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Title: Les Aspirans de marine, volume 2
Author: Corbière, Edouard
Language: French
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2 ***



  LES
  ASPIRANS
  DE MARINE.

  PAR ÉDOUARD CORBIÈRE,
  Auteur du Négrier.

  SECONDE ÉDITION.

  2.

  DÉNAIN ET DELAMARE,
  LIBRAIRES-ÉDITEURS,
  16, rue Vivienne, à l’entresol.
  1834.



IMPRIMERIE DE COSSON, 9, rue Saint-Germain-des-Prés.



XI.

DÉGOUT. DÉLIRE.


«Au moment même où, pour épargner la coupable tête de notre ancien chef,
je mentais à ma conscience devant le conseil de guerre, un instinct
secret, plus sûr que l’expérience que j’ai acquise depuis, m’avait dit
assez que je venais de me fermer pour jamais la carrière dans laquelle
j’avais cru faire un pas immense en conservant un vaisseau de ligne à
l’état. Ce pressentiment cruel ne m’avait que trop bien révélé l’avenir
qui m’était réservé. Les hommes que j’ai forcés à rougir, en remplissant
le devoir sacré auquel un des leurs avait manqué, ont voulu me punir de
mon heureuse audace et de la leçon sévère que j’avais su leur donner.
Ces gens haut gradés, qui oublient si vite l’esprit de corps qu’ils
devraient avoir dans les momens où le service du pays leur prescrit
l’union et la discipline, ne savent que trop s’entendre entre eux,
lorsqu’il ne s’agit plus que de venger l’incapacité ou la faiblesse d’un
de leurs collègues, sur le pauvre diable dont le mérite et le zèle ont
pu humilier leur orgueil! Crois-tu, par exemple, qu’aujourd’hui ils m’en
veulent tous, pour avoir sauvé par pitié la vie du commandant! Ils
disent qu’en arrachant _l’Indomptable_ aux mains des Anglais, j’ai
établi un précédent qui pourra devenir funeste à la subordination, et
ils ajoutent même qu’en dédaignant de déposer contre l’accusé, j’ai
flétri, par un acte d’orgueilleuse générosité, la dignité de la grosse
épaulette! La subordination, à les entendre, me prescrivait de laisser
les péniches ennemies amariner notre vaisseau; et le respect que je
devais au grade d’officier supérieur, ne me permettait pas de trahir la
vérité pour laisser tomber, comme par dédain sur la tête de la victime,
un mensonge officieux qui devait l’arracher à une mort terrible, mais
juste! Oh! combien tant de sotte susceptibilité et de bassesse me
dégoûte et m’irrite! Tiens, j’ai plus vécu et j’ai plus vieilli dans un
mois, que je ne l’eusse fait en vingt ans sans les événemens au milieu
desquels le sort m’a si violemment jeté... Aurais-tu pu penser que ce
qui m’arrive aujourd’hui, dût m’arriver jamais, quand sortant avec moi
de la séance du conseil de guerre, tu me disais: Tu viens d’acquérir
l’estime de tous ceux qui ont du cœur et de la générosité... Je venais
en cet instant de me préparer pour toute ma vie, des contrariétés et des
dégoûts, des injustices et des vexations inouïes, si toute ma vie du
moins, j’étais d’humeur à supporter une tyrannie qui me révolte autant
qu’elle m’humilie.»

C’était ainsi que quelque temps après le dernier événement dont je viens
de retracer les détails, mon ami Mathias m’exprimait les sentimens que
lui inspiraient les haines trop réelles que sa noble conduite avait
soulevées contre lui. En vain, pour apaiser son trop juste ressentiment,
employais-je les meilleures raisons que je pusse trouver dans le peu de
philosophie et de résignation dont j’étais pourvu moi-même: les raisons
qu’il avait pour crier à l’injustice, valaient toujours mieux que celles
que j’alléguais pour l’engager à prendre patience et à espérer.

--Vois, me répétait-il souvent avec amertume, la situation insupportable
à laquelle je suis condamné! Il y a près d’un mois qu’ennuyé, fatigué de
rester à terre, je sollicite un de ces ordres d’embarquement que l’on
accorde si volontiers à tous mes camarades. Eh bien! t’imaginerais-tu
qu’il n’est pas à Rochefort un seul commandant qui consente à me prendre
à son bord, non avec le grade que j’ai mérité, mais avec le simple titre
d’aspirant de seconde classe, que j’avais à bord de _l’Indomptable_.

--Les malheureux! ce sont pourtant là les chefs que l’on nous ordonne de
respecter!

--Hier encore j’ai été trouver le préfet maritime qui paraissait me
vouloir un peu de bien. Je me suis plaint à lui de la défiance avec
laquelle on m’accueillait partout. Et sais-tu ce que le préfet m’a
répondu?

--Que toutes les places sans doute étaient prises à bord des navires en
armement!

--Pas du tout, il s’y est pris, je dois lui rendre cette justice, d’une
manière plus franche que cela. Il m’a répondu qu’il croyait devoir me
prévenir, pour m’épargner l’inutilité de quelques démarches pénibles,
que tous les commandans s’étaient entendus pour qu’aucun d’eux ne me
prît à son bord; qu’il était le premier à déplorer cette résolution
injuste, mais qu’il ne pouvait que la blâmer, sans qu’il lui fût permis
de chercher à la vaincre.

--Et que lui as-tu dit alors?

--Rien, j’étais trop indigné dans le moment pour lui exprimer le dégoût
que soulevait en moi tant de haine et de jalousie. Mais un de ces
officiers supérieurs qui m’appellent ironiquement _l’aspirant sauveteur
de vaisseaux_, s’étant trouvé là, et ayant voulu se mêler de la
conversation, m’a paru si impertinent, que je l’ai envoyé promener
d’abord, en présence du préfet, et qu’ensuite je me suis oublié jusqu’à
le menacer...

--Quoi! tu l’as menacé devant le préfet maritime?

--Et en face de vingt ou trente brosseurs, d’habits galonnés, accourus
au bruit qu’avait déjà fait cette scène... Que veux-tu? Je ne me
connaissais plus, et mon indignation a été plus forte que le courage
qu’il m’aurait fallu pour supporter tant d’insolence.

--Eh bien il ne manquait plus que celle-là!... Et qu’a fait l’officier
insulté?

--Il a crié, braillé comme à l’ordinaire!... On a ordonné aux
officiers-majors et à la garde de la préfecture maritime de me saisir...
Mais doucement! Avec mon poignard je me suis frayé aisément une route
entre tous ces arrêteurs, et sans être obligé, fort heureusement encore,
de me servir de la pointe d’une arme que je réservais pour une meilleure
occasion... A présent, me voilà, et j’attends...

--Non, il faut fuir, et prévenir, pendant qu’il en est temps encore, le
danger trop certain qui te menace!...

--Fuir! et pourquoi? Pour éviter d’être jugé comme l’a été le
commandant! Mais tu n’y songes donc pas! Ce serait le plus grand honneur
que ces gens-là pussent me faire! Ils l’ont absous d’avoir abandonné un
vaisseau, et moi ils me condamneraient pour avoir sauvé ce même
vaisseau! Car ce serait pour avoir eu, comme ils le disent,
_l’insubordination_ de sauver _l’Indomptable_, abandonné par un officier
supérieur, que les juges au moins me puniraient, me frapperaient, me
feraient fusiller peut-être! Oh non, non, la perspective est trop belle,
pour que je quitte ainsi la partie. Je veux résister à l’injustice, à
l’ignominie de leur conduite; je veux me venger d’eux enfin: l’occasion
est belle, et j’attends qu’ils osent me sacrifier!

L’effervescence qui s’était emparée graduellement des idées de mon
pauvre ami, pendant cet entretien si animé, devint telle, que pour me
prouver que je perdrais toutes mes peines à essayer de vaincre la
résolution qu’il avait prise d’attendre son arrestation, il défit son
habit et se jeta sur son lit.

Bientôt, en continuant de causer avec lui, je crus remarquer non plus de
l’exaltation seulement dans ses pensées, mais du désordre dans ses
paroles. Alarmé de la gravité des symptômes que cet état nouveau
semblait me révéler, je passai la nuit près de lui avec quelques autres
de mes amis. Le lendemain l’ancien médecin en chef de _l’Indomptable_
vint le voir: il le trouva dans le délire et ordonna qu’il fût
transporté de suite à l’hôpital de la marine... Nous nous disposions à
faire placer notre pauvre camarade sur un cadre pour l’accompagner
jusqu’à l’hospice, lorsque un brigadier et deux gendarmes de la marine
se présentèrent pour s’emparer de lui et le conduire à _l’Amiral_, par
ordre du major-général...[1]

  [1] Voir pour ce mot _Amiral_ la note à la fin de l’ouvrage.

--Allez rapporter à l’officier supérieur qui a obtenu l’ordre de faire
arrêter M. Mathias, qu’il est trop tard, cria un de mes confrères aux
gendarmes; vous pourrez même ajouter que vous nous avez vus conduire à
l’hôpital l’aspirant qui a été assez malheureux pour n’avoir pas été
coupé en deux par un boulet anglais!

Les gendarmes déconcertés nous laissent enlever le cadre du malade que
nous suivons vers l’hospice, comme on suit le cercueil d’un ami que l’on
a embrassé pour la dernière fois; et tous les habitans de Rochefort, en
voyant passer devant eux ce simple et triste cortége, nous demandaient
avec curiosité: «Quel est le jeune homme que l’on transporte ainsi à
l’hôpital?» Et nous à chaque pas, nous leur répondions avec dédain:
«C’est le jeune homme qui a commis le crime de sauver _l’Indomptable_.
Vous le connaissez bien, vous qui vouliez, il y a quelques jours, le
porter en triomphe dans vos murs.»



XII.

L’HOPITAL MILITAIRE. FUITE.


Que dans l’âge des passions égoïstes et de l’ambition, un homme souffre,
languisse et meure de la soif insatiable de la fortune et des honneurs,
ce n’est là subir qu’une de ces fatales destinées réservées à
l’infirmité de notre espèce.

Qu’à cette déplorable époque de la vie où, désabusé des erreurs de la
jeunesse et éclairé sur la valeur réelle de toutes les choses d’ici-bas,
on se dépouille de l’existence comme d’un habit usé par les ans et par
le frottement de la société, il n’y a dans ce dégoût de l’homme pour la
terre rien qui puisse choquer profondément les cœurs désenchantés, dont
le malheur est d’avoir trop vécu. Mais qu’un enfant, élevé dans les
habitudes sévères qui ont hâté le développement de ses bouillantes
facultés, se sente dévoré, à l’âge des illusions, d’une de ces maladies
morales qui ne devraient attaquer que l’âge mûr, et qu’il meure frappé
par l’injustice des hommes ou miné par l’ambition des dignités, voilà ce
qui a droit d’affliger éternellement notre triste humanité, et voilà le
spectacle désespérant que n’offrait que trop souvent le délire des
jeunes hommes lancés avec toutes leurs passions précoces dans la rude
carrière du service militaire.

Combien n’ai-je pas vu de mes amis adolescens, hommes avant le temps,
ambitieux avant le terme marqué pour l’ambition, terminer dans les
langueurs d’un marasme moral, ou par un suicide plus affreux encore que
ce marasme, une existence que l’injustice leur avait appris à ne pas
supporter! Quelle histoire lugubre on ferait de toutes les malheureuses
passions qui ont coûté la vie à tant de jeunes hommes!

Un petit appartement, situé à l’extrémité d’une des salles de l’immense
hôpital de Rochefort, reçut notre camarade, presque inanimé; et bientôt,
autour du lit dans lequel on nous dit de le déposer, nous vîmes accourir
les médecins de la marine. Après avoir gravement examiné l’état du jeune
malade, le docteur en chef reconnut dans l’affection subite qui s’était
déclarée chez lui, les symptômes caractéristiques d’une fièvre
cérébrale. Le traitement le plus énergique fut de suite ordonné; et, à
l’empressement avec lequel tous les soins possibles se trouvèrent
prodigués à notre pauvre ami, nous pûmes juger de l’intérêt général
qu’inspirait sa douloureuse situation. Le médecin en chef, en sortant de
la chambre de Mathias, manifesta du reste assez clairement le sentiment
que lui faisait éprouver tant d’espérance et de courage, sacrifié à une
trop indigne et trop puérile jalousie.--«La maladie de ce jeune homme,
dit-il, n’a pu être produite que par une cause morale qui n’a que trop
favorisé l’irritabilité naturelle de ses organes. Mais tout n’est
heureusement pas encore désespéré, et nous tâcherons de conserver à la
marine un sujet dont le mérite pourra un jour peut-être s’élever au
dessus de tous les obstacles qu’il a déjà rencontrés sur sa route.»

Nous remerciâmes le vénérable médecin en des termes qui parurent le
toucher fort vivement; car, en nous quittant, il nous serra la main à
tous, et ce mouvement de sensibilité fut d’autant plus remarqué, que le
docteur, nous dit-on, se livrait plus rarement à des démonstrations de
ce genre.

Nous passâmes trois jours et trois nuits au chevet de notre malade,
toujours livré à la plus cruelle agitation et au plus violent délire.
Dans ses momens de transport, ses lèvres tremblantes et altérées ne
s’ouvraient que pour exprimer le désordre de ses idées ou l’exaltation
de sa tête tourmentée par les rêves les plus affreux... A peine
pouvions-nous saisir quelque suite dans les mots qui s’exhalaient, avec
son haleine brûlante, de sa bouche convulsive... _Feu! feu!_
s’écriait-il sans cesse... _Feu sur ces lâches!... oh! les lâches!...
L’Indomptable!... Juliette!... oh! si Juliette savait... Non, non, il y
aura trop de sang!... car il vous en faut, n’est-ce pas?... Vous êtes
juges, dites-vous? Eh bien! faites fusiller Juliette par décret
impérial. Ah! ma pauvre amie, si tu savais combien je souffre là; oui,
là... Ils m’ont fendu la tête d’un coup de hache, les brigands!... Et tu
danses, tu chantes, toi, Juliette! La tra la la! tra la!... Feu! feu,
dessus! tiens bon; ne les laisse pas fuir: c’est un brûlot... Juliette,
sauve-toi! laisse-moi tout seul. Moi! Moi!... Gare! te dis-je. Ils
veulent mettre le feu à ton beau bonnet des dimanches... Tiens, mets
vite mes bottes; prends mon chapeau d’uniforme et sauve-toi, plus vite
que cela, fille de ma vie, princesse de mon amour, reine de tous mes
sentimens!... O mon Dieu! que je souffre!..._

Et à toutes ces sombres folies produites par le délire de notre pauvre
camarade, et à toutes ces fantasques saillies de son imagination
bouleversée, nous pleurions, nous, enfans comme lui, au pied de son lit
de douleur; nous pleurions de ces mots bizarres et ridicules qui, dans
toute autre situation, auraient tant excité la gaîté naturelle de notre
âge!

Dans les hôpitaux militaires, il existe de ces pieuses et saintes filles
qui, après avoir fait à Dieu le sacrifice d’elles-mêmes, s’immolent
encore une fois, pour prodiguer aux malades ce que les soins d’une femme
ont de plus délicat et de plus touchant, et pour offrir au premier
malheureux venu, ce baume que le monde dédaignerait de verser sur les
plaies repoussantes de la triste humanité. Là, où la pitié des autres
hommes s’arrête par égoïsme ou par indifférence, la céleste mission de
ces chastes filles commence... C’est dans leurs bras qu’expire le
moribond délaissé; c’est à leur voix angélique que l’espoir renaît dans
le sein presqu’inanimé d’où la vie semblait avoir fui... Le blessé, le
phtisique, sur lesquels l’art des médecins s’est épuisé en efforts
impuissans, deviennent leurs malades à elles, dès que tout au monde les
a abandonnés. Ce sont elles qui étudient les caprices de la souffrance
pour les satisfaire, qui flattent le délire de la douleur pour en
adoucir la poignante amertume; ce sont elles qui offrent l’appui de
leurs bras infatigables, aux premiers pas du convalescent dont leur
dévouement a ranimé l’existence; et quand tout espoir s’est éteint dans
le cœur expirant du pauvre matelot ou du jeune soldat, ce sont elles
encore qui reçoivent le dernier soupir de l’infortuné, pour l’offrir au
ciel, avec la prière fervente qu’elles élèvent vers Dieu, au nom de
celui que leur tendre zèle accompagne encore au-delà du tombeau.

Un de ces anges d’humanité ne put voir, sans être profondément émue,
l’intérêt que nous inspirait l’état presque désespéré de Mathias. La
sœur Minime, affectée, malgré l’éclat de sa beauté et de sa jeunesse, au
service de la salle des officiers, était parvenue sans peine à
commander, par ses nobles vertus, le respect qu’à son âge toutes les
autres sœurs n’auraient pas obtenu peut-être au même degré de tous leurs
malades. Bienveillante sans familiarité, réservée sans mystique
pruderie, elle remplissait ses devoirs les plus pénibles avec une
convenance et une bonté qui donnaient à ses soins les plus simples un
charme inexprimable. Pendant tout le temps que nous passâmes auprès de
notre ami, elle voulut partager nos veilles et nos fatigues; et, lorsque
nous perdions tout espoir, c’était elle qui nous ranimait, en nous
assurant avec cette confiance qu’elle puisait dans l’habitude d’observer
les malades, que notre camarade ne mourrait pas...

Un vieux prêtre, dont plus tard nous eûmes occasion d’apprécier le
dévouement et l’obligeance, désira aussi s’associer aux soins que tout
le monde, dans l’hospice, prodiguait à l’aspirant de _l’Indomptable_,
non pour lui offrir des secours spirituels que le pauvre jeune homme
était trop peu en état de recevoir, mais pour nous donner des avis dont
bientôt nous devions profiter...

La force physique du jeune malade, secondée par l’efficacité d’un
traitement héroïque, triompha de la gravité du mal. Mathias, au bout de
soixante-douze heures de souffrances inouïes et de délire continu,
recouvra l’usage de ses sens et de sa raison... En renaissant pour ainsi
dire à la vie, il ne se montra nullement étonné de nous retrouver auprès
de lui. Il lui sembla que nous n’avions fait que ce qu’il aurait fait
lui-même pour chacun de nous; et sa main affaiblie, en pressant la
nôtre, nous dit tout ce qu’il avait à nous dire... Peu de jours
suffirent ensuite pour le conduire vers une convalescence que nous
attendions avec la plus vive impatience; car il nous semblait, sans trop
pouvoir encore nous expliquer le motif de nos vagues appréhensions, que
notre collègue ne serait en sûreté que lorsqu’il aurait réussi à quitter
l’hôpital de Rochefort.

Nos craintes instinctives n’étaient, hélas! que trop bien fondées.

Un matin, notre bon curé, ainsi que nous l’appelions, arrive tout
essoufflé. Il paraissait nous porter une grande nouvelle sur sa ronde et
large figure. Il rassemble à la hâte son conseil d’amis: la sœur Minime
était présente.--Vous ne savez pas! nous dit-il avec mystère; je viens
d’apprendre que l’ordre d’arrêter notre convalescent est donné, et que
cet ordre doit être exécuté dès que M. Mathias voudra sortir...

--Serait-il possible! nous écriâmes-nous.

--Tout ce qui est rigoureux est possible avec votre discipline militaire
qui ne pardonne jamais, nous répond le vénérable ecclésiastique.

--Mais que faire, monsieur le curé, dans cette inconcevable situation!

--Aller au devant des projets de ces misérables, dit Mathias, et me
livrer à eux, à peine échappé aux angoisses de la mort: ce sera plus
beau!

--Ce serait une folie, m’empressai-je de lui répondre. Il faut, au
contraire, leur échapper...

--Et comment encore? me demandent mes autres amis. Les portes de
l’hospice sont si sévèrement gardées et toutes les issues si bien
surveillées...

Nous nous perdions en vaines recherches sur le moyen de soustraire notre
camarade au nouveau danger qui le menaçait. La sœur Minime n’avait
encore rien dit. Elle attendait, avec ce tact si fin et si sûr qu’ont
toutes les femmes, que nous eussions chacun exprimé notre avis pour dire
le sien; et, lorsque nous en fûmes arrivés à repousser toutes les idées
que notre imagination nous avait d’abord suggérées, la bonne sœur se
contenta de regarder le vieil abbé en lui disant:--Quelques jeunes
prêtres entrent à l’hospice et en sortent sans éveiller aucun soupçon;
et, à votre place, monsieur l’abbé, il me semble que j’aurais déjà
trouvé le moyen d’épargner peut-être un acte de rigueur à la cruelle
justice des hommes. Notre devoir, à nous, c’est de nous sacrifier sans
cesse pour la conservation des autres... On pourra condamner ici-bas
notre charité... mais notre justification est ailleurs...

--Je vous comprends à merveille, ma sœur, reprend vivement le vieillard;
mais comment voulez-vous que je m’expose?...

--Je ne veux rien, monsieur l’abbé... Je souhaite seulement que le ciel
vous inspire, et je prie Dieu que l’infortuné que nous avons arraché à
la mort, ne soit pas sitôt abandonné par la divine providence.

Sœur Minime nous quitta en prononçant ces derniers mots, qui semblaient
avoir jeté un trouble indéfinissable dans l’esprit de notre vieux
pasteur... Nous lui parlons sans qu’il nous réponde; nous implorons son
assistance sans que nous puissions deviner s’il nous écoute et s’il nous
comprend. A la fin le brave homme, échappant, comme par l’effet d’une
explosion d’idées, à la stupeur dans laquelle nous l’avons cru plongé,
nous dit avec résolution et mystère:--Ce soir, vous aurez de mes
nouvelles... Et il nous laissa tout interdits de sa confidence et fort
incertains sur le projet qu’il paraissait avoir si long-temps médité.

Jamais prêtre ne fut plus fidèle à sa parole que notre respectable curé.
Le soir il nous arriva, dans la chambre du convalescent, plus volumineux
que nous ne l’avions encore vu. Un jeune abbé l’accompagnait... Après
avoir fermé en dedans la porte du cabinet, il tira de dessous sa robe
une soutane, un petit chapeau et une ceinture noire.

En deux mots il nous eut bientôt instruits de son dessein, et indiqué à
Mathias ce qui lui restait à faire.--Allons, mon brave jeune homme,
dit-il à notre ami, faisons vite notre toilette de voyage... Je viens
vous conférer tous les ordres en une minute. Monsieur l’abbé, que vous
voyez, et qui a eu la bonté de m’accompagner dans notre expédition,
restera ici pendant que vous passerez, sous son nom, les portes qu’il
vient de franchir... Mais, jurez-moi bien que, sous le respectable habit
que vous allez endosser pour un moment, il ne se passera rien contre la
pureté de mœurs dont ce costume est l’indice et le symbole...

Le travestissement parut original à Mathias; et il ne fallait rien moins
qu’un expédient aussi bizarre pour l’engager à renoncer à la résolution
qu’il avait prise de ne pas fuir. Il promit au bon curé tout ce qu’il
voulut, en cachant son frac d’aspirant sous la soutane officieuse, et en
nouant la ceinture noire à franges sur le ceinturon de son poignard.

--C’est fort bien tout cela, lui dit le curé dès que ce changement de
costume fut opéré. Vous faites maintenant un fort joli prêtre; mais,
qu’allez-vous devenir une fois que vous aurez laissé derrière vous les
portes de l’hospice?

--Ma foi, nous n’en savons rien encore, répondit Mathias; mais le ciel,
qui doit veiller sur ceux qui sont devenus siens, nous assistera
probablement; et, ma foi, je m’abandonne à lui avec la plus entière
confiance.

--Enfans que vous êtes, répondit le vieux prêtre; il faut donc encore
penser pour vous à toutes les choses de ce bas monde? Tenez, prenez
cette lettre de recommandation, et lisez-moi cette adresse:

«A monsieur le capitaine Moulson, commandant le corsaire américain _le
Solanger_, en rade de l’île d’Aix.»

--Quoi! monsieur le curé, ce capitaine de corsaire porte votre nom?

--Mais il me semble qu’on le porterait à moins: c’est un de mes
cousins-germains. Vous voyez qu’il est bon d’avoir des amis partout.

--Et des amis comme vous surtout.

--Vous vous présenterez à Moulson, à qui j’ai déjà écrit un mot de notre
affaire. Il vous recevra bien, parce qu’il sait déjà que vous êtes un
brave garçon, et qu’il aime tous ceux qui lui ressemblent. Vous ferez la
course avec lui, ou vous débarquerez aux États-Unis d’Amérique, comme il
vous plaira; et si, dans votre carrière, il vous tombe un grain de
bonheur à bord, rappelez-vous au moment de _l’embellie_, votre vieux
curé de Rochefort: c’est tout ce qu’il vous demande, ce pauvre homme...
Ah! c’est-à-dire non: il vous demande encore que vous l’embrassiez une
fois pour lui, et une autre fois pour la sœur Minime, qui l’a chargé de
procuration...

Tous nous sautâmes au cou de notre obligeant ami. Mais qui êtes-vous
donc? lui demandions-nous en l’étouffant de nos caresses.

--Qui je suis, mes bons amis! nous répondit-il en nous poussant vers la
porte et en pleurant de joie et d’attendrissement; un ancien corsaire,
comme vous le serez peut-être un jour;... un vieux pécheur converti qui
veille, avec une âme de père, sur tous les jeunes pécheurs comme vous...
Allons, partez en double, et que le bon Dieu vous pilote!... Adieu,
adieu! bon voyage, et défiez-vous de la marée qui porte au vent. Adieu!



XIII.

LE CAPITAINE MOULSON ET LE CORSAIRE _LE SOLANGER_.


Caché sous le costume d’emprunt qui recouvre son frac, et sous le
tricorne abbatial qui ombrage sa figure encore pâle et souffrante,
Mathias s’avance vers les portes de l’hospice. Le concierge, trompé par
le déguisement qui favorise la fuite de l’aspirant, ouvre, en causant
nonchalamment avec l’officier de garde, la grille qui nous sépare encore
de l’espace que nous brûlons de parcourir en liberté. L’officier, en me
voyant suivre, à la distance de quelques pas, le jeune abbé qui vient de
sortir, me regarde sous le nez pour s’assurer de l’identité de ma
personne, et ne pas s’exposer à laisser s’évader le malade que l’on a
signalé à sa rigoureuse surveillance. Satisfait du résultat de son
investigation, le chef du poste rentre au corps-de-garde, et moi je
m’élance, sans perdre de temps, sur les traces de mon heureux fugitif.
Tous deux, en nous voyant réunis, hors de toute atteinte et sans avoir
éveillé encore le moindre soupçon, nous nous embrassons comme deux
prisonniers qui viennent de briser leurs fers; et puis, nous voilà
courant les champs, au milieu de la nuit, et laissant derrière nous
l’hospice de Rochefort, dont la masse immobile va bientôt se perdre dans
les ténèbres qui nous environnent, en nous cachant enfin à tous les
yeux.

Ce ne fut qu’après avoir marché jusqu’à l’épuisement de ses forces que
Mathias me demanda où nous allions.

--Mais nous allons vers _Fouras_, lui répondis-je.

--Et, une fois rendus là, que ferons-nous?

--Nous nous embarquerons dans un bateau qui, moyennant quelques francs,
ne demandera pas mieux que nous conduire sur la rade de l’île d’Aix, à
bord du corsaire _le Solanger_. Est-ce que ce n’est pas là ce que nous
avons de mieux à faire?

--C’est ma foi vrai! s’écria Mathias. J’ai la tête encore si faible, que
j’avais presque oublié notre plan de campagne. Mais sais-tu bien que ce
qui nous arrive est au moins fort plaisant, à présent que j’y réfléchis?
Qui m’aurait jamais dit qu’un jour je serais réduit à fuir, caché sous
l’habit d’un prêtre, _l’hôpital inhospitalier_ de Rochefort, et cela
pour avoir sauvé un vaisseau de ligne, et cela pour m’être permis, moi,
dernier échelon de la hiérarchie navale, de vouloir corriger l’insolence
d’un officier supérieur de la marine! Étrange destinée que la mienne et
que la nôtre! Te rappelles-tu le vieux major-général de Brest, qui
voulait nous envoyer à la gloire, pour nous arracher à la prétendue
corruption de la vie que nous menions auprès de Juliette? Quelle gloire,
mon ami, il nous a fait trouver, ce brave homme, et de quel prix on paie
quelquefois l’honneur de servir sa majesté l’empereur et roi!

--Ah bah! il n’est plus question de tout cela maintenant. Et le but que
nous devons nous proposer, c’est d’arriver avant le jour à Fouras.

--Oui, tout cela est bien facile à dire... Arriver avant le jour! mais
c’est la force qui me manque un peu.

--Eh bien, je te porterai quand tu seras au bout de la provision de
vigueur qui t’est nécessaire pour arriver à bon port.

--Et puis, c’est aussi cette diable de soutane, qui contrarie à tout
moment mes fonctions ambulatoires. A chaque pas, elle s’engage dans mes
jambes, qui déjà ont assez de peine à me porter. Vois plutôt, tiens.

--Et pourquoi ne la quittes-tu pas, ta soutane?

--La quitter, et jeter sitôt le froc aux orties! Non pas, s’il vous
plaît. Lisette... L’aventure est trop piquante pour ne pas pousser la
farce jusqu’au bout. Un aspirant courant les champs, sous la défroque
d’un abbé, pour aller se réfugier à bord d’un corsaire! Je ne donnerais
pas ma part de folie dans cette escapade grotesque, pour un galion
d’Espagne chargé de lingots d’or. Allons, voyons: attrape à jouer des
fourchettes, à présent que me voilà un peu reposé des fatigues de la
première étape. En avant! monsieur l’aspirant de première classe, en
avant! L’abbé Mathias se fera un vrai plaisir de vous suivre et de
naviguer dans vos eaux.

Les deux ou trois lieues que nous avions à faire pour réaliser notre
projet d’embarquement, sont parcourues tant bien que mal. Nous arrivons,
avec l’aube naissante, sur la côte de Fouras. Quelques pêcheurs, encore
à moitié endormis, préparent négligemment leurs bateaux pour quitter le
tranquille rivage et aller chercher au large leur fortune de chaque
jour. La brise venait de la mer, mais elle était faible et douce, et ne
pouvait empêcher les barques de s’éloigner. J’aborde un des patrons avec
l’air d’aisance que je cherche à me donner...

--Allez-vous du côté de l’île d’Aix? demandai-je à ce bourru.

--Nous irons ou nous n’irons pas: c’est suivant comme ça nous fera
plaisir.

--Vous n’êtes guère poli, mon brave homme, avec des gens qui font
pourtant le même métier que vous!

--Et à quoi ça servirait-il donc de prendre des mitaines pour parler à
un aspirant? Pourquoi venez-vous me demander si j’irons ou si je n’irons
pas? Est-ce que ça se dit, ça?

--Mais ça se dit quand on a des raisons pour vous demander si vous allez
à l’île d’Aix ou si vous n’y allez pas!

--Et queux raisons encore avez-vous?

--Si vous m’aviez donné le temps de m’expliquer, je vous aurais dit que
nous cherchions une embarcation pour nous rendre en rade.

--En rade avec monsieur le curé?

--Pourquoi pas?

--Un curé dans une barque de pêche! belle chance que nous aurions là!
Vous ne savez donc pas encore ce que la calotte porte de malheur à la
ligne? Je suis bien sûr que si nous embarquions ce passager-là, il n’y
aurait pas un _piloneau_ à crocher au bout de nos avançons, de toute la
journée.

--Eh bien! on vous paiera votre pêche, et la journée, par conséquent, ne
sera pas perdue pour vous.

--Et combien est-ce que vous nous larguerez pour le fret de cette
cargaison de cathédrale?

--Combien nous prendrez-vous pour le voyage? C’est à vous de larguer le
premier vos amarres.

--Vingt-cinq francs.

--Dix francs.

--Vingt francs: pas à moins; et que la malédiction du bon Dieu ne tombe
pas sur le bateau! v’là tout ce que je demande.

--Vingt francs pour si peu de chemin?

--Et donneriez-vous bien un sou par chaque coup d’aviron qu’il nous
faudra hâler, premier que de crocher l’île d’Aix?

--Allons, voici quinze francs, et qu’il n’en soit plus parlé.

--Je prends toujours. Mais, si les trois garçons qui ont part dans la
barque ne veulent pas se charger de monsieur l’aumônier, je vous avertis
qu’il n’y aura rien de fait. Je _vas_ d’abord conter mon _bagout_ aux
autres.

Au bout de quelques minutes de délibération, le patron revint vers nous
pour nous annoncer que nous pouvions nous embarquer dans le bateau, et
que ses co-associés consentaient à nous _trinquebaler_ à l’île d’Aix.

Le trajet fut long et pénible; car, pendant deux heures il nous fallut
ramer contre le vent et la marée. Le patron de la barque placé à la
barre, profitant de la liberté d’esprit que lui laissait la manière dont
nous naviguions, se prit à nous accabler de questions, auxquelles, dans
toute autre circonstance, nous nous serions fait un devoir de ne pas
répondre. Mais, pour ménager la susceptibilité des quatre malotrus à qui
nous avions encore affaire, nous prîmes le parti de ne pas trop mal
accueillir leurs continuelles importunités.

--Sans être trop curieux, nous demanda le maître-pêcheur, pourrait-on
savoir ce que va faire à l’île d’Aix M. le curé?

--Ce n’est pas à l’île d’Aix, je vous l’ai déjà dit, que se rend M.
l’abbé; c’est à bord du corsaire américain _le Solanger_!

--Et pour qui faire encore, un ex-clésiastique à bord d’un corsaire?
Pour leur-z-y dire la messe à ce tas de rénégats?

--Non pas la messe! mais pour confesser un des officiers américains qui
a réclamé, au lit de mort, les soins spirituels de monsieur.

--C’est donc pas tous des _inchrétiens_ que ces corsairiens de la
Neuve-York?

--Pas plus _inchrétiens_ que vous, et parmi eux il se trouve même de
très-fidèles et de très-bons catholiques.

--Catholiques, catholiques; ça vous plaît-z-à dire! C’est pas
l’embarras, je me suis laissé conter que c’était en partie des Français
qu’il y avait à bord de ce grand coquin de forban; et des écumeurs de
mer, ça peut bien être des catholiques apostoliques et romains tout
aussi bien comme nous!... Allons, avant un coup, mes garçons, nous ne
sommes plus qu’à deux encâblures de l’Américain, et M. le curé, à ce
qu’il m’a dit, a une double ration de sacré-chien à vous payer une fois
rendus à bord, sous sa vareuse d’église (sa soutane).

En nous voyant nager pour nous rendre à leur bord, les gens de
l’équipage du _Solanger_ se groupèrent le long des bastingages du
corsaire pour examiner avec curiosité le personnage qui leur arrivait
sous l’accoutrement d’un prêtre... Jamais pareil uniforme ne s’était
montré à leurs yeux, et leur surprise redoubla encore, lorsque mon ami,
saisissant les porte-haubans de tribord, ne fit qu’une seule enjambée
pour sauter avec la légéreté d’un gabier, sur le pont du navire...

Le capitaine Moulson se promenait en cet instant sur le gaillard
d’arrière, et ce ne fut qu’après avoir reçu le très-humble salut de
Mathias, qu’il sembla sortir de la préoccupation à laquelle il
paraissait livré, en faisant gravement les quinze ou vingt pas compris
entre le grand mât et le couronnement de son brick.

--A quelle circonstance dois-je l’honneur de votre visite, messieurs,
nous demanda d’abord le capitaine?

--A une circonstance fort singulière, répondit mon ami, et cette lettre
de votre respectable cousin va vous l’expliquer.

Le capitaine lut précipitamment le petit mot que le curé de l’hôpital
nous avait donné pour lui, et puis tendant cordialement la main à
Mathias, il s’écria:

--Quoi c’est vous qui avez ramené _l’Indomptable_ à terre?

--Hélas oui! mon capitaine, et vous voyez que je n’en suis pas plus fier
pour cela.

--Et pourquoi cette friperie de prêtre sur vos épaules?

--Cette friperie m’a servi à brûler la politesse aux braves gens qui,
pour prix de ma conduite, avaient pris tous les moyens nécessaires pour
me faire arrêter à la sortie de l’hospice.

--Et qu’a-t-on fait au commandant de _l’Indomptable_, pour avoir exposé
son vaisseau à tomber dans les griffes des Anglais?

--On l’a acquitté.

--Et vous, on veut vous mettre la patte sur le collet, pour avoir fait
ce qu’il aurait dû faire lui-même! Ah ça! ils sont donc fous en France à
présent!

--Mon Dieu non; ils ne sont que stupides, envieux et méchans, et c’est à
vous que je viens demander un refuge contre les bontés dont il leur a
plu de m’accabler.

--Ce n’est pas de refus, jeune homme, ce n’est, ma foi, pas de refus;
vous êtes un bon garçon, et moi j’aime les lurons taillés sur votre
gabarit. On a voulu vous donner la chasse, à ce que m’écrit mon cafard
de cousin, mais nous sommes là pour un coup, nous autres. En montant sur
le pont du _Solanger_, vous avez mis le pied sur la terre américaine, et
ce que le bon Dieu ou le hasard vient de faire pour vous, le diable ne
vous l’ôtera pas, je vous en donne ma parole. Qu’il vous suffise de
savoir, pour être tranquille, que ce pavillon-là, voyez-vous, qui flotte
sur l’arrière de mon brick, couvre et garantit la marchandise... Vous
naviguerez avec nous, et si je ne vous pousse pas rondement dans la
partie de la course, vous pourrez dire que c’est qu’il n’y aura plus
d’eau à boire sur mer... Quel est ce monsieur qui vous accompagne?

--C’est un aspirant de mes amis à qui je dois le bonheur de me voir
libre.

--Veut-il courir aussi bon bord avec vous?

--Merci, capitaine, pour le moment du moins. J’ai des raisons qui me
retiennent encore dans la marine militaire.

--Tant pis, car à mon bord, il y en a pour tout le monde. Mais si le
cœur ne vous en dit pas, vous n’en mangerez pas, voilà tout, et la part
sera plus forte pour les autres goulus... Ah ça! dites donc, père
Mathias, car c’est votre nom, n’est-ce pas? si vous voulez me faire
plaisir, vous vous dégréerez en double de cet uniforme de prêtre, qui
commence à faire rire trop nos gens. Tenez, les voilà tous, les gueux, à
crier déjà qu’il y a un corbeau à bord, et ces gaillards-là, voyez-vous,
sont si superstitieux...

--Qu’à cela ne tienne, capitaine; le désarmement, allez, ne sera pas
long, et pour commencer je me dépouille de ma robe et de mon rabat, à
moins cependant qu’il n’y ait quelqu’un à confesser de ses péchés à
votre bord...

--En douceur, en douceur, M. l’abbé... Tenez, donnez-moi toutes ces
guenilles au mousse qui va aller les amarrer, comme un paquet pour
effrayer les oiseaux, à la paume du mât de misaine... Cela sera plus
farce que de les envoyer par dessus le bord, et j’ai dans l’idée que ce
cotillon de prêtre nous portera bonheur, dans notre prochaine croisière.

Avec des gens du caractère du capitaine Moulson et de ses officiers, il
n’était pas difficile de faire prompte connaissance et d’aller vite en
amitié. Quelques heures après son introduction à bord du corsaire,
Mathias se trouva installé au milieu de l’état-major et de l’équipage,
comme si toute sa vie il avait couru la fortune avec d’aussi nobles
compagnons. Pour moi, enchanté de la réception qu’on venait de faire à
mon ami, je passai la nuit à bord du _Solanger_, entre le punch que le
maître d’hôtel faisait ruisseler sur les tables de la grande chambre, et
les chansons joyeuses, dont nos aimables convives assaisonnaient leurs
copieuses libations...

Quand le jour vint mêler ses premiers rayons à la lueur des flambeaux
pâlissans qui avaient éclairé la longue orgie de la nuit, on parla
d’appareiller; car la brise s’était faite pendant le temps que nous
avions consacré à toutes nos bachiques folies... Le capitaine Moulson,
habitué à mener de front et avec une égale ardeur ses plaisirs et ses
devoirs, la bamboche et le service, ne fit qu’un saut, de la table de la
grande chambre sur son banc de quart, et sa redoutable voix alla
réveiller son belliqueux équipage, encore endormi sur le pont où chaque
officier avait déjà pris son poste...

Le corsaire _le Solanger_, manœuvré par ses deux cents vaillans
matelots, eut bientôt livré ses vastes huniers au souffle des vents qui
semblaient demander à l’entraîner loin du port, où il n’avait fait qu’un
trop long séjour... L’instant arriva de quitter l’ami que je venais de
confier à la fortune, sous l’empire de laquelle allait s’aventurer le
corsaire... Mathias, qui, jusque-là, avait conservé toute la gaîté de
son caractère, perdit presque l’usage de la parole en me pressant dans
ses bras; et, les larmes aux yeux, le malheureux ne sut que me dire,
d’une voix faible et entrecoupée:--Tu vas revoir Juliette... tu
l’embrasseras pour moi... et tu lui diras...

--Je lui dirai que tu l’aimes encore...

--O toujours! toujours!... Adieu pour toi! adieu pour elle!

Assis seul, jusqu’au soir, sur un des sauvages rochers de l’île d’Aix,
j’attendis, pour abandonner le rivage, que la nuit eût caché aux bornes
de l’horizon, le point aérien que formait encore, en s’éloignant avec la
brise frémissante, la voile presque imperceptible du _Solanger_... Et
quand ce point eut disparu pour jamais à mes yeux mouillés de larmes, je
prêtai l’oreille aux vagues gémissantes qui venaient se replier sur la
grève solitaire; et il me sembla que ces vagues, sur lesquelles le
corsaire avait passé en bondissant, murmuraient encore les mots d’adieu
que mon ami leur avait peut-être confiés pour moi!



XIV.

UNE CONQUÊTE D’ASPIRANT DE MARINE.


L’heureuse évasion de mon ami, qui venait en quelque sorte d’arracher à
la sévérité de la discipline, une proie sur laquelle les autorités
maritimes avaient peut-être compté, eut à Rochefort trop de
retentissement pour qu’on ignorât long-temps la part que j’avais prise à
la fuite de Mathias. La triste rigueur qu’on s’était proposé de déployer
contre lui, menaça de s’étendre jusque sur moi, qui, en quelque sorte,
devais être responsable d’une faute que l’on ne pouvait plus faire
expier à celui que l’on appelait le vrai coupable; et, pour échapper à
ce reste de persécution et de haine, je pris le parti de m’éloigner
d’une ville où l’on ne pardonnait ni aux belles actions ni au dévouement
de l’amitié.

Muni d’une autorisation que le préfet maritime ne m’accorda que comme
une faveur signalée, je retournai à Brest, d’où, quelques mois plus tôt,
nous étions tous partis, moi et mes jeunes camarades, si pleins
d’espérances, d’ardeur et d’illusions trompeuses.

Le lendemain de mon arrivée dans cette ville, après avoir joui du
plaisir de revoir ma famille et mes amis, je crus n’avoir rien de mieux
à faire que d’aller au spectacle, pour assister à une cabale d’aspirans
qui, ce soir-là, devait éclater contre un acteur que je ne connaissais
pas, mais que je me proposais de siffler avec toute l’ardeur que mes
jeunes frères d’armes paraissaient vouloir déployer contre lui.

Le temps des cabales de spectacle est aujourd’hui passé dans les ports
de mer. Mais, grand Dieu! qu’à l’époque vers laquelle je reporte encore
mes souvenirs, les aspirans de marine se montraient quelquefois
redoutables dans les luttes du public contre les troupes dramatiques de
la province! Aucun moyen de triompher de la résistance des acteurs, ne
répugnait à l’entêtement de ces âmes damnées, aguerries déjà contre des
tempêtes bien autrement terribles encore que celles qui se déchaînaient
sous les combles d’une salle de théâtre! Une scène prise à l’abordage au
milieu du vacarme: des coulisses renversées sur les musiciens de
l’orchestre épouvanté; des œufs gâtés tombant comme grêle sur la tête
des spectateurs en fuite; un lustre et des quinquets brisés sur les
banquettes lacérées du parterre; des oiseaux de nuit long-temps tenus en
réserve dans des boîtes infernales, et lancés tout à coup dans l’espace,
qu’ils remplissaient du bruit de leur vol sinistre; des épées nues enfin
se croisant quelquefois, au sein de ce désordre affreux, avec les
baïonnettes de la garde appelée pour rétablir la tranquillité, tout cela
n’était qu’un jeu pour ces jeunes diables à la figure encore imberbe et
à la physionomie si naïve et si douce. Oh! que les cabales aujourd’hui
sont mesquines et froides auprès de ces cabales d’autrefois, si chaudes
et si impétueuses! Et l’on nous dit encore que le siècle s’est formé et
que les mauvaises habitudes seules ont dégénéré!

A mon entrée dans la salle de spectacle de Brest, le vacarme projeté
était commencé. En ma qualité de nouvel arrivé, je crus qu’il était de
mon honneur de me signaler plus que les cabaleurs sédentaires, et de
faire brillamment mes premières armes. Je ne risquai que trop, hélas! de
me faire distinguer dans cette mémorable soirée. De toutes les femmes
que l’approche de l’orage avait épouvantées, une seule était restée dans
les loges grillées des secondes galeries; et, malgré l’ardeur avec
laquelle je donnais l’exemple du tapage à mes autres camarades, je
remarquai qu’au plus fort de la mêlée, la lorgnette de l’intrépide
spectatrice n’avait pas cessé d’être dirigée sur moi. Quelque fat, à ma
place, n’eût pas manqué d’attribuer au mouvement du plus tendre intérêt,
l’attention avec laquelle la dame de la loge l’aurait observé. Mais moi,
plus occupé encore de mes fonctions présentes que de vains projets de
conquête, je pensai tout modestement ne devoir qu’à l’excès du zèle que
j’avais déployé, la faveur d’être remarqué par l’inconnue, plus que ne
l’avaient été les autres héros du scandale de la soirée.

Une nuée d’officiers-majors, qui m’avaient observé avec autant
d’attention que la belle, mais avec des dispositions moins
bienveillantes peut-être, m’entourèrent bientôt, pour me conduire
probablement du sein de mon triomphe à bord du vaisseau amiral, lieu
ordinaire réservé au châtiment des peccadilles des jeunes officiers de
marine. Je devinai heureusement assez à temps les intentions hostiles
des limiers du major-général, pour opérer rapidement la retraite que me
prescrivait la prudence; et, du pas le plus agile, j’abandonnai, au
moment le plus critique, le théâtre d’une victoire que la police
maritime ne m’aurait disputée qu’avec un succès trop certain.

Je franchis, en un clin d’œil et à la faveur de l’obscurité, les portes
du théâtre, encore entourées de troupes. Quelqu’un suit mes traces, et
je redouble de vitesse, m’imaginant avoir à mes trousses un
officier-major au moins... Une voix m’appelle par mon nom. J’écoute:
c’est une voix de femme, et je m’arrête...--Trouvez-vous demain, à cinq
heures du matin, rue de la Filerie, numéro 11, maison de madame
Delatour, dentiste, me dit une personne que je crois reconnaître pour
une une vieille dame. Je veux répondre, mais l’officieuse ménagère a
déjà disparu dans la foule qu’elle a regagnée, en laissant seulement à
mes oreilles le son de ces mots que je me répète avec étonnement:
_Trouvez-vous demain, à cinq heures du matin, rue de la Filerie, numéro
11, chez madame Delatour, dentiste._

A dix-huit ans, avec de l’éducation et quelque esprit, on a tout ce
qu’il faut pour se croire destiné à devenir un homme à bonnes fortunes.
Mais, grand Dieu! qu’il en coûte quelquefois, aux débuts de la carrière
de Lovelace, pour attendre, avec une certaine philosophie, l’heure d’un
rendez-vous avec une femme que l’on ne connaît pas! Je sortis après
avoir entendu les mots que la vieille venait de me dire si
précipitamment, persuadé que de toute la nuit il me serait impossible de
fermer l’œil; et, pour mettre autant que possible le temps de l’attente
à profit, je courus dans la rue de la Filerie, avec l’intention de
guetter au passage la belle avec laquelle je m’attendais le lendemain à
avoir le plus délicieux tête-à-tête. Je ne vis rien, si ce n’est le
numéro de la maison qu’on m’avait indiquée, et aussi l’enseigne de la
dentiste, qui occupait le rez-de-chaussée. Il me vint bien à l’idée,
faute d’indices plus satisfaisans, de prendre des informations dans le
voisinage sur le compte des locataires qui habitaient le logis; mais la
crainte de commencer par une indiscrétion dangereuse une aventure qui
s’annonçait pour moi sous l’apparence du plus piquant mystère, me fit
bientôt renoncer à mon projet d’enquête, et je pris le parti d’attendre,
en me promenant et en me repromenant dans les quartiers silencieux de la
ville, l’heure encore si éloignée du bonheur qui me procurait déjà les
plus voluptueuses rêveries.

Que de femmes, pendant ce temps, passèrent dans mon imagination si
tendrement excitée par le vague espoir que l’avertissement de la veille
avait jeté dans mon cœur et dans ma jeune tête! Nul doute, me disais-je
avec complaisance, que la dame à laquelle j’ai plu, ne soit celle qui,
pendant la cabale, m’a lorgné si obstinément... Mais quelle peut être
cette belle inconnue? Quelque femme de la petite vertu? Oh non! elle
occupait une des loges louées à l’année; sa mise m’a paru de la dernière
élégance, et la maison qu’elle habite offre une certaine apparence de
luxe... Et si c’était plutôt quelque femme de bon ton qui se fût éprise
de moi en me voyant faire plus de vacarme que tous les autres
ensemble... On dit que les femmes de la société ont un faible
très-prononcé pour les mauvais sujets; et ma foi, à ce titre, il se
pourrait bien que ma conduite au spectacle eût séduit, par l’éclat même
du scandale, quelqu’une des beautés qui font l’ornement des salons de
nos autorités... Pardieu, il serait plaisant qu’une circonstance qui
devait me conduire, en bonne conscience, tout droit au vaisseau amiral,
me procurât une de ces aventures exquises pour lesquelles j’ai toujours
eu un goût si déterminé et jusqu’à présent si stérile... Et Juliette,
cette pauvre Juliette, que j’avais tant promis à mon ami Mathias de voir
pour lui et pour moi à mon arrivée à Brest! Malheureux que je suis! je
n’y ai encore pas plus songé qu’à l’an quarante... Je n’ai pas même
pensé à m’informer de ce qu’elle peut être devenue et quel sort il a plu
à la Providence de lui réserver après notre brusque départ... Elle gémit
peut-être, la pauvre créature, en implorant, dans sa détresse, le
souvenir de ses anciens amis, comme un talisman contre la séduction dont
elle a été probablement environnée, sans expérience, sans protection,
sans défense; et, tandis qu’avec tant de facilité je pourrais trouver
encore en elle une maîtresse, une amie, et je soupire après le moment de
faire une infidélité à la seule femme que je devrais chercher parmi
toutes les femmes...

Cinq heures sonnèrent enfin, et j’étais en face du numéro 11... Mes
yeux, depuis une bonne demi-heure au moins, n’avaient pas cessé d’être
fixés sur la porte de cette bienheureuse maison. La porte s’entr’ouvre
doucement, et une femme d’une cinquantaine d’années, l’index posé
discrètement sur la bouche, me fait signe de la suivre... J’étais déjà
sur ses pas avant qu’elle fût rendue au pied des escaliers... Je monte
tout palpitant d’espoir, en effleurant à peine les marches que je monte
quatre à quatre. Un loquet claque sur la porte d’un des appartemens du
deuxième étage: j’entre, et je tombe étonné, ravi, enchanté, dans les
bras de Juliette...

Ma joie fut si vive, en retrouvant d’une façon si inattendue notre
ancienne gouvernante, que, quelques minutes après l’avoir embrassée,
j’eus à peine assez de calme d’esprit pour lui dire:--Et à quelle faveur
du ciel dois-je le bonheur de te revoir si bien mise et si bien logée,
ma pauvre Juliette?

--Tu vas le savoir, mon ami, me répondit-elle presqu’aussi émue que moi;
mais, avant tout, apprends que je m’appelle maintenant mademoiselle
Olinda.

--Et pourquoi Olinda et plus Juliette?

--Parce que mon protecteur a trouvé sur la carte marine le nom
d’_Olinda_, qui est, m’a-t-il dit, celui d’une province du Brésil. Ce
nom lui a paru plus distingué que celui sous lequel j’étais connue quand
j’étais avec vous autres; et, en effet, je commençais aussi à le trouver
bien commun.

--Ah! c’est la raison pour laquelle on t’a donné le nom d’_Olinda_! Mais
quel est donc ton protecteur?

--J’ose à peine te le dire, puisque tu ne l’as pas encore deviné. Je
crains que tu ne m’en veuilles, mon ami; mais le malheur qui semble
avoir présidé à ma naissance, et ma triste destinée, m’ont réduite à la
nécessité d’accepter les bienfaits d’un galant homme...

--Et de quel galant homme encore?

--De l’homme le plus généreux et le plus aimable, et que je voudrais
pouvoir aimer autant qu’il mérite de l’être... Ouf!

--Et quel est encore, voyons donc, cet homme généreux et aimable?

--Tu te rappelles peut-être cette lettre que tu surpris un jour dans mes
mains, et que j’écrivais au...

--Au major-général de la marine... Oh! va, je ne l’ai pas oublié. Ce
serait donc lui?...

--Eh bien! oui, mon ami, c’est lui. J’aime mieux que ce soit toi que
moi, qui l’aies nommé...

--Ah! j’avais donc bien deviné dans le moment! et tu nous trompais tous
déjà, petite perfide...

--Ne te fâche pas, Édouard; tu le tromperas à ton tour... Il te sera si
doux, mon ami, de te venger de moi et de lui, que tu me pardonneras ma
faute passée, n’est-ce pas, en faveur de ma faute présente?... Oh! comme
hier au soir je t’ai reconnu avec bonheur, faisant tant de bruit au
spectacle! Si tu savais avec quel orgueil je me suis dit à moi-même, en
te retrouvant tel que je t’ai aimé: Voilà bien un de mes aspirans; car,
aussi vrai que je me nomme _Olinda_ maintenant, vous m’avez donné une si
mauvaise habitude, que je n’ai jamais pu aimer que des aspirans depuis
vous, depuis toi surtout, et depuis ce pauvre Mathias dont tu ne m’as
pas encore dit un mot.

--Pourquoi t’en aurais-je parlé quand tu nous as tous sacrifiés, nous,
tes premiers et tes meilleurs amis, à ce vieux drille de major-général?

--Oh! lui, il m’a écrit au moins ce bon Mathias; il n’a pas fait le
dédaigneux et le paresseux comme toi.

--Il t’a écrit, dis-tu, Mathias?

--Toutes les semaines, excepté pendant sa maladie à l’hôpital de
Rochefort. Et qu’y a-t-il de si surprenant à cela, monsieur, s’il vous
plaît? L’excellent et digne jeune homme! c’est cela un cœur!

--Et je l’aurais encore parié. Il n’est que trop vrai: ce malheureux
t’aimait à la folie.

--Et pourquoi, monsieur, cet imparfait de l’indicatif _t’aimait à la
folie_? J’espère bien qu’il _m’aime_ encore.

--Oh! de la science grammaticale à présent! Tu connais _l’imparfait_ de
_l’indicatif_? Et où diable as-tu donc appris tout cela?

--Où diable? mais, par Dieu! dans les livres et avec les professeurs,
que mon bienfaiteur a voulu que j’apprisse et que je prisse. Crois-tu
donc avoir toujours affaire à la pauvre et ignorante Juliette?... Tu
n’as seulement pas encore remarqué le changement qui s’est opéré dans
mes manières: c’est cependant, je crois, assez frappant... Vois comme
mes mains, autrefois endurcies par le travail auquel j’étais condamnée,
sont devenues douces et blanches. Regarde mes yeux, qui ont pris une
autre expression, et ma taille, qui s’est si élégamment formée... Tu ne
remarques donc plus rien à présent, toi?

--Si, si, je remarque tout fort bien, au contraire; et, pour t’en donner
une preuve, je te ferai observer, à mon tour, sans vouloir ici te faire
un reproche de prendre avec moi un ton de familiarité qui s’accorde, du
reste, au mieux avec l’attachement que j’ai pour toi, je te ferai
observer que tu me disais toujours _vous_ autrefois, et qu’à présent tu
me tutoies!

--Ah! c’est qu’écoute donc, autrefois ma position était si éloignée de
la vôtre par le malheur de ma naissance et l’ignorance dans laquelle
j’avais été élevée; au lieu qu’aujourd’hui, c’est bien différent.
L’éducation que j’ai acquise, la place que j’ai prise enfin dans le
monde, m’ont rapprochée de toi de manière à me faire croire que je suis
à peu près ton égale... Tu dois me trouver bien drôle peut-être avec mes
prétentions; mais, que veux-tu?...

--Moi? non. Je te trouve charmante, et voilà tout.

--A la fin, voilà le premier compliment que tu m’aies encore fait depuis
une heure que nous sommes ensemble. Oh! si tu pouvais t’imaginer combien
il me tardait de te voir, pour jouir de la surprise que te causerait mon
changement de fortune! Je croyais qu’en me retrouvant grandie, formée,
et, je puis le dire, embellie, tu ne reviendrais pas de ton extase.
Mais, pas du tout: monsieur, après m’avoir embrassée, a paru me revoir
comme si je n’avais pas changé d’état! Oh! que les hommes, mon Dieu,
sont étranges et indéfinissables! Je ne m’attendais guère, je te
l’assure, à être payée par autant d’indifférence, du sacrifice que je
fais en te recevant chez moi, et du danger que je cours peut-être en te
retenant aussi long-temps ici.

--Et quel danger si grand ma présence peut-elle donc te faire courir?

--Tu me le demandes, quand tu sais toi-même les minutieuses précautions
qu’il m’a fallu prendre pour te faire entrer dans la maison sans qu’on
pût te voir... Que deviendrait ma réputation si l’on venait à apprendre,
et si le général savait surtout que... Rien que d’y penser, j’en tremble
comme si j’avais fait un mauvais coup...

Au moment même où la tendre _Olinda_ achevait sa phrase à effet, on
entendit la porte de la rue se refermer assez brusquement... La pauvre
fille resta muette en prêtant une oreille attentive au frottement d’un
pied assez lourd qui paraissait s’appuyer sur les escaliers du premier
étage...

--Qu’est-ce que ce bruit? lui demandai-je.

--Chut! tais-toi! me dit-elle à voix étouffée... Je crois... oui, c’est
ce vieux jaloux qui monte; je reconnais ses pas... silence... Que
peut-il vouloir à cette heure?

--Que dois-je faire?...

--Attends! oui... il vaut mieux... Tiens, mon ami, mon lit est large, et
tu es mince; tu vas te placer...

--Où? dessous?

--Non pas: c’est trop commun... Tu vas te glisser entre le traversin et
le chevet; et, si tu m’aimes et que tu tiennes à ne pas compromettre mon
avenir, tu ne respireras pas.

--C’est fort bien, mais, en prenant cette posture, je risque peut-être
d’être exposé à quelque incident bizarre, qui pourrait bien ne pas trop
être de mon goût.

--Enfant que tu es! va, tu n’as rien à craindre de ce côté-là... Mais,
je t’en supplie, fais vite, et sois muet et immobile, pour l’amour de
moi.

En quelques secondes, je fus allongé transversalement sur la tête du
lit; et masqué par le traversin soyeux que ma princesse eut le soin
d’arranger de manière à me couvrir sans me couper entièrement la
respiration, j’attendis, en retenant mon souffle, l’événement que me
préparait l’arrivée de mon rival sexagénaire.

L’entrée du major chez sa belle me sembla copiée sur celles des
classiques oncles d’opéra-comique.

--Comment, levée déjà, s’écria celui-ci en refermant la porte sur lui.
Levée avec l’aurore et plus fraîche qu’elle... Et par quel hasard?

--J’avais l’intention d’aller respirer l’air de la campagne, ce matin,
pour dissiper une migraine affreuse qui depuis hier...

--Une migraine sur ce joli front, si serein et si pur... Mais ce serait
un volcan sous des fleurs... Permettez, mignonnette, que je baise ce
joli front, qui souffre... En effet, il est presque brûlant.

--Vous me demandiez tout à l’heure par quel hasard je me trouvais levée
si tôt aujourd’hui; mais je pourrais vous demander à mon tour à quel
miracle je dois le plaisir de vous recevoir si matin chez moi?

--C’est à un miracle dont je me serais assez volontiers passé. Hier vous
étiez au spectacle, vous avez dû même être étourdie du bruit infernal
que nos jeunes gens se sont permis de faire, à propos de je ne sais quel
acteur, que ces petits messieurs ont pris en grippe. Ma présence au
théâtre étant devenue nécessaire pour mettre fin à ce désordre un peu
scandaleux, je me suis transporté dans la salle, et au nombre de mes
cabaleurs, je n’ai pas été peu surpris, je vous jure, de reconnaître un
des lurons que ma prudence était parvenue, il y a quelques mois, à
éloigner de vous...

--C’est vrai, j’ai reconnu moi-même ce jeune homme.

--Son apparition inattendue en ce moment m’a, je vous l’assure, un peu
contrarié.

--Et pourquoi donc, monsieur? Auriez-vous quelque raison de penser...

--Oh! pas pour vous! Je vous suppose trop de réserve et de sagesse pour
m’alarmer des tentatives que fera sans doute cet aspirant, pour chercher
à vous parler, à vous voir, peut-être. Mais la seule idée d’avoir à
éloigner les importunités d’un jeune fou, m’effraie. Il est si doux à
mon âge de savourer encore avec mystère le tranquille bonheur d’aimer
une jolie femme, et d’en être aimé, un peu peut-être, n’est-ce pas
Olinda?

--Et comment n’aimerais-je pas le plus délicat, le meilleur, le plus
généreux des hommes?

--Tu m’aimes donc un peu, toi si belle et si bonne?

--Devrais-je avoir à vous le répéter encore? Ce n’est pas bien, en
vérité, d’être si exigeant.

--Hélas! on exige toujours beaucoup, trop peut-être, quand on devrait se
trouver heureux de posséder ce qu’on veut bien encore vous accorder.
Serait-ce trop exiger que de demander encore un baiser?

--Oh! non pas un, mais cent, mais mille... Et toujours de bon cœur!

--Elle est en vérité céleste...! Je te dirai que pour être plus sûr de
contrarier d’avance les intentions que je suppose à monsieur l’aspirant
d’hier au soir, j’ai pris un parti assez sévère. J’ai donné ordre de le
chercher pour le loger provisoirement à _l’Amiral_. Ce sera toujours
autant de pris sur l’ennemi; qu’en dis tu?

--Mais qu’il a bien mérité ce que vous voulez bien faire pour lui.

--Il faisait un tapage ce gaillard-là!

--Un tapage horrible, j’en conviens, et qui m’a scandalisée au dernier
point; mais à votre place, au lieu de le punir et de risquer à l’irriter
par un traitement qu’il attribuera à un sentiment dont vous êtes
incapable, il me semble que je le laisserais tranquille.

--Tu le crois? C’est pourtant un assez mauvais garnement, et l’occasion
de le punir m’a paru belle.

--Raison de plus, peut-être, pour ne pas donner à la malignité ordinaire
de ces messieurs un prétexte d’élever des doutes sur le motif qui vous
ferait agir.

--Oui, ce que tu dis là me paraît en effet assez bien pensé... Nous y
réfléchirons encore et puis nous verrons... Mais à propos, ma tendre et
belle amie, puisqu’une circonstance toute particulière m’a amené
aujourd’hui chez toi de si bonne heure, je me permettrai de réclamer de
ta complaisance le sacrifice que tu veux bien faire, tous les deux
jours, à l’une de ces faiblesses que les hommes de mon âge ne peuvent
pas toujours vaincre... C’est du reste, et tu me rendras cette justice,
la seule exigence que je me permette avec toi... Tu as ici tout ce qu’il
te faut, n’est-ce pas?

Ces paroles du général, encore assez obscures pour moi, me firent
trembler. Je me crus exposé à être surpris comme un nigaud dans la
cachette où l’imprévoyance d’Olinda m’avait relégué, et malgré les
signes tranquillisans que la belle me faisait à l’insu du général, je ne
fus pleinement rassuré que lorsque celui-ci dit en s’adressant à la
belle, et après avoir jeté sur le lit son habit et sa cravate:

--Je conçois fort bien, ma toute jolie, tout ce que l’idée d’une telle
jouissance, peut offrir de bizarre en apparence. Mais quand on a vécu
comme moi, et que l’on sait attacher un prix réel aux douces
complaisances d’une amie, il est de ces riens qui enchantent, qui vous
suffisent et qui font qu’on aime cent fois plus qu’on ne le ferait sans
eux, la femme assez bonne pour flatter nos petits caprices... Crois-tu,
belle-belle, que l’eau que tu as au feu soit assez chaude?

--Elle n’est que tiède, mon ami.

--C’est ce qu’il faut: voilà de l’essence de savon qui n’a pas sa
pareille, et dont je me suis muni ce matin même. Que ta douce main, déjà
si jolie, sera belle dans cette mousse si blanche, et pourtant moins
blanche encore que tes doigts caressans...

Je l’avouerai, quelque envie de rire que dût me donner la singulière
fantaisie du général, je ne pus m’empêcher de faire des réflexions assez
sérieuses sur la scène étrange qui s’offrait à mes yeux, et je me
trouvai presque humilié pour ce vieil officier que quelques bons
services avait illustré, en le voyant se livrer avec la capricieuse
docilité d’un enfant, à la manie de se faire savonner le menton par la
main de sa maîtresse... Jamais l’idée d’une aussi bizarre volupté ne
s’était présentée comme une chose possible à mon esprit, encore assez
peu versé dans la connaissance des infirmités amoureuses de notre
espèce... Voilà donc, me disais-je, un homme dont le courage a été
éprouvé dans cent combats, dont l’autorité est respectée par tout un
corps honorable, réduit, pour satisfaire la plus sotte et la plus
puérile envie, à implorer la complaisance d’une grisette qui le méprise
en cédant à la bizarrerie de son puéril caprice! Oh, si tous les
officiers de marine qui ont éprouvé la sévérité de notre major-général
pouvaient le voir comme moi, se faisant savonner le menton par Juliette,
quelle opinion ils auraient de leur vénérable chef!... Et c’est lui qui
voulait m’envoyer à _l’Amiral_ pour avoir fait du bruit au spectacle! Ah
qu’il y vienne, maintenant que je tiens le secret d’une de ses honteuses
faiblesses! Je l’en défie bien, le vieux sybarite à savon mousseux...

Dès que l’office du rasoir fut devenu nécessaire, le général se leva
pour aller se poser devant un miroir, et achever, en se rasant lui-même,
l’opération importante qu’Olinda avait si bien commencée... Pendant le
temps qu’il employa à se gratter le menton, Olinda ne cessa de
contrefaire toutes ses grimaces, au risque de me faire éclater de rire,
et de m’exposer à trahir ma présence, dans ce lieu réservé aux mystères
de la toilette de mon rival... Je n’en pouvais plus, et sans le parti
que prit enfin le général de se retirer rasé, lavé et parfumé, je ne
sais trop ce qui serait résulté de la position insoutenable que j’avais
gardée jusque-là, entre le traversin et la tête du chaste lit de mon
amante!



XV.

INTRIGUE ÉPISTOLAIRE.


Le protecteur d’Olinda était à peine descendu au premier étage, que d’un
seul bond je sautai au bas du lit qui m’avait servi de refuge, avec la
promptitude et la légèreté d’un lapin qui sort du gîte où il a été
traqué.

--Eh bien! me dit Olinda en se tenant les côtés à force de rire et de
mon étonnement et de la scène que venait de me donner le général, que
dis-tu de ma vieille _autorité_?

--Je dis que jamais je n’aurais deviné celle-là!

--Tu connais l’homme à présent. C’est la seule manie un peu désagréable
qu’il ait, et, en vérité, il est si bon enfant sur tout le reste, que je
lui passe son seul petit caprice, en faveur de toutes ses excellentes
qualités. Sais-tu le plus grand défaut que je lui trouve depuis que je
le connais? C’est de ne pouvoir pas l’aimer.

--Mais il me semble cependant t’avoir entendue lui assurer
très-naïvement que tu l’aimais, en lui donnant même d’assez bon cœur une
vingtaine de baisers quand il ne t’en demandait qu’un?

--Oui, je lui contais tout cela, il est vrai, mais ne faut-il pas que je
le trompe? Crois-tu qu’à toi, par exemple, j’aie besoin de t’en dire
autant? Oh! mais écoute, ce n’est pas tout encore. Je t’ai dit tout à
l’heure que la manie d’être savonné par moi était le seul caprice qu’eût
mon _autorité_. Mais il a bien une autre fantaisie encore!

--Et laquelle? Va, dis hardiment; je m’attends à tout maintenant.

--C’est la manie de m’écrire tous les jours un petit poulet, et de
vouloir que je lui réponde sur l’heure même.

--Et comment t’arranges-tu de cet idiotisme épistolaire?

--A merveille! Je lui réponds tout ce qui me passe par la tête, et il
trouve que j’ai un style charmant et que je suis une... Comment donc
appelle-t-il cela déjà? Une, une Sé... Sé... Aide-moi donc un peu!

--Une Sévigné, peut-être?...

--Oui, justement, une Sévigné... A chaque lettre où il croit remarquer
un progrès dans ma manière d’écrire, il m’envoie des pâtisseries, des
liqueurs, des sucreries, des bijoux même quelquefois, que sais-je enfin,
tout ce qu’il croit propre à encourager mon zèle pour la correspondance.

--En ce cas-là, tu feras des progrès immenses, je t’en donne ma parole,
et tu sais que jamais je n’ai promis en vain.

--Et comment cela, des progrès immenses?

--Je t’écrirai toutes tes réponses; tu les recopieras, et je veux que
les bouteilles de liqueur pleuvent chez toi comme autrefois la manne
dans le désert. Ah! il aime le beau style épistolaire, le friand
vieillard! Eh bien! on lui en donnera!

--Oui, pour ses bijoux, n’est-ce pas? Ce sera délicieux, ravissant!
Quand je te disais, Édouard, qu’il nous serait si doux de le tromper!
D’autant mieux, vois-tu, qu’il n’y a rien qui m’ennuie plus que d’être
obligée de lui faire une lettre tous les jours, quand je ne sais, la
plupart du temps, que lui dire.

--As-tu là sa correspondance?

--Sans doute, puisque je suis obligée de la lire et d’y répondre.

--Donne-la-moi pour que je me mette au fait de sa manière, et que je lui
riposte sur-le-champ... L’idée de sa liqueur m’inspire, et je me sens
déjà tout en verve!

--Mais j’ai déjà répondu à son épître d’hier. Il vaut mieux, pour entrer
en matière, attendre la lettre qu’il ne manquera pas de m’envoyer
aujourd’hui...

--C’est vrai... Et si nous déjeunions en attendant?

--Ah oui! tu as raison. Ma bonne va nous servir ce qu’elle aura de
mieux... C’est une fille discrète, sage, dévouée et qui t’aime déjà
comme si elle te connaissait depuis dix ans. C’est elle qui boit avec
moi la liqueur du général... Comme hier elle a bien fait ma commission,
n’est-ce pas, à ta sortie du spectacle?... Un vrai trésor, mon ami, un
vrai bijou! Tu resteras ici toute la journée pour ne sortir qu’à la nuit
avec précaution, discrétion et sécurité... Mais à quoi penses-tu donc
ainsi? Tu parais tout distrait...

--Je pense à la réponse que je ferai pour toi à l’amoureux et éloquent
major-général de la marine au port de Brest.

--Oh! ce n’est ma foi pas la peine d’y songer tant à l’avance! Moi,
quand j’étais embarrassée, je copiais tout bonnement une lettre de... de
la _Nouvelle-Héloïse_, et il trouvait que j’écrivais comme un ange.

--Peste, le gaillard! il n’était pas dégoûté, et tu l’as gâté sans le
savoir. C’était du Rousseau que tu lui donnais, malheureuse!

--Ah! dam, écoute, on donne ce que l’on peut quand on n’a pas autre
chose sous la main.

Le déjeuner vint; je le trouvai exquis. Olinda fut d’un enjouement fou,
d’une humeur enivrante, et le bonheur qu’elle semblait éprouver à me
retrouver, après ma longue absence, la rendit si aimable, que je pensai
à peine au temps qu’il me faudrait passer près d’elle, avant de laisser
le champ libre au général, pour peu qu’il lui prît envie de venir lui
rendre, comme à son ordinaire, quelque visite nocturne.

La lettre quotidienne qu’elle m’avait annoncée que lui écrirait _son
autorité_, arriva au dessert. Je la lus avec empressement comme le type
d’une correspondance qui devait commencer à entrer dans mes nouvelles
fonctions. L’épître du jour était ainsi conçue:

  «Cher amour,

  »Ce matin, je vous ai trouvée encore plus belle, s’il est possible,
  que vous ne l’étiez hier. Je ne sais à quoi attribuer cela, si c’est à
  votre beauté qui s’épanouit chaque jour progressivement, ou à mon
  attachement, qui, en s’augmentant, vous rend à chaque minute plus
  séduisante à mes yeux. Mais, tout ce que je puis vous dire, c’est que
  je t’aime de tous les sacrifices que je suis disposé à faire pour ton
  bonheur... J’ai brûlé dans ma vie bien des parfums aux pieds de plus
  d’une jolie femme; mais jamais, je crois, je n’ai offert à la beauté,
  un encens aussi sincère et aussi pur que celui que je fais fumer à tes
  autels... Charmante mignonne, je t’ai trouvée souffrante ce matin, et
  ta migraine m’a alarmé; mais la touchante complaisance avec laquelle
  tu as vaincu ta douleur, pour sourire à un de mes petits caprices, m’a
  pénétré jusqu’au cœur; et, pour consacrer, comme l’époque d’un tendre
  sacrifice, le moment où j’ai reçu de toi une marque de la plus insigne
  bonté, j’ai fait graver, sur l’anneau que je t’envoie, la date du jour
  où tu m’as accordé la preuve la plus précieuse de ton amour et de ta
  charmante docilité.

  »Adieu, mille fois adieu, avec mille baisers de ton tendre et dévoué
  amant...»

--Mais c’est une lettre tout comme une autre! dis-je à Olinda après
avoir lu le poulet, et elle mérite une réponse, et une réponse en règle
encore. Je trouve même que cet homme écrit assez passablement le
sentiment pour un officier-général, et, avec trente ans de moins chez
l’individu, le style pourrait ma foi, valoir celui de la plupart de nos
jeunes faiseurs de billets doux à la semaine. Voyons, ma petite, un
verre de liqueur! Bien! bois-en d’abord la moitié,--de l’encre, du
papier, une plume; un baiser par dessus tout cela, car il me faut
aujourd’hui de l’inspiration... C’est bien, voilà les idées qui
commencent à germer dans ma tête, que je sens s’échauffer par degrés...

J’écrivis alors l’épître suivante, entre les assiettes du déjeuner;
Olinda, appuyée sur mon épaule, suivait de l’œil le mouvement fébrile de
ma plume. Cela faisait un tableau charmant pour nous.

  «Aimable et cher ami,

  »Quelque précieuses que soient pour moi toutes vos bontés, je vous
  dirai qu’elles me jettent souvent dans la plus grande perplexité.
  Comment, en effet, pourrais-je jamais reconnaître d’une manière digne
  de vous et des sentimens que vous m’inspirez, les bienfaits dont vous
  ne cessez de combler une femme qui n’a à vous offrir que son cœur et
  son amour? Oh! Combien je porte envie au sort de celles qui peuvent,
  par des sacrifices constans et un dévouement sans bornes, répondre à
  la tendresse qu’elles ont inspirée et au désintéressement de l’amant
  qu’elles ont choisi! Mais une si douce satisfaction ne m’est pas
  réservée, et je sens que si beaucoup d’amour est quelque chose pour
  vous, c’est encore trop peu pour moi; et, moins vous êtes exigeant, et
  plus je m’en veux de ne pouvoir vous prouver que par l’attachement le
  plus sincère, quel est l’excès de ma reconnaissance.

  »Savez-vous que vous êtes mille fois trop bon, aimable ami, de vous
  occuper de ma migraine? Votre présence, dont j’ai trop peu joui
  aujourd’hui, a suffi pour la dissiper; et quand le cœur est satisfait,
  il reste bien peu de place à la douleur, même dans la plus mauvaise
  tête... Votre anneau est divin, et j’espère bien qu’il deviendra un
  talisman contre tous mes maux, quels qu’ils soient, en me rappelant
  une des époques les plus douces de ma vie. Mais je ne vous cacherai
  pas, tout en acceptant vos galanteries, que je suis très-fâchée contre
  vous; oui, très-fâchée, mon ami, et tout de bon encore! Je veux bien
  que vous m’aimiez à la folie, mais je ne prétends pas que vous fassiez
  des folies pour me prouver votre amour. Les seuls gages de tendresse
  auxquels je tienne, ce sont vos charmantes lettres, car ceux-là au
  moins je puis les porter sur mon cœur, sur ce cœur que vous avez
  pénétré, méchant, de la plus vive et de la plus inaltérable
  reconnaissance.

  »Je ne dis pas comme vous, mille amitiés, mille baisers, mais une
  seule amitié et un seul baiser, pourvu que l’un et l’autre soient
  éternels comme les sentimens de votre affectionnée.

  »OLINDA.»

--Eh bien! comment trouves-tu celle-là, pour la première? demandai-je à
ma déité après avoir achevé mon épître d’un seul coup de plume.

--Mais très-bien! me répondit-elle, trop bien peut-être; je crains que
le progrès du style ne paraisse trop sensible, aux yeux de mon
correspondant.

--Bah! laisse donc! Un connaisseur qui a pris le style de la
_Nouvelle-Héloïse_ pour le tien, pourra, à plus forte raison, te passer
le luxe inaccoutumé d’une rédaction d’occasion, d’une épître improvisée
entre la poire et le fromage. Ah! il en verra bien d’autres, va, le
luron!

--Oui, mais c’est qu’en m’appropriant les lettres de Julie à son amant,
j’avais bien soin de faire des fautes d’orthographe, pour ne pas
m’exposer à laisser découvrir un stratagème qui m’aurait trahie.

--Eh bien! c’est là la précaution qu’il te faudra prendre aussi en
copiant mes lettres. Mais voyez donc la ruse de cette petite plagiaire!
Oh! pour tromper, il n’y a que les femmes! Elles naissent toutes avec
l’instinct des petits détours et de la plus aimable supercherie!...
Allons, sans perdre de temps, prends-moi une feuille de papier rose
ambrée, et tâche de me copier proprement ce chef-d’œuvre, et en avant
surtout les fautes d’orthographe, par précaution!

Olinda copia, dénatura ma missive, du mieux qu’elle put, et quand la
besogne fut terminée, nous nous livrâmes, fort contens de notre
espièglerie et assez rassurés sur l’avenir, à un entretien
demi-sentimental, demi-fou, qui dura jusqu’au soir. Favorisé par les
premières ombres de la nuit, j’opérai tranquillement ma retraite du
logis, me promettant bien de revenir le lendemain recueillir des
nouvelles de l’effet merveilleux que j’attendais de ma première épître à
notre vieux et nouveau Saint-Preux.



XVI.

L’ÉPITRE EN VERS.


J’en suis fâché pour les athées incorrigibles; mais il est une
concession que je serai toujours en droit de forcer leur entêtement
théiste à faire à l’expérience d’un fait irrécusable: c’est qu’il est un
Dieu pour les amans qui trompent. Comment expliquerait-on autrement que
par l’existence d’une protection providentielle, l’impunité dont
jouissent la plupart des femmes qui trahissent leurs devoirs, et le
bonheur des jeunes séducteurs qui trahissent à leur tour les femmes
qu’ils ont rendues infidèles? Si le hasard seul, avec son aveugle
fatalité, présidait aux intrigues amoureuses comme à tout le reste des
choses d’ici-bas, comment pourrait-il se faire que ce hasard tournât
presque toujours contre les époux trompés en faveur des amans trompeurs?
Les chances du destin ne se partageraient-elles pas à peu près
également, entre les uns et les autres, et pour dix maris dupés, ne
rencontrerait-on pas dix maris clairvoyans et sévères? Mais non, bien
évidemment non: ce n’est pas le hasard qui peut faire que les époux
soient toujours condamnés à ignorer les derniers, ce que tout le monde
sait sur leur compte, et qui peut arranger toutes les choses de ce
monde, de manière à éviter aux amans les périls que devraient
naturellement leur faire courir leur imprudence ordinaire et leur trop
coupable indiscrétion. C’est donc très-sûrement une providence cachée,
mais une providence réelle qui favorise à la fois et les gens qui
doivent être trompés, en leur inspirant une aveugle confiance, et les
hommes moins heureux peut-être qui font gloire de tromper les autres, en
jouissant de la plus complète et de la plus inconcevable impunité.

Je n’éprouvai que trop peut-être, pour la gloire de mes mœurs, l’effet
de cette providence protectrice de l’audace des amans fortunés. Pendant
trois mois, je fus assez heureux pour entretenir, avec la vive et tendre
Olinda, des liaisons auxquelles un peu de contrainte et quelques
contrariétés prêtaient un charme qui suffisait pour éloigner de nous,
l’ennui que nous aurions eu tant de peine à éviter au sein d’une
existence plus libre et moins illégitime. Presque tous les jours, il est
vrai, il me fallait acheter, en écrivant une lettre au général, le
plaisir d’abuser cet excellent homme. Mais ma correspondance pseudonyme
semblait le rendre si heureux, et elle nous avait procuré jusque-là de
si étranges incidens, que je m’étais résigné, sans trop de répugnance,
au devoir épistolaire dont ma maîtresse avait jugé à propos de
m’abandonner tout-à-fait le soin. Écrire à peu près chaque matin, une
lettre pour mon propre compte, à l’un de mes amis ou de mes parens,
aurait été un travail au dessus de mes forces et de ma paresse; mais
correspondre au nom de ma maîtresse avec le vieillard aux dépens duquel
nous nous amusions tous deux, c’était pour moi quelque chose de si
piquant, que j’aurais usé, je crois, sans ennui à ce métier, toutes les
plumes d’un ministère.

Malgré tout l’attrait que pouvaient m’offrir cependant la nature et la
bizarrerie de mes relations avec la belle protégée du major, il m’aurait
été difficile peut-être d’éviter la satiété que la fréquence de nos
entrevues devait amener entre deux amans de notre caractère et de notre
âge. Mais par un des priviléges singuliers attachés à la destinée de ma
maîtresse, j’éprouvai bientôt dans l’inconstance même de son humeur et
de ses impressions, un changement qui contribua à varier l’uniformité de
notre situation et du sentiment qu’elle m’inspirait.

Olinda, au bout de quelques semaines, s’avisa, à propos de quelques
circonstances que je lui rappelai en parlant de sa vie passée, d’avoir
des scrupules et d’éprouver sur son avenir des terreurs que toute mon
éloquence et mon sang-froid ne purent que bien difficilement effacer de
son imagination troublée.

--Croirais-tu, me dit-elle un jour, que maintenant, pour peu que tu
restes quelques heures éloigné de moi, j’ai peur!

--Et peur de quoi? lui demandai-je en feignant d’ignorer l’objet de ses
alarmes.

--Peur de moi-même et du sort inévitable que je me prépare. Quand tu
rentres, mon ami, et que tu me surprends les yeux tout rouges, tout
gonflés, c’est que j’ai pleuré pendant toute ton absence. Je sens depuis
quelque temps que j’ai besoin d’avoir près de moi quelqu’un qui m’aime
un peu, quelqu’un qui ne me méprise pas trop, et qui puisse me protéger
enfin contre un pressentiment funeste dont je suis sans cesse
poursuivie, obsédée! Si comme les autres femmes, auxquelles je ne mérite
que trop d’être comparée, je passais toute ma vie dans la dissipation et
le bruit du scandale, je pourrais m’étourdir aussi comme elles, sur les
torts de ma conduite et de mon existence; mais toujours seule avec toi
ou en présence de l’homme que je t’ai sacrifié, j’ai eu trop souvent
l’occasion de me recueillir en moi-même pour ne pas éprouver le vide de
ma situation et les remords plus cruels encore qui viennent
m’épouvanter... Et puis, tu te rappelles les mots que ma pauvre mère
laissa échapper de ses lèvres mourantes en nous regardant avec pitié,
mon frère et moi: Ma fille, me dit-elle, tu mourras bien malheureuse!...
Tiens, je crois encore entendre cette terrible prophétie; et ces mots,
que je ne puis éloigner de ma pensée, viennent sans cesse m’effrayer au
sein des nuits que je suis condamnée à passer loin de toi. Oh! je t’en
prie, reste auprès de moi, mon ami, ne m’abandonne pas, comme tu le fais
si souvent, aux terreurs subites de mon imagination délirante... ne me
laisse pas trop long-temps livrée à mes réflexions... Je crois que je me
tuerais!...

--Mais quelle funeste idée, Olinda! Qu’y a-t-il donc de si coupable, de
si criminel dans ta conduite? Les erreurs que tu te reproches si
amèrement, ne peuvent-elles pas être plutôt imputées à ta destinée qu’à
toi-même?

--Et qu’elles soient de la faute de ma destinée ou de la mienne, en
suis-je donc moins malheureuse? Tiens, il ne faut rien chercher à me
cacher, par pitié, car je suis résignée à tout. Un jour, tu me
quitteras, et, si j’en crois mes secrètes alarmes, ce jour ne peut être
éloigné, car enfin, nous ne pouvons plus long-temps encore nous flatter
de réussir à tromper, comme nous l’avons fait jusqu’ici, l’homme
confiant à qui je dois des bienfaits que je mérite si peu. Eh bien,
alors que deviendrai-je, Édouard? La plus misérable et la plus
méprisable, non pas des créatures de mon sexe, mais des femmes abjectes
qui déshonorent ce sexe... Oh, cette seule idée me révolte, contre moi
et contre le sort que je suis condamnée à subir... Et tu me demandes
encore de quoi j’ai peur! Mais, malheureux, c’est de moi que j’ai peur,
c’est de moi-même que je suis épouvantée... Mais non, n’est-ce pas, tu
ne me quitteras pas, quels que soient et ma misère et ma honte... Tu as
trop bon cœur, n’est-ce pas, mon ami? Tu resteras avec moi toute la
journée, toute la nuit, surtout... S’il vient, je te cacherai, comme un
talisman contre mes tourmens... S’il te surprend ici, et bien nous
resterons encore ensemble; je travaillerai alors pour vivre, nous
vivrons dans l’indigence, mais au moins tu me consoleras, et je serai
moins malheureuse encore, pauvre avec toi, que riche avec lui. N’est-ce
pas, mon ami, que tu vas rester?

Inconcevable caractère des femmes vouées à la dépravation des sens et du
cœur! Olinda, après m’avoir rempli moi-même du sentiment de ses
frayeurs, oubliait bientôt à mes côtés, l’impression funeste dont elle
m’avait glacé, pour se livrer un moment après, aux distractions les plus
puériles, à la gaîté la plus folâtre. Après avoir réussi à l’arracher à
sa passagère mélancolie, à ses remords, à ses vertiges, c’était elle qui
quelquefois était obligée de dissiper la tristesse profonde dont
elle-même m’avait pénétré... Elle chantait alors, elle dansait; un rire
d’enfant effaçait sur ses traits, les larmes fugitives qui les avaient
inondés quelques minutes auparavant, et je l’avouerai, cette mobilité
d’impressions, qu’elle me faisait partager au gré, pour ainsi dire, de
ses douloureux caprices, m’attachait à elle par tout ce qu’il y a de
puissance pour nous, dans l’inconstance et la frivolité d’humeur d’une
femme.

Les lettres du général avaient surtout le pouvoir d’arracher Olinda à
ses accès de mélancolie, et de faire une heureuse diversion à ses plus
cuisantes alarmes. Un matin je la trouvai riant aux éclats, contre son
habitude, je dis contre son habitude, car pendant mes absences, assez
fréquentes, il n’était rien au monde qui pût dissiper la tristesse
qu’elle éprouvait à se trouver seule.

--Et à quel favorable hasard dois-je le bonheur, lui dis-je en entrant,
de te trouver aujourd’hui d’une aussi folle gaîté?

--Vois, me répondit-elle, la lettre que je viens de recevoir de mon
_autorité_ maritime! C’est encore la chose la plus plaisante que ce
digne homme m’ait écrite. Croirais-tu bien qu’il s’imagine que la
tristesse qu’il remarque en moi depuis quelque temps, provient d’un
effet encore secret, dont il se croit modestement la cause!

--Ah bien, il ne manquerait plus que cela, par exemple!

--Et il ajoute, que si je le rendais père, il braverait tous les
préjugés et les convenances pour épouser la mère de son enfant. Le
pauvre cher homme!

--Quel dommage que...!

--Mais plaisantes-tu? et penses-tu donc que cet événement, s’il était
réel, rendît déjà mon sort si beau?... Il dit bien autre chose encore,
va. Mais ce qui l’afflige le plus, en songeant à la possibilité d’unir
légitimement sa destinée à la mienne, c’est son âge, et là-dessus il me
défile les choses les plus touchantes du monde, c’est presque une,
comment appelles-tu déjà cela... une élégie; et j’ai cru d’abord en
lisant ses doléances, qu’il m’écrivait en vers, tant il a pris un ton
piteux pour me conter ses amoureuses peines...

--Eh, non, c’est bien en prose qu’il t’écrit... Mais écoute, pour
achever de lui tourner la tête, moi je me charge de lui répondre cette
fois en vers. Depuis long-temps, tu dois remarquer qu’il a cessé de te
féliciter sur les progrès de ton style, et j’en suis assez peu surpris,
par la raison toute simple, qu’il est difficile de rendre le
perfectionnement sensible, lorsque pendant trois mois l’on parle le même
langage en quatre-vingt-dix lettres consécutives. Mais en sautant tout
d’un bond, de la vile prose à la sublime poésie, le pas devra lui
paraître immense, et le vieillard sera, j’en suis sûr, enchanté de cette
subite transformation de coloris, à laquelle du reste j’ai eu le soin de
le préparer, en m’élevant presque à une hauteur poétique dans les
dernières épîtres que je lui ai adressées pour toi. C’est le langage des
Dieux, ma fille, qu’il nous faut parler à ce barbon... Donne-moi son
billet que je le relise.

--Mais je te l’ai donné... Tiens, tu l’as même encore dans tes mains!

--Ah! c’est vrai; c’est le démon de la composition, vois-tu, qui me rend
déjà si distrait. Vite un crayon, vite du papier! Ne perdons pas un
moment, voilà que je suis inspiré, et prends garde à toi, car les vers
vont couler comme un torrent courroucé de ma verve brûlante...
Prosterne-toi et écoute:

    Eh quoi! vous vous plaignez que les ans trop jaloux,
    Aient sur vos nobles traits dessiné quelques traces;
    Quand vous voilez si bien, sous l’enjouement des grâces,
    Ces torts de l’âge mûr, que bien des jeunes fous
    Cacheront, dans dix ans, avec moins d’art que vous.
    Notre jeunesse, hélas! frêle fleur de la vie,
    Passe avec cette ardeur qui ne dure qu’un jour;
    Mais ces élans du cœur qui prolongent l’amour,
    Sont la seule jeunesse en qui je me confie.
    Et pour vous croire encor jeune de vingt printemps,
    Moi qui connais si bien votre cœur noble et tendre,
    Je n’ai qu’à vous rêver, je n’ai qu’à vous entendre,
    Et dans l’illusion qui charme alors mes sens,
    Je deviens votre amante, et vous avez vingt ans!

--Hein! Que dites-vous de cette petite héroïde, la belle enfant?

--Je dis que je trouve cela trop beau, mon chéri.

--Pour lui? tu plaisantes!

--Non pas pour lui, mais pour moi. Il ne croira jamais que j’aie pu
faire des vers aussi gentiment tournés; il sait bien d’ailleurs qu’il ne
peut pas me venir dans la tête de lui parler de _l’enjouement de ses
grâces_, à lui.

--Tu ne sais donc pas combien les vieillards qui aiment les jolies
femmes, sont peu difficiles sur les complimens qu’on leur fait pour
abuser leur amoureuse crédulité! Tiens, je suis sûr, comme de mon
existence, qu’il ne donnerait pas _l’enjouement de ses grâces_ pour cent
louis; et je suis même moralement convaincu qu’il te fera le plus joli
petit cadeau du monde, pour cet alexandrin que tu condamnes:

    Quand vous voilez si bien, sous l’enjouement des grâces,
    Ces torts de l’âge mûr...

C’est justement là, ce qu’il y a de mieux dans mon improvisation!

--Comment, tu penses sérieusement que ces vers puissent produire un bon
effet?

--J’en mettrais ma main au feu, et je jure par les muses qui m’ont
inspiré, que le cachemire que tu attends depuis si long-temps, viendra
tomber élégamment sur tes belles et blanches épaules, à la voix
d’Apollon. Il n’y a que les poètes pour faire de ces miracles-là.

--Le cachemire! C’est bien tentant, mais tiens, je n’en ai pas l’idée.

--Que tu en aies l’idée ou non, prends vite une plume et copie-moi cela
le plus gentiment qu’il te sera possible. Je vais dicter.

--Crois-tu qu’il faille encore faire des fautes d’orthographe, par
prudence, pour les vers comme pour la prose?

--Non, fais-en le moins que tu pourras, afin de ne pas déranger la
mesure. Je te prédis que tout passera admirablement aujourd’hui.

La pauvre Olinda, malgré la répugnance visible qu’elle avait à
transcrire ma poétique production, ne sut que m’obéir, et sa main
tremblante copia, tant bien que mal, les vers malencontreux que je
prenais plaisir à lui répéter avec mon ridicule amour-propre d’auteur.
Le sublime message fut, hélas! envoyé à son adresse, non pas sur les
ailes de Mercure ou d’Iris, mais par les mains de la duègne de ma
prosaïque maîtresse, et moi, plein d’une aveugle confiance dans la
destinée de mes vers, j’attendis impatiemment le lendemain pour jouir du
succès de ma trop imprudente tentative.



XVII.

CONTRE-TEMPS. LE PSEUDONYME TRAHI. DÉSAPPOINTEMENT TOTAL.


Le lendemain, j’arrivai de meilleure heure que de coutume chez Olinda.
Je la trouvai fondant en larmes! Une lettre décachetée et tout inondée
encore de ses pleurs, était sur ses genoux... Je lui demandai en
frissonnant d’effroi, le sujet de la vive affliction qui paraissait
l’avoir saisie. Pour toute réponse, ma malheureuse amie me présenta
cette lettre fatale, en me disant:--Tiens, lis, et vois si hier j’avais
tort!

  «Ma chère Demoiselle.

  »Je vous savais depuis long-temps femme d’esprit, et je m’étonnais peu
  de vous voir faire preuve chaque jour dans votre correspondance, des
  brillantes facultés dont vous avait gratifiée la nature. En daignant
  répondre comme vous le faisiez à mes lettres, vous n’aviez jusqu’ici,
  cependant, employé que le langage que je pouvais comprendre, et je
  vous avouerai que j’étais bien aise que vous voulussiez bien ne pas
  m’accabler du poids de votre supériorité; car à mon âge, et avec le
  peu de mérite littéraire que je me connais, on est quelquefois
  satisfait d’avoir une maîtresse avec laquelle on puisse s’entendre et
  correspondre, tout uniment en prose, et comme le commun des mortels;
  ce n’est que depuis qu’il vous a pris fantaisie de m’écrire en vers,
  que j’ai commencé à me sentir honteux de mon insuffisance, et à voir
  clairement combien j’étais indigne de posséder une muse. Votre prose
  me suffisait; vos vers m’humilient, et pour ne pas être exposé à
  rougir de mon ignorance, en entretenant avec vous un commerce d’esprit
  au dessus de mes facultés, j’ai pris le sage parti de ne plus me
  présenter chez vous, et de renoncer à la douceur d’une illusion dont
  j’ai été si long-temps la dupe.

  »Veuillez bien, charmante et chaste muse, recevoir avec indulgence
  l’expression des regrets de votre prosaïque et dévoué serviteur...

  »M***»

  _Post-scriptum_: «Comme vous pourriez tenir à posséder le brouillon
  des vers sur lesquels il vous a plu de copier l’épître dont vous
  m’avez honoré, je vous renvoie les morceaux du poétique canevas, que
  j’ai ramassés ce matin sur les cendres de votre cheminée.

  »J’ai l’honneur, etc...»

--Imprudens que nous avons été! Nous n’avions seulement pas songé à
brûler l’original de cette maudite épître!

--Eh bien, Édouard, quand ce matin encore je te disais que tes vers me
porteraient malheur? Voilà le cachemire que tu me promettais!

--Tu me vois aussi consterné que toi de ce maudit contre-temps!

--Et moi donc, qui maintenant, vais me trouver sans protection, sans
ressources, sans asile... Ah! mon Dieu, que devenir! mon Dieu, que je
suis malheureuse!

--Écoute, Olinda, écoute-moi, s’il est possible, avec un peu de calme et
de résignation.

--Non, je ne veux plus que tu m’appelles Olinda, appelle-moi maintenant
Juliette: je ne suis plus à lui, je redeviens toute à toi.

--Eh bien, oui. Écoute-moi, ma bonne Juliette. L’événement qui nous
frappe est fâcheux, sans doute, et je ne veux pas chercher à t’en
dissimuler la gravité! Mais quelque cruel qu’il soit, je ne vois pas
encore qu’il faille nous désespérer; car il ne nous laisse pas sans
ressource aucune. Quoique peu fortuné, je puis disposer de quelque
argent qui, ajouté aux petites économies que tu as dû faire, pourra te
mettre assez à l’aise, pour vivre, et pour vivre peut-être plus contente
que si...

--Des économies! tu ne sais donc pas que les femmes comme moi n’en font
jamais, qu’elles dissipent en vains caprices tout ce qu’elles gagnent
dans le déshonneur. Je dois à tout le monde et mes meubles ne sont même
plus à moi... Voilà les économies que j’ai faites.

--Eh bien, il te reste encore un moyen de fléchir la rigueur du général?

--Et lequel?

--Écris-lui, mais toi-même, cette fois. Écris-lui tout ce qui te viendra
dans la tête; ton désespoir te servira mieux que mon éloquence. Tu as
ici de l’encre rouge, dis-lui que c’est avec ton sang que tu lui traces
une lettre. Ce procédé a quelquefois réussi dans les circonstances les
plus désespérées.

--Tu crois?

--J’espère du moins. Et puis, si le ciel veut que tu te rapatries avec
ton bienfaiteur, je prends ici l’engagement solennel, pour ton repos et
pour ton bonheur, de ne plus troubler votre union, et de me contenter
loin de toi, de te savoir heureuse sans moi.

--Ah, oui! pour avoir une occasion favorable de me quitter, en cachant
le motif réel de ton abandon sous l’apparence d’un généreux sacrifice...
Eh bien! non, monsieur, vous n’aurez pas la satisfaction de vous montrer
aussi noble à si peu de frais, et de jouir aussi facilement du prix
d’une mauvaise action. Je n’écrirai pas, et vous me verrez plutôt mettre
ma main au feu, que de tracer un seul mot au général. Je ne veux plus
implorer le pardon de ma faute, et cette bouteille d’encre rouge qui
devait me servir à écrire en caractères menteurs, une lettre humiliante
que vous vouliez me faire tracer de mon sang,... voilà le cas que j’en
fais..., tenez!... Voyez à présent de votre côté ce qu’il vous reste à
faire avec une femme comme moi... Ce soir, je vous avertis que vous ne
me retrouverez plus ici, pour peu que vous teniez à me voir encore, et
je vous préviens que je vais fuir de cet appartement pour me réfugier
dans une mansarde, dans cette même mansarde peut-être où vous m’avez
connue si heureuse autrefois, et que je n’aurais jamais dû quitter pour
mon honneur, pour votre gloire et pour notre repos.

--Je t’y suivrai, Juliette!... Tu as raison, sortons d’ici, je suis un
insensé. Sortons vite..., à l’instant même, sortons...

--Tu m’y suivras, dis-tu!... Oh! mon ami, que tu me rends heureuse, et
que ton cœur, que j’ai trop légèrement soupçonné d’égoïsme et de dureté,
est bon et généreux... Oh! à présent, tiens, me voilà toute consolée!
Vois comme je suis contente. Je pleurais amèrement tout à l’heure,
n’est-ce pas; maintenant je vais chanter, si tu veux, de plaisir et de
joie! Tu sais, mon ami, que je n’étais pas née pour devenir une femme
méprisable, et tu ne me confonds pas, toi au moins, avec les dernières
créatures de mon sexe. Viens, ne perdons pas un temps précieux pour la
félicité que nous allons goûter ensemble, pauvres, mais satisfaits. Je
me contenterai d’une vie indigente, s’il le faut, mais moins honteuse
que celle que je menais ici au sein d’une aisance qui m’humiliait.
Partons tous les deux, allons chercher ensemble un autre asile; nous en
trouverons un. Si petit qu’il soit, il nous suffira et tu l’embelliras à
mes yeux. Je n’emporte avec moi d’autre regret que celui d’avoir pris si
tard, par nécessité, un parti que ma tranquillité et mon cœur auraient
dû plus tôt me dicter. Partons!



XVIII.

RÉSOLUTION NÉCESSAIRE, SÉPARATION.


Nous sortîmes tous deux; nous trouvâmes dans la ville un petit et simple
logement. Juliette était plus que résignée à son sort; elle se montrait
joyeuse et fière de sa résolution et de mon dévouement... La pauvre
fille!

Dans l’intimité de la liaison qui s’était établie entre Juliette et moi,
il est bien difficile à deux amans de se cacher long-temps ce qu’ils ont
le plus d’intérêt à se dissimuler. Les sacrifices d’argent que je
pouvais offrir à ma maîtresse étaient trop au dessous des besoins
qu’elle avait contractés dans l’aisance, pour qu’elle ne s’aperçût pas
bientôt de la gêne qu’elle m’imposait, et de la contrainte que lui
prescrivaient mes modiques ressources de fortune. Le modeste travail
auquel elle s’était livrée d’abord avec tant de courage, ne lui
procurait en outre qu’un trop faible soulagement, pour qu’elle eût lieu
de s’applaudir long-temps des efforts qu’elle faisait infructueusement
pour me devenir à charge le moins possible. Les terreurs et les remords
que, dans des temps plus heureux pour nous, j’étais parvenu à apaiser
dans l’âme de ma pauvre compagne, s’élevèrent avec une activité nouvelle
dans son imagination troublée, dès que la perspective d’une indigence
prochaine s’offrit à elle au milieu de toutes les privations qu’elle
éprouvait déjà. Je l’avouerai même ici à ma honte; mais, soit dégoût de
l’existence que je menais près de Juliette, soit satiété des plaisirs
que n’assaisonnait plus la piquante contrainte que j’avais trouvée dans
mes relations avec elle lorsqu’elle était encore sous la puissance d’un
autre amant, je la négligeais peu à peu, sans qu’il entrât autre chose
dans la cause de mon éloignement pour elle, que la monotonie de notre
liaison. Je sais bien, me répétait-elle à chaque instant, que le
spectacle d’une infortunée, toujours livrée à la crainte de se voir
abandonnée par l’amant qu’elle a choisi, n’est guère propre à ramener
près d’elle celui qui n’a que trop acquis le droit de la dédaigner. Dans
un autre temps, plus rassurée que je ne le suis aujourd’hui sur mon
avenir, je pouvais te paraître plus aimable, répondre avec un visage
riant au bonheur que tu semblais éprouver en me voyant... Mais
aujourd’hui, puis-je encore sourire, quand le sort le plus affreux me
menace, et lorsque tu passes loin de moi des semaines entières, et que,
pendant des nuits sans repos, je suis involontairement poursuivie par
les souvenirs les plus déchirans et les idées les plus sinistres! Sois
juste, mon ami, et dis-moi si cette existence, dont je suis loin de
t’attribuer les soucis et les angoisses, peut m’être encore long-temps
supportable! Oh! non, la mort! la mort la plus cruelle serait cent fois
moins terrible, et, sans l’espoir que j’ai placé dans la clémence du
ciel qui se lassera peut-être de m’accabler, je ne te fatiguerais pas un
seul jour de plus, de l’importunité de mes plaintes et de l’inutilité
des larmes continuelles que je verse sur notre misérable destinée!...

Un mois s’était à peine écoulé dans cette pénible situation, que je
remarquai avec étonnement qu’il s’était opéré dans le caractère et les
habitudes de ma maîtresse, un changement dont je crus avoir à redouter
les suites. Ses plaintes devenaient moins amères et moins fréquentes:
les rares absences qu’elle avait faites jusques-là me parurent se
multiplier et se prolonger, et des soupçons, plus offensans pour
elle-même que cruels pour moi, s’emparèrent de mon esprit, en réveillant
dans mon cœur un sentiment de jalousie que je pris un moment pour un
retour au premier penchant qu’elle avait cessé de m’inspirer. Je conçus
le projet de suivre les pas de l’infidèle, et d’acquérir la preuve d’une
perfidie que je commençais à redouter beaucoup moins peut-être par amour
que par amour-propre... Mais quelle ne fut pas ma surprise, lorsque je
sus par mes propres yeux que Juliette ne quittait si souvent notre
asile, que pour se rendre à l’église et adresser au ciel des plaintes
que ma trop dure indifférence s’était lassée d’entendre!

--Écoute, lui dis-je un soir, après avoir acquis la certitude de son
innocence et de l’injustice de mes soupçons, je ne blâme nullement le
sentiment qui te conduit si tôt à chercher des consolations dans la
pratique de tes devoirs religieux, mais je veux du moins connaître le
motif qui t’engage à me fuir pour passer des heures entières à prier
Dieu loin de moi.

--Eh! mon ami, qui veux-tu donc que je prie? Près de qui veux-tu que
j’aille chercher des consolations? Est-ce le monde qui me repousse comme
une fille perdue, qui m’en offrira? Est-ce à ceux qui depuis long-temps
m’ont abandonnée, que j’irai demander de la pitié pour moi, et de la
force pour supporter mon malheur?

--Et qu’attends-tu donc de ce ciel que tu implores?

--Ce que j’en attends! Le pardon de mes fautes après ma mort, et la fin
des tourmens que j’éprouve depuis que tu ne m’aimes plus... Oh! ne crois
pas que les prières que je lui adresse chaque jour, que les larmes que
je répands sur mes fautes passées, soient si stériles... Tiens, depuis
que j’implore la bonté divine, je sens que le ciel a commencé à me
pardonner et que l’espérance, que je croyais avoir perdue pour toujours,
renaît au fond de mon cœur, plus calme, ou du moins plus résigné... Et
cette idée consolante qui m’est venue de là haut comme un bienfait, est
déjà si douce pour moi, que je suis persuadée, sans que je puisse t’en
dire encore la raison, que bientôt il m’arrivera quelque chose
d’heureux, quelque chose d’inattendu!... Quand on est indifférent ou
satisfait, on ne pense pas aux secours que peut offrir la religion, mais
c’est quand on gémit, mais c’est quand on se sent coupable au fond de
l’âme, qu’il est bon de prier et d’adresser à la Providence des vœux que
l’on n’ose plus adresser à personne sur terre.

--Juliette, je te confesse ici avec une sincérité que l’intérêt que je
prends à toi pourra me faire pardonner encore, que je t’avais
injustement soupçonnée, et je m’en accuse maintenant comme d’un crime...

--Oh! mon ami! je ne t’en veux nullement. Il est si naturel d’élever des
doutes sur le compte d’une femme, dont la conduite a justifié d’avance
tous les soupçons! Va, tu pourrais m’accuser encore plus que tu ne l’as
fait, que je ne me croirais nullement en droit de me plaindre, et de
t’en vouloir.

--Mais quel inconcevable effort sur toi-même a pu t’inspirer cette
résignation, toi auparavant si susceptible, si exigeante?

--Quel effort! Le malheur et la prière. J’avais trop de terreur dans
l’âme, pour ne pas chercher ailleurs que dans tes bras, et autrement
qu’en trompant l’homme qui se confiait à moi, un adoucissement à mes
remords. Maintenant je ne suis plus aussi épouvantée; maintenant, je
pleure avec moins d’amertume, et maintenant enfin j’espère!

Un jour, en ne rentrant chez moi que le soir, dans l’appartement que
j’occupais seul, loin du quartier qu’habitait ma maîtresse, j’apprends
que Juliette m’a fait demander plusieurs fois depuis le matin. Je cours
près d’elle, craignant de la trouver malade et redoutant d’avoir à
apprendre de sa bouche quelque nouvelle fâcheuse. Je la trouve au
contraire toute rayonnante de joie, les yeux encore humides, mais
humides des larmes du bonheur: sa figure était enchanteresse... Tiens,
vois, me dit-elle, en me serrant étroitement dans ses bras tout
tremblans, vois à présent si j’avais tort d’avoir placé ma confiance
dans la bonté du ciel: elle me présentait une lettre, une lettre à son
adresse. Sans prendre le temps de chercher à reconnaître l’écriture,
j’ouvre et je lis:

  «Baltimore, le... 1809.

  »Ma bonne petite Juliette,

  »Vive la joie, morbleu! vive à jamais la joie et les enfans de la mère
  Gaudichon! La gueuse de fortune a cessé enfin de faire la bégueule
  avec ton très-humble; et je viens de la mener si brusquement, qu’elle
  a été forcée d’abaisser son grand pavillon pour moi. Je commande pour
  les Américains un beau corsaire avec lequel j’ai hâlé déjà en dedans
  plusieurs prises en courant pour plus de sûreté sur tous les navires
  que je rencontre. Les piastres ont plu comme grêle sur mon pont, et
  comme je ne sais pas jouir sans penser à mes amis, je t’envoie, si la
  présente a le bonheur de te retrouver dans ton même logis, un billet
  de quatorze cents francs sur MM. L.-F... et M... de Brest, pour tes
  premiers besoins et en attendant mieux.»

--Ce bon Mathias! Oh! que je suis heureux de le savoir tiré de peine!

--Tiens, et voici le billet de quatorze cents francs. Mais continue.

  »_Pour tes premiers besoins, et en attendant mieux._ Mais attention:
  si, comme je le présume, la vie de France t’ennuie, et qu’il te prenne
  fantaisie d’embellir l’existence d’un riche capitaine de corsaire,
  embarque-toi sur le premier navire que tu trouveras, et viens demander
  à Baltimore le capitaine Mathias qui brûle, le scélérat, de te presser
  avec transport sur son cœur, toujours chaud, toujours amoureux... Je
  te dirai, sans compliment aucun, que j’ai vu, dans mes courses, des
  femmes de toutes les couleurs et de tous les gabarits; mais aucune,
  non, jamais aucune, ou le diable m’enlève, n’est digne de te décrotter
  les souliers, pour la gentillesse et les agrémens personnels! C’est
  toi enfin, toi seule que je veux pour compagne, et loin de toutes les
  autres beautés, blanches, noires, rouges et vertes, après ton
  arrivée... Je t’attends en conséquence ici, sous un mois ou deux, pour
  peu que l’envie de vivre comme une princesse t’engage à faire la
  traversée, au bout de laquelle tu trouveras, dans le palais de ton
  serviteur, place au feu du cœur, au lit de l’amour et à la chandelle
  de l’amitié. Ah! ces gueux d’officiers supérieurs ne voulaient pas
  m’embarquer à leur bord! eh bien! j’ai réussi à m’embarquer tout seul,
  moi, et je commande en roi, sur ces flots où mes persécuteurs
  imbéciles n’osent seulement plus montrer le bout du nez.

  »A propos, si tu tombes à Baltimore pendant une de mes courtes
  absences, tu n’auras qu’à te loger, provisoirement, comme une reine,
  dans la plus belle auberge venue, et mes banquiers, MM. Downer et
  Mariner qui ont reçu mes ordres à cet égard, te compteront des
  piastres comme grêle, car, ainsi que j’ai eu l’honneur de te le dire
  plus haut, la piastre donne ici pour moi... et en foudre encore!
  Adieu, âme de ma vie, pars, viens, arrive; je t’attends et je
  t’embrasse mille fois, jusqu’à l’intersection des deux lignes droites
  selon lesquelles doivent filer nos destinées dans ce chien de bas
  monde.

  »Ton époux futur,

  »MATHIAS, capitaine du corsaire _la Julia_.

  »_P. S._ Un instant! Si tu vois Édouard, dis-lui bien que les amis des
  amis ne sont pas devenus des Turcs, et que s’il a besoin d’argent,
  j’en gagne; tu le prieras, ce brave camarade, de t’embrasser à
  t’étouffer, de ma part, et de t’embarquer pour venir me rejoindre, et
  de te faire la conduite, s’il n’a pas autre chose à faire. Je vous
  embrasse tous en bloc, et solidement. Mes complimens aux autres; et
  n’oubliez pas, ma belle, que:

      »Je vous attends à l’ombre de la nuit!»

--Eh bien mon ami, que dis-tu de cela?

--Quelle singulière circonstance!

--Et quel parti me conseilles-tu de prendre?

--Tu ne répugnerais donc pas à aller rejoindre Mathias en Amérique?

--Mais c’est sur la détermination que j’ai à adopter, que je veux te
consulter... A ma place, que ferais-tu?

--Je ne sais... Et tiens, j’hésite à te dire ce que je pense, dans la
crainte de te faire supposer que mes conseils pourraient être
intéressés.

--Oh! parle, parle maintenant sans détour! Il y a long-temps, tu le
sais, que je suis résignée à tout... Que ferais-tu à ma place?

--Eh bien, puisqu’il faut te le dire... je... ma foi... je partirais!

--C’est là aussi ce que j’avais pensé.

--Ah! tu y avais donc songé?...

--Si bien que, depuis ce matin, j’ai appris, par des informations que
j’ai recueillies pendant ton absence, qu’un bâtiment d’ici allait faire
voile pour New-York, et que de là il me serait facile de me rendre à
Baltimore...

--Quoi déjà! Mais y penses-tu bien sérieusement?

--Et que me reste-t-il autre chose à faire? Dépenser ici l’argent que
notre généreux ami m’envoie? Tromper, en trahissant ses bienfaits,
l’amour qu’il a pour moi, et dont je suis peut-être si peu digne!... Oh!
non, mon Édouard, l’adversité, et plus encore les reproches que je me
suis faits, m’ont trop appris de choses pour que je m’égare sans cesse
sur une route toujours semée d’écueils pour moi!... Je partirai, je
partagerai le sort de l’homme qui m’a si constamment aimée!...

--Oui, mais si cependant notre ami s’avise de courir comme il le dit sur
les navires de toutes les nations, il est à craindre que son sort ne
soit pas déjà si brillant à partager...

--Et que veux-tu? Un corsaire et une femme perdue! nous n’aurons pas du
moins à rougir l’un de l’autre!

--Une femme perdue! Que tu es injuste, Juliette, en te faisant sans
cesse, et à plaisir, des reproches que personne au monde ne songe à
t’adresser... Une seule chose m’afflige dans la lettre de Mathias, et
cette chose m’a frappé même assez vivement à la première lecture...

--Et qu’as-tu donc remarqué d’extraordinaire dans cette lettre, et
quelle impression a-t-elle pu produire sur toi?

--Je ne pourrais peut-être pas trop bien te l’expliquer; mais il m’a
semblé reconnaître dans son style, une certaine liberté qui paraîtrait
indiquer un changement étrange, dans ses habitudes et son langage...
J’ai trouvé enfin dans sa lettre un ton plus que marin, et je me trompe
fort, ou il y a un peu de _genre pirate_ dans la tournure de ses
phrases...

--Et que veux-tu! Moi, la seule chose qui m’ait frappée, c’est cette
nouvelle preuve de son bon cœur et de son attachement pour moi, aussi
n’ai-je pas balancé un seul instant à prendre le parti d’aller le
rejoindre.

--Le rejoindre? Mais comment encore?

--Ne te l’ai-je pas déjà dit? Un navire va partir incessamment d’ici
pour l’Amérique...

--Ah! c’est vrai, je n’y pensais déjà plus, tant j’ai la tête préoccupée
de cette diable de lettre que j’étais si loin d’attendre... Mais tiens,
faut-il te parler franchement? Eh bien! j’approuve ton projet pour
plusieurs raisons que j’aurais craint de te dire, si de toi-même tu
n’avais pas pris le parti que tu viens d’adopter... Oui, Juliette, il
faut nous séparer et rompre aujourd’hui des liens qui ne pouvaient plus
long-temps exister entre nous. Une nécessité impérieuse et des
considérations plus fortes que la résolution que nous aurions pu prendre
de vivre toujours ensemble, nous faisaient depuis long-temps un devoir
de renoncer à une existence qui aurait fini par nous devenir à charge à
tous deux; et la proposition inattendue de notre ami nous offre
l’occasion favorable de nous séparer, sans que j’aie maintenant à
trembler pour ton avenir. Aussi, devons-nous accepter cette circonstance
propice comme un arrêt de la Providence, auquel nous serions coupables
de résister un seul instant... Oui, ma tendre et bonne amie, nous devons
nous séparer, quelques sacrifices que cette séparation puisse imposer à
nos cœurs. Toi-même, n’as-tu pas senti trop souvent le vide que la
nature de notre liaison laissait dans notre âme, et ne t’es-tu pas
adressé les reproches que le monde qui nous entoure se croyait en droit
de nous faire?

--Si, si en effet, souvent je me suis bien cruellement adressé ces
reproches; mais c’est surtout depuis que vous avez commencé à me
négliger, que les remords que devait m’inspirer ma conduite passée,
m’ont tourmentée de la manière la plus cuisante, et si maintenant j’ai à
me féliciter d’avoir pris la détermination que vous venez d’approuver,
c’est qu’elle me donne la persuasion d’avoir contribué à vous
débarrasser de ma présence, qui, je ne le vois que trop, vous était
devenue importune.

--Allons, encore des soupçons sur la générosité de mes sentimens pour
toi... Oh! voilà bien les femmes! Toujours elles nous rendent
responsables du bonheur qu’il n’est pas en notre pouvoir de leur
procurer. Voyons, dépendait-il de moi de te rendre aussi heureuse que tu
aurais dû l’être dans la position où je me trouvais, et peux-tu avec
justice me faire un crime de n’avoir pas eu assez de fortune pour te
rendre agréable l’existence que tu m’avais vouée?

--La fortune, la fortune! Tiens, mon ami, laissons tout cela de côté
aujourd’hui; c’est un voile bien épais qu’il faut jeter sur le passé...
Mais, mon Dieu, que je suis malheureuse! Il me semble que partout je ne
rencontre qu’égoïsme, et que Mathias seul soit venu pour me venger du
monde entier et de l’endurcissement de ceux que j’ai aimés plus que
lui... Et encore, si, après mon départ de ces tristes lieux, j’étais
sûre de laisser quelques regrets ici, je crois que j’abandonnerais pour
toujours mon pays avec moins de désespoir... Mais une fois partie, rien
pour moi, rien que la triste satisfaction d’avoir contribué au repos de
l’homme qui a depuis long-temps cessé de répondre à mon attachement...
Oh oui! oui, pleure, pleure avec moi, mon ami, pour me faire croire
encore que tu ne me verras pas m’éloigner avec une joie secrète ou avec
une froide indifférence. Oh! tes larmes ne m’auront jamais fait autant
de bien... Tiens, c’est en sortant ainsi de tes bras, mouillée de tes
pleurs, émue de tes dernières caresses, que je voudrais m’éloigner
rapidement, et disparaître à tes yeux abattus, pour ne te revoir
jamais!...

Les derniers désirs de ma pauvre maîtresse furent bientôt exaucés. Je
redoutais trop ma propre faiblesse et la sienne, pour ne pas profiter de
l’occasion qui s’offrait de prévenir les retours de notre commun
entraînement. J’allai trouver le capitaine du bâtiment, qui, dans
quelques jours, devait faire voile pour New-York. Le prix et les
conditions du passage furent arrêtés entre lui et moi. Dans toute autre
circonstance, le zèle et la célérité que je mettais à régler tous les
petits préparatifs du voyage, auraient pu inspirer des doutes à mon amie
sur le désintéressement et la sincérité de mes sentimens; mais elle se
montrait si résignée et si attendrie, que les soupçons qu’elle avait
d’abord conçus, s’évanouirent tout-à-fait dans son âme au moment du
départ, pour ne faire place qu’à la sensibilité la plus vive et à la
douleur la plus expansive. Moi-même je voulus l’accompagner à quelques
lieues en mer, et quand il fallut m’arracher de ses bras, je la laissai
évanouie dans la chambre que le capitaine lui avait réservée à bord de
son navire...

Le bâtiment s’éloigna, emportant au loin sur les flots, un des êtres qui
m’avaient été les plus chers; et, en me rappelant le départ de Mathias à
l’île d’Aix et en voyant ensuite Juliette partir comme lui pour aller le
rejoindre si loin de moi, je ne pus m’empêcher de verser des larmes
amères sur cette destinée qui semblait me condamner à confier aux
caprices de l’Océan, tout ce qui, jusque-là, m’avait le plus intimement
attaché à la vie!



XIX.

LA RENCONTRE EN MER.


Bien long-temps après toutes ces aventures et ces folies que je viens de
vous raconter, je me trouvai avec une centaine d’autres petits aspirans
comme moi, expulsés pour cause d’opinion, à ce qu’on nous disait alors,
de cette marine militaire dont, un instant au moins, nous avions été
l’espérance et presque l’honneur; et proscrits sur les mers, où moi et
mes compagnons d’infortune nous cherchions à gagner notre vie, nous nous
retrouvions çà et là avec ravissement, dans tous les coins et recoins du
monde, les uns négriers ou capitaines marchands, les autres devenus
corsaires colombiens, mexicains, brésiliens, etc., et tous enfin
gaspillant gaîment sur les deux océans, la science nautique, qu’à une
autre époque nous nous imaginions avoir acquise pour le service de la
France et la gloire de la patrie.

Dans ce partage si étrange de fortunes si diverses, le commandement d’un
bâtiment de commerce m’était échu à la suite de bien des campagnes; et,
fidèle au sein de ma vie aventureuse, à toutes mes douces affections de
jeunesse, j’avais cherché dans mes courses multipliées au Brésil, à la
côte d’Afrique et aux Antilles, à découvrir les traces de mon ami
Mathias et de Juliette, faibles et vaines traces sur ces flots, où leur
destinée devait les avoir conduits après notre séparation. Mais, par
l’effet sans doute de cette fatalité qui semblait s’être attachée de si
bonne heure à l’existence de mes deux amis, il m’était arrivé de
rencontrer à peu près toutes nos autres connaissances, sans pouvoir
réussir à recueillir aucun indice sur le compte de ceux-là mêmes dont le
sort m’intéressait le plus vivement.

Désespéré de l’inutilité de mes recherches, j’avais renoncé à demander
Mathias et Juliette à tous les rivages que j’abordais, mais sans pour
cela avoir oublié les deux êtres qui avaient eu le privilége de marquer
dans ma carrière les deux époques les plus chères de toute mon
existence... Amour et amitié, c’était sous ce double symbole que se
présentait encore souvent à ma pensée, le souvenir de mes deux pauvres
amis. Mais j’avais déjà tant parlé d’eux à tout le monde, que, pour
éviter le ridicule de paraître attacher trop de prix à une ancienne
liaison, j’avais pris la résolution d’attendre du hasard, plutôt que de
mes démarches, le bonheur de les revoir un jour.

Ce hasard, cette autre providence des marins, dans laquelle j’avais
placé mes dernières espérances, couronna enfin mes vœux au moment où je
devais le moins penser que le sort me dédommagerait de la peine inutile
que m’avaient jusque-là donnée toutes recherches épiques.

Voici comment: Parti du Brésil sur un joli trois-mâts de Nantes, que je
commandais, je naviguais depuis trois semaines pour retourner en Europe,
sans avoir rencontré encore aucun navire sur la route que je parcourais,
lorsque, vers le soir de mon vingt-unième jour de mer, un des hommes de
mon bord aperçut sur notre avant, mais à une grande distance encore, une
voile qui paraissait suivre la même direction que nous. Sûr comme je
l’étais de la marche plus qu’ordinaire de mon navire, je croyais
pouvoir, en forçant de voile avec la brise que me ramenait la nuit,
gagner facilement le bâtiment à vue, dont je croyais d’ailleurs n’avoir
aucune raison de redouter l’approche; et, après avoir donné des ordres à
l’officier de quart pour qu’il fît autant de chemin qu’il serait
possible jusqu’au jour, je descendis tranquillement dans ma chambre, où
je m’amusai jusqu’à minuit à relire, le devineriez-vous? d’anciennes
lettres de Mathias et de Juliette, moi, qui depuis plusieurs années
n’avais pas jeté les yeux sur les lambeaux précieux de leur
correspondance! Mais ce soir-là, je ne sais pourquoi, l’idée de mes deux
amis semblait me poursuivre avec une sorte de persistance, qu’un autre
que moi aurait prise peut-être pour un pressentiment, et que je ne
regardais que comme un souvenir réveillé par le hasard qui m’avait fait
tomber sous la main ces quelques lettres plutôt que tout autre objet.
Bref, après avoir tout lu, je m’endormis, l’esprit rempli de l’image de
mes deux pauvres amis, et, autant que je puis me le rappeler
aujourd’hui, je crois que pendant mon premier sommeil je rêvai
long-temps d’eux...

Vers cinq heures du matin, cependant, les gens de quart, occupés à laver
le pont, comme ils avaient l’habitude de le faire chaque jour à cette
heure, me réveillèrent au bruit retentissant de leurs pas, et j’entendis
en ouvrant les yeux, l’officier de quart dire à l’un de ses
marins:--Malo, va éteindre la lumière de la chambre et prévenir le
capitaine que le navire d’hier est à une portée de fusil dans nos eaux.

Avant que le jeune matelot, chargé de me transmettre cet avertissement,
fût descendu dans la chambre, j’étais monté sur le pont, et l’officier
fut surpris de me voir, contre mon ordinaire, mettre une aussi grande
diligence pour observer une circonstance aussi commune que la rencontre
d’un navire à la mer.

Le bâtiment qui nous avait si lestement gagnés pendant la nuit, parut
être une grande goëlette, et lorsque le jour qui se formait me permit de
distinguer avec précision les objets qui se présentaient à ma vue, je
remarquai que le pont de mon voisin était couvert de monde, et que la
volée d’une demi-douzaine de caronades dépassait chacun de ses bords qui
rasaient l’eau avec une vitesse prodigieuse.

--C’est un navire de guerre, me dit mon second, et qui doit escarpiner
joliment pour nous avoir gagnés comme il l’a fait depuis hier au soir.

J’ordonnai de faire hisser notre pavillon national, et quelques minutes
après que cet ordre se trouva exécuté, nous vîmes s’élever
majestueusement, au pic de grand’voile de l’agile goëlette, un large
pavillon au centre duquel nous crûmes apercevoir un demi-blanc
représentant une tête de mort avec deux os en croix.

--C’est quelque pirate, me dit encore à demi voix mon second. Nous
sommes au reste dans leurs parages... Le voilà qui s’approche: il vient
de lofer, et va probablement nous hêler.

Effectivement, un homme monté sur le bastingage de l’arrière sous le
vent, dresse perpendiculairement un porte-voix sur sa bouche, et nous
fait entendre avec brusquerie, ces mots en espagnol.

--Oh! du trois-mâts! oh!

--Holà, lui répondis-je?

--Mettez en panne! J’exécutai immédiatement cet ordre, et quand la
goëlette eut fait la même manœuvre que moi, le même homme me demanda:

--D’où venez-vous?

--De Fernambouc, lui répondis-je en français.

--Où allez-vous?

--A Nantes!

--De quoi êtes-vous chargé?

--De sucre, de cuirs et de coton.

--Le nom du navire?

--_Le Télémaque._

--Le nom du capitaine?

Je répondis mon nom...

Et l’homme grimpé sur le bastingage de la goëlette cessa de me
questionner... Le plus profond silence, du reste, avait été observé par
le nombreux équipage du bâtiment chasseur, pendant ce laconique échange
de demandes et de réponses entre le capitaine et moi... Les gens de mon
bord, en voyant groupées sur le pont de notre compagnon de route les
têtes hideuses du forban, coiffées de bonnets noirs, bruns ou rouges,
avaient cessé de se livrer aux chuchottemens dont les matelots font
suivre habituellement les conversations qui s’établissent entre les
capitaines de navires qui se parlent à la mer...

Plus préoccupé que satisfait de la rencontre que je venais de faire,
j’attendais avec une certaine anxiété le parti qu’il plairait à mon
corsaire de prendre à mon égard, lorsque le capitaine de la goëlette,
assis cette fois sur le dôme de sa chambre, m’adressa encore ces mots,
toujours en espagnol:

--Mettez votre canot à la mer et que le capitaine vienne à bord!

En toute autre circonstance, je me serais peut-être permis de faire
observer à mon nouveau compagnon qu’il n’était pas dans l’ordre des
choses ordinaires qu’un capitaine quittât ainsi son navire, pour se
rendre aux ordres d’un autre capitaine quand surtout ce dernier lui est
tout-à-fait inconnu. Mais l’apparence du voisin auquel je me voyais
avoir affaire, me paraissait telle, que je pensai qu’il me serait tout
au moins inutile de lui rappeler les règles usuelles de la marine; et je
me décidai à obéir à l’injonction très précise que je venais de
recevoir.

Quelque diligence cependant que je misse à faire descendre mon canot de
porte-manteau, à la mer, le capitaine du corsaire parut être assez peu
satisfait de la promptitude avec laquelle on exécutait son commandement
à mon bord; car il prit soin de me crier une seconde fois:

--Allons donc, espèce de traînard! vite à bord ou je te coule!

En me voyant embarquer dans un canot avec quatre de mes meilleurs
matelots, mon second et mon lieutenant pensèrent qu’ils ne me
reverraient plus, et tous deux me serrèrent la main avec une expression
nerveuse, que je crus très-bien comprendre dans la circonstance critique
où je me trouvais.

Poussée par sept ou huit bons coups d’aviron, ma frêle embarcation me
transporta en une minute sur le dos de la lame qui s’élevait entre les
deux navires, le long de la redoutable goëlette. Une amarre me fut
dédaigneusement jetée de l’avant du corsaire, et je grimpai alors sur le
pont du bâtiment.

Quel aspect, bon Dieu! m’offrit l’intérieur de ce navire infernal!
Toutes ces affreuses figures sur lesquelles j’avais cru d’abord
distinguer à la longue-vue le caractère de quelques physionomies
européennes, ne s’offrirent plus à mes yeux que barbouillées de noir, de
suie et de peinture; et cette teinte horrible, en donnant aux yeux
hagards des individus, une expression encore plus féroce et plus funeste
que celle qui leur était naturelle, me glaça de dégoût et d’effroi.
Dès-lors les doutes que j’avais pu jusque-là concevoir sur les
intentions de ces misérables, ne me furent plus permis; car je savais
depuis long-temps que, pour ne pas s’exposer à être reconnus plus tard
par les marins qu’ils pillaient, tous les forbans avaient soin, comme
ceux que j’avais sous les yeux, de se barbouiller le visage pour se
livrer avec moins de crainte à leurs plus cruels attentats...

Dès que j’eus mis le pied sur le gaillard d’arrière, un des bandits que
je pris pour un officier à l’impudence de ses gestes, me fit signe
d’aller parler au capitaine...

Ce capitaine, vêtu d’une chemise de jinga, comme l’étaient ses matelots,
et tout barbouillé de noir aussi comme eux, était assis les jambes
croisées sous lui à la manière des tailleurs, sur le capot de la
chambre. En m’approchant de lui d’un air qui pouvait peut-être trahir
l’émotion que je cherchais à lui cacher, je portai la main à mon chapeau
sans qu’il daignât répondre à la politesse de mon salut...

Les premières paroles qu’il m’adressa fort dédaigneusement, en
continuant de s’exprimer en espagnol, ne furent pas très-propres à
dissiper les craintes que j’éprouvais:

--As-tu peur, me demanda-t-il en braquant sur moi deux yeux de lion,
dont le blanc émail contrastait horriblement avec la teinte de son
visage recouvert d’une épaisse couche de noir.

--Peur! lui répondis-je... non: il y a long-temps que dans le métier que
je fais je me suis guéri de ce mal-là.

--As-tu servi?

--Oui.

--Où, comment et qui?

--Dans la marine militaire de France, à Brest, à Rochefort, comme
aspirant, sous le règne de l’empereur.

--A Brest?... Qui as-tu connu là?

--Tous les officiers, tous les aspirans de la marine qui servaient en
même temps que moi.

--Mais les meilleurs?

--Eugène Delt... Adolphe Tur... Pierre No... Achille Mathias...

--Mathias, dis-tu? Mais lequel, encore? _Mathias le pirate_?

--Le pirate! Je ne sais s’il est pirate, mais alors il était aspirant.

--Eh oui, le pirate! qu’y a-t-il là qui doive t’étonner? Mais comment
est fait encore ce Mathias que tu dis avoir connu? Quel homme est-ce
enfin, car je suis bien aise de voir si tu ne me trompes pas, et si tu
as réellement connu ce gueusard-là.

--Ma foi, c’était un homme de ma taille à peu près, un peu plus grand,
peut-être, brun, noble, brave, généreux, incapable d’une mauvaise
action, et capable de tout ce qu’il y a de beau et de sublime au
monde...

--Assez, assez, bon Dieu! on ne t’en demande pas tant! On dirait, à
t’entendre, que c’est lui tout justement qui a coupé la patte du singe
de Madras! Le reconnaîtrais-tu bien, toi, qui dis avoir été l’ami de ce
forban?

--Si je le reconnaîtrais! Plût à Dieu que je fusse à même de le
reconnaître!

--Ah! ah! ah! plût à Dieu! Il est bon là, cet autre avec son plût à
Dieu! Dis donc plutôt _plût au diable_!... Mais nous verrons bientôt
jusqu’où ira ta science en fait de reconnaissance amicale. Ça sera
touchant, une effusion de cœur en pleine mer, et ça m’amusera joliment,
moi qui aime les farces!

A ces mots, le corsaire, qui venait de m’interroger d’une manière si
étrange, sauta de son dôme dans l’escalier de la chambre, et disparut à
mes yeux.

Plus interdit que je ne pourrais l’exprimer ici, de la singularité de
cette entrevue et de la position dans laquelle elle venait de me placer,
je restai sur le pont sans savoir quelle attitude prendre, et sans me
douter encore du sort qu’il plairait au pirate de me réserver. Les
officiers et les matelots forbans, devinant probablement mon embarras et
mes craintes, continuaient à me regarder avec une certaine curiosité,
mais sans chercher à augmenter, par des démonstrations menaçantes,
l’effroi assez naturel que leur premier aspect m’avait inspiré. Pas un
d’eux ne proféra une seule parole en ma présence: ils avaient même cessé
de causer entre eux pendant l’absence momentanée de leur chef; et,
quelque peu rassuré que je fusse sur les suites de l’événement, je
commençai à concevoir quelque espoir de me retirer de leurs mains, en
entrevoyant, dans le silence qu’ils observaient, la discipline sévère
qui devait exister à bord d’un navire dont l’équipage paraissait être
aussi docilement soumis à une seule volonté.

Au bout de dix à douze minutes d’anxiété, un petit mousse, que j’aurais
plutôt pris pour un diablotin que pour un jeune enfant, vint me prévenir
respectueusement que le _commandant_ me demandait dans sa chambre.

Deux matelots, qui, jusque-là, s’étaient tenus en faction, le sabre à la
main, à l’entrée du capot de l’arrière, s’écartèrent pour me laisser le
passage libre, et je descendis l’escalier du dôme, afin de me rendre,
sans perdre de temps, aux ordres du _commandant_ qui venait de me faire
l’honneur de me demander.

La grande chambre du corsaire, dans laquelle il me fallut d’abord
passer, était éclairée par une large lampe, quoiqu’il fît alors grand
jour sur le pont. Dans le premier moment, je ne distinguai que
très-faiblement, à la lueur de la lumière, vacillant au roulis, les
objets nouveaux qui se présentaient à ma vue encore tout éblouie de la
clarté du jour que je venais de quitter pour pénétrer dans l’intérieur
du navire. Mais, en m’avançant peu à peu dans la profondeur de
l’appartement, mes regards s’arrêtèrent tout à coup sur un homme placé à
l’extrémité de l’arrière de la chambre... A l’aspect de cet individu
dont je démêlais encore à peine les traits, je sentis un frisson
électrique circuler dans toutes mes veines. Je restai comme anéanti ou
frappé de vertige, et je ne revins de ce moment de stupéfaction que
lorsque j’entendis une voix que je ne connaissais que trop bien, me
dire:

--Eh bien! il m’a donc fallu me débarbouiller et refaire ma toilette
pour être reconnu des amis!

--Ah! mon ami, m’écriai-je, c’est toi!

Et je tombai à moitié bouleversé, presque évanoui, dans les bras de
Mathias, qui me tint pendant une minute serré sur son cœur.

--Oui, c’est bien lui que tu retrouves, mon brave Édouard, me dit-il
après ce moment d’effusion, c’est toujours lui, le coquin! et le pirate
Matheasso, tel que tu le vois, ne donnerait pas une journée de mer aussi
bien commencée, pour tous les lingots d’or de Minas-Geraës...
Embrasse-moi donc encore, maintenant que je me suis essuyé la mine, et
que tu n’as plus peur de ma vilaine frimousse et de mon baragouin
espagnol.

--Mathias, écoute-moi: je vais passer toute la journée avec toi. Il ne
sera pas dit que le hasard nous aura réunis si miraculeusement après une
si longue séparation, pour nous séparer aussitôt... Raconte-moi ta vie;
je veux savoir tout ce que tu as fait. Donne-moi des nouvelles de... tu
sais bien qui? Dis-moi si elle a réussi à te rejoindre?

--Elle est là!

--Qui?

--Elle.

--Qui, elle?

--Mais pardieu elle, ma femme!

--Oh! parle, de grâce, nomme-la-moi bien vite. C’est de Juliette que je
veux te parler.

--Eh bien! elle est là, te dis-je.

--Dans cette chambre, Juliette?

--Oui, Juliette, elle est là; mais malade, mais presque mourante. Tu vas
la voir... Silence, silence, surtout!

En prononçant ces derniers mots d’une voix altérée et avec l’accent d’un
désespoir concentré, Mathias fit signe à un nègre couché près de
l’entrée d’une cabine qui communiquait avec l’arrière de la grande
chambre, d’ouvrir la porte... Il s’avança alors sur la pointe du pied,
je le suivis palpitant d’émotion, et j’entrai, tout étourdi du rêve
qu’il me semblait faire, dans l’appartement que mon ami m’indiquait en
me tendant la main... Une femme pâle et décolorée comme les blancs
vêtemens qui l’enveloppaient, sommeillait sur une ottomane qu’éclairait
à peine le faible jour d’une claire-voie percée au dessus de nos têtes,
à la surface du pont du navire... Au cri que je jetai malgré moi en
reconnaissant les traits de cette infortunée, la compagne du pirate se
réveilla en sursaut, et ses yeux, comme obscurcis par le sommeil auquel
je venais de l’arracher si subitement, se fixèrent convulsivement sur
les miens...

--Édouard! Édouard! s’écria-t-elle sans pouvoir proférer une autre
parole, _Édouard_!

Et la malheureuse Juliette perdit l’usage de ses sens!...

Ce ne fut qu’après lui avoir prodigué les soins les plus empressés, que
nous pûmes rappeler la malade à la vie, et alors un torrent de larmes
sembla soulager pour un instant l’oppression suffocante que ma vue si
inattendue lui avait fait éprouver, et bientôt même elle recouvra assez
de force et de calme pour me dire, en me tendant sa main affaiblie:

--Vous ici! Oh! que je remercie le ciel! Avant de quitter pour toujours
mon mari, vous m’aurez retrouvée digne d’être pardonnée et d’être
pleurée par vous!

--Eh bien! tu vois, me dit Mathias avec tristesse, tu vois le spectacle
désespérant qui depuis près d’un mois afflige constamment mes regards et
me déchire le cœur! Juliette malade a exigé, pour échapper aux massacres
qui épouvantaient le port de Carthagène, qu’elle habitait en mon
absence, que je l’amenasse sur les mers et dans mes courses périlleuses.
Cette pauvre amie, à qui j’ai fait partager ma fortune et mon nom, a
voulu partager aussi mes dangers et ma terrible existence; et voilà le
prix que le sort réservait à son dévouement pour moi... Sans cesse
tourmentée du désir de revoir sa patrie, où, dans son funeste délire,
elle veut, dit-elle, expirer, elle fait à la fois des vœux pour
retourner en France et pour ne pas se séparer de moi! Conçois-tu ce
fatal vertige?... En France, environnée de ces soins que l’on est
toujours sûr de recevoir, au sein de l’opulence que j’ai su lui ménager,
elle recouvrerait la santé en attendant que je pusse la rejoindre dans
son pays. A bord, au milieu de ce tas de renégats à qui je ne commande
qu’en exposant chaque jour ma vie, elle se meurt d’épouvante en proie à
des souffrances que je ne puis ni lui épargner ni adoucir pour elle; et
cependant, malgré toutes mes instances, mes prières et mes larmes, elle
s’obstine à rester avec moi...

--Et ne vaut-il pas mieux, murmura Juliette d’une voix expirante, mourir
près de toi, que séparée de tout ce que j’ai de plus cher au monde...

--Non, s’empressa d’ajouter Mathias. C’est ce ciel que tu implores
depuis si long-temps, qui veut t’arracher aujourd’hui au sort qui te
menaçait si cruellement... C’est lui qui, après nous avoir séparés
pendant si long-temps de notre ami, vient de conduire Édouard auprès de
nous, pour t’offrir l’occasion de revoir ton pays, et de recouvrer la
vie... Ma femme, si je te suis encore cher, si tu tiens même à
l’existence, pour moi, tu feras ton devoir, et tu me laisseras faire le
mien... Tu partiras avec Édouard...

--Moi te quitter, au moment peut-être de te perdre pour jamais! Non,
non; mon dévouement n’ira pas jusque-là, sois-en bien sûr.

--Oui, me quitter, mais pour me revoir bientôt en France: c’est ma
dernière course, tu le sais bien, que je termine en ce moment...
Édouard, parle toi-même, que ferais-tu à ma place?

--Ce que tu veux faire toi-même. Il faut que Juliette me suive. Je jure
ici, sur l’honneur, que j’aurai pour elle tous les soins que je
prodiguerais à ma sœur, si elle se trouvait dans la même position
qu’elle. Et à ta place, Mathias, j’exigerais de Juliette le sacrifice
qu’elle doit imposer à sa tendresse...

En ce moment, le second du corsaire mit la tête à la claire-voie de la
petite chambre où nous nous trouvions, pour dire à son capitaine que
l’on venait de découvrir à l’horizon, et dans le nord-ouest, une voile
qui paraissait grossir à vue d’œil.

--C’est bon, se contenta de répondre Mathias à son second. Aujourd’hui
nous ne chasserons aucun navire. C’est fête pour tout le monde. Qu’on
donne une double ration d’arack à l’équipage, et que l’on se contente
seulement d’observer la manœuvre du bâtiment que l’on vient de
découvrir... Continuez à veiller sur le pont.

Nous redoublâmes d’instances pour déterminer Juliette à me suivre en
France, en insistant sur toutes les raisons qui devaient l’engager à se
séparer momentanément de son mari, pour le revoir dans un moment plus
heureux. A mon bord, lui disais-je, vous serez sûre de rencontrer tous
les égards de l’amitié la plus dévouée. La saison est belle; mon navire
marche bien, ma traversée sera courte; et s’il est dans le monde
quelqu’un à qui, après votre mari, vous puissiez vous confier, surtout
dans la position où vous vous trouvez, cet homme, bien certainement,
c’est moi, n’est-ce pas?

La malade, à ces mots, fit un signe de tête affirmatif...

--Eh bien, ajoutai-je, pourquoi persister à vous priver, par un coupable
entêtement, du bonheur de revoir votre pays et de recouvrer la santé?
Pourquoi hésiter à vivre un mois ou deux loin de votre mari, quand il
s’engage à venir vous rejoindre aussitôt qu’il aura terminé sa dernière
campagne!...

Juliette m’interrompant alors par un geste de la main, me fit comprendre
que jamais elle ne consentirait à abandonner son époux.

Mathias, que tant d’obstination paraissait cruellement fatiguer, se
désespérait, et le mouvement d’impatience qu’il laissa échapper en cet
instant, arracha de nouveau des pleurs à la mourante...

--Commandant, vint encore dire le second, à la claire-voie, le navire
aperçu tombe rondement sur nous, tribord-amures. C’est un brick... On
croit voir un pavillon à la tête de son mât de misaine...

--Et quel est ce pavillon? demanda Mathias, sans quitter la posture
qu’il avait prise en s’étendant sur un caisson, en face de moi.

--On ne distingue pas encore bien sa couleur, à la longue-vue.

--C’est bon, laissez-le accoster. On le verra mieux, peut-être, quand il
sera sur nous.

--Eh bien, reprit Mathias, en laissant échapper un soupir, et en
s’adressant à moi, les mains fortement appuyées sur ses deux genoux: tu
me vois, mon ami, dans une des situations les plus pénibles de ma vie...
Depuis la conduite que tu me fis à bord du _Solanger_, j’en ai vu
d’assez cruelles, comme tu le penses bien. Je te dirai même que, depuis
ce temps-là, j’ai passé par bien des étamines où d’autres auraient
laissé leur peau, et sans compter dans tout cela les épreuves, les
combats que j’ai soutenus, les balafres qu’il m’a fallu recevoir sur la
figure, la corde de potence que j’ai été obligé de couper, pour ne pas
rester pendu au bout; mais jamais, je t’en donne ici ma parole
d’honneur, non jamais, je n’ai été aussi malheureux que je le suis
aujourd’hui. Et tout cela pour une femme! Oh, s’il ne s’agissait que
d’enlever une frégate à l’abordage, pour me dégager de là, comme tu me
verrais manœuvrer pour taper à son bord, et l’élonger de bout en
bout!... J’ai des piastres plein ma cale, des paquets de quadruples chez
tous les banquiers de New-York: eh bien, si l’on me disait à présent, au
moment où je te parle: envoie tout cela, tout ce que tu as au monde par
dessus le bord, et Juliette s’en ira en France, je t’attraperais toute
la boutique en double, et l’affaire serait bientôt faite, aussi vrai que
le père éternel est mon patron de chaloupe... Mais il n’y a pas moyen.
Il y a l’entêtement d’une femme, entre ce que je veux et ce qui est...
La voilà qui pleure, tu le vois bien, et je suis forcé d’amener mon
pavillon devant sa volonté!...

--Commandant, vint dire encore le second, mais cette fois d’une voix un
peu essoufflée, on voit à présent le signal d’un brick: c’est un _damier
noir et rouge_, que le pavillon qu’il a hissé en tête de son mât de
misaine!

--Un damier noir et rouge! s’écria Mathias en se levant brusquement sur
ses jarrets... Puis après avoir fait à grands pas deux ou trois tours
dans la petite chambre, il reprit d’un ton irrité: C’est ce gueux de
Zumala! c’est son signal... Édouard, monte avec moi sur le pont.

Je suivis précipitamment mon ami...

L’agitation qu’il éprouvait était inconcevable, pour moi surtout, qui
ignorais encore le mot de l’énigme que les événemens seuls devaient me
faire deviner. Mathias, après avoir tenu quelque temps sa vue braquée
sur le brick qui s’avançait sur nous à toutes voiles, me dit, en se
promenant avec précipitation sur le gaillard d’arrière: C’est lui! Je ne
m’étais pas trompé: c’est ce gredin de Zumala, qui a promis de me
couler... Depuis plus de trois mois nous nous cherchons, moi et cette
infâme canaille, et aujourd’hui nous allons en découdre... Le brigand!
enfin, je le tiens dans mes pattes... Édouard, mon ami, retourne à ton
bord... Mais avant tout, tu vas emmener maintenant Juliette avec toi, de
gré ou de force, car nous allons nous taper... Attends, je vais
descendre, quand j’aurai donné mes ordres... Va toujours en bas: je te
suis à l’instant...! Second!...

--Plaît-il, commandant?

--Faites faire le branle-bas général de combat. Qu’on monte les grappins
d’abordage au bout des vergues, toutes les armes sur le pont, et chacun
à son poste... Allons vite... Il n’y a pas de temps à perdre... Les
pieds me brûlent.

--Oui, commandant... Maître, avez-vous entendu? Branle-bas général de
combat; les gens de la batterie, à la batterie; les gens de la manœuvre,
à la manœuvre, et silence partout! Le premier qui parlera aura affaire
au commandant.

Un mouvement extraordinaire se fit alors à bord du corsaire... Le dessus
de la petite chambre de Juliette, dans laquelle j’étais descendu
précipitamment avec Mathias, retentit bientôt sous les pas des matelots
qui se rangeaient à leur poste de combat, sur le gaillard d’arrière.

--Quel bruit entends-je sur ma tête? nous demanda la malade, en nous
voyant revenir auprès d’elle.

--Le bruit qui va précéder un engagement terrible, répondit Mathias...
Mon amie, écoute-moi: c’est Zumala qui vient m’attaquer, et tu sais que
je ne puis pas fuir devant le misérable qui m’a si insolemment défié...
L’affaire sera courte, mais elle pourra devenir meurtrière... Il faut
nous séparer, non pour long-temps peut-être, mais au moins pour le
moment du combat... Édouard va t’emmener à bord de son trois-mâts.

--Et pourquoi me séparer de toi, s’il y a du danger?

--Pour ne pas t’exposer à une mort inutile; pour ne pas intimider, par
ta présence à bord du corsaire, la résolution des gens de mon équipage,
qui m’est si nécessaire dans cet instant décisif. Une femme, disent-ils,
porte malheur à bord, dans des circonstances semblables... Le temps
presse... Je ne puis rester un instant de plus ici... Il faut te
résigner; il le faut pour toi, pour moi, pour mon honneur...

--Oui, je vois maintenant à tes regards qu’il le faut... Mais jure-moi,
sur cet honneur, dont tu viens de me parler, jure-moi, Mathias, avant de
nous séparer, qu’après l’horrible combat qui se prépare, tu viendras me
reprendre... Jure-le-moi, mais sur ton honneur, et je n’hésite pas.

--Je te le jure!

--Sur ton honneur?

--Sur mon honneur... Es-tu maintenant satisfaite?

--Embrasse-moi, embrasse-moi, si je ne dois plus te revoir, et jure-moi
encore que je mourrai près de toi, si le ciel te rend un seul instant à
ma tendresse... Oh! maintenant, je pars moins malheureuse... Je
marcherai toute seule; oui, je marcherai... Édouard, soutenez-moi
seulement; j’ai assez de force encore... donnez-moi seulement un peu le
bras...

Ce ne fut que bien lentement et avec les plus grandes précautions que
nous parvînmes à embarquer dans mon canot la malheureuse Juliette...
Dieu! quels regards jeta l’infortunée en traversant, pour se rendre dans
mon embarcation, sur les groupes des matelots rangés à leurs postes de
combat sur le pont formidable de la goëlette... Pour lui épargner autant
que possible l’aspect terrible de cet appareil de carnage, j’emportai la
malade dans mes bras... J’allais déborder du corsaire avec mon canot
chargé de ce précieux fardeau, quand Mathias me cria: Attends un peu,
mon ami. Comme il est bon de tout prévoir, en semblable occasion, je ne
veux pas te laisser embarquer sans biscuit. Prends dans ton canot ces
quatre petits barils que mes gens vont t’affaler en double, pour mieux
lester ta yole. Ils pèsent dix fois plus lourd qu’ils ne sont gros, ces
diables de petites futailles de précaution. Ce sont des quadruples en
bel et bon or... Juliette! à revoir, ma chérie, et surtout sois bien
tranquille... Adieu, bonne amie... A tout à l’heure!... Un peu de
patience; l’affaire ne sera pas longue... Évente le grand hunier, la
barre au vent, et borde l’écoute de foc à babord!

Je m’éloignai de toute la vitesse possible de mon canot, du corsaire qui
venait de quitter la panne qu’il avait tenue jusque-là, pour se mettre
par mon travers en m’ordonnant de faire route comme lui... J’exécutai
cet ordre, après avoir rehissé mon canot à bord et avoir décidé Juliette
à descendre dans ma chambre, pour se reposer un peu des efforts qu’elle
avait faits en se rendant de la goëlette à bord de mon trois-mâts. Le
brick de Zumala, en voyant la manœuvre de Mathias et celle de mon
navire, continua à courir pour nous rallier; et une fois rendu à une
petite portée de fusil de moi, il prit la bordée que nous tenions, pour
me suivre, en se tenant à babord à moi, c’est-à-dire du côté opposé à
celui par lequel me restait la goëlette. Placé étroitement entre les
deux corsaires qui semblaient me servir d’escorte, je pus observer à
loisir le bâtiment nouveau venu, avec lequel je ne craignais déjà que
trop d’avoir quelque vilaine affaire à démêler.

C’était un brick très-fin, très-élancé, d’une médiocre dimension; mais
bien gréé et qui paraissait être armé de quatorze ou quinze canons, et
monté par un fort équipage. Le damier rouge et noir, qu’il avait arboré
d’abord, à la tête de son mât de misaine, fut amené dès qu’il nous eut
approchés, et un long pavillon rouge à croix blanche fut hissé au pic de
sa large brigantine.

Assez long-temps les deux corsaires continuèrent à suivre parallèlement
la même route que moi, sans se faire aucun signal, sans s’adresser le
moindre mot, quoique la distance qui les séparât fût cependant assez
petite pour les engager à se hêler...

La brise était ronde, la mer belle, et le bruit monotone des vagues, que
fendaient tranquillement nos trois navires, interrompait seul, de temps
à autre, le silence de cette scène imposante dans laquelle j’étais
destiné, moi, pauvre bâtiment marchand, à jouer un rôle si passif!

Résigné à subir le sort qu’il plairait au ciel de m’envoyer,
j’attendais, avec mon équipage consterné, l’événement qui ne se
préparait que trop évidemment pour nous, et j’aurais, je l’avoue, donné
en ce moment, de bien bon cœur, tout ce que je possédais, pour que la
fortune se prononçât d’une façon ou d’une autre à notre égard.

Le brick, en laissant arriver de manière à me serrer de plus près qu’il
ne l’avait fait encore, me tira enfin d’incertitude...

--Où vas-tu? me hêla Zumala au porte-voix.

--A Nantes, lui répondis-je, comme je l’avais déjà fait deux heures
auparavant à Mathias.

--Matheasso t’a-t-il visité?

--Eh oui sans doute! demandez-le-lui, si vous le voulez!

--A-t-il enlevé quelque chose de ta cargaison?

--Non; il a respecté le pavillon sous lequel je navigue.

--Tu n’as donc rien de bon à prendre à ton bord?

Je crus devoir ne rien répondre à cette dernière question du forban.

Mais lui, désirant sans doute couper court à la conversation, me cria:

--Mets en travers; je vais te visiter à mon tour et à ma façon.

Mathias, ayant entendu cette dernière injonction, me cria de son côté:

--Capitaine, je t’ordonne de continuer ta route et de ne pas suivre
l’ordre de ce brigand; je réponds de tout.

Zumala, outré de colère, mais n’osant pas encore me punir du peu de cas
que j’étais disposé à faire de ses ordres, força de voiles, gagna une
assez grande distance sur l’avant à moi, et, profitant de son avance,
après m’avoir dépassé, il envoya à mon bord, en la laissant dériver, une
de ses embarcations armée de huit hommes.

Je crus ne pouvoir refuser d’élonger une amarre aux gens qui montaient
ce canot, une fois que je les vis au moment d’accoster mon navire...

Le second du brick commandait cette corvée; il sauta sur mon pont, les
pistolets à la main et un poignard nu au côté.

Mais, presque au même instant, la goëlette de Mathias, ayant imité la
manœuvre du brick, avait expédié aussi de son côté un de ses canots avec
huit matelots commandés par le second du corsaire.

Les deux officiers de corvée, en se trouvant en présence l’un de l’autre
sur mon gaillard d’arrière, se mesurèrent d’abord de l’œil, et, après un
moment de silence:

--Pourquoi, demanda le second de Zumala à celui de la goëlette, ton
capitaine laisse-t-il aller ce trois-mâts français sans l’amariner?

--Parce qu’apparemment cela lui a plu, répondit le second de Mathias.

--Eh bien, comme il plaît aussi à Zumala, mon commandant, de prendre
pour nous ce que vous n’avez pas voulu prendre pour vous, je te préviens
que _j’engante_ ce trois-mâts à notre profit.

--Toi amariner ce trois-mâts pour ton compte, quand nous lui avons donné
carte blanche? je t’en défie, brigand que tu es!

--Tu m’en défies... Eh bien nous allons voir qui mangera le lard...
Attends un peu que je parle à Zumala!... Commandant Zumala!

--Ahie, ahie, répondit Zumala appelé par son second.

--Le second de la goëlette vous défie, au nom de Mathéasso, d’amariner
cette barque française.

--Oui! il m’en défie!... En ce cas, reviens à bord avec tes hommes.
Démonte avant de partir le gouvernail du trois-mâts, pour qu’il ne s’en
aille pas pendant le coup de feu, et puis nous allons voir à qui restera
le bâtiment.

--Oui, j’y consens, canaille, répondit en entendant ces derniers mots,
le redoutable Mathias, qui jusque-là n’avait adressé aucune parole à son
ennemi... Le trois-mâts restera au plus fort des deux, et c’est moi,
_Mathéasso_, moi, que tu as si stupidement provoqué, faillie mateluche
que tu es, qui te défie aujourd’hui, lâche paria; dans une heure il n’y
aura plus un pouce de ta barque sur l’eau, ou j’aurai perdu mon nom et
mon honneur!

Puis, s’adressant à son second resté encore à mon bord, l’intrépide
corsaire ajouta:

--Rivaldo, aidez ces canailles à démonter en double le gouvernail du
capitaine Édouard; et quand vous aurez fini, revenez à bord avec notre
canot... Nous allons lui tâter les flancs à ce pirate de bastringue.

Mon pauvre gouvernail fut enlevé de ses ferrures en un instant, par les
seize corsaires, qui réunirent leurs efforts pour faire cette opération
dans leur intérêt commun; et quand ils eurent mis à la traînée sur ses
sauvegardes, cette partie si essentielle de mon navire, sans laquelle je
ne pouvais plus faire route, les équipages des deux embarcations se
jetèrent sur leurs avirons, pour retourner chacun à leur bord, en
abandonnant au gré des flots et des vents, mon pauvre navire privé de
son gouvernail.

Les deux corsaires alors se laissèrent culer le long de moi, la goëlette
par tribord, le brick par babord de mon bâtiment, et ils se trouvèrent
bientôt en présence l’un de l’autre à un quart de portée de canon tout
au plus.

L’engagement le plus horrible commença dès ce moment avec des chances de
succès à peu près égales de chaque côté, leur artillerie étant à peu
près égale en force, leurs équipages égaux en nombre. La goëlette de
Mathias faisait un feu terrible, le brick lui ripostait avec un
acharnement inconcevable; et, en quelques minutes, la fumée qui
jaillissait avec la foudre, des flancs enflammés des deux navires
ennemis, enveloppa d’un nuage épais cette scène épouvantable, et alla
s’étendre au loin avec les premières ombres de la nuit, poussées par la
brise qui commençait à soulever déjà les flots ensanglantés.

Au premier retentissement du canon, l’infortunée Juliette, triomphant de
mes instances, de mes efforts, et de son propre épuisement, avait réuni
toutes les forces que lui donnait encore l’exaltation de la frayeur,
pour venir se traîner comme un pâle fantôme sur le pont de mon navire...
Et là, les yeux fixés sur le spectacle affreux qui se présentait à sa
vue interdite, elle attendit dans l’attitude de la prière, sans proférer
un mot, sans m’adresser une plainte, l’issue du funeste combat, qu’un
nuage de poudre continuait à dérober à nos regards.

La canonnade et la fusillade duraient depuis près de trois quarts
d’heure, et la position de mon navire était telle, par rapport aux deux
corsaires, qu’il m’eût été impossible de deviner auquel des combattans
devait rester l’avantage d’un engagement déjà aussi long. De temps en
temps, dans l’intervalle des volées, nous entendions s’élever dans les
airs ébranlés, des cris de rage, des clameurs de mort, et bientôt les
_hurras_, poussés jusqu’au ciel, étaient couverts par la détonation
presque continuelle des pièces d’artillerie. Quand la brise parvenait à
dissiper un peu la traînée de fumée qui obscurcissait le jour autour de
nous, nous apercevions seulement au dessus de la sinistre vapeur, le
bout de la mâture de chacun des navires combattans, placés toujours à
une petite distance l’un de l’autre, et se tenant toujours en panne,
pour mieux porter leur coup et pour être plus sûrs de se détruire le
plus promptement possible. Un cri plus fort, plus général que tous ceux
qui nous avaient encore frappés, parvint au bout d’une heure
d’engagement, à nos oreilles et sembla enfin nous présager quelque chose
de décisif... Un moment de silence ou de stupeur succéda à ce cri, et le
feu cessa... Plusieurs de mes hommes, montés dans les haubans de mon
navire, pour tâcher de suivre attentivement les incidens muets de cette
action, annoncèrent qu’ils supposaient qu’un des corsaires s’était
rendu, et avait amené son pavillon. La brise, qui quoique fraîche
n’avait pas été assez forte jusque-là pour chasser entièrement devant
elle la masse de fumée étendue sur les flots, s’élève et balaie la mer
de la vapeur épaisse qui nous avait caché, pendant si long-temps, le
théâtre de l’événement qui captivait si puissamment toute notre
attention.

Un seul bâtiment apparut alors à notre vue... C’était la goëlette de
Mathias... L’autre corsaire, que mes yeux cherchaient à découvrir près
de la goëlette, ne se montrait plus du tout. Nous pensâmes d’abord qu’il
avait fui; mais rien au large ne nous indiquait sa présence, dans
l’espace qu’il aurait eu le temps de parcourir depuis la fin du combat.
Nous nous perdions déjà en conjectures sur cette disparition
extraordinaire, lorsque mon second, perché en spectateur attentif sur le
haut des barres de perroquet, me cria d’une voix tout émue:

--Capitaine! capitaine! regardez, regardez par notre hanche de babord;
c’est le brick qui coule; on ne voit plus que ses mâts de perroquet au
dessus de l’eau. Regardez vite; là, par la hanche de tribord...

Et la goëlette victorieuse, dirigeant alors sa route sur l’endroit que
me désignait avec tant de précipitation mon second, passe bientôt sur le
corps du brick vaincu, sans daigner sauver les groupes d’hommes qui
s’étaient réfugiés sur les barres et les vergues hautes du malheureux
navire, que les flots allaient engouffrer...

Ce ne fut qu’en cet instant que la bouche de Juliette s’entrouvrit, pour
me dire: Le ciel a exaucé la prière que je lui adressais... Mon mari est
sauvé, nous allons le revoir... Ah! je pourrai mourir ensuite!

Trop vain et trop cruel espoir!... La goëlette s’approcha de nous, après
avoir sillonné les vagues au milieu desquelles le brick avait coulé;
mais quand elle fut rendue assez près de mon navire, pour se faire
entendre de moi, une voix inconnue, une voix qui n’était pas celle de
mon ami, m’adressa ces seuls mots:

--Capitaine, vous pouvez maintenant remonter votre gouvernail et
continuer votre route... Adieu! nous coulons presque bas d’eau, et nous
allons relâcher à la première terre!...

En entendant ces paroles trop significatives, Juliette, la déplorable
Juliette, s’évanouit entre mes bras... Et la goëlette de mon pauvre
Mathias s’éloigna, en me laissant voir son pavillon amené à demi-mât, et
ses vergues croisées en pantenne, en signe de deuil... Je n’avais plus
d’ami, et Juliette plus d’époux: ce funèbre signal venait de nous
l’apprendre...

Comment maintenant, retrouver en moi assez de force encore pour retracer
le souvenir effrayant de ce qui se passa dans mon cœur et sous mes yeux,
après cet événement si profondément funeste! Malheureuse Juliette! elle
ne revint à la vie que pour éprouver tout ce que le délire des sens a de
plus torturant, tout ce que l’agonie de l’âme et du cœur a de plus
épouvantable... Attaché pendant deux jours et deux nuits au chevet de
son lit de mort, il me fallut boire pour ainsi dire goutte à goutte,
sans expirer avec elle, le fond du calice d’amertume et d’horreur de ses
derniers momens... Vois, s’écriait-elle, en me serrant avec frénésie
dans ses bras décharnés, et en pressant sur ma poitrine son sein exalté
par l’excès de la douleur, vois si je t’ai trompé... Ma mère, tu t’en
souviens encore, m’avait dit en expirant, tu _mourras malheureuse_, et
je te disais, moi aussi, _je mourrai malheureuse_!... Eh bien, vois à
présent si je t’ai menti... Je meurs... Je meurs... Oh! le ciel ne
pardonne donc jamais... Mathias... Mathias... Oh! pardonne-moi, quand tu
me reverras... J’ai si cruellement expié, par des larmes de sang, toutes
les fautes de ma vie!... Je meurs ton épouse, Mathias, et tu ne
refuseras pas un peu de terre à mon corps, une larme, une larme surtout
à la mémoire de ta pauvre femme, de ta Juliette bien aimée... Édouard...
Édouard... Est-ce toi... toi ici? Dis-moi, as-tu oublié?... Oh oui, tu
as oublié, n’est-ce pas, tout ce qui humilie encore mon front, ce front
qui se refroidit sous ma main... Dieu me pardonnera, moi, n’est-ce pas?
Je l’ai tant prié... Ah... Ah, mon Dieu: j’expire! Je sens que
j’expire... Mathias... Mathias... mon ami... Ah! pardon! pardon! Oh oui,
pardon au dernier moment!... Ah, j’étais donc maudite!...

Deux mois après ce lugubre événement, la terre de la petite île
d’Ouessant reçut les restes mortels de la pauvre Juliette. L’infortunée
avait demandé à reposer sous le sol natal, et l’une de ses dernières
volontés fut du moins remplie par le seul ami, qu’en expirant sous mes
yeux et dans mes bras, elle avait laissé au monde pour garder son
souvenir, et répandre quelquefois des larmes sur sa tombe.


FIN.



NOTES.



NOTE 9.


On nomme _l’Amiral_ la vieille frégate ou la vieille corvette désarmée
que l’on place en avant-garde à l’entrée d’un port, pour surveiller et
exécuter les détails de la police maritime de ce port. C’est à bord de
_l’Amiral_ que l’on met aux arrêts les officiers de marine à qui l’on
croit devoir faire subir une détention momentanée. C’est encore à bord
de _l’Amiral_ que sont placés les officiers en état de prévention, et
c’est là enfin que sont rendus les jugemens du conseil de guerre qui
doit les absoudre ou les condamner.

_L’Amiral_, à bord duquel se rendent les arrêts de la justice maritime,
sert aussi de lieu d’exécution à la plupart des verdicts prononcés au
nom de la discipline navale. Les instrumens du châtiment se trouvent,
pour ainsi dire, placés aux portes de la cour martiale, d’où est sortie
la sentence des juges. Une grande vergue, suspendue au seul mât qui
existe à bord de ce bâtiment, sert à donner la _cale mouillée_ aux
matelots qui ont encouru la rigueur de cette punition terrible. Des
garcettes, déposées dans les coffres de cet arsenal disciplinaire, sont
tenues sans cesse en état pour offrir une arme aux hommes qui doivent
faire courir deux ou trois tours de _bouline_ aux coupables sur lesquels
la sévérité des lois s’est appesantie. Quelquefois même le pont de
_l’Amiral_ peut devenir le théâtre de ces exécutions capitales qui n’ont
pour témoins que l’officier désolé, qui dit _feu!_ et les soldats
malheureux dont le devoir est d’obéir.

Au moment où la justice qui a prononcé la peine va être rendue
solennellement, le pavillon rouge est hissé au haut du mât unique de
_l’Amiral_, et un coup de canon tonne sur les flots en même temps que le
terrible pavillon monte dans les airs. C’est le signal de l’exécution,
et ce signal reste au haut du mât pendant la durée du supplice et le
règne impassible de la loi.

A terre, autour de ces carcans et de ces échafauds qu’environne sans
cesse une foule bouillonnante dont les regards altérés semblent vouloir
boire le sang des victimes ou se repaître de la honte des patiens, les
exécutions se font sans dignité, comme sans ordre et sans pudeur. C’est
de la cruauté publique tempérée par le bruit et les vagissemens de la
multitude et par le spectacle animé que présentent les flots du peuple
pour envahir le lieu de la scène, dont la tête d’un homme va faire les
frais... Mais à bord, autour du condamné qui subit son châtiment, tout
est silence, sévérité, impassibilité. Un coup de canon part, un pavillon
monte, le châtiment commence, et les cris du coupable se font entendre
seuls après la voix formidable du canon, qui s’est tu pour laisser agir
la justice... Quand le pavillon rouge descend, la sentence a reçu son
exécution, le coupable est puni, et quelquefois même il a cessé de
vivre...

Vous trouvez le spectacle de l’Océan bien vaste, bien majestueux, bien
sublime: eh bien! dans l’existence du marin, tout participe de la
majesté et de la sublimité terrible de l’élément sur lequel il vit, il
court, il meurt; ses dangers, ses mœurs, ses lois, ses passions, ses
excès, ses peines, ses châtimens, ses fautes, tout s’harmonise, dans son
existence, avec ce grandiose qu’offre la mer à vos yeux, à vos idées et
à votre âme. L’homme, là, est au niveau de la profession terrible qu’il
s’est faite, et à la hauteur de l’élément sur lequel il règne.


FIN DES NOTES.



NOTE DU TRANSCRIPTEUR


On a déplacé à la fin du premier volume les notes 1 à 8, qui figurent en
fin de ce second volume dans l’original.




*** End of this LibraryBlog Digital Book "Les Aspirans de marine, volume 2" ***

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