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Title: Voyage d'un faux musulman à travers l'Afrique
Author: Caillié, René
Language: French
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TRAVERS L'AFRIQUE ***



  RENÉ CAILLIÉ

  VOYAGE
  D’UN
  FAUX MUSULMAN
  A TRAVERS L’AFRIQUE

  TOMBOUCTOU
  Le Niger, Jenné et le Désert.

  LIMOGES
  EUGÈNE ARDANT ET Cie, ÉDITEURS.



VOYAGE

A TOMBOUCTOU.


Supposons que vous ayez sous les yeux une carte du globe; que, sur cette
carte, vous vous établissiez à l’un des points qui représentent Brest,
Nantes, Rochefort ou Bordeaux, à la droite du petit carré qui représente
la France; que de là, votre doigt se promène au large sur cet espace
blanc qui figure la grande masse d’eau de l’Atlantique, et, laissant à
gauche l’Espagne, le Portugal, le détroit de Gibraltar, continue son
chemin en vue du cap Noun, du cap Boyador, du cap Blanc, du cap Vert, en
vue des établissements français et anglais du Sénégal et de la Gambie;
puis, reprenne enfin terre à ce petit filet noir qui marque l’embouchure
du Rio-Nunez:--parvenus là, vous avez fait douze ou quinze cents lieues,
et vous êtes au point de départ du voyage que nous allons entreprendre à
la suite de M. Caillié.

A présent, notre ligne de route est bien facile à tracer, par _à peu
près_ s’entend. Il s’agit, en tournant le dos à la mer, de fixer sur la
carte un point à deux cents lieues environ de l’embouchure du Rio-Nunez,
et de joindre ce point d’une part avec cette embouchure, de l’autre avec
l’empire de Maroc, avec Fez et Tanger. Entrés en Afrique par le côté qui
fait face à l’Amérique, nous en sortirons par le côté qui fait face à
l’Europe; nous aurons fait sur le sol africain un coude de neuf à onze
cents lieues.

Qu’y a-t-il à voir, à l’heure qu’il est, sur cette longue ligne? Que se
passe-t-il, dans ces régions sur lesquelles la carte est presque
entièrement muette, ou bien qu’est-ce que représentent le petit nombre
d’indications qu’elle donne? Sous quels aspects se présentent là et la
terre et les hommes? Le soleil, les nuages, les montagnes, les rivières,
ont-ils là les mêmes habitudes que chez nous? Le sol est-il pareil à
celui que nous foulons? se pare-t-il des mêmes couleurs, porte-t-il les
mêmes plantes, nourrit-il les mêmes animaux, et, creusé, laisse-t-il
voir les mêmes choses?--Enfin, s’il y a des hommes dans ces vastes
contrées, qui sont ces hommes? Quelle idée se font-ils de la vie
humaine? Quel parti tirent-ils de la terre et des choses qu’elle porte?
Quel parti tirent-ils de leurs semblables et d’eux-mêmes? Que
savent-ils? Qu’imaginent-ils? Ce même soleil qui, eux aussi, les
réchauffe et les éclaire, leur dit-il quelque chose des autres hommes
qu’il a réchauffés et éclairés avant que d’arriver à eux, de ceux qu’il
réchauffe et éclaire en même temps qu’eux: de nous, par exemple, qui
sommes de ceux-là? Ces hommes s’occupent-ils de nous, comme nous nous
occupons d’eux? Songent-ils également, de leur côté, à nous rendre
visite?

Bien d’autres questions s’élèvent à la vue de ces espaces si voisins de
notre Europe, et si fort négligés par elle; de ces espaces où nos
croyances et nos sciences, nos langues et nos institutions sont presque
totalement inconnues. Ces hommes, en effet, ne pouvons-nous rien pour
eux? N’avons-nous à échanger avec eux que des regards indiscrets et
méfiants? Si différents qu’ils soient de nous par l’extérieur et le
costume, ou même par l’organisation et les habitudes, en sont-ils moins
nos pareils au nom des besoins universels de la nature humaine, au nom
du travail qui répond partout à ces besoins, au nom de la sympathie par
laquelle chacun de nous est associé aux plaisirs et surtout aux
souffrances des autres hommes? Qu’ils le reconnaissent ou non, ils
appartiennent à la grande famille dans laquelle nous ne voyons, nous,
que des frères nés pour être amis, des frères que l’erreur seule sépare.

Deux questions surtout ont attiré, de nos jours, l’attention des
Européens vers cette partie de l’Afrique.

L’une de ces questions se rapportait à un vaste courant d’eau qui
promettait à lui seul un puissant instrument aux recherches ultérieures.
Car, vous le savez, une rivière en ces régions brûlantes, ce n’est pas
seulement, comme ailleurs, _un chemin qui marche_[1], c’est un chemin
qui désaltère ceux qu’il porte, un chemin qui leur prépare devant eux
des vivres et un abri sur les rives que son eau fertilise. De là
l’importance de la question du NIGER, ce _Nil des Noirs_, mentionné il y
a plus de deux mille ans par l’historien grec _Hérodote_, retrouvé en
1795 par l’Anglais _Mungo-Parck_, et dont les sources principales furent
indiquées, en 1822, par l’Anglais _Laing_. Plus récemment, en 1850, deux
autres Anglais, _Richard Lander_ (ci-devant domestique du célèbre
voyageur Clapperton), et son frère _John_, se livrant hardiment au
courant du fleuve, l’ont descendu jusqu’à la mer.

  [1] Expression de _Pascal_.

L’autre question, qui touchait de près à la première, était relative à
la ville de TOMBOUCTOU[2], voisine du fleuve, et comme lui, mystérieuse.
Ce nom, il faut le dire, exerçait une sorte d’enchantement sur
l’imagination des géographes. Ils ne pouvaient se représenter sans
enthousiasme une capitale grandie, comme par miracle, sous le souffle
desséchant du Désert: véritable port de cet océan de sable qu’on appelle
le _Sahara_, entrepôt florissant d’un commerce perpétuel entre le nord
et l’occident de l’Afrique. C’était à qui lui prêterait les plus larges
dimensions; les évaluations les plus modérées ne lui donnaient pas moins
de cent mille habitants. Un écrivain arabe, enchérissant sur les
exagérations de ses compatriotes, allait même jusqu’à dire: «C’est la
plus grande ville que Dieu ait créée.»

  [2] Ou _Temboctou_ ou _Ten-Boktoue_, comme on commence à l’écrire à
    présent, d’après l’Arabe Ben-Batouta.

Vous commencez à craindre que la réalité ne réponde pas à ces pompeuses
annonces; elles auront du moins servi à tourner l’attention de ce côté.
Si l’on n’a pas le singulier plaisir que l’on se promettait de
rencontrer un _Paris_ au milieu des sables, en revanche on aura quelques
pages de plus à ajouter à l’inventaire de notre planète, et au
recensement général de la famille humaine.

Quant à nous, nous sommes, pour le moment du moins, condamnés à ne
visiter ces contrées lointaines que par les yeux d’autrui, et, pour
ainsi dire, par procuration.--Le voyageur qui se charge de les visiter
pour nous se fera-t-il toutes les questions que nous nous ferions en
pareil cas? Arrivera-t-il là-bas avec nos propres préoccupations? Par
lui serons-nous là comme si nous y étions nous-mêmes? C’est chose dont
on peut douter; toutefois, dans l’impossibilité où nous sommes, pour
longtemps peut-être, de nous transporter en personne à douze cents
lieues d’ici, cette ressource des récits d’emprunt (la seule qui nous
reste) n’est pas à dédaigner. Elle serait plus précieuse encore, si les
lecteurs de _voyages_ avaient le bon esprit de ne demander au voyageur
que ce qu’il sait, de ne pas le contraindre à parler des choses que les
circonstances du trajet ou bien le défaut de connaissances préalables ne
lui ont pas permis de remarquer. Loin de là, le voyageur est tenu,
d’ordinaire, de tout voir, de tout entendre, de tout comprendre; il est
tenu d’entrer dans le pays avec tous les moyens d’observation que
chacune de nos sciences modernes prête à ses disciples; il est tenu d’en
sortir sans oublier le nom d’une seule bicoque. Le lecteur gagne-t-il en
réalité quelque chose à ces exigences? eh mon Dieu non! Le voyageur fait
semblant d’être en état d’y satisfaire; il parle de tout; il ne laisse
pas en blanc une seule des stations de son itinéraire: toutes les
lacunes de ses notes ou de sa mémoire, il les remplit de la meilleure
grâce du monde: son honneur est sauf aux dépens de sa probité.

Tâchons d’être justes, ne fût-ce que pour n’être pas trompés; et,
prenant notre voyageur pour ce qu’il est, ne le forçons pas à se donner
pour autre. Voyons ce que nous pouvons en conscience attendre de lui, et
ne lui demandons rien de plus.

Dès l’ouverture de son livre[3], nous apprenons que c’est un jeune homme
de vingt-six à vingt-sept ans. Ni dans le village de Poitou[4] qu’il
quitta, nous dit-il, à seize ans pour la côte d’Afrique, avec soixante
francs pour toute fortune, et quelques lectures de voyages pour toute
instruction; ni dans ses différentes courses au Sénégal ou à la
Guadeloupe, il n’eut le loisir ou le moyen d’acquérir les connaissances
qu’un voyage de découverte exige.--De plus, s’il parcourt sur le globe
la ligne de route que nous venons de tracer sur la carte, c’est en
passant, c’est à la dérobée, à la hâte, dans des transes perpétuelles,
et comme en traversant un camp ennemi: sans autre défense que celle que
ses maux lui acquièrent de loin en loin dans les âmes compatissantes;
sans autre protection que la pitié ou le mépris qu’il inspire. Pauvre
mendiant dévot, marchant seul et à pied au milieu de tant de populations
étrangères, bien souvent, c’est à peine s’il ose lever les yeux de
dessus le grand chapelet musulman qui lui sert de passeport.

  [3] _Journal d’un voyage à Tombouctou et à Jenné_, etc., par René
    CAILLIÉ.

  [4] _Mauzé_ près Thouars, département des Deux-Sèvres.

Vous voyez qu’il est difficile de voyager dans des conditions plus
défavorables. Nous serions mal venus à vouloir qu’il sorte de là une
relation nourrie d’observations approfondies et savantes. Toutefois, un
pareil trajet peut nous apprendre encore bien des choses que nous
ignorons, et nous en rappeler d’autres auxquelles nous ne songeons pas.
En laissant même les indications que le voyageur a tâché de recueillir
sur les pays qui se trouvaient à droite et à gauche de sa route; en
laissant encore la longue liste de dénominations géographiques qu’il
s’est efforcé de compléter; il reste les choses qu’il a vues de ses
yeux, les choses que tout passant en Afrique pourrait apercevoir de
même, les choses sur lesquelles il ne peut y avoir de doute, sans
inculper, non pas les lumières, mais la bonne foi même de celui qui les
raconte: il reste les événements auxquels le voyageur a été mêlé, dans
lesquels il s’est trouvé tout ensemble acteur et spectateur. Le
_journal_ de M. CAILLIÉ serait réduit au récit de ses propres aventures,
qu’il n’en serait par là même sur l’Afrique qu’un témoignage plus
expressif et plus authentique.

De ce que M. Caillié avoue franchement qu’il s’est mis en route sans
avoir pu jamais acquérir les connaissances qui peuvent donner le plus de
prix à une pareille entreprise, il ne s’ensuit pas qu’il soit parti sans
préparation aucune. Rien que pour entrer sur le territoire d’Afrique, il
faut se déguiser, se transformer, se composer un rôle. Ce rôle, il faut,
dans une si longue traversée, qu’il s’adapte également à chacun des pays
à parcourir; qu’il convienne aux ressources particulières du voyageur,
qu’il s’accommode à ses moyens d’observation. Une fois ce rôle composé,
il faut l’apprendre, il ne faut pas l’oublier un seul instant: il y va
de la vie. Ce rôle, quel qu’il soit, bien choisi et bien joué, est à lui
seul un renseignement précieux sur les contrées dont il ouvre la porte
au voyageur.

Ainsi donc, à part ses résultats, et seulement pour être mise à
exécution, la traversée que nous nous proposons demande un
apprentissage. Celui de M. Caillié, commencé de bonne heure, et plus
long par le manque même d’encouragements et de secours, dura près de dix
années. Trois voyages successifs au Sénégal, deux essais malheureux pour
pénétrer dans l’intérieur à la suite des expéditions anglaises, le
familiarisèrent avec toutes les difficultés de sa tâche. Dans l’une de
ces tentatives, il vit par lui-même combien la foule des chameaux, la
richesse du bagage, et même une troupe de soldats armés, servent de peu
contre des hommes qui, s’obstinant à fermer aux Européens l’accès de
leur pays, comptent au nombre de leurs armes offensives le soleil et le
sable, et n’ont rien que leurs puits à défendre. Une retraite ruineuse
«et plus sinistre qu’une déroute» lui apprit qu’à moins de se frayer le
chemin par la force, l’étude de ces populations défiantes ne devait pas
se faire avec tant de bruit.

Ainsi, le plus grand obstacle à la traversée que nous nous proposons, ce
sont les hommes. Des Arabes, en effet, de race plus ou moins mélangée,
ont pénétré partout en ces parages parmi les populations noires et
partout, avec le nom de Mahomet et ses lois sévères, ils ont implanté la
haine et le mépris des _Chrétiens_: mettant, sous ce nom, tous les
Européens _hors la loi_; nous dévouant tous tant que nous sommes, en
cette vie, au brigandage et à la filouterie des _Fidèles_, et dans
l’autre, aux flammes éternelles de l’enfer.

Notre jeune voyageur[5] jugea que le plus court était d’apprendre leur
religion et leur langue. Il trouva tout simple d’abandonner les chances
de fortune que lui offrait le commerce[6], pour aller faire son
éducation musulmane chez les Musulmans eux-mêmes. Pour maîtres d’arabe
et d’islamisme, il choisit les Arabes (ou Maures) Braknas qui errent
avec leurs troupeaux entre le Sénégal et le Désert, à cinquante ou
soixante lieues de la côte.

  [5] M. Caillié avait alors vingt-quatre ans.

  [6] Un négociant lui avait fait l’avance d’une petite pacotille.

Je ne m’arrêterai pas à vous raconter le traitement que lui valut de
leur part son apparente conversion aux croyances musulmanes. Ses hôtes
lui montrèrent à lire l’écriture arabe, et lui firent apprendre par cœur
force versets du Coran. Il fut même pourvu d’une planchette d’écolier,
et, comme les enfants, soumis, le matin avant le jour et le soir à la
nuit, à chanter à haute voix la gloire d’_Allah_ et de _Mohamed_, à la
lueur d’un petit feu.

La langue usuelle de ces Arabes lui devait être par la suite du plus
grand secours. Leur société était du reste une excellente école de mœurs
africaines, de vie uniforme et simple, et par-dessus tout, de sobriété.
Chose étrange pour nous! Chose bien plus étrange encore pour l’estomac
du pauvre _voyageur_, leur principale nourriture, c’est le lait: aux
chefs, le lait de chameau; aux autres, le lait de vache, de chèvre ou de
brebis; dans la saison des pluies ils ne prennent pas autre chose. Une
simple bouillie de mil pilé et assaisonnée d’herbages supplée au lait
dans les temps de sécheresse. Un repas de viande séchée est le privilége
des plus riches, et pour eux-mêmes, un régal. Le reste est à l’avenant.

Ces privations continues ne les dispensent pas du jeûne que la religion
leur impose, jeûne auprès duquel ce que les Européens appellent
aujourd’hui de ce nom n’est qu’un jeu. Ce jeûne, en dévot catéchumène,
_Abdallahi_[7], c’est le nom que M. Caillié s’était donné, y fut
astreint sans miséricorde.

  [7] Ce nom qui signifie _esclave de Dieu_ est de ceux que recherche
    l’humilité musulmane.

«Le soir (5 avril 1825) on aperçut la nouvelle lune. C’était celle du
Ramadan: le carême allait commencer. On fit de longues prières et
beaucoup de bouillie de mil...» C’était dans la saison des chaleurs, par
un vent d’est étouffant. Une tasse de lait aigre _avant_ et _après_ le
coucher du soleil; à onze heures du soir, une simple bouillie de mil:
tel était, tel est encore sur la rive droite du Sénégal le régime de _la
lune du jeûne_.

«Le sixième jour, dit le voyageur, je crus que je ne pourrais soutenir
plus longtemps ces terribles mortifications. La chaleur augmentait; ma
soif était insupportable: j’avais la gorge desséchée; ma langue, gercée,
me faisait l’effet d’une râpe dans la bouche. Je crus que je
succomberais; je ne souffrais pas seul: tout le monde, autour de moi,
endurait les mêmes tourments. Enfin, les _Marabouts_ se baignèrent le
visage, la tête et une partie du corps. On me permit d’en faire autant;
mais j’étais observé avec la plus grande attention.»

Une seule fois il avale avec frayeur une partie de l’eau avec laquelle
il était permis de se laver la bouche.

«Je jeûnai ainsi dix-sept jours; le dix-huitième, je fus attaqué de la
fièvre; alors on me dispensa du jeûne, si toutefois on peut appeler ne
pas jeûner boire un peu d’eau dans la journée, car on ne me donna
absolument rien à manger.»

Huit ou neuf mois de séjour parmi les Braknas ont mis le voyageur à même
de nous raconter à loisir tous les incidents, très-peu variés du reste,
de leur vie ambulante, de nous introduire dans leurs maisons portatives,
de nous montrer leur ameublement, leur costume; de nous faire voir
comment sont réparties chez eux, entre les diverses classes d’hommes
libres ou d’esclaves, les différentes fonctions industrielles,
commerciales, civiles, militaires, religieuses, etc. Ces curieux détails
nous mèneraient trop loin. Il ne faut pas oublier que nous avons
beaucoup de chemin à faire.

Le _chrétien_, dont la conversion avait toujours laissé quelque
défiance, était allé aux bateaux français sur le fleuve, et, contre
l’espérance de ses hôtes, il était revenu partager leur fade bouillie de
mil.

Il s’agissait d’_acheter un troupeau et deux Noirs_ pour établir chez
les Braknas son point de départ sur une base solide. Par malheur, le
gouverneur français, qui avait encouragé ses premiers essais, était
parti. M. Caillié vit ses offres repoussées, et des espérances qui lui
coûtaient déjà tant de fatigues, ruinées de fond en comble. Il se fit
empailleur d’oiseaux, pour vivre. Le gouverneur, revenu, ne répondit à
son empressement que par de vagues promesses. Les Anglais de
Sierra-Leone l’accueillirent mieux à tous égards. Les Français lui
avaient opposé M. de Beaufort et les railleries amères sur sa prétendue
conversion et sur son costume. Les Anglais, en lui opposant le major
Laing, également parti pour Temboctou, lui offrirent l’hospitalité la
plus généreuse. Près de deux ans s’écoulèrent ainsi dans des
désappointements continuels.

M. Caillié ne se rebuta point. Il avait eu connaissance du prix proposé
en 1824 par la _Société de géographie_ de Paris, au voyageur qui
parviendrait le premier à Temboctou par la voie de la Sénégambie; il se
disait: «Mort ou vif, je l’obtiendrai; si je n’en jouis pas, ma sœur le
recueillera.» Il ajoute: «Je refusai tout arrangement; je voulus au
moins laisser à l’amie de mon enfance une propriété incontestable, le
mérite d’avoir tout fait par moi seul.»

Il se lia à Free-town[8] avec des Noirs musulmans venus de l’intérieur:
puis, un jour, sous le sceau du secret, il leur apprit d’un air
très-mystérieux qu’il était né à Alexandrie en Égypte, qu’il avait été
fait prisonnier par l’armée française, et conduit au Sénégal pour faire
les affaires commerciales de son maître: qu’affranchi pour ses services,
il voulait retourner dans son pays natal, et reprendre la religion de
ses pères.

  [8] Chef-lieu de la colonie anglaise de Sierra-Leone.

Telle est la fable sur la foi de laquelle allait reposer pendant près de
dix-sept mois la sûreté de sa vie.

Une petite friponnerie lui fit sentir dès le lendemain qu’il ne pouvait
espérer, avec l’habit européen, vaincre les vieilles habitudes de ses
nouveaux amis d’Afrique; il s’empressa de gagner par mer un endroit où
il pût débarquer avec son costume arabe, et choisit pour tel
l’embouchure du Rio-Nunez, à cinquante lieues nord de Sierra-Leone. Il
avait converti en argent et en marchandises les _deux mille francs_
d’économies qui composaient toute sa fortune; dix-sept cents francs
avaient été consacrés à des achats de poudre, de papier, de tabac, de
verroteries, d’ambre, de corail, de mouchoirs de soie, de couteaux,
ciseaux, miroirs, clous de girofle, de trois pièces de guinée bleue et
d’un parapluie. Tout cela ne pesait pas cinquante kilogrammes. Le reste
en or et en argent tenait dans sa ceinture. Quelques Anglais lui
procurèrent divers médicaments, de la crème de tartre, du jalap, du
calomélas, divers sels purgatifs, du sulfate de quinine, des emplâtres
de diachylon, enfin du nitrate d’argent. M. Caillié se pourvut, en
outre, de deux petites boussoles, et remplit les poches de son costume
arabe des feuillets d’un Coran qu’il avait déchiré.

Parti de Sierra-Leone, le 22 mars 1827, il arrive au village de Kakondy,
sur la rive du Rio-Nunez, le 31. Un coup de fortune pour lui ce fut,
dans ce village, la rencontre d’un négociant français[9] qui se fit un
plaisir de mettre son expérience du pays au service de son jeune
compatriote. Il fit venir quelques Noirs voyageurs, fort considérés,
leur livra le voyageur avec les recommandations les plus vives et des
présents plus expressifs encore. Ces présents représentaient la valeur
d’un bœuf en marchandises.

  [9] M. Castagnet.



DÉPART.


«Le 19 avril 1827, dit M. Caillié, je pris congé de M. Castagnet.
L’avouerai-je! je pleurais en quittant mon généreux ami et pourtant ces
regrets bien sincères ne pouvaient altérer la joie que j’avais
d’entreprendre enfin ce voyage.» A deux heures de marche de Kakondy, sur
la rive gauche du Rio-Nunez, les tombeaux de cinq voyageurs anglais
(entre autres, du major Peddie) durent assombrir la longue perspective
de nouveautés, mais aussi de fatigues et de périls qui s’ouvrait enfin
devant l’impatient voyageur. Une fois qu’il aura mis derrière lui les
hautes montagnes boisées qu’il voit à l’horizon, il lui faudra marcher
bien longtemps avant qu’un mot français revienne frapper son oreille, et
l’invite à déposer enfin non plus seulement sa couverture de laine et
ses sandales, mais encore ce fardeau de défiances, de mensonges et de
faux-semblants qui lui pèse encore plus.

Nos compagnons de voyage, au départ, sont cinq Noirs libres,
_Mandingues_ aux cheveux crépus, au nez aquilin, aux lèvres minces, et
trois Noirs esclaves. Tous, à l’exception du chef noir Ibrahim et de sa
femme, portent sur leur tête des charges énormes dans de longues
corbeilles. Un _Foulah_ (au teint marron-clair, cheveux crépus, lèvres
minces) porte sur sa tête le bagage du voyageur.

Le voyage commence le plus heureusement du monde. Les Noirs, moyennant
quelques morceaux d’étoffe, ont pour Abdallahi toutes les attentions
possibles. Les Foulahs rencontrés en route, les uns chargés de sel
qu’ils voiturent dans l’intérieur à trente ou quarante lieues de là, sur
leur tête, les autres apportant à la côte des cuirs, de la cire, du riz
que les marchands européens se disputent, en apprenant que le blanc est
Arabe ne peuvent se lasser de le regarder et de le plaindre, viennent
s’asseoir à terre près de lui, prennent ses jambes sur leurs genoux, et
les pressent doucement pour le délasser. «Tu dois bien souffrir, lui
disent-ils, car tu n’es pas habitué à faire une route aussi pénible.»
Ils vont eux-mêmes chercher des feuilles pour lui faire un lit: «Tiens,
voilà pour toi, car tu ne sais pas comme nous dormir sur la pierre.»

Émerveillé de cette dévotion charitable, étendu sur son lit de
feuillage, le voyageur couche sans crainte à la belle étoile:
quelquefois sous de magnifiques ombrages, quelquefois sous des appentis
de branches et de paille destinés à abriter les passants. Partout, le
guide Ibrahim s’empresse de débiter et d’embellir l’histoire
d’Abdallahi, le faisant naître à la _Mecque_ même, la seule ville du
monde dont le nom soit parvenu à ces peuples. Partout à la nouvelle de
l’arrivée d’un compatriote du Prophète, les hommes et les femmes
accourent, non plus avec la curiosité méprisante des bords du Sénégal,
mais avec une sorte d’ingénuité respectueuse, se tenant à distance du
saint étranger, lui ouvrant cordialement leurs cabanes, lui apportant
quelquefois la seule chose qu’ils possèdent, de petites galettes de riz
mêlé de miel et de piment, séchées au soleil, le pain de maïs jaune et
frais, assaisonné de miel et de pistaches grillées et pilées, du lait,
des fruits: présents que les femmes lui offrent souvent à genoux.

Un exemple vous donnera une idée plus précise de ces bergers
montagnards: «Un soir que la petite caravane avait, comme d’ordinaire,
fait halte auprès d’une source pour y passer la nuit, je vis un jeune
Foulah qui ne pouvait se lasser de me regarder. Il me proposa de le
suivre à son camp, pour boire du lait. Comme je ne voulais pas y aller
seul, il engagea un de mes compagnons de voyage à m’accompagner: deux
d’entre eux s’y prêtèrent avec complaisance. Le jeune homme marchait
devant nous pour nous enseigner la route, et avait soin d’ôter de
grosses pierres qui se trouvaient sur mon passage. Arrivé à son camp,
qui était tout près de notre halte, il s’empressa de sortir une peau de
bœuf sur laquelle il me pria de m’asseoir. Ce camp se composait de cinq
ou six cases en paille presque rondes et très-basses: il fallait se
mettre en deux pour y entrer. L’ameublement se composait de quelques
nattes, peaux de mouton et calebasses pour mettre du lait; le lit, de
quatre piquets sur lesquels étaient placés en long des morceaux de bois
recouverts d’une peau de bœuf. Il alla avertir sa vieille mère et ses
sœurs, et leur dit que j’étais un Arabe compatriote du Prophète, et
allant à la Mecque. Elles me regardèrent avec beaucoup de curiosité, et
en faisant plusieurs gestes crièrent _La allah il allah_, etc. (Il n’y a
d’autre Dieu que Dieu et Mahomet est son prophète)--à quoi je répondis
par la formule ordinaire. Elles s’assirent à une petite distance de moi,
et me regardèrent tout à leur aise. Le jeune Foulah alla me chercher du
lait dans une calebasse qu’il eut soin de laver (excessive politesse de
leur part), puis m’apporta un peu de viande frite; je l’engageai à en
manger avec moi; mais, en me montrant du doigt la lune, il me dit d’un
air timide et riant: Je jeûne, c’est le Ramadan.»

Nous traversons ainsi des montagnes verdoyantes, coupées de ravins au
fond desquels grondent de nombreux ruisseaux: marchant le plus souvent à
l’ombre de hautes forêts[10], sans autre incident que la rencontre de
quelques singes roux qui aboient comme des chiens. A l’un des nombreux
passages à gué de rivières grossies tout-à-coup par les orages, le
voyageur faillit être emporté par le courant: les noirs effrayés
criaient à tue-tête: _Allah il allah_, etc. (Dieu est Dieu et Mahomet
est son prophète).

  [10] «Peuplées, dit M. Caillié, d’une foule d’oiseaux _dont les
    couleurs varient à l’infini_.»

Du reste, le voyageur essuie chaque jour un violent orage et quelquefois
plusieurs. Les pluies qui commencent en avril durent six mois
consécutifs en ces montagnes. Mouillé jusqu’aux os, il marche pieds et
jambes nus par des chemins inondés. Ce pays montagneux est habité par
des Foulahs qui y promènent leurs troupeaux, et semé de villages
d’esclaves noirs cultivateurs. La vie paraît y être facile pour tous; le
lait des vaches et des brebis, un peu de riz qui croît facilement dans
la plaine, suffisent à leur nourriture, avec le fruit du nédé, du
pistachier, de l’oranger, du bananier. Vous venez d’entrer chez le bon
jeune Foulah; visitez à présent les villages de Noirs esclaves: vous les
trouvez entourés de belles plantations de bananiers, ananas, cassave,
ignames, choux caraïbes: le tout bien soigné par les femmes, pendant que
les hommes sont aux champs de riz ou de _foigné_.

Le corps, la tête surtout, graissés de beurre, vêtus, du reste, comme
les Mandingues, d’une chemise sans col et sans manche et d’une large et
courte culotte de grosse toile de coton blanche arrêtée seulement à la
ceinture par une coulisse, les Foulahs se tiennent très-droit, mettent
beaucoup de sérieux dans leurs démarches, et se croient très-supérieurs
aux Noirs. Leurs armes ordinaires de voyage sont des flèches
empoisonnées et des lances. Cependant, le fer n’est pas rare dans leurs
montagnes et M. Caillié a vu chez eux plusieurs fourneaux de cinq à six
pieds de haut, de dix-huit à vingt de tour avec une cheminée à la voûte
et quatre trous à la base.

Le 28 avril, grand jour de fête; séjour, pour la célébration de la
Pâque; le matin, prière en commun, plus solennelle que de coutume; les
marchands se prosternent à la file et Abdallahi avec eux. «Au sortir de
la prière, on se dispose à tuer le bœuf (acheté la veille en commun
entre douze ou quinze).» Les Mandingues passèrent près d’une heure à
égaliser les lots de viande: ils prirent chacun un petit morceau de bois
pour les mesurer; des coups de fusil et des chants à la louange
d’Ibrahim (qui fournit la poudre), répondent par avance au plaisir
promis par le copieux repas qui s’apprête. Sans avoir pris part à
l’achat du bœuf (le moment serait en effet mal choisi pour paraître
riche), Abdallahi est appelé à prendre part au festin. Ce jour-là une
petite querelle des jours précédents au sujet du cadeau de M. Castagnet,
est mise en oubli. «En entrant dans la case d’Ibrahim, je vis une grande
calebasse de riz bouilli, sur lequel on avait mis de la viande en assez
grande quantité. Nous nous assîmes autour et chacun mit la main au plat.
Le riz fini, Ibrahim distribua la viande.» le reste du bœuf est exposé
toute la nuit à la fumée, et mis pour les jours suivants dans des sacs
de cuir. Quant à la peau, on l’échange contre une provision de riz.

Le 29, nous arrivons sur des roches rougeâtres et poreuses à la petite
montagne de granit noir qui sépare le pays d’_Irnanké_ où nous étions
tout-à-l’heure, du _Fouta-dhialon_ où nous allons entrer. Le voyageur ne
peut pas garder les sandales du pays, et marche pieds nus sur les
roches[11].

  [11] M. Caillié dit ici: «Aux roches succédèrent des pierres _de
    nature volcanique_.

Le premier village du Fouta-dhialon vous donnera une idée des autres.
Une haie vive lui sert de muraille; les cases grandes et bien tenues,
appuyées là sur une terre jaune et fertile, sont entourées de belles
cultures potagères dont les femmes et les enfants ont le plus grand
soin. Ils se donnent même la peine de balayer les allées qui conduisent
à leur case. Du reste toujours même sobriété.

Le dîner du chef, obligeamment offert, après la prière, à Ibrahim et à
Abdallahi, n’est autre chose que du riz cuit à l’eau assaisonné de lait
aigre. Ils le partagent assis à terre sur une natte, auprès d’un petit
feu, que l’humidité rend nécessaire. «Après ce léger repas, ajoute le
voyageur, la femme du chef vint s’asseoir avec nous; elle écoutait en
silence la conversation qui roulait sur les _Chrétiens_ dont ils parlent
toujours avec mépris. Elle eut la complaisance de me donner un peu de
lait, qu’elle m’engagea à boire, puis alla chercher quelques figues et
bananes, les mit dans une calebasse bien propre, et nous les donna à mon
guide et à moi. Cette femme avait une physionomie extrêmement douce; son
vêtement consistait en deux bandes de toile de coton fabriquée dans le
pays et de la plus grande propreté. Elle n’exhalait pas l’odeur de
beurre rance des femmes foulahs du pays d’Irnanké.»

Le pays est généralement découvert; la route, suivie par Ibrahim,
traverse tour-à-tour des monticules pierreux et des plaines de terre
jaune ou de sable noir également fertiles: plaines arrosées par un grand
nombre de rivières rapides, du moins après les violents orages qu’essuie
chaque jour le voyageur.

Le blanc excite toujours la curiosité de tous. Les habitants, au teint
noir ou marron, accourent en foule pour le voir. Quelques-uns ont le
corps tout couvert d’ulcères. Abdallahi prend pitié de leurs infirmités,
et devient leur médecin. «Je leur distribuai, dit-il, quelques
caustiques (du nitrate d’argent, autrement dit _pierre infernale_) avec
de la charpie: ils m’envoyèrent un bon souper en signe de
reconnaissance.»

La case où il séjourne ne désemplit pas; les questions et les présents
se succèdent. Plusieurs grands marabouts lui viennent rendre visite. Le
chef d’un village voisin lui envoie du lait et une _noix de colats_,
signe de grande considération. Les femmes, plus par curiosité que par
dévotion, lui apportent de la cassave, du lait, des oranges, du riz, et
les lui présentent à genoux. Indisposé, il reçoit, en cadeau, une grosse
poule. Les chefs de village lui offrent leur souper de riz au lait
aigre. Un cordonnier lui donne une paire de sandales. Le voyageur note
sur son chemin des champs de tabac d’une petite espèce et de coton semé
à la volée et mal soigné.

Le chef d’un de ces villages, très-honoré de recevoir dans sa case
(grande et belle case à deux portes) un compatriote du Prophète, vient
près de son hôte, lui passe les mains sur la tête, puis se frotte
dévotement la figure. Ce vieillard s’agenouillait pour la prière, à
l’ombre d’un oranger, sur de petits tas de cailloux bien piquants;
Abdallahi dut l’imiter. Ce vieillard lui présente un enfant de quatre à
cinq ans à qui toutes les prières musulmanes n’avaient pu rendre la vue:
les parents repoussent avec horreur l’idée de conduire le malade à la
colonie de Sierra-Leone, et de remettre leur enfant aux mains des
chrétiens.

Le 7 mai, un violent orage, contre lequel le parapluie du voyageur lui
est d’un faible secours, fait entrer Abdallahi dans la case d’une bonne
vieille négresse qui s’empresse de lui donner l’hospitalité, et le
régale de quelques morceaux de cassave rôtis sur les charbons; ses deux
garçons qui reviennent tout nus des champs, apprenant qu’un Arabe allant
à la Mecque est chez leur mère, lui rendent aussitôt visite: «Ils
s’informèrent de ma santé d’un ton fort doux, et m’engagèrent à partager
leur case qui était beaucoup plus grande. Avant de m’emmener chez eux,
ils eurent soin d’aller chercher une grande natte pour me couvrir, car
la pluie continuait toujours: Ils me firent asseoir dans leur case, sur
une peau de mouton, près du feu. Ils m’offrirent un peu de lait aigre
que, peut-être, ils réservaient pour leur souper. La bonne mère fit
bouillir pour eux et pour elle un peu de foigné (graminée qui croît en
abondance en ces montagnes) assaisonné d’herbage, le tout sans beurre et
sans sel. Ibrahim m’envoya mon souper de riz au lait: ni les jeunes
garçons ni la mère ne voulurent y toucher _parce qu’ils_ sont esclaves.
Nous fîmes la prière ensemble, et nous nous couchâmes sur des nattes.»

Le 8, la caravane traverse à gué avec bien de la peine une rivière d’une
centaine de pas de large, dont l’eau bouillonne sur un lit de granit
noir aux roches coupantes et glissantes (le _Bâ-Fing_ où Rivière-Noire,
principal affluent du Sénégal).

Viennent ensuite des gorges de montagnes de trois mètres de haut, tantôt
couvertes de hautes forêts, peuplées de mille oiseaux aux couleurs
éclatantes et de singes rouges, tantôt ne présentant autre chose que des
roches nues de granit. Dans l’un des villages de la vaste plaine qui
succède à ces monts, arriva la nouvelle qu’un homme de l’endroit avait
été tué dans une bataille. «Les femmes du défunt, accompagnées de leurs
parentes ou amies, se promenèrent dans les rues en chantant d’une voix
glapissante, se frappant tour-à-tour dans les mains et sur le front. Une
demi-heure après, ajoute M. Caillié, je les vis reparaître, toutes
vêtues de blanc: elles avaient l’air calme et résigné. Elles reprirent
aussitôt leurs occupations ordinaires. Les hommes, assis à terre devant
la mosquée, paraissaient consternés de la mort de leur camarade, et
blâmaient hautement la conduite de leur souverain.»

Le 9 mai, après bien des villages et bien des camps habités par des
Noirs esclaves ou par des Foulahs au teint marron-clair, nous arrivons
au premier village du Fouta habité par des Noirs libres, par des
Mandingues. Les compagnons de voyage d’Abdallahi arrivent chez eux les
uns après les autres et la caravane diminue à chaque pas. Chacun, à son
retour, s’empresse de faire fête à l’Arabe, et de le montrer à ses
femmes et à ses enfants.

Le 10 mai, dans un village peuplé mi-partie de Foulahs et de Mandingues,
Abdallahi est conduit devant la mosquée où grand nombre de Mandingues
étaient assis par terre autour de deux grandes calebasses pleines de riz
pilé, trempé dans l’eau et partagé en poignées; le tout paré de quelques
_noix_ de colats ouvertes, roses et blanches. Un marabout fit quelques
gestes et prononça quelques paroles; puis les poignées de riz furent
distribuées aux assistants comme une sorte de pain bénit. Les absents
eux-mêmes eurent leur part. Abdallahi, assis à terre sur une peau de
mouton, en reçut deux morceaux «qu’il lui fut, dit-il, impossible de
manger, tant il les trouva fades.» Cette cérémonie avait lieu en
l’honneur de deux jeunes enfants à qui l’on avait rasé la tête pour la
première fois.

Le même jour, après la station accoutumée, au coucher du soleil pour la
prière, les coups de fusil des compagnons d’Ibrahim annoncent son entrée
dans son village.



CAMBAYA.


«Une seconde décharge eut lieu dans la cour de mon guide en l’honneur de
notre arrivée. La joie était peinte sur tous les visages. Je voyais ces
bons nègres embrasser leurs petits enfants, et les presser dans leurs
bras... Les femmes plus réservées avaient l’air timide: en abordant leur
mari, elles posaient un genou en terre en signe de salutation, et ne lui
adressaient aucune question. Les voisins accoururent en foule féliciter
leurs amis sur l’heureuse issue de leur voyage. On tendit des peaux de
bœuf dans la cour, et l’on s’assit en ronde au clair de la lune. On
causa des circonstances de la route, du prix des marchandises et
principalement du sel.» Puis, sitôt qu’on eut aperçu le visage et le
costume étranger de l’Arabe, on se demanda de toutes parts «quel est cet
homme»? Ibrahim de raconter l’histoire, et les questions de pleuvoir sur
le pauvre Abdallahi. A neuf heures, souper de riz et de viande, dévoré
aussitôt par une vingtaine d’assistants.

Le foule retirée, Abdallahi est appelé par Ibrahim pour partager avec
lui une bouillie de mil, et goûter le lait de ses vaches; puis est
pourvu pour sa nuit, d’une peau de bœuf dans la case enfumée d’une des
femmes de son hôte[12]. La fumée dans toutes ces cases n’a d’autre issue
que le toit recouvert en paille, et du feu y est allumé la nuit, en tout
temps; un plafond de bambous, soutenu sur des piquets plantés en terre,
sert à retenir la suie qui retombe continuellement du toit.

  [12] «Cette femme était couchée au milieu de la case, entourée de
    quelques enfants.»

Un séjour de deux ou trois semaines permet au voyageur de se reposer de
ses premières fatigues, et de voir chez eux ces noirs Mandingues qu’il a
eu tout le temps d’étudier en route.

Dès le lendemain, visite au père d’Ibrahim, chef du village. Vieux et
aveugle, couché dans sa case sur un banc de terre à six pouces du sol,
ce chef se lève sur son séant à l’arrivée d’Abdallahi; après la
salutation musulmane, il lui promène la main sur tout le corps en
disant: Arabe, tu es bon.--Visite à tous les amis d’Ibrahim: excellent
accueil de la part de tous. Trois jours après l’arrivée, quelques coups
de fusil les appellent dans sa cour pour une distribution de tabac qu’il
voulait leur faire. Il est à noter que les Mandingues en font une grande
consommation: les femmes ont l’habitude de s’en frotter les dents.
Ibrahim distribue aussi quelques aunes de cotonnade à chacune de ses
trois femmes: ces largesses lui attirent les bénédictions des vieillards
et les louanges des femmes qui sautent autour de lui en chantant.

Pendant les vingt jours que M. Caillié passe à Cambaya, il est logé chez
le maître d’école, le saint du village, vieux et pauvre, mais nourri par
les riches et servi par les enfants. Quant à ceux-ci, ils apprennent à
lire dans l’Arabe du Coran. On n’exige des filles que les premiers
versets. Les garçons sont obligés de l’apprendre tout entier par
cœur.--Toutes les nuits, vers trois heures du matin, le vieux maître et
Abdallahi quittaient ensemble la case enfumée pour aller à la mosquée
rendre grâce au Seigneur. La prière faite, Abdallahi revenait s’étendre
à terre sur sa natte. Mais le pieux vieillard continuait de prier. Quant
aux Mandingues dont il gourmandait en vain la tiédeur, ils ne faisaient
la prière qu’à cinq ou six heures et dans leur case.

Le vieux maître d’école tomba malade, Abdallahi devint son médecin et
moyennant cinq feuilles de tabac, obtint de l’avare Ibrahim une poule
pour sa convalescence. La petite pharmacie du voyageur fut bientôt
assaillie de tous côtés; «les uns avaient des ulcères aux bras et aux
jambes ou la fièvre ou le mal de ventre.» Ils avaient vu le voyageur
donner à Ibrahim quelques prises de _jalap_, tous ils voulaient du
_jalap_. Du reste, mêmes importunités pour le tabac, la poudre, les
ciseaux, les étoffes. Quant à Ibrahim, il voulait tout acheter.

Malgré les désagréments que ses refus lui attirent quelquefois, le
voyageur était parvenu à dissiper tous les doutes, à force d’assiduité
tant aux cinq prières, qu’à l’étude et à la récitation du Coran; à force
d’empressement auprès des vieillards vénérés. Du reste sa peau était
déjà tellement brunie par le soleil qu’on pouvait aisément le prendre
pour un Maure. Un seul noir persistait à le traiter de Chrétien: M.
Caillié le voyant passer le pria gravement d’écrire pour lui sur sa
planchette un verset du Coran qu’il désirait apprendre. Cet homme devint
dès-lors son meilleur ami; il lui donna même quelques griffonnages
arabes, précieux talisman qu’Abdallahi dut recevoir avec les marques de
la plus vive reconnaissance. Les habitants de ces contrées (les Foulahs
surtout qui sont d’une humeur plus belliqueuse que les Mandingues) ne
vont pas en voyage ou à la guerre, sans avoir le corps couvert de ces
écritures qu’ils regardent comme un bouclier magique.

Le 14 mai, Ibrahim mène Abdallahi aux champs où travaillent ses
esclaves. Ils préparaient la terre pour la semence. Les hommes, tout nus
sous un soleil brûlant, remuaient la terre à un pied de profondeur avec
une pioche à manche court et très incliné, fabriquée dans le pays et qui
est là, comme dans presque tous les pays traversés par notre voyageur,
le seul instrument aratoire. Les femmes, à moitié nues, leurs enfants
attachés sur le dos, ramassaient des herbes sèches, et les mettaient en
tas pour les brûler sur le sol, seul amendement que la terre reçoive en
ces contrées. Une pauvre vieille était occupée à faire cuire leur dîner
consistant en bouillie de mil sans sel et sans beurre, assaisonnée
d’herbages. Le maître à qui la vieille en offrit, n’y voulut pas goûter.
M. Caillié apprit que les esclaves ont deux jours de la semaine pour
travailler au champ qui est affecté à leur subsistance.

Le 25, un tambour de guerre, fabriqué, à grand’peine les jours
précédents par une vingtaine de Mandingues, avec un tronc d’arbre creusé
par le feu et une peau de mouton tannée, rempli du reste d’écritures
arabes, appelle la commune de Cambaya à un ouvrage qui l’intéresse tout
entière; il s’agit de reconstruire un pont, de quarante pieds de long et
six ou sept de large, sur la Tankisso, rivière dont les débordements
fertilisent les plaines voisines. Tout le monde y met la main en
chantant. Les femmes apportent le dîner de leur mari. C’est une partie
de plaisir qui se renouvelle plusieurs jours de suite. Il s’agit tout
simplement de gros piquets, plantés très-près l’un de l’autre au milieu
du ruisseau; puis de traverses supportées en partie par les branches
d’arbres qui l’ombragent; puis de troncs d’arbres posés en long sur ces
traverses et ajustés par des branchages flexibles. Quelques bâtons de
distance en distance servent de garde-fou.

Un évènement important coïncide avec le séjour de M. Caillié dans le
village d’Ibrahim: un soir, après la prière, le vieux chef aveugle fait
lire à haute voix par un marabout une lettre circulaire arrivée de la
capitale[13], «lettre écrite des deux côtés sur un papier large de trois
pouces et long de cinq.» Puis le courrier reprit sa dépêche et se remit
en route. Il s’agissait de la déposition par les principaux marabouts du
marabout régnant, et de la nomination de son successeur. Le vieux chef
fit une prière pour le nouveau souverain, puis on parla politique.

  [13] La ville de Timbo. M. Caillié ne paraît pas avoir aperçu autre
    chose sur les relations des villages Foulahs et Mandingues avec le
    gouvernement central.

M. Caillié affirme que chaque Mandingue est un chef révéré dans sa
famille: sa case, placée au milieu des cases de ses femmes, n’a d’autre
ornement que ses armes, arcs et flèches, lances ou fusil, accrochés à la
muraille; ni d’autre meuble que la peau de bœuf sur laquelle il couche
et les jarres contenant la provision de grain de l’année, que le mari
distribue par portions à chacune de ses femmes.

Pour les femmes, elles sont, dit-il, très-gaies, nullement jalouses
entre elles, très-soumises à leur mari, qui les pourvoit de riz et leur
donne à chacune une vache à traire matin et soir. Les parents sont
très-indulgents pour les enfants et les enfants sont doux et dociles.
L’autorité des vieillards, invoquée seule dans les différends, fait loi.

Quant aux deux populations distinctes de Foulahs au teint marron et de
Noirs mandingues, il ne paraît pas que leur réunion sous les mêmes
règlements et dans les mêmes villages entraîne aucune discorde, malgré
la différence de leurs langues, de leurs habitudes et même de leurs
prétentions[14]. Du reste, Mandingues ou Foulahs, il nous suffirait
d’assister à leurs repas pour comprendre comment sont possibles, au bord
du Tankisso, tant de choses qui ne le sont pas au bord de la Seine.

  [14] Un bon vieux Foulah, nommé _Guibi_, voisin d’Ibrahim--qui fit
    cadeau à Abdallahi d’un gros pain de maïs, au miel et aux pistaches,
    pour sa route--lui disait souvent _que les foulahs étaient les
    blancs d’Afrique_.

«Ils ont l’habitude d’inviter tous ceux avec qui ils se trouvent ou qui
passent auprès d’eux, à partager le dîner que leurs femmes leur
apportent. Si l’invité ne s’assied pas auprès de la calebasse, le chef
lui donne une poignée de riz qu’il a tournée longtemps dans sa main,
puis trempée dans la sauce: cette politesse ne peut se refuser sans
injure. Une autre politesse c’est, au commencement du repas, de tourner
le riz avec la main pour le refroidir. Le chef verse lui-même la sauce
sur le riz, mange la première poignée, puis engage les autres à
l’imiter. Le repas commence toujours par l’invocation: Bismillah etc.
(au nom de Dieu clément et miséricordieux).»

Mais il est temps qu’Abdallahi fasse ses présents d’adieu à Ibrahim qui
lui a servi en toute occasion de truchement et d’avocat. Il lui fait un
joli cadeau d’ambre, d’indienne, de poudre, de papier, de ciseaux et
mouchoirs de soie. En sage Mandingue, Ibrahim prie Abdallahi de n’en
parler à personne. M. Caillié donne, en outre, quelques coups de poudre
au bon vieux chef aveugle, dont il reçoit la bénédiction accompagnée de
recommandations utiles, et fait un petit présent au bon vieux Foulah
Guibi, en souvenir de son pain de maïs. Le 30 mai, nous nous remettons
en marche. Le Foulah Guibi et le Mandingue Ibrahim reconduisent le
voyageur jusqu’au nouveau pont, et le suivent longtemps des yeux, criant
par trois fois à tue-tête _Samalécoum_ (la paix soit avec toi); puis
encore: _Allam kisselak_ (Dieu te préserve en route).

Nous voici sur la route de Kankan, ombragée d’arbres _à beurre_, avec
une quinzaine de compagnons de voyage. Au noir Ibrahim a succédé le
vieux noir _Lamfia_, comme lui accompagné d’une de ses femmes, qui porte
la vaisselle et fait la cuisine de la petite caravane. Partout le vieux
guide conte l’histoire d’Abdallahi. Abdallahi n’est plus un simple
Arabe, c’est un homme de la plus haute noblesse musulmane, un descendant
direct du Prophète, un _chérif_. Partout le guide sert au chérif
d’interprète et de défenseur, avec l’autorité que lui donne son grand
âge: autorité qui est souveraine en Afrique.

A une lieue de Cambaya, nous trouvons un village en noces: le chef à qui
M. Caillié avait donné le matin de la crème de tartre, épousait, le
soir, sa quatrième femme. Le voyageur voit disposer en plein air les
apprêts du souper: deux moutons bouillis dans de grands pots de terre:
et d’énormes piles de riz cuit à l’eau et pétri en pain de sucre.

La fiancée, selon M. Caillié, s’achète là moyennant un, deux, trois
esclaves donnés à sa mère: puis le mariage se consomme sans aucune
formalité religieuse, après une fête de nuit dont le mari fait les
frais. Toute la nuit les nègres et négresses (esclaves) dansèrent au son
d’un petit tambour.

Les orages qui n’avaient pas cessé pendant le séjour à Cambaya,
continuent toujours. Le voyageur, perpétuellement mouillé, a bien de la
peine à garantir ses notes de la pluie dans le portefeuille de cuir non
tanné qui les enveloppe: obligé souvent, à son grand regret, d’étaler
ses marchandises pour les faire sécher. Nous traversons ainsi des
plaines où le tambour résonne dès le point du jour, et anime les
travailleurs. La curiosité que le chérif excite est toujours la même.
Son parapluie, qui ne lui est pas toujours inutile contre la pluie ou
contre le soleil, commence à jouer un grand rôle. C’est à qui verra
comment il s’ouvre et se ferme.

Le 6 juin, nous nous arrêtons au premier village du _Baleya_. Ce
village, que le voyageur nomme Saraya, et auquel il donne de sept à huit
cents habitants, est, comme la plupart des villages où nous aurons à
passer, entouré de deux murs en terre entre lesquels les bestiaux
passent la nuit. Les hameaux des esclaves sont seulement entourés de
haies vives. Quant aux habitants, ce ne sont ni des Foulahs ni des
Mandingues, mais des Noirs anciens possesseurs du pays et assez peu
zélés musulmans, que l’on désigne sous le nom de _Dhialonkés_.

Une heureuse rencontre, dans le village suivant, c’est celle du fils du
chef de _Kankan_, venu là pour vendre un cheval (c’est la première fois
que M. Caillié parle de cheval depuis son départ); Abdallahi-le-Chérif
achète aisément sa protection avec une feuille de papier. L’intérieur
des cases, construites en paille, est toujours le même, tapissé d’arcs,
de flèches et de lances. Celle du chef a pour tout meuble une jarre à
mettre de l’eau, une peau de bœuf et quelques nattes. Les habitants,
assemblés sous un gros bombax (_arbre à soie_), dansent tous les soirs,
à la lumière de la lune, au son d’un petit tambour et d’un flageolet de
bambou; ou bien la lance ou l’arc à la main, figurent avec des gestes de
menace, de douleur, de triomphe, de sérieuses pantomimes guerrières. Ces
peuples, au dire de M. Caillié, boivent _en secret_ une espèce de bière
fabriquée avec du mil et du miel. Leur corps est tout ruisselant de
beurre rance. La plupart des femmes ont pour tout vêtement une _pagne_
ou bande de toile de cinq pieds de long sur deux de large qu’elles se
tournent autour des reins; elles ne se couvrent les épaules et la
poitrine les jours de fête. M. Caillié nous les représente le teint fort
noir, les cheveux crépus, ornés de grains de verre et beurrés, le nez
légèrement aquilin, avec de grands yeux et des lèvres minces;
«très-douces, et soumises à leurs maris.»

Le 11 juin, nous arrivons, dans le pays d’_Amana_, au bord d’une rivière
de huit ou neuf cents pieds de large et de huit à neuf pieds de
profondeur, qui coule vers le levant; cette rivière c’est le _Dhiolibâ_,
c’est le NIGER. Pour passer deux ou trois cents marchands noirs avec
leurs ânes et leur bagage, il n’y avait en tout que quatre bateaux ou
pirogues de vingt-cinq pieds de long, sur trois de large et un de
profondeur. Il fallut une demi-journée pour que tout le monde fût sur la
rive droite: demi-journée pendant laquelle le voyageur, assis au soleil
sans abri[15], put contempler à l’aise le fleuve de Mungo-Parck. Vous
supposerez sans peine qu’il suivait d’un œil de regret cette eau qui
devait arriver avant lui près du but mystérieux de ses longs efforts. Ce
passage du Dhiolibâ (13 juin) offre du reste le tableau le plus animé;
les marchands noirs, de ceux que l’on nomme _Saracolets_, disputent sur
le prix du bac. Tous veulent passer les premiers, et parlent tous
ensemble; ils ont du reste toutes les peines du monde à faire embarquer
leurs ânes. Aux cris de la rive gauche, répondent en signe de joie les
coups de fusil de la rive droite. Pendant ce temps-là, grand nombre de
femmes et de jeunes filles se baignent dans le fleuve, sans faire le
moins du monde attention aux gens qui les regardent; puis s’en
retournent au village de _Couroussa_, une calebasse sur la tête et une
pagne autour des reins. Le chef de village dont les esclaves tiennent le
bac de Couroussa, fit grâce du passage à M. Caillié en faveur de sa
qualité de Chérif.

  [15] Un énorme bombax, seul arbre du rivage, ne pouvait suffire à
    abriter la foule.



KANKAN.


Après quatre jours de marche, le long du fleuve, sur des routes inondées
et par un soleil brûlant: après quatre nuits de fièvre et d’insomnie sur
des roches recouvertes de paille, le voyageur arrive épuisé à la ville
chef-lieu de Kankan. Son vieux guide qui avait eu la complaisance de
prendre et de fermer le parapluie à l’approche des lieux habités, voulut
à toute force qu’il l’ouvrît pour faire son entrée dans sa ville natale.
L’arrivée de Lamfia ressemble à celle d’Ibrahim. Toute la famille
accourt saluer le chef. Le voyageur est retenu trois jours par la
fatigue et par la fièvre, dans la case que lui donne son guide, en
commun avec un Foulah de la caravane.

Le chef de la ville, vieillard mandingue, père du jeune cavalier
rencontré en chemin par Abdallahi, reçoit très-bien le Chérif, se fait
conter au long sa touchante histoire par le vieux Lamfia, et lui promet
de le faire conduire à Jenné par la première occasion. Quelques
formalités de police africaine, un interrogatoire public, une décision
expresse du conseil des vieillards sur la route qu’il lui convient de
prendre, donnent une sorte de légalité à son séjour parmi les Noirs de
Kankan, lui servent de défense contre les doutes qui pourraient s’élever
encore sur la vérité de ses récits, et lui fournissent un précédent dont
il pourra se prévaloir, au besoin, dans les autres villes. Lamfia, vieux
guide à qui le vieux chef et son conseil de vieillards remettent le
voyageur, avait de lui tout le soin possible. «Nous mangions ensemble,
dit M. Caillié, et deux fois par jour on nous donnait de très-bon riz,
avec une sauce aux pistaches et aux ognons: tous les soirs, il faisait
allumer du feu dans ma case. Le jour de mon arrivée, je lui fis cadeau
d’une brasse de belle guinée bleue qu’il avait paru désirer, de trois
brasses de belle indienne et de six feuilles de papier; il parut
très-content et me remercia beaucoup. Il passait une partie de la
journée auprès de moi, occupé à coudre des étoffes du pays.»

Abdallahi fait vendre par le guide un baril de poudre et une pièce de
guinée. «Je me défis de ces objets à _soixante pour cent de bénéfice_,
parce que je ne voulais prendre pour paiement que de l’or, et que cet
article était très-rare dans le pays à cause de la guerre entre Bouré et
Kankan qui intercepte toutes les communications. Pour que la vente fût
meilleure, le vieux Lamfia écrivit quelques mots arabes sur la
planchette consacrée, lava l’écriture avec de l’eau et aspergea de cette
eau les marchandises à vendre.»

Le marché de Kankan est fourni par les Noirs voyageurs de marchandises
européennes, telles que fusils, poudre, pierres à feu, indienne de
couleur, ambre, corail, verroteries, menue quincaillerie,--puis aussi de
toiles blanches tissées dans les environs, de poteries en terre grise
fabriquées dans le pays; de volaille, moutons, chèvres, bœufs; riz,
foigné, ignames, cassave, etc. Le sel est (après l’or, sans doute) le
premier article d’échange. Quant à l’or (tiré par le lavage, des sables
des environs, notamment autour de _Bouré_), il est mis en circulation
sous forme de boucles d’oreilles ou bien en petits grains qui tiennent
dans un tuyau de plume, et se pèse dans de petites balances très-justes,
avec des graines noires sur le poids desquelles les marchands de ce pays
ne se trompent jamais.

Le 6 juillet, grande fête musulmane du Salam. Des vieillards en manteau
rouge bordé de jaune, à la main droite une lance, sur la tête un bonnet
rouge et chantant tous _la il allah_, Dieu est Dieu, etc., attirent la
foule des Noirs dans une grande plaine à l’est de la ville. L’assemblée
en costume mandingue (large culotte, blouse sans manche et bonnet
pointu) est bigarrée par quelques habits rouges de soldats anglais, de
vieux manteaux et de vieux chapeaux européens, autres défroques
dépareillées: au reste, tous les hommes étaient armés de fusils, de
lances, d’arcs et de flèches: au moment de la prière, chacun mit ses
armes à terre. A chaque instant arrivaient des vieillards à manteau
rouge, suivis d’une foule de Noirs. Peu après, parut le chef, à cheval,
précédé d’un drapeau de taffetas rose, escorté de deux ou trois cents
Mandingues, rangés en haie et tous armés de fusils. Le _chef de la
religion_ venait ensuite avec une nombreuse garde et précédé d’un
drapeau de taffetas blanc, avec un morceau rose, en cœur, au milieu. Cet
homme avait sur les épaules un manteau de belle écarlate, garnis de
frange et de galons en or: cadeau du major Peddie qui, lors de son
départ pour l’intérieur de l’Afrique, envoyait de tous côtés des
présents aux chefs pour se les rendre favorables. Les vieillards à
manteaux rouges avaient pris modèle sur celui de leur prince en Mahomet.
Deux gros tambours pareils à celui de Cambaya conduisaient la fête.
«L’_Almany_ fit la prière avec beaucoup de piété; il paraissait
très-recueilli. C’était un spectacle frappant de voir une aussi grande
assemblée se _prosterner_ pour adorer Dieu. Après la prière, les
vieillards formèrent un dais avec des pagnes blanches. L’Almany se plaça
sur un petit siége que l’on avait apporté exprès; il fit une longue
lecture en Arabe, que _bien certainement personne ne comprenait_.

«Cette lecture finie, le vieux chef de la ville ayant à côté de lui un
homme qui répétait à haute voix ce qu’il disait, appela l’attention de
ses concitoyens sur les changements de direction que la guerre de Bouré
devait apporter dans leur commerce... Les femmes assistèrent à la fête,
se tenant à une distance respectueuse des hommes. Après la cérémonie, on
immola l’agneau pascal pour se régaler le reste du jour.»

Le voyageur qui s’était déjà aperçu qu’on avait touché à son papier,
reconnut le lendemain de la fête que ses plus belles verroteries et un
rasoir avaient disparu de son bagage. Le voleur était le vieillard même
qui l’avait si bien soigné et protégé jusque-là. Cette affaire fit du
bruit: Lamfia proposa l’épreuve du fer rouge sur la langue; le chef et
le conseil des vieillards lui imposèrent silence, mais déclarèrent en
même temps qu’il n’y avait pas lieu à le punir, faute de preuve directe
contre lui. Abdallahi avait transporté ses effets chez un bon vieil
Arabe établi dans le pays; mais le conseil des vieillards prenant en
considération l’extrême pauvreté de cet homme hospitalier, donnèrent
pour hôte au Chérif un Foulah très-riche et très-dévot[16]. Ses effets
visités, ses étoffes mesurées furent mis prudemment dans un magasin
fermant à clef.

  [16] Cet homme, riche en troupeaux de bœufs à bosse et de vaches,
    possédait le plus beau cheval que M. Caillié ait vu dans cette
    partie de l’Afrique: il l’avait eu moyennant _cinq Noirs et deux
    bœufs_. Le prix courant d’un esclave à Kankan est d’un baril de
    poudre de vingt-cinq livres, un mauvais fusil et deux brasses de
    soie rose. Un Mandingue qui possède une dizaine d’esclaves n’a plus
    besoin de voyager.

Comme on pouvait s’y attendre, Lamfia ne tarda pas à démentir tout ce
qu’il avait affirmé; et bien que la colère du vieillard inspirât d’abord
peu de confiance, ces dénégations ne pouvaient manquer d’agir peu-à-peu.
La place n’était pas tenable pour Abdallahi, malgré son assiduité aux
dévotions prescrites. Toutefois, bien nourri, passablement logé, il dut,
malgré ces désagréments, trouver ses derniers huit jours supportables:
il avait le plaisir de partager tous les soirs avec le pauvre vieil
Arabe _Mohamed_, le souper du riche Foulah.

Le 16 juillet, après un mois de repos, le voyageur laisse à son hôte le
petit pot de fer blanc dans lequel il buvait, et reçoit sa bénédiction.
Le bon vieil Arabe reconduit Abdallahi au-delà de la petite rivière qui
coule à l’est de la ville, et avant de se quitter pour ne se plus
revoir, le jeune homme et le vieillard cassent en deux une _noix de
colats_ qu’ils mangent ensemble.

La petite caravane, composée d’une quinzaine de Mandingues ou de
Foulahs, profite de l’obscurité pour traverser des bois infestés de
brigands. «Marchant très-vite et dans le plus grand silence, dans des
herbes si hautes qu’elles dépassaient nos têtes, nous fûmes surpris par
la pluie; pour comble de malheur, la nuit devint très-obscure, nous
avancions sans savoir où poser le pied. Vers huit heures, ayant perdu la
trace de la route, nous fûmes obligés de nous arrêter, et, assis à
terre, de recevoir la pluie sur le dos sans oser ni tousser ni cracher.

«Lorsque la pluie eut cessé, un de nos compagnons déchira un morceau de
sa pagne, la mit en charpie, y mêla un peu de poudre, puis plaçant cette
préparation dans le bassinet de son fusil, il obtint du feu. Quelques
branches d’arbre coupées nous firent une cahute. Mais les essaims de
moustiques ne nous laissèrent pas de repos. Deux de nos compagnons armés
de poignards et de lances allèrent à la recherche de l’eau. Le feu
allumé non sans peine, nous fîmes griller quatre ignames et quelques
pistaches pour notre souper; puis nous nous étendîmes auprès du feu sur
des feuilles d’arbre toutes mouillées.» Le voyageur a tout le temps de
réfléchir aux difficultés que la saison des pluies lui prépare, dans le
silence de cette longue nuit; silence qu’interrompent seuls le chant de
quelques oiseaux nocturnes et le coassement des grenouilles.

Le voyageur marche plusieurs lieues de suite avec de l’eau à mi-jambe
sur des routes inondées, et compte huit petites rivières passées à gué
en un seul jour. La pluie l’empêche de mettre ses sandales; il a bientôt
le talon du pied gauche écorché. Il arrive ainsi le soir au premier
village du Ouassoulo.

Les habitants (Foulahs au teint marron-clair, mais étrangers aux
croyances et aux pratiques musulmanes) sont d’une grande malpropreté,
d’une extrême douceur et d’une gaîté perpétuelle. La musique qui anime
leurs danses, la moitié de la nuit, se compose de cornes droites de bois
creux recouvertes, à l’extrémité la plus large, d’une peau de mouton, et
percées d’un petit trou sur le côté; d’une grosse caisse, d’un tambour
de basque et d’un cliquetis d’anneaux de fer: les musiciens se
distinguent par leurs panaches de plumes d’autruche et leurs franges de
plumes de pintade. Quelques-uns agitent de gros haricots dans une sorte
de casserole de bois, recouverte d’un filet. Les musiciens se promènent
à la file: les femmes et les garçons suivent en dansant et frappant dans
leurs mains.

Ce qui frappe le plus le voyageur dans les fertiles plaines du
Ouassoulo, c’est le travail des champs, accompli par des mains libres.
«Je voyais, dit-il, beaucoup d’ouvriers répandus dans la campagne qui
piochaient la terre et la remuaient aussi bien que nos vignerons en
France; ce ne sont plus les esclaves des Mandingues qui se contentent
d’effleurer le sol pour détruire les mauvaises herbes, mais de vrais
laboureurs qui se donnent de la peine pour avoir une belle et abondante
récolte. Ils en sont bien récompensés, car leur riz et tout ce qu’ils
cultivent, croît plus vite et produit davantage...

«Je les ai vus labourer le champ qui venait d’être récolté pour
l’ensemencer de nouveau. Les femmes étaient occupées à sarcler les beaux
champs de riz dont la campagne est couverte. Je fus étonné de trouver
dans l’intérieur de l’Afrique, l’agriculture à un tel degré
d’avancement: leurs champs sont aussi bien soignés que les nôtres, soit
en sillons, soit à plat, selon que la position du sol le permet par
rapport à l’inondation.

«Je remarquai du riz en épi, à côté de celui qui ne faisait que sortir
de terre. La campagne est généralement très-découverte; les cultivateurs
ne réservent parmi les grands végétaux que l’arbre à beurre et le nédé
qui sont très-répandus et de la plus grande utilité. Je n’ai pas vu
comme dans le Fouta et le Buleya des arbres coupés à quatre ou cinq
pieds de terre. Les Foulahs du Ouassoulo ont soin d’arracher le pied et
ne laissent rien en terre qui puisse leur nuire.»

Ces Foulahs font peu de commerce; et pour eux, infidèles, voyager à
travers les villages musulmans, ce serait s’exposer infailliblement à y
être retenus comme esclaves.

«J’ai cherché, dit M. Caillié, à découvrir s’ils ont une religion, s’ils
adorent ou les fétiches, ou la lune, ou le soleil, ou les étoiles; je ne
les ai vus pratiquer aucun culte et je crois qu’ils vivent insouciants à
ce sujet et ne s’occupent que très-peu de la divinité.»

Autant les Musulmans de Kankan sont propres, autant les Foulahs du
Ouassoulo, si industrieux! sont sales et dégoûtants. Leurs habits jaunes
ou noirs ne sont jamais lavés. Le nez plein de tabac, la peau infectée
de beurre rance, la figure tailladée et les dents limées, ils sont tous
robustes et bien portants; leur culture et leurs bestiaux fournissent
abondamment à leur subsistance: la nourriture des esclaves des
Mandingues leur suffit: la viande est, chez eux, réservée pour les jours
de fête et le sel est de luxe. Les femmes fabriquent elles-mêmes leur
vaisselle de terre, filent et tissent le coton. Elles mettent un genou
en terre lorsqu’elles présentent quelque chose à leur mari. Les hommes
portent comme les femmes des bracelets aux mains et aux pieds, des
colliers de verre et des boucles d’oreille, tressent comme elles leurs
cheveux enduits de beurre. Ce sont eux qui élèvent la volaille et
donnent les premiers soins aux poulets. Des chiens gardent les
habitations séparées de chaque famille.

Le 21 juillet, à deux heures de l’après-midi, Abdallahi rend visite au
chef du Ouassoulo qu’il trouve couché dans sa case auprès de son chien
(d’une espèce à oreilles longues, museau pointu, poil rouge). Ce chef,
chez lequel M. Caillié remarque une théière en étain, un plat et
plusieurs bols de cuivre qui lui paraissent d’origine portugaise, avait
une très-grande boucle d’oreille en or à l’oreille gauche et point à la
droite. Il use de tabac en poudre et à fumer comme ses sujets et est
aussi malpropre qu’eux. Sa case est tapissée d’arcs, de flèches, de
carquois, de lances, de deux selles pour ses chevaux et d’un grand
chapeau de paille. Le même jour, il reçoit le voyageur dans son écurie,
assis sur une peau de bœuf auprès d’un beau cheval. «Il nous fit asseoir
à côté de lui et me donna quelques noix de colats. Il distribua devant
nous à quelques-unes de ses femmes des ignames que l’on venait de
récolter.» Ce chef qui n’est pas plus que ses sujets astreint aux
restrictions du Coran, à beaucoup de femmes: chacune d’elles a sa case
particulière, ce qui forme un petit village.--Ses sujets lui font
souvent des _cadeaux_ en bestiaux.

Nulle part, le voyageur ne reçoit plus de compliments et un plus cordial
accueil[17]. «C’est un blanc, disent-ils en ouvrant de grands yeux, ah!
comme il est bien!» La longueur de son nez étonne presque autant qu’elle
réjouit. Tous les soirs, M. Caillié les voit allumer des poignées de
paille, et contempler le blanc, demandant au guide si cette blancheur de
peau est bien naturelle. Le parapluie du voyageur excite presque autant
leur curiosité que sa personne. Ils ne peuvent concevoir comment on peut
à volonté ouvrir et fermer cette machine: ceux qui l’ont vue courent
avertir leurs voisins, et la case où loge le voyageur ne désemplit pas.

  [17] Un chef de famille va même jusqu’à lui donner un mouton.

J’omets, comme vous pensez, les nombreuses rivières que nous avons à
passer, le plus souvent à gué, quelquefois sur des ponts à moitié
démolis; quelquefois aussi dans des bateaux formés tout simplement de
troncs d’arbre assemblés côte à côte avec des lianes; à l’un de ces
passages dans un bateau de ce genre qui faisait eau comme un panier, le
guide d’Abdallahi, noir Mandingue d’une douceur et d’une piété bien rare
entre ses pareils, _Arafanba_, chantait à haute voix les prières du
Coran.

Le 27 juillet, nous arrivons à _Sambatikila_, village de noirs musulmans
isolé au milieu de villages de noirs _Bambaras_, qui parlent Mandingue
comme les Ouassoulos, et sont comme eux non pas sans superstition, mais
sans culte: du reste, aussi sales. Le vieux chef musulman, habillé en
Arabe, la tête couverte d’un turban à raies rouges et blanches, reçoit
Abdallahi, couché dans sa cour, sous un petit hangar. «Il se mit sur son
séant, dit M. Caillié, et me tendit la main avec les salutations
d’usage. Après m’avoir touché, il se porta la main sur la poitrine et
sur la figure, car il est très-religieux et plein de confiance dans la
sainteté des Arabes.»

Mais la table de ce fervent islamiste était très-mal servie. Il avait
interdit le marché sous prétexte qu’il dérangeait la prière. Ses fils
s’informaient bien si le voyageur avait de l’eau chaude pour les
ablutions, mais non s’il avait de quoi manger.

La famine menaçait ce malheureux pays; on ne faisait plus qu’un repas
par jour. Les noirs mandingues de Sambatikila, sous prétexte d’étudier
le Coran, aiment mieux se passer de déjeuner que de travailler de leurs
mains à la terre.

Malgré ce jeûne forcé, dont le voyageur eut en passant sa bonne part,
ils étaient tous joyeux et ne manquaient jamais d’aller, tous les
matins, chanter les louanges de Dieu et du Prophète. Le vieux chef
lui-même avait bien soin de chanter de temps en temps.

Le prix courant d’un esclave est là de trente briques de sel (de dix
pouces de long, trois de large et deux d’épaisseur); ou bien d’un baril
de poudre, avec huit masses de verroterie marron-clair; ou bien encore
d’un fusil avec deux brasses de taffetas rose.

Chassé par la famine, M. Caillié se remet en route le 2 août, avec une
plaie au pied gauche. Le vieux chef lui recommande instamment de ne pas
l’oublier auprès des vénérables chéiks de la Mecque, et tire d’un vieux
chiffon un petit bracelet d’argent qu’Abdallahi lui paie avec un morceau
d’indienne de couleur, du papier et quelques grains de verre.

Un Foulah et trois Mandingues reconduisent le voyageur à demi-lieue de
là: entre autres le bon et pieux Mandingue Arafanba, que nous laissons à
Sambatikila.

Le 3 août, après un jour et demi de marche, par la pluie, au milieu de
grandes herbes et de buissons ou bien dans les bourbiers de villages
idolâtres, le voyageur arrive avec la fièvre et le frisson à un autre
petit village de noirs musulmans, ombragé de bombax et de baobabs: à
_Timé_. Une bonne vieille négresse lui offre l’hospitalité: Abdallahi
s’endort à terre, sur une natte, auprès du feu.



TIMÉ.


Les pluies qui continuent d’inonder le pays, la plaie de son pied, la
crainte d’être obligé de rester en route en quelqu’un des villages
idolâtres qui restent à traverser, font prendre au voyageur la
résolution de passer le mois d’août à Timé, _sous la protection de
Mahomet_ et d’un vieux chef vénérable. Du reste, un marché, tenu une
fois la semaine et approvisionné de tout, hors de sel, le rassurait ici
sur la subsistance. La bonne négresse lui apportait elle-même deux fois
par jour, une petite portion de riz et de mil bouilli.

Toutefois, le voyageur, habitué à des maisons pourvues de cheminée et de
fenêtres, n’est pas très à son aise dans sa case de terre, à travers
laquelle filtre la pluie fine et froide qui tombe sans interruption,
enfermé qu’il est dans un bain de vapeur et de fumée. Les Mandingues
passaient le temps à coudre leurs habits, et les femmes, sur qui tombe
toute la peine, vaquaient au dehors à la provision d’eau et de bois,
pieds nus dans la boue des chemins.

La plaie du voyageur ne guérissait pas. Une seconde plaie se déclara à
la fin d’août: le mois de septembre amenait chaque jour un orage et des
torrents de pluie.--A mesure que les pluies cessent, en octobre, les
chaleurs augmentent. La plaie du voyageur allait mieux: ses hôtes, après
lui avoir prodigué tous les soins (payés du reste en étoffes, ciseaux,
tabac, sel, etc.), après avoir épuisé à son service toutes leurs
connaissances médicales et tous leurs secrets religieux, tels, par
exemple, que la tisane toute puissante obtenue par le lavage d’un
griffonnage arabe; ses hôtes, de plus en plus exigeants et maussades,
pressaient assez clairement son départ. Les importunités des femmes ne
lui laissaient pas de repos. Enhardies peu-à-peu, elles assaillaient en
foule sa case pour avoir des grains de verre, contrefaisaient ses
gestes, ses paroles, sa maladresse à manger la bouillie sans cuillère;
riant aux éclats non-seulement de la longueur de son nez, mais même des
cataplasmes qui recouvraient sa jambe et de la difficulté de sa
marche[18].

  [18] «Je demandais à Baba (l’un des fils de la bonne vieille hôtesse),
    pourquoi il ne plaisantait jamais avec ses femmes; «c’est,
    répondit-il, que je n’en pourrais plus rien faire: elles se
    moqueraient de moi quand je leur _commanderais_ quelque chose.» Les
    hommes en effet ne leur parlent qu’en maîtres, et répondent par des
    coups de fouet à leurs criailleries. Elles n’oseraient lever la main
    pour se défendre.

Mais un plus grand malheur le menaçait: laissons parler M. Caillié
lui-même. «Vers le 10 novembre, après plus de trois mois de séjour, la
plaie de mon pied était presque fermée; j’avais l’espoir de profiter de
la première occasion et de me mettre enfin en route pour Jenné, mais
hélas! à cette même époque de violentes douleurs dans la mâchoire
m’apprirent que j’étais atteint du scorbut, affreuse maladie que
j’éprouvai dans toute son horreur. Mon palais fut entièrement dépouillé,
une partie des os se détachèrent; mes dents semblaient ne plus tenir
dans leurs alvéoles. Je craignais que mon cerveau ne fût attaqué par la
force des douleurs que je ressentais dans le crâne. Je fus plus de
quinze jours sans trouver un quart d’heure de sommeil. Pour comble de
douleur, la plaie de mon pied se rouvrit et je voyais s’évanouir tout
espoir de partir. Que l’on s’imagine ma situation! seul dans l’intérieur
d’un pays sauvage, couché sur la terre humide, sans autre oreiller que
le sac de cuir qui contenait mon bagage, sans autre garde ni médecin que
la bonne vieille négresse qui, deux fois par jour, m’apportait un peu
d’eau de riz; je devins un véritable squelette et finis par inspirer de
la pitié aux rieuses elles-mêmes... Au bout de six semaines, je
commençai à me trouver mieux.»

Son hôte qui l’avait négligé, lui amène, par un retour de pitié, une
vieille femme qui le traite à la manière du pays et le guérit. Vers le
milieu de décembre, il put aller avec un bâton, se ranimer au soleil, au
rendez-vous des vieillards.

Enfin, après bien des obstacles trop longs à redire, le départ avec l’un
des fils de la bonne vieille est fixé à la première quinzaine de
janvier. La veille du départ est marquée par une bruyante solennité: un
jeune noir célébrait les funérailles de sa mère. La _fête_, animée par
un grand luxe de musique, par des danses processionnelles, des
psalmodies lugubres, par une pantomime guerrière et force coups de
fusil, se termine par un copieux repas suivi de danses.

Le 9 janvier 1828, après les petits cadeaux d’usage, le voyageur encore
faible, se remet en route, au bruit des sonnettes que portent à la
ceinture les Mandingues avec lesquels il part. Les arbres avaient en
partie perdu leurs feuilles et les herbes avaient été arrachées pour le
chauffage.

Une trentaine de négresses ouvrent la marche, la tête chargée de noix de
colats; suivent à la file, quarante à cinquante noirs également chargés;
le cortége est fermé par une quinzaine d’ânes que conduisent huit chefs.
Aux haltes, les femmes broient le mil et font chauffer l’eau pour le
bain habituel des hommes. Les noirs esclaves sont chargés de
l’approvisionnement de bois: quant aux noirs libres, ils se couchent en
attendant le souper ou bien échangent quelques _noix de colats_ contre
la monnaie du pays[19] qu’ils amassent pour l’achat du mil, et qui leur
sert aussi pour payer les _droits de passe_. Leur grande affaire après
le repos, c’est de visiter leur charge de noix de colats et d’y mettre
des feuilles fraîches.

  [19] Cette monnaie est une petite coquille de celles que nos
    classifications appellent des _porcelaines_, et que les Africains
    nomment des _Cauris_.

De janvier en mars, pendant deux mois de marche vers le nord,
interrompue par un seul jour de repos, le voyageur traverse à peine
quelques villages de noirs musulmans; partout il rencontre des Foulahs
_Bambaras_, simples et inoffensifs, presque nus, parés de coquillages,
insouciants de l’avenir, toujours en fêtes, souvent enivrés sans
scrupule de mil fermenté, passant la moitié des nuits à danser, hommes
et femmes, en rond, autour d’un grand feu:--pleins de respect du reste
pour les pratiques musulmanes et de foi à la toute puissance de
l’écriture arabe. A cela près, ils paraissent très-indifférents aux
questions théologiques, et ne s’occupent nullement de création ou de vie
à venir; pour eux, point d’animaux _impurs_: des petites pattes de
souris dans leurs sauces apprennent au voyageur que ces peuples trouvent
tout simple de manger les ennemis de leur mil, pris au piége dans leurs
jarres de terre; ils engraissent aussi par troupeaux des chiens pour la
table.

Leur insouciance des choses de l’autre monde s’étend à celles de
celui-ci; ils sont très-malpropres, logent dans des cahutes de terre que
chauffe comme un four le feu qu’ils y entretiennent en tout temps, et
d’où la fumée (qui n’a plus même un toit de paille pour issue) chasse
perpétuellement le voyageur, réduit à coucher à la belle étoile.

Du reste, les marchés, sur le chemin, sont assez bien pourvus des choses
nécessaires. Dès le 16 janvier, les petites coquilles deviennent
indispensables. Elles représentent à-peu-près partout un demi-centime.
Une belle poule coûte quatre-vingts de ces coquilles[20].

  [20] Ces peuples ne comptent pas comme nous par _centaines_, mais par
    _quatre-vingtaines_. Le nombre cent se dit chez eux: _une
    quatre-vingtaine-et-vingt_.

Les provisions de grains et de racines, principalement de riz et
d’ignames, exposées partout en plein air dans de petits magasins en
paille, sans autre défense que quelques chiffons d’écriture arabe,
attestent assez et l’abondance des vivres, conséquence du sol, et la
confiance réciproque des musulmans et des infidèles. Toutefois, il ne
faudrait pas exposer de même des verroteries, des ciseaux, etc. Le
voyageur qui, lui aussi, étale au marché sa petite boutique a bien soin
de ne pas leur montrer beaucoup d’étoffe ou de verroterie à la fois.

Une particularité bien sensible après le brutal asservissement des
femmes à Timé, c’est que, dans les villages Bambaras, les femmes
viennent s’asseoir à côté des hommes et, tout en filant le coton,
prennent part à la conversation[21].

  [21] Une autre particularité qui distingue cette région, c’est la mode
    que suivent la plupart des femmes d’avoir un morceau de bois (de la
    largeur d’une pièce de un franc et très-mince), incrusté dans la
    chair, au-dessous de la lèvre inférieure. Les petites filles en ont
    un de la grosseur d’un pois qu’elles changent successivement pour un
    morceau plus grand.

    Ailleurs, le morceau de bois est remplacé par une pointe d’étain de
    deux pouces de long et de la grosseur d’un tuyau de plume, retenu
    dans la bouche par une petite plaque du même métal.

A part l’autorité universelle des vieillards, le seul magistrat, aperçu
par le voyageur, c’est un homme enfermé dans une sorte de sac noir à
coulisse, les mains et les pieds nus, la tête ornée de plumes d’autruche
blanches, avec quatre ouvertures garnies d’écarlate pour les yeux, le
nez et la bouche. Cet homme assis, un fouet à la main, à l’entrée des
villages, auprès d’un tas de petites coquilles, recevait les droits de
passe. Le fouet de cet étrange douanier était aussi chargé de la police
des rues.

Le 19 janvier (à _Tongrera_, l’un des principaux villages musulmans), le
voyageur perd l’espoir d’aller à Jenné. La caravane se dirige d’un autre
côté. Mais quatre jours après, il a la joie de lui voir reprendre sa
première direction. A Tangrera, M. Caillié voit piler du tabac par des
noirs esclaves, non plus vert comme dans les villages précédents, mais
de couleur marron-clair et d’une très-bonne odeur.

La caravane, grossie en route, n’était pas alors de moins de cinq cents
noirs ou négresses et de quatre-vingts ânes; comme toutes les contrées
traversées jusqu’ici par M. Caillié, cette partie de l’Afrique abonde en
arbres à beurre et en nédés; en avançant vers le nord, le baobab devient
moins commun et l’arbre à soie le surpasse en grosseur. Les _ronniers_
atteignent en plusieurs endroits une hauteur prodigieuse.

A l’approche du royaume de Jenné, la caravane, intimidée par des bruits
de guerre, prend une attitude de défense. Les hommes aux charges de
colats, tous armés d’arcs et de flèches, se placent à l’avant-garde; les
vieillards et les ânes restent en arrière, les femmes au centre.

Enfin, nous entrons, le 21 février, sur le territoire du dévot et
belliqueux roi de Jenné, qui, laissant aux esclaves la culture de la
terre et les ouvrages manuels, et le commerce aux Arabes et aux noirs,
s’occupe exclusivement, lui et les siens (Foulahs graves et fiers), de
l’étude du Coran, et ne travaille qu’à la propagation de la foi
musulmane, à l’agrandissement du patrimoine du Prophète: imposant à tous
ses voisins des tributs ou des mosquées.

Abdallahi reçoit partout la bénédiction de ces propagateurs de
l’islamisme. En les quittant, il leur souffle sur la main, et, eux,
s’empressent de la reporter à leur visage en remerciant Dieu. Au reste,
plus de musique ni de danses: plus d’autre chant que les lentes et
lugubres psalmodies du Coran. Aux cahutes rondes de terre ou de paille
succèdent des constructions carrées en briques jaunes, séchées au
soleil. La cherté croissante des vivres annonce le voisinage d’une
grande ville; l’abondance du poisson frais, annonce celui d’une grande
rivière. Jusqu’ici M. Caillié n’avait pas encore rencontré un seul
mendiant.

Le seul fait qui fasse évènement dans les souvenirs de la route, c’est
une querelle du vieux Kaimou, chef ou doyen d’âge de la caravane, avec
sa femme. Le mari en vint aux coups, et, chose inouïe dans ces contrées,
la femme se permit de résister à son seigneur et maître. Toutefois au
bout de trois ou quatre jours, les époux cassèrent une noix de colats
qu’ils mangèrent ensemble.

Le 10 mars, nous nous retrouvons de nouveau en face des eaux blanchâtres
du Dhiolibâ, ou du moins d’une branche de ce fleuve, qui ne paraît guère
avoir, là, que cinq cents pieds de large, et coule lentement au
nord-est. Il faut traverser deux autres branches (dont une à gué) pour
arriver à la ville de Jenné, qui forme une île enclavée dans une île
beaucoup plus grande. M. Caillié arrive à Jenné[22], le 11 mars, dans
l’après-midi.

  [22] _Jenné_ ou _Djenné_, ou _Dkienné_.



JENNÉ.


«Il y avait plusieurs noirs sur le rivage; mon guide s’adressa à l’un
d’eux pour lui demander un logement: c’était un Mandingue d’assez bonne
mine; il nous conduisit dans sa maison.» Le vieux Kaimou et sa suite
s’installent aussitôt dans les magasins du rez-de-chaussée: Abdallahi,
en qualité d’Arabe, est logé dans une chambre haute.

Le vieux guide, en conduisant le voyageur à cette chambre qui n’a qu’une
natte pour tout meuble, le félicite de l’heureuse issue de son voyage,
et lui rappelle ses services. Abdallahi reconnaissant le comble de joie
avec une paire de ciseaux, deux aunes d’indienne de couleur, trois
feuilles de papier et trente grains de verroterie rouge: valeur de cinq
francs en France; joignez à ces largesses quelques petits cadeaux
d’étoffe pendant la route, et vous rappelant que le guide avait défrayé
le voyageur d’une partie de sa nourriture durant six semaines, convenez
qu’il est difficile de voyager à meilleur compte.

Le lendemain, présentation d’Abdallahi à quelques riches Arabes du lieu,
qui le conduisent avec son vieux guide et son hôte chez un Chérif. Là,
récit circonstancié du voyage et de ses motifs; questions sans fin sur
les chrétiens, sur leurs usages et surtout sur leurs méfaits.

L’interrogatoire terminé, le Chérif dit à l’hôte d’Abdallahi de le
conduire chez le chef de la ville: ce chef, Foulah de la famille royale,
très-âgé, très-gros et presque aveugle, caché d’abord derrière une
porte, qui s’ouvre à l’arrivée d’un Arabe, se fait raconter l’histoire
d’Abdallahi, et décide qu’il restera chez le Chérif jusqu’à ce qu’une
occasion se présente pour aller à Tombouctou.

Le pèlerin arabe, qui s’est dit de riche famille, a presque aussitôt
deux hôtes: le Chérif qui lui envoie régulièrement deux bons repas; et
certain autre Arabe qui lui donne un petit corridor et une natte dans
une maison qui servait à la fois de logement aux esclaves et de magasin
aux marchandises. Dès le second jour, un adroit barbier lui rase
religieusement la tête. Voici, du reste, un échantillon de la sensualité
Jennéenne.

«Le 16 mars, vers quatre heures, on me fit appeler chez le Chérif; la
vente de mes marchandises (vente de corail, d’ambre, de verroterie,
d’étoffe[23], dans laquelle les deux hôtes d’Abdallahi se départirent un
peu de leur délicatesse habituelle) l’avait très-bien disposé en ma
faveur. J’entrai dans une grande chambre assez propre, éclairée par une
ouverture à la voûte: une lampe où l’on brûle du beurre végétal était
accrochée par une corde au plafond. Un matelas, tendu par terre sur une
natte, un chandelier en cuivre de fabrication européenne, avec une
bougie du pays et une petite armoire creusée dans le mur et fermant avec
une serrure comme les nôtres, composaient tout l’ameublement. Quelques
sacs de grain étaient debout dans un coin de la pièce. Je montai par un
grand escalier sur la terrasse où je vis plusieurs petites galeries à
compartiments, sans meuble. On me fit asseoir auprès d’une natte, sur un
petit coussin rond en cuir. Je me trouvai en compagnie de sept Arabes et
d’un noir, marchands de Jenné.

  [23] «Le produit de cette vente était évalué à trente mille cauris. Le
    chérif acheta pour moi de l’étoffe du pays pour cette valeur: il me
    dit qu’elle se vendait très-bien à Tombouctou.»

«Le Chérif fit apporter, au milieu de nous, une petite table ronde,
ornée symétriquement de plaques d’ivoire et de cuivre, et que je pris
d’abord pour une table de jeu, quand un grand plat d’étain, couvert d’un
énorme morceau de mouton aux ognons, m’apprit le motif de ce
rendez-vous. Le Chérif tira d’un panier couvert de petits pains d’une
demi-livre, faits avec de la farine de froment et du levain, qu’il
distribua par morceaux, et que je trouvai délicieux. Nous mîmes tous les
doigts au plat, mais avec une sorte de politesse. La conversation fut
assez gaie, les pauvres chrétiens en firent tous les frais.

«Après le repas, vint le thé. Le Chérif étala ce qu’il avait de plus
beau, et ne manqua pas de faire voir au noir sa supériorité. Nous étions
servis par une jeune et jolie négresse esclave. On apporta dans une
boîte un petit service en porcelaine que le Chérif posa sur un plateau
en cuivre. Les tasses, très-petites, nous furent données dans des
soucoupes à pied, de la forme d’un coquetier. Nous primes chacun quatre
de ces tasses de thé avec du sucre blanc et après le dîner, dont le
Chérif avait très-bien fait les honneurs, nous allâmes faire un tour de
promenade au bord de la rivière. Nous nous assîmes sur le rivage pour
voir passer les pirogues; puis nous fîmes la prière tous ensemble, car
il était trop tard pour aller à la mosquée.

«Le 18, on salua la nouvelle lune par une décharge de mousqueterie, et
le 19 commença le jeûne du Ramadan,» jeûne apparent qui ne ressemble en
rien à l’impitoyable austérité des bords du Sénégal: simple interversion
d’habitudes qui consiste à faire de bons repas la nuit et à dormir le
jour.

La ville de Jenné est entourée d’un mur d’enceinte, qui, selon M.
Caillié, peut avoir trois kilomètres de tour environ, et enferme une
population de huit à dix mille âmes. Bâtie sur un terrain d’alluvion, de
nature argileuse et rougeâtre, elle est préservée des inondations
périodiques du fleuve par son élévation de sept à huit pieds au-dessus
des eaux. Les maisons aussi grandes que celles des villages de France,
sont construites en briques rondes, séchées au soleil; les plus hautes
n’ont qu’un étage; elles sont toutes à terrasse, et ne reçoivent de jour
que sur les cours. Leur unique entrée est pourvue d’une porte en
planches qui paraissent avoir été faites à la scie: cette porte est
fermée, en dedans, avec une double chaîne de fer et en dehors avec une
serrure de bois du pays ou bien un cadenas européen. Les rues étroites
et tortueuses sont exactement balayées chaque jour. Le seul édifice qui
se fasse remarquer au milieu de toutes ces terrasses à peu près
pareilles, est une grande mosquée en terre, dominée par deux tours
massives, peu élevées et abandonnées aux hirondelles. La prière se fait
dans une cour extérieure. Quelques baobabs, dattiers, ronniers y sèment
un peu de verdure sur un fonds rougeâtre.

De la terrasse de sa maison, le voyageur ne voit au loin qu’une campagne
découverte, des marais à perte de vue et à l’ouest une branche du
fleuve.

Le marché de Jenné est assez bien approvisionné de marchandises
d’Europe, la plupart de fabrication anglaise; verroterie, faux ambre,
faux corail, soufre en bâton, poudre, pierres à feu, fusils,
quincaillerie, écarlate, toile de coton, etc. Des bouchers y étalent la
viande fraîche ou fumée. Les marchands vont aussi criant par les rues
les noix de colats, le miel, le beurre végétal et animal, le lait, le
sel, le bois à brûler apporté par les femmes de quatre et cinq lieues.
Le chaume de mil se vend de même en détail pour la cuisine. Les
principaux commerçants sont les Arabes qui, au nombre de trente ou
quarante, occupent les plus belles maisons de la ville, et font tenir
leurs boutiques par leurs esclaves. Assis sur une natte, devant leur
porte, à côté des planches de sel qu’ils étalent, ils accaparent sans
peine par leurs correspondants tous les articles recherchés, laissant
aux Foulahs maîtres du pays et aux Mandingues le commerce des choses
communes. Entre les choses qui se vendent au marché de Jenné, il faut
compter les hommes, les femmes, les enfants. «Je les ai vus, dit M.
Caillié, promener tout nus dans les rues; on les criait à 25, 30 ou 40
mille cauris, suivant leur âge.» Du reste, le voyageur paraît avoir
reconnu que les noirs esclaves sont beaucoup mieux traités par les
noirs, les Foulahs ou les Arabes qu’ils ne le sont par les blancs dans
nos colonies d’Amérique. «De Jenné à Tombouctou, dit-il, la plupart des
esclaves sont des domestiques de confiance qui, en l’absence de leur
maître, gardent la maison ou bien emballent les marchandises et les
portent aux embarcations.»

M. Caillié est surtout frappé du mouvement commercial et industriel qui
règne dans la ville, mouvement auquel il n’est plus habitué depuis
longtemps. Le rigide Foulah, _Ségo-Ahmadou_, dont Jenné était la
capitale, importuné par ce mouvement même, qu’il se soucie assez peu
d’arrêter par ses guerres perpétuelles contre les infidèles d’alentour,
jugeant que tout ce bruit détournait les vrais croyants de leurs
devoirs, s’est fondé une autre ville à la droite du fleuve: cette ville
où tous les enfants vont apprendre le Coran par cœur dans des écoles
gratuites, s’appelle _El-Lamdou-Lillahi_ (à la gloire de Dieu). Ce
prince et le chef de Jenné n’imposent aucun droit, aucune contribution,
mais reçoivent parfois des cadeaux.

Les infidèles (tributaires de Ségo-Ahmadou) sont obligés de faire la
prière pour entrer à Jenné.

Hommes, femmes, enfants sont tous proprement vêtus[24]. Les femmes ont
toutes l’entre-deux du nez percé. Les unes y portent un anneau d’or ou
d’argent, les autres un morceau de soie rose. Elles portent au poignet
des bracelets en argent, de forme ronde; et à la cheville un cercle
plat, de fer argenté, large de quatre doigts.

  [24] Le voyageur vit avec plaisir que, dans ce pays, on pouvait porter
    un mouchoir de poche sans être ridicule; sur toute la route qu’il
    venait de parcourir il eût été dangereux de se moucher autrement
    qu’avec les doigts.

Le voyageur s’était décidé à laisser son parapluie au Chérif, qui devait
lui procurer une embarcation pour Tombouctou. Ce parapluie avait fait
pour le moins autant d’effet à Jenné que dans les moindres villages
musulmans ou infidèles; le Chérif parut fort content du cadeau, et, les
trois nuits suivantes, régala son hôte de dattes, de melons d’eau, de
pain frais; le jour du départ, il lui annonça qu’il avait payé 300
cauris au propriétaire du bateau pour qu’il fût défrayé de sa nourriture
pendant toute la route; lui donna quatre bougies de cire jaune, fit
emballer et porter à bord son ballot d’étoffe, et lui prépara une pâte
de farine de mil et de miel, à mettre, en chemin, dans son eau. Un jeune
Arabe, en retour d’une paire de ciseaux, joignit à ces provisions du
pain de froment séché au four.



NAVIGATION SUR LE NIGER.


Le 23 mars, à neuf heures du matin--après un séjour de treize jours,
Abdallahi, reconduit par ce jeune Arabe, par le Chérif et par son second
hôte, dont il avait conservé les bonnes grâces au moyen d’une aune de
très-jolie indienne, du reste spécialement adressé et recommandé par une
lettre du Chérif à son correspondant de Tombouctou, part, aux cris de
_Samalécoum_ (la paix soit avec vous), sur un petit bateau chargé de
marchandises sèches et d’une vingtaine d’esclaves à vendre[25], qu’un
bateau plus grand attend sur le fleuve.

  [25] Hommes, femmes, enfants: les plus grands étaient aux fers.

«Vers les deux heures, nous atteignîmes le majestueux Dhiolibâ, qui
vient lentement de l’ouest. Il est, en cet endroit, très-profond, et a
trois fois la largeur de la Seine au Pont-Neuf. Ses rives sont
très-basses et très-découvertes.».

Les cinq semaines que M. Caillié passe sur le Dhiolibâ sont pour lui des
plus pénibles: injurié, menacé par les mariniers noirs, en l’absence de
leur maître; réduit, par eux, à la ration de riz cuit à l’eau qu’ils
donnent (esclaves eux-mêmes) aux esclaves enchaînés qu’ils voiturent;
passant les nuits sur le bateau, plié en deux sur le tas des bagages;
obligé, les derniers jours, de se tenir caché pour échapper aux
investigations des Touariks du rivage, qui viennent armés de lances et
de poignards sur de petits bateaux, se faire payer des droits de passe;
assez traitables pour les noirs, mais impitoyables pour les Arabes:
sachant bien que si les Arabes n’ont pas, comme le disent les nègres, de
l’or sous la peau, ils n’en manquent pas pour cela.

Toutefois, un jeune Foulah est auprès du voyageur qui le console et
l’encourage; qui descend à terre pour lui chercher du lait, et lui rend
tous les services possibles. Le voyageur descend lui-même quelquefois
lors des haltes qui interrompent fréquemment la marche de la flottille.

Le 25 mars, hommes et marchandises passent sur le grand bateau, déjà
chargé de mil, de riz, de miel, de beurre végétal, de coton, d’étoffe.
Six autres bateaux pareils avaient même destination. Ces bateaux,
auxquels M. Caillié suppose soixante tonneaux de jaugeage, sont
construits avec des planches de cinq pieds de long (sur huit pouces de
large et un pouce d’épaisseur), ajustées et _cousues_ avec des cordes du
pays qui se conservent longtemps sous l’eau.

Le moindre vent menace de submerger ces embarcations fragiles; lorsque
les rives sont à découvert, les mariniers, tous noirs esclaves, tirent
les bateaux à la cordelle, ou s’ils peuvent atteindre le fond, le
repoussent avec des perches de quatre à cinq mètres, composées le plus
souvent de deux morceaux bout à bout. Lorsque les rives sont boisées ou
le fleuve trop profond, ils naviguent avec des rames plates d’un mètre
de long: les rameurs tout nus manœuvrent très-vite et observent la
mesure.

Cette navigation est lente et périlleuse, retardée par le moindre vent,
par les nombreux bancs de sable, par les déchargements qu’ils exigent;
enfin, par les nombreux accidents, que tous ces retards n’empêchent pas.
M. Caillié cite deux grands bateaux submergés, et un noir noyé.

Quant aux rives du fleuve, elles présentent presque partout des plaines
immenses et marécageuses où se distinguent à peine les cahutes de paille
des Foulahs musulmans, qui, de leurs pauvres villages, apportent aux
bateaux du lait et du poisson, et dont les troupeaux errent par la
campagne, en attendant que la crue du fleuve les refoule ailleurs; ou
les tentes des Touariks, qui comptent encore moins sur le produit de
leurs troupeaux que sur celui des droits de passe qu’ils imposent. L’eau
est toute couverte d’oiseaux aquatiques qui semblent peu redouter les
flèches des bergers et des pêcheurs du rivage. Une seule fois des
mugissements de bête féroce se font entendre la nuit; une seule fois des
pas d’éléphant sont aperçus sur le sable. Le voyageur voit à plusieurs
reprises des hippopotames se jouer lourdement dans le fleuve, et cite
quelques caïmans qui élèvent la tête à fleur d’eau, et semblent menacer
les pirogues.

Le 1er avril, le fleuve s’élargit, on ne voit même plus la terre à
l’ouest; le lac Debo où Dhiébou se déploie comme une mer intérieure.
Trois décharges de mousqueterie saluent cette vaste nappe d’eau: _Salam!
Salam_, cria de toutes ses forces l’équipage de chaque embarcation; le
voyageur lui-même ne pouvait revenir de sa surprise.

Le 5 avril, la flottille, augmentée de quarante grandes embarcations, se
remet en route au bruit des cris de joie et des coups de fusil.

Le 17, de nouveaux coups de fusil saluent la nouvelle lune et la fin du
carême. Le lendemain matin, les noirs vont se prosterner à la file dans
la plaine; ils aperçoivent de loin les dattiers de _Cabra_, qui leur
annoncent la fin de leurs peines. Abdallahi, caché tout le jour parmi le
bagage, est privé de cette vue consolante. A la nuit, il sort de sa
cachette, et respire, confondu dès-lors avec les noirs par les féroces
douaniers du rivage. Les bateaux ne repartent pas sans leur avoir laissé
chacun deux sacs de mil.

Enfin le 19, vers une heure de l’après-midi, après avoir vu, vers six
heures, le fleuve se partager en deux branches, le voyageur arrive au
port de Cabra. Un petit bateau, tiré à la cordelle par les noirs,
l’amène, à trois heures, au village, par un petit canal encombré
d’herbes et de vase. Ce village ou plutôt cette petite ville, située sur
une petite hauteur qui la préserve de l’inondation, est une sorte de
transit entre Tombouctou et le fleuve.

Dans ce mouvement de gens de toute couleur occupés au déchargement et au
transport des marchandises, ou bien à célébrer gaiement la fête du
Ramadan, personne ne fait attention à Abdallahi. Des Arabes avec
lesquels il était venu du port, l’invitent à partager leur souper de
riz; il passe, comme eux, la nuit dehors, couché sur une natte.

Le lendemain, il cherche en vain le correspondant du Chérif parmi les
Arabes venus à Cabra, sur de beaux chevaux, recevoir leurs marchandises:
ses esclaves, noirs bien vêtus et armés de fusils, envoyés à sa place,
complimentent le pèlerin de sa part et l’emmènent.



TOMBOUCTOU.


Parti vers trois heures, le voyageur arrive avec eux à la ville par une
route de sable mouvant, le plus souvent dénué de verdure, au moment où
le soleil touchait à l’horizon. «Je voyais donc, s’écrie-t-il, cette
capitale du Soudan, qui, depuis si longtemps, était le but de tous mes
désirs. En entrant dans cette cité mystérieuse, objet des recherches des
nations civilisées de l’Europe, je fus saisi d’un sentiment inexprimable
de satisfaction: je n’avais jamais éprouvé une sensation pareille et ma
joie était extrême. Mais il fallut en comprimer les élans... Revenu de
mon enthousiasme, je trouvai que le spectacle que j’avais sous les yeux
ne répondait pas à mon attente: je m’étais fait de la grandeur et de la
richesse de cette ville une tout autre idée: elle n’offre au premier
aspect, qu’un amas de maisons en terre, mal construites; dans toutes les
directions, on ne voit que des plaines immenses de sable mouvant, d’un
blanc tirant sur le jaune et de la plus grande aridité. Le ciel à
l’horizon est d’un rouge pâle. Tout est triste dans la nature: le plus
grand silence y règne. On n’entend pas le chant d’un seul oiseau... Je
conjecture qu’antérieurement le fleuve passait près de la ville, il en
est maintenant à près de trois lieues au nord.»

La réception toute paternelle qui, sur les recommandations écrites du
chérif de Jenné et sur les explications verbales du propriétaire du
bateau, attendait Abdallahi chez son hôte, dut adoucir un peu l’amertume
de ce désappointement. «Sidi Abdallahi Chébir, dit M. Caillié, me fit
appeler pour souper avec lui. L’on nous servit une bouillie de mil au
mouton. Nous étions six autour du plat: on mangeait avec les doigts,
mais aussi proprement que possible. Sidi ne me questionna pas; il me
parut doux, tranquille et très-réservé. C’était un homme de quarante à
quarante-cinq ans, haut de cinq pieds environ, gros et marqué de petite
vérole; son maintien avait quelque chose d’imposant. Il parlait peu et
avec calme.» Ce pieux musulman donne au voyageur toutes les commodités
désirables, notamment une chambre séparée dont il lui livre la clef.
Deux fois par jour, il lui envoie un plat de riz ou de mil très-bien
assaisonné avec du bœuf ou du mouton[26].

  [26] La maison occupée à Tombouctou par M. Caillié, n’était séparée
    que par la largeur de la rue de celle qu’y avait habité le
    malheureux major Laing en 1826. M. Caillié qui, à Jenné même, avait
    entendu parler du Chrétien venu, disait-on, _pour écrire la ville,
    et tout ce qu’elle contenait_, put recueillir de nombreux détails
    sur la fin déplorable de la bouche même de l’hôte du major: Arabe
    dont notre voyageur reçut plusieurs fois des dattes et, lors de son
    départ, une culotte en coton bleu.

Quant aux constructions et aux habitudes de la ville, elles ne
présentent rien de nouveau à qui vient de voir Jenné: mêmes maisons à
terrasse, sans fenêtre et sans cheminée, mêmes briques rondes, séchées
au soleil; même répartition des diverses branches du commerce entre les
Arabes et les indigènes.

La ville, qui dessine un triangle, paraît avoir une lieue de tour et
contenir au plus dix à douze mille habitants. Les maisons n’ont que le
rez-de-chaussée et quelques-unes un cabinet au-dessus de la porte
d’entrée. Les rues sont propres et assez larges pour trois cavaliers de
front. Au milieu de la ville et au-dehors, des cases rondes en paille
servent de logement aux pauvres et aux esclaves.

M. Caillié compte huit mosquées, dont deux grandes, surmontées d’une
tour en briques avec un escalier intérieur[27]. Du haut de ces tours, où
M. Caillié prenait ses notes à son aise, on ne découvre au loin qu’une
plaine immense de sable blanc, dont l’uniformité est à peine rompue, çà
et là, par quelques arbrisseaux rabougris ou bien par quelques buttes de
sable. Le voyageur donnerait presque le nombre des arbres qui ombragent
Tombouctou. Il cite entre autres quelques palmachristi et au centre de
la ville un palmier doum, sur une sorte de place entourée de cases
rondes.

  [27] Ces deux mosquées ont paru au voyageur d’une construction
    ancienne. Mais ce qui est plus remarquable, c’est qu’il a cru
    distinguer, dans la plus grande, des parties qui, par leur élégance,
    contrastent complètement avec le reste, et paraissent appartenir à
    une époque plus reculée. Ce sont trois galeries soutenues chacune
    par dix arcades de dix pieds de haut et de six pieds de large.

Le bois est extrêmement rare à Tombouctou; les plus riches seuls en
brûlent; les autres ne brûlent que le crottin de chameau. Le fourrage
pour les chameaux, les chevaux, les ânes, les bœufs et vaches, les
moutons, les chèvres, vient de trois et quatre lieues. Un tabac d’une
petite espèce est la seule culture autour de la ville. L’eau se vend au
marché, tirée de quelques citernes découvertes et chauffées par le
soleil ou bien apportée du fleuve par Cabra. Vous avez vu quels
approvisionnements viennent de Jenné: ces approvisionnements sont à la
merci des Touariks qui peuvent refuser le passage aux embarcations et ne
l’accordent qu’à force d’exactions, tant à bord des bateaux que dans la
ville même.

Tombouctou ne reçoit d’ailleurs que du sel, apporté à dos de chameau de
plusieurs endroits du désert; c’est avec ce sel qu’elle paie tout le
reste.

La ville appartient aux Noirs; mais les négociants arabes, sans
participer directement au gouvernement, ont, au nom de leur religion et
de leur richesse, beaucoup d’ascendant dans les conseils. Du reste,
Arabes et noirs sont tous zélés musulmans. Le roi de Tombouctou, auquel
le voyageur rend une courte visite avec son hôte, est lui-même un noir.
«Ce prince, dit-il, me parut d’un caractère affable. Il pouvait avoir
cinquante-cinq ans. Ses cheveux étaient blancs et crépus; il était de
taille ordinaire, avait une belle physionomie, le teint noir-foncé, le
nez aquilin, les lèvres minces, une barbe grise et de grands yeux. Ses
habits, comme ceux des Arabes, étaient faits en étoffes d’Europe; il
portait un bonnet rouge avec un grand morceau de mousseline autour, en
forme de turban... Il se rendait souvent à la mosquée.»

Tous les habitants de Tombouctou font deux bons repas par jour. Les
noirs aisés font, comme les Arabes, leur déjeuner avec du pain de
froment, du thé et du beurre de vache. Le commerce est l’occupation de
tous. Ici, comme à Jenné, les plus belles maisons sont aux Arabes. Les
plus riches ont des matelas de coton, les autres couchent sur des nattes
ou sur une peau de bœuf, tendue à quelques pouces de terre sur quatre
piquets. Les Arabes, établis là pour quelques années seulement, ne
prennent pas d’autres femmes que leurs esclaves.

La parure des femmes est la même qu’à Jenné: mêmes tresses de cheveux,
mêmes grains de verre, d’ambre ou de corail au cou; mêmes anneaux ronds
ou plats aux bras et aux pieds, mêmes boucles d’_oreille_ et de _nez_.

Au marché, même vente publique d’hommes et de femmes. Du reste, selon M.
Caillié, c’est toujours avec regret que ces malheureux s’éloignent de
cette ville, si triste qu’en soit le séjour: bien nourris, bien vêtus,
rarement battus, assujétis d’ailleurs aux cinq prières, ils ne peuvent
quitter Tombouctou pour une autre servitude sans être assurés de perdre
au change.

Au tableau que fait le voyageur de la douceur des hommes envers les
femmes et les esclaves, on serait tenté de craindre que le voyageur ne
se soit trop pressé de généraliser les consolantes observations que lui
fournissait la maison du bon Sidi Abdallahi Chébir.

Une occasion s’était présentée pour traverser le désert; mais avant de
repartir, Abdallahi avait paru vouloir se reposer une quinzaine de
jours. «Tu peux rester ici plus longtemps, si tu le veux, lui dit son
hôte. Tu me feras plaisir et tu ne manqueras de rien.» Cet excellent
homme alla même jusqu’à proposer au voyageur de l’établir dans la ville.
Le départ fut enfin fixé au 4 mai.

Pendant les quatorze jours que M. Caillié est resté dans cette ville
célèbre, la chaleur y fut excessive; le vent d’est ne cessa pas de
souffler; le marché ne se tenait que le soir vers trois heures; les
nuits elles-mêmes furent d’un calme étouffant: le voyageur ne savait où
se réfugier contre cette atmosphère brûlante.

Toutefois, si quelque chose eût pu lui faire oublier l’excessive chaleur
du jour, le calme étouffant des nuits, les tourbillons de poussière, le
morne silence des rues, la désespérante nudité des campagnes, c’eût été
le gracieux accueil de son hôte. Du reste à l’affabilité des habitants,
à la douceur de leurs manières, à la simplicité de leurs relations, au
calme religieux empreint sur tous les visages, il est aisé de voir que
si Tombouctou est le désert, c’est le désert humanisé par tout ce qu’une
paisible aisance peut apporter de consolation dans un exil volontaire.

Quant à ces autres Arabes avec qui M. Caillié va se remettre en route,
sous une même couleur de peau, ce n’est plus le même peuple. Ces
commis-voyageurs par qui Maroc et Tombouctou se donnent la main à
travers les sables: ces voituriers du Sahara, endurcis au mal, qui, pour
un peu d’or, font chaque année par deux fois leurs deux ou trois cents
lieues, malgré le soleil et malgré le vent, malgré la faim, malgré la
soif, sans autre ressource pendant trois ou quatre mois de fatigues que
du riz cuit à l’eau, du chameau séché, de l’eau tiède, salée ou
croupie:--ces hommes peuvent-ils ressembler aux heureux négociants de la
ville qui, tranquillement couchés auprès des planches de sel qu’ils
étalent à leur porte, font tenir leurs boutiques par leurs esclaves, et
ont tout loisir de causer entre eux, d’étudier le Coran, et d’être
calmes, justes et bons.

Par malheur, le voyageur n’avait pour sortir de Tombouctou qu’une seule
porte, la porte du nord[28]; il fallait qu’il suivît jusqu’au bout la
ligne que nous avons tracée sur la carte, sous peine de voir
l’authenticité de ses récits mise en doute, et de perdre le fruit de
tant de fatigues.

  [28] Il ne faudrait pas prendre cette expression à la lettre; car M.
    Caillié nous apprend que la ville de Tombouctou n’est pas entourée
    de murs.

Les présents du départ sont ici des échanges. Abdallahi, _le pauvre_,
comme on l’appelle à Tombouctou, fait à grand’peine accepter à son dévot
et généreux hôte sa vieille couverture de laine et le pot de fer blanc
qui lui sert pour ses _ablutions_. Il en reçoit en retour une magnifique
couverture de coton, une chemise de coton toute neuve, deux sacs en cuir
pour sa provision d’eau, du pain de froment cuit au four, comme notre
biscuit, du doknou[29], du beurre de vache fondu, une bonne quantité de
riz, et surtout de chaudes recommandations pour son correspondant
d’El-Arouan. Les trente mille cauris d’étoffe, provenant de la vente de
Jenné, servirent à payer la location d’un chameau.

  [29] Ce nom désigne la _pâte de farine de mil et de miel_, que l’on
    délaie, en chemin, avec de l’eau.



LE DÉSERT.


Le jour du départ (4 mai 1828), avant le lever du soleil, le riche Sidi
était debout pour partager une dernière fois avec le pauvre pèlerin son
thé et son pain frais au beurre. Quelques heures après, le voyageur, que
les adieux ont retardé et qui rejoint la caravane à la course, chemine
lentement vers la France, assez durement assis entre des ballots, sur un
chameau chargé; heureux en comparaison de tel noir esclave, qui
vainement s’appuie sur la croupe des chameaux, vainement se couche à
terre, relevé et chassé en avant à coups de verges et de cordes.

Il faut aller à plus de demi-lieue de la ville pour trouver quelques
arbustes. Viennent alors quelques buissons rabougris, quelques herbes
couvertes de sable que les chameaux broutent en marchant; quelques
gommiers élancés au maigre ombrage. Puis, la végétation s’efface
peu-à-peu, la terre devient de plus en plus nue et désolée: dès le
troisième jour, plus rien que des sillons ou des vagues sablonneuses,
creusés ou relevés par le vent, des plaines uniformes de sable uni et
presque mouvant, sans trace de chemin frayé; plus rien que la
réverbération du soleil sur ce sable où les pieds ne peuvent poser sans
douleur.

Les seuls êtres que l’on rencontre en ces solitudes sont des corbeaux et
des vautours qui font leur pâture des chameaux morts en route; ou des
Touariks, qui, regardant le désert comme leur domaine, mettent à
contribution les caravanes qui le traversent. Deux de ces hommes, montés
sur le même chameau, au bras gauche le bouclier de cuir, le poignard au
côté, à la main droite une pique, accourent se joindre à la caravane. Ce
fut à qui leur donnerait de l’eau, bien que l’on n’en dût pas trouver de
cinq jours. Ce qu’on avait de meilleur fut pour eux; tant est grande la
terreur que leur seul nom inspire.

Enfin, le 9 mai, après six jours de marche (le plus souvent _de nuit_),
après cinq jours de calme étouffant, après cinq jours pendant lesquels
des nuages qui semblent cloués à la voûte céleste, n’accordent pas une
goutte d’eau aux ardentes prières des voyageurs,--on retrouve enfin un
peu d’herbe, et l’on aperçoit de loin les chameaux d’El-Arouan. Les
compagnons de route de M. Caillié lui montrent l’endroit où, deux années
auparavant, gisait le corps du major Laing, abandonné aux oiseaux de
proie du désert, et lui redisent les détails de sa mort funeste. A neuf
heures du soir, les aboiements de chiens annoncent le voisinage de la
ville. Ces aboiements rappellent au voyageur qu’il n’a pas vu de chien à
Tombouctou. Le voyageur passe une très-bonne nuit hors de la ville,
étendu à terre sur sa couverture, auprès du bagage: réveillé seulement à
minuit pour prendre sa part d’une bouillie de mil apportée d’El-Arouan.

Pendant les dix jours qu’Abdallahi reste dans cette singulière ville, il
échappe à grand’peine à la défiance et aux exigences des Arabes et des
noirs qui veulent absolument qu’il leur donne du tabac, et vont même
jusqu’à le traiter de _chrétien_; mais ses recommandations de
Tombouctou, et la protection de son hôte, correspondant de Sidi,
viennent à son secours; il s’en tire encore une fois à force de zèle
religieux et grâce aussi à la crédulité des vieillards qui disaient en
arabe: «Remercions Dieu qu’il soit venu parmi nous.»

Pendant ces dix jours, le vent d’est souffle sans interruption, et tient
le voyageur emprisonné; impossible de tenir les portes ouvertes à cause
du sable qui pénètre partout et entre même par les fentes de la porte.
M. Caillié reste tout le jour couché à terre, obligé de se recouvrir
d’un drap pour se préserver de la poussière; sans autre rafraîchissement
pour son gosier desséché que de l’eau saumâtre et chaude, même dans les
courants d’air auquel on l’expose. Impossible, même aux esclaves, de
marcher pieds nus dans la ville; pour toute rosée, retombe, la nuit, le
sable que le vent a soulevé pendant le jour. Et pourtant trois mille
hommes[30], Arabes ou noirs esclaves (Arabes, enfermés le plus souvent,
avec un linge sur la bouche pour se préserver du sable: esclaves que
leurs maîtres ménagent forcément pour qu’ils vivent); trois mille hommes
se résignent à passer douze ou quinze ans dans cet entrepôt de commerce,
pour se préparer quelque repos sur leurs vieux jours, dans les
verdoyantes campagnes de Barbarie[31].

  [30] Ce chiffre est probablement trop fort, on peut penser que M.
    Caillié, en donnant avec raison peut-être _cinq cents_ maisons à
    El-Arouan, a eu tort de donner à chaque maison _six_ habitants.

  [31] Encore cet espoir même n’est-il pas laissé aux noirs _esclaves_,
    bien plus nombreux à El-Arouan, que les Arabes.

Les maisons, crépies avec de la terre jaune, ressemblent à celles de
Jenné et de Tombouctou, aux toits près, qui sont plats de même, mais de
joncs et non de bois. Du reste, point de marché à El-Arouan; de la
viande séchée, pour tout régal: pour seul combustible, le crottin de
chameau. Point de végétation, point de culture, point de fourrage.

L’hôte d’Abdallahi, l’un des plus riches commerçants de la ville et
musulman zélé, pour l’amour du Prophète, grand soin du voyageur. Il lui
envoie régulièrement, sur les onze heures, un plat de riz à la viande: à
huit heures du soir, une bouillie de mil assaisonnée de sel et de
beurre. Pour l’amour du Prophète aussi, il le pourvoit de cinquante
livres de riz, de cinquante livres de doknou, de dix livres de beurre
fondu. M. Caillié répond à ces libéralités par son dernier morceau
d’étoffe de couleur, une paire de ciseaux et quelques pièces d’argent,
lesquelles sont reçues comme une rareté. Les petites coquilles n’ont pas
cours à El-Arouan; et les petits morceaux d’or ou d’argent, qui y
servent seuls de monnaie, ne portent pas d’empreinte. Un Arabe
d’El-Arouan donne au voyageur un troisième sac de cuir pour sa provision
d’eau.

La caravane qui n’était en partant de Tombouctou que de six cents
chameaux, en compte au départ d’El-Arouan, le 19 mai, huit cents de
plus; non pas à la file, mais dispersés au large dans la plaine, ceux
qui appartiennent au même maître, marchant par troupe distincte et
rapprochés les uns des autres. Après deux ou trois heures de marche sur
un terrain de sable dur, entrecoupé de monticules de sable mouvant, l’on
rencontre cinq maisons en briques jaunes, écoles religieuses où les
enfants de la ville viennent étudier le Coran: puis au-delà, des puits
assez profonds d’eau saumâtre, auxquels on s’arrête pour boire une
dernière fois à longs traits.

Au milieu de ces vastes solitudes, les puits de Mourat (c’est le nom des
cinq maisons) entourés de quatorze cents chameaux et de quatre cents
hommes, offraient le tableau mouvant d’une ville populeuse. C’était un
vacarme affreux, D’un côté l’on voyait des chameaux chargés d’ivoire, de
plumes d’autruche, de gomme, de ballots de toute espèce et aussi de
noirs (hommes, femmes et enfants), qu’on allait _vendre_, avec le reste,
dans les marchés de Maroc. Plus loin, les Arabes (et Abdallahi avec eux)
prosternés, imploraient l’assistance divine.--Au-devant s’étendait un
horizon sans bornes, où le ciel et la terre mêlaient leurs teintes de
feu. Tout ce que l’on distinguait devant soi, c’était une plaine immense
de sable éclatant, nuancée à peine par l’ombre de quelques roches
saillantes ou les ondulations de quelques monticules arrondis.

A cette vue, les chameaux poussèrent de longs mugissements. Les
esclaves, les lèvres immobiles et les yeux au ciel, semblaient penser
encore à leurs vertes montagnes, à leurs frais pâturages, à leurs vieux
arbres si feuillus, à leurs jeux et à leurs danses. Ils ne songeaient
guère à se débattre contre l’impitoyable cupidité de leurs oppresseurs
qui, à cette heure même, la face contre terre, en appelaient à la
commisération d’Allah et de toute la force de leurs poumons invoquaient,
_pour eux-mêmes, le Dieu clément et miséricordieux_[32].

  [32] Besm allah alrohman elrahim _au nom de Dieu clément et
    miséricordieux_. Cette formule, répétée en tête de tous les
    chapitres du Coran, est pour les musulmans ce que _le signe de la
    croix_ est pour les chrétiens.

Quant au voyageur, il échappe au désespoir par l’enthousiasme: Une sorte
d’ardeur belliqueuse brille dans ses yeux. Ce mur de sable qui se dresse
au loin devant lui, lui apparaît comme une place imprenable à l’assaut
de laquelle il faut monter pour l’honneur de la France. S’il s’élance
gaîment sur son chameau, c’est aussi que cette France est en avant qui
l’appelle, avec les souvenirs de l’enfance et les espérances de l’âge
mûr.

Enfin, l’on se remet en marche. Tous les hommes portent deux bandes de
toile de coton sur les yeux et sur la bouche pour se préserver à la fois
de la poussière et de l’air chaud et sec qui fatigue les poumons.

Le premier jour, calme étouffant: soif dévorante; point d’appétit; une
seule distribution d’eau; vers dix heures du soir, un repas de riz chaud
au beurre fondu. Ce repas n’était pas désaltérant.

Le lendemain à dix heures du matin, l’on dresse les tentes pour marcher
pendant la nuit. «On nous donna à chacun, dit M. Caillié, une calebasse
d’eau contenant près de trois bouteilles que nous avalâmes d’un seul
trait: cette eau tiède nous remplissait l’estomac sans nous désaltérer.
J’aurais bien mieux aimé en avoir moins à la fois et plus souvent; mais
les Maures qui présidaient aux distributions ne voulurent entendre à
aucun nouvel arrangement, et s’en tinrent à leur vieille habitude. Du
reste, il n’y avait de préférence pour personne.» Les Maures dont
c’était le tour de conduire les chameaux, et qui marchaient à pied en
fredonnant des airs, ne buvaient comme les autres qu’aux distributions
générales.

Le vent (vent d’est auquel succède le vent d’ouest, au coucher du
soleil) ne cesse de soulever une poussière brûlante. Le 21, à dix heures
du matin, après avoir marché toute la nuit sur un sable uni et
complètement aride, on dresse les tentes, et l’on s’étend sur le sable.
«Malgré toutes les précautions que j’avais prises, dit le voyageur, la
chaleur fut si forte, ma soif si ardente qu’il me fut impossible de
dormir: ma bouche était en feu et ma langue collée à mon palais.

«J’étais comme expirant sur le sable... Je ne songeais qu’à l’eau, aux
rivières, aux ruisseaux. Dans mon impatience, je maudissais mes
compagnons, le pays, les chameaux, que sais-je! le soleil même qui ne
regagnait pas assez vite les bornes de l’horizon.

«L’endroit était d’une aridité affreuse; pas un seul petit brin d’herbe
ne reposait l’œil. Les chameaux, exténués de fatigue et de jeûne,
couchés près des tentes, la tête entre les jambes, attendaient
tranquillement le signal du départ. Enfin il fut donné: à quatre heures
et demie, Sidi-Ali (le propriétaire du chameau qui portait Abdallahi)
jeta quelques poignées de doknou dans une grande calebasse, versa de
l’eau dessus et mêla le tout avec ses mains, en y plongeant les bras
jusqu’aux coudes: spectacle repoussant pour tout autre que des affamés;
car l’eau était si précieuse que le vieux Ali n’avait pas lavé ses mains
depuis plusieurs jours. Quoique ce breuvage fût tiède et fort sale, nous
le bûmes à longs traits et avec délices.

«Après s’être désaltérés, les Maures visitèrent leur bagage et les
plaies de leurs chameaux, faisant écouler le sang et le pus, coupant les
chairs mortes, couvrant les chairs vives de sel pour empêcher la
gangrène.

«Quelquefois c’était en sortant de panser ces plaies, que Sidi-Ali
venait préparer notre breuvage sans même se nettoyer les mains, ou si,
par hasard, il les lavait, il faisait boire à un de ses noirs l’eau dont
il s’était servi. On ne peut pas s’imaginer l’horreur et le dégoût que
me causait le mépris de cet homme pour ses semblables.»

Le 22 mai, le vent d’est continue d’échauffer l’atmosphère: la soif
augmente avec la chaleur, et l’eau diminue sensiblement. Le vent
dessèche les outres: l’eau filtre à travers les pores. Abdallahi essaie
d’acheter quelques outres de plus; mais les outres n’ont plus de prix.
Il se résigne à se traîner, dans les haltes, d’une tente à l’autre, et à
mendier, le chapelet à la main, quelques gouttes d’eau _pour l’amour de
Dieu_. Le moment était mal choisi; le pauvre mendiant augmentait, en
pure perte, sa soif et sa lassitude.

Le 23, le vent d’est soulève des trombes de sable qui, dans leur course,
menacent de balayer hommes et chameaux tous ensemble. L’une de ces
trombes fait tournoyer les tentes, comme des brins de paille. Le sable
soulevé cache le ciel et le soleil, comme un brouillard épais; les
gémissements sourds et plaintifs des chameaux répondent aux lamentations
des noirs et aux cris d’effroi des fidèles qui répètent de toutes parts:
_Allah il allah_, etc. (Dieu est Dieu, et Mahomet est son Prophète.)

«Tout le temps que dura cette affreuse tempête, nous restâmes étendus
sur le sol, sans mouvement, mourant de soif, brûlés par le sable et
battus par le vent. Le calme rétabli, nous nous disposâmes à partir; on
prépara le doknou et l’on nous distribua à boire. Pour savourer le
plaisir que me promettait ma portion d’eau, je mis la tête dans ma
calebasse; je ne prenais pas même le temps de respirer; j’éprouvai
aussitôt un malaise général et presque la même soif.»

Vers quatre heures, les chameaux, agitant lentement le cou et ruminant,
reprirent tristement leur marche vers le nord, sans que l’on eût besoin
de leur montrer le chemin, sur un terrain sablonneux, couvert de roches
de quatre à cinq pieds de hauteur.

Les hommes, envoyés le 22, à la recherche des puits, ne revenaient pas.
Après une journée perdue à les attendre, on fait route de 24 vers quatre
heures du soir, toujours vers le nord, sur un sol plus uni que la
veille, mais également couvert de roches. Cette nuit-là, pas un œil ne
se ferme, et la caravane marche en avant sans autre bruit que le
piétinement des chameaux: les conducteurs eux-mêmes se taisent et se
relaient plus souvent que de coutume.

Le 25, vers neuf heures du matin, on fait halte dans une plaine de sable
dur où croît un peu d’herbe, aussitôt dévorée par les chameaux. «Il ne
restait plus qu’une outre et demie d’eau pour onze bouches; on devenait
de plus en plus économe. Après avoir bu quelques gouttes d’eau, l’on
s’étendit à terre, en attendant les hommes envoyés à la provision. Vers
dix heures, ces malheureux arrivèrent, à moitié morts de soif.» Les
puits tant cherchés, trouvés enfin et déblayés, étaient à sec. «Pressés
par une soif ardente, ils s’étaient décidés à tuer un chameau _pour se
partager l’eau contenue dans son estomac!_

«Vers quatre heures du soir, après avoir bu le reste de notre eau, la
caravane, plus altérée que jamais, se remit en rente. Vers neuf heures,
on fit, comme à l’ordinaire, halte pour la prière; un Maure, qui nous
accompagnait, nous donna à chacun un peu de son eau. La nuit comme les
précédentes fut très-chaude.»

Enfin, le 26, après avoir marché toute la matinée sur un sol dur,
couvert de roches rouges ou noires et feuilletées, après avoir gravi une
côte de trois à quatre cents pieds, on descend dans un bas-fond de gros
sable jaune, entouré de montagnes roses. Là, sont les puits de Télig,
comblés par le sable. «Les Maures se mirent aussitôt à les déblayer, et,
pour la première fois depuis sept jours, l’on fit boire les pauvres
chameaux qui, sentant le voisinage de l’eau, étaient indomptables. Quand
on les chassait à coups de cordes, ils couraient dans la campagne et
revenaient en ruminant s’accroupir autour des puits et poser leur tête
sur le sable frais qu’on en retire. La première eau fut très-noire et
bourbeuse, et malgré la quantité de sable qu’elle contenait encore, les
chameaux se la disputaient avec acharnement. Ces puits dont l’eau est
très-abondante, mais saumâtre, n’ont pas plus de trois à quatre pieds de
profondeur.

«Lorsque l’eau fut buvable, j’allai mettre ma tête entre celles des
chameaux, un Maure me donna à boire dans son seau de cuir, car on
n’avait pas pris le temps de déballer les calebasses.»

Ce jour, véritable fête pour les chameaux, est employé tout entier à les
faire boire: ils ne pouvaient se désaltérer et se disputaient dans
l’auge jusqu’à la dernière goutte; les Maures, occupés de leurs
chameaux, ne songeaient pas à dresser les tentes; le vent d’est qui
soulevait des tourbillons de poussière, et un soleil ardent, sans abri,
gâtent un peu les plaisirs de cette journée; toutefois l’abondance de
l’eau permet de faire cuire un peu de riz: premier repas, depuis le 19
au soir.

Les puits de Télig sont, au dire des Maures, à quatre ou cinq heures de
marche (à l’est) des mines de Toudéni, d’où se tirent les planches de
sel qui s’importent de Tombouctou à Jenné et ailleurs.

Le 27, départ vers trois heures du soir; et deux heures après, halte sur
une veine de sable gris mouvant. Quelques pieds d’herbages épineux
soulagent un peu les chameaux, qui n’ont presque rien mangé depuis sept
jours. Avant de quitter les puits, on avait tué deux de ces animaux[33]
qui ne pouvaient aller plus loin, et étaient près de périr de fatigue.
On distribua cette viande à tous ceux qui en voulurent. Elle servit pour
le souper. Ali en fit bouillir quelques morceaux, et dans le bouillon
fit cuire un peu de riz qui conserva le mauvais goût du chameau. Quant à
la viande, les Maures la dévorèrent avec avidité et si dure qu’elle fût,
la trouvèrent excellente.

  [33] M. Caillié vit tuer ainsi quatre chameaux avant d’arriver au Camp
    d’Ali.

La chaleur paraît plus supportable au voyageur: la soif est désormais
moins pressante; l’eau n’est plus aussi rare, les puits sont plus
rapprochés les uns des autres. Le désert ne finit pas ici, mais ici
finissent ses plus terribles rigueurs.

A mesure que la nature paraît s’humaniser et s’adoucir, la cruauté des
compagnons d’Abdallahi se déploie plus à l’aise. En même temps que le
soleil et le vent d’est deviennent plus traitables, la défiance et la
dureté de cœur de ces hommes augmentent: ils tournent contre le chrétien
converti le peu de loisir et de gaîté que leur laisse à présent leur
position meilleure.

L’exemple d’Ali les encourage. Ce propriétaire de chameaux, dont les
mains sales et gercées pétrissaient et délayaient si gracieusement la
pâte de mil et de miel, petit homme de quatre pieds, à la figure ridée,
aux yeux noirs et méchants, à la bouche grande, au menton allongé, à la
barbe grise, n’était plus, au désert, l’humble vieillard qui, les yeux
baissés, le chapelet à la main, les saintes invocations sur les lèvres,
avait séduit par ces dehors et l’honnête _Sidi_ de Tombouctou et son
pieux correspondant d’El-Arouan et notre Abdallahi, promettant à tous
d’avoir pour le pauvre voyageur les tendres soins d’un père. Que dis-je?
il abusait encore les autres compagnies de la caravane, affectant de
s’être chargé du pauvre pèlerin par pure charité musulmane, quand il
avait reçu d’avance de Sidi en bon et bel or, la valeur de cent vingt
francs, et d’en avoir tout le soin imaginable, au moment même où il
venait de lui refuser l’eau commune à présent, et qu’il ne refusait pas
aux esclaves. Si le voyageur buvait, Ali fredonnait le petit air avec
lequel il faisait boire ses chameaux. Dans le langage d’Ali, Abdallahi
et sa monture n’avaient qu’un seul et même nom; dès qu’il avait prononcé
le mot de _Gageba_, les noirs, enhardis par la cruelle gaîté des Arabes,
dansaient autour de l’homme à qui s’adressait ce nom de chameau, lui
montrant tour-à-tour le morceau de bois qu’ils avaient ordre de lui
passer au nez et la branche d’épines qu’ils devaient lui mettre dans les
yeux. «Tu vois bien cet esclave, lui disaient les Maures, eh bien! je le
préfère à toi.» Puis esclave et maître, de ricaner aux éclats.

Il faut ajouter qu’Abdallahi mangeait à part, depuis que ses compagnons
de route s’étaient aperçus avec horreur qu’il avait eu le scorbut. Du
reste, il n’avait pu parvenir à enlever et faire sauter comme eux le riz
dans la main, à le pétrir rapidement en petites boulettes, et le jeter,
en humant, dans la bouche. Les Arabes de Jenné entre autres, lui voyant
renverser à terre quelques gouttes de bouillie de mil, s’en étaient pris
de cette maladresse aux chrétiens, qui, disaient-ils, ne lui avaient pas
même appris à manger décemment. Les Arabes du désert moins polis,
ouvraient une bouche énorme, y plongeaient les deux mains à la fois,
avec des grimaces hideuses, et criaient de toute leur force: «Il
ressemble à un chrétien.»--S’il leur demandait de l’eau: «Donne-nous,
répondaient-ils, ton coussabe et ton cadenas, et tu auras à boire.» Ce
coussabe (chemise de coton, présent de Sidi) et ce cadenas étaient avec
sa couverture de coton et son sac de cuir, tout ce qui restait à M.
Caillié d’apparent. Sa seule ressource était de dire à ces Maures que
leurs fusils venaient de France,--ou bien d’avoir recours aux autres
compagnies de la caravane. Là, questionné à l’envi sur sa conversion,
sur sa fuite et surtout sur les ridicules et les crimes des chrétiens,
il voyait ses réponses payées d’un peu d’eau, de mil et de miel.

Le 3 mai, puits de Cramès, à sec; le 1er juin, entre plusieurs gros
blocs de sel, puits de Trasas, eau salée; le 5, puits d’Amoul-Gragim,
eau bourbeuse et salée; le 9, puits d’Amoul-Taf, eau douce, mais peu
abondante: enfin le 12, les chameaux descendent avec peine par un
sentier étroit dans un profond ravin entouré de roches énormes: au fond
de ce ravin, un joli bosquet de dattiers ombrage une eau abondante,
fraîche et limpide. Il faut avoir marché depuis le 4 mai sur un sable nu
et brûlant, pour savoir quelle volupté attend le voyageur à ces puits
d’El-Ekseif, et l’arrête.

Le seul incident, depuis les puits de Télig, est la visite de quelques
gros serpents qui inquiètent, à plusieurs reprises, le sommeil des
voyageurs. J’oublie une alerte de la caravane, effrayée par quelques
chameaux aperçus dans le lointain: alerte qui met tous les Maures en
armes, et vaut au pauvre Abdallahi l’aumône d’un peu d’eau et d’un
morceau de chameau bouilli de la part de trois ou quatre Marabouts en
prière, restés seuls au camp avec les esclaves.

Le 27, après _quatorze_ autres jours de marche, de haltes et de départ à
toute heure du jour et de la nuit (quatorze jours pendant lesquels la
provision d’eau est renouvelée quatre fois), un coup de fusil annonce un
homme envoyé par Ali qui avait pris les devants, et porteur de lettres
sur l’état des marchés du Tafilet.

Dans les défilés de hautes montagnes où la caravane est engagée, le
chameau qui porte Abdallahi se prend de peur, fait un écart et jette le
voyageur, les reins sur le gravier. Un Maure vint à son secours, le prit
dans ses bras et le soulagea beaucoup en le serrant fortement contre sa
poitrine. Ce Maure, qui n’était pas de la société d’Ali, le remit
lui-même sur le chameau, qu’il fit coucher pour cela. J’omets les
souffrances et les avanies que cette terrible chute occasionne au
voyageur resté seul sur sa monture, dans les passages escarpés de
l’Atlas.

Le 29, rencontre des femmes et des enfants des Maures, accourus du camp
d’El-Harib au-devant de leur mari, de leur père: scène de joie et de
caresses, qui réconcilie un moment le voyageur avec ses odieux
compagnons de voyage.--A 9 heures, arrivée aux douze ou quinze tentes
d’Ali et de sa famille: un de ses fils emprunte à M. Caillié sa
couverture de coton pour faire meilleure figure à son retour auprès de
ses parents et de ses connaissances.



EL-HARIB.


Le séjour de M. Caillié au camp d’Ali n’est pas des plus agréables. Le
voyageur, à part quelques bons morceaux de mouton cuit à point sous des
pierres chaudes, est astreint par son avare guide à un régime de mil
bouilli et de dattes aussi dures que le fer. Pour échapper aux douleurs
que ces dattes lui causent et aux plaies dont elles menacent son palais,
il mendie d’une tente à l’autre quelques gouttes de lait de chameau. Il
est réduit à chercher, contre les incroyables vexations des fils et des
filles d’Ali, un refuge sous la tente d’un pauvre vieux forgeron, dont
la vieille mère le prend en pitié: ce vieux forgeron avait fait le
voyage de la Mecque et était très-vénéré pour cela.

Par bonheur, la réputation de ses médicaments, tout en lui attirant
d’assez fâcheuses corvées, contribue aussi à lui redonner un peu
d’importance.

Un exemple vous donnera une idée des connaissances médicales d’El-Harib:
c’est celui d’un saint-docteur musulman auquel M. Caillié, pour faire
diversion à ses maux, se fait un devoir de rendre visite à une lieue de
là. Il le trouve entouré de vieillards et de la foule d’infirmes et de
malades, accourue de tous côtés. Pour tout remède, le saint homme posait
gravement la main sur la partie malade, puis la frottait doucement en
marmotant une prière.--Cet homme n’avait pour tout bien que la
connaissance du Coran; mais, ajoute le voyageur, en Afrique, cette
connaissance vaut une métairie. Elle lui attirait de toutes parts des
étoffes pour ses habits et ses tentes; il ne manquait ni de monture, ni
d’orge pour sa nourriture et celle de ses amis. Il recevait tout cela en
échange de ses écritures, dont la puissance magique arrêtait, disait-on,
les maladies présentes, préservait des maladies à venir, éloignait les
voleurs.

Arrivé le 29 juin, M. Caillié repart le 12 juillet à cinq heures du
matin, sans autre déjeuner qu’un peu de lait acheté avec un grain de
verre de son chapelet: escorté par les _Berbers_, sans lesquels on ne
peut faire un pas en sûreté dans ces dépendances de l’empire de Maroc.

Le 23 juillet, après avoir traversé de magnifiques forêts de dattiers
qui recouvrent des récoltes d’orge, de froment, de légumes; après avoir
senti les dents des chiens qui défendent l’approche des tentes des
Berbers, avoir visité par distraction la petite ville de Mimeina, et
marché plus d’une semaine au milieu de bergers montagnards; bien reçu
par les uns, mal mené par les autres, dévotieusement rasé par Ali
lui-même, protégé du reste contre cet homme par la présence de deux
religieux arabes que le vieil avare nourrit, héberge et voiture, et
auxquels il serait bien fâché de paraître mauvais musulman; Abdallahi
arrive enfin à Ghourland, chef-lieu du Tafilet. Pendant que la foule des
Maures et des Juifs, sales et mal vêtus, entoure le bagage de la
caravane, lui, prend sur son épaule son sac de cuir, et suit son guide
chez le chef de la ville.

Le temps qu’il reste en cette ville, il prend humblement à la porte de
ce chef, ses rares et maigres repas, composés de bouillie d’orge, de
quelques onces de pain et des dattes: en un mot, la nourriture des
esclaves. Cependant un Maure, qui sait les trois premières règles de
l’arithmétique, qui possède une montre et aussi une boussole (laquelle,
selon M. Caillié, aurait appartenu au major Laing)--prend en amitié le
dévot égyptien, et lui fait oublier quelquefois ses peines; il lui parle
des connaissances européennes qu’il admire, tout en abhorrant les
_chrétiens_ (non sur la parole d’autrui, mais pour les avoir vus de près
au cap Mojador et à Maroc). Il lui dit, un jour, qu’il était à Tripoli,
au moment où Bonaparte était en Égypte, et lui demanda son âge. Couvert
de haillons, noirci par le soleil et malade, M. Caillié lui persuada
sans peine qu’il avait trente-quatre ans.

La seule maison où le voyageur soit admis est celle d’un Juif qui lui
change une pièce anglaise de vingt-quatre sous. Ici commence
l’emprisonnement des femmes; elles ne sortent qu’enveloppées de la tête
aux pieds.

Le 2 août, après bien des démarches vaines auprès du Bacha, après avoir
vendu sa dernière chemise au marché, le voyageur se remet en route, sur
un âne, à quatre heures du soir. Le caravane d’ânes et de mulets, dont
sa monture fait partie, est honorée de la présence de quelques marchands
de dattes de la race de Mahomet, Chérifs devant lesquels les musulmans
et les Juifs même ne passent pas sans ôter et prendre à leurs mains
leurs sandales, avec une inclinaison respectueuse. Abdallahi, dans ce
trajet, vit le plus souvent de leurs restes. Une autre bonne fortune est
celle qui lui donne pour compagnon de route un favori de l’empereur,
lequel escorte sa femme dérobée aux regards sous un pavillon d’écarlate,
et voyage avec assez de libéralité.

Du reste, le voyageur n’est pas heureux dans les épreuves auxquelles il
met la charité et la patience des musulmans, soit qu’il quête, le
chapelet à la main, des dattes par les villes et villages: soit qu’il
fatigue de sa toux opiniâtre les voyageurs couchés comme lui à terre, à
la porte des églises musulmanes.

A cela près, les jardins fruitiers, entourés de murs ou de fossés, qui
bordent la route, délassent délicieusement ses yeux, auxquels sont
encore tout présents les plaines arides qu’il vient de traverser. Les
figuiers, les poiriers, les abricotiers, les raisins et les roses lui
feraient prendre le Tafilet pour le paradis terrestre, si les hautes et
nombreuses montagnes qui barrent le passage à l’horizon, ne lui
annonçaient que ses fatigues ne sont pas terminées, et qu’à défaut de
force, il va lui falloir du courage encore.

La 11 août, ânes, mulets et hommes, également épuisés, arrivent à
Soforo, petite ville murée comme les autres, dans une belle plaine de
maïs et d’oliviers. Ce que M. Caillié y vit de plus remarquable, ce sont
deux moulins à eau et, à la tour de la mosquée, une mauvaise horloge. Il
avait troqué la veille, contre de l’eau et un petit gâteau de froment à
l’anis, sa dernière emplâtre de diachylon, pour le mal de pied d’un
Chérif.



FEZ ET MÉQUINAZ.


Le 12 août vers midi, il entre à Fez avec les Juifs qui se rendaient au
marché en grand nombre. Les deux jours que le voyageur passe en cette
ville (la plus belle, dit-il, qu’il ait vue en Afrique), il couche à
l’écurie, seule hôtellerie des étrangers, à côté des ânes et des mulets,
et va prendre ses repas à la mosquée.

Sans nous arrêter davantage à Fez, prenons le chemin de Méquinaz, où M.
Caillié se rend sous prétexte de parler à l’empereur. Partis le matin à
sept heures (14 août), nous arrivons à cinq heures du soir, en compagnie
de deux Mauresses à demi voilées, très-blanches et très-rieuses. M.
Caillié en avait une en croupe sur sa mule. La journée avait été assez
gaie: le pauvre cavalier avait vu ses soins payés d’une tranche de melon
et d’un morceau de pain.

Repoussé de l’écurie sur la paille de laquelle il demande la permission
de s’étendre, enviant son gîte à la mule qui l’avait porté, le voyageur
s’était établi pour sa nuit dans la maison de Dieu; étendu à terre, il
commençait à goûter du repos, quand le portier du saint lieu vint le
pousser rudement du pied et lui crier d’une voix rauque de se lever et
de sortir; prenant son sac de cuir, il sortit sans savoir où poser sa
tête. Il pensa tristement aux pièces d’argent et aux quatre boucles d’or
de Bouré qui lui restaient, et qu’il était obligé de cacher. Il était si
faible qu’à la vue de tant d’humiliations et de fatigues, il ne put
retenir ses larmes. Un marchand de légumes lui permit à grand’peine de
s’abriter sous sa boutique: mais le froid ne le laissa pas dormir.

Le lendemain matin, M. Caillié, son sac sur le dos, se dirige à pied
vers _Rabat_[34]; mais ses jambes refusent de le porter, il revient à
Méquinaz. Cette fois, un bon barbier lui donne hospitalité. Le 16, il
repart, sur un âne: si faible qu’il ne peut y monter seul. Le 17, halte,
vers midi, au milieu d’un camp militaire, qu’il quitte le 18, à trois
heures du matin; le même jour, nous arrivons à Rabat.

  [34] Ou _Arbate_.

Les Maures, à qui le voyageur présente quelques pièces anglaises à
changer, le renvoient aux chrétiens, et lui indiquent le _Consul_ de
France: «Je frappai à la porte, et le cœur me battit, en pensant que
j’allais voir un Français.»

Le consul où plutôt l’_agent consulaire_ pour la France, à Rabat, était
un Juif. Ce Juif fait subir un interrogatoire au voyageur, lui donne
quelques sous sur ses pièces anglaises, lui recommande la prudence, et
l’envoie dîner dans la rue et coucher à l’écurie. Mais, la prudence
elle-même interdit ce gîte à M. Caillié. Les chiens qui font la nuit la
police de la ville, le forcent d’aller chercher le repos dans un
cimetière au bord de la mer. Ses repas consistaient en pain et raisin:
quelquefois, ajoute-t-il, je me permettais d’acheter un morceau de
poisson frit.

M. Caillié avait vu avec douleur un brick portugais partir pour
Gibraltar, sans avoir pu obtenir de l’agent consulaire la faveur d’y
être embarqué. Le 2 septembre, après quinze jours de ce fatigant
vagabondage et de vaine attente, M. Caillié écrit au vice-consul de
France à Tanger, et, pouvant à peine se tenir, se met lui-même en route
pour cette ville. L’âne qui le porte enfonce jusqu’aux jarrets dans un
sable mouvant, le long de la mer, et l’oblige à descendre. Dans une
halte, le voyageur, enveloppé de sa vieille couverture, essuie un
violent accès de fièvre.

A Larache, il voit deux bâtiments français en croisière. Cette vue lui
donne des forces. «Les montagnes, qui avoisinent TANGER, me furent,
dit-il, bien pénibles à gravir. Enfin, malade et exténué de fatigues,
j’atteignis cette ville le 7 septembre à la nuit tombante.»



TANGER.


«Comme j’entrais à pied, la sentinelle ne me dit rien, ce qui m’évite
une explication avec le gouverneur.

«Je déposai mon sac à l’écurie, et dès le même soir, je courus dans la
ville pour découvrir le consulat de France. Je vis plusieurs mâts de
pavillon: l’obscurité m’empêcha de reconnaître le nôtre. Je n’osais
m’adresser aux musulmans. Je passai à l’écurie une nuit bien agitée...

«Rendu, le lendemain, dans la rue où j’avais vu les mâts de pavillon,
j’aperçus une porte ouverte. Un _chrétien_ était auprès; après avoir
regardé autour de moi, je lui demandai, en anglais, la résidence du
consul britannique: «Vous y êtes,» répondit-il; je voulus entrer; mais
cet homme s’y opposa en me repoussant avec horreur, tant j’étais sale et
défiguré. Je lui demandai la demeure de notre consul: il me répondit
brusquement: _Il est mort._ Mais un Juif qu’il appela m’enseigna la
porte du vice-consul, et d’un air curieux me demanda qui j’étais et ce
que je voulais à un _chrétien_. Sans lui répondre je m’éloignai un
peu... Je retournai, quelques minutes après, à la porte du vice-consul,
et, comme elle était entr’ouverte, j’y entrai: une femme juive appela M.
_Delaporte_ qui me reçut avec empressement, et me fit monter dans un
appartement où je ne pouvais être aperçu de personne... Dans son
transport, il alla jusqu’à m’embrasser et à me serrer dans ses bras,
sans répugnance pour ma personne ni pour les sales lambeaux dont j’étais
couvert. Enfin, je ne saurais trop parler de la réception que me fit cet
homme généreux.»



RETOUR.


Le voyageur ne passe plus qu’une seule nuit à l’écurie, et rentre au
consulat par une porte de derrière: M. Delaporte obtient[35] du
commandant de la station navale française, à Cadix, une goëlette sur
laquelle, le 28 septembre, notre compatriote s’embarque pour Toulon,
déguisé en matelot.

  [35] «M. Caillié s’est présenté à moi sous le costume d’un derviche
    mendiant, costume qu’il ne démentait pas, je vous assure. Il a
    simulé pendant son voyage le culte mahométan. Si les Maures le
    soupçonnaient chez moi ou au consulat, ce serait un homme perdu; je
    réclame donc de votre humanité, de votre amour, de votre admiration
    pour les grandes entreprises, de m’aider à sauver cet intrépide
    voyageur, en m’envoyant un des bâtiments sous vos ordres.»

    _Lettre de M. Delaporte au commandant de la station française, à
    Cadix._

Dix jours après, Abdallahi revoyait la France. La Société de Géographie,
sur les bienveillantes sollicitations de M. Delaporte et de M. Jomard,
tendait la main au voyageur: une avance de _cinq cents francs_ lui
annonçait à Toulon la réception qui l’attendait à Paris. Une indemnité
provisoire de trois mille francs et la croix de la Légion-d’Honneur
vint, au bout de quelques semaines, le rassurer sur les dispositions du
gouvernement à son égard. Le 5 décembre 1828, le PRIX _de Tombouctou_
lui fut adjugé, en séance générale.

Pendant que le voyageur arrive au port et s’y repose, les choses qu’il a
vues sur son chemin continuent d’être les mêmes. Sur le sol d’Afrique,
le bien et le mal sont également vivaces: comme les nuages qui
s’abattent six mois de suite sur les montagnes, comme les rivières qui
inondent périodiquement les plaines, comme le vent d’est qui embrase
sans interruption le désert; hommes et femmes, enfants et vieillards
parcourent là constamment le même cercle d’habitudes uniformes. Toujours
même costume, même lit et même table; mêmes huttes enfumées, même
musique et mêmes danses. Aujourd’hui, comme il y a cinquante ans, les
noirs voyageurs de Cambaya et de Kankan sautent de roche en roche au
bord des précipices leur long bâton à la main et leur longue corbeille
de sel sur la tête. Ceux de Timé, que leur attirail de sonnettes
annonce, barbotent dans les mêmes marécages avec leurs énormes charges
de noix de colats, qu’ils portent si loin, avec tant de peine et si peu
de lucre; les bateaux de Jenné se traînent lentement sur le fleuve, au
gré du vent ou du calme, arrêtés tant de fois par les bancs de sable ou
les douaniers armés du rivage; et, sur cette terrible plaine de sable,
Arabes au visage couvert, noirs esclaves et chameaux, cheminent
toujours, haletant, sous le soleil et par les chaudes bouffées du vent
d’est, après une gorgée d’eau tiède, salée ou bourbeuse. Tout cela n’est
pas un roman, mais de l’histoire. Non pas de l’histoire ancienne, mais
de l’histoire actuelle et vivante.

Si nous entreprenions aujourd’hui de parcourir le même itinéraire que M.
Caillié, nous retrouverions sans doute à chaque pas les mêmes types
d’hôtes, de guides, de marchands exerçant le même négoce si pénible et
si peu fructueux: l’économe _Ibrahim_, le vieux fourbe _Lamfia_,
l’honnête, le généreux _Arafanba_, _Karamo-Osila_ de Timé, le vieux
tartufe _Ali_. Le pauvre vieux maître d’école de Cambaya, le pauvre
vieux Maure de Kankan, la vieille négresse de Timé, le Chérif de Jenné,
le grave et libéral Sidi-Abdallahi de Temboctou, le pauvre vieux
forgeron d’El-Harib, le bon barbier de Méquinaz et tant d’autres que
j’oublie.

Si donc nous nous retournions pour embrasser d’un coup-d’œil et dans
toute sa longueur la route où nous n’avons jusqu’ici cheminé que pas à
pas, voyant peu de chose à la fois devant nous et presque rien sur les
côtés, le spectacle qui s’offrirait à nous ne serait pas d’un autre
temps, ce serait la réalité même que le soleil éclaire à l’heure qu’il
nous éclaire, à cela près qu’il s’élève, là-bas, plus haut au-dessus de
l’horizon.

Cette revue, pour être complète, devrait suivre la distribution (sur
cette longue ligne) des terrains, des produits minéralogiques, des
arbres et des plantes, des diverses cultures, des divers ordres
d’animaux domestiques et sauvages.

Arrêtons-nous seulement à considérer les différents peuples que nous
venons de visiter. Les différences, qui se présentent d’abord, sont
celles de la couleur de la peau: le teint noir, marron ou bronzé; les
cheveux crépus et les cheveux lisses.--Après cela, la classification la
plus naturelle est celle des peuples gais et des peuples sérieux: de
ceux qui ont un système de croyances bien arrêté, un lieu commun de
pratiques journalières ou annuelles, un but pareil en cette vie et en
l’autre, une seule et même ambition, une seule et même loi et de ceux
qui n’ont rien de tel. Sur toute cette ligne, la religion de ceux qui en
ont une, est la musulmane; la juive ne commence à se montrer que dans
l’empire de Maroc. Encore ceux qui n’ont pas de religion constituée,
reçoivent avec le plus grand respect tout ce qui leur vient de la
musulmane. Musulmans et autres, noirs marrons ou bronzés, tous ils
s’accordent dans leur croyance au pouvoir magique de l’écriture (de
l’écriture arabe, la seule qu’ils connaissent); à la puissance
miraculeuse des formules coraniques.

Du reste, parmi les _Fidèles_, nul doute sur la mission du Prophète, sur
la divine origine du Saint-Livre, sur l’autre vie, le paradis et
l’enfer. La dévotion est là bien souvent tout en mouvements automatiques
des bras et des lèvres, mais la foi est aussi profonde qu’aveugle. Ils
s’arrêtent devant une bouchée de porc, devant une goutte de bière ou
d’eau-de-vie, comme devant le précipice qu’ils voient de leurs yeux.
Chacun croit de sa religion ce qu’il en sait et tout ce qu’il en sait,
plutôt plus que moins. Ils n’en discutent ou n’en démontrent pas plus la
vérité qu’ils ne discutent ou démontrent la présence du soleil à l’heure
de midi, et son influence bienfaisante ou terrible.

Cette religion n’est pas de nature à les animer d’un zèle bien vif pour
l’exploitation de notre planète et l’amélioration du sort des hommes
dans leur terrestre séjour.

Dans ces régions, l’industrie, qui satisfait bien juste aux besoins les
plus pressants, est presque entièrement abandonnée aux esclaves[36], et
ne s’exerce que sur les produits qui s’offrent pour ainsi dire
d’eux-mêmes. Le minerai de fer qui se ramasse en beaucoup d’endroits à
fleur de terre, l’or qui, principalement autour de Bourré, invite au
lavage du sable, le sel qui se voit par bloc dans le désert, la glaise
qui fournit les briques et les poteries,--telles sont les seules
ressources empruntées directement au sol même.

  [36] Notamment l’agriculture, laquelle n’emploie qu’un seul outil,
    pioche à manche incliné.

Les autres opérations (tannage, tissage, fabrication de savon, etc.)
sont celles que la culture grossière du pays ou la garde des troupeaux
indiquent dès l’abord, ou bien sont venues à la suite des conquêtes
musulmanes.

Quant aux productions de l’industrie européenne, de l’industrie anglaise
surtout, elles arrivent là sans éveiller la moindre émulation. Il y a
trop d’intermédiaires inconnus entre une simple aiguille telle qu’elle
sort de nos fabriques et le morceau de fer d’où les Africains savent que
nos ouvriers la tirent. A Timé, un des fils de son hôtesse, montrant à
M. Caillié un morceau d’étoffe de couleur, donné par le voyageur à la
bonne vieille, lui demanda qui avait fait ces fleurs sur l’étoffe.
Apprenant que c’étaient les blancs, il reprit en conservant son sérieux:
«qu’il croyait qu’il n’y avait que Dieu qui pût faire d’aussi belles
choses.»--Il ne leur vient pas à l’idée de rivaliser avec les blancs.

Tous, ils aspirent à se donner le moins de mouvement possible, non pas,
comme les européens en faisant faire leur ouvrage à l’air, à l’eau, à la
vapeur: mais en augmentant le nombre des machines humaines qui
manœuvrent pour eux, à leur commandement.

La seule activité est l’activité commerciale. Et ici encore, malgré les
fatigues de la marche et le poids des fardeaux, aucune idée
d’amélioration ne se fait jour. Il n’est pas question de chemins. Quant
aux rivières, elles se passent le plus souvent à gué; c’est grand
hasard, si quelques ponts chancelants dispensent parfois de ces
dangereuses traversées. Les transports sont lents et pénibles, sur la
tête des hommes et des femmes, ou tout au plus à dos d’ânes, de mulets
où de bœufs à bosse, ou, dans le désert, de chameaux. Le cheval paraît
réservé pour la selle. Quant à la navigation sur le fleuve, il suffit de
nous rappeler qu’elle est, comme l’agriculture, stationnaire et par la
même raison.

Nulle idée du mieux, nulle recherche, nulle invention: aucune initiative
de réforme; aucune direction scientifique et utilitaire; règne absolu
des habitudes anciennes; règne absolu des _vieillards_ qui les
représentent, et par qui la chaîne des traditions est tenue entre les
générations mortes et les générations naissantes.

Hommes et femmes, enfants et vieillards ont, à l’avance, chacun leur
rôle, et le répètent tel que l’ont dit leur père et leur mère, tel que
le répéteront leurs fils et leurs filles. Les choses sont, pensent-ils,
pour être comme elles sont; et de fait, elles sont comme elles ont été.
Tel homme ou telle femme sont nés pour être menés au marché et criés à
l’enchère, quand tel autre homme où telle autre femme ont besoin de
_faire de l’argent_,--ou bien pour être donné en _indemnité_, en
_paiement de bail_, en _dot_. Tout cela leur paraît invariablement
arrêté pour jamais, comme le cours de la lune par lequel ils comptent
les mois et les années. Il en est de même de l’assujétissement de la
femme à l’homme.

Leurs courses commerciales leur montrent partout mêmes couleurs de peau
et mêmes coutumes religieuses ou civiles, ne portent pas à leurs
illusions la moindre atteinte: enchantés de leur pays, ils supposent que
nous autres blancs, nous habitons, tous sous un même chef, quelques
misérables îles au milieu de la mer[37], et que nous aspirons à nous
emparer de leurs belles campagnes. Pour eux, non pas seulement
l’Amérique, mais l’Europe elle-même est encore à découvrir.

  [37] Cette idée provient sans doute de leurs relations avec les
    Anglais de la côte.

--Quant au voyageur, nous savions d’avance que son récit ne répondrait
le plus souvent aux questions des savants que par des renseignements
vagues; s’il cite des champs de fleurs blanches, le botaniste voudrait
qu’il en décrivît les étamines et le pistil, qu’il en déterminât le
genre et l’espèce; s’il rencontre à plusieurs reprises des pierres
auxquelles il suppose une origine volcanique, le minéralogiste voudrait
savoir si ce sont des trachites ou des basaltes, etc. Ces questions ont
leurs conséquences. M. Caillié note avec le plus grand soin la nature du
terrain tel qu’il croit pouvoir la déterminer à la simple vue. Mais on
sait que, pour ces sortes d’observations, il ne suffit pas toujours de
voir, il faut toucher, et toucher avec les pierres de touche que les
découvertes chimiques mettent aux mains des observateurs. Il en est de
même des autres remarques d’histoire naturelle, de géologie, de
pathologie, comme aussi de langues et de mœurs. M. Caillié n’est ni
linguiste, ni moraliste, ni naturaliste, ni chimiste, ni géologue, ni
médecin. Toutefois, c’est un courageux éclaireur qui a dénoncé à
l’attention de l’Europe des peuples et des pays oubliés. Son exemple
trouvera et a trouvé déjà des imitateurs.



LA CHASSE AU LION.


Le plus bel animal de la création, à mon avis, c’est le lion. Il est
l’image de la force intellectuelle chez la bête, de l’audace et du
raisonnement: de la force, parce que nul mieux que lui ne peut résister
à tous les quadrupèdes; de l’audace, parce qu’il est doué de cette
qualité au suprême degré; et enfin du raisonnement, parce qu’il sait
être généreux ou cruel, suivant l’occasion.

De toutes les ménageries connues, de toutes les cages des jardins
zoologiques du monde, le plus beau spécimen de lion qui ait jamais
existé depuis vingt ans était et est encore, sans contredit, le lion
Brutus, appartenant au dompteur Peson, que tout Paris a vu et admiré. Ce
monstrueux animal, qui eût pu, d’un coup de griffe, arracher la poitrine
de celui qui le cravachait à certains moments de la représentation
belluaire, se contentait de hausser la crinière et de cligner de l’œil,
preuve évidente qu’il dédaignait ce sentiment qu’on appelle la
vengeance.

Le roi des animaux a, comme qualité inhérente à son espèce, l’affection
la plus cordiale pour sa famille et pour ses enfants, mais je n’en dirai
pas autant de sa compagne, qui assiste bien souvent, placide et
impassible, à un combat entre son «époux» et un rival préféré.

La race léonine tend à disparaître comme celle de tous les carnassiers
dangereux. Nous sommes loin de l’époque où cinq cents lions étaient
introduits à la fois dans l’amphithéâtre-cirque de Rome,--lors de
l’inauguration du second consulat de Pompée, pour y être massacrés par
les belluaires ou déchirés par leurs congénères. C’est Pline qui affirme
le fait: on doit le croire.

Les lions africains sont les seuls connus, car c’est seulement sur le
sol torride de cette partie du monde que naissent et grandissent les
rois des animaux. Les voyageurs dans l’Afrique australe ont publié de
nombreuses descriptions de leurs chasses aux lions. Anderson, Gordon
Cumming, Jules Gérard, Bombonnel, Chassaing, Chéret, Livingstone ont
tous été les héros de ces chasses excentriques qui demandent de l’audace
et encore de l’audace. Les récits de ces «entreprises aventureuses» ont
été publiés dans des volumes qui, à eux seuls, forment des
bibliothèques. Je ne raconterai pas ce que l’on peut trouver dans les
livres de ces voyageurs émérites. Je crois plus opportun de donner ici
de l’inédit et je trouve cet élément de succès dans la correspondance
d’un de mes amis--un héros inconnu--qui a voyagé dans l’Afrique australe
et a rapporté de ces excursions lointaines des documents à l’aide
desquels on peut intéresser le public le plus blasé.

«La première fois que le rugissement du lion frappa mon oreille, je fus
saisi d’une terreur insurmontable. J’étais couché sous ma tente de
voyage et je me levai d’un bond pour mieux écouter au dehors.

»Je ne m’étais pas trompé: c’était bien le cri rauque du roi des
animaux. Le quadrupède ne devait pas être à plus d’un mille de notre
campement. Je compris que le carnassier avait senti les émanations de
nos chevaux et des bœufs destinés à traîner les chariots sur lesquels se
trouvait notre bagage. Il fallait se mettre en état de défense, et
j’ordonnai à mon guide boschiman de prendre les précautions nécessaires.
Il se hâta de faire resserrer le cercle formé par les véhicules, au
centre desquels il ramena les moutons et les bêtes de trait. Cela fait,
nous attendîmes, perchés sur les chariots, l’approche du ou des
carnassiers, car il nous semblait que les ennemis de notre repos étaient
en nombre.

»Les rugissements léonins se rapprochèrent de plus en plus; à un moment
donné, cependant, le silence se fit. C’était une menace imminente: le
danger était devant nous. Mais où le voir, où le deviner? La nuit était
obscure, quoique parfois la lune se montrât à travers les nuages.
Pendant une de ces «éclaircies,» un natif placé près de moi pour me
passer mes armes de chasse et les charger au besoin me poussa le coude
et me dit dans son langage:

»--Là! derrière cet arbre touffu, à droite, il est là. C’est un _mangeur
d’hommes_.»

»Je regardai: en effet, un énorme lion, rampant à travers les jungles,
s’avançait dans notre direction. Un rugissement épouvantable retentit de
nouveau, qui me fit frémir de la tête aux pieds.

»Je distinguai aussitôt les cris de deux de mes Boschimen, et un instant
après l’un d’eux, nommé Raft, arriva en courant près de moi, sans
pouvoir prononcer une parole, tant sa terreur était grande. Ses yeux
sortaient de leurs orbites. Enfin il s’écria:

»--Le lion! le lion! Il a emporté Tato et l’a enlevé près du feu, à mes
côtés. J’ai frappé à la tête le terrible animal avec un tison enflammé,
mais il n’a pas voulu lâcher sa proie. Tato est mort! Grand Dieu! Tato
est bien mort! Courons à la recherche de son cadavre.»

«En entendant ces paroles, tous mes hommes se ruèrent vers le feu et
s’emparèrent de brandons enflammés.

»Je ne pus m’empêcher d’exprimer ma colère en les voyant agir de la
sorte, et je leur dis que le lion ferait d’autres victimes s’ils ne se
tenaient pas tranquilles. Ne fallait-il pas prendre des mesures de
prudence? Ils comprirent ce raisonnement et se rangèrent autour de moi
pour écouter mes conseils.

»Je fis d’abord lâcher mes chiens, qui tiraient sur leurs chaînes et
voulaient s’élancer hors du campement; mais ceux-ci, au lieu de se jeter
à droite, vers l’endroit où s’était réfugié le lion assassin, se
précipitèrent à gauche, sur une autre piste.

»Nous entendions les chiens aboyer avec force, tandis que, de temps à
autre, les rugissements de l’animal frappaient nos oreilles. Parfois le
lion s’élançait vers eux et les _hounds_ revenaient vers nos chariots.

»Cela dura jusqu’au jour. Dès que le crépuscule nous permit de voir à
quelques pas devant nous, tous les Boschimen armés de fusils
s’avancèrent par mes ordres à droite, à quatre mètres de distance les
uns des autres. Je m’étais placé au milieu et je formais la pointe du
triangle.

»Nous parvînmes ainsi près d’un ravin où le lion avait traîné
l’infortuné Tato. L’un de mes hommes avait trouvé la jambe de ce brave
camarade, coupée au-dessus du genou. Le soulier était encore au pied.
L’herbe et le buisson étaient couverts de sang et les fragments des
habits de Tato épars çà et là.

»Le lion avait traîné le cadavre de notre compagnon à environ six cents
mètres de notre camp, le long du courant d’eau, au milieu d’un taillis
de roseaux et d’arbres morts emportés par les inondations.

»A des foulées nombreuses, je compris que le carnassier n’était pas loin
de nous. Les chiens débouchés s’élancèrent en avant et nous les
suivîmes, le doigt sur la détente de nos carabines.

»Tout à coup nous nous trouvâmes au milieu d’une sorte de clairière à
l’extrémité de laquelle, adossé contre l’angle d’une souche déracinée,
était un énorme lion tenant sous une de ses pattes les restes informes
du malheureux Tato et frappant ses flancs avec sa queue, dans le
paroxysme de la fureur,--_quærens quem devoret_.

»En apercevant l’animal féroce, mon sang bouillonnait de rage, mes dents
claquaient, mais j’étais cependant maître de moi. Je me sentais prêt à
répondre à l’attaque du carnassier s’il s’élançait sur moi.

»--Tu vas mourir, mon vieux lion!» lui disais-je _in petto_.

»Et j’épaulai l’animal.

»Une seconde après, j’avais fait feu et une balle traversait l’épaule du
meurtrier de Tato.

»Il tomba sous le coup, puis se releva. Je l’achevai en lui logeant une
seconde balle en plein crâne.

»Lorsque nous pûmes prudemment approcher de ce splendide animal, nous
reculâmes d’horreur. Le ventre du pauvre Tato était ouvert et ses
entrailles sortaient toutes sanglantes. La tête détachée du tronc gisait
à trois pas du corps: le bras droit était dévoré et l’épaule déchiquetée
comme avec un râteau.

»Le lion fut dépouillé par mes Boschimen, et sa peau fut emportée au
campement, tandis que les amis de Tato creusaient une fosse pour l’y
enterrer. Au milieu du deuil que causa la mort du serviteur fidèle, on
éprouva cependant la joie de voir sa fin terrible vengée par le chef
blanc, et tous les Boschimen me baisèrent la main en signe de respect.»

Ce récit émouvant n’est pas le seul que nous puissions raconter à nos
lecteurs.

»Un jour, raconte le même auteur, un homme de ma suite revenait d’un
_kraal_ voisin de mon campement; il s’éloigna un peu du sentier battu
pour tuer à l’affût, près d’une source, un _springbock_, si faire se
pouvait. Quand il parvint à cet endroit, le soleil était déjà
très-élevé. Ne voyant pas de gibier, le nègre alla poser son fusil près
d’une roche et, après s’être désaltéré, alluma sa pipe et finit par
fermer les yeux. Lorsqu’il se réveilla, quelle ne fut pas sa terreur en
voyant un énorme lion couché à trois pas de lui et le regardant
fixement!

»L’épouvante avait glacé la voix du chasseur: il respirait à peine, et
quand il recouvra sa présence d’esprit il songea à ressaisir son arme
afin de tirer sur le roi des animaux. Le lion avait surpris ce mouvement
et avait poussé un rugissement terrible. Le nègre fit encore un ou deux
essais, mais le fusil se trouvait hors de sa portée; il dut renoncer à
s’en emparer, car le félin ouvrait démesurément sa gueule chaque fois
que l’homme remuait la main. La journée s’écoula de cette façon. La nuit
vint. Le lion n’avait pas bougé de place et les heures s’écoulèrent dans
cet horrible supplice moral.

»Vers midi, le Hottentot vit le lion se lever tranquillement et, le cou
tourné de son côté, se rendre à la source pour s’y désaltérer.

»A ce moment suprême, une bande de cavaliers boschimen parut à
l’horizon: le lion entendit le bruit que produisaient les pas des
chevaux et crut prudent de se jeter dans un fourré qu’il traversa
rapidement pour pénétrer dans le forêt.

»Le Hottentot était sauvé, mais ses cheveux crépus avaient blanchi dans
l’espace de vingt-quatre heures.»

Je terminerai cet article par un fait qui m’a été raconté par le
commandant Garnier.

Un Arabe des environs de Guelma apprit un matin qu’un grand vieux lion à
crinière noire s’était montré dans les environs de son douar. On avait
construit des fosses dans lesquelles le vieux carnassier ne voulait pas
se laisser prendre, et il décimait chaque nuit le bétail du canton.
L’Arabe quitta un jour la battue qui s’opérait dans la montagne et alla
se poster près d’un ravin. A peine avait-il fait deux cents pas qu’il se
trouva face à face avec le lion. Au moment où il armait son fusil, son
arme fut tordue, il fut jeté sur le dos, les deux épaules entre les
griffes du lion, qui le regardait fixement; c’en était fait de lui sans
un de ses camarades, nommé Ahmed-Zim, qui avait vu ce qui se passait.
Sans prendre son fusil, sans même songer aux pistolets qu’il portait à
sa ceinture, n’écoutant que son amitié pour son compagnon, il vola à son
secours et sauta intrépidement sur le lion, le yatagan au poing. Il
frappait d’estoc et de taille, et ceux qui accouraient vers le lieu du
combat n’osaient pas se servir de leurs armes, de peur de tuer leur
courageux ami. Un d’eux cependant, plus hardi que les autres, parvint à
fracasser la tête du lion d’un coup de pistolet tiré dans l’oreille à
bout portant.

Le lion abattu pesait deux cent cinquante kilos. Sa peau était
déchiquetée en lanières et le sang en ruisselait de toutes parts.

Ahmed-Zim n’avait reçu aucune blessure, mais son ami avait le bras et
les épaules affreusement déchirés.


FIN.



TABLE


  M. Caillié et son voyage.      5
  Départ.                       26
  Cambaya.                      42
  Kankan.                       59
  Timé.                         78
  Jenné.                        90
  Navigation sur le Niger.     101
  Tombouctou.                  107
  Le Désert.                   119
  El-Harib.                    143
  Fez et Méquinaz.             149
  Tanger.                      154
  Retour.                      136

  La chasse aux lions.         168


FIN DE LA TABLE.


Limoges.--Impr. EUGÈNE ARDANT et Cie.



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