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Title: Croc-Blanc
Author: London, Jack
Language: French
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JACK LONDON

CROC-BLANC

(WHITE FANG)



_Traduction de Paul Gruyer et Louis Postif_



PARIS

LES ÉDITIONS G. GRÈS ET Cie

21, RUE HAUTEFEUILLE, 21

MCMXXIII



TABLE

INTRODUCTION
I.--La piste de la viande
II.--La louve
III.--Le cri de la faim
IV.--La bataille des crocs
V.--La tanière
VI.--Le louveteau gris
VII.--Le mur du monde
VIII.--La loi de la viande
IX.--Les faiseurs de feu
X.--La servitude
XI.--Le paria
XII.--La piste des dieux
XIII.--Le pacte
XIV.--La famine
XV.--L'ennemi de sa race
XVI.--Le dieu fou
XVII.--Le règne de la haine
XVIII.--La mort adhérente
XIX.--L'indomptable
XX.--Le maître d'amour
XXI.--Le long voyage
XXII.--La terre du Sud
XXIII.--Le domaine du dieu
XXIV.--L'appel de l'espèce
XXV.--Le sommeil du loup



INTRODUCTION

JACK LONDON

QUELQUES MOTS SUR SA VIE ET SON ŒUVRE


_Il est le Gorki américain. Comme le célèbre Moscovite, avec des
réactions différentes tenant à la diversité des races, il connut les
pires misères physiques et morales. Comme lui, il se redressa là où
bien d'autres ont sombré et trouva le moyen de jeter sur le papier
une œuvre originale et puissante, d'une vie intense, qui a été
traduite à peu près dans toutes les langues, notamment en allemand, en
suédois, en hollandais, en norvégien et en russe._

_Il naquit à San-Francisco, en 1876. Son père, John London, exerçait
en Californie le métier de frappeur. Il allait et venait dans le
«ranch» et se louait, entre temps, comme gardien de ferme ou de
bestiaux. Les atavismes les plus variés se croisaient et se
superposaient dans le sang de la famille. Des Anglais, des Gallois, des
Hollandais, des Suisses, des Français et des Allemands, six races au
total, y avaient fusionné. Tous gens hardis et rudes, gens d'action
et gens d'aventure, gens dépourvus des préjugés sociaux du vieux
monde, qui avaient secoué derrière eux, sur le sol de leur patrie, la
poussière de leurs souliers et s'en étaient venus, par delà
l'Atlantique, interroger la vie et tenter un sort meilleur._

_Le petit Jack était le dernier de la lignée, la dernière pierre qui
allait rouler à son tour, en de rudes et chaotiques soubresauts._

_Personne, sur le ranch, ne lui enseigna à lire ni à écrire. À cinq
ans, il avait, seul, appris l'un et l'autre. Ses parents se
décidèrent à l'envoyer dans une école, durant les quelques loisirs
que lui laissait le travail manuel. Car, dès l'âge de huit ans, ils
l'avaient engagé comme garçon de ferme. C'était, au demeurant,
une école peu ordinaire. «Les élèves, nous a-t-il conté, étaient
assis dans la classe, chacun devant un pupitre. Mais, le plus souvent,
le magister était ivre. Alors tout le monde était debout et les plus
âgés de nous battaient le magister. Celui-ci prenait sa revanche sur
les plus jeunes et les rouait d'autant de coups qu'il en avait
lui-même encaissés. Oui, vraiment, c'était là une belle école!_»

_L'enfant commençait à réfléchir. Déjà il pensait. Il voyait plus
loin que la vie matérielle et sentait obscurément qu'un autre monde
moral existait, un autre univers que celui où il se débattait. Mais il
demeurait sans guide aucun. Ni parents, ni amis qui le comprissent;
personne avec qui formuler et échanger quelqu'une de ces idées qui
germaient en lui. Les hommes parmi lesquels il vivait ne connaissaient
qu'une joie, celle de l'alcool et, dès cinq ans, lui avaient appris
à s'enivrer._

_Il s'était procuré des livres et, dès qu'il en avait le loisir,
il les dévorait._ L'Alhambra, _de Washington Irving, suscita en lui un
grand enthousiasme[1]. À d'aide de vieilles briques, il se
construisit un château en miniature, avec des tours, des minarets et
des terrasses. Des inscriptions à la craie indiquaient l'emplacement
des principales scènes du roman. Mais il ne se trouva personne, parmi
les gens du ranch, pour comprendre ce chef-d'œuvre. Un jour, un homme
de la ville étant venu à la ferme, en bel habit de drap et en souliers
vernis, le petit Jack l'amena vers le palais qu'il avait bâti et
l'interrogea sur l'_Alhambra. _Le citadin était non moins ignare que
les gens du ranch._

_L'enfant se désespérait. L'existence à laquelle il semblait
condamné lui apparaissait effroyablement morne. Le spectacle même de
la nature, car il était un rêveur, mais non un contemplatif,
n'était pas pour lui une consolation. Il haïssait ces champs, ces
bois, ces vallons, ces collines, qui lui étaient une prison. Comme le
louveteau de Croc-Blanc, il voulait percer l'horizon qu'il avait
devant lui, il prétendait crever le mur du monde qui l'entourait et
jeter son défi à la vie_[2].

 *
* *

_À onze ans, ses vœux furent comblés. Avec ses parents, il quitta le
ranch et s'en vint dans une ville, à Oakland, sur le Pacifique. Il y
partagea son temps entre la bibliothèque publique, qui était gratuite,
heureusement pour lui, la fréquentation des écoles et son nouveau
métier de crieur de journaux, où il s'égosillait et qui le faisait
vivre. Cette occupation encore n'était pas bien reluisante. Avec
quelque patience, il aurait pu, semble-t-il, étant donnée son
intelligence précoce, trouver mieux et se créer une situation sociale
acceptable. Mais le démon des aventures et la haine de toute sujétion
étaient en lui. Ses atavismes ancestraux le poussèrent vers
l'inconnu. Il fit un premier saut hors la loi et, quittant le foyer
familial, il s'aboucha avec des pilleurs d'huîtres, métier qui
était alors fort fructueux. Il eut la chance de ne pas se faire prendre
par les policiers._

_Puis il s'engagea sur une goélette de garde-pêche et, comme le
voleur qui se fait gendarme, il eut pour fonction désormais de
coopérer à la répression de la contrebande du poisson. Le métier
n'était pas sans risques. Les contrebandiers, Chinois, Grecs ou
Italiens, ne craignaient ni Dieu ni diable, et plus d'un garde-pêche
payait de sa vie son intervention. Il s'en tira sans écoper et, son
engagement terminé, il s'embarqua pour la chasse aux phoques, au
détroit de Behring et sur la côte du Japon._

_Revenu à terre, après de terribles moments de désespoir, dont il se
consolait dans l'ivresse, il rentra dans le giron familial et, comme
il se sentait robuste et bien musclé, il s'embaucha comme docker. Sur
son torse nu, ruisselant de sueur poussiéreuse et noire, il débarqua
du charbon. Afin de varier son labeur, il passa ensuite dans une
fabrique de jute, où la journée était de treize heures, de six heures
du matin à sept heures du soir. Il s'était créé à lui-même une
sorte d'Évangile social. Le travail physique était pour l'homme un
devoir, la sanctification de la vie et son salut. «L'orgueil que je
retirais d'une journée de besogne bien accomplie ne saurait se
concevoir. J'étais l'exploité idéal, l'esclave-type, heureux de
sa servitude.» C'est un zèle peu commun et dont les prêcheurs de
travail d'ordinaire se gardent fort. Le peu de répits que lui
laissaient l'usine et le repos, le jeune homme les consacrait à ses
premiers essais littéraires._

_Car le démon d'écrire ne l'avait point quitté. Et, comme un
journal de San-Francisco offrait un prix pour un article descriptif, sa
mère lui conseilla de tenter la chance. Il prit pour sujet:_ Un typhon
sur la côte japonaise. _La première nuit, entre minuit et cinq heures
et demie du matin, il aligna les deux mille mots exigés. La seconde
nuit, mécontent de son œuvre, il coucha sur son papier deux mille
autres mots. La troisième nuit, il fondit ensemble ses deux
compositions. Sa peine ne fut point vaine, car le premier prix lui fut
attribué. Le second et le troisième prix allèrent à des étudiants
de l'Université de Stanford et de celle de Berkeley, par-dessus
lesquels il passait ainsi._

_Encouragé par ce succès, il adressa au même journal un second
article, insuffisamment travaillé, et qui fut refusé. Cet échec le
découragea. Il prit un bâton au poing, un sac sur son dos et,
traversant tout le continent américain, s'en fut à pied, en
traînant le long des routes, jusqu'à Boston. Il s'en revint de
même, par le Canada, où il se fit condamner et emprisonner pour
vagabondage. En 1895, à dix-neuf ans, il est de retour à Oakland, où
nous le retrouvons portier de l'École Secondaire et... collaborateur
du Bulletin littéraire de la même école. Ces choses-là, évidemment,
ne se voient qu'en Amérique. Il donne au Bulletin ses premiers
contes, récits vécus de ses aventures de terre et de mer et de sa
randonnée pédestre. Cela dura ainsi pendant un an. Puis le métier de
portier le dégoûta._

_Jack vient à San-Francisco, où il se fait admettre à l'Université.
Mais le gain du pain quotidien demeure amer. Il lui faut s'embaucher
dans une blanchisserie et repasser des chemises, afin de pouvoir
étudier et écrire. Le fer chaud et la plume alternent dans sa main.
Mais de sa main lasse la plume tombait souvent, souvent sur le livre ses
yeux se fermaient. Au bout de trois mois, il n'y peut plus tenir._

_Alors, il part tout là-bas, vers le Nord, vers le Klondike et le pays
de l'or. Mais bientôt une épidémie de scorbut se déclare. Il
recommence, en sens inverse, le long voyage de quatre mille kilomètres,
et se retrouve à Oakland où, son père étant mort, tout le fardeau de
la famille lui retombe sur les épaules._

 *
* *

_Des jours meilleurs allaient luire cependant._

_L'esprit de Jack London, parmi tant de traverses, commençait à se
former et sa pensée se précisait. Ses voyages à travers la société
et à travers le monde, pour mouvementés qu'ils eussent été, lui
avaient apporté une ample moisson de souvenirs émotifs et
d'impressions. Sa plume, errante dans le rêve, allait pouvoir
s'exercer sur des réalités. Dans les solitudes neigeuses du Klondike
et de la Terre du Nord, «où personne ne parle, où tout le monde
pense», il s'était longuement replié sur lui-même. «Mon
véritable horizon, dit-il, m'était apparu._»

_Cet horizon n'était plus celui du travail manuel, si noble qu'il
fût, et que force est bien d'abandonner, dans la société, à ceux
qui n'en peuvent accomplir d'autre. Il y avait d'ailleurs
pléthore de main-d'œuvre en Californie. Matériellement même, la
littérature était pour Jack le salut._

_Il commença par rédiger un récit d'un voyage au Klondike, qui ne
trouva pas d'amateur. Un roman fut pareillement dédaigné. Mais un
magazine californien accepta et publia un conte, qui fut payé cinq
dollars et eut du succès. Un autre magazine demanda un deuxième conte
et le paya quarante dollars. «Les choses commençaient à prendre
tournure et il devenait probable que je n'aurais plus besoin, pendant
quelque temps tout au moins, de décharger du charbon.» Pour beaucoup
qu'il eût vécu, Jack n'avait que vingt-quatre ans. Malgré ses
défauts et ses tares, cette société, maudite par lui dans sa misère,
lui tendait la main et se trouvait, en somme, avoir du bon._

_En 1900, paraissait le premier volume de Jack London,_ The Son of the
Wolf _(le Fils du Loup), recueil de récits du pays de l'or. «Dès
alors j'aurais pu, dit-il, gagner des sommes importantes comme
journaliste. Mais je m'y refusai, estimant qu'un journal, cette
machine à tuer les hommes, n'est nullement ce qui confient à un
jeune homme, à l'époque de sa formation._»

_Il continua donc à produire de nouveaux volumes qui, au nombre de
cinquante, se succédèrent sans interruption:_ L'Appel du Wild, le
Loup des Mers, Avant Adam, Radieuse Aurore, La Vallée de la Lune, Jerry
des Iles, Le Talon de Fer, Le Vagabond des Étoiles, Michaël, frère
de Jerry, _etc., auxquels il faut ajouter trois pièces de théâtre._

«_Je suis, écrivait-il, un adepte du travail méthodique et je
n'attends jamais l'inspiration. D'un tempérament naturellement
insouciant et fantaisiste, facilement mélancolique, je suis arrivé à
vaincre ces deux défauts. La discipline que j'ai connue comme matelot
a toujours laissé sur moi son empreinte et peut-être lui suis-je
redevable de la régularité de ma vie actuelle. Je ne prends que cinq
heures et demie de sommeil, limite précise que je m'accorde, et rien
n'a jamais été capable de me retenir plus longtemps au lit._»

_Les portraits de Jack London nous le montrent avec une large carrure et
de puissantes épaules--celles qui portaient les sacs de charbon,--des
yeux flambants d'intelligence dans sa face rasée, et un menton
proéminent, énergique et volontaire. D'autres portraits de lui
l'évoquent en boxeur, à demi nu, et faisant valoir les muscles de sa
poitrine et la force de ses biceps._

_En parfait Américain, en effet, il était devenu un fervent de tous les
sports. «J'aime la boxe, la natation, le yachting et même le
cerf-volant. Bien qu'aimant la ville, je préfère habiter sa banlieue
et jouir, près de la ville, de la campagne où la vie est meilleure et
plus naturelle. Je regrette de n'avoir pas appris la musique.
Aujourd'hui je m'adonnerais volontiers à la poésie, si je
possédais pour vivre un ou deux millions de dollars.» Un ou deux
millions de dollars pour faire décemment bouillir la marmite...
L'ancien pilleur d'huîtres et débardeur avait, avouons-le, fait du
chemin._

_La mort, hélas! fauchait en 1916, à quarante ans et en pleine
production, ce curieux et robuste gaillard. Depuis longtemps déjà il
souffrait d'une entérite chronique, à laquelle s'ajoutait un
épuisement nerveux qui lui avait fait perdre le sommeil. Le matin de
son dernier jour (22 novembre 1916), son domestique japonais ne put le
réveiller. Il appela la sœur de Jack, Elisa Shepard, qui elle-même
alla quérir Mistress Charmian London. Jack était dans un état de
prostration complet et il fut impossible de lui faire reprendre ses
sens. Il présentait tous les symptômes d'un empoisonnement du
sang. Quatre médecins furent mandés en hâte, d'Oakland et de
San-Francisco. Mais il expira dans l'après-midi. Ses restes furent
incinérés, selon sa volonté, et les cendres déposées dans un
endroit de sa propriété, qu'il avait désigné. Bien qu'il eût eu
l'intuition de sa fin prochaine, la veille de sa mort il avait fait sa
promenade habituelle et lu comme de coutume_[3].

 *
* *

White Fang _ou_ Croc-Blanc, _que nous offrons aujourd'hui au public,
histoire d'un loup qui vient à la civilisation et se fait chien, est
comme_ The Call of the Wild _ou_ l'Appel du Wild, _histoire d'un chien
qui retourne à l'état sauvage et se refait loup, comme_ Jerry des
Iles _et_ Michaël, frère de Jerry, _histoires de chiens, un roman de
psychologie animale._

_D'autres auteurs ont mis en scène des animaux, mais dans un sens
différent. Ceux que nous présente La Fontaine, par exemple, et plus
près de nous R. Kipling, agissent en êtres humains et nous empruntent
nos sentiments, dont il deviennent, avec plus ou moins de bonhomie ou de
lyrisme, comme le miroir et le symbole. De nos caractères et de nos
passions ils sont comme les synthèses. Les bêtes de Jack London, au
contraire, agissent et pensent exclusivement en bêtes. L'auteur, dans
les mornes solitudes du Wild, le Grand Désert Blanc, qui de la terre
habitée monte vers le Cercle Arctique, les a longuement observés de
près. Il a vécu avec eux, côte à côte, en ami ou en ennemi. Il
s'est penché vers ces frères inférieurs, vers ces anneaux, moraux
comme physiques, de la grande chaîne des êtres, dont l'homme, avec
plus d'indignité parfois, occupe le sommet. Il a scruté leur pensée
rudimentaire, interrogé leur cerveau. Se faisant, en imagination,
chien, loup, lynx, porc-épic, écureuil, il s'est demandé quelle
conception, plus ou moins développée, plus ou moins restreinte, toutes
ces bêtes pouvaient bien avoir de la vie, ce qu'elles pouvaient en
sentir et en comprendre, sous quel angle visuel les mêmes événements
qui nous touchent pouvaient les atteindre et impressionner leurs
cerveaux._

_Quant au paysage évoqué, il n'est, en dehors de toute littérature
descriptive proprement dite, qu'un décor, tragique à souhait, pour
le drame qui s'y joue. Plus exactement, l'un et l'autre se
confondent, car, sur cette Terre du Nord, dont l'écrivain éveille
pour nous la poignante vision, il est impossible de séparer l'être
de l'ambiance où il vit et qui l'étreint, la créature de la
création. Rien ici ne saurait être factice. De Jack London on peut
dire avec raison que l'œuvre est l'homme même. Ce sont ses
ressouvenances, ses impressions, ses émotions, tout ce qu'il a vécu
lui-même, qu'il nous dépeint._

_Dans ce déchaînement des forces hostiles, parmi leur indestructible
pérennité, «où l'homme est moins qu'une pomme de terre»,
l'homme lutte cependant, il lutte et il pense. Il est le roseau
pensant de Pascal, et surtout le roseau agissant. Car l'action, sur la
Terre du Nord, est tout. Sans l'action, sans l'action perpétuelle,
la mort est là, embusquée, qui ne tarde guère._

_De même, avant de s'embarquer en une longue croisière sur le_ Snark,
_il écrira: «Me voici, chétif animal appelé homme. Un brin de
matière animée, cent soixante-cinq livres de chair, d'os, de nerfs,
de tendons et de cerveau, tout cela doux et tendre, vulnérable et
fragile, un brin de vie palpitante. Voilà tout ce que je suis. Autour
de moi vont les grandes forces naturelles, menaces colossales, Titans de
destruction, monstres dénués de sentiment, qui ont autant d'égards
envers moi que moi pour le grain de sable que j'écrase sous mon pied.
Ils ne me connaissent point, ils sont inconscients, impitoyables,
amoraux. Ces monstres ont nom les cyclones et les tornades, les éclairs
et le tonnerre, les lames furieuses et les trombes, les tremblements de
terre et les volcans, les écumes qui heurtent avec fracas la côte
hérissée de récifs, et les vagues qui bondissent par-dessus les
sabords des plus grands navires, faisant des hommes une bouillie ou les
projetant dans la mer. Aucun de ces monstres déchaînés ne connaît la
minuscule créature, toute sensitive, toute de nerfs et de faiblesse,
que les hommes, appellent Jack London et qui lui-même se croit quelque
chose et même un être supérieur. Dans le conflit de tous ces Titans,
dans le labyrinthe de périls dont ils m'enveloppent, je dois me
frayer un chemin. Et le brin de vie que je suis exultera en triomphant
d'eux._»

_C'est tout cela que rend admirablement Jack London, et son style alors
demeure net et ferme, ferme comme l'acte qu'il décrit. Tout ce qui
est tragique, chez lui, l'est à souhait. Sa plume, par contre,
devient plus indécise dès que la bataille de la vie se détend et que,
dépouillant sa rude écorce, il se fait sentimental. L'auteur
demeure, malgré lui, un être de drame et de souffrance. Parfois aussi,
lorsqu'il tend aux considérations générales, son style se fait plus
diffus. L'ancien fils du trappeur errant n'a pas suffisamment appris
à mettre en ordre le flot de ses pensées et celui de ses phrases. Il
est un émotif de premier ordre, mais la solide culture classique des
races latines lui a manqué. Le rôle du traducteur devient alors
infiniment délicat. Sans s'attacher obstinément à un mot à mot
littéral, que rend plus difficile encore la différence de génie des
langues anglo-saxonnes et de la langue française, celle-ci éprise
avant tout de netteté et de clarté, le traducteur doit s'efforcer de
faire jaillir, le plus fidèlement possible, la pensée enclose dans
l'original._

_Tel qu'il est, avec ses qualités et ses défauts, Jack London n'en
demeure pas moins une des plus originales et des plus puissantes
incarnations du génie anglo-saxon._


PAUL GRUYER ET LOUIS POSTIF.


[Note 1: On sait que Washington Irving (1783-1859), historien et
romancier, est un des plus célèbres écrivains américains. Il fit de
nombreux voyages en Europe et séjourna longtemps en Angleterre et en
Espagne. Son style, à la fois riche et pur, rivalise avec celui des
meilleurs prosateurs anglais.]

[Note 2: CROC-BLANC: _Le Mur du monde._]

[Note 3: Mistress Charmian London qui nous a conté la vie de son mari
(Biographie de Jack London, 2 vol. avec photographies, qui doivent
être prochainement traduits en français par Mme Alice Bossuet), a
également écrit divers autres volumes, dont _Jack London dans les Mers
du Sud_ et _Une femme parmi les Chasseurs de Têtes._]



I

LA PISTE DE LA VIANDE


De chaque côté du fleuve glacé, l'immense forêt de sapins
s'allongeait, sombre et comme menaçante. Les arbres, débarrassés
par un vent récent de leur blanc manteau de givre, semblaient
s'accouder les uns sur les autres, noirs et fatidiques, dans le jour
qui pâlissait. La terre n'était qu'une désolation infinie et sans
vie, où rien ne bougeait, et elle était si froide, si abandonnée que
la pensée s'enfuyait, devant elle, au delà même de la tristesse.
Une sorte d'envie de rire s'emparait de l'esprit, rire tragique,
comme celui du Sphinx, rire transi et sans joie, quelque chose comme le
sarcasme de l'Éternité devant la futilité de l'existence et les
vains efforts de notre être. C'était le _Wild_, le Wild farouche,
glacé jusqu'au cœur, de la terre du Nord[4].

Sur la glace du fleuve et comme un défi au néant du Wild, peinait un
attelage de chiens-loups[5]. Leur fourrure, hérissée, s'alourdissait
de neige. À peine sorti de leur bouche, leur souffle se condensait en
vapeur, pour geler presque aussitôt et retomber sur eux en cristaux
transparents, comme s'ils avaient écumé des glaçons.

Des courroies de cuir sanglaient les chiens et des harnais les
attachaient à un traîneau, qui suivait, assez loin derrière eux, tout
cahoté. Le traîneau, sans patins, était formé d'écorces de
bouleaux, solidement liées entre elles, et reposait sur la neige de
toute sa surface. Son avant était recourbé en forme de rouleau, afin
qu'il rejetât sous lui, sans s'y enfoncer, l'amas de neige molle
qui accumulait ses vagues moutonnantes. Sur le traîneau était
fortement attachée une grande boîte, étroite et oblongue, qui prenait
presque toute la place. À côté d'elle, se tassaient divers autres
objets: des couvertures, une hache, une cafetière et une poêle à
frire.

Devant les chiens, sur de larges raquettes, peinait un homme et,
derrière le traîneau, un autre homme. Dans la boîte qui était sur le
traîneau, en gisait un troisième, dont le souci était fini.
Celui-là, le Wild l'avait abattu, et si bien qu'il ne connaîtrait
jamais plus le mouvement et la lutte. Le mouvement répugne au Wild et
la vie lui est une offense. Il congèle l'eau, pour l'empêcher de
courir à la mer; il glace la sève sous l'écorce puissante des
arbres, jusqu'à ce qu'ils en meurent, et plus férocement encore,
plus implacablement, il s'acharne sur l'homme, pour le soumettre à
lui et l'écraser. Car l'homme est le plus agité de tous les
êtres, jamais en repos et jamais las, et le Wild hait le mouvement.

Cependant, en avant et en arrière du traîneau, indomptables et sans
perdre courage, trimaient les deux hommes qui n'étaient pas encore
morts. Ils étaient vêtus de fourrures et de cuir souple, tanné. Leur
haleine, en se gelant comme celle des chiens, avait recouvert de
cristallisations glacées leurs paupières, leurs joues, leurs lèvres,
toute leur figure, si bien qu'il eût été impossible de les
discerner l'un de l'autre. On eût dit des croque-morts masqués,
conduisant, en un monde surnaturel, les funérailles de quelque
fantôme. Mais, sous ce masque, il y avait des hommes, qui avançaient
malgré tout, sur cette terre désolée, méprisants de sa railleuse
ironie, dressés, quelque chétifs qu'ils fussent, contre la puissance
d'un monde qui leur était aussi étranger, aussi hostile et
impassible que l'abîme infini de l'espace.

Ils avançaient, les muscles tendus, évitant tout effort inutile et
ménageant jusqu'à leur souffle. Partout autour d'eux était le
silence, le silence qui les écrasait de son poids lourd, comme pèse
l'eau sur le corps du plongeur, à mesure qu'il s'enfonce plus
avant aux profondeurs de l'Océan.

Une heure passa, puis une deuxième heure. La blême lumière du jour,
lumière sans soleil, était près de s'éteindre, quand un cri
s'éleva soudain, faible et lointain, dans l'air tranquille. Ce cri
se mit à grandir, par saccades, jusqu'à ce qu'il eût atteint sa
note culminante. Il persista alors, durant quelque temps, puis il cessa.
On aurait pu le prendre pour l'appel d'une âme errante, sans la
sauvagerie farouche dont il était empreint. C'était une clameur
ardente et bestiale, une clameur affamée et qui requérait une proie.

L'homme qui était devant tourna la tête jusqu'à ce que son regard
se croisât avec celui de l'homme qui était derrière. Par-dessus la
boîte oblongue que portait le traîneau, tous deux se firent un signe.

Un second cri perça le silence. Les deux hommes en situèrent le son.
C'était en arrière d'eux, quelque part en la neigeuse étendue
qu'ils venaient de traverser. Un troisième cri répondit aux deux
autres. Il venait aussi de l'arrière et s'élevait vers la gauche
du second cri.

--Ils sont après nous, Bill, dit l'homme qui était devant.

Sa voix résonnait, rude et comme irréelle, et il semblait avoir fait
un effort pour parler.

--La viande est rare, repartit son camarade. Je n'ai pas, depuis
plusieurs jours, vu seulement la trace d'un lapin.

Ils se turent ensuite. Mais leur oreille demeurait tendue vers la
clameur de chasse qui continuait à monter derrière eux.

Lorsque la nuit fut tout à fait tombée, ils dételèrent les chiens et
les parquèrent, au bord du fleuve, dans un boqueteau de sapins. Puis,
à quelque distance des bêtes, ils installèrent le campement. Le
cercueil, près du feu, servit à la fois de siège et de table. Les
chiens-loups grondaient et se querellaient entre eux, mais sans chercher
à fuir et à se sauver dans les ténèbres.

--Il me semble, Henry, qu'ils demeurent singulièrement fidèles à
notre compagnie, observa Bill.

Henry, penché sur le feu et occupé à faire fondre un peu de glace,
pour préparer le café, approuva d'un signe. S'étant ensuite assis
sur le cercueil et ayant commencé à manger:

--Ils savent, dit-il, que près de nous leurs peaux sont sauves, et
ils préfèrent manger qu'être mangés. Ces chiens ne manquent pas
d'esprit.

Bill secoua la tête:

--Oh! je n'en sais rien!

Son camarade le regarda avec étonnement.

--C'est la première fois, Bill, que je vous entends suspecter
l'intelligence des chiens.

--Avez-vous remarqué, reprit l'autre, en mâchant des fèves avec
énergie, comme ils se sont agités quand je leur ai apporté leur
dîner. Combien avez-vous de chiens Henry?

--Six.

--Bien, Henry.

Bill s'arrêta un instant, comme pour donner plus de poids à ses
paroles.

--Nous disions que nous avions six chiens. J'ai pris six poissons
dans le sac et j'en ai donné un à chaque chien. Eh bien! je me suis
trouvé à court d'un poisson.

--Vous avez mal compté.

--Nous possédons six chiens, poursuivit Bill avec calme. J'ai pris
six poissons et N'a-qu'une-Oreille[6] n'en a pas eu. Alors je suis
revenu au sac et j'y ai pris un septième poisson, que je lui ai
donné.

--Nous n'avons que six chiens, répliqua Henry.

--Je n'ai pas dit qu'il n'y avait là que des chiens, mais
qu'ils étaient sept convives, à qui j'ai donné du poisson.

Henry s'arrêta de manger et, par-dessus le feu, compta de loin les
bêtes.

--En tout cas, observa-t-il, ils ne sont que six à présent.

--J'ai vu le septième convive s'enfuir à travers la neige.

Henry regarda Bill d'un air de pitié, puis déclara:

--Je serai fort satisfait quand ce voyage aura pris fin.

--Qu'entendez-vous par là?

--J'entends que l'excès de nos peines influe durement sur vos
nerfs et que vous commencez à voir des choses...

--C'est ce que je me suis dit tout d'abord, riposta Bill, avec
gravité. Mais les traces laissées derrière lui par le septième
animal sont encore marquées sur la neige. Je vous les montrerai, si
vous le désirez.

Henry ne répondit point et se remit à manger en silence. Lorsque
le repas fut terminé, il l'arrosa d'une tasse de café et, s'essuyant
la bouche, du revers de sa main:

--Alors, Bill, vous croyez que cela était?

Un long cri d'appel, à la fois lamentable et sauvage, jaillissant de
l'obscurité, l'interrompit. Il se tut, pour écouter, et, tendant
la main dans la direction d'où le cri était issu:

--C'est un d'eux, dit-il, qui est venu?

Bill approuva de la tête.

--Je donnerais gros pour pouvoir penser autrement. Vous avez remarqué
vous-même quel vacarme ont fait les chiens.

Cris et cris, après cris, se répondant, de près, de loin, de tous
côtés, semblaient avoir mué tout à coup le Wild en une maison de
fous. Les chiens, effrayés, avaient rompu leurs attaches et étaient
venus se tasser, les uns contre les autres, autour du foyer, si près
que leurs poils en étaient roussis par la flamme.

Bill jeta du bois dans le brasier, alluma sa pipe et, après en avoir
tiré quelques bouffées:

--Je songe, Henry, que celui qui est là-dedans (et il indiquait, de
son pouce, la boîte sur laquelle ils étaient assis) est diantrement
plus heureux que vous et moi nous ne serons jamais. Au lieu de voyager
aussi confortablement après notre mort, aurons-nous seulement, un jour,
quelques pierres sur notre carcasse? Ce qui me dépasse, c'est
qu'un gaillard comme celui-ci, qui était dans son pays, un lord ou
quelque chose d'approchant, et qui n'a jamais eu à trimarder pour
la niche et la pâtée, ait eu l'idée de venir traîner ses guêtres
sur cette fin de terre, abandonnée de Dieu. Cela, en vérité, je ne
puis le comprendre exactement.

--Il aurait pu vivre un bon vieil âge mûr, s'il était demeuré
chez lui, approuva Henry.

Bill allait continuer la conversation, quand il vit, dans le noir mur de
nuit qui se pressait sur eux et où toute forme était indistincte, une
paire d'yeux, brillants comme des braises. Il la montra à Henry, qui
lui en montra une seconde, puis une troisième. Un cercle d'yeux
étincelants les entourait. Par moments, une de ces paires d'yeux se
déplaçait, ou disparaissait, pour reparaître à nouveau, l'instant
d'après.

La terreur des chiens ne faisait que croître. Ils bondissaient,
affolés, autour du feu, ou venaient, en rampant, se tapir entre les
jambes des deux hommes. Au milieu de la bousculade, l'un d'eux
bascula dans la flamme. Il se mit à pousser des hurlements plaintifs,
tandis que l'air s'imprégnait de l'odeur de sa fourrure brûlée.
Ce remue-ménage fit se disperser le cercle d'yeux, qui se reforma,
une fois l'incident terminé et les chiens calmés.

--C'est, dit Bill, une fâcheuse et blâmable situation, de se
trouver à court de munitions.

Il avait achevé sa pipe et aidait son compagnon à étendre, sur des
branches de sapin préalablement disposées sur la neige, un lit de
couvertures et de fourrures.

Henry grogna, tout en commençant à délacer ses mocassins de peau de
daim:

--Combien, dites-vous, Bill, qu'il nous reste de cartouches?

--Trois. Et je voudrais qu'il y en eût trois cents. Je leur
montrerais alors quelque chose, à ces damnés.

Il secoua son poing, avec colère, vers les yeux luisants. Puis ayant
enlevé à son tour ses mocassins, il les déposa soigneusement devant
le feu.

--Je voudrais bien aussi que ce froid soit coupé net. Nous avons eu
50° sous zéro[7] depuis deux semaines. Plût à Dieu que nous
n'eussions pas entrepris cette expédition! je n'aime pas la
tournure qu'elle prend. Ça cloche, je le sens. Mais, puisqu'elle
est entamée, qu'elle se termine au plus vite et qu'il n'en soit
plus question! Heureux le jour où nous nous retrouverons, vous et moi,
au Fort M'Gurry, tranquillement assis auprès du feu et jouant aux
cartes. Voilà mes souhaits!

Henry poussa un nouveau grognement et se glissa dans le lit. Comme il
allait s'endormir, Bill l'interpella avec vivacité:

--Dites-moi, Henry, cet intrus qui est venu se joindre à nos bêtes
et attraper un poisson, pour quoi, dites-moi, les chiens ne lui sont-ils
pas tombés dessus? C'est là ce qui me tourmente.

--Vous vous faites, Bill, beaucoup de tracas, répondit Henry, d'une
voix ensommeillée. Vous n'étiez pas ainsi autrefois. Vous digérez
mal, je pense. Mais assez péroré! Dormez, sinon vous serez demain,
fort mal en point. Vous vous mettez, sans raison, la cervelle à
l'envers.

Les deux compagnons, là-dessus, s'assoupirent. Ils soufflaient
lourdement, côte à côte, sous la même couverture.

Le feu tomba peu à peu et les yeux brillants resserrèrent le cercle
qu'ils traçaient. Dès que deux d'entre eux s'avançaient, plus
proches, les chiens grondaient, apeurés et menaçants à la fois. Leurs
cris devinrent si forts, à un moment, que Bill s'éveilla.

Il descendit du lit avec précaution, afin de ne pas troubler le sommeil
de son camarade, et renouvela le bois du foyer. Dès que la flamme se
fut élevée, le cercle d'yeux recula. Bill jeta un regard sur le
groupe des chiens. Puis, s'étant frotté les paupières, il se reprit
à les regarder, avec plus d'attention. Après quoi, s'étant coulé
sous la couverture:

--Henry... Oh! Henry!

Henry gémit, comme fait quelqu'un que l'on réveille.

--Qu'est-ce qui ne va pas? interrogea-t-il.

--Rien. Mais je viens de les compter, et ils sont sept derechef.

Henry reçut cette communication sans se troubler et, quelques instants
après, il ronflait à poings fermés.

C'est lui qui, le matin venu, s'éveilla le premier et tira hors du
lit son compagnon. Il était six heures, mais le jour ne devait point
naître avant que trois heures encore ne se fussent écoulées. Il se
mit, dans l'obscurité, à préparer le déjeuner, tandis que Bill
roulait les couvertures et disposait le traîneau pour le départ.

--Dites-moi, Henry, demanda-t-il soudainement. Combien de chiens
prétendez-vous que nous avons?

--Six.

--Erreur! s'exclama Bill, triomphant.

--Sept, de nouveau? questionna Henry.

--Non. Cinq! Un est parti.

--L'Enfer! cria Henry, avec colère.

Et quittant sa besogne pour venir compter ses chiens:

--Vous avez raison, Bill, Boule-de-Suif[8] est parti.

--Il s'est éclipsé avec la rapidité d'un éclair. La fumée
nous aura caché sa fuite.

--Ce n'est pas de chance, pour lui ni pour nous. Ils l'auront
avalé vivant. Je parie qu'il hurlait comme un damné, en descendant
dans leur gosier. Malédiction sur eux!

--Ce fut toujours un chien fou, observa Bill.

--Si fou qu'il soit, comment un chien a-t-il été assez fou pour se
suicider de la sorte?

Henry jeta un coup d'œil sur les survivants de l'attelage,
supputant mentalement ce que l'on pouvait pénétrer de leur
caractère et de leurs aptitudes.

--Pas un de ceux-ci, je le jure bien, ne consentirait à en faire
autant. On frapperait dessus à coups de bâton qu'ils refuseraient de
s'éloigner.

--J'ai toujours pensé, dit Bill, et je le répète, que
Boule-de-Suif avait la cervelle tant soit peu fêlée.

Telle fut l'oraison funèbre d'un chien, mort en cours de route, sur
une piste de la Terre du Nord. Combien d'autres chiens, combien
d'hommes, n'en ont pas même une semblable!


[Note 4: Le _Wild_ est un terme générique, intraduisible, qui, comme
le Causse, le Maquis, la Brousse, la Pampa, le Steppe, la Jungle
désigne une région particulière et l'ensemble des éléments types
qui la constituent. Le _Wild_ comprend, dans l'Amérique du Nord, la
région traversée par le Cercle Arctique et celle qui l'avoisine, qui
ne sont plus la terre normalement habitable, sans être encore la glace
éternelle et la région morte du Pôle. L'Alaska presque entier en fait
partie. Les forêts, alternées de prairies, sont nombreuses et le sol,
très accidenté, enferme divers gisements minéraux, dont la houille et
l'or. Durant la plus grande partie de l'année, l'hiver sévit et la
neige recouvre uniformément la terre. Elle fond et la glace se brise
vers la mois de juin. Mais le sol ne dégèle jamais qu'à une faible
profondeur. Un court été fait croître rapidement une végétation
hâtive et luxuriante. Puis l'hiver reparaît bientôt, sans plus de
transition, et le linceul funèbre s'étend à nouveau. (_Note des
Traducteurs._)]

[Note 5: _Wolfdogs_, race de chiens, se rapprochant de celle du loup par
leur aspect et par leurs mœurs, et qui fournit les attelages habituels
des traîneaux. (_Idem._)]

[Note 6: _One Ear._]

[Note 7: Il s'agit de degrés Fahrenheit (_Note des Traducteurs._)]

[Note 8: _Fatty._]



II

LA LOUVE


Le déjeuner terminé et le rudimentaire matériel du campement
rechargé sur le traîneau, les deux hommes tournèrent le dos au feu
joyeux et poussèrent de l'avant dans les ténèbres qui n'étaient
point encore dissipées. Les cris d'appel, funèbres et féroces,
continuaient à retentir et à se répondre dans la nuit et le froid.
Ils se turent quand le jour, à neuf heures, commença à paraître. À
midi, le ciel, vers le Sud, parut se réchauffer et se teignit de
couleur rose. La ligne de démarcation se dessina, que met la rondeur de
la terre entre les pays méridionaux, où luit le soleil, et le monde du
Nord. Mais la couleur rose, rapidement, se fana. Un jour gris lui
succéda, qui dura jusqu'à trois heures, puis disparut à son tour,
et le pâle crépuscule arctique redescendit sur la terre solitaire et
silencieuse. Lorsque l'obscurité fut revenue, les cris de chasse, à
droite, à gauche, recommencèrent, provoquant parmi les chiens, tout
harassés qu'ils fussent, de folles paniques.

--Je voudrais bien, dit Bill, en remettant, pour la vingtième fois,
les chiens dans le droit sentier, qu'ils s'en aillent au diable et
nous laissent tranquilles.

--Il est certain qu'ils nous horripilent terriblement, approuva
Henry.

Le campement fut dressé, comme le soir précédent. Henry surveillait
la marmite où bouillaient des fèves, lorsqu'un grand cri, poussé
par Bill, et accompagné d'un autre cri aigu, de douleur celui-là, le
fit sursauter. Il releva le nez, juste à temps pour voir une forme
vague qui courait sur la neige et disparaissait dans le noir. Puis il
aperçut Bill, qui était debout au milieu des chiens, mi-joyeux,
mi-contrit, tenant d'une main un fort gourdin, de l'autre la queue
et une partie du corps d'un saumon séché.

--Je n'en ai sauvé que la moitié, dit Bill. Mais le voleur en a
reçu pour le reste. L'entendez-vous hurler?

--Et quelle figure avait-il, ce voleur? demanda Henry.

--Je n'ai pu le bien voir. Mais ce que je sais, c'est qu'il a
quatre pattes, une gueule, et une fourrure qui ressemble à celle d'un
chien.

--Ce doit être, j'en jurerais, un loup apprivoisé.

--Diantrement apprivoisé, en ce cas, pour être venu ici au moment
juste du dîner et emporter un morceau de poisson!

Les deux hommes, assis sur la boîte oblongue, avaient, après avoir
mangé, humé leurs pipes, comme ils en avaient l'habitude. Le cercle
d'yeux flamboyants vint les entourer comme la veille, mais plus
proche.

Bill se reprit à gémir.

--Dieu veuille qu'ils tombent sur une bande d'élans ou sur
quelque autre gibier, et qu'ils décampent à sa suite! Ce serait
pour nous un débarras...

Henry eut l'air de n'avoir pas entendu. Mais, comme Bill faisait
mine de recommencer ses plaintes, il se fâcha tout rouge.

--Arrêtez, Bill, vos croassements. Vous avez des crampes d'estomac,
je vous l'ai déjà dit, et c'est ce qui vous fait divaguer. Avalez
une pleine cuillerée de bi-carbonate de soude, cela vous calmera, je
vous assure et vous redeviendrez d'une plus plaisante compagnie.

Le matin suivant, d'énergiques blasphèmes, proférés par Bill,
réveillèrent Henry. Celui-ci se souleva sur son coude et, à la lueur
du feu qui resplendissait, vit son camarade, entouré des chiens, qui
agitait dramatiquement ses bras et se livrait aux plus affreuses
grimaces.

--Hello! appela Henry. Qu'y a-t-il de nouveau?

--Grenouille[9] a décampé, fut la réponse.

--Non?

--Je dis oui.

Henry sauta hors des couvertures et alla vers les chiens. Il les compta
avec soin, après quoi il se joignit à Bill pour maudire les pouvoirs
malfaisants du Wild, qui lui avaient ravi un autre chien.

--Grenouille était le plus vigoureux de la troupe, prononça Bill.

--Et celui-là n'était pas un chien fou, ajouta Henry.

Telle fut, en deux jours, la seconde oraison funèbre.

Le déjeuner fut mélancolique et les quatre chiens qui restaient furent
attelés au traîneau. La journée ne différa pas de la précédente.
Les deux hommes peinaient, sans parler. Le silence n'était interrompu
que par les cris qui les poursuivaient et qui s'attachaient,
invisibles, à leur marche. Mêmes paniques des chiens, mêmes écarts
de leur part, hors du sentier tracé, et même lassitude physique et
morale des deux hommes, qui en résultait.

Quand le campement eut été établi, Bill, à la mode indienne, enroula
autour du cou des chiens une solide lanière de cuir, à laquelle était
lié, à son tour, un bâton de cinq à six pieds de long. Le bâton, à
son autre extrémité, était attaché, par une seconde lanière, à un
pieu fiché en terre. Les joints, de chaque côté, étaient si serrés
que les chiens ne pouvaient mordre le cuir et le ronger.

--Regardez, Henry, dit Bill, avec satisfaction, si j'ai bien
travaillé! Ces imbéciles seront forcés de se tenir tranquilles
jusqu'à demain. S'il en manque un seul à l'appel, je veux me
passer de mon café.

Henry trouva que c'était parfait ainsi. Mais, montrant à Bill le
cercle d'ardentes prunelles qui, pour le troisième soir, les
enserrait:

--Dommage, tout de même, fit-il, de ne pouvoir flanquer à ceux-ci
quelques bons coups de fusil! Ils ont compris que nous n'avions pas
de quoi tirer, aussi deviennent-ils de plus en plus hardis.

Les deux hommes furent quelque temps avant de s'endormir. Ils
regardaient les formes vagues aller et venir, hors de la frontière de
lumière que marquait le feu. En observant avec attention les endroits
où une paire d'yeux apparaissait, ils finissaient par percevoir la
silhouette de l'animal, qui se dessinait et se mouvait dans les
ténèbres.

Un remue-ménage qui se produisait parmi les chiens, les fit se
détourner de leur côté. N'a-qu'une-Oreille, gémissant et
geignant avec des cris aigus, tirait de toutes ses forces dans la
direction de l'ombre, sur son bâton, qu'il mordait frénétiquement
et à pleines dents.

--Bill, regardez ceci! chuchota Henry.

Dans la lumière du feu, un animal, semblable à un chien, se glissait,
d'un mouvement oblique et furtif. Il paraissait en même temps
audacieux et craintif, observant les deux hommes avec précaution, et
cherchait visiblement à se rapprocher des chiens. N'a-qu'une-Oreille,
s'aplatissant vers lui, sur le sol, redoublait ses gémissements.

--C'est une louve, murmura Henry. Elle sert d'appât pour la
meute. Quand elle a attiré un chien à sa suite, toute la bande tombe
dessus et le mange.

Au même moment, une des bûches empilées sur le feu dégringola, en
éclatant avec bruit. L'étrange animal, effaré, fit un saut en
arrière, dans les ténèbres, et disparut.

--Je pense une chose, dit Bill.

--Laquelle, s'il vous plaît?

--C'est que l'animal vu par nous est le même que celui qui a
été rossé hier par mon gourdin.

--Il n'y a pas au monde le plus léger doute sur ce point.

--Il convient en outre de remarquer, poursuivit Bill, que sa
familiarité excessive avec la flamme de notre foyer n'est pas
naturelle et choque toutes les idées reçues.

--Ce loup en connait certainement plus qu'un loup qui se respecte ne
doit connaître, confirma Henry. Il n'ignore pas non plus l'heure du
repas des chiens. Cet animal a de l'expérience.

--Le vieux Villan, dit Bill, en se parlant tout haut à lui-même,
possédait un chien qui avait coutume de s'échapper pour aller courir
avec les loups. Nul ne le sait mieux que moi. Car je le tuai un beau
jour, dans un pacage d'élans, sur _Little Stick._ Le vieux Villan en
pleura comme un enfant qui vient de naître. Il n'avait pas vu ce
chien depuis trois ans. Tout ce temps, le chien était demeuré avec les
loups.

--Je pense, opina Henry, que vous avez trouvé la vérité. Ce loup
est un chien, et il y a longtemps qu'il mange du poisson de la main de
l'homme.

--Si j'ai quelque chance, de ce loup qui est un chien nous aurons la
peau, déclara Bill. Nous ne pouvons continuer à perdre d'autres
bêtes.

--Souvenez-vous qu'il ne nous reste plus que trois cartouches.

--Je le sais et les réserve pour un coup sûr.

Henry, au matin, ayant ranimé le feu, fit cuire le déjeuner,
accompagné dans cette opération par les ronflements sonores de son
camarade. Il le réveilla seulement lorsque les aliments furent prêts.
Bill commença à manger, dormant encore.

Ayant remarqué que sa tasse à café était vide, il se pencha pour
atteindre la cafetière. Mais celle-ci était du côté d'Henry et
hors de sa portée.

--Dites-moi, Henry, interrogea-t-il avec un petit grognement
d'amitié, n'avez-vous rien oublié de me donner?

Henry fit mine de regarder autour de lui et secoua la tête. Bill
avança sa tasse vide.

--Vous n'aurez pas de café, prononça Henry.

--Aurait-il été renversé? demanda Bill avec anxiété.

--Ce n'est pas cela.

--Si vous m'en refusez, vous allez arrêter ma digestion.

--Vous n'en aurez pas!

Un flux de sang et de colère monta au visage de Bill.

--Voulez-vous, je vous prie, parler et vous expliquer?

--Gros-Gaillard[10] est parti.

Lentement, avec la résignation du malheur, Bill tourna la tête et
compta les chiens.

--Comment cela est il arrivé? demanda-t-il, anéanti.

--Je l'ignore. Gros-Gaillard ne pouvait assurément ronger lui-même
la lanière qui l'attachait au bâton. N'a-qu'une-Oreille lui aura
rendu sans doute ce service.

--Le damné chien! dit Bill. Ne pouvant se libérer, il a libéré
son compère.

--En tout cas, c'en est fini maintenant de Gros-Gaillard. Je suppose
qu'il est déjà digéré et qu'il se cahote, en ce moment, dans les
ventres de vingt loups différents.

Cette troisième oraison funèbre prononcée, Henry poursuivit:

--Maintenant, Bill, voulez-vous du café?

Bill fit un signe négatif.

--C'est bien certain? insista Henry, en levant la cafetière, il
est pourtant bon.

Mais Bill était têtu. Il mit sa tasse à l'écart.

--J'aimerais mieux, dit-il, être pendu ding-ding-dong. J'ai
donné ma parole et je la tiendrai.

Il absorba son déjeuner à sec et ne l'arrosa que de malédiction, à
l'adresse de N'a-qu'une-Oreille, qui lui avait joué ce mauvais
tour.

--Cette nuit, dit-il, je les attacherai mutuellement hors de leur
atteinte.

Les deux hommes avaient repris leur marche. Ils n'avaient pas cheminé
plus de cent yards[11], quand Henry, qui allait devant, heurta du pied,
dans l'obscurité, un objet qu'il ramassa, puis qu'il lança,
s'étant retourné, dans la direction de Bill.

--Tenez, Bill, dit-il, voilà quelque chose qui pourra vous être
utile.

Bill poussa une exclamation. C'était tout ce qui restait de
Gros-Gaillard; le bâton auquel il avait été attaché.

--Ils l'ont dévoré en entier, dit Bill, les os, les côtes, la
peau, et tout. Le bâton même est aussi net que le dessus de ma main;
ils ont mangé le cuir qui le garnissait à ses deux bouts. Ils ont
l'air terriblement affamés. Pourvu que vous et moi nous ne subissions
pas un sort identique avant d'être parvenus au terme de notre voyage!

Henry se mit à rire.

--C'est la première fois, dit-il, que je suis ainsi pisté par des
loups, mais j'ai connu d'autres dangers et m'en suis tiré sain et
sauf. Prenez votre courage à deux mains et ne craignez rien. Ils ne
nous auront pas, mon fils.

--Voilà ce qu'on ne sait pas; oui, ce qu'on ne sait pas.

--Vous êtes pâle et avez une mauvaise circulation du sang. Il vous
faudrait de la quinine. Je vous en bourrerai quand nous serons arrivés.

Le jour fut, une fois de plus, semblable aux jours précédents.
Apparition de la lumière à neuf heures; à midi, le reflet lointain,
vers le Sud, du soleil invisible; puis la grise après-midi,
précédant la nuit rapide. À l'heure où le soleil esquissait son
faible effort, Bill prit le fusil dans le traîneau et dit:

--Je vais aller voir, Henry, ce que je puis faire.

--Soyez prudent et gardez-vous qu'il ne vous arrive malheur!

Bill s'éloigna dans la solitude. Il revint, une heure après, vers
son compagnon, qui l'attendait avec une certaine anxiété.

--Ils se sont éparpillés, raconta-t-il, et rôdent au large de nous,
courant de-ci, de-là, mais sans nous lâcher. Ils savent qu'ils sont
sûrs de nous avoir et qu'il leur suffit de patienter. En attendant
ils tâchent de se mettre quelque autre chose sous la dent.

--Vous prétendez, observa Henry, qu'ils sont sûrs de nous avoir?

Bill fit semblant de ne pas avoir entendu et continua:

--J'en ai aperçu quelques-uns. Ils sont maigres à faire peur. Ils
n'ont pas mangé un morceau depuis des semaines, en dehors, bien
entendu, de nos trois chiens. Il y en a parmi eux qui n'iront pas
loin. Leurs côtes sont pareilles à des planches à laver et leurs
estomacs remontés collent presque à l'épine dorsale. Ils en sont,
je puis vous le dire, à la dernière phase de la désespérance. Ils
sont à demi enragés et attendent.

Quelques minutes s'étaient à peine écoulées, quand Henry, qui
avait pris la place d'arrière et poussait le traîneau, afin
d'aider les chiens, jeta vers Bill, en guise d'appel, un sifflement
étouffé. Derrière eux, en pleine vue et sur la même piste qu'ils
venaient de parcourir, s'avançait, le nez collé contre le sol, une
forme velue. La bête trottinait sans effort apparent, semblant glisser
plutôt que courir. Les deux hommes s'étant arrêtés, elle
s'arrêta ainsi qu'eux et, ayant levé la tête, elle les regarda
avec fixité, dilatant son nez frémissant, en reniflant leur odeur,
comme pour se faire d'eux une opinion.

--C'est la louve! dit Bill.

Les chiens s'étaient couchés sur la neige, et il vint, derrière le
traîneau, rejoindre son camarade. Ensemble ils examinèrent
l'étrange animal qui les suivait depuis plusieurs jours et qui leur
avait déjà soufflé la moitié de leur attelage. Ils le virent trotter
encore, en avant, de quelques pas, puis s'arrêter, puis recommencer
à diverses reprises le même manège, jusqu'à ce qu'il ne se
trouvât plus qu'à une courte distance. Alors il fit halte, la tête
dressée, près d'un groupe de sapins, et se remit à observer les
deux hommes. Il les considérait avec une insistance singulière, comme
eût pu le faire un chien, mais sans qu'il y eût rien dans ses yeux
du regard affectueux de l'ami de l'homme. Cette insistance était
celle de la faim. Elle était implacable comme les crocs de la bête,
aussi inhumaine que la neige et le froid. L'animal était plutôt
grand pour un loup, et ses formes décharnées dénotaient un des
spécimens les plus importants de l'espèce.

--Il doit mesurer près de deux pieds et demi à hauteur d'épaule,
constata Henry, et n'a pas loin de cinq pieds de long.

--Il a une drôle de couleur pour un loup, dit Bill, et je n'en ai
jamais vu de pareille. Sa robe tire sur le rouge, et même sur
l'orangé. Elle a un ton cannelle.

La robe de la bête n'était point cependant de cette couleur et le
gris y dominait, comme chez tous les loups. Mais de fugitifs et
indéfinissables reflets couraient par moment sur le poil, qui
trompaient et illusionnaient la vue.

--On dirait un rude et gros chien de traîneau, poursuivit Bill. Je ne
serais pas autrement étonné de voir cet animal remuer la queue.

--Hé! gros chien, appela-t-il. Venez, vous! quel que vous soyez!

--Il n'a pas de toi la moindre peur, dit Henry, en riant.

Bill agita sa main, fit semblant de menacer, cria à tue-tête. La bête
ne manifesta aucune crainte et se contenta de se mettre légèrement en
garde. Elle ne cessait point de dévisager les deux hommes, avec une
fixité affamée. Son désir évident était, si elle l'osait, de
venir à cette viande et de s'en repaître.

--Écoutez, Henry, dit Bill, en baissant la voix, très bas. Voici le
cas d'utiliser nos trois cartouches. Mais il faut ne point manquer le
coup et qu'il soit mortel, qu'en pensez-vous?

Henry approuva et Bill, avec mille précautions, amena à lui le fusil.
Mais à peine avait-il fait le geste de le lever vers son épaule que la
louve, faisant un saut de côté, hors de la piste, disparut parmi les
sapins.

Les deux compagnons se regardèrent. Henry sifflota, d'un air entendu,
et Bill, se morigénant lui-même, remit en place le fusil.

--Je devais m'y attendre, dit-il. Un loup assez instruit pour venir
partager le dîner de nos chiens doit être également renseigné sur
les coups de fusil. Sa science est la cause de tous nos malheurs. Mais
je le démolirai, aussi sûr que mon nom est Bill! Puisqu'il est trop
rusé pour être tué à découvert, j'irai le tirer de l'affût.

--Si vous voulez tenter de l'abattre, faites-le d'ici, conseilla
Henry. Que la bande survienne autour de vous, en admettant que vos trois
cartouches tuent trois bêtes, les autres vous régleront votre compte.

On campa de bonne heure, ce soir-là. Les trois chiens survivants
avaient remorqué moins vite le traîneau et avaient été las plus
tôt. Les deux hommes ne dormirent que d'un œil. Le cercle
d'ennemis s'était resserré encore. Sans cesse il fallait se
relever, pour attiser le feu, afin que la flamme ne tombât point.

--J'ai ouï des marins, dit Bill, me parler des requins qui ont
coutume de suivre les navires. Les loups sont les requins de la terre.
Ils s'y connaissent mieux que nous dans leurs affaires. Ils savent que
bientôt ils nous auront.

--Ils vous ont déjà à moitié, rétorqua Henry, avec rudesse, vous
qui vous laissez aller à parler ainsi. C'en est fait d'un homme,
dès l'instant où il se déclare perdu. Vous êtes, rien qu'en le
disant, à demi mangé.

--Ils en ont mangé d'autres, et qui nous valaient, vous et moi,
répondit Bill.

--Assez croassé! Vous m'excédez plus que de raison.

Henry tourna brusquement le dos à Bill, et il s'attendait à ce que
celui-ci, avec le caractère emporté qu'il lui connaissait,
s'irritât du ton tranchant de ses paroles. Mais Bill ne répondit
rien.

--Mauvais présage, songea Henry, dont les paupières se fermaient
malgré lui. Le moral de Bill, il n'y a pas à s'y tromper, est
gravement entamé. J'aurai, demain matin, fort à faire pour retaper
ce garçon.


[Note 9: Frog.]

[Note 10: _Spanker._]

[Note 11: Le _yard_ mesure environ 91 centimètres (914 millimètres),
soit un peu moins d'un mètre. (_Note des Traducteurs._)]



III

LE CRI DE LA FAIM


La journée débuta sous de meilleurs auspices. Les deux hommes
n'avaient pas perdu de chien durant la nuit et c'est l'esprit le
plus léger qu'ils se remirent en chemin, dans le silence, le noir et
le froid, Bill semblait avoir oublié ses sinistres pressentiments et
quand, à midi, les chiens renversèrent le traîneau, à un mauvais
passage, c'est en plaisantant qu'il accueillit l'accident.

C'était pourtant un effrayant pêle-mêle. Le traîneau, sens dessus
dessous, demeurait suspendu entre le tronc d'un arbre et un énorme
roc. Il fallut d'abord déharnacher les chiens, afin de les dégager
et de démêler leurs traits. Ceci fait et tandis que les deux hommes
s'occupaient de remettre sur pied le traîneau, Henry aperçut
N'a-qu'une-Oreille qui était en train de se défiler en rampant.

--Ici, toi, N'a-qu'une-Oreille! cria-t-il, en se retournant vers
le chien.

Mais le chien, au lieu de lui obéir, fit un bond en avant et se sauva,
en courant de toutes ses forces, ses harnais traînant derrière lui.

Tout là-bas, sur la piste, la louve l'attendait. En s'approchant
d'elle, il parut soudain hésiter et ralentit sa course. Il la
regardait fixement, avec crainte et désir à la fois. Elle semblait
l'aguicher et lui sourire de toutes ses dents, puis fit un pas vers
lui, en manière d'avance. N'a-qu'une-Oreille se rapprocha, mais
en se tenant encore sur ses gardes, la tête dressée, les oreilles et
la queue droites.

Quand il l'eut jointe, il essaya de frotter son nez contre le sien;
mais elle se détourna, avec froideur, et fit un pas en arrière. Elle
répéta plusieurs fois sa manœuvre, comme pour l'entraîner loin de
ses compagnons humains. À un moment (on eût dit qu'une vague
conscience du sort qui l'attendait flottait dans sa cervelle de
chien), N'a-qu'une-Oreille, s'étant retourné, regarda derrière
lui ses deux camarades de trait, le traîneau renversé et les deux
hommes qui l'appelaient. Mais la louve lui ayant tendu son nez, pour
qu'il s'y frottât, il en oublia aussitôt toute autre idée et se
reprit à la suivre au bout de quelques minutes, dans un prude et
nouveau recul qu'elle effectua.

Bill, pendant ce temps, avait songé au fusil. Mais celui-ci était pris
sous le traîneau et quand, avec l'aide d'Henry, il eut mis la main
dessus, le chien et la louve étaient trop éloignés de lui, trop près
aussi l'un de l'autre pour qu'il pût tirer.

Trop tard, N'a-qu'une-oreille connut son erreur. Les deux hommes le
virent qui revenait vers eux à fond de train. Mais déjà une douzaine
de loups maigres, bondissant dans la neige, fonçaient à angle droit
sur le chien, afin de lui couper la retraite. La louve avait, quant à
elle, cessé ses grâces et ses pudeurs, et s'était jetée sur son
amoureux, avec un rauque grognement. Il l'avait bousculée d'un coup
d'épaule et elle s'était jointe aux autres poursuivants. Elle le
talonnait de près.

--Où allez-vous? cria Henry, en posant sa main sur le bras de Bill.

Bill se dégagea, d'un mouvement brusque.

--Je ne puis, dit-il, supporter ce qui se passe. Ils ne doivent plus
avoir, si je puis l'empêcher, aucun de nos chiens.

Le fusil au poing, il s'enfonça dans les taillis qui bordaient le
sentier.

--Attention, Bill! lui jeta Henry, une dernière fois. Soyez prudent!

Henry, assis sur le traîneau, vit disparaître son compagnon.
N'a-qu'une-Oreille avait quitté la piste et tentait de rejoindre le
traîneau en décrivant un grand cercle. Henry l'apercevait par
instants, détalant à travers des sapins clairsemés et s'efforçant
de gagner les loups en vitesse, tandis que Bill allait essayer, sans nul
doute, d'enrayer la poursuite. Mais la partie était perdue
d'avance. D'autant que de nouveaux loups, sortant de partout, se
joignaient à la chasse.

Tout à coup, Henry entendit un coup de fusil, puis deux autres
succéder rapidement au premier, et il connut que la provision de
cartouches de Bill était finie. Il y eut un grand bruit, des
grondements et des cris. Henry reconnut la voix du chien, qui gémissait
et hurlait. Un cri de loup lui annonça qu'un des animaux avait été
atteint. Et ce fut tout. Gémissements et grognements moururent et le
silence retomba sur le paysage solitaire.

Henry demeura longtemps assis sur le traîneau. Il n'avait pas besoin
d'aller voir ce qui était advenu. Cela il le savait comme s'il en
eût été spectateur. Il se dressa pourtant, à un moment, avec un
tressaillement, et, dans une hâte fébrile, chercha la hache qui était
parmi les bagages. Puis il se rassit et songea longuement, en société
des deux chiens qui lui restaient et qui demeuraient à ses pieds,
couchés et tremblants.

Il se leva, à la fin, en proie à une immense faiblesse, comme si toute
force de résistance s'était anéantie en lui, et se mit en devoir
d'atteler les chiens au traîneau. Lui-même passa sur son épaule un
harnais d'homme et tira, de concert avec les deux bêtes. L'étape
fut courte. Dès que le jour commença à baisser, Henry se hâta
d'organiser le campement. Il donna aux chiens leur nourriture, fit
cuire et mangea son dîner, et dressa son lit près du feu.

Mais il n'avait pas encore fermé les yeux qu'il vit les loups
arriver et, cette fois, s'avancer tellement près qu'il n'y avait
pas à songer même à dormir. Ils étaient là, autour de lui, si peu
loin qu'il pouvait les regarder, comme en plein jour, couchés ou
assis autour du foyer, rampant sur leurs ventres, et tantôt avançant,
tantôt reculant. Certains d'entre eux dormaient, couchés en rond
dans la neige, comme des chiens. Il ne cessa pas, un seul instant,
d'aviver la flamme, car il savait qu'elle était le seul obstacle
entre sa chair et leurs crocs. Les deux chiens se pressaient contre lui,
implorant sa protection. De temps à autre, le cercle des loups
s'agitait, ceux qui étaient couchés se relevaient, et tous hurlaient
en chœur. Puis ils se recouchaient ou s'asseyaient, le cercle se
reformant plus près.

À force, cependant, d'avancer d'un pouce, puis d'un pouce, un
instant arriva où les loups le touchaient presque. Alors il prit des
brandons enflammés et commença à les jeter dans le tas de ses
ennemis. Ceux-ci bondissaient en arrière, d'un saut hâtif,
accompagné de cris de colère et de grognements peureux, quand une
branche, bien lancée, atteignait l'un d'eux.

Le matin trouva l'homme hagard et brisé, les yeux dilatés par le
manque de sommeil. Il cuisina et absorba son déjeuner. Puis quand la
lumière eut dispersé la troupe des loups, il s'occupa de mettre à
exécution un projet qu'il avait médité durant de longues heures de
la nuit. Ayant abattu, à coups de hache, de jeunes sapins, il en fit,
en les liant en croix, les traverses d'un échafaudage assez élevé,
dont quatre autres grands sapins, restés debout, formèrent les
montants. Se servant ensuite des courroies du traîneau comme de cordes,
et les chiens tirant avec lui, il hissa au sommet de l'échafaudage le
cercueil qu'il avait convoyé.

--Ils ont eu Bill, dit-il, en s'adressant au corps du mort, quand
celui-ci fut installé dans sa sépulture aérienne, et ils m'auront
peut-être. Mais, vous, jeune homme, ils ne vous auront pas.

Le traîneau filait maintenant derrière les chiens, qui haletaient
d'enthousiasme, car ils savaient, eux aussi, que le salut était pour
eux dans le chenil du Fort M'Gurry. Mais les loups n'avaient pas
été loin et c'est ouvertement qu'ils avaient, désormais, repris
leur poursuite. Ils trottinaient tranquillement derrière le traîneau,
ou rangés en files parallèles, leurs langues rouges pendantes, leurs
flancs maigres ondulant sur leurs côtes, qui se dessinaient à chacun
de leurs mouvements. Henry ne pouvait s'empêcher d'admirer qu'ils
fussent encore capables de se tenir sur leurs pattes, sans s'effondrer
sur la neige.

À midi, vers le Sud, ce ne fut pas seulement un reflet du soleil qui
apparut, mais l'astre lui-même, dont la partie supérieure émergea
de l'horizon, pâle et dorée. Henry vit là un heureux présage. Le
soleil était revenu et les jours allaient grandir. Mais sa joie fut de
courte durée. La lumière, presque aussitôt, se remit à baisser et il
s'occupa, sans plus tarder, de s'organiser pour la nuit. Les
quelques heures de clarté grisâtre et de terne crépuscule qu'il
avait encore devant lui furent utilisées à couper, pour le foyer, une
quantité de bois considérable.

Avec la nuit, la terreur revint, à son comble. Le besoin de sommeil,
pire que les loups, tenaillait Henry. Il s'endormit malgré lui,
accroupi près du feu, les couvertures sur ses épaules, sa hache entre
ses genoux, un chien à sa droite, un chien à sa gauche. Dans cet état
de demi-veille où il se trouvait, il apercevait la troupe entière qui
le contemplait, comme un repas retardé, mais certain. Il lui semblait
voir une bande d'enfants réunis autour d'une table servie, et
attendant qu'on leur permît de commencer à manger.

Puis, comme machinalement, ses yeux retombaient sur lui-même, et il
examinait son corps avec une attention bizarre, qui ne lui était pas
habituelle. Il tâtait ses muscles et les faisait jouer,
s'intéressant prodigieusement à leur mécanisme. À la lueur du
foyer, il ouvrait, étendait ou refermait les phalanges de ses doigts,
émerveillé de l'obéissance et de la souplesse de sa main qui, avec
brusquerie ou douceur, trépidait à sa volonté, jusqu'au bout des
ongles. Et, comme fasciné, il se prenait d'un incommensurable amour
pour ce corps admirable, auquel il n'avait, jusque-là, jamais prêté
attention, d'une tendresse infinie pour cette chair vivante, destinée
bientôt à repaître des brutes, à être mise en lambeaux.
Qu'était-il désormais? Un simple mets pour des crocs affamés, une
subsistance pour d'autres estomacs, l'égal des élans et des lapins
dont il avait tant de fois, lui-même, fait son dîner.

À quelques pieds devant lui, la louve aux reflets rouges était assise
dans la neige et le regardait, pensive. Leurs regards se croisèrent. Il
comprit sans peine qu'elle se délectait de lui, par anticipation. Sa
gueule s'ouvrait, avec gourmandise, découvrant les crocs blancs
jusqu'à leur racine. La salive lui découlait des lèvres, et elle se
pourléchait de la langue. Un spasme d'épouvante secoua Henry. Il fit
un geste brusque, pour se saisir d'un brandon et le lancer à la
louve. Mais celle-ci, non moins rapidement, s'était éclipsée. Alors
il se remit à contempler sa main, avec adoration, à examiner, l'un
après l'autre, tous ses doigts et comme ils s'adaptaient avec
perfection aux rugosités de la branche qu'il brandissait. Puis, comme
son petit doigt courait risque de se brûler, il le replia
délicatement, un peu en arrière de la flamme.

La nuit s'écoula cependant sans accident et le matin parut. Pour la
première fois, la lumière du jour ne dispersa pas les loups. Vainement
l'homme attendit leur départ. Ils demeurèrent en cercle autour de
lui et de son feu, avec une insolence qui brisa son courage, revenu avec
la clarté naissante. Il tenta cependant un effort surhumain pour se
remettre en route.

Mais à peine avait-il replacé son traîneau sur le sentier et
s'était-il écarté, de quelques pas, de la protection du feu,
qu'un loup, plus hardi que les autres, s'élança vers lui. La bête
avait mal calculé son élan; son saut fut trop court. Ses dents, en
claquant, se refermèrent sur le vide, tandis qu'Henry, pour se
préserver, faisait un bond de côté. Puis, reculant vers le feu, il
fit pleuvoir une mitraille de brandons sur les autres loups,
qui, excités par l'exemple, s'étaient dressés debout et s'apprêtaient
déjà à se jeter sur lui.

Il demeura assiégé toute la journée. Comme son bois menaçait de
s'épuiser, il étendit progressivement le foyer vers un énorme sapin
mort, qui s'élevait à peu de distance et qu'il atteignit de la
sorte. Il abattit l'arbre et passa le reste du jour à préparer, pour
la nuit, branches et fagots.

La nuit revint, aussi angoissante que la précédente, avec cette
aggravation que le besoin de dormir devenait, pour l'homme, de plus en
plus insurmontable. Henry, dans sa somnolence, vit la louve
s'approcher de lui à ce point, qu'il n'eût qu'à saisir un
brandon allumé pour le lui planter, d'un geste mécanique, en plein
dans la gueule. La louve hurla de douleur, en un brusque ressaut. Il
sentit l'odeur de la chair brûlée et regarda la bête secouer sa
tête, avec fureur.

Puis, de crainte de s'abandonner trop profondément au sommeil, Henry
attacha à sa main droite un tison de sapin, afin que la brûlure de la
flamme le réveillât lorsque la branche serait consumée. Il
recommença plusieurs fois l'opération. Chaque fois que la flamme, en
l'atteignant, le faisait sursauter, il en profitait pour recharger le
feu et envoyer aux loups une pluie de brandons incandescents, qui les
tenaient momentanément en respect. Un moment vint pourtant où la
branche, mal liée, se détacha de sa main sans qu'il s'en
aperçût. Et, s'étant endormi, il rêva.

Il lui sembla qu'il se trouvait dans le Fort M'Gurry. L'endroit
était chaud et confortable, et il jouait avec l'agent de la
factorerie. Le Fort était assiégé par les loups, qui hurlaient à la
grille d'entrée. Lui et son partenaire s'arrêtaient de jouer, par
instants, pour écouter les loups et rire de leurs efforts inutiles.
Mais un craquement se produisit soudain. La porte avait cédé et les
loups envahissaient la maison, fonçant droit sur lui et sur l'agent,
en redoublant de hurlements, tellement qu'il en avait la tête comme
brisée. Il s'éveilla, à ce moment, et le rêve se relia à la
réalité. Les loups hurlants étaient sur lui. Déjà l'un d'eux
avait refermé ses crocs sur son bras. D'un mouvement instinctif,
Henry sauta dans le feu et le loup lâcha prise, non sans laisser dans
la chair une large déchirure.

Alors commença une bataille de flammes. Ses épaisses mitaines
protégeant ses mains, Henry ramassait les charbons ardents, à pleines
poignées, et les jetait en l'air dans toutes les directions. Le
campement n'était qu'un volcan en éruption. Henry sentait son
visage se tuméfier, ses sourcils et ses cils grillaient, et la chaleur
qu'il éprouvait aux pieds devenait intolérable. Un brandon dans
chaque main, il se risqua à faire quelques pas en avant. Les loups
avaient reculé.

Il leur lança ses deux brandons, puis frotta de neige ses mitaines
carbonisées, et dans la neige il trépigna pour se refroidir les pieds.
Des deux chiens il ne restait plus trace. Ils avaient, de toute
certitude, continué à alimenter le repas inauguré par les loups, il y
avait plusieurs jours, avec Boule-de-Suif, et que lui-même,
vraisemblablement, terminerait sous peu.

--Vous ne m'avez pas encore! cria-t-il d'une voix sauvage, aux
bêtes affamées, qui lui répondirent, comme si elles avaient compris
ce qu'il disait, par une agitation générale et des grognements
répétés.

Mettant à exécution un nouveau plan de défense, il forma un cercle
avec une série de fagots, alignés à la file et qu'il alluma. Puis
il s'installa au centre de ce rempart de feu, couché sur son matelas,
afin de se préserver de l'humidité glaciale et de la neige fondante,
que liquéfiait sur le sol la chaleur du brasier, et demeura immobile.
Les loups, ne le voyant plus, vinrent s'assurer, à travers le rideau
de flammes, que leur proie était toujours là. Rassurés, ils reprirent
leur attente patiente, se chauffant au feu bienfaisant, en s'étirant
les membres et en clignotant béatement des yeux. La louve s'assit sur
son derrière, pointa le nez vers une étoile et commença un long
hurlement. Un à un, les autres loups l'imitèrent, et la troupe
entière, sur son derrière, le nez vers le ciel, hurla à la faim.

L'aube vint et le jour. La flamme brûlait plus bas. La provision de
bois était épuisée et il allait falloir la renouveler. Henry tenta de
franchir le cercle ardent qui le protégeait, mais les loups surgirent
aussitôt devant lui. Il leur lança, pour les écarter, quelques
brandons, qu'ils se contentèrent d'éviter, sans en être autrement
effrayés. Il dut renoncer au combat.

L'homme, vacillant, s'assit sur son matelas et ses couvertures. Il
laissa tomber sa poitrine sur ses genoux, comme si son corps eût été
cassé en deux. Sa tête pendait vers le sol. C'était l'abandon de
la lutte. De temps à autre, il relevait légèrement la tête, pour
observer l'extinction progressive du feu. Le cercle de flammes et de
braises se sectionnait par segments, qui diminuaient d'étendue et
entre lesquels s'élargissaient des brèches.

--Je crois, murmura-t-il, que bientôt vous pourrez venir et
m'avoir. Qu'importe à présent? Je vais dormir...

Une fois encore, il entr'ouvrit les yeux, et ce fut pour voir, par une
des brèches, la louve qui le regardait.

Combien de temps dormit-il? Il n'aurait su le dire. Mais, lorsqu'il
s'éveilla, il lui parut qu'un changement mystérieux s'était
produit autour de lui. Un changement à ce point étrange et inattendu
que son réveil en fut brusqué sur-le-champ. Il ne comprit point,
d'abord, ce qui s'était passé. Puis il découvrit ceci: les loups
étaient partis. Seul, le piétinement pressé de leurs pattes,
imprimées sur la neige, lui rappelait le nombre et l'acharnement
pressé de ses ennemis. Puis, le sommeil redevenant le plus fort, il
laissa retomber sa tête sur ses genoux.

Ce furent des cris d'hommes qui le réveillèrent, cette fois, mêlés
au bruit de traîneaux qui s'avançaient, à des craquements de
harnais, à des halètements époumonés de chiens de trait.

Quatre traîneaux, quittant le lit glacé de la rivière, venaient en
effet vers lui, à travers les sapins. Une demi-douzaine d'hommes
l'entouraient, quelques instants après. Accroupi au milieu de son
cercle de feu, qui se mourait, il les regarda, comme hébété, et
balbutia, les mâchoires encore empâtées:

--La louve rouge... Venue près des chiens au moment de leur repas...
D'abord elle mangea les chiens... Puis elle mangea Bill...

--Où est lord Alfred? beugla un des hommes à son oreille, en le
secouant rudement.

Il remua lentement la tête.

--Non, lui, elle ne l'a pas mangé... Il pourrit sur un arbre, au
dernier campement.

--Mort? cria l'homme.

--Oui, et dans une boîte... répondit Henry.

Il dégagea vivement son épaule de la main du questionneur.

--Hé! dites donc, laissez-moi tranquille! Je suis vidé à fond.
Bonsoir à tous.

Ses yeux clignotants se fermèrent, son menton rejoignit sa poitrine et,
tandis que les nouveaux arrivés l'aidaient à s'étendre sur les
couvertures, ses ronflements montaient déjà dans l'air glacé.

Une rumeur lointaine répondait à ses ronflements. C'était,
affaiblie par la distance, le cri de la troupe affamée des loups, à la
recherche d'une autre viande, destinée à remplacer l'homme qui
leur avait échappé.



IV

LA BATAILLE DES CROCS


C'était la louve qui avait, la première, entendu le son des voix
humaines et les aboiements haletants des chiens attelés aux traîneaux.
La première, elle avait fui loin de l'homme recroquevillé dans son
cercle de flammes à demi-éteintes. Les autres loups ne pouvaient se
résigner à renoncer à cette proie réduite à merci et, durant
quelques minutes, ils demeurèrent encore sur place, écoutant les
bruits suspects qui s'approchaient d'eux. Finalement, eux aussi
prirent peur et ils s'élancèrent sur la trace marquée par la louve.

Un grand loup gris, un des leaders[12] habituels de la troupe, courait
en tête. Il grondait, pour avertir les plus jeunes de ne point rompre
l'alignement, et leur distribuait au besoin des coups de crocs,
s'ils avaient la prétention de passer devant lui. Il augmenta son
allure à l'aspect de la louve qui, maintenant, trottait avec
tranquillité dans la neige, et ne tarda pas à la rejoindre.

Elle vint se ranger d'elle-même à son côté, comme si c'était
là sa position coutumière, et ils prirent tous deux la direction de la
horde. Le grand loup gris ne grondait pas, ni ne montrait les dents,
quand, d'un bond, elle s'amusait à prendre sur lui quelque avance.
Il semblait, au contraire, lui témoigner une vive bienveillance, une
bienveillance tellement vive qu'il tendait sans cesse à se rapprocher
plus près d'elle. Et c'est elle, alors, qui grondait et montrait
ses crocs. Elle allait, à l'occasion, jusqu'à le mordre durement
à l'épaule, ce qu'il acceptait sans colère. Il se contentait de
faire un saut de côté et, se tenant à l'écart de son irascible
compagne, continuait à conduire la troupe, d'un air raide et vexé,
comme un amoureux éconduit.

Ainsi escortée sur son flanc droit, la louve était flanquée, sur son
flanc gauche, d'un vieux loup grisâtre et pelé, tout marqué des
stigmates de maintes batailles. Il ne possédait plus qu'un œil, qui
était l'œil droit, ce qui expliquait la place qu'il avait choisie
par rapport à la louve. Lui aussi mettait une obstination continue à
la serrer de près, à effleurer, de son museau balafré, sa hanche, son
épaule ou son cou. Elle le tenait à distance, comme elle faisait avec
son autre galant. Parfois les deux rivaux la pressaient simultanément,
en la bousculant avec rudesse, et, pour se dégager, elle redoublait, à
droite et à gauche, ses morsures aiguës. Tout en galopant de chaque
côté d'elle, les deux loups se menaçaient l'un l'autre, de
leurs dents luisantes. Seule, la faim plus impérieuse que l'amour,
les empêchait de se combattre.

Le vieux loup borgne avait près de lui, du côté opposé à la louve,
un jeune loup de trois ans, arrivé au terme de sa croissance, et qui
pouvait passer pour un des plus vigoureux de la troupe. Les deux bêtes,
quand elles étaient lasses, s'appuyaient amicalement l'une sur
l'autre, de l'épaule ou de la tête. Mais le jeune loup, par
moments, ralentissant sa marche d'un air innocent, se laissait
dépasser par son vieux compagnon et, sans être aperçu, se glissait
entre lui et la louve. La louve, frôlée par ce troisième amoureux, se
mettait à gronder et se retournait. Le vieux loup en faisait autant, et
aussi le grand loup gris, qui était à droite.

Devant cette triple rangée de dents redoutables, le jeune loup
s'arrêtait brusquement et s'asseyait sur son derrière, droit sur
ses pattes de devant, grinçant des crocs, lui aussi, et hérissant le
poil de son dos. Une confusion générale en résultait parmi les autres
loups, ceux qui fermaient la marche pressant ceux du front, qui
finalement s'en prenaient au jeune loup et lui administraient des
coups de crocs à foison. Il supportait ce traitement sans broncher et,
avec la foi sans limites qui est l'apanage de la jeunesse, il
répétait de temps à autre sa manœuvre, quoiqu'elle ne lui
rapportât rien de bon.

Les loups couvrirent dans cette journée un grand nombre de milles[13],
sans briser, dans ces incidents, leur formation serrée. À
l'arrière, boitaient les plus faibles, les très jeunes comme les
très vieux. Les plus robustes marchaient en tête. Tous, tant qu'ils
étaient, ils ressemblaient à une armée de squelettes. Mais leurs
muscles d'acier paraissaient une source inépuisable d'énergie.
Mouvements et contractions se succédaient, sans répit, sans fin que
l'on pût prévoir, et sans effort apparent ni fatigue. La nuit et le
jour qui suivirent, ils continuèrent leur course. Ils couraient à
travers la vaste solitude de ce monde désert, où ils vivaient seuls,
cherchant une autre vie à dévorer, pour perpétuer la leur.

Ils traversèrent des plaines basses et franchirent une douzaine de
petites rivières glacées, avant de trouver ce qu'ils quêtaient. Ils
tombèrent enfin sur des élans. Ce fut un gros mâle qu'ils
rencontrèrent d'abord. Voilà, à la bonne heure! de la viande et de
la vie, que ne défendaient point des feux mystérieux et des flammes
volant en l'air. Larges sabots et andouillers palmés, ils
connaissaient cela. Jetant au vent toute patience et leur prudence
coutumière, ils engagèrent aussitôt le combat. Celui-ci fut bref et
féroce. Le grand élan fut assailli de tous côtés. Vainement, les
roulant dans la neige, il assénait aux loups des coups adroits de ses
sabots, ou les frappait de ses vastes cornes, en s'efforçant de leur
fendre le crâne ou de leur ouvrir le ventre. La lutte était pour lui
sans issue. Il tomba sur le sol, la louve pendue à sa gorge, et sous
une nuée de crocs, accrochés partout où son corps pouvait livrer
prise, il fut dévoré vif, tout en combattant et avant d'avoir
achevé sa dernière riposte.

Il y eut, pour les loups, de la nourriture en abondance. L'élan
pesait plus de huit cents livres, ce qui donnait vingt pleines livres de
viande pour chacune des quarante gueules de la troupe. Mais, si
l'estomac des loups était susceptible de jeûnes prodigieux, non
moins prodigieuse était sa faculté d'absorption. Quelques os
éparpillés furent, en quelques heures, tout ce qui restait du
splendide animal, qui avait fait face, si vaillamment, à la horde de
ses ennemis.

Le repos vint ensuite, et le sommeil. Puis les jeunes mâles
commencèrent à se quereller entre eux. La famine était terminée;
les loups étaient arrivés à la Terre Promise. Ils continuèrent,
pendant quelques jours encore, à chasser de compagnie la petite bande
d'élans qu'ils avaient dépistée. Mais ils y mettaient maintenant
quelque précaution, s'attaquant de préférence aux femelles, plus
lourdes dans leurs mouvements, ou aux vieux mâles. Finalement, la
troupe des loups se partagea en deux parties, qui s'éloignèrent
chacune dans des directions différentes.

La louve, le grand loup gris, le vieux loup borgne et le jeune loup de
trois ans conduisirent une des deux troupes dans la direction de
l'est, vers le Mackenzie-River[14] et la région des Lacs. Chaque jour,
s'éclaircissait la petite cohorte. Les loups partaient, deux par
deux, mâle et femelle ensemble. Parfois, un mâle, sans femelle avec
qui s'accoupler, était chassé, à coups de dents, par les autres
mâles. Il ne resta plus, au bout du compte, que la louve et son trio
d'amoureux.

Tous trois portaient les marques sanglantes de ses morsures et elle
demeurait toujours inexorable à chacun d'eux. Mais ils continuaient
à ne pas se défendre contre ses crocs. Ils se contentaient, pour
apaiser son courroux, de se détourner, en remuant la queue et en
dansant devant elle de petits pas.

Aussi doux ils se montraient envers elle, aussi féroces étaient-ils
l'un vis-à-vis de l'autre. Le loup de trois ans sentait croître
son audace. Saisissant dans sa gueule, à l'improviste, l'oreille du
vieux loup, du côté où celui-ci était borgne, il la déchira
profondément et la découpa en minces lanières. Le vieux loup, s'il
était moins vigoureux et moins alerte que son jeune rival, lui était
supérieur en science et en sagesse. Son œil perdu et son nez balafré
témoignaient de son expérience de la vie et de la bataille. Nul doute
qu'il ne connût, en temps utile, ce qu'il avait à faire.

Magnifique en effet, lorsque l'heure en fut venue, et tragique à
souhait fut la bataille. Le vieux loup borgne et le grand loup gris se
réunirent pour attaquer ensemble le loup de trois ans et le détruire.
Ils l'entreprirent, sans pitié, chacun de leur côté. Oubliés les
jours de chasse commune, les jeux partagés jadis, et la famine subie
côte à côte. C'étaient choses du passé. La chose présente,
implacable et cruelle par-dessus toutes, était l'amour. La louve,
objet du litige, assise sur son train de derrière, regardait,
spectatrice paisible. Paisible et contente, car son jour à elle était
venu. C'est pour la posséder que les poils se hérissaient, que les
crocs frappaient les crocs, que la chair déchiquetée se convulsait.

Le loup de trois ans, c'était sa première affaire d'amour, perdit
la vie dans l'aventure. Les deux vainqueurs, quand il fut mort,
regardèrent la louve qui, sans bouger, souriait dans la neige. Mais le
vieux loup borgne était le plus roué des deux survivants. Il avait
beaucoup appris. Le grand loup gris, détournant la tête, était
occupé justement à lécher une blessure qui saignait à son épaule.
Son cou se courbait, pour cette opération, et la courbe en était
tournée vers le vieux loup. De son œil unique, celui-ci saisit
l'opportunité du moment. S'étant baissé pour prendre son élan,
il sauta sur la gorge qui s'offrait à ses crocs et referma sur elle
sa mâchoire. La déchirure fut large et profonde, et les dents
crevèrent au passage la grosse artère. Le grand loup gris eut un
grondement terrible et s'élança sur son ennemi, qui s'était
rapidement reculé. Mais déjà la vie fuyait hors de lui, son
grondement s'étouffait et n'était plus qu'une toux épaisse.
Ruisselant de sang et toussant, il combattit encore quelques instants.
Puis ses pattes chancelèrent, ses yeux s'assombrirent à la lumière
et ses sursauts devinrent de plus en plus courts.

La louve, pendant ce temps, toujours assise sur son derrière,
continuait à sourire. Elle était heureuse. Car ceci n'était rien
d'autre que la bataille des sexes, la lutte naturelle pour l'amour,
la tragédie du Wild, qui n'était tragique que pour ceux qui
mouraient. Elle était, pour les survivants, aboutissement et
réalisation.

Lorsque le grand loup gris ne bougea plus, le vieux borgne, Un-Œil[15]
(ainsi l'appellerons-nous désormais), alla vers la louve. Il y avait,
dans son allure, de la fierté de sa victoire et de la prudence. Il
était prêt à une rebuffade, si elle venait, et ce lui fut une
agréable surprise de voir que les dents de la louve ne grinçaient pas
vers lui avec colère. Son accueil, pour la première fois, lui fut
gracieux. Elle frotta son nez contre le sien et condescendit même à
sauter, gambader et jouer en sa compagnie, avec des manières
enfantines. Et lui, tout vieux et tout sage qu'il fût, comme elle il
fit l'enfant et se livra à maintes folies, pires que les siennes.

Il n'était plus question déjà des rivaux vaincus, ni du conte
d'amour écrit en rouge sur la neige. Une fois seulement, le vieux
loup dut s'arrêter de jouer, pour lécher le sang qui coulait de ses
blessures non fermées. Ses lèvres se convulsèrent, en un vague
grondement, et le poil de son cou eut un hérissement involontaire. Il
se baissa vers la neige encore rougie, comme s'il allait prendre son
élan, et en mordit la surface, dans un spasme brusque de ses
mâchoires. Au bout d'un moment, il ne pensa plus à rien derechef, et
courut vers la louve qui se sauva, en le conviant à sa suite au plaisir
de la chasse à travers bois.

Ils coururent, dès lors, toujours côte à côte, comme de bons amis
qui ont fini par se comprendre, chassant, tuant et mangeant en commun.

Ainsi passaient les jours, quand la louve commença à se montrer
inquiète. Elle semblait chercher, avec obstination, une chose qu'elle
ne trouvait pas.

Les abris que forment, en-dessous d'eux, les amas d'arbres tombés
étaient, pour elle, pleins d'attrait. Pénétrant dans les larges
crevasses qui s'ouvrent dans la neige, à l'abri des rocs
surplombants, elle y reniflait longuement. Un-Œil paraissait
complètement détaché de ces recherches, mais il n'en suivait pas
moins, avec bonne humeur et fidélité, tous les pas de la louve.
Lorsque celle-ci s'attardait un peu trop, dans ses investigations, ou
si le passage était trop étroit pour deux, il se couchait sur le sol
et attendait placidement son retour.

Sans se fixer de préférence en aucun lieu, ils pérégrinèrent à
travers diverses contrées. Puis, revenant vers le Mackenzie, ils
suivirent le fleuve, s'en écartant seulement pour remonter, à la
piste de quelque gibier, un de ses petits affluents.

Ils tombaient parfois sur d'autres loups qui, comme eux, marchaient
ordinairement par couples. Mais il n'y avait plus, de part ni
d'autre, de signes mutuels d'amitié, de plaisir à se retrouver, ni
de désir de se reformer en troupe. Quelquefois, ils rencontraient des
loups solitaires. Ceux-ci étaient toujours des mâles et ils faisaient
mine, avec insistance, de vouloir se joindre à la louve et à son
compagnon. Mais tous deux, épaule contre épaule, le crin hérissé et
les dents mauvaises, accueillaient de telle sorte ces avances que le
prétendant intempestif tournait bientôt le dos et s'en allait
reprendre sa course isolée.

Ils couraient dans les forêts paisibles, par une belle nuit de clair de
lune, quand Un-Œil s'arrêta soudain. Il dressa son museau, agita la
queue, leva une patte, à la manière d'un chien en arrêt, et ses
narines se dilatèrent pour humer l'air. Les effluves qui lui
parvinrent ne semblèrent pas le satisfaire et il se mit à respirer
l'air de plus belle, tâchant de comprendre l'impalpable message que
lui apportait le vent. Un reniflement léger avait suffi à renseigner
la louve et elle trotta de l'avant, afin de rassurer son compagnon. Il
la suivit, mal tranquillisé, et, à tout moment, il ne pouvait
s'empêcher de s'arrêter pour interroger du nez l'atmosphère.

Ils arrivèrent à une vaste clairière, ouverte parmi la forêt.
Rampant avec prudence, la louve s'avança jusqu'au bord de
l'espace libre. Le vieux loup la rejoignit, après quelque
hésitation, tous ses sens en alerte, chaque poil de son corps
s'irradiant de défiance et de suspicion. Tous deux demeurèrent côte
à côte, veillant, et reniflant.

Un bruit de chiens qui se querellaient et se battaient arrivait
jusqu'à leurs oreilles, ainsi que des cris d'hommes, au son
guttural, et des voix plus aiguës de femmes acariâtres et quinteuses.
Ils perçurent aussi le cri strident et plaintif d'un enfant. Sauf les
masses énormes que formaient les peaux des tentes, ils ne pouvaient
guère distinguer que la flamme d'un feu, devant laquelle des corps
allaient et venaient, et la fumée qui montait doucement du feu, dans
l'air tranquille. Mais les mille relents d'un camp d'Indiens
venaient maintenant aux narines des deux bêtes. Et ces relents
contaient des tas de choses, que le vieux loup ne pouvait pas
comprendre, mais qui de la louve étaient beaucoup moins inconnues.

Elle était étrangement agitée, et reniflait, reniflait, avec un
délice croissant. Un-Œil, au contraire, demeurait soupçonneux et ne
cachait pas son ennui. Il trahissait, à chaque instant, son désir de
s'en aller. Alors la louve se tournait vers lui, lui touchait le nez
avec son nez, pour le rassurer; puis elle regardait à nouveau vers le
camp. Son expression marquait une envie impérieuse, qui n'était pas
celle de la faim. Une force intérieure, dont elle tressaillait, la
poussait à s'avancer plus avant, à s'approcher de ce feu, à
s'aller coucher, près de sa flamme, en compagnie des chiens, et à se
mêler aux jambes des hommes.

Ce fut Un-Œil qui l'emporta. Il s'agita tant et si bien que son
inquiétude se communiqua à la louve. La mémoire aussi revint à
celle-ci de cette autre chose qu'elle cherchait si obstinément, et
qu'il y avait pour elle nécessité de trouver. Elle fit volte-face et
trotta en arrière, dans la forêt, au grand soulagement du vieux loup
qui la précédait, et qui ne fut rassuré qu'une fois le camp perdu
de vue.

Comme ils glissaient côte à côte et sans bruit, ainsi que des ombres,
au clair de lune, ils rencontrèrent un sentier. Leurs deux nez
s'abaissèrent, car des traces de pas y étaient marquées dans la
neige. Les traces étaient fraîches. Un-Œil courut en avant, suivi de
la louve, et avec toutes les précautions nécessaires. Les coussinets
naturels qu'ils avaient sous la plante de leurs pieds s'imprimaient
sur la neige, silencieux et moelleux comme un capiton de velours.

Le loup découvrit une petite tache blanche qui, légèrement, se
mouvait sur le sol blanc. Il accéléra son allure, déjà rapide.
Devant lui, bondissait la petite tache blanche.

Le sentier où il courait était étroit et bordé, de chaque côté,
par des taillis de jeunes sapins. Il rattrapa la petite tache blanche et
bond par bond l'atteignit. Il était déjà dessus. Un bond de plus,
et ses dents s'y enfonçaient. Mais, à cet instant précis, la petite
tache blanche s'éleva en l'air, droit au-dessus de sa tête, et il
reconnut un lapin-de-neige[16] qui, pendu dans le vide, à un jeune
sapin, bondissait, sautait, cabriolait en une danse fantastique.

Un-Œil, à ce spectacle eut un recul effrayé. Puis il s'aplatit sur
la neige, en grondant des menaces à l'adresse de cet objet, dangereux
peut-être et inexplicable. Mais la louve, étant arrivée, passa avec
dédain devant le vieux loup. S'étant, ensuite, tenue tranquille un
moment, elle s'élança vers le lapin qui dansait toujours en l'air.
Elle sauta haut, mais pas assez pour atteindre la proie convoitée, et
ses dents claquèrent les unes contre les autres, avec un bruit
métallique. Elle sauta, une seconde fois, puis une troisième.

Un-Œil, s'étant relevé, l'observait. Irrité de ces insuccès,
lui-même il bondit dans un puissant élan. Ses dents se refermèrent
sur le lapin et il l'attira à terre avec lui. Mais, chose curieuse!
le sapin n'avait point lâché le lapin. Il s'était, à sa suite,
courbé vers le sol et semblait menacer le vieux loup. Un-Œil desserra
ses mâchoires et, abandonnant sa prise, sauta en arrière, afin de se
garer de l'étrange péril. Ses lèvres découvrirent ses crocs, son
gosier se gonfla pour une invective, et chaque poil de son corps se
hérissa, de rage et d'effroi. Simultanément, le jeune sapin
s'était redressé et le lapin, à nouveau envolé, recommença à
danser dans le vide.

La louve se fâcha et, en manière de reproche, enfonça ses crocs dans
l'épaule du vieux loup. Celui-ci, de plus en plus épouvanté de
l'engin inconnu, se rebiffa et recula plus encore, après avoir
égratigné le nez de la louve. Alors indignée de l'offense, elle se
jeta sur son compagnon qui, en hâte, essaya de l'apaiser et
de se faire pardonner sa faute. Elle ne voulut rien entendre
et continua vertement à le corriger, jusqu'à ce que, renonçant à
l'attendrir, il détournât la tête et, en signe de soumission,
offrît de lui-même son épaule à ses morsures.

Le lapin, durant ce temps, continuait à danser en l'air, au-dessus
d'eux.

La louve s'assit dans la neige et le vieux loup qui, maintenant, avait
encore plus peur de sa compagne que du sapin mystérieux, se remit à
sauter vers le lapin. L'ayant ressaisi dans sa gueule, il vit
l'arbre se courber, comme précédemment, vers la terre. Mais, en
dépit de son effroi, il tint bon et ses dents ne lâchèrent point le
lapin. Le sapin ne lui fit aucun mal. Il voyait seulement, lorsqu'il
remuait, l'arbre remuer aussi et osciller sur sa tête. Dès qu'il
demeurait immobile, le sapin, à son tour, ne bougeait plus. Et il en
conclut qu'il était plus prudent de se tenir tranquille. Le sang
chaud du lapin, cependant lui coulait dans la gueule et il le trouvait
savoureux.

Ce fut la louve qui vint le tirer de ses perplexités. Elle prit le
lapin entre ses mâchoires, et, sans s'effarer du sapin qui oscillait
et se balançait au-dessus d'elle, elle arracha sa tête à l'animal
aux longues oreilles. Le sapin reprit, à l'instar d'un ressort qui
se détend, sa position naturelle et verticale, où il s'immobilisa,
et le corps du lapin resta sur le sol. Un-Œil et la louve dévorèrent
alors, à loisir, le gibier que l'arbre mystérieux avait capturé
pour eux.

Tout alentour étaient d'autres sentiers et chemins, où des lapins
pendaient en l'air. Le couple les inspecta tous. La louve acheva
d'apprendre à son compagnon ce qu'étaient les pièges des hommes
et la meilleure méthode à employer pour s'approprier ce qui s'y
était pris.


[Note 12: _Leader_, conducteur ou chef de file. (_Note des
Traducteurs._)]

[Note 13: Le mille anglais vaut 1.609 mètres. (_Note des Traducteurs._)]

[Note 14: _Le Fleuve Mackenzie_ prend sa source dans les Montagnes
Rocheuses, traverse le Canada vers l'ouest et va se jeter dans la Mer
Glaciale du Nord, après avoir côtoyé les Grands Lacs de l'Ours et de
l'Esclave. (_Note des Traducteurs._)]

[Note 15: _One Eye._]

[Note 16: Littéralement un «lapin chaussé de neige». C'est une espèce de
lapins blancs. (_Note des Traducteurs._)]



V

LA TANIÈRE


Pendant deux jours encore, ils demeurèrent dans les parages du camp
indien, Un-Œil toujours craintif et apeuré, la louve comme fascinée
au contraire par l'attirance du camp. Mais un matin, un coup de fusil
ayant claqué soudain auprès d'eux et une balle étant venue
s'aplatir contre le pied d'un arbre, à quelques pouces de la tête
du vieux loup, le couple détala de compagnie et mit vivement quelques
milles entre sa sécurité et le danger.

Après avoir couru deux jours durant, ils s'arrêtèrent. La louve
s'alourdissait et ralentissait son allure. Une fois, en chassant un
lapin, elle qui, d'ordinaire, l'eût joint facilement, dut
abandonner la poursuite et se coucher sur le sol pour se reposer.

Un-Œil vint à elle et, de son nez, gentiment, lui toucha le cou. Elle
le mordit, en guise de remerciement, avec une telle férocité qu'il
en culbuta en arrière et y demeura, tout estomaqué, en une pose
ridicule. Son caractère devenait de plus en plus mauvais, tandis que le
vieux loup se faisait plus patient et plus plein de sollicitude. Et plus
impérieux aussi devenait pour elle le besoin de trouver, sans tarder,
la chose qu'elle cherchait.

Elle la découvrit enfin. C'était à quelque mille pieds au-dessus
d'un petit cours d'eau qui se jetait dans le Mackenzie, mais qui, à
cette époque de l'année, était gelé dessus, gelé dessous, et ne
formait, jusqu'à son lit de rocs, qu'un seul bloc de glace.
Rivière blanche et morte, de sa source à son embouchure.

Distancée sans cesse par son compagnon, la louve trottait à petits
pas, quand elle parvint sur la haute falaise d'argile qui dominait le
cours d'eau. L'usure des tempêtes, à l'époque du printemps, et
la neige fondante avaient de part en part érodé la falaise et produit,
à une certaine place, une étroite fissure.

La louve s'arrêta, examina le terrain tout à l'entour, avec soin,
puis zigzaguant de droite et de gauche, elle descendit jusqu'à la
base de la falaise, là où sa masse abrupte émergeait de la ligne
inférieure du paysage. Cela fait, elle remonta vers la fissure et s'y
engagea.

Sur une longueur de trois pieds, elle fut forcée de ramper, mais au
delà les parois s'élevaient et s'élargissaient, pour former une
petite chambre ronde, de près de six pieds de diamètre. C'était sec
et confortable. Elle inspecta minutieusement les lieux, tandis que le
vieux loup, qui l'avait rejointe, demeurait à l'entrée du couloir
et attendait avec patience. Elle baissa le nez vers le sol et tourna en
rond, plusieurs fois, sur elle-même. Puis elle rapprocha
l'extrémité de ses quatre pattes et, détendant ses muscles, elle se
laissa tomber par terre, avec un soupir fatigué, qui était presque un
gémissement. Un-Œil, les oreilles pointées, l'observait maintenant
avec intérêt et la louve pouvait voir, découpé sur la claire
lumière, le panache de sa queue, qui allait et venait joyeusement.

Elle aussi, dressant ses oreilles en fines pointes, les mouvait en
avant, puis en arrière, tandis que sa gueule s'ouvrait béatement et
que sa langue pendait avec abandon. Et cette manière d'être
exprimait qu'elle était contente et satisfaite.

Le vieux loup, n'ayant point été invité à y pénétrer, continuait
à se tenir à l'entrée de la caverne. Il se coucha sur le sol et,
vainement, essaya de dormir. Tout d'abord, il avait faim. Puis son
attention était attirée par le renouveau du monde au brillant soleil
d'avril, qui resplendissait sur la neige. S'il somnolait, il
percevait vaguement des coulées d'eau murmurantes et, soulevant la
tête, il se plaisait à les écouter. En cette belle fin de journée,
le soleil s'inclinait sur l'horizon et toute la Terre du Nord, enfin
réveillée, semblait l'appeler. La nature renaissait. Partout passait
dans l'air l'effluve du printemps. On sentait la vie croître sous
la neige et la sève monter dans les arbres. Les bourgeons brisaient les
prisons de l'hiver.

Un-Œil invita du regard sa compagne à venir le rejoindre. Mais
elle ne manifestait aucun désir de se lever. Une demi-douzaine
d'oiseaux-de-la-neige[17], traversèrent le ciel, devant lui. Il en
éprouva un frémissement. L'instant était bon pour se mettre en
chasse. De nouveau il regarda la louve, qui n'en eut cure. Il se
recoucha, désappointé, et essaya encore de dormir.

Un petit bourdonnement métallique frôla ses oreilles et vint
s'arrêter à l'extrémité de son nez. Une fois, deux fois, sur son
nez il passa la patte, puis s'éveilla tout à fait. C'était un
unique moustique, un moustique adulte, qui avait traversé l'hiver,
engourdi au creux de quelque vieille souche, et qu'avait dégelé le
soleil. Un-Œil ne put résister plus longtemps à l'appel de la
nature, d'autant que sa faim allait croissant. Il rampa vers la louve
et essaya de la décider à sortir. Elle refusa, en grondant vers lui.

Alors il partit seul, dans la radieuse lumière, sur la neige molle,
douce aux pas, mais qui entravait sa marche. Il traversa plus facilement
le lit glacé du torrent, où la neige, protégée des rayons du soleil
par l'ombre des grands sapins qui le bordaient, était restée dure et
cristalline. Puis il retomba dans la neige fondante, où il pataugea
pendant plusieurs heures, et ne revint à la caverne qu'au milieu de
la nuit, plus affamé qu'il ne l'était en partant. Il n'avait pu
atteindre le gibier qu'il avait rencontré et, tandis qu'il
s'enlisait, les lapins légers, bottés de neige, s'étaient
éclipsés prestement.

Il s'arrêta à l'orée du couloir d'entrée de la tanière,
surpris d'entendre venir jusqu'à lui des sons faibles et
singuliers, qui certainement n'étaient pas émis par la louve. Ils
lui semblaient suspects, quoiqu'il ne pût dire qu'ils lui étaient
totalement inconnus.

Il avança, en rampant sur le ventre, avec précaution. Mais, comme il
débouchait dans la caverne, la louve lui signifia, par un énergique
grognement, d'avoir à se tenir à distance. Il obéit, intéressé au
suprême degré par les petits cris qu'il entendait, auxquels se
mêlaient comme des ronflements et des gémissements étouffés.

S'étant roulé en boule, il dormit jusqu'au matin. Dans le
clair-obscur de la tanière, il aperçut alors, entre les pattes de la
louve et pressés tout le long de son ventre, cinq petits paquets
vivants, informes et débiles, vagissants, et dont les yeux étaient
encore fermés à la lumière.

Quoique ce spectacle ne lui fût pas nouveau, dans sa longue carrière,
ce n'en était pas moins chaque fois, pour le vieux loup, un nouvel
étonnement. La louve le regardait avec inquiétude et ne perdait de vue
aucun de ses mouvements. Elle grondait sourdement, à tout moment,
haussant le ton dès qu'il faisait mine d'avancer. Quoique pareille
aventure ne lui fût jamais advenue, son instinct, qui était fait de la
mémoire commune de toutes les mères-loups et de leur successive
expérience, lui avait enseigné qu'il y avait des pères-loups qui se
repaissaient de leur impuissante progéniture et dévoraient leurs
nouveau-nés. C'est pourquoi elle interdisait à Un-Œil d'examiner
de trop près les louveteaux qu'il avait procréés.

À l'instinct ancestral de la mère-loup en correspondait un autre
chez le vieux loup, qui était commun à tous les pères-loups.
C'était qu'il devait incontinent, et sans se fâcher, tourner le
dos à sa jeune famille et aller quérir, là où il le fallait, la
chair nécessaire à sa propre subsistance et à celle de sa compagne.

Il trotta, trotta, jusqu'à cinq ou six milles de la tanière, sans
rien rencontrer. Là, le torrent se divisait en plusieurs branches, qui
remontaient vers la montagne. Il tomba sur une trace fraîche, la flaira
et, l'ayant trouvée tout à fait récente, il commença à la suivre,
s'attendant à voir paraître d'un instant à l'autre l'animal
qui l'avait laissée. Mais il observa bientôt que les pattes qui
étaient marquées étaient de beaucoup plus larges que les siennes et
il estima qu'il ne tirerait rien de bon du conflit.

Un demi-mille plus loin, un bruit de dents qui rongeaient parvint à
l'ouïe fine de ses oreilles. Il avança et découvrit un porc-épic,
debout contre un arbre et faisant sa mâchoire sur l'écorce. Un-Œil
approcha, avec prudence, mais sans grand espoir. Il connaissait ce genre
d'animaux, quoiqu'il n'en eût pas encore rencontré de spécimens
si haut dans le Nord, et jamais, au cours de sa vie, un porc-épic ne
lui avait servi de nourriture. Il savait aussi, cependant, que la chance
et l'opportunité du moment jouent leur rôle dans l'existence.
Personne ne peut dire exactement ce qui doit arriver, car, avec les
choses vivantes, l'imprévu est de règle. Il continua donc à
avancer.

Le porc-épic se mit rapidement en boule, faisant rayonner dans toutes
les directions ses longues aiguilles, dures et aiguës, qui défiaient
une quelconque attaque. Le vieux loup avait, une fois, dans sa jeunesse,
reniflé de trop près une boule semblable, en apparence inerte. Il en
avait soudain reçu sur la face un coup de queue bien appliqué, qui lui
avait planté, dans le nez, un dard tellement bien enfoncé qu'il
l'avait promené avec lui pendant des semaines. Une inflammation
douloureuse en avait résulté et il n'avait été délivré que le
jour où le dard était tombé de lui-même.

Il se coucha sur le sol, confortablement étendu, à proximité du
porc-épic, mais hors de la portée de sa queue redoutable et attendit.
Sans doute la bête finirait-elle par se dérouler et lui, saisissant
l'instant propice, lancerait un coup de griffe coupant dans le ventre
tendre et désarmé.

Une demi-heure après, il était encore là. Il se releva, gronda contre
la boule toujours immobile, et reprit sa route en trottant. Trop souvent
déjà il avait, dans le passé, vainement attendu pour des porcs-épics
enroulés. Il était inutile de perdre son temps davantage. Le jour
baissait et nul résultat ne récompensait sa chasse. Pour lui et la
louve, il fallait trouver à manger.

Il rencontra enfin un ptarmigan[18]. Comme il débouchait à pas de
velours, d'un taillis, il se trouva nez à nez avec l'oiseau qui
était posé sur une souche d'arbre, à moins d'un pied de son
museau. Tous deux s'aperçurent simultanément. L'oiseau tenta de
s'envoler, mais il le renversa par terre, d'un coup de patte,
se jeta sur lui et le saisit dans ses dents.

Il y eut un instant de courte lutte, le ptarmigan se débattant dans la
neige et faisant, pour prendre son vol, un nouvel et vain effort. Les
dents du vieux loup s'enfoncèrent dans la chair délicate et il
commença à manger sa victime. Puis il se souvint tout à coup et,
revenant sur ses pas, il reprit le chemin de la tanière, en traînant
le ptarmigan dans sa gueule.

Tandis qu'il trottait silencieux, selon sa coutume, glissant comme une
ombre, tout en observant le sol et les traces qui pouvaient s'y
trouver marquées, il revit les larges empreintes qu'il avait déjà
rencontrées. La piste suivant la même direction que lui, il la
continua, s'attendant à tout moment à découvrir l'animal qui
avait imprimé ainsi son passage.

Comme il venait de tourner un des rochers qui bordaient le torrent,
qu'il avait rejoint, il aperçut le faiseur d'empreintes et, à
cette vue, s'aplatit instantanément sur le sol. C'était une grosse
femelle de lynx. Elle était couchée, comme lui le matin, en face de la
même boule, impénétrable et hérissée.

D'ombre qu'il était, il devint l'ombre de cette ombre. Ratatiné
sur lui-même et rampant, il se rapprocha, en ayant soin de ne pas être
sous le vent des deux bêtes immobiles et muettes. Puis, ayant déposé
le ptarmigan à côté de lui, il s'allongea sur la neige et, à
travers les branches d'un sapin dont l'épais réseau traînait
jusqu'à terre, il considéra le drame de la vie qui était en train
de se jouer devant lui. Le lynx et le porc-épic attendaient. Tous deux
prétendaient vivre. Le droit à l'existence consistait pour l'un à
manger l'autre; il consistait pour l'autre à ne pas être mangé.
Le vieux loup ajoutait, dans le drame, son droit aux deux autres.
Peut-être un caprice du sort allait-il le servir et lui donner sa part
de viande.

Une demi-heure passa, puis une heure, et rien n'advenait. La boule
épineuse aurait pu être aussi bien pétrifiée, tellement rien n'y
tressaillait, et le lynx être un bloc de marbre inerte, et le vieux
loup être mort. Et cependant, chez ces trois bêtes en apparence
inertes, la tension vitale était arrivée à son paroxysme. Elle
atteignait, presque douloureuse, tout ce que leur être pouvait
supporter.

Un-Œil esquissa un léger mouvement et observa avec un intérêt
croissant. Quelque chose arrivait. Le porc-épic avait enfin jugé que
son adversaire était parti. Précautionneux, avec des mouvements
mesurés, il déroula son invincible armure et, lentement, lentement, se
détendit et s'allongea. Le vieux loup sentit sa gueule s'humecter
involontairement de salive, devant cette chair vivante, qui
s'étalait, comme à plaisir, devant lui.

Le porc-épic n'était pas encore entièrement déroulé quand il
découvrit son ennemi. Au même instant, rapide comme la foudre, le lynx
frappa. La patte aux griffes acérées, recourbées comme des crochets,
atteignit le ventre douillet et, revenant en arrière, d'un brusque
mouvement, le déchira. Mais le porc-épic avait vu le lynx un millième
de seconde avant le coup, et ce temps lui suffit pour implanter, d'un
contre-coup de sa queue, dans la patte qui se retirait, une moisson de
dards. Au cri d'agonie de la victime répondit instantanément le
hurlement de surprise et de douleur de l'énorme chat.

Un-Œil s'était dressé, pointant ses oreilles et balançant sa queue
derrière lui. Le lynx, qui avait d'abord reculé, se rua, d'un bond
sauvage, sur l'auteur de ses blessures. Le porc-épic qui, piaulant et
grognant, tentait en vain, pour sa défense, de replier en boule sa
pauvre anatomie brisée, eut encore la force de détendre sa queue et
d'en frapper le félin. Le lynx, dont le nez était devenu semblable
à une pelote monstrueuse, éternua, rugit et tenta de se débarrasser,
à l'aide de ses pattes, des dards féroces. Il traîna son nez dans
la neige, le frotta contre des branches d'arbres et des buissons et,
ce faisant, il sautait sur lui-même, en avant, en arrière, de côté,
se livrant à des culbutes d'acrobate, à des pirouettes de fou, en
une frénésie de souffrance et d'épouvante.

Le vieux continuait à observer. Il vit non sans effroi, et sa fourrure
s'en hérissa sur son dos, le lynx, qui avait tout à coup cessé ses
culbutes, rebondir en l'air, en un dernier saut, plus haut que les
autres, en poussant une longue clameur éperdue, puis s'élancer sur
le sentier, droit devant lui, hurlant à chaque pas qu'il faisait.

Ce fut seulement lorsque les cris se perdirent au loin que le vieux loup
se risqua hors de sa cachette et s'avança vers le porc-épic.
Soigneusement il marcha sur la neige, comme si elle eut été jonchée
de dards, prêts à percer la sensible plante de ses pieds. Le
porc-épic, à son approche, poussa son cri de bataille et fit claquer
ses longues dents. Il avait réussi à s'enrouler de nouveau, mais
sans former, comme auparavant, une boule parfaite et compacte. Ses
muscles étaient trop profondément atteints. À moitié déchiré, il
saignait abondamment.

Un-Œil commença par enfourner dans sa gueule, à grosses bouchées, de
la neige imprégnée de sang, la mâcha et, l'ayant trouvée bonne,
l'avala. Ce lui fut un excitant de l'appétit et sa faim n'en fit
qu'augmenter. Mais il était un trop vieux routier de la vie pour
oublier sa prudence habituelle. Il attendit, tandis que le porc-épic
continuait à grincer des dents et à jeter des cris variés, plaintes
et grognements, entrecoupés de piaillements aigus. Bientôt, un
tremblement agita la bête agonisante et les aiguilles s'abaissèrent.
Puis le tremblement cessa. Les longues dents eurent un ultime
claquement, toutes les aiguilles retombèrent et le corps, détendu, ne
bougea plus.

D'un brusque coup de patte, Un-Œil retourna sur son dos le
porc-épic. Rien ne se produisit. Il était certainement mort. Après
avoir attentivement examiné comment il était conformé, le vieux loup
le prit dans ses dents, avec précaution, et se mit en devoir de
l'emmener, moitié traînant le corps, moitié le portant, et
allongeant le cou pour tenir à distance de son propre corps la masse
épineuse.

Puis il se souvint qu'il oubliait quelque chose et, posant par terre
son fardeau, il trotta vers l'endroit où il avait laissé le
ptarmigan. En ce qui concernait l'oiseau, son parti fut aussitôt
pris. Il le mangea. Il s'en retourna ensuite et reprit le porc-épic.

Lorsqu'il arriva à la caverne, avec le résultat de sa chasse du
jour, la louve inspecta ce qu'il apportait et, se tournant vers lui,
le lécha légèrement sur le cou. L'instant d'après, elle grogna
encore, en guise d'avertissement qu'il eût à garder sa distance
entre lui et les louveteaux. Mais le grognement n'était plus si
menaçant. Il était moins rauque et semblait vouloir se faire
pardonner. La crainte instinctive éprouvée par la louve pour le père
de sa progéniture se dissipait, car le vieux loup se conduisait comme
un bon père-loup doit le faire et il ne songeait point à manger ses
enfants.


[Note 17: _Snow birds._ Espèce de gélinotte et de poule sauvage.
(_Note des Traducteurs._)]

[Note 18: Grand oiseau de la famille des coqs de bruyère. (_Note des
Traducteurs._)]



VI

LE LOUVETEAU GRIS


Il différait de ses frères et sœurs. Leur fourrure trahissait déjà
la teinte rouge qui était un héritage de leur mère. Lui au contraire,
tenait entièrement du père. Il était le seul louveteau gris de la
portée. Sa descendance de l'espèce loup était directe. Il n'avait
avec Un-Œil d'autre différence que de posséder ses deux yeux, au
lieu d'être borgne.

C'est par le toucher que le louveteau, avant que ses yeux se fussent
ouverts, acquit la première notion des êtres et des choses. Il connut
ainsi ses deux frères et ses deux sœurs. En tâtonnant, il commença
à jouer avec eux, sans les voir. Déjà aussi, il apprenait à gronder
et son petit gosier, qu'il faisait vibrer pour émettre des sons,
semblait grincer, lorsqu'il se mettait en colère.

Par le toucher, le goût et l'odorat, il connut sa mère, source de
chaleur, de fluide nourriture et de tendresse. Il sentait surtout
qu'elle avait une langue mignonne et caressante, qu'elle passait sur
son doux petit corps, pour l'adoucir encore plus. Et elle s'en
servait pour le ramener sans cesse contre elle, plus profondément, et
l'endormir.

Ainsi se passa, en majeure partie, le premier mois de la vie du
louveteau. Puis ses yeux s'ouvrirent et il apprit à connaître plus
nettement le monde qui l'entourait.

Ce monde était baigné d'obscurité, mais il l'ignorait, car il
n'avait jamais vu d'autre monde. La lumière que ses yeux avaient
perçue était infiniment faible, mais il ne savait pas qu'il y eût
une autre lumière. Son monde aussi était très petit. Il avait pour
limites les parois de la tanière. Le louveteau n'en éprouvait nulle
oppression, puisque le vaste monde du dehors lui était inconnu.

Il avait, cependant, rapidement découvert que l'une des parois de son
univers, l'entrée de la caverne, par où filtrait la lumière,
différait des autres. Il avait fait cette découverte, encore
inconscient de sa propre pensée, avant même que ses yeux se fussent
ouverts et eussent regardé devant eux. La lumière avait frappé ses
paupières closes, produisant, à travers leur rideau, de légères
pulsations des nerfs optiques, où s'étaient allumés de petits
éclairs de clarté, d'une impression délicieuse. Vers la lumière
avait, en une attraction irrésistible, aspiré chaque fibre de son
être vivant, vers elle s'était tourné son corps, comme la substance
chimique de la plante vire d'elle-même vers le soleil.

Il avait, dès lors, mécaniquement rampé vers l'entrée de la
caverne, et ses frères et sœurs avaient agi comme lui. Pas une fois
ils ne s'étaient dirigés vers les sombres retraits des autres
parois. Tous ces petits corps potelés, pareils à autant de petites
plantes, rampaient aveuglément vers le jour, qui était pour eux une
nécessité de l'existence, et tendaient à s'y accrocher, comme les
vrilles de la vigne au tuteur qui la soutient. Plus tard, quand ils
eurent un peu grandi et lorsque leur conscience individuelle naquit en
eux, avec ses désirs et ses impulsions, l'attraction de la lumière
ne fit que s'accroître. Sans trêve ils rampaient et s'étalaient
vers elle, repoussés en arrière par leur mère. Ce fut à cette
occasion que le louveteau gris connut d'autres attributs de sa mère
que la langue douce et caressante. Dans son insistance à ramper vers la
lumière, il apprit que la louve avait un nez, dont elle lui
administrait un coup bien appliqué, et, plus tard, une patte avec
laquelle elle le renversait sur le dos et le roulait comme un tonnelet,
en lui donnant des tapes, vives et bien calculées.

Il sut ainsi ce qu'étaient les coups, les risques qu'il courait
volontairement d'en recevoir et comment, au contraire, il convenait
d'agir pour les éviter. C'était le début de ses généralisations
sur le monde. Aux actes automatiques succédait la connaissance des
causes.

C'était un fier petit louveteau, carnivore comme ses frères et
sœurs. Ses ancêtres étaient des tueurs et des mangeurs de viande, de
viande seule vivaient son père et sa mère. Le lait même qu'il avait
sucé, à sa naissance, n'était que de la chair directement
transformée. Et maintenant âgé d'un mois, ayant, depuis une
semaine, ses yeux ouverts, il commençait lui-même à manger de la
viande, mâchée et à demi digérée par la louve, qui la dégorgeait
ensuite dans la gueule des cinq louveteaux, en appoint du lait de ses
mamelles.

Il était le plus vigoureux de la portée. Plus sonore que celui de ses
frères et sœurs était, dans son gosier, le glapissement de sa voix.
Le premier, il apprit le tour de rouler, d'un adroit coup de patte, un
de ses petits compagnons. Le premier encore, attrapant l'un d'eux
par l'oreille, il le renversa et piétina, en grondant sans desserrer
ses mâchoires. Ce fut lui qui donna le plus de tracas à sa mère pour
le retenir près d'elle, loin de l'entrée de la caverne.

Si l'attrait du jour le fascinait, il ignorait ce qu'était une
porte et il ne voyait dans l'entrée de la caverne qu'un mur
lumineux. Ce mur était le soleil de son univers, la chandelle dont il
était le papillon. Et il s'acharnait obstinément dans cette
direction, sans savoir qu'il y eût quelque chose au-delà.

Étrange était pour lui ce mur de lumière. Son père, qu'il avait
appris à reconnaître pour un être semblable à sa mère, et qui
apportait de la viande à manger, avait une manière toute particulière
de marcher dans le mur, de s'y éloigner et d'y disparaître. Cela,
le louveteau ne pouvait se l'expliquer. Il avait tenté de s'avancer
dans les autres murs de la caverne, mais ceux-ci avaient heurté
rudement l'extrémité délicate de son nez. Il avait renouvelé
plusieurs fois l'expérience, puis s'était finalement tenu
tranquille. Il acceptait le pouvoir que possédait son père de
disparaître dans un mur comme une faculté qui lui était spéciale, de
même que le lait et la viande à demi digérée étaient des
particularités personnelles de sa mère.

Il n'était pas donné, en somme, au louveteau, de penser à la façon
des humains. Incertaine était la voie dans laquelle travaillait son
cerveau. Mais ses conclusions n'en étaient pas moins nettes, à son
point de vue. Le pourquoi des choses ne l'inquiétait pas; leur
manière d'être l'intéressait seule. Il s'était cogné le nez
contre les parois de la caverne, et cela lui avait suffi pour qu'il
n'insistât pas. Ce qu'il était impuissant à faire, son père
pouvait le faire. C'était une autre constatation, qu'il ne
cherchait point à s'expliquer. Le fait tenait lieu pour lui de
raisonnement, et le souci de la logique ne préoccupait pas autrement
son esprit. Celui des lois de la physique encore moins.

Comme la plupart des créatures du Wild, il ne tarda point à connaître
la famine. Un temps arriva, où non seulement la viande vint à manquer,
mais où le lait se tarit dans la poitrine de sa mère.

Les louveteaux, tout d'abord, poussèrent des cris plaintifs et des
gémissements, mais la faim les fit bientôt tomber en léthargie. Plus
de jeux ni de querelles, ni d'enfantines colères, ni d'exercices de
grondements. Cessèrent aussi les pérégrinations vers le mur lumineux.
Au lieu de cela, ils dormaient toujours, tandis que la vie qui était en
eux vacillait et mourait.

Un-Œil se désespérait. Il courait tout le jour et chassait au loin,
mais inutilement, et revenait dormir quelques heures seulement dans la
tanière, d'où la joie avait fui. La louve elle aussi, laissant là
ses petits, sortait à la recherche de la viande. Les premiers jours
après la naissance des louveteaux, le vieux loup avait fait plusieurs
voyages au camp des Indiens et raflé les lapins pris dans les pièges.
Mais, avec la fonte générale des neiges et le dégel des cours
d'eau, les Indiens s'étaient transportés plus loin et cette
fructueuse ressource avait tari.

Lorsque ses parents lui rapportèrent de nouveau à manger, le louveteau
gris revint à la vie et recommença à tourner son regard vers le mur
de lumière. Mais le petit peuple qui l'entourait était bien réduit.
Seule, une sœur lui restait. Le reliquat n'était plus.

Ayant repris des forces, il vit que sa sœur ne pouvait plus jouer. Elle
ne levait plus la tête, ni ne faisait aucun mouvement. Tandis que son
petit corps à lui s'arrondissait, avec la nourriture retrouvée, ce
secours était venu trop tard pour elle. Elle ne cessait point de dormir
et n'était plus qu'un mince squelette entouré de peau, où la
flamme baissait plus bas et plus bas, si bien qu'elle finit par
s'éteindre.

Puis vint un autre temps où le louveteau gris ne vit plus son père
paraître et disparaître dans le mur de lumière, et s'étendre, le
soir, pour dormir à l'entrée de la caverne. L'événement arriva
à la suite d'une seconde famine, moins dure cependant que la
première. La louve n'ignorait point pourquoi le vieux loup ne
reviendrait jamais. Mais il n'était pas pour elle de moyen qui lui
permît de communiquer au louveteau ce qu'elle connaissait.

Comme elle chassait, de son côté, vers la branche droite du torrent,
dans les parages où gîtait le lynx, elle avait rencontré une piste
tracée par le vieux loup et vieille d'un jour. L'ayant suivie, elle
avait trouvé, à son extrémité, d'autres empreintes, imprimées par
le lynx, et les vestiges d'une bataille dans laquelle le félin avait
eu la victoire. C'était de son compagnon, avec quelques os, tout ce
qui subsistait. Les traces du lynx, qui continuaient au delà, lui
avaient fait découvrir la tanière de l'ennemi. Mais, ayant reconnu,
à divers indices, que celui-ci y était revenu, elle n'avait pas osé
s'y aventurer.

Et toujours, depuis, la louve évitait la branche droite du torrent, car
elle savait que dans la tanière se trouvait une portée de petits et
elle connaissait le lynx pour une féroce créature, d'un caractère
intraitable, et un terrible combattant. Oui, certes, c'était bien,
pour une demi-douzaine de loups, de pourchasser un lynx et de le
repousser au faîte d'un arbre, crachant et se hérissant. Un combat
singulier était une tout autre affaire, surtout quand une mère-lynx
avait derrière elle une jeune famille affamée à défendre et à
nourrir. Un-Œil venait de l'apprendre à ses dépens.

Mais le Wild a ses lois et l'heure devait arriver où, pour le salut
de son louveteau gris, la louve, poussée elle aussi par l'implacable
instinct de la maternité, affronterait la tanière dans les rochers et
la colère de la mère-lynx.



VII

LE MUR DU MONDE


Lorsque la louve avait commencé à aller chasser au dehors, elle avait
dû laisser derrière elle le louveteau et l'abandonner à lui-même.
Non seulement elle lui avait inculqué, à coups de nez et à coups de
patte, l'interdiction de s'approcher de l'entrée de la caverne,
mais une crainte spontanée était intervenue chez lui, pour le
détourner de sortir. Jamais, dans la courte vie qu'il avait vécue
dans la tanière, il n'avait rien rencontré qui pût l'effrayer, et
cependant la crainte était en lui. Elle lui venait d'un atavisme
ancestral et lointain, à travers des milliers et des milliers de vies.
C'était un héritage qu'il tenait directement de son père et de la
louve, mais ceux-ci l'avaient, à leur tour, reçu par échelons
successifs de toutes les générations de loups disparues avant eux.
Crainte! Legs du Wild, auquel nul animal ne peut se soustraire!

Bref, le louveteau gris connut la crainte avant de savoir de quelle
étoffe elle était faite. Sans doute la mettait-il au nombre des
inévitables restrictions de l'existence, dont il avait eu déjà la
notion. Son dur emprisonnement dans la caverne, la rude bousculade de sa
mère quand il se risquait à vouloir sortir, la faim inapaisée de
plusieurs famines, autant de choses qui lui avaient enseigné que tout
n'est pas liberté dans le monde, qu'il y a pour la vie des limites
et des contraintes. Obéir à cette loi, c'était échapper aux coups
et travailler pour son bonheur. Sans raisonner comme l'eût fait un
homme, il se contentait d'une classification simpliste: ce qui heurte
et ce qui ne heurte pas, et, en conclusion, éviter ce qui est classé
dans la première catégorie, afin de pouvoir jouir de ce qui est
classé dans la seconde.

Tant par soumission à sa mère que par cette crainte imprécise et
innommée qui pesait sur lui, il se tenait donc éloigné de
l'ouverture de la caverne, qui demeurait pour lui un blanc mur de
lumière. Quand la louve était absente, il dormait la plupart du temps.
Dans les intervalles de son sommeil, il restait très tranquille,
réprimant les cris plaintifs qui lui gonflaient la gorge et
contractaient son museau.

Une fois, comme il était couché tout éveillé, il entendit un son
bizarre, qui venait du mur blanc. C'était un glouton[19] qui,
tremblant de sa propre audace, se tenait sur le seuil de la caverne,
reniflant avec précaution ce que celle-ci pouvait contenir. Le
louveteau, ignorant du glouton, savait seulement que ce reniflement
était étrange, qu'il était quelque chose de non classé et, par
suite, un inconnu redoutable. Car l'inconnu est un des principaux
éléments de la peur. Le poil se hérissa sur le dos du louveteau gris,
mais il se hérissa en silence, tangible expression de son effroi.
Pourtant, quoique au paroxysme de la terreur, le louveteau demeurait
couché, sans faire un mouvement ni aucun bruit, glacé, pétrifié dans
son immobilité, mort en apparence. Sa mère, rentrant au logis, se mit
à gronder en sentant la trace du glouton et bondit dans la caverne.
Elle lécha son petit et le pétrit du nez, avec une véhémence
inaccoutumée d'affection. Le louveteau comprit vaguement qu'il
avait échappé à un grand et mauvais danger.

D'autres forces contraires étaient aussi en gestation chez le
louveteau, dont la principale était la poussée de croître et de
vivre. L'instinct et la loi commandaient d'obéir. Croître et vivre
lui inculquaient la désobéissance, car la vie, c'est la recherche de
la lumière, et nulle défense ne pouvait tenir contre ce flux qui
montait en lui, avec chaque bouchée de viande qu'il avalait, chaque
bouffée d'air aspirée. Si bien qu'à la fin crainte et obéissance
se trouvèrent balayées, et le louveteau rampait vers l'ouverture de
la caverne.

Différent des autres murs dont il avait fait l'expérience, le mur de
lumière semblait reculer devant lui, à mesure qu'il en approchait.
Nulle surface dure ne froissait le tendre petit museau qu'il avançait
prudemment. La substance du mur semblait perméable et bienveillante. Il
entrait dedans, il se baignait dans ce qu'il avait cru de la matière.

Il en était tout confondu. À mesure qu'il rampait à travers ce qui
lui avait paru une substance solide, la lumière devenait plus luisante.
La crainte l'incitait à revenir en arrière, mais la poussée de
vivre l'entraînait en avant. Soudain, il se trouva au débouché de
la caverne. Le mur derrière lequel il s'imaginait captif avait sauté
devant lui et reculé à l'infini. En même temps, l'éclat de la
lumière se faisait cruel et l'éblouissait, tandis qu'il était
comme ahuri par cette abrupte et effrayante extension de l'espace.
Automatiquement, ses yeux s'ajustèrent à la clarté et mirent au
point la vision des objets dans la distance accrue. Et non seulement le
mur avait glissé devant ses yeux, mais son aspect s'était aussi
modifié. C'était maintenant un mur tout bariolé, se composant des
arbres qui bordaient le torrent, de la montagne opposée, qui dominait
les arbres, et du ciel, qui dominait la montagne.

Une nouvelle crainte s'abattit sur le louveteau, car tout ceci était,
encore plus, du terrible inconnu. S'accroupissant sur le rebord de la
caverne, il regarda le monde. Ses poils se dressèrent et, devant cette
hostilité qu'il soupçonnait, ses lèvres contractées laissèrent
échapper un grondement féroce et menaçant. De sa petitesse et de sa
frayeur, il jetait son défi à l'immense univers.

Rien ne se passait d'anormal. Il continuait à regarder et,
intéressé, il en oubliait de gronder. Il oublia aussi qu'il avait
peur. Ce furent d'abord les objets les plus rapprochés de lui qu'il
remarqua: une partie découverte du torrent, qui étincelait au soleil;
un sapin desséché, encore debout, qui se dressait en bas de la pente
du ravin, et cette pente elle-même, qui montait droit jusqu'à lui et
s'arrêtait à deux pieds du rebord de la caverne, où il était
accroupi.

Le louveteau, jusqu'à maintenant, avait toujours vécu sur un sol
plat. N'en ayant jamais fait l'expérience, il ignorait ce
qu'était une chute. Ayant donc désiré s'avancer plus loin, il se
mit hardiment à marcher dans le vide. Ses pattes de devant se posèrent
sur l'air, tandis que celles de derrière demeuraient en place. En
sorte qu'il tomba, la tête en bas. Le sol le heurta fortement au
museau, lui tirant un gémissement. Puis il commença à rouler vers le
bas de la pente, en tournant sur lui-même. Une terreur folle s'empara
de lui. L'Inconnu l'avait brutalement saisi et ne le lâchait plus;
sans doute allait-il le briser, en quelque catastrophe effroyable. La
crainte avait mis, du coup, la poussée vitale en déroute et le
louveteau jappait comme un petit chien apeuré.

Mais la pente devenait peu à peu moins raide. La base en était
couverte de gazon et le louveteau arriva finalement à un terre-plein,
où il s'arrêta. Il jeta un dernier gémissement d'agonie, puis un
long cri d'appel. Après quoi, comme un acte des plus naturels et
qu'il eût accompli maintes fois déjà dans sa vie, il procéda à sa
toilette, se léchant avec soin, pour se débarrasser de l'argile qui
le souillait. Cette opération terminée, il s'assit sur son train de
derrière et recommença à regarder autour de lui, comme pourrait le
faire le premier homme qui débarquerait sur la planète Mars.

Le louveteau avait brisé le mur du monde, l'Inconnu avait pour lui
desserré son étreinte. Il était là, sans aucun mal. Mais le premier
homme débarqué sur Mars se fût aventuré en ce monde nouveau moins
tranquillement que ne fit l'animal. Sans préjugé ni connaissance
aucune de ce qui pouvait exister, le louveteau s'improvisait un
parfait explorateur.

Il était tout à la curiosité. Il examinait l'herbe qui le portait,
les mousses et les plantes qui l'entouraient. Il inspectait le tronc
mort du sapin, qui s'élevait en bordure de la clairière. Un
écureuil, qui courait autour du tronc bosselé, vint le heurter en
plein, ce qui lui fut un renouveau de frayeur. Il se recula et gronda.
Mais l'écureuil avait eu non moins peur que lui et escalada
rapidement le faîte de l'arbre, d'où il se mit à pousser des
piaulements sauvages.

Le louveteau en reprit courage et, en dépit d'un pivert qu'il
rencontra et qui lui donna le frisson, il poursuivit son chemin avec
confiance. Telle était cette confiance en lui qu'un oiseau-des-élans[20]
s'étant imprudemment abattu sur sa tête, il n'hésita pas à le
vouloir chasser de la patte. Son geste lui valut un bon coup de bec
sur le nez, et il en tomba sur son derrière, en hurlant. Ses
hurlements effarèrent à son tour l'oiseau-des-élans, qui se sauva à
tire-d'aile.

Le louveteau prenait de l'expérience. Son jeune esprit, tout
embrumé, se livrait à une inconsciente classification. Il y avait des
choses vivantes et des choses non vivantes. Des premières il convenait
de se garder. Les secondes demeuraient toujours à la même place,
tandis que les autres allaient et venaient, et l'on ignorait ce que
l'on en pouvait attendre. À cet inattendu il convenait d'être
prêt.

Il cheminait avec maladresse. Une branche, dont il avait mal calculé la
distance, lui heurtait l'œil, l'instant d'après, ou lui raclait
les côtes. Le sol inégal le faisait choir en avant ou en arrière; il
se cognait la tête ou se tordait la patte. C'étaient ensuite les
cailloux et les pierrailles, qui basculaient sous lui, quand il marchait
dessus, et il en conclut que les choses non vivantes n'ont pas toutes
la même fixité que les parois de sa caverne, puis encore que les menus
objets sont moins stables que les gros. Mais chacune de ces
mésaventures continuait son éducation. Il s'ajustait mieux, à
chaque pas, au monde ambiant.

C'était la joie d'un début. Né pour être un chasseur de viande
(quoiqu'il l'ignorât), il tomba à l'improviste sur de la viande,
dès son premier pas dans l'univers. Une chance imprévue, issue
d'un pas de clerc de sa part, le mit en présence d'un nid de
ptarmigans, pourtant admirablement caché, et le fit, à la lettre,
choir dedans. Il s'était essayé à marcher sur un arbre déraciné,
dont le tronc était couché sur le sol. L'écorce pourrie céda sous
ses pas. Avec un jappement angoissé, il culbuta sur le revers de
l'arbre et brisa dans sa chute les branches feuillues d'un petit
buisson, au cœur duquel il se retrouva par terre, au beau milieu de
sept petits poussins de ptarmigans. Ceux-ci se mirent à piailler et le
louveteau, d'abord, en eut peur. Bientôt il se rendit compte de leur
petitesse et il s'enhardit. Les poussins s'agitaient. Il posa sa
patte sur l'un d'eux et les mouvements s'accentuèrent. Ce lui fut
une satisfaction. Il flaira le poussin, puis le prit dans sa gueule;
l'oiseau se débattit et lui pinça la langue avec son bec. En même
temps, le louveteau avait éprouvé la sensation de la faim. Ses
mâchoires se rejoignirent. Les os fragiles craquèrent et du sang chaud
coula dans sa bouche. Le goût en était bon. La viande était semblable
à celle que lui apportait sa mère, mais était vivante entre ses dents
et, par conséquent, meilleure. Il dévora donc le petit ptarmigan, et
ainsi des autres, jusqu'à ce qu'il eût mangé toute la famille.
Alors il se pourlécha les lèvres, comme il avait vu faire à sa mère,
puis il commença à ramper, pour sortir du nid.

Un tourbillon emplumé vint à sa rencontre. C'était la
mère-ptarmigan. Ahuri par cette avalanche, aveuglé par le battement
des ailes irritées, il cacha sa tête entre ses pattes et hurla. Les
coups allèrent croissant. L'oiseau était au paroxysme de la fureur.
Si bien qu'à la fin la colère le prit aussi. Il se redressa, gronda,
puis frappa des pattes et enfonça ses dents menues dans une des ailes
de son adversaire, qu'il se mit à secouer avec vigueur. Le ptarmigan
continua à lutter, en le fouettant de son aile libre. C'était la
première bataille du louveteau. Dans son exaltation, il oubliait tout
de l'Inconnu. Tout sentiment de peur s'était évanoui. Il luttait
pour sa défense, contre une chose vivante, qu'il déchirait et qui
était aussi de la viande bonne à manger. Le bonheur de tuer était en
lui. Après avoir détruit de petits êtres vivants, il voulait
maintenant en détruire un grand. Il était trop affairé et trop
heureux pour savoir qu'il était heureux. Frémissant, il s'enivrait
de marcher dans une voie nouvelle, où s'élargissait tout son passé.

Tout en grondant entre ses dents serrées, il tenait ferme l'aile de
la mère-ptarmigan, qui le traîna hors du buisson, puis essaya de l'y
repousser, afin de s'y mettre à l'abri, tandis qu'il la tirait à
son tour vers l'espace libre. Les plumes volaient comme une neige. Au
bout de quelques instants, l'oiseau parut cesser la lutte. Il le
tenait encore par l'aile, et tous deux, aplatis sur le sol, se
regardèrent. Le ptarmigan le piqua du bec sur son museau, endolori
déjà dans les précédentes aventures. Il ferma les yeux, sans lâcher
prise. Les coups de bec redoublèrent sur le malheureux museau. Alors il
tenta de reculer. Mais, oubliant qu'il tenait l'aile dans sa
mâchoire, il emmenait à sa suite le ptarmigan et la pluie de coups
tombait de plus en plus drue. Le flux belliqueux s'éteignit chez le
louveteau qui, relâchant sa proie, tourna casaque et décampa, en une
peu glorieuse retraite.

Il se coucha, pour se reposer, non loin du buisson, la langue pendante,
la poitrine haletante, son museau endolori lui arrachant de perpétuels
gémissements. Comme il gisait là, il éprouva soudain la sensation que
quelque chose de terrible était suspendu dans l'air, au-dessus de sa
tête. L'Inconnu, avec toutes ses terreurs, l'envahit et,
instinctivement, il recula sous le couvert d'un buisson voisin. En
même temps, un grand souffle l'éventait et un corps ailé passa
rapidement près de lui, sinistre et silencieux. Un faucon, tombant des
hauteurs bleues, l'avait manqué de bien peu.

Pantelant, mais remis de son émotion, le louveteau épia craintivement
ce qui advenait. De l'autre côté de la clairière, la mère-ptarmigan
voletait au-dessus du nid ravagé. La douleur de cette perte
l'empêchait de prendre garde au trait ailé du ciel. Le louveteau, et
ce fut pour lui, à l'avenir, une leçon, vit la plongée du faucon, qui
passa comme un éclair, ses serres entrées dans le corps du ptarmigan,
les soubresauts de la victime, en un cri d'agonie, et l'oiseau vainqueur
qui remontait dans le bleu, emportant sa proie avec lui.

Ce ne fut que longtemps après que le louveteau quitta son refuge. Il
avait beaucoup appris. Les choses vivantes étaient de la viande et
elles étaient bonnes à manger. Mais aussi les choses vivantes, quand
elles étaient assez grosses, pouvaient donner des coups; il valait
mieux en manger de petites, comme les poussins du ptarmigan, que de
grosses, comme la poule ptarmigan, que le faucon avait cependant
emportée. Peut-être y avait-il d'autres ptarmigans. Il voulut aller
et voir.

Il arriva à la berge du torrent. Jamais auparavant, il n'avait vu
d'eau. Se promener sur cette eau paraissait bon, car on ne percevait
à sa surface nulle irrégularité. Il avança, pour y marcher, et
s'enfonça, hurlant d'effroi, repris une fois encore par la tenaille
de l'Inconnu[21]. C'était froid et il étouffait. Il ouvrit la
bouche pour respirer. L'eau se précipita dans ses poumons, au lieu de
l'air qui avait coutume de répondre à l'acte respiratoire. La
suffocation qu'il éprouvait était pour lui l'angoisse de la mort;
elle était, lui semblait-il, la mort même. De celle-ci il n'avait
pas une conscience exacte, mais, comme tout animal du Wild, il en
possédait l'instinct. Cette épreuve lui parut le plus imprévu des
chocs qu'il avait encore supportés, l'essence de l'Inconnu et la
somme de ses terreurs, la suprême catastrophe qui dépassait son
imagination et dont, ignorant tout, il redoutait tout.

Revenu cependant à la surface, il sentit l'air bienfaisant lui entrer
dans la bouche. Sans se laisser couler à nouveau et tout à fait comme
si cet acte eût été chez lui une vieille habitude, il fit aller et
venir ses pattes et commença à nager. La berge qu'il avait quittée,
et qui était la plus proche de lui, se trouvait à un yard de distance.
Mais, remonté à la surface, le dos tourné à cette berge, ce fut la
berge opposée qui frappa d'abord son regard et vers laquelle il
nagea. Le torrent, peu important en lui-même, s'élargissait à cet
endroit, en un bassin tranquille d'une centaine de pieds, au milieu
duquel le courant continuait sa course et, happant au passage le
louveteau, l'entraîna. Maintenant nager ne servait plus à rien.
L'eau calme, devenue soudain furieuse, le roulait avec elle, tantôt
au fond du torrent, tantôt à la surface. Emporté, retourné sens
dessus dessous, encore et encore lancé contre les rochers, il
gémissait lamentablement à chaque heurt qui marquait sa course.

Plus bas et succédant au rapide, s'étendait un second bassin, aussi
paisible que le premier, et où le louveteau, porté par le flot, était
finalement déposé sur le lit de gravier de la berge. Il s'y ébroua
avec frénésie. Son éducation sur le monde s'était enrichie d'une
leçon de plus. L'eau n'était pas vivante et cependant elle se
mouvait. Elle paraissait aussi solide que la terre, mais elle n'était
pas du tout solide. Conclusion: les choses ne sont pas toujours ce
qu'elles semblent être; il convient, en dépit de leur apparence,
d'être, à leur encontre, en un perpétuel soupçon, de ne jamais
s'y reposer avant d'en avoir vérifié la réalité. La crainte de
l'Inconnu, qui était chez lui une défiance héréditaire, se
renforçait désormais de l'expérience acquise.

Une autre aventure l'attendait encore, ce jour-là. Il avait remarqué
que rien dans le monde n'était pour lui l'équivalence de sa mère,
et il sentait le désir d'elle. Comme son corps, son petit cerveau
était las. Il avait eu à supporter plus de luttes et de peines en ce
seul jour qu'en tous ceux qu'il avait vécus jusqu'alors. De plus,
il tombait de sommeil. Aussi se mit-il en route, en proie à une
impression de solitude et de cruel abandon, afin de regagner la caverne
et d'y retrouver sa mère.

Il rampait sous quelques broussailles, quand il entendit un cri aigu et
qui l'intimida fort. Une lueur jaunâtre passa en même temps, rapide,
devant ses yeux. Il regarda et aperçut une belette. C'était une
petite chose vivante, dont il pensa qu'il n'y avait pas à avoir
peur. Plus près de lui, presque entre ses pattes, se mouvait une autre
chose vivante, celle-là extrêmement petite, longue seulement de
quelques pouces, une jeune belette qui, comme lui-même, désobéissant
à sa mère, s'en allait à l'aventure. À son aspect, elle essaya
de s'échapper. Mais il la retourna d'un coup de patte. Elle fit
entendre alors un cri bizarre et strident, auquel répondit le cri aigu
de tout à l'heure, et une seconde n'était pas écoulée que la
lueur jaune reparaissait devant les yeux du louveteau. Il perçut
simultanément un choc, sur le côté du cou, et sentit les dents
acérées de la mère-belette qui s'enfonçaient dans sa chair.

Tandis qu'il glapissait et geignait, et se jetait en arrière, la
mère-belette sauta sur sa progéniture et disparut avec elle dans
l'épaisseur du fourré. Le louveteau sentait moins la douleur de sa
blessure que l'étonnement de cette agression. Quoi? Cette
mère-belette était si petite et si féroce? Il ignorait que,
relativement à sa taille et à son poids, la belette était le plus
vindicatif et le plus redoutable de tous les tueurs du Wild, mais il
n'allait pas tarder à l'apprendre à ses dépens.

Il gémissait encore lorsque revint la mère-belette. Maintenant que sa
progéniture était en sûreté, elle ne bondit pas sur lui. Elle
approchait avec précaution, et le louveteau eut tout le temps
d'observer son corps mince et long, onduleux comme celui du serpent,
dont elle avait également la tête ardente et dressée. Son cri aigu et
agressif fit se hérisser les poils sur le dos du louveteau, tandis
qu'il grondait, menaçant lui aussi. Elle approcha plus près, plus
près encore. Puis il y eut un saut, si rapide que la vue inexercée du
louveteau ne put le suivre, et le mince corps jaune disparut, durant un
moment, du champ de son regard. Mais déjà la belette s'était
attachée à sa gorge, ensevelissant ses dents dans le poil et dans la
chair.

Il tenta d'abord de gronder et de combattre, mais il était trop jeune
et c'était sa première sortie dans le monde. Son grondement se mua
en plainte, son combat en efforts pour s'échapper. La belette ne
détendait pas sa morsure. Suspendue à cette gorge, elle la fouillait
des dents, pour y trouver la grosse veine où bouillonnait le sang de la
vie, car c'était là surtout qu'elle aimait à le boire.

Le louveteau allait mourir et nous n'aurions pas eu à raconter son
histoire, si la mère-louve n'était accourue, bondissant à travers
les broussailles. La belette, laissant le louveteau, s'élança à la
gorge de la louve, la manqua, mais s'attacha à sa mâchoire. La
louve, secouant sa tête en coup de fouet, fit lâcher prise à la
belette, la projeta violemment en l'air et, avant que le mince corps
jaune fût retombé, elle le happa au passage. Ses crocs se refermèrent
sur lui, comme un étau, dans lequel la belette connut la mort.

Ce fut, pour le louveteau, l'occasion d'un nouvel accès
d'affection de sa mère. Elle le flairait, le caressait et léchait
les blessures causées par les dents de la belette. Sa joie de le
retrouver semblait même plus grande que sa joie à lui d'avoir été
retrouvé. Mère et petit mangèrent la buveuse de sang, puis ils s'en
revinrent à la caverne, où ils s'endormirent.


[Note 19: Petit animal carnassier de l'Amérique du Nord, extrêmement
féroce. (_Note des Traducteurs._)]

[Note 20: _Moose-bird._ Ces oiseaux ont l'habitude de venir se poser sur
le dos des élans, qu'ils débarrassent de leurs parasites, comme font
chez nous les sansonnets avec les bœufs et les moutons. (_Note des
Traducteurs._)]

[Note 21: Ceci, qui pourrait paraître exagéré, est très véridique
cependant. J'ai vu, durant l'hiver, une poule accomplir le même acte
sur le bassin de ma cour. Il avait neigé et, comme elle voyait l'eau
noire au milieu de la neige, elle la prit pour du terrain solide. Ce
fait n'est pas isolé, paraît-il. (_Note d'un des Traducteurs._)]



VIII

LA LOI DE LA VIANDE


Le développement du louveteau fut rapide. Après deux jours de repos,
il s'aventura à nouveau hors de la caverne. Il rencontra, dans cette
sortie, la jeune belette dont il avait, avec la louve, mangé la mère.
Il la tua et la mangea. Il ne se perdit pas, cette fois, et, lorsqu'il
se sentit fatigué, s'en revint à la tanière, par le même chemin,
pour y dormir. Chaque jour, désormais, le vit dehors, à rôder et
élargissant le cercle de ses courses.

Il commença à mesurer plus exactement le rapport de sa force et de sa
faiblesse, et connut quand il convenait d'être hardi, quand il était
utile d'être prudent. Il décida que la prudence devait être de
règle générale, sauf quand il était sûr du succès. Auquel cas il
pouvait s'abandonner à ses impulsions combatives.

Sa fureur s'éveillait et il devenait un vrai démon, dès qu'il
avait le malheur de tomber sur un ptarmigan. S'il rencontrait un
écureuil jacassant en l'air, sur un sapin, il ne manquait pas de lui
répondre par une bordée d'injures, à sa façon. La vue d'un
oiseau-des-élans poussait sa colère au paroxysme, car il n'avait
jamais oublié le coup de bec qu'il avait reçu sur le nez, d'un de
ces oiseaux. Il se souvenait aussi du faucon et, dès qu'une ombre
mouvante passait dans le ciel, il courait se blottir sous le plus proche
buisson.

Mais une époque arriva où ces divers épouvantails cessèrent de
l'effrayer. Ce fut quand il sentit que lui-même était pour eux un
danger. Sans plus ramper et se traîner sur le sol, il prenait déjà
l'allure oblique et furtive de sa mère, ce glissement rapide et
déconcertant, à peine perceptible, presque immatériel.

Les poussins du ptarmigan et la jeune belette avaient été ses premiers
meurtres, la première satisfaction de son désir de chair vivante. Ce
désir et l'instinct de tuer s'accrurent de jour en jour, et sa
colère grandit contre l'écureuil, dont le bavardage volubile
prévenait de son approche toutes les autres bêtes. Mais, de même que
les oiseaux s'envolent dans l'air, les écureuils grimpent sur les
arbres, et le louveteau ne pouvait rien contre eux que de tenter de les
surprendre lorsqu'ils sont posés sur le sol.

Le louveteau éprouvait pour sa mère un respect considérable. Elle
était savante à capturer la viande et jamais elle ne manquait de lui
en apporter sa part. De plus elle n'avait peur de rien. Il ne se rendait
pas compte qu'elle avait plus appris et en connaissait plus que lui,
d'où sa plus grande bravoure, et ne voyait que la puissance supérieure
qui était en elle. Elle le forçait aussi à l'obéissance et, plus il
prenait de l'âge, moins elle était patiente envers lui. Aux coups de
nez et aux coups de pattes avaient succédé de cuisantes morsures. Et
pour cela encore, il la respectait.

Une troisième famine revint, qui fut particulièrement dure, et le
louveteau connut à nouveau, cette fois avec une conscience plus nette,
l'aiguillon de la faim. La louve chassait sans discontinuer, quêtant
partout un gibier qu'elle ne trouvait pas, et souvent ne rentrait
même pas dormir dans la caverne.

Le louveteau chassait comme elle, en mortelle angoisse, et lui non plus
ne trouvait rien. Mais cette détresse contribuait à développer son
esprit et il grandit en science et en sagesse. Il observa de plus près
les habitudes de l'écureuil et s'appliqua à courir sur lui, plus
prestement, pour s'en saisir. Il étudia les mœurs des souris-des-bois
et s'exerça à creuser le sol avec ses griffes, afin de les tirer de
leurs trous. L'ombre même du faucon ne le fit plus fuir sous les
taillis. Assis sur son derrière, en terrain découvert, il allait
même, dans son désespoir, jusqu'à provoquer l'oiseau redoutable qu'il
voyait planer dans le ciel. Car il savait que là-haut, dans le bleu,
c'était de la viande qui flottait, de cette viande que réclamaient si
intensément ses entrailles. Mais le faucon dédaigneux refusait de
venir livrer bataille au louveteau, qui s'en allait en gémissant, de
désappointement et de faim.

La famine, un jour, se termina. La louve apporta de la chair au logis.
Une chair singulière et différente de la chair coutumière. C'était
un petit de lynx, de l'âge approximatif du louveteau, mais un peu
moins grand. Il était tout entier pour lui. La louve, il l'ignorait,
avait déjà satisfait sa faim en dévorant tout le reste de la portée.
Il ne savait pas non plus tout ce qu'il y avait, dans cet acte, de
désespéré. La seule chose qui l'intéressait était la satisfaction
de son estomac, et chaque bouchée du petit lynx, qu'il avalait,
augmentait son contentement.

Un estomac plein incite au repos et le louveteau, étendu dans la
caverne, s'endormit contre sa mère. Un grondement de la louve, tel
qu'il n'en avait encore ouï de semblable, le réveilla en sursaut.
Jamais, peut-être, elle n'en avait, dans sa vie, poussé d'aussi
terrible. Car, elle, elle savait bien que l'on ne dépouille pas
impunément une tanière de lynx. La mère-lynx arrivait. Le louveteau
la vit, dans la pleine lumière de l'après-midi, accroupie à
l'entrée de la caverne.

Sa fourrure, à cette vue, se souleva, puis retomba le long de son
échine. Point n'était ici besoin d'instinct, ni de raisonnement.
Le cri de rage de l'intruse, commencé en sourd grognement, puis
s'enflant tout à coup en un horrifique hurlement, disait clairement
le danger. Le louveteau, pourtant, sentit en lui bouillonner le prodige
de la vie. Il se dressa sur son séant et se rangea aux côtés de sa
mère, en grondant vaillamment. Mais elle le rejeta loin d'elle, en
arrière, avec mépris.

La mère-lynx ne pouvait bondir, le boyau d'entrée de la caverne
étant trop bas et trop étroit. Elle s'avança, en rampant, prête à
s'élancer dès qu'il lui serait loisible. Mais alors la louve
s'abattit sur elle et la terrassa.

Le louveteau ne distinguait pas grand chose de la bataille. Les deux
bêtes grondaient, crachaient, hurlaient et s'entredéchiraient. Le
lynx combattait des griffes et des dents; la louve n'usait que de ses
dents. Le louveteau, profitant d'un moment propice, s'élança, lui
aussi, et enfonça ses crocs dans une des pattes de derrière du lynx.
Il s'y suspendit en grognant et, sans qu'il s'en rendît compte,
il paralysa par son poids les mouvements de cette patte, apportant ainsi
à sa mère une aide appréciable. Un virement du combat, entre les deux
adversaires, le refoula et lui fit lâcher prise.

L'instant d'après, mère-louve et mère-lynx étaient séparées.
Avant qu'elles ne se ruassent à nouveau l'une contre l'autre, le
lynx frappa le louveteau d'un coup de sa large patte de devant, qui
lui lacéra l'épaule jusqu'à l'os et l'envoya rouler contre le
mur de la caverne. Ses cris aigus et ses hurlements plaintifs
s'ajoutèrent au vacarme des rugissements.

Il avait cessé de gémir que la lutte durait encore. Il eut le temps
d'être repris d'un second accès de bravoure et la bataille, en se
terminant, le retrouva rageusement pendu à la patte de derrière du
lynx.

Celui-ci avait succombé. La louve était, pour sa part, fort mal en
point. Elle tenta de caresser le louveteau et de lécher son épaule
blessée. Mais le sang qu'elle avait perdu avait à ce point épuisé
ses forces qu'elle demeura, tout un jour et toute une nuit, étendue
sur le corps de son ennemi, sans pouvoir faire un mouvement et respirant
à peine. Pendant une semaine entière, elle ne quitta point la
tanière, sauf pour aller boire, et sa marche était lente et pénible.
Le lynx, au bout de ce temps, était complètement dévoré, et les
blessures de la louve assez cicatrisées pour lui permettre de courir à
nouveau le gibier.

L'épaule du louveteau demeurait encore raide et endolorie et, durant
quelque temps, il boita. Mais le monde, désormais, lui paraissait
autre. Depuis la bataille avec le lynx, sa confiance en lui-même
s'était accrue. Il avait mordu dans un ennemi, en apparence plus
puissant que lui, et avait survécu. Son allure en était devenue plus
hardie. Quoique la terreur mystérieuse de l'Inconnu, toujours
intangible et menaçante, continuât à peser sur lui, beaucoup de sa
timidité avait disparu.

Il commença à accompagner sa mère dans ses chasses et à y jouer sa
partie. Il apprit férocement à tuer et à se nourrir de ce qu'il
avait tué. Le monde vivant se partageait pour lui en deux catégories.
Dans la première, il y avait lui et sa mère. Dans la seconde, tous les
autres êtres qui vivaient et se mouvaient. Ceux-ci se classaient, à
leur tour, en deux espèces. Ceux qui, comme lui-même et sa mère,
tuaient et mangeaient; ceux qui ne savaient pas tuer ou tuaient
faiblement. De là surgissait la loi suprême. La viande vivait sur la
viande, la vie sur la vie. Il y avait les mangeurs et les mangés. La
loi était Mange ou sois Mangé.

Sans se la formuler, sans la raisonner, ni y penser même, le louveteau
vivait cette loi. Il avait mangé les petits du ptarmigan. Le faucon
avait mangé la mère-ptarmigan, puis aurait voulu le manger lui aussi.
Devenu plus fort, c'est lui qui avait souhaité manger le faucon. Il
avait mangé le petit du lynx et la mère-lynx l'aurait mangé, si
elle n'avait pas été elle-même tuée et mangée. À cette loi
participaient tous les êtres vivants. La viande dont il se nourrissait,
et qui lui était nécessaire pour exister, courait devant lui sur le
sol, volait dans les airs, grimpait aux arbres ou se cachait dans la
terre. Il fallait se battre avec elle pour la conquérir et, s'il
tournait le dos, c'était elle qui courait après lui. Chasseurs et
chassés, mangeurs et mangés, chaos de gloutonnerie, sans merci et sans
fin, ainsi le louveteau n'eût-il pas manqué de définir le monde,
s'il eût été tant soit peu philosophe, à la manière des
hommes[22].

Mais la vie et son élan avaient aussi leurs charmes. Développer et
faire jouer ses muscles constituait pour le louveteau un plaisir sans
fin. Courir sus après une proie était une source d'émotions et de
frémissements délicieux. Rage et bataille donnaient de la joie. La
terreur même et le mystère de l'Inconnu avaient leur attirance.

Puis toute peine portait en elle sa rémunération, dont la première
était celle de l'estomac plein et d'un bon sommeil reposant aux
chauds rayons du soleil. Aussi le louveteau ne querellait-il pas la vie,
qui dans le fait seul qu'elle existe trouve sa raison d'être, ni
l'hostilité ambiante du monde qui l'entourait. Il était plein de
sève, très heureux et tout fier de lui-même.


[Note 22: Victor Hugo a écrit:

«_La vie est une joie où le meurtre fourmille
Et la création se dévore en famille...
L'onagre est au boa qui glisse et l'enveloppe.
Le lynx tacheté saute et saisit l'antilope...
La louve est sur l'agneau, comme l'agneau sur l'herbe...
Le colibri, sitôt qu'il a faim devient tigre...
De toutes parts on broute, on veut vivre, on dévore.
L'ours dans la neige horrible et l'oiseau dans l'aurore.
C'est l'ivresse et la loi._»

[La Légende des Siècles, nouvelle série, tome II.] (_Note des
Traducteurs._)]



IX

LES FAISEURS DE FEU


Sur eux, à l'improviste, tomba le louveteau. Ce fut de sa faute. Il
avait manqué de prudence et marché sans voir. Encore lourd de sommeil
(il avait chassé toute la nuit et venait à peine de se réveiller), il
avait quitté la caverne et était, en trottant, descendu vers le
torrent, pour y boire. À vrai dire, le sentier lui était familier et
jamais nul accident ne lui était arrivé.

Il avait dépassé le sapin renversé, traversé la clairière et
courait parmi les arbres. Au même instant, il vit et flaira. Devant
lui, assises par terre, en silence, étaient cinq choses vivantes,
telles qu'il n'en avait jamais rencontrées de semblables.
C'était sa première vision de l'humanité.

Les cinq hommes, à son aspect, et cela le surprit, ne bondirent pas sur
leurs pieds, ne montrèrent pas leurs dents, ni ne grondèrent. Ils ne
firent pas un mouvement, mais demeurèrent silencieux et fatidiques.

Le louveteau, non plus, ne bougea pas. Tout l'instinct de sa nature
sauvage l'eût cependant poussé à fuir, si un autre instinct ne
s'était, impératif et soudain, élevé en lui. Un étonnement
inconnu s'emparait de son esprit. Il se sentait amoindri tout à coup
par une notion nouvelle de sa petitesse et débilité. Un pouvoir
supérieur, très loin, très haut au-dessus de lui, s'appesantissait
sur son être et le maîtrisait.

Le louveteau n'avait jamais vu d'homme, et pourtant l'instinct de
l'homme était en lui. Dans l'homme il reconnaissait obscurément
l'animal qui avait combattu et vaincu tous les autres animaux du Wild.
Ce n'étaient pas seulement ses yeux qui regardaient, mais ceux de
tous ses ancêtres, prunelles qui avaient, durant des générations,
encerclé dans l'ombre et la neige d'innombrables campements
humains, épié de loin, sur l'horizon, ou de plus près, dans
l'épaisseur des taillis, l'étrange bête à deux pattes qui était
le seigneur et maître de toutes les choses vivantes.

Cet héritage moral et surnaturel, fait de crainte et de luttes
accumulées, pendant des siècles, étreignait le louveteau, trop jeune
encore pour s'en dégager. Loup adulte, il eût pris rapidement la
fuite. Tel qu'il était, il se coucha, paralysé d'effroi, acceptant
déjà la soumission que sa race avait consentie, le premier jour où un
loup vint s'asseoir au feu de l'homme, pour s'y chauffer.

Un des Indiens finit par se lever, marcha dans sa direction et
s'arrêta au-dessus de lui. Le louveteau se colla davantage encore
contre le sol. C'était l'Inconnu, concrétisé en chair et en sang,
qui se penchait sur lui, pour le saisir. Sa fourrure eut un hérissement
inconscient, ses lèvres se rétractèrent et il découvrit ses petits
crocs. La main qui le surplombait, comme une condamnation, hésita et
l'homme dit en riant:

--_Wabam wabisca ip pit tah!_ (Regardez les crocs blancs!)

Les autres Indiens se mirent à rire lourdement et excitèrent l'homme
à saisir le louveteau. Tandis que la main s'abaissait, plus bas, plus
bas, une violente lutte intérieure se livrait chez celui-ci, entre les
divers instincts qui le partageaient. Il ne savait s'il devait
seulement gronder, ou combattre. Finalement, il gronda jusqu'au moment
où la main le toucha, puis engagea la bataille. Ses dents brillèrent
et mordirent. L'instant d'après il reçut, sur un des côtés de la
tête, un coup qui le fit basculer. Alors tout instinct de lutte
l'abandonna. Il se prit à gémir comme un enfantelet et l'instinct
de la soumission l'emporta sur tous les autres. S'étant relevé, il
s'assit sur son derrière en piaulant. Mais l'Indien qu'il avait
mordu était en colère et le louveteau reçut un second coup sur
l'autre côté de la tête. Il piaula encore plus fort.

Les quatre autres Indiens s'esclaffaient de plus en plus, si bien que
leur camarade se mit à rire lui aussi. Ils entourèrent tous le
louveteau et se moquèrent de lui, tandis qu'il geignait, de terreur
et de peine.

Tout à coup, bête et Indiens dressèrent l'oreille. Le louveteau
savait ce qu'annonçait le bruit qui se faisait entendre et, cessant
de gémir, il jeta un long cri, où il y avait plus de joie maintenant
que d'effroi. Puis il se tut et attendit, attendit l'arrivée de sa
mère, de sa mère libératrice, indomptable et terrible, qui savait si
bien combattre, et tuait tout ce qui lui résistait, et n'avait jamais
peur.

Elle arrivait, courant et grondant. Elle avait perçu la plainte de son
petit et se précipitait pour le secourir. Elle bondit au milieu du
groupe, magnifique, transfigurée dans sa furieuse et inquiète
maternité. Son irritation protectrice était un réconfort pour le
louveteau, qui sauta vers elle, avec un petit cri joyeux, tandis que les
animaux-hommes se reculaient, en hâte, de plusieurs pas. La louve
s'arrêta, près de son petit, qui se pressait contre elle, et fit
face aux Indiens. Un sourd grondement sortit de son gosier. La menace
contractait sa face et son nez, qui se plissait, se relevait presque
jusqu'à ses yeux, en une prodigieuse et mauvaise grimace de colère.

Il y eut alors un cri que lança l'un des hommes.

--_Kiche!_--voilà ce qu'il cria, avec une exclamation de
surprise.

Le louveteau sentit, à cette voix, vaciller sa mère.

--_Kiche!_--cria l'homme à nouveau, durement, cette fois, et
d'un ton de commandement.

Et le louveteau vit alors sa mère, la louve impavide, se plier
jusqu'à ce que son ventre touchât le sol, en geignant et en remuant
la queue, avec tous les signes coutumiers de soumission et de paix. Il
n'y comprenait rien et était stupéfié. La terreur de l'homme le
reprenait. Son instinct ne l'avait pas trompé et sa mère le
subissait comme lui. Elle aussi rendait hommage à l'animal-homme.

L'Indien qui avait parlé vint vers elle. Il posa sa main sur sa tête
et elle ne fit que s'en aplatir davantage. Elle ne grondait, ni ne
tentait de mordre. Les autres Indiens s'étaient pareillement
rapprochés et, rangés autour de la louve, ils la palpaient et
caressaient, sans aviver chez elle la moindre velléité de résistance
ou de révolte.

Les cinq hommes étaient fort excités et leurs bouches menaient grand
bruit. Mais comme ce bruit n'avait rien de menaçant, le louveteau se
décida à venir se coucher près de sa mère, se hérissant encore de
temps à autre, mais faisant de son mieux pour se soumettre.

--Ce qui se passe n'a rien de surprenant, dit un des Indiens. Le
père de Kiche était un loup. Il est vrai que sa mère était une
chienne. Mais mon frère ne l'avait-il pas attachée dans les bois,
trois nuits durant, au moment de la saison des amours. Alors c'est un
loup qui la couvrit.

--Un an s'est écoulé, Castor-Gris[23], depuis que Kiche s'est
échappée.

--Tu comptes bien, Langue-de-Saumon[24]. C'était à l'époque de
la famine que nous avons subie, alors que nous n'avions plus de viande
à donner aux chiens.

--Elle a vécu avec les loups, dit un troisième Indien.

--Cela paraît juste, Trois-Aigles[25], répartit Castor-Gris, en
touchant de sa main le louveteau, et en voici la preuve.

Le louveteau, au contact de la main, esquissa un grognement. La main se
retira et lui administra une calotte. Sur quoi, il recouvrit ses crocs
et s'accroupit avec soumission. La main revint alors et le frotta
amicalement derrière les oreilles, et tout le long de son dos.

--Ceci prouve cela, reprit Castor-Gris. Il est clair que sa mère est
Kiche. Mais, une fois de plus, son père est un loup. C'est pourquoi
il y a en lui peu du chien et beaucoup du loup. Ses crocs sont blancs,
et _White Fang_ (Croc-Blanc) doit être son nom. J'ai parlé. C'est
mon chien. Kiche n'était-elle pas la chienne de mon frère? Et mon
frère n'est-il pas mort?

Pendant un instant, les animaux-hommes continuèrent à faire du bruit
avec leurs bouches. Durant ce colloque, le louveteau, qui venait de
recevoir un nom dans le monde, demeurait tranquille et attendait. Puis
Castor-Gris, prenant un couteau dans un petit sac qui pendait sur son
estomac, alla vers un buisson et y coupa un bâton. Croc-Blanc
l'observait. Aux deux bouts du bâton, l'Indien fixa une lanière.
Avec l'une, il attacha Kiche par le cou et, ayant conduit la louve
près d'un petit sapin, y noua l'autre lanière.

Croc-Blanc suivit sa mère et se coucha près d'elle. Il vit
Langue-de-Saumon avancer la main vers lui, et la peur le reprit. Kiche,
de son côté, regardait avec anxiété. Mais l'Indien, élargissant
ses doigts et les recourbant, le roula sens dessus dessous et commença
à lui frotter le ventre d'une manière délicieuse. Le louveteau, les
quatre pattes en l'air, se laissait tripoter, gauche et cocasse, et
sans essayer de résister. Comment d'ailleurs l'aurait-il pu dans la
position où il se trouvait? Si l'animal-homme avait l'intention de
le maltraiter, il lui était livré sans défense et était incapable de
fuir.

Il se résigna donc et se contenta de gronder doucement. C'était plus
fort que lui. Mais Langue-de-Saumon n'eut point l'air de s'en
apercevoir et ne lui donna aucun coup sur la tête. Il continua, au
contraire, à le frictionner de haut en bas, et le louveteau sentit
croître le plaisir qu'il en éprouvait. Lorsque la main caressante
passa sur ses flancs, il cessa tout à fait de gronder. Puis, quand les
doigts remontèrent à ses oreilles, les pressant moelleusement vers
leur base, son bonheur ne connut plus de bornes. Quand, enfin, après
une dernière et savante friction, l'Indien le laissa tranquille et
s'en alla, toute crainte s'était évanouie dans l'esprit du
louveteau. Sans doute d'autres peurs l'attendaient dans l'avenir.
Mais, de ce jour, confiance et camaraderie étaient établies avec
l'homme, en société de qui il allait vivre.

Au bout de quelque temps, Croc-Blanc entendit s'approcher des bruits
insolites. Prompt à observer et à classer, il les reconnut aussitôt
comme étant produits par l'animal-homme. Quelques instants plus tard,
en effet, toute la tribu indienne surgissait du sentier. Il y avait
beaucoup d'hommes, de femmes et d'enfants, quarante têtes au total,
tous lourdement chargés des bagages du camp, de provisions de bouche et
d'ustensiles.

Il y avait aussi beaucoup de chiens et ceux-ci, à l'exception des
tout petits, n'étaient pas moins chargés que les gens. Des sacs
étaient liés sur leur dos et chaque bête portait un poids de vingt à
trente livres. Croc-Blanc n'avait, auparavant, jamais vu de chiens,
mais cette première vision lui suffit pour comprendre que c'était
là un animal appartenant à sa propre espèce, avec quelque chose de
différent. Quant aux chiens, ce fut surtout la différence qu'ils
sentirent en apercevant le louveteau et sa mère.

Il y eut une ruée effroyable. Croc-Blanc se hérissa, hurla et mordit
au hasard dans le flot qui, gueules ouvertes, déferlait sur lui. Il
tomba et roula sous les chiens, éprouvant la morsure cruelle de leurs
dents et, lui-même, mordant et déchirant, au-dessus de sa tête,
pattes et ventres. Il entendait, dans la mêlée, les hurlements de
Kiche qui combattait pour lui, les cris des animaux-hommes et le bruit
de leurs gourdins dont ils frappaient les chiens, qui, sous les coups,
gémissaient de douleur.

Tout ceci fut seulement l'histoire de quelques secondes. Le louveteau,
remis sur pied, vit les Indiens qui le défendaient, repousser les
chiens en arrière, à l'aide de bâtons et de pierres, et le sauver
de l'agression féroce de ses frères qui, pourtant, n'étaient pas
tout à fait ses frères. Et, quoiqu'il n'y eût point place en son
cerveau pour la conception d'un sentiment aussi abstrait que celui de
la justice, il sentit, à sa façon, la justice des animaux-hommes. Il
connut qu'ils édictaient des lois et les imposaient.

Étrange était aussi la façon dont ils procédaient pour dicter leurs
lois. Dissemblables de tous les animaux que le louveteau avait
rencontrés jusque-là, ils ne mordaient ni ne griffaient. Ils
imposaient leur force vivante par l'intermédiaire des choses mortes.
Celles-ci leur servaient de morsures. Bâtons et pierres, dirigés par
ces bizarres créatures, sautaient à travers les airs, à l'instar de
choses vivantes, et s'en allaient frapper les chiens.

Il y avait là, pour son esprit, un pouvoir extraordinaire et
inexplicable, qui dépassait les bornes de la nature et était d'un
dieu. Croc-Blanc, cela va de soi, ignorait tout de la divinité. Tout au
plus pouvait-il soupçonner que des choses existaient au-delà de celles
dont il avait la notion. Mais l'étonnement et la crainte qu'il
ressentait en face des animaux-hommes était assez exactement comparable
à l'étonnement et à la crainte qu'aurait éprouvés un homme se
trouvant, sur le faîte de quelque montagne, devant un être divin, qui
tiendrait des foudres dans chaque main et les lancerait sur le monde
terrifié.

Le dernier chien ayant été refoulé en arrière, le charivari prit
fin. Le louveteau se mit à lécher ses meurtrissures. Puis il médita
sur son premier contact avec la troupe cruelle de ses prétendus frères
et sur son introduction parmi eux. Il n'avait jamais songé que
l'espèce à laquelle il appartenait pût contenir d'autres spécimens
que le vieux loup borgne, sa mère et lui-même. Ils constituaient à
eux trois, dans sa pensée, une race à part. Et, tout à coup, il
découvrait que beaucoup d'autres créatures s'apparentaient à sa
propre espèce. Il lui parut obscurément injuste que le premier
mouvement de ces frères de race eût été de bondir sur lui et de
tenter de l'anéantir.

Il était non moins chagrin de voir sa mère attachée avec un bâton,
même en pensant que c'était la sagesse supérieure des animaux-hommes
qui l'avait voulu. Cela sentait l'esclavage. À l'esclavage il n'avait
pas été habitué. La liberté de rôder, de courir, de se coucher par
terre, là où il lui plaisait, avait été son lot jusqu'à ce jour et,
maintenant, il était captif. Les mouvements de sa mère étaient
réduits à la longueur du bâton auquel elle était liée. Et à ce
même bâton il était comme lié lui-même, car il n'avait pas encore
eu l'idée qu'il pouvait se séparer de sa mère.

Il n'aima pas cette contrainte. Il n'aima pas non plus quand les
animaux-hommes, s'étant levés, se remirent en marche. Un
animal-homme, malingre d'aspect, prit dans sa main la lanière du
bâton qui attachait Kiche et emmena la louve derrière lui. Derrière
Kiche suivait Croc-Blanc, grandement perturbé et tourmenté par la
nouvelle aventure qui s'abattait sur lui.

Le cortège descendit la vallée, continuant bien au-delà des plus
longues courses du louveteau, jusqu'au point où le torrent se jetait
dans le fleuve Mackenzie. À cet endroit, des canots étaient juchés en
l'air, sur des perches, et s'étendaient des claies destinées à
faire sécher le poisson.

On s'arrêta et on campa. La supériorité des animaux-hommes
s'affirmait de plus en plus. Plus encore que leur domination sur les
chiens aux dents aiguës, ce spectacle marquait leur puissance. Grâce
à leur pouvoir d'imprimer du mouvement aux choses immobiles, il leur
était loisible de changer la vraie face du monde.

La plantation et le dressage des perches destinées à monter le camp
attira l'attention du louveteau. Cette opération était peu de chose,
accomplie par les mêmes créatures qui lançaient à distance des
bâtons et des pierres. Mais, quand il vit les perches se réunir et se
couvrir de toiles et de peaux, pour former des tentes, Croc-Blanc fut
stupéfait. Ces tentes, d'une colossale et impressionnante grandeur,
s'élevaient partout autour de lui, grandissant à vue d'œil, de
tous côtés, comme de monstrueuses formes de vie. Elles emplissaient le
champ presque entier de sa vision et, menaçantes, le dominaient
lui-même. Lorsque la brise les agitait, en de grands mouvements, il se
couchait sur le sol, effaré et craintif, sans toutefois les perdre des
yeux, prêt à bondir et à fuir au loin, s'il lui arrivait de les
voir se précipiter sur sa tête.

Après un moment, son effroi des tentes prit fin. Il vit que femmes et
enfants y pénétraient et en sortaient sans aucun mal, et les chiens
aussi tenter d'y entrer, mais en être chassés rudement, de la voix
ou au moyen de pierres volantes. Bientôt Croc-Blanc, quittant les
côtés de Kiche, rampait à son tour, avec précaution, vers la tente
la plus proche. Sa curiosité, sans cesse en éveil, le besoin
d'apprendre et de connaître, par sa propre expérience, le
poussaient. Les derniers pouces à franchir vers le mur de toile et de
peau le furent avec un redoublement de prudence et une avance
imperceptible. Les événements de la journée avaient préparé le
louveteau au contact de l'Inconnu, à ses manifestations les plus
merveilleuses et les plus inattendues. Enfin son nez toucha
l'enveloppe de la tente. Il attendit, rien n'arriva. Il flaira
l'étrange matière, saturée de l'odeur de l'homme, et prenant
l'enveloppe dans ses dents, donna une petite secousse. Rien n'arriva
encore, sinon qu'une partie de la tente se mit à remuer. Il secoua
plus hardiment. Le mouvement s'accentua. Il était ravi. Il secoua
toujours plus fort et récidiva jusqu'à ce que la tente entière fût
en mouvement. Alors le cri perçant d'un Indien se fit entendre et
effraya le louveteau, qui revint en toute hâte vers sa mère. Mais
jamais plus depuis il n'eut peur des énormes tentes.

Cette émotion passée, Croc-Blanc s'écarta à nouveau de Kiche qui,
liée à un pieu, ne pouvait le suivre.

Il ne tarda pas à rencontrer un jeune chien, un peu plus grand et plus
âgé que lui, qui venait à sa rencontre, à pas comptés, et
dissimulant des intentions belliqueuses. Le nom du jeune chien, que le
louveteau connut par la suite, en l'entendant appeler, était Lip-Lip.
Il était déjà redoutable et, par ses luttes avec les autres petits
chiens, avait acquis l'expérience de la bataille.

Lip-Lip appartenait à la race des chiens-loups, qui avait le plus de
parenté avec Croc-Blanc; il était jeune et semblait peu dangereux.
Aussi le louveteau se préparait-il à le recevoir en ami. Mais, quand
il vit que la marche de l'étranger se raidissait et que ses lèvres
retroussées découvraient ses dents, il se raidit lui aussi et
répondit en montrant sa mâchoire. Ils se mirent à tourner en rond,
l'un autour de l'autre, hérissés et grondant. Ce manège dura
plusieurs minutes et Croc-Blanc commençait à s'en amuser, comme
d'un jeu, quand tout à coup, avec une surprenante vivacité, Lip-Lip
sauta sur lui, lui jeta une morsure rapide et sauta, derechef, en
arrière.

La morsure avait atteint le louveteau à son épaule déjà blessée par
le lynx et qui, dans le voisinage de l'os, était intérieurement
demeurée douloureuse. La surprise et le coup lui arrachèrent un
gémissement; mais, l'instant d'après, en un bond de colère, il
s'élança sur Lip-Lip et le mordit furieusement. Lip-Lip, nous
l'avons dit, était déjà rompu au combat. Trois fois, quatre fois,
une demi-douzaine de fois, ses petits crocs pointus s'acharnèrent sur
Croc-Blanc, qui, tout décontenancé, finit par lâcher pied et par se
sauver, honteux et dolent, près de sa mère, en lui demandant
protection.

Ce fut sa première bataille avec Lip-Lip. Elle ne devait pas être la
dernière. Car, de ce jour, ils se trouvèrent en quelque sorte
ennemis-nés, étant chacun d'une nature en opposition perpétuelle
avec celle de l'autre.

Kiche lécha doucement son petit et tenta de s'opposer à ce qu'il
s'éloignât d'elle désormais. Mais la curiosité de Croc-Blanc
allait toujours croissant. Oublieux de sa mésaventure, il se remit
incontinent en route, afin de poursuivre son enquête. Il tomba sur un
des animaux-hommes, sur Castor-Gris, qui était assis sur ses talons,
occupé avec des morceaux de bois et des brins de mousse, répandus
devant lui sur le sol. Le louveteau s'approcha et regarda. Castor-Gris
fit des bruits de bouche que Croc-Blanc interpréta non hostiles, et il
vint encore plus près.

Femmes et enfants apportaient de nouveaux bouts de bois et d'autres
branches à l'Indien. C'était évidemment là l'affaire du
moment. Le louveteau s'approcha jusqu'à toucher le genou de
Castor-Gris, oubliant, telle était sa curiosité, que celui-ci était
un terrible animal-homme. Soudain, il vit entre les mains de
Castor-Gris, comme un brouillard qui s'élevait des morceaux de bois
et de la mousse. Puis une chose vivante apparut, qui brillait et qui
tournoyait, et était de la même couleur que le soleil dans le ciel.

Croc-Blanc ne connaissait rien du feu. La lueur qui en jaillissait
l'attira, comme la lumière du jour l'avait, dans sa première
enfance, conduit vers l'entrée de la caverne, et il rampa vers la
flamme. Il entendit Castor-Gris éclater de rire au-dessus de sa tête.
Le son du rire, non plus, n'était pas hostile. Alors il vint toucher
la flamme avec son nez et, en même temps, sortit sa petite langue pour
la lécher.

Pendant une seconde, il demeura paralysé. L'Inconnu, qui l'avait
guetté parmi les bouts de bois et la mousse, l'avait férocement
saisi par le nez. Puis il sauta en arrière, avec une explosion de
glapissements affolés «Ki-yis! Ki-yis! Ki-yis!»

Kiche, en l'entendant, se mit à bondir au bout de son bâton, en
grondant, furieuse, parce qu'elle ne pouvait venir au secours du
louveteau. Mais Castor-Gris riait à gorge déployée, tapant ses
cuisses avec ses mains et contant l'histoire à tout le campement,
jusqu'à ce que chacun éclatât, comme lui, d'un rire inextinguible.
Quant à Croc-Blanc, assis sur son derrière, il criait, de plus en plus
éperdu: «Ki-yis! Ki-yis!» et seul, abandonné de tous, faisait au
milieu des animaux-hommes une pitoyable petite figure.

C'était le pire mal qu'il avait encore connu. Son nez et sa langue
avaient été tous deux mis à vif par la chose vivante, couleur de
soleil, qui avait grandi entre les mains de Castor-Gris. Il cria, cria
interminablement, et chaque explosion nouvelle de ses hurlements était
accueillie par un redoublement d'éclats de rire des animaux-hommes.
Il tenta d'adoucir avec sa langue la brûlure de son nez, mais les
deux souffrances, se juxtaposant, ne firent qu'en produire une plus
grande, et il cria plus désespérément que jamais.

À la fin, la honte le prit. Il connut ce qu'était le rire et ce
qu'il signifiait. Il ne nous est pas donné de nous expliquer comment
certains animaux comprennent la nature du rire humain et connaissent que
nous rions d'eux. Ce qui est certain, c'est que le louveteau eut la
claire notion que les animaux-hommes se moquaient de lui et qu'il en
eut honte.

Il se sauva, non par suite de la douleur que ses brûlures lui faisaient
éprouver, mais parce qu'il fut vexé, dans son amour-propre, de se
voir un objet de raillerie. Et il s'en fut vers Kiche, toujours
furieuse au bout de son bâton, comme une bête enragée, vers Kiche, la
seule créature au monde qui ne riait pas de lui.

Le crépuscule tomba et la nuit vint. Croc-Blanc demeurait couché près
de sa mère. Son nez et sa langue étaient endoloris. Mais un autre et
plus grand sujet de trouble le tourmentait. Il regrettait la tanière
où il était né, il aspirait à la quiétude enveloppante de la
caverne, sur la falaise, au-dessus du torrent. La vie était devenue
trop peuplée. Ici, il y avait trop d'animaux-hommes, hommes, femmes
et enfants, qui faisaient tous des bruits irritants, et il y avait des
chiens toujours aboyant et mordant, qui éclataient en hurlements à
tout propos et engendraient de la confusion.

La tranquille solitude de sa première existence était finie. Ici,
l'air même palpitait de vie, en un incessant murmure et
bourdonnement, dont l'intensité variait brusquement, d'un instant
à l'autre, et dont les notes diverses lui portaient sur les nerfs et
irritaient ses sens. Il en était crispé et inquiet, et immensément
las, avec la crainte perpétuelle de quelque imminente catastrophe.

Il regardait se mouvoir et aller et venir dans le camp les
animaux-hommes. Il les regardait avec le respect distant que met
l'homme entre lui et les dieux qu'il invente. Dans son obscure
compréhension, ils étaient, comme ces dieux pour l'homme, de
surprenantes créatures, des êtres de puissance disposant à leur gré
de toutes les forces de l'Inconnu. Seigneurs et maîtres de tout ce
qui vit et de tout ce qui ne vit pas, forçant à obéir tout ce qui se
meut et imprimant le mouvement à ce qui ne se meut pas, ils faisaient
jaillir de la mousse et du bois mort la flamme couleur de soleil, la
flamme qui vivait et qui mordait.

Ils étaient des faiseurs de feu! Ils étaient des dieux!


[Note 23: _Grey Beaver._]

[Note 24: _Salmon Tongue._]

[Note 25: _Three Eagles._]



X

LA SERVITUDE


Chaque jour était pour Croc-Blanc l'occasion d'une expérience
nouvelle. Tout le temps que Kiche resta attachée à son bâton, il
courut seul, par tout le camp, quêtant, furetant, s'instruisant. Il
fut vite au courant des diverses habitudes des animaux-hommes. Mais la
connaissance n'entraîne pas toujours l'admiration. Plus il se
familiarisa avec eux, plus aussi il détesta leur supériorité et
redouta leur pouvoir mystérieux qui, d'autant qu'il était plus
grand, rendait plus menaçante leur divinité.

La déception est souvent donnée à l'homme de voir ses dieux
renversés et piétinés sur leurs autels. Mais au loup et au chien
sauvage, venus s'accroupir aux pieds de l'homme, cette déconvenue
n'arrive jamais. Tandis que nos dieux demeurent invisibles et
surnaturels, les vapeurs et les brouillards de notre imagination, nous
masquant leur réalité, nous égarant comme des aveugles qui tâtonnent
dans le royaume de la pensée, en d'abstraites conceptions de
toute-puissance et de beauté suprêmes, le loup et le chien sauvage,
assis à notre foyer, trouvent en face d'eux des dieux de chair et
d'os, tangibles au toucher, tenant leur place dans le monde et vivant
dans le temps comme dans l'espace, pour accomplir leurs actes et leurs
fins.

Aucun effort de foi n'est nécessaire pour croire à un tel dieu. Nul
écart de la volonté ne peut induire à lui désobéir, ni à le
renier. Ce dieu-là se tient debout, immuable sur ses deux jambes de
derrière, un gourdin à la main, immensément puissant, livré à
toutes les passions, affectueux ou irrité, selon le moment, pouvoir
mystérieux enveloppé de chair, de chair qui saigne parfois, à
l'instar de celle des autres animaux, et qui est alors plus savoureuse
qu'aucune autre à dévorer.

Croc-Blanc subit la loi commune. Les animaux-hommes furent pour lui,
dès l'abord, sans erreur possible, les dieux auxquels il était
nécessaire de se soumettre. Comme Kiche, sa mère, avait, au premier
appel de son nom, repris sa chaîne, il leur voua tout de suite
obéissance. Il suivit leurs pas, comme un esclavage fatal. Quand ils
marchaient près de lui, il s'écartait pour leur faire place.
Lorsqu'ils l'appelaient, il accourait. S'ils menaçaient, il se
couchait à leurs pieds. Et s'ils lui commandaient de s'en aller, il
s'éloignait précipitamment. Car derrière chacun de leurs désirs
était le pouvoir immédiat d'en exiger l'exécution. Pouvoir qui
s'exprimait lui-même en tapes de la main, en coups de bâton, en
pierres volantes et en cinglants coups de fouet.

Il appartenait aux animaux-hommes, comme tous les chiens du campement
leur appartenaient. Ses actions étaient à eux, son corps était à
eux, pour être battu et piétiné, et pour le supporter sans
récrimination. Telle fut la leçon vite apprise par lui. Elle fut dure,
étant donné ce qui s'était déjà développé, dans sa propre
nature, de force personnelle et d'indépendance. Mais, tandis qu'il
prenait en haine cet état de choses nouveau, il apprenait en même
temps, et sans le savoir, à l'aimer. C'était, en effet, le souci
de sa destinée remis en d'autres mains, un refuge pour les
responsabilités de l'existence. Et cela constituait une compensation,
car il est toujours plus aisé d'appuyer sa vie sur une autre que de
vivre seul.

Il n'arriva pas sans révoltes à s'abandonner ainsi corps et âme,
à rejeter le sauvage héritage de sa race et le souvenir du Wild. Il y
eut des jours où il rampait sur la lisière de la forêt et y demeurait
immobile, écoutant des voix lointaines qui l'appelaient. Puis il
s'en retournait vers Kiche, inquiet et malheureux, pour gémir
doucement et pensivement près d'elle, pour lui lécher la face, en
semblant se plaindre et l'interroger.

Le louveteau avait rapidement appris tous les tenants et aboutissants de
la vie du camp. Il connut l'injustice des gros chiens et leur
gloutonnerie, quand la viande et le poisson étaient jetés, à
l'heure des repas. Il vint à savoir que les hommes étaient
d'ordinaire plus justes, les enfants plus cruels, les femmes plus
douces et plus disposées à lui lancer un morceau de viande ou d'os.
Après deux ou trois aventures fâcheuses avec les mères des tout
petits chiens, il se rendit compte qu'il était de bonne politique de
laisser celles-ci toujours tranquilles, de se tenir aussi loin d'elles
que possible et, en les voyant venir, de les éviter.

Mais le fléau de sa vie était Lip-Lip. Plus âgé, plus grand et plus
fort que lui, Lip-Lip avait choisi Croc-Blanc pour son souffre-douleur.
Le louveteau se défendait avec vaillance, mais il était
_out-classed_[26].

Son ennemi lui était trop supérieur, et Lip-Lip devint pour lui un
vrai cauchemar. Dès qu'il se risquait un peu loin de sa mère, il
était sûr de voir apparaître le gredin, qui se mettait à le suivre,
en aboyant et en le menaçant, et qui attendait le moment opportun,
c'est-à-dire qu'aucun animal-homme ne fût présent, pour
s'élancer sur lui et le contraindre au combat. Lip-Lip l'emportait
invariablement et s'en glorifiait de façon démesurée. Ces
rencontres étaient le meilleur plaisir de sa vie et le perpétuel
tourment de celle de Croc-Blanc.

Le louveteau, cependant, n'en fut pas abattu. Si dures que fussent
pour lui toutes ces défaites, il ne se soumit pas. Mais la persécution
sans fin qu'il subissait eut sur son caractère une influence
néfaste. Croc-Blanc devint méchant et sournois. Ce qu'il y avait
d'originellement sauvage dans sa nature s'aggrava. Ses poussées
joyeuses d'enfant ingénu ne trouvèrent plus d'expression. Jamais
il ne lui fut permis de jouer et gambader avec les autres petits chiens
du camp. Dès qu'il arrivait auprès d'eux, Lip-Lip, fonçant sur
lui, le roulait et le faisait fuir, terrifié, ou, s'il voulait
résister, engageait la bataille jusqu'à sa mise en déroute.

Croc-Blanc fut ainsi sevré de beaucoup des joies de son enfance, ce qui
le rendit plus vieux que son âge. Il se replia sur lui-même et
développa son esprit. Il devint rusé et, dans ses longs moments de
far-niente, médita sur les meilleurs moyens de duper et frauder.
Empêché de prendre, à la distribution quotidienne, la part qui lui
revenait de viande et de poisson, il se transforma en habile voleur.
Contraint de s'approvisionner lui-même, il s'en acquittait si bien
qu'il devint pour les femmes des Indiens une calamité. Il apprit à
ramper dans le camp, comme un serpent, à se montrer avisé, à
connaître en toute occasion la meilleure façon de se conduire, à
s'informer, par la vue ou l'ouïe, de tout ce qui pouvait
l'intéresser, afin de n'être point pris ensuite au dépourvu, et
aussi à recourir à mille artifices pour éviter son implacable
persécuteur.

Ce fut au plus fort de cette persécution qu'il joua son premier grand
jeu et goûta, grâce aux ressources de son esprit, aux joies
savoureuses de la revanche. Comme Kiche, quand elle était avec les
loups, avait leurré les chiens, pour les attirer hors du campement des
hommes et les envoyer à la mort, ainsi le louveteau, par une manœuvre
à peu près semblable, réussit à attirer Lip-Lip sous la mâchoire
vengeresse de Kiche. Battant en retraite, tout en combattant, Croc-Blanc
entraîna son ennemi à sa suite, ici, puis là, parmi les différentes
tentes du camp. C'était un excellent coureur, plus rapide qu'aucun
autre petit chien de sa taille et plus alerte que Lip-Lip. Sans donner
toutefois toute sa vitesse, il se contenta de garder la distance
nécessaire, celle d'un bond environ, entre lui et son poursuivant.

Lip-Lip, excité par la chasse et par l'approche imminente de la
victoire, perdit toute prudence et oublia l'endroit où il se
trouvait. Quand il s'en rendit compte, il était trop tard. Après
avoir traversé, à fond de train, une dernière tente, il tomba en
plein sur Kiche, attachée à son bâton. Il jeta un cri de stupeur,
mais déjà les crocs justiciers se refermaient sur lui. Quoique Kiche
fût liée, il lui fut impossible de se dégager d'elle. Elle le mit
sur le dos, les pattes en l'air, de manière à l'empêcher de fuir,
tout en le déchirant et lacérant.

Quand il parvint enfin à se rouler hors de sa portée, il se remit sur
ses pieds, en un affreux désordre, blessé à la fois dans son corps et
dans sa pensée. Sa fourrure pendait autour de lui, en touffes humides,
que les dents baveuses de la louve avaient tordues. Il demeura là où
il s'était relevé et, ouvrant largement sa petite gueule, éclata en
une longue et lamentable plainte de chien battu. Mais il n'eut pas le
temps d'achever sa lamentation. Croc-Blanc, fondant sur lui, lui
planta ses crocs dans son train de derrière. Il n'avait plus de force
pour combattre et honteusement se sauva vers sa tente, talonné par son
ancienne victime, qui s'acharnait à ses trousses. Quand il eut
rejoint son domicile, les femmes vinrent à son secours et le louveteau,
transformé en démon, fut finalement chassé par elles, en une
fusillade de cailloux.

Le jour vint où Castor-Gris, décidant que Kiche était réhabituée à
la vie des hommes, la délia. Croc-Blanc fut ravi que la liberté fût
rendue à sa mère. Il l'accompagna joyeusement au milieu du camp et,
voyant qu'il demeurait à ses côtés, Lip-Lip conserva entre eux deux
une distance respectueuse. Le louveteau avait beau se hérisser à son
approche et marcher en raidissant les pattes, Lip-Lip ignorait le défi.
Quelle que fût sa soif de vengeance, il était trop sage pour accepter
le combat dans de telles conditions et préférait attendre le jour où
il se rencontrerait à nouveau en tête à tête avec Croc-Blanc.

Ce même jour, le louveteau et sa mère s'en vinrent rôder à la
lisière de la forêt qui avoisinait le camp. Croc-Blanc y avait amené
Kiche, pas à pas, l'entraînant en avant, quand elle hésitait. Le
torrent, la caverne et la forêt tranquille l'appelaient, et il
continua ses efforts pour qu'elle le suivît plus loin. Il courait
quelques pas, puis s'arrêtait et regardait en arrière. Mais elle ne
bougeait plus. Il gémit plaintivement et gronda, en courant de droite
et de gauche, sous les taillis. Puis il revint vers elle, lui lécha le
museau et se reprit à courir loin d'elle. Elle ne bougea toujours
pas. Alors il rebroussa chemin et la regarda avec une supplication
ardente de ses yeux, qui tomba quand il vit Kiche détourner la tête et
porter sa vue vers le camp.

La voix intérieure qui l'appelait là-bas, dans la vaste solitude, sa
mère l'entendait comme lui. Mais un autre et plus fort appel sonnait
aussi en elle, celui du feu et de l'homme, l'appel que, parmi tous
les animaux, le loup a seul entendu, le loup et le chien sauvage, qui
sont frères.

Kiche, s'étant tournée, se mit à trotter lentement vers le camp.
Plus solide que le lien matériel du bâton qui l'avait attachée
était sur elle l'emprise de l'homme. Invisibles et mystérieux, les
dieux la maintenaient en leur pouvoir et refusaient de la lâcher.

Croc-Blanc se coucha sous un bouleau et pleura doucement. L'odeur
pénétrante des sapins, la senteur subtile des bois imprégnaient
l'atmosphère et remémoraient au louveteau son ancienne vie de
liberté, avant les jours de servitude. Mais plus que l'appel du Wild,
plus que celui de l'homme, l'attirance de sa mère était puissante
sur lui, car si jeune était-il encore. L'heure de son indépendance
n'était pas arrivée. Il se releva, désolé, et trotta lui aussi
vers le camp, faisant halte, une fois ou deux, pour s'asseoir par
terre, gémir et écouter la voix qui chantait au fond de la forêt.

Le temps qu'il est donné à une mère de demeurer avec ses petits
n'est pas bien long dans le Wild. Sous la domination de l'homme, il
est souvent plus court encore. Ainsi en fut-il pour Croc-Blanc.
Castor-Gris se trouvait être le débiteur de Trois-Aigles, qui était
sur le point d'entreprendre une course du fleuve Mackenzie au Grand
Lac de l'Esclave. Une bande de toile écarlate, une peau d'ours,
vingt cartouches et Kiche remboursèrent sa dette.

Le louveteau vit sa mère emmenée à bord du canot de Trois-Aigles et
tenta d'aller vers elle. Un coup qu'il reçut de l'Indien le
repoussa à terre. Le canot s'éloigna. Il s'élança dans l'eau
et nagea à sa suite, sourd aux cris d'appel de Castor-Gris. Dans la
terreur où il était de perdre sa mère, il en avait oublié le pouvoir
même d'un animal-homme et d'un dieu.

Mais les dieux sont accoutumés à être obéis et Castor-Gris, irrité,
lança un autre canot à la poursuite de Croc-Blanc. Après l'avoir
rejoint, il le saisit par la peau du cou et l'éleva hors de l'eau.
Il ne le déposa pas d'abord dans le canot. Le tenant d'une main
suspendu, il lui administra de l'autre une solide râclée. Oui, pour
une râclée, c'en fut une. Lourde était la main, chaque coup visait
à blesser, et les coups pleuvaient, innombrables.

Frappé tantôt d'un côté et tantôt d'un autre, Croc-Blanc
oscillait, en avant, en arrière, comme un balancier de pendule
frénétique et désordonné. Les impressions qu'il éprouva furent
diverses. À la première surprise succéda l'effroi, pendant un
instant, au contact répété de la main qui le frappait. Mais la peur
fit bientôt place à la colère. La libre nature du louveteau prit le
dessus. Il montra les dents et osa gronder à la face du dieu
courroucé. Le dieu s'en exaspéra davantage. Les coups redoublèrent,
plus rudes et plus adroits à blesser.

Castor-Gris continuait à battre, Croc-Blanc à gronder. Mais cela ne
pouvait pas toujours durer. Il fallait que l'un des deux eût le
dernier mot. Ce fut Croc-Blanc qui céda. La peur le reprit. Pour la
première fois, il connaissait véritablement la main de l'homme. Les
coups de pierres ou de bâton qu'il avait eu déjà l'occasion de
recevoir étaient des caresses, comparés aux coups présents. Il se
soumit et commença à pleurer et à gémir. Durant un moment, chaque
coup tirait une plainte de son gosier. Puis son affolement grandit, et
ses cris se succédèrent sans interruption, leur rythme ne gardant plus
aucun rapport avec celui de son châtiment.

À la fin, l'Indien arrêta la main qui frappait. Le louveteau pendait
à son autre main, sans mouvement, et continuait à crier. Ceci parut
satisfaire Castor-Gris, qui jeta rudement Croc-Blanc au fond du canot.
Le canot, durant ce temps, s'en était allé au fil de l'eau.
Castor-Gris s'avança pour prendre la rame. Le louveteau était sur
son passage. Il le frappa barbarement de son pied. La libre nature de
Croc-Blanc eut une nouvelle révolte et il enfonça ses dents dans le
pied de l'homme, à travers le mocassin qui le chaussait.

Le châtiment déjà reçu n'était rien, comparé à celui qui allait
suivre. La colère de Castor-Gris fut aussi terrible que fut grand
l'effroi du louveteau. Non seulement la main, mais aussi la dure rame
de bois, furent mises en œuvre contre lui, et tout son petit corps
était brisé et rompu, quand Castor-Gris le rejeta au fond du canot.
Et, cette fois, de propos délibéré, il recommença à le frapper du
pied.

Croc-Blanc ne renouvela pas son attaque. Il venait d'apprendre une
autre leçon de son esclavage. Jamais, quelle que soit la circonstance,
on ne doit mordre le dieu qui est votre seigneur et maître. Son corps
est sacré et le toucher des dents est, avec évidence, l'offense
impardonnable entre toutes, le crime entre les crimes.

Lorsque le canot eut rejoint le rivage, le louveteau y gisait,
gémissant et inerte, attendant la volonté de Castor-Gris. C'était
la volonté de Castor-Gris qu'il vînt à terre, et à terre il fut
lancé, sans ménagement aucun pour ses meurtrissures. Il rampa en
tremblant. Lip-Lip, qui était présent et avait, du rivage, assisté à
toute l'affaire, se précipita sur lui, en le voyant si faible, et
entra ses dents dans sa chair.

Croc-Blanc était hors d'état de se défendre et il lui serait
arrivé malheur, si Castor-Gris, enlevant Lip-Lip d'un solide coup de
pied, ne l'avait lancé à distance respectable.

C'était la justice de l'animal-homme qui se manifestait et, même
en l'état pitoyable où il se trouvait, le louveteau en éprouva un
petit frisson de reconnaissance. Sur les talons de Castor-Gris et
jusqu'à sa tente, il boita avec soumission, à travers le camp. Ainsi
avait-il appris que le droit au châtiment est une prérogative que les
dieux se réservent à eux-mêmes et dénient à toute autre créature
au-dessous d'eux.

Pendant la nuit qui succéda, tandis que chacun reposait dans le camp,
Croc-Blanc se souvint de sa mère et souffrit en pensant à elle. Il
souffrit un peu trop haut et réveilla Castor-Gris, qui le battit. Par
la suite, il pleura plus discrètement, lorsque les dieux étaient à
portée de l'entendre. Mais, parfois, rôdant seul à l'orée de la
forêt, il donnait libre cours à son chagrin, et criait tout haut, en
gémissant et en appelant.

Durant la période de sa vie qui suivit, il aurait pu, grâce à la
liberté dont il jouissait encore, céder au souvenir de la caverne et
du torrent, et s'en retourner dans le Wild. Mais la mémoire de sa
mère était la plus forte. Comme les chasses des animaux-hommes les
entraînaient loin du camp et les y ramenaient ensuite, peut-être aussi
reviendrait-elle un jour. Et il demeurait en esclavage, en soupirant
après elle.

Esclavage qui n'était pas entièrement malheureux. Car le louveteau
continuait à s'intéresser à beaucoup de choses. Quelque événement
imprévu surgissait toujours et les actions étranges auxquelles se
livrent les animaux-hommes n'ont pas de fin. Il apprenait,
simultanément, comment il convenait de se conduire avec Castor-Gris.
Obéissance absolue et soumission en tout lui étaient demandées. En
retour, il échappait aux coups et sa vie était tolérable.

De plus, Castor-Gris, parfois, lui donnait lui-même un morceau de
viande et, tandis qu'il le mangeait, le défendait contre les autres
chiens. Ce morceau de viande prenait, pour Croc-Blanc, une valeur
beaucoup plus considérable qu'une douzaine d'autres reçus de la
main des femmes. C'était bizarre. Mais cela était.

Jamais Castor-Gris ne caressait. Et cependant (était-ce l'effet du
poids de sa main et celui de son pouvoir surnaturel, ou d'autres
causes intervenaient-elles, que le louveteau ne réussissait pas à se
formuler?) il était indéniable qu'un certain lien d'attachement
se formait entre Croc-Blanc et son rude seigneur.

Sournoisement, par des voies cachées, aussi bien que par la force des
pierres volantes, des coups de bâton et des claques de la main, les
chaînes du louveteau rivaient autour de lui leur réseau. Les aptitudes
inhérentes à son espèce, qui lui avaient, dès l'abord, rendu
possible de s'acclimater au foyer de l'homme, étaient susceptibles
de perfection. Elles se développèrent dans la vie du camp, au milieu
des misères dont elle était faite, et lui devinrent secrètement
chères avec le temps. Mais tout ce qui le préoccupait encore, pour le
moment, était le chagrin d'avoir perdu Kiche, l'espoir qu'elle
reviendrait et la soif de recouvrer un jour la libre existence qui avait
été la sienne.


[Note 26: Terme de boxe, signifiant qui n'a pas assez de poids pour
être classé. (_Note des Traducteurs._)]



XI

LE PARIA


Lip-Lip continuait à assombrir les jours de Croc-Blanc. Celui-ci en
devint plus méchant et plus féroce qu'il ne l'eût été de sa
nature. Il acquit, parmi les animaux-hommes eux-mêmes, une réputation
déplorable. S'il y avait, quelque part dans le camp, du trouble et
des rumeurs, des cris et des batailles, ou si une femme se lamentait
pour un morceau de viande qu'on lui avait volé, on était sûr de
trouver Croc-Blanc mêlé à l'affaire. Les animaux-hommes ne
s'inquiétèrent pas de rechercher les causes de sa conduite; ils ne
virent que les effets, et les effets étaient mauvais. Il était pour
tous un perfide voleur, un mécréant qui ne songeait qu'à mal faire,
un perturbateur endurci. Tandis qu'il les regardait d'un air
narquois et toujours prêt à fuir sous une grêle éventuelle de
cailloux, les femmes irritées ne cessaient de lui répéter qu'il
était un loup, un indigne loup, destiné à faire une mauvaise fin.

Il se trouva de la sorte proscrit parmi la population du camp.

Tous les jeunes chiens suivaient envers lui la conduite de Lip-Lip et
joignaient leurs persécutions à celles de son ennemi. Peut-être
sentaient-ils obscurément la différence originelle qui le séparait
d'eux, sa naissance dans la forêt sauvage, et cédaient-ils à cette
inimitié instinctive que le chien domestique éprouve pour le loup.
Quoi qu'il en soit, une fois qu'ils se furent déclarés contre
Croc-Blanc, ce fut désormais chose réglée et leurs sentiments ne se
modifièrent plus.

Les uns après les autres, ils connurent la morsure de ses dents, car il
donnait plus qu'il ne recevait. En combat singulier il était toujours
vainqueur. Mais ses adversaires lui refusaient le plus qu'ils
pouvaient ce genre de rencontre. Dès qu'il entrait en lutte avec
l'un d'eux, c'était le signal pour tous les jeunes chiens
d'accourir et de se jeter sur lui.

De la nécessité de tenir tête à cette coalition, Croc-Blanc tira des
enseignements utiles. Il apprit comment il convenait de se conduire pour
résister à une masse d'assaillants, tout en causant à un adversaire
séparé le plus de dommage, dans le plus bref délai. Rester debout sur
ses pattes, au milieu du flot ennemi, était une question de vie ou de
mort, et il se pénétra bien de cette idée. Il se fit souple comme un
chat. Même de grands chiens pouvaient le heurter, par derrière ou de
côté, de toute la force de leurs corps lourds. Soit qu'il fût
projeté en l'air, soit qu'il se laissât glisser sur le sol, il se
retrouvait toujours debout, solidement ancré à notre mère la terre.
Lorsque les chiens combattent, ils ont coutume, pour annoncer la
bataille, de gronder, de hérisser le poil de leur dos et de raidir
leurs pattes. Croc-Blanc s'instruisit à supprimer ces préambules.
Tout délai dans l'attaque signifiait pour lui l'arrivée de la
meute entière. Aussi s'abstint-il de donner aucun avertissement. Il
fonçait droit sur l'ennemi, sans lui laisser le temps de se mettre en
garde, le mordait, déchirait et lacérait en un clin d'œil. Un chien
avait ses épaules déchiquetées et ses oreilles mises en rubans avant
de savoir même ce qui lui arrivait.

Ainsi surpris, le chien était en outre aisément renversé, et un chien
renversé expose fatalement à son adversaire le dessous délicat de son
cou, qui est le point vulnérable où se donne la mort. C'était une
opération que des générations de loups chasseurs avaient enseignée
à Croc-Blanc. Comme il n'avait pas atteint le terme de sa croissance,
ses crocs n'étaient pas encore assez longs ni assez forts pour lui
permettre de réussir par ses seuls moyens ce genre d'attaque. Mais
beaucoup de jeunes chiens étaient venus au camp avec un cou déjà
entamé et à demi ouvert. Si bien qu'un jour, s'attaquant à l'un
de ses ennemis, sur la lisière de la forêt, il le renversa, les pattes
en l'air, le traîna sur le sol et, lui coupant la grosse veine du
cou, lui prit la vie.

Il y eut, ce soir-là, une grande rumeur dans le camp. Croc-Blanc avait
été vu et son méfait fut rapporté au maître du chien mort. Les
femmes se remémorèrent les diverses circonstances des viandes volées
et Castor-Gris fut assiégé par un concert de voix furieuses. Mais il
défendit résolument l'entrée de sa tente, où il avait mis
Croc-Blanc à l'abri et refusa, envers et contre tous, le châtiment
du coupable.

Croc-Blanc fut donc haï des chiens et haï des hommes. Durant tout le
temps de sa croissance, il ne connut jamais un instant de sécurité.
Menacé par la main des uns et par les crocs des autres, il n'était
accueilli que par les grondements de ses congénères, par les
malédictions et par les coups de pierre de ses dieux. Le regard
scrutant l'horizon tout autour de lui, il était sans cesse aux
aguets, alerte à l'attaque ou à la riposte, prêt à bondir en
avant, en faisant luire l'éclair de ses dents blanches, ou à sauter
en arrière, en grondant.

Et, quand il grondait, nul chien dans le camp ne pouvait, jeune ou
vieux, rivaliser avec lui. Dans son grondement il incorporait tout ce
qui peut s'exprimer de cruel, de méchant et d'horrible. Avec son
nez, serré par des contractions ininterrompues, ses poils qui se
hérissaient en vagues successives, sa langue, qu'il sortait et
rentrait, et qui était pareille à un rouge serpent; avec ses oreilles
couchées, ses prunelles étincelantes de haine, ses lèvres retournées
et les crochets découverts de ses crocs, il apparaissait à ce point
diabolique qu'il pouvait compter, pour quelques instants, sur un
arrêt net de n'importe lequel de ses assaillants. De cet arrêt il
savait, bien entendu, tirer parti. Aussi bien cette hésitation dans
l'attaque se transformait-elle souvent, même chez les gros chiens,
épouvantés, en une honorable retraite.

Toute la troupe des jeunes chiens était tenue par lui responsable des
persécutions isolées dont il était l'objet. Et, puisqu'ils ne
l'avaient pas admis à courir en leur compagnie, Croc-Blanc, en
retour, ne permettait pas à un seul d'entre eux de s'isoler de ses
compagnons. Sauf Lip-Lip, ils étaient tous contraints de demeurer
collés les uns aux autres, afin de pouvoir, le cas échéant, se
défendre mutuellement contre l'implacable ennemi qu'ils
s'étaient fait. Un petit chien rencontré seul hors du camp, par le
louveteau, était un petit chien mort. Ou, s'il échappait, c'était
à grand peine, poursuivi par Croc-Blanc, jusqu'au milieu des tentes,
en hurlant de terreur et en ameutant bêtes et gens.

Le louveteau finit même par attaquer les jeunes chiens, non pas
seulement quand il les trouvait isolés, mais quand aussi il les
rencontrait en troupe. Alors, dès que le bloc fonçait sur lui, il
prenait prestement la fuite et distançait sans peine ses adversaires.
Mais, dès que l'un de ceux-ci, emporté par le feu de la chasse,
dépassait les autres poursuivants, Croc-Blanc se retournait brusquement
et lui réglait son affaire. Puis il détalait à nouveau. Le
stratagème ne manquait jamais de réussir, car les jeunes chiens
s'oubliaient sans cesse, tandis que le louveteau demeurait toujours
maître de lui.

Cette petite guerre n'avait ni fin ni trêve. Elle était devenue,
pour les jeunes chiens, une sorte d'amusement, d'amusement mortel.
Croc-Blanc, qui connaissait mieux qu'eux le Wild, se plaisait à les
entraîner à travers les bois qui avoisinaient le camp. Là, ils ne
tardaient pas à s'égarer et se livraient à lui, par leurs cris et
leurs appels, tandis qu'il courait, silencieux, à pas de velours,
comme une ombre mobile parmi les arbres, à la manière de son père et
de sa mère.

Un autre de ses tours favoris consistait à faire perdre sa trace aux
petits chiens, en traversant quelque cours d'eau. Parvenu sur
l'autre rive, il s'étendait tranquillement sous un buisson et se
divertissait en écoutant les cris de déception qui ne manquaient pas
de s'élever.

Dans cette situation d'hostilité perpétuelle avec tous les êtres
vivants, toujours attaqué ou attaquant, et toujours indomptable, le
développement spirituel de Croc-Blanc était rapide et unilatéral.
L'état dans lequel il se trouvait n'était pas un sol favorable
pour faire fleurir affection et bonté. C'était là sentiments dont
le louveteau n'avait pas la moindre lueur. Le seul code qui lui avait
été enseigné était d'obéir au fort et d'opprimer le faible.
Castor-Gris était un dieu et un fort. Croc-Blanc, par conséquent lui
obéissait. Mais les chiens plus jeunes que lui, ou moins vigoureux,
étaient des faibles, c'est-à-dire une chose bonne à détruire. Son
éducation avait pour directive le culte du pouvoir. Il se fit plus vif
dans ses mouvements que les autres chiens du camp, plus rapide à
courir, plus alerte, avec des muscles et des nerfs de fer, plus
résistant, plus cruel, plus féroce et meurtrier, plus rusé et plus
intelligent. Il était nécessaire qu'il devînt tout cela, pour
qu'il pût résister et survivre à l'ambiance ennemie qui
l'enveloppait.



XII

LA PISTE DES DIEUX


À la chute de l'année, quand les jours furent devenus plus courts et
quand la morsure du froid eut reparu dans l'air, Croc-Blanc trouva
l'occasion, qu'il avait si souvent cherchée, de reprendre sa
liberté.

Il y avait, depuis plusieurs jours, un grand brouhaha dans le camp. Les
tentes avaient été démontées et la tribu, avec armes et bagages,
s'apprêtait à aller chercher un autre terrain de chasse. Croc-Blanc
surveillait, avec des yeux ardents, ce remue-ménage inaccoutumé et,
lorsqu'il vit les tentes abattues et pliées, les canots amenés au
rivage et chargés, il comprit de quoi il s'agissait.

Déjà un certain nombre de canots s'étaient éloignés du bord et
quelques-uns avaient disparu au tournant du fleuve, lorsque, très
délibérément, le louveteau se résolut à demeurer en arrière. Il
attendit un moment propice pour se glisser hors du camp et gagner les
bois. Afin de dissimuler sa piste, il entra dans le fleuve, où la glace
commençait à se former; puis, après en avoir, pendant quelque temps,
suivi la rive en nageant, il se blottit dans un épais taillis et
attendit.

Les heures passèrent et il les occupa à faire quelques sommes. Il
dormait, quand il fut réveillé soudain par la voix de Castor-Gris, qui
l'appelait par son nom. D'autres voix se joignirent à celle de son
maître et il entendit que la femme de l'Indien prenait part à la
recherche, ainsi que Mit-Sah, qui était le fils de Castor-Gris.

Croc-Blanc tremblait de peur. Mais, quoique une impulsion intérieure le
poussât à sortir de sa cachette, il ne bougea point. Bientôt les voix
se moururent au loin et, après une nouvelle attente de plusieurs
heures, le louveteau rampa hors du taillis, afin de se réjouir
librement du succès de son entreprise. Il se mit à jouer et à
gambader autour des arbres. Cependant l'obscurité venait et voilà
que, tout à coup, il eut conscience de sa solitude.

Il s'assit sur son derrière et se prit à réfléchir, écoutant le
vaste silence de la forêt. Un trouble inconnu l'envahit. Il sentait
le péril partout en embuscade autour de lui, un péril invisible et
insoupçonné, qui se cachait dans l'ombre noire des troncs d'arbres
énormes.

Il faisait froid aussi. Et il n'y avait plus ici les chauds recoins
d'une tente où se réfugier. Le froid lui montait dans les pattes, et
il s'efforçait de s'en garder en les levant successivement, l'une
après l'autre. Ou bien il recourbait sur elles sa queue touffue, pour
les couvrir. Tout ensemble repassait dans sa mémoire une succession
d'images qui s'y étaient imprimées. Il revoyait le camp, ses
tentes et la lueur des feux. Il entendait les voix stridentes des
femmes, les basses grondantes des hommes et les aboiements des chiens.
Il avait faim, et il se souvenait des morceaux de viande et de poisson
qu'on lui jetait. Ici, pas de viande, rien que l'inexprimable et
menaçant silence.

Son esclavage l'avait amolli. En perdant le sens des responsabilités,
il s'était affaibli et ne savait plus comment se gouverner. Au lieu
du bruissement de la vie coutumière, silence et nuit l'étreignaient.
Il en était paralysé. Qu'allait-il advenir?

Il frissonna. Quelque chose de colossal et de formidable venait de
traverser le champ de sa vision. C'était l'ombre d'un arbre,
projetée par la lune, dont la face s'était dégagée des nuages qui
la voilaient. Il se rassura et gémit doucement. Puis il tut son
gémissement, de peur que celui-ci n'éveillât l'attention du
péril embusqué autour de lui.

Contracté par le froid de la nuit, un autre arbre fit entendre un
craquement violent. C'était directement au-dessus de sa tête. Il
glapit de frayeur et une panique folle le saisit. De toutes ses forces
il courut vers le camp. Un invincible besoin de la protection et de la
société de l'homme s'emparait de lui. La senteur de la fumée des
feux emplissait ses narines; dans ses oreilles bourdonnaient les sons
et les cris coutumiers. Il sortit enfin de la forêt, de son obscurité
et de ses ombres, pour parvenir à un terrain découvert, qu'inondait
le clair de lune. Des yeux, il y chercha vainement le camp. Il avait
oublié. Le camp était parti.

Il s'était brusquement arrêté de courir, car où aller, maintenant?
Il erra, lamentable et abandonné, sur l'emplacement déserté où
s'étaient élevées les tentes, flairant les tas de décombres et les
détritus laissés par les dieux. Combien il se fût réjoui d'une
volée de pierres, lancées sur lui par une femme irritée, combien
heureux eût-il été de la lourde main de Castor-Gris s'abattant sur
lui pour le frapper! Même Lip-Lip eût été le bienvenu, et avec lui
les grondements de la troupe entière des chiens.

Il arriva ainsi à la place de la tente de Castor-Gris et, au beau
milieu du sol, il s'assit, puis pointa son nez vers la lune. Parmi les
spasmes qui lui contractaient le gosier, il ouvrit sa gueule béante, et
une clameur en jaillit, qui venait de son cœur brisé, qui disait sa
solitude et son effroi, son chagrin d'avoir perdu Kiche, toutes ses
peines et toutes ses misères passées, et son appréhension aussi des
dangers de demain. Ce fut, pour la première fois, le long et lugubre
hurlement du loup, lancé par lui, à pleine gorge.

L'aube du jour dissipa une partie de ses craintes, mais accrut le
sentiment de sa solitude, par le spectacle de la terre nue qui
s'étendait autour de lui. Sa résolution fut bientôt arrêtée. Il
s'enfonça à nouveau dans la forêt et, suivant la rive du fleuve, il
entreprit d'en descendre le cours.

Il courut toute la journée, sans prendre aucun repos. Son corps de fer
ignorait la fatigue et semblait créé pour courir toujours. Une
hérédité d'endurance rendait possible au louveteau un effort sans
fin et lui permettait d'imposer à sa chair, même meurtrie, de
marcher quand même en avant. Là où le fleuve se resserrait entre des
falaises abruptes, il les contournait pour en atteindre le sommet. Il
traversait, à gué ou à la nage, les affluents qu'il rencontrait,
rivières et ruisseaux. Souvent, il se risquait à suivre la glace qui
commençait à se former en bordure de la rive. Parfois il lui arrivait
de passer à travers, et il lui fallait lutter contre le courant, pour
n'être point noyé. Sa pensée demeurait fixée sur la piste des
dieux. Sa seule crainte était qu'ils n'eussent quitté le bord du
fleuve pour s'enfoncer dans l'intérieur des terres.

Croc-Blanc était d'une intelligence au-dessus de la moyenne de celle
de son espèce. Cependant sa conception mentale n'était pas assez
formée pour se porter sur l'autre rive du Mackenzie. Que serait-il
advenu si la piste des dieux s'était poursuivie de ce côté? Pas un
moment cette idée ne pénétra le cerveau du louveteau. Plus tard,
quand il eut voyagé davantage à travers le monde, quand il eut acquis
plus d'âge et d'expérience, et connu plus de pistes et de fleuves,
il n'eût pas manqué de songer à cette éventualité et de s'en
inquiéter. À cette heure, il allait en aveugle, ne faisant entrer en
ligne de compte dans ses calculs que la rive seule du Mackenzie sur
laquelle il se trouvait.

Toute la nuit encore, il courut, butant, dans l'obscurité; contre
des obstacles qui le retardaient, sans l'arrêter. Vers le milieu du
second jour, son corps, si dur qu'il fût, commença à fléchir; sa
volonté le soutenait seul. Il courait depuis trente heures et n'avait
pas mangé depuis quarante, ce qui diminuait ses forces. Ses plongées
répétées dans l'eau glacée avaient terni comme un vieux feutre sa
magnifique fourrure.

Les larges coussinets de ses pieds étaient meurtris et saignaient. Il
s'était mis à boiter et sa boiterie augmentait d'heure en heure.
Pour comble de malheur, le ciel s'obscurcit et la neige commença
brutalement à tomber, à la fois cinglante et fondante, glissante sous
les pieds et lui cachant la vue du paysage qu'il traversait. Sa marche
en fut encore retardée.

Castor-Gris avait décidé de camper, cette nuit-là sur la rive
opposée du Mackenzie. Mais, un peu avant la nuit, un élan, qui était
venu boire dans le fleuve, sur cette même rive que suivait Croc-Blanc,
avait été aperçu par Kloo-Kooch, la femme de Castor-Gris. Si la bête
n'était pas venue boire, si Mit-Sah n'avait pas gouverné en
longeant la terre, à cause de la neige, si Kloo-Kooch n'avait pas vu
l'animal et si Castor-Gris ne l'avait pas tué d'un heureux coup
de fusil, les faits qui en résultèrent eussent pris un autre cours. Le
louveteau, ne trouvant pas l'Indien, aurait passé outre et s'en
serait allé plus loin, soit pour mourir, soit pour retrouver sa voie
vers ses frères sauvages et redevenir un des leurs, c'est-à-dire un
loup, jusqu'au terme de ses jours.

La nuit était tout à fait tombée. La neige descendait plus épaisse
et Croc-Blanc geignait, à mi-voix, en trébuchant et boitant de plus en
plus, lorsqu'il rencontra, sur le sol blanc, une piste fraîche. Si
fraîche était-elle que nul doute n'était possible sur son origine.
Retrouvant toute son ardeur, il la suivit, du bord du fleuve, jusque
parmi les arbres. Les bruits du campement ne tardèrent pas à frapper
ses oreilles et bientôt il vit la lueur du feu, Kloo-Kooch en train de
faire la cuisine, et Castor-Gris accroupi, qui mordait dans un gros
morceau de suif cru. Il y avait de la viande fraîche dans le camp!

Le louveteau s'attendait à être battu. Il se tapit par terre, à
cette pensée, et ses poils se hérissèrent légèrement. Mais il
avança quand même. Il craignait et détestait le châtiment qu'il
savait lui être réservé, mais il savait aussi que le confort du feu
l'attendait, et la protection des dieux, et la société des chiens,
société d'ennemis sans doute, société cependant, qui était ce à
quoi surtout il aspirait.

Il s'avança donc, contracté sur lui-même, faisant des courbettes et
se traînant sur son ventre, jusqu'à la lumière du foyer.

Castor-Gris l'aperçut et s'arrêta de mâcher son suif. Croc-Blanc
rampa droit vers lui, la tête basse, dans toute l'abjection de sa
honte et de sa soumission. Chaque pouce de terrain que gagnait son
ventre se faisait plus lent et plus pénible. Finalement, il se coucha
aux pieds du maître, en la possession duquel il s'abandonnait, corps
et âme. De sa propre volonté, il était venu s'asseoir, livrer sa
liberté.

Le louveteau tremblait, en attendant le châtiment qui allait
immanquablement tomber sur lui. Il y eut, au-dessus de sa tête, un
mouvement de la main de Castor-Gris. Il se courba, d'un geste
instinctif. Le coup ne s'abattit pas. Alors il se risqua à lever son
regard. Castor-Gris séparait en deux le morceau de suif! Castor-Gris
lui offrait un des deux morceaux! Très doucement et non sans quelque
défiance, il flaira d'abord le suif, puis le mangea. Castor-Gris
ordonna de lui apporter de la viande et, tandis qu'il mangeait, le
garda contre les autres chiens.

Ainsi repu, Croc-Blanc s'étendit aux pieds de Castor-Gris, regardant
avec amour le feu qui le réchauffait, clignant des yeux et tout
somnolent, certain désormais que le lendemain ne le trouverait pas
errant à l'abandon, à travers la noire forêt, mais dans la
compagnie des animaux-hommes, et côte à côte avec les dieux auxquels
il s'était donné.



XIII

LE PACTE


À la fin de décembre, Castor-Gris entreprit un voyage sur la glace du
fleuve Mackenzie, accompagné de Mit-Sah et de Kloo-Kooch. Il prit la
conduite, pour lui-même et pour sa femme, d'un premier traîneau,
tiré par les gros chiens. Un second traîneau, plus petit, fut confié
à Mit-Sah, et les jeunes chiens y furent attelés. Ce traîneau était
un jouet plutôt qu'autre chose, et cependant il faisait les délices
de Mit-Sah, qui commençait ainsi à jouer son rôle dans le monde et en
était tout fier. À son tour, il apprenait à conduire les chiens et à
les dresser. Le petit traîneau n'était pas d'ailleurs sans avoir
son utilité, car il portait près de deux cents livres de bagages et de
nourriture.

Le louveteau avait vu les chiens du camp travailler sous le harnais.
Aussi ne fut-il point trop effarouché lorsqu'on l'attela pour la
première fois. On lui passa autour du cou un collier rembourré de
mousse et que deux lanières reliaient à une courroie qui se croisait
sur sa poitrine et sur son dos. À cette courroie était attachée une
longue corde, qui servait à tirer le traîneau.

Six autres chiens composaient l'attelage avec lui. Ils étaient nés
au début de l'année et, par conséquent, âgés de neuf à dix mois,
tandis que le louveteau n'en comptait que huit. Chaque bête était
reliée au traîneau par une corde indépendante, fixée à un anneau.
Il n'y avait pas deux cordes de la même dimension, et la différence
de longueur de chacune d'elles correspondait, au minimum, à la
longueur du corps d'un chien. Le traîneau était un «toboggan» en
écorce de bouleau, et son avant se relevait, comme fait la pointe
d'un sabot, afin de l'empêcher de plonger dans la neige. La charge
était répartie également sur toute la surface du véhicule, d'où
les chiens rayonnaient en éventail.

La différence de longueur des cordes empêchait les chiens de se battre
entre eux, car celui qui aurait voulu le faire ne pouvait s'en prendre
utilement qu'au chien qui le suivait et, en se retournant vers lui, il
s'exposait en même temps au fouet du conducteur, qui n'eût point
manqué de le cingler en pleine figure. S'il prétendait, au
contraire, attaquer le chien qui le précédait, il tirait plus vivement
le traîneau et, comme le chien poursuivi en faisait autant, pour
n'être point atteint, tout l'attelage, entraîné par l'exemple,
accélérait son allure.

Mit-Sah était, comme son père, un homme sage. Il n'avait pas été
sans remarquer les persécutions dont Croc-Blanc était victime de la
part de Lip-Lip. Mais alors Lip-Lip avait un autre maître et Mit-Sah ne
pouvait faire plus que de lui lancer quelques pierres. Ayant acquis
maintenant Lip-Lip, il commença à assouvir sur lui sa vengeance en
l'attachant au bout de la plus longue corde. Lip-Lip en devint, du
coup, le leader de la troupe. C'était, en apparence, un honneur. En
réalité, loin de commander aux autres chiens, il devenait le but de
leurs persécutions et de leur haine.

La troupe ne voyait de lui, en effet, que le large panache de sa queue
et ses pattes de derrière, qui détalaient sans répit, spectacle
beaucoup moins intimidant que n'était auparavant celui de sa
crinière hérissée et de ses crocs étincelants. Les chiens, en
l'apercevant toujours dans cette posture, ne manquèrent pas, dans
leur raisonnement, de conclure qu'il avait peur d'eux et qu'il les
fuyait, ce qui leur donna immédiatement l'envie de lui courir sus.

Dès l'instant où le traîneau s'ébranla, tout l'attelage partit
aux trousses de Lip-Lip, en une chasse effrénée et qui dura le jour
entier. Il avait été tenté d'abord de se retourner vers ses
poursuivants, jaloux de sa dignité offensée et plein de courroux. Mais
chaque fois qu'il l'essayait, le fouet de cariboo[27], long de trente
pieds, que maniait Mit-Sah, lui cinglait la figure, le contraignant à
reprendre sa place et à repartir au triple galop. Lip-Lip aurait pu
faire face à la troupe des chiens, mais il ne pouvait affronter ce
fouet terrible, qui ne lui laissait d'autre alternative que de garder
sa corde tendue et ses flancs à l'abri des dents de ses compagnons.

Une ruse encore meilleure vint à l'esprit du jeune Indien. Afin
d'activer cette poursuite sans fin du chef de file, Mit-Sah se mit à
favoriser Lip-Lip aux dépens des autres chiens, ce qui aiguisait leur
haine et leur jalousie. Il lui donnait de la viande en leur présence,
et n'en donnait qu'à lui seul. Ils en devenaient fous furieux.
Tandis que Lip-Lip mangeait, protégé par le fouet de Mit-Sah, ils
faisaient rage autour de lui. Et, même s'il n'y avait pas de
viande, Mit-Sah, tenant les chiens à distance, leur laissait croire
qu'il en distribuait à Lip-Lip.

Quant à Croc-Blanc, il avait pris tranquillement son travail. La course
qu'il avait couverte, quand il était revenu s'abandonner aux dieux,
était plus grande que celles qu'on lui imposait maintenant et, mieux
que les autres jeunes chiens, il avait conscience de l'inutilité de
la révolte. Les persécutions qu'il avait supportées de la part des
chiens n'avaient fait que le rejeter davantage vers l'homme. Kiche
était oubliée, et sa principale préoccupation était désormais de se
rendre favorables les dieux qu'il avait acceptés pour maîtres. Aussi
trimait-il dur, se pliant à la discipline qu'on exigeait de lui, et
toujours prêt à obéir. Bon vouloir et fidélité sont les
caractéristiques du loup et du chien sauvage, quand ils se sont
domestiqués, et le louveteau possédait ces qualités au suprême
degré.

Sauf pendant le travail, il ne frayait pas avec le reste de
l'attelage. Il se souvenait des mauvais traitements anciens, quand
Lip-Lip ameutait contre lui ses petits compagnons. C'était, à cette
heure, au tour de Lip-Lip de ne plus oser s'aventurer loin de la
protection des dieux et, dès qu'il s'écartait de Castor-Gris, de
Mit-Sah ou de Kloo-Kooch, tous les chiens lui tombaient dessus.
Croc-Blanc, à ce spectacle, savourait pleinement sa vengeance. Il
n'avait pas pardonné davantage aux autres chiens, qu'il prenait
plaisir à rosser, à toute occasion, appliquant dans son intégralité
la loi: _Opprimer le faible et obéir au fort._ Aucun d'eux, même le
plus hardi, n'osait plus essayer de lui voler sa viande. Bien au
contraire, ils dévoraient tous, précipitamment, leur propre repas,
dans la crainte que le louveteau ne vînt le leur ravir. Lui, de son
côté, mangeait sa part le plus rapidement qu'il pouvait, et malheur
alors au chien qui n'avait encore terminé. Un grondement et un
éclair des crocs, et ce chien était libre de confier son indignation
aux impassibles étoiles, tandis que Croc-Blanc finissait la viande à
sa place.

Ainsi le louveteau se fit à lui-même un orgueilleux isolement. Les
récalcitrants, s'il s'en trouvait, étaient férocement mis au pas.
Aussi sévère que celle des dieux était la discipline imposée par
Croc-Blanc à ses compagnons. Il exigeait d'eux le plus absolu
respect, tenant pour crime l'esquisse même d'une résistance. Bref,
il était devenu un monstrueux tyran. Et, tant que dura le voyage, sa
situation parmi les autres chiens, petits ou grands, fut, ma foi! fort
enviable.

Plusieurs mois s'écoulèrent. Castor-Gris continuait son voyage. Les
forces du louveteau s'étaient accrues par les longues heures passées
à courir sur la neige, en tirant le traîneau, et l'éducation de son
esprit s'était également parfaite. Il avait entièrement parcouru le
cercle du monde au milieu duquel il vivait, et la notion qui lui en
demeurait était toute matérielle et dénuée d'idéal. Le monde
avait achevé de lui apparaître féroce et brutal, un monde où
n'existaient ni affection, ni caresse, un monde sans chaleur pour les
cœurs et sans charme pour l'esprit.

Il ne ressentait pas d'affection pour Castor-Gris. C'était un dieu,
il est vrai, mais un dieu sauvage entre tous, qui jamais ne caressait ni
ne prononçait une bonne parole. Croc-Blanc, sans doute, était heureux
de reconnaître sa suprématie physique, sous l'égide de laquelle il
était venu du Wild, pour s'abriter. Mais il subsistait en sa nature
des profondeurs insondées, que Castor-Gris avait toujours ignorées.
L'Indien administrait la justice avec un gourdin. Il récompensait le
mérite, non par une bienveillante caresse, mais simplement en ne
frappant pas.

Et cette main de l'animal-homme, qui eût pu lui être si douce, ne
semblait au louveteau qu'un organe fait pour distribuer pierres,
claques, coups de fouet et de bâton, pinçons et tiraillements
douloureux du poil et de la chair. Plus cruelle encore que la main des
hommes était celle des enfants, lorsqu'il rencontrait des bandes de
ceux-ci, dans les campements d'Indiens que croisait la caravane. Une
fois même, il avait failli avoir un œil crevé par un flageolant et
titubant papoose[28]. Depuis lors, il ne pouvait tolérer les enfants.
Dès qu'il les voyait accourir vers lui, avec leurs mains de mauvais
augure, il se hâtait de s'échapper.

Peu après cette aventure, dans un campement voisin du Grand-Lac de
l'Esclave, il commit sa première infraction à la loi qu'il avait
apprise de Castor-Gris, que le plus impardonnable des crimes était de
mordre un des dieux. Selon l'usage admis pour tous les chiens, il
s'en allait fourrager à travers le campement, afin de chercher sa
nourriture. Un garçon découpait, à l'aide d'une hache, de la
viande d'élan congelée, et les éclats en volaient dans la neige.
Croc-Blanc, s'étant arrêté, commença à se repaître de ces
débris. Mais, ayant remarqué que le garçon avait déposé sa hache et
s'était saisi d'un gros gourdin, il sauta en arrière, juste à
temps pour éviter le coup qui s'abattait sur lui. Le garçon le
poursuivit et, comme il était étranger dans le camp, le louveteau, ne
sachant où se réfugier, se trouva bientôt acculé, entre deux tentes,
contre un haut talus de terre.

Il n'y avait pour lui aucune issue, que le passage entre deux tentes,
que gardait l'Indien. Celui-ci, le gourdin levé, s'avançait
déjà, prêt à frapper. Croc-Blanc était furieux. Il connaissait la
loi de maraude, qui voulait que tous les déchets de viande
appartinssent au chien qui les trouvait. Il n'avait rien fait de mal,
ni rompu la loi, et cependant ce garçon était là, prêt à le battre.
À peine se rendit-il compte lui-même de ce qui arrivait. Ce fut un
sursaut de rage. Le garçon ne le sut pas davantage, sinon qu'il se
trouva culbuté dans la neige, avec sa main, qui tenait le gourdin,
largement déchirée par les dents du louveteau.

Croc-Blanc n'ignorait pas qu'il avait, en agissant ainsi, rompu à
son tour la loi des dieux. Il avait enfoncé ses crocs dans la chair
sacrée de l'un d'eux et n'avait rien à attendre qu'un terrible
châtiment. Il s'enfuit près de Castor-Gris et s'alla coucher
derrière ses jambes, dès qu'il vit arriver le garçon mordu, qui
réclamait vengeance, accompagné de sa famille.

Mais les plaignants durent s'en aller sans être satisfaits.
Castor-Gris prit la défense du louveteau, et Mit-Sah et Kloo-Kooch.
Croc-Blanc écoutait la bataille des mots et surveillait les gestes
irrités des deux partis. Et il apprit ainsi, non seulement que son acte
était justifié, mais aussi qu'il y a dieux et dieux. Ici étaient
ses dieux et là en étaient d'autres, qui n'étaient point les
mêmes. Des premiers il devait tout accepter, justice ou injustice,
c'était tout comme; mais, des seconds, il n'était pas forcé de
subir ce qui était injuste. C'était son droit, en ce cas, de leur
répondre avec ses dents. Cela aussi était une loi des dieux.

Le jour n'était pas terminé que Croc-Blanc en apprit davantage sur
cette loi. Mit-Sah était seul en train de ramasser du bois pour le feu,
dans la forêt, lorsqu'il se rencontra avec le garçon qui avait été
mordu. Des mots grossiers furent échangés. Bientôt, d'autres
garçons étant accourus, ils attaquèrent tous Mit-Sah. Le combat fut
dur pour lui, et il recevait des coups de droite et de gauche.
Croc-Blanc regarda d'abord, en simple spectateur, ce qui se passait.
C'était une affaire de dieux, qui ne le concernait pas. Puis il
comprit que Mit-Sah était un de ses dieux particuliers, que l'on
maltraitait. Par une impulsion immédiate, il bondit au milieu des
combattants. Cinq minutes après, le paysage était couvert de garçons
en fuite et le sang, qui coulait des blessures de plusieurs d'entre
eux, rougissant la neige, témoignait que les dents du louveteau
n'avaient pas été inactives.

Lorsque Mit-Sah, de retour à la tente, raconta l'aventure,
Castor-Gris ordonna que de la viande fût donnée à Croc-Blanc,
beaucoup de viande. Le louveteau gorgé s'endormit devant le feu et
sut que la loi qu'il avait apprise, quelques heures auparavant, avait
été ainsi vérifiée.

D'autres conséquences résultaient de cette loi. De la protection du
corps de ses dieux à celle de leurs biens, il n'y avait qu'un pas,
qui fut vite franchi par le louveteau. Il devait défendre ce qui
appartenait à ses dieux, dût-il même mordre les autres dieux, quoique
ce fût là un acte sacrilège en soi. Les dieux sont tout-puissants et
un chien est incapable de lutter contre eux. Croc-Blanc cependant avait
appris à leur tenir tête, à les combattre fièrement et sans crainte.
Le devoir s'élevait au-dessus de la peur.

Il y avait, d'autre part, des dieux poltrons, et tels étaient ceux
qui venaient voler le bois de son maître. Le louveteau connut quel
temps s'écoulait entre son appel d'alarme et l'arrivée à
l'aide de Castor-Gris. Il comprit aussi que c'était la peur de
l'Indien, plus encore que la sienne, qui faisait sauver le voleur.
Quant à lui, il fonçait droit sur l'intrus et entrait ses dents où
il pouvait. Son goût pour la solitude et son éloignement instinctif
des autres chiens le désignaient d'eux-mêmes pour ce rôle de
gardien des biens de Castor-Gris, qui l'entraîna et le dressa à cet
emploi. Il n'en devint que plus revêche et plus sauvage encore. Ainsi
se scellaient et se précisaient les termes du contrat signé par
Croc-Blanc avec l'homme. Contre la possession d'un dieu de chair et
de sang il échangeait sa propre liberté. Nourriture et feu, protection
et société étaient au premier rang des dons qu'il recevait du dieu.
En retour, il gardait les biens du dieu, défendait sa personne,
travaillait pour lui et lui obéissait.

Kiche même était devenue un souvenir du passé. Le louveteau, pour se
livrer à l'homme, avait abandonné à tout jamais la liberté, le
Wild et sa race. S'il lui arrivait de rencontrer Kiche, les termes du
contrat lui interdiraient de la suivre. C'était un devoir
qu'accomplissait Croc-Blanc envers le dieu qui était le sien. Mais
dans ce devoir n'entrait pas d'amour. L'amour était un sentiment
qu'il continuait à ignorer.


[Note 27: Long fouet fait avec les intestins du cariboo, ou caribou,
sorte de renne de l'Amérique du Nord. (_Note des Traducteurs._)]

[Note 28: _Papoose_, petit enfant, dans le dialecte des Peaux-Rouges.
(_Note des Traducteurs._)]



XIV

LA FAMINE


Le printemps était proche lorsque Castor-Gris termina son voyage. On
était en avril et Croc-Blanc comptait un an d'âge, quand il retrouva
le campement de la tribu et fut délivré, par Mit-Sah, de ses harnais.
Quoiqu'il ne fût pas encore au terme de sa croissance, le louveteau
était, exception faite de Lip-Lip, le plus formé parmi les jeunes
chiens de campement. De son père loup et de Kiche, il avait hérité
force et stature, et déjà son corps dépassait en longueur celui des
chiens adultes. Mais il n'était pas encore large en proportion, et
ses formes demeuraient minces et élancées, avec une vigueur plus
nerveuse que massive. La fourrure de Croc-Blanc était du vrai gris des
loups, et il était, en apparence, un vrai loup lui-même. Le quart de
sang de chien, qui lui venait de Kiche, s'il avait sa part marquée
dans sa mentalité, n'avait pas sensiblement influencé son aspect
physique.

Le louveteau, vagabondant à travers le campement, s'amusa fort à
retrouver les divers dieux qu'il avait connus avant son long voyage.
Puis il y avait les chiens; les petits, qui avaient grandi comme
lui-même, et les grands, qui ne lui paraissaient plus maintenant aussi
grands ni aussi formidables que sa mémoire les lui représentait. Aussi
n'en eut-il pas peur comme autrefois, se promenant au milieu d'eux
avec un air dégagé, tout nouveau, et qui lui parut délicieux.

Parmi les vieux chiens se trouvait un certain _Baseek_, au poil
grisonnant, qui, jadis, n'avait qu'à découvrir ses dents pour le
faire fuir au loin, rampant et couchant. Croc-Blanc, dans ses jeunes
jours, avait connu par lui combien il existait peu. Par lui, maintenant,
il se rendait compte du changement survenu dans son développement et
dans sa force, tandis que Baseek n'avait fait au contraire que
s'affaiblir avec l'âge.

Le premier contact eut lieu entre eux à l'occasion du dépècement
d'un élan fraîchement tué. Croc-Blanc avait obtenu pour sa part un
sabot et un tibia, où adhérait un morceau de viande. À l'écart
derrière un buisson et loin de la bousculade des autres chiens, il
dévorait tranquillement sa proie, lorsque Baseek s'élança sur lui.
Il riposta en bondissant à son tour sur l'intrus, dont il lacéra la
chair, puis se recula hors de sa portée. Baseek stupéfait de la
témérité du louveteau et de son attaque rapide, en demeura figé,
regardant stupidement son adversaire, l'os rouge et saignant entre
eux.

Baseek, qui avait expérimenté déjà la valeur croissante des jeunes
chiens, autrefois rossés par lui, faisait appel à toute sa sagesse
pour supporter ce qu'il ne pouvait empêcher. Au temps passé, il se
serait immédiatement jeté sur Croc-Blanc, dans la fureur d'un juste
courroux. Mais connaissant son impuissance, il se contenta de se
hérisser fièrement et de regarder le louveteau, par-dessus l'os avec
mépris. Croc-Blanc, de son côté, ressentait encore quelque chose de
l'ancienne terreur. Il se tassa sur lui-même et se fit petit, tout en
cherchant en son esprit le moyen d'opérer une retraite qui ne fût
pas trop ignominieuse.

Mais Baseek jugea mal de la situation. Il lui parut suffisant d'avoir
intimidé le louveteau de son regard méprisant. Croc-Blanc allait fuir
et lui laisser la viande. Baseek n'eut pas la patience d'attendre.
Considérant sa victoire comme un fait acquis, il s'avança vers la
viande. Comme il courbait la tête, sans autre précaution, pour la
flairer, le louveteau se hérissa légèrement. Même alors, rien
n'était perdu pour le vieux chien. S'il était resté résolument
en place, en relevant la tête et en faisant luire la menace de ses
yeux, Croc-Blanc se serait piteusement retiré. Mais l'odeur de la
chair fraîche montait à ses narines, avec un tel attrait, qu'il ne
put résister au désir d'y goûter sans tarder.

C'en était trop pour Croc-Blanc. Il venait, pendant trop longtemps,
d'être le maître incontesté de ses compagnons de route pour se
résoudre à demeurer insensible tandis qu'un autre chien dévorait la
viande qui lui appartenait. Il frappa, selon sa coutume, sans avertir.
Dès le premier coup de dent, Baseek avait l'oreille mise en rubans,
et il n'était pas encore revenu de sa stupeur que d'autres
calamités fondaient sur lui. Il était renversé, les pattes en
l'air, avait la gorge entamée et, tandis qu'il luttait pour se
remettre debout, son épaule recevait deux fois les crocs du louveteau.
Dans une inutile riposte, il fit claquer sur l'air vide une morsure
irritée. L'instant d'après, il était atteint au museau et balayé
loin de la viande.

La situation se trouvait ainsi retournée. Croc-Blanc, hérissé et
menaçant, demeurait sur le tibia, tandis que Baseek se tenait en
arrière et se préparait à la retraite. Il n'osait plus risquer la
bataille avec le louveteau, dont l'attaque rapide le bouleversait, et
plus amèrement il connaissait l'affaiblissement de l'âge. Il fit
un effort héroïque pour sauvegarder sa dignité. Tournant le dos, avec
calme, à Croc-Blanc et au tibia, comme si l'un et l'autre eussent
été choses dont il n'avait souci et tout à fait indignes de son
attention, il s'éloigna d'un pas noble. Et, tant qu'il ne fut pas
hors de la vue du louveteau, il ne s'arrêta pas pour lécher ses
blessures saignantes.

Cette nouvelle victoire raffermit la confiance de Croc-Blanc en
lui-même et accrut son orgueil. Ferme, désormais, sur son droit, il
allait son chemin dans le camp sans céder le pas à aucun chien, ne
craignant plus d'être maltraité, mais redouté de tous, toujours
insociable, morose et solitaire, daignant à peine regarder à droite ou
à gauche, et accepté comme un égal par ses aînés, abasourdis. Pas
plus qu'il n'endurait un acte hostile, il n'admettait d'ouvertures
d'amitié. Il prétendait uniquement qu'on le laissât tranquille.
Quelques autres rencontres achevèrent d'imposer sa manière de voir aux
récalcitrants.

Vers la mi-été, Croc-Blanc eut une épreuve. Comme il trottait seul,
un jour, silencieux comme de coutume, et examinait une nouvelle tente,
qui s'était élevée pendant son absence, sur la lisière du camp, il
tomba en plein sur Kiche.

S'étant arrêté, il la regarda. Son souvenir d'elle était vague,
mais non effacé. À son aspect, elle retroussa sa lèvre, avec son
ancien grondement de menace. Alors la mémoire revint, plus claire, au
louveteau. Son enfance oubliée, et toutes les remembrances qui
s'associaient à ce grondement qui lui était familier, se
précipitèrent à l'esprit de Croc-Blanc. Avant qu'il connût les
dieux, Kiche avait été pour lui le pivot de l'univers. Le flot des
anciens sentiments et de l'intimité passée surgit en lui. Il fit
vers elle un bond joyeux. Elle le reçut avec ses crocs aigus, qui lui
ouvrirent la joue jusqu'à l'os. Le louveteau ne comprit pas et se
recula en arrière, tout démonté et fort intrigué.

Kiche, cependant, n'était pas coupable. Une mère-louve n'est pas
créée pour se souvenir de ses louveteaux, de ceux d'un an, ni de
ceux qui précèdent. Aussi ne reconnut-elle pas Croc-Blanc. Ce
n'était pour elle qu'une bête étrangère et un intrus. Sa
présente portée lui interdisait de tolérer aucun animal à
proximité.

Un des petits louveteaux vint gambader autour de Croc-Blanc. Ils
étaient demi-frères, mais ils l'ignoraient tous deux. Croc-Blanc
flaira curieusement le petit, mais il fut aussitôt attaqué par Kiche,
qui lui déchira la face, une seconde fois. Il recula encore plus loin.

Les vieux souvenirs, et toutes les idées qui s'y associaient,
moururent à nouveau et retombèrent au tombeau d'où elles avaient
ressuscité. Croc-Blanc regarda Kiche, qui était en train de lécher
son petit et qui s'en arrêtait, de temps à autre, pour gronder et
menacer. Elle était devenue sans intérêt pour lui. Il avait appris à
vivre loin d'elle et il l'oublia tout à fait. Il n'y eut plus,
dans sa pensée, place pour elle, exactement comme elle n'avait plus,
dans la sienne, gardé place pour lui.

Il restait là, immobile, tout étourdi, livrant une dernière bataille
à ses souvenirs bouleversés, lorsque Kiche, pour la troisième fois,
renouvela son attaque, bien décidée à l'expulser loin de son
voisinage. Croc-Blanc se laissa volontairement chasser. C'était une
loi de sa race que les mâles ne doivent pas combattre contre les
femelles, et Kiche en était une. Aucune déduction de la vie ni du
monde ne lui avait enseigné cette loi. Il la connaissait, immédiate et
impérative, par ce même instinct qui avait mis en lui la crainte de
l'Inconnu et celle de la mort.

D'autres mois passèrent. Croc-Blanc devenait plus large de formes et
plus massif, tandis que son caractère continuait à se développer
selon la ligne tracée par son hérédité et par le milieu ambiant.
L'hérédité, comme une argile, était susceptible de prendre des
formes diverses, selon le monde auquel elle était soumise. Le milieu la
pétrissait et lui servait de modèle. Si Croc-Blanc n'était pas venu
vers le feu des hommes, le Wild l'eût moulé en un vrai loup. Mais
ses dieux lui avaient créé un milieu différent et l'avaient moulé
en un chien, qui conservait quelque chose du loup, mais qui était tout
de même un chien et non un loup. Son caractère avait été
pareillement pétri, selon la pression morale que sa nature avait subie.
C'était une loi fatale à laquelle le louveteau n'avait pu
échapper. Et, tandis qu'il devenait toujours plus insociable avec les
autres chiens, plus féroce envers eux, Castor-Gris l'appréciait
chaque jour davantage.

Quelle que fût cependant sa force physique et morale, Croc-Blanc
souffrait d'une faiblesse de caractère insurmontable. Il ne pouvait
supporter de voir rire de lui. Le rire humain était, à son idée,
chose haïssable. Qu'il plût aux dieux de rire entre eux, au sujet de
n'importe quoi, peu lui souciait. Mais, si le rire se tournait de son
côté, s'il sentait qu'il en devenait l'objet, alors il entrait
en une effroyable rage. Calme et digne en sa sombre gravité,
l'instant d'avant, il en était métamorphosé. On l'outrageait,
pensait-il, et la folie frénétique qui s'emparait de lui durait des
heures entières. Malheur au chien qui venait alors gambader à sa
portée! Le louveteau connaissait trop bien la loi pour passer sa
colère sur Castor-Gris; car, derrière Castor-Gris, il y avait un
fouet et un gourdin. Mais derrière les chiens il n'y avait que
l'espace vide, où ils détalaient dès qu'apparaissait Croc-Blanc,
rendu fou par les rires.

Croc-Blanc était dans sa troisième année, lorsqu'il y eut une
grande famine pour les Indiens du Mackenzie. Le poisson manqua pendant
l'été; durant l'hiver, les cariboos oublièrent de faire leur
habituelle migration. Les élans étaient rares, les lapins avaient
presque disparu, et toutes les bêtes de proie, tous les animaux qui
vivent de la chasse, périssaient. Manquant de leur nourriture
coutumière, tenaillés par la faim, ils se jetèrent les uns sur les
autres et s'entre-dévorèrent. Le plus fort survivait seul.

Les dieux de Croc-Blanc étaient sans trêve en chasse de quelque
animal. Les plus vieux et les plus faibles d'entre eux moururent
d'inanition. Ce n'était, dans le camp, que gémissements et affres
de souffrance. Femmes et enfants tombaient de faim, le peu de nourriture
qui restait s'en allant dans le ventre des chasseurs aux yeux creux,
qui battaient la forêt, dans leur vaine poursuite de la viande.

Tandis que les dieux en étaient réduits à manger le cuir de leurs
mocassins et de leurs moufles, les chiens dévoraient les harnais dont
on les avait déchargés, et jusqu'à la lanière des fouets. Puis les
chiens se mangèrent les uns les autres et les dieux, à leur tour,
mangèrent les chiens. Les plus débiles et les moins beaux étaient
mangés les premiers. Ceux qui survivaient regardaient et comprenaient.
Quelques-uns parmi les plus hardis, croyant faire preuve de sagesse,
abandonnèrent les feux des dieux et s'enfuirent dans les forêts. Ils
y succombèrent de faim ou furent dévorés par les loups.

Dans cette misère, Croc-Blanc se coula lui aussi parmi les bois.
L'entraînement de son enfance le rendait plus apte que les autres
chiens à la vie sauvage et le guidait dans ses actions. Il s'adonna
plus spécialement à la chasse des menues bestioles et reprit ses
affûts à l'écureuil, dont il guettait les mouvements sur les
arbres, attendant, avec une patience aussi infinie que sa faim, que le
prudent petit animal s'aventurât sur le sol. Il s'élançait alors
de sa cachette, comme un gris projectile, incroyablement rapide, et ne
manquait jamais son but. Si vif que fût l'envol de l'écureuil, il
était trop lent encore.

Mais si réussie que fût cette chasse, il n'y avait pas assez
d'écureuils pour engraisser, ou simplement nourrir Croc-Blanc. Il
chassa plus petit, ne dédaigna pas de déterrer les souris-des-bois et
n'hésita pas à livrer bataille à une belette, aussi affamée que
lui et bien plus féroce.

Au moment où la famine atteignait son point culminant, il s'en revint
vers les feux des dieux. Il s'arrêta à quelque distance des tentes,
épiant, de la forêt, ce qui se passait dans le camp, évitant
d'être découvert et dépouillant les pièges des Indiens du gibier
qu'il y trouvait capturé. Il spolia même un piège appartenant à
Castor-Gris et où un lapin était pris, tandis que son ancien maître
était à errer dans la forêt. Il se reposait souvent, couché sur le
sol, si grande était sa faiblesse et tellement le souffle lui manquait.

Il rencontra, un jour, un jeune loup, maigre et demi-mort de besoin.
S'il n'avait pas été affamé lui-même, Croc-Blanc aurait pu se
joindre à lui et, peut-être, aller reprendre place dans la troupe
sauvage de ses frères. Mais, étant donné la situation présente, il
courut sur le jeune loup, le tua et le mangea.

La chance semblait le favoriser. Toujours, lorsque le besoin de
nourriture se faisait le plus durement sentir, il trouvait quelque chose
à tuer. Lorsqu'il se sentait surtout faible, il avait le bonheur de
ne pas se croiser avec un adversaire plus fort que lui et qui l'eût
infailliblement mis à mal. Une troupe de loups, qui se précipita sur
lui, le trouva solidement repu d'un lynx qu'il avait dévoré, deux
jours avant. Ce fut une chasse acharnée et sans quartier. Mais
Croc-Blanc était plus en forme que ses agresseurs. Il finit par lasser
leur poursuite et sauva sa vie. Mieux encore, revenant sur ses pas, il
se jeta sur un de ses poursuivants avancés et s'en régala.

Quittant ensuite cette région, il s'en vint pérégriner à travers
la vallée où il était né. Il y dénicha l'ancienne tanière et y
trouva Kiche. Elle avait fui, comme lui, les feux inhospitaliers des
dieux et avait repris possession de son refuge, pour y mettre au jour
une portée. Un seul des nouveau-nés survivait, lorsque Croc-Blanc fit
son apparition, et cette jeune existence n'était pas destinée à
résister encore longtemps, en une telle famine.

L'accueil de Kiche à son grand fils ne fut pas plus affectueux que
lors de leur dernière rencontre. Mais Croc-Blanc ne s'en inquiéta
pas. Sa force dépassait maintenant celle de sa mère. Il tourna le dos,
avec philosophie, et descendit en trottant vers le torrent. Il obliqua
vers la tanière de la mère-lynx, contre laquelle il avait, en
compagnie de Kiche, combattu voilà bien longtemps. Il s'étendit dans
la tanière abandonnée et y dormit tout un jour.

Vers la fin de l'été, dans la dernière période de la famine, il se
rencontra avec Lip-Lip, qui avait aussi gagné les bois, où il
traînait une existence misérable. Ils trottaient tous deux en sens
opposé, à la base d'une des falaises qui bordaient le torrent.
Inopinément, ils se trouvèrent nez à nez, à un tournant du roc.
S'étant arrêtés, ils se mirent aussitôt en garde et se jetèrent
un méfiant coup d'œil.

Croc-Blanc était en splendide condition. La chasse avait été bonne
et, depuis huit jours, il s'était repu à gueule que veux-tu? Son
dernier meurtre n'était même pas encore digéré. Mais à l'aspect
de Lip-Lip, ses poils se hérissèrent tout le long de son dos, d'un
mouvement automatique, comme au temps des persécutions passées, et il
gronda. Ce qui suivit fut l'affaire d'un instant. Lip-Lip essaya de
fuir, mais Croc-Blanc, d'un coup d'épaule, le culbuta et le fit
rouler sur le sol. Puis il plongea ses dents dans sa gorge. Tandis que
son ennemi agonisait, il tourna en cercle autour de lui, pattes raides,
et observant. Après quoi, il reprit sa route et s'en alla en
trottant, le long de la falaise.

Peu après cet événement, il s'avança, sur la lisière de la
forêt, dans la direction d'une étroite clairière qui s'inclinait
vers le Mackenzie et où il était déjà venu. Mais, maintenant, un
campement l'occupait. Il demeura caché parmi les arbres, afin
d'étudier la situation. Spectacle, sons et odeurs lui étaient
familiers. C'était l'ancien campement qui s'était transporté à
cet endroit.

Spectacle, sons et odeurs différaient cependant du dernier souvenir
qu'il en avait gardé. Il n'y avait plus de plaintes, ni de
gémissements. Des bruits joyeux saluaient ses oreilles et, quand il
entendit la voix irritée d'une femme, il sut que, derrière cette
colère, était un estomac plein. Une odeur de poisson frit flottait
dans l'air. La nourriture ne manquait pas et la famine s'en était
allée. Alors, il sortit hardiment de la forêt et, trottant à travers
le village, vint droit à la tente de Castor-Gris.

Castor-Gris n'était pas là, mais Kloo-Kooch le reçut avec des cris
de joie. Elle lui donna tout un poisson fraîchement pris et il se
coucha par terre, en attendant le retour de Castor-Gris.



XV

L'ENNEMI DE SA RACE


S'il y avait eu dans la nature de Croc-Blanc quelque aptitude,
fût-elle le dernier fruit d'un atavisme très ancien, de fraterniser
avec les représentants de sa race, plus rien de cette aptitude
n'aurait pu subsister du jour où il fut choisi pour être à son tour
le chef de file de l'attelage du traîneau. Car, dès lors, les autres
chiens l'avaient haï. Ils l'avaient haï pour le supplément de
viande que lui donnait Mit-Sah; haï pour toutes les faveurs,
imaginaires ou réelles, qu'il recevait de l'Indien; haï parce
qu'il courait toujours en avant d'eux, balançant devant leurs yeux
le panache de sa queue, faisant fuir éternellement hors de leur portée
son train de derrière, en une vision constante, qui les rendait fous.

Par un contre-coup fatal, Croc-Blanc avait rendu haine pour haine. Le
rôle qui lui avait été dévolu n'était rien moins qu'agréable.
Être contraint de courir avec, à ses trousses, la troupe hurlante,
dont chaque chien avait été, depuis trois ans, étrillé et asservi
par lui, était quelque chose dont tout son être se révoltait. Il le
fallait, pourtant, sous peine de la vie, et cette volonté de vivre
était plus impérieuse encore. À l'instant où Mit-Sah donnait le
signal du départ, tout l'attelage, d'un même mouvement,
s'élançait en avant, sur Croc-Blanc, en poussant des cris ardents et
furieux. Pour lui, pas de résistance possible. S'il se retournait sur
ses poursuivants, Mit-Sah lui cinglait la face de la longue lanière de
son fouet. Nulle ressource que de décamper à toute volée. Sa queue et
son train de derrière étaient impuissants à mettre à la raison la
horde forcenée, devant laquelle il fallait qu'il parût fuir. Chaque
bond qu'il faisait en avant était une violence à son orgueil, et il
bondissait tout le jour.

C'était la volonté des dieux que cédât son orgueil, qu'il
comprimât les élans de sa nature, que son être révolté renonçât
à s'élancer sur les chiens qui le talonnaient. Et derrière la
volonté des dieux, il y avait, pour lui donner force de loi, les trente
pieds de long du fouet mordant, en boyau de cariboo. Il ne pouvait que
ronger son frein, en une sourde révolte intérieure, et donner
carrière à sa haine.

Nul être ne devint jamais, autant que lui, l'ennemi de sa race. Il ne
demandait pas de quartier et n'en accordait aucun. Différent de la
plupart des chefs de file d'attelage, qui, lorsque le campement est
établi et lorsque les chiens sont dételés, viennent se mettre sous la
protection des dieux, Croc-Blanc, dédaignant cette précaution, se
promenait hardiment, en toute liberté, à travers le campement,
infligeant, chaque nuit, à ses ennemis, la rançon des affronts qu'il
avait subis durant le jour.

Avant qu'il ne fût promu leader, la troupe des chiens s'était
habituée à se retirer de son chemin. Maintenant il n'en était plus de
même. Excités par la longue poursuite du jour, accoutumés à le voir
fuir et leur cerveau s'entraînant à l'idée de la maîtrise
incontestée qu'ils exerçaient durant ce temps sur leur adversaire, les
chiens ne pouvaient se décider à reculer devant lui et à lui livrer
le passage. Dès qu'il apparaissait parmi eux, il y avait tumulte et
bataille, grondements et morsures, et balafres mutuelles. L'atmosphère
que respirait Croc-Blanc était surchargée d'inimitié haineuse et
mauvaise.

Lorsque Mit-Sah criait à l'attelage son commandement d'arrêt,
Croc-Blanc obéissait aussitôt, et les autres chiens de vouloir se
jeter immédiatement sur lui. Mais le grand fouet de Mit-Sah était là
qui veillait et les en empêchait. Aussi les chiens avaient-ils compris
que, si le traîneau s'arrêtait par ordre de Mit-Sah, il fallait
laisser en paix Croc-Blanc. Si, par contre, Croc-Blanc s'arrêtait
sans ordre, il était permis de s'élancer sur lui et de le détruire,
si on le pouvait. De cela Croc-Blanc ne tarda pas, de son côté, à se
rendre compte, et il ne s'arrêta plus de lui-même.

Mais les chiens ne purent jamais prendre l'habitude de le laisser
tranquille au campement. Chaque soir, en hurlant, ils s'élançaient
à l'attaque, oublieux de la leçon de la nuit précédente, et la
nouvelle leçon qu'ils recevaient était destinée à être aussi vite
oubliée. La haine qu'ils ressentaient pour Croc-Blanc avait
d'ailleurs des racines plus profondes dans la dissemblance qu'ils
sentaient exister entre eux et lui. Cette seule cause aurait suffi à la
faire naître. Comme lui sans doute, ils étaient des loups
domestiqués. Mais, domestiqués depuis des générations, ils avaient
perdu l'accoutumance du Wild, dont ils n'avaient conservé qu'une
notion, celle de son Inconnu, de son Inconnu terrible et toujours
menaçant. C'était le Wild, dont il était demeuré plus proche,
qu'ils haïssaient dans leur compagnon. Celui-ci le personnifiait pour
eux; il en était le symbole. Et, quand ils découvraient leurs dents
en face de lui, ils se défendaient, en leur pensée, contre les
obscures puissances de destruction qui les environnaient, dans l'ombre
de la forêt, qui les épiaient sournoisement, au delà de la limite des
feux du campement.

La seule leçon que les chiens tirèrent de ces combats fut que le jeune
loup était trop redoutable pour être affronté seul à seul. Ils ne
l'attaquaient que formés en masse, sans quoi il les eût tous tués
l'un après l'autre, en une seule nuit. Grâce à cette tactique,
ils lui échappèrent. Il pouvait bien culbuter un chien, les pattes en
l'air, mais la troupe entière était aussitôt sur lui, avant qu'il
n'ait eu le temps de donner à la gorge le coup mortel. Au premier
signe du conflit, les chiens, même occupés à se quereller entre eux,
formaient bloc et lui faisaient face.

Pas davantage ils ne pouvaient, malgré leurs efforts, réussir à
occire Croc-Blanc. Il était, à la fois, trop vif pour eux, trop
formidable et trop prudent. Il évitait les endroits resserrés et
prenait le large, dès qu'ils essayaient de l'encercler. Quant à le
culbuter, pas un chien n'était capable de réussir l'opération.
Ses pattes s'accrochaient au sol avec la même ténacité qu'il se
cramponnait lui-même à la vie. Car se maintenir debout était vivre et
se laisser renverser était la mort. Nul mieux que lui ne le savait.

Ainsi Croc-Blanc se dressait contre ses propres frères, amollis par les
feux de l'homme, affaiblis par l'ombre protectrice que les dieux
avaient étendue sur eux, et les dominait. Il avait déclaré vendetta
à tous les chiens. Et, si féroce était cette vendetta que
Castor-Gris, tout sauvage et barbare qu'il fût lui-même, ne pouvait
s'empêcher d'en être émerveillé. Jamais, il le jurait, il n'y
avait eu sur la terre le pareil de cet animal.

Croc-Blanc approchait de ses cinq ans lorsque Castor-Gris l'emmena en
un autre grand voyage. Longtemps on se souvint, parmi les villages
riverains du Mackenzie, d'où ils passèrent dans les Montagnes
Rocheuses entre le Porcupine[29] et le Yukon[30], du carnage de chiens
auquel se livra Croc-Blanc. Sur toute sa race, il s'adonna librement
à la vengeance. Il y avait là des tas de chiens naïfs et sans
défiance, n'ayant pas appris à déjouer ses coups rapides, à se
garder de son attaque brusquée, que ne précédait aucun avertissement.
Tandis qu'ils perdaient leur temps en préliminaires de batailles et
hérissaient leur poil, il était déjà sur eux, sans un aboi, tel un
éclair qui porte la mort, à l'instant même où on le voit, et il
les massacrait, avant qu'ils ne fussent seulement revenus de leur
surprise.

Il était, en vérité, devenu un admirable champion. Il savait
économiser ses forces et jamais ne les outrepassait. Jamais non plus il
ne se perdait en une longue bataille. Si le coup rapide qu'il portait
était manqué, aussi rapidement il se retirait en arrière. Comme tous
les loups, il n'aimait pas les corps à corps ni les contacts
prolongés. Le contact, c'était le piège, le danger ignoré, lui
avait appris le Wild. L'important était de se tenir libre de toute
étreinte, de bondir à son gré sur l'adversaire, de rester juge, à
distance, de la marche de la bataille. Ce système lui assurait
d'ordinaire une victoire facile sur les chiens qui se rencontraient
avec lui, pour la première fois. Sans doute y avait-il des exceptions.
Il arrivait que plusieurs chiens réussissaient à sauter sur lui et à
le rosser, avant qu'il ne pût se dégager. D'autres fois, un chien
isolé lui administrait une profonde morsure. Mais ce n'étaient là
que des accidents peu fréquents et, en règle générale, il se
retirait indemne de toutes ces rencontres.

Une autre de ses qualités était de posséder une notion rigoureusement
exacte du temps et de la distance. C'était inconscient et
automatique. Sans réflexion ni calcul de sa part, l'organe visuel
dont il était doué portait juste, au-delà de la moyenne qui se
rencontre chez les autres bêtes de sa race. Son cerveau recevait
parallèlement l'impression des nerfs optiques et, par un mécanisme
bien réglé, qu'il devait à la nature, en tirait aussitôt parti.
L'action suivait de près, bien réglée dans l'espace et dans le
temps, et une fraction infinitésimale de seconde, nettement perçue et
utilisée, suffisait souvent à assurer à Croc-Blanc la victoire.

La caravane arriva durant l'été à Fort Yukon. Castor-Gris, après
avoir profité du gel de l'hiver pour traverser les rivières qui
coulent entre le Mackenzie et le Yukon, avait occupé le printemps à la
chasse, dans les Montagnes Rocheuses. Lorsque la débâcle des glaces
fut venue, il s'était construit un canot et avait descendu le courant
du Porcupine jusqu'au point de jonction de ce fleuve avec le Yukon,
sous le Cercle Arctique exactement. C'est à cet endroit que se trouve
le vieux fort, qui appartient à l'Hudson's Bay Company.

Les Indiens y étaient nombreux, les provisions abondantes, l'animation
sans précédent. C'était l'été de 1898. Des milliers de chercheurs
d'or étaient venus, eux aussi, jusqu'au Yukon, se dirigeant vers Dawson
et le Klondike. Ils étaient encore à des centaines de milles du but de
leur voyage et beaucoup d'entre eux, cependant, étaient en route depuis
un an. Le moindre parcours effectué par eux était de cinq mille
milles. Beaucoup venaient de l'autre hémisphère.

Là, Castor-Gris s'arrêta. Une rumeur était parvenue à ses
oreilles, de la course à l'or, et il apportait avec lui plusieurs
ballots de fourrures, d'autres de mitaines, d'autres de mocassins.
L'espoir de larges profits l'avait incité à s'aventurer en cette
longue course. Mais ce qu'il avait espéré ne fut rien en regard de
la réalité. Ses rêves les plus extravagants n'avaient pas escompté
un gain de plus de cent pour cent. C'étaient mille pour cent qui
s'offraient à lui. En bon Indien, quand il vit cela, il installa sans
hâte et soigneusement son commerce, décidé à prendre l'été
entier, et l'hiver suivant au besoin, pour tirer tout le parti
possible et le plus avantageux de sa marchandise.

Ce fut à Fort Yukon que Croc-Blanc vit les premiers hommes blancs.
Comparés aux Indiens qu'il avait connus, ils lui semblèrent des
êtres d'une autre espèce, une race de dieux supérieurs. Son
impression fut qu'ils possédaient un plus grand pouvoir, et c'est
dans le pouvoir que réside la divinité des dieux.

Ce fut un sentiment qu'il éprouva, plus qu'il ne raisonna cette
impression. De même que, dans son enfance, l'ampleur des tentes,
élevées par les premiers hommes qu'il avait rencontrés, avait
frappé son esprit comme une manifestation de puissance, de même encore
il était frappé maintenant par les maisons qu'il voyait et qui
étaient construites, comme le fort lui-même, de bûches massives.
Voilà qui était de la puissance. Le pouvoir des dieux blancs était
supérieur à celui des dieux qu'il avait adorés jusque-là,
supérieur même à celui de Castor-Gris, de ceux-ci le plus puissant,
et qui ne semblait plus, parmi les dieux à peau blanche, qu'un petit
dieu enfant.

Il s'était montré, d'abord, soupçonneux envers eux. Pendant les
premières heures qui suivirent son arrivée, avec grand soin il les
examinait, tout en craignant d'être remarqué lui-même, et il se
tenait à une prudente distance. Puis, voyant que près d'eux aucun
mal n'advenait aux chiens, il s'approcha davantage.

Ils l'examinaient, de leur côté, avec une extrême curiosité. Son
étrange apparence attirait leur attention et ils se le montraient du
doigt, les uns aux autres. Ces doigts tendus ne disaient rien de bon à
Croc-Blanc et, quand les dieux blancs tentaient de s'approcher de lui,
il montrait les dents et se reculait. Pas un ne réussit à poser sa
main sur lui et, si quelqu'un avait insisté, ce n'eût pas été
sans dommage.

Croc-Blanc connut bientôt qu'un petit nombre de dieux blancs, pas
plus d'une douzaine, étaient fixés en cet endroit. Tous les deux ou
trois jours, un grand vapeur, qui était une autre et colossale
manifestation de puissance, accostait au rivage et demeurait quelques
heures. D'autres hommes blancs en descendaient à terre, puis se
rembarquaient. Le nombre de ceux-là semblait être infini. En un seul
jour, Croc-Blanc en vit plus qu'il n'avait vu d'Indiens dans toute
sa vie. Et, les jours qui suivirent, les hommes blancs continuaient à
arriver par le fleuve, à s'arrêter durant quelques instants, puis à
repartir sur le fleuve et à disparaître.

Mais, si les dieux blancs paraissaient comme tout-puissants, leurs
chiens ne comptaient pas pour beaucoup.

Ceci, Croc-Blanc le découvrit rapidement, en se mêlant à ceux de ces
chiens qui venaient à terre avec leurs maîtres. Ils étaient de formes
diverses et de grandeurs différentes. Les uns avaient les pattes
courtes, trop courtes, d'autres les avaient longues, trop longues. Ils
ne possédaient pas une fourrure semblable à la sienne, mais des poils
très fins; chez quelques-uns même, les poils étaient tellement ras
qu'on eût dit qu'ils n'en avaient point. Et pas un d'entre eux
ne savait combattre.

Étant donné son hostilité pour tous les représentants de sa race, il
était fatal que Croc-Blanc entrât en lutte avec les nouveaux venus. Il
n'y manqua pas et conçut immédiatement pour eux un profond mépris.

Ils étaient, de leur nature, ingénus et inoffensifs. En cas de combat,
ils menaient grand bruit et s'agitaient autour de leur adversaire,
demandant à leur force une victoire que donnent l'adresse et la ruse.
Ils s'élançaient, en aboyant, sur Croc-Blanc, qui sautait de côté
et qui, tandis qu'ils en étaient encore à se retourner, les happait
à l'épaule, les retournait sur le dos et leur portait son coup à la
gorge. Cela fait, Croc-Blanc se retirait à l'écart, livrant sa
victime aux chiens indiens, qui se chargeaient de l'achever. Car
c'était un sage. Il savait depuis longtemps que les dieux
s'irritent lorsqu'on tue leurs chiens, et les dieux blancs ne
faisaient pas exception à cette règle. Il se contentait donc de
préparer la besogne. Puis, à l'abri lui-même, il regardait
paisiblement pierres, bâtons, haches, et toutes sortes d'armes
contondantes s'abattre sur ses compagnons. Croc-Blanc était un grand
sage.

La vengeance des dieux outragés ne laissait pas, parfois, d'être
terrible. L'un d'eux ayant vu son chien, un setter[31], mis en
pièces sous ses yeux, prit un revolver. Il fit feu, coup sur coup, six
fois de suite, et six des agresseurs restèrent sur la place, morts ou
à demi. Autre manifestation de puissance, qui se grava profondément
dans le cerveau de Croc-Blanc.

Peu lui importaient, au reste, ces fâcheuses aventures, puisqu'il
était toujours assez habile pour s'en tirer indemne. Le meurtre des
chiens des hommes blancs avait été pour lui, tout d'abord, un simple
divertissement; il devint bientôt son unique occupation. C'était la
seule manière d'utiliser son temps, tandis que Castor-Gris
s'adonnait à son commerce et faisait fortune. Avec la troupe des
chiens indiens, il attendait l'arrivée des vapeurs et, dès que
l'un d'eux avait accosté, le jeu commençait. Ses compagnons
avaient, à leur tour, appris à être sages. Aussitôt qu'elle voyait
les hommes blancs, revenus de leur première surprise, siffler leurs
chiens pour les rappeler à bord, et se préparant à foncer sur elle,
la bande s'éparpillait à toute vitesse. Puis le jeu cessait, pour
reprendre au prochain bateau.

Toujours Croc-Blanc était chargé d'allumer la querelle avec les
chiens étrangers. Il y réussissait facilement. Car, pour eux, plus
encore que pour ses compagnons, il était le Wild sauvage, abandonné et
trahi par eux, et qu'ils craignaient obscurément de voir les
reprendre. Venus du doux monde du Sud vers les rives du Yukon, sur la
sombre et redoutable Terre du Nord, ils ne pouvaient résister longtemps
à l'inconsciente impulsion qui les poussait à s'élancer sur
Croc-Blanc. Si amollis qu'ils fussent par l'accoutumance des villes,
et si oublieux du passé de leurs ancêtres, si lointaine que fût en
eux la notion du Wild, ils la sentaient soudain tressaillir au fond de
leur être, dès qu'ils se trouvaient en présence de la créature
hybride qu'était Croc-Blanc. Devant le loup qui était en lui et qui
leur apparaissait tout à coup, dans la claire lumière du jour, ils se
souvenaient de l'ancien ennemi.

Il était pour eux une proie légitime, comme eux-mêmes, pour lui, en
étaient une.


[Note 29: Le _Porcupine_ ou «Fleuve du Porc-Épic». (_Note des
Traducteurs._)]

[Note 30: Le _Yukon_ ou Yakou, dont le Porcupine est un affluent, va se
jeter, comme le Mackenzie, dans l'Océan glacial Arctique. (_Idem._)]

[Note 31: Chien d'arrêt. (_Note des Traducteurs._)]



XVI

LE DIEU FOU


Les quelques hommes blancs qui se trouvaient à Fort Yukon vivaient
depuis longtemps dans la contrée. Ils se dénommaient eux-mêmes, avec
orgueil, les _Sour-Doughs_[32], parce qu'ils préparaient, sans levure,
un pain légèrement acidulé. Ils ne professaient que du dédain pour
les autres hommes blancs qu'amenaient les vapeurs, et qu'ils
désignaient sous le nom de _Chechaquos_, parce que ceux-ci faisaient, au
contraire, lever leur pain pour le cuire.

Il y avait, de ce fait, antagonisme entre les uns et les autres, et les
gens du fort se réjouissaient de tout ce qui survenait de désagréable
aux nouveaux arrivants. Spécialement, ils se divertissaient beaucoup
des mauvais traitements infligés aux chiens qui débarquaient, par
Croc-Blanc et sa détestable bande. À chaque vapeur qui faisait halte,
ils ne manquaient pas de descendre au rivage et d'assister à
l'inévitable bataille. De la tactique adroite et méchante employée
par Croc-Blanc et par les chiens indiens, ils riaient à gorge
déployée.

L'un d'eux surtout, parmi ces hommes, s'intéressait à ce genre
de sport. Au premier coup de sifflet du steamboat, il arrivait en
courant, et, lorsque le dernier combat était terminé, il remontait
vers le fort, la face comme alourdie du regret que le massacre eût
déjà pris fin. Chaque fois qu'un inoffensif chien du Sud avait été
terrassé et jetait son râle d'agonie sous les crocs de la troupe
ennemie, incapable de contenir sa joie, il se mettait à gambader et à
pousser des cris de bonheur. Et, toujours aussi, il lançait vers
Croc-Blanc un dur regard d'envie pour tout le mal dont celui-ci était
l'auteur.

Cet antipathique individu avait été baptisé _Beauty_[33] par les autres
hommes du Fort. _Beauty-Smith_ était le seul nom qu'on lui connaissait
dans la région. Nom qui était, bien entendu, une antithèse, car celui
qui le portait n'était rien moins qu'une beauté. La nature
s'était montrée avare envers lui. C'était un petit bout
d'homme, au corps maigriot, sur lequel était posée une tête plus
maigre encore; un simple point, eût-on dit. Aussi, dans son enfance,
avant d'être dénommé Beauté par ses compagnons, le surnommait-on
_Pinhead_[34]. En arrière, cette tête descendait, toute droite et d'une
seule pièce, vers le cou; tandis qu'en avant le crâne, en forme de
pain de sucre, rejoignait un front bas et large, à partir duquel la
nature semblait avoir regretté soudain sa parcimonie. Devenue prodigue
à l'excès, elle avait voulu de gros yeux, séparés par une distance
double de l'écart normal. La mâchoire, élargissant démesurément
le reste de la face, était effroyable. Énorme et pesante, elle
proéminait en avant et semblait, en-dessous, reposer à même sur la
poitrine, comme si le cou eût été impuissant à en soutenir le poids.

Cette mâchoire, telle qu'elle était, donnait une impression
d'indomptable énergie. Impression mensongère, exagération
incohérente de la nature, car Beauté était connu de tous pour être
un faible entre les faibles, un lâche entre les plus lâches.

Nous achèverons de le décrire en disant que ses dents étaient longues
et jaunes, et que les deux canines, plus longues encore que leurs
sœurs, dépassaient comme des crocs, de ses lèvres minces. Ses yeux
étaient jaunes, comme ses dents, et chassieux comme si la nature y eût
fait ruisseler toutes les humeurs qu'elle tenait en réserve dans les
canaux du visage. Quant à ses cheveux, couleur de boue et de poussière
jaunâtre, ils poussaient sur sa tête, rares et irréguliers, pointant
sur le devant de son crâne en touffes et paquets déconcertants.

Beauté, en somme, était un vrai monstre. Ce dont il n'était pas
responsable, assurément, et ne pouvait être blâmé, n'ayant pas
moulé lui-même l'argile dont il était pétri.

Dans le fort, il faisait la cuisine pour les autres hommes, lavait la
vaisselle et était chargé de tous les gros travaux. On ne le
méprisait pas; on le tolérait, par humanité et parce qu'il était
utile. On en avait peur aussi. Il y avait toujours à craindre, dans une
de ses rages de lâche, un coup de fusil dans le dos ou du poison dans
le café. Mais personne ne savait préparer comme lui le fricot et, quel
que fût l'effroi qu'il inspirait, Beauté était bon cuisinier.

Tel était l'homme qui délectait ses regards des féroces prouesses
de Croc-Blanc et n'eut plus bientôt qu'un désir, le posséder. Il
commença par faire des avances au louveteau, qui feignit de les
ignorer. Puis, les avances devenant plus pressantes, celui-ci se
hérissa, montra les dents et prit du large. Croc-Blanc n'aimait pas
cet homme, dont l'odeur était mauvaise. Il pressentait que le mal
était en lui. Il craignait sa main étendue et l'affectation de ses
paroles mielleuses. Il le haïssait.

Chez les êtres simples, la notion du bien et du mal est simpliste
elle-même. Le bien est représenté par toutes choses qui apportent
contentement et satisfaction, et évitent la peine. Le mal signifie tout
ce qui est incommode et désagréable, tout ce qui menace et frappe.
Croc-Blanc devinait que Beauty-Smith était le mal. Aussi était-il sage
de le haïr. De ce corps difforme et de cette âme perverse
s'échappaient, pour le louveteau, d'occultes émanations,
semblables à ces brouillards pestilentiels qui s'élèvent des
marécages.

Croc-Blanc se trouvait présent au campement de Castor-Gris, lorsque,
pour la première fois, Beauté y fit son apparition. Avant qu'il ne
fût en vue et dès le bruit, sur le sol, de ses pas lointains,
Croc-Blanc avait su qui venait et avait commencé à hérisser son poil.
Quoiqu'il fût, à ce moment-là, confortablement couché, en un
délicieux farniente, il se dressa vivement et, tandis que l'homme
approchait, se glissa, à la manière des loups, sur le bord du
campement. Il ne put savoir ce qu'on disait, mais vit bien que
l'homme et Castor-Gris causaient ensemble. Par moments, l'homme le
montrait du doigt, et il grondait alors, comme si la main, dont il
était distant de cinquante pieds, se fût exactement abaissée sur lui.
L'homme, qui s'en apercevait, riait, et Croc-Blanc reculait de plus
en plus, vers le couvert des bois voisins, en rampant doucement par
terre.

Castor-Gris refusait de vendre la bête. Son commerce l'avait enrichi,
déclarait-il, et il n'avait besoin de rien. Croc-Blanc était
d'ailleurs un animal de valeur, le plus robuste des chiens du
traîneau et le meilleur chef de file. Il n'avait pas son pareil dans
toute la région du Mackenzie et du Yukon. Il savait combattre comme pas
un et tuait un autre chien aussi aisément qu'un homme tue une mouche.
(À cet éloge, les yeux de Beauty-Smith s'allumaient et, d'une
langue ardente, il léchait ses lèvres minces.) Non, décidément,
Croc-Blanc n'était pas à vendre.

Mais Beauty-Smith savait la façon de s'y prendre avec les Indiens. Il
rendit à Castor-Gris de fréquentes visites et, chaque fois, était
cachée sous son habit une noire bouteille. Une des propriétés du
whisky est d'engendrer la soif. Castor-Gris eut soif. Les muqueuses
brûlées de son estomac s'enfiévrèrent, et celui-ci commença à
réclamer, avec une exaspération croissante, le liquide corrosif. En
même temps, le cerveau de l'Indien, bouleversé par l'horrible
stimulant, enlevait au malheureux tout scrupule pour satisfaire sa
passion. Les bénéfices acquis par la vente des fourrures et des
mocassins se mirent à partir et, à mesure que s'aplatissait la
bourse de Castor-Gris, sa force de résistance diminuait aussi.

Finalement, argent, marchandises et volonté, tout s'en était allé.
Rien ne demeurait à Castor-Gris que sa soif prodigieuse, qui régnait
diaboliquement en lui et dont la puissance augmentait à chaque souffle
qu'il émettait sans avoir bu.

C'est alors que Beauté revint à la charge et reparla de la vente de
Croc-Blanc. Mais, cette fois, le prix offert était payable en
bouteilles, non en dollars, et les oreilles de Castor-Gris étaient
mieux ouvertes pour entendre.

--Le chien est à toi, finit-il par dire, si tu peux mettre la main
dessus.

Les bouteilles furent livrées. Mais, deux jours après, ce fut
Beauty-Smith qui revint dire à Castor-Gris:

--Attrape-le donc toi-même!

Croc-Blanc, en rentrant un soir au campement, vit, avec un sourire de
satisfaction, que le terrible dieu blanc, contrairement à son habitude,
n'était pas là. Il s'étendit par terre avec volupté, comme si un
poids qui pesait sur lui avait disparu.

Sa joie fut de courte durée. À peine était-il couché que Castor-Gris
vint vers lui, en titubant, et lui lia autour du cou une lanière de
cuir. Puis il s'assit à côté du louveteau, tenant d'une main la
lanière, tenant de l'autre une bouteille, à laquelle il buvait de
temps en temps, la levant en l'air, en se renversant la tête et avec
force glou-glous.

Une heure s'était écoulée de la sorte lorsqu'une légère
vibration du sol annonça que quelqu'un s'approchait. Croc-Blanc
tressaillit et se hérissa, tandis que l'Indien branlait stupidement
la tête. Le louveteau tenta de tirer doucement la lanière de la main
de son maître; mais les doigts, qui s'étaient un instant
relâchés, se contractèrent plus fortement et Castor-Gris se leva.

Beauté entra sous la tente et s'arrêta devant Croc-Blanc, qui
commença à gronder vers celui qu'il craignait et à surveiller les
mouvements de ses mains. Une d'elles s'étendit, se prit à
descendre sur sa tête. Son grondement se fit plus intense et plus
rauque. La main continuait à descendre lentement, tandis qu'il se
courbait sous elle, tout en la regardant, en proie à une colère
continue et qui semblait prête à éclater. Soudain, il alla pour
mordre; la main se rejeta vivement en arrière et les crocs retombant,
les uns sur les autres, claquèrent, comme une gueule de serpent qui
mord le vide. Beauté était terrifié et furieux. Mais Castor-Gris
donna une tape à Croc-Blanc, qui se coucha aussitôt au ras du sol, en
une respectueuse obéissance.

Cependant Beauty-Smith, que le louveteau ne cessait pas d'observer,
était parti, puis était revenu, porteur d'un gros gourdin.
Castor-Gris lui remit alors l'extrémité de la lanière et Beauté
fit le mouvement de s'en aller. La lanière se tendit. Croc-Blanc
résistait. Castor-Gris le gifla de droite et de gauche, afin qu'il se
levât et suivît. Il se leva, mais pour se précipiter en hurlant sur
l'étranger qui essayait de l'entraîner. Beauté, qui était paré,
ne broncha pas. D'un large mouvement, il lança son gourdin, puis
l'abattit sur Croc-Blanc, dont il arrêta l'élan à mi-route et
qu'il écrasa presque contre terre. Castor-Gris riait et approuvait.
Beauté tira la lanière à nouveau et Croc-Blanc, tout trébuchant,
rampa humblement à ses pieds.

Il ne renouvela pas son agression. Un coup de gourdin était suffisant
pour le convaincre que le dieu blanc savait manier cette arme et il
était trop sage pour ne pas se plier à l'inévitable. Il suivit donc
les talons de Beauty-Smith, lugubre, sa queue entre les jambes, mais en
grondant toujours, sourdement. Beauty-Smith le surveillait prudemment,
du coin de l'œil, et tenant prêt son gourdin.

Quand ils furent arrivés au fort, Beauté, l'ayant solidement
attaché, s'en alla coucher. Croc-Blanc attendit une heure environ.
Puis, jouant des dents, en dix secondes, il fut libre. Il n'avait pas
perdu de temps à mordre à tort et à travers. Juste ce qu'il
fallait. La lanière avait été coupée en deux tronçons, aussi
proprement qu'avec un couteau. Croc-Blanc, quittant ensuite le fort,
s'était trotté, tout droit vers le campement de Castor-Gris. Il ne
devait aucune fidélité à ce dieu bizarre et terrible qui l'avait
emmené. Il s'était donné à Castor-Gris et à lui seul il
appartenait.

Mais ce qui s'était déjà passé recommença. Castor-Gris
l'attacha à nouveau, avec une autre lanière, et, dès le matin, le
ramena à Beauty-Smith. L'aventure, ici, se corsa. Beauty-Smith lui
administra une effroyable volée. Lié fortement, Croc-Blanc ne pouvait
que s'abandonner à sa rage intérieure et subir le châtiment qui lui
était dévolu. Fouet et gourdin conjuguaient sur lui leurs effets.
C'était un des pires traitements qu'il eût reçus en sa vie. Même
la raclée dont Castor-Gris l'avait gratifié dans son enfance
n'était que du lait en regard de celle-ci.

Beauty-Smith se complaisait à la tâche. Il en rayonnait. Ses gros yeux
flambaient méchamment, tandis qu'il lançait en avant fouet ou
gourdin, et que Croc-Blanc jetait ses cris de douleur et ses grondements
inutiles. Car Beauté était cruel à la façon des lâches. Tremblant
et rampant lui-même devant les coups ou les menaces des autres hommes,
il prenait sa revanche sur des créatures plus faibles que lui. Tout
être vivant aime à dominer un autre être et Beauté ne faisait pas
exception à la règle. Impuissant devant sa race, il exerçait sa
vindicte sur les races inférieures. Réflexes inconscients, puisque,
nous l'avons dit, il ne s'était pas créé.

Le louveteau n'ignorait pas pourquoi ce châtiment était tombé sur
lui. Lorsque Castor-Gris lui avait passé une lanière autour du cou et
en avait remis l'extrémité à Beauty-Smith, Croc-Blanc savait que la
volonté de son dieu était qu'il allât avec Beauty-Smith. Et,
lorsque celui-ci l'avait attaché, dans le fort, il savait aussi que
la volonté du dieu blanc était qu'il demeurât là. Il avait, par
conséquent, désobéi à ces deux dieux et mérité le châtiment qui
avait suivi. Maintes fois, dans le passé, il avait vu des chiens
changer de maîtres, et ceux qui s'enfuyaient battus comme il
l'avait été.

Mais, si sage qu'il fût, des forces latentes en sa nature l'avaient
emporté sur sa sagesse. La principale de ces forces était la
fidélité. Il n'aimait pas Castor-Gris et cependant, même devant son
impérative volonté et sa colère, il lui demeurait fidèle. Il ne
pouvait s'en empêcher. La fidélité était une qualité inhérente
à sa race, celle qui sépare son espèce des autres espèces, et qui
fait que le loup et le chien sauvage sont capables de quitter la
liberté de l'espace pour devenir les compagnons de l'homme.

La raclée terminée, Croc-Blanc fut attaché dans le fort, non plus
avec une lanière de cuir, mais au bout d'un bâton. Il n'en
persista pas moins dans sa fidélité à Castor-Gris. Castor-Gris était
son propre dieu, son dieu particulier, et, en dépit de la volonté du
dieu, il ne prétendait pas renoncer à lui. Son dieu l'avait livré
et trahi, mais cela ne comptait pas. Ce qui seul comptait, c'est
qu'il s'était, à ce dieu, donné corps et âme, sans réserve
aucune. Et ce don de lui-même ne pouvait être révoqué.

Il renouvela, durant la nuit, son exploit de la veille. Lorsque les
hommes du fort furent endormis, il s'attaqua au bâton auquel il
était lié. Le bâton était attaché de si près à son cou qu'il ne
semblait pas possible qu'il pût arriver à le mordre. C'est là un
acte dont tout chien est réputé incapable. Il y réussit cependant, à
force de tordre ses muscles et de contorsions acharnées. Ce fut un cas
sans précédent. Toujours est-il que Croc-Blanc quitta le fort, en
trottant, au petit matin, portant pendue à son cou la moitié du bâton
qu'il avait rongé.

La sagesse lui commandait de ne pas revenir vers Castor-Gris qui, deux
fois déjà, l'avait trahi. La survivance de sa fidélité le ramena,
pour être, une troisième fois, livré et abandonné. Il fut rattaché
par l'Indien et remis à Beauty-Smith, lorsque celui-ci vint le
réclamer.

La correction eut lieu sur place et augmenta encore en cruauté.
Castor-Gris regardait tranquillement, tandis que l'homme blanc
manœuvrait sa trique. Il ne donnait plus sa protection. Croc-Blanc
n'était plus son chien. Lorsque les coups s'arrêtèrent, le
louveteau était à moitié mort. Un faible chien du Sud n'eût pas
survécu; lui, il ne mourut pas tout à fait. Son étoffe était plus
solide, sa vitalité plus tenace. Mais il était à ce point défaillant
qu'il ne pouvait plus se porter et que Beauty-Smith dut attendre, pour
l'emmener, qu'il eût repris quelques forces. Aveugle et chancelant,
il suivit alors les pas de son bourreau.

Il fut ensuite attaché à une chaîne qui défiait ses dents et ce fut
en vain qu'il s'évertua à arracher le cadenas qui reliait cette
chaîne à une grosse poutre.

Quelques jours après, Castor-Gris, devenu un parfait alcoolique et en
pleine banqueroute, quitta le Porcupine pour refaire à rebours son long
voyage sur le Mackenzie. Croc-Blanc demeurait, sur le Yukon, la
propriété d'un homme plus qu'à demi fou et le type achevé de la
brute. Mais qu'est-ce qu'un loup peut bien comprendre à la folie?
Pour Croc-Blanc, son nouveau maître était un dieu sinistre, mais
toujours un dieu. Tout ce qu'il savait, c'est qu'il devait se
soumettre à sa volonté, obéir à son désir, se plier à sa
fantaisie.


[Note 32: Les «Pâtes-Aigres». (_Note des Traducteurs._)]

[Note 33: «Beauté».]

[Note 34: «Tête d'épingle».]



XVII

LE RÈGNE DE LA HAINE


Sous la tutelle du dieu fou, Croc-Blanc devint à son tour un être
vraiment diabolique. Il était tenu enchaîné dans un enclos situé
derrière le fort et où Beauty-Smith venait l'agacer, l'irriter et
le repousser vers l'état sauvage, par toutes sortes de menus
tourments. L'homme avait découvert l'irritation spontanée du jeune
loup, dès que celui-ci voyait rire de lui, et il ne manquait pas à cet
amusement, qui faisait suite toujours à ses traitements inhumains.
C'était un rire sonore et méprisant, à grands éclats, et, tout en
riant, le dieu tendait ses doigts vers Croc-Blanc, en signe de
dérision. Dans ces moments, Croc-Blanc sentait sa raison s'en aller.
Dans les transports de rage auxquels il s'abandonnait, il devenait
plus fou que Beauty-Smith lui-même.

Croc-Blanc avait été, hier, l'ennemi de sa race. Il devenait
maintenant, avec une férocité encore accrue, l'ennemi de tout ce qui
l'entourait. Sa haine était aveugle et sans la moindre étincelle de
raison. Il haïssait la chaîne qui l'attachait, le passant qui
l'épiait à travers les barreaux de son enclos, le chien qui
accompagnait ce passant et qui grondait méchamment, en insultant à son
malheur. Il haïssait les matériaux de l'enclos qui l'emprisonnait
et bientôt, par-dessus tout, il prit en haine Beauty-Smith.

Mais Beauté avait un but dans sa conduite. Un beau jour, un certain
nombre d'hommes blancs se réunirent autour de l'enclos de
Croc-Blanc, et Beauté, étant entré, gourdin en main, détacha la
chaîne du cou du jeune loup. Celui-ci, lorsque son maître fut sorti,
put aller et venir en liberté dans l'enclos et commença par vouloir
se jeter sur les hommes blancs qui étaient dehors. Il était
magnifiquement terrible. Sa taille atteignait alors plus de cinq pieds
de long et deux pieds et demi à la hauteur de l'épaule. Il avait
hérité, par sa mère, des lourdes proportions du chien, en sorte
qu'il pesait, sans une once de graisse ni de chair superflue, dans les
quatre-vingt-dix pounds[35]. Il était tout muscles, tout os et tout
nerfs, ce qui est la plus belle condition d'un combattant.

La porte de l'enclos s'ouvrit à nouveau. Croc-Blanc attendit.
Quelque chose d'extraordinaire allait, sans nul doute, se produire. La
porte s'ouvrit moins étroitement, puis se referma, à toute volée,
sur un énorme mâtin qu'elle avait laissé passer.

Croc-Blanc n'avait jamais vu de chien de cette espèce, mais il ne fut
troublé, ni de la forte taille, ni de l'air arrogant de l'intrus.
Il ne vit en lui qu'un objet, qui n'était ni bois ni fer, et sur
lequel il allait enfin pouvoir décharger sa haine.

Il bondit sur le mâtin et, d'un coup de crocs, lui déchira le côté
du cou. Le mâtin secoua sa tête, en grondant horriblement, et
s'élança à son tour sur Croc-Blanc, qui, sans attendre la riposte,
se mit, selon sa tactique, à bondir à droite, à bondir à gauche,
lançant ses crocs, puis reculant à nouveau, sans livrer prise un
instant.

Du dehors, les hommes criaient et applaudissaient, tandis que
Beauty-Smith était comme en extase du merveilleux succès de ses
pratiques. Il n'y eut, dès l'abord, aucun espoir de victoire pour
le mâtin. Il manquait de présence d'esprit dans la conduite du
combat et ses mouvements étaient insuffisamment alertes. Finalement, il
fut dégagé et traîné dehors par son propriétaire, tandis que
Beauty-Smith frappait à tour de bras, avec son gourdin, sur le dos de
Croc-Blanc pour lui faire lâcher prise. Il y eut alors le paiement
d'un pari et des pièces de monnaie cliquetèrent dans la main de
Beauty-Smith.

De ce jour, tout le désir de Croc-Blanc fut de voir des hommes se
réunir autour de son enclos. Car cette réunion signifiait un combat,
et c'était la seule voie qui lui restait pour extérioriser sa force
de vie, pour exprimer la haine que Beauty-Smith lui avait savamment
inculquée. Et de ses capacités combatives Beauty-Smith n'avait pas
trop préjugé, car il demeurait invariablement le vainqueur.

Trois chiens, dans une de ces rencontres, furent successivement abattus
par lui. Dans une autre, un loup adulte, nouvellement enlevé au Wild,
fut projeté, d'une seule poussée, à travers la porte de l'enclos.
Une troisième fois, il eut à combattre contre deux chiens,
simultanément. Ce fut sa plus rude bataille. Mais il finit par les tuer
tous deux et faillit lui-même en crever.

Lorsque commencèrent à tomber les premières neiges de l'automne et
que le fleuve se mit à charrier, Beauté prit passage, avec Croc-Blanc,
sur un steamboat qui remontait, vers Dawson, le cours du Yukon. Grande
était, par toute la contrée, la réputation de Croc-Blanc. On le
connaissait sous le nom du «loup combattant», dans les moindres
recoins du pays, et la cage dans laquelle il était enfermé, sur le
pont du bateau, était environnée de curieux.

Il rageait et grondait vers eux, ou bien se couchait, d'un air
tranquille, en observant tous ces gens, dans les profondeurs de sa
haine. Comment ne les eût-il pas haïs? Haïr était sa passion et il
s'y noyait. La vie, pour lui, était l'Enfer. Fait pour la liberté
sauvage, il devait subir d'être captif et reclus. Les gens le
regardaient, agitaient des bâtons entre les barreaux de sa cage, pour
le faire gronder, puis riaient de lui.

Quand le steamboat fut arrivé à Dawson, Croc-Blanc vint à terre. Mais
toujours dans sa cage et livré aux regards du public. On payait
cinquante cents[36], en poussière d'or, le droit de le voir. Afin que
les assistants en eussent pour leur argent et que l'exhibition gagnât
en intérêt, aucun repos ne lui était laissé. Dès qu'il se
couchait pour dormir, un coup de bâton le réveillait.

Entre-temps, et dès qu'un combat pouvait être organisé, il était
sorti de sa cage et conduit au milieu des bois, à quelques milles de la
ville. L'opération s'effectuait d'ordinaire pendant la nuit, pour
éviter l'intervention des policiers à cheval du territoire. Après
plusieurs heures d'attente, au point du jour, arrivaient et
l'assistance, et le chien contre lequel il devait combattre.

Il eut pour adversaires des chiens de toutes tailles et de toutes races.
On était en terre sauvage, sauvages étaient les hommes, et la plupart
des rencontres étaient à mort. La mort était pour les chiens, cela va
de soi, puisque Croc-Blanc continuait à combattre. Il ne connaissait
toujours pas de défaite. L'entraînement auquel il s'était livré
avec Lip-Lip et les jeunes chiens du camp indien, lui servait, à cette
heure. Pas un de ses adversaires n'arrivait à le culbuter. Chiens du
Mackenzie, chiens esquimaux ou du Labrador, mastocs ou malemutes, chiens
aboyeurs et chiens muets, tous étaient impuissants contre lui[37].
Jamais il ne perdait pied. C'est là que le public l'attendait. Mais
toujours il déconcertait cet espoir. Non moins rapide était la
promptitude de son attaque. À ce point qu'il mettait à mal son
adversaire neuf fois sur dix, avant même que celui-ci se fût paré
pour la défense. Le fait se renouvela si souvent que l'usage
s'établit de ne point lâcher Croc-Blanc avant que le chien adverse
eût achevé ses préliminaires de bataille, ou même se fût rué le
premier à l'assaut.

Peu à peu, les rencontres de ce genre se firent plus rares. Les
partenaires se décourageaient, ne trouvant plus de champion de force
équivalente à lui opposer. Beauty-Smith était forcé de lui donner à
combattre des loups, qu'il se procurait. Ces loups étaient capturés
au piège, par des Indiens, et l'annonce d'un de ces duels ne
manquait pas d'attirer un important concours de spectateurs.

On alla jusqu'à lui présenter une grande femelle de lynx et, cette
fois, il combattit pour sa vie. La vitesse du lynx valait la sienne et
sa férocité n'était pas inférieure à celle de Croc-Blanc. Tandis
qu'il n'avait que ses crocs pour seules armes, le lynx luttait avec
toutes les griffes de ses quatre pattes, en même temps qu'avec ses
dents acérées. La victoire resta cependant à Croc-Blanc et les
combats cessèrent jusqu'à nouvel ordre. Il avait épuisé toutes les
variétés possibles d'adversaires.

Il redevint donc un simple objet d'exhibition. Cela dura jusqu'au
printemps, lorsque advint dans le pays un nommé Tim Keenan, tenancier
de jeux, qui amenait avec lui le premier bull-dog que l'on eût vu au
Klondike. Que ce chien et Croc-Blanc dussent entrer en lice, face à
face, était chose inévitable. Durant une semaine, le combat qui se
préparait fit l'objet de toutes les conversations, dans le monde
spécial qui fréquentait certains quartiers de la ville.


[Note 35: _Pound_, poids de 453 gr. 568. (_Note des Traducteurs_).]

[Note 36: Cent, monnaie américaine valant au pair 0 fr. 05 centimes.
(_Note des Traducteurs._)]

[Note 37: Deux sortes de chiens sont employés dans l'Amérique du Nord,
pour l'attelage des traîneaux: le chien du Labrador et le Malemute, ou
chien-loup, qui n'aboie pas à la manière des chiens ordinaires, mais
seulement grogne et hurle, comme font les loups. C'est à cette race
que se rattache Croc-Blanc. Le Malemute est un voleur expert. Il
retirera fort bien les chaussures de cuir d'un dormeur, pour s'en
faire un repas. Demeuré à demi sauvage, il combat comme font les
loups, par morsures et bonds alternés et jusqu'à ce que mort s'ensuive,
pour son adversaire ou pour lui-même. (_Note des Traducteurs._)]



XVIII

LA MORT ADHÉRENTE


Lorsque l'heure de la rencontre fut venue, Beauty-Smith détacha la
chaîne qui retenait Croc-Blanc et se retira en arrière. Croc-Blanc,
pour une fois, ne fit pas une attaque immédiate. Il demeura immobile,
les oreilles pointées en avant, alerte et curieux, observant
l'étrange animal qu'il avait devant lui. Jamais il n'avait vu un
semblable chien. Tim Keenan poussa le bull-dog, en lui disant, à
mi-voix: «Vas-y...» Le bull-dog se dandinait au centre du cercle
qui entourait les deux champions, court, trapu et l'air gauche. Il
s'arrêta, après quelques pas, et loucha vers Croc-Blanc.

Il y eut des cris dans la foule:

--Vas-y, Cherokee! Crève-le, Cherokee! Bouffe-le!

Mais Cherokee ne semblait pas disposé à combattre. Il tourna la tête
vers les gens qui criaient, en clignant de l'œil et en agitant son
bout de queue, avec bonne humeur. Ce n'était pas qu'il eût peur de
Croc-Blanc. Non, c'était simple paresse de sa part. Il ne lui
semblait pas, d'ailleurs, qu'il fût dans ses obligations de
combattre le chien qu'on lui présentait. Cette espèce ne figurait
point sur la liste à laquelle il était accoutumé et il attendait
qu'on lui offrît un autre chien.

Tim Keenan entra dans l'enceinte et, se courbant vers Cherokee, se mit
à lui gratter les deux épaules, à lui rebrousser le poil, afin de
l'inciter à aller de l'avant. Le résultat en fut d'irriter le
chien peu à peu. Cherokee commença à gronder, d'abord en sourdine,
puis plus âprement dans sa gorge. Au rythme des doigts correspondait
celui des grondements qui, à mesure que le mouvement de la main
s'accélérait, devenaient plus intenses et se terminèrent,
brusquement, en un aboi furieux.

Tout ce manège ne laissait pas non plus Croc-Blanc insensible. Son poil
se soulevait sur son cou et sur ses épaules. Tim Keenan, après une
dernière poussée et une excitation plus vive, abandonna Cherokee à
lui-même et le bull-dog fut pour s'élancer. Mais déjà Croc-Blanc
avait frappé. Un cri d'admiration et de stupeur s'éleva. Avec la
rapidité et la souplesse d'un chat, plutôt que d'un chien, il
avait couvert la distance qui le séparait de son adversaire, puis avait
rebondi au large, après l'avoir lacéré.

Le bull-dog saignait d'une oreille arrachée et d'une large morsure
dans son cou épais. Il n'eut pas l'air d'y prêter attention, ne
laissa pas échapper une plainte, mais marcha sur Croc-Blanc. La
vélocité de l'un, l'inébranlable tenue de l'autre passionnaient
la foule; les premiers paris se renouvelèrent avec une mise augmentée;
d'autres furent engagés. La même attaque et la même parade se
répétèrent.

Croc-Blanc bondit encore en avant, lacéra, puis reflua en arrière,
sans être touché. Et encore son étrange ennemi le suivit, sans trop
se presser, sans lenteur excessive; mais délibérément, avec
détermination, comme on traite une affaire. Il avait, de toute
évidence, un but qu'il se proposait, et une méthode pour arriver à
ce but. Le reste ne comptait pas et ne devait pas le distraire.

Croc-Blanc s'en aperçut et cela le rendit perplexe. Il en était tout
dérouté. Ce chien était décidément bien étrange. Il avait le poil
ras et ne possédait point de fourrure protectrice. Les morsures
s'enfonçaient sans peine dans une chair grasse, qu'aucun matelas ne
protégeait, et il ne semblait pas que l'animal eût la capacité de
s'en défendre. Il ne se fâchait pas non plus et saignait sans se
plaindre; ce qui était non moins déconcertant. À peine un léger
cri, lorsqu'il avait reçu son châtiment.

Ce n'était pas pourtant que Cherokee fût impuissant à se mouvoir.
Il tournait et virait même assez vite; mais Croc-Blanc n'était
jamais là où il le cherchait. Il en était fort perplexe, lui aussi.
Il n'avait jamais combattu avec un chien qu'il ne pouvait
appréhender, avec un adversaire qui ne cessait pas de danser et de
biaiser autour de lui.

Croc-Blanc ne réussissait pas cependant à atteindre, comme il l'eût
voulu, le dessous de la gorge du bull-dog. Celui-ci la tenait trop bas
et ses mâchoires massives lui étaient une protection efficace. Le sang
de Cherokee continuait à couler; son cou et le dessus de sa tête
étaient tailladés, et il persistait à poursuivre inlassablement
Croc-Blanc, qui restait indemne. Une seule fois, il s'arrêta, durant
un moment, abasourdi, en regardant de côté, vers Tim Keenan, et en
agitant son tronçon de queue, en signe de sa bonne volonté. Puis il
reprit avec application sa poursuite, en tournant en rond, derrière
Croc-Blanc. Soudain, il coupa le cercle que tous deux décrivaient et
tenta de saisir son adversaire à la gorge. Il ne le manqua que de
l'épaisseur d'un cheveu, et des applaudissements crépitèrent à
l'adresse de Croc-Blanc, qui avait échappé.

Le temps passait. Croc-Blanc répétait ses soubresauts et Cherokee
s'acharnait, avec la sombre certitude que, tôt ou tard, il
atteindrait son but. Ses oreilles n'étaient plus que de minces
rubans, plus de cent blessures les son couvraient, et ses lèvres mêmes
saignaient, toutes coupées. Parfois, Croc-Blanc s'efforçait de le
renverser à terre, pattes en l'air, en se jetant sur lui. Mais son
épaule était plus haute que celle du chien et la manœuvre avortait.
Il s'obstina à la renouveler et, dans un élan plus fort qu'il
avait pris, il passa par-dessus le corps de Cherokee. Pour la première
fois depuis qu'il se battait, on vit Croc-Blanc perdre pied. Il
tournoya en l'air, pendant une seconde, se retourna, comme un chat,
mais ne réussit pas à retomber immédiatement sur ses pattes. Il chut
lourdement sur le côté et, quand il se redressa, les dents du bull-dog
s'étaient incrustées dans sa gorge.

La prise n'était pas bien placée; elle était trop bas vers la
poitrine; mais elle était solide. Croc-Blanc, avec une exaspération
frénétique, s'efforça de secouer ces dents resserrées sur lui, ce
poids qu'il sentait pendu à son cou. Ses mouvements, maintenant,
n'étaient plus libres; il lui semblait qu'il avait été happé
par une chausse-trappe. Tout son être s'en révoltait, au point de
tomber en démence. La peur de mourir avait tout à coup surgi en lui,
une peur aveugle et désespérée.

Il se mit à virer, tourner, courir à droite, courir à gauche, tant
pour se persuader qu'il était toujours vivant que pour tenter de
détacher les cinquante pounds que traînait sa gorge. Le bull-dog se
contentait, à peu de chose près, de conserver son emprise.
Quelquefois, il tentait de reprendre pied, pendant un moment, afin de
secouer Croc-Blanc à son tour. Mais, l'instant d'après, Croc-Blanc
l'enlevait à nouveau et l'emportait à sa suite, dans ses
mouvements giratoires.

Cherokee s'abandonnait consciemment à son instinct. Il savait que sa
tâche consistait à tenir dur et il en éprouvait de petits frissons
joyeux. Il fermait béatement les yeux et, sans se raidir, se laissait
ballotter, de-ci, de-là, avec abandon, indifférent aux heurts auxquels
il était exposé. Croc-Blanc ne s'arrêta que lorsqu'il fut
exténué. Il ne pouvait rien contre son adversaire. Jamais pareille
aventure ne lui était arrivée. Il se coucha sur ses jarrets, pantelant
et cherchant son souffle.

Le bull-dog, sans relâcher son étreinte, tenta de le renverser
complètement. Croc-Blanc résista à cet effort; mais il sentit que
les mâchoires qui le tenaillaient, par un imperceptible mouvement de
mastication, portaient plus haut leur emprise. Patiemment, elles
travaillaient à se rapprocher de sa gorge. Dans un mouvement
spasmodique, il réussit à mordre lui-même le cou gras de Cherokee,
là où il se rattache à l'épaule. Mais il se contenta de le
lacérer, pour lâcher prise ensuite. Il ignorait la mastication de
combat et sa mâchoire, au surplus, n'y était point apte.

Un changement se produisit, à ce moment, dans la position des deux
adversaires. Le bull-dog était parvenu à rouler Croc-Blanc sur le dos
et, toujours accroché à son cou, lui était monté sur le ventre.
Alors Croc-Blanc, se ramassant sur son train de derrière, s'était
mis à déchirer à coups de griffes, à la manière d'un chat,
l'abdomen de son adversaire. Cherokee n'eût pas manqué d'être
éventré s'il n'eût rapidement pivoté sur ses dents serrées,
hors de la portée de cette attaque imprévue.

Mais le destin était inexorable, inexorable comme la mâchoire qui,
dès que Croc-Blanc demeurait un instant immobile, continuait à monter
le long de la veine jugulaire. Seules, la peau flasque de son cou et
l'épaisse fourrure qui la recouvrait sauvaient encore de la mort le
jeune loup. Cette peau formait un gros rouleau dans la gueule du
bull-dog et la fourrure défiait toute entame de la part des dents.
Cependant Cherokee absorbait toujours plus de peau et de poil et, de la
sorte, étranglait lentement Croc-Blanc, qui respirait et soufflait de
plus en plus difficilement.

La bataille semblait virtuellement terminée. Ceux qui avaient parié
pour Cherokee exultaient et offraient de ridicules surenchères. Ceux,
au contraire, qui avaient misé sur Croc-Blanc étaient découragés et
refusaient des paris à dix pour un, à vingt pour un. On vit alors un
homme s'avancer sur la piste du combat. C'était Beauty-Smith. Il
étendit son doigt dans la direction de Croc-Blanc, puis se mit à rire,
avec dérision et mépris.

L'effet de ce geste ne se fit pas attendre. Croc-Blanc, en proie à
une rage sauvage, appela à lui tout ce qui lui restait de forces et se
remit sur ses pattes. Mais, après avoir traîné encore autour du
cercle les cinquante pounds qu'il portait, sa colère tourna en
panique. Il ne vit plus que la mort adhérente à sa gorge et,
trébuchant, tombant, se relevant, enlevant son ennemi de terre, il
lutta vainement, non plus pour vaincre, mais pour sauver sa vie. Il
tomba à la renverse, exténué, et le bulldog en profita pour enfouir
dans sa gueule un bourrelet de peau et de poil encore plus gros. La
strangulation complète était proche. Des cris, des applaudissements
s'élevèrent, à la louange du vainqueur. On clama: «Cherokee!
Cherokee!» Cherokee répondit en remuant le tronçon de sa queue,
mais sans se laisser distraire de sa besogne. Il n'y avait aucune
relation de sympathie entre sa queue et ses mâchoires massives. L'une
pouvait s'agiter joyeusement, sans que les autres détendissent leur
implacable étau.

Une diversion inattendue survint, sur ces entrefaites. Un bruit de
grelots résonna, mêlé à des aboiements de chiens de traîneau. Les
spectateurs tournèrent la tête, craignant de voir arriver la police.
Il n'en était rien. Le traîneau venait, à toute vitesse, de la
direction opposée à celle du fort et les deux hommes qui le montaient
rentraient, sans doute, de quelque voyage d'exploration. Apercevant la
foule ils arrêtèrent leurs chiens et s'approchèrent, afin de se
rendre compte du motif qui réunissait tous ces gens.

Celui qui conduisait les chiens portait moustache. L'autre, un grand
jeune homme, était rasé à fleur de peau. Il était tout rouge du sang
que l'air glacé et la rapidité de la course lui avaient fait affluer
au visage.

Croc-Blanc continuait à agoniser et ne tentait plus de lutter. Seuls,
des spasmes inconscients le soulevaient encore, par saccades, en une
résistance machinale, qui s'éteindrait bientôt, avec son dernier
souffle. Beauty-Smith ne l'avait pas perdu de vue, une seule minute;
même les nouveaux venus ne lui avaient pas fait tourner la tête.
Lorsqu'il s'aperçut que les yeux de son champion commençaient à
se ternir, quand il se rendit compte que tout espoir de vaincre était
perdu, l'abîme de brutalité où se noyait son cerveau submergea le
peu de raison qui lui demeurait. Perdant toute retenue, il s'élança
férocement sur Croc-Blanc, pour le frapper. Il y eut des cris de
protestation et des sifflets, mais personne ne bougea.

Beauty-Smith persistait à frapper la bête, à coups de souliers
ferrés, lorsqu'un remous se produisit dans la foule. C'était le
grand jeune homme qui se frayait un passage, écartant les gens, à
droite et à gauche, sans cérémonie ni douceur. Lorsqu'il parvint
sur l'arène, Beauty-Smith était justement en train d'envoyer un
coup de pied à Croc-Blanc et, une jambe levée, se tenait en équilibre
instable sur son autre jambe. L'instant était bon et le grand jeune
homme en profita pour appliquer à Beauty-Smith un maître coup de
poing, en pleine figure. Beauté fut soulevé du sol, tout son corps
cabriola en l'air, puis il retomba violemment à la renverse, sur la
neige battue. Se tournant ensuite vers la foule, le grand jeune homme
cria:

--Vous êtes des lâches! Vous êtes des brutes!

Il était en proie à une indicible colère, à une colère sainte. Ses
yeux gris avaient des lueurs métalliques et des reflets d'acier, qui
fulguraient vers la foule. Beauty-Smith, s'étant remis debout,
s'avança vers lui, reniflant et apeuré. Le nouveau venu, sans
attendre de savoir ce qu'il voulait et ignorant l'abjection du
personnage, pensa que Beauté désirait se battre. Il se hâta donc de
lui écraser la face d'un second coup de poing avec un:

--Vous êtes une brute!

Beauty-Smith, renversé à nouveau, jugea que le sol était la place la
plus sûre qu'il y eût pour lui et il resta couché, là où il
était tombé, sans plus essayer de se relever.

--Venez ici, Matt, et aidez-moi! dit le grand jeune homme à son
compagnon, qui l'avait suivi dans le cercle.

Les deux hommes se courbèrent vers les combattants. Matt soutint
Croc-Blanc, prêt à l'emporter dès que les mâchoires de Cherokee se
seraient détendues. Mais le grand jeune homme tenta en vain, avec ses
mains, d'ouvrir la gueule du bull-dog. Il suait, tirait, soufflait, en
s'exclamant, entre chaque effort:

--Brutes!

La foule commença à grogner et à murmurer. Les plus hardis
protestèrent qu'on venait les déranger dans leur amusement. Mais ils
se taisaient dès que le grand jeune homme, quittant son occupation, les
fixait des yeux et les interpellait:

--Brutes! Ignobles brutes!

--Tous vos efforts ne servent de rien, Mister Scott, dit Matt à la
fin. Vous ne pourrez les séparer en vous y prenant ainsi.

Ils se relevèrent et examinèrent les deux bêtes, toujours rivées
l'une à l'autre.

--Il ne saigne pas beaucoup, prononça Matt, et ne va pas mourir
encore.

--La mort peut survenir dans un instant, répondit Scott. Là!
Voyez-vous? Le bull-dog a remonté encore un peu sa morsure.

Il frappa Cherokee sur la tête, durement et plusieurs fois. Les dents,
pour cela, ne se desserrèrent point. Cherokee remuait son tronçon de
queue; ce qui voulait dire qu'il comprenait la signification des
coups, mais aussi qu'il savait être dans son droit et accomplir
strictement son devoir, en refusant de lâcher sa prise.

--Allons! Quelqu'un de vous ne viendra-t-il pas nous aider? cria
Scott à la foule, en désespoir de cause.

Mais son appel demeura vain. On se moqua de lui, on lui donna de
facétieux conseils, on le blagua, avec ironie.

Il fouilla dans l'étui qui pendait à sa ceinture et en tira un
revolver, dont il s'efforça d'introduire le canon entre les
mâchoires de Cherokee. Il taraudait si dur qu'on entendait
distinctement le crissement de l'acier contre les dents. Les deux
hommes étaient à genoux, courbés sur les deux bêtes. Tim Keenan
s'avança vers eux, sur l'arène, et, s'étant arrêté devant
Scott, lui toucha l'épaule en disant:

--Ne brisez pas ses dents, étranger!

--Alors c'est son cou que je lui briserai! répondit Scott, en
continuant son mouvement de va-et-vient avec le canon du revolver.

--Je dis: Ne brisez pas ses dents! répéta le maître de Cherokee,
d'un ton plus solennel encore.

Mais son bluff fut inutile et Scott ne se laissa pas démonter. Il leva
les yeux vers son interlocuteur et lui demanda froidement:

--Votre chien?

Tim Keenan émit un grognement affirmatif.

--Alors, venez à ma place et brisez sa prise.

Tim Keenan s'irrita:

--Étranger, je n'ai pas pour habitude de me mêler des choses que
je ne saurais faire. Je serais impuissant à ouvrir ce cadenas.

--En ce cas, ôtez-vous de là et ne m'embêtez pas. Je suis
occupé.

Scott avait déjà réussi à insinuer le canon du revolver sur un des
côtés de la mâchoire. Il manœuvra, tant et tant, qu'il atteignit
l'autre côté. Après quoi, comme il eût fait avec un levier, il
desserra peu à peu les dents du bull-dog. Matt sortait, à mesure, de
la gueule entr'ouverte, le bourrelet de peau et de poil de Croc-Blanc.

--Préparez-vous à recevoir votre chien, ordonna Scott, d'un ton
péremptoire, à Tim Keenan, qui était demeuré debout, sans
s'éloigner.

Tim Keenan obéit et, se penchant, saisit fortement Cherokee, qu'une
dernière pesée du revolver décrocha complètement. Le bull-dog se
débattait avec vigueur.

--Tirez-le au large! commanda Scott.

Tim Keenan et Cherokee, l'un traînant l'autre, s'éloignèrent
parmi la foule.

Croc-Blanc fit, pour se relever, plusieurs efforts inutiles. Comme il
était arrivé à se remettre sur ses pattes, ses jarrets, trop faibles,
le trahirent et il s'affaissa mollement. Ses yeux étaient mi-clos et
leur prunelle toute terne; sa gueule était béante et la langue
pendait, gonflée et inerte. Il avait l'aspect d'un chien qui a
été étranglé à mort. Matt l'examina.

--Il est à bout. Mais il respire encore.

Beauty-Smith, durant ce temps, s'était remis droit et s'approcha.

--Matt, combien vaut un bon chien de traîneau? demanda Scott.

Le conducteur du traîneau, encore agenouillé sur Croc-Blanc, calcula
un moment.

--Trois cents dollars, répondit-il.

--Et combien pour un chien en marmelade comme celui-ci?

--La moitié.

Scott se tourna vers Beauty-Smith:

--Entendez-vous, Mister la brute? Je vais prendre votre chien et vous
donner pour lui cent cinquante dollars!

Il ouvrit son portefeuille et compta les billets. Mais Beauty-Smith
croisa ses mains derrière son dos et refusa de prendre la somme.

--J'suis pas vendeur, dit-il.

--Oh! si, vous l'êtes, assura l'autre, parce que je suis
acheteur. Voici votre argent. Le chien m'appartient.

Beauty-Smith, les mains toujours derrière le dos, se recula. Scott
avança vivement vers lui, le poing levé, pour frapper. Beauty-Smith se
courba, en prévision du coup.

--J'ai mes droits! gémit-il.

--Vous avez forfait à ces droits. Êtes-vous disposé à recevoir cet
argent? Ou vais-je avoir à frapper à nouveau?

--C'est bon, dit Beauty-Smith, avec toute la célérité de la peur.
Mais j'prends l'argent en protestant, ajouta-t-il. Le chien est mon
bien; j'suis volé. Un homme a ses droits.

--Très correct! répondit Scott, en lui remettant les billets. Un
homme a ses droits. Mais vous n'êtes pas un homme; vous êtes une
bête brute.

--Attendez que j'revienne à Dawson! menaça Beauty-Smith.
J'aurai la loi pour moi.

--Si vous ouvrez le bec, à votre retour à Dawson, je vous ferai
expulser de la ville. Est-ce compris?

Un grognement fut la réplique.

--Comprenez-vous? cria Scott, dans un accès soudain de colère.

--Oui, grogna encore Beauty-Smith, en se reprenant à reculer.

--Oui, qui?

--Oui, Sir.

--Attention! Il va mordre! jeta quelqu'un dans la foule, et de
grands éclats de rire s'élevèrent.

Scott, tournant le dos, s'en revint aider son compagnon, qui poussait
Croc-Blanc vers le traîneau.

Une partie des spectateurs s'étaient éloignés. D'autres étaient
restés, formant des groupes, qui regardaient et causaient. Tim Keenan
rejoignit un de ces groupes.

--Quelle est cette gueule? demanda-t-il.

--Weedon Scott, répondit quelqu'un.

--Qui, alors, est Weedon Scott, par tous les diables!

--Un de ces crâneurs d'ingénieurs des mines. Il est au mieux avec
toutes les grosses punaises de Dawson. Si vous craignez les ennuis, vous
ferez bien de naviguer loin de lui. Voilà ce que je vous dis. Il est
intime avec tous les fonctionnaires. Le Commissaire de l'Or est son
meilleur copain.

--Je me doutais bien qu'il était quelqu'un, dit Tim Keenan.
C'est pourquoi je l'ai ménagé.



XIX

L'INDOMPTABLE


--J'en désespère! déclara Weedon Scott.

Il était assis au seuil de la cabane de bois qu'il habitait, près de
Dawson, et regardait Matt, le conducteur de ses chiens, qui leva les
épaules en signe de découragement. Tous deux observaient Croc-Blanc,
hérissé au bout de sa chaîne tendue, grondant férocement et se
démenant, afin de se jeter sur l'attelage de son nouveau possesseur.
Quant aux chiens de l'attelage, Matt leur avait donné quelques bonnes
leçons, leçons appuyées d'un bâton, leur enseignant qu'il
fallait laisser tranquille Croc-Blanc. Ils étaient, en ce moment,
couchés à quelque distance, oublieux, apparemment, de l'existence
même de leur acrimonieux compagnon.

--C'est un loup, et il n'y a nul moyen de l'apprivoiser! reprit
Weedon Scott.

--Gardons-nous, sur ce point, d'être trop absolus, objecta Matt.
Peut-être, quoi que vous disiez, y a-t-il une part de chien en lui. Ce
qui est certain, en tout cas, et je ne crains pas de l'affirmer...

Ici Matt s'arrêta et secoua la tête d'un air entendu, en regardant
le _Moosehide Mountain_[38] comme pour lui confier son secret.

--Bon! ne soyez pas avare de votre science, dit Scott un peu
aigrement, après quelques minutes d'attente. Quelle est votre idée?
Crachez-nous cela.

Matt retourna son pouce vers Croc-Blanc.

--Loup ou chien, c'est tout un; celui-ci a déjà été
apprivoisé.

--Non!

--Je dis oui. N'a-t-il pas déjà porté des harnais? Regardez à
cette place, vous y verrez la marque qu'ils ont laissée sur sa
poitrine.

--Matt, vous avez raison. C'était un chien de traîneau, avant que
Beauty-Smith eût acquis l'animal.

--Et je ne vois pas d'obstacle à ce qu'il le redevienne.

--Qu'est-ce qui vous le fait penser? demanda Scott avec vivacité.

Mais, ayant considéré Croc-Blanc, il reprit un air désolé.

--Nous l'avons depuis deux semaines déjà et, s'il a fait des
progrès, c'est en sauvagerie.

--Il faudrait que vous me laissiez agir à mon gré. Il y a une chance
encore que nous n'avons pas courue. C'est de le lâcher pour un
moment.

Scott eut un geste d'incrédulité.

--Oui, je sais, reprit Matt. Vous avez essayé déjà de le détacher,
sans seulement parvenir à vous en approcher. Mais voilà, vous
n'aviez pas de gourdin.

--Alors, tentez le coup vous-même.

Le conducteur de chiens prit un solide bâton et s'avança vers
Croc-Blanc enchaîné, qui se mit aussitôt à observer le gourdin avec
la même attention que prête un lion en cage à la cravache de son
dompteur.

--Regardez-moi ses yeux, dit Matt. C'est un bon signe. Il n'est
pas bête et se garde bien de s'élancer sur moi. Non, non, il n'est
pas sot.

Et comme l'autre main de l'homme s'approchait de son cou,
Croc-Blanc se hérissa, gronda, mais se coucha par terre. Il fixait
cette main du regard, sans perdre de vue celle qui tenait le gourdin
suspendu, menaçant, au-dessus de sa tête. Matt détacha la chaîne du
collier et revint en arrière.

Croc-Blanc pouvait à peine croire qu'il était libre. Bien des mois
s'étaient écoulés depuis qu'il appartenait à Beauty-Smith et,
durant cette période, il n'avait jamais connu un moment de liberté.
On le détachait seulement lorsqu'on le menait au combat et, celui-ci
terminé, on l'enchaînait derechef.

Il ne savait que faire de lui. Peut-être quelque nouvelle diablerie des
dieux se préparait-elle à ses dépens. Il se mit à marcher lentement,
précautionneusement, se tenant sans cesse sur ses gardes. Ce qui se
passait là était sans précédent. À tout hasard il s'écarta des
deux hommes qui l'observaient et se dirigea, à pas comptés, vers la
cabane, où il entra. Rien n'arriva. Sa perplexité ne fit
qu'augmenter. Il ressortit, fit une douzaine de pas en avant et
regarda ses dieux, intensément.

--Ne va-t-il pas s'échapper? interrogea Scott.

Matt eut un mouvement des épaules.

--C'est à risquer. C'est le seul moyen de nous renseigner.

--Pauvre bête! murmura Scott, avec pitié. Ce qu'elle attend,
c'est quelque signe d'humaine bonté.

Et, ce disant, il alla vers la cabane. Il y prit un morceau de viande,
qu'il revint jeter à Croc-Blanc, lequel bondit à distance,
soupçonneux et attentif.

À ce moment, un des chiens vit la viande et se précipita sur elle.

--Ici, Major! cria Scott.

Mais l'avertissement venait trop tard. Déjà Croc-Blanc s'était
élancé et avait frappé. Le chien roula sur le sol. Lorsqu'il se
releva, le sang coulait, goutte à goutte, de sa gorge et traçait sur
la neige une traînée rouge.

--C'est trop de méchanceté! dit Scott. Mais la leçon est bonne.

Matt s'était porté en avant pour châtier Croc-Blanc. Il y eut un
nouveau bond, des dents brillèrent, une exclamation retentit. Puis
Croc-Blanc, toujours grondant, se recula de plusieurs mètres, tandis
que Matt, qui s'était arrêté, examinait sa jambe.

--Il a touché droit au but, annonça-t-il, en montrant la déchirure
de son pantalon, celle du caleçon qui était dessous, et la tache de
sang qui grandissait.

--Il n'y a pas d'espoir avec lui, je vous l'avais bien dit,
prononça Scott, avec tristesse. Après toutes nos méditations à son
sujet, la seule conclusion à laquelle nous arrivions est celle-ci...

Tout en parlant, il avait, comme à regret, pris son revolver, en avait
ouvert le barillet et s'était assuré que l'arme était chargée.
Matt intercéda.

--Ce chien a vécu dans l'Enfer, Mister Scott. Nous ne pouvons
attendre de lui qu'il se transforme instantanément en un bel ange
blanc. Donnons-lui du temps.

--Pourtant, regardez Major.

Matt se tourna vers le chien, qui gisait dans la neige, au milieu
d'une flaque de sang, et se préparait à rendre son dernier soupir.

--La leçon est bonne, c'est vous-même qui l'avez dit, Mister
Scott. Major a tenté de prendre sa viande à Croc-Blanc, il en est
mort. C'était fatal. Je ne donnerais pas grand'chose d'un chien
qui ne ferait pas respecter son droit en pareil cas.

--Un droit tant que vous voudrez, mais il y a une limite!

Matt s'entêta:

--Moi aussi, j'ai mérité ce qui m'arrive. Avais-je besoin de le
frapper? Laissons-le vivre, pour cette fois. S'il ne s'améliore
pas, je le tuerai moi-même.

--Je te l'accorde, dit Scott, en mettant de côté son revolver.
Dieu sait que je ne désire pas le tuer, ni le voir tuer! Mais il est
indomptable. Laissons-le courir librement et voyons ce que de bons
procédés peuvent faire de lui. Essayons cela.

Scott marcha vers Croc-Blanc et commença à lui parler avec
gentillesse.

--Vous vous y prenez mal, objecta Matt. Ne vous risquez pas sans un
gourdin.

Mais Scott secoua la tête, bien décidé à gagner la confiance de
Croc-Blanc, qui demeurait soupçonneux. Quel événement se préparait?
Il avait tué le chien du dieu, mordu le dieu qui était son compagnon.
Un châtiment terrible ne pouvait manquer. Hérissé, montrant ses
crocs, les yeux alertes, tout son être en éveil, il se tenait en
garde. Le dieu n'avait pas de gourdin. Il souffrit qu'il
s'approchât tout près de lui. La main du dieu s'avança et se mit
à descendre sur sa tête. Il se courba et tendit ses nerfs.
N'était-ce pas le danger qui prenait corps? Quelque trahison qui se
préparait? Il connaissait les mains des dieux, leur puissance
surnaturelle, leur adresse à frapper. Puis il n'avait jamais aimé
qu'on le touchât. Il gronda, plus menaçant, tandis que la main
continuait à descendre. Il ne désirait point mordre cependant et il
laissa le péril inconnu s'approcher encore. Mais l'instinct de la
conservation surgit, plus impérieux que sa volonté, et l'emporta.

Weedon Scott s'était cru assez vif et adroit pour éviter, le cas
échéant, toute morsure. Il ignorait la rapidité déconcertante avec
laquelle, pareil au serpent qui se détend, frappait Croc-Blanc. Il
poussa un cri, en sentant qu'il était atteint, et prit sa main
blessée dans son autre main.

Matt était entré dans la cabane et en sortait avec un fusil.

--Ici, Matt! cria Scott. Que prétendez-vous?

--Je vous ai fait une promesse, tout à l'heure répondit Matt,
froidement. Je vais la tenir. J'ai dit que je le tuerais moi-même, à
son prochain méfait.

--Non, ne le tuez pas.

--Je le tuerai, ne vous déplaise! Regardez plutôt...

C'était maintenant au tour de Scott de plaider pour Croc-Blanc.
Comment aurait-il pu s'amender en aussi peu de temps? On ne pouvait
déjà jeter le manche après la cognée. C'est lui Scott, qui
s'était montré imprudent. Il était seul coupable.

Croc-Blanc, durant ce colloque, demeurait hérissé et agressif,
décidé toujours à lutter contre le châtiment de plus en plus
terrible qu'il avait conscience d'avoir encouru. Sans doute un
traitement qui serait l'égal de celui que lui avait, un jour,
infligé Beauty-Smith se préparait. Ce n'était plus toutefois vers
Scott, mais vers Matt qu'il menaçait.

--Si je vous écoute, dit Matt, c'est moi qui vais être dévoré.

--Pas du tout, c'est à votre fusil, non à vous, qu'il en veut.
Voyez comme il est intelligent! Il sait, comme vous et moi, ce qu'est
une arme à feu. Baissez votre fusil!

Matt obéit.

--Étonnant, en effet, s'exclama-t-il. Maintenant il ne dit plus
rien. Cela vaut la peine de renouveler l'expérience.

Matt reprit son fusil, qu'il avait déposé contre la cabane, et
Croc-Blanc de se remettre aussitôt à gronder. Matt reposa le fusil,
fit mine de s'en éloigner, et les lèvres de Croc-Blanc redescendirent
sur ses dents.

--Maintenant, dit Scott, faites jouer votre arme.

Matt revint vers le fusil, le prit et le porta lentement à son épaule.
Le grondement et l'agitation recommencèrent, pour arriver à leur
paroxysme lorsque le canon du fusil se mit à descendre et que
Croc-Blanc vit qu'on le couchait en joue. À l'instant même où
l'arme fut à son niveau, il fit un bond de côté et s'enfuit dans
la cabane. Matt arrêta là l'expérience. Abandonnant son fusil, il
se tourna vers son patron et dit avec solennité:

--Je suis de votre avis, Mister Scott. Ce chien est trop intelligent
pour être tué.


[Note 38: «Montagne de la Peau-d'Élan». (_Note des Traducteurs._)]



XX

LE MAÎTRE D'AMOUR


Vingt-quatre heures s'étaient écoulées depuis que Croc-Blanc avait
été libéré. La main qui lui avait rendu sa liberté était
maintenant enveloppée d'un bandage, cachée par un pansement et
soutenue par une écharpe, afin d'arrêter le sang.

Comme Scott s'approchait de lui, il fit entendre son grondement, qui
signifiait qu'il ne voulait pas se soumettre au châtiment mérité.
Car cette idée ne l'avait pas abandonné depuis la veille. Déjà,
dans le passé, il avait subi des châtiments retardés. Or, il avait
commis un sacrilège qualifié, en enfonçant ses dents dans la chair
sacrée d'un dieu, d'un dieu à peau blanche, supérieur aux autres!
Il était dans l'ordre des choses et dans la coutume des dieux que
cet acte fût terriblement payé.

Le dieu, s'étant avancé, s'assit à quelques pas de lui. Rien de
dangereux en cela. Quand les dieux punissent, ils sont toujours debout.
D'ailleurs, le dieu n'avait ni gourdin, ni fouet, ni arme à feu.
Lui-même, en outre, était libre. Point de chaîne, ni de bâton, pour
le retenir. Il lui était loisible de, s'échapper et de se mettre en
sûreté, s'il y avait lieu.

Le dieu était resté tranquille et n'ayant esquissé aucun mouvement,
le grondement commencé reflua dans la gorge de Croc-Blanc et expira.
Alors le dieu parla. Le poil se dressa sur le cou de Croc-Blanc, et le
grondement se précipita en avant. Mais le dieu continua à ne faire
aucun geste hostile et à parler paisiblement. Il parlait sans arrêt,
avec douceur et sans hâte. Jamais nul n'avait parlé ainsi à
Croc-Blanc, avec autant de charme dans la voix, et il sentit quelque
chose, il ne savait quoi, remuer en lui. En dépit des préventions de
son instinct, une certaine confiance le poussa vers ce dieu; il lui
sembla qu'il était en sécurité en sa compagnie.

Au bout d'un long moment, le dieu se leva et entra dans la cabane.
Lorsqu'il en sortit, Croc-Blanc l'examina minutieusement et la
crainte lui revint. Mais le dieu n'avait encore ni arme, ni gourdin;
il ne cachait rien derrière son dos, de sa main blessée, et, dans son
autre main, il tenait un petit morceau de viande.

Le dieu était revenu s'asseoir à la même place que tout à
l'heure. Croc-Blanc dressa ses oreilles et regarda avec soupçon,
alternativement, le dieu et la viande, prêt à bondir au loin, à la
moindre alerte. Mais le châtiment était retardé. Le dieu se
contentait de lui tendre, proche du museau, le morceau de viande, qui ne
semblait dissimuler rien de dangereux. Les dieux, cependant, ont tous
les pouvoirs et une trahison, savamment machinée, pouvait se cacher
derrière cette viande, inoffensive en apparence. Malgré les gestes
aimables avec lesquels elle lui était offerte, il était plus sage de
n'y pas toucher. L'expérience du passé avait prouvé, surtout avec
les femmes des Indiens, que viande et châtiment se mêlaient souvent,
d'une façon déplorable.

Le dieu finit par jeter la viande dans la neige, aux pieds de
Croc-Blanc, qui la flaira avec attention, sans la regarder. Les yeux
étaient toujours pour le dieu. Rien n'arriva encore. Le dieu lui
offrit un second morceau. Il refusa à nouveau de le prendre et, de
nouveau, le dieu le lui jeta. Ceci fut répété un grand nombre de
fois. Mais un moment arriva où le dieu refusa de jeter le morceau. Il
le garda dans sa main et, fermement, le lui présenta.

La viande était bonne, et Croc-Blanc avait faim. Pas à pas, avec
d'infinies précautions, il s'approcha. Puis il se décida. Sans
quitter le dieu du regard, les oreilles couchées, le poil
involontairement dressé en crête sur son cou, un sourd grondement
roulant dans son gosier, afin d'avertir qu'il se tenait sur ses
gardes et ne prétendait pas être joué, il allongea la tête et prit
le morceau, le mangea. Rien n'arriva. Morceau par morceau, il mangea
toute la viande et, toujours, rien n'arrivait. Le châtiment était
encore différé.

Croc-Blanc lécha ses babines et attendit. Le dieu s'avança et parla
à nouveau, avec bonté. Puis il étendit la main. La voix inspirait la
confiance, mais la main inspirait la crainte. Croc-Blanc se sentait
tiraillé violemment par deux impulsions opposées. Il se décida pour
un compromis, grondant et couchant ses oreilles, mais ne mordant pas. La
main continua à descendre, jusqu'à toucher l'extrémité de ses
poils, tout hérissés. Il recula et elle le suivit, pressant davantage
contre lui. Il frissonnait et voulait se soumettre, mais il ne pouvait
oublier en un jour tout ce que les dieux lui avaient fait souffrir. Puis
la main s'éleva et redescendit alternativement, en une caresse. Il
suivit ses mouvements, en se taisant et en grondant tour à tour, car
les véritables intentions du dieu n'apparaissaient pas nettement
encore. La caresse se fit plus douce; elle frotta la base des oreilles
et le plaisir éprouvé s'en accrut.

Matt, à ce moment, sortit de la cabane, tenant une casserole d'eau
grasse qu'il venait vider au-dehors.

--J'en suis éplapourdi! s'écria-t-il en apercevant Scott.

Et, comme celui-ci continuait à caresser Croc-Blanc:

--Vous êtes peut-être un ingénieur très expert. Mais vous avez
manqué votre vocation, qui était, encore petit garçon, de vous
engager dans un cirque, comme dompteur de bêtes!

En entendant Matt, Croc-Blanc s'était aussitôt reculé. Il grondait
vers lui, mais non plus vers Scott, qui le rejoignit, remit sa main sur
la tête de l'animal et le caressa comme avant.

C'était le commencement de la fin, de la fin, pour Croc-Blanc, de son
ancienne vie et du règne de la haine. Une autre existence, immensément
belle, était pour lui à son aurore. Il faudrait sans doute, de la part
de Weedon Scott, beaucoup de soins et de patience pour la réaliser. Car
Croc-Blanc n'était plus le louveteau, issu du Wild sauvage, qui
s'était donné Castor-Gris pour seigneur, et dont l'argile était
prête à prendre la forme qu'on lui destinerait. Il avait été
formé et durci dans la haine; il était devenu un être de fer, de
prudence et de ruse. Il lui fallait maintenant refluer tout entier, sous
la pression d'une puissance nouvelle, qui était l'Amour. Weedon
Scott s'était donné pour tâche de réhabiliter Croc-Blanc, ou
plutôt de réhabiliter l'humanité du tort qu'elle lui avait fait.
C'était pour Scott une affaire de conscience. La dette de l'homme
envers l'animal devait être payée.

Tout d'abord Croc-Blanc ne vit en son nouveau dieu qu'un dieu
préférable à Beauty-Smith. C'est pourquoi, une fois détaché, il
resta. Et, pour prouver sa fidélité, il se fit de lui-même le gardien
du bien de son maître. Tandis que les chiens du traîneau dormaient, il
veillait et rôdait autour de la maison. Le premier visiteur nocturne
qui se présenta pour voir Scott dut livrer combat à Croc-Blanc, avec
un gourdin, jusqu'à ce que Scott vînt le secourir. Bientôt
Croc-Blanc apprit à juger les gens. L'homme qui venait droit et ferme
vers la porte de la maison, on pouvait le laisser passer, tout en le
surveillant jusqu'au moment où, la porte s'étant ouverte, il avait
reçu le salut du maître. Mais l'homme qui se présentait sans faire
de bruit, avec une démarche oblique et hésitante, regardant avec
précaution et semblant chercher le secret, celui-là ne valait rien. Il
n'avait qu'une chose à faire, s'enfuir en vitesse et sans
demander son reste.

Scott continuait, chaque jour, à choyer et à caresser Croc-Blanc, qui
prit goût, de plus en plus, à ses caresses. Quand la main le touchait,
il grondait toujours, mais c'était l'unique son que put émettre
son gosier, la seule note que sa gorge eût appris à proférer. Il eût
voulu l'adoucir, mais il n'y parvenait pas. Et pourtant, dans ce
grondement, l'oreille attentive de Scott arrivait à discerner comme
un ronron. Lorsque son dieu était près de lui, Croc-Blanc ressentait
une joie ardente; si le dieu s'éloignait, l'inquiétude lui
revenait, un vide s'ouvrait en lui et l'oppressait comme un néant.
Dans le passé, il avait eu pour but unique son propre bien-être et
l'absence de toute peine. Il en allait, maintenant, différemment.
Dès le lever du jour, au lieu de rester couché dans le coin bien chaud
et bien abrité, où il avait passé la nuit, il s'en venait attendre,
sur le seuil glacé de la cabane, durant des heures entières, le
bonheur de voir la face de son dieu, d'être amicalement touché par
ses doigts et de recevoir une affectueuse parole. Sa propre incommodité
ne comptait plus. La viande, la viande même, passait au second plan, et
il abandonnait son repas commencé, afin d'accompagner son maître,
s'il le voyait partir pour la ville.

C'était un vrai dieu, un dieu d'amour, qu'il avait rencontré et
il s'épanouissait à ses chauds rayons. Adoration silencieuse et sans
expansion extérieure. Car il avait été trop longtemps malheureux et
sans joie, pour savoir exprimer sa joie; trop longtemps il avait vécu
replié sur lui-même, pour pouvoir s'épandre. Parfois, quand son
dieu le regardait et lui parlait, une sorte d'angoisse semblait
l'étreindre, de ne pouvoir physiquement exprimer son amour et tout ce
qu'il sentait.

Il ne tarda pas à comprendre qu'il devait laisser en repos les chiens
de son maître. Après leur avoir fait reconnaître sa maîtrise sur eux
et sa supériorité d'ancien chef de file, il ne les troubla plus.
Mais ils devaient s'effacer devant lui, quand il passait, et lui
obéir en tout ce qu'il exigeait. Pareillement, il tolérait Matt,
comme étant une propriété de son maître. C'était Matt qui, le
plus souvent, lui donnait sa nourriture; mais Croc-Blanc devinait que
cette nourriture lui venait de son maître. Ce fut Matt aussi qui tenta
le premier de lui mettre des harnais et de l'atteler au traîneau, en
compagnie des autres chiens. Matt n'y réussit pas. Il ne se soumit
qu'après l'intervention personnelle de Scott. Ensuite il accepta,
par l'intermédiaire de Matt, la loi du travail, qui était la
volonté de son maître. Il ne fut satisfait, toutefois, qu'après
avoir repris, en dépit de Matt qui ignorait ses capacités, son ancien
rôle de chef de file.

--S'il m'est permis, dit Matt un jour, d'expectorer ce qui est
en moi, je mets en fait, Mister Scott, que vous fûtes bien inspiré en
payant pour ce chien le prix que vous en avez donné. Vous avez
proprement roulé Beauty-Smith, abstraction faite des coups de poing
dont vous l'avez gratifié.

Pour toute réponse, Weedon Scott fit briller dans ses yeux gris un
éclair de l'ancienne colère et murmura, à part lui: «La brute!»

Au printemps suivant, Croc-Blanc eut une grande émotion. Le maître
d'amour disparut. Divers emballages et paquetages avaient précédé
son départ. Mais Croc-Blanc ignorait ce que signifiaient ces choses et
ne s'en rendit compte que par la suite.

Cette nuit-là, vainement, sur le seuil de la cabane, il attendit le
retour du maître. À minuit, le vent glacial qui soufflait le
contraignit à chercher en arrière un abri; il sommeilla quelque peu.
Mais, vers deux heures du matin, son anxiété le reprit. Il revint
s'étendre sur le seuil glacé, les oreilles tendues, à l'écoute
du pas familier. Le matin, la porte s'ouvrit et Matt sortit. Il le
regarda pensivement.

Matt n'avait aucun moyen d'expliquer à l'animal ce que celui-ci
désirait connaître. Les jours s'écoulaient et le maître ne
revenait pas. Croc-Blanc, qui jusque-là n'avait jamais eu de maladie,
tomba malade, tellement malade que Matt dut le traîner à
l'intérieur de la cabane. Puis, dans la prochaine lettre qu'il
écrivit à Scott, il ajouta un post-scriptum à ce sujet.

Weedon Scott se trouvait à _Circle City_[39] lorsqu'il lut: «Ce
damné loup ne veut plus travailler; il ne prétend pas manger. Je ne
sais que faire de lui. Il voudrait connaître ce que vous êtes devenu
et je ne sais comment le lui dire. Je crois qu'il est en train de
mourir.»

Les renseignements étaient exacts. Croc-Blanc, s'il lui arrivait de
sortir, se laissait rosser, à tour de rôle, par tous les chiens de
l'attelage. Dans la cabane, il gisait sur le plancher, près du
poêle, sans accepter de nourriture. Que Matt lui parlât gentiment ou
jurât après lui, c'était tout un. Il se contentait de tourner vers
l'homme ses tristes yeux, puis laissait retomber sa tête sur ses
pattes de devant et ne bougeait plus.

Alors une nuit vint où Matt, qui lisait à mi-voix, en faisant remuer
ses lèvres, tressaillit. Croc-Blanc avait sourdement gémi, puis
s'était dressé, les oreilles levées vers la porte, et écoutait
intensément. Un moment après, un bruit de pas se fit entendre et, la
porte s'étant ouverte, Weedon Scott entra. Les deux hommes se
serrèrent la main. Puis Scott regarda autour de lui.

--Où est le loup? demanda-t-il.

Il découvrit Croc-Blanc, qui s'était à nouveau étendu près du
poêle et qui n'avait pas bondi vers lui, comme eût fait un chien
ordinaire.

--Sainte fumée! s'exclama Matt, regardez s'il remue la queue.
Ça n'arrête pas.

Weedon Scott appela Croc-Blanc, qui vint aussitôt, sans exubérance.
Mais une incommensurable immensité emplissait ses yeux, comme une
lumière. Scott s'accroupit sur ses talons, bien en face de lui, et
commença à lui caresser savamment la base des oreilles, le cou, les
épaules, toute l'épine dorsale. Croc-Blanc reprit son grondement
doux; puis, portant subitement sa tête en avant, il alla l'enfouir
entre le bras et les côtes de son maître, cachant son bonheur et se
dodelinant.

Avec le retour du maître aimé, Croc-Blanc se rétablit rapidement. Il
ne sortit pas de la cabane durant deux nuits et un jour. Quand il
reparut dehors, les autres chiens, qui avaient oublié sa force
naturelle, ne se souvenant que de sa faiblesse dernière, se jetèrent
sur lui. Leur déroute ne se fit pas attendre. Ils s'enfuirent en
hurlant et ne revinrent que le soir, un à un, humbles et rampants, pour
témoigner de leur soumission.

Assez longtemps après, Scott et Matt étaient, une nuit, assis l'un en
face de l'autre, s'adonnait à une partie de cartes, préliminaire
habituel du coucher. Ils entendirent au dehors un grand cri et des
grondements sauvages.

--Le loup, dit Matt, est après quelqu'un!

Les durant deux hommes prirent la lampe et s'élancèrent. Ils
trouvèrent un autre homme étendu sur le dos, dans la neige. Ses bras
étaient repliés l'un sur l'autre, et il s'en servait pour
protéger sa face et sa gorge. Le besoin s'en faisait sentir, car
Croc-Blanc était dans une rage folle, combattant méchamment et
poussant son attaque aux endroits les plus vulnérables. De l'épaule
au poignet, les manches étaient lacérées et la chemise de flanelle
bleue n'était plus qu'un haillon. Les bras eux-mêmes étaient
horriblement déchirés et le sang en coulait à flots.

Weedon Scott saisit Croc-Blanc par le cou et l'entraîna, se
débattant comme un diable. Pendant ce temps, Matt aidait l'homme à
se relever. Celui-ci, en abaissant ses bras, découvrit la bestiale
figure de Beauty-Smith. Matt recula, comme s'il avait touché un
charbon ardent. Beauty-Smith clignota des yeux à la lumière de la
lampe, regarda autour de lui et, en apercevant Croc-Blanc que Scott
tentait d'apaiser, donna de nouveaux signes de terreur.

Matt, au même moment, remarqua deux objets tombés dans la neige. Il
les examina et reconnut une chaîne d'acier et un fort gourdin. Il les
montra à Weedon Scott qui secoua la tête, sans rien dire. Puis il posa
sa main sur l'épaule de Beauty-Smith, tout tremblant, et le fit
pirouetter sur lui même.

Pas un mot ne fut échangé.

Quand le dieu de haine fut parti, le dieu d'amour caressa Croc-Blanc
et lui parla.

--On a essayé de vous voler, hein? Et vous n'avez pas voulu. Bien,
bien; il s'était trompé, n'est-ce pas?

--Il a dû croire, à l'accueil qu'il a reçu, qu'une légion de
démons l'assaillait! ricana Matt.

Croc-Blanc, encore agité et le poil hérissé, grondait toujours. Puis,
lentement, ses poils retombèrent et un doux ronron se mit à ronfler
dans sa gorge.


[Note 39: Ou Cercle Cité, la «Ville de Cercle Arctique». (_Note des
Traducteurs._)]



XXI

LE LONG VOYAGE


C'était dans l'air. Croc-Blanc pressentait, avant qu'il ne fût,
qu'un malheur allait arriver. Ses dieux se trahissaient sans le
savoir. Le loup-chien, du seuil de la cabane, lisait dans leur cerveau.

--Écoutez ceci! voulez-vous? s'exclama Matt, un soir, tandis
qu'il soupait avec Scott.

Scott écouta. À travers la porte arrivait une sourde plainte,
douloureuse comme un sanglot. Un long reniflement lui succéda et la
plainte se tut. Croc-Blanc s'était rassuré; son dieu ne s'était
pas encore envolé.

--Je crois que ce loup devine vos projets, dit Matt.

--Que voulez-vous que je fasse d'un loup en Californie? répondit
Scott, en regardant son compagnon d'un air embarrassé, qui indiquait
une arrière-pensée différente de ses paroles.

--C'est bien ce que je dis, opina Matt. Que feriez-vous d'un loup
en Californie?

--Les chiens des hommes blancs n'en mèneraient pas large,
poursuivit Scott. Il les tuerait tous, sitôt débarqué. Je me
ruinerais à payer des dommages-intérêts. À moins que la police ne
mette aussitôt la main dessus et ne commence par l'électrocuter.

--C'est un terrible meurtrier, je le sais, approuva Matt.

Dehors, le sanglot se faisait entendre à nouveau; puis le reniflement
interrogateur lui succéda encore.

--Il est incontestable, reprit Matt, qu'il a des pensées que nous
ignorons. Mais comment sait-il que vous allez partir? Cela me dépasse.

--Moi non plus, je ne le comprends pas, dit Scott tristement.

Quand le jour fatal fut proche, Croc-Blanc, par la porte ouverte, vit le
dieu d'amour déposer sa valise sur le plancher et y emballer divers
objets. Il y eut aussi des allées et venues. L'atmosphère paisible
de la cabane fut perturbée. Le doute n'était plus possible pour
Croc-Blanc; son dieu s'apprêtait à fuir, une seconde fois, et,
comme la première, il l'abandonnerait derrière lui.

Alors, la nuit qui suivit, il fit retentir le long hurlement des loups.
Ainsi avait-il hurlé, dans son enfance, quand, après avoir fui dans le
Wild, il était revenu au campement indien et l'avait trouvé disparu,
quelques tas de détritus marquant seuls la place où s'élevait, la
veille, la tente de Castor-Gris. Aujourd'hui comme jadis, il pointait
son museau vers les froides étoiles et leur disait son malheur.

Les deux hommes, dans la cabane, venaient de se mettre au lit.

--Il recommence à ne plus vouloir de nourriture, dit Matt derrière
sa cloison.

Scott s'agita dans son lit et grogna. Matt continua:

--Si j'en juge par sa conduite passée, je ne serais pas étonné
que maintenant il ne meure pour de bon.

--Ferme! cria Scott dans l'obscurité. Vous bavardez, pire qu'une
femme!

Le lendemain, Croc-Blanc ne prétendit pas quitter les talons de son
maître et continua à observer les bagages étendus sur le plancher.
Deux gros sacs de toile et une boîte étaient venus rejoindre la
valise. Dans une toile cirée, Matt roulait les couvertures de Scott et
ses vêtements de fourrure. Puis deux Indiens arrivèrent, qui mirent
les bagages sur leurs épaules et les emportèrent, sous la conduite de
Matt, chargé lui-même de la valise et des couvertures.

Lorsque Matt fut revenu, le maître vint à la porte de la cabane et,
appelant Croc-Blanc, le fit entrer.

--Vous, pauvre diable, dit-il, en frottant doucement les oreilles de
l'animal, sachez que je vais partir pour un long voyage, où vous ne
pourrez me suivre. Donnez-moi encore un grondement ami, un grondement
d'adieu. Ce sera le dernier.

Mais Croc-Blanc refusa de gronder. Après un regard pensif vers les yeux
du dieu, il cacha sa tête entre le bras et les côtes de Scott.

--Hé! Il siffle! cria Matt.

Du Yukon s'élevait le meuglement d'un steamboat.

--Coupez court à vos adieux, Mister Scott! Sortez par la porte de
devant et fermez-la vivement. J'en ferai autant avec celle de
derrière.

Les deux portes claquèrent en même temps, avec un bruit sec, scandé
bientôt par un gémissement lugubre et un sanglot, suivis de longs
reniflements.

--Matt, vous prendrez bien soin de lui, dit Scott, comme ils
descendaient la pente de la colline. Vous m'écrirez et me ferez
savoir comment il se conduit.

--Je n'y manquerai pas. Mais écoutez ceci...

Les deux hommes s'arrêtèrent. Croc-Blanc hurlait comme font les
chiens quand leurs maîtres sont morts. Il vociférait sa
désespérance. Sa clameur montait en notes aiguës et précipitées;
puis elle retombait, en un trémolo misérable, comme prête à
s'éteindre, pour éclater à nouveau en explosions successives.

L'_Aurora_ était le premier bateau de l'année qui quittait le
Klondike. Ses ponts étaient bondés de chercheurs d'or qui s'en
retournaient, les uns après fortune faite, les autres en pitoyable
détresse, tous aussi ardents à repartir qu'ils avaient été
enragés à venir.

Près de l'échelle du bord, Scott serrait la main de Matt, qui se
préparait à redescendre à terre. Mais Matt, sans répondre à cette
étreinte, restait les yeux fixés sur quelque chose qu'il voyait à
deux pas de lui, derrière le dos de Scott. Scott se retourna. Assis sur
le pont, Croc-Blanc attendait.

Les deux hommes échangèrent quelques mots, affirmant chacun qu'ils
avaient bien fermé leur porte. Croc-Blanc observait, aplatissant ses
oreilles, mais toujours immobile.

--Je vais le descendre à terre avec moi, dit Matt.

Il s'avança vers Croc-Blanc, qui glissa aussitôt loin de lui. Matt
courait à sa poursuite, mais Croc-Blanc disparut derrière un groupe,
tourna tout autour du pont, reparut, s'éclipsa et virevolta, sans se
laisser capturer. Alors Scott l'appela et il vint en prompte
obéissance.

Scott se mit à caresser Croc-Blanc et remarqua, sur son museau, des
coupures fraîches, ainsi qu'une entaille entre ses yeux. Matt passa
sa main sous le ventre de l'animal.

--Nous avions, dit-il, oublié la fenêtre. Il a le ventre tout
balafré. Il a, parbleu! passé à travers les vitres.

Mais Weedon Scott n'écoutait pas. Il pensait rapidement. La bruyante
sirène de l'_Aurora_ annonçait le départ. Des hommes se mettaient en
mesure de descendre l'échelle du bord. Matt, dénouant sa cravate,
s'avança pour la passer autour du cou de Croc-Blanc.

--Non, pas cela, dit Scott. Adieu, mon vieux! Vous pouvez partir.
Quant au loup, inutile de me donner de ses nouvelles. Je l'ai avec
moi, voyez.

--Quoi? s'écria Matt. Voulez-vous dire par là...

--Je dis ce que je dis. Voici votre cravate. Je vous écrirai, à
vous, sur lui.

Matt descendit. À la moitié de l'échelle, il s'arrêta.

--Il ne pourra jamais supporter le climat! Vous le tondrez au moins,
quand viendront les chaleurs.

L'échelle enlevée, l'_Aurora_ se balança et s'éloigna du rivage.
Weedon Scott agita la main, en signe d'adieu. Puis, revenant vers
Croc-Blanc:

--Maintenant roucoulez, vous, damné fou! Roucoulez...



XXII

LA TERRE DU SUD


Croc-Blanc reprit terre à San-Francisco. Il fut stupéfait. Toujours il
avait associé volonté d'agir et puissance d'agir. Et jamais les
hommes blancs ne lui avaient paru des dieux aussi merveilleux que depuis
qu'il trottait sur le lisse pavé de la grande ville. Les cabanes,
faites de bûches de bois, qu'il avait connues, faisaient place à de
grands bâtiments, hauts comme des tours. Les rues étaient pleines de
périls inconnus: camions, voitures, automobiles. De grands et forts
chevaux traînaient d'énormes chariots. Sous des câbles monstrueux,
tendus en l'air, des cars électriques filaient rapidement et
cliquetaient, à travers le brouillard, hurlant leur instante menace,
comme font les lynx, dans les forêts du Nord.

Toutes ces choses étaient autant de manifestations de puissance. À
travers elles, derrière elles, l'homme contrôlait et gouvernait.
C'était colossal et terrifiant. Croc-Blanc eut peur, comme jadis,
lorsque arrivant du Wild au camp de Castor-Gris, quand il était petit,
il avait senti sa faiblesse devant les premiers ouvrages des dieux. Et
quelle innombrable quantité de dieux il voyait maintenant! Leur foule
affairée lui donnait le vertige. Le tonnerre des rues l'assourdissait
et leur incessant mouvement, torrentueux et sans fin, le bouleversait.
Jamais autant il n'avait senti sa dépendance du dieu d'amour. Il le
suivait, collé sur ses talons, quoi qu'il dût advenir.

Une nouvelle épreuve l'attendait qui, longtemps par la suite, demeura
comme un cauchemar dans son cerveau et dans ses rêves. Après qu'ils
eurent, tous deux, traversé la ville, ils arrivèrent dans une gare
pleine de wagons où Croc-Blanc fut abandonné par son maître (il le
crut du moins) et enchaîné dans un fourgon, au milieu d'un
amoncellement de malles et de valises. Là commandait un dieu trapu et
herculéen, qui faisait grand bruit et, en compagnie d'autres dieux,
traînait, poussait, portait les colis, qu'il recevait ou débarquait.
Croc-Blanc, dans cet _inferno_, ne reprit ses esprits qu'en
reconnaissant, près de lui, les sacs de toile qui enfermaient les
effets de son maître. Alors il se mit à monter la garde sur ces
paquets.

Au bout d'une heure, Weedon Scott apparut.

--Il était temps que vous veniez; grogna le dieu du fourgon. Votre
chien ne prétend pas me laisser mettre un doigt sur vos colis.

Croc-Blanc fut emmené hors du fourgon. Il fut très étonné. La cité
fantastique avait disparu. On l'avait enfermé dans une chambre qui
était semblable à celle d'une maison et, à ce moment, la cité
était autour de lui. Depuis, la cité s'était éclipsée. Sa rumeur
ne bruissait plus à ses oreilles. Mais une souriante campagne,
l'entourait, baignée de paix, de silence et de soleil. Il
s'ébahit, durant un bon moment, de la transformation. Puis il accepta
le fait comme une manifestation de plus du pouvoir, souvent
incompréhensible, de ses dieux. Cela ne regardait qu'eux.

Une voiture attendait. Un homme et une femme s'approchèrent. Puis les
bras de la femme se levèrent et entourèrent vivement le cou du
maître. C'était là un acte hostile, Croc-Blanc se mit à gronder
avec rage.

--_All right!_ mère, dit Scott, s'écartant aussitôt et empoignant
l'animal. Il a cru que vous me vouliez du mal et c'est une chose
qu'il ne peut supporter.

--Je ne pourrai donc vous embrasser, mon fils, qu'en l'absence de
votre chien! dit-elle en riant, quoiqu'elle fût encore pâle et
défaite de la frayeur qu'elle avait éprouvée.

--Nous lui apprendrons bientôt à se mieux comporter.

Et comme Croc-Blanc, l'œil fixe, continuait à gronder:

--Couché, Sir! Couché!

L'animal obéit, à contrecœur.

--Maintenant, mère!

Scott ouvrit ses bras, sans quitter du regard Croc-Blanc, toujours
hérissé et qui fit mine de se redresser.

--À bas! À bas! répéta Scott.

Croc-Blanc se laissa retomber. Il surveilla des yeux, avec anxiété, la
répétition de l'acte hostile. Aucun mal n'en résulta, pas plus
que de l'embrassade, qui se produisit ensuite, du dieu inconnu.

Alors les sacs furent chargés sur la voiture, où montèrent le dieu
d'amour et les dieux étrangers. Croc-Blanc suivit en trottant,
vigilant et hérissé, signifiant ainsi aux chevaux qu'il veillait sur
le maître emporté par eux, si rapidement, sur le sol.

Un quart d'heure après, la voiture franchissait un portail de pierre
et s'engageait sur une belle avenue, bordée de noyers qui la
recouvraient de leurs arceaux. À droite et à gauche, s'étendaient
de vastes et vertes pelouses, semées de grands chênes, aux puissantes
ramures. Au delà, en un pittoresque contraste, des prairies aux foins
mûrs, dorés et roussis par le soleil. Des collines brunes, couronnées
de hauts pâturages, fermaient l'horizon. À l'extrémité de
l'avenue s'élevait, à flanc de coteau, une maison aux nombreuses
fenêtres et au porche profond.

D'admirer tout ce beau paysage Croc-Blanc n'eut point le loisir, car
la voiture avait à peine pénétré dans le domaine qu'un gros chien
de berger, au museau pointu et aux yeux brillants, l'assaillait, fort
irrité et à bon droit, contre l'intrus.

Le chien, se jetant entre lui et le maître, se mit en devoir de le
chasser. Croc-Blanc, hérissant son poil, s'élançait déjà pour sa
mortelle et silencieuse riposte, lorsqu'il s'arrêta brusquement,
les pattes raides, troublé et se refusant au contact. Le chien était
une femelle, et la loi de sa race interdisait à Croc-Blanc de
l'attaquer. L'instinct du loup reparaissait et son devoir était de
lui obéir. Mais il n'en était pas de même de la part du chien de
berger. Son instinct, à lui, était la haine ardente du Wild.
Croc-Blanc était un loup, le maraudeur héréditaire qui faisait sa
proie des troupeaux et qu'il convenait, depuis des générations, de
combattre.

Tandis que Croc-Blanc retenait son élan, la chienne bondit sur lui et
enfonça ses crocs dans son épaule. Il gronda involontairement, et ce
fut tout. Il se détourna et tenta seulement de l'éviter. Mais la
chienne s'acharnait et, le poursuivant, de-ci de-là, ne lui laissait
aucun répit.

--Ici, Collie! appela l'homme étranger qui était dans la voiture.

Weedon Scott se mit à rire.

--Père, ne vous inquiétez pas. Il fait son éducation. Mieux vaut
qu'il commence dès à présent.

La voiture continuait à rouler et toujours Collie bloquait la route à
Croc-Blanc, refusant, malgré ses ruses et ses détours, de le laisser
passer. Le maître aimé allait disparaître. Alors, désespéré,
Croc-Blanc, se souvenant d'un de ses vieux modes de combat, donna à
son adversaire une violente poussée de l'épaule. En une seconde; la
chienne fut culbutée et, tandis qu'elle poussait des cris perçants,
Croc-Blanc détalait pour rejoindre la voiture qu'il trouva arrêtée
au seuil de la maison.

Là, il subit une nouvelle attaque. Un chien de chasse bondit sur lui de
côté, sans qu'il le vît, et si impétueusement qu'il ne put
résister au choc et roula par terre, sens dessus dessous. Aussitôt
relevé, il bondit à son tour, en proie à une rage folle, et c'en
était fait du chien si Collie, remise sur ses pattes, ne fût revenue,
de plus en plus furieuse contre le brigand du Wild. Elle fonça, à
angle droit, sur Croc-Blanc qui, pour la seconde fois, fut renversé sur
le sol.

À ce moment Weedon Scott intervint. Il se saisit de Croc-Blanc, tandis
que son père appelait les chiens.

--Voilà, dit Scott, une chaude réception pour un pauvre loup de
l'Arctique. Il est connu pour n'avoir été jeté bas qu'une seule
fois dans sa vie, et il vient de l'être ici, deux fois, en trente
secondes.

D'autres dieux étrangers étaient sortis de la maison. Un certain
nombre d'entre eux restèrent à distance respectueuse. Mais deux
femmes recommencèrent l'acte hostile de se suspendre au cou du
maître. Croc-Blanc cependant toléra cet acte, aucun mal ne semblant,
décidément, en provenir et les bruits que les femmes-dieux faisaient
avec leur bouche ne paraissant pas menaçants. Tous les dieux présents
se mirent ensuite en frais de gentillesses envers lui. Mais il les
avertit, avec un grondement, de se montrer prudents, et le maître fit
de même avec sa bouche, tout en le tapotant amicalement sur la tête.

Les dieux montèrent ensuite l'escalier du perron, afin d'entrer
dans la maison. Une des femmes-dieux avait passé ses bras autour du cou
de Collie et la calmait avec des caresses. Mais Collie demeurait
grinçante et surexcitée, comme outragée par la présence tolérée de
ce loup, et persuadée intérieurement que les dieux étaient dans leur
tort. Dick, le chien, avait été se coucher en haut de l'escalier et,
lorsque passa Croc-Blanc, collé aux talons de son maître, il gronda
vers lui.

--Vous, venez, loup! dit Scott. C'est vous qui allez entrer.

Croc-Blanc entra, les pattes raides, la queue droite et fière, sans
perdre Dick des yeux, afin de se garer d'une attaque de flanc, prêt
aussi à faire face à tout danger qui pourrait fondre de l'intérieur
de la maison. Rien de redoutable ne se produisit. Puis il examina tout,
autour de lui, et cela fait, se coucha, avec un grognement de
satisfaction, aux pieds de son maître. Mais il demeura l'oreille aux
aguets. Qui sait quels périls l'épiaient peut-être, sous ce grand
toit de la maison, qui pesait sur sa tête comme le plafond d'une
trappe?



XXIII

LE DOMAINE DU DIEU


Non seulement Croc-Blanc était capable, par sa nature, de s'adapter
aux gens et aux choses, mais il raisonnait et comprenait la nécessité
de cette adaptation. Ici, à _Sierra-Vista_ (c'était le nom du domaine
du juge Scott, père de Weedon Scott), il se sentit rapidement chez lui.

Dick, après quelques bouderies et formalités, s'était résigné à
accepter la présence du loup, imposée par ses maîtres. Même il
n'aurait pas mieux demandé que de devenir son ami. Mais Croc-Blanc ne
se souciait pas d'aucune amitié de ses semblables. Il avait toujours
vécu hors de son espèce et désirait y demeurer. Les avances de Dick
n'eurent point de succès, et il les repoussa. Le bon chien renonça
à son idée et ne prit pas garde à Croc-Blanc, désormais, plus que
celui-ci ne prenait garde à lui.

Il n'en fut pas de même avec Collie. Si elle tolérait Croc-Blanc,
qui était sous la protection des dieux, elle ne pouvait se résigner à
le laisser en paix. Trop de loups avaient ravagé les troupeaux et
combattu contre ses ancêtres pour qu'elle le pût ainsi oublier.
Prenant avantage de son sexe, elle ne perdait aucune occasion de le
maltraiter, de ses dents pointues. Croc-Blanc tendait patiemment la
fourrure protectrice de son épaule, puis reprenait sa marche, calme et
digne. Si elle mordait trop fort, il courait en cercle, en détournant
la tête, irrité, mais impassible. Il finit par prendre l'habitude,
quand il la voyait venir, de se lever et de s'en aller, en lui cédant
aussitôt la place.

Croc-Blanc, dans sa vie nouvelle, avait beaucoup à apprendre. Tout
était, ici, beaucoup plus compliqué que sur la Terre du Nord. De même
que Castor-Gris, le maître avait une famille, qui partageait sa
nourriture, son feu, ses couvertures, et qui devait être respectée
comme lui-même. Et elle était bien plus nombreuse que celle de
l'Indien. Il y avait d'abord, avec sa femme, le juge Scott, père de
Weedon. Puis les deux sœurs de celui-ci, Beth et Mary; puis sa femme
Alice, et encore ses enfants, Weedon et Maud, un garçon de quatre ans
et une fille de six. Croc-Blanc, sans pouvoir comprendre quels liens de
parenté unissaient au dieu d'amour tout ce monde, consentit à se
laisser caresser par chacun. Il apprit aussi à jouer avec les enfants
qu'il voyait être particulièrement chers au maître, et oublia en
leur faveur toutes les méchancetés et toutes les tyrannies qu'il
avait subies de la part des enfants indiens. Il supportait, avec
conscience, toutes leurs folies et, s'ils l'ennuyaient trop, il
s'écartait d'eux avec dignité. Il finit même par les aimer. Mais
personne ne put jamais tirer de lui le moindre ronronnement. Le ronron
était pour le maître seul.

Quant aux domestiques, un traitement différent devait leur être
appliqué. Croc-Blanc les tolérait, comme étant une propriété de son
maître; ils cuisinaient et lavaient les plats, et accomplissaient
diverses autres besognes, juste comme Matt faisait là-bas, au Klondike.
Il n'avait pas à se laisser caresser par eux et ne leur devait aucune
affection.

Le domaine du dieu, qui s'étendait hors de la maison, était vaste,
mais non sans limites. Au-delà des dernières palissades qui
l'entouraient, étaient les domaines particuliers d'autres dieux.
Sur la Terre du Nord, le seul animal domestique était le chien.
Beaucoup d'autres animaux vivaient dans le Wild, et ces animaux
appartenaient de droit aux chiens, lorsque ceux-ci pouvaient les
maîtriser. Durant toute sa vie, Croc-Blanc avait dévoré les choses
vivantes qu'il rencontrait. Il n'entrait pas dans sa tête que, sur
la Terre du Sud, il dût en être autrement. Vagabondant autour de la
maison, au lever du soleil, il tomba sur un poulet qui s'était
échappé de la basse-cour. Il fut sur lui dans un instant. Le poulet
poussa un piaulement effaré et fut dévoré. Nourri de bon grain, il
était gras et tendre, et Croc-Blanc, se pourléchant les lèvres,
décida qu'un tel plat était tout à fait délectable.

Plus avant dans la journée, il eut la chance de rencontrer un autre
poulet, qui se promenait près de l'écurie. Un des grooms[40] courut
au secours de la volaille. Ignorant du danger qu'il courait, il prit
pour toute arme un léger fouet de voiture. Au premier coup, Croc-Blanc,
qu'un gourdin aurait peut-être fait reculer, laissa le poulet pour
l'homme. Tandis que le fouet le cinglait à nouveau, il sauta
silencieusement à la gorge du groom, qui tomba à la renverse en criant:
«Mon Dieu!», puis lâcha son fouet pour se couvrir la gorge avec
ses bras. Les avant-bras saignants et lacérés jusqu'à l'os, il se
releva et tenta de gagner l'écurie. L'opération eût été
malaisée si Collie n'eût fait, à ce moment, son entrée en scène.
Elle s'élança, furibonde, sur Croc-Blanc. C'était bien elle qui
avait raison; les faits le prouvaient et justifiaient ses préventions,
en dépit de l'erreur des dieux, qui ne savaient pas. Le brigand du
Wild continuait ses anciens méfaits.

Le groom s'était mis à l'abri et Croc-Blanc reculait devant les
dents menaçantes de Collie. Il lui présenta son épaule, puis tenta de
la lasser, en courant en cercle. Mais Collie ne voulait pas renoncer à
châtier le coupable. En sorte que Croc-Blanc, jetant aux vents sa
dignité, se décida à décamper à travers champs.

--Voilà qui lui apprendra, dit Scott, à laisser tranquilles les
poulets. Mais, je lui donnerai moi-même une leçon, la prochaine fois
que je l'y prendrai.

Deux nuits plus tard, l'occasion voulue se présenta, et plus
magnifique que Scott ne l'avait prévue. Croc-Blanc avait observé de
près la basse-cour et les habitudes des poulets. Lorsque la nuit fut
venue et quand tous les poulets furent juchés sur leurs perchoirs, il
grimpa sur une pile de bois, qui était voisine, d'où il gagna le
toit du poulailler. Il se laissa, de là, glisser sur le sol et
pénétra dans la place. Ce fut un carnage bien conditionné. Lorsque,
le matin, Scott sortit, cinquante poules blanches de Leghorn, dont les
cadavres étaient restés à dévorer, accueillirent son regard,
soigneusement alignées par le groom, sur le perron de la maison.

Le maître siffla, surpris et plein d'admiration pour ce
chef-d'œuvre, et Croc-Blanc accourut, qui le regardait dans les yeux,
sans honte aucune. Loin d'avoir conscience de son crime, il marchait
avec orgueil, comme s'il avait accompli une action méritoire et digne
d'éloges. Scott se pinça les lèvres, navré de sévir, et parla
durement. Il n'y avait que colère dans sa voix. Puis, s'étant
emparé de Croc-Blanc, il lui tint le nez sur les poulets assassinés
et, en même temps, le gifla lourdement.

Lorsque Croc-Blanc était, autrefois, giflé par Castor-Gris ou par
Beauty-Smith, il en éprouvait une souffrance physique. Maintenant,
s'il arrivait qu'il le fût par le dieu d'amour, le coup, quoique
plus léger, entrait plus profondément en lui. La moindre tape lui
semblait plus dure à supporter que, jadis, la pire bastonnade. Car elle
signifiait que le maître était mécontent. Jamais plus il ne courut
après un poulet.

Bien plus, Scott l'ayant conduit, dans le poulailler même, au milieu
des poulets survivants, Croc-Blanc, en voyant sous son nez la vivante
nourriture, fut sur le point, tout d'abord, de céder à son instinct.
Le maître refréna de la voix cette impulsion et, dès lors, Croc-Blanc
respecta le domaine des poulets; il ignora leur existence. Et comme le
juge Scott semblait douter que cette conversion fût définitive,
Croc-Blanc fut enfermé, tout un après-midi, dans le poulailler. Il ne
se passa rien. Croc-Blanc se coucha et finit par s'endormir.
S'étant réveillé, il alla boire, dans l'auge, un peu d'eau.
Puis, ennuyé de se voir captif, il prit son élan, bondit sur le toit
du poulailler et sauta dehors. Calmement, il vint se présenter à la
famille, qui l'observait du perron de la maison, et le juge Scott, le
regardant en face, prononça seize fois, avec solennité:

--Croc-Blanc, vous valez mieux que je ne pensais.

Croc-Blanc apprit pareillement qu'il ne devait pas toucher aux poulets
appartenant aux autres dieux. Il y avait aussi des chats, des lapins et
des dindons; tous ceux-ci devaient être laissés en paix et, en
général, toutes les choses vivantes. Même dans la solitude des
prairies, une caille pouvait, sans dommage, lui voltiger devant le nez.
Frémissant et tendu de désir, il maîtrisait son instinct et demeurait
immobile, parce que telle était la loi des dieux. Un jour, cependant,
il vit Dick qui avait fait lever un lapin de garenne et qui le
poursuivait. Le maître était présent et ne s'interposait pas; il
encourageait même Croc-Blanc à se joindre à Dick. Une nouvelle loi en
résultait: les lapins de garenne n'étaient pas «tabou», comme
les animaux domestiques; ni les écureuils, ni les cailles, ni les
perdrix. C'étaient des créatures du Wild, sur lesquelles les dieux
n'étendaient pas leur protection, comme ils faisaient sur les bêtes
apprivoisées. Il était permis aux chiens d'en faire leur proie.

Toutes ces lois étaient infiniment complexes, leur observance exacte
était souvent difficile et l'inextricable écheveau de la
civilisation, qui refrénait constamment ses impulsions naturelles,
bouleversait Croc-Blanc.

Trottant derrière la voiture, il suivait son maître à San José, qui
était la ville la plus proche. Là se trouvaient des boutiques de
boucher, où la viande pendait sans défense. À cette viande il était
interdit de toucher. Beaucoup de gens s'arrêtaient en le voyant,
l'examinaient avec curiosité et, ce qui était le pire, le
caressaient. Tous ces périlleux contacts de mains inconnues, il devait
les subir. Après quoi les gens s'en allaient, comme satisfaits de
leur propre audace.

Parfois, certains petits garçons, sur les routes avoisinant Sierra
Vista, se faisaient un jeu, quand il passait, de lui lancer des pierres.
Il savait qu'il ne lui était pas permis de les poursuivre; mais
l'idée de justice qui était en lui souffrait de cette contrainte. Un
jour, le maître sauta hors de la voiture, son fouet en main, et
administra une correction aux petits garçons, qui désormais
n'assaillirent plus Croc-Blanc avec leurs cailloux. Croc-Blanc en fut
fort satisfait.

Trois chiens qui, sur la route de San José, rôdaient toujours à ses
carrefours, autour des bars, avaient pris l'habitude de bondir sur lui
dès qu'ils l'apercevaient. Il supportait cet assaut, en se
contentant de gronder pour les tenir à distance et les empêcher de
mordre. Même si un coup de dent l'atteignait, il refusait de se
battre. Un jour, les maîtres des chiens poussèrent ouvertement sur lui
ces méchants animaux. Le maître arrêta sa voiture.

--Allez! Allez sur eux! dit-il.

Croc-Blanc hésitait. Il regarda le maître, regarda les chiens, et il
demanda des yeux s'il comprenait bien. Le maître fit un signe
affirmatif, avec sa tête.

--Allez sur eux, vieux! répéta-t-il. Allez sur eux, vieux
compagnon, et mangez-les!

Croc-Blanc se rua sur ses ennemis, qui firent face. Il y eut un grand
brouhaha, des cris, des grondements, des claquements de dents, une
bousculade de corps. Un nuage de poussière s'éleva de la route et
cacha la bataille. Au bout de quelques minutes, deux gisaient, abattus,
et le troisième était en fuite. Il traversa une mare, franchit une
haie et gagna les champs. Croc-Blanc le suivit, de son allure de loup,
muette et rapide, le rejoignit et l'égorgea.

Après cette triple exécution, il n'y eut plus de querelles avec
aucuns chiens. Le bruit s'en répandit dans toute la région et les
hommes défendirent à leurs chiens de molester Croc-Blanc.


[Note 40: «Valet d'écurie». (_Note des Traducteurs._)]



XXIV

L'APPEL DE L'ESPÈCE


Les mois passèrent. La nourriture, à Sierra Vista, était abondante,
et le travail était nul. Croc-Blanc, gras et prospère, vivait heureux.
Non seulement il se trouvait matériellement sur la Terre du Sud, mais
l'existence s'épanouissait pour lui comme un été. Aucun entourage
hostile ne l'enveloppait plus. Le danger, le mal et la mort ne
rôdaient plus dans l'ombre; la menace de l'Inconnu et sa terreur
s'étaient évanouies. Seule, Collie n'avait pas pardonné le
meurtre des poulets et décevait toutes les tentatives de Scott pour la
réconcilier avec Croc-Blanc. Elle était une peste pour le coupable,
s'attachait à ses pas comme un policeman. S'il s'arrêtait un
instant, pour se divertir à regarder un pigeon ou une poule, elle
fonçait sur lui aussitôt. Le meilleur moyen de la calmer qu'eût
trouvé Croc-Blanc était de s'accroupir par terre, sa tête entre les
pattes, et semblant dormir. Elle en était toute décontenancée et se
taisait net.

Inconsciemment, Croc-Blanc oubliait la neige. Parfois seulement, durant
les grosses chaleurs de l'été, lorsqu'il souffrait du soleil, il
se remémorait, en un vague désir, la froidure de la Terre du Nord.

Le maître montait souvent à cheval et l'accompagner était pour
Croc-Blanc un des principaux devoirs de sa vie. Sur la Terre du Nord, il
avait prouvé sa fidélité à Castor-Gris en portant les harnais du
traîneau; ici, il n'y avait plus de traîneau à tirer, ni de
fardeau à recevoir sur le dos. Suivre le cheval du maître était une
façon de payer son tribut. La plus longue course ne le fatiguait pas
et, après avoir couru durant cinquante milles, de son allure de loup,
régulière et inlassable, il sautait encore joyeusement.

Au cours d'une de ces promenades, il arriva que le maître tentait
d'apprendre à un pur sang, plein d'intelligence, comment ouvrir et
fermer une barrière sans que le cavalier eût besoin de descendre à
terre. À plusieurs reprises, Scott avait amené le cheval devant la
barrière et s'était efforcé de lui faire accomplir le mouvement
nécessaire. L'animal s'effrayait, reculait, se cabrait, de plus en
plus énervé. Éperonné vigoureusement, il s'abattit sur ses genoux
et, des pieds de derrière, se mit à ruer. Croc-Blanc, qui observait ce
spectacle avec une anxiété croissante, n'y pouvant plus tenir,
bondit à la tête du cheval et se mit soudain à aboyer. Cet aboi
était le premier qu'il eût proféré de sa vie.

L'intervention fut désastreuse. Le cheval se releva, s'élança au
galop à travers champs; un lapin lui partit dans les jambes, lui
faisant faire un brusque écart. Il tomba sur Scott, en lui cassant une
jambe. Croc-Blanc sautait déjà à la gorge de la malheureuse bête,
lorsque le maître l'arrêta de la voix.

Scott, étendu sur le sol, chercha dans ses poches un crayon et du
papier, mais n'en trouva pas. Il se résolut à envoyer Croc-Blanc au
logis, sans autre explication.

--À la maison! dit-il. Allez à la maison!

Mais Croc-Blanc ne semblait pas vouloir le quitter. Il renouvela son
ordre, plus impérativement. Croc-Blanc, qui savait ce que signifiait
«À la maison!», le regarda, en semblant réfléchir, s'éloigna,
puis revint et poussa un gémissement plaintif. Scott lui parla
gentiment, mais avec fermeté. Croc-Blanc coucha ses oreilles, écouta
et parut s'efforcer de comprendre.

--Vous m'écoutez bien, vieux compagnon! disait le maître. Allez,
allez tout droit à la maison! _All right!_ Vous leur direz ce qui
m'arrive. Allez, loup, allez, vous! Droit à la maison!

Croc-Blanc, sans saisir le sens exact de toutes ces paroles, comprit que
la volonté du maître était qu'il se rendît à la maison. Il fit
volte-face et trotta au loin, à contre-cœur, en se retournant de temps
à autre, pour regarder en arrière.

--Allez! criait Scott. Allez!

La famille était réunie sur le perron, à prendre le frais, lorsque
Croc-Blanc arriva, haletant et poussiéreux.

--Weedon est revenu, annonça la mère de Scott, en voyant l'animal.

Les enfants coururent vers Croc-Blanc et commencèrent à vouloir jouer
avec lui. Il les évita et, comme ils l'avaient acculé dans un coin,
entre un rocking-chair et un banc, il gronda sauvagement, en essayant de
se dégager. La femme de Scott eut un frémissement.

--Je tremble toujours, dit-elle, qu'il ne se jette sur eux, quelque
jour, sans crier gare.

--Un loup est un loup! prononça sentencieusement le juge Scott. Il
est prudent de ne pas s'y fier. Sans doute y a-t-il en lui quelques
gouttes de sang de chien...

Il n'avait pas achevé sa phrase qu'il aperçut devant lui
Croc-Blanc, qui grondait, avec une mine singulière.

--Allez-vous-en, Sir! Allez coucher! ordonna le juge.

Croc-Blanc se retourna vers la femme du maître et saisit avec ses dents
le bas de sa robe, tirant sur la fragile étoffe jusqu'à ce qu'il
l'eût déchirée. Alice poussa un cri de frayeur.

--J'espère qu'il n'est pas devenu enragé, dit la mère de
Scott. J'ai toujours répété à mon fils que notre chaud climat ne
valait rien pour un animal venu de l'Arctique.

Croc-Blanc maintenant s'était tu et ne grondait plus. Il demeurait
immobile, la tête levée, et regardant en face la famille qui le
fixait. Des spasmes muets lui secouaient la gorge, et tout son corps se
convulsait, comme s'il eût tenté d'exprimer l'inexprimable.

--On croirait, dit Beth, qu'il essaie de parler!

À ce moment, la parole vint à Croc-Blanc, sous la forme d'un
aboiement éclatant. Ce fut le second et le dernier de sa vie. Mais il
s'était fait comprendre.

--Quelque accident est arrivé à Scott! dit Alice, avec décision.

Et tout le monde accompagna Croc-Blanc, qui déjà descendait les
marches du perron en regardant si on le suivait.

Après cet événement, l'hôte de Sierra-Vista trouva au foyer une
place meilleure. Même le groom, dont Croc-Blanc avait lacéré les
bras, admettait que c'était là le plus sage des chiens, ne fût-il
qu'un loup. Le juge Scott abondait dans ce sens et soutenait son
opinion, à grand renfort de preuves, qu'il puisait dans son
encyclopédie et dans divers livres d'histoire naturelle.

Le second hiver que Croc-Blanc allait passer sur la Terre du Sud
approchait et les jours commençaient à décroître. Et voilà qu'il
fit une étrange découverte. Les dents de Collie n'étaient plus si
dures. Elle ne mordait plus qu'en se jouant, gentiment et sans faire
mal. Il oublia toutes les misères qu'il lui avait dues et, quand elle
venait minauder autour de lui, il lui répondait avec gravité, aimable,
solennel et ridicule.

Elle l'entraîna, un jour, dans une longue course, à travers prés et
bois. Le maître, guéri, devait cette après-midi, monter à cheval.
Croc-Blanc ne l'ignorait pas. Le cheval attendait, tout sellé, à la
porte de la maison, Croc-Blanc hésita tout d'abord. Mais un sentiment
plus profond que la loi des dieux qu'il avait apprise, plus impérieux
que sa propre volonté, le dominait. Et, lorsqu'il vit Collie qui le
mordillait et folâtrait devant lui, la balance pencha vers elle. Il
tourna le dos et la suivit. Le maître se promena seul, ce jour-là,
cependant que, dans les bois, Croc-Blanc courait côte à côte avec
Collie, comme sa mère Kiche et le vieil Un-Œil avaient jadis couru de
compagnie, dans les forêts silencieuses de la Terre du Nord.



XXV

LE SOMMEIL DU LOUP


Ce fut à l'époque où les journaux étaient pleins de l'audacieuse
évasion de la prison de San-Quentin du célèbre convict Jim Hall. Cet
homme avait été créé mauvais et la société ne l'avait pas
amélioré. La société est dure, et Jim Hall était un frappant
exemple de sa dureté. Elle avait fait de lui une bête, bête humaine
sans doute, mais aussi féroce que les pires carnassiers.

Les châtiments n'avaient jamais pu le briser. C'était le seul
traitement qu'il avait jamais connu, depuis le temps où, bébé,
l'asile de San Francisco l'avait recueilli, tendre argile prête à
recevoir la forme qu'on lui donnerait. Il avait fait le mal et, trois
fois, on l'avait emprisonné. Plus férocement la société le
frappait, et plus indomptable il luttait contre elle. Camisole de force,
jeûne et coups de gourdin étaient son lot ordinaire.

Au cours de son troisième emprisonnement, il fut livré à un gardien
qui était une bête brute, presque aussi sauvage que lui. Le gardien
portait un trousseau de clefs et un revolver. Jim Hall n'avait que ses
mains nues et ses dents. C'était à peu près la seule différence
qu'il y eût entre eux. Le gardien, mieux armé, en profitait pour
persécuter l'homme à son gré. Il le maltraitait et mentait, sur
lui, à ses chefs. Jim Hall bondit un jour sur son bourreau et, le
prenant au gosier, avec ses dents, tenta de l'égorger, comme eût
fait un animal de la jungle.

Cet acte valut à Jim Hall d'être enfermé dans la cellule des
incorrigibles. Il y vécut désormais, sans la quitter jamais. Le
plafond, les murs, le plancher étaient de fer. Jamais il ne voyait le
ciel ni le soleil. Le jour n'était qu'un crépuscule, la nuit
qu'un noir silence. Il était enseveli vivant, dans une tombe de fer.
Pas une face humaine n'apparaissait plus à ses yeux; il
n'entendait plus une parole. Lorsqu'on lui jetait sa nourriture, il
grondait comme une bête en cage. Durant des jours et des nuits, il lui
arrivait de rugir sa haine à l'univers. Puis, durant des semaines et
des mois, il ne faisait plus entendre aucun son, et son âme silencieuse
se dévorait elle-même. C'était une sorte d'être monstrueux et
terrible, tel qu'en pourrait enfanter le cerveau d'un fou.

Il vécut ainsi durant trois ans. Une nuit enfin, il s'échappa. Le
gardien-chef, à cette nouvelle, haussa les épaules et déclara que
c'était impossible. Mais la cellule était vide et le corps d'un
gardien étranglé gisait en travers de la porte. Deux autres gardiens,
qu'il avait pareillement strangulés sans bruit, avec ses mains,
marquaient son passage dans les corridors de la prison et son évasion
par-dessus le mur d'enceinte.

Nanti des armes enlevées aux trois gardiens, il fuyait, arsenal vivant,
à travers monts et vaux, poursuivi par toute la force organisée de la
société. Sa tête avait été mise à prix et, dans l'espoir de
toucher la prime, des fermiers le traquaient avec des fusils de chasse.
Sa mort pourrait payer une gênante hypothèque ou servir à envoyer un
fils au collège. Des citadins avaient pris, eux aussi, leur fusil, pour
l'amour du bien public. Une meute de chiens féroces suivait sa trace,
au sang qui coulait de ses pieds ensanglantés. Et d'autres chiens,
chiens policiers qui courent au nom de la loi et sont payés par la
société, ne le lâchaient pas non plus, acharnés à sa piste, avec
l'aide du téléphone, du télégraphe et de trains spéciaux. Il
arrivait parfois que Jim Hall fût rejoint par ses poursuivants.
Héroïquement, de part et d'autre, on se faisait face, derrière un
fil de fer barbelé. Le lendemain, dans les villes, les gens se
délectaient à lire dans leur journal, après déjeuner, les détails
de la rencontre. Il y avait eu un mort et tant de blessés. Mais
d'autres hommes s'étaient levés, qui avaient repris la poursuite
ardente.

Puis, tout à coup, Jim Hall disparut; vainement les chiens quêtèrent
sur sa piste perdue. Jusque dans les vallées les plus lointaines,
d'inoffensifs bergers se voyaient mettre la main au collet, par des
hommes armés, et étaient contraints de prouver leur identité. Et,
simultanément, en une douzaine de flancs de montagnes, les restes du
convict étaient soi-disant découverts par des gens avides de toucher
la prime du sang.

Les journaux, cependant, étaient lus à Sierra-Vista, avec autant de
crainte que d'intérêt. Les femmes n'étaient pas rassurées et
vainement le juge Scott affectait de rire de leur terreur, par des
«bah!» répétés. C'était lui qui, dans les derniers jours de son
exercice, avait condamné Jim Hall. Du crime qui lui était imputé,
pour une fois, Jim Hall était innocent. La police avait, par un
procédé dont elle est coutumière, décidé de liquider son compte et
machiné sa perte, en produisant de faux témoignages. Le juge Scott,
ignorant de la vérité, avait prononcé son arrêt de bonne foi. Mais
Jim Hall l'avait cru complice et, lorsqu'il s'entendit condamner
à cinquante ans de mort vivante, il se dressa dans la salle
d'audience et se mit à hurler sa haine contre celui qui le frappait.
Tandis que les policiers le traînaient dehors, il rugit qu'il se
vengerait un jour.

Croc-Blanc ne pouvait rien connaître de tout cela. Mais du jour où
l'on apprit à Sierra Vista que Jim Hall s'était évadé, il y eut
entre le loup-chien et Alice, la femme du maître, un secret. Chaque
nuit, après que tout le monde s'en était allé coucher, Alice
sortait de sa chambre et faisait entrer Croc-Blanc dans le hall du
rez-de-chaussée. Le matin, elle descendait la première et le remettait
dehors. Car l'usage n'était point qu'il dormît dans la maison.

Or, une nuit, Croc-Blanc s'éveilla, dans le silence, et, sans bruit,
renifla. Le message que l'air lui apporta fut qu'un dieu étranger
était présent. Il tendit l'oreille et des bruits étouffés,
d'imperceptibles mouvements furent perçus par lui. Il ne gronda pas.
Ce n'était pas sa manière. Le dieu étranger apparut, glissant comme
une ombre. Plus silencieux encore, Croc-Blanc le suivit. Il avait
appris, dans le Wild, quand il chassait de la viande vivante, à ne
point se trahir.

Le dieu étranger s'arrêta au pied du grand escalier et écouta.
Croc-Blanc, immobile comme s'il était mort, surveillait et attendait.
En haut de l'escalier était la chambre du maître et, à côté
d'elle, étaient les chambres des autres dieux de la maison, qui
formaient le bien le plus cher du maître. Croc-Blanc commença à se
hérisser, mais attendit encore. Le pied du dieu étranger s'éleva.
Il commençait à monter.

C'est alors que Croc-Blanc frappa. Sans avertissement, selon sa
coutume, il lança son corps en avant, comme la pierre d'une fronde,
et s'abattit sur le dos du dieu étranger. De ses pattes de devant, il
s'accrocha sur ses épaules, tandis qu'il entrait ses crocs dans sa
nuque. Le dieu tomba à la renverse et ils s'écrasèrent tous deux
sur le plancher.

La maison s'était éveillée, en alarme. Chacun, se penchant sur
l'escalier, entendait au bas un bruit pareil à celui que ferait une
bataille de démons. Des coups de revolver se mêlaient à des
grondements. Une voix d'homme jeta un cri d'horreur et d'angoisse.
Puis il y eut un grand fracas de verres brisés et de meubles
renversés. Et, rapidement, tout se tut. Seuls, des halètements,
semblables à des bulles d'air qui crèvent en sifflant à la surface
de l'eau, montaient encore du gouffre obscur. Puis, plus rien.

Weedon Scott tourna un bouton électrique. L'escalier et le hall
s'emplirent de lumière. Accompagné du juge Scott, il descendit avec
précaution, revolver en main. Mais il n'y avait plus de danger. Parmi
le naufrage des meubles renversés et disloqués, étendu sur le côté,
cachant du bras son visage, un homme gisait. Weedon Scott se pencha sur
lui, déplia son bras et tourna sa face vers la lumière. Par la gorge
ouverte la vie s'était enfuie.

--Jim Hall! dit le juge Scott.

Le père et le fils se regardèrent et se comprirent.

Ils se retournèrent ensuite vers Croc-Blanc. Lui aussi était couché
sur le flanc, les yeux clos. Sa paupière se souleva légèrement. Il
regarda ceux qui étaient inclinés sur lui et sa queue eut un
mouvement, à peine visible, pour saluer son maître. Weedon Scott le
caressa et, de son gosier, sortit un ronron reconnaissant. Mais les
paupières se refermèrent bientôt et le corps retomba, comme un sac,
sur le plancher.

Un chirurgien fut, sur-le-champ, mandé par téléphone. L'aube
blanchissait les fenêtres lorsque l'homme de l'art arriva.

--Sincèrement, il a une chance sur mille d'en revenir,
prononça-t-il après une heure et demie d'examen. Une patte cassée;
trois côtes brisées, dont une au moins a perforé le poumon; sans
parler de tout son sang qu'il a perdu et de probables lésions
internes. Sans doute a-t-il été projeté en l'air. Je passe sur les
trois balles qui l'ont traversé de part en part. Une chance sur mille
est trop d'optimisme. Il n'en a pas une sur dix mille.

--De cette unique chance rien ne doit être négligé, répliqua le
juge Scott. Faites fonctionner, s'il le faut, les rayons X. Tentez
n'importe quoi et ne regardez pas à la dépense. Weedon,
télégraphiez à San Francisco et mandez le docteur Nichols. Ce n'est
pas pour vous offenser, chirurgien... Mais, vous comprenez, tout doit
être fait pour lui.

Le chirurgien sourit avec indulgence.

--Je comprends, dit-il. Vous devez le soigner comme un être humain,
un enfant malade. Je reviendrai à dix heures. Observez sa température.

Croc-Blanc fut donc admirablement soigné. Quelqu'un ayant proposé
d'engager une infirmière professionnelle, les filles de Scott
repoussèrent avec indignation cette idée. Si bien que Croc-Blanc gagna
la chance sur dix mille, à peine accordée par le chirurgien. Mais
celui-ci n'avait jamais soigné que des êtres civilisés, descendant
de civilisés, et toute autre était la vitalité de Croc-Blanc, qui
venait directement du Wild. Son erreur de jugement ne fut donc pas
blâmée.

Ligoté comme un captif, privé de tout mouvement par le plâtre et les
pansements, le patient languit cependant, durant des semaines. Il
dormait, pendant de longues heures, et toutes sortes de rêves
l'agitaient. Les fantômes du passé se levaient devant lui et
l'entouraient. Il se revoyait, vivant dans la tanière, avec Kiche, ou
rampant, en tremblant, aux pieds de Castor-Gris, pour lui rendre
hommage, ou courant, d'une course effrénée, devant Lip-Lip et
l'attelage hurlant du traîneau, harcelé par le fouet cinglant de
Mit-Sah. Il revivait sa morne existence près de Beauty-Smith et ses
anciens combats. On l'entendait gémir et gronder, dans son sommeil,
comme s'il luttait encore. Mais le pire de ses cauchemars était de
rêver que, couché sous un buisson, il épiait un écureuil, attendant
que le petit quadrupède s'aventurât sur le sol. Alors, comme il
s'élançait, l'écureuil se transformait soudain en un car
électrique qui, menaçant et terrible, énorme comme une montagne,
s'avançait sur lui pour l'écraser, hurlant, cliquetant et crachant
des étincelles. Ou bien c'était le faucon, planant au ciel, qu'il
défiait, et qui se précipitait du haut de l'azur sous la forme
encore du car fatal. Retombé dans les mains de Beauty-Smith, les
spectateurs, autour de lui, faisaient cercle dans la neige. À
l'arrêt, au milieu de la piste, il attendait que la porte de la
clôture s'ouvrît et donnât passage à son adversaire. Mais
c'était, une fois de plus, le car qui se montrait et qui fonçait
droit sur lui.

Quand le dernier pansement eut été enlevé par le chirurgien, en
présence de tous les hôtes réunis de Sierra Vista, Croc-Blanc essaya
de se lever et de marcher vers Scott, qui l'appelait. Mais il vacilla
et tomba de faiblesse, tout honteux de manquer au service qu'il devait
au maître.

--Voici le loup béni! s'écrièrent les femmes.

Le juge Scott les regarda d'un air de triomphe:

--J'avais bien dit que c'était un loup! L'acte accompli par
lui n'est pas d'un simple chien. C'est bien un loup.

--Un loup béni..., appuya la femme du juge.

--C'est fort bien dit, et il n'aura plus ici d'autre nom.

Le chirurgien déclara:

--Il faut maintenant lui réapprendre à marcher. La leçon peut
débuter dès aujourd'hui. Conduisez-le dehors.

Croc-Blanc fut remis sur ses pattes, dont les muscles, peu à peu,
commencèrent à jouer, et c'était à qui le soutiendrait. Tremblant
et se balançant, escorté comme un roi, il parvint à gagner la
pelouse. Après qu'il s'y fut reposé, le cortège poursuivit sa
route et le conduisit jusqu'à l'écurie.

Là, sur le seuil, était étendue Collie, entourée d'une
demi-douzaine de petits chiens qui s'ébattaient au soleil. Croc-Blanc
les contempla, avec des yeux étonnés. Collie gronda vers lui et il se
tint à distance.

Tandis qu'une des femmes maintenait Collie dans ses bras, le maître,
avec son pied, aida l'un des petits chiens à venir vers Croc-Blanc.
Il se hérissa soupçonneusement; mais le maître lui assura que tout
allait bien, quoique Collie, par ses grondements, protestât du
contraire. Le petit chien se mit à gambader autour de lui. Il coucha
ses oreilles et l'observa avec curiosité. Puis leurs nez se
touchèrent et il sentit la chaude petite langue sur son museau. Il tira
la sienne et, sans savoir exactement pourquoi, il lécha la figure du
petit.

Les dieux, à ce spectacle, s'étaient mis à applaudir et poussaient
des cris de plaisir. Croc-Blanc en fut tout décontenancé. Ensuite, sa
faiblesse l'ayant repris, il se coucha, et les autres petits chiens
vinrent à leur tour, au grand mécontentement de Collie, l'entourer
en folâtrant.

Par un reste de son ancienne sauvagerie solitaire, son premier mouvement
fut de repousser les importuns. Puis, parmi les applaudissements des
dieux, il se décida, d'un air grave, à leur permettre de grimper et
de jouer sur son dos et sur ses flancs. Et, tandis que les petits chiens
continuaient leurs bouffons ébats et leurs luttes joyeuses, patiemment,
les yeux mi-clos, il s'endormit au soleil.



FIN



*** End of this LibraryBlog Digital Book "Croc-Blanc" ***

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