéance. Elle vivait recluse dans la
poussière et dans les ténèbres d’un taudis, dont jamais les fenêtres ni
les persiennes ne s’entr’ouvraient avant la nuit close. C’était miracle
qu’elle eût consenti à revenir ce soir. D’après ce qu’elle nous montrait
d’elle, à mon gré trop chichement, je jugeai sa retraite prématurée.
J’avais raison. Il s’était fait autour d’elle un rassemblement. On la
suppliait de découvrir son visage, ne fût-ce qu’une seconde. Elle se
laissa toucher et, brusquement, arracha son masque. Elle apparut,
inquiète, rougissante, superbe, d’une beauté impériale, et cependant
mutine, qui me rappela Pauline Borghèse.

--Fichtre! pensai-je, si c’est précisément cet effet-là que voulait
faire lady Ventnor, il est un peu tard, elle n’aura plus que du
réchauffé.

Elle parut à l’instant même où je faisais cette réflexion, et je dois
dire d’abord que le succès de la religieuse n’entama aucunement le sien.
Elle avait choisi un costume du dix-huitième siècle, qui était avec cela
turc, selon la fantaisie de cette époque où les littérateurs ont
commencé à faire des excursions en Orient. Elle représentait, si l’on
veut, Roxane, la Roxane de _Bajazet_, qui a bien été joué au
dix-huitième autant qu’au dix-septième siècle. Elle portait,
par-dessous, tout l’attirail au moyen duquel les Pompadour et les
Dubarry ont déformé, d’ailleurs assez gracieusement, leur corps, et, par
dessus, une manière de saut-de-lit d’une soie molle, du jaune le plus
flatteur, brodé de turquoises et de perles. Le décolleté était en carré,
la gorge hardiment nue, mais le haut des bras et les épaules drapés. Ce
n’était point la perfection dont l’Italienne en religieuse venait de
nous donner un exemplaire, mais ce genre de beauté, effectivement
préférable, qui est une promesse de plaisir. Une écharpe de gaze était
enroulée autour de la coiffure, et c’était l’extrémité flottante de
cette écharpe qui, ramenée devant le visage et fixée au côté gauche des
cheveux par une grosse épingle de turquoise, tenait lieu de masque. Les
dames de Constantinople ne se voilent guère, aujourd’hui, plus
sévèrement.

Les traits de lady Ventnor étaient aisément reconnaissables à travers
cette gaze. Elle fut applaudie, la pauvre religieuse fut négligée, et
c’est autour de la marquise que le rassemblement se reforma. Elle se
laissa complaisamment admirer, bien qu’elle nous eût, du premier coup,
avisés, M. de Courpière et moi, et ne regardât plus ailleurs. Mais elle
n’est jamais hâtée, elle sait attendre, parce qu’elle ne doute jamais de
ce qu’elle a résolu; et puis elle ne pouvait pas courir après nous.
Mais, moi du moins, je ne pouvais me dispenser d’aller lui présenter mes
hommages. Je ne demandai point, naturellement, la permission à M. de
Courpière. Je débitai à la marquise un petit compliment, ma foi, fort
mal rédigé: je pensais à autre chose. Je me disais: «Comment va-t-elle
s’y prendre pour ressaisir Maurice?» Je ne voulais pas manquer cela. Je
le manquai cependant, rien que pour avoir tourné la tête.

J’ai oublié de dire que lady Ventnor était, comme d’ordinaire, escortée
de la comtesse Doulevant. Je suis d’autant plus inexcusable de l’avoir
oublié, que la comtesse me parut charmante. Lady Ventnor, qui, je pense,
lui avait payé son costume, l’avait aussi déguisée en Turque. C’était
Atalide, à côté de Roxane, et ce rôle de jeune première ne semblait
point trop jeune pour elle. J’admirai entre parenthèse l’heureuse
témérité de lady Ventnor, qui, au lieu de chercher, comme j’avais cru,
le repoussoir, se faisait escorter d’une femme plus jeune qu’elle et
aussi jolie, mais moins importante. Je débitai un autre madrigal à la
comtesse, et je n’étais pas au bout de ma réplique, quand je vis que
nous jouions une scène à quatre et que M. de Courpière bavardait avec
lady Ventnor comme s’il lui avait rendu visite le jour même, la veille
et tous les jours précédents.

Dès lors, nous ne nous quittâmes plus tous les quatre. Nous avions
trouvé un coin. Je dis quelques phrases, peu mémorables, sur cette
réunion des ombres du second Empire, que je qualifiai de revue de
minuit. La marquise voulut bien satisfaire notre curiosité et mettre la
plupart des noms sur les visages, ou plutôt sur les masques; mais cette
énumération n’aurait guère plus d’intérêt que mon discours. L’entretien
fut d’ailleurs bref. Lady Ventnor et Mme Doulevant étaient arrivées fort
tard. Et déjà les maîtres d’hôtel, les valets de chambre dressaient les
petites tables du souper. Je dis que j’allais m’assurer d’une table où
nous fussions tranquilles et seuls; mais lady Ventnor me répondit
qu’elle ne voulait point souper là. Je pensai qu’elle nous avait fait
préparer une collation chez elle et que nous n’y perdrions pas.

Comme rien ne nous retenait plus, nous filâmes à l’anglaise et prîmes
place tous quatre dans son automobile, qui partit en effet dans la
direction du Bois, mais s’arrêta au milieu de l’avenue des
Champs-Élysées, devant l’ancien hôtel, naguère transformé en restaurant
et, depuis, doublement désaffecté. Les volets étaient aux fenêtres, et
la façade, sans aucune lumière apparente de haut en bas, avait un aspect
sinistre fort imposant.

--Comment? dis-je à lady Ventnor en traversant le large trottoir. C’est
ici que vous nous faites souper?

--N’est-ce pas une bonne idée? me répondit-elle.

Et il me sembla que je voyais briller son sourire comme on voit briller
un regard.

--Vous n’avez pas peur des revenants? lui dis-je.

--Au contraire, me répondit cette femme vraiment supérieure, du moins
dans son emploi.

Le chauffeur et le valet de pied nous précédaient, portant par les deux
anses le grand panier de vaisselles et de victuailles qui sert aux
parties de campagne. Ils sonnèrent, la porte cochère s’entre-bâilla, et
nous vîmes, dans un lointain d’obscurité profonde, deux ou trois lampes
qui n’éclairaient guère mieux que les lampes de secours des théâtres. Le
vestibule me parut plus sombre encore; les marbres multicolores étaient
comme éteints, mais la statuette d’argent qui marque le premier degré de
l’escalier luisait comme si elle eût émis une lumière propre. Nous
passâmes devant les grands salons, en désordre comme après un pillage,
et nous arrêtâmes enfin dans le salon de musique, rangé tant bien que
mal. Aucun couvert n’y était dressé, puisque nous apportions tous nos
ustensiles. On avait seulement placé, an milieu, une de ces belles
tables à plateau d’onyx supporté par des sphinx de bronze, et sur la
table deux flambeaux d’argent à quinze bougies. Comme elles étaient
coiffées chacune d’un petit abat-jour, elles n’éclairaient que la
surface chatoyante de la table, et rien du reste de la pièce n’était
visible, sauf la statue de Vénus sortant de l’onde, toute blanche. Les
deux domestiques tirèrent du panier notre repas froid, le Champagne et
l’argenterie, et disparurent.

Toute cette mise en scène me semblait ingénieuse, et je pensais faire un
souper original; mais j’avais compté sans notre hôtesse, et il ne me
souvient justement pas d’en avoir jamais fait un qui ressemblât
davantage à n’importe quel souper. Lady Ventnor m’avait dit qu’elle ne
craignait pas les revenants, au contraire; mais elle ne les craignait
pas pour M. de Courpière, ce n’était ni pour Mme Doulevant ni pour moi;
et elle n’avait aucun intérêt à les évoquer tant que la partie
demeurerait carrée. D’ailleurs, les revenants, pour faire leur effet, ne
doivent justement pas être évoqués avec trop de précision ni, si je puis
dire, trop littéralement: il faut que, sans les voir, on les sente qui
rôdent. Pour l’instant, Mme la marquise de Ventnor n’avait qu’à jouer de
ses agréments personnels, de sa jeunesse miraculeuse, à prouver qu’elle
avait le caractère comme le visage, et qu’elle était encore parfaitement
capable d’amuser un homme, même tel que M. de Courpière, qui n’a jamais
fait la fête pour s’amuser.

Elle y réussit à souhait; et j’avoue même que cette réussite insolente
m’étonna et me scandalisa un peu, comme celles des pièces qui ne me
dérident point et que je vois qui enchantent autour de moi le public.
Mais cette comparaison, que je fis, me suggéra une explication. J’ai
beau être intime avec M. de Courpière, je ne suis pas du même bord et je
n’ai pas le même genre d’esprit. Je ne sais jamais quels sont les traits
qui passeront la rampe de son côté. Lady Ventnor (de qui, je le
rappelle, Sarcey a écrit: «Elle a le sens du théâtre») ne dit pas un mot
cette nuit-là qui ne passât la rampe. Maurice faisait de grands éclats
de rire. Je ne m’ennuyais pas, mais je ne saurais dire plus, et je
conçus une grande estime pour la comtesse Doulevant, qui ne s’ennuyait
pas plus que moi, mais ne s’amusait pas davantage.

Notre festin, qui m’avait bien l’air de n’être qu’une formalité, ne se
prolongea guère. Lady Ventnor se leva, prit l’un des lourds flambeaux et
se dirigea vers la porte. M. de Courpière n’hésita pas à la suivre, sans
y être, comme on pense, invité par elle explicitement. Nous crûmes
devoir, Mme Doulevant et moi, les accompagner jusqu’au seuil de la
chambre historique. La marquise leva en l’air, d’un geste aisé, le
flambeau qu’elle tenait, et nous éclaira un instant le lit de
marqueterie dans sa niche, l’Aurore pâle qui plane au ciel du plafond.
Puis elle nous souhaita tranquillement le bonsoir, me pria de reconduire
Mme Doulevant, et me dit que nous pouvions disposer de l’automobile.

Je lui sus gré d’avoir invité la comtesse, dont la présence me
facilitait ma sortie et sauvait ma dignité. Voudra-t-on croire que je ne
pensai point d’abord à profiter autrement de cette aimable partenaire?
Je lui donnai la main, et nous allâmes, à tâtons, de pièce en pièce. En
repassant par le salon de musique où nous avions soupé, je pris le
flambeau qui restait, et c’est quand j’imitai ce geste de lady Ventnor
que l’idée me vint de pousser plus loin mon imitation.

J’allai droit à la salle de bain. Je posai mon flambeau sur la table
d’onyx où les dix billets faux de mille francs avaient fait en brûlant
des taches noires, et je regardai la comtesse. Je souris: c’était une
prière. Je ne doutais point qu’elle ne fût exaucée. Mme Doulevant ne
jugeant pas à propos de me répondre, je pris ce silence pour un
assentiment.

Mais j’allai d’abord, je ne saurais trop dire pourquoi, ouvrir la
persienne. Notre fenêtre s’illumina; et je vis s’arrêter sur l’avenue
déserte deux noctambules, qui devinèrent peut-être que, dans ce palais
des amours surannées, un peu de la volupté morte ressuscitait aux
bougies.



TABLE


  I.    La Solférino             1
  II.   Le Rédempteur           24
  III.  L’Oncle                 48
  IV.   Les Reprises            68
  V.    Le Trouble-Fête        104
  VI.   Le Dîner des Ombres    122
  VII.  Les Ressembleurs       175
  VIII. Émile                  197
  IX.   La Croix de Genève     216
  X.    Le Mari                234
  XI.   Caliban                254
  XII.  La Revue de Minuit     290



Paris.--Imp. A. LEMERRE, 6, rue des Bergers.


1-2.--4950.




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