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Title: Variété I
Author: Valéry, Paul
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Variété I" ***


VARIÉTÉ



ŒUVRES DU MÊME AUTEUR

ÉDITIONS DE LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE


  La Jeune Parque (épuisé).
    id. deuxième édition dans la collection _Une œuvre un portrait_,
    avec un portrait par Picasso (épuisé).
  Odes avec des ornements de Paul Vera (épuisé).
  Introduction à la méthode de Léonard de Vinci (épuisé).
  Le Serpent. 1 volume avec des ornements gravés sur bois par Vera
    (épuisé).
  La Soirée avec M. Teste (épuisé).
    id. deuxième édition dans la collection _Une œuvre un portrait_,
    avec un portrait de M. Teste, par B. Naudin (épuisé).
  Charmes 1 vol., avec des ornements typographiques dans le style du
    XVIIe siècle (épuisé).
  Eupalinos ou l’architecte, suivi de L’Ame et la Danse, 1 vol. orné de
    genres d’après l’antique (épuisé).

SOUS PRESSE

  Poésies.



  PAUL VALÉRY

  VARIÉTÉ

  quatrième édition


  PARIS
  ÉDITIONS DE LA
  NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
  3, rue de Grenelle, (VIme)



IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE 692 EXEMPLAIRES SUR VÉLIN PUR FIL
LAFUMA-NAVARRE, DONT 12 HORS COMMERCE MARQUÉS DE a A l, 650 EXEMPLAIRES
NUMÉROTÉS DE 1 A 650, 30 EXEMPLAIRES D’AUTEUR HORS COMMERCE, NUMÉROTÉS
DE 651 A 680; 113 EXEMPLAIRES DE LUXE, RÉIMPOSÉS AU FORMAT IN-4º
TELLIÈRE, SUR PAPIER VERGÉ PUR FIL LAFUMA-NAVARRE, DONT 8 HORS COMMERCE
MARQUÉS DE A A H, ET 105 EXEMPLAIRES RÉSERVÉS AUX BIBLIOPHILES DE LA
NOUVELLE REVUE FRANÇAISE, NUMÉROTÉS DE I A CV.

EN OUTRE, IL A ÉTÉ TIRÉ 20 EXEMPLAIRES HORS COMMERCE IN-4º TELLIÈRE SUR
PAPIER VERGÉ PUR FIL LAFUMA-NAVARRE, SOUS COUVERTURE SPÉCIALE, DESTINÉS
A VINGT SOUSCRIPTEURS PARTICULIERS A TOUS LES OUVRAGES DE PAUL VALÉRY
QUI PARAITRONT DÉSORMAIS, IMPRIMÉS A LEUR NOM, ET CONTENANT UNE PAGE
AUTOGRAPHE.


TOUS DROITS DE REPRODUCTION ET DE TRADUCTION RÉSERVÉS POUR TOUS LES PAYS
Y COMPRIS LA RUSSIE.

COPYRIGHT BY LIBRAIRIE GALLIMARD 1924



NOTE DE L’ÉDITEUR


De ces essais que l’on va peut-être lire, il n’en est point qui ne soit
l’effet d’une circonstance, et que l’auteur eût écrit de son propre
mouvement. Leurs objets ne sont pas de lui; même leur étendue parfois
lui fut _donnée_.

Presque toujours surpris, au début de son travail, de se trouver engagé
dans un ordre d’idées inaccoutumé, et placé brusquement dans quelque
état inattendu de son esprit, il lui fallut, à chaque fois, retrouver
nécessairement le naturel de sa pensée. Toute l’unité de cette _Variété_
ne consiste que dans ce même mouvement.



LA CRISE DE L’ESPRIT


PREMIÈRE LETTRE[1]

  [1] Ces deux lettres, écrites _en vue de leur traduction en anglais_,
    et publiées en avril et mai 1919, par l’_Athenæum_ de Londres, ont
    paru ensuite dans la Nouvelle Revue Française.


Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes
mortelles.

Nous avions entendu parler de mondes disparus tout entiers, d’empires
coulés à pic avec tous leurs hommes et tous leurs engins; descendus au
fond inexplorable des siècles avec leurs dieux et leurs lois, leurs
académies et leurs sciences pures et appliquées, avec leurs grammaires,
leurs dictionnaires, leurs classiques, leurs romantiques et leurs
symbolistes, leurs critiques et les critiques de leurs critiques. Nous
savions bien que toute la terre apparente est faite de cendres, que la
cendre signifie quelque chose. Nous apercevions à travers l’épaisseur de
l’histoire, les fantômes d’immenses navires qui furent chargés de
richesse et d’esprit. Nous ne pouvions pas les compter. Mais ces
naufrages, après tout, n’étaient pas notre affaire.

_Élam_, _Ninive_, _Babylone_ étaient de beaux noms vagues, et la ruine
totale de ces mondes avait aussi peu de signification pour nous que leur
existence même. Mais _France_, _Angleterre_, _Russie_... ce seraient
aussi de beaux noms. _Lusitania_ aussi est un beau nom. Et nous voyons
maintenant que l’abîme de l’histoire est assez grand pour tout le monde.
Nous sentons qu’une civilisation a la même fragilité qu’une vie. Les
circonstances qui enverraient les œuvres de Keats et celles de
Baudelaire rejoindre les œuvres de Ménandre ne sont plus du tout
inconcevables: elles sont dans les journaux.

                                   *

                                 *   *

Ce n’est pas tout. La brûlante leçon est plus complète encore. Il n’a
pas suffi à notre génération d’apprendre par sa propre expérience
comment les plus belles choses et les plus antiques, et les plus
formidables et les mieux ordonnées sont périssables _par accident_; elle
a vu, dans l’ordre de la pensée, du sens commun, et du sentiment, se
produire des phénomènes extraordinaires, des réalisations brusques de
paradoxes, des déceptions brutales de l’évidence.

Je n’en citerai qu’un exemple: les grandes vertus des peuples allemands
ont engendré plus de maux que l’oisiveté jamais n’a créé de vices. Nous
avons vu, de nos yeux vu, le travail consciencieux, l’instruction la
plus solide, la discipline et l’application les plus sérieuses, adaptés
à d’épouvantables desseins.

Tant d’horreurs n’auraient pas été possibles sans tant de vertus. Il a
fallu, sans doute, beaucoup de science pour tuer tant d’hommes, dissiper
tant de biens, anéantir tant de villes en si peu de temps; mais il a
fallu non moins de _qualités morales_. Savoir et Devoir, vous êtes donc
suspects?

                                   *

                                 *   *

Ainsi la Persépolis spirituelle n’est pas moins ravagée que la Suse
matérielle. Tout ne s’est pas perdu, mais tout s’est senti périr.

Un frisson extraordinaire a couru la moelle de l’Europe. Elle a senti,
par tous ses noyaux pensants qu’elle ne se reconnaissait plus, qu’elle
cessait de se ressembler, qu’elle allait perdre conscience--une
conscience acquise par des siècles de malheurs supportables, par des
milliers d’hommes du premier ordre, par des chances géographiques,
ethniques, historiques, innombrables.

Alors,--comme pour une défense désespérée de son être et de son avoir
physiologiques, toute sa mémoire lui est revenue confusément. Ses grands
hommes et ses grands livres lui sont remontés pêle-mêle. Jamais on n’a
tant lu, ni si passionnément que pendant la guerre: demandez aux
libraires. Jamais on n’a tant prié, ni si profondément: demandez aux
prêtres. On a évoqué tous les sauveurs, les fondateurs, les protecteurs,
les martyrs, les héros, les pères des patries, les saintes héroïnes, les
poètes nationaux...

Et dans le même désordre mental, à l’appel de la même angoisse, l’Europe
cultivée a subi la reviviscence rapide de ses innombrables pensées:
dogmes, philosophies, idéaux hétérogènes; les trois cents manières
d’expliquer le Monde, les mille et une nuances du christianisme, les
deux douzaines de positivismes: tout le spectre de la lumière
intellectuelle a étalé ses couleurs incompatibles, éclairant d’une
étrange lueur contradictoire l’agonie de l’âme européenne. Tandis que
les inventeurs cherchaient fiévreusement dans leurs images, dans les
annales des guerres d’autrefois, les moyens de se défaire des fils de
fer barbelés, de déjouer les sous-marins ou de paralyser les vols
d’avions, l’âme invoquait à la fois toutes les incantations qu’elle
savait, considérait sérieusement les plus bizarres prophéties; elle se
cherchait des refuges, des indices, des consolations dans le registre
entier des souvenirs, des actes antérieurs, des attitudes ancestrales.
Et ce sont là les produits connus de l’anxiété, les entreprises
désordonnées du cerveau qui court du réel au cauchemar et retourne du
cauchemar au réel, affolé comme le rat tombé dans la trappe...

La crise militaire est peut-être finie. La crise économique est visible
dans toute sa force; mais la crise intellectuelle, plus subtile, et qui,
par sa nature même, prend les apparences les plus trompeuses
(puisqu’elle se passe dans le royaume même de la dissimulation), cette
crise laisse difficilement saisir son véritable point, sa phase.

Personne ne peut dire ce qui demain sera mort ou vivant en littérature,
en philosophie, en esthétique. Nul ne sait encore quelles idées et quels
modes d’expression seront inscrits sur la liste des pertes, quelles
nouveautés seront proclamées.

L’espoir, certes, demeure, et chante à demi-voix:

    _Et cum vorandi vicerit libidinem
    Late triumphet imperator spiritus._

Mais l’espoir n’est que la méfiance de l’être à l’égard des prévisions
précises de son esprit. Il suggère que toute conclusion défavorable à
l’être _doit être_ une erreur de son esprit. Les faits, pourtant, sont
clairs et impitoyables: Il y a des milliers de jeunes écrivains et de
jeunes artistes qui sont morts. Il y a l’illusion perdue d’une culture
européenne et la démonstration de l’impuissance de la connaissance à
sauver quoi que ce soit; il y a la science, atteinte mortellement dans
ses ambitions morales, et comme déshonorée par la cruauté de ses
applications; il y a l’idéalisme, difficilement vainqueur, profondément
meurtri, responsable de ses rêves; le réalisme déçu, battu, accablé de
crimes et de fautes; la convoitise et le renoncement également bafoués;
les croyances confondues dans les camps, croix contre croix, croissant
contre croissant; il y a les sceptiques eux-mêmes, désarçonnés par des
événements si soudains, si violents, si émouvants, et qui jouent avec
nos pensées comme le chat avec la souris,--les sceptiques perdent leurs
doutes, les retrouvent, les reperdent, et ne savent plus se servir des
mouvements de leur esprit.

L’oscillation du navire a été si forte que les lampes les mieux
suspendues se sont à la fin renversées.

                                   *

                                 *   *

Ce qui donne à la crise de l’esprit sa profondeur et sa gravité, c’est
l’état dans lequel elle a trouvé le patient.

Je n’ai ni le temps ni la puissance de définir l’état intellectuel de
l’Europe en 1914. Et qui oserait tracer un tableau de cet état? Le sujet
est immense; il demande des connaissances de tous les ordres, une
information infinie. Lorsqu’il s’agit, d’ailleurs, d’un ensemble aussi
complexe, la difficulté de reconstituer le passé, même le plus récent,
est toute comparable à la difficulté de construire l’avenir, même le
plus proche; ou plutôt, c’est la même difficulté. Le prophète est dans
le même sac que l’historien. Laissons-les-y.

Mais je n’ai besoin maintenant que du souvenir vague et général de ce
qui se pensait à la veille de la guerre, des recherches qui se
poursuivaient, des œuvres qui se publiaient.

Si donc je fais abstraction de tout détail, et si je me borne à
l’impression rapide, et à ce _total naturel_ que donne une perception
instantanée, je ne vois--_rien!_--Rien, quoique ce fût un rien
infiniment riche.

Les physiciens nous enseignent que dans un four porté à l’incandescence,
si notre œil pouvait subsister, il ne verrait--rien. Aucune inégalité
lumineuse ne demeure et ne distingue les points de l’espace. Cette
formidable énergie enfermée aboutit à l’invisibilité, à l’égalité
insensible. Or, une égalité de cette espèce n’est autre chose que le
_désordre_ à l’état parfait.

Et de quoi était fait ce désordre de notre Europe mentale?--De la libre
coexistence dans tous les esprits cultivés des idées les plus
dissemblables, des principes de vie et de connaissance les plus opposés.
C’est là ce qui caractérise une époque _moderne_.

Je ne déteste pas de généraliser la notion de moderne et de donner ce
nom à certain mode d’existence, au lieu d’en faire un pur synonyme de
_contemporain_. Il y a dans l’histoire des moments et des lieux où nous
pourrions nous introduire, _nous modernes_, sans troubler excessivement
l’harmonie de ces temps-là, et sans y paraître des objets infiniment
curieux, infiniment visibles, des êtres choquants, dissonants,
inassimilables. Où notre entrée ferait le moins de sensation, là nous
sommes presque chez nous. Il est clair que la Rome de Trajan, et que
l’Alexandrie des Ptolomées nous absorberaient plus facilement que bien
des localités moins reculées dans le temps, mais plus spécialisées dans
un seul type de mœurs et entièrement consacrées à une seule race, à une
seule culture et à un seul système de vie.

Eh bien! l’Europe de 1914 était peut-être arrivée à la limite de ce
modernisme. Chaque cerveau d’un certain rang était un carrefour pour
toutes les races de l’opinion; tout penseur, une exposition universelle
de pensées. Il y avait des œuvres de l’esprit dont la richesse en
contrastes et en impulsions contradictoires faisait penser aux effets
d’éclairage insensé des capitales de ce temps-là: les yeux brûlent et
s’ennuient... Combien de matériaux, combien de travaux, de calculs, de
siècles spoliés, combien de vies hétérogènes additionnées a-t-il fallu
pour que ce carnaval fût possible et fût intronisé comme forme de la
suprême sagesse et triomphe de l’humanité?

                                   *

                                 *   *

Dans tel livre de cette époque--et non des plus médiocres--on trouve,
sans aucun effort--une influence des ballets russes,--un peu du style
sombre de Pascal,--beaucoup d’impressions du type Goncourt,--quelque
chose de Nietzsche,--quelque chose de Rimbaud,--certains effets dus à la
fréquentation des peintres, et parfois le ton des publications
scientifiques,--le tout parfumé d’un je ne sais quoi de britannique
difficile à doser!... Observons, en passant, que dans chacun des
composants de cette mixture, on trouverait bien d’autres _corps_.
Inutile de les rechercher: ce serait répéter ce que je viens de dire sur
le modernisme, et faire toute l’histoire mentale de l’Europe.

                                   *

                                 *   *

Maintenant, sur une immense terrasse d’Elsinore, qui va de Bâle à
Cologne, qui touche aux sables de Nieuport, aux marais de la Somme, aux
craies de Champagne, aux granits d’Alsace,--l’Hamlet européen regarde
des millions de spectres.

Mais il est un Hamlet intellectuel. Il médite sur la vie et la mort des
vérités. Il a pour fantômes tous les objets de nos controverses; il a
pour remords tous les titres de notre gloire; il est accablé sous le
poids des découvertes, des connaissances, incapable de se reprendre à
cette activité illimitée. Il songe à l’ennui de recommencer le passé, à
la folie de vouloir innover toujours. Il chancelle entre les deux
abîmes, car deux dangers ne cessent de menacer le monde: l’ordre et le
désordre.

S’il saisit un crâne, c’est un crâne illustre.--_Whose was
it?_--Celui-ci fut _Lionardo_. Il inventa l’homme volant, mais l’homme
volant n’a pas précisément servi les intentions de l’inventeur: nous
savons que l’homme volant monté sur son grand cygne (_il grande uccello
sopra del dosso del suo magnio cecero_) a, de nos jours, d’autres
emplois que d’aller prendre de la neige à la cime des monts pour la
jeter, pendant les jours de chaleur, sur le pavé des villes... Et cet
autre crâne est celui de _Leibnitz_ qui rêva de la paix universelle. Et
celui-ci fut _Kant_, _Kant qui genuit Hegel, qui genuit Marx, qui
genuit_...

Hamlet ne sait trop que faire de tous ces crânes. Mais s’il les
abandonne!... Va-t-il cesser d’être lui-même? Son esprit affreusement
clairvoyant contemple le passage de la guerre à la paix. Ce passage est
plus obscur, plus dangereux que le passage de la paix à la guerre; tous
les peuples en sont troublés. «Et moi, se dit-il, moi, l’intellect
européen, que vais-je devenir?... Et qu’est-ce que la paix? _La paix
est, peut-être, l’état de choses dans lequel l’hostilité naturelle des
hommes entre eux se manifeste par des créations, au lieu de se traduire
par des destructions comme fait la guerre._ C’est le temps d’une
concurrence créatrice, et de la lutte des productions. Mais Moi, ne
suis-je pas fatigué de produire? N’ai-je pas épuisé le désir des
tentatives extrêmes et n’ai-je pas abusé des savants mélanges? Faut-il
laisser de côté mes devoirs difficiles et mes ambitions transcendantes?
Dois-je suivre le mouvement et faire comme Polonius, qui dirige
maintenant un grand journal? comme Laertes qui est quelque part dans
l’aviation? comme Rosenkrantz, qui fait je ne sais quoi sous un nom
russe?

--Adieu, fantômes! Le monde n’a plus besoin de vous. Ni de moi. Le
monde, qui baptise du nom de progrès sa tendance à une précision fatale,
cherche à unir aux bienfaits de la vie, les avantages de la mort. Une
certaine confusion règne encore, mais encore un peu de temps et tout
s’éclaircira; nous verrons enfin apparaître le miracle d’une société
animale, une parfaite et définitive fourmilière.»


DEUXIÈME LETTRE

Je vous disais, l’autre jour, que la paix est cette guerre qui admet des
actes d’amour et de création dans son processus: elle est donc chose
plus complexe et plus obscure que la guerre proprement dite, comme la
vie est plus obscure et plus profonde que la mort.

Mais le commencement et la mise en train de la paix sont plus obscurs
que la paix même, comme la fécondation et l’origine de la vie sont plus
mystérieuses que le fonctionnement de l’être une fois fait et adapté.

Tout le monde aujourd’hui a la perception de ce mystère comme d’une
sensation actuelle; quelques hommes sans doute, doivent percevoir leur
propre moi comme positivement partie de ce mystère; et il y a peut-être
quelqu’un dont la sensibilité est assez claire, assez fine et assez
riche pour lire en elle-même des états plus avancés de notre destin que
ce destin ne l’est lui-même.

Je n’ai pas cette ambition. Les choses du monde ne m’intéressent que
sous le rapport de l’intellect: tout par rapport à l’intellect. Bacon
dirait que cet intellect est une _Idole_. J’y consens, mais je n’en ai
pas trouvé de meilleure.

Je pense donc à l’établissement de la paix en tant qu’il intéresse
l’intellect et les choses de l’intellect. Ce point de vue est _faux_,
puisqu’il sépare l’esprit de tout le reste des activités; mais cette
opération abstraite et cette falsification sont inévitables: tout point
de vue est faux.

                                   *

                                 *   *

Une première pensée apparaît. L’idée de culture, d’intelligence,
d’œuvres magistrales est pour nous dans une relation très
ancienne,--tellement ancienne que nous remontons rarement jusqu’à
elle,--avec l’idée d’Europe.

Les autres parties du monde ont eu des civilisations admirables, des
poètes du premier ordre, des constructeurs, et même des savants. Mais
aucune partie du monde n’a possédé cette singulière propriété
_physique_: le plus intense pouvoir _émissif_ uni au plus intense
pouvoir _absorbant_.

Tout est venu à l’Europe et tout en est venu. Ou presque tout.

                                   *

                                 *   *

Or, l’heure actuelle comporte cette question capitale: l’Europe
va-t-elle garder sa prééminence dans tous les genres?

L’Europe deviendra-t-elle _ce qu’elle est en réalité_, c’est-à-dire: un
petit cap du continent asiatique?

Ou bien l’Europe restera-t-elle _ce qu’elle paraît_, c’est-à-dire: la
partie précieuse de l’univers terrestre, la perle de la sphère, le
cerveau d’un vaste corps?

Qu’on me permette, pour faire saisir toute la rigueur de cette
alternative, de développer ici une sorte de théorème fondamental.

Considérez un planisphère. Sur ce planisphère, l’ensemble des terres
habitables. Cet ensemble se divise en régions, et dans chacune de ces
régions, une certaine densité de peuple, une certaine qualité des
hommes. A chacune de ces régions correspond aussi une richesse
naturelle,--un sol plus ou moins fécond, un sous-sol plus ou moins
précieux, un territoire plus ou moins irrigué, plus ou moins facile à
équiper pour les transports, etc.

Toutes ces caractéristiques permettent de classer à toute époque les
régions dont nous parlons, de telle sorte qu’à toute époque, _l’état de
la terre vivante peut être défini par un système d’inégalités entre les
régions habitées de sa surface_.

A chaque instant, _l’histoire_ de l’instant suivant dépend de cette
inégalité donnée.

Examinons maintenant non pas cette classification théorique, mais la
classification qui existait hier encore dans la réalité. Nous apercevons
un fait bien remarquable et qui nous est extrêmement familier:

La petite région européenne figure en tête de la classification, depuis
des siècles. Malgré sa faible étendue,--et quoique la richesse du sol
n’y soit pas extraordinaire,--elle domine le tableau. Par quel
miracle?--Certainement le miracle doit résider dans la qualité de sa
population. Cette qualité doit compenser le nombre moindre des hommes,
le nombre moindre des milles carrés, le nombre moindre des tonnes de
minerai, qui sont assignés à l’Europe. Mettez dans l’un des plateaux
d’une balance l’empire des Indes; dans l’autre, le Royaume-Uni.
Regardez: le plateau chargé du poids le plus petit penche!

Voilà une rupture d’équilibre bien extraordinaire. Mais ses conséquences
sont plus extraordinaires encore: _elles vont nous faire prévoir un
changement progressif en sens inverse_.

Nous avons suggéré tout à l’heure que la qualité de l’homme devait être
le déterminant de la précellence de l’Europe. Je ne puis analyser en
détail cette qualité; mais je trouve par un examen sommaire que
l’avidité active, la curiosité ardente et désintéressée, un heureux
mélange de l’imagination et de la rigueur logique, un certain
scepticisme non pessimiste, un mysticisme non résigné... sont les
caractères plus spécifiquement agissants de la Psyché européenne.

                                   *

                                 *   *

Un seul exemple de cet esprit, mais un exemple de première classe,--et
de toute première importance: la Grèce--car il faut placer dans l’Europe
tout le littoral de la Méditerranée: Smyrne et Alexandrie sont d’Europe
comme Athènes et Marseille,--la Grèce a fondé la géométrie. C’était une
entreprise insensée: _nous disputons_ encore sur la _possibilité_ de
cette folie.

Qu’a-t-il fallu faire pour réaliser cette création fantastique?--Songez
que ni les Égyptiens, ni les Chinois, ni les Chaldéens, ni les Indiens
n’y sont parvenus. Songez qu’il s’agit d’une aventure passionnante,
d’une conquête mille fois plus précieuse et positivement plus poétique
que celle de la Toison d’Or. Il n’y a pas de peau de mouton qui vaille
la cuisse d’or de Pythagore.

Ceci est une entreprise qui a demandé les dons le plus communément
incompatibles. Elle a requis des argonautes de l’esprit, de durs pilotes
qui ne se laissent ni perdre dans leurs pensées, ni distraire par leurs
impressions. Ni la fragilité des prémisses qui les portaient, ni la
subtilité ou l’infinité des inférences qu’ils exploraient ne les ont pu
troubler. Ils furent comme équidistants des nègres variables et des
fakirs indéfinis. Ils ont accompli l’ajustement si délicat, si
improbable, du langage commun au raisonnement précis; l’analyse
d’opérations motrices et visuelles très composées; la correspondance de
ces opérations à des propriétés linguistiques et grammaticales; ils se
sont fiés à la parole pour les conduire dans l’espace en aveugles
clairvoyants... Et cet espace lui-même devenait de siècle en siècle une
création plus riche et plus surprenante, à mesure que la pensée se
possédait mieux elle-même, et qu’elle prenait plus de confiance dans la
merveilleuse raison et dans la finesse initiale qui l’avaient pourvue
d’incomparables instruments: définitions, axiomes, lemmes, théorèmes,
problèmes, porismes, etc...

J’aurais besoin de tout un livre pour en parler comme il faudrait. Je
n’ai voulu que préciser en quelques mots l’un des actes caractéristiques
du génie européen. Cet exemple même me ramène sans effort à ma thèse.

                                   *

                                 *   *

Je prétendais que l’inégalité si longtemps observée au bénéfice de
l’Europe devait _par ses propres effets_ se changer progressivement en
inégalité de sens contraire. C’est là ce que je désignais sous le nom
ambitieux de théorème fondamental.

Comment établir cette proposition?--Je prends le même exemple: celui de
la géométrie des Grecs, et je prie le lecteur de considérer à travers
les âges les effets de cette discipline. On la voit peu à peu, très
lentement, mais très sûrement, prendre une telle autorité que toutes les
recherches, toutes les expériences acquises tendent invinciblement à lui
emprunter son allure rigoureuse, son économie scrupuleuse de «matière»,
sa généralité automatique, ses méthodes subtiles, et cette prudence
infinie qui lui permet les plus folles hardiesses... La science moderne
est née de cette éducation de grand style.

Mais une fois née, une fois éprouvée et récompensée par ses applications
matérielles, notre science devenue moyen de puissance, moyen de
domination concrète, excitant de la richesse, appareil d’exploitation du
capital planétaire,--cesse d’être une «fin en soi» et une activité
artistique. Le savoir, qui était une valeur de consommation devient une
valeur d’échange. L’utilité du savoir fait du savoir une _denrée_, qui
est désirable non plus par quelques amateurs très distingués, mais par
Tout le Monde.

Cette denrée, donc, se préparera sous des formes de plus en plus
maniables ou comestibles; elle se distribuera à une clientèle de plus en
plus nombreuse; elle deviendra chose du Commerce, chose enfin qui
s’imite et se produit un peu partout.

Résultat: l’inégalité qui existait entre les régions du monde au point
de vue des arts mécaniques, des sciences appliquées, des moyens
scientifiques de la guerre ou de la paix,--inégalité sur laquelle se
fondait la prédominance européenne,--tend à disparaître graduellement.

Donc, _la classification des régions habitables du monde tend à devenir
telle que la grandeur matérielle brute, les éléments de statistique, les
nombres,--population, superficie, matières premières,--déterminent enfin
exclusivement ce classement des compartiments du globe_.

Et donc, la balance qui penchait de notre côté, quoique nous
_paraissions_ plus légers, commence à nous faire doucement
remonter,--comme si nous avions sottement fait passer dans l’autre
plateau le mystérieux appoint qui était avec nous. _Nous avons
étourdiment rendu les forces proportionnelles aux masses!_

                                   *

                                 *   *

Ce phénomène naissant peut, d’ailleurs, être rapproché de celui qui est
observable dans le sein de chaque nation et qui consiste dans la
diffusion de la culture, et dans l’accession à la culture de catégories
de plus en plus grandes d’individus.

Essayer de prévoir les conséquences de cette diffusion, rechercher si
elle doit ou non amener nécessairement une _dégradation_, ce serait
aborder un problème délicieusement compliqué de physique intellectuelle.

Le charme de ce problème pour l’esprit spéculatif, provient d’abord de
sa ressemblance avec le fait physique de la diffusion,--et ensuite du
changement brusque de cette ressemblance en différence profonde, dès que
le penseur revient à son premier objet, qui est _hommes_ et non
_molécules_.

Une goutte de vin tombée dans l’eau la colore à peine et tend à
disparaître, après une rose fumée. Voilà le fait physique. Mais supposez
maintenant que, quelque temps après cet évanouissement et ce retour à la
limpidité, nous voyions, çà et là, dans ce vase qui semblait redevenu
eau _pure_, se former des gouttes de vin sombre et _pur_,--quel
étonnement...

Ce phénomène de Cana n’est pas impossible dans la physique
intellectuelle et sociale. On parle alors du _génie_ et on l’oppose à la
diffusion.

                                   *

                                 *   *

Tout à l’heure, nous considérions une curieuse balance qui se mouvait en
sens inverse de la pesanteur. Nous regardons à présent un système
liquide passer, comme spontanément, de l’homogène à l’hétérogène, du
mélange intime à la séparation nette... Ce sont ces images paradoxales
qui donnent la représentation la plus simple et la plus pratique du rôle
dans le Monde de ce qu’on appelle,--depuis cinq ou dix mille
ans,--_Esprit_.

                                   *

                                 *   *

--Mais l’Esprit européen,--ou du moins ce qu’il contient de plus
précieux,--est-il totalement diffusible? Le phénomène de la mise en
exploitation du globe, le phénomène de l’égalisation des techniques et
le phénomène démocratique, qui font prévoir une _deminutio capitis_ de
l’Europe, doivent-ils être pris comme décisions absolues du destin? Ou
avons-nous quelque liberté _contre_ cette menaçante conjuration des
choses?

C’est peut-être en cherchant cette liberté qu’on la crée. Mais pour une
telle recherche, il faut abandonner pour un temps la considération des
ensembles, et étudier dans l’individu pensant, la lutte de la vie
personnelle avec la vie sociale[2].

  [2] La suite et les conclusions de cette étude n’ont pas encore paru.



NOTE[3]

(_Extrait d’une conférence donnée à l’université de Zurich le 15
Novembre 1922_.)

  [3] On trouvera dans cette note quelques développements de divers
    passages de la _Crise de l’Esprit_.


MESDAMES, MESSIEURS,

L’orage vient de finir, et cependant nous sommes inquiets, anxieux,
comme si l’orage allait éclater. Presque toutes les choses humaines
demeurent dans une terrible incertitude. Nous considérons ce qui a
disparu, nous sommes presque détruits par ce qui est détruit; nous ne
savons pas ce qui va naître, et nous pouvons raisonnablement le
craindre. Nous espérons vaguement, nous redoutons précisément; nos
craintes sont infiniment plus précises que nos espérances; nous
confessons que la douceur de vivre est derrière nous, que l’abondance
est derrière nous, mais le désarroi et le doute sont en nous et avec
nous. Il n’y a pas de tête pensante si sagace, si instruite qu’on la
suppose, qui puisse se flatter de dominer ce malaise, d’échapper à cette
impression de ténèbres, de mesurer la durée probable de cette période de
troubles dans les échanges vitaux de l’humanité.

Nous sommes une génération très infortunée à laquelle est échu de voir
coïncider le moment de son passage dans la vie avec l’arrivée de ces
grands et effrayants événements dont la résonance emplira toute notre
vie.

On peut dire que toutes les choses essentielles de ce monde ont été
affectées par la guerre, ou plus exactement, par les circonstances de la
guerre: L’usure a dévoré quelque chose de plus profond que les parties
renouvelables de l’être. Vous savez quel trouble est celui de l’économie
générale, celui de la politique des États, celui de la vie même des
individus: la gêne, l’hésitation, l’appréhension universelles. _Mais
parmi toutes ces choses blessées est l’Esprit._ L’Esprit est en vérité
cruellement atteint; il se plaint dans le cœur des hommes de l’esprit et
se juge tristement. Il doute profondément de soi-même.

Qu’est-ce donc que cet esprit? En quoi peut-il être touché, frappé,
diminué, humilié par l’état actuel du monde? D’où vient cette grande
pitié des choses de l’Esprit, cette détresse, cette angoisse des hommes
de l’esprit? C’est de quoi il faut que nous parlions maintenant.

                   *       *       *       *       *

L’homme est cet animal séparé, ce bizarre être vivant qui s’est opposé à
tous les autres, qui s’élève sur tous les autres, par ses...
_songes_,--par l’intensité, l’enchaînement, par la diversité de ses
_songes_! par leurs effets extraordinaires et qui vont jusqu’à modifier
sa nature, et non seulement sa nature, mais encore la nature même qui
l’entoure, qu’il essaye infatigablement de soumettre à ses songes.

Je veux dire que l’homme est incessamment et nécessairement opposé _à ce
qui est_ par le souci de _ce qui n’est pas_! et qu’il enfante
laborieusement, ou bien par génie, ce qu’il faut pour donner à ses rêves
la puissance et la précision mêmes de la réalité, et, d’autre part, pour
imposer à cette réalité des altérations croissantes qui la rapprochent
de ses rêves.

Les autres êtres vivants ne sont mus et transformés que par les
variations extérieures. Ils s’adaptent, c’est-à-dire qu’ils se
déforment, afin de conserver les caractères essentiels de leur existence
et ils se mettent ainsi en équilibre avec l’état de leur milieu.

Ils n’ont point coutume, que je sache, de rompre spontanément cet
équilibre, de quitter, par exemple, sans motif, sans une pression ou une
nécessité extérieures, le climat auquel ils sont accommodés. Ils
recherchent leur bien aveuglément; mais ils ne sentent pas l’aiguillon
de ce mieux qui est l’ennemi du bien et qui nous engage à affronter le
pire.

Mais l’homme contient en soi-même de quoi rompre l’équilibre qu’il
soutenait avec son milieu. Il contient ce qu’il faut pour se mécontenter
de ce qui le contentait. Il est à chaque instant autre chose que ce
qu’il est. Il ne forme pas un _système fermé_ de besoins, et de
satisfactions de ses besoins. Il tire de la satisfaction je ne sais quel
excès de puissance qui renverse son contentement. A peine son corps et
son appétit sont apaisés, qu’au plus profond de lui quelque chose
s’agite, le tourmente, l’illumine, le commande, l’aiguillonne, le
manœuvre secrètement? Et c’est l’Esprit, l’Esprit armé de toutes ses
questions inépuisables...

Il demande éternellement en nous: Qui, quoi, où, en quel temps,
pourquoi, comment, par quel moyen? Il oppose le passé au présent,
l’avenir au passé, le possible au réel, l’image au fait. Il est à la
fois ce qui devance et ce qui retarde; ce qui construit et ce qui
détruit; ce qui est hasard et ce qui calcule; il est donc bien ce qui
n’est pas, et l’instrument de ce qui n’est pas. Il est enfin, il est
surtout, l’auteur mystérieux de ces rêves dont je vous parlais...

Quels rêves a faits l’homme?... Et parmi ces rêves quels sont ceux qui
sont entrés dans le réel, et comment y sont-ils entrés?

Regardons en nous-mêmes et regardons autour de nous. Considérons la
ville, ou bien feuilletons au hasard quelques livres, ou mieux encore
observons en nos cœurs leurs mouvements les plus naïfs...

Nous souhaitons, nous imaginons avec complaisance bien des étrangetés,
et ces souhaits sont fort antiques, et il semble que l’homme ne se
résoudra jamais à ne pas les former... Relisez la Genèse. Dès le seuil
du livre sacré, et les premiers pas dans le premier jardin, voici
paraître le rêve de la Connaissance, et celui de l’Immortalité: ces
beaux fruits de l’arbre de vie et de l’arbre de science, nous attirent
toujours. Quelques pages plus loin, vous trouverez dans la même Bible
les rêves d’une humanité tout unie, et collaborant à la construction
d’une tour prodigieuse. «Ils étaient un seul peuple et ils avaient pour
eux une même langue...» Nous le rêvons encore.

Vous y trouverez aussi l’histoire étrange de ce prophète qui, englouti
par un poisson, put se mouvoir dans l’épaisseur de la mer...

Chez les Grecs, il est des héros qui se construisent des appareils
volants. D’autres savent apprivoiser les fauves, et leur parole
miraculeuse déplace les montagnes, fait se mouvoir les blocs, opère des
constructions de temples, par une sorte de télémécanique merveilleuse...

Agir à distance; faire de l’or; transmuter les métaux; vaincre la mort;
prédire l’avenir; se déplacer dans des milieux interdits à notre espèce;
parler, voir, entendre, d’un bout du monde à l’autre; aller visiter les
astres; réaliser le mouvement perpétuel, que sais-je,--nous avons fait
tant de rêves que la liste en serait infinie. Mais l’ensemble de ces
rêves forme un étrange _programme_ dont la poursuite est comme liée à
l’histoire même des humains.

Tous les projets de conquête et de domination universelles, soit
matérielles, soit spirituelles, y figurent. Tout ce que nous appelons
_civilisation_, _progrès_, _science_, _art_, _culture_... se rapporte à
cette production extraordinaire et en dépend directement. On peut dire
que tous ces rêves s’attaquent à toutes les conditions données de notre
existence définie. _Nous sommes une espèce zoologique qui tend
d’elle-même à faire varier son domaine d’existence_, et l’on pourrait
former une table, un classement systématique de nos rêves, en
considérant chacun d’eux comme dirigé contre quelqu’une des conditions
initiales de notre vie. Il y a des rêves contre la pesanteur et des
rêves contre les lois du mouvement. Il en est contre l’espace et il en
est contre la durée. L’ubiquité, la prophétie, l’Eau de Jouvence ont été
rêvées, le sont encore sous des noms scientifiques.

Il est des rêves contre le principe de Mayer, et d’autres contre le
principe de Carnot. Il en est contre les lois physiologiques et d’autres
contre les données et les fatalités ethniques: l’égalité des races, la
paix éternelle et universelle sont de ceux-ci... Supposons que nous
ayons construit cette table et que nous la considérions. Nous serions
assez vite tentés de la compléter par le tableau des réalisations. En
regard de chaque rêve nous placerions ce qui s’est fait pour le
réaliser. Si par exemple dans une colonne nous avons inscrit le désir de
voler dans les airs et le nom d’Icare,--dans la colonne des acquisitions
nous inscrirons les noms fameux de Léonard de Vinci, d’Ader, de Wright
et de leurs successeurs. Je pourrais multiplier ces exemples, ce serait
une sorte de jeu que nous n’avons pas le temps de jouer. D’ailleurs il
faudrait construire également une table des _déceptions_, des rêves non
réalisés. Les uns sont définitivement condamnés,--la quadrature du
cercle, la création gratuite de l’énergie, etc... Les autres sont encore
dans nos espérances non déraisonnables.

Mais il faut revenir à notre tableau des _réalisations_, c’est sur lui
que je voulais attirer votre attention.

Si donc nous considérons cette liste, liste très honorable, nous
pourrons faire cette remarque:

_De toutes ces réalisations, les plus nombreuses, les plus surprenantes,
les plus fécondes ont été accomplies par une partie assez restreinte de
l’humanité, et sur un territoire très petit relativement à l’ensemble
des terres habitables._

L’Europe a été ce lieu privilégié; l’Européen, l’esprit européen,
l’auteur de ces prodiges.

Qu’est-ce donc que cette Europe? C’est une sorte de cap du vieux
continent, un appendice occidental de l’Asie. Elle regarde naturellement
vers l’Ouest. Au Sud, elle borde une illustre mer dont le rôle, je
devrais dire la fonction, a été merveilleusement efficace dans
l’élaboration de cet esprit européen qui nous occupe. Tous les peuples
qui vinrent sur ses bords se sont pénétrés; ils ont échangé des
marchandises et des coups; ils ont fondé des ports et des colonies où
non seulement les objets du commerce, mais les croyances, les langages,
les mœurs, les acquisitions techniques, étaient les éléments des
trafics. Avant même que l’Europe actuelle ait pris l’apparence que nous
lui connaissons, la Méditerranée avait vu dans son bassin oriental, une
sorte de pré-Europe s’établir. L’Égypte, la Phénicie, ont été comme des
pré-figures de la civilisation que nous avons arrêtée; vinrent ensuite
les Grecs, les Romains, les Arabes, les populations ibériques. On croit
voir autour de cette eau étincelante et chargée de sel, la foule des
dieux et des hommes les plus imposants de ce monde: Horus, Isis, et
Osiris; Astarté et les kabires; Pallas, Poséidon, Minerve, Neptune, et
leurs semblables, règnent concurremment sur cette mer qui a ballotté les
étranges pensées de saint Paul, comme elle a bercé les rêveries et les
calculs de Bonaparte...

Mais sur ses bords, où tant de peuples s’étaient déjà mêlés et heurtés,
et instruits les uns les autres, vinrent, au cours des âges, d’autres
peuples encore, attirés vers la splendeur du ciel, par la beauté et par
l’intensité particulière de la vie sous le soleil. Les Celtes, les
Slaves, les peuples germaniques, ont subi l’enchantement de la plus
noble des mers; une sorte de _tropisme_ invincible, s’exerçant pendant
des siècles, a donc fait de ce bassin aux formes admirables, l’objet du
désir universel et le lieu de la plus grande activité humaine. Activité
économique, activité intellectuelle, activité politique, activité
religieuse, activité artistique, tout se passe ou, du moins, tout semble
naître, autour de la mer intérieure. C’est là que l’on assiste aux
phénomènes précurseurs de la formation de l’Europe et que l’on voit se
dessiner à une certaine époque la division de l’humanité en deux groupes
de plus en plus dissemblables: l’un, qui occupe la plus grande partie du
globe, demeure comme immobile dans ses coutumes, dans ses connaissances,
dans sa puissance pratique; il ne progresse plus, ou ne progresse
qu’imperceptiblement.

L’autre est en proie à une inquiétude et à la recherche perpétuelles.
Les échanges s’y multiplient, les problèmes les plus variés s’agitent
dans son sein, les moyens de vivre, de savoir, de pouvoir s’accroître,
s’y accumulent de siècle en siècle avec une rapidité extraordinaire.
Bientôt la différence de savoir positif et de puissance, entre elle et
le reste du monde, devient si grande qu’elle entraîne une rupture de
l’équilibre. L’Europe se précipite hors d’elle-même; elle part à la
conquête des terres. La civilisation renouvelle les invasions primitives
dont elle inverse le mouvement. L’Europe, sur son propre sol, atteint le
maximum de la vie, de la fécondité intellectuelle, de la richesse et de
l’ambition.

Cette Europe triomphante qui est née de l’échange de toutes choses
spirituelles et matérielles, de la coopération volontaire et
involontaire des races, de la concurrence des religions, des systèmes,
des intérêts, _sur un territoire très limité_, m’apparaît aussi animée
qu’un marché où toutes choses bonnes et précieuses sont apportées,
comparées, discutées, et changent de mains. C’est une Bourse où les
doctrines, les idées, les découvertes, les dogmes les plus divers, sont
_mobilisés_, sont _cotés_, montent, descendent, sont l’objet des
critiques les plus impitoyables et des engouements les plus aveugles.
Bientôt les apports les plus lointains arrivent abondamment sur ce
marché. D’une part les terres nouvelles de l’Amérique, de l’Océanie et
de l’Afrique, les antiques Empires de l’Extrême-Orient envoient à
l’Europe leurs matières premières pour les soumettre à ces
transformations étonnantes qu’elle seule sait accomplir. D’autre part,
les connaissances, les philosophies, les religions de l’ancienne Asie
viennent alimenter les esprits toujours en éveil, que l’Europe produit à
chaque génération; et cette machine puissante transforme les conceptions
plus ou moins étranges de l’Orient, en éprouve la profondeur, en retire
les éléments utilisables.

Notre Europe, qui commence par un marché méditerranéen, devient ainsi
une vaste usine; usine au sens propre, machine à transformations, mais
encore usine intellectuelle incomparable. Cette usine intellectuelle
reçoit de toutes parts toutes les choses de l’esprit; elle les distribue
à ses innombrables organes. Les uns saisissent tout ce qui est nouveauté
avec espoir, avec avidité, en exagèrent la valeur; les autres résistent,
opposent à l’invasion des nouveautés l’éclat et la solidité des
richesses déjà constituées. Entre l’acquisition et la conservation, un
équilibre mobile doit se rétablir sans cesse, mais un sens critique
toujours plus actif attaque l’une ou l’autre tendance, exerce sans pitié
les idées en possession et en faveur; éprouve et discute sans pitié les
tendances de cette régulation toujours obtenue.

Il faut que notre pensée se développe et il faut qu’elle se conserve.
Elle n’avance que par les extrêmes, mais elle ne subsiste que par les
moyens. L’ordre extrême, qui est l’automatisme, serait sa perte; le
désordre extrême la conduirait encore plus rapidement à l’abîme.

Enfin, cette Europe peu à peu se construit comme une ville gigantesque.
Elle a ses musées, ses jardins, ses ateliers, ses laboratoires, ses
salons. Elle a Venise, elle a Oxford, elle a Séville, elle a Rome, elle
a Paris. Il y a des cités pour l’Art, d’autres pour la Science, d’autres
qui réunissent les agréments et les instruments. Elle est assez petite
pour être parcourue en un temps très court, qui deviendra bientôt
insignifiant. Elle est assez grande pour contenir tous les climats;
assez diverse pour présenter les cultures et les terrains les plus
variés. Au point de vue physique, c’est un chef-d’œuvre de tempérament
et de rapprochement des conditions favorables à l’homme. Et l’homme y
est devenu l’Européen. Vous m’excuserez de donner à ces mots d’Europe et
d’Européen une signification un peu plus que géographique, et un peu
plus qu’historique, mais en quelque sorte _fonctionnelle_. Je dirais
presque, ma pensée abusant de mon langage, qu’une _Europe_ est une
espèce de système formé d’une certaine diversité humaine et d’une
localité particulièrement favorable; façonnée enfin par une histoire
singulièrement mouvementée et vivante. Le produit de cette conjoncture
de circonstances est un Européen.

Il nous faut examiner ce personnage par rapport aux types plus simples
de l’humanité. C’est une manière de monstre. Il a une mémoire trop
chargée, trop entretenue. Il a des ambitions extravagantes, une avidité
de savoir et de richesses illimitée. Comme il appartient généralement à
quelque nation qui a plus ou moins dominé le monde à son heure, et qui
rêve encore ou de son César, ou de son Charles-Quint, ou de son
Napoléon, il y a en lui un orgueil, un espoir, des regrets toujours près
de se réveiller. Comme il appartient à un temps, à un continent qui ont
vu tant d’inventions prodigieuses et tant de hardiesses heureuses dans
tous les genres, il n’est de conquêtes scientifiques ni d’entreprises
qu’il ne puisse rêver. Il est pris entre des souvenirs merveilleux et
des espoirs démesurés, et s’il lui arrive de verser parfois dans le
pessimisme, il songe malgré lui que le pessimisme a produit quelques
œuvres du premier ordre. Au lieu de s’abîmer dans le néant mental, il
tire un chant de son désespoir. Il en tire quelquefois une volonté dure
et formidable, un motif d’actions paradoxal et fondé sur le mépris des
hommes et de la vie.

                                   *

                                 *   *

_Mais qui donc est Européen?_

Je me risque ici, avec bien des réserves, avec les scrupules infinis que
l’on doit avoir quand on veut préciser provisoirement ce qui n’est pas
susceptible de véritable rigueur,--je me risque à vous proposer un essai
de définition. Ce n’est pas une définition logique que je vais
développer devant vous. C’est une manière de voir, un point de vue,
étant bien entendu qu’il en existe une quantité d’autres qui ne sont ni
plus ni moins légitimes.

Eh bien, je considérerai comme européens tous les peuples qui ont subi
au cours de l’histoire les trois influences que je vais dire.

La première est celle de Rome. Partout où l’Empire romain a dominé, et
partout où sa puissance s’est fait sentir; et même partout où l’Empire a
été l’objet de crainte, d’admiration et d’envie; partout où le poids du
glaive romain s’est fait sentir, partout où la majesté des institutions
et des lois, où l’appareil et la dignité de la magistrature ont été
reconnus, copiés, parfois même bizarrement singés,--là est quelque chose
d’européen. Rome est le modèle éternel de la puissance organisée et
stable.

Je ne sais pas les raisons de ce grand triomphe, il est inutile de les
rechercher maintenant, comme il est oiseux de se demander ce que
l’Europe fût devenue si elle ne fût devenue romaine.

Mais le fait nous importe seul, le fait de l’empreinte étonnamment
durable qu’a laissée, sur tant de races et de générations, ce pouvoir
superstitieux et raisonné, ce pouvoir curieusement imprégné d’esprit
juridique, d’esprit militaire, d’esprit religieux, d’esprit formaliste,
qui a le premier imposé aux peuples conquis les bienfaits de la
tolérance et de la bonne administration.

Vint ensuite le christianisme. Vous savez comme il s’est peu à peu
répandu dans l’espace même de la conquête romaine. Si l’on excepte le
Nouveau Monde, qui n’a pas été christianisé, tant que peuplé par des
chrétiens, si l’on excepte la Russie, qui a ignoré dans sa plus grande
partie la loi romaine et l’empire de César, on voit que l’étendue de la
religion du Christ coïncide encore aujourd’hui presque exactement avec
celle du domaine de l’autorité impériale. Ces deux conquêtes, si
différentes, ont cependant une sorte de ressemblance entre elles, et
cette ressemblance nous importe. La politique des Romains, qui s’est
faite toujours plus souple et plus ingénieuse, et de qui la souplesse et
la facilité croissaient avec la faiblesse du pouvoir central,
c’est-à-dire avec la surface et l’hétérogénéité de l’Empire, a introduit
dans le système de domination des peuples par un peuple une nouveauté
très remarquable.

De même que la _Ville par Excellence_ finit par admettre dans son sein
presque toutes les croyances, par naturaliser les dieux les plus
éloignés et les plus hétéroclites, et les cultes les plus divers,--le
gouvernement impérial, conscient du prestige qui s’attachait au nom
romain, ne craignit pas de conférer la cité romaine, le titre et les
privilèges du _civis romanus_, à des hommes de toutes races et de toutes
langues. Ainsi, par le fait de la même Rome, les dieux cessent d’être
attachés à une tribu, à une localité, à une montagne, à un temple ou à
une ville, pour devenir universels, et en quelque sorte communs;--et
d’autre part, la race, la langue et la qualité de vainqueur ou de
vaincu, de conquérant ou de conquis, le cèdent à une condition juridique
et politique uniforme qui n’est accessible à personne. L’empereur
lui-même peut être un Gaulois, un Sarmate, un Syrien, et il peut
sacrifier à des dieux très étrangers... C’est une immense nouveauté
politique.

Mais le christianisme, à la parole de saint Pierre, quoique l’une des
très rares religions qui fussent mal vues à Rome, le christianisme, issu
de la nation juive, s’étend de son côté aux gentils de toute race; il
leur confère par le baptême la dignité nouvelle de chrétien comme Rome
conférait à ses ennemis de la veille la cité romaine. Il s’étend peu à
peu dans le lit de la puissance latine, il épouse les formes de
l’empire. Il en adopte même les divisions administratives (_Civitas_ au
Ve siècle désigne la ville épiscopale). Il prend tout ce qu’il peut à
Rome, il y fixe sa capitale et non point à Jérusalem. Il lui emprunte
son langage. Un même homme né à Bordeaux peut être citoyen romain et
même magistrat, il peut être évêque de la religion nouvelle. Le même
_Gaulois_, qui est préfet impérial, écrit en pur _latin_ de belles
hymnes à la gloire du fils de Dieu qui est né _juif_ et sujet d’Hérode.
Voici déjà un Européen presque achevé. Un droit commun, un dieu commun;
le même droit et le même dieu; un seul juge pour le temps, un seul Juge
dans l’éternité.

Mais, tandis que la conquête romaine n’avait saisi que l’homme politique
et n’avait régi les esprits que dans leurs habitudes extérieures, la
conquête chrétienne vise et atteint progressivement le profond de la
conscience.

Je ne veux même pas essayer de mesurer les modifications extraordinaires
que la religion du Christ a imposées à cette conscience _qu’il fallait
rendre universelle_. Je ne veux même pas tenter de vous exposer comment
la formation de l’Européen en a été singulièrement influencée. Je suis
contraint de ne me mouvoir qu’à la surface des choses, et d’ailleurs les
effets du christianisme sont bien connus.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Je vous rappelle seulement quelques-uns des caractères de son action; et
d’abord il apporte une morale _subjective_, et surtout il impose
l’unification de la morale. Cette nouvelle unité se juxtapose à l’unité
juridique que le droit romain avait apportée; l’analyse, des deux côtés,
tente à unifier les prescriptions.

Allons plus avant.

La nouvelle religion exige l’examen de soi-même. On peut dire qu’elle
fait connaître aux hommes de l’Occident cette vie intérieure que les
Indous pratiquent à leur manière depuis des siècles déjà; que les
mystiques d’Alexandrie avaient aussi, à leur manière, reconnue,
ressentie et approfondie.

Le christianisme propose à l’esprit les problèmes les plus subtils, les
plus importants et même les plus féconds. Qu’il s’agisse de la valeur
des témoignages; de la critique des textes, des sources et des garanties
de la connaissance; qu’il s’agisse de la distinction de la raison ou de
la foi, de l’opposition qui se déclare entre elles, de l’antagonisme
entre la foi et les actes et les œuvres; qu’il s’agisse de la liberté,
de la servitude, de la grâce; qu’il s’agisse des pouvoirs spirituel et
matériel et de leur mutuel conflit, de l’égalité des hommes, des
conditions des femmes, que sais-je encore?--Le christianisme éduque,
excite, fait agir et réagir des millions d’esprits pendant une suite de
siècles.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Toutefois nous ne sommes pas encore des Européens accomplis. Il manque
quelque chose à notre figure; il y manque cette merveilleuse
modification à laquelle nous devons non point le sentiment de l’ordre
public et le culte de la cité et de la justice temporelle; et non point
la profondeur de nos âmes, l’idéalité absolue et le sens d’une éternelle
justice; mais il nous manque cette action subtile et puissante à quoi
nous devons le meilleur de notre intelligence, la finesse, la solidité
de notre savoir,--comme nous lui devons la netteté, la pureté et la
_distinction_ de nos arts et de notre littérature; c’est de la Grèce que
nous vinrent ces _vertus_.

Il faut encore admirer à cette occasion le rôle de l’Empire romain. Il a
conquis pour être conquis. Pénétré par la Grèce, pénétré par le
christianisme, il leur a offert un champ immense, pacifié et organisé;
il a préparé l’emplacement et modelé le moule dans lequel l’idée
chrétienne et la pensée grecque devaient se couler et se combiner si
curieusement entre elles.

Ce que nous devons à la Grèce est peut-être ce qui nous a distingués le
plus profondément du reste de l’humanité. Nous lui devons la discipline
de l’Esprit, l’exemple extraordinaire de la perfection dans tous les
ordres. Nous lui devons une méthode de penser qui tend à rapporter
toutes choses à l’homme, à l’homme complet; l’homme se devient à
soi-même _le système de références_ auquel toutes choses doivent enfin
pouvoir s’appliquer. Il doit donc développer toutes les parties de son
être et les maintenir dans une harmonie aussi claire, et même aussi
apparente qu’il est possible. Il doit développer son corps et son
esprit. Quant à l’esprit même, il se défendra de ses excès, de ses
rêveries, de sa production vague et purement imaginaire, par une
critique et une analyse minutieuses de ses jugements, par une division
rationnelle de ses fonctions, par la régulation des formes.

De cette discipline la science devait sortir, Notre science,
c’est-à-dire le produit le plus caractéristique, la gloire la plus
certaine et la plus personnelle de notre esprit. L’Europe est avant tout
la créatrice de la science. Il y a eu des arts de tous pays, il n’y eut
de véritables sciences que d’Europe.

Sans doute, il existait, avant la Grèce, en Égypte et en Chaldée, une
sorte de science dont certains résultats peuvent sembler encore
remarquables; mais c’était une science _impure_ qui se confondait tantôt
avec la technique de quelque métier, qui comportait d’autres fois des
préoccupations infiniment peu scientifiques. L’observation a toujours
existé. Le raisonnement a toujours été employé. Mais ces éléments
essentiels n’ont de prix et n’obtiennent de succès régulier que si
d’autres facteurs ne viennent pas en vicier l’usage. Pour construire
notre science il a fallu qu’un modèle relativement parfait lui fût
proposé, qu’une première œuvre lui fût offerte comme Idéal, qui
présentât toutes les précisions, toutes les garanties, toutes les
beautés, toutes les solidités, et qui définît une fois pour toutes, le
concept même de _science_ comme construction pure et séparée de tout
souci autre que celui de l’édifice lui-même.

                                   *

                                 *   *

La géométrie grecque a été ce modèle incorruptible, non seulement modèle
proposé à toute connaissance qui vise à son état parfait, mais encore
modèle incomparable des qualités les plus typiques de l’intellect
européen. Je ne pense jamais à l’art classique que je ne prenne
invinciblement pour exemple le monument de la géométrie grecque. La
construction de ce monument a demandé les dons les plus rares et les
plus ordinairement incompatibles. Les hommes qui l’ont bâti étaient de
durs et pénétrants ouvriers, des penseurs profonds, mais des artistes
d’une finesse et d’un sentiment exquis de la perfection.

Songez à la subtilité et à la volonté qu’il leur a fallu pour accomplir
l’ajustement si délicat, si _improbable_, du langage commun au
raisonnement précis; songez aux analyses qu’ils ont faites d’opérations
motrices et visuelles très composées; et comme ils ont bien réussi dans
la correspondance nette de ces opérations avec les propriétés
linguistiques et grammaticales. Ils se sont fiés à la parole et à ses
combinaisons pour les conduire sûrement dans l’espace. Sans doute, cet
espace est devenu une pluralité d’espaces; sans doute s’est-il
singulièrement enrichi, et sans doute cette géométrie, qui semblait si
rigoureuse jadis, a laissé voir bien des défauts dans son cristal. Nous
l’avons examinée de si près que là où les Grecs voyaient un axiome, nous
en comptons une douzaine.

A chacun de ces postulats qu’ils avaient introduits, nous savons qu’on
en peut substituer quelques autres, et obtenir une géométrie cohérente
et parfois physiquement utilisable.

Mais songez à la nouveauté que fut cette forme presque solennelle et qui
est dans son dessin général si belle et si pure. Songez à cette
magnifique division des moments de l’Esprit, à cet ordre merveilleux où
chaque acte de la raison est nettement placé, nettement séparé des
autres; cela fait penser à la structure des temples, machine statique
dont les éléments sont tous visibles et dont tous déclarent leur
fonction.

L’œil considère la charge, le soutien de la charge, les parties de la
charge, le tas et ses moyens d’équilibre, l’œil divise et régit sans
effort ces masses bien dressées dont la taille même et la vigueur sont
appropriées à leur rôle et à leur volume. Ces colonnes, ces chapiteaux,
ces architraves, ces entablements et leurs subdivisions, et les
ornements qui s’en déduisent sans jamais déborder de leurs places et de
leur appropriation, me font songer à ces membres de la science pure,
comme les Grecs l’avaient conçue: _définitions_, _axiomes_, _lemmes_,
_théorèmes_, _corollaires_, _porismes_, _problèmes_... c’est-à-dire la
machine de l’esprit rendue visible, l’architecture même de
l’intelligence entièrement dessinée,--le temple érigé à l’Espace par la
Parole, mais un temple qui peut s’élever à l’infini.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Telles m’apparaissent les trois conditions essentielles qui me semblent
définir un véritable Européen, un homme en qui l’esprit européen peut
habiter dans sa plénitude. Partout où les noms de César, de Gaius, de
Trajan et de Virgile, partout où les noms de Moïse et de saint Paul,
partout où les noms d’Aristote, de Platon et d’Euclide ont eu une
signification et une autorité simultanées, là est l’Europe. Toute race
et toute terre qui a été successivement romanisée, christianisée et
soumise, quant à l’esprit, à la discipline des Grecs, est absolument
européenne.

On en trouve qui n’ont reçu qu’une ou deux de ces empreintes.

Il y a donc quelque trait bien distinct de la race, de la langue même et
de la nationalité, qui unit et assimile les pays de l’Occident et du
Centre de l’Europe. Le nombre des notions et des manières de penser qui
leur sont communes, est bien plus grand que le nombre des notions que
nous avons de communes avec un Arabe ou un Chinois...

En résumé, il existe une région du globe qui se distingue profondément
de toutes les autres au point de vue humain. Dans l’ordre de la
puissance, et dans l’ordre de la connaissance précise, l’Europe pèse
encore aujourd’hui beaucoup plus que le reste du globe. Je me trompe, ce
n’est pas l’Europe qui l’emporte, c’est l’Esprit Européen dont
l’Amérique est une création formidable.

Partout où l’Esprit Européen domine, on voit apparaître le maximum de
_besoins_, le maximum de _travail_, le maximum de _capital_, le maximum
de _rendement_, le maximum _d’ambition_, le maximum de _puissance_, le
maximum de _modification de la nature extérieure_, le maximum de
_relations_ et d’_échanges_.

Cet ensemble de maxima est Europe, ou image de l’Europe.

D’autre part, les conditions de cette formation, et de cette inégalité
étonnante, tiennent évidemment à la qualité des individus, à la qualité
moyenne de l’_Homo Europæus_. Il est remarquable que l’homme d’Europe
n’est pas défini par la race, ni par la langue, ni par les coutumes,
mais par les désirs et par l’amplitude de la volonté... Etc...



AU SUJET D’ADONIS


Il court sur La Fontaine une rumeur de paresse et de rêverie, un murmure
ordinaire d’absence et de distraction perpétuelle qui nous fait songer
sans effort d’un personnage fabuleux, toujours infiniment docile à la
plus douce pente de sa durée. Nous le voyons vaguement sur l’une de ces
images intérieures qui ne sont jamais loin de nous, quoiqu’elles se
soient formées il y a bien des années, des premières gravures et des
premières histoires que nous avons connues.

Peut-être ce nom même de La Fontaine a-t-il, dès notre enfance, attaché
pour toujours à la figure imaginaire d’un poète, je ne sais quel sens
ambigu de fraîcheur et de profondeur, et quel charme emprunté des eaux?
Une consonance, parfois, fait un mythe. De grands dieux naquirent d’un
calembour, qui est une espèce d’adultère.

Il est donc un être qui songe, et qui s’écoule le plus naïvement du
monde. Nous le plaçons naturellement dans un parc, ou dans une campagne
délicieuse, dont il recherche les belles ombres. Nous lui donnons
l’attitude enchantée d’un solitaire qui jamais n’est véritablement seul;
soit qu’il se réjouisse avec lui-même de cette paix qui l’environne,
soit qu’il cause avec le renard, la fourmi, ou quelque autre de ces
animaux du siècle de Louis XIV qui parlaient un si pur langage.

Si les bêtes l’abandonnent, car même les plus sages ne laissent pas
d’être mobiles et facilement agitées par la moindre chose, il se tourne
vers le pays étendu au soleil, où il écoute le roseau, le moulin, les
nymphes se répondre. Il leur prête son silence, dont ils font une sorte
de symphonie.

Fidèle seulement à toutes les délices de la journée (mais encore à la
condition qu’elles se donnent d’elles-mêmes, et qu’il ne faille pas les
poursuivre ni les retenir fortement), on dirait qu’il suffise à sa
destinée de déduire par un fil de soie ce que chaque instant contient de
plus doux: elle en tire fragilement des heures infinies.

Rien ne ressemble à ce rêveur plus aisément que le nuage paresseux à qui
son regard se confie: cette molle dérive à travers les cieux le divertit
insensiblement de lui-même, de sa femme et de son enfant; elle le
transporte dans l’oubli de ses affaires, l’allège de toutes
conséquences, le dispense de toute prévision, car il est vain de vouloir
devancer la même brise qui nous emporte; plus vain, peut-être, de
prétendre toujours répondre des mouvements d’une vapeur.

                                   *

                                 *   *

Mais un poème de six cents vers à rimes plates, faits comme ceux de
l’_Adonis_; un enchaînement si prolongé de la grâce; mille difficultés
vaincues, mille voluptés captées dans la continuité d’une trame
inviolable où elles se juxtaposent, sont resserrées et contraintes de se
fondre, donnant enfin l’illusion d’une tapisserie vaste et variée; tout
ce travail que le connaisseur considère par transparence, au travers des
prestiges de l’ouvrage, en dépit des mouvements de la chasse, des
vicissitudes de l’amour, et dont il s’émerveille à mesure que son esprit
le reconstitue, le fait renoncer sans retour à la première et primitive
idée qu’il avait gardée de La Fontaine.

                                   *

                                 *   *

N’allons plus croire que quelque amateur de jardins, un homme qui perd
son temps comme il perd ses bas; à demi ahuri, à demi inspiré; un peu
niais, un peu narquois, un peu sentencieux; dispensateur aux bestioles
qui l’entourent d’une espèce de justice toute motivée de proverbes,
puisse être l’auteur authentique d’_Adonis_. Prenons garde que la
nonchalance, ici, est savante; la mollesse, étudiée; la facilité, le
comble de l’art. Quant à la naïveté, elle est nécessairement hors de
cause: l’art et la pureté si soutenus excluent à mon regard toute
paresse et toute bonhomie.

                                   *

                                 *   *

On ne fait pas de la politique avec un bon cœur; mais davantage, ce
n’est pas avec des absences et des rêves que l’on impose à la parole de
si précieux et de si rares ajustements. La véritable condition d’un
véritable poète est ce qu’il y a de plus distinct de l’état de rêve. Je
n’y vois que recherches volontaires, assouplissement des pensées,
consentement de l’âme à des gênes exquises, et le triomphe perpétuel du
sacrifice.

Celui même qui veut écrire son rêve se doit d’être infiniment éveillé.
Si tu veux imiter assez exactement les bizarreries, les infidélités à
soi-même du faible dormeur que tu viens d’être; poursuivre dans ta
profondeur cette chute pensive de l’âme comme une feuille morte à
travers l’immensité vague de la mémoire, ne te flatte pas d’y réussir
sans une attention poussée à l’extrême, dont le chef-d’œuvre sera de
surprendre ce qui n’existe qu’à ses dépens.

Qui dit exactitude et style, invoque le contraire du songe; et qui les
rencontre dans un ouvrage doit supposer dans son auteur toute la peine
et tout le temps qu’il lui fallut pour s’opposer à la dissipation
permanente des pensées. Les plus belles, comme les autres, toutes ce
sont des ombres; et les fantômes ici, précèdent les vivants. Ce ne fut
jamais un jeu d’oisif que de soustraire un peu de grâce, un peu de
clarté, un peu de durée, à la mobilité des choses de l’esprit; et que de
changer ce qui passe en ce qui subsiste. Et plus la proie que l’on
convoite est-elle inquiète et fugitive, plus faut-il de présence et de
volonté pour la rendre éternellement présente, dans son attitude
éternellement fuyante.

                                   *

                                 *   *

Même un fabuliste est loin de ressembler à ce distrait, que nous
formions distraitement naguère. Phèdre est tout élégances; le La
Fontaine des _Fables_ est plein d’artifices. Il ne leur suffit pas, sous
un arbre, d’avoir ouï la pie dans son babil, ni les rires ténébreux du
corbeau, pour les faire parler si heureusement: c’est qu’il y a un
étrange abîme entre les discours que nous tiennent les oiseaux, les
feuillages, les idées, et celui que nous leur prêtons: un intervalle
inconcevable.

Cette différence mystérieuse entre l’impression ou l’invention même les
plus nettes, et leur expression achevée, devient la plus grande
possible,--et donc la plus remarquable,--quand l’écrivain impose à son
langage le système des vers réguliers. C’est là une _convention_ qui a
été bien mal comprise. J’en dirai quelques mots.

                                   *

                                 *   *

La liberté est si séduisante; elle l’est si particulièrement pour les
poètes; elle s’offre à leur fantaisie avec des raisons à ce point
spécieuses, et dont la plupart sont solides; elle se pare si proprement
de sagesse et de nouveauté, et nous presse, par tant d’avantages dont on
voit difficilement les ombres, de revenir sur les règles anciennes, d’en
considérer les absurdités, et de les réduire à la pure observance des
lois naturelles de l’âme et de l’ouïe, qu’on ne sait d’abord que lui
opposer. Peut-on même répondre à cette charmeresse qu’elle favorise
dangereusement la négligence, quand elle peut si aisément nous remontrer
une quantité accablante de vers très mauvais, très faciles et
terriblement réguliers? Il est vrai qu’il y en a contre elle une égale
quantité de détestables qui sont libres. Cette accusation vole entre les
deux camps: les meilleurs soutiens d’un parti sont les faibles qui sont
dans l’autre, et ils se ressemblent tellement qu’il est inexplicable
qu’ils se divisent.

Ce serait donc un grand embarras que de se décider s’il y avait
nécessité absolue. Quant à moi, je pense que tout le monde a raison, et
qu’il faut faire comme l’on veut. Mais je ne puis m’empêcher d’être
intrigué par l’espèce d’obstination qu’ont mise les poètes de tous les
temps, jusqu’aux jours de ma jeunesse, à se charger de chaînes
volontaires. C’est un fait difficile à expliquer que cet
assujettissement que l’on ne percevait presque pas, avant qu’il fût
trouvé insupportable. D’où vient cette obéissance immémoriale à des
commandements qui nous paraissent si futiles? Pourquoi cette erreur si
prolongée de la part de si grands hommes, et qui avaient un si grand
intérêt à donner le plus haut degré de liberté à leur esprit? Faut-il
résoudre cette énigme par une dissonance de termes, comme il est de mode
depuis l’affaiblissement de la logique, et penser qu’il existe un
instinct de l’artificiel? Ces mots jurent d’être mis ensemble.

                                   *

                                 *   *

Je m’étonne d’une autre chose. Notre époque a vu naître presque autant
de prosodies qu’elle a compté de poètes, c’est-à-dire un peu plus de
systèmes que de têtes, car certaines en ont pu produire plusieurs. Mais,
dans le même temps, les sciences, comme l’industrie, poursuivant une
politique tout opposée, se créaient des mesures uniformes; elles se
donnaient des unités, elles les réalisaient en étalons dont elles
imposaient l’usage par des lois et par des traités; cependant que chaque
poète, prenant son être même pour collection de modules, instituait son
propre corps, la période personnelle de son rythme, la durée de son
souffle, comme types absolus. Chacun faisait de son oreille et de son
cœur, un diapason et une horloge universels.

N’était-ce pas risquer d’être mal entendus, mal lus, mal déclamés; ou de
l’être, du moins, d’une sorte tout imprévue? Ce risque est toujours très
grand. Je ne dis pas qu’une erreur d’interprétation nous nuise toujours,
et qu’un miroir d’étrange courbure quelquefois ne nous embellisse. Mais
les personnes qui redoutent l’incertitude des échanges entre l’auteur et
le lecteur, trouvent assurément dans la fixité du nombre des syllabes,
et dans les symétries plus ou moins factices du vers ancien, l’avantage
de limiter ce risque d’une manière très simple,--disons, si l’on veut,
grossière.

Quant à l’arbitraire de ces règles, il n’est pas, en lui-même, plus
grand que celui du langage, vocabulaire ou syntaxe.

                                   *

                                 *   *

J’irai un peu plus loin dans l’apologie. Je ne juge pas impossible de
donner à cette convention et à cette rigueur si contestables, une valeur
propre et singulière. Écrire des vers réguliers, c’est là se remettre
sans doute à une loi étrangère, assez insensée, toujours dure, parfois
atroce; elle écarte de l’existence un infini de belles possibilités;
elle y appelle de très loin une multitude de pensées qui ne
s’attendaient pas d’être conçues. (Quant à celles-ci, j’admettrai que la
moitié d’entre elles ne valait pas de naître, et que l’autre moitié nous
procure, au contraire, des surprises délicieuses et des harmonies non
préétablies, tellement que la perte et le gain se compensent, et que je
n’aie plus à m’en occuper.) Mais toutes les beautés innombrables qui
demeureront dans l’esprit, toutes celles que l’obligation de rimer, la
mesure, la règle incompréhensible de l’hiatus empêchent définitivement
de se produire, semblent bien nous constituer une perte immense, dont on
peut véritablement se lamenter. Essayons une fois de nous en réjouir:
c’est la fonction d’un sage que de se contraindre toujours à changer une
perte dans l’apparence d’une perte. Il suffit de penser, il suffit de
s’approfondir, pour réussir assez souvent à rendre naïve l’idée que nous
avions d’abord d’une perte et d’un gain, en des matières idéales.

                                   *

                                 *   *

Cent figures d’argile, si parfaites qu’on les ait pétries, ne donnent
pas à l’esprit la même grande idée qu’une seule de marbre à peu près
aussi belle. Les unes sont plus fragiles que nous-mêmes; l’autre l’est
un peu moins. Nous imaginons comme elle a résisté au statuaire; elle ne
voulait pas sortir de ses ténèbres cristallisées. Cette bouche, ces
bras, ont coûté de longs jours. Un artiste a frappé des milliers de
coups rebondissants, lents interrogateurs de la forme future. L’ombre
serrée et pure est tombée en éclats, elle a fui en poudre étincelante.
Un homme s’est avancé au moyen du temps, contre une pierre; il s’est
glissé difficilement le long d’une amante si profondément endormie dans
l’avenir, et il a contourné cette créature peu à peu circonvenue, qui se
détache enfin de la masse de l’univers, comme elle fait de l’indécision
de l’idée. La voici un monstre de grâce et de dureté, né, pour un temps
indéterminé, de la durée et de l’énergie d’une même pensée. Ces
alliances si rebelles sont ce qu’il y a de plus précieux. Une grande âme
a cette faiblesse pour signe, de vouloir tirer d’elle-même quelque objet
dont elle s’étonne, qui lui ressemble, et qui la confonde, pour être
plus pur, plus incorruptible, et en quelque sorte plus nécessaire que
l’être même dont il est issu. Mais à soi seule, elle n’enfante que le
mélange de sa facilité et de sa puissance, entre lesquelles elle ne
distingue pas aisément; elle se restitue le bien et le mal; elle fait ce
qu’elle veut, mais elle ne veut que ce qu’elle peut; elle est libre, et
non souveraine. Il faut essayer, Psyché, d’user toute votre facilité
contre un obstacle; adressez-vous au granit, animez-vous contre lui, et
désespérez quelque temps. Voyez vos vains enthousiasmes choir, et vos
intentions déconcertées. Peut-être, n’êtes-vous pas encore assez assagie
pour préférer votre décision à vos complaisances. Vous trouvez cette
pierre trop dure, vous rêvez de la mollesse de la cire, et de
l’obéissance de l’argile? Mais suivez le chemin de votre pensée irritée,
bientôt vous rencontrerez cette inscription infernale: «_Il n’est rien
de si beau que ce qui n’existe pas._»

                                   *

                                 *   *

Les exigences d’une stricte prosodie sont l’artifice qui confère au
langage naturel les qualités d’une matière résistante, étrangère à notre
âme, et comme sourde à nos désirs. Si elles n’étaient pas à demi
insensées, et qu’elles n’excitassent pas notre révolte, elles seraient
radicalement absurdes. On ne peut plus tout faire, une fois acceptées;
on ne peut plus tout dire; et pour dire quoi que ce soit, il ne suffit
plus de le concevoir fortement, d’en être plein et enivré, ni de laisser
échapper de l’instant mystique une figure déjà presque tout achevée en
notre absence. A un dieu seulement est réservée l’ineffable
indistinction de son acte et de sa pensée. Mais nous, il faut peiner; il
faut connaître amèrement leur différence. Nous avons à poursuivre des
mots qui n’existent pas toujours, et des coïncidences chimériques; nous
avons à nous maintenir dans l’impuissance, essayant de conjoindre des
sons et des significations, et créant en pleine lumière l’un de ces
cauchemars où s’épuise le rêveur, quand il s’efforce indéfiniment
d’égaliser deux fantômes de lignes aussi instables que lui-même. Nous
devons donc passionnément attendre, changer d’heure et de jour comme
l’on changerait d’outil,--et vouloir, vouloir... Et même, ne pas
excessivement vouloir.

                                   *

                                 *   *

Pures aujourd’hui de toute force obligatoire et de toute fausse
nécessité, ces rigueurs des anciennes lois n’ont plus d’autre vertu que
de définir très simplement un monde absolu de l’expression. C’est là, du
moins, le sens nouveau que je leur trouve. Nous avons arrêté de
soumettre la nature,--je veux dire le langage,--à quelques autres règles
que les siennes, et qui ne sont pas nécessaires, mais qui sont nôtres;
et même nous poussons cette fermeté jusqu’à ne pas daigner de les
inventer: nous les recevons telles quelles.

Elles séparent nettement ce qui existe par soi-même de ce qui existe
spécialement par nous seuls. Voilà qui est proprement humain: un décret.
Mais nos voluptés, ni nos émotions, ne périssent, ni ne pâtissent de s’y
soumettre: elles se multiplient, elles s’engendrent aussi, par des
disciplines conventionnelles. Considérez les joueurs, tout le mal que
leur procurent, tout le feu que leur communiquent leurs bizarres
accords, et ces restrictions imaginaires de leurs actes: ils voient
invinciblement leur petit cheval d’ivoire assujetti à certain bond
particulier sur l’échiquier; ils ressentent des champs de force et des
contraintes invisibles que la physique ne connaît point. Ce magnétisme
s’évanouit avec la partie, et l’excessive attention qui l’avait si
longuement soutenu, se dénature et se dissipe comme un rêve... La
réalité des jeux est dans l’homme seul.

                                   *

                                 *   *

Entendez-moi. Je ne dis pas que le «délice sans chemin» ne soit le
principe et le but même de l’art des poètes. Je ne déprise pas le don
éblouissant que fait notre vie à notre conscience, quand elle jette
brusquement dans le brasier mille souvenirs d’un seul coup. Mais,
jusques à nos jours, jamais une trouvaille, ni un ensemble de
trouvailles, n’ont paru constituer un ouvrage.

                                   *

                                 *   *

J’ai seulement voulu faire concevoir que les nombres obligatoires, les
rimes, les formes fixes, tout cet arbitraire, une fois pour toutes
adopté, et opposé à nous-mêmes, ont une sorte de beauté propre et
philosophique. Des chaînes qui se roidissent à chaque mouvement de notre
génie, nous rappellent, sur le moment, à tout le mépris que mérite, sans
aucun doute, ce familier chaos, que le vulgaire appelle _pensée_ et dont
ils ignorent que les conditions _naturelles_ ne sont pas moins
fortuites, ni moins futiles, que les conditions d’une charade.

C’est un art de profond sceptique que la poésie savante. Elle suppose
une liberté extraordinaire à l’égard de l’ensemble de nos idées et de
nos sensations. Les dieux, gracieusement, nous donnent _pour rien_ tel
premier vers; mais c’est à nous de façonner le second, qui doit
consonner avec l’autre, et ne pas être indigne de son aîné surnaturel.
Ce n’est pas trop de toutes les ressources de l’expérience et de
l’esprit pour le rendre comparable au vers qui fut un don.

                                   *

                                 *   *

L’auteur de l’_Adonis_, il ne peut être qu’un esprit singulièrement
attentif, tout en délicatesses et en recherches. Ce La Fontaine, qui a
su faire, un peu plus tard, de si admirables vers variés, ne les saura
faire qu’au bout de vingt ans qu’il aura dédiés aux vers symétriques;
exercices d’entre lesquels _Adonis_ est le plus beau. Il donnait,
pendant ce temps-là, aux observateurs de son époque, un spectacle de
naïveté et de paresse dont ils nous transmirent naïvement et
paresseusement la tradition.

L’histoire littéraire est tissue comme l’autre de légendes diversement
dorées. Les plus fallacieuses sont nécessairement dues aux témoins les
plus fidèles. Quoi de plus trompeur que ces hommes véridiques qui se
réduisent à nous dire ce qu’ils ont vu, comme nous l’eussions vu
nous-mêmes? Mais que me fait ce qui se voit? Un des plus sérieux hommes
que j’aie connus, et du plus de suite dans les pensées, ne paraissait
ordinairement que la légèreté même: une seconde nature le revêtait de
balivernes. Il en est de notre esprit comme de notre chair: ce qu’ils se
sentent de plus important, ils l’enveloppent de mystère, ils se le
cachent à eux-mêmes; ils le désignent et le défendent par cette
profondeur où ils le placent. Tout ce qui compte est bien voilé; les
témoins et les documents l’obscurcissent; les actes et les œuvres sont
faits expressément pour le travestir.

Racine savait-il lui-même où il prenait cette voix inimitable, ce dessin
délicat de l’inflexion, ce mode transparent de discourir, qui le font
Racine, et sans lesquels il se réduit à ce personnage peu considérable
duquel les biographies nous apprennent un assez grand nombre de choses
qu’il avait de communes avec dix mille autres Français? Les prétendus
enseignements de l’histoire littéraire ne touchent donc presque pas à
l’arcane de la génération des poèmes. Tout se passe dans l’intime de
l’artiste comme si les événements observables de son existence n’avaient
sur ses ouvrages qu’une influence superficielle. Ce qu’il y a de plus
important,--l’acte même des Muses,--est indépendant des aventures, du
genre de vie, des incidents, et de tout ce qui peut figurer dans une
biographie. Tout ce que l’histoire peut observer est insignifiant.

Mais ce sont des circonstances indéfinissables, des rencontres occultes,
des faits qui ne sont visibles que pour un seul, d’autres qui sont à ce
seul si familiers ou si aisés qu’il les ignore, qui font l’essentiel du
travail. On trouve facilement par soi-même que ces événements incessants
et impalpables sont la matière dense de notre véritable personnage.

Chacun de ces êtres qui créent, à demi certain, à demi incertain de ses
forces, se sent un connu et un inconnu dont les rapports incessants et
les échanges inattendus donnent enfin naissance à quelque produit. Je ne
sais ce que je ferai; et pourtant mon esprit croit se connaître; et je
bâtis sur cette connaissance, je compte sur elle, que j’appelle _Moi_.
Mais _je me ferai une surprise_; si j’en doutais, je ne serais rien. Je
sais que je m’étonnerai de telle pensée qui me viendra tout à
l’heure,--et pourtant je me demande cette surprise, je bâtis et je
compte sur elle, comme je compte sur ma certitude. J’ai l’espoir de
quelque imprévu que je désigne, j’ai besoin de mon connu et de mon
inconnu.

Qu’est-ce donc qui nous fera concevoir le véritable ouvrier d’un bel
ouvrage? Mais il n’est positivement _personne_. Qu’est-ce que le Même,
si je le vois à ce point changer d’avis et de parti, dans le cours de
mon travail, qu’il le défigure sous mes doigts; si chaque repentir peut
apporter des modifications immenses; et si mille accidents de mémoire,
d’attention, ou de sensation, qui surviennent à mon esprit, apparaissent
enfin dans mon œuvre achevé, comme les idées essentielles, et les objets
originels de mes efforts? Et cependant cela est bien de moi-même,
puisque mes faiblesses, mes forces, mes redites, mes manies, mes ombres
et mes lumières, seront toujours reconnaissables dans ce qui tombe de
mes mains.

Désespérons de la vision nette en ces matières. Il faut se bercer d’une
image. J’imagine ce poète, un esprit plein de ressources et de ruses,
faussement endormi au centre imaginaire de son œuvre encore incréée,
pour mieux attendre cet instant de sa propre puissance qui est sa proie.
Dans la vague profondeur de ses yeux, toutes les forces de son désir,
tous les ressorts de son instinct se tendent. Là, attentive aux hasards
entre lesquels elle choisit sa nourriture; là, très obscure au milieu
des réseaux et des secrètes harpes qu’elle s’est faites du langage, dont
les trames s’entretissent et toujours vibrent vaguement, une mystérieuse
Arachné, muse chasseresse, guette.

                                   *

                                 *   *

Prédestinés à s’unir par la molle et voluptueuse euphonie de leurs noms
grec[4] et latin, Vénus avec Adonis se rencontrent aux bords d’un
ruisseau, où l’un rêve,

    _Il ne voit presque pas l’onde qu’il considère_;

où l’autre vient se poser et descendre de son char.

  [4] Mais le nom grec d’Adonis procède d’un nom sémitique.

Vénus est assez connue. Rien de délicieux ne manque à cette abstraction
toute sensuelle, si ce n’est précisément ce qu’elle vole ici chercher.

Une Vénus est bien difficile à peindre. Puisqu’elle porte toutes les
perfections, il est à peu près impossible de la rendre véritablement
séduisante. Ce qui nous captive dans un être, ce n’est pas ce degré
suprême de la beauté, ni des grâces si générales: c’est toujours quelque
trait particulier.

Quant à l’Adonis dont elle accourt se faire aimer, il ne laisse rien
paraître, dans La Fontaine, de ce mystique adolescent qui fut adoré dans
Byblos. Ce n’est qu’un très beau jeune homme dont on ne peut pas dire
grand’chose, une fois qu’on l’a admiré. On ne peut en tirer, sans doute,
que des actes agréables et magnifiques, qui suffiront aux Muses et
satisferont la Déesse. Il est ici pour faire l’amour, et puis mourir: il
n’y a pas besoin d’esprit pour ces grandes choses.

                                   *

                                 *   *

Il ne faut pas s’émerveiller de la grande simplicité de ces héros: les
principaux personnages d’un poème, ce sont toujours la douceur et la
vigueur des vers.

                                   *

                                 *   *

Le bonheur de nos amants est incomparable. On n’essaie pas de nous le
dépeindre: il faut éviter la fadeur, il faut se garder de la crudité.
Que va donc faire le poète, si ce n’est se fier à la poésie toute seule,
et user d’une musique délicieusement combinée, pour effleurer tout ce
que nous savons, et qui n’a jamais besoin que de nous être rappelé?

A Vénus, quoique si belle, et apparemment si satisfaite, il vient
toutefois le sentiment subtil qu’un rien de philosophie ne nuirait point
à ce bonheur. La volupté qui se partage, ou bien plutôt qui se redouble,
entre des amants, risque toujours quelque monotonie. Deux personnes qui
se renvoient à peu près les mêmes délices, finissent quelquefois par se
trouver trop peu différentes. Un couple, au plus haut période de son
bonheur, compose une sorte d’écho,--ou ce qui revient au même,--un
assemblage de miroirs parallèles,--Baudelaire disait: jumeaux.

La déesse montre par là une profondeur qui lui est peut-être venue de
ses démêlés avec Minerve. Elle a bien compris que l’amour ne peut être
infini, s’il se réduit à se finir aussi fréquemment qu’il se puisse. On
voit trop, dans la plupart des amants, leurs esprits s’ignorer aussi
naturellement que leurs corps se connaissent. Ils sont instruits de
leurs goûts et de leurs dégoûts, qu’ils ont appareillés, ou
harmonieusement unis; mais ils ne savent rien, et même ils ne veulent
rien savoir, de leur métaphysique et de leurs curiosités non
immédiatement utilisables. Mais l’amour sans l’esprit, à le supposer
répondu, et si rien ne le traverse, n’est plus qu’une occupation
régulière. Il y faut des malheurs ou des idées.

Quoi qu’il en soit, Vénus essaye d’un peu de réflexions sur la durée.
Elle montre qu’elle n’a pas lu grand’chose sur ce grave sujet. Héraclite
ni Zénon n’étaient encore nés. Kant avec Aristote, et le difficile M.
Minkowski, gisaient pêle-mêle dans l’anachronisme de l’avenir. Elle
remarque néanmoins fort exactement que le temps ne remonte jamais à sa
source; mais quelle n’est pas son erreur quand elle en dit cette belle
chose:

    _Vainement pour les dieux il fuit d’un pas léger._

Elle ne prévoyait guère la destruction de ses plus beaux temples, ni la
décadence de son culte; j’entends, de son culte public.

Adonis ne l’écoute pas. On revient au plaisir tout court, dont le poète
lui-même est un peu las:

    _Il est temps de passer au funeste moment
    Où la triste Vénus doit quitter son amant._

Cette rapide platitude est un signe très apparent de la fatigue. Il est
vrai que, dans les vers, tout ce qui est nécessaire à dire est presque
impossible à bien dire.

                                   *

                                 *   *

Vénus se doit donc absenter pour aller dans Paphos dissiper le bruit qui
y court que la déesse n’a plus de soin de ses adorateurs. Il est étrange
qu’elle ait tant de souci d’être adorée, tandis qu’elle aime et qu’elle
est aimée.

Mais la vanité, et ces niaiseries que nous croyons être les obligations
de notre état, nous persuadent toujours de sortir de notre chambre, qui
est ici une belle forêt. Personne encore ne s’est trouvé, même parmi les
dieux, qui se sentît assez puissant pour se moquer de ses fidèles. Et
quant à dédaigner les autels et les sanctuaires, les sacrifices qui s’y
consomment, les oraisons et les fumées qui s’en dégagent; quant à
détester les louanges, et à faire pleuvoir de dégoût le feu et les
ennuis sur toutes ces têtes que la seule crainte et leurs espoirs
désespérés font se tourner aux choses divines, je ne vois pas un
immortel qui s’y soit jamais résolu. Ce goût qu’ils ont de nous me
passe.

Vénus, pourtant si heureuse, et qui est presque toute-puissante, va donc
s’écarter un temps d’Adonis, pour ne pas indisposer sa clientèle de
dévots. S’il n’y avait point de ces bizarreries, il n’y aurait point de
dieux, ni peut-être point de poèmes, et assurément pas de femmes.

                                   *

                                 *   *

Elle fait mille recommandations à l’amant dont elle suspend si
futilement le ministère. Le petit discours qu’elle lui tient pour le
mettre en garde contre les deux dangers imaginables, celui qu’il périsse
et celui qu’il soit infidèle, est d’une proportion délicieuse. J’y
remarque ce très beau vers, où paraît tout à coup le grand art et la
puissance abstraite de Corneille; et qui vient quand elle conjure Adonis
de ne pas s’attacher aux nymphes de ces bois. Elle dit:

    _Leurs fers après les miens ont pour vous de la honte._

                                   *

                                 *   *

Quels adieux sont les leurs! Ce ne sont que huit vers, mais huit
merveilles; ou plutôt, c’est une merveille de huit vers, ce qui est
presque infiniment plus rare et plus étonnant que huit beaux vers. Il
est impossible de séparer plus voluptueusement deux êtres; et, par ce
pur déchirement, d’ajouter quelque chose à l’idée que nous nous faisions
de la douceur de leur unité. Usant d’un raffinement qui n’a pas beaucoup
d’exemples, dans notre poésie, La Fontaine ici ressaisit, comme sur le
mode mineur, le motif des moments délicieux qu’il nous avait fait
entendre tout à l’heure. Il les avait accordés à ses héros:

    _Jours devenus moments, moments filés de soie..._

Et maintenant, il les leur retire:

    _Moments pour qui le sort rend vos vœux superflus,
    Délicieux moments, vous ne reviendrez plus!_

                                   *

                                 *   *

Adonis souffre alors tous les maux de l’absence.

C’est dire qu’il dénombre toutes les perfections du bonheur qu’il vient
de perdre. Les corps séparés, l’âme est tout occupée du contraste des
deux réalités qui se la disputent; elle se restitue même des douceurs
qu’elle avait à peine perçues; le passé qui revient semble plus riche
que le présent disparu duquel il procède; et le temps de l’éloignement
travaille à roidir, avec une croissante cruauté, le lien intérieur que
tant de caresses avaient insensiblement tressé. Adonis est comme une
pierre arrêtée dans sa chute, pendant laquelle elle avait cessé de
peser. Si elle sent quelque chose, elle doit ressentir sur le moment
tous les violents effets d’un mouvement brusquement aboli; et puis toute
sa pesanteur qu’elle avait comme perdue, étant libre d’y obéir. Ainsi le
sentiment de l’amour, que la possession exténue, la perte et la
privation le développent. Posséder, c’est n’y plus penser; mais perdre,
c’est posséder indéfiniment en esprit.

Adonis malheureux était sur le point d’avoir de l’esprit. Ces terribles
souvenirs que laisse après elle une saison trop tiède et voluptueuse,
l’exerçaient, l’approfondissaient, le menaient au seuil des doutes les
plus importants, et ils menaçaient de le conduire à ces internes
difficultés qui, à force de diviser notre sentiment, nous obligent
d’inventer notre intelligence.

Adonis allait avoir de l’esprit, il s’empresse d’ordonner une chasse.
Plutôt mourir que de réfléchir.

                                   *

                                 *   *

Il faut bien avouer que cette malheureuse chasse est la partie faible du
poème. Elle est presque aussi fatale à son chantre qu’elle va l’être à
son héros.

Comment se tirer d’une chasse? Les auteurs du XVIe et ceux du XVIIe
siècles qui ont traité de ce beau sujet nous ont laissé des morceaux
d’une vigueur, d’une précision, et donc d’un langage admirables. A l’un
d’eux, et non des plus connus, Victor Hugo n’a pas dédaigné de prendre
toute une grande page du plus beau style, qu’il a textuellement, ou peu
s’en faut, introduite avec avantage dans le conte charmant du Beau
Pécopin et de la Belle Bauldour. Mais La Fontaine, tout maître des Eaux
et Forêts qu’il est, ne nous présente ici qu’une vénerie de rhétorique
pure. A défaut du déduit d’une chasse savante, on eût attendu, de ce
futur animateur de la gent à poils et à plumes, je ne sais quelle
sylvestre fantaisie. On conçoit ce que l’homme désigné par les dieux
pour écrire les Fables eût pu faire de toutes ces bêtes en mouvement,
les unes pressées et fouaillées, les autres traquées et forcées, toutes
hors d’elles-mêmes, les chiens sonnant, les piqueurs chevauchant et
cornant la menée. Il eût inventé les colloques et les pensées de ces
acteurs; et les propos des volatiles, spectateurs et sûrs dans leurs
arbres, nous eussent appris, par un artifice très naturel, les
événements de la journée. Toutes ces âmes élémentaires, les
raisonnements qu’elles se tiennent, leurs stratégies, les passions qui
les occupent, la figure que font les hommes dans ce rude plaisir, ce
sont là des motifs dont les Fables sont pleines, et de qui la
combinaison nous eût composé une chasse infiniment neuve et
divertissante.

Mais on dirait que La Fontaine n’a pas reconnu qu’il touchait presque,
ici, à celui qu’il devait être un peu plus tard. Loin de pressentir
qu’il se trouvait conduit par son sujet sur les lisières de son royaume
naturel, il a visiblement élaboré avec quelque ennui les trois cents
vers que cette chasse l’obligeait de faire. Or, le bâillement n’est pas
si éloigné du rire qu’il ne se combine parfois curieusement avec lui.
Ils ont une frontière commune, aux approches de laquelle le ridicule
d’agir à contre-cœur se tourne facilement en action burlesque. Si donc
je trouve des vers essentiellement comiques dans un développement qui
n’en comportait pas de tels, et jusqu’à l’occasion d’accidents graves et
funestes, je sens l’auteur excédé se venger tout à coup de soi-même, de
sa tâche trop volontaire, et du mal qu’il se donne, par quelque drôlerie
qui lui échappe invinciblement. Le rire et le bâiller nous surprennent
en flagrant délit de refus.

L’assemblée des veneurs ne se passe donc pas qu’elle ne s’égaye de
diverses caricatures. Celle-ci me plaît assez, dont tout le comique est
dans la sonorité du vers:

    _On y voit arriver Bronte au cœur indomptable._

                                   *

                                 *   *

Il s’agissait aussi de nous peindre le monstre, qui est un sanglier très
redoutable; un de ces solitaires qui ne se fient qu’à leurs défenses, et
dont la dure dentée découd les chevaux et blesse les mâtins «au coffre
du corps».

Pour effrayant que soit un monstre, la tâche de le décrire est toujours
un peu plus effrayante que lui. Il est bien connu que les misérables
monstres n’ont jamais pu faire dans les arts qu’une figure ridicule. Je
ne vois pas de monstre peint, chanté ou sculpté, qui non seulement nous
fasse la moindre peur, mais encore qui laisse notre sérieux en
équilibre. Le gros poisson qui dévora le prophète Jonas, et qui, dans
les mêmes parages, engloutit un peu plus tard l’aventureux Sinbad; ce
même, qui dans une autre circonstance de sa carrière, fut peut-être le
sauveur et le transporteur d’Arion; en dépit de sa grande courtoisie, et
malgré cette honnêteté scrupuleuse qui lui fait si exactement restituer
sur le rivage ses repas d’hommes distingués, et les rendre en si bel
état à leurs occupations et à leurs études, au lieu même où ils se
proposaient d’aller, quoiqu’il ne soit pas formidable par destination,
mais plutôt officieux et facile, ne laisse pas d’être infiniment
comique. Mais voyez cet extravagant composé animal que transfixe Roger
tout armé d’or, aux pieds de la délicieuse Angélique de M. Ingres;
figurez-vous ce dugong ou ce marsouin dont les brusques ébrouements et
les jeux brutaux dans l’écume de la mer viennent effaroucher les chevaux
d’Hippolyte; entendez braire dans sa caverne le cornard et lamentable
Fafner,--ils n’ont jamais pu obtenir de personne l’aumône d’un peu de
terreur. Ils ne se consolent que par cette observation: que les monstres
plus humains, les Cyclopes, les Gwinplaine, les Quasimodo, n’ont pas
trouvé beaucoup plus de crédit ni d’autorité qu’eux-mêmes. Le complément
nécessaire d’un monstre, c’est un cerveau d’enfant.

Ce malheur d’être ridicules, qui surmonte pour eux le malheur d’être
monstres, ne semble pas tenir, toutefois, à l’impuissance de leurs
inventeurs, tant qu’à leur nature même, et à leur vocation
extraordinaire, comme il est aisé de s’en convaincre par la moindre
visite au Muséum. Là, le biscornu authentique, la combinaison des ailes
avec la lourdeur, celle d’un col très délié avec le ventre le plus
pesant; là, les véritables dragons, les guivres qui ont existé, les
hydres décalquées sur l’ardoise, les tortues gigantesques à tête de
porc, toutes ces populations successives qui ont habité les étages
inquiets de notre demeure, et qui ont cessé de plaire à cette planète,
proposent à notre actualité le grotesque de la nature. Ce sont comme les
gravures de la mode anatomique. Nous ne croyons pas d’être si bizarres;
et nous nous en tirons enfin par le sentiment de l’improbable, et par la
considération d’une maladresse et d’une bêtise primitive qui n’est
mesurable que par le rire.

                                   *

                                 *   *

Laissons le monstre. Passons sur la lutte assez froide qui s’engage. Je
n’en veux détacher qu’un distique d’une exécution charmante, dont la
musique moqueuse m’a toujours amusé:

    _Nisus, ayant cherché son salut sur un arbre,
    Rit de voir ce chasseur plus froid que n’est un marbre._

                                   *

                                 *   *

C’est en vain que vaguement pareilles par leur conduite, comme elles le
sont par les fluides mœurs et par l’incertaine espèce, à ces filles
folles du Rhin qui tentèrent, sous d’autres cieux, de sauver le fauve
Siegfried, les divinités des eaux s’efforcent de préserver Adonis.
Instruites que les héros courent toujours directement à leur perte,
elles essayent toutefois d’égarer celui-ci, et de lui faire manquer le
rendez-vous de la mort. Elles opposent aux Destins ces plus beaux vers
du monde:

    _Les nymphes, de qui l’œil voit les choses futures,
    L’avaient fait égarer en des routes obscures.
    Le son des cors se perd par un charme inconnu..._

Les Destins se moquent des vers; sans lesquels cependant, leur nom même
serait tombé depuis longtemps du dictionnaire de l’usage. Les Naïades
n’ont pas de prise sur l’âme de ce passant tout orientée à la mort.
Adonis doit périr: il faut bien que tous les chemins l’y conduisent. Il
entre au fort de la chasse, impatient de venger son ami Palmire qui
vient d’être légèrement blessé; il fonce, il frappe, il est frappé. Le
monstre et le héros se meurent; mais ils meurent dans le plus beau
style. Voici le sanglier expirant:

    _Ses yeux d’un somme dur sont pressés et couverts,
    Il demeure plongé dans la nuit la plus noire._

Et quant à Adonis:

    _On ne voit plus l’éclat dont sa bouche était peinte,
    On n’en voit que les traits._

                                   *

                                 *   *

Vénus informée par les vents, Vénus accourue affolée, il ne lui reste
plus qu’à nous chanter son désespoir, ce qu’elle exécute en déesse. Rien
de plus beau que l’attaque et le développement de cette noble partie
finale; mais je trouve, d’autre part, à ces plaintes achevées une
importance singulière. Presque toutes les qualités que Racine ne fera
paraître que dans quelques années, distinguent cette suite d’une
quarantaine de vers. Si l’auteur de _Phèdre_ eût imaginé de la conduire
sur le cadavre d’Hippolyte et de la faire exhaler ses regrets, je ne
sais s’il eût pu leur donner un son plus pur et faire rendre à la reine
désespérée une lamentation plus harmonieuse.

Il faut bien remarquer que l’_Adonis_ est écrit vers 1657, une dizaine
d’années avant l’épanouissement de Racine, et que dans ce discours
funèbre dont je m’occupe, le ton, les enchaînements, le profil
monumental, la sonorité même, sont parfois indiscernables de ceux que
l’on admire dans ses meilleures tragédies.

De qui sont de tels vers?

    _Mon amour n’a donc pu vous faire aimer la vie!
    Tu me quittes, cruel! Au moins ouvre les yeux,
    Montre-toi plus sensible à mes tristes adieux;
    Vois de quelle douleur ton amante est atteinte!
    Hélas! J’ai beau crier: il est sourd à ma plainte.
    Une éternelle nuit l’oblige à me quitter..._

    _Encor si je pouvais le suivre en ces lieux sombres!
    Que ne m’est-il permis d’errer parmi les ombres!_

    _Je ne demandais pas que la Parque cruelle
    Prît à filer leur trame une peine éternelle;
    Bien loin que mon pouvoir l’empêchât de finir,
    Je demande un moment et ne puis l’obtenir..._

Et le reste. On se tromperait assez aisément sur le nom de l’auteur.

Acante avait dix-neuf ans au moment que ces vers purent se répandre.
Bien des gens avaient dû en avoir connaissance, sinon par le célèbre
manuscrit, chef-d’œuvre du calligraphe Nicolas Jarry, que le poète avait
offert à Fouquet, du moins par les copies qui devaient passer de main en
main, et circuler de groupe en groupe, de salon à salon.

Je ne parierais pas que Racine n’eût pas su notre _Adonis_ par cœur.

Peut-être ces accents de Vénus ont-ils communiqué à cette pure voix dont
je disais les vertus tout à l’heure le ton initial et son premier
sentiment d’elle-même? Il en faut assez peu pour enfanter un grand homme
dans un jeune homme ignorant de ses dons. Les plus grands, et même les
plus saints, ont eu besoin de précurseurs.

                                   *

                                 *   *

Il est naturel et absurde de regretter les belles choses qui ne se sont
pas faites, et qui nous semblent encore avoir été possibles, bien après
que l’événement a démontré qu’il n’y avait pas de place pour elles dans
le monde. Ce sentiment étrange est presque inséparable de la
considération de l’histoire: nous regardons la suite du temps comme une
route dont chaque point est un carrefour...

Moi, devant _Adonis_, je regrette toutes les heures dépensées par La
Fontaine à cette quantité de Contes qu’il nous a laissés et dont je ne
puis souffrir le ton rustique et faux, les vers d’une facilité
répugnante

    _Nos deux époux, à ce que dit l’histoire,
    Sans disputer n’étaient pas un moment..._, etc.

leur bassesse générale, et tout l’ennui que respire un libertinage si
contraire à la volupté et si mortel à la poésie. Et je regrette plus
encore les quelques _Adonis_ qu’il eût pu faire au lieu de ces Contes
assommants. Quelles idylles et quelles églogues il était né pour écrire!
Chénier qui s’y est mis avec tant de bonheur, et qui suit un peu de La
Fontaine, ne nous console pas entièrement de cette perte imaginaire. Son
art semble plus mince, moins pur, et moins mystérieux que celui de notre
auteur. On en voit plus clairement les moyens.

                                   *

                                 *   *

Cet _Adonis_ de La Fontaine a été écrit il y a environ deux cent
soixante ans. Dans cet espace, la langue française n’a pas été sans
varier. Puis, le lecteur d’aujourd’hui est bien éloigné du lecteur de
1660. Il a d’autres souvenirs, et une tout autre «sensibilité»; il n’a
pas la même culture, en supposant qu’il en ait une (il en a quelquefois
plusieurs, il arrive qu’il n’en ait point du tout); il a perdu et il a
gagné; il n’est presque plus de la même espèce. Mais la considération du
_lecteur le plus probable_ est l’ingrédient le plus important de la
composition littéraire; l’esprit de l’auteur, qu’il le veuille, qu’il le
sache, ou non, est comme _accordé_ sur l’idée qu’il se fait
nécessairement de son lecteur; et donc le changement d’époque, qui est
un changement de lecteur, est comparable à un changement dans le texte
même, changement toujours imprévu, et incalculable.

Réjouissons-nous de pouvoir encore lire _Adonis_, et presque tout avec
délices; mais ne pensons pas que nous lisions celui même des
contemporains de l’auteur. Ce qu’ils prisaient le plus, peut-être nous
échappe-t-il; ce qu’ils regardaient à peine nous touche quelquefois
étrangement. Certaines choses charmantes se sont faites profondes;
d’autres, tout insipides. Songez aux attraits et aux dégoûts que ce
texte peut exciter chez un homme de nos jours, nourri des poètes
modernes; toutes ces lectures prochaines l’ont harmonisé à elles; et son
esprit comme son oreille, sont devenus sensibles à des impressions que
l’auteur n’avait jamais pensé de produire; insensibles à des effets
qu’il avait soigneusement étudiés. Jamais Racine, par exemple, quand il
a écrit son illustre vers:

    _Dans l’Orient désert quel devint mon ennui!_

ne s’est imaginé de peindre autre chose que le désespoir d’un amant.
Mais l’accord magnifique de ces trois mots, quand le temps le transporte
et le fait traverser le XIXe siècle, trouve un renforcement inattendu et
une résonance extraordinaire dans la poésie romantique; dans une âme de
notre époque, il se mélange merveilleusement à quelques-uns des plus
beaux vers de Baudelaire. Il se détache d’Antiochus, il prend une
généralité pure et nostalgique. Son élégance finie se transforme en
beauté infinie: cet «Orient», ce «désert», cet «ennui», combinés sous
Louis XIV, acquièrent un sens illimité, et la puissance d’un charme, par
le fait d’un autre siècle qui ne peut plus les concevoir que dans sa
couleur.

Il en est ainsi d’_Adonis_. Quel plaisir aujourd’hui retirer de ce conte
galant? Il se ranime, peut-être, par le contraste d’une forme si douce
et de si claires mélodies avec notre système de discordances, et cette
tradition de l’excessif que nous avons docilement reçue. Nos yeux brûlés
demandent un repos à ces grâces fondues et à ces ombres transparentes;
notre bouche exaspérée retrouve quelque étrangeté à l’eau pure. Il peut
même nous arriver que le bien dire nous séduise par soi seul.

La Graulet, 1920



AVANT-PROPOS[5]

  [5] Cet avant-propos a paru en tête du recueil de poèmes de M. Lucien
    Fabre: _La connaissance de la Déesse_, en 1920.


Un doute a disparu de l’esprit depuis quelque quarante années. Une
démonstration définitive a rejeté parmi les rêves l’antique ambition de
la quadrature du cercle. Heureux les géomètres, qui résolvent de temps à
autre, telle nébuleuse de leur système; mais les poètes le sont moins;
ils ne sont pas encore assurés de l’impossibilité de _quarrer_ toute
pensée dans une forme poétique.

Comme les opérations qui conduisent le désir à se construire une figure
de langage, harmonieuse et inoubliable, sont très secrètes et très
composées, il est permis encore,--il le sera toujours,--de douter si la
spéculation, l’histoire, la science, la politique, la morale,
l’apologétique (et, en général, toutes les sujettes de la prose), ne
peuvent prendre pour apparence, l’apparence musicale et personnelle d’un
poème. Ce ne serait qu’une affaire de talent: nulle interdiction
absolue. L’anecdote et sa moralité, la description et la généralisation,
l’enseignement, la controverse,--je ne vois pas de matière
intellectuelle qui n’ait été au cours des âges, contrainte au rythme, et
soumise par l’art à d’étranges,--à de divines exigences.

Ni l’objet propre de la poésie, ni les méthodes pour le joindre n’étant
élucidés, ceux qui les connaissent s’en taisant, ceux qui les ignorent
en dissertant, toute netteté sur ces questions demeure individuelle, la
plus grande contrariété dans les opinions est permise, et il y a, pour
chacune d’elles, d’illustres exemples, et des expériences difficiles à
contester.

A la faveur de cette incertitude, la production de poèmes appliqués aux
sujets les plus divers s’est poursuivie jusqu’à nous; même, les plus
grandes œuvres versifiées, les plus admirables, peut-être, qui nous
aient été transmises, appartiennent à l’ordre didactique ou historique.
Le _De natura Rerum_, les _Géorgiques_, l’_Énéide_, la _Divine Comédie_,
la _Légende des siècles_... empruntent une partie de leur substance et
de leur intérêt à des notions que la prose la plus indifférente aurait
pu recevoir. On peut les traduire sans les rendre tout insignifiants. Il
était donc à pressentir qu’un temps viendrait où les vastes systèmes de
cette espèce céderaient à la différenciation. Puisqu’on peut les lire de
plusieurs façons indépendantes entre elles, ou les disjoindre en moments
distincts de notre attention, cette pluralité de lectures devait
conduire quelque jour à une sorte de division du travail (C’est ainsi
que la considération d’un corps quelconque a exigé, dans la suite des
temps, la diversité des sciences.)

On voit enfin, vers le milieu du XIXe siècle, se prononcer dans notre
littérature, une volonté remarquable d’isoler définitivement la Poésie,
de tout autre essence qu’elle-même. Une telle préparation de la poésie à
l’état pur avait été prédite et recommandée avec la plus grande
précision par Edgar Poe. Il n’est donc pas étonnant de voir commencer
dans Baudelaire cet essai d’une perfection qui ne se préoccupe plus que
d’elle-même.

Au même Baudelaire appartient une autre initiative. Le premier parmi nos
poètes, il subit, il invoque, il interroge la Musique. Par Berlioz et
par Wagner, la musique romantique avait recherché les effets de la
littérature. Elle les a supérieurement obtenus; ce qui est aisé à
concevoir, car la violence, sinon la frénésie, l’exagération de
profondeur, de détresse, d’éclat ou de pureté qui étaient dans le goût
de ce temps-là, ne se traduisent guère dans le langage sans entraîner
avec elles bien des niaiseries et des ridicules insolubles dans la
durée; ces éléments de ruine sont moins sensibles chez les musiciens que
chez les poètes. C’est, peut-être, que la musique emporte avec elle une
sorte de vie qu’elle nous impose par le physique, tandis que les
monuments de la parole nous demandent, au contraire, de la leur
prêter...

Quoi qu’il en soit, une époque vint pour la poésie, où elle se sentit
pâlir et défaillir devant les énergies et les ressources de l’orchestre.
Le plus riche, le plus retentissant poème de Hugo est très loin de
communiquer à son auditeur ces illusions extrêmes, ces frissons, ces
transports; et dans l’ordre quasi-intellectuel, ces feintes lucidités,
ces types de pensée, ces images d’une étrange mathématique réalisée, que
libère, dessine ou fulmine la symphonie; et qu’elle exténue jusqu’au
silence, ou qu’elle anéantit d’un seul coup, laissant après elle dans
l’âme l’extraordinaire impression de la toute-puissance et du
mensonge... Jamais, peut-être, la confiance que les poètes placent dans
leur génie particulier, les promesses d’éternité qu’ils ont reçues dès
la jeunesse du monde et du langage, leur possession immémoriale de la
lyre, et ce premier rang qu’ils se flattent d’occuper dans la hiérarchie
des serviteurs de l’univers, n’ont paru si précisément menacés. Ils
sortaient accablés des concerts. Accablés,--éblouis; comme si, dans le
septième ciel transportés par une cruelle faveur, on ne les eût ravis
jusqu’à cette altitude que pour qu’ils connussent une lumineuse
contemplation de possibilités interdites et de merveilles inimitables.
Plus aiguës et plus incontestables sentaient-ils ces délices
impérieuses, plus la souffrance de leur orgueil était présente et
désespérée.

                   *       *       *       *       *

L’orgueil les conseilla. Il est, chez les hommes de l’esprit, une
nécessité vitale.

A chacun selon sa nature, il souffla donc l’âme de la lutte,--étrange
lutte intellectuelle; tous les moyens de l’art des vers, tous les
artifices de rhétorique et de prosodie connus furent rappelés; maintes
nouveautés sommées de se produire à la conscience surexcitée.

                   *       *       *       *       *

Ce qui fut baptisé: le _Symbolisme_, se résume très simplement dans
l’intention commune à plusieurs familles de poètes (d’ailleurs ennemies
entre elles) de «reprendre à la Musique, leur bien». Le secret de ce
mouvement n’est pas autre. L’obscurité, les étrangetés qui lui furent
tant reprochées; l’apparence de relations trop intimes avec les
littératures anglaise, slave ou germanique; les désordres syntaxiques,
les rythmes irréguliers, les curiosités du vocabulaire, les figures
continuelles,... tout se déduit facilement sitôt que le principe est
reconnu. C’est en vain que les observateurs de ces expériences, et que
ceux mêmes qui les pratiquaient, s’en prenaient à ce pauvre mot de
_Symbole_. Il ne contient que ce que l’on veut; si quelqu’un lui
attribue sa propre espérance, il l’y retrouve!--Mais nous étions nourris
de musique, et nos têtes littéraires ne rêvaient que de tirer du langage
presque les mêmes effets que les causes purement sonores produisaient
sur nos êtres nerveux. Les uns, Wagner; les autres chérissaient
Schumann. Je pourrais écrire qu’ils les haïssaient. A la température de
l’intérêt passionné, ces deux états sont indiscernables.

Un exposé des tentatives de cette époque demanderait un travail
systématique. Rarement plus de ferveur, plus de hardiesse, plus de
recherches théoriques, plus de savoir, plus de pieuse attention, plus de
disputes ont été, en si peu d’années, consacrés au problème de la beauté
pure. L’on peut dire qu’il fut abordé de toutes parts. Le langage est
chose complexe; sa multiple nature permettait aux chercheurs la
diversité des essais. Certains, qui conservaient des formes
traditionnelles du Vers français, s’étudiaient à éliminer les
descriptions, les sentences, les moralités, les précisions arbitraires;
ils purgeaient leur poésie de presque tous ces éléments intellectuels
que la musique ne peut exprimer. D’autres donnaient à tous les objets
des significations infinies qui supposaient une métaphysique cachée. Ils
usaient d’un délicieux matériel ambigu. Ils peuplaient leurs parcs
enchantés et leurs sylves évanescentes d’une faune tout idéale. Chaque
chose était allusion; rien ne se bornait à être; tout pensait, dans ces
royaumes ornés de miroirs; ou, du moins, tout semblait penser...
Ailleurs, quelques magiciens plus volontaires et plus raisonneurs,
s’attaquaient à l’antique prosodie. Il y en avait pour qui l’audition
colorée et l’art combinatoire des allitérations paraissaient ne plus
avoir de secrets; ils transposaient délibérément les timbres de
l’orchestre dans leurs vers: ils ne s’abusaient pas toujours. D’autres
retrouvaient savamment la naïveté et les grâces spontanées de l’ancienne
poésie populaire. La philologie, la phonétique étaient citées aux débats
éternels de ces rigoureux amants de la Muse.

Ce fut un temps de théories, de curiosités, de gloses et d’explications
passionnées. Une jeunesse assez sévère repoussait le dogme scientifique
qui commençait de n’être plus à la mode, et elle n’adoptait pas le dogme
religieux qui n’y était pas encore; elle croyait trouver dans le culte
profond et minutieux de l’ensemble des arts une discipline, et peut-être
une vérité, sans équivoque. Il s’en est fallu de très peu qu’une espèce
de religion fût établie... Mais les œuvres mêmes de ce temps-là ne
trahissent pas positivement ces préoccupations. Tout au contraire, il
faut observer avec soin ce qu’elles interdisent, et ce qui cessa de
paraître dans les poèmes, pendant cette période dont je parle. Il semble
que la pensée abstraite, jadis admise dans le Vers même, étant devenue
presque impossible à combiner avec les émotions immédiates que l’on
souhaitait de provoquer à chaque instant; exilée d’une poésie qui se
voulait réduire à son essence propre; effarouchée par les effets
multipliés de surprise et de musique que le goût moderne exigeait, se
soit transportée dans la phase de préparation et dans la théorie du
poème. La philosophie, et même la morale, tendirent à fuir les œuvres
pour se placer dans les réflexions qui les précèdent. C’était là un très
véritable _progrès_. La philosophie, si l’on en déduit les choses vagues
et les choses réfutées, se ramène maintenant à cinq ou six problèmes,
précis en apparence, indéterminés dans le fond, niables à volonté,
toujours réductibles à des querelles linguistiques, et dont la solution
dépend de la manière de les _écrire_. Mais l’intérêt de ces curieux
travaux n’est pas si amoindri qu’on pourrait le penser: il réside dans
cette fragilité et dans ces querelles mêmes, c’est-à-dire dans la
délicatesse de l’appareil logique et psychologique de plus en plus
subtil qu’elles demandent qu’on emploie; il ne réside plus dans les
conclusions. Ce n’est donc plus faire de la philosophie que d’émettre
des considérations même admirables sur la nature et sur son auteur, sur
la vie, sur la mort, sur la durée, sur la justice... Notre philosophie
est définie par son appareil, et non par son objet. Elle ne peut se
séparer de ses difficultés propres, qui constituent sa _forme_; et elle
ne prendrait la _forme_ du vers sans perdre son être, ou sans corrompre
le vers. Parler aujourd’hui de poésie philosophique (fût-ce en invoquant
Alfred de Vigny, Leconte de Lisle, et quelques autres), c’est naïvement
confondre des conditions et des applications de l’esprit incompatibles
entre elles. N’est-ce pas oublier que le but de celui qui spécule est de
fixer ou de créer une notion,--c’est-à-dire un _pouvoir_ et un
_instrument de pouvoir_, cependant que le poète moderne essaye de
produire en nous un _état_, et de porter cet état exceptionnel au point
d’une jouissance parfaite?...

                   *       *       *       *       *

Tel, à un quart de siècle de distance, et séparé de ce jour par un abîme
d’événements, m’apparaît dans l’ensemble le grand dessein des
symbolistes. Je ne sais ce que l’avenir retiendra de leurs multiformes
efforts, lui qui n’est pas un juge nécessairement lucide et équitable.
Pareilles tentatives ne vont point sans audaces, sans risques, sans
cruautés exagérées, sans enfantillages... La tradition,
l’intelligibilité, l’équilibre psychique, qui sont les victimes
ordinaires des mouvements de l’esprit vers son objet, ont quelquefois
souffert de notre dévotion à la plus pure beauté. Nous fûmes ténébreux
quelquefois; et quelquefois puérils. Notre langage ne fut pas toujours
aussi digne de louanges et de durée que notre ambition le souhaitait; et
nos innombrables thèses peuplent mélancoliquement les doux enfers de
notre souvenir... Passe encore pour les œuvres, passe pour les opinions
et les préférences techniques! Mais notre Idée elle-même, notre
Souverain Bien, ne sont-ils plus maintenant que de pâles
éléments de l’oubli? Faut-il périr à ce point? Comment périr, ô
camarades?--Qu’est-ce donc qui a si secrètement altéré nos certitudes,
atténué notre vérité, dispersé nos courages? A-t-on fait cette
découverte que la lumière puisse vieillir? Et comment se peut-il (c’est
ici le mystère), que ceux qui vinrent après nous, et qui s’en iront tout
de même, rendus vains et désabusés par un changement tout semblable,
aient eu d’autres désirs que les nôtres, et d’autres dieux? Il nous
apparaissait si clairement qu’il n’y avait pas de défaut dans notre
idéal! N’était-il pas déduit de toute l’expérience des littératures
antérieures? N’était-ce pas la fleur suprême et merveilleusement
retardée, de toute la profondeur de la culture?

Deux explications de cette espèce de ruine se proposent. On peut penser,
d’abord, que nous étions les simples victimes d’une illusion
spirituelle. Elle dissipée, il ne nous resterait plus que la mémoire
d’actes absurdes et d’une passion inexplicable... Mais un désir ne peut
pas être illusoire. Rien n’est plus spécifiquement réel qu’un désir, en
tant que désir: pareil au Dieu de saint Anselme, son idée, sa réalité
sont indissolubles. Il faut donc chercher autre chose, et trouver pour
notre ruine un argument plus ingénieux. Il faut supposer, au contraire,
que notre voie était bien l’unique; que nous touchions par notre désir à
l’essence même de notre art, et que nous avions véritablement déchiffré
la signification d’ensemble des labeurs de nos ancêtres, relevé ce qui
paraît dans leurs œuvres de plus délicieux, composé notre chemin de ces
vestiges, suivi à l’infini cette piste précieuse, favorisée de palmes et
de puits d’eau douce; à l’horizon, toujours, la poésie pure... Là, le
péril; là, précisément notre perte; et là même, le but.

Car c’est une limite du monde qu’une vérité de cette espèce; il n’est
pas permis de s’y établir. Rien de si pur ne peut coexister avec les
conditions de la vie. Nous traversons seulement l’idée de la perfection
comme la main impunément tranche la flamme; mais la flamme est
inhabitable, et les demeures de la plus haute sérénité sont
nécessairement désertes. Je veux dire que notre tendance vers l’extrême
rigueur de l’art,--vers une conclusion des prémisses que nous
proposaient les réussites antérieures,--vers une beauté toujours plus
consciente de sa genèse, toujours plus indépendante de tous _sujets_, et
des attraits sentimentaux vulgaires comme des grossiers effets de
l’éloquence,--tout ce zèle trop éclairé, peut-être conduisait-il à
quelque état presque inhumain. C’est là un fait général: la
métaphysique, la morale, et même les sciences, l’ont éprouvé.

La poésie absolue ne peut procéder que par merveilles exceptionnelles;
les œuvres qu’elle compose entièrement constituent dans les trésors
impondérables d’une littérature ce qui s’y remarque de plus rare et de
plus improbable. Mais, comme le vide parfait, et de même que le plus bas
degré de la température, qui ne peuvent pas être atteints, ne se
laissent même approcher qu’au prix d’une progression épuisante
d’efforts, ainsi la pureté dernière de notre art demande à ceux qui la
conçoivent, de si longues et de si rudes contraintes qu’elles absorbent
toute la joie naturelle d’être poète, pour ne laisser enfin que
l’orgueil de n’être jamais satisfait. Cette sévérité est insupportable à
la plupart des jeunes hommes doués de l’instinct poétique. Nos
successeurs n’ont pas envié notre tourment; ils n’ont pas adopté nos
délicatesses; ils ont pris quelquefois pour des libertés ce que nous
avions essayé comme difficultés nouvelles; et parfois ils ont déchiré ce
que nous n’entendions que disséquer. Ils ont rouvert aussi sur les
accidents de l’être les yeux que nous avions fermés pour nous faire plus
semblables à sa substance... Tout ceci était à prévoir. Mais la suite,
non plus, n’était pas impossible à conjecturer. Ne devait-on pas essayer
quelque jour de lier notre passé antérieur et ce passé qui vint après
lui, en empruntant de l’un et de l’autre ceux de leurs enseignements qui
sont compatibles? Je vois çà et là ce travail naturel se faire dans
quelques esprits. La vie ne procède pas autrement; et ce même procès qui
s’observe dans la suite des êtres, et dans lequel la continuité et
l’atavisme se combinent, la vie littéraire le reproduit dans ses
enchaînements...

Voilà ce que je disais à M. Fabre, un jour qu’il était venu me parler de
ses recherches et de ses vers. Je ne sais quel esprit d’imprudence et
d’erreur avait inspiré à son âme sage et claire le désir d’en interroger
une autre qui ne l’est pas trop. Nous cherchions à nous expliquer sur la
poésie, et quoique ce genre de conversation passe et repasse très
aisément par l’infini, nous arrivions à ne pas nous perdre. C’est que
nos pensées différentes, chacune se mouvant et se transformant dans son
infranchissable domaine, parvenaient à se conserver une remarquable
correspondance. Un vocabulaire commun,--le plus précis qui existe,--nous
permettait à chaque instant de ne pas nous mésentendre. L’algèbre et la
géométrie, sur le modèle desquelles je m’assure que l’avenir saura
construire un langage pour l’intellect, nous permettaient, de temps à
autre, d’échanger des signaux précis. Je trouvai dans mon visiteur un de
ces esprits pour lesquels le mien se sent un faible. J’aime ces amants
de la poésie qui vénèrent trop lucidement la déesse pour lui dédier la
mollesse de leur pensée et le relâchement de leur raison. Ils savent
bien qu’elle n’exige pas le _sacrifizio dell’ Intelletto_. Minerve ni
Pallas, Apollon chargé de lumière, n’approuvent pas ces abominables
mutilations que certains de leurs dévots égarés infligent à l’organisme
de la pensée; ils les repoussent avec horreur, porteurs d’une logique
toute sanglante que l’on vient de s’arracher, et que l’on veut consumer
sur leurs autels. Les véritables divinités n’ont pas de goût pour les
victimes incomplètes. Sans doute demandent-elles des hosties; c’est
l’exigence commune à toutes les puissances suprêmes, car il faut bien
qu’elles vivent; mais elles les veulent tout entières.

M. Lucien Fabre le sait bien. Ce n’est pas en vain qu’il s’est donné une
culture singulièrement dense et complète. L’art de l’ingénieur, auquel
il consacre non la meilleure, mais peut-être la plus grande part de son
temps, demande déjà de longues études et conduit celui qui s’y distingue
à une complexe activité: Il faut manœuvrer l’homme, exercer la matière,
trouver à des problèmes imprévus où la technique, l’économie, les lois
civiles et les lois naturelles introduisent des exigences
contradictoires, les solutions satisfaisantes. Ce genre de raisonnement
sur des systèmes complexes ne se prête guère à prendre forme générale.
Il n’y a pas de formules pour des cas si particuliers, pas d’équations
entre des données si hétérogènes; rien ne se fait à coup sûr, et les
tâtonnements eux-mêmes ne sont ici que des temps perdus si un sens très
subtil ne les oriente. Aux yeux d’un observateur qui sache négliger les
apparences, cette activité, ces hésitations réfléchies, cette attente
dans la contrainte, ces trouvailles se comparent assez bien aux moments
intérieurs d’un poète. Mais il y a peu d’ingénieurs, je le crains, qui
se doutent d’être aussi proches que je le suggère des inventeurs de
figures et des ajusteurs de paroles... Il n’y en a pas beaucoup plus qui
aient pratiqué, comme l’a fait M. Fabre, de profondes percées dans la
métaphysique de l’être. Il a fréquenté les philosophies. La théologie
elle-même ne lui est pas étrangère. Il n’a pas cru que le monde
intellectuel fût aussi jeune et aussi restreint que le vulgaire actuel
l’imagine. Peut-être son esprit positif a-t-il simplement estimé la
petitesse d’une probabilité? Comment croire, sans être étrangement
crédule, que les meilleurs cerveaux pendant une dizaine de siècles, se
soient épuisés, sans aucun fruit, en spéculations vaines et sévères? Je
pense quelquefois (mais honteusement et dans le secret de mon cœur),
qu’un avenir plus ou moins éloigné regardera les immenses travaux qui se
sont faits de nos jours sur le _continu_, le _transfini_, et quelques
autres concepts cantoriens, avec cet air de pitié que nous offrons aux
bibliothèques Scholastiques... Mais la théologie a pour matière certains
textes, M. Fabre n’a pas reculé devant l’hébreu!...

Cette culture générale, mais ces habitudes de rigueur; ce sens pratique
et décisif, mais ces connaissances glorieusement inutiles, témoignent
ensemble d’une volonté qui les compose et les ordonne. Il arrive qu’elle
les ordonne à la poésie. Le cas est très remarquable: il faut s’attendre
à voir un esprit de cette préparation et de cette netteté reprendre
selon sa nature les problèmes éternels dont j’ai dit quelques mots, il y
a quelques pages. S’il se réduisait à une intelligence purement
technique, on le verrait sans doute innover brutalement, et porter dans
un art antique, une énergie aux inventions naïves. Les exemples ne sont
pas introuvables: le papier souffre tout; le désir d’étonner est le plus
naturel, le plus facile à concevoir des désirs; il permet au moindre
lecteur de déchiffrer sans effort le très simple secret de bien des
œuvres surprenantes. Mais à un degré un peu plus élevé de conscience et
de connaissance, on voit bien que le langage n’est pas si aisément
perfectible; que la prosodie n’est pas sans avoir été sollicitée de bien
des façons au cours des siècles; on comprend que toute l’attention et
tout le travail que nous pouvons dépenser à contredire les résultats de
tant d’expériences acquises, doivent nécessairement nous manquer sur
d’autres points. Il faut payer d’un prix inconnu le plaisir de ne pas
utiliser le connu. Un architecte peut dédaigner la statique, ou essayer
de se faire infidèle aux formules de la résistance des matériaux. C’est
là se moquer des probabilités; la sanction, cent mille fois contre une,
ne se fera pas attendre. La sanction, en littérature, est moins
effrayante; elle est aussi beaucoup moins prompte; mais le temps,
toutefois, se charge assez vite de répondre par l’oubli d’une œuvre, à
l’oubli des règles les plus simples de la psychologie appliquée. Nous
sommes donc intéressés à calculer nos hardiesses et nos prudences aussi
correctement que nous le pouvons.

M. Fabre, bon calculateur, n’a pas ignoré le poète Lucien Fabre. Ce
dernier s’étant proposé de faire ce qu’il y a de plus difficile et de
plus enviable dans notre art,--je veux dire un système de poèmes formant
drame spirituel, et drame achevé qui se joue entre les puissances mêmes
de notre être,--les précisions et les exigences du premier trouvaient un
emploi naturel dans cette construction. Le lecteur jugera cet effort
curieusement audacieux de donner à des entités directement mises en
œuvre, la vie et le mouvement le plus passionné. Éros, le très bel et le
très violent Éros, mais un Éros secrètement asservi à quelque Raison qui
en déchaîne, comme elle sait les contraindre, les fureurs, est le
véritable coryphée de ces poèmes. Je ne dis pas que cette raison,
parfois, ne transparaisse un peu trop nettement dans le langage. J’ai
cru devoir contester à M. Fabre quelques mots dont il a usé, et qui me
semblent difficilement absorbés par la langue poétique. C’est un
reproche assez instable que je lui faisais là, cette langue change comme
l’autre; et les termes géométriques qui provoquaient çà et là mes
résistances, peut-être se fondront à la longue, comme tant d’autres mots
techniques l’ont fait, dans le métal abstrait et homogène du langage des
dieux.

                   *       *       *       *       *

Mais tout jugement que l’on veut porter sur une œuvre doit faire état,
avant toute chose, des difficultés que son auteur s’est données. On peut
dire que le relevé de ces gênes volontaires, quand on arrive à le
reconstituer, révèle sur-le-champ le degré intellectuel du poète, la
qualité de son orgueil, la délicatesse et le despotisme de sa nature. M.
Fabre s’est assigné de nobles et rigoureuses conditions; il a voulu que
ses émotions pour intenses qu’elles apparussent dans ses vers, soient
étroitement coordonnées entre elles, et soumises à l’invisible
domination de la connaissance. Peut-être, par endroits, cette reine
ténébreuse et voyante souffre-t-elle quelques sursauts et quelques
diminutions de son empire,--car, ainsi que l’auteur le dit
magnifiquement:

    _L’ardente chair ronge sans cesse
    Les durs serments qu’elle a jurés._

Mais quel poète pourrait s’en plaindre?



AU SUJET D’EUREKA


  _A Lucien Fabre_

J’avais vingt ans, et je croyais à la puissance de la pensée. Je
souffrais étrangement d’être, et de ne pas être. Parfois, je me sentais
des forces infinies. Elles tombaient devant les problèmes; et la
faiblesse de mes pouvoirs positifs me désespérait. J’étais sombre,
léger, facile en apparence, dur dans le fond, extrême dans le mépris,
absolu dans l’admiration, aisé à impressionner, impossible à convaincre.
J’avais foi dans quelques idées qui m’étaient venues. Je prenais la
conformité qu’elles avaient avec mon être qui les avait enfantées, pour
une marque certaine de leur valeur universelle: ce qui paraissait si
nettement à mon esprit lui paraissait invincible; ce que le désir
engendre est toujours ce qu’il y a de plus clair.

Je conservais ces ombres d’idées comme mes secrets d’État. J’avais honte
de leur étrangeté; j’avais peur qu’elles fussent absurdes; je savais
qu’elles l’étaient, et qu’elles ne l’étaient pas. Elles étaient vaines
par elles-mêmes, puissantes par la force singulière que me donnait la
confidence que je me gardais. La jalousie de ce mystère de faiblesse
m’emplissait d’une sorte de vigueur.

J’avais cessé de faire des vers; je ne lisais presque plus. Les romans
et les poèmes ne me semblaient que des applications particulières,
impures et à demi inconscientes, de quelques propriétés attachées à ces
fameux secrets que je croyais trouver un jour, par cette seule assurance
sans relâche qu’ils devaient nécessairement exister. Quant aux
philosophes, que j’avais assez peu fréquentés, je m’irritais, sur ce
peu, qu’ils ne répondissent jamais à aucune des difficultés qui me
tourmentaient. Ils ne me donnaient que de l’ennui; jamais le sentiment
qu’ils communiquassent quelque puissance vérifiable. Et puis, il me
paraissait inutile de spéculer sur des abstractions que l’on n’eût pas
d’abord définies. Peut-on faire autrement? Tout l’espoir pour une
philosophie est de se rendre impersonnelle. Il faut attendre ce grand
pas vers le temps de la fin du Monde.

J’avais mis le nez dans quelques mystiques. Il est impossible d’en dire
du mal, car on n’y trouve que ce qu’on apporte.

J’en étais à ce point quand _Eurêka_ me tomba sous les yeux.

                   *       *       *       *       *

Mes études, sous mes ternes et tristes maîtres, m’avaient fait croire
que la science n’est pas amour, que ses fruits sont peut-être utiles,
mais son feuillage très épineux, son écorce affreusement rude. Je
réservais les mathématiques à un genre d’esprits ennuyeusement justes,
incommensurables avec le mien.

Les lettres, de leur côté, m’avaient souvent scandalisé par ce qui leur
manque de rigueur, et de suite, et de nécessité dans les idées. Leur
objet est souvent minime. Notre poésie ignore, ou même redoute, tout
l’épique et le pathétique de l’intellect. Que si quelquefois elle s’y
est risquée, elle s’est faite morne et assommante. Lucrèce, ni Dante, ne
sont Français. Nous n’avons point chez nous de poètes de la
connaissance. Peut-être avons-nous un sentiment si marqué de la
distinction des genres, c’est-à-dire de l’indépendance des divers
mouvements de l’esprit, que nous ne souffrons point les ouvrages qui les
combinent. Nous ne savons pas faire chanter ce qui peut se passer de
chant. Mais notre poésie, depuis cent ans, a montré de si riches
ressources, et une puissance si rare de renouvellement, que l’avenir lui
donnera peut-être assez vite quelques-unes de ces œuvres de grand style
et d’une noble sévérité, qui dominent le sensible et l’intelligible.

_Eurêka_ m’apprit en quelques moments la loi de Newton, le nom de
Laplace, l’hypothèse qu’il a proposée, l’existence même de recherches et
de spéculations dont on ne parlait jamais aux adolescents, de peur,
j’imagine, qu’ils ne s’y intéressassent, au lieu de mesurer par des
rêves et des bâillements l’étonnante longueur de l’heure. Ce qui excite
le plus l’appétit de l’intelligence, on le plaçait alors parmi les
arcanes. C’était l’époque où de gros livres de physique ne soufflaient
mot de la loi de la gravitation, ni de la conservation de l’énergie, ni
du principe de Carnot; ils aimaient les robinets à trois voies, les
hémisphères de Magdebourg, et les laborieux et frêles raisonnements que
leur inspirait le problème du siphon.

Serait-ce, toutefois, perdre le temps des études que de faire soupçonner
à de jeunes têtes les origines, la haute destination et la vertu vivante
de ces calculs et de ces propositions très arides, qu’on leur inflige
sans aucun ordre, et même avec une incohérence assez remarquable?

Ces sciences, si froidement enseignées, ont été fondées et accrues par
des hommes qui y mettaient un intérêt passionné. _Eurêka_ me fit sentir
quelque chose de cette passion.

J’avoue que l’énormité des prétentions et des ambitions de l’auteur, le
ton solennel de son préambule, l’étrange discours sur la méthode par
lequel s’ouvre le livre, m’étonnèrent, et ne me séduisirent qu’à demi.
Dans ces premières pages, se déclarait néanmoins une maîtresse pensée,
quoique enveloppée d’un mystère qui suggérait à la fois une certaine
impuissance, une volonté de réserve, une sorte de répugnance de l’âme
enthousiaste à répandre ce qu’elle a trouvé de plus précieux... Et tout
ceci n’était point pour me déplaire.

Pour atteindre ce qu’il appelle la _vérité_, Poe invoque ce qu’il
appelle la _Consistance_ (consistency). Il n’est pas très aisé de donner
une définition nette de cette consistance. L’auteur ne l’a pas fait, qui
avait en soi tout ce qu’il fallait pour le faire.

Selon lui, la _vérité_ qu’il recherche ne peut être saisie que par une
adhésion immédiate à une intuition telle, qu’elle rende présente, et
comme sensible à l’esprit, la dépendance réciproque des parties et des
propriétés du système qu’il considère. Cette dépendance réciproque
s’étend aux états successifs du système; la causalité y est symétrique.
Une cause et son effet peuvent, à un regard qui embrasserait la totalité
de l’univers, être pris l’un pour l’autre, et comme échanger leurs
rôles.

Deux remarques ici. Je ne fais qu’indiquer la première qui nous mènerait
loin, le lecteur et moi. Le finalisme tient une place capitale dans la
construction de Poe. Cette doctrine n’est plus à la mode; et je n’ai la
force, ni l’envie, de la défendre. Mais il faut consentir que les
notions de cause et d’adaptation y conduisent presque inévitablement (et
je ne parle pas des immenses difficultés, et donc des tentations, que
donnent certains faits, comme l’existence des instincts, etc.). Le plus
simple est de licencier le problème. Nous ne possédons pour le résoudre
que les moyens de l’imagination pure. Qu’elle s’exerce ailleurs.

Faisons l’autre remarque. Dans le système de Poe, la _consistance_ est à
la fois le moyen de la découverte, et la découverte elle-même. C’est là
un admirable dessein; exemple et mise en œuvre de la réciprocité
d’appropriation. L’univers est construit sur un plan dont la symétrie
profonde est, en quelque sorte, présente dans l’intime structure de
notre esprit. L’instinct poétique doit nous conduire aveuglément à la
vérité.

On trouve assez fréquemment chez les mathématiciens des idées analogues
à celle-ci. Il leur arrive de considérer leurs découvertes, non comme
des «créations» de leurs facultés combinatoires, mais plutôt comme des
captures que ferait leur attention dans un trésor de formes
préexistantes et naturelles, qui n’est accessible que par une rencontre
assez rare de rigueur, de sensibilité et de désir.

Toutes les conséquences qui sont développées dans _Eurêka_ ne sont pas
toujours si exactement déduites, ni si clairement amenées qu’on le
souhaiterait. Il y a des ombres et des lacunes. Il y a des interventions
assez peu expliquées. Il y a un Dieu.

                   *       *       *       *       *

Rien de plus intéressant pour l’amateur de drame et de comédie
intellectuels que l’ingéniosité, l’insistance, les escamotages,
l’anxiété d’un inventeur aux prises avec sa propre invention dont il
connaît admirablement les vices, dont il veut nécessairement faire voir
toutes les beautés, exploiter tous les avantages, dissimuler les
misères, et qu’il veut, à tout prix, rendre semblable à ce qu’il veut.
Le marchand pare sa marchandise. La femme se modifie devant son miroir.
Le prêtre, le philosophe, le politique, et, en général, tous ceux qui se
sont voués à nous proposer des choses incertaines, sont toujours mêlés
de sincérité et de silences (c’est le cas le plus favorable). Ils ne
désirent pas que nous voyions ce qu’ils n’aiment pas de considérer...

L’idée fondamentale de Poe n’en est pas moins une profonde et souveraine
idée.

Ce n’est pas en exagérer la portée que de reconnaître dans la théorie de
la Consistance une tentative assez précise de définir l’univers par des
_propriétés intrinsèques_. Au chapitre huitième d’_Eurêka_, se lit cette
proposition: _Chaque loi de la nature dépend en tous points de toutes
les autres lois_. N’est-ce point, sinon une formule, du moins
l’expression d’une volonté de relativité généralisée?

La parenté de cette tendance avec les conceptions récentes s’accuse,
lorsque l’on découvre dans le _poème_ dont je parle, l’affirmation de
relations _symétriques_ et réciproques entre la matière, le temps,
l’espace, la gravitation et la lumière. J’ai souligné le mot
_symétrique: c’est en effet, une symétrie formelle, qui est le caractère
essentiel de la représentation de l’univers selon Einstein_. Elle en
fait la beauté.

Mais Poe ne s’en tient pas aux constituants physiques des phénomènes. Il
insère la vie et la conscience dans son dessein. Que de choses ici
viennent à la pensée! Le temps n’est plus où l’on distinguait aisément
entre le matériel et le spirituel. Toute l’argumentation reposait sur
une connaissance achevée de la «matière» que l’on croyait déposséder et
en somme, sur l’_apparence_!

L’apparence de la matière est d’une substance morte, d’une _puissance_
qui ne passerait à _l’acte_ que par une intervention extérieure et tout
étrangère à sa nature. De cette définition, l’on tirait autrefois des
conséquences invincibles. Mais la matière a changé de visage.
L’expérience a fait concevoir le contraire de ce que la pure observation
faisait voir. Toute la physique moderne, qui a créé, en quelque sorte,
des _relais_ pour nos sens, nous a persuadés que notre antique
définition n’avait aucune valeur absolue, ni spéculative. Elle nous
montre que la matière est étrangement diverse et comme indéfiniment
surprenante; qu’elle est un assemblage de transformations qui se
poursuivent et se perdent dans la petitesse, même, dans les abîmes de
cette petitesse; on nous dit que se réalise, peut-être, un mouvement
perpétuel. Il y a une fièvre éternelle dans les corps.

A présent, nous ne savons plus ce que peut, ou ce que ne peut pas,
contenir ou produire, dans l’instant ou dans la suite, un fragment d’un
corps quelconque. L’idée même de matière se distingue aussi peu que l’on
veut de celle d’énergie. Tout s’approfondit en agitations, en rotations,
en échanges et en rayonnements. Nos yeux, nos mains, nos nerfs, en sont
eux-mêmes faits; et les apparences de mort ou de sommeil que nous offre
d’abord la matière, sa passivité, son abandon aux actions extérieures,
sont composés dans nos sens comme ces ténèbres qui sont obtenues d’une
certaine superposition de lumières.

On peut résumer tout ceci en écrivant que les propriétés de la matière
semblent dépendre seulement de l’ordre de grandeur où nous nous plaçons
pour les observer. Mais alors, ses qualités classiques, son manque de
spontanéité, sa différence essentielle avec le mouvement, la continuité
ou l’homogénéité de sa texture, ne peuvent plus être opposées absolument
aux concepts de vie, de sensibilité et de pensée, puisque ces caractères
si simples sont purement superficiels. En deçà de l’ordre de grandeur
des observations grossières, toutes les anciennes définitions sont en
défaut. Nous savons que des propriétés et des puissances inconnues
s’exercent dans l’_infra-monde_, puisque nous en avons décelé
quelques-unes, que nos sens n’étaient pas faits pour percevoir. Mais
nous ne savons ni énumérer ces propriétés, ni même assigner un nombre
fini à la pluralité croissante des chapitres de la physique. Nous ne
savons même pas si la généralité de nos concepts n’est pas illusoire
quand nous les transportons dans ces domaines qui bornent et supportent
le nôtre. Parler de fer ou d’hydrogène, c’est supposer des entités,--de
l’existence et de la permanence desquelles rien ne nous assure qu’une
expérience très restreinte et très peu prolongée. Davantage, il n’y a
aucune raison de penser que notre espace, notre temps, notre causalité,
gardent un sens quelconque là où notre corps est _impossible_. Et sans
doute, l’homme qui essaye de se représenter l’intimité des choses, ne
peut que lui adapter les catégories ordinaires de son esprit. Mais plus
il s’avance dans ses recherches, et même, plus il augmente ses pouvoirs
enregistreurs, plus il s’éloigne de ce qu’on pourrait nommer l’_optimum_
de la connaissance. Le déterminisme se perd dans des systèmes
inextricables à milliards de variables, où l’œil de l’esprit ne peut
plus suivre les lois et s’arrêter sur quelque chose qui se conserve.
Quand la discontinuité devient la règle, l’imagination qui jadis
s’employait à achever la vérité que les perceptions avaient fait
soupçonner, et les raisonnements tissue, se doit déclarer impuissante.
Quand les objets de nos jugements sont des _moyennes_, c’est que nous
renonçons à considérer les événements eux-mêmes. Notre savoir tend vers
le pouvoir, et s’écarte d’une contemplation coordonnée des choses; il
faut des prodiges de subtilité mathématique pour lui redonner quelque
unité. On ne parle plus de principes premiers; les lois ne sont plus que
des instruments toujours perfectibles. Elles ne gouvernent plus le
monde, elles sont appareillées à l’infirmité de nos esprits; on ne peut
plus se reposer sur leur simplicité: il y a toujours, comme une pointe
persistante, quelque décimale non satisfaite qui nous rappelle à
l’inquiétude et au sentiment de l’inépuisable.

                   *       *       *       *       *

On voit, par ces remarques, que les intuitions de Poe quant à la
constitution d’ensemble de l’univers physique, moral, et métaphysique,
ne sont ni infirmées ni confirmées par les découvertes si nombreuses et
si importantes qui ont été faites depuis 1847. Certaines d’entre ces
vues peuvent même être rattachées, sans sollicitations excessives, à des
conceptions assez récentes. Quand Edgar Poe mesure la durée de son
Cosmos par le temps nécessaire pour que toutes les combinaisons
possibles des éléments aient été effectuées, on pense aux idées de
Boltzmann, et à ses calculs de probabilité appliqués à la théorie
cinétique des gaz. Il y a dans EURÊKA un pressentiment du principe de
Carnot et de la représentation de ce principe par le mécanisme de la
diffusion; l’auteur semble avoir devancé les esprits hardis qui retirent
l’univers de sa mort fatale, au moyen d’un passage infiniment bref par
un état infiniment peu probable.

Une analyse complète d’EURÊKA n’étant pas actuellement mon dessein, je
ne parlerai presque point de l’usage fait par l’auteur, de l’hypothèse
de Laplace. L’objet de Laplace était restreint. Il ne se proposait que
de reconstituer le développement du système solaire. Il se donnait une
masse gazeuse en voie de refroidissement, pourvue d’un noyau déjà
fortement condensé, et animée d’une rotation autour d’un axe passant par
son centre de gravité. Il supposait l’attraction, l’invariabilité des
lois de la mécanique, et s’assignait pour seule tâche d’expliquer le
sens de rotation des planètes et de leurs satellites, le peu
d’excentricité des orbes, et la faiblesse des inclinaisons. Dans ces
conditions, la matière, soumise au refroidissement et à la force
centrifuge, s’écoule des pôles vers l’équateur de la masse, et se
dispose sur une zone, qui est le lieu des points où la pesanteur et
l’accélération centrifuge se font équilibre. Ainsi se forme un anneau
nébuleux qui doit se rompre assez vite; les fragments de cet anneau
s’agglomèrent enfin en une planète...

Le lecteur d’EURÊKA verra quelle extension Edgar Poe a donnée à la loi
de gravitation, comme il a fait à l’hypothèse de Laplace. Il a bâti sur
ces fondements mathématiques, un poème abstrait qui est un des rares
exemplaires modernes d’une explication totale de la nature matérielle et
spirituelle, une _cosmogonie_.

La Cosmogonie est un genre littéraire d’une remarquable persistance, et
d’une étonnante variété, l’un des genres les plus antiques qui soient.

On dirait que le monde est à peine plus âgé que l’art de faire le monde.
Avec un peu plus de connaissances et beaucoup plus d’esprit, nous
pourrions, de chacune de ces Genèses, qu’elle soit prise de l’Inde ou de
la Chine, ou de la Chaldée, qu’elle appartienne à la Grèce, à Moïse, ou
à M. Svante Arrhénius, déduire une mesure de la simplicité des esprits
dans chaque époque. On trouverait sans doute que la naïveté du dessein
est invariable; mais il faudrait confesser que l’art est très différent.

Comme la tragédie fait à l’histoire et à la psychologie, le genre
cosmogonique touche aux religions, avec lesquelles il se confond par
endroits, et à la science, dont il se distingue nécessairement par
l’absence de vérifications. Il comprend des livres sacrés, des poèmes
admirables, des récits excessivement bizarres, chargés de beautés et de
ridicules, des recherches physico-mathématiques d’une profondeur qui est
digne quelquefois d’un objet moins insignifiant que l’univers. Mais
c’est la gloire de l’homme que de pouvoir se dépenser dans le vide; et
ce n’est pas seulement sa gloire. Les recherches insensées sont parentes
des découvertes imprévues. Le rôle de l’inexistant existe; la fonction
de l’imaginaire est réelle; et la logique pure nous enseigne que _le
faux implique le vrai_. Il semble donc que l’histoire de l’esprit se
puisse résumer en ces termes: _il est absurde par ce qu’il cherche, il
est grand par ce qu’il trouve_.

Le problème de la totalité des choses, et celui de la provenance de ce
tout procèdent de l’intention la plus naïve. Nous désirons de voir ce
qui aurait précédé la lumière; ou bien nous essayons si une certaine
combinaison particulière de nos connaissances ne se placerait pas avant
elles toutes, et ne pourrait engendrer le système qui est leur source,
et qui est le monde, et leur auteur qui est nous-mêmes.

Soit donc que nous croyions d’entendre une Voix infiniment impérieuse
rompre en quelque sorte l’éternité; son cri premier propager l’étendue,
comme une nouvelle toujours plus grosse de conséquences à mesure qu’elle
s’emporte jusqu’aux limites de la volonté créatrice, et la Parole ouvrir
la carrière aux essences, à la vie, à la liberté, à la dispute fatale
des lois, des intelligences et du hasard;--soit que (si nous répugnons à
nous élancer du pur néant vers quelque état imaginable) nous trouvions
un peu moins dur de considérer la toute première époque du monde dans
l’idée obscure d’un mélange de matière et d’énergie, composant une sorte
de boue substantielle, mais neutre et impuissante, qui attende
indéfiniment l’acte d’un démiurge;--soit enfin que mieux armés, plus
profonds, mais non moins altérés de merveilles, nous nous efforcions de
reconstituer au moyen de toutes les sciences, la plus ancienne figure
possible du système qui est l’objet de la science,--toute pensée de
l’origine des choses n’est jamais qu’une rêverie de leur disposition
actuelle, une manière de dégénérescence du réel, une variation sur ce
qui est.

Que nous faut-il, en effet, pour penser à cette origine?

S’il nous faut l’idée d’un néant, l’idée d’un néant est néant; ou
plutôt, elle est déjà quelque chose: c’est une feinte de l’esprit qui se
donne une comédie de silence et de ténèbres parfaites, dans lesquelles
je sais bien que je suis caché, prêt à créer, par un simple relâchement
de mon attention; où je sens que je suis, et présent, et volontaire, et
indispensable, afin que je conserve par un acte dont j’ai conscience,
cette absence si fragile de toute image, et cette nullité apparente...
Mais c’est une image et c’est un acte: je m’appelle _Néant_ par une
convention momentanée.

Que si je place à l’origine l’idée d’un désordre poussé à l’extrême, et
jusque dans les plus petites parties de ce qui fut, je perçois aisément
que ce chaos inconcevable est ordonné à mon dessein de concevoir. J’ai
moi-même brouillé les cartes, afin de les pouvoir débrouiller. Ce
serait, d’ailleurs, un chef-d’œuvre d’art et de logique que la
définition d’un désordre assez délié pour qu’on ne puisse plus y
découvrir la moindre trace d’ordre, et lui substituer un chaos plus
intime et plus avancé. Une confusion véritablement initiale doit être
une confusion infinie. Mais alors nous ne pouvons plus en tirer le
monde, et la perfection même du mélange nous interdit à jamais de nous
en servir.

Quant à l’idée d’un commencement,--j’entends d’un commencement
absolu,--elle est nécessairement un mythe. Tout commencement est
coïncidence: il nous faudrait concevoir ici je ne sais quel contact
entre le tout et le rien. En essayant d’y penser, on trouve que tout
commencement est conséquence,--tout commencement _achève_ quelque chose.

Mais il nous faut principalement l’idée de ce Tout que nous appelons
_univers_, et que nous désirons de voir commencer. Avant même que la
question de son origine nous inquiète, voyons si cette notion qui semble
s’imposer à notre pensée, qui lui semble si simple et si inévitable, ne
va pas se décomposer sous notre regard.

Nous pensons obscurément que le _Tout_ est _quelque chose_, et imaginant
_quelque chose_, nous l’appelons le _Tout_. Nous croyons que ce Tout a
commencé comme chaque chose commence, et que ce commencement de
l’ensemble, qui dut être bien plus étrange et plus solennel que celui
des parties, doit encore être infiniment plus important à connaître.
Nous constituons une idole de la totalité, et une idole de son origine,
et nous ne pouvons nous empêcher de conclure à la réalité d’un certain
corps de la nature, dont l’unité réponde à la nôtre même, de laquelle
nous nous sentons assurés.

Telle est la forme primitive, et comme enfantine, de notre idée de
l’univers.

Il faut y regarder de plus près, et se demander si cette notion très
naturelle, c’est-à-dire très impure, peut figurer dans un raisonnement
non illusoire.

J’observerai en moi-même ce que je pense sous ce nom.

Une première forme d’univers m’est offerte par l’ensemble des choses que
je vois. Mes yeux entraînent ma vision de place en place, et trouvent
des affections de toute part. Ma vision excite la mobilité de mes yeux à
l’agrandir, à l’élargir, à la creuser sans cesse. Il n’est pas de
mouvement de ces yeux qui rencontre une région d’invisibilité; il n’en
est point qui n’engendre des effets colorés; et par le groupe de ces
mouvements qui s’enchaînent entre eux, qui se prolongent, qui
s’absorbent ou se correspondent l’un l’autre, je suis comme enfermé dans
ma propriété de percevoir. Toute la diversité de mes vues se compose
dans l’unité de ma conscience motrice.

J’acquiers l’impression générale et constante d’une sphère de
simultanéité qui est attachée à ma présence. Elle se transporte avec
moi, son contenu est indéfiniment variable, mais elle conserve sa
plénitude par toutes les substitutions qu’elle peut subir. Si je me
déplace, ou si les corps qui m’environnent se modifient, l’unité de ma
représentation totale, la propriété qu’elle possède de m’enclore, n’en
est pas altérée. J’ai beau me fuir, m’agiter de toute manière, je suis
toujours enveloppé de tous les _mouvements-voyants_ de mon corps, qui se
transforment les uns dans les autres et me reconduisent invinciblement à
la même situation centrale.

Je vois donc un _tout_. Je dis que c’est un Tout, car il épuise en
quelque sorte ma capacité de voir. Je ne puis rien voir que dans cette
forme d’un seul tenant, et dans cette juxtaposition qui m’environne.
Toutes mes autres sensations se réfèrent à quelque lieu de cette
enceinte, dont le centre pense et se parle.

Voilà mon premier Univers. Je ne sais si l’aveugle-né pourrait avoir une
notion aussi nette et immédiate d’une somme de toutes choses, tant les
propriétés particulières de la connaissance par les yeux me paraissent
essentielles à la formation d’un domaine entier et complet _par
moi-même_. La vue assume en quelque sorte la fonction de la
simultanéité, c’est-à-dire de l’unité telle quelle.

Mais cette unité que compose nécessairement ce que je puis voir dans un
instant, cet ensemble de liaisons réciproques de figures ou de taches,
où je déchiffre ensuite et assigne la profondeur, la matière, le
mouvement et l’événement, où je regarde et découvre ce qui m’attire et
ce qui m’inquiète, me communique la première idée, le modèle, et comme
le germe de l’univers total que je crois exister autour de ma sensation,
masqué et révélé par elle. J’imagine invinciblement qu’un immense
système caché supporte, pénètre, alimente et résorbe chaque élément
actuel et sensible de ma durée, le presse d’être et de se résoudre; et
que chaque moment est donc le nœud d’une infinité de racines qui
plongent à une profondeur inconnue dans une _étendue implicite_,--dans
le passé--dans la secrète structure de cette notre machine à sentir et à
combiner, qui se remet incessamment au _présent_. Le présent, considéré
comme une relation permanente entre tous les changements qui me
touchent, me fait songer à un solide auquel ma vie sensitive serait
attachée, comme une anémone de mer à son galet. Comment vais-je bâtir
sur cette pierre un édifice hors duquel rien ne pourrait être? Comment
passer de l’univers restreint et instantané à l’univers complet et
absolu?

Il s’agirait maintenant de concevoir et de construire autour d’un germe
réel une figure qui satisfasse à deux exigences essentielles: l’une, qui
est de tout admettre, d’être capable du tout, et de nous représenter ce
tout; l’autre, qui est de pouvoir servir notre intelligence, se prêter à
nos raisonnements, et nous rendre un peu mieux instruits de notre
condition, un peu plus possesseurs de nous-mêmes.

Mais il suffit de préciser et de rapprocher l’une de l’autre ces deux
nécessités de la connaissance, pour éveiller brusquement les difficultés
insurmontables que porte en soi la moindre tentative de donner une
définition utilisable de l’Univers.

_Univers_, donc, n’est qu’une expression mythologique. Les mouvements de
notre pensée autour de ce nom sont parfaitement irréguliers, entièrement
indépendants. A peine au sortir de l’instant, à peine nous essayons
d’agrandir et d’étendre notre présence hors de soi-même, nous nous
épuisons dans notre liberté. Tout le désordre de nos connaissances et de
nos puissances nous entoure. Ce qui est souvenir, ce qui est possible,
ce qui est imaginable, ce qui est calculable, toutes les combinaisons de
notre esprit, à tous les degrés de la probabilité, à tous les états de
la précision nous assiègent. Comment acquérir le concept de ce qui ne
s’oppose à rien, qui ne rejette rien, qui ne ressemble à rien? S’il
ressemblait à quelque chose, il ne serait pas tout. S’il ne ressemble à
rien... Et si cette totalité a même puissance que notre esprit, notre
esprit n’a aucune prise sur elle. Toutes les objections qui s’élèvent
contre l’infini en acte, toutes les difficultés que l’on trouve quand on
veut ordonner une multiplicité se déclarent. Aucune proposition n’est
capable de ce _sujet_ d’une richesse si désordonnée que tous les
_attributs_ lui conviennent. Comme l’univers échappe à l’intuition, tout
de même il est transcendant à la logique.

                   *       *       *       *       *

Et quant à son origine,--AU COMMENCEMENT ÉTAIT LA FABLE. Elle y sera
toujours.



VARIATION SUR UNE “PENSÉE”


_Le silence éternel_...

                   *       *       *       *       *

--Quels sons doux et puissants, demande Eustathe à Pythagore, et quelles
harmonies d’une étrange pureté il me semble d’entendre dans la substance
de la nuit qui nous entoure? Mon âme, à l’extrême de l’ouïe, accueille
avec surprise de lointaines modulations. Elle se tend, pareille à
l’espérance, jusqu’aux limites de mon sens, pour saisir ces
frémissements de cristal et ce mugissement d’une majestueuse lenteur qui
m’émerveillent. Quel est donc le mystérieux instrument de ces délices?

--Le ciel même, lui répondait Pythagore. Tu perçois ce qui charme les
dieux. Il n’y a point de silence dans l’univers. Un concert de voix
éternelles est inséparable du mouvement des corps célestes. Chacune des
étoiles mobiles, faisant vibrer l’éther selon sa vitesse, communique à
l’étendue le son qui est le propre de son nombre. Les plus éloignées,
qui sont nécessairement les plus rapides, fournissent à l’ensemble les
tons les plus aigus. Plus graves sont les plus lentes, qui sont les plus
proches de nous; et la terre immobile est muette. Comme les sphères
obéissent à une loi, les sons qu’elles engendrent se composent dans cet
accord suave et doucement variable, qui est celui des cieux avec les
cieux. L’ordre du monde pur enchante tes oreilles. L’intelligence, la
justice, l’amour, et les autres perfections qui règnent dans la partie
sublime de l’univers, se font sensibles; et ce ravissement que tu
éprouves n’est que l’effet d’une divine et rigoureuse analogie...

                   *       *       *       *       *

Voilà ce que prêtait aux abîmes de la nuit le profond désir des anciens
Grecs.

                   *       *       *       *       *

Quant aux Juifs, ils ne parlent des cieux qu’ils n’en célèbrent
l’éloquence. Les nuits bibliques retentissent des louanges du Seigneur.
Les étoiles, quelquefois, y paraissent confondues aux fils de Dieu, qui
sont les anges, et cette innombrable tribu des esprits et des astres
fait entendre à toute la terre une acclamation immense.

«Les cieux énoncent la gloire de Dieu, et l’ouvrage de ses mains est
proclamé par le firmament.»

L’auteur des _Psaumes_ ne trouve pas de termes assez énergiques pour
exprimer toute la puissance de cette voix extraordinaire: «Le jour vomit
au jour la parole divine, et la nuit enseigne la nuit. Ce ne sont point
des babillages, ni de ces propos qui peuvent échapper à l’oreille, mais
leur résonance se prolonge aux extrémités de la terre... _Non sunt
loquelæ neque sermones quorum non audiantur voces eorum. In omnem terram
exivit sonus eorum et in fines orbis terræ verba eorum._»

Et Jéhovah lui-même dit à Job: «Les étoiles du matin éclataient en
chants d’allégresse.»

                   *       *       *       *       *

Pascal ne reçoit des espaces infinis que le silence. Il se dit
«effrayé». Il se plaint amèrement d’être abandonné dans le monde. Il n’y
découvre pas Celui qui déclarait par Jérémie: _Cœlum et terram ego
impleo._ Et cet étrange chrétien ne se trouve pas son Père dans les
cieux... Mais au contraire, «en regardant tout l’univers muet, il entre
en effroi, dit-il, comme un homme qu’on aurait porté endormi dans une
île déserte et effroyable...»

_Effroi_, _effrayé_, _effroyable_; _silence éternel_; _univers muet_,
c’est ainsi que parle de ce qui l’entoure, l’une des plus fortes
intelligences qui aient paru.

Elle se ressent, elle se peint, et se lamente, comme une bête traquée;
mais de plus, qui se traque elle-même, et qui excite les grandes
ressources qui sont en elle, les puissances de sa logique, les vertus
admirables de son langage, à corrompre tout ce qui est visible et qui
n’est point désolant. Elle se veut fragile et entièrement menacée, et de
toutes parts environnée de périls et de solitude, et de toutes les
causes de terreur et de désespoir. Elle ne peut souffrir qu’elle soit
tombée dans les filets du temps, du nombre et des dimensions, et qu’elle
se soit prise au piège du système du monde. Il n’est pas de chose créée
qui ne la rappelle à son affreuse condition, et les unes la blessent,
les autres la trompent, toutes l’épouvantent, tellement que la
contemplation ne manque jamais de la faire hurler à la mort. Elle me
fait songer invinciblement à cet aboi insupportable qu’adressent les
chiens à la lune; mais ce désespéré, qui est capable de la théorie de la
lune, pousserait son gémissement tout aussi bien contre ses calculs.

Ce n’est pas seulement ce qui arrive dans le ciel, mais toute chose; et
non seulement toute chose elle-même, mais jusqu’à l’innocente
représentation des choses, qui l’irrite et se fait haïr: _Quelle vanité
que la peinture_... Il invente, pour les images que poursuivent les
arts, une sorte de dédain du second degré.

                   *       *       *       *       *

Je ne puis m’empêcher de penser qu’il y a du système et du travail dans
cette attitude parfaitement triste et dans cet absolu de dégoût. Une
phrase bien accordée exclut la renonciation totale.

Une détresse qui écrit bien n’est pas si achevée qu’elle n’ait sauvé du
naufrage quelque liberté de l’esprit, quelque sentiment du nombre,
quelque logique et quelque symbolique qui contredisent ce qu’ils disent.
Il y a aussi je ne sais quoi de trouble, et je ne sais quoi de facile,
dans la spécialité que l’on se fait des motifs tragiques et des objets
impressionnants. Qu’est-ce que nous apprenons aux autres hommes en leur
répétant qu’ils ne sont rien, que la vie est vaine, la nature ennemie,
la connaissance illusoire? A quoi sert d’assommer ce néant qu’ils sont,
ou de leur redire ce qu’ils savent?

Je ne suis pas à mon aise devant ce mélange de l’art avec la nature.
Quand je vois l’écrivain reprendre et empirer la véritable sensation de
l’homme, y ajouter des forces recherchées, et vouloir toutefois que l’on
prenne son industrie pour son émotion, je trouve que cela est impur et
ambigu. Cette confusion du vrai et du faux dans un ouvrage devient très
choquante quand nous la soupçonnons de tendre à entraîner notre
conviction ou à nous imprimer une tendance. Si tu veux me séduire ou me
surprendre, prends garde que je ne voie ta main plus distinctement que
ce qu’elle trace.

Je vois trop la main de Pascal.

                   *       *       *       *       *

D’ailleurs, quand même les intentions seraient pures, le seul souci
d’écrire, et le soin que l’on y apporte ont le même effet naturel qu’une
arrière-pensée. Il est inévitable de rendre extrême ce qui était modéré,
et dense ce qui était rare, et plus entier ce qui était partagé, et
pathétique ce qui n’était qu’animé... Les fausses fenêtres se dessinent
d’elles-mêmes. L’artiste ne peut guère qu’il n’augmente l’intensité de
son impression observée, et il rend symétriques les développements de
son idée première, à peu près comme fait le système nerveux quand il
généralise et étend à l’être tout entier quelque modification locale. Ce
n’est pas là une objection contre l’artiste, mais un avertissement de ne
jamais confondre le véritable homme qui a fait l’ouvrage, avec l’homme
que l’ouvrage fait supposer.

Cette confusion est de règle pour Pascal. On a tant écrit sur lui, on
l’a tant imaginé et si passionnément considéré qu’il en est devenu un
personnage de tragédie, un acteur singulier et presque un «emploi» de la
comédie de la connaissance. Certains jouent les Pascal. L’usage a fait
de lui une manière d’Hamlet français et janséniste, qui soupèse son
propre crâne, crâne de grand géomètre; et qui frissonne et songe, sur
une terrasse opposée à l’univers. Il est saisi par le vent très âpre de
l’infini, il se parle sur la marge du néant où il paraît exactement
comme sur le bord d’un théâtre, et il raisonne devant tout le monde avec
le spectre de soi-même.

                   *       *       *       *       *

C’est pourtant un fait assez remarquable que la plupart des religions
aient placé dans l’extrême altitude le siège de la Toute-Puissance,
comme elles ont trouvé sa marque et les preuves de son existence dans
cet ordre sidéral, qui d’autre part, a donné aux hommes l’idée, le
modèle primitif, et les premières vérifications des lois naturelles.

C’est vers le Ciel que les mains se tendent; en lui que les yeux se
réfugient ou se perdent; c’est lui que montre le doigt d’un prophète ou
d’un consolateur; c’est du haut de lui que certaines paroles sont
tombées, et que certains appels de trompettes se feront entendre.

Et sans doute, ni la Cause Première, ni l’Acte Pur, ni l’Esprit n’ont
point de site, non plus qu’ils n’ont de figure ni de parties; mais un
instinct qui tient peut-être à notre structure verticale, peut-être le
sentiment que nos destins sont suspendus à des phénomènes très éloignés,
et que toute vie terrestre en dépend, tourne inévitablement les hommes
embarrassés, ou affligés, ou tourmentés dans leurs esprits par leurs
questions abusives, vers le zénith du lieu, _vers le haut_.

_Exhausser_, _exaucer_, sont le même mot.

Kant lui-même, cédant à un secret mouvement de mysticisme naïf, a
conjoint cette espèce d’inspiration qu’il eut d’une loi morale
universelle, à la sensation que lui causait le spectacle du ciel étoilé.

                   *       *       *       *       *

J’ai essayé quelquefois d’observer en moi-même et de suivre jusqu’aux
idées cet effet mystérieux que produisent généralement sur les hommes
une nuit pure et la présence des astres.

Voici que nous ne percevons que des objets qui n’ont rien à faire avec
notre corps. Nous sommes étrangement simplifiés. Tout ce qui est proche
est invisible; tout ce qui est sensible est intangible. Nous flottons
loin de nous. Notre regard s’abandonne à la vision, dans un champ
d’événements lumineux, qu’il ne peut s’empêcher d’unir entre eux par ses
mouvements spontanés, comme s’ils étaient dans le même temps; traçant
des lignes, formant des figures qui lui appartiennent, qu’il nous
impose, et qu’il introduit dans le spectacle réel.

Cependant la distribution de tous ces points nous échappe. Nous nous
trouvons accablés, lapidés, englobés, négligés par ce nombreux
étincellement.

Nous pouvons compter ces étoiles, nous qui ne pouvons croire que nous
existions à leur regard. Il n’y a aucune réciprocité d’elles à nous.

Nous ressentons quelque chose qui nous demande une parole, et une autre
chose qui la refuse.

Ce que nous voyons dans le ciel, et ce que nous trouvons au fond de
nous-mêmes, étant également soustraits à notre action, et l’un
scintillant au delà de nos entreprises, l’autre vivant en deçà de nos
expressions, il se fait donc une sorte de relation entre l’attention que
nous attachons au plus loin, et notre attention la plus intime. Elles
sont comme des extrêmes de notre attente, qui se répondent, et qui se
ressemblent par l’espérance de quelque nouveauté décisive, dans le ciel
ou dans le cœur.

A ce nombre d’étoiles qui est prodigieux pour nos yeux, le fond de
l’être oppose un sentiment éperdu d’être soi, d’être unique,--et
cependant d’être seul. Je suis tout, et incomplet. Je suis tout et
partie.

L’obscurité qui nous entoure nous fait une âme toute nue.

Cette obscurité est tout ensemencée de clartés inaccessibles. L’on peut
difficilement se défendre de songer à des demeures où l’on veille. Nous
peuplons vaguement l’ombre de vivants lumineux et inconnaissables.

Cette même ombre qui nous supprime les environs de notre corps, par
conséquence rabaisse le son de notre voix et la réduit à une parole
intérieure, car nous avons une tendance à ne parler véritablement qu’à
des êtres peu éloignés.

Nous éprouvons un calme et un malaise singuliers. Entre le «moi» et le
«non-moi», il n’y a plus de passage. Pendant la pleine lumière, il
existait un enchaînement de nos pensées avec les choses, par nos actes.
Nous échangions des sensations contre des pensées, et des pensées contre
des sensations; et nos actes servaient d’intermédiaires, notre temps
servait de monnaie. Mais à présent il n’y a plus d’échanges, il n’y a
plus cet homme agissant qui est mesure des choses. Il n’y a plus que
deux présences distinctes et deux natures incommensurables. Il n’y a que
deux adversaires qui se contemplent et qui ne se comprennent pas.
L’immense agrandissement de nos perspectives, la réduction de notre
pouvoir sont confrontés. Nous perdons pendant quelque temps l’illusion
familière que les choses nous correspondent. Une mouche qui ne peut pas
traverser une vitre est notre image.

Nous ne pouvons pas rester à ce point mort. La sensibilité ne connaît
point d’équilibre. On pourrait même la définir comme une fonction dont
le rôle est de rompre dans les vivants tout équilibre de leurs
puissances. Il faut donc que notre esprit s’excite soi-même à se défaire
de sa stupeur et à se reprendre de cette solennelle et immobile surprise
que lui causent le sentiment d’être tout, et l’évidence de n’être rien.

On voit alors le solitaire par essence, l’esprit, se défendre par ses
pensées. Notre corps se défend contre le monde, par ses réflexes et par
ses diverses sécrétions; et tantôt, il les produit comme au hasard, et
comme pour faire hâtivement quelque chose; et tantôt, ce sont des
mouvements opportuns et des humeurs efficaces qu’il oppose exactement à
ce qui l’opprime ou qui l’irrite. L’âme n’agit pas autrement contre
l’inhumanité de la nuit. Elle s’en défend par ses créations qui, les
unes, sont naïves et irrésistibles comme des réflexes; les autres sont
réfléchies, retardées, combinées, articulées, et adaptées à la
connaissance qu’elle peut avoir de notre situation.

Nous trouverons donc en nous deux ordres de réponses à la sensation que
j’ai décrite, et que nous donnent la vue du ciel et l’imagination de
l’univers. Les unes seront _spontanées_, et les autres _élaborées_.
Elles sont bien différentes, quoiqu’elles puissent se mêler et se
combiner dans la même tête; mais il faut les séparer pour les définir.
On les distingue souvent en attribuant les unes au _cœur_, les autres à
l’_esprit_. Ces termes sont assez commodes.

Le cœur finit presque toujours, dans sa lutte contre la figure
effrayante du monde, par susciter, à force de désir, l’idée de quelque
Etre assez puissant pour contenir, pour avoir construit, ou pour
émettre, ce monstre d’étendue et de rayonnements qui nous produit, qui
nous alimente, qui nous enferme, qui nous menace, qui nous fascine, qui
nous intrigue et nous dévore. Et cet Etre, ce sera même une
Personne,--c’est-à-dire qu’il y aura quelque ressemblance entre lui et
nous, et je ne sais quel espoir d’une entente indéfinissable. Voilà ce
que le cœur _trouve_. Il tend à se répondre par un dieu.

On sait bien, d’ailleurs, par l’expérience de l’amour, que l’unique a
besoin de l’unique, et que le vivant veut le vivant.

Voyons maintenant quel autre genre de pensées peut nous venir, si nous
différons notre sentiment, et si nous essayons d’opposer à l’énorme
pression de toutes les choses, une patience infinie et un immense
intérêt. L’esprit _cherche_.

L’esprit ne se hâtera pas d’imaginer ce qu’il lui faut pour soutenir la
considération de l’univers. Il examinera; sans égard au temps, ni à la
durée d’une vie particulière. Il y a un contraste remarquable entre la
promptitude, l’impatience, l’inquiétude du «cœur», et cette lenteur
faite de critique et d’espoir. Ce retard, qui peut être illimité, a pour
effet de transformer le problème. Le problème transformé pourra
transformer le questionneur.

Nous observerons que nous ne pouvons penser à notre univers qu’en le
concevant comme un _objet_ nettement séparable de nous, et distinctement
opposé à notre conscience. Nous pourrons alors le comparer aux petits
systèmes que nous savons décrire, définir, mesurer, expérimenter. Nous
traiterons le tout comme une partie. Nous serons conduits à lui ajuster
une logique dont les opérations nous permettront de prédire ses
changements, ou d’en limiter le domaine.

(Nous comparerons, par exemple, l’ensemble des étoiles à un nuage
gazeux, nous essaierons sur un essaim sidéral les définitions et les
lois trouvées en étudiant les gaz au laboratoire, nous nous ferons une
idée «statistique» de l’univers, nous penserons à son «énergie interne»,
à sa «température», etc.).

Notre travail consistera, en somme, à rapprocher ce qui était si
stupéfiant et si émouvant, de ce qui est familier à nos sens, accessible
à notre action, et qui se conforme d’assez près à nos raisonnements.

Mais il résulte,--il doit nécessairement résulter à la longue, de ce
travail illimité, une certaine variation (déjà sensible) de ce
_familier_, de ce _possible_, de ce _raisonnable_, qui constituent à
chaque instant les conditions de notre apaisement. Comme les hommes ont
accepté les antipodes, ils s’apprivoiseront avec la «courbure
d’univers», et avec bien d’autres étrangetés. Il n’est pas
impossible,--il est même assez probable,--que cette accoutumance
transforme peu à peu, non seulement nos idées, mais certaines de nos
réactions immédiates.

Ce qu’on pourrait nommer «la réaction de Pascal» peut devenir une rareté
et un objet de curiosité pour les psychologues.

                   *       *       *       *       *

Pascal avait «trouvé», mais sans doute parce qu’il ne cherchait plus. La
cessation de la recherche, et la forme de cette cessation, peuvent
donner le sentiment de la trouvaille.

Mais il n’a jamais eu de foi dans la recherche en tant qu’elle espère
dans l’imprévu.

Il a tiré de soi-même le _silence éternel_ que ni les hommes
véritablement religieux, ni les hommes véritablement profonds n’ont
jamais observé dans l’univers.

Il a exagéré affreusement, grossièrement, l’opposition de la
connaissance et du salut, puisqu’on voyait, dans le même siècle, de
savantes personnes qui ne faisaient pas moins bien leur salut, je pense,
que lui le sien, mais qui n’en faisaient point souffrir les sciences. Il
y avait Cavalieri, qui s’essayait aux indivisibles; il y avait ce
Saccheri, qui soupçonnait, sans se l’avouer, ce qu’il y a de convenu
dans Euclide et entr’ouvrait une porte à bien des audaces futures de la
géométrie. Ce n’étaient, il est vrai, que des Jésuites.



HOMMAGE


Quoique je connaisse à peine un seul tome de la grande œuvre de Marcel
Proust, et que l’art même du romancier me soit un art presque
inconcevable, je sais bien toutefois par ce peu de la _Recherche du
Temps perdu_, que j’ai eu le loisir de lire, quelle perte exceptionnelle
les Lettres viennent de faire; et non seulement les Lettres, mais
davantage cette secrète société que composent, à chaque époque, ceux qui
lui donnent sa véritable valeur.

Il m’eût suffi, d’ailleurs, quand je n’aurais pas lu une ligne de ce
vaste ouvrage, de trouver accordés sur son importance les esprits si
dissemblables de Gide et de Léon Daudet, pour être assuré contre le
doute; une rencontre si rare ne peut avoir lieu qu’au plus près de la
certitude. Nous devons être tranquilles: il fait soleil, s’ils le
proclament à la fois.

D’autres parleront exactement et profondément d’une œuvre si puissante
et si fine. D’autres encore exposeront ce que fut l’homme qui la conçut
et la porta jusqu’à la gloire; moi, je n’ai fait que l’entrevoir, il y a
bien des années. Je ne puis proposer ici qu’une opinion sans force, et
presque indigne d’être écrite. Ce ne soit qu’un hommage, une fleur
périssable sur une tombe qui restera.

                                   *

                                 *   *

Tout genre littéraire naissant de quelque usage particulier du discours,
le roman sait abuser du pouvoir immédiat et significatif de la parole,
pour nous communiquer une ou plusieurs «vies» imaginaires, dont il
institue les personnages, fixe le temps et le lieu, énonce les
incidents, qu’il enchaîne par une ombre de causalité plus ou moins
suffisante.

Tandis que le poème met en jeu directement notre organisme, et a pour
limite le chant, qui est un exercice de liaison exacte et suivie entre
l’ouïe, la forme de la voix, et l’expression articulée,--le roman veut
exciter et soutenir en nous cette attente générale et irrégulière, qui
est notre attente des événements réels: l’art du conteur imite leur
bizarre déduction, ou leurs séquences ordinaires. Et tandis que le monde
du poème est essentiellement fermé et complet en lui-même, étant le
système pur des ornements et des chances du langage, l’univers du roman,
même du fantastique, se relie au monde réel, comme le trompe-l’œil se
raccorde aux choses tangibles parmi lesquelles un spectateur va et
vient.

L’apparence de «vie» et de «vérité», qui est l’objet des calculs et des
ambitions du romancier, tient à l’introduction incessante
d’_observations_,--c’est-à-dire d’éléments reconnaissables, qu’il
incorpore à son dessein. Une trame de détails véritables et arbitraires
raccorde l’existence réelle du lecteur aux feintes existences des
personnages; d’où ces simulacres prennent assez souvent d’étranges
puissances de vie qui les rendent comparables, dans nos pensées, aux
personnes authentiques. Nous leur prêtons, sans le savoir, tous les
humains qui sont en nous, car notre faculté de vivre implique celle de
faire vivre. Tant nous leur prêtons, tant vaut l’œuvre.

Il ne doit point y avoir de différences essentielles entre le roman et
le récit naturel des choses que nous avons vues et entendues. Ni
rythmes, ni symétries, ni figures, ni formes, ni même de composition
déterminée ne lui sont imposés. Une seule loi, mais sous peine de la
mort: il faut,--et d’ailleurs, il suffit,--que la suite nous entraîne,
et même nous _aspire_, vers une fin,--qui peut être l’illusion d’avoir
vécu violemment ou profondément une aventure, ou bien celle de la
connaissance précise d’individus inventés. Il est remarquable,--on le
montrerait aisément par l’exemple des romans populaires,--qu’un ensemble
d’indications toutes insignifiantes, et comme nulles une à une
(puisqu’on peut les transformer, une à une, en d’autres d’égale
facilité), produise l’intérêt passionné et l’effet de la vie.--Il n’en
faut rien conclure contre le roman; mais tout au plus accuser quelque
peu la vie, qui se trouve une somme parfaitement réelle de choses dont
les unes sont vaines, et les autres, imaginaires...

Le roman peut donc admettre tout ce qu’appelle et admet chaque
développement ordonné de notre mémoire, quand elle reprend et commente
un temps que nous avons vécu: non seulement portraits, paysages, et ce
qu’on nomme «psychologie», mais encore toute sorte de pensées, allusions
à toutes les connaissances. Il peut agiter, compulser tout l’esprit.

C’est en quoi le roman se rapproche formellement du rêve; on peut les
définir l’un et l’autre, par la considération de cette curieuse
propriété: _que tous leurs écarts leur appartiennent_.

Mais l’on associe généralement les poèmes avec les songes, et ce me
semble légèrement pensé.

Au contraire des poèmes, un roman peut être _résumé_, c’est-à-dire
_raconté_ lui-même; il supporte qu’on en déduise une figure semblable;
il contient donc toute une part qui peut, à volonté, devenir implicite.
Il peut aussi être _traduit_, sans perte du principal. Il peut être
_développé_ intérieurement ou _prolongé_ à l’infini, comme il peut être
lu en plusieurs séances... Il n’y a d’autres bornes à sa durée et à sa
diversité, que celles mêmes des loisirs et des forces de son lecteur;
toutes les restrictions qu’on peut lui imposer ne procèdent pas de son
essence, mais seulement des intentions et des décisions particulières de
l’écrivain.

                                   *

                                 *   *

Proust a tiré un parti extraordinaire de ces conditions si simples et si
larges. Il n’a pas saisi la «vie» par l’action même; il l’a rejointe, et
comme imitée, par la surabondance des connexions que la moindre image
trouvait si aisément dans la propre substance de l’auteur. Il donnait
des racines infinies à tous les germes d’analyse que les circonstances
de sa vie avaient semés dans sa durée. L’intérêt de ses ouvrages réside
dans chaque fragment. On peut ouvrir le livre où l’on veut; sa vitalité
ne dépend point de ce qui précède, et en quelque sorte, de l’_illusion
acquise_; elle tient à ce qu’on pourrait nommer l’_activité propre_ du
tissu même de son texte.

Proust divise,--et nous donne la sensation de pouvoir diviser
indéfiniment,--ce que les autres écrivains ont accoutumé de franchir.

Nous, à chaque élément de notre chemin, nous venons de méconnaître un
_infini en puissance_, qui n’est que la propriété de tous nos souvenirs
de pouvoir se combiner entre eux. Pour avancer dans notre existence, et
satisfaire aux événements, il nous faut nécessairement négliger cette
propriété d’imminence de notre profonde nature. Nous sommes faits
intimement d’une chose qui se fait; et qui se fait aux dépens du
possible. Nous sommes, par notre seule conscience, parfaitement
inépuisables,--nous qui ne pouvons nous arrêter en nous-mêmes, sans
subir aussitôt tant de pensées, sans les voir se substituer l’une à
l’autre, ou bien se développer l’une dans l’autre, ouvrant une
perspective de parenthèses... L’âme ne peut sans cesse qu’elle ne crée,
et qu’elle ne dévore ses créatures. Elle ébauche à chaque instant
d’autres vies, engendre ses héros et ses monstres, elle esquisse des
théories, commence des poèmes... Tout ce que l’on perd, ou que l’on
croit perdre, mais tout ce que l’on peut espérer de soi, ce trésor de
toute valeur et de valeur nulle, duquel chacun de nous retire ce qu’il
est,--c’est là sans doute ce que Marcel Proust appelait le _Temps
perdu_. Personne, ou presque personne, n’en avait jusqu’à lui
délibérément utilisé les ressources. Ce fut là se servir de tout son
être; c’est à quoi il l’a consumé.

Proust sut accommoder les puissances d’une vie intérieure singulièrement
riche et curieusement travaillée, à l’expression d’une petite société
qui veut être, et qui doit être, _superficielle_. Par son acte, l’image
d’une société superficielle est une œuvre profonde.

Tant d’esprit devait-il s’y employer? L’objet valait-il tant de soins,
et une attention si soutenue?--Ceci est très digne d’examen.

Ce qui soi-même se nomme le «Monde» n’est composé que de personnages
symboliques. Nul n’y figure qu’au titre de quelque abstraction. Il faut
bien que tous les pouvoirs se rencontrent; que l’_argent_, quelque part,
cause avec la _beauté_; que la _politique_ s’apprivoise avec
l’_élégance_; que les _lettres_ et la _naissance_ se conviennent et se
donnent le thé. Sitôt qu’une puissance nouvelle se fait reconnaître, il
ne se passe pas un temps infini que ses représentants n’apparaissent
dans les réunions du «monde»; et le mouvement de l’histoire se résume
assez bien dans l’accession successive des espèces sociales aux salons,
aux chasses, aux mariages et aux funérailles de la tribu suprême d’une
nation.

Toutes ces abstractions dont je parlais, ayant pour suppôts des
individus qui sont ce qu’ils sont, il en résulte des contrastes et des
complications qui ne s’observent que sur ce petit théâtre. Comme le
billet de banque n’est, d’autre part, qu’une feuille de papier, ainsi le
personnage du monde compose une sorte de valeur fiduciaire avec une
substance vivante. Cette combinaison est merveilleusement propice aux
desseins d’un subtil auteur de romans.

Il ne faut pas oublier que nos plus grands écrivains n’ont presque
jamais considéré que la Cour. Ils ne tiraient de la Ville que des
comédies, et de la campagne que des fables. Mais le très grand art,
l’art des figures simplifiées, et des types les plus purs, entités qui
permettent le développement symétrique, et comme musical, des
conséquences d’une situation bien isolée, est lié à l’existence d’un
milieu conventionnel, où se parle un langage orné de voiles et pourvu de
limites, où le _paraître_ commande l’_être_, et le tient noblement dans
une contrainte qui change toute la vie en exercice de présence de
l’esprit...

                                   *

                                 *   *

Le «monde» d’aujourd’hui n’est pas si clairement ordonné que l’était
cette Cour de jadis. Il n’en mérite pas moins,--et sans doute par un
certain désordre, et par d’intéressantes contradictions qui s’y
remarquent,--que l’inventeur de Charlus et des Guermantes y ait pris ses
figures et ses prétextes,--dont quelques-uns fort délicats. Mais dans
ses profondeurs personnelles, Marcel Proust a cherché la métaphysique
dont aucun monde ne se passe.

Quant à ses moyens, ils se rattachent sans conteste à notre tradition la
plus admirable. On trouve quelquefois que ses ouvrages ne sont pas d’une
lecture bien aisée. Mais je ne cesse de répondre qu’il faut bénir les
auteurs difficiles de notre temps. S’ils se forment quelques lecteurs,
ce n’est pas seulement pour leur usage. Ils les rendent du même coup à
Montaigne, à Descartes, à Bossuet, et à quelques autres qui valent
peut-être encore d’être lus. Tous ces grands hommes parlent
abstraitement; ils raisonnent; ils approfondissent; ils dessinent d’une
seule phrase tout le corps d’une pensée achevée. Ils ne craignent pas le
lecteur, ils ne mesurent pas leur peine, ni la sienne. Encore un peu de
temps, et nous ne les comprendrons plus.



INTRODUCTION A LA MÉTHODE DE LÉONARD DE VINCI


   I.--NOTE ET DIGRESSION (1919)
  II.--INTRODUCTION (1894)



I.--NOTE ET DIGRESSION

        _Pourquoi l’auteur, dit-on, a-t-il fait aller son personnage en
        Hongrie?_

        _Parce qu’il avait envie de faire entendre un morceau de musique
        instrumentale dont le thème est hongrois. Il l’avoue
        sincèrement. Il l’eût mené partout ailleurs, s’il eût trouvé la
        moindre raison musicale de le faire._

        H. BERLIOZ. Avant-propos de la _Damnation de Faust_.


Il me faut excuser d’un titre si ambitieux et si véritablement trompeur
que celui-ci. Je n’avais pas le dessein d’en imposer quand je l’ai mis
sur ce petit ouvrage. Mais il y a vingt-cinq ans que je l’y ai mis, et
après ce long refroidissement, je le trouve un peu fort. Le titre
avantageux serait donc adouci. Quant au texte... Mais le texte, on ne
songerait même pas à l’écrire. _Impossible!_ dirait maintenant la
raison. Arrivé à l’ennième coup de la partie d’échecs que joue la
connaissance avec l’être, on se flatte qu’on est instruit par
l’adversaire; on en prend le visage; on devient dur pour le jeune homme
qu’il faut bien souffrir d’avoir comme aïeul; on lui trouve des
faiblesses inexplicables, qui furent ses audaces; on reconstitue sa
naïveté. C’est là se faire plus sot qu’on ne l’a jamais été. Mais sot
par nécessité, sot par raison d’État! Il n’est pas de tentation plus
cuisante, ni plus intime, ni de plus féconde, peut-être, que celle du
reniement de soi-même: chaque jour est jaloux des jours, et c’est son
devoir que de l’être; la pensée se défend désespérément d’avoir été plus
forte; la clarté du moment ne veut pas illuminer au passé de moments
plus clairs qu’elle-même; et les premières paroles que le contact du
soleil fait balbutier au cerveau qui se réveille, sonnent ainsi dans ce
Memnon: _Nihil reputare actum_...

                                   *

                                 *   *

Relire, donc, relire après l’oubli,--_se_ relire, sans ombre de
tendresse, sans paternité; avec froideur et acuité critique, et dans une
attente terriblement créatrice de ridicule et de mépris, l’air étranger,
l’œil destructeur,--c’est refaire, ou pressentir que l’on referait, bien
différemment, son travail.

L’objet en vaudrait la peine. Mais il n’a pas cessé d’être au-dessus de
mes forces. Aussi bien je n’ai jamais rêvé de m’y attaquer: ce petit
essai doit son existence à Madame Juliette Adam, qui, vers la fin de
l’an 94, sur le gracieux avis de Monsieur Léon Daudet, voulut bien me
demander de l’écrire pour sa _Nouvelle Revue_.

                                   *

                                 *   *

Quoique j’eusse vingt-trois ans, mon embarras fut immense. Je savais
trop que je connaissais Léonard beaucoup moins que je ne l’admirais. Je
voyais en lui le personnage principal de cette Comédie Intellectuelle
qui n’a pas jusqu’ici rencontré son poète, et qui serait pour mon goût
bien plus précieuse encore que la _Comédie Humaine_, et même que la
_Divine Comédie_. Je sentais que ce maître de ses moyens, ce possesseur
du dessin, des images, du calcul avait trouvé l’attitude centrale à
partir de laquelle les entreprises de la connaissance et les opérations
de l’art sont également possibles; les échanges heureux entre l’analyse
et les actes, singulièrement probables: pensée merveilleusement
excitante.

Mais pensée trop immédiate,--pensée sans valeur,--pensée infiniment
répandue,--et pensée bonne pour parler, non pour écrire.

                                   *

                                 *   *

Cet Apollon me ravissait au plus haut degré de moi-même. Quoi de plus
séduisant qu’un dieu qui repousse le mystère, qui ne fonde pas sa
puissance sur le trouble de notre sens; qui n’adresse pas ses prestiges
au plus obscur, au plus tendre, au plus sinistre de nous-mêmes; qui nous
force de convenir et non de ployer; et de qui le miracle est de
s’éclaircir; la profondeur, une perspective bien déduite? Est-il
meilleure marque d’un pouvoir authentique et légitime que de ne pas
s’exercer sous un voile?--Jamais pour Dionysos, ennemi plus délibéré, ni
si pur, ni armé de tant de lumière, que ce héros moins occupé de plier
et de rompre les monstres que d’en considérer les ressorts; dédaigneux
de les percer de flèches, tant il les pénétrait de questions; leur
supérieur, plus que leur vainqueur, il signifie n’être pas sur eux le
triomphe plus achevé que de les comprendre,--presque au point de les
reproduire; et une fois saisi leur principe, il peut bien les
abandonner, dérisoirement réduits à l’humble condition de cas très
particuliers et de paradoxes explicables.

                                   *

                                 *   *

Si légèrement que je l’eusse étudié, ses dessins, ses manuscrits
m’avaient comme ébloui. De ces milliers de notes et de croquis, je
gardais l’impression extraordinaire d’un ensemble hallucinant
d’étincelles arrachées par les coups les plus divers à quelque
fantastique fabrication. Maximes, recettes, conseils à soi, essais d’un
raisonnement qui se reprend; parfois une description achevée; parfois il
se parle et se tutoie...

Mais je n’avais nulle envie de redire qu’il fut ceci et cela: et
peintre, et géomètre, et...

Et, d’un mot, l’artiste du monde même. Nul ne l’ignore.

                                   *

                                 *   *

Je n’étais pas assez savant pour songer à développer le détail de ses
recherches,--(essayer, par exemple, de déterminer le sens précis de cet
_Impeto_, dont il fait si grand usage dans sa dynamique; ou disserter de
ce _Sfumato_, qu’il a poursuivi dans sa peinture); ni je ne me trouvais
assez érudit (et moins encore, porté à l’être), pour penser à
contribuer, de si peu que ce fût, au pur accroissement des faits déjà
connus. Je ne me sentais pas pour l’érudition toute la ferveur qui lui
est due. L’étonnante conversation de Marcel Schwob me gagnait à son
charme propre plus qu’à ses sources. Je buvais tant qu’elle durait.
J’avais le plaisir sans la peine. Mais enfin, je me réveillais; ma
paresse se redressait contre l’idée des lectures désespérantes, des
recensions infinies, des méthodes scrupuleuses qui préservent de la
certitude. Je disais à mon ami que de savants hommes courent bien plus
de risques que les autres, puisqu’ils font des paris et que nous restons
hors du jeu; et qu’ils ont deux manières de se tromper: la nôtre, qui
est aisée, et la leur, laborieuse. Que s’ils ont le bonheur de nous
rendre quelques événements, le nombre même des vérités matérielles
rétablies met en danger la réalité que nous cherchons. Le vrai à l’état
brut est plus faux que le faux. Les documents nous renseignent au hasard
sur la règle et sur l’exception. Un chroniqueur, même, préfère de nous
conserver les singularités de son époque. Mais tout ce qui est vrai
d’une époque ou d’un personnage ne sert pas toujours à les mieux
connaître. Nul n’est identique au total exact de ses apparences; et qui
d’entre nous n’a pas dit, ou qui n’a pas fait, quelque chose qui n’est
pas _sienne_? Tantôt l’imitation, tantôt le lapsus,--ou l’occasion,--ou
la seule lassitude accumulée d’être précisément celui qu’on est,
altèrent pour un moment celui-là même; on nous croque pendant un dîner;
ce feuillet passe à la postérité, tout habitée d’érudits, et nous voilà
jolis pour toute l’éternité littéraire. Un visage faisant la grimace, si
on le photographie dans cet instant, c’est un document irrécusable. Mais
montrez-le aux amis du saisi; ils n’y reconnaissent personne.

                                   *

                                 *   *

J’avais bien d’autres sophismes à la discrétion de mes dégoûts, tant la
répugnance à de longs labeurs est ingénieuse. Toutefois, j’aurais
peut-être affronté ces ennuis, s’ils m’avaient paru me conduire à la fin
que j’aimais. J’aimais dans mes ténèbres la loi intime de ce grand
Léonard. Je ne voulais pas de son histoire, ni seulement des productions
de sa pensée... De ce front chargé de couronnes, je rêvais seulement à
l’_amande_...

                                   *

                                 *   *

Que faire, parmi tant de réfutations, n’étant riche que de désirs, tout
ivre que l’on soit de cupidité et d’orgueil intellectuels?

Se monter la tête?--Se donner enfin quelque fièvre littéraire? En
cultiver le délire?

Je brûlais pour un beau sujet. Que c’est peu devant le papier!

Une grande soif, sans doute s’illustre elle-même de ruisselantes
visions; elle agit sur je ne sais quelles substances secrètes comme fait
la lumière invisible sur le verre de Bohême tout pénétré d’urane; elle
éclaire ce qu’elle attend, elle diamante des cruches, elle se peint
l’opalescence de carafes... Mais ces breuvages qu’elle se frappe ne sont
que spécieux; mais je trouvais indigne, et je le trouve encore, d’écrire
par le seul enthousiasme. L’enthousiasme n’est pas un état d’âme
d’écrivain.

Quelle grande que soit la puissance du feu, elle ne devient utile et
motrice que par les machines où l’art l’engage; il faut que des gênes
bien placées fassent obstacle à sa dissipation totale, et qu’un retard
adroitement opposé au retour invincible de l’équilibre permette de
soustraire quelque chose à la chute infructueuse de l’ardeur.

S’agit-il du discours, l’auteur qui le médite se sent être tout ensemble
_source_, _ingénieur_, et _contraintes:_ l’un de lui est impulsion;
l’autre prévoit, compose, modère, supprime; un troisième,--logique et
mémoire,--maintient les données, conserve les liaisons, assure quelque
durée à l’assemblage _voulu_... _Écrire_ devant être, le plus solidement
et le plus exactement qu’on le puisse, de construire cette machine de
langage où la détente de l’esprit excité se dépense à vaincre des
résistances _réelles_, il exige de l’écrivain qu’il se divise contre
lui-même. C’est en quoi seulement et strictement l’homme tout entier est
_auteur_. Tout le reste n’est pas de _lui_, mais d’une partie de lui,
échappée. Entre l’émotion ou l’intention initiale, et ces aboutissements
que sont l’oubli, le désordre, le vague,--issues fatales de la
pensée,--son affaire est d’introduire les contrariétés qu’il a créées,
afin qu’interposées, elles disputent à la nature purement transitive des
phénomènes intérieurs, un peu d’action renouvelable et d’existence
indépendante...

                                   *

                                 *   *

Peut-être, je m’exagérais en ce temps-là, le défaut évident de toute
littérature, de ne satisfaire jamais l’ensemble de l’esprit. Je n’aimais
pas qu’on laissât des fonctions oisives pendant qu’on exerce les autres.
Je puis dire aussi (c’est dire la même chose), que je ne mettais rien
au-dessus de la _conscience_; j’aurais donné bien des chefs-d’œuvre que
je croyais irréfléchis pour une page visiblement gouvernée.

Ces erreurs, qu’il serait aisé de défendre, et que je ne trouve pas
encore si infécondes que je n’y retourne quelquefois, empoisonnaient mes
tentatives. Tous mes préceptes, trop présents et trop définis, étaient
aussi trop universels pour me servir dans aucune circonstance. Il faut
tant d’années pour que les vérités que l’on s’est faites deviennent
notre chair même!

Ainsi, au lieu de trouver en moi ces conditions, ces obstacles
comparables à des forces extérieures, qui permettent que l’on avance
contre son premier mouvement, je m’y heurtais à des chicanes mal
disposées; et je me rendais à plaisir les choses plus difficiles qu’il
eût dû sembler à de si jeunes regards qu’elles le fussent. Et je ne
voyais de l’autre côté que velléités, possibilités, facilité dégoûtante:
toute une richesse involontaire, vaine comme celle des rêves, remuant et
mêlant l’infini des choses usées.

Si je commençais de jeter les dés sur un papier, je n’amenais que les
mots témoins de l’impuissance de la pensée: _génie_, _mystère_,
_profond_..., attributs qui conviennent au néant, renseignent moins sur
leur sujet que sur la personne qui parle. J’avais beau chercher à me
leurrer, cette politique mentale était courte: je répondais si
promptement par mes sentences impitoyables à mes naissantes
propositions, que la somme de mes échanges, dans chaque instant, était
nulle.

Pour comble de malheur, j’adorais confusément, mais passionnément, la
précision; je prétendais vaguement à la conduite de mes pensées.

Je sentais, certes, qu’il faut bien, et de toute nécessité, que notre
esprit compte sur ses hasards: fait pour l’imprévu, il le donne, il le
reçoit; ses attentes expresses sont sans effets directs, et ses
opérations volontaires ou régulières ne sont utiles qu’_après
coup_,--comme dans une seconde vie qu’il donnerait au plus clair de
lui-même. Mais je ne croyais pas à la puissance propre du délire, à la
nécessité de l’ignorance, aux éclairs de l’absurde, à l’incohérence
créatrice. Ce que nous tenons du hasard tient toujours un peu de son
père!--Nos révélations, pensais-je, ne sont que des événements d’un
certain ordre, et il faut encore interpréter ces _événements
connaissants_. Il le faut toujours. Même les plus heureuses de nos
intuitions sont en quelque sorte des résultats inexacts par _excès_, à
l’égard de notre clarté ordinaire; _par défaut_, au regard de la
complexité infinie des moindres objets et des cas réels qu’elles
prétendent nous soumettre. Notre mérite personnel--après lequel nous
soupirons,--ne consiste pas à les subir tant qu’à les saisir, à les
saisir tant qu’à les discuter... Et notre riposte à notre «génie» vaut
mieux parfois que son attaque.

Nous savons trop, d’ailleurs, que la probabilité est défavorable à ce
démon: l’esprit nous souffle sans vergogne un million de sottises pour
une belle idée qu’il nous abandonne; et cette chance même ne vaudra
finalement quelque chose que par le traitement qui l’accommode à notre
fin.--C’est ainsi que les minerais, inappréciables dans leurs gîtes et
dans leurs filons, prennent leur importance au soleil, et par les
travaux de la surface.

Loin donc que ce soient les éléments intuitifs qui donnent leur valeur
aux œuvres, ôtez les œuvres, et vos lueurs ne seront plus que des
accidents spirituels, perdus dans les statistiques de la vie locale du
cerveau. Leur vrai prix ne vient pas de l’obscurité de leur origine, ni
de la profondeur supposée d’où nous aimerions naïvement qu’elles
sortent, et ni de la surprise précieuse qu’elles nous causent à
nous-mêmes; mais bien d’une rencontre avec nos besoins, et enfin de
l’usage réfléchi que nous saurons en faire,--c’est-à-dire,--de la
collaboration de tout l’homme.

Mais s’il est entendu que nos plus grandes lumières sont intimement
mêlées à nos plus grandes chances d’erreur, et que la moyenne de nos
pensées est, en quelque sorte, insignifiante,--c’est celui en nous qui
choisit, et c’est celui qui met en œuvre, qu’il faut exercer sans repos.
Le reste, qui ne dépend de personne, est inutile à invoquer comme la
pluie. On le baptise, on le déifie, on le tourmente vainement: il n’en
doit résulter qu’un accroissement de la simulation et de la
fraude,--choses si naturellement unies à l’ambition de la pensée que
l’on peut douter si elles en sont ou le principe, ou le produit. Le mal
de prendre une hypallage pour une découverte, une métaphore pour une
démonstration, un vomissement de mots pour un torrent de connaissances
capitales, et soi-même pour un oracle, ce mal naît avec nous.

                                   *

                                 *   *

Léonard de Vinci n’a pas de rapport avec ces désordres. Parmi tant
d’idoles que nous avons à choisir, puisqu’il en faut adorer au moins
une, il a fixé devant son regard cette Rigueur Obstinée, qui se dit
elle-même la plus exigeante de toutes. (Mais ce doit être la moins
grossière d’entre elles, celle-ci que toutes les autres s’accordent pour
haïr.)

La rigueur instituée, une liberté positive est possible, tandis que la
liberté apparente n’étant que de pouvoir obéir à chaque impulsion de
hasard, plus nous en jouissons, plus nous sommes enchaînés autour du
même point, comme le bouchon sur la mer, que rien n’attache, que tout
sollicite, et sur lequel se contestent et s’annulent toutes les
puissances de l’univers.

L’entière opération de ce grand Vinci est uniquement déduite de son
grand objet; comme si une personne particulière n’y était pas attachée,
sa pensée paraît plus universelle, plus minutieuse, plus suivie et plus
isolée qu’il n’appartient à une pensée individuelle. L’homme très élevé
n’est jamais un _original_. Sa personnalité est aussi insignifiante
qu’il le faut. Peu d’inégalités; aucune superstition de l’intellect. Pas
de craintes vaines. Il n’a pas peur des analyses; il les mène,--ou bien
ce sont elles qui le conduisent,--aux conséquences éloignées; il
retourne au réel sans effort. Il imite, il innove; il ne rejette pas
l’ancien, parce qu’il est ancien; ni le nouveau, pour être nouveau; mais
il consulte en lui quelque chose d’éternellement actuel.

Il ne connaît pas le moins du monde cette opposition si grosse et si mal
définie, que devait, trois demi-siècles après lui, dénoncer entre
l’esprit de finesse et celui de géométrie, un homme entièrement
insensible aux arts, qui ne pouvait s’imaginer cette jonction délicate,
mais naturelle, de dons distincts; qui pensait que la peinture est
vanité; que la vraie éloquence se moque de l’éloquence; qui nous
embarque dans un pari où il engloutit toute finesse et toute géométrie;
et qui, ayant changé sa neuve lampe contre une vieille, se perd à coudre
des papiers dans ses poches, quand c’était l’heure de donner à la France
la gloire du calcul de l’infini...

Pas de révélations pour Léonard. Pas d’abîme ouvert à sa droite. Un
abîme le ferait songer à un pont. Un abîme pourrait servir aux essais de
quelque grand oiseau mécanique...

Et lui se devait considérer comme un modèle de bel animal pensant,
absolument souple et délié; doué de plusieurs modes de mouvement;
sachant, sous la moindre intention du cavalier, sans défenses et sans
retards, passer d’une allure à toute autre. Esprit de finesse, esprit de
géométrie, on les épouse, on les abandonne, comme fait le cheval
accompli ses rythmes successifs... Il doit suffire à l’être suprêmement
coordonné de se prescrire certaines modifications cachées et très
simples au regard de la volonté, et immédiatement il passe de l’ordre
des transformations purement formelles et des actes symboliques au
régime de la connaissance imparfaite et des réalités spontanées.
Posséder cette liberté dans les changements profonds, user d’un tel
registre d’accommodations, c’est seulement jouir de l’intégrité de
l’homme, telle que nous l’imaginons chez les anciens.

                                   *

                                 *   *

Une élégance supérieure nous déconcerte. Cette absence d’embarras, de
prophétisme et de pathétisme; ces idéaux précis; ce tempérament entre
les curiosités et les puissances, toujours rétabli par un maître de
l’équilibre; ce dédain de l’illusionnisme et des artifices, et chez le
plus ingénieux des hommes, cette ignorance du théâtre, ce sont des
scandales pour nous. Quoi de plus dur à concevoir pour des êtres comme
nous sommes, qui faisons de la «sensibilité» une sorte de profession,
qui prétendons à tout posséder dans quelques effets élémentaires de
contraste et de résonance nerveuse, et à tout saisir quand nous nous
donnons l’illusion de nous confondre à la substance chatoyante et mobile
de notre durée?

Mais Léonard, de recherche en recherche, se fait très simplement
toujours plus admirable écuyer de sa propre nature; il dresse
indéfiniment ses pensers, exerce ses regards, développe ses actes; il
conduit l’une et l’autre main aux dessins les plus précis; il se dénoue
et se rassemble, resserre la correspondance de ses volontés avec ses
pouvoirs, pousse son raisonnement dans les arts, et préserve sa grâce.

                                   *

                                 *   *

Une intelligence si détachée arrive dans son mouvement à d’étranges
attitudes,--comme une danseuse nous étonne, de prendre et de conserver
quelque temps des figures de pure instabilité. Son indépendance choque
nos instincts et se joue de nos vœux. Rien de plus libre, c’est-à-dire,
rien de moins humain, que ses jugements sur l’amour, sur la mort. Il
nous les donne à deviner par quelques fragments, dans ses cahiers.

«L’amour dans sa fureur (dit-il, à peu près), est chose si laide que la
race humaine s’éteindrait,--_la natura si perderebbe_,--si ceux qui le
font se voyaient.» Ce mépris est accusé par divers croquis, car le
comble du mépris pour certaines choses est enfin de les examiner à
loisir. Il dessine donc çà et là des unions anatomiques, coupes
effroyables à même l’amour. La machine érotique l’intéresse, la
mécanique animale étant son domaine le préféré; mais un combat de sueurs
et l’essoufflement des _opranti_, un monstre de musculatures
antagonistes, une transfiguration en bêtes,--cela semble n’exciter en
lui que répugnance et que dédain...

Son jugement sur la mort, il faut le tirer d’un texte assez court,--mais
texte d’une plénitude et d’une simplicité antiques, qui devait peut-être
prendre place dans le préambule d’un Traité, jamais achevé, du Corps
Humain.

Cet homme, qui a disséqué dix cadavres pour suivre le trajet de quelques
veines, songe: l’organisation de notre corps est une telle merveille que
l’âme, quoique _chose divine_, ne se sépare qu’avec les plus grandes
peines de ce corps qu’elle habitait.--_Et je crois bien_, dit Léonard,
_que ses larmes et sa douleur ne sont pas sans raison_...

N’allons pas approfondir l’espèce de doute chargé de sens qui est dans
ces mots. Il suffit de considérer l’ombre énorme ici projetée par
quelque idée en formation: la mort, interprétée comme un désastre _pour
l’âme_! la mort du corps, diminution de cette _chose divine_! La mort,
atteignant l’âme jusqu’aux larmes, et dans son œuvre la plus chère, par
la destruction d’une telle architecture qu’elle s’était faite pour y
habiter!

Je ne tiens pas à déduire de ces réticentes paroles une métaphysique
selon Léonard; mais je me laisse aller à un rapprochement assez facile,
puisqu’il se fait de soi dans ma pensée. Pour un tel amateur
d’organismes, le corps n’est pas une guenille toute méprisable; ce corps
a trop de propriétés, il résout trop de problèmes, _il possède trop de
fonctions et de ressources pour ne pas répondre à quelque exigence
transcendante, assez puissante pour le construire, pas assez puissante
pour se passer de sa complication_. Il est œuvre et instrument de
quelqu’un qui a besoin de lui, qui ne le rejette pas volontiers, qui le
pleure comme on pleurerait le pouvoir... Tel est le sentiment du Vinci.
Sa philosophie est toute _naturaliste_, très choquée par le
_spiritualisme_, très attachée au mot-à-mot de l’explication
physico-mécanique; quand, sur le point de l’âme, la voici toute
comparable à la philosophie de l’Église. L’Église,--pour autant du
moins, que l’Église est Thomiste,--ne donne pas à l’âme séparée une
existence bien enviable. Rien de plus pauvre que cette âme qui a perdu
son corps. Elle n’a guère que l’être même: c’est un minimum logique, une
sorte de vie latente dans laquelle elle est inconcevable pour nous, et
sans doute, pour elle-même. Elle a tout dépouillé: pouvoir, vouloir;
savoir, peut-être? Je ne sais même pas s’il lui peut souvenir d’avoir
été, dans le temps et quelque part, la _forme_ et l’_acte_ de son corps?
Il lui reste l’honneur de son autonomie... Une si vaine et si insipide
condition n’est heureusement que passagère,--si ce mot, hors de la
durée, retient un sens: la raison demande, et le dogme impose, la
restitution de la chair. Sans doute, les qualités de cette chair suprême
seront-elles bien différentes de celles que notre chair aura possédées.
Il faut concevoir, je pense, tout autre chose ici qu’un simple
renversement du principe de Carnot et qu’une réalisation de
l’_improbable_. Mais il est inutile de s’aventurer aux extrêmes de la
physique, de rêver d’un corps glorieux dont la masse serait avec
l’attraction universelle dans une autre relation que la nôtre, et cette
masse variable en un tel rapport avec la vitesse de la lumière que
l’_agilité_ qui lui est prédite soit réalisée... Quoi qu’il en soit,
l’âme dépouillée doit, selon la théologie, retrouver dans un certain
corps, une certaine vie fonctionnelle; et par ce corps nouveau, une
sorte de matière qui permette ses opérations, et remplisse de merveilles
incorruptibles ses vides catégories intellectuelles.

Un dogme qui concède à l’organisation corporelle cette importance à
peine secondaire, qui réduit remarquablement l’âme, qui nous interdit et
nous épargne le ridicule de nous la figurer, qui va jusqu’à l’obliger de
se réincarner pour qu’elle puisse participer à la pleine vie éternelle,
ce dogme si exactement contraire au spiritualisme pur, sépare, de la
manière la plus sensible, l’Église, de la plupart des autres confessions
chrétiennes.--Mais il me semble que depuis deux ou trois siècles, il
n’est pas d’article sur lequel la littérature religieuse ait passé plus
légèrement. Apologistes, prédicateurs n’en parlent guère... La cause de
ce demi-silence m’échappe.

                                   *

                                 *   *

Je me suis égaré si loin dans Léonard que je ne sais pas tout d’un coup
revenir à moi-même... Bah! Tout chemin m’y reconduira: c’est la
définition de ce moi-même. Il ne peut pas absolument se perdre, il ne
perd que son temps.

Suivons donc un peu plus avant la pente et la tentation de l’esprit;
suivons-les malheureusement sans craintes, cela ne mène à aucun fond
véritable. Même notre pensée la plus «profonde» est contenue dans les
conditions invincibles qui font que toute pensée est «superficielle». On
ne pénètre que dans une forêt de transpositions; ou bien c’est un palais
fermé de miroirs, que féconde une lampe solitaire qu’ils enfantent à
l’infini.

Mais encore, essayons de notre seule curiosité pour nous éclairer le
système caché de quelque individu de la première grandeur; et imaginons
à peu près comme il doit s’apparaître, quand il s’arrête quelquefois
dans le mouvement de ses travaux et qu’il se regarde dans l’ensemble.

Il se considère d’abord assujetti aux nécessités et réalités communes;
et il se replace ensuite dans le secret de la connaissance séparée. Il
voit comme nous et il voit comme soi. Il a un jugement de sa nature et
un sentiment de son artifice. Il est absent et présent. Il soutient
cette espèce de dualité que doit soutenir un prêtre. Il sent bien qu’il
ne peut pas se définir entièrement devant lui-même par les données et
par les mobiles ordinaires. _Vivre_, et même bien vivre, ce n’est qu’un
moyen pour lui: quand il mange, il alimente aussi quelque autre
merveille que sa vie, et la moitié de son pain est consacrée. _Agir_, ce
n’est encore qu’un exercice. _Aimer_, je ne sais pas s’il lui est
possible. Et quant à la gloire, non. Briller à d’autres yeux, c’est en
recevoir un éclat de fausses pierreries.

                                   *

                                 *   *

Il lui faut cependant se découvrir je ne sais quels points de repère
tellement placés que sa vie particulière et cette _vie généralisée_
qu’il s’est trouvée, se composent. La clairvoyance imperturbable qui lui
semble (mais sans le convaincre tout à fait), le représenter tout entier
à lui-même, voudrait se soustraire à la relativité qu’elle ne peut pas
ne pas conclure de tout le reste. Elle a beau se transformer en
elle-même, et de jour en jour, se reproduire aussi pure que le soleil,
cette identité apparente emporte avec elle un sentiment qu’elle est
trompeuse. Elle sait, dans sa fixité, être soumise à un mystérieux
entraînement et à une modification sans témoin; et elle sait donc
qu’elle enveloppe toujours, même à l’état le plus net de sa lucidité,
une possibilité cachée de faillite et de totale ruine,--comme il arrive
au rêve le plus précis de contenir un germe inexplicable de non-réalité.

C’est une manière de lumineux supplice que de sentir que l’on voit tout,
sans cesser de sentir que l’on est encore _visible_, et l’objet
concevable d’une attention étrangère; et sans se trouver jamais le poste
ni le regard qui ne laissent rien derrière eux.

--_Durus est hic sermo_, va bientôt dire le lecteur. Mais en ces
matières, qui n’est pas vague est difficile, qui n’est pas difficile est
nul. Allons encore un peu.

                                   *

                                 *   *

Pour une présence d’esprit aussi sensible à elle-même, et qui se ferme
sur elle-même par le détour de «l’Univers», tous les événements de tous
les genres, et la vie, et la mort, et les pensées, ne lui sont que des
_figures_ subordonnées. Comme chaque _chose visible_ est à la fois
étrangère, indispensable, et inférieure à la _chose qui y voit_, ainsi
l’importance de ces figures, si grande qu’elle apparaisse à chaque
instant, pâlit à la réflexion devant la seule persistance de l’attention
elle-même. Tout le cède à cette universalité pure, à cette généralité
insurmontable que la conscience se sent être.

Si tels événements ont le pouvoir de la supprimer, ils sont, du même
coup, destitués de toute signification; que s’ils la conservent, ils
rentrent dans son système. L’intelligence ignore d’être née, comme elle
ignore qu’elle périra. Elle est instruite, oui, de ses fluctuations et
de son effacement final, mais au titre d’une notion qui n’est pas d’une
autre espèce que les autres; elle se croirait, très aisément,
inamissible et inaltérable, si ce n’était qu’elle a reconnu par ses
expériences, un jour ou l’autre, diverses possibilités funestes, et
l’existence d’une certaine pente qui mène plus bas que tout. Cette pente
fait pressentir qu’elle peut devenir irrésistible; elle prononce le
commencement d’un éloignement sans retour du soleil spirituel, du
maximum admirable de la netteté, de la solidité, du pouvoir de
distinguer et de choisir; on la devine qui s’abaisse, obscurcie de mille
impuretés psychologiques, obsédée de bourdons et de vertiges, à travers
la confusion des temps et le trouble des fonctions, et qui se dirige
défaillante au milieu d’un désordre inexprimable des _dimensions_ de la
connaissance, jusqu’à l’état instantané et indivis qui étouffe ce chaos
dans la nullité.

                                   *

                                 *   *

Mais, opposé tout de même à la mort qu’il l’est à la vie, un système
complet de substitutions psychologiques, plus il est conscient et se
remplace par lui-même, plus il se détache de toute origine, et plus se
dépouille-t-il, en quelque sorte, de toute chance de rupture. Pareil à
l’anneau de fumée, le système tout d’énergies intérieures prétend
merveilleusement à une indépendance et à une insécabilité parfaites.
Dans une très claire conscience, la mémoire et les phénomènes se
trouvent tellement reliés, attendus, répondus; le passé si bien employé;
le nouveau si promptement compensé; l’état de relation totale si
nettement reconquis que rien ne semble pouvoir commencer, rien se
terminer, au sein de cette activité presque pure. L’échange perpétuel de
_choses_ qui la constitue, l’assure en apparence d’une conservation
indéfinie, car elle n’est attachée à aucune; et elle ne contient pas
quelque _élément-limite_, quelque objet singulier de perception ou de
pensée, tellement plus réel que tous les autres, que quelque autre ne
puisse pas venir après lui. Il n’est pas une telle idée qu’elle
satisfasse aux conditions inconnues de la conscience au point de la
faire évanouir. Il n’existe pas de pensée qui extermine le pouvoir de
penser, et le conclue,--une certaine position du pêne qui ferme
définitivement la serrure. Non, point de pensée qui soit pour la pensée
une résolution née de son développement même, et comme un accord final
de cette dissonance permanente.

                                   *

                                 *   *

Puisque la connaissance ne se connaît pas d’extrémité, et puisque aucune
idée n’épuise la tâche de la conscience, il faut bien qu’elle périsse
dans un événement incompréhensible que lui prédisent et que lui
préparent ces affres et ces sensations extraordinaires dont je parlais;
qui nous esquissent des mondes instables et incompatibles avec la
plénitude de la vie; mondes inhumains, mondes infirmes et comparables à
ces mondes que le géomètre ébauche en jouant sur les axiomes, le
physicien en supposant d’autres _constantes_ que celles admises. Entre
la netteté de la vie et la simplicité de la mort, les rêves, les
malaises, les extases, tous ces états à demi impossibles, qui
introduisent, dirait-on, des valeurs approchées, des solutions
irrationnelles ou transcendantes dans l’équation de la connaissance,
placent d’étranges degrés, des variétés et des phases ineffables,--car
il n’est point de noms pour des choses parmi lesquelles on est bien
seul.

Comme la perfide musique compose les libertés du sommeil avec la suite
et l’enchaînement de l’extrême attention, et fait la synthèse d’êtres
intimes momentanés, ainsi les fluctuations de l’équilibre psychique
donnent à percevoir des modes aberrants de l’existence. Nous portons en
nous des formes de la sensibilité qui ne peuvent pas réussir, mais qui
peuvent naître. Ce sont des instants dérobés à la critique implacable de
la durée; ils ne résistent pas au fonctionnement complet de notre être:
ou nous périssons, ou ils se dissolvent. Mais ce sont des monstres
pleins de leçons que ces monstres de l’entendement, et que ces états de
passage,--espaces dans lesquels la continuité, la connexion, la mobilité
connues sont altérées; empires où la lumière est associée à la douleur;
champs de forces où les craintes et les désirs orientés nous assignent
d’étranges circuits; matière qui est faite de temps; abîmes
littéralement d’horreur, ou d’amour, ou de quiétude; régions bizarrement
soudées à elles-mêmes, domaines non-archimédiens qui défient le
mouvement; sites perpétuels dans un éclair; surfaces qui se creusent,
conjuguées à notre nausée, infléchies sous nos moindres intentions... On
ne peut pas dire qu’ils sont réels; on ne peut pas dire qu’ils ne le
sont pas. Qui ne les a pas traversés ne connaît pas le prix de la
lumière naturelle et du milieu le plus banal; il ne connaît pas la
véritable fragilité du monde, qui ne se rapporte pas à l’alternative de
l’être et du non-être; ce serait trop simple!--L’étonnement, ce n’est
pas que les choses soient; c’est qu’elles soient _telles_, et non telles
autres. La _figure de ce monde_ fait partie d’une famille de figures
dont nous possédons sans le savoir tous les éléments de groupe infini.
C’est le secret des inventeurs.

                                   *

                                 *   *

Au sortir de ces intervalles, et des écarts personnels où les
faiblesses, la présence de poisons dans le système nerveux, mais où les
forces et les finesses aussi de l’attention, la logique la plus exquise,
la mystique bien cultivée, conduisent diversement la conscience,
celle-ci vient donc à soupçonner toute la réalité accoutumée de n’être
qu’une solution, parmi bien d’autres, de problèmes universels. Elle
s’assure que les choses pourraient être _assez_ différentes de ce
qu’elles sont, sans qu’elle-même fût _très_ différente de ce qu’elle
est. Elle ose considérer son «corps» et son «monde» comme des
restrictions presque arbitraires imposées à l’étendue de sa fonction.
Elle voit qu’elle correspond ou qu’elle répond, non à un _monde_, mais à
quelque système de degré plus élevé dont les éléments soient des mondes.
Elle est capable de plus de combinaisons internes qu’il n’en faut pour
vivre; de plus de rigueur que toute occasion pratique n’en requiert et
n’en supporte; elle se juge plus profonde que l’abîme même de la vie et
de la mort animales; et ce regard sur sa condition ne peut réagir sur
elle-même, tant elle s’est reculée et placée hors du tout, et tant elle
s’est appliquée _à ne jamais figurer dans quoi que ce soit qu’elle
puisse concevoir ou se répondre_. Ce n’est plus qu’un corps noir qui
tout absorbe et ne rend rien.

Retirant de ces remarques exactes et de ces prétentions inévitables une
hardiesse périlleuse; forte de cette espèce d’indépendance et
d’invariance qu’elle est contrainte de s’accorder, elle se pose enfin
comme fille directe et ressemblante de l’être sans visage, sans origine,
auquel incombe et se rapporte toute la tentative du cosmos... Encore un
peu, et elle ne compterait plus comme existences nécessaires que deux
entités essentiellement inconnues: Soi et X. Toutes deux abstraites
de tout, impliquées dans tout, impliquant tout. Égales et
consubstantielles.

                                   *

                                 *   *

L’homme que l’exigence de l’infatigable esprit conduit à ce contact de
ténèbres éveillées, et à ce point de présence pure, se perçoit comme nu
et dépouillé, et réduit à la suprême pauvreté de la puissance sans
objet; victime, chef-d’œuvre, accomplissement de la simplification et de
l’ordre dialectique; comparable à cet état où parvient la plus riche
pensée quand elle s’est assimilée à elle-même, et reconnue, et consommée
en un petit groupe de caractères et de symboles. Le même travail que
nous faisons sur un objet de réflexions, il l’a dépensé sur le sujet qui
réfléchit.

Le voici sans instincts, presque sans images; et il n’a plus de but. Il
n’a pas de semblables. Je dis: _homme_, et je dis: _il_, par analogie et
par manque de mots.

Il ne s’agit plus de choisir, ni de créer; et pas plus de se conserver
que de s’accroître. Rien n’est à surmonter, et il ne peut pas même être
question de se détruire.

Tout «génie» est maintenant consumé, ne peut plus servir de rien. Ce ne
fut qu’un moyen pour atteindre à la dernière simplicité. Il n’y a pas
d’acte du génie qui ne soit _moindre_ que l’acte d’être. Une loi
magnifique habite et fonde l’imbécile; l’esprit le plus fort ne trouve
pas mieux en soi-même.

                                   *

                                 *   *

Enfin, cette conscience accomplie s’étant contrainte à se définir par le
total des choses, et comme l’excès de la connaissance sur ce
Tout,--elle, qui pour s’affirmer doit commencer par nier une infinité de
fois, une infinité d’éléments, et par épuiser les objets de son pouvoir
sans épuiser ce pouvoir même,--elle est donc différente du néant,
d’aussi peu que l’on voudra.

--Elle fait songer naïvement à une assistance invisible logée dans
l’obscurité d’un théâtre. Présence qui ne peut pas se contempler,
condamnée au spectacle adverse, et qui sent toutefois qu’elle compose
toute cette nuit haletante, invinciblement orientée. Nuit complète, nuit
impénétrable, nuit absolue; mais nuit nombreuse, nuit très avide, nuit
secrètement organisée, toute construite d’organismes qui se limitent et
se compriment; nuit compacte aux ténèbres bourrées d’organes, qui
battent, qui soufflent, qui s’échauffent, et qui défendent, chacun selon
sa nature, leur emplacement et leur fonction. En regard de l’intense et
mystérieuse assemblée, brillent dans un cadre fermé, et s’agitent, tout
le Sensible, l’Intelligible, le Possible. Rien ne peut naître, périr,
être à quelque degré, avoir un moment, un lieu, un sens, une figure,--si
ce n’est sur cette _scène_ définie, que les destins ont circonscrite, et
que l’ayant séparée de je ne sais quelle confusion primordiale, comme
furent au premier jour les ténèbres séparées de la lumière, ils ont
opposée et subordonnée à la condition d’_être vue_...

                                   *

                                 *   *

Si je vous ai menés dans cette solitude, et jusqu’à cette netteté
désespérée, c’est qu’il fallait bien conduire à sa dernière conséquence
l’idée que je me suis faite d’une puissance intellectuelle. Le caractère
de l’homme est la conscience; et celui de la conscience, une perpétuelle
exhaustion, un détachement sans repos et sans exception de tout ce qu’y
paraît, quoi qui paraisse. Acte inépuisable, indépendant de la qualité
comme de la quantité des choses apparues, et par lequel l’_homme de
l’esprit_ doit enfin se réduire sciemment à un refus indéfini d’être
quoi que ce soit.

Tous les phénomènes, par là frappés d’une sorte d’égale répulsion, et
comme rejetés successivement par un geste identique, apparaissent dans
une certaine équivalence. Les sentiments et les pensées sont enveloppés
dans cette condamnation uniforme, étendue à tout ce qui est perceptible.
Il faut bien comprendre que rien n’échappe à la rigueur de cette
exhaustion; mais qu’il suffit de notre attention pour mettre nos
mouvements les plus intimes au rang des événements et des objets
extérieurs: du moment qu’ils sont observables, ils vont se joindre à
toutes choses observées.--Couleur et douleur; souvenirs, attente et
surprises; cet arbre, et le flottement de son feuillage, et sa variation
annuelle, et son ombre comme sa substance, ses accidents de figure et de
position, les pensées très éloignées qu’il rappelle à ma
distraction,--_tout cela est égal_... Toutes choses se substituent,--ne
serait-ce pas la définition des _choses_?

                                   *

                                 *   *

Il est impossible que l’activité de l’esprit ne le contraigne pas enfin
à cette considération extrême et élémentaire. Ses mouvements multipliés,
ses intimes contestations, ses perturbations, ses retours analytiques,
que laissent-ils d’inaltéré? Qu’est-ce qui résiste à l’entrain des sens,
à la dissipation des idées, à l’affaiblissement des souvenirs, à la
variation lente de l’organisme, à l’action incessante et multiforme de
l’univers?--Ce n’est que cette conscience seule, à l’état le plus
abstrait.

Notre _personnalité_ elle-même, que nous prenons grossièrement pour
notre plus intime et plus profonde _propriété_, pour notre souverain
bien, n’est qu’une _chose_, et muable et accidentelle, auprès de ce
_moi_ le plus nu; puisque nous pouvons penser à elle, calculer ses
intérêts, et même les perdre un peu de vue, elle n’est donc qu’une
divinité psychologique secondaire, qui habite notre miroir et qui obéit
à notre nom. Elle est de l’ordre des Pénates. Elle est sujette à la
douleur, friande de parfums comme les faux dieux, et comme eux, la
tentation des vers. Elle s’épanouit dans les louanges. Elle ne résiste
pas à la force des vins, à la délicatesse des paroles, à la sorcellerie
de la musique. Elle se chérit, et se trouve par là docile et facile à
conduire. Elle se disperse dans le carnaval de la démence, elle se plie
bizarrement aux anamorphoses du sommeil. Plus encore: elle est
contrainte, avec ennui, de se reconnaître des égales, de s’avouer
qu’elle est _inférieure_ à telles autres; et ce lui est amer et
inexplicable.

Tout, d’ailleurs, la fait convenir qu’elle est un simple événement;
qu’il lui faut figurer, avec tous les accidents du monde, dans les
statistiques et dans les tables; qu’elle a commencé par une chance
séminale, et dans un incident microscopique; qu’elle a couru des
milliards de risques; été façonnée par une quantité de rencontres, et
qu’elle est en somme, tout admirable, toute volontaire, tout accusée et
étincelante qu’elle puisse être, l’effet d’un incalculable désordre.

Chaque personne étant un «jeu de la nature», jeu de l’amour et du
hasard, la plus belle intention, et même la plus savante pensée de cette
créature toujours improvisée, se sentent inévitablement de leur origine.
Son acte est toujours relatif, ses chefs-d’œuvre sont casuels. Elle
pense périssable, elle pense individuel, elle pense par raccrocs; et
elle ramasse le meilleur de ses idées dans des occasions fortuites et
secrètes qu’elle se garde d’avouer.--Et, d’ailleurs, elle n’est pas sûre
d’être positivement _quelqu’un_; elle se déguise et se nie plus
facilement qu’elle ne s’affirme. Tirant de sa propre inconsistance
quelques ressources et beaucoup de vanité, elle met dans les fictions
son activité favorite. Elle vit de romans, elle épouse sérieusement
mille personnages. Son héros n’est jamais soi-même...

Enfin les neuf dixièmes de sa durée se passent dans ce qui n’est pas
encore, dans ce qui n’est plus, dans ce qui ne peut pas être; tellement
que notre véritable _présent_ a neuf chances sur dix de n’être jamais.

                                   *

                                 *   *

Mais chaque vie si particulière possède toutefois, à la profondeur d’un
trésor, la permanence fondamentale d’une conscience que rien ne
supporte; et comme l’oreille retrouve et reperd, à travers les
vicissitudes de la symphonie, un son grave et continu qui ne cesse
jamais d’y résider, mais qui cesse à chaque instant d’être saisi,--le
_moi_ pur, élément unique et monotone de l’être même dans le monde,
retrouvé, reperdu par lui-même, habite éternellement notre sens; cette
profonde _note_ de l’existence domine, dès qu’on l’écoute, toute la
complication des conditions et des variétés de l’existence.

L’œuvre capitale et cachée du plus grand esprit n’est-elle pas de
soustraire cette attention substantielle à la lutte des vérités
ordinaires? Ne faut-il pas qu’il arrive à se définir, contre toutes
choses, par cette pure relation immuable entre les objets les plus
divers, ce qui lui confère une généralité presque inconcevable, et le
porte en quelque manière, à la puissance de l’univers correspondant?--Ce
n’est pas sa chère _personne_ qu’il élève à ce haut degré, puisqu’il la
renonce en y pensant, et qu’il la substitue dans la place du _sujet_ par
ce moi inqualifiable, qui n’a pas de nom, qui n’a pas d’histoire, qui
n’est pas plus sensible, ni moins réel que le centre de masse d’une
bague ou d’un système planétaire,--mais qui résulte de tout, quel que
soit ce tout...

Tout à l’heure, le but évident de cette merveilleuse vie intellectuelle
était encore... de s’étonner d’elle-même. Elle s’absorbait à se faire
des enfants qu’elle admirât; elle se bornait à ce qu’il y a de plus
beau, de plus doux, de plus clair et de plus solide; elle n’était gênée
que de sa comparaison avec d’autres organisations concurrentes; elle
s’embarrassait du problème le plus étrange que l’on puisse jamais se
proposer, et que nous proposent nos semblables, et qui consiste
simplement dans la possibilité des autres intelligences, dans la
pluralité du singulier, dans la coexistence contradictoire de durées
indépendantes entre elles,--_tot capita, tot tempora_,--problème
comparable au problème physique de la _relativité_, mais
incomparablement plus difficile...

Et voici que son zèle pour être unique l’emportant, et que son ardeur
pour être toute puissante l’éclairant, elle a dépassé toutes créations,
toutes œuvres et jusqu’à ses desseins les plus grands, en même temps
qu’elle dépose toute tendresse pour elle-même, et toute préférence pour
ses vœux. Elle immole en un moment son individualité. Elle se sent
conscience pure: il ne peut pas en exister deux. Elle est le _moi_, le
pronom universel, appellation de _ceci_ qui n’a pas de rapport avec un
visage. O quel point de transformation de l’orgueil, et comme il est
arrivé où il ne savait pas qu’il allait! Quelle modération le récompense
de ses triomphes! Il fallait bien qu’une vie si fermement dirigée, et
qui a traité comme des obstacles, ou que l’on tourne ou que l’on
renverse, tous les objets qu’elle pouvait se proposer, ait enfin une
conclusion inattaquable, non une conclusion de sa durée, mais une
conclusion en elle-même... Son orgueil l’a conduite jusque là, et là se
consume. Cet orgueil conducteur l’abandonne étonnée, nue, infiniment
simple sur le pôle de ses trésors.

                                   *

                                 *   *

Ces pensées ne sont pas mystérieuses. On aurait pu écrire tout
abstraitement que le groupe le plus général de nos transformations, qui
comprend toutes sensations, toutes idées, tous jugements, tout ce qui se
manifeste _intus et extra_, admet un _invariant_.

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                                 *   *

Je me suis laissé aller au delà de toute patience et de toute clarté, et
j’ai succombé aux idées qui me sont venues pendant que je parlais de ma
tâche. J’achève en peu de mots cette peinture un peu simplifiée de mon
état: encore quelques instants à passer en 1894.

Rien de si curieux que la lucidité aux prises avec l’insuffisance. Voici
à peu près ce qui arrive, ce qui devait arriver, ce qui m’arriva.

J’étais placé dans la nécessité d’inventer un personnage capable de bien
des œuvres. J’avais la manie de n’aimer que le fonctionnement des êtres,
et dans les œuvres, que leur génération. Je savais que ces œuvres sont
toujours des falsifications, des arrangements, l’_auteur_ n’étant
heureusement jamais l’_homme_. La vie de celui-ci n’est pas la vie de
celui-là: accumulez tous les détails que vous pourrez sur la vie de
Racine, vous n’en tirerez pas l’art de faire ses vers. Toute la critique
est dominée par ce principe suranné: l’homme est _cause_ de
l’œuvre,--comme le criminel aux yeux de la loi est _cause_ du crime. Ils
en sont bien plutôt l’effet! Mais ce principe pragmatique allège le juge
et le critique; la biographie est plus simple que l’analyse. Sur ce qui
nous intéresse le plus, elle n’apprend absolument rien... Davantage! La
véritable vie d’un homme, toujours mal définie, même pour son voisin,
même pour lui-même, ne peut pas être utilisée dans une explication de
ses œuvres, si ce n’est indirectement et moyennant une élaboration très
soigneuse.

Donc, ni maîtresses, ni créanciers, ni anecdotes, ni aventures,--on est
conduit au système le plus honnête: imaginer à l’exclusion de tous ces
détails extérieurs, un être théorique, un _modèle_ psychologique plus ou
moins grossier, mais qui représente, en quelque sorte, notre propre
capacité de reconstruire l’œuvre que nous nous sommes proposé de nous
expliquer. Le succès est très douteux, mais le travail n’est pas ingrat:
s’il ne résout pas les problèmes insolubles de la parthénogenèse
intellectuelle, du moins il les _pose_, et dans une netteté
incomparable.

Dans la circonstance, cette conviction était mon seul bien positif.

                                   *

                                 *   *

La nécessité où j’étais placé, le vide que j’avais si bien fait de
toutes les solutions antipathiques à ma nature, l’érudition écartée, les
ressources rhétoriques différées, tout me mettait dans un état
désespéré... Enfin, je le confesse, je ne trouvai pas mieux que
d’attribuer à l’infortuné Léonard mes propres agitations, transportant
le désordre de mon esprit dans la complexité du sien. Je lui infligeai
tous mes désirs à titre de choses possédées. Je lui prêtai bien des
difficultés qui me hantaient dans ce temps-là, comme s’il les eût
rencontrées et surmontées. Je changeai mes embarras en sa puissance
supposée. J’osai me considérer sous son nom, et utiliser ma personne.

Cela était faux, mais vivant. Un jeune homme, curieux de mille choses,
ne doit-il pas, après tout, ressembler assez bien à un homme de la
Renaissance? Sa naïveté même ne représente-t-elle pas l’espèce de
naïveté relative _créée_ par quatre siècles de découvertes au détriment
des hommes de ce temps-là?--Et puis, pensai-je, Hercule n’avait pas plus
de muscles que nous, ils n’étaient que plus gros. Je ne puis même pas
déplacer le rocher qu’il enlève, mais la structure de nos machines n’est
pas différente; je lui corresponds os par os, fibre par fibre, acte par
acte, et notre similitude me permet l’imagination de ses travaux.

Une brève réflexion fait connaître qu’il n’y a pas d’autre parti que
l’on puisse prendre. Il faut se mettre sciemment à la place de l’être
qui nous occupe... Et quel autre que nous-mêmes peut répondre, quand
nous appelons un _esprit_? On n’en trouve jamais qu’en soi. C’est notre
propre fonctionnement qui, _seul_, peut nous apprendre quelque chose sur
toute chose. Notre connaissance, à mon sentiment, a pour limite la
conscience que nous pouvons avoir de notre être,--et peut-être, de
_notre corps_. Quel que soit X, la pensée que j’en ai, si je la presse,
tend vers moi, quel que je sois. On peut l’ignorer ou le savoir, le
subir ou le désirer, mais il n’y a point d’échappatoire, point d’autre
issue. L’_intention_ de toute pensée est en nous. C’est avec notre
propre substance que nous imaginons et que nous formons une pierre, une
plante, un mouvement, un _objet_: une image quelconque n’est peut-être
qu’un commencement de nous-mêmes...

                                   *

                                 *   *

              _lionardo mio
    o lionardo che tanto penate..._

Quant au vrai Léonard, il fut ce qu’il fut... Ce mythe, toutefois, plus
étrange que tous les autres, gagne indéfiniment à être replacé de la
fable dans l’histoire. Plus on va, plus précisément il grandit. Les
expériences d’Ader et des Wright ont illuminé d’une gloire rétrospective
le _Codex sur le vol des oiseaux_; le germe des théories de Fresnel se
trouve dans certains passages des manuscrits de l’Institut. Au cours de
ces dernières années, les recherches du regretté M. Duhem sur les
_Origines de la statique_ ont permis d’attribuer à Léonard le théorème
fondamental de la composition des forces, et une notion très
nette--quoique incomplète--du principe du travail virtuel.

1919.



II.--INTRODUCTION A LA MÉTHODE DE LÉONARD DE VINCI

1894


  _A Marcel Schwob_

Il reste d’un homme ce que donnent à songer son nom, et les œuvres qui
font de ce nom un signe d’admiration, de haine ou d’indifférence. Nous
pensons qu’il a pensé, et nous pouvons retrouver entre ses œuvres cette
pensée qui lui vient de nous: nous pouvons refaire cette pensée à
l’image de la nôtre. Aisément, nous nous représentons un homme
ordinaire: de simples souvenirs en ressuscitent les mobiles et les
réactions élémentaires. Parmi les actes indifférents qui constituent
l’extérieur de son existence, nous trouvons la même suite qu’entre les
nôtres; nous en sommes le lien aussi bien que lui, et le cercle
d’activité que son être suggère ne déborde pas de celui qui nous
appartient. Si nous faisons que cet individu excelle en quelque point,
nous en aurons plus de mal à nous figurer les travaux et les chemins de
son esprit. Pour ne pas nous borner à l’admirer confusément, nous serons
contraints d’étendre dans un sens notre imagination de la propriété qui
domine en lui, et dont nous ne possédons, sans doute, que le germe. Mais
si toutes les facultés de l’esprit choisi sont largement développées à
la fois, ou si les restes de son action paraissent considérables dans
tous les genres, la figure en devient de plus en plus difficile à saisir
dans son unité et tend à échapper à notre effort. D’une extrémité de
cette étendue mentale à une autre, il y a de telles distances que nous
n’avons jamais parcourues. La continuité de cet ensemble manque à notre
connaissance, comme s’y dérobent ces informes haillons d’espace qui
séparent des objets connus, et traînent au hasard des intervalles; comme
se perdent à chaque instant des myriades de faits, hors du petit nombre
de ceux que le langage éveille. Il faut pourtant s’attarder, s’y faire,
surmonter la peine qu’impose à notre imagination cette réunion
d’éléments hétérogènes par rapport à elle. Toute intelligence, ici, se
confond avec l’invention d’un ordre unique, d’un seul moteur et désire
animer d’une sorte de semblable le système qu’elle s’impose. Elle
s’applique à former une image décisive. Avec une violence qui dépend de
son ampleur et de sa lucidité, elle finit par reconquérir sa propre
unité. Comme par l’opération d’un mécanisme, une hypothèse se déclare,
et se montre l’individu qui a tout fait, la vision centrale où tout a dû
se passer, le cerveau monstrueux ou l’étrange animal qui a tissé des
milliers de purs liens entre tant de formes, et de qui ces constructions
énigmatiques et diverses furent les travaux, l’instinct faisant sa
demeure. La production de cette hypothèse est un phénomène qui comporte
des variations, mais point de hasard. Elle vaut ce que vaudra l’analyse
logique dont elle devra être l’objet. Elle est le fond de la méthode qui
va nous occuper et nous servir.

Je me propose d’imaginer un homme de qui auraient paru des actions
tellement distinctes que si je viens à leur supposer une pensée, il n’y
en aura pas de plus étendue. Et je veux qu’il ait un sentiment de la
différence des choses infiniment vif, dont les aventures pourraient bien
se nommer analyse. Je vois que tout l’oriente: c’est à l’univers qu’il
songe toujours, et à la rigueur[6]. Il est fait pour n’oublier rien de
ce qui entre dans la confusion de ce qui est: nul arbuste. Il descend
dans la profondeur de ce qui est à tout le monde, s’y éloigne et se
regarde. Il atteint aux habitudes et aux structures naturelles, il les
travaille de partout, et il lui arrive d’être le seul qui construise,
énumère, émeuve. Il laisse debout des églises, des forteresses; il
accomplit des ornements pleins de douceur et de grandeur, mille engins,
et les figurations rigoureuses de mainte recherche. Il abandonne les
débris d’on ne sait quels grands jeux. Dans ces passe-temps, qui se
mêlent de sa science, laquelle ne se distingue pas d’une passion, il a
le charme de sembler toujours penser à autre chose... Je le suivrai se
mouvant dans l’unité brute et l’épaisseur du monde, où il se fera la
nature si familière qu’il l’imitera pour y toucher, et finira dans la
difficulté de concevoir un objet qu’elle ne contienne pas.

  [6] _Hostinato rigore_, obstinée rigueur. Devise de Léonard.

Un nom manque à cette créature de pensée, pour contenir l’expansion de
termes trop éloignés d’ordinaire et qui se déroberaient. Aucun ne me
paraît plus convenir que celui de _Léonard de Vinci_. Celui qui se
représente un arbre est forcé de se représenter un ciel ou un fond pour
l’y voir s’y tenir. Il y a là une sorte de logique presque sensible et
presque inconnue. Le personnage que je désigne se réduit à une déduction
de ce genre. Presque rien de ce que j’en saurai dire ne devra s’entendre
de l’homme qui a illustré ce nom: je ne poursuis pas une coïncidence que
je juge impossible à mal définir. J’essaye de donner une vue sur le
détail d’une vie intellectuelle, une suggestion des méthodes que toute
trouvaille implique, _une_, choisie parmi la multitude des choses
imaginables, modèle qu’on devine grossier, mais de toute façon
préférable aux suites d’anecdotes douteuses, aux commentaires des
catalogues de collections, aux dates. Une telle érudition ne ferait que
fausser l’intention tout hypothétique de cet essai. Elle ne m’est pas
inconnue, mais j’ai surtout à ne pas en parler, pour ne pas donner à
confondre une conjecture relative à des termes fort généraux, avec les
débris extérieurs d’une personnalité si bien évanouie qu’ils nous
offrent la certitude de son existence pensante, autant que celle de ne
jamais la mieux connaître.

                                   *

                                 *   *

Mainte erreur, gâtant les jugements qui se portent sur les œuvres
humaines, est due à un oubli singulier de leur génération. On ne se
souvient pas souvent qu’elles n’ont pas toujours été. Il en est provenu
une sorte de coquetterie réciproque qui fait généralement taire--jusqu’à
les trop bien cacher--les origines d’un ouvrage. Nous les craignons
humbles; nous allons jusqu’à redouter qu’elles soient naturelles. Et,
bien que fort peu d’auteurs aient le courage de dire comment ils ont
formé leur œuvre, je crois qu’il n’y en a pas beaucoup plus qui se
soient risqués à le savoir. Une telle recherche commence par l’abandon
pénible des notions de gloire et des épithètes laudatives; elle ne
supporte aucune idée de supériorité, aucune manie de grandeur. Elle
conduit à découvrir la relativité sous l’apparente perfection. Elle est
nécessaire pour ne pas croire que les esprits sont aussi profondément
différents que leurs produits les font paraître. Certains travaux des
sciences, par exemple, et ceux des mathématiques en particulier,
présentent une telle limpidité de leur armature qu’on les dirait l’œuvre
de personne. Ils ont quelque chose d’_inhumain_. Cette disposition n’a
pas été inefficace. Elle a fait supposer une distance si grande entre
certaines études, comme les sciences et les arts, que les esprits
originaires en ont été tout séparés dans l’opinion et juste autant que
les résultats de leurs travaux semblaient l’être. Ceux-ci pourtant, ne
diffèrent qu’après les variations d’un fond commun, parce qu’ils en
conservent et ce qu’ils en négligent, en formant leurs langages et leurs
symboles. Il faut donc avoir quelque défiance à l’égard des livres et
des expositions trop pures. Ce qui est fixé nous abuse, et ce qui est
fait pour être regardé change d’allure, s’ennoblit. C’est mouvantes,
irrésolues, encore à la merci d’un moment, que les opérations de
l’esprit vont pouvoir nous servir, avant qu’on les ait appelées
divertissement ou loi, théorème ou chose d’art, et qu’elles se soient
éloignées, en s’achevant, de leur ressemblance.

Intérieurement, il y a un drame. Drame, aventures, agitations, tous les
mots de cette espèce peuvent s’employer, pourvu qu’ils soient plusieurs
et se corrigent l’un par l’autre. Ce drame se perd le plus souvent, tout
comme les pièces de Ménandre. Cependant, nous gardons les manuscrits de
Léonard et les illustres notes de Pascal. Ces lambeaux nous forcent à
les interroger. Ils nous font deviner par quels sursauts de pensée, par
quelles bizarres introductions des événements humains et des sensations
continuelles, après quelles immenses minutes de langueur se sont
montrées à des hommes les ombres de leurs œuvres futures, les fantômes
qui précèdent. Sans recourir à de si grands exemples qu’ils emportent le
danger des erreurs de l’exception, il suffit d’observer quelqu’un qui se
croit seul et s’abandonne; qui _recule_ devant une idée; qui la
_saisit_; qui nie, sourit ou se contracte, et mime l’étrange situation
de sa propre diversité. Les fous s’y livrent devant tout le monde.

Voilà des exemples qui lient immédiatement des déplacements physiques,
finis, mesurables à la comédie personnelle dont je parlais. Les acteurs
d’ici sont des images mentales et il est aisé de comprendre que, si l’on
fait s’évanouir la particularité de ces images pour ne lire que leur
succession, leur fréquence, leur périodicité, leur facilité diverse
d’association, leur durée enfin, on est vite tenté de leur trouver des
analogies dans le monde dit matériel, d’en rapprocher les analyses
scientifiques, de leur supposer un milieu, une continuité, des
propriétés de déplacement, des vitesses et, de suite, des masses, de
l’énergie. On s’avise alors qu’une foule de ces systèmes sont possibles,
que l’un d’eux en particulier ne vaut pas plus qu’un autre, et que leur
usage, précieux, car il éclaircit toujours quelque chose, doit être à
chaque instant surveillé et restitué à son rôle purement verbal. Car
l’analogie n’est précisément que la faculté de varier les images, de les
combiner, de faire coexister la partie de l’une avec la partie de
l’autre et d’apercevoir, volontairement on non, la liaison de leurs
structures. Et cela rend indescriptible l’esprit, qui est leur lieu. Les
paroles y perdent leur vertu. Là, elles se forment, elles jaillissent
devant ses _yeux_: c’est lui qui nous décrit les mots.

L’homme emporte ainsi des _visions_, dont la puissance fait la sienne.
Il y rapporte son histoire. Elles en sont le lien géométrique. De là
tombent ces décisions qui étonnent, ces perspectives, ces divinations
foudroyantes, ces justesses du jugement, ces illuminations, ces
incompréhensibles inquiétudes, et des sottises. On se demande avec
stupéfaction, dans certains cas extraordinaires, en invoquant des dieux
abstraits, le génie, l’inspiration, mille autres, d’où viennent ces
accidents. Une fois de plus on croit qu’il s’est créé quelque chose, car
on adore le mystère et le merveilleux autant qu’ignorer les coulisses;
on traite la logique de miracle, mais l’inspiré était prêt depuis un an.
Il était mûr. Il y avait pensé toujours--peut-être sans s’en douter--et
où les autres étaient encore à ne pas voir, il avait regardé, combiné et
ne faisait plus que lire dans son esprit. Le secret--celui de Léonard
comme celui de Bonaparte, comme celui que possède une fois la plus haute
intelligence--est et ne peut être que dans les relations qu’ils
trouvèrent,--qu’ils furent forcés de trouver--_entre des choses dont
nous échappe la loi de continuité_. Il est certain qu’au moment décisif,
ils n’avaient plus qu’à effectuer des actes définis. L’affaire suprême,
celle que le monde regarde, n’était plus qu’une chose simple,--comme de
comparer deux longueurs.

Ce point de vue rend perceptible l’unité de méthode qui nous occupe.
Dans ce milieu, elle est native, élémentaire. Elle en est la vie même et
la définition. Et quand des penseurs aussi puissants que celui auquel je
songe le long de ces lignes, retirent de cette propriété ses ressources
implicites, ils ont le droit d’écrire dans un moment plus conscient et
plus clair: _Facil cosa e farsi universale!_ Il est aisé de se rendre
universel! Ils peuvent, une minute, admirer le prodigieux instrument
qu’ils sont,--quittes à nier instantanément un prodige.

Mais cette clarté finale ne s’éveille qu’après de longs errements,
d’indispensables idolâtries. La conscience des opérations de la pensée,
qui est la logique méconnue dont j’ai parlé, n’existe que rarement, même
dans les plus fortes têtes. Le nombre des conceptions, la puissance de
les prolonger, l’abondance des trouvailles sont autres choses et se
produisent en dehors du jugement que l’on porte sur leur nature. Cette
opinion est cependant d’une importance aisée, à représenter. Une fleur,
une proposition, un bruit peuvent être imaginés presque simultanément;
on peut les faire se suivre d’aussi près qu’on le voudra; l’un
quelconque de ces objets de pensée peut aussi se changer, être déformé,
perdre successivement sa physionomie initiale au gré de l’esprit qui le
tient;--mais la connaissance de ce pouvoir, seule, lui confère toute sa
valeur. Seule, elle permet de critiquer ces _formations_, de les
interpréter, de n’y trouver que ce qu’elles contiennent et de ne pas en
étendre les états directement à ceux de la réalité. Avec elle commence
l’analyse de toutes les phases intellectuelles, de tout ce qu’elle va
pouvoir nommer folie, idole, trouvaille,--auparavant nuances, qui ne se
distinguaient pas les unes des autres. Elles étaient des variations
équivalentes d’une commune substance; elles se comparaient, elles
faisaient des flottaisons indéfinies et comme irresponsables,
quelquefois pouvant se nommer, toutes du même système. La conscience des
pensées que l’on a, en tant que ce sont des pensées, est de reconnaître
cette sorte d’égalité ou d’homogénéité; de sentir que toutes les
combinaisons de la sorte sont légitimes, naturelles, et que la méthode
consiste à les exciter, à les voir avec précision, à chercher ce
qu’elles impliquent.

A un point de cette observation ou de cette double vie mentale, qui
réduit la pensée ordinaire à être le rêve d’un dormeur éveillé, il
apparaît que la série de ce rêve, la nue de combinaisons, de contrastes,
de perceptions, qui se groupe autour d’une recherche ou qui file
indéterminée, selon le plaisir, se développe avec une régularité
_perceptible_, une continuité évidente de machine. L’idée surgit alors
(ou le désir) de précipiter le cours de cette suite, d’en porter les
termes à leur _limite_, à celle de leurs expressions imaginables, _après
laquelle tout sera changé_. Et si ce mode d’être conscient devient
habituel, on en viendra, par exemple, à examiner d’emblée tous les
résultats possibles d’un acte envisagé, tous les rapports d’un objet
conçu, pour arriver de suite à s’en défaire, à la faculté de deviner
toujours une chose plus intense ou plus exacte que la chose donnée, au
pouvoir de se réveiller hors d’une pensée qui durait trop. Quelle
qu’elle soit, une pensée qui se fixe prend les caractères d’une hypnose
et devient, dans le langage logique, une idole; dans le domaine de la
construction poétique et de l’art, une infructueuse monotonie. Le sens
dont je parle et qui mène l’esprit à se prévoir soi-même, à imaginer
l’ensemble de ce qui allait s’imaginer dans le détail, et l’effet de la
succession ainsi résumée, est la condition de toute généralité. Lui, qui
dans certains individus s’est présenté sous la forme d’une véritable
passion et avec une énergie singulière; qui, dans les arts, permet
toutes les avances et explique l’emploi de plus en plus fréquent de
termes resserrés, de raccourcis et de contrastes violents, existe
implicitement sous sa forme rationnelle au fond de toutes les
conceptions mathématiques. C’est une opération très semblable à lui,
qui, sous le nom de raisonnement par récurrence[7], donne à ces analyses
leur extension,--et qui, depuis le type de l’addition jusqu’à la
sommation infinitésimale, fait plus que d’épargner un nombre indéfini
d’expériences inutiles: elle s’élève à des êtres plus complexes, parce
que l’imitation consciente de mon acte est un nouvel acte qui enveloppe
toutes les adaptations possibles du premier.

  [7] L’importance philosophique de ce raisonnement a été, pour la
    première fois, mise en évidence par M. Poincaré dans un article
    récent. Consulté par l’auteur sur la question de priorité,
    l’illustre savant a bien voulu confirmer l’attribution que nous lui
    faisions.

                                   *

                                 *   *

Ce tableau, drames, remous, lucidité, s’oppose de lui-même à d’autres
mouvements et à d’autres scènes qui tirent de nous les noms de «Nature»
ou de «Monde» et dont nous ne savons faire autre chose que nous en
distinguer, pour aussitôt nous y remettre.

Les philosophes ont généralement abouti à impliquer notre existence dans
cette notion, et elle dans la nôtre même; mais ils ne vont guère au
delà, car l’on sait qu’ils ont à faire de débattre ce qu’y virent leurs
prédécesseurs, bien plus que d’y regarder en personne. Les savants et
les artistes en ont diversement joui, et les uns ont fini par mesurer,
puis construire; et les autres par construire comme s’ils avaient
mesuré. Tout ce qu’ils ont fait se replace de soi-même dans le milieu et
y prend part, le continuant par de nouvelles formes données aux
matériaux qui le constituent. Mais avant d’abstraire et de bâtir, on
observe: la personnalité des sens, leur docilité différente, distingue
et trie parmi les qualités proposées en masse celles qui seront retenues
et développées par l’individu. La constatation est d’abord subie,
presque sans pensée, avec le sentiment de se laisser emplir et celui
d’une circulation lente et comme heureuse: il arrive qu’on s’y intéresse
et qu’on donne aux choses qui étaient fermées, irréductibles, d’autres
valeurs; on y ajoute, on se plaît davantage à des points particuliers,
on se les exprime et il se produit comme la restitution d’une énergie
que les sens auraient reçue; bientôt elle déformera le site à son tour,
y employant la pensée réfléchie d’une personne.

L’homme universel commence, lui aussi, par contempler simplement, et il
revient toujours à s’imprégner de spectacles. Il retourne aux ivresses
de l’instinct particulier et à l’émotion que donne la moindre chose
réelle, quand on les regarde tous deux, si bien clos par toutes leurs
qualités et concentrant de toute manière tant d’effets.

                                   *

                                 *   *

La plupart des gens y voient par l’intellect bien plus souvent que par
les yeux. Au lieu d’espaces colorés, ils prennent connaissance de
concepts. Une forme cubique, blanchâtre, en hauteur, et trouée de
reflets de vitres est immédiatement une maison, pour eux: la Maison!
Idée complexe, accord de qualités abstraites. S’ils se déplacent, le
mouvement des files de fenêtres, la translation des surfaces qui
défigure continûment leur sensation, leur échappent,--car le concept ne
change pas. Ils perçoivent plutôt selon un lexique que d’après leur
rétine, ils approchent si mal les objets, ils connaissent si vaguement
les plaisirs et les souffrances d’y voir, qu’ils ont inventé les _beaux
sites_. Ils ignorent le reste. Mais là, ils se régalent d’un concept qui
fourmille de mots. (Une règle générale de cette faiblesse qui existe
dans tous les domaines de la connaissance est précisément le choix de
lieux _évidents_, le repos en des systèmes définis, qui facilitent,
mettent à la portée... Ainsi peut-on dire que l’œuvre d’art, est
toujours plus ou moins didactique.) Ces beaux sites eux-mêmes leur sont
assez fermés. Et toutes les modulations que les petits pas, la lumière,
l’appesantissement du regard ménagent, ne les atteignent pas. Ils ne
font ni ne défont rien dans leurs sensations. Sachant horizontal le
niveau des eaux tranquilles, ils méconnaissent que la mer est _debout_
au fond de la vue; si le bout d’un nez, un éclat d’épaule, deux doigts
trempent au hasard dans un coup de lumière qui les isole, eux ne se font
jamais à n’y voir qu’un bijou neuf, enrichissant leur vision. Ce bijou
est un fragment d’une personne qui seule existe, leur est connue. Et,
comme ils rejettent à rien ce qui manque d’une appellation le nombre de
leurs impressions se trouve strictement fini d’avance[8]!

  [8] Voir dans le _Traité de la Peinture_, la proposition CCLXXI.
    «_Impossibile che una memoria possa riserbare tutti gli aspetti o
    mutationi d’alcun membro di qualunque animal si sia... E perche ogni
    quantità continua è divisibile in infinito..._» Il est impossible
    qu’une mémoire puisse retenir tous les aspects d’aucun membre de
    n’importe quel animal. Démonstration géométrique par la divisibilité
    à l’infini d’une grandeur continue.

    Ce que j’ai dit de la vue s’étend aux autres sens. Je l’ai choisie
    parce qu’elle me paraît le plus _spirituel_ de tous. Dans l’esprit,
    les images visuelles prédominent. C’est entre elles que s’exerce le
    plus souvent la faculté analogique. Le terme inférieur de cette
    faculté qui est la comparaison de deux objets peut même recevoir
    pour origine une erreur de jugement accompagnant une sensation peu
    distincte. La forme et la couleur d’un objet sont si évidemment
    principales qu’elles entrent dans la conception d’une qualité de cet
    objet se référant à un autre sens. Si l’on parle de la dureté du
    fer, presque toujours l’image visuelle du fer sera produite et
    rarement une image auditive.

L’usage du don contraire conduit à de véritables analyses. On ne peut
dire qu’il s’exerce dans la _nature_. Ce mot, qui paraît général et
contenir toute possibilité d’expérience, est tout à fait particulier. Il
évoque des images personnelles, déterminant la mémoire ou l’histoire
d’un individu. Le plus souvent, il suscite la vision d’une éruption
verte, vague et continue, d’un grand travail élémentaire s’opposant à
l’humain, d’une quantité monotone qui va nous recouvrir, de quelque
chose plus forte que nous, s’enchevêtrant, se déchirant, dormant,
brodant encore, et à qui, personnifiée, les poètes accordèrent de la
cruauté, de la bonté et plusieurs autres intentions. Il faut donc placer
celui qui regarde et peut bien voir, dans un coin _quelconque_ de ce qui
est.

                   *       *       *       *       *

L’observateur est pris dans une sphère qui ne se brise jamais, où il y a
des différences qui seront les mouvements et les objets, et dont la
surface se conserve close bien que toutes les portions s’en renouvellent
et s’y déplacent. L’observateur n’est d’abord que la condition de cet
espace fini: à chaque instant il est cet espace fini. Nul souvenir,
aucun pouvoir ne le trouble tant qu’il s’égale à ce qu’il regarde. Et
pour peu que je puisse le concevoir durant ainsi, je concevrai que ses
impressions diffèrent le moins du monde de celles qu’il recevrait dans
un rêve. Il arrive à sentir du bien, du mal, du calme lui venant[9] de
ces formes toutes quelconques, où son propre corps se compte. Et voici
lentement les unes qui commencent de se faire oublier, et de ne plus
être vues qu’à peine, tandis que d’autres parviennent à se faire
apercevoir--là où elles avaient toujours été. Une très intime confusion
des changements qu’entraînent dans la vision sa durée, et la lassitude,
avec ceux dus aux mouvements ordinaires, doit se noter. Certains
endroits sur l’étendue de cette vision s’exagèrent, comme un membre
malade semble plus gros et encombre l’idée qu’on a de son corps, par
l’importance que lui donne la douleur. Ces points forts paraîtront plus
faciles à retenir, plus doux à être vus. C’est de là que le spectateur
s’élève à la rêverie, et désormais il va pouvoir étendre à des objets de
plus en plus nombreux des caractères particuliers provenant des premiers
et des mieux connus. Il perfectionne l’espace donné en se souvenant d’un
précédent. Puis, à son gré, il arrange et défait ses impressions
successives. Il peut apprécier d’étranges combinaisons: il regarde comme
un être total et solide un groupe de fleurs ou d’hommes, une main, une
joue qu’il isole, une tache de clarté sur un mur, une rencontre
d’animaux mêlés par hasard. Il se met à vouloir se figurer des ensembles
invisibles dont les parties lui sont données. Il devine les nappes qu’un
oiseau dans son vol engendre, la courbe sur laquelle glisse une pierre
lancée, les surfaces qui définissent nos gestes, et les déchirures
extraordinaires, les arabesques fluides, les chambres informes, créées
dans un réseau pénétrant tout, par la rayure grinçante du tremblement
des insectes, le roulis des arbres, les roues, le sourire humain, la
marée. Parfois, les traces de ce qu’il a imaginé se laissent voir sur
les sables, sur les eaux; parfois sa rétine elle--même peut comparer,
dans le temps, à quelque objet la forme de son déplacement.

  [9] Sans toucher les questions physiologiques, je mentionne le cas
    d’un individu atteint de manie dépressive que j’ai vu dans une
    clinique. Ce malade, qui était dans l’état de _vie ralentie_,
    reconnaissait les objets avec une lenteur extraordinaire. Les
    sensations lui parvenaient au bout d’un temps considérable. Aucun
    besoin ne se faisait sentir en lui. Cette forme, qui reçoit parfois
    le nom de manie stupide, est excessivement rare.

Des formes nées du mouvement, il y a un passage vers les mouvements que
deviennent les formes, à l’aide d’une simple variation de la durée. Si
la goutte de pluie paraît comme une ligne, mille vibrations comme un son
continu, les accidents de ce papier comme un plan poli et que la durée
de l’impression s’y emploie seule, une forme stable peut se remplacer
par une rapidité convenable dans le transfert périodique d’une chose (ou
élément) bien choisie. Les géomètres pourront introduire le temps, la
vitesse dans l’étude des formes, comme ils pourront les écarter de celle
des mouvements; et les langages feront qu’une jetée _s’allonge_, qu’une
montagne _s’élève_, qu’une statue _se dresse_. Et le vertige de
l’analogie, la logique de la continuité transporte ces actions à la
limite de leur tendance, à l’impossibilité d’un arrêt. Tout se meut de
degré en degré, imaginairement. Dans cette chambre et parce que je
laisse cette pensée durer seule, les objets _agissent_ comme la flamme
de la lampe: le fauteuil se consume sur place, la table se décrit si
vite qu’elle en est immobile, les rideaux coulent sans fin, continûment.
Voici une complexité infinie; pour se ressaisir à travers la notion des
corps, la circulation des contours, la mêlée des nœuds, les routes, les
chutes, les tourbillons, l’écheveau des vitesses, il faut recourir à
notre grand pouvoir, d’oubli ordonné--et, sans détruire la notion
acquise, on installe une conception abstraite: celle des ordres de
grandeur.

Telle, dans l’agrandissement de «ce qui est donné», expire l’ivresse de
ces choses particulières--desquelles il n’y a pas de science. En les
regardant longuement, si l’on y pense, elles se changent; et si l’on n’y
pense pas, on se prend dans une torpeur qui tient et consiste comme un
rêve tranquille, où l’on fixe hypnotiquement l’angle d’un meuble,
l’ombre d’une feuille, pour s’éveiller dès qu’on les voit. Certains
hommes ressentent, avec une délicatesse spéciale, la volupté de
l’_individualité_ des objets. Ils préfèrent avec délices, dans une
chose, cette qualité d’être unique--qu’elles ont toutes. Curiosité qui
trouve son expression ultime dans la fiction et les arts du théâtre et
qu’on a nommée, à cette extrémité, la _faculté d’identification_[10].
Rien n’est plus délibérément absurde à la description que cette témérité
d’une personne se déclarant qu’elle est un objet déterminé et qu’elle en
ressent les impressions--cet objet fût-il matériel[11]! Rien n’est plus
puissant dans la vie imaginative. L’objet choisi devient comme le centre
de cette vie, un centre d’associations de plus en plus nombreuses,
suivant que cet objet est plus ou moins complexe. Au fond, cette faculté
ne peut être qu’un moyen d’exciter la vitalité imaginative, de
transformer une énergie potentielle en actuelle, jusqu’au point où elle
devient une caractéristique pathologique, et domine affreusement la
stupidité croissante d’une intelligence qui s’en va.

  [10] Edgar Poe, sur _Shakespeare_ (Marginalia).

  [11] Si l’on éclaircit pourquoi l’identification à un objet matériel
    _paraît_ plus absurde que celle à un objet vivant, on aura fait un
    pas dans la question.

Depuis le regard pur sur les choses jusqu’à ces états, l’esprit n’a fait
qu’agrandir ses fonctions, créer des êtres selon les problèmes que toute
sensation lui pose et qu’il résout plus ou moins aisément, suivant qu’il
lui est demandé une plus ou moins forte production de tels êtres. On
voit que nous touchons ici à la _pratique_ même de la pensée. Penser
consiste, presque tout le temps que nous y donnons, à errer parmi des
motifs dont nous savons, avant tout, que nous les connaissons _plus ou
moins bien_. Les choses pourraient donc se classer d’après la facilité
ou la difficulté qu’elles offrent à notre compréhension, d’après le
degré de familiarité que nous avons avec elles, et selon les résistances
diverses que nous opposent leurs conditions ou leurs parties pour être
imaginées ensemble. Reste à conjecturer l’histoire de cette graduation
de la complexité.

                                   *

                                 *   *

Le monde est irrégulièrement semé de dispositions régulières. Les
cristaux en sont; les fleurs, les feuilles; maints ornements de stries,
de taches sur les fourrures, les ailes, les coquilles des animaux; les
traces du vent sur les sables et les eaux, etc. Parfois, ces effets
dépendent d’une sorte de perspective et de groupements inconstants.
L’éloignement les produit ou les altère. Le temps les montre ou les
voile. Ainsi le nombre des décès, des naissances, des crimes et des
accidents présente une régularité dans sa variation, qui s’accuse
d’autant plus qu’on le recherche dans plus d’années. Les événements les
plus surprenants et les plus _asymétriques_ par rapport au cours des
instants voisins, rentrent dans un semblant d’ordre par rapport à de
plus vastes périodes. On peut ajouter à ces exemples, celui des
instincts, des habitudes et des mœurs, et jusqu’aux apparences de
périodicité qui ont fait naître tant de systèmes de philosophie
historique.

La connaissance des combinaisons régulières appartient aux sciences
diverses, et, lorsqu’il n’a pas pu s’en constituer, au calcul des
probabilités. Notre dessein n’a besoin que de cette remarque faite dès
que nous avons commencé d’en parler: les combinaisons régulières, soit
du temps, soit de l’espace, sont irrégulièrement distribuées dans le
champ de notre investigation. Mentalement, elles paraissent s’opposer à
une quantité de choses informes.

Je pense qu’elles pourraient se qualifier les «premiers guides de
l’esprit humain», si une telle proposition n’était immédiatement
convertible. De toute façon, elles représentent la _continuité_[12]. Une
pensée comporte un changement ou un transfert (d’attention, par
exemple), entre des éléments supposés fixes par rapport à elle et
qu’elle choisit dans la mémoire ou dans la perception actuelle. Si ces
éléments sont parfaitement semblables, ou si leur différence se réduit à
une simple distance, au fait élémentaire de ne pas se confondre, le
_travail_ à exercer se réduit à cette notion purement différentielle.
Ainsi une ligne droite sera la plus facile à concevoir de toutes les
lignes, parce qu’il n’y a pas d’effort plus petit pour la pensée que
celui à exercer en passant de l’un de ses points à un autre, chacun
d’eux étant semblablement placé par rapport à tous les autres. En
d’autres termes, toutes ses portions sont tellement homogènes, si
courtes qu’on les conçoive, qu’elles se réduisent toutes à une seule,
toujours la même: et c’est pourquoi l’on réduit toujours les dimensions
des figures à des longueurs droites. A un degré plus élevé de
complexité, c’est à la périodicité qu’on demande de représenter les
propriétés continues, car cette périodicité, qu’elle ait lieu dans le
temps ou dans l’espace, n’est autre chose que la division d’un objet de
pensée, en fragments tels qu’ils puissent se remplacer l’un par l’autre,
à de certaines conditions définies,--ou la multiplication de cet objet
sous les mêmes conditions.

  [12] Ce mot n’est pas ici au sens des mathématiciens. Il ne s’agit pas
    d’insérer dans un _intervalle_ un infini dénombrable et un infini
    indénombrable de valeurs; il ne s’agit que de l’intuition naïve,
    d’objets qui font penser à des lois, des lois qui parlent aux yeux.
    L’existence ou la possibilité de choses semblables est le premier
    _fait_, non le moins étonnant, de cet ordre.

Pourquoi, de tout ce qui existe, une partie seulement peut-elle se
réduire ainsi? Il y a un instant où la figure devient si complexe, où
l’événement paraît si neuf qu’il faut renoncer à les saisir d’ensemble,
à poursuivre leur traduction en valeurs continues. A quel point les
Euclides se sont-ils arrêtés dans l’intelligence des formes? A quel
degré de l’interruption de la continuité figurée se sont-ils heurtés?
C’est un point final d’une recherche où l’on ne peut s’empêcher d’être
tenté par les doctrines de l’évolution. On ne veut pas s’avouer que
cette borne peut être définitive.

Le sûr est que toutes les spéculations ont pour fondement et pour but
l’extension de la continuité à l’aide de métaphores, d’abstractions et
de langages. Les arts en font un usage dont nous parlerons bientôt.

Nous arrivons à nous représenter le monde comme se laissant réduire, çà
et là, en éléments intelligibles. Tantôt nos sens y suffisent, d’autres
fois les plus ingénieuses méthodes s’y emploient, mais il reste des
vides. Les tentatives demeurent lacunaires. C’est ici le royaume de
notre héros. Il a un sens extraordinaire de la symétrie qui lui fait
problème de tout. A toute fissure de compréhension s’introduit la
production de son esprit. On voit de quelle commodité il peut être. Il
est comme une hypothèse physique. Il faudrait l’inventer, mais il
existe; l’homme universel peut maintenant s’imaginer. Un Léonard de
Vinci peut exister dans nos esprits, sans les trop éblouir, au titre
d’une notion: une rêverie de son pouvoir peut ne pas se perdre trop vite
dans la brume de mots et d’épithètes considérables, propices à
l’inconsistance de la pensée. Croirait-on que lui-même se fût satisfait
de tels mirages?

                                   *

                                 *   *

Il garde, cet esprit _symbolique_, la plus vaste collection de formes,
un trésor toujours clair des attitudes de la nature, une puissance
toujours imminente et qui grandit selon l’extension de son domaine. Une
foule d’êtres, une foule de souvenirs possibles, la force de reconnaître
dans l’étendue du monde un nombre extraordinaire de choses distinctes et
de les arranger de mille manières, le constituent. Il est le maître des
visages, des anatomies, des machines. Il sait de quoi se fait un
sourire; il peut le mettre sur la face d’une maison, aux plis d’un
jardin; il échevèle et frise les filaments des eaux, les langues des
feux. En bouquets formidables, si sa main figure les péripéties des
attaques qu’il combine, se décrivent les trajectoires de milliers de
boulets écrasant les ravelins de cités et de places, à peine construites
par lui dans tous leurs détails, et fortifiées. Comme si les variations
des choses lui paraissaient dans le calme trop lentes, il adore les
batailles, les tempêtes, le déluge. Il s’est élevé à les voir dans leur
ensemble mécanique, et à les sentir dans l’indépendance apparente ou la
vie de leurs fragments, dans une poignée de sable envolée éperdue, dans
l’idée égarée de chaque combattant où se tort une passion et une douleur
intime[13]. Il est dans le petit corps «timide et brusque» des enfants,
il connaît les restrictions du geste des vieillards et des femmes, la
simplicité du cadavre. Il a le secret de composer des êtres fantastiques
dont l’existence devient probable, où le raisonnement qui accorde leurs
parties est si rigoureux qu’il suggère la vie et le naturel de
l’ensemble. Il fait un christ, un ange, un monstre en prenant ce qui est
connu, ce qui est partout, dans un ordre nouveau, en profitant de
l’illusion et de l’abstraction de la peinture, laquelle ne produit
qu’une seule qualité des choses, et les évoque toutes.

  [13] Voir la description d’une bataille, du déluge, etc., au _Traité
    de la peinture_ et dans les manuscrits de l’Institut. (Ed.
    Ravaisson-Mollien.) Aux manuscrits de Windsor se voient les dessins
    des tempêtes, bombardements, etc.

Des précipitations ou des lenteurs simulées par les chutes des terres et
des pierres, des courbures massives aux draperies multipliées; des
fumées poussant sur les toits aux arborescences lointaines, aux hêtres
gazeux des horizons; des poissons aux oiseaux; des étincelles solaires
de la mer aux mille minces miroirs des feuilles de bouleau; des écailles
aux éclats marchant sur les golfes; des oreilles et des boucles aux
tourbillons figés des coquilles, il va. Il passe de la coquille à
l’enroulement de la tumeur des ondes, de la peau des minces étangs à des
veines qui la tiédiraient, à des mouvements élémentaires de reptation,
aux couleuvres fluides. Il vivifie. L’eau, autour du nageur[14], il la
colle en écharpes, en langes moulant les efforts des muscles. L’air, il
le fixe dans le sillage des alouettes en effilochures d’ombre, en fuites
mousseuses de bulles que ces routes aériennes et leur fine respiration
doivent défaire et laisser à travers les feuillets bleuâtres de
l’espace, l’épaisseur du cristal vague de l’espace.

  [14] Croquis dans les manuscrits de l’Institut.

Il reconstruit tous les édifices; tous les modes de s’ajouter des
matériaux les plus différents le tentent. Il jouit des choses
distribuées dans les dimensions de l’espace; des voussures, des
charpentes, des dômes tendus; des galeries et des loges alignées; des
masses que retient en l’air leur poids dans des arcs; des ricochets des
ponts; des profondeurs de la verdure des arbres s’éloignant dans une
atmosphère où elle boit; de la structure des vols migrateurs dont les
triangles aigus vers le sud montrent une combinaison rationnelle d’êtres
vivants.

Il se joue, il s’enhardit, il traduit dans cet universel langage tous
ses sentiments avec clarté. L’abondance de ses ressources métaphoriques
le permet. Son goût de n’en pas finir avec ce que contient le plus léger
fragment, le moindre éclat du monde lui renouvelle sa force et la
cohésion de son être. Sa joie finit en décorations de fêtes, en
inventions charmantes, et quand il rêvera de construire un _homme
volant_, il le verra s’élever pour chercher de la neige à la cime des
monts et revenir en épandre sur les pavés de la ville tout vibrants de
chaleur, l’été. Son émotion s’élude en le délice de visages purs que
fripe une moue d’ombre, en le geste d’un dieu qui se tait. Sa haine
connaît toutes les armes, toutes les ruses de l’ingénieur, toutes les
subtilités du stratège. Il établit des engins de guerre formidables,
qu’il protège par les bastions, les caponnières, les saillants, les
fossés garnis d’écluses pour déformer subitement l’aspect d’un siège; et
je me souviens, en y goûtant la belle défiance italienne du XVIe siècle,
qu’il a bâti des donjons où quatre volées d’escalier, indépendantes
autour du même axe, séparaient les mercenaires de leurs chefs, les
troupes de soldats à gages les unes des autres.

Il adore ce corps de l’homme et de la femme qui se mesure à tout. Il en
sent la hauteur, et qu’une rose peut venir jusqu’à la lèvre; et qu’un
grand platane le surpasse vingt fois, d’un jet d’où le feuillage
redescend jusqu’à ses boucles; et qu’il emplit de sa forme rayonnante
une salle possible, une concavité de voûte qui s’en déduit, une place
naturelle qui compte ses pas. Il guette la chute légère du pied qui se
pose, le squelette silencieux dans les chairs, les coïncidences de la
marche, tout le jeu superficiel de chaleur et fraîcheur frôlant les
nudités, blancheur diffuse ou bronze, fondues sur un mécanisme. Et la
face, cette chose éclairante, éclairée, la plus particulière des choses
visibles, la plus magnétique, la plus difficile à regarder sans y lire,
le possède. Dans la mémoire de chacun, demeurent quelques centaines de
visages avec leurs variations, vaguement. Dans la sienne, ils étaient
ordonnés et elles se suivaient d’une physionomie à l’autre; d’une ironie
à l’autre, d’une sagesse à une moindre, d’une bonté à une divinité,--par
symétrie. Autour des yeux, points fixes dont l’éclat se change, il fait
jouer et se tirer jusqu’à tout dire, le masque où se confondent une
architecture complexe et des moteurs distincts sous l’uniforme peau.

Dans la multitude des esprits, celui-ci paraît comme une de ces
_combinaisons régulières_ dont nous avons parlé: il ne semble pas, comme
la plupart des autres, devoir se lier, pour être compris, à une nation,
à une tradition, à un groupe exerçant le même art. Le nombre et la
communication de ses actes en font un objet symétrique, une sorte de
_système complet en lui-même_, ou qui se rend tel incessamment.

Il est fait pour désespérer l’homme moderne qui est détourné dès
l’adolescence, dans une spécialité où l’on croit qu’il doit devenir
supérieur parce qu’il y est enfermé: on invoque la variété des méthodes,
la quantité des détails, l’addition continuelle de faits et de théories,
pour n’aboutir qu’à confondre l’observateur patient, le comptable
méticuleux de ce qui est, l’individu qui se réduit, non sans mérite--si
ce mot a un sens!--aux habitudes minutieuses d’un instrument, avec celui
pour qui ce travail est fait, le poète de l’hypothèse, l’édificateur de
matériaux analytiques. Au premier, la patience, la direction monotone,
la spécialité et tout le temps. L’absence de pensée est sa qualité. Mais
l’autre doit circuler au travers des séparations et des cloisonnements.
Son rôle est de les enfreindre. Je voudrais suggérer ici une analogie de
la spécialité avec ces états de stupéfaction dus à une sensation
prolongée, auxquels j’ai fait allusion. Mais, le meilleur argument est
que, neuf fois sur dix, toute grande nouveauté dans un ordre est obtenue
par l’intrusion de moyens et de notions qui n’y étaient pas prévus;
venant d’attribuer ces progrès à la formation d’images, puis de
langages, nous ne pouvons éluder cette conséquence que la quantité de
ces langages possédée par un homme, influe singulièrement sur le nombre
des chances qu’il peut avoir d’en trouver de nouveaux. Il serait facile
de montrer que tous les esprits qui ont servi de substance à des
générations de chercheurs et d’ergoteurs, et dont les restes ont nourri,
pendant des siècles, l’opinion humaine, la manie humaine de faire écho,
ont été plus ou moins universels. Les noms d’Aristote, Descartes,
Leibnitz, Kant, Diderot, suffisent à l’établir.

Nous touchons maintenant aux joies de la _construction_. Nous tenterons
de justifier par quelques exemples les précédentes vues, et de montrer,
dans son application, la possibilité et presque la nécessité d’un jeu
général de la pensée. Je voudrais que l’on vît avec quelle difficulté
les résultats particuliers que j’effleurerai seraient obtenus, si des
concepts en apparence étrangers ne s’y employaient en nombre.

                                   *

                                 *   *

Celui que n’a jamais saisi--fût-ce en rêve!--le dessein d’une entreprise
qu’il est le maître d’abandonner, l’aventure d’une construction finie
quand les autres voient qu’elle commence, et qui n’a pas connu
l’enthousiasme brûlant une minute de lui-même, le poison de la
conception, le scrupule, la froideur des objections intérieures et cette
lutte des pensées alternatives où la plus forte et la plus universelle
devrait triompher même de l’habitude, même de la nouveauté,--celui qui
n’a pas regardé dans la blancheur de son papier une image troublée par
le possible, et par le regret de tous les signes qui ne seront pas
choisis,--ni vu dans l’air limpide une bâtisse qui n’y est pas,--celui
que n’ont pas hanté le vertige de l’éloignement d’un but, l’inquiétude
des moyens, la prévision des lenteurs et des désespoirs, le calcul des
phases progressives, le raisonnement projeté sur l’avenir, y désignant
même ce qu’il ne faudra pas raisonner _alors_, celui-là ne connaît pas
davantage, quel que soit d’ailleurs son savoir, la richesse et la
ressource et l’étendue spirituelle qu’illumine le fait conscient de
_construire_. Et les dieux ont reçu de l’esprit humain le don de
_créer_, parce que cet esprit étant périodique et abstrait, peut
agrandir ce qu’il conçoit jusqu’à ce qu’il ne le conçoive plus.

Construire existe entre un projet ou une vision déterminée, et les
matériaux que l’on a choisis. On substitue un ordre à un autre qui est
initial, quels que soient les objets qu’on ordonne. Ce sont des pierres,
des couleurs, des mots, des concepts, des hommes, etc., leur nature
particulière ne change pas les conditions générales de cette sorte de
musique où elle ne joue encore que le rôle du timbre, si l’on poursuit
la métaphore. L’étonnant est de ressentir parfois l’impression de
justesse et de consistance dans les constructions humaines--faites de
l’agglomération d’objets apparemment irréductibles--comme si celui qui
les a disposés leur eût connu de secrètes affinités. Mais l’étonnement
dépasse tout, lorsqu’on s’aperçoit que l’auteur, dans l’immense majorité
des cas, est incapable de se rendre lui-même le compte des chemins
suivis et qu’il est détenteur d’un pouvoir dont il ignore les ressorts.
Il ne peut jamais prétendre d’avance à un succès. Par quels calculs les
parties d’un édifice, les éléments d’un drame, les composantes d’une
victoire, arrivent-ils à se pouvoir comparer entre eux? Par quelle série
d’analyses obscures la production d’une œuvre est-elle amenée?

En pareil cas, il est d’usage de se référer à l’instinct pour éclaircir,
mais ce qu’est l’instinct n’est pas trop éclairci lui-même, et,
d’ailleurs, il faudrait ici avoir recours à des instincts rigoureusement
exceptionnels et personnels, c’est-à-dire à la notion contradictoire
d’une «habitude héréditaire» qui ne serait pas habituelle plus qu’elle
n’est héréditaire.

Construire, dès que cet effort aboutit à quelque compréhensible
résultat, doit faire songer à une commune mesure des termes mis en
œuvre, un élément ou un principe que suppose déjà le fait simple de
prendre conscience et qui peut n’avoir d’autre existence qu’une
abstraite ou imaginaire. Nous ne pouvons nous représenter un tout fait
de changements, un tableau, un édifice de qualités multiples, que comme
lieu des modalités d’une seule _matière_ ou _loi_, dont la continuité
cachée est affirmée par nous au même instant que nous reconnaissons pour
un ensemble, pour domaine limité de notre investigation, cet édifice.
Voici encore ce postulat psychique de continuité qui ressemble dans
notre connaissance au principe de l’inertie dans la mécanique. Seules,
les combinaisons purement abstraites, purement différentielles, telles
que les numériques, peuvent se construire à l’aide d’unités déterminées;
remarquons qu’elles sont dans le même rapport avec les autres
constructions possibles que les portions régulières dans le monde avec
celles qui ne le sont pas.

                                   *

                                 *   *

Il y a dans l’art un mot qui peut en nommer tous les modes, toutes les
fantaisies et qui supprime d’un coup toutes les prétendues difficultés
tenant à son opposition ou à son rapprochement avec cette nature, jamais
définie, et pour cause: c’est _ornement_. Qu’on veuille bien se rappeler
successivement les groupes de courbes, les coïncidences de divisions
couvrant les plus antiques objets connus, les profils de vases et de
temples; les carreaux, les spires, les oves, les stries des anciens; les
cristallisations et les murs voluptueux des Arabes; les ossatures et les
symétries gothiques; les ondes, les feux, les fleurs sur la laque et le
bronze japonais; et dans chacune de ces époques, l’introduction des
similitudes des plantes, des bêtes et des hommes, le perfectionnement de
ces ressemblances: la peinture, la sculpture. Qu’on évoque le langage et
sa mélodie primitive, la séparation des paroles et de la musique,
l’arborescence de chacune, l’invention des verbes, de l’écriture, la
complexité _figurée_ des phrases devenant possible, l’intervention si
curieuse des mots abstraits; et, d’autre part, le système des sons
s’assouplissant, s’étendant de la voix aux résonances des matériaux,
s’approfondissant par l’harmonie, se variant par l’usage des timbres.
Enfin qu’on aperçoive le parallèle progrès des formations de la pensée à
travers les sortes d’onomatopées psychiques primitives, les symétries et
les contrastes élémentaires, puis les idées de substances, les
métaphores, les bégayements de la logique, les formalismes et les
entités, les êtres métaphysiques...

Toute cette vitalité multiforme peut s’apprécier sous le rapport
ornemental. Les manifestations énumérées peuvent se considérer comme les
portions finies d’espace ou de temps contenant diverses variations, qui
sont parfois des objets caractérisés et connus, mais dont la
signification et l’usage ordinaire sont négligés, pour que n’en
subsistent que l’ordre et les réactions mutuelles. De cet ordre dépend
l’effet. L’effet est le but ornemental, et l’œuvre prend ainsi le
caractère d’un mécanisme à impressionner un public, à faire surgir les
émotions et se répondre les images.

De ce point de vue, la conception ornementale est aux arts particuliers
ce que la mathématique est aux autres sciences. De même que les notions
physiques de temps, longueur, densité, masse, etc., ne sont dans les
calculs que des quantités homogènes et ne retrouvent leur individualité
que dans l’interprétation des résultats, de même les objets choisis et
ordonnés en vue d’un effet sont comme détachés de la plupart de leurs
propriétés et ne les reprennent que dans cet effet, dans l’esprit non
prévenu du spectateur. C’est donc par une abstraction que l’œuvre d’art
peut se construire, et cette abstraction est plus ou moins énergique,
plus ou moins facile à définir, selon que les éléments empruntés à la
réalité en sont des portions plus ou moins complexes. Inversement, c’est
par une sorte d’induction, par la production d’images mentales que toute
œuvre d’art s’apprécie; et cette production doit être également plus ou
moins énergique, plus ou moins _fatigante_ selon qu’un simple entrelacs
sur un vase ou une phrase brisée de Pascal la sollicite.

                                   *

                                 *   *

Le peintre dispose sur un plan des pâtes colorées dont les lignes de
séparation, les épaisseurs, les fusions et les heurts doivent lui servir
à s’exprimer. Le spectateur n’y voit qu’une image plus ou moins fidèle
de chairs, de gestes, de paysages, comme par quelque fenêtre du mur du
musée. Le tableau se juge dans le même esprit que la réalité. On se
plaint de la laideur de la figure, d’autres en tombent amoureux;
certains se livrent à la psychologie la plus verbeuse; quelques-uns ne
regardent que les mains qui leur paraissent toujours inachevées. Le fait
est que, par une insensible exigence, le tableau doit reproduire les
conditions physiques et naturelles de notre milieu. La pesanteur s’y
exerce, la lumière s’y propage comme ici; et, graduellement, se
placèrent au premier rang des connaissances picturales l’anatomie et la
perspective: je crois cependant que la méthode la plus sûre pour juger
une peinture, c’est de n’y rien reconnaître d’abord et de faire pas à
pas la série d’inductions que nécessite une présence simultanée de
taches colorées sur un champ limité, pour s’élever de métaphores en
métaphores, de suppositions en suppositions à l’intelligence du
sujet--parfois à la simple conscience du plaisir--qu’on n’a pas toujours
eu d’avance.

Je ne pense pas pouvoir donner un plus amusant exemple des dispositions
générales à l’égard de la peinture que la célébrité de ce «sourire de la
Joconde», auquel l’épithète de mystérieux semble irrévocablement fixée.
Ce pli de visage a eu la fortune de susciter la phraséologie, que
légitiment, dans toutes les littératures, les titres de «Sensations» ou
«Impressions» d’art. Il est enseveli sous l’amas des vocables et
disparaît parmi tant de paragraphes qui commencent à le déclarer
_troublant_ et finissent à une description d’_âme_ généralement vague.
Il mériterait cependant des études moins enivrantes. Ce n’est pas
d’imprécises observations et de signes arbitraires que se servait
Léonard. La Joconde n’eût jamais été faite. Une sagacité perpétuelle le
guidait.

Au fond de la Cène, il y a trois fenêtres. Celle du milieu, qui s’ouvre
derrière Jésus, est distinguée des autres par une corniche en arc de
cercle. Si l’on prolonge cette courbe, on obtient une circonférence dont
le centre est sur le Christ. Toutes les grandes lignes de la fresque
aboutissent à ce point; la symétrie de l’ensemble est relative à ce
centre et à la longue ligne de la table d’agape. Le mystère, s’il y en a
un, est celui de savoir comment nous jugeons mystérieuses de telles
combinaisons; et celui-là, je crains, peut être éclairci.

Ce n’est pas dans la peinture, néanmoins, que nous choisirons l’exemple
saisissant qu’il nous faut de la communication entre les diverses
activités de la pensée. La foule des suggestions émanant du besoin de
diversifier et de peupler une surface, la ressemblance des premières
tentatives de cet ordre avec certaines ordinations naturelles,
l’évolution de la sensibilité rétinienne seront ici délaissées, de
crainte d’entraîner le lecteur vers des spéculations bien trop arides.
Un art plus vaste et comme l’ancêtre de celui-ci, servira mieux nos
intentions.

                                   *

                                 *   *

Le mot _construction_ que j’ai employé à dessein--pour désigner plus
fortement le problème de l’intervention humaine dans les choses du
monde, et pour donner à l’esprit du lecteur une direction vers la
logique du sujet, une suggestion matérielle--ce mot prend maintenant sa
signification restreinte. L’architecture devient notre exemple.

Le monument (qui compose la Cité, laquelle est presque toute la
civilisation) est un être si complexe que notre connaissance y épelle
successivement un décor faisant partie du ciel et changeant, puis une
richissime texture de motifs selon hauteur, largeur et profondeur,
infiniment variés par les perspectives; puis une chose solide,
résistante, hardie, avec des caractères d’animal: une subordination, une
membrure, et, finalement, une machine dont la pesanteur est l’agent, qui
conduit de notions géométriques à des considérations dynamiques et
jusqu’aux spéculations les plus ténues de la physique moléculaire dont
il suggère les théories, les modèles représentatifs des structures.
C’est à travers le monument, ou plutôt parmi ses échafaudages
imaginaires faits pour accorder ses conditions entre elles--son
appropriation avec sa stabilité, ses proportions avec sa situation, sa
forme avec sa matière--et pour harmoniser chacune de ces conditions avec
elle-même, ses millions d’aspects entre eux, ses équilibres entre eux,
ses trois dimensions entre elles, que nous recomposons le mieux la
clarté d’une intelligence léonardienne. Elle peut se jouer à concevoir
les sensations futures de l’homme qui fera le tour de l’édifice, s’en
rapprochera, paraîtra à une fenêtre, et ce qu’il apercevra; à suivre le
poids des faîtes conduit le long des murs et ces voussures jusqu’à la
fondation; à sentir les efforts contrariés des charpentes, les
vibrations du vent qui les obsédera; à prévoir les formes de la lumière
libre sur les tuiles, les corniches, et diffuse, encagée dans les salles
que le soleil touche aux planchers. Elle éprouvera et jugera le faix du
linteau sur les supports, l’opportunité de l’arc, les difficultés des
voûtes, les cascades d’escaliers vomis de leurs perrons, et toute
l’invention qui se termine en une masse durable, ornée, défendue,
mouillée de vitres, faite pour nos vies, pour contenir nos paroles et
d’où fuient nos fumées.

Communément, l’architecture est méconnue. L’opinion qu’on en a varie du
décor de théâtre à la maison de rapport. Je prie qu’on se rapporte à la
notion de la Cité pour en apprécier la généralité, et qu’on veuille
bien, pour en connaître le charme complexe, se rappeler l’infinité de
ses aspects; l’immobilité d’un édifice est l’exception; le plaisir est
de se déplacer jusqu’à le mouvoir et à jouir de toutes les combinaisons
que donnent ses membres, qui varient: la colonne tourne, les profondeurs
dérivent, des galeries glissent, mille visions s’évadent du monument,
mille accords.

(Maint projet d’une église, jamais réalisée, se rencontre dans les
manuscrits de Léonard. On y devine généralement un Saint-Pierre de Rome,
que fait regretter celui de Michel-Ange. Léonard, à la fin de la période
ogivale et au milieu de l’exhumation des antiques, retrouve, entre ces
deux types, le grand dessein des Byzantins; l’élévation d’une coupole
sur des coupoles, les gonflements superposés de dômes foisonnant autour
du plus haut, mais avec une hardiesse et une pure ornementation que les
architectes de Justinien n’ont jamais connues.)

L’être de pierre existe dans l’espace: ce qu’on appelle espace est
relatif à la conception de tels édifices qu’on voudra; l’édifice
architectural interprète l’espace et conduit à des hypothèses sur sa
nature, d’une manière toute particulière, car il est à la fois un
équilibre de matériaux par rapport à la gravitation, un ensemble
statique visible et, dans chacun de ces matériaux, un autre équilibre,
moléculaire et mal connu. Celui qui compose un monument se représente
d’abord la pesanteur et pénètre aussitôt après dans l’obscur royaume
atomique. Il se heurte au problème de la structure: savoir quelles
combinaisons doivent s’imaginer pour satisfaire aux conditions de
résistance, d’élasticité, etc., s’exerçant dans un espace donné. On voit
quel est l’élargissement logique de la question, comment, du domaine
architectural, si généralement abandonné aux praticiens, l’on passe aux
plus profondes théories de physique générale et de mécanique.

Grâce à la docilité de l’imagination, les propriétés d’un édifice et
celles intimes d’une substance quelconque s’éclairent mutuellement.
L’espace, dès que nous voulons nous le figurer, cesse aussitôt d’être
vide, se remplit d’une foule de constructions arbitraires et peut, dans
tous les cas, se remplacer par la juxtaposition de figures qu’on sait
rendre aussi petites qu’il est nécessaire. Un édifice, si complexe qu’on
pourra le concevoir, multiplié et proportionnellement rapetissé,
représentera l’élément d’un milieu dont les propriétés dépendront de
celles de cet élément. Nous nous trouvons ainsi pris et nous déplaçant
dans une quantité de structures. Qu’on remarque autour de soi de quelles
façons différentes l’espace est occupé, c’est-à-dire formé, concevable,
et qu’on fasse un effort vers les conditions qu’impliquent, pour être
perçues, avec leurs qualités particulières, les choses diverses, une
étoffe, un minéral, un liquide, une fumée, on ne s’en donnera une idée
nette qu’en grossissant une particule de ces textures et en y
intercalant un édifice tel que sa simple multiplication reproduise une
structure ayant les mêmes propriétés que celle considérée... A l’aide de
ces conceptions, nous pouvons circuler sans discontinuité à travers les
domaines apparemment si distincts de l’artiste et du savant, de la
construction la plus poétique et même la plus fantastique jusqu’à celle
tangible et pondérable. Les problèmes de la composition sont réciproques
des problèmes de l’analyse; et c’est une conquête _psychologique_ de
notre temps que l’abandon de concepts trop simples au sujet de la
constitution de la matière, non moins que de la formation des idées. Les
rêveries substantialistes autant que les explications dogmatiques
disparaissent, et la science de former des hypothèses, des noms, des
modèles, se libère des théories préconçues et de l’idole de la
simplicité.

Je viens d’indiquer, avec brièveté dont le lecteur différent me saura
gré ou m’excusera, une évolution qui me paraît considérable. Je ne
saurais mieux l’exemplifier qu’en prenant dans les écrits de Léonard
lui-même une phrase dont on dirait que chaque terme s’est compliqué et
purifié jusqu’à ce qu’elle soit devenue une notion fondamentale de la
connaissance moderne du monde: «L’air, dit-il, est rempli d’infinies
lignes droites et rayonnantes, entrecroisées et tissues sans que l’une
emprunte jamais le parcours d’une autre, et elles _représentent_ pour
chaque objet la vraie FORME de leur raison (de leur explication).»
_L’aria e piena d’infinite linie rette e radiose insieme intersegate e
intessute sanza ochupatione luna dellaltra rapresantano aqualunche
obieto lauera forma della lor chagione_ (Man. A, fol. 2). Cette phrase
paraît contenir le premier germe de la théorie des ondulations
lumineuses, surtout si on la rapproche de quelques autres sur le même
sujet[15]. Elle donne l’image du squelette d’un système d’ondes dont
toutes ces lignes seraient les directions de propagation. Mais je ne
tiens guère à ces sortes de prophéties scientifiques, toujours
suspectes; trop de gens pensent que les anciens avaient tout inventé. Du
reste, une théorie ne vaut que par ses développements logiques et
expérimentaux. Nous ne possédons ici que quelques _affirmations_ dont
l’origine intuitive est l’observation des rayons, celles des ondes de
l’eau et du son. L’intérêt de la citation est dans sa forme, qui nous
donne une clarté authentique sur une méthode, la même dont j’ai parlé
tout le long de cette étude. Ici, l’explication ne revêt pas _encore_ le
caractère d’une mesure. Elle ne consiste que dans l’émission d’une
image, d’une relation mentale concrète entre des phénomènes,--disons,
pour être rigoureux,--entre les images des phénomènes. Léonard semble
avoir eu la conscience de cette sorte d’expérimentation psychique, et il
me paraît que, pendant les trois siècles après sa mort, cette
méthode n’a été reconnue par personne, tout le monde s’en
servant,--nécessairement. Je crois également,--peut-être est-ce beaucoup
s’avancer!--que la fameuse et séculaire question du plein et du vide
peut se rattacher à la conscience ou à l’inconscience de cette _logique
imaginative_. Une action à distance est une chose inimaginable. C’est
par une abstraction que nous la déterminons. Dans notre esprit, une
abstraction seule _potest facere saltus_. Newton lui-même, qui a donné
leur forme analytique aux actions à distance, connaissait leur
insuffisance explicative. Mais il était réservé à Faraday de retrouver
dans la science physique la méthode de Léonard. Après les glorieux
travaux mathématiques des Lagrange, des d’Alembert, des Laplace, des
Ampère et de bien d’autres, il apporta des conceptions d’une hardiesse
admirable, qui ne furent littéralement que le prolongement, par son
imagination, des phénomènes observés; et son imagination était si
remarquablement lucide «que ses idées pouvaient s’exprimer sous la forme
mathématique ordinaire et se comparer à celle des mathématiciens de
profession[16]». Les _combinaisons régulières_ que forme la limaille
autour des pôles de l’aimant furent, dans son esprit, les modèles de la
transmission des anciennes actions à distance. Lui aussi _voyait_ des
systèmes de lignes unissant tous les corps, remplissant tout l’espace,
pour _expliquer_ les phénomènes électriques et même la gravitation; ces
lignes de force, nous les apprécions ici comme celles de la moindre
résistance de compréhension! Faraday n’était pas mathématicien, mais il
ne différait des mathématiciens que par l’expression de sa pensée, par
l’absence des symboles de l’analyse. «Faraday voyait, par les yeux de
son esprit, des lignes de force traversant tout l’espace où les
mathématiciens voyaient des centres de force s’attirant à distance;
Faraday voyait un milieu où ils ne voyaient que la distance[17].» Une
nouvelle période s’ouvrit pour la science physique à la suite de
Faraday; et quand J. Clerk Maxwell eut traduit dans le langage
mathématique les idées de son maître, les imaginations scientifiques
s’emplirent de telles visions dominantes. L’étude du milieu qu’il avait
formé, siège des actions électriques et lieu des relations
intermoléculaires, demeure la principale occupation de la physique
moderne. La précision de plus en plus grande demandée à la figuration
des modes de l’énergie, la volonté de _voir_, et ce qu’on pourrait
appeler la manie cinétique, ont fait apparaître des constructions
hypothétiques d’un intérêt logique et psychologique immense. Pour lord
Kelvin, par exemple, le besoin d’exprimer les plus subtiles actions
naturelles par une liaison mentale, poussée jusqu’à pouvoir se réaliser
matériellement, est si vif que toute explication lui paraît devoir
aboutir à un modèle mécanique. Un tel esprit substitue à l’atome inerte,
ponctuel, et démodé de Boscovitch et des physiciens du commencement de
ce siècle, un mécanisme déjà extraordinairement complexe, pris dans la
trame de l’éther, qui devient lui-même une construction assez
perfectionnée pour satisfaire aux très diverses conditions qu’elle doit
remplir. Cet esprit ne fait aucun effort pour passer de l’architecture
cristalline à celle de pierre ou de fer; il retrouve dans nos viaducs,
dans les symétries des trabes et des entretoises, les symétries de
résistance que les gypses et les quartz offrent à la compression, au
clivage,--ou, différemment, au trajet de l’onde lumineuse.

  [15] Voir le manuscrit A, _Siccome la pietra gittata Nell’ acqua..._,
    etc.; voir aussi la curieuse et vivante _Histoire des Sciences
    mathématiques_, par G. LIBRI, et l’_Essai sur les ouvrages
    mathématiques_ de Léonard, par J.-B. VENTURI. Paris, an V (1797).

  [16] CLERK MAXWELL, préface au _Traité d’électricité et de
    magnétisme_, Seligmann-Lui.

  [17] CLERK MAXWELL.

De tels hommes nous paraissent avoir eu l’intuition des méthodes que
nous avons indiquées; nous nous permettons même d’étendre ces méthodes
au delà de la science physique; nous croyons qu’il ne serait ni absurde
ni tout à fait impossible de vouloir se créer un modèle de la continuité
des opérations intellectuelles d’un Léonard de Vinci ou de tout autre
esprit déterminé par l’analyse des conditions à remplir...

                                   *

                                 *   *

Les artistes et les amoureux d’art qui auraient feuilleté ceci dans
l’espoir d’y retrouver quelques unes des impressions obtenues au Louvre,
à Florence ou à Milan, devront me pardonner la déception présente.
Néanmoins je ne crois pas m’être trop éloigné de leur occupation
favorite, malgré l’apparence. Je pense, au contraire, avoir effleuré le
problème, capital pour eux, de la composition. J’en étonnerai sans doute
plusieurs en disant que de telles difficultés relatives à l’effet sont
généralement abordées et résolues à l’aide de notions et de mots
extraordinairement obscurs et entraînant mille embarras. Plus d’un passe
son temps à changer sa définition du _beau_, de la _vie_ ou du
_mystère_. Dix minutes de simple attention à soi-même doivent suffire
pour faire justice de ces _idola specus_ et pour reconnaître
l’inconsistance de l’accouplement d’un nom abstrait, toujours vide, à
une vision toujours personnelle et rigoureusement personnelle. De même,
la plupart des désespoirs d’artistes se fondent sur la difficulté ou
l’impossibilité de _rendre_ par les moyens de leur art une image qui
leur semble se décolorer et se faner en la captant dans une phrase, sur
une toile ou sur une portée. Quelques autres minutes de _conscience_
peuvent se dépenser à constater qu’il est illusoire de vouloir produire
dans l’esprit d’autrui les fantaisies du sien propre. Ce projet est même
à peu près inintelligible. Ce qu’on appelle une _réalisation_ est un
véritable problème de rendement dans lequel n’entre à aucun degré le
sens particulier, la clef que chaque auteur attribue à ses matériaux,
mais seulement la nature de ces matériaux et l’esprit du public. Edgar
Poe qui fut, dans ce siècle littéraire troublé, l’éclair même de la
confusion et de l’orage poétique et de qui l’analyse s’achève parfois,
comme celle de Léonard, en sourires mystérieux, a établi clairement sur
la psychologie, sur la probabilité des effets, l’attaque de son lecteur.
De ce point de vue, tout déplacement d’éléments fait pour être aperçu et
jugé dépend de quelques lois générales et d’une appropriation
particulière, définie d’avance pour une catégorie prévue d’esprits
auxquels ils s’adressent spécialement; et l’œuvre d’art devient une
machine destinée à exciter et à combiner les formations individuelles de
ces esprits. Je devine l’indignation qu’une telle suggestion, tout à
fait éloignée du sublime ordinaire, peut susciter; mais l’indignation
elle-même sera une bonne preuve de ce que j’avance--sans, d’ailleurs,
que ceci soit en rien une œuvre d’art.

                   *       *       *       *       *

Je vois Léonard de Vinci approfondir cette mécanique, qu’il appelait le
paradis des sciences, avec la même puissance naturelle qu’il s’adonnait
à l’invention de visages purs et fumeux. Et la même étendue lumineuse
avec ses dociles êtres possibles, est le lieu de ces actions qui se
ralentirent en œuvres distinctes. Lui n’y trouvait pas des passions
différentes: à la dernière page du mince cahier, tout mangé de son
écriture secrète et des calculs aventureux où tâtonne sa recherche la
préférée, l’aviation, il s’écrie,--foudroyant son labeur imparfait,
illuminant sa patience et les obstacles par l’apparition d’une suprême
vue spirituelle, obstinée certitude: «Le grand oiseau prendra son
premier vol monté sur un grand cygne; et remplissant l’univers de
stupeur, remplissant de sa gloire toutes les écritures, louange
éternelle au nid où il naquit!»--«_Piglierà il primo volo il grande
uccello sopra del dosso del suo magnio cecero e empiendo l’universo di
stupore, empiendo di sua fama tutte le scritture e grogria eterna al
nido dove nacque._»



TABLE DES MATIÈRES


  La crise de l’Esprit                               9
  Note                                              33
  Au sujet d’Adonis                                 51
  Avant-propos                                      91
  Au sujet d’Eurêka                                113
  Variation sur une pensée                         137
  Hommage                                          155
  Introduction à la méthode de Léonard de Vinci    167
  I. Note et Digression                            169
  II. Introduction                                 213



  ACHEVÉ D’IMPRIMER A DIJON
  CHEZ MAURICE DARANTIERE
  LE VINGT JUIN M.CM.XXIV




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