Home
  By Author [ A  B  C  D  E  F  G  H  I  J  K  L  M  N  O  P  Q  R  S  T  U  V  W  X  Y  Z |  Other Symbols ]
  By Title [ A  B  C  D  E  F  G  H  I  J  K  L  M  N  O  P  Q  R  S  T  U  V  W  X  Y  Z |  Other Symbols ]
  By Language
all Classics books content using ISYS

Download this book: [ ASCII ]

Look for this book on Amazon


We have new books nearly every day.
If you would like a news letter once a week or once a month
fill out this form and we will give you a summary of the books for that week or month by email.

Title: Isabeau de Bavière reine de France - La jeunesse, 1370-1405
Author: Thibault, Marcel
Language: French
As this book started as an ASCII text book there are no pictures available.


*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Isabeau de Bavière reine de France - La jeunesse, 1370-1405" ***

This book is indexed by ISYS Web Indexing system to allow the reader find any word or number within the document.

FRANCE ***

ISABEAU DE BAVIÈRE

REINE DE FRANCE

[Illustration: ISABEAU DE BAVIÈRE

(D'après une miniature du temps).]



  MARCEL THIBAULT

  ISABEAU DE BAVIÈRE

  REINE DE FRANCE

  LA JEUNESSE

  1370-1405


  PARIS

  LIBRAIRIE ACADÉMIQUE DIDIER
  PERRIN ET Cie LIBRAIRES-ÉDITEURS
  35, QUAI DES GRANDS-AUGUSTINS, 35

  1903

  Tous droits réservés.



A MON ONCLE BIEN-AIMÉ

M. ERNEST MULLER


  LE PREMIER ET LE PLUS CHER DE MES MAÎTRES,
  JE DÉDIE CE LIVRE
  COMME UN FAIBLE TÉMOIGNAGE
  DE MA RECONNAISSANCE ET DE MA FILIALE
  TENDRESSE



AVANT-PROPOS


L'histoire vraie et complète d'Isabeau de Bavière n'a jamais été
écrite. En dehors des courtes études que lui ont consacrées Vallet
de Viriville et Le Roux de Lincy, l'on n'a, pour se renseigner sur
cette reine de France, que les récits fantaisistes de conteurs ou de
romanciers qui ne citent point leurs sources, et pour cause. Dans
Michelet, dans Henri Martin, Isabeau, il est vrai, apparaît de temps en
temps au cours des longues années du règne de Charles VI, mais presque
toujours, elle ne fait que traverser la scène comme un personnage
épisodique, de sorte que la vie de cette femme reste inconnue alors
que son nom est légendaire. Tout le monde sait, en gros, qu'à partir
de sa trente-cinquième année, la «Reine Isabeau» devint un monstre de
perversité: elle joua un rôle néfaste dans les luttes des Armagnacs
et des Bourguignons, elle pressa la conclusion du traité de Troyes
qui livrait la couronne de France au roi d'Angleterre Henri V; elle
déshérita et renia son fils Charles VII;--le dérèglement de ses mœurs
aussi est fameux: celles-ci, paraît-il, étaient à la fois galantes et
cruelles; mais la physionomie et le caractère de la princesse bavaroise
qui, en épousant Charles VI, fit un beau rêve si vite évanoui, ont été
à peine esquissés.

Il nous a semblé qu'il pouvait être utile et intéressant de combler
cette lacune et nous nous sommes proposé de dégager la figure d'Isabeau
des documents authentiques. Pour accomplir cette tâche, avec quelque
chance de succès, nous nous sommes inspiré de la méthode critique
enseignée à l'Ecole des Chartes; nous avons, en quelque sorte, fait
table rase de nos connaissances superficielles sur la question, et,
tout en nous appuyant sur les travaux des historiens qui ont traité des
XIVe et XVe siècles, nous avons puisé aux sources originales, étudiant
à fond les chroniques françaises et étrangères, les vérifiant l'une
par l'autre, les contrôlant, pour ainsi dire, par un examen comparé;
nous avons compulsé une grande quantité de documents d'archives presque
tous inédits; les écrits littéraires composés à cette époque (œuvres
poétiques et satiriques) nous ont été aussi de quelque utilité.

Lorsque nous entreprîmes cet essai, nous n'ignorions, évidemment,
aucune des controverses dont le personnage d'Isabeau a été le
sujet; mais nous nous sommes tout de suite fait une règle absolue
de l'impartialité la plus entière. On trouvera sans doute que, dans
notre récit, la part de l'imagination est trop restreinte; on nous
reprochera, peut-être, de n'avoir reconstitué qu'incomplètement le
cadre où vivait Isabeau: nous répondrons qu'à maintes reprises les
documents nous ont fait défaut tout à coup, et nous ne cacherons pas
que ces fréquentes solutions de continuité ont rendu souvent très
difficile notre travail de biographe; mais, fidèle à notre principe
de ne recourir qu'à des textes du temps, nous ne nous sommes jamais
permis d'y suppléer par des inventions quand ils manquaient: tous nos
efforts ont tendu à ne rapporter et à ne décrire que la réalité. Si
donc nous apprenons que le lecteur, en parcourant ce volume, a parfois
éprouvé l'impression du vrai historique, nous nous considérerons comme
largement récompensé de notre peine et nous continuerons, non seulement
avec plus de courage, mais aussi avec quelque confiance, la mise en
œuvre des matériaux que nous avons réunis pour une étude «sur le rôle
politique et la vie privée d'Isabeau de Bavière régente, puis reine
douairière».

 Paris, le 24 décembre 1902.



PREMIÈRE PARTIE

LES ORIGINES



CHAPITRE PREMIER

LES VITTELSBACH--LES VISCONTI


Au milieu du XIVe siècle, le duché de Bavière[1] occupait un des
premiers rangs de la hiérarchie du Saint Empire romain germanique[2],
et, dans une chronique du temps, il était proclamé «la plus puissante
et la plus florissante des provinces de la haute Allemagne[3]».

[Footnote 1: Le duché de Bavière s'étendait des Alpes tyroliennes au
Danube, des bords du Lech, à ceux de l'Inn.]

[Footnote 2: Cf. 1º Vit, prieur de l'abbaye bénédictine d'Ebersberg,
(Haute-Bavière) _Chronica Bavorum ab origine gentis ad annum MDIIII_,
dans Oefele, _Rerum Boicarum scriptores_, (Augsbourg, 1763, 2 vol.
in-fº) t. II, p. 707.--2º Ange Rumpler, abbé bénédictin de Formbach,
(diocèse de Passau, Basse-Bavière) _Gestorum in Bavaria libri VI_,
dans Oefele.., t. I, p. 99.--Cf. aussi Johannes Turmair (dit Aventin),
_Annalium Boiorum libri VII_, (Leipsig, 1710, in-fº).--Le Blanc,
_Histoire de Bavière, jusqu'au règne de Maximilien_, (Paris, 1680, 4
vol. in-12) t. I.--S. Riezler, _Geschichte Baierns_, (Gotha, 1878, t.
I... III in-8º) t. I.]

[Footnote 3: Vit, _Chronica Bavorum_.., chap. 1, dans Oefele, t. II, p.
707.]

Ni son sol, ni le génie de son peuple n'eussent suffi à lui mériter
cet honneur et cette réputation; il les devait surtout à la dynastie
des Wittelsbach qui avait fait sa grandeur en même temps que son
unité[4].

[Footnote 4: Dans l'empire d'Allemagne, tel qu'il est actuellement
constitué, le royaume de Bavière, le premier des États Secondaires,
garde son originalité. «La nation bavaroise est dans l'Allemagne
unie celle qui a conservé le plus son patriotisme distinct. Les
mœurs, les coutumes, les traditions politiques et religieuses l'ont
maintenue longtemps dans un certain isolement par rapport au reste de
l'Allemagne, et c'est toujours là que se trouve le principal foyer de
résistance au nouvel ordre de choses». E. Reclus, _Nouvelle Géographie
Universelle_, t. III, l'Europe Centrale, p. 638.]

Le pays, en effet, plateau pierreux et aride sous sa mince couche
d'humus, quelquefois pittoresque en ses aspects sauvages, le plus
souvent coupé de marais et de tourbières, n'offrait qu'aux bords
du Danube une plaine fertile en céréales. Quant au peuple, depuis
l'homme des hautes terres aux cheveux blonds, aux yeux bleus, timide
et lourd, jusqu'à l'habitant des vallées et de la plaine, noir et
trapu, à l'esprit un peu lent aussi, mais capable d'application[5], il
possédait certaines qualités de fond dont l'ensemble lui composait une
physionomie simplement intéressante[6]: du courage dans les combats,
une grande patience au travail, une piété profonde[7].

[Footnote 5: Ces différences de type et de mœurs sensibles encore
maintenant, s'affirmèrent plusieurs fois au moyen âge dans la
géographie politique par la division de la Bavière en deux provinces:
Ober Baiern (Haute-Bavière) et Nieder Baiern (Basse-Bavière).]

[Footnote 6: Comme tous les peuples de la Germanie, les Bavarois
étaient très fiers de l'ancienneté de leur race.]

[Footnote 7: Le Bavarois était épris des choses saintes «Geistlich»,
dévot aux statues et aux reliques, il se plaisait aux belles cérémonies
du culte et aux mystères; les routes qui conduisaient aux sanctuaires
vénérés étaient plus souvent sillonnées par les pèlerins bavarois que
par les autres Germains. Toutefois cette religion un peu idolâtre
n'était pas le trait caractéristique de toute la population; accentué
chez les habitants de la Haute-Bavière, il apparaissait aussi, mais
atténué, chez ceux du centre qui se signalaient plutôt par leur
habileté au travail et même, le goût de ces bons ouvriers s'affinant,
le sentiment des choses de l'art leur vint, de sorte qu'au XVe siècle,
la Bavière fut un des centres de la Renaissance allemande.]

Dans cette contrée qui, originellement, ne paraissait pas prédestinée à
un avenir très prospère, la Maison de Wittelsbach avait fait circuler
comme un courant de bravoure, d'intelligence, de volonté, et aussi
d'ambitions: depuis un siècle et demi qu'elle régnait sur le duché
de Bavière, toutes les ressources du pays avaient été exploitées; un
grand nombre de marais, desséchés; les rives des cours d'eau navigables
s'étaient couvertes de villages[8]; les anciens bourgs avaient été
agrandis et fortifiés[9]; Salzbourg, Passau étaient devenus fameux par
leurs églises aux merveilleuses sculptures, aux riches décorations;
les quatre évêchés de la Bavière, fondés ou organisés par saint
Boniface[10], comptaient parmi les principaux de l'Allemagne; Munich
était une grande et belle ville, la capitale du duché[11]; la Bavière
s'était assainie, policée, ornée. Les chroniqueurs du temps célèbrent
cette transformation en termes pompeux: ils chantent les cités
magnifiques, les splendeurs incomparables qu'elles renferment et les
imposantes forteresses qui les défendent[12].

[Footnote 8: Ange Rumpler vante le réseau fluvial de la Bavière: le
Danube, le fleuve principal, l'Inn presque aussi important, l'Isar
navigable dans tout son cours... et d'autres rivières «non ignobiles».
_Gestorum in Bavaria_, dans Oefele.., t. I, p. 100.]

[Footnote 9: Landshut, très vieille ville, construite en briques,
s'agrandit et s'embellit sans perdre son cachet d'originale simplicité.
«Si te delectat jocus habebis in promptu, sin frugalitas, non deerit».
Ange Rumpler, _Gestorum in Bavaria_.., dans Oefele.., t. I, p.
101--Burckhausen, «où l'on gardait les trésors des anciens princes»,
Ingolstadt, position importante sur le Danube, se peuplèrent et
s'enrichirent par le commerce, _ibid_.]

[Footnote 10: Les évêchés établis en Bavière par saint Boniface étaient
ceux de Passau, Freisingen, Ratisbonne et Salzbourg.]

[Footnote 11: Munich n'était en 1102 qu'une _cella_ du couvent
bénédictin de Tegernsee; le duc Henri le Lion, de la dynastie guelfe,
en fit une Monnaie et un dépôt de sel. Les premiers ducs Wittelsbach
bâtirent la ville; Louis II le Sévère en fit sa résidence et la
capitale du duché (1255); l'empereur Louis V la reconstruisit en
partie, après l'incendie de 1327.]

[Footnote 12: Vit, prieur d'Ebersberg, _Chronica Bavorum_.., dans
Oefele.. t. II, p. 707.--Ange Rumpler, _ibid_, p. 101.]

Certes, les résultats obtenus pouvaient paraître très beaux, mais
surtout le mérite des Wittelsbach était grand d'avoir poursuivi
et mené à bien cette œuvre de civilisation à travers les grandes
difficultés que leur suscitaient la turbulence de vassaux rebelles, et
les tentatives d'affranchissement de quelques villes enhardies par leur
naissante prospérité. Aussi, vers 1350, la renommée des ducs de Bavière
dépassait-elle les limites de leur duché; des princes allemands, des
rois étrangers sollicitaient leur alliance et s'unissaient à eux par
des mariages; toutefois, ces hommages s'adressaient moins à leur
puissance politique qu'à la haute antiquité de leur race.

En effet, aucune autre famille de l'Europe chrétienne ne pouvait se
prévaloir d'une plus lointaine, d'une plus glorieuse origine[13].
Arnoul, que les Bavarois avaient élu duc à la mort du dernier roi
carolingien de Germanie (911), descendait, par son père le Margrave
Luitpold, du mérovingien Dagobert II; par sa mère, de Louis le
Germanique, petit-fils de Charlemagne. Quand Arnoul mourut, son
fils aîné Eberhard, lui succéda, et le cadet, Arnoul, déjà investi
du comté de Scheyern[14], dut se contenter du titre honorifique de
comte palatin de Bavière; mais, tandis qu'à la seconde génération la
branche ducale s'éteignait et que la Bavière passait successivement à
plusieurs dynasties étrangères, la descendance de la branche cadette
se perpétuait. Le cinquième héritier d'Arnoul de Scheyern, Othon III,
voulant donner un témoignage signalé de la traditionnelle affection
de sa famille pour l'ordre de Saint-Benoît, installa les moines
bénédictins dans le château de Scheyern, et, sur les bords de la Paar,
à quelque distance d'Augsbourg, bâtit la forteresse de Wittelsbach
qu'il habita et dont sa dynastie porta désormais le nom[15].

[Footnote 13: Voyez pour la généalogie des Wittelsbach et l'histoire
des premiers seigneurs de cette maison: _Dynastæ de Scheurn eorumque
stemma atque genus_, dans Johannes Turmair, _Annalium Boiorum_.., liv.
VII, p. 620.--Bibl. Nat. f. fr. 20 780, fº 308.--_Art de vérifier les
dates_, (Paris, 1787, 3 vol. in-fº.) t. III, p. 336-403.--Riezler,
_Geschichte Baierns_, t. I. (des origines à 1180) etc...]

[Footnote 14: Scheyern, bailliage de Mühldorf, arrondt. de Traunstein,
prov. de Haute-Bavière.]

[Footnote 15: _Dynastæ de Scheurn_.., dans J. Turmair, _Annalium
Boiorum libri VII_, p. 620.--Bibl. Nat. f. fr. 20780, fº 308.]

Un siècle après que cet Othon fut mort à la première croisade, les
Wittelsbach n'étaient encore que des seigneurs féodaux sans puissance
et sans richesse, lorsqu'en 1180 l'empereur Frédéric Ier Barberousse,
pour récompenser les services de son grand maître du palais, le comte
palatin Othon de Wittelsbach, lui donna le duché de Bavière[16].
Dès lors, et pendant plus de cent cinquante ans, en Allemagne dans
les luttes féodales, en Italie contre la Papauté, à la Croisade, on
trouve les Wittelsbach aux côtés des Empereurs, les étonnant par leur
bravoure, les inquiétant par leur orgueil[17]. Et, en 1273, quand
les princes germaniques, las de vingt années de discordes, voulurent
mettre fin au grand Interrègne[18], c'est du duc de Bavière, Louis le
Sévère, qu'ils prirent conseil comme du plus sage et du plus puissant
des Électeurs; ils suivirent ses avis, et Rodolphe de Habsbourg reçut
la couronne impériale. Enfin, en 1314, lorsqu'il s'agit de nommer un
successeur à Henri VII de Luxembourg, la majorité des Electeurs jugea
que des trois familles qui briguaient le trône: Habsbourg, Luxembourg,
Wittelsbach, la dernière avait le plus concouru à la grandeur de
l'Empire, et le deuxième fils de Louis le Sévère devint l'empereur
Louis V.

[Footnote 16: Voy., pour l'histoire des ducs de Bavière de la famille
de Wittelsbach de 1180 à 1375, Riezler, _Geschichte Baierns_, t. II (de
1180 à 1347) t. III, p. 1-106.]

[Footnote 17: Othon II (le troisième duc) se montrait sans doute
trop orgueilleux de la fortune rapide de sa Maison, car l'empereur
Frédéric II en prit ombrage, et lui rappelant ses origines lui écrivit:
«Avez-vous oublié que mon aïeul et moi nous vous avons tirés vous
et votre grand'père de la poussière pour vous élever au faîte de la
grandeur!»]

[Footnote 18: L'interrègne durait depuis la mort de Frédéric II, 1250.]

Ce prince n'eut pas un règne heureux; sans cesse il dut lutter contre
des compétiteurs, et, à sa mort, l'un d'eux, Charles de Luxembourg, fut
appelé au trône sous le nom de Charles IV (1347).

Louis V, dans le but d'assurer à ses descendants de plus grandes
chances à l'Empire, avait ajouté aux domaines des Wittelsbach, le Tyrol
avec la Carinthie, le Brandebourg, le Hainaut, la Hollande avec la
Zélande et la Frise. Prévoyant qu'une œuvre aussi hâtive pouvait être
fragile, il avait, par un pacte, imposé à ses fils l'obligation de
maintenir ses possessions indivises. Mais ses héritiers ne respectèrent
ses volontés que pendant deux ans; en 1349, il y eut partage; la
Bavière fut morcelée et son unité eût été pour toujours compromise, si
Etienne II, deuxième fils de Louis V, ne fût parvenu, après quinze
années de luttes et de négociations, à réunir sous sa seule autorité
les duchés de Haute et de Basse-Bavière (1363).

Prince sage, Etienne II[19] renonça à la politique d'agrandissement;
il s'occupa de réparer les maux causés par les récentes guerres,
abandonnant la conduite des expéditions lointaines à ses trois fils,
Étienne, Frédéric et Jean[20].

[Footnote 19: Etienne II, appelé par ses contemporains Etienne le
Vieux, pour le distinguer de son fils aîné, a été surnommé par les
chroniqueurs du XVIe siècle Etienne l'Agraffé ou à l'Agraffe, sans
doute à cause d'un portrait où son manteau était attaché par une boucle
remarquable. Riezler, _Geschichte Baierns_.., t. III, p. 105.]

[Footnote 20: Ces trois princes étaient nés du mariage d'Etienne II
avec Elisabeth de Sicile, fille du roi de Sicile Frédéric II. La
duchesse étant morte en 1349, Etienne II s'était remarié en 1359 avec
Marguerite fille de Jean, Burgrave de Nurenberg.]

Ceux-ci étaient de caractères très différents[21]. Tandis que Jean,
d'humeur pacifique, préférait aux aventures le soin des affaires
publiques et n'était passionné que pour la chasse, que Frédéric, très
brave, mais prudent, sensé, équitable, passait en Bavière pour le type
du prince juste, Étienne, leur aîné, extrême en ses défauts comme
en ses qualités, rappelait, beaucoup plus que ses frères, les vieux
Wittelsbach.--Il était le plus vaillant et le plus brillant seigneur
du duché; le corps toujours alerte, l'esprit toujours en éveil, il
rachetait par son agilité, l'exiguité relative de sa taille[22];
partout où il y avait une guerre à soutenir, ou un allié à défendre,
il y courait; quand la paix le contraignait au repos, il escortait les
grands princes dans leurs voyages, rompant des lances dans tous les
tournois. Il se montrait bon envers tous; sa générosité parfois allait
jusqu'à la prodigalité; son faste, la magnificence de ses costumes
étaient célèbres; chevalier accompli, il adorait les femmes. Sûr de
l'affection des Bavarois, il avait en eux toute confiance: un jour que
le duc de Milan faisait devant lui étalage de ses richesses, il se
vanta de posséder un trésor que tout cet or et cet argent n'égalaient
pas: la fidélité de ses sujets; il n'en était pas un chez lequel il
n'eût pu dormir en toute sécurité.

[Footnote 21: Cf. André de Ratisbonne, _Chronicon de Ducibus
Bavariæ_.., (Amberg, 1602, in-4º) p. 96.--Jean Ebran de Wildenberg,
_Chronicon Bavariæ_.., dans Oefele.., t. I, p. 308-312.--Ladislas
Sunthemius, _Familia ducum ex comitibus de Scheiern_, dans Oefele...
t. II, p. 568.--Johannes Turmair (Aventin), _Annalium Boiorum_..,
liv. VII, ch. XXI, p. 762.--Johannes Adlzreiter, _Annalium Boicæ
gentis partes III_ (Francfort, 1710, in-fº) _2e partie_, liv. VI, col.
113.--Le Blanc, _Histoire de Bavière_.., t. III. p. 253.]

[Footnote 22: «Stephanus parvæ sed procerrimæ fuit quantitatis». André
de Ratisbonne, _Chronicon de ducibus Bavariæ_, p. 96.]

Cependant Etienne ne méprisait ni ne dédaignait l'argent; ses
ressources étant trop faibles pour satisfaire à ses dispendieuses
fantaisies, il avait contracté de grosses dettes, c'est pourquoi, dans
les négociations avec les princes ses voisins, il préférait souvent des
indemnités pécuniaires à des cessions de villes ou de châteaux, et l'on
peut affirmer qu'il accueillit avec un très vif empressement les offres
de mariage que fit aux Wittelsbach, en 1365, une opulente famille
d'Italie.


Bernabo Visconti, tyran de Milan, qui gouvernait alors, conjointement
avec son frère Galéas, les cités de la Lombardie, ambitionnait de
soumettre à sa suzeraineté tout le nord de la Péninsule. Ennemi de
l'Empereur, en lutte avec le Pape, en guerre avec Florence et Venise,
il cherchait des alliances qui pussent à la fois favoriser ses desseins
politiques et procurer des établissements à ses enfants. C'est dans
l'espoir d'atteindre ce double but qu'en 1365, il portait ses vues sur
l'antique Maison de Bavière.

Famille de noblesse urbaine que les hasards des discordes civiles et
l'amitié des empereurs d'Allemagne avaient investie du pouvoir, les
Visconti n'étaient les maîtres dans Milan que depuis un demi-siècle
environ[23]. L'empereur Louis V, en 1327, traitait encore l'un d'eux,
Galéas Ier, comme un vassal et le punissait d'un acte de rébellion par
l'emprisonnement dans les fours de Monza «où l'on ne pouvait se tenir
ni debout ni couché.» Mais depuis, les Visconti avaient amassé des
biens considérables; devenus puissamment riches, ils souhaitèrent de
s'unir aux anciennes familles princières et ils y réussirent très vite:
le roi de France, Jean II, pour payer sa rançon aux Anglais, (1361)
consentit «à vendre sa chair» aux tyrans de Milan en donnant sa fille
au fils de Galéas II, Jean Galéas, et, en 1364, Albert de Habsbourg,
duc d'Autriche, demanda pour son fils Léopold la main de Virida, fille
aînée de Bernabo[24].

[Footnote 23: Sur les Visconti, cf. _Art de vérifier les dates_..,
t. III, p. 642-48.--Bernardino Corio, _Storia di Milano_.., (Milan,
1855-1857, 3 vol. in-8º), t. II, p. 3-220.]

[Footnote 24: Bibl. Nat. f. fr. 20 780, fº 350 vº.]

Les Wittelsbach, plus riches de gloire que de florins, suivirent ces
illustres exemples; le 12 août 1365, de doubles fiançailles furent
célébrées à Milan: Elisabeth, fille de Frédéric de Bavière et de
Anne de Neuffen était promise à Marco Visconti, fils aîné du duc
Bernabo;--la fiancée recevait en dot 45 000 florins d'or. En même
temps, Thadée Visconti, fille du même Bernabo, était promise à Étienne
le Jeune;--la dot de la jeune fille était de 100 000 ducats d'or[25].

[Footnote 25: Corio, _Storia di Milano_, t. II, p. 220.--Bibl. Nat. f.
fr. 20.7080, fº 350 rº.--J. Turmair _Annalium Boiorum_, liv. VII, ch.
XXI, p. 762.--100 000 florins--ducats d'or équivalaient à 96.250 francs
de l'époque, valeur intrinsèque.]

Plus d'un an s'écoula entre ces fiançailles et la célébration des
mariages[26]. Les noces d'Étienne et de Thadée eurent lieu à la fin de
1366 ou au commencement de 1367; la date est incertaine[27]; nous avons
seulement trouvé que le 10 avril 1367, procuration fut donnée par
Etienne II pour toucher la dot de sa belle-fille Thadée[28].

[Footnote 26: Procuration d'Etienne l'Aîné, Etienne le Jeune et
Frédéric pour contracter mariage entre le dit Etienne le Jeune et
Thaddée Visconti, Burckhausen, 7 octobre 1366.--Procuration de Bernabon
et de Marco, son fils, pour le mariage de Thaddée, fille de Bernabon
avec Etienne le Jeune duc en Bavière, et de Marco, fils de Bernabon,
avec Elisabeth fille de Frédéric, vendredi, 17 novembre 1366. Bibl.
Nat. f. fr. 20780, fº 351 rº.]

[Footnote 27: Le mariage d'Élisabeth de Bavière et de Marco Visconti
avait certainement été célébré avant le 14 janvier 1367, puisqu'à cette
date Bernabo et Marco donnèrent procuration pour recevoir la dot de
la jeune fille. Bibl. Nat. f. fr. 20780, fº 351. Les noces d'Étienne
le Jeune et de Thadée eurent lieu sans doute quelques mois plus tard,
puisque c'est en avril seulement que les princes bavarois demandèrent
le paiement de la dot.]

[Footnote 28: Bibl. Nat. f. fr. 20780, fº 351.]

Les chroniqueurs bavarois qui signalent le riche mariage d'Étienne le
Jeune, ne donnent de détails ni sur le physique, ni sur le caractère
de la jeune femme, mais nous savons de quelle race et de quel sang
elle était héritière. Les Visconti s'étaient presque tous montrés
cupides, fourbes et inhumains. Azzo, chez qui la bravoure s'alliait à
la noblesse du cœur était une exception; les autres n'avaient guère
triomphé que par la cruauté, comme ce Luchino qui faisait garder la
porte de sa chambre par deux énormes molosses auxquels il désignait
d'un geste les victimes à dévorer. Mathieu et Galéas, les deux oncles
de Thadée, semblaient tourmentés par toutes sortes de passions et
Bernabo, son père, le plus emporté et le plus avide des trois, était
dévoré d'ambitions inouïes, insatiable de débauches et capable des
actes les plus criminels pour entasser des trésors dans ses palais. Il
se proclamait pape, empereur et roi sur son territoire et déclarait
que «Dieu lui-même serait impuissant à faire quelque chose qu'il ne
voudrait pas[29].»

[Footnote 29: J. Zeller, Histoire d'Italie, (Paris, 1886.) p. 264.]

Seulement ces tyrans italiens, féroces et dissolus, goûtaient les
jouissances de l'esprit; ils comprenaient et encourageaient les
arts; leur luxe était élégant; depuis longtemps, en effet, ils
avaient su attirer poètes et savants; ils honoraient la mémoire de
Dante, Pétrarque était leur protégé; pour orner leurs palais, ils
recherchaient les meilleures œuvres des peintres et des sculpteurs.
En vérité, cette suite de seigneurs milanais et la lignée des preux
Wittelsbach faisaient contraste. Toutefois, Étienne le Jeune, par son
extraordinaire amour du luxe, était digne de Thadée qui ne pouvait
comprendre la noblesse sans la magnificence. De leur union vont naître
un fils et une fille qui offriront plusieurs des traits du caractère
des Visconti allié à celui des Wittelsbach; très accusés chez Louis de
Bavière, vrai type du condottiere en Allemagne, ces traits apparaîtront
avec un relief moindre dans le personnage si complexe d'Isabeau[30].

[Footnote 30: Etienne le Jeune avait un fils naturel Jean, dit de
Moosburg, qui se rendit fameux par ses prodigalités. Devenu en 1384
évêque de Ratisbonne, il dissipa les trésors de son église, vendit ou
engagea ses citadelles pour soutenir l'éclat de sa cour épiscopale.
Il mourut en 1409.--Cf. J. Adlzreiter, _Annalium Boicæ gentis_..., 2e
partie, liv. VI, col. 114.--André de Ratisbonne, _Chronicon de ducibus
Bavariæ_, p. 89 et 90.--B. Gams, _Series Episcoporum_, (Ratisbonne,
1873, in 4º) p. 305.]



CHAPITRE II

L'ENFANCE


Nous n'avons trouvé aucun texte fixant la date exacte et le lieu
précis de la naissance d'Elisabeth; nous avançons qu'elle naquit très
probablement dans l'un des premiers mois de 1370, nous appuyant sur
deux témoignages que l'on n'a aucune raison de suspecter: la parole de
Frédéric de Bavière qui, interrogé en septembre 1383 sur l'âge de sa
nièce, répondit «qu'elle avait entre treize et quatorze ans[31],» et
l'affirmation d'un véridique chroniqueur belge qui, en juillet 1385,
écrivit «qu'elle n'avait pour lors que seize ans[32].»

[Footnote 31: Jean Froissart, _Chroniques_... liv. II, ch. CCXXVII, éd.
Buchon, dans la _Collection des Chroniques françaises_, in-8º, t. IX,
p. 95.]

[Footnote 32: _Istore et Croniques de Flandres_, publ. par Kervyn de
Lettenhove, dans la _Coll. des Chron. Belges_, (Bruxelles, 1879-1880, 2
vol. in-4º), t. II, p. 351.]

Tout porte à croire que la fille d'Etienne le Jeune et de Thadée, vit
le jour à Munich, résidence de son grand-père où se trouvait groupée la
cour de Bavière[33], car, si toute autre ville eût été le lieu de la
naissance et du baptême d'Elisabeth, elle figurerait certainement dans
la liste des donations testamentaires de cette princesse--qui avait au
plus haut point le culte de la famille et du passé. Or, en Allemagne,
Munich et quelques sanctuaires vénérés furent seuls gratifiés de ses
souvenirs. Dans son testament de 1407, on lit en tête de ses legs à la
Bavière: «Item donnons et laissons à l'église Nostre-Dame de Munich
vint francs pour faire en icelle un service solennel pour nous après
nostre trepassement.» Et plus bas, ce sont vingt autres francs donnés
aux Frères Mineurs de Munich pour que chacun des dits frères «dise une
messe pour le repos de son âme[34].»

[Footnote 33: Ch. Haeutle, _Die Furstlichen Wohnsitze der Wittelsbacher
in München, I. Die Residenz_ (München, 1892, in-8º), p. 2.]

[Footnote 34: Bibl. Nat. f. fr. 6544, pièce 7.]

Etienne le Jeune donna à sa fille le nom d'Elisabeth, voulant ainsi la
mettre sous la protection de la grande sainte de Hongrie qui avait
été la gloire d'une famille à laquelle les ancêtres des Wittelsbach
s'étaient alliés par plusieurs mariages. D'ailleurs, ce nom, cher à la
Maison de Bavière, avait été porté par une fille de l'empereur Louis
V et par la première femme d'Etienne le Vieux. La sœur d'Etienne le
Jeune, femme du duc Othon d'Autriche[35], et la fille de Frédéric de
Bavière, mariée à Marco Visconti, s'appelaient aussi Elisabeth; on peut
supposer que c'est l'une de ces princesses qui présenta l'enfant à la
bénédiction de l'évêque de Freisingen dans le baptistère de Notre-Dame
de Munich.

[Footnote 35: Riezler..., t. III, Zweite Beilage II.]

Les chroniqueurs bavarois ont passé sous silence les quinze premières
années de la vie d'Elisabeth; pour ces moines bénédictins, qui
écrivaient leurs Annales dans un couvent d'Augsbourg ou de Ratisbonne,
le nom de cette enfant ne pouvait être qu'un mince détail généalogique,
tout au plus digne d'une brève mention; il faudra que la jeune fille se
trouve placée en pleine lumière par son mariage pour qu'ils s'occupent
d'elle; alors, ils lui prêteront les plus rares qualités du corps
et de l'esprit, sans rechercher quels soins avaient formé et cultivé
«sa vertu parfaite, sa beauté remarquable, la grâce de ses manières,
l'élégance de ses mœurs[36]». Pourtant, l'Histoire que ces mêmes
annalistes nous ont laissée des ducs de Bavière de 1370 à 1385 nous
permet d'imaginer la vie calme et tout unie que mena le plus souvent
Elisabeth enfant et adolescente.

[Footnote 36: Johannes Adlzreiter, _Annalium Boicae gentis_..., 2e
partie, liv. VI, col. 114.]

La fille d'Etienne le jeune fut élevée au Ludwisburg[37], château de
Munich, bâti en 1255 par le duc Louis le Sévère; dans cette forteresse
les yeux de l'enfant rencontraient surtout d'antiques armures, trophées
des preux Wittelsbach; dans quelques salles seulement, ils étaient
récréés par les nouveautés que Thadée avait fait apporter d'Italie.
Les vieux usages étaient toujours en vigueur à la cour de Bavière et
le souvenir de l'empereur Louis V semblait encore remplir le château
et inspirer ses habitants; les lieds populaires, que l'on chantait à
la petite princesse, célébraient les hauts faits de son grand aïeul et
sa tendre imagination confondait certainement ces exploits avec les
aventures de Parsifal et des autres héros d'épopée dont sa nourrice lui
contait les merveilleuses histoires.

[Footnote 37: Ch. Haeutle, _Die Residenz_.., p. 2. Le Ludwigsburg,
quoiqu'agrandi par l'empereur Louis V, était devenu trop étroit pour
contenir tous les services nécessaires à ses nombreux hôtes princiers;
et, vers 1375, il fallut transférer dans des hôtels de la Burgstrasse
les écuries et la meute des ducs.]

Elisabeth grandissait entourée de nombreuses affections, car dans
l'antique château vivaient avec Etienne II et Thadée Visconti, Anne
de Neuffen, femme de Frédéric, et le duc Jean avec sa jeune femme
Catherine de Görz[38]; à de longs intervalles, entre une Croisade en
Prusse et une campagne sur les bords du Danube, arrivaient à Munich
le duc Frédéric et le duc Etienne[39], et le séjour de celui-ci était
toujours marqué par quelque fête.

[Footnote 38: Le mariage de Jean II de Bavière avec Catherine, fille
du comte Mainhard de Görz avait eu lieu en 1372. Riezler, _Geschichte
Baierns_, t. III, Zweite Beilage II.]

[Footnote 39: Riezler..., t. III, p. 95-97.]

Elisabeth, «ayant naturellement du sens, fut pourvue de doctrine[40]»,
c'est-à-dire que des maîtres l'instruisirent avec soin; elle apprit,
en effet, assez de latin pour lire les livres d'heures, les Vies des
Saints et, dans les chroniques, les Gestes de ses ancêtres; mais ses
lectures favorites étaient les poèmes épiques en langue bavaroise,
fort en honneur à la cour ducale et dont le plus récent, «la Chasse»,
œuvre d'Hadamar de Labar, exaltait les vertus de la femme[41]. Dans les
fêtes données par son père, elle entendit les premiers des Minsinger,
ces jongleurs de l'Allemagne.--Ses distractions préférées étaient les
pieuses cérémonies, célébrées avec pompe à Notre-Dame et à Saint-Michel
de Munich, et les pèlerinages à l'abbaye de Ramsdorf[42], à l'évêché de
Freisingen, et au sanctuaire de Nordlingen auxquels dans l'un de ses
testaments, (1407) elle assignera des donations[43]. Les loisirs de la
jeune fille étaient consacrés à l'élevage des oiseaux et à la culture
des fleurs, ses plus chers passe-temps, sans doute, puisque, devenue
reine, elle se fera construire une ferme modèle pour essayer d'y
revivre les plus doux moments de son enfance. Le compagnon ordinaire
de ses jeux était son frère Louis, plus âgé qu'elle de trois ans
environ[44]. Les deux enfants s'aimaient beaucoup; on verra plus tard
quel profit l'aîné saura tirer du tendre attachement que sa sœur lui
avait voué.

[Footnote 40: Froissart, _Chroniques_..., liv. II, ch. CCXXVI, t. IX,
p. 98.]

[Footnote 41: Le chevalier Hadamar III de Labar avait été l'un des
compagnons de l'empereur Louis V. Son poème «la Chasse» écrit dans une
langue noble et aux images saisissantes, est une excellente étude de la
nature et du cœur. Riezler..... t. II, p. 553.]

[Footnote 42: Aujourd'hui Ramersdorf, faubourg de Munich.]

[Footnote 43: Bibl. Nat. f. fr. 6 544, pièce 7.]

[Footnote 44: Louis de Bavière était certainement l'aîné d'Elisabeth
de quelques années. M. Haeutle dans sa _Genéalogie des... Hauses
Wittelsbach_, (München, 1870) p. 124, donne comme date de la naissance
du duc Louis le 20 décembre 1365, d'après J. L. Wünsch, _Genealogie
Cronologica augustæ Carolino-Palatino-Boicæ gentis.... nativitatem,
matrimonium et mortem indicans_, (Mannheim, 1773). Mais cette date ne
saurait être acceptée puisque le mariage d'Etienne et de Thadée n'eut
lieu qu'en 1366.]

En 1375, Etienne II mourut[45]; quelque grave que parût d'abord
l'événement, la situation de la cour de Bavière n'en fut pas modifiée.
Lorsqu'ils eurent déposé le cercueil de leur père dans le caveau de
Notre-Dame de Munich, Étienne III, Frédéric et Jean s'entendirent
pour maintenir le duché indivis; ils s'en partagèrent seulement
l'administration, et comme la Haute Bavière échut à Etienne et à
Jean[46], Élisabeth continua de demeurer à Munich. Les six années qui
suivirent furent, disent les chroniqueurs, les plus heureuses de la
Bavière au XIVe siècle[47]. La fille d'Etienne le Jeune entendait donc
vanter cette prospérité due à la sagesse et au bon accord des princes;
et, si éloignée qu'elle fût tenue des bruits du dehors, l'écho lui
parvenait des merveilleuses chevauchées de son père qui, à la tête de
deux cents chevaliers, courait d'Alsace en Hongrie, puis descendait en
Italie où des villes se livraient à lui, où les princes lui offraient
des fêtes splendides[48]; à mesure qu'elle avançait en âge, elle
comprenait mieux les éloges décernés à la bravoure, et à la générosité
du duc Etienne[49] surnommé, par ses sujets, tantôt le libéral, tantôt
le magnifique[50]. Mais en 1380, Anne de Neuffen, femme de Frédéric,
mourut et dès lors la famille de Bavière éprouva des deuils et des
malheurs successifs. Le 28 septembre 1381, Étienne le Jeune perdait sa
femme. Le corps de Thadée fut déposé dans le caveau des Wittelsbach à
Notre-Dame de Munich près de l'autel que l'empereur Louis V avait élevé
pour la célébration d'une messe perpétuelle en l'honneur de la Vierge
et de la Sainte-Croix[51]. Élisabeth gardera pieusement le souvenir de
sa mère et, devenue reine de France, elle fondera un obit annuel pour
Madame Thadée.

[Footnote 45: Etienne II mourut le 19 mars.--Marguerite de Nurenberg
lui survécut deux ans (le 19 septembre 1377).]

[Footnote 46: Riezler, _Geschichte Baierns_, t. III, _Zweite Beilage_
II.]

[Footnote 47: J. Adlzreiter, _Annalium Boicæ gentis_..., 2e partie,
liv. VI, col. 107.--J. Turmair. _Annalium Boiorum_..., liv. VII, ch.
XXI, p. 760.]

[Footnote 48: Riezler, _Geschichte Baierns_..., t. III, p. 119.]

[Footnote 49: André de Ratisbonne, _Chronicon de Ducibus Davariæ_... p.
96.]

[Footnote 50: Les Bavarois appelaient Etienne le Jeune «_der gütige
Herzog_» ou «_der Kneissel_». Riezler..., t. III, p. 105.]

[Footnote 51: _Alterthümer und Kunstdenkmale der Bayerischen Herrscher
Hauses_, (Munich, 1871. in-f.) notice.]

L'année suivante la nouvelle parvenait à Munich qu'Élisabeth, fille
du duc Frédéric, n'avait survécu que quinze jours à son mari Marco
Visconti[52]. Les liens qui unissaient la Maison de Bavière au duc de
Milan se trouvaient ainsi rompus; mais Frédéric les renoua en épousant
en secondes noces, Madeleine Visconti, sœur de Thadée[53]. Les fêtes de
ce mariage ne furent qu'une courte diversion aux graves préoccupations
politiques des Wittelsbach; maintenant la jeune Élisabeth ne voyait
plus autour d'elle que des visages contristés ou irrités; elle
n'entendait plus que des menaces ou des plaintes. L'insurrection des
villes souabes contre l'Empereur et les princes avait gagné la Bavière;
Ratisbonne se soulevait, Frédéric et Etienne partaient pour en faire le
siège. Des prodiges inouïs éclataient[54]; l'apparition d'une comète à
longue crinière effrayait toute la contrée; on massacrait les Juifs. Un
moment Élisabeth put croire que de terribles calamités allaient fondre
sur les siens. En 1384 Frédéric et Etienne se brouillèrent avec leur
frère Jean, à propos du règlement de leurs pouvoirs respectifs[55];
la querelle fut de courte durée, mais Munich, qui avait embrassé le
parti de Jean, faillit payer chèrement sa préférence: dans le but de la
châtier, Etienne et Frédéric avaient déjà rassemblé une armée, lorsque
les bourgeois de la ville leur envoyèrent des députés pour capituler.
Les ducs firent grâce, mais à des conditions humiliantes. Élisabeth
put voir son père et son oncle reçus aux portes de Munich par tous
les habitants contraints de les acclamer tandis que, à genoux, les
principaux leur présentaient les clés[56]. Alors, au Ludwisburg, la vie
reprit un cours paisible.

[Footnote 52: Corio, _Storia di Milano_, t. II, p. 295.]

[Footnote 53: Corio, ibid.--Riezler..., t. III, p. 130.--Bibl. Nat. f.
fr. 20 780, fº. 351.--Le contrat fut signé le 25 avril 1382; Madeleine
Visconti apportait à Frédéric une dot de 100.000 ducats.]

[Footnote 54: Johannes Adlzreiter, _Annalium Boicæ gentis_..., 2^e
partie, liv. VI, col. 111-114.]

[Footnote 55: Riezler.... t. III, p. 130.]

[Footnote 56: Riezler..., t. III, p. 131.]



CHAPITRE III

LE MARIAGE


Pour permettre d'apprécier toute l'importance diplomatique du mariage
de Charles VI avec Elisabeth de Bavière, il nous faut, avant d'exposer
les préliminaires immédiats de cet événement, établir qu'ils étaient le
prolongement d'un plan politique aux origines déjà lointaines.

L'une des préoccupations du roi de France Charles V, pendant sa
longue lutte contre les Anglais, avait été de s'assurer l'alliance de
l'Allemagne. Des liens de parenté très étroits l'unissant à la famille
de Luxembourg[57], c'était à l'empereur Charles IV, son oncle maternel,
qu'il s'était d'abord adressé; en 1372[58], il avait conclu, avec
celui-ci, un traité d'alliance qui, depuis, avait été solennellement
ratifié dans la célèbre entrevue de Paris (janvier 1378)[59].
L'Empereur mort, Wenceslas, son fils et successeur, reçut de Charles V
les plus grandes marques de sympathie; il les accueillit avec tiédeur;
néanmoins l'alliance de 1372 fut renouvelée entre eux (1380)[60].

[Footnote 57: Sa mère était Bonne de Luxembourg, fille du Roi Jean de
Bohême, tué à la bataille de Crécy 1346.]

[Footnote 58: A. Leroux, _Recherches critiques sur les relations
politiques de la France avec l'Allemagne_ 1292-1378, p. 277.]

[Footnote 59: _Ibid_, p. 282.]

[Footnote 60: A. Leroux, _Nouvelles recherches critiques sur les
relations politiques de la France avec l'Allemagne_ 1378-1461, p. 38.]

Presqu'en en même temps, la Maison des Wittelsbach, par son rang dans
l'Empire, et par ses possessions dans les Pays-Bas, avait attiré
l'attention de Charles V. A deux reprises, des traités rappelèrent, en
les confirmant, les anciens rapports de la France et de la Bavière et
préparèrent des mariages qui devaient resserrer ces liens. La première
fois, ce fut avec la branche de la Maison Bavaroise dont le territoire
servait en quelque sorte de passage entre la France et l'Angleterre:
les comtés de Hainaut, Hollande, Zélande et Frise étaient gouvernés par
le duc Albert de Bavière, fils de l'empereur Louis V[61]. Or, le duc
de Bourgogne, Philippe, marié[62] à l'héritière du comté de Flandre, de
Brabant et de Limbourg[63], avait intérêt à ce qu'une entente cordiale
existât entre la Hollande et la France; très aisément, il fit entrer
son frère Charles V dans ses vues, et le 3 mars 1373, à Saint-Quentin,
fut signé le contrat des fiançailles de Guillaume, fils aîné d'Albert
de Bavière, avec la fille du roi de France, Marie, encore tout
enfant[64]. De plus, le 28 février 1374, le duc Albert, «pour plusieurs
bonnes et justes causes touchant le bien, honneur et profit de lui
et de ses sujets», conclut avec Charles V «bonnes fermes et seures
confederacions et alloyances perpétuelles», en vertu desquelles le duc
et son fils aîné s'engageaient à ne jamais être les ennemis du royaume,
à ne jamais contracter mariage avec des adversaires de la France[65].

[Footnote 61: Albert de Bavière gouvernait depuis 1357, avec le titre
de Ruward, ou de Bail (Protecteur ou Régent) à la place de son frère
aîné Guillaume I, frappé de folie. _Art de vérifier les dates_, t. III,
p. 212.]

[Footnote 62: Depuis 1369.]

[Footnote 63: Marguerite, fille unique de Louis II de Mâle, comte de
Flandre.]

[Footnote 64: Albert de Bavière et Marguerite, sa femme, s'engageaient
à ce que Guillaume fût seul héritier des pays de Hainaut, Hollande,
Zélande et Frise, et reçût dès le jour de son mariage la moitié de la
comté de Hainaut, avec le titre de comte d'Ostrevant. Le douaire de
Marie était fixé à 12 000 livres de rente pour le cas où Guillaume
survivrait à son père, à 8 000 livres s'il mourait avant lui. Charles
V donnait à sa fille 100 000 livres de dot, dont la moitié devait être
employée en achat de terres françaises entre la rivière de l'Oise et le
Hainaut. Arch. Nat. J. 412, pièce 1.]

[Footnote 65: Arch. Nat. J. 412, pièce 3.--Le 8 juin 1375, le duc
Albert réglait le douaire de Marie et agréait les dispositions du
contrat de mariage. J. 412, pièce 2.--Le même mois, il ratifiait la
clause du traité portant donation à son fils, Guillaume, des comtés
de Hainaut, Hollande, etc. J. 412, pièce 4,--et il renonçait pour lui
et pour son fils à toute réclamation sur le royaume de France et le
Dauphiné. J. 412, pièce 5.--Le 17 septembre, il donnait des lettres
portant qu'il était venu à Paris avec Guillaume jurer l'exécution des
traités des 3 mars 1373 et 28 février 1374. J. 412, pièce 6.]

L'union de Guillaume et de Marie ne fut pas consommée: la jeune
princesse mourut en 1377[66]. Les contrats de Saint-Quentin se
trouvèrent annulés, mais le traité de 1374 demeura intact.

[Footnote 66: Le Père Anselme, _Histoire généalogique et chronologique
de la maison Royale de France_ (Paris, 1726, in-fº) t. I, p. 110.]

La seconde démarche de Charles V auprès des Wittelsbach s'adressa à
la branche de cette Maison qui depuis quatre-vingts ans régnait sur
le Palatinat du Rhin[67]. Longtemps inférieurs à leurs cousins les
ducs de Bavière en puissance et en dignités, les comtes Palatins du
Rhin avaient prospéré, grâce à la richesse de leur pays, et, pendant
la période de déclin politique que traversa la Bavière après la
mort de Louis V, leur importance s'accrut de tout ce que perdait la
branche ducale; en 1356, ils se virent attribuer, à eux seuls, la voix
électorale qu'ils avaient jusqu'alors partagée avec les Bavarois (Bulle
de l'empereur Charles IV[68]).

[Footnote 67: Louis I, duc de Bavière, avait reçu, en 1231, le
Palatinat du Rhin, en fief. Louis II le Sévère, duc de Bavière et comte
palatin du Rhin, légua, en 1294, le Palatinat à son fils aîné, Rodolphe
I, qui fut la tige de la dynastie des comtes Palatins, et la Bavière à
son second fils Louis.]

[Footnote 68: La Bulle d'Or,--qui régla définitivement la composition
du Collège électoral du Saint Empire.]

Le 20 février 1379, la fille du roi de France, Catherine, âgée de deux
ans, fut fiancée à l'infant Rupert de Bavière, petit-neveu et futur
héritier de l'électeur palatin Rupert le Vieil[69]. Charles V méditait
de gagner celui-ci à sa politique dans les affaires du Schisme. Depuis
un an, en effet, la chrétienté était divisée par le schisme d'Occident.
Urbain VI[70] à Rome, Clément VII[71] à Avignon, se prétendaient l'un
et l'autre régulièrement élus par le Conclave: l'Empereur, les princes
allemands, et en particulier les Wittelsbach, tenaient pour le pape
italien; le roi de France, pour le pape français; si donc, Charles
V parvenait à détacher de la cause d'Urbain VI l'influent Rupert le
Vieil, il pouvait espérer que cet exemple serait suivi par les autres
électeurs germaniques et que l'unité d'obédience se trouverait rétablie
au profit de Clément VII[72]. Mais, pas plus que Wenceslas, Rupert ne
consentit à seconder Charles V dans ses desseins[73].

[Footnote 69: Le contrat fut conclu entre Rupert le Vieil, Rupert le
Jeune, son neveu, Frédéric Burgrave de Nurenberg, d'une part--Aimery,
évêque de Paris, et Charles de Bouillé, gouverneur du Dauphiné,
procureurs du roi de France, d'autre part. Le mariage devait être
célébré dans sept ans. Catherine serait dotée «selon l'état et
convenance d'une fille de France». Rupert le Jeune, père de l'infant,
donnerait sa ratification dans le courant du mois. L'acte fut dressé
à Francfort-sur-le-Main dans la maison des Frères de Saint-Jean de
Jérusalem, à six heures du soir. Arch. Nat. J. 408, pièce 38.]

[Footnote 70: Élu le 8 avril 1378.]

[Footnote 71: Élu le 20 septembre 1378.]

[Footnote 72: Cf. N. Valois, _La France et le grand schisme
d'Occident_, t. I: (le schisme sous Charles V.)]

[Footnote 73: A. Leroux, _Nouvelles recherches critiques_..., p. 5 et
note 3.]

Malgré ces mécomptes, le roi de France persista à orienter sa politique
extérieure du même côté, et, sur son lit de mort (1380), il ordonna que
«Charles, son fils, fût assigné et marié, si on pouvait avoir lieu pour
lui en Allemagne, pour quoi des Allemands plus grandes alliances se
fissent aux Français[74]».

[Footnote 74: Jean Froissart, _Chroniques_, dans la _Collection des
chroniques nationales françaises_ (éd. Buchon, Paris, 1824, in-8º)
t. IX, p. 92 et 93.--Pour l'intelligence des citations, nous avons
préféré cette édition qui, en respectant le tour de la phrase, rajeunit
les expressions et l'orthographe, aux récentes éditions critiques
qui reproduisent le texte et l'orthographe en dialecte picard. Cf.
Kervyn de Lettenhove, _Œuvres de Froissart_ (Bruxelles, 1877, 25 vol.
in-8º).--S. Luce et G. Raynaud, _Chroniques de Froissart_ dans la
_Collection de la Société de l'histoire de France_, (Paris, 1869..., t.
I...XI... in-8º). Voici, comme exemple, le même passage dans l'édition
Raynaud «que Charles, ses fils, fust assegnés et mariés, se on en pooit
veoir lieu pour lui, en Alemaigne, pour quoi des Alemans plus grans
aliances se fesissent as François...» t. XI, p. 323.]

Philippe de Bourgogne[75] avait été, du vivant de Charles V, le
véritable inspirateur de la politique étrangère. «Prince de grant
scavoir, grant travail et grant volente», il avait certainement à cœur
«l'augmentacion, bien et acroissement de la couronne de France[76]»,
mais, avant tout, il se préoccupait des intérêts de son duché, et
plus encore, peut-être, de son héritage de Flandre, «le plus riche,
noble et grant qui fust en crestiente[77]». Le jeune âge de Charles
VI, le départ du duc d'Anjou[78] pour la conquête du royaume des
Deux-Siciles, la retraite du duc de Berry dans le gouvernement du
Languedoc, laissaient à Philippe toute liberté pour continuer l'œuvre
diplomatique de Charles V, l'alliance de Wenceslas; mais, découragé par
la brusque et nette déclaration de celui-ci en faveur d'Urbain VI[79],
(12 octobre 1383) il se tourna vers les Wittelsbach. Dans Heidelberg,
ses ambassadeurs ratifièrent avec ceux de l'électeur palatin Rupert,
le contrat de mariage qui avait été signé en 1379; on stipula cette
fois que l'union de Catherine devrait être célébrée dès que la jeune
princesse serait nubile[80]. C'était affirmer l'un des plus chers
désirs de Charles V; par contre, la volonté suprême du feu roi ne
paraissait pas près d'être exécutée: récemment le bruit avait couru de
pourparlers engagés avec l'Angleterre, en vue de marier le roi Richard
II avec une princesse bavaroise[81]; puis, ces négociations ayant
échoué, les ministres anglais s'étaient adressés à l'empereur Wenceslas
qui bientôt leur avait promis, pour leur prince, la main de sa jeune
sœur, Anna[82].

[Footnote 75: Philippe, quatrième fils du roi Jean II, né en 1342,
surnommé le Hardi pour son courage à la bataille de Poitiers 1356,
avait reçu de son père, en 1363, le duché de Bourgogne, en fief
apanagé.]

[Footnote 76: Christine de Pisan, _Le livre des faits et bonnes mœurs
du sage roi Charles V_ dans la _Collection des Mémoires pour servir à
l'Histoire de France_ (éd. Michaud et Poujoulat, Paris, 1896, in-8º) t.
II, p. 19.]

[Footnote 77: _Ibid._]

[Footnote 78: Les oncles tuteurs de Charles VI étaient les ducs: Louis
d'Anjou, Jean de Berry, Philippe de Bourgogne, frères de Charles V et
Louis de Bourbon, frère de la Reine.]

[Footnote 79: A. Leroux, _Nouvelles Recherches_.... p. 7-11.]

[Footnote 80: Acte de Rupert le Vieil et de Rupert le Jeune nommant
Frédéric, comte de Leiningen et Maître Conrad de Geilenhusen, prévôt de
l'église de Worms, ambassadeurs en France, pour conclure avec Charles
VI et Philippe de Bourgogne, le mariage de Catherine et de l'Infant
Rupert. En cas de «dédit et manquement» de leur part, les princes
palatins s'engageaient à abandonner plusieurs terres à Catherine.
Arch. Nat. J. 408, pièce 39.--Le 10 juillet, à Paris, les articles du
contrat étaient signés par les ambassadeurs des princes Rupert et les
évêques de Laon et de Bayeux, Arnaud de Corbie, premier président du
Parlement de Paris, Philippe de Molins, chantre de Notre-Dame de Paris,
plénipotentiaires du roi de France. Arch. Nat. J. 409, pièce 1.]

[Footnote 81: G.-K. Lochner, _Geschichtliche Studien_..., II:
_Isabellas von Bayern Verheirathung mit König Karl VI von Frankreich_
(Nürnberg, 1836, in-8º) p. 58 et note 1.]

[Footnote 82: En 1380, quelques mois avant la mort de Charles V,
Wenceslas, s'était montré favorable à un projet de mariage entre la
princesse Anna et Charles, dauphin de France. N. Valois, _La France et
le Grand Schisme d'Occident_, t. I p. 300 et 301.]

Dès lors, la pensée dominante de Philippe de Bourgogne fut de conclure
en Allemagne une alliance solide et capable de contrebalancer celle
des Luxembourg et des Plantagenets. Aussi, lorsque l'existence de la
petite-fille d'Etienne le Vieux fut révélée aux tuteurs de Charles
VI, par Frédéric de Bavière, dans les circonstances qui vont être
rapportées, Philippe comprit qu'il tenait enfin l'occasion si longtemps
cherchée.

       *       *       *       *       *

Une grande expédition, dans le nord de la France, avait été projetée
par le duc de Bourgogne pour l'été de 1383; elle devait être dirigée à
la fois contre les Anglais qui avaient repris les hostilités, et contre
les villes flamandes qui s'étaient déclarées leurs alliées[83]. Pour
réunir un nombre de troupes imposant, Charles VI convoqua, dans Arras,
tous ses grands barons et les plus renommés des chevaliers étrangers,
amis de la France. Frédéric de Bavière répondit à l'appel un des
premiers, «tant il «se désirait à armer pour les Français, et «venir en
France; car il aimoit tout honneur «et on lui avoit dit, si s'en tenoit
pour tout «informé, que toute honneur et chevalerie «etoient et sont en
France[84]».

[Footnote 83: Froissart, _Chroniques_.., (éd. Buchon), liv. II, chap.
CCIX, t. VIII, p. 430.]

[Footnote 84: _Ibid._, p. 431.]

Au mois d'août, il arrivait par le Hainaut[85] à Saint-Omer, à la tête
de ses chevaliers bavarois. Il fut reçu par les grands barons de France
qui le remercièrent d'être venu de si lointaines marches pour servir
le royaume[86].» Charles VI, lui-même, lui fit grand'chère, et dès
lors, et pour tout le temps du voyage, voulut que le duc bavarois eût
sa tente dans le voisinage de la sienne[87].

[Footnote 85: Frédéric demeura quelque temps au Quesnoy, capitale du
comté de Hainaut «pour se reposer et rafraîchir» auprès de son oncle
le duc Albert, de sa tante la duchesse Marguerite et de leurs enfants.
Froissart,... t. VIII, p. 436.]

[Footnote 86: Froissart.., liv. II, chap. CCX, t. VIII, p. 439.]

[Footnote 87: _Ibid._ Cf., Riezler, _Geschichte Baierns_, t. III, p.
127.]

Après s'être emparée de Bergues[88], l'armée du Roi vint mettre
le siège devant Bourbourg[89] où s'étaient retirés les Anglais.
Pendant les loisirs que leur laissait l'attente de l'assaut[90] ou
de la capitulation, la plupart des chefs vivaient en joie et en
liesse; rivalisant de luxe, ils se recevaient les uns les autres
magnifiquement[91]. Frédéric, déjà fameux par sa bravoure, se faisait
encore remarquer par la politesse de ses mœurs et la sagacité de ses
propos. Les oncles du Roi le recherchaient, et, un jour que lui parlant
des anciennes relations de la France et de la Bavière, ils rappelaient
qu'autrefois ceux de sa Maison étaient toujours du Conseil du Roi, ils
lui demandèrent s'il n'avait pas une fille à marier. Frédéric répondit
que non, mais que son frère aîné Etienne en avait une belle.--«Et de
quel âge?--Entre treize et quatorze ans[92].»--Les oncles tombèrent
d'accord que c'était précisément là ce qu'ils désiraient pour leur
neveu qui voyait volontiers toutes les belles femmes et les aimait. Il
fut donc convenu que des propositions seraient transmises à Etienne
III, par Frédéric lui-même, au nom des ducs français, et que la jeune
fille serait amenée en pèlerinage à Saint-Jean d'Amiens, où elle
se rencontrerait avec le Roi qui ne serait prévenu qu'au dernier
moment. Alors la beauté d'Elisabeth, le cœur inflammable du prince
concluraient, sans doute, ce que la politique venait de préparer[93].

[Footnote 88: Le 7 septembre.--Bergues, ch.-l.-de cant., arr. de
Dunkerque, dép. du Nord.]

[Footnote 89: Bourbourg, ch.-l. de canton, arr. de Dunkerque, dép. du
Nord.]

[Footnote 90: Cf. E. Petit, _Itinéraires de Philippe le Hardi et de
Jean sans Peur_ dans la _Coll. des Doc. Ined. sur l'Histoire de France_
(Paris, 1888, in-4º). Itinéraire de Charles VI: p. 160.

  Samedi 12 septembre aux champs devant Bourbourg
  Dimanche 13 --      aux tentes   --    --
  Lundi 14    --         --        --    --
  Mardi 15    --      à l'ost      --    --
  Mercredi 16 au samedi 19 aux champs    --

E. Petit, _Séjour de Charles VI_, 1380-1400. (Paris, 1880, plaqu.
in-8º).]

[Footnote 91: Froissart.., liv. II, ch. CCXI, t. VIII, p. 450.]

[Footnote 92: Froissart.., liv. II, chap. CCXXVI, t. IX, p. 94 et 95.]

[Footnote 93: M. Jarry, dans sa _Vie politique de Louis d'Orléans_,
(Paris, 1886, in-8º), p. 21, a fait remonter à l'année 1381 le premier
projet de mariage; mais l'ambassade de Guillaume Mauvinet et d'Ancel de
Salins, auprès du duc de Brabant et du duc Albert de Bavière-Hollande,
qu'il signale comme chargée à cette date d'engager des pourparlers,
n'eut lieu que le 23 septembre 1383. Bibl. Nat., pièces orig.,
Mauvinet, nº 8.--Le 30 mai 1383, Colart de Tanques, premier écuyer de
Charles VI, avait été envoyé auprès de ces princes, mais les relations
suivies de la France avec les Maisons de Brabant et de Bavière-Hollande
et les projets de l'expédition contre les Anglais suffisent à expliquer
cette mission. Arch. Nat. K. 53A, pièce 21.]

Quand Bourbourg eut capitulé et qu'on eut arrêté les préliminaires
d'une trêve, qui, disait-on, serait le prélude d'une paix générale,
Charles VI licencia son armée et adressa ses remercîments aux
chevaliers étrangers[94]. Frédéric de Bavière se retira emportant
un bon souvenir de l'aimable accueil des princes et de l'affabilité
du Roi. Jusqu'au moment même de son départ, il avait été l'objet
d'attentions particulières; à l'instigation du duc de Bourgogne, on
venait de lui offrir une pension de quatre mille livres s'il consentait
à devenir le vassal du roi de France[95]. En regagnant la Bavière, il
passa par le Hainaut et le Brabant afin d'instruire son oncle Albert
ainsi que le duc et la duchesse de Brabant de la mission dont il était
chargé[96].

[Footnote 94: Froissart.., liv. II, chap. CCXV, t. VIII, p. 471.]

[Footnote 95: Riezler, _Geschichte Baierns_, t. III, p. 128.--Une
pension de quatre mille livres était servie depuis plusieurs années
à Albert de Bavière. Pensionner ses voisins était un des moyens
politiques de Charles V, qu'adopta aussi Charles VI. A. Leroux,
_Nouvelles recherches critiques_... p. 111 et 112.]

[Footnote 96: Froissart... liv. II, ch. CCXXVI, t. IX, p. 96.--C'est
alors que Guillaume Mauvinet et Ancel de Salins, chevaliers et
conseillers du roi, furent envoyés en Brabant et en Hainaut; par
lettres royales données à Amiens le 23 septembre «à la relacion de
Messeigneurs les ducs de Berry et de Bourgogne», il était alloué à
chacun des ambassadeurs «six-vins frans d'or... pour eulx aidier et
deffrayer de missions et despens qu'ils feront oudit voyage». Bibl.
Nat., pièces orig., Mauvinet, nº 8.]

Quand Etienne III eut entendu de la bouche de Frédéric les propositions
de la cour de France «il pensa moult longuement[97]»; puis il remercia
son frère, convenant avec lui qu'il serait très glorieux que sa fille
devînt reine de France, mais n'était-ce pas l'usage dans ce pays
éloigné que la fiancée du Roi «fût regardée et avisée toute nue par
dames à savoir si elle était propice et formée à porter enfant[98]?» Il
se révoltait à la seule pensée que cette humiliante formalité serait
infligée à sa fille et son orgueil s'irritait à l'idée qu'une princesse
du sang de Bavière pourrait être déclarée stérile. Enfin, était-ce sûr
qu'Elisabeth plairait au roi? Étienne n'admettait pas que son enfant
lui fût enlevée pour lui être peut-être ramenée, et il conclut: «J'ai
assez plus cher que je la marie à mon aise delez moi[99]». Frédéric
fit connaître le refus d'Étienne au duc de Bourgogne et en avisa
aussitôt le duc Albert et Madame de Brabant.

[Footnote 97: Froissart.., liv. II, ch. CCXXVI, t. IX, p. 95.]

[Footnote 98: _Ibid._, p. 93.]

[Footnote 99: Près de moi. Froissart.., liv, II, ch. CCXXVI, t. IX, p.
95.]

Les oncles du Roi cherchèrent alors parmi les jeunes princesses de
l'Europe celle qui pouvait le mieux convenir à Charles VI. On pensa
à la fille du duc Jean de Lorraine, à une princesse d'Autriche, à
une fille de Lancastre[100]. Le Conseil royal était divisé: les uns
tenaient pour le mariage autrichien, les autres trouvaient plus
avantageuse l'alliance lorraine[101]; le duc de Bourgogne conservait
quelque espoir de réussir en Bavière.

[Footnote 100: _Chronica Caroli Sexti_, Chronique latine du Religieux
de Saint-Denys... 1380-1422 dans la _Coll. des Doc. In. sur l'Hist. de
France_, (éd. et trad. Bellaguet, Paris, 1839-1852, 6 vol. in-4º) t.
I, p. 357-359.--Froissart.., ch. CCXXVI, t. IX, p. 96.--Juvenal des
Ursins, _Histoire de Charles VI_ (éd. Godefroi, Paris, 1653, in-fº) p.
57.]

[Footnote 101: Ils espéraient amener le duc de Lorraine à l'obédience
du pape Clément VII.]

Le moine chroniqueur de Saint-Denis raconte que pour arriver à une
solution, il fut décidé d'envoyer aux ducs de Lorraine, de Bavière et
d'Autriche un peintre habile qui ferait le portrait de leurs filles et
que les images seraient soumises au choix du roi. Le projet aurait été
exécuté et Charles VI se serait prononcé pour Elisabeth de Bavière.
Cette anecdote a fait fortune. On a même cru, au XVIIe siècle, avoir
retrouvé le portrait d'Elisabeth dans l'œuvre non signée d'un peintre
flamand, représentant une jeune fille au visage un peu allongé, les
yeux bleus et bien fendus sous un front bombé, le nez tombant droit,
la bouche petite et agréable[102]. Mais, la facture de cette toile
ne permet pas le doute sur sa date: un tel fini d'exécution n'a été
atteint que très avant dans le XVe siècle[103].

[Footnote 102: Vallet de Viriville, _Isabeau de Bavière_, reine de
France (Paris, 1859, 40 p. in-8º), p. 1.]

[Footnote 103: Ce portrait, longtemps exposé dans une des galeries
du Musée du Louvre, est actuellement placé dans le cabinet d'un des
conservateurs qui a bien voulu nous donner son opinion sur la date de
la peinture.]

Quel que soit le charme de l'ingénieuse historiette rapportée ou
inventée par le chroniqueur de Saint-Denis, il faut renoncer à y
ajouter foi[104]; la vérité est qu'aucune des trois alliances proposées
ne plaisait au duc de Bourgogne dont la voix était prépondérante dans
les affaires diplomatiques. Non moins déçu que les autres princes
par le sec refus d'Etienne III, Philippe avait accepté qu'on se mît
en quête d'une autre union pour Charles VI; mais au fond, il n'avait
pas abandonné ses vues sur la Bavière, et quand il eut reconnu que
la France ne pouvait tirer aucun profit, pour ses guerres, de la
Lorraine, de l'Autriche, ni de la maison de Lancastre, il fut d'avis
de laisser «la chose demeurer[105]», se réservant de renouveler plus
tard, en préparant les voies avec plus de soin, les démarches auprès
des Wittelsbach[106]. Or, dans la conduite de cette affaire qu'il avait
pourtant faite sienne, il fut devancé par l'initiative d'une femme
experte en ce genre de négociations.

[Footnote 104: Pour tout ce qui concerne le mariage de Charles VI,
le moine chroniqueur de Saint-Denis est peu ou mal renseigné. Son
récit d'ailleurs est en contradiction avec celui de Froissart, témoin
oculaire des cérémonies du mariage.]

[Footnote 105: Froissart..., liv. II, ch. CCXXVI, t. IX, p. 96.]

[Footnote 106: Philippe de Bourgogne... «Nul temps à peine avoit repos,
puis à conseil, puis à chemin querant voyes tous jours d'actraire
aliances... traictant et conseillant divers mariages pour actraire les
Alemans affin de bien». Christine de Pisan, _Le livre des faits et
bonnes mœurs du sage roi Charles V_ (éd. Michaud et Poujoulat), t. II,
p. 19.]

Le 12 avril 1385, à Cambrai, en présence de Charles VI, de toute la
chevalerie de Bourgogne, de Brabant et de Hainaut furent célébrées
de doubles noces: le duc Albert mariait son fils aîné, Guillaume
d'Ostrevant à la fille du duc de Bourgogne, Marguerite; et une de ses
filles, Marguerite de Hainaut, à Jean, comte de Nevers, fils aîné du
duc de Bourgogne[107]. Cette union des Maisons de Bourgogne et de
Bavière-Hollande, était l'œuvre de Jeanne, duchesse de Brabant[108],
qui avait mis au service de la Maison de Bourgogne ses rares talents de
diplomate. C'était elle qui menait et surveillait les intrigues, les
ambassades et les messages; elle assistait aux conférences, prenait
part aux débats; sa logique triomphait des objections intéressées et
l'entente se faisait sur ses avis habilement présentés. Encouragée
par son double succès, elle projeta de reprendre en sous-œuvre, la
mission confiée au seul Frédéric de Bavière. Les offres faites par
la cour de France à Etienne III l'avaient vivement occupée, et son
désappointement était grand qu'elles eussent été déclinées.

[Footnote 107: Froissart..., liv. II, ch. CCXXII, t. IX, p. 51 et
52, 54-56. Sur la magnificence des fêtes de Cambrai. Cf. E. Petit,
_Itinéraire des ducs de Bourgogne_.., preuves, p. 518.--Jean, comte de
Nevers était né à Dijon en 1871.]

[Footnote 108: Jeanne de Brabant était souveraine de ce duché depuis la
mort de son père Jean III (1355); mariée au duc Wenceslas de Luxembourg
(frère de l'Empereur d'Allemagne Charles IV), mort le 7 décembre
1383, elle n'avait pas d'enfant et destinait son héritage à sa nièce
Marguerite de Mâle, duchesse de Bourgogne. _Art de vérifier les dates_,
t. III, p. 107.]

Pendant les cinq jours que durèrent les fêtes des deux mariages, la
duchesse de Brabant, dans le palais de l'évêque où Charles VI logeait,
à l'hôtel du duc de Bourgogne et dans sa propre demeure, eut maintes
occasions d'entretenir les Princes français. Elle en profita pour
leur rappeler qu'il existait toujours en Bavière une jeune princesse
à marier; elle vanta l'alliance avec les Wittelsbach, déclarant que
le duc Etienne «pouvait rompre trop de propos des hauts seigneurs de
l'Empire, qu'il était aussi grand et plus grand que l'empereur[109]».

[Footnote 109: Froissart..., liv. II, ch. CCXXVI, t. IX, p. 93 et
96.--Etienne III était en grande réputation dans les Pays-Bas. «Le plus
grand duc de Bavière que on nomme Estène». _Istore et croniques de
Flandres_, t. II, p. 365.]

Philippe de Bourgogne, acquis d'avance à cette opinion, la défendit
avec toute son autorité[110], et le Conseil du Roi s'y rangea,
décidant qu'une nouvelle tentative serait faite auprès du duc Etienne
pour obtenir la main de sa fille[111]; on convint toutefois de ne pas
ébruiter ce dessein, personne ne pouvant répondre du consentement du
père d'Elisabeth.

[Footnote 110: «Philippe, cherchant à prouver que son bien-aimé neveu
pouvait s'unir sans déroger à la fille du duc Etienne de Bavière,
exaltait par un pompeux éloge la noblesse des princes bavarois».
Religieux de Saint-Denis, _Chronique_.., (trad. Bellaguet), t. I, p.
357-9. Devenu possesseur de la Flandre par la mort du comte Louis de
Mâle (9 janvier 1384), le duc de Bourgogne était d'autant plus désireux
de resserrer son alliance avec la famille de Bavière.]

[Footnote 111: Cependant quelques conseillers continuaient à reprocher
aux Wittelsbach leur attitude dans les affaires du schisme.]

La duchesse de Brabant, rentrée dans ses États, écrivit à Frédéric de
Bavière en termes pressants, pour l'engager à renouveler à son frère,
avec toute l'insistance convenable, la demande des oncles de Charles
VI; elle affirmait son entière confiance dans l'heureuse issue de la
démarche qu'elle conseillait, elle annonçait même, au nom des Princes,
que la présentation d'Elisabeth à Charles VI aurait lieu, en juillet,
au pèlerinage de Saint-Jean d'Amiens[112].

[Footnote 112: Pèlerinage célèbre en France et dans les pays voisins,
on y honorait le chef de saint Jean-Baptiste.]

Frédéric fit donc l'assaut des hésitations de son frère; de nouveau,
il lui développa les avantages de l'alliance offerte; il lui redit les
beautés du riche pays de France, insistant toujours sur ce point que
lui-même conduirait sa nièce et la présenterait aux Princes. Etienne
céda, moitié par ambition, moitié par lassitude; mais à l'heure des
adieux, lorsqu'il eut embrassé sa fille longuement et tendrement, il
prit Frédéric à part et lui fit remarquer qu'il emmenait Elisabeth
«sans nul seur état»; que, refusée par le roi de France, la jeune fille
serait à jamais déshonorée. «Avisez au partir, dit-il enfin, car si
vous me la ramenez, vous n'aurez pire ennemi de moi[113].»

[Footnote 113: Froissart..., liv. II, chap. CCXXXI, t. IX, p. 97 et 98.]

Il est très probable qu'Elisabeth, en quittant son père, ne connaissait
ni les vrais motifs, ni le but exact de son voyage; son oncle Frédéric
paraissait l'emmener à quelque lointain pèlerinage[114]; du reste, elle
n'avait pour compagnes de route que sa bonne nourrice et Catherine de
Fastavarin, sa meilleure amie, sa sœur d'élection[115].

[Footnote 114: La piété bien connue de Frédéric de Bavière rendait ce
prétexte très vraisemblable. Cf Jean Ebran de Vildenberg, _Chronicon
Bavariæ_, dans Œfele, _Rerum boicarum scriptores_..., t. I, p. 312.]

[Footnote 115: Ce sont les deux seules personnes, venues d'Allemagne,
que l'on voit auprès de la Reine, dans les premiers temps de son
mariage.--Le Religieux de Saint-Denis raconte tout autrement la venue
d'Elisabeth de Bavière en France. Son récit, très vague d'ailleurs,
ne mérite aucune créance. «On envoya donc des chevaliers demander au
père de la jeune princesse la main de sa fille que le roi de France
voulait associer à sa haute fortune, et dont il espérait avoir ce que
les hommes ont de plus cher au monde, des enfants... le duc devait
savoir, ajoutaient les ambassadeurs, qu'elle ne manquerait pas de
richesses et qu'elle partagerait un trône glorieux, il ne devait pas
regretter d'unir son sang et sa race à ceux d'un si grand roi. Telles
furent les considérations qu'ils exposèrent dans un long discours. Le
duc accueillit leurs paroles avec de grands témoignages de joie et de
reconnaissance, ne se croyant pas digne d'un tel honneur. Il confia
sans plus tarder sa fille chérie à leur fidélité. Les envoyés offrirent
à la princesse des cadeaux de fiançailles, la firent revêtir, comme
il convenait à une reine, d'une robe magnifique tout en soie brodée
d'or et la conduisirent à Amiens dans un char couvert avec un brillant
cortège d'hommes et de femmes.» _Chronique de Charles VI_, t. I, p.
359.]

Vers la Pentecôte, les pèlerins arrivèrent à Bruxelles; ils furent
reçus par la duchesse de Brabant qui fit grande liesse à tout
l'équipage, trois jours durant; au moment du départ, elle promit à
Elisabeth qu'elle la reverrait bientôt, à Amiens, devant l'autel de
Saint-Jean Baptiste[116].

[Footnote 116: Froissart..., liv. II, ch. CCXXVI, t. IX, p. 97.]

Les voyageurs gagnèrent ensuite Le Quesnoy[117] où les attendaient le
duc Albert et sa femme Marguerite. Frédéric leur ayant raconté les
hésitations de son frère, et «le parti où lui-même s'était mis pour
l'avancement d'Elisabeth», la duchesse assura que celle-ci serait reine
de France, «car Dieu y ouvrera!». En attendant, elle traita la jeune
fille «liement et doucement», et ne négligea rien pour la rendre
digne du haut rang qui lui était réservé. En moins de quatre semaines,
Madame de Hainaut transforma la petite princesse bavaroise; elle lui
fit quitter «l'habit et l'arroy où elle était venue», et les remplaça
par d'élégants costumes et de riches parures; chaque jour, Elisabeth
reçut des leçons de maintien; on lui apprit à se présenter, à saluer
à la mode de France; on façonna toute sa personne à la séduction. Les
progrès furent rapides, favorisés qu'ils étaient par une coquetterie
instinctive.

[Footnote 117: Le Quesnoy, ch. I. de cant., arr. d'Avesnes, dép. du
Nord.]

Cependant l'époque fixée pour l'entrevue du Roi et d'Elisabeth
approchait. Les Princes français et les principaux du Conseil royal
avaient tenu la chose secrète. Ils ne s'en étaient ouverts qu'à Charles
VI, et ils avaient publié que celui-ci se rendait à Amiens pour diriger
la nouvelle expédition projetée dans le Nord contre les Anglais et dont
tous les préparatifs étaient terminés le 9 juillet.

Le 10, le Roi quitta Paris avec le duc de Bourgogne[118]; comme au
début de toute campagne, ils s'arrêtèrent à Saint-Denis pour y faire
leurs dévotions. Le soir même, ils soupaient et gîtaient à Asnières;
puis, en deux jours, par Creil, Clermont et Montdidier, ils arrivèrent
à Boves[119] où ils déjeunèrent; le jeudi 13, ils entraient dans Amiens
où déjà les attendait la duchesse de Brabant. Charles VI choisissait
pour demeure le palais de l'évêque. A peine installé, il y recevait la
visite du Sire de Coucy[120], «venu en grand hâte d'Avignon apporter
des nouvelles du pape[121]». Le projet de mariage du Roi avec la
fille d'un prince allemand dont les sentiments de fidélité à la cause
d'Urbain VI étaient bien connus[122], pouvait inquiéter Clément VII,
aussi le duc de Berry, qui gouvernait le Languedoc, avait-il eu soin
d'envoyer le sire de Coucy «de ce parler en Avignon».

[Footnote 118: E. Petit, _Itinéraire des ducs de Bourgogne_.... p. 180.]

[Footnote 119: Boves, canton de Sains, arr. d'Amiens, dép. de la Somme.]

[Footnote 120: Enguerrand VII, sire de Coucy, comte de Soissons,
gouverneur de Picardie, grand bouteillier de France, (le Père Anselme,
_Histoire Généalogique_..., t. VIII, p. 542).]

[Footnote 121: Froissart..., liv. II, ch. CCXXVI, t. IX, p. 99.]

[Footnote 122: Etienne III, pendant son voyage en Italie (1380),
s'était engagé pour quatre mois au service du pape Urbain VI; et il
en avait reçu 16 000 florins d'or. N. Valois, _La France et le grand
schisme d'Occident_..., t. I, p. 302.]

Dès les premiers jours du même mois, Elisabeth avait quitté Le
Quesnoy, accompagnée de Frédéric, du duc Albert, de la duchesse
Marguerite et de leur fils Guillaume; de nombreux chevaliers formaient
l'escorte[123]. Le lundi 3, le cortège traversait Braine[124], et le 5,
Mons[125]; puis par Cambrai, il parvint à Amiens.

[Footnote 123: Froissart..., t. IX, p. 98.]

[Footnote 124: _Cartulaire des Comptes de Hainaut_, éd. L. Devilliers,
_Coll. des Chroniques Belges_, (Bruxelles, 1881-1892, 5 vol. in-4º) t.
V, p. 679.--Braine-le-Comte, prov. de Hainaut (Belgique).]

[Footnote 125: _Ibid._--Le séjour à Mons se prolongea jusqu'au 9
juillet (_Cartulaire_..., t. II, p. 385).]

A quelque distance de la ville, dans la journée du jeudi 13, Elisabeth
et Madame de Hainaut s'entendirent souhaiter la bienvenue par deux des
plus importants conseillers du Roi, Bureau de la Rivière et Guy de La
Trémoille. Ces deux seigneurs conduisirent la duchesse et sa nièce
jusqu'à l'hôtel qui leur avait été préparé[126]. La soirée fut employée
par les Princes à se visiter et à s'entendre sur le programme du
lendemain, tandis que chez Madame de Hainaut on s'occupait des derniers
détails de la toilette d'Elisabeth et, qu'au palais épiscopal, le Roi,
qui depuis plusieurs nuits n'avait pu dormir, menait une veille agitée,
s'entretenant avec le sire de la Rivière à qui il demandait à chaque
instant: «Et quand la verrai-je?» Ce mot fut rapporté aux duchesses qui
en eurent «bon ris[127]».

[Footnote 126: Froissart..., t. IX, p. 99.--Bureau, sire de la Rivière,
premier chambellan et ami de Charles V, qui était mort entre ses
bras, remplissait le rôle de gouverneur du jeune roi Charles VI. Voy.
Siméon Luce, _La France pendant la guerre de Cent ans_ (2e série),
p. 148-156.--Guy V, sire de la Tremoille, de Sully, comte de Guines,
conseiller et chambellan du Roi, grand chambellan héréditaire de
Bourgogne, était le principal favori du duc Philippe de Bourgogne; il
avait été surnommé _le Vaillant_ pour ses exploits en Flandre, (le
Père Anselme, _Histoire généalogique et chronologique de la maison de
France_..., t. IV, p. 163).]

[Footnote 127: Froissart, _Chroniques_.., liv. II, ch. CCXXVI, t. IX,
p. 99.]

Enfin l'heure tant désirée arriva; Elisabeth, parée somptueusement, fut
conduite au palais par Mesdames de Brabant, de Bourgogne et de Hainaut.
Charles VI attendait, entouré de son oncle, le duc de Bourgogne, de son
cousin Guillaume, des sires de la Rivière et de Coucy, du connétable
Olivier de Clisson[128] et des quelques seigneurs qui étaient dans la
confidence.

[Footnote 128: Olivier IV, sire de Clisson, né en Bretagne vers 1332,
entré au service de Charles V en 1370, était devenu le frère d'armes
de Du Guesclin et son meilleur lieutenant dans la guerre contre les
Anglais. Nommé connétable en 1381, il avait commandé l'avant-garde de
l'armée française à la bataille de Rosbecque 1382.]

En entrant, Elisabeth se prosterna; le Roi fit quelques pas et prenant
la jeune fille par la main, il l'aida à se relever; après quoi, il
la regarda de «grand manière». Debout, les yeux baissés, Elisabeth
restait «toute coie, ne mouvant œil, ni bouche», sous le regard de
Charles VI qui la détaillait longuement. Des propos qu'échangèrent
autour d'elle les seigneurs et les dames, la princesse ne comprit rien,
car «elle ne savoit point de francois[129]», mais elle sentit très bien
que le Roi la contemplait avec admiration et amour.

[Footnote 129: Froissart..., t. IX, p. 100.]

L'entrevue terminée, Elisabeth, en compagnie des trois duchesses,
regagna l'hôtel de Hainaut. A peine y était-elle rentrée, que le duc de
Bourgogne arriva à cheval, suivi de plusieurs hauts barons. Il annonça
que le Roi s'était rendu, sans rien dire, en son retrait, accompagné du
seul sire de la Rivière, et qu'à la question de celui-ci: sera-t-elle
Reine de France?--«Par ma foi, oïl,--avait répondu Charles VI,--nous
ne voulons autre, et dites à mon oncle de Bourgogne, pour Dieu, que on
s'en délivre».

Des cris de Noël! Noël! remplirent alors l'hôtel de Hainaut, saluant la
haute fortune d'Elisabeth de Bavière. Le soir même, l'heureuse jeune
fille fut avertie que le mariage serait célébré à Arras; tel était le
désir du duc de Bourgogne qui prévoyait qu'un grand concours de peuple
affluerait dans sa capitale d'Artois à la nouvelle des noces royales.
Mais le lendemain, au moment où Elisabeth se trouvait dans la chambre
de Madame de Hainaut, se préparant au départ fixé pour l'après dîner,
elle vit arriver le duc Philippe avec quelques seigneurs du Conseil.
Il venait rapporter que le Roi, le matin, en revenant de la Messe,
avait été fort étonné de voir faire des préparatifs de voyage et qu'il
avait demandé où l'on prétendait aller. Le projet de célébrer les noces
à Arras lui ayant été révélé, il avait répliqué: «Beaux oncles, nous
voulons ci épouser en cette belle église d'Amiens, nous n'avons que
faire plus destrier». Donc, puisque le Roi avouait «ne pouvoir ennuit
dormir de penser à sa fiancée», le mariage se ferait à Amiens, et sans
retard, dès le lundi 17. Supposant que l'impatience d'Elisabeth était
égale à celle du Prince, Philippe avait conclu en riant «nous guérirons
ces deux malades»[130].

[Footnote 130: Froissart.., liv. II. ch. CCXXVII, t. IX, p. 102.]

La journée du samedi et celle du dimanche furent consacrées aux
apprêts des noces, et au règlement du cérémonial. Quand on en vint
au contrat[131], Charles VI, soit spontanément, soit à l'instigation
de Philippe de Bourgogne, déclara ne demander au duc Etienne aucune
dot: les belles qualités de la princesse lui en tiendraient lieu; il
refusa même la somme d'argent apportée par Frédéric comme cadeau de
noces[132]. Le dimanche, Elisabeth reçut de son fiancé une couronne
dont la valeur égalait la fortune d'une province[133].

[Footnote 131: L'existence d'un contrat est certifiée par le
chroniqueur belge Jean Brandon «Eodem anno, XVIe die julii, Rex
Francorum Ambianis desponsavit Ysabel filiam Stephani ducis Bavarie
et altera die matrimonium cum ea fecit, copula consequente carnali.»
_Chronique des Dunes_, dans la _Collection des Chroniques Belges_,
(textes latins, éd. Kervyn de Lettenhove, Bruxelles, 1870, in-4º, p.
9).]

[Footnote 132: _Excerpta Boica ex Chronico Burchardi Zengii Memmigani_,
dans Œfele, _Rerum Boicarum scriptores_..., t. I, p. 259.--Johannes
Adlzreiter, _Annalium Boicæ gentis_..., 2e partie, liv. VI, col. 114.]

[Footnote 133: Froissart..., liv. II, chap. CCXXIX t. IX, p. 107.]

Le lundi 17, dans la matinée, les duchesses de Brabant et de Bourgogne
accompagnées de nombreuses dames et damoiselles vinrent quérir la
mariée et sa tante, la duchesse Marguerite; les dames prirent place
dans de beaux chars couverts, autour desquels paradaient à cheval le
duc Albert, le duc Frédéric, Guillaume de Hainaut et plusieurs barons
ou chevaliers, tous en brillant arroi. Les voitures déposèrent le
cortège devant la cathédrale. Presque en même temps le Roi arriva,
assisté du duc de Bourgogne et suivi de toute la haute baronnie de
France. Elisabeth, la couronne au chef, fut conduite à l'autel par
les seigneurs et les dames. Jean III Roland, depuis de longues années
évêque d'Amiens[134], donna la bénédiction nuptiale[135]. Après la
grand'messe et les cérémonies d'étiquette qui suivirent, un festin
richement appareillé fut offert au palais épiscopal. La Reine dîna avec
les dames, et le Roi, avec les seigneurs; des comtes et des barons
firent le service. Le reste de la journée se passa en réjouissances. Le
soir venu, les dames, dont c'était l'office, couchèrent la mariée, et
puis «se coucha le Roi qui la désirait à trouver dans son lit».--«S'ils
furent cette nuit ensemble en grand déduit, ce pouvez-vous bien
croire», dit le chroniqueur[136].

[Footnote 134: Jean Roland était évêque d'Amiens depuis le 14 janvier
1376, _Gallia Christiana_ (Paris, 1715-1860, in-fº), t. X, col. 1196.]

[Footnote 135: _Ibid._]

[Footnote 136: Froissart... liv. II, ch. CCXXIX, t. IX, p. 108.]

L'auteur de la «Geste des Nobles» constate que les noces d'Elisabeth
furent célébrées «à peu de solennité[137]». En effet, les choses
furent menées en si grande hâte qu'on n'eut le temps de préparer
aucun divertissement public. A ces noces royales, les bourgeois et le
populaire d'Amiens ne furent pas régalés de ces brillantes joutes,
de ces magnifiques spectacles qui avaient rendu fameuses les noces,
seulement princières de Cambrai[138]. Pourtant des largesses, des
aumônes, des actes de clémence durent signaler dans la contrée le
mariage de Charles VI. On trouve même qu'à Tournay, deux prisonniers,
«doubtant d'être exécutez et mis a leur dernier jour», purent bénir «le
joyeux advenement de la Reine en la ville d'Amiens», car il leur valut
la grâce du Roi[139].

[Footnote 137: Guill. Cousinot, _Geste des Nobles_, (éd. Vallet de
Viriville, Paris, 1859, in-8º) p. 107.]

[Footnote 138: Froissart ne rapporte aucun grand divertissement.--Le
Religieux de Saint-Denis ne parle des fêtes du mariage que par ouï
dire et ne donne aucun détail précis.--De même, on lit dans les
_Istore et Chroniques de Flandres_, t. II, p. 365 et note I: «Il ne
fu point li feste grande».--Seul Juvénal des Ursins, historien du XVe
siècle, dit «et y eust joustes et grandes festes faites». _Histoire de
Charles VI_. p. 65.--Les principaux chroniqueurs belges ont simplement
noté le mariage d'Elisabeth, sans nous dire de quelles cérémonies et
réjouissances il fut l'occasion.]

[Footnote 139: Lettres de rémission en faveur de Pierre de la Marquette
dit Haue et Hennequin, son fils, coupables de sévices sur Jaquot
Bachier, dans une taverne des environs de Tournay. Arch. Nat. JJ. 127,
fº 472.]

Dans les divers récits de cette journée, ce qui nous a le plus frappé,
c'est l'impression d'immense étonnement que causait à tous l'élévation
d'une princesse jusqu'alors ignorée; la cour et les duchesses avaient
vraiment tenu très secret leur dessein puisque son accomplissement
surprenait tout le monde.

Vingt-cinq ans plus tard, le poète Eustache Deschamps, vieilli et
désabusé, évoquant le souvenir de tant

    «De granz orgueils et de grans vanitez
    «De traïsons et de crudelitez»,

qu'il avait vus durant sa vie, rappellera les radieuses noces
d'Amiens[140] comme une des plus saisissantes antithèses au
mélancolique refrain de sa Ballade:

«C'est tout néant des choses de ce monde».

[Footnote 140: _Œuvres complètes d'Eustache Deschamps_, éd. de Queux
de Saint-Hilaire et G. Raynaud, dans la _Coll. des Anciens textes
français_, (Paris, 1878-1901, 10 vol. in-8º), t. VI, p. 40 et 41.]



DEUXIÈME PARTIE

LA JEUNESSE



CHAPITRE PREMIER

LA REINE ISABEAU

LES TROIS PREMIÈRES ANNÉES DE MARIAGE


Isabelle étant la forme française du nom germain Elisabeth,
nous devrions appeler la nouvelle reine de France Isabelle, en
orthographiant Isabel comme écrivaient le plus souvent les chroniqueurs
de l'époque, ou Ysabel comme signait la Reine; mais pour nous conformer
à la tradition, constante depuis le XVe siècle, nous écrirons Isabeau.
Cette forme, d'une extrême rareté dans les actes officiels, est
employée pour la première fois, d'une façon courante dans «Le Songe
Véritable», poème satirique, écrit en 1406[141]; peut-être l'auteur,
pamphlétaire parisien, l'a-t-il choisie parce qu'il la jugeait la moins
déférente.

[Footnote 141: _Le Songe Véritable_ (éd. par H. Moranvillé dans les
_Mémoires de la Société de l'Histoire de Paris_, t. XVII) vers 2837-8.]

       *       *       *       *       *

Les fêtes du mariage n'eurent pas de lendemain; dès le mardi, les
seigneurs et les dames vinrent «après boire», prendre congé de la
Reine qui fit ses adieux à ses parents de Brabant et de Hollande[142];
déjà aussi son oncle Frédéric la quittait, retournant en Bavière pour
annoncer au duc Etienne que «sa fille était devenue une des plus
grandes dames du monde[143]».

[Footnote 142: Froissart, _Chroniques_, liv. II, ch. CCXXVIII, t. IX,
p. 108.]

[Footnote 143: _Ibid._, p. 110.]

Après tous ces départs, auxquels elle avait présidé, la jeune femme
éprouva pour la première fois la sensation de l'isolement; des épreuves
plus pénibles lui étaient réservées dans cette même journée; vaguement
elle savait que le Roi l'épousait au cours d'une expédition contre
l'Angleterre, mais elle ignorait la gravité des circonstances. Elle ne
savait pas que les prières solennelles de la veille avaient demandé à
Dieu, tout autant que le bonheur du ménage royal, un heureux succès
pour l'amiral français Jean de Vienne, débarqué en Ecosse[144].

[Footnote 144: Jean de Vienne, seigneur de Rollans, amiral de France
depuis 1373, avait fait de nombreuses campagnes contre les Anglais. Cf.
le Père Anselme, _Histoire généalogique_.., t. VII, p. 793-794.]

Or, ce mardi, elle remarqua que Charles VI, les Princes et les
conseillers étaient tout consternés par de mauvaises nouvelles: le
chef des Gantois François Ackermann, allié des Anglais, avait rallumé
la guerre en Flandre et s'était emparé du Dam[145]. Bientôt la Reine
apprit que l'honneur du Roi, comme la sécurité des États du duc de
Bourgogne, était intéressé à ce que le Dam fût repris au plus tôt.
Le vendredi 21[146], Charles VI, emporté par son ardeur guerrière,
chevauchait sur la route de Flandre, vers Beauquesne[147], il avait
juré que «jamais ne retournerait à Paris, si aurait été devant le
Dam![148]» La lune de miel des jeunes époux avait duré trois jours.

[Footnote 145: Froissart..., t. IX, p. 108-109.--Dam. prov. de Flandre
occid. (Belgique).]

[Footnote 146: La date exacte du départ de Charles VI pour la Flandre
a été déterminée par M. Petit, dans son _Itinéraire des ducs de
Bourgogne_..., p. 180.]

[Footnote 147: Beauquesne, cant. et arr. de Doullens, dép. de la Somme.]

[Footnote 148: Froissart, _Chroniques_... t. IX, p. 110.]

Le Roi et le duc de Bourgogne avaient décidé qu'Isabeau quitterait
Amiens, en même temps qu'eux, «pour tenir son état» à Creil[149]. La
jeune femme partit, le cœur plein de reconnaissance pour Monseigneur
saint Jean-Baptiste à qui elle attribuait la grâce de son mariage. On
a tout lieu de croire que le superbe plat d'or massif, orné de perles
et de pierreries, sur lequel reposa dès lors le chef de saint Jean,
fut le don de noces de la jeune Reine[150]; en tout cas, toute sa vie,
elle témoignera sa prédilection pour la cathédrale d'Amiens «tant pour
l'honneur et révérence de Monseigneur saint Jean-Baptiste que pour
l'honneur qu'elle avait eu d'y recevoir le sacrement de mariage[151]»;
et, dans deux testaments successifs, elle fera des donations à cette
cathédrale «en laquelle Monseigneur nous épousa[152]».

[Footnote 149: _Ibid._, p. 121.]

[Footnote 150: Du Cange, _Traité historique du chef de saint
Jean-Baptiste_, (Paris, 1665, in-4º), p. 134.]

[Footnote 151: Lettres de la reine Isabeau du 14 février 1412 ou 1413
pour la fondation d'un obit dans la cathédrale d'Amiens, en mémoire de
son mariage, citées par du Cange, _ibid._]

[Footnote 152: Bibl. Nat. f. fr. 6544, pièce 7.]

A Creil, la Reine résida au château fort qui se dressait dans un site
pittoresque, au milieu d'une île formée par l'Oise. Cette ville, sur le
chemin de la Flandre, avait été désignée par Charles VI qui comptait y
rejoindre sa femme, la campagne terminée[153].

[Footnote 153: Le château de Creil avait été bâti par Charles V qui
y fit de fréquents séjours. Une des églises de la ville était sous
l'invocation de saint Evremont dont on gardait le chef. Cf Expilly,
_Dictionnaire géographique, historique et politique des Gaules et de la
France_ (Paris, 1762-70, 6 vol. in-fº) t. II, p. 531.]

La conduite et la protection d'Isabeau avaient été confiées à la
duchesse d'Orléans et au Comte d'Eu[154], personnages les plus
qualifiés pour chaperonner et gouverner une aussi jeune reine.

[Footnote 154: Religieux de Saint-Denis, _Chronique de Charles VI_, t.
I, p. 361.]

Blanche, duchesse d'Orléans[155], était la plus honorable et la plus
magnifique dame du royaume; et «la seule qui pût se vanter d'être du
sang de Philippe-le-Bel». Charles VI et ses oncles la respectaient
comme une mère. Mariée à un prince débauché, elle était toujours
restée fidèle à ses devoirs d'épouse; et, depuis son veuvage[156], les
exercices de piété et les bonnes œuvres occupaient tous les instants de
sa vie[157].

[Footnote 155: Blanche de France, fille posthume du roi Charles IV le
Bel et de Jeanne d'Evreux, sa troisième femme, née en 1328, mariée en
1345 à Philippe de France duc d'Orléans, fils de Philippe de Valois.
(le Père Anselme, _Histoire généalogique des princes de la Maison de
France_..., t. I, p. 104.)]

[Footnote 156: Philippe d'Orléans était mort en 1375.]

[Footnote 157: Religieux de Saint-Denis, _Chronique de Charles_ VI, t.
II, p. 61-63]

Jean d'Artois, comte d'Eu[158], avec son large front, ses longs cheveux
grisonnants séparés par une raie sur le sommet de la tête, ses gros
yeux clairs, son nez proéminent, son double menton, donnait bien
l'impression d'un de ces conseillers prudents et avisés dont Charles
V avait eu l'art de s'entourer[159]. Et, en effet, c'était un homme
d'une sagacité insigne; son intrépidité était fameuse aussi, et tout
dernièrement encore à Rosbecque, la vaillance du comte d'Eu avait
conduit à la victoire l'armée de Charles VI.

[Footnote 158: Jean d'Artois, seigneur de Saint-Valery-sur-Somme et
d'Ault, né en 1321, était fils de Robert III comte d'Artois, ce vassal
félon du roi Philippe VI, qui, en 1331, s'était enfui auprès d'Edouard
III, roi d'Angleterre et lui avait conseillé de prendre le titre et
les armes de roi de France (débuts de la guerre de Cent Ans). Jean
d'Artois, armé chevalier et créé comte d'Eu par Jean le Bon, fait
prisonnier à Poitiers, avait pris part à toutes les guerres du règne de
Charles V. (le Père Anselme..., _Histoire généal._, t. I, p. 388.)]

[Footnote 159: Bibl. Nat., Estampes, Coll. Gaignieres Oa 13, fº 20.]

De tels gouverneurs ne pouvaient enseigner à Isabeau que de beaux et
nobles préceptes; et tout naturellement, ils devaient l'initier aux
grands faits de l'histoire de son nouveau pays. Tous les deux, en gens
de l'ancienne génération, ne manquèrent pas de vanter le temps passé,
le précédent règne, proposant entr'autres exemples à la jeune Reine,
celui de la royale épouse de Charles V, Jeanne de Bourbon, dont la cour
était ordonnée en si grande paix et en si grand ordre et qui avait
su vivre «en suffisante amour, unité et paix, grâce à l'honneur et
révérence qu'elle portait à son mari[160]».

[Footnote 160: Christine de Pisan, _Le Livre des faits et bonnes mœurs
du roi Charles V..._, t. I, p. 612.]

Cependant le Roi et le duc de Bourgogne éprouvaient les plus grandes
difficultés à triompher de l'insurrection flamande. Arrivés le premier
août devant le Dam, les Français «moult grevés par les archers
anglais», dans des assauts quotidiens, et décimés par la peste,
ne s'emparaient de la place que le 27[161], après qu'elle avait
été abandonnée par François Ackermann. Tout le pays environnant,
jusqu'aux portes de Gand, fut livré aux violences des Bourguignons qui
«l'ardèrent et destruisirent tout entièrement[162]».

[Footnote 161: E. Petit, _Itinéraire des ducs de Bourgogne..._, p. 181.]

[Footnote 162: Froissart, _Chroniques..._, t. II, ch. CCXXX, liv. IX,
p. 119.]

Le Roi devait faire ensuite le siège de Gand; mais il changea de
dessein et voulut rentrer en France. Le 21 septembre, il quittait Arras
et le 25, il arrivait accompagné du duc de Bourgogne, au château de
Creil où il soupa et passa la nuit[163]; dès le lendemain, il emmenait
sa femme vers Paris. Ce mardi, les deux époux, toujours en compagnie
du duc de Bourgogne, soupèrent et couchèrent à Luzarches[164]; le
mercredi, la Reine fit sa première visite à «Monseigneur saint
Denis[165]». Le jeudi, tandis que Charles VI gagnait Paris[166],
Isabeau était conduite à Vincennes dans cette belle résidence qui
l'emportait

    «Sur tous les lieux plaisans et agréables
    «Gais et jolis pour vivre et demourer
    «Joïeusement[167]............»

[Footnote 163: E. Petit, _Itinéraire des ducs de Bourgogne..._, p. 181.]

[Footnote 164: _Ibid._--Luzarches, ch.-l.-de cant., arr. de Pontoise,
dép. de Seine-et-Oise.]

[Footnote 165: _Itinéraire des duc de Bourgogne..._, p. 181.]

[Footnote 166: _Ibid._]

[Footnote 167: Eustache Deschamps, _Œuvres complètes_, t. I, p. 155.]

Vincennes[168] avait été le séjour préféré du débile Charles V[169];
il s'y portait mieux qu'à l'hôtel Saint-Pol; l'air lui arrivait plus
pur à travers les hautes et épaisses futaies environnantes. Tout
au bout de la profonde forêt, il avait construit, sur les bords de
la Marne, le manoir de Beauté[170], et, par ses soins, l'antique
château-fort de Vincennes avait été agrandi et aménagé, dans certaines
de ses parties, en une confortable demeure de plaisance[171].

[Footnote 168: Sous Louis IX, il y avait à Vincennes une maison royale
et un beau parc. Philippe VI fit détruire le vieux château et commença
la construction du nouveau qu'il éleva jusqu'au rez-de-chaussée; Jean
le Bon acheva le donjon, et bâtit le château jusqu'au troisième étage.
Cf. Moreri, _Dictionnaire historique.._, (Paris, 1759, 10 vol. in fº),
t. X, p. 639.--_Dictionnaire universel dit de Trévoux_ (Trévoux, 1771,
8 vol. in fº), t. VII, p. 832.--_Histoire du donjon et château de
Vincennes_ (Paris, Brune-Labbe, 1807, 3 vol. in-8º).]

[Footnote 169: Christine de Pisan, _Le livre des faits... du roi
Charles V_, (éd. Michaud et Poujoulat), t. I, p. 614.]

[Footnote 170: «L'hôtel ou manoir de Beauté était situé sur la paroisse
de Fontenay, entre la lisière sud-est du bois de Vincennes et le
village de Nogent, au rebord d'un plateau qui descend par une pente
assez abrupte vers la Marne, parsemée à cet endroit par de petites îles
verdoyantes. Siméon Luce, _La France pendant la Guerre de Cent Ans_ (2e
série), p. 40.]

[Footnote 171: Charles V avait achevé la construction du château
de Vincennes et commencé la chapelle; par testament, il laissa une
certaine somme pour en continuer les travaux. Ceux-ci n'étaient pas
terminés en 1393, puisque Charles VI par testament ordonne «que la
chapelle des Chanoines soit faite et accomplie tant en édifices comme
en rentes par luy ordonnées». Bibl. Nat., f. fr. 25 507, fº 353 rº.]

Isabeau, qui n'était pas encore initiée aux splendeurs de l'hôtel
Saint-Pol, put déjà connaître, à Vincennes, combien était grande la
richesse de la royauté française.

Se rendait-elle dans l'Oratoire de la grande Tour? devant ses yeux,
entr'autres joyaux d'un prix inestimable et d'un art exquis, l'Histoire
sainte s'étalait, racontée par l'or et les pierreries: Ici, sur «une
chayère à quatre marches» une Notre Dame d'argent, ayant saint Joseph
auprès d'elle, recevait les hommages des trois rois «sous un demy ciel
à feuillage auquel pendait l'estoille»[172]. Là, Notre-Seigneur en
jugement, montrait ses plaies, «un chappel garny de trois diamants en
sa tête, deux gros saphirs ronds à ses pieds, deux angelots auprès,
dont l'un portait les clous faits de trois diamants, l'autre la croix
garnie de perles et d'émeraudes, tandis qu'au-dessous, les âmes se
levaient des sépulcres. Un peu plus loin, un Crucifix, avec deux
angelots, garni de saphirs aux deux branches, et au sommet de la croix,
un pélican; au-dessous, Notre Dame en un tabernacle, assistée de saint
Pierre et de saint Paul. Puis c'étaient des légendes de saints,
sculptées ou ciselées en joyaux du plus grand prix: «sainte Marguerite
qui sault d'un dragon»; saint Jean-Baptiste «tenant l'aignel»; et des
reliques de la Madeleine «en un cristal orné d'émeraudes».

[Footnote 172: Cette description des richesses de Vincennes est
empruntée à l'_Inventaire du mobilier de Charles V..._, dressé par
ordre du Roi en 1379-1380 et publié par J. Labarte dans la _Coll. des
Doc. Inéd.._, (Paris, 1879. in-4º), p. 274-279 et 282-316.]

Pour gagner la Chapelle auprès de l'oratoire, Isabeau passait devant
«le reloge aux contre-poids d'argent, qui fut du roy Philippe le Bel»;
ses pieds foulaient de superbes tapis à lions d'or. Dans «l'Estude du
Roy», auprès de la «haulte chambre», étaient réunis des chefs-d'œuvre
d'orfèvrerie, quelques-uns bizarres, comme «ce chamel sur une terrasse
garnie de perles, la boce d'une coquille d'une seule perle», et qui
était un chandelier à deux branches; d'autres représentaient des sujets
religieux: ainsi, la Vierge, assise sur une mule noire que saint Joseph
conduisait par la bride; d'autres, des faits mythologiques, comme
le miroir garni d'or où étaient émaillés «Narcizus et sa mie à la
fontaine». Dans cette même salle, on voyait des objets ayant appartenu
aux ancêtres du Roi, entr'autres «le coutel de quoy saint Louis se
combatit quand il fut prinz». Les murs étaient couverts de tableaux de
bois, de cuivre, d'ivoire, de broderies. Combien d'autres merveilles
encore étaient conservées à Vincennes: le Psautier de saint Louis, les
belles Heures de Charles V, enfermées dans un écrin de cyprès marqueté
et ferré d'argent doré!

«L'Estude en la poterne du donjon» contenait de nombreuses pièces de
soie, des draps d'or et d'argent, et aussi les plus fines toiles de
Laon, de Compiègne et de Reims. Enfin, dans un réduit secret, était
placé le Trésor de la famille royale: les couronnes, les colliers et
les parures en pierres précieuses.

A la vue de tout ce luxe, au milieu duquel la fortune venait de la
transporter, la fille d'Etienne III éprouva un très vif mouvement
d'orgueil, sentiment bien légitime, et qui, du reste, n'obscurcit pas
dans le cœur de la jeune Reine, le souvenir de sa famille et du manoir
de ses ancêtres.

Quand Isabeau sortait du château du Bois, le but tout indiqué de sa
promenade était Beauté[173]; à travers la forêt, on la conduisait à ce
lieu «moult délectable», coin de nature si pittoresque, avec ses prés,
«ses jardins déduisables, ses vignes et ses moulins branlans».

[Footnote 173: Le château de Beauté n'était pas comme Vincennes une
forteresse, mais une maison de plaisance, que Charles V avait meublée
avec le plus grand luxe et aménagée pour y jouir à l'aise des beaux
spectacles de la nature. «C'est pour Beauté que le Roi avait commandé
des orgues de fabrication flamande, et de somptueuses tapisseries...
L'hôtel était pourvu d'une cour carrée du haut de laquelle on
découvrait une immense étendue de pays..., dans le parc, d'habiles
oiseleurs élevaient des rossignols en cage... et y nourrissaient en
liberté des tourterelles blanches.» C'est à Beauté que l'Empereur
Charles IV avait résidé lors de son voyage en France (janvier 1378), et
que Charles V se sentant mortellement atteint, s'était fait transporter
(20 juillet 1380) pour y passer ses derniers jours. S. Luce, _La France
pendant la guerre de Cent Ans_ (2e série), p. 41-44.]

    «Marne l'ensaint; les haulz bois profitables
    «Du noble parc pouet lon voir branler,
    «Courre les daims et les connins aller
    «En pastoure[174]............»

[Footnote 174: Eustache Deschamps, _Œuvres complètes_, t. I, p. 155.]

Le 5 octobre, la Reine reçut à Vincennes la première visite de Charles
VI[175], toujours accompagné du duc de Bourgogne; cette fois le Roi
ne fit que souper et coucher; mais dans le courant des deux semaines
suivantes, il passa plusieurs jours de suite auprès de sa jeune
femme[176]. Le 20, il partit pour un voyage en Champagne. On ignore
si, au retour de Charles VI, qui eut lieu à la fin du mois de novembre,
Isabeau continua de résider à Vincennes, ou si elle vint à Paris
habiter l'hôtel Saint-Pol.

[Footnote 175: E. Petit, _Séjours de Charles VI..._, p.
28.--_Itinéraire des ducs de Bourgogne..._, p. 181.]

[Footnote 176: _Ibid._]

       *       *       *       *       *

Dès les premières semaines de son mariage, Isabeau reçut un Hôtel
distinct de celui du Roi[177]. Elle eut autour d'elle, dès son
installation à Vincennes, des dames et des demoiselles d'honneur,
des maîtres d'hôtel, des écuyers, des chapelains, un maître et un
contrôleur des deniers de sa chambre; dames et gens placés sous la
surveillance du grand maître de l'Hôtel de la Reine. Mais on ne donna
pas à Isabeau d'Argenterie personnelle; toutes les recettes et dépenses
relatives à ses vêtements, à ses joyaux, au service de sa table, au
mobilier de ses appartements et de sa chapelle, formaient un chapitre
de l'Argenterie du Roi[178].

[Footnote 177: Les Comptes de Charles VI et diverses mentions dans les
quittances de l'époque attestent le fait. On regrette la perte des
Comptes de la Reine qui donnaient la liste de ses premiers serviteurs;
on a néanmoins la certitude qu'Isabeau fut dotée d'une maison complète
et aussi bien montée que celle des reines de France qui l'avaient
précédée. Voy. _Comptes de l'hôtel des rois de France aux_ XIV et XVe
_siècles_, publ. par Douët d'Arcq, (dans la _Soc. Histoire de France_,
Paris, 1865, in-8º).]

[Footnote 178: Voy. Comptes de l'Argenterie de Charles VI, Arch.
Nat. KK 18 à 22. «Les fonctions de l'argentier consistaient à tenir
la maison royale pourvue de tout ce qui était nécessaire pour
l'ameublement et l'habillement à l'usage du roi, de sa famille et de
ses officiers.» Douët d'Arcq, _Notice sur les comptes de l'Argenterie
des rois de France au_ XIVe _siècle_ (dans la _Soc. Histoire de
France_, Paris, 1851, in-8º), p. 7.]

Tout de suite, une écurie de la Reine fut montée[179], comprenant des
chevaux de toutes les robes, et de toutes les espèces, des chars de
promenade, des chariots de service. Un certain «char d'Allemagne[180]»
était l'objet des plus grands soins, soit que ce fût la voiture qui
avait transporté Elisabeth de Bavière à Amiens, soit que la jeune Reine
eût eu la fantaisie de s'en faire fabriquer une à la mode de son pays.

[Footnote 179: L'écurie de la Reine n'était qu'un des services de
l'écurie du Roi; les recettes et les dépenses en étaient imputées aux
comptes de l'écurie de Charles VI. Arch. Nat. KK 34.]

[Footnote 180: Arch. Nat. KK 34, fº 66 rº.]

Organiser son Hôtel fut évidemment le grand souci d'Isabeau pendant
les derniers mois de l'année 1385; mais, en même temps, d'autres soins
l'occupaient: l'étude de la langue française, celle du cérémonial de
la cour, les exercices d'équitation[181]. Son rôle paraît avoir été
alors tout passif; si jeune et si dépaysée, pouvait-elle en soutenir un
autre? Les chroniqueurs contemporains n'avaient du reste pas lieu de
s'occuper de la nouvelle Reine; sa part dans les affaires politiques
était nulle; son arrivée à la cour était de trop fraîche date pour que
tel ou tel parti ait pu déjà demander sa protection et s'autoriser
de son nom. Parfois cependant, on rencontre un détail relatif à sa
personne, à ses goûts; par exemple, sa tendre, sa singulière affection
pour Catherine, l'amie d'enfance amenée de Bavière, devenue sa
confidente, «parce qu'elle parlait allemand comme elle[182]».--Les
déplacements d'Isabeau, les fêtes auxquelles elle assistait et quelques
menus incidents d'ordre privé, remplissent seuls ses premières années
de mariage.

[Footnote 181: Le 1er janvier 1386, Charles VI offrit à Isabeau comme
cadeau d'étrennes une selle de palefroi en velours et soie vermeils.
Vallet de Viriville, _Isabeau de Bavière..._, p. 6.]

[Footnote 182: Religieux de Saint-Denis, _Chronique de Charles VI..._,
t. II, p. 65.]


Dans les derniers jours de 1385, le duc de Bourgogne qui, de loin,
dirigeait les affaires de France et surveillait les faits et gestes
du Roi, écrivait à celui-ci «afin qu'il se voise esbatre à Melun, à
Saint-Germain-en-Laye ou à Maubuisson, lequi lui plaira, en compagnie
de la Reine».[183] Ne semble-t-il pas que Philippe voulait ainsi
pousser les jeunes mariés à faire enfin leur voyage de noces? De plus,
sur son ordre, Bureau de la Rivière prévenait par lettre, datée du 31
décembre, le cardinal de Laon que, trois ou quatre jours après le 1er
janvier, le ménage royal partirait pour Montmorency, où Charles VI
chasserait; que de là, ils iraient à Maubuisson, et à Saint-Germain où
ils devraient séjourner jusqu'à la réception d'autres avis du duc[184].

[Footnote 183: Arch. Nat., AB 200, carton XIX.]

[Footnote 184: _Ibid._]

Les prescriptions du prévoyant Philippe furent suivies: le 4 janvier,
le Roi et Isabeau étaient à l'Ile-Adam, le 6, la jeune femme faisait
ses dévotions à l'Abbaye de Maubuisson[185]. De là, ils continuèrent
leur chevauchée à travers le pays environnant; dans la seconde
quinzaine du même mois, ils demeurèrent quelques jours à Poissy, puis
à Saint-Germain. De ce voyage d'agrément, Isabeau revint avec des
espérances de maternité; le sanctuaire de Maubuisson n'avait pas été
visité en vain.

[Footnote 185: Maubuisson, canton de Saint-Ouen-l'Aumône, arr. de
Pontoise, dép. de Seine-et-Oise.--L'abbaye, fondée en 1236 par la
reine Blanche de Castille, renfermait les tombeaux de plusieurs
Capétiens. Le manoir, bâti par saint Louis, avait servi de prison (?)
aux belles-filles de Philippe le Bel, Marguerite, Blanche et Jeanne de
Bourgogne.]

A son retour, elle eut le chagrin d'être séparée de sa bonne nourrice
qui voulut s'en retourner en Allemagne. Pour la conduire, elle fit
«mettre à point un char branlant soigneusement houcé de drap pers[186]
doublé de toile»; des traits de cuir, des colliers, des étrivières
furent achetés tout de neuf; quatre chevaux devaient la traîner et
Colart de Tanques, premier écuyer de corps de Charles VI et les
courtiers du Roi, n'hésitèrent pas à payer cent quatre-vingt-sept
livres tournois «un sommier fauve avec un étoile au front pour la mère
de la Royne qui la nourry de lait aller en son pays»[187].

[Footnote 186: Pers: couleur intermédiaire entre le vert et le bleu.]

[Footnote 187: Arch. Nat. KK 34 fº 49.]

Le 5 août 1386, dans le château royal de Saint-Ouen[188], qui
avait été assigné comme résidence au roi d'Arménie, détrôné par
les Infidèles[189], Isabeau, parée «d'une robe à chappe d'écarlate
vermeille de Bruxelles», assista au mariage de sa jeune belle-sœur,
Catherine de France[190], avec Jean de Montpensier, fils du duc de
Berry[191]. L'éclat de la fête fut assombri par les préoccupations
du Roi et des Princes qui durent partir en hâte pour une expédition
préparée depuis six mois; une descente en Angleterre avait été
résolue et de nombreux vaisseaux attendaient dans le port de
l'Écluse les ordres des chefs. Charles VI quittait Paris avec
enthousiasme déclarant «qu'il n'y rentrerait jamais si auroit été en
Angleterre[192]».

[Footnote 188: Saint-Ouen, cant. et arr. de Saint-Denis, dép. de la
Seine.]

[Footnote 189: Léon III, de la famille des Lusignan, rois de Chypre,
avait succédé en 1344, à son père Léon II comme roi d'Arménie; vaincu
et chassé de ses Etats par les Sarrazins, il passa en Chypre et de là
en Castille, puis en France en 1384 où Charles VI lui fournit de quoi
soutenir sa dignité (le Père Anselme, _Histoire généalogique de la
Maison de France..._, t. II, p. 606-607.)]

[Footnote 190: Naguère promise à l'infant Rupert de Bavière.]

[Footnote 191: Jean de France, duc de Berry, né à Vincennes en 1340,
d'abord comte de Poitiers, assista en cette qualité à la bataille
de 1356 et reçut, en 1360, le duché de Berry et d'Auvergne; sous le
règne de son frère Charles V, il commanda plusieurs armées contre les
Anglais; devenu en 1380 l'un des tuteurs de Charles VI, il se fit
donner, en 1381, le gouvernement du Languedoc. Il avait épousé en 1360,
Jeanne d'Armagnac, fille de Jean I d'Auvergne.--Le mariage de Jean de
Montpensier et de Catherine de France ne fut pas consommé, la jeune
fille étant morte en 1388 (le Père Anselme, _Histoire généalogique..._,
t. I, p. 106-107.)]

[Footnote 192: Froissart..., liv. IV, ch. XLI, t. X, p. 244.]

Isabeau ne voulut se séparer qu'à la dernière minute du Roi qui
volait à de si grands dangers; malgré l'état avancé de sa grossesse,
elle l'accompagna jusqu'à Senlis où elle réussit à le retenir
quelque temps[193]. C'est dans cette ville que le roi d'Arménie vint
prendre congé de ses hôtes; il allait essayer la tâche impossible
de réconcilier l'Angleterre et la France en les associant pour une
nouvelle croisade[194].

[Footnote 193: _Ibid._]

[Footnote 194: Jarry, _Vie politique de Louis d'Orléans_, p. 25.]

Au bout de peu de jours, Charles VI apprit que le duc de Bourgogne
avait quitté ses États pour se rendre à l'Écluse; aussitôt il prit
avec son frère Louis, duc de Touraine[195], le chemin de Compiègne.
Isabeau revint alors sur ses pas et se rendit à Vincennes pour faire
ses couches au château du Bois.

[Footnote 195: Louis de France, second fils de Charles V et de Jeanne
de Bourbon, né à l'hôtel Saint-Pol le 13 mai 1372, comte de Valois
depuis 1376, reçut en 1386, pendant le voyage de l'Écluse, le duché
de Touraine en apanage. Il porta le titre de duc de Touraine jusqu'en
1392, où il devint duc d'Orléans.]

Le 25 septembre, entre dix et onze heures du matin, la Reine mit
au monde un fils[196]. Immédiatement, un messager fut dépêché vers
Charles VI, puis des courriers partirent dans toutes les directions
pour répandre la nouvelle à travers le royaume[197]. L'enfant fut
baptisé le 17 du mois suivant par l'archevêque de Rouen, Guillaume
de Lestrange[198]; il fut tenu sur les fonts par le comte de
Dammartin[199] qui lui donna le nom de Charles.

[Footnote 196: Le Père Anselme, _Histoire généalogique et chronologique
de la Maison de France..._, t. I, p. 112.--Religieux de Saint-Denis,
_Chronique de Charles VI_, t. I, p. 455.--Vallet de Viriville, _Notes
sur l'état civil des princes et princesses nés de Charles VI et
d'Isabeau de Bavière_ (Bibliothèque de l'Ecole des Chartes, 4e série,
t. IV, année 1857-1858, p. 476.)]

[Footnote 197: L'usage de la cour de France était d'envoyer, aussitôt
après la naissance du Dauphin, des lettres de faire part aux princes,
aux principaux seigneurs, et aux villes. «La nouvelle remplit de joie
tous les cœurs et les courriers furent magnifiquement récompensés aux
frais des villes». Religieux de Saint-Denis..., t. I, p. 455.]

[Footnote 198: _Ibid._--Guillaume de Lestrange, nonce du pape en
France, avait été promu, en 1375, archevêque de Rouen. Il était membre
du Conseil royal. _Gallia Christiana_, t. XI, col. 84.]

[Footnote 199: Charles de Trie, comte de Dammartin, avait servi sous
Du Guesclin; honoré de l'amitié de Charles V, pour son courage et sa
fidélité, il avait, en 1368, tenu sur les fonts du baptême le dauphin
Charles (Charles VI). Cf le Père Anselme..., t. VI, p. 671.]

Cependant le Roi, si heureux qu'il fût d'être père, n'était pas revenu,
même pour le baptême; l'expédition contre l'Angleterre prenait une
mauvaise tournure; le duc de Berry et ses troupes étaient arrivés trop
tard et les vents avaient contrarié la descente projetée; les côtes
anglaises ne furent pour ainsi dire pas menacées: on avait pu à peine
sortir du port de l'Écluse[200]!

[Footnote 200: Jarry, _Vie politique de Louis d'Orléans..._, p. 26.]

Charles VI rentra dans les premiers jours de décembre[201]; et,
deux semaines après, presque en même temps que les cloches de
Westminster sonnaient pour célébrer, avec la Noël, l'action de
grâces de l'Angleterre délivrée de tout péril[202], la veille des
Saints-Innocents, un cortège de seigneurs accompagnait au caveau
de l'Abbaye de Saint-Denis le corps du Dauphin, mort ce même
jour[203].--Quatre aunes de grosse toile furent achetées «pour
enveloper un berseul à parer qui avait esté paint et ordonné pour feu
Monseigneur le Dalphin»; lequel berseul «est mis en garde et garnison
au Louvre en la chambre des joyaux[204]».

[Footnote 201: Charles VI était à Paris le mercredi 5 décembre; le
7, il se rendait au Bois de Vincennes. E. Petit, _Séjours de Charles
VI..._, p. 48.]

[Footnote 202: Froissart, _Chroniques..._, liv. III, ch. XLV, t. X, p.
272.]

[Footnote 203: Religieux de Saint-Denis, _Chronique de Charles VI_, t.
I, p. 455-7.--Le Dauphin fut enseveli dans la chapelle de Charles V, au
pied de l'autel.]

[Footnote 204: Arch. Nat. KK 18, fº 27 vº.]

Pour beaucoup, l'échauffourée de l'Écluse et la mort du petit Dauphin
étaient les malheurs annoncés par les prodiges qui avaient éclaté l'été
précédent[205]: au pays même de Senlis, d'où le Roi était parti pour la
funeste campagne, on avait vu des nuées de corbeaux voler de côté et
d'autre, portant des charbons ardents qu'ils déposaient sur les granges
couvertes en chaume. Peu de temps avant l'accouchement de la Reine, les
vents s'étaient déchaînés avec une violence inouïe; et aux environs
de Vincennes, sur les bords de la Marne, la foudre était tombée sur
l'église de Plaisance et l'avait consumée.

[Footnote 205: Religieux, de Saint-Denis, _Chronique..._, t. I, p.
456-459.]

       *       *       *       *       *

Pendant l'année 1387, les déplacements de la Reine furent fréquents.
Pour ses chevauchées, elle part en pompeux équipage[206]: la selle
de son palefroi est «en veluiau à bordure d'or de Chypre, avec un
harnois vermeil, le mors et les estriers de fin cuivre, esmaillés
à ses armes». Moins luxueuses, mais très élégantes «en leur
couverture d'iraigne[207] vermeille, rubannées tout entour de rubans
de soie et clouées de rosettes», sont les selles des damoiselles qui
l'accompagnent; et, c'est entre Paris et les lieux de résidence de la
Reine, un continuel envoi de messagers pour apporter «robes, cotes ou
mantels à chevaucher».

[Footnote 206: Arch. Nat. KK 34.]

[Footnote 207: L'Iraigne ou araigne était une espèce de drap aussi
léger, pour ainsi dire qu'une toile d'araignée.]

En mars Isabeau est à Senlis[208]; le Roi dut l'y visiter souvent
puisqu'il passa la plus grande partie de ce printemps au nord de Paris.
Le 26 mai, la Reine célèbre la fête de la Pentecôte à l'abbaye de
Maubuisson[209]. Puis s'étant rapprochée de Paris, elle réside, pendant
le mois de juillet au Val-de-Rueil[210], d'où elle part en compagnie du
Roi, pour un grand tour de pèlerinages et de lieux de plaisance.

[Footnote 208: «Pierre l'Estourneau va de Paris à Senlis porter
à la Reine, deux cottes hardies à chevaucher». Arch. Nat. KK 18,
fº 100 vº.--La cotte hardie, ou cotardie, était un surcot muni de
longues ailes pendant derrière les bras, ou bien de courts et amples
mancherons, et qui se portait sur un premier surcot ou était posée
directement sur la cotte. Voy. Quicherat, _Histoire du costume en
France_, p. 195-196.]

[Footnote 209: Pierre l'Estourneau vient à Maubuisson, apporter à la
Reine «sa robe de Pentecôte». Il était d'usage à la cour de revêtir de
riches robes neuves aux grandes fêtes de l'année. Arch. Nat. KK 18, fº
111 vº.]

[Footnote 210: Arch. Nat. KK 18, fº 183 rº et vº et 227
rº.--Rueil, cant. de Marly-le-Roi, arr. de Versailles, dép. de
Seine-et-Oise.--Charles VI résida au Val-de-Rueil, à la fin de juillet
et dans les premiers jours d'août. KK 18, fº 193 rº et vº.]

Dans la première quinzaine d'août, elle visite l'abbaye de Bon Port
lés Pont-de-l'Arche[211]; dans la seconde, elle est à Chartres, où
elle offre à Notre-Dame «une superbe pièce de drap d'or racamas[212]»,
qu'elle s'est fait tout exprès apporter de Paris. Ce sont ensuite les
pays de la rive gauche de la Seine qui l'attirent et la retiennent:
à la fin de l'été, elle séjourne dans le comté d'Eu[213]; au temps
des vendanges, elle vient boire «le vin nouvel» sur les bords de
l'Oise[214]; Beauvais est le centre d'où elle rayonne pendant les
mois d'automne et d'hiver, accompagnée du Roi et du duc de Touraine;
c'est du moins à Beauvais que la rejoignent les cavaliers chargés de
transmettre ses commissions et de rapporter les objets commandés[215].
En novembre, le pèlerinage de Fromont-l'Abbaye, à Noyon, reçoit sa
visite et ses offrandes de drap d'or, équitablement réparties entre
Notre-Dame et Saint-Eloi[216].

[Footnote 211: Arch. Nat. KK 18, fº 183 rº et 228 rº.--Pont-de-l'Arche,
ch.-l. de canton, arr. de Louviers, dép. de l'Eure.--Bon Port était une
abbaye bénédictine fondée par Richard Cœur de Lion.]

[Footnote 212: Le racamas était une étoffe brodée.]

[Footnote 213: Arch. Nat. KK 18, fº 211 rº.]

[Footnote 214: _Ibid._, fº 228 vº.]

[Footnote 215: _Ibid._, fº 192 vº.--Perrin Hardi, voiturier, apporte
pour le Roi et la Reine des hanaps de madre.]

[Footnote 216: Saint Eloi, très vieille abbaye bénédictine, située à
l'est et à peu de distance de Noyon. _Gallia Christiana_... t. IX, col.
1055.]

Dans ce même pays, à Saint-Eloi-lès-Noyon, eurent lieu les fiançailles
de l'amie de la Reine, Catherine de Fastavarin, avec le chevalier
Morel de Campremy (28 novembre). Le Roi assistait à la signature du
contrat[217]. Catherine était un des principaux personnages de la
cour; dans les comptes de l'Argenterie, son nom se rencontre séparé
de ceux des autres demoiselles d'honneur; elle est du reste qualifiée
«compagne de la Reine», et certains objets ou vêtements de luxe sont
partagés entre Isabeau et Catherine, à l'exclusion de toutes les autres
dames[218].

[Footnote 217: Arch. Nat. J. 408, pièce 41.]

[Footnote 218: Par exemple, quatorze douzaines de souliers découpés
sont réservés à la Reine et à Catherine l'Allemande. Arch. Nat. KK 18,
fº 182 vº.]

Charles VI, à la prière de la Reine, fit à Catherine un cadeau de noces
considérable: 4.000 francs d'or[219]; desquels, 1.000 francs devraient
être employés au paiement des dettes du fiancé et de ses parents; les
3.000 autres francs constituaient proprement la dot de Catherine et
ne sortiraient du coffre où le Roi les avait fait déposer que pour
payer les terres achetées en accroissement du mariage de la jeune
femme[220]. La Reine offrit à son amie une corbeille et un trousseau
magnifiques[221]; dans une boîte de bois à deux clés de fer, et «une
grand male de cuir fauve», on enferma les robes d'écarlate vermeille,
de soie et de drap d'or; le superbe corset de drap de soie sur champ
azur à biches, fleurettes et plumes de paon, ainsi que les mantels à
parer de drap d'or sur champ vermeil ouvré à oyseaux, ou sur champ
blanc à rosettes et branchettes. Le plus grand soin fut apporté à la
décoration de la chambre nuptiale: elle était de serge vermeille,
avec des tapis, des franges, des rubans de même couleur, et un grand
écusson mi-partie aux armes de Campremy et de Fastavarin[222].

[Footnote 219: En 1388, la valeur du franc d'or, monnaie de compte,
était de 1 livre tournois. (Arch. Nat. KK 20, fº 4). La livre tournois,
autre monnaie de compte, de 1380 à 1405, a varié de 10 fr. 81 à 9
fr. 81 (N. de Wailly, _Mémoire sur la livre tournois_, Paris, 1867,
in-4º, p. 48).--Donc, en prenant comme moyenne 10 fr. 30, 4 000 francs
d'or égalaient 41.200 francs, valeur intrinsèque. Quant à la valeur
relative, il est presque impossible de la déterminer exactement;
toutefois le vicomte d'Avenel (_Histoire de la propriété_..., Paris,
1894, in-4º, p. 27), estime que «le pouvoir des métaux précieux, de
1394 à 1400, comparé à leur pouvoir actuel pris comme unité, semble
avoir été de 4».]

[Footnote 220: Arch. Nat. J. 408, pièce 41.]

[Footnote 221: Un compte spécial fut ouvert dans l'Argenterie du Roi
pour les «espousailles de Catherine». Arch. Nat. KK 18, fº 101-103 rº.]

[Footnote 222: Arch. Nat. KK 18, fº 101-103 rº.]

Les noces furent célébrées à Vincennes le 22 janvier 1388[223],
en présence de la Reine, du Roi, du duc de Touraine, de Pierre de
Navarre[224], et de Henry de Bar[225], tous vêtus de superbes costumes
commandés pour cette cérémonie. Au bal, le Roi dansa[226].

[Footnote 223: Bibl. Nat., nouv. acq. fr., 5086, nº 107.]

[Footnote 224: Pierre de Navarre, comte de Mortain, né en 1366,
troisième fils du roi de Navarre, Charles le Mauvais et de Jeanne de
France, fille du roi Jean le Bon, (le Père Anselme.., t. I, p. 286.)]

[Footnote 225: Henry de Bar, seigneur d'Oisy, fils aîné de Robert duc
de Bar marquis de Pont, seigneur de Dunkerque, etc. et de Marie de
France, fille de Jean le Bon, (le Père Anselme.., t. V, p. 514.)]

[Footnote 226: Arch. Nat. KK 19, fº 150 vº.]

Cependant il fallut bientôt élargir les vêtements d'Isabeau qui,
commençant une nouvelle grossesse, était rentrée à Paris à l'hôtel
Saint-Pol[227].

[Footnote 227: On voit par les Comptes, que les robes d'Isabeau étaient
livrées à l'hôtel Saint-Pol. Arch. Nat. KK 19, fº 39 rº.]

Au mois d'avril, Charles VI fit un voyage dans le centre de la France,
à Orléans et sur les bords de la Loire[228]. Les préparatifs d'une
expédition contre le duc de Gueldre[229] se poursuivaient activement,
et en même temps, il fallait vider le différend qui s'était élevé
entre le Conseil royal et le duc Jean de Bretagne[230]. Celui-ci avait
arrêté et retenu quelque temps dans ses prisons le connétable Olivier
de Clisson qui, maintenant, demandait justice au Roi, et c'était
précisément pour juger le duc par contumace que Charles VI était allé
tenir à Orléans un Parlement de princes et de docteurs[231].

[Footnote 228: E. Petit, _Séjours de Charles VI_, p. 37.]

[Footnote 229: Guillaume de Juliers--investi du duché de Gueldre en
1383 par l'empereur Wenceslas.]

[Footnote 230: Jean V, surnommé le _Vaillant_, était fils de Jean IV
de Montfort qui, avec l'appui des Anglais, avait disputé la Bretagne
à Jeanne de Penthièvre et à Charles de Blois soutenus par le roi de
France Philippe IV, 1341-1345. (Guerre de succession de Bretagne ou
des Deux Jeannes) Vainqueur de Charles de Blois et de Du Guesclin à la
bataille d'Auray 1364, Jean V avait été reconnu par Charles V légitime
possesseur du duché; condamné comme vassal félon en 1378, pour avoir
renoué des relations avec l'Angleterre, il était rentré en grâce à
l'avènement de Charles VI (le Père Anselme, _Histoire Généalogique_..,
t. I, p. 452.)]

[Footnote 231: Religieux de Saint Denis, _Chronique_..., t. I. p.
508-511.]

Le 5 avril, la Reine et le Chancelier Pierre de Giac[232] recevaient
un message envoyé de Corbeil par le Roi[233]; huit jours après, une
nouvelle lettre, datée d'Orléans arrivait à Isabeau, à Paris[234];
le 18 avril, un troisième message parvenait à la Reine cette fois au
château de Saint-Ouen[235]. L'affaire de Bretagne se terminait à la
satisfaction de Charles VI; redoutant les effets de sa colère, le duc
vint en France pour s'excuser et se réconcilier avec le connétable.
Isabeau le vit certainement et assista aux fêtes qui marquèrent son
séjour[236].

[Footnote 232: Pierre, seigneur de Giac, premier chambellan du Roi,
favori du duc de Berry, avait reçu, en juillet 1383, la charge de
chancelier de France. Il fut destitué en décembre 1388, et mourut en
1407 (le Père Anselme, _Histoire généalogique_..., t. VI, p. 540-544.]

[Footnote 233: Comptes de l'Hôtel du Roi, Messages. Bibl. Nat. f. fr.
6740, fº 8 vº.]

[Footnote 234: Bibl. Nat. f. fr. 6740, fº 8 vº.]

[Footnote 235: Ibid.]

[Footnote 236: Religieux de Saint-Denis, _Chronique_..., t. I, p. 513.]

Mais déjà, il avait fallu ouvrir, dans l'Argenterie du Roi, un compte
spécial pour «la gésine de la Reine[237]». On apporta bientôt à Isabeau
une large houppelande de drap marbre de Montivilliers, boutonnée tout
au long par devant «pour travailler enfant[238]». Le 4 juin, à une
heure de prime[239], la Reine mit au monde une fille qui reçut au
baptême le nom de Jeanne[240]. La cour et le royaume souhaitaient un
dauphin; leur déception n'empêcha point que les relevailles d'Isabeau
ne fussent joyeusement célébrées à Saint-Ouen[241].

[Footnote 237: Arch. Nat. KK 19, fº 107 rº.--«Deux larges chemises pour
vestir la dite dame en sa grossesse» fº 108 rº.]

[Footnote 238: Ibid.]

[Footnote 239: Au XIVe siècle, la journée était divisée en quatre
parties de trois heures chacune: prime, tierce, none et vêpres; prime
durait de six heures à neuf heures du matin.]

[Footnote 240: Le Père Anselme.., t. I, p. 113.--Achat de «V quartiers
de drap pers pour porter baptiser Jehanne de France». Arch. Nat. KK 19,
fº 109 rº.]

[Footnote 241: On porta à Saint-Ouen des robes pour les relevailles de
la Reine et des tapisseries pour ses chambres. Arch. Nat. KK 19, fº 112
et 113.--Ces mentions prouvent que Jeanne est née à Saint-Ouen et non à
Paris, comme certains historiens l'ont prétendu.]

L'événement, à vrai dire, fit peu de bruit; princes et seigneurs
étaient alors tout aux soins de leur prochain départ pour l'Allemagne;
le duc de Gueldre avait adressé à Charles VI une lettre offensante.
Sous prétexte de venger l'insulte, on partait en guerre, mais le but
réel de l'expédition était de sauvegarder les intérêts du duc de
Bourgogne dans le Brabant. Philippe avait besoin de forces importantes
pour expulser de ce territoire, dont il hériterait un jour, les bandes
gueldroises qui l'infestaient[242]. Le plan arrêté pour cette campagne
ne put être suivi, les fièvres paludéennes décimant les troupes et
la chevalerie françaises; le seul résultat de tant d'efforts fut une
promesse de soumission arrachée au duc de Gueldre[243]. Charles VI,
les seigneurs et ce qui restait de la chevalerie regagnèrent la France.

[Footnote 242: Pour répondre à une invasion des Brabançons sur son
territoire, Guillaume de Gueldre avait déclaré la guerre à Jeanne
duchesse de Brabant, et celle-ci avait appelé à son secours Philippe de
Bourgogne.]

[Footnote 243: Religieux de Saint Denis, _Chronique..._, t. I, p.
541-555.]

       *       *       *       *       *

A Reims, dans un Conseil[244], le cardinal de Laon[245] déclara que le
Roi n'avait plus besoin de tuteurs, qu'il devait désormais diriger par
lui-même les affaires du dedans et du dehors[246]; et, quand le jeune
prince, vers le 15 novembre[247], revint auprès de la Reine, il avait
déjà signifié à ses oncles qu'il les renvoyait dans leurs apanages;
en même temps, il s'était choisi des ministres: son règne personnel
commençait.

[Footnote 244: Après la Toussaint, Charles VI avait convoqué un grand
conseil, au palais archiépiscopal, pour décider «les moyens de donner
désormais au gouvernement du royaume une sage et habile direction».
Religieux de Saint-Denis, _Chronique de Charles VI_, t. I p. 561.]

[Footnote 245: «Le vénérable cardinal de Laon... homme renommé par sa
probité, son éloquence et d'une fidélité éprouvée envers le Roi...
était par son âge et par son rang le premier des prélats assistant à
la réunion». Religieux de Saint-Denis, _Ibid._--Pierre de Montagu,
évêque de Laon, depuis 1371,--chargé de négociations avec l'Angleterre
et de missions auprès du duc de Bretagne, 1372,--présent au conseil de
1373 où fut fixé à quatorze ans l'âge de la majorité des rois, et au
conseil de 1380 où fut décidé le sacre de Charles VI, âgé seulement
de douze ans et demi,--ambassadeur en 1383 auprès du Palatin Rupert
de Bavière,--créé cette même année cardinal «tituli sancti Martis».
_Gallia Christiana_, t. IX, col. 549-551.]

[Footnote 246: Quelques jours après, le cardinal mourut presque
subitement, empoisonné, dit-on, sur l'ordre des ducs de Berry et de
Bourgogne. Religieux de Saint Denis..., t. I, p. 563.]

[Footnote 247: E. Petit, _Séjours de Charles VI_, p. 39.]



CHAPITRE II

LE COUPLE ROYAL


Charles VI était né le premier dimanche de l'Avent de l'année 1368,
au moment même où les prêtres, dans Notre-Dame, chantaient, selon le
rituel du jour: «Voici que vient le Roi! Accourons au-devant de notre
Sauveur[248]!» Et aux fêtes de son baptême, une foule immense et
joyeuse parcourait les rues «à solemnité de torches, sans faire aulcun
ouvrage» criant «Noël! Noël! que bien peut-il estre venu[249]?» comme
si, dès cette heure, la Providence avait voulu promettre une glorieuse
destinée au premier né de ce roi Charles cinquième qui, pour «la
haulteur de sa prouece fut appelez Charle le Grant, pour sa vertu et
sagece, Charle le Sage, et pour ses trésors, Charle le Riche[250]».

[Footnote 248: Bibl. Nat., Coll. Decamps, vol. 48.

    «Ou signe estoit, si comme je membre,
    De la Vierge, la lune en celle nuit,
    En la face seconde...».

(E. Deschamps, Œuvres complètes, t. VI, p. 41.) ]

[Footnote 249: Decamps, _ibid._--Christine de Pisan, _Le livre
des faits et bonnes mœurs du sage roi Charles V_, (éd. Michaud et
Poujoulat) t. II, p. 24.]

[Footnote 250: Les deux premiers surnoms sont donnés à Charles V par
Christine de Pisan, le surnom de Charles le Riche se rencontre dans les
chroniques bavaroises.]

Fils d'un père si illustre et d'une mère chez qui la droiture de
l'esprit s'alliait à une ardente piété et dont la dignité des
mœurs était fameuse, Charles avait été «nourri par grant cure et
diligence[251]», confié aux soins de serviteurs d'élite et entouré d'un
grand luxe. Le premier sentiment développé chez cet enfant avait été la
piété; il ne faisait que commencer à comprendre que déjà, il offrait
une chapelle à Saint-Germain de Vitry[252]; à trois ans, on le menait
en pèlerinage à Notre-Dame de Paris[253].

[Footnote 251: Christine de Pisan, _ibid._]

[Footnote 252: Le 9 décembre 1369.--_Mandements et actes divers de
Charles V_, publiés par Léopold Delisle, dans la _Coll. des Doc.
Inéd_... (Paris, 1874, in-4º), nº 618.--Vitry-sur-Seine, (cant. de
Villejuif, arr. de Sceaux, dép. de la Seine) dépendait du doyenné de
Montlhéry; sa principale paroisse avait pour patron saint Germain,
évêque de Paris, mort en 576.]

[Footnote 253: _Ibid._, nº 859.]

Arrivé à l'âge de «cognoistre», il avait reçu «nourritures de mœurs
propres à prince et introduccion de lettres[254]». Toute une maison
avait été formée autour de sa personne, et son père lui avait choisi
quelques fils de seigneurs pour être les compagnons de ses jeux et de
ses travaux[255].

[Footnote 254: Christine de Pisan, _Le livre des faits et bonnes mœurs
du sage roi Charles V_, t. II, p. 24-25.]

[Footnote 255: Voy. _Mandements et actes divers de Charles V_, nombreux
dons aux amis et aux serviteurs du Dauphin.]

«Le Livre de Sénèque, les Gestes Charlemaine, les Enfances Pépin et la
Cronique d'Oultre-mer de Godefroy de Bouillon» étaient, dès sa huitième
année, les lectures accoutumées du Dauphin, ou les ouvrages que lui
commentaient ses maîtres[256]. Quant aux exemples qu'il avait eus sous
les yeux, c'était le loyal ménage de ses parents qui «moult s'aymoient
de grant amour»; et il avait vu le deuil, «plus grant que communément
ès autres hommes», porté par Charles V lorsqu'il avait perdu celle
«de qui tant de beaux enfans avait eus et qui loyaulement l'avait
aimé[257]».

[Footnote 256: _Ibid._, p. 761, nº 1519.]

[Footnote 257: Christine de Pisan, _Le livre des faits et bonnes mœurs
du sage roi Charles V_, t. II, p. 19-20.--Charles appelait sa femme
«_le soleil de son royaume_».]

Le petit prince avait pu voir aussi ces hommes de gouvernement, ces
graves personnages si studieux, si jaloux de la bonne renommée de la
France qui entouraient et assistaient le Roi son père. Au reste, tout
jeune, il avait montré d'heureuses dispositions de vaillance et d'amour
de la gloire. Mais huit ans s'étaient écoulés depuis que Charles V
était mort laissant cette éducation inachevée[258].

[Footnote 258: Charles V était mort le 16 septembre 1380.]

A vingt ans, le Roi Charles, qui venait de s'affranchir de la tutelle
de ses oncles, était un robuste et brillant chevalier[259]; sa taille
était au-dessus de la moyenne; sa chevelure blonde tombait sur ses
épaules; ses yeux, très vifs, éclairaient un visage aux traits fins
qu'estompait une barbe naissante. Sa physionomie était franche,
énergique et gracieuse; ses manières étaient nobles et polies; toute sa
personne, séduisante; quiconque le voyait soit «estrangier, prince ou
aultre étoit amoureux et esjoy». Son affabilité égalait sa beauté; il
se montrait «humain à toutes gens, sans nulz orgueil[260]». Il étonnait
par sa vaillance; sa force, son intrépidité tenaient du prodige; mais
ces dernières qualités, admirables chez un coureur de tournois, étaient
plutôt nuisibles chez un Roi de France; le jeune prince ne rêvait que
chevauchées, guerres et prouesses[261].

[Footnote 259: Pour le portrait de Charles VI, voy. Religieux de
Saint-Denis, _Chronique_..., t. I, p. 563-567.--Christine de Pisan,
_Le livre des faits et bonnes mœurs_..., t. II, p. 26.--_Chroniques
de Perceval de Cagny_, publ. par H. Moranvillé, (_Soc. de l'Hist. de
France_, Paris, 1902, in-8º) p. 127-128.--«Quoique le règne de Charles
VI ait été fort long, dit le Père B. de Montfaucon, on trouve peu
de monuments où ce Roi soit représenté en peinture ou en sculpture.
La grande maladie qui le prit l'an douzième de son règne... et
les malheurs qui accablèrent le Roiaume pendant ce tems-là firent
apparemment qu'on ne pensa guère à tirer son portrait.» (_Monuments de
la Monarchie française_, Paris, 1731-1733, 5 vol. in-fº), t. III, p.
180.--Le seul document iconographique ayant quelque valeur au point de
vue de la ressemblance est une figure du Roi représenté debout, tirée
de son tombeau à Saint-Denis; voy. Bibl. Nat. Estampes, Oa 13, fº 3.]

[Footnote 260: Christine de Pisan, _Le livre des faits et bonnes
mœurs..._, t. II, p. 26.]

[Footnote 261: «Il se esbatoit aux gieux de paulme, de saillir, de
dancer..., et de touz autres gieux honnestes, autant doulcement et
humblement que peust faire le filz d'un simple chevalier.» _Chronique
de Perceval de Cagny_, p. 127.]

Quand, au lendemain du sacre, le peuple avait vu «son enfance si
encline à armes, chevalerie, désir de voyagier, et entreprendre
faiz», il avait jugé que «celluy roy estoit né lequel ès prophecies
promises qui doit faire les grandes merveilles[262]». Le Dauphin,
devenu Roi, le croyait lui-même; et, comme c'était la politique de ses
oncles de faire la guerre,--aux frais du royaume pour leurs intérêts
personnels,--sans aucune retenue, il s'abandonnait à sa passion
immodérée pour les combats et toutes les choses de la chevalerie,
oubliant les principes de sagesse et de prudence qui avaient inspiré
les actes de Charles V.

[Footnote 262: Christine de Pisan, _Le livre des faits et bonnes
mœurs_. t. II, p. 25.]

Un autre défaut le rendait incapable de bien administrer l'héritage
paternel: sa générosité allait jusqu'à la prodigalité; il dépensait
sans raison et sans prévoyance; il donnait à tous les solliciteurs, ne
comptant jamais, et puisant à pleines mains dans ses coffres au grand
désespoir de sa Chambre des Comptes.

La galanterie, enfin, complétait la figure de ce parfait Valois. Très
tôt, il avait montré pour ce vice un penchant précoce. La faute en
était peut-être à ce chevalier qui, malgré les efforts de Charles V
pour écarter «toute personne qui, au Dauphin, osât ramentevoir matière
luxurieuse», l'avait instruit «à amour et à vagueté[263]». Epris de la
beauté, la cherchant sans cesse sous de nouvelles formes, toujours
en quête du coup de foudre, toujours prêt à s'enflammer, et non moins
prompt à se dégoûter, Charles était passionné et inconstant[264];
il apportait dans le plaisir, comme dans la dépense et les combats,
aux tournois[265] ou à la guerre, une ardeur excessive, effet d'une
imagination déréglée et d'un tempérament peut-être moins sain au fond
que ne l'annonçaient les apparences.

[Footnote 263: Christine de Pisan, _Le livre des faits et bonnes
mœurs_..., t. II, p. 25.]

[Footnote 264: «Les appétits charnels, auxquels il se livrait, dit-on,
contrairement au devoir du mariage, ne lui permettaient pas de douter
qu'il n'eût hérité de malédiction qui avait frappé le premier homme et
sa race perverse. Toutefois, il ne fut jamais pour personne un objet de
scandale, jamais il n'usa de violence, jamais il ne porta le déshonneur
dans une famille...» Religieux de Saint-Denis, _Chronique_..., t. I, p.
567.]

[Footnote 265: «Il se mêlait aussi trop souvent aux tournois et autres
jeux militaires dont ses prédécesseurs s'abstenaient dès qu'ils avaient
reçu l'onction sainte». _Ibid._]

Voilà quel était l'ensemble des qualités aimables et des défauts
inquiétants de ce prince qui, après huit années de tutelle, venait de
prendre en main la direction de son royaume. Le couple royal était
maintenant délivré de toute surveillance; le duc de Bourgogne lui-même,
dépouillé de ses droits de contrôle, ne pouvait plus que présenter des
avis.

Isabeau, autant que le Roi, devait profiter de cette indépendance.
Depuis quelque temps, elle était bien différente de la petite princesse
bavaroise dont l'ingénuité et la simplicité avaient naguère étonné
Madame de Hainaut. Les leçons hâtives de celle-ci, les enseignements de
la duchesse d'Orléans avaient été complétés par l'étude et la pratique
des mœurs de la Cour. A dix-huit ans, Isabeau était parfaitement reine;
de plus, cette jeune femme, deux fois mère, déjà éprouvée par le deuil,
et chez qui s'éveillait le sens de la politique, apparaissait mûrie par
ses trois années de mariage.

Une petite taille,--un front élevé, de grands yeux dans un visage
large, aux traits accentués; le nez fort, aux narines très ouvertes; la
bouche grande, aux lèvres sinueuses et expressives; le menton rond et
potelé, la chevelure très brune, tel est alors le physique de la Reine,
d'après les textes les plus véridiques[266] et les quelques portraits
ou miniatures de l'époque qui sont parvenus jusqu'à nous[267].

[Footnote 266: Voy. _Le Songe Véritable..._, (éd. H. Moranvillé, _Mém.
Soc. Histoire de Paris_, t. XIII, p. 296).--Le _Pastoralet_, dans les
_Chroniques relatives à l'Histoire de la Belgique sous la domination
des ducs de Bourgogne_, (texte français, éd. Kervyn de Lettenhove,
Bruxelles, 1878, in-4º, p. 578.)]

[Footnote 267: On lit dans les _Antiquités nationales_ de Louis Millin,
(Paris, 1790-1799, 5 vol. in-4º, t. I, p. 34) qu'avant la Révolution,
«les monuments reproduisant l'image d'Isabeau de Bavière étaient assez
communs».--Il n'en reste plus aujourd'hui qu'un petit nombre et de
médiocre valeur. Les plus intéressants sont: la représentation de la
statue tombale de la Reine à Saint-Denis, Bibl. Nat., Estampes Oa 13,
fº 9 et Pe 1a, fº 44,--la copie d'un portrait d'Isabeau en costume de
cour, tiré du cabinet de Gaignières, Bibl. Nat., Estampes Oa 13, fº
6;--une miniature du Musée Britannique, (ms. Harleyem 441) où la Reine
est représentée au milieu de ses dames recevant l'hommage d'un livre
de Christine de Pisan;--enfin deux miniatures placées en tête d'un
manuscrit de Froissart exécuté au xve siècle: Entrée de la Reine à
Paris, et Joûtes en son honneur, Bibl. Nat. f. fr. 2648, fº 1.--Millin
dans ses Antiquités Nationales (t. I, nº 1, pl. 3 et 4, p. 30-34,)
a reproduit cinq statues qui, en 1789, surmontaient le portail de
la Bastille donnant sur la rue Saint-Antoine, et il suppose que ces
figures étaient celles de Charles VI, d'Isabeau de Bavière et de deux
de leurs fils en prière devant saint Antoine de Padoue.--M. Bournon
dans son _Histoire de la Bastille_, (Coll. des Doc. sur l'Hist. Gén. de
Paris, 1893, in-4º, p. 12) n'accepte pas cette hypothèse; d'après lui
les statues représenteraient Charles V, Jeanne de Bourbon et leurs deux
fils, Charles et Louis. L'examen du costume et de la coiffure de la
Reine nous rallie à l'opinion de M. Bournon.]

Donc Isabeau n'avait ni un beau corps, ni des traits réguliers; mais
elle rachetait «sa bassesse[268]» par ses heureuses proportions; son
visage avait «grand joliveté[269],» c'est-à-dire de la vivacité et
de l'agrément; son teint brun, «sa laide peau[270]», paraissaient
étranges; sa personne dégageait un charme piquant:

    «..... et jolie et avenans
    que plaisamment recompensoit
    la deffaulte de sa beaulté[271].

[Footnote 268: _Le Pastoralet_, vers 158..., p. 578.]

[Footnote 269: _Ibid._]

[Footnote 270: _Le Songe Véritable_, vers 2838..., p. 296.]

[Footnote 271: Le _Pastoralet_..., p. 578.--Il y a loin de cette
jeune femme à la fois étrange et attrayante, à la Reine, perfection
de beauté, que décrivent certains historiens, d'après la tradition,
disent-ils. Mais en vérité, celle-ci ne pourrait s'appuyer que sur les
éloges non moins partiaux qu'emphatiques prodigués par les chroniqueurs
bavarois à leur jeune princesse. Froissart, qui si volontiers trace le
portrait des belles dames et qui avait assisté aux fêtes d'Amiens, est
muet sur les charmes d'Isabeau.]

A cette époque, le caractère de la Reine ne s'est encore révélé par
aucune œuvre de volonté. Isabeau contenait sans doute ses sentiments
intimes ou les dissimulait, car, très surveillée par les Princes, elle
ne pouvait satisfaire ses penchants ni ses caprices; n'était-elle
pas du reste absorbée, tout entière, par sa seconde éducation et les
nouveautés du milieu où elle se trouvait transplantée? Excessivement
pieuse, puisque, dans cette Cour où les exercices religieux étaient
en très grand honneur, elle semble se distinguer par ses pratiques
assidues et singulières; elle était dévotieuse à la mode de Bavière,
et même, l'ostentation de ses œuvres pies et l'affectation de son
zèle pour certains autels privilégiés font penser aux superstitieuses
coutumes de la pompeuse Italie.

Isabeau aimait beaucoup Charles VI: la vive affection qu'elle lui
portait était faite d'admiration pour le mari si séduisant, et de
gratitude pour le Prince qui l'avait élevée au trône de France.

Un autre sentiment très marqué chez la Reine était sa fidélité au
souvenir des siens, son attachement à tout ce qui lui rappelait la
Bavière. Aux heures mêmes où elle semblait le plus orgueilleuse du luxe
et des honneurs qui l'entouraient, Isabeau n'était point prisonnière
de sa haute situation; elle avait réservé dans son cœur comme un
jardin secret qu'elle cultivait avec un soin pieux, et où sa pensée
se retirait souvent. C'est là, pour le moment, le trait vraiment
original du personnage de la jeune Reine: elle s'était assimilé tous
les dehors, toutes les apparences qui convenaient à son rôle sur la
scène française; mais au fond, elle restait allemande. Ainsi s'explique
le silence de nos chroniqueurs sur son caractère: leur observation ne
pouvait pas facilement démêler les goûts et les sentiments de cette
étrangère.

Au surplus, Isabeau connaissait maintenant les raisons politiques qui
avaient fait rechercher sa main pour le Roi de France; et, au cours
d'événements prochains, elle se révèlera consciente de son influence
diplomatique. En attendant, on la verra, de 1389 à 1392, continuer sa
vie de voyages et de fêtes, mais avec une liberté d'allures plus grande
que précédemment, et moins d'indifférence pour les affaires politiques.



CHAPITRE III

LES FÊTES DE SAINT-DENIS ET DE PARIS

LE SACRE DE LA REINE


La Reine Isabeau sera désormais le centre de toutes les cérémonies de
la cour et de toutes les fêtes royales.

Voici quels étaient, vers cette époque, ses principaux serviteurs, les
dames et les damoiselles qui formaient son entourage et composaient son
cortège habituel ou d'apparat:

Un homme d'âge, vieilli dans l'administration financière du royaume,
Philippe de Savoisy, l'ancien trésorier de Charles V, est grand maître
de l'Hôtel de la Reine et souverain gouverneur de ses dépenses[272].

[Footnote 272: Arch. Nat., Comptes de l'Argenterie de Charles VI, KK
19, fº 136 vº.--Philippe de Savoisy, chevalier, seigneur de Seignelay,
attaché dès 1358 au service du dauphin Charles, duc de Normandie et
régent du royaume, était devenu l'un des chambellans de Charles V et
son principal conseiller en matière de finances. Il avait été nommé
souverain maître de l'Hôtel de la Reine par ordonnance royale du 25
février 1388, et il exerça cette charge jusqu'à sa mort 25 juillet
1398. (le Père Anselme, _Histoire généalogique_..., t. VIII, p.
550-551.)]

Jean le Perdrier, clerc de la Chambre des Comptes, a reçu, dès
l'arrivée d'Isabeau à Vincennes, le titre et les fonctions de Maître
de sa Chambre aux Deniers[273]; il partage cette charge avec Jean de
Chastenay appelé contrôleur de ladite Chambre. Tous les deux, bien
vus du Roi pour leur zèle, sont gratifiés de dons afin «d'être plus
honnestement» au service de la Reine.

[Footnote 273: Le Père Anselme a emprunté ses renseignements sur la
naissance du dauphin Charles en septembre 1386, «au deuxième compte de
Jean le Perdrier». (_Histoire généalogique de la Maison de France_, t.
I, p. 113.)]

Un Maître de la Chambre des Comptes, Guy de Champdivers, conseiller du
Roi, remplit, auprès d'Isabeau, l'office de premier secrétaire.

Jean Salaut, dont la signature figure au bas de toutes les lettres et
quittances de la Reine, est son secrétaire particulier[274].

[Footnote 274: Arch. Nat. K 53 A, nº 79.]

Le nom d'un seul des six maîtres d'hôtel nous a été conservé[275],
Guillaume Cassinel[276], mais nous avons retrouvé les noms des
principaux valets de chambre:

[Footnote 275: Achat de drap d'écarlate pour les robes des VI maistres
d'ostel de la Royne..., 640 livres parisis. Comptes de l'Argenterie de
Charles VI (1er février--1er août 1389). Arch. Nat. KK 20, fº 12 vº.]

[Footnote 276: Guillaume II Cassinel, sire de Romainville, sergent
d'armes du roi Charles V, avait pris part comme chevalier à la campagne
de l'Écluse, 1386 (le Père Anselme, _Histoire Généalogique_..., t. II,
p. 40-41).]

Pierre l'Estourneau, valet-tailleur de robes, depuis décembre
1386[277]; sa tâche est à la fois lourde et délicate; il y déploie une
grande activité et sa ponctualité est remarquable[278].

[Footnote 277: Pierre l'Estourneau avait remplacé, comme valet-tailleur
de robes, Guillaume de Monteron. Arch. Nat. KK 18, fº 16 vº.]

[Footnote 278: Cf. Comptes de l'Argenterie du Roi. Arch. Nat. KK 18,
19, 20. passim.]

Simon de Lengres est spécialement commis à la confection des
pelleteries et fourrures[279].

[Footnote 279: Arch. Nat. KK 18, fº 33 rº.]

Huguelin Arrode travaille aux broderies[280].

[Footnote 280: _Ibid._, fº 33 rº et 70 vº.]

Audriet le Maire a la garde des chambres et des tapisseries[281].

[Footnote 281: Arch. Nat. KK 20, fº 33.]

Enfin Jean Dedrèze est le valet-épicier[282], Gillebert Guérard, le
premier sommelier de corps[283], et Jean Paillard, un «varlet de la
Reine» dont l'office particulier nous est inconnu[284].

[Footnote 282: Arch. Nat. KK 18, fº 12 vº.]

[Footnote 283: _Ibid._, fº 109 vº.]

[Footnote 284: Il faut ajouter à cette liste: Jean Saudubois, valet de
garde-robe, KK 18, fº 33 rº et Robinette Brisemiche, couturière de la
Reine, ibid, fº 18 vº.]

Le personnel féminin au service d'Isabeau est nombreux.

C'est d'abord la Comtesse d'Eu[285] qui, sans doute, est sa grande
dame d'honneur puisqu'elle signe, de son nom «par la reine», un acte
du mois de février 1389[286], et que le 27 mai de la même année, le
Roi la nomme en tête des «dames, damoiselles et autres femmes estans
en la compagnie de tres chiere et tres amee compaigne la royne[287]».
Quel que soit son titre, ses fonctions sont les mieux rémunérées: sur
le montant des gages attribués aux dames pour ladite année[288], la
Comtesse d'Eu reçoit, pour sa seule part, la somme de 1000 francs[289].

[Footnote 285: Isabelle de Melun, veuve de Jean d'Artois comte d'Eu,
mort en 1387 (le Père Anselme _Histoire généalogique de la Maison de
France_, t. I, p. 388).]

[Footnote 286: Arch. Nat. K 53 A, nº 79.]

[Footnote 287: Lettres de Charles VI, datées de Saint-Ouen «aux
généraux conseillers sur le fait des aides à Paris». Bibl. Nat., f. fr.
25 706, pièce 204.]

[Footnote 288: La somme totale était de trois mille cinq cents francs
ou livres tournois. Les lettres du Roi indiquent le nom des dames et le
montant des gages de chacune d'elles.]

[Footnote 289: Soit, en calculant la livre tournois à 10 fr. 30, 10 300
francs, valeur intrinsèque.]

Au-dessous d'elle viennent:

Mademoiselle de Dreux, sa fille[290], que le Roi et la Reine appellent
«nostre tres chiere cousine» comme sa mère, mais qui ne reçoit que 500
francs.

[Footnote 290: Jeanne d'Artois,--mariée, le 12 juillet 1365, à Simon
de Thouars comte de Dreux qui fut tué dans un tournoi le jour de ses
noces. Elle demeura veuve, portant le nom de Mademoiselle de Dreux,
dame de Saint-Valery (le Père Anselme _Histoire généalogique de la
Maison de France_, t. I, p. 389).]

Quatre «chambellannes[291]»: Marie de Savoisy[292], dame de
Seignelay[293], femme du grand maître de l'Hôtel, qui touche 400
francs; Catherine l'Allemande, veuve de Michel de Campremy, remariée au
sire de Hainceville; Madame de Norroy et Madame de Malicorne[294] qui
se partagent une somme de 600 francs.

[Footnote 291: Arch. Nat. KK 20, fº 116 rº.]

[Footnote 292: Marie de Duisy, fille de Philippe de Duisy, maître
d'hôtel du Dauphin Charles (Charles V). Cf. le Père Anselme..., t.
VIII, p. 551.]

[Footnote 293: Seignelay, ch.-l. de cant., arr. d'Auxerre, dép. de
l'Yonne.]

[Footnote 294: Isabeau le Bouteillier de Senlis, fille d'Adam le
Bouteillier de Senlis, seigneur de Noisy, avait épousé Gaucher de
Châtillon, seigneur de Malicorne (le Père Anselme..., t. VI, p. 264.)]

Puis cinq «damoiselles servant la royne», moyennant 140 francs
chacune[295]: Marguerite de Gremonville, Catherine de Villiers,
Mabillette, Jeannette de la Tour et Margot de Trie[296].

[Footnote 295: Bibl. Nat. f. fr. 25.706, pièce 204.--Charles VI donnait
aussi 140 francs «à Sébille de Croisilles qui a servi très longuement
en estat de damoiselle nostre très chière dame et mère que Dieu
absoille» (la reine Jeanne de Bourbon).]

[Footnote 296: Arch. Nat. KK 20, fº 117 rº.]

Enfin Femmette, la femme de chambre, Jeanne, l'ouvrière de l'atour, et
une lavandière, payées chacune 40 francs l'année.

Mademoiselle Jeanne de Luxembourg[297] et Mademoiselle Marie
d'Harcourt, jeunes femmes de très ancienne noblesse, du sang même des
Valois, sont souvent auprès de la Reine en ces années, mais elles ne
font pas partie de sa Maison.

[Footnote 297: Jeanne de Luxembourg était fille de Guy VI de
Luxembourg, châtelain de Lille et de Mahaut de Châtillon, comtesse de
Saint-Pol. (Mas Latrie, _Trésor de Chronologie_, col. 1676).--Marie
d'Harcourt, fille de Guillaume d'Harcourt et de Blanche de Bray,
était veuve de Louis de Brosse, seigneur de Boussac (le Père Anselme,
_Histoire généalogique_..., t. V, p. 131).]

Six prêtres desservent la chapelle d'Isabeau: Jean Gourdet, Jean
Mairesse, Pierre de la Vielleville, Gallehaut, Ytier et Pierre
Langue[298]. Pierre de la Vielleville a certainement le pas sur les
autres, puisque, par une quittance du 3 juillet 1391, «ce prêtre
chappelain» est chargé d'encaisser le service de la chapelle[299].

[Footnote 298: Arch. Nat. KK 19, fº 129 vº.--Il y avait aussi dans la
chapelle de la Reine deux clercs et deux sommeliers, ibid, fº 135 rº.]

[Footnote 299: Bibl. Nat. f. fr. 20592, p. 33 et 34.]

Les Officiers et les Dames de l'Hôtel de la Reine assistent aux
fêtes données à la Cour; pour y paraître dignement, ils reçoivent
des manteaux et des robes de gala; et, quand les réjouissances sont
terminées, le Roi récompense par des présents, ceux de ses serviteurs
dont il a remarqué la bonne tenue.

Isabeau, du reste, fait en faveur de ses gens, de fréquents appels à la
générosité du Prince. Ainsi, son physicien, Guillaume de la Chambre,
reçoit, le 31 décembre 1388, «pour ses peines en art de médecine» et
pour l'accroissement de son mariage 500 francs d'or[300]. Sa femme de
chambre, Femmette, partage avec son mari, Guyot de Fresnoy, «varlet de
son hôtel», un don royal de 300 francs d'or pour «consideracion des
bons et agréables services qu'ils ont faiz longuement à notre dicte
compaigne, font encores continuelement chacun jour et attendons que
ferons au temps avenir[301]» (2 juin 1391). Et quand est arrivé le
jour des étrennes, la Reine fait à ses dames et damoiselles de riches
cadeaux.

[Footnote 300: Bibl. Nat. nouv. acq. fr. 3623, nº 104.]

[Footnote 301: Bibl. Nat. f. fr. 25 706, p. 292.]

Sa libéralité envers les serviteurs qui la satisfont se double d'une
certaine indulgence quand ils commettent quelque faute: Perrin le
Tassetier, qui avait été au service de la Reine-mère, et qui, de la
Maison du Roi, était passé dans celle de la Reine, fut convaincu
d'avoir joué en usant de faux dés et pour ce fait, emprisonné au
Châtelet. Isabeau fit délivrer le coupable «en consideracion de ses
bons et anciens services[302]».

[Footnote 302: Lettres de rémission du 11 janvier 1389. Arch. Nat. JJ.
135, nº 25.]

Un autre de ses gens, très humble celui-ci, Jean Perceval, dit le
Picart «povre homme poullailer», avait été chargé d'acheter huit
douzaines de poulardes et autres volailles pour la Maison d'Isabeau,
alors en résidence à Melun; et, sous prétexte qu'on lui en demandait un
prix trop élevé, ne les avait pas payées. Les maîtres poulaillers de
l'Hôtel de la Reine ayant refusé de recevoir cette marchandise qu'ils
savaient être volée, Jean s'en alla vendre les volailles à Paris,
pour son propre compte. Il fut pris, mis en prison. Isabeau, apprenant
l'histoire, ne jugea pas que le cas fût pendable et même elle fit
rendre la liberté au pauvre hère par une lettre de rémission[303].

[Footnote 303: Arch. Nat. JJ. 140, nº 193.]

Mais elle se montrait très sévère pour les délits graves. Elle
n'admettait pas que ses gens violassent les propriétés d'autrui, et
par prévoyance, elle veillait à ce que les officiers de son hôtel
n'exerçassent pas le droit de prise sur les localités voisines de
ses résidences, particulièrement sur les abbayes et les terres
en dépendant. Le premier des actes de la Reine qui nous ont été
conservés[304], est précisément son interdiction formelle de commettre
le moindre larcin dans l'Abbaye de Longchamp[305] (8 février 1389).

[Footnote 304: Arch. Nat. K 53 A, nº 79.]

[Footnote 305: La vigilance apportée par la Reine à sauvegarder les
biens de cette abbaye ne lui était pas inspirée par le seul désir de
faire justice à tous et de bien gouverner son Hôtel, mais aussi «par la
grant affection et dévotion especiale» qu'elle avait «aux religieuses
de Longchamp et à leur église».--Monastère de Franciscaines, fondé
en 1290 sur les bords de la Seine, à peu de distance de Paris, par
Isabelle de France, sœur de Louis IX, Longchamp avait été depuis lors
honoré des bienfaits des rois et placé sous la protection particulière
des reines, et sa fondatrice était devenue une grande sainte, à
laquelle les femmes de la Maison de France avaient voué un véritable
culte. Isabeau suivait donc une tradition en se plaçant sous le
patronage de cette sainte _Isabelle_ «miroir d'innocence, exemple de
piété, rose de patience, lis de charité»--dont la biographie, écrite à
la demande des princes français célébrait «la simplicité, la modestie,
l'amour de l'étude et la sagesse». Voy. _Acta Sanctorum_... (éd. par
les R.R.P.P. Bollandistes, Paris et Bruxelles, 1863-1894, 64 vol.
in-fº), t. VI, du mois d'août, p. 786-806.]

       *       *       *       *       *

De 1389 à 1392, les déplacements d'Isabeau sont fréquents; mais il
est à remarquer qu'ils ont tous pour but des pays peu éloignés de
Paris, et que, dans une zone restreinte, les mêmes villes, les mêmes
sanctuaires sont visités par la Reine, à tour de rôle pour ainsi dire,
aux mêmes époques de l'année. C'est presque toujours au pays de l'Oise
ou aux environs de Chartres qu'elle se transporte et se fixe pour un
temps.

«Un roi en sa jeunesse doit visiter et connaître ses gens[306]»
disaient, en 1389, les deux principaux ministres de Charles V, Bureau
de la Rivière et Jean le Mercier[307]. Ils ne parlaient pas de la
Reine. Ces hommes politiques estimaient, sans doute, que les devoirs
de la maternité et ceux de la représentation à la cour, suffisaient
à l'occuper. Théorie imprévoyante, dont l'application à Isabeau
devait produire de fâcheux effets! Celle-ci ne sera pas présentée aux
provinces, elle ignorera «les gens de France»; et, plus tard, devenue
régente, elle ne comprendra pas le sens de certaines manifestations
populaires.

[Footnote 306: Froissart, _Chroniques_..., liv. IV, ch. IV, t. XII, p.
38.]

[Footnote 307: Jean le Mercier, seigneur de Noviant, chevalier,
capitaine et gouverneur de la ville et du château de Creil,--notaire
et secrétaire du roi Jean II, en 1360,--sergent d'armes, puis huissier
d'armes et trésorier des guerres de Charles V en 1369,--conseiller
général sur le fait des aides en 1373--maître d'hôtel de Charles VI
avait été choisi par le Roi en novembre 1388 comme l'un des membres du
nouveau conseil de gouvernement. Sa compétence s'étendait surtout à
l'administration financière. Cf. H. Moranvillé, _Étude sur la vie de
Jean le Mercier_ (Paris, 1888, in-4º).]

       *       *       *       *       *

Au commencement de l'année 1389, Isabeau résida quelque temps au
château de Vincennes[308]. De là, elle se rendit au nord de Paris;
Mantes, Creil la retinrent pendant les dernières semaines de février et
tout le mois de mars[309]. Le Roi voyageait de son côté, en Normandie;
le 13 mars, il envoyait un marsouin à sa femme[310] et le 25, il lui
dépêchait un message pour l'avertir qu'il était à Rouen[311].

[Footnote 308: C'est de l'hôtel du Séjour, sis à Conflans-lès-le-pont
de Charenton, que, le 8 février, la Reine datait l'acte de sauvegarde
en faveur des Dames de Longchamp. Arch. Nat., K 53 A, pièce 79.]

[Footnote 309: Arch. Nat. KK. 30, fº 48 rº.]

[Footnote 310: Arch. Nat. KK 30, fº 48 rº.]

[Footnote 311: _Ibid._]

Au retour de cette tournée, politique sans doute, Charles VI résolut
de se donner quelque relâche; il comprenait tout autrement que son
père l'exercice de l'autorité suprême, et il ne se jugeait pas encore
d'âge à s'absorber dans les affaires. La France, du reste, remise aux
mains des anciens ministres de Charles V, était prospère; la paix se
négociait avec l'Angleterre. Le Roi estima donc que le moment était
venu de dédommager Isabeau de la vie un peu monotone qu'elle menait
depuis leur mariage; les médiocres solennités d'Amiens étaient restées
jusqu'alors sans compensation; il fallait que la jeune femme goûtât
enfin aux plaisirs chers à son mari, qu'elle assistât à de brillantes
joutes, à de magnifiques tournois, et connût le faste éblouissant
de réjouissances vraiment royales. Justement, l'occasion de beaux
divertissements s'offrait toute prochaine: la chevalerie devait être
conférée, le mois suivant, aux deux fils du feu duc d'Anjou[312],
Charles et Louis, avant qu'ils ne partissent à la conquête du Royaume
des Deux-Siciles[313].

[Footnote 312: Louis I duc d'Anjou et de Touraine, comte du Maine et
de Provence, deuxième fils de Jean le Bon, né en 1849, le plus âgé des
oncles de Charles VI avait exercé une influence prépondérante sur la
politique intérieure du royaume de 1380 à 1382. Brouillon et avide,
il avait pillé les trésors de Charles V et désorganisé les finances
pour amasser les sommes nécessaires à la conquête du royaume des
Deux-Siciles dont la reine Jeanne I l'avait fait héritier. Descendu
en Italie, 1382, il y était mort en 1384, après avoir échoué contre
son compétiteur Charles de Duras. Cf. le Père Anselme, _Histoire
généalogique de la Maison de France_, t. I, p. 301.]

[Footnote 313: Religieux de Saint-Denis, _Chronique_..., t. I, p. 586.]

Charles VI décida que cette cérémonie aurait un éclat extraordinaire;
et des messagers furent envoyés dans les pays d'Allemagne et
d'Angleterre pour inviter, de vive voix, les nobles dames et les
seigneurs à ces fêtes solennelles[314].

[Footnote 314: _Ibid._, p. 587.]

Quelques détails sur la richesse des costumes et des parures qui
furent commandés alors pour la Reine et sa suite[315] permettront de
juger combien la nouvelle cour laissait loin derrière elle le luxe,
pourtant si fameux, de la Reine Blanche, veuve de Philippe VI encore
vivante[316], ou de Jeanne de Bourbon, femme de Charles V.

[Footnote 315: Cf. «Le premier compte de Arnoul Bouchier, argentier
du Roy..., pour demi an commencent le premier jour de février l'an
MCCCIIIIxx et VIII (1389, nouveau style) et fenissant le darnier jour
de juillet l'an mil CCCLIIIxx et neuf apres ensuivant, dont les parties
ont esté paiées achetées et delivrées tant aux gens et officiers
dudit seigneur comme aux gens et officiers de Madame la Royne et de
Monseigneur le duc de Thouraine. Arch. Nat. KK. 20, fº 4 rº.]

[Footnote 316: Blanche de Navarre, fille de Philippe III d'Évreux et de
Jeanne de France, (fille de Louis X, le Hutin) reine de Navarre, mariée
le 29 janvier 1350 à Philippe VI de Valois, veuve la même année (le
Père Anselme..., t. I, p. 105).]

Vingt-quatre cottes hardies à chevaucher pour les dames; vingt-deux
pour les damoiselles furent taillées dans les plus belles pièces de
drap vert brun de Bruxelles et doublées en taffetas vert clair de
Malines, ou en drap clairet de Rouen. Sur la manche gauche des dames,
on appliqua des broderies de genêts d'or à la devise du Roi[317],
faites de fil d'or et d'argent de Chypre, qui se répétaient sur les
chaperons, de même drap et de même couleur. Les damoiselles eurent
aussi leur manches gauches et leurs chapeaux ouvrés de broderies,
mais moins nombreuses et faites seulement de fil d'argent[318]. Cent
vingt aunes de «lacs de soie, les uns de soie vert plein, les autres
de soie vert broché d'or», furent distribuées aux dames pour conduire
les chevaliers au champ des joutes[319]. La robe de la Reine était de
velours vermeil, en graine, doublée de taffetas de la même nuance[320];
de couleur vermeil étaient encore les costumes du Roi et du duc de
Touraine[321].

[Footnote 317: Charles VI eut plusieurs _devises_: le _cerf-volant_
qui avait été une des devises de son père,--la _cosse de genêt_ qu'il
avait prise de Louis IX, mais à laquelle il alliait les branches d'un
grand arbre ou _May_, c'est-à-dire un feuillage d'arbre comme il est au
mois de mai, etc. Les _Mots_, c'est-à-dire les paroles sentencieuses
que Charles VI choisissait comme _âmes_ de ses devises étaient en ces
années: _Espérance_ ou _Jamais_. Voy. Jal, _Dictionnaire critique de
Biographie et d'Histoire_, (Paris, 1867), p. 364 et 893.]

[Footnote 318: Arch. Nat. KK 20, fº 87 rº et 93 vº.]

[Footnote 319: Arch. Nat. KK. 20, fº 92 vº.]

[Footnote 320: _Ibid._, fº 87-93.]

[Footnote 321: _Ibid._ «Deux habits a vestir a dansser pour le roi et
le duc de Touraine en satin vermeil et semés de branches de genestres
de vert cousues de rouge.» Arch. Nat. KK. 20, fº 91 vº.]

Pendant la durée des fêtes, l'Abbaye de Saint-Denis fut la résidence du
Roi, de la Reine et du duc de Touraine; y logeaient aussi les officiers
de la cour, les dames qui formaient la suite d'Isabeau et celles qui
étaient venues de lointains pays pour lui faire cortège. Tous ces
hauts personnages se trouvaient installés, le samedi premier mai, au
coucher du soleil[322]. Bientôt arriva, en grand appareil, la duchesse
douairière d'Anjou[323], accompagnée de ses deux fils[324].

[Footnote 322: Religieux de Saint-Denis, _Chronique_..., t. I, p. 589.]

[Footnote 323: Marie de Châtillon, fille du célèbre comte Charles de
Blois et de Jeanne de Bretagne, veuve en 1384 de Louis I d'Anjou,
prit la tutelle de ses enfants et gouverna si sagement les revenus
du comté de Provence qu'elle en tira des subsides pour continuer en
Italie la guerre commencée par son mari (le Père Anselme, _Histoire
généalogique_..., t. I, p. 229).]

[Footnote 324: Louis II, duc d'Anjou, né en 1377, prenait le titre
de roi de Naples, de Sicile, de Jérusalem et d'Aragon.--Charles, son
frère, était comte de Roucy, seigneur de Guise, comte d'Etampes et de
Gien. _Ibid._]

Le soir même, une splendide réception fut donnée dans la vaste salle,
construite tout exprès, au milieu de la cour de l'Abbaye[325]. Là,
pour la première fois, Isabeau put contempler dans tout son éclat
l'assemblée des Grands du Royaume, et aux hommages qui lui furent
offerts par tous, elle put mesurer sa puissance.

[Footnote 325: Religieux de Saint-Denis, _Chronique de Charles VI_, t.
I, p. 587 et 593.]

Le lendemain au matin, la Reine, suivie de la duchesse d'Anjou et
de ses dames, se rendit à la basilique où le Roi l'attendait devant
l'autel des Martyrs; elle assista à la messe et à la collation de la
chevalerie. Le soir elle parut au bal et au souper[326].

[Footnote 326: Religieux de Saint-Denis..., t. I, p. 593.]

Le lundi, vers la neuvième heure, elle gagna, non loin de l'Abbaye,
la galerie de bois réservée aux dames, sur la droite du champ, clos
par des rubans, où devaient se mesurer les chevaliers[327]. Bientôt,
ceux-ci s'avancèrent: leurs armures étincelaient, les emblèmes du Roi
ornaient leurs écus de couleur verte; les écuyers suivaient portant les
casques et les lances[328]. Des dames, en nombre égal, conduisirent
les chevaliers avec des rubans de soie qu'elles avaient retirés de
leur sein[329]. Elles étaient vêtues de costumes vert foncé, tout
couverts d'or et de pierreries et montées sur des palefrois richement
caparaçonnés[330]. Quand les champions furent entrés en lice, leurs
dames se retirèrent dans la galerie pour se mêler au groupe qui
entourait la Reine et la duchesse d'Anjou.

[Footnote 327: Religieux de Saint-Denis..., t. I, p. 595 et Juvénal des
Ursins, _Histoire de Charles VI_ (éd. D. Godefroy, Paris, 1653), p. 73.]

[Footnote 328: Religieux de Saint-Denis, _Chronique_..., t. I, p.
595.--Arch. Nat. KK 20, fº 87-92.--Le 1er compte d'Arnoul Boucher,
argentier du Roi, donne la liste des seigneurs, chevaliers et écuyers
qui assistèrent aux fêtes du 1er mai: les princes d'Anjou, les ducs de
Berry, Bourgogne, Bourbon, les comtes de Navarre, de Nevers, de Savoie,
etc. Arch. Nat. KK 20 fº 165 et suiv.]

[Footnote 329: Religieux de Saint-Denis, _Chronique_..., t. I, p. 595.]

[Footnote 330: _Ibid._, p. 595-597 et Arch. Nat. KK 20, fº 87-92.]

La liste des personnes composant cette assistance féminine nous a
été conservée; la lecture en est intéressante: les plus grands noms
de France viennent d'abord, puis ceux des femmes de noblesse récente
dont les maris occupaient de grandes charges dans l'administration
judiciaire ou financière du Royaume; ensuite les noms très nombreux de
damoiselles et de filles de chevaliers et de ministres, enfin ceux de
dix-sept des plus riches bourgeoises de Paris.

A la vue du chatoyant spectacle offert par ces dames, damoiselles et
roturières, toutes richement parées, et sans doute harmonieusement
groupées, le Religieux de Saint-Denis fut saisi d'enthousiasme; «On
se serait cru, dit-il, transporté au milieu de cette assemblée de
déesses, dont parlent les anciens poètes[331]». Aussi bien, c'était
un aréopage, puisque le soir, au souper, les dames distribuèrent des
prix aux chevaliers les plus valeureux. Mais alors, paraît-il, les
déesses s'humanisèrent, et quelques-unes, à la faveur de la mascarade,
accordèrent le prix d'amour. C'est du moins ce que l'austère religieux
crut voir, lorsqu'il glissa un coup d'œil furtif dans la salle du
festin transformée en salle de bal[332].

[Footnote 331: Religieux de Saint-Denis, _Chronique_..., t. I, p. 595.]

[Footnote 332: Religieux de Saint-Denis..., t. I, p. 597-599.]

Le mardi, les écuyers à leur tour, combattirent en présence d'Isabeau;
ils furent conduits et récompensés par des damoiselles comme les
chevaliers l'avaient été, la veille, par des dames.

Le même jour, dans la basilique, un service solennel fut célébré en
l'honneur de la mémoire de Du Guesclin, mort depuis neuf ans, et,
devant les princes et les seigneurs vêtus de leurs costumes de deuil,
l'oraison funèbre du connétable fut prononcée; mais la Reine ne dut pas
assister à cette imposante cérémonie militaire, car le chroniqueur ne
fait aucune allusion à sa présence[333].

[Footnote 333: _Ibid._]

Les réjouissances et divertissements durèrent encore tout le cinquième
jour; quand ils prirent fin, le Roi remercia de leur concours les
seigneurs étrangers et les chevaliers français venus de loin; il
complimenta, en termes gracieux, les dames qui avaient formé autour
de la Reine comme une couronne de jeunesse, de beauté et de richesses;
puis il fit distribuer de nombreux cadeaux, presque tous magnifiques:
c'étaient des joyaux d'or et d'argent, des drap d'or et de soie, des
fourrures, des hanaps d'or, des anneaux enrichis de diamants, des
images de Notre-Dame, etc; les bourgeoises de Paris reçurent, pour
leur part, deux pièces d'écarlate vermeil de Bruxelles. Ensemble tous
ces présents avaient coûté la grosse somme de neuf mille cinq cent
soixante-quinze livres six sous tournois[334].

[Footnote 334: Arch. Nat. KK 20, fº 9 rº]

C'est le luxe déployé dans ces belles fêtes, que, bien des années plus
tard, visera Eustache Deschamps, lorsqu'il dira:

    «En qui en veult en querre
    «A Saint-Denis un chafault et par terre
    «Joutes tres grans ou l'or luit et habonde;
    «Mais qui vouldroit jugier à droite esquerre
    «C'est tout neant des choses de ce monde[335]!»

[Footnote 335: Eustache Deschamps, Œuvres complètes, t. VI, p. 41.]

Après les fêtes de Saint-Denis, Isabeau se retira à Saint-Ouen. Là,
dès le milieu de mai, ce ne fut plus un secret pour les serviteurs
qu'on pouvait de nouveau espérer la venue d'un Dauphin, car, Pierre
l'Estourneau, valet-tailleur, avait reçu l'ordre d'acheter du
«tiercelin et de l'azur,» pour l'élargissement de huit corsets; de
plus, la Reine voulant témoigner sa reconnaissance à Notre-Dame, se
disposait à partir en pèlerinage. Le 9 juin cependant, elle était
encore à Saint-Ouen, où le Roi, qui chassait alors dans la forêt de
Senlis, lui envoyait «porter lettres avec la tête d'un cerf[336]».

[Footnote 336: Arch. Nat. KK 30, fº 49 rº.]

Quelques jours après, la Reine se transportait à Saint-Sanctin[337]
et à Chartres, ses sanctuaires préférés, pour y rendre ses actions de
grâces. Elle passa tout le reste du mois au pays chartrain, où, à deux
reprises, elle reçut des nouvelles du Roi, le 17 à Chartres[338], le
23 à Saint-Sanctin[339]. Charles VI lui-même arriva bientôt pour la
rejoindre et faire ses dévotions à Notre-Dame de Chartres.

[Footnote 337: Saint-Sanctin de Chuisnes, cant. de Courville, arr. de
Chartres, dép. d'Eure-et-Loir, célèbre abbaye bénédictine, était un
lieu de pèlerinage très fréquenté au XIVe siècle.]

[Footnote 338: Arch. Nat. KK 30, fº 49, rº.]

[Footnote 339: _Ibid._]

A la fin du mois de juillet, on retrouve le couple royal, installé au
château de Melun, lieu de rendez-vous fixé par Charles VI à la fille
de Jean Galéas, seigneur de Milan, Valentine Visconti, promise au duc
Louis de Touraine. Le mariage de Valentine et de Louis fut célébré à
Melun même, le 17 août, en présence du Roi et de la Reine[340].

[Footnote 340: Jarry, _Vie politique de Louis d'Orléans_, p. 49.]

Cependant à Paris, s'achevaient en grande hâte, les préparatifs de fête
entrepris depuis plusieurs semaines, sur l'ordre du Roi, pour le sacre
de la Reine, fixé au 23 août.

Isabeau, en effet, n'était pas sacrée, et depuis quatre ans
qu'elle était reine, les Parisiens ne l'avaient pas encore reçue
officiellement; car si, parfois, l'hôtel Saint-Pol avait été visité
et même habité par elle, aucune députation de la ville n'était venue
à sa rencontre, aucune fête populaire n'avait signalé son passage
dans la capitale[341]. Charles VI voulut que les deux cérémonies, si
tardivement célébrées, l'entrée à Paris et le sacre, formassent un
ensemble de fêtes splendides, rehaussées d'un luxe inouï, capable
d'émerveiller les gens du Royaume et de frapper d'admiration les
étrangers.

[Footnote 341: Depuis l'insurrection des Maillotins 1383, les Princes,
qui s'étaient défiés des Parisiens, avaient aboli la charge de
Prévôt des Marchands et confié toute l'administration de la ville au
prévôt royal.--En janvier 1389, l'un des premiers actes des nouveaux
conseillers du Roi fut de rendre à Paris une partie de ses institutions
municipales. Cf. L. Battifol, _Jean Jouvenel, prévôt des marchands_,
(Paris, 1894, in-8º).]

De nombreux hérauts et messagers furent donc envoyés aux quatre coins
de la France ainsi qu'en Angleterre, en Allemagne et aux Pays-Bas pour
inviter les seigneurs et les chevaliers les plus fameux au sacre de la
reine Isabeau[342].

[Footnote 342: Religieux de Saint Denis, _Chronique de Charles VI_,
t. I, p. 609.--La nouvelle fit grand bruit en tous ces pays; Jean
Froissart qui était alors en Hollande auprès du comte de Blois,
s'empressa de revenir: «Je prins congé, dit-il, pour retourner en
France, pour être à une très noble fête qui devoit être en la ville de
Paris à la première entrée de la reine Isabel de France... Pour savoir
le fond de toutes ces choses, je m'en retournai parmi Brabant et fis
tant que je me trouvai à Paris huit jours avant que la fête se tint ni
fit». _Chroniques_..., livre IV, ch. I (éd. Buchon, t. XII, p. 5-7.)]

En même temps, par des lettres royales, données en faveur de la Reine,
l'amnistie fut promise aux exilés et aux proscrits qui auraient regagné
leurs provinces dans les quatre mois[343].

[Footnote 343: _Ibid._]

Pendant que les seigneurs et les chevaliers étrangers ou provinciaux,
qui répondaient à l'appel de Charles VI, se dirigeaient vers Paris,
la cour et la ville poursuivaient fébrilement les apprêts des fêtes
royales: draps de velours et de soie, pelleteries et joyaux passaient
des boutiques des grands marchands, fournisseurs de la cour, entre
les mains des tailleurs et des brodeurs de la Maison du Roi et de
celle de la Reine[344]; et, pour trouver des étoffes plus rares,
Jeannet d'Estouteville, écuyer de corps de Charles VI, était dépêché
en Angleterre[345]. Les orfèvres parisiens et les marchands de Gênes
ne parvenant pas, quelque somme qu'on leur offrît, à fournir tous
les galons d'or et d'argent, les broderies, les joyaux et parures
nécessaires, les trésors de bijoux et d'objets précieux, enfermés
à Vincennes et à Melun, furent en quelque sorte réquisitionnés. La
Chambre des Comptes délégua les plus probes de ses membres pour aider
et surveiller les serviteurs royaux dans le transfert, à l'hôtel
Saint-Pol, du grand coffre de Vincennes, et dans l'enlèvement de
quelques-uns des plus riches bijoux de Melun[346]. En présence des
magistrats désignés, les couronnes, les croix d'or, les colliers,
les patenôtres ornées de perles furent littéralement dépecés «pour
être employés en autres joyaux pour la venue de la Reine[347]»; l'or
fut remis aux orfèvres pour la fonte, les perles aux tailleurs de
robes pour les garnitures. Il semblait que tout le monde, à la cour,
renouvelât sa garde-robe aux frais du Roi.

[Footnote 344: Arch. Nat. KK 20, fº 6-16, 99-111.]

[Footnote 345: _Ibid._, fº 15 vº.]

[Footnote 346: Arch. Nat. KK 20, fº 14.]

[Footnote 347: _Ibid._, fº 14 et 15.]

Du reste, Charles VI lui-même prescrivait les costumes qui devaient
être portés pendant les fêtes prochaines; il indiquait la nature et
la quantité des étoffes à employer; par exemple les draps et les
pennes, la soie et la pelleterie nécessaires aux houppelandes des
ministres, des principaux officiers de l'Hôtel, les petits draps pour
les chevaucheurs de l'écurie, les draps de sac pour les houppelandes
de certains chevaliers et officiers de moins haut rang[348]. Le 15
août, presque à la veille du grand jour, il écrit encore aux gens des
Comptes: «Nous voulons et vous mandons que faites promptement bailler
et délivrer à notre amé et féal argentier... soixante douze frans d'or
pour acheter six satins lesquelz par lui seront distribuez à la venue
de notre tres chiere et très aimée compagne la Royne[349].»

[Footnote 348: Arch. Nat. KK 20, fº 11.]

[Footnote 349: Bibl. Nat., f. fr. 20706, pièce 24.]

Les robes de la comtesse d'Eu, de Mademoiselle d'Harcourt et de
quelques autres dames étaient véritablement magnifiques[350]; leur
richesse égalait presque celle des costumes du Roi et du duc de
Touraine[351]. Mais la merveille des merveilles, c'était la toilette de
la Reine: chacune de ses robes, taillée dans une étoffe du plus grand
prix, était un chef-d'œuvre dû à l'art du costumier uni à ceux de
l'orfèvre et du joaillier.

[Footnote 350: «Pour les robes de Madame la comtesse d'Eu, de
Mademoiselle d'Harcourt et autres dames de l'Hôtel et compagnie de la
royne..., 1990 liv. 9 deniers parisis.» Arch. Nat., KK 20, fº 112.
Autres mentions sur les étoffes de ces toilettes dans le même compte;
_Ibid._]

[Footnote 351: «Draps de soie, veloux, laine pour robes, pourpoins et
autres habis pour le roi et le duc de Touraine..., 5847 liv. par.»
Arch. Nat. KK 20, fº 10 rº.]

Quand il s'agit de régler la composition et l'ordre du cortège
d'Isabeau, on consulta la gardienne des plus nobles traditions, la
reine Blanche, veuve de Philippe VI. Celle-ci quitta sa retraite de
Neauphle[352], pour donner son avis sur le cérémonial qui devait être
observé. A sa demande, les livres déposés à Saint-Denis, traitant
du sacre des rois et des reines, furent compulsés; mais Charles VI,
jugeant trop simples ces anciennes coutumes, ordonna de faire plus
grand qu'on n'avait jamais fait[353]; il voulait pour le sacre de sa
femme, une mise en scène jusqu'alors inusitée; grâce au concours des
Parisiens, ses vœux furent comblés[354].

[Footnote 352: Neauphle-le-Château, canton de Montfort-l'Amaury, arr.
de Rambouillet, dép. de Seine-et-Oise.]

[Footnote 353: Religieux de Saint-Denis, t. I, p. 609.]

[Footnote 354: Pour les fêtes de l'entrée de la Reine à Paris les
principales sources sont: Froissart, _Chroniques_..., liv. IV, ch. I,
(éd. Buchon, t. XII, p. 7-31).--Religieux de Saint-Denis, _Chronique
de Charles VI_, t. I, p. 611-617.--Juvénal des Ursins, _Histoire de
Charles VI_ (éd. Godefroy) p. 71-73.--Guill. Cousinot, _Geste des
Nobles_, p. 107.--Arch. Nat. KK 20, fº 6-76 et 99-111; Registres du
Parlement, X1a 1474, fº 326 rº.--E. Petit, _Itinéraire des ducs de
Bourgogne_..., p. 213 et 529-530.--H. Legrand, _Paris en 1380_, (plan
de restitution, dans la _Coll. Doc. Hist. Gén. de Paris_, Paris, 1868,
in-4º).]

Le vendredi 20 août, la Reine, venant de Melun, arrivait à
Saint-Denis; le 21, elle y était rejointe par les dames du sang royal:
la Reine Blanche, la duchesse d'Orléans et la duchesse de Bar[355],
représentant les anciennes générations; par la duchesse de Bourgogne
et tout un groupe de toutes jeunes femmes: la duchesse de Touraine, la
duchesse de Berry, presque une enfant, mariée depuis deux mois au vieux
duc[356], et Marguerite de Hainaut, comtesse de Nevers, etc.

[Footnote 355: Marie de France, deuxième fille de Jean II, mariée au
duc Robert de Bar. _Gallia Christiana_, t. V, p. 512-513.]

[Footnote 356: Jeanne, comtesse d'Auvergne et de Boulogne, fille
unique de Jean II, comte d'Auvergne et d'Eleonor de Comminges (le Père
Anselme, _Histoire généalogique_..., t. I, p. 108).]

Le dimanche, dans la matinée, la reine Blanche et la duchesse d'Orléans
quittent Saint-Denis, sous brillante escorte; ces dames ne feront pas
partie du cortège: elles se rendent à Paris, pour rejoindre le Roi au
Palais, et y préparer la réception d'Isabeau.

A midi, la Reine sort de l'Abbaye, en chappe de velours azur semée de
fleurs de lys d'or[357]; elle monte dans sa litière couverte et bien
ornée que traîne un superbe attelage, pendant que les dames, derrière
elle, se placent dans des chars peints et dorés; à leurs côtés, à
cheval, se tiennent: les ducs de Touraine, de Bourbon[358], de Berry,
de Bourgogne, escortés à quelque distance, par les seigneurs français.

[Footnote 357: Le manteau des femmes, en 1389, était une chape close,
de beaucoup d'ampleur ressemblant au manteau des béguines. Voy.
Quicherat, _Histoire du costume_, p. 258.--La chape que portait la
Reine avait été achetée à Valentine de Milan pour 480 livres parisis.
C'était sans doute un manteau d'un travail remarquable, fabriqué en
Italie et que la duchesse de Touraine avait revêtu le jour de son
mariage. Arch. Nat. KK 20, fº 10 vº.]

[Footnote 358: Louis II duc de Bourbon, comte de Clermont, de Forez
etc., fils de Pierre I de Bourbon et d'Isabelle de Valois, sœur du roi
Philippe VI, était né en 1337. Huit ans prisonnier en Angleterre après
la bataille de Poitiers, il combattit ensuite contre les Anglais et les
Navarrais sous le règne de Charles V son beau-frère. Devenu l'un des
tuteurs de Charles VI, il se désintéressa de la politique intérieure,
pour se consacrer à la conduite des expéditions militaires. En 1385,
lors du mariage d'Isabeau, il faisait campagne en Poitou contre les
Anglais.--Jean, comte de Clermont, son fils, était né en 1380 de son
mariage avec Anne, dauphine d'Auvergne, comtesse de Forez. (Le Père
Anselme..., t. I, p. 302-303.)]

Le cortège se met en marche. Une première fois, auprès de la chapelle
Saint-Quentin[359], un groupe de cavaliers barre la route: deux
seigneurs s'en détachent et s'approchent d'Isabeau: c'est le duc de
Lorraine[360] et Guillaume d'Ostrevant, comte de Hainaut qui demandent
la permission de présenter les seigneurs étrangers. Un peu plus loin,
deux masses, l'une verte, l'autre rose, qui, à distance, semblent
deux taches sous l'éclatant soleil d'août, attirent les regards de la
Reine; et, au même moment, ses oreilles sont charmées par les accords
d'une musique harmonieuse: d'un côté de la route est une troupe de
douze cents cavaliers, riches bourgeois de Paris, tous vêtus de «gonne
vert avec baudequin vert et vermeil[361]»; Jean Jouvenel, garde de la
prévôté des marchands[362], est à leur tête, il offre les souhaits de
bienvenue à la souveraine. De l'autre côté de la route, se tiennent les
officiers et les serviteurs de la Maison du Roi, tout habillés de rose,
des musiciens sont avec eux; bourgeois et gens du Roi se joignent au
cortège. A Saint-Lazare[363], on se forme pour l'entrée dans la ville,
les voitures sont découvertes: les Princes mettent pied à terre et se
placent dans l'ordre fixé par l'étiquette.

[Footnote 359: La Chapelle Saint-Quentin était située dans la campagne
au sortir de Saint-Denis, à main gauche du chemin qui conduit à Paris.]

[Footnote 360: Jean I, duc de Lorraine, 1346-1391.]

[Footnote 361: Les robes de ces bourgeois avaient la forme de gonnes,
c'est-à-dire de robes de moines, étroites de manches et de corps; elles
étaient en baudequin, étoffe unie tissée d'or et de soie, et elles
étaient parties, c'est-à-dire d'une couleur à droite et d'une autre
couleur à gauche. Quicherat, _Histoire du Costume_, p. 323.]

[Footnote 362: Les ministres de Charles VI n'avaient pas osé rétablir
l'ancienne prévôté des marchands, ils avaient institué un nouvel office
«la garde de la prévôté des marchands pour le roy» et ils en avaient
investi Maître Jean Jouvenel, conseiller au Chatelet, homme sage et bon
politique. «Quoiqu'il n'eût ni échevinage, ni parloir aux bourgeois,
ni juridiction», le nouveau magistrat sut «faire figure de prévôt».
Battifol, _Jean Jouvenel_, p. 82.]

[Footnote 363: La léproserie de Saint-Lazare ou Saint-Ladre était
située rue du faubourg-Saint-Denis, dans la portion nommée alors
chaussée Saint-Lazare, sur l'emplacement qu'occupe aujourd'hui en
partie la prison de Saint-Lazare. H. Legrand, _Paris en 1380_, plan de
restitution, p. 76, note 4.]

La litière d'Isabeau s'engage la première dans Paris entourée de six
seigneurs: les ducs de Bourbon et de Touraine en tête; les ducs de
Bourgogne et de Berry au milieu, et derrière, Pierre de Navarre et
le comte d'Ostrevant. Sur le côté, montant un palefroi «superbement
aourné», chevauche la duchesse de Touraine[364].

[Footnote 364: «C'étoit, dit Froissart, pour lui différer des autres...
car nouvellement etoit venue en France et encore... n'avoit entré en
la cité de Paris, quand elle y entra premièrement en la compagnie de
la reine de France.» (_Chroniques_, liv. IV, ch. 1, t. XII, p. 8 et
23.)--Plusieurs articles des Comptes de l'Argenterie portent cette
mention «... pour la venue de la Royne et de madame de Thouraine».
Arch. Nat. KK 20, fº 14.]

A la première porte Saint-Denis[365], on avait figuré le ciel par un
plafond bleu où resplendissait le soleil et brillaient de nombreuses
étoiles, et «était haut ce ciel et armorié très richement des armes de
France et de Bavière»; des anges y passaient et repassaient en faisant
entendre de suaves harmonies. Isabeau écoute ces chansons «moult
mélodieuses et douces», et, en passant devant, admire l'image si bien
faite de Notre-Dame tenant l'Enfant Jésus «lequel s'ébat par soi a un
moulinet fait d'une grosse noix».

[Footnote 365: La première porte Saint-Denis, appelée aussi Porte de
Paris ou Porte Royale, appartenait à l'enceinte de Charles V et était
placée au débouché de la rue d'Aboukir. C'était un gros bâtiment carré
formant une cour à l'intérieur, terrassé, sans toiture et flanqué dans
les angles de tourelles en encorbellement. Le Roux de Lincy, _Paris et
ses historiens_, (dans la _Coll. Doc. Hist. Gén. de Paris_.) p. 228,
note 4.]

Mais en face d'elle, s'ouvre la longue et populeuse rue
Saint-Denis[366]; la perspective de ses hautes maisons, toutes
pavoisées, offre un coup d'œil réjouissant que «c'est merveille de
voir». Une foule énorme, impatiente, houleuse y attend la Reine depuis
des heures; les sergents d'armes et les officiers ont grand'peine à la
maintenir; ils sont tous «embesognés à faire voie et rompre la presse
et les gens»; l'affluence est telle qu'il semble que «tout le monde
ait été là mandé». De toutes parts les Noëls retentissent; Isabeau
s'avance au milieu d'une immense explosion d'enthousiasme; son attelage
va maintenant «tout souef le pas», entre deux haies épaisses d'êtres
humains. Toutes les fenêtres sont ornées, la plupart des maisons,
tendues de drap de haute lice, d'étoffes de soie ou de tapis précieux.
Les Parisiens avaient prodigué les plus riches tentures, comme «s'ils
les eussent eues pour néant» ou que «on fût en Alexandrie ou à Damas»,
et cela, dans le seul espoir que les yeux de la Reine, en se posant sur
ces tapisseries historiées, «en auraient plaisance[367]».

[Footnote 366: La rue Saint-Denis s'étendait de la première porte
Saint-Denis au Châtelet. Elle était la «Grand'Rue de Paris», la plus
large, la plus commerçante, la mieux entretenue. H. Legrand, _Paris en
1380_, p. 64, note 3.]

[Footnote 367: Froissart, _Chroniques_..., liv. IV, ch. I, t. XII,
p. 13. «Les femmes et les jeunes filles étaient parées de riches
colliers et de longues robes tissées d'or et de pourpre.»--Religieux de
Saint-Denis, _Chronique_..., t. I, p. 613.]

[Illustration: ENTRÉE A PARIS D'ISABEAU DE BAVIÈRE

22 Août 1389.

(D'après une miniature des _Chroniques de Froissart_).]

Et, en effet, toutes ces décorations causent à Isabeau un réel
enchantement; elle s'arrête aux étonnantes curiosités, sortes de
surprises, qui avaient été ménagées de distance en distance. C'est
d'abord une fontaine, couverte de drap d'azur semé de fleurs de lis,
qui verse à flots claret et piment, recueillis dans des hanaps d'or par
une troupe de jeunes filles dont les riches parures et les chapels
d'or étincellent au soleil et qui chantent de délicieuses mélodies.

Plus loin, une longue halte est nécessaire: c'est au spectacle d'une
vraie bataille que la Reine est priée d'assister, et quel combat! Sur
un échafaud, au bas du moutier de la Trinité[368], deux groupes de
guerriers vont en venir aux mains: douze seigneurs chrétiens, dans le
costume des croisés, écartelés à leurs armes, sous le commandement de
Richard Cœur-de-Lion; en face une troupe de Sarrazins conduits par
Saladin, tandis que le Roi de France domine la scène entouré de ses
douze pairs, «tous armoyés de leurs armes», et donne le signal de
l'engagement.

[Footnote 368: L'Hôpital de la Trinité était situé rue Saint-Denis, en
face de la rue Saint-Sauveur.]

Parvenue à la seconde porte Saint-Denis[369], la Reine peut avoir
l'illusion de pénétrer dans le Paradis car, en levant les yeux, elle
aperçoit la sainte Trinité et une théorie d'anges: ceux-ci entonnent
une hymne sacrée; au moment où elle contemple «Dieu le Père séant en sa
majesté», le ciel s'ouvre, et, doucement deux chérubins lui posent sur
le chef une couronne d'or et de pierreries; ils chantent:

    «Dame enclose entre fleurs de lis,
    Reine êtes-vous de Paris
    De France et de tout le pays.
    Nous en rallons en Paradis.»

[Footnote 369: La deuxième porte Saint-Denis, de l'enceinte de
Philippe-Auguste, s'élevait près de l'impasse des Peintres, au
point d'intersection de la rue Turbigo et de la rue aux Ours. Voy.
Legrand, _Paris en 1380_, p. 64, note 3 et Le Roux de Lincy, _Paris
et ses Historiens_, p. 228 note 4.--Il y avait une troisième porte
Saint-Denis, construite antérieurement à l'enceinte de Philippe
Auguste, au coin de la rue des Lombards.]

A mesure qu'il s'enfonce plus avant dans la ville, le cortège voit
grossir la foule sur son passage; en même temps les occasions d'admirer
se multiplient: à la chapelle Saint-Jacques[370], des orgues «sonnent
moult doucement en une chambre faite de drap de haute lice».

[Footnote 370: Saint-Jacques de l'Hôpital, au coin de la rue
Mauconseil, était un asile pour les pèlerins de Saint-Jacques de
Compostelle. Legrand, _Paris en 1380_, p. 53, note 1.]

Au Châtelet[371], une longue station est imposée à la Reine. Les
bourgeois, les gens du peuple et les étrangers se sont massés pour
voir l'allégorie représentée dans le beau châtel ouvré et charpenté
de bois et de guérite, dont chaque créneau est gardé par un homme
d'armes. Sur un lit de tapisserie d'azur à fleurs de lis d'or, Madame
Sainte-Anne est couchée, image de la justice, et voici que d'un bois,
où courent les lièvres, les connins et où volètent les oisillons, sort
un grand cerf blanc, les cornes dorées, un collier d'or au cou; il se
place auprès du lit de justice; il remue les yeux, la tête et tous les
membres, et saisissant l'épée de justice, la fait tenir droite; puis un
lion et un aigle se précipitent..., l'oiseau de proie va-t-il fondre
sur la Justice? Non, car douze pucelles s'élancent hors du bois, et, de
leurs épées nues, séparent de l'aigle, et Madame Sainte-Anne et le lion
et le cerf.

[Footnote 371: Le Grand Châtelet, forteresse et prison, siège de la
prévôté royale de Paris, donnait sur le quai, en face du Pont au
Change; il occupait toute la place du Châtelet.]

Les spectateurs sont haletants, et voici qu'une bousculade épouvantable
se produit; les derniers rangs ont voulu gagner du terrain, et au
milieu d'eux, sur un fort cheval, un homme d'âge mûr et un autre plus
jeune, monté en croupe, essayent de se frayer un passage! Les deux
audacieux prétendent «se bouter sur le devant»; ils veulent contempler
la Reine de tout près; mais les sergents accourus les repoussent et
«leur frappent les épaules à coup de boulaies[372]».

[Footnote 372: Juvenal des Ursins, _Histoire de Charles VI_, p. 72.--La
boulaie était un gros bâton, une sorte de massue que portait chaque
sergent et qui lui servait à maintenir «la presse des gens».]

La représentation terminée et l'ordre rétabli, la litière d'Isabeau
franchit le Pont-au-Change[373] tout tendu de taffetas bleu à fleurs de
lis d'or, avec un ciel étoilé «de vert et de vermeil samit[374]».

[Footnote 373: Le Pont au Change était aussi nommé Grand Pont ou Pont
aux Changeurs. «Là demeurent les changeurs d'un costé et orfèvres
d'autre costé..., et passoient tant de gens toute jour sur ce pont que
on y encontroit adez ung blanc moine ou un blanc cheval.» Guillebert de
Metz, _Description de la ville de Paris_ (1407), publiée par Le Roux de
Lincy, _Paris et ses Historiens_, p. 160.]

[Footnote 374: Le samit était une étoffe de soie sergée de grand prix.]

Cependant le jour commençait à baisser; la tête du cortège s'engage
dans la rue Neuve-Notre-Dame[375], ou d'autres jeux «grandement lui
viennent à plaisance». La curiosité de la Reine est vivement piquée par
le tour de force qu'exécute ce «maître engigneur» qui, ayant installé
un échafaud sur le haut de la plus haute tour de Notre-Dame et l'ayant
relié, par une corde qui passe au-dessus des toits, à la plus haute
maison du pont Saint-Michel, sort de son échafaud, deux cierges allumés
en ses mains à cause de l'heure avancée, et tout en chantant, commence
à marcher sur la corde «en faisant gambades», et descend ainsi le long
de la grande rue, cependant que les dames crient à la sorcellerie.

[Footnote 375: Au sortir du Pont au Change, le cortège de la Reine
pénétra dans la rue Saint-Barthélémy, puis dans la rue de la Barillerie
qui en était le prolongement (le long de la façade orientale du
Palais); enfin, tournant à gauche, il prit la rue de la Calendre et la
rue Neuve-Notre-Dame, la voie triomphale que suivaient les Rois pour
aller du Palais à Notre-Dame.]

Devant la cathédrale, l'évêque de Paris, Pierre d'Orgemont[376] attend
la Reine. Il est entouré du Chapitre et d'un nombreux clergé, revêtu
des habits sacrés des grandes fêtes.

[Footnote 376: Pierre d'Orgemont, chancelier du duc de Touraine et
conseiller à la Chambre des Comptes, était évêque de Paris depuis 1384.
_Gallia Christiana_, t. VII, col. 140.]

Isabeau, aidée par les quatre ducs, met pied à terre, pendant que
les autres dames descendent de leurs litières ou de leurs palefrois,
et, précédée par l'évêque et le clergé, elle fait son entrée dans
Notre-Dame, resplendissante de lumières; au moment où elle franchit le
seuil, le prélat et les prêtres entonnent en «chantant haut et clair»
la louange de Dieu et de la Vierge Marie. Elle traverse le chœur et
vient s'agenouiller au pied du grand autel, prie quelques instants,
puis elle offre à Notre-Dame, avec la couronne que lui ont donnée les
anges, deux draps d'or racamas[377]. A ce moment, les deux ministres,
Bureau de la Rivière et Jean le Mercier s'avancent, porteurs d'une
magnifique couronne que l'évêque et les quatre ducs placent sur la tête
d'Isabeau.

[Footnote 377: Arch. Nat. KK 20, fº 101 vº.]

En sortant de la cathédrale, le cortège trouve le parvis illuminé par
cinq cents cierges, car la nuit est venue; la Reine remonte dans sa
litière et pendant que retentissent les dernières acclamations, elle se
dirige vers le Palais[378], où l'attendent le Roi, la reine Blanche et
la duchesse d'Orléans. Un somptueux souper réunit les seigneurs, les
chevaliers, les dames et les damoiselles; un grand bal leur fut ensuite
offert.

[Footnote 378: Le Palais, ou Palais Royal, ancienne demeure de
Saint-Louis, devenu le siège du Parlement, s'étendait du Pont au Change
au Pont Saint-Michel. Quoiqu'il y eut «salles et chambres pour loger
le Roi et les douze pers», (Guillebert de Metz, _Description de la
Ville de Paris_, dans _Paris et ses Historiens_, p. 159) les Valois n'y
résidèrent que rarement, pour leur mariage, et leur entrée solennelle.
(Du Breuil, _Théâtre des Antiquitez de Paris_, p. 228).]

Le Roi, très heureux que tout se fût si bien passé, se montra plus gai
et plus aimable que jamais. A un moment qu'Isabeau devisait avec des
dames sur les événements du jour, il s'approcha du groupe, demanda à sa
femme si elle se rappelait la bousculade du Châtelet, et lui révéla que
les deux hommes montés sur un grand cheval, qui voulaient voir de tout
près, n'étaient autres que lui-même et Philippe de Savoisy! Charles VI
avait contraint le Grand-maître de l'Hôtel de la Reine à se déguiser,
et à le conduire au plus épais de la foule. A ce récit les dames
«commencèrent à farcer», et le Roi, tout fier de son escapade, rit le
premier et de bon cœur des horions qu'il y avait gagnés.

       *       *       *       *       *

Le dimanche avait été la journée des Parisiens, le lundi fut celle de
la Cour.

Vers midi, les Princes et les plus nobles dames s'assemblent au Palais
pour accompagner Isabeau à la Sainte-Chapelle. Charles VI s'y est déjà
rendu avec une suite de seigneurs[379]. Il a revêtu l'habit royal: «la
tunique, la dalmatique, la robe à socques», et le manteau chlamyde de
couleur écarlate, rubannés de rubans d'or de Damas, fourrés d'hermine
et brodés de pierreries[380]. Il porte le diadème, et les vieux
courtisans et les anciens conseillers de Charles V se réjouissent de
voir «pontifical en son costume et en son maintien», le jeune Roi dont
ils ont trop souvent à blâmer le goût pour les costumes de fantaisie et
les modes étrangères[381].

[Footnote 379: Religieux de Saint-Denis, _Chronique de Charles VI_, t.
I, p. 613.]

[Footnote 380: _Ibid._ et Arch. Nat. KK 20, fº 101 rº.]

[Footnote 381: Religieux de Saint-Denis, _ibid._]

La Reine paraît dans la galerie qui conduit de plain-pied des
appartements royaux à la chapelle haute. Sa toilette, suivant l'usage
pour la messe du sacre, est tout en soie. Sous un manteau de satin
vermeil fourré de cendal tiercelin[382], elle porte une robe du même
tissu; comme elle doit être ointe à la tête et à la poitrine, ses
cheveux sont répandus sur ses épaules[383], son manteau est «à lacs
par devant[384]», et, sous sa robe, le large doublet et la chemise de
fine toile de Reims, sont ouverts par devant et par derrière[385].

[Footnote 382: Arch. Nat. KK 20, fº 101 vº.--Le cendal était une étoffe
de soie très recherchée.]

[Footnote 383: Religieux de Saint-Denis, _Chronique de Charles VI_, t.
I, p. 613.]

[Footnote 384: Arch. Nat. KK 20, fº 101 rº.]

[Footnote 385: _Ibid._, fº 101 vº.]

Le cortège se met en marche: Isabeau est suivie du duc de Touraine,
des ducs de Berry et de Bourgogne, tous trois habillés, «comme à duc
appert», du manteau de velours vermeil, fourré d'hermine par dedans
et par dehors, de la houppelande, de la cotte et du chaperon de
même velours[386]; puis viennent les autres princes, les seigneurs
et les dames. Sous le porche de la chapelle haute, commencent les
cérémonies du sacre, telles qu'elles ont été réglées d'après l'ordre
et le cérémonial remontant, dit-on, à Charles le Chauve et à Hincmar
et que Charles V, en 1365, a fait corriger et mettre par écrit «de
son commandement et sous ses yeux[387]». La Reine est introduite dans
l'église par deux évêques qui se placent à ses côtés; l'archevêque
de Rouen, Guillaume de Vienne, en habits pontificaux, assisté de
Gui de Monceau, abbé mîtré de Saint-Denis[388], et entouré d'un
clergé nombreux, la reçoit à l'entrée de la nef. Pendant le chant
du _Te Deum_, entonné par l'archevêque, Isabeau se dirige vers le
maître-autel; elle s'y agenouille et prie quelques instants[389],
tandis que Guillaume de Vienne prononce cette oraison: «Seigneur,
entends nos supplications, et que ce qui est à faire par notre humilité
soit rempli par l'effet de ta vertu». La Reine se relève, soutenue par
les deux évêques, puis le front incliné, écoute la prière du prélat
demandant à Dieu de multiplier sur elle ses dons et bénédictions, «afin
qu'avec Sara et Rebecca Lia et Rachel... elle jouisse de la fécondité
de son sein... pour l'honneur du royaume, le bon gouvernement et la
protection de la Sainte Église de Dieu». Ensuite Isabeau quitte
l'autel, salue le Roi, et va prendre place dans le chœur, sous un dais
très élevé garni de tapis et de drap d'or[390]; de là son regard peut
embrasser toute l'assistance.

[Footnote 386: Arch. Nat. KK 20, fº 100.]

[Footnote 387: Th. Godefroy, _Le Cérémonial français_ (Paris, 1649, 2
vol. in-fº). t. I, p. 49-51.]

[Footnote 388: Religieux de Saint-Denis, _Chronique_..., t. I,
p. 615.--Guillaume de Vienne, abbé de Saint-Sequane de Langres,
puis évêque d'Autun en 1375, était devenu archevêque de Rouen en
1387. _Gallia Christiana_, t. IV, col. 417 et 700; et t. IX, col.
755.--Gui II de Monceau était abbé de Saint-Denis depuis 1363. _Gallia
Christiana_, t. VII, col. 401.]

[Footnote 389: La Reine offrit à la Sainte-Chapelle deux pièces de drap
d'or racamas. Arch. Nat. KK. 20, fº 101 vº.]

[Footnote 390: Religieux de Saint-Denis, _Chronique_..., t. I, p. 615.]

Jamais, depuis le sacre de la reine Jeanne, femme de Charles
IV le Bel, cérémonie aussi fastueuse n'a été célébrée dans la
Sainte-Chapelle[391]: l'église est tendue de draperies d'or, décorée
aux armes de France et de Bavière, celles-ci «formées de losanges
d'argent et d'azur de vingt et une pièces en bandes[392]». Sur le
maître-autel et sur d'autres autels dressés à cet effet, ont été
déposés les insignes de la puissance royale: l'anneau, le sceptre,
la main de justice et la couronne, qui sont d'un prix inestimable;
la coiffe de velours vermeil, qui soutient la couronne, est ornée de
quatre-vingt-treize diamants taillés, entremêlés de saphirs, de rubis
et de perles[393].

[Footnote 391: La reine Jeanne, seconde femme de Charles IV le Bel,
avait été sacrée à la Sainte Chapelle en 1324, «à somptueux appareil».
Th. Godefroy, _Cérémonial_..., t. I, p. 469.]

[Footnote 392: Le Père Anselme, _Histoire généalogique_..., t. I, p.
112.]

[Footnote 393: J. Quicherat, _Histoire du Costume en France_, p. 260.]

Jamais, depuis Saint-Louis aussi brillante assemblée des plus nobles
personnages ne s'est vue dans la chapelle du Palais. Les grands
barons et les chevaliers illustres, les grands dignitaires, les
hauts magistrats et les plus notables des bourgeois sont présents.
Ils viennent saluer l'aurore d'un règne qu'ils souhaitent prospère
et glorieux. L'aspect des costumes de gala, dont tous sont revêtus,
est éblouissant: velours vermeil des surcots et des houppelandes,
fourrures de cendal, velours cramoisi, bordure d'hermine des mantels
à parer, satins chatoyants verts roses ou vermeil des robes, diamants
étincelants de la couronne royale, pierres précieuses et perles des
chaperons des ducs, troches d'or, fleurs de genêt à la devise du Roi,
étonnent, charment ou récréent la vue.

Cependant Guillaume de Vienne prélude au sacre. La Reine, conduite par
les deux évêques, s'avance de nouveau vers l'autel; elle s'incline en
même temps que les assistants sous la bénédiction du prélat qui supplie
Celui «qui, pour le salut d'Israël, fit passer Esther des chaînes de
la captivité au lit et au trône d'Assuérus, de garder Isabelle pudique
dans le lien du mariage et de lui faire accomplir, en tout et surtout,
les célestes desseins[394]». La Reine s'agenouille, et l'archevêque
l'oint au chef et à la poitrine, disant à chaque onction: «Au nom du
Père, du Fils et du Saint-Esprit, cette onction te profite en honneur
et confirmation éternelle, ainsi-soit-il». Puis, lui passant l'anneau
au doigt: «Prends l'anneau, signe de la foi à la Sainte Trinité, par
lequel tu puisses éviter toutes malices hérétiques, et, par la vertu
qui t'est donnée, appeler les nations barbares à la connaissance de la
vérité». Isabeau reçoit ensuite le sceptre et la main de Justice; enfin
l'archevêque lui pose, seul, la couronne sur la tête en lui disant:
«Prends la couronne de gloire et liesse afin que tu reluises splendide
et couronnée de joie à toujours». Alors les ducs entourent la Reine
et soutiennent la couronne tandis que le prélat récite une dernière
oraison. Le sacre est terminé; Isabeau est ramenée par les ducs jusqu'à
son trône; les seigneurs et les dames, chacun suivant son rang, se
groupent autour d'elle. Le divin sacrifice commence. C'est Guillaume
de Vienne qui le célèbre, suivant le rituel particulier au sacre des
Rois. L'Épître est celle de Saint-Paul aux Ephésiens: «Mes frères...
que les femmes soient soumises à leur mari». Dès que le prélat prononce
les premières paroles de l'Evangile de Saint-Mathieu: «En ce temps-là
les Pharisiens s'approchèrent de Jésus pour le tenter...», le Roi et la
Reine déposent leurs couronnes qu'ils remettent aussitôt que commence
le chant du _Credo_. Après l'Offertoire, Isabeau, conduite à l'autel
par les ducs qui soutiennent sa couronne, offre le pain et le vin; à
la Communion, elle est une dernière fois ramenée au pied du tabernacle
où elle communie sous les deux espèces des mains de l'officiant. Après
l'_Ite missa est_, l'archevêque enlève à la Reine la couronne du sacre
et la remplace par une autre aussi riche, mais moins lourde; puis le
prélat récite encore quelques oraisons, et bénit le Roi, la Reine et
tous les fidèles.

[Footnote 394: Cf. Th. Godefroy, _Le Cérémonial français_, t. I, p.
48-51.]

Le service divin achevé, Isabeau fut reconduite au Palais où, dans la
grande salle, allait avoir lieu le superbe festin offert par le Roi.
Sur la table de marbre[395], couverte pour la circonstance d'une pièce
de chêne épaisse de quatre pouces, était servi le dîner du Roi et de la
Reine. Isabeau, ayant au chef une couronne d'or «moult riche», «après
s'être lavée», prend place entre le roi de France et le roi d'Arménie.
L'archevêque de Rouen, les évêques de Langres[396] et de Noyon[397],
les duchesses de Berry, de Touraine, de Bourgogne, la comtesse
de Nevers; Mademoiselle Bonne de Bar[398], Madame de Coucy[399],
Mademoiselle Marie d'Harcourt; puis, plus bas, Madame de Sully, femme
de Guy de la Trémoille, sont les seuls personnages qui mangent à la
table royale; pendant qu'autour de deux autres tables sont réunies plus
de cinq cents dames et damoiselles.

[Footnote 395: «La grande table de marbre qui continuellement est au
Palais, ni point ne se bouge.» (Froissart..., t. XII, p. 18).]

[Footnote 396: Bernard de la Tour, évêque duc de Langres en 1374,
conseiller de Jean de Berry, envoyé en 1387, auprès du duc de Bretagne
pour lui réclamer la mise en liberté de Clisson, était appelé aux
réunions les plus importantes du Conseil de Charles VI. _Gallia
Christiana_..., t. IV, col. 625.]

[Footnote 397: Philippe de Moulins, évêque d'Evreux en 1384, conseiller
au parlement de Paris, était devenu, en 1388, évêque de Noyon et, en
1389, conseiller à la Cour des Aides. _Gallia Christiana_, t. IX, col.
1018.]

[Footnote 398: Bonne de Bar, fille de Robert duc de Bar et de Marie de
France.]

[Footnote 399: Isabelle de Lorraine, fille du duc Jean I, mariée à
Enguerrand VII de Coucy.]

Le dîner se passe sous les yeux d'une nombreuse foule qu'on a laissée
pénétrer dans la grande salle elle-même; seulement, la table du Roi
est séparée des spectateurs par une forte barrière de chêne dont les
entrées, réservées aux gens de service, sont gardées par «grant foison
de sergents d'armes, huissiers et massiers». Les assistants admirent le
choix des mets, le luxe de la table, et surtout le dressoir, adossé à
un pilier, où brillent de somptueuses vaisselles d'or et d'argent.

Depuis le commencement du repas, des ménestrels «ouvraient de leurs
métiers, de ce que chacun savoit faire», mais vers le milieu, «un
spectacle d'entremets» est donné au centre de la salle: c'est une
représentation de la guerre de Troie qui, tout de suite, captive
l'attention générale.

Les curieux, dont le nombre augmente à chaque instant, se poussent les
uns les autres en tous sens, afin de voir de plus près; ils parviennent
à déborder la haie des gens d'armes; et, sous l'effort, une des
tables où se trouvaient les dames est renversée; celles-ci se lèvent
précipitamment en jetant des cris de frayeur; ce tumulte et la chaleur
excessive de cette salle où se pressent tant de gens, indisposent et
bouleversent plusieurs des convives du Roi; Isabeau, elle-même, est
près de défaillir; mais une verrière est brisée; l'air la ranime et
Madame de Coucy, qui s'était évanouie la première, reprend ses sens. La
fin du dîner est brusquée pour permettre à la Reine et à ses dames de
prendre du repos.

Bien qu'elle ait manqué le matin d'être «moult mesaisee», Isabeau
quitte le Palais, vers les cinq heures, et, à travers les rues, «au
plus long», se rend en litière découverte à l'hôtel Saint-Pol; elle
est accompagnée des duchesses et de ses dames dans leurs litières ou
sur leurs palefrois; le cortège est suivi de plus de mille cavaliers.
Pendant ce temps, le Roi se fait «navier en un batel sur Seine du
Palais à Saint-Pol».

Le soir, la Reine, imparfaitement remise de son émotion du dîner et des
fatigues de sa longue promenade, ne parut ni au souper, ni au bal que
le Roi donna aux seigneurs et aux dames. «Elle demeura en ses chambres
et point ne se montra de cette nuit.»

Le mardi, vers la douzième heure, Isabeau attendait, dans sa «chambre
appareillée», la visite des bourgeois de Paris, lorsqu'entrèrent
un ours et une licorne portant une litière richement ouvrée, en
même temps que parurent quarante des plus notables Parisiens en bel
uniforme. Ils venaient offrir à la Reine, pour son joyeux avènement,
les présents renfermés dans la litière: une nef, deux grands flacons,
deux drageoirs, deux salières, six pots, six trempoirs, le tout en
or; puis douze lampes, deux douzaines d'écuelles, six grands plats et
deux bassins: ces pièces en argent. En échange, ils suppliaient leur
souveraine d'avoir pour recommandés la Cité et les hommes de Paris.

Après le départ des bourgeois, arrivèrent les «povres prisonniers»,
théorie lamentable d'hommes et de femmes que le pardon accordé par la
Reine «pour contemplacion de son joyeux advènement» avait tirés des
cachots du Châtelet; ils venaient la «mercier de la grâce qu'elle leur
avoit faite[400]», lui exprimer leur reconnaissance et leur repentir,
formules débitées d'ailleurs par la plupart de ces gens sans un ferme
propos[401] de changer de conduite.

[Footnote 400: _Registre criminel du Châtelet de Paris_, 1389-1392,
publié par Duplès-Agier (Paris, 1861-1864, 2 vol. in-8º). t. I, p.
176.--Charles VI, en l'honneur de l'Entrée de la Reine à Paris, avait
aussi accordé des lettres de rémission. Arch. Nat. JJ 136, fº 64 et 65.]

[Footnote 401: Jehan de Soubz le Mur, dit Rousseau, natif d'Orléans,
corroyeur, emprisonné au Châtelet pour avoir volé à Paris, sur le
Petit-Pont, une bourse et une ceinture de soie, et libéré par la grâce
de la Reine, recommença presque aussitôt la série de ses méfaits,
puisque «le vendredi ensuivant après sa dite délivrance..., veant
qu'il n'avoit point d'argent, ala en la place du Petit-Pont, où l'on
vent le poisson d'eaue doulce, à un soir, et en ycellui lieu coupa
une bourse de cuir a usage de femme» _Registre criminel du Châtelet_,
t. I, p. 79.--De même Marguerite la Pinele, chambrière, demeurant à
Meaux, détenue au Châtelet pour le vol d'une bourse, et délivrée par le
pardon d'Isabeau, enleva peu après dans l'église Saint-Jean en Grève un
riche anneau d'or et «icellui bouta et cacha en sa bouche». _Registre
criminel du Châtelet_, t. I, p. 323-324.]

Ce jour-là, Isabeau dîna en sa chambre; elle se ménageait pour les
grands tournois de l'après-midi. Elle fut conduite, vers trois heures,
au champ de Sainte-Catherine[402], en un char couvert, très richement
décoré; les duchesses et les dames en grand arroy, composaient
sa suite. De l'échafaud, préparé tout exprès pour elle et son
entourage, elle assista à un spectacle magnifique, bien qu'une épaisse
poussière cachât, par moments à la vue, certains détails.

[Footnote 402: Le Champ, Culture ou Couture Sainte Catherine, était
une dépendance du monastère Sainte Catherine de la congrégation du
Val des Ecoliers. Il était situé sur l'emplacement actuel de la place
Baudoyer. «Il y avait à la Couture Sainte-Catherine des lices pour
champions.» (Guillebert de Metz. _Description de Paris sous Charles
VI_). «C'était là que se faisaient les joutes et tournois quand le Roi
était à Saint-Pol, quoiqu'il y eût dans l'hôtel une cour des joutes.»
F. Bournon, _L'Hôtel Royal de Saint-Pol_ (_Mém. Soc. Hist. de Paris_,
t. VI, p. 77).]


[Illustration: JOUTES EN L'HONNEUR D'ISABEAU DE BAVIÈRE

24 Août 1389.

(D'après une miniature des _Chroniques de Froissart_).]

Trente chevaliers «dits du Soleil d'or» parce qu'ils portaient sur
leurs targes[403] l'emblème du Roi[404], joutèrent et combattirent
jusqu'à la nuit. Tous étaient du plus haut rang et de la plus grande
bravoure. Les ducs, le connétable, l'amiral et plusieurs seigneurs,
dont le duc d'Irlande[405], formaient l'élite de ces jouteurs, et le
Roi, qui s'était mêlé à eux, l'emportait sur tous par sa vaillance[406].

[Footnote 403: La targe était un bouclier de forme ovale, très bombé et
muni d'une boucle au milieu.]

[Footnote 404: L'emblème de Charles VI était un soleil d'or.]

[Footnote 405: Robert de Veres, comte d'Oxford, favori du roi
d'Angleterre Richard II, qui l'avait créé marquis de Dublin et duc
d'Irlande, «pour ces jours, dit Froissart, se tenoit en France de lez
le Roi, car il y avoit été mandé» (_Chroniques_..., liv. IV, ch. I).]

[Footnote 406: «Et jousta le Roy, lequel fit bien son devoir. Mais
plusieurs gens de bien furent très mal contens de ce qu'on le fist
jouster, car en telles choses peut avoir de dangers beaucoup et
disoient que c'estoit très mal fait. Et l'excusation estoit qu'il
l'avoit voulu faire.» Juvenal des Ursins, _Histoire de Charles VI_, p.
75.]

Revenue à l'hôtel Saint-Pol, la Reine, avec les dames et les
damoiselles, fut au souper qui avait été dressé dans la haute salle
construite pour cette fête et décorée d'admirables tapisseries; là,
elle eut la joie d'entendre les dames décerner à Charles l'un des prix
des joutes de la journée. Comme les soirs précédents, après le festin,
le signal des danses fut donné et le bal dura toute la nuit.

Le lendemain, Isabeau se rendit, dans le même apparat, au champ
Sainte-Catherine, pour y présider les petits tournois des chevaliers.
Du haut des hourds[407], qui pour elles avaient été ordonnés et
appareillés, la Reine et ses dames purent admirer à leur aise les
«apertises fortes et roides» des combattants, car, sur l'ordre du
Roi, deux cents porteurs d'eau «avoient arrosé la place et grandement
amoindri la poudrière[408]». Ces joutes furent comme celles des
seigneurs, suivies du souper des récompenses.

[Footnote 407: Hourd, construction de charpente, propre à servir
d'échafaud de théâtre et d'estrade pour tournois.]

[Footnote 408: Froissart, _Chroniques..._, liv. IV, ch. I.]

Le jeudi, chevaliers et écuyers mêlés luttèrent en présence d'Isabeau
et nous remarquons qu'un prix fut attribué à un de ses écuyers dont le
nom «Kouk» décèle une origine étrangère.

Les fêtes pour «la venue de la Royne» durèrent encore la journée
du vendredi[409]. Enfin, le samedi, les seigneurs et les dames des
provinces ou des pays étrangers vinrent prendre congé. Ils partirent
comblés de dons magnifiques, car le Roi avait acheté pour des milliers
de francs de bijoux d'or et d'argent qui furent «au département de la
venue de la Royne» distribués aux invités[410].

[Footnote 409: Charles VI, dit Froissart, «donna à dîner à toutes
les dames et damoiselles». A la fin du repas «qui avoit été grand,
bel et bien étoffé» entrèrent dans la salle plusieurs chevaliers
«qui joutèrent par l'espace de deux heures devant le roi et les
dames». (Chroniques..., liv. IV, ch. I). Froissart nomme les dames
qui assistaient au festin: les duchesses de Bourgogne, de Berry, de
Touraine, etc., Il ne parle pas de la Reine, qui, sans doute, se
reposait de la fatigue des journées précédentes.]

[Footnote 410: Recette extraordinaire de Jean Chanteprime, receveur
des aides pour la guerre «pour certains joyaulz d'or et d'argent pour
donner à plusieurs chevaliers et dames au département de la venue de la
Royne..., 2.110 liv. 15 sous 5 deniers parisis. Arch. Nat. KK 20, fº
8 vº--«pour certaines vaisselles... pour donner à certains chevaliers
_Allemans_ et autres... 482 liv. 12 s. par.» ibid, fº 9 rº «joyaulz
donnés par le Roy... à la Royne Blanche et autres dames et chevaliers,
etc... 1294 liv. 18 s. par.» ibid fº 9 vº.--«Joyaulz d'or et d'argent,
draps d'or et de soie, pour chevaliers, dames, escuiers et damoiselles,
etc... 2.572 liv. 7 s. par. Arch. Nat. KK, fº 12 rº.]

En même temps que les magistrats du Parlement consignaient, dans
leurs registres, que l'entrée de la Reine avait été célébrée avec une
telle pompe que «pieca, comme disaient les anciens, ne fust veue ne
fecte plus grant feste en ce royaume[411],» les chevaliers étrangers
s'en retournant chez eux, «faisaient grand nouvelles en tous pays» de
ces solennités et de l'accueil qu'ils avaient reçu, au point qu'en
entendant quelques-uns de leurs récits, le roi d'Angleterre, Richard
II, enrageait de jalousie et ne pensait plus qu'à célébrer dans
Londres, une grande cérémonie qui fût aussi brillante que l'entrée de
la reine Isabeau.

[Footnote 411: Arch. Nat. Registres du Parlement, X1a 1474, fº 326.]

Pendant ces joyeuses journées, Paris[412] reçut certainement un nombre
considérable de visiteurs. En 1407, Guillebert de Metz avancera qu'ils
étaient cent vingt mille (?) «venus de lointains pays et que la Reine
paya[413].» Ce dernier détail, qu'on ne saurait prendre à la lettre,
est sans doute une allusion aux cadeaux que les provinciaux et les
étrangers reçurent de Charles VI et d'Isabeau et qui avaient coûté tant
d'argent[414].

[Footnote 412: A la fin du XIVe siècle, la population parisienne
s'élevait à 300 000 âmes environ. L. Battifol, _Jean Jouvenel_, p. 82.]

[Footnote 413: Guillebert de Metz, _Description de la Ville de Paris_
(dans Le Roux de Lincy, _Paris et ses historiens_, p. 135 et 136.)]

[Footnote 414: Un tel concours de peuple dans la capitale du Royaume
était inouï; et pour retrouver un exemple d'une aussi grande affluence,
il fallait se reporter au récit des Annalistes sur le Jubilé de Rome,
en l'an 1300. Toute la semaine Paris chôma, les hôteliers refusaient
les nouveaux arrivants; chaque jour, depuis l'heure du réveil jusqu'au
couvre-feu, la rue Saint-Denis, la grand rue Saint-Antoine, les
abords des hôtels des Princes étaient remplis d'une foule bigarrée,
houleuse, qui s'émerveillait aux spectacles, tandis qu'à la faveur de
la presse et du désordre, plus d'un malfaiteur exécutait son mauvais
coup. Le registre criminel du Châtelet fournit à cet égard quelques
renseignements intéressants: Etienne Blondel et son compère Jehannin
Durant, s'étant fait faire «chascun une tonsure, afin d'eschever la
hastive justice temporelle» se rendirent d'Orléans à Paris «un peu
avant la venue de la royne» et «durant la fête de la dite royne»
volèrent vingt écuelles d'étain qu'ils vendirent aux potiers; d'accord
avec un autre vaurien, nommé Raoullet de Laon, Etienne Blondel
déroba aussi en la rue Neuve Saint-Merri «une houppelande de pers
sengle» (_Registre criminel du Châtelet_, publié par Duplès Agier,
t. I, p. 95-96) Colin de la Salle, épinglier, homme de mauvaise vie
et réputation, ayant rencontré le 24 août, son créancier Pierre
Vymaches, qui était allé voir les joutes au Temple, en la grant rue
Saint-Antoine, le féry en la teste, d'un baston qu'il tenoit en sa
main, telement que environ III jours après, le blessé ala de vie à
trespassement (Ibid. p. 176 et 180).]

L'entrée dans Paris, le sacre, les fêtes qui suivirent donnent
l'impression d'un superbe triomphe. Pendant six jours, en effet, la
Reine se vit entourée d'honneurs extraordinaires; les hommages des
Grands, les respectueux compliments des bourgeois, les acclamations
du peuple lui furent prodigués; toutes ses espérances d'élévation, de
fortune et de gloire se trouvèrent réalisées. Mais, pour nous, qui
croyons avoir pénétré quelques-uns des sentiments intimes d'Isabeau
de Bavière, il est certain qu'un nuage obscurcit, à ses yeux, ces
splendeurs: aucun des Wittelsbach n'assistait à la consécration de sa
puissance.

Les chroniques ne contiennent ni un jugement, ni une réflexion sur
l'attitude de la Reine pendant ces réceptions et ces réjouissances.
Aucun mot dit par Isabeau, ou prononcé en son nom, ne nous est
rapporté; ce qui étonne surtout, c'est que la Reine ne répondit pas et
ne fit rien répondre aux notables bourgeois qui s'étaient présentés
à elle, porteurs de dons magnifiques, sollicitant, en retour, sa
protection pour la bonne ville de Paris. Les annalistes, en pareille
circonstance, ne manquent jamais de citer les grands mercis et les
belles promesses avec lesquels les Rois et les Reines ont accueilli de
telles députations; on ne peut admettre qu'ils aient oublié ou omis de
relater ce qu'aurait dit Isabeau; leur silence nous induit à penser que
la jeune Reine ne trahit aucune émotion et parut recevoir honneurs,
hommages et suppliques comme choses qui lui étaient dues, sans se
croire obligée à aucune expression de reconnaissance.



CHAPITRE IV

LES DERNIÈRES HEUREUSES ANNÉES DE LA REINE


Dès le samedi, 28 août, c'est-à-dire aussitôt les fêtes et les visites
d'adieu terminées, Isabeau avait quitté l'hôtel Saint-Pol et s'était
rendue au château de Vincennes où, vers le 29 septembre, le Roi prit
congé d'elle. Il partait pour un très long voyage dans l'Est, le Centre
et le Midi de la France; il allait visiter diverses provinces, conférer
à Avignon, avec le Pape, sur la question du schisme; et, en chemin, il
devait réformer les abus: tel était, du moins, le programme proposé par
les ministres pour cette grande tournée royale. Charles VI emmenait son
frère, le duc de Touraine, et une nombreuse suite de seigneurs. Après
qu'il se fût séparé de «son épouse bien-aimée,» il gagna Saint-Denis
pour y prier longuement le grand patron de la France, et il offrit à
l'Abbaye, comme le plus beau des présents, les habits royaux qu'il
avait portés «à la venue de la Royne[415].»

[Footnote 415: Religieux de Saint-Denis, _Chronique de Charles VI_, t.
I. p. 619.]

Isabeau restait à Vincennes avec sa petite fille Jeanne et sa
belle-sœur, Valentine de Milan. Il semblerait que celle-ci,
intelligente, bonne et charmante, dût être, pour la Reine, une compagne
chérie; les chroniqueurs sont cependant muets sur l'intimité de ces
deux jeunes femmes; ils nous disent seulement qu'elles vivent alors
ensemble, ou que leurs rapports sont très fréquents[416].

[Footnote 416: Jarry, _Vie politique de Louis d'Orléans_, p. 51.]

A l'automne, l'approche de ses couches ramena Isabeau à Paris; elle y
reçut les lettres, datées du 24 octobre, par lesquelles Charles VI lui
mandait, de Romans en Dauphiné, des nouvelles de sa santé et de son
voyage[417]; puis, un second message du Roi, daté d'Avignon, et expédié
le 3 novembre. Le courrier qui en était chargé, Thomas Guérart,
arriva à Paris juste à temps pour connaître l'accouchement de la Reine
et rapporter la nouvelle au Roi[418]. Le 9 novembre, au palais du
Louvre[419], à deux heures après minuit, Isabeau avait mis au monde une
fille qui reçut au baptême le même nom que sa mère[420].

[Footnote 417: Arch. Nat. KK. 30, fº 67 vº.--Charles VI avait déjà
envoyé à la Reine un message daté de Nevers. Ibid.]

[Footnote 418: Arch. Nat. KK 30. fº 67 vº.]

[Footnote 419: Le Louvre avait été restauré et agrandi par Charles V;
respectant la Grosse-Tour, construite en 1204 par Philippe-Auguste et
qui servait à la fois de prison et de trésor, il avait élevé les ailes
du Nord et de l'Est, fermé le quai du côté du chemin de halage, et
meublé richement les chambres du palais. Dans une des tours, il avait
installé sa célèbre _Librairie_ (Legrand, _Paris en 1380_, p. 50, note
4.)]

[Footnote 420: Le Père Anselme, _Histoire généalogique..._, t. I,
p. 114.--Vallet de Viriville, _Note sur l'état civil des princes et
princesses nés de Charles VI et d'Isabeau de Bavière_, (_Bibl. Ec. des
Chartes_, t. IV, 1857-1858, p. 477).]

Le Roi espérait que sa femme lui donnerait un fils; mais lorsqu'il
apprit la naissance de sa seconde fille, eut-il le loisir de méditer
sur cette nouvelle déception? Alors les doléances du Languedoc, les
questions d'Italie occupaient ses journées; puis, le soir venu,
c'étaient de longs et splendides soupers; avec la nuit commençaient
les danses et les joyeux divertissements[421]. Le roi de France,
jeune et passionné, se plaisait et s'attardait aux «grands grâces
des fricques dames et damoiselles de Montpellier[422]», et, tous les
jours, il «carolait avec ces gentes personnes,» prodiguant son or et
ses forces, comme il avait déjà fait, «en la demeure du Pape», avec les
dames et damoiselles d'Avignon. Cependant il n'oubliait pas sa femme
complètement; nous avons vu qu'il lui écrivit de Romans et d'Avignon.
De Toulouse, où des fêtes étourdissantes lui furent offertes, il envoya
à Isabeau, de façon à ce qu'il lui parvînt pour le 1er janvier 1390,
le joyau qui convenait le mieux à une jeune reine dévote et coquette:
c'était un bijou d'or fermant à charnières, et dont l'un des tableaux
représentait le sépulcre de Notre-Seigneur, et l'autre, l'image de
Notre-Dame, «tenant un Enfant-Jésus tout d'or», émaillée de blanc,
garnie de balais, d'émeraudes et de perles; tandis que sur les faces
extérieures, d'un côté était l'image de la Vierge «émaillée en rouge
cler,» et de l'autre, un miroir. Ce cadeau plut beaucoup à Isabeau, car
elle en fit un fréquent usage: peu de mois après, le joyau, tout terni,
charnières brisées, ayant perdu plusieurs perles, avait besoin d'un
«rappareillage[423]».

[Footnote 421: Sur le voyage de Charles VI en Languedoc, voy.
Froissart, Chroniques..., liv. IV, ch. IV, VII, VIII, t. XII, p. 37-54,
72-93.--Religieux de Saint-Denis, t. I, p. 617-635.--Dom Devic et
Dom Vaissete, _Histoire Générale du Languedoc_, (nouv. éd. Toulouse,
1874-1895, 15 vol. in-4º), t. IX, p. 938-953.]

[Footnote 422: Froissart..., t. XII, p. 52.]

[Footnote 423: Arch. nat. KK. 21 fº 90 vº.]

Sur le point de regagner Paris, le Roi prévint la Reine de son retour
par une lettre écrite à Lyon, le mardi 8 février[424]. Le lieu d'envoi
de ce message et l'itinéraire, si bien reconstitué, du voyage de
Charles VI et du duc de Touraine[425] ne permettent pas d'accepter,
comme tout à fait vrai, ce que Froissart raconte si joliment de
«l'active» qui fut faite entre le Roi et le duc pour plus tôt venir
de «Montpellier à Paris», active qui aurait été inspirée à Charles
par son grand désir de revoir sa femme[426]. S'il y eut entre les
deux compagnons une lutte de vitesse, leur course ne peut avoir eu
pour point de départ Montpellier, mais Châtillon-sur-Seine, car,
d'après l'itinéraire, le Roi et le duc passaient ensemble dans cette
ville le 20 février, et ils étaient à Paris le 21[427]. Monsieur de
Touraine arriva le premier, et la gageure fut pour lui, cinq mille
francs d'après Froissart; il avait profité de ce que Charles, cédant à
la fatigue, se reposait à Troyes huit heures de nuit, pour descendre
la Seine en bateau jusqu'à Melun! Le Roi d'ailleurs ne tarda pas à
arriver, à la grande joie de la Reine et des dames.

[Footnote 424: Le message royal fut apporté par le chevaucheur Le
Bourguignon. Arch. Nat. KK. 30, fº 81 rº.]

[Footnote 425: Jarry, _Vie politique de Louis d'Orléans_, p. 54.--E.
Petit, _Séjours de Charles VI_.]

[Footnote 426: «Le roi se départit de Toulouse..., vint à Montpellier;
et là se tint trois jours pour soi rafraîchir car la ville de
Montpellier, les dames et les demoiselles lui plaisoient grandement
bien; si avait-il grand désir de retourner à Paris et de voir la reine.
Or advint un jour, lui étant à Montpellier que en causant à son frère
de Touraine il dit «Beau-frère, je voudrais que moi et vous fussions
ores à Paris car j'ai grand désir que je voie la reine, et vous
belle-seur de Touraine». Froissart, _Chroniques_..., liv. IV, ch. IX,
t. XII, p. 94.]

[Footnote 427: Jarry, _Vie politique de Louis d'Orléans_, p. 54.--La
distance de Châtillon-sur-Seine à Paris est d'environ cinquante lieues,
il paraît impossible qu'elle ait été franchie en un jour, par Charles
VI et les personnes de sa suite, chevauchant à une allure normale. Il
faut donc reprendre en partie le récit de Froissart et supposer que de
Châtillon à Paris le roi et le duc de Touraine luttèrent de vitesse
«chacun un seul chevalier en sa compagnie».]

«Au bel hôtel saint-Pol, Madame Ysabel la reine se tenoit», dit
Froissart, en racontant les événements de l'année 1390[428]. Pendant
quelques mois de cet hiver, Isabeau, en effet, résida à Paris, où de
grandes réceptions furent données par les princes: le duc de Touraine
convia, «le roy et tous les seigneurs, dames et damoiselles à des
joutes, et à des fêtes pour célébrer le retour de son voyage; le duc de
Bourbon[429], sur le point d'entreprendre une chevauchée en Barbarie,
offrit un grand festin d'adieux.

[Footnote 428: _Chroniques..._, liv. IV, ch. XVII, t. XII, p.
311.--L'hôtel Saint-Pol comprenait un immense terrain entre la rue
Saint-Antoine, le quai des Célestins et la rue du Petit-Musc. Ce
n'était pas un palais d'un seul tenant, mais un amas de maisons
successivement achetées par Charles V.]

[Footnote 429: Les Gênois ayant organisé une expédition contre les
pirates barbaresques qui infestaient la Méditerranée, le duc Louis de
Bourbon accepta le commandement de la croisade. Son armée, composée
principalement de chevaliers français et anglais, débarqua en Afrique,
vainquit les pirates de Tunis, de Bougie, de Tlemcen, les força à
remettre en liberté les chrétiens captifs et entreprit même le siège
de Tunis; mais une brouille s'étant élevée entre les Français et les
Gênois, les troupes se disloquèrent (automne 1390). Cependant la cour
de France s'était beaucoup intéressée à la chevauchée de Barbarie. «On
faisait en France processions pour eux, afin que Dieu les voulsist
sauver, car on ne savait qu'ils étaient devenus, ni on n'envoyait
nulles nouvelles». Froissart, _Chroniques..._, t. XII, p. 309;
plusieurs dames de l'entourage de la Reine «la dame de Coucy, la dame
de Sully... qui aimoient leurs seigneurs et maris, étaient en grand
ennui pour eux le terme que le voyage dura.» Ibid.--Pour le récit de
cette expédition, voy. Froissart, _Chroniques..._, liv. IV, ch. XIII,
XV, XVII, t. XII, p. 123-321.--Religieux de Saint-Denis..., t. I, p.
649-671.--Chronique du bon duc Loys de Bourbon, (éd. Chazaud, _Soc.
Hist. de France_, Paris 1873, in-8º), p. 218-257.]

En cette même année, Isabeau fut, pour la seconde fois, frappée par
le deuil; elle perdit sa fille aînée. Le cercueil de cette enfant fut
déposé dans l'abbaye de Maubuisson[430].

[Footnote 430: Le Père Anselme, _Histoire généalogique..._, t. I, p.
111.--Vallet de Viriville, _Note sur l'Etat des princes..._ (_Bibl. Ec.
des Chartes_, 1857-1858), p. 477.--La mort de cette enfant dut avoir
lieu dans l'un des six premiers mois de l'année puisque les Comptes de
juin à décembre ne contiennent plus aucune mention des dépenses faites
pour la petite princesse.]

Faute de documents, on ne peut suivre la Reine pendant le printemps
et l'été; le 25 mai, Charles VI, voyageant sur les bords de l'Oise,
lui envoya un message[431] dont le lieu de destination n'est pas
connu; mais nous voyons qu'en mai et juin Isabeau est très occupée de
l'entretien de l'une de ses propriétés, l'hôtel «du Val-la-Reine[432]».
Cette belle résidence, dont dépendaient des forêts, des prés, toute une
campagne[433], avait été cédée, en septembre 1389, par le duc de Berry
au duc de Touraine qui l'avait donnée à Isabeau[434], en échange d'une
maison sise à Paris, au faubourg Saint-Marcel, dite depuis «l'hôtel
d'Orléans».

[Footnote 431: Arch. nat. KK. 30, fº 82.]

[Footnote 432: La maison de Vaux-la-Reine, située dans la paroisse
de Combs, (canton de Brie-comte-Robert, arr. de Melun, dép. de
Seine-et-Marne) avait été fondée, vers 1265, par Jeanne de Toulouse,
femme d'Alphonse de Poitiers et belle-sœur de saint Louis, sous le nom
de Vaux-la-Comtesse. Appelée depuis Vaux-la-Reine, peut-être à cause de
la reine Jeanne d'Evreux, troisième femme de Charles IV le Bel, elle
avait été donnée, en 1380, par Charles VI, au duc Jean de Berry. Voy.
Lebeuf, _Histoire de la ville et de tout le diocèse de Paris_ (Paris,
1889-1893, 7 vol. in-8º) t. V, p. 181-184.]

[Footnote 433: _Ibid._]

[Footnote 434: Jarry, _Vie politique de Louis d'Orléans_, p. 50 et
note 6, Isabeau avait acquis Vaux-la-Reine, pour être plus près de
Charles VI lorsque celui-ci venait chasser à Corbeil, dans la forêt de
Sénart et qu'il descendait à Villepescle, dans la maison de son valet
de chambre Gilles Nallet, ancien garde de la librairie de Charles V.
(Lebeuf, t. V, p. 120-121 et _Histoire de la ville et du diocèse de
Paris_, 183-184.)]

Le domaine du Val-la-Reine avait besoin de réparations; pour subvenir
à cette dépense, Isabeau demanda à Charles VI, et en obtint, la somme
de mille francs d'or, dont elle donna quitus aux gens des Comptes le 20
juin, à Paris[435].

[Footnote 435: Bibl. Nat. f. fr. 20 367, fº 72.]

Quelques jours après cette date, la Reine se trouvait installée, avec
Valentine de Milan, au château de Saint-Germain-en-Laye. La jeune
duchesse ne devait pas tarder à y pleurer la mort de son premier né qui
ne vécut que deux mois[436]. Quant à Isabeau, pour la quatrième fois,
en cinq années de mariage, elle était enceinte.

[Footnote 436: Jarry, _Vie politique de Louis d'Orléans_, p. 58 et 59.]

A la fin de juillet, le Roi et le duc de Touraine vinrent rejoindre
leurs femmes à Saint-Germain où ils demeurèrent jusqu'à la dernière
semaine d'août. Là, Charles VI vit un jour, à la suite d'un orage
formidable, la Reine bouleversée, puis terrifiée au point de donner
des inquiétudes. A l'heure où la messe était célébrée, le ciel soudain
s'obscurcit, le tonnerre gronda, et les éclairs déchirèrent les
ténèbres qui enveloppaient le château, pendant qu'un vent furieux
déracinait les plus vieux arbres de la forêt, arrachait de leurs
gonds les portes des chambres et brisait les vitres de la chapelle.
L'officiant, baissant la voix, se hâtait de terminer le sacrifice,
et tous les assistants se prosternaient la face contre terre[437].
Isabeau fut très profondément ébranlée; son moral surtout avait été
impressionné par l'épouvantable phénomène qu'elle regardait comme la
manifestation de la colère céleste contre la Maison de France, et il
lui semblait qu'elle avait échappé, par miracle, au plus grand des
dangers. Un pèlerinage pourra seul rendre un peu de calme à son esprit;
aussi voit-on ses serviteurs s'empresser aux préparatifs d'un départ.
Ils achètent des coffrets pour y enfermer les robes, et «du gros drap
pers de Louviers, à faire sacs pour mettre dedans les livres pieux
et les roumans» dont Isabeau faisait sa lecture et sa distraction et
portait en ses voyages[438].

[Footnote 437: Religieux de Saint-Denis, _Chronique..._, t. I, p.
685-687.]

[Footnote 438: Arch. Nat. KK. 21, fº 28 vº.]

La Reine quitte Saint-Germain dans les derniers jours d'août, suivie
de toute sa Maison dont le fonctionnement régulier n'était nullement
dérangé par les déplacements. Le 26, passant par Paris, elle couche
au Palais où se trouve le Roi[439]; le 1er septembre, elle est à
Pontoise[440]; elle y reçoit une lettre, datée de Chauny[441],
du duc de Touraine qui chasse avec Charles VI aux environs de
Compiègne[442]. Elle gagne ensuite Maubuisson[443], où elle demeure
quelques jours, le duc de Touraine vient l'y rejoindre, puis en sa
compagnie, elle retourne à Pontoise; c'est là que lui sont remises,
le 11 septembre, des lettres envoyées de Compiègne par le Roi[444];
après Maubuisson, elle visite Saint-Sanctin et Chartres (octobre)[445]
tandis que Charles VI se rend à Beauvais, d'où il lui mande de ses
nouvelles[446]. Elle passe les fêtes de la Toussaint à l'Abbaye de
Villiers-lez-la-Ferté-Alais[447].

[Footnote 439: _Ibid._]

[Footnote 440: Arch. Nat. KK. 30, fº 97 rº.]

[Footnote 441: Chauny, ch-l. de canton, arr. de Laon, dép. de l'Aisne.]

[Footnote 442: _Ibid._]

[Footnote 443: «Jehan d'Arizolles, chevalier, envoyé de Compiègne
porter lettres devers la royne à Maubuisson..., mardi, 6 septembre, le
roy à Compiègne». Arch. Nat. KK. 30, fº 97 rº.--Lettres du roi au duc
de Touraine à Maubuisson, _ibid._]

[Footnote 444: Le 20 septembre, des ordres sont donnés pour élargir les
vêtements de la Reine. Bibl. Nat. f. fr. 5.086, nº 110.]

[Footnote 445: Achat de deux draps d'or racamas, le 13 octobre, «pour
la royne en son pèlerinage de Saint-Sentin-lez-Chartres pour offrir
par la dicte dame a la dicte église de Saint-Sentin..., XXXII, liv.
par.--Arch. Nat. KK. 21, fº 74 vº.--Achat d'un coffre pour mettre et
porter les robes de la royne au voyage par elle fait nouvellement a
Saint-Sentin» _ibid._, fº 76 vº.]

[Footnote 446: Arch. Nat. KK 30, fº 98 rº.]

[Footnote 447: La Ferté Alais, ch.-l. de canton, arr. d'Etampes, dép.
de Seine-et-Oise.--La Reine était installée à l'abbaye de Villiers, le
19 octobre, date où elle y recevait un message de Charles VI envoyé de
Beauvais. Arch. Nat. KK 30, fº 98 rº.--Le 29 octobre, achat de drap
pour mettre sur les bureaux du Roi et de la Reine; Charles VI étant
à Beauvais, la reine à Villiers. Arch. Nat. KK. 21, fº 20 vº.--Achat
pour la reine de deux draps d'or de racamas pour offrir à l'abbaye de
Villiers, le jour de la Toussaint. _ibid._, fº 74 vº.]

Le 24 janvier 1391, au château de Melun, entre six et neuf heures du
matin, la Reine accoucha de sa troisième fille, qui, en souvenir de
la petite morte, fut nommée Jeanne[448]. Décidément, le ciel semblait
sourd aux ferventes prières qui, de toutes parts, s'élevaient pour
demander un Dauphin.

[Footnote 448: Le Père Anselme, _Histoire généalogique de la maison de
France_, t. I, p. 113.]

       *       *       *       *       *

Les documents ne permettent pas de connaître, par le menu, les faits
et gestes de la Reine pendant les dix-huit mois qui vont suivre. Ses
déplacements périodiques et quelques fêtes auxquelles elle assista sont
les seuls détails que nous ayons sur sa vie pendant ce temps.

Ainsi, le 10 avril 1391, des réjouissances sont données à Saint-Pol,
«en présence du Roi et de la Reine», à l'occasion des noces de Marie
d'Harcourt, jeune femme de grande noblesse dont le nom a été cité au
premier rang des demoiselles d'honneur de la Reine[449].

[Footnote 449: Marie d'Harcourt épousait en secondes noces Colart
d'Estouteville, seigneur de Torcy, chevalier banneret, chambellan
du Roi, sénéchal de Toulouse et d'Agen (le Père Anselme, _Histoire
généalogique_, t. V, p. 131 et t. VIII, p. 97.)--Charles VI voulut
qu'il y eut un grand tournois--il y jouta lui-même, comme le prouve un
mandement de mai 1391 par lequel il accorde une gratification de 100
francs «aux chevaucheurs, armeuriers, peintres et varlet de son grand
cheval, qui le servirent aux joustes derrenièrement faictes à Paris».
_Catalogue des Archives du baron de Joursanvault_, t. I, nº 653.]

En septembre, Isabeau accomplit son pèlerinage, pour ainsi dire annuel,
à Chartres et à Saint-Sanctin[450]. Coïncidence curieuse: au moment
où ses vœux la ramènent aux pieds de Notre-Dame, elle doit donner à
ses serviteurs, comme elle l'a fait l'année précédente, à la même
époque, des ordres pour qu'ils transforment sa garde-robe[451], car sa
cinquième grossesse est devenue apparente.

[Footnote 450: Arch. Nat. KK 22, fº 73 rº. La Reine offrit à l'église
de Saint-Sanctin, quatre pièces de drap d'or racamas.]

[Footnote 451: Bibl. Nat. n. acq. fr. 5 086, nº 111.]

Elle passe la fin de cette année loin du Roi qui, en novembre et
décembre, voyage de son côté pour affaires politiques ou pour son
plaisir[452]; le premier janvier 1392, il est encore à Tours, retenu
par le règlement des affaires de Bretagne[453]; c'est de cette ville
qu'il envoie à Isabeau son cadeau d'étrennes[454].

[Footnote 452: E. Petit, _Séjours de Charles VI_, p. 51 et 52.]

[Footnote 453: _Ibid._, p. 52.]

[Footnote 454: Bibl. Nat. f. fr. 25 706, fº 326.]

A ce propos, rappelons que le premier jour de janvier de chaque année,
les Princes échangeaient entre eux de riches présents[455], et que le
Roi et la Reine gratifiaient de cadeaux les officiers, les dames et
les serviteurs de leurs Hôtels.

[Footnote 455: A Rome, le 1er janvier était le point de départ de
l'année civile, et il était d'usage d'échanger ce jour-là des présents
plus ou moins importants, en les accompagnant de témoignages d'amitié
et de vœux de bonheur. Au moyen âge, dans la plupart des pays, on fit
commencer l'année à d'autres époques; en France, le style usité jusqu'à
l'édit de Paris 1564, fut celui de Pâques; cependant le 1er janvier
demeurait par tradition le point de départ de l'année astronomique et
le jour des étrennes.]

Pour nous renseigner à ce sujet, nous avons une intéressante lettre
royale, datée précisément de janvier 1392; elle nous donne l'inventaire
des étrennes qui viennent d'être distribuées par Isabeau et dont
la somme totale ne s'élève pas à moins de deux mille huit cents
francs[456].

[Footnote 456: Lettres de Charles VI, Tours, 19 janvier 1392. Bibl.
Nat. f. fr. 25 706, fº 326.]

Cette année, la Reine offrait à Charles VI un collier garni de rubis,
de diamants et de perles; à chacune des petites princesses, Isabelle et
Jeanne, elle donnait un fermaillet d'or[457] avec un balais et trois
grosses perles; le duc et la duchesse de Touraine recevaient chacun une
bague d'or où était enchassé un gros diamant. Dix-sept anneaux d'or
étaient distribués aux dames de la Maison et à celles de l'entourage.
Marguerite de Landes et Jeanne de Soisy étaient plus favorisées, car
leurs bagues étaient ornées de saphirs. D'autres, comme Madame de
Savoisy et Madame de Hainceville recevaient un hanap d'argent doré,
etc. Personne n'était oublié, ni le confesseur d'Isabeau, ni Femmette
la femme de chambre, auxquels étaient attribués des gobelets d'argent,
tandis que l'ouvrière de l'atour et la lavandière recevaient toutes
les deux une tasse d'argent[458]. On remarque que la Reine garde, pour
elle-même, un anneau d'or à rubis, un autre à diamants, un reliquaire
d'or à perles, une croix d'or à pierreries, deux patenôtres etc.,
presque tous joyaux de piété[459].

[Footnote 457: Un fermaillet était une petite boucle de ceinture.]

[Footnote 458: La Reine donna aussi des cadeaux aux chevaucheurs qui
lui apportèrent les étrennes du Roi, du duc de Touraine et du roi
d'Arménie.]

[Footnote 459: Bibl. Nat. f. fr. 25.706, fº 32 rº.]

Le 5 février, Charles VI rentrant de la Touraine[460], rejoignait, à
l'hôtel Saint-Pol, sa femme qui, depuis quelques jours déjà, attendait
sa délivrance.

[Footnote 460: E. Petit, _Séjours de Charles VI_, p. 52.--Jarry, _Vie
politique de Louis d'Orléans_, p. 78.]

Le lendemain, mardi, vers sept heures du soir, la Reine donnait un
dauphin à la France[461]. La nouvelle, répandue dans Paris «entour
leure du couvre-feu», y cause une grande émotion[462]; toutes les
cloches, mises en branle, sonnent à grande volée. A cet appel, les
Parisiens accourent dans les églises pour rendre leurs grâces au ciel,
tandis que des courriers partent dans toutes les directions pour
publier l'événement. Dans les carrefours, des grands feux de joie
sont allumés, autour se groupent les gens du voisinage en habits de
fête, et des danses s'organisent, pendant que d'autres gens parcourent
les rues à la lueur des torches et aux sons des instruments; sur les
places, des jeunes filles et des baladins improvisent des pantomimes.
Bientôt, de distance en distance, des tables sont dressées, chargées
de vins et d'épices; des femmes de la bourgeoisie auxquelles viennent
se mêler des dames d'un plus haut rang, font aux passants les honneurs
de ces soupers improvisés; de tous les côtés, sur les quais, dans les
grandes rues, dans les ruelles, retentissent les Noëls et les chants
d'allégresse qu'accompagnent et soutiennent les joyeux carillons des
cloches; celles-ci ne cesseront d'annoncer l'heureuse naissance qu'à
une heure très avancée de la nuit[463].

[Footnote 461: Arch. Nat. Registres du Parlement. X1a 1476, fº 50
vº--le Père Anselme, _Histoire Généalogique..._, t. I, p. 113.--Vallet
de Viriville, _Note sur l'état des princes..._ (Bibl. Ec. des Chartes,
1857-1858, p. 477).]

[Footnote 462: Religieux de Saint-Denis, _Chronique de Charles VI_, t.
I, p. 733.]

[Footnote 463: Religieux de Saint-Denis, _Chronique..._, t. I, p. 733.
«Et firent les gens feus ès quarrefours et toute nuit feste... l'on
sonna par toutes les églises de Paris presque toutes ensemble jusquez a
X heures de nuict ou pres.» Arch. Nat. X1a 1476, f. 50 vº.]

Le lendemain, entre trois et quatre heures de l'après-midi, le
nouveau-né fut porté à l'église Saint-Paul pour y recevoir le
baptême[464]. L'archevêque de Sens[465] l'attendait, entouré de dix
prélats; il lui administra le sacrement en présence de toute la Cour:
le maréchal de Sancerre[466] offrit le sel, pendant que le maréchal
de Boucicaut[467] tenait le cierge allumé. Les parrains étaient le
duc de Bourgogne et le comte de Dammartin; c'est le nom de ce dernier
«Charles» qui fut donné à l'enfant, suivant la volonté expresse du
Roi[468].

[Footnote 464: Religieux de Saint-Denis, _Chronique..._, t. I, p. 733.]

[Footnote 465: Guillaume de Dormans, seigneur de Lisy, de Monceaux,
etc..., fils du chancelier de France sous Charles V,--évêque de Meaux
en 1378, général conseiller sur le fait des aides en 1390, avait été
promu la même année archevêque métropolitain de Sens (Le Père Anselme,
_Histoire Généalogique..._, t. VI, p. 334.--_Gallia Christiana_, t.
VIII, col. 1637).]

[Footnote 466: Louis de Sancerre, né vers 1342, compagnon de jeux de
Charles V, frère d'armes de Du Guesclin et de Clisson, avait été nommé
en 1369 maréchal de France.]

[Footnote 467: Jean le Maingre, sire de Boucicaut, né en 1364, placé
par Charles V auprès du dauphin Charles comme camarade d'enfance, avait
combattu sous Du Guesclin et sous Clisson. Aussi aventureux que brave,
il avait fait une expédition en Prusse avec les Chevaliers Teutoniques,
et à son retour en France, il venait d'être promu maréchal, 1391.]

[Footnote 468: Religieux de Saint-Denis, _Chronique de Charles VI_, t.
I, p. 735.--Arch. Nat. X1a 1476; fº 50 vº.]

La fête et les actions de grâces n'étaient pas encore terminées le
jeudi, car, à la date du 8 février, on lit aux registres du Parlement:
«ce jour, par l'ordonnance de Messeigneurs fu celébré une messe
solempnelle du Saint-Esprit en la salle du palais pour la solempnité de
la nativité..... et les plaidoieries cessèrent à neuf heures.[469]»

[Footnote 469: Arch. Nat. X1a, 1476, fº 51 rº. «Pour cause de la
nativité Monseigneur le Dauphin, le Roi accorda aux prisonniers du
Châtelet des grâces et des remises de peines. _Registre du Châtelet_,
t. II, p. 491 et 504.]

Le dimanche 24 mars, la Reine, accompagnée de la duchesse de Touraine,
de Mademoiselle Marie d'Harcourt et des dames de sa Maison, se rendit
en grande pompe à Notre-Dame pour y célébrer ses relevailles. Sur son
passage, la foule s'empressa, acclamant la mère du Dauphin et curieuse
de veoir «l'estat et honneur» que les chanoines faisaient à Isabeau,
à son entrée dans la cathédrale[470]. Le Roi n'assista pas à la
cérémonie; depuis une semaine, il était parti pour conférer à Amiens
avec le duc de Lancastre et les ambassadeurs anglais[471]; de retour à
Paris, un peu avant l'Ascension, il rejoignit à l'hôtel Saint-Pol la
Reine et Madame de Touraine qui y étaient demeurées en son absence[472].

[Footnote 470: _Registre du Châtelet_, t. II, p. 457-458.--Un vagabond,
nommé Girart de Sanceurre «se prit et tint au charriot de Mademoiselle
de Harecourt, faignant qu'il feust son serviteur.» Les maîtres d'hôtel
de la Reine lui commandèrent de se retirer; et comme il refusait,
on dut l'ôter de force, tandis qu'il criait «à haulte voix que pour
Dieu il ne feust pas mené prisonnier ou Chastellet et que s'il y
estoit menez, il seroit mort.» Traduit devant le lieutenant du Prévôt
il prétendit «que par simplesse et non sens, il s'étoit prins au
chariot.»--Ses juges lui prouvèrent qu'il était «homme oyseux, sans
estat», et qu'il avait commis plusieurs crimes. Il fut condamné et
pendu. _Registre du Châtelet_, ibid.]

[Footnote 471: Jarry, _Vie politique de Louis d'Orléans_, p. 79.]

[Footnote 472: Froissart, _Chroniques..._, liv. IV, ch. XXVII, t. XIII,
p. 46.]

Le 14 juin, jour de la fête du Saint-Sacrement, Charles VI, dans ce
palais, tint cour ouverte de ses barons et des seigneurs présents à
Paris[473]. Isabeau et ses dames qui, toujours, étaient «en humeur de
solacier[474] et le jour persévérer en joie», assistèrent aux joutes
que donnèrent, dans l'enclos Saint-Pol, de jeunes chevaliers et écuyers
qui combattirent «fort roidement jusques au soir». Au souper, quand
il s'agit de décerner le prix de la lutte, la Reine, d'accord avec
sa belle-sœur Valentine et les hérauts «à ès ordonnés» insista pour
qu'il fût adjugé au comte de Namur, Guillaume de Flandre[475]. Après le
festin, il y eut «danses et caroles» jusqu'à une heure après minuit.

[Footnote 473: _Ibid._, p. 55.]

[Footnote 474: Se divertir.]

[Footnote 475: Religieux de Saint-Denis, _Chronique de Charles VI_, t.
II, p. 3-9.--Guillaume de Flandre, comte de Namur, seigneur de Bethune,
de l'Écluse, etc., fils aîné de Guillaume de Flandre, marié en 1384 à
Marie de Bar, (le Père Anselme, _Histoire Généalogique_, t. V, p. 514.)]

Le Roi et la Reine venaient de se retirer dans leurs appartements
lorsque leur parvint une stupéfiante nouvelle: en sortant du bal, le
connétable, Olivier de Clisson, avait été traîtreusement frappé par
son ennemi Pierre de Craon[476]. Trois semaines après, Charles VI et
son frère prenaient congé d'Isabeau[477]; ils allaient combattre le
duc de Bretagne, coupable d'avoir donné asile à l'assassin[478]. Cette
fois, en partant, le Roi ne se contenta pas d'assurer, pour la durée
de son absence, la sécurité de la ville de Paris; il voulut que la
Reine et le Dauphin fussent spécialement protégés; en même temps que
Jean de Blaisy était maintenu capitaine de la ville à la tête de vingt
hommes d'armes, le vieux et sage comte Charles de Dammartin était
chargé «de la garde et seurté des corps et personnes de la royne et
de Monseigneur le Dauphin de Viennois», et, à cet effet, plusieurs
cavaliers avec leurs écuyers et vingt hommes d'armes étaient placés
sous son commandement[479].

[Footnote 476: Jarry, _Vie politique de Louis d'Orléans_, p.
94.--Religieux de Saint-Denis, _Chronique..._, t. II, p. 9-11.]

[Footnote 477: Au moment du départ, Charles VI reçut d'Isabeau,
comme cadeau d'adieu un chapelet de grosses perles. Froissart,
_Chroniques..._, liv. IV, ch. XXIX, t. XIII, p. 71.]

[Footnote 478: En 1388, lors du voyage d'Allemagne, Charles VI n'avait
pas constitué de garde à la Reine.]

[Footnote 479: «Mons. Charles, comte de Dampmartin, chevalier
banneret.., retenu à X hommes d'armes et IIIe fr. par mois pour l'estat
de sa personne, luy, VII chevaliers, VIII escuiers.--Mons. Herve le
Loich, chevalier banneret, retenu... avec ledit conte de Dampmartin à
VI hommes d'armes et IXxx frans par mois pour l'estat de sa personne,
luy, VI escuier.--Mons. Robert de Boissay, chevalier, retenu avec le
dit comte de Dampmartin à IIII hommes d'armes et IXxx f[rans] par mois,
luy, III escuier.» Bibl. Nat. f. fr. 32.510, fº 320 vº.]

       *       *       *       *       *

De 1389 à 1392, Isabeau, sans paraître prendre aux affaires une part
plus directe qu'auparavant, s'intéresse pourtant aux événements
politiques, elle peut d'ailleurs les considérer de très près depuis
que Charles VI exerce lui-même le souverain pouvoir; sa personne
étant plus en vue, les chroniqueurs s'en occupent davantage; ils
citent parfois son nom à propos de circonstances autres que les bals
et les réceptions. Par exemple, ils notent que, lors de son entrée à
Paris, les bourgeois espéraient que, pour son joyeux avènement, elle
ferait remettre une partie des impôts qui pesaient si lourdement sur
la ville, ou qu'elle obtiendrait cette remise de Charles VI[480];
comme il n'en avait rien été, qu'au contraire la gabelle avait haussé
après le départ du Roi en Languedoc[481], la déception éprouvée par
les bourgeois est soulignée. Les si coûteuses fêtes de Saint-Denis et
de Paris avaient eu lieu au moment où la misère du peuple menaçait de
devenir extrême. Or pendant ce temps non seulement Isabeau n'avait pas
su procurer aux malheureux le soulagement sur lequel ils comptaient,
mais on ne la voyait diminuer en rien son luxe; aussi peut-on faire
remonter à cette année 1389 l'origine de la mésintelligence qui, plus
tard, apparaîtra si profonde entre la Reine et les Parisiens. Un jour
pourtant, elle avait semblé compatir au sort des humbles: c'était à
Saint-Germain-en-Laye, au moment où éclata le fameux orage dont nous
avons parlé; le Conseil délibérait sur une nouvelle levée de deniers
pour les besoins de l'Etat. Quand la tourmente fut un peu calmée, la
Reine, en larmes et encore toute tremblante, vint se jeter aux pieds
de Charles VI, lui remontra que l'oppression du peuple avait causé la
colère de Dieu, et le supplia de renvoyer le Conseil et d'ajourner
la discussion, demande à laquelle le Roi accéda[482]. Mais en cette
circonstance, Isabeau était poussée par une terreur superstitieuse et
passagère; nous n'avons pas trouvé si son bon mouvement avait été suivi
de quelque bienfaisant effet; mais nous savons que ses dépenses au
compte de l'Argenterie continuèrent d'augmenter.

[Footnote 480: Religieux de Saint-Denis, _Chronique..._, t. II, p. 615.]

[Footnote 481: Et même «l'on fit annoncer par la voix du héraut que la
monnaie d'argent de douze et quatre deniers qui avait eu cours dans
les marchés depuis le règne du feu roi était prohibée sous peine de
mort. Cette mesure tourna réellement au préjudice du pauvre peuple et
des petites gens; pendant quinze jours il ne se trouva personne qui
voulût... leur fournir des vivres et des vêtements en échange de cette
monnaie, à moins de la prendre au-dessous de sa valeur.» Religieux de
Saint-Denis, _Chronique..._, t. I. p. 617.]

[Footnote 482: Religieux de Saint-Denis, _Chronique..._, t. I, p. 687.]

Parmi les événements politiques de cette époque citons les deux
suivants qui intéressèrent Isabeau comme mère et comme reine.

Le 4 décembre 1391, à Argentan, Pierre, comte d'Alençon et du
Perche[483], seigneur de Fougères, vicomte de Beaumont, et Marie
sa femme, donnaient procuration aux seigneurs de Bonnétable, de la
Ferté, et d'Auvilliers pour traiter le mariage de leur fils Jean avec
Isabelle de France, âgée de deux ans, fille aînée du Roi[484]; ainsi
se trouveraient cimentées les bonnes relations du comte d'Alençon
avec la couronne de France. Toutefois cette union demeura à l'état de
projet, et c'était mieux qu'une couronne comtale qui devait échoir un
jour à Isabelle de France. Un autre mariage, le mariage breton fut
inventé pour sceller une réconciliation. Par haine contre Olivier de
Clisson, le duc Jean V de Bretagne, pendant longtemps, s'était déclaré
l'ennemi du Roi de France, et il avait ouvert ses places fortes aux
Anglais. En 1388, il fit hommage à son suzerain; mais malgré cet acte
de soumission, ce ne fut qu'au prix des plus grands efforts qu'on le
décida, à la fin de 1391, à se rendre à Tours pour se réconcilier
définitivement avec Charles VI[485]. Après maintes tergiversations, la
paix parut enfin conclue, et Isabeau eut la joie d'apprendre que, par
un traité de mariage, signé le 26 janvier, sa petite Jeanne avait été
promise à Jean de Montfort, fils et héritier du duc Jean de Bretagne.

[Footnote 483: Pierre II, comte d'Alençon, surnommé _le Noble_, fils
de Charles II de Valois, le frère du roi Philippe VI, avait été
l'un des lieutenants de Charles V dans la guerre de succession de
Bretagne et contre les Anglais. Il avait épousé, en 1371, Marie de
Chamaillart vicomtesse de Beaumont en Maine (le Père Anselme, _Histoire
Généalogique_..., t. I, p. 271).]

[Footnote 484: Arch. Nat. J 227, pièce 83.]

[Footnote 485: Religieux de Saint-Denis, _Chronique..._, t. I, p.
721-733.]

Jeanne recevait du Roi une dot de cent cinquante mille francs d'or,
supérieure d'un tiers aux dots que Charles V avait données à ses
filles. Sur cette somme, cent dix mille francs étaient destinés à
acheter des terres qui constitueraient les propres de la jeune femme.
Le père du futur assignait à Jeanne un douaire de huit mille francs,
pour le cas où le comte de Montfort mourrait avant lui, et de douze
mille francs, si le fiancé décédait duc de Bretagne[486]. La petite
promise, qui avait à peine un an, continua de demeurer avec sa sœur
Isabelle dans la Maison et «aux despens de la Reine de France[487]».

[Footnote 486: Arch. Nat. J 423, pièce 73.]

[Footnote 487: Arch. Nat. Comptes de l'Argenterie de Charles VI, KK 22,
pass.]

       *       *       *       *       *


POLITIQUE EXTÉRIEURE

L'Italie fut, à cette époque, le théâtre d'événements politiques qui
fournirent à Isabeau l'occasion de révéler ses opinions personnelles,
de marquer ses préférences; dès lors, on vit poindre ses tendances à
la politique de famille qu'elle pratiquera plus tard avec une ardeur
singulière.

En 1385, Bernabo, grand'père d'Isabeau, était duc incontesté de Milan
et le plus puissant seigneur de l'Italie du Nord. A la fin de cette
même année, il tombait dans une embuscade que lui avait dressée son
neveu Jean Galéas, comte de Vertus[488]; et, haï de ses sujets, qu'il
rançonnait durement, il ne trouvait pour le défendre, qu'un chevalier
allemand, son écuyer de corps, qui se fit tuer en le protégeant. Peu
de temps après, jeté dans une prison de Milan, le duc y périssait
empoisonné[489].

[Footnote 488: Jean Galéas Visconti, fils de Galéas II, né en 1347,
marié en 1364 à Isabelle de France, fille du roi Jean II, seigneur
d'Asti en 1379 par la mort de son père, vicaire impérial en 1382,
possédait en France, du chef de sa femme, le comté de Vertus (arr. de
Châlons, dép. de la Marne) dont il portait le titre.]

[Footnote 489: Froissart, _Chroniques..._, liv. II, ch. CCXXIV. t. IX,
p. 67-71.--Burckard Zengg de Memmingen, _Chronicon Augustanum_, (dans
Œfele, _Rerum Boicarum scriptores_, t. I, p. 259).--Arth. Desjardins,
_Négociations de la France avec la Toscane_, dans la _Coll. des Doc.
Inéd._ (Paris 1859-1886, in-4º) t. I. p. 29.]

Bientôt le comte de Vertus chassait les enfants de Bernabo et les
dépouillait de leur héritage, afin de réunir toute la Lombardie sous
son autorité. Mais il n'était pas capable que de violences et de coups
d'audace, car dès 1386, en diplomate avisé, il sollicitait l'alliance
de Charles VI; et, le 27 janvier 1387, sa fille Valentine était fiancée
au duc de Touraine[490].

[Footnote 490: Jarry, _Vie politique de Louis d'Orléans_, p. 30.]

Isabeau, très jeune alors, ne put intervenir dans ces négociations;
mais les faits postérieurs prouvent que, profondément irritée du
meurtre de son aïeul, elle avait voué à l'assassin une haine mortelle;
d'ailleurs, elle n'ignorait pas que le duc Etienne son père et son
oncle Frédéric méditaient de se venger de Jean Galéas.

Le courroux de la famille de Bavière, et en particulier le ressentiment
d'Isabeau étaient si connus que Florence songea à les exploiter.

Cette république, qui redoutait l'ambition du comte de Vertus, ne
voulait pas que Milan s'alliât avec la France; elle avait donc, dès
1386, envoyé à Charles VI, l'un de ses plus fameux ambassadeurs,
Felippo Corsini, homme aussi disert que rusé[491]. La démarche fut
vaine; le Roi et ses ministres ne se rendirent pas aux bonnes raisons
de l'habile avocat et déclinèrent les propositions de la République
toscane[492]; mais son passage à la cour avait suffi à Felippo Corsini
pour pénétrer les plus secrètes pensées de la jeune Reine; à son
retour, il fit part à son gouvernement de ce qu'il avait observé et
deviné.

[Footnote 491: Desjardins, _Négociations de la France avec la Toscane_,
t. 1, p. 26, 27, 29.]

[Footnote 492: _Ibid._]

En 1389, Florence, effrayée par la chute de Vérone, de Vicence et
de Padoue aux mains de Jean Galéas, risqua, d'accord avec Bologne,
l'envoi d'une nouvelle ambassade en France[493]. Le 23 juin, Felippo
Alamanno Caviccuili, chargé des pleins pouvoirs de la Baillie des Dix
et accompagné de l'envoyé de Bologne, partit pour Paris; il était
porteur d'instructions précises[494]: les offres et les requêtes qu'il
devait transmettre et présenter à Charles VI étaient formelles; à
l'égard des Princes (considérés comme favorables à l'alliance avec
Milan,) il agirait pour le mieux, tentant à la cour telles démarches
et y nouant telles relations qu'il jugerait convenables ou utiles; la
conduite qu'il devait tenir à l'égard de la Reine lui était prescrite
en termes exprès; il en solliciterait des audiences privées, au cours
desquelles il réveillerait, chez la petite-fille de Bernabo, les
souvenirs et les sentiments de famille; il la supplierait d'obtenir
du Roi la protection que Florence demandait, et si elle refusait son
intercession, Caviccuili était autorisé à déclarer qu'au défaut de
l'alliance française, les Dix de la Baillie de Florence accepteraient
l'amitié de l'empereur Wenceslas, l'ennemi des Wittelsbach, et
que même, ils se réconcilieraient avec Jean Galéas; cette menace
impressionnerait certainement Isabeau qui, pour venger le meurtre de
son aïeul, comptait sur la complicité de Florence[495].

[Footnote 493: Jarry, _Vie politique de Louis d'Orléans_, p. 63-64.]

[Footnote 494: Bibl. Nat. f. ital. 1682, fº 25-29.]

[Footnote 495: Bibl. Nat., f. ital. 1682, fº 25-29.--Voy. Desjardins,
_Négociations de la France avec la Toscane_, t. I, p. 29.]

Caviccuili ne réussit pas plus que Corsini, son ambassade tombait en
France dans un moment inopportun, le duc de Touraine attendait la venue
de sa fiancée Valentine[496] et, loin d'être favorable aux projets de
Florence, il méditait précisément d'amener Charles VI à une alliance
politique avec Milan[497].

[Footnote 496: Jarry, _Vie politique de Louis d'Orléans_, p. 35-49.]

[Footnote 497: _Ibid._, p. 64-65.]

On comprend que, dès son mariage, Valentine Visconti, fille du
meurtrier, fut suspecte à Isabeau, petite-fille de la victime;
indépendamment de la dissemblance de leurs caractères, une haine de
famille les séparait. De là, cette froideur d'Isabeau à l'égard de
l'attachante Valentine, de là, le manque d'intimité de ces toutes
jeunes femmes dans leurs rapports presque quotidiens.

Après son échec, Florence se réconcilia, le 5 octobre, avec Galéas,
mais l'entente ne pouvait durer, et dès février 1390, Felippo Corsini
apportait de nouveau, à Paris, les doléances de la Commune. Cette
troisième tentative n'eut pas un succès plus heureux que les autres; la
volonté du duc de Touraine et de Valentine restait ferme, et d'ailleurs
le Roi était mécontent des avances que la République avait récemment
faites au Pape de Rome[498].

[Footnote 498: Riezler, _Geschichte Baierns_, t. III, p. 151.]

Pour que le Conseil de France accepte l'alliance de la Toscane,
il faudra attendre encore six années, c'est-à-dire l'époque où
l'intervention d'Isabeau dans les affaires diplomatiques sera efficace.

Toutes leurs combinaisons pour gagner l'appui de la France ayant
échoué, les Florentins, par dépit, essayèrent de reprendre les
négociations de paix avec Milan; les pourparlers, engagés péniblement,
furent rompus en mai 1390, les deux partis en étant venus aux mains.

Cependant les ambassadeurs de Florence étaient allés solliciter
l'alliance des princes bavarois, gendres de Bernabo[499]. Ils
avaient pressenti d'abord Etienne III, pensant qu'il serait facile à
convaincre, en raison de sa haine si vivace contre Jean Galéas[500].
Mais le duc refusait de passer les monts, s'il ne devait retirer de
cette expédition que la platonique satisfaction de s'être vengé. Il
exigeait donc 80 000 ducats[501]; et, pour prouver que ses prétentions
étaient légitimes, il faisait valoir sa réputation de guerrier très
illustre, ses nombreuses alliances et surtout sa qualité de beau-père
du Roi de France. La Seigneurie lui ayant promis des monceaux
d'or[502], il consentit à descendre en Italie, accompagné de son frère
Frédéric; mais lorsqu'il eut fait parader dans les villes sa troupe de
chevaliers, lorsqu'il eut assuré tous les ennemis de Jean Galéas de sa
protection et engagé avec l'armée de celui-ci quelques escarmouches,
il déclara ne pas vouloir servir plus longtemps une République ingrate
qui ne lui payait pas les sommes convenues, et il s'en alla à Venise
dépenser, dans le plaisir et la compagnie des dames, la solde de ses
chevaliers; après quoi, il signa la paix avec le comte de Vertus[503].

[Footnote 499: Riezler, _Geschichte Baierns_, t. III, p. 151.]

[Footnote 500: Etienne III sollicité dès 1388 par Antonio della Scala
avait fait une réponse évasive, tout en gardant l'argent qu'on lui
avait remis par provision.]

[Footnote 501: Sur l'ambassade de Franz de Carrare et la réception en
musique que le duc de Bavière fit à son hôte, voy. Riezler, _ibid._]

[Footnote 502: Johannes Turmair, _Annalium Boiorum libri VII..._, liv.
VII, p. 767.]

[Footnote 503: Riezler, _Geschichte Baierns_, p. 151.]

Les affaires d'Italie tournaient à l'imbroglio; nous devions en
rapporter les phases principales, parce qu'elles furent pour Isabeau
une sorte d'initiation aux intrigues et aux manœuvres diplomatiques. De
même, une certaine mission qui faillit échoir au duc Etienne, pendant
sa course en Italie, mérite d'être signalée, car, à son propos, le nom
de la reine Isabeau fut souvent prononcé.

Le pape de Rome, Boniface IX[504], successeur d'Urbain VI, était
persuadé que le règlement de la question du schisme à son profit,
ferait un grand pas si la Reine de France intercédait pour lui auprès
de Charles VI. Il cherchait par quels moyens il pourrait intéresser
Isabeau à sa cause. Or, le duc Etienne III, venu précisément à Rome
pour les fêtes du Jubilé pontifical, offrait de s'entremettre. Il
avait, disait-il, un grand ascendant sur sa fille et le crédit dont il
jouissait auprès de son gendre Charles VI et de la cour de France lui
permettait d'espérer que sa médiation aurait un heureux succès[505].
Boniface le crut volontiers; il en écrivit à tous les princes de
l'Europe; il alla même jusqu'à charger Etienne d'offrir au pape
d'Avignon, Clément VII, le vicariat général de l'Eglise en France et en
Espagne, s'il voulait renoncer à la tiare[506]. Mais le duc de Bavière
jugea sans doute l'entreprise impossible, car on ne voit pas qu'il
ait donné suite à ses projets. D'ailleurs il était pressé de regagner
ses États pour y recueillir le bénéfice de sa bonne volonté, le pape
romain lui ayant accordé la levée d'un décime sur les Eglises de
Bavière. Comme il était sans ressources pour faire le voyage, il prit
la gourde et le bâton, et c'est en pèlerin qu'il remonta d'Italie en
Allemagne[507].

[Footnote 504: Boniface IX avait été élu par les cardinaux du parti
romain, à la mort d'Urbain VI, en 1389.]

[Footnote 505: Riezler, _Geschichte Baierns_, t. III, p. 158.]

[Footnote 506: N. Valois, _La France et le Grand Schisme d'Occident_,
t. II, p. 397, note 2.]

[Footnote 507: Riezler, _Geschichte Baierns_, t. III, p. 153.]

De son côté, Clément VII ne négligeait rien pour conserver le suffrage
de Charles VI et complaire à la Reine. En 1389, il abandonnait au Roi
la nomination en France à un très grand nombre de bénéfices et soixante
d'entre eux devaient être pourvus au nom d'Isabeau. Jamais pareille
faveur n'avait été accordée à la reine Jeanne de Bourbon[508]. En mai
1392, Clément VII octroyait un subside de 20.000 florins au comte
Eberhard III de Wurtemberg qui avait épousé Antonie Visconti, fille
de Bernabo et tante d'Isabeau[509]. Une telle libéralité envers un
seigneur allemand était bien faite pour concilier au pape avignonnais
les bonnes grâces de la Reine de France.

[Footnote 508: N. Valois, _La France et le Grand Schisme d'Occident_,
t. II, p. 155.]

[Footnote 509: _Ibid._, p. 294.]

       *       *       *       *       *

De 1389 à 1392, Isabeau entretint certainement par correspondance
des relations directes avec sa famille; mais aucune des missives
échangées entre Paris, Munich ou Ingolstadt n'a été conservée dans
les Archives de la Bavière ni dans les nôtres. Nous n'avons donc, pour
justifier notre assertion, que les quelques mentions trouvées dans les
rares Comptes qui restent de ces années, et de vagues allusions de
chroniqueurs.

Cette note d'un scribe de la Chambre des Comptes «Aux menestrelz au
pere de la royne, en don par le roy, 50 francs[510].» nous apprend que
le duc Etienne envoyait à sa fille des chanteurs pour lui redire les
lieds qui avaient bercé son enfance; et cette bague, ornée d'une fleur
de «ne m'oubliez pas», offerte par Isabeau à un chevalier allemand qui
retournait en Bavière, nous prouve que si les cosses de genêts et les
fleurs de lis à la devise de Charles VI s'étalaient à profusion sur
ses colliers et sur les manches de ses houppelandes, la Reine leur
préférait secrètement le pâle myosotis qui lui rappelait les humides
prairies du pays natal.

[Footnote 510: Bibl. Nat. f. fr. 23257, fº 38.]

D'autres dons octroyés à des seigneurs et chevaliers bavarois
témoignent que la Reine reçut des messages et des ambassades
d'Allemagne[511]. Louis de Bavière lui-même était à Paris en janvier
1392, car sa sœur lui donna alors en cadeau d'étrennes un fermail d'or
garni de deux rubis, deux diamants et trois grosses perles[512].

[Footnote 511: Bibl. Nat. f. fr. 23 257, fº 39.]

[Footnote 512: Bibl. Nat. f. fr. 25 706, fº 326.]

Bien que son nom ne figure pas, à cette date, sur la liste des
pensions, ce prince a dès lors son rang marqué parmi les seigneurs de
la cour, et en mars 1392, lorsque le Roi se rend à Amiens pour conférer
avec les ambassadeurs anglais, il emmène son beau-frère; et si, dans
l'armée que Charles VI conduit en Bretagne, Louis de Bavière n'est pas
compté parmi les chefs, c'est qu'il n'est pas encore armé chevalier. On
peut admettre qu'Isabeau appela son frère à la Cour afin de l'associer
à sa haute fortune, mais on peut prétendre aussi que le règlement des
graves affaires d'intérêt, dont les trois ducs Wittelsbach étaient
occupés à cette époque, déterminèrent le fils d'Etienne III à quitter
la Bavière pour se fixer en France.

       *       *       *       *       *

Jusqu'alors la volonté d'Etienne le Vieux avait été respectée par ses
trois fils; laissant le duché indivis, ils l'avaient gouverné ensemble;
mais en 1392, pour des raisons restées obscures, ils se partagèrent
l'héritage paternel. Jean reçut Munich avec le pays environnant;
Frédéric, Landshut; et Etienne, toute la partie du duché située aux
bords du Danube avec la redoutable ville forte d'Ingolstadt pour
capitale[513]. De plus, ils adoptèrent le principe de la succession
par les mâles; de sorte que si l'un des trois frères mourait sans
laisser de fils, son patrimoine ferait retour aux deux autres; quant
aux filles, en compensation de leur incapacité d'hériter, elles
devaient recevoir une dot, fixée à trente-deux talents. Isabeau qui,
comme on se le rappelle, n'avait pas reçu de dot au moment de son
mariage, réclama-t-elle, en 1392, ces trente-deux talents? Nous savons
que vingt-cinq ans plus tard, elle possédait en Allemagne, au bord du
Danube, des terres et des domaines très étendus, mais aucun texte
n'indique depuis combien de temps elle en était maîtresse, et nous
n'avons pas trouvé si elle les avait acquis de ses deniers, ou si
quelques-uns ne représentaient pas la contre-valeur des trente-deux
talents auxquels lui donnait droit sa qualité de fille de Bavière[514].

[Footnote 513: Riezler, _Geschichte Baierns_, t. III, p. 163-166.]

[Footnote 514: Les Archives générales de Munich renferment quelques
documents importants sur les biens qu'Isabeau avait en Bavière. Nous
examinerons cette importante question dans notre prochaine étude sur
_la Reine régente, la Reine douairière_.]

Le partage du duché était, pour Louis, prince cupide et ambitieux, un
événement très fâcheux; sa situation politique s'en trouvait amoindrie
et ses ressources peut-être diminuées; aussi pensa-t-il, dès 1391, à
gagner la cour de France où l'affection d'une sœur lui procurerait les
richesses et les honneurs dont il était avide.

Au moment où finit la période que nous avons appelée «Les dernières
heureuses années de la Reine», constatons que son personnage a acquis
du relief; plusieurs des traits de sa physionomie morale se sont ou
accusés ou dessinés; mais, pour le moment, Isabeau ne s'occupe encore
des affaires politiques qu'avec nonchalance; elle ne s'intéresse
réellement qu'à celles où sa famille a quelque part. Sauf les
charges que lui impose la maternité, et les scrupuleuses pratiques
de sa dévotion, elle ne semble connaître aucun grave souci, aucune
préoccupation sérieuse. Elle jouit pleinement du luxe qui l'entoure
et ne songe qu'à l'augmenter. Sa responsabilité est grande dans les
dépenses excessives de la couronne à cette époque; elle ne s'étonne,
ni ne s'émeut des fêtes les plus coûteuses, des libéralités les plus
inutiles. Elle ne tente rien pour arrêter Charles VI, entraîné sur
la pente fatale des plaisirs. Quand elle n'accomplit pas quelque
pèlerinage, ou que ses couches ne la contraignent pas au repos, elle
vit comme dans un tourbillon d'amusements folâtres, de splendides
réjouissances. Et, pendant que le Roi gaspille ses forces, compromet sa
dignité, se gâte l'intelligence, elle-même s'expose, par des fatigues
immodérées, à ne donner au Royaume que des enfants chétifs.



  TROISIÈME PARTIE


  FORMATION
  DU CARACTÈRE POLITIQUE D'ISABEAU



CHAPITRE PREMIER

LA FOLIE DE CHARLES VI


En juillet, le Roi était parti pour la Bretagne, malade, et contre
l'avis des médecins; quand Isabeau le revit, il était frappé d'un mal
incurable[515].

[Footnote 515: Voy.: Froissart, _Chroniques..._, liv. IV, ch. XXIX, t.
XIII, p. 93-98.--Religieux de Saint-Denis, _Chronique de Charles VI_,
t. II, p. 19-23.--Cf. aussi: Dr Chereau, _De la maladie du roi Charles
VI et des médecins qui ont soigné ce prince_ dans l'_Union médicale_
(année 1862, t. XIII, p. 321, 369, 417, 465 et suiv.).--Dr Lizé
_Description et nature de la maladie de Charles VI_ dans le _Bulletin
Soc. agriculture de la Sarthe_ (t. XIII, année 1872, p. 345-357)]

Le 5 août, en traversant la plaine du Mans, Charles VI avait été pris
d'un accès de frénésie furieuse qui, après l'avoir porté aux pires
violences, l'avait fait tomber inerte et comme foudroyé entre les
bras de ses chambellans. Sa prostration dura de longs jours, pendant
lesquels il resta «sans sonner ni répondre paroles», tandis que les
yeux lui tournaient «moult merveilleusement en la tête».

D'après Froissart, la première pensée des Princes aurait été de cacher
à la Reine l'état de Charles, et, la nouvelle de son mal s'étant
répandue très rapidement, Philippe de Bourgogne aurait ordonné à tous
et à toutes de la chambre d'Isabeau de n'en faire aucune mention en
la présence de celle-ci. Mais, comme le chroniqueur donne pour seule
raison de ces ordres «que la Reine était durement enceinte», avançant
ainsi d'une année la sixième grossesse d'Isabeau, on peut douter que
le silence prescrit ait été fidèlement observé. La Reine dut revoir le
Roi quand, l'esprit toujours dérangé et le corps dans un abattement
extrême, il traversa Paris pour se rendre, sous la conduite de son
frère, à Creil où, espérait-on, le bon air et la vue du beau et
calme pays de l'Oise hâteraient sa guérison[516]. D'ailleurs il est
invraisemblable qu'on ait pu dissimuler longtemps la vérité à la
Reine, car peu après l'événement les oncles de Charles VI prirent la
direction des affaires.

[Footnote 516: Jarry, _Vie politique de Louis d'Orléans_, p.
95.--Charles VI et le duc d'Orléans traversèrent Paris le 1er
septembre. «Telle fut la gravité de cette première attaque que Charles
tenta un jour de se jeter par la fenêtre de la chambre qu'il occupait à
Creil, et un médecin de province fit construire à la fenêtre de cette
chambre un balcon grillagé en saillie sur la cour et d'où le prince
pouvait sans danger, voir jouer à la paume dans les fossés du château.»
Dr Chereau, _De la maladie du roi Charles VI_ (Union médic., t. XIII,
p. 323).]

Dès qu'Isabeau connut le malheur qui la frappait, elle gémit et pleura
abondamment. Pourtant la nouvelle que Charles était devenu fou ne
pouvait être absolument inattendue pour sa femme; plusieurs signes
avant-coureurs avaient fait présager une catastrophe plus ou moins
prochaine et l'événement fatal venait seulement d'être précipité par
une frayeur mystérieuse et une insolation.

L'agitation d'esprit du Roi, son continuel besoin de mouvement,
l'ardeur excessive de ses désirs et la soudaineté de ses dégoûts, sa
soif de distractions de toute espèce, étaient les indices certains d'un
organisme déséquilibré. Était-il travaillé par un mal héréditaire?
Charles V, valétudinaire dès sa jeunesse, était mort à quarante-trois
ans, le corps usé; la cause de ses souffrances restant inconnue, on
avait parlé d'un poison que Charles le Mauvais lui aurait donné dans
son enfance; mais nous savons que, jeune homme, il avait commis de
dangereux excès dont il porta, sans doute, la peine tout le reste de sa
vie.

Charles VI, comme son frère Louis, paraissait physiquement très
sain; mais le plus souvent il n'agissait que par humeur et ses goûts
étaient bizarres; dès l'adolescence, il prétendit satisfaire toutes
ses fantaisies et partant se surmena. De sa tournée dans le luxurieux
Languedoc, il revint plus nerveux, plus agité que jamais. A Avignon,
une parole prophétique avait été prononcée à son sujet par le duc de
Bourgogne: C'était au moment où Charles congédiait ses oncles qui, à sa
demande, l'avaient assisté jusque-là, et déclinait formellement leur
offre de l'accompagner plus avant, car il voulait poursuivre son voyage
en toute liberté: «... et sachez, dit Philippe, que la conclusion n'en
sera pas bonne[517]».

[Footnote 517: Froissart, _Chroniques..._, liv. IV, ch. IV, t. XII, p.
49.]

Cependant Isabeau avait vu mourir deux de ses enfants, et la santé du
petit Charles paraissait très pauvre. Enfin un prodrome de la maladie
que couvait le Roi avait été constaté à son retour d'Amiens; en proie
à un accès de fièvre chaude, il avait dû s'arrêter à Beauvais et s'y
faire soigner[518]. Isabeau n'avait pu ignorer ce fait; de plus, bien
qu'il se prétendît guéri, c'était dans les pires conditions que Charles
était parti pour la Bretagne[519]; l'ardeur étrange qui l'entraînait à
cette expédition décelait un état morbide.

[Footnote 518: Froissart, _Chroniques_, liv. IV, ch. XXIX, t. XIII,
p. 80.--Les médecins avaient alors conseillé à Charles VI de changer
d'air, et il était revenu à Paris, le 23 mai, «tout fort et bien en
point». Dr Chereau, _De la maladie du roi Charles VI..._]

[Footnote 519: Pendant tout le mois de juillet 1392, le roi avait été
mal portant; à Saint-Germain en Laye, il avait donné des signes de
démence, à son passage au Mans, les médecins l'avaient trouvé hors
d'état de chevaucher, mais il avait refusé de prendre du repos. _Ibid._]

A Creil, les princes avaient placé auprès de Charles VI un savant
médecin, Guillaume de Harselly, dont les soins et les remèdes
ramenèrent assez promptement le malade «en sens et bonne mémoire».
Bientôt, Isabeau apprit qu'une des premières pensées du Roi avait été
pour elle; il avait exprimé le désir de la revoir ainsi que le Dauphin.
Elle se rendit donc à Creil avec l'enfant, et Charles VI les reçut «à
grand'chère et les accueillit liement[520]».

[Footnote 520: Froissart, _Chroniques..._, liv. IV, ch. XXX, t. XIII,
p. 132.]

Lorsque Guillaume de Harselly en se retirant, remit le Roi, à peu
près guéri, entre les mains de la Reine et des Princes, il leur dit:
«du moins que vous le pouvez si le chargez et travaillez de conseils;
déduits oubliances et déports par raison lui sont plus profitables que
autres choses». Prescriptions qui plurent à la fois au duc de Bourgogne
et à Isabeau. En effet, pour qu'elles fussent suivies à la lettre,
Philippe n'avait qu'à continuer à gouverner, pendant que la Reine se
chargerait d'organiser des fêtes qui pussent distraire le convalescent.

Quand octobre eut ramené le ménage royal à Paris, une série de
réjouissances et de divertissements s'ouvrit pour la jeune cour.
L'hôtel Saint-Pol était la résidence habituelle de la troupe
folle; chaque soir, dans le somptueux palais, c'étaient «danses,
carolles et ebattements», conduits par Isabeau et le charmant duc
d'Orléans[521]. Quant aux oncles du Roi, ils se tenaient en leurs
hôtels, désapprouvant ces mœurs, mais laissant faire, car tant que
l'insouciante Reine et le gracieux duc danseraient, ils ne seraient ni
dangereux, ni même gênants.

[Footnote 521: Le 4 juin 1392, le duc Louis avait résigné en la main
du Roi son frère le duché de Touraine et il avait reçu en échange le
duché d'Orléans. Jarry, _Vie politique de Louis d'Orléans_, p. 89.--«Si
nommerons d'ores-en-avant, dit Froissart, le duc qui fut de Touraine
duc d'Orléans.» (_Chroniques_, t. XIII, p. 77).]

Pendant l'une des fêtes de nuit, Isabeau éprouva une émotion terrible:
le Roi faillit périr sous ses yeux, et dans des circonstances où le
burlesque se mêlait au tragique.

L'amie d'enfance de la Reine, Catherine, dite l'Allemande, veuve
du sire de Hainceville, venait d'être pourvue d'un troisième mari
par les soins de Charles VI lui-même[522]. Isabeau voulut que les
nouvelles noces de sa chère confidente fussent célébrées avec un éclat
extraordinaire; les Princes furent invités, ainsi que toutes les dames
et tous les seigneurs présents à Paris[523]. Le jour du mariage (28
janvier 1393), la Reine en personne tint l'état pour le souper et
les danses qui durèrent toute la journée et fort avant dans la nuit;
puis, quand les ducs de Bourgogne et de Berry se furent retirés en
leurs hôtels, une extravagante mascarade commença. Six chevaliers,
déguisés en sauvages, firent irruption dans la salle des fêtes, et
se mirent à danser et à intriguer les dames. Imprudemment, le duc
d'Orléans approcha une torche de ces aimables bouffons; leurs maillots,
faits d'étoupes, s'enflammèrent. Aux premiers cris de souffrance que
poussèrent ces malheureux jeunes gens, Isabeau fut glacée d'épouvante,
car elle savait que le Roi était l'un des six: elle s'évanouit; et
pendant que les seigneurs et les dames s'empressaient autour d'elle, la
jeune duchesse de Berry sauvait Charles en étouffant sous sa robe, les
flammes dont il était enveloppé. Quand elle l'eut forcé à se nommer,
elle lui dit la douleur de la Reine; puis se rendit tout de suite
auprès de celle-ci pour lui apprendre que le Roi était vivant. Quelques
instants après, Charles rejoignait sa femme, qui, à sa vue, tombait de
nouveau en syncope. Cette double émotion de terreur et de joie la mit
dans un état de faiblesse tel qu'il fallut la relever et la porter en
sa chambre, où le Roi demeura longtemps à la réconforter[524].

[Footnote 522: Catherine épousait un riche seigneur
d'Allemagne.--Religieux de Saint-Denis, _Chronique de Charles VI_, t.
II, p. 71.]

[Footnote 523: Le duc et la duchesse d'Orléans donnèrent une vaisselle
d'argent doré à la dame de Hainceville pour le jour de ses noces.
_Catalogue des Archives du baron de Joursanvault_, t. I, p. 121.]

[Footnote 524: Religieux de Saint-Denis, _Chronique de Charles VI_, t.
II, p. 71.--Froissart, _Chroniques..._, liv. IV, ch. XXXII, t. XIII, p.
143-147.]

Charles VI sortait sain et sauf de l'aventure; mais ses compagnons
avaient péri. Quand les Parisiens connurent les détails de ces faits,
ils les commentèrent sévèrement. Depuis quelque temps déjà, ils
blâmaient les Princes de négliger leur devoir en laissant les gens de
la Cour agir à leur guise; ils déploraient qu'on maintînt Charles VI
«en huiseuses[525], que trop en faisoit et avoit fait, lesquelles ne
appartenoit point à faire à un roi de France[526]».

[Footnote 525: Huiseuses: distractions frivoles.]

[Footnote 526: Froissart, _Chroniques..._, liv. IV, ch. XXXII, t. XIII,
p. 147-148.--Dès que la nouvelle de l'incendie se fut répandue dans le
voisinage, les bourgeois croyant le Roi mort «se réunirent au nombre de
cinq cents et se présentèrent à l'hôtel Saint-Pol dont ils se firent
ouvrir les portes de force. Ils se préparaient à venger sur les gens de
la cour la mort de leur maître bien-aimé, lorsque le Roi se montra sous
le dais royal et calma leur fureur de la voix et du geste». Religieux
de Saint-Denis, _Chronique de Charles VI_, t. II, p. 71.]

Dans les tavernes, on commençait à murmurer contre le luxe et la
prodigalité de «l'Étrangère»; et, le lendemain même du triste accident
de l'hôtel Saint-Pol, quand Philippe de Bourgogne, interrogé sur ce
qu'on disait de par la ville, répondit au Roi: «Jà ne s'en peuvent
les vilains taire, et disent que, si le meschef fut tourné sur vous,
ils nous eussent tous occis[527]», Isabeau dut se sentir visée par la
violente menace des Parisiens. Mais son orgueil ne pouvait admettre
cette censure; les critiques et le jugement de ces bourgeois n'étant à
ses yeux qu'une intolérable licence. Au reste, ne paraissait-elle pas
sourde à tous les avertissements? Celui que Charles avait reçu dans la
plaine du Mans et que, dans sa superstition, elle crut donné par Dieu
même, n'était-il pas depuis longtemps oublié; du jour où le Roi avait
semblé guéri, c'était elle qui avait favorisé et encouragé de nouvelles
imprudences.

[Footnote 527: Froissart, _Chronique..._, t. XIII, p. 148.--Pour
remercier le ciel du salut du Roi, et aussi pour apaiser la colère
du peuple, les ducs de Berry, de Bourgogne et d'Orléans allèrent ce
même jour, nu-pieds, en procession de la porte Montmartre à l'église
Notre-Dame, où ils assistèrent à une messe d'actions de grâces; de son
côté, Charles VI se rendit à cheval, à la cathédrale. Religieux de
Saint-Denis, _Chronique..._, t. II, p. 71.]

Mais il faut considérer qu'à cette époque, la femme, chez Isabeau,
l'emportait encore sur la Reine; le bonheur conjugal recouvré
l'occupait tout entière; et quand, au commencement de 1393, elle se
sentit enceinte, elle ne douta plus que le ciel ne lui accordât de
nouveau, et pour toujours, sa protection.

Pour que l'issue de sa sixième grossesse fût heureuse, elle redoubla
de ferveur dans ses exercices de piété et dans ses pèlerinages; c'est
alors qu'elle se fit fabriquer un «Agnus Dei à mettre pains à chanter»
pour le porter jusqu'à sa délivrance[528].

[Footnote 528: Isabeau se rendit en pèlerinage à Chartres. «L'an mil
CCCIIIxx et XIII fut la raine de France à Chartres et fusmes paiés du
vin et du pain le jeudi XVe jour du moys de may». Cartulaire rouge de
la léproserie du Grand Beaulieu à Chartres. Bibl. Nat., nouv. acq.
latines 608, p. 203.]

Au mois de juin, le malheur, qu'elle croyait à jamais écarté, la
frappait de nouveau. Charles VI étant à Abbeville, pendant que ses
oncles négociaient la paix avec l'Angleterre aux conférences de
Lelinghen, eut une seconde attaque de folie, et on le ramena au
paisible séjour de Creil[529].

[Footnote 529: Froissart, _Chroniques_, liv. IV, ch. XXV, t.
XIII, p. 167-188.--Jarry, _Vie politique de Louis d'Orléans_, p.
117-118.--Peut-être, est-ce à cette seconde attaque de folie du Roi
qu'il faut rapporter ce que dit Froissart du secret gardé envers la
reine en août 1392.]

Le 22 août, sur les dix heures du soir, la Reine accoucha d'une fille,
au château de Vincennes; et, le lendemain, au baptême, l'enfant
reçut le nom de Marie[530], pieusement porté par une tante de Charles
VI[531], abbesse du monastère de Poissy. Ce nom fut choisi par Isabeau
elle-même, et elle promit, en même temps, de consacrer sa fille à
Notre-Dame, si le Roi approuvait son vœu.

[Footnote 530: Le Père Anselme, _Histoire généalogique..._, t. I, p.
114.--Vallet de Viriville, _Notes sur l'Etat civil des princes et
princesses nés de Charles VI et d'Isabeau de Bavière_. (Bibl. Ec.
Chartes, 4e série, t. IV, p. 477).]

[Footnote 531: Marie de Bourbon, était une sœur de la reine de France
Jeanne, femme de Charles V.]

Mais cette fois, Charles était irrémédiablement atteint; huit mois se
passèrent sans qu'il parût seulement revenir à la santé[532]; puis une
amélioration se produisit, qui fut bientôt suivie d'une rechute; et il
en sera ainsi durant vingt-neuf ans, jusqu'à ce que la mort délivre
enfin le malheureux prince. Pour ne parler que des premières années de
cette affreuse maladie, rappelons que le Roi fut tout l'été et tout
l'automne de 1395 dans un état désespéré; et qu'en 1399, par exemple,
il retomba six fois dans son délire; et chaque accès était plus grave
que le précédent.

[Footnote 532: Dr Chereau, ouv. cité.]

Le caractère intermittent de ce mal était particulièrement pénible
pour Isabeau; Charles devenait subitement insensé. Tout à l'heure,
il avait présidé le Conseil, répondu aux ambassadeurs avec beaucoup
de sens et d'aménité et, soudain, il se mettait à courir comme s'il
eût été percé de mille aiguillons; puis, pleurant et tremblant, il
disait ses tortures, annonçait que la crise allait venir: «Au nom de
Jésus-Christ, gémissait-il, en se traînant à genoux, s'il en est parmi
vous qui soient complices du mal que j'endure, je les supplie de ne pas
me torturer plus longtemps et de me faire promptement mourir».

Si douloureux que fût ce spectacle, Isabeau, à force de volonté ou
de résignation, pouvait le supporter; mais son cœur saignait quand
elle se voyait repoussée par son mari comme un objet d'aversion; non
que Charles, en ces années, la maltraitât, seulement elle lui faisait
horreur; il la fuyait, et si elle réussissait à l'approcher, il
disait: «quelle est cette femme dont la vue m'obsède? sachez si elle
a besoin de quelque chose et délivrez-moi, comme vous pouvez, de ses
persécutions et de ses importunités afin qu'elle ne s'attache pas
ainsi à mes pas».

Il reconnaissait son frère, ses oncles et ses familiers; il se
rappelait les noms d'anciens serviteurs, morts depuis longtemps; mais
il semblait avoir perdu tout souvenir de sa femme, et de ses enfants;
et, quand il apercevait les armes de Bavière à côté des siennes,
sur les vitraux de ses palais ou sur les pièces d'argenterie de sa
table, il dansait devant avec des gestes inconvenants et les effaçait,
déclarant ne pas savoir ce que c'était que ces écussons[533]. Mais le
comble de l'humiliation pour la fière Wittelsbach, ainsi dédaignée et
rejetée par le Roi, c'était d'entendre celui-ci prononcer sans cesse le
nom de Valentine: la duchesse d'Orléans, en effet, était la seule femme
qui pût soigner et apaiser le pauvre fou[534].

[Footnote 533: Religieux de Saint-Denis, _Chronique de Charles VI_, t.
II, p. 405.]

[Footnote 534: _Ibid._, p. 407.]

L'amoureux attachement d'Isabeau pour son mari résista longtemps à ces
dures épreuves. Pendant les premières années de la folie, à chaque
crise, elle témoigna un vif et profond chagrin, et son zèle, pour la
guérison du patient ne se ralentit pas[535]. Sa joie fut grande,
lorsque Arnaud Guillaume, personnage à mine d'ascète, lui promit
d'arracher le Roi aux magiques influences qui l'avaient ensorcelé[536];
mais bientôt désabusée sur les mérites de ce charlatan, grossier et
brutal, elle eut recours à la prière et voulut que tous s'associassent
à elle par des supplications. C'est ainsi que dans l'hiver de 1393, des
processions solennelles étaient faites dans Paris, ordonnées par la
Reine et les Princes; et que, dans les carrefours, des frères prêcheurs
invitaient les fidèles, qui les suivaient pieds nus, à réformer leurs
mœurs, afin d'obtenir la clémence du ciel[537]. En même temps, sur
l'ordre d'Isabeau, un grand nombre de prélats de France et des pays
voisins faisaient une neuvaine pour la santé du Roi[538].

[Footnote 535: Le chroniqueur de Saint-Denis parle à plusieurs reprises
du chagrin et du dévouement de la Reine. Ce n'est qu'en 1404-1405 que
le Religieux, jusqu'alors favorable à Isabeau, lui deviendra hostile.]

[Footnote 536: Arnaud Guillaume déclara à la Reine et aux princes
«qu'on avait ensorcelé Charles VI et que les auteurs de ce maléfice
travaillaient de toutes leurs forces pour empêcher le succès de sa
guérison.» Religieux de Saint-Denis, _Chronique..._, t. II, p. 91.]

[Footnote 537: _Ibid._, p. 93.]

[Footnote 538: Religieux de Saint-Denis, _Chronique..._, t. II, p.
91.--_Chronique et Istore de Flandre_, t. II, p. 415.]

Dans l'espérance d'attirer sur elle et sur le Prince malade, la
bénédiction céleste, la Reine accordait des aumônes plus nombreuses,
faisait des donations plus riches qu'auparavant[539]. Sa fondation
pieuse à Senlis mérite plus qu'une simple mention[540]:

[Footnote 539: Les marguilliers de l'église Saint-Jean en Grève à Paris
reçurent l'emplacement de la maison de Pierre de Craon, pour en faire
un cimetière,--moyennant l'obligation de dire plusieurs services pour
le Roi et la Reine. Arch. Nat. J 365, pièce 10.]

[Footnote 540: Lettres d'Isabeau, datées de Paris, septembre 1395.
Arch. Nat. J. 161, pièce 21.]

Dans l'église de cette ville, il y avait un autel «empres l'ymage
de Notre-Dame (appelée l'ymage de la pierre), devant laquelle les
bonnes gens avaient accoutumé d'apporter leurs offrandes». Bien des
fois, Isabeau y avait prié dans les heureuses années de son mariage;
elle résolut d'y instituer un office exceptionnel qui attestât à
jamais, «l'honneur et révérence qu'elle avait à Notre-Seigneur et à
la glorieuse Vierge Marie». Elle fonda donc, à cet autel vénéré, une
messe perpétuelle qui, chaque jour, avant heure de prime, devait être
célébrée par un des chapelains ou un des chanoines de l'église de
Senlis.

D'abord les petites cloches tinteraient pour inviter les fidèles à la
prière; puis, quand le prêtre se préparerait à se rendre à l'autel, une
des grosses cloches sonnerait trois coups, «afin que ceux qui auront
devocion de oyr la messe puissent savoir quand on la devra dire». Aux
cinq grandes fêtes de Notre-Dame, le service serait plus important.
Aussitôt matines dites, les chapelains ou le chapitre se rendraient en
procession devant l'autel, y chanteraient une antienne et diraient une
première oraison, puis une seconde pour le Roi et la Reine; après quoi,
serait célébrée la grand'messe à notes, avec diacre, sous-diacre et
deux «choriaux en chape».

Mais il fallait que le service et l'entretien d'une fondation aussi
importante fussent convenablement assurés. A cet effet, «très noble
et très excellente dame, Madame Ysabeau de Bavière, royne de France,
acheta pour elle et ses hoirs à Bernart, dit Racaille, l'ostel de la
voyrie de Senlis[541]», moyennant huit cent soixante livres tournois,
suivant acte passé par devant les notaires du Châtelet, le 16 septembre
1395, et, immédiatement, elle en transporta la possession au doyen,
chanoines et chapitre de Senlis[542]. La messe instituée fut dite
aussi longtemps, sans doute, que la somme fut payée; et, pendant le
reste du règne, Isabeau envoya, à deux reprises, des ornements sacrés,
des vêtements sacerdotaux pour l'autel de Notre-Dame de Senlis et ses
desservants[543].

[Footnote 541: Arch. Nat. J 161, pièce 23.]

[Footnote 542: L'hôtel de la voirie était un grand édifice avec
cour et jardin, il contenait la prison du bailliage, et celle de la
prévôté foraine. (Le prévôt forain avait juridiction sur les personnes
étrangères à la ville où il siégeait). Le propriétaire de l'hôtel,
Bernart, était valet de chambre du Roi et du duc d'Orléans; il cumulait
les fonctions de voyer de Senlis et celle de garde des prisons. Ces
dernières surtout étaient d'un bon rapport, car pour chaque prisonnier
non noble, Bernart percevait cinq sous parisis, pour chaque prisonnier
noble, dix sous, sans compter quatre deniers, pour chaque nuit qu'un
détenu passait dans un lit, et deux pour celui qui «ne gist pas en
lit». Par contre, la maison était grevée de quelques redevances et
servitudes. Arch. Nat. J 161, pièce 23.--Bientôt les donataires
adressèrent une requête au Roi, pour «l'augmentacion et seurté de
la fondacion» de la Reine (1395). Ils voulaient obtenir la promesse
formelle que les prisons seraient toujours dans l'hôtel, ou du moins
que les profits demeureraient au Chapitre, qui pourrait bailler à ferme
les services de voirie, de geôle, et de sergenterie. Arch. Nat. J 161,
pièce 22.--Mais les exigences des chanoines devinrent à la longue si
grandes, que le Conseil royal craignit qu'elles ne fussent une cause de
difficultés avec les officiers de la région; et il racheta au Chapitre,
au nom du Roi, l'hôtel de la voirie de Senlis, moyennant soixante
francs de revenu annuel (31 janvier 1396). Arch. Nat. J 151, pièce 19.]

[Footnote 543: Cf. Comptes de l'Argenterie de la Reine, Arch. Nat. KK.
41, 42, 43, _passim_.]

A chaque rechute du Roi, on ne savait plus à qui s'adresser pour
donner enfin des soins efficaces. Dans le choix des médecins et celui
des remèdes, on passait d'un extrême à l'autre, c'est-à-dire qu'on
essayait des régimes les plus opposés. Par moments, la Reine désespérée
n'avait plus foi que dans un miracle, et, en 1396, quand Charles fut
repris d'une attaque, les plus fameux médecins de la cour, le célèbre
Renaud Fréron y compris, furent congédiés[544]; et, l'année suivante,
Isabeau témoigna quelque confiance à deux empiriques de Guyenne qui
prétendaient guérir le mal du Roi à l'aide de breuvages préparés
avec des métaux[545]. A cette époque les docteurs en Sorbonne et les
prélats demandent vainement que l'on poursuive et que l'on punisse les
sorciers. Le chroniqueur qui signale le fait, insinue que ceux-ci sont
soutenus à la Cour, «par certaines personnes[546]» qu'il ne nomme pas,
mais qui devaient être la Reine et le duc d'Orléans.

[Footnote 544: Religieux de Saint-Denis, _Chronique de Charles VI_, t.
II, p. 405.]

[Footnote 545: _Ibid._]

[Footnote 546: _Ibid._]

Dans ses jours de lucidité, Charles VI a la volonté de reprendre
son rôle de Roi, avec toutes ses charges; il s'occupe des affaires,
et voyage. Isabeau, maintenant moins prompte à s'illusionner, le
surveille de loin, lorsqu'il s'est déplacé. En 1398, il s'est rendu à
Reims pour y recevoir l'empereur Wenceslas[547]; mais la fatigue des
conférences lui cause une nouvelle crise[548]. Par trois fois, dans le
courant de mars, quatre fois en avril, la Reine dépêche des courriers
qui lui rapporteront des nouvelles du Roi[549].

[Footnote 547: A. Leroux, _Relations politiques de la France avec
l'Allemagne_ (1378-1480), p. 24.]

[Footnote 548: Jarry, _Vie politique de Louis d'Orléans_, p. 204.]

[Footnote 549: Arch. Nat. KK 45, fº 3, 4, 5.]

Du reste, pendant le temps où Charles jouit de sa raison, il reprend
avec sa femme la vie commune; le plus sûr témoignage, à cet égard, est
la naissance de trois enfants qu'Isabeau mit au monde de 1395 à 1398.

Le 11 janvier 1395[550], à l'hôtel Saint-Pol, elle eut une fille que
l'on baptisa du nom de Michelle, à cause de la grande dévotion du Roi
pour Monseigneur l'archange[551].

[Footnote 550: L'enfant naquit à huit heures du soir, et fut baptisée
le lendemain. Cf le Père Anselme, _Histoire Généalogique..._, t. II, p.
115.--Vallet de Viriville, ouv. cité (Bibl. Ec. Chartes, 4e série, t.
IV) p. 479.]

[Footnote 551: Saint Michel était regardé comme le Patron du Royaume de
France; les rois l'honoraient d'un culte spécial; en 1394, Charles VI
avait fait un pèlerinage à «Saint Michel au péril de mer», c'est-à-dire
au monastère du mont Saint-Michel.]

Le 22 janvier 1397, «sous le signe du verseau», entre huit et
neuf heures du soir, la Reine accoucha d'un fils[552], à la grande
joie du Royaume, car la succession du Roi, de plus en plus malade,
ne paraissait pas assurée dans la personne du Dauphin Charles, si
débile. Le lendemain, le nouveau-né reçut le baptême dans l'église
Saint-Paul[553], ses parrains étaient le duc d'Orléans qui lui donna
son nom, et Messire Le Bègue de Villaines[554]; il eut pour marraine
Mademoiselle de Luxembourg, demoiselle d'honneur d'Isabeau qui s'était
consacrée à Dieu[555].

[Footnote 552: Religieux de Saint-Denis, _Chronique..._, t. II, p.
523-525.--Le Père Anselme..., t. I, p. 113.--Vallet de Viriville..., p.
479.]

[Footnote 553: Le prélat officiant fut Jean de Norry, archevêque de
Vienne.]

[Footnote 554: Pierre de Villaines, dit le Bègue, seigneur de Tourny
et comte de Ribadeo depuis la campagne de Castille de 1366-1369,
dans laquelle il avait accompagné Du Guesclin, avait été l'un des
conseillers les plus écoutés de Charles V. En 1388, après la retraite
des princes, il fut l'un de ceux que Charles VI «advisa qu'il vouloit
avoir près de lui». Cf. H. Moranvillé, _Étude sur la vie de Jean le
Mercier_, p. 119 et note 4.]

[Footnote 555: Religieux de Saint-Denis, _Chronique..._, t. II, p.
523-525.]

Dix-huit mois plus tard, un courrier était envoyé à l'abbaye de
Coulombs[556] avec mission de prier un religieux d'apporter à la Reine
le «circonciz Notre-Seigneur[557] pour le travaillement de la dite
dame[558]»; et, quelque temps après la réception de cette relique, le
31 août, Isabeau mettait au monde un autre fils qui reçut le nom de
Jean[559].

[Footnote 556: Coulombs (cant. de Nogent-le-Roi, arr. d'Evreux, dép. de
l'Eure) était une abbaye bénédictine du diocèse de Chartres. _Gallia
Christiana_, t. VIII, col. 1 248.]

[Footnote 557: Une des nombreuses fausses reliques inventées au moyen
âge.]

[Footnote 558: Arch. Nat. KK 45, fº 16 vº.]

[Footnote 559: Jean de France naquit à l'hôtel Saint-Pol, vers les
cinq heures du soir. Il eut pour parrain le duc Jean de Berry. Cf. le
Père Anselme, _Histoire Généalogique..._, t. I, p. 114.--Vallet de
Viriville..., (Bibl. Ec. Chartes, année 1857-1858, p. 480.)]

       *       *       *       *       *

Aucun chroniqueur ne nous a dépeint Isabeau dans son rôle de mère;
mais nous voyons, par les Comptes, que les Enfants de France étaient
entourés de tous les soins et de tout le luxe qui convenaient à leur
rang[560]. La Reine s'occupait alors avec sollicitude de ses fils
et de ses filles; le plus souvent ils étaient en sa compagnie, sauf
Madame Marie, vouée à Notre-Dame, et qui, à quatre ans, était entrée au
monastère de Poissy. Quand «nosseigneurs et dames les enfants» étaient
éloignés d'elle, leur mère leur écrivait ou envoyait des chevaucheurs
s'informer de leur santé; elle adressait surtout des messages au
Dauphin, qui pouvait mieux comprendre ses conseils, et dont la santé et
la «nourryture» réclamaient plus de soins[561].

[Footnote 560: Voy. Arch. Nat. KK 45 et 46, (Comptes de l'Hôtel
d'Isabeau de Bavière), 41, 42, 43, (Comptes de son Argenterie).]

[Footnote 561: Le 24 octobre 1398, Isabeau alors à l'hôtel Saint-Pol
écrit au Dauphin à Meaux. Comptes de l'Hôtel de la Reine. (Arch. Nat.
KK 45, fº 17 rº)--26 août 1399, «Jehannin le Charron envoyé porter
lettres de la Royne à Monseigneur le Daulphin, à Vernon sur Saine, ...
la royne à Maubuisson». (_Ibid_, fº 48 vº)--4 décembre 1399, «Britot,
chevaucheur, envoyé porter lettres à Monseigneur le Daulphin, à Gaillon
ou illec environ». (_Ibid._ fº 49 rº)--31 décembre 1399. «Jacquemin...
envoyé porter lettres à Messeigneurs et dames les enffans, à Evreux..,
la royne à Mante. (_Ibid._) 5 janvier 1400, «Jehan le Charron, porteur
de l'escuierie de la royne... à Messeigneurs Messire Loys et Jehan et
noz dames ses sœurs enffans de France, à Evreux.., la royne à Mante».
(_Ibid_, fº 63 vº)--Quand les enfants étaient longtemps absents, la
Reine allait les voir et leur apportait des cadeaux.]



CHAPITRE II

LES PRÉOCCUPATIONS ÉGOÏSTES DE LA REINE


Du mois de décembre 1388 au mois d'août 1392, le royaume avait été
gouverné par Charles VI, assisté des cinq conseillers qu'il s'était
choisis: Bureau de la Rivière, Jean le Mercier, le connétable Olivier
de Clisson, Jean de Montagu et le Bègue de Villaines[562], personnages
de médiocre extraction que les Princes, évincés du pouvoir, avaient
surnommés, par dérision, «les Marmousets[563]».

[Footnote 562: Voy. Siméon Luce, _La France pendant la guerre de
Cent-Ans_ 2e série: Etude sur Perrette de la Rivière, p. 155-162.--H.
Moranvillé, _Étude sur la vie de Jean le Mercier_, p. 119-150, L.
Merlet, _Jean de Montagu_ (Bibl. Ec. Chartes, année 1852, p. 257-261).]

[Footnote 563: Les Marmousets étaient de petites figures grotesques
sculptées sur les murs et au portail des églises.]

Dès les premiers jours de la maladie du Roi, (Août 1392), Philippe de
Bourgogne prit en mains les rênes du gouvernement, avec le concours
nominal des ducs de Berry et de Bourbon[564]; toute autorité fut
refusée au duc d'Orléans, sous prétexte qu'il était trop jeune[565];
les Marmousets, furent destitués et dépouillés de leurs biens[566].

[Footnote 564: Froissart, _Chroniques..._, liv. IV, ch. XXX, t. XIII,
p. 102.]

[Footnote 565: Jarry, _Vie politique de Louis d'Orléans_, p. 96.]

[Footnote 566: Froissart..., t. XIII, p. 107-130.--Jarry..., p. 96-97.]

Dans ce nouvel état de choses, aucune place ne fut réservée à Isabeau,
aucune part de pouvoir ne lui fut concédée pour le présent.

En novembre, le Conseil royal renouvela l'ordonnance de Charles V
qui avait fixé, à quatorze ans, la majorité des Rois; et au mois de
janvier, la question de la tutelle et de la régence fut étudiée et
réglée; le rôle et les devoirs qui incomberaient à la Reine, en cas de
décès du Roi, furent alors déterminés suivant l'esprit et la lettre des
édits de Charles V[567].

[Footnote 567: _Ordonnances des rois de France..._, (Paris, 1723-1847,
23 vol. in-fº) t. VII, p. 530-535.]

«Selon raison escripte et naturelle, disaient les lettres royales,
la mère a greigneur et plus tendre amour a ses enfans et a le cuer
plus doulz et plus soigneux de les garder et nourrir amoureusement que
quelconque autre personne.» Aussi, au cas où le Roi viendrait à mourir,
avant que le Dauphin Charles eût atteint sa quatorzième année, la Reine
devait avoir «principalement, la tutelle garde et gouvernement» de
son fils aîné et de ses autres enfants. Dans cette lourde tâche, elle
serait aidée et conseillée de ses plus proches parents, tout dévoués
eux aussi aux enfants de France: les ducs de Berry, de Bourgogne, de
Bourbon et le duc Louis de Bavière; d'accord avec eux, elle ferait tout
ce qu'à «tuteurs appartient de raison et de coutume».

Si elle mourait, si elle contractait un second mariage, ou si, par
suite de quelque empêchement de maladie ou autre, elle ne pouvait
remplir les charges de sa tutelle, les ducs de Berry et Bourgogne la
remplaceraient; de même que, les ducs morts ou empêchés, elle resterait
tutrice, fût-elle seule.

Pour «la nourryture» des enfants, pour l'état et gouvernement
d'elle-même et des Princes, la Reine, dès que le Roi serait mort,
prendrait Senlis, Melun, le duché de Normandie, la ville et la vicomté
de Paris, sauf, en celle-ci, la cour du Parlement et autres ressorts
supérieurs de justice qui resteraient en la main du Régent.

Au cas où les revenus de ces domaines ne suffiraient pas, Isabeau et
les ducs devraient s'en choisir d'autres dans le Royaume.

La Reine et les Princes seraient entourés d'un Conseil de douze
personnes: trois prélats, six nobles et trois clercs, que leur sagesse
désignerait au choix des tuteurs et qui se tiendraient continuellement
en leur compagnie et service[568].

[Footnote 568: Dans l'ordonnance de Charles V de 1374, les membres du
futur conseil de régence étaient désignés d'avance.]

Enfin, quoiqu'il fût certain que la Reine aimait ses enfants «comme
mère peut et doit aimer les siens», il fallait cependant qu'elle leur
prêtât un serment d'amour et de fidélité, soit du vivant du Roi, soit
aussitôt après son décès, en présence des princes tuteurs.

Les ducs de Berry, de Bourgogne, de Bourbon et de Bavière étaient
astreints à la même formalité, en présence de la Reine et des
conseillers qui, eux aussi, devaient prendre engagement, «envers Madame
la Royne et les ducs.»

Peu de jours après que cette ordonnance eût été rendue, Isabeau
prononça le serment qu'on exigeait d'elle, les termes en étaient
singulièrement graves et austères[569]: «Aux saintes évangiles de
Dieu», et sur les reliques qui lui furent présentées, la Reine jura
que, «si la mort du Roi et le jeune âge de son fils aîné mettaient
entre ses mains la garde, tutelle et nourrissement des enfants de
France, d'accord avec les ducs, elle nourrirait et gouvernerait
le Dauphin et ses autres enfants, curieusement et diligemment, au
bien, honneur et prouffit de leurs personnes, enseignement et bonne
doctrine», et en même temps, elle jura de se conformer fidèlement aux
prescriptions du conseil de tutelle.

[Footnote 569: _Ordonnances des Rois..._, t. VII, p. 535.--Le serment
de la Reine commençait par ces mots: «Je Elisabeth de Bavière...»]

Suivant une seconde ordonnance, rendue également en janvier, le duc
d'Orléans, au cas où Charles VI mourrait, recevait la régence avec le
gouvernement du Royaume, à la condition qu'il jurerait de défendre de
toute sa puissance la Reine et le jeune Roi[570].--Dès février 1393, le
duc prêta ce serment[571].

[Footnote 570: _Ordonnances des Rois..._ t. VII, p. 535.]

[Footnote 571: Jarry, _Vie politique de Louis d'Orléans_, p. 102.]

Ces dispositions, en cas de minorité du Dauphin, n'accordaient à
Isabeau que l'ombre du pouvoir. Son autorité, dans les affaires du
Royaume, resterait nulle, elle serait seulement la présidente d'un
conseil de famille, à peine placée au-dessus des ducs, que leur serment
engageait envers leur neveu, mais point envers sa mère. Si la volonté
venait à la tutrice de prendre quelque part au gouvernement du Royaume,
il lui faudrait briser les liens dont elle était enveloppée. En
attendant, tant que son mari vivait, Isabeau comme Reine, n'avait aucun
pouvoir, aucun droit: sa personne était reléguée à l'arrière plan de la
scène politique.

Se contenta-t-elle de ce rôle effacé? La réponse sera affirmative si,
pour résoudre la question, l'on s'en rapporte aux seuls témoignages des
chroniqueurs. Suivant le Religieux de Saint-Denis, Isabeau n'était
alors que l'épouse bien-aimée de Charles VI; il la montre gémissant sur
la folie du Roi, priant pour sa guérison et distraite seulement de son
chagrin et de ses pratiques religieuses par les devoirs de la maternité
et les exigences de la représentation[572]. Pour Froissart, la bonne
reine de France était une vaillante dame «qui Dieu doutoit et aimoit»,
qui avait été en grande affliction du mal de son époux et en «avait
fait faire plusieurs belles aumônes et processions et par especial en
la cité de Paris[573]». En dehors de ces allusions au malheur de la
Reine, les deux annalistes ne parlent d'elle qu'à propos des fêtes,
des cérémonies et des réceptions d'ambassades auxquelles elle assiste,
sans jamais donner de détails caractéristiques sur son attitude ou
sur sa conduite. De leur silence, l'on pourrait inférer qu'Isabeau,
pendant ces dix années, mena au point de vue politique, une vie toute
passive, et que, tout d'un coup, en 1402, elle révéla des aptitudes de
souveraine. En vérité, de 1392 à 1402, aucun événement n'étant venu
modifier le régime institué par les Princes[574], elle ne fut l'auteur
d'aucun acte digne d'être consigné dans les chroniques. Mais les
documents d'archives, pourtant si secs, nous ont fourni quelques traits
de la physionomie que nous essayons d'esquisser; grâce à eux, nous
avons suivi Isabeau, à cette époque, dans certaines de ses démarches
publiques et privées, et nous pouvons affirmer que sous son apparente
soumission à la volonté des ducs, elle couvait d'ambitieux désirs.
Pour l'instant, elle ne paraissait avoir que des visées bornées à
l'accroissement de ses richesses; mais pour édifier la fortune qu'elle
rêve, elle déploie une énergie remarquable, on peut entrevoir déjà
de quelle étonnante persévérance sera capable son égoïsme. Cependant
si sa volonté est tenace, son observation est courte, aussi la
voit-on changer fréquemment de moyens, tenter des voies différentes,
parfois opposées, pour atteindre son but. Au même temps, le jeu des
partis l'intéresse, les intrigues et les négociations diplomatiques
l'attirent; la part qu'elle prend à ces dernières, pour secrète qu'elle
soit, est très active. En somme, au sortir de ces dix années, Isabeau
apparaîtra femme d'expérience, et l'ascendant qu'elle aura pris sur la
cour sera tel, que ceux-là même qui, en 1392, lui refusaient la plus
petite parcelle d'autorité, la placeront à la tête du pouvoir.

[Footnote 572: Religieux de Saint-Denis, _Chronique..._, t. II, p. 89.]

[Footnote 573: Froissart, _Chroniques_, liv. IV, ch. XXXVI, t. XIII, p.
189.]

[Footnote 574: La France était en paix avec l'Angleterre, elle
poursuivait d'actives négociations avec l'Italie et l'Allemagne, elle
était gouvernée avec fermeté par l'habile et sage Philippe de Bourgogne
et on pourrait dire que cette période fut relativement prospère, si les
impôts n'y étaient devenus excessifs.]

       *       *       *       *       *

Charles VI, dans le dernier paragraphe de son testament daté du mois de
janvier 1393[575], exprimait sa volonté que le douaire de la Reine fut
stipulé conformément aux ordonnances. Aussi, au commencement de cette
même année,[576] le Conseil royal décida-t-il que «par considéracion
et mémoire des très grandes, parfaites et vraies amours, fidélité
et obéissance qu'elle avait portés au Roi, des plaisirs qu'elle lui
avait faits et continuerait à lui faire», un douaire serait assigné à
Isabeau; et, pour que, si elle survivait à son mari, elle eut «dont
soy gouverner et maintenir honorablement son état ainsi qu'il affiert
et appartient à royne de France», l'importance du douaire fut fixée
à vingt-cinq mille livres tournois de rente annuelle;[577] suivant
la tradition, ajoutons-nous, puisque même somme avait été autrefois
assignée, par Philippe VI de Valois, à sa première femme Jeanne, (août
1328[578]) et par Charles V, à Jeanne de Bourbon[579]. En cette année
1393, la Reine Blanche, seconde femme de Philippe VI, jouissait d'un
revenu équivalent; les vingt-cinq mille livres tournois devaient être
assignées en argent ou en terres sur le Royaume et sur le Dauphiné[580].

[Footnote 575: Il y a deux testaments de Charles VI identiques dans la
forme: le premier, daté de Paris, janvier 1393. (Bibl. Nat., f. fr.
15603, fol. 88), le second, daté de Paris, septembre 1393. (Bibl. Nat.,
f. fr. 25707, fol. 352-354).--Dans ce testament, le nom de la Reine se
rencontrait plusieurs fois. A propos de sa sépulture à Saint-Denis, le
Roi ordonnait qu'en «la ditte chapelle sa très chiêre et très aimée
compagne fut enterrée, s'il lui plaîst», que sa sépulture fut ordonnée
comme il avait fait de la sienne propre; et il ajoutait «tant pour nous
comme pour luy ordonnons cent livres parisis de rente pour y fonder
messes ou obiz». Plus loin, c'était une donation de six cents francs à
l'hôpital Saint-Antoine-lès-Paris, à laquelle Isabeau était associée,
pour la célébration de deux messes du Saint-Esprit et plus tard d'un
obit.]

[Footnote 576: Quand en février 1393, le duc d'Orléans prêta le
serment, dont nous avons parlé plus haut, il jura de garder le douaire
de la Reine «tel comme il lui est ou sera ordonné». (_Ordonnances des
Rois de France..._, t. VII, p, 535.)]

[Footnote 577: Arch. Nat. J 390, pièce 15.]

[Footnote 578: Arch. Nat. J 357.]

[Footnote 579: Charles VI, dans ses lettres, invoquait l'exemple de son
père «ainsi que fist nostre très chier seigneur et père de semblable
somme nostre très aimée dame et mère, dont Dieu ait les âmes». Arch.
Nat. J 390, pièce 15.]

[Footnote 580: Arch. Nat. J 390, pièce 15.]

La Chambre des Comptes, dès que l'ordre lui en eût été donné par les
lettres royales du 21 février 1393[581], s'occupa de déterminer les
fonds sur lesquels cette rente serait assise. La tâche, difficile en
elle-même, était encore compliquée par l'existence du douaire de la
reine Blanche; il fallait se garder de confondre les deux douaires.
Au bout d'un an et demi le travail fut terminé; Isabeau put connaître
quels lieux et quelles terres fourniraient chaque année à ses dépenses
si elle devenait veuve; la liste que lui soumirent les gens des Comptes
était longue[582].

[Footnote 581: Ibid. «Assignacion de 25000 liv. tournois de rente à
Elysabeth de Bavière reyne de France, pour son douaire avec injonction
aux gens des comptes d'avoir à faire une assiette convenable desdites
25000 liv. tour. de rente.» Arch. Nat. PP 117, nº 1113, fol. 308 vº.]

[Footnote 582: Arch. Nat. J 390, pièce 15.]

Dans l'Ile de France, au pays des bords de la Seine, elle avait: Moret,
Fontainebleau, Samois[583], Pont-sur-Yonne[584], Nemours[585] «avec la
revenue et emolumens du pont de l'arche de Melun».

[Footnote 583: Samois, cant. et arr. de Fontainebleau, dép. de
Seine-et-Marne.]

[Footnote 584: Pont-sur-Yonne, ch.-l. de cant., arr. de Sens, dép. de
l'Yonne.]

[Footnote 585: Nemours, ch.-l. de cant., arr. de Fontainebleau, dép. de
Seine-et-Marne.]

La Champagne et la Brie devaient lui rapporter plus de cinq mille
livres tournois, par les revenus des villes et châtellenies de
Saint-Florentin[586], Pont[587] et Nogent-sur-Seine, Meaux, avec les
produits du marché; les droits payés chaque année par les abbés de
Saint-Faron[588], Sainte-Celine[589] et Lagny[590] «pour cause des
gardes de leurs dictes abbaies;» Crécy[591] avec son château; la ville
de Château-Thierry, qui, à elle seule, fournirait près de deux mille
livres tournois.

[Footnote 586: Saint-Florentin, ch.-l. de cant., arr. d'Auxerre, dép.
de l'Yonne.]

[Footnote 587: Pont-sur-Seine, cant. et arr. de Nogent-sur-Seine, dép.
de l'Aube.]

[Footnote 588: Saint-Faron, comm. Le Plessy-Placy, cant. de
Lizy-sur-Ourcq, arr. de Meaux, dép. de Seine-et-Marne.]

[Footnote 589: Sainte-Céline, abbaye bénédictine du diocèse de Meaux,
supprimée en 1658. _Gallia Christiana_, t. VIII, col. 1675.]

[Footnote 590: Lagny, ch.-l. de canton, arr. de Meaux, dép. de
Seine-et-Marne.]

[Footnote 591: Crécy, ch.-l. de canton, arr. de Meaux, dép. de
Seine-et-Marne.]

Les châtellenies de Coulommiers et de Bar-sur-Seine devaient être
comprises dans le douaire, mais comme les revenus en étaient alors
affectés à la duchesse de Bar et à l'amiral Jean de Vienne, on avait
déclaré qu'Isabeau serait assignée pour la somme équivalente sur la
vicomté de Rouen, jusqu'à ce que les dites châtellenies eussent fait
retour au Roi.

Elle recevait encore en Normandie Pont-de-l'Arche, la vicomté de
Montivilliers[592], les rentes et revenus de la ville et sergenterie de
Harfleur[593], la vicomté de Caudebec[594] et celle de Ouques[595].

[Footnote 592: Montivilliers, ch.-l. de canton, arr. du Havre, dép. de
Seine-Inférieure.]

[Footnote 593: Harfleur, cant. de Montivilliers, arr. du Havre, dép. de
Seine-Inférieure.]

[Footnote 594: Caudebec, ch.-l. de canton, arr. d'Yvetot, dép. de
Seine-Inférieure.]

[Footnote 595: Ouques, aujourd'hui Houquetot, cant. de Goderville, arr.
du Havre, dép. de Seine-Inférieure.]

Le Dauphiné lui donnerait, avec les revenus de sept châtellenies du
Briançonnois, les profits et émoluments des gabelles du Viennois, du
Valentinois[596], et aussi le pacage de Pizançon[597], de sorte que
cette province fournirait à elle seule le quart des vingt-cinq mille
livres.

[Footnote 596: Valentinois, comté de Valence en Dauphiné.]

[Footnote 597: Pizançon, comm. de Chatuzange, cant. de Bourg-de-Péage,
arr. de Valence, dép. de la Drôme.]

Isabeau se plaignit que ses futures propriétés fussent situées à de
trop grandes distances les unes des autres; et c'est sans doute pour
faire droit à ses réclamations qu'un dernier article des lettres
royales de juillet 1394 lui accorde la faculté d'échanger, après la
mort de la reine Blanche, quelqu'une des châtellenies primitivement
fixées contre le pays de Vernon-sur-Seine[598]; la richesse du sol
normand lui était un sûr garant de la régularité des revenus.

[Footnote 598: Vernon, ch.-l. de cant., arr. d'Évreux, dép. de l'Eure.]

Dès lors, la Reine eut en ses coffres un livre où était consignée
l'assiette de son douaire. Ce relevé avait été fait par l'un de ses
clercs[599], suivant l'ordonnance du Trésorier François Chanteprime.

[Footnote 599: Ce clerc s'appelait Perrin Beaujart. Le travail lui
fut payé 10 livres, 16 sous parisis, le 16 septembre 1394. (Comptes
de l'Argenterie de la Reine, premier Compte d'Hémon Raguier: communes
choses.--Arch. Nat. KK 41, fº 65 rº.)]

Mais si le Roi venait à mourir, peut-être que les Princes
réclameraient, pour la tutelle des Enfants de France, une partie des
revenus de la reine douairière? La prévoyante Isabeau demanda donc
à Charles VI, et en obtint, (janvier 1397) des lettres où il était
expressément ordonné que la Reine aurait pour elle-même vingt-cinq
mille livres tournois de rente, nonobstant que «certaines des terres ou
revenues attribuées au douaire aient été ou puissent être données pour
la tutelle, garde et nourrissement de enfants de France[600]».

[Footnote 600: Arch. Nat. J 360, pièce 7.]

Il ne faut pas croire que le Roi, par cette déclaration, autorisait
sa femme à entrer immédiatement en jouissance de son douaire, il
confirmait seulement les lettres de 1394, en spécifiant que la Reine
devenue veuve, serait personnellement rentée de vingt-cinq mille livres
tournois.

L'année suivante, la reine Blanche mourait[601]; Isabeau s'intéressa
aux opérations de l'importante succession, car elle expédia un message
à Néauphle aux exécuteurs testamentaires[602]. Quand tout fut réglé,
Charles VI ordonna que les terres, autrefois données à la reine
Blanche, fussent remises en leur premier état pour retourner à leur
ressort ordinaire, et que leurs recettes rentrassent dans les caisses
des vicomtés dont elles dépendaient anciennement.

[Footnote 601: La reine Blanche mourut le 8 octobre 1398 (le Père
Anselme, _Histoire Généalogique de la Maison de France..._, t. I, p.
105).]

[Footnote 602: La Reine envoya le chevaucheur Thevenin Courtin. Arch.
Nat. KK 45, fº 17 rº.]

Isabeau, depuis longtemps à l'affût d'une belle occasion, rappela
alors que Vernon lui avait été promis, et de nouveau fit remarquer
que l'assiette de son douaire «était en divers païs et moult distans
les uns des autres»; elle préférait qu'il «fust plus ensemble et en
lieux plus prochains les uns des autres». Son rêve était d'échanger
plusieurs de ses châtellenies éparses dans le Royaume, contre de
productives terres normandes[603]. Nous ignorons si, jusqu'en 1401, des
satisfactions partielles lui furent données; mais le 7 janvier de cette
année, des lettres royales lui accordèrent la liberté de bouleverser et
de fixer, à son gré, pour le présent et pour l'avenir, le fonds de son
douaire; elle pouvait «quitter» les châtellenies du douaire primitif
qui ne lui plaisaient pas et choisir parmi celles de la reine Blanche.

[Footnote 603: Arch. Nat. J 364.]

Le Roi disait aux gens des Comptes: «la dite première assiette des
vingt-cinq mille livres tournois de terre ou de rente et les lettres
sur ce faites demeurent en leur force et vertu, en et tele condicion et
manière que icelle notre compaigne y puisse retourner ou temps avenir,
se bon lui semble, et reprendre touttefoiz qu'il lui plaira les terres
de la dite première assiette ou partie d'icelles, en en délaissant
autant dans icelles qui furent à notre dite dame et mère la royne
Blanche[604]».

[Footnote 604: Arch. Nat., J 364.]

Bientôt un nouvel état du douaire de la Reine fut dressé[605]:
les terres dans l'Ile de France et la Champagne, qui avaient été
primitivement désignées, furent abandonnées pour des biens-fonds en
Normandie, et afin de parfaire les vingt-cinq mille livres tournois,
une partie des rapports de certains étangs et viviers de cette région
fut attribuée à Isabeau: à Bellosanne[606], à Montlouvet[607], à
Gournay[608].

[Footnote 605: Bibl. Nat. f. fr. 6537, nº 115.]

[Footnote 606: (Bellosanne)? lieu dit, proche de Montlouvet.]

[Footnote 607: Montlouvet, comm. de Luy-Saint-Fiacre, canton de
Gournay.]

[Footnote 608: Gournay, ch.-l. de canton, arr. de Neufchâtel, dép. de
la Seine-Inférieure.]

Le jour même où, par ces revenus complémentaires, le douaire se
trouvait expressément et définitivement stipulé, la Reine jugea
qu'elle pouvait demander davantage. Mais nous sommes en 1403, la
situation qu'Isabeau a su s'assurer lui permet de disposer du Royaume.
Elle remontra donc que la dernière concession royale garantissait
strictement l'intégralité des vingt-cinq mille livres tournois
de rente; que les profits à tirer des étangs normands seraient
un perpétuel sujet de discussion entre les officiers de la Reine
douairière et ceux du Roi son fils; que peut-être même, on lui
contesterait les deux cents livres de revenus sur les viviers, et que
cependant ceux-ci, «point repavez et appoissonnés, viendraient à non
valoir». Comme il fallait à tout prix que la Reine eut un domaine
parfaitement entier, on lui abandonna, en plus des vingt-cinq mille
livres tournois, tous les émoluments des étangs, à condition qu'elle
tiendrait ceux-ci en bon état «comme douairière doit faire[609]».

[Footnote 609: Bibl. Nat. f. fr. 6537, nº 115.--Les registres de la
Chambre des Comptes mentionnent à la date de 1403 «... assignation
à Izabelle de Bavière de 25.000 l. t. de rente pour son douaire sur
plusieurs natures de biens» puis «autre assignation à la dite reine
pour le parfait payement de son dit douaire». Arch. Nat. PP 117, nº
1182, fº 52.]

La Reine put se croire dès lors bien pourvue et assignée en bons
lieux pour le cas où Charles VI disparaîtrait; elle avait su troquer
ses médiocres terres de la Champagne et de l'Ile de France contre
de fertiles campagnes de Normandie; la destinée devait déjouer ses
prévoyants calculs; ce riche pays sera bientôt envahi par les Anglais,
et jamais la Reine douairière n'en retirera un seul denier![610]

[Footnote 610: Lettre d'Isabeau, reine douairière, au sujet de ses
vignobles d'Heilbronn, 7 février 1423. (Munich: Archives Générales du
Royaume.)]

Les précautions d'Isabeau pour que son douaire ne pût être entamé et
lui demeurât assigné le plus richement et le plus commodément possible,
n'étaient, en somme, que le fait d'une femme avisée et circonspecte.
Mais si nous considérons la fortune personnelle qu'à cette même époque,
la Reine s'efforçait d'édifier, si nous observons que le plus constant
de ses soucis était alors d'acquérir de l'argent et des biens-fonds,
nous sommes induits à la taxer de cupidité.

       *       *       *       *       *

Isabeau, ainsi que le duc et la duchesse d'Orléans vivaient sur la
même Argenterie que le Roi; chaque année une somme de trente mille
francs d'or était remise à l'argentier Charles Poupart, pour subvenir
aux frais d'entretien des deux ménages[611].

[Footnote 611: Cf. Comptes de l'Argenterie de Charles VI. Arch. Nat. KK
18 à 22.]

Profitant de la situation nouvelle que lui faisait la folie du Roi,
Isabeau, dès les premiers temps de cette maladie, voulut se rendre
maîtresse absolue non seulement de ses dépenses personnelles, mais
aussi de celles de ses enfants afin d'exercer plus sûrement sur eux
son influence, et par lettres royales datées d'Abbeville, le 25 mai
1393, Charles VI ordonne que la Reine «ait son argenterie à part et
qu'elle ait pour elle et pour nos diz enfans et les siens dix mille
francs d'or par an des XXXm frans dessus diz», indiquant pour motif
de cette décision que «notre dicte compaigne n'a pas eu aucune fois
si promptement comme eust voulu, et que besoing en étoit, tant pour
elle que pour nos diz enfans, ce qui leur appartenoit de la dite
argenterie[612]». Hémon Raguier, clerc de la chambre aux deniers
d'Isabeau, et maître de la Chambre aux deniers du Dauphin, fut promu
Argentier de la Reine et reçut pour ses nouvelles fonctions cent livres
parisis de gages annuels[613].

[Footnote 612: Argenterie de la Reine. Arch. Nat. KK 41, fº 2 rº et
vº.--Bien entendu, les lettres de Charles VI ne faisaient mention ni
de la volonté de la Reine, ni de son calcul politique. D'ailleurs le
prétexte invoqué par Isabeau était plausible; Charles Poupart était
positivement débordé par d'incessantes demandes d'argent, et le nombre
des Enfants de France s'accroissant, le désordre commençait à se mettre
dans l'Argenterie royale. On voit, par le compte d'août 1391 à janvier
1392, que Charles Poupart avait à fournir «aux besognes du Roi, de
la Reine, des princesses Isabelle et Jeanne de France, du duc et de
la duchesse de Touraine», et à partir de 1392 du Dauphin;--la tenue
des livres laissait à désirer, l'écriture et la disposition du compte
d'août 1391 à janvier 1392 sont peu soignées. Voy. Arch. Nat. KK 22.]

[Footnote 613: On a cru que Hémon ou Hémonnet Raguier appartenait à une
famille allemande venue en France à la suite d'Isabeau. M. Moranvillé
a prouvé qu'il était d'origine française. Voy.: notes de l'édition du
_Songe Véritable_ (_Mém. Soc. Histoire de Paris_, t. XVII, p. 416.)]

Le 31 juillet 1393, Isabeau prenait la direction de ses revenus et
de ceux de ses enfants; mais ses désirs de fortune n'étaient pas
satisfaits. Charles VI, dans son Argenterie, avait l'habitude de faire
ce qu'on appelait des ordonnances au comptant[614]; leur nombre s'était
même considérablement accru de 1389 à 1392, au grand désespoir de la
chambre des Comptes[615]. La Reine, prétendant jouir du même privilège,
représenta au Roi «qu'il lui étoit nécessité d'avoir souvent, tant pour
elle que pour ses enfants, plusieurs choses secrètes» et le 13 mars
1394, il fut ordonné, au nom du Roi, à Hémon Raguier de délivrer à la
Reine «à une fois ou à plusieurs, tant et tele somme d'argent comme
elle vouldra avoir pour emploier ès choses dessus dictes à sa volonté
et plaisance»; et les gens des Comptes devront se contenter de recevoir
de la Reine des cédules[616] ordonnant le paiement sans qu'ils puissent
«demander déclaracion aucune des choses en quoy ledit argent sera
emploié[617]».

[Footnote 614: Dans les Ordonnances au Comptant le Roi avisait les
gens des Comptes qu'il avait pris «pour son plaisir» une certaine
somme d'argent dont il indiquait le montant mais non l'emploi. Ces
ordonnances furent la principale cause du désordre des finances sous
l'Ancien Régime. Cf. Clamageran, _Histoire de l'Impôt en France_
(Paris, 1867-1876, 3 vol. in-8º).]

[Footnote 615: Charles VI usa des ordonnances au Comptant surtout à
l'époque du sacre de la Reine (1389).]

[Footnote 616: Le mot cédule était au moyen âge un terme générique
équivalent à peu près à notre mot billet; mais on a très souvent
désigné par ce terme des mandats ou attestations de paiement.]

[Footnote 617: Arch. Nat. KK 41, fº 3 vº et 4 rº.]

Vers le même temps, Isabeau s'était plainte que ses dettes restassent
impayées; elle les avait contractées par ses nombreux achats à crédit
alors que l'Argenterie du Roi ne lui fournissait pas assez vite ce
dont elle avait besoin pour elle et ses enfants; et maintenant elle
laissait entendre au Roi qu'elle «vouldroit moult que les marchands en
fussent paiez». Le Conseil royal, que présidait ce jour-là le duc de
Berry, dont l'indulgence égalait la prodigalité, autorisa Hémon Raguier
à régler purement et simplement les arriérés de la Reine, sans examen
ni contrôle[618].

[Footnote 618: Lettres de Charles VI, Paris, 14 mars 1894, «ainsi
signées par le Roy, Monseigneur de Berry et le sire de Lebret
(d'Albret) présens...». Arch. Nat. KK 41, fº 4 rº et vº.]

Citons encore comme détail complémentaire la lettre royale du 28 août
1394 qui décidait que les draps de laine ou de soie et autres choses
de l'Argenterie déjà achetées ou dont on devait faire l'emplette à
l'avenir seraient remises à la Reine, «pour les faire garder, détailler
emploier et dispencer à sa volonté et plaisance», non pas au fur et à
mesure de ses besoins, mais au gré de ses désirs, «toutes et quantes
fois qu'il lui plaira[619]».

[Footnote 619: Arch. Nat. KK 41, fº 5 rº et vº.]

       *       *       *       *       *

Cependant Isabeau possédait déjà tout un trésor formé des cadeaux
que lui avaient offerts, à l'occasion des fêtes, des étrennes ou
des naissances de ses enfants, le Roi et les seigneurs français et
étrangers, sans compter les sommes d'argent qu'elle s'était fait donner
ou qu'elle avait réussi à économiser.

Elle résolut bientôt de soustraire aux regards des indiscrets et à la
tentation des voleurs «ses joyaux et ses lettres (de propriété?)». A
cet effet, elle commanda (6 octobre 1394), un grand coffre de noyer
«fort et espez garni de deux serrures[620]», elle le fit ferrer
tout du long d'une grande bande de fer[621]; une fois rempli, des
gens sûrs le déposèrent en la grosse tour du Temple[622], dans une
certaine chambre dont l'entrée fut scellée par une grosse barre de
fer à deux crampons[623]. Peu de temps après, la Reine ordonna de
transporter son trésor de la tour du Temple dans celle de la Bastille
Saint-Antoine[624], où les mêmes précautions furent prises, les
serrures changées, et «deux gros verrous neufs mis en deux huis de la
dite tour[625]».

[Footnote 620: Le coffre fut acheté à Raoullet du Gué, hûchier,
demeurant à Paris. Arch. Nat. KK 41, fº 69 vº.]

[Footnote 621: Les ferrures furent fournies par le serrurier Thomas le
Gosson. Ibid, fº 70.]

[Footnote 622: La clôture du Temple comprenait tout le terrain
qu'occupe actuellement le quartier du Temple; ses murailles étaient
crénelées et flanquées de tours. La grosse tour carrée du donjon, avec
ses quatre tourelles, défendait les marais qui de ce côté formaient la
ceinture avancée de Paris; pendant le XIIIe et le XIVe siècles, les
rois y déposèrent leurs trésors. Depuis la suppression de l'ordre des
Templiers (1311), les bâtiments du Temple étaient devenus la possession
des Hospitaliers. Legrand, _Paris en 1380_, p. 54 et note 4.]

[Footnote 623: Arch. Nat. KK 41, fº 70.]

[Footnote 624: «Pour la paine de deux valets qui ont désassemblé le
coffre en la tour du Temple et l'ont rassemblé en une tour du chatel
Saint-Antoine... et livré deux formes, une table et deux tréteaux pour
cette tour, 29 octobre.» Arch. Nat. KK 41, fº 69 rº.--La Bastille
Saint-Antoine appartenait à l'enceinte de Charles V. La première
pierre avait été posée, le 22 avril 1370, par le prévôt de Paris,
Hugues Aubriot; mais Charles V ne fit que commencer la construction
de l'édifice, Charles VI l'acheva. La décision prise par la prudente
Isabeau de déposer son trésor à la Bastille Saint-Antoine en octobre
1394 prouve qu'à cette date les travaux étaient terminés et, à notre
avis, fixe définitivement la date jusqu'ici ignorée de l'achèvement de
la forteresse. Voy. F. Bournon, _La Bastille_, p. 4-7.]

[Footnote 625: Arch. Nat. KK 41, fº 70 rº.--Pour placer dans le coffre
les lettres et les joyaux, la Reine avait fait acheter 42 livres de
coton. _Ibid._]

Les motifs de ce transfert étant restés inconnus, faut-il supposer
qu'en digne petite-fille de Bernabo Visconti, Isabeau, qui résidait
alors à l'hôtel Saint-Pol, tint à ce que ses objets précieux fussent
placés en un lieu à la fois sûr et très proche de sa demeure de façon
qu'elle les eût, pour ainsi dire, sous la main?

       *       *       *       *       *

Mais les joyaux, les meubles de prix et les monnaies d'or et d'argent
ainsi accumulés ne pouvaient constituer la grosse fortune que la
Reine ambitionnait. Aussi la voit-on toute préoccupée d'acquérir
des biens-fonds aux conditions les plus avantageuses possible; elle
désirait surtout posséder en propre certaines résidences royales afin
de les aménager ou de les transformer suivant ses goûts.

Déjà elle était propriétaire du «Val-la-Royne», elle l'avait à grands
frais réparé et embelli, et le 22 mai 1395, elle y offrit au Roi, alors
dans une période de calme, une très belle fête de printemps[626].

[Footnote 626: Arch. Nat. KK 41, fº 60 rº et vº.]

Les grands préparatifs faits pour «le jour que le Roi dina», et les
grosses dépenses qu'occasionna sa réception dans cette maison des
champs, prouvent que Charles VI s'y était rendu escorté d'une nombreuse
suite: des chandeliers d'or tout exprès redressés et entaillés
d'écussons aux armes de la Reine éclairaient le festin; dans de grands
hanaps d'or buvaient des douzaines de convives; des pots d'argent, des
aiguières «brunies et lavées» pour la circonstance, la plus riche des
vaisselles de la Reine décoraient les tables.

Des surprises avaient été ménagées aux hôtes: une houppelande de
velours noir fut offerte au Roi[627], et les personnages de son escorte
se partagèrent, chacun suivant son rang, quinze anneaux d'or émaillés
de vert enchâssant un diamant, et des tourets[628] pour longes à
épervier, les uns avec une grosse perle, les autres en argent doré.
Ces derniers présents indiquent qu'une chasse à l'oiseau fut l'un des
divertissements de la journée.

[Footnote 627: Un collier semé de cosses de genêt, émaillé de noir
était attaché à la houppelande, Arch. Nat. KK. fº 60 rº et vº.]

[Footnote 628: Un touret est une pièce de fer ou de cuivre, servant à
tendre ou à détendre une corde.]

Dans la distribution des cadeaux, aucun des invités ne dut être oublié,
car Roulland, lui-même, le bon lévrier du Roi, reçut d'Isabeau un
collier d'argent doré émaillé aux armes de Charles VI.

       *       *       *       *       *

Un mois environ après sa visite au Val-la-Reine, le Roi autorisa sa
femme «à prendre et à appliquer à elle», une certaine maison sise
à Paris, en face de l'église Saint-Paul, qu'elle convoitait depuis
quelque temps. Quand Jean Dutrain, qui la tenait à vie, moyennant cent
sols parisis de rente[629], trépassa, Isabeau rappela que cette demeure
avait jadis appartenu à la reine Jeanne de Bourbon; et le 26 juin 1395,
elle en prit possession[630].

[Footnote 629: Ou soixante livres cinq sous tournois, c'est-à-dire de
625 à 650 francs, valeur intrinsèque.]

[Footnote 630: Sauval, _Histoire et Recherches des Antiquités de la
Ville de Paris_, (Paris, 1724, 3 vol. in-fº) t. III, p. 259.]

L'année suivante (septembre 1396), la Reine ordonne à Jean Menessier,
notaire au Châtelet de Paris, de dresser vidimus[631] des lettres
royales touchant Montargis, Courtenay[632] et autres terres
avoisinantes que peu auparavant, elle avait obtenues de Charles
VI[633]; et le 31 octobre le même notaire établissait un vidimus de la
donation de Crécy, château et pays, faite à la Reine[634].

[Footnote 631: Un vidimus était une expédition authentique d'un
document sous la garantie d'une autorité constituée. Le nom de vidimus,
en usage dans la chancellerie royale à partir du XIVe siècle, venait de
la formule «Noverint universi... quod nos vidimus». (Sachent tous que
nous avons vu) qui, dans l'acte confirmatif, précédait la transcription
du document primitif.]

[Footnote 632: Courtenay, ch.-l. de canton, arr. de Montargis, dép. du
Loiret.]

[Footnote 633: Arch. Nat. KK 41, fº 121 vº.]

[Footnote 634: Arch. Nat. KK, 41, fº 121 rº.]

Mais Crécy et Montargis, belles propriétés de rapport cependant, ne
satisfont qu'à demi Isabeau, qui les trouve trop éloignées[635], aussi
le 3 décembre 1397, «afin qu'elle ait hostel près Paris auquel elle
se puisse aler jouer et esbattre quand bon lui semblera», Charles VI
lui donne la royale et superbe résidence de Saint-Ouen appelée «la
noble Maison», que Charles V avait ornée et décorée avec un luxe qui
éclipsait presque celui de Vincennes[636]. Le château de Saint-Ouen
était donné à la Reine pour sa vie durant «avec tout le ménage,
garnisons et autres meubles estans en icellui», ensemble les jardins,
terres et vignes «sans rien excepter[637]».

[Footnote 635: Isabeau prenait soin de la chapelle de son château de
Montargis. En effet, on lit dans les Comptes de l'Argenterie de la
Reine, 1401-1402 «... un autel de marbre et une paix, (la patène que
le prêtre donne à baiser à l'offrande)... lesquelz ont este portées à
Montargis pour servir en la chapelle du Chastel»;--«un estuy garni de
drap d'argent et de corporaulx, (linges bénits sur lesquels le prêtre
pose le calice) baillé à Bouciquault pour porter en la chapelle de
Montargis». Arch. Nat. KK 42, fº 48 vº.]

[Footnote 636: Le roi Philippe VI avait hérité de son père, Charles
de Valois, le manoir de Saint-Ouen. Jean le Bon en fit une de ses
résidences favorites, et l'appela «la Noble Maison» après qu'il y eut
fondé (1351) l'ordre de chevalerie de l'Étoile. Etienne-Marcel y eut
une entrevue avec Charles le Mauvais, roi de Navarre. En 1374, Charles
V donna «la Noble Maison» à son fils le dauphin Charles «pour son
esbatement». Lebeuf, _Histoire du diocèse de Paris_, t. I, p. 573.]

[Footnote 637: Bibl. Nat. f. fr. 5637, nº 119.]

Isabeau entendait ne perdre absolument rien de ce que comportait
l'opulente donation. S'étant aperçue, en 1401, que dix arpents de
terre, sis entre Saint-Ouen et Clichy-la-Garenne, et dépendant de son
château, restaient affermés à un jardinier de l'hôtel qui en payait la
rente, six livres, au domaine royal, elle fait valoir «qu'elle n'a peu
ni peut joïr de la dicte rente combien que par vertu du don royal elle
doit être sienne», et le 8 octobre 1401, Charles VI donne des lettres
pour qu'il soit fait droit à cette réclamation; les gens des Comptes, à
leur tour, ordonnent au receveur de Paris de laisser la Reine «joïr sa
vie durant de l'ostel royal de Saint-Ouen, ensemble les six livres de
rente» (19 octobre 1401)[638].

[Footnote 638: _Ibid._]

Usufruitière de cette somptueuse demeure, cadre admirable des plus
brillantes réceptions, Isabeau désira posséder une ferme. Le 4 mars
1398, Charles VI, moyennant quatre mille écus d'or à la couronne, soit
dix mille francs, acquit d'un bourgeois de Paris, Giles de Clamecy et
de Catherine sa femme «certains héritages assis et situés à Saint-Ouen
et au terrouer d'environ», et il en fit aussitôt le transport à la
Reine, qui se trouva ainsi propriétaire d'un hôtel, sis en face de
la noble Maison, avec grange, étable, bergerie, colombier et tout
le pourpris (jardin), «villes et îles et une immense étendue de
champ[639]».

[Footnote 639: Arch. Nat. KK 41, fº 190 vº.]

Isabeau, dont les souvenirs d'enfance étaient si vivaces que l'appétit
du luxe n'avaient pu les étouffer, se livra à ses goûts dans l'hôtel
des Bergeries[640]. Elle se complut à jouer à la noble fermière, «pour
son esbatement et plaisance, elle fit faire aucun labourage, et nourrir
de la volaille et du bétail[641]».

[Footnote 640: Hôtel des Bergeries est le nom qu'Isabeau donne à cette
maison dans son testament du 2 septembre 1431.]

[Footnote 641: Arch. Nat. JJ. 154, fº 20 vº.]

Ils étaient peut-être aussi destinés à la Reine, ces domaines avec
toutes leurs dépendances, sis à Saint-Ouen, que Charles VI achetait à
la même date (4 mars 1398), de l'administrateur des biens de l'Abbaye
de Saint-Denis dûment autorisé pour cette cession par l'abbé Gui de
Monceau[642].

[Footnote 642: _Gallia Christiana..._, t. VII, col. 401.]

Si le doute est permis au sujet de l'attribution de ce dernier achat
du Roi, par contre, il est certain qu'Isabeau reçut en propre les deux
hôtels proches de Saint-Ouen qui furent acquis de Pierre Varoppel,
bourgeois de Paris et payés quatre mille écus d'or par le Trésor
royal[643]. Il semblerait que la Reine voulut à cette époque se rendre
propriétaire de toute cette région au nord de Paris. Le 14 décembre
1398, son premier écuyer, Robert de Pont-Audemer, qu'elle avait nommé
concierge du château de Saint-Ouen, lui vendait pour mille francs, les
quelques terres qu'il possédait près de Saucoyes[644]; et, pour que ses
domaines s'étendissent jusqu'aux portes de Paris, elle faisait acheter
tout Clichy, terres et seigneuries, moyennant douze mille francs[645].

[Footnote 643: Arch. Nat. KK 41, fº 191.]

[Footnote 644: Arch. Nat. KK 41, fº 191 rº.--Saucoyes, lieu dit, voisin
de Saint-Ouen. Les noms de terres et de villages dérivés du bas latin
_salicetum_ et désignant un lieu planté de saules, une _saussaie_, se
rencontrent très souvent dans les actes au moyen âge.]

[Footnote 645: Ces terres furent acquises de Pierre de Giac, conseiller
du Roi «pour accroître et ajouter à l'augmentation des revenues de la
noble maison de Saint-Ouin». Arch. Nat. KK 41, fº 151 vº.--On voit dans
le même compte de l'Argenterie de la Reine, février 1388 à janvier
1399, que Charles VI avait acheté d'autres domaines à Saint-Ouen pour
les ajouter à la Noble Maison. Ibid., fº 152 rº.]

Le même mois, elle obtenait de Charles VI, non pour elle-même, cette
fois, mais pour son homme de confiance, Hémon Raguier, et afin qu'il
demeurât dans son voisinage, deux hôtels sis à Saint-Ouen[646].

[Footnote 646: Arch. Nat. JJ 154, nº 37.]

Enfin, dans cette année de 1398, Isabeau avait vu se réaliser un autre
de ses rêves: elle possédait à Paris sa demeure personnelle, l'hôtel
Barbette[647]; partout ailleurs, en effet, à l'hôtel Saint-Pol, au
Palais, au Louvre, la Reine n'était pas chez elle, mais chez le Roi.

[Footnote 647: L'Hôtel Barbette était situé dans la partie du Marais
comprise entre les rues des Francs-Bourgeois, Vieille-du-Temple, de la
Perle et de la rue Elzévir. Sur cet emplacement, s'étendait, au début
du XIIIe siècle, la courtille Barbette, jardin champêtre ainsi appelé
de la maison de plaisance que le riche bourgeois Etienne Barbette y
avait fait bâtir. Vers 1388, Nicolas de Mauregard, trésorier de France,
commença la construction du nouvel hôtel. Jean de Montagu l'acquit
en 1390; il en fit une résidence magnifique où Charles VI coucha en
juillet 1392, à la veille de son départ pour la Bretagne. La reine
Isabeau, qui, nous l'avons vu, avait séjourné à plusieurs reprises à
l'hôtel Barbette ou Montagu de 1398 à 1400, l'acheta en 1401. Voy.
Charles Sellier, _Le quartier Barbette_, p. 3, et 32-35.]

Le coûteux entretien de ses maisons, hôtels et domaines ruraux eût
certainement obéré son Argenterie, si la Reine n'avait su se faire
défrayer, en grande partie, de ses charges de propriétaire. Le 13 juin
1400, par exemple, des lettres royales octroyaient vingt-quatre mille
livres tournois pour être «emploiés ès reparacion de ses châteaux et
maisons et autrement ainsi qu'il lui plaira[648]». Toute la somme fut
touchée, les quittances d'Isabeau en font foi[649].

[Footnote 648: Arch. Nat. KK 42, fº 1-3.]

[Footnote 649: Hémon Raguier trésorier des guerres et Argentier de la
Reine, donne quittance, le 18 août, au receveur Alexandre le Boursier
de la somme de 3 500 francs d'or pour les mois de juin et de juillet.
Bibl. Nat., Coll. Clairambault, vol. 93, pièce 7205, p. 41.--Le même
avait déjà donné le 28 février précédent quittance de 7 000 liv. tourn.
Ibid, pièce 7203, p. 38.]

Cependant ses dépenses augmentaient avec le nombre de ses enfants,
et ses besoins de luxe qui croissaient aussi d'année en année. Aux
recettes primitives de son hôtel furent ajoutés de nouveaux revenus,
assignés en bons lieux, tels que la recette des aides de certaines
villes de Normandie, les greniers de Paris, de Rouen, d'Amiens, et huit
mille francs à prélever sur la somme des aides à Paris[650].

[Footnote 650: Cette donation fut faite le 2 août 1405. Arch. Nat. P
2297, fº 351.]

Isabeau paraît avoir veillé personnellement à l'exacte rentrée de ses
revenus: Les habitants d'Amiens ayant été condamnés à une amende
dont le montant devait être versé à son Hôtel, elle les fit ajourner
à comparaître devant le Parlement, eux et l'abbé de Corbie[651], leur
seigneur et procureur[652].

[Footnote 651: Corbie, ch.-l. de cant., arr. d'Amiens, dép. de la
Somme.]

[Footnote 652: Isabeau envoya deux fois (19 juillet et 30 juillet 1398)
le chevaucheur Thévenin Colette à Corbie et à Amiens. (Comptes de
l'Hôtel de la Reine, Messages. Arch. Nat. KK 45, fº 16 vº). Peut-être
les bonnes gens d'Amiens avaient-ils d'abord résisté, s'attendant à un
peu de mansuétude de la part de la Reine, qu'ils savaient professer une
très grande vénération pour le saint Jean-Baptiste de leur cathédrale.]

Mais, quand son intérêt n'était pas aussi directement en jeu, Isabeau
savait plaider la cause des opprimés.

Vers 1398, les habitants d'Antony[653], près Paris, députèrent
quelques-uns des leurs auprès du Roi et du Conseil pour transmettre
leurs plaintes au sujet des grandes charges et redevances dont ils
étaient accablés; la plus lourde était la rente annuelle de douze
muids[654] d'avoine perçue par l'église et communauté de Longchamp.
Il faut croire que dans leur supplique ils s'adressèrent aussi à la
Reine dont les bonnes relations avec Longchamp étaient connues, ou que
celle-ci, au courant des questions soumises au Conseil, s'intéressa
particulièrement à cette affaire, car dans une lettre close[655]
qu'elle envoya à l'abbesse de Longchamp[656], elle fit une longue
mention de la démarche tentée auprès du Roi «pour certaine quantité de
povre peupple nagaires habitant et demourant en la ville d'Anthoigny»;
elle rappela leurs doléances, insistant sur ce «qu'il leur a convenu
du tout laissier la dicte ville et eulz en departir sans espérance de
jamais y retourner pour ce que nullement ne povoient sous tenir les
dictes charges»; puis, très judicieusement, elle signala les fâcheux
effets que pourrait avoir la désertion d'une ville «en laquelle
soulaient estre cinq cents feux[657]», et «qui était assise en bonne
marche et grant chemin de Paris»; il n'était pas douteux qu'Antony,
désertée par ses habitants, deviendrait un repaire de brigands;
et alors, pour les voyageurs et les marchands, il y aurait là un
très dangereux et périlleux passage. Afin de prévenir ces funestes
conséquences, Isabeau priait l'abbesse de Longchamp de consentir aux
habitants d'Antony un nouvel accord, à des conditions plus douces,
«pour leur permettre de retourner et demeurer paisiblement dans la
dicte ville».

[Footnote 653: Antony, cant. de Sceaux, dép. de la Seine.]

[Footnote 654: Le muid, ancienne mesure de capacité de France;--très
variable suivant les localités et les époques, selon qu'il s'agissait
de liquides ou de matières sèches et même selon la nature de ces
liquides ou de ces matières, le muid était d'environ 2 748 litres pour
l'avoine.]

[Footnote 655: Les lettres closes servaient à transmettre les ordres
secrets, à traiter les affaires confidentielles et surtout à la
correspondance privée. Elles se distinguaient des lettres patentes en
ce qu'elles étaient expédiées fermées et qu'elles étaient dépourvues de
date d'année ou de règne. La lettre d'Isabeau à l'abbesse de Longchamp
est un spécimen intéressant: D'après l'usage suivi à la chancellerie
royale depuis Philippe VI (1328), elle est écrite en français, sur
papier; la formule «De par la Royne» est placée en vedette en tête du
document; la teneur débute par «Chière et bien amée» et l'exposé n'est
précédé d'aucune suscription; après le dispositif, il n'y a ni formule
finale ni clause de garantie d'aucune sorte, mais seulement «Chere et
bien amée, le saint Esperit vous ait en sa sainte garde», la lettre
est datée du lieu, Paris, du quantième et du mois, le XXVIIe jour de
janvier, sans indication d'année. Comme les anciennes lettres missives,
avant l'usage des enveloppes, elle est pliée et l'adresse écrite au dos
«A notre chière et bien amée l'abbesse de Loncchamp».]

[Footnote 656: Arch. Nat. K 54, pièce 57.]

[Footnote 657: Le feu était une subdivision de la paroisse, équivalant
en général à un ménage ou à une famille.--Antony contenait donc environ
cinq cents familles.]

       *       *       *       *       *

La longue liste des messages de la Reine, à partir de 1398[658], nous
est une preuve certaine qu'en dehors des faits d'ordre privé, et des
questions d'affaires auxquelles nous l'avons vue si attentive, elle
s'intéressait aussi aux événements publics.

[Footnote 658: Les Comptes de l'Hôtel de la Reine de 1385 à 1398 ne
sont pas parvenus jusqu'à nous.--Cf. pour les messages d'Isabeau de
1398 à 1402, les Comptes de l'Hôtel pendant ces quatre années. Arch.
Nat. KK 45, fº 4, 17, 32, 79, etc.]

Ses relations par correspondance avec les plus hauts personnages
étaient suivies. Elle écrivait très souvent à Philippe de Bourgogne:
entre 1398 et 1402, on ne relève pas moins de quarante messages
d'Isabeau à l'adresse du duc qui, pourtant, faisait de fréquents et
longs séjours à Paris et dans les résidences royales. Ces lettres,
expédiées pour la plupart de l'hôtel Saint-Pol ou de la Maison
Barbette, vont rejoindre Philippe dans les lieux les plus divers:
Meaux, Corbeil, Crécy, Clermont; dans maintes villes de Normandie;
quelques-unes lui sont adressées dans ses États, à Tournay (janvier
1398), à Arras (1398, 1399, 1400); notamment celle que lui apporta
Jaquet «de la part de la Royne et de Monseigneur le Dalphin». Lorsque
quelque grave affaire est en cours, les messagers se succèdent à peu de
jours d'intervalle et parfois deux chevaucheurs sont dépêchés, dans la
même journée, vers le duc.

Assez nombreuses aussi sont les lettres qu'Isabeau envoie à Louis
d'Orléans et à Monseigneur de Berry; en cas d'urgence, les courriers
vont trouver ce dernier jusqu'à Bourges, jusqu'en Auvergne.

L'adresse du duc de Bourbon est très rare; sa compétence et son
autorité étaient inférieures à celles des ducs de Bourgogne et de
Berry, et la Reine, sans doute, le consultait ou le renseignait moins
souvent que ceux-ci.

Plusieurs missives sont expédiées à de nobles dames, momentanément
absentes de la Cour, et quand la reine Blanche, en 1398, est atteinte
de la maladie dont elle ne se relèvera pas, un courrier d'Isabeau est
dépêché à Néauphle pour prendre des nouvelles[659].--Deux membres du
Conseil, dont les noms figurent au bas d'un grand nombre d'ordonnances
royales de cette époque, le vicomte de Meaux[660] et le comte de
Tancarville reçoivent, à plusieurs reprises, des lettres de la
Reine[661], ainsi que l'évêque de Senlis[662], grand ami des oncles du
Roi.

[Footnote 659: Arch. Nat. KK 45, fº 5 rº.]

[Footnote 660: Philippe de Coucy, seigneur de Condé en Brie, vicomte de
Meaux (cousin d'Enguerrand VII, sire de Coucy) marié à Jeanne de Cany.
Cf. le Père Anselme, _Histoire généalogique..._, t. VIII. p. 546.]

[Footnote 661: Guillaume IV comte de Tancarville, vicomte de Melun,
chambellan héréditaire de Normandie, grand bouteillier de France depuis
1397, marié à Jeanne de Parthenay, dame de Semblançay en Touraine.
_Histoire généalogique..._, t. V. p. 227.]

[Footnote 662: Arch. Nat. KK 45, fº 49 rº.--Jean I Dodieu, évêque de
Senlis depuis 1380, était l'un des exécuteurs testamentaires de la
reine Blanche. _Gallia Christiana_, t. X, col. 1340-1341.]

Malheureusement aucun de ces messages ne nous a été conservé; mais sans
nous attarder à de hasardeuses hypothèses sur leur contenu, constatons
que la seule liste de leurs destinataires ne laisse pas que d'être très
significative. Isabeau se tenait au courant des choses de la politique,
et elle savait s'adresser aux meilleures sources, car la plupart de ses
correspondants sont des princes ou des conseillers ayant tous part au
gouvernement.


Il faut croire qu'en 1392, la Reine assista indifférente à la chute
des Marmousets; en effet, si elle avait témoigné quelque déplaisir
de l'événement, ou si, au contraire, elle y avait applaudi, nous le
saurions comme nous savons que les ministres, fort malmenés par les
Princes, durent la vie et la conservation d'une partie de leurs biens à
la jeune duchesse de Berry qui intercéda pour eux, et à l'intervention
de Charles VI dans un de ses moments de lucidité[663].

[Footnote 663: Froissart, _Chroniques..._, liv. IV, ch. XXX, t. XIII.
p. 129-134.--H. Moranvillé, _Étude sur la vie de Jean le Mercier_. p.
154-161.]

Isabeau pourtant ne pouvait avoir à se plaindre des conseillers du
Roi, car toujours ils avaient su procurer à la Couronne les sommes
nécessaires à ses grandes dépenses; personnellement même, elle leur
devait l'éclat des fêtes qui avaient signalé ses heureuses années:
peut-être eût-elle pu leur témoigner sa reconnaissance dans leurs
mauvais jours?[664] Mais elle était trop attachée à leur pire ennemi,
Philippe de Bourgogne qui avait fait son mariage; sa gratitude pour lui
était profonde et ne se démentit jamais; de plus, les hautes facultés
de cet homme politique lui imposaient; en vérité, cette nièce soumise
et respectueuse n'eût su, ni pu plaider, devant Philippe, la cause des
ministres disgraciés.

[Footnote 664: Longtemps les historiens ont exalté le gouvernement des
Marmousets, opposant leur sage administration et leur désintéressement
à la politique brouillonne et aux exactions des Princes, oncles de
Charles VI.--L. Merlet et M. Moranvillé, dans leurs études sur Jean
de Montagu et Jean le Mercier, ont prouvé que ces éloges étaient très
exagérés.]

Pourtant elle ne rompit pas toute relation avec eux[665], car nous
remarquons qu'elle était en correspondance avec Madame de la Rivière,
femme de Messire Bureau; et que même elle écrit à Olivier de Clisson,
réfugié en Bretagne[666]. Bien plus, le personnage qui, avec Hémon
Raguier, partage sa confiance n'est autre que Jean de Montagu, vidame
du Laonnais. Cet ancien Marmouset avait échappé au naufrage de ses
collègues[667], ou du moins il était assez rapidement remonté à la
surface; il avait réussi à conserver la faveur du Roi, et à se placer
très avant dans les bonnes grâces de la Reine, sans que, cependant, les
ducs en prissent de l'ombrage, car, en 1395, il était devenu souverain
maître de la dépense des Hôtels du Roi et de la Reine[668].

[Footnote 665: Arch. Nat. KK 45, fº 32 vº.]

[Footnote 666: Après une scène avec Philippe de Bourgogne, Olivier de
Clisson s'était enfermé dans château de Montlhéry, d'où il avait gagné
ses terres de Bretagne. Il fut destitué de son office de connétable et
remplacé par Philippe d'Artois comte d'Eu fils de Jean d'Artois.]

[Footnote 667: Jean de Montagu, fils aîné de Gérard de Montagu et de
Biote Cassinel, passait pour être fils de Charles V;--à la nouvelle de
l'événement du 5 août 1392, Montagu était sorti secrètement de Paris
par la porte Saint-Antoine, et s'était sauvé à Avignon, où il avait mis
en sûreté une partie de ses trésors. L. Merlet, _Biographie de Jean de
Montagu_. (Bibl. Ec. Chartes, année 1852, p. 262).]

[Footnote 668: L. Merlet..., p. 252-265.]

Isabeau prisait cet ambitieux qui savait se faire tolérer de ses
ennemis et attendre patiemment son heure. Nous voyons qu'aux mois de
février et de mars 1398, elle passa plusieurs jours à l'hôtel Montagu
à Paris[669], et qu'au mois de mai, en se rendant à Chartres, elle
s'arrêta au château de Marcoussis où Montagu lui donna «à soupper et
à coucher», puis le lendemain «à dîner»; en partant, elle distribua
des présents aux gens du vidame pour reconnaître son hospitalité[670].
De 1398 à 1402, une vingtaine de messages de la Reine sont portés
à Montagu et quelques-uns aussi à son frère Jean, évêque de
Chartres[671]. Enfin, quand le vidame marie sa fille, Isabeau offre à
celle-ci, en cadeaux de noces, une riche vaisselle d'argent[672].

[Footnote 669: La Reine résida à l'hôtel de Montagu les 23 et 24
février, 3, 6, 10, 16 et 17 mars., Arch. Nat. KK 45, fº 3-5.]

[Footnote 670: Arch. Nat. KK 45, fº 9 vº--Marcoussis, cant. de Limours,
arr. de Rambouillet, dép. de Seine-et-Oise.]

[Footnote 671: Jean de Montagu, 3e fils de Gérard de Montagu et de
Biote Cassinel, d'abord trésorier de l'église de Beauvais, conseiller
au Parlement et camérier du pape Clément VII, était devenu en 1390
évêque de Chartres. Cf. le père Anselme, _Histoire Généalogique_, t.
VI, p. 377.]

[Footnote 672: Cf. Arch. Nat. KK 45 et L. Merlet, _Biographie de Jean
de Montagu_, p. 262-265.]

Un jour, Jean de Montagu redeviendra ministre à l'instigation de la
Reine; en attendant, il est son ami et son confident politique.

       *       *       *       *       *

Les déplacements d'Isabeau de 1393 à 1397 sont imparfaitement connus,
les Comptes de sa Maison manquant pour ces années. L'hôtel Saint-Pol
paraît avoir été alors sa résidence habituelle; elle ne le quittait
guère que pour effectuer ses pèlerinages périodiques: Chartres,
Saint-Sanctin (mai 1393, octobre 1394), Maubuisson (juillet 1395)[673].
Pour l'année 1397, nous ne citerons qu'un seul voyage de la Reine,
celui dans lequel le Roi l'accompagna et qui eut pour but l'Abbaye de
Poissy.

[Footnote 673: Cf. Comptes de l'Argenterie de la Reine, Arch. Nat. KK
41-43, _passim_.]

La princesse Marie, vouée dès sa naissance à Notre-Dame[674] par sa
mère, avait été élevée jusqu'alors avec son frère et ses sœurs; elle
venait d'atteindre ses quatre ans; au lieu de lui chercher un mari,
comme le Roi l'avait fait pour ses autres filles, Isabeau se décida
à la faire entrer au couvent, et choisit, pour la prise de voile, le
jour de la Nativité de la Vierge. Charles VI, chez qui le goût du faste
était persistant, donna ses ordres pour que la cérémonie fût célébrée
en grande solennité; il se rendit à Poissy en pompeux équipage avec la
Reine et la petite princesse et suivi d'une brillante escorte[675].

[Footnote 674: Religieux de Saint-Denis, _Chronique de Charles VI_, t.
II, p. 95.]

[Footnote 675: Religieux de Saint-Denis..., t. II p. 555.]

La royale enfant fut couronnée d'un riche diadème, vêtue d'une longue
robe et d'un manteau d'étoffes précieuses. Le cortège fit son entrée
dans l'église, précédé des chapelains et de l'évêque de Bayeux[676] en
habits pontificaux. Le Roi marchait immédiatement derrière le prélat,
puis venait la Reine, suivie du seigneur d'Albret[677] qui portait
Marie dans ses bras. L'enfant fut conduite jusqu'au Chapitre où après
avoir entendu la lecture des vœux, elle répondit humblement «qu'elle se
soumettait»[678]. Ensuite le Roi, la Reine, les seigneurs et les dames
furent à la messe; Marie, en habit de religieuse, y assista et reçut la
bénédiction de l'évêque de Bayeux. Le reste de la journée fut occupé
par le beau festin que la prieure Marie de Bourbon offrit à son neveu
et à sa nièce[679]. Isabeau quitta Poissy convaincue que la petite
recluse se trouvait dans une très douce prison[680]; elle la visitera,
du reste, souvent; et, dans de fréquents messages, elle transmettra
ses instructions pour que son enfant soit entourée des plus grands
soins[681].

[Footnote 676: Nicolas du Bosc, évêque de Bayeux depuis 1375,--chargé
à plusieurs reprises de missions en Angleterre,--négociateur du
contrat de mariage de Catherine de France avec Rupert de Bavière
1383,--président de la Chambre des Comptes en 1397. _Gallia
Christiana..._, t. XI, col. 375-377.]

[Footnote 677: Charles I sire d'Albret ou de Lebret, comte de Dreux,
vicomte de Tartas, fils d'Arnaud Amanjeu d'Albret, grand chambellan
de France, et de Marguerite de Bourbon, sœur de la reine Jeanne de
Bourbon,--qualifié neveu de Charles V dans une ordonnance de 1375,
s'était distingué dans l'expédition d'Afrique 1390. Cf. le Père Anselme
_Histoire généalogique..._, t. VI p. 207-210.]

[Footnote 678: Religieux de Saint-Denis..., t. II p. 555.]

[Footnote 679: La possession des dépouilles de la jeune princesse,
c'est-à-dire de la toilette qu'elle portait à son arrivée à Poissy,
faillit soulever une querelle de moines. La prieure Marie de Bourbon
voulait retenir, outre les habits et les joyaux qui suivant l'usage
étaient acquis au monastère, la précieuse couronne enrichie d'or et de
pierreries que l'abbaye de Saint-Denis avait prêtée pour la cérémonie.
Il en fut porté plainte au Roi qui mit fin à la contestation en
rachetant la couronne pour 600 écus d'or à l'abbesse de Poissy, et la
renvoya à Saint-Denis. Religieux de Saint-Denis..., p. 555-557.]

[Footnote 680: Voy. la description du prieuré de Poissy en 1400, dans
le poème de Christine de Pisan, _Le dit de Poissy_. (Bibl. Ec. Chartes,
4º série, t. III, année 1856-1857, p. 535-555.)]

[Footnote 681: «Cazin de Barenton envoié porter lettres de la Royne à
Madame Marie de France.., à Poissy, mardi XXI aout. [1400]» Arch. Nat.
KK 45, fº 77 vº.--Autres lettres du 25 septembre (_ibid._ fº 78 rº.)]

En 1398, après un séjour de deux mois à Paris, Isabeau se rend à
Amiens où sa présence est signalée en mars[682]. A son retour, elle
s'installe au Palais qu'elle habite tout le mois d'avril[683]; elle est
ainsi plus près de la Sainte-Chapelle où elle va vénérer les reliques
aux jours saints: le Roi, de retour d'un voyage à Reims, était alors
en proie à l'une de ses plus violentes crises de frénésie[684], et,
au mois de mai, le pèlerinage traditionnel de la Reine à Chartres et
à Saint-Sanctin[685], a pour but principal de demander au ciel le
rétablissement de Charles VI.

[Footnote 682: Le 19 mars, la Reine est à Creil; le 20, elle dîne à
Clermont, soupe et gîte à Creil; le 23, elle est à Amiens, où elle
réside au palais épiscopal; le 27 elle dîne à Clermont, soupe et gîte à
Saint-Just (ch.-l. de cant., arr. de Clermont, dép. de l'Oise); le 28,
elle couche à Luzarches; le 31 elle était de retour à Paris au Palais.
Arch. Nat. KK 45, fº 4 et 5.]

[Footnote 683: _Ibid._, fº 3 et 4.]

[Footnote 684: Jarry, _Vie politique de Louis d'Orléans_, p. 204.]

[Footnote 685: Arch. Nat. KK 45, fº 5 rº et 9 vº.]

Au commencement de juin 1399, Isabeau, en résidence à l'hôtel
Saint-Pol[686], apprend que la peste fait à Paris même d'assez
nombreuses victimes[687]; aussitôt elle pense à soustraire ses enfants
à la contagion: un de ses valets est envoyé à Melun et à Grèz[688]
afin de s'enquérir si l'épidémie sévit ou non dans ces villes et les
lieux environnants[689]. Le rapport ne fut pas favorable (28 juin)
car, quelques jours après, un chevaucheur de l'écurie de la Reine
est dépêché à Vernon pour y procéder à la même enquête: «et illec
environ III et IIII lieues, pour ce que monseigneur le Dalphin et
noz autres jeunes seigneurs et dames de France les enffans y doivent
aler»[690]. Cette fois, pour plus de tranquillité, Isabeau exigeait
des certificats des curés des villes. Remarquons aussi que le messager
devait se rendre auprès du vidame du Laonnais, Jean de Montagu, pour
lui rendre compte du résultat de sa mission et prendre son avis[691].
Les Enfants de France furent conduits à Vernon, sauf le dernier né dont
la Reine ne se sépara qu'à la fin de juillet; on trouve, en effet, que,
dans les derniers jours de ce mois, elle envoyait à Asnières, chez
Madame de Dammartin, «emprunter sa littière pour mener monseigneur
Jehan de France à Maule-sur-Mandre[692]».

[Footnote 686: _Ibid._, fº 32.]

[Footnote 687: Au printemps de cette année, rapporte le Religieux de
Saint-Denis, l'abondance excessive des pluies avait fait déborder
les rivières; la Seine, grossie par ses affluents, avait inondé les
campagnes riveraines depuis la quatrième semaine de mars jusqu'au
milieu d'avril, pourrissant presque toutes les semences. Cependant
les vieilles gens assuraient qu'ils avaient vu jadis une pareille
inondation suivie d'une grande mortalité et ils redoutaient les mêmes
malheurs. Leurs craintes se réalisèrent. «Une épidémie et un mal qui
se manifestaient par des abcès affligèrent la Bourgogne, la Champagne,
la Brie et tout le territoire de Meaux et de Paris, depuis la fin de
mai.--Le nombre des morts était si grand que, pour ne point jeter
l'épouvante parmi les vivants, on défendit à Paris de publier les
noms de ceux qui succombaient et de faire pour eux les processions
ordinaires.--Des litanies, des prières particulières furent récitées
pendant la célébration de l'office divin, des sermons prêchés en plein
air pour engager les pécheurs à réformer leur conduite. Les évêques,
le clergé portèrent d'église en église les objets sacrés, suivis d'un
grand concours d'hommes et de femmes qui pour la plupart étaient
pieds nus et se prosternaient devant le Seigneur en pleurant et en
gémissant.» _Chronique de Charles VI_, t. II, p. 693-695.]

[Footnote 688: Grez sur Loing, cant. de Nemours, arr. de Fontainebleau,
dép. de Seine-et-Marne.]

[Footnote 689: Arch. Nat. KK 45, fº 48 rº.]

[Footnote 690: _Ibid._]

[Footnote 691: Arch. Nat. KK 45, fº 48 rº.--Maule sur Mandre, cant. de
Meulan, arr. de Versailles, dép. de Seine-et-Oise.]

[Footnote 692: Jarry, p. 204.]

En août, les ravages exercés par la peste augmentant, la cour quittait
Paris[693]. Le Roi, avec ses oncles et les princes du sang, se retira
dans le duché de Normandie que le fléau n'avait pas encore frappé;
Isabeau passa la fin du mois et le suivant presque entier dans la calme
retraite qu'elle s'était ménagée à l'abbaye de Maubuisson, puis par
Vernon, où elle visita ses enfants, par «la Saucoye d'Harcourt», où
elle reçut pendant une semaine l'hospitalité du comte Jean VII, elle
gagna Rouen dont Charles VI, avait fait sa résidence[694]. Elle y
demeura, installée à l'hôtel du Bailliage, jusqu'au milieu de décembre,
elle revint ensuite au château de Mantes pour y passer les fêtes de
Noël et de l'Épiphanie; le 21 janvier, elle était de retour à Paris, à
l'hôtel Saint-Pol[695].

[Footnote 693: Religieux de Saint-Denis, _Chronique de Charles IV_, t.
II, p. 697.]

[Footnote 694: Les Comptes de l'Hôtel permettent de suivre l'itinéraire
de la Reine: le 9 août elle passait à Saint-Leu-Taverny, le 10 elle
se fixait à Maubuisson; le 30 septembre elle arrivait à Vernon; elle
en partait le 8 octobre après dîner pour aller «souper et gister» à
Gaillon; le 11 elle dînait à Quillebœuf et couchait à Neufbourg; le 15
elle s'installait à la Saucoye d'Harecourt où elle était encore le 22;
le 26 enfin elle dînait à Oissel, soupait et gîtait à Rouen. Arch. Nat.
KK 45, fº 48 et 49.]

[Footnote 695: Arch. Nat. KK. 45, fº 49, 63 vº et 64 rº.]

Au mois de juin de l'année 1400, un grand mariage eut lieu à la cour.
Le jour de la Saint-Jean, le fils aîné du duc de Bourbon, Jean de
Clermont, épousa Marie, fille du duc de Berry, veuve du connétable,
Comte d'Eu[696]. Les noces furent célébrées au Palais, en grande
pompe; au dîner, qui fut servi sous «un dais magnifique tout semé de
fleurs de lis d'or», la Reine prit place entre la nouvelle mariée et
le Roi de Sicile, Louis; l'Empereur grec de Constantinople, Manuel,
était au nombre des convives[697]. Le lendemain, Isabeau fut avec les
seigneurs et les dames au festin que le duc de Berry offrit en son
hôtel de Nesles, dans l'immense salle qu'il avait fait construire et
aménager tout exprès, et dont les murs étaient couverts de tapisseries
d'or et de soie[698].

[Footnote 696: Marie de Berry, fille du duc Jean de Berry et de sa
première femme Jeanne d'Armagnac, était veuve pour la seconde fois.
Elle avait épousé, en 1386, Louis de Châtillon comte de Dunois mort
en 1391; puis s'était remariée, en 1392, à Philippe d'Artois comte
d'Eu, pair et connétable de France qui décéda le 15 juin 1397 (le Père
Anselme, _Histoire généalogique..._, t. I p. 108).]

[Footnote 697: Manuel II Paléologue (1350-1425) avait succédé, en 1391,
à son père Jean Paléologue comme empereur de Constantinople. Vaincu
par le sultan des Turcs Bajazet, et contraint de céder le trône à son
neveu, il était venu en France où Charles VI, la Reine et les Princes
lui avaient fait une réception splendide (3 juin 1400). Religieux de
Saint-Denis.., t. II, p. 737.]

[Footnote 698: Religieux de Saint-Denis.., t. II, p. 739.--L'hôtel de
Nesles, contigu au mur d'enceinte de Philippe Auguste, voisin de la
célèbre tour de Nesle, s'étendait sur l'emplacement occupé aujourd'hui
par la Bibliothèque Mazarine et les maisons du quai Conti. En dehors du
fossé de l'enceinte était aussi une habitation de plaisance appelée «le
séjour de Nesles», que Charles VI, en 1380, avait donnée à son oncle le
duc de Berry. H. Legrand, _Paris en 1380_, p. 42, note 3 et 72, note 1.]

Ce fut à la fin de cette même année que le Dauphin fut présenté au
peuple de Paris. Le petit prince avait alors huit ans; les ducs
songeaient à lui constituer une Maison, et à l'initier au rôle qui,
bientôt peut-être, lui serait imposé par la mort de son père. Ils
voulurent qu'en une promenade solennelle l'enfant visitât la capitale,
et fût présenté aux Parisiens qui ne le connaissaient que pour
l'avoir vu aux côtés de sa mère, dans quelques cérémonies publiques.
Donc, pour la première fois, le Dauphin Charles, accompagné de ses
oncles, traversa la grande ville à cheval, au milieu des acclamations
enthousiastes de la foule, puis il se rendit à Saint-Denis pour se
mettre sous la protection du patron de la France[699].

[Footnote 699: Religieux de Saint-Denis.., t. II, p. 743.]

En novembre, la santé de ce jeune prince commença de causer à Isabeau
de vives inquiétudes; le pauvre enfant, de tout temps si frêle,
paraissait maintenant souffrir de maux inconnus. Aucun remède ne
pouvait le soulager et bientôt sa mère, elle-même, perdait tout espoir
de guérison, car elle le voyait dépérir de jour en jour, miné par la
consomption[700]. Ni les efforts des médecins, ni les prières ordonnées
au nom du Roi, à Paris et à Saint-Denis, ne purent le sauver[701]; il
succomba dans la nuit du 11 au 12 janvier, vers minuit[702]. Le bruit
courut qu'il était mort empoisonné; malveillante rumeur sans fondement,
car il avait été emporté, comme son frère aîné et sa petite sœur
Jeanne, par un mal impitoyable et héréditaire.

[Footnote 700: _Ibid._, p. 771.]

[Footnote 701: Charles VI, qui était malade depuis quatre mois, ayant
recouvré la raison dans la première semaine de janvier, se rendit le
dimanche 9 à Saint-Denis, en compagnie du duc de Bourgogne, pour y
entendre la messe et recommander la santé du Dauphin aux prières des
religieux. En même temps, les curés faisaient chanter des oraisons
pendant la messe, et porter d'église en église les reliques des
saints. Enfin, les médecins désespérant de guérir une maladie dont
ils ignoraient les causes, une procession solennelle, à laquelle
assistèrent les ducs et le clergé de Paris, parcourut la ville de
Notre-Dame à Sainte-Catherine.--Religieux de Saint-Denis..., p.
771.--E. Petit, _Itinéraire des ducs de Bourgogne..._, p. 307.]

[Footnote 702: Arch. Nat. KK 45, fº 74 vº.--Le Père Anselme. _Histoire
généalogique..._, t. I. p. 113.--Le jeudi 13, le corps du Dauphin fut
placé sur une litière et les ducs l'accompagnèrent jusqu'aux portes
de l'abbaye de Saint-Denis. Les religieux l'attendaient à l'entrée
de l'église, et ils le portèrent sur leurs épaules jusqu'au chœur;
puis un service funèbre fut célébré. Le lendemain après la messe, le
cercueil fut transporté par les officiers de la cour et déposé dans la
chapelle royale près de l'autel, en présence du comte de Nevers, du
connétable, des archevêques d'Aix et de Besançon, de huit évêques, et
des chapelains du duc de Bourgogne, venus exprès de l'hôtel de Conflans
près Charenton. La cérémonie des obsèques dura encore le samedi
15.--Religieux de Saint-Denis.., t. II, p. 773.--E. Petit, _Itinéraire
des ducs de Bourgogne..._, p. 307.]

Le troisième fils de Charles VI, Messire Louis de France, devenait
Dauphin de Viennois. Il n'avait que quatre ans; cependant dès le 16
janvier 1401, le Roi lui donna le duché de Guyenne «en pairie[703],»
stipulant que le Dauphin ne pourrait rien en aliéner, et que, s'il
mourait avant son père, le duché ferait retour à la couronne alors
même qu'il laisserait des enfants[704]. Isabeau ne fut pas étrangère,
sans doute, à cette donation, non plus qu'à celle du duché de
Touraine, faite, quelques mois après (16 juillet), au nom du Roi, à
Jean, son dernier né[705], car le Dauphin jusqu'à ce qu'il atteigne
l'âge «d'avoir état», et son petit frère, pour plus longtemps encore,
demeureraient dans l'Hôtel de leur mère qui, pour subvenir à leur
entretien, devrait percevoir les revenus de leurs provinces[706];
nous nous imaginons le très grand empressement avec lequel Isabeau se
chargea de ce devoir.

[Footnote 703: Arch. Nat. P 2530, fº 301-304.]

[Footnote 704: Le 28 février 1401, les ducs de Berry, de Bourgogne et
d'Orléans présents au Conseil donnèrent pouvoir au Dauphin Louis de
prêter hommage pour le duché de Guyenne et la pairie. Arch. Nat. J 369,
pièce 2.]

[Footnote 705: Arch. Nat. P 2530, fº 303-307.--Hémon Raguier, Argentier
de la Reine, apporte à la chambre des Comptes l'acte d'émancipation du
duc de Guyenne, fils aîné du Roi, et du duc de Touraine, son deuxième
fils. Arch. Nat. PP 117, nº 1169.]

[Footnote 706: Arch. Nat. P 2570, fº 301, 304, 307.]

Cependant le souvenir du deuil qui avait attristé les premiers jours
de janvier ne s'effaçait pas à la cour; dans ses moments de meilleur
sens, le Roi se rappelait le douloureux événement, et la Reine, qui ne
l'avait jamais oublié, semblait parfois en être obsédée; alors, elle
en venait à interpréter les phénomènes physiques comme le faisaient
autrefois les païens[707]; causes et effets, elle rapportait tout à
son cuisant chagrin. Ainsi, un après-midi de juin, d'épais nuages
couvrirent le ciel et firent la nuit dans Paris; en même temps,
retentirent de formidables coups de tonnerre. La Reine avait quitté
sa chambre depuis quelques instants lorsque la foudre, tombée sur le
palais, pénétra dans cette pièce même, dévora de sa flamme les tentures
du lit et disparut par la cheminée[708]. La commotion électrique, la
peur du péril imminent mirent Isabeau dans un état indicible. Dans
son épouvante, elle crut que le feu céleste avait été lancé sur elle
personnellement, que c'était le Dauphin Charles qui, mécontent de la
conduite des vivants, la provoquait elle-même; et, non seulement elle
envoya tout de suite des offrandes à plusieurs églises du Royaume,
mais elle voulut, par des donations à Saint-Denis, apaiser les mânes
du Dauphin inhumé dans la basilique et, au prix d'une grosse somme
d'argent, elle y fonda trois annuels pour le repos de l'âme du jeune
prince[709].

[Footnote 707: Religieux de Saint-Denis, _Chronique..._, t. III, p. 5.]

[Footnote 708: _Ibid._, p. 7.]

[Footnote 709: Religieux de Saint-Denis, _Chronique..._, t. III, p. 7.]

Ces violentes émotions eussent pu être fatales à la Reine, alors
dans le cinquième mois d'une nouvelle grossesse; mais, grâce à une
constitution très saine, elle n'était jamais atteinte profondément
par ces troubles nerveux, si inquiétants en apparence. Ses couches et
sa délivrance (la dixième) furent heureuses; le 27 octobre à l'hôtel
Saint-Pol, elle mit au monde une fille[710] que les contemporains
proclameront, un jour, une des plus belles femmes de son temps. Cette
Catherine, dont le mariage avec Henri V de Lancastre devait consacrer
la plus triste conséquence de la rivalité des ducs de Bourgogne et
d'Orléans, naissait au moment même où les deux Maisons allaient entrer
en lutte.

[Footnote 710: Le Père Anselme, _Histoire généalogique de la Maison
de France_, t. I, p. 115.--Vallet de Viriville, _Note sur l'Etat des
princes et des princesses..._, (Bibl. Ec. Chartes, année 1857-1858 p.
481.)]



CHAPITRE III

L'INITIATION POLITIQUE

LA REINE ARBITRE ENTRE LES PRINCES


Suivant les chroniqueurs, la querelle des ducs de Bourgogne et
d'Orléans remonterait seulement à la fin de l'année 1398, et aurait
eu pour cause initiale le désaccord des deux Princes au sujet de la
politique extérieure; mais dès 1392, il y avait mésintelligence entre
Philippe de Bourgogne et Louis d'Orléans.

Philippe, dont l'esprit de suite était la qualité maîtresse, faisait
peu de cas de son neveu léger et brouillon; il le jugeait seulement
capable d'organiser à la cour des divertissements et d'en être le
boute-en-train; aussi avait-il tenu la main à ce qu'il restât écarté
des affaires; mais, tout en le traitant de haut, il le redoutait un
peu, car il avait deviné que, sous ses apparences frivoles, l'élégant
jeune homme cachait d'ambitieuses prétentions. Louis, de son côté,
n'aimait pas son oncle; il le taxait d'égoïsme despotique et se
considérait comme frustré par lui. En attendant qu'il pût prendre,
dans la politique, la place qui lui revenait en sa qualité de frère
du Roi, il s'amusait beaucoup, et entre temps, ébauchait de vastes
projets, rêvant de chimériques conquêtes; tantôt passionné pour l'idée
d'une nouvelle croisade, tantôt décidé à conduire une grande expédition
en Italie. Mais, quand il brûlait si fort de donner carrière à ses
goûts de chevalier, ce n'était pas tant la gloire de la couronne de
France qu'il se proposait que l'accroissement de sa Maison. Disons,
dès maintenant, que dans ce duel Orléans-Bourguignon dont le bien du
Royaume sera le prétexte et le souverain pouvoir l'enjeu, chacun des
champions n'aura en vue que son intérêt personnel; Philippe et son
fils Jean ne penseront qu'à sauvegarder et augmenter la prospérité de
leur Maison, et Louis n'aura d'autre but que d'agrandir la sienne au
détriment de sa puissante rivale[711].

[Footnote 711: L'Histoire, après avoir été bourguignonne, s'est faite
orléanaise. Le livre de M. Jarry est un habile plaidoyer en faveur de
l'intelligence politique et du désintéressement de Louis d'Orléans.
Voy. la préface à l'édition du _Songe véritable_ par M. Moranvillé, qui
n'accepte pas le jugement de M. Jarry. (_Mém. de la soc. de l'Hist. de
Paris..._, t. XVII, p. 228).]

En 1398, l'inimitié de l'oncle et du neveu était flagrante; et, dans
les Conseils où ils se trouvaient en présence, leur discussion se fût
facilement envenimée, si de puissantes interventions ne les eussent
apaisés.

En dehors même des conférences, des avis leur furent donnés, témoin
ceux de Jean Jouvenel qui, respectueusement, les exhorta à la bonne
entente; ainsi les deux rivaux, sans rien abandonner de leurs
prétentions, étaient amenés à dissimuler[712]. Pendant plus de trois
ans, ils parurent à peu près réconciliés, car ils ne se départirent
plus, dans leurs entrevues obligées ou dans leurs rencontres à la cour,
des formes de la plus stricte courtoisie.

[Footnote 712: Juvenal des Ursins, _Histoire de Charles VI_, p.
135.--Jarry, _Vie politique de Louis d'Orléans_, p. 222.]

Isabeau fut sans doute pour beaucoup dans cette retenue des deux
princes: N'était-elle pas avec Philippe dans d'excellents termes, et
Louis d'Orléans ne semblait-il pas être avec sa belle-sœur sur le pied
de l'intimité?

Dans les premiers jours d'octobre 1401, l'apparent accord des ducs fut
violemment rompu, et bien qu'ils fussent à ce moment éloignés l'un
de l'autre, Philippe étant à Senlis et Louis à Paris, les menaces
qu'ils échangèrent n'en furent pas moins véhémentes[713]. Il y eut
scandale, car le Roi de Navarre[714], écrivant le 7 octobre au Roi de
Castille[715], faisait allusion à une «certaine dispute et querelle»
entre les ducs d'Orléans et de Bourgogne[716].

[Footnote 713: Jarry, _Vie politique de Louis d'Orléans_, p. 260.]

[Footnote 714: Charles III, dit _le Noble_, né en 1361, fils de Charles
le Mauvais (le Père Anselme, _Histoire généalogique..._, t. I, p. 287).]

[Footnote 715: Henri III, le _Maladif_, roi de Castille (1390-1406),
petit-fils de Henri de Transtamare entretenait des relations
d'amitié et d'alliance avec la cour de France.--Cf. Daumet, _Étude
sur l'alliance de la France et de la Castille au_ XIVe _et au_ XVe
_siècle_, (dans la _Coll. Bibl. Ec. Hautes Etudes_, Paris, 1898,
in-8º).]

[Footnote 716: Arch. Nat. K carton B 125.]

Louis d'Orléans paraissait avoir profité d'une assez longue absence
de son oncle pour régler, à sa propre convenance, certains points de
la question du schisme, et obtenir quelques avantages matériels qui
renforçaient sa naissante autorité; et Philippe, vivement blessé dans
son amour-propre, se préparait à châtier l'outrecuidance de son neveu.

Isabeau ne put s'interposer en personne, l'approche de sa délivrance la
retenant inactive à l'hôtel Saint-Pol; les ducs de Berry et de Bourbon
essayèrent seuls de concilier les deux rivaux. Ils n'y réussirent
qu'imparfaitement; car, si Philippe voulut bien leur promettre de ne
pas marcher sur Paris, il écrivit néanmoins au Parlement, à la date du
26 octobre, une lettre, sorte de sentence comminatoire, qui ne laissait
aucun doute sur son courroux: «et pour Dieu advisez et metez peine que
la chevance du Roi et du domaine ne soient ainsy gouvernez que ils sont
de présent, car, en vérité, c'est grand pitié et douleur de oyr ce que
j'en ay oy dire[717]». Il n'admettait pas que son neveu pût partager
avec lui le pouvoir et déclarait funeste l'ingérence du jeune duc dans
la direction des affaires.

[Footnote 717: _Choix de pièces inédites relatives au règne de Charles
VI_, publ. par Douët d'Arcq (_Soc. Hist. de France_, Paris, 1853. 2
vol. in-8º), t. I, p. 213.--Le Parlement répondit: «Si vous plaise
savoir, très redoubté seigneur,.. que nous sommes toujours prests de
délibérer, conseiller, faire et labourer de tous nos povoirs au plus
loiaument et plus diligemment que faire nous pourrons, comme faire le
devons, au plaisir de Dieu, à l'onneur et proufit de mon dessusdit
seigneur le Roy et de son royaume et à la grâce de vous très redoubté
seigneur. _Ibid._, p. 214-215.]

Six semaines plus tard, la Reine voyait Paris divisé en deux camps
ennemis: à l'hôtel d'Artois[718], Philippe de Bourgogne se tenait avec
ses deux fils Jean et Antoine[719]; la foule de leurs gens d'armes
était cantonnée, tant bien que mal, dans les rues avoisinantes;
c'étaient des archers et des arbalétriers de Flandre, sept mille hommes
en tout, amenés par le duc lui-même ou par l'évêque de Liège, Jean de
Bavière[720]. En même temps, autour de son hôtel, près de la porte
Saint-Antoine[721], Louis d'Orléans avait groupé ses troupes composées
de Bretons et de Normands[722].

[Footnote 718: «L'hôtel d'Artois et celui de Bourgogne occupaient, en
1400, le pâté de maisons compris entre la rue Mauconseil, la rue Pavée
et la rue du Petit-Lion.» H. Legrand, _Paris en 1380_, p. 61.]

[Footnote 719: Antoine de Bourgogne, deuxième fils du duc Philippe
et de Marguerite de Flandre, né en août 1384, d'abord connu sous le
nom de Antoine Monsieur, fut ensuite créé comte de Réthel. Cf. le
Père Anselme, _Histoire Généalogique..._, t. I, p. 248.--E. Petit,
_Itinéraire des ducs de Bourgogne..._, p. 633.]

[Footnote 720: Jean de Bavière, fils d'Albert de Bavière, comte de
Hainaut, était devenu évêque de Liège en 1390, à l'âge de dix-sept ans.
Prélat batailleur, il s'était rendu fameux par ses mœurs brutales et sa
cruauté. _Art de vérifier les dates_, t. III, p. 151.]

[Footnote 721: C'était sans doute «le logis des Tournelles», situé sur
l'emplacement actuel de la place des Vosges. H. Legrand, _Paris en
1380_ p. 59, note 1.]

[Footnote 722: Religieux de Saint-Denis..., t. III. p.
15-17.--Enguerrand de Monstrelet, Chronique, 1400-1444 (éd. Douët
d'Arcq, _Soc. Hist. de France_, Paris, 1857-1862, 6 vol. in-8º) t. I,
p. 35 et 36.]

Les Parisiens, dans une grande épouvante, n'osaient prendre parti; ils
ne savaient en effet, lesquels étaient les plus redoutables, de ces
soldats de Flandre, Allemands, Liégeois, Brabançons, ou de ces Gallois
du duc d'Orléans qui pillaient les environs de la ville. Cependant,
le Roi malade, sa femme et leurs jeunes enfants résidaient à l'hôtel
Saint-Pol qui, par sa situation entre les deux camps, semblait être
l'enjeu de l'imminente bataille. Alors Isabeau, consciente du péril,
s'occupa de le conjurer. D'accord avec les ducs de Berry et de Bourbon,
elle reprit les négociations entamées naguère à Senlis[723]. Elle
s'entremit spontanément; les seigneurs de la cour lui avaient, il est
vrai, rappelé la parole de l'Évangile: «Tout royaume divisé contre
lui-même sera désolé»; mais, nous y insistons, ce ne fut pas fléchie
par ces instances, ce fut de son propre mouvement et de propos délibéré
qu'elle entreprit son œuvre de conciliation.

[Footnote 723: Religieux de Saint-Denis, _Chronique de Charles VI_, t.
III. p. 13.--Monstrelet, _Chronique_, t. I, p. 35 et 36.]

Une attitude impartiale n'étant pas familière à Isabeau, le rôle de
médiatrice équitable, tenu par elle, pendant la période aiguë de ce
conflit, ne laisse pas de surprendre, il est vrai que la victoire du
duc de Bourgogne ou celle du duc d'Orléans eût été, quoique sous des
rapports différents, également profitable à la Reine. Si Philippe
l'emportait, la politique extérieure, chère à Isabeau, triomphait
du même coup et les intérêts de la Bavière étaient sauvegardés pour
longtemps; si, au contraire Louis avait le dessus, l'influence
d'Isabeau pouvait devenir prépondérante dans les affaires intérieures,
de plus, ses désirs de luxe toujours croissants ne seraient sûrement
pas contrariés, elle poursuivrait aisément l'édification de sa fortune.
Est-ce parce qu'elle n'a su se déterminer en faveur de tels ou tels
avantages que pouvait lui procurer le succès de l'un ou l'autre parti?
Est-ce qu'elle sentait confusément que la couronne de France était
menacée? Quel que soit le motif qui la guida, elle maintint la balance
égale entre les deux ducs, et, résultat inattendu, sa tactique se
trouva servir surtout ses propres intérêts. Chacun des deux rivaux,
se croyant favorisé, lui sut gré de son intervention et s'accoutuma à
son arbitrage; bientôt les ducs de Bourgogne et d'Orléans comptèrent
avec elle et la laissèrent prendre une large part dans le gouvernement
qu'ils se disputaient. Par un habile système de bascule, la Reine
sut maintenir les deux antagonistes dans un calme relatif et rendre
impossible la victoire complète et définitive de l'un ou de l'autre.

A la date du 7 décembre, on trouve, au registre du Conseil, l'ordre
suivant, écrit par le greffier Nicolas de Baye: «Ce jour m'a enjoint
la court, par manière d'advertissement, que je ne baille à aucun de
Messieurs [du Parlement] aucun procès à visiter qui touche aucun
de Messeigneurs les ducs de Berry, de Bourgogne, oncles du Roy, et
d'Orléans frère du Roy, notre dit seigneur, ou Bourbon, oncle du
dit seigneur, sans en parler à la court avant et pour cause[724]».
Ces instructions n'avaient pas été données par les deux princes
ennemis, elles émanaient donc de la Reine et des deux autres ducs
et avaient pour but d'empêcher le Parlement de s'immiscer dans la
querelle. En même temps, Isabeau, assistée de ses oncles, multipliait
les démarches pour arriver à une entente durable[725]. Pendant plus
de deux semaines leurs efforts parurent échouer. Quand Philippe et
Louis se rencontraient, leur inimitié s'exaspérait à un tel point
qu'ils oubliaient les devoirs de la courtoisie et les usages de la
politesse.[726] Néanmoins, pour hâter la réconciliation, la Reine et
les ducs de Berry et de Bourbon leur ménageaient des entrevues où ils
pouvaient discuter leurs griefs, et aussi se laisser émouvoir par leurs
communs souvenirs d'affection que les personnes présentes avaient soin
d'évoquer. Pour les réunir, ils les conviaient à des soupers d'amis;
mais les ducs s'y rendaient toujours avec une suite nombreuse d'hommes
d'armes. Au fond, cependant, ni l'un ni l'autre ne désiraient alors
courir les chances d'une bataille; seulement ils étaient tous les deux
prisonniers de leur orgueil et aussi de leurs armées[727]. Isabeau
le comprit, et patiemment elle renouvela ses diverses tentatives. Sa
persévérance finit par triompher des obstacles que ses deux oncles
n'auraient pas réussi à surmonter, le duc de Bourbon, faute de
l'énergie nécessaire, et le duc de Berry, faute d'absolue impartialité.

[Footnote 724: _Journal de Nicolas de Baye_, 1400-1417, publ. par A.
Tuetoy, (_Soc. Hist. de France_, Paris, 1885-1888, 2 vol. in-8º), t. I,
p. 18.]

[Footnote 725: Religieux de Saint-Denis, _Chronique de Charles VI_, t.
III, p. 17.]

[Footnote 726: _Ibid._, p. 13.]

[Footnote 727: Religieux de Saint-Denis..., t. III, p. 13.]

Le 6 janvier, la Reine, «après avoir tant, sur ce, procédé», obtint
que, «moiennant la grâce de Dieu et l'exhortacion et admonestement
d'aucunes bonnes personnes qui à ce ont labouré, les diz seigneurs se
soient soumis à l'arbitrage de la Reine et des Princes, et juré sur
les Evangiles d'exécuter les conditions qu'on leur poserait[728]». Il
ne s'agissait plus que d'établir les clauses d'un pacte; Isabeau, sans
perdre de temps, «parla et fit parler» à chacun des deux adversaires,
puis, elle eut «une grant meure déliberacion avec les Princes» sur le
texte de l'accord projeté[729].

[Footnote 728: Arch. Nat. J 359, pièce 23.]

[Footnote 729: _Pièces inédites du règne de Charles VI_, t. I, p.
220-226: Traité de Paris entre les ducs d'Orléans et de Bourgogne.]

Le 14 janvier, elle tint un grand Conseil[730]; autour d'elle se
trouvaient réunis Louis d'Anjou, Roi de Sicile et de Jérusalem, les
ducs de Berry et de Bourbon, le connétable Louis de Sancerre[731], le
chancelier Arnaud de Corbie[732], le patriarche d'Alexandrie, Simond de
Cramaud[733], le comte de Tancarville, l'amiral Renaud de Trie[734],
plusieurs prélats et quelques hauts barons du Royaume, alors présents
à Paris. Lecture fut donnée aux ducs de Bourgogne et d'Orléans des
résolutions prises en Conseil par la Reine et les Princes arbitres:
Les deux seigneurs devaient «estre doresnavant bons, entiers, vrays
et loyaulx amis ensemble», comme l'exigeait leur parenté, «afin
que puissent plus libéralement et diligemment vaquer et entendre
à conseiller monseigneur le Roy au bien de sa personne et de son
royaume». Au cas où l'un des deux seigneurs entendrait de mauvais
rapports sur le compte de l'autre par l'entremise de ses conseillers,
il devrait en avertir le Roi, la Reine ou les ducs qui s'enquerraient
de la vérité et apaiseraient le différend. Mais, si celui-ci ne pouvait
être calmé, ni l'un ni l'autre des adversaires ne devaient commencer
«aucuns mouvement de fait» sans en avertir l'autre, et sans laisser
s'écouler deux mois entre la rupture et le commencement des hostilités,
afin de donner au Roi, à la Reine et aux seigneurs du sang le temps
d'intervenir; et s'ils voulaient absolument se battre, que, du moins,
ils ne le fissent point «ès villes ne ès terres du Roy».

[Footnote 730: _Ibid._]

[Footnote 731: Le maréchal Louis de Sancerre avait été promu connétable
le 26 juillet 1397, en remplacement de Philippe d'Artois, comte d'Eu,
fait prisonnier par les Turcs à la bataille de Nicopolis 1396, et mort
à Micalizo, en Asie Mineure (le Père Anselme, _Histoire Généalogique_,
t. VI, p. 204.)]

[Footnote 732: Arnaud de Corbie, l'un des hommes les plus considérables
de son temps, «sage et moult vaillant», dit Froissart, était président
du Parlement de Paris depuis 1373. Nommé chancelier en 1388, il
avait été destitué en 1398, et rétabli en 1400. Cf. le Père Anselme,
_Histoire Généalogique_, t. VI, p. 346-347.--H. Moranvillé, _le Songe
Véritable_, Notes (_Mém. Soc. Hist. de Paris_, t. XVII, p. 325).]

[Footnote 733: Simon de Cramaud, évêque de Poitiers en 1385, patriarche
d'Alexandrie en 1392, administrateur de l'Eglise de Carcassonne, membre
de la Chambre des Comptes, s'occupa très activement de l'affaire du
schisme. Cf. _Gallia Christiana_, t. II, col. 1195.]

[Footnote 734: Renaud de Trie, seigneur de Serifontaine, chambellan
du Roi, capitaine de Saint-Malo et de Rouen, maître des arbalétriers
en 1395, était devenu amiral de France en 1397, après la mort de Jean
de Vienne (le Père Anselme, _Histoire Généalogique..._, t. VII, p.
813-814).]

La Reine et les Princes s'engageaient à n'accorder aucun soutien
à celui qui violerait la convention, à se prononcer au contraire
contre lui, et à inviter le Roi à requérir l'exécution des conditions
arrêtées, par toutes voies possibles. Enfin, suivant la traditionnelle
formule employée dans les actes de paix entre princes, ni le duc de
Bourgogne, ni le duc d'Orléans n'étaient responsables de leur brouille;
on en imputait la faute aux gens qui leur avaient fait de mauvais
rapports disant «aucunes paroles touchant l'estat et honneur desdiz
seigneurs». Ces fauteurs de méchants propos devaient être poursuivis,
à moins qu'ils n'appartinssent à l'hôtel des deux Princes dont les
serviteurs bénéficiaient d'une amnistie; et encore les coupables ne
seraient condamnés ni à mort, ni à la mutilation des membres.

Quand cette lecture fut terminée, Isabeau ordonna aux ducs de Bourgogne
et d'Orléans de s'approcher; puis elle leur demanda s'ils avaient la
convention pour agréable, ils l'affirmèrent et «en baillèrent foy de
leur corps ès mains de la Royne», ensuite, ils se donnèrent l'accolade.
Le lendemain, dimanche 15 janvier 1402, ils dînaient ensemble à l'hôtel
de Nesles[735], et, ce même jour, des lettres scellées du sceau de
la Reine et des Princes étaient expédiées pour publier l'heureuse
réconciliation.

[Footnote 735: Religieux de Saint-Denis, _Chronique de Charles VI_, t.
III. p. 17-19.--Monstrelet, _Chronique_, t. 1. p. 35-36.--E. Petit,
_Itinéraire des ducs de Bourgogne..._, p. 321.--Jarry, _Vie politique
de Louis d'Orléans_, p. 263.]

Ainsi l'oncle et le neveu, en vertu de l'arbitrage de la Reine, se
trouvaient renvoyés dos à dos, pour ainsi parler, aucun d'eux ne
retirait du procès le moindre avantage; mais la solution du litige
était tout bénéfice pour la couronne de France dont les discordes des
Princes ne pouvaient que ternir l'éclat.

L'heureux succès des négociations qu'elle avait entreprises et
conduites jusqu'au bout valut, peu de temps après, à Isabeau, les
pleins pouvoirs de Charles VI pour connaître et juger «des débaz et
discors qui pevent survenir entre nos seigneurs les ducs et ceux de
sanc royal». (Lettres du 16 mars 1402.)[736]

[Footnote 736: Douët d'Arcq, _Pièces inédites....._, t. I, p. 239.]

En effet, dans un récent Conseil, à propos des épineuses affaires
du schisme, une grande altercation s'était élevée entre les ducs de
Bourgogne et de Berry d'une part, et Louis d'Orléans de l'autre;
l'animosité des contradicteurs était telle qu'on pouvait craindre que
le conflit armé de janvier ne se renouvelât[737]. Pour prévenir ce
danger, le Roi, par lettres du 16 mars[738], accorda à la Reine «plain
povoir et auctorité», de s'entremettre, d'apaiser les parties et de
faire à chacun justice, suivant son droit; «et voult, disait Charles
VI, que désores soient faictes lectres de sa puissance [de la Reine] et
mande à touz ses subgiez, de quelque auctorité qu'ilz soient, que en ce
lui obéissent.» Cette procuration était donnée pour le cas où «le Roi
serait absent»; il fallait entendre pour toutes les fois qu'il serait
empêché de gouverner; or ses accès de folie devenaient fréquents, et
le laissaient de plus en plus faible; Isabeau allait donc se trouver
la maîtresse pour un long temps, et la maîtresse absolue, puisque le
choix de ses conseillers lui était abandonné. L'effet immédiat de son
autorité fut l'accord rétabli entre les trois ducs qui, du moins,
semblèrent faire la paix, puisque dès le 18, la Reine avait dépêché un
chevaucheur, pour «adviser les chemins qui conduisent à Saint-Fiacre»,
où elle se proposait d'aller en pèlerinage[739].

[Footnote 737: Voy. Religieux de Saint-Denis..., t. III, p. 21-25.]

[Footnote 738: Douët d'Arcq, _Pièces inédites..._, t. I, p. 227-239.]

[Footnote 739: Arch. Nat. KK 45, fº 127.--Saint-Fiacre (cant. de Crécy
en Brie, arr. de Meaux, départ. de Seine-et-Marne) était une abbaye
célèbre dans toute la chrétienté. _Gallia Christiana_, t. VIII, col.
1699.]

Au commencement d'avril, le duc de Bourgogne était rentré dans ses
Etats pour le mariage de son fils Antoine[740]; il n'y était pas depuis
deux semaines qu'il apprenait la nomination de Louis d'Orléans à la
charge de «souverain gouverneur des Aides pour la guerre en Langue
d'oïl[741]». Cette fois, Isabeau n'avait pas tenu la balance égale
entre l'oncle et le neveu[742]. Peu de jours après l'entrée en charge
de Louis, la levée d'une aide pour la guerre contre l'Angleterre était
ordonnée.

[Footnote 740: Religieux de Saint-Denis..., t. III, p. 25.--Antoine de
Bourgogne était fiancé, depuis février 1393, à Jeanne de Luxembourg,
fille de Walleran de Luxembourg, comte de Saint-Pol (le Père Anselme,
_Histoire Généalogique_, t. I, p. 248).]

[Footnote 741: Jarry, _Vie politique de Louis d'Orléans_, p. 264-267.]

[Footnote 742: Le consentement d'Isabeau à cette élévation de son
beau-frère avait peut-être pour but de le dédommager des difficultés
qu'elle lui créait dans les affaires extérieures, ou bien comme
il s'agissait des aides, c'est-à-dire des finances, elle tenait à
ce qu'elles fussent remises aux mains du prince qui en comprenait
l'administration exactement comme elle!]

A cette nouvelle, Philippe éclata[743].

[Footnote 743: Jarry, _Vie politique de Louis d'Orléans_, p. 264-267.]

Quand la Reine apprit que le duc de Bourgogne blâmait cet impôt en
termes amers, insistant sur ce que le Royaume était épuisé par la
récente épidémie, les exactions et les folles largesses «faictes à de
certains serviteurs[744]», elle redouta sa colère et invita le duc
d'Orléans à suspendre l'exécution de son ordonnance. Bientôt il fut
crié dans les carrefours qu'afin d'engager le peuple à prier avec plus
de ferveur pour la santé du Roi qui se rétablissait, à la demande
de la Reine de France, de sa fille, la Reine d'Angleterre et du duc
d'Orléans, «il n'y aurait point de nouveaux impôts[745]». On remarquera
que le duc de Bourgogne n'était pas nommé parmi ces bienfaiteurs du
peuple. Le 24 juin, par un jeu de la politique d'équilibre reprise
par Isabeau, le gouvernement des aides était partagé entre les deux
compétiteurs[746]; mais, peu de jours après, ceux-ci allaient se
trouver placés sous le contrôle et dans la dépendance d'Isabeau.

[Footnote 744: Religieux de Saint-Denis, _Chronique de Charles VI_, t.
III, p. 29.]

[Footnote 745: _Ibid._, p. 35.]

[Footnote 746: Jarry, _Vie politique de Louis d'Orléans_, p. 267.]

En effet, dans des lettres datées du 1er juillet, Charles VI rappelait
l'impossibilité où «son absence le mettait souvent de gouverner»;
puis, laissant entendre que les ducs de Bourgogne et d'Orléans étaient
encore sur le point d'entrer en conflit, il déclarait qu'il fallait
cependant que les finances fussent régulièrement administrées; en
conséquence il confirmait à la Reine le mandat qu'il lui avait donné
précédemment d'apaiser les querelles; et, de plus, pour toutes les fois
et tout le temps qu'il serait absent et empêché, il la chargeait de
pourvoir, tant audit gouvernement des Finances, «qu'aux autres besognes
du Royaume» qui exigeraient des mesures spéciales. Toute puissance
lui était donnée à cet effet; elle devait s'entourer des conseils de
ses oncles les ducs de Berry et de Bourbon, de ceux aussi d'autres
seigneurs du sang et de toutes les personnes qu'il lui plairait; elle
pourrait les réunir aussi souvent qu'elle le jugerait utile pour
s'éclairer sur les diverses questions d'affaires[747].

[Footnote 747: Arch. Nat. J 402, pièce 16.]

Isabeau investie de tels pouvoirs n'eut pas de peine à rétablir la
bonne entente entre les ducs de Bourgogne et d'Orléans qui avaient,
maintenant, intérêt à se conformer à ses avis; d'ailleurs tous les deux
étaient alors trop préoccupés des événements du dehors pour continuer
leur lutte autour du pouvoir; c'était bien plutôt sur le terrain
diplomatique qu'ils méditaient de se combattre.

       *       *       *       *       *

L'administration des Finances était, à ce moment, organisée comme
suit[748]: à la tête, la Reine, assistée d'un Conseil réuni par elle
chaque fois que bon lui semblait; au-dessous venaient les receveurs
généraux, conseillers sur le fait des aides: Guillaume de Dormans,
archevêque de Sens, Thibaut de Mezeray, Jean Piquet, Jean Taperel,
Gontier Col. La présidence de la Commission appartenait à Charles
d'Albret.

[Footnote 748: La liste des Receveurs généraux est donnée dans des
lettres de Charles VI en faveur du duc de Berry (octobre 1402). Arch.
Nat. K 55, pièce 18.]

Isabeau semble n'avoir usé de son autorité dans les questions de
finances que pour faire aboutir certaines combinaisons profitables
aux siens et à elle-même. Insouciante des vrais intérêts du
Royaume, incapable de prendre l'initiative des réformes urgentes,
non seulement elle ne fit rien pour enrayer les dépenses excessives,
mais elle dilapida le revenu des impôts. Ainsi, le Conseil ayant
décidé, sur l'avis du duc de Bourgogne, de frapper d'une amende
«tous ceux qui avaient conclu des contrats usuraires et frauduleux»,
les grosses sommes d'argent touchées par les collecteurs semblèrent
avoir été versées «dans un sac percé», suivant l'expression d'un
chroniqueur[749]: c'est qu'Isabeau venait de marier son frère en lui
donnant une dot magnifique, et qu'au même temps, elle avait à pourvoir
à l'entretien d'un nouvel hôte dans sa Maison, le jeune duc de Bretagne.

[Footnote 749: Religieux de Saint-Denis, _Chronique de Charles VI_, t.
III, p. 39.]

On se rappelle les engagements de mariage pris à Tours, en 1392, et
leur éclatante rupture lors de l'expédition entreprise par Charles VI
contre la Bretagne. Peu de temps après l'accident survenu au Roi dans
la plaine du Mans, Philippe de Bourgogne s'était empressé de signer la
paix et les bonnes relations de la petite cour de Rennes avec Paris
s'étaient renouées: le duc Jean V avait même envoyé comme présent un
des tableaux qui ornaient la chambre de la Reine[750]. Puis on s'était
de nouveau occupé des anciens projets de mariage, et dès 1395, on
était d'accord, de part et d'autre, sur la date des fiançailles; mais
les futurs époux étaient alliés au troisième degré et le pape Benoît
XIII faisait attendre sa dispense. Enfin, le 1er août 1396, le Roi, la
Reine et le duc Jean V fiancèrent Jeanne de France, âgée de six ans,
avec Jean de Montfort, héritier de la Bretagne; la dot de Jeanne devait
être payée dès que les promis seraient nubiles[751]. En attendant, la
fiancée continuerait d'être élevée et soignée dans la Maison de la
Reine, tandis que son futur demeurerait en Bretagne. Mais dans le bref
du pape une grave omission avait été commise: l'âge des princes n'y
était pas mentionné, l'acte était nul; il fallut solliciter une seconde
dispense. Dès qu'elle fut obtenue, de nouvelles fiançailles furent
célébrées en bien plus grande solennité que les premières, sur l'ordre
exprès de Charles VI[752] (30 juillet 1397).

[Footnote 750: Arch. Nat. KK 41 fº 107-114.]

[Footnote 751: Religieux de Saint-Denis..., t. II, p. 443.]

[Footnote 752: Religieux de Saint-Denis, t. II. p. 551.]

Le duc Jean V mourut le 1er novembre 1399[753]. Sa veuve n'était pas
l'amie de la Maison de France, elle souhaitait même que le mariage
projeté n'eût pas lieu. N'était-ce pas pour rappeler à la duchesse
les engagements pris par le duc défunt qu'Isabeau lui écrivit en
1400[754]? Et le message adressé par la Reine «au châtel Josselin[755]»
n'avait-il pas pour but d'entretenir le zèle d'Olivier de Clisson qui,
en Bretagne, représentait le parti de l'alliance française?[756]

[Footnote 753: Arch. Nat. PP 117 nº 147, fº 29.--Jarry, _Vie politique
de Louis d'Orléans_, p. 232.]

[Footnote 754: Arch. Nat. KK 45, fº 78 vº.]

[Footnote 755: Josselin, ch.-l. de cant., arr. de Ploërmel, dép. du
Morbihan.]

[Footnote 756: Arch. Nat. KK 45, fº 78 vº.]

Cependant le duc de Bourgogne restait attentif à tous ces incidents,
et, quand il apprit, en 1401, que la duchesse avait promis sa main
au nouveau Roi d'Angleterre, Henri IV de Lancastre, il envahit la
Bretagne, mit des troupes dans toutes les villes, et pendant qu'il
permettait à la duchesse de passer la Manche avec deux de ses filles,
il ramenait à Paris, auprès d'Isabeau, le duc de Bretagne et ses
deux frères Arthur et Gilles[757]. Désormais dans les Comptes de
l'Argenterie de la Reine, comme dans ceux de son Hôtel, figureront les
dépenses de Jean et des dames chargées de son éducation[758].

[Footnote 757: Religieux de Saint-Denis, _Chronique de Charles VI_, t.
III. p. 41.]

[Footnote 758: Arch. Nat. KK 43 à 46 pass.]

En janvier 1403, la direction des Finances fut reprise par les ducs de
Bourgogne et d'Orléans avec le concours du duc de Berry[759]. En effet,
Isabeau était retenue loin des affaires par sa onzième grossesse. Le 22
février 1403, vers les deux heures du matin, elle accoucha, à l'hôtel
Saint-Pol, d'un fils qui, en souvenir du dauphin mort prématurément,
fut nommé Charles[760]. Au baptême, il eut pour marraine Mademoiselle
de Luxembourg; les deux parrains furent Charles de Luyrieux[761],
seigneur de la Savoie, et Charles d'Albret, le nouveau connétable[762].

[Footnote 759: Jarry, _Vie politique de Louis d'Orléans_, p. 279.]

[Footnote 760: Cet enfant devint le roi Charles VII; voy. G. de
Beaucourt, _Histoire de Charles VII_ (Paris, 1881-1891, 6 vol. in-8º)
t. I, p. 3-5.]

[Footnote 761: _Ibid._]

[Footnote 762: Charles d'Albret venait d'être pourvu de la charge de
connétable, par lettres royales du 7 février 1402 (le Père Anselme,
_Histoire généalogique..._, t. VI, p. 207 et 210).]



CHAPITRE IV

ROLE DIPLOMATIQUE D'ISABEAU SA POLITIQUE DE FAMILLE


Dès 1392, alors qu'elle n'avait reçu aucune part d'autorité pour la
conduite des affaires extérieures, Isabeau s'intéressait aux événements
du dehors; elle les comprenait mieux que ceux dont la France était le
théâtre, sur ce qui se passait en Allemagne et en Italie, elle avait
des idées, des vues personnelles, ses tendances dans les questions
étrangères s'affirmaient, et bientôt elle apparut femme de parti pris;
toutes ses aptitudes à l'intrigue, toute l'activité dont elle était
capable, toute son influence, encore occulte alors, furent mises au
service de la Maison de Bavière dont elle rêvait de restaurer la
grandeur. Cette œuvre était compliquée et pleine d'obstacles pour une
Reine de France, moins cependant pour Isabeau que pour toute autre, car
elle n'avait pas été pénétrée par l'esprit de son nouveau pays; elle
était restée allemande, et n'éprouvait aucun scrupule à desservir les
intérêts du Royaume. Par contre, ceux de la Bavière étaient l'objet
de sa constante sollicitude, le moindre incident diplomatique qui
touchait les Wittelsbach la trouvait attentive. On la voyait sans
cesse s'employer pour les siens, elle se montrait à leur égard d'une
générosité sans bornes, et toujours avec l'or et les offices de la
France. Enrichir son père, son frère, les venger de Galéas, leur mortel
ennemi, aider en Allemagne la Maison de Bavière à ruiner les Luxembourg
et à leur succéder: tels sont les desseins poursuivis par la Reine de
France avec une opiniâtreté extraordinaire de 1392 à 1402.

Isabeau pratiquait donc «une politique de famille» dont la
responsabilité lui incombe tout entière. Si l'on objecte que Philippe
de Bourgogne était, lui aussi, partisan de la politique allemande,
nous rappellerons, suivant le témoignage de Christine de Pisan, que
c'était uniquement pour amener les Allemands à l'alliance française
qu'il avait négocié le mariage d'Isabeau, prétendant exécuter ainsi les
projets de Charles V, et l'on peut affirmer qu'il supporta impatiemment
le résultat imprévu de son œuvre: l'exploitation du Royaume par les
Bavarois; car, loin d'être le complice des exigences d'Isabeau,
il travailla et réussit à faire échouer quelques-unes de ses plus
audacieuses combinaisons.

Selon certains auteurs, les ambitieux desseins de la Reine lui auraient
été suggérés par son frère qui, à cette époque, résidait fréquemment
en France. Les deux enfants d'Etienne le Jeune, en effet, étaient unis
par les liens d'une affection très étroite; ils devaient donc être en
parfaite communion de sentiments sur toutes les questions d'intérêts
débattues alors; mais, tout en tenant compte de l'empire que le
frère exerçait sur la sœur, il ne faut pas juger celle-ci incapable
d'initiative et de persévérance; nous savons, au contraire que, Louis
absent, elle n'était à court ni de ressources, ni d'expédients pour la
conduite de ses affaires.

C'était une figure étrange que ce duc Louis, dit le Barbu[763]; sa
physionomie et son caractère offraient le curieux mélange des qualités
de deux races très dissemblables[764]. Ses heureuses proportions,
son aisance naturelle rappelaient celles de son père; mais de
haute stature, il avait mieux que de la prestance; son visage aux
traits expressifs était encadré d'une barbe superbe; suivant les
circonstances, il apparaissait grave et digne, ou gracieux et plaisant.
Isabeau, un jour, prétendit le faire nommer connétable; évidemment, au
seul point de vue plastique, ce mâle descendant des Teutons eût fait
meilleure figure dans ces hautes fonctions que le claudicant Charles
d'Albret qui lui fut préféré.

[Footnote 763: Pour le portrait de Louis de Bavière, voy.: Ladislas
Sunthem, _Familia ducum Bavariæ_, dans Oefele, _Rerum boicarum
scriptores.._, t. II, p. 568, 569.--Vit, prieur d'Ebersberg, _Chronica
Bavorum.._, dans Oefele.., t. I, p. 726]

[Footnote 764: Religieux de Saint-Denis, _Chronique..._, t. III, p. 68,
69.]

Au moral, il était d'une souplesse tout italienne; de tempérament
batailleur, il usait à l'occasion de la ruse comme d'une arme préférée.
Ainsi qu'autrefois son oncle Frédéric y avait réussi, il s'était
concilié les bonnes grâces des Princes français par l'affabilité
de ses manières; d'humeur caustique, il raillait même à propos
des choses saintes, bien qu'il affectât les dehors d'une profonde
dévotion. Assez lettré, il paraissait aimer le beau et s'étudiait
à deviser agréablement; mais sous ces apparences séduisantes, il
cachait un monstrueux égoïsme; à la fois avide et prodigue, sa grande
préoccupation était d'acquérir par tous les moyens, pour dépenser
ensuite sans compter; au fond, cet homme n'avait aucun scrupule; du
reste sa devise: so laus so[765]! ne donne-t-elle pas la mesure du
mépris qu'il professait pour ses semblables. Historiquement, le duc
Louis peut passer aussi bien pour le dernier des chevaliers brigands
de la vieille Allemagne que pour l'un des premiers barons pillards de
l'Italie renaissante; malheureusement c'est aux dépens du trésor de
France qu'il éprouva sa vocation, c'est à la cour de Charles VI qu'il
se fit la main.

[Footnote 765: On peut traduire «laisse donc».]

Certes Isabeau fut d'une générosité excessive pour son frère: elle
le combla d'honneurs et d'argent; mais elle ne lui abandonna pas sa
part de pouvoir, et quand les chroniqueurs bavarois montrent Louis
de Bavière gouvernant, de concert avec sa sœur, le Royaume de France
pendant la folie du Roi, ou bien ils veulent en faire accroire, ou bien
ils prennent leurs désirs pour des réalités. Au reste, ces auteurs
allemands sont mal renseignés sur les qualités politiques d'Isabeau; on
peut expliquer qu'ils ignorent son rôle en France, mais il est étonnant
qu'ils méconnaissent son action personnelle dans les événements
diplomatiques.

Charles VI, affranchi de la tutelle de ses oncles, avait inauguré son
gouvernement sous les heureux auspices de la trêve conclue avec les
Plantagenets. Le comte de Saint-Pol, revenant d'Angleterre porteur du
traité provisoire, signé par Richard II, arriva le mercredi 25 août
1389, au milieu des fêtes que Paris offrait à sa jeune souveraine pour
sa joyeuse entrée: «si fu le comte de Saint-Pol, le très bien venu du
roy et de tous les seigneurs et étoit à cette fête et delez la reine de
France sa femme qui fut moult réjouie de sa venue[766]», et aux Noëls
qui saluaient Isabeau, se mêlaient d'enthousiastes acclamations qui
approuvaient les trêves. La Reine était heureuse que les hostilités
avec Richard II fussent suspendues car les Wittelsbach entretenaient
de cordiales relations avec l'Angleterre; de plus Charles VI, libre
maintenant, pourrait porter son attention sur les incidents d'Italie et
servir la rancune de Florence contre Galéas. Pour des motifs analogues,
les efforts tentés des deux côtés du détroit pour transformer les
trêves en une paix définitive furent suivies par Isabeau avec intérêt;
elle tint la main à ce que les négociations ne fussent pas arrêtées
par la folie du Roi. En juillet 1395, elle apprit que Richard envoyait
en France des ambassadeurs pour demander la signature de la paix et la
main de la petite Isabelle[767] que nous avons vue déjà promise au fils
de Pierre d'Alençon.

[Footnote 766: Froissart, _Chroniques.._, liv. IV, ch. I, t. XII, p.
29.]

[Footnote 767: Froissart.., liv. IV, ch. XLIII, t. XIII, p.
253-254.--Religieux de Saint-Denis, _Chronique de Charles VI_, t. II,
p. 333.--Jarry, _Vie politique de Louis d'Orléans_, p. 164.]

Pendant que les Princes se préparaient à accueillir avec de grands
honneurs les envoyés du Roi d'Angleterre, Isabeau commandait ce qui
était nécessaire pour que les Enfants de France parussent avec
avantage aux prochaines réceptions. On trouve dans les Comptes de
l'Argenterie de la Reine plusieurs mentions du genre de celles-ci:
«Faict et forgé Im IIIIc douzaines de boutons dorez desquels, on a
boutonné les robes de nos dames à la venue des Anglais[768]».

[Footnote 768: Comptes de l'Argenterie de la Reine. Arch. Nat. KK 41,
fº 80 rº.]

Tandis que les ambassadeurs de Richard II, personnages du plus haut
rang:--Edouard de Norwich, comte de Rutland, amiral d'Angleterre,
le comte de Nottingham, maréchal d'Angleterre et Guillaume Scrop,
chambellan du Roi et Sire de Man[769],--faisaient leur entrée à Paris,
entourés de douze cents gentilshommes français (fin juillet)[770];
tandis qu'ils vivaient joyeusement aux frais du Roi, reçus par les
Princes auxquels ils exposaient l'objet de leur mission, «pour ces
jours, nous dit Froissart, la Reine de France et ses enfants étoient en
l'hôtel de Saint-Pol sur Seine[771]». Les chevaliers anglais désiraient
beaucoup voir cette Reine dont ils avaient entendu parler lors des
fêtes de 1389; ils avaient grande hâte aussi de connaître «par espécial
la petite princesse pour laquelle ils prioient et requeroient et
étoient venus[772]». Ils firent donc leur demande aux Princes et une
audience de la Reine leur fut accordée à l'hôtel Saint-Pol. Isabeau les
reçut entourée de ses enfants, dans tout l'éclat de sa jeunesse et de
son luxe.

[Footnote 769: Religieux de Saint-Denis..., t. III, p. 333.]

[Footnote 770: _Ibid._]

[Footnote 771: Froissart, _Chroniques.._, t. XIII, p. 256.]

[Footnote 772: Froissart, _Chroniques..._, t. XIII, p. 256.]

Pendant cette réception diplomatique, la princesse Isabelle, très
pénétrée de l'importance de son rôle eut l'attitude d'une petite
reine; elle reçut les ambassadeurs avec une gracieuse dignité et quand
le comte-maréchal, s'étant mis à genoux devant elle, lui eut, au nom
de son Maître, demandé si elle voulait bien devenir dame et Reine
d'Angleterre, elle répondit: «Sire, s'il plaît à Dieu et à Monseigneur
mon père que je sois Reine d'Angleterre, je le verrai volontiers, car
on m'a bien dit que je serai une grant dame[773]»; puis elle tendit la
main à l'ambassadeur, comme pour l'aider à se relever, et le conduisit
à la Reine qui les accueillit avec un sourire de satisfaction.

[Footnote 773: _Ibid_, p. 257.]

Les chevaliers anglais, séduits par la mine gentiment grave de cette
enfant de huit ans, l'avaient jugée tout de suite «moult introduite
et doctrinée pour son âge», et quand ils entendirent sa réplique au
comte-maréchal, ils furent saisis d'admiration. Si, comme l'affirme
le chroniqueur, le petit discours de la princesse était de «li tout
avisée, sans conseil d'autrui», il promettait évidemment «dame de haut
honneur et de grant bien», mais ne serait-il pas juste de rapporter le
mérite précoce de l'enfant à la bonne éducation que lui faisait donner
sa mère?

Bien que les ducs ne témoignassent pas d'empressement à conclure le
mariage[774], quoique le jeune âge de la princesse et les engagements
déjà pris envers la famille d'Alençon pussent être de sérieux
obstacles, le contrat fut néanmoins rédigé. Après le consentement de
la Reine, venait l'éloge des vertus de la jeune fille; le roi Richard
déclarait avoir reçu de personnes dignes de foi l'assurance que sa
fiancée se faisait remarquer non seulement par l'éclat de sa naissance,
mais aussi par la pureté de ses mœurs[775]! Une clause surtout offre un
intérêt particulier: la future reine d'Angleterre, moyennant les trois
cent mille livres tournois qu'elle recevait en dot, renonçait à tous
ses droits sur le Royaume de France[776]; elle ne pourrait prétendre
à quoi que ce fût de la succession paternelle; «réserve faicte en
faveur de la ditte dame que si, dans la suite, le duché de Bavière ou
autres terres sises hors du Royaume de France venoient à lui échoir du
côté de très noble princesse sa mère, par succession des parents de
la ditte dame sa mère, elle pourra hériter nonobstant la renonciation
dessus ditte[777].» Or, lorsqu'en 1392, les trois ducs Jean, Frédéric
et Etienne s'étaient partagé la Bavière, ils avaient arrêté que «les
filles seraient exclues de leur succession». Isabeau entendait donc ne
pas se soumettre, pour sa part, à leur volonté puisque, dans la clause
ci-dessus, elle envisageait l'hypothèse d'un héritage pouvant lui
échoir en Bavière.

[Footnote 774: Plusieurs conseillers de Charles VI désapprouvaient le
projet de mariage anglais. «A quoi sera-ce bon que le roi d'Angleterre
aura à femme la fille du roi de France; et eux et leurs royaumes, les
trêves passées qui n'ont à durer que deux ans, se guerroieront, et
seront eux et leurs gens en haine?» Froissart.., t. XIII, p. 259.]

[Footnote 775: Religieux de Saint-Denis, _Chronique de Charles VI_, t.
II, p. 333.]

[Footnote 776: Arch. Nat. PP 117, fº 1133-1140.]

[Footnote 777: Religieux de Saint-Denis..., t. II, p. 347.]

Nous ignorons ce que la mère pensait du mariage anglais ménagé à sa
fille par la politique, mais nous pouvons croire que la Reine voyait
cet événement d'un œil favorable, car il avait l'entier agrément du duc
de Bourgogne[778].

[Footnote 778: Philippe de Bourgogne désirait la paix dans l'intérêt
de ses états de Flandre «car les cœurs de moult de Flamands sont plus
Anglais que Français». Froissart..., t. XIII, p. 256.]

En février 1396, le maréchal d'Angleterre et le comte de Rutland
revinrent à Paris pour la cérémonie des fiançailles[779]. Le
dimanche où l'on chante «Lætare[780]», la Reine assista, dans la
Sainte-Chapelle, au mariage d'Isabelle, célébré par le patriarche
d'Alexandrie[781]. Quand lecture eut été donnée des articles du contrat
relatif à la dot et au douaire, l'un des ambassadeurs passa l'anneau
nuptial au doigt de la petite fille. Ensuite le cortège se forma
pour entrer en la salle du Palais où un festin se trouvait préparé.
Derrière la Reine de France marchaient la Reine Blanche, la Reine des
Deux-Siciles, les ducs de Berry, de Bourgogne, d'Orléans, de Bourbon
et le patriarche; puis venaient les ambassadeurs et après eux la foule
des dames et des chevaliers[782]. Cette suite était si nombreuse qu'une
fois tout le monde entré et le moment venu de «seoir en table», les
convives, pour prendre place, se bousculèrent et quelques-uns même en
vinrent aux coups[783]; mais ce ne fut là qu'une ombre très légère
au tableau de cette joyeuse journée, où le mariage de la fille de
Charles VI apparaissait à tous comme le plus sûr gage de la paix avec
l'Angleterre.

[Footnote 779: Religieux de Saint-Denis..., t. II, p. 413-415.]

[Footnote 780: Le dimanche de Lætare est le 3e dimanche avant Pâques.]

[Footnote 781: Religieux de Saint-Denis, _ibid._]

[Footnote 782: Religieux de Saint-Denis, t. II, p. 413-415.]

[Footnote 783: Les détails de cet incident sont donnés dans une lettre
de rémission en faveur de Guillaume de Fontenay, écuyer. Arch. Nat. JJ
149, nº 169.]

Pendant quelques mois encore la petite mariée demeura dans la Maison
de sa mère. De nombreuses mentions des Comptes nous renseignent sur
les achats faits pour la «Royne d'Angleterre[784]», afin de l'entourer
de tout le luxe qui convenait à sa grandeur. Un chevalier anglais
était attaché à sa personne pour lui apprendre la langue et les usages
d'outre-mer[785]. Bientôt le roi Richard se rendit à Calais afin de
discuter, avec le duc de Bourgogne, délégué par Charles VI, quand
et à quelles conditions sa fiancée lui serait remise[786]. La Reine
prit certainement part aux dispositions qui furent alors arrêtées par
Charles VI et les Princes en vue du départ de la petite Isabelle, car
nous voyons qu'elle était en séjour dans le pays de l'Oise en juin et
en juillet[787], pendant que le Roi et le Conseil, résidant tantôt
à Senlis, et tantôt à Compiègne, réglaient la levée de l'aide qui
devait fournir les trois cent mille livres tournois attribuées en dot
à la reine d'Angleterre, et s'occupaient de composer le cortège qui
conduirait celle-ci jusqu'à Calais[788].

[Footnote 784: Arch. Nat. KK 41, fº 106 vº, 107, 114.]

[Footnote 785: Arch. Nat. RK 46, fº 106-114.]

[Footnote 786: Religieux de Saint-Denis..., t. II, p. 413-415.--Jarry,
_Vie politique de Louis d'Orléans_, p. 179.]

[Footnote 787: On trouve dans les Comptes de l'Argenterie de la Reine
«à Thevenin Courtin,... pour III voyages hâtifs de Compiègne à Paris,
de nuit comme de jour, pour avancer et apporter robes et autres
choses,... dont il eut un cheval affolé...». Arch. Nat. KK 41, fº 121
vº.--C'est à l'aller ou au retour du voyage de Compiègne que la Reine
fit à Meaux sa «première entrée». Les bourgeois lui offrirent une
vaisselle. _Ibid._, fº 106 vº.]

[Footnote 788: Voy. Douët d'Arcq, _Choix de pièces inédites relatives
au règne de Charles VI_, t. I, p. 130-134.]

Les mois d'automne furent employés aux préparatifs des toilettes, à
la fabrication des bijoux, des chariots peints et tendus d'étoffes
précieuses que Charles VI donnait à la «Royne d'Angleterre[789]».
Tous ces achats furent surveillés par la duchesse de Bourgogne. Le 10
octobre[790], Isabeau se sépara de sa fille qui, après avoir entendu
la Messe à Notre-Dame, quitta Paris dans un équipage dont le luxe
dépassait «tout ce qu'il était possible[791]». Ce fut à la duchesse de
Bourgogne[792], entourée de plusieurs dames d'honneur de la Reine que
fut confiée, jusqu'à Calais, la conduite de la royale fiancée[793].
Quelques jours plus tard Charles VI lui-même se rendit auprès de
Richard II pour lui faire remise de la princesse et conférer de la
paix. Il est certain que la Reine ne l'accompagna pas.

[Footnote 789: Cf. Comptes de l'Argenterie de Charles VI.]

[Footnote 790: Religieux de Saint-Denis..., t. II, p. 413-415.]

[Footnote 791: Jarry, _Vie politique de Louis d'Orléans_, p. 179.]

[Footnote 792: Cette mission confiée à la duchesse de Bourgogne se
trouve vérifier ce que dit Froissart, lors de la folie du Roi, «avisé
fut et conseillé... que Madame de Bourgogne se tiendrait toute coi lez
la reine et seroit la seconde après elle». Froissart..., t. XIII, p.
102.]

[Footnote 793: Douët d'Arcq, _Choix de pièces inédites_, t. I, p.
130-134.]

L'éloignement ne rompit point les relations de la jeune Isabelle avec
sa famille. Ainsi, au début de 1399, Charles VI, la Reine et les
princesses, suivant «les usages de courtoisie établis dans les cours,
voulurent donner des marques d'affection au Roi d'Angleterre et à la
princesse française, son épouse bien-aimée», et leur adressèrent de
beaux présents pour leurs étrennes[794]; peut-être était-ce cette riche
vaisselle dont la plus belle pièce était un cratère d'or émaillé de
perles, qui est inscrite au Registre du Trésor, à la date du 31 mars
1399, comme don fait par la Reine à la princesse Isabelle[795].

[Footnote 794: Religieux de Saint-Denis..., t. II, p. 669.]

[Footnote 795: Moranvillé, _Extraits des journaux du Trésor_, (dans la
_Bibl. Ec. Chartes_, année 1888, p. 409.)]

La mère et la fille sont en correspondance; Pierre Salmon, sorte de
diplomate officieux, placé sans doute par le duc de Bourgogne à la
cour d'Angleterre, leur sert d'intermédiaire. Nous voyons dans ses
lettres qu'il fut chargé, à son premier voyage en France, de porter à
la cour des nouvelles de Richard II et d'Isabelle: «Et fu (Charles VI)
très joieux de savoir le bon estat du roy d'Angleterre, et de Madame
la royne sa fille..... et aussi fut la royne après qu'elle ot veu ses
lettres[796]». Lorsqu'il retourna en Angleterre, Pierre Salmon emporta,
avec les messages de Charles VI et du duc de Bourgogne, les missives de
la Reine dont Richard se déclara «bien content[797]».

[Footnote 796: Les _lamentacions et les Epistres de Pierre Salmon_,
(éd. Crapelet, Paris, 1833, in-8º), p. 49.]

[Footnote 797: _Ibid._, p. 50-51.]

Cependant, dès les premiers mois de l'année 1399, les nouvelles
qu'Isabeau recevait d'Angleterre étaient moins bonnes; certes Richard
chérissait sa petite fiancée, «pour notre dame, dit le chroniqueur,
je ne vy oncques si grand seigneur faire si grant feste, ne monstrer
si grant amour a une dame comme fist le roy Richard à la royne[798]»;
mais il avait dû partir pour l'Irlande et la jeune fille, brisée
par la scène des adieux, était «demourée malade de douleur XV
jours ou plus du départ de son seigneur[799]»; puis elle s'était
retirée à Windsor, agitée de tristes pressentiments. Bientôt la
reine de France avait sujet de s'alarmer: presque toute la Maison
qu'elle-même avait composée à sa fille rentrait en France, chassée
par les ministres anglais. Ces seigneurs et ces dames racontaient
que la jeune Isabelle était maintenant reléguée à Windsor, n'ayant
auprès d'elle que son confesseur, une seule demoiselle française et
quelques serviteurs anglais; défense lui était faite de recevoir
aucun de ses compatriotes[800]. La vérité était que Richard II avait
lui-même ordonné le renvoi, car les Anglais, de tout temps hostiles
aux étrangers que les princesses venues du continent amenaient à leur
suite, reprochaient particulièrement aux personnes de la compagnie
d'Isabelle leurs prétentions d'importer à Londres les habitudes
fastueuses de la cour de France: Madame de Courcy[801], instituée par
Isabeau grande maîtresse d'honneur d'Angleterre, n'avait-elle pas
dix-huit chevaux en son écurie, trois couturiers, huit brodeurs, deux
tailleurs en son hôtel[802]?

[Footnote 798: _Chronique de la traïson et mort de Richard deux, roy
d'Engleterre_, (éd. B. Williams, Londres, 1846, in-16), p. 28.]

[Footnote 799: Le chroniqueur _de la traïson et mort de Richard deux_
a fait un gracieux et touchant récit des adieux du roi Richard à sa
fiancée. «Il print la Royne entre ses bras très gracieusement et la
baisa plus de XL foez, en disant piteusement: Adieu, Madame, jusque
au revoir, je me recommande a vous; ce dit le Roy à la Royne en la
présence de toutes les gens, et la Royne commença adonc a plourer
disant au Roy: Hélas! Monseigneur, me laissiez vous icy? Adonc le Roy
ot les yeuls plains de larmes sur le point de plourer et dist: Nennil,
Madame, maiz je iray devant vous; Madame, y vendrez après. Adonc le
Roy et la Royne prindrent vin et espices ensemble... et après, le Roy
se baissa et print et leva de terre la Royne et la tint bien longtemps
entre ses bras et la baisa bien X fois, disant tous diz: Adieu, Madame,
jusques au revoir; et puis la mist a terre et la baisa encore III
fois... C'estoit grant pitié de leur departir, car oncques puis ne
virent l'un l'autre.»]

[Footnote 800: Religieux de Saint-Denis, _Chronique de Charles VI_, t.
II, p. 705.]

[Footnote 801: Marie d'Estouteville, fille de Robert V sire
d'Estouteville, mariée à Geoffroy, baron de Courcy, seigneur
de Montfort et de Bourg-Achard (le Père Anselme, _Histoire
Généalogique..._, t. VIII, p. 90).]

[Footnote 802: _Chronique de la traïson et mort de Richard deux_, p.
25-26.]

Tandis que la reine de France, très irritée de l'affront fait à sa
fille, méditait «à quel point les nobles dames de France doivent
craindre d'épouser les Anglais, car ces perfides étrangers ont toujours
eu les Français en défiance[803]», des événements tragiques se
passaient en Angleterre.

[Footnote 803: Religieux de Saint-Denis..., t. II. p. 705.]

Isabeau voyageait en Normandie lorsque lui parvint (octobre 1399) la
nouvelle de la Révolution de Londres: le duc de Lancastre s'était
fait proclamer roi sous le nom de Henri IV, Richard et la jeune reine
étaient ses prisonniers. Pendant qu'à Rouen les Princes délibéraient
en de grands Conseils sur cette grave complication, et visitaient
les villes de l'embouchure de la Seine pour se préparer à toute
éventualité, la Reine, qui continuait son voyage, se tenait au courant:
le 15 octobre, elle dépêche «Jean le Charron pour porter lettres à
Messeigneurs de Berry, de Bourgogne, d'Orléans à Harefleur ou illec
environ[804]»; le 19, elle écrit à Charles VI à Caudebec[805], et le
20, Denisot le Breton est envoyé par elle à Monseigneur d'Orléans, au
vidame du Laonnais à Rouen[806], et aux ducs de Berry et de Bourgogne à
Caudebec[807].

[Footnote 804: Arch. Nat. KK 45, fº 48 vº et 49 rº.]

[Footnote 805: _Ibid._]

[Footnote 806: Arch. Nat. KK 45, fº 48 vº et 49 rº.]

[Footnote 807: _Ibid._]

La jeune reine Isabelle avait écrit à ses parents pour implorer leur
secours[808], et le chroniqueur de la «_Trahison et mort de Richard
II_» rapporte que ce Roi, dans sa prison, s'écriait en gémissant:
«Ha! très chière dame et mère la Royne de France, je me recommande à
vous; hélas! j'avais propos de vous aller veoir bien bref et vous
mener Ysabel vostre fille, ma chière dame et compagne, qui grant
désir a de vous veoir[809]!» Supplications et lamentations ne furent
pas entendues. Charles VI était trop malade pour qu'on osât même lui
montrer les lettres annonçant le malheur de sa fille[810]; les Princes
avaient tous plus ou moins pris des engagements envers Henri de
Lancastre lors de son récent séjour en France[811], et la Reine Isabeau
manquait encore de l'initiative ou de l'influence nécessaire pour
provoquer une expédition en Angleterre.

[Footnote 808: Religieux de Saint-Denis..., t. II, p. 721.]

[Footnote 809: _Chronique de la traïson et mort de Richard deux_, p.
55.]

[Footnote 810: Religieux de Saint-Denis..., t. II, p. 721.]

[Footnote 811: Henri de Lancastre, banni par Richard II, avait passé
à la cour de France le temps de son exil, et c'est de Normandie qu'il
était parti secrètement, pour renverser le roi Richard. Cf. Religieux
de Saint-Denis..., t. II p. 701.]

Peu de temps après Richard mourait dans sa prison dans des
circonstances mystérieuses[812]. Cependant la trêve avec l'Angleterre
ne fut pas rompue, mais la cour entama des pourparlers avec le nouveau
Roi pour obtenir que la veuve de Richard II fût rendue à ses parents.
La Reine, elle-même, insista pour que la jeune princesse revînt en
France le plus tôt possible «franche et desliée de tous lyens et
empeschement de mariage et obligacions quelconques, avec tous ses
joyaux et meubles[813]».

[Footnote 812: Il fut assassiné par ordre de Henri IV de Lancastre
(mars 1400).]

[Footnote 813: Douët d'Arcq, _Choix de pièces inédites du règne de
Charles VI_, t. I, p. 182-185.]

Le 6 septembre 1400, Jean de Hangest, sire de Heuqueville et Pierre
Blanchet partirent pour Londres munis des instructions de Charles VI
et d'Isabeau; ils devaient requérir accès auprès de la princesse et,
après lui avoir transmis les affectueuses expressions de l'amour de
ses parents, lui mander «sur toute l'obéissance en quoy elle leur est
tenue comme à père et à mère, que elle ne die ni ne face aucune chose
par quoy elle soit obligée par parole ne par fait, par mariage ou
autrement;..... et, que se elle faisoit chose par quoy son retour fust
aucunement empesché, elle ne pourroit plus grandement courroucer le Roy
et la Royne[814]». Charles et Isabeau craignaient que l'enfant ne se
laissât suborner au point d'accepter la main d'un prince anglais[815].
La Reine surtout s'opposait à cette union car déjà, elle méditait pour
Isabelle un projet de mariage en Allemagne.

[Footnote 814: _Ibid._, p. 193-197.]

[Footnote 815: Henri IV de Lancastre désirait marier Isabelle avec son
fils Henri, prince de Galles.]

Henri de Lancastre se décida enfin à faire droit à la demande du Roi
de France. En août 1401, la jeune Isabelle quittait l'Angleterre, sous
une imposante escorte, emportant les plus précieux de ses joyaux[816].
Charles VI chargea le duc de Bourgogne de se rendre à Calais, et la
Reine envoya Mademoiselle de Luxembourg et un grand nombre d'autres
dames et damoiselles, au-devant de sa fille. La jeune princesse fut
accueillie à Paris «liement et bienveignée»; elle retrouva sa place
dans la Maison de sa mère et reprit son ancien «état»; mais elle fut
entourée de plus nobles dames qu'autrefois[817]. La petite reine fut,
paraît-il, très peinée de son changement de fortune: «fu commune
renommée, dit le chroniqueur, que elle n'eult oncques parfaite joie
depuis son retour.»

[Footnote 816: Religieux de Saint-Denis, _Chronique de Charles VI_, t.
III, p. 5.--Henri IV avait refusé de rendre la dot d'Isabelle.]

[Footnote 817: Religieux de Saint-Denis.., t. III, p. 5-7.]

Cependant Isabeau oublia très vite les griefs du Royaume contre
«l'usurpateur Henri IV». Comme par le passé, et pour les mêmes motifs,
elle voulait la paix dans l'intérêt des Wittelsbach. En effet, la
Maison de Bavière-Hollande redoutait tout désaccord entre la France et
l'Angleterre, ses États étant le passage entre les deux pays; de plus,
le duc Aubert et le comte d'Ostrevant, que pensionnait Charles VI,
étaient secrètement alliés aux Anglais. D'autre part, le Wittelsbach
Robert, depuis son élévation à l'Empire, recherchait à la fois
l'alliance de l'Angleterre et celle de la France; une rupture entre
ces puissances dérangerait ses combinaisons politiques; et, la Reine,
en bonne parente et fidèle alliée, travaillait de tout son pouvoir à
maintenir la paix entre Charles VI et Henri IV.

       *       *       *       *       *

En 1392, Isabeau, encouragée et soutenue par la présence de son frère,
machina de nouvelles intrigues pour tirer vengeance de Jean Galéas;
mais un parti favorable au duc de Milan se formait à la cour de France.
Le duc d'Orléans, qui, depuis longtemps, avait jeté son dévolu sur
l'Italie où il rêvait de se tailler une principauté, ambitionnait
maintenant de mettre fin au schisme en plaçant le pape d'Avignon sur
le siège de Rome; en même temps, il voulait que la France secondât par
les armes les prétentions des princes d'Anjou sur le royaume de Naples.
Dans le but d'assurer l'exécution d'une partie quelconque de ses plans,
il préconisait l'alliance milanaise qui, disait-il, placerait l'Italie
entière sous la tutelle de la France[818]. Il avait certainement le don
de persuader, car bientôt, s'établit un courant d'opinion favorable
à ses projets; et, pendant trois ans, ses théories prévalurent dans
les Conseils du Roi, bien qu'elles fussent sévèrement blâmées par le
duc de Bourgogne. Isabeau, dont les desseins étaient entravés par
ce courant, ne laissait rien paraître de son mécontentement, mais,
en secret, elle entretenait avec Florence des négociations, d'abord
par messagers, puis, en 1395, elle eut, à Paris même, de fréquentes
entrevues avec Buonaccorso Pitti, l'ambassadeur florentin. Le résultat
de leurs conciliabules fut un projet de traité contre Jean Galéas
que Buonaccorso Pitti se chargeait de soumettre au Conseil des Dix,
promettant que, s'il était approuvé, une nouvelle ambassade florentine
viendrait le ratifier à Paris[819].

[Footnote 818: Sur la politique extérieure du duc d'Orléans et
particulièrement ses projets sur l'Italie. Cf. Jarry, _Vie politique
de Louis d'Orléans_, ch. II, IV, VII, IX, X, XII, XV.--A. Leroux,
_Relations politiques de la France avec l'Allemagne_, p. 37-54.]

[Footnote 819: Les clauses du projet d'alliance avaient été arrêtées
dans une conférence secrète entre la Reine, le duc Louis de Bavière et
l'ambassadeur de Florence.]

C'est à ce moment que des bruits étranges commencèrent à circuler
dans les tavernes sur la duchesse d'Orléans; médisances vagues
d'abord, puis accusations précises: Valentine ensorcelait le Roi,
elle empoisonnait les Enfants de France[820]. Le scandale fut tel que
la duchesse dut quitter la cour[821]. Comme ce départ se trouvait
servir les intérêts et le ressentiment d'Isabeau, et que, malgré son
grand art de dissimulation, celle-ci n'avait pas réussi à cacher tout
à fait son antipathie contre Valentine, on peut prétendre qu'elle
était l'inspiratrice des infâmes calomnies qui faisaient s'enfuir sa
rivale. Quoi qu'il en soit, les deux belles-sœurs sauvegardèrent les
apparences, leur séparation eut lieu sans fracas et, par la suite,
elles continueront à échanger des missives aux anniversaires, et des
cadeaux de fêtes[822].

[Footnote 820: Cf. Froissart, _Chronique.._, t. XIII, p.
435-438.--Religieux de Saint-Denis, _Chronique de Charles VI_, p. t.
II.]

[Footnote 821: Jarry, _Vie politique de Louis d'Orléans_, p. 167-169.]

[Footnote 822: Cf. Comptes de l'Hôtel et de l'Argenterie
d'Isabeau.--_Catalogue des Archives du baron Joursanvault_, t. I.:
Orfévrerie, Joyaux, p. 125-128.]

Vers la fin de l'année 1396, Isabeau put croire qu'elle tenait sa
vengeance: le 29 septembre, en effet, Charles VI signait un traité
avec Florence, et en décembre Buonaccorso Pitti était autorisé à
lever en France une troupe de mercenaires[823]. Mais comme alors les
principaux des seigneurs français combattaient en Hongrie contre les
Turcs, le commandement de l'expédition de Lombardie fut donné à Bernard
d'Armagnac. Les préparatifs étaient presque achevés, malgré les efforts
du duc d'Orléans pour les entraver, lorsque, la nuit de Noël, Messire
Jacques de Helly entra «tout housé et éperonné» dans la chambre du Roi;
il apportait la nouvelle du désastre de Nicopolis[824]: l'amiral Jean
de Vienne, Guillaume de la Trémoille, Philippe de Bar et des centaines
de chevaliers étaient restés sur le champ de bataille; le comte Jean de
Nevers, fils aîné du duc de Bourgogne, le connétable Philippe de Dreux,
le sire de Coucy étaient tombés aux mains du sultan Bajazet[825].
La douleur fut immense dans le royaume de France; les princesses et
presque toutes «les haultes dames» de la Maison de la Reine pleuraient
un parent ou un ami mort ou captif[826]. Alors le Conseil royal,
ayant fort à faire pour réunir les sommes nécessaires à la rançon
des prisonniers, oublia le «voyage de Lombardie»; et à la faveur du
désarroi, Jean Galéas signa avec Florence une trêve de dix ans par
l'entremise des Vénitiens, de sorte que l'armée du comte d'Armagnac ne
franchit même pas les Alpes[827]. Les espérances que la Reine avaient
fondées sur l'appui de Florence se trouvaient donc ruinées; pourtant
elle ne se découragea pas, elle comptait maintenant que les événements
d'Allemagne suivis par elle avec attention depuis trois ans, lui
procureraient prochainement l'occasion tant désirée.

[Footnote 823: Le Roi chargea deux gentilshommes de sa chambre de
conclure une ligue pour cinq ans. A. Desjardins, _Négociations de la
France avec la Toscane_, t. I p. 32.]

[Footnote 824: Froissart, _Chroniques.._, liv. IV, ch. LIII, t. XIII,
p. 419.

La bataille de Nicopolis fut perdue par les Chrétiens que commandait le
roi de Hongrie, Sigismond, le 26 septembre 1396.]

[Footnote 825: Froissart.., liv. IV, ch. LII, p. 391-404.--Bajazet I,
surnommé «_le foudre de guerre_», sultan des Turcs Ottomans, de 1389 à
1403.]

[Footnote 826: _Ibid._, ch. LIII, p. 418-419.]

[Footnote 827: Jarry, _Vie politique de Louis d'Orléans_, p. 169.--P.
Durrieu, _Les Gascons en Italie_, p. 103.]


Après la mort de Frédéric de Bavière (1393), Etienne et Jean ne
parvinrent pas à s'entendre pour se partager équitablement le duché ou
le gouverner ensemble[828]; ils se résolurent à vider leur différend
par les armes et chacun d'eux se chercha des alliés. Etienne se
rapprocha alors de l'empereur Wenceslas qui lui accorda le bailliage
des villes souabes[829], mais ne lui donna pas de subsides. Or, le duc
manquait de l'argent nécessaire pour faire figure à la cour impériale
et pour payer les troupes qu'il voulait opposer à celles qu'avait
réunies son frère. Tout naturellement, il aurait pensé à sa fille pour
sortir de cet état de gêne, et il serait lui-même venu en France pour
assurer le succès de sa requête. Les historiens allemands font allusion
à ce voyage[830]; mais nos chroniqueurs n'en parlent pas, et les
Comptes de cette année ne contiennent aucune mention qui puisse nous
renseigner sur la libéralité d'Isabeau à l'égard de son père; il est
donc douteux que celui-ci soit venu jusqu'à Paris; mais il est certain
que, rentré à Ingolstadt, en octobre, il se trouva assez riche pour se
rendre, en compagnie de son fils Louis, à Prague, auprès de Wenceslas
et pour entamer les hostilités contre le duc Jean: sans doute, Isabeau
avait donné satisfaction à la demande de son père, bien que l'emploi
qui dût être fait de ses largesses ne fût pas de son goût, car elle
déplorait la querelle des deux ducs et désapprouvait l'alliance
d'Etienne avec l'Empereur.

[Footnote 828: Riezler, _Geschichte Baierns_, t. III, p. 190.--Th.
Linder, _Geschichte Deutsches Reichs unter Kaiser Wenzel_ (1875-1880, 2
vol. in-8º), p. 129.]

[Footnote 829: Riezler..., t. III, p. 171.]

[Footnote 830: Riezler..., t. III, p. 174.--Le 9 juillet, Etienne était
à Francfort, où il demeurait quelques jours et annonçait à tous son
départ pour la France; le 15 octobre, il était de retour à Ingolstadt,
d'où il se rendait à Augsbourg, puis à Prague. Th. Linder, _Geschichte
Deutsches Reichs_, t. II. p. 129.]

Cet état de choses se prolongea pendant deux ans, au bout desquels les
affaires prirent un autre cours; en 1395, Etienne III se réconcilia
avec Jean, rompit avec Wenceslas et devint l'agent le plus actif du
comte palatin Robert II de Bavière, du duc d'Heidelberg, son fils, et
du parti des princes allemands qui complotaient de détrôner l'Empereur
et de le remplacer par un Wittelsbach. Etienne III était chargé de
gagner la France à cette politique, et l'on comptait que Louis de
Bavière saurait facilement y intéresser sa sœur.

Certes, la révolution projetée avait d'avance cause gagnée auprès
d'Isabeau; elle se rappelait avoir entendu, dans son enfance, son
grand-père, le vieux duc Etienne, maudire la famille de Luxembourg qui
avait humilié les Wittelsbach et fait déchoir le Saint-Empire de la
grandeur où l'avait élevé l'Empereur Louis V; elle méprisait Wenceslas
pour son ivrognerie et ses débauches, surtout elle ne lui pardonnait
pas d'avoir accordé à Jean Galéas le titre de duc de Milan[831].
Seulement la Reine de France ne pouvait confesser ses sentiments de
haine, elle devait même ne rien laisser deviner de ses intentions, car
il y avait à la cour un parti très favorable à l'Empereur. Charles VI,
par tradition de famille, conservait son amitié à son cousin Wenceslas
et, à deux reprises, en 1390 et 1395, il avait voulu renouveler avec
lui l'alliance de 1380[832]. D'ailleurs la question du schisme qui,
dans ce temps, était la principale affaire de la chrétienté, avait une
grande influence sur les rapports de la France avec le Saint-Empire. Il
était de l'intérêt de Charles VI de ne froisser en rien Wenceslas qu'il
espérait voir se ranger à son avis dans ce grave différend.

[Footnote 831: C'est en 1395 que Wenceslas reconnut Jean Galéas comme
duc de Milan. Cf. A. Leroux..., _Relations politiques de la France avec
l'Allemagne_, (1378-1461), p. 63.]

[Footnote 832: A. Leroux, _Relations politiques..._, p. 39.--Dans ces
circonstances, Isabeau sut fort bien dissimuler ses sentiments. On
lit dans les Comptes de la Reine: «Pour IIII chapeaux de veluiau noir
cramoisi, doublé de satin noir, baillé aux ambassadeurs d'Allemagne...
pour porter devers le roi des Romains (8 septembre 1395), 4 livres
parisis, 16 sous la pièce.» Arch. Nat. KK 41, fº 36 rº.]

D'année en année, l'affaire du schisme se compliquait davantage: non
seulement l'Europe était partagée en partisans du pape de Rome et en
partisans du pape d'Avignon, mais cette querelle religieuse faisait
naître dans les pays chrétiens des dissentiments sur la politique
extérieure. Jusqu'en 1390, le pape d'Avignon, Clément VII, et le pape
de Rome, Urbain VI, avaient conservé leurs obédiences respectives;
le Roi de France et ses alliés demeurant fidèles à Clément, le reste
de l'Europe chrétienne continuant d'obéir à Urbain. A la mort de ce
dernier (1390), Charles VI avait essayé de faire l'union de l'Eglise
en faveur du pape d'Avignon; l'élection d'un nouveau pape romain,
Boniface IX, ayant ruiné cet espoir, des négociations avaient été
entamées entre la France et l'Empire pour arriver à une entente par
l'effacement volontaire d'une obédience devant l'autre. Elles avaient
échoué, non du fait de Wenceslas, sectateur peu zélé du pape de Rome,
mais par la volonté des princes allemands et particulièrement des
Wittelsbach, très fidèles à Boniface IX. En 1394, Clément VII étant
mort, la cour de France avait offert de se rallier à Boniface IX, mais
elle n'avait pu empêcher les cardinaux d'Avignon d'élire Benoît XIII.
Alors l'Université de Paris avait décidé qu'il fallait obtenir la
démission des deux papes, puis procéder à une nouvelle élection; et la
France, pour témoigner sa bonne foi, s'était solennellement soustraite
à l'obédience de Benoît XIII (juillet 1398), qu'elle faisait garder à
vue dans Avignon, par le maréchal Boucicaut[833].

[Footnote 833: Voy. N. Valois, _La France et le Grand Schisme
d'Occident_, t. II et III.--A. Leroux..., _Relations politiques de la
France avec l'Allemagne_ (1378-1461), p. 1-26.]

Philippe de Bourgogne, qui avait fait prévaloir l'avis de l'Université
de Paris, comptait que l'Empire suivrait l'exemple donné par la France
et se détacherait de Boniface IX; il semble donc que, logiquement, il
eût dû soutenir Wenceslas, pourtant il restait l'allié des Wittelsbach,
dans l'intérêt de ses États de Flandre, et il ne paraissait pas
défavorable à l'élévation d'un prince bavarois au trône impérial.

Tout autres étaient les sentiments du duc d'Orléans: ardent partisan
du pape français, il n'avait adhéré qu'à contre cœur à la soustraction
d'obédience. En Allemagne, il était l'ami des Luxembourg et prêt à se
porter leur défenseur, car il jugeait que les intérêts de la couronne
de France seraient compromis le jour où Wenceslas serait remplacé par
un Wittelsbach qu'il pressentait hostile à toute intervention française
dans la politique de l'Allemagne et de l'Italie.

L'opinion d'Isabeau sur le schisme à cette époque ne nous est pas
connue; il est certain toutefois qu'elle se faisait rendre compte
des principaux incidents de la querelle et qu'elle s'en préoccupait,
du moins dans la mesure où cette affaire pouvait influer sur les
rapports de la France avec l'Empire et servir les desseins ambitieux
des Wittelsbach. Lors qu'en 1398, Wenceslas vint à Reims pour traiter
avec Charles VI de l'union de l'Eglise[834], la Reine fit un voyage au
pays de l'Oise pour se tenir à portée du lieu des conférences,[835] et
ses nombreux messages au Roi et aux Princes prouvent qu'elle prenait
intérêt aux négociations[836]. En effet, le rapprochement de Charles
et de Wenceslas l'inquiétait, elle craignait qu'une alliance avec la
France ne raffermît le pouvoir ébranlé de l'Empereur; mais Louis de
Bavière, qui assistait à l'entrevue de Reims[837], fit remarquer à sa
sœur que Wenceslas, étant venu en France contre le gré des Electeurs,
se les était définitivement aliénés[838]. Ceux-ci supportèrent encore
deux ans leur Empereur, chaque jour plus négligent des affaires
allemandes, mais, dès le début de l'année 1400, ils ne cachèrent plus
leur intention de lui substituer le comte Palatin de Bavière, le
Wittelsbach Robert III. Au mois de juin, ils envoyèrent une ambassade à
Charles VI pour le prier de se faire représenter à la diète impériale
où seraient discutés les intérêts de l'Eglise[839]. Isabeau et le
duc de Bourgogne, pas plus que le duc d'Orléans, n'étaient dupes du
prétexte, ils savaient que la diète n'était convoquée que pour déposer
Wenceslas.

[Footnote 834: A. Leroux, _Relations politiques de la France avec
l'Allemagne_ (1378-1461) p. 24.]

[Footnote 835: L'Entrevue des deux souverains eut lieu les 23-24 mars.
Isabeau était à Creil le 19 mars, le 23, elle était à Amiens, le 27,
à Clermont, et soupait et gîtait à Saint-Just, le 28, elle couchait à
Luzarches. Le 31, elle était de retour à Paris, au Palais. Arch. Nat.
KK 45, fº 5.]

[Footnote 836: Arch. Nat. KK 45, fº 3, 4, 5.]

[Footnote 837: Religieux de Saint-Denis, _Chronique de Charles VI_ t.
II, p. 567.]

[Footnote 838: A. Leroux, _Relations politiques de la France avec
l'Allemagne_ (1378-1461), p. 22.]

[Footnote 839: Moranvillé, _Relations de Charles VI avec l'Allemagne_
en 1400, (_Bibl. Ec. Chartes_, t. XLVII, p. 489-499.)]

Louis d'Orléans, pour sauver son allié, pensa à gagner du temps, et
parvint à décider Charles VI à demander l'ajournement de l'assemblée.
Ce fut Etienne III que le Roi de France chargea d'obtenir la
remise[840]; celui-ci sut présenter et soutenir la requête de façon à
ce qu'elle fut repoussée. Pendant ce temps-là, Philippe de Bourgogne
contreminait l'ouvrage de son neveu; comme il soupçonnait les deux
délégués français d'être gagnés aux idées du duc d'Orléans, il retenait
l'un d'eux à sa cour, et quand celui-ci arriva à Paris pour joindre son
collègue, la Reine sut empêcher que l'ambassade ne partît[841]. Le 20
août 1400, la diète d'Oberlahnstein déposait Wenceslas, et le 21 celle
de Rense élisait Robert III[842].

[Footnote 840: Lettres du roi de France à son beau-père, datées du 10
juillet 1400: Charles VI y affirmait son désir de contribuer à l'union
de l'Église et au bon gouvernement de l'Empire, et comme il voulait
envoyer à la prochaine diète impériale un de ses oncles ou son frère,
il suppliait le duc Étienne d'user de tout son crédit auprès des
électeurs pour faire retarder la réunion. Moranvillé, _Relations de
Charles VI avec l'Allemagne_, _Pièces justificatives_, p. 309.]

[Footnote 841: Les deux ambassadeurs désignés étaient Renier Pot
et Hugues le Renvoisier.--Le 30 juillet, Charles VI écrivait au
duc de Bourgogne d'envoyer, au plus vite, à Paris, Renier Pot. Cf.
Moranvillé..., p. 489 et 499.]

[Footnote 842: A. Leroux, _Relations politiques de la France avec
l'Allemagne_, p. 41.]

Dès les premiers jours de son règne, le nouvel Empereur, pour
se préparer une alliance avec la France, envoya le duc de
Bavière-Ingolstadt en ambassade auprès de Charles VI. Etienne III
accepta avec empressement cette mission, car il désirait beaucoup
revoir sa fille. Il arriva à Paris le 3 septembre 1400; il était
chargé de faire agréer le choix des Electeurs, et d'empêcher que le
Conseil royal, poussé par le duc d'Orléans, ne prît fait et cause pour
Wenceslas[843].

[Footnote 843: Monstrelet, _Chronique...._ t. I, p. 36.--Religieux de
Saint-Denis, _Chronique..._, t. II p. 762.--A. Leroux, _Relations de la
France avec l'Allemagne..._, p. 41-42.]

Isabeau accueillit son père «à grant joie[844]»; elle put l'entretenir
en toute liberté; ils n'avaient pas à redouter les oreilles indiscrètes
car ils causaient en allemand[845]. Le duc passa six semaines à Paris,
bien reçu par les Princes[846]; il vécut aux frais de l'Hôtel du Roi
et on lui fit faire grand chère à en juger seulement par la somme
dépensée pour les vins de sa table[847].

[Footnote 844: Monstrelet, _Chronique..._, t. I p. 37.]

[Footnote 845: Religieux de Saint-Denis, _Chronique..._, t. II p. 764.]

[Footnote 846: Le lundi 11 octobre, à Conflans près Charenton, le
duc Philippe de Bourgogne «donna noblement à disner à Monsieur le
duc de Bavière père de la royne, à messire Pierre de Navarre, au
connestable et à plusieurs autres». E. Petit, _Itinéraire des ducs de
Bourgogne..._, p. 303.--Monstrelet, _Chronique..._, t. I p. 367.--Bibl.
Nat., Coll. Clairambault vol. 23, 1657, nº 100.]

[Footnote 847: La dépense fut de 1640 livres (environ 16400 francs de
l'époque), d'après la quittance donnée par Guillaume Bude, maître des
garnisons des vins du Roi et de la Reine, 14 novembre 1400. Bibl. Nat.,
Coll. Clairambault, vol. 23, nº 1657, p. 101.]

Lorsque les Princes français[848] eurent entendu les ambassadeurs de
Wenceslas parvenus à Paris en même temps que le duc de Bavière[849],
ils invitèrent celui-ci à se rendre au Conseil pour y exposer l'objet
de sa mission. Etienne, par un truchement, déclara que, d'accord avec
les Electeurs, il désirait sincèrement l'union de l'Église; que, par
deux fois il avait fait le voyage de Rome pour travailler à la solution
du schisme; venant ensuite au but particulier de son ambassade, il
demanda que le Roi et les seigneurs eussent pour agréable l'élection de
Robert, il ajouta enfin qu'un dernier article de ses instructions ne
devait être révélé qu'à Charles VI et aux Princes, sur quoi l'assemblée
se sépara.

[Footnote 848: Charles VI était alors dans une crise.]

[Footnote 849: Religieux de Saint-Denis..., t. II, p. 764.--Arch. Nat.
J 1043, pièces 6 et 7.]

La proposition secrète était sans aucun doute la demande d'une alliance
entre la France et l'Empire, scellée par le mariage d'une fille du Roi
avec Louis fils aîné de Robert.

Pendant que les Princes discutaient sur les réponses à donner aux
deux ambassadeurs, Etienne passait agréablement son temps à la cour,
admirant les richesses des palais royaux; et il comprenait combien
le duc Frédéric, son frère, avait eu raison de dire qu'Isabeau
était «devenue une des plus grandes dames du monde[850]». La Reine,
très heureuse de posséder son père, lui consacrait tout son temps
et s'occupait avec lui de toutes les questions de famille. On sait
même qu'elle poussa la sollicitude jusqu'à lui proposer un second
mariage[851]; elle pensa à lui faire épouser Isabelle de Lorraine,
veuve du Sire de Coucy; peut-être ce choix lui fut-il inspiré par
l'espoir que la riche baronnie de Coucy[852], «une des clés du
royaume», reviendrait un jour à la Maison de Bavière[853]. Des
pourparlers furent certainement engagés et les choses allèrent si loin
que le chroniqueur de Saint-Denis parle de ce mariage comme ayant été
conclu[854]. Il n'en fut rien cependant; le duc Etienne quitta Paris,
au mois d'octobre[855], et regagna l'Allemagne sans contrat de mariage,
ni traité d'alliance[856]. Mais Isabeau avait chargé son père de
prévenir l'Empereur que s'il voulait attaquer le Milanais, il pouvait
compter sur l'appui de la Reine de France; elle promettait de décider
le duc de Bourgogne, le duc de Berry, et le comte d'Armagnac à préparer
une expédition contre Jean Galéas.

[Footnote 850: Froissart, _Chroniques..._, liv. II, ch. CCXXIX, t. IX,
p. 110.]

[Footnote 851: En 1390, Etienne III avait voulu épouser Marguerite,
veuve de Charles de Duras, qui avait été roi de Naples de 1382 à 1386.
Les négociations avaient échoué. Riezler, _Geschichte Baierns_, t. III,
p. 152.]

[Footnote 852: Coucy-le-Château, ch.-l. de cant., arr. de Laon, dép. de
l'Aisne.]

[Footnote 853: Religieux de Saint-Denis, _Chronique..._, t. II, p.
765.--Jarry, _Vie politique de Louis d'Orléans_, p. 240.]

[Footnote 854: Religieux de Saint-Denis, _ibid._]

[Footnote 855: Etienne III était resté quarante deux jours à Paris, la
durée de son séjour est indiquée dans une lettre de Charles VI aux gens
des Comptes, datée du 15 octobre, ordonnant de payer certaine dépense
pour le duc de Bavière. Bibl. Nat., Coll. Clairambault, vol. 23. nº
1657, p. 100.]

[Footnote 856: Le 15 novembre de cette année la baronie de Coucy fut
achetée par le duc d'Orléans, pour 40 000 livres tournois. Jarry, _Vie
politique de Louis d'Orléans_, p. 240-241.]

Etienne, de retour dans ses États, fut hanté par le souvenir de
la magnificence de la cour de Paris; remarié peu de temps après
avec Elisabeth de Clèves[857], il essaya d'importer, à Ingolstadt,
l'étiquette et les modes françaises; il s'entoura d'une garde semblable
à celle de la reine Isabeau, donna de belles fêtes et s'abandonna
si complètement à ses goûts dépensiers qu'il fut bientôt couvert de
dettes[858].

[Footnote 857: Le mariage eut lieu en 1401.--Elisabeth, fille d'Adolphe
de Clèves, était veuve de Reinold de Falkenburg. Riezler, _Geschichte
Baierns_, t. III, Zweite Beilage II.]

[Footnote 858: Vit, prieur d'Ebersberg, _Chronica Bavorum ab origine
gentis..._, dans Œfele, _Rerum boicarum scriptores..._, t. I, p. 725.]

Pendant l'année 1401, Isabeau correspondit avec l'Empereur; elle
désirait que celui-ci renouvelât les propositions de mariage qu'il
avait fait faire par le duc Etienne; mais Robert, mécontent des
résistances qu'il rencontrait dans le Conseil de Charles VI, demanda
au Roi d'Angleterre la main de Blanche de Lancastre. En même temps,
toujours désireux d'obtenir l'alliance de la France, il entretenait le
zèle d'Isabeau; le 6 mai dans des lettres affectueuses, il la prévenait
que son homme de confiance, Maître Albert, curé de Saint-Sebald de
Nuremberg, se rendait à Paris[859]. Officiellement, ce député devait
traiter de la solution du schisme avec les conseillers de Charles VI,
mais, il était surtout chargé d'une mission confidentielle auprès de la
Reine à qui il soumettrait un ensemble de projets touchant la France,
l'Allemagne et l'Italie[860].

[Footnote 859: Dom Martène et Dom Durand, _Veterum scriptorum et
monumentorum historicorum amplissima collectio_, (Paris 1733, 9 vol.
in-fº) t. IV p. 37.]

[Footnote 860: Le titre des Instructions remises à Me Albert était:
«Negociatio cum regina Galliæ.» Dom Martène, _Amplissima Collectio_, t.
IV, p. 45.]

En effet Maître Albert, dans les entrevues que lui ménagea Isabeau,
exprima d'abord l'étonnement qu'avait causé à l'Empereur le projet du
mariage du dauphin Louis de Guyenne avec une fille du duc d'Orléans;
car la Reine ne pouvait ignorer l'hostilité de son beau-frère contre la
Maison de Bavière; elle devait donc s'opposer à ce dessein en invoquant
comme prétexte de la rupture, les liens de parenté; et, si elle était
résolue à marier son fils avec une princesse française, elle avait
intérêt à choisir la petite-fille du duc de Bourgogne «car, par cette
union, la famille de Bavière se trouverait fortifiée».

Isabeau ayant alors demandé quelques explications au sujet des
pourparlers que l'Empereur avait engagés en vue de marier son fils
aîné avec Blanche d'Angleterre, l'habile ambassadeur répondit que
rien de cette affaire n'était encore conclu; l'Empereur, ajouta-t-il,
eût de beaucoup préféré, pour Louis, une fille du sang de Charles VI;
mais il s'était heurté à la mauvaise volonté de certains conseillers
du Roi; d'ailleurs, il était sans rancune, quelle que fût l'issue des
négociations en cours, il resterait le fidèle allié de la France.

La question italienne fut ensuite abordée par Maître Albert: il informa
Isabeau que l'Empereur, avant d'aller combattre Jean Galéas, voulait
connaître l'importance des secours qui lui seraient fournis par
Charles VI; or, une diète impériale était convoquée à Metz pour le 24
juin suivant; Robert désirait que ses envoyés s'y rencontrassent avec
un évêque et sept ou huit docteurs français députés par le Conseil
royal, et qui se croiraient seulement chargés de discuter sur l'union
de l'Eglise. Pendant les débats, l'Empereur, si toutefois Isabeau y
consentait, choisirait le moment opportun pour soumettre à la diète
son projet d'expédition en Italie. Enfin la Lombardie ne pouvait
être envahie par les troupes allemandes sans l'assentiment et l'aide
d'Amédée VIII, comte de Savoie, qui tenait les routes des Alpes; ce
prince se trouvant précisément à Paris auprès de son aïeul, Jean de
Berry[861], la Reine devait tout mettre en œuvre pour le décider à
livrer passage à travers ses États à l'armée impériale, et à lui
fournir des subsistances; et si Amédée tardait à donner une réponse
favorable, il fallait le prier d'envoyer du moins des ambassadeurs
à la diète de Metz[862]. En somme pour le soin de ses intérêts et
l'exécution de ses divers plans, l'Empereur s'en remettait à la Reine
seule.

[Footnote 861: Amédée VIII comte de Savoie, né en 1383, fils d'Amédée
VII et de Bonne de Berry, succéda à son père en 1391. En 1401, il était
encore sous l'influence de sa mère.]

[Footnote 862: Dom Martène, _Amplissima Collectio_, t. IV, p. 38 et 39.]

Celle-ci, très heureuse de se savoir si hautement considérée, ne laissa
pourtant rien paraître de sa joie, et même, pour prévenir les soupçons
que pouvait éveiller, dans l'esprit de son beau-frère, la présence
à Paris d'un représentant de Robert, elle accueillit, dans ce même
mois de mai, avec les plus grands honneurs, un prince allemand, ennemi
des Wittelsbach, Guillaume de Gueldre, allié de Wenceslas et de Louis
d'Orléans[863]. Dans son hôtel de la Porte Barbette, elle offrit aux
deux ducs[864] un somptueux souper où elle les entoura d'attentions
particulières; on en jugera par un seul détail: avant l'heure du repas,
les invités se baignèrent aux étuves de la Reine dont les murs avaient
été tendus pour la circonstance de fine toile de Reims piquée de roses
et de fleurs de toute espèce[865], puis ils furent conduits dans la
chambre dite des eaux de rose où ils se parfumèrent avec les essences
d'Orient[866] que la Reine de France chaque année se faisait apporter
de Damas.

[Footnote 863: Jarry, _Vie politique de Louis d'Orléans_, p. 251. Le
duc de Gueldre après avoir résidé quelque temps à Coucy chez le duc
d'Orléans, arriva à Paris le 16 mai et il y resta jusqu'au 3 juin.]

[Footnote 864: Cette fête eut lieu le 16 mai. Arch. Nat. KK 42, fº 58
vº et 59 rº.]

[Footnote 865: Arch. Nat. KK 42, fº 44 vº.]

[Footnote 866: _Ibid._, fº 58 rº et 59 vº.]

Quelques mois plus tard, l'artificieuse Isabeau employait encore même
la tactique: au moment où elle négociait en secret avec une nouvelle
ambassade impériale dont nous allons parler, elle laissait écrire dans
une lettre de Charles VI (août 1401) destinée à Jean Galéas, que «la
Reine s'emploierait volontiers et de bonne foi que se fît le mariage
d'une fille de France avec le fils aîné du duc de Milan[867]».

[Footnote 867: Douët d'Arcq, _Choix de pièces inédites du règne de
Charles VI_, t. I, p. 205.]

Les conférences de la diète de Metz étaient restées sans résultat
sur la question du schisme, mais elles avaient fourni à Robert de
précieuses indications pour ses intérêts personnels et encouragé
ses espérances. Aussi, dès le 5 août, députait-il en France Jean de
Kirshorn, Jean de Dalberg, Mathias de Crochawe et Maître Heilmann,
doyen de Neuhauss[868]. Ces quatre conseillers impériaux étaient
accrédités auprès du Roi et des Princes, le duc d'Orléans excepté,
mais c'était avec la Reine qu'ils avaient mission de négocier[869].
Au mois de septembre[870], Isabeau reçut d'eux, au nom de leur
Maître, la proposition de marier Isabelle de France, veuve de Richard
II d'Angleterre, avec Jean de Bavière, comte Palatin, second fils de
l'Empereur. Une alliance de famille n'était-elle pas une excellente
préparation à une entente politique? Si la Reine, d'ailleurs, avait
d'autres vues pour sa fille aînée, Jean de Bavière accepterait la main
de la princesse Michelle. Ils déclaraient que leur Maître s'engagerait
à ne pas s'allier à l'Angleterre, si le contrat stipulait le chiffre
de la dot, et surtout si Charles VI promettait de soutenir l'Empereur
contre Jean Galéas[871].

[Footnote 868: Neuhauss, près Worms.]

[Footnote 869: J. Janssen, _Frankfurts Reichs Correspondenz_, t. I, p.
613.]

[Footnote 870: Les ambassadeurs de Robert ne reçurent leurs
instructions qu'à la fin de septembre. A. Leroux, _Relations politiques
de la France avec l'Allemagne_ (1378-1461), p. 48 et note 3.]

[Footnote 871: Dom Martène..., _Amplissima Collectio_, t. IV. p. 67
et 68.--Pour tout ce qui concernait la dot et le douaire les députés
devaient se reporter aux pourparlers engagés précédemment pour le
mariage du prince Louis.]

Ces projets dont Isabeau et Robert désiraient si vivement le succès
n'aboutirent pas; car bientôt le bruit se répandit en France que
l'Empereur, descendu en Italie, à l'automne, pour aller à Rome ceindre
la couronne impériale, ne pouvait atteindre le but de son voyage. Il
était arrêté, disait-on, par les mercenaires de Jean Galéas, le froid
décimait ses troupes, il avait perdu ses trésors et engagé ses joyaux.
Ces nouvelles étaient en grande partie inventées par les partisans
du duc d'Orléans; l'Empereur avait été battu, il est vrai, mais sa
situation n'était pas aussi désespérée qu'on le racontait; toutefois
ces exagérations portèrent, car le Conseil de France refusa alors
de s'allier avec un prince qui, vaincu en Italie, était menacé en
Allemagne d'un retour offensif de Wenceslas[872].

[Footnote 872: A. Leroux, _Relations de la France avec l'Allemagne_, p.
64 et 65.]

En tous cas, Isabeau n'abandonna pas la cause de son parent. Dès
qu'elle le sut de retour à Heidelberg, elle lui écrivit pour le mettre
au courant des intrigues du duc de Milan, pour lui exprimer la crainte
qu'il n'eût lui-même fourni des armes à ses ennemis en quittant trop
tôt la Lombardie[873].

[Footnote 873: Dom Martène, _Amplissima Collectio_, t. IV, p. 96.]

Robert s'empressa de remercier sa chère Tante de ses renseignements et
de ses avis, et pour justifier son départ de l'Italie, il ajoutait:
«Nous vous signifions que le temps que nous restions en Lombardie, il
nous est venu de telles nouvelles des mouvements de Wenceslas qu'il
nous a paru bon de regagner la Germanie pour nous y opposer». Il
suppliait la Reine de ne pas croire aux mauvais rapports qui pourraient
lui être faits sur son compte et d'attendre, pour juger sa conduite, en
connaissance de cause, la très prochaine arrivée en France de Louis de
Bavière[874].

[Footnote 874: Don Martène, _Amplissima Collectio_, t. IV, p. 96.]

Mais, le mois suivant, de nouvelles lettres de Robert ne contenaient
encore que des encouragements à tenir bon contre les manœuvres de Jean
Galéas et n'annonçaient pas la venue de l'ambassadeur si impatiemment
attendu[875]. Cependant Isabeau déplorait les atermoiements de
l'Empereur qui laissaient le champ libre aux amis de Wenceslas.
Toutefois elle espérait toujours une entente, même sur l'affaire du
schisme, puisque Robert, à demi brouillé avec Boniface IX depuis la
campagne de Lombardie, paraissait disposé à accepter la voie de
cession[876]. Aussi multipliait-elle les messages à Heidelberg, et,
en août, elle y députait le mari d'une de ses confidentes, Etienne de
Semihier[877], chargé de propositions conçues en termes singulièrement
précis: Charles VI et Robert se mettraient d'accord pour faire l'union
de l'Eglise; le Roi de France exigerait de Jean Galéas un traité
favorable à l'Empereur; si Galéas résistait, une armée française et
impériale le renverserait, puis irait à Rome imposer à Boniface la
voie de cession. Tous les détails de l'alliance avec l'Empire seraient
réglés par le duc Louis de Bavière dont la présence à Paris était
instamment réclamée[878].

[Footnote 875: Dans ces lettres, datées du 6 juillet, Robert confirmait
les lettres du 16 juin et annonçait ses succès en Bohême. Jarry, _Vie
politique de Louis d'Orléans_, p. 271.]

[Footnote 876: Boniface IX avait refusé de couronner le nouvel
Empereur, pour ne pas s'exposer à une guerre avec Jean Galéas.
Jarry..., p. 269.]

[Footnote 877: Plusieurs mentions des Comptes de l'Hôtel et de
l'Argenterie de la Reine concernent Anne de Robequin, dame de Semihier.]

[Footnote 878: Dom Martène, _Amplissima Collectio_, t. IV, p. 104, 106,
107.]

Si l'Empereur avait accepté les offres de la Reine, il est probable
que celle-ci aurait eu sur Philippe de Bourgogne et sur le Conseil
royal l'influence nécessaire pour faire conclure le traité projeté et
préparer l'expédition contre Jean Galéas. Mais Robert était lent dans
sa politique, de plus il manquait de franchise, n'étant pas encore
résolu à rompre avec le pape de Rome et avec l'Angleterre. Cependant
les lettres d'Isabeau étaient si pressantes qu'il ne put tarder plus
longtemps à envoyer à Paris, avec les conseillers impériaux, Jean
de Dalberg et Job Verner, Louis de Bavière[879] dont il avait pu
apprécier, depuis deux ans, le dévouement et les talents diplomatiques.

[Footnote 879: Les lettres de créance de ces ambassadeurs étaient
datées du 23 août. J. Janssen, _Frankfurts Reichs Correspondenz_, t. I,
p. 711.]

Cette mission venait à point pour le duc. Il accepta d'autant plus
volontiers de retourner en France qu'il venait de se créer en Bavière
les plus grandes difficultés. Il s'était emparé de Munich au détriment
de ses cousins Guillaume et Ernest[880]. Cet acte inique avait été
désapprouvé par son père, et tous les princes bavarois se préparaient à
en tirer vengeance; aussi, après avoir rançonné Munich, ne pensait-il
qu'à quitter l'Allemagne.

[Footnote 880: Riezler, _Geschichte Baierns_, t. III, p. 192.--Le
Blanc, _Histoire de Bavière_, t. III, p. 726.--Guillaume et Ernest de
Bavière étaient fils du duc Jean de Bavière et de Catherine de Görz.]

La mission dont Louis se chargeait était triple: Négocier le mariage
de Jean de Bavière avec Michelle de France; conclure un traité
d'alliance avec Charles VI; mettre fin au schisme. Si le Roi de France
consentait à donner la main de sa fille au prince Jean, celui-ci
recevrait de l'Empereur le Palatinat du Rhin, et un douaire de dix
mille florins serait constitué à la fiancée. Quant à l'alliance entre
la France et l'Empire, elle serait offensive et défensive contre les
ennemis réciproques des deux pays, à l'exception de l'Angleterre,
car si la guerre venait à éclater entre Charles VI et Henri IV
de Lancastre, Robert promettait seulement sa médiation; et si sa
tentative d'arbitrage échouait, il s'engageait à garder la plus stricte
neutralité.

Un article de ce traité était consacré à Jean Galéas; Robert lui
refusait même le titre de duc de Milan et sa situation en Italie devait
être réglée par des commissaires français et impériaux.

Enfin l'Empereur, en principe, acceptait tous les moyens qui pouvaient
faire rétablir l'union de l'Eglise; il préconisait pourtant la
convocation d'un concile; mais il adhérerait volontiers à la voie de
cession, si, en retour, on lui offrait de sérieux dédommagements pour
le sacrifice qu'il s'imposerait en se détachant de l'obédience du pape
de Rome[881].

[Footnote 881: Dom Martène, _Amplissima Collectio_, t. IV, p.
104-107.--J. Janssen, _Frankfurts Reichs Correspondenz.._, t. I, p.
711-712.]

Louis de Bavière était certainement le meilleur négociateur que
l'on pût députer auprès de la Reine. Il eut avec elle de nombreuses
conférences où il lui répéta que l'Empereur, plus que jamais, plaçait
en elle tout son espoir, où il invoquait son aide et son conseil pour
l'union de la chrétienté, la consolation de la Sainte Eglise, et
surtout l'accroissement de la Maison de Bavière[882].

[Footnote 882:... «Ac prosertim domus bavaricæ incrementum». Sous le
titre «Instructio negociandi cum Gallia», l'Empereur avait réuni toutes
les questions que Louis de Bavière pourrait être appelé à traiter
avec les Princes et le Conseil de France, Louis ne les aborderait
qu'après en avoir référé à sa sœur, Isabeau devant diriger toutes les
négociations. Sous le titre de «Negociatio cum regina Galliæ» étaient
rangés les articles qui seraient discutés dans des conférences secrètes
entre la Reine et son frère.]

L'ambassade impériale se trouvait à Paris depuis quelques jours
seulement, quand y parvint la nouvelle de la mort de Jean Galéas
(3 septembre 1412)[883]. Celui qu'Isabeau avait poursuivi depuis
quinze ans de sa vengeance, s'était éteint duc incontesté de Milan et
paisible possesseur de la Lombardie. Dans les derniers temps de sa vie,
il aimait à vanter l'habileté de sa conduite politique et la bonne
administration qu'il avait assurée à ses Etats[884].

[Footnote 883: N. Valois. _Le Grand Schisme d'Occident_, t. III, p.
291.]

[Footnote 884: Religieux de Saint-Denis, _Chronique de Charles VI_, t.
III, p. 133.]

Son adversaire disparu, la Reine prisait moins les avantages d'une
alliance avec Robert; d'autre part, le Conseil royal était mécontent
des formules ambiguës sous lesquelles l'Empereur dissimulait ses
véritables sentiments sur la question du schisme. Les négociations
furent traînées en longueur. En 1403 Robert attendait encore le
retour de son ambassade et, au duc de Lorraine qui lui faisait des
propositions de mariage pour le prince Jean, il répondait qu'il
ne pouvait s'engager avec lui, avant de connaître le résultat des
pourparlers entamés à ce sujet avec Charles VI, mais que le projet
français lui paraissait «plutôt reculé qu'avancé[885]». Bientôt, en
effet, Jean de Dalberg et Job Verner revinrent à Heidelberg[886]: ils
apportaient un refus. Le duc de Bourgogne avait d'autres projets pour
Michelle de France.

[Footnote 885: Dom Martène, _Amplissima Collectio_, t. IV, p. 119.]

[Footnote 886: Dom Martène, _Amplissima Collectio_, t. IV, p. 119.]

Isabeau se trouvait donc débarrassée de son ennemi; mais elle n'était
pas vengée; elle n'avait pas partie gagnée. Ses frais d'artificieuse
invention, ses efforts de volonté restaient sans résultat; au reste de
tous ceux que nous venons de voir s'agiter et tracasser, la plupart
ne retirèrent aucun profit de leurs intrigues; seul Louis de Bavière
fut largement payé de ses peines: le 2 octobre 1402, il épousa à
l'hôtel Saint-Pol, Anne de Bourbon, veuve de Jean de Berry Comte de
Montpensier[887]; en accroissement de leur mariage, les époux reçurent
en dot 120.000 francs d'or[888]; la dépense de la duchesse de Bavière
fut assignée sur la Maison de la Reine[889], et Louis fut gratifié
d'une pension du Roi.

[Footnote 887: Religieux de Saint-Denis, _Chronique de Charles VI_,
t. III, p. 47.--Charles VI qui depuis la veille était revenu à la
santé assista aux fêtes du mariage.--Anne de Bourbon, fille de Jean de
Bourbon comte de la Marche et de Catherine de Vendôme avait épousé en
premières noces le fils du duc Jean de Berry (le Père Anselme, t. I, p.
319).]

[Footnote 888: Lettres d'Isabeau touchant le paiement de la dot,
Paris 19 mars 1405. Archives Royales de Munich.--120.000 francs d'or
égalaient 120.000 livres tournois. En 1402 la valeur de la livre
tournois était encore de 10 francs environ; Louis de Bavière et Anne de
Bourbon reçurent donc à peu près 1.200.000 francs (valeur intrinsèque).]

[Footnote 889: Bibl. Nat., nouv. acq. fr., 5085, article Isabeau de
Bavière, nº 190.]

Six mois plus tard, en janvier 1403, Isabeau proposa que son frère fût
promu premier Officier de France; si l'on en croit Jacques de Carare,
sire de Padoue, les Princes et les seigneurs français s'inclinèrent
devant le désir de la Reine[890]; seul, le duc d'Orléans refusa son
consentement; grâce à cette résistance, la charge de connétable ne fut
pas donnée au prince bavarois, mais à Charles d'Albret.

[Footnote 890: A Leroux, _Nouvelles recherches critiques sur les
relations politiques de la France avec l'Allemagne_ (1378-1461), p. 66
et note 3.]



CHAPITRE V

LA REINE PRÉSIDENTE DU CONSEIL


Le 24 avril 1403, trois chevaucheurs quittaient l'hôtel Saint-Pol
«envoiés hastivement toute nuit porter lettres de la royne» à
Monseigneur de Bourgogne à Corbeil, à Jean de Berry à Montlhéry, au duc
d'Orléans à Soisy en Othe[891]; quelque grand événement se préparait.
Deux jours après, des lettres royales conféraient à Isabeau l'autorité
suprême.

[Footnote 891: Arch. Nat. KK 45 fº 164 rº.--Soisy, canton de Bray, arr.
de Provins, dép. de Seine-et-Marne.]

Ce coup d'État était l'œuvre de Philippe de Bourgogne[892]. Depuis
quelque temps déjà l'exercice du pouvoir fatiguait le duc et les
difficultés sans cesse renaissantes d'une guerre ouverte avec son neveu
l'irritaient; or, fatalement un éclat devait se produire, si les deux
Princes continuaient plus longtemps à partager la gestion des finances
que Charles VI leur avait confiée de nouveau au mois de janvier. Dans
le double but de parer à cette éventualité et de se décharger, au moins
en partie, du soin des affaires, Philippe demanda au Roi et en obtint
l'abrogation, au profit d'Isabeau, des ordonnances de 1392.

[Footnote 892: G. Cousinot, chroniqueur dévoué au parti d'Orléans,
remarque qu'Isabeau arrivait au pouvoir sous les auspices du duc de
Bourgogne, _Geste des Nobles_, p. 109, et l'auteur de la _Chronique
d'Angoulême_, résume bien la situation lorsqu'il dit «Enfin pour
contenter l'un et l'autre de ces princes qui ne se disputoyent que pour
le gouvernement, fust arreste au conseil, par les menées du duc de
Bourgone, que la royne Yzabeau de Bavière présiderait au Conseil.»]

Pendant les dernières années, il avait pu étudier de très près le
caractère de la Reine, apprécier sa conduite et son attitude dans la
situation, parfois si difficile, que lui créait la maladie du Roi; à
la preste façon dont elle se dégageait des embarras qui lui étaient
suscités, à sa tenace persévérance dans l'exécution de ses desseins,
il la jugea douée de facultés politiques, et, après qu'il l'eut vue
tenir son rôle d'arbitre avec la plus constante impartialité, il la
reconnut pour son élève; aussi songea-t-il tout naturellement à elle
pour le suppléer quand il fut las de gouverner. Il lui semblait que
personne, à la cour de France, n'était plus qualifié que cette Reine,
doublée d'une femme politique, pour présider aux séances du Conseil;
de plus, il était assuré qu'elle ne rendrait que de bons offices à la
Maison de Bourgogne. Mais il savait que dans les questions étrangères
Isabeau, tout en suivant la même voie que lui, dépassait souvent le
but, il surveillerait donc ses menées au dehors; celles-ci, du reste,
se trouveraient contrariées par les manœuvres du duc d'Orléans qui se
montrait invariablement opposé aux intérêts des Wittelsbach.

A vrai dire, Philippe de Bourgogne dut bientôt reconnaître qu'il
s'était fait illusion sur l'esprit d'initiative de son élève, car on ne
voit pas que la Reine ait imprimé une direction nouvelle à la politique
intérieure, les choses continuèrent à aller comme devant et il semble
bien que ce fut seulement dans ses affaires de famille, dans des
questions de finances,--et toujours pour faire plus sûrement aboutir
ses combinaisons égoïstes,--que la Présidente du Conseil usa de ses
pleins pouvoirs.

C'était en effet la Présidence du Conseil que donnaient à Isabeau les
lettres du 26 avril[893]. Le Roi y déclarait que le Royaume devait être
gouverné «au gré et plaisir de Dieu, au bien et profit des sujets»;
puis il affirmait sa pleine confiance en la Reine et les quatre ducs,
et ordonnait que, pour le cas où il serait «absent ou empêché», la
Reine gouvernât aidée par ses oncles et son beau-frère, (par ceux du
moins qui seraient présents alors) et par le connétable d'Albret, le
chancelier Arnaud de Corbie et les membres du Conseil, en tel nombre
«comme il sera expédient».

[Footnote 893: Arch. Nat. J 402, pièce 13.--_Ordonnance des Rois_, t.
VIII, p. 577.]

Les décisions devaient être prises à la majorité des voix, mais
aucune des résolutions du Conseil ne pourrait être exécutée sans
qu'au préalable le Roi en fût averti, sans qu'il en fût donné lettres
patentes, scellées du grand sceau. Enfin, si le Roi revenait à la
santé, il reprendrait la direction des affaires avec la présidence du
Conseil et rien ne se ferait que par ses ordres.

En même temps furent annulées les dispositions prises au lendemain de
la première attaque de folie de Charles VI pour la tutelle des Enfants
de France et la régence du Royaume. Au mépris de l'ordonnance de
Charles V qui fixait à quatorze ans la majorité des Rois, il fut décidé
que si Charles VI mourait, son fils aîné, quel que fût son âge, serait
sacré le plus tôt possible, que personne, «sous prétexte de bail ou
de proximité de lignage», ne pourrait entreprendre la régence, que le
Royaume serait gouverné par le jeune Roi et en son nom. La Reine-mère,
assistée des quatre ducs, aurait non seulement la tutelle des Enfants
de France, mais, avec le concours des Princes et des membres siégeant
au Conseil lors du décès du Roi, elle supporterait «le faix du
Royaume[894]».

[Footnote 894: _Ordonnances des Rois..._, t. VIII, p. 581.]

Isabeau aurait donc à la fois la Présidence du Conseil de famille et du
Conseil royal, elle conserverait la toute-puissance; il n'y aurait pas
de régence, et Louis d'Orléans, considéré jusqu'alors comme le régent
désigné, se trouverait dépossédé.

Cependant il importait que tous les officiers s'engageassent à
maintenir ces ordonnances et que le prestige du Roi ne fût pas atteint;
aussi une troisième ordonnance exigeait-elle que «pour obvier à touz
debaz et discussions», la Reine, les ducs et les membres du Conseil
prêtassent serment de fidélité au Roi, jurant de n'obéir qu'à lui et à
ses commis[895].

[Footnote 895: Arch. Nat. P 2530, fº 239 vº et 241 vº et J. 355, pièce
1.--Bibl. Nat. f. fr. 3910, nº 81. fº 176.]

Nous savons qu'en présence de Charles VI, les ducs et les conseillers
engagèrent leur foi, que le connétable reçut le serment des membres du
Parlement et des gens des Comptes[896], mais nous n'avons pas trouvé
que la Reine ait été obligée à cette formalité.

[Footnote 896: Arch. Nat. J 355, pièce 2, nº 3.]


Relatons ceux des événements qui eurent lieu à la cour en 1403-1404 et
qui paraissent avoir été dirigés par Isabeau.

Les ducs de Bourgogne et d'Orléans intriguaient depuis longtemps pour
rapprocher leurs Maisons du trône par des mariages. Marguerite de
Bourgogne, fille du comte Jean de Nevers, avait été promise au Dauphin
Charles[897], mais la mort du jeune prince était venue rompre ce
projet[898]; il avait été ensuite question d'un mariage entre Louis,
le nouveau Dauphin, et une fille du duc d'Orléans. Nous avons rapporté
les termes si pressants par lesquels l'Empereur Robert conseillait à
Isabeau de s'opposer à cette union, et de choisir la petite-fille du
duc de Bourgogne (mai 1401).

[Footnote 897: Cf. le Père Anselme, _Histoire Généalogique_, t. I, p.
113.]

[Footnote 898: Dès le mois d'avril 1396, Marguerite de Nevers était
appelée dans les Comptes de l'hôtel du duc Philippe de Bourgogne,
«Madame la Dauphine»--et quand, à l'automne de 1400, le Dauphin Charles
tomba malade, toute la famille de Bourgogne était depuis plusieurs
mois à Paris, pour régler les apprêts du mariage. Le 9 juin 1400, Jean
de Champdivers, maître d'hôtel de la duchesse de Bourgogne, avait été
envoyé au devant de Madame de Savoie, de Philippe de Bourgogne et de
Madame la Dauphine pour les accompagner de Châtillon à Paris «pour
cause des nopces que l'on entendoit faire à Paris de Monseigneur le
dauphin et de Madame la dauphine». E. Petit, _Itinéraire des ducs de
Bourgogne_, p. 250 et 565.]

La Reine s'employa à contrarier les plans de son beau-frère; pendant
deux ans, aucune décision n'intervint, mais, dès qu'Isabeau eut obtenu
le pouvoir, elle se hâta de conclure les mariages bourguignons.

Le 28 avril 1403, des lettres de Charles VI «en consideracion des
services rendus au royaume par le duc Philippe, et des grands domaines
que possédait ce prince», fiançaient le Dauphin Louis de Guyenne avec
Marguerite de Nevers[899]. Dans un grand Conseil tenu chez le Roi,
trois solennelles promesses de mariage furent échangées (5 mai.)

[Footnote 899: Bibl. Nat. f. fr. 4628, fº 413 rº et vº.]

Le duc de Guyenne fut fiancé à Marguerite de Nevers qui recevait
avec deux cent mille francs de dot les châteaux de Villemaur et de
Chaourse[900].

[Footnote 900: Arch. Nat. J 408, pièce 7 et J 409, pièce 8.--Dom
Plancher, _Histoire de Bourgogne_, t. III p. 197-198.--Chaourse, ch.-l.
de cant., arr. de Bar-sur-Seine, dép. de l'Aube.--Villemaur, cant.
d'Estissac, arr. de Troyes, dép. de l'Aube.]

Michelle, quatrième fille de Charles VI était promise à Philippe, fils
aîné du comte de Nevers. Les chiffres de la dot et du douaire devaient
être fixés ultérieurement[901].

[Footnote 901: Arch. Nat. J 258, pièce 16.]

Enfin le Roi de France s'engageait à unir son fils Jean, comte
de Touraine, avec une fille du comte de Nevers, qui n'était pas
désignée[902].

[Footnote 902: Arch. Nat. J 409, pièce 6 et 7.]

Ce même jour, Charles VI avec la Reine et les ducs de Berry, d'Orléans
et de Bourbon furent au festin que le duc de Bourgogne leur offrit au
Louvre[903].

[Footnote 903: Religieux de Saint-Denis, _Chronique de Charles VI_, t.
III p. 77-79.]

Mais deux jours après, le 7 mai, dans de nouvelles lettres, le Roi
déclarait que jadis, il avait décidé le mariage du Dauphin avec une
fille née ou à naître du duc d'Orléans; que depuis, il avait traité
«aucuns mariages de plusieurs noz enfans avecques autres»; qu'il avait
fait aussi des codicilles, testaments et ordonnances entre vifs qui
violaient les droits que de raison et de coutume devaient appartenir
au duc d'Orléans; et il mettait à néant les ordonnances qui donnaient
à Isabeau la Présidence du Conseil, et rompait les projets de mariage
avec la Maison de Bourgogne[904].

[Footnote 904: Arch. Nat. J 468, pièce 12.]

Un si brusque revirement pourrait être attribué à un retour de Charles
VI à la santé, si l'on ne savait que le Roi était bien portant
lorsqu'il avait présidé le Conseil du 5 mai. Peut-être le duc d'Orléans
qui, seul des Princes, n'avait pas signé les ordonnances d'avril,
profita-t-il d'une absence d'Isabeau et du duc de Bourgogne pour agir
sur son frère, qui l'aimait beaucoup, et en obtenir la restitution de
ses droits. Quoi qu'il en soit, quatre jours après, le 11 mai, dans des
lettres données au Conseil, Charles VI se montrait très préoccupé de
pourvoir à la sûreté de sa très chère et très aimée compagne la Reine,
de son fils et de ses autres enfants; déclarait que les ordonnances
d'avril leur étaient très profitables, que leur rupture serait au grand
damne des dessus-dits, et, après avoir blâmé sévèrement la surprise
faite à sa volonté, il annulait à l'avance toutes décisions contraires
touchant Isabeau, les Enfants et le Royaume[905].

[Footnote 905: Arch. Nat. J. 468, pièce 12.--Philippe de Bourgogne
était le seul prince présent au conseil du 11 mai.]

Les pouvoirs de la Reine se trouvaient donc formellement confirmés[906]
et les vues du duc de Bourgogne ne rencontraient plus d'obstacles,
aussi le 28 juin, Madame de Bourgogne s'engageait à exécuter les
clauses du contrat de mariage du Dauphin Louis et de Marguerite[907],
et, par trois ratifications successives, Isabeau acceptait le triple
projet d'union[908]; la nouvelle Dauphine fut placée auprès de son
futur époux dans la Maison de la Reine[909].

[Footnote 906: Le 15 mai, Charles VI accrut encore les pouvoirs de
la Reine en lui conférant le droit de s'opposer «à tous dons et
aliénations du domaine». Arch. Nat. PP 117, fº 176 vº.--_Ordonnances
des Rois..._, t. VIII, p. 586.]

[Footnote 907: Arch. Nat. J 409, pièce 9 et J. 249.]

[Footnote 908: Dom Plancher, _Histoire de Bourgogne..._, Preuves, t.
III, p. 211-212 et 215-216.]

[Footnote 909: «Une aulne de cendal tiercelin et un quartier de drap de
soye pour faire une chemise à heures pour Madame la Daulphine». Arch.
Nat. KK 43, fº 15 rº.]

L'avenir de toutes les filles de France était désormais assuré. En
effet, par lettres, en date du 18 juin, le duc Louis de Bourbon et son
fils Jean de Clermont avaient annoncé que le Roi et la Reine, «pour la
bonne et vraye amour et entière affection que de leur grâce et humilité
ils avaient toujours eu au comte et à la comtesse de Clermont»,
autorisaient le mariage de Charles de Bourbon, fils aîné de Jean de
Clermont, avec la princesse Catherine, alors âgée de deux ans[910].
Les grands parents, le père et la mère avaient joint leur lettre de
contrat, et, suivant la formule, «Madame la Royne avait donné sa parole
de Royne». Cette union ne pouvait être célébrée que dans un temps
éloigné; mais Isabeau avait voulu donner un témoignage d'amitié au duc
de Bourbon, et Philippe de Bourgogne avait approuvé cet engagement
qui enlevait à Louis d'Orléans l'espoir de marier ses enfants dans la
famille royale.

[Footnote 910: Arch. Nat. J 953, pièces 17 et 18.]

Malgré le mécontentement que ces dispositions durent causer au frère de
Charles VI, l'oncle et le neveu vécurent en bonne intelligence pendant
la fin de l'année 1403 et les premiers mois de 1404. Du reste le duc
d'Orléans reçut quelque compensation: don lui fut fait du château et
de la châtellenie de Château-Thierry[911]; les duc de Bourgogne et de
Berry se rangèrent à son avis pour la restitution d'obédience au pape
d'Avignon Benoît XIII[912]; et le Conseil royal ferma les yeux sur ses
intrigues diplomatiques[913].

[Footnote 911: Arch. Nat. P 2530, fº 264-265.]

[Footnote 912: Religieux de Saint-Denis, _Chronique..._, t. III, p. 87.]

[Footnote 913: Jarry, _Vie politique de Louis d'Orléans_, p. 288-303.]

       *       *       *       *       *

La Reine passa les derniers mois de l'année à Paris, résidant tantôt à
l'hôtel Saint-Pol, tantôt à sa maison de la Porte Barbette[914]. Comme
témoignage de son activité politique nous n'avons que la liste de ses
nombreux messages. Ses courriers vont trouver le duc de Bourgogne à
Corbeil[915], à l'Abbaye du Barbeaux[916], à Melun[917]; et quand, en
septembre, Philippe tombe malade dans cette ville, Isabeau lui envoie,
à deux reprises, Maître Guillaume Cardonnel, «phisicien du duc de
Guyenne». Lorsque Philippe aura regagné ses Etats, des lettres de la
Reine lui parviendront encore à Arras et à Hesdin[918].

[Footnote 914: Arch. Nat. KK 46, fº 6-17.]

[Footnote 915: «Jehan le Charron envoie hastivement toute nuit porter
lettres de la royne devers monseigneur de Bourgogne à Corbeil ou illec
environ, 20 juin 1403. Arch. Nat. KK 45, fº 164 vº.--Autres lettres du
12 juillet, KK 46, fº 8 vº.]

[Footnote 916: Lettres du 5 août. Arch. Nat. KK 46, fº 9 rº.--L'abbaye
du Barbeaux était un monastère d'hommes de l'ordre de Citeaux, fondé
par le roi Louis VII, dans la Brie, à deux lieues sud-est de Melun.]

[Footnote 917: Lettres du 21 août, 11 et 14 septembre, 11 et 13
octobre. Arch. Nat. KK 46, fº 9 à 10.]

[Footnote 918: Arch. Nat. KK 46, fº 10 vº.]

Isabeau correspond aussi avec le duc d'Orléans[919], elle lui écrit à
Senlis où il surveille les événements du Luxembourg, à Orléans, à Blois
où il visite ses domaines, et au château de Coucy où il séjourne à son
retour d'Avignon.

[Footnote 919: Arch. Nat. KK 45, fº 164 et KK 46 fº 8-10, 50 et 51.]

Lorsque le duc de Bretagne, son hôte, fut rentré dans sa province,
Isabeau lui envoie son chevaucheur Jean le Charron. Le comte de
Tancarville et Jean de Montagu reçoivent aussi des missives de la
Reine, qui en expédie également, dans les environs de Paris, à ses
gens[920].

[Footnote 920: Arch. Nat. KK 45, fº 164 et KK 46, fº 8-10, 50, 51.]

La plupart de ces messages ont trait aux affaires privées d'Isabeau:
ce sont presque tous des décharges pour son Hôtel et son Argenterie
dont les dépenses ont toujours été croissant. Celles-ci qui, pour
l'Argenterie, n'étaient, en 1393, que de 10 000 livres tournois,
s'élèvent, d'octobre 1403 à octobre 1404, à 41 947 livres 19 sous 4
deniers, et le chiffre des dettes, en cette seule année, est de 5 970
livres.

L'Hôtel de la Reine Jeanne de Bourbon ne coûtait annuellement au Trésor
que 36 000 livres tournois; celui d'Isabeau mange près de 60 000
livres. Tout cet argent semble fondre entre les mains de la Reine qui,
jugeant ses revenus ordinaires insuffisants, cherche à se constituer en
quelque sorte une réserve par l'accroissement de son domaine foncier.

Charles VI avait précédemment acheté pour lui, sa femme et ses
successeurs, les terres, villes, châteaux et châtellenies de
Saint-Dizier en Barrois, et de Vignory au bailliage de Chaumont[921].
Le 3 mai 1403, Isabeau obtint du Roi, en récompense de l'amour qu'elle
lui avait toujours témoigné, et «pour certaines autres justes causes»,
qu'il lui transportât la possession de ces villes importantes, sa vie
durant, avec tous leurs revenus[922].

[Footnote 921: Arch. Nat. P 2530, fº 262 vº et 263 rº et
vº.--Saint-Dizier, ch.-l.-de-cant., arr. de Vassy, dép. de la
Haute-Marne.--Vignory, ch.-l.-de-cant., arr. de Chaumont, dép. de la
Haute-Marne.]

[Footnote 922: Arch. Nat. P 2530 fº 262 vº et 263 rº et vº.]


Comme nous l'avons dit déjà, c'est surtout en matière de finances que
la Reine usait de ses pouvoirs.

Le 11 juin, Charles VI, alors en bonne santé, avait suspendu l'office
des Trésoriers de France[923]; il se proposait de réduire leur nombre
«pour le bien et la prospérité de son domaine[924]», comme il avait
déjà fait le 19 mai pour les Conseillers-généraux des Aides. Mais
le Roi étant retombé dans son mal, la Reine et les Princes jugèrent
que «aucunes nécessités étaient survenues de besogner au Trésor»; et
Isabeau, assistée de ses oncles, tint personnellement un Conseil où,
«en sa présence et à son plaisir», on décida que Raoul d'Auquetonville
et Jean de la Cloche seraient réintégrés dans leurs offices et qu'on
leur adjoindrait Gontier Col (août 1403)[925].

[Footnote 923: Les trésoriers de France n'étaient, au XIIIe siècle,
que les officiers préposés par le Roi à la garde de son trésor; au
XIVe siècle, ils étaient devenus les chefs réels de l'administration
des finances, avec le concours de la Chambre des Comptes et sous sa
surveillance. «Ils avaient la direction supérieure de tout ce qui
concernait le domaine de la couronne, qu'administraient sous leurs
ordres les baillis, les sénéchaux et les prévôts, et celle des services
de recette et de paiement.» A. Vuitry, _Etudes sur le Régime financier
de la France_, nouvelle série (Paris, 1883, 2 vol. in-8º), t. I,
289-290 et t. II, p. 387.]

[Footnote 924: Arch. Nat. P 2530, fº 234.]

[Footnote 925: _Ibid._]

Peu après cette séance, les ducs se rendirent à Dourdan[926] où le 8,
Isabeau dépêcha «hastivement de nuit Jean le Charron à Monseigneur
de Berry[927]», et le 10, un autre message, non moins pressé, au duc
de Bourgogne[928]. On a tout lieu de supposer que ces deux courriers
portèrent aux Princes les observations de la Reine sur la mesure
adoptée dans le dernier Conseil. Bientôt, Jean de Montagu, évêque de
Chartres, président de la Chambre des Comptes, fut mandé à Dourdan
et chargé par les Princes d'aller à Orléans pour obtenir l'adhésion
du frère du Roi. Celui-ci approuva le choix des trois Trésoriers,
mais demanda qu'on en adjoignît un quatrième, Audry du Moulin,
ancien Trésorier des guerres. Isabeau et les ducs y consentirent
volontiers[929].

[Footnote 926: Dourdan, ch.-l. de cant., arr. de Rambouillet, dép. de
Seine-et-Oise.]

[Footnote 927: Arch. Nat. KK 46, fº 9 rº.]

[Footnote 928: _Ibid._]

[Footnote 929: Arch. Nat. P 2530, fº 254.]

Le 18 août, Jean de Hangest, sire de Heuqueville vint, de la part de
la Reine, inviter la Chambre des Comptes à enregistrer la nomination
des nouveaux Trésoriers. Il ne cacha pas que tout délai mécontenterait
la Reine et les Princes. Mais les gens des Comptes étaient hostiles à
Isabeau et se méfiaient des créatures que son caprice pouvait élever
aux grandes charges du Royaume. Ils refusèrent donc l'enregistrement;
ils prétextèrent que les lettres de suspension avaient été passées
«par le Roi en son Conseil», que les lettres de nomination, ne portant
pas la même mention, n'étaient pas valables; qu'elles parlaient
d'autres lettres dont la Chambre n'avait pas eu connaissance, et que
celle-ci en exigeait la communication avant d'instituer les Trésoriers.
Vainement Nicolas du Bosc, évêque de Bayeux, fit observer que la
Reine et les Princes ne prendraient pas en patience un tel délai, les
gens des Comptes ne cédèrent point; mais pour «desmouvoir la Royne de
l'affection qu'elle avait à ce que les Trésoriers fussent reçus et
excuser la Chambre du délai», ils chargèrent l'évêque de Bayeux de lui
exposer la situation financière de la France[930].

[Footnote 930: Arch. Nat. P 2530, fº 254-261.]

Monsieur de Bayeux, en présence du duc de Bourbon, du chancelier et des
autres membres du Conseil, dépeignit à Isabeau l'état du domaine et du
Trésor du Roi: on devait aux receveurs de grosses sommes d'argent; les
gens d'Église, les hôpitaux, les aumônes ne pouvaient être payés; les
châteaux tombaient en ruines;--et il attribua la misère et le désordre
du Royaume à la trop grande charge que les Trésoriers y avaient mise.
Le prélat rappela ensuite que Charles VI avait déclaré qu'il n'y aurait
à l'avenir que deux Trésoriers «bons, riches et sages qui ne fussent
point obligez à compter au roy ne trop obligez à autrui»; que, par
trois défenses successives, il avait résisté aux efforts tentés pour
annuler les effets des lettres de suspension; et que maintenant, la
Reine et les ducs voulaient nommer quatre nouveaux Trésoriers qui
avaient offert de prêter et bailler deux mille cinq cents francs,
«laquelle voye est bien contre raison d'acheter offices».

Les paroles de l'évêque de Bayeux furent sans effet. Le 21 août, trois
chevaucheurs allaient trouver le duc de Bourgogne à Melun, le duc de
Berry à Étampes, le duc d'Orléans à Blois, porteurs des avis d'Isabeau
sur cette affaire[931], et le 23, le vidame d'Amiens, Guillaume le
Bouteiller et Guillaume Laisné intimèrent aux gens des Comptes l'ordre
«de par la Reine», d'instituer les Trésoriers[932].

[Footnote 931: Arch. Nat. KK 46, fº 9 rº.]

[Footnote 932: Arch. Nat. P 2530, fº 254-261.]

De guerre lasse, la Chambre allait s'incliner lorsque Hervey de
Neauville, ancien Trésorier dont Isabeau avait obtenu le désistement en
lui promettant une charge de Maître en la Chambre des Comptes, vint
réclamer la place promise, menaçant, en cas de refus, de garder son
office de Trésorier. La Chambre, qui ne cherchait qu'un prétexte à de
nouveaux délais, déclara qu'elle n'était pas en nombre pour statuer et
leva la séance.

Le 24, la cour vaquait, lorsque Guillaume Cousinot vint renouveler à
l'évêque de Bayeux l'ordre de recevoir les Trésoriers; celui-ci objecta
la vacance de la Chambre. Une seconde fois, le même jour, Isabeau fit
exprimer sa volonté à l'évêque par le vidame d'Amiens Le Bouteiller
«réformateur en la police», accompagné du Maréchal du Bourbonnais; la
réponse du matin leur fut réitérée; ils intimèrent alors à Monsieur
de Bayeux l'ordre de convoquer les Conseillers au Palais où le duc de
Bourbon les recevrait. Quelques instants après, un sergent d'armes
allait en la demeure de chaque conseiller lui porter commandement de
se trouver au Palais. Une réunion de sept conseillers s'en suivit;
elle était présidée par l'évêque de Bayeux, et le duc de Bourbon y
assistait. Après que le vidame d'Amiens Le Bouteiller eut répété
l'ordre de la Reine d'enregistrer les lettres de nomination des quatre
nouveaux Trésoriers, les magistrats obéirent.

La chambre des Comptes se vengea de la violence que lui avait faite
Isabeau en décidant qu'elle n'admettrait dans son sein ni Hervey de
Neauville, ni aucun autre protégé d'ailleurs, «jusqu'à ce que Messieurs
en eussent parlé personnellement au Roi et lui eussent remontré
l'inconvénient de ces sortes de nominations[933]».

[Footnote 933: Arch. Nat. P 2530, fº 261-262.]


Au printemps de 1404, une épidémie s'abattit sur la France et les pays
voisins[934]; elle frappa deux des Princes; le duc de Berry tomba
malade à Vincennes[935], fut à toute extrémité, mais il guérit; le duc
de Bourgogne, irrémédiablement atteint, succomba à Halle le 27 avril
1404[936].

[Footnote 934: Religieux de Saint-Denis, _Chronique de Charles VI_,
t. III. p. 143. «Tous ceux qui étaient atteints étaient en danger de
mort, le mal débutait par de violentes douleurs de tête qui ôtaient
l'appétit; et bientôt, réduit à un état effrayant de maigreur, le
malade mourait de consomption.»]

[Footnote 935: _Ibid._ p. 149.]

[Footnote 936: _Ibid._, p. 145-149.--Monstrelet, _Chronique..._, t. I,
p. 87-90--Halle, ville du Brabant méridional, Belgique.]



CHAPITRE VI

LA REINE ET LE DUC D'ORLÉANS


Le protagoniste mort, la Reine et le duc d'Orléans occupèrent le
premier plan de la scène politique.

En 1404, le duc d'Orléans avait trente-deux ans; mûri par l'âge, il
n'était plus, certainement, le prince frivole de la vingtième année,
les plaisirs seuls ne l'occupaient plus tout entier; l'ambition lui
était venue et, avec elle, l'esprit de suite; d'ailleurs, au cours
de sa lutte contre son oncle Philippe, il avait éprouvé de graves
ennuis, partant, sa fatuité s'était émoussée, et si, dans les récentes
intrigues diplomatiques que nous lui avons vu inspirer ou diriger,
quelques-uns de ses actes ont pu paraître téméraires, on ne saurait,
sans injustice, les qualifier d'inconsidérés[937].

[Footnote 937: Voy. pour le portrait du duc Louis d'Orléans: Christine
de Pisan, «_Livre des faits et bonnes mœurs du sage roy Charles
V_», (Coll. Michaud et Poujoulat, t. II, p. 28-31).--Religieux de
Saint-Denis, _Chronique de Charles VI_, t. III, p. 74 et 739.--_Le
Pastoralet_, vers. 189 à 209, (_Chroniques Belges_, textes français,
p. 579 et 580).--Bibl. Nat., Estampes, _Collection Gaignières_, Statue
tombale de Louis d'Orléans à Saint-Denis, Oa 13 fº 11.--Jarry, _Vie
politique de Louis d'Orléans_, Introduction I-XVI.]

A la cour, son renom de prince charmant n'avait rien perdu de
son lustre: dames et seigneurs, amusés par son gracieux entrain,
applaudissaient à toutes ses fantaisies. Les qualités les plus
séduisantes ornaient sa personne; sa physionomie douce et intelligente
respirait la franchise et la bonté; son visage, d'une agréable rondeur,
était éclairé par deux grands yeux que voilait par moment une ombre de
mélancolie; la taille bien prise, le port noble, même sous les plus
riches costumes il avait une remarquable aisance. Comme son frère,
à qui il ressemblait beaucoup, il était vaillant à la chevauchée et
au tournoi; mais il avait mieux profité que celui-ci de la belle
instruction donnée par Charles V à ses enfants; il était très lettré,
grand liseur et il contait avec charme, en un style singulièrement
imagé; les chroniqueurs vantent «sa belle parleure ornée naturellement
de rhétorique». Par ses manières affables[938] et ses paroles dorées,
il savait plaire à tous, surtout aux dames car envers elles il était
passé maître en galanterie. Cependant sa vie privée était méprisable:
quoique marié à une femme belle et fidèle, quoique père de famille, il
continuait à jouer avec passion et à rechercher les bonnes fortunes;
aussi était-il moins populaire qu'on ne l'a dit; souvent même, la
clameur publique flétrissait, en termes violents, l'inconduite de ce
prince joueur et coureur de filles[939]. En effet, les vilains qui
adoraient leur pauvre Roi déploraient qu'il n'eût pas auprès de lui,
pour l'assister ou le suppléer, un frère plus sérieux et moins prodigue.

[Footnote 938: Christine de Pisan..., t. II, p. 29.]

[Footnote 939: Arch. Nat. JJ 153, pièce 430.]

Malgré tous ses défauts et ses graves vices, le duc d'Orléans est
considéré par la plupart des historiens avec sympathie; toutefois,
son aristocratique désinvolture et le tour si français de son esprit
auraient sans doute failli à lui gagner l'indulgence de la postérité
s'il n'avait péri, dans la force de l'âge, victime d'un odieux
assassinat.


La collection Gaignières contient la copie d'un portrait d'Isabeau la
représentant aux environs de la trentaine[940]: le chef tourné de trois
quarts, la main gauche retenant le manteau et la droite libre, à la
hauteur de la poitrine, la Reine, vêtue de la houppelande fleurdelisée,
coiffée du hennin couronné, s'avance en quelque cortège, deux suivantes
portent la queue de sa robe. Cette peinture était sans doute une
œuvre de commande, car l'artiste s'est surtout attaché à rendre la
majestueuse attitude de la souveraine sous un costume d'apparat; le
dessin de la tête est du style convenu, les traits sont réguliers
mais sans expression; pourtant on remarque l'empâtement des contours
du visage, surtout sous le menton. De ce détail, nous pourrions
inférer qu'en 1404, après onze grossesses, Isabeau avait plus que de
l'embonpoint; cette supposition serait assez vraisemblable puisque,
dans quelques années, la Reine deviendra lourde au point de ne plus
pouvoir prendre de l'exercice; mais plutôt que de risquer de douteuses
hypothèses, nous préférons avouer que nous manquons de documents sur le
physique d'Isabeau à cette époque.

[Footnote 940: Bibl. Nat., Estampes, _Collection Gaignières_, Oa 13,
fol. 6.]

Pour le moral, nous sommes mieux renseignés; déjà nous avons constaté
que le principal trait de son caractère était un égoïsme avide servi
par une étonnante aptitude à l'intrigue. Considérons maintenant la
Reine dans son rôle d'épouse et de mère.

Pendant les premiers temps de la maladie du Roi, Isabeau avait
amèrement pleuré et beaucoup prié; forte de sa profonde affection pour
son mari, elle s'était résignée, de longues années durant, à se voir
repoussée par lui quand il était en démence, et à reprendre la vie
conjugale dès qu'il avait recouvré la raison; l'espoir que Charles
pouvait guérir était resté plus ferme en elle que chez toute autre
personne de l'entourage du Roi; mais, des méchantes paroles à l'adresse
de sa femme, le pauvre fou avait passé aux voies de fait; il la
frappait parfois si durement que les Princes appréhendaient quelque
malheur[941]. Alors Isabeau trembla à la seule vue de ce maniaque qui,
dans ses crises, lui jurait une haine mortelle, et le dégoût la prit de
ses propos insensés et de ses gestes ridicules. De mois en mois, elle
s'habitua à considérer la déchéance de son mari comme irrémédiable, et
un temps vint où, à ses yeux, «le Roi» n'exista plus. Désormais, chaque
fois que Charles reviendra à la santé relative, elle saura dissimuler
la répulsion qu'il lui inspire; elle en obtiendra toujours les
donations convoitées et la signature des actes dont elle attend quelque
profit, mais entre les deux époux il n'y aura plus de rapports intimes.

[Footnote 941: Religieux de Saint-Denis, _Chronique de Charles VI_, t.
VI, p. 487.]

Il est impossible de déterminer le mois, même l'année où le ménage
royal se trouva ainsi irrévocablement désuni. Les chroniques ne
contiennent aucun détail qui puisse nous éclairer sur ce point obscur;
seuls des Mémoires, œuvre de quelque confident d'Isabeau, eussent pu
révéler le moment précis de cette rupture; or, aucun journal secret
n'a été tenu à la cour de Charles VI, ou du moins aucun écrit de
ce genre n'est parvenu jusqu'à nous; nous ignorons les mystères de
l'alcôve royale, mais vraisemblablement, c'est pendant l'année 1404
qu'Isabeau se détacha entièrement du Roi.

A cette époque, le duc Louis d'Orléans était, plus que jamais, l'hôte
des résidences de la Reine; bien qu'ils n'eussent pas d'affinité
intellectuelle, le goût du faste, l'organisation des fêtes et certains
intérêts politiques les rapprochaient continuellement. On a avancé que
cette intimité d'Isabeau avec son beau-frère était devenue, à un moment
donné, liaison coupable, «incestueuse», suivant le droit canonique du
moyen âge. Brantôme a écrit: «Louis d'Orléans ne fit pas difficulté
d'aimer sa belle-sœur, Isabeau de Bavière[942]», comme s'il mentionnait
un fait connu de tous, et depuis le XVIe siècle, cette assertion a
été répétée si souvent que, dans l'esprit d'un très grand nombre de
nos contemporains, le nom du duc d'Orléans est inséparable de celui
d'Isabeau. Par contre, quelques historiens se sont refusés à reproduire
cette grave accusation n'ayant trouvé aucun témoignage incontestable
sur lequel l'appuyer.

[Footnote 942: Œuvres complètes de Pierre de Bourdeilles, seigneur de
Brantôme (éd. L. Lalanne, _Soc. Hist. de France_, Paris, 1874-1882, 11
vol. in-8º) t. II, p. 357, 358.]

Pour notre part, nous avons recherché de quels éléments avait pu
se former la légende des «criminelles amours de Louis d'Orléans et
d'Isabeau», et nous allons exposer les résultats de notre enquête;
disons tout de suite que celle-ci nous a fourni seulement quelques
graves présomptions contre la Reine, mais de preuves, aucune; aussi que
le lecteur ne s'attende ni à un réquisitoire, ni à un plaidoyer, pas
plus qu'à une solution quelconque du problème, nous voulons simplement
développer à ses yeux le canevas sur lequel ont brodé conteurs et
romanciers.

Très certainement, lorsqu'Isabeau s'éloigna de Charles, l'âge n'avait
pas encore tari en elle le besoin des doux épanchements; de plus, elle
n'avait rien perdu de son goût pour les plaisirs. A trente-cinq ans,
elle éprouvait encore une orgueilleuse jouissance à présider les
cérémonies et les fêtes. Or, à ses côtés, vivait le prince le plus
fastueusement élégant de toute la cour, celui qui fièrement portait,
comme une auréole, sa réputation d'homme à bonnes fortunes: «Se j'ay
aimé et on m'a aimé, ce a faict amours; je l'en mercie, je m'en répute
bien eureux!» Il était, il est vrai, l'époux de la noble Valentine,
mais l'on sait quels sentiments Isabeau nourrissait pour la duchesse
d'Orléans; longtemps, elle avait jalousé en elle l'amie du Roi, et l'on
n'a pas oublié sous quel prétexte calomnieux elle la tenait exilée de
la cour depuis 1396. Au fond, la petite fille de Bernabo haïssait la
fille de Galéas. De ce côté donc, aucun obstacle n'était offert au
penchant de la Reine vers le duc.

D'ailleurs, elle ne pouvait craindre que ses fantaisies causassent du
scandale à la cour, car les seigneurs et les dames étaient presque
tous frivoles ou débauchés et ne s'étonnaient pas des pires choses.
La triple folie du plaisir, du luxe et de l'amour semblait emporter,
comme dans un tourbillon, la société des Grands en cette aurore du XVe
siècle.

    «M'en sui au joli bois venus
    «Où l'on célébrait à Vénus
    «En lui offrant beaux roussignols
    «Bien chantans, jolis et mignos,
    «Et pour l'amour de la déesse
    «Vaurrent les pluisours par léesse
    «Dessus l'erbette caroler,
    «Saillir, treper et flajoler[943]»
    .................

[Footnote 943: _Le Pastoralet_, vers 87-94 (_Chr. Belges_, textes
français, p. 576).]

Le joli bois que chante l'auteur du _Pastoralet_ est Paris, la
résidence de la cour. Les ballades d'Eustache Deschamps, de Christine
de Pisan célèbrent l'amour et les amants; jamais les prédicateurs
n'ont trouvé plus ample matière à fulminer que dans les mœurs de
cette époque. Que l'on paraissait loin déjà de la cour si décente
et si réglée de Charles V! Peu à peu toutes les sages personnes
des précédentes générations: la duchesse douairière d'Orléans, la
Reine Blanche, la duchesse de Bar, étaient mortes, et la duchesse de
Bourgogne va bientôt suivre son mari dans la tombe[944]; avec elle,
disparaîtra le dernier type de noble et respectable dame qui eût pu
encore imposer à Isabeau.

[Footnote 944: La duchesse Marguerite de Bourgogne mourut en 1405.]

Et nous voyons celle-ci s'afficher avec son beau-frère: en juillet
1405, par exemple, tandis que le Roi et les Enfants de France sont
demeurés à Paris, la Reine passe plusieurs jours, pour son plaisir, au
château de Saint-Germain, en compagnie du duc Louis. Le 12 juillet, ils
font ensemble une promenade dans la forêt, elle en char, lui à cheval.
Tout à coup un gros orage éclate avec de fortes rafales de vent et de
pluie; le duc monte dans la voiture d'Isabeau; les chevaux, effrayés
par le tonnerre, se cabrent, puis s'emportent et dévalent à toute bride
dans la direction de la Seine; les deux voyageurs se voient perdus;
mais le sang-froid d'un cocher, qui coupe les traits, les sauve d'une
mort qui paraissait certaine[945]. Le lendemain, étant toujours au
château de Saint-Germain, ils apprennent avec terreur que l'orage de
la veille s'est aussi abattu sur Paris et que la foudre est tombée
sur l'hôtel Saint-Pol où elle a causé de grands ravages: dans une
chambre voisine de celle où se trouvait le Dauphin, elle a tué un de
ses compagnons de jeux et blessé grièvement plusieurs personnes. La
Reine et le duc tirent les plus mauvais présages de cette catastrophe;
et autour d'eux, on commente ces mauvais présages; ils peuvent entendre
dire «qu'ils vont bientôt voir fondre sur eux les derniers malheurs en
punition de leurs méfaits[946]». Louis d'Orléans pense alors à payer
ses dettes, mais Isabeau ne se préoccupe nullement de garder plus
dignement son rang.

[Footnote 945: Religieux de Saint-Denis, _Chronique de Charles VI_, t.
III, p. 281.]

[Footnote 946: Religieux de Saint-Denis, _Chronique..._, t. IIII, p.
283-285.]

Peu de temps après, au début de la lutte entre les partisans du duc
d'Orléans et ceux de Jean de Bourgogne, non seulement la Reine se
prononce pour la politique de son beau-frère, mais elle se sauve avec
lui, loin du Roi, jusqu'à Melun, où deux mois entiers, le même toit
les abrite[947]. En cette circonstance, elle rompait avec l'une des
traditions les plus fidèlement observées par les Reines de France, ses
devancières.

[Footnote 947: Cf. Religieux de Saint-Denis, _Chronique..._, t. III p.
291-317.--Monstrelet, _Chronique..._, t. I, p. 108-125.--Arch. Nat.
Comptes de l'Hôtel de la Reine, KK 46.--etc., etc.]

Vers la même époque, elle néglige ses enfants, ne s'occupe plus de
la personne du Roi qui, dès lors, végète dans un pitoyable état de
misère physique et morale. Au milieu de l'année 1405, quelques gens de
l'entourage de Charles VI blâment tout haut Isabeau de ne pas veiller à
l'éducation de ses enfants. Quand ces propos parviennent aux oreilles
du Roi, il veut s'assurer de leur fondement et ayant fait venir le duc
de Guyenne, il lui demande depuis combien de temps il est privé des
caresses de sa mère; l'enfant répond qu'elle ne l'a pas embrassé depuis
trois mois, il est élevé et soigné par sa dame d'honneur seule. Ce
rapport attrista Charles VI qui récompensa la gouvernante et la pria de
continuer ses soins au Dauphin[948].

[Footnote 948: Religieux de Saint-Denis.... t. III, p. 289, 291.]

Cependant les dépenses de l'Hôtel du Roi, restent les mêmes comme le
prouvent les Comptes. On achète toujours les choses nécessaires au
Prince et à ses officiers; donc s'il est vrai «que le souverain du
plus riche royaume du monde manque de tout ce qui est indispensable à
la majesté royale», c'est qu'Isabeau et le duc d'Orléans n'exercent
aucune surveillance sur l'Argenterie du Roi et qu'ils y tolèrent
le désordre; non seulement Charles VI n'est plus entouré des soins
ni du confort que réclament son mal et son rang, mais on le laisse
s'adonner à ses manies bizarres et dangereuses. Pendant cinq mois
(juillet-novembre 1405), il reste sans faire sa toilette, il refuse
même de changer de linge; il ne mange, ni ne se couche plus à des
heures régulières. Son corps est couvert de pustules et rongé par la
vermine; son visage est hâve et d'un aspect repoussant; sa barbe,
inculte; un ulcère, produit par une blessure qu'il s'est faite dans un
geste de folie, répand autour de sa personne une odeur fétide[949].

[Footnote 949: Religieux de Saint-Denis, _Chronique de Charles VI_, p.
349.]

Quand les médecins sont parvenus à le retirer de cette abjection,
Isabeau refuse, plus que jamais de reprendre la vie commune[950]; elle
éprouve maintenant, pour l'état de déchéance où son mari est tombé, un
dégoût insurmontable: c'est alors que «la petite reine» la remplaça
dans la couche royale. A la fin de 1405, en effet, une maîtresse fut
donnée à Charles VI, la charmante et énigmatique Odette de Champdivers
qui fit au pauvre fou l'aumône de ses grâces et de sa douce pitié. Elle
remplit sa triste tâche avec la plus parfaite abnégation; en 1406 ou
1407, elle donna au Roi une fille, baptisée sous le nom de Marguerite.

[Footnote 950: _Ibid._, t. VI, p. 487.]

Est-ce Isabeau qui a choisi pour la suppléer auprès de son mari cette
touchante victime, issue d'une noble famille de Bourgogne, et sans
doute, parente de ce Guy de Champdivers que nous avons vu occuper un
haut emploi dans l'Hôtel de la Reine[951]? Si elle n'a pas désigné
elle-même la nouvelle compagne de Charles VI, Isabeau a du moins
consenti à la chose; le chroniqueur l'affirme et il constate que cet
agrément paraissait fort étrange[952].

[Footnote 951: Sur «la petite reine», Voy: L. Lavirotte, _Odette de
Champ divers.._, (Dijon, 1854, in-8º).--Vallet de Viriville, _Odette
de Champ divers était-elle fille d'un marchand de chevaux_? (Bibl. Ec.
Chartes, année 1859, p. 171-181).]

[Footnote 952: Religieux de Saint-Denis, _Chronique..._, t. VI, p. 487.]

Dans cette scabreuse relation, il nous faut maintenant mettre en scène
ceux qu'Isabeau nomme «nos bien amez les religieux Célestins fondez de
Notre-Dame, à Paris[953]». Le 15 avril 1405, ils sont gratifiés par la
Reine de lettres les assurant qu'ils n'ont à craindre aucun préjudice
des constructions qu'elle a fait exécuter peu auparavant. En face des
jardins de l'Hôtel Saint-Pol, Isabeau s'est approprié «le champ au
Plastre, sis en la rue du petit Muce» et ancienne propriété du couvent
Saint-Eloi de Paris. Elle a d'abord fait clore de murs ce terrain du
côté de la rue, et puis «labourer et cultiver en jardin». Ensuite
elle a fait «ouvrir certains huis et entrées, fermant à serrures et
à clés ou autrement», entre le jardin du Champ au Plastre et le clos
des vignes des Célestins, et elle a ordonné de percer plusieurs autres
portes donnant sur le monastère, les jardins et vignobles de ces
religieux. Ainsi qu'elle-même nous le révèle dans sa lettre, son but
n'était pas seulement de pouvoir pénétrer dans le monastère et l'église
pour y faire ses dévotions, seule ou accompagnée de ses enfants, mais
aussi de passer souvent ces portes «pour aller s'ébattre» et se
promener dans les grands jardins du couvent et d'y envoyer ses enfants.

[Footnote 953: Arch. Nat. K 180, pièce 16.]

Or, une lettre du duc d'Orléans, un peu postérieure à celle de la
Reine, nous apprend que, lui aussi, aime à s'ébattre dans ces mêmes
jardins; mais qu'il ne voudrait pas que la faveur accordée par les
religieux pût en quelque manière leur porter préjudice. D'ailleurs,
ajoutait-il, «entrer et yssir pouvait se faire sans les appeler ou leur
sceu[954]».

[Footnote 954: Arch. Nat. K 180, pièce 16.]

On a supposé qu'Isabeau et Louis s'étaient ménagé dans ce jardin, pour
leurs rendez-vous, quelque discret bocage. On lit dans le Pastoralet:

    «Devers le soir que palissoit
    «L'air et le beau soleil issoit
    «Du bois qui devenoit umbrage[955].»

[Footnote 955: _Le Pastoralet_, vers 959-961, (_Chr. Belges_, textes
français, p. 602).]

et le satirique poète accuse le duc de n'affecter une si grande
dévotion aux Célestins qu'afin de dissimuler ses coupables pensées et
ses trahisons envers Charles VI.

D'autres ouvrages contemporains, plus sérieux que ce poème, contiennent
des allusions à l'étroite intimité de la Reine avec son beau-frère. Le
Religieux de Saint-Denis parle «d'un bruit public[956]» qui attribuait
à la rivalité du duc de Bourgogne et du duc d'Orléans des causes
secrètes. En outre, des propos scandaleux étaient tenus, à la cour
même, sur la conduite de la Reine, non par de petites gens en mal de
commérages, mais par de très nobles damoiselles dont quelques-unes
avaient toute la confiance d'Isabeau. Celle-ci, en effet, dans le
courant du mois d'août 1405, remarqua que les gens de son entourage
jasaient à son sujet; immédiatement, elle résolut d'infliger aux
calomniateurs un châtiment exemplaire: la dame de Minchière, gardienne
du sceau de la Reine, fut frappée la première; Isabeau la chassa
ignominieusement; avec elle, plusieurs autres damoiselles furent
congédiées; puis la vicomtesse de Breteuil et l'écuyer Robert de
Varennes furent jetés en prison (15 août 1405), ils y restèrent
longtemps; les démarches tentées par leurs familles auprès de la Reine
furent non avenues, et celle-ci ne voulut même pas consentir à ce qu'on
procédât envers les deux prévenus suivant les formes régulières de la
justice. Craignait-elle donc que la vicomtesse et l'écuyer ne fussent
absous ou reconnus coupables seulement de médisance? En tout cas sa
colère apparut implacable[957].

[Footnote 956: Religieux de Saint-Denis, _Chronique de Charles VI_, t.
III, p. 13.]

[Footnote 957: Religieux de Saint-Denis..., t. III, p. 331.]

Quelques-mois auparavant, elle avait déjà entendu blâmer sa conduite,
mais sans pouvoir sévir. Au mois de mai précédent, un Augustin, Jacques
Legrand, prêchant à la cour le sermon de l'Ascension, s'était autorisé
et de sa robe de moine et des violences de langage tolérées chez les
Frères prêcheurs, pour répéter en face d'Isabeau ce que tout le monde
chuchotait. Quand il s'était écrié: «la déesse Vénus règne seule à
votre cour, ô Reine,» l'allusion était ambiguë; mais quand il avait
dit: «l'ivresse et la débauche lui servent de cortège et font de la
nuit le jour, corrompant les mœurs et énervant les cœurs»; il avait
nettement visé les fêtes de la cour; lorsqu'enfin il avait conclu:
«partout on parle de ces désordres, et de beaucoup d'autres...,
si vous voulez m'en croire, ô Reine, parcourez la ville sous le
déguisement d'une pauvre femme, vous entendrez ce que chacun dit[958]»,
l'apostrophe était bien directe.

[Footnote 958: Religieux de Saint-Denis, _Chronique de Charles VI_, t.
III, p. 269.]

Cette fois, les dames et les familiers d'Isabeau avaient tous pris
parti pour leur souveraine, sans doute parce qu'ils s'étaient sentis
enveloppés dans la même réprobation; et, comme ils marquaient au
prédicateur leur étonnement, celui-ci déclara que lui-même en avait
éprouvé un beaucoup plus grand à la vue de leurs mauvaises actions et
il ajouta: «non seulement de celles que j'ai flétries, mais d'autres
que je ferai connaître à la Reine quand il lui plaira[959]».

[Footnote 959: _Ibid._]

Jacques Legrand avait fait preuve d'un réel courage en invectivant
contre la cour et ses mœurs dissolues, car certainement il connaissait
l'histoire de saint Jean Chrysostôme et de l'impératrice Eudoxie et
savait que «les femmes et surtout les nobles dames s'irritent des
paroles qui leur déplaisent[960]».

[Footnote 960: Religieux de Saint-Denis..., t. III, p. 269.]

L'âme vindicative d'Isabeau dut cruellement souffrir de ne pouvoir
corriger l'audacieux prédicateur. Bien plus, on dit que Charles VI, au
rapport qu'on lui fit de la mercuriale du moine augustin, «en témoigna
beaucoup de satisfaction[961]»; il était alors en possession de son
bon sens; quel grief avait-il donc contre Isabeau pour se réjouir des
insultes qu'on lui avait prodiguées? quelques-uns des mauvais bruits
qui circulaient sur le compte de sa femme, étaient-ils parvenus à ses
oreilles; ou, de ses propres yeux, avait-il surpris quelques indices?

[Footnote 961: _Ibid._, p. 271.]

Le chroniqueur Guillaume Cousinot, familier du duc d'Orléans, traite
de calomnies tous les méchants propos qui se colportaient alors à la
cour et dans la ville; pourtant il ne croit pas devoir les passer sous
silence; il dit que le duc de Bourgogne, pour mettre «les cueurs du
peuple» contre la Reine et Louis d'Orléans, fit «semer par cayemans
et par tavernes faulces mençonges de la royne et du duc d'Orléans son
frère[962]».

[Footnote 962: G. Cousinot, _Gestes des Nobles_, p. 109.]

Quant au Religieux de Saint-Denis, dont la plume chaste et circonspecte
n'aurait su formuler une accusation sans preuves évidentes, il
n'affirme rien de positif, mais son récit autorise les soupçons, car
il nous représente Isabeau et le duc toujours ensemble, comme deux
complices: «Ils mettaient toute leur vanité dans les richesses, toutes
leurs jouissances dans les délices du corps....., ils oubliaient
tellement les règles et les devoirs de la royauté qu'ils étaient
devenus un objet de scandale pour la France et la fable des nations
étrangères[963].»

[Footnote 963: Religieux de Saint-Denis, _Chronique de Charles VI_, t.
III, p. 267.]

Il est vrai qu'en ces années 1404-1406, le pamphlétaire parisien qui
flagellait avec le plus de violence la cupidité d'Isabeau, le luxe
effrené de son entourage, ne parle pas des mœurs privées de la Reine;
aucun de ses traits ne vise précisément sa conduite; pourtant, en
lisant très attentivement les cinglantes satires contenues dans le
«_Songe véritable_», on s'aperçoit que l'auteur n'exprime pas toujours
sa pensée jusqu'au bout; il s'arrête, comme s'il jugeait trop grave ce
qu'il lui reste à dire. Ainsi ses personnages allégoriques profèrent
parfois de terribles menaces contre Isabeau à propos d'actions, voire
même de fautes qui, vraiment, ne méritent pas toutes ces foudres: A un
endroit, Fortune répond aux supplications de Souffrance:

    «Je ly ferai avoir tel honte,
    «Et tel dommage et telle perte
    «Qu'en la fin en sera déserte[964],»

[Footnote 964: _Le Songe Véritable_, vers 1741-1743 (éd. Moranvillé,
_Mém. Soc. Hist. de Paris_, t. XVII, p. 276).]

Autre part, c'est Raison qui lance contre Isabeau une sorte d'arrêt:

    «Se devers moy bientost ne viens,
    «..... te menray a tel meschief
    «Que tu n'aras membre ne chief
    «Qui ne tremble de fort ire.
    «Maiz ne te veuil ores plus dire,
    «Pour ce que femme a pou de honte
    «Et font de mes diz pou de compte.
    «Maiz en la fin t'en souvendra.
    . . . . . . . .
    «On dit en proverbe souvent
    «Que nul ne scet qu'à l'euil ly pend[965].»

[Footnote 965: _Le Songe Véritable_, vers 2838-2855.]

Si Isabeau lut ou connut ces vers, elle dut trembler: n'évoquaient-ils
pas le souvenir de la fin tragique de Marguerite de Bourgogne et
l'affreuse vision du Château Gaillard?[966]

[Footnote 966: Marguerite de Bourgogne, femme du roi Louis X le Hutin,
ayant été convaincue d'adultère, fut enfermée au Château Gaillard où
elle périt étranglée par ordre de son mari.]

Ce que le «_Songe véritable_» permet seulement de supposer, un autre
pamphlet le _Pastoralet_ le publie en neuf mille vers. Ce dernier
poème est le très long et parfois très agréable récit de la «joyeuseté
qu'on faisait à Paris en temps de paix», de la «hantise» qu'avait le
duc d'Orléans avec la Reine, et des effroyables conséquences de leurs
amours.

La Bergère «Belligère», c'est la Reine Isabeau

    «Sy qu'en coer bataille porta.[967]»

[Footnote 967: _Le Pastoralet_, vers 8886. (_Chr. Belges_, textes
français, p. 845).]

«Tristifer» est le duc d'Orléans, personnage sinistre. L'amour est né
en eux, insensiblement, à la faveur des joyeux plaisirs de la cour. Un
jour, il se trouve que le Roi Charles VI, «le berger Florentin amie
fausse a», car Belligère

    «... a tout abandonné
    «Son coer et sans parler donné.»

Alors que de son côté Tristifer

    «Un pensement malvois avoit
    «D'aimer ce qu'amer ne debvoit.»

Longtemps il n'y eut entre eux qu'échange de doux regards,

    «Il pense à elle, et elle à ly.»

Enfin, un beau soir, tandis que les pastours

    «En sonnant busines et cors»,

ont quitté la fontaine et ramènent leurs troupeaux, Isabeau, que
l'amour tourmente est venue

    «Seoir par dessoubs la caurrette
    «Droit au soel de son herbegage.

où ne tarde pas à la rejoindre

    «L'amant fol et non pas sage.
    . . . . . . . .
    «Mais, ains que passe la nuitie
    «Sera tele choise exploitie
    «Tant seront d'amours échaudés
    «Que Florentin sera fraudés[968].»

[Footnote 968: _Le Pastoralet_, vers 1035-1038 et 1069-1073..... p.
605-606.]

Certes, tout cela n'est que malicieuse et facile fiction; c'est en vers
plaisants la satire du parti d'Orléans au profit des Bourguignons;
pourtant, au moment où le poème est écrit, vers 1420, ceux-ci ont tout
intérêt à ménager Isabeau dont ils sont les obligés. De plus, si les
amours de la Reine et de son beau-frère n'avaient pas été la fable
publique, comment un vrai poète eût-il consacré près de dix mille vers
à cette «histoire». Au surplus, l'auteur anonyme du Pastoralet déclare
n'employer comme matière que des faits connus de tous,

    «Car l'ystore qui est couverte
    «Ichy, est ailleurs descouverte
    «Si com ens croniques de France:
    . . . . . . . .
    «Et meismement en raconte
    . . . . . . . .
    «L'abbé de Chierchamp[969] en ung conte
    «Et aultres que ne dy espoir[970].»

[Footnote 969: Probablement l'auteur d'un pamphlet qui n'est pas
parvenu jusqu'à nous.]

[Footnote 970: _Le Pastoralet_, vers 8832-8840... p. 843-844.]

A partir de 1420, les Anglais exploitèrent, pendant de longues années,
le souvenir des bruits qui avaient circulé sur l'adultère de la Reine;
«Cil qui se dit dauphin», disaient-ils, en parlant de Charles né en
1403, et, par ces mots, ils entendaient que le jeune prince «n'estoit
pas légitime, et par ce moyen inhabile à succéder à la couronne de
France[971]». Certes, ce témoignage paraît suspect au premier chef,
puisqu'il émane d'ennemis intéressés; il mérite pourtant qu'on s'y
arrête, car il évoque le souvenir des doutes angoissants de Charles VII
se demandant «s'il était vrai fils du Roi de France».

[Footnote 971: Jean Chartier, _Histoire de Charles VII roi de France_
(éd. Vallet de Viriville. Paris, 1858. 3 vol. in-18º) t. I, p. 209-210.]

«Sire, n'avez-vous pas bien en mémoire que le jour de la Toussaint
dernière, vous estant en votre oratoire tout seul, la première requeste
que vous feiste à Dieu fut que vous priastes que se vous n'estiez
vray héritier du royaume de France vous oster le courage de le
poursuivre?[972]» C'est en ces termes que l'abréviateur du Procès de
Jeanne d'Arc rapporte l'entretien de la Pucelle avec le Roi, en mai
1429; et il dit tenir son renseignement «de grans personnages qui l'ont
veu en chronique bien autentique».

[Footnote 972: J. Quicherat, _Procès de condamnation et de
réhabilitation de Jeanne d'Arc_ (Paris 1841-1849 5 vol. in-8º) t. IV,
p. 258.]

Une version analogue est celle de P. de Sala qui a reçu les confidences
d'un chambellan du Roi[973].

[Footnote 973: «Monseigneur de Boissy, dit-il, me conta entre aultres
choses le secret qui avait esté entre le roy et la Pucele, et bien le
povoit scavoir, car il avoit esté en sa jeunesse tres aymé de ce roy,
tant qu'il ne voulut oncques souffrir coucher nul gentilhomme en son
lit fors que lui». J. Quicherat, _Procès de réhabilitation..._, t. IV,
p. 280]

Les anxiétés de Charles VII se trouvent aussi consignées dans le
«_Miroir des femmes vertueuses_», où le jeune Roi nous est représenté
«sillogisant la nuit en sa pensée, ses graves affaires,» et, tandis que
ses gens dormaient, se levant doucement «et à nuds genoux» suppliant
Notre-Dame que, «s'il estoit vray fils du Roy de France et héritier de
sa couronne», elle l'aidât à recouvrer son royaume[974]. L'existence
d'un secret entre la Pucelle et Charles VII est affirmée par plusieurs
historiens du temps, par les témoins du procès à décharge, et si,
presque tous, par prudence sans doute, prétendent ignorer ce que se
dirent Charles et Jeanne, ou révèlent simplement que celle-ci rappela
au Roi un vœu qu'il avait fait en son privé[975], Frère Jean Pasquel,
de l'ordre de Saint-Augustin, confesseur de Jeanne, dépose que sa
pénitente s'écria: «Et moi je te dis de la part de Messire que tu es
vray héritier de France et fils du Roy[976]!» Cette parole rassura
Charles et le releva de son accablement.

[Footnote 974: J. Quicherat, _Procès de réhabilitation_, t. IV p. 280.]

[Footnote 975: Simon Charles, qui était maître des requêtes à la
chambre des Comptes en 1429, et qui assistait à l'entrevue de Chinon,
déclara au procès de réhabilitation «que Jeanne avait parlé longtemps
avec le roi, et que celui-ci après l'avoir entendue, paraissait
joyeux». J. Quicherat.., t. III p. 116.--Jean d'Aulon, chevalier
célèbre par ses exploits, que Charles VII avait chargé de veiller sur
Jeanne, dit: «parla la dicte Pucelle au roy notre sire secrètement,
et lui dist aucunes choses secrètes lesquelles il ne sect». J.
Quicherat.., t. III p. 209.--On lit aussi dans le _Journal du siège
d'Orléans_ «et depuis mesne déclara au roy en secret, présent son
confesseur et peu de ses secrets conseillers, ung bien (c'est-à-dire
un vœu) qu'il avoit fait dont il fut fort esbahi, car nul ne le povoit
sçavoir, sinon Dieu et luy». _Procès de réhabilitation_, t. IV p. 128.]

[Footnote 976: J. Quicherat, _Procès de réhabilitation.._, t. III, p.
103.]

Les seules insinuations des Anglais n'auraient pas suffi à troubler
à ce point le cœur du jeune prince s'il n'avait entendu, dans son
entourage même, d'anciens serviteurs de son père s'entretenir des
scandales passés. Or, d'après nos références, ces scandales seraient
postérieurs à la naissance de Charles (février 1403)[977]. En effet, la
Reine ne paraît avoir définitivement rompu avec son mari que beaucoup
plus tard. De plus, et sans nous arrêter à la gênante clairvoyance de
Philippe de Bourgogne, un gros obstacle pourtant dans la circonstance,
Isabeau aurait aimé longtemps sans découvrir son amour, et Louis
d'Orléans, réputé si volage, se serait trouvé enchainé précisément
à cette époque; il avait alors pour maîtresse «Maret la tonse
mignote»[978], cette Maret, «qui le miex dansoit», et qui n'était autre
que Mariette d'Enghien, dame de Cany, dont il eut, entre 1402 et 1404,
un fils, Dunois, le célèbre bâtard d'Orléans[979].

[Footnote 977: G. de Beaucourt, _Histoire de Charles VII_, t. I, p.
1-5.]

[Footnote 978: _Le Pastoralet_, vers 389, (_Chr. Belge_, textes fr., p.
585).]

[Footnote 979: Jarry., _Vie politique de Louis d'Orléans_,
Introduction, p. XVI.]

Donc, si l'on en croit certains témoignages de contemporains, la Reine
aurait aimé le duc d'Orléans; mais en admettant que l'accusation soit
vraie, il nous semble qu'Isabeau s'est abandonnée à moitié entraînée
par la passion, à moitié déterminée par des raisons politiques.

On se rappelle que la Reine et le duc d'Orléans, tous les deux
parfaitement d'accord sur la plupart des questions de politique
intérieure, étaient au contraire profondément divisés sur les affaires
du dehors: il n'est pas invraisemblable qu'Isabeau, dégagée de tous
scrupules conjugaux, et Louis, à qui aucune conquête ne paraissait
impossible, aient pensé, chacun de son côté et en même temps, à se
rendre maître de son antagoniste par la séduction.

Disons enfin que la mort du duc de Bourgogne jeta la Reine dans
les bras du duc d'Orléans. Cette assertion est vraie, au moins au
point de vue politique, car effrayée par l'attitude menaçante de
Jean-Sans-Peur[980], héritier de Philippe-le-Hardi, et se sentant trop
faible pour rallier autour d'elle les fidèles du Roi et se faire centre
d'un parti, Isabeau demanda, en quelque sorte aide et protection à
Louis d'Orléans.

[Footnote 980: Jean de Bourgogne avait reçu le surnom de _Sans-Peur_,
pour sa belle conduite à la bataille de Nicopolis en 1396.]

Le nouveau duc de Bourgogne avait toujours été antipathique à la Reine,
à cause de sa laideur et de ses façons hypocrites. Son masque était
dur: sourcils épais, regard fuyant, bouche méchante, énorme menton noyé
dans la graisse[981]. Son langage était mielleux, ses gestes lourds ou
brutaux. En sa présence, Isabeau éprouvait une peur instinctive; car
elle devinait son vilain cœur, et le jugeait capable de tout. Bientôt
pourtant, elle traitera avec cet homme, et alors elle semblera ne pas
s'être livrée tout entière au duc d'Orléans, mais seulement s'appuyer
sur son bras; on la verra même, dans ces conjonctures, prendre des
sûretés contre celui-ci, pour lui rendre ensuite toute sa confiance.
Ces revirements de l'ondoyante Isabeau, supportés d'ailleurs avec
indifférence par Louis, font douter que des liens très étroits aient
uni ces deux personnages: tout bien examiné, ils font beaucoup plus
l'effet de partenaires que d'amants.

[Footnote 981: Voy. un portrait de Jean-sans-Peur duc de Bourgogne, au
musée Condé à Chantilly.]

       *       *       *       *       *

Nous avons prolongé, dans cette étude, la jeunesse d'Isabeau de Bavière
jusqu'à la trente-cinquième année parce qu'alors seulement le caractère
politique de cette Reine nous apparaît entièrement formé. Après vingt
ans de règne, pendant lesquels elle a reçu les enseignements de
Philippe de Bourgogne, elle ne peut plus ignorer aucune des traditions
du Royaume de France. Mais elle est restée allemande au fond du cœur
et bientôt on la verra, inconsciente de la noble tâche qui lui était
échue, présider en quelque sorte aux malheurs qui déchireront le
royaume, et qui, durant de longues années, le couvriront de misères
et de ruines jusqu'à ce qu'une fille héroïque, venue des Marches de
Lorraine, sauve la couronne que cette étrangère avait failli perdre.



TEXTES INÉDITS



I

_8 février 1389_[982].

 SAUF-CONDUIT ACCORDÉ PAR ISABEAU, REINE DE FRANCE, À L'ABBAYE DE
 LONGCHAMPS (Orig. Arch. Nat. K 53, pièce 79.)

[Footnote 982: Nouveau style.]

Elysabeth, par la grâce de Dieu royne de France, à touz fourriers,
preneurs, chevaucheurs, portechappes, varles, aides et soubzaides
d'escuirie et de fourriere, poullailliers, bouchiers et touz autres
commis et deputez ou à deputer et commettre à faire prises pour
les garnisons, pourveances, despense et service de nostre hostel,
aus quiex ces lettres seront monstrées, salut. Nous, pour la grant
affeccion et devocion especiale que nous avons à noz bien amées les
religieuses de Long champ et à leur église, vous mandons et enjoignons
expressement et à chascun de vous defendons si estroittement comme nous
povons, que vous, ou aucuns de vous, par vertu de quelconques lettres
données ou à donner de nous, des maistres de nostre dit hostel ou de
commandement de bouche qui par eulx vous soit fait, pour quelconques
cause, besoing ou nécessité que ce soit, ne prenez, faciez ou souffrez
prandre, saisir, lever, arrester ou empescher en la ditte eglise et
abbaye de Long champ, ne en aucun hostelz, granches, manoirs ou autres
lieux appartenens aus dittes religieuses, aucuns blez, vins, feins,
feurres, aveines, forrages, chevaux, harnoiz, charioz, charettes, ne
autres voitures, cousces, coissins, couvertures, draps de lit, tables,
fourmes, tresteaux, busche, nappes, toailles, fruiz, oefs, fromages,
buefs, vaches, veaux, moutons, pourceaux, couchons, aignaux, chevreaux,
chapons, gelines, poucins, oes, oisons, pigons, lars, ne autres choses
quelconques appartenens ausdittes religieuses où à leurs fermiers, mais
se aucunes des choses dessuz dittes ou autres appartenens à elles ou à
leurs diz fermiers estoient par vous ou l'un de vous prises, levées,
arrestées ou empeschées, en leurs lieux dessuz diz ou dehors, si les
rendez et faites mettre à plain et au delivre, si tost que requis en
serès, sanz aucun refuz ou delay, saichans de certain que, s'il vient à
nostre cognoiscence que vous faciez le contraire, il nous en desplaira
grandement et vous en ferons telement punir que ce sera exemple à touz
autres. Mandons aussi aus diz maistres de nostre hotel que, tantost
ces lettres veues et sanz autre mandement attendre, mettent à pleine
delivrance tout ce qui par vous ou aucun de vous en auroit esté pris
ou arresté, ou cas que de ce faire seriés refusans ou delayans, et que
aus dittes religieuses et à leurs diz fermiers facent faire pleine
restitucion et satisfacion de touz les domages qu'il auront en ce
euz, aus fraiz de celli qui aura fait la ditte prise ou arrest, car
ainsi le voulons nous estre fait et aus dittes religieuses l'avons
ottroyé et ottroyons de grace special par ces présentes, nonobstant
lettres données ou à donner et ordennances, mandemens ou défenses à ce
contraires. Donné à Conflans lez le pont de Charenton, le VIIIe jour de
février, l'an de grâce mil trois cens quatre vins et huit.

Par la royne, présent madame la comtesse de Eu.

  J. SALAUT.

  _Au dos_: Sauve conduit.



II

 Liste des dames et damoiselles présentes aux fêtes de Saint-Denis, le
 premier mai 1389 (Arch. Nat. K K 20, fol. 166-170).


Cy après s'ensuivent les noms des... dames... et damoiselles qui ont
esté à la feste du premier jour de may à Saint-Denis, qui ont eu robes
à la dicte feste et dons de joyaux au département d'icelle feste.

          C'est assavoir
  . . . . . . . . . . . . . .
  . . . . . . . . . . . . . .
        La Royne
        La Royne de Cezille
  . . . . . . . . . . . . . .
  . . . . . . . . . . . . . .

            DAMES

  Mme de Saint Pol.
  Mme de Coucy.
  Mme de Preaulx.
  Mme de Liches.
  Mme de Partenay.
  Mme la vicomtesse de Meaulx.
  Mme de la Riviere.
  Mme de Beausault.
  Mme de Garencieres.
  Mme de Graville.
  Mme de Ferieres.
  Mme de la Ferte.
  Mme de Chevreuse.
  Mme des Bordes.
  Mme de Hangest.
  Mme la vicomtesse de Breteuil.
  Mme de Courcy.
  Mme de Chinq.
  Mme de Boulainvilliers.
  Mme de Boisy.
  Mme de Mesy.
  Mme de Montigny.
  Mme du Bacinet.
  Mme de Chyvres.
  Mme de Saint Simon.
  Mme de Sauflieu.
  Mme de Manubeville.
  Mme de l'Espinay.
  Mme de Saumont.
  Mme de Boulay.
  Mme de Quintry.
  Mme de Godarville.
  Mme de Precy.
  Mme du Quesnoy.
  Mme de Houllebecque.
  Mme de Hainceville.
  Mme des Barres.
  Mme de la Choletiere.
  Mme de Milly.
  Mme de Noviant.
  Mme de Bris.
  Mme sa sœur.
  La femme monseigneur Oudart le Hongre.
  Mme de Montenglant.
  Mme de Salvigny.
  Mme de Fontenay.
  Mme Marie d'Orgemont.
  La femme messire Charles de Hangest.
  Mme de Vavillier.
  La femme messire Guillaume Cassinel.
  La femme messire Pierre de Villainnes.
  La femme messire Mahieu de Montmorency.
  La femme monseigneur Tauppin de Villiers.
  La femme messire Gauvain de Bailleul.
  Mme de Nedouchel.


DAMOISELLES ET BOURGOISES DE LA VILLE DE PARIS

  Madamoiselle de Luxembourc.
  Madamoiselle de la Riviere.
  Madamoiselle de Noviant.
  Madamoiselle d'Antoing.
  Madamoiselle d'Avranchy.
  Madamoiselle de Marcoignet.
  Une des damoiselles de Mme de Saint-Pol.
  Une autre damoiselle de la ditte dame.
  Deux damoiselles de Mme de Coucy.
  La damoiselle Mme de Preaulx.
  La fille de la dicte damoiselle.
  La damoiselle Mme de la Rivière.
  Madamoiselle de Haqueville.
  Madamoiselle de Mauny.
  Madamoiselle de Harenchy.
  Madamoiselle de Sarquegny.
  Madamoiselle de Graville.
  La fille de la femme messire Pierre de Villainnes.
  La femme Regnault d'Engennes.
  La femme Jehannet d'Estouteville.
  Madamoiselle de Gaucourt.
  Margot de Trie.
  Katherine de Villiers.
  La femme du Breton de la Bretonnière.
  La femme Enferriet.
  La femme Guillaume d'Orgemont.
  Mabillette, damoiselle de la Royne.
  La femme Maistre Yves Darien.
  Madamoiselle de Jouy.
  La femme Estienne Braque.
  La mère Montagu.
  Sa fille.
  La mère Boitel.
  La femme dudit Boitel.
  Sa seur.
  La femme Maistre Jaques de Rully.
  La femme Simonnet Spifame.
  Jehannette d'Angeliers.
  La seur messire Guillaume de Lyon.
  L'aisnée fille de la femme de Jehan de Hangest.
  Deux damoiselles de Mme de Saint-Pol oultre les II premières.
  La mère Guillaume d'Aunoy et sa fille.
  Perrette de Valdetar.
  La femme Berthaut de Lendes.
  La femme Simonnet de Dampmartin.
  La femme Gabriel Fatinent.
  La femme Jaquet du Puis.
  La femme Colin Boulart.
  La femme Jaquet Johem.
  La femme Maistre Jehan Jouvenel.
  La femme Michiel de Vitry.
  La femme Rogerin le Mire.
  La femme Arnoul Bouchier.
  La femme Michiel de Sablon.
  La femme Nicolas de Mauregart.
  La femme Pierre Pagan.
  La femme Robert Thierry.
  Les II filles de Jehan de Vaudetar.



III

TOILETTES DE LA REINE ISABEAU AUX FÊTES DE L'ENTRÉE A PARIS ET DU
SACRE, 22-27 août 1389 (Arch. Nat. KK 20 fol. 101-165).


Despense et mises

A Dine Rapponde, mercier, demourant à Paris, pour deux pièces de satin
vermeil en graine achetées de lui et baillées à Pierre l'Estourneau,
tailleur de robes et varlet de chambre de madame la royne, pour lui
fere un mantel a las par devant, pour vestir le jour de son sacre à la
messe, pour ce, au pris de XXIII livres parisis[983] la piece, par sa
quittance donnée le XVe jour de janvier l'an mil CCCIIIIXX et neuf.
XLVIII l. p.

[Footnote 983: La monnaie parisis était une monnaie de compte; sa
valeur intrinsèque était supérieure d'un quart à la valeur de la
monnaie tournois.]

A Pierre Pagant, mercier, demourant à Paris, pour deux pieces et demie
de cendal vermeil tiercelin achetées de lui et baillées audit Pierre
l'Estourneau, pour fourrer ledit mantel de satin vermeil en graine pour
la dicte dame, pour vestir le jour de son sacre à la messe, pour ce, au
pris de VI livres VIII sous parisis la piece, valent. XVI l.

A lui, pour une aune de veloux vermeil en graine achetée de lui et
baillée à Jehan du Vivier, orfevre et varlet de chambre du roy notre
sire, pour housser et garnir par dedans deux grans estuys de cuir bouly
et un autre plus petit, pour mettre et porter les couronnes et chapeaux
de madame la royne pour ladicte feste, pour ce      VI l. VIII s. p.

A lui, pour une aune de cendal vermeil en graine achetée de lui pour
faire bourreles pour l'atour du chef de ladicte dame, pour ce XXII s. p.

A lui, pour une piece et demie de cendal vermeil tiercelin achetée de
lui et baillée à Perrin l'Estourneau, tailleur des robes de la royne,
pour fourrer la robe du sacre de ladicte dame, pour ce IX l. XII s.


Chenevacerie

A Thomassin le Borgne, marchant de toilles, demourant à Paris, pour XVI
aunes de fine toille de Reims achettées de lui et baillées à Perrin
l'Estourneau, pour faire un grant et large doublet de IIII toilles,
fait en maniere de chemise, qui a esté fendu devant au collet et par
derriere, pour ladicte dame qu'elle a eu et vestu à la messe le jour de
son sacre, pour ce, au pris de XII s. p. l'aune, valent. IX l. XII s. p.

A lui, pour V aunes de ladicte toille achettées de lui et baillées
à Perrette d'Angers, couturiere du roy notre sire, pour faire une
chemise, fendue au collet par devant et par derriere, que ladicte dame
a eu et vestu dessoubz le dit doublet,..... pour ce, au pris de XII s.
p. l'aune,                                                  LX s. p.


Pennes et fourrures

Audit Simon de Lengres, pour la fourreure d'une chappe de veloux azur
brodé à fleurs de liz, pour madame la royne, pour ladicte feste
de sa venue à Paris, VcXXXIIII ventres de menu vair, au pris de XL
livres parisis le millier, valent XXI l. VII s. VII d. p., et pour les
eschancres, paremens et pour le chapperon VI XIInes de letices[984], au
pris de XL s. p., valent XII l. p., pour tout XXXII l. VII s. II d. p.

[Footnote 984: Letice: animal d'une grande blancheur qui était
peut-être une variété de l'hermine; s'employait le plus souvent pour
désigner une fourrure de couleur blanche.]

A lui, pour la fourreure d'un mantel à parer de veloux violet brodé
de perles, pour ladicte madame la royne, pour ladicte feste, IIIcX
hermines au pris de IICLXXII l. p. le millier, valent IIIIXX IIII l. p.

A lui, pour la fourreure d'un seurcot ouvert de veloux violet, de
mesmes ledit mantel, IIIcXXXII ventres de menu vair, et pour les
eschancres II XIInes IIII letices. Item, pour la fourreure d'un seurcot
court de mesmes, Vc LVI ventres de menu vair, et pour les pourfilz
de dessoubz manches, tours de bras et amigaux[985] XV XIInes IIII
letices,..... pour tout              LXXII l. XVIII s. I d. p.

[Footnote 985: Amigault: ouverture, fente d'un vêtement.]

Joyaulx d'or et d'argent

A Jehan du Vivier, orfevre et varlet de chambre du roy notre sire,
pour avoir fait et forgé XL boutons d'or, faiz et ouvrez en maniere
de fleur et foeille de mouron esmaillez, c'est assavoir la moitié de
vert et l'autre moitié d'or, à une fleur bleue, garniz chacun bouton de
un balay et de V grosses perles,..... lesquieux boutons d'or ont esté
faiz pour mettre et asseoir sur un corset de broderie, pour ladicte
dame, pour ladicte feste de sa venue à Paris,..... VIIIXXIIII l. XII s.
p., et pour la facon desdiz boutons... IICXL l. p., et pour la facon
et esmail des III autres doux d'or faiz pour patron... XVIII l. p.,
et pour avoir coppé en deux l'un des balaiz des garnisons de ladicte
madame la royne XXIIII s. p., pour tout.

  IIICIII l. XII d. p.

Audit Jehan du Vivier, pour avoir fait et forgé la garnison de la bonne
coiffe de la roine, en laquelle il a fait et forgé XIII troches[986]
d'or, esquelles il a mis et assis LII grosses perles et en chacune un
gros dyament et XII chastons, ou il a mis et assis XII gros balais, et
IIIIxx autres chastons d'or, esquelz ontesté mis et assiz XL balais et
XL saphirs, et pour avoir fait et forgé IIIIxx autres troches d'or,
esquelles ont esté mises et assises IIcXL perles, chacune troche de
III perles et I dyament ou millieu, ainsi sont mis en ladicte coiffe
IIIIxxXIII dyamens, c'est assavoir XIII grans et IIIIxx petis dyamens,
desquelz il en y a XLIII d'achat et XL dyamens de l'inventoire du dit
orfèvre de la piererie à lui pieca baillée après le trespassement de
feu le roy Charles darrenier trespassé, lequel Dieux absoille, pour
ce,... et pour façon, peine et sallaire dudit orfevre d'avoir fait et
forgé toute l'orfaverie de ladite coiffe,.... et pour avoir fait et
forgé en ycelle IIIIxx petis chatons d'or, ou il a mis et assis IIIIxx
petis dyamens,..... pour tout, par quittance donnée le XVIIe jour
d'aoust l'an IIIIxx et IX...,             XVIIIc LXI l. VIII s.

[Footnote 986: Troche: réunion de pierres précieuses et de perles en
bouton, etc.]

  IX d. p.

A Jehan du Vivier, pour V onces[987] XVI esterlins d'or, VI esterlins
pour dechet, par ledit orfevre mis et emploiez en avoir faiz et forgé
deux pieces d'œuvre d'or pour le chappel de la royne, appelé le chappel
d'Angleterre, lesquels il a garnies de la piererie qui s'ensuit: c'est
assavoir, la grant piece d'un gros balay, de XII grosses perles et IIII
beaulx saphirs et de VII gros dyamens, et l'autre piece d'œuvre garnie
de I ballay, de I saphir et de deux dyamens, XXXV l. XVIII d. p., et
pour peine, sallaire et façon de ladicte besongne, et aussi pour avoir
reffait une autre piece d'or dudit chappel, en laquelle piece il a
esté mis un gros saphir carré, et ycellui chappel avoir refait et mis
à point, et pour feulles qu'il a mises en toute ladicte piererie LXIII
l. p., ouquel ouvrage, pour accomplir et parfaire lesdictes deux pieces
d'œuvre d'or pour le dit chappel, le dit orfevre a mis, de la piererie
a lui baillée en garde et dont il est chargez par inventoire, XII
grosses perles, II balais, V saphirs et VIII dyamens et deux dyamens
d'achat, pour ce, pour tout

[Footnote 987: Once, ancien poids qui était la 16e partie de la livre
de Paris; les orfèvres divisaient l'once en vingt esterlins, chaque
esterlin en deux mailles.]

  IIIIXXXIX l. XVIII d. p.

Audit Jehan du Vivier, pour II onces XV esterlins d'or, par lui mis et
emploiez en avoir fait et forgé XLVIII charnieres d'or, pour allongner
et croistre le cercle de la couronne de la royne et ycellui avoir toute
remuée la piererie de ladite couronne, pour ce,.... et pour facon,
peine et sallaire dudit orfevre, et pour avoir remis a point ledit
cercle,..... pour tout                  XLI l. VIII s.

  III d. p.

Au dit Jehan du Vivier, pour un once, XI esterlins d'or, en ce comprins
le dechet, par le dit orfevre mis et emploiez en avoir fait et forgé
XXXII charnieres d'or, pour allongner le cercle de la royne, appelé
le cercle qui fut Jehan de Lisle, et ycellui avoir rafreschy et mis à
point,..... pour tout,

  XXIII l. XVIII s. II d. p.

       *       *       *       *       *

..... Compte de Jehan Pichon varlet pelletier et fourreur des robes du
roy...

Item, pour avoir fourré de menu vair une chappe de veloux azur, brodée
à fleurs de liz, un mantel à parer de veloux vyolet, brodé de perles,
un seurcot ouvert de mesmes et un seurcot court,..... pour avoir
defourré et refourré d'ermines ledit mantel à parer,..... pour tout,

  X l. VIII s. p.

       *       *       *       *       *

..... Compte de Robinette Brisemiche, cousturiere de la royne.

       *       *       *       *       *

Item, pour la façon d'une grant et large chemise, fendue au collet
par devant et par derriere, faicte de V aulnes de fine toille de
Reims,..... pour ce,

  VI s. p.

       *       *       *       *       *

Les parties de la somme de trente-cinq livres quatorze solz parisis
contenue ou compte de Pierre l'Estourneau, tailleur des robes et varlet
de chambre de madame la royne, de toutes les facons de robes et autres
garnemens par lui faiz pour la dicte dame, pour la feste de sa venue à
Paris, s'ensuyvent:

Et premièrement, pour la façon d'une robe à chappe de IIII
garnemens,..... ouvrée de broderies de perles, c'est assavoir, chappe,
mantel à parer, seurcot ouvert et petite coste, faite de IX pieces, une
aulne et demie de veloux vyolet taint en graine, achetées de Robert
Thierry, le XIXe jour de juillet, CCC IIIIxx et IX, pour ce, pour
peine, façon et estoffes, pour tout,

  XX l. p.

Item, pour la façon d'un corset ront, ouvré de broderie,..... fait
d'une piece et une aulne de semblable veloux violet, achetées de Pierre
Pagant ledit jour, pour ce, pour facon et estoffes, pour tout,

  XLVIII s. p.

Item, pour la façon et estoffes d'une cotte simple, faicte d'une piece
et une aulne de veloux azur alexandrin senz destaindre, achetées
dudit Pierre Pagant, le XXIe jour du dit moys de juillet, pareil à
une chappe brodée à fleurs de liz,..... et aussy pour la facon d'un
chapperon et mantonnieres à ladicte chappe, faictes du demourant du dit
veloux, et ycelle chappe avoir remis à point, pour ce, pour tout,

  IIII l. p.

Item, pour la facon d'une cotte double de deux satins, pour le sacre de
la royne,..... le IIIIe jour d'aoust,..... pour ce, pour peine, facon
et estoffes, pour tout, LXIIII s. p.

Item, pour la facon d'un grant et large doublet,..... fait en maniere
de chemise,..... pour tout,

  LX s. p.

Item, pour la facon d'un mantel à laz, que ladicte dame ot à la messe
le jour de son sacre,..... lequel fut doublé de deux pieces et demie de
cendail vermeil tiercelin, achetées dudit Pierre Pagant, le XVe jour
dudit moys d'aoust, pour ce, pour facon et fourrage

  LX s. p.

Et pour écrire le compte du dit Pierre l'Estourneau en parchemin, et
pour parchemin à ce fait, pour tout,

  II s. p.


IV

_3 février 1390[988]._

[Footnote 988: Nouveau style.]

 QUITTANCE DONNÉE PAR LA REINE ISABEAU D'UNE SOMME DE TROIS CENTS
 FRANCS D'OR.--(Copie, Bibl. Nat., mss. fr. 20 367, fol. 72).

Ysabel, par la grâce de Dieu royne de France, à nos chiers et bien
amez les gens des comptes de Monseigneur à Paris, salut. Comme par
l'ordonnance de mondit seigneur, nous doyons avoir chascun moys sur
les deniers des aydes pour la guerre 300 frans d'or pour mettre en nos
coffres, les avons recus de Jaque Hemon, receveur general desdites
aides, pour janvier dernier. Donné à Paris, le 3 fevrier 1389.

  Par la royne,

  J. SALAUT.

_Scellé en cire rouge._


V

_15 avril 1404._

 SAUVEGARDE DE LA REINE ISABEAU EN FAVEUR DES CELESTINS DE NOTRE-DAME A
 PARIS.--(Copie, Arch. Nat. K 180, pièce 16.)

Ysabel, par la grace de Dieu royne de France, à tous ceulx qui ces
présentes lettres verront, salut. Comme depuis aucun temps en ça,
nous ayons fait faire certains huis et entrées fermans à serrures et
à clefs ou autrement, tant es murs qui sont entre le jardin du Champ
au Plastre, en la rue du Petit Musce, et le clos des vignes de noz
bien amez les religieux Celestins fondez de Notre-Dame à Paris, comme
en aucuns autres lieux et places estans environ les monastere, vignes
et jardins desdiz religieux à eulx appartenans, afin que, toutes et
quantes fois qu'il nous plaira, nous et nos enfans puissions entrer
es monastere et eglise desdiz religieux et aussi en leurs vignes
et jardins et autres lieux, tant pour notre devotion comme pour
l'esbatement et plaisance de nous et de nosdiz enfans, depuis lesquiex
huis et entrées ainsy faiz, nous et nosdiz enfans et plusieurs de noz
gens et serviteurs ayons plusieurs fois passé et repassé et souvent
alons par les diz huis et entrées es monasteres, jardins, vignes et
autres lieux desdiz religieux, et sanz les appeller ou leur sceu, y
povons entrer et yssir touttefoiz qu'il nous plaist, savoir faisons que
nous, qui à icelle eglise avons grant devotion et affection especiale,
et ne vouldrions par nous ne autrement les droiz d'icelle et des diz
religieux estre aucunement diminuez ou empeschez, mais iceulz à nostre
povoir soustenir et garder, voulons, consentons, accordons et octroyons
à iceulx religieux que lesdiz huis et entrées, que nous avons fait
faire et fermer à serrures et à clefs ou autrement es murs desdiz
religieux, pour entrer en leurs lieux dessusdiz ou autres et aussi
les alées et venues par iceulx de nous, nosdiz enfans et officiers
ou d'autres personnes par l'occasion de nous ou de eulx, ne tourne à
aucun préjudice ausdiz religieux ne à leurs successeurs, ores, ne ou
temps avenir, par quelque voye ou maniere que ce soit, en temoin de ce,
nous avons fait mettre notre scel à ces présentes. Donné à Paris, le
quinzième jour d'avril, l'an de grace mil quatre cens et. quatre.

  _Signé sur le reply._    Par la royne,

  J. CICLAUT (SALAUT)

_Scellé de cire rouge._

 _Suit un acte de même teneur de_ Loys, fils de roy de France duc
 d'Orliens, comte de Valois et de Blois et de Beaumont, et seigneur de
 Coucy...... _Donné à Paris, le 12 janvier 1405._


FIN



TABLE DES MATIÈRES


                                                            Pages.

  AVANT-PROPOS                                                  I


  PREMIÈRE PARTIE

  LES ORIGINES

  CHAPITRE I.   Les Wittelsbach--Les Visconti                   3

    --     II.  L'Enfance                                      19

    --     III. Le Mariage                                     31


  DEUXIÈME PARTIE

  LA JEUNESSE

  CHAPITRE I.   La Reine Isabeau--Les trois premières
                  Années de Mariage                            65

    --     II. Le Couple royal                                 97

    --     III. Les Fêtes de Saint-Denis et de Paris--Le
                  Sacre de la Reine                           109

    --     IV. Les dernières heureuses Années de la
                 Reine                                        167

  TROISIÈME PARTIE

  FORMATION DU CARACTÈRE POLITIQUE
  D'ISABEAU

  CHAPITRE   I. La Folie de Charles VI                        211

     --     II. Les préoccupations égoïstes de la Reine       235

     --    III. L'initiation politique--La Reine arbitre
                  entre les Princes                           291

     --     IV. Le Rôle diplomatique d'Isabeau--Sa
                  politique de Famille                        315

     --      V. La Reine présidente du Conseil                373

     --     VI. La Reine et le duc d'Orléans                  395

  TEXTES INÉDITS                                              429-431


ÉVREUX, IMPRIMERIE DE CHARLES HÉRISSEY



LIBRAIRIE ACADÉMIQUE PERRIN ET Cie

_Collection historique_:


HENRY HOUSSAYE, de l'Académie française.

_Histoire de la Chute du Premier Empire_, d'après les documents
originaux:

  =1814.= 1 vol. in-16. 41e édition                   =3 50=

  =1815.= La Première Restauration.--Le Retour de l'île d'Elbe.--Les
    Cent-Jours. 1 vol. in-16. 40e édition             =3 50=

  =1815.= Waterloo. 1 vol. in-16. 40e édition         =3 50=

  _Le même_, 3 volumes in-8º                          =22 50=


COMMANDANT DE SÉRIGNAN.

  _Les Préliminaires de Valmy._ =La Première Invasion de
    la Belgique.= 1792. 1 vol. in-8º                  =7 50=


BERNARD DE LACOMBE.

  =Talleyrand, Évêque d'Autun=, d'après des documents
    inédits. 1 vol. in-16.                            =3 50=

  _Les Débuts des Guerres de religion._ =Catherine de
    Médicis entre Guise et Condé= (couronné par l'Académie
    française). 1 vol. in-8º                          =7 50=


PIERRE DE VAISSIÈRE.

  =Gentilshommes campagnards= _de l'ancienne France_.
    Étude sur la condition, l'état social et les
    mœurs de la noblesse de province du XVIe au XVIIIe
    siècle. 1 vol. in-8º                              =7 50=


MARCEL THIBAULT.

  =Isabeau de Bavière=, reine de France. _La Jeunesse_
    (1370-1405), d'après des documents inédits.
    1 vol. in-8º                                      =7 50=


ÉDOUARD GACHOT.

  =La Deuxième Campagne d'Italie= (1800). (_Ouvrage
    couronné par l'Académie française._) 1 vol. in-16 =3 50=

  _Histoire militaire de Masséna._ =La Première Campagne
    d'Italie (1795 à 1798).= Ouvrage accompagné de
    gravures, plans et cartes. 1 vol. in-8º            =7 50=

  _Les Campagnes de 1799._ =Souvarow en Italie.= 1 vol. in-8º
     avec gravures.                                    =7 50=


LOUIS PAUL-DUBOIS.

  =Frédéric le Grand=, d'après sa correspondance. 1 vol.
     in-16                                             =3 50=


ALFRED LALLIÉ.

  =J.-B. Carrier=, représentant du Cantal à la
    Convention (1791-1794), d'après de nouveaux
    documents. 1 vol. in-8º                            =7 50=


VICTOR DE MAROLLES.

  =Les Lettres d'une Mère.= Épisode de la Terreur
    (1791-1793). _Ouvrage couronné
    par l'Académie française._ 1 vol. in-8º            =7 50=


VICOMTE DE NOAILLES.

  =Marins et Soldats= _français en Amérique_ pendant
   la guerre de l'Indépendance
   des États-Unis (1778-1783). 1 vol. in-8º            =7 50=


Paris.--Imp. E. CAPIOMONT et Cie, rue de Seine. 57.



*** End of this LibraryBlog Digital Book "Isabeau de Bavière reine de France - La jeunesse, 1370-1405" ***

Copyright 2023 LibraryBlog. All rights reserved.



Home