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Title: Les Rues de Paris, tome deuxième
Author: Bouniol, Bathild
Language: French
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DEUXIÈME ***



    Note de transcription: L'orthographe de l'original a été
    conservée; seules les erreurs évidentes de typographie ou
    d'impression ont été corrigées. Ces corrections sont indiquées à
    la fin du texte. Certaines corrections ont également été apportées
    à l'accentuation. Dans cette version texte les mots en gras sont
    placés entre des = (=gras=). La page annonçant les autres œuvres
    de l'auteur a été déplacée à la fin du texte.



    LES

    RUES DE PARIS

    TOME DEUXIÈME



    LES
    RUES DE PARIS

    BIOGRAPHIES,
    PORTRAITS, RÉCITS  ET LÉGENDES,

    PAR

    M. BATHILD BOUNIOL

    TOME DEUXIÈME.

    PARIS

    BRAY ET RETAUX, LIBRAIRES-ÉDITEURS
    82, RUE BONAPARTE, 82.

    1872

    (Droits de traduction et de reproduction réservés.)



    LES RUES DE PARIS



GERSON (JEAN CHARLIER)


«Il n’est guère d’époque dans l’histoire de France et dans l’histoire
de l’Église, dit un judicieux écrivain, qui offre un spectacle plus
désolant que celle où vécut Gerson (le règne de Charles VI). Guerre
étrangère et discordes civiles, un roi en démence, des princes armés
les uns contre les autres, des populations décimées par la famine,
ruinées par le pillage, écrasées de taxes et de contributions; l’Église
partagée entre deux et quelque temps entre trois papes; l’Université
mêlée bruyamment aux troubles politiques et aux querelles religieuses;
la foi ébranlée; le sentiment de la justice obscurci dans les âmes,
partout les consciences troublées, les passions déchaînées, nulle part
l’ordre et la paix. Toute la vie de Gerson, toute son œuvre est dans
ces deux mots: «Pacifier et unir.» C’était le grand besoin du temps; et
s’il faut juger des hommes par leurs efforts plus encore que par leurs
succès, nul n’a été plus grand, nul n’a mieux mérité de son siècle que
Gerson. Fut-il jamais en effet une vie plus remplie que la sienne,
jamais une âme plus droite et plus pure au milieu de la corruption
générale, plus ferme et plus intrépide au milieu des périls et des
défaillances?»

Retracer longuement cette vie toutefois nous entraînerait trop loin
et d’ailleurs le récit n’aurait qu’un médiocre intérêt pour un grand
nombre de lecteurs, à la distance où nous sommes des évènements
d’une part, et de l’autre parce que les faits et les questions qui
passionnaient alors les esprits jusqu’à la fureur pour la plupart
aujourd’hui ne pourraient que rencontrer l’indifférence. Disons donc
seulement en peu de pages ce que fut Gerson dont le nom sans nul doute,
malgré le rôle considérable qu’il a joué de son temps, ne conserverait
pas une si grande popularité, si celui qui le porta n’était point
l’auteur présumé de _l’Imitation de Jésus-Christ_, ce merveilleux
volume dont Fontenelle a dit que: «C’est le plus beau livre qui soit
sorti de la main des hommes puisque l’Évangile n’en vient pas.»

Gerson naquit en 1363 (14 décembre) à Gerson, petit village du diocèse
de Rheims, près Réthel. Il était l’aîné de douze enfants que leur père,
Arnulphe Charlier, et leur mère, Elisabeth Lachardenière, élevèrent
avec une grande sollicitude et dans les sentiments de la plus vive
piété. A l’âge de 14 ans, l’aîné des enfants, Jean Charlier, fut
envoyé, en qualité de boursier, au collége de Navarre à Paris; et,
paraît-il, c’est alors que, d’après un usage fort répandu, il changea
son nom de famille contre celui du hameau où il avait pris naissance.
«Il semblait, dit M. Aubé, qu’en déposant le nom paternel on mourût
à soi-même, et qu’avec les liens du sang on rompît ces chaînes qui
attachent l’homme à des intérêts ou à des passions étroites pour
revêtir une sorte d’impersonnalité.»

Quatre années après, reçu licencié ès-arts, il entra en théologie et,
pendant sept ans, suivit les leçons de Pierre d’Ailly et de Gilles
Deschamps qui l’initièrent à la connaissance des Pères et des Docteurs.
En 1387, quoique simple bachelier en théologie, il fut choisi, par
l’Université pour faire partie d’une députation envoyée au pape
Clément VII. Ce fut huit années après, en 1395, qu’il remplaça, comme
chancelier de l’Église et de l’Université de Paris, Pierre d’Ailly
nommé à l’évêché du Puy. Ce n’était qu’à regret et comme forcé que
Gerson avait accepté cette haute distinction dont les circonstances
faisaient un fardeau si lourd, témoin ce fragment d’une lettre
qu’il écrivait, vers 1400, à Pierre d’Ailly: «Le corps entier de la
chrétienté est tellement envahi par le poison débordant des péchés;
l’iniquité s’est établie et a poussé de si profondes racines dans le
cœur des hommes, qu’il semble qu’on ne puisse plus se fier aux secours
et aux conseils de la prudence humaine.»

L’étendue et la profondeur du mal cependant ne paraissent pas avoir
découragé son zèle; il travailla de tout son pouvoir à ramener la paix
dans l’église comme dans le royaume, et à réformer les mœurs, dans
les divers ordres de l’état. Si trop préoccupé de certaines idées ou
doctrines, dans lesquelles le gallicanisme était en germe, il se trompa
quelquefois sur le choix des moyens, si le résultat ne répondit pas
toujours à ses efforts, il faut, en faisant la part des circonstances,
lui savoir gré de ses intentions, de son désintéressement dont il
donna mainte preuve, comme de sa piété sincère et de son patriotisme.
Ferme et courageux vis-à-vis des princes dont les factions déchiraient
le royaume, il ne se montrait pas moins intrépide en face des passions
populaires déchaînées. Lorsque les Cabochiens, maîtres de Paris,
dominaient par la terreur et que, tous, à commencer par les clercs de
l’Université, se taisaient, Gerson ne craignit pas d’élever la voix et
de protester contre les violences en disant, d’après ce que Juvenal des
Ursins nous rapporte: «Que les manières qu’on tenait n’étaient pas bien
honnêtes ni selon Dieu, et il le disait d’un bon amour et affection.»

Si le chancelier n’eut pas la consolation de voir la pacification du
royaume, du moins il fut témoin de celle de l’Église et de la fin du
grand schisme d’Occident, grâce au Concile de Constance auquel il
avait pris une grande part. Mais en quittant Constance, Gerson ne put
rentrer en France où les Bourguignons, de nouveau maîtres de Paris,
se vengeaient par de furieuses représailles des Armagnacs, et pendant
quelque temps, il dut se résigner à l’exil.

Dès l’année suivante (1419), la mort de Jean-sans-Peur, tué au pont
de Montereau, rouvrit au chancelier les portes de la France; il se
rendit à Lyon où l’un de ses frères, prieur du couvent des Célestins,
lui offrit, dans le monastère, une hospitalité qu’il accepta. C’est
là que s’écoulèrent dans le silence et la paix les dernières années
d’une vie qu’avaient troublée tant de contradictions et de luttes
et qui maintenant aux approches de l’éternité ne songeait qu’à se
recueillir. On raconte qu’à cette époque Gerson se plaisait surtout
dans la société des petits enfants. Spectacle touchant et admirable!
Cet homme qui avait rempli le monde du bruit de son nom, dont la parole
éloquente avait retenti dans les assemblées les plus solennelles, se
trouvait heureux d’enseigner le catéchisme et les éléments de la langue
latine à de jeunes écoliers et il souriait doucement en leur entendant
réciter cette prière que lui-même il leur avait appris: «Mon Dieu, mon
Créateur, ayez pitié de votre serviteur, Jean Gerson.»

A l’âge de soixante-douze ans, après avoir écrit les dernières pages de
son _Commentaire sur le Cantique des Cantiques_, il s’endormit dans le
Seigneur et sur sa tombe on grava ces deux mots qui résument sa vie:
_Sursùm Corda!_

Ces mots ne pourraient-ils pas servir d’épigraphe à cet incomparable
livre de l’_Imitation_, que Gerson, s’il en est l’auteur, comme il
semble probable, écrivit précisément dans cette longue et silencieuse
retraite au couvent des Célestins. «La plupart des traditions
primitives, dit un biographe, parlent en faveur de Gerson. En outre,
il est dans l’_Imitation_ mille traits qui de près ou de loin
rappellent les habitudes d’esprit, le caractère, la situation morale
de Gerson au retour de Constance. Bien plus, il semble que l’âme de
Gerson, désabusée du monde, après une douloureuse expérience de la vie
extérieure, ait passé tout entière dans ce divin livre et s’y soit
comme imprimée.»

M. Brunet, le savant auteur du _Manuel du Libraire_, est à la vérité
moins affirmatif quand il dit:»

«Quel est le véritable auteur de l’_Imitation_? Trois siècles de
dispute sur ce sujet n’ont pu nous l’apprendre; et près de cent
cinquante ouvrages, écrits pour éclairer la question, n’ont guère
servi qu’à en rendre la solution plus difficile. _Les témoignages les
plus nombreux semblent favorables à Gerson_, chancelier de l’église de
Paris; mais d’un autre côté, Thomas à Kempis compte encore beaucoup
de partisans. Cependant, une troisième opinion, celle qui présente
Jean Gersen, abbé de Verceil, dans le XIII siècle, comme l’auteur
de l’_Imitation_, a été renouvelée et soutenue dernièrement avec
vigueur par le président de Grégory: toutefois cet ancien magistrat
a rencontré un adversaire redoutable dans la personne de M. Gence,
savant laborieux, qui a fait du livre de l’_Imitation_ et de tout ce
qui s’y rapporte une étude constante et en définitive peu de personnes
admettent l’opinion du président Verceillois.»

L’opinion en réalité ne pourrait donc se partager qu’entre Gerson et
Thomas à Kempis, chanoine du diocèse de Cologne, dont le nom se lit
sur plusieurs manuscrits du 15e siècle et qui a pour lui le témoignage
de quelques-uns de ses contemporains. A Kempis, cependant, d’après
des autorités graves, à peine âgé de vingt-cinq à trente ans, lorsque
parurent les premiers livres de l’_Imitation_, ne saurait être l’auteur
d’un pareil ouvrage, fruit d’une longue et amère expérience de la vie:
tout au plus en eut-il été le compilateur et le copiste. Maintenant
ne pourrait-on pas admettre une troisième opinion formulée par des
critiques qui ne manquent pas d’autorité, à savoir que l’_Imitation_
n’est point à proprement parler l’œuvre d’un auteur unique, d’un
individu isolé, mais celle du siècle tout entier pour lequel quelque
génie anonyme, pénétré de ses idées, ayant souffert de toutes ses
désolations, instruit par ses cruelles expériences, après s’être
enseveli au fond d’un cloître, aurait tenu la plume? Mais cette opinion
même nous ramènerait à Gerson.

Quoiqu’il en soit, le livre existe pour la consolation et l’édification
des âmes pieuses, il s’en est fait d’innombrables éditions et
traductions. L’une des meilleures en France est encore celle de Michel
de Marillac, qui avait été garde des sceaux sous Louis XIII[1], et dont
le style, dans sa langue colorée et naïve, a gardé toute l’onction
et le parfum du livre original, plus peut-être que la traduction de
Pierre Corneille, digne pourtant en beaucoup d’endroits de ce beau
génie et qui eut, en son temps, un prodigieux succès[2]. De nos jours,
la traduction de F. de Lamennais, faite longtemps avant sa chute, a eu
surtout les honneurs de la réimpression.

[1] La première édition est de 1621, in-12.

[2] La première édition est de 1656, in-4º.



GRÉTRY


«La musique de Grétry brille surtout par le chant et par l’expression
des paroles; malheureusement toute qualité exagérée peut devenir
un défaut: c’est ce qui a lieu dans les productions de ce musicien
original. En s’occupant trop des détails, il négligeait l’effet des
masses; de là vient que sa musique, bonne pour les Français, n’a pas
réussi chez les étrangers.... Ce qui a pu empêcher ce compositeur de
suivre les progrès de l’art dans l’effet musical, c’est le dédain qu’il
avait pour toute autre musique que la sienne; dédain qu’il ne prenait
même pas la peine de dissimuler. Un de ses amis entrait un jour chez
lui en fredonnant un motif.

»Qu’est-ce que cela? demanda-t-il.

»--C’est, lui répondit son ami, un rondo de cet opéra que nous avons vu
l’autre jour dans votre loge.

»--Ah! oui, je m’en souviens, ce jour où nous sommes arrivés trop tard
à _Richard_[3].»

D’après Fétis, «l’excès de son amour-propre et ses opinions sur les
œuvres des autres musiciens prenaient leur source dans sa manière
absolue de concevoir la musique dramatique.» Il attachait, fort à
tort et faute d’une science musicale assez profonde, si peu de prix
à l’instrumentation de ses ouvrages qu’il en chargeait d’habitude
un confrère. Lorsqu’on lui parlait de ces effets d’harmonie et
d’instrumentation qui en musique sont à la mélodie ce qu’en peinture la
couleur est au dessin, il répondait:

«Je connais quelque chose qui fait plus d’effet que tout cela.

--Quoi donc?

--La vérité!

«Ce mot peint Grétry d’un seul trait, dit le savant critique déjà cité;
il est rempli de justesse, mais celui qui le disait ne voyait pas que
dans les arts la vérité est susceptible d’une multitude de nuances et
que, pour être vrai, il faut être coloriste autant que dessinateur.»

Grétry était très heureusement doué d’ailleurs; les lacunes de son
talent provenaient, comme on l’a vu, de son éducation première
incomplète, et de cette impatience de produire qui d’ordinaire
tourmente les jeunes gens et ne leur laisse pas de temps pour l’étude.
Lui-même en fait l’aveu: «Je n’eus pas assez de patience pour m’en
tenir à mes leçons de composition; j’avais mille idées de musique dans
la tête; et le besoin d’en faire usage était trop vif pour que j’y
pusse résister.» (_Essais sur la musique._) «Telle est la cause, dit
Fétis de l’ignorance où Grétry est resté toute sa vie des procédés de
l’art d’écrire la musique.» De là aussi la réaction dont nous sommes
aujourd’hui témoins, réaction qui va jusqu’à l’injustice et fait qu’on
parle presque avec l’air du dédain «de l’homme de génie,» qui a écrit
tant de chefs-d’œuvre au point de vue de l’expression, le _Tableau
parlant_, _Zemire et Azor_, _La Caravane_, etc.

Cette inconstance du public Grétry l’avait expérimentée quelque temps
lui-même pendant les premières années de la Révolution lorsqu’un
nouveau genre de musique, créé par Chérubini et Méhul, se fut introduit
sur la scène. Voyant ses premiers ouvrages délaissés, Grétry voulut
donner à son style un caractère plus énergique en harmonie avec le goût
actuel; mais il échoua et les opéras de _Pierre-le-Grand_, _Lisbeth_,
_Elisea_, n’eurent aucun succès.

Certes, il fut grandement puni par cet échec du travers que nous avons
signalé plus haut, mais dont il ne sut pas entièrement se corriger,
témoin ce qu’il dit à propos de l’auteur des _Noces de Figaro_, et de
_Don Juan_, dont il ne comprenait pas la musique trop forte pour lui,
comme pour le public du reste auquel elle s’adressait. Un jour Napoléon
Ier demandant à Grétry quelle différence il trouvait entre Mozart et
Cimarosa, l’artiste répondit:

«Cimarosa met la statue sur le théâtre et le piédestal dans
l’orchestre; au lieu que Mozart met la statue dans l’orchestre et le
piédestal sur le théâtre.»

«On ne sait ce que cela veut dire,» reprend M. Fétis. Assurément,
mais ce n’est point là bien sûr un compliment à l’adresse de Mozart.
D’ailleurs à cette époque la confiance en lui-même était d’autant mieux
revenue à l’auteur de _Richard_, qu’il jouissait de nouveau de toute
la faveur du public, ses ouvrages ayant été remis à la mode par le
chanteur Elleviou.

Grétry retrouva ainsi l’aisance que la Révolution lui avait fait
perdre; car le produit de ses ouvrages venait s’ajouter à la pension
que l’Empereur lui avait accordée sur sa cassette. Les dernières années
de sa vie s’écoulèrent à Montmorency, dans l’Ermitage jadis habité par
Rousseau et que le musicien avait acheté. Il y mourut le 24 septembre
1813, après avoir perdu sa femme et ses deux filles dont la cadette,
Lucile, montrait pour la musique des dispositions extraordinaires; car,
dès l’âge de 13 ans, elle avait composé la musique d’un petit opéra:
_le Mariage d’Antonio_, joué avec succès à la Comédie Italienne.

Mariée jeune et pas heureuse, elle mourut à la fleur de ses années.
On ne peut que plaindre Grétry à qui les affections de la famille
faisaient défaut dans l’âge où les infirmités et la souffrance les
lui rendaient plus nécessaires. Mais en dépit des honneurs décernés
à sa mémoire, et de la gloire qui fait auréole à son nom, l’on est
fort tenté de voir dans les malheurs qui affligèrent la vieillesse de
l’artiste, un châtiment et une expiation si ce que Fétis nous apprend
est exact.

Grétry avait un neveu nommé André Joseph: «Aveugle presque de naissance
et littérateur sans talent, il passa presque toute sa vie dans un état
de malaise et de souffrance dont son oncle aurait pu le garantir si,
_moins complètement égoïste_, celui-ci avait voulu faire usage de son
crédit pour lui faire accorder par le gouvernement quelque portion des
secours destinés aux gens de lettres malheureux. Tombé dans la plus
affreuse misère, cet infortuné est mort d’hydropisie à Paris, en 1826.»

N’est-il pas à craindre que cette indifférence pour un parent si
proche ne vînt aussi de cet amour-propre qui, au point de vue du
talent, fut trop préjudiciable à Grétry? Ne rougissait-il pas, à
l’exemple de certains parvenus, dans la prospérité, de sa modeste
origine lui fils d’un obscur musicien de Liége[4] chez lequel la
pauvreté semblait endémique?

Particularité assez curieuse! Grétry avait reçu au baptême, avec les
prénoms d’André Ernest, celui de _Modeste_.

[3] _Richard Cœur de Lion_, opéra de Grétry.

[4] Il était né dans cette ville le 11 février 1741.



GRIBEAUVAL


Quel Parisien, habitant de la rive gauche, ne connaît pas la petite
et assez laide rue de _Gribeauval_, conduisant de la rue du Bac à
la place Saint-Thomas-d’Aquin? Mais parmi ceux qui traversent, même
quotidiennement, cette rue, en est-il beaucoup qui sachent l’origine
de cette dénomination et s’inquiètent de ce que pouvait être ce
Gribeauval, supposé qu’il fût un individu? Pourtant Gribeauval,
aujourd’hui peu célèbre, fut le successeur le plus illustre de Vauban
et «l’un des officiers généraux dont s’honore le plus le corps
d’artillerie» a dit le lieutenant-colonel Carette.

Né à Amiens (15 septembre 1715), il entra à l’âge de dix-sept ans dans
le régiment royal-artillerie. Après trois années de service comme
volontaire, il fut nommé officier-pointeur. Ses utiles et importants
services lui valurent de nouveaux grades: lieutenant-colonel en 1757,
il passa, avec l’assentiment du roi de France, au service de l’Autriche
et devint commandant général de l’artillerie. Cinq ans après, il fut
chargé en cette qualité des travaux de défense de Schweidnitz, l’une
des plus importantes places de la Silésie, enlevée par les Autrichiens
aux Prussiens. L’année suivante, Frédéric II, voulant reprendre cette
place, chargea le major Lefebvre, habile ingénieur, de la direction
des travaux d’attaque. Le conquérant, comme il l’écrivait au marquis
d’Argens, comptait qu’en moins de quinze jours la ville serait en son
pouvoir, mais déjà vingt-trois s’étaient écoulés et la ville résistait
encore vigoureusement.

«Un certain Gribeauval, qui ne se mouche pas du pied, et 11,000
Autrichiens nous ont arrêtés jusqu’à présent. Cependant, le commandant
et la garnison sont à l’agonie; on leur donnera incessamment le
viatique.»

Ainsi s’exprimait le sceptique Frédéric, le 6 septembre, et vingt jours
après, il disait à son correspondant: «Je vous avais annoncé avec trop
de présomption la fin du siége. Nous y sommes encore... Le génie de
Gribeauval défend la place plus que la valeur des Autrichiens.» Ce ne
fut que le 9 octobre que les assiégés se résignèrent à capituler après
_soixante-trois_ jours de tranchée ouverte.

Cette glorieuse résistance rendit alors célèbre le nom de Gribeauval,
qui avait tenu en échec pendant plus de deux mois la fortune de
Frédéric, dit le Grand, et qui ne fut, suivant de Maistre, qu’un _grand
Prussien_. Rentré en France, Gribeauval fut fait lieutenant-général,
puis inspecteur-général de l’artillerie. Il rendit, en cette qualité,
de grands services, soit par l’organisation du corps des mineurs,
soit par des perfectionnements et des réformes dans les manufactures.
D’après le biographe cité plus haut: «les officiers de son arme
l’avaient surnommé le _Vauban de l’artillerie_.»

Il mourut en 1789 (9 mai).



VALENTIN HAUY.--RENÉ-JUST HAUY


I

VALENTIN HAUY

Le boulevard des Invalides, il est à peine besoin de le dire, doit
son nom au voisinage du magnifique hôtel, bâti par Libéral Bruant et
Mansart.

Presque à l’entrée du boulevard, du côté de la rue de Sèvres, s’élève
un autre édifice de proportions beaucoup plus modestes quoique
élégantes encore. De l’avenue, à travers la grille, on aperçoit dans la
cour qui précède la maison une statue en bronze. Cette statue est celle
de Valentin Haüy qui rendit aux _jeunes aveugles_, par la découverte
d’ingénieux procédés, les mêmes services que l’abbé de l’Épée aux
sourds-muets; aussi pensons-nous qu’on ne lira pas sans intérêt sur lui
quelques détails puisés aux sources les plus authentiques.

Valentin Haüy naquit à Saint-Just (Oise), le 28 février 1743. Il
était le second fils d’un pauvre fabricant de toile ou tisserand, et
de même que son frère, le célèbre minéralogiste dont nous parlerons
plus tard, il dut sans doute au prieur de l’abbaye voisine des
Prémontrés le bienfait d’une éducation libérale, comme on dirait
aujourd’hui. Sans autres ressources que son instruction insuffisante,
mais qu’il s’efforçait de compléter, il vint jeune encore à Paris
et, pour subsister, ouvrit une _école de calligraphie_ en même temps
qu’il donnait en ville des leçons d’écriture. C’est au milieu de ces
occupations peu brillantes, mais assez lucratives, qu’il fut mis sur la
voie de la découverte qui devait donner à son nom l’immortalité. Voici
dans quelles circonstances, d’après ce que lui-même a raconté:

En 1783, Mlle Paradis, célèbre pianiste de Vienne et aveugle de
naissance, vint donner des concerts à Paris. A l’aide d’épingles
placées en forme de lettres sur de grandes pelotes, elle lisait
rapidement, de même qu’elle expliquait la géographie au moyen de
cartes en relief, dont l’invention appartenait à un autre aveugle
de naissance, Weissembourg de Manheim. Valentin Haüy eut l’occasion
d’entendre et de voir plusieurs fois Mlle Paradis: ce fut pour lui un
trait de lumière. Il comprit vite tout le parti qu’on pouvait tirer de
ces procédés ingénieux pour l’enseignement des infortunés privés de la
vue, et développa ses idées à ce sujet dans une intéressante brochure
publiée en 1786, sous le titre de: _Sur les moyens d’instruire les
aveugles_.

Mais bientôt, grâce à un heureux hasard, il put joindre la pratique
à la théorie et confirmer les conclusions de sa thèse par l’évidence
décisive des faits. Un jour, à la porte de Saint-Germain-des-Prés, il
remarqua un enfant, un jeune aveugle demandant l’aumône et dont la
figure révélait l’intelligence, bien que les yeux fussent sans regard.
Il s’approche et l’interroge avec cet accent qui trahit la sympathie.

--Je m’appelle Lesueur, répond l’enfant, natif de Lyon; mon père est
mort, ma mère me reste, mais infirme et pauvre. Ne pouvant travailler
pour l’aider, je demande la charité afin de lui donner au moins du pain.

--Très-bien, mon ami, le bon Dieu te récompensera de ta piété filiale,
et peut-être aurai-je le bonheur d’être en cela l’instrument de la
Providence. Conduis-moi chez ta mère; j’ai quelque chose à lui proposer
qui, je crois, ne lui déplaira pas.

Le résultat de l’entretien, en effet, fut heureux, pour tous deux
d’abord, et ensuite pour beaucoup d’autres. Du consentement de la mère
à laquelle il promit un secours quotidien suffisant pour la faire
vivre, et qu’il lui donna en effet, Valentin emmena chez lui le jeune
Lesueur et l’instruisit d’après sa méthode. Les résultats furent tels
qu’au bout de quelques semaines le maître radieux pouvait présenter
son élève à la Société philanthropique qui, après avoir applaudi à
ce premier et heureux essai, mit à sa disposition une maison située
rue Notre-Dame-des-Victoires et des fonds pour l’entretien de _douze_
élèves.

Le succès dépassa toutes les espérances et, vers la fin de la même
année, Valentin Haüy conduisait à Versailles, où il avait été mandé,
ses nouveaux écoliers qui, pendant toute une quinzaine, firent
l’étonnement et l’admiration de la cour par leurs exercices variés,
lecture, calcul, musique, etc. Un résultat si merveilleux, dans un
laps de temps si court, prouvait, avec l’intelligence et la docilité
des élèves, l’habileté du maître et l’excellence de sa méthode. Louis
XVI, après avoir félicité Valentin, promit que sa protection ne
lui manquerait pas et ordonna de faire les fonds nécessaires pour
l’éducation de 120 élèves. En même temps il accordait au professeur le
titre d’interprète du roi et de l’amirauté pour les langues anglaise et
allemande; puis il le nomma membre du bureau académique d’écriture et
enfin l’un de ses secrétaires.

L’institution des _Jeunes Aveugles_ désormais était fondée. Mais
vint la Révolution et, dans l’année 1790, sur la proposition de la
Rochefoucault Liancourt, on eut l’idée malheureuse de réunir dans
un même local (le couvent des Célestins) les _Jeunes Aveugles_ et
les _Sourds-muets_. La mesure eut les résultats les plus fâcheux
par suite de la mésintelligence qui divisa bientôt les directeurs
et les élèves eux-mêmes. Aussi peu d’années après, on reconnut la
nécessité de séparer de nouveau les deux établissements, ce qui eut
lieu par un décret de la Convention du 9 thermidor an II (27 juillet
1794). L’institution des _Jeunes Aveugles_ fut transférée dans la
maison de Sainte-Catherine, rue des Lombards, et Valentin Haüy resta
seul directeur, malheureusement pour lui comme pour les élèves; car
professeur excellent, mais homme d’imagination, Valentin n’avait point
du tout le talent d’administrateur et chez lui la rectitude du jugement
n’égalait point la vivacité de l’esprit et l’on ne peut dissimuler
qu’on eut alors des torts graves à lui reprocher.

Comblé, comme on l’a vu, des bienfaits de la cour, il ne sut pas se
défendre de la contagion de certaines idées qui, à la vérité, lors
de la Révolution, tournaient trop de têtes et de plus fortes que
la sienne. Lui qui avait pour frère un prêtre des plus vénérables,
il donna dans toutes les rêveries et les imaginations niaises des
théo-philanthrophes. Adepte fervent et acolyte de la Réveillère-Lépaux,
il eut la coupable sottise de se faire l’apôtre de la secte dans sa
maison même et de conduire ses élèves à ces cérémonies ridicules. Pour
couronner toutes ces énormités qui feraient douter qu’à cette époque de
sa vie il jouît de la plénitude de sa raison, «devenu veuf d’une femme
respectable, dit M. Durozoir[5], il épousa une jeune fille du peuple,
marchande des quatre saisons et qui n’avait pour elle qu’un minois
assez avenant. La présence d’une telle femme à la tête de sa maison
et son incapacité mirent le comble au désordre.» L’établissement mal
administré avait perdu son caractère définitif: «car par sa fondation,
comme on l’a dit, il ne devait être qu’un collége,» et Valentin Haüy
l’avait converti en hospice en autorisant ses pensionnaires à se
marier, ce qui avait introduit dans la maison une foule d’abus et
considérablement augmenté la dépense.

Le gouvernement consulaire, jugeant alors que l’établissement
n’atteignait point son but, le réunit à l’hospice de _Quinze-Vingts_.
Valentin perdit sa place, et, il faut bien l’avouer, surtout par sa
faute. Doué d’un cœur généreux, d’une belle intelligence et placé
dans les circonstances les plus favorables pour tirer parti de ses
qualités, il ne sut pas assez se défier de lui-même, des côtés faibles
de son caractère, de la mobilité de son humeur, de ses impressions trop
vives, et il ne reconnut pas autant qu’il eût dû les bienfaits de la
Providence. Par l’oubli si coupable des enseignements de la foi et de
ces grands principes qui, seuls, peuvent faire contre-poids aux ardeurs
de l’imagination et soutenir la raison dans ses défaillances, il fut
entraîné, comme on l’a vu, à des écarts, source pour lui de chagrins,
d’humiliations, de déceptions amères et, quand la lumière se fit par la
réflexion et l’expérience, sujets de cruels repentirs.

Cependant le gouvernement français, malgré la mesure dont il a été
parlé plus haut, ne fut point ingrat pour Valentin Haüy, et il lui
accorda, à titre de dédommagement et comme récompense de ses services,
une pension de 2,000 francs. Au lieu d’en jouir tranquillement,
l’ex-directeur des Jeunes Aveugles fonda rue Saint-Avoye, sous le
titre de _Musée des aveugles_, un pensionnat spécial qui, toujours par
les mêmes causes, ne réussit point. Valentin, découragé, quitta la
France et partit pour la Russie, où depuis longtemps il était invité à
se rendre afin d’y créer un établissement, ce qu’il fit en effet, en
chargeant son élève Fournier de l’enseignement, tout en gardant pour
lui-même la direction. Quoique les résultats n’eussent pas été ce qu’on
espérait, l’empereur Alexandre, appréciant les efforts et le zèle du
fondateur, le décora de l’ordre de Saint-Valdmir. Lors de son passage à
Berlin, sur le plan qu’avait donné Valentin, un établissement analogue
aux précédents, avait été créé qui, bientôt, grâce sans doute au choix
heureux du Directeur, fut des plus prospères, et longtemps même le seul
tout à fait prospère.

Cependant Valentin à qui l’âge et des infirmités, suite de ses fatigues
et de ses chagrins, rendaient nécessaire un climat plus doux, dans
le courant de l’année 1817 quitta Saint-Pétersbourg pour revenir en
France, _seul_, disent les biographes, sans autre explication, soit
qu’il eût perdu sa femme et son fils, soit qu’il eût été forcé de s’en
séparer. Mais il savait qu’en France, à Paris, un asile lui était
assuré et que la maison de son excellent frère, l’abbé, serait la
sienne. René-Just, en effet, qui l’avait plaint plus encore que blâmé
dans ses erreurs, cruellement expiées, l’attendait impatient de serrer
dans ses bras un autre enfant prodigue. Dans cette paisible demeure, au
foyer fraternel ou plutôt paternel, Valentin connut enfin la paix et le
repos, repos du corps et paix de l’âme. L’exemple plus encore que les
conseils du bon prêtre le ramenèrent complètement aux saintes croyances
de ses jours les plus heureux, et lui rendirent légères les années
pesantes de sa vieillesse, comme plus douce la mort (19 mars 1822). Une
messe solennelle, composée par un de ses anciens élèves, fut chantée à
ses funérailles qui eurent lieu dans l’église Saint-Médard, sa paroisse.


II

RENÉ-JUST HAUY

René-Just Haüy, plus âgé que Valentin de deux années, et né aussi à
Saint-Just, après avoir terminé ses études comme boursier au collége de
Navarre, entra dans les ordres et, porté par goût à l’enseignement, il
demanda et obtint une place de régent de quatrième, puis de seconde
au collége du cardinal Lemoine. Lhomond, son collègue et son ami, lui
donna le goût de la botanique, à laquelle Haüy ne tarda pas à préférer
la minéralogie lorsque, par les leçons de Daubanton, il eut connu cette
science dont il devait être dans notre siècle le représentant le plus
illustre, grâce à une découverte précieuse autant qu’inattendue qu’il
dut à une heureuse maladresse ou mieux à la sagacité de son observation.

«Haüy, dit M. le Roy de Chantigny, ayant remarqué la constance des
fleurs, des fruits, de toutes les parties des corps organisés,
soupçonna que les formes des minéraux, bien plus simples et presque
toutes géométriques, devaient être déterminées par des lois semblables.
Le hasard confirma ses prévisions. Occupé à examiner la riche
collection de minéralogie du maître des comptes de France, son ami,
il laisse tomber un énorme groupe de spath calcaire cristallisé en
prisme. En examinant les faces des fragments, leurs angles et leurs
inclinaisons, Haüy s’aperçoit qu’il sont les mêmes que dans les spaths
dont les cristaux présentent une autre forme... Il observe que les
variétés qu’offre l’extérieur des cristaux sont le produit des diverses
manières dont se groupent les molécules.»

De là, toute une série de conséquences qui rendirent rationnelle la
classification des minéraux jusqu’alors difficile et arbitraire. Le
modeste savant, présenté à l’Académie des sciences par Laplace et
Daubanton, développa son système devant l’assemblée, qui, appréciant
tout le mérite de sa découverte, l’admit d’emblée dans son sein. Haüy
qui, après vingt années de professorat au collége Lemoine, avait
droit à sa retraite, n’hésita pas à la prendre pour se consacrer
exclusivement aux sciences. Mais peu s’en fallut que la Révolution
ne vînt l’arrêter au milieu de ses graves études et qu’on ne le
comptât au nombre des victimes de la Terreur. Arrêté pour avoir refusé
le serment que condamnait sa conscience, il fut enfermé dans la
prison de Saint-Firmin d’où il sortit heureusement, après une assez
courte détention, grâce aux efforts courageux de son élève Geoffroy
Saint-Hilaire. Tout occupé de ses recherches scientifiques, Haüy ne
pouvait croire d’ailleurs au péril dont on le menaçait: «Cellule pour
cellule, a dit Cuvier[6], il n’y trouvait pas trop de différence;
tranquillisé surtout en se voyant au milieu de beaucoup d’amis, il ne
prit d’autre soin que de se faire apporter ses tiroirs et de tâcher de
remettre ses cristaux en ordre.»

Aussi lorsque, le 13 août, Geoffroy Saint-Hilaire, muni de l’ordre
de mise en liberté, vint pour le faire sortir, le savant répondit
doucement:

--Il est trop tard pour aujourd’hui; remettons, mon cher ami, à demain
matin; au moins j’aurai la messe avant de quitter la maison.

Et le lendemain, il fallut presque l’entraîner par force, sans doute
parce qu’on ne pouvait déménager immédiatement tous ses tiroirs. Quinze
jours après, avaient lieu les massacres de septembre, et Haüy comprit
enfin que le danger n’était que trop sérieux.

Grâce au certificat de civisme qui lui fut délivré, toujours par
l’entremise de Geoffroy Saint-Hilaire, il put échapper à de nouveaux
périls. Membre de l’Institut sous le Directoire, et plus tard appelé
à la chaire de minéralogie du Muséum d’histoire naturelle, en
remplacement de Dolomieu, il fut, lors du rétablissement en France du
culte catholique, nommé chanoine de Notre-Dame, puis chevalier de la
Légion-d’Honneur par Napoléon, qui le tenait en grande estime comme
homme et comme savant. En récompense d’un _Traité de physique pour les
colléges_, que le premier consul lui avait demandé et qui fut rédigé
et imprimé en quelques mois, il reçut une pension de 6,000 francs, en
outre d’un emploi pour le mari de sa nièce.

En 1815, lors d’une visite que l’Empereur fit au Muséum d’histoire
naturelle, il témoigna sa satisfaction de revoir notre savant, et lui
dit: «Monsieur Haüy, j’ai emporté votre _Physique_ à l’île d’Elbe, et
je l’ai relue avec le plus grand intérêt. Je vous ai nommé officier de
la Légion-d’Honneur.»

Un autre jour, remarquant l’absence du vénérable membre de l’Institut
et apprenant que sa mauvaise santé en était cause, il dit avec vivacité
à ses médecins: «Allons, messieurs, il faut guérir M. Haüy; il est des
hommes qu’on ne remplace pas.»

Sous la Restauration, Haüy se vit retirer sa pension de 6,000 fr.,
qui ne pouvait, d’après de nouveaux règlements, se cumuler avec le
traitement d’activité. Dans le même temps, par suite des réformes
résultant des économies imposées par les circonstances, son neveu
perdit son emploi au ministère des finances et retomba nécessairement
à sa charge avec sa famille. Son frère, âgé et infirme, lui arrivait
en même temps de Saint-Pétersbourg. Aussi, plus d’une fois il eut à
souffrir de la gêne dans le temps même où les personnages les plus
illustres de l’Europe: le roi de Prusse, l’empereur François-Joseph,
les princes russes, s’empressaient pour lui faire visite et admirer
sa magnifique collection de cristaux malheureusement depuis sa mort
passée en Angleterre. Le prince royal de Danemark, assidu à ses leçons,
avait conçu pour lui une telle vénération que, lorsque Haüy tomba
malade, il ne laissait point passer un jour sans le visiter. L’illustre
maître semblait convalescent lorsqu’une chute, faite dans la chambre
même, détermina de nouveaux et graves accidents qui se terminèrent par
la mort (3 juin 1822). «En proie à des douleurs atroces, dit M. de
Chantigny, il n’interrompit ni ses exercices de piété, ni le travail
nécessaire à une nouvelle édition de son _Traité de minéralogie_; il ne
se montra inquiet que de l’avenir de ses collaborateurs.»

C’était bien là l’homme dont un autre biographe a dit: «Ses devoirs
religieux, des recherches profondes suivies sans relâche et des
actes continuels de bienveillance occupaient toutes ses journées.
Aussi tolérant que pieux, jamais l’opinion des autres n’influa
sur sa conduite envers eux, et d’un autre côté, jamais les hautes
spéculations auxquelles il se livrait, ne le détournèrent d’aucune
pratique prescrite par le rituel. Par la nature de ses recherches, les
pierreries les plus précieuses de l’Europe ont passé entre ses mains,
et, dans son profond désintéressement, il n’y a jamais vu que des
cristaux.»

En tant que savant, Cuvier si compétent, l’apprécie en ces termes:
«Comme on a dit avec raison qu’il n’y aura plus un autre Newton, parce
qu’il n’y a pas un second système du monde; on peut aussi, dans une
sphère plus restreinte, dire qu’il n’y aura point un autre Haüy, parce
qu’il n’y aura pas une deuxième structure des cristaux.»

Avant de déposer la plume, quelques mots encore sur l’institution
des _Jeunes Aveugles_. La réunion de l’établissement et de celui des
_Quinze-Vingts_, jugée par les résultats, cessa par une ordonnance
du mois de février 1815. Transférés peu après rue Saint-Victor, dans
l’ancien collége Saint-Firmin, les _Jeunes Aveugles_ y restèrent
jusqu’à l’année 1843, où l’établissement fut installé d’une manière
définitive, rue Masseran et boulevard des Invalides, dans les bâtiments
construits exprès pour lui et dans lesquels sont logés le directeur,
les professeurs et les élèves, au nombre de 170, payants ou boursiers.
L’éducation doit se terminer en huit années.

L’édifice, avec ses dépendances, formant la maison dite des _Jeunes
Aveugles_, a été construit par l’architecte Philippon. Le fronton, qui
fait honneur au talent du sculpteur Jouffroy, représente, d’un côté,
Valentin Haüy instruisant ses élèves; de l’autre, une jeune femme qui
donne des leçons aux petites filles aveugles. Au milieu, apparaît la
Religion qui les encourage et les protége.

[5] _Biographie universelle._

[6] Eloge de René-Just Haüy.



JACQUARD


Dans l’église d’Oullins, joli village à une lieue de Lyon, on lit, sur
une des parois de la muraille, cette inscription:

                A LA MÉMOIRE
          DE JOSEPH-MARIE JACQUARD
             MÉCANICIEN CÉLÈBRE,
         HOMME DE BIEN ET DE GÉNIE,
       MORT A OULLINS, DANS SA MAISON,
           LE VII AOUT MDCCCXXXIV,
    AU SEIN DES CONSOLATIONS RELIGIEUSES.
     AU NOM DES HABITANTS DE LA COMMUNE,
                   HOMMAGE
            DU CONSEIL MUNICIPAL
         DONT IL AVAIT FAIT PARTIE.

Sur la place Sathonay, à Lyon, on voit également une statue en bronze
de Jacquard, ouvrage de Foyatier, l’auteur de _Spartacus_, et inaugurée
le dimanche 16 août 1840[7]. Dans le musée de Lyon, enfin, on admire un
portrait en pied des plus remarquables du même Jacquard, portrait qui
fut exécuté, par suite d’un vote du conseil municipal et du vivant même
de Jacquard.

Quel était donc cet homme auquel furent décernés tant d’honneurs
singuliers attestant une reconnaissance si vive, glorieuse pour
celui qui en était l’objet comme pour ceux que l’on voyait empressés
à multiplier les preuves de leur vénération et de leur gratitude? Cet
homme, il nous plaît d’avoir à le dire, ce n’était ni un grand roi, ni
un célèbre homme d’État, ce n’était pas davantage un illustre capitaine
ou quelque poète fameux, non, mais tout simplement le fils d’un pauvre
et obscur ouvrier, ouvrier lui-même avant qu’il fût parvenu au premier
rang par sa persévérance héroïque. Sa vie est de celles qu’on est
heureux d’avoir à raconter; car comme le dit si bien son épitaphe, il
fut tout à la fois: _Homme de bien et de génie_.

Né à Lyon, le 7 juillet 1752, Jacquard (Joseph-Marie), était fils d’un
simple ouvrier à la grand’tire, c’est-à-dire en étoffes brochées; sa
mère, Antoinette Rives, était _liseuse de dessin_. «Lire un dessin, dit
M. Durozoir[8], c’est disposer les fils de chaîne d’une étoffe dans
l’ordre indiqué par le dessinateur sur une carte divisée par petites
cases, de manière à élever tour à tour un certain nombre de ces fils au
moyen de ficelles, pour composer et reproduire sur une étoffe un dessin
semblable à celui qui est tracé sur la carte.»

Le père du jeune Jacquard, qui n’avait pour lui d’autre ambition
que de le voir suivre un jour sa propre carrière, s’inquiéta peu
de sa première instruction, et loin d’en faire un lettré, à peine
l’envoya-t-il à l’école; ce fut, paraît-il, sans maître et de lui-même
que l’enfant apprit à lire et à écrire. En même temps, comme Vaucanson,
dès le plus jeune âge, son génie se révélait par un goût prononcé
pour la mécanique. Pendant que ses camarades couraient à leurs jeux,
ne pensaient qu’à la balle, à la toupie, aux billes, Marie-Joseph,
enfermé dans la partie la plus retirée du logis, s’occupait à fabriquer
de petites maisons de bois, des tours, des églises, des meubles et
d’autres objets remarquables surtout par l’exactitude des proportions.

Son père, dit-on, voulait qu’il apprît son propre métier, et cependant,
par une circonstance qu’on n’explique pas, l’enfant entra d’abord
dans un atelier de relieur, qu’il quitta, au bout de quelques années,
pour l’atelier d’un des plus habiles fondeurs de Lyon (de Saulnier).
Employé à la fonderie des caractères d’imprimerie, Jacquard se fit
remarquer par la prompte intelligence de tout ce qui avait trait à la
mécanique, et il inventa, pour l’usage des imprimeurs, divers outils
qui furent immédiatement adoptés comme un progrès. Néanmoins on ne voit
pas que ce résultat lui ait été fort utile à lui-même, car pendant ces
belles années de la jeunesse, qui pour tant d’autres sont enchantement
et bonheur, non-seulement sa vie s’écoula obscure, laborieuse, mais
pénible, et même il eut à lutter contre des gênes cruelles. A la
vérité, toutes les industries, et celles de luxe surtout, se trouvaient
en souffrance par suite de l’explosion révolutionnaire, et Jacquard,
qui, revenu auprès de son père, avait adopté la profession de celui-ci,
voyait incessamment le travail décroître. Néanmoins, son père étant
mort en lui laissant un modique héritage, il en employa la plus grande
partie à monter un atelier d’étoffes façonnées; mais soit le malheur
du temps, soit que son génie fût peu propre à la direction d’un
établissement semblable, Jacquard dut renoncer à son entreprise, et la
vente des métiers suffit à peine pour couvrir les dettes.

Cependant il restait quelques ressources encore à Marie-Joseph, une
assez jolie maison faisant partie de l’héritage. Sur ces entrefaites,
la fille d’un armurier du nom de Brochon, quelque voisin sans
doute, plut à l’honnête artisan, moins peut-être par ses agréments
extérieurs que par son caractère: «C’était, dit M. Durozoir, un modèle
de patience, de douceur et d’activité.» La famille, flattée de la
recherche, acheva, par la promesse d’une dot, de décider Jacquard, qui
n’hésitait qu’à cause de la difficulté des temps. Le mariage eut lieu,
mais presque au lendemain de la cérémonie, les embarras commencèrent.
Jacquard, déçu dans ses espoirs, quant à la dot, dut vendre la maison
paternelle pour suffire aux nécessités du ménage. Du reste, l’affection
des deux époux ne fit que s’augmenter de ces difficultés, Jacquard
ayant eu le bon esprit de ne pas rendre sa jeune femme responsable des
mauvais procédés de ses parents, dont elle était réellement innocente
et souffrait la première.

Laborieuse et adroite, elle ouvrit une petite fabrique de chapeaux de
paille, dont le produit l’aida à élever un fils qui leur était né;
mais Jacquard, de son côté, ne gagnait rien; trop distrait peut-être
par ses préoccupations d’inventeur. Après avoir cherché vainement
à s’occuper dans la ville, il en fut réduit à se mettre au service
d’un chaufournier de la Bresse. Il était là depuis une année ou deux,
mais «en 1793, dit M. de Fortis, lorsque les tyrans populaires de la
malheureuse France comprimaient tous les esprits et glaçaient tous les
cœurs par l’audace de leurs crimes et par la terreur des supplices,
on vit la population tout entière de Lyon se soulever et donner aux
Français le signal de cette courageuse résistance à l’oppression, qui
forme une des plus belles pages de l’histoire de cette cité. Tous
les citoyens prennent les armes. Jacquard, qui était alors dans le
Bugey, occupé à l’exploitation d’une carrière de plâtre, accourt à
Lyon afin de se mettre au nombre des défenseurs de sa patrie; nommé
sous-officier, il combattit presque toujours dans les postes avancés,
ayant à ses côtés son fils, âgé de quinze ans[9].»

Mais hélas! l’héroïque dévouement de ces braves ne put que retarder
la catastrophe. La généreuse cité lyonnaise, abandonnée à ses propres
forces, épuisée par les sacrifices en tous genres, après cinquante-cinq
jours de siége, dut succomber sous les attaques réitérées d’une armée
de cent mille hommes. Bientôt parut le trop fameux décret de la
Convention ordonnant la destruction de Lyon, et que sur ses ruines
s’élèverait une colonne portant cette inscription: LYON FIT LA GUERRE A
LA LIBERTÉ, LYON FUT DÉTRUIT.

Ils appelaient _liberté_, ces impudents menteurs, le triomphe de la
plus détestable tyrannie. Car, pendant que la pioche des démolisseurs
continuait l’œuvre de la bombe et du canon, au milieu de la cité morne,
tout était désolation et épouvante.

Un tribunal révolutionnaire, composé de scélérats et appuyé de
satellites venus de Paris, fonctionne publiquement et juge ou plutôt
condamne, condamne, aux applaudissements de la plus vile populace, tous
ceux que lui désignent d’infâmes délateurs. Sur la place des Terreaux,
la guillotine est en permanence, chaque jour voit tomber de nouvelles
têtes, et le sang le plus généreux et le plus pur coule à flots.

Jacquard, qui s’était montré si brave soldat et vrai patriote, en cette
double qualité, se trouvait au nombre des proscrits; mais par bonheur,
après la prise de la ville, il avait réussi à se dérober aux premières
poursuites et se tenait caché dans un des faubourgs au fond d’une cave.
Son asile n’était connu que de son fils qui, ayant l’air d’un enfant
encore, pouvait, sans être observé, circuler librement dans la ville.
Il en profitait, toujours aux aguets, pour écouter... aux portes,
comme on dit. Le brave enfant apprend ainsi certain soir que l’asile
de son père est découvert et que le lendemain on doit venir l’arrêter.
Aussitôt, avec une admirable présence d’esprit, il se rend au bureau
des enrôlements militaires et demande deux feuilles de route, l’une
pour lui-même et l’autre pour un de ses camarades, afin de rejoindre un
régiment en marche sur Lyon.

On félicite le très-jeune volontaire sur son dévouement et les deux
feuilles de route sont à l’instant délivrées. Aussitôt la nuit venue,
muni des deux précieux papiers, l’enfant se glisse dans l’asile de son
père: «Partons sans retard, père, dit-il au proscrit, on a découvert
ta retraite. Je viens de m’enrôler et de t’enrôler avec moi: voici nos
deux feuilles de route, allons rejoindre un régiment en marche sur
Lyon. Protégés par l’uniforme, nous braverons les assassins et nous
attendrons, en servant notre pays, des jours meilleurs.»

--Bravo! merci, merci, cher brave enfant, dit le père en embrassant son
fils les larmes aux yeux.

Bientôt tous deux cheminaient d’un pas rapide sur la grande route
en laissant derrière eux la flamme des bivouacs. Quelques heures
après, les sbires du tribunal faisaient invasion dans la cachette,
désappointés et furieux de la trouver vide.

Après quelques journées de marche, les deux voyageurs avaient rejoint
le premier bataillon des volontaires de Rhône-et-Loire, qui fut dirigé
vers l’armée du Rhin. Jacquard père, bientôt remarqué pour sa bravoure
comme pour son exactitude dans le service et sa conduite exemplaire,
fut nommé membre du conseil de discipline. Il avait, en cette qualité,
la surveillance d’un certain nombre de disciplinaires prisonniers dans
un petit village près Hagueneau; tout à coup le canon tonne:

--Camarades, s’écrie Jacquard, qui m’aime me suive! je promets
rémission à ceux qui iront demander des fusils pour se battre.

--Allons! allons! en avant! répondent les prisonniers qui, prompts
à s’armer, ont bientôt rejoint leur chef improvisé et se battent en
intrépides. Le général ne songea point à désavouer Jacquard, et tous,
après la victoire, furent grâciés. C’était justice.

Hélas! ce jour glorieux devait avoir, pour notre héros, un bien triste
lendemain. A quelque temps de là, un nouveau combat eut lieu. Le fils
de Jacquard se trouvait avec son père aux premiers rangs. Une balle
vient frapper en pleine poitrine le brave jeune homme, qui tombe,
mortellement atteint, dans les bras de son père.

--Père, père, dit-il, fermant les yeux à demi, je crois que c’est fini!
adieu! embrasse-moi, et embrasse la mère... pour moi!

A peine il peut achever et il expire dans les bras de son père.
Qu’on juge de la douleur de celui-ci! Elle fut telle que ses chefs
lui délivrèrent son congé, afin qu’il pût retourner dans ses foyers
et trouver quelque consolation auprès des siens. Mais restait-il à
Jacquard quelques parents après l’effroyable désastre dont Lyon avait
été victime? Il ignorait même ce qu’était devenue sa femme n’ayant pu
la faire prévenir de sa fuite, et l’informer du lieu de sa retraite.
Néanmoins, soutenu par une secrète espérance, il revint à Lyon, qui
ne commençait qu’à sortir de ses ruines, et enfin, après bien des
recherches, dans un misérable grenier, il retrouva sa pauvre femme
occupée à tresser la paille de ses chapeaux. Avec quel transport ils
tombèrent dans les bras l’un de l’autre! mais malgré la joie qu’il
éprouvait à retrouver sa chère épouse, dans les yeux de Jacquard il y
avait des larmes et, tout en l’embrassant, il ne pouvait comprimer ses
sanglots. Après la première émotion, la mère, comme éclairée par un
soudain et douloureux pressentiment, demanda:

--Pourquoi seul, et le fils, il est donc resté là-bas? Mon pauvre
enfant, quand le reverrai-je?

Le silence seul lui répondit.

--Ah! jamais, jamais! murmura l’infortunée avec un cri de désespoir,
et s’affaissant sur les genoux, n’est-ce pas, il ne reviendra pas!...
Il... il... est mort?

--Mort au champ d’honneur! dit Jacquard, en serrant de nouveau dans ses
bras sa femme presque évanouie.

Pendant de longs jours, le silence du deuil régna dans la pauvre
mansarde où le travail seul faisait diversion à la douleur; car, il
fallait vivre, et Jacquard, faute d’une meilleure ressource, aidait sa
femme dans la confection des chapeaux.

Cependant l’industrie lyonnaise, qu’on aurait cru ruinée à jamais,
commençait à renaître grâce au patriotisme de plusieurs fabricants
réfugiés en Suisse, en Allemagne, en Angleterre et qui laissaient à
l’envi des positions avantageuses ou même des établissements prospères
pour revenir dans la cité qui leur était chère. Les fabriques se
rouvraient et Jacquard trouva sans peine à s’occuper; mais, tout en
travaillant de ses mains pour gagner le salaire quotidien, il revenait
à ses anciens projets et rêvait pour l’industrie quelque découverte
utile. Il s’inquiétait surtout de simplifier le métier adopté
jusqu’alors pour la fabrication des étoffes de soie; si l’on arrivait à
supprimer ou remplacer la _tireuse de lacs_, à son avis on diminuerait
de beaucoup la main d’œuvre et rendrait le travail beaucoup plus rapide
et en même temps plus parfait. Il y réussit, et un premier modèle,
qu’il devait perfectionner par la suite, lui valut, à l’Exposition
universelle de 1801, une médaille de bronze et la même année il obtint,
pour cette machine à laquelle il donnait le nom de _tireuse de lacs_,
un brevet d’invention pour dix ans. Il fit un métier sur ce modèle et
en 1802, à l’époque où la _Consulta_ se réunit à Lyon pour l’élection
du président de la république cisalpine, la machine de Jacquard fixa
l’attention de cette assemblée, dont les membres allèrent en compagnie
du ministre de l’intérieur, Carnot, la visiter dans l’humble domicile
de l’inventeur, rue de la Pêcherie.

Vers la même époque, les Sociétés des arts de Paris et de Londres
proposaient un prix considérable pour l’invention d’une machine propre
à fabriquer des filets pour la pêche maritime. Jacquard, avec son
merveilleux instinct, se mit à réfléchir à ce difficile problème et ne
tarda pas à le résoudre; mais satisfait de l’approbation de quelques
amis, après une première et favorable expérience, il laissa de côté sa
machine. Il fallut que le préfet de Lyon, averti, prît l’initiative
d’une démarche pour envoyer l’inventeur et sa machine à Paris où la
Société d’encouragement décerna la grande médaille d’or à Jacquard.

Le ministre Carnot, qui cependant connaissait Jacquard, ne se rendant
pas compte du mécanisme, avant que la machine fonctionnât, dit assez
brusquement à l’inventeur dont le costume et l’air étaient ceux de
l’ouvrier:

--C’est donc toi qui prétends réussir à une chose qu’il n’appartient
pas aux hommes de faire, c’est-à-dire un nœud avec un fil tendu?

--Monsieur le ministre, répondit modestement Jacquard, j’espère
cependant avoir assez bien réussi.

Et tout en expliquant le mécanisme, il fit fonctionner la machine, si
bien que le ministre se retira convaincu. Il ne paraît pas cependant
que Jacquard ait touché la prime dont il a été parlé; mais, par l’ordre
de Carnot sans doute, il eut une place au Conservatoire des arts et
métiers, et s’occupa à restaurer et mettre en état les machines et les
modèles.

Il travaillait toujours cependant à perfectionner son métier pour la
fabrication de la soie, quand il fut rappelé, en 1804, à Lyon, pour
établir, dans l’ancien hospice de l’Antiquaille, un atelier d’étoffes
façonnées et de tapis des Gobelins. Dès lors, il s’occupa de faire
adopter son invention dans les manufactures de Lyon, ce à quoi il fut
fort aidé par deux riches fabricants de la ville, MM. Grand et Pernon,
qui mirent l’inventeur en rapport avec le conseil municipal. Une
commission, composée des plus habiles fabricants, chargée d’examiner le
nouveau système de Jacquard, fut unanime dans son approbation, et par
un décret daté de Berlin (27 octobre 1806), l’administration municipale
fut autorisée à acheter de Jacquard le privilége de son procédé,
moyennant une rente de 3,000 fr., réversible par moitié sur la tête de
sa femme. L’inventeur avait demandé, en outre, qu’il lui fût accordé
une prime de 50 francs pour chaque métier de son invention.

--En voilà un qui se contente de peu, dit l’Empereur avec un sourire,
en signant le décret.

Malgré tant de hautes approbations, cependant, ce ne fut pas chose
facile que de faire adopter le nouveau métier dans les ateliers, car il
avait contre lui la prévention populaire, les ouvriers étant convaincus
que cette invention leur était défavorable. Ils la jugeaient sur les
apparences, et non d’après l’expérience et les résultats constatés dans
les termes suivants par MM. Ozanam et Durozoir:

«Heureux continuateur des efforts de Vaucanson, qui comme lui a
perfectionné les machines à tisser, Jacquard a inventé une machine bien
simple et peu coûteuse, à la portée de la classe pauvre des tisseurs,
qui a formé une époque mémorable et une nouvelle ère dans l’art des
tissus. Cet art a éprouvé une révolution complète; l’ouvrier n’est plus
qu’une machine à mouvement qui produit sans peine promptement et à
bon marché des étoffes ornées des dessins les plus riches et les plus
compliqués, que leur prix modéré met à la portée de toutes les classes
de la société. Cette machine, loin de _diminuer_ le nombre des ouvriers
employés au tissage des étoffes, l’a au contraire _décuplé_; elle a
fait élever d’innombrables manufactures de tissus dans toute l’Europe
et donné au commerce de ce genre une activité et une extension inouïes.»

Bien éloignés de prévoir ces merveilleux résultats, les ouvriers
tisseurs, craignant de manquer de travail, se liguèrent pour empêcher
l’introduction du nouveau métier dans les ateliers; on raconte que
plusieurs d’entre eux, afin de prouver qu’il fonctionnait mal, gâtèrent
les étoffes; d’autres brisèrent ou brûlèrent les machines. Bien
plus, certain jour, Jacquard étant tombé au milieu d’un groupe qui
le guettait sans doute, fut traîné vers le Rhône, et il allait être
précipité du haut d’un pont dans le fleuve, lorsqu’il fut arraché des
mains de ces furieux.

A force de persévérance, néanmoins, l’inventeur, soutenu et encouragé
par les fabricants les plus intelligents, finit par triompher; et,
vers 1812, on comptait dix-huit mille métiers battant à la Jacquard;
maintenant leur nombre s’élève peut-être à trente cinq ou quarante
mille. La nouvelle machine a, dit-on, pénétré jusque dans la Chine, le
pays par excellence de la routine.

Les offres les plus brillantes avaient été faites, de divers côtés,
à Jacquard, pour qu’il vînt organiser des ateliers. La ville de
Manchester (Angleterre) en particulier, lui promit toute une fortune
s’il voulait s’y rendre dans ce but; mais quoiqu’il eût encore à lutter
à Lyon contre l’opposition dont nous avons parlé, dans son patriotique
désintéressement, il préféra une position modeste et incertaine dans
sa ville natale à l’opulence en pays étranger. Son généreux sacrifice
ne fut point sans récompense. Décoré de la Légion d’Honneur, il se vit
entouré de l’estime et de la considération de tous ses concitoyens,
et ces témoignages de la plus affectueuse sympathie le suivirent à
Oullins, où il se retira après la mort de sa femme. «C’est là, dit
M. Durozoir, qu’il passa ses dernières années, partageant son temps
entre la culture d’un petit jardin et les exercices de la religion
catholique. Il termina sa carrière paisiblement, le 7 août 1834, à
l’âge de quatre-vingt-deux ans, et sa cendre repose dans le cimetière
d’Oullins, à côté de la tombe de l’académicien Thomas,» tant regretté
par Ducis.

On a vu par quels honneurs les généreux Lyonnais se sont plu à
témoigner de leur reconnaissance pour l’illustre ouvrier, leur
compatriote.

[7] Cette statue était due à une souscription publique.

[8] _Biographie universelle._

[9] De Fortis, _Eloge historique de Jacquard_, in-8º.



JOINVILLE


«Jean, sire de Joinville, était grand et robuste; il avait la tête
extraordinairement grosse. La vie réglée qu’il mena, soutenue d’un
exercice continuel, le fit arriver à un âge où aucun de ses ancêtres
n’était parvenu. Il avait l’esprit vif et l’humeur enjouée, mais
impatiente et colère; beaucoup de fermeté, de noblesse et d’élévation
dans les sentiments. Il fut tel enfin, qu’à quelques défauts près,
inséparables de l’humanité, on doit le regarder comme un des plus
grands hommes de son siècle.»

Sauf peut-être dans cette dernière phrase empreinte de quelque
exagération, ce portrait nous paraît fidèle; et la lecture du livre de
Joinville ne peut que confirmer ce jugement des savants auteurs de la
_Bibliothèque historique de France_. (In-fº T. III.)

En dehors du voyage à la Terre-Sainte, et de cette glorieuse et
désastreuse expédition, si admirablement racontée qu’elle identifie
en quelque sorte Joinville avec le saint roi dont il fut l’ami comme
l’historien, la vie du sénéchal offre peu d’évènements intéressants.

Fils de Siméon, sire de Joinville, sénéchal de Champagne, et de
Béatrice de Bourgogne, sa seconde femme, Jean, sire de Joinville,
naquit, suivant les uns, en 1220, suivant d’autres, en 1228 ou 1229.
Une troisième opinion, qui compte des partisans, adopte un terme moyen
et place la naissance de Joinville en 1224. D’après son livre on peut
croire que son éducation ne fut pas exclusivement militaire, et que le
corps ne s’exerça pas seul aux dépens de l’esprit. A la cour du comte
Thibaut, dont jeune enfant il était l’un des pages, la poésie et la
musique, grâce à la protection du maître, avaient leurs grandes et
petites entrées, et Joinville, à l’exemple de son seigneur, prit goût à
l’une et à l’autre. Il aimait, comme lui-même nous l’apprend, à chanter
après le repas les chansons en vogue.

Suivant le désir de ses parents, ou plutôt de sa mère, car il avait
perdu son père en 1233, Joinville, marié de bonne heure, épousa Alix ou
Alaïs de Grand-Pré, avec laquelle on l’avait fiancé dès l’âge de sept
ans. La date du contrat qui paraît sûre (juin 1239) force de rejeter
celle de la naissance de Joinville à la date sinon la plus éloignée,
tout au moins moyenne; encore celle-ci admise, Joinville aurait été
bien jeune pour contracter mariage puisqu’il touchait à peine à
l’adolescence. Ce fut sans doute cette grande jeunesse qui ne lui
permit pas de prendre une part active à la campagne de France terminée
glorieusement par la victoire de Taillebourg.

Le sénéchal ne fit réellement connaissance avec le roi de France que
lors de la première croisade. Parti de Joinville avec Jean d’Aspremont,
son parent, et neuf autres chevaliers, Joinville fut forcé par les
vents contraires de relâcher dans l’île de Chypre et il n’eut pas
à le regretter; car saint Louis, qui déjà s’y trouvait, lui fit le
meilleur accueil et le retint, lui et tous ses chevaliers à son
service. Bientôt même, charmé de son caractère enjoué et ouvert, il
voulut l’avoir habituellement près de lui, et, dans les circonstances
importantes, volontiers il le consultait, sûr que ce serait l’ami
et non pas le courtisan qui lui donnerait conseil. Plus d’une fois
Joinville, dans sa franchise, fit preuve d’un vrai courage, par exemple
lorsque, par un traité avec les Sarrasins, le roi ayant recouvré sa
liberté, l’on mit en délibération la question du départ immédiat pour
la France selon le vœu du plus grand nombre des seigneurs et même des
proches parents du prince. Citons au moins par quelques extraits, ce
récit admirable et qui fait bien connaître Joinville comme homme et
comme écrivain:

«En ce point que nous étions en Acre, envoya le roi quérir ses frères
et le comte de Flandre et les autres riches hommes à un dimanche et
leur dit:

«Seigneurs, Madame la reine ma mère m’a mandé et prié tant comme
elle peut, que je m’en voise (vienne) en France, car mon royaume est
en grand péril, car je n’ai ni paix ni trêves au roi d’Angleterre.
Cil (ceux) de cette terre à qui j’ai parlé m’ont dit que, si je m’en
vais, cette terre est perdue; .... si, vous prie, fit-il, que vous y
pensiez; et pour ce que la besogne est grosse, je vous donne répit de
moi répondre ce que bon vous semblera, jusques à d’ici (aujourd’hui) en
huit jours.»

Le dimanche suivant en effet, les frères du roi et les autres barons,
étant revenus, saint Louis leur demanda «quel conseil ils lui
donneraient ou de s’allée (départ) ou de _sa demeurée_.» Tous alors
répondirent que Guion Malvoisin était chargé d’exprimer «le conseil
qu’ils voulaient donner au roi et qui fut tel: «Sire, vos frères et
les riches hommes qui ici sont, ont regardé à votre état, et ont vu
que vous n’avez pouvoir de demeurer en ce pays à l’honneur de vous
ni de votre royaume.... si vous louent-ils, sire, que vous en alliez
en France et pourchassiez gens et deniers, par quoi vous puissiez
hâtivement revenir en ce pays vous venger des ennemis de Dieu qui vous
ont tenu en leur prison.»

Saint Louis ne se tint pas pour satisfait de cette réponse et
successivement il interrogea le comte d’Anjou, le comte de Flandre,
le comte de Poitiers et plusieurs autres «qui tous s’accordèrent à
monseigneur Guy Malvoisin», et conseillèrent le départ immédiat. Le
légat lui-même fut de cet avis et il reprit avec quelque vivacité
Joinville qui paraissait incliner à l’opinion contraire: «Sire,
répondit le sénéchal, puisque vous demandez comment ce pourrait être
que le roi put tenir héberges (camps) avec si peu de gens comme il a;
je vous le dirai, sire, puisqu’il lui plaît. L’on dit, je ne sais s’il
est vrai, que le roi n’a encore dépendu nul de ses deniers (argent).
Que le roi mette ses deniers en dépense et envoie quérir chevaliers en
la Morée et outre-mer; et quand l’on orra nouvelles que le roi donne
bien largement, chevaliers lui viendront de toutes parts par quoi il
pourra tenir héberges dedans un an, si Dieu plaît; et par sa demeurée
seront délivrés les pauvres prisonniers qui ont été pris au service de
Dieu et au sien, qui jamais n’en sortirent si le roi s’en va.»

Le roi ajourna de nouveau les barons à huitaine pour sa réponse.
Mais à peine il fut sorti l’assaut, dit le sénéchal, me commence de
toutes parts: «Or est fol, sire de Joinville, le roi, lui disait-on
ironiquement, s’il ne vous croit pas contre tout le conseil.»

Un peu déconcerté de ce blâme presque unanime, Joinville le fut bien
davantage, quand, l’heure du dîner venue, le roi, près duquel il était
assis comme à l’ordinaire, pendant tout le repas ne lui adressa pas une
seule fois la parole: «Je cuidai vraiment que il fut courroucé à moi...
Tandis que le roi disait ses grâces, je m’en allai à une fenêtre ferrée
qui était en une reculée (embrasure) devers le chevet du lit du roi; et
tenais les bras parmi les fers de la fenêtre... et pensais que si le
roi s’en venait en France, je m’en irais vers le prince d’Antioche qui
me tenait pour parent.... En ce point que j’étais illec (là), le roi se
vint appuyer à mes épaules et me tint ses deux mains sur la tête. Et
je cuidai que ce fût monseigneur Philippe d’Anemos, qui trop d’ennui
m’avait fait ce jour pour le conseil que j’avais donné; et dis ainsi:

«Laissez-moi en paix, monseigneur Philippe.»

«Par mal aventure, au tourner que je fis ma tête, la main du roi me
toucha le visage; et je connus que c’était le roi à une émeraude qu’il
avait en son doigt. Et il me dit:

«Tenez-vous tout coi; car je vous veux demander comment vous fûtes si
hardi que vous, qui êtes un jeune homme, m’osâtes louer ma demeurée,
encontre tous les grands hommes et les sages de France qui me louaient
l’allée?

«--Sire, fis-je, dans mon cœur je jugeais mauvaistié ce conseil des
barons, comment vous l’aurais-je pu donner?

«--Dites-vous donc que je ferais mal si je m’en allais?

«--Que Dieu m’aide, sire, je dois répondre: Oui!

«Et il me dit: «Si je demeure, resterez-vous?

«Et je lui dis que oui, si je puis ne de mien, ne de l’autrui (soit à
mes dépens soit à ceux d’autrui).

«--Or, soyez tout aise, dit-il, car je vous sais moult bon gré de ce
que vous m’avez loué (conseillé); mais ne le dites à nullui (personne)
toute cette semaine.» Je fus plus aise de cette parole et me défendais
plus hardiment contre ceux qui m’assaillaient.»

Voici, lors du retour en France, quelques années après, un autre
épisode qui ne fait pas moins d’honneur à la franchise du sénéchal:
«Tandis que le roi séjournait à Yères pour acheter chevaux afin de
venir en France, l’abbé de Cluny, qui fut évêque de l’Olive, lui
présenta deux palefrois qui vaudraient bien aujourd’hui cinq cent
livres, un pour lui, l’autre pour la reine. Quand il les eut présentés,
il dit au roi:

«Sire, je viendrai demain parler à vous de mes besognes (affaires).»

«Quand ce vint le lendemain, le roi l’ouït moult diligemment et
longuement. Quand l’abbé s’en fut parti, je vins au roi et lui dis:

«Je vous veux demander, s’il vous plaît, sire, si vous avez ouï plus
débonnairement l’abbé de Cluny pour ce que il vous donna hier ces deux
palefrois?

«Le roi pensa longuement et me dit: Vraiment, oui!

«--Sire, fis-je, savez-vous pourquoi je vous ai fait cette demande?

«--Pourquoi? fit-il.

«--Pour ce, sire, fis-je, que je vous loue et conseille que vous
défendiez à tout votre conseil juré, quand vous viendrez en France, que
ils ne prennent rien de ceux qui auront à besogner devant vous; car
soyez certain, si ils prennent, ils en écouteront plus volontiers et
plus diligemment ceux qui leur donneront, ainsi comme vous avez fait
l’abbé de Cluny.»

Arrivé en Champagne, Joinville fut heureux d’y retrouver sa mère et ses
trois frères, mais sa joie se tempéra par la pensée que personne ne
l’attendait à Joinville, sa femme étant morte quelque temps auparavant,
d’après la _Bibliothèque historique_; mais dans la _Notice_ de son
édition de Joinville, M. Francisque Michel est d’une opinion contraire:
«En 1254, après une absence de six ans, Joinville revit enfin son
château bien aimé, sa femme Alaïs et son fils âgé alors de six ans.» Le
silence de Joinville vient-il à l’appui de cette opinion? peut-être.
Quoiqu’il en soit, au contraire de ce qui se ferait aujourd’hui, il
est bref sur son retour: «Quand je vis le roi en sa terre et en son
pouvoir, je pris congé de lui et m’en vins.... quand j’eus une pièce
(quelque temps) demeuré à Joinville et que j’eus fait mes besognes,
je me mus vers le roi, lequel je trouvai à Soissons; et me fit si
grande joie (fête), que tous ceux qui là étaient s’en émerveillèrent.»
Joinville en profita pour préparer le mariage du roi de Navarre, comte
de Champagne, son seigneur, avec Isabelle, fille de saint Louis. Ce
mariage fut célébré en 1258, et deux années après, Joinville lui-même,
devenu veuf, se choisit une nouvelle compagne et épousa, en secondes
noces, la fille et l’unique héritière du comte Gautier de Resnel,
laquelle s’appelait Alix comme sa première femme.

On sait que Joinville, malgré son affection pour saint Louis, ne put
se décider à le suivre dans sa seconde croisade: «Je fus, dit-il,
moult pressé du roi de France et du roi de Navarre de me croiser. A ce
je répondis que, tandis que j’avais été au service de Dieu et du roi
outremer, les sergents au roi de France et au roi de Navarre m’avaient
détruit et appauvri ma gent, tellement qu’il ne serait jamais heure
(temps) qu’eux et moi nous n’en valions pis. Et leur disait ainsi, que
si je voulais ouvrer au gré de Dieu, que je demeurerais ici pour mon
peuple aider et défendre; car si je mettais mon corps en aventure au
pélérinage de la croix, là où je verrais tout clair que ce serait au
mal et dommage de ma gent, j’en courroucerais Dieu qui mit son corps
pour son peuple sauver.»

Joinville eut la douleur de voir confirmées toutes ses prévisions,
puisque cette expédition, échouant comme la première, eut pour résultat
de nouvelles catastrophes, entre lesquelles fut la mort du roi: «Et
ouïs conter à monseigneur d’Alençon son fils que, quand il approchait
de la mort, il appela les saints pour l’aider et secourir, monseigneur
Saint Jacques, monseigneur Saint Denis, madame Sainte Geneviève. Après
se fit le saint roi coucher en un lit couvert de cendres, et mit ses
mains sur sa poitrine et en regardant vers le ciel rendit à notre
Créateur son esprit, en cette heure même que le fils de Dieu mourut en
la croix.

«Précieuse chose et digne est de plorer le trépassement de ce saint
prince, qui si saintement et loyalement garda son royaume, et qui tant
de belles aumônes y fit et qui tant de beaux établissements y mit.» Pas
n’est besoin de dire si Joinville applaudit à la canonisation de saint
Louis: «dont grande joie fut et doit être à tout le royaume de France
et grand honneur à tous ceux de son lignage qui par bonnes œuvres le
voudront ensuivre.»

Une anecdote, qui se trouve à la dernière page du livre, prouve
l’impression profonde que cet évènement avait faite sur Joinville:
«Encore veux-je dire du saint roi aucunes choses qui sont à l’honneur
de li: c’est à savoir qu’il me semblait en mon songe que je le voyais
devant ma chapelle de Joinville et était, comme il me semblait,
merveilleusement lié (joyeux) et aise de cœur, et moi-même j’étais
moult aise de ce que je le voyais en mon chatel et lui disais: «Sire,
quand vous partirez d’ici, je vous hébergerai dans une mienne maison
qui sied en une mienne ville qui a nom Chevillon.» «Et il me répondit
en riant, et me dit: «Sire de Joinville, je ne bée (désire) pas sitôt
partir d’ici.»

«Quand je m’éveillai, si m’apensai et me semblait que il plaisait à
Dieu et à li que je le hébergeasse en ma chapelle, et j’ai fait ainsi,
car j’y ai établi un autel en l’honneur de Dieu et de luy.»

Le sénéchal survécut de longues années à saint Louis, car nous lisons
qu’en 1315, âgé de plus de quatre-vingt onze ans, il se trouvait assez
alerte encore pour monter à cheval et entrer en campagne, d’après le
mandement de Louis X dit le Hutin qui avait déclaré la guerre aux
Flamands. On a vu que sa tempérance et sa sobriété, jointes à un
exercice habituel, contribuèrent à lui ménager cette verte vieillesse
qui se prolongea jusqu’en 1319 (11 juillet), comme il résulte de
l’épitaphe latine qui se lisait sur son tombeau. Il ne mourut donc
pas en 1317, comme l’affirment, avec d’autres, les auteurs de la
_Bibliothèque historique_. Si, même, avant cette époque, le nom de
son fils Anceau ou Anselme se trouve dans divers actes avec le titre
de sénéchal, c’est que le vénérable vieillard, sentant le poids des
années, avait cru devoir résigner les fonctions comme le titre de cette
haute magistrature.

Ce fut à la demande de la reine Jeanne de Navarre, femme de Philippe
le Bel, que Joinville entreprit d’écrire l’_Histoire de saint Louis_.
Mais la reine étant morte avant que l’ouvrage fût terminé, Joinville
put du moins l’offrir à Louis X, son fils aîné, arrière petit-fils de
saint Louis. Ce livre, dont il s’est fait tant d’éditions et plusieurs
magnifiques, est, au point de vue du style comme de l’histoire, un
trésor inestimable qu’on apprécie d’autant plus qu’on aurait pu le
perdre; «car dit M. Paulin Paris, dans sa _Dissertation sur les
manuscrits de Joinville_, il nous reste du monument le plus précieux
de notre histoire un seul manuscrit ancien: encore ce manuscrit est-il
postérieur à Joinville de plus d’un demi-siècle.» Que d’accidents
auraient pu le détruire ou le détériorer! Joinville commence plus
particulièrement la longue série de nos grands historiens français; car
Vilhardouin, le premier en date, qui écrivait 60 ou 80 ans auparavant,
très intéressant quant aux évènements qu’il raconte, nous parle une
langue difficile aujourd’hui même pour des lettrés, et à côté du texte,
il leur faut une traduction beaucoup moins nécessaire dans le livre de
Joinville.



JOUBERT (JOSEPH)

SA VIE ET SES ŒUVRES[10].


I

Dans le _Journal des Débats_ du 8 mai 1824, on lisait ces lignes que
recommandait la signature de leur auteur:

«M. Joubert aîné, conseiller honoraire de l’Université, et le plus
ancien ami de Fontanes, vient de mourir. Né avec des talents qui
l’auraient pu rendre célèbre comme son illustre ami, il a préféré
passer une vie inconnue au milieu d’une société choisie; elle a
pu seule l’apprécier. C’était un de ces hommes qui attachent par
la délicatesse de leurs sentiments, la bienveillance de leur âme,
l’égalité de leur humeur, l’originalité de leur caractère, par un
esprit vif et éclairé, s’intéressant à tout et comprenant tout.
Personne ne s’est plus oublié et ne s’est plus occupé des autres. Celui
qui déplore aujourd’hui sa perte ne peut s’empêcher de remarquer la
rapidité avec laquelle disparaît le peu d’hommes qui, formés sous
les anciennes mœurs françaises, tiennent encore le fil des traditions
d’une société que la révolution a brisée. M. Joubert avait de vastes
connaissances. Il a laissé un manuscrit à la manière de Platon et des
travaux historiques. On ne vit dans la mémoire du monde que par des
travaux pour le monde; mais il y a d’autres souvenirs que l’amitié
conserve, et elle ne fait ici mention des talents littéraires de M.
Joubert qu’afin d’avoir le droit d’exprimer publiquement ses regrets.»

  «CHATEAUBRIAND.»

Bien des années après, l’illustre écrivain, dans les _Mémoires
d’Outre-tombe_[11], traçait de son ami un portrait plus accentué,
singulièrement curieux et original, mais d’ailleurs non moins
sympathique:

«Plein de manies et d’originalité, M. Joubert manquera éternellement à
ceux qui l’ont connu. Il avait une prise extraordinaire sur l’esprit
et sur le cœur, et quand une fois il s’était emparé de vous, son image
était là comme un fait, comme une pensée fixe, comme une obsession
qu’on ne pouvait plus chasser. Sa grande prétention était au calme, et
personne n’était plus troublé que lui; il se surveillait pour arrêter
ces émotions de l’âme qu’il croyait nuisibles à sa santé, et toujours
ses amis venaient déranger les précautions qu’il avait prises pour se
bien porter, car il ne pouvait s’empêcher d’être ému de leur tristesse
et de leur joie: c’était un égoïste qui ne s’occupait que des autres.
Afin de retrouver des forces, il se croyait souvent obligé de fermer
les yeux et de ne point parler pendant des heures entières. Dieu sait
quel bruit et quel mouvement se passaient intérieurement pendant ce
silence et ce repos qu’il s’ordonnait! M. Joubert changeait à chaque
moment de diète et de régime; vivant un jour de lait, un autre jour de
viande hachée, se faisant cahoter au grand trot sur les chemins les
plus rudes, ou traîner au petit pas dans les allées les plus unies.
Quand il lisait, il déchirait de ses livres les feuilles qui lui
déplaisaient, ayant de la sorte une bibliothèque à son usage, composée
d’ouvrages évidés renfermés dans des couvertures trop larges.

«Profond métaphysicien, sa philosophie, par une élaboration qui
lui était propre, devenait peinture ou poésie; Platon à cœur de la
Fontaine, il s’était fait l’idée d’une perfection qui l’empêchait de
rien achever. Dans des manuscrits trouvés après sa mort, il dit: «Je
suis comme une harpe éolienne qui rend quelques beaux sons et qui
n’exécute aucun air.» Madame Victorine de Châtenay prétendait _qu’il
avait l’air d’une âme qui avait rencontré par hasard un corps et qui
s’en tirait comme elle pouvait_: définition charmante _et vraie_.»

Enfin du vivant même de Joubert, l’auteur du _Génie du Christianisme_
lui écrivait entre autres choses: «Qui m’aurait dit que, dans cette
petite ville, demeurerait un homme que j’aimerais tendrement, un homme
rare dont le cœur est de l’or, qui a autant d’esprit que les plus
spirituels, et qui a par ci par là du génie? Mon cher ami, je vous
le dis les larmes aux yeux, parce que je suis loin de vous: il n’y a
point d’homme d’un commerce plus sûr, plus doux et plus piquant que le
vôtre, d’homme avec lequel j’aimasse mieux passer ma vie. Après cela,
rengorgez-vous et convenez que je suis un grand homme.»

Assurément celui dont Chateaubriand parlait ainsi ne pouvait être un
homme ordinaire, et, après lecture de ces remarquables pages, comment
n’aurait-on pas le très vif désir de faire plus ample connaissance
avec Joubert, désir heureusement facile à satisfaire; car, en
outre des Notices trop brèves qui se trouvent dans les Biographies
Universelles, une _Vie_ de Joubert, écrite et très bien écrite par
M. Paul de Raynal, qui avait épousé l’une de ses nièces, se lit en
tête de la nouvelle édition, en deux volumes, des Œuvres posthumes de
Joubert (_Correspondance_ et _Pensées_). Par la Notice, on apprend à
connaître, et de la façon la plus intime, cet homme excellent; par la
_Correspondance_ et les _Pensées_, à l’admirer, à l’aimer; et l’on
ratifie de tout cœur, avec empressement, les éloges rappelés plus haut
et dans lesquels on était peut-être tenté de voir une exagération de
l’amitié. Venons aux détails biographiques.

Joseph Joubert naquit, le 6 mai 1754, à Montignac, petite ville du
Périgord, où son père exerçait la profession de médecin. Il était
l’aîné de sept frères, et cette famille nombreuse ne laissait pas
d’apporter quelque gêne dans une maison dont la fortune était médiocre.
Mais l’affection des parents trouvait le fardeau léger et savait
suppléer à tout! Joubert dans une de ses lettres, écrites longtemps
après, nous parle de sa mère avec un accent ému qui va droit au cœur et
fait aimer également le fils et la mère:

«Je ne vous ai pas encore parlé de ma bonne et pauvre mère. Il faudrait
de trop longues lettres pour vous dire tout ce que notre réunion me
fait éprouver de triste et de doux. Elle a eu bien des chagrins,
et moi-même je lui en ai donné de grands par ma vie éloignée et
philosophique. Que ne puis-je les réparer tous, en lui rendant un fils
à qui aucun de ses souvenirs ne peut reprocher du moins de l’avoir trop
peu aimée.

«Elle m’a nourri de son lait, et jamais», me dit-elle souvent, «jamais
je ne persistai à pleurer, sitôt que j’entendis sa voix. Un seul mot
d’elle, une chanson arrêtaient sur le champ mes cris et tarissaient
toutes mes larmes, même la nuit et endormi.» Je rends grâce à la nature
qui m’avait fait un enfant doux; mais jugez combien est tendre une mère
qui, lorsque son fils est devenu homme, aime à entretenir sa pensée de
ces minuties du berceau.

«Mon enfance a pour elle d’autres sources de souvenirs maternels qui
semblent lui devenir plus délicieux tous les jours.... Ma jeunesse
fut plus pénible pour elle... Elle me vit partir... et depuis que je
l’eus quittée, je ne me livrai qu’à des occupations qui ressemblent à
l’oisiveté, et dont elle ne connaissait ni le but ni la nature. Elles
m’ont procuré quelquefois des témoignages d’estime, des possibilités
d’élévation, des hommages même dont j’ai pu être flatté. Mais rien ne
vaut, je l’éprouve, ces suffrages de ma mère. Je vous parlerai d’elle
pendant tout le temps que nous nous reverrons, car j’en serai occupé
tant que pourra durer ma vie[12]».

A l’âge de quatorze ans, Joubert avait appris tout ce qu’on
pouvait apprendre alors dans une petite ville du Périgord. Envoyé à
Toulouse pour y étudier les lois, il se dégoûta vite des livres de
jurisprudence, et la carrière des lettres lui souriait davantage.
C’est alors qu’il entra dans la congrégation des pères de la Doctrine
chrétienne chargés de la direction du collége de Toulouse, mais
d’ailleurs sans prononcer de vœux et aliéner par conséquent sa liberté,
comme s’exprime la _Biographie Universelle_. Il professa dans cette
maison, non moins chéri des maîtres que des élèves, jusqu’à l’âge de
vingt-deux ans, où sa santé, trop délicate pour supporter les fatigues
de l’enseignement, lui rendit nécessaire un repos prolongé. Il revint
donc dans sa famille à Montignac et y resta pendant deux années
(1776-1777), qui ne furent pas d’ailleurs perdues pour l’étude. Mais,
dans sa petite ville, les ressources pour le travail intellectuel
faisaient souvent défaut; les livres étaient rares, plus rares les
hommes dont la conversation pouvait servir d’aiguillon à un esprit
jeune et ardent, et Joubert obtint enfin de ses parents de venir
habiter Paris au commencement de l’année 1778.

[10] _Correspondance et Pensées de Joubert._ 2 vol. in-18.
Nouvelle édition.

[11] T. IV.

[12] _Lettre à Madame de Beaumont._--1800.


II

«Son premier soin fut d’y rechercher la société des gens de lettres;
_tentative heureuse_,» dit son biographe, un peu à la légère peut-être,
en ajoutant: «Car, au bout de peu de mois, il connaissait Marmontel,
Laharpe, d’Alembert. Bientôt même il était admis dans la familiarité
de Diderot, qui tenait encore à Paris le sceptre de la conversation.
C’était débuter par les grandes entrées.»

Je trouve cette dernière phrase au moins singulière dans la bouche d’un
éditeur de Joubert, et, par les aveux même de celui-ci, nous savons où
il faillit être conduit par ces _grandes entrées_. Jeté, lui le jeune
homme pieux et candide, par une curiosité téméraire ou par l’imprudence
d’un ami, dans ce milieu fatal à tant d’autres, il fallait une sorte
de miracle pour qu’il ouvrît les yeux et pût sortir sain et sauf de
ce Capharnaüm. «Car peu à peu, dit M. Paul de Raynal, il se laissait
aller, du moins il s’en accuse, à l’entraînement du flot philosophique.
Il était difficile, on le comprend, qu’un jeune homme récemment arrivé
de la province et tombé, par une bonne fortune inattendue (_sic_) dans
cette enivrante atmosphère, se garantît complètement des séductions qui
subjuguaient une société déjà blasée. N’était-il pas à cet âge où, pour
peu qu’on relâche les rênes, l’esprit s’échappe en courses folles sans
se détourner des obstacles, sans respecter les barrières[13]?»

Quoiqu’il en soit, Joubert eut le bonheur d’être à temps éclairé sur le
péril et de s’en éloigner, et peut-être, grâce à la trempe vigoureuse
de son esprit, «qu’en passant au milieu des erreurs du temps, il
apprit à mieux aimer les vérités éternelles.» Rentré dans le calme et
la pleine possession de lui-même, il se remit aux études littéraires,
charme de sa jeunesse, et c’est alors que, par la communauté de goûts
et d’humeurs, il se lia avec Fontanes qui devint bientôt son ami le
plus intime. Ce fut à lui que ce dernier dut, par un mariage inespéré,
«l’heureuse indépendance qui, en assurant le repos et la dignité de sa
vie, devait permettre à son talent de se développer sans s’aigrir et
préserver sa grandeur à venir des éblouissements que la fortune apporte
trop souvent avec elle.»

Mais, à ce moment là même, éclataient des évènements, dont le
contre-coup se fait sentir aujourd’hui encore, qui bouleversèrent alors
tant d’existences et précipitèrent la France dans un abîme de malheurs.
A 89 avait succédé 90, et déjà, pour les esprits clairvoyants, il
n’y avait plus guère place à l’illusion. Joubert était de ceux-là;
néanmoins, nommé à l’élection, par ses concitoyens, juge de paix de
Montignac, il crut de son devoir d’accepter ces fonctions qu’il remplit
avec scrupule et à la satisfaction de tous pendant deux années. Mais
il déclina l’honneur d’un nouveau mandat, voyant l’horizon politique
s’assombrir tous les jours davantage et comprenant que «les fonctions
publiques, même les plus modestes et les plus calmes, ne tarderaient
guère à devenir actives jusqu’à la violence.»

D’ailleurs il était rappelé non plus à Paris, mais à
Villeneuve-sur-Yonne, (en Bourgogne) à la fois par l’entraînement d’une
sérieuse affection et par la pensée d’un devoir à remplir. Là vivait
une famille qui lui avait offert, à plusieurs reprises, une cordiale
hospitalité, et dont le chef était son ami dès longtemps. La sœur
de celui-ci «par une abnégation d’autant plus méritoire qu’elle est
moins admirée, son frère devenu veuf, s’était dévouée à l’éducation
d’une nièce privée de mère dès le berceau, et au soin d’une maison
considérable.... Il s’était formé entre elle et Joubert une de ces
liaisons pleines de charme qu’épure déjà la maturité de l’âge, et que
colorent pourtant les derniers reflets de la jeunesse.»

Or, pendant le séjour de Joubert à Montignac, presque coup sur coup,
de cruels malheurs vinrent mettre à l’épreuve le courage de cette
personne. Après deux pertes déjà bien douloureuses, elle vit mourir
le chef de la maison, ce frère aîné «l’objet le plus cher de son
dévouement et le soutien sur lequel s’appuyait sa vie.» Cette âme,
quoique fortement trempée et solidement chrétienne, faillit succomber
à la douleur, et Joubert de loin s’efforçait en vain de relever son
courage et de lui apporter quelques consolations par des lettres qui
ne sont pas les moins belles du recueil. De cette correspondance
cependant résulta pour tous deux, avec la pleine et mutuelle confiance,
une sympathie de plus en plus vive: «La tendresse se glisse aisément
sous les larmes, et ils ne tardèrent pas à s’apercevoir que, sans y
songer, ils étaient devenus nécessaires l’un à l’autre.» C’est alors
que Joubert, après avoir essayé vainement des sages conseils et des
consolations ordinaires, écrit:

«.... Je vois combien votre plaie est profonde et en quelque sorte
irrémédiable. Votre esprit s’est mis du parti de votre désolation, et
raisonne comme il plaît à celle-ci. Tout se change en douleur pour
vous, et vos réflexions n’aboutissent qu’à tirer de toutes choses
quelque sujet d’accablement.... Je suis, hélas! et j’en gémis, votre
ami le plus ancien lorsque tant d’autres ne sont plus; c’est du fond
du cœur que ce titre vient se placer sous ma plume... J’aime en vous,
et vous, et votre frère, et votre amie, et ce pays qui m’a tant plu et
des souvenirs que mon âme gardera précieusement.

«Vous êtes un dépôt que vos malheurs m’ont confié; un dépôt que je dois
garder et conserver à tous les prix; un dépôt que je veux mettre à ma
portée pour veiller sans cesse sur lui. Oui, je vous veux auprès de
moi, et je me veux auprès de vous. A quoi sert tout ce que je vous dis
et tout ce que je pourrais vous dire? Je répands de bonnes liqueurs
dans un vase rempli de larmes; il faudrait d’abord les détourner et les
tarir et nulle main ne peut le faire, si ce n’est peut-être la mienne.
Je la consacre à cet emploi[14]».

La main que Joubert offrait si noblement fut acceptée, le mariage se
fit à Paris et sans bruit, à cause de la gravité des circonstances (on
était au mois de juin 1793). Puis les deux nouveaux époux allèrent
habiter Villeneuve qui, par une exception rare, hélas! en ces temps
désastreux, avait échappé aux passions qui remplissaient nos villes de
troubles et de dangers. Mais Joubert, dans le calme et la sécurité de
sa retraite, ne pouvait être indifférent aux malheurs publics, et nous
en voyons la preuve dans cette phrase de son journal: «La Révolution a
chassé mon esprit du monde réel en me le rendant trop horrible.»

Un jour, il apprend que, dans un château situé à quelque distance de
Villeneuve, une famille tout entière, celle de M. de Montmorin[15]
ancien ministre des affaires étrangères, vient d’être enlevée
par ordre du Comité de sûreté générale, et conduite à Paris. Les
commissaires n’ont laissé au château que des enfants et une jeune femme
malade dont la pâleur et la maigreur semblaient présager une mort
prochaine. Quoiqu’il ne connût point cette dame, Joubert se rendit
au château pour lui offrir ses conseils et ses consolations, bravant
le danger auquel sa généreuse compassion pouvait s’exposer. Mme de
Beaumont en fut profondément touchée et remercia avec effusion Joubert
et sa femme non moins charitable et empressée. De là entre eux cette
amitié vive et profonde dont témoignent les lettres de notre écrivain
et qui trop tôt, hélas! devait être brisée par la mort.

[13] _Vie et Travaux de Joubert._

[14] _Correspondance de Joubert._

[15] M. de Montmorin fut une des victimes des massacres de septembre.


III

Cependant, malgré sa santé si languissante, Mme de Beaumont devait
vivre, si c’était là vivre, quelques années encore. Les temps étant
devenus meilleurs, elle revint habiter Paris et ouvrit un des rares
salons de l’époque. Joubert se plut à y conduire Fontanes et aussi
Chateaubriand qu’il avait connu par le premier, «Chateaubriand devenu
bientôt le Dieu du Temple», pour peu de temps puisque nous voyons Mme
de Beaumont mourir, en 1803, à Rome, vaincue par la souffrance physique
moins encore peut-être que par la douleur morale et le poignant
regret de chères victimes tuées par la Révolution et qu’elle pleurait
toujours: _Quia non sunt!_ comme dit son épitaphe.

Cette mort fut ressentie cruellement par Joubert et le souvenir de
cette précieuse amitié lui sera présent jusqu’à la fin encore qu’il
ait écrit quelque part: «J’ai passé le fleuve d’oubli.» D’ailleurs,
pour faire diversion à son chagrin, il avait, en outre de ses études
habituelles, les affections comme les devoirs de la famille. Un fils
lui était né de son mariage, un fils dont il veillait l’enfance avec
une tendre sollicitude, et sur lequel reposaient ses plus chères
espérances. Ainsi s’écoulèrent pour Joubert plusieurs années dans
lesquelles il partageait son temps «entre Paris et la province, entre
les méditations de la solitude et les délices de l’amitié» lorsque,
en 1809, la création de l’Université lui vint imposer des devoirs
inattendus. Fontanes, nommé grand maître, tenait à choisir ses futurs
collaborateurs entre les hommes les plus éminents comme les plus
honorables, et sur la liste de présentation des inspecteurs généraux
et membres du Conseil, à côté des noms significatifs de MM. de Bonald
et de Beausset, il écrivit celui de Joubert en ajoutant sous forme de
note: «Ce nom est moins connu que les deux premiers, et c’est cependant
le choix auquel j’attache le plus d’importance.... M. Joubert est le
compagnon de ma vie, le confident de toutes mes pensées. Son âme et son
esprit sont de la plus haute élévation. Je m’estimerai heureux si Votre
Majesté veut m’accepter pour caution.»

Joubert nommé, tel fut le zèle, telle fut la conscience qu’il apporta
dans ses nouvelles fonctions dont il comprenait si bien l’importance
qu’il parut s’y absorber presque tout entier. On raconte à ce sujet que
Mme de Chateaubriand «une femme dont l’esprit va de pair avec le nom,
un soir, fatiguée d’enseignement, de professeurs de lycées,» ne put
s’empêcher de murmurer:

    L’ennui naquit un jour de l’_Université_!

Les causeurs sourirent, mais l’entretien continua toujours sur le même
sujet. Cependant, aussitôt que les circonstances le lui permirent,
Joubert reprit ses études et ses lectures, j’allais ajouter, son
journal; mais je ne crois pas qu’il l’ait jamais sérieusement
interrompu et il ne se passait pas de jour où il n’écrivît, le plus
souvent au crayon, ses réflexions ou ses impressions. Je me trompe
en disant que le journal ne fut pas suspendu, même avant le jour où
pour jamais le crayon devait échapper à sa main défaillante; car sur
un feuillet on lit: «Du jeudi 7 juin au jeudi 12 juillet: ma grande
maladie! _Deo gratias!_»

_Deo gratias!_ Joubert, ce philosophe chrétien, est tout entier dans
ces deux mots! Et quand, bien des années après, viendra l’instant
solennel, où il lui faudra se séparer de tous ceux qui lui sont chers,
de sa femme, de son fils, d’un frère plus jeune dont la famille est
devenue la sienne, il ne se montrera pas moins admirable de calme et de
résignation sereine:

«Dans les premiers mois de l’année 1824, les indispositions de M.
Joubert se montrèrent plus graves et plus longues; l’équilibre
longtemps maintenu entre toutes ses faiblesses se rompit; sa poitrine
s’engagea, et bientôt le docteur Beauchêne, son vieil ami, présagea
avec douleur une fin que son art ne pouvait conjurer. Lui-même sentit
sans doute que le moment suprême approchait, car, saisissant encore une
fois son crayon, il inscrivit sur son journal ces derniers mots, rapide
analyse de sa vie, de ses travaux et de ses espérances; 23 «22 mars
1824.--_Le vrai, le beau, le juste, le Saint!_»

«A partir de ce jour, tous les symptômes se précipitèrent, et le 4
mai suivant, muni de la nourriture sacrée, au milieu de sa famille en
larmes, il remonta vers les célestes demeures d’où il semblait n’être
que pour un moment descendu[16]».

Mais cet homme éminent, cet homme rare pour ceux qui l’avaient connu
ne laissait-il rien après lui que l’exemple de sa noble vie, et
l’exemple plus admirable de sa mort chrétienne? Heureusement si et,
quelque temps après que Joubert eut cessé d’exister, parut un petit
volume de _Pensées_ dont Chateaubriand, à la prière de la veuve,
s’était fait l’éditeur. Une éloquente préface de l’illustre écrivain
servit de passe-port au livre qui d’ailleurs pouvait se passer de
cette recommandation pour ceux qui l’avaient ouvert une première fois.
Quoique le volume, tiré à un petit nombre d’exemplaires destinés aux
seuls amis, n’eût eu qu’une publicité restreinte, il fit sensation
parmi les lecteurs d’élite; ils regrettaient seulement que le volume
ne renfermât qu’une si faible partie des œuvres posthumes de Joubert,
qu’ils avaient lieu de croire beaucoup plus considérables. Ils ne se
trompaient pas. Joubert avait laissé un grand nombre de manuscrits,
si l’on peut appeler de ce nom: «d’un côté, des feuilles détachées,
couvertes d’ébauches et jetées sans ordre dans quelques cartons;
de l’autre une suite de petits livrets, au nombre de plus de _deux
cents_, où il avait inscrit, jour par jour, et seulement au crayon, ses
réflexions, ses maximes, l’analyse de ses lectures et les évènements de
sa vie.»

Or, quel travail à décourager le plus intrépide que celui de déchiffrer
tous ces brouillons, de collationner ces feuillets minuscules, de
réunir, coordonner, en les distribuant par chapitres, toutes les
pensées relatives aux mêmes sujets et dispersées sur vingt feuillets,
_disjecti membra poetæ_!

Devant une pareille tâche le fils de M. Joubert avait hésité, sinon
tout à fait reculé, et une mort prématurée ne lui permit pas de
l’entreprendre. Tous ces trésors devaient-ils rester à jamais enfouis,
perdus? Non, le zèle de la famille, du frère de Joubert en particulier,
ne pouvait le permettre, et d’après le désir de celui-ci, M. Paul de
Raynal, son gendre, se chargea: «d’accomplir cette tâche de minutieuses
recherches, d’attentive restauration, ce travail de mosaïque littéraire
qu’une longue patience et un dévouement pieux pouvaient seuls accepter.»

Il n’y employa pas moins de trois années, et trois années d’un labeur
assidu; mais il n’eut pas à le regretter, car lorsque parut la nouvelle
édition: _Pensées et Correspondance de Joubert_, en deux volumes, le
succès, dans le public d’élite, fut complet. Les critiques les plus
éminents s’empressèrent de signaler l’ouvrage, heureux d’applaudir
à cette résurrection ou exhumation glorieuse, comme elle avait fait
pour André Chénier. M. Sainte Beuve, qui naguère et le premier, avait
souhaité la bienvenue au volume édité par Chateaubriand, fit de
nouveau et avec plus d’effusion dans les _Causeries de lundi_ l’éloge
de l’auteur dont il avait dit déjà: «Il suffisait, nous disent ceux qui
ont eu le bonheur de le connaître, d’avoir rencontré et entendu une
fois M. Joubert, pour qu’il demeurât à jamais gravé dans l’esprit: il
suffit maintenant pour cela, en ouvrant son volume au hasard, d’avoir
lu. Sur quantité de points qui reviennent sans cesse, sur bien des
thèmes éternels, (dont M. Sainte-Beuve s’inquiétait alors), on ne
saurait dire mieux ni plus singulièrement que lui.»

MM. de Sacy, Saint-Marc Girardin, Gerusez, etc., ne parlent pas
autrement et ne témoignent pas, dans leurs articles développés, d’une
moins chaleureuse sympathie! Et comment n’admirer pas, comme dit si
bien M. E. Poitou, «tant d’originalité alliée à tant de grâce, tant de
délicatesse d’esprit et de tendresse d’âme dont malgré soi on subit le
charme.... Comme ces pensées sont limpides et colorées! quel mélange
pénétrant de douceur et d’austérité! C’est la raison à la fois grave et
souriante, c’est la vertu indulgente et sereine. Écoutez-le maintenant
parler de Dieu, de l’âme, de la Religion; il a sur ce sujet des pages
qui, pour la profondeur, la portée et l’éclat, font souvenir de Pascal
et de saint Augustin.»

Détachons de ce précieux volume des _Pensées_ quelques passages
seulement, car cette Notice est déjà longue, et cependant que de choses
il nous resterait à dire!

                                 * * *

«Le ciel est pour ceux qui y pensent.

                                 * * *

»La religion est la poésie du cœur; elle a des enchantements utiles à
nos mœurs; elle nous donne et le bonheur et la vertu.

                                 * * *

»Nous ne voyons bien nos devoirs qu’en Dieu. C’est le seul fond sur
lequel ils soient toujours lisibles à l’esprit.

                                 * * *

»La piété est le seul moyen d’échapper à la sécheresse que le travail
de la réflexion porte inévitablement dans nos sensibilités.

                                 * * *

»On ne comprend la terre que lorsque on a connu le ciel. Sans le monde
religieux, le monde sensible offre une énigme désolante.

                                 * * *

»Dieu aime autant chaque homme que tout le genre humain. Le poids et le
nombre ne sont rien à ses yeux. Eternel, infini, il n’a que des amours
immenses.

                                 * * *

»Les enfants tourmentent et persécutent tout ce qu’ils aiment.

                                 * * *

»Le soir de la vie apporte avec soi sa lampe.

                                 * * *

»Le résidu de la sagesse humaine, épuré par la vieillesse, est
peut-être ce que nous avons de meilleur.

                                 * * *

»Chose effrayante, et qui peut être vrai: les vieillards aiment à
survivre.

                                 * * *

»Le meilleur des expédients, pour s’épargner beaucoup de peine dans la
vie c’est de penser très peu à son intérêt propre.

                                 * * *

»Les repas du soir sont la joie de la journée; les festins du matin
sont une débauche. Je hais les chants du déjeuner.

                                 * * *

»La médisance est le soulagement de la malignité.

                                 * * *

»Il est des âmes limpides et pures où la vie est comme un rayon qui se
joue dans une goutte d’eau.

                                 * * *

»Chacun est sa Parque à lui-même, et se file son avenir[17]».

Voilà, pris au hasard, quelques épis dérobés à cette si riche moisson
et qui peuvent faire juger du reste. Aussi Joubert toujours si modeste,
et poussant à l’excès la défiance de lui-même, a-t-il pu écrire sans
présomption: «J’ai donné mes fleurs et mon fruit: je ne suis plus qu’un
tronc retentissant; mais quiconque s’assied à mon ombre et m’entend
devient plus sage.»

Rien de plus vrai, nous l’affirmons d’après notre propre et heureuse
expérience.

Maintenant, car si sympathique que soit la critique, elle ne saurait
abdiquer ses droits non plus que ses devoirs: ne se trouve-t-il point
quelques plants d’ivraie, quelques herbes parasites, mêlés à tout ce
bon grain? Peut-être: On reproche à certaines pensées une recherche
qui ressemble à la subtilité. D’autres fois, telle pensée, que l’auteur
n’a pu suffisamment expliquer ou développer sans doute, semble presque
une dissonance dans la bouche du philosophe chrétien, celui-ci par
exemple: «Les jansénistes disent qu’il faut aimer Dieu, et les jésuites
le font aimer. La doctrine de celle-ci est remplie d’inexactitude et
d’erreurs peut-être (_sic_); mais, chose singulière, et cependant
incontestable, ils dirigent mieux.»

Mais ces taches sont rares et le livre, excellent dans l’ensemble,
parce que sa lecture rend meilleur, profitant surtout aux esprits
cultivés, doit prendre place au premier rang des écrivains, qu’on aime
à lire et relire, dans la bibliothèque de l’honnête homme et de l’homme
de goût.

La rue _Joubert_ s’appela ainsi (dès l’an VIII) en souvenir du général
Joubert (Barthélemy-Catherine) tué à Novi, en 1799.

[16] _Vie et travaux de Joubert._

[17] _Pensées_ de Joubert (_Passion_).



JOUFFROY-D’ABBANS.


Cette rue, qui conduit du boulevard de l’Etoile à la rue Cardinet, a
pris ce nom en vertu d’un arrêté du 2 mars 1867. On ne saurait trop
applaudir à cette décision, qui est un grand acte de justice et qui a
pour but d’honorer la mémoire d’un homme éminent, mal apprécié de son
vivant, et aujourd’hui encore trop peu populaire, Jouffroy-d’Abbans,
un Français et l’inventeur véritable, quoique aient prétendu Anglais
et Américains, de la navigation à la vapeur. Ce fait est établi de
la manière la plus incontestable, avec toutes les preuves à l’appui,
dans une intéressante brochure publiée en 1864 par M. le marquis
de Beausset-Roquefort, et qui a pour titre: _Notice historique
sur l’invention de la navigation à la vapeur_[18]. Ce savant et
consciencieux travail nous fournira sur Jouffroy-d’Abbans de curieux
détails puisés aux meilleures sources.

Mais d’abord constatons, en dépit des prétentions rivales, que:
«Salomon de Caus, natif de Normandie, songea le premier, en 1615, à
se servir de la force motrice de la vapeur d’eau dans la construction
d’une machine propre à opérer les épuisements; Papin, en 1690,
conçut le premier la possibilité de construire une machine à vapeur
acqueuse et à piston; le marquis Claude de Jouffroy, gentilhomme de
la Franche-Comté, fut l’_inventeur du pyroscaphe_ et le _premier qui
réalisa pratiquement_ la navigation à vapeur par des expériences faites
sur la Saône, à Lyon, an 1783, avec un plein succès constaté par un
acte authentique, par des documents officiels, par le témoignage de
milliers de spectateurs. La gloire de l’invention de la vapeur et
celle de son application à la navigation _appartiennent donc à la
France_; les annales de la ville de Lyon doivent conserver la mémoire
des premiers essais heureux de la navigation à la vapeur.» Ceci bien
établi, venons aux détails biographiques.

Claude-Dorothée, marquis de Jouffroy-d’Abbans, naquit à
Roche-sur-Rognon (Haute-Saône), le 30 septembre 1751, de messire
Jean-Eugène, marquis de Jouffroy-d’Abbans, et de dame Jeanne-Henriette
de Pons de Rennepont, dame de la Croix-Étoilée de l’Empire. A l’âge
de 13 ans, Claude fut reçu page de Mme la Dauphine; à vingt ans, il
entra comme sous-lieutenant au régiment de Bourbon. Une malheureuse
affaire, de celles que le préjugé qualifie _affaire d’honneur_, le fit
justement, il faut le reconnaître, envoyer aux îles Sainte-Marguerite
où il se vit retenu pendant deux années qui ne furent pas heureusement
perdues pour le jeune officier. Pendant ses loisirs forcés, en
observant la manœuvre des galères à rames, il fut frappé des
inconvénients inhérents à ce mode de navigation et se demanda s’il n’y
aurait pas quelque chose de mieux; si, par exemple, l’emploi de la
vapeur comme force motrice ne serait pas de beaucoup préférable. Dès
lors il ne s’occupa plus que de trouver les combinaisons mécaniques
propres à transmettre le mouvement de propulsion. Redevenu libre en
1775, il se rendit à Paris où les frères Perrier venaient de fonder un
grand établissement industriel, en important de Birmingham une machine
de Watt, connue en France sous le nom de pompe à feu de Chaillot.

Jouffroy rencontra à Paris deux compatriotes, officiers comme lui,
et pareillement adonnés à l’étude des sciences, le comte d’Auxiron,
capitaine d’artillerie, et le marquis Du Crest, colonel en second du
régiment d’Auvergne, membre de l’Académie des Sciences et auteur d’un
_Traité sur la mécanique_. Après s’être rendu compte, par une étude
approfondie, du mécanisme de la pompe à feu de Chaillot, Jouffroy
n’hésita point à penser qu’on pouvait utiliser le même moteur pour
la navigation. Il développa ses idées à ce sujet devant un petit
comité composé du maréchal de camp Follenay, du marquis Du Crest, du
comte d’Auxiron et de Perrier. Ce dernier se fit son contradicteur,
en présentant un contre-projet qui différait par le mécanisme et
surtout par le calcul des résistances à vaincre: «Il évaluait la force
nécessaire d’après le nombre de chevaux employés pour remorquer les
bateaux, tandis que Jouffroy soutenait, avec raison, qu’il fallait une
force plus que triple en prenant le point d’appui dans l’eau.» Cette
opinion qui, maintenant, est devenue un fait, était chaudement appuyée
par d’Auxiron et Follenay. Mais Du Crest se rangeait à l’avis contraire
et sa position comme l’autorité de son nom lui permettaient d’obtenir
le concours de l’Académie des sciences pour Perrier qui possédait dans
ses vastes ateliers tous les moyens de préparer des essais en grand; le
résultat cependant fut un insuccès complet et donna pleinement raison
à d’Auxiron qui ne cessait d’encourager son ami et, en mourant, lui
écrivait d’une main défaillante:

«Courage, mon ami, vous êtes seul dans le vrai.» Jouffroy n’en doutait
pas, mais convaincu qu’à Paris pour l’instant l’influence rivale
l’emportait absolument, il se retira dans sa province. «Là, plein de
foi dans l’avenir, livré à ses seules ressources, n’ayant d’autre guide
que ses études persévérantes et d’autres ouvriers qu’un chaudronnier
de village, il parvint en 1776, à construire une machine qu’il adapta
à un bateau. Ce premier pyroscaphe avait 13 mètres de longueur sur
1 mètre 95 centimètres de largeur. L’appareil nageur consistait en
tiges de 2 mètres 60 centimètres de longueur suspendues de chaque
côté vers l’avant et portant à leur extrémité des chaînes armées de
volets mobiles plongeant de 40 centimètres. Les chaînes pouvaient
décrire un arc de 2 mètres 60 centimètres (8 pieds) de rayon et de 95
centimètres de corde (3 pieds); un levier muni d’un contre-poids les
maintenait au bout de leur course. Une machine de Watt à simple effet,
installée au milieu du bateau, mettait en action ces rames articulées.
La construction de cet appareil, dans une localité où il était
impossible de se procurer des cylindres fondus et alésés, était une
œuvre de génie, de courage et de patience; malgré ses imperfections,
il était supérieur à tout ce qui avait été proposé jusqu’alors pour
la navigation. Le bateau fonctionna sur le Doubs, à Baume-les-Dames,
entre Montbeliard et Besançon, pendant les mois de juin et de juillet
1776[19].»

Cependant l’inventeur avait reconnu dans la pratique certains côtés
défectueux de son système et résolut d’y remédier en construisant
une machine nouvelle et d’un plus grand modèle. Dans ce but il vint
s’établir à Lyon, où il ne tarda pas à se fixer définitivement en
s’alliant à une famille des plus honorables de la ville. Le 10 mai
1783, il épousa Mlle Françoise-Madeleine de Pingers de Vallier, jeune
et aimable personne qui devait être pour lui l’ange consolateur au
milieu des longues, des continuelles tribulations de sa vie laborieuse
et tourmentée.

Les préoccupations de son mariage cependant n’avaient point empêché
Jouffroy de poursuivre ses études et ses travaux; et la même année
s’achevait la construction de son nouveau bateau qui, lui aussi, fut
«une œuvre d’art et de génie;» car à Lyon les ressources faisaient
défaut presqu’autant qu’à Baume-les-Dames. L’inexpérience des ouvriers
était telle que l’inventeur devait façonner lui-même les pièces
délicates et qui exigeaient, pour arriver à la précision nécessaire,
une main d’œuvre particulièrement habile.

Le nouveau pyroscaphe mesurait une longueur de 46 mètres sur 4 mètres
50 de largeur; les roues avaient 4 mètres 50 centimètres de diamètre;
les aubes 1 mètre 95 centimètres, plongeant à 0 m. 65 centimètres, le
tirant du bateau était de 0 m. 95 centimètres, son poids total de 327
milliers, dont 27 pour le bateau et 300 pour la charge.

L’annonce de cette grande et solennelle expérience avait attiré sur
les quais, sur les ponts, des milliers de spectateurs et de curieux,
parmi lesquels ne manquaient point ou même dominaient les incrédules,
et à chaque pas s’entendaient des conversations comme celle-ci:

--Croyez-vous qu’il réussisse? Pour ma part j’ai peine à croire que
nous ne nous soyons pas dérangés pour rien.

--Je m’étonnerais qu’il en fût autrement.

--Voyez donc l’énorme machine que ce bateau! C’est une vraie baleine,
un monstre marin! Se peut-il qu’on mette en mouvement pareille masse
sans le secours des rames ou de la voile? C’est bien comme on dit
vouloir prendre la lune avec... vous savez le proverbe.

--Oui! oui! Pourtant on dit que l’inventeur n’est ni un sot, ni un
écervelé, et pour risquer dans une telle entreprise la meilleure
part peut-être de sa fortune, il faut qu’il soit presque sûr par ses
calculs, ou même par l’expérience...

--Bah! bah! Un homme à projets! ces gens-là ne doutent de rien! Des
fous le plus souvent! Il viendrait à quelqu’un d’eux l’idée de grimper
dans la lune qu’ils dépenseraient sans sourciller tout leur avoir pour
la construction des échelles ou tout au moins d’une machine _ad hoc_.
Il paraît même, d’après les papiers publiés, qu’à Paris sérieusement on
y pense et que Phaéton ne doit pas tarder à avoir des successeurs!

--Eh! mais, eh! mais!... voyez donc le dernier coup de cloche à peine
a retenti comme signal du départ, et voici la lourde machine qui
s’ébranle, qui se remue et s’éloigne plus rapide que si elle était
emportée par un triple rang de rames!

En effet, sur les eaux paisibles de la Saône, le _pyroscaphe_, comme
on l’appelait alors, s’avançait remontant sans effort le courant, et
salué par les acclamations, les hourras, les battements de mains des
spectateurs entassés sur les deux rives, il franchit promptement la
distance entre Lyon et l’île Barbe, ainsi qu’il est constaté d’une
manière irréfragable, dans une pièce dont la minute se trouve encore
chez un notaire de la ville et que signèrent les _huit_ membres de la
commission scientifique, choisis pour assister à l’expérience quoique
d’ailleurs sans titre officiel: MM. Laurent, Basset, chevalier,
lieutenant général de police de la ville; l’abbé Monges, chevalier,
historiographe de la ville; de Landine, avocat au parlement; Mathon,
chevalier, seigneur de la cour et autres lieux; Roux, professeur
d’éloquence au collége Royal-Dauphin de Grenoble; Le Camus, avocat
au parlement; Salicis, curé de la paroisse de Vaize et Jean-Baptiste
Salicis, neveu du précédent et vicaire de la paroisse.

Se pouvait-il des témoins plus respectables et dont la signature au
bas d’un certificat semblait ne pas permettre l’ombre du doute? Aussi,
les fonds bientôt étaient faits chez le notaire pour l’exploitation
du privilége, dont l’obtention paraissait certaine, et dans un bref
délai, à tous les intéressés. Car l’Académie de Paris, consultée par
le ministre, en présence de pièces attestant des faits qui avaient eu,
en outre des signataires, pour témoins des milliers et des milliers de
spectateurs de tout rang, l’Académie ne pouvait que faire un rapport
tout favorable. Il en fut autrement, cependant, grâce à de misérables
intrigues et à l’influence de Perrier, qui ne pouvait consentir au
triomphe de son rival. L’Académie ajourna sa décision, en demandant de
nouveaux essais, de nouvelles expériences, trop onéreuses en ce moment
pour l’inventeur. Il devait craindre, d’ailleurs, que la mauvaise
volonté qui se trahissait dans cette réponse ne persévérât quand même,
et que de nouveaux sacrifices fussent en pure perte. En définitive,
pour l’instant du moins, la _découverte fut enterrée_, et qui sait
combien d’années encore devaient s’écouler avant qu’on vît de rechef un
bateau à vapeur sillonner la rivière de la Saône?

Cependant, au milieu de ces déboires, Jouffroy fut consolé par quelques
nobles témoignages de sympathie. Des personnages considérables par le
rang ou par le mérite lui écrivirent pour l’encourager. Plusieurs même
lui firent offrir des lettres de recommandation pour l’Angleterre. Il
remercia mais sans pouvoir se résigner à accepter. «A Dieu ne plaise,
répondait-il par une généreuse inspiration de patriotisme, que je porte
en pays étranger une découverte de cette importance! J’ai dans l’avenir
de cette idée une foi inébranlable. Tôt ou tard, le Ciel aidant, elle
doit triompher, et je veux que la France, que ma chère patrie, en
recueille tout l’honneur comme les avantages.»

Jouffroy, quand il parlait ainsi, cependant ne recueillait, pour prix
de ses travaux et de ses sacrifices que l’indifférence, que le dédain,
que l’ingratitude. Il n’ignorait pas qu’à la cour de Versailles même,
on le surnommait: _Jouffroy la Pompe_ et que la foule toujours trop
nombreuse des sots railleurs, allait partout répétant: «Connaissez-vous
ce gentilhomme de la Franche-Comté qui embarque des pompes à feu sur
les rivières? Ce fou qui prétend accorder le feu et l’eau?»

Mais bientôt arriva la Révolution qui fit justice des moqueurs et des
courtisans, par malheur sans épargner les personnages les plus augustes
comme les plus honnêtes gens. Jouffroy, dont la vie semblait menacée, à
cause de sa qualité de gentilhomme, dut émigrer et ne rentra en France
qu’après la paix de Lunéville. Pendant qu’il servait dans l’armée de
Condé, et que plus tard en France il s’efforçait de recueillir les
débris de sa fortune pour assurer l’avenir de sa famille, un jeune
Américain, Fulton, né à Little-Britain (Pennsylvanie) en 1765, vint à
l’âge de vingt ans en Angleterre où il s’adonna entièrement à l’étude
de la mécanique. Passé en France pendant l’année 1796, sans nul doute
il eut connaissance des expériences de Jouffroy. Il en profita et s’en
aida pour la construction de la machine à vapeur exécutée en 1804 sur
ses dessins, dans l’usine de Boulton-Watt, et qui, terminée deux ans
après, et expédiée à New-York, sillonna la première les grands fleuves
d’Amérique où les navires de ce genre ne tardèrent pas à se multiplier.

On les ignorait encore en Europe, cependant, quand, après le retour
des Bourbons en France, Jouffroy, muni d’un brevet d’invention et de
perfectionnement, fit construire un bateau auquel le comte d’Artois
permit qu’on donnât son nom, et qui fut lancé sur la Seine, au
Petit-Bercy, le 20 avril 1817, en présence du comte d’Artois, des
princes ses fils, des autorités de Paris, d’un grand nombre de savants
et d’un concours immense de spectateurs. Tout semblait promettre à
l’entreprise le plus heureux avenir, lorsqu’une compagnie rivale obtint
un brevet, et, contestant le privilége de Jouffroy, lança à son tour
sur le fleuve un bateau muni de sa machine, et qu’elle avait fait
venir d’Angleterre. La spéculation ne lui réussit pas, encore que la
concurrence devînt fatale à Jouffroy; car les deux compagnies ayant
à lutter l’une contre l’autre, comme à combattre les préventions que
soulevait le nouveau mode de navigation, furent également ruinées.

N’était-ce pas, pour Jouffroy, jouer de malheur? Et grâce aux obstacles
que suscitait la coalition des intérêts et des préjugés inquiétés
également par la nouvelle invention, bien des années encore devaient
s’écouler avant que la navigation à vapeur déjà si prospère en Amérique
pût s’acclimater en France. Pourtant la priorité de la découverte
appartient à celle-ci, grâce à Jouffroy-d’Abbans, ainsi que se plaisait
à le proclamer, en 1827, du haut de sa chaire, Arago, ce grand
vulgarisateur qui, l’année suivante, insistant sur son affirmation,
disait dans une des _Notices publiées par l’Annuaire du bureau des
longitudes_: «L’idée de l’emploi de la vapeur pour faire marcher les
bateaux fut mise en pratique, pour la première fois, par le marquis de
Jouffroy, qui construisit, en 1782, _un bateau à vapeur, qui pendant
seize mois_, navigua sur la Saône.»

Ce témoignage de loyale sympathie, de la part d’un juge si compétent,
dut être une précieuse consolation pour Jouffroy au milieu de ses
déboires et aussi de ses douleurs, car, dans l’année 1829, il perdit
sa chère et fidèle compagne, et la séparation lui fut bien douloureuse
après quarante-six années d’une union dont il n’avait eu jamais qu’à
s’applaudir et qui lui avait rendu la vie douce même dans ses cruelles
épreuves. La solitude lui devint trop pénible; il fit liquider sa
pension de retraite comme ancien militaire et obtint son admission à
l’Hôtel des Invalides, où il mourut du choléra en 1832. Il était plus
qu’octogénaire.

«Jouffroy, dit M. le marquis de Beausset-Roquefort, créateur des
éléments d’une science encore inconnue, n’avait à sa disposition ni
atelier de construction, ni ouvriers mécaniciens; forcé d’employer la
machine de Wat, à simple effet, qui ne se prêtait pas au mouvement de
rotation, il trouva dans son génie les combinaisons qui assurèrent son
succès.

«Les expériences de Jouffroy sont antérieures d’un quart de siècle
à l’application faite par Fulton; leur succès a été constaté par un
acte authentique, par des documents officiels, et par le témoignage de
milliers de spectateurs. Le bateau de Jouffroy navigua sur la Saône
pendant seize mois.»

«L’application de la vapeur à la navigation, ajoute excellemment le
judicieux auteur, ne laisse plus aucune contrée en dehors des progrès,
quelque reculée qu’elle soit par les distances, par les institutions,
par les mœurs de ses habitants. Les relations fréquentes des peuples
entre eux dissipent les préjugés, créent des intérêts nouveaux,
manifestent avec plus d’évidence la solidarité universelle.

«Louis XIV, après avoir placé son petit fils, le duc d’Anjou, sur
le trône d’Espagne, s’écriait: «Il n’y a plus de Pyrénées!» L’œuvre
du grand roi n’a pas résisté au souffle des agitations politiques;
les descendants mâles de Philippe V ont cessé de régner... Les voies
ferrées perçant les montagnes, la navigation à vapeur défiant les
vents contraires, la télégraphie électrique transmettant la pensée
avec la rapidité de l’éclair ont abaissé toutes les barrières, effacé
les distances, préparé l’union des nations qui doit amener les temps
annoncés par le prisonnier de Sainte-Hélène, où toute guerre ne sera
plus qu’une guerre civile.»

Qui pourrait maintenant entendre prononcer avec indifférence le nom de
Jouffroy-d’Abbans?

[18] Lue en séance publique à la _Société littéraire_ de Lyon,
le 27 janvier 1864.

[19] Notice historique.



LACÉPÈDE


I

Bernard Germain Etienne de la Ville sur Illon, était né à Agen, le
26 décembre 1756. Son père, le comte de la Ville, lieutenant général
de la sénéchaussée, lui donna le nom de Lacépède. Ainsi s’appelait
un grand oncle maternel, qui avait fait l’enfant son héritier à la
condition qu’il porterait son nom. Dans l’_Eloge historique_ lu par lui
à l’Institut, Cuvier reconnaît que cette famille était l’une des plus
anciennes de la province.

«Veuf de bonne heure, le père du jeune Lacépède, dit M. de Valenciennes
dans sa consciencieuse Notice, concentra sur lui toute son affection,
et voulut partager avec un précepteur éclairé, le chanoine Carrier, le
soin de l’élever et de l’instruire. M. de Chabannes, évêque d’Agen,
vint aussi le seconder merveilleusement dans le système d’éducation
qu’il adopta pour son fils chéri. Sachant combien les premières
impressions laissent des traces profondes, tous deux veillaient avec
une scrupuleuse attention sur la société et les lectures de leur jeune
élève (que ceci vous serve d’exemple, ô maîtres et parents!). Aussi
dit-il de lui-même dans les Mémoires manuscrits qu’il a laissés sur
sa vie: «J’ignorai longtemps ce que c’est qu’un méchant homme et un
mauvais livre. A treize ans, je croyais encore que tous les poètes
ressemblaient à Corneille ou à Racine, tous les historiens à Bossuet,
tous les moralistes à Fénelon.»

Quelques volumes de Buffon, qu’on mit entre les mains de l’adolescent,
éveillèrent en lui le goût de la science et lui révélèrent sa vocation.
L’histoire naturelle, science surtout d’observation, devint son étude
favorite, étude à laquelle ne pouvait être que favorable l’isolement
dans lequel il vivait au château de Lacépède. Sans compagnon, il
n’avait point l’occasion d’être distrait par les jeux de son âge:

«L’habitude de penser longtemps, dit-il dans les Mémoires déjà cités,
me conduisit à celle d’examiner avec attention tous les objets dont
je m’occupais. J’y acquis de la facilité, j’y trouvai du plaisir....
J’allais souvent m’asseoir à l’ombre des grands arbres, au sommet des
roches escarpées du haut desquelles je dominais sur cette vaste et
admirable plaine de la Garonne... Ma vocation devenait plus forte au
milieu de ces grandes images, et du haut des rochers il me semblait
entendre la voix de la nature qui m’appelait à elle, me montrait les
immenses monuments de sa puissance et les magnifiques tableaux qui
retracent à tous de tant de manières les traits de son immortelle
beauté.»

Mais ce qui est le signe d’une nature privilégiée, son ardeur pour la
science ne le rendait point indifférent aux délicates jouissances que
l’art peut donner. Son père, comme son précepteur, et plusieurs membres
de sa famille étaient musiciens; il apprit d’eux cette belle langue de
l’harmonie qui lui devint en quelque sorte une autre langue maternelle
à ce point qu’adolescent encore on le vit à Agen diriger des concerts
où furent exécutés plusieurs morceaux de sa composition applaudis avec
enthousiasme. A cette époque, il eut la pensée, lui qui n’avait pas
seize ans, de remettre en musique _l’Armide_ de Quinault et ne renonça
à ce projet un peu téméraire qu’en apprenant que Gluck l’avait devancé.
Son travail toutefois ne fut pas absolument perdu; car son ébauche
envoyée à Gluck lui valut de la part de ce maître des encouragements et
des félicitations.

Cependant la musique ne lui faisait en aucune façon abandonner ou même
négliger la science. Car, quelque temps après, un Mémoire, relatif
aux phénomènes de l’aimant et aussi touchant d’autres questions
controversées par les physiciens, attira l’attention de Buffon qui lui
écrivit dans des termes témoignant de l’estime la plus flatteuse. Il
y a plus: Lacépède, à l’âge de vingt ans, ayant obtenu de son père la
permission de faire un voyage à Paris, s’empressa, le lendemain de son
arrivée, de se présenter chez l’illustre naturaliste qui, «frappé de sa
jeunesse, le prend d’abord pour le fils de celui avec qui il s’est mis
en correspondance et le comble d’éloges dès qu’il est détrompé.»

Gluck ne lui fit pas un accueil moins paternel. Cependant la famille
de Lacépède aurait désiré lui voir embrasser ce que dans le monde on
appelle une carrière, conforme à son rang et à sa naissance, soit les
armes, soit la diplomatie. Lacépède, lui, craignait d’enchaîner son
indépendance et d’accepter une position qui gênerait son goût pour
l’étude. «Une circonstance fortuite, dit Villenave, vint le tirer
d’embarras. Un prince allemand, qu’il avait connu à Paris, lui offrit
un brevet de colonel dans les troupes des cercles de l’Empire. Il
accepta avec beaucoup d’empressement ce service qui n’en était pas
un, mais qui donnait un uniforme et des épaulettes et la famille s’en
contenta.»

En 1785, Lacépède publia, sous le titre de: _Poétique de la Musique_,
un ouvrage qui fut accueilli avec faveur. Le style, dans sa vivacité,
se sent de l’ardeur de la jeunesse en même temps que l’élévation des
idées et certaines illusions mêmes attestent une grande noblesse de
cœur, témoin ce passage:

«O artistes, ô vous tous qui vous consacrez à l’art enchanteur de
la musique, rendez-lui toute sa dignité, tout son véritable éclat;
rapprochez-le de sa vraie destination, de celle de soulager les misères
humaines, de répandre mille charmes autour de nous, de faire oublier
les malheurs privés et les calamités publiques par des jouissances
pures rendues plus vives par le partage ou senties plus profondément
dans la solitude..... Méritez de nouveaux hommages en ne faisant
jamais naître dans nos âmes que les passions utiles, la vertu, le
courage généreux, le dévouement héroïque, la vive sensibilité, l’amitié
constante, la tendresse pure et fidèle, la douce pitié et l’humanité
bienfaisante.»

«Les deux ouvrages, _Essai sur l’Électricité_, _Physique générale et
particulière_, furent moins goûtés que la _Poétique sur la Musique_
et même valurent à l’auteur quelques critiques assez sévères. On lui
reprochait d’adopter trop légèrement et peut-être d’exagérer certaines
théories de Buffon qui n’étaient que de brillantes hypothèses. Mais
ces publications eurent pour conséquence néanmoins de le mettre en
rapport immédiat et habituel avec l’illustre naturaliste qui songea
dès lors à l’associer à ses travaux et, dans cette pensée, offrit à
Lacépède la place de garde démonstrateur du cabinet du roi, vacante
par la retraite de Daubenton. «Lacépède, dit M. de Valenciennes,
accepta ces modestes fonctions avec joie, et il les remplit avec zèle
et ponctualité, se tenant, les jours publics, dans les galeries,
répondant avec son affabilité accoutumée à toutes les questions, et ne
montrant pas moins d’égards aux gens du peuple qu’aux hommes les plus
considérables et les plus distingués.»

En 1788, Lacépède publia, comme continuation de Buffon, un premier
volume contenant l’_Histoire naturelle, générale et particulière des
quadrupèdes ovipares_, et, l’année suivante, parut le second volume,
contenant l’_Histoire naturelle des Serpents_. De cet ouvrage, qui
valut à l’auteur les éloges de l’Académie des Sciences, Cuvier
n’hésitait pas à dire, vingt ans plus tard, que: «par l’élégance du
style, l’intérêt des faits qui y sont recueillis, et au point de vue
purement scientifique, il présente des avantages incontestables sur le
livre immortel auquel il fait suite.»

Détachons de ce beau livre une page seulement qui suffit pour faire
connaître la manière de l’auteur: «A la suite des nombreuses espèces
des quadrupèdes et des oiseaux se présente l’ordre des serpents;
ordre remarquable en ce qu’au premier coup d’œil, les animaux qui le
composent paraissent privés de tout moyen de se mouvoir et uniquement
destinés à vivre sur la place où le hasard les fait naître. Peu
d’animaux cependant ont les mouvements aussi prompts et se transportent
avec autant de vitesse que le serpent; il égale presque par sa rapidité
une flèche tirée par un bras vigoureux lorsqu’il s’élance sur sa proie
ou qu’il fuit devant l’ennemi: chacune de ses parties devient alors
comme un ressort qui se débande avec violence; il semble ne toucher
à la terre que pour en rejaillir; et, pour ainsi dire, sans cesse
repoussé par les corps sur lesquels il s’appuie, on dirait qu’il nage
au milieu de l’air en rasant la surface du terrain qu’il parcourt.
S’il veut s’élever encore davantage, il le dispute à plusieurs espèces
d’oiseaux par la facilité avec laquelle il parvient jusqu’au plus
haut des arbres, autour desquels il roule et déroule son corps avec
tant de promptitude que l’œil a de la peine à le suivre. Souvent
même, lorsqu’il ne change pas encore de place, mais qu’il est prêt à
s’élancer et qu’il est agité par quelque affection vive, comme l’amour,
la colère, ou la crainte, il n’appuie contre terre que sa queue qu’il
replie en détours sinueux, il redresse avec fierté sa tête, il relève
avec vitesse le devant de son corps et le retenant dans une attitude
droite, et perpendiculaire bien loin de paraître uniquement destiné
à ramper, il offre l’image de la force, du courage, et d’une sorte
d’empire.»


II

Mais le moment approchait où, presque malgré lui, notre savant allait
être arraché à ses paisibles et chères occupations. Sa réputation
littéraire et plus encore la popularité que lui avaient mérité sa
bienfaisance et l’aménité de son caractère «le désignèrent à toutes
sortes de suffrages. On le vit successivement, dit M. de Valenciennes,
député de sa section, commandant de la garde nationale, député
extraordinaire de la ville d’Agen près l’Assemblée constituante,
(etc.). Plus d’une fois placé dans les positions les plus délicates,
il y porta ces sentiments bienveillants qui faisaient le fond de son
caractère et ces formes agréables qui en embellissaient l’expression.»

Ces qualités ne sont pas de celles qu’on apprécie dans les temps de
révolution où la violence et la passion seules peuvent se faire écouter
des multitudes trop faciles à entraîner, hélas! Un jour, Lacépède lut
avec stupeur, dans un journal, son nom en tête d’un article intitulé:
_Liste des scélérats qui votent contre le peuple_. Par un singulier
hasard, ce même jour ou le lendemain, il rencontre dans le jardin
des Tuileries l’auteur de l’article qu’il connaissait pour l’avoir
rencontré parfois chez un ami commun:

--Vous m’avez traité bien durement? lui dit-il avec douceur.

--Comment cela? répond l’autre avec l’air de l’étonnement feint ou réel.

--Vous m’appelez scélérat!

--C’est une manière de parler! scélérat veut dire simplement qu’on ne
pense pas comme nous.

A la bonne heure! Mais la foule prend à la lettre ces expressions
qui, pour les journalistes et les tribuns, ne sont qu’un langage de
circonstance, et de là des engouements irréfléchis comme aussi des
haines implacables autant que peu motivées.

Lacépède qui, comme tant d’autres bercés des mêmes et généreuses
illusions, n’avait vu dans l’avènement des idées nouvelles que la
réforme des abus, consterné, dégoûté par le triomphe de la démagogie
et jugeant impossible (pas à tort peut-être) d’en arrêter les excès,
résolut de renoncer à la vie publique et se démit de toutes ses
fonctions, même de celles de garde du cabinet du roi. Après le décret
de la convention du 10 juin 1793, qui obligeait tous les nobles à
s’éloigner tout au moins à sept lieues de Paris, il se retira au
village de Leuville, près Monthléry, où ses excellents amis, M. et Mme
Gauthier, avaient une propriété.

L’illustre savant put ainsi se dérober à la persécution qui menaçait sa
vie et ne sortit de sa retraite que deux années après (1795) quand, par
le vote unanime de ses anciens collègues du Jardin des Plantes, il fut
appelé à professer la zoologie dans cet établissement. L’année suivante
(1796), il fut élu membre de l’Institut. Il s’occupait dès lors de la
rédaction du plus important de ses ouvrages, l’_Histoire des Poissons_
dont le premier volume parut en 1798 et le cinquième et dernier en
1803. «En réunissant tout ce qu’il avait appris sur les systèmes
organiques des poissons, sur leurs habitudes, sur leur économie, dit
M. de Valenciennes, cet éloquent zoologiste avait conçu le plan de
son œuvre d’une manière large et élevée. Le talent de l’écrivain a su
faire trouver du charme à l’histoire de ces êtres qui semblent nous
toucher si peu, n’éveiller par aucun côté notre imagination. Il eut
laissé un monument scientifique exempt de reproches s’il se fût trouvé
dans des conditions moins défavorables; mais il a écrit et composé
la plus grande partie de son livre pendant les années orageuses de
la Révolution sans pouvoir profiter des recherches des étrangers pas
plus que ceux-ci ne pouvaient profiter des nôtres.» De là des lacunes
regrettables quoique forcées que devaient plus tard combler Cuvier et
Valenciennes.

La haute estime dans laquelle les gens de bien comme les savants
tenaient Lacépède, les talents dont il avait fait preuve comme
administrateur, le firent appeler, après le 18 brumaire, aux postes
les plus éminents et dont il se montra digne. Sénateur en 1799,
président du sénat en 1801, grand chancelier de la Légion-d’Honneur en
1803, ministre d’état en 1804, il avait le secret, au milieu de ses
occupations si multiples, de n’être jamais ni pressé ni accablé et de
conserver toujours sa pleine liberté d’esprit. Un jour l’Empereur lui
demandant son secret, il répondit: «C’est que j’emploie la méthode des
naturalistes.»

«Ce mot, dit Cuvier, sous l’apparence d’une plaisanterie, a plus de
vérité qu’on ne croirait. La méthode des naturalistes n’est autre chose
que l’habitude de distribuer, dès le premier examen, toutes les parties
d’un sujet jusqu’aux plus petits détails selon leurs rapports naturels.»

«Une chose, ajoute l’éminent biographe, qui devait encore plus
frapper un maître que l’on n’y avait pas accoutumé, c’était l’extrême
désintéressement de M. de Lacépède. Il n’avait voulu d’abord accepter
aucun salaire; mais comme sa bienfaisance allait de pair avec son
désintéressement, il vit bientôt son patrimoine se fondre, et une masse
de dettes se former qui aurait pu excéder ses facultés; ce fut alors
que le chef du gouvernement le contraignit de recevoir un traitement et
même l’arriéré. Le seul avantage qui en résulta pour lui fut de pouvoir
étendre ses libéralités.» Aussi ne faut-il pas s’étonner qu’à sa mort,
«après avoir occupé des places si éminentes, après avoir joui pendant
dix ans de la faveur de l’arbitre de l’Europe, il n’ait pas laissé à
beaucoup près une fortune aussi considérable que celle qu’il avait
héritée de ses pères.»

Quelques anecdotes encore sur ce sujet: Lors d’une mission importante
que l’Empereur avait confiée à Lacépède, le prince de la Paix, dans une
intention facile à comprendre, lui fit présent de toute une collection
de richesses minérales entre lesquelles se trouvait une pépite d’or
d’une grande valeur; Lacépède le remercia.... au nom du Muséum
d’histoire naturelle où furent envoyés tous ces objets. La pépite s’y
voit encore.

Au commencement de l’année 1813, lorsque commencèrent les revers de nos
armées, un officier général, attaché à l’une des cours germaniques,
engagea Lacépède à faire transporter en France les fonds de la dotation
que l’Empereur lui avait donnée. Lacépède s’y refusa en disant à ses
amis:

«Je perdrai, s’il faut, cette fortune, mais je ne puis consentir à me
donner ne fut-ce que l’apparence de l’ingratitude vis-à-vis du prince
qui m’a comblé de ses bienfaits. A Dieu ne plaise surtout que j’agisse
ainsi quand la fortune paraît vouloir le trahir! Mieux vaut mille fois
perdre cet argent! (Une somme de 400,000 francs!)»

A propos des discours prononcés par Lacépède comme président du sénat
et qui lui furent plus tard reprochés, Cuvier dit non sans raison:
«Toutefois encore, dans ces discours obligés, avec quelle énergie
l’amour de la paix, le besoin de la paix se montre à chaque phrase!
Et combien, au milieu de ce qui peut paraître flatterie, on essaie
de donner des leçons! C’est qu’en effet c’était la seule forme sous
laquelle les leçons pussent être écoutées; mais elles furent inutiles;
elles ne pouvaient arrêter le cours des destinées.»

Il est certain d’ailleurs que l’admiration de Lacépède comme son
affection pour Napoléon ne l’aveuglaient point, et la fermeté au besoin
ne lui manquait pas, en voici la preuve:

Pendant une campagne meurtrière, quelques croix d’honneur avaient été
accordées par le major général de la grande armée à de très jeunes
officiers. On crut que cette faveur était prématurée. L’Empereur
ordonne au grand chancelier de les leur retirer. Vainement celui-ci
représente la douleur qu’éprouveront des braves salués déjà comme
légionnaires. Rien ne calmait l’Empereur qui se croyait trompé.

--Eh bien, répondit Lacépède, je vous demande pour eux ce que je
voudrais obtenir moi-même si j’étais à leur place: c’est d’envoyer
aussi l’ordre de les fusiller.

Les croix furent maintenues.

«Il se croyait comptable envers le public, disent à l’envi Cuvier,
Valenciennes et Villenave, de tout ce qu’il recevait comme traitement
et dans ce compte c’était toujours à ses dépens que se soldaient
les erreurs de calcul. Chaque jour il avait occasion de voir des
légionnaires pauvres, des veuves laissées sans moyens d’existence. Son
ingénieuse générosité les devinait avant toute demande. Souvent il leur
laissait croire que ses bienfaits venaient de fonds publics qui avaient
cette destination.

»Lorsque l’erreur n’eut pas été possible, il cachait discrètement la
main qui donnait.»

Un fonctionnaire d’un ordre supérieur, placé à sa recommandation, et
ruiné par de fausses spéculations, fut obligé de quitter sa famille.
Lacépède fit tenir régulièrement à sa femme 500 fr. par mois jusqu’à ce
que le fils fût en âge d’obtenir un emploi, et cette dame a toujours
cru qu’elle recevait cet argent de son mari. Ce ne fut que plus tard et
par la personne de confiance chargée de cette bonne œuvre qu’on connut
la vérité.

Un employé dans les bureaux de la grande chancellerie fit des pertes
relativement considérables. Pour sortir d’embarras, une somme de 10,000
fr. lui devenait nécessaire. Cette somme une personne s’engage à la lui
remettre à la condition qu’il lui céderait sa place. L’employé, sûr de
la bienveillance de Lacépède, lui confie sa situation et la promesse
qui lui est faite.

--Je prends grandement part à votre malheur, répond le chancelier, et
de tout mon cœur je vous plains, mais je ne puis me prêter à ce que
vous désirez. Si votre place devenait vacante, elle appartiendrait de
droit à M. X... dont l’administration ne peut oublier les anciens et
loyaux services. Lui préférer un étranger serait une injustice que je
ne commettrai jamais.

Le solliciteur sortit désespéré; mais quelques heures après, on lui
remettait, de la part du grand chancelier, cette même somme de 10,000;
et quand, les larmes aux yeux, sous le coup de son émotion, il accourt
pour le remercier et prendre en même temps des engagements pour
l’avenir:

--Vous me rendrez cet argent quand vous pourrez, répond Lacépède, vous
savez, mon ami, que je ne prête jamais.

Sa bonté devenue proverbiale parmi les élèves de la Légion d’Honneur
à Saint-Denis, le faisait considérer dans cette institution comme un
tendre père sans cesse occupé du bonheur de ses enfants. En toute
occasion d’ailleurs, il donnait à cette maison, qu’il avait contribué à
fonder, les marques du plus vif intérêt, du plus sérieux attachement.

On rapporte qu’un jour, bien qu’excédé par ses travaux scientifiques
et administratifs, il quitta tout pour se rendre en hâte à Saint-Denis
auprès d’une élève, pauvre enfant de onze ans, qui, se mourant de la
poitrine, avait demandé comme une grâce de voir une dernière fois le
bon monseigneur le chancelier.

Celui-ci arrive, s’approche doucement du lit de la petite malade
presque à l’agonie et qui, depuis plusieurs heures, semblait avoir
perdu connaissance. Cependant, en entendant la voix du grand
chancelier, elle ouvre les yeux et avec un doux sourire, elle murmure:

--Je vous vois, Monseigneur, que je suis heureuse! je vais dans le ciel
prier le bon Dieu pour vous.


III

La passion de la science n’avait en rien nui chez notre savant à la
tendresse de cœur. Seize ans après la mort de sa femme, le cœur encore
tout plein de son souvenir, il disait: «Je ne sais pas comment ma
vie ne s’éteignit pas au moment où je perdis l’ange qui faisait mon
bonheur.»

Cette dame qu’il avait épousée veuve avait un fils de son premier mari,
M. Gauthier. Lacépède, après la mort de la mère, adopta cet enfant
qui fut sa consolation dans son immense douleur. Dans un papier qu’il
portait habituellement sur lui, et qui fut trouvé après sa mort, on
lisait: «En quelque endroit que je meure, je supplie tous ceux qui
pourront concourir à faire exécuter ma dernière volonté de faire
transporter mon corps dans le cimetière de la commune de Leuville
(Seine-et-Oise.) C’est dans ce cimetière que mon amie, mon amante, ma
femme, si vertueuse, si spirituelle, si aimable, si recommandable par
son extrême bonté, son humanité éclairée, sa bienfaisance active, ses
grâces, sa modestie, ses talents, ses connaissances et ses charmes; si
adorable par la douceur inaltérable, la résignation édifiante et la
patience héroïque avec lesquelles elle a supporté pendant un an les
souffrances les plus cruelles; c’est dans ce cimetière, dis-je, qu’elle
a voulu être enterrée auprès de son père, de son grand’père, de son
premier mari, des respectables cultivateurs qui l’avaient vue naître.
Là repose cette femme si vénérée, si aimée du pauvre, si chérie de
tous, si adorée par son malheureux époux.... Je demande comme la plus
grande des grâces que mon corps soit placé absolument et précisément
dans la même tombe, dans la même bière que celle que la mort m’a
enlevée si jeune, qui daigna tant m’aimer, m’a rendu si heureux et ne
faisait qu’un avec moi.»

En lisant cette page douloureuse, on ne peut s’empêcher de penser à
la vanité de tous les bonheurs de la terre, même les plus purs et
les meilleurs et qui, vous manquant au milieu de leurs plus douces
ivresses, laisseraient le cœur en proie à de tels déchirements, à de
si effroyables désolations si l’on n’était soutenu par l’espérance
chrétienne. «S’il est peu de vies remplies de plus de travaux, dit M.
Villenave en parlant de Lacépède, il n’en est aucune peut-être qui ait
été semée à la fois de tant de vertus et de tant de dignités, de tant
d’afflictions connues et de bienfaits ignorés.»

Lors des évènements de 1814, Lacépède fut privé par le gouvernement
provisoire de sa place de chancelier de la Légion d’Honneur. Il en
profita pour se retirer en quelque sorte de la vie publique, encore
qu’il ait fait partie de la Chambre des pairs où il fut appelé à siéger
dans l’année 1819. Mais un nouveau malheur, qui le frappa peu après, le
plongea dans une tristesse profonde et vint augmenter son goût pour la
solitude.

La femme de son fils adoptif, qu’il aimait comme une fille, lui fut
enlevée par une mort foudroyante et jamais il ne put se consoler d’une
telle perte. A la suite de cette catastrophe, il modifia, par un
post-scriptum, l’espèce de testament qu’on a lu plus haut: Il demandait
à être enterré près de sa belle-fille à Epinay, mais en ajoutant: «Je
désire vivement et je prescris de même autant qu’il est en moi que la
bière dans laquelle ont été renfermées les cendres de mon épouse si
bonne, si bienfaisante, si admirable, de mon amante adorée, que cette
bière sacrée soit portée, après ma mort, dans le cimetière d’Epinay,
à côté de celle de mon enfant si chérie, si regrettée et si digne de
l’être, l’amie si constante des pauvres et des malheureux.»

La santé de Lacépède se ressentit de ses chagrins plus sensibles par
l’âge. Déjà languissant, il fut atteint d’une variole à laquelle il
succomba et qu’il avait contractée, d’après ses biographes, dans des
circonstances assez singulières. Un jour qu’il se rendait à l’Institut,
il rencontra, près du Val-de-Grâce, un médecin de ses amis M. Dumeril
qui sortait de l’hôpital et de la salle où se trouvaient plusieurs
malades atteints de la petite vérole. Le médecin, par distraction ou
imprudence, prit la main que lui tendait Lacépède, la serra à plusieurs
reprises, et ainsi, paraît-il, lui inocula le fatal virus.

Dès le lendemain en effet, la maladie se déclara avec une extrême
violence et telle que notre savant jugea tout d’abord son état
désespéré.

--Je vais aller retrouver Buffon, dit-il à son médecin.

Il ne s’effraya point cependant, pas assez même peut-être puisque,
au dire de son biographe: «il ne changea rien à ses habitudes, il se
leva et se coucha aux heures ordinaires» alors que sans doute de plus
grandes précautions étaient nécessaires. A un certain moment, montrant
à son fils ses mains gonflées, il lui dit:

«Mon cher Charles, moi qui ai tant aimé la nature, qui ai peut-être
contribué à la faire aimer, tu vois comme elle me traite.»

La veille de sa mort, il se fit montrer les dernières pages d’un grand
ouvrage auquel il travaillait depuis longues années.

--Mon ami, dit-il à son fils, écris en gros caractère, _fin_ au bas de
ces manuscrits.

Ce passage du discours préliminaire témoigne des sentiments qui
l’animaient à cette heure suprême et prouvent que toujours il s’était
souvenu de sa première et chrétienne éducation: «Vers ce temps où le
fils de Drusus faisait triompher au-delà du Rhin les armes de Rome,
une petite contrée de l’Orient voyait naître Celui dont la parole
devait renouveler la face de la terre. Ceux mêmes à qui la lumière
de la foi ne révélerait pas la nature divine de Jésus, verraient en
lui l’admirable auteur du plus grand et du plus heureux changement
que puissent raconter les annales du monde. L’esprit de l’Évangile a
pénétré jusque au plus profond des cœurs; il y a gravé les principes
d’une morale aussi douce que sublime, et rendant à la nature
humaine toute sa dignité, quels progrès n’a-t-il pas imprimés à la
civilisation? Nous observerons plus d’une fois dans cette histoire les
mémorables effets de cette puissance invincible contre laquelle tous
les efforts des passions humaines ont été et seront toujours vains.»

On raconte qu’un des aïeux de Lacépède, Joseph de la Ville, qui avait
eu part aux bontés du plus aimé de nos rois, devint plus tard l’ami de
François de Sales qui lui donna son portrait; et cette image d’un saint
vénéré pour ses vertus austères sans rudesse fut toujours conservé,
dans le cabinet du fils adoptif de Buffon.

Il est difficile au reste de ne pas donner un mobile supérieur et non
simplement naturel aux vertus qu’on admirait chez cet homme rare, qui
fut véritablement un homme de bien: «Ceux qui ne l’ont pas connu, dit
Villenave, s’étonneront et pourront seuls douter: mais s’ils savent
que, par ses talents et par ses vertus, M. de Lacépède honora son
siècle, ils ignorent peut-être qu’il semblait ne pas appartenir à
son siècle par l’humble sentiment d’un mérite élevé, par la candeur
native de son âme, par l’exercice habituel et sans faste de toutes les
vertus. Ils ignorent que toutes les vertus, en restant pour lui des
devoirs, devenaient des sentiments et que ces sentiments composaient
ses habitudes et sa vie.»

Lacépède pouvait donc en toute simplicité se rendre à lui-même ce
témoignage: «Voilà vingt-six ans écoulés depuis le commencement de la
Révolution, écrivait-il, pendant ce temps si orageux, Dieu m’a fait la
grâce de ne jamais manquer à la loyauté, à l’honneur, à l’obéissance
due aux lois et au gouvernement établi; et je n’ai rien négligé pour
bien connaître la route que le devoir me prescrivait, et pour ne m’en
écarter dans aucune circonstance quels que fussent les intérêts ou les
sentiments qui tendissent à m’en détourner.»

Le deuil causé par cette mort ne se renferma pas dans la famille ou
les amis. L’enceinte de l’église d’Epinay disposée pour les obsèques
ne pouvait guère contenir que les parents, les amis, les députations
de la Chambre des Pairs, de l’Institut, etc.; cependant les habitants
du village arrivaient en foule, demandant que l’église aussi leur fût
ouverte. Et comme on leur répondait que les places étaient réservées
pour la famille, ils s’écriaient en pleurant:

--Eh! ne sommes-nous pas de la famille?

D’autres allaient répétant: «Ah! ce n’est pas tant l’argent que nous
perdons; mais qui maintenant _nous arrangera_?» Allusion touchante à
la sollicitude avec laquelle le comte de Lacépède s’entremettait comme
arbitre dans leurs différends.

Le curé d’Epinay, vieillard octogénaire, dont les philosophes du XVIIIe
siècle eux-mêmes avaient admiré les vertus, et «qui, dit Villenave, fut
un des secrets ministres des bienfaits de M. de Lacépède, sentit sa
voix s’éteindre dans le chant des funérailles, et ses larmes furent ses
plus nobles prières.»



LAMARTINE[20]


«Il est des erreurs tellement évidentes, des jugements si manifestement
empreints de passion, qu’ils ne trompent que ceux qui veulent être
trompés. Le danger n’est point là; craignez beaucoup plus ces sophismes
déguisés avec tant d’art et parés de tant de séductions qu’il devient
presque impossible de s’en défendre. Par malheur, ce danger se cache
souvent dans la parole et les écrits des hommes supérieurs comme sous
les fleurs parfumées le poison qui donne la mort.

«Comme ces hommes sont doués d’une sensibilité exquise, les impressions
qu’ils reçoivent, vives, profondes, passionnées, décident d’une manière
souveraine de la direction de leurs idées et de leurs opinions; leur
intelligence pénétrante trouve facilement des raisons à l’appui de la
cause qu’ils ont adoptée; ils fascinent le vulgaire et le mènent à leur
gré.

«Peut-être ne faut-il point chercher ailleurs la cause de
l’inconsistance que l’on a si souvent remarquée chez des hommes
d’un esprit supérieur. Ils adorent aujourd’hui ce qu’ils brûleront
demain; l’erreur qu’ils condamnent maintenant, ils la défendaient
hier comme un dogme sacré. Dans le même ouvrage, ils associent les
propositions les plus heurtées ou posent des conclusions inconciliables
avec les principes établis. N’imputez point à leur intention ces
étranges anomalies. Ils ont soutenu le pour et le contre avec la même
conviction; et cette conviction ils la puisaient dans l’exaltation
d’un sentiment. Lorsque leur génie se déployait en images, en pensées
pleines de grandeur et d’éclat, il était, à son insu, l’esclave du
cœur; esclave habile, ingénieux et produisant, au caprice du maître,
des œuvres exquises, des merveilles de l’art.

«Les poètes, les vrais poètes, c’est-à-dire ces hommes doués par le
Créateur d’une intelligence élevée, d’une imagination puissante, d’une
âme de feu, sont surtout exposés à se laisser emporter ainsi aux
impressions du moment. Ils planent quelquefois dans les plus sublimes
régions de la pensée, disons même qu’il ne leur est pas impossible de
modérer leur vol et de juger avec prudence et discernement; mais on ne
saurait le nier, la réflexion, une grande force de volonté leur sont
plus nécessaires qu’au reste des hommes.»

La première fois que je lus, il y a quelques années déjà, dans
l’excellent ouvrage de Balmès, _El Criterio_, très-bien traduit par
M. E. Manec[21], ce remarquable passage, il me frappa comme une
révélation. Je m’expliquai mieux alors, chez des écrivains illustres,
des contradictions qui, plus d’une fois, m’avaient étonné, indigné, et
me les avait fait juger avec une sévérité, non pas sans doute injuste,
mais qui, quant aux intentions du moins, ne faisait pas assez la part
du tempérament et des circonstances. Ainsi m’était-il arrivé avec
Lamartine dans une _étude_, publiée de son vivant, et qui, sans nier
le génie, ne mettait point peut-être assez de mesure dans le blâme,
pénétré que j’étais de cette autre et si juste pensée de Balmès,
exprimée dans le chapitre XI du livre XIX:

«Il est pour la peinture, la sculpture, la musique, la poésie, pour
toutes les branches de la littérature et de l’art en un mot, des
devoirs sacrés, trop souvent méconnus: _La Vérité et le Bien_: la
vérité pour l’esprit, le bien pour le cœur; voilà les deux objets
essentiels de l’art; voilà l’idéal que les arts doivent offrir à
l’homme au moyen des impressions qu’ils éveillent. S’ils oublient
leur mission, s’ils ne proposent que le plaisir, ils deviennent pour
l’esprit du mal une œuvre dangereuse.

«.... Les artistes, les poètes, les orateurs, les écrivains, qui
détournent de leurs fins les dons qu’ils ont reçus, sont de véritables
pestes publiques. Phares trompeurs allumés sur l’écueil, ils égarent
ceux qu’ils avaient mission d’éclairer, ils devaient montrer le port,
ils mènent à l’abîme.»

A ces éloquentes paroles d’une vérité incontestable, on ne peut
qu’applaudir certes, et il est regrettable que le grand poète ne les
ait pas eues présentes à l’esprit plus d’une fois quand il prenait la
plume. Son œuvre assurément n’offrait pas un si incroyable mélange de
bien et de mal; on ne le verrait point si souvent «flottant à tout
vent de doctrine», tour à tour et dans le même volume, peut-être dans
la même pièce, ou le même chapitre, croyant et sceptique, royaliste
et républicain, glorifiant la chasteté et la volupté, tantôt dans le
ciel, tantôt au plus profond des abîmes. Maintenant fut-il toujours
aussi coupable qu’il semble au premier coup d’œil? De ses égarements
avait-il pleine conscience et n’était-il pas le plus souvent le jouet
de ses impressions et hallucinations du moment? j’incline à le croire
surtout depuis que j’ai lu et médité l’admirable page de Balmès, plus
haut citée, et qui me fit penser à l’auteur des _Méditations_ et des
_Harmonies_ tout d’abord. Aussi j’aurais maintenant à écrire mon
_étude_ sur Lamartine, je modifierais sans nul doute plusieurs de mes
jugements un peu pour le fond et beaucoup pour la forme, alors surtout
que la tombe s’est fermée sur le poète, après une mort qui, comme celle
de sa sainte mère et de sa pieuse femme, fut chrétienne. Si l’on ne
doit aux défunts que la vérité, quand cette vérité s’adresse à un mort
de la veille, et qui a laissé des œuvres regrettables sans doute mais
aussi tant de pages irréprochables et qui seront éternellement belles,
il faut la dire (cette vérité) avec tous les égards dus à une illustre
mémoire, et dans un langage d’où l’impartiale sincérité n’exclue pas la
sympathie.

Ce respect qu’inspire une tombe glorieuse, ouverte récemment, ne peut
d’ailleurs nous condamner au mutisme, et, par la nécessité de ne pas
dissimuler les écarts d’un grand et rare génie, nous empêcher de lui
faire honneur alors surtout que son nom vient tout naturellement se
placer sous la plume. Lamartine, pour qui maintenant a commencé la
postérité, en tant que poète lyrique, est l’un des premiers, le premier
peut-être, et près de lui Jean-Baptiste Rousseau, trop vanté, paraît
à peine un écolier. Quel souffle puissant, quelle inspiration sublime
dans certaines pièces des _Méditations_, des _Harmonies_ et même des
_Recueillements_! Il suffit de citer l’_Homme_ où se lit ce magnifique
vers dont Lamartine n’a pas assez gardé souvenir:

    C’est pour la vérité que Dieu fit le génie!

et les superbes pièces, l’_Immortalité_, _Dieu_, _la Prière_,
_les Etoiles_, _Bénédiction de Dieu dans la solitude_, _l’Infini
dans les Cieux_, _Bonaparte_, etc., autant de chefs-d’œuvre qui,
par la splendeur de la forme, la sublimité des idées, ce flot de
poésie nouvelle, jaillissant comme d’une source intarissable,
seront à toujours des modèles faits pour provoquer l’admiration et
l’enthousiasme. Pourquoi faut-il qu’à côté de ces merveilleux poèmes, à
quelques pages de distance, parfois au verso même, on en lise d’autres
d’un accent si différent, par exemple cette inconcevable, cette
inexcusable pièce du _Désespoir_ éclatant comme l’hymne du doute, et
avec de si horribles blasphèmes assez froidement réfutés dans la pièce
qui suit: La _Providence à l’homme_, écrite, si l’on en croit certains
commentaires, moins par conviction que par condescendance pour la mère
du poète. On a peine à comprendre cette frénésie de scepticisme, ce cri
ou plutôt ce hurlement de colère impie, de la part du poète, comblé de
toute manière par la Providence, et qui a écrit les autres pièces, la
plupart si vraiment belles et pieuses, surtout ce poème de la _Mort
de Socrate_, irréprochable pour le fond comme pour la forme. Jamais
la haute spiritualité n’a parlé une langue plus harmonieuse et plus
pure. Malheureusement le doute, tantôt dissimulé et discret, tantôt
hautain et violent, reparaîtra dans plusieurs pièces, et en particulier
dans le volume des _Recueillements_ où le poète affecte des allures
philosophiques qui ne sont point au profit de son inspiration, témoin
la pièce à M. de Genoude sur son ordination, pièce d’ailleurs presque
médiocre et où manque le souffle. Dans l’ode à M. Bouchard intitulée
_Utopie_, plus accentuée encore comme pensée, on lit entre autres
choses:

    L’homme adore et croit en esprit.
    Minarets, pagodes et dômes
    _Sont écroulés sur leurs fantômes_,
    Et l’homme, de ces dieux vainqueur,
    Sur tous ces temples en poussière
    N’a ramassé que la prière
    Pour la transvaser dans son cœur.
    Un seul culte enchaîne le monde
    Que vivifie un seul amour;
    Son dogme, où la lumière abonde,
    N’est qu’un Évangile au grand jour.
    Sa foi, sans ombre et sans emblème,
    . . . . . . . . . . . . . . . . . .
    C’est le Verbe pur du Calvaire,
    Non tel qu’en terrestres accens,
    L’écho lointain du sanctuaire
    En laissa fuir le divin sens,
    Mais tel qu’en ses veilles divines
    Le front du Couronné d’épines
    S’illuminait en le parlant!

Il y a là, ce semble, quelque peu de galimatias et pas très-orthodoxe.

Une pièce magnifique dans ce volume, trop mélangé à tous égards, est
la _Réponse aux Adieux de sir Walter Scott_, parce qu’ici le poète est
surtout poète.

Un reproche encore que l’on peut et doit adresser trop souvent à
Lamartine, c’est la vivacité de certaines images, la fougue de passion
qui, dans tels ou tels morceaux, fait explosion avec des accents
fiévreux, témoin les pièces à _Elvire_ ou ce fragment des _Novissima
Verba_ commençant par les vers:

    Amour, être de l’être, amour, âme de l’âme,
    Nul homme plus que moi ne vécut de ta flamme!
    . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Pourtant ces vers se lisent dans le recueil des _Harmonies_ qui, sauf
quelques pièces, pour la pureté de l’inspiration, l’élévation des
pensées, l’accent religieux, est assurément le meilleur du poète,
quoique, pour la perfection de la forme, le tome 1er des _Méditations_,
où se trouve la _Mort de Socrate_, semble supérieur. Ce souffle
profane, passionné, cette adoration de la créature s’exprimant dans une
langue caressante comme les chants de la Syrène antique, rendent la
lecture du grand poète dangereux parfois pour les jeunes gens et même
pour d’autres, parce que cette ivresse, devenant contagieuse, tend à
énerver les âmes. Aussi serait-il désirable que de tous les recueils
on en fît un seul, composé de pièces de choix, des seuls chefs-d’œuvre
dont la plus sévère morale n’aurait pas à s’effaroucher. Je chargerais
du triage un père de famille chrétien, ou mieux encore une mère de
famille intelligente autant que pieuse comme j’en connais plusieurs.
Et quel volume on aurait alors, véritablement admirable, incomparable!
Inutile d’ajouter qu’il n’emprunterait rien au poème fantastique de
la _Chute d’un Ange_, pas plus qu’à _Jocelyn_, une œuvre remarquable
souvent sans doute au point de vue de l’art, mais où se trouvent de
regrettables inexactitudes et des témérités hétérodoxes qui ont fait
mettre l’ouvrage à l’index.

Comme prosateur, par la fécondité des pensées, l’éclat des images,
l’ampleur de la période, Lamartine est aussi au premier rang; mais
dans ses meilleurs écrits, qui ne sont pas ceux de sa vieillesse, dans
les _Girondins_, les _Confidences_, etc., il faut déplorer toujours
ce mélange du bien et du mal, de l’ivraie et du bon grain que nous
avons eu le regret de signaler dans les œuvres poétiques. N’est-ce
point dans le 1er volume des _Confidences_ que se trouvent certaines
tirades philosophiques et politiques assez mal sonnantes aussi bien que
le portrait de cet étrange curé de village, tout occupé de chasse, de
chiens, de livres profanes, et que l’auteur nous présente avec un air
de complaisance, peu s’en faut, comme un modèle?

En tant qu’homme politique, on sait assez les erreurs et les fautes
de Lamartine; mais ces fautes et ces erreurs furent celles de son
imagination, peut-être un peu de sa vanité, plus que celles de son
cœur; on doit lui tenir compte grandement de son énergie le jour où
il nous sauvait, au péril de sa vie, l’affront du drapeau rouge,
dont l’apparition triomphante devenait pour la société le signal des
suprêmes catastrophes. Ce dont la postérité doit encore se souvenir,
plus que ne l’ont fait les contemporains, c’est de son héroïque
abnégation quand, dans une heure solennelle, en refusant de se séparer
brusquement de son collègue au gouvernement provisoire, Ledru-Rollin,
il empêchait le triomphe (autrement probable) de la faction des
violents privée de son chef et à laquelle on ôtait en même temps tout
prétexte à l’insurrection. Lamartine ne pouvait se dissimuler que cette
démarche, mal interprétée, lui coûterait sa popularité, et il n’hésita
point, à son éternel honneur, devant ce grand sacrifice, dicté par la
conscience et qu’il jugeait nécessaire au salut de la patrie. Méconnu
en effet à cette époque, délaissé, outragé pour cet acte de magnanime
dévouement, jamais il ne fut plus digne d’estime et d’admiration.
Ce souvenir doit suffire pour lui faire pardonner ses erreurs
précédentes, aussi bien que ses malheureuses spéculations littéraires,
et ces éternelles tentatives de souscription, qui déconsidéraient sa
vieillesse, et que la presse, indignée, qualifia parfois dans des
termes plus que sévères, vrais sans doute, mais que je me blâmerais de
rappeler ici.

    La gloire efface tout[22]!

dirons-nous plutôt avec le poète. On peut regretter d’ailleurs qu’il
n’ait pas suivi le conseil que lui donnait, comme par un secret
pressentiment, et bien des années auparavant, l’illustre Cuvier lors de
la réception de Lamartine à l’Académie française:

«Ce que des éditeurs empressés de satisfaire l’avidité du public nous
ont dit sur les lacunes de vos derniers écrits, aurait-il quelque
fondement, et serait-ce pour des occupations d’un intérêt plus immédiat
que vous négligeriez ces nobles productions de l’esprit?

«J’espère, pour l’honneur des lettres, qu’il n’en est rien. Chacun de
nous a sans doute à remplir des devoirs respectables envers son prince
et son pays; mais ceux à qui le ciel a accordé l’heureux don du génie,
le talent de dévoiler la nature, ou celui de parler au cœur, ont des
devoirs qui, sans contrarier en rien les premiers, sont, j’ose le dire,
d’un ordre tout autrement relevé. C’est à l’humanité entière, c’est aux
siècles à venir qu’ils en doivent compte.

«Combien, parmi ces personnages qui passent successivement au pouvoir,
n’en est-il pas qui ont vu le bien qu’ils avaient fait ou projeté,
dissipé comme un songe devant les projets non moins rapidement évanouis
de leurs successeurs! Une vérité, au contraire, une seule vérité
découverte, un seul sentiment généreux gravé par l’éloquence dans le
cœur des hommes contribuera pendant des siècles, et sans que rien
puisse l’empêcher, au bien-être de générations innombrables, et portera
le nom de son auteur jusqu’à la dernière postérité[23].»

Tout cela nous semble admirablement vrai. Ces paroles étaient
prophétiques non pas seulement pour l’auteur des _Méditations_, mais
pour d’autres illustres, que la politique en ce temps a fourvoyés,
Chateaubriand, Victor Hugo, etc.

On sait qu’au lendemain de la mort de Lamartine, une souscription fut
ouverte pour lui ériger une statue sur la place de l’Hôtel-de-Ville de
Paris. Mais depuis, paraît-il, par suite des évènements sans doute,
cette partie du programme a été modifiée; et la ville de Mâcon,
bénéficiant de la souscription, verra, dans ses murs, s’élever le
glorieux piédestal, non loin de l’humble village, _terre natale_ du
poète, et qu’il a rendu à jamais célèbre. C’est là, c’est à l’ombre du
vieux sanctuaire, où une sainte mère conduisait Lamartine tout enfant,
que sa cendre repose d’après le vœu le plus cher de son cœur, formulé,
bien des années auparavant, dans cet admirable vers:

    O Dieu de mon berceau, sois le Dieu de ma tombe!

[20] Alphonse de Lamartine, né à Milly, en 1790, mort à Paris
le 28 février 1869.

[21] Publié sous le titre de: _l’Art d’arriver au vrai_.

[22] Bonaparte.--_Nouvelles méditations._

[23] _Réponse de M. le baron Cuvier_ au discours de Lamartine,
lors de sa réception à l’Académie française.



LARREY


I

«Les hommes, animaux raisonnables, dit M. Loménie, après avoir cité la
fameuse page de La Bruyère sur la guerre[24], pour se distinguer de
ceux qui ne se servent que de leurs dents et leurs ongles, ont imaginé
d’abord les piques, les dards, les sabres, puis les fusils, les canons,
les bombes, les obus, tous moyens de s’exterminer plus sûrement, plus
promptement et avec plus de fracas. Il ne s’agit pas pour eux, quand
ils se battent, de s’arracher les yeux ou de s’égratigner le visage,
mais bien de se perforer réciproquement d’outre en outre, de se couper
par morceaux, de se briser les membres, de se broyer la poitrine ou
la tête; et tandis qu’ils se massacrent ainsi par milliers dans une
plaine au son des trompettes, au roulement des tambours, au rugissement
des canons, sous une pluie de fer et de feu, il y en a parmi eux qui
courent dans les rangs au plus fort du carnage, sans autre arme que
des bistouris, des médicaments et de la charpie, ramassant ceux qui
tombent, les soulageant, les pansant, les opérant sur le lieu même, au
milieu des balles et des boulets; puis les conduisant, couchés dans
des voitures bien suspendues, derrière la ligne de bataille, pour les
transférer ensuite dans l’hôpital le plus voisin où ils continuent
leurs soins jusqu’à la guérison.»

Ces hommes, ce sont les chirurgiens, héros modestes, d’autant plus
dignes d’admiration et d’estime, que trop souvent, après la victoire,
on oublie leur dévouement et on se montre avare pour eux des
récompenses (compris la gloire), prodiguées si largement aux _tueurs_,
comme les qualifie un peu brutalement M. Loménie. Pourtant, parmi les
premiers, les _sauveurs du soldat_, il s’en trouve parfois qui ont
fait preuve d’un dévouement si héroïque, au milieu des circonstances
les plus terribles, qui ont rendu à l’humanité de tels services que
la gloire, et la plus pure, la plus enviable, fait rayonner leur nom
de son auréole. Ce nom se trouve un jour sur toutes les lèvres, parce
qu’il s’est gravé par la reconnaissance, en lettres de feu, dans des
milliers de cœurs. Au premier rang de ces bienfaiteurs de l’humanité,
si justement illustres, il faut placer Larrey, dont l’Empereur, en lui
léguant par son testament une somme considérable (100,000 francs),
disait: «Larrey, l’homme le plus activement vertueux que j’aie
rencontré; il a laissé dans mon esprit l’idée du véritable homme de
bien.»

Dans les _Mémoires dictés à Sainte-Hélène_, on lit également: «Si
jamais l’armée élève un monument à la reconnaissance, c’est à Larrey
qu’elle doit le consacrer.»

Cette statue, conformément au vœu de l’Empereur, s’élève maintenant
dans la cour du Val-de-Grâce; une autre orne la salle des séances
de l’Académie de médecine, dont Larrey fut membre en remplacement de
Pelletan. Venons aux détails biographiques.

Larrey (Dominique-Jean), était né à Baudéan, près Bagnères-de-Bigorre,
en juillet 1766. La _Biographie universelle_ et la _Biographie
nouvelle_ ont répété, après beaucoup d’autres, que Larrey se trouva
orphelin dès le plus bas âge, ce qui n’est point tout à fait exact,
car, dit M. Loménie, démentant ces affirmations erronées, «il perdit
son père seulement et fut élevé avec une grande tendresse par sa mère
qui lui fut conservée jusqu’à la Restauration. Un digne prêtre, l’abbé
de Grasset, curé de Baudéan, charmé de la gentillesse et de la vivacité
de l’enfant, se chargea de sa première instruction... Élevé comme le
petit Joas à l’ombre du sanctuaire, le jeune Larrey présentait au curé
de Baudéan _l’encens_ ou _le sel_, parait de fleurs le modeste autel
du village et mêlait sa voix pure aux chants religieux des paysans
béarnais; il était enfant de chœur.»

A l’âge de treize ans, l’enfant dit adieu non sans larmes à sa mère et
au bon curé pour aller continuer ses études littéraires, puis commencer
ses études médicales sous les yeux et sous la direction de son oncle,
M. Alexis Larrey, chirurgien-major et professeur à l’École de chirurgie
de Toulouse. Après huit années de séjour dans cette ville, Larrey,
muni de son diplôme, vint à Paris (1787), et de là fut envoyé à Brest
où il s’embarqua en qualité de chirurgien-major sur la frégate _la
Vigilante_, qui allait à Terre-Neuve protéger la pêche de la morue.
A son retour, Dominique obtint une place de chirurgien interne aux
Invalides.

Mais la guerre ayant éclaté (1792), il demanda à servir activement.
«Bientôt major des hôpitaux du Rhin, dit Pariset[25], dès les premiers
pas, c’est-à-dire dès les premières victoires de ces valeureuses
armées, Larrey fut frappé de l’imperfection du service médical; c’était
à une lieue du champ de bataille que se tenaient les ambulances; la
bataille terminée, ces ambulances rencontraient dans leurs mouvements
des milliers d’obstacles, et vingt-quatre heures, trente, trente-six
heures s’écoulaient avant que le blessé reçût aucun secours. Saisi
de pitié, Larrey conçut le dessein d’une ambulance aussi légère,
aussi mobile que l’artillerie volante. Quelques essais portèrent
cette ambulance à la perfection. Elle fit sur l’âme du soldat la même
impression que fit autrefois sur toute une armée la seule présence
d’Ambroise Paré. Sûr d’être promptement secouru, le soldat se crut
invincible, et plus d’une fois Larrey a recueilli les heureux fruits
de sa belle invention,» dont Napoléon disait plus tard: «C’est en
grande partie à Larrey que l’humanité est redevable de ce bienfait:
aujourd’hui les chirurgiens partagent le péril du soldat, c’est au
milieu du feu qu’ils viennent prodiguer leurs soins. Larrey a toute mon
estime et ma reconnaissance.»

En 1794, Larrey fut appelé à diriger le service médical à l’armée des
Pyrénées-Orientales. La paix signée avec l’Espagne, il revint à Paris,
d’où il repartit bientôt pour une inspection dans le midi. Dans la
campagne d’Egypte, il fit admirer en toute occasion son infatigable
dévouement et rendit d’immenses services. «Larrey, dit l’auteur déjà
cité, semblait créer d’une parole des ambulances, des hôpitaux, des
appareils, des écoles; s’arrêtant sur les champs de bataille tout
fumants de carnage, ou se jetant sous le coup même qui venait de
frapper Caffarelli, Lannes, Arrighi, Beauharnais et tant d’autres;
s’identifiant avec toutes les douleurs pour en adoucir la violence par
de doux pansements, pour en abréger la durée par ces grandes opérations
dont la seule image effraie et que la gravité du mal ne permet pas
de différer; enfin, pour en adoucir l’amertume aux braves soldats,
aux braves généraux dont il recevait les derniers soupirs; tellement
menacé lui-même qu’il voyait tomber autour de lui ses collaborateurs,
ayant à lutter d’ailleurs contre les privations, contre un ciel de feu,
contre la plus insidieuse et la plus cruelle des maladies, la peste.»
Rappelons un intéressant épisode de cette campagne.

A la première bataille d’Aboukir, Larrey opérait, sous les yeux de
Bonaparte, le général Fugières qui, ne croyant pas survivre à sa
blessure, offrit à son chef, comme souvenir, un magnifique damas dont
la lame était de la plus fine trempe et la poignée toute garnie en or.

--Je l’accepte, dit Bonaparte, mais c’est pour le donner à l’homme qui
va vous sauver la vie.

Fugières en effet guérit, et Bonaparte, à quelque temps de là, remit
à Larrey le précieux damas sur la lame duquel il avait fait graver:
_Aboukir_, Larrey.

Revenu en France, Larrey fut nommé chirurgien en chef de la garde
consulaire. En 1804, il reçut la croix d’officier de la Légion
d’Honneur, et l’Empereur en la lui remettant lui dit:

--C’est une récompense bien méritée!

Larrey, bientôt après, fut nommé inspecteur du service de santé des
armées. Il joignit à ces fonctions celles de chirurgien en chef de
la garde impériale, d’abord, et de la grande armée, ensuite, et fit,
en cette qualité, toutes les campagnes d’Allemagne, Prusse, Pologne,
Espagne, Russie. Lors de la campagne d’Allemagne, à la suite de
la levée du camp de Boulogne, telle fut la célérité avec laquelle
Larrey organisa le service des ambulances et hôpitaux de l’armée, que
l’Empereur lui dit:

--Larrey, vous avez failli être prêt avant moi[26].

Dans cette campagne, comme dans toutes les autres, du reste, on aime à
pouvoir dire que les blessés ennemis se voyaient recueillis et soignés
dans nos hôpitaux et ambulances comme nos propres soldats. Russes,
Autrichiens, Bavarois, Prussiens ou Français, Larrey, comme ses aides,
ne faisait entre eux aucune différence. Ainsi que l’a dit un écrivain:
«Après le combat, tous les blessés sont frères, à quelque nation qu’ils
appartiennent.»

Pendant cette retraite de Moscou, qui fut un si complet désastre,
la conduite de Larrey fut non pas admirable, mais au-dessus de tous
les éloges.... «On le voyait passer des nuits soit à parcourir les
ambulances, soit à panser d’anciens blessés ou des blessés échappés
à un combat de la veille ou du matin, soit à opérer des malheureux
dont les blessures ne pouvaient se guérir autrement.... Telles sont
les fatigues et les douleurs que Larrey eut à souffrir, tels sont les
tristes soins dont il fut occupé, tantôt seul et réduit à lui-même,
tantôt avec le secours de quelques femmes généreuses et de quelques
hommes excellents.» On peut juger quelles ressources restaient pour
les blessés quand les hommes valides en étaient réduits à la viande de
cheval qui manquait souvent même, ou que, faute de temps ou de feu, il
fallait manger crue, saignante, palpitante. Le colonel Thirion, à ce
qu’il raconte, dut la vie à certaine petite casserole en argent dans
laquelle il recueillait subrepticement le sang des chevaux arrêtés au
bivouac dont il faisait ensuite un boudin tel quel.

[24] _Biographies des Contemporains_, par un homme de Rien.

[25] Éloge de Larrey.

[26] Larrey reçut à Austerlitz la croix de commandeur de la Légion
d’Honneur; après Wagram, il fut créé baron de l’Empire.


II

Dans la campagne de 1813, Larrey, convalescent à peine d’une maladie
qui avait mis sa vie en péril, se hâta de quitter l’hôpital pour
reprendre son laborieux et périlleux service. Un épisode de cette
campagne ne doit pas être oublié. Après les batailles de Lutzen et
Bautzen, beaucoup des nombreux blessés, conscrits de la veille, avaient
les mains tronquées, les doigts coupés. Des officiers prétendaient que
ces blessures étaient volontaires, et l’Empereur, inclinant à leur
opinion, parlait de faire un exemple. Larrey, au contraire, protestant
énergiquement, repoussait l’imputation comme une calomnie. Une enquête
fut ordonnée; le résultat donna pleinement raison au chirurgien
en chef, et l’Empereur, après la première contrariété, heureux de
lui faire réparation, ou, si l’on veut, de lui rendre justice, dit
noblement:

--Larrey, recevez mes compliments, un souverain est bien heureux
d’avoir un homme tel que vous!

Le soir même, Larrey recevait le brevet d’une pension de 3,000 francs,
avec le portrait de l’Empereur enrichi de diamants.

Sur le champ de bataille de Waterloo, nous retrouvons à son poste
l’intrépide chirurgien qui, n’écoutant que son zèle, se laissa
entraîner au plus fort de la mêlée, où il fut blessé et fait
prisonnier. Dépouillé de ses vêtements, et conduit loin de là de
poste en poste, il se vit tout près d’être fusillé; voici pour quels
motifs. La redingote grise qu’il portait sur son uniforme, son teint
mat, ses traits mêmes, lui donnaient un faux air de Napoléon. Les
soldats, tout fiers et tout joyeux, le conduisirent, comme tel, vers un
général prussien, auquel, par avance, on avait annoncé cette importante
capture, et qui, furieux de la méprise, ordonna, brutalement, que le
prisonnier fût passé par les armes. Déjà les soldats chargeaient leurs
fusils, lorsque, par une circonstance providentielle, au moment de
s’agenouiller, Larrey fut reconnu par un chirurgien prussien chargé
de lui bander les yeux. Amené alors devant Blücher, dont naguère il
avait soigné et guéri le fils, il fut immédiatement rendu à la liberté.
Blücher, pour le protéger, lui donna une escorte, avec laquelle Larrey
se rendit à Louvain, où il se rétablit et put revenir en France, à
Paris même, sur une invitation formelle de l’Empereur Alexandre.

La Restauration, dans les premiers temps, voyant trop dans Larrey le
partisan dévoué de l’Empereur, parut un peu méconnaître les services
rendus par l’illustre chirurgien, non pas seulement à la France, mais à
l’humanité. Privé de son titre d’inspecteur général, il se vit retirer
ses pensions; néanmoins, il conserva son titre de chirurgien en chef
de l’hôpital de la garde au Gros-Caillou, et continua d’en remplir
les fonctions. Quoique peu riche, Larrey ne s’en refusa pas moins aux
magnifiques propositions qui lui furent faites alors par plusieurs
souverains étrangers; il n’eut point à le regretter, car, bientôt,
l’heure de la justice sonna pour lui, et par une loi spéciale, en 1818,
sa pension lui fut rendue.

Le gouvernement issu de la Révolution de juillet ne témoigna pas
pour Larrey moins d’estime. Nommé chirurgien en chef des Invalides,
il donna au bout de quelques années sa démission par des motifs qui
ne peuvent qu’honorer son caractère. Membre du conseil supérieur de
santé, comme chirurgien inspecteur, il se rendit, au commencement de
l’année 1842, en Algérie pour visiter les hôpitaux de la colonie. Sa
mission accomplie, non sans de grandes fatigues, il revint en France,
mais pendant la route, de Marseille à Paris, il fut atteint d’une
pneumonie aiguë, et forcé de s’arrêter à Lyon. Bientôt il succomba[27]
(22 juillet 1842) dans les bras de son fils, après avoir demandé et
reçu les secours de la religion, prouvant à cette heure solennelle,
comme par tant d’actes d’une admirable charité dont sa vie est pleine,
qu’il n’avait jamais oublié les leçons du bon curé de Baudéan, auquel
naguère encore il faisait un si touchant accueil. «Après bien des
années, dit M. Loménie, le bon curé de Baudéan, vieillard presque
octogénaire, a eu la joie de presser dans ses bras, avant de mourir,
l’illustre chirurgien en chef de la Grande-Armée; il a retrouvé son
disciple en cheveux blancs, couvert de gloire, chamarré de décorations,
conservant sous une enveloppe bronzée par le fer et le feu cette âme
bonne, cet esprit jeune, cette sensibilité délicate, cette fraîcheur
d’impressions, qui distinguaient l’enfant de chœur à cet âge heureux
où il puisait dans les leçons et les exemples du pasteur les premières
notions du bien et du beau.» C’est ainsi qu’il devint l’homme dont M.
Pariset a pu dire dans un éloge qui semble un panégyrique et n’est que
l’expression sincère de la vérité: «Intrépide, laborieux, vigilant,
infatigable, il ne respirait que pour être utile aux hommes; cœur
généreux, cœur ouvert, il se donnait tout entier sans autre intérêt que
le bonheur d’exercer son inépuisable pitié.»

Au milieu de sa vie si active, si occupée, Larrey trouvait encore le
temps de consigner dans des mémoires, dans des articles de revues, ou
même de longs ouvrages, le fruit de ses observations et les résultats
de ses expériences. Entre les plus importants de ces ouvrages, que
notre incompétence ne nous permet pas d’apprécier, il faut signaler
en particulier les _Mémoires de chirurgie militaire et campagnes de
D.-J. Larrey_, en un vol. in-8º, dont un bon juge a dit: «Outre que
la partie technique est écrite avec une clarté, une simplicité qui la
rendent accessible même aux yeux du monde, la partie historique abonde
en détails curieux qu’on ne trouve pas ailleurs. Le style négligé,
mais facile et naturel de l’auteur, ajoute à l’importance de ses
observations et à l’intérêt de ses récits ce parfum de bonne foi qui
transmet pour ainsi dire au lecteur l’impression fidèle du moment et
des lieux.» (Loménie.)

Maintenant, pour terminer, quelques anecdotes qui peignent l’homme. Au
moment du départ de l’île d’Elbe, Larrey se présenta à l’Empereur pour
l’accompagner. Napoléon, en le remerciant cordialement, lui dit:

--Vous appartenez à l’armée, Monsieur Larrey, vous devez la suivre; ce
n’est pas sans regret que je me sépare de vous.

«Je dus obéir, écrivait Larrey plus tard, cependant, après le départ de
mon illustre protecteur, sous le coup d’une tristesse profonde, j’avais
formé le projet d’aller le rejoindre, lorsque j’appris son retour.»

Le sang-froid de Larrey, au milieu du tumulte et des périls d’une
sanglante mêlée, étonnait les plus intrépides. A Eylau, sur le champ
de bataille même et au plus fort du combat, il organisa une ambulance
provisoire qui se vit tout à coup entourée par un corps d’armée russe.
Quelques soldats, dans le premier effroi, tout blessés qu’ils sont,
veulent fuir. Larrey, avec le calme qui ne l’abandonnait jamais, les
arrête en disant: «Vous voulez fuir la mort, et, vous la rendrez
inévitable; attendez, on respectera votre malheur; je jure, d’ailleurs,
de mourir au milieu de vous.»

Les Russes, menacés d’être pris entre deux feux, bientôt s’éloignaient;
mais Larrey resta plus de trente heures sans prendre ni repos, ni
nourriture, et il n’y songea qu’après avoir vu tous les blessés pansés.

Après la Révolution de juillet, le troisième jour, une troupe de
furieux se porta sur l’hôpital du Gros-Caillou, dans lequel se
trouvaient la plupart des blessés de la garde royale. Larrey, prévenu,
descend précipitamment, et s’avançant à la rencontre des insurgés, le
front haut, le visage intrépide, il leur dit:

--Quels sont vos desseins? Qui osez-vous menacer? Sachez que ces
malades sont à moi, que mon devoir est de les défendre et que le vôtre
est de vous respecter vous-mêmes en respectant ces infortunés.

Étonnés de ce langage, et plus encore de son air et de son attitude,
les insurgés paraissent un moment se consulter, puis ils se retirent
paisiblement, et dans leurs rangs ce ne sont plus des cris de colère et
de haine qui se font entendre, mais des paroles de pitié, et aussi des
acclamations: «Au fait, il a raison! C’est un brave, l’ami des pauvres
gens et du soldat! N’était-il pas le chirurgien de la Grande-Armée?
Vive Larrey! Honneur à Larrey!»

A quel point Larrey était populaire dans l’armée et quelle affection
avaient pour lui les soldats, on en jugera par cet épisode de la
campagne de Russie. Au passage de la Bérésina, alors que l’un des
deux ponts s’étant rompu, la foule se précipitait frénétiquement
vers l’autre, Larrey, entraîné par la violence du mouvement, se vit
pressé, poussé, étouffé, tout près de périr. Par hasard il se nomme,
ou peut-être il est reconnu, et soudain ces hommes que le désespoir
rendait furieux, rendait féroces, qui, par l’instinct égoïste de la
conservation, devenaient capables de marcher sur leurs officiers, sur
leurs généraux, sur des femmes et des enfants même, au nom vénéré de
Larrey s’émeuvent; les rangs s’ouvrent pour lui donner passage, ou
plutôt soulevé par des bras généreux, il est porté de main en main par
dessus les têtes jusqu’à l’autre rive. A peine il y mettait le pied que
le pont s’écroulait derrière lui; ses sauveurs, et avec eux toute la
multitude, étaient engloutis dans le fleuve.

[27] Le jour même où Larrey s’éteignait à Lyon, sa femme, la digne
compagne de sa vie, expirait à Bièvre dans les bras de sa fille.



LHOMOND


Il y a peu de temps, dans une rue très-connue assurément de la plupart
de nos lecteurs, il s’est fait une petite révolution, ou plutôt un
changement passé fort inaperçu, à ce qu’il semble; mais dont certaines
personnes, de la province surtout, ne seront pas fâchées d’être
averties.

La rue, connue longtemps sous le nom de rue des _Postes_, s’appelle
maintenant rue _Lhomond_. A vrai dire, l’ancienne dénomination n’est
point à regretter, puisque aujourd’hui rien ne la justifiait et que
ladite rue ne conduit à aucune espèce de postes. Il faut au contraire
se réjouir de la substitution, cette fois heureuse; il nous plaît qu’on
honore ainsi la mémoire d’un homme de bien qui, dans la sphère modeste
où volontairement il renferma sa vie tout entière, a rendu plus de
services à la religion, à la patrie, que beaucoup d’autres, dont la
gloire éclate bruyamment et dont la Renommée par ses cent voix redit
au loin le nom répété par mille échos. Cet homme, qu’on doit placer au
rang des hommes utiles et rares, c’est Lhomond, le bon Lhomond comme
on l’appelait, dont le nom et les excellents livres sont si connus des
écoliers, moins au courant peut-être de ses actions, des détails de sa
vie si noble; aussi croyons-nous qu’on nous saura gré de les rappeler.

Lhomond (Charles-François), né à Chaulnes, diocèse de Noyon, en 1727,
fit ses études comme boursier au collége d’Inville dont il devint plus
tard principal.

Nommé ensuite professeur au collége du cardinal Lemoine, il vint à
Paris pour y remplir ses fonctions et en même temps avec la pensée de
se faire recevoir à la licence. Mais tout à coup on le vit renoncer à
ce projet comme à toute idée d’avancement pour se consacrer avec une
sollicitude infatigable à l’instruction des plus jeunes enfants. En
vain par la suite on voulut le tenter par l’offre d’autres chaires et
de places estimées selon le monde plus honorables, plus avantageuses,
invariablement il répondait:

--Je suis plus utile là où je suis, je n’abandonnerai pas mes
_sixièmes_.

Et, pendant plus de vingt ans, on le vit avec le même zèle se dévouer
à ses modestes fonctions (quoiqu’elles ne fussent guère pour lui une
fatigue) en se délassant par la composition de ces livres élémentaires
«où brillent, dit M. Lefebvre Cauchy, tout ensemble une saine
littérature, un bon jugement et une piété solide.»

De cette vertu chrétienne il donna maintes fois la preuve et en
particulier lors des évènements malheureux qui vinrent troubler
tout-à-coup cette existence jusqu’alors si paisible quand éclata
la Révolution. Arrêté au commencement d’août 1792, il fut enfermé
avec un grand nombre d’ecclésiastiques insermentés dans la prison de
Saint-Firmin d’où il semblait ne devoir sortir que pour être conduit à
l’échafaud. Mais il avait eu naguère pour élève Tallien qui, prévenu
de l’arrestation de son maître, dont le souvenir lui était resté cher
et vénérable, le fit mettre en liberté.

Au bout de quelques mois cependant, Lhomond jugeant de nouveau sa vie
en péril, crut qu’il serait plus prudent de s’éloigner de Paris. Il
partit donc, et à pied; mais arrivé sur le boulevard de la Salpêtrière,
il se vit tout à coup assailli par deux militaires, ou prétendus tels,
qui le laissèrent pour mort après lui avoir enlevé l’argent qu’il
portait sur lui.

Relevé par des passants charitables, venus par hasard dans cet endroit
alors désert, Lhomond fut transporté dans la maison la plus voisine,
où des soins empressés le rappelèrent à la vie. A quelque temps de
là, l’un des voleurs ayant été pris, Lhomond, par les bons offices
d’une personne obligeante, recouvra son argent. Comme on le pressait
d’ailleurs de ne pas laisser le crime impuni et d’en poursuivre la
vengeance devant les tribunaux, il s’y refusa en disant:

«Je n’en ferai rien; si vous vouliez faire tenir à ce malheureux la
moitié de la somme qu’il m’a laissée, vous m’obligeriez, il peut en
avoir besoin.

L’année suivante, Lhomond mourut tout probablement par suite de cette
violente secousse.

Cet homme excellent, ce chrétien fervent et humble était un homme
aimable, et sa conversation enjouée était souvent égayée par des bons
mots qui faisaient de lui un causeur charmant comme un maître que ses
élèves ne se lassaient pas d’entendre.

On raconte encore de lui cette particularité: il avait coutume de faire
tous les jours, n’importe la saison et le temps, une promenade à pied
jusqu’à Sceaux, et c’est à la régularité de cet exercice quotidien
qu’il attribuait sa bonne santé. La recette est facile pourvu qu’on ait
de bonnes jambes.



JOSEPH DE MAISTRE


I

_Habent sua fata libelli._ Nous aimons à rappeler ce vers du
poète latin en parlant d’un homme dont la fortune littéraire fut
si singulière. Étrange destinée du génie! prodigieux écarts du
goût! A toutes les époques de l’histoire, on observe ce phénomène
étonnant et douloureux d’un génie illustre peu ou point apprécié
des contemporains, dont l’admiration irréfléchie s’égarait sur des
œuvres ridicules bafouées de la postérité. Celle-ci, par une justice
tardive, salue avec enthousiasme l’homme célèbre, naguère obscur,
un Dante, un Milton, triomphant de l’ingratitude et de l’oubli et
qui, des profondes ténèbres, surgit radieux au piédestal et projette
sur les siècles son ombre gigantesque. L’Angleterre nous offre un
exemple des plus remarquables de ces vicissitudes littéraires dans
la personne de Schakespeare qu’elle honore comme un de ces génies
qui appartiennent moins à leur patrie qu’à l’humanité. Schakespeare,
admirable et justement admiré malgré les écarts si regrettables de
son génie, Schakespeare vit son astre, qui devait plus tard illuminer
un immense horizon, descendre presque avec lui dans la tombe. Ses
œuvres, enfouies dans la poussière des bibliothèques, au bout d’une
moitié de siècle, étaient à peu près inconnues de la foule, lorsqu’un
critique éminent mit d’aventure la main sur ce trésor où l’or pur par
malheur est trop mélangé de minerai, et appela sur lui l’attention des
contemporains. La mémoire de Schakespeare est maintenant un culte,
culte poussé parfois jusqu’à l’idolâtrie, même dans notre France, qui
se glorifie de Racine, de Corneille, de Molière, etc. Cette étrange
destinée de l’auteur d’_Hamlet_ et de _Macbeth_ qui fut, hélas! celle
de tant d’autres illustres dans les lettres comme dans les arts, elle
a pesé quelque temps sur Joseph de Maistre dont la renommée peut-être
en souffre encore. Cet étranger, l’un des plus grands écrivains de la
France, dont il a reçu par le droit du génie ses lettres de grande
naturalisation, n’est-il pas moins populaire chez nous que son frère
Xavier, le très spirituel auteur de ces chefs-d’œuvre microscopiques,
le _Lépreux_, _la jeune Sibérienne_, le _Voyage autour de ma Chambre_
(sauf réserves)? Il est vrai, et nous devons le dire, l’aîné des de
Maistre, emporté par l’ardeur de ses convictions et l’essor tout
puissant de son génie au vol d’aigle, s’élève parfois à d’effrayantes
hauteurs. Il choque durement et comme à plaisir les idées reçues, ne
se tenant pas toujours assez en garde contre le paradoxe, et faisant
presque des dogmes de certaines doctrines qui ne sont que des vérités
relatives ou restent dans le domaine de la libre discussion. Trop
dédaigneux parfois des ménagements que la sagesse conseille, il
effarouche par l’imprévu de ses allures et la franchise impérieuse
de son langage. Dans son horreur du vice, de toute hypocrisie, de
toute lâcheté, il a des explosions d’indignation qui consternent la
foule et dont ses adversaires tirent parti pour le calomnier. M. de
Vigny, que je ne range pas d’ailleurs parmi les ennemis de J. de
Maistre, dans son beau livre de _Stello_, a parlé de l’illustre penseur
dans des termes capables de faire reculer les plus intrépides. Le
poète, dont j’accuse ici les exagérations, fait de J. de Maistre, ce
chrétien sincère et pieux, ce vrai et grand philosophe, cet excellent
père de famille, peu s’en faut un vampire altéré du sang humain, se
délectant à le voir couler par torrents au pied des autels: «C’était
ainsi qu’un homme doué d’une des plus hardies et des plus trompeuses
imaginations philosophiques qui jamais aient fasciné l’Europe, était
arrivé à rattacher au pied même de la croix le premier anneau d’une
chaîne effrayante et interminable de sophismes ambitieux et impies
qu’il semblait adorer consciencieusement.... Il a fallu à l’impitoyable
_sophistiqueur_ souffler, comme un alchimiste patient, sur la poussière
des premiers livres, sur les cendres des premiers docteurs, sur la
poudre des bûchers indiens et des repas anthropophages, pour en faire
sortir l’étincelle incendiaire de sa fatale idée.... Il a fallu que le
cerveau de l’un des derniers catholiques fouillât bien avant dans le
crâne de l’un des premiers chrétiens (Origène), pour en tirer cette
fatale théorie de la _réversibilité_ et du _salut par le sang_, etc.,
etc.»

Ces calomnies d’une philanthropie un peu déclamatoire, tout en
m’inspirant pour le génie, dénoncé de la sorte, une certaine aversion
mêlée de crainte, fut un aiguillon puissant à ma curiosité pour faire
connaissance avec l’auteur par la lecture de ses ouvrages, et je fus
bientôt détrompé. Mon épouvante fit place à l’estime, à la sympathie,
à l’admiration profonde du disciple vis-à-vis du maître dont il se
plaît à recueillir les renseignements. Depuis lors, les écrits du
philosophe savoisien n’ont plus quitté ma table côte à côte avec ceux
de Bossuet, Lacordaire, Bourdaloue, Dante, Virgile etc., non loin des
œuvres glorieuses de ces génies, mes autres maîtres en littérature,
Boileau, La Fontaine, La Bruyère, Lamartine, etc. J’ai relu, depuis
quelques mois surtout, et je ne me lasse pas de relire cet admirable
volume des _Considérations sur la France_, écrit en 1794, pendant
la première révolution, et dans lequel les rapprochements sont si
frappants. En laissant de côté la question politique, et lisant de
Maistre avec l’impartialité d’un esprit dégagé de passion et faisant
la part des idées de l’auteur, de ses convictions, de ses répulsions,
qui s’expliquent par l’horreur de tant d’effroyables carnages dont il
fut le témoin presque oculaire, on ne peut assez admirer cette hauteur
de vues, cette élévation rare de pensées et cette prodigieuse faculté
d’intuition qui ressemble à la divination, et font de ce volume, si
fortement pensé, le bréviaire de l’homme d’état et du philosophe.

Ce qu’on aime surtout dans J. de Maistre, c’est l’absence de toute
recherche littéraire, le dédain de la phrase et des artifices du
langage qui ne nuit en rien à la vivacité comme à la propriété de
l’expression. _Verba trahunt!_ Sa pensée va droit au but sans détours,
sans ambages, et trouve naturellement et spontanément son moule et ce
moule est d’airain. Rien de plus extraordinaire et en même temps de
plus éloquent que cet étonnant chapitre sur la _Destruction violente de
l’espèce_ humaine. Écoutons ce passage:

«Il y a lieu de douter, au reste, que cette destruction violente soit,
en général, un aussi grand mal qu’on le croit: du moins, c’est un de
ces maux qui entrent dans un ordre de choses où tout est violent et
_contre nature_, et qui produisent des compensations. D’abord, _lorsque
l’âme humaine a perdu son ressort par la mollesse_, l’incrédulité et
les vices gangreneux qui suivent l’excès de civilisation, elle ne peut
être retrempée que dans le sang.

»... Tonnons cependant contre la guerre, et tâchons d’en dégoûter les
souverains; mais ne donnons pas dans les rêves de Condorcet, de ce
philosophe si cher à la révolution, qui employa sa vie à préparer le
malheur de la génération présente, léguant bénignement la perfection
à nos neveux. Il n’y a qu’_un moyen de comprimer le fléau_ de la
guerre, c’est de comprimer les désordres qui amènent cette terrible
purification.»

Après ce dont nous avons été témoins récemment, ces paroles n’ont pas
besoin de commentaire. Nous nous sommes interdit, pour cette étude, le
terrain glissant de la politique; aussi nous ne dirons rien d’autres
et remarquables chapitres où les questions de ce genre sont traitées
avec une force de logique et une verve incomparables. Par le même motif
de réserve, nous ne ferons qu’indiquer le _Principe générateur des
Constitutions_. Ce livre profond condense dans un petit nombre de pages
le résultat de trente années d’études et de méditations sur cette force
inconnue qui préside à la formation des pouvoirs et des constitutions.
L’auteur entre à ce sujet dans des détails d’un intérêt singulièrement
actuel parfois, et il lui échappe çà et là, sur la fragilité des
établissements purement humains, certaines boutades d’une ironie
sanglante et qu’on croirait paradoxales s’il ne les justifiait par les
faits. J. de Maistre, qui volontiers au raisonnement implacable mêle
la spirituelle épigramme, traite la parole écrite avec une irrévérence
qui déride même ses adversaires protestants. Si l’esprit ne lui suffit
pas, il invoque la science, et les recherches les plus sérieuses
sont pour ce génie vraiment encyclopédique une source inépuisable
d’arguments décisifs. Le livre du _Pape_, à lui seul, atteste des
recherches historiques et des connaissances en linguistique qui font
honneur à la persévérance comme à la rare sagacité de l’auteur.
Ajoutons que l’érudition chez lui n’a rien d’aride et qu’il sait la
rendre attrayante par la manière de la présenter. Puis, dans ce même
écrit, que de pages éloquentes sur les couvents, sur l’Église, sur le
dévouement des vierges, etc!

L’ouvrage capital de J. de Maistre et le plus connu après les
_Considérations_ et le _Pape_, les _Soirées de Saint-Pétersbourg_, nous
montrent son talent sous ses faces les plus diverses. Le gouvernement
temporel de la Providence que l’auteur s’est donné pour mission,
mission glorieuse, de justifier, tel est le point de départ et le
thème de cette suite d’entretiens d’un intérêt si profond et toujours
actuel quand la forme en général est des plus piquantes. Que de pages
véritablement sublimes, de digressions et considérations de l’ordre
le plus élevé, et souvent de tableaux saisissants à propos de tous
les grands problèmes de la société politique et religieuse, et des
lois mystérieuses qui régissent le monde visible, sur lequel l’autre
(l’invisible) réagit. Bon nombre de passages sont assurément des plus
belles choses dont puisse se glorifier notre littérature par la hauteur
et la force de la pensée mise en relief par l’énergique simplicité de
l’expression. Il suffit de rappeler ce terrible et magnifique portrait
du bourreau tant de fois cité, ou cette foudroyante philippique contre
Voltaire, cri passionné que l’emportement d’une sainte colère arrache
à la conscience révoltée de l’honnête homme, du père de famille et du
chrétien. Dirai-je les pages si touchantes sur la _Jeune fille livrée
au cancer_, avec lesquelles font contraste les éloquentes dissertations
sur les sauvages ou les mâles réflexions relatives à la guerre. A part
peut-être le chapitre sur Locke un peu bien long, on ne peut se lasser
de lire et relire cet ouvrage, testament sublime du génie qu’hélas! il
ne fut pas donné à l’auteur de terminer. La mort frappa M. de Maistre
quand il touchait à la fin de sa glorieuse tâche et le surprit la plume
à la main au moment où il abordait la question si intéressante, comme
il écrivait lui-même, et si importante du protestantisme. On eut dit
qu’à cette heure solennelle l’intelligence de M. de Maistre, accoutumée
à planer dans les hauteurs, s’élevait encore.

Les lettres sur l’_Inquisition_, sur l’_Eglise Gallicane_, se
recommandent par l’étude patiente des faits comme par la forte
dialectique et la fermeté du style plus plein de choses que de mots. On
peut différer d’opinion avec l’auteur, parfois absolu et systématique,
mais la toute-puissance de son talent ne saurait faire doute pour
la bonne foi, et dire, comme l’a fait, à ce qu’on assure, certain
universitaire, que la lecture de J. de Maistre _hébète_, c’est prouver
qu’on glisse soi-même sur la pente qui conduit tout droit à l’idiotisme.

La fécondité, mais une fécondité qui ne trahit jamais l’épuisement,
caractérise la manière de J. de Maistre. Il a produit beaucoup, et
tous ses ouvrages, avec des mérites divers, sont à la même hauteur.
Cependant, ce que nous avons peine à croire d’ailleurs, on affirme que
d’importants manuscrits et de précieuses correspondances, trésors d’une
amitié jalouse, se dérobent encore à la publicité. On ne saurait trop
le regretter surtout en présence de cette lettre si touchante et si
admirable à Mme de Costa sur la mort de son fils, qu’une indiscrétion,
dont nous remercions M. de Falloux, a permis de nous faire connaître.
Ces quelques pages peuvent servir admirablement pour nous initier à
la lecture des œuvres du grand écrivain. Son cœur tout entier s’y
révèle et l’on ne sait ce qu’il faut admirer davantage ou la noblesse
et la générosité de ses sentiments ou la sublimité de son génie. Il
y a là encore sur la Révolution française, qui plus d’une fois l’a
si bien inspiré, des paragraphes d’une étonnante énergie. Mais ce
qu’on apprécie surtout dans ce petit écrit, ce qui le fait goûter
particulièrement, c’est la sincérité de l’accent tendrement ému, et
cette pieuse sympathie d’une amitié chrétienne qui sait trouver, pour
la plus poignante des douleurs, de si sublimes consolations.


II

Un caractère particulier et très-remarquable des ouvrages de J. de
Maistre, c’est l’oubli du moi, si haïssable d’après Pascal, et dont nos
contemporains, les poètes surtout, ont trop abusé. Sous ce rapport,
l’illustre Joseph contraste avec un autre génie, l’une des gloires
de notre littérature d’ailleurs, Chateaubriand, cet admirable poète
de la prose qui trop volontiers se met en scène, et autant qu’il le
peut s’attribue le premier rôle, comme le prouvent surabondamment ses
_Mémoires_.

Chez M. de Maistre, sauf dans ses lettres où il n’en pouvait être
autrement, nulle trace de la personnalité. L’auteur s’efface
complètement derrière son œuvre. Cependant, avec cette sûreté de
coup d’œil, et cette fermeté de jugement, ce beau génie devait avoir
conscience de sa supériorité. Mais sans doute le sens chrétien, qui
se révèle si énergique jusque dans les moindres lignes de ses écrits,
l’avait conduit à l’entière abnégation de l’amour-propre. Il avait
compris que le but de l’écrivain, digne de ce nom, comme celui de
l’artiste doit être surtout l’utilité de son œuvre; qu’il est tout
à fait misérable et insensé de s’épuiser en veilles laborieuses,
je ne dirai pas, dans l’espoir du gain comme le mercenaire, mais
en vue de cette gloire humaine, si incertaine et si capricieuse,
qui va réveiller, dans la tombe, vingt ans après sa mort tragique,
l’ombre étonnée d’André Chénier, par exemple. Ce désintéressement
de lui-même et ce peu de souci de la gloriole littéraire fait le
plus grand honneur à Joseph de Maistre, qui du reste, joignait,
chose malheureusement rare et très-rare, joignait, à la plus haute
intelligence, à ces dons merveilleux du génie, toutes les grandes
qualités du cœur, la bonté, la tendresse, pleine d’expansion, la
généreuse confiance, l’absolu dévouement, et la fidélité à tous
les devoirs même les plus humbles. La publication posthume de sa
correspondance, faite par sa famille à laquelle son souvenir est resté
si cher, nous en fournit de nombreuses preuves. Dans ces admirables
lettres, de Maistre se peint tout entier et sans y songer assurément.
Or ce grand homme comme il est bon homme! Ce terrible génie, dont
certains critiques nous font une peinture si menaçante, comme il est
doux, affectueux, caressant, dévoué! Comme il aime ses amis, ses
parents, sa femme, ses enfants! Quels mots touchants tombés de sa plume
ou plutôt de son cœur sur le papier souvent mouillé de ses larmes!
«_Nul ne sait ce que c’est que la guerre s’il n’y a pas son fils!_» Et
à propos de sa fille: «_Oh! si un honnête homme voulait se contenter
du bonheur!_» Avec quelle énergie bien qu’il s’efforce de comprimer le
cri de son cœur, avec quelle poignante énergie, il nous dépeint les
tortures de cette séparation inouïe qui l’exile, pendant tant d’années,
sous les glaces du pôle, à 800 lieues de sa famille, objet incessant
de toutes ses pensées, la nuit comme le jour! Qui ne comprendrait les
cruelles insomnies de «_ce père vivant d’une fille orpheline_,» grande
personne déjà et qu’il ne connaît que de nom parce qu’il lui fallut
quitter la mère peu de mois avant la naissance. Se vit-il jamais une
situation plus douloureuse?

Pourtant s’il fléchit par instants sous le poids de l’épreuve,
l’héroïque chrétien ne succombe jamais au découragement! Jamais l’ombre
d’un murmure! Il se résigne à la volonté divine avec une sublime
abnégation et ne recule devant aucun sacrifice pour rester fidèle
au serment par lui prêté à son roi, à sa patrie. Je ne sais rien
de plus admirable que ce spectacle! Les _Lettres_ de J. de Maistre
sont peut-être son plus bel ouvrage, parce qu’il s’y montre dans
la grandeur comme la familiarité de son génie, tour à tour simple,
aimable, spirituel, gracieux, profond, éloquent, passionné, terrible!
Le même homme qui a écrit à sa fille cette amusante instruction sur
le _taconage_, quelques pages plus loin, après les considérations les
plus hautes sur la politique, termine par cette étonnante parole sur le
_Démon du Midi_, comme il l’appelle: «_Napoléon envoyé de Dieu! Oui,
il vient du ciel, comme la foudre._» De Maistre, nous ne craignons pas
de l’avouer, ne juge pas toujours peut-être l’homme du siècle, selon
l’expression des poètes, avec une complète tranquillité d’esprit. Il
y a de la passion, de la colère dans certaines de ses appréciations.
Mais l’on ne peut accuser d’exagération et d’injustice ce qu’il dit sur
l’arrestation et l’enlèvement du Pape, le divorce, la guerre d’Espagne,
etc., ces actes «dignes d’un enfant enragé» comme il s’exprime. Si ces
dures paroles ne sont, il faut bien le reconnaître, que l’expression de
la vérité, dans d’autres circonstances, il montre autant de véhémence,
mais avec moins de raison. Nous Français auxquels la patrie est
passionnément chère, nous sommes froissés plus d’une fois par le cri de
haine satisfaite avec lequel il enregistre nos revers, applaudit à nos
défaites. Mais il ne faut pas oublier que de Maistre, quoique écrivant
dans notre langue, était un étranger; qu’à ses yeux Napoléon et la
Révolution étaient les grands ennemis sur lesquels il ne pouvait penser
autrement qu’il faisait après la façon dont ils avaient traité et
traitaient son pays, comme cette royauté à laquelle il s’était dévoué
jusqu’à lui sacrifier ses affections les plus chères, son bonheur de
père et d’époux. Pour être juste cependant, il faut dire que, dans
l’explosion de ses plus violentes colères, de Maistre reste toujours
digne et ne s’emporte pas à ces excès dont la presse anglaise donnait
alors le scandale et qui trouvèrent trop d’écho peut-être dans la
fameuse brochure: _de Buonaparte et des Bourbons_! ce pamphlet terrible
qui, suivant le mot de Louis XVIII, aurait valu toute une armée.

Les _Lettres_ de J. Maistre sont précédées d’une Notice à laquelle on
nous saura gré d’emprunter quelques détails biographiques. Qui pourrait
être mieux renseigné que celui qui l’a écrite, le comte Rodolphe
de Maistre, fils de l’illustre philosophe? «Le comte Joseph-Marie
de Maistre naquit à Chambéry, en 1754; son père, le comte François
Xavier, était président du sénat et conservateur des apanages des
princes... Le comte Joseph de Maistre était l’aîné de dix enfants....
Le trait principal de son enfance fut une soumission amoureuse pour
ses parents. Présents ou absents, leur moindre désir était pour lui
une loi imprescriptible. Lorsque l’heure de l’étude marquait la fin de
la récréation, son père paraissait sur le pas de la porte du jardin
sans dire un mot, et il se plaisait à voir tomber les jouets des mains
de son fils, sans qu’il se permît même de lancer une dernière fois la
boule ou le volant. Pendant tout le temps que le jeune Joseph passa
à Turin pour suivre le cours de droit à l’Université, il ne se permit
jamais la lecture d’un livre sans avoir écrit à son père ou à sa mère à
Chambéry pour en obtenir l’autorisation... Rien n’égalait la vénération
et l’amour du comte de Maistre pour sa mère. Il avait coutume de dire:
«Ma mère était un ange à qui Dieu avait prêté un corps; mon bonheur
était de deviner ce qu’elle désirait de moi, et j’étais dans ses mains
autant que la plus jeune de mes sœurs.»

Joseph, comme son père, suivit la carrière de la magistrature; en sa
qualité de substitut de l’avocat général, il prononça le discours de
rentrée _sur le caractère extérieur du magistrat_, qui fut le premier
jet de son talent et son début littéraire. Il siégea ensuite comme
sénateur sous la présidence de son père.

Marié en 1786 à mademoiselle de Morand, dont il eut trois enfants, un
fils et deux filles, il vivait paisiblement à Chambéry tout occupé
de ses devoirs, dont il se délassait par l’étude, quand éclata la
Révolution.

Lors de l’invasion de la Savoie, le comte de Maistre, ayant refusé
toute espèce de serment au gouvernement importé par l’étranger sous le
nom de _République des Allobroges_, dut quitter son pays. Il se retira
à Lausanne où, non sans grandes difficultés, vint le rejoindre sa
famille, à l’exception du dernier enfant, dont Madame de Maistre venait
d’accoucher et qu’elle dut laisser aux soins de sa grand’mère, car elle
ne pouvait l’exposer aux fatigues et même aux périls du voyage.

De Lausanne, Joseph de Maistre écrit à son ami le baron Vignet des
Etoles que _ses biens sont confisqués, mais qu’il n’en dormira pas
moins_. Dans une autre lettre, il dit plus laconiquement encore:
«_Tous mes biens sont vendus, je n’ai plus rien._» Ce fut pendant son
séjour en Suisse qu’il publia le volume des _Considérations sur la
France_ et divers autres opuscules remarqués par quelques lecteurs
d’élite en dépit du malheur des temps. En 1797, Joseph de Maistre put
se rendre à Turin; mais bientôt après son arrivée, le roi, réduit à
ses seules forces et succombant dans sa lutte contre la France, se
vit forcé de quitter ses états de terre-ferme pour se réfugier en
Sardaigne. Le comte, en sa qualité d’émigré, dut s’exiler de nouveau. A
l’aide d’un passe-port prussien, il réussit à gagner Venise où il vécut
avec sa famille plusieurs années qui furent pour lui les plus pénibles
de l’émigration; car, ses seules ressources, et qu’il lui fallait
grandement ménager, consistaient en quelques pièces d’argenterie
sauvées du naufrage et qu’il vendait au fur et à mesure de ses besoins.

Ce fut à Venise, en 1802, qu’il reçut du roi de Piémont l’ordre de
se rendre à Saint-Pétersbourg en qualité d’envoyé extraordinaire et
ministre plénipotentiaire. Les circonstances ne lui permettaient
pas d’emmener sa famille et il croyait pourtant de son devoir de ne
pas refuser ce poste de confiance. «Ce fut une nouvelle douleur, un
nouveau sacrifice, le plus pénible sans doute que son dévouement à son
maître pût lui imposer. Il fallait se séparer de sa femme et de ses
enfants sans prévoir un terme à ce cruel veuvage, entreprendre une
nouvelle carrière et des fonctions que le malheur des temps rendait
difficiles et dépouillées de tout éclat consolateur. Il partit pour
Saint-Pétersbourg.»

L’accueil qu’il reçut dans cette ville de la part des personnages
les plus éminents et en particulier de l’empereur Alexandre[28] lui
adoucit, autant qu’il était possible, les amertumes de ce long exil
dont il ne revint qu’au mois de mai 1817; mais, après la chute de
Napoléon, il avait pu être rejoint à Saint-Pétersbourg par sa femme et
ses filles.

De retour à Turin, le comte de Maistre fit paraître successivement
plusieurs des grands ouvrages renfermés dans ses portefeuilles: Le
_Pape_, _l’Eglise gallicane_, les _Soirées de Saint-Pétersbourg_, sauf
l’épilogue qu’il ne put qu’esquisser, faute de loisirs suffisants, dans
les derniers mois de sa vie.

Nommé chef de la grande chancellerie du royaume, il avait dû
interrompre presque complètement ses travaux littéraires pour s’occuper
de ses nouvelles et importantes fonctions, acceptées par lui à regret
et dans l’intérêt seul de sa famille. Il les exerça peu de temps
d’ailleurs; car le 26 février 1821, succombant à une paralysie lente, à
l’âge de soixante-sept ans, «il s’endormit dans le Seigneur.»

«Le comte de Maistre, dit son biographe, inflexible sur les principes,
était, dans les relations sociales, bienveillant, facile et d’une
grande tolérance: il écoutait avec calme les opinions les plus opposées
aux siennes et les combattait avec sang-froid, courtoisie et sans la
moindre aigreur. Partout où il demeura quelque temps, il laissa des
amis... il se plaisait à considérer les hommes par leur côté louable.»
Plus loin nous lisons encore: «Le comte de Maistre était d’un abord
facile, d’une conversation enjouée, constant dans sa conduite, comme
dans ses principes, étranger à toute espèce de finesse, ferme dans
l’expression de ses opinions, du reste méfiant de lui-même, docile
à la critique, sans autre ambition que celle d’un accomplissement
irréprochable de ses devoirs.»

Terminons par quelques citations encore empruntées aux _Lettres_:
«L’erreur n’est jamais calme: à la vérité seule est donnée _la chaleur
sans aigreur_, grand phénomène pas assez remarqué.» (p. 299.)

«Je ne sais pas si je dois rire ou pleurer lorsque j’entends parler
_d’un changement de dynastie_. Pour avoir un ange, je serais tenté
d’une petite révolution; mais pour mettre un homme à la place d’un
autre, il faut avoir le diable au corps. Coupez-vous la gorge vingt
ans, messieurs les fous; versez des torrents de sang pour avoir
Germanicus ou Agrippine, dignes de régner; et pour vous récompenser,
ils vous feront présent de Caligula. Voilà un beau coup vraiment! En
huit ou dix générations, toutes les bonnes et toutes les mauvaises
qualités de la nature humaine paraissent et se compensent, en sorte que
tout changement forcé de dynastie est non-seulement un crime, mais une
bêtise.» (p. 316.)

«Les sectes n’ont de force contagieuse que dans leurs commencements et
durant le paroxysme révolutionnaire, passé lequel elles ne font plus de
conquêtes. Le catholicisme au contraire est _toujours_ conquérant, sans
_jamais_ s’adresser aux passions, et c’est un de ses caractères les
plus distinctifs et les plus frappants.» (p. 297.)

«Vouloir _démembrer_ la France parce qu’elle est trop puissante est
précisément le système de l’égalité en grand. C’est l’affreux système
de la convenance, avec lequel on nous ramène à la jurisprudence des
Huns ou des Hérules. Et voyez, je vous prie, comme l’absurdité et
l’_impudeur_ (pour me servir d’un terme à la mode) se joignent ici à
l’injustice. On veut démembrer la France; mais, s’il vous plaît, est-ce
pour enrichir quelque puissance de second ordre? Nenni.

    _Dantur opes nullis nunc, nisi divitibus._

«C’est à la _pauvre_ maison d’Autriche (la Prusse aujourd’hui) qu’on
veut donner l’_Alsace_, _la Lorraine_, _la Flandre_. Quel équilibre,
bon Dieu!... J’aurais mille et mille choses à vous dire sur ce
point pour vous démontrer que notre _intérêt à tous_ (ô rois vous
l’entendez) est que l’empereur ne puisse jamais entrer en France comme
_conquérant_ pour son propre compte. Toujours il y aura des puissances
prépondérantes, et la France vaut mieux que l’Autriche (la Prusse).»
(p. 5.)

Cette page, sauf le changement de noms, ne semble-t-elle pas écrite
d’hier et pour la circonstance? La lettre cependant, adressée au baron
de V...., porte la date du 15 août 1794.

[28] Son frère Xavier fut nommé lieutenant-colonel et directeur du
musée de Marine. Plus tard, son fils Rodolphe, admis à l’École des
Cadets, obtint pareillement un grade dans l’armée.



MALESHERBES


Malesherbes a donné son nom à la grande voie qui conduit de la place de
la Madeleine à la nouvelle église de Saint-Augustin.

La vie de Malesherbes, le magistrat éminent, le défenseur intrépide
de Louis XVI, dans les temps où nous vivons, temps de révolutions et
d’agitations, est une des plus intéressantes à connaître, et les hommes
d’État en particulier ne sauraient trop la méditer; car elle est pleine
de hauts renseignements, et le zèle imprudent et trop peu rare, qui
se laisse prendre aux fallacieuses promesses de l’utopie, s’y peut
instruire par de formidables exemples.

Malesherbes (Charles-Guillaume de Lamoignon), né à Paris, le 6
décembre 1721, était petit-fils du célèbre Lamoignon de Malesherbes
à qui Boileau adressait l’une de ses meilleures épîtres. «Il fut
élève chez les Jésuites, où le Père Porée lui donna des leçons qui ne
s’effacèrent jamais de sa mémoire,» dit la _Biographie universelle_; le
_jamais_, par malheur, est ici de trop comme on le verra. Conseiller
au Parlement dès l’âge de vingt-quatre ans, il succéda, en 1750, dans
la présidence de la Cour des aides, à son père, Guillaume de Lamoignon
devenu chancelier, et fut chargé en même temps de la direction de la
librairie.

A part un zèle exagéré pour les droits du Parlement, zèle qu’il devait
aux conseils du célèbre abbé Pucelle, qui lui avait enseigné le droit
public, Malesherbes ne mérita que des éloges pour la manière dont il
remplit ses fonctions de président de la Cour des aides. «Il fit,
dit le biographe cité plus haut, tout ce qu’on pouvait attendre de
son dévouement au bonheur du peuple... et parvint à soustraire un
grand nombre de victimes aux poursuites des financiers, entre autres
l’infortuné Monnerat, qui, par suite d’une méprise, était resté deux
ans dans les cachots de Bicêtre.»

On regrette d’avoir à dire que, comme _directeur de la librairie_,
Malesherbes ne comprit pas aussi bien ou plutôt qu’il méconnut de la
façon la plus étrange des devoirs non moins sacrés, plus sacrés même,
encore qu’un panégyriste ait osé dire: «Ce fut véritablement l’_âge
d’or des lettres_ que celui où M. de Malesherbes en _eut le département
sous Monsieur son père_» (le chancelier). Imbu malheureusement des
doctrines prétendues philosophiques, il laissait publier, bien plus
il couvrait de sa protection, dit la _Biographie universelle_, des
ouvrages notoirement hostiles à la religion et à la royauté. Tolérance,
non, c’est connivence qu’il faut dire, inouïe, inconcevable chez un
esprit honnête, conseillé par un cœur droit, mais dont la sagesse tout
humaine ne s’éclairait pas d’une lumière supérieure. Ce platonicien,
par sa complaisance coupable pour l’erreur, à quels écarts n’était-il
pas entraîné? Voici ce que raconte Mme de Vandeuil, la fille de
Diderot[29]:

»Un jour il (de Malesherbes) fait prévenir mon père que le lendemain
il donnera l’ordre d’enlever ses papiers et ses cartons. Diderot
bouleversé court chez lui.

»Ce que vous m’annoncez là me chagrine horriblement. Comment en
vingt-quatre heures déménager tous mes manuscrits? Et surtout trouver
des gens qui veuillent s’en charger et le puissent avec sûreté?

»--Envoyez-les tous chez moi, répond M. de Malesherbes; on ne viendra
pas les y chercher.

»Ce qui fut exécuté et réussit parfaitement.»

On n’en croit pas ses yeux en lisant ce passage, et il faut l’évidence
écrasante de ce témoignage direct pour qu’on ne soit pas tenté de
douter d’une aberration pareille. On comprend d’ailleurs qu’après ces
aimables procédés les coryphées de l’impiété ne ménageassent point à
Malesherbes les compliments; Grimm, entre autres, va jusqu’à dire:
«Il favorisait avec la plus grande indifférence l’impression et le
débit des ouvrages les plus hardis. Sans lui, l’_Encyclopédie_ n’eût
vraisemblablement jamais osé paraître.» Mais comment s’étonner de ce
langage, quand Gaillard, l’ami de Malesherbes et son biographe, ou
plutôt son panégyriste en 1805, après la terrible expérience de la
Révolution, écrit: «C’est sous ces auspices qu’a paru le plus beau
et le plus vaste monument de notre siècle et de tous les siècles,
l’_Encyclopédie_.»

J.-B. Dubois, autre ami de Malesherbes et son premier biographe[30],
dit de son côté: «Il ne dépendait pas de lui d’annuler les lois
destructives de la liberté de la presse; mais convaincu de leur
iniquité, il s’occupait sans cesse des moyens d’en anéantir l’effet,
soit en _fermant les yeux_ sur ce que le despotisme avait intérêt
de connaître et punir, _soit en offrant lui-même aux auteurs, aux
libraires_ le _mode_ (moyen) _d’éluder_ des lois aussi absurdes.»

Ces éloges, comme ceux de Grimm, équivalent pour nous au blâme le plus
sévère; et Malesherbes, il faut bien l’avouer, dans cette première
partie de sa vie, est de ceux auxquels peuvent trop s’appliquer les
vers énergiques du poète, mort sur un lit d’hôpital:

                        ....... O siècle malheureux!
    D’une morale impie, ô signe désastreux!
    . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
    Visitons nos cités, hélas! que voyons-nous
    Qui de l’homme de bien n’allume le courroux!
    L’athéisme en désert convertissant nos temples;
    Des forfaits dont l’histoire ignorait les exemples;
    De célèbres procès où vaincus et vainqueurs
    Prouvent également la honte de leurs mœurs;
    Tous les rangs confondus et disputant de vices,
    _Le silence des lois du scandale complices_[31].

En 1771, le zèle trop peu mesuré de Malesherbes pour les prérogatives
parlementaires le portèrent à composer et publier ses célèbres
_Remontrances_, dont Voltaire lui-même a dit: «Je n’ai pas approuvé
quelques _Remontrances_ qui m’ont paru trop dures. Il me semble qu’on
doit parler à son souverain d’une manière un peu plus honnête.»
Gaillard, à la vérité, répond à Voltaire, dont il accuse la partialité,
quoique lui-même semble un peu suspect sous ce rapport: «C’est avec
une vraie peine qu’on voit repousser, par l’humeur et l’injustice, ces
discours si lumineux, d’où la vérité sort avec éclat de toute part et
dont le ton, non-seulement mesuré, non-seulement respectueux, mais
affectueux envers le prince, annonce des sujets non-seulement soumis,
mais tendrement attachés à leur maître[32].»

Malesherbes fut exilé dans ses terres et n’en revint qu’au bout de
quatre années, lorsque Louis XV, mort, les anciens Parlements furent
rappelés par son successeur, plus généreux que prévoyant. La popularité
qu’avaient valu à Malesherbes sa disgrâce et la publication de ses
nouvelles _Remontrances_, s’inspirant des mêmes idées que les premières
quoique moins justifiées par les circonstances, le désignèrent, en même
temps que Turgot, au choix du roi pour le ministère; mais dominé par
ses préoccupations, avec des intentions excellentes d’ailleurs, dans ce
poste élevé, Malesherbes fit peut-être plus de mal que de bien: «Dès
qu’il fut entré au ministère (comme garde des sceaux), on ne le vit
occupé, dit le judicieux Weiss, que de tempérer les rigueurs du pouvoir
et même trop souvent d’en affaiblir les ressorts nécessaires.»

Au mois de mars 1776, il sortit du ministère en même temps que Turgot
dont il avait énergiquement soutenu le système. Pendant dix années, à
dater de cette époque, il vécut dans la retraite, occupé de travaux
littéraires et d’études graves dont il se délassait par le soin de
ses jardins, les plus beaux qu’il y eut alors, et tout remplis de
plantes exotiques. On citait tout particulièrement sa magnifique avenue
d’arbres de Sainte-Lucie.

La popularité qui, chose inouïe, lui était restée fidèle pendant tant
d’années, peut-être à la vérité parce qu’il se tenait éloigné des
affaires, le fit derechef appeler au ministère en 1787. Mais se voyant
sans influence aucune dans le conseil, il donna sa démission et se
retira de nouveau dans la solitude, où cette fois la popularité ne le
suivit point, trop occupée alors d’autres et nombreux favoris, mais non
pas aussi dignes.

Malesherbes, d’ailleurs, exempt d’ambition et dans une retraite selon
son cœur, entouré de ses enfants et petits-enfants, aurait pu vivre
heureux si le caractère de plus en plus menaçant des évènements n’était
venu l’inquiéter moins pour lui-même que pour ses amis et parents, et
surtout pour le roi auquel dans le fond il était sincèrement attaché,
l’ayant vu de trop près pour ne pas lui rendre pleine et entière
justice. Aussi, à la nouvelle du procès qui mettait en péril la vie du
monarque, Malesherbes écrit noblement au président de la Convention.

«J’ai été appelé deux fois au conseil de celui qui fut mon maître dans
le temps où cette fonction était ambitionnée par tout le monde; je
lui dois le même service lorsque c’est une fonction que bien des gens
trouvent dangereuse!»

Avec de Sèze et Tronchet, auxquels il faut ajouter le poète A.
Chénier, Malesherbes se dévoua avec le plus admirable zèle à la défense
de l’auguste accusé à qui, en même temps, chaque jour, il apportait
toutes les consolations de la plus tendre affection. L’arrêt fatal
prononcé, il fut chargé de la douloureuse mission de l’apprendre au
roi; mais, arrivé en sa présence, il ne sut que tomber à ses pieds en
fondant en larmes, et ce fut à Louis XVI de le consoler. Le lendemain,
il revint à la barre de la Convention pour demander l’appel au peuple
et le sursis; mais les sanglots étouffaient sa voix et lui permirent à
peine de se faire entendre. «_La mort dans les vingt-quatre heures!_»
Telle fut la sauvage réponse faite à cette si juste réclamation.

Détachons d’un écrit laissé par Malesherbes quelques passages des plus
touchants et qui ne font pas moins d’honneur au roi qu’à son fidèle
ministre, c’est plutôt ami qu’il faudrait dire. «Une fois que nous
étions seuls, le prince me dit:

»J’ai une grande peine, de Sèze et Tronchet ne me doivent rien; ils
me donnent leur temps, leur travail, peut-être leur vie; comment
reconnaître un tel service? Je n’ai plus rien, et quand je leur ferais
un legs, on ne l’acquitterait pas.

»--Sire, leur conscience et la postérité se chargent de la récompense.
Vous pouvez déjà leur en accorder une qui les comblera.

»--Laquelle?

»--Embrassez-les.

»Le lendemain, il les pressa contre son cœur, et tous deux fondirent en
larmes.

»..... Ce fut moi qui, le premier, annonçai au roi le décret de mort:
il était dans l’obscurité, le dos tourné à une lampe placée sur la
cheminée, les coudes appuyés sur la table, le visage couvert de ses
mains. Le bruit que je fis le tira de sa méditation; il me fixa, se
leva et me dit:

»Depuis deux heures, je suis occupé à rechercher si, dans le cours de
mon règne, j’ai pu mériter de mes sujets le plus léger reproche. Eh
bien! monsieur de Malesherbes, je vous le jure dans toute la vérité de
mon cœur, comme un homme qui va paraître devant Dieu, j’ai constamment
voulu le bonheur du peuple, et jamais je n’ai formé un vœu qui lui fût
contraire.»

»Je revis encore une fois cet infortuné monarque: deux officiers
municipaux se tenaient debout à ses côtés; il était debout aussi et
lisait. L’un des officiers municipaux me dit:

«--Causez avec lui, nous n’écouterons pas.»

«Alors j’assurai le roi que le prêtre qu’il avait désiré allait venir.
Il m’embrassa et me dit:

»La mort ne m’effraie pas, et j’ai la plus grande confiance dans la
miséricorde de Dieu.»

Le lendemain soir, c’est-à-dire quelques heures après l’exécution,
Malesherbes recevait, dans quels sentiments, il n’est pas besoin
de le dire, la visite de l’abbé Firmont, encore couvert du sang du
roi-martyr, et qui lui apportait ses recommandations dernières et ses
adieux. Au récit de cette mort sublime, Malesherbes se tut d’abord
comme anéanti par la douleur; puis son indignation fit explosion par
des imprécations contre les auteurs de l’attentat et les fauteurs de la
révolution; et lui-même il ne s’épargnait pas, s’accusant d’avoir, par
de malheureuses illusions, aidé à la réalisation de leurs projets. Il
n’avait pas, d’ailleurs, attendu ce moment pour ouvrir les yeux.

La secte révolutionnaire ne pouvait lui pardonner ses remords et son
repentir attesté d’une façon si solennelle. Dans les premiers jours
du mois de décembre 1793, trois membres d’un comité de Paris vinrent
à la campagne de Malesherbes où l’illustre vieillard s’était retiré
et enlevèrent sa fille et son gendre, M. de Rosambo. Le lendemain,
d’autres agents parurent qui l’emmenèrent lui-même avec ses petits
enfants. Séparé d’eux et conduit aux Madelonnettes, il eut, au bout de
quelques jours, la douleur d’apprendre l’exécution de son gendre, M. de
Rosambo, qu’en vain il avait espéré sauver.

Il ne devait pas longtemps lui survivre; traduit à son tour devant le
tribunal révolutionnaire, il fut condamné pour des crimes imaginaires,
absurdement prouvés selon l’usage, avec sa fille, sa petite-fille et
le mari de celle-ci, M. de Chateaubriand l’aîné. Malesherbes entendit
avec calme l’arrêt qui le frappait et sa fermeté ne l’abandonna pas en
face du supplice. «Il marcha à la mort, dit M. Weiss, avec une sérénité
qui ne peut être comparée qu’à celle de Socrate... Son pied ayant
rencontré une pierre lorsqu’il traversait la cour du palais, les mains
liées derrière le dos, il dit à son voisin: «Voilà qui est d’un fâcheux
augure; à ma place un Romain serait rentré.»

On aime à espérer que son courage ne fut pas seulement la tranquillité
stoïque du philosophe, mais qu’il se souvint à l’heure suprême
des paroles de l’abbé de Firmont comme de l’exemple donné par le
roi-martyr. Ne durent-ils pas d’ailleurs lui être rappelés avec une
pieuse tendresse par sa fille, Mme de Rosambo, si chrétiennement
résignée et qui disait à Mlle de Sombreuil en l’embrassant avant de
monter dans la fatale charrette:

«Mademoiselle, vous avez eu le bonheur de sauver la vie de votre père;
je vais avoir celui de mourir avec le mien.» (22 avril 1794.)

Dans l’année 1819, un monument fut élevé par souscription à la mémoire
de Malesherbes; sur ce monument, qu’on voit dans la grande salle du
Palais-de-Justice, on lit cette inscription composée, paraît-il, par le
roi Louis XVIII:

    Strenue semper fidelis
          Regi suo,
      In solio veritatem,
    Præsidium in carcere
          Attulit.

«Toujours courageusement fidèle à son roi, son conseiller sincère sur
le trône, il lui apporta secours et consolation dans la prison.»

Le dévouement de Malesherbes et la terrible expiation de sa mort
doivent faire pardonner à l’illustre magistrat des erreurs que lui-même
il confessa, trop tard, hélas! en reconnaissant le danger de certaines
illusions et jusqu’où par elles on peut être entraîné.

Gaillard, son historien, qui dit de lui-même: «Voilà ce que sait de
M. de Malesherbes l’homme qui l’a le mieux connu et le plus aimé
pendant près de cinquante ans dans ses fortunes diverses,» ajoute: «Des
écrivains vertueux, mais mal informés, à propos de lui, ont parlé de
Socrate, de Platon, de Phocion... s’il fallait absolument le comparer
à quelqu’un, je lui trouve surtout des traits de conformité avec le
célèbre Thomas Morus, chancelier d’Angleterre... qui, comme M. de
Malesherbes, plaisanta jusque sur l’échafaud, et mourut en homme juste
et en vrai sage pour sa religion et les lois de son pays.»

Et, à l’appui de ses réflexions, l’auteur raconte cette curieuse
anecdote: «Un homme riche qui avait un procès à son tribunal, croyant
se le rendre favorable, lui envoya deux flacons d’or, d’un travail
recherché. Caton eût tonné contre le corrupteur; Fabricius eut montré
ses légumes et foulé l’or aux pieds; Sully eut renvoyé les flacons et
s’en serait vanté dans ses Mémoires. Morus ne fit rien de tout cela; il
fit remplir les flacons d’un vin exquis et les remit au commissionnaire
en lui disant:

«Mon ami, dis à ton maître que, s’il trouve mon vin bon, il peut en
envoyer chercher tant qu’il voudra!!»

[29] _Notice_, en tête de la _Correspondance_.

[30] _Notice historique_ extraite du _Magasin Encyclopédique_, 2e édit.
sans date, 3e en 1806.

[31] Gilbert, _Mon apologie_.

[32] _Vie et éloge de Malesherbes_, 1806.



SAINT MARTIN


I

«On ne peut disconvenir, dit Jaillot, ni de l’antiquité, ni de la
célébrité du culte de saint Martin. Nos rois le regardaient comme le
saint tutélaire du royaume et comme le protecteur de leur couronne.
Ils faisaient porter sa chape ou manteau dans leurs armées; ils le
regardaient comme un bouclier qui les mettait à couvert des traits
de leurs ennemis dont il présageait la défaite, et c’était sur cette
relique que se prononçaient les serments solennels que l’usage
autorisait alors. Il n’y a pas lieu de douter qu’il n’y ait eu à
Paris, au VIe siècle ou du moins au VIIe, une église ou chapelle bâtie
sous son nom; mais nos historiens ne sont pas d’accord entre eux: ils
parlent d’un monastère ou abbaye de Saint-Martin sans nous apprendre
quand, ni par qui elle a été fondée. On ignore même le lieu où elle
était située.»

Jaillot est plus précis relativement à l’église Saint-Martin du
quartier de la place Maubert. «L’auteur des _Tablettes parisiennes_ dit
qu’elle existait en 1100: je ne sais qui a pu lui fournir cette date.
Comme il ne la considère alors que sous le titre de chapelle, il aurait
pu lui donner plus d’antiquité... L’abbé Lebœuf dit qu’elle fut érigée
en paroisse dès l’an 1200, ou environ; il le prouve par le pouillé de
1220, dans lequel elle est qualifiée: _Ecclesia Sancti Martini_... Elle
a été considérablement augmentée en 1678.»

Un monument plus intéressant et plus précieux que la vieille église[33]
malgré son antiquité, c’est la _Vie_ du Saint écrite par son disciple
Sulpice Sévère, avec tant de candeur et de sincérité. Aussi est-ce avec
toute justice et sans présomption que, dans le prologue, il se rend à
lui-même ce témoignage: «Mais au reste je conjure ceux qui liront ce
petit ouvrage d’ajouter foi à mes paroles, et de croire que je n’écris
que des vérités connues et que j’eusse mieux aimé me taire que de dire
des faussetés[34].»

Saint Martin, bien que né à Sabarie en Pannonie[35] en l’an 316,
appartient à notre histoire, puisqu’il est mort évêque de Tours, après
avoir été apôtre des Gaules. Fils d’un tribun militaire, par suite
du décret de l’empereur Constance qui ordonnait d’enrôler tous les
enfants des officiers vétérans, le jeune Martin dut entrer au service
à l’âge de quinze ans, bien contre son gré, car sa vocation était tout
autre. Catéchumène dès l’âge de dix ans, quoique ses parents fussent
païens, il eut souhaité vivre dans la solitude. Soldat néanmoins et
fidèle à tous ses devoirs, il fit admirer sa conduite exemplaire,
comme son courage dans les combats. «Il demeura toujours innocent, dit
son historien, de toutes ces sortes de vices qui sont si familiers aux
gens de guerre. Il avait une douceur et une charité merveilleuse pour
ses compagnons; aussi avaient-ils pour lui non-seulement de l’amitié,
mais même de la vénération et du respect.» Grand aumônier, il donnait
avec bonheur aux pauvres, ne se réservant sur sa solde que le strict
nécessaire. Ce trait de sa vie est célèbre dans toutes les histoires:

Pendant un hiver rigoureux, certain jour, Martin rencontra, à la porte
d’Amiens, un pauvre qui, presque nu et grelottant de froid, sollicitait
en vain la pitié des passants. Par suite de ses aumônes, la veille ou
le matin, il ne restait au légionnaire que ses armes et ses vêtements.
Martin pourtant n’hésite pas: il tire son épée, partage en deux son
manteau dont il donne une moitié au mendiant, s’enveloppant comme il
peut avec le reste, au risque des railleries. La nuit suivante, il
vit en songe Notre Seigneur couvert de la moitié du manteau donnée
au pauvre, et il l’entendit qui disait aux anges: «Martin, qui n’est
encore que catéchumène, m’a couvert de ce vêtement.»

Cette vision ne fit qu’enflammer le zèle du néophyte qui demanda et
reçut le baptême. Il avait alors dix-huit ans. Deux années après,
la paix signée avec les Germains lui permit d’obtenir son congé. Il
se retira auprès de saint Hilaire, évêque de Poitiers, l’intrépide
champion de la foi, qui voulait l’ordonner diacre pour l’attacher à
son diocèse. Mais Martin, dans son humilité, ne voulut recevoir que
le premier des ordres mineurs, celui d’exorciste; puis, avec la
permission de l’évêque, il se rendit en Pannonie afin de voir une
fois encore ses parents, et, dans ce voyage il eut la consolation de
convertir sa mère à la religion chrétienne. Son père, le vieux tribun
militaire, s’opiniâtra dans l’idolâtrie. Martin, averti que saint
Hilaire avait été exilé par suite des intrigues des hérétiques, ne
revint point alors en Gaule. Mais il descendit en Lombardie et séjourna
quelque temps à Milan d’où son zèle à combattre l’arianisme le fit
chasser par des magistrats partisans de la secte. Bien plus, par leur
ordre, Martin fut publiquement et cruellement battu de verges. Heureux
d’avoir souffert persécution pour la justice, le saint se retira dans
une solitude aux environs de Gênes, jusqu’à l’année 360, où saint
Hilaire, ayant été rappelé de l’exil, son disciple se hâta de le
rejoindre à Poitiers. Hilaire alors lui céda un petit enclos appelé
_Locociagum_, aujourd’hui Ligugé à deux lieues de la ville de Tours,
et Martin y bâtit un monastère, le premier, à ce qu’on croit, qui fut
élevé dans les Gaules.

Sur ces entrefaites, le siége de Tours étant venu à vaquer, les
habitants, par une pieuse ruse, tirèrent de sa retraite Martin qui,
malgré son opposition, fut installé évêque aux acclamations du peuple
et du clergé. Il ne changea rien à la simplicité ordinaire de sa vie,
se contentant pour demeure d’une petite cellule attenant à l’église
épiscopale. Mais s’y trouvant gêné par les bruits de la ville et
surtout importuné par le concours incessant de visiteurs, il traversa
la Loire, et remontant, le long du fleuve, un sentier escarpé, il
alla s’établir avec quelques disciples dans la solitude si célèbre
depuis sous le nom d’abbaye de Marmoutiers. Au bout d’un temps assez
court, le nombre des religieux habitant des cabanes en planches ou
des cellules creusées dans le roc, s’élevait à plus de quatre-vingts.
«Depuis nous en avons plusieurs qui ont été faits évêques, dit Sulpice;
car quelle ville ou quelle église n’eut pas souhaité des prélats de
l’école de saint Martin?» Malgré l’attrait pour celui-ci de sa chère
solitude, il savait la quitter par ce zèle généreux qui le poussait à
la conquête des âmes. L’intrépidité de sa foi aussi bien que le don
des miracles dont le Ciel l’avait favorisé, aidaient singulièrement au
succès de sa prédication.

Un jour, dans le pays des Eduens (Autun), les habitants l’ayant vu
renverser le temple de l’idole, se jetèrent sur lui avec fureur et
l’un d’eux tira son sabre pour l’en frapper. Martin, le visage serein,
laissant glisser à terre son manteau, tendit son col à l’agresseur qui,
soudainement changé, se précipita aux genoux du saint en sollicitant
son pardon.

Une autre fois, Martin pressait des païens d’abattre un chêne consacré
aux idoles par une superstition séculaire. Après avoir résisté
longtemps, ils y consentent mais à la condition que l’apôtre se
placerait sous l’arbre au moment de la chute. Martin accepte, se met
à l’endroit indiqué, et les haches frappent à l’envi le vieux tronc
qu’on s’efforce de précipiter sur lui. L’arbre en effet chancelle et
s’incline en menaçant sa tête; mais, à ce moment même, Martin fait le
signe de la croix. L’arbre aussitôt se relève et va tomber de l’autre
côté, sans blesser personne d’ailleurs. Tous les idolâtres, témoins de
ce miracle, se firent baptiser.

Sulpice Sévère raconte cet autre épisode dont il parle comme témoin
oculaire: «En allant à Chartres où le saint Evêque était appelé, nous
traversâmes un village très-populeux et dont tous les habitants étaient
encore idolâtres. Néanmoins, par curiosité ou tout autre motif, ils
s’empressèrent sur son passage. L’évêque, touché de compassion, après
avoir élevé ses mains vers le ciel, pour qu’il daignât les éclairer, se
mit à leur prêcher hardiment les vérités de la foi. Alors, une femme
sort de la foule et présentant à saint Martin son fils qui venait de
mourir, elle lui dit:

«Nous savons que vous êtes l’ami de Dieu: par lui vous pouvez tout,
même rendre la vie à mon fils, mon fils unique.»

L’évêque ayant pris l’enfant mort dans ses bras, fléchit les genoux,
et, après une fervente prière, il le rend plein de vie à sa mère. Alors
tous dans la foule s’écrient: «Le Dieu que Martin adore est le Dieu
véritable, nous voulons aussi l’adorer.»

Martin n’était pas moins éclairé que zélé, en voici la preuve: Non loin
de son monastère s’élevait un autel que la fausse opinion des hommes
avait consacré comme la sépulture de quelque martyr. Martin, qui avait
à ce sujet des doutes sérieux, parce que la tradition ou les histoires
n’apprenaient rien de certain à ce sujet, se transporta un jour en cet
endroit avec plusieurs de ses religieux. «Alors s’étant mis sur la
sépulture même qu’on avait en si grand honneur, il pria Dieu de lui
apprendre de qui était ce tombeau et quels mérites avait celui qui y
était renfermé. En même temps il vit à gauche un fantôme horrible et
affreux... Ce fantôme lui parle; il lui dit le nom qu’il avait porté;
il confesse qu’il avait été grand voleur; qu’on l’avait puni pour ses
crimes; qu’il avait été sanctifié par l’erreur et par l’ignorance du
vulgaire et n’avait rien de commun avec les martyrs.... Sans différer
davantage, Martin fit abattre cet autel, et retira le peuple de
superstition et d’erreur.»

[33] Aujourd’hui disparue. Saint-Martin des Champs, autre paroisse,
n’a point été démolie, mais détournée de sa première et pieuse
destination, elle se trouve englobée dans les bâtiments du
Conservatoire des Arts et Métiers.

[34] _Vie_ de _Saint Martin_ par Sulpice Sévère, mise en français
par P. Du-Ryer; in-18, 1650.

[35] Aujourd’hui Szombathely, dans le comté d’Eisenstadt.


II

On sait que Martin s’étant rendu à Trèves où se trouvait l’empereur
Maxime, successeur de Gratien égorgé par ses propres soldats, refusa
d’abord de s’asseoir à la table du prince. Le courageux évêque,
quoiqu’il vînt en solliciteur, gardant la sainte indépendance de sa
dignité, n’accepta l’invitation de Maxime qu’après que celui-ci se fût
justifié «d’avoir dépouillé, comme il semblait, deux empereurs, l’un
du sceptre, l’autre de la vie... Saint Martin se laissa vaincre ou
par la raison ou par les prières, et alla manger avec l’empereur qui
en reçut autant de joie que de quelque illustre conquête.» A la cour
se trouvaient, en même temps que l’évêque de Tours, plusieurs prélats
espagnols venus pour demander la condamnation à mort des hérétiques
dits Priscillianistes. Saint Martin, comme saint Ambroise, blâmant ce
zèle violent qu’il ne jugeait point selon la charité, s’efforça de les
dissuader de leur projet d’autant plus que des motifs tout humains
paraissaient diriger leur conduite. «Car pour ce qui est d’Ithace, un
des deux accusateurs, dit Sulpice Sévère, on ne voyait en lui rien
de grave, rien de saint. C’était un homme audacieux, grand parleur,
impudent, ami du luxe et de la bonne chère. Il avait porté la folie
à un point étrange; toutes les personnes même les plus saintes, qui
s’adonnaient à la lecture ou se livraient à la pratique du jeûne,
étaient par lui dénoncées comme amis ou disciples de Priscillin.»

Martin, à force de représentations, obtint que l’empereur ne versât
point le sang de ces malheureux. Tout en réprouvant absolument
leurs doctrines, il jugeait suffisante la sentence épiscopale qui
excommuniait les hérétiques et les bannissait des églises profanées
par leur présence. Mais, après le départ du saint, Maxime, cédant
à de nouvelles instances, fit exécuter les coupables. L’évêque de
Tours, qui l’avait appris, forcé une seconde fois de revenir à Trèves,
témoigna vivement de son indignation en disant: «C’est une chose
monstrueuse et nouvelle que la cause de l’Eglise soit jugée par un juge
séculier.» Il refusa d’abord de communiquer avec Ithace et Idace et
ne s’y résigna que pour sauver la vie au comte Narsès et au président
Leucadius, partisans de Gratien, et auxquels Maxime ne fit grâce qu’à
cette condition. Pourtant Martin, en s’éloignant de la cour, ne put se
défendre d’une sorte de remords. «Chemin faisant, il était tout triste
et gémissait d’avoir été même une heure mêlé à une communion coupable.
Soudain un ange lui apparut: «Tu as raison de t’affliger, Martin, lui
dit-il; mais tu n’as pu en sortir autrement. Répare ta vertu, rappelle
ta constance, ou crains de mettre en danger non plus ta gloire, mais
ton salut.»

Tel est le récit, quant à cet incident grave, de Sulpice Sévère dans
ses Dialogues.

Dans un âge avancé déjà, saint Martin s’était rendu à Cande, petite
ville presque à l’extrémité de son diocèse, pour y apaiser un différend
survenu entre des membres de son clergé, lorsqu’il tomba malade.
Privé presque aussitôt de ses forces, il jugea que son heure était
proche. Les disciples qui l’accompagnaient, rassemblés autour de
son lit, murmuraient avec des sanglots: «Notre père, pourquoi nous
abandonnez-vous? A qui laisserez-vous le soin de vos enfants?»

Saint Martin, attendri par leurs larmes, levant les yeux au ciel, fit
cette prière: «Seigneur, mon Dieu, si je suis encore nécessaire à votre
peuple, je ne refuse point le travail: que votre volonté soit faite!»

«Encore qu’il fût travaillé d’une fièvre violente, dit Sulpice Sévère,
il ne diminuait rien de ses pieux et saints exercices; il passait les
nuits en prières; il contraignait son corps languissant d’obéir à son
esprit, et n’avait point d’autre lit que la cendre et le cilice...
Ayant toujours les yeux et les mains au ciel, son esprit invincible ne
se relâchait point de la prière.» C’est ainsi qu’il expira. (11 octobre
400.)

«Ceux qui furent présents à sa mort m’ont assuré qu’ils virent sur son
corps dépouillé de son âme la gloire d’un homme glorifié. Son visage
était plus reluisant que le soleil; il n’y avait pas une tache en tout
son corps, et l’on y voyait l’embonpoint, la grâce et la fraîcheur d’un
enfant... Il était plus pur que le verre, plus blanc que le lait, et
enfin on le voyait déjà comme dans la gloire de la résurrection; et
dans ce changement de la nature par qui la chair devient immortelle,
on ne saurait croire combien il vint de monde de tous côtés à ses
funérailles.... Que peut-on trouver de comparable aux obsèques de ce
saint homme? Ce ne furent point des funérailles, mais un triomphe.»

Voici en quels termes Sulpice Sévère, dans une lettre au diacre
Aurélius, annonce la mort de son vénérable maître: «Je fus accablé,
je l’avoue, mes yeux se mouillèrent et je fondis en larmes:... Ce
grand homme, je le sais, n’a pas besoin d’être pleuré, il a vaincu
et foulé aux pieds le siècle, maintenant il reçoit la couronne de
justice.... En quel homme désormais trouverai-je un pareil appui?
Qui me consolera par sa charité? Malheureux, infortuné que je suis!
Si je vis plus longtemps, pourrai-je cesser jamais de m’affliger
pour avoir survécu à Martin? La vie maintenant aura-t-elle pour moi
quelque charme? Passerai-je seulement un jour ou même une heure sans
verser des larmes? Pourrai-je, frère bien aimé, te parler de lui sans
pleurer? Mais pourquoi t’excité-je aux larmes et aux pleurs? Il ne nous
a pas abandonnés. Crois-moi, il ne nous a pas abandonnés. Il sera au
milieu de ceux qui parleront de lui, il se tiendra près de ceux qui le
prieront. La faveur qu’il a daigné nous accorder aujourd’hui, en se
montrant à nous dans sa gloire, il la renouvellera souvent et toujours,
comme, tout à l’heure, sa bénédiction descendra sur nous pour nous
protéger.»

Le même écrivain nous dit, dans la vie du Saint, en parlant de ses
vertus: «Jamais on ne l’avait vu agité par la colère ou par d’autres
passions, sa charité était merveilleuse et ne faisait acception de
personne. Toujours occupé, il passait les nuits mêmes dans la prière
ou le travail et l’épuisement de ses forces seul pouvait l’obliger à
prendre quelque repos.... On ne l’a jamais vu triste, on ne l’a jamais
vu rire. Il était toujours égal et toujours le même, et l’on admirait
sur son visage une satisfaction céleste que la nature ne donne point...
Il n’y eut jamais dans son cœur que de la piété, que de la paix et de
la miséricorde...» Le pieux historien ajoute: «Dirai-je qu’il m’a été
impossible d’avoir une entière connaissance de ses actions. Et certes
l’on a ignoré les choses qui n’ont eu que sa conscience pour spectateur
et pour témoin, parce que, ne cherchant pas la louange des hommes, il
travaillait de toutes ses forces à tenir ses vertus cachées.»

Rien n’est touchant comme la relation de la première visite faite par
Sulpice Sévère au saint prélat: «Ayant dit-il, entendu parler de la
foi, de la vie et des miracles de Martin, nous brulâmes du désir de le
voir, et entreprîmes dans cette vue un pèlerinage bien doux à notre
cœur. Or, on ne saurait croire avec quelle humilité, quelle bonté il
me reçut à cette époque, se félicitant beaucoup et se réjouissant dans
le Seigneur d’avoir été assez estimé de nous pour que le désir de lui
rendre visite nous eût fait entreprendre ce voyage. Misérable que je
suis! J’ose à peine l’avouer. Lorsqu’il daigna m’admettre à sa table
sainte, il nous offrit lui-même de l’eau pour laver nos mains. Lui-même
aussi, le soir, il nous lava les pieds sans que je me sentisse la
force de m’y refuser ou d’y opposer la moindre résistance, car j’étais
tellement accablé sous le poids de son autorité, que j’aurais cru
commettre un crime en ne me soumettant pas à tout.»

La magnifique basilique élevée à Tours en l’honneur de saint Martin,
subsista jusqu’à la révolution. Même il est à remarquer que,
quoiqu’elle eût été profanée et dévastée à l’intérieur, sa démolition
ne commença qu’après la Terreur, pendant l’année 1797. «La ruine totale
du monument fut consommée par ceux mêmes dont l’autorité eût pu le
conserver. Les cultes étaient libres. Déjà les chrétiens se pressaient
autour de l’église du patron de la France, et demandaient à la réparer
à leurs frais. Les chefs de l’administration locale décidèrent qu’elle
serait jetée par terre.» Ce qui eut lieu pendant les années 1797, 1798
et suivantes.

«Pour arriver à leurs fins, dit dans un précédent paragraphe M.
Dupuy[36], les impies recoururent à des voies détournées. On employa
d’abord la basilique à d’indignes usages. Ainsi, elle fut convertie en
bivouac pour les troupes, puis en écurie pour un régiment de cavalerie.
A cette occasion, voici ce qu’on rapporte: «A peine des chevaux
eurent-ils été placés dans l’église qu’une lumière étrange en éclaira
les voûtes. Durant plusieurs nuits ces animaux épouvantés ne cessèrent
d’inquiéter les gardiens.» «Ce fait, dit l’écrivain à qui nous
l’empruntons, serait attesté au besoin par des contemporains encore
vivants et tous dignes de foi.»

Les reliques du Saint avaient pu naguère être sauvées grâce à la
présence d’esprit et à la piété du maître sonneur de la basilique,
Martin Lhommais, et de sa cousine, Marie-Madeleine Brault. Ce pieux
trésor, renfermé dans une châsse nouvelle, ne sera pas le moindre
ornement de la grande et superbe église qui s’élève à Tours en ce
moment en l’honneur de saint Martin. D’après ce que nous savons, elle
ne fera point regretter l’ancienne et sera digne d’un des plus glorieux
patrons de la France.

[36] _Histoire de saint Martin et de son culte_; in-8º 1852.



MERCŒUR (ÉLISA)


I

En tête du premier volume de l’édition des _Œuvres complètes d’Élisa
Mercœur_ (3 vol. in-8º, 1843) se trouvent des _Mémoires_ sur
l’infortunée écrits par sa mère. Telle est la puissance d’un sentiment
vrai et profond, étranger à toute préoccupation littéraire, que ces
Mémoires offrent une lecture des plus attachantes et ne sont pas la
partie la moins intéressante de l’ouvrage. On peut leur reprocher
pourtant quelques longueurs et des redites, particulièrement en ce qui
concerne la première enfance d’Élisa; mais dans ces effusions mêmes
un peu prolixes de la tendresse maternelle, l’accent ému se rencontre
souvent, presque toujours, et rend indulgent pour ces touchants
bavardages qui sont la dernière et unique consolation d’une douleur
que les mères seules peuvent comprendre, mais dont on peut juger par
ce langage: «Elisa Mercœur est née à Nantes, le 24 juin 1809. Elle
n’avait que vingt et un mois lorsque je restai seule pour l’élever.
Alors toutes mes affections se portèrent sur ma fille, elle devint mon
horizon tout entier; je ne vis plus qu’Élisa, rien qu’Élisa, toujours
Élisa; je ne pouvais en détacher ni mes regards ni ma pensée. Depuis
lors mes yeux n’eurent plus de sommeil, j’aurais trop craint qu’en les
fermant la mort ne profitât de cet instant pour m’enlever mon trésor.»

Mais cette affection passionnée cependant n’était point aveugle et
déraisonnable, comme celle de tant de mères aujourd’hui; la raison,
en dépit des entraînements du cœur, conservait tous ses droits; Mme
Mercœur savait élever sa fille et faire violence à sa tendresse même,
si l’intérêt de l’enfant lui faisait un devoir de la fermeté. En voici
la preuve:

Élisa avait trois ou quatre ans à peine, lorsqu’un jour, en dépit de
son caractère droit et honnête, elle ne put résister à la tentation de
garder une image de la sainte Vierge qu’une petite compagne lui avait
prêtée, ce qu’elle niait avec opiniâtreté. D’aventure, la mère d’Élisa
retrouva l’image entre la robe et la chemise.

«Tu as péché, dit-elle à l’enfant, tu as volé l’image, tu vas être
fouettée! quoique je me fusse bien promis de ne jamais te battre; mais
je sens qu’il y a nécessité aujourd’hui, car tu n’as pas seulement
volé; mais tu as ajouté le mensonge au vol, défaut qui conduit à tous
les vices.

--Seriez-vous assez dure, dit la mère de Joséphine (la petite
camarade), pour fouetter Élisa à propos de ce petit morceau de papier
dont je ne donnerais pas un liard?

--Ce n’est pas pour la valeur de l’objet, madame, mais pour l’action
d’Élisa que je veux lui donner une leçon afin de n’être pas obligée
plus tard à lui en donner deux.

--Si vous faites cela, je ne vous reverrai de ma vie.

--J’en aurai un véritable regret, madame, car j’attache infiniment de
prix à votre société; mais pardonnez-moi de préférer le bonheur à venir
de ma fille à ma satisfaction particulière.»

Et Élisa fut bel et bien fouettée.

«Viens, mon enfant, viens, pauvre petite, dit alors la mère de
Joséphine, ta maman est une méchante, laisse-la.

--Taisez-vous, madame, répondit vivement Élisa, je ne vous aime plus,
vous dites des sottises à maman. Tu as bien fait de me punir, ma petite
maman mignonne, afin de m’empêcher de voler. Si maman ne m’avait pas
corrigée, madame, j’aurais pris tout ce qui m’aurait fait plaisir;
elle a bien fait, car je ne volerai plus jamais, jamais. Pardonne-moi,
ma chère maman, pour cette fois, va, je t’aime encore davantage,
ajouta-t-elle en sautant au cou de sa mère.

--Tu as bien plus raison que moi, Élisa, reprit la mère de Joséphine,
demande pour moi pardon à ta mère!

--Vous ne le ferez plus, vous ne direz plus de sottises à maman?

--Non, mon enfant.

--Eh bien, tiens, ma petite maman mignonne, pardonne-lui, elle ne le
fera plus.

Cette toute charmante anecdote qui fait autant d’honneur au bon sens
de la mère qu’à l’excellent cœur de l’enfant n’est pas de celles
assurément que je rangerai parmi les longueurs et qu’il déplaît de
lire. Je la préfère aux détails sur les leçons de lecture données par
Élisa à sa poupée ou relatifs à ses précoces dispositions littéraires.
«Dès qu’elle sut lire, elle s’appliqua tellement à l’étude, qu’on la
trouvait toujours avec un livre en main. La pensée d’un nom imprimé
avait une telle magie pour cette pauvre enfant _que dès l’âge de cinq
ans elle se rêvait une destinée d’auteur_.» Un jour qu’elle était
entrée dans une imprimerie, un brave ouvrier, lui imprima son propre
nom: Élisa, sur le bras. «Oh! vois donc, dit-elle toute joyeuse à sa
mère, que mon nom est joli quand il est imprimé.»

Je ne louerai pas beaucoup non plus certains livres que la mère mit,
dès cet âge tendre, aux mains de l’enfant, et dont le choix annonce
un médiocre discernement: «Les deux volumes de _Gonzalve de Cordoue_,
par Florian, qu’elle ne pouvait se rassasier de lire; quelques volumes
des _Mille et une nuits_; et un volume de tragédies par Ducis où se
trouvait son _Roi Lear_. Élisa lisait cette pièce si souvent qu’elle ne
tarda pas à la savoir par cœur.»

Il en arriva qu’un beau jour la mère, rentrant du marché, trouva
l’enfant debout sur son lit, drapée dans une espèce de tunique, faite
avec un rideau, et déclamant les vers du _roi Lear_. Interrogée par
sa mère, elle répondit gravement qu’elle s’exerçait pour une tragédie
qu’elle voulait composer et qui, jouée au Théâtre-Français, comme
elle y comptait, ferait la fortune de sa maman; car c’était là le
principal motif de ce bon petit cœur. La mère eut grand’peine à lui
faire comprendre que c’était un peu bientôt, et qu’avant de tenter
cette grosse entreprise, il lui restait beaucoup de choses encore à
apprendre, l’orthographe, l’histoire, la géographie, la prosodie, etc.

«Oh! tout cela mon mari peut me le montrer; je le lui demanderai dès
qu’il viendra nous voir, et je suis sûre qu’il ne refusera pas.»

Celui qu’Élisa appelait son mari ou son petit mari, était «un vieux
monsieur, disent les Mémoires, à qui Élisa a été redevable d’une
partie de son éducation et qui lui montra le français, le latin,
la géographie.» Précisément, à propos de la tragédie projetée se
lisent, dans les Mémoires, plusieurs scènes sans doute assez curieuses
entre le vieux savant et la petite fille, mais qui nous choquent
(peut-être est-ce trop de pruderie?) par ces continuels «mon petit
mari,» «ma petite femme» qui s’entremêlent sans cesse au dialogue. Ces
enfantillages, même en passant sous la plume de la mère, ne me semblent
aucunement séants, sans compter tel autre inconvénient de ce jeu
ridicule que plus tard le bonhomme, auquel la cervelle avait tourné,
s’obstinait à prendre au sérieux.

Quoi qu’il en soit, l’enfant profitait merveilleusement des leçons et
des lectures, s’il est vrai qu’à l’âge de sept ans et demi seulement,
elle ait pu composer des vers comme ceux-ci:

    Mon cher mari,

    Sont-ils donc si mauvais qu’ils ne puissent te plaire,
    Ces vers qui malgré moi s’échappent de mon cœur
    Ces vers que mon amour me dicte pour ma mère,
    Ces vers que je voudrais qui fissent son bonheur?


II

La facilité de l’enfant tenait du prodige, puisque, en outre des
connaissances dont nous avons parlé, elle avait appris le grec,
l’italien, l’espagnol et l’anglais qu’elle parlait, dès l’âge de onze
à douze ans, comme sa langue maternelle, en traduisant les auteurs
_currente calamo_. Elle dessinait aussi assez agréablement. Ce qui
n’est pas moins admirable, c’est que, dès cette époque, elle eut l’idée
de faire de ses talents une ressource pour le ménage, et qu’elle
réussit. Sa mère ayant perdu le peu qui lui restait par une faillite,
Élisa s’offrit à une amie de la famille pour être le professeur de
ses filles, et le succès fut tel qu’il lui amena bientôt d’autres
élèves. Une dame même lui proposa de la faire entrer comme professeur
d’anglais, de français, etc., dans une grande pension de Cholet.

«Maman viendra-t-elle avec moi? demanda la petite fille.

--Non, ce n’est pas possible.

--En ce cas, je refuse.

--Et pourquoi, je te prie?

--C’est qu’avec maman je puis tout, sans elle rien. Eloignée de
maman, je le sens, je n’y serais que le temps nécessaire pour mourir
de chagrin; et que deviendrait-elle alors sans moi qui suis son seul
bonheur? Elle n’aurait donc plus de consolation sur la terre?

--Mais ta maman, petite, pourrait aller demeurer à Cholet et tu la
verrais le jeudi et le dimanche.

--Ce n’est pas assez, répondit-elle vivement; j’ai besoin de la voir
toujours, et maman est comme moi, si je juge son cœur d’après le mien;
mais oui, je la connais, elle ne consentirait jamais à se séparer de
moi. N’est-il pas vrai, ma petite maman? Nous devons vivre ensemble
pour être heureuses, voyez-vous?»

Dans cette éducation si complète en apparence, où les préoccupations
scientifiques et littéraires tiennent tant de place, puisque, dès
l’âge de huit à dix ans, on mène l’enfant voir jouer la _Phèdre_ de
Racine, et qu’on parle de mettre entre ses mains le théâtre du poète,
comme celui de Corneille et de Voltaire, je crains que, au point de
vue le plus important, il ne se soit trouvé quelque lacune. Je doute
que cette excellente mère se soit autant inquiétée de l’âme de sa
fille que de son intelligence et de son cœur. Sans doute, il est
parlé quelque part, mais une fois à peine, je crois, du catéchisme,
et plusieurs fois du bon Dieu, mais pas beaucoup de la prière; chose
véritablement surprenante, inconcevable, il n’est pas dit un mot, un
seul petit mot de la première communion d’Élisa, cette circonstance
si solennelle, la plus solennelle de la vie d’une jeune fille et qui
laisse d’ordinaire un tel souvenir, non pas seulement dans son cœur,
mais dans celui de sa mère. Les _Mémoires_ se taisent complètement à
ce sujet, quand ils s’étendent trop volontiers sur d’autres détails
relativement insignifiants. Élisa, cependant, nous en aurons la preuve
plus tard, avait reçu dans son cœur la précieuse semence de la foi,
mais restée presque à l’état de germe, faute de culture assidue, ou du
moins gênée, entravée, sinon étouffée par mille autres sollicitudes,
par la passion de l’étude et bientôt les rêves de la gloire et les
séductions de la muse. Ce fut à l’âge de seize ans, qu’Élisa Mercœur
fut, pour la première fois, agitée par la fièvre de l’inspiration. En
rentrant d’un spectacle où sa mère, avec peu de réflexion sans doute,
l’avait conduite, la jeune fille, tout émue encore de ce qu’elle avait
vu et entendu, la tête en feu, ne put s’endormir, au point que sa mère
la crut malade.

«Non, non, maman, rassure-toi, mais je n’y tiens plus, il faut que
j’écrive ce que j’ai dans la tête sans attendre jusqu’à demain.»

Et prenant la plume, elle écrivit toute une pièce de quatre-vingt-huit
vers en l’honneur de la cantatrice dont la voix l’avait charmée. Puis,
se couchant, elle s’endormit d’un profond sommeil. Mais le lendemain,
à peine éveillée, elle relut ses vers, les corrigea, et les ayant
recopiés avec soin, les mit dans son sac, en se disposant à sortir pour
aller donner ses leçons.

«Je dois passer devant l’imprimerie de M. Melinet-Malassis, dit-elle à
sa mère, tant pis je me risquerai et je lui offrirai ma pièce pour le
_Journal de Nantes_.

--Va, petite.»

La démarche réussit à souhait; l’imprimeur-éditeur lut la pièce, donna
des encouragements au poète, indiqua quelques corrections, et promit
que les vers ainsi modifiés paraîtraient dans le _Lycée armoricain_,
recueil mensuel plus littéraire et plus répandu que le _Journal de
Nantes_. La publication eut lieu en effet, les vers firent du bruit,
d’autant plus que la cantatrice, Mme Allan-Ponchard, aida à les mettre
en relief par une spirituelle réponse. Quelques semaines après, le
_Lycée armoricain_ publiait, de Mlle Mercœur, une nouvelle pièce:
«_Ne le dis pas!_ morceau d’une exquise naïveté,» dit la _Biographie
universelle_ avec un enthousiasme que nous ne partageons pas, car la
pièce est assez médiocre. La _Biographie_ ajoute sur le même ton un peu
bien lyrique: «A partir de ce moment, le torrent déborda et ne put plus
être contenu... La critique s’adoucit devant la réputation croissante
d’Elisa; les honneurs qui lui furent ensuite décernés[37] réduisirent
peu à peu ses détracteurs au silence... Puis ses amis, ses admirateurs
conçurent alors le projet de recueillir ses poésies éparses dans
divers recueils et d’en faire un volume qui fut imprimé au moyen d’une
souscription; ce projet, réalisé en peu de jours, produisit une somme
d’environ 3,000 francs.» Cette première édition des poésies (in-18,
1827) s’enleva rapidement et le succès dépassa les espérances de la
jeune muse et de ses amis et protecteurs entre lesquels se trouvait
Chateaubriand, une immense autorité alors. Le volume lui était dédié;
sensible à cet hommage de sa jeune compatriote, l’illustre écrivain lui
répondit, presque poste pour poste, une lettre qui, reproduite aussitôt
dans tous les journaux de la localité, fut un évènement et acheva la
fortune du livre. Comment douter du génie d’Élisa devant des paroles
comme celles-ci et signées du plus grand nom littéraire de l’époque:

«Si la célébrité, mademoiselle, est quelque chose de désirable, on
peut la promettre sans crainte de se tromper à l’auteur de ces vers
charmants:

    Mais il est des moments où la harpe repose,
    Où l’inspiration sommeille au fond du cœur.

«Puissiez-vous seulement, mademoiselle, ne regretter jamais cet oubli
contre lequel réclament votre talent et votre jeunesse. Je vous
remercie de votre confiance et de vos éloges; je ne mérite pas les
derniers! je tâcherai de ne pas tromper la première. Mais je suis un
mauvais appui; le _chêne_ est vieux, et il s’est si mal défendu qu’il
ne peut offrir d’appui à personne.

  CHATEAUBRIAND.»

L’appui du vieux _chêne_ était plus solide que ne le disait le grand
écrivain avec trop de modestie; car peu de temps après, grâce à ce
haut patronage comme à d’autres influences, Mlle Mercœur recevait
le brevet d’une pension de 300 francs sur la cassette du roi, une
gratification du ministre de l’intérieur, une autre de la duchesse de
Berry, accompagnée d’une lettre des plus flatteuses. En même temps, les
journaux publiaient ce fragment d’une lettre de Lamartine écrivant à
un ami et à coup sûr sans trop peser ses phrases: «J’ai lu avec autant
de surprise que d’intérêt les vers de Mlle Elisa Mercœur que vous avez
pris la peine de copier. Vous savez que je ne croyais pas à l’existence
du talent poétique chez les femmes; j’avoue que le recueil de Mme Tastu
m’avait ébranlé; cette fois, je me rends et je prévois, mon cher, que
_cette petite fille nous effacera tous tant que nous sommes_.»

En lisant ces incroyables paroles, on est en vérité tenté de douter
que le poète des _Méditations_ parlât sérieusement. Mais on comprend
l’impression sur Élisa de pareilles louanges, alors qu’elles trouvaient
tant d’échos et que le succès venait leur donner une éclatante
confirmation. On admire que la tête n’ait pas tourné à la jeune fille,
et qu’elle n’ait cru que modestement à son génie, qui n’existait, il
faut bien le dire, qu’à l’état de germe.

Quand on lit maintenant, sans prévention et même avec une disposition
toute bienveillante, le recueil de vers d’Élisa Mercœur, on ne peut
se défendre de quelque surprise et d’un vrai désappointement. Le
critique de bonne foi, en dépit de sa sympathie, ne trouve là que ce
qui pouvait y être d’ailleurs, vu la grande jeunesse de l’auteur et son
éducation littéraire trop savante, trop complète: plus de réminiscences
que de spontanéité, soit pour la forme, soit pour le fond. Il y a de
l’harmonie dans les vers, parfois du souffle, comme dans la pièce
intitulée: _La Gloire!_ Mais trop souvent la pensée, même sous son
vêtement élégant, flotte incertaine et nuageuse. La rime, en général,
est banale; la facture, _idem_. Trop d’érudition et de convention quand
on voudrait de l’élan, de l’émotion, de la passion. Là, rien de neuf
et d’inattendu quoiqu’en aient dit des biographes trop bienveillants.
«Les vers d’Elisa Mercœur, d’après la _Biographie Nouvelle_ qui semble
copier l’autre, ont de l’originalité; son style a de la naïveté, de
la grâce, de la sensibilité, de la chaleur.» Or, précisément, toutes
ces qualités font en général défaut à cette poésie qui vient plus de
la tête que du cœur. Il y a plus de vérité peut-être dans cette autre
appréciation: «Certaines de ces pièces sont empreintes d’une suave
mélancolie,» témoin la pièce des _Illusions_ dont je détache ces deux
strophes:

L’ILLUSION

    Toi que Dieu mêle à l’existence,
    Léger fantôme du bonheur,
    Douce fille de l’espérance,
    Illusion, prestige, erreur,
    De songes célestes suivie,
    L’homme te répand sur sa vie,
    Ta main agite son berceau:
    Cette main toujours le caresse,
    Et quand vient la pâle vieillesse,
    Tu t’assieds près de son tombeau.

    Par toi l’infortuné soulève
    Le fardeau posé sur son cœur;
    S’il sommeille, l’aile d’un rêve
    Lui cache un instant sa douleur.
    . . . . . . . . . . . . . . . .
    Souriant ou versant des larmes,
    Par toi l’homme trouve des charmes
    Dans un regard, dans un soupir;
    Le passé près du cœur voltige,
    Et, paré de ton doux prestige,
    Fait un présent du souvenir.

[37] Élisa fut nommée membre de plusieurs académies de province.


III

Tout souriait cependant à notre poète, qui, dans l’enivrement de son
succès, se mit à rêver Paris et les triomphes du théâtre, sa première
et obstinée chimère. Certaines contrariétés d’ailleurs, en outre de
l’ambition, la poussaient à quitter sa ville natale; une catastrophe
qui lui survint au milieu de ses plus grandes joies acheva de la
décider. Au retour d’un grand bal d’où la jeune fille, présentée
à la duchesse de Berry, revenait transportée, elle ne tarda pas à
s’apercevoir qu’on avait profité de son absence et de celle de sa mère
pour pénétrer dans la maison à l’aide d’une double clef et lui dérober
toute sa petite fortune: non-seulement l’argent de la dépense courante,
mais deux sacs contenant l’année de sa pension et les gratifications
qu’Élisa venait de toucher, et, ce qui était pire, une somme de 2,000
francs destinée à l’achat d’une petite maison.

«La foudre tombée aux pieds d’Élisa ne l’aurait pas plus atterrée
qu’elle ne le fut quand elle s’aperçut du vol,» dit la mère. On ne
s’explique pas trop après cela les scrupules qui font qu’Élisa, en
dépit de ses soupçons, se refuse à toute démarche pouvant amener la
découverte du coupable.

«Restons, maman, restons!... Dussé-je avoir la preuve que c’est le
malheureux que je soupçonne, j’aime mieux qu’il plie sous le poids de
ses remords que de plier sous le poids des fers et du déshonneur.»

Peu de jours après, les deux dames partaient pour Paris où la fortune
fut prompte à les dédommager: car, l’imprimeur Crapelet, dont elles
avaient fait connaissance, offrit d’imprimer une seconde édition des
_Poésies_ en faisant toutes les avances; et bientôt après, le ministre
Martignac, auquel Mlle Mercœur avait adressé des vers, lui annonçait,
avec sa souscription personnelle pour 50 exemplaires, que sa pension
littéraire serait portée de 300 francs à 1,200 francs. Cette pension
ne faisait point double emploi avec celle qu’elle touchait sur la
cassette royale. C’était donc presque la fortune pour Élisa, d’autant
plus que la nouvelle édition de ses poésies se vendait très-bien et
que la critique, à Paris comme en province, se montrait des plus
bienveillantes, empressée à retirer ses griffes devant la jeunesse, la
grâce et la beauté.

Élisa n’avait plus, ce semble, qu’à jouir de son bonheur. Et pourtant,
et pourtant... c’est à ce moment-là même, tant le cœur humain est
insatiable, que prise de l’esprit de vertige... Mais laissons parler
l’auteur des _Mémoires_: «Fanatisée par la publicité que les journaux
donnaient aux suicides qui désolaient chaque jour quelques nouvelles
familles... Élisa finit par trouver, tant l’idée de l’immortalité a de
puissance sur une jeune imagination, que l’on n’était pas bien coupable
de sacrifier quelques jours d’existence à l’avantage de faire vivre à
jamais le nom qu’elle portait, et se promit, car la pauvre enfant était
loin de croire que son talent pût l’immortaliser jamais, de s’ôter la
vie dès qu’elle verrait jour à pouvoir le faire sans que je pusse y
mettre obstacle.»

En effet, une après-midi, profitant de l’absence de sa mère, la
malheureuse jeune fille allumait le fatal réchaud, et sans le retour
imprévu de Mme Mercœur, forcée par la pluie de rentrer au logis, c’en
était fait de l’infortunée; déjà l’asphyxie semblait complète et l’on
eut grand-peine à ramener Élisa à la vie. Mais avec celle-ci la raison
revint. «Je ne puis dire tout ce qu’eut de déchirant la scène que mon
désespoir et le repentir de ma fille provoquèrent à son réveil...
Élisa, comprenant par sa triste expérience que qui s’expose au danger
le trouve, renonça pour jamais à la lecture des journaux, et se
promit, si jamais elle devenait mère et que le ciel lui donnât des
filles, de ne pas leur en laisser lire plus que des romans.» Très-bien,
très-bien! mais on regrette que l’auteur des Mémoires ajoute en note:
«_Élisa faisait des romans et n’en lisait pas._»

Ce tragique épisode, au reste, prouverait une fois de plus, s’il en
était besoin, que toutes les lectures ne sont pas aussi inoffensives
que certaines personnes, et messieurs les journalistes en particulier,
aujourd’hui le prétendent.

Le repentir d’Élisa était sincère autant que profond puisque jamais ne
lui revint cette malheureuse et coupable pensée de suicide. D’ailleurs,
pour lui faire oublier sa mélancolie, le monde lui offrait des
distractions qui ne flattaient pas que sa seule vanité, il lui offrait
l’enivrement de ses fêtes! «Bientôt après notre arrivée, dit la mère,
Élisa reçut un nombre infini d’invitations et l’accueil que lui fit
la société, la faisait s’applaudir de jour en jour d’avoir pris la
résolution de venir à Paris!»

Étrange illusion! car pour l’artiste, pour le poète que d’inconvénients
et de dangers dans cette fréquentation habituelle du monde, dont
la fascination distrait et détourne du travail sérieux, ôte à
l’inspiration sa fraîcheur et sa spontanéité, et nous abuse par des
ovations menteuses qui saluent comme des chefs-d’œuvre les plus
médiocres ébauches, les refrains les plus banals d’une ritournelle
connue. Peut-être le danger était-il plus grand encore pour notre
poète, dont un biographe qui la connaissait bien a dit: «La nature
l’avait douée d’une de ces âmes ardentes qui n’ont d’autres ressources
que les passions ou les arts[38].»

Élisa, que son intelligence élevée, son amour de l’étude et de plus
nobles plaisirs auraient dû rendre dédaigneuse de ces misérables
séductions du monde, s’en laissa trop affoler, paraît-il. La révolution
de Juillet lui ayant fait perdre ses protecteurs, elle ne conserva de
ses pensions que celle du ministère de l’intérieur, mais réduite à 300
francs! «Accueillie dans les salons de l’aristocratie littéraire, dit
M. Louvot[39], mademoiselle Mercœur avait contracté des habitudes qui
faisaient toute sa vie, mais qu’il lui eût été impossible désormais
de satisfaire si elle ne se fût de nouveau résignée à travailler pour
vivre. En outre de diverses publications, elle fournit simultanément
des articles au _Conteur_, au _Protée_, au _Journal des femmes_, etc...
Son énergie morale eût fini par lui faire oublier les amères déceptions
auxquelles elle avait un moment failli succomber, si une maladie de
poitrine, développée par les veilles et les fatigues, n’était venue
l’enlever, le 7 janvier 1835.»

Entre ses déceptions, la plus amère aurait été, d’après les
_Mémoires_, le refus fait par M. Taylor, administrateur général de
la Comédie-Française, de mettre à l’étude la tragédie de _Boabdil_,
reçue par le comité. La pièce cependant, où l’intérêt ne manque pas,
est écrite avec une vigueur, un accent ému et passionné qu’on n’eût pu
attendre de l’auteur d’après ses premières poésies. Aussi, confiante
dans le résultat de la représentation si elle avait eu lieu, Élisa
répétait avec désolation sur son lit de douleur même:

«Si Dieu m’appelle à lui, ma pauvre maman, on fera mille contes sur ma
mort: les uns diront que je suis morte de misère, les autres d’amour!
Dis à ceux qui t’en parleront que le refus de M. Taylor de faire jouer
ma tragédie a seul fait mourir ta pauvre enfant.»

«Il y a bien de la vanité dans tout cela!» comme dit Bossuet.
Heureusement aussi que des pensées plus sérieuses préoccupaient
l’infortunée. Voici ce que sa mère nous raconte et qu’on a la
consolation de lire: «Désirant rentrer à Paris absoute de ses fautes,
Élisa dit au curé du village qui venait la voir plusieurs fois par jour:

«Voudrez-vous, bon vieillard (il avait quatre-vingts ans), entendre
demain l’aveu des fautes d’une pauvre fille qui se trouvera heureuse,
si elle meurt, d’emporter au ciel votre sainte bénédiction, et, si elle
vit, de porter dans le monde ce doux fardeau de grâces.

«Puis s’apercevant de l’effort que je faisais pour retenir mes larmes:

«Du courage, ma bonne mère, me dit-elle en me serrant fortement la
main, du courage, n’affaiblis pas le mien par tes larmes, j’en ai
tant besoin pour supporter l’idée du désespoir que te causera notre
séparation.»

«L’honnête curé pleurait à sanglots. Dès qu’il lui eut administré les
secours de notre divine religion, je la ramenai à Paris.»

J’aime à pouvoir ajouter encore à l’honneur de la mère et de la fille,
que celle-ci, sentant la mort venir, souffrait moins de sa maladie
et de ses douleurs que de son impuissance, inquiète de l’avenir pour
celle qu’elle allait laisser seule. Aussi, déjà presque mourante,
par un suprême effort, elle ressaisit sa plume et recommanda sa mère
au ministre de l’instruction publique, M. Guizot[40], dans des vers
qui sont des meilleurs qu’ait faits Élisa et où vibre l’accent d’une
sincère émotion; cette prière jaillit du plus profond du cœur:

            Dans une route défleurie,
    Sous un ciel froid qu’oublie un soleil bienfaisant,
            Je n’ai rencontré pour ma vie
    Qu’indigence, regrets, vains désirs... et pourtant
    J’ai peur de la quitter cette existence amère,
    Et je viens vous crier: Sauvez-moi pour ma mère!
    Pour elle qui, sans moi, ployant sous le chagrin,
    Seule au monde de l’âme, à ceux dont sa misère
    En cherchant la pitié trouverait le dédain,
            Irait, dans sa douleur cruelle,
    Dire: «Ma fille est morte, oh! donnez-moi du pain!
    «Du pain, je n’en ai plus, pauvre enfant, c’était elle
            «Dont le sort faisait mon destin.»
    Ah! que ce cri jamais à ses lèvres n’échappe! etc.

Ces vers, écrits par une agonisante, prouvent qu’Élisa était peut-être
plus réellement poète qu’on ne le penserait d’après son recueil, venu
prématurément et avant la saison, pareil à ces fleurs qu’une chaleur
factice fait éclore dans la serre au risque d’épuiser la plante. Rien
de plus dangereux pour les jeunes talents que les encouragements trop
facilement prodigués à ces premiers et pâles essais, fruits d’une
production hâtive. Si l’amitié, plus sévère pour Élisa, n’eût pas si
vite caressé cette impatience naturelle à un jeune auteur, exalté ses
espérances de gloire par des louanges exagérées, sûrement elle eût
laissé mûrir sa pensée, elle eût su attendre l’heure de l’inspiration
véritable et appris à la traduire, à la couler dans un moule plus
personnel et orné de plus riches ciselures. Elle ne se fût pas laissé
tenter, éblouir, fasciner par ce fatal mirage de Paris, qui en a perdu
et perdra tant d’autres, en dépit des sages conseils et des terribles
exemples.

Nous ne saurions trop le dire, ô jeunes gens, et vous, bien plus
encore, pauvres filles, qu’un entraînement si souvent funeste pousse
vers la capitale par des espoirs de fortune ou de gloire, tremblez,
tremblez d’être le jouet d’une illusion perfide. Pesez bien vos forces
avant de vous risquer dans cette formidable mêlée. Vous, jeune poète,
vous, jeune artiste, n’en croyez pas trop vite, non pas seulement les
amis de la famille, les journaux complaisants de la localité, mais des
juges en apparence plus compétents, plus sévères qui trouvent facile et
commode de répondre à la flatterie intéressée par un compliment banal
plutôt que par une dure, mais courageuse et utile vérité.

Plût au ciel qu’il en eût été ainsi pour notre poète après ses
premières publications! restée sans doute dans sa ville natale,
entourée de ses protecteurs naturels et dans un milieu tout
sympathique, elle eût continué sa vie d’études et de paisibles labeurs,
doucement reposée d’un travail agréable par une promenade à travers
les champs ou par quelque bonne causerie avec de vieux amis. Sans doute
son succès eût été moins rapide, mais plus sûr et plus durable, loin
de cette atmosphère parisienne où l’on vit dans une fièvre continuelle
et qui roule l’imprudent qui s’y laisse une fois prendre dans son
dévorant tourbillon en ne lui laissant bientôt ni repos ni trève. Car à
la fatigue d’une journée laborieuse succédera souvent la fatigue d’une
veille ardente où les succès de la vanité, vanité de femme et vanité
d’auteur, sans jamais satisfaire complètement, ne font que rendre la
passion plus insatiable, et surexciter le désir impatient de nouvelles
et semblables émotions. Ainsi le malheureux que la fièvre dévore sent
par la boisson même s’augmenter sa soif inextinguible.

Oh! bien sûrement, Élisa, demeurée dans sa ville natale, n’aurait pas
entendu tant et de si bruyants échos répéter son nom! Mais n’eût-il
pas été murmuré par des voix plus connues et plus chères, celles de
ses jeunes compagnes, de ses jeunes amies! peut-être par la voix d’un
époux digne d’elle, mais à qui fit peur la célébrité de la muse et la
compagnie de la femme de lettres, et bien plus auteur que femme. Élisa
Mercœur, dans son premier milieu, aurait vécu mère de famille heureuse
et honorée, ou si, jeune fille, elle eût succombé prématurément touchée
par le doigt invisible, oh! combien ce semble, plus doucement, on l’eût
vue s’éteindre! Que de précieuses consolations auraient charmé pour
l’infortunée les longues heures de sa lente agonie!

Croyez-en le poète, enfant aussi de la Bretagne:

    Oh! ne quittez jamais, c’est moi qui vous le dis,
    Le devant de la porte où l’on jouait jadis,
    L’église où, tout enfant, et d’une voix légère,
    Vous chantiez à la messe auprès de votre mère;
    Et la petite école où, traînant chaque pas,
    Vous alliez le matin, oh! ne la quittez pas!
    Car une fois perdu parmi ces capitales,
    Ces immenses Paris, aux tourmentes fatales,
    Repos, fraîche gaîté, tout s’y vient engloutir,
    Et vous les maudissez sans en pouvoir sortir.

Brizeux, hélas! parlait d’après sa propre et cruelle expérience.

[38] M. Mellinet, l’imprimeur de Nantes si dévoué pour Élisa Mercœur.

[39] _Biographie universelle._

[40] Outre les secours immédiats, M. Guizot accorda une pension à la
mère d’Élisa.



MOLIÈRE


    Oh! que m’ordonnes-tu, Muse, pour cette fois,
    Je ne puis obéir, frissonnant à ta voix.
    Non, ne l’exige pas. Quoi! moi, qu’inexorable,
    J’exécute, en bourreau, cet arrêt implacable,
    Et qu’au lieu de jeter un voile sur leurs torts,
    J’ose porter la main sur la cendre des morts?
    Outrager un tombeau, mais c’est un sacrilége!
    --Enfant, tu te souviens des leçons du collége!
    Est-il mort celui-là dont les écrits vivants
    Charment tant de lecteurs, adorateurs fervents?
    Vit-il pas dans son œuvre, hélas! impérissable?
    --Un si rare génie?--Il en est plus coupable!
    --Mais à son piédestal, ingrat, porter ce coup,
    Moi parfois son disciple et qui lui dois beaucoup?
    --Ne dois-tu rien à Dieu? Vois-tu pas qu’il outrage,
    Ce Molière, à plaisir l’honneur du mariage?
    Le foyer domestique est par lui diffamé?
    --Boileau, sage et prudent, pourtant l’a peu blâmé
    Et de tous ses Dandins ne lui fit pas un crime.
    --Notre illustre Boileau, que j’aime et que j’estime,
    Le poète entre tous grave, honnête, sensé,
    L’a, je le sais aussi, largement encensé.
    Mais l’Horace français, tolérant casuiste,
    Ne jugeait point toujours de l’art en moraliste.
    Critique à l’œil de lynx et jamais endormi,
    Mais voyant dans Molière un confrère, un ami,
    Le vieux Boileau gardait pour les sots ses férules,
    Prompt à les quereller pour de simples virgules.
    S’il me faut te le dire enfin, quoique tout bas,
    Boileau fit plus d’un vers que je n’approuve pas.
    --Muse, tu me fais peur, terriblement sévère,
    --Pour ceux que j’aime, enfant, je dois être sincère,
    Car leur gloire est la mienne, et si, malgré ma loi,
    Ils viennent à faillir, s’en prend-on pas à moi?
    Va, tu ne peux savoir combien certaines pages,
    Que dis-je? quelques vers ont causé de ravages!
    Tremble, jeune homme, tremble, orgueilleux de ton lot!
    Souvent, pour perdre une âme, il a suffi d’un mot.
    Ah! notre art, sais-tu bien, n’est pas un jeu frivole.
    --Il est trop vrai, moi-même, une simple parole,
    Je l’éprouve, un seul mot, un mot dit au hasard,
    Quelquefois pour le cœur semble un coup de poignard.
    --Et tu peux t’étonner si j’accuse Molière?
    --Hélas!--Et si devant cette ombre familière
    Je veux qu’en t’inclinant, sévère et solennel,
    Tu ne l’excuses pas quand il fut criminel;
    Et, fût-ce avec douleur, qu’en juge incorruptible,
    Malgré son art savant, suprême, irrésistible,
    Tu saches le blâmer?--Moi, moi, qu’à ce géant
    J’ose bien m’attaquer, oubliant mon néant?
    --Souviens-toi de David. Mais, enfant, je t’écoute,
    Quand j’ai droit d’ordonner. Va, moi-même il m’en coûte,
    Et c’est avec chagrin que, préférant me taire,
    Je dois forcer ma bouche à ce langage austère.
    Car ce poète aussi m’est cher. Mais quoi, doté
    Si richement par moi, comment, en effronté,
    De mots qui font rougir vint-il souiller la scène,
    En immortalisant mainte pensée obscène?
    Les plus honnêtes gens en parlent chapeau bas,
    Le préjugé l’absout, je ne l’absoudrai pas,
    Merveilleux enchanteur, mais terrible génie!
    Ah! dans le cœur gardant sa mémoire bénie,
    L’innocence rit-elle à son fier piédestal?
    Et quel bien a-t-il fait, lui qui fit trop de mal?
    Quel est le malheureux, faible et tenté qui lutte,
    Et dont sa noble voix ait empêché la chute?
    L’adolescent naïf, mais déjà combattu,
    En reçoit-il la force, appui de la vertu?
    Demande-moi plutôt (Hélas! faut-il le dire,
    Et que la vérité ressemble à la satire!)
    Demande-moi plutôt combien de jeunes cœurs,
    Hélas! se sont flétris à ses accents moqueurs!
    Combien en l’écoutant d’une âme encor paisible,
    Sentent gronder en eux un orage terrible!
    Que d’Agnès a séduits la voix de l’histrion,
    Et que d’époux trompés grâce à l’Amphytrion!
    Pour l’écrivain coupable est-il assez de blâmes,
    Enfant, pour celui-là, le meurtrier des âmes,
    Et qui, crime sans nom, irréparable tort!
    En se jouant, les voue à l’éternelle mort?

    Puis encor, ce divorce éternel qui divise,
    Un bon juge l’a dit[41], le théâtre et l’église,
    Molière l’a voulu, lui, cet homme de bien,
    Qui donne à l’hypocrite un masque de chrétien.
    Ce fut erreur sans doute et non malice noire,
    Il le dit assez haut pour qu’on doive le croire.
    Mais, gaudisseur sans frein, de sa morale, hélas!
    Scandale du lecteur, il ne s’excuse pas,
    Faut-il qu’on applaudisse aux crimes du génie?
    Mais c’est lui qui surtout voue à l’ignominie
    Le théâtre souillé par d’illustres excès!
    Et son fatal exemple, absous par le succès,
    A tous ses successeurs semble frayer la route.
    A ta tâche tu fis, Molière, banqueroute.
    Tu pouvais épurer le théâtre naissant,
    Tu le pouvais, toi seul, magicien puissant;
    Quand il se débattait encore dans ses langes,
    O Maître, tu pouvais en secouer les fanges,
    Et le public sans doute eut écouté ta voix,
    Si loin de le flatter, comme tu fis des rois,
    Pour ses vices chéris, ses coupables faiblesses,
    Tu n’avais jamais eu de ces lâches tendresses!
    Si ton art sérieux, dans ses libres façons,
    N’eut pas craint de donner de sévères leçons,
    Mieux instruit, le public, en te laissant ta place,
    Aurait voulu toujours qu’on marchât sur ta trace.
    Le théâtre plus pur en serait-il moins grand?
    Qu’il cesse d’étaler ce mensonge flagrant,
    Du frontispice ancien qui l’appelle une école!
    C’est le temple plutôt du vice, infâme idole,
    Le foyer de la peste et des corruptions
    Que doivent foudroyer nos malédictions.

[41] M. Edouard Thierry, dans un de ses feuilletons du _Moniteur_
quand celui-ci était le _Journal officiel_.



MONCEY


I

Dans peu de jours, va s’inaugurer un monument en l’honneur du maréchal
Moncey, duc de Conégliano, sur la place Clichy[42], près de l’ancienne
barrière qui fut le principal théâtre de sa gloire. Car, avec six mille
hommes seulement qu’il déploya sur les hauteurs de Saint-Chaumont,
de Belleville, des Batignolles, le maréchal tint en échec, pendant
toute la journée du 30 mars 1814, les armées alliées qui, par masses
énormes, affluaient sur la capitale. Il ne cessa le feu que le dernier,
quand il sut qu’une capitulation avait été signée par Marmont, duc de
Raguse. Rassemblant alors les débris de ses troupes, il les conduisit à
Fontainebleau, jaloux de prouver à l’Empereur qu’il s’était jusqu’à la
fin montré digne de sa confiance. Car c’est à Moncey, nommé commandant
général de la garde nationale parisienne, que Napoléon avait dit, en
partant pour sa campagne d’hiver:

«C’est à vous et au courage de la garde nationale que je confie
l’Impératrice et le Roi de Rome.»

L’abdication signée (11 avril 1814), Moncey envoya au gouvernement
provisoire l’adhésion du corps de la gendarmerie et la sienne, puis
il se rallia au gouvernement de la Restauration, ce qui, dans les
circonstances actuelles, était faire acte de patriotisme. Nommé
chevalier de Saint-Louis et pair de France, il fut conservé dans
ses fonctions d’inspecteur-général de la gendarmerie. Mais, l’année
suivante, Napoléon, lors du retour de l’île d’Elbe, comprit dans la
promotion de pairs du mois de juin le maréchal Moncey, qui ne crut
pas devoir refuser. Aussi, après les Cent-Jours, fut-il éliminé de la
haute Assemblée où il ne fut appelé de nouveau à siéger qu’en 1819.
La fermeté du caractère cependant, pas plus que le courage des champs
de bataille, ne manquait à Moncey; il en donna la preuve bientôt
après. Nommé, en août 1815, président du conseil de guerre appelé à
juger le maréchal Ney, le duc de Conégliano refusa par une lettre
adressée au roi, lettre qui, malgré la vivacité de certains passages,
témoigne de la générosité de son cœur et sait allier la sincérité du
respect à la noble et courageuse franchise. Cependant, voyez ce qu’il
en est des prévisions humaines, et comme on peut se tromper même
avec les intentions les meilleures, Moncey, ainsi que ses collègues
les maréchaux, en acceptant, au lieu de refuser, d’être les juges de
leur ancien compagnon d’armes, pouvaient lui sauver la vie, puisqu’il
dépendait d’eux de l’acquitter. Voici la lettre en question:

«Sire, placé dans la cruelle alternative de désobéir ou de manquer à
ma conscience, j’ai dû m’en expliquer à Votre Majesté. Je n’entre pas
dans la question de savoir si le maréchal Ney est innocent ou coupable;
votre justice et l’équité de ses juges en répondront à la postérité
qui pèse dans la même balance les lois et leurs sujets; mais, Sire,
je ne puis me taire sur les dangers dont on environne Votre Majesté.
Eh quoi! le sang français n’a-t-il pas assez coulé? Nos malheurs ne
sont-ils pas assez grands? L’avilissement de la France n’est-il pas
à son dernier période? Est-ce lorsqu’on a besoin de rétablir, de
restaurer, d’adoucir et de calmer, qu’on nous propose, qu’on exige de
nous des proscriptions? Ah! Sire, si ceux qui dirigent vos conseils ne
voulaient que le bien de Votre Majesté, ils lui diraient que jamais
l’échafaud ne fit des amis; croient-ils que la mort soit si redoutable
pour ceux qui la bravèrent si souvent? C’est au passage de la Bérésina,
Sire, c’est dans cette malheureuse catastrophe que Ney sauva les débris
de l’armée. J’y avais des parents, des amis, des soldats enfin qui sont
les amis de leurs chefs; et j’enverrais à la mort celui à qui tant de
Français doivent la vie, tant de familles leurs fils, leurs époux,
leurs parents? Non Sire, s’il ne m’est pas permis de sauver mon pays,
ni ma propre existence, je sauverai du moins l’honneur; et s’il me
reste un regret, c’est d’avoir trop vécu, puisque je survis à la gloire
de ma patrie.

»Quel est, je ne dis pas le maréchal, mais l’homme d’honneur qui ne
sera pas forcé de regretter de n’avoir pas trouvé la mort dans les
champs de Waterloo? Ah! peut-être si le maréchal Ney avait fait là ce
qu’il avait fait tant de fois ailleurs, peut-être ne serait-il pas
traîné devant une commission militaire, peut-être ceux qui demandent
aujourd’hui sa mort imploreraient sa protection.

»Excusez, Sire, la franchise d’un vieux soldat qui, toujours éloigné
des intrigues, n’a connu que son métier et sa patrie. Il a cru que la
même voix qui a blâmé les guerres d’Espagne et de Russie pouvait parler
le langage de la vérité au meilleur des rois, au père de ses sujets.
Je ne me dissimule pas qu’auprès de tout autre monarque ma démarche
aurait été dangereuse; je ne me dissimule pas non plus qu’elle pourra
m’attirer la haine des courtisans; mais si, en descendant dans la
tombe, je puis, avec un de vos illustres aïeux, m’écrier: _Tout est
perdu fors d’honneur!_ alors je mourrai content.

  »MONCEY,
  »duc de Conégliano.»

«Mais ce refus, dit M. Michaud, junior[43], ne put empêcher l’issue
d’un procès que voulait, qu’exigeait une puissance supérieure à celle
de Louis XVIII. Le duc de Conégliano fut suspendu de ses fonctions de
maréchal de France, et il expia pendant plusieurs mois à la prison de
Ham sa noble résistance. Ce qui prouve que la volonté royale n’avait eu
aucune part à la condamnation du malheureux Ney, c’est qu’aussitôt que
le mouvement de réaction et d’orage fut passé, le roi se hâta de rendre
toute sa faveur à Moncey, et qu’en 1823, il lui confia l’un des postes
les plus importants de la guerre d’Espagne.» Dans cette campagne, où
il eut à lutter contre Espoz et Mina, Moncey prouva que le doyen des
maréchaux français n’avait rien perdu de sa vigueur.

«Il eut cependant de grandes difficultés à vaincre, dit un écrivain
militaire. Ce n’est pas ici que nous rappellerons les embarras de
toutes sortes que l’on suscita au maréchal Moncey, et qui auraient
porté le dégoût dans une âme moins bien trempée que la sienne. Ce
n’est pas ici non plus que nous redirons combien, pendant la dernière
campagne d’Espagne, Moncey fut digne de sa réputation impériale. A
cheval vingt heures par jour, il fut à soixante-dix ans ce qu’il avait
été toute sa vie, actif, intrépide, juste, respecté des ennemis, adoré
de ses soldats.»

Aussi le poète des _Méditations_ put dire dans le _Chant du Sacre_:

    C’est MONCEY! Des combats le bruit l’a rajeuni.
    Malgré ses traits flétris sous les glaces de l’âge,
    Les camps l’ont reconnu... mais c’est à son courage.

Ce glorieux passé, auquel Lamartine fait allusion, nous aurions dû,
suivant les errements habituels de la biographie, le raconter d’abord,
mais entraîné par le sujet nous sommes entré tout d’abord de plain pied
dans le récit, et il est bien tard pour revenir en arrière. Aussi nous
bornons-nous à résumer, en quelques lignes, la première partie de la
carrière militaire du maréchal.

Né à Besançon, le 31 juillet 1754, Moncey (Bon-Adrien Jannot, de),
était fils d’un avocat au parlement de la capitale de la Franche-Comté.
Entraîné par son penchant vers l’état militaire, dès l’âge de quinze
ans, s’échappant du collége, il s’engageait dans le régiment de
Conti-Infanterie. Racheté six mois après, un peu contre son gré,
par son père qui désirait qu’il suivît une autre carrière, Moncey
s’engagea de nouveau, au mois de septembre 1769, comme grenadier dans
le régiment de Champagne-Infanterie, et fit, en cette qualité, en 1773,
la campagne des côtes de Bretagne. Racheté de nouveau, il essaya pour
complaire à sa famille de l’étude du droit, mais avec peu de succès,
et, libre enfin de suivre sa vocation, il entra dans la gendarmerie
de Lunéville, corps d’élite, où les simples soldats, après quatre
années de service, avaient rang de sous-lieutenant. Il passa avec ce
grade dans les volontaires de Nassau-Liégen. La Révolution le trouva
lieutenant et le fit capitaine (1791).

Dès lors, son avancement fut rapide; nous le voyons, au mois d’août
1794, général en chef de l’armée chargée d’opérer contre l’Espagne.
Après avoir inauguré son commandement par les victoires du Luxembourg
et de Villa-Nova, il conquit toute la Navarre, à l’exception de
Pampelune. Ses succès, plus décisifs encore l’année suivante, à
Castellane, Tolosa, Villa-Real, etc., amenèrent la signature de la
trève de Saint-Sébastien, qui fut bientôt suivie du traité de Bâle.
N’oublions pas ce détail: pendant qu’il commandait en chef l’armée
des Pyrénées-Orientales, Moncey eut soin de faire abattre le monument
de Roncevaux, pyramide élevée en mémoire de la défaite des preux de
Charlemagne. Un décret de la Convention déclara que le général avait
bien mérité de la patrie.

A propos de cette campagne d’Espagne, si vigoureusement menée, le
représentant Garat écrivait: «Les soldats de Moncey ne sont pas des
hommes, mais des démons ou des dieux.»

Nommé au commandement de l’armée des côtes de Brest, Moncey prit, au
mois de septembre 1796, le commandement de la 11e division militaire à
Bayonne, qu’il quitta, après le 18 brumaire, pour la division de Lyon.
Il eut une part brillante à la campagne d’Italie, et vers 1801, appelé
à Paris, il fut nommé inspecteur de la gendarmerie. Le voyage qu’il
fit en 1803, dans les Pays-Bas, avec le premier Consul, acheva de lui
gagner la confiance de celui-ci qui, en 1804, le nomma grand-cordon de
la Légion d’Honneur et maréchal de France; en 1808, duc de Conégliano.
Dans cette même année et dans la suivante, Moncey servit en Espagne et
se montra digne de lui-même, encore qu’il eût échoué devant Sarragosse,
où commandait l’héroïque Palafox.

Le maréchal ne prit point part à la campagne de Russie qu’il n’avait
pas hésité à désapprouver; et malheureusement les résultats ne lui
donnèrent que trop raison. L’Empereur, comme on l’a vu, ne lui garda
pas rancune de son opposition, et peut-être même, le premier moment
d’humeur passé, il ne l’en estima que davantage.

[42] Elle prendra, paraît-il, le nom de: place Moncey.

[43] _Biographie universelle._


II

Le roi Charles X ne se montra pas moins bienveillant que son frère
Louis XVIII pour le vieux et illustre maréchal qui avait été l’un de
ses pairs au Sacre. Aussi notre impartialité habituelle ne nous permet
pas de le dissimuler: on a regret de voir Moncey, lors des évènements
de 1830, faire si promptement acte d’adhésion au gouvernement. Il
eût été plus digne de lui de se résigner à la retraite et de ne pas
prêter de nouveaux serments. On comprend, on approuve même qu’un jeune
officier, qu’un jeune général hésite à briser son épée au début ou
au milieu de sa carrière, et ne se prive pas volontiers du bonheur
de servir son pays; mais le vétéran, arrivé aux suprêmes honneurs,
et sur lequel sont fixés tous les regards, a des devoirs, ce semble,
plus sévères, et il est des cas où, pour l’exemple, il lui faut savoir
faire, fût-ce au sentiment exagéré de sa dignité, le sacrifice de sa
satisfaction personnelle et d’une position dont l’habitude a fait un
besoin. C’est ce que comprit admirablement Drouot dans sa fidélité
chevaleresque à son premier et unique serment.

Moncey fut nommé, en 1834, gouverneur des Invalides, en remplacement
de Jourdan, qui venait de mourir. «C’était, dit Michaud, un emploi
qui convenait parfaitement à son esprit d’ordre et de discipline,
mais ce fut en vain qu’il essaya d’y réformer quelques abus dans
l’administration. Le ministre de la guerre, Maison, étant intervenu,
le vieux maréchal lui répondit avec une force et une énergie dont
on ne le croyait plus capable. Il fallut pour le calmer recourir à
l’intervention la plus puissante et la plus élevée.»

Lors du retour en France des cendres de Napoléon Ier et de la solennité
funéraire du 15 décembre, Moncey, quoique malade, et pouvant à peine
se mouvoir, malgré la rigueur d’un froid excessif, se fit porter dans
l’église et voulut assister à la cérémonie tout entière. «Lorsque parut
le glorieux cercueil porté sur les épaules des marins, un frémissement
parcourut l’assemblée, dit un témoin oculaire[44], le Roi descendit
de son siége pour venir à la rencontre du cercueil; tout le monde se
leva. Le vieillard (Moncey) assis à gauche de l’autel, voulait se lever
aussi, les forces lui manquèrent, il retomba sur son fauteuil. Un
éclair d’émotion passa sur ce visage déjà marqué de l’empreinte de la
mort, et de son regard éteint un instant ranimé, le vieillard semblait
dire: _J’ai assez vécu!_»

Quelques semaines après (20 avril 1842), le vieux guerrier, en effet,
avait cessé de vivre, et, dit à ce sujet le capitaine Ambert: «Les
premières impressions de son enfance ne s’étaient pas effacées, et
le vieux maréchal de France se souvenait des principes que recevait
jadis le fils de l’avocat au parlement de Besançon. Moncey était donc
religieux; mais de cette religion inséparable de la haute morale. Nous
avons vu le prêtre administrer les derniers sacrements au vieux soldat,
et ce spectacle était plein de grandeur et de majesté.»

«Un des vieux compagnons du maréchal Moncey était-il dans la peine, dit
le même biographe; une pauvre veuve de soldat, un orphelin avaient-ils
besoin d’appui; le duc de Conégliano s’empressait de tendre la main
pour soulager l’infortune. Il ouvrait des écoles pour les enfants du
laboureur, il relevait l’église du village, construisait des ponts
pour le commerce; et cependant sa fortune était médiocre, puisque son
patrimoine n’allait pas à 10,000 fr. de revenu.

«Un peu inquiet par caractère et même difficile dans ses rapports, le
maréchal Moncey n’en était pas moins doué de cette sorte de bonté naïve
qui est toujours l’indice d’une belle âme. Semblable aux patriarches
des anciens temps, il soignait la vieillesse de ses serviteurs. Il
n’était pas jusqu’à ses chevaux qui ne fussent protégés jusqu’à la
mort. Il eut ainsi _vingt-neuf vieux_ chevaux qu’il ne voulut jamais
vendre, parce qu’ils eussent été malheureux loin de lui. Cette religion
des souvenirs a quelque chose de touchant que l’on aime à trouver chez
les grands hommes de guerre.»

Quelques anecdotes encore: elles achèveront de mettre en relief cet
admirable caractère.

Lors de la paix de Saint-Sébastien, le gouvernement espagnol, craignant
que l’arsenal de Bilbao, riche en munitions de toute espèce, ne fût
évacué sur la France, envoya deux membres du conseil de Castille au
général Moncey, afin d’obtenir de lui que l’arsenal de Bilbao ne
restât pas compris dans le traité. Les députés ne lésinèrent pas, et
ils offrirent du premier coup au général Moncey, pour que la clause en
question fût rayée du traité, une somme ronde de un million cinq cent
mille francs! Pouvaient-ils douter de la réussite sachant que Moncey,
comme nos autres généraux à cette époque, touchait pour toute solde 8
francs par mois en numéraire? Pour toute réponse cependant, en présence
même des députés espagnols, Moncey donna l’ordre d’envoyer en France,
où l’on manquait de tout, le matériel immense de l’arsenal espagnol.

Lorsque Moncey commandait les troupes françaises dans la république
Cisalpine, la municipalité de Milan lui fit offrir, à titre de
représentation, une forte indemnité de guerre. Il s’agissait de 400
mille fr. par mois:

«Je vous remercie, messieurs, mais ne puis rien accepter pour moi-même,
répondit Moncey; mais puisque vous comprenez que le soldat souffre,
vous donnerez à chaque fusilier quatre sous par jour; les généraux
seront satisfaits.»

C’est bien là le langage de celui qui disait: «L’officier doit se lever
le premier et se coucher le dernier; il est le protecteur du soldat.»

Pendant le consulat, Moncey eut la plus grande part à l’organisation de
la gendarmerie, destinée à remplacer l’ancienne maréchaussée, et dont
il fut tout naturellement nommé commandant en chef: «Un jour, dit le
capitaine Ambert, Moncey faisait observer à l’Empereur que le poste de
chef de la force publique à l’intérieur était d’une telle importance,
qu’il y faudrait placer un frère du monarque.

«Ce poste est tellement important, son influence est si grande, disait
Moncey, qu’il faut, pour l’occuper, plus que des talents de guerre,
plus que des dignités sociales.

--C’est vrai, dit l’Empereur, on ne confie pas une telle armée à tous
les bras; mais Moncey est trop fort et trop sûr, pour que je ne la lui
abandonne pas toujours.»

Condisciple de Pichegru, Moncey resta lié avec ce général; aussi lors
de l’arrestation de Pichegru, des lettres de Moncey furent trouvées
dans ses papiers, lettres d’ailleurs nullement compromettantes.
Pourtant «quelqu’un crut pouvoir hasarder de perfides insinuations
contre les généraux dont les lettres se trouvaient dans le portefeuille
de Pichegru.» L’attaque dans sa forme semblait surtout dirigée contre
Moncey. Napoléon répondit d’un ton calme mais sévère à l’accusateur:

«Vous ne vous connaissez pas en hommes: _Moncey est honnête jusque dans
ses pensées les plus intimes_.»

L’opinion de l’Empereur sur le vieux soldat n’a jamais varié, puisqu’à
Sainte-Hélène il écrivait: «Moncey est un honnête homme.»

Cet honnête homme, cet héroïque soldat joignait à tant de belles
et rares qualités une singulière modestie, témoin la lettre qu’il
écrivait, au mois d’août 1794, pour refuser le commandement en chef
de l’armée des Pyrénées-Orientales, et dans laquelle se lisait cette
phrase: «Je serais criminel envers la République, et surtout envers
moi-même, si j’acceptais un poste que ma conscience me dit hautement de
refuser.»

Peu de mois avant sa mort, voulant laisser un souvenir à ceux qu’il
aimait et estimait, il donna à ses deux aides de camp, Lheureux et de
Bellegarde, ses croix de la Légion d’Honneur, reliques du vieux soldat.
Puis un matin regardant l’épée de connétable, qu’au sacre du roi
Charles X il avait reçue des mains du monarque, il murmura:

--Je veux qu’on la donne à mon vieil ami le maréchal Soult.

Mais aussitôt se reprenant: «Oh! non, non, je ne puis rien donner au
maréchal Soult, il est bien plus grand que moi, ses services sont
autrement importants que les miens; oh! non, ce n’est pas moi qui puis
donner une telle épée au maréchal Soult...»

Le duc de Dalmatie sans doute n’ignorait pas cette circonstance, quand
sur la tombe du maréchal, d’une voix si profondément émue, au milieu
du plus religieux silence, il faisait entendre ces paroles: «C’est un
dernier adieu que je veux donner à l’homme de bien, au soldat illustre
que la mort nous a enlevé. Lié avec lui depuis quarante ans, j’ai connu
toutes ses vertus guerrières, toutes ses qualités de citoyen. J’ai vu
tout le bien qu’il a fait; je l’ai suivi dans la longue carrière qu’il
a parcourue au milieu des combats où sa gloire s’est fondée; partout je
l’ai trouvé égal à lui-même, modeste, redoutant presque qu’on s’occupât
de lui, qu’on le jugeât capable des actions d’éclat qu’il venait
d’accomplir.

«.... A la mort du maréchal Jourdan, le roi nomma spontanément le
maréchal Moncey, duc de Conégliano, gouverneur des Invalides; c’était
faire vibrer encore une fois l’orgueil de ces glorieux débris de nos
armées qui entourent ici son cercueil; c’était leur offrir, dans la
personne de leur général, un modèle de toutes les vertus.

«Adieu, mon vieil ami, adieu, soldat sans peur et sans reproche.»

«A ces belles paroles, dit un écrivain déjà cité par nous, jeunes et
vieux soldats se sont serré la main. La voix du maréchal Soult, disant
adieu au maréchal Moncey, avait réveillé dans les âmes tous les nobles
et généreux instincts. On oubliait les mesquines passions de la cité,
on était purifié par ce contact avec la vieille patrie, le vieil
honneur, la vieille gloire!»

Plaise à Dieu qu’il en soit de même aujourd’hui à l’inauguration de
ce monument qui acquitte noblement la dette de la France envers cette
héroïque mémoire que naguère Horace Vernet, par un de ses meilleurs
tableaux, avait contribué à rendre populaire!

[44] _Notice historique sur le maréchal Moncey_, par le capitaine
Ambert, in-8º, 1842.



MONGE


I

«Dans le court trajet de cette vie, quelques hommes supérieurs,
secondés par la fortune, immortalisent leur passage et signalent leur
puissance, avec des œuvres qui triomphent des ravages du temps. Déjà
leur gloire est digne d’envie lorsqu’ils décorent nos cités, en élevant
des monuments qui portent à la fois pour caractères la sagesse, la
grandeur et la durée. Mais leur gloire est bien plus pure et bien plus
noble encore, lorsque dans les âmes de la jeunesse ils élèvent un
édifice de science et de raison; lorsqu’ils y font éclore et fleurir
le goût éclairé du beau, de l’utile et du vrai; lorsque enfin, par
leurs encouragements, leurs préceptes et leurs exemples, ils entraînent
et dirigent une génération tout entière dans la voie laborieuse qui
conduit à la prospérité, à la puissance, à l’illustration de la patrie.

«... Si de tels hommes ont marché vers un but en traversant des époques
désastreuses par leurs lugubres subversions, et d’autres non moins
désastreuses par leur éclat asservissant et corrupteur; si, frappés
d’adversité, ni la peur, ni la détresse, n’ont arraché de leurs cœurs
l’amour pour la science et l’actif intérêt poux la génération, espoir
de la patrie; si, devenus les favoris de la fortune, ni les honneurs,
ni l’opulence n’ont affaibli cet amour, ni ralenti cet intérêt, ni
changé la bonté naïve, qui encourage et féconde, en orgueil superbe
qui repousse et flétrit les jeunes âmes, arrêtons-nous à la vue d’un
si beau spectacle. Disons hardiment que ces hommes, par une telle
constance, font honneur à la société. Au lieu de glaner avec malignité
dans les détails de leur existence orageuse et traversée, pour y faire
la part à la faible humanité, moissonnons largement dans le champ
de leurs grandes pensées, de leurs chefs-d’œuvre et de leurs belles
actions. Honorons-les pendant leur vie. Et quand la mort nous les
enlève, accordons sans hésiter à leurs mânes le tribut de nos éloges,
de nos regrets et de notre vénération.»

Ainsi s’exprime M. Charles Dupin au début de son _Essai historique sur
Gaspard Monge_, et ces nobles paroles pouvons-nous mieux faire, en
commençant ce récit, que de les reproduire, heureux de pouvoir nous les
approprier.

Monge (Gaspard), né à Beaune en 1746, avait pour père un homme d’un
grand sens, et «à qui, dit de Pongerville, la justesse d’esprit et
les qualités du cœur, tinrent lieu de rang et de fortune.» Simple
marchand ambulant, dans ses courses autour de la ville de Beaune,
il ne dédaignait pas d’aiguiser des couteaux comme les ciseaux des
ménagères bourguignonnes. Son commerce d’ailleurs était lucratif,
puisqu’il put donner à ses trois fils une éducation libérale, comme on
dirait aujourd’hui, et supérieure à leur condition. Gaspard, l’aîné,
sorti du collége de sa ville natale après avoir remporté tous les
premiers prix, fut jugé digne par les Oratoriens de Lyon de prendre
rang parmi tous les professeurs émérites et on lui confia, à lui
jeune homme de seize ans, la chaire de physique de l’établissement.
Pendant ses vacances, il avait levé le plan de sa ville natale en
s’aidant d’instruments géométriques fabriqués de ses propres mains. Le
lieutenant-colonel de génie, du Vignan, traversant la Bourgogne, eut
occasion de voir ce travail dont il fut vivement frappé et il proposa
au jeune Gaspard d’entrer à l’école du génie de Metz. Le nouvel élève
donna des preuves telles de sa capacité que, bientôt nommé répétiteur,
il succédait en 1772 à Bossuet, puis l’abbé Nollet comme professeur
et pendant de longues années, il remplit cet emploi à Metz à la
grande satisfaction comme au grand profit des auditeurs. On a dit de
lui: «D’autres peut-être parlent mieux, personne ne professe aussi
bien. Avant tout il voulait se faire comprendre et évitait l’emphase
ne trouvant, ainsi qu’il disait, aucune différence entre un langage
affecté et ce qui est absolument mal dit.»

Et cependant, au témoignage d’un juge compétent, assidu pendant de
longues années à ses leçons, il rencontrait souvent sans la chercher la
véritable éloquence. M. C. Dupin, dans une page vivement sentie et la
meilleure peut-être de son livre, nous fait de Monge dans sa chaire ce
portrait remarquable:

«Il était d’une haute stature, la force physique se montrait dans ses
larges muscles, comme la force morale se peignait dans son regard
vaste et profond. Sa figure était large et raccourcie comme la face
du lion. Ses yeux grands et vifs étincelaient sous d’épais sourcils
noirs, que surmontait un front large, élevé, nuancé des ondulations
qui marquent la haute capacité. Cette grande physionomie était
habituellement calme et présentait alors l’aspect concentré de la
méditation. Mais, lorsqu’il parlait, on croyait tout à coup voir un
autre homme; tel que l’Ulysse d’Homère, on eût dit qu’il grandissait
aux yeux de ses auditeurs; un feu nouveau brillait tout à coup dans
ses yeux; ses traits s’animaient, sa figure devenait inspirée; elle
semblait apercevoir, en avant d’elle, les objets même créés par son
imagination qui l’animait. Si Monge avait à dépeindre des formes
idéales ou matérielles, il annonçait, il suivait du regard ces formes
au milieu de l’espace; ses mains les dessinaient par leurs mouvements
ingénieux; elles indiquaient les contours des objets comme s’ils
eussent été palpables; en fixaient les limites et ne les dépassaient
jamais. Cette rare justesse dans la peinture mimique des formes, cette
vue supérieure et si nouvelle, cette attention profonde, et la chaleur
d’un ensemble si bien combiné de gestes, de regards et de paroles,
absorbaient à la fois par tous les organes des sens l’attention des
auditeurs. On craignait de faire le moindre mouvement dont le bruit
pût troubler le charme de cette étonnante harmonie; et l’on éprouvait
tant de jouissance à voir uni le langage pittoresque de l’imagination
aux explications méthodiques de la raison, que le temps passé dans
les efforts de la contention d’esprit la plus soutenue, s’écoulait
néanmoins, par un insensible et doux mouvement, qui faisait perdre le
sentiment de la durée.[45]»

Monge à ses talents comme professeur joignait la noblesse du caractère
et la parfaite honnêteté, en voici la preuve: Le maréchal de Castries,
ministre de la marine dont il n’avait eu qu’à se louer d’ailleurs, à
propos d’un élève refusé, ne put s’empêcher de lui dire:

«En refusant un candidat qui appartient à une famille considérable,
vous m’avez suscité beaucoup d’embarras.

--Monseigneur, répondit l’examinateur, vous pouvez faire admettre
ce candidat, mais en même temps il faudra supprimer la place que je
remplis.»

Le ministre n’insista pas. A quelque temps de là, le même maréchal le
pria de refaire, pour les élèves des écoles militaires, les _Éléments
de mathématiques_ de Bezout, recommandables par leur clarté, mais
auxquels on reprochait, avec la prolixité, de n’être plus au niveau des
progrès de la science.

--Monseigneur, répondit Monge, veuillez m’excuser, les livres de
Bezout, réputés classiques, n’ont point autant démérité de la science
qu’on l’affirme. Leur produit, d’ailleurs, est la seule ressource de la
veuve à laquelle, Bezout, en mourant, n’a pas laissé d’autre héritage;
je ne puis consentir à le lui faire perdre et réduire à la misère cette
digne femme.

De pareils traits n’ont pas besoin de commentaire.

[45] Ch. Dupin.--_Essai historique sur Monge_, in 4º 1819.


II

Membre de l’Académie des sciences en 1780, Monge fut appelé à professer
la physique au Lycée de Paris, de création récente et qui ne devait
avoir qu’une existence éphémère. Lorsqu’éclata la Révolution, notre
savant comme beaucoup d’autres, n’y vit au début que la promesse du
plus heureux avenir. Il crut surtout, et en cela sans doute il ne se
trompait point, voir tomber les barrières qui pour certaines carrières
empêchaient toute émulation et souvent faisaient obstacle au vrai
mérite non soutenu par la faveur et la naissance.

Après la journée du 10 août, nommé au ministère de la marine, Monge
n’accepta le portefeuille qu’avec répugnance, déterminé seulement,
d’après ce qu’il a dit lui-même, par la présence des Prussiens sur
notre territoire. Dans ce poste élevé, il fit tout ce qu’il était
possible humainement de faire pour empêcher la désorganisation de la
flotte et arrêter l’émigration des officiers et ses efforts ne furent
pas complètement inutiles. Néanmoins, au mois d’avril 1793, jugeant
la situation trop difficile avec l’acharnement croissant des partis,
il donna sa démission, deux fois refusée déjà, et acceptée enfin. Il
aurait donc souhaité pouvoir se retirer plus tôt.

Pendant son court ministère, avaient eu lieu le jugement et la
condamnation du roi Louis XVI par la Convention. Monge ne faisait point
partie de l’Assemblée, mais comme ministre il dut, avec ses collègues,
concourir à l’exécution du jugement, et sa participation, dans une
certaine mesure, involontaire, à la funeste journée du 21 janvier,
le poursuivit longtemps comme un souvenir pénible, presque comme un
remords.

Sa démission acceptée, quoique étranger dès lors à la politique,
Monge suivait avec une inquiète sollicitude la marche des événements,
et «quand l’Europe entière s’émeut et vient fondre sur la France»
dit Pongerville, l’illustre savant fut prompt à répondre à l’appel
de la patrie. En face de cette formidable coalition, un sublime
enthousiasme exalte les jeunes générations; de tous les points du sol
accourent d’intrépides défenseurs; quatorze armées, comptant près d’un
million d’hommes, se lèvent pour repousser l’invasion. Néanmoins le
gouvernement d’alors comprit que la lutte serait inégale si la science
ne nous venait pas en aide. Six savants de premier ordre, physiciens,
chimistes et mécaniciens furent appelés au Comité du salut public
pour y travailler à la fabrication révolutionnaire, c’est-à-dire,
rapide de tout ce qui manquait à nos défenseurs et d’abord des armes
de toute espèce. «Il est difficile de se faire et de donner une idée
de l’activité prodigieuse qui régnait alors dans les opérations
intéressant le salut public; il en est de même du patriotique
dévouement, du noble désintéressement qui animaient les esprits.
Monge dominait, entraînait tous ses collègues, par son exemple, par
l’ascendant de son enthousiasme, par la vivacité de son caractère.
Il n’avait de repos ni jour ni nuit; ce qu’il a fait alors pour
procurer du salpêtre, des armes à feu, des armes blanches, des pièces
d’artillerie, de campagne et de siége, afin d’armer nos places fortes
et nos vaisseaux des mortiers, des obus, des boulets de tout calibre;
ce qu’il a fait, dis-je, aidé de ses collaborateurs, dépasse tout ce
que pourrait se figurer l’imagination aujourd’hui dans ces temps de
calme et de paix profonde.[46]»

Le dévouement de Monge était d’autant plus méritoire qu’il était
absolument désintéressé, ses fonctions comme délégué du Comité du salut
public auprès des manufactures n’étant point rétribuées. Pourtant
elles lui prenaient tout son temps et Monge n’ayant aucune fortune se
trouvait souvent dans une véritable gêne. Voici à ce sujet une anecdote
racontée par Mme Monge, et insérée par Arago dans l’Éloge de son
confrère:

«Il arrivait souvent (je copie textuellement ces mots dans une note de
la respectable compagne de notre confrère) il arrivait souvent qu’après
ses inspections journalières, si longues et si fatigantes, dans les
usines de la capitale, Monge, rentrant chez lui, ne trouvait pour dîner
que du pain sec. C’est aussi avec du pain sec, qu’il emportait sous
le bras en quittant sa demeure à quatre heures du matin, que Monge
déjeunait tous les jours. Une fois, la famille du savant géomètre avait
ajouté un morceau de fromage au pain quotidien. Monge s’en aperçut et
s’écria avec quelque vivacité: «Vous allez, ma chère, me mettre une
méchante affaire sur les bras; ne vous ai-je donc pas raconté qu’ayant
montré, la semaine dernière, un peu de gourmandise, j’entendis avec
beaucoup de peine le représentant Niou dire mystérieusement à ceux qui
l’entouraient: _Monge commence à ne pas se gêner; voyez, il mange des
radis_.»

On est heureux de pouvoir ajouter que, malgré ses rapports forcés avec
certains hommes du Comité du salut public, Monge, ainsi que l’affirme
Arago, eut une véritable aversion pour les hommes qui avaient demandé à
la terreur, à l’échafaud, la force d’opinion dont ils croyaient avoir
besoin pour diriger la révolution.

Les grands périls conjurés et un calme relatif au moins revenu, Monge
retrouva quelque liberté; mais il n’en profita, dans sa passion du
bien public, comme dans son amour pour la science, que pour se créer
de nouvelles occupations. «De concert avec ses confrères Berthollet et
Fourcroy, dit M. de Pongerville, il voulut centraliser l’instruction
pour tous les travaux publics.... Il rassembla, dans une maison louée
à ses frais, des jeunes gens déjà instruits afin de les perfectionner
avec émulation dans les mathématiques, la géographie et la géométrie
descriptive. Cet établissement fut le prélude de l’École centrale des
travaux publics qui prit bientôt un si heureux développement sous le
titre célèbre d’École Polytechnique.»

C’est dans cette École sans doute que Monge fit, pendant les années
1795 et 1796, ces cours si justement appréciés et dans lesquels, au
dire des témoins oculaires, par sa facile élocution comme par sa
science profonde, il se montrait l’égal des plus illustres professeurs.
Nommé membre de la commission dite des arts qu’on envoyait en Italie
pour recevoir les trésors cédés à la France, Monge à son arrivée fut
présenté au général en chef que, trois années auparavant, il avait vu
simple officier venir presque en solliciteur dans ses bureaux.

«Permettez-moi, lui dit Bonaparte, de vous remercier de l’accueil qu’un
jeune officier d’artillerie inconnu reçut, en 1792, du ministre de la
marine. Cet officier lui a conservé une profonde reconnaissance; il est
heureux aujourd’hui de vous présenter une main amie.»

[46] _Souvenirs sur G. Monge et ses rapports avec Napoléon Ier_
par M. J. D.


III

A dater de ce jour en effet, Monge compta parmi les amis du général,
et il fut du petit nombre de ceux qu’il honorait d’une pleine
confiance. Comme Berthollet il suivit Bonaparte en Egypte où il rendit
d’importants services. Le premier, il présida l’Institut fondé au Caire
sur le modèle de celui de Paris et dont le général en chef, qui l’avait
fondé, ne voulut accepter que la vice-présidence.

Un journal scientifique et littéraire, la _Décade Egyptienne_, rendait
compte des séances de l’Institut. Dans ce recueil parut le curieux
mémoire de Monge relatif au mirage. On raconte que Bonaparte, prenant
au sérieux son titre de membre de l’Institut d’Egypte, voulut aussi
présenter son mémoire, fort encouragé par tous ceux à qui il fit part
de son projet et qui songeaient moins à le contredire qu’à le flatter.
Monge y mit plus de franchise et lui dit rondement:

«Général, vous n’avez pas le temps de faire un bon mémoire; or, songez
qu’à aucun prix vous ne devez en produire un médiocre. Le monde entier
a les yeux fixés sur vous. Le mémoire que vous projetez serait à peine
livré à la presse que cent aristarques viendraient se poser fièrement
devant vous comme vos adversaires naturels. Les uns découvriraient, à
tort ou à raison, le germe de vos idées dans quelque auteur ancien et
vous taxeraient de plagiat; les autres n’épargneraient aucun sophisme
dans l’espérance d’être proclamés les vainqueurs de Bonaparte.»

Le général avait d’abord froncé le sourcil en entendant ce rude
langage, mais après quelques moments de réflexions, prenant la main de
Monge, il lui dit: «Vous êtes vraiment mon ami, je vous remercie.» Et
il ne fut plus question du mémoire.

Monge accompagnait Bonaparte dans la visite qu’il fit à Suez pour
retrouver les vestiges du canal qui dans l’antiquité joignait le Nil
à la mer Rouge. On marchait depuis assez longtemps dans les sables,
lorsque tout à coup les chevaux s’enfoncèrent jusqu’à mi-jambes:

«Monge, s’écria le général, nous sommes en plein canal.»

Ce qui fut reconnu comme parfaitement exact par les ingénieurs.

Lorsque au mois d’août 1799, Bonaparte, par suite des nouvelles
venues de France, eut résolu de quitter l’Egypte, Monge et Berthollet
montèrent avec les principaux officiers sur la frégate _le Muiron_ que
suivait la corvette _le Carrère_. Après un jour ou deux de navigation,
la flottille, ayant perdu la côte de vue, cinglait à pleines voiles,
lorsque tout à coup à l’horizon apparaissent des vaisseaux qui semblent
suspects.

«Si nous devions tomber au pouvoir des Anglais, dit Bonaparte, quel
parti faudrait-il prendre? Nous résigner à la captivité sur des
pontons, c’est impossible.»

Voyant que tous gardaient le silence, le général continua:

«C’est impossible! plutôt nous faire sauter.

--Assurément, reprit Monge, la mort vaut mieux qu’une déshonorante
captivité.

--Eh bien, Monge, je compte sur vous pour nous épargner ce malheur.

--Je vais à mon poste,» répond tranquillement le savant qui disparaît
par les écoutilles.

Cependant les vaisseaux entrevus de loin approchent; on reconnaît, non
sans une grande satisfaction, qu’ils sont neutres et que d’eux on n’a
rien à craindre. Aussitôt on cherche Monge qu’on trouve une mèche à la
main dans la soute aux poudres, attendant l’ordre suprême. Quelques
semaines après, la flottille entrait heureusement dans le port de
Fréjus.

Monge, à peine de retour, reprit ses grands travaux scientifiques. «Il
faisait constamment, dit Pongerville, succéder aux leçons de géométrie,
d’analyse, de physique et de calcul, des entretiens particuliers qui le
rendirent l’ami des jeunes savants qu’il dirigeait.» Cette même année,
parut la deuxième édition de la _Géométrie descriptive_, l’un de ses
plus importants ouvrages.

Bonaparte, devenu premier consul, puis empereur, ne perdait pas de vue
celui qu’il avait nommé plus d’une fois son ami et dont il connaissait
le désintéressement, car Monge ne demandait jamais rien pour lui-même.
Dans une soirée aux Tuileries, l’Empereur aperçoit Monge à l’extrémité
du salon; il l’appelle, et d’une voix qui fut entendue de tous, il lui
dit:

«Monge, vous n’avez donc pas de neveux, vous, que vous ne me demandez
jamais rien?

--Aujourd’hui, Sire, précisément je songeais à vous demander quelque
chose, une somme d’argent et un peu ronde, pas pour moi à la vérité.

--Pour qui donc alors?

--Sire, pour fonder ou mieux consolider un établissement des plus
utiles à la science. Un de mes bons amis, dont je n’ai pas besoin de
dire le nom, a su moins bien combiner ses ressources pécuniaires que
ses préparations chimiques, et il se trouve débiteur d’une somme de
plus de cent mille francs.

--Je penserai à cela, répond l’Empereur, qui le lendemain envoyait
à Monge _deux_ cents mille francs avec ces mots écrits de sa main:
«Moitié, pour lui, moitié pour vous; car on ne vous a jamais séparés.»

Les dignités qu’il n’avait pas cherchées ni demandées, pleuvaient
sur Monge. Placé à la tête de l’École Polytechnique, il fut fait
successivement sénateur, membre de l’Institut, grand aigle de la Légion
d’Honneur, comte de Peluze, etc. «Monge, dit Pongerville, jouit en
sage de l’amitié du grand homme et des avantages de la célébrité.»
L’adversité le trouva plus vulnérable, sans doute parce que son
caractère, fortement trempé naguère, se ressentait de l’influence des
années. Lors de la seconde Restauration, Monge se vit rayé de la liste
des membres de l’Institut, et les portes de l’École Polytechnique
furent fermées pour lui; il en éprouva un chagrin profond. Contristé,
désolé, torturé en outre par la pensée de nos derniers revers, il se
laissa peu à peu gagner au découragement. Malgré les soins empressés
d’une famille qu’il aimait tendrement, son désespoir grandit sourdement
et finit par user ou briser les ressorts de cette belle intelligence.
«Absent de lui-même, étranger à son propre génie, enveloppé dans une
mort vivante, l’illustre géomètre cessa de souffrir à l’âge de 72 ans.»
(28 juillet 1818).

Terminons par le récit de quelques épisodes intéressants. Après
la levée du siége de St-Jean d’Acre, l’armée sous un ciel de feu,
s’avançait péniblement à travers les sables; tous mouraient de soif.
Soudain un puits se présente; chacun se précipite; c’est à qui boira le
premier sans distinction de grade. Monge en ce moment arrive, la foule
si compacte s’entr’ouvre devant lui, et de tous les côtés on s’écrie:

--Place à l’ami intime du général en chef!

--Non, non, répond l’illustre savant, les combattants d’abord, je
boirai ensuite, s’il en reste.

A quelques jours de là, toujours dans le désert, un soldat, passant
auprès de Monge, jette sur la gourde qu’il portait en sautoir, «un
regard où se peint tout à la fois, dit Arago, le désir, la douleur, le
désespoir.» Monge a compris, et tendant la gourde au soldat, il lui
dit: «Bois un coup, mon brave.»

Le soldat ne se fait pas prier, mais après deux ou trois gorgées, il
rend la gourde à son propriétaire: «Hé! lui dit affectueusement le
savant, bois encore, bois davantage.--Merci, merci, répond le brave
soldat; vous venez de vous montrer charitable et je ne voudrais pour
rien au monde vous exposer aux douleurs atroces que j’endurais tout à
l’heure.» «Monge, dit un jour Napoléon au savant, je désire que vous
deveniez mon voisin à Saint-Cloud. Votre notaire trouvera facilement
dans les environs une campagne de deux cents mille francs; je me charge
du paiement.

--Sire, répondit Monge, je suis touché profondément de cette offre
généreuse, mais permettez-moi de refuser dans ce moment où le public, à
tort ou à raison, s’imagine que les finances du pays sont obérées.»

Ces traits et d’autres qu’on pourrait citer justifient pleinement ce
qu’a dit de Monge son collègue et son ami qui n’était que l’écho de la
voix publique. «Les biographes.... trouveront en lui le plus parfait
modèle de délicatesse; l’ami constant et dévoué; l’homme au cœur bon,
compatissant, charitable; le plus tendre des pères de famille. Ses
actions leur paraîtront toujours profondément empreintes de l’amour de
l’humanité; ils le verront, pendant plus d’un demi siècle, contribuer
avec ardeur, je ne dis pas assez, avec une sorte de fougue, à la
propagation des sciences dans toutes les classes de la société, et
surtout parmi les classes pauvres, objet constant de sa sollicitude et
de ses préoccupations.

«Vous me pardonnerez, Messieurs, d’avoir ajouté ces nouveaux traits
à ma première esquisse. N’encourageons personne à s’imaginer que la
dignité dans le caractère, l’honnêteté dans la conduite, soient, même
chez l’homme de génie, de simples accessoires; que de bons ouvrages
puissent jamais tenir lieu de bonnes actions. Les qualités de l’esprit
conduisent quelquefois à la gloire; les qualités du cœur donnent des
biens infiniment plus précieux: l’estime, la considération publique et
des amis[47]».

Ce dernier paragraphe tout entier serait à souligner.

[47] Arago. _Notices biographiques_, T. II.



MONTYON


«Ma vie n’a pas eu grand éclat; peut-être en a-t-elle eu trop pour
mon bonheur. Cependant si je puis me féliciter de quelques actions
louables, j’ai pris plus de soin pour les cacher que d’autres n’en ont
pris pour en cacher de repréhensibles. Celles de mes actions qui ont eu
une publicité indispensable prouvent que je n’ai point l’âme servile.»

Montyon s’exprimait ainsi en 1796, devant le roi Louis XVIII, et sa
conduite, durant tout le cours et jusqu’à la fin de sa longue carrière,
n’a jamais paru donner un démenti à ce langage. Tout semble prouver
qu’en faisant le bien, il obéissait à un mobile supérieur et non au
désir d’une satisfaction vaine et fugitive qu’on peut retirer des
applaudissements de la foule.

Montyon (Antoine-Jean-Baptiste-Robert Auget, baron de) né le 23
décembre 1733, au château de Montyon, se sentit de bonne heure une
vocation prononcée pour la carrière des lois, et fut nommé, en 1755,
avocat du roi au Chatelet. Dans l’exercice de sa profession, il se
montra ce qu’il fut toute sa vie, dit M. de Chazet[48] «laborieux,
intègre, désintéressé, personne ne pouvait trouver de protection près
de lui que dans son droit, et toutes les fois qu’il eut à prendre des
conclusions dans une affaire, aucune considération ne balança dans son
esprit le sentiment des devoirs.» Aussi l’avait-on surnommé au Palais
pour son caractère inflexible le _Grenadier de la Robe_.

Entré comme conseiller au grand Conseil, seul, en 1766, il osa
s’opposer à la mise en accusation de la Chalotais. Nommé, l’année
suivante, à l’intendance d’Auvergne, il y fit bénir son administration
bienfaisante autant qu’intelligente au milieu d’une disette des plus
cruelles qui désola la contrée; il dépensait jusqu’à 20,000 francs
par an, prélevés sur son propre revenu, pour donner du travail ou
des secours aux indigents. Cependant, tout en exaltant son zèle, le
ministre le transféra à l’intendance de Provence, puis à celle de la
Rochelle, pour donner sa place à un autre plus favorisé. Ce ne fut
qu’en 1775, grâce à l’intervention du duc de Penthièvre, que justice
lui fut rendue: revenu à Paris, il se vit appelé au Conseil d’État. En
1780, le comte d’Artois, le nomma, avec l’agrément du roi, son frère,
chancelier chef de son conseil.

Dès cette époque, M. de Montyon s’occupait, en dehors de ses fonctions
publiques, de travaux utiles, littéraires et philanthropiques. Il
fonda, 1º en 1780, un prix annuel pour des expériences profitables aux
arts, sous la direction de l’Académie des Sciences et il y consacrait
une rente perpétuelle au capital de 12,000 francs.

2º En 1782, il fonda un prix annuel en faveur de l’œuvre littéraire
dont il pourrait résulter le plus grand bien pour la société au
jugement de l’Académie française: rente au capital de 12,000 francs.

3º Même année: un prix en faveur d’un Mémoire ou d’une expérience qui
rendrait les opérations moins malsaines pour les artistes et pour les
ouvriers: une rente au capital de 12,000 fr.

4º En 1783, aux pauvres du Poitou et du Berry, don d’une somme de
12,000 fr.

5º La même année, une rente viagère de 600 fr. est faite à un homme de
lettres qui n’a jamais su de qui il recevait cette pension.

6º Même année (1783), fondation d’un prix en faveur d’un Mémoire
soutenu d’expériences tendant à simplifier les procédés de quelque art
mécanique: une rente viagère au capital de 12,000 fr.

7º Un prix pour un acte de vertu accompli par un Français pauvre: rente
au capital de 12,000 fr.

8º En 1787, un prix annuel sur une question de médecine au jugement de
l’École de Médecine: une rente perpétuelle au capital de 12,000 fr.

Ces fondations, excellentes à tous égards, étaient inspirées par les
plus généreux mobiles, et la vanité y restait complètement étrangère,
leur auteur, dit M. Chazet, gardant avec soin l’anonyme «auquel il
tenait comme la pudeur à son voile.»

Cet homme de bien cependant pouvait-il ne pas être un peu connu comme
tel? Aussi quand éclata la Révolution, prévue par lui dès l’l’année
1788, pour sauver sa vie menacée, il dut s’expatrier. Retiré d’abord
à Genève, lorsque la guerre le força de chercher un autre asile, il
se réfugia en Angleterre, d’où chaque année il envoyait en Auvergne,
10,000 fr. pour être distribués en secours aux indigents. Sur son
revenu, il économisait dix autres mille fr. partagés entre ses
compatriotes émigrés, et les prisonniers que le sort des armes amenait
en Angleterre. «La France et le malheur voilà ce qu’il voulait secourir
sous quelque drapeau qu’il les rencontrât[49].»

En 1796, parut son _Rapport au Roi_, envoyé manuscrit à Louis XVIII qui
témoigna sa satisfaction à l’auteur en faisant immédiatement imprimer
l’ouvrage[50].

Dans l’année 1801, M. de Montyon, croyant, d’après ce qu’il avait
lu dans les journaux, que S. A. R. Madame, duchesse d’Angoulême, se
trouvait dans l’embarras, s’empressa de lui écrire «pour mettre à
ses pieds une partie de ce qu’il possédait.» Madame de Montmorency,
répondit au nom de la princesse: «S. A. R. me charge de vous dire,
Monsieur, que si elle n’accepte pas la preuve de dévouement que vous
lui donnez, elle ne vous en sait pas moins de gré.»

Lors de la Restauration, M. de Montyon revint en France où il eut la
joie de retrouver encore de nombreux et anciens amis empressés à fêter
le vénérable octogénaire. Par un heureux concours de circonstances,
dont les pauvres surtout devaient se féliciter, M. de Montyon avait
conservé la plus grande partie de sa fortune. A peine de retour, il
s’occupa de fondations nouvelles destinées à remplacer les anciennes
en les amplifiant aussi bien que d’actes de charité qui attestent
l’ingénieuse bonté de leur auteur et «si l’on peut s’exprimer ainsi,
ses progrès dans l’art de bien faire... Sa générosité avait cela
d’admirable qu’elle n’était point, ainsi que chez beaucoup d’autres,
l’effet subit de l’entraînement, mais le fruit d’une réflexion lente
et sage.» C’est ainsi que, chaque année, il consacrait 15,000 fr. à
retirer les objets d’une valeur qui ne dépassait pas 5 fr. appartenant
aux mères jugées dignes des secours de la Charité Maternelle (la
société).

Un jour, dans un salon, le comte Daru parla de la situation critique
d’un général, homme distingué, qu’il ne nomma point par égard pour
la famille, et qui de malheurs en malheurs était tombé dans la plus
profonde misère. Le lendemain, M. de Montyon se rendit chez M. Daru et
lui remit huit mille francs pour cet officier dont il ne demanda pas le
nom et auquel il voulut rester inconnu.

Les Bureaux de Charité de la capitale reçurent de lui des sommes
considérables destinées spécialement aux pauvres ouvriers sortis
convalescents de l’hospice.

Le testament de M. de Montyon, mort à Paris le 29 décembre 1820,
achèvera de le faire connaître. Sa fortune tout entière, considérable
encore, grâce à une administration des plus sages, il la léguait aux
hospices et aux fondations utiles des deux Académies. «Mais, dit M. de
Chazet, en s’occupant du bonheur de l’humanité tout entière, il n’avait
oublié aucune des personnes qui lui témoignaient de l’affection ou qui
lui avaient rendu des services quelconques.»

Quel plus bel exemple pour les Crésus d’aujourd’hui que celui de ce
millionnaire qui, prodigue de bienfaits pendant sa vie, voulut encore
se survivre par la charité! Citons, car nous ne pouvons mieux terminer,
quelques passages de cet admirable testament. Il commence ainsi:

«1º Je demande pardon à Dieu de n’avoir pas rempli exactement mes
devoirs religieux; je demande pardon aux hommes de ne leur avoir pas
fait tout le bien que je pouvais et par conséquent devais leur faire.»

Article 11º. «Je veux qu’il soit employé une somme de 2,400 fr. à
3,000 fr. pour faire une statue en marbre formant un buste de Madame
Élisabeth de France avec cette inscription: A LA VERTU. Ce buste sera
placé dans un lieu où il pourra être vu de beaucoup de personnes; s’il
est possible, à la porte de l’église Notre-Dame-de-Paris. Je ne me
rappelle pas si j’ai jamais eu l’honneur de parler à cette princesse;
mais je désire lui payer ici un tribut de respect et d’admiration[51].»

16º. «Je lègue à chacun des hospices des départements de Paris une
somme de 10,000 fr. pour être distribués en gratifications ou secours à
donner aux pauvres qui sortiront de ces hospices, et qui auront le plus
besoin de secours. Comme il y a douze départements, cette disposition
est un objet de 120,000 fr.» (etc., etc.)

Quand on a lu ce testament et qu’on connaît la vie de celui qui
l’écrivit, on ne peut que répéter avec M. de Chazet: «Tel fut cet homme
rare, dont la vie peut être regardée comme une étude historique et
morale pour toutes les conditions et toutes les classes. Organe des
lois, jamais il ne les a laissé fléchir au gré du caprice; magistrat,
il a jugé d’après sa conscience; administrateur, il a fait bénir son
nom dans les provinces qu’il a régies; financier, il a pris l’ordre
pour base et la probité pour guide; riche, il a vécu comme s’il ne
l’était pas pour donner davantage aux pauvres.... Ce qu’on n’avait vu
dans aucun temps, ce qu’il était réservé à notre siècle de connaître
et d’admirer, c’est un homme qui, possesseur d’une fortune immense,
_n’en a jamais été que l’administrateur au profit des pauvres_, qui n’a
jamais employé le pouvoir qu’à le faire bénir, qui a prévu toutes les
infortunes, calculé toutes les ressources, fondé des prix pour tous les
talents utiles et toutes les vertus modestes; qui, mystérieux dans sa
bienfaisance, n’a jamais donné d’argent que sous le sceau du secret;
qui a conspiré soixante ans dans l’ombre pour le bien public et qui,
même à sa dernière heure, en répandant des libéralités sans exemple,
aurait voulu rester inconnu, s’il avait pu faire son testament sans se
nommer.»

Qu’ajouter à ces éloges si complètement mérités d’ailleurs?

[48] _Vie de M. de Montyon_, in-8º, 1829.

[49] Vie de M. de Montyon.

[50] Les prix de vertu comme les diverses fondations avaient été
supprimés par la Convention.

[51] Cette statue se trouve placée dans la salle des séances de
l’Académie.



OBERKAMPF


Né à Weinsenbach le 11 juin 1738, dans le marquisat d’Anspach
(Bavière), Oberkampf (Guillaume-Philippe) avait pour père un industriel
allemand qui, après avoir essayé vainement de réaliser dans sa patrie
les projets qu’il avait conçus pour la fabrication des toiles peintes,
vint s’établir à Aran (en Suisse), où il fut encouragé, dès ses débuts,
par un accueil des plus bienveillants; sa maison ne tarda pas à devenir
prospère et le bien-être qui en résulta pour toute la contrée valut à
l’habile manufacturier le droit de bourgeoisie.

Son fils, Guillaume-Philippe, initié de bonne heure à tous les procédés
de la nouvelle industrie, et rêvant d’autres perfectionnements, se
trouvait à l’étroit dans la petite ville suisse, et à peine âgé de
dix-neuf ans, il résolut de passer en France. «Il n’ignorait pas
cependant, dit Rabbe, copié par G. de F. dans la _Biographie nouvelle_,
les préjugés qui y existaient contre les toiles peintes de Perse et de
l’Inde, vendues à un prix très-élevé à cause des procédés d’exécution
longs et dispendieux: on y était également prévenu contre les
imitations qui s’en faisaient dans quelques États voisins; et on les
repoussait d’autant plus sévèrement du royaume, qu’on se persuadait que
ce genre d’industrie nuirait à la culture du lin, du chanvre et de la
soie.»

Malgré ces obstacles, Oberkampf, comme nous l’avons dit, vint en
France, et à force de démarches et de persévérance, il obtint en 1759
un édit qui autorisait la fabrication intérieure des toiles peintes.
C’était quelque chose que cette autorisation, mais ce n’était pas tout,
et possesseur du bienheureux diplôme, Oberkampf ne se dissimulait
pas que, pour le mettre utilement à profit, ses ressources étaient
plus que modestes; son capital, en effet, ne s’élevait pas à plus de
600 livres. Aussi, plus par nécessité que par choix, résolu à ne pas
différer l’exécution de ses projets, il vint installer sa fabrique dans
une chaumière de la vallée de Jouy, près Versailles; et Jouy, pauvre
village alors, comptait à peine quelques habitants. Borné, comme nous
l’avons dit, dans ses ressources, mais soutenu par un inébranlable
vouloir, le jeune Oberkampf, pour réunir tous les éléments nécessaires
de sa fabrique, se fit ouvrier, construisant lui-même ses métiers; il
fut tout à la fois dessinateur, graveur, imprimeur, et enfin le succès
commençait à récompenser ses efforts, lorsqu’il se vit en butte à de
nouvelles oppositions, dictées par la routine, disent les écrivains
modernes, mais qui pour nous, maintenant éclairés par l’expérience,
n’étaient point autant dénuées de sagesse et de prévoyance que le
prétendaient les économistes, défenseurs zélés d’Oberkampf, qu’ils
proclamaient le bienfaiteur de notre patrie, «car, disait-on, sa
manufacture allant toujours grandissant, ses opérations ne cessent de
s’étendre; un marais infranchissable a été desséché, la contrée entière
assainie, et l’on peut compter quinze cents âmes où l’on ne voyait que
quelques familles éparses.»

Mais on peut se demander si ces progrès de l’industrie n’étaient
pas aux dépens de l’agriculture et s’il faut se féliciter de ces
agglomérations de populations qui délaissent, par l’appât du gain,
le travail sain et fortifiant des champs, pour s’enfermer dans ces
vastes usines où elles s’étiolent au physique comme au moral! Il suffit
d’avoir vu de près quelques-uns de nos grands centres manufacturiers,
où les ouvriers des deux sexes sont le plus souvent confondus, pour
savoir à quoi s’en tenir à cet égard. Mais à l’époque dont nous
parlons, nul ne prévoyait ces lointaines conséquences, et Oberkampf,
tout le premier, convaincu qu’il poursuivait un but utile, loin de
s’étonner des contradictions, opposait à ses adversaires, comme un
argument décisif, les résultats obtenus déjà. Un arrêt du conseil lui
donnant gain de cause, fit tomber toutes oppositions. Ce puissant
encouragement ne fit que surexciter l’activité d’Oberkampf qui envoya
de tous côtés des agents pour recueillir les meilleurs procédés dans
les grandes manufactures étrangères. Il sut enlever aux habitants de
l’Inde et de la Perse le secret de leurs brillantes couleurs, mises en
relief par les dessins plus élégants de nos habiles artistes. Le succès
du grand industriel lui créa de nombreux imitateurs et au bout de
quelques années on comptait en France plus de trois cents manufactures,
où deux cent mille ouvriers trouvaient à s’occuper en gagnant un
salaire relativement élevé et tel sans doute que le travail plus rude
de la terre n’eût pu le donner! Mais cependant pour la moralité et pour
la santé des individus, combien celui-ci n’est-il pas préférable! On
n’en jugeait point ainsi à l’époque dont nous parlons, alors surtout
que les économistes faisaient valoir que «sur une matière brute de
60 millions, il revenait à la France un bénéfice net que l’on pouvait
évaluer à 24 millions, profitant aux autres branches de commerce.»

«Aussi, dit Rabbe, qui n’est point suspect, Louis XVI, protecteur
éclairé des inventions utiles, apprécia les importants services
d’Oberkampf déjà naturalisé Français et lui accorda des lettres de
noblesse conçues dans les termes les plus favorables.»

Bientôt on vit les courtisans comme les citadins, se couvrir à l’envi
des produits de sa fabrique. On aime à pouvoir dire à la louange de
l’homme supérieur, qu’il n’en resta pas moins modeste, et jamais ne
parut porté à s’enorgueillir de ses succès, tout au contraire, il
était enclin à douter de son mérite. Plus tard, le conseil général de
son département, reconnaissant des services rendus par le généreux
industriel à la population ouvrière, décida qu’une statue s’élèverait
en son honneur et vota des fonds dans ce but. Tous applaudirent à
l’exception d’Oberkampf s’opposant énergiquement à ce qu’il fût donné
suite au projet qui, en effet, d’après ses prières instantes, fut
abandonné.

Homme de bien, il n’avait d’autre ambition que celle d’être utile;
la place de sénateur lui ayant été offerte, il la refusa comme avait
fait naguère Ducis. Pourtant, il ne put être indifférent à la médaille
d’or que lui décerna le jury, lors de l’Exposition de 1806, et il dut
accepter bientôt après la croix de la Légion d’Honneur, à lui donnée
dans des circonstances qui ne permettaient pas le refus. L’Empereur
étant venu visiter l’établissement du _seigneur de Jouy_, comme il
se plaisait à l’appeler, après avoir parcouru les ateliers, examiné
de près les métiers et leurs produits, interrogé les ouvriers, se
tournant vers le grand manufacturier, le félicita dans les termes les
plus chaleureux; puis détachant sa propre croix et l’attachant à la
boutonnière d’Oberkampf, il lui dit:

«Personne n’est plus digne que vous de la porter, vous et moi, nous
faisons la guerre aux Anglais; vous par votre industrie, et moi par mes
armes.» Puis il ajouta, par réflexion, ces mots que les évènements ont
trop justifiés: «C’est encore vous qui faites la meilleure.»

A cette époque, en effet, Oberkampf, faisant à l’Angleterre une rude
concurrence, commençait à exécuter le dessein, par lui conçu depuis
longtemps, de diminuer le prix de la main d’œuvre en diminuant le
nombre des bras employés pour filer et lisser le coton, et il y
réussit en dérobant à nos voisins d’Outre-Manche les secrets de leur
fabrication, et en important, comme avait fait Richard Lenoir, les
machines dont ils faisaient un si utile usage. De la manufacture
d’Essonne, la première de ce genre en France, sortirent bientôt des
milliers de pièces de _toiles peintes_, dans lesquelles s’étaient
transformés les ballots de coton brut. Disons en passant, après Rabbe,
que cette dénomination de _toiles peintes_ qu’on donne aux produits
de ce genre d’industrie ne lui convient pas en réalité; les perses et
les indiennes, qui ont servi de modèles, étaient réellement peintes;
on n’imprimait que le trait et les sujets étaient coloriés au pinceau,
tandis que nos toiles entièrement imprimées ne sont en effet que des
_toiles teintes_; mais l’ancien nom a prévalu et est resté dans le
commerce.

L’année 1815 fut fatale à Oberkampf: lors de la seconde invasion, la
vallée de Jouy, s’étant trouvée sur le passage des troupes étrangères,
il vit ses ateliers détruits et les nombreux ouvriers qu’il occupait,
sans ouvrage et sans pain, décimés par la misère. La vue de leur
malheur lui fut plus douloureuse que sa propre ruine et plus d’une fois
on l’entendit murmurer: _Ce spectacle me tue!_ Quelques mois après en
effet, il avait cessé de vivre.



PALISSY (BERNARD DE)


I

La date précise de la naissance de Bernard Palissy est incertaine;
généralement on incline à la placer vers 1510. On sait qu’il était du
diocèse d’Agen en Aquitaine; mais sans aucune certitude sur le lieu où
il vit le jour.

«Homme du peuple, admirablement doué, dit un savant biographe,
l’éducation élémentaire qu’il reçut ne gêna en rien le goût qui pouvait
le porter vers les arts ni les instincts qui tournaient son esprit
vers la contemplation des merveilles de la nature. Nous le voyons dans
sa jeunesse, menant la vie nomade des artistes de ce temps, parcourir
les différentes provinces de France, les Pays-Bas, le Luxembourg,
la Basse-Allemagne, et y exercer la géométrie, la pourtraiture qui
comprenait aussi l’art de modeler et la vitrerie ou peinture sur verre.
Partout aussi il étudiait la configuration des pays, visitait les
mines et les grottes, explorait le sommet des montagnes, le gisement
des vallées. Il recueillait ainsi des trésors d’observations et de
remarques: érudition pratique dont il a rempli ses livres, qu’il
applique à tout et qui contraste heureusement avec celle qu’on trouve
ordinairement dans les livres de science[52].»

Après avoir voyagé en France, comme nous l’avons dit, notamment à
Tarbes, où il resta deux ans, nous trouvons, vers l’an 1542, Palissy
marié «chargé de femme et d’enfants, établi à Saintes, et y travaillant
tour à tour de ses trois états suivant l’occasion lorsqu’un accident
fortuit lui vint faire entreprendre la fabrication du genre de poterie
dont il est resté l’inventeur admirable.»

Il nous a fait lui-même le dramatique récit de cet épisode si important
de sa vie dans le livre curieux intitulé: _Discours admirables de la
nature des Eaux et Fontaines_[53]. Pouvons-nous mieux faire que de
laisser la parole à un pareil témoin oculaire:

«Or, dit-il, afin de mieux te faire entendre ces choses, je te ferai
un discours pris dès le commencement que je me mis en devoir de
chercher le dit art, et par là tu orras les calamités que j’ai endurées
au-paravant que de parvenir à mon dessein.... Tu verras que l’on ne
peut poursuivre ni mettre en exécution aucune chose, pour la rendre
en beauté et perfection, que ce ne soit avec grand et extrême labeur,
lequel n’est jamais seul ains (mais) est toujours accompagné d’un
millier d’angoisses.»

Voilà des paroles que le jeune artiste ne saurait trop méditer et qu’il
pourrait écrire en tête de son Album; continuons:

«Il y a vingt-cinq ans passés qu’il me fut montré une coupe de
terre tournée et _émaillée_ d’une telle beauté que dès lors j’entrai
en dispute avec ma propre pensée en me rémémorant plusieurs propos
qu’aucuns m’avaient tenus en se moquant de moi lorsque je peignais les
images. Or, voyant que l’on commençait à les délaisser au pays de mon
habitation, aussi que la vitrerie n’avait pas grande requête.... Dès
lors, sans avoir égard que je n’avais nulle connaissance des terres
argileuses, je me mis à chercher les émaux comme un homme qui tâte en
ténèbres.

«.... Je pilais en ces jours-là de toutes les matières que je pouvais
penser qui pourraient faire quelque chose, et, les ayant pilées et
broyées, j’achetais une quantité de pots de terre et après les avoir
mis en pièces, je mettais des matières que j’avais broyées dessus
icelles.... puis ayant fait un fourneau à ma fantaisie, je mettais
cuire les dites pièces pour voir si mes drogues pourraient faire
quelques couleurs de blanc, car je ne cherchais d’abord autre émail que
le blanc, parce que j’avais ouï dire que le blanc était le fondement
de tous les autres émaux. Or, parce que je n’avais jamais vu cuire
terre, ni ne savais à quel degré de feu le dit esmail se devait fondre,
il m’était impossible de pouvoir rien faire par ce moyen ores que mes
drogues eussent été bonnes parce qu’aucunes fois la chose aurait trop
chauffé et autrefois trop peu... Quand j’eus bastelé plusieurs années
ainsi imprudemment avec tristesse et soupir, à cause que je ne pouvais
parvenir à rien de mon intention et me souvenant de la dépense perdue,
je m’avisai, pour obvier à si grande dépense, d’envoyer les drogues
que je voulais éprouver à quelque fourneau de potier.»

Mais ce moyen plus économique ne réussit pas, tout probablement «à
cause que le feu des dits potiers n’était assez chaud» et vainement à
plusieurs reprises Palissy recommença l’expérience: «Ainsi fis-je par
plusieurs fois, toujours avec grands frais, perte de temps, confusion
et tristesse.»

Quelque temps découragé «je me mis en nonchaloir de ne plus chercher
les émaux.» Mais Palissy ne resta pas longtemps dans cette disposition:
«dès que je me trouvai muni d’un peu d’argent, je repris encore
l’affection de poursuivre la recherche des dits émaux.» Cette fois, il
porta ses poteries préparées au four d’une verrerie «d’autant que leurs
fourneaux sont plus chauds que ceux des potiers», et le lendemain il
eut la satisfaction de constater un premier résultat: «partie de mes
compositions avaient commencé à fondre.» Pourtant ce ne fut qu’après
deux longues années encore de tâtonnements et d’essais que l’opiniâtre
chercheur obtint un résultat important sans doute quoique non complet
et décisif encore: «Ayant avec moi, dit-il, un homme chargé de plus
de trois cents sortes d’épreuves, il se trouva une des dites épreuves
qui fut fondue dedans quatre heures après avoir été mise au fourneau
laquelle épreuve se trouva _blanche et polie_ de sorte qu’elle me causa
une joie telle que je pensais être devenu nouvelle créature, et pensais
dès lors arriver à une perfection entière de l’émail blanc: mais je
fus fort éloigné de ma pensée: cette épreuve était fort heureuse d’une
part, mais bien malheureuse de l’autre.»

Néanmoins Palissy était mis sur la voie de la découverte complète et
il songea à de nouvelles expériences. Pour les suivre et les diriger
lui-même dans les moindres détails, il se résolut à construire de
nouveau un four à son usage; mais faute de ressources, «je me pris,
dit-il à ériger un fourneau semblable à ceux des verriers, lequel je
bâtis avec un labeur indicible: car il fallait que je maçonnasse tout
seul, que je détrempasse mon mortier, que je tirasse l’eau pour la
détrempe d’icelui: aussi me fallait-il moi-même aller quérir la brique
sur mon dos à cause que je n’avais nul moyen d’entretenir un seul homme
pour m’aider à cette affaire.»

Enfin le fourneau terminé «ayant couvert les pièces (pots) du dit
émail, je les mis dans le fourneau continuant toujours le feu en sa
grandeur; mais sur cela il me survint un autre malheur, lequel me donna
grande fâcherie, qui est que le bois m’ayant failli, je fus contraint
brûler estapes (étais) qui soutenaient les tailles de mon jardin,
lesquelles étant brûlées, je fus contraint brûler les tables et le
plancher de la maison, afin de faire fondre la seconde composition.
J’étais en une telle angoisse que je ne savais (saurais) dire, car
j’étais tout tari et desséché à cause du labeur et de la chaleur du
fourneau; il y avait plus d’un mois que ma chemise n’avait séché sur
moi, et même ceux qui me devaient secourir, allaient crier par la ville
que je faisais brûler le plancher et par tel moyen l’on me faisait
perdre mon crédit et m’estimait-on être fol. Les autres disaient
que je cherchais à faire la fausse monnoye, que c’était un mal qui
me faisait sécher sur les pieds, et m’en allais par les rues tout
baissé comme un homme honteux. J’étais endetté en plusieurs lieux et
avais ordinairement deux enfants aux nourrices, ne pouvant payer leurs
salaires; personne ne me secourait, mais au contraire, ils se moquaient
de moi en disant: «Il lui appartient de mourir de faim, parce qu’il
délaisse son métier.»

L’infortuné cependant n’était point à la fin de ses épreuves. Bien
qu’il eut entretenu le brasier du fourneau, on a vu à quel prix, le
résultat trompa encore son espérance. Le fourneau se trouvant hors
d’état de servir, Palissy essaya de s’associer, pour opérer à moins
de frais, avec un potier, mais après quelques mois, il dut renoncer
à ce moyen plus onéreux qu’économique pour lui. Avec les débris du
premier fourneau qu’il put employer en partie, il parvint à construire
un nouveau fourneau plus solide. Plein d’espoir cette fois, il prépara
ses émaux, médailles et poteries, «puis ayant le tout mis et arrangé,
dit-il, dans le fourneau, je commençai à faire du feu, pensant
retirer de ma fournée trois ou quatre cents livres, et continuai le
dit feu jusqu’à ce que j’eusse quelque indice et espérance que mes
émaux fussent fondus et que ma fournée se portait bien. Le lendemain,
quand je vins à tirer mon œuvre, ayant premièrement ôté le feu, mes
tristesses et douleurs furent augmentées si abondamment que je perdais
toute contenance. Car combien que mes émaux fussent bons et ma besogne
bonne, néanmoins deux accidents étaient survenus à la dite fournée
lesquels avaient tout gâté.»

Le mortier dont Bernard s’était servi pour le fourneau était plein de
cailloux qui, par l’ardeur du feu «se crevèrent en plusieurs pièces,
faisant plusieurs pets et tonnerres dans le dit four. Or, ainsi que les
éclats sautaient, l’émail, qui était déjà liquifié et rendu en matière
glueuse, prit les dits cailloux et se les attacha de par toutes les
parties de mes vaisseaux et médailles, qui sans cela eussent été fort
beaux.»

La fournée tout entière se trouvait perdue et ce résultat était
d’autant plus désastreux que Bernard, pour cette nouvelle expérience,
s’était derechef considérablement endetté et que ses créanciers
«comptaient qu’ils seraient payés de l’argent qui proviendrait des
pièces de la dite fournée, qui fut cause que plusieurs accoururent
dès le matin quand je commençais à désenfourner.» Qu’on juge de leur
désappointement qui n’eut d’égal que le découragement du pauvre
Palissy! «Je mis en pièces entièrement le total de la dite fournée et
me couchai de mélancolie, car je n’avais plus de moyen de subvenir à ma
famille et n’avais en ma maison que reproches: au lieu de me consoler,
l’on me donnait des malédictions.... Quand j’eus demeuré quelque temps
au lit et que j’eus considéré en moi-même qu’un homme qui serait tombé
dans un fossé son devoir serait de tâcher à se relever, en cas pareil,
je me mis à faire quelques peintures, et par plusieurs moyens je pris
peine de recouvrer un peu d’argent.»

Il put ainsi de nouveau racheter des matières premières et le bois
nécessaire à chauffer son fourneau. Mais cette fois ce fut un autre
genre d’accident: «Car la véhémence de la flambe du feu avait porté
quantité de cendres contre mes pièces, de sorte que, par tous les
endroits où la dite cendre avait touché, mes vaisseaux étaient rudes
et mal polis.» Il remédia à cet inconvénient au moyen de _lanternes_ ou
cloches sous lesquelles se plaçaient les émaux et qui sont encore en
usage.

«Bref, dit-il, j’ai ainsi bastelé (tâtonné) l’espace de _quinze_ ou
_seize_ ans; quand j’avais appris à me garder d’un danger, il m’en
survenait un autre lequel je n’eusse jamais pensé.... Toutes ces
fautes m’ont causé un tel labeur et tristesse d’esprit qu’auparavant
que j’aie rendu mes émaux fusibles à un même degré de feu, j’ai cuidé
entrer jusqu’à la porte du sépulcre: aussi, en me travaillant à telles
affaires, je me suis trouvé l’espace de plus de dix ans si fort écoulé
en ma personne qu’il n’y avait aucune forme ni apparence de bosse
aux bras ni aux jambes, ainsi étaient mes dites jambes toutes d’une
venue....

»J’ai été plusieurs années que, n’ayant rien de quoi faire couvrir mes
fourneaux, j’étais toutes nuits à la merci des pluies et des vents sans
avoir aucun secours, aide ni consolation, sinon des chats-huants qui
chantaient d’un côté et les chiens qui hurlaient de l’autre; parfois il
se levait des vents et des tempêtes qui soufflaient de telle sorte le
dessus et le dessous de mes fourneaux que j’étais contraint de quitter
là tout avec perte de mon labeur; et je me suis trouvé plusieurs fois
qu’ayant tout quitté, n’ayant rien de sec sur moi à cause des pluies
qui étaient tombées, je m’en allais coucher à la minuit ou au point du
jour, accoutré de telle sorte comme un homme que l’on aurait traîné
par tous les bourbiers de la ville; et en m’en allant ainsi retirer,
j’allais bricollant sans chandelle en tombant d’un côté et d’autre
comme un homme qui serait ivre de vin, rempli de grandes tristesses:
d’autant qu’après avoir longuement travaillé, je voyais mon labeur
perdu. Or, en me retirant ainsi souillé et trempé, je trouvais en ma
chambre une seconde persécution pire que la première, et qui me fait à
présent émerveiller que je ne suis consumé de tristesse.»

Quelle énergie de langage et quelle merveilleuse éloquence dans la
naïve peinture de ces souffrances si stoïquement supportées! C’est
tout un drame et des plus émouvants que le récit de cette lutte de
l’inventeur contre les difficultés sans cesse renaissantes. Aussi le
lecteur n’aura pas regret à la longueur de nos citations d’autant
plus que cet artisan ou cet artiste du 16e siècle est un éminent
écrivain. Puis en nos temps de découragements si prompts, d’impatiences
déraisonnables et d’ambitions prématurées, il semble des plus utiles de
montrer ce que peut l’opiniâtre ténacité de la volonté humaine et au
prix de quels efforts elle arrive à son but. L’exemple de Palissy est
un mémorable exemple qu’on ne saurait trop rappeler aux jeunes gens en
leur montrant, dans sa grandeur et sa simplicité, cette persévérance
qu’on peut qualifier _d’héroïque_ encore que le résultat ne soit pas
d’un ordre très-élevé, puisqu’il n’a pas trait directement à l’art, à
la morale ou à la religion.

[52] E. Piot. _Cabinet de l’Amateur_, T. Ier.

[53] In-8º.--Paris 1580.


II

Enfin, après dix-huit ou vingt années de ces terribles épreuves,
Palissy vit ses efforts couronnés d’un plein succès. Il put couvrir
ses poteries de cet émail jaspé qui leur donne tant de prix et de
son atelier sortirent nombre de vases, statuettes, bassins, plats,
ustensiles divers, modelés de sa main devenue si habile, et qu’il
appelait du titre collectif de _rustiques figulines_, du mot latin
_figulina_ qui signifie tout genre de poteries. Ces _figulines_,
aujourd’hui si recherchées des amateurs et payées au poids de l’or, les
seigneurs de la Saintonge dès lors se les disputèrent pour orner leurs
parcs et leurs châteaux et les firent bientôt connaître au loin. Le
célèbre connétable de Montmorency, ce rude guerroyeur, qui avait à un
haut degré le goût des belles choses, chargea Palissy de la décoration
de son château d’Ecouen, construit par l’architecte Jean Bullant et
enrichi déjà des sculptures de Jean Goujon. «Dorénavant, comme l’a dit
un biographe[54], le sort de Palissy et celui de son ingrate famille
étaient assurés,» et plus qu’assurés: c’était la large aisance, la
richesse même et la complète sécurité qui pour l’artiste remplaçaient
l’angoisse et la détresse des mauvais jours si lui-même il n’eût été de
nouveau l’artisan de son malheur.

«Palissy, dit M. Louis Audiat[55], fut une des âmes honnêtes que
séduisit un prétexte de réforme. Homme de mœurs pures, il vit
uniquement dans les premiers apôtres du calvinisme quelques chrétiens
de la primitive église. L’ardeur qu’ils montrèrent, la foi qui les
animait, le nom de Dieu qu’ils invoquaient sans cesse, la régularité
de vie de trois ou quatre néo-convertis qui contrastait avec les
déportements d’un plus grand nombre de catholiques, inévitables dans
une agglomération de dix à quinze mille âmes, et faut-il le dire?
peut-être les persécutions qui les assaillirent et qu’ils supportèrent
avec l’orgueil et le courage des néophytes frappèrent le modeste
artisan et lui firent illusion.»

Du reste, d’après ce que nous apprend un écrivain du temps «surtout
les peintres, horlogers, imagiers, orfèvres, libraires, imprimeurs
et autres qui, en leurs métiers, ont quelque noblesse d’esprit
(et non moins de vanité souvent) furent les premiers à se laisser
surprendre[56].»

Bernard Palissy, comme beaucoup d’autres à cette époque, se laissant
séduire aux déclamations perfides des prédicants, ne voyait que la
réforme des abus, et il se fût indigné sans doute à la pensée d’une
apostasie. «On ne peut trouver chez Palissy, dit M. L. Audiat, un seul
mot montrant que d’abord il avait vu dans un changement de religion une
rupture avec l’église catholique... Fait étrange! Les noms de Luther
et de Calvin ne se trouvent pas dans les livres de maître Bernard....
Aussi fournit-il un argument de plus à ceux qui prétendent que maître
Bernard n’a jamais été réellement hérétique, mais seulement un de ces
hommes modérés qui ont des sympathies pour un parti sans s’y enrôler,
et en temps de révolution, souffrent même pour des opinions qu’ils
n’ont pas.»

Malheureusement, cette illusion n’est guère possible quand on a lu
certains passages des écrits de l’illustre céramiste; comme aussi,
d’après divers témoignages contemporains, on ne peut douter que Palissy
qui, «d’abord ne croyait point aller si loin,» prêtant une oreille trop
docile aux conseils du prêtre apostat Hamelin, et des comte et comtesse
de Marennes, Antoine de Pons et Anne de Partenay, en vint, après
abjuration du catholicisme, à se déclarer ouvertement et obstinément
huguenot. La tenacité, qui était le fond de son caractère, et sans
doute aussi l’orgueil du sectaire le firent s’opiniâtrer de plus en
plus et ne lui permirent pas de reculer. «Il est clair, dit M. Audiat,
que, avec la coupe émaillée qui décida la vocation du peintre verrier,
dans les fourgons d’Antoine de Pons se trouva le protestantisme qui fit
de Palissy un adepte et une victime.»

Mais victime qu’on est moins tenté d’excuser sinon de plaindre quand
on voit son entêtement pour les idées nouvelles, c’est à dire pour
l’erreur volontairement embrassée et non point sucée avec le lait, et
son zèle à la propager dans la Saintonge où «dit M. Serret, l’un des
premiers, il se fit protestant et contribua beaucoup à la fondation de
l’église réformée de Saintes.» «L’évêque de Saintes, Tristan de Bizet,
dit de son côté M. Audiat, faisait tout son possible pour arrêter les
ravages de l’hérésie... Il parcourait son diocèse, exhortant, rassurant
par sa pensée les âmes fermes, raffermissant les chancelantes et
arrêtant la hardiesse des huguenots. Efforts impuissants! Au siége même
de l’évêché, Palissy rassemblait dans sa maison quelques dévots et, en
l’absence de tout ministre, prêchait et lisait la Bible.» Cela résulte
de certain passage d’un des ouvrages de Bernard Palissy qui se désigne
évidemment lui-même quand il dit: «Il y eut en cette ville un artisan,
pauvre et indigent à merveilles, lequel avait un si grand désir de
l’avancement de l’Évangile.... qu’il assembla, un dimanche au matin,
neuf ou dix personnes, et parce qu’il était mal instruit ès-lettres,
il avait tiré quelques passages du vieux et nouveau Testament, les
ayant mis par écrit. Et quand ils furent assemblés, il leur lisait les
passages ou autorités.»

Maintenant qu’on vienne nous vanter la probité, la sincérité,
l’honnêteté de Palissy, il est difficile de ne pas songer au mot
sévère de l’Évangile, «sépulcres blanchis,» quand on voit dogmatiser
avec cette outrecuidance, s’ériger en théologiens, en réformateurs
et censeurs de l’Église, des hommes qui n’avaient en rien qualité
pour cela et dont la présomption ne pouvait être égalée que par leur
ignorance. Ils ne s’opiniâtreront jusqu’à la fin sans doute qu’à cause
de cette ignorance même qui n’empêche pas chez eux d’ailleurs, s’ils
tiennent la plume, la manie des citations bibliques. «Mais, dit fort
bien M. Audiat, les psaumes faisaient le plus clair de leur nouveau
savoir religieux.»

Ajoutons qu’en bien des endroits, les sectaires ne se bornaient point
à de simples prédications, témoin ce fait entre beaucoup. «Le 1er
mai 1562, après la cène publiquement célébrée en grande pompe sur
la place de la Bousserie, à la Rochelle, les calvinistes se ruent
dans les églises, pillent reliquaires et vases sacrés dont plusieurs
s’enrichirent, renversent les autels, brisent les images, fouillent
les tombeaux et dispersent au vent les cendres des morts. Les religieux
sont contraints de fuir. Vingt ou trente qui revinrent furent
massacrés. Six ans plus tard, toutes les églises elles-mêmes, excepté
la seule chapelle de sainte Marguerite, furent démolies..... Il en fut
de même dans toute la province.»

Comment s’étonner après cela de l’irritation des catholiques, et
qu’armés pour la défense de leur religion, la vraie et antique
religion, ils se soient laissé entraîner parfois aux représailles?
N’avaient-ils point été trop provoqués par ces excès et ces violences
qui, par toute la France, accumulaient des ruines? «Les mille
figures du grand portail de Saint-Étienne de Bourges furent criblées
d’arquebusades. Le chœur splendide de Saint-Jean de Lyon fut démoli,
et aussi les basiliques vénérables de Saint-Just et de Saint-Irénée.
Les fonts baptismaux étaient livrés aux plus vils usages, les vases
sacrés profanés, les images du Christ et de la Vierge traînées dans
la boue.... Les reliques de saint Martin de Tours et de saint Irénée
furent jetées au Rhône et à la Loire. La statue de Jeanne d’Arc
fut renversée du haut du pont d’Orléans.... A Fléac, un prieuré de
Chanceladais fut complètement ruiné, et, dit Florimond de Rémond, «on
joua au ramponneau avec des têtes de prêtres.[57]»

Voilà ce que faisaient alors les disciples de Luther et de Calvin, et
ce qu’il est utile de rappeler pour ces gens qui, soit ignorance, soit
mauvaise foi, déclament si volontiers et si haut contre l’intolérance
des catholiques. On sera moins surpris alors que Bernard Palissy, plus
connu à cette époque comme ardent sectaire que comme artiste, ait
attiré sur lui la persécution. Incarcéré à Saintes, il se vit intenter
une action criminelle devant le parlement de Bordeaux; mais grâce à
l’intervention énergique du connétable de Montmorency, Palissy fut
rendu à la liberté. «A sa recommandation, dit M. Audiat, Catherine,
aimant les arts comme une Médicis, fit délivrer à maître Bernard le
brevet d’_Inventeur des rustiques figulines du Roi_... Désormais
le potier faisait partie de la maison du roi; il échappait à la
juridiction du parlement de Bordeaux.»

Appelé l’année suivante à Paris, Palissy fut chargé par Catherine de
travaux importants dans les jardins et résidences royales. Il était
logé au Louvre avec ses deux fils qui l’aidaient dans ses travaux
et dut à cette position privilégiée d’échapper au massacre de la
Saint-Barthélemy (24 août). Catherine sans nul doute avait donné des
ordres pour qu’il fût protégé. Bien des années après, il fut moins
heureux, alors que la faction des Seize dominait dans la capitale, et
par ses violences risquait de compromettre et de déshonorer ce grand
mouvement catholique et populaire de la Ligue si ridiculement calomnié
par certains historiens. L’un des Seize, Mathieu de Launay, fit arrêter
Palissy jeté dans un cachot de la Bastille «et noté pour être conduit
au _spectacle public_. On comprend le sens mystérieux de cette terrible
expression,» dit M. Serret. Mais Mayenne, l’un des admirateurs de
l’éminent artiste, fit ajourner l’exécution à laquelle s’opposa non
moins vivement Henri III. Le roi cependant n’osa pas faire mettre
en liberté Palissy qui mourut dans sa prison (1589), et ce qui est
plus triste, obstiné dans son erreur, s’il est vrai, comme l’affirme
d’Aubigné, sans doute un peu suspect, qu’il ait répondu à Henri III,
venu dans la prison pour essayer de le convertir, fut-ce par la crainte
en lui déclarant que, s’il ne cédait, il courait risque du bûcher:

«Les guisards, tout votre peuple, ni vous ne sauriez contraindre un
potier à fléchir le genou devant des statues, parce que je sais mourir.»

Dans cette réponse que certains biographes nous vantent comme magnanime
n’y a-t-il pas surtout l’entêtement de l’orgueil, et aussi une sorte
d’insolente bravade vis-à-vis du prince qui n’en persista pas moins
dans sa bienveillance et sut empêcher l’exécution?

Outre les ouvrages qu’il a publiés, Palissy ouvrit en 1575, à Paris,
un cours public, le premier de ce genre, où il convia tous les érudits
de la capitale, dit un biographe, à venir entendre dans ses leçons
l’exposé de ses théories sur les pierres, les fontaines, les métaux,
etc. Quoique le prix d’entrée fût assez élevé (un écu) le succès fut
tel que Palissy continua son cours les années suivantes, et ce ne
fut que vers l’année 1584 que ces leçons si goûtées des auditeurs
cessèrent. «La gloire d’avoir le premier en France inauguré le grand
enseignement public, dont les institutions modernes de la Sorbonne
et du collége de France, du Muséum etc., ne sont que la continuation
agrandie et perfectionnée, revient sans conteste à Palissy.»

Le _sans conteste_ de M. Serret me paraît bien affirmatif car, depuis
plusieurs siècles, sur la montagne Sainte-Geneviève et dans le
quartier de l’Université, combien ne comptait-on pas de chaires et de
professeurs?

[54] Serret:--_Biographie universelle_.

[55] L. Audiat.--_Bernard Palissy; sa vie et ses ouvrages._ 1 vol.
Didier, éditeur.

[56] Florimond de Rémond:--_Histoire de la naissance, progrès
et décadence de l’hérésie_.

[57] L. Audiat: _Bernard Palissy_.



PARMENTIER


S’il est des hommes qui méritent qu’on honore leur mémoire et que leur
nom, par exemple, inscrit à l’entrée d’une voie publique, rappelle
incessamment leur souvenir aux contemporains comme plus tard à la
postérité, ce sont ceux-là surtout qui ont rendu à la patrie, que
dis-je? à l’humanité, des services dont le bienfait leur survit, et se
fera sentir peut-être après des siècles. PARMENTIER fut de ces hommes,
lui, dont on a pu dire avec toute justice:

«Un ardent amour pour l’humanité était le génie qui inspirait
Parmentier; dès qu’il voyait du bien à faire ou des services à rendre,
il s’animait; les moyens d’exécution se présentaient en foule à son
esprit et ne lui laissaient plus, pour ainsi dire, de repos; il
sacrifiait tout pour satisfaire sa passion: il interrompait les études
qu’il aimait le mieux pour s’employer en faveur des infortunés; sa
porte était ouverte à toutes les sollicitations, et pour concilier
ses travaux littéraires avec cette facilité qui dérobe des heures si
précieuses à l’homme occupé, il était tous les jours au travail à trois
heures du matin[58].»

Si le savant mérite qu’on le loue, qu’on l’exalte, c’est assurément
quand il donne à ses travaux, souvent si pénibles, un but pratique qui
doit tourner à l’utilité de tous. Mais sans insister davantage sur ces
considérations, venons au récit qui, en faisant connaître l’homme,
permettra de mieux l’apprécier encore.

Parmentier (Antoine-Augustin), né à Montdidier en 1737, perdit, tout
enfant encore, son père qui laissait à peu près sans fortune sa veuve,
personne aussi distinguée par le cœur que par l’esprit et qui se dévoua
tout entière à l’éducation de l’orphelin. Ne pouvant, par son manque
de ressources, le placer dans un collége, elle s’efforça d’y suppléer
en se chargeant elle-même de son instruction, aidée dans cette tâche
par un vénérable ecclésiastique qui apprit à l’enfant les éléments du
latin. Le jeune Augustin lui dut des leçons de vertu plus précieuses
encore et qu’il n’oublia jamais.

Leurs efforts à tous deux, à la mère comme au bon prêtre, eurent leur
récompense dans la docilité et l’intelligence de l’élève qui, pressé
par le désir d’être utile à sa famille entra, vers 1755, en qualité
d’aide chez un apothicaire de la ville où il resta une année. Il
partit alors pour Paris, appelé par un parent, pharmacien également
et qui lui offrait une place dans sa maison. Deux années suffirent au
jeune homme pour ses études, et, en 1757, il se trouva pourvu d’une
commission de pharmacien dans les hôpitaux de l’armée du Hanovre. Son
infatigable activité, comme son zèle scrupuleux, dans l’accomplissement
de ses devoirs, le firent remarquer par le chef du service, Bayen,
qui appela sur lui l’intérêt de Chamousset, intendant général des
hôpitaux. Parmentier, nommé pharmacien en second, se montra digne de
ce choix, héroïque de dévouement dans une épidémie qui fit alors de
grands ravages dans l’armée. Il ne s’épargna pas non plus dans les
ambulances et sur le champ de bataille même, puisqu’à cinq reprises
différentes, il tomba aux mains de l’ennemi, cinq fois dépouillé par
les hussards prussiens qu’il considérait, disait-il gaiement ensuite,
comme de très-habiles valets de chambre. La dernière fois, sa captivité
qui se prolongea tourna du moins au profit de la science. La chimie,
à cette époque, encore peu connue en France, comptait en Allemagne
de nombreux et zélés représentants et entre tous, Meyer, pharmacien
célèbre de Francfort-sur-Main. Parmentier, interné dans la ville, fit
la connaissance de ce savant, et bientôt la communauté de goûts créa
entre eux une intimité dont le jeune Français aurait pu profiter pour
devenir le gendre et le successeur de Meyer. Mais pour cela il eût
fallu renoncer à la patrie et Parmentier, tels grands que fussent les
avantages à lui offerts comme compensation, ne put se résigner à pareil
sacrifice.

De retour en France, tout en continuant ses lectures et ses
expériences, il suivit les cours du célèbre naturaliste de Jussieu,
comme ceux de Rosselle et Rollet. Aussi, en 1766, il emportait d’emblée
au concours la place d’apothicaire adjoint de l’hôtel des Invalides;
et, six années après, les administrateurs lui témoignèrent leur
satisfaction en le nommant apothicaire en chef. Mais ce titre était
à vrai dire honorifique; car, depuis l’origine de l’établissement,
les Sœurs de la charité avaient la direction en chef de la pharmacie,
et ce privilége, dont, sans nul doute, elles avaient su se montrer
dignes, elles tenaient à le conserver, malgré toute leur estime
pour Parmentier, longtemps leur subordonné. Celui-ci dut céder et
se contenter de l’honneur du titre, d’ailleurs avec un assez beau
traitement et son logement aux Invalides que les administrateurs
voulurent lui conserver. La position n’était point faite pour déplaire;
mais une sinécure ne convenait en aucune façon au caractère de
Parmentier, et il lui répugnait de toucher les émoluments d’une place
qu’en réalité il ne remplissait pas. A défaut de fonctions officielles,
il s’imposa à lui-même des devoirs et résolut de consacrer ses loisirs
à des études ayant une utilité générale pratique.

C’est ainsi qu’à propos d’un concours ouvert par l’Académie de Besançon
sur les moyens de combattre et d’atténuer une disette, il établit, par
un Mémoire qui fut couronné, qu’il était facile d’extraire de l’amidon
un principe nutritif plus ou moins abondant. Les recherches qu’il fit
pour ce Mémoire l’amenèrent à s’occuper de la _pomme de terre_, cette
solanée précieuse à laquelle son nom méritait de rester attaché ainsi
que le proposait François de Neufchâteau qui voulait qu’on appelât ce
nouveau légume: _Parmentière_.

J’ai dit _nouveau_, et cependant la pomme de terre, originaire du Pérou
où par les indigènes qui s’en nourrissaient elle était nommée _papas_,
importée en Europe pendant le XVe siècle, était cultivée en Italie dès
le XVIe. Introduite en France par les Anglais, à la suite des guerres
de Flandre, on la connaissait dans nos provinces méridionales et,
grâce à Turgot, elle se cultivait dans le Limousin et l’Anjou, mais
avec peu de zèle, et on l’employait tout au plus, non sans défiance,
à la nourriture des bestiaux. Des préjugés, répandus par la fausse
science, pire que l’ignorance, faisaient considérer cette substance
comme nuisible pour l’homme, capable d’engendrer la lèpre, disait-on
d’abord. Quand cette première et grossière erreur eut perdu son
crédit, de vieux praticiens déclarèrent que cette nourriture malsaine
engendrait des fièvres pernicieuses. De là, l’espèce d’interdit jeté
sur cet aliment, la répulsion qu’il inspirait et que Parmentier, dont
la conviction, fondée sur l’expérience, était tout autre, résolut de
combattre énergiquement. Dès l’année 1778, il publiait, dans ce but, un
opuscule ayant pour titre: _Examen chimique de la pomme de terre_, et
qui, attaquant victorieusement les erreurs accréditées, affirmait que
ce tubercule tant calomnié pouvait fournir un aliment non moins sain
qu’agréable et que le bon marché rendrait des plus précieux. L’ouvrage
fut accueilli favorablement par la partie éclairée du public, mais
n’ébranla point les préventions aveugles et d’autant plus opiniâtres de
la multitude. Parmentier comprit qu’à l’appui de sa thèse il fallait
la preuve visible, l’argument décisif tiré du fait palpable et de
l’expérience publique.

«Il obtint du gouvernement la permission de faire une grande expérience
dans la plaine des Sablons, dit M. de Silvestre; Paris étonné vit pour
la première fois la charrue sillonner cinquante-quatre arpents d’un
sol qui, par sa mauvaise qualité, avait été condamné à une stérilité
immémoriale; il vit bientôt ce même sol se couvrir de verdure et de
fleurs et enfin produire abondamment ces racines précieuses.

«Aucune précaution ne lui avait échappé; profondément occupé de son
sujet, il cherchait également à tirer les moyens d’exécution de la
nature des choses et des dispositions d’esprit, de la bizarrerie même
des hommes qu’il voulait déterminer à le seconder. Il avait demandé
des gendarmes pour garder sa plantation, mais il avait exigé que leur
surveillance ne s’exerçât que pendant le jour seulement; ce moyen
eut tout le succès qu’il avait prévu. Chaque nuit, on volait de ces
tubercules dont on aurait méprisé l’offre désintéressée et Parmentier
était plein de joie au récit de chaque nouveau larcin qui assurait,
disait-il, un nouveau prosélyte à la culture ou à l’emploi de la pomme
de terre.»

Un autre moyen ne lui avait pas moins réussi; lorsqu’il vit son champ
en pleine floraison, il composa des plus belles fleurs un gros bouquet
qu’il porta à Versailles pour en faire hommage au Roi qui, l’un des
premiers, avait encouragé et facilité son entreprise. Louis XVI, en
remerciant l’agronome, détacha du bouquet une tige, c’est-à-dire, une
fleur dont il para gaiement sa boutonnière, et les courtisans aussitôt
de l’imiter à l’envi, en demandant des semences pour faire cultiver
la plante dans leurs terres. L’enthousiasme gagna les provinces et
Parmentier bientôt ne put suffire aux demandes, encore que par un
adroit calcul et pour donner plus de prix au cadeau il ne le distribuât
qu’avec parcimonie. Ainsi un grand seigneur lui ayant envoyé une
voiture à trois chevaux avec force sacs de blé pour les faire remplir
de pommes de terre, l’agronome ne remit au voiturier que quelques
tubercules dans un sac à argent.

On raconte encore qu’il donna aux Invalides un grand dîner composé
uniquement de pommes de terre, mais auxquelles l’art du cuisinier avait
substitué la forme et la saveur des mets les plus exquis; les liqueurs
mêmes étaient fabriquées avec de l’eau-de-vie tirée de la racine.

Cette fois, le préjugé était vaincu: la pomme de terre, il faudrait
dire la _Parmentière_, triomphant de toutes les résistances, se voyait
partout accueillie avec empressement, fêtée, et ce qui valait mieux,
cultivée. Elle servit puissamment à combattre la disette réelle ou
factice dans les premiers temps de la Révolution. Et cependant, voyez
ce qu’il en est des préjugés populaires; comme dit le latin:

    _Uno avulso, non deficit alter._

Lors des élections qui eurent lieu quelques années après, certaines
gens trouvèrent moyen de faire écarter le bienfaiteur du peuple qui
leur était suspect: «Un homme à la vérité que le Roi avait honoré de
ses bontés, auquel il destinait le cordon de Saint-Michel, et dont il
voulait, suivant l’expression même du bon Louis XVI, lire les ouvrages
de préférence à tous ceux qui lui seraient offerts.» Les orateurs
hostiles à Parmentier criaient à l’envi:

--Ne lui donnez pas vos voix, il ne nous ferait manger que des pommes
de terre, _c’est lui qui les a inventées_.

Et Parmentier ne fut pas nommé.

On peut admirer que cet homme de bien, à cause de ses antécédents,
privé de ses places et pensions, n’ait pas été, de plus, l’une des
victimes de la Terreur; mais le besoin qu’on avait de ses services
sans doute le fit épargner. Puis, des amis prévoyants, quand la crise
devint plus menaçante, prirent soin de le faire envoyer dans le Midi
pour une mission spéciale. La nécessité, le besoin pressant d’une
réorganisation des hôpitaux militaires le firent appeler à Paris,
et il eut en même temps à surveiller les salaisons de la marine et
la confection du biscuit de mer. Membre de l’Institut en 1796, et
du Conseil des hospices en 1801, il remplit, en 1803, les fonctions
d’inspecteur-général du service de santé. Ses occupations si nombreuses
ne le détournaient aucunement des études pratiques; on lui dut de
nombreuses et importantes améliorations dans les divers services aussi
bien que dans l’industrie, et en particulier celle de la panification,
dont il publia un excellent manuel: _le Parfait Boulanger_, comme plus
tard un nouveau _Code Pharmaceutique_ généralement adopté. Pendant le
blocus continental, il reconnut et proclama les avantages du sirop de
raisin, comme pouvant suppléer au sucre devenu trop rare. Ce fut là sa
dernière découverte; il était presque septuagénaire quand il commença
ses expériences à ce sujet, et peut-être il ressentait les premières
atteintes de la maladie de poitrine à laquelle il devait succomber
après en avoir souffert de longues années.

Comme il arrive, hélas! souvent avec l’imperfection humaine, Parmentier
eut parfois les défauts de ses qualités, et dit un consciencieux
biographe déjà cité: «Il portait le désir du bien à un excès qui
devenait parfois condamnable; blâmant avec trop peu de ménagement
certaines mesures administratives qu’il jugeait désastreuses, il avait
paru dans ses derniers temps morose et frondeur.» Dans la vie privée,
une certaine brusquerie de manières, qui contrastait avec la bonté
de son cœur et sa bienveillance naturelle, l’avait fait nommer par
quelques-uns le _bourru bienfaisant_. Titre mérité, car souvent l’homme
qui s’était retiré d’auprès de lui, certain de n’avoir pas son appui,
recevait, peu de jours après, la grâce sur laquelle il ne comptait plus
et que Parmentier, radieux, s’empressait de venir apporter lui-même.

Jusque sur le lit de douleur où le clouait la maladie, il se
préoccupait du bien à faire, et peu de jours avant sa mort, il disait
à ses deux neveux qui lui prodiguaient leurs soins affectueux et dont
il s’efforçait, en multipliant ses sages instructions, d’exciter
l’émulation:

«Ne pouvant plus travailler, je voudrais faire l’office de la pierre à
aiguiser qui ne coupe pas, mais qui dispose le fer à couper.»

«Parmentier, dit M. Mouchon, dans son intéressante Notice[59], avait
atteint sa soixante-dixième année lorsqu’il rendit son âme à Dieu.
C’était en 1813 (17 décembre) alors que l’étoile de Napoléon commençait
à pâlir. Plus heureux que ce grand monarque, il s’endormit dans le sein
de l’éternité sans avoir eu à déplorer aucun de ces affreux revers
qui déjouent toutes les combinaisons du génie et laissent les grandes
conquêtes infructueuses. C’est que, comme l’a judicieusement fait
observer M. Ottavé, loin d’avoir agité un flambeau qui éblouit, il a
répandu une lumière qui vivifie et qui féconde.»

L’illustre Cuvier, qui l’avait longtemps connu, nous fait, de son
confrère à l’Institut, ce remarquable portrait:

«Cette longue et continuelle habitude de s’occuper du bien des hommes
avait fini par s’empreindre jusque dans son air extérieur; on aurait
cru voir en lui la bienfaisance personnifiée. Une taille élevée et
restée droite jusqu’à ses derniers jours, une figure pleine d’aménité,
un regard à la fois noble et doux, de beaux cheveux blancs comme la
neige, semblaient faire de ce respectable vieillard l’image de la bonté
et de la vertu: sa physionomie plaisait surtout par ce sentiment de
bonheur né du bien qu’il avait fait; et qui, en effet, aurait mieux
mérité d’être heureux que l’homme qui, sans naissance, sans fortune,
sans grandes places, sans même une éminence de génie, mais par sa seule
persévérance dans l’amour du bien a peut-être autant contribué au
bien-être de ses semblables qu’aucun de ceux sur lesquels la nature et
le hasard avaient accumulé tous les moyens de les servir[60].»

Parmentier comptait de nombreux amis dans le clergé de Paris; on le
voit par ses rapports relatifs aux indigents, et «dans lesquels, comme
le dit M. Huzard[61], il s’est plu à rendre justice aux respectables
curés de Saint-Roch, de Sainte-Marguerite, de Saint-Étienne-du-Mont, du
Saint-Esprit, etc.» Il avait été lié particulièrement naguère avec le
savant et vertueux abbé Dicquemare, dont on nous saura gré de parler
avec quelques détails, et qu’il avait en quelque sorte révélé à ses
concitoyens.

Se trouvant au Havre avec le corps d’armée dont il faisait partie, il
s’informa de l’abbé Dicquemare qu’il connaissait par quelques-uns de
ses écrits. Il lui fut répondu qu’il n’y avait personne de ce nom dans
la ville, sinon certain original qui passait sa vie à satisfaire une
curiosité extravagante.

«Vous ressemblez, Messieurs, dit Parmentier, à ces Abdéritains de La
Fontaine, pour lesquels Démocrite était un insensé. Ignorants du trésor
que vous possédez, vous prenez pour de la folie cette généreuse passion
de la science qui détache de toutes les préoccupations vulgaires.»

Il se fait aussitôt indiquer la demeure de Dicquemare et s’y rend, non
pas seul, mais accompagné du général et de tout son état-major, pour
témoigner hautement par cet honneur de l’estime que tous faisaient du
savant abbé que ses compatriotes, les honnêtes marchands et bourgeois
du Havre, commencèrent dès lors à regarder avec d’autres yeux.

Dicquemare, à tous égards méritait ces sympathies. Prêtre dès l’âge de
vingt et un ans, son goût pour les sciences naturelles l’avait conduit
à Paris d’où, après quelques années d’études, il revint au Havre,
pressé de joindre la pratique à la théorie. On lui dut la découverte de
faits neufs et curieux, par exemple sur la reproduction des actenies
ou anémones de mer, et sur leur propriété de faire pressentir par le
degré de leur extension l’état futur de l’atmosphère; ils sont ainsi
des baromètres naturels. Ses observations sur les méduses, sur le
grand poulpe et les limaces de mer, sur les tarets si funestes pour
les navires et les digues dont ils percent le bois, en révélant des
faits très-singuliers, ne furent pas moins utiles. On lui dut aussi un
Mémoire précieux sur la maladie des huîtres qui se manifestait dès lors
dans la baie de Cancale.

Rien ne coûtait à ce savant pour arriver à la découverte de la vérité
et l’on comprend que de placides bourgeois, tout occupés de leur
négoce et fort soucieux du bien-être, prissent pour de la manie, pour
une espèce de démence, ce zèle poussé jusqu’à l’abnégation héroïque
et aussi l’audace voisine de la témérité. L’étude des animaux sans
vertèbres occupait Dicquemare tout particulièrement; «or, d’après ce
qu’on raconte, non content d’avoir chez lui toute une ménagerie de ces
êtres singuliers, il passait souvent des heures entières plongé dans
l’eau pour les mieux observer, ou s’enfonçait dans la mer la tête la
première pour les poursuivre dans leurs retraites. Il nous apprend
qu’il a fréquemment nagé autour d’orties marines aussi grosses que la
tête de l’homme, ou de celles qui ont des membres longs comme le bras
et qu’il a vivement ressenti leurs piqûres. La fureur des tempêtes ou
les ténèbres de la nuit pouvaient seules l’arracher du rivage de la mer
et du milieu des rochers.»

Divers écrits et surtout les nombreux Mémoires, au nombre de plus de
soixante-dix, publiés dans le _Journal de Physique_, de 1772 à 1789,
firent connaître au monde savant ce courageux lettré et lui méritèrent
le beau surnom de _Confident de la Nature_. Les distinctions les
plus honorables vinrent le chercher dans sa retraite, au milieu de
ses livres et... de ses bêtes. Il fut élu membre correspondant de
l’Académie et de plusieurs sociétés, et l’Assemblée générale du clergé
de France, en 1786, par l’organe de son président, se plut à rendre
un hommage public au mérite de ce prêtre éminent par sa science comme
par sa vertu. Dicquemare ne pouvait se refuser à ces témoignages élevés
de sympathie; mais quoique peu fortuné, il ne voulut en aucune façon
accepter les pensions ou les bénéfices qui lui étaient offerts par le
gouvernement. Il mourut, pauvre sans doute, après avoir souffert de
longues années, consolé par sa foi que le spectacle des merveilles de
la nature n’avait fait qu’affermir; consolé un peu aussi par la science
qu’il cultiva jusqu’à la fin, et dont il mourait victime et martyr;
car la maladie qui le conduisit au tombeau n’était que l’épuisement
résultant de ses fatigues incessantes et de ses prodigieux travaux.

Ce savant naturaliste cultivait aussi les arts; il trouvait dans la
peinture un agréable délassement de ses graves études. Dans la chapelle
de l’hôpital du Havre, se voient, dit-on, cinq tableaux de lui, et qui
sont remarquables par l’élégance et la pureté du dessin.

[58] De Silvestre. _Notice biographique sur Parmentier._--1815.

[59] Lyon, in-8º.

[60] Cuvier. _Eloges_, t. Ier.

[61] Huzard. _Notice lue à la Société philanthropique._



PASCAL


Joseph de Maistre, qu’on peut taxer parfois sans doute d’exagération,
m’a fort l’air de parler raison quand il dit de Pascal: «Quoique je
ne veuille pas déroger à son mérite réel qui est très-grand, il faut
avouer aussi qu’il a été trop loué, ainsi qu’il arrive, comme on ne
saurait trop le répéter, à tout homme dont la réputation appartient à
une faction.... On nous répète sérieusement, au XIXe siècle, les contes
de Madame Perrier sur la miraculeuse enfance de son frère; on nous dit,
avec le même sang-froid, qu’avant l’âge de seize ans, il avait composé
«sur les sections coniques un petit ouvrage qui fut regardé alors comme
un prodige de sagacité[62]», et l’on a sous les yeux le témoignage
authentique de Descartes, qui vit le plagiat au premier coup d’œil, et
qui le dénonça, sans passion comme sans détour, dans une correspondance
purement scientifique.»

«... Je dis de plus que le mérite littéraire de Pascal n’a pas été
moins exagéré. Aucun homme de goût ne saurait nier que les _Lettres_
provinciales ne soient un fort joli libelle.... Je n’en crois pas moins
que la réputation dont il jouit est due de même à l’esprit de faction
intéressé à faire valoir l’ouvrage... Madame de Grignan, au milieu
même de l’effervescence contemporaine, disait déjà en bâillant: _C’est
toujours la même chose!_ et sa spirituelle mère l’en grondait.

«.... En général, un trop grand nombre d’hommes, en France, ont
l’habitude de faire, de certains personnages célèbres, une sorte
d’apothéose après laquelle ils ne savent plus entendre raison sur ces
divinités de leur invention. Pascal en est un bel exemple[63].»

Ce dernier paragraphe, il faut bien l’avouer, va tout droit, que
l’auteur y ait ou non songé, à l’adresse d’un de nos contemporains
illustres qui, quoique nullement janséniste, a manqué tout à fait de
sang-froid quand il s’est agi de juger Pascal. A la vérité, il s’en
servait comme d’un argument pour la cause glorieuse qu’il avait à cœur
de faire triompher, et c’est là son excuse. Prenant au sérieux et à
la lettre «les contes de Madame Perrier» Chateaubriand nous dit, non
sans quelque emphase: «Il y avait un homme qui, à douze ans, avec des
_barres_ et des _ronds_, avait créé les mathématiques; qui, à seize,
avait fait le plus savant traité des coniques qu’on eût vu depuis
l’antiquité; .... qui à cet âge où les autres hommes commencent à
peine de naître, ayant achevé de parcourir le cercle des connaissances
humaines, s’aperçut de leur néant, et tourna ses pensées vers la
religion, qui, depuis ce moment jusqu’à sa mort, arrivée dans sa
trente-neuvième année, toujours infirme et souffrant, _fixa la langue
que parlèrent Bossuet et Racine_, donna le modèle de la plus parfaite
plaisanterie comme du raisonnement le plus fort (ni l’un ni l’autre
certes!); enfin qui, dans les courts intervalles de ses maux, résolut
par abstraction un des plus hauts problèmes de géométrie, et jeta sur
le papier _des pensées qui tiennent autant du Dieu que de l’homme_: cet
_effrayant_ génie se nommait Blaise Pascal.»

Chateaubriand, qui sacrifiait si volontiers à la phrase, le fait ici
par trop aux dépens de la judicieuse critique. Le génie de Pascal,
apprécié à sa juste valeur, n’a rien d’effrayant et, sans jeter bas la
statue de Blaise, il suffit pour sa gloire d’un piédestal ordinaire,
bien loin de l’exhausser sur une colonne qui va se perdre dans les
nues. La part qui lui reste comme écrivain est encore assez belle. Le
volume des _Pensées_, son véritable titre aux yeux de la postérité,
quoique dans sa plus grande partie il ne se compose que de fragments
et de notes jetées sur le papier un peu au hasard, étonne souvent par
la sagacité, la profondeur, la soudaineté de la pensée, comme par la
vigueur et la puissance de l’expression. C’est l’éclair qui luit tout
à coup au milieu des ténèbres et qui frappe la vue, quand on prétend
le fixer, d’un prompt éblouissement. Les premiers chapitres, les
seuls complets et terminés, dont, bien plus que des _Provinciales_,
on pourrait dire qu’ils ont contribué à fixer la langue, supposé,
ce que je ne crois pas, qu’une langue pût être fixée, c’est-à-dire
immobilisée, ces chapitres, arrivent parfois à la plus haute éloquence.
Il y a là nombre de passages toujours cités avec succès et qu’on peut
citer encore, celui-ci par exemple:

«Un homme dans un cachot, ne sachant si son arrêt est prononcé,
n’ayant plus qu’une heure pour l’apprendre, et cette heure suffisant,
s’il sait qu’il est donné, pour le faire révoquer; il est contre la
nature qu’il emploie cette heure-là, non à s’informer si cet arrêt
est donné, mais à jouer et à se divertir. C’est l’état où se trouvent
ces personnes[64], avec cette différence que les maux dont ils sont
menacés sont bien autres que la simple perte de la vie et un supplice
passager que ce prisonnier appréhenderait. Cependant ils courent sans
souci dans le précipice, après avoir mis quelque chose devant leurs
yeux pour s’empêcher de le voir et ils se moquent de ceux qui les en
avertissent.» (Ch. 1er.)

Cela sans doute est remarquable, admirable, comme l’expression d’une
vérité saisissante, formulée avec un rare bonheur; mais ce passage,
et quelques autres aussi frappants, doivent-ils nous faire nous
exclamer «_que ce sont là des pensées qui tiennent plus du Dieu que de
l’homme_.» Autant dire comme Madame Perrier: «_que chez aucun peuple
et dans aucun temps il n’a existé de plus grand génie que Pascal_.»
«Exagération risible, dit avec raison de Maistre, qui nuit à celui qui
en est l’objet au lieu de l’élever dans l’opinion.»

Pascal (Blaise), né à Clermont le 19 janvier 1623, était fils d’Etienne
Pascal, président de la cour des avocats et de Antoinette Begon. Il
mourut à Paris, le 19 août 1662. D’après ce que Mme Perrier rapporte:
«Lorsque M. le curé le bénit avec le saint ciboire, il dit: «Que Dieu
ne m’abandonne jamais!» Ce qui fut comme sa dernière parole.»

[62] _Discours sur la vie et les ouvrages de Pascal._

[63] Joseph de Maistre: _De l’Eglise gallicane_.

[64] Les Indifférents.



PERGOLÈSE


    _Stabat mater dolorosa,
    Juxtà crucem lacrimosa
    Dùm pendebat filius, etc._

Qui n’a tressailli, qui n’a pleuré à l’audition de ces strophes
sublimes que rend plus émouvantes une musique qu’un maître français
qualifie en ces termes: «Le _Stabat_, dit Grétry, me paraît réunir tout
ce qui doit caractériser la musique d’église dans le genre pathétique.»
Puis, appréciant dans son ensemble le génie du grand compositeur auquel
on doit tant de beaux chants religieux: deux _Messes_, un _Miserere_,
un _Laudate_, deux _Lætatus_, un _Salve Regina_, etc., Grétry ajoute:

«Pergolèse naquit et la vérité fut connue. L’harmonie a fait depuis lui
des progrès étonnants dans ses labyrinthes infinis. Les exécutants,
en se perfectionnant, ont permis aux compositeurs de déployer la
richesse des accompagnements, mais Pergolèse n’a rien perdu. La vérité
de déclamation qui caractérise ses chants est indestructible comme la
nature[65].»

Pergolèse, séduit par ce mirage souvent fatal aux jeunes artistes,
s’était d’abord essayé au théâtre, mais avec peu de succès, malgré
le mérite de ses opéras accueillis avec beaucoup de froideur ou même
sifflés, à l’exception d’un seul, la _Serva padrona_, la Servante
maîtresse, applaudie du vivant de l’artiste comme les autres le furent
après sa mort. Une malveillance dont la cause nous échappe lui rendit
presque toujours le public du théâtre indifférent ou même hostile, au
point que, lors de la représentation de son opéra d’_Olimpiade_, à
Rome, non-seulement l’ouvrage fut outrageusement sifflé, mais le pauvre
compositeur, qui dirigeait en personne l’orchestre, subit le plus
grossier affront: une orange, lancée par une main connue peut-être,
vint le frapper à la tête. Ce ne fut pas tout. Un artiste d’un talent
bien inférieur, appelé Duni, ayant, à quelque temps de là, fait
représenter sur le même théâtre un opéra _seria_, intitulé _Nerone_, se
vit applaudi avec enthousiasme. Bien plus, la coterie, lâche autant que
cruelle, dont Pergolèse était victime, en haine de celui-ci, prodigua
ses éloges à Duni et voulut le couronner publiquement. Mais l’auteur
de _Nerone_, par un sentiment de généreuse équité qui l’honore plus
que ses ouvrages, loin de se prêter à ces misérables calculs, déclara
hautement qu’il n’était point digne de cette ovation, méritée bien
plutôt par ce Pergolèse qu’on traitait trop injustement en s’obstinant
à méconnaître son génie.

Pergolèse rebuté, découragé, renonça pour toujours au théâtre auquel
mieux eût valu qu’il ne songeât jamais car nous compterions en plus
grand nombre encore ses beaux chants d’église où son talent triomphe
et qui ont rendu son nom populaire. Sa vie fut trop courte et ne lui
permit pas de multiplier les chefs-d’œuvre; mais ceux qu’il a laissés
suffiront à sa gloire. N’eût-il écrit que le _Stabat_ et le _Salve
Regina_, il serait immortel. Ces deux magnifiques compositions aussi
bien que la cantate d’_Orphée_ furent composées par lui à Pouzzoles et,
pour ainsi dire un pied dans la tombe; car déjà malade de la phthisie
pulmonaire à laquelle il devait succomber, par l’ordre des médecins
il avait quitté Lorette pour chercher un climat plus doux, et accepté
l’hospitalité que lui offrait, au pied du mont Vésuve, un généreux
Mécène, le comte de Montdragonne. C’est là que mourut le grand artiste,
âgé de trente-trois ans à peine (1737); il était né le 3 janvier 1704,
à Jesi, dans les États-Romains.

Le poète eût pu dire de Pergolèse tout aussi bien que de Cimarosa:

    Chantre mélodieux, né sous le plus beau ciel,
    Au nom doux et fleuri comme une lyre antique,
    Léger Napolitain, dont la folle musique
    A frotté tout enfant les deux lèvres de miel,
    . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
    O maître, tu gardas à travers ton délire
    Un cœur toujours sensible et plein de dignité.
    Oui, ton âme fut belle ainsi que ton génie[66].

[65] _Essais sur la musique._

[66] Barbier, _Il Pianto_.



POUSSIN (NICOLAS)

SA VIE ET SON ŒUVRE


«Les vies des hommes célèbres sont de tous les genres d’histoire celui
qui offre la plus attrayante lecture. La curiosité, excitée par le
bruit qui s’est fait autour de ces personnages, veut les voir de plus
près et contempler à son aise ceux qui par leurs talents, leurs vertus,
leurs vices, ont contribué au progrès, à la grandeur des nations ou
précipité leur décadence. Cette lecture convient par-dessus tout aux
premières années de la vie, quand le cœur, candide et ardent au bien,
croit volontiers à la vertu et, se passionnant pour tout ce qui est
beau, noble, grand, héroïque, aspire à l’imiter. C’est alors que nous
choisissons pour amis et pour témoins de nos actions un Aristide, un
Cimon, un Épaminondas... On se modèle à leur exemple et l’on voudrait
à tout prix, comme eux, semer la carrière de la vie de ces fleurs de
gloire et de vertu, etc.»

Ce fragment de la préface du beau livre de Quintana[67] m’a paru ne
pouvoir être mieux placé qu’en tête de la biographie de notre Poussin,
qui ne fut pas seulement un éminent artiste, mais un grand et noble
caractère, un homme dont la vie, heureusement plus connue dans ses
détails que celle de Le Sueur, peut, elle aussi, être proposée en
exemple.

Poussin (Nicolas) naquit aux Andelys (Normandie), le 15 juin 1594,
d’une famille noble, originaire de Soissons, mais déchue à la suite
des guerres civiles. Son goût pour les arts se manifesta de bonne
heure, et il reçut quelques leçons d’un peintre de Beauvais, nommé
Quentin Varin. Mais l’adolescent sentait d’instinct l’insuffisance de
cet enseignement; aussi, à peine âgé de dix-huit ans, il quitta les
Andelys, sans demander ou attendre le consentement de son père, un
tort grave qu’il devait cruellement expier plus tard; arrivé à Paris,
grâce à la connaissance qu’il fit d’un jeune gentilhomme du Poitou,
amateur des arts, il trouva moyen de vivre tout en continuant ses
études. Il eut successivement pour maîtres deux artistes médiocres,
Ferdinand Elle, de Malines, et le Lorrain Lallemand, dont, paraît-il,
l’enseignement ne laissait pas moins à désirer que les tableaux. Par
bonheur, toujours grâce à son ami le gentilhomme, Poussin fit la
connaissance d’un mathématicien aux galeries du Louvre, possesseur
d’une très-belle collection de gravures d’après Raphaël et Jules
Romain, et même de quelques dessins originaux de ces maîtres, et qui
les mit généreusement à la disposition du jeune artiste. «La pureté
de correction du premier et la fierté de dessin du second, dit un
biographe, devint l’objet des études de Poussin: ce fut véritablement
là sa première école et la source où il puisa, suivant Bellori, le
lait de la peinture et la vie de l’expression.»

Malheureusement il s’interrompit au milieu de ces fructueuses études
par condescendance pour son ami qui, retournant en Poitou, l’invita
à l’accompagner dans sa famille, en lui offrant l’hospitalité, avec
l’espoir qu’il trouverait à s’occuper dans le château d’une façon utile
et intéressante. Mais il en fut tout autrement que le jeune artiste
n’avait pensé «et le Poussin, dit M. Bouchitté[68], fut exposé en cette
circonstance à des humiliations que quelques artistes et beaucoup de
gens de lettres avaient éprouvées avant lui, dans un siècle et chez une
nation qui ne faisait que de naître à l’amour des arts et à la culture
littéraire. La mère du jeune gentilhomme avait peu de goût pour les
tableaux, l’âge de son fils lui laissait, avec la libre disposition de
sa fortune, la direction de la maison; elle jugea utile d’occuper le
Poussin de soins domestiques, sans lui laisser le temps de cultiver la
peinture.»

On comprend que pareil emploi ne pouvait convenir à l’artiste blessé
dans son affection comme dans sa dignité. Préférant la misère à cette
hospitalité trop différente de celle qu’on lui avait promise, il
quitta le château un matin, et, en attendant qu’il lui fût possible
de regagner Paris, il se mit à parcourir la province, s’aidant pour
subsister du produit de travaux qu’il n’obtenait pas sans peine. C’est
ainsi qu’il peignit divers paysages pour le château de Clisson, une
_Bacchanale_ pour celui de Chaverny (1616-1620); et _saint François et
saint Charles Borromée_, pour les Capucins de Blois. Mais, sans doute,
les prix furent bien modiques, inférieurs même à son talent en germe,
puisque, résolu, coûte que coûte, à revenir à Paris, où il pouvait
espérer trouver des ressources plus sérieuses, Poussin prit le parti
de se mettre en route à pied, le bâton à la main, faute d’argent pour
payer la voiture, à la vérité assez chère à cette époque.

Aujourd’hui que les communications sont si multipliées, si faciles,
on a peine à s’imaginer combien pénible et long était alors un pareil
voyage et ce qu’il fallut d’énergie, presque d’audace au jeune artiste
pour l’entreprendre et l’achever dans les conditions où il se trouvait.
Citons à ce sujet une belle page du dernier historien de Poussin, qui
est de celles qu’on ne rencontre pas fréquemment, soit dit en passant,
chez les biographes modernes:

«Lorsque nous voyons le jeune homme de vingt ans, parcourant, triste
et pensif et peut-être sous les haillons de la misère, la route qui
sépare le Poitou de Paris, nous ne pouvons nous empêcher de faire
des réflexions amères et en même temps consolantes sur la destinée
de l’homme. Quelle est donc cette force qui à son insu l’anime et le
soutient malgré ses défaillances? Quel est ce guide qui, sans lui
révéler le mystère de son avenir, dirige ses pas, cachant ses sages
desseins sous les dehors du hasard et soutenant l’espérance au milieu
des alternatives de la faiblesse et du courage? Quelle main invisible
s’étend sur le pauvre voyageur, affermit ses pas chancelants, et
prépare dans un obscur avenir la sécurité après les inquiétudes, la
gloire après les épreuves, le libre et sûr essor de la pensée, après
les laborieuses incertitudes du génie encore inexpérimenté? Cette force
est le génie lui-même auprès duquel la cause suprême a placé, dans sa
prévoyance, la constance qui le soutient et la confiance qui l’anime;
ce guide, c’est la Providence qui, partout invisible et partout
présente, mesure l’énergie à l’épreuve, fortifie le faible contre
l’obstacle, et ménage les évènements pour que rien ne se perde du génie
fécond dont elle a doué sa créature[69]».

Mais en dépit de son courage, Poussin arrivait à Paris dans un état
d’épuisement et de souffrance qui ne fit que s’aggraver. Tombé
tout-à-fait malade, il fut heureux que sa famille, instruite de sa
triste position, rappelât aux Andelys l’enfant prodigue, après lui
avoir pardonné sa fuite précipitée, son seul tort, au reste; car sa
conduite, dans sa vie errante, n’avait eu rien que de digne d’un
gentilhomme et d’un chrétien. Le repos, la tranquillité d’esprit, les
bons soins rendirent bientôt la force et la santé au jeune homme, qui
prolongea néanmoins, pendant plus d’une année, son séjour aux Andelys.
Mais ses loisirs, sans doute, ne furent pas perdus pour la méditation
comme pour l’étude, et ces paysages plantureux de la Normandie, les
campagnes si vertes, les grands horizons avec la mer parfois dans le
lointain, les troupeaux magnifiques durent plus d’une fois exercer ses
pinceaux.

L’année écoulée, Poussin, avec l’assentiment de sa famille, cette fois,
repartit pour Paris qui, dans ses espoirs secrets, ne devait être
qu’une étape vers la ville, objet alors de tous les désirs des jeunes
artistes, et vers laquelle Poussin, plus qu’aucun d’eux, aspirait avec
une ardeur passionnée, comme s’il eût eu le pressentiment qu’elle
deviendrait pour lui une patrie: j’ai nommé Rome. Aussi, après un
séjour assez court à Paris, il profita d’une occasion favorable pour
se rendre à Florence, d’où, sans doute, il comptait aller plus loin.
Une circonstance restée inconnue l’arrêta et le ramena en France, mais
sans qu’il abandonnât son premier projet. Deux années après, nous le
retrouvons à Lyon se dirigeant vers l’Italie. Le manque de ressources
suffisantes, après l’acquit d’une dette qui absorba toutes ses
économies, le força de rétrograder vers Paris.

Grâce à des amis, il obtint là un asile, à titre de professeur de
dessin sans doute, dans le collége dit de Laon, où il se rencontra avec
Philippe de Champaigne, plus jeune que lui de quelques années, et qu’il
aida fraternellement de ses conseils. Poussin cependant était lui-même
parfaitement ignoré lorsqu’une circonstance heureuse commença d’attirer
l’attention sur le jeune homme. A l’occasion de la canonisation de
saint Ignace et de saint François-Xavier, les Jésuites, voulant ajouter
à l’éclat des fêtes par la représentation des miracles de leurs
illustres patrons, firent appel aux artistes. Poussin se distingua
entre tous; il peignit à la détrempe six grands sujets, exécutés en
autant de jours, et dans lesquels déjà se révélait son génie. Aussi le
succès fut-il grand; on ne se lassait pas surtout d’admirer, d’exalter
la prestesse de l’exécution et l’étonnante facilité dont le peintre
avait fait preuve. Mais celui-ci, avec une sagacité rare et une raison
au-dessus de son âge, sut comprendre qu’il y avait là un écueil «et
que ces promesses faciles d’un pinceau qui semble ne pas rencontrer
d’obstacles, se terminent souvent par des résultats dont beaucoup ne
s’élèvent pas au-dessus de la médiocrité.» Aussi, loin de s’enivrer de
ces premières louanges et de céder à un dangereux entraînement, il ne
songea qu’à se compléter par de plus sérieuses études, et de nouveau
tourna les yeux vers Rome, cette terre promise qu’enfin il allait lui
être permis d’entrevoir, c’est-à-dire d’atteindre.

Les tableaux exposés chez les Jésuites avaient été fort goûtés par
un poète italien très-célèbre alors, le cavalier Marini, qui désira
connaître le peintre, et il fut si satisfait de sa conversation et de
ses manières qu’il lui offrit l’hospitalité dans son hôtel en attendant
qu’il pût l’emmener avec lui à Rome, où il ne devait pas tarder à
retourner. En effet, son départ même fut plus prompt qu’il ne l’avait
pensé, et Poussin, retenu par certains travaux, ne put l’accompagner,
à son grand regret; mais le cavalier lui fit promettre de venir le
retrouver prochainement dans la capitale du monde chrétien, afin qu’il
pût présenter l’artiste au nouveau pape, Urbain VIII, son ami d’enfance.

Le tableau de _la Mort de la Vierge_, destiné à l’église Notre-Dame,
et pour lequel Poussin était resté à Paris, complètement terminé,
l’artiste se mit en route pour l’Italie, tout de bon cette fois, et
arrivé à Rome, il s’y vit reçu aussi bien qu’il pouvait l’espérer.
Malheureusement, peu de temps après, l’état de santé du cavalier Marini
le força de partir pour Naples et il y mourut au bout de quelques
semaines. Avant son départ, cependant, il avait eu soin de recommander
tout particulièrement le jeune Français au cardinal Barberini, neveu du
Pape; mais le cardinal, presque aussitôt, avait dû quitter Rome pour
se rendre en France et en Espagne en qualité de légat du Saint-Siége.
Ces circonstances, que nul n’eût pu prévoir, mirent Poussin dans
une position critique qui lui rappelait ses plus mauvais jours.
Sans protecteurs, sans amis, sans argent, dans une ville étrangère
dont il ne savait pas encore la langue, il eut grand’peine dans les
premiers temps à trouver le placement de quelques tableaux à des prix
dérisoires. On cite entre autres deux batailles, toiles grandes d’au
moins deux pieds, qui lui furent payées au prix de sept écus chacune.
Par bonheur, il ne tarda pas à faire connaissance avec des artistes,
aussi peu fortunés que lui, sans doute, mais plus anciennement établis
dans la ville, et comme lui, pleins de feu et d’ardeur, le peintre
Algardi, depuis l’Algarde, et le sculpteur Duquesnoy, dit le Flamand,
dont les modèles d’enfants ornent tous les ateliers. Les trois artistes
s’entr’aidèrent autant qu’ils purent; mais les ressources de chacun
étaient plus que bornées, et cette intimité presque fraternelle leur
fut surtout utile et avantageuse au point de vue du progrès de leur art
par l’échange continuel d’idées et la communauté des études, auxquelles
ne manquait pas le conseil intelligent. Poussin, en dépit des obstacles
résultant de sa situation précaire, marchait à son but avec une
héroïque persévérance: il copiait sans relâche les antiques, dont il
s’efforçait de s’assimiler les plus beaux types, s’instruisait dans
l’anatomie, etc. Il put aussi profiter des conseils du Dominiquin,
dont il s’était déclaré hardiment et généreusement l’admirateur et le
partisan, alors que, dans Rome, la foule des amateurs et des jeunes
peintres ne jurait que par le Guide.

La situation de l’artiste cependant était loin de s’améliorer sous
certains rapports; car, c’est à peu près vers cette époque qu’il
écrivait au commandeur Cassiano del Pozzo, qui fut son zélé protecteur
et son ami:

«Après avoir reçu de vous et des vôtres tant de bienfaits, je crains
bien que vous me taxiez d’indiscrétion... Mais réfléchissant que tout
ce que vous avez fait pour moi vient des sentiments de bonté et de
générosité qui vous animent, et ne pouvant, à cause d’une incommodité
qui m’est survenue, aller chez vous en personne, je me suis enhardi
à vous écrire pour vous supplier de venir à mon secours; car je suis
presque toujours malade et n’ai d’autre ressource pour subsister que
mes ouvrages.»

Le commandeur envoya 40 écus romains à l’artiste; ce secours et
l’arrivée prochaine du cardinal Barberini lui permettaient d’espérer
de meilleurs jours, si son état maladif ne se fût aggravé par suite
d’un évènement dont les conséquences auraient pu être plus sérieuses
encore. Des difficultés étant survenues entre la cour de Rome et celle
de France, il en résulta une vive irritation dans la ville contre les
étrangers. Poussin, qui jusqu’alors avait continué de s’habiller à la
française, se vit en butte, près des Quatre-Fontaines, à une agression
armée de la part de quelques soldats; l’un d’eux lui porta un coup
d’épée qu’heureusement Poussin put parer avec son carton; mais peu
s’en fallut, la lame ayant glissé, qu’il n’eût deux doigts de la main
enlevés ou mutilés, ceux précisément qui lui servaient à tenir le
crayon. Il n’échappa pas sans peine à une nouvelle attaque et à la
poursuite acharnée de son adversaire par une fuite précipitée.

L’émotion de cette scène, et cette course violente provoquèrent une
rechute ou une aggravation du mal et l’artiste, forcé de s’aliter,
se trouvait dans une situation des plus fâcheuses, «lorsqu’un de ses
compatriotes, Jean Dughet, qui était cuisinier d’un sénateur romain,
le tira de son misérable logement pour le recueillir dans sa maison où
sa femme et lui le soignèrent avec une affectueuse sollicitude, comme
ils auraient fait de leur fils. Sous ce toit hospitalier, il recouvra
la santé et, six mois après, il épousa leur fille aînée, Marie Dughet
qui avait été, elle aussi, un peu sa garde-malade[70].» Les noces
furent célébrées à la fête suivante de Saint-Luc, patron et protecteur
des peintres. La dot que Poussin reçut, quoique modeste, lui permit
d’acheter une petite maison sur le mont Pincius d’où l’on découvre les
plus beaux aspects de Rome. Aussi il s’y plut tellement qu’il s’y fixa
pour toujours et ne l’eût pas échangée contre le plus magnifique palais
dans un autre quartier.

Poussin, heureux au sein d’une famille selon son cœur, put dès lors se
livrer en toute sécurité au travail, et, dans un intervalle de dix ans
qui s’écoula depuis son mariage jusqu’au voyage en France, il fit un
grand nombre de tableaux dont plusieurs comptent parmi ses meilleurs:
la _Peste des Philistins_, la _Manne_, le _Frappement du rocher_, la
_Première suite des sacrements_, faite pour le commandeur del Pozzo,
mais qui semblait devoir mieux convenir au cardinal de Richelieu que
les tableaux de _Bacchanales_ peints pour lui dans le même temps.

Par les noms de ces amateurs on juge que Poussin n’était plus un
débutant; déjà, en effet, sa renommée s’était répandue en France où le
prônaient chaleureusement des protecteurs et amis, et entre tous M. de
Chantelou à qui était destiné ce superbe tableau de la _Manne_, nommé
plus haut, et qu’on voit maintenant au Louvre.

Ce fut le même M. de Chantelou qui fut chargé, à cette époque, par
M. Sublet de Noyers, surintendant des bâtiments du roi, de décider
Poussin à revenir en France, ce à quoi le grand artiste répugnait
singulièrement ainsi qu’il s’en exprime dans une lettre à M. de
Chantelou du 15 janvier 1638:

«Pour la résolution que monseigneur de Noyers désire de moi, il ne
faut point s’imaginer que je n’aie été en grandissime doute de ce
que je devais répondre: car, après avoir demeuré l’espace de quinze
ans entiers dans ce pays-ci, assez heureusement, mêmement m’y étant
marié, en l’espérance d’y mourir, j’avais conclu de moi-même de suivre
le dire italien: _Chi sta bene, non si muove_ (qui se trouve bien ne
change pas). Mais, après avoir reçu une seconde lettre de M. Lemaire à
la fin de laquelle il y en a une jointe de votre main, qui a servi à
m’ébranler, mêmement à me résoudre de prendre le parti qu’on m’offre
(etc.).»

Mais, dans le post-scriptum même de cette lettre, il paraît retirer
cette adhésion, et il ne fallut rien moins qu’une nouvelle et pressante
missive de M. de Noyers, et une lettre même du roi Louis XIII, non
moins honorable pour le sujet que pour le prince, pour faire cesser
toutes les hésitations de Poussin; et M. de Chantelou[71], venu à Rome
sur ces entrefaites, le ramena en France avec lui (1640). L’artiste
avait à cette époque quarante-sept ans.

Au fond du cœur cependant, il ne quittait pas sa chère Italie et Rome
sans espoir de retour, bien au contraire, puisqu’il n’avait voulu
prendre d’engagement que pour cinq ans, malgré les avantages de sa
nouvelle position si grands qu’ils fussent et auxquels il ne faisait
pas volontiers le sacrifice de sa tranquillité et de son indépendance.
On peut croire surtout que, sous ce dernier rapport, il n’adhéra
qu’à contre-cœur et comme forcé et contraint, à la clause du contrat
formulée en ces termes dans la lettre de M. de Noyers: «Il reste à vous
dire une seule condition qui est que vous ne peindrez pour personne
que par ma permission; car je vous fais venir pour le Roi et non pour
les particuliers, ce que je ne vous dis pas pour vous exclure de les
servir, mais j’entends que ce ne soit que par mon ordre.»

Cependant l’accueil que reçut l’artiste dépassa de beaucoup son
espérance et même toutes les promesses qui lui avaient été faites, et
prouve qu’aux yeux de ses contemporains, il était déjà le Poussin de la
postérité. Voici comment lui-même, dans une lettre au commandeur del
Pozzo nous raconte son arrivée:

«Reçu très honorablement à Fontainebleau, dans le palais d’un
gentilhomme auquel M. de Noyers, secrétaire d’État, avait écrit à ce
sujet, j’ai été traité splendidement. Ensuite, je suis venu dans la
voiture du même seigneur à Paris. A peine y fus-je arrivé, que je vis
M. de Noyers qui m’embrassa cordialement en me témoignant toute la joie
qu’il avait de mon arrivée.

»Je fus conduit le soir, par son ordre, dans l’appartement qui m’avait
été destiné. C’est un petit palais, car il faut l’appeler ainsi. Il est
situé au milieu des Tuileries. Il est composé de neuf pièces en trois
étages sans les appartements d’en bas qui en sont séparés. Il y a en
outre un beau et grand jardin rempli d’arbres à fruits, avec une grande
quantité de fleurs, d’herbes et de légumes; trois petites fontaines, un
puits, une belle cour dans laquelle il y a d’autres arbres fruitiers;
j’ai des points de vue de tous côtés, et je crois que c’est un paradis.

»En entrant dans ce lieu, je trouvai le premier étage rangé et meublé
noblement, avec toutes les provisions dont on a besoin, même jusqu’à du
bois et un tonneau de bon vin vieux de deux ans.

»J’ai été fort bien traité pendant trois jours, avec mes amis, aux
dépens du Roi. Le jour suivant, je fus conduit par M. de Noyers
chez Son Éminence le cardinal de Richelieu, lequel, avec une bonté
extraordinaire, m’embrassa et, me prenant par la main, me témoigna
d’avoir un très-grand plaisir de me voir.

»Trois jours après, je fus conduit à Saint-Germain, afin que M. de
Noyers me présentât au Roi, lequel était indisposé, ce qui fut cause
que je n’y fus introduit que le lendemain matin, par M. Le Grand
(Cinq-Mars), son favori. Sa Majesté, remplie de bonté et de politesse,
daigna me dire les choses les plus aimables et m’entretint pendant
une demi-heure en me faisant beaucoup de questions. Ensuite, se
tournant vers les courtisans, elle dit: _Voilà Vouet bien attrapé!_
Puis Sa Majesté m’ordonna de grands tableaux pour les chapelles de
Saint-Germain et de Fontainebleau. Lorsque je fus retourné dans ma
maison, on m’apporta, dans une belle bourse de velours, deux mille écus
en or; mille écus pour mes gages, et mille écus pour mon voyage, outre
toutes mes dépenses. Il est vrai que l’argent est bien nécessaire en ce
pays-ci où tout est si cher.»

En lisant cette lettre, si naïvement charmante et qu’on aurait regret
à ne pas reproduire en entier, on partage l’émotion de Poussin et
l’on est touché de ces attentions si délicates, non moins que de ces
honneurs singuliers qui témoignent chez les illustres protecteurs d’une
estime si haute de l’art et de l’artiste. Il fallait à notre peintre
au moins autant de raison que de génie pour garder son sang-froid, et
ne pas se trouver étourdi de cette faveur soudaine et éclatante, à
l’exemple du pauvre Vouet «qui, dit M. Bouchitté, dans la prospérité,
ne sut conserver ni la modestie, ni le désintéressement convenables.»
Ce qui explique et justifie le mot autrement cruel de Louis XIII. Mais
Poussin était un caractère d’une meilleure trempe et bien lui en prit;
car il ne devait pas tarder à avoir la preuve, par une expérience
personnelle, de ce qu’il avait appris par la lecture et la réflexion,
c’est que, dans le monde, à la cour surtout, il ne faut que peu se fier
aux apparences flatteuses et qu’alors précisément que la fortune vous
rit davantage, on doit s’attendre de sa part à quelque méchant retour.

Tout cependant pour l’instant souriait à Poussin, pour qui la France
était le vrai pays de Cocagne, comme il le dit si bien dans sa jolie
lettre de remerciement à M. de Chantelou: «Monsieur et patron, mardi
dernier, après avoir eu l’honneur de vous accompagner à Meudon et y
avoir été joyeusement, à mon retour, je trouvai que l’on descendait
en ma cave un muids de vin que vous m’aviez envoyé. Comme c’est
votre coutume de faire regorger ma maison de biens et de faveurs,
mercredi, j’eus une de vos gracieuses lettres par laquelle je vis que
particulièrement vous désiriez savoir ce qu’il me semblait dudit vin.
Je l’ai essayé avec mes amis aimant le piot (oh! oh! grave Poussin!);
nous l’avons trouvé très-bon, et je m’assure, quand il sera rassis,
qu’on le trouvera excellent. Du reste, nous vous servirons à souhait,
car nous en boirons à votre santé, quand nous aurons soif, sans
l’épargner; aussi bien, je vois que le proverbe est véritable qui dit:
«_Qui chapon mange, chapon lui vient_.» Mêmement, hier, M. de Costage
m’envoya un pâté de cerf si grand que l’on voit bien que le pâtissier
n’en a retenu sinon les cornes. Je vous assure, monsieur, que désormais
je ne manquerai pas à commencer par le dimanche de me réjouir, comme je
fis le dimanche passé, afin que la semaine suivante soit ce qu’on dit,
que _toute l’année est au pays de Cocagne_. Je vous suis le plus obligé
homme du monde, comme aussi je vous suis le plus dévotieux serviteur de
tous vos serviteurs.»

Tout cela n’est-il pas dit le plus agréablement du monde et assaisonné
du pur sel attique. Voilà certes un homme heureux; joignez à cela le
bonheur de l’inspiration; car Poussin, n’ayant pas tardé à reprendre
ses pinceaux, fit, pour le noviciat des Jésuites, son tableau de
_saint François-Xavier ressuscitant une jeune fille_, un chef-d’œuvre,
quoique l’artiste eût été fort pressé de l’exécuter, tant à cause de
l’époque fixée que par la multitude et la diversité de ses autres
occupations. Bien qu’il fût convenu, avant son départ, qu’on ne
l’occuperait en France qu’à peindre «des tableaux et des plafonds,»
on ne laissa pas de lui demander diverses autres choses, des dessins
pour tapisseries, des frontispices pour livres, etc. Aussi se plaint-il
assez vivement à son protecteur et ami: «Vous m’excuserez, monsieur,
si je parle si librement; mon naturel me contraint de chercher et
aimer les choses bien ordonnées, fuyant la confusion qui m’est aussi
contraire et ennemie comme est la lumière, les ténèbres.»

Et, tout en menant de front ces travaux et d’autres plus sérieux, il
lui fallait donner la meilleure part de son temps aux études de la
grande galerie du Louvre, pour laquelle surtout il avait été appelé.
Mais ses projets, qui avaient fait rejeter les plans de l’architecte
du roi, Lemercier, contrariaient fort aussi le peintre Fouquières,
chargé de peindre dans la galerie des vues de France; il en résulta
contre Poussin des hostilités qui furent pour lui une source incessante
d’ennuis et de déboires auxquels ne fut pas étranger sans doute Vouet,
qui ne pouvait lui pardonner le mot de Louis XIII.

Ajoutons qu’il avait aussi à souffrir du climat qui était alors ce que
nous le voyons aujourd’hui, hélas! témoin cette lettre au commandeur
del Pozzo:


LETTRE DE POUSSIN AU COMMANDEUR DEL POZZO.

  «14 mars 1642.

«Telles sont les variations de ce climat. Il y a quinze jours, la
température était devenue extrêmement douce: les petits oiseaux
commençaient à se réjouir dans leurs chants de l’apparence du
printemps; les arbrisseaux poussaient déjà leurs bourgeons; et
la violette odorante, avec la jeune herbe, recouvraient la terre
qu’un froid excessif avait rendue, peu de temps auparavant, aride
et pulvérulente. Voilà qu’en une nuit un vent du nord, excité par
l’influence de la lune rousse (ainsi qu’ils l’appellent dans ce pays),
avec une grande quantité de neige, viennent repousser le beau temps qui
s’était trop hâté, et le chassent plus loin de nous certainement qu’il
ne l’était en janvier. Ne vous étonnez donc pas si j’ai abandonné les
pinceaux, car je me sens glacé jusqu’au fond de l’âme.»

Malgré les égards dont il était toujours l’objet de la part de ses
illustres protecteurs, Poussin commença à tourner les yeux vers
Rome, où il avait joui tant d’années d’une paix profonde et de la
pleine liberté d’un travail selon son goût et à ses heures. Aussi ne
tarda-t-il pas à solliciter la permission, qu’il n’obtint pas sans
peine, de faire un voyage en Italie, pour en ramener sa femme qu’il y
avait laissée peut-être avec intention. Tout probablement aussi qu’il
partait avec l’arrière-pensée, s’il était possible, de rester là-bas;
ce qui n’eût pas été facile, cependant, après les bienfaits et les
honneurs dont l’avaient comblé le roi, comme le cardinal. Mais les
évènements se chargèrent, bientôt après, de lui rendre sa liberté.
Poussin arrivait à Rome vers la fin de septembre 1642. Un mois après,
il apprenait la mort de Richelieu, que le roi suivit de près dans la
tombe, et M. de Noyers était éloigné des affaires. Poussin s’affermit
complètement dans sa résolution de ne plus quitter sa petite maison du
_monte Pincio_; ce ne fut pas pourtant sans quelques combats.

      Car qui n’a dans la tête
    Un petit grain d’ambition?

«Je vous assure, écrit-il à M. de Chantelou, que, dans la commodité
de ma petite maison et dans le peu de repos qu’il a plu à Dieu de me
prolonger, je n’ai pu éviter un certain regret qui m’a percé le cœur
jusqu’au vif; en sorte que je me suis trouvé ne pouvoir reposer ni jour
ni nuit; mais à la fin, quoi qu’il m’arrive, je me résous de prendre le
bien et de supporter le mal.»

[67] _Vidas de los Españoles célebres._

[68] _Histoire de Poussin_, 2e édit., Didier, éditeur.

[69] Bouchitté, _Histoire de Poussin_.

[70] Maria Graham, _Mémoires sur la vie de Poussin_.

[71] Conseiller maître d’hôtel du roi, depuis intendant de la maison,
domaines et finances de Monsieur, frère de Louis XIV.


II

Poussin, établi de nouveau à Rome, reprit ses habitudes de vie
régulière et laborieuse qui lui permirent de produire des tableaux en
si grand nombre, malgré la correction et la conscience qu’il apportait
dans son travail, que M. Dussieux, l’auteur des _Artistes français à
l’étranger_, n’a pas catalogué moins de deux cent quatre-vingt-quatre
tableaux et esquisses dans les principales galeries de l’Europe;
les musées français en comptent quarante, en outre des collections
particulières.

La vie de Poussin, concentrée dans sa famille et dans son atelier,
n’était pas seulement celle d’un artiste supérieur passionné pour son
art, et toujours préoccupé du mieux possible; c’était celle d’un bon
père de famille comme d’un sage, d’un philosophe, mais d’un philosophe
chrétien.

Il n’avait pas eu d’enfants de sa femme; mais il devint comme le père
adoptif de ses deux jeunes beaux-frères Gaspard et Jean Dughet, qu’il
éleva avec un soin particulier et dont il fit des artistes distingués,
de Gaspard dit le Guaspre surtout. A propos du premier, une curieuse
lettre de Poussin prouve, avec son esprit vif et fin, sa sollicitude
pour ses parents. Elle est datée du 1er avril 1663, à l’époque des
difficultés entre la France et la cour de Rome, par suite de l’insulte
faite à l’ambassadeur par la garde corse, incident qui troublait toutes
les têtes, beaucoup de gens voyant déjà les Français aux portes de
Rome. Poussin écrit à M. de Chantelou:

«Une chose me fâche, qui est la peine que vous avez prise d’employer
la faveur de M. de Colbert, que vous devez réserver pour les occasions
urgentes, à la réquisition de mon fou de beau-frère qui, s’imaginant
qu’ayant dessus sa porte les armes du Roi, il serait à couvert de tout
danger, posé qu’il arrive du désordre en cette ville par notre nation,
sans que jamais il m’en ait communiqué une seule parole, étant sa
coutume de faire toutes choses assez témérairement et sans conseil; il
m’a confié d’avoir écrit comme pour lui de cette sauve-garde à un sien
ami, le sieur Vinot. Je ne sais comment cela est allé jusqu’à vous:
j’en suis innocent. Je vous supplie d’excuser l’ignorance de ce pauvre
garçon insensé de la peur que lui et beaucoup d’autres ont des armes
françaises qui, si elles venaient à paraître ici près, on trouverait
plusieurs morts sans blessures.»

Si, dans cette lettre, l’artiste fait preuve d’esprit et de sens, dans
une autre au même, il montre comment la juste fierté et la franchise
peuvent se concilier avec les égards dus à l’amitié. M. de Chantelou,
ayant vu chez un autre amateur, M. Pointel, des tableaux de Poussin qui
lui semblaient préférables aux siens, eut la faiblesse d’en concevoir
quelque jalousie, et le tort plus grand d’en écrire à Poussin dans des
termes dont celui-ci eût pu être blessé. L’artiste répond en termes
dignes, mais sans aucune amertume: «Il est aisé pour moi de repousser
le soupçon que vous avez que je vous honore moins que quelques autres
personnes et que j’ai moins d’attachement pour vous que pour elles...
Je n’en veux pas dire davantage; il faudrait sortir des termes de
l’attachement que je vous ai voué. Croyez certainement que j’ai
fait pour vous ce que je ne ferais pour personne vivante, et que je
persévère toujours dans la volonté de vous servir de tout mon cœur. Je
ne suis point homme léger ni changeant d’affections; quand je les ai
mises en un sujet, c’est pour toujours. Si le tableau de _Moïse trouvé
dans les eaux du Nil_, que possède M. Pointel, vous a charmé lorsque
vous l’avez vu, est-ce un témoignage pour cela que je l’ai fait avec
plus d’amour que les autres? Ne voyez-vous pas bien que c’est la nature
du sujet et votre propre disposition qui sont cause de cet effet,
et que les sujets que je traite pour vous doivent être représentés
d’une autre manière? C’est en cela que consiste tout l’artifice de la
peinture. Pardonnez ma liberté si je dis que vous vous êtes montré
précipité dans le jugement que vous avez fait de mes ouvrages. Le
bien juger est très-difficile si l’on n’a en cet art grande théorie
et pratique jointes ensemble. Nos appétits n’en doivent pas juger
seulement, mais aussi la raison.»

Cette noble fierté s’unissait chez l’artiste à la modestie en même
temps qu’au désintéressement et à l’esprit de justice: «Il était si
régulier, dit Félibien, à ne prendre que ce qu’il croyait lui être
légitimement dû, que, plusieurs fois, il a renvoyé une partie de
ce qu’on lui donnait, sans que l’empressement qu’on avait pour ses
tableaux et le gain que quelques particuliers y faisaient lui donnât
l’envie d’en profiter. Aussi on peut dire de lui qu’il n’aimait pas
tant la peinture pour le fruit et pour la gloire qu’elle produit
que _pour elle-même et pour le plaisir d’une si noble étude et d’un
exercice si excellent_[72]».

Que ces idées diffèrent de celles qui ont cours aujourd’hui et sont le
mobile de la plupart des artistes!

A propos de l’envoi de son portrait à M. de Chantelou (29 août 1650),
il lui écrit: «Il n’y a non plus de proportion entre l’importance
réelle de mon portrait et l’estime que vous voulez bien en faire,
qu’entre le mérite de cette œuvre et le prix que vous y mettez;
je trouve des excès dans tout cela. Je me promettais bien que
vous recevriez mon petit présent avec bienveillance, mais je n’en
attendais rien davantage et ne prétendais pas que vous m’en eussiez
de l’obligation. Il suffirait que vous me donnassiez place dans votre
cabinet de peintures sans vouloir remplir ma bourse de pistoles, c’est
une espèce de tyrannie que de me rendre tellement redevable envers vous
que jamais je ne puisse m’acquitter.»

La modération de ses désirs assurait ainsi la pleine indépendance de
son génie à l’artiste toujours assez riche, grâce à la simplicité de sa
vie dont nous trouvons une preuve dans cette jolie anecdote racontée
par Félibien: «M. Camille Massimi, qui depuis a été cardinal, étant
allé lui rendre visite, il arriva que le plaisir de la conversation
l’arrêta jusqu’à la nuit. Comme il voulut s’en aller et qu’il n’y avait
que Le Poussin qui le conduisait avec la lumière à la main, M. Massimi,
ayant peine à le voir lui rendre cet office, lui dit qu’il le plaignait
de n’avoir pas seulement un valet pour le servir.

«Et moi, répartit Poussin, je vous plains bien davantage, monseigneur,
de ce que vous en avez plusieurs.»

Voici, racontée par Bellori, une autre anecdote d’un genre différent,
mais curieuse aussi: Un jour, il se promenait au milieu des ruines
avec un étranger désireux d’emporter dans sa patrie quelque précieux
fragment:--Je veux, lui dit Poussin, vous donner la plus belle
antiquité que vous puissiez désirer.

Puis il ramassa dans l’herbe un peu de sable, des restes de ciment
mêlés à de petits morceaux de porphyre et de marbre presque réduits en
poudre, et les donnant à son compagnon, il lui dit:

--Seigneur, emportez cela et dites: Cette poussière est l’antique Rome.

Un riche amateur lui montrant un tableau de sa façon, il lui dit:

--Il ne manque à l’auteur pour être bon peintre que d’être moins riche.

On lui demandait quel fruit il avait recueilli de son expérience?

--Celui de pouvoir vivre avec tout le monde.

Poussin, grâce à sa vie régulière, avait joui longtemps, quoique assez
peu robuste, d’une bonne santé; mais en 1657, les infirmités, triste
suite de l’âge, commencèrent à se faire sentir; il eut une première
atteinte de paralysie et il écrivit à M. de Chantelou: «Si la main me
voulait obéir, je pourrais, je crois, la conduire mieux que jamais;
mais je n’ai que trop d’occasions de dire ce que disait Thémistocle
en soupirant, sur la fin de sa vie, que l’homme décline et s’en va
lorsqu’il est prêt à bien faire. Je ne perds pas le courage pour cela;
car tant que la tête se portera bien, quoique la servante soit débile,
il faudra que celle-ci observe les meilleures et les plus excellentes
parties de l’art qui sont du domaine de l’autre.»

Grâce à cette énergie de volonté, Poussin continua de travailler et,
presque jusqu’à la fin de sa vie, il tint les pinceaux, malgré le
tremblement de sa main; les tableaux de cette dernière période, qu’on
ne peut appeler de déclin, parmi lesquels se trouvent les _Quatre
saisons_, ne sont inférieurs à aucun des précédents et peut-être ils
les surpassent par la poésie sublime, surtout les derniers, cet _Hiver_
ou ce _Déluge_ qu’on a si justement appelé le _Chant du cygne_.

Au commencement de l’année 1664, Poussin perdit sa femme, sa chère
Marie Dughet. La lettre par laquelle il annonce ce malheur à son ami et
qu’il lui fallut dix jours pour écrire ou dicter, tant il était déjà
malade lui-même, est des plus touchantes; c’est bien le cœur qui parle:
«.... Quand vous connaîtrez la cause de mon silence, non-seulement vous
m’excuserez, mais vous aurez compassion de mes misères. Après avoir,
pendant neuf mois, gardé dans son lit ma bonne femme malade d’une toux
et d’une fièvre d’étisie qui l’ont consumée jusqu’aux os, je viens
de la perdre quand j’avais le plus besoin de son secours. Sa mort me
laisse seul, chargé d’années, paralytique, plein d’infirmités de toutes
sortes, étranger et sans amis; car en cette ville il ne s’en trouve
point. Voilà l’état auquel je suis réduit; vous pouvez vous imaginer le
demeurant.

«Me voyant dans un semblable état, lequel ne peut durer longtemps,
j’ai voulu me disposer au départ. J’ai fait pour cet effet un peu
de testament par lequel je laisse plus de 10,000 écus à ces pauvres
parents qui demeurent aux Andelys. Ce sont gens grossiers et ignorants
qui, ayant après ma mort à recevoir cette somme, auront grand besoin du
secours d’une personne honnête et charitable. Dans cette nécessité, je
vous viens supplier de leur prêter la main.»

Au mois de janvier 1665, il écrit à Félibien: «Il y a quelque temps que
j’ai abandonné les pinceaux, ne pensant plus qu’à me préparer à la
mort; j’y touche du corps, c’est fait de moi.»

Ses pressentiments ne le trompaient pas; la même année, il suivait sa
femme dans la tombe (29 novembre 1665).

Est-il besoin d’ajouter que l’artiste qui avait dû à la religion tant
de belles inspirations et qui toujours s’efforça de conformer sa vie
à ses saints enseignements, ainsi qu’en témoignent les biographes et
mieux encore sa correspondance, ne se démentit pas à la dernière heure
et que sa mort fut conforme à sa vie: «L’artiste qui avait si souvent
médité sur des sujets religieux, dit son dernier historien (d’après
une lettre de J. Dughet) mourut en chrétien, et les prêtres appelés
pour sanctifier ses derniers moments mêlèrent aux pieux accents de la
religion les larmes que leur arrachait la mort d’un si grand homme.»

«Il n’y a peut-être jamais eu de particulier plus profondément regretté
que Nicolas Poussin, dit un biographe étranger dont le témoignage n’est
pour nous que plus précieux. La douce vivacité de sa conversation, la
tendre bienveillance avec laquelle il traitait ses amis et ses parents,
la modestie de son caractère qui l’empêchait de blesser personne, et
enfin la manière facile et l’abandon avec lequel il parlait de son art,
rendaient sa société inestimable soit qu’on le considère comme peintre
ou comme simple particulier. Sa mort causa une sensation générale dans
Rome, sa patrie adoptive; tous les amis de l’art se réunirent pour
accompagner ses restes à l’église _Santo-Lorenzo in Lucina_ où il fut
enseveli et où l’on voit deux inscriptions latines en son honneur[73].»

Voici le portrait que Félibien nous a laissé de son ami et qu’il semble
intéressant de pouvoir comparer avec celui qu’on voit au Louvre, peint
par Poussin lui-même: «Son corps était bien proportionné, sa taille
haute et droite; l’air de son visage, qui avait quelque chose de noble
et de grand, répondait à la beauté de son esprit et à la bonté de ses
mœurs. Il avait, il m’en souvient, la couleur du visage tirant sur
l’olivâtre, et ses cheveux noirs commençaient à blanchir lorsque nous
étions à Rome. Ses yeux étaient vifs et bien fendus, le nez grand et
bien fait, le front spacieux et la mine résolue... Il disait assez
volontiers ses sentiments; mais c’était toujours avec une honnête
liberté et beaucoup de grâce. Il était extrêmement prudent dans toutes
ses actions, retenu et discret dans ses paroles, ne s’ouvrant qu’à ses
amis particuliers.»

Le 18 juin 1851, une statue de Poussin, due à une souscription
nationale, a été érigée aux Andelys. Il n’arrivera plus aux étrangers,
dit un journal à cette occasion, ce qui arriva naguères à un voyageur
anglais que la gloire de Poussin avait attiré aux Andelys. Ce voyageur,
ne voyant aucun monument, aucune inscription qui lui rappelât le grand
peintre, s’adressa au premier bourgeois qu’il vit passer et lui demanda
la maison de Poussin.

--La maison de Poussin, reprit le bourgeois, je ne crois pas que _ce
monsieur_ ait jamais demeuré dans la ville; car j’y suis établi
moi-même depuis longtemps et je n’en ai jamais entendu parler.

Voilà la gloire humaine!

[72] _Entretiens sur les Peintres._

[73] Maria Graham. _Mémoires sur la vie de Poussin._


III

Plus heureux avec Poussin qu’avec Lesueur, nous n’avons point été dans
l’embarras quant aux renseignements biographiques, trop rares pour
le dernier, et qu’il nous fallait au préalable examiner ou discuter.
Pour le Poussin, au contraire, les matériaux abondent parfaitement
authentiques et qui nous font connaître cet homme illustre dont la
vie est si pleine d’enseignements de toute manière qu’on n’a point
à s’étonner que les médailles données aux lauréats de l’École des
Beaux-Arts soient frappées à son effigie. Le précieux trésor de la
_correspondance_ de Poussin nous a permis de contrôler et de compléter
les autres renseignements, puisés d’ailleurs aux meilleures sources et,
tout en choisissant avec le regret de laisser de côté bien des passages
fort tentants pour la citation, notre biographie s’est étendue plus
sans doute que nous ne l’avions pensé. Aussi serons-nous forcé d’être
plus court dans notre appréciation artistique et nous insisterons moins
sur le détail. L’homme étant bien connu par ses actions, et surtout par
sa correspondance, il est plus facile de porter un jugement d’ensemble
et cependant motivé sur son œuvre, et d’être assez complet et précis,
même en s’en tenant aux grandes lignes.

«Prompt à concevoir, habile à bien choisir, Le Poussin ne pouvait
manquer de bien réussir dans ses entreprises... Comme un peintre
savant, il ennoblissait, par la sublimité de ses pensées, les sujets
les plus communs; il les traitait avec beaucoup d’élégance; un jugement
solide accompagnait tout ce qu’il faisait. Excellent dessinateur, grand
historien, grand poète, sage compositeur, ne mettant pas une seule
figure qu’il n’en connût la nécessité, grand paysagiste, personne n’a
mieux connu les différentes affections de l’âme et les divers effets de
la nature... Son pinceau, libre et hardi dans sa touche, retranchait,
ajoutait à son gré et même corrigeait l’antique.»

Ainsi s’exprime d’Argenville auquel on ne peut qu’applaudir. Le
maître n’est pas seulement admirable dans la composition savante,
dans l’habile exécution, il réussit merveilleusement parfois dans les
expressions, témoin le tableau de la _Résurrection d’une jeune Fille
par saint François-Xavier_, qu’on admire dans le salon d’honneur, au
Louvre, en regrettant qu’il soit placé si haut; car il mériterait bien
plus que telle ou telle toile, qui n’a de valeur que par l’exécution,
de briller au premier rang. Quelle vérité et quel pathétique dans la
scène rendue avec tant d’énergie malgré la sévère et sobre exécution!
Rien de trop, mais aussi rien de moins. Et l’on sent que la soudaineté
de l’improvisation, que l’illumination du génie n’a pas plus manqué ici
que la forte méditation qui, dans le recueillement de la solitude, la
prépare. Que de grandeur et tout à la fois de sagesse et de simplicité!
Quel calme et quelle sublime confiance dans la figure du saint! Quelle
vivacité et quelle variété d’expressions sur les traits des assistants!
Que dire surtout de la figure de la mère sur laquelle on voit si
étonnamment confondues les impressions de la joie et de la douleur au
plus haut degré, et entre lesquelles son cœur est partagé, mais de
façon à ce qu’on sente bien que la première a le dessus!

Poussin est admirable pour rendre avec toute leur énergie certaines
expressions, mais sans jamais faire grimacer les figures, et l’on
comprend qu’il ne faisait que transporter sur la toile ce qu’il avait
observé dans la nature. «Comme Léonard de Vinci, sa coutume était
d’écrire et de dessiner dans un livre qu’il portait sur lui tout ce
qu’il remarquait.»

Dans ce superbe tableau du _Jugement de Salomon_, on ne sait ce qu’il
faut admirer davantage, ou la figure du juge au regard perçant et
formidable dans son impassibilité, attestant le calme de la justice, ou
les têtes des deux mères si fortement contrastées, presque trop: l’une,
type horrible avec son masque émacié et verdâtre, type affreux de la
laideur méchante, envieuse, haineuse; l’autre, suppliante, désolée,
mais noble et belle autant qu’il est permis d’en juger, car elle se
perd un peu dans la demi-teinte. Faut-il blâmer le maître à ce sujet
comme à propos du _Germanicus mourant_, qui fait dire à d’Argenville:
«A l’exemple de Timanthe, qui a su couvrir le visage d’Agamemnon dans
le sacrifice d’Iphigénie, n’osant pas outrer les ressources de l’art,
en essayant d’exprimer sur la toile l’excès de la douleur et de la
joie de ce père; Le Poussin, dans la _Mort de Germanicus_, a su de
même couvrir le visage d’Agrippine, sa femme, comme il a déjà été
remarqué. Ces deux hommes célèbres se sont frustrés l’un et l’autre
en s’efforçant d’atteindre à la perfection de pouvoir exprimer les
grandes passions.»

Le tableau de _saint François-Xavier_ prouve que chez Poussin ce
n’était ni timidité ni impuissance. Et combien d’autres toiles encore
on pourrait citer, où les expressions sont étonnantes encore par la
vérité comme par la vivacité: la _Femme adultère_, _Ananie et Saphire_,
_l’Aveugle de Jéricho_, etc. Dans ce dernier tableau, avec quel art
merveilleux, sur les figures des nombreux assistants dans l’attente du
miracle, ce sentiment énergique de la curiosité se diversifie mélangé
chez quelques-uns avec l’espérance joyeuse, chez les autres avec
l’anxiété, avec la crainte provenant d’une basse jalousie! Et l’aveugle
sur les yeux duquel pèse encore ce terrible bandeau de la cécité, et
qui, de ses mains étendues et hésitantes, cherche à tâtons son point
d’appui, quelle superbe figure! Comme cela est peint, dessiné, modelé!
Quelle correction et quelle beauté mais sans rien pourtant qui sente
la convention! La tête du Christ laisse à désirer, comme caractère et
comme noblesse, dans ce tableau, ainsi que dans plusieurs autres parmi
les tableaux que nous connaissons. Le maître fut plus heureux, ce
semble, dans les deux belles séries des _sept Sacrements_, popularisées
par la gravure et qui, pour la gravité de la composition, le style, les
expressions, sont si dignes d’un peintre chrétien.

Toutefois, pour l’onction habituelle, au moins pour la profondeur
et l’énergie de l’accent religieux, j’ose dire que Poussin n’a pas
égalé Lesueur, auquel il doit céder aussi dans les sujets gracieux.
Je ne puis, toujours sincère dans mes plus grandes admirations mêmes,
partager l’opinion de la plupart des biographes et des critiques, qui
veulent que, dans ce genre encore, Poussin triomphe et reste égal à
lui-même. Non, dans les _Bacchanales_ et autres sujets mythologiques,
je lui trouve une certaine pesanteur, une certaine lourdeur, et ses
nudités sont loin d’être aussi chastes que celles du peintre de l’hôtel
Lambert, dont elles n’ont pas, tant s’en faut, le coloris ravissant.
Le malheur même a voulu, supposé que ce fût un malheur, que pour la
plupart des tableaux en ce genre, le coloris se soit complètement
dénaturé, poussant tantôt au noir, tantôt au bleu foncé, à la teinte
vert-de-gris, quand il s’est conservé si parfaitement dans certaines
autres toiles du maître, le _Ravissement de saint Paul_, par exemple,
le _Moïse sauvé des eaux_, la _Manne_, ce chef-d’œuvre qui est bien le
tableau que voulait faire Poussin, d’après sa lettre à Jacques Stella:

«J’ai trouvé une certaine distribution pour le tableau de M. de
Chantelou et certaines attitudes naturelles, qui font voir dans le
peuple juif la misère et la faim où il était réduit, et aussi la joie
et l’allégresse où il se trouve, l’admiration dont il est touché, le
respect et la révérence qu’il a pour son législateur; avec un mélange
de femmes, d’enfants et d’hommes, d’âges et de tempéraments différents,
choses qui, comme je le crois, ne déplairont pas à ceux qui les sauront
bien lire.»

Mes observations relatives au coloris pourraient également s’appliquer
à la plupart des paysages de Poussin, si merveilleusement conservés,
le _Diogène_, l’_Eurydice_, la _Grappe_, ce paysage aux vastes
horizons, peint d’une façon si hardie et si sûre par la main de ce
septuagénaire paralytique à demi. On pourrait presque dire que Poussin
n’est jamais plus admirable que dans ses paysages, si majestueusement
poétiques, parce qu’il s’inspirait dans ces œuvres plus librement, plus
directement de la nature, et qu’entre elle et lui ne s’interposait pas
le modèle antique, comme cela lui arrivait souvent, fût-ce à son insu,
pour ses tableaux d’histoire, qui parfois donnent l’idée du bas-relief
et dont les personnages, ainsi que dans la _Rebecca_, par l’immobilité
de leurs attitudes comme par la perfection trop égale de leurs formes
semblables, ont un peu l’air de statues. J’imagine que si l’on venait
à retrouver quelque tableau d’Apelles, Zeuxis ou Protogènes, il se
rapprocherait de ce modèle.

Il y a du vrai, quoique non peut-être sans quelque exagération dans
ces réserves de d’Argenville: «Cette étude particulière des figures et
des bas-reliefs antiques, en lui acquérant un dessin très-correct et
de beaux contours, lui avait donné en même temps un coloris faible et
une manière dure et sèche qui tenait encore du marbre... On pourrait
souhaiter que le Poussin eût moins négligé la partie du clair-obscur et
du coloris. La nature, souvent consultée, aurait donné à ses figures
cet air de vérité et de vivacité qui y manque (oh! pas toujours,
monsieur l’Aristarque). On les trouve souvent plus dures que délicates;
ses draperies sont toutes d’une même étoffe, avec trop de plis.
Pouvait-il ignorer que l’objet de la peinture, qui diffère de celui
de la sculpture, est de ne pas suivre si servilement l’antique et de
sortir enfin du marbre? Si au lieu de regarder simplement les tableaux
du Titien, du Giorgione, du Corrége, il les eût copiés plusieurs fois
de suite, son coloris serait devenu meilleur, et il aurait profité des
avantages que donne à un tableau un clair-obscur bien entendu.»

En regard de ce jugement, qui tempère les éloges précédents par trop de
restrictions peut-être, mettons, comme correctif et comme contre-poids,
celui d’un juge non moins compétent et que je cite volontiers, parce
que dans son enthousiasme sincère vibre l’accent de la conviction, et
que, quoique peintre, il se garde de l’admiration étroite et exclusive.

«On pourrait le comparer à Turenne; l’un fut peintre, comme l’autre fut
général: tous les deux, profonds dans leur art, durent leur talent et
leur renommée à de longs travaux et à de longues années; tous les deux,
dédaignant la fortune, n’eurent jamais pour objet qu’une gloire plus
solide que brillante; ils se ressemblent même par la figure: un air de
simplicité, je ne sais quoi d’austère et de bon fait le caractère de
leur physionomie.

«Le Poussin est le plus sage des peintres, et sans contredit un des
plus savants: ses tableaux sont remplis de pensées; et plus on a de
dignité et d’élévation dans l’âme, mieux on sent ses idées et plus
elles en font naître de nouvelles... Souvent il a joint à la beauté,
à la grandeur, une sorte de grâce sage et sévère, qui ne porte point
les sens vers la volupté, mais qui plaît beaucoup à l’âme. Ses femmes
ont toujours un air d’élévation et de vertu qui attache, inspire le
respect, mais qui ne charme pas.

«... Eh! qui prouve comme lui que l’âme seule a place au premier rang
dans la peinture? Qui prouve comme lui qu’une main adroite peut n’y
être souvent qu’un instrument inutile? C’est d’une main paralytique
et tremblante qu’il a peint plusieurs chefs-d’œuvre dont nous venons
de parler (_le Déluge_ entre autres); chefs-d’œuvre faits pour donner
des leçons à tous les poètes de l’univers; que dis-je? Sans ce faible
instrument il pouvait leur dicter assez d’idées pour servir de matière
à des poèmes entiers. Un sentiment profond, calme, élevé, est la source
du style noble et sublime du Poussin; génie neuf et la gloire de sa
patrie: c’est un des hommes qui ont possédé plus de grandes parties de
la peinture, et il est placé par beaucoup de gens à côté de Raphaël
même[74].»

Une anecdote en terminant:

«J’ai souvent admiré, dit Bonaventure d’Argonne, l’amour extrême que
cet excellent peintre avait pour la perfection de son art. A l’âge où
il était, je l’ai rencontré parmi les débris de l’ancienne Rome, et
quelquefois dans la campagne et sur les bords du Tibre, qu’il dessinait
et qu’il remarquait le plus à son goût. Je l’ai vu aussi rapportant
dans son mouchoir des cailloux, de la mousse, des fleurs, et d’autres
choses semblables, qu’il voulait peindre exactement d’après nature.

«Je lui demandai un jour par quelle voie il était arrivé à ce haut
point d’élévation qui lui donnait un rang si considérable entre les
plus grands peintres d’Italie: il me répondit modestement:

«--Je n’ai rien négligé!»

Une parole à méditer, jeunes artistes, ou plutôt jeunes gens, car pour
toutes les carrières elle est vraie!

[74] Taillasson. _Observations sur quelques grands peintres._



LA QUINTINIE (JEAN)


La Quintinie est une nouvelle preuve d’un fait que plusieurs fois
déjà nous avons pris plaisir à constater, et que nous sommes heureux
d’avoir l’occasion de rappeler: c’est que la gloire, la renommée la
plus flatteuse n’est pas, comme on paraît trop souvent le croire, le
privilége exclusif de certaines carrières, par exemple, les armes, les
belles-lettres ou les beaux-arts; mais elle récompense volontiers aussi
les efforts persévérants de l’homme de talent et parfois du génie qui,
entraîné par sa vocation, choisit, de préférence à tant d’autres faites
pour le tenter, la profession en apparence la plus modeste. Qu’est-ce,
en effet, que La Quintinie? Un simple horticulteur ou dans un style
moins moderne, un _jardinier_, et ce jardinier, élevant son métier à
la hauteur d’un art, a mérité de compter parmi les hommes célèbres du
règne de Louis XIV, le règne du grand roi. Puis encore, l’exemple de
La Quintinie prouve que ce noble travail de la terre honore autant
que pas un autre celui qui l’exerce, et que, pour la bêche quitter
même l’une des professions dites libérales, ce n’est pas déchoir, mais
s’élever dans l’estime de tout homme judicieux qui, avec le héros
de l’antiquité, comprend que ce n’est pas la profession qui honore
l’homme, mais l’homme la profession.»

En effet, La Quintinie (Jean), né à Chabannais (Angoumois), en 1626,
après avoir fait ses études à Poitiers, vint à Paris où il se fit
recevoir avocat; et, d’après un contemporain, l’abbé Lambert, «une
éloquence naturelle, accompagnée des autres talents qui forment les
grands orateurs, le fit briller dans le barreau, et lui concilia
l’estime des premiers magistrats.»

L’un de ces derniers, M. Tamboneau, président en la chambre des
comptes, conçut pour lui une telle estime qu’il le pria de se charger
de l’éducation de son jeune fils, en accompagnant sa demande des offres
les plus avantageuses. Soit que la profession d’avocat, malgré de
brillants débats, ne tentât que médiocrement La Quintinie, soit que sa
situation de fortune, voisine de la gêne, ne lui permît pas d’attendre,
ou ce qui semble plus probable, qu’il pensât trop modestement de
lui-même, il n’hésita point à accepter, et le président n’eut qu’à s’en
féliciter pour son fils et pour lui-même.

«Quoique le précepteur fît sa principale occupation du soin qu’il
devait à l’éducation de son jeune élève, dit l’abbé Lambert, cependant
comme son emploi lui laissait bien des moments de libres, il les
consacra tous à l’étude de l’agriculture pour laquelle il avait une
forte inclination. Columelle, Varron, Virgile, et généralement tous les
autres auteurs anciens et modernes, qui ont écrit sur cette matière,
furent les sources dans lesquelles ce grand homme puisa ce fonds de
science qui l’a mis en état de porter au plus haut degré de perfection
l’art dans lequel il a exercé. L’avantage qu’eut La Quintinie
d’accompagner son jeune élève en Italie lui procura de nouvelles
lumières. Aucun des beaux jardins de Rome et des environs qui ne lui
offrît quelque objet digne d’attention, et sur lequel il ne fît de
savantes et utiles observations. Il ne lui manquait plus que de joindre
la pratique à la théorie, et c’est ce qu’il fit, dès qu’il fut de
retour en France. M. Tamboneau, qui ne cherchait que les occasions de
l’obliger, se fit un plaisir de lui abandonner le jardin de sa maison
(nouvellement construite à l’entrée de la rue de l’Université), en lui
permettant d’y faire tous les arrangements qu’il jugerait les plus
convenables.»

La Quintinie ne trompa point la confiance que lui témoignait le
propriétaire, et sur le terrain qu’il pouvait disposer à son gré, il
créa un grand et beau jardin en plein rapport au bout de peu d’années,
et qui joignait, suivant le précepte du poète, l’agréable à l’utile.
Si les fleurs récréaient la vue, proche de la maison, elle n’était
pas moins réjouie par les carrés de superbes légumes, ou les fruits
magnifiques qui mûrissaient à quelque distance. Tout en s’occupant
des plantations nouvelles, l’habile horticulteur avait profité de ces
travaux divers pour des observations et des expériences qui lui furent
par la suite du plus grand profit. «Ainsi, dit M. Louvet, il constata
qu’un arbre transplanté ne reçoit point de nourriture pour les racines
qu’on lui a laissées, qui se sèchent et se pourrissent ordinairement;
mais que tout le suc nourricier qu’il tire lui vient uniquement des
nouvelles racines qu’il a poussées depuis qu’on l’a planté, d’où il
suit qu’on doit débarrasser un arbuste qu’on transplante du plus
grand nombre des racines qu’il possède avant de le mettre en terre.
La Quintinie s’aperçut aussi que tout arbre fruitier, par une sorte
d’inclination naturelle, porte toute sa sève sur les grosses branches
et donne dès lors peu de fruits, et que par le retranchement de ces
grosses branches, la sève vient dans les petites qui donnent du fruit.
A ces découvertes, il en joignit beaucoup d’autres, qu’il consigna dans
un Traité publié seulement après sa mort.»

Le jardin de l’hôtel Tamboneau, ouvert obligeamment aux amateurs
distingués, fit connaître La Quintinie de la plupart d’entre eux, et
en particulier du prince de Condé qui, après l’avoir entretenu avec un
singulier plaisir, voulut recevoir de lui des leçons de son art.

La Quintinie ne fut pas moins bien accueilli lors d’un voyage qu’il
fit en Angleterre. Présenté au roi Jacques II, celui-ci conçut une
telle estime pour ses talents, que, voulant le retenir dans l’île, il
lui fit les propositions les plus brillantes; mais l’offre de tous
ces avantages et d’une pension considérable qui équivalait à une
fortune, ne purent tenter La Quintinie qui ne pouvait se résigner, en
vue même des plus magnifiques espérances, à dire pour toujours adieu
à la patrie. Il revint en France où l’attendait la récompense, où
l’attendaient la fortune et le bonheur. Louis XIV avait entendu parler
de lui par le prince de Condé et quelques-uns des grands seigneurs
de son entourage. Désirant compléter par un potager les jardins et
le parc de Versailles, il fit venir La Quintinie et le chargea de
tracer ce potager sur un assez mauvais terrain ayant servi autrefois
de jardin, et qu’on avait abandonné comme trop peu fertile. Ce fut ce
sol discrédité pourtant que l’on mit à la disposition de La Quintinie
et dont il tira si bon parti, que le roi le chargea de créer un autre
potager plus vaste et qui pût suffire à tous les besoins, lui laissant
d’ailleurs lui-même choisir l’emplacement. Le choix de La Quintinie
était fait déjà, lorsqu’un caprice de la cour vint contrarier ses
projets. Au retour d’une grande chasse, le roi s’arrêta dans un endroit
qui parut des plus agréables aux dames, et plusieurs d’entre elles de
s’écrier que ce lieu serait excellent pour le potager, dont il était
beaucoup parlé depuis quelque temps, et le prince, par une regrettable
condescendance, en dépit de sa première décision, donna l’ordre à La
Quintinie d’établir là son potager, pour lequel on ne pouvait mettre
à sa disposition que trente-six arpents et d’un terrain des plus
médiocres, tel même, que La Quintinie nous dit: «Qu’il était de la
nature de ceux qu’on ne voudrait rencontrer nulle part.»

Il ajoute: «La nécessité de faire un potager dans une situation commode
pour les promenades et la satisfaction du Roi a déterminé l’endroit où
il est placé et qu’occupait auparavant, pour la plus grande partie, un
étang fort profond; il a fallu remplir la place de cet étang, pour lui
donner même une superficie plus haute que celle du terrain d’alentour;
ce que l’on a fait au moyen de sables enlevés pour faire la pièce
d’eau voisine, et dont il n’a pas fallu moins de dix à douze pieds de
profondeur; mais pour avoir des terres qui fussent propres à mettre
au-dessus de ces sables et les avoir promptement (sans une dépense
trop excessive), on a été obligé de prendre de celles qui étaient les
plus proches. Or, en les examinant sur le lieu, je trouvai qu’elles
étaient une espèce de terre franche qui devenait en bouillie ou en
mortier quand, après de grandes pluies, l’eau y séjournait beaucoup et
se pétrifiaient, pour ainsi dire, quand il faisait sec... J’eus, dès
la première année, à essuyer le plus grand mal qui me pouvait arriver,
car il survint de si grandes et de si fréquentes averses d’eau que
tout le jardin paraissait être devenu un étang, ou au moins une mare
bourbeuse, inaccessible et surtout mortelle, et pour les arbres qui en
étaient déracinés, et pour toutes les plantes potagères qui en étaient
submergées; il fallut chercher un remède convenable à un si grand
inconvénient.»

La Quintinie sut le trouver, et par une suite d’aménagements des plus
ingénieux, la création d’un aqueduc entre autres où s’écoulaient les
eaux, et la disposition toute nouvelle des carrés en dos de bahu (dos
d’âne), il réussit au-delà même de ce qu’il avait espéré: «Mes carrés
avec leurs plantes, dit-il, et mes plates-bandes avec leurs arbres se
conservèrent dans le bon état où je les souhaitais et contribuèrent à
la conservation et au bon goût de tout ce que j’y pouvais élever.»

Par une sorte de miracle, à force de persévérance et d’industrie, La
Quintinie, sur ce sol si rebelle, avait créé un véritable paradis
terrestre, que nous décrit ainsi un témoin oculaire:

    Quel plaisir fut de voir les jardins pleins de fruits
    Cultivés de sa main, par ses ordres conduits;
    De voir les grands vergers du superbe Versailles,
    Ses fertiles carrés, ses fertiles murailles,
    Où, d’un soin sans égal, Pomone, tous les ans,
    Elle-même attachait ses plus riches présents!
    Là brillait le teint vif des pêches empourprées,
    Ici le riche émail des prunes diaprées;
    Là des rouges pavis le duvet délicat;
    Ici le jaune ambré du roussâtre muscat:
    Tous fruits dont l’œil sans cesse admirait l’abondance,
    La beauté, la grosseur, la discrète ordonnance;
    Jamais sur leurs rameaux également chargés,
    La main si sagement ne les eût arrangés[75].

D’après ce qu’on raconte, c’était un des grands plaisirs du Roi de se
promener dans ce jardin: «Louis XIV, dit Pluche, après avoir entendu
Turenne ou Colbert, Racine ou Boileau, s’entretenait avec La Quintinie
et se plaisait souvent à façonner un arbre de sa main.»

La Quintinie mettait à profit ces conversations pour faire sa cour au
Roi. Connaissant que la figue était son fruit de prédilection, il mit
tous ses soins à en perfectionner la culture, et dans son livre[76] il
lui consacre de nombreux paragraphes et ne lui ménage pas les éloges:
«Les bonnes figues mettent ici d’accord toutes ces contestations;
elles emportent le prix, sans contredit, comme étant sûrement le fruit
le plus délicieux qu’on puisse avoir en espalier.» Dans le chapitre
qui précède, cependant, c’est la prune qui semblait avoir toutes
les préférences de notre horticulteur: «Peu de gens se sont avisés
de se déclarer sur ceci en faveur des bonnes prunes, je ne dis pas
de toutes sortes de prunes, mais seulement de quatre ou cinq sortes
des meilleures; et c’est peut-être faute d’avoir éprouvé de quelle
délicatesse, de quel goût et de quel sucre elles y viennent (sur les
espaliers), non-seulement en comparaison de celles de plein vent, mais
aussi en comparaison de tous les autres fruits.»

Il est des artistes dont la vie est toute dans leurs œuvres, et pour
leur propre bonheur, sinon pour notre plaisir, n’offre que peu ou point
d’épisodes; ainsi La Quintinie ne fut distrait par aucun évènement
de ses paisibles occupations. La faveur du Roi, dont il jouissait
discrètement, ne lui suscita point de jalousie. Louis XIV, qui l’avait
nommé, par un brevet spécial (23 août 1687), directeur général
des jardins fruitiers et potagers de toutes les demeures royales,
avait pris soin de lui faire bâtir une maison des plus commodes, en
augmentant successivement son traitement.

On aime cette bienveillance du monarque pour «son jardinier,» et l’on
est touché de voir celui qu’on nous a représenté maintes fois comme si
superbe, dire au lendemain de la mort de La Quintinie à la veuve:

«Madame, nous venons de faire une perte que nous ne pourrons réparer.»
(1688.)

En outre du potager de Versailles, La Quintinie avait tracé celui de
Chantilly pour le prince de Condé, celui de Rambouillet pour le duc de
Montausier, celui de Vaux pour Fouquet, de Sceaux pour Colbert.

Dans les heures de loisir que lui laissait la saison d’hiver en
particulier, il s’occupait de la rédaction du grand ouvrage dont il
a été parlé, qu’il put terminer avant sa mort, mais n’eut pas la
satisfaction de voir publié! Les biographes, en général, reprochent
à l’écrivain d’être incorrect et diffus; par nos courtes citations,
on a pu voir que le style de La Quintinie ne manque pas de certaines
qualités, et prouve qu’on parle toujours bien de ce qu’on aime.

Le portrait que l’auteur fait du bon jardinier ne nous paraît pas
moins bien touché: «En cas qu’on soit satisfait de l’extérieur, il
en faut venir aux preuves essentielles du mérite... C’est-à-dire
qu’on vienne à savoir premièrement qu’il est homme sage et honnête en
toutes ses maximes de vivre, qu’il n’a point une avidité insatiable de
gagner, qu’il rend bon compte à son maître de tout ce que son jardin
produit, sans en rien détourner pour quelque raison que ce puisse
être, qu’il est toujours le premier et le dernier à son ouvrage; qu’il
est propre et curieux dans ce qu’il fait, que ses arbres sont bien
taillés, bien émoussés, ses espaliers bien tenus, qu’il n’a point de
plus grand plaisir que d’être dans ses jardins, et principalement les
jours de fêtes, si bien qu’au lieu d’aller ces jours-là en débauche
ou en divertissement, comme il est assez ordinaire à la plupart
des jardiniers, on le voit se promener avec ses garçons, leur fait
remarquer en chaque endroit ce qu’il y a de bien et de mal, déterminant
ce qu’il y aura à faire dans chaque jour ouvrier de la semaine, ôtant
même les insectes qui sont de dégât, etc., etc.»

Après ce portrait du jardinier je ne saurais mieux terminer que par
cet _éloge du jardinage_ dû à Pluche, le savant et ingénieux auteur du
_Spectacle de la nature_:

«Généralement tous, tant que nous sommes, nous naissons jardiniers;
la culture des fleurs et des fruits est notre première inclination.
Nous nous partageons sur tout le reste: le goût de l’agriculture est
le seul qui nous réunisse, et quelque diversité que les besoins de la
vie et les usages de la société puissent mettre dans nos occupations
ordinaires, nous nous souvenons tous de notre premier état. L’homme
innocent avait été destiné, dès le commencement, à cultiver la terre;
nous n’avons point perdu le sentiment de notre ancienne noblesse. Il
semble au contraire que tout autre état nous avilisse et nous dégrade.
Dès que nous pouvons nous affranchir ou respirer quelques moments en
liberté, une pente secrète nous ramène tous au jardinage. Le marchand
se croit heureux de pouvoir passer du comptoir à ses fleurs. L’artisan,
qu’une dure nécessité attache toujours au même endroit, orne sa fenêtre
d’une caisse de verdure. L’homme d’épée et le magistrat soupirent après
la vie champêtre. Il y a au moins quelques mois dans l’année où ils
quittent la Cour, la ville et les affaires pour jouir des charmes de
leur terre. Tous alors parlent jardinage: la plupart se piquent d’en
savoir les plus belles opérations. Il n’y a qu’un goût faux et une
délicatesse dépravée qui rougisse de cultiver un jardin.»

A cette dernière phrase en particulier on ne peut qu’applaudir de tout
cœur et des deux mains.

[75] Perrault, _Epître à La Quintinie_.

[76] _Instructions pour les jardins fruitiers._ 2 vol. in-4º, 1690.



RACINE ET BOILEAU


I

La biographie de ces illustres poètes se trouve partout, nous ne
pouvons songer à la refaire. Il nous suffira de la résumer, pour
l’ensemble des faits, en la complétant par quelques anecdotes
intéressantes, tirées des écrits contemporains, et aussi par des
fragments curieux de la correspondance des deux amis.

Racine était né à la Ferté-Milon, le 21 décembre 1639. Il eut une
éducation fortement classique et les auteurs grecs mêmes lui étaient
familiers presque comme ceux de la langue maternelle.

Quelque temps hésitant, comme Boileau, sur sa vocation, il fut entraîné
vers la poésie lyrique d’abord, et dramatique ensuite. Ses deux
premières pièces, les _Frères ennemis_ et l’_Alexandre_ ne pouvaient
faire espérer _Andromaque_ et les autres chefs-d’œuvre, compris cette
_Phèdre_ à laquelle le public, la cabale aidant, eut la sottise de
préférer une méchante pièce de Pradon. Racine, sensible à l’excès à la
critique, et dont peut-être aussi le découragement, en le tournant vers
la religion, éveillait les scrupules, renonça au théâtre. Ses scrupules
d’ailleurs on les comprend, quand on voit, en dépit de la forme
épurée, quelle large part est faite à la passion dans les pièces du
poète, l’un des plus réservés cependant entre les auteurs dramatiques.
Le thème est toujours à peu près le même, celui que Bourdaloue
dénonçait du haut de la chaire à propos des romans et des comédies, et
qui ferait croire que nous ne sommes en ce monde, nous hommes, nous
chrétiens, que pour ce misérable rôle de Céladons.

Sa résolution prise, Racine se maria et dès lors ne vécut plus que de
la vie de famille et d’étude: s’il fit plus tard _Esther_ et _Athalie_,
ce fut pour complaire à Mme de Maintenon et au Roi que, tout en
gémissant sur ses fautes, il aimait avec une sorte de passion. Aussi
combien amère lui fut cette soudaine disgrâce qui succéda pour lui à
la faveur éclatante dont si longtemps il avait joui! Le mécontentement
de Louis XIV eut pour cause la lecture d’un _Mémoire sur les misères
du peuple_, rédigé par Racine à la prière, dit-on, de la marquise de
Maintenon qui aurait eu cependant l’imprudence et le tort de ne pas
taire le nom de l’auteur.

Il n’est point exact d’ailleurs de dire que Racine mourut de chagrin
puisqu’il succomba aux suites d’une opération nécessitée par une
affection déjà ancienne, opération qui ne put empêcher et peut-être
précipita la catastrophe (22 avril 1699). Ajoutons que, pendant tout le
temps de la maladie, le roi fit chaque jour prendre des nouvelles du
poète et que sa pension de 2,000 livres fut continuée à sa veuve.

Venons aux anecdotes. Voici, sur Racine et sa femme, une page curieuse,
mais que je n’ai pu, s’il faut l’avouer, lire sans quelque dépit. J’ai
peine à comprendre que le poète pût se plaire dans la société de cette
ménagère qu’on ne saurait excuser d’une singulière étroitesse d’esprit
ou de sots préjugés. Une femme bas-bleu ne serait point assurément
notre idéal, mais qu’est-ce qu’une créature ensevelie si profondément
dans la prose de la vie et qui n’a pas, si peu que ce soit, l’instinct
des choses d’art, le sentiment de la poésie? Quoi! la poésie pour elle
c’est pis que la langue des Hurons! Que Louis Racine trouve moyen de
faire de cela un mérite à sa mère, on ne peut l’en blâmer, et il agit
en bon fils, mais moi, qui ne suis pas tenu aux mêmes égards, je trouve
la bonne dame.... Non, je ne dirai pas le mot qui semblerait trop dur
peut-être; j’imagine néanmoins que l’intelligent lecteur sera de mon
avis, et qu’il pensera de la.... défunte ce que j’en pense moi-même
d’après ce que nous apprend Louis Racine.

«Sa compagne sut par son attachement à tous ses devoirs de femme et
de mère et par son admirable piété, le captiver entièrement, faire la
douceur du reste de sa vie, et lui tenir lieu de toutes les sociétés
auxquelles il venait de renoncer.

«..... La religion avait uni ces deux époux quoiqu’aux yeux du monde
ils ne parussent point faits l’un pour l’autre. (Très bien jusqu’ici,
mais le reste:) L’un n’avait jamais eu de passion plus vive que celle
de la poésie; _l’autre porta l’indifférence pour la poésie jusqu’à
ignorer toute sa vie ce que c’est qu’un vers_; et m’ayant entendu
parler, il y a quelques années, de rimes masculines et féminines, elle
m’en demanda la différence: à quoi je répondis qu’elle avait vécu avec
un meilleur maître que moi. Elle ne connut ni par les représentations,
ni par la lecture, les tragédies auxquelles elle devait s’intéresser;
elle en apprit seulement les titres par la conversation.»

Son indifférence pour la fortune n’était pas moindre et parut un
jour inconcevable à Boileau. «Mon père, dit L. Racine, rapportait de
Versailles une bourse de mille louis présent du roi, et trouva ma mère
qui l’attendait dans la maison de Boileau à Auteuil. Il courut à elle
et l’embrassant.

--Félicite-moi, lui dit-il, voici une bourse de mille louis que le Roi
m’a donnée.

«Elle lui porta aussitôt des plaintes contre un de ses enfants qui
depuis deux jours ne voulait point étudier.

--Une autre fois, reprit-il, nous en parlerons: livrons-nous
aujourd’hui à notre joie.

«Elle lui représenta qu’il devait en arrivant faire des reprimandes à
cet enfant, et continuait ses plaintes lorsque Boileau qui, dans son
étonnement, se promenait à grands pas, perdit patience et s’écria:

«Quelle insensibilité! peut-on ne pas songer à une bourse de mille
louis?

«On peut comprendre qu’un homme, quoique passionné pour les amusements
de l’esprit, préfère à une femme, enchantée de ces mêmes amusements et
éclairée sur ces matières, une compagne uniquement occupée du ménage,
ne lisant de livres que ses livres de piété, ayant d’ailleurs un
jugement excellent, et étant d’un très bon conseil en toutes occasions.
On avouera cependant que la religion a dû être le lien d’une si
parfaite union entre deux caractères si opposés: la vivacité de l’un
lui faisant prendre tous les évènements avec trop de sensibilité, et
la tranquillité de l’autre la faisant paraître presque insensible aux
mêmes évènements.»

J’en demande pardon à Louis Racine, mais la poésie, telle qu’on doit
le comprendre, n’est point, et à Dieu ne plaise! un simple amusement
de l’esprit, lui-même il en a donné la preuve dans son poème sur
la _Religion_. Madame Racine eût pu n’être pas moins pieuse, moins
attachée à ses devoirs de mère de famille, tout en se rendant capable
de s’entretenir avec son mari de ce qu’elle savait lui être le plus
cher. Qu’elle n’ait pas compris que c’était pour elle un bonheur autant
qu’un devoir de tâcher d’être de moitié dans toutes ses affections,
c’est ce qui fait très peu d’honneur à son intelligence de femme et de
chrétienne, je pourrais dire à son cœur. N’y aurait-il point un brin de
jansénisme là-dessous?

A quelque temps de là, Racine fut nommé historiographe du roi en même
temps que Boileau. Lors de leur première campagne, celui-ci, apprenant
que Louis XIV s’était si fort exposé qu’un boulet de canon avait passé
à quelques pas du prince, alla vers lui et lui dit:

--Je vous prie, sire, en ma qualité de votre historien, de ne pas me
faire finir sitôt mon histoire.

Quelque agrément qu’il pût trouver à la cour, Racine y mena toujours
une vie retirée, partageant son temps entre quelques amis et ses
livres. Sa plus grande satisfaction était de revenir passer quelques
jours dans sa famille, et lorsqu’il se retrouvait à sa table avec sa
femme et ses enfants, il disait qu’il faisait meilleure chère qu’aux
tables des grands.

Il revenait un jour de Versailles pour goûter ce plaisir, lorsqu’un
écuyer de M. le Duc (le prince de Condé) vint lui dire qu’on
l’attendait à dîner à l’hôtel.

--Je n’aurai point l’honneur d’y aller, lui répondit-il: il y a plus
de huit jours que je n’ai vu ma femme et mes enfants qui se font une
fête de manger aujourd’hui avec moi une très belle carpe; je ne puis me
dispenser de dîner avec eux.

L’écuyer lui représenta qu’une nombreuse compagnie, invitée au repas de
M. le Duc, se faisait aussi une fête de l’avoir et que le Prince serait
mortifié s’il ne venait pas; «une personne de la cour qui m’a raconté
la chose, dit Louis Racine, m’a assuré que mon père fit apporter la
carpe, qui était d’environ un écu, et que la montrant à l’écuyer, il
lui dit:

--Jugez vous-même si je puis me dispenser de dîner avec ces pauvres
enfants qui ont voulu me régaler aujourd’hui et n’auraient plus de
plaisir s’ils mangeaient ce plat sans moi. Je vous prie de faire valoir
cette raison à Son Altesse sérénissime.

«L’écuyer la rapporta fidèlement, et l’éloge qu’il fit de la carpe
devint l’éloge de la bonté de mon Père.»

Racine disait un jour à son fils:

«Je ne vous dissimulerai point que, dans la chaleur de la composition,
on ne soit quelquefois content de soi; mais, et vous pouvez m’en
croire, lorsqu’on jette le lendemain les yeux sur son ouvrage, ou est
tout étonné de ne plus rien trouver de bon dans ce qu’on admirait
la veille; et quand on vient à considérer, quelque bien qu’on ait
fait, qu’on aurait pu mieux faire, et combien on est éloigné de
la perfection, on est souvent découragé. Outre cela, quoique les
applaudissements que j’ai reçus m’aient beaucoup flatté, la moindre
critique, quelque mauvaise qu’elle ait été, m’a toujours causé plus de
chagrin que toutes les louanges ne m’ont fait plaisir.»

Ce langage sans doute paraîtra bien étrange, et même assez ridicule
à beaucoup de jeunes lettrés aujourd’hui si contents de la prose
facile qu’ils brochent, _currente calamo_ et à tant la ligne, pour les
journaux et que leur modestie ne trouve inférieure à aucune autre,
fût-ce à celle de Fénelon ou Pascal.

Racine était très porté à la raillerie «la piété qui avait éteint en
lui la passion des vers (et pourquoi donc?) sut aussi modérer son
penchant à la raillerie.» Il sut aussi profiter sous ce rapport des
conseils de Boileau qui, plus d’une fois, avait eu à souffrir des
vivacités de son ami.

Certain jour qu’ils discutaient ainsi à propos de littérature, Racine,
emporté par son humeur, ne ménagea point les épigrammes et parfois
presque sanglantes à son ami. Au moment de se séparer, Boileau dit avec
un grand calme à son interlocuteur:

--Avez-vous eu dessein de me fâcher?

--A Dieu ne plaise! répondit Racine.

--Eh bien! vous avez donc eu tort, car vous m’avez fâché.

Dans une autre discussion du même genre, Boileau, pressé par une
argumentation victorieuse, mais railleuse et ironique, ne put
s’empêcher de dire:

--Eh bien! oui, j’ai tort, mais j’aime mieux avoir tort que d’avoir
orgueilleusement raison.

Le même Boileau disait, à propos des sentiments religieux que Racine
avait toujours gardés profondément gravés au fond du cœur et qui «le
retinrent contre ses penchants dans les temps même les plus impétueux
de sa jeunesse:

«La raison conduit ordinairement les autres à la foi; c’est la foi qui
a conduit M. Racine à la raison.»

Après la disgrâce de Racine, le roi défendit à Mme de Maintenon de
le recevoir, mais celle-ci, l’ayant aperçu un jour dans les jardins
de Versailles, s’écarta de sa suite et gagna une allée solitaire
où le poète averti vint la rejoindre. Dès qu’il l’aborda d’un air
profondément triste et découragé, elle lui dit:

«Pourquoi vous laisser abattre? Ne suis-je pas la cause de votre
malheur? Il est de mon intérêt comme de mon honneur de réparer le mal
que j’ai fait. Votre fortune devient la mienne. Laissez passer ce
nuage, je ramènerai le beau temps.

--Non, non, madame, répondit le poète, jamais vous ne le ramènerez pour
moi.

--Et pourquoi donc? Chassez de telles pensées. Doutez-vous de mon cœur
ou de mon crédit?

--Non assurément, madame, je sais quel est votre crédit et les bontés
que vous avez pour moi: mais j’ai une tante qui m’aime d’une façon bien
différente. Cette sainte fille demande tous les jours à Dieu pour moi
des disgrâces, des humiliations, des sujets de pénitence, et elle aura
plus de crédit que vous encore.

A ce moment, on entendit, à quelque distance dans une allée, un
piétinement de chevaux.

--Vite, vite, cachez-vous, dit la marquise, c’est le roi qui se promène.

Racine s’enfonça dans un bosquet et depuis ils ne se revirent plus.

«On s’était enfin aperçu que sa maladie était causée par un abcès au
foie; et quoiqu’il ne fût plus temps d’y apporter remède, on résolut
de lui faire l’opération. Il s’y prépara avec une grande fermeté et en
même temps il se prépara à la mort. Mon frère s’étant approché pour lui
dire qu’il espérait que l’opération lui rendrait la vie:

--Et vous aussi, mon fils, lui répondit-il, voulez-vous faire comme les
médecins et m’amuser? Dieu est le maître de me rendre la vie; mais les
frais de la mort sont faits.

«Il en avait eu toute sa vie d’extrêmes frayeurs que la religion
dissipa entièrement dans sa dernière maladie.... l’opération fut faite
trop tard, et trois jours après il mourut (21 avril 1699) après avoir
reçu ses sacrements avec de grands sentiments de piété.» (Mémoires de
Louis Racine).

Il fut tel du reste, à cette heure suprême, qu’il s’était montré
pendant toute sa maladie où par sa patience il édifia tous ceux qui
connaissaient la vivacité de son caractère. Ses douleurs étaient
parfois très-aiguës, il les reçut de la main de Dieu avec autant de
douceur que de soumission. Tourmenté pendant trois semaines d’une
cruelle sécheresse de langue et de gosier, il se contentait de dire:

--J’offre à Dieu cette peine: puisse-t-elle expier le plaisir que j’ai
trouvé souvent aux tables des grands!

«Lorsqu’il fut persuadé que sa maladie finirait par la mort, il
chargea mon frère d’écrire à M. de Cavoie pour le prier de solliciter
le paiement de ce qui lui était dû de sa pension, afin de laisser
quelque argent comptant à sa famille. Mon frère fit la lettre et vint
la lui lire:

--Pourquoi, lui dit-il, ne demandez-vous pas aussi le paiement de la
pension de Boileau? Il ne faut point nous séparer. Recommencez votre
lettre et faites connaître à Boileau que j’ai été son ami jusqu’à la
mort.

«Lorsqu’il fit à celui-ci son dernier adieu, il se leva sur son lit
autant que pouvait lui permettre le peu de forces qu’il avait et lui
dit en l’embrassant:

--Je regarde comme un bonheur pour moi de mourir avant vous.»
(_Mémoires de Louis Racine_).

On voit que chez ces hommes le caractère était à la hauteur du talent.


II

BOILEAU

Boileau (Nicolas) naquit à Paris le 1er novembre 1636. Onzième enfant
de Gilles Boileau, greffier du conseil de la grande chambre, il eut
pour mère Anne Denielle, seconde femme du dit Gilles morte l’année
suivante, 1637, à l’âge de vingt-trois ans. Après avoir fait ses études
classiques au collége d’Harcourt, il étudia le droit et fut reçu
avocat. Mais sa répugnance invincible pour cette profession la lui fit
bientôt abandonner pour suivre les cours de théologie en Sorbonne;
et par suite il obtint un bénéfice, le prieuré de saint Paterne qui
rapportait 800 livres par an. Tout occupé plus tard de poésie, il
résigna son bénéfice, et ce qui fait honneur à la délicatesse de sa
conscience, restitua toutes les sommes perçues par lui pendant neuf
ans. Ses premières satires, déjà connues par de nombreuses copies, ne
parurent imprimées que vers 1665, et l’on sait avec quel succès. Louis
XIV fit au poète une pension de 2,000 livres, il voulut qu’il fût de
l’Académie et le nomma comme Racine son historiographe. Boileau, dont
la vieillesse fut affligée par de cruelles infirmités, supportées avec
une résignation toute chrétienne, mourut à Auteuil, le 17 mars 1711.

Le satirique se félicitait, d’après ce que Louis Racine nous apprend,
de la pureté de ses ouvrages. «C’est une grande consolation, disait-il,
pour un poète qui va mourir de n’avoir jamais offensé les mœurs.»

Il était de bonne foi assurément quand il parlait ainsi; à vrai dire
cependant il est plus d’un vers soit dans les _Satires_, soit dans le
_Lutrin_, que, sans pruderie, on voudrait pouvoir effacer. La Satire
des _Femmes_ en particulier, encore que rien n’y choque précisément et
grossièrement la licence, est une diatribe effrénée contre le mariage
et le moraliste chrétien ne saurait excuser le poète. Sans doute,
Boileau y fait preuve d’un admirable talent, mais aux dépens de la
justice, et il calomnie de parti pris le sexe dont il ne montre que les
défauts et les vices, admettant à peine quelques rares exceptions:

    Il en est jusqu’à trois que je pourrais nommer,

dit-il, alors que soit dans la famille, soit dans le cloître, on
comptait par centaines, ou plutôt par milliers les pieuses, les
saintes femmes qui donnaient alors l’exemple de toutes les vertus.

Comment Boileau, si grand admirateur des anciens, quand il écrivait
ces pages injurieuses, ne s’est-il pas une seule fois rappelé cet
adorable vers de Virgile qui lui eût fait tout d’abord jeter au feu son
brouillon:

    Incipe, parve puer, risu cognoscere matrem.

Legouvé, qui n’était pas un Virgile, n’a pas été mal inspiré par son
cœur, lui, quand il a dit:

    Tombe aux pieds de ce sexe à qui tu dois ta mère.

Il faut dire, à la décharge de Despréaux, qu’il n’avait point connu la
sienne, puisqu’il la perdit, comme on l’a vu, dès l’âge le plus tendre.

A la Satire des _Femmes_ nous préférons la plupart des autres
comme aussi les _Épîtres_, _A mes Vers_, l’_Éloge du Vrai_, _A mon
jardinier_, etc., où l’auteur fait preuve, dans sa langue savamment
correcte, d’un esprit si fin comme d’un incomparable bon sens.
L’_Art Poétique_, dont tant de vers sont devenus proverbes, semble
plus admirable encore au point de vue de la forme, et l’on ne peut
souscrire qu’avec de grandes réserves à l’arrêt de feu Sainte-Beuve, le
déclarant, au point de vue littéraire, un _Code abrogé_! Abrogé pour
quelques parties sans doute, mais non pour la plupart des autres et
en particulier quant aux règles du goût formulées dans un langage qui
donne tout à la fois l’exemple avec le précepte. Ce poème, quoi qu’en
aient dit les jeunes, bien vieillis aujourd’hui, subsiste et subsistera
tant qu’en France un public d’élite ne manquera pas aux chefs-d’œuvre.

On peut regretter aussi chez Boileau trop de bienveillance pour l’école
de Port-Royal, témoin son épître à Arnault comme ces vers qui terminent
la pièce adressée à la présidente de Lamoignon pour la remercier de
l’envoi du portrait de Bourdaloue:

    Enfin, après Arnault, ce fut l’illustre en France
    Que j’admirai le plus et qui m’aima le mieux.

Boileau excellait au jeu de quilles et on le vit souvent abattre toutes
les neuf d’un seul coup de boule.

«Il faut avouer, disait-il à ce sujet assez plaisamment, que j’ai deux
grands talents aussi utiles l’un que l’autre à la société et à l’état:
l’un de bien jouer aux quilles, l’autre de faire bien les vers.»

Il n’avait pas l’extrême sensibilité de Racine pour les critiques, au
contraire. Lorsqu’il avait donné au public un nouvel ouvrage et qu’on
venait lui dire que les critiques en parlaient fort mal:

--Tant mieux, répondait-il avec beaucoup de sens, les mauvais ouvrages
sont ceux dont on ne parle point.

Boursault, dans ses lettres, rapporte cette curieuse conversation sur
les bénéfices avec un abbé qui en possédait plusieurs et qui disait
gaîment à Boileau:

--Hé! cela est bien bon pour vivre!

--Je n’en doute point, répondit le poète; mais pour mourir, monsieur
l’abbé, pour mourir?

M. de Cavoye un des grands seigneurs de la cour, et fort lié avec
Racine et Boileau, s’amusait parfois, paraît-il, à jouer des tours aux
deux poètes.

«La veille de leur départ pour la première campagne, M. de Cavoye
s’avisa, dit-on, de demander à mon père, dit Louis Racine, s’il avait
eu l’attention de faire ferrer ses chevaux à forfait. Mon père, qui
n’entend rien à cette question, lui en demande l’explication.

--Croyez-vous donc, lui dit monsieur de Cavoye, que quand une armée
est en marche, elle trouve partout des maréchaux? Avant que de partir,
on fait un forfait avec un maréchal de Paris qui vous garantit que les
fers qu’il met aux pieds de votre cheval y resteront six mois.

«Mon père répond (ou plutôt on lui fait répondre):--C’est ce que
j’ignorais, Boileau ne m’en a rien dit; mais je n’en suis pas étonné,
il ne songe à rien.

«Il va trouver Boileau pour lui reprocher sa négligence. Boileau avoue
son ignorance, et dit qu’il faut promptement s’informer du maréchal le
plus fameux pour ces sortes de forfaits. Ils n’eurent pas le temps de
chercher. Dès le soir même, M. de Cavoye raconta au Roi le succès de
sa plaisanterie. Un fait pareil, quand il serait véritable, ne ferait
aucun tort à leur réputation.»

Autre anecdote:

Un jour, après une marche fort longue, Boileau très-fatigué se jeta sur
un lit en arrivant sans vouloir souper. M. de Cavoye, qui le sut, alla
le voir après le souper du Roi, et lui dit avec un air consterné qu’il
avait à lui apprendre une fâcheuse nouvelle. «Le roi, ajouta-t-il,
n’est point content de vous, il a remarqué aujourd’hui une chose qui
vous fait grand tort dans son esprit.

--Et quoi donc? s’écria Boileau fort alarmé.

--Je ne puis me résoudre à vous le dire; je ne saurais affliger mes
amis.

Boileau insiste. Après l’avoir laissé quelque temps dans l’inquiétude,
M. de Cavoye lui dit du ton le plus sérieux:

--Puisqu’il faut vous l’avouer, le Roi a remarqué.... que vous vous
teniez tout de travers à cheval.

--Si ce n’est que cela, répondit Boileau, laissez-moi dormir.

Racine et Boileau s’entretenaient un jour avec madame de Maintenon...
La conversation tomba d’aventure sur la poésie burlesque qui naguère
avait eu tant de vogue. Boileau, qui l’avait peu ménagée dans ses
écrits, ne tint pas dans cette circonstance un autre langage:

--Heureusement, dit-il, ce misérable goût est passé et on ne lit plus
Scarron même dans les provinces.

Il oubliait qu’il s’adressait à la veuve du dit Scarron, Racine se hâta
de couper court en parlant d’autre chose; mais dès qu’ils furent seuls,
il dit à son ami:

--Comment parlez-vous ainsi devant elle? Ignorez-vous l’intérêt qu’elle
y prend?

--Hélas! non, mais c’est toujours la première chose que j’oublie quand
je la vois.

Malgré la remontrance de son ami, Boileau quelque temps après eut une
distraction semblable au lever du roi. On s’entretenait de la mort du
comédien Poisson:

--C’est une perte, dit Louis XIV, il était bon comédien.

--Oui, reprit Boileau, pour faire un Don Japhet; il ne brillait que
dans ces misérables pièces de Scarron.

Racine l’avertit par un signe de sa maladresse, puis, en particulier,
il lui dit:

--En vérité, je n’oserai plus paraître à la cour avec vous, si vous
continuez d’être imprudent à ce point.

--J’en suis tout honteux, répondit Boileau; mais quel est l’homme à qui
il n’échappe une sottise?

Boileau ne savait ni dissimuler ni flatter. Il eut cependant par hasard
quelques saillies assez heureuses. Un jour le roi lui demandant son
âge, il répondit:

--Je suis venu au monde un an avant votre Majesté pour annoncer les
merveilles de son règne.

A une certaine époque, l’affectation de substituer le mot de _gros_
à celui de _grand_ régnait à Paris comme en quelques provinces où
l’on disait un gros chagrin pour un grand chagrin: Le roi demandant à
Boileau ce qu’il pensait de cet usage, le poète répondit:

--Je le condamne parce qu’il y a bien de la différence entre Louis le
Gros et Louis le Grand.

Quelques jours après la mort de Racine, Boileau vint à la cour où
depuis longtemps il ne paraissait plus, et comme il parlait au roi
de l’intrépidité chrétienne avec laquelle Racine avait vu la mort
s’approcher:

--Je le sais, répondit le roi, et j’en ai été étonné, il la craignait
beaucoup cependant, et je me souviens qu’au siége de Gand vous étiez le
plus brave des deux.

Le roi tenait par hasard sa montre à la main; en la montrant au poète,
il lui dit:

--Souvenez-vous que j’ai toujours une heure par semaine quand vous
voudrez venir.

Boileau cependant ne retourna jamais à la cour.

--Qu’irais-je y faire? répondait-il à ses amis qui le pressaient à ce
sujet, je ne sais plus louer.

Dans un âge avancé déjà, il donna une nouvelle édition de ses ouvrages
qu’il revit avec tout le soin dont il était capable. Un ami le
trouvant occupé de ce travail, il lui dit:

--Je suis presque honteux de m’occuper encore de rimes, et de toutes
ces niaiseries du Parnasse, quand je ne devrais songer qu’au compte que
je vais aller rendre à Dieu.

Pourtant on a toujours vu en lui le chrétien autant que le poète.
Un jour il fut invité à dîner chez le duc d’Orléans, depuis régent.
C’était un vendredi, sur la table cependant on ne servit que du gras.
Boileau, refusant successivement tous les plats qu’on lui présentait,
ne mangeait que du pain.

«Il faut bien, lui dit le prince, que vous en preniez votre parti et
fassiez comme tout le monde; le cuisinier a oublié que c’était maigre.

--Monseigneur, répondit le poète en s’inclinant, vous n’avez qu’à
frapper du pied et les poissons sortiront de terre tout aussitôt.

Cette spirituelle allusion au mot de Pompée plut au prince qui ne
pouvait s’empêcher d’admirer cette fermeté de caractère chez le poète;
il ne le laissa point dîner avec du pain seulement, et le maigre ne se
fit pas attendre.

Monsieur Lenoir, chanoine de Notre-Dame, confesseur ordinaire de
Boileau, l’assista pendant sa dernière maladie. Tout en se préparant à
la mort en chrétien sérieux, il conservait quelque chose de l’humeur du
poète. M. le Verrier, son ami, crut le distraire par la lecture d’une
tragédie médiocre qui dans sa nouveauté faisait beaucoup de bruit.
Après avoir entendu le premier acte, Boileau dit au lecteur:

--Eh! mon ami, ne mourrai-je pas assez promptement? Les Pradons et les
Cottin dont nous nous sommes moqués dans notre jeunesse étaient des
soleils auprès de ceux-ci.

Quelqu’un lui demandant ce qu’il pensait de son état, il répondit par
ce vers de Malherbe:

    Je suis vaincu du temps, je cède à ses outrages.

Un moment avant sa mort, il vit ou plutôt il entendit entrer M. Coutard
qu’il reconnut à sa voix: Il dit en lui serrant la main:

--Bonjour et adieu, mon ami; mais l’adieu sera bien long.

Peu d’instants après il expira, laissant par testament presque tout son
bien aux pauvres.

«La compagnie qui suivit son convoi, et dans laquelle j’étais, dit L.
Racine, fut fort nombreuse, ce qui étonna une femme du peuple à qui
j’entendis dire:

--Il avait, à ce qu’il paraît, bien des amis, on assure pourtant, qu’il
disait du mal de tout le monde.»

En terminant, détachons de la correspondance si intéressante de Racine
et Boileau quelques pages qu’on aura plaisir et profit à lire:


RACINE A BOILEAU.

  Au camp devant Namur, 3 juin 1692.

«.... Les grenadiers du régiment des gardes françaises et ceux des
gardes suisses se sont entre autres extrêmement distingués. On raconte
plusieurs actions particulières que je vous redirai quelque jour,
et que vous entendrez avec plaisir: mais en voici une que je ne puis
différer de vous dire et que j’ai ouï conter au roi:

»Un soldat du régiment des fusiliers, qui travaillait à la tranchée,
y avait posé un gabion; un coup de canon vint qui emporta son gabion:
aussitôt il en alla poser à la même place un autre, qui fut sur le
champ emporté par un autre coup de canon. Le soldat, sans rien dire, en
prit un troisième et l’alla poser; un troisième coup de canon emporta
ce troisième gabion. Alors le soldat rebuté se tint en repos; mais son
officier lui commanda de ne point laisser cet endroit sans gabion. Le
soldat dit:

--J’irai, mais j’y serai tué.

«Il y alla, et, en posant son quatrième gabion eut le bras fracassé
d’un coup de canon. Il revint soutenant son bras pendant avec l’autre
bras, et se contenta de dire à son officier:

--Je l’avais bien dit.

«Il fallut lui couper le bras qui ne tenait presque à rien. Il souffrit
cela sans desserrer les dents, et, après l’opération, dit froidement:

--Je suis donc hors d’état de travailler; c’est maintenant au roi à me
nourrir.

«Je crois que vous me pardonnerez le peu d’ordre de cette narration;
mais assurez-vous qu’elle est fort vraie.»


  15 juin 1692.

«... Les ennemis ne soutinrent point, on en tua bien quatre ou cinq
cents, entre autres un capitaine espagnol, fils d’un grand d’Espagne,
qu’on nomme le comte de Lêmos. Celui qui le tua était un des grenadiers
à cheval nommé _Sans-Raison_. Voilà un vrai nom de grenadier.
L’Espagnol lui demanda quartier, et lui promit cent pistoles, lui
montrant même sa bourse où il y en avait trente-cinq. Le grenadier, qui
venait de voir tuer le lieutenant de sa compagnie, qui était un fort
brave homme, ne voulut point faire de quartier et tua son Espagnol.
Les ennemis envoyèrent demander le corps, qui leur fut rendu, et le
grenadier _Sans-Raison_ rendit aussi les trente-cinq pistoles qu’il
avait prises au mort en disant:

--Tenez, voilà son argent dont je ne veux point; les grenadiers ne
mettent la main sur les gens que pour les tuer.

«Vous ne trouverez point peut-être ces détails dans les relations que
vous lirez; et je m’assure que vous les aimerez bien autant qu’une
supputation exacte du nom des bataillons et de chaque compagnie des
gens détachés, ce que M. l’abbé Dangeau ne manquerait pas de rechercher
très curieusement.

«Je vous ai parlé du lieutenant de la compagnie qui fut tué, et dont
_Sans-Raison_ vengea la mort. Vous ne serez peut-être pas fâché de
savoir qu’on lui trouva un cilice sur le corps. Il était d’une piété
singulière et avait même fait ses dévotions le jour d’auparavant.
Respecté de toute l’armée par sa valeur accompagnée d’une douceur
et d’une sagesse merveilleuse, le roi l’estimait beaucoup, et a dit,
après sa mort, que c’était un homme qui pouvait prétendre à tout. Il
s’appelait Roquevert. Croyez-vous que frère Roquevert ne valait pas
bien frère Muce? Et si M. de la Trappe l’avait connu, aurait-il mis,
dans la Vie du frère Muce, que les grenadiers font profession d’être
les plus grands scélérats du monde? Effectivement on dit que dans cette
compagnie il y a des gens fort réglés. Pour moi je n’entends guère de
messe dans le camp, qui ne soit servie par quelque mousquetaire, et où
il n’y en ait quelqu’un qui communie et cela de la manière du monde la
plus édifiante.

«.... Je ne puis finir sans vous dire un mot de M. de Luxembourg. Il
est toujours vis-à-vis des ennemis.... On lui amena avant-hier un
officier espagnol qu’un de nos partis avait pris et qui s’était fort
bien battu. M. de Luxembourg lui trouvant de l’esprit lui dit:

--Vous autres Espagnols, je sais que vous faites la guerre en honnêtes
gens, et je la veux faire avec vous de même.

«Ensuite il le fit dîner avec lui, puis lui fit voir toute son armée.
Après quoi, il le congédia, en lui disant:

--Je vous rends votre liberté; allez trouver M. le prince d’Orange, et
dites-lui ce que vous avez vu.

«On a su aussi par un _rendu_ qu’un de nos soldats s’étant allé rendre
aux ennemis, le prince d’Orange lui demanda pourquoi il avait quitté
l’armée de M. de Luxembourg:

--C’est, dit le soldat, qu’on y meurt de faim; mais avec tout cela ne
passez pas la rivière, car assurément ils vous battront.

«Le roi envoya hier six mille sacs d’avoine et cinq cents bœufs à
l’armée de M. de Luxembourg; et quoiqu’ait dit le déserteur, je vous
puis assurer qu’on y est fort gai, et qu’il s’en faut bien qu’on y
meure de faim.»


BOILEAU A RACINE.

  1 juin 1693.

«Vous m’avez surpris en me mandant l’empressement qu’ont deux des
plus grands princes de la terre pour voir des ouvrages que je n’ai
pas achevés. En vérité, mon cher monsieur, je tremble qu’ils ne se
soient trop aisément laissé prévenir en ma faveur; car, pour vous dire
sincèrement ce qui se passe en moi au sujet de ces derniers ouvrages,
il y a des moments où je crois n’avoir rien fait de mieux; mais il
y en a aussi beaucoup où je ne suis point du tout content et où je
fais résolution de ne les jamais laisser imprimer. Oh! qu’heureux
est M. Charpentier qui, raillé, et mettons quelquefois bafoué sur
les siens, se maintient toujours parfaitement tranquille, et demeure
invinciblement persuadé de l’excellence de son esprit! Il a tantôt
apporté à l’Académie une médaille de très mauvais goût, et avant que de
la laisser lire, il a commencé par en faire l’éloge. Il s’est mis par
avance en colère sur ce qu’on y trouverait à redire, déclarant pourtant
que, quelques critiques qu’on y put faire, il saurait bien ce qu’il
devrait penser là-dessus et qu’il n’en resterait pas moins convaincu
qu’elle était parfaitement bonne. Il a en effet tenu parole; et tout
le monde l’ayant généralement désapprouvé, il a querellé tout le
monde, il a rougi et s’est emporté; mais il s’en est allé satisfait de
lui-même. Je n’ai point, je l’avoue, cette force d’âme; et si des gens
un peu sensés _s’opiniâtraient de dessein formé à blâmer la meilleure
chose que j’aie écrite_, je leur résisterais d’abord avec assez de
chaleur; mais je sens bien que peu de temps après _je conclurais contre
moi, et me dégoûterais de mon ouvrage_.»


RACINE A SON FILS.

  3 octobre 1694.

«... Il me paraît par votre lettre que vous portez un peu d’envie à
Mademoiselle de La Chapelle de ce qu’elle a lu plus de comédies et plus
de romans que vous. Je vous dirai, avec la sincérité avec laquelle
je suis obligé de vous parler que j’ai un extrême chagrin que vous
fassiez tant de cas de toutes ces _niaiseries_ (le mot est dur), qui
ne doivent servir tout au plus qu’à délasser quelquefois l’esprit,
mais qui ne devraient point vous tenir autant à cœur qu’elles font.
Vous êtes engagé dans des études très sérieuses, qui doivent attirer
votre principale attention; et, pendant que vous y êtes engagé et que
nous payons des maîtres pour vous instruire, vous devez éviter tout
ce qui peut dissiper votre esprit et vous détourner de votre étude.
Non seulement votre conscience et la religion vous y obligent, mais
vous-même devez avoir assez de considération pour moi et assez d’égards
pour vous conformer un peu à mes sentiments pendant que vous êtes dans
un âge où vous devez vous laisser conduire.

»Je ne dis pas que vous ne lisiez quelquefois des choses qui puissent
vous divertir l’esprit, et vous voyez que je vous ai mis moi-même entre
les mains assez de livres français capables de vous amuser; mais je
serais inconsolable si ces sortes de livres vous inspiraient du dégoût
pour des lectures plus utiles et surtout pour les livres de piété et
de morale, dont vous ne me parlez jamais, et pour lesquels il semble
que vous n’ayez plus aucun goût, quoique vous soyez témoin du véritable
plaisir que j’y prends préférablement à toute autre chose. Croyez-moi,
quand vous saurez parler de comédies et de romans, vous n’en serez
guère plus avancé pour le monde, et ce ne sera point par cet endroit-là
que vous serez plus estimé.... Vous jugez bien que je ne cherche pas à
vous chagriner et que je n’ai autre dessein que de contribuer à vous
rendre l’esprit solide et à vous mettre en état de ne me point faire de
déshonneur quand vous viendrez à paraître dans le monde. Je vous assure
qu’après mon salut, c’est la chose dont je suis le plus occupé.»

Ce langage dans la bouche de l’auteur _d’Andromaque_ et de _Phèdre_ est
assurément bien digne d’attention.



RAPHAËL (SANZIO)


Mon cadre paraît si vaste que, pour n’être pas entraîné trop loin, j’ai
dû me tracer à l’avance des limites et choisir les plus intéressants
dans cette multitude de personnages qui sollicitaient à la fois mes
crayons. Mais quel que soit mon désir de me restreindre, comment me
borner à la date de la naissance et de la mort pour l’artiste illustre
entre tous, dont les plus ignorants savent le nom, un nom que ceux-là
même que, dans les ateliers, on qualifie des Philistins, ne sauraient
prononcer sans admiration et respect? Comment ne pas consacrer au moins
quelques pages à ce représentant sublime de l’art qui, dans une vie
trop courte, a exécuté tant d’œuvres excellentes et de son passage
rapide sur la terre a laissé des traces si glorieuses?

Un éminent critique de ce temps n’a été que juste quand il a dit: «Par
la richesse, la variété, le bonheur et l’abondance de la composition,
par le sentiment de la beauté gracieuse dans la forme humaine, par
l’étonnante et facile fécondité de son imagination, sans contestation
possible, Raphaël est le premier. Aussi, d’un consentement unanime,
en a-t-on fait en quelque sorte l’incarnation de l’art moderne. Il
le représente en effet mieux et plus complètement que personne.
Organisation universelle, intelligente et, le dirai-je, heureuse
entre toutes, il a tout compris, tout senti, tout exprimé. Sa peinture
s’adresse à tous les esprits, à toutes les facultés, à tous les goûts.
Plus qu’aucune autre, elle parcourt dans son étendue entière le clavier
de l’âme humaine. Sensible et gracieuse, elle atteint parfois les plus
hauts sommets de l’art, et toujours revêtue de beauté, elle séduit
facilement l’esprit. C’est dans la réunion extraordinaire des qualités
les plus diverses, et dans cette merveilleuse harmonie qu’il faut
chercher son originalité et l’explication de la faveur universelle dont
elle jouit[77].»

Cet éloge, si bien formulé et que dans sa très-grande partie on ne
peut qu’approuver, exigerait cependant certaines réserves. Nous les
indiquerons plus tard, mais d’abord quelques détails biographiques. Ils
seront courts, car dans la vie de Raphaël, si vite abrégée, les plus
grands, on pourrait presque dire, les seuls évènements, ce sont les
œuvres exécutées par lui.

Raphaël naquit, le 6 avril 1483, à Urbino, petite ville sur le penchant
des Apennins, entre les hauts sommets de ces Alpes italiennes et la
mer Adriatique. Son père, Giovanni Santi, d’où plus tard on a fait
Sanzio, appartenait à une famille de condition moyenne et jouissait
d’une certaine aisance qu’il devait sans doute plutôt au patrimoine
dont il avait hérité de ses aïeux, qu’à son propre talent quoiqu’il
fût tout à la fois peintre et poète, et non pas autant médiocre que le
prétend Vasari. Dans sa chronique rimée en l’honneur du duc d’Urbin,
son protecteur, la verve ne lui fait pas défaut non plus que le
jugement; d’autre part, plusieurs tableaux qui nous restent de lui,
une _Annonciation_ dans la galerie de Brera, et une _Madone_ au Musée
de Berlin, etc. le classent parmi les peintres distingués de la pieuse
école Ombrienne. C’était en outre un homme d’un grand sens et d’un
noble cœur, d’après ce que Vasari nous apprend: «Il savait combien il
importe de ne pas confier à des mains mercenaires un enfant qui pouvait
contracter des habitudes basses et grossières parmi des gens sans
éducation. Aussi voulut-il que ce fils unique fût nourri du lait de sa
mère, et pût, dès les premiers instants de sa vie, s’accoutumer aux
mœurs paternelles.»

L’heureuse enfance de Raphaël s’écoula donc dans la paix du foyer
domestique, où l’exemple s’offrait partout à côté de la leçon, où tout
parlait à son cœur et à son intelligence prompte à se développer. Aussi
son père, jugeant par des indices non douteux de ses dispositions
précoces pour la peinture, mit tout d’abord un crayon dans ses mains
et l’initia sans retard aux premiers éléments de l’art. «A l’âge où
les impressions sont ineffaçables, dit M. Ch. Clément, il respira au
foyer paternel l’enthousiasme mystique qui, dans l’École d’Ombrie,
était une religion plutôt qu’une simple tradition d’art. Cet ensemble
heureux de circonstances devait être bientôt brisé.» En 1491, Raphaël
perdit sa mère, Magia Ciarla, et trois années après, son père (1er
août 1494). Un oncle prit soin de l’enfant qui n’avait pas douze ans
et dont il devint tout naturellement tuteur. Ce fut lui sans doute qui
confia le jeune Sanzio au Pérugin, alors chef de l’école Ombrienne et
qui jouissant d’une immense célébrité, dont il avait profité surtout
pour s’enrichir, voyait dans son atelier, à Pérouse, les élèves
accourir en foule. Le maître était sévère, d’après Vasari, pourtant
il ne faut pas qu’il fût trop rude encore à ces jeunes gens, puisque
Raphaël demeura sept ou huit années et volontairement sous cette
forte discipline et s’assimila tellement la manière du maître qu’il
est difficile de distinguer ses premiers ouvrages de ceux du Pérugin.
On compte une vingtaine de tableaux de cette époque, qu’on sait, par
des renseignements précis, de la main de Raphaël et qui reproduisent
les sujets, les types, les dispositions uniformes et symétriques,
la raideur dans les attitudes, la maigreur et la sécheresse du
dessin comme aussi la pureté, la naïveté et cette beauté en quelque
sorte immatérielle qui caractérise dans ses meilleurs ouvrages Le
Pérugin bien inférieur au reste, pour la profondeur et la suavité des
expressions, la grâce toute céleste des figures, la variété des types,
à l’Angelico et même à Gozzoli.

On ne peut trop regretter que Raphaël, quand plus tard, il rompit
avec l’enseignement trop absolu du maître et prit une manière plus
large, personnelle et originale, n’ait pas gardé davantage souvenir
de la tradition ombrienne. Avec la science qu’il avait acquise et la
merveilleuse habileté de son pinceau, n’eût-il pas été plus admirable
encore si, dans ses tableaux, on sentait plus d’onction, si la radieuse
beauté de ses Vierges, était moins humaine et rayonnait d’un caractère
plus céleste? Il le voulait cependant, mais pour cela, je crois,
comptait plus sur l’effort de son génie que sur cette aide supérieure
que sollicitait avec larmes l’Angelico qui ne peignait, dit-on, ses
Christs et ses Vierges qu’à genoux. «Quant à cette figure, écrit
Raphaël à Castiglione en parlant à la vérité d’une peinture profane,
je me tiendrais pour un grand maître si elle avait seulement la moitié
des mérites dont vous me parlez dans votre lettre; mais j’attribue vos
éloges à l’amitié que vous me portez. Je sais que, pour peindre une
belle personne, il me faudrait en voir plusieurs, et que vous fussiez
avec moi pour m’aider à choisir celle qui conviendrait le mieux; mais
il y a si peu de bons juges et de beaux modèles que je travaille
d’après une certaine idée que j’ai dans l’esprit. J’ignore si cette
idée a quelque excellence, mais je m’efforce de la réaliser.»

Raphaël, en quittant Pérouse, se rendit à Florence attiré surtout
parce qu’il avait ouï dire des fameux cartons de la _Guerre de Pise_
par Léonard de Vinci et Michel-Ange. L’impression qu’il reçut de ces
chefs-d’œuvre fut profonde, et la vue de quelques autres ouvrages de
ces maîtres comme de ceux de Fra Bartholomeo, dont il devint l’ami,
amena dans sa manière la révolution dont nous avons parlé et qui, très
heureuse au point de vue de l’exécution, aurait pu et dû être moins
complète sous d’autres rapports.

Raphaël avait vingt-cinq ans lorsqu’il fut appelé à Rome par le célèbre
architecte Bramante, son parent, qui le présenta au pape Jules II,
dont l’accueil fut des plus bienveillants. Mais lorsque l’artiste eut
exécuté, dans la salle de la Signature au Vatican, la première des
quatre grandes peintures murales commandées par le pape, la fameuse
_Dispute du saint Sacrement_ «composition qui étonne autant qu’elle
enchante», dit d’Argenville, le pontife conçut la plus haute idée du
peintre et le prit en très grande affection. Après avoir vu «l’_École
d’Athènes_, où les grands hommes disputent sur les sciences humaines,
Jules II fit détruire les peintures commencées par d’habiles maîtres
pour donner un nouveau champ aux grandes pensées de Raphaël qui, dans
la même salle, peignit l’admirable fresque d’_Apollon au milieu des
Muses_ et celle non moins remarquable de la _Jurisprudence_[78].»

Le succès de ces œuvres fut immense, et le pape chargea l’artiste
de décorer de la même façon une autre grande salle, dite _Salle
d’Heliodore_ de la plus importante des fresques lesquelles, en outre du
_Châtiment d’Heliodore_, représentent la _Messe de Bolsène_, _Attila et
la Délivrance de saint Pierre_. La salle de Charlemagne et la salle de
Constantin furent également ornées de grandes peintures dues à Raphaël,
mais aidé de ses nombreux élèves[79]; car, surchargé de travaux, pour
ces grandes compositions, le plus souvent dès lors, il se bornait à
dessiner des cartons que les jeunes artistes copiaient sous l’œil
du maître. Il en fut de même pour les _Loges_ qui sont des galeries
ouvertes à trois étages autour de la première cour du Vatican, et
servent de communication pour plusieurs chambres pendant le conclave.
Léon X, qui avait succédé à Jules II comme pape, ne témoignait pas
à Raphaël moins d’affection que celui-ci; ce fut par son ordre que
l’artiste, après avoir terminé la salle de Charlemagne, s’occupa des
_Loges_ dont la décoration se fit rapidement grâce au zèle du maître
et à l’empressement laborieux des élèves, heureux de lui témoigner
ainsi leur reconnaissance; car il était pour tous plein de bonté,
de sollicitude affectueuse, tout en conservant cet air d’autorité
nécessaire au respect et qui se concilie très-bien avec la douceur et
l’aimable condescendance. «Entre ces jeunes gens venus non-seulement
de toutes les contrées de l’Italie, mais de tous les pays de l’Europe,
dit Vasari, il avait su établir une telle concorde que jamais l’ombre
d’une jalousie ne parut les diviser. Sa complaisance à les initier aux
mystères de son art était admirable et l’on sentait à son langage qu’il
les aimait comme ses enfants. Aussi lorsqu’il sortait de chez lui pour
se rendre auprès du pape, qui l’avait nommé l’un de ses camériers ou
gentilshommes de la chambre, il était entouré ou suivi de ses élèves au
nombre de cinquante tous jeunes gens intelligents et vaillants qui lui
formaient un brillant cortége.» On raconte qu’un jour, suivi de cette
nombreuse jeunesse, Raphaël, allant aux _Stanze_ se rencontra avec
Michel-Ange se rendant solitairement à la chapelle Sixtine.

«Vous marchez avec une grande suite comme un général», dit Michel-Ange
sur le ton un peu ironique.

--Et vous, vous allez seul comme le bourreau! répondit vivement Raphaël.

Cependant, malgré la différence des caractères et du genre de vie
des deux artistes, et cette espèce de rivalité régnant entre eux, on
aime à voir qu’ils se rendaient justice. Raphaël témoignait en toute
circonstance de son admiration pour le génie de Michel-Ange qui,
moins expansif, savait à l’occasion cependant se montrer impartial et
loyal, en voici la preuve: «Raphaël d’Urbin, dit Cinelli, avait peint
pour Agostino Chigi, dans l’église Santa-Maria-della-Pace, plusieurs
grandes figures représentant des prophètes et quelques sibylles, pour
lesquelles il avait reçu en à-compte une somme de 500 écus. Le travail
terminé, il réclama du caissier d’Agostino le complément du prix auquel
il estimait son œuvre. Grand fut l’étonnement du caissier qui croyait
la somme payée déjà très suffisante, et il ne répondit rien.

«Faites estimer mon travail par un expert, dit Raphaël et vous verrez
si ma réclamation est exagérée.

--Volontiers, répondit Giulio Borghesi (le caissier), qui se rendit
aussitôt chez Michel-Ange à qui tout d’abord il avait pensé pour
cette expertise, espérant sans doute que la décision du Florentin
serait influencée par la rivalité ou par quelque autre sentiment moins
honorable. Mais il fut bien déçu. Michel-Ange se rendit à l’église de
la Pace avec Borghesi. Celui-ci, le voyant contempler en silence une
des sibylles, l’interpella en disant:

«Eh bien, maître, qu’en pensez-vous?

--Cette tête, répondit Michel-Ange, vaut cent écus.

--Et les autres? demanda Borghesi désappointé.

--Les autres ne valent pas moins.

«Outre le caissier, il se trouvait d’autres personnes présentes à la
scène qui la racontèrent à Agostino Chigi. Ce dernier, lorsque son
caissier fut de retour, lui donna l’ordre de porter à Raphaël cent écus
pour chacune des cinq têtes, en outre de la somme précédemment donnée
en disant: «Va remettre cela à Raphaël en payement des têtes, et sois
gracieux avec lui de façon à le satisfaire, car s’il voulait encore me
faire payer les draperies, nous serions ruinés.»

En outre de ses grandes compositions, Raphaël a fait des portraits fort
admirés dont plusieurs se voient au Louvre, et des tableaux de chevalet
la plupart d’un prix inestimable parce qu’ils sont tout entiers
peints de sa main. Notre Musée possède entre autres chefs-d’œuvre le
_Saint-Michel vainqueur du démon_, la _belle Jardinière_, la _Vierge au
Voile_ et la _Vierge de François Ier_ ou _Sainte Famille_. «La _Vierge_
de François Ier, dit M. Ch. Clément, passe avec raison pour l’ouvrage
le plus parfait de Raphaël dans ce genre. Il est impossible en effet
d’imaginer une composition plus riche, plus pleine, plus heureuse, des
types plus purs et plus variés, une exécution plus irréprochable, plus
soutenue, plus soignée dans les moindres détails... C’est là une de
ces œuvres où l’étude fait sans cesse découvrir de nouvelles beautés,
et, quoique la couleur locale n’en soit pas agréable, _la Vierge de
François Ier_ est une de ces créations, où l’artiste a eu le bonheur de
réaliser sa pensée d’une manière complète.»

A Dieu ne plaise que je veuille contredire l’éminent critique moi qui
ne fais jamais une visite au Louvre sans m’arrêter quelques instants
devant la merveilleuse toile de Raphaël pour admirer le bonheur de
la composition, la beauté des lignes, la suavité et la pureté des
contours, la noblesse des types et la force des expressions. Pourtant,
s’il m’est permis de le dire sans témérité, je voudrais quelque chose
de plus dans cette admirable scène qui ne me paraît point assez
au-dessus de l’humanité. Si élégants que semblent ces anges, je ne
suis pas sûr qu’ils soient descendus du ciel, et cette Vierge, dans
sa beauté noble et même un peu fière, me paraît plutôt une Matrone
illustre, une Cornélie royale, que la divine Mère au pur et doux visage
transfiguré par l’amour céleste. Les deux enfants, si délicieusement
modelés, sont trop des enfants ordinaires, en particulier celui qui
s’élance du berceau et auquel M. Ch. Clément lui-même reproche «un
caractère académique qu’il serait inutile de contester.»

On ne peut se le dissimuler, à cet incomparable artiste il a manqué
pour être complet, pour être l’idéal du peintre religieux, non pas la
conviction profonde, mais la force de volonté, la sagesse résolue et
pratique qui mît toujours la conduite en harmonie avec la sévérité des
principes. Au comble de la gloire et de la félicité, dans la fleur de
la jeunesse, beau, riche, favorisé de tous les dons du ciel et de la
terre, et par là même entouré de mille séductions, Raphaël paraît-il,
quoique porté à la vertu et convaincu qu’il devait l’exemple alors que
tous les regards étaient fixés sur lui, ne sut pas toujours résister à
l’attrait du plaisir. Et peut-être ainsi, pour son malheur et pour le
nôtre, ne ménageant pas assez ses forces, si continuellement épuisées
par la dévorante activité d’un travail sans trève, il se vit arrêté
presque à la moitié de sa magnifique carrière. Quel sujet d’éternel
regret!

Toutefois, on aime à pouvoir le dire pour l’honneur de sa mémoire et
en s’appuyant de témoignages positifs, la cause de sa mort ne fut pas
celle que, d’après une regrettable tradition, ont rapportée trop de
biographes. Voici les renseignements communiqués à ce sujet par un
contemporain (Missirini) à Longhena et publiés par celui-ci: «Raffaello
Sanzio était d’une nature très distinguée et très délicate; sa vie
ne tenait qu’à un fil excessivement tenu quant à ce qui regardait
son corps, car il était tout esprit, outre que ses forces s’étaient
beaucoup amoindries, et qu’il est extraordinaire qu’elles aient pu
le soutenir pendant sa courte vie. Un jour qu’il se trouvait à la
Farnésine, il fut mandé par le pape. Craignant d’être en retard, il
hâta le pas, et par suite d’une marche rapide, arriva tout en sueur au
Vatican. Dans la vaste salle où il s’entretenait avec le pape de la
fabrique (construction) de St-Pierre, il ne tarda pas à se refroidir,
et pris d’un soudain malaise, dut promptement se retirer. A peine
rentré chez lui, il se mit au lit et une fièvre pernicieuse l’emporta
en peu de jours.»

Dès les premières atteintes du mal, il ne s’était pas fait illusion
sur sa gravité; aussi témoignant hautement de son repentir pour les
égarements auxquels nous avons fait allusion, il attendrit ses amis,
ses nombreux élèves par la fermeté de sa mort chrétienne, heureux de
la bénédiction du pape qui vint le visiter sur son lit de douleur. Par
son testament, il exprimait le désir d’être enterré, comme il le fut
en effet, dans une des chapelles du Panthéon, et pour l’entretien et
le service de la chapelle, il léguait spécialement une somme de 1,000
écus. Après sa mort, son corps fut exposé dans la salle qui lui servait
d’atelier et où se voyait son dernier tableau, la _Transfiguration_.

Ses funérailles furent des plus solennelles comme des plus touchantes.
«Sa bienveillance avait désarmé la jalousie, dit Calcagnini (son
contemporain); sa nature douce, aimable, sympathique, lui avait gagné
tous les cœurs. Aussi sa mort causa-t-elle des regrets unanimes et un
deuil public. Le peuple de Rome suivit ses restes comme il devait faire
plus tard pour Michel-Ange et la foule, si indifférente d’ordinaire
aux évènements de cette nature, paraissait douloureusement émue.»
Ses élèves qui savaient ce qu’ils perdaient, ses amis se montraient
inconsolables, et l’un d’eux Castiglione écrivait à sa mère: «Je me
trouve en bonne santé, mais il me semble que je ne suis pas dans Rome
puisque mon pauvre Raphaël n’y est plus. Que son âme bénie soit au sein
de Dieu!»

[77] Ch. Clément:--_Michel-Ange, Léonard de Vinci et Raphaël_.

[78] _Vies des Peintres Italiens._

[79] La salle de Constantin, sauf deux figures, ne fut peinte
qu’après la mort de Raphaël, mais par ses élèves et d’après ses
dessins.



REMBRANDT (VAN RYN)

SON HISTOIRE OU SA LÉGENDE


I

Par la toute-puissance de cette fée qu’on appelle l’imagination,
reculons en arrière de deux siècles et transportons-nous dans l’atelier
de Rembrandt qu’on pouvait bien mieux que le Guerchin appeler le
_magicien de la peinture_. Dans cet atelier où l’on pénètre comme
dans une cave, un jour oblique, tombant d’une seule croisée latérale,
éclaire vivement le milieu de la pièce, dont le clair-obscur ou l’ombre
complète envahissent la plus grande partie. Au milieu du cercle
lumineux, devant une table où se voient les apprêts d’un frugal repas,
deux personnages sont assis, un homme et une femme.

De la femme, il ne faut rien dire; la fraîcheur de la jeunesse a pu
naguère la parer de quelque attrait; aujourd’hui ce n’est qu’une lourde
et commune flamande, dans laquelle les grâces n’ont point à craindre
une rivale.

L’autre personnage, au premier coup d’œil, semblerait le digne pendant
de la _Virago_. Un méchant bonnet de coton, qui ne fut pas plongé
la veille _dans les eaux lustrales_, s’aplatit négligemment sur sa
chevelure grisonnante et plus qu’en désordre; une espèce de surtout, de
veste, de houppelande ou plutôt je ne sais quel vêtement étrange qui
n’a plus ni nom, ni forme, ni couleur, l’habille au hasard et relève
peu majestueusement ses traits qui ne brillent pas par la distinction.
Le nez saillant, les lèvres épaisses, les joues pendantes et qui se
prononcent dans un ovale irrégulier, donnent au personnage l’air d’un
artisan vulgaire; mais, dans ces traits en apparence grossiers, un
observateur attentif sait découvrir d’admirables finesses. Le front
élevé et large, le regard sérieux révèlent la supériorité d’une
haute intelligence, et l’on s’étonne moins que ce soit là l’original
du portrait qu’on voit suspendu à la muraille et qui nous montre
cet élégant cavalier, dont la figure jeune et vermeille, avec ses
carnations lumineuses, ressort si vivement grâce à sa riche toque de
velours et à son pourpoint de même étoffe.

Ce portrait est celui de Rembrandt et le bizarre personnage assis
devant la table, c’est encore le grand artiste, mais vieilli par le
travail et les années.

C’est l’heure du repas, un repas peu fait pour tenter les gastronomes.
Quelques harengs saurs, maigres surtout pour la Hollande, un reste
de fromage dont le rat de la fable eut détourné dédaigneusement le
museau, voilà le menu du festin, et, dit la chronique qui exagère sans
doute, l’ordinaire du logis. L’artiste y fit honneur cependant, mais en
quelques minutes et en homme pressé de se remettre à la besogne.

Sur un signe, tous les débris du repas, ainsi que les assiettes et
les verres, disparurent avec la ménagère; Rembrandt s’arma d’un tampon
chargé d’encre pour toucher une planche de cuivre placée sur une presse
voisine; car il tirait lui-même les épreuves de ses gravures dont,
calculateur habile, tantôt par la variété savante des teintes, tantôt
par quelques égratignures ou le degré plus ou moins avancé du travail,
il faisait autant d’originaux.

Il achevait de tirer la seconde épreuve, quand on frappa discrètement
à la porte qui, fermée toujours avec précaution par le maître, ne
s’ouvrait pas au premier venu. Il reconnut la main qui frappait, car
il s’empressa de pousser le verrou pour laisser entrer le visiteur,
un tout jeune homme, que Rembrandt accueillit avec un certain sourire
familier aux gens de commerce, en disant:

--Eh bien, as-tu fait de bonnes affaires aujourd’hui?

--Assez, père.

--Ils ont mordu à l’hameçon?

--Merveilleusement. Comme vous me l’aviez ordonné, je me suis présenté
chez les amateurs en enfant prodigue, ne montrant qu’à la dérobée vos
belles épreuves que je disais avoir emportées à votre insu, mais par ce
motif exigeant le double du prix ordinaire. On me l’a donné sans débat,
à la condition que je continuerais le manége à mes risques et périls.
Voici l’argent.

Rembrandt tendit sa main bientôt remplie par les florins qu’il comptait
avec cette joie morne et ce regard indéfinissable de l’avare.

--Fort bien, garçon, dit-il à son fils. Tu as plus d’esprit encore que
je ne pensais, et si l’étoffe manque pour faire un artiste, tu feras
un excellent marchand. Va déjeuner, ta mère t’attend.

Et le jeune homme sortit.

Quelles leçons d’un père à son fils, s’il est vrai, s’il est possible
que Rembrandt n’ait pas reculé devant ces tristes moyens de spéculation!

Son imagination du reste était féconde en expédients pour faire hausser
le prix de sa marchandise, malgré l’abondance des produits. Ainsi,
pour tenir en éveil la curiosité des amateurs, il variait à l’infini,
comme nous l’avons dit, le caractère de ses planches. Quelques-unes
aussi sont datées de Venise qu’il n’avait pas vue, à ce qu’on croit.
Sans cesse, il annonçait son départ, menaçant de quitter sa patrie
pour un motif ou pour un autre, et les amateurs aussitôt d’accourir et
d’acheter coûte que coûte.

Mais il s’avisa d’un stratagème bien autrement étrange et digne
de l’Israélite le plus retors. Après quelques jours d’une absence
apparente, tout à coup une triste nouvelle circule dans La Haye et
consterne les amateurs.

--Rembrandt est mort, répète-t-on de tous côtés.

--Est-il vrai?

--Trop vrai! on le tient de sa femme elle-même! Un malheur immense pour
l’art! car, dans la force de l’âge et à l’apogée de son talent, quels
chefs-d’œuvre il nous promettait encore! Laisse-t-il quelques tableaux?

--Quelques-uns sans doute et des gravures. Mais les amateurs ne
manqueront pas et je crois qu’on fera bien de se presser.

--Vous avez raison, on peut toujours faire visite à la veuve, par
politesse.

Et les amateurs de se diriger vers la demeure de Rembrandt où l’on
trouve la veuve en vêtements lugubres, la larme à l’œil, occupée
toutefois à disposer les tableaux et dessins pour la vente prochaine
où tout fut enlevé à la surenchère et au quadruple du prix ordinaire.
Les moindres ébauches, balayures d’atelier, furent disputées avec
acharnement. Bref, on fit maison nette.

Or, quelques jours après, un desdits amateurs, assez connu de
l’artiste, jetait, en passant, sur la maison en deuil un regard
mélancolique, quand soudain, à l’une des fenêtres, il aperçoit
Rembrandt lui-même, aussi bien portant que jamais, la mine florissante
et qui lui sourit d’un air un peu narquois.

L’autre n’en croit pas ses yeux qu’il se frotte à deux reprises dans
l’éblouissement de cette résurrection inattendue.

Pensant rêver, il entre dans la maison et se trouve face à face avec le
prétendu défunt, auquel il ne peut s’empêcher de dire:

--Ah bien! on vous croyait mort!

--Pas tout à fait, répondit Rembrandt, d’un air malicieusement
bonhomme. Pour un revenant, j’ai encore une mine honnête, n’est-ce pas?

--Heuh! vous ne ressemblez guère à un convalescent. La maladie ne vous
a pas fait maigrir. Mais! c’était donc une plaisanterie, une mort pour
rire?

--Un joyeux tour, hein, et bien imaginé?

--Pas pour les amateurs, grommelait entre ses dents le visiteur.

--Bah! bah! ils prendront leur revanche, un jour ou l’autre. Ils ont
trop d’esprit d’ailleurs pour se fâcher. Vous, par exemple, cher
monsieur, vous ne m’en voulez pas certainement et vous êtes ravi que
je ne sois pas encore enterré. Allons, pas de rancune et donnez-moi la
main?

--Sans doute, sans doute, murmurait l’honnête compatriote de Rembrandt,
c’est fort heureux; mais la plaisanterie me semble un peu forte.

--Au revoir, mon cher monsieur, au revoir; et l’avare, riant dans sa
barbe, fermait sa porte, tandis que l’amateur courait répandre la
nouvelle parmi ses confrères.

Le caractère excentrique de Rembrandt et surtout son talent firent
accepter de bonne grâce cette mystification que la morale pourrait
qualifier plus sévèrement, et qui, de nos jours, avec une police moins
complaisante, conduirait tout au moins son auteur sur les bancs de la
correctionnelle.

La lésinerie de Rembrandt, au reste, était chose connue et dont
s’égayait la malice de ses élèves, parmi lesquels on comptait Gérard
Dow, Van Eyckout, Flinck, etc. Les jeunes gens s’amusaient, dit-on,
à peindre des monnaies d’or ou d’argent sur de petits cartons qu’ils
semaient ensuite dans l’atelier, bien certains que le maître ne
manquerait pas de se baisser pour les ramasser. Et alors les espiègles
de rire et Rembrandt de rire lui-même, ce qui valait mieux que de se
fâcher. Mais il eût été plus sage encore de profiter de la leçon pour
se corriger, et, au lieu d’entasser florins sur florins, de vivre comme
Rubens, en artiste et en gentilhomme.

Rembrandt, au contraire, fuyait les réunions choisies, se plaisait dans
la familiarité de gens vulgaires, donnant pour excuse que: «quand il
voulait se distraire, il cherchait non le bel esprit mais la liberté.»

Avec cette manière de vivre, l’artiste put amasser une fortune
considérable, mais à quel prix! et qu’il est triste de voir, sous
la tyrannie de cette honteuse faiblesse, se traîner misérablement
jusqu’à la fin une existence qui pouvait être si noblement remplie.
Qu’importent les richesses au milieu de ces privations imposées par
la sordide avarice! Puis, qui dira les terreurs et les désolations de
l’agonie au moment de dire adieu pour toujours à ce cher trésor si
laborieusement amassé, devant la tombe entr’ouverte et les menaces
de l’éternité? Qui saura les angoisses de cette heure suprême et
l’inquiétude poignante du compte à rendre alors qu’il faut comparaître
devant le juge inexorable les mains vides, vides de bonnes œuvres,
quand on a laissé derrière des coffres qui sont si pleins?

Après cela, que Rembrandt, homme de génie, fût merveilleusement
doué comme artiste, qu’il ait eu de l’or au bout de son pinceau,
de l’or sur sa palette, qu’il ait fondu pour ainsi dire, profond
alchimiste, à l’aide du prisme, un rayon de soleil dans le mélange
de ses couleurs! Que nul ne l’égale pour le piquant des effets,
pour les jeux de la lumière et la magie du clair-obscur, cela n’est
douteux pour personne et l’on ne peut trop admirer en lui la réunion
au degré le plus éminent de ces rares et précieuses qualités. On doit
faire ses réserves toutefois. Rembrandt abuse de son procédé même;
si l’on ne peut détacher ses regard de certains effets d’une vérité
saisissante, _les Philosophes_, par exemple, il épaissit quelquefois
tellement les ombres que les personnages s’en dégagent à peine, ainsi
_les pèlerins d’Emmaüs_. Puis, les qualités d’un ordre supérieur,
la noblesse des formes comme celle de la pensée manquent trop chez
Rembrandt. Les expressions sont vives, profondes, originales; on sent
dans les personnages, avec un souffle de vie énergique, je ne sais
quelle mystérieuse poésie, grâce à cette atmosphère vague, à la fois
éblouissante et sombre, dans laquelle flottent les figures; mais l’âme
vulgaire du peintre semble se refléter dans son œuvre par le dédain
des formes épurées, par le mépris de toute élégance, par la préférence
du modèle trivial, même pour les types les plus saints et les plus
augustes. Voyez son Christ dans _les pèlerins d’Emmaüs_. Et le _bon
Samaritain_ dans ce tableau qu’un artiste de nos amis qualifie avec
esprit: _une scène de maréchal-ferrant_! Quoi de plus grotesque que
l’énorme turban dont s’est coiffé le principal personnage au profil
si peu noble! Dans les costumes, au reste, la bizarrerie de Rembrandt
tourne souvent à la mascarade, mais tout passe grâce aux sorcelleries
de son pinceau. On sait que le grand artiste ne se piquait pas de
draper à la romaine. Il avait dans ses armoires de vieilles hardes,
des armures rouillées, des débris en tous genres et il appelait par
moquerie toute cette friperie: _Mes Antiques_. On regrette, dans les
plus merveilleux chefs-d’œuvre, les écarts de son mauvais goût. Ainsi,
dans la délicieuse petite toile du grand salon au Louvre, cette perle
des perles, et dont l’œil ne se détache jamais sans effort, une des
figures fait véritablement tache par sa difformité. Et pourtant devant
cette étonnante peinture, on ne peut résister à la fascination; un
miracle du génie fait oublier cette espèce de verrue plaquée comme à
plaisir sur cette merveille et l’on resterait là de longues heures en
contemplation comme devant ces splendides portraits où l’artiste se
déploie avec toutes ses magnifiques qualités sans presque aucun de ses
défauts.


II

Ces pages étaient écrites et depuis assez longtemps déjà, lorsque
nous avons lu la biographie de Rembrandt, par M. Ch. Blanc. Le savant
et intelligent auteur de l’Histoire des Peintres, en s’appuyant de
pièces récemment découvertes, déclare calomnieuse cette accusation
d’avarice sordide qui pèse si lourdement sur la mémoire de Rembrandt.
On ne peut que savoir gré à M. Ch. Blanc, de son zèle à réhabiliter la
mémoire du glorieux artiste et s’applaudir avec lui de sa trouvaille.
Mais, quoique ces documents nouveaux méritent grandement considération
suffisent-ils pour la complète justification de l’illustre Flamand?
J’éprouve quelque doute à cet égard. Il reste toujours à expliquer
comment s’est établie cette opinion si accréditée et si fâcheuse
pour l’honneur de Rembrandt, opinion adoptée successivement par tous
les biographes et qui maintenant ne serait plus cependant qu’une
odieuse et absurde légende. Pour que le lecteur puisse se prononcer
en connaissance de cause (le procès en vaut la peine, un procès à la
gloire), donnons, après l’accusation, le plaidoyer, c’est-à-dire un
passage intéressant emprunté au sérieux travail de M. Blanc:

«On a dit et répété que Rembrandt était avare... Mais ces
accusations, légèrement lancées par Houbraken, et qui depuis ont été
grossièrement amplifiées jusqu’au roman, sont démenties et par les
lettres autographes de Rembrandt, et par divers actes. En lisant ces
lettres[80] et ces actes, il est impossible de croire que ce grand
homme ait ouvert son cœur à l’ignoble passion de l’argent, du moins
à la façon des héros de Plaute et de Molière... Rembrandt était si
peu ménager de son argent, qu’on lui voyait pousser dans les ventes
publiques à des prix fous les estampes rares, les belles épreuves, les
dessins ou les tableaux des anciens peintres, ou même de ses confrères,
et cet emploi de sa fortune est prouvé par l’inventaire de ses objets
d’art, tel qu’il fut dressé en 1656.»

»Rembrandt mourut pauvre malgré sa prétendue avarice. Ayant perdu sa
femme Saskia, en 1642, il fut obligé de rendre des comptes à son fils
Titus, qui était mineur. Mais toute sa fortune se trouvait représentée
par des objets d’art, et la guerre dans laquelle la Hollande était
engagée contre l’Angleterre, avait déprécié ces sortes de valeurs.
Possesseur d’une maison située dans le Breestraat (quartier des Juifs),
à Amsterdam, Rembrandt fut exproprié par le subrogé-tuteur de son fils;
mais les circonstances étaient si désastreuses que l’on dut ajourner
la vente de sa maison, faute de trouver un seul acquéreur. Quant à
ses collections de tableaux, d’estampes, de dessins, de bronzes, de
plâtres, d’armes et de costumes, elles furent inventoriées et vendues à
l’encan par la _Chambre des insolvables_, et ne produisirent guère plus
que les sommes dues par Rembrandt à divers créanciers dont le principal
était le bourguemestre Corneille Witzen. Après la vente de ses
portefeuilles, Rembrandt se retira sur le Rosengracht (quai des Roses),
à Amsterdam. Il y vécut avec une jeune paysanne qu’il avait épousée
en secondes noces et de laquelle il eut deux enfants, qui furent ses
uniques héritiers, son fils Titus étant mort avant lui. Ainsi tombent
ces accusations d’avarice dont on a noirci la mémoire de Rembrandt.
Avare! si ce grand homme l’eût été, il n’aurait pas dépensé sa fortune
en objets d’art, il ne se serait pas laissé entraîner, dans les ventes,
à des enchères fabuleuses; il n’aurait pas été saisi, exproprié; il ne
serait pas mort insolvable!»

Ainsi s’exprime M. Ch. Blanc avec une véhémence d’expressions
qui s’explique par le généreux sentiment qui l’inspire. Mais ne
s’exagère-t-il pas, dans sa sympathie pour cette illustre mémoire, la
portée des actes qu’il invoque et que nous n’avons pas malheureusement
sous les yeux. En résulte-t-il bien que Rembrandt est mort tout à
fait pauvre, est mort insolvable? N’est-ce pas aller loin? N’est-ce
pas vouloir trop prouver? L’existence de cette riche collection de
Rembrandt est-elle un fait bien attesté, bien avéré ou sa dépréciation
serait-elle suffisamment justifiée par les circonstances qu’on allègue?
Graves questions! Faudrait-il s’étonner enfin que Rembrandt eût eu
le malheur d’un si triste défaut, d’une si misérable faiblesse, alors
que ses œuvres en général, prodigieuses, merveilleuses, au point de
vue de l’art, de l’art matériel surtout, ne trahissent guère chez
l’homme de génie une grande élévation d’âme, de cœur, de pensée, par
l’insuffisance ou la vulgarité des expressions, par la trivialité ou
la bizarrerie des types si chers à l’artiste même dans les sujets où
la nature humaine ne devait nous apparaître qu’ennoblie, agrandie,
transfigurée?

Reconnaissons toutefois, fut-ce au risque de paraître nous contredire
nous-même, que cette tradition, si fâcheuse pour la gloire de Van Ryn,
peut fort bien aussi n’avoir eu pour fondement qu’une méchante rumeur,
une misérable calomnie mise en circulation d’abord par les envieux
ou seulement les oisifs et les bavards, et acceptée bénévolement et
propagée ensuite et amplifiée par la crédulité maligne et moutonnière
du vulgaire. Dans ce cas, l’illustre Flamand deviendrait un exemple de
plus de la terrible vérité de cette trop fameuse parole: _Calomniez!
calomniez! il en restera toujours quelque chose!_ Malheureusement,
dans la plupart des circonstances, comme dans celle-ci, ce n’est point
seulement _quelque chose qui reste_, mais la calomnie tout entière qui
subsiste et souvent même va toujours croissant et se fortifiant, comme
le monstre aux cent bouches et aux cent yeux chanté par Virgile:

    _Accrescit vires eundo._

[80] Ces lettres ne pourraient en aucun cas faire autorité, car
l’Harpagon, le plus Harpagon, s’avoue-t-il, se croit-il même jamais
avare?


III

Une circonstance a retardé la publication de cet article à
l’impression[81] déjà, quand a paru, dans la _Revue des deux Mondes_,
un important et intéressant travail sur le même sujet et signé d’un nom
qui fait autorité. Nous l’avons lue, cette étude, ou plutôt dévorée,
en remerciant, à part nous, l’auteur, M. Vitet, de tout ce qu’il a
mis dans ces belles pages, écrites comme il sait écrire, de chaleur
communicative, d’observations fines, de judicieux aperçus, de science
consommée. Nous avons regretté seulement que l’art pur ou l’esthétique
tînt trop de place peut-être dans cette éloquente dissertation. Puis,
nous, le grand admirateur de Rembrandt, nous serions tenté cependant de
trouver que l’éminent critique ou plutôt le panégyriste, va trop loin
dans l’éloge du Flamand, car il arrive à transformer en qualités même
les défauts. En voici la preuve:

«..... Ce n’étaient pas les formes, mais la lumière qu’il idéalisait.
Il avait pour les formes la plus parfaite indifférence, et les prenait
telles qu’il les rencontrait; je ne sais même si sa prédilection
n’était pas pour les moins élégantes, les moins nobles et les moins
pures. Le hasard seul ne l’aurait pas conduit, surtout quand il
peignait des femmes, à des modèles presque toujours laids. Il y mettait
du sien évidemment et _recherchait de préférence les êtres les plus
disgraciés_.

«..... Dans ses traductions des Saintes Écritures, il se place en
dehors de toute tradition, supprime, ajoute, invente comme il lui plaît
tels ou tels personnages, prête à ceux-ci des attitudes, à ceux-là des
costumes grotesques, toujours de fantaisie. Le spectateur est dérouté.
Qu’a-t-il devant les yeux? ce petit homme souffreteux, d’un type si
misérable, d’une expression si basse; est-ce donc le divin Sauveur?
Ces rustres, ces bohémiens déguenillés, sont-ce les saints Apôtres?
Et faut-il voir le groupe des saintes femmes dans ces disgracieuses
commères?»

Après de telles prémisses, critique trop motivée, qui pourrait
s’attendre à cette conclusion si hasardée, si étrange et que nous ne
saurions accepter malgré notre estime pour un tel juge:

«Ne vous rebutez pas! sous ces travestissements il y a je ne sais quoi
de touchant, de profond, d’onctueux, de tendre. Que ce Samaritain est
charitable! Que cet enfant prodigue est repentant! Que ce père lui
ouvre bien son cœur! Que de compassion, que de larmes, dans ces gestes,
dans ces mouvements, _surtout dans ces jets de lumière_! (Ceci nous
semble un peu singulier, et même pour nous tourne au logogriphe!)

«..... Pour peu qu’on pénètre au-delà de cette écorce inculte, presque
difforme, qui trop souvent nous cache ses pensées, on découvre en
lui la puissance et parfois les éclairs d’un Shakespeare. Si, dans
les sujets religieux, il trouble nos habitudes, s’il déconcerte nos
souvenirs en s’abaissant au trivial, que de fois il s’élance et nous
entraîne au pathétique! Seulement, c’est toujours son grand moyen
d’effet, c’est-à-dire _la lumière qui produit chez lui_ l’expression.»

Nous n’avons point, hélas! des yeux si perspicaces et ce don de seconde
vue qui permet de découvrir dans un rayon de soleil de telles vertus!

M. Vitet, on le comprend, s’empresse d’adopter la thèse de M. Charles
Blanc et n’admet pas comme fondé le reproche d’avarice qui pèse sur la
mémoire de Rembrandt. Il s’appuie sur les mêmes motifs et reproduit
presque dans les mêmes termes les affirmations de l’autre écrivain.
Bien qu’assurément l’opinion d’un homme si sérieux soit à nos yeux
d’un grand poids, elle ne saurait empêcher que nos doutes subsistent
au moins en partie. Certaines phrases du critique, à la vérité, ne
semblaient guère de nature à faire cesser nos perplexités.

«On cherche de nos jours à disculper Rembrandt, à le laver de ces
accusations de sordide avarice que de crédules historiens lui avaient
prodiguées. Je crois qu’on a raison; on peut affirmer du moins que
Rembrandt ne thésaurisait point, puisqu’il est mort dans la misère.
La passion des gravures, des statues, des tableaux, des armes, des
costumes, lui fit faire des folies; il s’endetta si bien que la vente
de sa collection, faite de son vivant, ne lui laissa pas de quoi vivre,
pas même de quoi acheter un cercueil. Il n’en est pas moins vrai que,
dans le cours de sa vie, il gagna des sommes prodigieuses et ne cessa
_d’évaluer à poids d’or chaque minute de son temps_.»

On remarquera cette phrase d’autant plus significative, à notre avis,
que le critique avait dit, quelques lignes plus haut, des peintres
flamands en général:

«..... Quand on aime les gens, on craint de divulguer un de leurs
gros défauts. Quel est donc ce secret? Ils aimaient trop l’argent.
Un certain goût de lucre naturel au pays, une sorte d’émanation de
l’esprit commercial régnaient à des degrés divers dans tous les
ateliers.»

L’avarice de Rembrandt eut donc été seulement de la cupidité. Mais ne
concilierait-on pas mieux encore les faits nouvellement mis en lumière
par MM. Ch. Blanc et Vitet avec l’opinion si universellement adoptée
par les biographes sur la lésinerie du Flamand, en admettant, ce qui
n’est pas rare, qu’il fut tout à la fois avare et prodigue. Ne voit-on
pas, tous les jours, chez certaines gens, des défauts qui semblent,
au premier coup d’œil, contradictoires, vivre en parfait accord? On
est parcimonieux, dans ce qui vous est indifférent ou touche seulement
autrui; mais on ne compte plus, dès qu’il s’agit de sa satisfaction
personnelle et d’une passion favorite.

Maintenant si l’on s’étonnait de nous voir insister sur ce point et
suspendre encore notre jugement, quand nous serions trop heureux
que cette illustre mémoire pût sortir victorieuse du débat, nous
répondrions: d’abord il s’agit de la vérité historique, de la tradition
que, de nos jours, on est trop porté à mettre, même à la légère, en
question. Puis de la vie de Rembrandt, telle que nous l’a transmise
cette tradition, résulte une grande leçon, une moralité importante; à
savoir que le génie n’est pas la vertu, n’est pas le seul et principal
mérite. S’il ne s’appuie que sur sa propre force, s’il ne peut compter,
pour lui venir en aide et le protéger contre les écarts de son orgueil
ou de ses passions, sur une puissance supérieure, ce grand artiste,
ce grand poète, cet homme d’une intelligence sublime, il court grand
risque de déchoir un jour ou l’autre jusqu’à ces misérables faiblesses
qui suffisent pour faire contre-poids aux plus éclatants triomphes,
pour obscurcir la gloire de la plus brillante destinée.

[81] Cette étude fut publiée dans la _Revue du Monde Catholique_.
(Palmé, éditeur.)


IV

_Post-Scriptum._--Après la publication de cet article, nous reçûmes
de M. Vitet une lettre que le lecteur nous saura gré de ne pas garder
pour nous seul. Elle nous a paru intéressante au point de vue de la
discussion, en même temps qu’elle fait honneur aux généreux sentiments
de celui qui l’écrivait. C’était donc un motif de plus pour nous de la
publier, malgré quelques compliments à notre adresse.


  Rocquigny, par la Capelle (Aisne) 15 Août.

  «Monsieur,

«Si, comme je le suppose, c’est à vous que je dois l’envoi d’un nº
de la _Revue du Monde Catholique_, où je trouve des preuves de votre
extrême bienveillance, il y aurait de ma part plus que de l’ingratitude
à ne pas vous en remercier. Si au contraire l’envoi n’est pas de
vous, l’article reste votre ouvrage et mes remerciements subsistent,
accompagnés de compliments.

«Je crains que vous n’ayez trop raison contre ce pauvre Rembrandt;
mais, dans ces incertitudes j’avoue mon faible pour la maxime:
_Favores ampliandi_: méprise pour méprise, c’est la plus charitable que
je préfère accepter.

«Croyez, monsieur, (etc.).

  »L. VITET.»



RICHARD-LENOIR


I

Né le 16 avril 1765, Richard était fils d’un petit cultivateur
d’Epinay-sur-Oon, près de Villers-le-Bocage (Calvados). La position de
ce digne homme et en général des paysans à cette époque laissait fort à
désirer d’après ce que Richard nous apprend du régime de vie habituel:

«La nourriture des domestiques et des hommes et femmes de peine n’était
comptée qu’à raison de _trois sous_ par jour; elle se composait, le
matin à six heures, d’une soupe appelée _caudé_; à midi, d’un morceau
de galette de sarrasin et de pain noir; enfin pour le souper d’une
bouillie de sarrasin. Un cidre très-léger accompagnait ces trois
modestes repas[82].

On peut croire, d’après les _Mémoires_, que l’éducation, dans les
campagnes même, se ressentait des influences déplorables qui dominaient
alors dans Paris et dans les grandes villes et devaient amener tant de
catastrophes. Peut-être aussi, le caractère de l’enfant, porté dès le
plus jeune âge et d’instinct à la spéculation, en l’inclinant trop
et trop tôt à la préoccupation du gain et d’une fortune à faire, le
détournait de pensées d’un ordre plus élevé. On le voit à regret à
l’âge de onze à douze ans, par une manœuvre plus coupable qu’il ne le
croyait sans doute, dérober une dinde et la cacher en un lieu connu
de lui seul pour se ménager à huis clos pendant le carême quelques
bons repas au mépris de la loi religieuse sévèrement observée par le
reste de la famille. Ce méchant tour, et deux ou trois autres non
moins répréhensibles, par exemple le tort considérable fait, pour
en bénéficier, au pigeonnier d’un voisin, sont racontés, ce semble,
un peu trop le sourire aux lèvres et sur le ton badin, dans les
_Mémoires_ qui trahissent des préjugés qu’on ne peut attribuer qu’à
une singulière ignorance. La préoccupation fiévreuse des affaires
qui, pendant cinquante ans, avait absorbé, passionné cet homme dont
le cœur était bon, généreux, affectueux, ne lui avait pas permis même
quelques instants de réflexion sur ce qu’il nous importe le plus au
monde de bien connaître et de pratiquer; de là dans son livre, des
phrases comme celles-ci qui prouvent une telle absence des notions les
plus élémentaires de la foi: «J’étais lié d’affaires avec une famille
israélite nommée Brandon, braves négociants et assez philosophes. Aussi
quoique ce fût un Vendredi-Saint, nous venions d’entamer par avance le
jambon de Pâques, et nous ne nous étions pas montrés plus scrupuleux
les uns que les autres.»

Ailleurs encore nous lisons: «Je louai alors au gouvernement un hôtel
situé rue de Thorigny, au Marais... Quoiqu’il fût somptueux encore,
je fis monter mes mulgenies dans les brillants salons où l’ancien
propriétaire (l’Archevêque de Paris), étonnait par son luxe et dans
lesquels le travail, l’ordre et l’industrie allaient remplacer
désormais le faste et la paresse.»

Feu Dulaure, aveuglé par la fausse science pire encore que la complète
ignorance, n’aurait pas mieux dit. Ces citations, qu’il semble inutile
de multiplier, suffisent à prouver ce que j’affirmais plus haut. On
comprend ainsi que Richard, au début de sa carrière de négociant, ne se
soit pas fait scrupule de certains actes, de contrebande par exemple,
aussi bien que plus tard de l’achat en commun avec son associé et ami
Dufresne-Lenoir de domaines dits nationaux et de biens d’émigrés.
Serait-il téméraire de penser que cette spéculation finalement ne porta
bonheur ni à l’un ni à l’autre? On en jugera par le récit des faits.

Richard, parti de son village à dix-sept ans et en sabots, vint à Rouen
où, pour vivre, il fut contraint d’entrer, comme garçon limonadier,
dans un café. Actif, sobre, intelligent, il fit là quelques économies,
ce qui lui permit, dans l’année 1786, de se rendre à Paris, but de son
ambition; car là, comme tant d’autres pauvres villageois hallucinés
par ce mirage de la grande ville, il se croyait assuré d’une prompte
fortune. Mais à Paris comme à Rouen, Richard en fut réduit pour
subsister à entrer comme garçon dans un café. «Mais, dit un biographe,
c’était le café de la Victoire, l’un des plus fréquentés de la rue
Saint-Denis. Aux bénéfices de son état, il joignit ceux de quelques
petites spéculations lucratives, et compta bientôt dans son épargne une
somme de 1,000 francs. Alors il se trouva riche et, ses espérances
réalisées accrurent celles qu’il devait naturellement concevoir. Il
jeta le tablier blanc, loua une petite chambre dans le quartier des
halles, acheta quelques pièces de basin anglais, qui était alors
un objet de luxe et de contrebande, et se vit au bout de six mois
possesseur d’une somme de 6,000 francs.»

Victime de la mauvaise foi d’un faiseur d’affaires, et un peu aussi
de sa téméraire confiance, au bout de quelques mois, non-seulement
il avait tout perdu, mais il se voyait emprisonné pour dettes à la
Force. La Révolution l’en fit sortir avec beaucoup d’autres, et grâce
à son courage, à sa persévérance, à la prudence qu’il avait acquise à
ses dépens, sans doute, et qui tempérait son audacieuse initiative,
en peu d’années, de 1790 à 1792, non-seulement il avait rétabli ses
affaires et payé ses dettes, mais sa position était assez prospère
pour qu’il pût acheter le beau domaine du Fayt, près Nemours. Par
malheur, la situation du pays à l’intérieur devint telle, par suite du
triomphe des anarchistes et des terroristes, que Richard dut suspendre
ses spéculations et même quitter pour un temps la capitale, après un
évènement qui pouvait avoir pour lui les suites les plus graves et fait
d’ailleurs grand honneur à son caractère. Bien qu’étranger et même
assez indifférent à la politique, Richard jugeait des choses en honnête
homme.

«Quoique je fusse très-bien vu à ma section, dit-il, je n’étais pas
maître de retenir parfois l’impression de dégoût que m’inspirait une
grande partie de nos gouverneurs de second ordre, et je ne raisonnais
pas toujours la manière d’exprimer mon opinion. Un soir, je jouais aux
dominos, au café, avec un membre du comité du salut public; c’était le
marchand de beurre dont j’ai parlé. Je tournais le dos à la rue, Mazie
lui faisait face; il voit passer dans la rue Monconseil un notaire de
ma connaissance, fort digne homme et père de famille.

«En voilà un qui fait bien de se promener, dit-il avec un sourire
infâme, en posant son double-deux; dans _sept jours, il aura craché
dans le grand panier_.»

»Sa phrase n’était pas encore achevée que déjà je lui avais appliqué
un vigoureux soufflet; il en demeura tout étourdi. Je me levai alors,
tremblant de colère et d’horreur, et je quittai le café sans mot dire.

»Après m’être promené quelques instants pour dissiper un peu mon
agitation, je rentrai chez moi, assez calme en apparence, mais toujours
fort inquiet des suites de ma vivacité. Avoir souffleté un honorable
membre du comité révolutionnaire, c’était un crime de _lèze-nation_;
cela ne pouvait manquer de me conduire à la guillotine comme un ennemi
du peuple, un aristocrate, un infâme modéré.»

La femme de Richard (car il était marié depuis quelque temps),
instruite déjà de l’évènement, eut l’air de tout ignorer; et,
tranquille de ce côté, Richard, les rideaux tirés, fit ses préparatifs;
car, en homme résolu, il comptait se défendre et voulait vendre
au moins chèrement sa vie. «Je sortis de mon secrétaire une paire
d’espingoles de gros calibre, je les chargeai et posai près d’elles
mes papiers indispensables... Tout fut calme cependant jusqu’à minuit.
Alors j’entends des voix confuses, et le bruit de la patrouille qui se
dirige vers ma maison; on s’arrête à la porte; je saute à bas de mon
lit, je ne m’étais pas déshabillé; j’entends monter mon escalier: je
saisis mes armes et je m’apprête à faire bonne contenance. Ma pauvre
femme s’élance tout en larmes vers moi et m’entoure de ses bras comme
pour me protéger.

--Qu’espères-tu faire, mon ami, contre tant de monde?

--Je défendrai bien ma vie, sois tranquille; je ne me sens pas d’humeur
à me laisser égorger comme un agneau. Du premier coup de feu, je puis
me défaire des membres du comité, je n’aurai pas besoin d’en tirer un
second; tous les gardes nationaux me connaissent; je n’ai fait que du
bien à la section, personne n’osera m’arrêter.

«Tandis que je parlais, le bruit s’éloignait, on passait devant
la porte de mon appartement.» C’était un voisin, un jacobin du
nom de Loyse qu’on venait arrêter. Le reste de la nuit se passa
tranquillement. Le lendemain, de bonne heure, Richard reçut la visite
d’un autre membre du comité, appelé Marquet, qui lui dit:

«Vraiment, vous en faites de belles! heureusement que vous avez des
amis. Quoique nous soyons tous bien convaincus au comité que vous avez
les sentiments d’un honnête citoyen et d’un bon Français, sans moi,
vous étiez arrêté cette nuit; vous n’avez eu que deux voix de majorité.
Il faut étouffer l’affaire au plus vite; venez dîner aujourd’hui chez
moi où se trouvera Mazie, avec lequel j’aviserai à vous réconcilier.
Cet homme est assez bon diable au fond, gonflé surtout de son
importance, plus vaniteux et braillard que méchant. N’y mettez point
d’amour-propre, vous, la chose en vaut la peine. Vous conviendrez,
seulement pour la forme, que vous avez eu tort de lui détacher si
lestement le soufflet; sa vanité satisfaite, volontiers il oubliera
tout.»

Les choses se passèrent en effet ainsi, grâce à Marquet, le
bienveillant amphytrion, et la réconciliation, se fit sans grande
difficulté. Mais Richard, dès lors devenu prudent, veilla sur sa langue
comme sur ses mains, et la stagnation des affaires ne lui laissant que
trop de loisir, il en profita pour faire un voyage dans le Calvados.
Pendant son séjour à la ferme de son père, il eut la joie de pouvoir
aider celui-ci de sa bourse en le délivrant de graves embarras
résultant de la trop grande bonté du vieillard et du malheur des temps.
Richard, paraît-il, ne revint à Paris qu’après le 9 thermidor, et
c’est alors que commence véritablement pour lui la phase brillante et
glorieuse de sa vie de négociant.

[82] _Mémoires de Richard-Lenoir_, in-8º, 1837.


II

Sa maison déjà comptait entre les plus considérables de Paris,
lorsqu’elle prit une nouvelle importance par suite de l’association
de Richard avec un autre négociant, du nom de Lenoir-Dufresne. Ils
se rencontrèrent pendant l’année 1797, à une vente, et presque
spontanément la sympathie mutuelle, la conformité des idées, l’harmonie
des caractères forma entre eux une de ces fortes amitiés dont il est
peu d’exemples et d’autant plus admirable que, pendant près de dix
années, il ne paraît pas qu’elle ait été troublée par le moindre orage.
C’est là en vérité presque un phénomène et qui ne peut s’expliquer que
par la condescendance réciproque et surtout la générosité naturelle
des deux associés, oublieux l’un et l’autre de leur propre intérêt,
et ne songeant, chose rare, qu’à faire tourner, chacun au profit de
son associé, les succès de la communauté. On conçoit que dans ces
conditions, et avec cette parfaite unité de direction, la maison
Richard-Lenoir devînt l’une des premières maisons de Paris, de la
France même, surtout lorsque les associés purent fabriquer eux-mêmes
les marchandises tirées jusque là d’Angleterre et auxquelles on fut
bientôt en mesure de faire une redoutable concurrence grâce à une
heureuse découverte de Richard.

«Un jour de désœuvrement, dit un écrivain, Richard avait sous la main
une pièce de mousseline prohibée. Machinalement d’abord, il la défile;
puis, plus attentif, il en compte les fils et les pèse. Il voit avec
surprise que huit aunes de mousseline ne contiennent qu’une livre de
coton; que ces huit aunes, qui se vendent 80 fr., ne renferment que 12
fr. de matière première. Un simple coup d’œil lui révèle à l’instant
qu’il y a là d’immenses bénéfices à réaliser et toute une industrie
à créer. Il se promet de doter son pays de cette richesse. Pour
mettre à exécution son projet, cependant, il n’a encore ni machines
ni ouvriers. Il faut qu’il retrouve d’abord la manière de défiler,
puis celle de filer, et enfin le secret des diverses fabrications, et
aussi des ouvriers qui le comprennent. Aucun obstacle ne l’arrête. Il
enrôle quelques pauvres Anglais à peine instruits des premières notions
de l’industrie. D’après les dessins informes de l’un d’eux, il fait
construire des métiers par un menuisier à défaut de mécanicien et il
installe tout ce bizarre assemblage dans un cabaret vide et la première
manufacture de coton commence à fonctionner en France[83].»

Encouragé par ce premier succès, Richard fait fabriquer sans relâche
des métiers pour lesquels il improvise des ouvriers et il en remplit
plusieurs boutiques qu’il trouve vides. Mais l’espace cependant lui
manque. Alors il avise au centre de Paris, rue de Charenton, un ancien
grand couvent, domaine national, affecté au ministère de la guerre,
mais qui semble abandonné. Par un coup d’audace, il s’y installe en y
faisant transporter ses machines, et lorsque le ministre, ébahi à cette
nouvelle, envoie pour constater l’usurpation, le commissaire reste
stupéfait à la vue de deux cents métiers en pleine activité, et, dans
un rapport tout favorable, conclut à ce que, moyennant indemnité, le
local soit laissé au courageux industriel. L’évènement fit du bruit à
ce point que le Premier Consul voulut visiter lui-même l’établissement.
Dans l’admiration de tout ce qu’il avait vu, il félicita vivement
Richard, et sur la demande de celui-ci, qui déjà se trouvait à
l’étroit, il lui laissa espérer qu’on mettrait à sa disposition un
autre domaine de l’État, le couvent des _Ternelles_, situé de l’autre
côté de la rue. Fort de cet appui, Richard fit sa demande au préfet de
la Seine, Frochot, et la réponse tardant trop à son gré, il se rend de
sa personne chez le préfet qui le reçoit assez froidement, en disant
que sa demande ne saurait être accueillie, attendu que l’administration
a pour les bâtiments en question d’autres projets. Vainement Richard
insiste, moins dans son intérêt que dans celui du pays et de nombreux
ouvriers aujourd’hui dans la misère et auxquels la nouvelle industrie
va donner du travail et du pain.

--Je vous l’ai dit, c’est impossible, ce local a sa destination.

--Mais, monsieur le Préfet, considérez...

--Cela ne sera pas, ne peut pas être! reprend d’un ton bref et non sans
quelque air de hauteur le fonctionnaire.

--Il me faut pourtant cet édifice! répond sur le même ton Richard;
avant deux heures, j’en aurai pris possession, fût-ce malgré vous,
monsieur le Préfet.

En effet, il sort, rentre chez lui au plus vite, et réunissant tous
ses ouvriers, il fait enfoncer les portes, détruire les cellules,
monter les métiers et il installe militairement ses ouvriers dans
l’ancien couvent des Ternelles, pris d’assaut en quelque sorte. Le
procédé était vif, car le Premier Consul, pas plus que l’Empereur plus
tard, n’aimait qu’on se jouât à l’autorité de ses agents. Mais grâce
à l’intervention de Joséphine, que Richard connaissait et qu’il avait
eu soin de prévenir, Bonaparte, très-bien disposé au fond pour le
fabricant, s’interposa entre lui et le préfet de la Seine, et couvrit
d’un bill d’indemnité ce 18 brumaire industriel! Si je ne me trompe
même, les deux bâtiments devinrent, à des conditions toutes léonines,
la propriété de Richard, qui vers le même temps fit acheter à son ami
Lenoir le magnifique domaine de Malaifre, confisqué en vertu de la
loi contre les émigrés. En peu d’années, la fabrication des tissus
prit de tels développements qu’il fallut créer dans les départements
plusieurs manufactures bientôt non moins prospères que celles de Paris.
Mais au milieu de tous ces bonheurs dus à la prodigieuse activité de
Richard, à son initiative hardie tempérée au besoin par la prudence
de son associé, une grande affliction frappa notre industriel.
Dufresne-Lenoir, pour lui devenu plus qu’un ami, devenu comme un frère,
lui fut enlevé en quelques jours (avril 1806). Richard, en lui serrant
la main pour la dernière fois, promit que la raison sociale resterait
la même et que leurs noms ne seraient jamais séparés à l’avenir. Il
tint parole et dès lors s’appela _Richard-Lenoir_.

Si douloureuse que lui fût la mort de son associé, il ne se laissa
point abattre, et, pour faire diversion à son chagrin, il s’ingénia
de plus en plus à développer ses établissements, déjà si vastes et si
nombreux. Non content de convertir en tissus les cotons américains,
il eut l’idée de faire croître le précieux végétal sur un territoire
soumis à la domination française, et le seul royaume de Naples en
produisit plus de vingt-cinq milliers de kilogrammes. Malheureusement
les droits exagérés dont l’administration frappa les matières, même de
cette provenance, en 1810, et bientôt après la réunion de la Hollande
à la France qui jeta sur nos marchés brusquement une masse énorme de
produits anglais, compromirent la situation naguère si prospère de
Richard-Lenoir que l’Empereur dut aider par un prêt de 1,500,000 fr.
«Puis enfin une fausse mesure de la restauration, dit Richard-Lenoir,
porta le dernier coup à l’industrie cotonnière; car, le 23 avril 1814,
le comte d’Artois, lieutenant général du royaume, mal éclairé sur la
situation, publia une ordonnance portant suppression entière de tous
droits sur les cotons, et sans aucune indemnité pour les détenteurs...
Quant à moi mon avoir était encore le 22 avril de huit millions; le
24... j’ÉTAIS RUINÉ.»

Bien littéralement _ruiné_, car, après avoir, en honnête homme, fait
vendre toutes ses propriétés au profit de ses créanciers, Richard,
n’ayant pu même sauver quelques épaves de cet immense naufrage, en fut
réduit à vivre d’une modeste pension que lui faisait son gendre et qui
cessa même par la mort de celui-ci sans doute ou faute de ressources.
Le fait est que, vers 1837, nous voyons Richard tombé dans un état
voisin de la détresse et que nous révèle le passage suivant d’un
article du _Journal des Débats_ à propos de la publication récente des
_Mémoires de Richard-Lenoir_:

«Celui qui a doté la France d’une industrie si belle et si prospère a
manqué de pain et d’abri pour ses vieux jours. Un honorable commerçant
vient de lui offrir un asile au sein de ce faubourg Saint-Antoine
qu’il a si longtemps animé. Une souscription, dont la famille royale
a pris le patronage et que propage le haut commerce de Paris, va, en
outre, secourir ses plus pressants besoins. Cette souscription sera
fructueuse, nous l’espérons, pour les fabricants français.

»... lorsque Richard sera mort, à ce coup qui réveille toujours le
souvenir des œuvres accomplies, le pays lui élèvera probablement une
statue. Mais, en attendant cet honneur que la faim a failli rapprocher,
il faut assurer du pain aux derniers jours de celui qui a créé une des
plus belles industries de la France.»

Ce n’était pas seulement comme industriel, comme commerçant, que
Richard méritait l’estime et la sympathie de ses concitoyens, mais à
d’autres titres, comme homme de cœur et dont le patriotisme égalait
le courage et la générosité. Colonel de la 8e légion en 1814, il
concourut à la défense de Paris, et non-seulement il paya bravement de
sa personne en arrachant à l’ennemi plusieurs pièces d’artillerie, mais
on le vit prodiguer avec un zèle admirable ses soins et ses secours
aux gardes nationaux et soldats blessés dans les hôpitaux et les
ambulances où, par suite de l’encombrement et de la désorganisation du
service, beaucoup se trouvaient dans une sorte d’abandon. Pendant deux
mois ses manufactures chômèrent et les chaudières servirent à faire
pour les malades de la soupe que portaient avec bonheur des ouvriers
transformés, à l’exemple de leur chef, en infirmiers. On ne loue pas
ces choses-là, on les raconte.

Il ne faut pas savoir moins de gré à Richard de l’énergie qu’il déploya
pour obtenir la mise en liberté immédiate de beaucoup de gardes
nationaux faits prisonniers sous les murs de Paris, et qu’on voulait
traduire devant un conseil de guerre, sous prétexte qu’ils combattaient
sans uniforme. Non content des promesses qui lui étaient faites,
Richard ne se déclara satisfait qu’après la délivrance des prisonniers,
qu’il ramena lui-même, comme il l’avait promis à leurs parents et amis.

Dans les _Mémoires_, où j’ai signalé plus d’un passage regrettable,
mais que la _Biographie universelle_ me paraît avoir jugés trop
sévèrement, je trouve, à propos de la défense de Paris (1814), une
très-jolie et très-curieuse anecdote:

«Les boulets et les biscaïens pleuvaient dans mon jardin. Au milieu
de ces tristes et sanglantes affaires, je me rappelle une bonne
plaisanterie de mon jardinier. Cet homme habitait un petit pavillon
au bout du jardin; il s’était réfugié à la maison, mais il ne cessait
de se lamenter sur la perte de son trésor qu’il avait laissé dans sa
chambre.

»--Allez le chercher, dit la cuisinière; il est encore temps.

»--Merci, je n’ai pas envie de me faire tuer. Voyez les balles et les
boulets qui brisent les arbres et qui pleuvent sur ce jardin.

»--Eh bien! prenez un parapluie si vous avez peur.

»--En effet, je suis une bête.

«Il se mit effectivement en sûreté sous le taffetas d’un parapluie, et
ainsi protégé, il fit deux fois le trajet au milieu des projectiles
enflammés sans être atteint.»

Les biographes contemporains, selon leur habitude, nous disent, sans
autres détails, que Richard-Lenoir mourut, à l’âge de 78 ans, en
octobre 1839. On peut croire, on peut espérer que sa générosité, disons
mieux, sa charité, dont nous avons cité de si touchants exemples,
lui valut tout au moins le bonheur d’une mort chrétienne. Son convoi
fut modeste, mais à défaut de pompe extérieure, la foule ne manquait
point au cortége, composé surtout de milliers d’ouvriers qui gardaient
pieusement le souvenir du grand industriel, naguère leur bienfaiteur
et qui, faute de liquider à temps, par la crainte de laisser leur
bras oisifs, avait noblement compromis sa fortune. La reconnaissance
persévérante de ces braves artisans témoigne en leur faveur et justifie
ces paroles de l’auteur des _Mémoires_: «C’est ici le cas de rendre
une justice éclatante au faubourg Saint-Antoine, si souvent regardé
comme turbulent et révolutionnaire: je n’ai jamais trouvé d’hommes plus
humains et plus généreux que ses habitants. Il est à remarquer que,
dans les deux invasions (1814-1815), personne n’a été ni arrêté, ni
insulté dans le faubourg.»

[83] _Débats_ du 8 mai 1837.



ROBINSON


Je lisais, il y a quelque temps, dans une vie de Bernardin de
Saint-Pierre, une anecdote assez curieuse à propos du livre si
populaire de Daniel de Foë, le _Robinson Crusoé_. Cette anecdote,
peut-être mon lecteur ne la connaît pas et il me saura gré de la
raconter, d’autant plus qu’elle m’a suggéré des réflexions qu’il pourra
goûter, s’il ne les trouve pas singulières et même un peu baroques. Je
lui laisse à cet égard toute liberté. Mais d’abord, avant de conter
l’anecdote, il ne serait pas mal de dire quelques mots de Daniel
de Foë, moins connu et moins célèbre que son héros. La vie de cet
écrivain, quoique peu semée d’évènements, ne laisse pas d’avoir son
intérêt et peut suggérer aussi quelques réflexions utiles.

Daniel de Foë, né à Londres en 1663, était fils d’un petit boucher,
et lui-même, par le manque de fortune, semblait destiné à la plus
modeste carrière. Adolescent à peine, il entra, en qualité d’apprenti
commerçant, chez un bonnetier. C’est au fond d’une arrière-boutique
et dans la prosaïque atmosphère d’un magasin que le goût des lettres
se développa chez le jeune Daniel; et chose à noter, ce goût lui fut
inspiré d’abord par la passion politique: il comptait vingt-et-un ans
à peine lorsqu’il publia sur l’une des questions à l’ordre du jour un
hardi pamphlet intitulé: _Traité contre les Turcks_.

Ce pamphlet, dont le succès rapide encouragea l’auteur, fut suivi de
plusieurs autres sur des sujets divers, et ces écrits, par la verve
mordante, par la hardiesse de la pensée comme par la vivacité de
l’expression, eurent bientôt rendu le nom de Daniel populaire. Avec le
produit de ces brochures, il eut l’idée assez malheureuse d’acheter
un établissement pour son compte et mit enseigne de bonnetier. Mais
l’homme de lettres chez lui fit tort au commerçant, si bien qu’au bout
de peu d’années Daniel se déclarait en faillite, heureux de pouvoir
transiger avec ses créanciers point trop récalcitrants. Ils en furent
récompensés, car bien que cet arrangement eût été consacré par un
acte légal, Daniel dans sa conscience ne l’estima point définitif. Un
petit poème, qu’il publia après la révolution de 1688, lui valut la
protection du roi Guillaume. Riche des bienfaits du prince, le poète se
hâta d’en profiter pour désintéresser les créanciers du bonnetier; et
sans vouloir en rien bénéficier du concordat, il tint à leur restituer
intégralement tout ce qu’il leur avait fait perdre. Ce trait n’est pas
le seul qu’on puisse citer à sa louange.

Après la mort de Guillaume, sous le règne de la reine Anne, le hardi
pamphlétaire s’attira la haine des torys, alors au pouvoir, par une
brochure anonyme en faveur des non-conformistes et très-énergique
contre l’intolérance des anglicans. Ceux-ci prouvèrent qu’il ne les
calomniait pas par la manière dont ils accueillirent la mercuriale.
Le pamphlet, dénoncé à la Chambre des Communes, fut condamné à être
brûlé par la main du bourreau; et les juges en même temps votèrent
une somme de 50 livres sterling pour celui qui découvrirait l’auteur,
prime offerte à la dénonciation! Des poursuites, en attendant, furent
dirigées contre le libraire et l’imprimeur. Dès qu’il l’apprit, Daniel
n’hésita pas à se faire connaître et à assumer seul la responsabilité
de son œuvre. Cette généreuse conduite eût dû lui concilier la
bienveillance de ses juges, du moins lui mériter quelque indulgence,
mais loin de là. L’arrêt, qui ne fait pas certes honneur à la tolérance
protestante, condamnait, par une sévérité sans doute excessive,
l’écrivain à l’exposition publique au pilori et à deux années de
prison. De plus, il lui fallut payer une amende relativement énorme,
puisqu’elle le dépouilla de toute sa fortune due soit au produit de ses
brochures, soit à la générosité du roi Guillaume.

Dégoûté de la politique et de la polémique par cette fâcheuse
expérience, de Foë, sorti de prison, ne s’occupa plus guère que de
travaux littéraires. «Mais, dit un biographe, ses ouvrages furent trop
nombreux et trop divers: à côté d’un traité de morale et de religion,
on voit une satire virulente et un conte licencieux. Ses romans de
_Molly Flanders_ et du _Colonel Jack_ sont des peintures du vice dans
toute sa laideur, et il est sans doute des moyens plus sages d’inspirer
le goût de la vertu. Du reste, ces écrits, ainsi que beaucoup d’autres,
sont du nombre des livres qu’on ne lit plus; il n’en est pas de même
du _Robinson Crusoé_ dont la fortune fut si étonnante, et qui, chose
singulière, fut publié d’abord sans nom d’auteur, preuve que de Foë
lui-même était loin de prévoir son succès.» La pensée de cet ouvrage
original fut, dit-on, inspirée à l’auteur par le récit des aventures
du matelot écossais, Alexandre Selkirk, abandonné dans l’île de Juan
Fernandez, où il avait vécu seul pendant quatre mois. Mais les détails
donnés à ce sujet par le capitaine Mades-Rogers, qui avait ramené le
matelot, se réduisent à peu de chose et n’ôtent rien à Daniel du mérite
de l’invention, quoi qu’aient pu dire et écrire naguère les dédaigneux
et les jaloux exaspérés par le succès qui fut prodigieux.

Le livre, qui n’avait trouvé que difficilement un éditeur pour faire
les frais de la première édition, bientôt fut dans toutes les mains,
se vit traduit dans toutes les langues. De Foë lui dut une fortune
considérable. «C’est qu’en effet, dit Suard, il a le mérite d’être un
livre original où l’on trouve de l’intérêt dans le plan, de l’invention
dans les incidents, de la variété dans les détails, et un grand naturel
dans les sentiments et le récit. Il plaît aux bons esprits; il instruit
et il amuse les enfants; c’est le livre de tous les pays et de tous les
âges; aussi a-t-il réussi chez toutes les nations.»

«Dans cet ouvrage, dit un écrivain moderne, règne un air de vérité
qui n’appartient point d’ordinaire aux récits de pure fiction; de là
vient que, tandis qu’il captive l’attention de l’enfance, il fixe aussi
celle de l’âge mûr. C’est le livre de tous les pays, de tous les âges,
de toutes les classes; il fait les délices des gens sans éducation et
amuse les personnes de l’esprit le plus cultivé. Il contient, en outre,
sinon un traité, du moins une espèce de système pratique d’éducation
naturelle mis en jeu avec des détails d’une vérité et d’une simplicité
charmantes!»

Dès l’année 1720, une première traduction de _Robinson Crusoé_ était
publiée en France par Saint-Hyacinthe et Van Effen. D’autres se
succédèrent à diverses époques qui rendirent le livre de plus en
plus populaire. Mais on reproche à ces traductions de n’avoir pas
supprimé certains passages où se trahissent les préjugés protestants
de l’original. Les éditions modernes, celle de Mame en particulier,
illustrée par le facile et ingénieux crayon de Karl Girardet, donnent,
je crois, toute satisfaction à cet égard, et il est peu de cadeaux
d’étrennes, en fait de livres, qui soient plus attrayants. Toutefois il
ne faut pas se dissimuler que à l’âge où les impressions sont si vives,
où l’inexpérience et l’ignorance du monde ne rendent que trop crédule
aux séduisants mensonges de la fiction, la lecture de _Robinson Crusoé_
peut n’être pas toujours sans inconvénient, sans danger même. J’en
donnerai pour preuve l’exemple de Bernardin de Saint-Pierre enfant.

«Il était tout jeune encore, dit un biographe, lorsque sa marraine
lui fit présent de quelques livres parmi lesquels se trouva _Robinson
Crusoé_. Ce livre _décida_ peut-être _de sa destinée_; il s’empara
de toutes ses facultés, il le prit au cœur, au cerveau, partout. Le
vaisseau naufragé, l’île déserte, la chasse aux hommes, Vendredi, les
sauvages occupèrent toutes ses pensées; ce fut un enchantement. Il
voulut, comme son héros bien aimé, se livrer aux houles de la mer,
aborder à quelque île lointaine et y fonder une colonie..... Ce fut
au milieu de ces dispositions romanesques que son oncle, Godebout,
capitaine de vaisseau, lui proposa de s’embarquer avec lui pour la
Martinique. L’enfant bondit de joie; c’est en vain que sa mère
pleure, que son père résiste, il veut partir, il part..... Mais grand
fut le désenchantement!.... et le voyage ne fut pas précisément une
continuelle partie de plaisir. Au lieu de douces rêveries, de longues
contemplations sur le pont, il fallut s’employer à de rudes manœuvres,
ployer humblement sous la brusquerie de l’oncle, obéir servilement au
sifflet du contre-maître et se coucher le soir dans un hamac, tout
brisé par la douleur et la fatigue. Hélas! les îles désertes, les
plages inconnues et riantes, où étaient-elles? Bernardin s’en revint
fort découragé, fort désappointé, ce qui ne l’empêcha pas maintes
fois plus tard de se laisser reprendre à de nouvelles illusions. Sans
cesse nous le voyons attiré vers des rives étrangères par ses chimères
décevantes, et sans cesse repoussé par les rudes leçons de l’adversité!»

Mais quoi! cette destinée n’est-elle pas celle de bien d’autres, de
presque tous, de vous peut-être, ami lecteur, ou de moi-même qui, après
mainte déception, mainte fâcheuse expérience, nous obstinons à ne pas
voir la vie comme elle est, «une suite de devoirs prosaïques,» a dit un
sage écrivain, et refaisons sans fin notre éternel roman du bonheur?

Un petit mot encore. Pour montrer combien il importe de ne mettre entre
les mains des enfants, des adolescents, que de bons, d’excellents
livres, alors qu’une lecture fait de telles et si vives impressions sur
ces imaginations vierges encore, je citerai un fait qui m’est personnel
et me revient en ce moment à la mémoire.

Je me rappelle que, tout enfant, j’entendais lire à la veillée une
absurde historiette dont le héros était un certain _Ourson_, dit le
_sauvage_, qui venu on ne sait d’où, élevé on ne disait pas comment,
grandelet déjà, vivait seul dans les bois, attrapant les lièvres
à la course, les oiseaux au vol, plus adroit à la pêche, avec ses
mains seules, qu’un cormoran avec son bec. Il est incroyable quelles
oreilles j’ouvrais à l’audition de ce conte extravagant qui m’a trotté
tant d’années dans la cervelle et qu’aujourd’hui même je n’ai pas
complètement oublié. Comment! il me semble avoir encore sous les yeux
une affreuse image représentant _Ourson le sauvage_ avec une immense
chevelure qui lui servait de vêtement, et en train de ronger, de l’air
le plus farouche, un gigot d’animal quelconque qu’assurément il n’avait
pas pris la peine de faire cuire. Le lecteur, bien sûr, dit à part lui:
«merci d’une telle cuisine!»



LA SŒUR ROSALIE


I

«La vue d’une sœur de Charité est la plus éloquente démonstration
du Christianisme», a dit quelque part, je crois, le P. Lacordaire.
Combien plus cela est-il vrai s’il s’agit d’une religieuse, j’allais
dire, d’une sainte comme celle dont le nom est si populaire! Une vie
telle que la sienne, tout entière consumée dans les exercices de la
charité la plus héroïque, et racontée par M. de Melun, témoin oculaire,
se peut-il une prédication meilleure, une apologie plus victorieuse
parce qu’elle s’adresse à tous, à l’homme blanchi dans la science, à
l’artiste, au poète, tout aussi bien qu’à l’artisan sans lettres qui
par un rude labeur de chaque jour gagne le pain de sa femme et de ses
enfants? Aussi la vie de cette femme si véritablement illustre, quoique
par les nombreux écrits publiés comme par la tradition récente, elle
soit connue, je n’ai pu résister au désir de la raconter à mon tour
brièvement, simplement, sinon pour mes contemporains, du moins pour
ceux qui viendront après nous, ou qui vivent au loin, et dont le cœur
tressaille au récit des actions généreuses, des élans héroïques, des
sublimes dévouements.

Force me sera de faire plus d’un emprunt au livre de M. de Melun[84]
l’historien ou le biographe qu’à l’avenir tous devront consulter, car
quel guide plus sûr et mieux renseigné? «Malgré les imperfections de
l’œuvre, dit-il, trop modestement dans sa préface, pour que le portrait
fût ressemblant et fidèle, l’auteur s’est attaché à l’exactitude et à
la sincérité du récit: les paroles qu’il répète, il les tient de ceux
qui les ont entendues; les faits qu’il rapporte ont été racontés par
les acteurs ou les témoins; et ses appréciations personnelles sont
le fruit d’une longue et constante amitié avec celle dont il écrit
l’histoire, amitié qui doit être la garantie et la protection de son
travail.»

Jeanne Marie Rendu, en religion sœur Rosalie, naquit à Comfort,
département de l’Ain, le 8 septembre 1787, d’une famille d’ancienne
bourgeoisie jouissant d’une honnête aisance qui pouvait lui concilier
le respect sans exciter l’envie. Jeanne était l’aînée de trois sœurs
qui furent comme elle élevées par leur mère restée veuve après neuf
années de mariage. «Elle puisa à l’école maternelle cette éducation
forte, religieuse, qui s’inspire plus qu’elle ne s’apprend et vient
surtout de l’exemple.» L’enfant était un peu taquine parfois avec ses
sœurs, et malicieuse espiègle, jetait volontiers leurs poupées dans le
jardin du voisin et semblait plus occupée du jeu que des livres. Mais
la mère ne s’inquiétait pas trop de ces vivacités; car Jeanne avait
bon cœur et elle aimait tant les pauvres! avec eux toujours douce et
complaisante et prompte à partager son pain ou sa bourse souvent bien
légère.

Jeanne avait sept ans à peine lorsque éclata, avec la Révolution,
la persécution contre les prêtres et les fidèles. Cette persécution
fit des martyrs parmi les siens mêmes, car son parent, le maire
d’Annecy, fut fusillé sur la place publique de la ville pour avoir
sauvé de la profanation et du feu les reliques de saint François de
Sales. Néanmoins, malgré les décrets terribles de la Convention, Anne
Laracine, la mère de Jeanne, ouvrit sa maison à Dieu et à ses ministres
et l’évêque d’Annecy, en particulier, y trouva un asile. Mais la
célébration des saints mystères ne pouvait avoir lieu que dans le plus
grand secret, et ce fut pendant la nuit, au fond d’une cave, que Jeanne
fit sa première communion. Pas de fête, de beau soleil, de vêtements
blancs, de pompe auguste, rien de ce qui rend ce jour si solennel et si
radieux pour nos enfants! tout se fit dans le plus profond silence et
avec de rares lumières. Mais la ferveur de l’enfant suppléa à tout.

Les mauvais jours passés, Jeanne fut conduite, pour y compléter son
éducation, dans un pensionnat tenu à Gex par d’anciennes Ursulines
et sa piété la rendit l’édification des religieuses elles-mêmes qui
volontiers la considéraient plutôt comme une novice que comme une
pensionnaire. Mais là n’était point sa vocation qu’un cantique sur
le bonheur des sœurs de la charité, entendu par hasard, lui avait
instinctivement révélée, et sur laquelle une visite et un séjour à
l’hôpital de Gex achevèrent de l’éclairer. Sa mère, vaincue par ses
instances, consentit à la laisser partir pour Paris où la communauté
des Filles de Saint-Vincent-de-Paul venait d’être rétablie par le
Premier Consul. Douloureuse fut la séparation pour la mère doutant
de la vocation de sa fille, comme pour Jeanne qui aimait sa mère
tendrement et souffrait de la quitter quoique d’ailleurs elle fût
heureuse d’obéir à la volonté de Dieu.

La vocation de Jeanne ne se démentit pas à Paris, encore que, par la
délicatesse de sa complexion, augmentée par une extrême sensibilité
physique et morale, elle eût beaucoup à souffrir dans les premiers
temps de son noviciat. Après une maladie grave, elle dut changer d’air
et fut envoyée à la petite communauté de la rue des Francs-Bourgeois
St-Michel qui, pendant la Terreur même, grâce à la courageuse entente
et à la protection de tous les honnêtes gens du quartier, ne s’était
point dispersée. La sœur Tardy, la supérieure, femme d’un grand cœur et
d’un grand sens, sut apprécier Jeanne. Aussi le noviciat de celle-ci
terminé, elle dit à la supérieure générale:

«Je suis très contente de cette petite Rendu, donnez-lui l’habit et
laissez-la-moi.»

Ce qui eut lieu en effet: Jeanne, après avoir fait profession à la
maison mère sous le nom de sœur Rosalie, revint, pour ne plus le
quitter, au faubourg St-Marceau. Voyons-la sur ce théâtre «digne de son
zèle et de son génie», le génie de la charité.

Le faubourg St-Marceau, à cette époque, populeux et mal habité, avait
acquis, pendant la Révolution, une redoutable célébrité. Le calme
revenu, l’ordre rétabli partout, la misère avait plus que jamais pris
possession de ce quartier éloigné où, dans les greniers, les caves,
les hideuses mansardes de maisons presque en ruines, végétaient des
centaines, des milliers de tristes familles d’ouvriers sans travail,
couchant sur la paille, ou même la terre nue, et auxquels manquait le
pain souvent aussi bien que l’air et la lumière. La vie morale était
à l’unisson de la vie physique, après tant d’années où les églises
avaient été fermées ainsi que les écoles. Il fallait, à ces pauvres
gens, tout préoccupés de la vie matérielle et trop souvent hébétés par
le vice, rapprendre le chemin de l’église, comme aussi le chemin de
l’atelier si longtemps délaissé pour celui des sections. C’était là
une rude tâche que la sœur Rosalie mesura dans toute son étendue, mais
sans en être effrayée, et elle s’y dévoua tout entière. Simple sœur
d’abord dans la maison de la rue des Francs-Bourgeois, puis supérieure
(1815) de la maison de la rue de l’Épée de Bois, elle entreprit
vaillamment, secondée par ses compagnes et les ecclésiastiques zélés
de la paroisse, une campagne énergique et incessante contre le vice
et la misère, et pour cette campagne, qui dura plus de cinquante ans,
la maison de la rue de l’Épée de Bois, fut son quartier général. Là,
sœur Rosalie devint la confidente de toutes les peines et aussi de
toutes les joies honnêtes de ses pauvres et nombreux clients. Elle
donnait à l’un le pain de la journée, en assurant celui du lendemain,
à l’autre des médicaments, à la mère de famille la layette nécessaire
ou du linge et des vêtements pour les enfants. Elle réconciliait le
fils avec le père, l’ouvrier avec son patron en même temps qu’elle
faisait ouvrir et organisait des écoles qui pendant longtemps ont
servi de modèles. Il est juste de dire que, dans tout cela, elle fut
grandement aidée par les administrateurs du bureau de bienfaisance du
12e arrondissement, nouvellement établi, et qui s’aperçurent vite que
personne ne comprenait et ne connaissait mieux que la sœur Rosalie la
situation des pauvres; en échange de ses conseils, ils l’aidèrent de
leurs efforts désintéressés comme de toutes les ressources dont ils
pouvaient disposer.

Si la sœur Rosalie connaissait si bien les pauvres, c’est que, les
visitant sans cesse et à toute heure du jour, elle vivait pour ainsi
dire au milieu d’eux et que rien ne pouvait échapper à la clairvoyance
de son regard. Quand sa santé ou l’âge et ses fonctions multipliées
ne lui permirent plus d’aller les visiter à domicile, du moins aussi
souvent, «elle se fit une loi de ne jamais leur fermer sa porte, elle
avait toujours du temps pour eux, ils passaient avant tout le monde»;
aussi beaucoup prirent l’habitude de venir chaque semaine faire une
visite à leur mère comme ils la nommaient.

Un jour qu’elle était malade avec la fièvre, la sœur de garde à la
maison refusa de laisser entrer un homme du quartier qui se plaignit
avec l’accent de la colère et si haut qu’il fut entendu de la sœur
Rosalie. Celle-ci descendit, écouta sa demande et lui promit de s’en
occuper. Dès qu’il fut sorti, elle gronda doucement la jeune sœur de ne
pas l’avoir avertie.

«Mais, ma mère, c’était l’ordre du médecin.

--Mon enfant, laissons les médecins faire leur métier et faisons le
nôtre.

--Puis, ma mère, cet homme s’emportait.

--Eh! mon enfant, faut-il s’effaroucher avec ces malheureux d’une
parole vive? Leur cœur est bon si leurs manières sont rudes.

Auprès du lit des malades, des malades pauvres en particulier, la sœur
Rosalie était admirable, et pour combien, grâce à elle, cette grande
épreuve de la souffrance devint une consolation et une bénédiction!
«Dans ce quartier si mal famé, aucun malade ne repoussait le prêtre
envoyé par la sœur Rosalie», non, pas même le moribond tourmenté par le
remords, en se rappelant que, pendant la Révolution, il avait trempé
ses mains dans le sang et qui, touché par les exhortations et les soins
de la sœur Rosalie, accueillait l’homme de Dieu avec bonheur. Un autre
jour, un vieux chiffonnier, qu’elle avait secouru dans ses jours de
misère, et qui, quoique vivant dans le désordre, se souvenait de la
sœur, la fait appeler. Il était malade, ou plutôt mourant.

«Ma mère, lui dit-il, je vais mourir, j’ai quelques mille francs que je
veux laisser à ma fille, les voilà, emportez-les pour les lui remettre;
car ici ils ne sont pas en sûreté, si je venais surtout à passer l’arme
à gauche.

La sœur s’excuse en disant qu’il faudrait plutôt appeler un notaire
pour lui confier ce dépôt.

--Non, non, pas de ces messieurs là, je n’ai confiance qu’en vous,
prenez, là sous le traversin, les quinze mille fr. en or et billets.

La sœur se résigne à prendre l’argent, et alors, voyant le malade plus
tranquille, elle lui parle de son âme et lui propose de voir un prêtre.

--Un prêtre! à quoi bon? reprend le chiffonnier, vous voilà, vous, la
femme du bon Dieu, personne ne le représente aussi bien pour traiter
ensemble des affaires qui le regardent! Mieux vaut me confesser à vous
qu’au curé que je ne connaîtrai pas et que j’ennuierai peut-être.

La sœur ne put s’empêcher de sourire à cette étrange proposition,
attestant une si profonde ignorance, et il ne lui fut pas très-facile
de persuader au pauvre homme qu’elle n’avait pas qualité pour entendre
sa confession non plus que pour l’absoudre. Éclairé à ce sujet, il
consentit à recevoir la visite du prêtre amené par elle et mourut
réconcilié avec le ciel comme avec sa femme. Il eut ainsi la joie
d’embrasser une dernière fois sa fille et de lui remettre lui-même la
dot si péniblement amassée.

[84] 1 vol. in-8º.


II

«En 1844, la sœur Rosalie voulut étendre jusqu’à la naissance les soins
qu’elle donnait à sa nombreuse famille; elle fit établir une crèche
au-dessus même de l’école, dans la maison de secours.» La crèche devint
en quelque sorte sa récréation, là elle passait de douces heures au
milieu de ses chers petits protégés qui se disputaient ses caresses,
ses sourires et de leurs berceaux tendaient à l’envi les mains vers
elle. Un jour dans la crèche, tous les enfants partis, un seul était
resté; la mère, dont personne ne savait le nom ni la demeure, ne
reparut point; évidemment le pauvre petit était abandonné; on parlait
de l’envoyer aux Enfants-Trouvés.

«Un peu de patience, attendons! dit la sœur Rosalie qui s’approche du
berceau pour embrasser l’enfant. Celui-ci tout aussitôt enlaçant sa
tête de ses petits bras, s’écrie: _Maman, maman!_ et on ne pouvait le
faire taire non plus que détacher ses mains.

«Oh! bien, dit alors avec une larme dans les yeux la bonne sœur,
il m’appelle maman; je ne puis plus l’abandonner. Il n’ira pas aux
Enfants-Trouvés.»

Et l’enfant en effet, élevé sous ses yeux, trouva dans la sœur une mère
d’adoption qui sut remplacer admirablement la mère selon la nature.

A la crèche, sans doute à cette occasion, la sœur Rosalie obtint qu’on
ajoutât un asile qui devint l’_Asile des Petits Orphelins_, transféré
par la suite à Menil-Montant où il est encore. La visite que nous avons
faite naguère à cet établissement, visite racontée dans un volume des
_Annales du Bien_, est un de nos meilleurs souvenirs.

Le départ des orphelins, laissant vacante la maison de la rue Pascal,
la bonne supérieure en profita tout aussitôt pour y installer de vieux
ménages d’ouvriers auxquels l’âge ôtait la ressource du travail. «C’est
à cette heureuse initiative, dit le baron R.... que les vieillards du
12e arrondissement doivent, depuis 1856, l’établissement, justement
nommé plus tard, _Asile Sainte-Rosalie_, où ils sont à perpétuité[85].»

Une autre création de la bonne sœur, qui avait précédé celle-ci et que
l’expérience a fait de plus en plus apprécier, fut l’œuvre du Patronage
des jeunes ouvrières de l’association de Notre-Dame-du-Bon-Conseil
ayant pour but de protéger les jeunes filles contre les dangers de
l’apprentissage et les influences délétères de l’atelier.

Est-il besoin de dire, car qui ne le sait? ce que fut la bonne sœur,
cette Providence des infortunés, aux jours des grandes calamités, quand
ces fléaux terribles, la guerre civile ou l’épidémie, le formidable
choléra de 1832 en particulier, s’abattaient sur la capitale. M. de
Melun, dans des pages émues, nous montre la sœur Rosalie prompte
à courir là où le péril était le plus menaçant, toujours calme,
forte, héroïque et par sa seule présence rassurant les plus timides.
Que d’épisodes émouvants racontés à ce sujet et pour lesquels nous
renvoyons le lecteur à l’intéressant ouvrage de M. de Melun! Une ou
deux citations seulement.

Un jour, le docteur Royer-Collard accompagnait un cholérique que l’on
conduisait sur un brancard à la Pitié. Il est reconnu dans la rue:
aussitôt, on crie: «Au meurtrier! à l’empoisonneur! à l’empoisonneur!
car le peuple alors croyait au poison plutôt qu’au fléau.» En vain le
docteur soulève le drap qui cachait le visage du malade, et s’efforce
de prouver qu’en l’accompagnant le médecin cherche à le sauver et non
à le faire périr. La vue du moribond ajoute à l’exaspération, les cris
et les menaces redoublent; un ouvrier s’élance, un outil tranchant à la
main, lorsqu’à bout d’arguments, M. Royer-Collard s’écrie: «Je suis un
ami de la sœur Rosalie.

--C’est différent! répondent aussitôt mille voix: la foule s’écarte, se
découvre et le laisse passer.»

Un officier de la garde mobile, en juin 1848, poursuivi par des
insurgés, avait pu se réfugier dans la cour de la maison de la rue
de l’Épée de Bois. Mais les insurgés l’ont suivi et réclament leur
prisonnier que les sœurs, la supérieure en tête, couvrent de leurs
corps.

«Laissez, laissez, crient à l’envi les insurgés, que nous l’emmenions
pour le fusiller dans la rue; lui qui a versé le sang de ses frères, il
recevra la peine de son crime!»

Et malgré les supplications et les efforts des bonnes sœurs, le cercle
se resserrant de plus en plus autour d’elles, le prisonnier allait leur
être arraché lorsque la sœur Rosalie, se jetant à genoux, s’écrie dans
un sublime élan:

«Voilà cinquante ans que je vous consacre ma vie; pour tout le bien que
j’ai fait à vous, à vos femmes, à vos enfants, je vous demande la vie
de cet homme.»

A ce spectacle, à ce cri parti du cœur, les fusils qui menaçaient
l’infortuné se relèvent, des larmes d’attendrissement et de pitié
coulent sur ces visages tout à l’heure si farouches et le mot de:
_pardon, pardon!_ s’échappe de toutes les bouches. Le prisonnier est
sauvé.

Mais quelques jours après, les rôles étant changés, c’est en faveur
d’un malheureux insurgé que la sœur Rosalie déploie son zèle. Entre
les prisonniers de juin se trouvait un ouvrier du quartier, jusque-là
fort paisible, mais entraîné comme tant d’autres dans la révolte par
de perfides conseils et que menaçait une condamnation terrible. Sa
fille, une gentille enfant de cinq à six ans, fréquentait l’école des
sœurs. Sur ces entrefaites, le général Cavaignac vint voir la sœur
Rosalie sans doute pour la remercier des soins donnés par elle et ses
religieuses aux blessés. La supérieure conduit le général dans l’école,
et appelant alors la petite fille, elle lui dit:

«Mon enfant, voilà un monsieur qui, s’il le veut, peut te rendre ton
père.»

L’enfant tout aussitôt, tombant à genoux, s’écrie tout en larmes.

«O mon bon monsieur, rendez-moi mon papa, il est si bon et nous avons
tant besoin de lui!

--Mais, dit le général, pour être en prison, il faut qu’il ait fait
quelque chose de mal.

--Oh! non, bien sûr, non! demandez à maman: Et d’ailleurs, il ne le
fera plus, je vous le promets. Grâce, grâce! rendez-nous mon papa et je
vous aimerai bien! oh! oui!

Cavaignac, ce soldat si brave, avait un noble cœur. Il embrassa
l’enfant et sortit les yeux humides. Quelques jours après, le
prisonnier était rendu à sa famille.

Que de fois l’humble maison de la rue de l’Épée de Bois s’ouvrit-elle
ainsi pour des personnages illustres: l’abbé Emery, le directeur de
St-Sulpice, l’abbé de Lamennais, avant sa chute, Donoso Cortès, une
des gloires de l’Espagne moderne, etc.; et enfin le 18 mars 1854,
l’Empereur Napoléon III, accompagné de l’Impératrice. La sœur Rosalie
«reçut cette visite avec reconnaissance et respect, dit M. de Melun.
Elle voyait dans ce témoignage d’intérêt une leçon de bienveillance
et de charité envers les petits et les faibles, donnée à tous les
fonctionnaires et une recommandation à ceux qui disposent de l’autorité
publique, quels que soient leur rang et leur puissance, d’être
attentifs, affectueux, pleins de pitié pour les malheureux que les
souverains ne dédaignaient pas de visiter.»

Peu de temps auparavant, l’Empereur avait envoyé à la sœur Rosalie
la croix de la Légion d’Honneur «aux applaudissements de tout le
quartier, chaque pauvre se croyant décoré en sa personne. Mais, tout en
l’acceptant par obéissance pour ses supérieurs, la sœur ne put jamais
se résigner à la porter, «et son humilité souffrit tellement de cette
distinction, d’après ce que M. de Melun nous affirme, que, pendant
plusieurs jours, elle en fut malade.... cette faveur elle la regardait
comme une des grandes épreuves de sa vie.»

La cécité dont elle fut affligée par suite de cataracte dans les
derniers temps de sa vie, lui parut peut-être moins pénible, quoique
d’ailleurs elle souffrît beaucoup, elle si active, de cet état qui la
condamnait à l’inaction et la privait de la consolation de voir ses
chers pauvres dont elle ne cessait de s’occuper d’ailleurs.

L’opération de la cataracte fut tentée, mais avec peu de succès. On
espérait la recommencer dans des conditions plus favorables, lorsque la
sœur Rosalie, à la suite d’un refroidissement, fut prise de la fièvre
et d’un point de côté, symptômes annonçant la pneumonie ou la fluxion
de poitrine. Une médication énergique amena un mieux sensible qui
donnait grand espoir.

La malade souffrait beaucoup cependant, mais sans en laisser rien
paraître. Une des sœurs gardes-malades s’aperçut que, sur un
vésicatoire posé récemment, une serviette s’était repliée, et en pesant
sur la plaie, devait la rendre très douloureuse.

«Comment, ma mère, dit-elle, ne m’avez-vous point appelée? N’avez-vous
donc rien senti?

--Si vraiment, répondit la malade avec un sourire, je sentais le mal,
mais c’était un clou de la croix de Notre-Seigneur et je voulais le
conserver.

Le six février (1856), les symptômes les plus graves ayant disparu,
on croyait la supérieure sauvée; les sœurs se réjouissaient; mais
quelques heures plus tard, par un soubresaut de la maladie, le danger
reparaissait plus imminent, et elles s’agenouillaient près de leur mère
agonisante qui succomba le lendemain.

A la nouvelle de cette mort, éclatant dans le quartier Saint Marceau
comme un coup de foudre, ce fut une consternation générale. Les
ouvriers, leurs femmes, leurs enfants, comme les vieillards et les
infirmes mêmes, vinrent en foule pour faire à la sœur Rosalie une
dernière visite dans la chapelle ardente où elle était exposée. Dans
tous les yeux on voyait des larmes, on n’entendait que des gémissements
et des sanglots, comme le jour d’après dans l’immense cortège qui
suivait l’humble corbillard conduisant la servante des pauvres à
l’église, puis au cimetière. La foule se composait d’un peuple entier
avec ses grands et ses petits, ses riches et ses pauvres, ses savants
et ses ouvriers, en un mot les personnages les plus illustres et les
plus obscurs réunis par le même sentiment de douleur et de vénération.

Ah! quand on voit ces regrets unanimes, et ces explosions d’admiration
pour la vertu, le dévouement, la sainteté, on se sent consolé,
fortifié; on se croirait coupable de douter de l’avenir; et l’on
regarderait presque comme un blasphème de qualifier, ainsi que l’ont
fait quelques-uns, de Babylone moderne ce Paris témoin, mais pas
indifférent certes, de si sublimes et si persévérants dévouements,
et où la dépouille mortelle d’une pauvre religieuse reçoit de pareils
hommages, se voit, en souvenir de la belle âme qui l’animait, honorée
de ces royales funérailles!

[85] _Nouvelle Biographie._



ROTROU


«L’un des créateurs du théâtre moderne», dit de lui M. Laya dans la
_Biographie universelle_. Rotrou, en effet, a beaucoup écrit pour le
théâtre, puisque ses Œuvres dramatiques complètes, publiées pour la
première fois en 1820 seulement, forment cinq volumes in-8º. Une seule
de ses tragédies, _Wenceslas_, est restée au théâtre, et encore la
joue-t-on rarement ou même jamais. «Rotrou, dit encore M. Laya, s’était
proposé dans ses pièces un but moral qu’il fut loin d’atteindre dans
l’exécution. Il voulait purger le théâtre de ces plates équivoques, de
ces grivoises facéties, de ces situations hasardées, enfin de toute
cette licence de mœurs qui est d’un si mauvais exemple en un lieu
où l’on a la prétention de les réformer et de corriger les hommes.
Malheureusement, la route était frayée, la pente était faite, et sans
le vouloir et presque sans le savoir, il se laissa entraîner sur le
chemin glissant qu’avaient suivi ses devanciers.»

Ses deux premières pièces, l’_Hypocondriaque_ et la _Bague de l’oubli_,
imitations de Lope de Véga, méritent peu d’estime, et même aujourd’hui
sont presque illisibles. Rotrou lui-même disait à ce sujet: «Que
ce qu’on louait le plus dans ses ouvrages appartenait à l’auteur
espagnol; que tout ce qu’on y trouvait de blâmable, au contraire, lui
appartenait.»

Néanmoins, malgré leurs défauts, ces pièces, supérieures à ce qu’on
avait fait jusqu’alors, avaient mis en relief le nom de l’auteur et
attiré l’attention du cardinal de Richelieu, qui l’appela près de lui.
Rotrou fit à Paris la connaissance de Corneille. «Une liaison franche
s’établit entre eux. Corneille était né trois ans avant Rotrou[86];
mais comme les deux succès de celui-ci avaient précédé le coup d’essai
dramatique de Corneille, ce dernier, éminemment bonhomme, l’appelait
_son père_.»

Mais bientôt les rôles changèrent. En 1636, le _Cid_ parut, et avec un
tel éclat, que le cardinal de Richelieu lui-même en prit de l’ombrage.
La pièce par son ordre fut soumise à la censure de l’Académie
française, qui s’honora par l’indépendance de son jugement et la mesure
de sa critique... On sait que Labruyère a dit: «Le _Cid_ enfin est l’un
des plus beaux poèmes que l’on puisse faire; et l’une des meilleures
critiques qui aient été faites sur aucun sujet est celle du _Cid_.»

Rotrou, qui n’appartenait point à l’Académie, faute d’avoir sa
résidence à Paris, se montra plus courageux encore: «Seul parmi tous
les poètes dramatiques, dit M. A. Firmin Didot dans sa Notice, il prit
la défense du _Cid_; dès ce moment, il reconnut Corneille pour son
maître, et depuis il appela toujours de ce nom celui qui, comme nous
avons vu, se plaisait à le nommer lui-même son père.»

De ces sentiments, Rotrou voulut témoigner d’une façon solennelle en
insérant dans sa tragédie de _Saint-Genest_ des vers à la louange de
Corneille. Précisément, parce que le passage est un hors d’œuvre et
vient même d’une façon un peu forcée, il prouvait le désir qu’avait
l’auteur d’attester publiquement son admiration pour le poète, son
illustre ami. L’empereur Dioclétien demande au comédien Genest quelles
sont les tragédies les plus célèbres de l’époque, et Genest répond: ce
sont celles qui:

    Portent les noms fameux de Pompée et d’Auguste,
    Ces poèmes sans prix où son illustre main
    D’un pinceau sans pareil a peint l’esprit romain,
    Rendront de leurs beautés toute oreille idolâtre,
    Et sont aujourd’hui l’âme et l’amour du théâtre.

Plus tard, après la représentation de _la Veuve_, Rotrou dit à
Corneille, en termes plus énergiques:

    Pour te rendre justice, autant que pour te plaire,
    Je veux parler, Corneille, et ne me puis plus taire;
    Juge de ton mérite, à qui rien n’est égal,
    Par la confession de ton propre rival.
    . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
    Je vois que ton esprit, unique dans ton art
    A des naïvetés plus belles que le fard,
    Que tes inventions ont des charmes étranges,
    Que leur moindre incident attire des louanges,
    Que par toute la France on parle de ton nom,
    Et qu’il n’est plus d’estime égale à ton renom.
    . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
    Tel je te sais connaître et te rendre justice,
    Tel on me voit partout adorer ta _Clarice_;
    Aussi rien n’est égal à ses moindres attraits;
    Tout ce que j’ai produit cède à ses moindres traits.

Ce langage parfaitement sincère, et qui n’était point celui de la fausse
modestie, prouve chez notre poète une grande noblesse de caractère. Il
ne craignait point de reconnaître l’heureuse influence de Corneille sur
son propre génie; car _Cosroës_ et _Wenceslas_, les deux meilleures
pièces de Rotrou, ne vinrent qu’après _le Cid_, _les Horaces_, _Cinna_,
etc.

A propos de _Wenceslas_, on lit dans l’_Histoire du Théâtre-Français_
par les frères du Parfait: «Rotrou, après avoir achevé sa tragédie,
se préparait à la lire aux comédiens, lorsqu’il fut arrêté et conduit
en prison pour une dette qu’il ne pouvait acquitter. La somme n’était
pas considérable, mais il était joueur et par conséquent assez souvent
vis-à-vis de rien. Il envoya chercher les comédiens et leur offrit sa
tragédie pour vingt pistoles.»

L’anecdote est plus que contestable, et à l’époque où Rotrou fit
jouer son _Wenceslas_, nul doute qu’il était revenu de ces égarements
dont l’auteur de la _Notice_, mise en tête des Œuvres complètes, nous
dit: «Rotrou, jeté à dix-neuf ans, dans une société fort corrompue,
contracta de funestes habitudes. Une tradition de famille nous apprend
qu’il répandait dans un grenier, sur des fagots, l’argent qu’il
recevait des comédiens, étant forcé ensuite de le chercher pièce à
pièce et se formant ainsi, presque malgré lui, une réserve que sa
passion pour le jeu ne lui aurait pas permis de conserver.»

Il avait cédé aussi à d’autres entraînements qu’il confesse et déplore
en termes des plus énergiques dans une épître à un ami où se lisent ces
stances entre autres:

    Mais que le souvenir de ces jours criminels,
    En l’état où je suis m’offense la mémoire!...

    Mon Dieu! que ta bonté rend mon esprit confus
            Qu’avecque raison je t’adore;
            Et combien l’enfer en dévore
            Qui sont meilleurs que je ne fus!

    Les rayons de ta grâce ont éclairé mes sens,
    Le monde et ses plaisirs me semblent moins qu’un verre;
    Je pousse encor des vœux, mais des vœux innocens
            Qui montent plus haut que la terre!

Le repentir pouvait-il s’exprimer en termes plus éloquents? Ce langage
d’ailleurs ne saurait surprendre de la part de celui qui devait
léguer à la postérité le mémorable exemple de sa mort héroïque, plus
digne d’admiration certes que les œuvres les plus sublimes du génie.
«Revenu jeune de ses égarements, dit la Notice déjà citée, et ayant
obtenu une pension de la munificence du roi, il acheta la charge de
lieutenant particulier au baillage de Dreux; il fut nommé ensuite
assesseur criminel et commissaire-examinateur au même comté.» Mais les
voyages qu’il faisait à Paris pour la représentation de ses pièces
nécessitaient souvent son absence hors de la ville. Or, en 1650, une
maladie épidémique se déclara dans la ville de Dreux où bientôt elle
exerça les plus cruels ravages. Le nombre des victimes dépassait trente
par jour; déjà le maire et plusieurs des notables avaient succombé;
d’autres, cédant à l’épouvante, s’étaient hâtés de fuir. Rotrou, qui
se trouvait à Paris, est averti; tout aussitôt sa résolution est prise
et il repart pour Dreux. De cette ville, en réponse à son frère qui
le suppliait de s’éloigner du foyer de la contagion, il écrit... Mais
laissons parler un contemporain dont le récit est admirable dans sa
naïveté:

«L’an 1650, la ville de Dreux fut affligée d’une dangereuse maladie.
C’était une fièvre pourprée, avec des transports au cerveau, dont on
mourait presque aussitôt qu’on en était attaqué. Cette maladie enlevait
chaque jour un grand nombre de personnes et même les plus considérables
de la ville. Cela obligea le frère de Rotrou, qui, dès sa plus grande
jeunesse, s’était établi à Paris, de lui écrire et le prier fortement
de sortir de Dreux et de venir chez lui, ou de se retirer dans une
terre qui lui appartenait, entre Paris et Dreux. Mais Rotrou répondit
chrétiennement à son frère qu’étant seul dans la ville qui pût veiller
avec autorité pour y faire garder la police nécessaire afin de tâcher
de la purger du mauvais air dont elle était infectée, il n’en pouvait
sortir, le lieutenant général étant à Paris pour des affaires qui l’y
retiendraient longtemps et le maire venant de mourir. Que c’était la
raison qui l’avait obligé de remercier Mme de Clermont d’Entragues de
la grâce qu’elle lui voulait faire de lui donner un logement dans son
château, qui n’était éloigné que d’une lieue de Dreux, et celle dont il
le priait de trouver bon qu’il se servît pour n’accepter pas les offres
qu’il lui faisait. Il finissait sa lettre par ces paroles mémorables:

«Le salut de mes concitoyens m’est confié, j’en réponds à ma patrie: je
ne trahirai ni l’honneur ni ma conscience. Ce n’est pas que le péril où
je me trouve ne soit fort grand, puisque, au moment où je vous écris,
les cloches sonnent pour la _vingt-deuxième_ personne qui est morte
aujourd’hui. Ce sera pour moi quand il plaira à Dieu.»

»Ce fut la dernière lettre qu’il écrivit, car peu de temps
après, ayant été attaqué de cette fièvre pourprée avec de grands
assoupissements, il demanda les sacrements qui lui furent administrés,
étant dans une parfaite connaissance, et qu’il reçut avec une grande
résignation à la volonté de Dieu, qui le retira du monde le 27 juin de
l’an 1650, après huit jours de maladie, âgé de 40 ans et dix mois. Il
fut regretté non-seulement de ses parents et amis, mais encore de tous
les habitants de Dreux et des lieux circonvoisins, dont il était fort
estimé et parfaitement aimé. On l’inhuma dans l’église paroissiale de
Saint-Pierre de Dreux.»

Certes Rotrou méritait bien la statue qui récemment lui a été érigée
dans la ville de Dreux; il la méritait par son dévouement plus
encore sans doute que par son génie, encore que le _Wenceslas_ comme
le _Saint-Genest_ renferment des scènes admirables. «Voltaire, dit
M. Firmin Didot, cite souvent la tragédie de _Wenceslas_ avec de
grands éloges; il ne met rien au-dessus de la scène d’ouverture et
du quatrième acte; la comparaison qu’il fait de plusieurs endroits
de _Polyeucte_ et de _Saint-Genest_ est très-souvent à l’avantage de
Rotrou.»

Celui-ci, d’ailleurs, comme nous l’avons dit déjà, pensait
très-modestement de lui-même: «Il ne parlait jamais de ses ouvrages
dans les compagnies où il se trouvait, soit des personnes de qualité,
ou de ses amis, si on ne l’y obligeait; et quand cela arrivait, il le
faisait avec tant de modestie, qu’il paraissait bien que ce n’était que
par excès de complaisance.»

Ainsi s’exprime l’auteur des _Singularités historiques_, qui plus
loin nous dit encore: «Ce conseil (de Godeau, évêque de Grasse)
confirma Rotrou dans le désir qu’il avait de penser sérieusement à la
principale affaire, et l’on prétend qu’il s’y appliqua si bien que,
plus d’un an avant sa mort, il se dérobait deux heures chaque jour pour
les passer dans l’église où il méditait avec une grande attention et
dévotion sur nos mystères sacrés.»

En 1811, l’Académie française proposa comme sujet pour le prix de
poésie: _La Mort de Rotrou_. Millevoye, qui fut couronné, mourut
bientôt après, enlevé à la fleur de ses années, comme celui qu’il avait
célébré.

[86] Rotrou était né à Dreux en 1609.



DE RUMFORD[87]


Benjamin Thomson, comte de Rumford, _physicien_, fut un _philanthrope_
non moins célèbre, comme s’exprime la _Biographie Universelle_.
L’illustre Cuvier, dans l’Éloge prononcé en séance publique à
l’Institut, tout en proclamant bien haut les services rendus par
Rumford à l’humanité, nous dit: «Il faut l’avouer, il perçait dans sa
conversation et dans toute sa manière d’être, un sentiment qui devait
paraître fort extraordinaire dans un homme si constamment bien traité
par les autres et qui leur avait fait lui-même tant de bien; c’est que
c’était _sans les aimer et sans les estimer qu’il avait rendu tous
ces services à ses semblables_. Apparemment que les passions viles
qu’il avait observées dans les misérables commis à ses soins ou ces
autres passions non moins viles que sa fortune avait excitées parmi ses
rivaux, l’avaient ulcéré contre la nature humaine.»

N’est-ce pas un phénomène des plus curieux que ce scepticisme
cruel chez cet étrange bienfaiteur de l’humanité, mais dont la
véritable cause nous paraît avoir échappé à Cuvier? Cette cause ne
se trouverait-elle point dans la croyance religieuse de Thomson,
américain de naissance, presbytérien ou puritain du culte, et à qui la
religion vraie, qui fut la religion des saint Charles Borromée, des
saint Vincent de Paul, des Fénelon, des Belsunce, n’avait pas appris
l’indulgence, la compassion généreuse pour les hommes, nos frères,
laquelle porte, par un motif supérieur, à les aimer, sans jamais se
laisser décourager par les déceptions, sans jamais surtout se lasser
d’espérer le changement en mieux. L’exemple de M. de Rumford, dans sa
singularité même, nous semble remarquable, parce qu’il fait toucher du
doigt en quelque sorte toute la différence qui sépare la philanthropie
de la charité, et cette différence n’est rien moins qu’un abîme. Ces
réflexions faites, venons au récit.

Benjamin Thomson était né en 1753, dans un canton de l’état de
New-Hampshire autrefois nommé Rumford et maintenant Concord. Sa famille
d’origine anglaise, mais depuis longtemps établie en Amérique, vivait
du produit d’une petite métairie. La mort de son père et un second
mariage de sa mère forcèrent le jeune homme à quitter la ferme où il
gênait pour aviser à se créer par lui-même des ressources. Il pensait
les trouver dans le commerce et pour ce motif prit des leçons de
mathématiques d’un ecclésiastique instruit qui lui donna le goût des
sciences. Mais c’était là une carrière des plus ingrates au point de
vue de la fortune, lorsqu’un mariage inespéré fit de Thomson, à peine
âgé de 19 ans, un des personnages importants de la Colonie. Par ce
motif et aussi par les tendances de son caractère qui le rendaient
partisan de l’autorité, lors de la guerre de l’indépendance, il
embrassa avec ardeur la cause de la métropole et se distingua dans
plusieurs circonstances à la fois comme diplomate et comme officier.
Aussi au moment de la signature de la paix, se trouvait-il déjà colonel.

Croyant alors que l’état militaire était sa vocation véritable, il
s’embarqua pour l’Europe avec l’intention d’aller offrir ses services à
l’empereur d’Autriche dans la guerre contre les Turcs. Mais en passant
à Munich, il eut occasion de voir l’électeur régnant, Charles-Théodore,
qui, dès la première entrevue, fut si charmé de son entretien, de la
sagesse de ses conseils, de la justesse de ses observations, qu’il
n’hésita point à offrir à l’étranger un emploi des plus importants en
Bavière. Thomson accepta sous réserve de cette condition qu’il lui
serait permis d’en référer au roi d’Angleterre, considéré par lui
toujours comme son souverain, et dont il voulait avant tout obtenir le
consentement. Il partit en conséquence pour Londres où ce consentement
lui fut donné dans les termes les plus bienveillants, avec maintien du
grade de colonel et moitié de la solde qui lui fut payée jusqu’à sa
mort.

«De retour à Munich, dit M. Weiss[88], Thomson mérita de plus en plus
la confiance de l’électeur qui l’éleva par degrés au rang de conseiller
d’état et de lieutenant général de ses armées et finit par lui remettre
l’administration de la guerre.» Thomson se montra à la hauteur de ces
nouvelles fonctions; l’armée réorganisée lui dut des améliorations
précieuses au point de vue moral et matériel. Il sut attacher le soldat
à son état en rendant son sort plus heureux, régla l’avancement
d’une façon plus équitable, créa des écoles régimentaires, etc. Comme
ministre de la police, il ne se montra pas administrateur moins
éclairé et moins ferme. La capitale de la Bavière était désolée par la
mendicité. «Les mendiants, dit Cuvier, obstruaient les rues; ils se
partageaient les postes, se les vendaient ou en héritaient comme nous
ferions d’une maison ou d’une métairie; quelquefois même on les voyait
se livrer des combats pour la possession d’une borne ou d’une porte
d’église, et, quand l’occasion s’en présentait, ils ne se refusaient
pas aux crimes les plus révoltants.»

C’était là véritablement un abus et qui déshonorait la pauvreté par
elle-même si respectable. Thomson dut y porter remède en fournissant
aux pauvres avec des moyens d’existence un travail que leur zèle et
leur activité pouvaient rendre lucratif. «Et, s’il faut en croire
Cuvier, pour changer ainsi les déplorables dispositions d’une classe
avilie, il ne fallut que l’habitude de l’ordre et des bons procédés.
Ces êtres farouches et défiants cédèrent aux attentions et aux
prévenances. Ce fut, dit M. de Rumford lui-même, en les rendant heureux
qu’on les accoutuma à devenir vertueux: _pas même un enfant ne reçut un
coup_; bien plus, on payait d’abord les enfants seulement pour qu’ils
regardassent travailler leurs camarades et ils ne tardaient pas à
demander en pleurant qu’on les mît aussi à l’ouvrage. Quelques louanges
données à propos, quelques vêtements plus distingués, récompensèrent la
bonne conduite et établirent l’émulation[89].»

Cela tient du merveilleux; mais voici qui n’est pas moins admirable
quoique plus touchant encore. «Bien que M. de Rumford ait été dirigé
dans ses opérations plutôt par les calculs d’un administrateur que
par les mouvements d’un homme sensible, il ne put se refuser à une
véritable émotion, au spectacle de la métamorphose qu’il avait
effectuée, et lorsqu’il vit sur ces visages auparavant flétris par
le malheur et par le vice un air de satisfaction et quelquefois des
larmes de tendresse et de reconnaissance. Pendant une maladie assez
dangereuse, il entendit sous sa fenêtre un bruit dont il demanda
la cause: c’étaient les pauvres de la ville qui se rendaient en
procession à la principale église pour obtenir du ciel la guérison
de leur bienfaiteur. Il convient lui-même que cet acte spontané de
reconnaissance religieuse en faveur d’un homme d’une autre communion
lui parut la plus touchante des récompenses; mais il ne se dissimulait
pas qu’il en avait obtenu une autre qui sera plus durable. En effet,
c’est en travaillant pour les pauvres qu’il a fait ses plus belles
découvertes.»

Malgré ses occupations comme homme d’état et administrateur, il
trouvait du temps pour continuer ses recherches. Faisant tourner au
profit des malheureux les connaissances qu’il avait acquises, il
s’inquiéta des moyens de leur procurer à moins de frais la nourriture,
le vêtement, le chauffage, etc., de là ses expériences sur la chaleur,
la lumière, etc. On lui doit le premier établissement des fourneaux
économiques aussi bien que des foyers qui portent son nom. Dans un de
ses établissements, à Munich, _trois_ femmes suffisaient pour faire à
dîner à _mille_ personnes et elles ne brûlaient que pour _neuf sous_
de bois. Un personnage justement célèbre par son esprit disait de
Rumford que bientôt il ferait ainsi son dîner à la fumée de son voisin.

Les services rendus à la Bavière par Thomson accrurent pour lui
l’estime et l’affection de l’électeur qui le créa comte en lui donnant
le nom du petit canton où il était né. De plus il le nomma, d’après
son désir, ambassadeur en Angleterre; mais par suite d’anciens usages
diplomatiques qui, paraît-il, ne permettaient pas qu’une puissance
étrangère fût représentée à Londres par un sujet anglais, Rumford
ne put être agréé. Ce déboire qu’il n’avait pas prévu et la mort
de l’électeur arrivée sur ces entrefaites, guérirent le comte de
l’ambition, et il se résolut à prendre sa retraite. Après un court
séjour à Munich, d’où il était revenu de Londres pour le règlement de
ses affaires, il quitta la Bavière, voyagea quelque temps en Suisse
et vint enfin se fixer en France, à Auteuil, près Paris (1804). Dans
cette résidence, alors toute champêtre, habitait la veuve du célèbre
Lavoisier, l’une des victimes de la Révolution. «Il (Rumford) plut
à cette dame, dit M. Guizot, par son esprit élevé, sa conversation
pleine d’intérêt, ses manières pleines de bonté. Tout en lui selon
les apparences s’accordait avec ses habitudes, ses goûts, on pourrait
presque dire ses souvenirs; elle espéra en quelque sorte recommencer
son bonheur et fut heureuse d’offrir à un homme distingué une grande
fortune et une plus agréable existence.»

Vains calculs de la prévoyance humaine si souvent déçus, qui prouvent
que, pour cette sainte association du mariage, il faut autre chose
qu’une certaine conformité de goûts, et que la sympathie sérieuse et
durable ne peut naître que de la sincère tendresse, de l’affection
intime, de la mutuelle condescendance à laquelle aident beaucoup
la solidité des principes et l’harmonie des croyances. Or, M. de
Rumford était protestant, et madame Lavoisier, femme du monde, quoique
très-honnête femme d’ailleurs, n’avait pas en vain peut-être respiré
l’atmosphère du 18e siècle et toute jeune entendu chez son père les
conversations de Malesherbes, Condorcet, etc. Quoiqu’il en soit, au
bout de quelques mois, tout au moins de peu d’années, les deux époux,
se trouvèrent divisés par des incompatibilités absolues d’humeur, et il
faut bien avouer que les torts les plus graves, sinon tous les torts,
doivent être imputés à M. de Rumford.

«Rien, dit Cuvier, n’aurait manqué à la douceur de son existence si
l’aménité de son caractère avait égalé son ardeur pour l’utilité
publique... Il appelait l’ordre l’auxiliaire nécessaire du génie, le
seul instrument possible d’un véritable bien et presque une divinité
subordonnée, régulatrice de ce bas monde..... Lui-même de sa personne
était sur tous les points et sous tous les rapports imaginables le
modèle de l’ordre; ses besoins, ses plaisirs, ses travaux étaient
calculés comme ses expériences. Il ne buvait que de l’eau; il ne
mangeait que de la viande grillée ou rôtie parce que la viande bouillie
donne sous le même volume un peu moins d’aliments. Il ne se permettait
enfin rien de superflu, pas même un pas ni une parole et c’était
dans le sens le plus strict qu’il prenait le mot _superflu_. C’était
sans doute un moyen de consacrer plus sûrement toutes ses forces au
bien; mais il n’en était pas un d’être agréable dans la société de
ses pareils» et tout particulièrement de sa femme à laquelle cette
régularité mathématique et tenant de la monomanie devait faire une vie
fort peu agréable.

Mais, M. de Rumford eut vis-à-vis d’elle un tort plus grave: madame
de Lavoisier, en se remariant, avait expressément stipulé qu’elle se
ferait appeler madame _Lavoisier_ de Rumford, ce à quoi volontiers en
apparence avait consenti le futur. Mais M. de Rumford, prompt à oublier
ses engagements, s’étonna que sa femme ne fît pas de même, et il ne
dissimula pas sa mauvaise humeur. La veuve de Lavoisier lui rappela
avec convenance mais avec fermeté leurs conventions, en ajoutant, dans
une lettre écrite vers 1808: «J’ai regardé comme un devoir, comme une
religion, de ne point quitter le nom de mon premier mari..... Comptant
sur la parole de M. de Rumford, je n’en aurais pas fait un article de
mes engagements civils avec lui si je n’avais voulu laisser un acte
public de mon respect pour M. Lavoisier et une preuve de la générosité
de M. de Rumford. C’est un devoir pour moi de tenir à une détermination
qui a toujours été une des conditions de notre union et j’ai dans le
fond de l’âme la conviction que M. de Rumford, après avoir pris le
temps de réfléchir, me permettra de continuer à remplir un devoir que
je regarde comme sacré.»

M. de Rumford pourtant, loin de se rendre, s’opiniâtra dans ces
susceptibilités tardives, dans cette jalousie assez ridicule
puisqu’elle s’adressait à une ombre, à la mémoire d’un homme éminent
que sa fin tragique devait rendre plus digne de vénération. Tout en
le blâmant de manquer ainsi à sa parole, on ne saurait excuser tout
à fait madame de Rumford. Puisque le souvenir de Lavoisier lui était
encore si cher, pourquoi ne pas rester tout simplement dans son veuvage
au lieu de consentir à une union qui, par les motifs indiqués plus
haut, devait la placer vis-à-vis de son second mari dans une position
fausse et délicate? Par suite de ces difficultés et des luttes qui en
résultèrent, la position des époux devint telle qu’ils jugèrent tous
deux une séparation nécessaire et elle eut lieu à l’amiable le 30 juin
1809.

M. de Rumford, par sa propre faute sans doute, passa ainsi dans
l’isolement les dernières années de la vieillesse et mourut plus que
jamais en proie à l’amer désenchantement, dans sa maison d’Auteuil (21
août 1814).

Son éminent biographe, qui, même dans un _Éloge_, sait rester historien
sérieux et n’a point dissimulé le revers de la médaille, rend cependant
à Rumford, dans sa péroraison, ce témoignage qu’il semble juste de ne
pas négliger:

«Quels que fussent au reste, dit Cuvier, les sentiments de M.
Rumford pour les hommes, ils ne diminuaient en rien son respect
pour la divinité. Il n’a négligé dans ses ouvrages aucune occasion
d’expliquer sa religieuse admiration pour la Providence, et d’y offrir
à l’admiration des autres les précautions innombrables et variées par
lesquelles elle a pourvu à la conservation de ses créatures; peut-être
même son système politique venait-il de ce qu’il croyait que les
princes doivent faire comme elle, et prendre soin de nous sans en
rendre compte.»

[87] La rue qui portait ce nom a disparu. Elle commençait à la rue
Lavoisier et finissait à la rue de la Pépinière (rue _Abattucci_.)

[88] _Biographie Universelle._

[89] Cuvier.--_Eloges et Notices historiques_, 3 vol. in 8º.



OLIVIER DE SERRES


I

Un contemporain et ami d’Olivier de Serres, dans une Épître remarquable
à celui-ci, fait de l’agriculture un éloge qui n’est que l’expression
de la vérité, et auquel on est heureux de s’associer en reproduisant
tout au long le passage, non pas pourtant dans le texte original, car
ce petit poème est en latin. Aussi, nous croyons préférable d’emprunter
l’élégante traduction qu’en a donnée François de Neufchâteau à la suite
de son _Eloge_ d’Olivier de Serres, prononcé à Paris le 18 septembre
1803, et qui se lit en tête de la nouvelle édition du _Théâtre
d’Agriculture_[90]:

    Ton art est le premier dont notre premier père
    Reçut la loi, dirai-je, ou fâcheuse ou prospère?
    Nul autre n’est plus noble et plus riche et plus doux;
    Il est de tous les temps, il plaît à tous les goûts.
    Le père de famille, au sein de son domaine,
    Goûte les biens permis à la nature humaine;
    Ses moments sont remplis, ses guérêts cultivés,
    Dans l’amour du travail ses enfants élevés;
    Sous les rapports d’époux, et de père et de maître,
    Il est heureux autant qu’un mortel le peut être,
    Du théâtre des champs tel est le digne acteur.
    Non, mon cher _Olivier_! non, l’on ne peut jamais
    Ni sur des monceaux d’or, ni parmi les palais,
    Ni dans l’éclat des rangs que le luxe accompagne,
    Racheter les douceurs qu’on trouve à la campagne.

Malgré quelques passages faibles, voilà en somme un heureux commentaire
du fameux: _O fortunatos agricolas_, de Virgile. Souhaitons que ces
vérités soient de plus en plus comprises aujourd’hui, que tous les
hommes d’État comme les moindres bourgeois estiment à sa valeur cet
art, honorable et utile entre tous, qui inspira si merveilleusement
au siècle d’Auguste le génie du grand poète, et auquel Olivier de
Serres, plus pratique sans doute, avait élevé ce précieux monument[91],
fruit de sa longue expérience et d’une vie toute entière occupée à ce
noble travail de la terre: «Mon inclination et l’état de mes affaires,
dit-il dans la préface, m’ont retenu aux champs en ma maison, et fait
passer une partie de mes meilleurs ans, durant les guerres civiles de
ce royaume, cultivant ma terre par mes serviteurs, comme le temps l’a
pu porter. En quoi Dieu m’a tellement béni par sa sainte grâce, que
m’ayant conservé parmi tant de calamités, dont j’ai senti ma bonne
part, je me suis tellement comporté parmi les diverses humeurs de ma
patrie, que ma maison, ayant été plus logis de paix que de guerre,
quand les occasions s’en sont présentées, j’ai rapporté ce témoignage
de mes voisins, qu’en me conservant avec eux, je me suis principalement
adonné chez moi à faire mon ménage.»

C’est ce qui explique que cette vie, si utilement employée d’ailleurs,
ne renferme que peu ou point d’évènements, d’accidents notables, ou
que du moins les biographes aient crus suffisamment importants pour
nous les transmettre. François de Neufchâteau, dans plusieurs endroits
de son _Eloge_, en fait l’aveu non sans regret: «Si vous me demandez,
non pas des phrases oratoires, non pas des épisodes étrangers, mais
une Notice historique et des faits qui peignent la vie du respectable
auteur du _Théâtre d’Agriculture_, je ne puis vous dissimuler que cette
tâche est à peu près impossible à remplir, et qu’un talent supérieur
à mes faibles efforts ne pourrait suppléer ici au défaut absolu
des matériaux les plus simples et des renseignements même les plus
vulgaires sur le sujet qui nous occupe.»

Tout ce qu’on sait de l’illustre agronome, c’est qu’Olivier de Serres,
seigneur du Pradel, naquit à Villeneuve de Berg, dans le Vivarais
(Ardèche), en 1539. Le domaine de Pradel était situé à une demi lieue
de cette dernière ville, et le propriétaire, comme il nous le dit, s’y
étant retiré, se plut à l’embellir et à en faire ce que de nos jours on
appellerait une ferme modèle:

    L’heureux Pradel domine un beau vallon champêtre;
    Mais ses fruits sont entés de la main de son maître;
    Mais ce pré verdoyant (dont ce nom fut tiré,)
    D’arbres majestueux par toi fut entouré.
    . . . . . . . . . . . La Naïade lointaine
    Vit changer, par tes soins, le cours de sa fontaine.
    Son tribut, au Pradel si longtemps inconnu,
    Du domaine embelli doubla le revenu.
    Tes champs désaltérés en tout temps prospérèrent;
    Tes bâtiments surpris d’un vivier s’entourèrent;
    Et, dans sa fuite encor, suivant tes intérêts,
    L’eau fit tourner pour toi les meules de Cérès.

Le fait le plus important de la vie d’Olivier de Serres, après la
publication de son grand ouvrage, fut le témoignage de confiance que
lui donna le roi Henri IV, lorsqu’il voulut introduire la culture
du mûrier en France, afin que celle-ci cessât d’être tributaire de
l’étranger pour la soie «et qu’elle se voye redimée de la valeur de
plus de quatre millions d’or, que tous les ans il en fallait sortir,
pour la fournir des étoffes composées de cette matière ou de la matière
même.»

Henri, qui connaissait Olivier, au moins par ses écrits et le tenait
en singulière estime, lui écrivit de sa propre main sur le sujet en
question en lui envoyant, de Grenoble où il se trouvait à cause de la
guerre avec la Savoie, sa missive par un de ses principaux officiers,
le seigneur de Bordeaux, «baron de Colonce,» surintendant général
des jardins de France, seigneur rempli de toutes rares vertus, dit
Olivier de Serres. «Par cette même voie, le roi me fit l’honneur de
m’écrire pour m’employer au recouvrement desdits plants, où j’apportai
telle diligence que, au commencement de l’an 1601, il en fut conduit
à Paris jusqu’au nombre de quinze à vingt mille. Lesquels furent
plantés en divers lieux dans les jardins des Tuileries, où ils se sont
heureusement élevés... Et pour d’autant plus accélérer et avancer
ladite entreprise, et faire connaître la facilité de cette manufacture,
Sa Majesté fit exprès construire une grande maison au bout de son
jardin des Tuileries à Paris, accommodée de toutes choses nécessaires,
tant pour la nourriture des vers, que pour les ouvrages de la soie.»

Cette _mangannerie_ s’élevait à l’endroit où se voit maintenant le Jeu
de Paume qui a remplacé l’Orangerie du côté de la rue Saint-Florentin,
au bout de la terrasse dite autrefois des Feuillants.

Après ces détails, la biographie ne nous apprend rien de plus sur
Olivier de Serres, si ce n’est la date de sa mort, qui eut lieu au
Pradel le 2 juillet 1619. Il avait pu jouir d’ailleurs de sa gloire,
car, de son vivant seulement, huit éditions de son livre, paru en 1600
et dédié au roi (Henri IV), se succédèrent rapidement. Neuf autres
parurent ensuite, dont la dernière fut publiée à Lyon en 1675. Depuis
lors, par un de ces caprices de la vogue plus faciles à constater
qu’à expliquer, le _Théâtre d’Agriculture_ cessa de se vendre et par
conséquent de s’imprimer. On préféra la médiocre _Maison rustique_,
complétée par Ch. Liébault, à l’œuvre si substantielle et si originale
d’Olivier de Serres, dont François de Neufchâteau dit excellemment:

«Les révolutions de la langue française ont fait vieillir, en effet,
un grand nombre de livres; mais il est des auteurs que leur naïveté
ou leur précision a sauvés du naufrage des compositions gauloises.
Ces auteurs font aimer leur physionomie antique. Ils ont une couleur
à eux: la rajeunir, c’est l’altérer, comme on dégrade un vieux palais
qu’on s’avise de regratter. Boileau se moque de celui qui avait
traduit le français d’Amyot. On ne pourrait pas supporter une version
de Montaigne. Nous croyons qu’Olivier de Serres est un peu de la même
trempe. L’intérêt d’un livre a trois sources: le sujet, le plan et
le style. Le _Théâtre d’Agriculture_ réunit ces trois avantages: le
sujet en est bien saisi, l’ordonnance en est simple et grande; quant
au langage de l’auteur, on voit qu’il avait fait d’excellentes études
et que les formes de son style sont celles des auteurs classiques.
Il jette dans ce moule des notions si justes, des idées si précises
et des conceptions si nettes, qu’une sorte de charme est encore
attachée à sa manière de les rendre. En lisant posément le _Théâtre
d’Agriculture_, on l’entend sans aucune peine; malgré la grammaire
moderne, on s’habitue à ses tournures, on aime à remonter au temps où
l’auteur écrivait. Nous nous plairions à conférer avec un bon vieillard
qui eût vécu sous Henri IV et qui lui eût parlé. En dépit de son vieux
langage, s’il avait de l’esprit nous saurions l’écouter avec attention.
Eh bien! voilà précisément l’espèce de plaisir que donne le livre
d’OLIVIER DE SERRES.[92]

[90] 2 vol in-4º, an XII (1804.)

[91] Le _Théâtre d’Agriculture_.

[92] _Éloge d’Olivier de Serres._


II

A défaut de détails biographiques plus complets sur l’illustre
laboureur, on nous saura donc gré de faire quelques emprunts à son
livre:

_Naturel des terres._ «Le fondement de l’agriculture est la
connaissance du naturel des terroirs que nous voulons cultiver...

«.... On remarque plusieurs et diverses sortes de terres; mais pour
éviter la confusion de ce grand nombre, nous les distinguerons en deux
principales; à savoir en argilleuses et sablonneuses, d’autant que ces
deux qualités-là sont les plus apparentes en tous terroirs et dont
de nécessité faut qu’ils participent. De là procède la fertilité et
stérilité des terroirs au profit ou détriment du laboureur, selon que
la composition des argiles et sablons s’en trouve bien ou mal faite.
Car comme le sel assaisonne les viandes, ainsi l’argile et le sablon
étant distribués ès terroirs par juste proportion, ou par nature ou
par artifice, les rendent faciles à labourer, à retenir et rejeter
convenablement l’humidité, et, par ce moyen, domptés, approvisionnés,
engraissés, rapportent gaiement toutes sortes de fruits. Comme au
contraire, importunément surmontés par l’une ou l’autre de ces deux
différentes qualités, ne peuvent être d’aucune valeur: se convertissant
en terres trop pesantes ou trop légères, trop dures ou trop molles,
trop fortes ou trop faibles, trop humides ou trop sèches; bourbeuses,
crayeuses, glaiseuses, difficiles à manier en tout temps, craignant
l’humidité en hiver et la sécheresse en été, et par conséquent presque
infertiles.»

N’est-ce pas là une langue excellente qui dit bien ce qu’elle veut
dire, nette, précise et cependant colorée?

_Le père de famille, bon ménager!_ «Pour un préalable doncques, notre
père de famille sera averti de s’étudier à se rendre digne de sa
charge; afin que sachant bien commander ceux qu’il a sous soi, en
puisse tirer l’obéissance nécessaire (ce qui est l’abrégé du ménage),
tâchant, pour en venir là, de changer, ou du moins d’adoucir les
humeurs qu’il pourrait avoir contraires à tout louable exercice, par
n’y être né. Moyennant ce, et la faveur du ciel, ne doutera de venir
très-bien à bout de ses desseins.

»... Le père de famille ajoutera à ses œuvres pies et charitables,
celle-ci, de s’employer à pacifier les différents et querelles d’entre
ses sujets et voisins, les gardant d’entrer en procès et les aidant à
en sortir s’ils y sont: à ce que la paix étant conservée parmi eux, il
participe lui-même à l’aise et repos qu’elle aura produit.

»... Sera véritable, continent, sobre, patient, prudent, provident,
épargnant, libéral, industrieux et diligent. Parties nécessaires à
l’homme qui désire bien vivre en ce monde, même au ménager; étant
leurs contraires ennemies formelles de notre profit et bonheur, Dieu
maudissant le labeur des vicieux et fainéants, et les hommes les ayant
en exécration.»

_La Poulaille; du Coq._ «Que le coq soit de moyenne taille, toutefois
plus grand que petit: de pennage (plumage) noir ou rouge obscur; ayant
les pieds gros, garnis d’ongles et de griffes avec les ergots forts et
acérés; les jambes fortes et tout cela de couleur jaune; les cuisses
massives et fournies de plumes; la poitrine large, le col élevé et
fort garni de plumes de diverses et variantes couleurs, comme dorées,
jaunes, violettes et rouges; la tête grosse et élevée; la crête rouge
comme écarlate, grande, redoublée, crépelue; le bec gros et court, les
yeux noirs et brillants, les oreilles larges et blanches, la barbe
longue et pendante; les ailes fortes et bien fournies de pennage; la
queue grande et haute, la portant redoublée par-dessus la tête, si
toutefois il a queue; car des esqueués (sans queue) s’en trouve de fort
bons. Sera aussi le coq éveillé, chaud, courageux, remuant, robuste,
prompt à chanter, affectionné à défendre ses poules et à les faire
manger.»

N’est-ce pas bien dit? Se peut-il une peinture plus vive et plus
franche et telle que Weenix ou tel autre Flamand pourrait l’avouer!
J’imagine que si La Fontaine connut ce passage, il dut en être ravi et
maintes fois le lire et relire.



FIN DU DEUXIÈME VOLUME.



TABLE


    Gerson                                     1

    Grétry                                     6

    Haüy (les Frères)                         15

    Jacquard                                  27

    Joinville                                 40

    Joubert (Joseph)                          50

    Jouffroy d’Abbans                         69

    Lacépède                                  81

    Lamartine                                100

    Larrey                                   111

    Lhomond                                  124

    Maistre (Joseph de)                      128

    Malesherbes                              145

    Martin (saint)                           156

    Mercœur (Élisa)                          169

    Molière                                  190

    Moncey                                   194

    Monge                                    207

    Montyon                                  222

    Oberkampf                                229

    Palissy (Bernard)                        235

    Parmentier                               251

    Pascal                                   264

    Pergolèse                                268

    Poussin (Nicolas)                        271

    Quintinie (La)                           305

    Racine et Boileau                        315

    Raphaël                                  339

    Rembrandt (Van Ryn)                      351

    Richard-Lenoir                           369

    Robinson                                 384

    Rosalie (la sœur)                        390

    Rotrou                                   406

    Rumford                                  413

    Serres (Olivier de)                      423

FIN DE LA TABLE DU DEUXIÈME VOLUME.



    OUVRAGES DU MÊME AUTEUR.

    =La France héroïque=, vies et récits dramatiques d’après les
    chroniques et les documents originaux, 3e édit. 4 vol.
    in-12                                                        10 fr. »»

    =Les Marins Français=, suite et complément de la France
    héroïque, 2 fort vol. in-12                                   6 fr. »»

    =Les Combats de la vie=, 2e édit. 4 vol.                      8 fr. »»

    =A l’Ombre du Drapeau=, 3e édit. 4 vol. in-12                 2 fr. »»

    =Le Soldat=, chants et récits, 3e édit. 1 vol. in-18          » fr. 60

    =La filleule d’Alfred=, 2e édit. 1 vol. in-12                 2 fr. »»

    =La Caverne de Vaugirard=, 1 vol.                             2 fr. »»

    =Quand les Pommiers sont en fleurs=, 1 vol.                   2 fr. »»

    =La joie du Foyer=, (3e édit.) 1 vol. in-18                   1 fr. 50

    =Les Soirées du Dimanche=, (2e édit.) 1 vol.                  1 fr. 50

    =La Femme=, ses vertus et ses défauts, (Tiré des écrits du
    P. Caussin), 1 fort vol. in-12                                3 fr. 50

    =Je Politique=, (Récits et Portraits), 1 vol. in-12           3 fr. 50


CAMBRAI.--IMPRIMERIE DE A. RÉGNIER-FAREZ, PLACE-AU-BOIS, 28.


       *       *       *       *       *


  Corrections.

  Page   8: «empêchar» remplacé par «empêcher» (Ce qui a pu empêcher
            ce compositeur).
  Page  40: «insépérables» remplacé par «inséparables» (inséparables
            de l’humanité).
  Page  43: «ré-réponse» remplacé par «réponse» ( ne se tint pas
            pour satisfait de cette réponse ).
  Page  56: «subjugeaient» remplacé par «subjuguaient» (des
            séductions qui subjuguaient une société).
  Page  68: «dissonnance» remplacé par «dissonance» (semble presque
            une dissonance ).
  Page  69: «appaudir» remplacé par «applaudir» (On ne saurait trop
            applaudir à cette décision).
  Page  72: «Wast» remplacé par «Watt» (Une machine de Watt à simple
            effet).
  Page  71: «Wast» remplacé par «Watt» (une machine de Watt, connue
            en France).
  Page  74: «marchine» remplacé par «machine» (Voyez donc l’énorme
            machine que ce bateau).
  Page  77: «Pensylvanie» remplacé par «Pennsylvanie» (né à
            Little-Britain (Pennsylvanie) en 1765).
  Page  77: «Bolton-Wat» remplacé par «Boulton-Watt» (dans l’usine
            de Bolton-Watt).
  Page  98-99: «auss» remplacé par «aussi» (demandant que l’église
            aussi leur fût ouverte).
  Page 133: «Provi-vidence» remplacé par «Providence» (Le
            gouvernement temporel de la Providence ).
  Page 137: «toute» remplacé par «toutes» (toutes les grandes
            qualités du cœur).
  Page 141: «laconiquemeni» remplacé par «laconiquement» (il dit
            plus laconiquement encore).
  Page 149: «Maleshesbes» remplacé par «Malesherbes» (Malesherbes
            fut exilé dans ses terres).
  Page 150: «Maleshesbes» remplacé par «Malesherbes» (Malesherbes
            écrit noblement au président).
  Page 152: «Maleshesbes» remplacé par «Malesherbes» (Eh bien!
            monsieur de Malesherbes ).
  Note  35: «Eeisenstadt» remplacé par «Eisenstadt» (dans le comté
            d’Eisenstadt).
  Page 164: «ausitôt» remplacé par «aussitôt» (Privé presque
            aussitôt de ses forces).
  Note  36: «iu» remplacé par «in» (in-8º 1852).
  Page 169: Le numéro de la section I manque dans l'original.
  Page 173: «bouheur» remplacé par «bonheur» (qui fissent son
            bonheur ).
  Page 178: «suprise» remplacé par «surprise» (J’ai lu avec autant
            de surprise que d’intérêt).
  Page 180: «attérée» remplacé par «atterrée» (ne l’aurait pas plus
            atterrée qu’elle ne le fut).
  Page 183: «regette» remplacé par «regrette» (mais on regrette que
            l’auteur).
  Page 198: «suivants» remplacé par «suivant» (suivant les
            errements habituels).
  Page 209-210: «sourcil» remplacé par «sourcils» (sous d’épais
            sourcils noirs).
  Page 223: «tranféra» remplacé par «transféra» (le ministre le
            transféra à l’intendance).
  Page 224: «ennée» remplacé par «l’année» (dès l’année 1788).
  Page 245: «grands» remplacé par «grand» (d’un plus grand nombre
            de catholiques).
  Page 246: «céramite» remplacé par «céramiste» (des écrits de
            l’illustre céramiste ).
  Page 252: «hôpi-pitaux» remplacé par «hôpitaux» (intendant
            général des hôpitaux ).
  Page 253: «Mein» remplacé par «Main» (pharmacien célèbre de
            Francfort-sur-Main ).
  Page 253: «naturalite» remplacé par «naturaliste» (du célèbre
            naturaliste de Jussieu).
  Page 254: «Neuchâteau» remplacé par «Neufchâteau» (François de
            Neufchâteau qui voulait qu’on appelât).
  Page 262: «le» remplacé par «les» (pour les mieux observer).
  Page 279: «écriviat» remplacé par «écrivait» (qu’il écrivait au
            commandeur Cassiano del Pozzo).
  Page 286: «galarie» remplacé par «galerie» (dans la galerie des
            vues de France).
  Page 304: «fait» remplacé par «faits» (chefs-d’œuvre faits pour
            donner des leçons).
  Page 323: «tout» remplacé par «tous» (il édifia tous ceux qui
            connaissaient).
  Page 332: «tous» remplacé par «tout» (laissant par testament
            presque tout son bien).
  Page 335: «grenediers» remplacé par «grenadiers» (que les
            grenadiers font profession).
  Page 360: «Breestraal» remplacé par «Breestraat» (Possesseur
            d’une maison située dans le Breestraat ).
  Page 376: «exécutien» remplacé par «exécution» (Pour mettre à
            exécution son projet).
  Page 379: «le» remplacé par «les» (l’administration frappa les
            matières).
  Page 386: «sterlings» remplacé par «sterling» (50 livres sterling
            pour celui qui découvrirait).
  Page 393: «martys» remplacé par «martyrs» (Cette persécution fit
            des martyrs parmi les siens).
  Page 393: «le» remplacé par «la» (qui volontiers la
            considéraient).
  Page 393: «commnauté» remplacé par «communauté» (Paris où la
            communauté des Filles).
  Page 395: «nécesssaire» remplacé par «nécessaire» (la layette
            nécessaire ou du linge).
  Page 403: «consolatiou» remplacé par «consolation» (la
            consolation de voir ses chers pauvres).
  Page 408: le mot «art» qui manque dans l'original a été restitué
            (Je vois que ton esprit, unique dans ton art ).
  Page 410: «Qni» remplacé par «Qui» (Qui sont meilleurs que je ne
            fus!).
  Page 420: «Malesberbes» remplacé par «Malesherbes» (les
            conversations de Malesherbes, Condorcet, etc.).
  Page 423: «Ollivier» remplacé par «_Olivier_» (Non, mon cher
            _Olivier_! non, l’on ne peut jamais).





*** End of this LibraryBlog Digital Book "Les Rues de Paris, tome deuxième" ***

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