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Title: Histoire du Consulat et de l'Empire (17/20) - faisant suite à l''Histoire de la Révolution Française'
Author: Thiers, Adolphe
Language: French
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L'EMPIRE (17/20) ***



HISTOIRE DU CONSULAT

ET DE L'EMPIRE


TOME XVII



L'auteur déclare réserver ses droits à l'égard de la traduction en
Langues étrangères, notamment pour les Langues Allemande, Anglaise,
Espagnole et Italienne.

Ce volume a été déposé au Ministère de l'Intérieur (Direction de la
Librairie) le 15 mars 1860.


PARIS. IMPRIMÉ PAR HENRI PLON, RUE GARANCIÈRE, 8.



HISTOIRE DU CONSULAT

ET DE L'EMPIRE



FAISANT SUITE

À L'HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE



PAR M. A. THIERS



TOME DIX-SEPTIÈME



  PARIS
  PAULIN, LHEUREUX ET Cie, LIBRAIRES-ÉDITEURS
  60, RUE RICHELIEU
  1860



HISTOIRE DU CONSULAT

ET DE L'EMPIRE.



LIVRE CINQUANTE ET UNIÈME.

L'INVASION.

     Désorganisation de l'armée française à son arrivée sur le
     Rhin. -- Détresse de nos troupes en Italie et en Espagne. --
     Opérations du prince Eugène dans le Frioul pendant l'automne de
     1813, et sa retraite sur l'Adige. -- Opérations du maréchal Soult
     en Navarre, et ses efforts infructueux pour sauver
     Saint-Sébastien et Pampelune. -- Retraite de ce maréchal sur la
     Nive et l'Adour. -- Retraite du maréchal Suchet sur la Catalogne.
     -- Déplorable situation de la France, où tout avait été disposé
     pour la conquête et rien pour la défense. -- Soulèvement des
     esprits contre Napoléon parce qu'il n'avait point conclu la paix
     après les victoires de Lutzen et de Bautzen. -- Les coalisés
     ignorent cette situation. -- Effrayés à la seule idée de franchir
     le Rhin, ils songent à faire à Napoléon de nouvelles propositions
     de paix. -- Les plus disposés à transiger sont l'empereur
     François et M. de Metternich. -- Causes de leur disposition
     pacifique. -- M. de Saint-Aignan, ministre de France à Weimar, se
     trouvant en ce moment à Francfort, est chargé de se rendre à
     Paris, et d'offrir la paix à Napoléon sur la base des frontières
     naturelles de la France. -- Départ immédiat de M. de Saint-Aignan
     pour Paris. -- Accueil qu'il reçoit. -- Craignant de s'affaiblir
     par trop d'empressement à accepter les propositions de Francfort,
     Napoléon admet la réunion d'un congrès à Manheim, sans
     s'expliquer sur les bases de pacification proposées. -- Premières
     occupations de Napoléon dès son retour à Paris. -- Irritation du
     public contre M. de Bassano accusé d'avoir encouragé la politique
     de la guerre. -- Son remplacement par M. de Caulaincourt. --
     Quelques autres changements moins importants dans le personnel
     administratif. -- Levée de 600 mille hommes, et résolution
     d'ajouter des centimes additionnels à toutes les contributions.
     -- Convocation immédiate du Sénat pour lui soumettre les levées
     d'hommes et d'impôts ordonnées par simple décret. -- Emploi que
     Napoléon se propose de faire des ressources mises à sa
     disposition. -- Il espère, si la coalition lui laisse l'hiver
     pour se préparer, pouvoir la rejeter au delà du Rhin. -- Ses
     mesures pour conserver la Hollande et l'Italie. -- Négociation
     secrète avec Ferdinand VII, et offre de lui rendre la liberté et
     le trône, à condition qu'il fera cesser la guerre, et refusera
     aux Anglais le territoire espagnol. -- Traité de Valençay. --
     Envoi du duc de San-Carlos pour faire agréer ce traité aux
     Espagnols. -- Conduite de Murat. -- Son abattement bientôt suivi
     de l'ambition de devenir roi d'Italie. -- Ses doubles menées à
     Vienne et à Paris. -- Il demande à Napoléon de lui abandonner
     l'Italie. -- Napoléon indigné veut d'abord lui exprimer les
     sentiments qu'il éprouve, et puis se borne à ne pas répondre. --
     Pendant que Napoléon s'occupe de ses préparatifs, M. de
     Metternich peu satisfait de la réponse évasive faite aux
     propositions de Francfort, demande qu'on s'explique formellement
     à leur sujet. -- Napoléon se décide enfin à les accepter, consent
     à négocier sur la base des frontières naturelles, et réitère
     l'offre d'un congrès à Manheim. -- Malheureusement pendant le
     mois qu'on a perdu tout a changé de face dans les conseils de la
     coalition. -- État intérieur de la coalition. -- Un parti
     violent, à la tête duquel se trouvent les Prussiens, voudrait
     qu'on poussât la guerre à outrance, qu'on détrônât Napoléon, et
     qu'on réduisit la France à ses frontières de 1790. -- Ce parti
     désapprouve hautement les propositions de Francfort. -- Alexandre
     flatte tous les partis pour les dominer. -- L'Angleterre
     appuierait l'Autriche dans ses vues pacifiques, si un événement
     récent ne la portait à continuer la guerre. -- En effet à
     l'approche des armées coalisées la Hollande s'est soulevée, et la
     Belgique menace de suivre cet exemple. -- L'espérance d'ôter
     Anvers à la France décide dès lors l'Angleterre pour la
     continuation de la guerre, et pour le passage immédiat du Rhin.
     -- L'Autriche, de son côté, entraînée par l'espérance de
     recouvrer l'Italie, finit par adhérer aux vues de l'Angleterre et
     par consentir à la continuation de la guerre. -- On renonce aux
     propositions de Francfort, et on répond à M. de Caulaincourt
     qu'on communiquera aux puissances alliées son acceptation tardive
     des bases proposées, mais on évite de s'expliquer sur la
     continuation des hostilités. -- Forces dont disposent les
     puissances pour le cas d'une reprise immédiate des opérations. --
     Elles ont pour les premiers mouvements 220 mille hommes, qu'au
     printemps elles doivent porter à 600 mille. -- Elles se flattent
     que Napoléon n'en aura pas actuellement 100 mille à leur
     opposer. -- Plans divers pour le passage du Rhin. -- Les
     Prussiens veulent marcher directement sur Metz et Paris; les
     Autrichiens au contraire songent à remonter vers la Suisse, pour
     opérer une contre-révolution dans cette contrée, et isoler
     l'Italie de la France. -- Le plan des Autrichiens prévaut. --
     Passage du Rhin à Bâle le 21 décembre 1813, et révolution en
     Suisse. -- Abolition de l'acte de médiation. -- Vains efforts de
     l'empereur Alexandre en faveur de la Suisse. -- Marche de la
     coalition vers l'est de la France. -- Arrivée de la grande armée
     coalisée à Langres, et du maréchal Blucher à Nancy. -- Napoléon
     surpris par cette brusque invasion ne peut plus songer aux vastes
     préparatifs qu'il avait d'abord projetés, et se trouve presque
     réduit aux forces qui lui restaient à la fin de 1813. -- Il
     reploie sur Paris les dépôts des régiments, et y fait verser à la
     hâte les conscrits tirés du centre et de l'ouest de la France. --
     Il crée à Paris des ateliers extraordinaires pour l'équipement
     des nouvelles recrues, et forme de ces recrues des divisions de
     réserve et des divisions de jeune garde. -- Napoléon prescrit aux
     maréchaux Suchet et Soult de lui envoyer chacun un détachement de
     leur armée, et dirige celui du maréchal Suchet sur Lyon, celui du
     maréchal Soult sur Paris. -- Napoléon envoie d'abord la vieille
     garde sous Mortier à Langres, la jeune sous Ney à Épinal, puis
     ordonne aux maréchaux Victor, Marmont, Macdonald, de se replier
     avec les débris des armées d'Allemagne sur les maréchaux Ney et
     Mortier dans les environs de Châlons, où il se propose de les
     rejoindre avec les troupes organisées à Paris. -- Avant de
     quitter la capitale, Napoléon assemble le Corps législatif. --
     Communications au Sénat et au Corps législatif. -- État d'esprit
     de ces deux assemblées. -- Désir du Corps législatif de savoir ce
     qui s'est passé dans les dernières négociations. --
     Communications faites à ce corps. -- Rapport de M. Laine sur ces
     communications. -- Ajournement du Corps législatif. -- Violents
     reproches adressés par Napoléon aux membres de cette assemblée.
     -- Tentative pour reprendre les négociations de Francfort. --
     Envoi de M. de Caulaincourt aux avant-postes des armées
     coalisées. -- Réponse évasive de M. de Metternich, qui sans
     s'expliquer sur la reprise des négociations, déclare qu'on attend
     lord Castlereagh actuellement en route pour le quartier général
     des alliés. -- Dernières mesures de Napoléon en quittant Paris.
     -- Ses adieux à sa femme et à son fils qu'il ne devait plus
     revoir.


[Date en marge: Nov. 1813.]

[En marge: État des armées françaises à leur retour sur le Rhin après
la campagne de 1813.]

Napoléon venait de ramener l'armée française sur le Rhin, dans l'état
le plus déplorable. La garde de 40 mille hommes était réduite à 10
mille. Les corps d'Oudinot (le 12e), de Reynier (le 7e), d'Augereau
(le 16e), de Bertrand (le 4e), successivement réunis en un seul sous
le général Morand, ne présentaient pas 12 mille combattants le jour de
leur entrée à Mayence qu'ils étaient chargés de défendre. Les corps de
Marmont et de Ney (les 6e et 3e), destinés sous le maréchal Marmont à
garder le Rhin de Manheim à Coblentz, ne comptaient pas 8 mille hommes
sous les armes. Le 2e sous Victor avait tout au plus 5 mille soldats
pour couvrir le haut Rhin de Strasbourg à Bâle. Les corps de Macdonald
et de Lauriston (11e et 5e), réunis sous le maréchal Macdonald et
dirigés sur le bas Rhin, n'avaient pas 9 mille hommes valides pour
disputer le cours de ce grand fleuve de Coblentz à Arnheim. La
cavalerie française formée en quatre corps, mal montée ou à pied,
n'aurait pas pu présenter 10 mille cavaliers en état de combattre. Les
Polonais réduits presque à rien avaient été envoyés à Sedan où
résidait leur dépôt, pour essayer de s'y reformer. Enfin une masse de
traînards sans armes, sans vêtements, portant avec eux les germes du
typhus, qu'ils communiquaient à tous les pays où ils s'arrêtaient,
repassaient la frontière en petites bandes. C'était presque une
seconde retraite de Russie, avec cette différence qu'il restait
environ 60 mille combattants sous les armes, et qu'au lieu de nous
retirer sur l'Allemagne exaspérée, nous nous relirions sur la France,
où nous trouvions enfin la patrie, mais la patrie épuisée et désolée.
Le désastre de Moscou avait pu en effet ne paraître qu'un accident,
grand comme notre destinée, mais la campagne de 1813 succédant à celle
de 1812, attestait l'abandon définitif de la fortune, et la ruine
d'un système qui avait contre lui l'intérêt autant que le bon sens
des nations civilisées, et que le génie le plus vaste ne suffisait
plus à soutenir contre la force des choses.

[En marge: Situation de nos troupes en Italie et en Espagne.]

Si telle était la situation là où Napoléon avait commandé, elle
n'était guère plus satisfaisante ailleurs, et ses lieutenants, soit en
Italie, soit en Espagne, n'avaient pas été beaucoup plus heureux que
lui.

[En marge: Efforts du prince Eugène pour défendre l'Italie, et sa
retraite sur l'Adige.]

Le prince Eugène, chargé de défendre les Alpes Juliennes, était
parvenu en puisant dans les vieux cadres de l'armée d'Italie, et en
les recrutant avec les conscrits du Piémont, de la Toscane, de la
Provence, du Dauphiné, à se procurer 50 mille soldats au lieu de 80
mille qu'il avait ordre de réunir. Il en avait formé six divisions
d'infanterie, et une de cavalerie, jeunes en soldats, mais vieilles en
officiers, et avec leur secours il avait essayé de garder la Drave et
la Save de Willach à Laybach, couvrant le Tyrol par sa gauche, la
Carniole par sa droite. (Voir la carte nº 31.) Après s'être maintenu
pendant les mois d'août, de septembre et d'octobre sur cette ligne si
étendue, attendant toujours les Napolitains qui n'arrivaient pas, il
avait vu les Autrichiens se présenter en masse aux débouchés de la
Carinthie, son armée s'amoindrir par la désertion des Croates et des
Italiens, et il s'était successivement replié d'abord sur l'Isonzo,
puis sur le Tagliamento. La défection de la Bavière ouvrant tous les
passages du Tyrol sur sa gauche, avait rendu sa position encore plus
difficile, et dans le désir de couvrir à la fois Vérone et Trieste, il
avait partagé son armée en deux corps. Il avait envoyé le général
Grenier sur Bassano avec 15 mille hommes, tandis qu'avec 20 mille il
tâchait, en manoeuvrant entre le Tagliamento et la Piave, de couvrir
le Frioul et Venise. C'était l'étude des campagnes du général
Bonaparte qui lui avait inspiré l'idée d'envoyer le général Grenier
dans la vallée de Bassano, car en remontant cette vallée, ce général
pouvait se jeter dans le flanc des Autrichiens, tandis que le général
Giflenga essayait avec quelques mille hommes de les contenir de front
entre Trente et Roveredo. Mais il ne suffit pas d'emprunter leurs
idées aux grands capitaines, il faudrait aussi leur emprunter la
précision et l'énergie de l'exécution; or le général Grenier tâtonnant
sans cesse, avait perdu un temps précieux, et le prince Eugène qui
disposait tout au plus de 20 mille hommes pour résister à la colonne
des Autrichiens venant de Laybach, avait craint d'être rejeté sur
l'Adige, c'est-à-dire en arrière de l'ouverture de la vallée de
Bassano, ce qui l'eût séparé du général Grenier. Il avait donc rappelé
celui-ci, pour se retirer définitivement sur Vérone. Il avait ainsi
abandonné aux Autrichiens la Carniole, le Frioul, le Tyrol italien, et
gardé seulement les places, c'est-à-dire Osopo, Palma-Nova, Venise. La
nécessité de laisser quelques garnisons dans ces importantes
forteresses et la désertion l'avaient réduit à 36 mille hommes de
troupes actives, tandis que les généraux ennemis, Hiller et
Bellegarde, en comptaient 60 mille, indépendamment des insurgés
tyroliens.

[En marge: Retiré sur l'Adige, le prince Eugène parvient à s'y
maintenir.]

Une fois concentré sur l'Adige, le prince Eugène reprenant confiance,
et se jetant sur les Autrichiens, tantôt à gauche vers Roveredo,
tantôt devant lui vers Caldiero, leur avait tué ou pris sept ou huit
mille hommes en divers combats. Il était parvenu ainsi à se faire
respecter; mais ayant derrière lui l'Italie que les souffrances de la
guerre avaient détachée de nous, que les prêtres et les Anglais
excitaient à la révolte, et que Murat ne cherchait point à nous
ramener, il était douteux qu'il réussît à se soutenir. Il ne pouvait
répondre que de sa fidélité, et de la sienne, hélas, toute seule! La
désolante nouvelle de Leipzig avait consterné et fortement ébranlé les
cours d'Italie, quoiqu'elles fussent toutes d'origine française. Quant
au prince Eugène, époux, comme on sait, d'une princesse bavaroise, son
beau-père lui avait envoyé un officier pour l'informer des motifs
impérieux qui avaient détaché la Bavière de la France, et pour lui
proposer au nom de la coalition une principauté en Italie, s'il
consentait à abandonner la cause de Napoléon. Le prince Eugène plein
de douleur en songeant à sa femme et à ses enfants qu'il aimait, et
qu'il craignait de voir bientôt privés de tout patrimoine, avait
répondu que devant sa fortune à Napoléon, il ne pouvait se séparer de
lui, et que réduit peut-être avant peu à chercher un asile à Munich,
il était certain que le roi de Bavière aimerait mieux y recevoir un
gendre sans couronne qu'un gendre sans honneur! Le prince Eugène après
cette honorable réponse s'était borné à communiquer à Napoléon le
récit exact de cette entrevue.

[En marge: Noble fidélité de ce prince.]

[En marge: Arrivée du maréchal Soult sur la frontière d'Espagne comme
lieutenant de l'Empereur.]

[En marge: Organisation en une seule armée des diverses troupes
revenues d'Espagne.]

[En marge: Esprit des soldats qui avaient fait la guerre d'Espagne.]

La fin de l'année 1813 avait été plus triste encore en Espagne qu'en
Italie. On se souvient que Napoléon, à la suite de la bataille de
Vittoria, profondément irrité contre son frère Joseph et contre le
maréchal Jourdan, avait chargé le maréchal Soult d'aller rétablir nos
affaires en Espagne, et lui avait conféré, pour rendre son autorité
plus imposante, la qualité de lieutenant de l'Empereur. Le maréchal
Soult, dont on se rappelle sans doute les démêlés avec le roi Joseph,
revenant avec le pouvoir de faire arrêter ce prince s'il résistait,
avait éprouvé une satisfaction d'orgueil que, malheureusement pour nos
armes, il devait prochainement expier. Dans un ordre du jour offensant
pour Joseph et pour le maréchal Jourdan, il avait imputé nos
infortunes en Espagne non pas aux circonstances, mais à l'incapacité
et à la lâcheté de ceux qui l'avaient précédé dans le commandement, ne
prévoyant pas qu'il s'ôtait ainsi toute excuse pour ce qui devait
bientôt lui arriver. Sur-le-champ il était entré en fonction, et
s'était occupé de réorganiser l'armée. Au lieu de la laisser partagée
en armées d'Andalousie, du centre, du Portugal et du Nord, ce qui
présentait de graves inconvénients, il l'avait formée en simples
divisions, à la tête desquelles il avait placé de très-bons
divisionnaires, qui étaient nombreux dans cette armée dont la forte
constitution avait résisté à tous les revers. Après l'avoir distribuée
en dix divisions, dont une de réserve, il avait confié la droite au
général Reille, le centre au général comte d'Erlon, la gauche au
général Clausel. Ce dernier, après la bataille de Vittoria, ayant
réussi par un miracle de courage et de présence d'esprit à gagner
Saragosse, était rentré en France par Jaca, et venait de rejoindre le
maréchal Soult avec 15 mille hommes. Ce mouvement avait, il est vrai,
l'inconvénient de découvrir Saragosse, mais il avait l'avantage de
concentrer nos forces contre les Anglais, qui étaient nos ennemis les
plus redoutables en Espagne, et il était permis d'en espérer quelque
résultat si ces forces, très-considérables encore, étaient bien
employées. L'armée, sous le rapport des qualités militaires, n'avait
pas d'égale, surtout depuis les pertes que nous avions faites en
Russie et en Allemagne. C'étaient les plus braves soldats, les plus
aguerris, les plus rompus à la fatigue qu'il y eût alors en Europe.
Mais en même temps ils étaient, comme nous l'avons déjà dit, dépités,
dégoûtés de se voir depuis six ans sacrifiés non-seulement à une
entreprise funeste, mais à l'incapacité et à la rivalité de leurs
chefs. Avec une confiance immense en eux-mêmes, ils n'en avaient
aucune dans leurs généraux, excepté toutefois les généraux Reille et
Clausel, et ils ne s'attendaient qu'à être battus. Ce défaut de
confiance dans ceux qui les commandaient avait achevé de détruire
parmi eux la discipline déjà fort ébranlée par la misère. Habitués à
n'être jamais nourris, à vivre uniquement de ce qu'ils arrachaient à
une population qu'ils haïssaient et dont ils étaient haïs, ils se
regardaient comme les maîtres de tout ce qui était sous leur main, et,
même rentrés en France, il n'était pas probable qu'on changeât
beaucoup leur manière de penser, si on ne changeait pas leur manière
de vivre. Déguenillés, hâlés par le soleil, irrités, arrogants, ayant
à leur tête des officiers encore plus à plaindre qu'eux, et qui
n'osaient pas montrer leurs vêtements en lambeaux, ils présentaient le
spectacle le plus navrant, celui de braves soldats aux prises avec le
vice et la misère. Un grand général qui aurait su s'emparer d'eux, et
qui les aurait reconduits à la victoire, en eût fait la première armée
du monde.

[En marge: Armée anglaise; sa composition et sa force.]

Napoléon, de peur de désorganiser les seules provinces où la guerre
d'Espagne n'eût pas été désastreuse, n'avait pas voulu retirer le
maréchal Suchet de l'Aragon, et par le motif que nous avons déjà
indiqué il avait choisi le maréchal Soult. Ce maréchal, qui avait une
grande renommée, moindre toutefois en Espagne où il avait servi
qu'ailleurs, n'était pas accueilli de l'armée avec une entière
confiance. Cependant il pouvait beaucoup réparer. Il avait affaire à
un redoutable ennemi, nous voulons dire à l'armée anglo-portugaise,
comptant 45 mille Anglais et 15 mille Portugais enorgueillis de leurs
victoires, plus 30 ou 40 mille Espagnols, les meilleurs soldats de
l'Espagne. Il était certainement possible avec 70 mille Français de
tenir tête à cette armée, plus nombreuse que la nôtre, mais inférieure
en qualité, les Anglais exceptés.

[En marge: Position prise par lord Wellington à la fin de 1813.]

[En marge: Siéges de Saint-Sébastien et de Pampelune.]

Lord Wellington, même après la bataille de Vittoria, hésitait à
pénétrer en France: aussi essayait-il d'assiéger Saint-Sébastien et
Pampelune, bien plus pour se donner un prétexte de temporiser que pour
se procurer ces deux postes, qui valaient au surplus la peine d'un
siége. Pour protéger cette double entreprise contre les retours
offensifs des Français, il avait distribué son armée assez habilement,
et surmonté autant que possible la difficulté des lieux.
Saint-Sébastien, comme on le sait, est situé au bord de la mer,
presque à l'embouchure de la Bidassoa, et à l'extrémité de la vallée
de Bastan; Pampelune, au contraire, capitale de la Navarre, est sur le
revers de cette vallée, et dans le bassin de l'Èbre. (Voir la carte nº
43.) Lord Wellington avait chargé du siége de Saint-Sébastien l'armée
espagnole de Freyre, aidée d'une division portugaise et de deux
divisions anglaises. Ces troupes étaient naturellement près de la mer,
à l'extrémité de la vallée de Bastan. Il avait aux environs de
Saint-Estevan, au centre même de la vallée de Bastan, trois divisions
anglaises prêtes à descendre sur Saint-Sébastien, ou à remonter la
vallée, pour se jeter en Navarre au secours de trois autres divisions
anglaises qui couvraient le siége de Pampelune, confié aux troupes
espagnoles du général Morillo. Avec une pareille distribution de ses
forces, le général anglais croyait être en mesure de faire face aux
événements quels qu'ils fussent. Attaqué cependant avec promptitude et
secret, il n'est pas certain qu'il eût pu parer à tout. Aussi
n'était-il pas sans inquiétude, et se gardait-il avec une extrême
vigilance.

[En marge: Position occupée par l'armée française.]

L'armée française était échelonnée dans la vallée de
Saint-Jean-Pied-de-Port, laquelle sert de bassin à la Nive, et court
vers la mer presque parallèlement à la vallée de Bastan.
Saint-Jean-Pied-de-Port, qui ferme le fameux défilé de Roncevaux, est
la place importante du bassin supérieur de la Nive, comme Bayonne,
située au confluent de la Nive et de l'Adour, en est le point
principal vers la mer. On pouvait avec des chances à peu près égales
déboucher de cette vallée, pour se jeter soit sur la colonne qui
assiégeait Saint-Sébastien, soit sur celle qui assiégeait Pampelune, à
condition toutefois de s'y prendre de manière à prévenir la
concentration des forces ennemies. Il y avait quelques raisons de plus
en faveur d'une attaque vers Saint-Sébastien. D'abord Saint-Sébastien
était plus vivement pressé, ensuite le chemin pour s'y rendre était
plus court et meilleur, car il suffisait d'y courir directement par
Yrun, tandis que pour se porter sur Pampelune il fallait remonter
toute la vallée de Saint-Jean-Pied-de-Port, et traverser le défilé de
Roncevaux. On pouvait, du reste, adopter l'un ou l'autre plan, mais il
fallait dans tous les cas agir avec beaucoup de précision et de
célérité, si on voulait réussir et éloigner ainsi du territoire
français l'ennemi prêt à y pénétrer.

[En marge: Combats inutiles et sanglants pour dégager Pampelune.]

Le 24 juillet le maréchal Soult s'était mis en marche à la tête de
presque toute son armée, laissant le général Villatte avec la division
de réserve en avant de Bayonne, et emmenant environ quatre-vingts
bouches à feu qu'on avait tirées de l'arsenal de Bayonne, et attelées
au moyen des chevaux sauvés du désastre de Vittoria. Le 25 il avait
débouché dans la haute vallée de Bastan avec le corps du général
d'Erlon, et dans la vallée de Roncevaux avec les corps des généraux
Reille et Clausel. Ceux-ci n'avaient pas eu de peine à refouler sur
Pampelune la division portugaise et les deux divisions anglaises qui
gardaient l'entrée de la Navarre. Mais le comte d'Erlon, pour
pénétrer dans le Bastan, avait eu beaucoup de peine à forcer le col de
Moya contre le général Hill. Il en était venu à bout toutefois, avec
une perte de 2 mille hommes pour lui, et de 3 mille pour l'ennemi.
Tout aurait été au mieux si le lendemain 26 le comte d'Erlon avait pu
être subitement ramené vers notre extrême droite pour rejoindre les
généraux Reille et Clausel. Mais il avait fallu perdre la journée du
26 à le rallier, ce qui prouvait qu'on avait commis une faute en ne
débouchant pas tous ensemble par le val de Roncevaux, pour tomber
brusquement sur les divisions anglaises éparpillées à l'entrée de la
Navarre. Lorsque le 27 au matin le comte d'Erlon était venu rejoindre
sur notre droite les généraux Clausel et Reille, les Anglais étaient
déjà dans une forte position en avant de Pampelune, au nombre de
quatre divisions, dont deux anglaises, une portugaise, une espagnole,
et dans un de ces sites où il nous avait toujours été peu avantageux
de les attaquer. De plus ils allaient être rejoints par deux divisions
accourant à marches forcées de la vallée de Bastan. En effet lord
Wellington, averti de notre approche dans la nuit du 25, avait utilisé
la journée du 26 que nous avions perdue, et avait reporté ses forces
du Bastan en Navarre. En attendant que toutes ses divisions fussent
réunies, il en avait quatre parfaitement en mesure de se défendre. Le
général Clausel, dont le coup d'oeil égalait l'énergie, n'était pas
d'avis d'aborder de front la position des Anglais, mais de la tourner
en se portant sur Pampelune. Le maréchal Soult n'ayant point partagé
cette opinion, on avait attaqué presque de front un site formidable,
et il nous était arrivé comme à Vimeiro, à Talavera, à l'Albuera, à
Salamanque, de tuer beaucoup de monde à l'ennemi, d'en perdre presque
autant, et de rester au pied de ses positions sans les avoir
emportées. Le 28 juillet le combat avait recommencé, mais sans plus de
succès, car les Anglais n'avaient fait que se renforcer dans
l'intervalle, et le 29 il avait fallu repasser de Navarre en France,
après avoir perdu de 10 à 11 mille hommes, et en avoir tué ou blessé
plus de 12 mille à l'ennemi dans l'espace de quatre jours. Mais les
pertes étaient bien plus sensibles pour nous que pour lord Wellington,
vu que nous étions au terme de nos ressources, et qu'il était loin
d'avoir atteint le terme des siennes. Les troupes s'étaient montrées
plus braves que jamais, et si elles n'avaient pas réussi, elles
étaient peu déçues dans leurs espérances, car depuis longtemps elles
n'attendaient plus rien ni de l'habileté de leurs chefs, ni des
faveurs de la fortune. Revenues bientôt à leur indiscipline, à leur
mépris des généraux, elles s'étaient en partie débandées pour vivre
aux dépens des paysans français. Aussi la désertion avait-elle
promptement égalisé nos pertes et celles de l'ennemi, et chacune des
deux armées comptait treize ou quatorze mille hommes de moins dans ses
rangs. Malheureusement le trouble apporté aux deux siéges avait été de
peu de durée, et lord Wellington se bornant désormais à investir
Pampelune, avait tourné ses principaux efforts vers Saint-Sébastien,
où le général français Rey soutenait avec 2,500 hommes un siége
mémorable. Trois fois en effet il avait rejeté les Anglais au pied de
la brèche après leur avoir fait essuyer des pertes énormes.

[En marge: Efforts infructueux pour secourir Saint-Sébastien.]

[En marge: Reddition de cette place après la plus belle défense.]

[En marge: Retraite définitive sur la Bidassoa.]

Quoique rebutée, l'armée touchée de l'héroïsme de la garnison de
Saint-Sébastien, avait voulu aller à son secours, et le maréchal Soult
revenu à la position de Bayonne, avait fait une tentative pour
secourir cette brave garnison, qui soutenait si bien l'honneur de nos
armes. Il avait passé la Bidassoa et attaqué la hauteur de
Saint-Martial, gardée par l'armée espagnole et par deux divisions
anglaises. Le sort de ce combat avait été celui de tous les combats
livrés aux Anglais dans des positions défensives; nous leur avions
fait éprouver des pertes égales ou supérieures aux nôtres, grâce à
l'intelligence de nos soldats, mais nous avions été obligés de
repasser la Bidassoa grossie par les pluies, et le 8 septembre nous
avions vu succomber la garnison de Saint-Sébastien, après l'une des
plus belles défenses dont l'histoire fasse mention. Très-heureusement
pour nous il restait à lord Wellington dans le siége de Pampelune une
raison suffisante de ne pas pénétrer en France du moins pour le
moment. Le maréchal Soult réduit de 70 mille hommes à 50 et quelques
mille, avait pris position par sa gauche sur la Nive, autour de
Saint-Jean-Pied-de-Port, par sa droite en avant de la Nive, le long de
la Bidassoa dont il occupait les bords. Sa gauche étant dans une
vallée, son centre et sa droite dans une autre, il y avait dans sa
ligne un ressaut qui présentait quelque danger. Pour qu'il en fût
autrement il lui aurait fallu abandonner une portion du territoire
français, et il devait naturellement lui en coûter de prendre une
pareille détermination.

[En marge: Opérations du maréchal Suchet en Aragon et en Catalogne.]

[En marge: Retraite en Catalogne après avoir laissé des garnisons à
Sagonte, Tortose, Lérida, etc.]

C'est ainsi qu'avaient été employés sur la Bidassoa l'été et le
commencement de l'automne. De son côté le maréchal Suchet, à la
nouvelle du désastre de Vittoria, avait pris le parti, douloureux pour
lui, d'évacuer le royaume de Valence. C'était le cas sans doute de ne
pas renouveler la faute commise à Dantzig, Stettin, Hambourg,
Magdebourg, Dresde, et de renoncer plutôt à la possession des places
les plus importantes, que de laisser après soi des garnisons qu'on ne
pouvait pas secourir, et dont l'absence réduisait singulièrement
l'effectif de nos armées. Mais les instructions réitérées du ministre
de la guerre, fondées sur le prix qu'on mettait à garder les bords de
la Méditerranée, avaient encouragé le maréchal à laisser des garnisons
dans la plupart des places. Il avait laissé 1200 hommes à Sagonte, 400
dans chacun des forts de Denia, Peniscola, Morella, 4 mille à Tortose,
mille à Mequinenza, 4 mille à Lérida, autant à Tarragone, avec de
l'argent, des vivres, des munitions, de bons commandants, en un mot de
quoi se défendre pendant une année. Après s'être privé de ces
détachements il était rentré en Aragon à la tête de 25 mille hommes
seulement, mais superbes, bien vêtus, bien nourris, regrettés partout
des populations qu'ils avaient protégées contre les désordres de la
guerre. Le maréchal Suchet avait d'abord voulu se replier sur
Saragosse, mais Mina s'en étant emparé depuis le départ du général
Clausel, il avait été obligé de gagner Barcelone, et de renoncer à
l'Aragon pour défendre la Catalogne contre l'armée anglo-sicilienne,
qui ne s'élevait pas à moins de 50 mille hommes. Jugeant que la
garnison de Tarragone n'était pas en mesure de se soutenir, il avait
pour un moment repris l'offensive, culbuté l'armée ennemie, joint
Tarragone, fait sauter ses ouvrages, et ramené la garnison, de manière
qu'il ne laissait plus en arrière que celles de Sagonte, Tortose,
Mequinenza, Lérida, Peniscola, Morella, Denia. C'était bien assez dans
l'état des choses en Europe! Ne voulant pas permettre à l'ennemi de
prendre un ascendant trop marqué, il l'avait de nouveau assailli au
col d'Ordal, et dans un combat des plus brillants avait contraint les
Anglais à se retirer sur le bord de la mer.

Les événements de l'été et de l'automne avaient donc été un peu moins
affligeants dans cette partie de la Péninsule que dans l'autre, mais
là comme ailleurs en évacuant les places on aurait pu composer une
belle armée, laquelle, forte au moins de 40 mille hommes, ne manquant
de rien, conduite par un chef qui avait toute sa confiance, aurait
contribué à défendre victorieusement nos frontières. Malheureusement
au Midi comme au Nord la vaine espérance de recouvrer bientôt une
grandeur chimérique avait altéré le sens si juste de Napoléon, et
enlevé à la défense du sol national des ressources qui auraient
puissamment aidé à le sauver.

[En marge: Projet de réunion entre le maréchal Soult et le maréchal
Suchet, abandonné comme impossible.]

Le maréchal Soult, en quête de combinaisons nouvelles, aurait voulu se
servir de l'armée d'Aragon pour tenter quelque chose d'important
contre lord Wellington. Tantôt il aurait désiré que le maréchal
Suchet, traversant la Catalogne et l'Aragon, vînt le joindre par
Lérida, Saragosse, Tudela, Pampelune, avec environ 25 mille hommes,
tantôt que le maréchal, repassant les Pyrénées et faisant à
l'intérieur l'immense détour de Perpignan, Toulouse, Bayonne, se
réunît à lui pour déboucher en masse contre les Anglais. Le premier de
ces plans exposait le maréchal Suchet au danger d'exécuter une marche
de plus de cent lieues entre l'armée anglo-sicilienne qui était de 70
mille hommes, les Catalans compris, et l'armée de lord Wellington qui
était de 100 mille, c'est-à-dire au danger d'être accablé par ces
forces réunies, ou bien rejeté en Espagne, où il aurait été pour ainsi
dire précipité dans un gouffre. Le second plan, en le condamnant à un
trajet de cent cinquante lieues en France, livrait les places de la
Catalogne et la frontière du Roussillon à l'armée anglo-sicilienne,
pour un succès bien incertain, car il était douteux que le maréchal
Soult n'ayant pas su battre l'armée anglaise avec 70 mille hommes, y
réussît avec 90 mille, la force numérique ne lui ayant pas manqué dans
les derniers combats. Tous ces projets avaient été jugés
impraticables, et il n'y avait que la fin de la guerre d'Espagne qui,
en faisant cesser l'alliance des Espagnols avec les Anglais, pût nous
débarrasser des uns et des autres, sauf à voir les Anglais reparaître
plus tard sur un point quelconque de nos frontières maritimes. Le 7
octobre enfin, le maréchal Soult s'était laissé surprendre sur sa
droite, à Andaye, avait perdu 2,400 hommes, et avait été obligé de
céder à l'ennemi une première portion du territoire français.
Pampelune avait ouvert ses portes le 31, et lord Wellington n'ayant
plus aucun motif de s'arrêter à la frontière, allait être amené,
presque malgré lui, à la franchir.

[En marge: Résumé général de notre situation militaire.]

[En marge: Destruction des ressources matérielles de la France.]

[En marge: État moral du pays pire encore que son état matériel.]

La situation de nos armées était donc fort triste sur tous les points:
sur le Rhin, 50 à 60 mille hommes épuisés de fatigue, suivis d'un
nombre égal de traînards et de malades, ayant à combattre les 300
mille hommes de la coalition européenne; en Italie, 36 mille
combattants, vieux et jeunes, se trouvant aux prises sur l'Adige avec
60 mille Autrichiens, et ayant à contenir l'Italie fatiguée de nous,
Murat prêt à nous abandonner; sur la frontière d'Espagne, 50 mille
vieux soldats rebutés par l'infortune, défendant à peine les Pyrénées
occidentales contre les 100 mille hommes victorieux de lord
Wellington, et sur cette même frontière 25 mille autres vieux soldats,
en bon état sans doute, mais ayant à disputer les Pyrénées orientales
à plus de 70 mille Anglais, Siciliens et Catalans, tel était l'état
exact de nos affaires militaires exprimé en nombres précis. Napoléon,
il est vrai, avait prouvé cent fois avec quelle rapidité prodigieuse
il savait créer les ressources, mais jamais il ne s'était trouvé dans
une pareille détresse! Plus de 140 mille hommes de nos meilleures
troupes étaient disséminés dans les places de l'Europe; il ne restait
en France que des dépôts ruinés, qui déjà dans cette année 1813
s'étaient efforcés de dresser en deux ou trois mois de jeunes recrues,
et leur avaient donné en officiers et sous-officiers tout ce qu'ils
contenaient de meilleur. Sans doute il y avait encore dans les
régiments qui rentraient en France de vieux soldats et de vieux
officiers, mais on allait être obligé de leur envoyer directement les
conscrits non habillés, non instruits, pour qu'ils fissent ce que les
dépôts n'auraient ni le temps ni la force de faire eux-mêmes, et ils
allaient être contraints d'employer à instruire des recrues le temps
qu'ils auraient au besoin d'employer à se reposer, si même l'ennemi
leur en laissait le loisir! Nos places qui auraient pu servir d'appui
à l'armée, étaient, comme nous l'avons dit, dépourvues de tous moyens
de défense. L'envoi d'un matériel immense au delà de nos frontières
les avait privées des objets les plus indispensables. On avait à
Magdebourg et à Hambourg ce qu'on aurait dû avoir à Strasbourg et à
Metz, à Alexandrie ce qu'il aurait fallu avoir à Grenoble. Une partie
même de l'artillerie de Lille se trouvait encore au camp de Boulogne.
Ce n'était pas le matériel seul qui manquait. Le personnel des
officiers du génie, si nombreux, si savant, si brave en France, était
dispersé dans plus de cent villes étrangères. À peine avait-on le
temps de former à la hâte quelques cohortes de gardes nationales pour
accourir à Strasbourg, à Landau, à Metz, à Lille! Ainsi pour conquérir
le monde qui nous échappait, la France était demeurée sans défense.
Nos finances, jadis si prospères, conduites avec un esprit d'ordre si
admirable, s'étaient autant épuisées que nos armées pour la chimère de
la domination universelle. Les domaines communaux, employés à liquider
les exercices 1811 et 1812, et à solder l'insuffisance de celui de
1813, étaient restés invendus. C'est tout au plus s'il s'était
présenté des acheteurs pour 10 millions de ces domaines. Le papier
qui en représentait le prix anticipé, perdait de 15 à 20 pour cent,
bien que la presque totalité de ce qui avait été émis se trouvât dans
les caisses de la Banque et dans celles de la couronne elle-même, qui
en avaient pris pour plus de 70 millions. L'état moral du pays était
plus désolant encore, s'il est possible, que son état matériel.
L'armée, convaincue de la folie de la politique pour laquelle on
versait son sang, murmurait hautement, quoiqu'elle fût toujours prête
en présence de l'ennemi à soutenir l'honneur des armes. La nation,
profondément irritée de ce qu'on n'avait pas profité des victoires de
Lutzen et de Bautzen pour conclure la paix, se regardant comme
sacrifiée à une ambition insensée, connaissait maintenant par
l'horreur des résultats les inconvénients d'un gouvernement sans
contrôle. Désenchantée du génie de Napoléon, n'ayant jamais cru à sa
prudence, mais ayant toujours cru à son invincibilité, elle était à la
fois dégoûtée de son gouvernement, peu rassurée par ses talents
militaires, épouvantée de l'immensité des masses ennemies qui
s'approchaient, moralement brisée en un mot, au moment même où elle
aurait eu besoin pour se sauver de tout l'enthousiasme patriotique qui
l'avait animée en 1792, ou de toute l'admiration confiante que lui
inspirait en 1800 le Premier Consul! Jamais enfin plus grand
abattement ne s'était rencontré en face d'un plus affreux péril!

[En marge: Ignorance où était l'Europe de la situation de la France,
et sa crainte de franchir le Rhin.]

Certes si l'étranger victorieux qui soupçonnait une partie de ces
vérités, avait pu les connaître dans toute leur étendue, il ne se
serait arrêté qu'un jour aux bords du Rhin, juste le temps nécessaire
pour réunir des cartouches et du pain, il eût franchi ce Rhin qui
depuis 1795 semblait une frontière inviolable, et marché droit sur
Paris, la ville où naguère paraissait résider en permanence le génie
de la victoire. Mais la coalition fatiguée de ses efforts
extraordinaires, toute surprise encore de ses triomphes malgré deux
campagnes successives qui se terminaient à son avantage, était
disposée à s'arrêter sur le Rhin: dernier répit que la fortune
semblait vouloir nous accorder avant de nous abandonner
définitivement!

[En marge: Disposition à négocier sur les bords du Rhin.]

[En marge: Motifs qui portent les coalisés, les Prussiens exceptés, à
désirer la paix.]

Plus d'une cause contribuait à cette disposition des esprits dans le
sein de la coalition, mais notre gloire était la principale. Si la
politique de Napoléon nous avait mis le monde sur les bras, la gloire
qu'il avait répandue sur nous, la bravoure sans égale avec laquelle
nous avions soutenu ses gigantesques entreprises, le souvenir de la
nation française se soulevant tout entière en 1792 pour repousser
l'agression européenne, donnaient à réfléchir aux puissances
continentales, toujours les plus compromises dans une lutte contre la
France. On nous haïssait beaucoup, mais on ne nous craignait pas
moins. L'idée de passer le Rhin, d'aller affronter chez elle cette
nation qui avait inondé l'Europe de ses armées victorieuses, chez
laquelle il n'y avait presque pas un homme qui n'eût porté les armes,
qui blâmait l'ambition de son chef, mais qui le soutiendrait peut-être
fortement si après l'avoir ramené sur ses frontières on voulait les
franchir, cette idée troublait, intimidait les plus sages des généraux
et des ministres de la coalition. D'ailleurs après avoir expulsé
Napoléon de l'Allemagne, qu'y avait-il de plus à prétendre? Fallait-il
après un triomphe inespéré tenter de nouveau la fortune, échouer
peut-être dans une entreprise téméraire, se faire rejeter au delà du
Rhin pour n'avoir pas su s'y arrêter, rendre dès lors Napoléon plus
exigeant que jamais, réveiller en lui des prétentions qui étaient près
de s'éteindre, et se condamner à une guerre sans fin pour n'avoir pas
su faire la paix à propos, pas plus que Napoléon n'avait su la faire à
Prague? Et puis la guerre n'avait-elle pas été assez cruelle? Toutes
les armées européennes portaient sur leurs corps des plaies larges et
saignantes, qui attestaient ce que leur avaient coûté non-seulement
Moscou, non-seulement Lutzen, Bautzen et Dresde, où elles avaient été
vaincues, mais la Katzbach, Gross-Beeren, Kulm, Dennewitz, Leipzig, où
elles avaient été victorieuses! Si on excepte les Prussiens, chez
lesquels régnait une sorte de fureur nationale, excitée par
l'influence des sociétés secrètes, le désir de la paix était général
parmi les militaires de toutes les nations. Quoique fort braves et
fort orgueilleux de leurs succès, les militaires russes avaient voulu
s'arrêter sur l'Oder; ils le voulaient bien plus encore sur le Rhin,
et ils pensaient que c'était assez d'être venus en combattant de
Moscou à Mayence, et que pour eux il n'y avait rien à faire au delà.
Les Autrichiens qui se battaient depuis vingt-deux ans, qui avaient
rejeté le vainqueur de Marengo, d'Austerlitz, de Wagram hors de
l'Autriche et de l'Allemagne, qui sentaient profondément le besoin de
se reposer, qui dans la prolongation de la guerre ne voyaient qu'une
satisfaction pour la haine des Prussiens, un agrandissement
d'influence pour les Russes et les Anglais, et peut-être des chances
de défaite pour tous, étaient fort enclins à une paix qui cette fois
paraissait devoir être durable. À la tête de ces militaires le prince
de Schwarzenberg, importuné de la violence des Prussiens, de
l'affectation de suprématie des Russes, de l'entêtement des Anglais,
était fortement prononcé pour la paix, et dans le camp des coalisés sa
haute raison n'était contestée par personne! Et, chose singulière, le
célèbre général anglais lord Wellington, qui le premier en Europe
avait tenu en échec la puissance de Napoléon, et dont la renommée
grossie par l'éloignement n'avait cessé de s'étendre, semblait hésiter
lui-même en approchant des redoutables frontières de France. Ce
n'était pourtant pas la timidité qu'on pouvait lui reprocher, car en
1810 et en 1811 il était resté seul en armes sur le continent,
risquant à tout moment d'être jeté dans l'Océan par les armées
françaises. Eh bien, après la bataille décisive de Vittoria, livrée à
nos portes, lord Wellington n'avait pas fait un pas, et malgré les
incitations de son gouvernement, il déclarait qu'il y fallait penser
sérieusement avant d'oser toucher au sol brûlant de la France! Hélas!
ces ennemis qui tant de fois nous avaient méconnus, et tant de fois
devaient nous méconnaître encore, nous flattaient maintenant! Ils ne
savaient pas qu'un long abus de nos forces en avait presque tari la
source, que le dégoût d'un long despotisme, que l'indignation contre
une ambition désordonnée, avaient porté la France à s'isoler de son
gouvernement, et à considérer la guerre plutôt comme faite à lui qu'à
elle-même. Cette erreur de nos ennemis ne devait pas durer, mais elle
était générale, et ils nous rendaient l'hommage de trembler à l'idée
de toucher à notre sol.

[En marge: Dispositions particulières de l'Autriche.]

[En marge: Le mariage de Napoléon avec Marie-Louise n'entre pour rien
dans les vues modérées du cabinet de Vienne.]

[En marge: Sa crainte de détrôner Napoléon fondée sur la crainte de
révolutions nouvelles.]

Cette disposition pacifique qu'on remarquait chez les militaires, les
Prussiens exceptés, était moins sensible chez les hommes d'État de la
coalition, mais elle était tout à fait prononcée chez l'un d'eux, M.
de Metternich. Ce ministre profondément clairvoyant, qui, dans l'année
1813, avait montré un rare mélange d'adresse et de franchise, de
résolution et de prudence, répugnait à commettre la fortune de
l'Autriche à de nouveaux hasards, et sous ce rapport, comme sous
beaucoup d'autres, se trouvait pleinement d'accord avec son maître. M.
de Metternich et l'empereur François s'étaient décidés à la guerre,
parce que l'Allemagne la leur demandait à grands cris, parce que
l'occasion de rétablir la situation de l'Autriche, de sauver
l'indépendance de l'Allemagne, était trop belle pour ne pas la saisir;
mais ce but atteint, ils ne voulaient pas, pour reconquérir tout
entière l'ancienne grandeur de l'Autriche, courir la chance de perdre
ce qu'ils en avaient recouvré, courir la chance aussi de grandir outre
mesure la prépondérance russe en Europe, la prépondérance prussienne
en Allemagne, la prépondérance anglaise sur les mers! L'Autriche,
assurée de n'avoir plus le grand-duché de Varsovie sur ses frontières
septentrionales, de reprendre tout ce qu'on lui avait ôté en Pologne
pour constituer ce duché, de regagner la frontière de l'Inn, le
Tyrol, l'Illyrie, une part quelconque du Frioul, de n'avoir plus à
supporter la Confédération du Rhin, devait se tenir, et se tenait
effectivement pour satisfaite. L'empereur François, constant dans
l'adversité, modéré dans la prospérité, était fortement de cet avis,
et M. de Metternich, ministre fidèle de sa pensée, le partageait
entièrement. Du reste le mariage de Marie-Louise, imaginé uniquement
dans l'intérêt de l'empire, n'ajoutait pas beaucoup à ces excellentes
raisons. Mais, si on passait le Rhin, il s'élevait tout à coup une
question qui ne s'était encore présentée à l'esprit de personne,
excepté à l'esprit de quelques vieillards inconsolables, dont les
regrets venaient de se convertir depuis peu en vives espérances, et
cette question, c'était celle du renversement de Napoléon lui-même.
Résister à sa domination insupportable, contenir si on le pouvait son
ambition excessive, avait été d'abord le désir de tous ses ennemis; le
renverser du trône de France n'avait été la pensée d'aucun. Pourtant
vaincre un homme dont tous les titres étaient dans la victoire; après
l'avoir vaincu en Russie, en Pologne, en Allemagne, le vaincre en
France même, si on l'essayait et si on y réussissait, pouvait faire
naître l'idée de s'attaquer à sa personne, et de lui ôter par l'épée
une couronne acquise par l'épée. Cette idée seule ravissait de joie
les Prussiens, et remuait le coeur si paisible et si modéré de
Frédéric-Guillaume. Pour Alexandre, que Napoléon avait personnellement
humilié, il n'avait pas rêvé une si éclatante vengeance, mais les
événements la lui offrant, il n'y répugnait point, et ne demandait
pas mieux que de la goûter tout entière. Pourtant en supposant le but
atteint, que ferait-on du trône de France devenu vacant? Les Prussiens
ne s'en inquiétaient guère, pourvu qu'ils eussent précipité du faîte
des grandeurs celui qui les avait tant foulés aux pieds, et Alexandre
pas beaucoup plus, car il se serait vengé lui aussi des dédains de
l'orgueilleux conquérant. Mais la haine n'aveuglait ni l'empereur
François ni son ministre; l'intérêt de l'Autriche les dirigeait seul,
et le Rhin franchi, ils se demandaient ce qu'on ferait au delà.

Le mariage de Napoléon avec Marie-Louise, quoique l'empereur François
fût un assez bon père, ne les touchait que médiocrement. D'autres
considérations les occupaient. Aucune puissance au monde n'avait
autant souffert que l'Autriche de l'esprit novateur, et n'avait eu
autant de combats à soutenir contre cet esprit depuis trois cents ans.
Pendant le dix-huitième siècle elle avait rencontré le grand Frédéric,
et perdu la Silésie. Pendant la Révolution française elle avait
rencontré Napoléon, et perdu les Pays-Bas, la Souabe, l'Italie, la
couronne germanique. Si même on remontait jusqu'à la réforme
protestante, on la trouvait sous Charles-Quint aux prises avec Luther,
c'est-à-dire avec l'esprit novateur. La haine des révolutions était
donc chez elle une politique traditionnelle, à peine interrompue un
instant sous Joseph II, bientôt reprise sous ses successeurs, et aussi
active que prévoyante sous l'empereur François et M. de Metternich.
Ils se demandaient donc l'un et l'autre, avec un souci que ne
partageait aucun de leurs alliés, à qui on donnerait à gouverner
cette France si effrayante, qui tenait dans sa main, outre sa terrible
épée, la torche non moins terrible des révolutions. Les Bourbons, qui
leur auraient convenu sous tant de rapports, ils y songeaient à peine,
parce que la France et l'Europe y songeaient moins encore, et qu'ils
doutaient de leur capacité. Un soldat de génie, disposé à réprimer la
révolution dont il était sorti, non par suite de préjugés qu'il
n'avait point, mais par le double amour de l'ordre et du pouvoir, leur
paraissait difficile à remplacer; et songeant moins à Marie-Louise
qu'à la révolution française, prête à recommencer son redoutable
cours, ils n'inclinaient guère à détrôner Napoléon.

[En marge: L'Angleterre, par d'autres motifs, entre dans les vues de
l'Autriche, et les appuie.]

Satisfaits des résultats obtenus, craignant plutôt que désirant la
vacance du trône de France, l'empereur François et M. de Metternich
étaient d'avis, une fois parvenus aux bords du Rhin, d'adresser à
Napoléon de nouvelles offres pacifiques, et, chose inattendue,
l'Angleterre, l'ennemie si obstinée de la famille Bonaparte, se
montrait en ce moment favorable aux vues du cabinet de Vienne. Le
cabinet britannique ayant autrefois affiché le désir de rétablir les
Bourbons sur le trône de France, ayant par ce motif essuyé pendant
vingt années les attaques de l'opposition qui lui reprochait de
soutenir une guerre ruineuse pour un objet étranger à l'Angleterre,
semblait craindre ce reproche, et à force de s'en défendre, avait
presque fini par ne plus le mériter. Lord Aberdeen, son représentant
auprès des cours alliées, l'un des esprits les plus droits, les plus
sages qui aient jamais servi l'Angleterre, était devenu, sous ce
rapport, l'appui de M. de Metternich, et n'hésitait pas à dire que si
Napoléon faisait les concessions nécessaires, il fallait traiter avec
lui tout comme avec un autre, et le considérer comme un souverain
parfaitement légitime.

[En marge: Principes de conduite que M. de Metternich avait fait
adopter par la coalition pour la bonne direction de ses affaires.]

[En marge: Il résulte de ces principes la nécessité de prendre au bord
du Rhin une nouvelle résolution.]

Arrivés au bord du Rhin les coalisés avaient donc un parti à prendre à
cet égard. D'ailleurs certains antécédents les y obligeaient. M. de
Metternich, le lendemain de la réunion de l'Autriche aux puissances
belligérantes, et lorsqu'on était encore en Bohême, avait proposé et
fait adopter quelques résolutions importantes, toutes conçues dans la
vue de remédier à l'esprit de discorde ordinaire aux coalitions.
Premièrement, puisque les souverains et leurs principaux ministres
étaient réunis, il leur avait proposé de ne pas se séparer que la
guerre ne fût terminée. Secondement il avait demandé et obtenu la
nomination d'un général unique, lequel, ainsi qu'on l'a vu, avait été
le prince de Schwarzenberg. Troisièmement, il avait posé comme but,
non pas la conquête, mais la restitution à chacun de ce qu'il avait
perdu. Or comme cette base, pour la Prusse et l'Autriche qui avaient
subi depuis vingt années de si nombreuses transformations, pouvait
être incertaine, il avait fait adopter pour l'une et l'autre la
condition précise de leur état avant la guerre de 1805, et de plus il
avait fait décider qu'on mettrait en dépôt, dans les mains de la
coalition, les provinces reconquises. Enfin il avait obtenu qu'on
divisât la guerre non pas en campagnes et par années, mais en périodes
mesurées sur l'importance des résultats obtenus. Ainsi la marche et
l'arrivée jusqu'au Rhin devaient constituer la première période. La
seconde, si on était contraint à l'entreprendre, s'arrêterait au
sommet des Vosges et des Ardennes. La troisième, si on était
absolument réduit à pousser la guerre si loin, ne se terminerait qu'à
Paris même. Il résultait, sans le dire, de ces résolutions si
profondément conçues, qu'à chaque période accomplie, on s'arrêterait
avant d'entamer la suivante, pour examiner si la paix n'était pas
possible.

[En marge: On profite de la présence de M. de Saint-Aignan à Francfort
pour le charger d'une mission pacifique à Paris.]

Ainsi, par toutes les raisons que nous avons données, l'Autriche, sans
prendre toutefois l'initiative d'une nouvelle négociation, voulait
faire savoir à Napoléon que c'était le moment de traiter, elle voulait
lui conseiller d'être plus sage qu'à Prague, et de s'attacher à
conserver outre le trône, qui n'avait pas été mis en question
jusqu'ici, mais qui pouvait l'être, une France bien belle encore,
celle du traité de Lunéville. Les souverains et leurs ministres étant
en cet instant réunis à Francfort, un hasard leur fournit une occasion
de communiquer à Napoléon leur pensée véritable, pensée sincère alors,
car le Rhin n'était pas franchi. La France avait eu à Weimar un
ministre, M. de Saint-Aignan, qui à un esprit éclairé joignait un
caractère doux et conciliant, et qui avait l'avantage, fort apprécié à
cette époque, d'être le beau-frère de M. de Caulaincourt. Il était
connu en effet de toute l'Europe que M. de Caulaincourt, dans la cour
trop soumise de Napoléon, avait la sagesse de soutenir la cause de la
paix, et ce mérite s'ajoutant à sa grande situation, en faisait aux
yeux des étrangers le serviteur le plus respectable de l'Empire. Son
beau-frère M. de Saint-Aignan avait été, par une assez brutale
interprétation du droit de la guerre, considéré comme prisonnier
lorsqu'on était entré à Weimar. On avait commencé par le reléguer à
Toeplitz, puis on l'avait rappelé à Francfort, et dédommagé du reste
par beaucoup d'égards d'un désagrément momentané. On lui avait proposé
de se charger d'une mission à Paris, consistant à suggérer à Napoléon
l'idée d'un congrès, lequel se réunirait immédiatement sur la
frontière, et traiterait de la paix sur la double base des limites
naturelles pour la France, et d'une indépendance complète pour toutes
les nations.

[En marge: Langage de M. de Metternich à M. de Saint-Aignan.]

[En marge: Confirmation du langage de M. de Metternich par M. de
Nesselrode et par lord Aberdeen.]

Ce fut d'abord M. de Metternich qui prit M. de Saint-Aignan à part
pour lui offrir cette sorte de mission. Il lui affirma que l'Europe
désirait la paix, qu'elle la voulait honorable et acceptable pour tout
le monde; qu'elle savait que la France après vingt ans de victoires
avait acquis le droit d'être respectée, et qu'elle le serait; qu'on
n'entendait pas rétablir dans son entier l'ancien état des choses, que
l'Autriche ne prétendait pas notamment reprendre tout ce qu'elle avait
possédé jadis, qu'il lui suffirait de revenir à une situation
convenable et rassurante; que c'était là le terme des prétentions de
tous les princes alliés; qu'en preuve de cette haute sagesse chez eux,
lui M. de Metternich était chargé de proposer à la France ses
frontières naturelles, c'est-à-dire le Rhin, les Alpes, les Pyrénées,
mais rien au delà; qu'il était temps pour tous de songer à la paix,
pour l'Europe sans aucun doute, mais pour la France également, et pour
Napoléon en particulier plus que pour aucune des parties
belligérantes; qu'il avait soulevé contre lui un orage épouvantable;
que l'irritation extraordinaire excitée contre sa personne allait sans
cesse croissant, qu'elle inspirait aux combattants une rage guerrière
difficile à contenir; que s'il y regardait bien, il verrait que les
sentiments qui agitaient l'Europe avaient pénétré en France même, et
qu'il pouvait arriver qu'il fût bientôt aussi isolé dans son propre
pays que dans le reste du monde; que le temps de traiter honorablement
était donc venu, que ce moment passé la guerre serait acharnée,
implacable, poussée jusqu'à la destruction entière des uns ou des
autres; qu'on ne se diviserait pas dans la coalition, qu'on ferait à
l'union tous les sacrifices nécessaires; que la paix qu'on offrait on
l'offrait de bonne foi, qu'on la proposait générale sur terre et sur
mer; que la Russie, la Prusse, l'Angleterre elle-même la souhaitaient,
qu'à cet égard il fallait mettre toute défiance de côté, car le désir
d'arrêter l'effusion du sang était universel; mais qu'il ne fallait
pas tomber encore une fois dans la déplorable erreur commise à Prague,
où faute d'en croire l'Autriche, et faute de se résoudre à propos, on
avait pour quelques heures perdues laissé échapper l'occasion de
terminer la guerre à des conditions qu'on n'obtiendrait plus. En
preuve de ce qu'il avançait, M. de Metternich introduisit
successivement M. de Nesselrode et lord Aberdeen, qui répétèrent en
termes plus courts mais aussi formels, tout ce qu'il avait dit
lui-même. Lord Aberdeen affirma au nom de son propre cabinet, qu'on
ne voulait ni abaisser ni humilier la France, qu'on ne songeait point
à lui disputer ses frontières naturelles, car on savait qu'il y avait
des événements sur lesquels il ne fallait pas revenir, mais il répéta
qu'au delà de ces limites on était décidé à n'accorder à la France ni
territoire, ni autorité positive, ni même influence, excepté celle
toutefois que les grands États exercent les uns sur les autres, quand
ils savent se servir des avantages de leur position sans en abuser.

[En marge: Sincérité actuelle des ministres de la coalition.]

Quant à la sincérité de ce langage, M. de Saint-Aignan, d'après tout
ce qu'il vit et entendit, n'en conçut pas le moindre doute. Il
répondit que pris à l'improviste et n'ayant aucune mission, il pouvait
tout écouter sans manquer à des instructions qu'il n'avait point,
qu'il rapporterait fidèlement ce qu'on le chargeait de dire, mais
qu'il vaudrait peut-être mieux, pour plus d'exactitude, lui remettre
par écrit le résumé des conditions proposées. M. de Metternich n'y vit
aucune difficulté, et remit à M. de Saint-Aignan une note fort courte,
mais précise, contenant les énonciations suivantes.

[En marge: Résumé par écrit des conditions offertes à Francfort.]

L'Europe ne se diviserait point quoi qu'il arrivât, et resterait unie
jusqu'à la paix. Cette paix devait être générale, et maritime aussi
bien que continentale. Elle serait fondée sur le principe de
l'indépendance de toutes les nations, dans leurs limites ou naturelles
ou historiques. La France conserverait le Rhin, les Alpes, les
Pyrénées, mais devrait s'y renfermer; la Hollande serait indépendante,
et ses frontières du côté de la France seraient ultérieurement
déterminées; l'Italie serait également indépendante, et on pourrait
discuter les limites que l'Autriche y aurait du côté du Frioul, ainsi
que la France du côté du Piémont. L'Espagne recouvrerait sa dynastie:
cette condition était _sine qua non_. L'Angleterre ferait aussi des
restitutions au delà des mers, et chaque nation jouirait de la liberté
du commerce telle qu'elle serait stipulée par le droit des gens,
etc...

Sur ce dernier point seulement lord Aberdeen éleva quelques
difficultés de rédaction, mais on laissa à M. de Metternich, qui
tenait la plume, le soin de trouver les termes vagues que nous venons
de rapporter, et on dirigea immédiatement M. de Saint-Aignan sur
Mayence, en le rendant porteur des paroles les plus affectueuses pour
M. de Caulaincourt. On fit dire à celui-ci qu'on le savait si honnête
homme et si juste, qu'on était prêt à l'accepter comme arbitre des
conditions de la paix, si Napoléon voulait lui confier des pleins
pouvoirs pour la conclure.

[En marge: Arrivée de M. de Saint-Aignan à Paris.]

[En marge: Transmission de son message appuyé par M. de Bassano.]

[En marge: Raisons puissantes d'accueillir cet heureux message.]

M. de Saint-Aignan arriva le 11 novembre à Mayence, et le 14 à Paris.
Il se hâta de remettre son message à M, de Bassano, qui le transmit
sur-le-champ à Napoléon. Ce ministre était, il faut le reconnaître,
considérablement changé. De sa dangereuse infatuation il n'avait
conservé que les dehors. L'esprit, le caractère même, avaient cédé
sous le poids des événements. Il eut donc la sagesse d'appuyer auprès
de Napoléon les propositions de Francfort. Elles étaient certes bien
belles, bien acceptables encore! Que pouvions-nous en effet désirer au
delà des Alpes et du Rhin? Qu'avions-nous trouvé en outre-passant ces
frontières si puissantes et si clairement tracées? Rien que la haine
des peuples, l'effusion continue de leur sang et du nôtre, des trônes
de famille difficiles à soutenir, presque tous tombés en ce moment ou
tournés contre nous, parce qu'à une influence légitime sur des peuples
voisins nous avions voulu donner la forme humiliante de royautés
étrangères; et si enfin, par orgueil, ou affection fraternelle, nous
exigions absolument quelque chose au delà du Rhin ou des Alpes, ne
restait-il pas dans les termes employés pour fixer les limites de la
Hollande et de l'Italie, le moyen d'obtenir de suffisantes indemnités
de famille?

[En marge: Napoléon, quoique n'étant pas disposé à refuser les
propositions de Francfort, craint d'avouer trop clairement sa détresse
en les acceptant immédiatement.]

[En marge: Il fait une réponse prompte, mais ambiguë.]

Il n'y avait donc pas une seule raison de refuser les propositions
indirectes mais positives de Francfort. Aussi Napoléon n'y pensait-il
pas le moins du monde, bien que son orgueil souffrît cruellement; mais
il recueillait le triste prix de ses fautes, car il ne pouvait guère
se montrer accommodant sans s'affaiblir. Ne pas accepter sur-le-champ
les propositions venues de Francfort, c'était laisser à la coalition
le moyen de se dédire lorsqu'elle finirait par connaître le dénûment
de la France, la dispersion de ses ressources depuis Cadix jusqu'à
Dantzig, son abattement moral, son détachement de Napoléon, lorsque
surtout le peuple anglais, s'exaltant à la nouvelle des derniers
succès de la coalition, voudrait en tirer les plus extrêmes
conséquences. Il y avait ce danger, et c'était, en effet, le plus
grave, mais il y en avait un autre aussi, c'était d'avouer soi-même ce
qu'on craignait que la coalition ne devinât bientôt, en laissant
paraître par trop de condescendance l'impuissance à laquelle on était
réduit. De la part d'un caractère moins entier que celui de Napoléon,
la condescendance aurait pu être prise pour de l'esprit de
conciliation; mais de sa part céder à l'instant sur tous les points,
pour lier sur tous les points les puissances coalisées, c'était avouer
une affreuse détresse. Aussi à côté du danger de résister, y avait-il
celui de céder, effet trop ordinaire des mauvaises conduites, qui vous
amènent à des situations où tout est péril, et où il y a autant
d'inconvénient à reculer qu'à s'avancer!

Pourtant le plus grand péril étant de paraître intraitables, de
fournir ainsi à ceux qui nous faisaient à regret les concessions de
Francfort le droit de les retirer, il valait mieux consentir à tout,
et tout de suite, au risque de laisser échapper un secret que du reste
on ne pouvait pas cacher longtemps. Napoléon voulut par la promptitude
de la réponse montrer un certain empressement à négocier, et n'ayant
pris que la journée du 15 pour réfléchir, il fit répondre dès le
lendemain 16. Mais la forme de la réponse n'était pas heureuse. Aucune
explication sur les bases proposées, dès lors aucune acceptation de
ces bases, désignation de Manheim pour lieu de réunion du futur
congrès, lieu dont le voisinage indiquait la résolution d'entrer en
matière sans retard, enfin phrase ironique, amère même contre
l'Angleterre, à propos de l'indépendance des nations que la France,
disait-on, demandait sur terre comme sur mer, telle était en substance
la note expédiée, note qu'assurément on ne fit pas attendre, car on
l'envoya immédiatement au maréchal Marmont qui commandait à Mayence,
avec ordre de la faire parvenir sur-le-champ à Francfort. Le silence
gardé sur les conditions était imaginé sans doute pour écarter l'idée
d'un trop grand abattement de notre part, car il indiquait qu'on
n'était pas prêt à tout accepter, mais c'était décourager la coalition
si elle était sincère, et si elle ne l'était pas, lui laisser le moyen
de se dédire.

[En marge: État dans lequel Napoléon trouve les esprits en arrivant à
Paris.]

[En marge: On lui impute la rupture des négociations de Prague.]

[En marge: Le langage de ses écrivains n'obtient aucune créance.]

[En marge: Sentiment profond des maux de la guerre.]

[En marge: Réveil des partis.]

[En marge: Dispositions des révolutionnaires et des royalistes.]

Napoléon arrivé à Paris y avait trouvé le public dans un état de
profonde tristesse, presque de désespoir, et en particulier d'extrême
irritation contre lui. Sa police, quelque active qu'elle fût, quelque
arbitraire qu'elle se permît d'être, pouvait à peine contenir la
manifestation du sentiment général. Bien que personne, même dans le
gouvernement, ne connût le secret des négociations de Prague, bien que
Napoléon eût laissé croire à ses ministres et à l'archichancelier
Cambacérès lui-même que les puissances avaient cherché à l'humilier
jusqu'à vouloir lui ôter Venise, ce qui n'était pas vrai, le public
était convaincu que si les négociations avaient échoué, c'était sa
faute. On ne lui pardonnait donc pas d'avoir négligé l'occasion si
heureuse des victoires de Lutzen et de Bautzen pour conclure la paix.
On regardait son ambition comme extravagante, cruelle pour l'humanité,
fatale pour la France. Après les désastres de 1813, ajoutés à ceux de
1812, on ne se croyait plus en mesure de résister à la coalition
formidable qui sur le Rhin, l'Adige, les Pyrénées, menaçait la France
d'un million de soldats. Les écrivains enchaînés ou payés, qui seuls
avaient la faculté de composer des gazettes, et que personne ne
croyait même quand ils disaient la vérité, avaient reçu les
instructions du duc de Rovigo sur la manière de présenter les malheurs
de cette campagne. Les frimas avaient servi à expliquer les désastres
de 1812, la défection des alliés allait servir à expliquer ceux de
1813. Outre cette explication on en cherchait une autre dans
l'explosion imprévue du pont de Leipzig. Sans le crime des Saxons et
des Bavarois, disait-on, sans la faute de l'officier qui avait fait
sauter le pont de Leipzig, Napoléon, vainqueur de la coalition, serait
revenu sur le Rhin apportant à la France une paix glorieuse. Aussi n'y
avait-il pas de termes d'exécration qu'on ne prodiguât aux Bavarois et
surtout aux Saxons. On annonçait de plus avec une insistance cruelle,
et bien peu méritée, que le colonel de Montfort, très-innocent, quoi
qu'on en dît, de la catastrophe du pont de Leipzig, allait être pour
cette catastrophe déféré à une commission militaire. Personne
n'ajoutait foi à ces assertions, et comme les menteurs qui, lorsqu'ils
s'aperçoivent qu'on ne les croit pas, élèvent la voix davantage, les
écrivains soldés répétaient avec plus d'acharnement le thème convenu,
sans obtenir plus de créance.--Il veut sacrifier tous nos enfants à sa
folle ambition, était le cri des familles, depuis Paris jusqu'au fond
des provinces les plus reculées. On ne niait pas le génie de Napoléon,
on faisait bien pis, on n'y songeait plus, pour ne penser qu'à sa
passion de guerres et de conquêtes. L'horreur qu'on avait ressentie
jadis pour la guillotine, on l'éprouvait aujourd'hui pour la guerre.
On ne s'entretenait partout que des champs de bataille de l'Espagne
et de l'Allemagne, des milliers de mourants, de blessés, de malades
expirant sans soins dans les champs de Leipzig et de Vittoria. On
représentait Napoléon comme une espèce de démon de la guerre, avide de
sang, ne se complaisant qu'au milieu des ruines et des cadavres. La
France dégoûtée de la liberté par dix années de révolution, était
dégoûtée maintenant du despotisme par quinze années de gouvernement
militaire, et d'effusion de sang humain d'un bout de l'Europe à
l'autre. Les violences des préfets enlevant les enfants du peuple par
la conscription, ceux des classes élevées par la création des gardes
d'honneur, torturant par des garnisaires les familles dont les fils ne
répondaient point à l'appel, employant les colonnes mobiles contre les
réfractaires qui couraient la campagne, traitant souvent les provinces
françaises comme des provinces conquises, convertissant en impôts
obligatoires de prétendus dons volontaires proposés et consentis par
leurs affidés, prenant à la fois denrées, chevaux, bétail, par la voie
des réquisitions; une police soupçonneuse recueillant les moindres
propos, enfermant arbitrairement ceux qui étaient accusés de les
tenir, et toujours supposée présente là même où elle n'était point;
une misère profonde dans les ports, résultant de la clôture absolue
des mers; sur les frontières de terre, ouvertes naguère à notre
industrie, des milliers de baïonnettes étrangères ne laissant pas
passer un ballot de marchandises; enfin une terreur indicible et
universelle de l'invasion, tous ces maux à la fois provenant d'une
seule volonté non contredite, étaient une cruelle leçon, qui avait
infirmé celle qu'on avait reçue des malheurs de la révolution, et,
qui, sans rendre la France républicaine, la ramenait à désirer une
monarchie libéralement constituée. Tous les partis longtemps oubliés,
commençaient à se montrer de nouveau. Les révolutionnaires
s'agitaient, mais à la vérité sans effet. Quelques-uns, en très-petit
nombre, se rattachant à Napoléon par la crainte des Bourbons qu'ils
haïssaient, voulaient bien le proclamer dictateur, à condition qu'il
aurait recours à des moyens extraordinaires, et qu'il appellerait le
peuple à un mouvement semblable à celui de 1792. Mais c'étaient des
maniaques rêvant un passé actuellement impossible. Le mouvement de
1792 n'avait été qu'une explosion d'indignation de la part de la
France injustement assaillie par l'Europe, et ce sentiment c'était
aujourd'hui l'Europe qui l'éprouvait à son tour contre nous. Les
royalistes, partisans de la maison de Bourbon, ranimés par
l'espérance, excités par les prêtres bien plus nombreux, bien plus
hardis en ce moment que les révolutionnaires, commençaient à élever la
voix et à se faire écouter. La France avait presque oublié les
Bourbons, dont elle était séparée par des événements immenses qui
tenaient dans les esprits la place de plusieurs siècles, et elle
craignait d'ailleurs leur manière de penser, leur entourage, leurs
ressentiments; mais épouvantée de l'empire, persistant à repousser la
république, elle en venait à comprendre que les Bourbons contenus par
de sages lois, pourraient offrir un moyen d'échapper au despotisme
comme à l'anarchie. Il n'y avait du reste que les hommes les plus
éclairés qui portassent leurs vues aussi loin; la masse laissait
parler des Bourbons pour ne plus entendre parler de la guerre, qui
dévorait les enfants, aggravait les impôts, et empêchait tout
commerce.

[En marge: Sentiments des fonctionnaires.]

[En marge: État d'esprit de Berthier et de Cambacérès.]

[En marge: Langage de Ney, Marmont, Macdonald, Caulaincourt.]

[En marge: Alarmes de l'Impératrice.]

Lorsqu'un gouvernement commence à être en danger, on peut en
apercevoir le signe certain dans l'état d'esprit des fonctionnaires.
En 1813 et 1814 les fonctionnaires de l'Empire étaient tristes,
découragés, abattus, et quoiqu'un certain nombre affectassent un zèle
violent, la plupart sans le dire en voulaient à Napoléon autant que
ses plus grands ennemis, parce qu'ils sentaient qu'en se compromettant
lui-même il les avait tous compromis. Le péril avait rendu quelque
indépendance aux fonctionnaires d'un ordre élevé. Ils avaient déjà dit
à Napoléon à la fin de 1812, et ils lui répétaient bien plus à la fin
de 1813, que sans la paix ils seraient tous perdus, eux comme lui. Les
militaires du plus haut grade qu'il avait comblés de biens mais sans
les en laisser jouir, se taisaient en montrant un sombre
mécontentement, ou disaient durement qu'il ne restait aucune ressource
pour soutenir la guerre. Les deux hommes les plus sensés, l'un de
l'armée, l'autre du gouvernement, Berthier et Cambacérès, ne cachaient
plus leur consternation. Berthier était malade; Cambacérès était tombé
dans une dévotion qui, ne répondant à aucune de ses dispositions
antérieures, était la suite visible de son profond découragement. Se
taisant avec Napoléon comme on a coutume de faire avec les
incorrigibles, il avait demandé à se retirer, pour finir sa vie dans
le repos et la piété. D'autres personnages moins résignés, avaient
manifesté plus ouvertement leur chagrin. Ney, disait-on, avait laissé
échapper des paroles violentes; Marmont avait profité d'une ancienne
intimité pour hasarder quelques avis; Macdonald, avec un mélange de
finesse et de simplicité un peu rude, avait dit son sentiment; M. de
Caulaincourt avait réitéré l'expression du sien, avec son courage
ordinaire et une sorte de hauteur respectueuse. Tous n'avaient que le
mot de paix à la bouche. Enfin l'Impératrice, sans donner un avis, car
elle ne savait qui avait tort ou raison, s'était bornée à pleurer.
Elle était épouvantée pour elle, pour son fils, même pour Napoléon,
qu'elle aimait alors comme une jeune femme aime le seul homme qu'elle
ait connu.

[En marge: Angoisses de Napoléon, auquel on demande la paix, lorsqu'il
ne dépend plus de lui de la donner.]

[En marge: Ses discours quotidiens à tous ceux qui le blâment plus ou
moins ouvertement.]

Cette idée de la paix qui le poursuivait comme un reproche amer,
importunait Napoléon, d'autant plus qu'après ne l'avoir point voulue
quand il dépendait de lui de l'obtenir, il sentait qu'aujourd'hui,
même en la voulant, il ne l'obtiendrait pas, et que cette paix
longtemps repoussée s'enfuirait à son tour quand il courrait après
elle, singulière et fatale vengeance des choses de ce monde! L'Europe
certainement venait d'offrir avec bonne foi la reprise des
négociations, mais on pouvait douter de cette bonne foi quand on
n'était pas dans le secret de ses conseils, et il était probable
d'ailleurs qu'elle ne persisterait pas dans une telle offre, dès que
notre faiblesse, qui ne pouvait être longtemps ignorée, lui serait
enfin connue. Napoléon ne croyait donc que très-peu à la possibilité
d'une paix acceptable, ne l'attendait que d'une dernière lutte
acharnée, soutenue ou sur la frontière, ou en deçà, et adressait à
tous ses censeurs cachés ou patents les réponses suivantes:--Il est
facile, leur disait-il, de parler de la paix, mais il n'est pas aussi
facile de la conclure. L'Europe semble nous l'offrir, mais elle ne la
veut pas franchement. Elle a conçu l'espérance de nous détruire, et
cette espérance une fois conçue, elle n'y renoncera que si nous lui
faisons sentir l'impossibilité d'y réussir. Vous croyez que c'est en
nous humiliant devant elle que nous la désarmerons; vous vous trompez.
Plus vous serez accommodants, plus elle sera exigeante, et d'exigences
en exigences, elle vous conduira à des termes de paix que vous ne
pourrez plus admettre. Elle vous offre la ligne du Rhin et des Alpes,
et même une partie quelconque du Piémont. Ce sont là certainement
d'assez belles conditions, mais si vous paraissez y accéder, elle vous
proposera bientôt vos frontières de 1790. Eh bien, les puis-je
accepter, moi, qui ai reçu de la République les frontières naturelles?
Peut-être a-t-il existé un moment où il aurait fallu nous montrer plus
modérés, mais au point où en sont les choses, une condescendance trop
manifeste de notre part serait un aveu de notre détresse qui
éloignerait plus qu'il ne rapprocherait la paix. Il faut combattre
encore une fois, combattre en désespérés, et, si nous sommes
vainqueurs, alors nous devrons sans aucun doute nous hâter de conclure
la paix, et, dans ce cas, soyez-en sûrs, je m'y prêterai avec
empressement.--

[En marge: Incrédulité qui accueille partout les paroles de
l'Empereur.]

Malheureusement ce que disait Napoléon devenait de minute en minute
plus exact, car l'Europe successivement avertie de notre faiblesse, ne
se prêterait bientôt plus à aucune concession, et pour avoir la paix
il faudrait l'arracher. Mais après avoir cru Napoléon trop facilement
lorsqu'il ne disait pas vrai, on ne voulait plus le croire lorsque ce
qu'il disait n'était que trop véritable. On ne voyait dans le langage
que nous venons de rapporter que son intraitable caractère, son
implacable passion pour la guerre (passion qu'il avait eue et qu'il
n'avait plus), et beaucoup de gens qui se souciaient peu que la paix
fût acceptable ou non, que la France eût ou n'eût pas ses frontières
naturelles, pourvu que le trône impérial conservé conservât leurs
places, disaient que _cet homme_ (c'est ainsi qu'ils appelaient
Napoléon), que _cet homme_ était fou, qu'il se perdait, et qu'il
allait les perdre tous avec lui.--Ainsi la vérité qu'on n'a pas voulu
écouter lorsqu'il était temps de l'entendre utilement, on la retrouve
plus tard, sous les formes les plus poignantes, non-seulement dans le
cri des peuples, mais dans l'affliction des amis sincères, dans
l'humeur silencieuse des amis intéressés, et souvent même dans
l'insolence des plus vils courtisans, chez lesquels le désespoir d'une
fortune perdue a fait évanouir le respect!

[En marge: Déchaînement général contre le duc de Bassano.]

[En marge: Le remplacement de ce ministre demandé comme un sacrifice
nécessaire à la paix.]

À toute opinion méconnue, et devenue implacable pour avoir été
méconnue, il faut une victime, justement ou injustement choisie. Il y
en avait une alors que toute la puissance de Napoléon ne pouvait
refuser, nous ne dirons pas au public, condamné au silence, mais à sa
propre cour révoltée des périls de la situation, et cette victime
c'était M. de Bassano. On savait, sans connaître les détails, qu'à
Prague la France aurait pu obtenir une paix glorieuse, et que
l'Empereur l'avait refusée; on savait que dans le moment même
l'Empereur venait de recevoir une proposition fort belle encore, et un
murmure d'antichambre disait qu'il n'y avait pas répondu
convenablement, et de toutes ces fautes on s'en prenait à M. de
Bassano, dont l'imprévoyance et l'orgueil avaient, disait-on, causé
tous nos maux. On prétendait que c'était lui qui au lieu d'éclairer
Napoléon s'appliquait à l'abuser, comme si quelqu'un avait pu être
responsable des résolutions de ce caractère indomptable. M. de
Bassano, sans doute, avait été un ministre complaisant, mais plus
complaisant que dangereux, car il est douteux que même en se joignant
à M. de Caulaincourt, il eût pu faire prévaloir à Prague une
détermination salutaire. Toutefois il aurait dû le tenter, et s'il
n'avait sauvé la France, il aurait au moins sauvé sa responsabilité.
On l'accablait en ce moment avec l'injustice ordinaire de la passion;
et M. de Caulaincourt qui lui en voulait de ne l'avoir pas soutenu à
Prague, M. de Talleyrand qui occupait ses loisirs à le railler sans
cesse, assuraient qu'avant tout, pour avoir la paix il fallait
persuader au monde qu'on la désirait, et que la manière la moins
humiliante de le prouver c'était de renvoyer M. de Bassano.

Napoléon se résigna donc à ce sacrifice, première mais inutile
expiation de ses fautes. Il savait bien que M. de Bassano n'était pas
le vrai coupable, et que dans ce ministre c'était lui qu'on voulait
frapper, et quoiqu'il n'en coûtât pas moins à sa justice qu'à son
orgueil, il consentit à lui retirer les affaires étrangères, tant le
danger était pressant, et tant il sentait qu'il fallait, au dedans
comme au dehors, des satisfactions à l'opinion courroucée. Ainsi sous
les gouvernements despotiques aussi bien que sous les gouvernements
libres, les instruments des fautes sont punis, seulement ils le sont
avec moins de ménagement pour l'orgueil du maître, qui est réduit à se
condamner lui-même en les frappant, aveu fâcheux et la plupart du
temps stérile, parce que le sacrifice arrive lorsque le mal est
irréparable.

[En marge: M. de Bassano remplacé par M. de Caulaincourt dans le
ministère des relations extérieures.]

Les deux auteurs de la chute de M. de Bassano, MM. de Talleyrand et de
Caulaincourt, étaient seuls capables de le remplacer. Napoléon songea
d'abord au premier, qui avait en Europe plus d'autorité que le second,
quoiqu'il inspirât moins d'estime. M. de Talleyrand, avec sa rare
sagacité politique, voyait venir la fin de l'Empire; pourtant il n'en
était pas assez sûr pour refuser la direction des affaires étrangères
à laquelle il devait sa grandeur. Mais se défiant du despotisme de
Napoléon autant que Napoléon se défiait de sa fidélité, il attachait
du prix à rester grand dignitaire. Or, sur ce sujet, Napoléon s'était
fait un système, c'était de ne jamais réunir chez le même individu le
pouvoir ministériel et la qualité de grand dignitaire. Dans son
empire, tel qu'il l'avait imaginé, les grands dignitaires, émanation
de l'autorité souveraine, veillant de haut à l'une des branches de
l'administration, avaient quelque chose de l'inviolabilité du monarque
comme ils avaient quelque chose de son auguste caractère. Or, il ne
voulait pas que ses ministres fussent inviolables, et M. de Talleyrand
moins qu'un autre. Mais M. de Talleyrand tenait à l'être sous un tel
maître, du moins autant que possible. Pour ce motif si mesquin on ne
s'entendit point, et M. de Caulaincourt devint ministre des affaires
étrangères. On n'en pouvait trouver un plus estimable, plus estimé,
mieux accueilli de l'Europe.

[En marge: M. de Bassano reprend la secrétairerie d'État.]

[En marge: M. Daru est appelé à l'un des deux ministères de la
guerre.]

[En marge: M. Molé est nommé ministre de la justice, le duc de Massa
président du Corps législatif.]

Napoléon profita de l'occasion pour opérer quelques autres changements
dans le ministère, les uns résultant de celui qui venait de
s'accomplir, les autres projetés depuis quelque temps. En retirant à
M. de Bassano la direction des affaires étrangères, Napoléon
n'entendait cependant pas laisser sans emploi ce fidèle serviteur, et
il lui rendit le poste de secrétaire d'État, qui le replaçait dans la
plus intime confiance du monarque. C'était le ramener au point de
départ de son ambition, mais il fallait céder à l'opinion déjà plus
forte en ce moment que Napoléon lui-même. La secrétairerie d'État
était alors occupée par M. Daru. Il y avait encore moins de motifs de
laisser sans emploi un personnage dont le sacrifice n'était pas plus
désiré par l'opinion que par le monarque. M. Daru, administrateur
intègre, ferme, infatigable, sans cesse à la suite de Napoléon dans
ses campagnes les plus difficiles, ayant partagé tous ses dangers,
passait pour avoir en mainte occasion donné d'utiles conseils, et
personne n'aurait vu dans son éloignement un avantage pour les
affaires. Napoléon qui le pensait ainsi lui confia l'un des deux
ministères de la guerre. Le général Clarke, duc de Feltre, avait
l'administration du personnel, M. de Cessac celle du matériel. Ce
dernier avait déjà rendu de longs services, et était capable d'en
rendre encore; mais Napoléon, contraint de faire vaquer des places,
lui accorda un repos anticipé, en y ajoutant du reste les marques de
distinction les plus méritées. M. Daru succéda à M. de Cessac. Enfin
le grand juge Reynier, duc de Massa, magistrat laborieux et intègre,
mais âgé, ne pouvait plus supporter les fatigues d'une grande
administration. Napoléon, quoique ayant pour lui beaucoup d'estime,
l'avait déjà éloigné temporairement à la suite d'une longue maladie,
et il choisit cette occasion de le remplacer définitivement par M. le
comte Molé, dont il aimait l'esprit, le nom et la manière de penser.
Napoléon ne voulant pas que ce remplacement devînt une disgrâce pour
le duc de Massa, résolut de lui confier la présidence du Corps
législatif. M. de Massa n'était pas membre du Corps législatif, et
n'avait par conséquent aucune chance de se trouver sur la liste des
candidats à la présidence que ce corps avait le droit de présenter. On
ne se laissait pas arrêter alors par de telles difficultés. Il fut
décidé qu'on apporterait un changement à la constitution au moyen d'un
sénatus-consulte, et que le Corps législatif ne contribuerait plus à
la nomination de son président par une présentation de candidats. Ce
n'était pas le moment de donner des déplaisirs à un corps qui, suivant
un exemple alors assez commun, semblait acquérir du courage à mesure
que Napoléon perdait de la force; cependant on passa outre, et ce
sénatus-consulte, moins indifférent qu'il ne paraissait l'être, fut
préparé avec plusieurs autres plus utiles et plus urgents.

[En marge: Mesures pour se procurer des hommes et de l'argent.]

Il s'agissait, à la veille d'une lutte suprême contre l'Europe, de
trouver des hommes et de l'argent, d'en trouver beaucoup, et
rapidement. Or ces deux moyens essentiels de toute guerre étaient
épuisés. Au mois d'octobre précédent, avant de quitter Dresde pour
Leipzig, Napoléon avait chargé Marie-Louise de se rendre au Sénat afin
d'obtenir la conscription de 1815, qui devait fournir 160 mille
conscrits, et en outre une levée extraordinaire de 120 mille hommes
sur les classes de 1812, 1813 et 1814, déjà libérées. Le Sénat n'avait
pas mis plus de difficulté à accorder ces 280 mille hommes, qu'il n'en
avait mis à livrer à Napoléon tant d'autres victimes de la guerre
actuellement ensevelies dans les plaines de la Castille, de
l'Allemagne, de la Pologne, de la Russie. Malheureusement ces immenses
levées, dont le prompt succès était si désirable, étaient plus faciles
à décréter qu'à exécuter.

[En marge: Appel de 600 mille hommes, au moyen de la conscription de
1815, et d'un recours à toutes les classes antérieures, jusqu'à celle
de 1803.]

Parmi les 280 mille hommes dont l'appel avait été décidé en octobre,
il fallait considérer comme ne pouvant rendre aucun service prochain
la conscription de 1815 qui, grâce au système des anticipations,
devait donner des soldats de 18 et de 19 ans, c'est-à-dire des
enfants, braves mais faibles, et incapables de supporter les rudes
travaux de la guerre. L'Europe avait vu périr des milliers de ces
enfants, qui, pleins d'ardeur sur le champ de bataille, mouraient
bientôt de fatigue sur les grandes routes ou dans les hôpitaux.
Napoléon n'en voulait plus, et s'il avait demandé la conscription de
1815, c'était dans la pensée d'en former une réserve qui remplirait
les dépôts et occuperait les places fortes. Il n'y avait donc à
compter que sur les 120 mille hommes des classes antérieures. Mais
cette levée, la seule utile, était d'une exécution difficile, parce
qu'il fallait rechercher des hommes précédemment libérés, et qui,
ayant déjà répondu à plusieurs appels par des remplaçants, se voyaient
frappés jusqu'à trois et quatre fois. Aussi ces recours aux classes
antérieures, tout en procurant la meilleure qualité de soldats,
avaient-ils l'inconvénient d'exciter les mécontentements les plus
violents, et d'exiger des ménagements qui rendaient les appels
beaucoup moins productifs. Ainsi il fallait renoncer aux hommes
mariés, aux individus jugés nécessaires à leurs familles, et tandis
qu'on avait espéré cent mille hommes, on était heureux d'en obtenir
soixante mille. Se fondant sur l'urgence des circonstances, Napoléon
imagina de recourir à toutes les classes libérées antérieurement, et
de prendre tous les célibataires qui n'étaient pas retenus chez
eux par les raisons les plus légitimes. Évaluant à 300 mille les
sujets qu'il pourrait trouver par ce moyen, il fit rédiger un
sénatus-consulte qui l'autorisait à lever ce nombre d'hommes sur les
classes antérieures, en remontant de 1813 à 1803. Ces 300 mille hommes
joints aux 280 mille décrétés en octobre, portaient à environ 600
mille les levées qu'on allait exécuter durant cet hiver, et jamais, il
faut le dire, on n'avait fait à une population des appels aussi
exorbitants, aussi ruineux pour les générations futures. Ce n'était
pas l'opposition du Sénat qu'on craignait, mais celle des familles, et
il était fort douteux que, même la loi à la main, on les amenât à
satisfaire à de pareilles exigences. Certainement si les 600 mille
hommes dont il s'agissait avaient pu être réunis, instruits,
incorporés à temps, on aurait eu plus de soldats qu'il n'en fallait
pour refouler la coalition au delà des frontières. Mais avec le
soulèvement des esprits contre la guerre, avec l'opinion régnante
qu'on la faisait pour Napoléon seul, combien y en avait-il parmi ces
600 mille hommes qui répondraient à l'appel du gouvernement? Et
combien de temps surtout aurait-on pour les convertir en armées
régulières? Personne ne le pouvait dire. Napoléon néanmoins, habitué à
la soumission des peuples, à l'incapacité et à la lenteur de ses
adversaires, espérait obtenir une grande partie des hommes appelés, et
avoir jusqu'au mois d'avril pour les préparer à la prochaine campagne.
Ses plans furent fondés sur cette double supposition.

[En marge: Moyens financiers employés pour solder les nouveaux
armements.]

[En marge: État des finances.]

[En marge: Mauvais succès de l'aliénation des biens communaux.]

[En marge: Déficit actuel de 442 millions.]

Ces six cent mille hommes, qu'ils arrivassent un peu plus tôt ou un
peu plus tard, il fallait les payer, et les finances de Napoléon, si
bien administrées pendant quinze années, venaient, comme toutes les
autres parties de sa puissance, de succomber par suite de l'abus qu'il
en avait fait. On a vu comment ses budgets de 750 millions (sans
compter 120 millions pour les frais de perception) étaient
successivement montés à un milliard, après la réunion de Rome, de la
Toscane, de l'Illyrie, de la Hollande, des villes anséatiques. La
guerre ayant pris depuis 1812 des proportions gigantesques, le budget
de 1813 avait été évalué à 1191 millions, sans les frais de
perception. Les dépenses de la dernière campagne, celles du moins qui
se soldaient par le budget, s'étant élevées de 600 à 700 millions, on
estimait que ce budget atteindrait le chiffre, énorme alors, de 1300
millions (1420 avec les frais de perception). Ainsi en deux ans on
était arrivé d'un milliard à 1400 millions de dépenses, et si on se
reporte aux valeurs de cette époque, on verra quelle charge supposait
un chiffre aussi considérable. Ce n'était rien toutefois si on
parvenait à y faire face. Mais indépendamment des 100 millions
d'excédant de dépenses, imputable à la guerre, les recettes étaient
restées de 70 millions au-dessous des produits annoncés. C'étaient
donc 170 millions qui par excédant de dépenses ou insuffisance de
recettes, allaient manquer au service de l'année. Il y avait un autre
déficit bien plus embarrassant encore. Ne pouvant recourir à
l'emprunt, ne voulant pas recourir à l'impôt, Napoléon avait imaginé
de vendre les biens communaux, et d'en réaliser la valeur par
anticipation, au moyen des bons de la caisse d'amortissement. On avait
appliqué 46 millions de ces bons au budget de 1811, 77 à celui de
1812, et 149 à celui de 1813. Or cette ressource avait complètement
fait défaut. On n'avait pas pu vendre encore pour plus de 10 millions
de biens communaux, par suite des formalités qui étaient longues, de
la misère qui était extrême, et de la défiance qui était générale. Les
bons émis ne trouvant pas d'emploi étaient exposés à une dépréciation
croissante, et pourtant c'est tout au plus si on en avait offert au
public pour 25 à 30 millions, et encore on avait eu soin de ne les
distribuer qu'aux fournisseurs. Malgré cette précaution ils perdaient
déjà de 15 à 20 pour 100. On aurait donc été privé tout à la fois des
272 millions à prendre sur ces bons, et des 170 millions manquant au
budget de 1813, ce qui aurait constitué un déficit total de 442
millions, déficit écrasant à une époque où il n'y avait aucun moyen de
crédit, si on ne s'était adressé à toutes les caisses de l'État et de
la couronne, pour les obliger à recevoir des bons de la caisse
d'amortissement. On en avait donné 10 millions à la Banque de France,
62 à la caisse de service, 52 au domaine extraordinaire, ce qui
épuisait, ainsi que nous l'avons déjà montré, les dernières ressources
disponibles de ce domaine.

[En marge: Ce qui reste des économies de la liste civile.]

Restait la caisse particulière de la couronne, renfermant les épargnes
de Napoléon sur sa liste civile. Napoléon, comme nous l'avons dit
ailleurs, grâce à un esprit d'ordre admirable, avait réussi à
économiser sur sa liste civile 135 millions. Il en avait placé
successivement 17 millions sur le Mont-Napoléon à Milan, 8 à la Banque
de France, 4 dans les salines; il en avait prêté 13 à la caisse de
service, et il en avait employé 26 en achats de bons de la caisse
d'amortissement. Il restait, outre trois ou quatre millions pour les
besoins courants de la couronne, 63 millions en or et en argent
déposés dans un caveau des Tuileries, ressource extrême qu'il gardait
précieusement, non pour se ménager en cas de malheur des moyens
d'existence à l'étranger (basse prévoyance au-dessous de sa haute
ambition), mais pour soutenir sa dernière lutte contre le soulèvement
universel des peuples.

Sauf ces 63 millions, Napoléon avait donc vidé toutes les caisses
pour les forcer à prendre les bons qui représentaient le prix des
biens communaux. Ayant trouvé de la sorte l'emploi de 150 millions de
ces bons, il restait sur le déficit total de 442 millions dont nous
venons de parler, un déficit actuel de 300 millions environ, auquel on
ne savait comment faire face, toutes les ressources se trouvant
absolument épuisées.

[En marge: Recours à l'impôt, au moyen de centimes additionnels sur
les diverses contributions.]

Dans un tel état de choses il fallait de toute nécessité recourir à
l'impôt. Au surplus, adressant à la population, à titre d'urgence, la
demande énorme de 600 mille hommes, Napoléon pouvait bien au même
titre lui demander quelques centaines de millions. D'ailleurs la
ressource de l'impôt avait été jusqu'ici soigneusement ménagée, et
c'était la seule qui demeurât intacte, bien que les contributions
indirectes, impopulaires en tout temps, fussent alors fort décriées
sous le titre de _droits réunis_. Mais les contributions directes
pouvaient encore supporter une charge nouvelle, et même assez forte.
En ajoutant 30 centimes seulement sur la contribution foncière de
1813, il était facile de se procurer 80 millions, presque
immédiatement réalisables. Il était possible d'obtenir 30 autres
millions par le doublement de la contribution mobilière. Il fut donc
statué en conseil qu'on exigerait le versement de ces sommes dans les
mois de novembre, décembre et janvier. On y ajouta une augmentation
d'un cinquième sur l'impôt du sel, et d'un dixième sur les
contributions indirectes. Ces surtaxes devaient produire tout de suite
120 millions sans de trop grandes souffrances, sauf à statuer plus
tard sur les impositions qu'on exigerait pour l'année 1814. Avec ces
120 millions, avec les impôts ordinaires, avec le trésor des
Tuileries, avec certains ajournements imposés aux créanciers de
l'État, on avait le moyen de suffire aux besoins les plus pressants.

[En marge: Par crainte de perdre du temps, et de provoquer des
discussions inopportunes, on s'adresse au Sénat seul pour faire voter
les levées d'hommes et d'argent.]

[En marge: Le Sénat ayant suffi pour légaliser les nouvelles mesures,
on retarde de quelques jours la réunion du Corps législatif.]

[En marge: Nouvelle prorogation des pouvoirs de la quatrième série.]

Il s'agissait de convertir en lois ces demandes d'argent. Napoléon par
un décret daté des bords du Rhin avait fixé au 2 décembre la réunion
du Corps législatif, espérant pouvoir se servir de ce corps pour
obtenir des ressources extraordinaires, et pour réveiller le
patriotisme de la nation. Déjà un certain nombre des législateurs
s'étaient rendus à Paris, et on ne les trouvait pas aussi bien
disposés qu'on l'aurait désiré, car avec l'accroissement rapide du
danger, et l'affaiblissement non moins rapide du prestige de Napoléon,
l'indépendance renaissait dans tous les esprits. Il y avait donc à
craindre des discussions fâcheuses, et d'ailleurs, si prompte que fût
l'adoption des mesures proposées, elle ne pouvait pas s'effectuer
avant le milieu de décembre, et la perception des centimes devait
alors se trouver remise au mois de janvier, tandis qu'on en avait
besoin sur-le-champ. On prit en conséquence le parti d'ordonner par
simple décret la levée des centimes extraordinaires, ce qui faisait
gagner un mois. Cette manière de procéder, absolument impossible sous
un régime légal et régulier, était autorisée par plus d'un précédent.
En effet, tantôt pour payer l'équipement des cavaliers votés par les
départements, tantôt pour répartir plus également la charge des
réquisitions en la convertissant en contributions publiques, les
préfets n'avaient pas hésité à lever des centimes additionnels de
leur seule autorité, et soit le sentiment du besoin, soit l'habitude
de la soumission, personne n'avait réclamé. L'Empereur en présence du
danger pouvait bien oser autant que les préfets, et un décret rendu le
11 novembre, le surlendemain même de son arrivée à Paris, ordonna les
perceptions que nous venons d'énumérer. Le crime n'était pas grand, si
on le compare à tout ce que le gouvernement impérial s'était permis en
fait d'illégalités, et en tout cas il avait pour excuse la gravité et
l'urgence du péril. Mais cet acte, comme bien d'autres, prouve quel
cas on faisait alors des lois. Le concours du Corps législatif
devenant moins nécessaire, puisqu'on avait prescrit par simple décret
la levée des impositions extraordinaires, on ajourna sa réunion du 2
décembre au 19, afin de s'épargner des discussions inopportunes. La
précaution, comme on le verra bientôt, n'était pas des mieux
imaginées, car ces législateurs presque tous rendus à Paris, et y
passant le temps à ne rien faire, ou à s'animer des sentiments de
cette capitale, n'en devaient pas devenir plus indulgents pour un
gouvernement bassement adulé quand il était tout-puissant,
très-librement jugé depuis ses premiers revers, et menacé à la veille
de sa chute d'un déchaînement universel. Un autre inconvénient de la
convocation du Corps législatif qu'on avait voulu éviter, c'était
l'obligation de faire élire la quatrième série (le Corps législatif
était divisé en cinq), dont les pouvoirs expirant au commencement de
1813, avaient déjà été prorogés d'une année. Réunir des électeurs en
ce moment pouvant être aussi dangereux que de réunir des députés, on
décida de remettre à une autre année l'élection de la quatrième série.
Cette mesure, celle qui abolissait les listes de candidats pour la
présidence du Corps législatif, celle enfin d'un nouvel appel de 300
mille hommes, relevaient naturellement de l'autorité du Sénat, qui
était censé toujours assemblé, et supposé toujours soumis, comme il le
fut effectivement jusqu'à l'avant-dernière heure de l'Empire. On le
convoqua donc pour le 15 novembre, et on lui présenta ces trois
mesures.

[En marge: Le Sénat vote silencieusement les mesures proposées.]

La réunion du Sénat fut entourée d'un appareil inaccoutumé. On voulait
frapper l'esprit de la nation, parler à son coeur, exciter son
dévouement patriotique. Malheureusement quand on parle rarement ou
trop tard aux nations, on est exposé à être écouté avec défiance, ou
mal compris. L'orateur du gouvernement raconta en vain les derniers
revers de nos armées, il se déchaîna en vain contre la perfidie des
alliés, contre la fatale imprudence commise au pont de Leipzig, il
montra en vain ce que la France avait à craindre d'une coalition
victorieuse, il toucha peu un sénat insensible et abaissé, et ne
produisit qu'un genre de conviction, c'est qu'en effet le danger était
immense, c'est qu'en effet il fallait demander de grands efforts à la
nation, sans beaucoup d'espérance, hélas, de la voir répondre à un
semblable appel après quinze ans de guerres folles et inutiles! Les
300 mille hommes à prendre sur les classes antérieures furent votés
sans une seule objection. L'ajournement de l'élection de la quatrième
série fut également accordé, par le motif qu'il était pressant de
réunir le Corps législatif, motif singulier lorsqu'on ajournait du 2
décembre au 19 la réunion de ce corps, dont les membres étaient
presque tous présents à Paris. Enfin, pour supprimer la liste des
candidats à la présidence du Corps législatif, on fit valoir une
raison non moins étrange, c'est qu'il serait possible que les
candidats proposés ignorassent l'étiquette de la cour, ou bien fussent
tout à fait inconnus à l'Empereur. Le Sénat ne contredit pas plus les
motifs que le dispositif de ces décrets, et il les vota sans mot dire,
comme il allait tout voter, jusqu'au jour où il voterait la déchéance
de Napoléon lui-même sur une invitation de l'étranger!

[Date en marge: Déc. 1813.]

[En marge: Réplique de M. de Metternich à la réponse équivoque de M.
de Bassano relativement aux propositions de Francfort.]

[En marge: Demande d'une explication formelle.]

Ces mesures politiques, militaires et financières n'avaient cessé
d'occuper Napoléon depuis son retour à Paris. C'était un premier
résultat qu'on aurait pu considérer comme heureux s'il n'avait pas été
si tardif, que de transférer de M. de Bassano à M. de Caulaincourt la
correspondance avec les cours étrangères. M. de Metternich, en
recevant la réponse de M. de Bassano à la fois énigmatique et
ironique, avait répliqué le 25 novembre, après en avoir conféré avec
les cours alliées, et sa réplique contenait à peu près ce qui suit. On
apprenait avec plaisir, disait-il, que l'Empereur eût enfin reconnu
dans l'espèce de mission donnée à M. de Saint-Aignan un désir sincère
de paix, qu'il eût désigné Manheim pour lieu de réunion d'un congrès,
choix auquel on adhérait volontiers; mais, ajoutait-il, on ne voyait
pas avec le même plaisir le soin que le gouvernement français mettait
à éviter toute explication sur les bases sommaires proposées à
Francfort, et on ne pouvait se dispenser de demander avant toute
négociation l'adoption formelle ou le rejet de ces bases.

[En marge: Acceptation par M. de Caulaincourt des propositions de
Francfort.]

Il fallait s'applaudir de voir les coalisés insister encore sur
l'adoption des bases de Francfort, bien qu'il fût déjà douteux que
dans ce moment ils le fissent de bonne foi, et on devait se hâter de
les prendre au mot pour les empêcher de se dédire. La présence de M.
de Caulaincourt au département des affaires étrangères ne laissait pas
d'incertitude sur la réponse. Il insista auprès de Napoléon, et il
obtint qu'on répondît comme on aurait dû le faire dès le 16 novembre.
Sans perdre un instant il écrivit le 2 décembre qu'en accédant à
l'idée d'un congrès et au principe de l'indépendance de toutes les
nations établies dans leurs frontières naturelles, on avait bien
entendu adopter les bases sommaires apportées par M. de Saint-Aignan,
qu'en tout cas on les acceptait actuellement d'une manière expresse;
qu'elles exigeraient de la part de la France de grands sacrifices,
mais que la France ferait volontiers ces sacrifices à la paix, surtout
si l'Angleterre, renonçant de son côté aux conquêtes maritimes qu'on
avait droit de lui redemander, consentait à reconnaître sur mer les
principes de négociation qu'elle prétendait faire prévaloir sur terre.

[En marge: Napoléon en se résignant aux limites naturelles, cherche à
retenir encore des territoires au delà de ces limites.]

Il est probable que donnée dix-huit jours plus tôt, cette réponse eût
imprimé un tout autre cours aux événements. Maintenant elle laissait
bien des prétextes à un changement de résolution de la part des
puissances coalisées, si, mieux instruites de notre détresse, elles
voulaient revenir sur ce qu'elles avaient offert à Francfort.

En se résignant aux limites naturelles de la France, Napoléon se
réservait néanmoins de retenir encore tout ce qu'il pourrait au delà
de ces limites, et dans les instructions du plénipotentiaire que déjà
il avait choisi (c'était M. de Caulaincourt), il établissait les
conditions qui suivent. En concédant qu'il n'aurait rien au delà du
Rhin, il entendait toutefois garder sur la rive droite Kehl vis-à-vis
de Strasbourg, Cassel vis-à-vis de Mayence, et en outre la ville de
Wesel, située tout entière sur la rive droite, mais devenue une sorte
de ville française. Quant à la Hollande, il ne désespérait pas d'en
garder une partie en abandonnant les colonies hollandaises à
l'Angleterre. En tout cas il avait le projet de disputer sur les
limites qui la sépareraient de la France, et de proposer d'abord
l'Yssel, puis le Leck, puis le Wahal, frontière dont il était résolu à
ne point se départir, et qui lui assurait ce qu'il avait enlevé de la
Hollande au roi Louis. Il entendait de plus que la Hollande ne
retournerait pas sous l'autorité de la maison d'Orange, et qu'elle
redeviendrait république.

[En marge: Conditions qu'il se propose de présenter au futur congrès
de Manheim.]

Quant à l'Allemagne, il consentait bien à renoncer à la Confédération
du Rhin, mais à la condition qu'aucun lien fédéral ne réunirait les
États allemands entre eux, et qu'en rendant à la Prusse Magdebourg, à
l'Angleterre le Hanovre, on formerait de la Hesse et du Brunswick un
royaume de Westphalie, indépendant de la France, mais destiné au
prince Jérôme.

Napoléon voulait qu'Erfurt fût accordé à la Saxe en dédommagement du
grand-duché de Varsovie, que la Bavière conservât la ligne de l'Inn,
afin de n'être pas forcé de lui céder Wurzbourg, ce qui aurait obligé
d'indemniser le duc de Wurzbourg en Italie.

En Italie il admettait que l'Autriche eût, outre l'Illyrie,
c'est-à-dire Laybach et Trieste, une portion de territoire au delà de
l'Isonzo, mais à condition que la France s'avancerait dans le Piémont
autant que l'Autriche dans le Frioul. Tout ce que la France avait
possédé dans le Milanais, le Piémont, la Toscane, les États romains,
constituerait un royaume d'Italie, également indépendant de l'Autriche
et de la France, et réservé au prince Eugène.

Le Pape retournerait à Rome, mais sans souveraineté temporelle. Naples
resterait à Murat, la Sicile aux Bourbons de Naples. L'ancien roi de
Piémont obtiendrait la Sardaigne seulement.

Les îles Ioniennes feraient retour à l'un des États d'Italie, si Malte
était cédée à la Sicile. Dans le cas contraire, les îles Ioniennes
appartiendraient à la France avec l'île d'Elbe.

L'Espagne serait restituée à Ferdinand VII, le Portugal à la maison de
Bragance. Mais l'Angleterre ne retiendrait aucune des colonies de
l'Espagne et du Portugal.

Le Danemark conserverait la Norvége. Enfin on insérerait un article
qui consacrerait d'une manière au moins générale les droits du
pavillon neutre.

[En marge: Les conditions exigées par Napoléon sont fondées sur
l'espérance d'un ajournement des hostilités jusqu'au mois d'avril.]

Telles étaient les conditions que Napoléon voulait présenter au futur
congrès de Manheim. Malheureusement on était bien loin de compte, et
malgré sa profonde sagacité, malgré la connaissance qu'il avait de sa
situation, au point de douter que la coalition pût lui offrir
sérieusement les bases de Francfort, il avait encore assez de
complaisance envers lui-même pour se flatter de faire écouter à
Manheim de telles propositions. Il est vrai qu'en ce moment il
nourrissait une espérance qui pouvait justifier ses derniers rêves si
elle se réalisait, c'est que la guerre ne recommencerait qu'en avril.
Si en effet les alliés, fatigués de cette terrible campagne,
s'arrêtaient sur le Rhin jusqu'en avril, et lui donnaient quatre mois
pour préparer ses ressources, il pouvait des débris de ses armées, et
des 600 mille hommes votés par le Sénat, tirer au moins 300 mille
combattants bien organisés, et avec cette force réunie dans sa
puissante main, rejeter sur le Rhin l'ennemi qui aurait osé le
franchir. Il est certain qu'avec 300 mille soldats se battant sur un
terrain resserré et ami, avec son génie agrandi par le malheur, il
avait de nombreuses chances de triompher. Mais lui laisserait-on ces
quatre mois? Était-il raisonnablement fondé à l'espérer? Là était
toute la question, et de cette question dépendaient à la fois son
trône et notre grandeur, non pas notre grandeur morale qui était
impérissable, mais notre grandeur matérielle qui ne l'était pas.

[En marge: Activité déployée pour préparer les moyens d'une dernière
campagne.]

[En marge: La première attention de Napoléon accordée aux places
fortes.]

[En marge: Leur état déplorable.]

Du reste il se comporta non point comme s'il avait eu quatre mois,
mais comme s'il en avait eu deux tout au plus, et il employa les
ressources mises à sa disposition avec sa prodigieuse activité,
naturellement plus excitée que jamais. Les places fortes étaient le
premier objet auquel il fallait pourvoir. Elles étaient distribuées
sur deux lignes: celles du Rhin et de l'Escaut, couvrant notre
frontière naturelle, Huningue, Béfort, Schelestadt, Strasbourg,
Landau, Mayence, Cologne, Wesel, Gorcum, Anvers; celles de l'intérieur
couvrant notre frontière de 1790: Metz, Thionville, Luxembourg,
Mézières, Mons, Valenciennes, Lille, etc. Nous ne citons que les
principales. Tandis qu'on avait entouré d'ouvrages dispendieux
Alexandrie, Mantoue, Venise, Palma-Nova, Osopo, Dantzig, Flessingue,
le Texel, les places indispensables à notre propre défense, Huningue,
Strasbourg, Landau, Mayence, Metz, Mézières, Valenciennes, Lille, se
trouvaient dans un état de complet abandon. Les escarpes étaient
debout mais dégradées, les talus déformés, les ponts-levis hors de
service. L'artillerie insuffisante n'avait point d'affûts; on manquait
d'outils, d'artifices, de bois pour les blindages, de ponts de
communication entre les divers ouvrages, de chevaux pour le transport
des objets d'armement, d'ouvriers sachant travailler le bois et le
fer. Les officiers d'artillerie et du génie restés dans l'intérieur du
territoire étaient presque tous des vieillards incapables de soutenir
les fatigues d'un siége. Les approvisionnements n'étaient pas
commencés, et l'argent qui, moyennant beaucoup d'activité, permet de
suppléer non pas à toutes choses, mais à quelques-unes, l'argent
n'existait point, et il était douteux que le Trésor pût le faire
arriver à temps et en quantité suffisante. Enfin il fallait des
garnisons, et on avait à craindre en les formant d'appauvrir l'armée
active déjà si affaiblie.

[En marge: Translation des dépôts des régiments dans les places de
seconde ligne.]

On s'attacha d'abord à pourvoir aux besoins les plus pressants. Il
était urgent de faire passer des places de première ligne dans les
places de seconde les dépôts des régiments, afin de débarrasser celles
qui pouvaient être investies les premières, et de soustraire à
l'ennemi ces dépôts qui étaient la source à laquelle les régiments
puisaient leur force. Cette mesure, déjà tardive, était difficile, car
il fallait déplacer non-seulement les hommes valides et non valides,
mais les administrations et les magasins. Les dépôts qui étaient à
Strasbourg, Landau, Mayence, Cologne, Wesel, furent transférés à
Nancy, Metz, Thionville, Mézières, Lille, etc. Le maréchal Kellermann,
duc de Valmy, qui avait rendu tant de services dans l'organisation des
troupes, et qui avait commandé en chef à Strasbourg, Mayence et Wesel,
se transporta à Nancy, Metz, Mézières. Ce déplacement fut aussitôt
commencé, malgré la rigueur de la saison.

[En marge: Formation des approvisionnements et des garnisons.]

Napoléon ordonna aux préfets de pourvoir d'urgence à
l'approvisionnement des places fortes, au moyen de réquisitions
locales, en payant ou promettant de payer dans un bref délai les
denrées et le bétail enlevés d'autorité. On devait procéder de même
pour les bois et pour toutes les matières dont on aurait besoin. Les
maréchaux commandant les troupes actives, le maréchal Victor à
Strasbourg, le maréchal Marmont à Mayence, le maréchal Macdonald à
Cologne et Wesel, eurent pour instruction de s'occuper tant de la
réorganisation de leurs corps que de la composition des garnisons.
Tous les détachements revenant de la 32e division militaire,
c'est-à-dire des pays compris entre Hambourg et Wesel, formèrent le
fond de la garnison de Wesel. Le 4e corps, infortuné débris de tant de
corps confondus en un seul, fut chargé de la défense de Mayence sous
le général Morand, son ancien chef. Le général Bertrand, qui avait
commandé ce corps en dernier lieu, avait été nommé grand maréchal du
palais en récompense de son dévouement. Strasbourg reçut quelques
cadres ruinés, qu'on devait remplir avec des conscrits, et des gardes
nationaux. La fidélité de l'Alsace permettait de recourir à la milice
nationale, dont Napoléon n'aimait pas à se servir, excepté pour la
défense des places. Des cadres d'artillerie, recrutés à la hâte avec
des conscrits, fournirent le personnel de cette arme. On lui donna
autant que possible de bons commandants, auxquels on adjoignit
quelques officiers du génie, choisis parmi les moins âgés de ceux qui
restaient en France, et on prescrivit à tous d'employer l'hiver à
s'organiser de leur mieux. Il faut reconnaître que de leur part le
zèle n'y faillit point.

[En marge: Emploi des gardes nationales dans les places.]

Les mesures adoptées pour les trois plus importantes places de la
première ligne, Strasbourg, Mayence, Wesel, furent, sauf quelques
différences locales, exécutées dans toutes les autres. En se
rapprochant de la vieille France les gardes nationales furent appelées
avec plus de confiance à la défense du pays. Nous venons de dire que
Napoléon n'était pas très-porté à les employer. Sans doute il s'en
défiait parce qu'elles pouvaient réfléchir d'une manière fâcheuse la
disposition actuelle des esprits, pourtant ses motifs n'étaient pas
exclusivement égoïstes. Dans un moment où il demandait à la
population près de 600 mille hommes, il craignait de pousser
l'exaspération au comble en s'adressant à toutes les classes de
citoyens à la fois, et surtout à celle des pères de famille, qui
compose particulièrement la garde nationale. D'ailleurs, manquant des
matières nécessaires pour armer et habiller ses soldats, il aimait
mieux donner les draps et les fusils à l'armée qu'aux gardes
nationales. Seulement dans les places frontières où l'on n'avait pas
le temps de jeter des corps organisés, les gardes nationales se
trouvant toutes formées, et ayant de plus l'esprit militaire, il les
admit à compléter les garnisons. Il consentit aussi à s'en servir dans
quelques grandes villes de l'intérieur où l'ordre pouvait être
accidentellement troublé par l'extrême agitation des esprits, et il
décida que dans ces villes les principaux habitants formés en
bataillons de grenadiers et de chasseurs, armés et habillés à leurs
frais, commandés par des officiers sûrs, seraient chargés de maintenir
la tranquillité publique.

[En marge: Soins donnés à la réorganisation de l'armée active.]

[En marge: Affreux ravages du typhus.]

Napoléon s'occupa ensuite de l'armée active. Aux divers maux qui
avaient assailli nos troupes depuis leur retour d'Allemagne, venait de
s'en ajouter un plus affreux que tous les autres, c'était le typhus.
Né dans les hôpitaux encombrés de l'Elbe, apporté sur le Rhin par les
blessés, les malades, les traînards, il avait exercé des ravages
épouvantables, particulièrement à Mayence. Le 4e corps, porté à 15
mille hommes par la réunion des 4e, 12e, 7e et 16e corps, et bientôt à
30 mille par l'adjonction successive des soldats isolés, avait perdu
en un mois la moitié de son effectif, et était retombé à moins de 15
mille hommes. Des militaires le typhus s'était communiqué aux
habitants, et il mourait presque autant des uns que des autres. Cet
horrible fléau avait pris, sous l'influence de la misère, des formes
hideuses et qui navraient le coeur. On voyait chez nos jeunes soldats,
dont la constitution était appauvrie par les privations et la fatigue,
les doigts des pieds et des mains atteints par la gangrène se détacher
pièce à pièce. À Mayence l'épouvante était devenue générale, et sur
les vives instances des habitants, les administrateurs, dans l'espoir
de diminuer l'infection, avaient ordonné des évacuations précipitées
vers l'intérieur. Cette mesure avait entraîné de nouvelles calamités,
et on rencontrait sur les routes des charrettes chargées d'une
trentaine de malheureux, les uns morts, les autres expirant à côté des
cadavres auxquels ils étaient attachés. De plus la contagion
commençait à s'étendre de la première à la seconde ligne de nos
places, et la ville de Metz avait frémi en apprenant la mort de
quelques soldats atteints du typhus dans ses hôpitaux.

[En marge: Efforts du maréchal Marmont pour arrêter la contagion.]

Le maréchal Marmont, vivement ému de cet affreux spectacle, s'était
donné beaucoup de peine pour diminuer le mal, et avait d'abord empêché
les évacuations qui exposaient tant d'infortunés à périr sur les
routes, et menaçaient de la contagion nos villes de l'intérieur. Il
avait occupé d'autorité tous les bâtiments qui pouvaient être
convertis en hôpitaux, et avait évacué les malades d'un hôpital sur
l'autre, sans les faire transporter de ville en ville. Les
réquisitions dans les pays environnants avaient pourvu aux besoins des
malades, et le fléau, grâce à ces mesures bien entendues, avait paru
sinon diminuer beaucoup, du moins s'arrêter dans sa marche menaçante.
Toutefois l'un des régiments du maréchal Marmont, le 2e de marine,
avait été réduit en un mois de 2,162 hommes à 1,054.

Autorisé par l'Empereur, le maréchal Marmont avait fait sortir de
Mayence les corps qui n'étaient pas indispensables à la défense de la
place. Le 2e, commandé par le maréchal Victor, avait été déjà acheminé
sur Strasbourg; les 5e et 11e, réunis sous le maréchal Macdonald,
furent dirigés sur Cologne et Wesel. Il envoya vers Worms les 3e et 6e
qui étaient destinés à servir sous ses ordres, et ne laissa dans
Mayence que le 4e, qui devait y tenir garnison. Enfin par ordre de
Napoléon il tira de Mayence la garde, jeune et vieille, cavalerie et
infanterie, et la répartit entre Kaisers-Lautern, Deux-Ponts,
Sarreguemines, Sarre-Louis, Thionville, Luxembourg, Trêves, etc.

[En marge: Recrutement des corps retirés sur le Rhin.]

Napoléon donna ensuite ses ordres pour la réorganisation des corps. La
plupart devinrent de simples divisions, et contribuèrent ainsi à
former des corps nouveaux. Il n'y eut d'exception que pour le 2e,
cantonné à Strasbourg, et placé près de ses dépôts, où il devait
trouver le moyen de se reconstituer avec plus de facilité et d'une
manière plus complète. On commença par prendre dans les dépôts
d'infanterie tout ce qu'ils contenaient en sujets passablement
instruits. Napoléon espérait en tirer 500 soldats par régiment, et
porter tout de suite à 80 mille hommes l'infanterie des divers corps
cantonnés sur le Rhin. Les conscrits demandés aux classes antérieures
par les derniers décrets, devaient être expédiés sur les dépôts les
plus voisins, y être instruits et équipés le plus tôt possible, et
selon qu'on aurait deux, trois ou quatre mois, pourraient porter
jusqu'à 100, 120, ou 140 mille hommes l'infanterie de l'armée du Rhin.
Les conscrits de ces mêmes classes appartenant aux départements
frontières devaient être jetés dans les places fortes, enfermés dans
quelques cadres qu'on y laisserait, et s'y former en tenant garnison.
Ceux-là auraient certainement le loisir de s'instruire et de
s'équiper, pourvu toutefois qu'ils eussent le temps d'arriver avant
que nos places fussent investies.

[En marge: Forces consacrées à la Hollande et à la Belgique.]

Après ces soins donnés à la frontière du Rhin, Napoléon s'occupa
spécialement de la frontière de Belgique, qui devait être la plus
menacée si on voulait nous contester nos limites naturelles. Il
s'occupa aussi de la Hollande, qui couvrait la Belgique. Ces deux
contrées, mal gardées, étaient extraordinairement agitées, et il était
urgent d'y envoyer des forces respectables. Le général Molitor, chargé
de défendre la Hollande, avait pour toute ressource quelques régiments
étrangers peu sûrs, et quelques bataillons français faiblement
composés. C'étaient de bien pauvres moyens à opposer à Bernadotte, qui
en ce moment se dirigeait vers la Hollande avec la majeure partie de
son armée, et ce n'était pas le maréchal Macdonald, placé à trente
lieues avec les débris des 5e et 11e corps, qui pouvait être d'un
grand secours pour le général Molitor. Napoléon s'efforça de lui
expédier en toute hâte quelques renforts. Il s'était flatté dans le
principe de sauver les puissantes garnisons de Dresde et de Hambourg,
qui auraient suffi sans aucun doute pour nous maintenir en possession
de la Hollande et de la Belgique. Mais on a vu le sort de la garnison
de Dresde devenue prisonnière de guerre en violation de tous les
principes; et, quant à celle de Hambourg, tandis que le maréchal
Davout songeait à se mettre à sa tête, et à marcher avec elle vers le
Rhin, les troupes de Bernadotte inondant la Westphalie, l'avaient
obligée de se renfermer dans ses retranchements. Il n'y avait donc
plus rien à attendre de ce côté, et c'étaient 70 mille soldats
excellents enlevés à la défense de l'Empire. Les régiments du maréchal
Davout, qui avaient fourni des bataillons au 1er corps fait prisonnier
à Dresde, et au 13e enfermé dans Hambourg, avaient tous leurs dépôts
en Belgique. Napoléon versa des conscrits dans ces dépôts, espérant
ainsi composer une armée de 40 mille hommes d'infanterie, qu'il
voulait confier au brave général Decaen. Jetant aussi des conscrits et
des gardes nationales dans les places, surtout dans Anvers, il
comptait que cette armée dite du Nord, portée à cinquante mille hommes
de toutes armes, manoeuvrant entre Utrecht, Gorcum, Breda,
Berg-op-Zoom, Anvers, et protégée par les inondations, suffirait à
couvrir la Hollande et la Belgique.

[En marge: Napoléon se flatte de pouvoir porter les armées du Rhin à
200 mille hommes, et la garde impériale à 100 mille.]

L'armée active du Rhin pourrait alors se consacrer exclusivement à sa
tâche, sans inquiétude pour la conservation des Pays-Bas, et tenir
tête aux troupes de la coalition qui prendraient l'offensive, soit
qu'elles vinssent en colonnes séparées par Cologne, Mayence,
Strasbourg, soit qu'elles se présentassent en une seule masse par
l'une de ces trois routes. On vient de voir que Napoléon, en prenant
dans les dépôts les hommes actuellement formés, et en y ajoutant
ensuite les conscrits des anciennes classes qu'on se dispenserait en
cas d'urgence de faire passer par les dépôts et qu'on enverrait
directement aux régiments, espérait porter d'abord à 80, puis à 140
mille hommes l'infanterie des corps établis sur le Rhin. Il se
flattait, en réorganisant sa cavalerie et son artillerie, de les
porter à 200 mille hommes au printemps, et enfin à 300 mille en y
joignant la garde impériale. Il projetait en effet de donner à
celle-ci une extension qu'elle n'avait jamais eue. Voici quelles
furent à cet égard ses combinaisons.

[En marge: Le général Drouot, son caractère, son rôle dans le
commandement et l'organisation de la garde impériale.]

Bien qu'elle eût de graves inconvénients, la garde, par son excellent
esprit, par sa forte discipline, avait rendu les plus grands services
dans la dernière campagne, soit en frappant des coups décisifs les
jours de bataille, soit en conservant dans les revers une tenue que ne
présentait pas le reste de l'armée. Elle était réduite en ce moment à
environ 12 mille hommes d'infanterie, et à 3 ou 4 mille de cavalerie.
Elle consistait en deux divisions de vieille garde, grenadiers et
chasseurs, deux de moyenne garde, fusiliers et flanqueurs, et quatre
de jeune garde, tirailleurs et voltigeurs. Comme elle abondait en
sujets capables de devenir de très-bons sous-officiers, il était
facile de l'étendre sans en altérer l'esprit, sans en diminuer la
consistance. C'était de tous les corps de l'armée celui où il était le
plus aisé de jeter des milliers de jeunes gens, qui se transformaient
tout de suite en soldats. Napoléon avait pour y réussir une facilité
de plus, due tout entière à un seul homme, et cet homme était
l'illustre Drouot, officier supérieur d'artillerie dans la garde, et
modèle accompli de toutes les vertus guerrières. Drouot, simple et
même un peu gauche dans ses allures, n'avait pas été d'abord apprécié
par Napoléon. Mais tandis que dans ces guerres incessantes, l'ambition
faisant des progrès et la fatigue aussi, on était obligé de
récompenser plus chèrement des services moindres, Napoléon avait été
frappé de l'attitude de cet officier, connaissant à fond toutes les
parties de son métier, s'y appliquant avec une ardeur infatigable,
sans se relâcher jamais, sans chercher comme beaucoup d'autres à se
faire valoir à mesure que les difficultés augmentaient, proportionnant
ainsi en silence son intrépidité aux périls, son zèle aux embarras,
n'ayant pas flatté son maître jadis, ne cherchant pas à l'affliger par
ses critiques aujourd'hui, se bornant à servir de toutes ses facultés
le prince et la patrie qu'il confondait dans la même affection et le
même dévouement. Napoléon comme les despotes de génie, jouissant des
adulateurs sans les croire, ne pouvait s'empêcher d'estimer et de
rechercher les honnêtes gens quand il les rencontrait, et il avait peu
à peu ressenti pour Drouot un penchant qui s'était accru avec ses
malheurs, et, au moment où nous sommes arrivés, il avait résolu de lui
confier sa garde tout entière. Il s'était aperçu que le ministre
Clarke succombait sous la besogne, et même que sa fidélité
s'ébranlait. Aussi avait-il commencé à s'en défier profondément. Il
fit donc de Drouot, sans lui conférer d'autre titre que celui de son
aide de camp, un véritable ministre de la garde impériale. Il lui
attribua le soin de toutes les promotions, qui allaient devenir
nombreuses dans un corps destiné à s'accroître considérablement, et
lui confia en outre sa dernière ressource, _sa poire pour la soif_,
comme il l'appelait, les 63 millions restant de ses économies
personnelles, certain que Drouot équiperait les divers corps de la
garde avec autant d'économie qu'on pouvait l'espérer de la probité la
plus pure, de la vigilance la plus soutenue.

En conséquence, d'après les instructions de Napoléon, les compagnies
furent portées de quatre à six dans les bataillons de la garde. Les
bataillons durent être portés à dix-huit dans la vieille garde, à huit
dans la moyenne, à cinquante-deux dans la jeune. La vieille garde
devait se recruter avec des sujets d'élite prélevés sur toute l'armée,
la moyenne et la jeune avec des conscrits, en ayant soin de choisir
les meilleurs. Ces diverses combinaisons, si elles s'exécutaient, ne
pouvaient pas donner moins de 80 mille hommes d'infanterie. Avec la
cavalerie, l'artillerie, le génie, les parcs, Napoléon ne croyait pas
rester au-dessous de 100 mille hommes. Il autorisa Drouot à acheter
des chevaux, à faire confectionner des affûts pour l'artillerie, à
créer à Paris et à Metz des ateliers d'habillement, en lui
recommandant de tout faire, de tout payer lui-même, et sans employer
l'intermédiaire du ministre de la guerre. Drouot devait recevoir du
trésorier particulier de Napoléon les fonds dont il aurait besoin.

Avec 200 mille hommes de l'armée de ligne, avec 100 mille hommes de
la garde impériale, Napoléon ne désespérait pas de rejeter hors de
notre territoire les armées de la coalition qui oseraient l'envahir.
On verra bientôt, par ce qu'il fit avec 80 mille, si cette espérance
était présomptueuse!

[En marge: Soins donnés au recrutement des armées d'Espagne et
d'Italie.]

Napoléon s'occupa ensuite de l'Italie et de l'Espagne. Le prince
Eugène était sur l'Adige avec environ 40 mille hommes, s'y faisant
respecter de l'ennemi, et ayant chance de s'y maintenir malgré les
tentatives de débarquement des Anglais, si Murat bornait son
infidélité à l'inaction. Napoléon ne voulant ni augmenter le nombre
des Italiens dans l'armée du prince Eugène, ni donner à l'Italie de
nouveaux motifs de mécontentement, s'abstint d'y lever la
conscription, et prit le parti d'y envoyer de France une masse
suffisante de conscrits. Il avait déjà porté à 28 mille recrues la
part du prince Eugène dans les levées votées en octobre, et il lui en
destina 30 mille dans les 300 mille hommes à prendre sur les anciennes
classes. Il ordonna de les choisir en Franche-Comté, en Dauphiné, en
Provence, afin qu'ils eussent de moindres distances à parcourir. Le
prince Eugène devait les vêtir avec les ressources abondantes de
l'Italie, puis les introduire dans les cadres de son armée, ce qui
pourrait lui procurer près de 100 mille combattants au mois d'avril.
Là comme ailleurs la question était tout entière dans le temps qui
s'écoulerait avant la reprise des opérations.

Enfin, quoique ayant renoncé à l'Espagne, Napoléon devait toutefois
s'occuper des Pyrénées, menacées par les Espagnols, les Portugais et
les Anglais, les uns et les autres affichant l'espérance de venger
l'invasion de l'Espagne par celle de la France. L'armée d'Aragon
confiée au maréchal Suchet, l'armée dite d'Espagne confiée au maréchal
Soult, comptaient vingt régiments chacune, et avaient leurs dépôts
entre Nîmes, Montpellier, Perpignan, Carcassonne, Toulouse, Bayonne,
Bordeaux. Napoléon ordonna à ces deux armées de détacher un cadre de
bataillon par régiment, ce qui était facile avec la diminution
d'effectif qu'elles avaient éprouvée, et d'envoyer ces cadres à
Montpellier, Nîmes, Toulouse et Bordeaux, où seraient réunis 60 mille
conscrits des anciennes classes. Chacun de ces quarante bataillons
recevant 1500 recrues, devait en envoyer 500 aux armées d'Espagne et
d'Aragon, ce qui recruterait ces armées de 20 mille hommes, et
permettrait de conserver le long des Pyrénées une réserve de 40 mille
pour parer à tous les événements.

[En marge: Ménagements employés pour rendre moins sensibles les levées
d'hommes ordonnées coup sur coup.]

Avec les diverses ressources réunies sur les frontières de la
Belgique, du Rhin, de l'Italie, des Pyrénées, Napoléon persistant à
compter sur un répit de quatre mois, ne désespérait pas de triompher
des immenses périls de sa situation. Seulement la disposition à obéir
à ses lois sur le recrutement diminuait de jour en jour, et ce n'était
pas le langage bruyant des journaux asservis, ce n'était pas le
silence du Sénat, qui pouvaient changer cette disposition en un
patriotisme ardent. S'appliquant à rendre moins sensibles les
sacrifices exigés de la population, il recommanda d'achever d'abord la
levée sur les trois dernières classes de 1813, 1812, 1811, et de ne
pas remonter plus haut pour le moment. Cette première levée devait
procurer de 140 à 150 mille hommes. C'était seulement après l'avoir
terminée qu'on aurait recours aux classes plus anciennes, en
négligeant toujours les hommes mariés, ou peu aptes au service, ou
indispensables à leurs familles. Par le même motif il voulut qu'on
s'adressât en premier lieu aux provinces menacées d'invasion, comme
les Landes, le Languedoc, la Franche-Comté, l'Alsace, la Lorraine, la
Champagne, provinces où l'esprit était meilleur et le péril plus
frappant. Toujours par esprit de ménagement, Napoléon fit retarder la
levée de 1815, qui ne pouvait fournir que des soldats beaucoup trop
jeunes, et qui n'eût fait qu'ajouter une nouvelle souffrance à des
souffrances déjà trop vives et trop multipliées. Si la paix ne mettait
pas un terme prochain à cette guerre, il réservait la conscription de
1815 pour la fin de l'année.

[En marge: Ateliers extraordinaires pour la fabrication des vêtements
et des armes.]

[En marge: Achats de chevaux.]

Ce n'était pas tout que de lever des hommes, il fallait les équiper,
les armer, les pourvoir de chevaux de selle et de trait. Napoléon créa
des ateliers extraordinaires à Paris, à Bordeaux, à Toulouse, à
Montpellier, à Lyon, à Metz, etc., afin d'y façonner des habits et du
linge, avec des draps et des toiles, qu'on achetait ou requérait en
payant comptant. L'équipement quoique difficile rencontrait encore
moins d'obstacles que les remontes. La France cependant avait été
moins épuisée que l'Allemagne en chevaux de selle, et elle en
possédait un assez grand nombre d'excellents. Les chevaux de trait
pour l'artillerie et les équipages ne laissaient rien à désirer. On
venait d'en acheter cinq mille. Napoléon en fit acheter encore autant,
et ordonna d'en requérir dix mille autres en les payant, et ces vingt
mille chevaux suffisaient avec ceux qui restaient pour une guerre à
l'intérieur. Les chevaux de selle étaient plus rares. Drouot dut en
chercher pour la garde. Des fonds furent envoyés à tous les régiments
pour acheter autour d'eux ceux qu'ils pourraient se procurer.

[En marge: Manière de suppléer au manque de fusils.]

On avait de la poudre, du plomb, des fers de toute sorte, des armes
blanches, des canons, mais on manquait de fusils, et ce fut l'une des
principales causes de notre ruine. Pendant sa prospérité Napoléon en
avait poussé la fabrication jusqu'à un million. Mais la campagne de
Russie où plus de 500 mille avaient été enfouis sous les neiges, celle
d'Allemagne où nous en avions perdu deux cent mille, les places
étrangères enfin dans lesquelles il était resté une assez grande
quantité d'armes françaises, avaient épuisé nos arsenaux. Les ateliers
pour la fabrication des fusils étaient plus difficiles à créer que les
ateliers pour l'habillement et le harnachement, et pourtant c'était
n'avoir rien fait que de se procurer des hommes si on ne parvenait à
les armer. Chose étrange qui caractérisait bien cette politique, si
occupée de la conquête, et si oublieuse de la défense, la France
menacée avait plus de peine à trouver trois cent mille fusils que
trois cent mille hommes pour les porter.

On tira des ouvriers des provinces où les diverses industries du fer
sont pratiquées, et on les réunit soit à Paris, soit à Versailles,
afin d'y établir des ateliers pour la réparation et la fabrication des
armes à feu. On en fit autant dans les grandes places de seconde
ligne. On eut recours à un autre moyen pour se procurer des fusils, ce
fut de désarmer les régiments étrangers, tous devenus suspects à
l'exception des Suisses et des Polonais. Le même jour et sur divers
points on désarma les Hollandais, les Anséates, les Croates, les
Allemands, et on mit à pied ceux d'entre eux qui appartenaient à la
cavalerie. Cette mesure procura quelques mille fusils et quelques
centaines de chevaux. On vida ensuite les arsenaux de la marine, et
néanmoins l'entêtement de l'esprit de conquête était tel chez
Napoléon, qu'il ne craignit pas de faire embarquer à Toulon pour Gênes
50 mille fusils destinés à l'Italie, dans un moment où il n'était pas
sûr d'en avoir assez pour la défense de Paris!

[En marge: Napoléon, tout en déployant la plus grande activité
administrative, a recours aussi à la politique pour refaire ses
ressources.]

[En marge: Négociation entreprise pour faire rentrer les garnisons de
la Vistule, de l'Oder et de l'Elbe.]

Pendant qu'il s'efforçait ainsi de rétablir ses ressources par des
prodiges d'activité administrative, il songea à s'en ménager
quelques-unes aussi par une politique sage, mais trop tardive! Il
envoya le général Delort à Francfort pour traiter avec les généraux
ennemis de la reddition des forteresses de la Vistule et de l'Oder, à
la condition de la rentrée immédiate des garnisons en France avec
armes et bagages. Si cette condition était agréée, le général Delort
devait faire ensuite des ouvertures pour les garnisons bien plus
importantes de Hambourg, de Magdebourg, de Wittenberg, d'Erfurt, etc.
Une pareille convention eût fait rentrer cent mille soldats de
première qualité, et en eût procuré, il est vrai, un nombre égal aux
coalisés, en mettant fin au blocus des places. Mais tandis qu'elle
nous eût restitué de bons soldats, elle n'eût rendu disponibles chez
nos ennemis que les soldats les plus médiocres, et d'ailleurs dans
l'état de dénûment où nous étions, cent mille hommes nous importaient
plus que deux cent mille à la coalition. Malheureusement cette raison,
qui avait provoqué la violation de la capitulation de Dresde, nous
laissait peu d'espérance de réussir dans une négociation de ce genre.

[En marge: Importance et difficulté de rendre disponibles les armées
d'Espagne.]

Il y avait une ressource bien supérieure encore à celle-là, c'était
celle qu'on aurait trouvée dans les armées d'Espagne, si on avait pu
les reporter des Pyrénées vers le Rhin. Là, indépendamment du nombre,
tout était excellent, incomparable: aucune troupe en Europe ne valait
les régiments du maréchal Suchet, ni ceux du maréchal Soult. Ces
derniers, restes de plusieurs armées toujours malheureuses, étaient,
il est vrai, dégoûtés de servir; mais le Rhin à défendre, et le
commandement direct de Napoléon, eussent certainement converti leur
dégoût en zèle ardent. Il y a peu de témérité à dire que si les
quatre-vingt mille hommes placés actuellement dans les mains du
maréchal Suchet et du maréchal Soult s'étaient trouvés entre le Rhin
et Paris, jamais la coalition n'aurait approché des murs de notre
capitale. Pour les y amener il aurait fallu conclure la paix avec les
Espagnols, mais cette paix qui semblait devoir être si facile en
rendant aux Espagnols leur roi et leur territoire, était plus
difficile peut-être que celle qu'on espérait négocier à Manheim. Il ne
suffisait pas en effet que Napoléon renonçât à l'Espagne pour que
l'Espagne renonçât à lui, qu'il repassât les Pyrénées pour qu'elle
consentît à ne pas les passer elle-même en compagnie des Portugais et
des Anglais. Le châtiment des fautes serait en vérité trop léger s'il
suffisait de n'y pas persister pour en abolir les conséquences!

[En marge: Projet de négociation dans la vue de conclure la paix avec
les Espagnols.]

[En marge: Conditions présumables d'une semblable paix.]

[En marge: Difficulté d'en faire exécuter les conditions après l'avoir
conclue.]

Napoléon, ainsi que nous l'avons dit, avait depuis environ deux années
résolu d'abandonner l'Espagne, sans dire toutefois son secret, qui a
laissé assez de traces dans nos archives pour que l'histoire n'en
puisse douter. Cependant avec un caractère tel que le sien, il n'était
pas possible qu'il fît franchement le sacrifice d'une conquête, et il
s'était encore flatté l'année précédente de conserver les provinces de
l'Èbre. Ce dernier rêve s'était enfin évanoui, et il était décidé à
rendre purement et simplement l'Espagne à Ferdinand VII, moyennant que
ce prince signât la paix, et la fît accepter à son peuple. Les
conditions du traité étaient faciles à imaginer. On délivrerait
d'abord Ferdinand VII et les princes détenus avec lui à Valençay; on
rendrait de plus les prisonniers de guerre et les places fortes. En
retour, les armées espagnoles rentreraient chez elles, exigeant que
les troupes anglaises rentrassent à leur suite. Il semblait qu'après
ces satisfactions réciproques, la France et l'Espagne n'eussent plus
rien à se demander l'une à l'autre. Mais de fâcheuses circonstances
compliquaient cette situation en apparence si simple. Les Espagnols
aspiraient à se venger, et à ravager la France à leur tour. Les
Anglais, après avoir contribué puissamment à leur délivrance,
n'étaient pas gens à prendre le congé qu'on leur signifierait, et à
repasser les Pyrénées sur une sommation partie de Cadix ou de Madrid.
D'ailleurs un engagement contenant la condition de ne pas traiter
l'une sans l'autre liait l'Angleterre et l'Espagne. Enfin les Cortès,
exerçant en ce moment la royauté, n'étaient pas pressées de résigner
leur toute-puissance aux pieds de Ferdinand VII, et n'avaient pas
autant que l'Espagne et que lui-même le désir de son retour. En tout
cas elles ne voulaient lui rendre son sceptre qu'à condition qu'il
prêterait serment à la constitution de Cadix. Par ces divers motifs il
se pouvait que ni les Anglais ni les représentants de l'Espagne ne
consentissent à la ratification d'un traité signé à Valençay, pour
recouvrer Ferdinand VII auquel ils ne tenaient guère. Ferdinand
lui-même, une fois délivré, pouvait bien ne pas se soucier du traité
qui lui aurait rendu sa liberté, dire qu'on ne devait rien à qui vous
avait trompé, et s'armer ainsi d'une raison alléguée jadis par
François Ier, et nullement condamnée par les docteurs en droit public,
c'est qu'un engagement pris en captivité ne lie pas. La conduite
suivie en 1808 envers la famille royale d'Espagne avait été telle, que
personne en Europe, même en France, n'eût osé blâmer le prisonnier de
Valençay. Napoléon, ce lion si fier, n'eût paru en cette occasion
qu'un renard pris au piége.

Si au contraire, par une défiance toute naturelle, Napoléon détenait
Ferdinand VII jusqu'à ce que le traité conclu avec lui eût été porté à
Cadix et accepté par la régence, il était possible, les Anglais
aidant, et aussi les Cortès, qu'on repoussât le traité, qu'on le
déclarât nul comme ayant été conclu en captivité, et qu'on en remît
l'acceptation jusqu'à la rentrée de ce prince en Espagne. Ferdinand
VII en serait plus longtemps prisonnier, mais les Anglais n'auraient
pas plus de chagrin que les libéraux espagnols de sa captivité
prolongée.

[En marge: Le parti le plus sûr était de faire partir Ferdinand VII
pour l'Espagne, en se fiant à sa bonne foi pour l'exécution du traité
conclu avec lui.]

Dans cette alternative de voir le traité méconnu par Ferdinand VII ou
par ceux qui exerçaient son autorité en son absence, le plus sûr eût
été encore de renvoyer tout simplement le monarque espagnol dans ses
États. En le renvoyant on avait au moins la chance de sa fidélité à sa
parole, dont son extrême dévotion offrait quelque garantie, tandis
qu'en expédiant le traité sans lui, on avait la presque certitude que
ce traité serait repoussé par les Anglais et par les Espagnols, fort
impatients les uns et les autres d'envahir le midi de la France. M. de
Caulaincourt était d'avis de courir le risque de la confiance.
Napoléon, qui ne se fiait pas du tout à Ferdinand VII, et qui avait
ses raisons pour cela, voulut user d'un moyen terme consistant, après
avoir conclu un traité avec Ferdinand VII, à faire porter secrètement
ce traité en Espagne par un homme sûr qui tâcherait d'éveiller chez
les vieux serviteurs de la dynastie le désir de la revoir, et qui
aurait d'ailleurs pour les persuader un autre argument, celui de la
restitution immédiate des places fortes espagnoles. De plus, comme il
arrive souvent entre alliés faisant la guerre en commun, les Anglais
et les Espagnols étaient assez mécontents les uns des autres, et il
était probable que les Espagnols ne seraient pas fâchés de pouvoir
dire aux Anglais qu'ils n'avaient plus besoin d'eux, auquel cas ces
derniers, privés du concours des armées espagnoles, et n'ayant plus de
ligne de retraite assurée à travers les Pyrénées, n'oseraient pas
rester sur la frontière française.

[En marge: Envoi de M. de Laforest à Valençay.]

[En marge: Conditions que M. de Laforest doit proposer aux princes
espagnols.]

Ce fut d'après ces vues que Napoléon arrêta sa conduite à l'égard de
Ferdinand VII. Il donna l'ordre à M. de Laforest, longtemps
ambassadeur à Madrid, de se rendre sous un nom supposé à Valençay, de
s'aboucher en grand secret avec les princes espagnols, et de leur
proposer les conditions de paix suivantes: évacuation réciproque des
territoires, retour de Ferdinand VII à Madrid, restitution des
prisonniers, retraite des Anglais.--Napoléon y ajoutait diverses
conditions particulières qui lui faisaient honneur, et qui importaient
autant à l'Espagne qu'à nous. La première consistait à stipuler que
Ferdinand VII servirait à Charles IV la pension à laquelle Joseph
s'était obligé, et qui avait été très-inexactement payée; la seconde,
qu'il accorderait amnistie entière aux Espagnols qui s'étaient
attachés à la France; la troisième, que l'Espagne conserverait
non-seulement son territoire continental actuellement restitué, mais
son territoire colonial, et qu'aucune de ses colonies ne serait cédée
à la Grande-Bretagne. Il n'y avait rien dans ces conditions que
Ferdinand, en consultant son coeur de fils, de roi et d'Espagnol, pût
refuser. Restait enfin une dernière clause plus difficile à énoncer
que les autres, mais que Ferdinand VII, pour redevenir libre, était
bien capable d'accueillir, c'était d'épouser la fille de Joseph
Bonaparte. M. de Laforest devait être plus réservé quant à celle-ci,
mais il avait ordre de l'articuler après les autres, quand le moment
de tout dire serait venu. Ce traité conclu et signé, un personnage de
confiance choisi de concert avec les princes espagnols, irait
très-secrètement le porter à la régence, afin de ne pas donner aux
Anglais et aux chefs du parti libéral le temps d'en empêcher la
ratification. Cette ratification obtenue, Ferdinand, accompagné de son
frère don Carlos, de son oncle don Antonio, prisonniers comme lui à
Valençay, quitterait la France pour remonter sur le trône des
Espagnes.

[En marge: M. de San-Carlos mandé à Paris pour seconder la
négociation.]

Tandis que M. de Laforest se mettait en route, Napoléon, afin qu'il
n'y eût pas de temps perdu, fit venir de Lons-le-Saulnier, où il était
en surveillance, le duc de San-Carlos, personnage considérable,
autrefois l'un des familiers de Ferdinand VII, l'accueillit de la
façon la plus amicale, l'entretint longuement, réussit à le persuader,
et le fit partir ensuite pour Valençay, afin qu'il allât seconder M.
de Laforest, qui rencontrait des difficultés auxquelles on ne se
serait pas attendu, tant cette coupable affaire d'Espagne devait être
suivie de punitions de tout genre, petites et grandes!

[En marge: Arrivée de M. de Laforest à Valençay.]

[En marge: Profonde défiance de Ferdinand VII.]

M. de Laforest, en paraissant à Valençay, avait extrêmement surpris
Ferdinand VII. Ce prince, prisonnier depuis près de six ans avec son
frère et son oncle, avait vécu dans une ignorance presque complète de
ce qui se passait en Europe, mais avait pu voir cependant par quelques
journaux français qu'on lui laissait lire, que la guerre d'Espagne se
prolongeait indéfiniment, que par conséquent ses sujets se
défendaient, que l'Europe non plus n'était pas soumise puisque la
guerre était incessante avec elle, et il avait assez de sagacité pour
juger que dès lors sa cause n'était pas entièrement perdue. On
soupçonnait en outre que le curé de Valençay, chargé de lui dire la
messe et de le confesser, l'informait de ce qu'il avait intérêt à
savoir, et probablement lui avait fait connaître la gravité des
événements de 1812 et de 1813. Il aurait donc pu n'être pas
complètement étonné des communications de M. de Laforest. Mais
l'infortune et la captivité avaient singulièrement développé chez ce
prince les dispositions naturelles de son caractère, la défiance et la
dissimulation. Tout ce qu'il avait d'intelligence (et il n'en manquait
pas) il l'employait à regarder autour de lui, à rechercher si on ne
voulait pas lui nuire, à se taire, à ne pas agir, de peur de donner
prise à la volonté malfaisante de laquelle il dépendait depuis tant
d'années. Dissimuler, tromper même, lui semblaient de légitimes
défenses contre l'oppression à laquelle il était soumis, et la
politique qui l'avait conduit de Madrid à Valençay lui donnait
assurément bien des droits. La défiance était arrivée chez lui à un
tel degré qu'il était en garde contre ses plus fidèles serviteurs,
contre ceux mêmes qui étaient détenus en France pour sa cause, et
qu'il était toujours prêt à les regarder comme de secrets complices de
Napoléon. Du reste il n'était pas très-malheureux. Se confesser, bien
vivre, se promener, ne courir aucun danger, composaient pour lui une
sorte de bien-être auquel il s'était habitué. Son âme dépourvue de
ressort pliait ainsi sous l'oppression, mais en pliant s'enfonçait
profondément en elle-même, et lorsqu'on voulait l'en faire sortir s'y
refusait obstinément, comme un animal à la fois timide et farouche,
que les plus grandes caresses ne peuvent tirer de sa retraite. Son
frère don Carlos était plus vif, sans être plus ouvert; son oncle
était à peu près stupide.

[En marge: Ce prince affecte de ne pas comprendre les ouvertures de M.
de Laforest, et de ne pouvoir pas y répondre.]

Quand M. de Laforest vint soudainement apprendre à Ferdinand VII que
Napoléon songeait à lui rendre la liberté et le trône, sa première
idée fut qu'on le trompait, et qu'il y avait sous cette démarche
quelque perfidie cachée. Les motifs qu'alléguait M. de Laforest, pour
éviter l'aveu trop clair de nos malheurs, et qui consistaient à dire
que Napoléon agissait ainsi pour arracher l'Espagne aux Anglais et aux
anarchistes, n'étaient pas de nature à produire beaucoup d'illusion,
et Ferdinand cherchait quelle sombre machination pouvait être cachée
sous une proposition aussi imprévue. Dans son premier entretien, il
écouta beaucoup, parla peu, se borna à dire que, privé de toute
communication avec le monde, il ne savait rien, qu'il était hors
d'état par conséquent de se former une opinion sur quoi que ce fût,
qu'il était placé sous la main toute-puissante de Napoléon, qu'il s'y
trouvait bien, qu'il ne demandait pas à sortir de sa retraite, et
qu'il ne cesserait jamais d'être reconnaissant des bons procédés qu'on
avait pour lui. Voilà ce que l'oppression fait des êtres soumis à son
empire! Napoléon en était venu à ce point de ne pouvoir faire accepter
à Ferdinand VII ni la liberté ni le trône, dans un moment où il aurait
eu tant d'intérêt à lui rendre l'un et l'autre! M. de Laforest vit
bien qu'il fallait laisser à cette âme défiante et effarouchée le
temps de se rassurer et de réfléchir. Il le quitta, pour le revoir le
lendemain.

[En marge: M. de Laforest prend du temps pour se faire comprendre des
princes espagnols.]

Ferdinand VII, après avoir conféré avec son frère et son oncle, et
surtout avec lui-même, avait compris que Napoléon devait être dans de
grands embarras, et que son offre de lui restituer le trône était
sincère. Mais avant d'écouter une proposition qui se présentait sous
un aspect si attrayant, il voulait savoir si on ne cherchait pas à lui
tendre des piéges cachés, et à lui arracher des engagements dangereux
ou déshonorants. D'ailleurs, dépourvu à Valençay de toute autorité sur
l'Espagne, il avait à craindre (et cette crainte était fondée) de ne
pouvoir tenir les engagements qu'on l'obligerait à souscrire. Il
résolut donc, en s'ouvrant davantage, de prendre une attitude un peu
plus royale, mais d'être toujours extrêmement circonspect.

M. de Laforest en le revoyant le lendemain le trouva beaucoup plus
composé dans son attitude, prenant place entre son oncle et son frère
comme leur maître hiérarchique, se posant en un mot et parlant en
monarque. Il ne dissimula pas qu'il commençait à regarder comme
sérieuse la proposition qu'on lui adressait, qu'il en devinait même la
véritable cause, mais il affecta de ne pouvoir s'arrêter à aucun
parti, privé qu'il était de conseillers, et affirma surtout qu'il
était sans autorité, car il ne savait si ce qu'on signerait à Valençay
serait accepté et exécuté à Madrid. Toutefois il était facile de
deviner qu'il ne voulait pas rompre ces pourparlers, et refermer sur
lui la porte de sa prison prête à s'ouvrir. Visiblement il était
très-anxieux. M. de Laforest lui ayant offert de recevoir son ancien
précepteur, le chanoine Escoïquiz tenu en surveillance à Bourges, son
secrétaire intime Macanaz tenu en surveillance à Paris, l'illustre
Palafox prisonnier à Vincennes, enfin le duc de San-Carlos interné à
Lons-le-Saulnier, il parut n'accorder confiance à aucun de ces hommes.
On eût dit que les nommer c'était à l'instant même les perdre dans son
esprit.

[En marge: Ferdinand VII finit par prendre confiance, et par
s'expliquer avec plus de franchise.]

[En marge: Ferdinand VII ne conteste aucune des conditions proposées,
mais s'attache à démontrer que le seul moyen de les faire accepter,
c'est de l'envoyer à Madrid.]

Les conférences continuèrent, et l'évidente bonne foi de M. de
Laforest, la simplicité frappante des conditions qu'il apportait,
finissant par agir sur l'esprit de Ferdinand, le désir surtout de la
liberté exerçant son influence, il se rassura peu à peu, et se mit à
raisonner avec infiniment de sens sur ce qu'on lui proposait. Enfin
l'arrivée de M. de San-Carlos, qui avait vu, entendu Napoléon, et pu
apprécier la sincérité de ses intentions, acheva de triompher des
ombrages du captif de Valençay. M. de San-Carlos eut bien lui-même un
instant de défiance à vaincre chez son maître, mais il parvint bientôt
à se faire écouter, et dès lors on entra sérieusement en matière.
Ferdinand VII n'avait rien à objecter à la proposition de rentrer en
Espagne, de remonter sur le trône, de servir une pension à son père,
de conserver tout le territoire continental et colonial de son antique
monarchie, même de pardonner aux _afrancesados_. Le mariage avec une
fille de Joseph lui plaisait moins; mais après avoir demandé avec
instance une princesse Bonaparte, il n'était plus temps d'afficher le
dédain, et d'ailleurs, pour recouvrer la liberté et le trône, il
n'était point de mariage qu'il ne fût prêt à contracter. La difficulté
n'était donc pas dans l'union proposée, elle était autre part. On
présentait à ses yeux éblouis une infinité de choses très-désirables,
et très-désirées, et on promettait de les lui accorder à condition que
les Cortès ou la régence ratifieraient le traité qu'il aurait signé;
on faisait ainsi dépendre ce qu'il souhaitait ardemment d'une volonté
qui n'était point la sienne. Il le dit avec franchise, et montra avec
beaucoup de raison que ce qu'il ordonnerait de loin courrait la chance
de n'être pas exécuté. Il parla sur le ton de la colère des limites
que certains hommes, suivant lui factieux, avaient voulu imposer à son
pouvoir royal, et laissa voir qu'après les Français ce qu'il haïssait
le plus c'étaient les libéraux espagnols. Il fit sentir que le moyen
le plus sûr d'obtenir ce qu'on voulait de l'Espagne c'était de
l'envoyer à Madrid, où personne n'aurait de prétexte, lui présent,
pour lui refuser obéissance, tandis que ses sujets pouvaient
maintenant alléguer la captivité de Valençay pour feindre de ne pas
croire ce qui serait dit en son nom. Plus d'une fois il jura sur ce
qu'il y avait de plus sacré qu'il tiendrait sa parole en roi, en
honnête homme, en bon chrétien. Bientôt s'animant davantage, et
sortant des profondeurs de sa dissimulation, il laissa éclater une
passion extraordinaire d'être libre, de partir, de régner, ce qui
était fort légitime, et insista de toutes ses forces pour qu'on
adoptât sa proposition, comme la seule qui offrît des chances de
succès.

[En marge: Traité de Valençay porté en Espagne par M. de San-Carlos.]

Cependant les instructions de Napoléon étant formelles, il fallait
bien s'y soumettre, et on conclut un traité par lequel Ferdinand VII
devait rentrer en Espagne, dès que l'autorité de la régence aurait
accepté ce traité, et ordonné son exécution. Les conditions étaient
celles que nous avons dites: intégrité coloniale et continentale de
l'Espagne, restitution des places espagnoles, retour des garnisons
françaises, retraite des armées espagnoles et anglaises au delà des
Pyrénées, amnistie générale, pension à Charles IV. Le mariage avec une
fille de Joseph ne fut point formellement stipulé. Ferdinand affirma
qu'il n'en contracterait pas d'autre s'il était libre, mais il ajouta
que c'était une chose dont il ne serait possible de parler qu'à Madrid
même.

Les articles ci-dessus énoncés ayant été signés le 14 décembre,
restait à savoir qui les porterait à Madrid au nom de Ferdinand.
L'envoyé était tout indiqué, c'était le duc de San-Carlos lui-même. Il
fut convenu que ce personnage se rendrait en grande hâte, et en
observant le plus complet incognito, à l'armée de Catalogne, afin
d'endormir la vigilance des Anglais qu'il aurait fort éveillée en
passant par le quartier général de lord Wellington; qu'il tâcherait
d'arriver à Madrid, et se transporterait même à Cadix, si la régence
s'y trouvait encore, pour lui présenter le traité et en obtenir la
ratification. Le duc de San-Carlos devait persuader aux sujets de
Ferdinand VII, devenus rois à sa place, de songer avant tout à le
délivrer, et de tout sacrifier à cet objet essentiel. Il avait en même
temps pour mission expresse de ne pas adhérer à la constitution, et,
s'il y était obligé, de ne le faire qu'avec des réserves qui
permissent de rompre les engagements qu'on aurait pris avec les
soi-disant factieux.

[Illustration: Joseph Bonaparte.]

[En marge: Départ de M. de San-Carlos pour l'Espagne.]

Ces choses arrêtées, le duc de San-Carlos partit de Valençay le 13
décembre, accompagné des voeux des princes espagnols, qui mettant
désormais toute dissimulation de côté, montraient maintenant une
impatience presque enfantine de devenir libres. Rassurés sur les
intentions de Napoléon, ils consentirent à revoir les fidèles
serviteurs dont ils avaient paru se défier d'abord, le chanoine
Escoïquiz, le secrétaire Macanaz, le défenseur de Saragosse, Palafox.
Se flattant que ce dernier aurait plus de crédit auprès des Espagnols
que le duc de San-Carlos, car il devait être religieusement écouté
d'eux s'ils n'avaient pas perdu toute mémoire, on le fit partir par
une autre voie avec une copie du traité, afin d'en solliciter
l'acceptation.

[En marge: Napoléon se décide enfin à faire part de cette négociation
à Joseph.]

On n'étonnera personne en disant que Napoléon avait conduit cette
négociation sans en parler à son frère Joseph, presque aussi
prisonnier à Morfontaine que Ferdinand VII à Valençay. Joseph, comme
on doit s'en souvenir, avait reçu ordre après la bataille de Vittoria,
de s'enfermer à Morfontaine, de n'y admettre personne, et de n'en
point sortir, sous peine de devenir l'objet de mesures sévères.
Napoléon se défiait tellement du sang actif des Bonaparte, même chez
le plus modéré de ses frères, qu'il n'avait pas voulu permettre à
Joseph d'aller à Paris, dans la crainte qu'il ne créât des difficultés
à la régente. L'esprit tout plein des troubles suscités pendant les
minorités royales par les frères, oncles ou cousins des rois, il
voyait toujours Marie-Louise réduite à défendre son fils contre les
prétentions de ses beaux-frères. Malgré ces ordres, Joseph était venu
secrètement à Paris, mais uniquement pour ses plaisirs, et nullement
pour des intrigues politiques. Le duc de Rovigo, interprétant à la
lettre les ordres impériaux, avait fait dire à Joseph que si ses
courses clandestines se renouvelaient, il serait obligé d'y mettre
obstacle, de quoi Joseph, déjà fort offensé de tout ce qu'il avait eu
à souffrir, avait paru profondément irrité.

[En marge: Envoi de M. Roederer à Morfontaine pour expliquer à Joseph
les arrangements conclus avec Ferdinand VII.]

[En marge: Réponse singulière et prétentions royales de Joseph.]

Napoléon depuis son retour à Paris n'avait point vu son frère. Il ne
voulut pas cependant que la négociation avec Ferdinand VII, tout à
fait terminée, arrivât à être connue de l'Europe avant de l'être de
Joseph. Il chargea le personnage qui ordinairement lui servait
d'intermédiaire, M. Roederer, d'aller à Morfontaine pour informer
Joseph de tout ce qui avait été fait, et l'engager à redevenir
paisiblement prince français, largement doté, siégeant au conseil de
régence, servant de son mieux la France qui était son unique et
dernier asile. Joseph en recevant ces communications se plaignit
amèrement des traitements dont il avait été l'objet, et montra des
restes de prétentions royales qui auraient fait sourire un frère moins
railleur que Napoléon. Il convenait qu'il avait commis des fautes
militaires, mais pas aussi grandes qu'on le disait; il se déclarait
prêt à se démettre du trône d'Espagne, mais en vertu d'un traité, et à
la condition d'une indemnité territoriale à Naples ou à Turin. Quant à
redevenir simplement prince français, après avoir porté l'une des plus
grandes couronnes de l'univers, il paraissait peu disposé à s'y
résigner. Ces prétentions provoquèrent de la part de Napoléon une
explosion de railleries sanglantes, les unes injustes et même
cruelles, les autres sensées, mais, hélas! bien tardives!

[En marge: Irritation et langage de Napoléon à l'égard de son frère.]

--Joseph a commis des fautes militaires! s'écria-t-il en écoutant M.
Roederer, mais il n'y songe pas! Moi, je commets des fautes, je suis
militaire, je dois me tromper quelquefois dans l'exercice de ma
profession, mais lui des fautes!... Il a tort de s'accuser, il n'en a
jamais commis. En fait, il a perdu l'Espagne, et il ne la recouvrera
point! C'est chose décidée, aussi décidée que chose ait jamais pu
l'être. Qu'il consulte le dernier de mes généraux, et il verra s'il
est possible de prétendre à un seul village au delà des Pyrénées. Un
traité! des conditions! et avec qui? au nom de qui?... Moi, si je
voulais en faire avec l'Espagne, je ne serais pas même écouté. La
première condition de toute paix avec l'Europe, la condition sans
laquelle il est impossible de réunir deux négociateurs, c'est la
restitution pure et simple de l'Espagne aux Bourbons, heureux si je
puis à ce prix me débarrasser des Anglais, et ramener mes armées
d'Espagne sur le Rhin! Quant à des indemnités en Italie, où les
prendre? Puis-je ôter à Murat son royaume? c'est à peine si je puis le
rappeler à ses devoirs envers la France et envers moi. Comment
serais-je obéi si j'allais lui demander de descendre du trône au
profit de Joseph? Quant aux États romains, je serai forcé de les
rendre au Pape, et j'y suis décidé. Quant à la Toscane, qui est à
Élisa, quant au Piémont, qui est à la France, quant à la Lombardie où
Eugène a tant de peine à se maintenir, puis-je savoir ce qu'on m'en
laissera? Sais-je même si on m'en laissera quelque chose? Pour garder
la France avec ses limites naturelles il me faudra remporter bien des
victoires; pour obtenir quelque chose au delà des Alpes, il m'en
faudrait remporter bien plus encore! Et si on me laissait un
territoire en Italie, pourrais-je pour Joseph l'ôter à Eugène, ce fils
si dévoué, si brave, qui a passé sa vie au feu pour moi et pour la
France, et qui ne m'a jamais donné un seul sujet de plainte? Où donc
Joseph veut-il que je lui trouve des indemnités? Il n'a qu'un rôle, un
seul, c'est d'être un frère fidèle, un solide appui de ma femme et de
mon fils si je suis absent, plus solide si je suis mort, et de
contribuer à sauver le trône de France, seule ressource désormais des
Bonaparte. Il sera prince français, traité comme mon frère, comme
l'oncle de mon fils, partageant par conséquent tous les honneurs
impériaux. S'il agit ainsi, il aura ma faveur, l'estime publique, une
situation grande encore, et il contribuera à sauver notre existence à
tous. S'il s'agite au contraire, et il en est bien capable, car il ne
sait supporter ni le travail ni l'oisiveté, s'il s'agite durant ma
vie, il sera arrêté, et ira finir son règne à Vincennes; s'il le fait
après ma mort, Dieu décidera! Mais probablement il contribuera à
renverser le trône de mon fils, le seul auprès duquel il puisse
trouver la dignité, l'aisance, et un reste de grandeur.--

[En marge: Napoléon se décide à ne tenir aucun compte des prétentions
de Joseph, et à le laisser exilé à Morfontaine.]

Ces sages mais rudes paroles, portées, reportées à Morfontaine dans
plusieurs allées et venues, ne convainquirent point Joseph. Il était
tourmenté, malade, et souffrant d'une quantité de maux à la fois: la
sévérité railleuse de Napoléon, un trône perdu, des enfants sans
patrimoine, et pour tout avenir l'obéissance aux ordres d'un frère
impérieux, point méchant, mais dur. Dans cette disposition douloureuse
il refusa d'adhérer à rien de ce qui se traitait à Valençay, et
continua de se tenir à Morfontaine, où Napoléon le laissa dans
l'isolement, disant que les Espagnols et lui Napoléon se passeraient
bien de la signature du roi Joseph pour remettre Ferdinand VII sur le
trône des Espagnes.

[En marge: Affligeant spectacle que présentent les frères détrônés de
Napoléon.]

Ce moment de la chute des trônes de famille était celui de fréquentes
agitations intérieures, qui, s'ajoutant à tous les soucis de Napoléon,
contribuèrent à lui rendre la vie fort amère. Jérôme, retiré
successivement à Coblentz, à Cologne et à Aix-la-Chapelle, y était
triste et malheureux. Il désirait se rendre à Paris de peur que
Napoléon ne l'oubliât dans la future paix, et Napoléon, qui était plus
affectueux pour Jérôme que pour ses autres frères, résistait cependant
à ses désirs, parce qu'il lui était pénible d'avoir sous ses yeux ses
frères détrônés, dont la présence d'ailleurs révélait en traits si
sensibles la ruine progressive de l'Empire français. Mais tandis qu'il
refusait à Jérôme l'autorisation de venir à Paris, il avait avec Murat
de bien autres sujets de contestation.

[En marge: État d'esprit de Murat depuis son retour à Naples.]

[En marge: Réflexions que lui suggèrent les revers de Napoléon.]

[En marge: Ses relations secrètes avec les puissances coalisées.]

[En marge: Efforts de M. de Metternich pour amener Murat à la
coalition, en lui faisant espérer la conservation et l'accroissement
de son royaume.]

[En marge: Le roi et la reine de Naples cèdent aux suggestions de
l'Autriche.]

L'infortuné Murat était rentré à Naples le coeur désolé, l'esprit en
désordre. De tous les princes condamnés à cette époque à voir
s'évanouir leur royauté éphémère, Murat était le plus inconsolable. Il
semblait que ce soldat, né si loin du trône, à qui une véritable
gloire militaire aurait dû servir de dédommagement, ne pouvait vivre
s'il ne régnait pas. Après les événements de la dernière campagne, il
lui était difficile de croire que la puissance de Napoléon, si elle se
maintenait en France, pût s'étendre encore au delà du Rhin, des Alpes
et des Pyrénées, et qu'au delà de ces limites il pût soutenir ou
punir des alliés. Il courait donc la chance en restant fidèle à
Napoléon de n'être point soutenu, et ne courait guère celle d'être
puni s'il était infidèle. Sans doute, réuni au prince Eugène, amenant
trente mille Napolitains bien disciplinés à l'appui des quarante mille
Français qui défendaient l'Adige, il y avait quelque possibilité pour
lui de disputer l'Italie aux Autrichiens, mais possibilité et point
certitude. Vaincus, les deux lieutenants de Napoléon seraient bientôt
détrônés; vainqueurs, que seraient-ils? Que serait Murat surtout?
Sacrifié au prince Eugène qu'il jalousait, relégué au fond de la
Péninsule, réduit au royaume de Naples qui était peu de chose sans la
Sicile, il n'avait pas même l'assurance de s'y maintenir, car si une
paix avantageuse avec l'Europe tenait au sacrifice de son beau-frère,
Napoléon ne serait pas assez bon parent et assez mauvais Français pour
refuser ce sacrifice. D'ailleurs, bien qu'il eût un esprit sans
solidité, Murat avait une certaine finesse, et il s'était souvent
aperçu que Napoléon, en appréciant sa bravoure, ne faisait aucun cas
de son caractère, et ce dédain marqué le blessait beaucoup. Telles
étaient les considérations qui avaient agité, tourmenté l'esprit de
Murat, pendant son voyage d'Erfurt à Naples. Tandis qu'il voyait tant
de périls à être fidèle, et si peu à ne plus l'être, de funestes
suggestions contribuaient à augmenter son trouble. Il n'avait pas
cessé de se tenir en relation avec les puissances coalisées, même
lorsqu'il était au camp de Napoléon, et qu'il s'y conduisait si
bravement. Au moment où il avait quitté Naples pour Dresde, il avait
auprès de lui des agents de lord William Bentinck, gouverneur anglais
de la Sicile, et il les avait brusquement renvoyés pour aller
rejoindre l'armée française, ce qui avait surpris et indisposé lord
William. Mais il n'avait pas agi de même envers l'Autriche, et il
avait continué de laisser auprès d'elle le prince Cariati, ministre
napolitain, et de conserver à Naples le comte de Mire, ministre
autrichien. M. de Metternich profitant de ce double moyen de
communication, avait cherché sans cesse à ébranler la fidélité de la
cour de Naples, car il savait bien que si Murat, au lieu de se ranger
à la droite du prince Eugène, allait prendre ce prince à revers,
l'Italie serait immédiatement enlevée aux Français et acquise aux
Autrichiens. Non content de ces efforts auprès du roi, M. de
Metternich avait noué des trames secrètes avec la reine, qu'il avait
connue à Paris lorsqu'il était ambassadeur en France, et avait essayé
de lui faire oublier ses devoirs de soeur en excitant ses sentiments
de mère et d'épouse. Non-seulement il avait promis de laisser à Murat
le trône de Naples, sans la Sicile toutefois que l'Angleterre tenait à
conserver aux Bourbons, mais il avait laissé entrevoir la possibilité
pour lui du plus bel établissement en Italie. Le prince Eugène, la
princesse Élisa expulsés à la suite des Français, le Piémont
reconquis, on pouvait, en réservant une belle part aux Autrichiens, en
rétablissant le Pape à Rome, constituer un royaume de l'Italie
centrale, qui, accordé à Murat, ferait de celui-ci le premier prince
de l'Italie, et un monarque de second rang en Europe. C'étaient là
les arguments que M. de Metternich avait employés avec un succès
chaque jour plus marqué. Courir en effet les plus grands périls avec
Napoléon sans même la certitude d'être maintenu par lui si on
triomphait, et au contraire obtenir de la coalition, outre la
certitude de rester roi de Naples, l'espérance de devenir une sorte de
roi d'Italie, était une perspective qui devait entraîner le malheureux
Murat, après avoir séduit la reine elle-même. Celle-ci dans les
commencements, représentant fidèlement à Naples le parti français,
s'était défendue contre les suggestions autrichiennes, et avait
cherché à ramener Murat à Napoléon. Bientôt le danger croissant, et
dominée elle aussi par le désir de conserver la couronne à ses
enfants, elle avait prêté l'oreille aux inspirations de M. de
Metternich, et fini par devenir son principal intermédiaire auprès de
Murat. Voulant en même temps colorer sa conduite aux yeux du ministre
de France, elle affectait de ne pouvoir plus rien ni sur la cour, ni
sur le roi, et d'être obligée, en épouse soumise, en mère dévouée, de
suivre la politique du cabinet napolitain. Murat, rentré dans ses
États, avait donc trouvé la cour unie pour le pousser dans les voies
déplorables où il devait, au lieu d'un trône, rencontrer pour sa
mémoire une tache, pour sa personne une fin cruelle. Ce prince, né
avec des sentiments bons et généreux, doué de quelque esprit et d'une
bravoure héroïque, n'avait pas assez de jugement pour discerner que si
avec la France il courait le double danger d'être abandonné par la
victoire et par Napoléon, il avait la certitude avec la coalition,
après avoir été ménagé, caressé pendant qu'on aurait besoin de lui,
d'être bientôt sacrifié aux vieilles royautés italiennes, et d'être
ainsi à la fois détrôné et déshonoré. N'ayant pas assez de portée
d'esprit pour apercevoir cet avenir, n'ayant pas des principes assez
arrêtés pour préférer l'honneur à l'intérêt, il devait flotter
quelques jours entre mille sentiments contraires, pour finir par une
défection déplorable.

[En marge: Murat passe d'un premier découragement à l'ambition de
devenir roi d'Italie, en se faisant le héros de l'indépendance
italienne.]

[En marge: Ce qu'était alors en Italie le parti de l'indépendance.]

À peine revenu dans ses États, trouvant la reine convertie à son
opinion, il était entré en pourparlers avec la légation autrichienne,
et ne disputait plus que sur l'étendue des avantages qu'on lui
accorderait. Passant tout à coup, avec l'extrême mobilité de sa
nature, du désespoir à une sorte d'ivresse d'ambition, il se livrait
en ce moment aux rêves les plus étranges, et se flattait d'être
bientôt le roi et le héros de la nation italienne. Il avait été frappé
en traversant l'Italie d'une disposition assez générale chez les
Italiens, c'était de devenir indépendants de l'Autriche aussi bien que
de la France. Sans doute les nobles, les prêtres, le peuple même
souhaitaient le retour à l'Autriche, parce que pour les uns c'était le
retour à leur ancien état, pour les autres l'exemption de la
conscription. La bourgeoisie au contraire, éprise des idées
d'indépendance, disait que c'était bien d'échapper à la France, mais
tout aussi bien de ne pas retomber sous la main de l'Autriche; qu'il
n'y avait aucune raison d'aller de l'une à l'autre, d'être ainsi
toujours le jouet, la victime de maîtres étrangers; que l'Autriche
devrait se trouver heureuse de ne plus voir l'Italie aux mains de la
France, et la France de ne plus la voir aux mains de l'Autriche; que
pour l'une et l'autre l'indépendance de la Péninsule était un moyen
terme acceptable, désirable même, et au fond plus avantageux que la
possession directe, car l'Italie soumise à l'une des deux puissances
serait contre celle qui ne l'aurait pas un dangereux moyen d'attaque,
et pour celle qui la posséderait un sujet toujours révolté, toujours
prêt à devenir un ennemi furieux. Ces idées avaient envahi la partie
la plus active et la plus cultivée de la bourgeoisie. Murat, placé au
fond de la Péninsule, à égale distance des Français et des
Autrichiens, ayant intérêt à se sauver sans trahir Napoléon, capable
avec ses talents et sa gloire militaires de créer une armée italienne,
Murat avait paru au parti des indépendants propre à devenir leur
héros. Il pouvait en effet dire aux Autrichiens: Je ne suis pas la
France; aux Français: Je ne suis pas l'Autriche; il pouvait dire à
tous: Ménagez-moi, et acceptez-moi comme ce qu'il y a de moins hostile
pour vous, et même comme ce qu'il y a de plus avantageux, si vous
savez comprendre vos intérêts véritables.--Les partisans de
l'indépendance avaient donc entouré Murat, lui avaient prodigué les
promesses et les flatteries, et Murat qui, dans cet état de
fermentation d'esprit, pensait à tout, était prêt à tout, les avait
accueillis et acceptés pour ses agents. Ceux-ci, à Florence, à
Bologne, à Rome, le célébraient comme le sauveur de l'Italie, et
annonçaient en prose et en vers sa mission providentielle.

[En marge: Murat songe à s'adresser à Napoléon, dans l'espérance de
trouver auprès de lui plus d'encouragement à ses projets qu'auprès des
Autrichiens.]

Les Autrichiens naturellement n'accueillaient guère ces idées, mais
ils ne les décourageaient pas absolument, et laissaient espérer à
Murat, sous le prétexte de l'indemniser de la Sicile, un
agrandissement assez notable dans l'Italie centrale. Murat dans l'élan
de son ambition, ne mettant plus de bornes à ses désirs, avait pensé
que peut-être il rencontrerait auprès de Napoléon plus d'encouragement
qu'auprès des Autrichiens pour sa nouvelle royauté italienne. Devenu
dans ces circonstances plus mobile encore que de coutume, cessant
d'apercevoir le péril du côté de l'alliance française quand il croyait
y trouver plus de chance de grandeur, se berçant de l'espérance de
voir tous les Italiens se lever en masse s'il leur promettait
l'indépendance et l'unité, il se disait que si Napoléon lui permettait
de proclamer cette indépendance et cette unité, et de s'en faire le
représentant, il apporterait au prince Eugène non-seulement le secours
de l'armée napolitaine, mais celui de cent mille Italiens accourus à
sa voix, qu'alors il se sauverait en s'agrandissant, en s'honorant, en
réunissant tous les avantages à la fois, et notamment celui de
conserver, s'il était l'allié de la France, les officiers français qui
étaient en grand nombre dans son armée, et qui en constituaient la
principale force.

[En marge: Désordre d'esprit de Murat.]

Telle était l'espèce de tourbillon d'idées qui s'était produit dans la
tête enflammée de ce malheureux prince. Par le découragement conduit à
la pensée funeste d'abandonner la France et de s'allier à l'Autriche,
de cette pensée conduit à la visée ambitieuse d'être le sauveur et le
roi de l'Italie, bientôt d'ambition en ambition ramené de l'Autriche à
la France dans l'espoir de trouver plus de faveur pour ses nouvelles
vues, il n'était aucun rêve qu'il ne formât, aucune défection, aucune
alliance, auxquelles il ne fût tour à tour disposé! Triste tourment
que celui de l'ambition au désespoir, triste tourment qui à Paris
agitait l'âme de Napoléon avec la grandeur qui lui appartenait, qui à
Naples au contraire, dans une âme bonne mais faible, n'ayant que le
courage du soldat, enfantait de misérables orages, et n'était qu'une
affligeante variété d'un mal que Napoléon avait communiqué à presque
tous ses serviteurs! En effet après s'être élevé lui-même au trône il
avait fait rois, princes, grands-ducs, ou flatté de l'espérance de le
devenir, ses frères, ses lieutenants, Joseph, Louis, Jérôme, Murat,
Bernadotte, Berthier, et tant d'autres qui avaient touché de si près
au rang suprême, et si en ce moment ils étaient disposés à le trahir,
ou du moins à le servir mollement, à qui la faute, sinon à lui, qui
dans leur âme, au noble amour de la grandeur nationale, avait
substitué la mesquine passion de leur grandeur personnelle?

[En marge: Envoi du duc d'Otrante à Naples pour raffermir la fidélité
de Murat.]

En ce moment était arrivé à Naples un personnage dont la présence
devait augmenter beaucoup le trouble de Murat, c'était le duc
d'Otrante, M. Fouché, que Napoléon avait chargé de s'y rendre en toute
hâte. Napoléon, en se séparant de Murat à Erfurt, en avait reçu des
témoignages qui l'avaient touché mais point abusé. Napoléon, quand il
s'agissait de pénétrer dans les profondeurs de l'âme humaine, avait
une sorte de perspicacité diabolique à laquelle rien n'échappait. Il
s'était bien douté, en voyant croître le péril, que Murat, sa soeur
même, auraient besoin d'être raffermis dans leur fidélité, et qu'il
faudrait opposer de puissantes influences aux dangereuses suggestions
de la coalition. Il avait donc songé à leur dépêcher M. Fouché, qui
depuis l'entrée des Autrichiens en Illyrie, était lui aussi, non pas
un roi, mais un proconsul sans États, resté oisif à Vérone. Il l'avait
jugé plus propre que tout autre à devenir le confident de Murat, par
suite des intrigues qu'ils avaient nouées ensemble en 1809. À cette
époque, Murat et le duc d'Otrante craignant les résultats de la guerre
d'Autriche, avaient cherché à s'entendre sur ce qu'il faudrait faire
du pouvoir en France dans le cas où Napoléon serait tué. Murat avait
dû dans ces circonstances avoir tant de confiance en M. Fouché, et M.
Fouché dans Murat, qu'il était présumable que la même confiance se
rétablirait dans des circonstances non moins critiques. M. Fouché
avait donc reçu l'ordre de se rendre à Naples, et y était arrivé à
l'instant même où Murat était le plus exposé aux menées autrichiennes.

[En marge: Médiocre influence exercée par le duc d'Otrante.]

[En marge: M. Fouché confirme Murat dans l'idée de s'adresser à
Napoléon pour l'accomplissement de ses projets.]

Bien qu'on pût faire à M. Fouché la confidence d'une infidélité sans
le révolter, et qu'il fût capable de comprendre tout ce qui se passait
actuellement dans l'âme du roi de Naples, celui-ci parut plus
importuné que soulagé par sa présence. Il se plaignit beaucoup de
Napoléon, parla longuement des services qu'il lui avait rendus, des
mauvais traitements qu'il en avait essuyés en plusieurs occasions,
notamment après la retraite de Russie, et de la disposition de
Napoléon à le sacrifier, si la paix de la France avec l'Europe tenait
à ce sacrifice. Il se plaignit, en un mot, comme on se plaint
lorsqu'on cherche des prétextes pour rompre, et ne s'ouvrit pas
complétement avec M. Fouché, qu'il jugeait dans la situation présente
trop nécessairement lié à la cause de la France. Toutefois il laissa
voir qu'il dépendrait de Napoléon de le ramener en le traitant mieux,
comme si après lui avoir donné sa soeur et un trône, Napoléon restait
encore son débiteur. En définitive, M. Fouché n'exerça pas une grande
influence sur la cour de Naples, car la voix du devoir ne pouvait
guère se faire entendre par sa bouche, et quant à celle de la
politique, Murat était hors d'état de la comprendre. M. Fouché lui dit
bien que parvenu avec Napoléon et par Napoléon, il était fatalement
condamné à se sauver ou à périr avec lui; mais Murat piqué répondit
assez clairement que ce qui était vrai pour un révolutionnaire
régicide tel que M. Fouché, ne l'était pas pour lui soldat glorieux,
devant tout à son épée. Au surplus, quelque peu utile que fût la
présence de M. Fouché, elle contribua néanmoins à la résolution que
prit Murat d'essayer de s'entendre avec Napoléon, en se faisant,
d'accord avec lui, roi de l'Italie indépendante et unie. S'il
parvenait à être écouté de Napoléon, ses voeux étaient réalisés; s'il
n'y réussissait pas, il avait une excuse pour rompre. En conséquence
il lui fit proposer de partager l'Italie en deux, de donner au prince
Eugène tout ce qui était à la gauche du Pô, de donner à lui Murat tout
ce qui était à la droite, c'est-à-dire les trois quarts de la
Péninsule, de lui permettre ensuite de proclamer l'indépendance
italienne, promettant à ce prix d'arriver sur l'Adige, non pas
seulement avec trente mille Napolitains, mais avec cent mille
Italiens. Il le supplia de répondre sur-le-champ, car les
circonstances étaient pressantes, et il n'y avait pas un instant à
perdre si on voulait en profiter.

[En marge: Vive irritation de Napoléon contre Murat.]

[En marge: On a la plus grande peine à l'apaiser, et tout ce qu'on
peut obtenir de lui, c'est qu'il se borne à opposer le silence aux
propositions du cabinet de Naples.]

Sans étonner Napoléon qui s'attendait à tout de la part des hommes
qu'il avait élevés au faîte des grandeurs, la proposition de Murat
l'indigna cependant, et elle devait l'indigner. Si Murat eût été un
esprit politique capable de s'éprendre d'une grande idée morale telle
que la régénération de l'Italie, on aurait pu à la rigueur attribuer
cette proposition à un entraînement généreux. Mais évidemment ce
n'était qu'un prétexte pour colorer une folle ambition, peut-être même
une défection imminente. Demander à Napoléon pour prix de ses
bienfaits le Patrimoine de l'Église dont il ne disposait déjà plus, la
Toscane qui était l'apanage d'une soeur, le Piémont qui était une
province française, les Légations qui faisaient partie des États du
prince Eugène, c'était lui demander de dépouiller ou la France ou sa
famille, de se dessaisir surtout de gages précieux qui, dans les
négociations prochaines, pouvaient servir à conclure une bonne paix,
en fournissant des compensations pour les conquêtes légitimes de la
France, telles que les Alpes et le Rhin. C'était mettre en quelque
sorte le poignard sur la gorge d'un beau-frère à demi renversé, pour
lui arracher un bien qu'il devait ou laisser à sa famille, ou
sacrifier à sa propre conservation. D'ailleurs jamais l'Europe n'eût
accepté un semblable partage de l'Italie, et ce que Murat aurait dû
faire s'il avait eu du bon sens, c'eût été de se réunir au prince
Eugène, de défendre courageusement avec lui l'Italie, de conserver à
la France des gages de paix, et de s'assurer ainsi à l'un et à l'autre
un établissement qui ne pouvait être durable qu'autant que la dynastie
impériale resterait debout entre les Alpes et le Rhin. Le prince
Eugène donnant si noblement l'exemple de la fidélité, quand son
beau-père lui offrait un moyen et une excuse de transiger avec la
coalition, aurait dû inspirer à Murat un peu plus de sagesse et de
gratitude. Napoléon sentit tous les torts de son beau-frère avec une
amertume extrême. Punir ce parent infidèle lui parut en ce moment
l'une des plus grandes douceurs de la victoire, s'il lui était donné
de la ressaisir. M. de la Besnardière, dirigeant les affaires
étrangères en l'absence de M. de Caulaincourt, qui venait de partir
pour le futur congrès de Manheim, essaya vainement de le calmer, et de
lui persuader que quelque blâmable que fût Murat, il convenait dans
les circonstances présentes de le ménager. Napoléon s'emporta et ne
voulut rien entendre.--Cet homme, s'écria-t-il, est à la fois coupable
et fou; il me fait perdre l'Italie, peut-être davantage, et se perd
lui-même. Vous verrez qu'il sera obligé un jour de venir me demander
un asile et du pain, (étrange et terrible prophétie!) mais je vivrai
assez, je l'espère, pour punir sa monstrueuse ingratitude.--Malgré les
instances de M. de la Besnardière, Napoléon ne voulut accorder aucun
des ménagements proposés, et tout ce qu'on put obtenir de lui, ce fut
qu'il répondrait par le silence aux propositions de Murat. Promettre
quelque chose de ce qu'on lui demandait, consentir ainsi à dépouiller
les siens ou la France au profit d'un insensé, ou bien fulminer en
lui répondant la condamnation morale qu'il avait méritée, eût été une
faiblesse ou une imprudence, et Napoléon prit le parti moyen de se
taire. Il laissa toute la famille impériale écrire à Murat pour lui
faire sentir à la fois son imprévoyance et son ingratitude, et quant à
lui multipliant les ordres pour renforcer l'armée d'Italie, il
recommanda au prince Eugène d'être bien sur ses gardes, il prescrivit
à sa soeur en Toscane, au général Miollis à Rome, de fermer toutes les
forteresses aux troupes napolitaines, si Murat, ainsi qu'on avait lieu
de le croire, envahissait l'Italie centrale sous prétexte de soutenir
la cause des Français. Murat effectivement n'avait pas encore jeté le
masque, et s'annonçait toujours comme devant bientôt porter secours à
l'armée française de l'Adige.

[En marge: Animation et fermeté de Napoléon dans ces moments
difficiles.]

Telles étaient les occupations nombreuses et les angoisses cruelles
dans lesquelles Napoléon passa la fin de novembre et le commencement
de décembre. Du reste, si de temps en temps il rugissait comme un lion
recevant de loin les traits des chasseurs qui n'osent encore
l'approcher, il ne laissait voir ni trouble ni désespoir. Il se
flattait toujours d'avoir quatre mois pour se préparer, de se procurer
dans ces quatre mois 300 mille hommes entre Paris et le Rhin, de
pouvoir même y joindre tout ou partie des vieilles bandes d'Espagne,
et avec ces forces réunies d'accabler la coalition, ou s'il
succombait, de l'écraser sous sa chute. Tour à tour reprenant
l'espérance ou ruminant la vengeance, on le voyait actif, animé,
l'oeil ardent, se promener vivement en présence de sa famille
inquiète, de ses ministres attristés, de sa femme en larmes, prendre
son fils dans ses bras, le couvrir de caresses, le rendre à
l'Impératrice, et comme s'il eût trouvé des forces dans le sentiment
de la paternité, redoubler le pas en proférant des paroles comme
celles-ci.--Attendez, attendez... vous apprendrez sous peu que mes
soldats et moi n'avons pas oublié notre métier.... On nous a vaincus
entre l'Elbe et le Rhin, vaincus en nous trahissant... mais il n'y
aura pas de traîtres entre le Rhin et Paris, et vous retrouverez les
soldats et le général d'Italie.... Ceux qui auront osé violer notre
frontière se repentiront bientôt de l'avoir franchie!--

[En marge: Suite des propositions de Francfort.]

D'ailleurs il restait la ressource des négociations, et Napoléon se
résignait enfin aux limites naturelles de la France, aux conditions
toutefois que nous avons indiquées. Malheureusement le moment où l'on
était disposé à nous accorder les limites naturelles avait passé comme
un éclair, ainsi qu'avait passé à Prague le moment où la France aurait
pu conserver presque toute sa grandeur de 1810. La réponse équivoque
aux propositions de M. de Metternich ayant attiré de sa part une
interpellation formelle sur l'acceptation ou le rejet des bases dites
de Francfort, la réponse à cette interpellation n'étant partie que le
2 décembre, et n'ayant été communiquée que le 5, un mois avait été
perdu, et dans ce mois tout avait changé. La coalition avait senti ses
forces, et d'une modération bien passagère, en était venue à un
véritable débordement de passions. De toute part en effet la
contre-révolution européenne commençait à souffler comme une tempête.

[En marge: À peine connues, ces propositions produisent un soulèvement
dans le camp des coalisés.]

C'était M. de Metternich s'appuyant sur les militaires fatigués de
cette longue guerre et effrayés des nouveaux hasards auxquels on
allait s'exposer au delà du Rhin, qui avait vaincu l'orgueil
d'Alexandre, la fureur des Prussiens, l'entêtement des Anglais, et
avait décidé les confédérés réunis à Francfort à faire les
propositions portées à Paris par M. de Saint-Aignan. Mais ces
propositions, à peine sorties du cercle des souverains et des
diplomates, ne pouvaient manquer de soulever une désapprobation
générale. L'entourage d'Alexandre composé d'émigrés allemands,
l'état-major de Blucher composé des clubistes du Tugend-Bund, les
agents anglais enfin suivant le quartier général à divers titres,
voulaient tout autre chose que ce qu'on venait de proposer,
demandaient une guerre à outrance contre la France et contre Napoléon,
contre la France pour la réduire à ses frontières de 1790, contre
Napoléon pour le détrôner et ramener les Bourbons, non-seulement à
cause de l'innocuité de ces princes, mais à cause du principe qu'ils
représentaient.

[En marge: Voeux des esprits ardents de la coalition.]

[En marge: Ils veulent refaire l'ancienne Europe en la constituant
fortement contre la France.]

Accorder à Napoléon un répit dont il profiterait pour refaire ses
forces et essayer plus tard de rétablir sa domination, était à leurs
yeux la conduite la plus impolitique. Laisser debout en Italie, en
Allemagne, n'importe où, les nombreux établissements fondés par
Napoléon, laisser exister ou des princes nouveaux comme lui, ou des
princes anciens devenus ses complices, leur semblait une faiblesse,
une imprévoyance, une renonciation à la victoire au moment de la
remporter éclatante et complète. Suivant eux, il fallait qu'en Italie
il ne restât ni le prince Eugène ni Murat, malgré les services
passagers qu'on espérait tirer de ce dernier, ni aucun membre de la
famille Bonaparte. Il fallait remettre les Bourbons à Naples, le Pape
à Rome, les archiducs d'Autriche à Florence et à Modène, la maison de
Savoie à Turin, les Autrichiens à Milan et même à Venise. En Allemagne
il fallait non-seulement détruire la Confédération du Rhin, oeuvre
détestable de Napoléon, mais punir ses alliés, tels que la Bavière, le
Wurtemberg, qu'on devait, malgré les promesses les plus formelles,
déposséder sans compensation des acquisitions qu'ils avaient dues à la
France. Il en était même certains qui méritaient d'être punis d'une
manière exemplaire, et dans le nombre le roi de Saxe surtout, qu'il
fallait détrôner et remplacer par le duc de Saxe-Weimar, en refaisant
en sens contraire l'oeuvre de Charles-Quint. On devait ne pas mieux
traiter le roi de Danemark, qui s'obstinait à contrarier les desseins
de la coalition, en refusant la Norvége à Bernadotte. Quant au roi de
Westphalie, Jérôme Bonaparte, sa chute était chose accomplie, sur
laquelle il n'y avait plus à revenir. Il ne fallait pas s'en tenir à
la rive droite du Rhin, il fallait se porter sur la rive gauche,
reprendre les anciens électorats ecclésiastiques, Trêves, Mayence,
Cologne, enfin les Pays-Bas autrichiens eux-mêmes, indépendamment de
la Hollande, que personne ne pouvait songer à laisser à la France.
Avec ces immenses territoires reconquis à la droite et à la gauche du
Rhin, on composerait un vaste royaume à la Prusse, de façon à la
rendre plus puissante encore que sous le grand Frédéric; on
reconstituerait des États pour les princes dépossédés par Napoléon,
tels que les princes de Hesse, d'Orange, de Brunswick, de Hanovre, on
comblerait en un mot ses amis de biens, et on formerait avec eux une
confédération germanique plus forte que l'ancienne, mieux liée surtout
contre la France, dirigée non par l'empereur d'Autriche qu'on
regardait comme trop modéré pour le refaire empereur d'Allemagne, mais
par une diète qu'animeraient les passions les plus violentes, les plus
anti-françaises qu'on pût allumer. Telles étaient les vues des esprits
ardents, soit parmi les chefs de la coalition, soit parmi les agents
secondaires qui entouraient la cour nombreuse et ambulante des
monarques alliés.

[En marge: Les Anglais se rattachent au parti violent dans l'espérance
d'enlever Anvers et Flessingue à la France.]

[En marge: Alexandre en flattant toutes les passions s'assure une
influence prépondérante dans les conseils de la coalition.]

Les Anglais toutefois, devenus un peu plus modérés sous l'influence du
Parlement qui ne cessait de reprocher aux ministres leur haine aveugle
contre la France, et représentés à Francfort par un esprit des plus
sages, lord Aberdeen, auraient répugné à autant de bouleversements, si
dans le nombre il ne s'en était trouvé un qui répondait à tous leurs
voeux, celui qui consistait à ôter à la France les Pays-Bas,
c'est-à-dire Anvers et Flessingue. Cependant ils osaient à peine
espérer un pareil résultat, et ne poussaient leurs prétentions que
jusqu'où allaient leurs espérances. Leurs agents inférieurs, moins
mesurés, osaient seuls parler comme les Prussiens, qui étaient les
provocateurs principaux de ces résolutions extrêmes. Chose singulière,
les Prussiens, ayant dans le coeur tous les sentiments de la
révolution française, étaient, par haine contre la France, les plus
ardents fauteurs de cette espèce de contre-révolution européenne.
Aimant la liberté jusqu'à épouvanter leurs princes, ils voulaient par
esprit de vengeance ne pas laisser trace de ce que la révolution
française avait fait en Europe. Ils ne se contentaient pas de mener
leur roi, ils entraînaient l'empereur Alexandre en le flattant, en le
qualifiant de roi des rois, de chef suprême de la coalition, en lui
attribuant les grandes résolutions de cette guerre, en lui promettant
de le conduire à Paris, ce qui exaltait la vanité de ce prince
jusqu'au délire. Alexandre, aimable par nature et par calcul, ajoutant
à son amabilité naturelle un soin continuel à flatter toutes les
passions, caressait les Prussiens dont il ne cessait de vanter le
courage et le patriotisme pour les avoir avec lui contre les
Autrichiens qu'il jalousait, caressait les Autrichiens eux-mêmes en
affectant de dire qu'on leur avait dû à Prague le salut de l'Europe,
et enfin se gardait de négliger les Anglais qu'il appelait les modèles
de la persévérance, les premiers auteurs de la résistance à Napoléon,
les premiers vainqueurs de ce conquérant réputé invincible. Ainsi
parlant, tandis qu'il feignait à Francfort d'appuyer les avis modérés,
secrètement il lâchait la bride aux esprits ardents, et les laissait
faire pour se les attacher. Par ces moyens il avait réussi à maintenir
la coalition qui aurait été fort menacée de désunion sans son
savoir-faire, et s'y était acquis une autorité prépondérante.

[En marge: Il caresse et dirige secrètement le comte de Stein.]

Il avait auprès de lui, et s'était attaché en lui donnant asile à sa
cour, le fameux comte de Stein, ce Prussien qui avait été obligé de
chercher un refuge en Russie contre le courroux de Napoléon, et qui
depuis avait exercé beaucoup d'influence sur Alexandre et sur la
coalition. On l'avait mis à la tête d'un comité qui dirigeait les
affaires allemandes, et administrait au profit des armées coalisées
les territoires reconquis sur la France, et dont la restitution aux
anciens possesseurs n'était ni accomplie, ni même décidée. Ces
territoires étaient ceux de Saxe, de Hesse, de Westphalie, de
Brunswick, de Hanovre, de Berg, d'Erfurt, etc... Quant aux confédérés
du Rhin, alliés qui nous avaient trahis, ce comité ne leur tenant
aucun compte de leur défection, leur avait imposé en hommes et en
argent le double de ce qu'ils avaient jadis fourni à la France. On
avait soumis à un contingent de 145 mille hommes, et à un subside de
84 millions de florins (lequel avait été remis à la Prusse, à la
Russie, à l'Autriche, en obligations portant intérêts) les États
suivants: Hanovre, Saxe, Hesse, Cassel, Berg, Wurtemberg, Bade,
Bavière. Le comité des affaires allemandes était ainsi une espèce de
comité révolutionnaire, qui, agissant au nom du salut public, ne
mettait aucun frein à ses volontés. Sous le prétexte de livrer la
direction de leurs affaires aux Allemands à qui elle était due,
Alexandre les livrait à eux-mêmes, à condition de les avoir avec lui
dans tous les cas où il pourrait en avoir besoin.

[En marge: Caractère du comte Pozzo di Borgo, sa haine contre
Napoléon, son influence sur l'empereur Alexandre.]

Un personnage singulier, un Corse, étranger à toutes ces passions par
origine et par supériorité d'esprit, n'ayant en fait de passion que la
sienne qui était la haine, le célèbre comte Pozzo di Borgo, s'était
réfugié auprès d'Alexandre, sur lequel il commençait à prendre un
ascendant marqué. Cette haine, qui était son âme tout entière, quel en
était l'objet, demandera-t-on? C'était l'homme prodigieux sorti comme
lui de l'île de Corse, et dont la gloire en éblouissant le monde avait
désolé son coeur envieux. Il y avait certes une arrogance bien rare à
jalouser un génie tel que Napoléon, car c'est au grand Frédéric, c'est
à César, Annibal, Alexandre, si leurs coeurs ressentent encore les
soucis de la gloire mortelle, c'est à ces hommes extraordinaires qu'il
appartient de jalouser Napoléon. Mais comment un personnage obscur,
inconnu jusqu'ici, n'ayant ni épée ni éloquence, n'ayant été mêlé
qu'aux tracasseries de son île, comment avait-il pu se permettre de
jalouser le vainqueur de Rivoli, des Pyramides et d'Austerlitz? Il
l'avait osé pourtant, car les passions pour s'allumer n'attendent la
permission ni de Dieu ni des hommes, elles s'allument comme ces feux
qui ravagent les cités ou les campagnes sans qu'on en sache l'origine.
Lorsqu'un homme supérieur sort du pays où il est né, il y laisse ou
des amis ardents ou des jaloux implacables. Le comte Pozzo était de
ces derniers à l'égard de Napoléon, mais il faut le reconnaître, en
cette occasion le jaloux n'était pas indigne du jalousé. En effet Dieu
lui avait accordé un genre de génie aussi admirable que celui des
batailles, de l'éloquence ou des arts, le génie de la politique,
c'est-à-dire cette sagacité qui démêle les événements humains dans
leurs causes, leur enchaînement, leurs conséquences, qui découvre
comment il faut s'en garder, ou s'y mêler, génie rare que les grandes
âmes appliquent à leur pays, les petites à elles-mêmes, qui perd en
grandeur ce qu'il gagne en égoïsme, mais qui reste l'un des dons les
plus précieux de l'esprit, et ne laisse presque jamais inaperçu, oisif
ou inutile, le mortel qui en est doué. Le comte Pozzo en fut la
preuve, preuve pour nous bien malheureuse, car lui, jusque-là sans
renom, sans influence, presque sans patrie, il contribua
singulièrement à la ruine de Napoléon, et par conséquent à la nôtre.

[En marge: Le comte Pozzo di Borgo s'attache à répandre l'idée qu'en
marchant en avant, on ne trouvera aucun obstacle entre Francfort et
Paris, par suite de l'épuisement dans lequel Napoléon a laissé la
France.]

Il avait parcouru successivement tous les pays pour nuire à l'homme
qu'il haïssait, d'abord l'Angleterre, puis l'Autriche, puis la Russie
et la Suède, quittant alternativement les cours qui se rapprochaient
de la France pour se rendre auprès de celles qui s'en éloignaient,
revenant auprès des premières quand elles rompaient avec nous, et
toujours soufflant partout l'ardeur dont il était animé. Employé à
toutes choses, tantôt il était envoyé à Londres pour arracher à
l'Angleterre l'argent dont on avait besoin, tantôt chez Bernadotte
qu'il méprisait et dominait, pour l'amener sur le champ de bataille de
Leipzig. Maintenant, placé auprès d'Alexandre en qualité d'aide de
camp, il exerçait, avec son accent italien, sa gesticulation vive, son
oeil ardent et fier, une action puissante, justifiée du reste par une
perspicacité, une sûreté de jugement sans égales. Cet homme avait dit
à Alexandre la triste vérité sur la France, comme s'il l'avait
parcourue tout entière, et pourtant il y avait des années qu'il ne
l'avait vue.--Ne vous laissez pas intimider, lui disait-il sans cesse,
par l'idée d'aller braver chez lui le colosse qui vous a tous opprimés
si longtemps; le plus difficile est fait, c'était de le ramener des
bords de la Vistule aux bords du Rhin. De Francfort à Paris il n'y a
qu'un pas comme distance, il y a moins encore comme difficulté. Les
forces prodigieuses de la France ont été dépensées au dehors, il n'en
reste plus rien au dedans; la France elle-même est dégoûtée, révoltée
du joug qu'elle subit. Marchez donc sans relâche, marchez vite, ne
laissez pas respirer le géant; allez à ces Tuileries dont il a fait
son repaire, et la France épuisée vous l'abandonnera sans résistance.
Vous serez étonné de la facilité de cette oeuvre, mais il faut arriver
à Paris. À peine votre épée aura-t-elle brisé la chaîne qui tient la
France opprimée, que la France vous livrera elle-même son oppresseur
et le vôtre.--

Ce sont ces vérités redoutables, constamment présentes à l'esprit
clairvoyant du comte Pozzo, qui lui valurent une influence décisive
dans la fatale année 1814. Alexandre était heureux de l'entendre, car
il sentait en l'écoutant toutes ses passions remuées, et après l'avoir
entendu il échappait à la modération de M. de Metternich, il voulait
comme les Prussiens marcher en avant, franchir le Rhin, et essayer
contre Napoléon une dernière et suprême lutte.

[En marge: Les propositions de Francfort sont universellement
repoussées dès qu'elles sont connues.]

Lorsque les propositions de Francfort furent connues des principaux
agents de la coalition, elles produisirent parmi eux une agitation
extrême, et encoururent de leur part une amère désapprobation.
S'arrêter était suivant eux une faiblesse désastreuse, car on
donnerait à l'ennemi commun le temps de rétablir ses forces. Lui
concéder la France avec le Rhin, les Alpes, les Pyrénées, c'était lui
assurer les moyens de ne jamais laisser l'Europe en repos. Il fallait
lui ôter non-seulement le Rhin et les Alpes, mais la France elle-même,
et n'admettre pour contenir le peuple français d'autres chefs que les
Bourbons. Il fallait d'ailleurs rétablir en Europe les familles
injustement dépouillées, rétablir l'empire du droit, reconstituer en
un mot l'ancienne Europe. Pour y réussir il ne restait qu'un pas à
faire, mais il fallait le faire tout de suite, sans reprendre haleine,
sans se reposer un jour.

[En marge: Les événements de la Hollande contribuent puissamment à
faire écarter les propositions de Francfort.]

Malheureusement des lettres écrites de France, des rapports d'agents
secrets, des renseignements fournis par les amis de la maison de
Bourbon, confirmaient ces dires, et dévoilaient d'heure en heure
l'état vrai des choses, pendant ce même mois de novembre que Napoléon
avait perdu en pourparlers équivoques, au lieu de l'employer en
réponses positives qui liassent les auteurs des propositions de
Francfort. Un événement des plus graves, et du reste des plus faciles
à prévoir, vint jeter une nouvelle lumière sur cette situation, et
ranger dans le parti des esprits ardents l'Angleterre elle-même, qui
avait paru un peu moins violente qu'autrefois. Cet événement c'est en
Hollande qu'il se produisit.

[En marge: État de la Hollande depuis sa réunion à la France.]

[En marge: D'abord assez calme, la Hollande est bientôt exaspérée par
les maux de la guerre.]

[En marge: Les Hollandais demandent pour s'insurger le secours d'une
force étrangère.]

[En marge: Les monarques coalisés obligent Bernadotte à détacher le
corps de Bulow vers la Hollande.]

La Hollande s'était soumise à Napoléon en 1810 lorsqu'il avait décrété
la réunion de cette contrée à la France, d'abord parce qu'à cette
époque il était irrésistible, et ensuite parce que divers intérêts
avaient trouvé dans la réunion des avantages momentanés. Les
révolutionnaires hollandais, les catholiques, les commerçants,
s'étaient résignés à une révolution qui pour les uns était
l'exclusion de la maison d'Orange, pour les autres l'abaissement du
protestantisme, pour les derniers l'annexion commerciale au plus vaste
empire du monde. Peut-être, avec un meilleur régime politique et la
paix, ces intérêts eussent-ils fini par trouver sous le sceptre
impérial une satisfaction qui eût fait taire le sentiment de
l'indépendance nationale, mais il n'en fut point ainsi.
L'architrésorier Lebrun continua, comme le roi Louis, de préférer les
orangistes, qui étaient nobles et riches, aux patriotes qui ne
l'étaient pas. La querelle avec le Pape aliéna les catholiques en
Hollande aussi bien qu'en France. La guerre maritime réduisit les
commerçants à une misère profonde, qui atteignit bientôt toutes les
classes, et les classes inférieures plus fortement que les autres.
Sous le roi Louis la contrebande tolérée avait procuré un certain
adoucissement aux maux de la guerre, mais les douaniers français,
depuis la réunion, ayant privé le commerce hollandais de cet
adoucissement, le mal fut bientôt porté à son comble. L'inscription
maritime et la conscription introduites dans le pays, vinrent ajouter
de nouveaux maux à la détresse universelle, et dès lors le sentiment
national se réveilla avec violence. En 1813 Hambourg et les provinces
anséatiques ayant secoué le joug impérial, la commotion s'étendit
jusqu'en Hollande, et il fallut des rigueurs pour en arrêter les
effets. On condamna aux galères ou à mort un certain nombre de
malheureux, et on en exécuta six à Saardam, quatre à Leyde, un à la
Haye, deux à Rotterdam. Ces mesures au lieu de calmer l'exaspération
ne firent que l'augmenter. Les victoires de Lutzen et de Bautzen la
continrent un moment sans l'apaiser, mais la bataille de Leipzig lui
rendit toute sa force. L'architrésorier Lebrun, personnellement opposé
aux mesures rigoureuses, avait cherché à ménager tout le monde, mais
il n'avait réussi qu'à donner l'idée d'une bonne volonté impuissante.
Le général Molitor, commandant les troupes, s'était fait respecter
comme un militaire ferme et probe, qui n'abusait pas de la force pour
son avantage particulier. Malgré ces ménagements du chef civil et du
chef militaire, les Hollandais étaient bien décidés, dès qu'ils le
pourraient, à les renvoyer l'un et l'autre sans toutefois exercer
contre eux aucune violence, mais en égorgeant, s'ils le pouvaient, les
douaniers et les agents de police qu'ils avaient en horreur. Tandis
que les choses en étaient arrivées à ce point, de nombreux émissaires
anglais parcouraient la Hollande pour le compte de la maison d'Orange,
et promettaient l'appui de l'Angleterre aux populations qui se
soulèveraient. Celles-ci répondaient qu'à la première apparition d'une
force armée elles proclameraient la maison d'Orange, longtemps
impopulaire, et redevenue maintenant l'espérance et le voeu du pays.
Mais il fallait faire venir cette force armée. Les Anglais avaient
bien quelques mille hommes prêts à embarquer, mais l'accès de toutes
les rades était interdit par de formidables batteries ou par des
flottes à l'ancre. L'amiral Missiessy avec l'escadre d'Anvers
défendait les bouches de l'Escaut et de la Meuse; l'amiral Verhuel
avec l'escadre du Texel défendait l'entrée du Zuyderzée. Ce n'était
donc que par terre qu'on pouvait tendre une main secourable aux
Hollandais. Bernadotte avait reçu mission en quittant Leipzig de
délivrer Hambourg, Brème et Amsterdam avec l'armée du Nord, mais il
n'en avait rien fait. Il avait porté tout son corps d'armée vers le
Holstein pour réduire le Danemark, et lui arracher la cession de la
Norvége. Dans cette vue, cherchant à se débarrasser du maréchal Davout
qui était l'appui des Danois, il avait entrepris de conclure avec lui
un traité pour la libre évacuation de Hambourg, ce qui eût permis à ce
maréchal de rentrer en Hollande avec 40 mille hommes. À cette nouvelle
les agents anglais et autrichiens avaient jeté les hauts cris, les
premiers parce qu'ils ne voulaient pas qu'on envoyât 40 mille Français
en Hollande, les seconds parce que le cabinet de Vienne, à l'époque où
il travaillait à propager le système de la médiation, s'était lié au
Danemark, et l'avait pris sous sa protection. Les uns et les autres
avaient demandé qu'on retirât à Bernadotte les quatre-vingt mille
hommes qu'il détournait pour son usage particulier, mais Alexandre,
qui s'était fortement attaché à Bernadotte depuis qu'il avait arrangé
avec lui l'affaire de la Finlande, avait tempéré cette irritation, et
on s'était borné à ordonner au prince suédois de détacher un corps
prussien et russe vers la Hollande, ce qui avait été exécuté vers les
premiers jours de novembre.

À l'approche de cette force auxiliaire, les Hollandais avaient cessé
de dissimuler. Le général Molitor n'avait pour les contenir que
quelques cadres de bataillons renfermant au plus 3 mille hommes, 5 à
600 gendarmes français, une poignée de douaniers exécrés quoique
très-honnêtes, 500 Suisses fidèles qui n'avaient pas peu contribué à
irriter la population, enfin un régiment étranger bien discipliné,
mais dans lequel il se trouvait 800 Russes, 600 Autrichiens, 600
Prussiens. Il n'y avait là ni par le nombre, ni par la composition des
troupes, une force capable de maîtriser le pays. Au Texel l'amiral
Verhuel avait 1,500 Espagnols, qui au premier signal pouvaient
s'insurger, et le réduire à se retirer sur ses vaisseaux.

[En marge: Soulèvement général des Hollandais à l'approche du corps de
Bulow.]

[En marge: Rétablissement presque sans coup férir de la maison
d'Orange.]

Le corps de Bulow, détaché par Bernadotte, ayant paru sur l'Yssel, le
général Molitor sortit d'Amsterdam avec tout ce qu'il avait de forces
disponibles, et vint se placer à Utrecht pour y garder la ligne de
Naarden à Gorcum. Ce fut là le signal de l'insurrection. Les
orangistes ayant réuni des pêcheurs, des marins, des paysans,
entrèrent dans Amsterdam le 15 novembre au soir, précédés par des
femmes et des enfants, et portant le drapeau de la maison d'Orange. À
cet aspect tout le peuple se souleva, et dans la nuit on brûla les
baraques où logeaient, le long des quais, les douaniers et les agents
de la police française. On ne tenta rien cependant contre les hauts
fonctionnaires, contre l'architrésorier notamment, et on se borna à
promener sous les fenêtres de celui-ci le drapeau de l'insurrection.
Il lui restait pour toute force une cinquantaine de gendarmes dévoués
mais impuissants contre un mouvement aussi général. L'architrésorier
fit appeler dans la nuit même les principaux membres de la riche
aristocratie commerçante sur laquelle il s'était appuyé, la trouva
polie mais froide, et fut obligé de reconnaître que si elle avait pu,
par prudence, se soumettre à un gouvernement puissant qui la
ménageait, elle revenait à la première occasion à celui qui répondait
à ses goûts et à ses moeurs aristocratiques. Voyant qu'il n'avait rien
à en espérer, l'architrésorier monta en voiture, et se rendis à
Utrecht, où il rejoignit le général Molitor menacé de front par vingt
mille Russes et Prussiens, assailli à droite, à gauche, en arrière,
par des insurrections de tout genre, et ayant quatre mille hommes au
plus à leur opposer. Bientôt pour n'être pas coupé de la Belgique, le
général Molitor se retira sur le Wahal, précédé de l'architrésorier
qui n'avait essuyé d'autres mauvais traitements que quelques huées
populaires. À dater de ce moment, il n'y eut plus une ville de
Hollande qui n'accomplît sa révolution. Leyde, la Haye, Rotterdam,
Utrecht, se donnèrent des régences presque toutes orangistes, et
bientôt le prince d'Orange après avoir débarqué en Hollande, fit son
entrée à Amsterdam au milieu des acclamations universelles. On annonça
que la Hollande, sans définir encore la forme de son gouvernement, se
mettait de nouveau sous la protection de l'antique maison qui avait
été à sa tête dans les plus grandes crises de son histoire. Il n'y eut
du reste que peu d'excès, sauf contre quelques douaniers ou
percepteurs des droits réunis, qui n'avaient pas mérité qu'on leur fît
expier les torts de leur gouvernement. Le peuple des grandes villes,
violent et mobile à son ordinaire, applaudit au rétablissement des
princes d'Orange, comme il avait applaudi à leur chute, et les
patriotes éclairés tolérèrent leur retour comme la fin du despotisme
étranger. Excepté l'amiral Missiessy avec la flotte de l'Escaut,
excepté l'amiral Verhuel avec la flotte du Texel, toute la Hollande
reconnut la maison d'Orange. Les Anglais y débarquèrent le général
Graham à la tête de six mille hommes.

[En marge: La révolution opérée en Hollande fait présumer une
révolution aussi facile en Belgique, et suggère l'idée d'enlever cette
province à la France.]

Pour qui aurait réfléchi sérieusement, il eût été facile de voir là un
cruel pronostic relativement à la France elle-même. Ce fut pour les
Anglais un trait de lumière. Cette révolution spontanée, qui, à la
première apparition des baïonnettes dites libératrices, éclatait, et
presque sans violence, par un entraînement irrésistible, renversait
les récentes créations de l'empire français pour rétablir l'ancien
ordre de choses, leur persuada qu'il pourrait bientôt en être de même
ailleurs. De toutes parts des agents secrets, des commerçants qui
allaient fréquemment de Hollande en Belgique, des Belges poursuivis
par la police française, leur donnèrent les mêmes espérances, et leur
dirent que si les troupes coalisées se portaient rapidement sur
Anvers, Bruxelles, Gand, Bruges, elles trouveraient partout la même
disposition à s'insurger contre un gouvernement qui depuis quinze ans
les faisait gémir sous la conscription, sous les droits réunis et la
guerre maritime; qu'en outre elles trouveraient des places sans
armements, sans garnisons et sans vivres, que la magnifique flotte
d'Anvers appartiendrait à qui voudrait l'enlever, qu'il n'y avait par
conséquent qu'à marcher en avant pour réussir. Il n'en fallait pas
tant pour exciter les passions britanniques, et pour déterminer de la
part du gouvernement anglais de nouvelles et plus décisives
résolutions. Sur-le-champ on prépara des renforts destinés à la
Hollande; on fit donner au général Graham, aux généraux prussiens et
russes l'ordre de marcher tous ensemble sur Anvers, et on adressa de
vives représentations à Bernadotte, afin qu'il cessât de s'occuper du
Danemark, et se portât avec toutes ses forces sur les Pays-Bas, s'en
fiant à la coalition du soin de lui assurer la Norvége qu'on lui avait
promise. Enfin on adressa à lord Aberdeen de nouvelles instructions
relativement aux bases de la paix future.

[En marge: L'Angleterre ayant conçu l'espérance de nous enlever
l'Escaut, demande qu'on ramène la France aux frontières de 1790.]

Les propositions de Francfort, minutées comme elles l'avaient été dans
la note remise à M. de Saint-Aignan, et dans les lettres postérieures
de M. de Metternich, avaient grandement déplu à Londres. Là on n'avait
pas, comme à Francfort, le sentiment du danger auquel on s'exposait en
passant le Rhin. On était fort émerveillé de la campagne terminée à
Leipzig, et on ne comprenait pas qu'on s'arrêtât en un chemin qui
semblait si beau, et au terme duquel se montraient de si grands
avantages. Laisser à la France ses limites naturelles, c'est-à-dire
l'Escaut et Anvers, paraissait bien dur pour l'Angleterre, et elle
regardait comme un devoir de la part des alliés de la délivrer de la
présence importune et toujours menaçante d'une flotte française à
Flessingue. La Russie n'avait pas voulu avoir devant elle le
grand-duché de Varsovie; l'Allemagne tout entière n'avait plus voulu
avoir des Français à Hambourg, à Brême, à Magdebourg; l'Autriche
n'avait plus voulu en souffrir à Laybach, à Trieste. Tous ces voeux
avaient été satisfaits. L'Angleterre serait-elle la seule des
puissances qui ne verrait pas exaucer les siens? Et n'avait-elle pas
le droit de demander que l'on continuât la guerre, si quelques efforts
de plus devaient la délivrer de la présence des Français à Anvers? Les
politiques anglais n'approuvaient pas sans doute tous les projets
subversifs des exaltés de la coalition, tels que le détrônement des
rois de Saxe et de Danemark, mais ils adoptaient parmi ces projets
ceux qui convenaient à l'Angleterre, ceux qui devaient faire
rétrograder la France de Gorcum à Lille, ou au moins de Gorcum à
Bruxelles et à Gand. En reprenant Anvers et Flessingue, il y avait une
combinaison qui souriait fort à l'Angleterre, c'était de rendre la
Hollande très-puissante, afin qu'elle fût en mesure d'opposer plus de
résistance à la France, et on aurait bien souhaité par exemple que la
maison d'Orange pût réunir aux anciennes Provinces-Unies les Pays-Bas
autrichiens. Cette combinaison était devenue l'objet des désirs
passionnés de l'Angleterre, depuis que l'insurrection spontanée de la
Hollande, qui bientôt, disait-on, allait être imitée par la Belgique,
avait révélé la possibilité de pousser plus loin les avantages
remportés contre Napoléon.

[En marge: Les instructions de lord Aberdeen sont changées, et on lui
prescrit d'opiner pour la continuation de la guerre, pour le retour de
la France aux limites de 1790, et pour l'omission de toute stipulation
relative au droit maritime.]

Les instructions sur lesquelles lord Aberdeen s'était appuyé pour
adhérer aux propositions de Francfort, étaient déjà un peu anciennes.
Le cabinet britannique les modifia, et recommanda à son ministre de ne
pas se regarder comme lié par les propositions de Francfort. On lui
assigna, comme conditions formelles de l'Angleterre, la continuation
de la guerre, la rentrée de la France dans ses limites de 1790, et un
silence absolu dans les futurs traités de paix sur le droit maritime.
On ne dit pas qu'on pousserait la guerre jusqu'à détrôner Napoléon,
bien que ce résultat fût celui qui répondait le plus aux sentiments
secrets du peuple anglais, on ne le dit pas, parce qu'on s'était
engagé à traiter avec le chef de l'empire français, et qu'il y aurait
eu une inconséquence choquante à revenir sur l'engagement pris, mais
on déclara d'une manière générale qu'il fallait continuer la guerre
jusqu'à la rentrée de la France dans ses limites de 1790.

[En marge: Afin de décider les puissances par l'appât de l'argent,
l'Angleterre offre de leur acheter la flotte d'Anvers, si elles
parviennent à la prendre.]

On chargea lord Aberdeen, pour allécher les puissances continentales
par l'appât de l'argent dont elles avaient grand besoin, de leur
acheter la flotte d'Anvers, si elles en opéraient la conquête, ce qui
pouvait bien représenter une demi-année de subside. Enfin, pour gagner
l'Autriche en particulier, l'Autriche dont on apercevait déjà la
jalousie envers la Russie, on chargea lord Aberdeen de dire à M. de
Metternich, que si dans quelques détails on ménageait la Russie, dans
l'ensemble des choses on se rangerait du côté de l'Autriche, parce que
sur presque tous les points on était d'accord avec elle, parce qu'on
préférait ses conseils toujours sensés aux avis extravagants de
certains exaltés, mais qu'il fallait en retour qu'elle se prononçât
pour la constitution d'un puissant royaume des Pays-Bas, qui
s'étendrait du Texel jusqu'à Anvers.

[En marge: Les nouvelles instructions arrivent à Francfort, au moment
même où arrivait l'adhésion de Napoléon aux communications de M. de
Saint-Aignan.]

Telles étaient les instructions qui furent expédiées à la légation
britannique, juste au moment où Napoléon se décidait trop tard à
accepter purement et simplement les conditions de Francfort. Ainsi le
mois perdu pour nous de novembre à décembre avait laissé à tout le
monde le temps de se raviser, surtout à l'Angleterre, qui, éclairée
par l'insurrection de la Hollande, avait conçu l'espérance et le désir
d'enlever à la France non-seulement le Texel, mais Anvers. Évidemment
une adhésion immédiate et catégorique donnée dès le 16 novembre eût
placé les confédérés de Francfort dans un embarras dont ils se
seraient tirés fort difficilement.

[En marge: Le mois perdu avait ainsi donné aux coalisés le temps de se
raviser.]

[En marge: Les esprits généralement disposés à Francfort à accueillir
les nouvelles vues de l'Angleterre.]

[En marge: Réponse évasive de M. de Metternich à M. de Caulaincourt,
laissant pressentir un changement de détermination.]

Il n'est pas besoin de dire qu'en arrivant à Francfort ces nouvelles
instructions y trouvaient les esprits parfaitement préparés. Tous ceux
qui voulaient qu'on marchât sans s'arrêter jusqu'à ce qu'on eût
accablé Napoléon, avaient pris les devants, et demandaient qu'il ne
fût tenu aucun compte des ouvertures faites à M. de Saint-Aignan.
L'empereur Alexandre n'était que trop disposé à partager ces vues, par
ressentiment contre Napoléon, par exaltation d'orgueil. Faire dans
Paris une entrée triomphale était une revanche de la ruine de Moscou
qui le transportait de joie. Le comte Pozzo l'excitait en lui répétant
que ce qu'on avait vu en Hollande on le verrait en Belgique et en
France, si on se hâtait, si on passait hardiment le Rhin, si en un mot
on ne laissait pas respirer l'ennemi commun. Les Prussiens, toujours
conduits par la haine, voulaient absolument qu'on marchât en avant.
Blucher disait qu'à lui seul, si on le laissait libre, il pénétrerait
dans Paris. Les Autrichiens eux-mêmes, quoique fort touchés des
dangers qu'on était exposé à rencontrer au delà du Rhin, ne
méconnaissaient pas les avantages considérables qu'ils pourraient y
recueillir. Tandis que l'Angleterre devait gagner Anvers pour la
maison d'Orange, ils pourraient gagner l'Italie pour eux-mêmes et pour
leurs archiducs. Ils ne manquaient donc pas de motifs de continuer la
guerre, bien qu'à la crainte de nouveaux hasards se joignît chez eux
le déplaisir de céder à la prépondérance peu dissimulée des Russes, à
la violence brutale des Prussiens. Mais il y avait dans cette question
une raison décisive pour eux comme pour tout le monde, c'était le voeu
de l'Angleterre qui payait la coalition, qui par ses victoires en
Espagne s'était acquis une importance continentale qu'elle n'avait
jamais eue, qui de plus avait sa toute-puissante marine, qui tenant
enfin la balance entre les ambitions contraires pouvait la faire
pencher vers celle qu'elle favoriserait. On se décida en conséquence à
poursuivre la guerre sans relâche, la Prusse par vengeance, la Russie
par vanité, l'Autriche par condescendance intéressée envers
l'Angleterre, l'Angleterre par les divers motifs se rattachant à
l'Escaut, toutes par l'entraînement des choses qui conduisait à
pousser à sa fin extrême une lutte si ancienne, si acharnée, si
implacable. Le 10 décembre M. de Metternich répondit à la note par
laquelle M. de Caulaincourt avait adhéré purement et simplement au
message de M. de Saint-Aignan, que la France avait accepté bien tard
les propositions de Francfort, mais qu'il allait néanmoins communiquer
cette tardive acceptation à tous les alliés. Il ne dit pas si à la
suite de ces communications les opérations militaires seraient
interrompues, et comme il n'avait jamais été convenu depuis la
rupture du congrès de Prague que les négociations, dans le cas où on
les reprendrait, seraient suspensives de la guerre, on pouvait, sans
violer aucun engagement, continuer à marcher en avant, pourvu que l'on
continuât les pourparlers pacifiques. Le prétendu renvoi de la réponse
française aux cours alliées laissait ainsi le temps d'agir sans une
trop grande inconséquence.

[En marge: On envoie demander de l'argent à l'Angleterre pour les
frais de la nouvelle campagne.]

Cependant puisque l'Angleterre voulait poursuivre la guerre dans un
intérêt qui lui était particulier, il était naturel qu'elle payât les
frais de cette dernière campagne, et comme l'argent pour ces armements
énormes manquait à tous les belligérants, il fut décidé qu'on lui
demanderait de nouveaux subsides, et pour lui en faire connaître
l'étendue, pour lui en montrer le besoin, on lui envoya l'homme qui
jouait déjà un rôle si important dans les conseils de la coalition, le
comte Pozzo. Il partit pour Londres afin d'apporter au ministère
britannique le budget de cette campagne d'hiver.

[En marge: Forces qui restaient aux coalisés après la campagne de
1813.]

Mais dans l'hypothèse d'une reprise immédiate des opérations, le plan
à adopter soulevait de nombreuses questions, et pouvait faire naître
de graves dissidences dans une coalition où les intérêts et les
amours-propres étaient déjà fort divisés, et où le plus impérieux
besoin de conservation maintenait seul un accord souvent plus apparent
que réel. Outre que les forces coalisées étaient considérablement
réduites par l'acharnement de la lutte, elles étaient encore
disséminées par la diversité du but que chacun avait en vue. Il avait
fallu laisser sur les derrières pour bloquer les places de l'Elbe,
les corps de Kleist, Klenau, Tauenzien, Benningsen, qui tous avaient
pris part au formidable rendez-vous de Leipzig. Bernadotte avec les
Suédois, avec les Prussiens de Bulow, avec les Russes de
Wintzingerode, sous prétexte de faire face au maréchal Davout, s'était
détourné du but principal afin d'enlever la Norvége aux Danois, ce qui
avait exaspéré les Autrichiens protecteurs des Danois, et mis en
suspicion la bonne foi d'Alexandre, accusé d'encourager sous main
Bernadotte qu'il blâmait publiquement. À peine avait-on pu arracher au
nouveau prince suédois un détachement pour coopérer au rétablissement
de la maison d'Orange. Il ne restait donc sur le Rhin que l'armée du
prince de Schwarzenberg cantonnée de Francfort à Bâle, et celle du
maréchal Blucher cantonnée de Francfort à Coblentz, ayant dans leurs
rangs les Bavarois, les Badois, les Wurtembergeois. Après l'adjonction
de ces derniers et les pertes de la campagne on estimait les deux
armées à 220 ou 230 mille hommes immédiatement disponibles. Il est
vrai que de nouveaux contingents allemands venant remplacer les
troupes qui bloquaient les places, et Bernadotte étant rappelé au but
commun, on pouvait amener encore 200 mille hommes sur le Rhin; il est
vrai qu'on espérait tirer de nombreuses recrues de Pologne, de Prusse,
d'Autriche, qu'on avait 70 mille hommes en Italie, 100 mille sur la
frontière d'Espagne, et que ce n'était pas dès lors avec moins de 600
mille hommes qu'on serait en mesure d'attaquer la France en mars et
avril. Mais pour le moment il n'y avait que 220 mille hommes à mettre
en ligne, dont 160 mille Autrichiens, Prussiens, Russes, Bavarois,
sous le prince de Schwarzenberg, et 60 mille Prussiens, Russes,
Wurtembergeois, Hessois et Badois sous le maréchal Blucher. C'était
une entreprise hardie que de passer le Rhin devant Napoléon avec des
forces pareilles; mais d'après tous les renseignements, il n'avait pas
plus de 80 mille hommes, et dès lors on ne croyait pas qu'il fût
imprudent de se présenter à lui avec 220 mille. On eût été encore plus
résolu, si on avait su qu'il ne lui en restait pas plus de 60 mille à
opposer à une brusque invasion.

[En marge: Plans divers proposés dans le sein de la coalition.]

[En marge: Plan des Prussiens.]

Cependant à Francfort, les personnages les plus éclairés tenaient pour
très-suspects les détails fournis par les agents de la coalition, et
on se refusait à croire que Napoléon n'eût pas au moins cent mille
hommes sous la main. On insistait donc sur la nécessité de se conduire
avec la plus grande prudence en essayant de pénétrer en France. À
cette occasion chacun avait son plan. Les Prussiens et les Russes en
avaient un, les Autrichiens un autre, tous dominés, comme c'est
l'ordinaire à la guerre, par le désir d'attirer à eux le gros des
forces, et de devenir ainsi le centre des opérations. Les Prussiens
voulaient que réunissant de leur côté 180 mille hommes sur 220 mille,
on passât le Rhin entre Coblentz et Mayence, tandis qu'un autre corps
le franchirait entre Mayence et Strasbourg (voir la carte nº 61);
qu'on s'avançât hardiment au milieu des places qui couvraient cette
partie de la France, telles que Coblentz, Mayence, Landau, Strasbourg
en première ligne, Mézières, Montmédy, Luxembourg, Thionville, Metz
en seconde ligne, qu'on les enlevât brusquement si les Français n'y
avaient laissé que de petites garnisons, que si au contraire pour les
mieux garder ils avaient affaibli l'armée active, on profitât de cet
affaiblissement pour se jeter sur elle, l'accabler et la pousser sur
Paris, en négligeant les places qu'on aurait le temps d'assiéger plus
tard avec les corps venus des bords de l'Elbe. L'état-major prussien
regardait cette manière d'opérer comme à la fois plus méthodique et
plus hardie, car dans un cas on aurait les places et on se créerait
des appuis en marchant, dans l'autre on arriverait peut-être à Paris
en quelques journées.

[En marge: Plan des Autrichiens.]

Les Autrichiens avaient un autre plan, dicté aussi par des vues
particulières, mais parfaitement sage, du moins à en juger par le
résultat. Ils considéraient comme imprudent de s'engager dans ce
labyrinthe de forteresses, compris depuis Strasbourg jusqu'à Coblentz,
depuis Metz jusqu'à Mézières. Ils disaient que c'était _prendre le
taureau par les cornes_. Ils soutenaient que, sans s'épuiser pour
garnir les places, Napoléon se bornerait à les mettre à l'abri d'un
coup de main, et qu'on le trouverait lui-même manoeuvrant entre elles
avec ses forces concentrées, tout prêt à se jeter sur l'armée
coalisée, qui se serait plus affaiblie pour bloquer ces places que lui
pour les défendre. Ils proposaient donc un système d'opérations
radicalement différent. Le côté faible de la France, suivant eux,
n'était pas au nord-est, de Strasbourg à Coblentz, de Metz à Mézières,
où plusieurs rivières et d'immenses fortifications la protégeaient,
mais tout à fait à l'est, le long du Jura, où, comptant sur la
neutralité suisse, elle n'avait jamais songé à élever des défenses. Il
fallait donc se porter à Bâle, y passer le Rhin qui ne gèle point en
cet endroit, traverser la Suisse qui invoquait sa délivrance à grands
cris, et prendre ainsi la France à revers, ce qui procurerait
plusieurs avantages, celui de la séparer de l'Italie, de la priver des
secours qu'elle en pourrait recevoir si Napoléon rappelait le prince
Eugène, et en même temps d'isoler tellement ce prince qu'il
succomberait par le fait seul de son isolement.

[En marge: Le plan des Autrichiens fondé principalement sur l'état de
la Suisse.]

[En marge: Vues des partis qui divisaient la Suisse.]

On devine sans doute les motifs qui, outre la valeur réelle de ce
plan, lui attiraient les préférences de l'Autriche. Elle voulait
pénétrer en Suisse, y rétablir son influence, et priver non pas la
France des secours de l'Italie, mais l'Italie des secours de la
France. La Suisse était effectivement dans un état de fermentation
extraordinaire, et disposée à se comporter comme la Hollande, avec
cette différence, néanmoins, qu'il y avait chez elle un parti français
très-fort, reposant sur des intérêts très-réels et très-légitimes. Les
cantons autrefois dominateurs, et c'étaient les cantons démocratiques
aussi bien que les cantons aristocratiques, car l'ambition n'est pas
plus inhérente à un principe qu'à l'autre, se flattaient de recouvrer
les pays sujets. Les petits cantons aspiraient à posséder comme jadis
les bailliages italiens, la Valteline et le Valais; Berne aspirait à
posséder le pays de Vaud, l'Argovie, le Porentruy; les familles
aristocratiques rêvaient leur prédominance d'autrefois sur les classes
moyennes. Au contraire, les pays jadis sujets, les classes jadis
opprimées, ne voulaient à aucun prix rentrer sous leurs anciens
maîtres: tristes divisions que Napoléon avait fait cesser par l'acte
de médiation. Malheureusement ce bel acte, digne du temps où il
concluait le Concordat, la paix d'Amiens, la paix de Lunéville, avait
été bientôt gâté comme tous les autres par son génie envahissant. Il
avait rempli la Suisse de ses douaniers et même de ses soldats. Il
occupait le Tessin par un détachement de l'armée d'Italie, ce qui
était un argument fort spécieux contre la neutralité suisse. De plus,
en bloquant étroitement la Suisse pour y empêcher la fraude
commerciale, il avait, dans certains cantons manufacturiers, fait
descendre le prix de la journée de 15 sous à 5 sous, et rendu la
Suisse presque aussi misérable que la Hollande. Pourtant ces maux
n'avaient pu faire oublier aux pays affranchis l'intérêt de leur
indépendance, et s'il y avait un parti de l'ancien régime qui
demandait l'invasion étrangère, il y avait un parti du nouveau qui s'y
opposait de toutes ses forces. La Suisse était en ce moment la seule
contrée où Napoléon n'eût pas entièrement dégoûté les peuples de
l'influence française et des principes de notre révolution. La lutte
était donc vive et opiniâtre entre les deux partis. Les partisans de
l'ancien régime pressaient l'Autriche d'entrer chez eux, et elle ne
demandait pas mieux que de les satisfaire, et d'adopter une marche qui
devait lui rendre la Suisse en y rétablissant l'influence
aristocratique, l'Italie en l'isolant.

[En marge: Objections faites au plan des Autrichiens.]

Les Prussiens et les Russes reprochaient à ce plan d'être dicté par un
intérêt particulier à l'Autriche, d'éloigner la coalition de sa route
la plus directe vers Paris, de l'exposer à un long détour pour aller
gagner Bâle, d'entraîner enfin une trop grande division des masses
agissantes, car on ne pourrait pas s'empêcher d'avoir une armée dans
les Pays-Bas, dès lors une armée intermédiaire vers Coblentz ou
Mayence, ce qui devait faire trois armées avec celle qui entrerait par
le Jura, et permettrait à Napoléon sa manoeuvre favorite de battre un
ennemi après l'autre.

[En marge: Les Anglais adhèrent à ce plan.]

[En marge: Opposition d'Alexandre, et motifs de son opposition.]

Les Anglais qui inclinaient généralement vers les Autrichiens contre
les Prussiens et les Russes, qui étaient déjà offusqués de l'empire
pris par Alexandre, qui avaient spécialement besoin de l'influence de
l'Autriche pour constituer le royaume des Pays-Bas, et tenaient
d'ailleurs beaucoup à soustraire la Suisse à l'influence française, se
montraient favorables au plan du prince de Schwarzenberg. L'empereur
Alexandre au contraire le repoussait, et par plusieurs raisons. Bien
qu'on s'accablât à Francfort de protestations de fidélité et de
dévouement par crainte de voir la coalition se dissoudre, bien
qu'Alexandre y ajoutât une coquetterie de manières qui, d'innocente
qu'elle avait été dans sa jeunesse, devenait astucieuse avec l'âge, on
avait souvent failli rompre, et notamment dans une affaire récente,
celle de Bernadotte, que les Anglais accusaient de négliger tout à
fait la Hollande, que les Autrichiens accusaient de violenter le
Danemark, et que les Russes, en paraissant le désavouer, avaient
secrètement encouragé. Alexandre, pris en flagrant délit de duplicité,
éprouvait de l'humeur, il s'en prenait surtout aux Autrichiens qui,
dans cette occasion, avaient dévoilé ses secrètes menées. De plus,
tout en flattant, dans le sein de la coalition, le parti ardent qui
voulait détruire jusqu'à la dernière les oeuvres de la Révolution
française, il flattait en même temps les Polonais, les libéraux
allemands et suisses. Il était ainsi contre-révolutionnaire avec les
uns, libéral avec les autres, par calcul autant que par mobilité;
cependant il penchait alors vers les idées libérales, par opposition
au despotisme de Napoléon, et par l'influence de son éducation. Élevé
en effet par un Suisse, le colonel Laharpe, ayant eu à sa cour pour
l'éducation de ses soeurs des gouvernantes de même origine, il avait
écouté leurs supplications, y avait paru sensible, et avait déclaré
qu'il ne laisserait jamais accomplir en Suisse une contre-révolution.

[En marge: Alexandre finit par adhérer au plan autrichien, à condition
de grands ménagements pour la neutralité suisse.]

Cette question avait fini par inquiéter les coalisés pour le maintien
de leur union. Cependant l'Autriche, prononcée pour le plan qui
consistait à tourner les places en se portant au moins jusqu'à Bâle,
et ayant obtenu, grâce aux Anglais, une majorité d'avis, avait promis
qu'on ne violerait pas la neutralité de la Suisse, et qu'on se
bornerait uniquement à s'approcher de ses frontières, ajoutant que si
elle se soulevait spontanément, et appelait les armées alliées, on ne
pourrait pourtant pas refuser de passer par des portes qui
s'ouvriraient d'elles-mêmes. Alexandre n'avait pas positivement
contesté ce raisonnement, s'était contenté de nier que la Suisse fut
disposée à demander la violation de ses frontières, et avait consenti
à un mouvement général vers Bâle, aux conditions qui viennent d'être
énoncées.

[En marge: Plan définitivement adopté, et projet d'un double passage
du Rhin vers Coblentz et vers Bâle.]

En conséquence, du 10 au 20 décembre, on régla tous les détails de la
marche au delà du Rhin. Il fut convenu d'abord qu'on poursuivrait
immédiatement les opérations militaires sans s'arrêter pour négocier,
que Blucher avec les corps d'York, de Sacken, de Langeron, avec les
Wurtembergeois et les Badois, comprenant environ 60 mille hommes,
préparerait le passage du Rhin entre Coblentz et Mayence, et
s'avancerait ensuite entre les forteresses françaises; qu'en même
temps la grande armée du prince de Schwarzenberg, composée des
Autrichiens, des Bavarois, des Russes, et des gardes prussienne et
russe, comprenant 160 mille hommes à peu près, se porterait à la
hauteur de Bâle, passerait le Rhin dans les environs de cette ville,
ou à Bâle même si la Suisse faisait tomber tous les scrupules en
ouvrant elle-même ses portes, qu'on tournerait ainsi les défenses de
la France en y pénétrant par Huningue, Béfort, Langres. Ces
principales données adoptées, on se mit en marche. Blucher se
concentra entre Mayence et Coblentz; le prince de Schwarzenberg se
dirigea vers la Suisse en remontant de Strasbourg à Bâle. Les
souverains et les diplomates quittèrent Francfort pour Fribourg.

[En marge: Démarches de la diète suisse pour obtenir le respect de sa
neutralité.]

La diète suisse, remplie en majorité d'esprits sages, qui tout en
regrettant les excès de pouvoir commis par Napoléon, avaient encore la
mémoire pleine de ses bienfaits, ne voulait ni d'une contre-révolution
ni d'une invasion étrangère. Elle avait envoyé des agents à Paris pour
demander que la France reconnût sa neutralité, et fît disparaître
toute trace des actes qui avaient pu rendre cette neutralité
illusoire. Napoléon, contraint par les circonstances d'accueillir ces
réclamations, avait d'abord fait retirer ses troupes du Tessin, puis
avait déclaré qu'il considérait la neutralité suisse comme un principe
essentiel du droit européen, qu'il s'engageait formellement à le
respecter, et qu'il ne voyait dans son titre de MÉDIATEUR DE LA
CONFÉDÉRATION SUISSE qu'un titre commémoratif des services rendus par
la France à la Suisse, et nullement un titre contenant en lui-même un
pouvoir réel.

[En marge: Intrigues en sens contraire du parti de l'ancien régime.]

La diète, munie de cette déclaration, avait aussitôt dépêché deux
députés auprès des souverains, pour demander qu'à leur tour ils
reconnussent une neutralité que la France admettait d'une manière si
explicite. À cette démarche elle avait joint une mesure, fort bien
entendue si elle avait été sérieuse, consistant à réunir une armée
fédérale d'une douzaine de mille hommes, rangée de Bâle à Schaffhouse,
sous M. de Watteville. Tandis qu'elle en agissait ainsi, les
principales familles des Grisons, des petits cantons, et de Berne,
avaient envoyé des émissaires secrets pour dire à chacun des
souverains en particulier, que la diète était une autorité fausse,
usurpatrice, dont on ne devait tenir aucun compte; qu'il fallait au
contraire franchir immédiatement la frontière helvétique pour aider
l'autorité véritable, la seule légitime, celle des temps passés, à se
rétablir au profit de la coalition.

[En marge: Secrète connivence de l'Autriche avec le parti de l'ancien
régime, et faux prétextes sur lesquels on s'appuie pour violer la
neutralité suisse.]

De même qu'il y avait un double langage de la part des Suisses, il y
en avait un double aussi de la part des puissances coalisées. En
public on disait aux représentants de la diète qu'on regardait la
neutralité suisse comme un principe important du droit européen,
qu'on s'attacherait dans l'avenir à le rendre inviolable, que pour le
présent, sans avoir précisément le projet d'y manquer, on ne pouvait
prendre l'engagement de respecter dans tous les cas un principe violé
plusieurs fois par la France, et faiblement défendu par la Suisse. On
citait à l'appui de ce raisonnement l'occupation du Tessin, le titre
de MÉDIATEUR pris par Napoléon, les régiments au service de France qui
récemment venaient de recevoir des recrues, et enfin un événement fort
inaperçu, l'emprunt du territoire suisse que la division Boudet avait
fait en 1813 pour se transporter en Allemagne. On ne s'expliquait pas
du reste sur ce que feraient les armées coalisées en conséquence de
ces précédents, et on se bornait à établir ses titres sans déclarer
encore qu'on en userait. Sous main on insinuait aux Grisons, aux
petits cantons, aux Bernois qu'il fallait se soulever, et renverser la
diète, que dans ce cas les armées alliées entreraient en Suisse, et
leur rendraient en passant la Valteline, les bailliages italiens, le
Valais, le pays de Vaud, le Porentruy, etc.

[En marge: Violation du territoire suisse, et passage du Rhin vers
Bâle le 21 décembre 1813.]

[En marge: Contre-révolution en Suisse.]

Les raisons alléguées par la diplomatie des coalisés n'avaient pas
grande valeur, car le Tessin était évacué, et son occupation n'avait
été au surplus qu'une représaille insignifiante pour des faits patents
de contrebande; le titre de médiateur n'était qu'un acte de gratitude
de la part des Suisses, n'entraînant aucune dépendance envers la
France; l'admission enfin des régiments capitules au service de
diverses puissances n'avait été prise à aucune époque pour une
violation de la neutralité. Mais, dans ce vaste conflit européen, le
droit n'était plus qu'un vain mot, et le 19 décembre, tout en répétant
à l'empereur Alexandre qu'on n'entrerait pas en Suisse sans y être
appelé, le prince de Schwarzenberg s'approcha du pont de Bâle, et prit
position en face des troupes du général suisse de Watteville. Le
généralissime autrichien comptait à tout moment sur une insurrection à
Berne, à la suite de laquelle la diète étant renversée, et une
autorité nouvelle proclamée, il pourrait se dire appelé par les
Suisses eux-mêmes. Néanmoins, fatigué d'attendre, le prince de
Schwarzenberg se mit en mesure le 21 décembre de franchir le pont de
Bâle, et le commandant des troupes suisses, qui regardait comme
impossible de résister à l'Europe armée, excusant sa faiblesse par son
impuissance, fit un simulacre de protestation, puis livra le passage
sans coup férir. À cette nouvelle, le mouvement si impatiemment désiré
à Berne, éclata, et la diète, qui était légitimement établie en vertu
d'une constitution excellente, justifiée par douze années d'une
pratique heureuse et tranquille, la diète fut déclarée déchue. Des
mouvements pareils éclatèrent dans plusieurs cantons, et on se
prévalut de ces mouvements, qu'on avait produits au lieu de les
attendre, pour opérer une violation flagrante du droit des gens. Du
reste les coalisés firent une déclaration dans laquelle ils
annonçaient qu'ils respecteraient invariablement la neutralité suisse
à l'avenir, c'est-à-dire lorsqu'ils n'auraient plus besoin de la
violer et qu'au contraire ils auraient besoin qu'elle fût respectée.

[En marge: Alexandre qui avait ignoré les ressorts secrets qu'on avait
fait jouer en Suisse, est d'abord fort irrité lorsqu'il les connaît
mais il se résigne pour ne pas dissoudre la coalition.]

[En marge: Double invasion de la France après vingt ans de victoires
et de conquêtes non interrompues.]

L'empereur Alexandre qu'on avait trompé, et qui sut quelques jours
plus tard que les mouvements dont on s'autorisait, au lieu de précéder
l'invasion l'avaient suivie, fut à la fois blessé et irrité au plus
haut point. Mais il ne pouvait guère se plaindre, car l'Autriche lui
avait rendu en cette occasion ce qu'il avait fait plus d'une fois,
notamment dans l'affaire des Suédois contre les Danois. D'ailleurs, il
eût été encore plus fâcheux de rompre que d'être trompé, et il se
contenta de se plaindre amèrement, de faire dire aux Vaudois et à tous
les pays sujets d'être tranquilles, et qu'il ne permettrait pas qu'on
les remît sous l'ancien joug. Les armées alliées marchèrent donc, et
inondèrent bientôt la Suisse et la Franche-Comté. Les Bavarois se
dirigèrent sur Béfort, les Autrichiens sur Berne et Genève, pour se
porter, en traversant le Jura, sur Besançon et Dôle. Blucher, vers
Mayence, attendait que les Autrichiens eussent achevé le long détour
qu'ils avaient entrepris, pour franchir lui-même le Rhin. Ainsi, le 21
décembre 1813, jour de funeste mémoire, après plus de vingt ans de
triomphes inouïs, l'Empire, par un terrible revirement de la fortune,
se trouvait envahi à son tour, et la France, qui loin d'être le
coupable avait été le patient, la France, après avoir cruellement
souffert de la faute, allait cruellement souffrir de l'expiation,
destinée ainsi à être deux fois victime, victime de l'homme
extraordinaire qui l'avait glorieusement mais durement gouvernée,
victime des souverains qui venaient se venger de lui!

Craignant par-dessus tout le soulèvement de la population, les
coalisés en entrant en France mirent un soin extrême à rassurer les
esprits. Déjà, par une déclaration publiée à Francfort le 1er
décembre, ils s'étaient efforcés de prouver qu'ils n'en voulaient pas
à la grandeur de la France. Le prince de Schwarzenberg fit précéder
les troupes de la coalition de la proclamation suivante.

[En marge: Proclamation des coalisés en pénétrant en France.]

«Français!

»La victoire a conduit les années alliées sur votre frontière; elles
vont la franchir.

»Nous ne faisons pas la guerre à la France; mais nous repoussons loin
de nous le joug que votre gouvernement voulait imposer à nos pays, qui
ont les mêmes droits à l'indépendance et au bonheur que le vôtre.

»Magistrats, propriétaires, cultivateurs, restez chez vous: le
maintien de l'ordre public, le respect pour les propriétés
particulières, la discipline la plus sévère, marqueront le passage des
armées alliées. Elles ne sont animées de nul esprit de vengeance;
elles ne veulent point rendre les maux sans nombre dont la France
depuis vingt ans a accablé ses voisins et les contrées les plus
éloignées. D'autres principes et d'autres vues que celles qui ont
conduit vos armées chez nous, président aux conseils des monarques
alliés.

»Leur gloire sera d'avoir amené la fin la plus prompte des malheurs de
l'Europe. La seule conquête qu'ils envient est celle de la paix pour
la France, et pour l'Europe entière un véritable état de repos. Nous
espérions le trouver avant de toucher au territoire français; nous
allons l'y chercher.»

En apprenant les événements de Hollande, et les premiers mouvements
des coalisés vers les Pays-Bas, Napoléon avait senti sur-le-champ le
danger de se laisser entamer de ce côté, car c'était la partie des
anciennes conquêtes de la France que l'on était le plus disposé à lui
contester, et pour soutenir la possession de droit il fallait au moins
n'avoir pas perdu la possession de fait. Il s'était donc empressé d'y
envoyer de bonne heure tous les secours dont il était possible de
disposer.

[En marge: Premiers mouvements de troupes ordonnés par Napoléon, en
apprenant l'insurrection de la Hollande.]

Dans les premiers moments il avait voulu, comme on l'a vu, conserver
même la Hollande, moins pour la garder définitivement, que pour en
faire un objet de compensation. Mais la Hollande nous ayant
promptement échappé, il avait en toute hâte expédié des forces sur le
Wahal. Il avait dépêché le général Rampon vers Gorcum, avec des gardes
nationales levées dans la Flandre française, pour former la garnison
de cette place. Il avait envoyé le duc de Plaisance, fils de
l'architrésorier, à Anvers, avec ordre d'enfermer l'escadre de
l'Escaut dans les bassins, d'en répartir les marins, les uns sur la
flottille, les autres sur les fortifications de la ville, d'y réunir
également les dépôts les plus voisins, les conscrits en marche, les
douaniers, les gendarmes revenant de Hollande. Il avait en outre fait
partir le général Decaen, inutile désormais en Catalogne, pour la
Belgique, afin d'y organiser au plus vite le 1er corps, qu'on devait
tirer, comme nous l'avons dit, des dépôts du maréchal Davout. Sentant
bien néanmoins que ce corps ne serait pas reconstitué assez
promptement pour parer aux premiers dangers, et voulant à tout prix
sauver la ligne du Wahal, Napoléon avait choisi dans sa garde tout ce
qui était disponible, pour l'acheminer sans délai sur le Brabant
septentrional. Il avait successivement expédié le général
Lefebvre-Desnoëttes avec deux mille hommes de cavalerie légère, puis
les généraux Roguet et Barrois chacun avec une division d'infanterie
de la jeune garde. Enfin, il avait dirigé le maréchal Mortier lui-même
sur Namur, à la tête de la vieille garde. Si l'ennemi ne projetait sur
les Pays-Bas qu'une opération d'hiver, Napoléon se flattait ainsi de
l'arrêter, et d'avoir ensuite le temps de reporter sa garde là où
serait le danger sérieux de la campagne. Si au contraire le grand
effort des coalisés se concentrait vers la Belgique, la garde se
trouverait toute transportée sur le théâtre des principales
opérations. Les esprits étant très-agités en Belgique, et fort
disposés à imiter la conduite des Hollandais, Napoléon y avait envoyé
un excellent officier de gendarmerie, déjà signalé par ses services
dans la Vendée, le colonel Henry, avec le grade de général, et
quelques centaines de gendarmes pris en partie dans la gendarmerie
d'élite.

[En marge: Le passage du Rhin vers la Suisse éclaire bientôt Napoléon
sur la gravité et la nature du danger qui le menace.]

Tels avaient été les premiers ordres donnés à la suite de
l'insurrection de la Hollande vers la fin de novembre. La nouvelle du
passage du Rhin près de Bâle, le 21 décembre, sans consterner ni
ébranler Napoléon, l'affecta vivement néanmoins, car il entrevit
sur-le-champ la pensée de ses ennemis, il reconnut qu'on ne voulait
plus négocier avec lui, que les propositions de Francfort étaient
bientôt devenues ce qu'elles n'étaient pas d'abord, c'est-à-dire un
leurre, grâce à la faute qu'il avait commise de ne pas prendre la
coalition au mot, qu'on était résolu à pousser les hostilités à
outrance même durant l'hiver, et qu'on allait essayer de finir la
guerre avec ce qui restait de combattants des gigantesques batailles
de Dresde, de Leipzig, de Hanau. Il n'avait dès lors pas d'autre
conduite à tenir que de se défendre avec ce qui lui restait de ces
mêmes batailles, en y ajoutant ce qu'il pourrait réunir dans l'espace
d'un mois ou deux.

[En marge: Premières mesures pour résister à cette brusque invasion.]

[En marge: Napoléon fait jeter dans les cadres de la garde et dans les
dépôts des régiments repliés sur Paris quelques conscrits levés à la
hâte.]

Il ne s'agissait plus, comme on voit, d'employer l'hiver et le
printemps à lever 600 mille hommes, il fallait se servir à la hâte des
hommes que les préfets avaient pu arracher à nos campagnes désolées
dans les mois de novembre et de décembre, et malheureusement ce
n'était pas considérable. Le recours aux trois anciennes classes de
1811, 1812, 1813, qui aurait dû produire 140 mille hommes, avait
procuré 80 mille conscrits seulement, de bonne qualité il est vrai, et
le recours aux plus anciennes classes 30 mille tout au plus. Napoléon
ordonna de les verser sur-le-champ et suivant la proximité des lieux,
les uns dans les dépôts de l'ancien corps de Davout situés en
Belgique, les autres dans les corps de Macdonald, Marmont, Victor,
répartis le long du Rhin. Il prescrivit au maréchal Marmont de ne pas
se laisser enfermer dans Mayence, d'en sortir, de se porter en deçà
des Vosges, et de recueillir en chemin les conscrits qui devaient
d'abord aller le joindre à Mayence. Il ordonna au maréchal Victor de
quitter Strasbourg, d'y laisser outre les gardes nationales qui s'y
trouvaient déjà, quelques cadres de bataillons avec une partie de ses
conscrits, et de verser les autres dans les rangs du 2e corps qu'il
commandait. Les conscrits destinés à l'Italie furent arrêtés à
Grenoble et à Chambéry, et réunis à Lyon, où Napoléon voulait avec les
dépôts du Dauphiné, de la Provence, de l'Auvergne, composer une armée
qui fermerait à l'ennemi les débouchés de la Suisse et de la Savoie.
Enfin les conscrits de la Bourgogne, de l'Auvergne, du Bourbonnais, du
Berry, de la Normandie, de l'Orléanais, furent acheminés sur Paris
pour y être jetés, les uns dans la garde, les autres dans les dépôts
qui allaient se replier sur la capitale à l'approche des armées
envahissantes. Les conscrits du Midi durent continuer à se diriger sur
Bordeaux, Toulouse, Montpellier, Nîmes, où se formaient les réserves
des deux armées d'Espagne.

[En marge: Avec cette faible ressource, il compose une réserve qu'il
doit joindre aux corps des maréchaux retirés en Bourgogne et en
Champagne.]

Cette première direction donnée aux 110 mille hommes qu'on avait eu le
temps de lever, indiquait l'emploi d'urgence que Napoléon se proposait
d'en faire. Les corps de Macdonald, de Marmont, de Victor devaient en
prendre le plus qu'ils pourraient, les armer, les habiller, les
instruire en se retirant lentement sur Paris. Mais il y avait là tout
au plus de quoi retarder pendant quelques jours les progrès de
l'invasion. Napoléon s'occupa de créer une armée de réserve sous
Paris, laquelle viendrait le rejoindre successivement à mesure de sa
formation. Elle devait se composer des nouveaux bataillons de la garde
dont une partie s'organisait à Paris, et des dépôts qu'on faisait
rétrograder sur la capitale et qu'on allait remplir avec les conscrits
des provinces du centre. On ne se borna pas à réunir à Paris les
dépôts qui se repliaient des bords du Rhin, on y appela en outre de
l'intérieur tous ceux qui n'étaient pas nécessaires aux frontières de
l'est et du midi, pour les remplir également de tous les hommes qu'on
aurait le temps d'y jeter. Ce fut le vieux duc de Valmy, chargé
longtemps de la surveillance des dépôts sur le Rhin, qui dut continuer
d'accomplir cette mission entre le Rhin et la Seine. On espérait
former ainsi deux divisions de réserve, destinées à l'illustre général
Gérard, qui s'était déjà tant distingué dans les dernières campagnes.
À peine les conscrits arrivés, versés dans les cadres, armés et à demi
habillés, ces deux divisions devaient se porter en avant pour
rejoindre l'armée, s'organiser et s'instruire en route. Napoléon avait
créé dans la capitale des ateliers d'habillement; il en multiplia
l'activité à force d'argent, afin d'avoir deux à trois mille
équipements complets par jour.

[En marge: Moyens à peu près semblables pour réorganiser les débris de
la cavalerie.]

Il procéda de la même manière à l'égard de la cavalerie, dont on avait
le plus grand besoin pour tenir tête aux innombrables bandes de
Cosaques que l'ennemi allait précipiter sur la France. Il fit
rétrograder sur Versailles les dépôts de cavalerie qui se trouvaient
entre les frontières et Paris; il y amena de plus ceux de la Normandie
et de la Picardie; il y réunit également les cavaliers rentrés à pied
par Wesel, et il donna les ordres nécessaires pour les équiper et les
monter. Les ouvriers selliers et carrossiers de la capitale, payés
argent comptant, furent employés à fabriquer de la sellerie et du
harnachement. Les préfets des départements voisins durent lever
d'autorité tous les chevaux disponibles, sur le motif fort légitime
qu'il s'agissait de garantir la France de l'invasion des Cosaques. On
fit publier que tout cheval propre au service serait payé argent
comptant à Versailles par le général commandant le dépôt de cavalerie.
Les dépenses que le Trésor ne pouvait acquitter immédiatement furent
soldées sur la réserve particulière des Tuileries.

[En marge: Napoléon s'efforce de suppléer à l'infanterie par de
grandes masses d'artillerie qu'il organise à Vincennes.]

Enfin Napoléon prévoyant qu'il serait obligé de suppléer à
l'infanterie qui lui manquait par un immense déploiement d'artillerie,
en prépara une formidable à Vincennes. Les compagnies d'artillerie qui
n'étaient pas nécessaires dans les places, le matériel de campagne qui
n'y était pas indispensable, furent acheminés sur Vincennes, où, par
les moyens déjà indiqués, on dut réunir des conscrits, des chevaux,
des harnais, et mettre en état de rouler quatre ou cinq cents bouches
à feu.

[En marge: Pressé par la nécessité, il a recours aux gardes
nationales.]

Ces créations, quelque activité qu'on mît à les accélérer, étaient
loin de répondre à l'étendue et à la proximité du danger. Douze ou
quinze mille conscrits jetés précipitamment dans les cadres de la
garde, vingt ou vingt-cinq mille dans les dépôts concentrés à Paris,
présentaient un faible secours pour les maréchaux qui allaient se
replier sur la Champagne et la Bourgogne avec les débris de Leipzig et
de Hanau. Napoléon se décida, quoiqu'il y eût répugné d'abord, à se
servir des gardes nationales. Il y avait là des formations toutes
prêtes, auxquelles, dans un danger aussi pressant, on était fort
autorisé à recourir. Napoléon chargea les préfets de la Bourgogne, de
la Picardie, de la Normandie, de la Touraine, de la Bretagne, de
s'adresser aux communes où le mécontentement n'avait pas éteint le
patriotisme, et de leur demander des compagnies de gardes nationales
d'élite. La levée de 300 mille hommes sur les anciennes classes, et de
160 mille sur la classe de 1815, n'ayant pu, faute de temps,
s'exécuter dans ces contrées, on n'avait pas lieu de s'y plaindre des
appels trop répétés, et on ne pouvait pas refuser, à quelque opinion
qu'on appartint, de faire un dernier effort pour rejeter l'ennemi hors
du territoire. Napoléon assigna pour point de réunion à ces gardes
nationales Paris, Meaux, Montereau, Troyes. L'Alsace, la Franche-Comté
durent en fournir aussi pour occuper les défilés des Vosges.

Malheureusement on manquait de fusils pour les armer, car malgré les
ateliers créés à Paris et à Versailles, les armes à feu n'arrivaient
point en nombre suffisant, et on avait, comme nous l'avons déjà dit,
plus de bras que de fusils, bien qu'on eût tant prodigué les bras
depuis la Moskowa jusqu'au Tage!

[En marge: Napoléon n'ayant aucune réponse d'Espagne, se décide à
retirer de ses armées des Pyrénées deux détachements qu'il dirige sur
Lyon et sur Paris.]

[En marge: Rapprochement avec Joseph.]

Restait une ressource à laquelle Napoléon était prêt à faire appel,
sans s'inquiéter du sacrifice qu'elle entraînerait, c'était celle que
lui offraient les deux armées d'Espagne, lesquelles réunies en avant
de Paris lui auraient procuré quatre-vingt ou cent mille soldats
admirables. Avec cette ressource seule il aurait eu le moyen d'écraser
la coalition, et de la précipiter dans le Rhin. Mais il était bien
douteux qu'il pût en disposer en temps utile. Le duc de San-Carlos,
parti pour la frontière de Catalogne, l'avait franchie, s'était
enfoncé en Espagne, et n'avait plus donné de ses nouvelles. Le
malheureux Ferdinand, aussi pressé de quitter Valençay pour
l'Escurial, que Napoléon de ramener ses soldats de l'Adour sur la
Seine, se mourait d'impatience. Mais rien n'arrivait. Joseph,
saisissant à propos la circonstance pour sortir d'une situation
fausse, avait écrit à Napoléon que devant l'invasion du territoire, il
n'avait plus de condition à faire, de dédommagement à stipuler, et
qu'il demandait à servir l'État n'importe en quelle qualité et en quel
lieu. Napoléon l'avait reçu à Paris, lui avait rendu sa qualité de
prince français, ainsi que sa place au conseil de régence, et avait
décidé que sans lui donner comme dans le passé le titre de roi
d'Espagne, on l'appellerait _le roi Joseph_, et sa femme _la reine
Julie_.

Cet arrangement qui avait l'avantage de rétablir l'union dans le sein
de la famille impériale, était jusqu'ici le seul résultat des
négociations de Valençay. En attendant qu'il pût rappeler de la
frontière d'Espagne la totalité des forces qui s'y trouvaient,
Napoléon voulut du moins en retirer une partie. Il prescrivit aux
maréchaux Suchet et Soult de se tenir prêts à marcher avec leurs
armées tout entières vers le nord de la France, et provisoirement de
faire partir, le maréchal Suchet douze mille hommes de ses meilleures
troupes pour Lyon, le maréchal Soult quatorze ou quinze mille,
également des meilleures, pour Paris. Des relais furent préparés sur
les routes pour transporter l'infanterie en poste, ainsi qu'on l'avait
fait en d'autres temps. Certainement les deux maréchaux Suchet et
Soult allaient être fort affaiblis après ce double détachement, mais
comme on ne leur demandait que de retarder les progrès de l'ennemi
dans le midi de la France, Napoléon espérait qu'avec ce qui leur
restait ils en auraient les moyens. D'ailleurs, d'après des ordres
antérieurs ils avaient envoyé à Bordeaux, à Toulouse, à Montpellier, à
Nîmes, des cadres, où les conscrits de ces départements, levés,
habillés, armés à la hâte, commençaient à se réunir. Il est vrai que
les hostilités nous surprenant là comme sur les autres points, avant
l'époque prévue du mois d'avril, il devait y avoir, au lieu de 60
mille hommes, à peine 20 mille hommes dans les quatre dépôts. Telle
quelle, dans notre extrême détresse, cette ressource n'était point à
dédaigner.

Après avoir donné ses soins à la création de ces forces, Napoléon
s'occupa de leur emploi. Bien qu'à la première démonstration de
l'ennemi vers la Belgique il eût supposé que son principal effort se
dirigerait de ce côté, dès le passage du Rhin à Bâle, il n'eut plus un
doute sur la marche de l'invasion. Il vit que tout en poussant le
corps de Blucher de Mayence sur Metz par la route du nord-est, la
coalition voulait cependant s'avancer par l'est avec sa plus forte
colonne, afin de tourner les défenses de la France, et de marcher par
Béfort, Langres et Troyes sur Paris. Napoléon fit ses dispositions en
conséquence.

[En marge: Plan défensif adopté pour la campagne de 1814.]

Il ordonna aux maréchaux Marmont et Victor, qui venaient de sortir des
places, de suivre l'un et l'autre l'arête des Vosges de Strasbourg à
Béfort, de disputer le plus longtemps possible à l'ennemi le passage
de ces montagnes, qu'il voulût les forcer ou les tourner par Béfort
(voir la carte nº 61), de se replier ensuite sur Épinal, pour faire
face à la colonne qui se présentait par l'est. Tout ce qu'il y avait
de jeune garde en formation à Metz, dut accourir sur le même point
d'Épinal, et s'y placer sous le commandement du maréchal Ney. La
vieille garde, acheminée d'abord sur la Belgique, eut ordre de
rebrousser chemin vers Châlons-sur-Marne, pour prendre position à
Langres. Napoléon ne laissa en Belgique que la division Roguet,
laquelle même ne devait y rester que le temps nécessaire pour
permettre au général Decaen de réunir les premiers éléments d'un corps
d'armée. Le grand effort des coalisés ne se portant pas de ce côté,
Napoléon ne voulait y laisser que les forces indispensables pour
contenir et ralentir l'ennemi qui venait du nord.

En conséquence de ces ordres, les corps des maréchaux Marmont, Victor,
Ney, Mortier, comprenant 60 mille hommes au plus, rangés d'Épinal à
Langres, sur les hauteurs qui séparent la Franche-Comté de la
Bourgogne, devaient disputer à la masse envahissante de l'est l'entrée
des vallées de la Marne, de l'Aube, de la Seine, tandis que Napoléon,
avec ce qu'on préparait à Paris, avec ce qui arrivait d'Espagne, irait
les soutenir, et leur apporter le secours de sa présence. Si Blucher,
dont le mouvement était à prévoir, arrivant de son côté par le
nord-est, s'avançait de Metz sur Paris, pendant que Schwarzenberg y
marcherait par Langres et Troyes, Napoléon n'était pas sans ressource
contre ce nouveau péril. Macdonald, avec les 11e et 5e corps confondus
en un seul, avec le 2e de cavalerie, comptant en tout 15 mille
hommes, devait abandonner les Pays-Bas, côtoyer la colonne de Blucher
entrée par Metz, puis se réunir par Châlons-sur-Marne à Napoléon, qui
après s'être jeté sur Schwarzenberg, se rejetterait sur Blucher,
suppléerait au nombre par l'activité, l'audace, l'énergie, ferait en
un mot comme il pourrait, combattrait comme il gouvernait, en
désespéré. La fortune a tant de faveurs soudaines, non-seulement pour
les audacieux, mais pour les obstinés qui s'opiniâtrent et veulent la
ramener à tout prix! Ainsi le conquérant qui avait conduit 650 mille
hommes en Russie après en avoir laissé 100 mille en Italie, 300 mille
en Espagne, avait pour résister à la coalition européenne environ 60
mille combattants repliés entre Épinal et Langres, 15 mille se
retirant de Cologne à Namur, 20 ou 30 mille formés en avant de Paris,
et peut-être 25 mille arrivant des Pyrénées! C'était là tout ce qui
lui restait de son immense puissance, et, indépendamment du nombre,
que dire encore de la qualité? Quelques enfants sans instruction, sans
habits et sans armes, jetés dans les rangs de quelques vieux soldats
épuisés de fatigue, mais tous ayant le sang français dans les veines,
et conduits par le génie de Napoléon, allaient disputer la France à
l'univers irrité, et, comme on le verra bientôt, accomplir encore des
prodiges!

[En marge: Dispositions adoptées pour la défense de Lyon.]

Il convient d'ajouter à ces moyens l'armée réunie sur le Rhône.
L'ennemi annonçant le projet de pousser jusqu'à Genève, et pouvant
aussi, dans le cas où le prince Eugène serait vaincu en Italie,
déboucher par la Savoie, il fallait de toute nécessité pourvoir à la
défense de Lyon. Dans le grand arc de cercle qu'il allait décrire
autour de Paris, en manoeuvrant contre les deux colonnes
envahissantes, Napoléon pouvait bien courir de Metz à Dijon, mais il
ne pouvait pas étendre son bras jusqu'à Lyon, et la capitale eût été
menacée alors soit par Autun et Auxerre, soit par Moulins et Nevers.
En conséquence il chargea Augereau, déjà très-fatigué sans doute, mais
ayant conservé un reste d'ardeur et le talent de parler aux masses,
d'aller réunir à Lyon des cadres, des conscrits, des gardes nationaux,
et de les joindre aux 12 mille hommes que Suchet lui envoyait du
Roussillon. Si ce vieux soldat de la Révolution comprenait son rôle,
il devait rejeter sur Genève et Chambéry la portion des coalisés qui
aurait fait une tentative sur Lyon, puis débarrassé de ces
assaillants, remonter la Saône par Mâcon, Châlons, Gray, pour tomber
sur les derrières de la grande armée qui aurait envahi la Bourgogne.
Le hasard, les circonstances pouvaient lui fournir l'occasion de
rendre à la France d'immenses services.

[En marge: Mesures politiques à la suite des mesures militaires, et
réunion du Corps législatif.]

Ainsi, dans une position en apparence désespérée, Napoléon ne
désespérait pas cependant, et son esprit ne s'était jamais montré ni
moins abattu ni plus riche en ressources. Tandis qu'il pressait avec
tant d'activité l'achèvement de ses préparatifs, il avait en outre des
mesures politiques à prendre, pour faire concourir les moyens moraux
avec les moyens matériels. Après avoir laissé oisifs à Paris les
membres du Corps législatif, il avait enfin résolu de les réunir, et
il voulait s'en servir pour réveiller l'opinion publique, pour la
ramener à lui, et s'il ne le pouvait pas, pour la forcer au moins de
se préoccuper des périls de la France, menacée en ce moment d'un
affreux désastre.

Il arrivait, en cette occasion ce qui est arrivé bien des fois, ce qui
arrivera bien des fois encore, c'est que l'opinion qu'on a voulu
comprimer n'en devient que plus vive et plus intempestive dans ses
manifestations. Pour n'avoir pas voulu en permettre l'expression,
lorsque cette expression était sans danger, et pouvait même être
utile, on est obligé d'en souffrir la manifestation à contre-temps, et
dans un moment où au lieu de critiques il faudrait le plus absolu
dévouement. Un autre inconvénient de ces explosions tardives, c'est
que les uns ne savent pas dire la vérité, les autres l'entendre, et
qu'au lieu d'être un secours cette vérité devient un péril, au lieu
d'un avis, une menace!

[En marge: État des esprits dans le Corps législatif resté oisif à
Paris.]

[En marge: Sentiments dont il est animé, et qui sont ceux de la France
elle-même.]

Les membres du Corps législatif, transportés à Paris, y étaient venus
le coeur plein des sentiments de leurs provinces désolées par la
conscription, par les réquisitions, par les mesures arbitraires des
préfets, lesquels tantôt établissaient des impôts à volonté, tantôt
frappaient d'exil le père riche qui refusait son fils aux gardes
d'honneur, ou ruinaient par des garnisaires le cultivateur pauvre qui
avait caché le sien dans les bois. À ces douleurs très-réelles, qui
n'étaient ni une invention, ni une arme de l'esprit de parti,
s'étaient ajoutées les notions exagérées, si elles avaient pu l'être,
de ce qui se passait dans nos armées, notions recueillies de tous les
côtés, et quelquefois même auprès des membres du gouvernement. On
racontait partout, sans adoucir les couleurs, les malheurs de la
dernière campagne, les souffrances de nos soldats laissés mourants sur
les routes de la Saxe et de la Franconie, les affreux ravages du
typhus sur le Rhin, les calamités non moins horribles de la guerre
d'Espagne. Le sentiment de ces maux s'était aggravé en apprenant
combien il eût été facile de les éviter. Bien que le public ne sût pas
qu'un jour, à Prague, on avait pu obtenir la plus belle paix, et que
par une coupable obstination on en avait laissé passer le moment (ce
qui était le secret de Napoléon et de M. de Bassano, intéressés à ne
pas s'en vanter, et de M. de Caulaincourt, sujet trop fidèle pour le
divulguer), chacun était persuadé que si la paix n'était pas conclue,
c'était la faute de Napoléon, que toujours les alliés avaient voulu la
faire avec lui, que c'était lui qui n'avait jamais voulu la faire avec
eux, et maintenant que le contraire devenait vrai, maintenant que
l'Europe enhardie par ses succès, après avoir vainement désiré la paix
ne la voulait plus, et que Napoléon en la désirant était dans
l'impossibilité de l'obtenir, l'opinion publique ne distinguant pas
entre une époque et l'autre, l'accusait d'un tort qu'il avait eu, et
qu'il n'avait plus, l'accusait quand il aurait fallu le soutenir!
triste et fatal exemple de la vérité trop longtemps cachée! Mieux
vaut, nous le répétons, en donner connaissance aux peuples à l'instant
même, car ils reçoivent alors en leur temps les impressions qu'elle
est destinée à produire, et n'éprouvent pas dans un moment les
sentiments qu'ils auraient dû éprouver dans un autre. Il eût fallu
être indigné six mois plus tôt, et aujourd'hui se taire et apporter
son appui! C'est le contraire qu'on faisait. Ajoutez que la bassesse
du coeur humain aidant, tel qui s'était montré des plus soumis, et des
plus émerveillés des grandeurs du règne, maintenant que le prestige
commençait à s'évanouir, était des moins réservés dans le dénigrement!

[En marge: Difficulté de s'entendre avec cette assemblée.]

[En marge: Ordre au duc de Rovigo de ne point s'en mêler.]

Un mois passé à Paris dans l'oisiveté, les mauvais propos, les
fâcheuses excitations, n'avaient pas dû calmer les membres du Corps
législatif. Chacun, dans le gouvernement, avait pu s'apercevoir de
leurs dispositions, et en était inquiet. Mais les changer n'était pas
facile. Ce gouvernement si habitué à manier des soldats, montrait,
quand il s'agissait de manier des hommes, toute la gaucherie et la
rudesse du despotisme. On avait toujours laissé au duc de Rovigo,
comme oeuvre de police, le soin d'influencer tantôt les membres du
Corps législatif, tantôt ceux du clergé, ainsi qu'on l'avait vu à
l'époque du concile. Deviner les besoins de famille de l'un, les
besoins de clientèle de l'autre, y satisfaire ou par des places, ou
par d'autres moyens moins avouables, était un soin dont le duc de
Rovigo s'acquittait avec une facilité sans scrupule, une bonhomie
toute soldatesque, et qui suffisaient alors à l'indépendance des
caractères. Mais si on réussit ainsi auprès de quelques individus,
avec le grand nombre il faut heureusement des moyens plus nobles, et
il le faut d'autant plus que la cause de l'agitation des esprits est
plus grave. Aussi, des serviteurs éclairés du gouvernement sentant
bien que quelques satisfactions personnelles ne convenaient plus à la
circonstance, avaient dit qu'on devait surtout empêcher le duc de
Rovigo d'intervenir dans les affaires du Corps législatif. Parmi eux
notamment, M. de Sémonville, ennemi du duc de Rovigo qu'il aspirait à
remplacer, avait fait parvenir par M. de Bassano, son ami, ce conseil
à Napoléon, et Napoléon, à qui la franchise du duc de Rovigo avait
déplu, s'était hâté de lui dire qu'il devait renoncer à se mêler de ce
qui se passait dans l'intérieur des grands corps de l'État.

[En marge: L'état d'infirmité du duc de Massa, étranger d'ailleurs au
Corps législatif, le rend impropre à y exercer aucune influence.]

Il était vrai que les petits moyens ne suffisaient plus devant le
sentiment trop longtemps comprimé de la France désolée. Mais à défaut
de ces moyens la persuasion honnête, qui donc aurait été capable de
l'employer? Les habiles gens qui trouvaient trop vulgaire l'habileté
du duc de Rovigo, quelle ressource avaient-ils à offrir? Hélas,
aucune, car il n'y a pas d'habileté qui puisse prévaloir contre des
vérités douloureuses, profondément et universellement senties.
Toutefois, un président ayant du savoir-faire, l'habitude de manier
les hommes, et jouissant de la confiance de ses collègues, aurait pu
exercer sur eux quelque influence, et leur faire comprendre que tout
en ayant raison d'être indignés pour le passé, ils devaient pour le
présent s'unir fortement au gouvernement, afin de repousser l'étranger
par un effort patriotique et décisif. Mais, pour dédommager le duc de
Massa, privé de son portefeuille au profit de M. Molé, on venait
d'ôter au Corps législatif toute participation au choix de son
président, et on lui avait imposé le duc de Massa lui-même, savant et
honorable magistrat, digne de tous les respects, mais devenu infirme,
ne connaissant aucun des membres du Corps législatif, n'étant connu
d'aucun d'eux, et leur déplaisant parce que sa présence seule était un
dernier exemple des volontés capricieuses d'un despotisme auquel on
reprochait d'avoir perdu la France.

[En marge: Vicieuse organisation de ce corps.]

Ce président ne pouvait donc rien pour surmonter les difficultés de la
situation, pour faire sentir qu'au-dessus du droit de se plaindre il y
avait le devoir de s'unir contre les ennemis, de la France. Si des
ministres fermes et convaincus avaient pu se présenter à la tribune
pour y porter avec dignité les aveux nécessaires, pour y demander à
tous les ressentiments de se taire et de faire place au patriotisme,
il aurait été possible de se passer des moyens détournés qui
s'adressent à chaque homme en particulier, mais dans la constitution
du Corps législatif tout le monde était muet, le pouvoir comme
l'assemblée elle-même. Un orateur du gouvernement, personnage
secondaire et sans responsabilité, venait débiter une harangue
convenue, devant des législateurs qui répondaient par une harangue du
même genre, les uns et les autres n'accomplissant qu'une vaine
formalité dépourvue d'intérêt. Il n'y avait là aucun moyen de soulager
le sentiment public, de parler à la nation, de lui tracer ses devoirs,
et de s'en faire écouter et croire. On dira peut-être qu'une assemblée
libre, au lieu de secours, aurait apporté des entraves: on va voir,
par ce qui arriva, si une assemblée libre aurait pu être plus nuisible
que ce Corps législatif asservi et avili!

[En marge: Séance impériale tenue le 19 décembre.]

On était donc réuni à Paris, le coeur gros de chagrins, d'alarmes, de
sentiments amers de tout genre, qui auraient eu besoin de se faire
jour, et qui n'en avaient pas la possibilité, lorsque Napoléon ouvrit
le Corps législatif en personne, le 19 décembre. Au milieu d'un
silence glacial, il lut le discours suivant, simplement, noblement
écrit, comme tout ce qui émanait directement de lui.

[En marge: Discours de la couronne écrit par Napoléon lui-même.]

«Sénateurs, conseillers d'État, députés au Corps législatif,

»D'éclatantes victoires ont illustré les armes françaises dans cette
campagne; des défections sans exemple ont rendu ces victoires
inutiles: tout a tourné contre nous. La France même serait en danger
sans l'énergie et l'union des Français.

»Dans ces grandes circonstances, ma première pensée a été de vous
appeler près de moi. Mon coeur a besoin de la présence et de
l'affection de mes sujets.

»Je n'ai jamais été séduit par la prospérité. L'adversité me
trouverait au-dessus de ses atteintes.

»J'ai plusieurs fois donné la paix aux nations lorsqu'elles avaient
tout perdu. D'une part de mes conquêtes j'ai élevé des trônes pour des
rois qui m'ont abandonné.

»J'avais conçu et exécuté de grands desseins pour la prospérité et le
bonheur du monde!...... Monarque et père, je sens ce que la paix
ajoute à la sécurité des trônes et à celle des familles. Des
négociations sont entamées avec les puissances coalisées. J'ai adhéré
aux bases préliminaires qu'elles ont présentées. J'avais donc l'espoir
qu'avant l'ouverture de cette session le congrès de Manheim serait
réuni; mais de nouveaux retards, qui ne sont pas attribués à la
France, ont différé ce moment que presse le voeu du monde.

»J'ai ordonné qu'on vous communiquât toutes les pièces originales qui
se trouvent au portefeuille de mon département des affaires
étrangères. Vous en prendrez connaissance par l'intermédiaire d'une
commission. Les orateurs de mon conseil vous feront connaître ma
volonté sur cet objet.

»Rien ne s'oppose de ma part au rétablissement de la paix. Je connais
et je partage tous les sentiments des Français, je dis des Français,
parce qu'il n'en est aucun qui désirât la paix au prix de l'honneur.

»C'est à regret que je demande à ce peuple généreux de nouveaux
sacrifices; mais ils sont commandés par ses plus nobles et ses plus
chers intérêts. J'ai dû renforcer mes armées par de nombreuses levées:
les nations ne traitent avec sécurité qu'en déployant toutes leurs
forces. Un accroissement dans les recettes devient indispensable. Ce
que mon ministre des finances vous proposera est conforme au système
de finances que j'ai établi. Nous ferons face à tout sans l'emprunt
qui consomme l'avenir, et sans le papier-monnaie qui est le plus grand
ennemi de l'ordre social.

»Je suis satisfait des sentiments que m'ont montrés dans cette
circonstance mes peuples d'Italie.

»Le Danemark et Naples sont seuls restés fidèles à mon alliance.

»La république des États-Unis d'Amérique continue avec succès sa
guerre contre l'Angleterre.

»J'ai reconnu la neutralité des dix-neuf cantons suisses.

»Sénateurs,

»Conseillers d'État,

»Députés des départements au Corps législatif,

»Vous êtes les organes naturels de ce trône: c'est à vous de donner
l'exemple d'une énergie qui recommande notre génération aux
générations futures. Qu'elles ne disent pas de nous: Ils ont sacrifié
les premiers intérêts du pays! ils ont reconnu les lois que
l'Angleterre a cherché en vain pendant quatre siècles à imposer à la
France.

»Mes peuples ne peuvent pas craindre que la politique de leur empereur
trahisse jamais la gloire nationale. De mon côté j'ai la confiance que
les Français seront constamment dignes d'eux et de moi!»

[En marge: Napoléon, d'après l'annonce qu'il a faite, prépare quelques
communications aux corps de l'État, relativement aux dernières
négociations.]

[En marge: M. de Caulaincourt voudrait que ces communications fussent
franches, mais Napoléon craint de laisser voir qu'il a refusé la paix
à Prague, et accepté tardivement les propositions de Francfort.]

Dans ce discours Napoléon avait annoncé la communication des pièces
relatives à la négociation de Francfort, qui semblait, on ne savait
pourquoi, tout à fait interrompue. Il espérait que de cette
communication sortirait un résultat d'une grande utilité, le seul
qu'il pût dans le moment attendre de la réunion du Corps législatif,
c'était la preuve qu'il voulait la paix, qu'il en avait franchement
accepté les conditions telles qu'on les lui avait posées à Francfort,
et que si cette paix n'était pas déjà signée, la faute n'était pas à
lui, mais aux puissances coalisées. Une déclaration du Corps
législatif en ce sens aurait pu remédier sinon à l'épuisement du
pays, du moins à sa méfiance profonde, et lui rendre quelque zèle, en
lui persuadant que ce n'était pas à l'ambition de l'Empereur qu'il
allait se sacrifier encore une fois, mais à la nécessité de se
défendre et de se sauver. Cependant, avant de dissiper la méfiance du
pays, il aurait fallu dissiper celle du Corps législatif lui-même, et
on ne pouvait y réussir qu'avec beaucoup de franchise. M. de
Caulaincourt, qui n'avait rien à craindre de cette franchise, la
conseilla fortement. Mais Napoléon avait trop de vérités à cacher pour
suivre un tel conseil. Si on avait communiqué le rapport seul de M. de
Saint-Aignan, chacun y aurait vu que M. de Metternich recommandait
expressément _de ne pas faire aujourd'hui comme à Prague_,
c'est-à-dire de ne pas laisser passer un moment unique de conclure la
paix, ce qui prouvait qu'à Prague on aurait pu la faire, et qu'on ne
l'avait pas voulu. Si en outre on avait produit la lettre de M. de
Bassano du 16 novembre dernier, il serait devenu évident qu'au moment
des propositions de Francfort, au lieu de prendre l'Europe au mot, le
cabinet français lui avait répondu d'une manière équivoque et
ironique, et que c'était le 2 décembre seulement qu'il avait répondu
par une acceptation formelle; et bien que le public ignorât combien la
perte de ce mois avait été funeste, il se serait bien douté qu'en le
perdant on avait perdu un temps précieux, car autant la première
ouverture de M. de Metternich avait été confiante et pressante, autant
sa dépêche du 10 décembre était devenue froide et évasive. La
franchise pouvait donc entraîner de graves révélations, mais à
s'adresser aux représentants du pays pour avoir leur appui, il fallait
au moins leur parler franchement, et en avouant les torts passés,
s'appuyer sur la bonne foi présente, que la lettre du 2 décembre
mettait hors de doute, pour obtenir du Corps législatif la déclaration
formelle que le gouvernement voulait la paix, la voulait honorable,
mais la voulait enfin.

[En marge: Communications restreintes faites aux commissions du Sénat
et du Corps législatif.]

Napoléon permit de certaines communications un peu plus amples au
Sénat, mais beaucoup plus restreintes au Corps législatif. Le rapport
de M. de Saint-Aignan par exemple dut être donné avec des altérations
dont l'intention était de faire disparaître la trace de ce qui s'était
passé à Prague. Les lettres du 16 novembre et du 2 décembre durent
toutefois être communiquées toutes deux, car il était impossible en
produisant celle du 2 décembre de retenir celle du 16 novembre, l'une
se référant à l'autre. Quant à la forme des communications, il fut
convenu que le Sénat et le Corps législatif nommeraient chacun de leur
côté une commission de cinq membres, et que cette commission se
rendrait chez l'archichancelier Cambacérès, pour prendre connaissance
des pièces annoncées. En attendant on s'occupa dans le sein du Sénat
et du Corps législatif du choix des commissaires destinés à recevoir
les communications du gouvernement.

[En marge: Composition des deux commissions.]

Le Sénat nomma de grands personnages qui, sans être tout à fait
dévoués, étaient incapables en ce moment de la moindre imprudence. Il
désigna MM. de Fontanes, de Talleyrand, de Saint-Marsan, de
Barbé-Marbois, de Beurnonville. Ces noms ne révélaient ni hostilité
ni complaisance. Au Corps législatif il en fut autrement. Le
gouvernement avait bien indiqué sous main ses préférences, mais on
n'en tint aucun compte. Ce corps, qui jusqu'ici avait été trop peu
mêlé à la politique pour être constitué en partis distincts, et pour
avoir ainsi ses candidats désignés d'avance, les chercha comme à
tâtons, et fut obligé de recourir à plusieurs scrutins pour trouver en
quelque sorte sa propre pensée. Du premier abord il repoussa les
candidats du gouvernement; puis, après y avoir réfléchi, il nomma des
hommes distingués, indépendants, qui jouissaient, sans l'avoir
briguée, de l'estime de leurs collègues. Ce furent M. Laine, célèbre
avocat de Bordeaux, ayant vivement adopté autrefois les idées de la
Révolution, revenu depuis à des opinions plus modérées, doué d'une âme
honnête mais passionnée, d'une éloquence étudiée mais brillante et
grave; M. Raynouard, homme de lettres en réputation, auteur de la
tragédie des _Templiers_, honnête homme, vif, spirituel et sincère; M.
Maine de Biran, esprit méditatif, voué aux études philosophiques, l'un
des savants que Napoléon accusait d'_idéologie_; enfin MM. de
Flaugergues et Gallois, ceux-ci moins connus, mais gens d'esprit et
partisans très-prononcés de la liberté politique. Tous à la veille
d'être engagés dans une lutte contre le gouvernement, étaient mis
presque sans y penser sur la voie du _royalisme_ (nous entendons par
cette dénomination un penchant déclaré pour les Bourbons avec des lois
plus ou moins libérales), mais ils n'y étaient pas encore, au moins
les trois premiers, les seuls qui jouissent alors d'une certaine
renommée.

[En marge: Les communications se passent paisiblement dans la
commission du Sénat, laquelle pourtant discerne sans rien en dire les
fautes commises dans les négociations.]

Ces choix une fois faits chaque commission se rendit, sous la conduite
du président de son corps, chez le prince archichancelier. La
commission du Sénat fut admise la première, c'est-à-dire le 23
décembre. Elle reçut les communications de M. de Caulaincourt
lui-même, écouta tout, ne dit rien, et après avoir entendu la lecture
des lettres du 16 novembre et du 2 décembre, ne conserva pas un doute
sur la faute qu'on avait commise en n'acceptant pas purement et
simplement, et tout de suite, les propositions de Francfort. En effet
des esprits tels que MM. de Talleyrand et de Fontanes voyaient bien
que c'était la lettre du 2 décembre qu'il aurait fallu écrire le 16
novembre. M. de Fontanes fut chargé de présenter au Sénat le rapport
sur les opérations de la commission sénatoriale. Chose bizarre! la
communication adressée aux hommes les plus sérieux était justement la
moins sérieuse, parce qu'elle était purement d'apparat. Le 24 eut lieu
la seconde communication, celle qui, destinée à des personnages moins
importants, devait avoir cependant une importance beaucoup plus
grande.

[En marge: Curiosité et avidité de savoir dans la commission du Corps
législatif.]

[En marge: Cette commission, sans apercevoir la faute d'avoir
tardivement accepté les propositions de Francfort, est étonnée
d'apprendre qu'en ce moment Napoléon désire la paix.]

[En marge: Idée d'une déclaration publique, énonciative des conditions
auxquelles la France est prête à accepter la paix.]

Comme si on eût voulu en rapetisser encore le caractère, on avait
chargé non pas le ministre lui-même, mais l'un de ses subordonnés, M.
d'Hauterive, homme d'un véritable mérite du reste, de s'aboucher avec
les membres du Corps législatif, et de leur exposer la marche des
négociations. La conférence se tint également chez le prince
archichancelier. Au lieu de grands personnages, connus et froidement
attentifs, on eut devant soi des hommes à visage nouveau, curieux,
passionnés, écoutant ce qu'on leur disait, mais désirant et demandant
encore davantage. Le rapport lu, ils en réclamèrent une nouvelle
lecture, et on ne la leur refusa pas. Leur première impression fut une
sorte d'étonnement. Quelques minutes avant cette lecture ils étaient
tous convaincus que si on avait encore la guerre on le devait à
l'entêtement de Napoléon, et cependant, n'ayant pas sous les yeux les
pièces de la négociation de Prague, n'ayant que les actes de
Francfort, la proposition confiée à M. de Saint-Aignan, la réponse de
M. de Bassano du 16 novembre, celle de M. de Caulaincourt du 2
décembre, ils étaient obligés de reconnaître que dans cette dernière
occasion Napoléon avait voulu la paix. S'ils avaient eu un peu plus
l'habitude des transactions diplomatiques, et s'ils avaient pu savoir
ce qui s'était passé en Europe du 16 novembre au 2 décembre, et
combien ce temps perdu par nous avait été activement employé par nos
ennemis, ils auraient aperçu la faute qu'on avait commise en ne liant
pas dès le premier moment les puissances coalisées par une acceptation
pure et simple de leurs propositions. Toutefois, reconnaissant entre
la lettre du 16 novembre et celle du 2 décembre un progrès véritable
sous le rapport des intentions pacifiques, ils désiraient en obtenir
un nouveau; ils voulaient que l'on prît l'engagement solennel de faire
à la paix les sacrifices nécessaires, que cette base des frontières
naturelles laissant encore beaucoup de vague, car en Hollande, sur le
Rhin, en Italie même, il pouvait y avoir bien des points à contester,
on déclarât hautement à la commission ce qu'on entendait céder, que
la commission le déclarât ensuite au Corps législatif, c'est-à-dire à
l'Europe, qu'ainsi tout le monde se trouvât lié, et Napoléon et la
coalition elle-même. C'était, suivant eux, le seul moyen d'agir sur
l'esprit public, et de le ramener en lui prouvant que les efforts
demandés au peuple français n'avaient pas pour but de folles
conquêtes, mais la conservation des frontières naturelles de la
France. M. Raynouard, avec son imagination méridionale, proposait la
forme suivante: «Sire, voulait-il dire, vous avez juré à l'époque du
sacre de maintenir les limites naturelles et nécessaires de la France,
le Rhin, les Alpes, les Pyrénées; nous vous sommons d'être fidèle à
votre serment, et nous vous offrons tout notre sang pour vous aider à
le tenir. Mais votre serment tenu, nos frontières assurées, la France
et vous n'aurez plus de motif, ni d'honneur ni de grandeur, qui vous
lie, et vous pourrez tout sacrifier à l'intérêt de la paix et de
l'humanité.»--Cette tournure originale, qui était une sommation de
paix sous la forme d'une sommation de guerre, plut beaucoup aux
assistants, mais pour le moment on se retira afin de donner un peu de
temps à la réflexion, et de chercher à loisir la meilleure manière de
s'adresser au Corps législatif, à la France, à l'Europe.

M. d'Hauterive, qui sous des dehors graves, même un peu pédantesques,
cachait infiniment d'adresse, s'efforça de gagner l'un après l'autre
les divers membres de la commission, et de les disposer à se renfermer
dans les bornes d'une extrême réserve. Mais quand on a recours à la
publicité, il faut savoir la subir tout entière, et se fier pleinement
au bon sens national. Toutefois on ne le peut avec sûreté que lorsque
ce bon sens a été formé par une longue participation aux affaires
publiques, et il faut convenir que s'adresser à lui pour la première
fois dans des circonstances délicates et périlleuses, c'est donner
beaucoup au hasard. On comprend donc que le gouvernement ne voulût ni
tout dire, ni tout laisser dire à cette commission; mais alors il
aurait fallu ne pas la réunir, et cependant, comment imposer à la
France de si grands sacrifices sans lui adresser une seule parole? Ce
n'est pas en gardant le silence qu'on a le droit d'exiger d'une nation
déjà épuisée son dernier écu et son dernier homme. Ceux qui prennent
l'habitude de marchander à un pays la connaissance de ses affaires,
devraient se demander s'il n'y aura pas un jour où il faudra les lui
révéler en entier, et si ce jour ne sera pas justement celui où il
faudrait avoir le moins d'aveux pénibles à faire.

[En marge: M. d'Hauterive chargé de s'aboucher avec la commission du
Corps législatif, la dissuade de faire une déclaration publique des
conditions de la paix.]

M. d'Hauterive s'appliqua surtout à persuader M. Lainé, qui paraissait
l'homme le plus influent de la commission, et rencontra en lui non pas
un royaliste partisan secret et impatient de la maison de Bourbon
(ainsi qu'on serait porté à le supposer d'après la conduite
postérieure de cet illustre personnage), cherchant dès lors à
embarrasser le pouvoir actuel au profit du pouvoir futur, mais un
homme sincère et profondément affecté des malheurs de la France, et de
l'arbitraire sous lequel elle était condamnée à vivre. À l'égard de la
politique extérieure M. d'Hauterive le trouva, comme ses collègues,
disposé à réclamer une déclaration explicite des sacrifices qu'on
était résolu de faire à la paix, car c'était, selon lui, le seul moyen
d'obtenir de la France un dernier effort, si même à ce prix elle en
était capable, tant ses forces étaient épuisées. M. d'Hauterive,
profitant de l'avantage qu'offre toujours le tête-à-tête avec un homme
d'esprit et de bonne foi, tâcha de persuader à M. Lainé qu'il était
impossible de donner à la tribune le plan d'une négociation, qu'ainsi
on ne pouvait pas déclarer tout haut ce qu'on céderait ou ce qu'on ne
céderait pas, car c'était dire son secret à un ennemi qui ne disait
pas le sien, ou bien présenter un _ultimatum_, sorte de sommation
qu'on n'employait qu'au terme d'une négociation, lorsqu'il était
urgent de mettre fin à des lenteurs calculées, et qu'on avait la force
de soutenir le langage péremptoire auquel on avait recours.

[En marge: La commission s'étant laissé convaincre relativement aux
affaires étrangères, s'anime fort au sujet du gouvernement intérieur
de l'Empire.]

[En marge: Griefs nombreux allégués dans le sein de la commission.]

Éclairé par ces observations pratiques, M. Lainé promit de faire
entendre raison à ses collègues sur ce point, et tint parole. En
effet, après des discussions fort vives, la commission renonça à
insister sur l'énumération détaillée des sacrifices qu'on ferait à la
paix, mais elle eut soin de bien spécifier que la France s'arrêtait
irrévocablement à ses frontières naturelles, sans rien prétendre au
delà, et que ce sacrifice étant sincèrement proclamé, c'était
maintenant à l'Europe à s'expliquer définitivement sur les bases de
Francfort proposées par elle, et formellement acceptées par M. de
Caulaincourt dans sa lettre du 2 décembre. Ce point une fois convenu,
on passa à la politique intérieure, et toutes les passions éclatèrent
à l'occasion de l'arbitraire sous lequel on gémissait dans le sein de
l'Empire. Là-dessus chacun avait des griefs sérieux à alléguer: impôts
levés sans loi, vexations horribles dans l'application des lois sur la
conscription, abus insupportable des réquisitions en nature,
arrestations illégales, détentions arbitraires, etc.... Sous tous ces
rapports, les faits étaient aussi nombreux que variés, et dans un
moment où le gouvernement demandait qu'on se dévouât pour lui, c'était
bien le cas de lui dire que pour le citoyen patriote il y avait deux
choses également sacrées, le sol et les lois: le sol, qui est la place
que l'homme occupe sur la terre, et qu'il doit défendre contre tout
envahisseur; les lois, à l'abri desquelles il vit, selon lesquelles
l'autorité publique peut se faire sentir à lui, et dont il a le droit
de réclamer l'observation rigoureuse. Le sol et les lois sont les deux
objets sacrés du vrai patriotisme. Tout citoyen en se dévouant à l'un,
est fondé à exiger l'autre; tout citoyen a le droit de dire à un
gouvernement qui lui demande de grands sacrifices: Je ne vous aide pas
à chasser l'ennemi du territoire, pour trouver la tyrannie en y
rentrant.--

[En marge: La commission veut faire une manifestation au sujet du
gouvernement intérieur de l'Empire.]

[En marge: Projet de rapport rédigé par M. Lainé.]

Sur ce point les assistants furent unanimes, et on forma le projet
d'une manifestation modérée mais expresse. Comme conclusion de ces
communications on devait présenter un rapport au Corps législatif,
dans lequel on lui dirait tout ce qu'on avait appris, et à la suite
duquel on proposerait une adresse à l'Empereur. M. Lainé fut chargé de
ce rapport, et il le rédigea dans l'esprit que nous venons
d'indiquer. Il constatait qu'à Francfort on avait fait à la France une
ouverture fondée sur la base des frontières naturelles, que le 16
novembre la France avait accueilli cette ouverture, en proposant un
congrès à Manheim; que sur une nouvelle interpellation de M. de
Metternich, qui trouvait l'acceptation des frontières naturelles trop
peu explicite, la France les avait formellement acceptées le 2
décembre, que c'étaient là désormais les bases sur lesquelles on avait
à traiter. Le rapport disait que les puissances alliées devaient à la
France, et se devaient à elles-mêmes, de s'en tenir à ce qu'elles
avaient proposé, et que la France de son côté devait sacrifier tout
son sang pour le maintien de conditions posées de la sorte. Le rapport
ajoutait qu'il y avait pour un pays deux biens suprêmes, l'intégrité
du sol et le maintien des lois, et à ce sujet il faisait en termes
respectueux pour l'Empereur, et avec une entière confiance dans sa
justice, un exposé de quelques-uns des actes dont on avait à se
plaindre de la part des autorités publiques. Le langage du reste était
sincère, mais grave et réservé.

On se réunit le 28 pour soumettre ce projet de rapport, car ce n'était
qu'un projet, au prince archichancelier et à M. d'Hauterive.

[En marge: Efforts de l'archichancelier auprès de la commission pour
faire supprimer le rapport de M. Lainé.]

[En marge: L'archichancelier ne parvient qu'à faire modifier le
rapport de M. Lainé.]

L'archichancelier, quoique jugeant très-fondées les observations de la
commission, fut cependant alarmé de l'effet que ce rapport pourrait
produire sur l'Europe, et en particulier sur Napoléon. Aux yeux de
l'Europe il passerait pour un acte d'hostilité sourde, dans une
circonstance où l'union la plus complète entre les pouvoirs était
indispensable; à l'égard de Napoléon, il le blesserait, et
provoquerait de sa part quelque violence regrettable, et plus
regrettable en ce moment que dans aucun autre. Le prudent
archichancelier pouvait avoir raison sur ces deux points, mais
pourquoi n'avoir accordé aux représentants du pays que ce jour, ce
jour si tardif, pour exprimer des vérités indispensables?...
Toutefois, bien qu'ils fussent fondés à élever des plaintes de la
nature la plus grave, différer eût peut-être mieux valu.
L'archichancelier s'efforça de le leur persuader, et sa belle et
pesante figure, bien faite pour conseiller la prudence, produisit sur
les assistants quelque impression. Divers changements furent
consentis. M. d'Hauterive notamment en obtint un très-important, en se
gardant bien d'avouer le motif qu'il avait de le solliciter. On avait
inséré textuellement dans le rapport les deux lettres du 16 novembre
et du 2 décembre, et il craignait que le public, plus avisé que la
commission, ne finît par découvrir la vraie faute, celle de
l'acceptation trop tardive des bases de Francfort. Il donna pour
raison qu'on ne pouvait pas publier sans inconvenance les pièces d'une
négociation à peine commencée. La citation textuelle de ces pièces fut
donc supprimée. Enfin l'archichancelier obtint que tout ce qui était
relatif aux griefs contre le gouvernement intérieur, fût réduit à
quelques phrases excessivement modérées. En effet, après avoir parlé
de la déclaration à faire aux puissances, des mesures de défense à
prendre si cette déclaration n'était pas écoutée, le rapport ajoutait:
«C'est, d'après nos institutions, au gouvernement à proposer les
moyens qu'il croira les plus prompts et les plus sûrs pour repousser
l'ennemi, et asseoir la paix sur des bases durables. Ces moyens seront
efficaces si les Français sont persuadés que le gouvernement n'aspire
plus qu'à la gloire de la paix; ils le seront si les Français sont
convaincus que leur sang ne sera versé que pour défendre une patrie et
des lois protectrices... Il paraît donc indispensable à votre
commission qu'en même temps que le gouvernement proposera les mesures
les plus promptes pour la sûreté de l'État, Sa Majesté soit suppliée
de maintenir l'entière et constante exécution des lois qui
garantissent aux Français les droits de la liberté, de la sûreté, de
la propriété, et à la nation le libre exercice de ses droits
politiques. Cette garantie a paru à votre commission le plus efficace
moyen de rendre aux Français l'énergie nécessaire à leur propre
défense, etc...»

Malgré l'extrême modération de ces passages l'archichancelier tenta de
nouveaux efforts pour en obtenir la suppression. M. de Caulaincourt
joignit ses efforts aux siens, mais on ne put décider des gens
indignés contre le régime intérieur du pays à s'abstenir d'une
manifestation aussi mesurée, l'occasion qui s'offrait de la faire
étant peut-être la seule qu'ils fussent fondés à espérer, car il
n'était pas probable que le gouvernement qui s'adressait aujourd'hui à
eux parce qu'il était vaincu, songeât encore à les consulter quand il
serait vainqueur. C'était là leur légitime excuse pour une
manifestation dont l'inopportunité était la faute de ceux qui ne leur
avaient fourni que cette occasion de dire ce qu'ils sentaient, et qui
ne leur en laissaient guère entrevoir une autre. On leur disait bien,
à la vérité, qu'on les écouterait une autre fois sur ce sujet; ils
n'en croyaient rien, et avaient raison de n'en rien croire.

[En marge: Lecture du rapport de M. Lainé, faite à huis clos dans le
sein du Corps législatif.]

Le lendemain 29 décembre, le Corps législatif étant assemblé en comité
secret, M. Lainé lut son rapport qui fut écouté avec une religieuse
attention, et universellement approuvé. M. Lainé l'avait terminé par
le conseil de rédiger une adresse à l'Empereur conçue dans le même
esprit. On décida à la majorité de 223 suffrages sur 254, que le
rapport de la commission serait imprimé pour les membres seuls du
Corps législatif, afin qu'ils pussent le méditer, et voter sur le
projet d'adresse en connaissance de cause. Dès cet instant la
publicité des paroles de M. Lainé était assurée, surtout à l'étranger
où il aurait fallu qu'elles restassent inconnues.

[En marge: Communication de ce rapport à Napoléon, et irritation qu'il
en éprouve.]

[En marge: Grand conseil sur le parti à prendre à l'égard de ce
rapport.]

Elles furent mises immédiatement sous les yeux de Napoléon qui fut
profondément courroucé en les lisant, et s'écria qu'on l'outrageait au
moment même où il avait besoin d'être énergiquement soutenu. Il
assembla sur-le-champ un conseil de gouvernement, auquel furent
appelés les ministres et les grands dignitaires. Il leur soumit, avec
le ton et l'attitude d'un homme dont le parti était arrêté d'avance,
la question de savoir s'il fallait souffrir que le Corps législatif
demeurât réuni. Il signala non-seulement le danger de laisser publier
un rapport tel que celui de M. Lainé, mais le danger plus grand encore
d'avoir près de soi une assemblée qui dans une conjoncture grave, à
l'approche de l'ennemi par exemple, se permettrait peut-être une
manifestation factieuse ou imprudente, et dans tous les cas funeste:
prévoyance désolante et profonde, par laquelle il semblait que
Napoléon, perçant dans l'avenir, lût déjà sa propre histoire dans le
livre du destin, mais prévoyance tardive, et désormais incapable de
créer le remède! Quel moyen en effet de faire que ce rapport n'eût pas
existé, n'eût pas été lu devant quelques centaines d'auditeurs? Quel
moyen d'empêcher que le Corps législatif, dissous ou ajourné, ne
restât à Paris, prêt à se réunir spontanément pour se porter aux
démarches les plus dangereuses? Combien de corps ont été dissous, et
qu'on a retrouvés à l'instant suprême plus redoutables que s'ils
étaient demeurés régulièrement assemblés? Quoi qu'il en soit Napoléon
demanda à tous les assistants s'il ne fallait pas sur-le-champ
ajourner le Corps législatif, premièrement pour empêcher qu'il ne fût
donné suite au rapport de M. Lainé, secondement pour empêcher que ce
corps ne restât en session, pendant une guerre dont le théâtre
pourrait se transporter jusque sous les murs de la capitale.

[En marge: L'archichancelier conseille la modération.]

L'archichancelier Cambacérès combattit cette proposition avec son
ordinaire sagesse. Le rapport, dit-il, était intempestif sans doute,
et même fâcheux, mais il était fait, et rien ne pourrait en prévenir
la publicité. Réussirait-on à interdire cette publicité en France, on
ne parviendrait certainement pas à l'interdire à l'étranger.
L'ajournement du Corps législatif serait un fait plus grave que le
rapport lui-même, car tout le monde s'empresserait de prêter à ce
corps des intentions infiniment plus hostiles que celles dont il était
animé. Quant à l'inconvénient de sa réunion pendant la campagne
prochaine, on ne pouvait sans doute pas affirmer qu'il ne commettrait
point d'imprudence, mais c'était un inconvénient auquel il serait
temps de pourvoir le moment venu, sans le devancer par un éclat
déplorable. Renvoyer en effet le Corps législatif c'était soi-même
proclamer la désunion des pouvoirs, c'était soi-même proclamer une
sorte de rupture entre la France et l'Empereur.--

[Date en marge: Janv. 1814.]

[En marge: Napoléon moins affecté par le rapport que par la crainte
d'avoir le Corps législatif assemblé pendant la guerre, prend le parti
de proroger ce Corps.]

[En marge: Décret du 31 décembre ordonnant la prorogation.]

Chacun modela son langage sur celui de l'archichancelier, chacun
trouva l'ajournement plus fâcheusement significatif que le rapport
lui-même. Mais sur les inconvénients de la réunion du Corps législatif
pendant la campagne, tout le monde hésitait à affirmer quelque chose,
et pourtant c'était sur ce point que la prévoyance de Napoléon se
portait avec le plus de sollicitude, car prenant son parti du mal
accompli, il demandait à se prémunir contre le mal futur, et il
pressait tous les opinants de l'éclairer sur ce sujet. S'apercevant
qu'arrivé à cette partie de son discours chacun balbutiait, Napoléon
interrompit la discussion, et la termina par quelques paroles
tranchantes et décisives.--Vous le voyez bien, dit-il, on est d'accord
pour me conseiller la modération, mais personne n'ose m'assurer que
les législateurs ne saisiront pas un jour malheureux, comme il y en a
tant à la guerre, pour faire spontanément, ou à l'instigation de
quelques meneurs, une tentative factieuse, et je ne puis braver un
pareil doute. Tout est moins dangereux qu'une semblable
éventualité.--Sans plus rien écouter il signa le décret qui
prononçait pour le lendemain 31 décembre l'ajournement du Corps
législatif, et il ordonna au duc de Rovigo de faire enlever à
l'imprimerie et ailleurs les copies du rapport de M. Lainé, rapport
depuis si célèbre.

[En marge: Grand effet produit par cette mesure.]

Le décret porté au Corps législatif y produisit une profonde
sensation. En un instant il convertit en ennemis deux cent cinquante
personnages, dont le plus grand nombre étaient parfaitement soumis, et
n'avaient voulu qu'exprimer un fait vrai, utile à révéler, c'est que
l'administration locale réglant sa conduite sur celle du chef de
l'Empire, se permettait les actes les plus arbitraires, actes tels
qu'ils constituaient un véritable état de tyrannie. Dans le public ce
fut pis encore. On supposa qu'il s'était dit les choses les plus
graves dans le Corps législatif, et qu'il s'y était produit les
révélations les plus importantes. Les ennemis, qui désiraient la chute
du gouvernement impérial, s'empressèrent de publier partout que
l'Empereur était en complet désaccord avec les pouvoirs publics, qu'on
avait voulu lui imposer la paix, qu'il s'y était refusé, et que par
conséquent les torrents de sang qui devaient couler, allaient couler
pour lui seul: vérité dans le passé, calomnie dans le moment, cette
idée était la plus funeste qu'on pût répandre!

[En marge: Napoléon ne s'en tient point à ce premier éclat.]

[En marge: Scène fort vive faite le 1er janvier 1814 à la députation
du Corps législatif.]

[En marge: Langage étrange de Napoléon.]

Cet éclat, qui, avec un caractère autre que celui de Napoléon, se
serait borné à un éclat au Moniteur, eut, grâce à sa vivacité
personnelle, des conséquences encore plus regrettables. Le lendemain,
1er janvier 1814, il devait recevoir le Corps législatif avec les
autres corps de l'État, et il mit une sorte d'empressement à le
convoquer, comme s'il avait craint de manquer l'occasion d'exhaler
l'irritation qui le suffoquait. Après avoir entendu de la part du
président le compliment d'usage, il vint brusquement se placer au
milieu des membres du Corps législatif, et avec une voix vibrante, des
yeux enflammés, il leur tint un langage familier jusqu'à la vulgarité,
mais expressif, fier, original, quelquefois vrai, plus souvent
imprudent, comme l'est la colère chez un homme supérieur. Il leur dit
qu'il les avait appelés pour faire le bien et qu'ils avaient fait le
mal, pour manifester l'union de la France avec son chef, et qu'ils
s'étaient hâtés d'en proclamer la désunion; que deux batailles perdues
en Champagne ne seraient pas aussi nuisibles que ce qui venait de se
passer parmi eux. Puis les apostrophant avec véhémence: «Que
voulez-vous, leur dit-il?... vous emparer du pouvoir, mais qu'en
feriez-vous? Qui de vous pourrait l'exercer? Avez-vous oublié la
Constituante, la Législative, la Convention? Seriez-vous plus heureux
qu'elles? N'iriez-vous pas tous finir à l'échafaud comme les Guadet,
les Vergniaud, les Danton? Et d'ailleurs que faut-il à la France en ce
moment? Ce n'est pas une assemblée, ce ne sont pas des orateurs, c'est
un général. Y en a-t-il parmi vous? Et puis où est votre mandat? La
France me connaît; vous connaît-elle?... Elle m'a deux fois élu pour
son chef par plusieurs millions de voix, et vous, elle vous a, dans
l'enceinte étroite des départements, désignés par quelques centaines
de suffrages pour venir voter des lois que je fais, et que vous ne
faites point. Je cherche donc vos titres et je ne les trouve pas. _Le
trône en lui-même n'est qu'un assemblage de quelques pièces de bois
recouvertes de velours._ Le trône c'est un homme, et cet homme c'est
moi, avec ma volonté, mon caractère et ma renommée! C'est moi qui puis
sauver la France, et ce n'est pas vous. Vous vous plaignez d'abus
commis dans l'administration: dans ce que vous dites il y a un peu de
vrai, et beaucoup de faux. M. Raynouard a prétendu que le maréchal
Masséna avait pris la maison d'un particulier pour y établir son
état-major. (Le fait s'était passé à Marseille, où le maréchal Masséna
avait été envoyé extraordinairement.)» M. Raynouard en a menti. Le
maréchal a occupé temporairement une maison vacante, et en a indemnisé
le propriétaire. On ne traite pas ainsi un maréchal chargé d'ans et de
gloire. Si vous aviez des plaintes à élever, il fallait attendre une
autre occasion que je vous aurais offerte moi-même, et là, avec
quelques-uns de mes conseillers d'État, peut-être avec moi, vous
auriez discuté vos griefs, et j'y aurais pourvu dans ce qu'ils
auraient eu de fondé. Mais l'explication aurait eu lieu entre nous,
_car c'est en famille, ce n'est pas en public qu'on lave son linge
sale_. Loin de là vous avez voulu me jeter de la boue au visage. Je
suis, sachez-le, un homme qu'on tue, mais qu'on n'outrage pas. M.
Lainé est un méchant homme, en correspondance avec les Bourbons par
l'avocat Desèze. J'aurai l'oeil sur lui, et sur ceux que je croirai
capables de machinations criminelles. Du reste je ne me défie pas de
vous en masse. Les onze douzièmes de vous sont excellents, mais ils se
laissent conduire par des meneurs. Retournez dans vos départements,
allez dire à la France que bien qu'on lui en dise, c'est à elle que
l'on fait la guerre autant qu'à moi, et qu'il faut qu'elle défende non
pas ma personne, mais son existence nationale. Bientôt je vais me
mettre à la tête de l'armée, je rejetterai l'ennemi hors du
territoire, je conclurai la paix, quoi qu'il en puisse coûter à ce que
vous appelez mon ambition; je vous rappellerai auprès de moi,
j'ordonnerai alors l'impression de votre rapport, et vous serez tout
étonnés vous-mêmes d'avoir pu me tenir un pareil langage, dans de
telles conjonctures.»--

Ce discours inconvenant, et qui pour quelques traits justes, en
contenait beaucoup plus d'entièrement faux (car s'il était vrai que
Napoléon pouvait seul sauver la France, il était vrai aussi que seul
il l'avait compromise, car si tel grief allégué était inexact ou
exagéré, il y en avait à citer une multitude d'autres odieux et
insupportables), ce discours consterna tous ceux qui l'entendirent, et
eut bientôt un déplorable retentissement. Effectivement chacun le
rapporta à sa façon, et le résultat fut que Napoléon parut à tous les
yeux avoir contre lui les représentants de la France, fort soumis
jusque-là, c'est-à-dire la France elle-même. Jamais le rapport du
Corps législatif publié textuellement n'aurait produit un si
malheureux effet. On y aurait vu qu'il y avait des abus dans
l'administration intérieure, et que le Corps législatif en souhaitait
le redressement, on y aurait vu aussi que le despotisme de Napoléon
commençait à peser à l'universalité des citoyens, mais on y aurait vu
surtout que le Corps législatif voulait la paix, qu'il la voulait sur
la base de nos frontières naturelles, que sur ce terrain il
conseillait au gouvernement de ne pas reculer, et invitait la France à
se lever tout entière. Une telle déclaration valait bien qu'on
supportât quelques critiques, assurément très-ménagées, et fort
au-dessous de ce qu'elles auraient pu être.

[En marge: Sénateurs envoyés en mission extraordinaire.]

Toutefois il fallait s'adresser à la France, il fallait chercher à
exciter son zèle, et Napoléon, à défaut des pouvoirs publics trop peu
pressés de le servir à son gré, avait imaginé de choisir des
commissaires extraordinaires dans le Sénat, de les prendre parmi les
plus grands personnages militaires ou civils de chaque province, de
les envoyer ainsi chez eux, où ils étaient supposés avoir de
l'influence, pour y employer leur autorité à faciliter la levée de la
conscription, la rentrée des impôts, les prestations en nature,
l'instruction et l'organisation des corps, le départ des gardes
nationales, l'action enfin du gouvernement en toutes choses. Ils
devaient avoir pour suffire à cette tâche des pouvoirs extraordinaires
et sans limites.

[En marge: Audience donnée aux sénateurs.]

[En marge: Franchise de Napoléon à leur égard, et aveux faits en un
langage admirable.]

Avant leur départ Napoléon désira les voir et leur parler. Il était
ému, il fut vrai, et trouva pour s'adresser à eux un langage d'une
éloquence saisissante.--Je ne crains pas de l'avouer, leur dit-il,
j'ai trop fait la guerre; j'avais formé d'immenses projets, je voulais
assurer à la France l'empire du monde! Je me trompais, ces projets
n'étaient pas proportionnés à la force numérique de notre population.
Il aurait fallu l'appeler tout entière aux armes, et je le reconnais,
les progrès de l'état social, l'adoucissement même des moeurs, ne
permettent pas de convertir toute une nation en un peuple de soldats.
Je dois expier le tort d'avoir trop compté sur ma fortune, et je
l'expierai. Je ferai la paix, je la ferai telle que la commandent les
circonstances, et cette paix ne sera mortifiante que pour moi. C'est à
moi qui me suis trompé, c'est à moi à souffrir, ce n'est point à la
France. Elle n'a pas commis d'erreur, elle m'a prodigué son sang, elle
ne m'a refusé aucun sacrifice!... Qu'elle ait donc la gloire de mes
entreprises, qu'elle l'ait tout entière, je la lui laisse... Quant à
moi, je ne me réserve que l'honneur de montrer un courage bien
difficile, celui de renoncer à la plus grande ambition qui fut jamais,
et de sacrifier au bonheur de mon peuple des vues de grandeur qui ne
pourraient s'accomplir que par des efforts que je ne veux plus
demander. Partez donc, messieurs, annoncez à vos départements que je
vais conclure la paix, que je ne réclame plus le sang des Français
pour mes projets, pour moi, comme on se plaît à le dire, mais pour la
France et pour l'intégrité de ses frontières; que je leur demande
uniquement le moyen de rejeter l'ennemi hors du territoire, que
l'Alsace, la Franche-Comté, la Navarre, le Béarn sont envahis, que
j'appelle les Français au secours des Français; que je veux traiter,
mais sur la frontière, et non au sein de nos provinces désolées par un
essaim de barbares. Je serai avec eux général et soldat. Partez, et
portez à la France l'expression vraie des sentiments qui m'animent.--

À ces nobles excuses du génie avouant ses fautes, une sorte
d'enthousiasme s'empara de ces vieux personnages, qu'on envoyait dans
les provinces pour essayer de réchauffer des coeurs abattus; ils
entourèrent Napoléon, pressèrent ses mains dans les leurs en lui
exprimant la profonde émotion dont ils étaient saisis, et la plupart
le quittèrent pour se mettre immédiatement en route. Hélas! que
n'adressait-il ces belles paroles au Corps législatif lui-même? Il
aurait appris que la vérité est le plus puissant moyen d'agir sur les
hommes, et peut-être loin d'être obligé de congédier ce corps, il
l'aurait vu se lever tout entier pour applaudir à sa voix, pour
appeler la France à le suivre sur les champs de bataille.

[En marge: Brusque invasion du territoire.]

[En marge: Entrée des Autrichiens, des Russes, des Bavarois et des
Wurtembergeois en Franche-Comté et en Alsace.]

[En marge: Passage du Rhin à Manheim, Mayence et Coblentz, par la
colonne prussienne du maréchal Blucher.]

La situation devenait à chaque instant plus menaçante, et il importait
d'envoyer en toute hâte les dernières forces de la nation au-devant de
l'ennemi. Les armées coalisées franchissaient de tous côtés notre
frontière. Le général Bubna, qui avait marché le premier, après avoir
longé le revers du Jura, s'était porté sur Genève, où il y avait à
peine quelques conscrits pour résister aux Autrichiens et contenir une
population malveillante. (Voir la carte nº 61.) Le général Jordy qui
commandait à Genève étant mort subitement, et la défense s'étant
trouvée désorganisée, les Autrichiens étaient entrés dans cette ville
sans coup férir. Les généraux Colloredo et Maurice Liechtenstein avec
les divisions légères et les réserves autrichiennes, après avoir
dépassé Berne, s'étaient acheminés sur Pontarlier, avec l'intention de
marcher par Dôle sur Auxonne. Le corps d'Aloys de Liechtenstein,
passant également par Pontarlier, devait se diriger sur Besançon pour
masquer cette place, tandis que le général Giulay traversant le
Porentruy devait se porter par Montbéliard sur Vesoul. Le maréchal de
Wrède, avec les Bavarois et les Wurtembergeois, avait jeté des bombes
dans Huningue, attaquait Béfort, et avec sa cavalerie poussait des
reconnaissances sur Colmar. Le prince de Wittgenstein bloquait
Strasbourg et Kehl; les gardes russe et prussienne étaient restées à
Bâle autour des souverains coalisés. Telle était la distribution de
l'armée du prince de Schwarzenberg après le passage du Rhin. Son
projet, lorsqu'il aurait franchi le Jura et tourné toutes nos
défenses, était de s'avancer avec 160 mille hommes de l'ancienne armée
de Bohême à travers la Franche-Comté, et de venir se placer sur les
coteaux élevés de la Bourgogne et de la Champagne, d'où la Seine,
l'Aube, la Marne coulent vers Paris, tandis que l'ancienne armée de
Silésie commandée par Blucher et forte de 60 mille hommes, laquelle
passait en ce moment le Rhin à Mayence, s'avancerait entre nos places
sans les attaquer, laissant le soin de les bloquer aux troupes restées
sur les derrières. Les deux armées envahissantes devaient se réunir
sur la haute Marne, entre Chaumont et Langres, pour se porter ensuite
en masse dans l'angle formé par la Marne et la Seine. Blucher en effet
avait le 1er janvier 1814 franchi le Rhin sur trois points, à Manheim,
à Mayence et à Coblentz, sans trouver plus de résistance que la grande
armée du prince de Schwarzenberg le long du Jura, et le prestige de
l'inviolabilité de notre territoire était ainsi tombé sur tous les
points à la fois.

[En marge: Retraite des maréchaux Victor, Marmont et Ney, et leur
réunion sur le revers des Vosges.]

Effectivement il nous eût été bien difficile, dans l'état actuel de
nos forces, d'opposer une résistance quelconque à cette masse
d'envahisseurs. Le long de la frontière du Jura, où l'attaque était
inattendue, il n'y avait aucun rassemblement de troupes; seulement le
maréchal Mortier, d'abord dirigé sur la Belgique avec la vieille
garde, revenait à marches forcées du nord à l'est, par Reims, Châlons,
Chaumont et Langres. Sur la frontière d'Alsace le maréchal Victor,
avec le 2e corps d'infanterie et le 5e de cavalerie, se trouvait à
Strasbourg, où il avait eu à peine le temps de donner un peu de repos
à ses troupes et d'y incorporer quelques conscrits. Ce corps qui, en
puisant dans tous les dépôts situés en Alsace, aurait dû se reformer à
trente-six bataillons et à trois divisions, ne comptait pas, après
avoir pris à la hâte les premiers conscrits disponibles, plus de 8 à 9
mille hommes d'infanterie, mal armés et mal vêtus. Le déplacement de
nos dépôts qu'on avait été obligé de reporter en arrière, avait
beaucoup ajouté aux difficultés de ce recrutement. Pourtant le
maréchal Victor avait dans le 5e corps de cavalerie près de 4 mille
vieux dragons d'Espagne, cavaliers incomparables, et de plus exaspérés
contre l'ennemi. À l'aspect des masses qui débouchaient par Bâle,
Béfort, Besançon, le maréchal s'était bien gardé de se porter à leur
rencontre dans la direction de Colmar à Bâle, il avait au contraire
rétrogradé sur Saverne, et avait pris position sur la crête des
Vosges, après avoir laissé dans Strasbourg environ 8 mille conscrits
et gardes nationaux, sous le général Broussier, avec des
approvisionnements suffisants. Ce maréchal si brave était visiblement
déconcerté. Pourtant sa belle cavalerie s'était ruée sur les escadrons
russes et bavarois qui étaient venus s'offrir à elle, les avait
culbutés et sabrés.

Du côté de Mayence le duc de Raguse à la nouvelle du passage du Rhin,
opéré le 1er janvier, s'était replié avec le 6e corps d'infanterie et
le 1er de cavalerie, laissant dans Mayence le 4e corps commandé par le
général Morand, et réduit par le typhus de 24 mille hommes à 11 mille.
Il avait recueilli chemin faisant la division Durutte, détachée sur
Coblentz, et séparée de Mayence où elle n'avait pu rentrer. Sa
première pensée avait été de courir en Alsace au secours du maréchal
Victor; mais voyant l'Alsace envahie par l'ennemi et presque
abandonnée par nos troupes qui avaient déjà gagné le sommet des
Vosges, il était venu se placer sur le revers de ces montagnes,
c'est-à-dire sur la Sarre et la Moselle, afin d'opérer sa jonction
avec le maréchal Victor vers Metz, Nancy ou Lunéville. Il avait
rencontré lui aussi de grandes difficultés pour le recrutement de son
corps dans le manque de temps et le déplacement des dépôts. Il
comptait environ 10 mille fantassins, et 3 mille cavaliers composant
le 1er corps de cavalerie, et il devait s'affaiblir encore en laissant
quelques détachements à Metz et à Thionville.

[En marge: Le maréchal Ney se porte à Épinal avec deux divisions de
jeune garde.]

Le maréchal Ney avait deux divisions de jeune garde qu'il concentrait
à Épinal. Nous allions donc avoir sur le revers des Vosges les
maréchaux Victor, Marmont, Ney, entre Metz, Nancy, Épinal, et sur les
coteaux qui séparent la Franche-Comté de la Bourgogne, c'est-à-dire à
Langres, le maréchal Mortier avec la vieille garde, les uns et les
autres faisant face en reculant, d'un côté à Blucher qui s'avançait de
Mayence à Metz à travers nos forteresses, de l'autre à Schwarzenberg
qui les avait tournées en violant la neutralité suisse, et qui se
portait de Bâle et Besançon sur Langres. (Voir la carte nº 61.)

Ainsi la Lorraine, l'Alsace, la Franche-Comté étaient envahies.
L'ennemi promettait partout aux populations les plus grands
ménagements, et au début au moins tenait parole, par crainte de
provoquer des soulèvements. L'épouvante régnait dans nos campagnes.
Les paysans de la Lorraine, de l'Alsace, de la Franche-Comté,
très-belliqueux par caractère et par tradition, se seraient volontiers
insurgés contre l'ennemi, s'ils avaient eu des armes pour combattre,
et quelques corps de troupes pour les soutenir. Mais les fusils leur
manquaient comme à tous les habitants de la France, et la prompte
retraite des maréchaux les décourageait. Ils se soumettaient donc à
l'ennemi le désespoir dans le coeur.

[En marge: Retraite des fonctionnaires devant l'invasion, ordonnée par
le gouvernement.]

[En marge: Inconvénients de cette résolution.]

À la retraite des armées se joignait la retraite non moins regrettable
des principaux fonctionnaires. Le gouvernement impérial, après bien
des délibérations toutefois, avait pris la fâcheuse résolution
d'ordonner aux préfets, sous-préfets, etc., de se retirer avec les
troupes, afin de laisser à l'ennemi l'embarras, du reste très-réel, de
créer des administrations dans les provinces envahies. C'était le
souvenir des difficultés que nous avions éprouvées dans les pays
conquis, partout où les autorités avaient disparu, qui avait fait
prévaloir cette résolution dans les conseils du gouvernement, malgré
la résistance du duc de Rovigo. On aurait eu raison peut-être d'en
agir ainsi dans un pays où n'auraient pas existé des partis hostiles
au gouvernement, prêts à s'agiter à l'approche des coalisés.
Malheureusement, en France, où vingt-cinq ans de révolution avaient
laissé de nombreux partis que Napoléon vaincu ne pouvait plus
contenir, et entre lesquels il y en avait un, celui de l'ancien
régime, que son analogie de sentiments avec la coalition portait à
tout espérer d'elle, en France l'absence des autorités avait de grands
inconvénients. En effet les malveillants n'étant plus surveillés par
les préfets, sous-préfets, commissaires de police, laissaient éclater
leurs dispositions hostiles à l'approche de l'ennemi, se soulevaient
dès qu'il avait pénétré quelque part, l'aidaient à constituer des
administrations toutes composées dans son intérêt, et se préparaient
même à proclamer les Bourbons. Ce spectacle se voyait peu dans les
campagnes, que l'invasion avec le cortége de ses souffrances irritait
profondément, mais dans les villes, où d'ordinaire l'opinion fermente
davantage, où la haine du gouvernement impérial était générale, où les
maux de l'invasion étaient presque insensibles, il éclatait les
manifestations les plus dangereuses, auxquelles contribuaient
non-seulement les royalistes, mais tous les hommes fatigués du
despotisme et de la guerre. Ainsi pour comble de douleur, la France
était envahie dans un moment où souffrante, épuisée, divisée, elle ne
pouvait plus renouveler le noble exemple de patriotisme qu'elle avait
donné en 1792, et ce n'était pas le moindre des torts du régime
impérial que de l'avoir exposée à se montrer ainsi à la coalition
européenne!

[En marge: Manifestations séditieuses à la suite de la retraite des
fonctionnaires.]

À Langres, à l'approche des soldats du prince de Schwarzenberg,
quelques notables de la ville, aidés par une populace fatiguée de la
conscription et des droits réunis, avaient menacé de s'insurger contre
les troupes du maréchal Mortier. À Nancy, les autorités municipales et
quelques personnages considérables du pays avaient reçu le maréchal
Blucher avec des honneurs infinis, et lui avaient même offert un
banquet. Le général prussien leur avait parlé des bonnes intentions
des alliés, de leur désir de délivrer la France de son tyran, et il
s'était fait écouter par des populations que les misères d'une longue
guerre avaient égarées.

[En marge: Aspect affligeant des province envahies.]

Nos corps d'armée se retiraient donc en laissant derrière eux des
paysans sans défense, dont ils étaient souvent obligés de dévorer les
dernières ressources, et des villes exaspérées contre le régime
impérial, ne prêtant que trop l'oreille aux promesses d'une coalition
qui se présentait non pas comme conquérante mais comme libératrice.
Une circonstance complétait la tristesse de ce tableau. Les rares
survivants de nos glorieuses armées, dégoûtés par la souffrance,
humiliés par une retraite continue, tenaient un mauvais langage, et
répétaient souvent les propos des populations urbaines. Les vieux
soldats ne désertaient pas leurs drapeaux, mais les conscrits, surtout
ceux qui appartenaient aux départements qu'on traversait, ne se
faisaient pas scrupule d'abandonner les rangs, et déjà les maréchaux
Victor et Marmont en avaient ainsi perdu quelques milliers.

[En marge: Les provinces du nord présentent un aspect aussi fâcheux
que les provinces de l'est.]

Témoin oculaire de cette situation désolante, un fidèle aide de camp
de l'Empereur, le général Dejean, lui en avait tracé la vive peinture,
en lui disant que tout était perdu s'il ne venait pas tout sauver par
sa présence. Dans les Pays-Bas les choses n'allaient guère mieux. Le
maréchal Macdonald, en se voyant débordé sur sa droite par la colonne
de Blucher qui avait passé le Rhin entre Mayence et Coblentz, avait
rallié à lui les 11e et 5e corps d'infanterie, le 3e de cavalerie,
plus ce qui restait des troupes revenues de Hollande, et s'était
retiré sur Mézières avec environ 12 mille hommes, en ne laissant que
de très-petites garnisons à Wesel et à Maëstricht. Le général Decaen,
envoyé à Anvers, y avait réuni en marins et en conscrits une garnison
de 7 à 8 mille hommes, en avait de plus jeté 3 mille à Flessingue, 2
mille à Berg-op-Zoom, mais avait abandonné Breda qui ne pouvait être
défendu, et Willemstadt qui aurait pu l'être, et qui était un point
important sur le Wahal. L'abandon de ce dernier point était
regrettable, car après avoir perdu la Hollande, il y aurait eu un
grand intérêt à conserver, entre la Hollande et la Belgique, la ligne
d'eau qui aurait offert la frontière la plus solide. Mais le général
Decaen, ne pouvant suffire qu'à une partie de sa tâche, avait préféré
Anvers et Flessingue à tout le reste. Il s'était placé avec les
troupes de la garde en avant d'Anvers, résolu à défendre
énergiquement ce grand arsenal, objet des haines ardentes de
l'Angleterre et de la sollicitude incessante de Napoléon.

Le péril ne pouvait donc pas être plus alarmant, surtout si on songe
que depuis la lettre du 10 décembre, par laquelle M. de Metternich
accusant réception de la note du 2 décembre, avait déclaré qu'il
allait en référer aux cours alliées, le cabinet français n'avait plus
reçu une seule communication. Ce silence, joint au mouvement offensif
des armées, semblait indiquer que les coalisés ne pensaient plus à
traiter, et qu'ils n'étaient occupés désormais que d'achever notre
destruction.

[En marge: Dans le danger pressant qui le menace, Napoléon tourne ses
espérances vers une suspension d'armes.]

[En marge: Bien qu'il n'y compte guère, Napoléon en fait la tentative,
parce que cette tentative ne peut pas aggraver la situation.]

Quelle que fût l'activité de Napoléon, il ne pouvait être prêt à faire
face à l'ennemi que lorsque déjà une portion notable du territoire
aurait été envahie, et à l'inconvénient de laisser occuper les
provinces matériellement les plus fertiles, moralement les meilleures,
s'ajoutait le danger de permettre dans de grands centres de population
des manifestations séditieuses, et d'y laisser proclamer publiquement
le nom des Bourbons. Dans un pareil état de choses obtenir un
armistice, même à des conditions fort dures, eût été un bonheur au
milieu d'un immense malheur, car la marche de l'invasion eût été
suspendue, et si on n'était pas parvenu à s'entendre avec les
puissances coalisées, on aurait du moins gagné les deux mois
indispensables encore à la création de nos moyens de défense. Napoléon
avait trop de sagacité pour croire que des ennemis que leurs fatigues
et l'hiver le plus rude n'avaient point arrêtés, suspendraient leur
marche devant de simples pourparlers. Il était même convaincu qu'ils
avaient renoncé à traiter, et qu'ils ne voulaient plus conclure la
paix que dans Paris même. Néanmoins essayer ne coûtait rien, et le pis
en cas d'insuccès était de rester dans la situation actuelle.
D'ailleurs, d'après ce qu'avait vu M. de Saint-Aignan, d'après bien
des rapports venus des provinces envahies, il existait entre les
coalisés de graves dissentiments. L'Autriche, à en croire ces
rapports, était offusquée des prétentions de la Russie, et inclinait à
la paix. Effectivement l'empereur François, outre qu'il aimait sa
fille, avait peu de penchant à augmenter l'importance de la Russie, à
satisfaire les jalousies maritimes de l'Angleterre, et si on lui
abandonnait ce qu'il ambitionnait en Italie, était peut-être capable
de s'arrêter. Or l'Autriche s'arrêtant, tout le monde était obligé
d'agir de même. À ces suppositions, qui n'étaient pas dénuées de
vraisemblance, il y en avait une seule à opposer, mais bien plausible,
c'est que, par crainte de se désunir, les coalisés, les Autrichiens
compris, résisteraient à toute satisfaction individuelle, même la plus
complète. Comme entre ces chances diverses, si les bonnes
l'emportaient, on était sauvé, Napoléon n'hésita pas à faire une
dernière tentative de négociation, quelque peu d'espérance qu'il eût
de réussir.

[En marge: M. de Caulaincourt envoyé aux avant-postes avec des
conditions d'armistice et des conditions de paix.]

[En marge: Conditions particulières pour tenter l'Autriche et la
Prusse, et les disposer à un armistice.]

Il songea d'abord à envoyer au camp des alliés M. de Champagny (le duc
de Cadore), qui avait été ministre des relations extérieures, plus
anciennement ambassadeur à Vienne, et qui jouissait de l'estime de
l'empereur François. Pourtant sur la réflexion fort simple que pour
obtenir accès auprès des monarques alliés on ne pouvait pas choisir
un personnage trop important et trop considéré, Napoléon se décida à
envoyer M. de Caulaincourt lui-même. Il lui confia la double mission
de traiter de la paix, et, si on le pouvait sans témoigner trop
d'effroi, de chercher à obtenir un armistice. Quant à la paix, les
conditions étaient toujours celles que nous avons précédemment
indiquées, c'est-à-dire la ligne du Rhin, mais la grande ligne, celle
qui, en suivant le Wahal, enlève à la Hollande le Brabant
septentrional. Toutefois la prétention d'exclure la maison d'Orange
était abandonnée. La prétention de créer en Westphalie un État pour le
roi Jérôme l'était aussi. En Italie la France, cédant une part de
territoire à l'Autriche, sans rien exiger pour elle-même, persistait
néanmoins dans le désir d'une dotation pour le prince Eugène, pour la
princesse Élisa, et, s'il se pouvait même, pour les frères de
Napoléon, Jérôme et Joseph. On voit que la différence avec le projet
de paix conçu par Napoléon le lendemain des propositions de Francfort,
n'était pas très-sensible. Relativement à l'armistice, M. de
Caulaincourt, afin de gagner l'Autriche, devait offrir sous main de
lui livrer immédiatement les places de Venise et de Palma-Nova, ce qui
emportait la concession de la ligne de l'Adige. Celles de Hambourg et
de Magdebourg devaient être aussi livrées immédiatement à la Prusse,
toujours dans la vue d'obtenir une suspension d'armes. La conséquence
naturelle de l'évacuation de ces quatre places en Italie et en
Allemagne eût été la rentrée très-prochaine des garnisons, ce qui
aurait procuré 10 mille hommes au moins à l'armée d'Italie, et 40
mille à celle du Rhin.

[En marge: Langage que doit tenir M. de Caulaincourt.]

La seule objection qu'on pût faire à l'envoi de M. de Caulaincourt,
c'était la difficulté de se présenter aux ministres de la coalition,
quand aucun rendez-vous n'avait été assigné pour négocier, et que
l'indication de Manheim, contenue dans la lettre de M. de Bassano du
16 novembre, n'avait eu aucune suite. Cependant on était dans une
situation à ne pas tenir compte des considérations d'amour-propre, et
les inquiétudes croissant à chaque instant, il fut convenu que M. de
Caulaincourt se rendrait sur-le-champ aux avant-postes français, que
de là il écrirait à M. de Metternich pour lui dire que sur les
assurances apportées en son nom par M. de Saint-Aignan, et sur son
invitation formelle de renouer les négociations, on ne voulait pas
qu'un retard de la France prolongeât d'une heure les maux de
l'humanité, que lui M. de Caulaincourt se transportait donc aux
avant-postes, prêt à se rendre à Manheim, lieu déjà indiqué, ou en
toute autre ville dont il plairait aux monarques alliés de faire
choix.

Si M. de Caulaincourt arrivé aux avant-postes y était laissé dans une
position humiliante, ce qui était possible, il y aurait à cette
humiliation une certaine compensation, ce serait de prouver que
Napoléon voulait la paix, que les difficultés ne venaient plus de son
entêtement, et de lui ramener l'opinion de la France par le spectacle
des traitements auxquels son négociateur serait exposé.

[En marge: Départ de M. de Caulaincourt le 5 janvier, et son arrivée à
Lunéville.]

Toutes choses étant ainsi réglées, M. de Caulaincourt partit le 5
janvier pour les avant-postes français, en laissant à M. de la
Besnardière, le commis le plus habile du département, le soin de le
remplacer aux affaires étrangères. Napoléon se préparait à partir
bientôt lui-même pour appuyer de son épée les négociations que M. de
Caulaincourt allait essayer de rouvrir par son influence.

[En marge: Spectacle qui frappe les yeux de M. de Caulaincourt pendant
son voyage.]

[En marge: Il supplie Napoléon de lui envoyer des conditions plus
acceptables, et annonce sa présence à M. de Metternich.]

M. de Caulaincourt se rendit à Lunéville, lieu fameux par un traité
conclu dans des temps plus heureux, et, en arrivant au pied des
Vosges, rencontra nos armées se retirant précipitamment, et précédées
dans leur retraite de tous les fonctionnaires en fuite. Il entendit
les propos des troupes et des populations, il vit la misère des
officiers, la désertion des jeunes soldats, et l'audace toute nouvelle
du parti royaliste, qui, sans être populaire, se faisait écouter en
parlant de paix, de légalité, de liberté même. Excellent citoyen et
brave militaire, M. de Caulaincourt avait le coeur navré de voir nos
provinces envahies et nos armées dans une sorte de déroute. Aux
chagrins du citoyen se joignaient chez lui les chagrins du père, car
il avait attaché à la fortune de Napoléon sa propre fortune,
c'est-à-dire celle de ses enfants, et il était profondément affligé du
danger qui menaçait le trône impérial. Il se hâta de peindre à
Napoléon les choses telles qu'elles étaient, de lui signaler surtout
l'abattement de certains chefs militaires, qui n'étaient pas
infidèles, mais découragés, et le supplia, après avoir bien réfléchi à
la situation, de lui envoyer des conditions de paix plus acceptables.
En même temps il écrivit à M. de Metternich, pour lui dire qu'étonné
de son silence, fort difficile à expliquer en se référant aux
communications de M. de Saint-Aignan, il venait provoquer une
réponse, et l'attendre aux avant-postes, prêt à se rendre partout où
l'on voudrait négocier.

[En marge: Embarras de M. de Metternich pour répondre.]

[En marge: Opposition de vues dans le sein de la coalition.]

[En marge: Difficulté de prendre un parti aussi grave que celui de la
suspension des opérations.]

Lorsque cette espèce d'interpellation parvint par l'intermédiaire de
M. de Wrède à M. de Metternich, elle embarrassa un peu ce dernier, car
après les démonstrations pacifiques qu'on avait faites, refuser de
traiter eût été une inconséquence choquante, même dangereuse, les deux
partis s'appliquant avec soin à conquérir l'opinion publique, soit en
Europe, soit en France. M. de Metternich et l'empereur François
étaient toujours disposés à négocier, avec un peu plus d'ambition, il
est vrai, du côté de l'Italie, mais chez les autres coalisés, depuis
que sur le désir de l'Angleterre, et par la vive impulsion des
passions allemandes, on avait décidé la continuation des hostilités,
les imaginations s'étaient de nouveau enflammées. Les facilités
inattendues qu'ils avaient rencontrées en pénétrant en Suisse et en
France, leur avaient persuadé qu'il n'y avait plus qu'à marcher en
avant, pour tout terminer conformément à leurs voeux les plus
extrêmes, et à les entendre on eût dit qu'ils n'avaient plus d'autre
ennemi à craindre que leurs propres divisions. Elles étaient grandes
il est vrai. Alexandre toujours mécontent de l'entrée en Suisse, ne
voulait pas qu'on opprimât le parti populaire au profit du parti
aristocratique, tandis que l'Autriche agissait exactement dans un sens
entièrement opposé. L'Autriche ne voulait pas qu'on sacrifiât les
Danois au prince de Suède, le roi de Saxe à la Prusse, et Alexandre
désirait exactement le contraire. Les Tyroliens demandaient à passer
tout de suite sous le sceptre de l'Autriche, et la Bavière demandait à
être préalablement indemnisée. L'Angleterre ne songeait qu'à fonder la
monarchie de la maison d'Orange, pour fermer à la France le chemin de
l'Escaut, et l'Autriche avant d'adhérer à cette prétention, voulait
que l'Angleterre lui promît son influence contre la Russie. Au milieu
de ce chaos, prendre un parti sur quoi que ce soit, et un parti aussi
grave que celui de suspendre les opérations militaires, était fort
difficile, ce sujet étant de tous celui qui devait le plus diviser les
esprits, et irriter les passions.

[En marge: Arrivée de lord Castlereagh au camp des coalisés annoncée
comme prochaine.]

[En marge: Caractère et rôle de ce grand personnage.]

[En marge: Toute négociation remise à la prochaine arrivée de lord
Castlereagh.]

Toutefois on venait d'apprendre une circonstance fort heureuse pour la
coalition, c'était l'arrivée prochaine de lord Castlereagh lui-même,
qui n'avait pas craint de quitter le _Foreign Office_ pour aller
représenter l'Angleterre auprès des monarques alliés. Jusqu'ici
l'Angleterre avait eu pour agents lord Cathcart, brave militaire, peu
diplomate, et lord Aberdeen, esprit sage, mais accusé d'être trop
pacifique. Ce n'était pas assez au milieu de ce conseil de souverains,
où chaque puissance était représentée par des empereurs, des rois, ou
des premiers ministres, que de n'avoir que de simples ambassadeurs,
quel que fût leur mérite. Le cabinet britannique se décida donc à
envoyer le plus éminent de ses membres, lord Castlereagh, auprès du
congrès ambulant de la coalition, pour y modérer les passions, y
maintenir l'accord, y faire prévaloir les principaux voeux de
l'Angleterre, et, ces voeux satisfaits, y voter en toute autre chose
pour les résolutions modérées contre les résolutions extrêmes. Être
sage pour tout le monde excepté pour soi, était par conséquent la
mission, du reste assez naturelle, de lord Castlereagh. Il devait en
outre s'expliquer sur le budget de guerre apporté par le comte Pozzo,
et se servir de la richesse de l'Angleterre pour faire triompher ses
vues, en jetant de temps à autre dans la balance non pas son épée,
mais son or. Aucun homme n'était plus propre que lord Castlereagh à
remplir une pareille mission. Il se nommait Robert Stewart; son frère
Charles Stewart, depuis lord Londonderry, accrédité auprès de
Bernadotte, était un des agents de l'Angleterre les plus actifs et les
plus passionnés. Lord Castlereagh issu d'une famille irlandaise
ardente et énergique, portait en lui cette disposition héréditaire,
mais tempérée par une raison supérieure. Esprit droit et pénétrant,
caractère prudent et ferme, capable tout à la fois de vigueur et de
ménagement, ayant dans ses manières la simplicité fière des Anglais,
il était appelé à exercer, et il exerça en effet la plus grande
influence. Il était sur presque toutes choses muni de pouvoirs
absolus. Avec son caractère, avec ses instructions, on pouvait dire de
lui que c'était l'Angleterre elle-même qui se déplaçait pour se rendre
au camp des coalisés. Parti de Londres à la fin de décembre, ayant
fait un séjour en Hollande pour y donner ses conseils au prince
d'Orange, il n'était attendu à Fribourg que dans la seconde moitié de
janvier. Personne n'eût voulu sans lui prendre un parti, ou donner une
réponse. C'était à qui le verrait, à qui l'entretiendrait le premier,
pour le gagner à sa cause. Alexandre lui avait mandé par lord Cathcart
qu'il voulait lui parler avant qui que ce fût.

[En marge: L'attente de l'arrivée de lord Castlereagh fournit à M. de
Metternich un sujet de réponse dilatoire.]

Cette attente fournissait à M. de Metternich un moyen de répondre au
négociateur français. Il fit dire à M. de Caulaincourt que
l'Angleterre ayant pris le parti d'envoyer son ministre des affaires
étrangères au camp des alliés, on était obligé de l'attendre avant
d'arrêter le lieu, l'objet, et la direction des nouvelles
négociations. Outre cette réponse officielle M. de Metternich écrivit
une lettre particulière pour M. de Caulaincourt, polie et prévenante
quant à sa personne, mais pleine d'embarras quant au fond des choses,
et dont le sens était qu'on désirait toujours la paix, qu'on
l'espérait, qu'il n'y fallait pas renoncer, mais qu'on devait
patienter encore. Du reste pas un mot qui fît allusion à la
possibilité de suspendre les hostilités. À cette lettre en était
jointe une de l'empereur François pour Marie-Louise. Ce prince avait
cru sa fille malade, avait demandé de ses nouvelles, en avait reçu, et
y répondait. Il exprimait à Marie-Louise beaucoup d'affection, un
grand désir de la paix, une moins grande espérance de la conclure, la
résolution d'y travailler sincèrement, et enfin le chagrin de
rencontrer de graves difficultés dans le bouleversement des idées,
résultat de l'immense bouleversement des choses depuis vingt
années[1].

          [Note 1: Je cite ici en original cette lettre intéressante
          et instructive, qui peint exactement les dispositions
          personnelles de l'empereur d'Autriche pour sa fille, pour
          son gendre et pour la France.

                                                 «Le 26 décembre 1813.

          »Chère Louise, j'ai reçu hier ta lettre du 12 décembre, et
          j'ai appris avec plaisir que tu te portes bien. Je te
          remercie des voeux que tu m'adresses pour la nouvelle année;
          ils me sont précieux parce que je te connais. Je t'offre les
          miens de tout mon coeur.--Pour ce qui regarde la paix, sois
          persuadée que je ne la souhaite pas moins que toi, que toute
          la France, et à ce que j'espère que ton mari. Ce n'est que
          dans la paix qu'on trouve le bonheur et le salut. Mes vues
          sont modérées. Je désire tout ce qui peut assurer la durée
          de la paix, mais dans ce monde il ne suffit pas de vouloir.
          J'ai de grands devoirs à remplir envers mes alliés, et
          malheureusement les questions de la paix future, et qui sera
          prochaine, je l'espère, sont très-embrouillées. Ton pays a
          bouleversé toutes les idées. Quand on en vient à ces
          questions, on a à combattre de justes plaintes ou des
          préjugés. La chose n'en est pas moins le voeu le plus ardent
          de mon coeur, et j'espère que bientôt nous pourrons
          réconcilier nos gens. En Angleterre il n'y a pas de mauvaise
          volonté, mais on fait de grands préparatifs. Ceci occasionne
          nécessairement du retard jusqu'à ce qu'enfin la chose soit
          en train: alors elle ira, s'il plaît à Dieu. Les nouvelles
          que tu me donnes de ton fils me réjouissent fort. Tes frères
          et soeurs allaient bien d'après les dernières nouvelles que
          j'en ai reçues, ainsi que ma femme. Je suis aussi bien
          portant. Crois-moi pour toujours,

          »Ton tendre père,
                                                          »FRANÇOIS.»]

[En marge: M. de Caulaincourt réduit à attendre aux avant-postes.]

M. de Caulaincourt transmit ces diverses réponses à Napoléon, et se
gardant d'attirer sur sa personne l'attention publique, pour ne pas
ajouter à l'humiliation de sa position, il attendit aux avant-postes
que l'arrivée de lord Castlereagh, annoncée comme prochaine, amenât de
plus sérieuses communications.

[En marge: Retraite des maréchaux Victor, Marmont et Ney sur
Saint-Dizier.]

Napoléon avait trop peu d'illusions pour être surpris de l'accueil
fait à M. de Caulaincourt. Chaque jour était marqué par un nouveau
mouvement rétrograde de ses armées, et il ne pouvait pas différer plus
longtemps d'aller se placer à leur tête. Le maréchal Victor de plus en
plus épouvanté de la masse des ennemis, avait fini par repasser les
Vosges, après en avoir abandonné tous les défilés. Son héroïque
cavalerie d'Espagne, ne partageant pas son découragement, fondait
toujours sur les escadrons ennemis, et les sabrait dès qu'ils
s'offraient à ses coups. Il s'était replié successivement sur Épinal
et Chaumont, et était venu prendre position sur la haute Marne près de
Saint-Dizier, ayant perdu par la fatigue et la désertion deux à trois
mille hommes. Dans cet état il avait tout au plus 7 mille fantassins
et 3,500 chevaux. Le maréchal Marmont après avoir essayé de tenir tête
à Blucher sur la Sarre, s'était replié sur Metz, s'y était arrêté un
moment pour y laisser en garnison la division Durutte (celle qui avait
été séparée de Mayence et que le maréchal avait recueillie en route),
et ensuite s'était retiré sur Vitry. Il lui restait environ 6 mille
fantassins et 2,500 chevaux. Ces deux maréchaux avaient été rejoints
sur la haute Marne par le maréchal Ney avec les deux divisions de
jeune garde réorganisées entre Metz et Luxembourg, tandis que le
maréchal Mortier après s'être avancé jusqu'à Langres avec la vieille
garde, rétrogradait vers Bar-sur-Aube, suivi de près par le général
Giulay et par le prince de Wurtemberg.

[En marge: Retraite du maréchal Mortier à Bar-sur-Aube.]

Napoléon s'était flatté qu'on pourrait, tout en se retirant, recruter
rapidement les corps de Marmont, Victor, Macdonald, et les porter à
quinze mille combattants chacun. On les avait bien renforcés de
quelques hommes, mais la désertion, la nécessité de pourvoir à la
défense des places, les avaient réduits aux faibles proportions que
nous venons d'indiquer. La garde que Napoléon avait cru pouvoir
porter à 80 mille hommes d'infanterie, n'en comprenait pas 30 mille,
dont 7 à 8 mille étaient en Belgique sous les généraux Roguet et
Barrois, 6 mille sous le maréchal Ney près de Saint-Dizier, 12 mille
sous le maréchal Mortier à Bar-sur-Aube. À la vérité on achevait d'en
organiser à Paris environ 10 mille. La garde à cheval sur 10 mille
cavaliers propres au service en avait 6 mille montés, moitié avec
Mortier, moitié avec Lefebvre-Desnoëttes. Ce dernier revenait en toute
hâte de l'Escaut sur la Marne. Des divisions de réserve qu'on formait
à Paris en versant des conscrits dans les dépôts, l'une, forte à peine
de 6 mille hommes, et confiée au général Gérard, était partie avant
d'être au complet pour aller renforcer le maréchal Mortier sur l'Aube;
l'autre s'était rendue à Troyes sous le général Hamelinaye, et
comptait à peine 4 mille conscrits dépourvus de toute instruction. La
réserve de cavalerie formée à Versailles par la réunion de tous les
dépôts de l'arme, avait déjà fourni 3 mille cavaliers, que le général
Pajol, couvert de blessures mal fermées, avait conduits à Auxerre.
Telles étaient les ressources que la rapidité des événements avait
permis de réunir en janvier. Il faut y ajouter les gardes nationales
qui arrivaient de la Picardie à Soissons, de la Normandie à Meaux, de
la Bretagne et de l'Orléanais à Montereau, de la Bourgogne à Troyes.

[En marge: Derniers préparatifs militaires.]

[En marge: Napoléon consacre ses dernières économies aux dépenses de
la guerre.]

Napoléon ne désespéra pas avec ces faibles moyens de tenir tête à
l'orage. Il ordonna de terminer au plus tôt la création des deux
divisions de jeune garde, de continuer au moyen des dépôts et des
conscrits l'organisation des divisions de réserve. Il recommanda de
ne pas laisser les hommes un seul jour à Paris dès qu'ils auraient une
veste, un schako, des souliers, un fusil, et de les faire partir
quelque fût l'état de leur instruction. Il imprima une nouvelle
activité aux ateliers d'habillement établis à Paris, mais il rencontra
quant aux armes à feu plus de difficultés que pour toutes les autres
parties du matériel. Il n'y avait à Vincennes que 6 mille fusils
neufs, et 30 mille fusils vieux qu'on travaillait chaque jour à mettre
en état de servir. C'était à peine de quoi armer les hommes qu'on
versait dans les dépôts au fur et à mesure de leur arrivée.
L'artillerie qu'on avait fait refluer sur Vincennes, après avoir été
attelée avec des chevaux pris partout, devait repartir immédiatement
pour Châlons où se préparait le rassemblement de nos forces. Le trésor
personnel de Napoléon fournissait les fonds que ne pouvait plus
procurer le trésor de l'État. M. Mollien, administrateur excellent
pour les temps calmes, mais surpris par ces circonstances
extraordinaires, n'avait pu malgré les centimes additionnels suffire
aux dépenses de l'armée. Napoléon sur les 63 millions qui lui
restaient de ses économies, en avait donné 17 au général Drouot pour
la garde, environ 10 au Trésor pour les divers services, 8 aux
remontes, à l'habillement, à la fabrication des armes, 1 à ses frères,
aujourd'hui rois sans couronne et sans argent, en avait destiné 4 à le
suivre, et en laissait 23 ou 24 aux Tuileries pour les besoins urgents
et imprévus.

[En marge: Silence des Espagnols relativement au traité de Valençay,
et impossibilité de rappeler les armées d'Espagne.]

[En marge: Napoléon se réduit aux deux détachements déjà demandés aux
maréchaux Soult et Suchet.]

Les troupes d'Espagne si on avait pu les ramener eussent été en ce
moment un bien précieux secours. Mais on était toujours sans nouvelles
de l'accueil fait au duc de San-Carlos et au traité de Valençay.
Ferdinand VII, attendant avec une impatience croissante que sa prison
s'ouvrît, n'avait pas plus de nouvelles que le cabinet français[2]. Ce
silence était de bien mauvais augure, et en tout cas il ne permettait
pas qu'on dégarnît la frontière, avant de savoir si les Espagnols et
les Anglais repasseraient les Pyrénées. Néanmoins, comme on l'a vu,
Napoléon avait ordonné au maréchal Suchet d'acheminer 12 mille hommes
sur Lyon, au maréchal Soult d'en acheminer 15 mille sur Paris, les uns
et les autres en poste. Il y joignit deux des quatre divisions de
réserve formées à Bordeaux, Toulouse, Montpellier et Nîmes. Les quatre
ne comptaient pas plus de 18 mille conscrits, au lieu de 60 mille
qu'on s'était flatté de réunir, mais elles se composaient de cadres
excellents, empruntés aux armées d'Espagne. Napoléon fit partir pour
Paris celle de Bordeaux, forte d'environ 4 mille hommes, et pour Lyon
celle de Nîmes, forte de 3 mille. Telle était sa détresse, que de
pareilles ressources étaient pour lui d'une véritable importance. Ce
qui était envoyé sur Lyon devait servir à composer l'armée d'Augereau;
ce qui était dirigé sur Paris devait y grossir ce rassemblement de
troupes de toute espèce, jeune garde, bataillons tirés des dépôts,
gardes nationales, vieilles bandes d'Espagne, dans lesquelles il
comptait puiser à mesure qu'elles seraient prêtes, pour soutenir
l'effroyable lutte qui allait s'engager entre la Seine et la Marne.
Enfin, il s'occupa de la défense de la capitale.

          [Note 2: L'ouvrage de M. Fain, qui sur ce point contient
          plus d'une erreur, bien que rédigé sur les documents du duc
          de Bassano, fait arriver Ferdinand VII à Madrid le 6
          janvier. Ce prince ne partit de Valençay que le 19 mars.]

[En marge: Projet conçu et toujours négligé de fortifier la capitale.]

[En marge: Préparatifs secrets pour la défendre avec des ouvrages de
campagne.]

Plus d'une fois, même au milieu de ses plus éclatantes prospérités,
Napoléon, par une sorte de prescience qui lui dévoilait les
conséquences de ses fautes sans les lui faire éviter, avait cru
apercevoir les armées de l'Europe au pied de Montmartre, et, à chacune
de ces sinistres visions, il avait songé à fortifier Paris. Puis,
emporté par le torrent de ses pensées et de ses passions, il avait
prodigué les millions à Alexandrie, à Mantoue, à Venise, à Palma-Nova,
à Flessingue, au Texel, à Hambourg, à Dantzig, et n'avait rien
consacré à la capitale de la France. S'il s'en fût occupé dans ces
temps de prospérité, il eût fait sourire les Parisiens, et le mal
n'eût pas été grand: en janvier 1814, il les aurait fait trembler, et
aurait augmenté la mauvaise volonté des uns, la consternation des
autres. Pourtant, dans son opinion, Paris hors d'atteinte aurait
presque garanti le succès de la prochaine campagne, car, si en
manoeuvrant entre l'Aisne, la Marne, l'Aube, la Seine, qui coulent
concentriquement vers Paris, il avait été bien assuré du point commun
où elles viennent se réunir, il aurait acquis une liberté de
mouvements dont il eût pu, avec son génie, avec la parfaite
connaissance des lieux, avec la possession de tous les passages, tirer
un avantage immense contre un ennemi embarrassé de sa marche, toujours
prêt à se repentir de s'être trop avancé, et l'eût probablement
surpris dans quelque fausse position où il l'aurait accablé. Aussi ne
cessait-il de penser à l'armement de Paris, mais il craignait l'effet
moral d'une telle précaution. Il avait demandé à un comité d'officiers
du génie, chargé de s'occuper extraordinairement des places fortes, un
plan pour la défense de la capitale, avec recommandation de garder le
secret. Les plans qu'on lui avait proposés exigeant des travaux
immédiats et très-apparents, il y avait renoncé, et s'était contenté
de choisir d'avance et sans bruit les emplacements où l'on pourrait
élever des redoutes, de préparer de grosses palissades, soit pour
renforcer l'enceinte, soit pour construire des tambours en avant des
portes, de réunir enfin un supplément considérable d'artillerie et de
munitions, se réservant au dernier moment, avec le secours de la
population et des dépôts, d'organiser une défense opiniâtre de la
grande cité qui contenait ses ressources, sa famille, son
gouvernement, et la clef de tout le théâtre de la guerre.

[En marge: Dernières dispositions relatives à la Belgique et à
l'Italie.]

[En marge: Envoi du Pape à Savone.]

Il ordonna encore quelques autres mesures relatives à la Belgique, à
l'Italie, à Murat, au Pape. Mécontent du général Decaen à cause de
l'évacuation de Willemstadt, il le remplaça par le général Maison, qui
s'était tant distingué dans les dernières campagnes. Il laissa pour
instruction à ce dernier de s'établir dans un camp retranché en avant
d'Anvers, avec trois brigades de jeune garde, avec les bataillons du
1er corps qu'on aurait eu le temps de former, et de s'attacher à
retenir les ennemis sur l'Escaut par la menace de se jeter sur leurs
derrières s'ils marchaient sur Bruxelles. Il prescrivit à Macdonald
de se replier sur l'Argonne, et de là sur la Marne, avec les 5e et 11e
corps, et le 3e de cavalerie. Il manda au prince Eugène de lui
envoyer, s'il le pouvait sans compromettre la ligne de l'Adige, une
forte division qui, passant par Turin et Chambéry, viendrait renforcer
Augereau. Il s'obstina dans le silence gardé envers Murat, lequel
devenait tous les jours plus pressant, et menaçait de se joindre à la
coalition si on ne lui cédait l'Italie à la droite du Pô. Enfin, ne
sachant que faire du Pape à Fontainebleau, où des coureurs ennemis
pouvaient venir l'enlever, et ne voulant pas encore le rendre de peur
de compliquer les affaires d'Italie, il le fit partir pour Savone,
sous la conduite du colonel Lagorsse, qui avait su en le gardant
allier le respect à la vigilance. Les Autrichiens n'ayant pu
jusqu'alors ni forcer l'Adige, ni approcher de Gênes, Savone était
encore un lieu sûr[3].

          [Note 3: M. Fain et d'autres écrivains ont prétendu que
          Napoléon fit dès ce jour partir le Pape pour Rome. C'est une
          erreur démontrée par des documents certains. Le départ de
          Fontainebleau fut bien le commencement du voyage qui ramena
          le Pape à Rome, mais ne fut point ordonné avec l'intention
          de l'y envoyer actuellement. Ce ne fut que plus tard que
          Napoléon donna l'ordre de l'y laisser rentrer, et par des
          motifs que nous ferons connaître en leur lieu. Les archives
          de la secrétairerie d'État contiennent des instructions de
          Napoléon et des lettres du colonel Lagorsse qui ne laissent
          de doute sur aucun de ces points.]

[En marge: L'Impératrice chargée de la régence, sous la direction du
prince archichancelier.]

Ces dispositions terminées, Napoléon résolut de partir. L'Impératrice
devait en son absence exercer la régence comme elle l'avait fait
pendant la campagne précédente, en ayant le prince archichancelier
Cambacérès pour conseiller secret. Joseph était chargé de la
seconder, de la remplacer même si elle quittait Paris, car en se
proposant de défendre Paris à outrance, Napoléon n'était pas décidé à
y laisser sa femme et son fils exposés aux bombes et aux boulets,
peut-être même à la captivité, si la coalition parvenait à forcer les
défenses improvisées de la capitale. En cas de retraite de
l'Impératrice dans l'intérieur de l'Empire, Joseph et les autres
frères de Napoléon actuellement réunis à Paris devaient donner
l'exemple du courage à la garde nationale, et mourir s'il le fallait
pour défendre un trône plus important pour eux que ceux d'Espagne, de
Hollande ou de Westphalie, car c'était non-seulement le plus grand,
mais le seul qui restât à leur famille.

[En marge: Appréhensions que M. de Talleyrand inspire à Napoléon.]

[En marge: Fausse conduite tenue à l'égard de ce grand personnage.]

Outre les précautions prises contre l'ennemi extérieur, Napoléon avait
songé aussi à en prendre quelques-unes contre l'ennemi intérieur,
c'est-à-dire contre les menées tendant à rendre à la France ou la
république ou les Bourbons. L'archichancelier Cambacérès, le duc de
Rovigo, avaient reçu ordre d'étendre leur surveillance jusque sur les
princes de la famille impériale, et en particulier sur certains
dignitaires, tels que M. de Talleyrand par exemple, qui ne cessait
d'inspirer à Napoléon les plus singulières appréhensions. Quoique
privé du plus remuant de ses associés, du duc d'Otrante envoyé en
mission auprès de Murat, M. de Talleyrand était fort à craindre.
Napoléon voyait distinctement en lui l'homme autour duquel, dans un
moment de revers, se grouperaient ses ennemis de toute sorte, pour
édifier un nouveau gouvernement sur les débris de l'Empire renversé.
Après avoir ressenti un goût fort vif pour M. de Talleyrand, et lui en
avoir inspiré un pareil, se sentant privé maintenant du plus sûr moyen
de plaire, la prospérité, se rappelant en outre combien il avait
blessé en diverses occasions ce grand personnage, il se disait qu'il
avait fait tout ce qu'il fallait pour en être haï; il s'y attendait
donc, et y comptait. Il le craignait surtout depuis que le nom des
Bourbons était prononcé, car bien qu'engagé par sa vie et ses opinions
dans la Révolution française, l'ancien évêque d'Autun, aujourd'hui
prince et marié, avait une si haute naissance, tant de flexibilité
d'esprit, tant de moyens d'être utile à l'ancienne dynastie, que sa
paix avec elle ne pouvait être difficile. Napoléon voyait donc en lui
un redoutable instrument de contre-révolution. Avec de tels
pressentiments, il aurait dû, ou le réduire à l'impuissance de nuire,
ou se l'attacher, mais malgré sa force d'esprit et de caractère,
Napoléon, comme on fait trop souvent, sommeillant à côté du danger,
tint à l'égard de M. de Talleyrand une conduite incertaine: il le
laissa libre, grand dignitaire, membre du conseil de régence, et au
lieu de le caresser en le laissant si fort, il lui adressa au
contraire de sanglants reproches à la veille de le quitter, tant la
seule vue de ce personnage l'excitait, l'inquiétait, l'irritait. Il
lui dit qu'il le connaissait bien, qu'il n'ignorait pas ce dont il
était capable, qu'il le surveillerait attentivement, et qu'à la
première démarche douteuse il lui ferait sentir le poids de son
autorité. Puis après les plus violentes apostrophes, il s'en tint aux
paroles, et se contenta de prescrire au duc de Rovigo la plus
rigoureuse surveillance, tant sur M. de Talleyrand que sur quelques
autres grands fonctionnaires disgraciés. Le duc de Rovigo n'était pas
homme à hésiter quels que fussent ses ordres, mais que faire contre un
adversaire habile, qui savait comment se conduire pour ne pas donner
prise, qui d'ailleurs était entouré d'une immense renommée, qu'on
devait se garder de frapper légèrement, et qui saurait bien trouver le
moment où il pourrait tout oser contre un ennemi qui ne pourrait
presque plus rien pour sa propre défense?

[En marge: Napoléon, avant de partir, présente son fils à la garde
nationale.]

Napoléon, à la veille de son départ, voulut voir et haranguer les
officiers de la garde nationale à laquelle il allait confier la sûreté
intérieure et extérieure de Paris. On avait composé la garde nationale
non pas de cette classe populaire, courageuse et robuste, aussi
capable de défendre bravement ce qu'on lui confie, que de le renverser
maladroitement, mais de gens aisés, ennemis des révolutions, n'ayant
pas oublié que Napoléon avait sauvé la France de l'anarchie, quoique
lui reprochant de l'avoir précipitée dans une guerre funeste,
détestant la république, et ayant peu d'entraînement pour les
Bourbons. Napoléon, en voulant disputer les dehors de Paris avec ses
soldats, se proposait de laisser à la garde nationale le soin de
préserver sa femme et son fils contre un mouvement anarchiste ou
royaliste, tenté dans l'intérieur de la capitale. Il reçut donc les
officiers de cette garde aux Tuileries, ayant sa femme d'un côté, son
fils de l'autre, puis s'avançant au milieu d'eux, leur montrant cet
enfant appelé naguère à de si hautes destinées, et aujourd'hui voué
peut-être à l'exil, à la mort, il leur dit qu'il allait s'éloigner
pour défendre eux et leurs familles, et rejeter hors du territoire
l'ennemi qui venait de franchir nos frontières, mais qu'en partant il
mettait en dépôt entre leurs mains ce qu'il avait de plus cher après
la France, c'est-à-dire sa femme et son fils, et partait tranquille en
confiant de pareils gages à leur honneur. La vue de ce grand homme,
réduit après tant de merveilles à de telles extrémités, tenant son
fils dans ses bras, le présentant à leur dévouement, produisit sur eux
la plus vive émotion, et ils promirent bien sincèrement de ne pas
livrer à d'autres le glorieux trône de France. Hélas! ils le
croyaient! Lequel d'entre eux, en effet, bien que le champ fût ouvert
alors à toutes les suppositions, lequel pouvait prévoir en ce moment
les scènes si différentes qui se passeraient bientôt dans ces
Tuileries, et confondraient la prévoyance non-seulement de ceux qui
les occupaient, mais de leurs successeurs, et des successeurs de leurs
successeurs!

[En marge: Adieux de Napoléon à sa femme et à son fils, qu'il ne
devait plus revoir.]

Napoléon partit le lendemain pour Châlons, et en partant, sans savoir
qu'il les embrassait pour la dernière fois, serra fortement dans ses
bras sa femme et son fils. Sa femme pleurait et craignait de ne plus
le revoir. Elle était destinée à ne plus le revoir en effet, sans que
les boulets ennemis dussent l'enlever à son affection! On l'eût bien
surprise assurément si on lui eût dit que ce mari, actuellement
l'objet de toutes ses sollicitudes, mourrait dans une île de l'Océan,
prisonnier de l'Europe, et oublié d'elle! Quant à lui, on ne l'eût
point étonné, quoi qu'on lui eût prédit, car, extrême abandon, extrême
dévouement, il s'attendait à tout de la part des hommes, qu'il
connaissait profondément, et avec lesquels il se conduisait néanmoins
comme s'il ne les avait pas connus!


FIN DU LIVRE CINQUANTE ET UNIÈME.



LIVRE CINQUANTE-DEUXIÈME.

BRIENNE ET MONTMIRAIL.

     Arrivée de Napoléon à Châlons-sur-Marne le 25
     janvier. -- Abattement des maréchaux, et assurance de Napoléon. --
     Son plan de campagne. -- Son projet de manoeuvrer entre la Seine
     et la Marne, dans la conviction que les armées coalisées se
     diviseront pour suivre le cours de ces deux rivières. --
     Soupçonnant que le maréchal Blucher s'est porté sur l'Aube pour
     se réunir au prince de Schwarzenberg, il se décide à se jeter
     d'abord sur le général prussien. -- Brillant combat de Brienne
     livré le 29 janvier. -- Blucher est rejeté sur la Rothière avec
     une perte assez notable. -- En ce moment les souverains réunis
     autour du prince de Schwarzenberg, délibèrent s'il faut s'arrêter
     à Langres, pour y négocier avant de pousser la guerre plus loin.
     -- Arrivée de lord Castlereagh au camp des alliés. -- Caractère
     et influence de ce personnage. -- Les Prussiens par esprit de
     vengeance, Alexandre par orgueil blessé, veulent pousser la
     guerre à outrance. -- Les Autrichiens désirent traiter avec
     Napoléon dès qu'on le pourra honorablement. -- Lord Castlereagh
     vient renforcer ces derniers, à condition qu'on obligera la
     France à rentrer dans ses limites de 1790, et que lui ôtant la
     Belgique et la Hollande, on en formera un grand royaume pour la
     maison d'Orange. -- Empressement de tous les partis à satisfaire
     l'Angleterre. -- Lord Castlereagh ayant obtenu ce qu'il désirait,
     décide les cours alliées à l'ouverture d'un congrès à Châtillon,
     où l'on appelle M. de Caulaincourt pour lui offrir le retour de
     la France à ses anciennes limites. -- La question politique étant
     résolue de la sorte, la question militaire se trouve résolue par
     l'engagement survenu entre Blucher et Napoléon. -- Le prince de
     Schwarzenberg vient au secours du général prussien, avec toute
     l'armée de Bohême. -- Position de Napoléon ayant sa droite à
     l'Aube, son centre à la Rothière, sa gauche aux bois d'Ajou. --
     Sanglante bataille de la Rothière livrée le 1er février 1814,
     dans laquelle Napoléon, avec 32 mille hommes, tient tête toute
     une journée à 100 mille combattants. -- Retraite en bon ordre sur
     Troyes le 2 février. -- Position presque désespérée de Napoléon.
     -- Replié sur Troyes, il n'a pas 50 mille hommes à opposer aux
     armées coalisées, qui peuvent en réunir 220 mille. -- En proie
     aux sentiments les plus douloureux, il ne perd cependant pas
     courage, et fait ses dispositions dans la prévoyance d'une faute
     capitale de la part de l'ennemi. -- Ses mesures pour l'évacuation
     de l'Italie, et pour l'appel à Paris d'une partie des armées qui
     défendent les Pyrénées. -- Ordre de disputer Paris à outrance
     pendant qu'il manoeuvrera, et d'en faire sortir sa femme et son
     fils. -- Réunion du congrès de Châtillon. -- Propositions
     outrageantes faites à M. de Caulaincourt, lesquelles consistent à
     ramener la France aux limites de 1790, en l'obligeant en outre de
     rester étrangère à tous les arrangements européens. -- Douleur et
     désespoir de M. de Caulaincourt. -- Pendant ce temps la faute
     militaire que Napoléon prévoyait s'accomplit. -- Les coalisés se
     divisent en deux masses: l'une sous Blucher doit suivre la Marne,
     et déborder Napoléon par sa gauche, pour l'obliger à se replier
     sur Paris, tandis que l'autre, descendant la Seine, le poussera
     également sur Paris pour l'y accabler sous les forces réunies de
     la coalition. -- Napoléon partant le 9 février au soir de Nogent
     avec la garde et le corps de Marmont, se porte sur Champ-Aubert.
     -- Il y trouve l'armée de Silésie divisée en quatre corps. --
     Combats de Champ-Aubert, de Montmirail, de Château-Thierry, de
     Vauchamp, livrés les 10, 11, 12 et 14 février. -- Napoléon fait
     20 mille prisonniers à l'armée de Silésie, et lui tue 10 mille
     hommes, sans presque aucune perte de son côté. -- À peine délivré
     de Blucher, il se rejette par Guignes sur Schwarzenberg qui avait
     franchi la Seine, et l'oblige à la repasser en désordre. --
     Combats de Nangis et de Montereau les 18 et 19 février. -- Pertes
     considérables des Russes, des Bavarois et des Wurtembergeois. --
     Un retard survenu à Montereau permet au corps de Colloredo, qu'on
     allait prendre tout entier, de se sauver. -- Grands résultats
     obtenus en quelques jours par Napoléon. -- Situation complétement
     changée. -- Événements militaires en Belgique, à Lyon, en Italie,
     et sur la frontière d'Espagne. -- Révocation des ordres envoyés
     au prince Eugène pour l'évacuation de l'Italie. -- Renvoi de
     Ferdinand VII en Espagne, et du Pape en Italie. -- La coalition,
     frappée de ses échecs, se décide à demander un armistice. --
     Envoi du prince Wenceslas de Liechtenstein à Napoléon. --
     Napoléon feint de le bien accueillir, mais résolu à poursuivre
     les coalisés sans relâche, se borne à une convention verbale pour
     l'occupation pacifique de la ville de Troyes. -- Résultat
     inespéré de cette première période de la campagne.


[Date en marge: Janv. 1814.]

[En marge: Départ de Napoléon le 25 janvier au matin.]

[En marge: Son arrivée à Châlons.]

Parti le 25 au matin de Paris, Napoléon arriva le même soir à
Châlons-sur-Marne. Déjà un grand nombre de fuyards, soldats et
paysans, encombraient cette route. Les habitants de Châlons, auxquels
sa présence rendait la confiance, criaient beaucoup: _vive
l'Empereur!_ mais en y ajoutant: _à bas les droits réunis!_ tant la
révolte contre le régime établi commençait à devenir générale. C'était
à vrai dire le cri de l'égoïsme local contre le plus nécessaire des
impôts que tous les flatteurs du peuple, à quelque classe qu'ils
appartiennent, ont également promis d'abolir, sans pouvoir jamais le
remplacer, mais qui dans le moment signifiait en réalité: _à bas le
régime impérial_. Seulement les Châlonnais qualifiaient ce régime par
ce qui les froissait le plus en leur qualité de vignerons de la
Champagne. Napoléon n'y prit garde, se montra doux, serein,
accueillant, et les gagna tous par sa tranquille attitude.

[En marge: Dans quel état d'esprit Napoléon trouve les maréchaux.]

[En marge: Napoléon leur expose la situation avec un rare sang-froid.]

Berthier l'avait précédé à Châlons. Le vieux duc de Valmy, toujours
chargé de l'administration des dépôts, s'y était rendu de son côté.
Marmont, Ney y étaient accourus. Ils étaient fort troublés, quoique
ordinairement le danger les intimidât peu, mais n'ayant dans les mains
que des débris, ils demandaient avec instance des renforts, et se
flattaient en voyant arriver Napoléon que ces renforts allaient
suivre. Malheureusement il ne leur apportait que lui-même; c'était
beaucoup certainement (et on ne tardera pas à en avoir la preuve),
mais ce n'était pas assez pour résister à la masse d'ennemis déchaînés
contre la France. Ses lieutenants lui dirent que sans doute il amenait
des forces à sa suite.--Non, répondit-il avec sang-froid, et après les
avoir consternés par cette réponse, il les ranima bientôt par la
hardiesse et la profondeur des vues qu'il développa devant eux. Il
semblait que, débarrassé des soucis amers qui l'accablaient à Paris,
et redevenu soldat, il retrouvât en rentrant dans sa profession toute
sa sérénité d'âme, au point de découvrir des ressources où personne
n'en voyait. Il parla longuement à ses maréchaux, et leur exposa la
situation à peu près comme il suit.

[En marge: Napoléon leur montre qu'il reste, dans la manière dont se
présente l'ennemi, dans la nature des lieux, d'heureuses combinaisons
à opposer aux coalisés, et que rien n'est encore perdu.]

Ses forces se réduisaient pour ainsi dire à ce que les maréchaux
amenaient avec eux: Victor avait à peu près 7 mille fantassins et
3,500 cavaliers; Marmont 6 mille fantassins et 2,500 cavaliers; Ney 6
mille fantassins. Ces trois maréchaux possédaient en outre 120 bouches
à feu assez bien attelées. À douze lieues de là, c'est-à-dire à
Arcis-sur-Aube, le général Gérard avait une division de réserve de 6
mille hommes; à dix-huit lieues, c'est-à-dire à Troyes, le maréchal
Mortier avait 15 mille soldats de la vieille garde, infanterie et
cavalerie, ce qui portait ces divers rassemblements à 46 ou 47 mille
hommes. Lefebvre-Desnoëttes arrivait avec la cavalerie légère de la
garde, comptant 3 mille chevaux, et avec quelques mille hommes
d'infanterie, soit jeune garde, soit bataillons tirés des dépôts, ce
qui supposait en total cinquante et quelques mille hommes dans la
partie la plus menacée du territoire, non compris, il est vrai, la
seconde division de réserve qui s'organisait sous le général
Hamelinaye à Troyes, la cavalerie qui se formait sur la Seine sous
Pajol, et les rassemblements de gardes nationales. C'était bien peu
assurément contre les 220 ou 230 mille soldats éprouvés qui marchaient
contre la capitale, sans parler de ceux qui devaient survenir bientôt.
À Paris se formaient encore deux divisions de jeune garde, et quelques
nouveaux bataillons de ligne; sur la route de Bordeaux s'avançaient
plusieurs divisions d'Espagne, et Macdonald enfin arrivait par les
Ardennes avec une douzaine de mille hommes. Mais ces renforts devaient
être plus que surpassés par ceux que l'ennemi attendait, et pour le
premier moment, pour le premier choc, on avait 50 mille hommes contre
230 mille. Napoléon ne dit pas toute la vérité à ses lieutenants, de
peur de les décourager, mais il ne s'en éloigna guère. Néanmoins il
n'y avait pas à s'épouvanter selon lui. L'ennemi était nombreux, mais
divisé, et il était impossible qu'il ne commît pas de grandes fautes
dont on se hâterait de tirer parti. Il s'avançait par deux routes,
celle de l'est, de Bâle à Paris, celle du nord-est, de Mayence à
Paris, et il était difficile qu'il fît autrement, ayant à lier ses
opérations avec les troupes agissant dans les Pays-Bas. Indépendamment
de cette séparation obligée entre l'armée de Blucher, ancienne armée
de Silésie, et celle de Schwarzenberg, ancienne armée de Bohême,
l'ennemi s'était encore fractionné par des motifs secondaires. Blucher
avait laissé des troupes au blocus de Mayence et de Metz; les colonnes
de Schwarzenberg étaient fort éloignées les unes des autres; celle de
Bubna avait pris par Genève, celle de Colloredo venait par Auxonne et
la Bourgogne, celle de Giulay et du prince de Wurtemberg par Langres
et la Champagne, celle de de Wrède par l'Alsace. Enfin celle de
Wittgenstein se trouvait aux environs de Strasbourg. Il y avait encore
quelques détachements autour de Besançon, Béfort, Huningue, etc. Il
n'était pas possible que tant de corps épars fussent dirigés avec
assez d'intelligence pour être concentrés à propos sur le point où ils
auraient à combattre. D'ailleurs la configuration des lieux allait les
induire elle-même à commettre les fautes dont on espérait profiter.

Lorsqu'on s'avance vers la capitale de la France soit par le nord-est,
soit par l'est, on arrive, après avoir passé la Meuse ou la Saône, au
bord d'un bassin dont Paris est le centre, et vers lequel coulent la
Marne et la Seine, formant un angle dont les côtés viennent se réunir
à un sommet commun, qui est Paris. (Voir les cartes n{os} 61 et 62.)
Blucher suivait en ce moment un côté de cet angle, en se portant vers
Saint-Dizier sur la Marne; Schwarzenberg suivait l'autre en
poursuivant Mortier le long de la Seine. C'était le cas de se jeter
rapidement sur l'un d'eux, n'importe lequel, avec les forces qu'on
pourrait réunir. Aux 25 mille hommes de Ney, Victor et Marmont,
Napoléon allait ajouter le détachement de Lefebvre-Desnoëttes avec une
immense quantité d'artillerie. Il pouvait, après avoir remonté la
Marne jusqu'à Saint-Dizier, se rabattre promptement sur sa droite,
attirer à lui Gérard et Mortier, et fondre avec 50 mille hommes sur la
colonne de Schwarzenberg. Il était probable qu'on aurait là un succès.
Ce premier avantage arrêterait la marche si confiante des coalisés. Si
la guerre se prolongeait, on pourrait en manoeuvrant bien dans cet
angle formé par la Seine et la Marne, avoir d'autres succès, peut-être
considérables. D'une part, le duc de Valmy allait faire occuper les
divers passages de la Marne, en levant les gardes nationales et en
barricadant tous les ponts; de l'autre Pajol, avec la cavalerie et les
gardes nationales, allait prendre les mêmes précautions sur la Seine,
et pousser ses opérations sur l'Yonne, qui en est pour ainsi dire un
bras détaché. Entre ces deux lignes de la Marne et de la Seine se
trouve une ligne intermédiaire, celle de l'Aube, qui multiplie les
difficultés pour l'attaquant, et les moyens de résistance pour
l'attaqué. L'ennemi amené tantôt par choix, tantôt par nécessité, à se
partager entre ces diverses rivières, n'en possédant pas les passages
que nous occuperions exclusivement, fournirait mille occasions de le
battre, qu'il faudrait promptement saisir, et on pouvait s'en fier de
ce soin à Napoléon. Pendant ce temps arriveraient des troupes
d'Espagne et de l'intérieur, la population ranimée par le succès
reprendrait courage, Augereau remonterait de Lyon sur Besançon, et
inquiéterait l'ennemi sur ses derrières; les commandants de nos places
exécuteraient de fréquentes sorties contre les faibles corps qui les
bloquaient, et si la fortune n'était pas absolument contraire, on
aurait quelque bonne journée, et Caulaincourt, ainsi secondé, finirait
par signer une paix honorable. Tout n'était donc pas perdu! s'écriait
Napoléon. La guerre présentait tant de chances diverses quand on
savait persévérer! Il n'y avait de vaincu que celui qui voulait
l'être! Sans doute on aurait des jours difficiles; il faudrait
quelquefois se battre un contre trois, même un contre quatre; mais on
l'avait fait dans sa jeunesse, il fallait bien savoir le faire dans
son âge mûr. D'ailleurs, de tous les débris de l'ancienne armée, on
avait conservé une excellente et nombreuse artillerie, au point
d'avoir cinq ou six pièces par mille hommes. Les boulets valaient bien
les balles. On avait eu toutes les gloires; il en restait une
dernière à acquérir qui complète toutes les autres et les surpasse,
celle de résister à la mauvaise fortune, et d'en triompher; après quoi
on se reposerait dans ses foyers, et on vieillirait tous ensemble dans
cette France, qui, grâce à ses héroïques soldats, après tant de phases
diverses, aurait sauvé sa vraie grandeur, celle des frontières
naturelles, et de plus une gloire impérissable.

[En marge: La confiance et les vues profondes de Napoléon raniment ses
lieutenants.]

En disant ces nobles choses, Napoléon se montrait serein, caressant,
rajeuni, paraissait croire tout ce qu'il disait (et en croyait en
effet une partie), tant son génie entrevoyait de chances cachées à
d'autres. Il finit ainsi par communiquer à ses lieutenants quelque
chose de sa confiance, et les laissa moins abattus qu'il ne les avait
trouvés. Le plus animé en ce moment, celui qui manifestait les
meilleures dispositions, était Marmont. Ney était triste. Le héros de
la Moskowa semblait ne pas s'être remis encore de la journée de
Dennewitz.

[En marge: Ordres pour occuper tous les passages de la Marne, de
l'Aube et de la Seine.]

Dans la nuit même, Napoléon sans prendre de repos, ordonna au duc de
Valmy de réunir à Châlons les détachements qui se repliaient, à
l'exception des dépôts qui devaient continuer leur marche sur Paris,
de lever partout les gardes nationales, et de barricader les bourgs et
les villes qui avaient des ponts sur la Marne. Il enjoignit également
à Macdonald qui achevait son mouvement rétrograde, de s'arrêter à
Châlons pour garder le cours de la Marne. (Voir la carte nº 62.) Il
prescrivit à Mortier de quitter Troyes, de se réunir à Gérard sur
l'Aube, ligne intermédiaire, comme nous l'avons dit, entre la Seine et
la Marne, et de s'y tenir prêts ou à le recevoir ou à venir à lui; à
Pajol de bien veiller sur les ponts de la Seine et de l'Yonne, tels
que Nogent, Montereau, Sens, Joigny, Auxerre, et de courir assez à
droite avec sa cavalerie pour intercepter les partis qui essayeraient
de pénétrer jusqu'à la Loire.

[En marge: Napoléon rentre de vive force dans Saint-Dizier.]

Le lendemain matin 26, Napoléon se porta sur Vitry.
Lefebvre-Desnoëttes l'avait rejoint. Avec Lefebvre, Marmont, Ney,
Victor, il avait en tout 33 à 34 mille hommes. L'ennemi occupait
Saint-Dizier. Napoléon ordonna à Victor de l'en chasser, ce qui fut
exécuté avec la plus rare vigueur. La présence de Napoléon avait
ranimé tous les courages. On rentra à Saint-Dizier après avoir fait
quelques prisonniers qui appartenaient au corps russe de Landskoi.
Voici ce qui se passait du côté des coalisés.

[En marge: Ce qui se passait chez les coalisés au moment de l'arrivée
de Napoléon sur la haute Marne.]

[En marge: Ayant franchi les deux premières périodes de la guerre, les
coalisés délibèrent avant d'entreprendre la troisième, qui doit
consister à marcher sur Paris.]

[En marge: Châtillon-sur-Seine désigné comme lieu où doit se réunir le
futur congrès.]

[En marge: Pendant ce temps, Blucher à la tête de 30 mille hommes, se
porte à Bar-sur-Aube pour se joindre au prince de Schwarzenberg et
prendre part à la délibération.]

Fatigué d'attendre lord Castlereagh, et malgré le désir de lui parler
le premier, Alexandre, qui avait la prétention d'être nécessaire
partout, et qui était souvent utile en bien des endroits, avait voulu
suivre le grand quartier général, disant que sans lui on se
brouillerait, et qu'on ne commettrait que des fautes. Il s'était rendu
à Langres, où les souverains et les ministres alliés l'avaient
accompagné. Une partie considérable de l'armée du prince de
Schwarzenberg était répandue entre la haute Marne et l'Aube
supérieure, entre Chaumont et Bar-sur-Aube (voir la carte nº 62),
attendant Blucher qui arrivait par Saint-Dizier. Là on s'était mis à
délibérer, et il le fallait pour se conformer aux divisions établies
par M. de Metternich entre les diverses périodes de la guerre. On
avait en effet accompli la première période qui consistait à
s'avancer jusqu'au Rhin, plus la seconde qui consistait à s'avancer
jusqu'au delà des Vosges et des Ardennes, et il restait à accomplir la
troisième, la plus difficile, celle de marcher sur Paris. Les avis
étaient fort partagés sur cette troisième période, et on comptait sur
lord Castlereagh, qui venait enfin d'arriver, pour résoudre la
question. Provisoirement, pour ne pas prolonger un silence inconvenant
envers M. de Caulaincourt, on lui avait assigné Châtillon-sur-Seine
comme lieu des futures négociations. On avait eu beaucoup de peine à
obtenir cette concession d'Alexandre qui déjà inclinait à ne plus
traiter qu'à Paris même. Mais ce qui avait contribué à le faire céder,
c'était le lieu du nouveau congrès qu'il avait voulu choisir en
France, pour infliger à Napoléon l'humiliation de traiter au sein de
ses provinces envahies. En même temps les diverses armées tendaient à
se rapprocher. Tandis que l'armée du prince de Schwarzenberg était
répandue autour de Langres, Blucher après avoir quitté Nancy, avait
traversé Saint-Dizier, y avait laissé le détachement russe de Landskoi
pour donner à croire qu'il descendait sur Châlons en suivant la Marne,
et au contraire avait quitté la Marne pour courir sur l'Aube, afin de
se joindre à Schwarzenberg, d'entraîner la grande armée par sa
présence, de faire cesser ses hésitations, et de décider une marche
hardie sur Paris. Ayant laissé le corps du comte de Saint-Priest vers
Coblentz, une partie du corps de Langeron devant Mayence, celui d'York
devant Metz, il arrivait avec le corps de Sacken et le reste de celui
de Langeron. L'avant-garde de Wittgenstein commandée par Pahlen,
s'étant trouvée sur sa route, il l'avait recueillie, et amenait ainsi
avec lui trente et quelques mille hommes. Il venait de défiler
transversalement de la Marne à l'Aube, au moment même où Napoléon
touchait à Saint-Dizier. La Marne dans cette partie supérieure de son
cours, c'est-à-dire à la hauteur de Saint-Dizier, n'est qu'à dix ou
douze lieues de l'Aube.

Telle était la situation des coalisés le 27 janvier au soir, quand
Napoléon entra dans Saint-Dizier. Il apprit là par les prisonniers,
par les gens du pays interrogés avec un art que lui seul possédait,
que Blucher à la tête d'environ trente mille hommes avait passé devant
lui, pour aller probablement se réunir à la colonne qui poursuivait
Mortier sur l'Aube. Il n'hésita pas un instant et résolut de
s'attacher à ses pas, et de le suivre sans relâche jusqu'à ce qu'il
l'eût rejoint et battu. Placé sur ses communications, interceptant les
secours qui pouvaient lui arriver des corps laissés en arrière, ayant
de plus la possibilité de l'atteindre avant sa réunion à
Schwarzenberg, il avait toute chance de le trouver en mauvaise
position et d'en tirer grand parti.

[En marge: Napoléon se décide à poursuivre Blucher.]

[En marge: Marche de la Marne à l'Aube par la route de Montierender.]

Napoléon aurait pu en remontant la Marne jusqu'à Joinville, gagner une
bonne chaussée qui par Doulevent et Soulaines aboutissait sur l'Aube
vers Brienne; mais c'était perdre une journée. (Voir la carte nº 62.)
Il aima mieux se jeter tout de suite sur sa droite par un chemin de
traverse qui aboutissait directement sur l'Aube à la hauteur de
Brienne. C'était un pays de bois et de vallons qu'il était possible de
franchir en deux marches. Il recommanda au maréchal Mortier et au
général Gérard de rester sur l'Aube, et de s'y maintenir pendant qu'il
s'occupait de les rejoindre. Par la chaussée de Joinville à Doulevent
qu'il ne voulait pas prendre lui-même, il dirigea ce qui était arrivé
du corps de Marmont, avec la division Duhesme du corps de Victor, et
il y ajouta les dragons de Briche pour battre le pays, et intercepter
la route de Nancy par laquelle pouvaient survenir les troupes de
Blucher demeurées en arrière. Avec Victor, Ney, toute la cavalerie,
environ 17 ou 18 mille hommes, il marcha sur Brienne par le chemin de
traverse d'Éclaron à Montierender. Les jours précédents il avait gelé;
le 28, jour de cette première marche, il pleuvait. On eut une extrême
difficulté à franchir ces chemins, qui ne servaient qu'à
l'exploitation des bois. Heureusement l'artillerie était bien attelée;
d'ailleurs avec le secours des gens du pays, qui prêtaient volontiers
leurs bras et leurs chevaux, on arriva, quoique fort tard, à
Montierender. En traversant Éclaron on trouva les habitants désolés
des ravages que l'ennemi avait déjà exercés chez eux. Après les
résolutions modérées qu'ils avaient affichées en entrant en France,
les coalisés étaient revenus aux moeurs de la guerre, que la barbarie
chez les Russes, une haine aveugle chez les Prussiens, rendaient
encore plus cruelles que de coutume. Ils pillaient et ravageaient par
goût quand ce n'était pas par besoin. Les paysans consternés avaient
adressé leurs plaintes à Napoléon, qui leur accorda quelques secours
sur son trésor. Il leur promit en outre de faire reconstruire leur
église, qui avait été détruite.

[En marge: Arrivée de Napoléon devant Brienne.]

Le lendemain 29 on partit de Montierender pour Brienne. On eut comme
la veille beaucoup de peine à s'avancer sur les chemins défoncés par
les pluies. Enfin, vers trois ou quatre heures de l'après-midi,
Grouchy qui commandait la cavalerie de l'armée, et Lefebvre-Desnoëttes
celle de la garde, en débouchant du bois d'Ajou, découvrirent dans une
plaine légèrement ondulée la cavalerie du comte Pahlen, appuyée par
quelques bataillons légers de Scherbatow. Un peu plus loin on
apercevait la petite ville de Brienne, avec son château bâti sur une
éminence et entouré de bois. L'Aube coulait au delà. Des troupes
nombreuses se montraient le long de l'Aube, et elles paraissaient
rebrousser chemin. Voici ce que signifiaient ces divers mouvements.

[En marge: Il rencontre Blucher, qui s'étant avancé jusqu'à Arcis, se
hâte de rétrograder vers Bar-sur-Aube.]

Blucher parvenu à Bar-sur-Aube, petite ville située sur la rivière de
l'Aube fort au-dessus de Brienne, s'était imaginé que Mortier
cherchait à passer cette rivière pour se réunir à Napoléon vers la
Marne, et il avait résolu de l'en empêcher. En conséquence, il s'était
porté sur Brienne, Lesmont et Arcis, dans l'intention de couper les
ponts de l'Aube. (Voir la carte nº 62.) Mais informé de l'apparition
de Napoléon, il s'était hâté de revenir sur ses pas, et en ce moment
il traversait, à la tête du corps de Sacken, la ville de Brienne, pour
remonter vers Bar-sur-Aube. Afin de couvrir ce mouvement, le comte
Pahlen, avec sa cavalerie et quelques bataillons légers du prince
Scherbatow, observait la plaine et la lisière des bois par lesquels
devait déboucher l'armée française. Le général Olsouvieff gardait les
approches de Brienne, que traversait, en rétrogradant sur Bar, le
grand parc d'artillerie des Prussiens.

[En marge: Position de Blucher en avant de Brienne.]

Dès qu'il reconnut les escadrons du comte Pahlen, Lefebvre-Desnoëttes
s'élança sur eux avec sa cavalerie légère, et les força de se replier
sur les bataillons de Scherbatow formés en carré. La cavalerie russe
vint en effet s'abriter derrière ces bataillons, et se placer à droite
de la ligne ennemie, en face de notre gauche. Pendant ce temps,
Olsouvieff s'était déployé en avant de la ville, et le corps de
Sacken, arrêté dans sa marche rétrograde, était venu prendre position
à côté d'Olsouvieff, afin de protéger Brienne, qu'il importait de bien
occuper pour que le parc d'artillerie prussien pût défiler en sûreté.

[En marge: Combat de Brienne livré le 29 janvier.]

L'infanterie française étant encore engagée dans les bois, Napoléon
fut réduit à canonner la ligne russe, que ses cavaliers ne pouvaient
entamer, et on se borna ainsi pendant plus de deux heures à un échange
de boulets qui ne laissait pas que d'être assez meurtrier. Enfin, Ney
et Victor commençant à déboucher, Napoléon ordonna d'attaquer
sur-le-champ. Victor avait laissé la division Duhesme à Marmont, et
Ney n'avait que deux faibles divisions de la garde; nous disposions
ainsi tout au plus de 10 à 11 mille hommes d'infanterie, et de 6 mille
de cavalerie. Blucher avait 30 mille hommes au moins. Napoléon
n'hésita pas toutefois, car on ne comptait plus les ennemis et au
contraire on comptait les heures. Il poussa Ney en deux colonnes
directement sur Brienne, tandis qu'il dirigeait par sa droite une
brigade du corps de Victor sur le château de Brienne, et qu'il
portait vers sa gauche le reste de ce corps, de manière à menacer la
route de Brienne à Bar, ce qui devait déterminer la retraite de
Blucher.

Ces dispositions eurent tout d'abord le succès désiré. Nous avions
bien peu de vieilles troupes; la jeune garde ne comprenait que des
conscrits à peine vêtus, et n'ayant jamais tiré un coup de fusil. On
les appelait des _Marie-Louise_, du nom de la régente, sous laquelle
ils avaient été levés et organisés. Mais ils étaient placés dans de
vieux cadres, et conduits par le maréchal Ney. Ces jeunes gens
supportèrent un feu violent sans en être ébranlés, et forcèrent
l'infanterie russe à se replier sur Brienne, quoique trois fois plus
nombreuse qu'eux. Malheureusement un accident survenu à notre aile
gauche ralentit ce succès. Vers cette aile, la faible colonne de
Victor, que Napoléon avait dirigée sur la route de Bar afin de menacer
la ligne de retraite de Blucher, s'était trouvée en face de la
cavalerie russe ramenée tout entière de ce côté, tandis que la nôtre
était au côté opposé. Abordée brusquement par plusieurs milliers de
cavaliers, l'infanterie de Victor éprouva une sorte de surprise et fut
contrainte de rétrograder. Napoléon, qui était au milieu d'elle,
courut le plus grand danger, et vit enlever sous ses yeux quelques
pièces d'artillerie. Ce mouvement rétrograde de notre gauche arrêta
l'essor de Ney. Mais en ce moment la brigade détachée de Victor sur la
droite avait tourné Brienne, pénétré à travers le parc du château,
assailli et enlevé le château lui-même. Elle avait failli prendre
Blucher avec son état-major, et elle captura le fils du chancelier de
Hardenberg. De notre côté nous perdîmes le brave contre-amiral Baste,
des marins de la garde, qui dans cette journée termina une vie
héroïque par une mort glorieuse. La conquête de cette position
dominante causa un fort ébranlement parmi les Russes. Ney alors les
poussa vivement, entra dans Brienne à leur suite, et emporta la ville
à l'instant même où l'artillerie de l'ennemi achevait de la traverser.
Blucher, piqué du résultat de cette première rencontre, craignant pour
la queue de son parc d'artillerie, voulut faire un dernier effort pour
reprendre Brienne et l'occuper au moins pendant quelques heures. Il
exécuta en effet vers dix heures du soir une attaque furieuse contre
la ville et le château, à la tête de l'infanterie de Sacken. L'attaque
sur la ville, favorisée par la nuit, eut un commencement de succès
contre nos jeunes troupes surprises de ce retour offensif. Mais un
brave officier, le chef de bataillon Enders, qui gardait le château
avec un bataillon du 56e, culbuta les assaillants dans la ville, et
ceux-ci reçus par nos soldats qui étaient revenus de leur trouble,
furent tous tués ou pris. Ce succès ranima notre élan; on poussa
l'infanterie de Sacken hors de la ville, et notre artillerie qui était
nombreuse, tirant aussi juste que l'obscurité le permettait, couvrit
les Russes de mitraille.

Il était onze heures du soir lorsque ce combat fut terminé. La
confusion était si grande que Napoléon ne crut pas pouvoir prendre
gîte au château. Il coucha dans un village voisin, se trouva un moment
entouré de Cosaques en regagnant son bivouac, et fut sur le point
d'être enlevé. Berthier, précipité dans la boue, en fut retiré tout
meurtri.

Le lendemain matin on vit plus clair dans la position. On sut qu'on
avait eu affaire à plus de trente mille hommes, et que Blucher se
retirait dans la vaste plaine qui s'étend au delà de Brienne, sur la
route de Bar-sur-Aube. On le suivit avec une centaine de bouches à
feu, et on le cribla de boulets jusqu'au village de la Rothière où il
s'arrêta.

[En marge: Résultats du combat de Brienne.]

Ce combat était fort honorable pour nos jeunes soldats, qui se battant
dans la proportion d'un contre deux, avaient fini par l'emporter sur
les plus vieilles bandes de la coalition, menées par le plus brave de
ses généraux. Malheureusement ce n'était pas un contre deux, mais un
contre cinq qu'il faudrait bientôt se battre pour tâcher de sauver la
France! L'ennemi avait laissé dans nos mains environ 4 mille hommes
morts ou blessés. Nous en avions près de 3 mille hors de combat. Mais
le champ de bataille étant à nous, les blessés n'étaient pas de notre
côté des hommes perdus. L'effet moral importait plus encore que le
résultat matériel. Nos soldats, démoralisés lorsque Napoléon les avait
rejoints à Châlons, commençaient à recouvrer leur courage en le
voyant, en se retrouvant au feu avec lui, et en reprenant sous sa
forte impulsion l'habitude de vaincre.

Bien que Napoléon n'eût pas obtenu tous les avantages qu'il avait
espérés d'une irruption soudaine au milieu des corps dispersés de la
coalition, toutefois il lui avait fait sentir sa présence, il lui
avait appris que ce n'était pas sans coup férir qu'elle arriverait à
Paris, comme elle s'en était flattée d'après la facilité de ses
premiers mouvements, et il s'était posé entre elle et la capitale de
manière à lui en barrer le chemin. La position de Brienne était dans
cette vue parfaitement choisie.

[En marge: Configuration des vallées de la Marne, de l'Aube et de la
Seine, et combinaisons auxquelles elles peuvent donner lieu.]

La rivière de l'Aube sur laquelle Napoléon venait de s'arrêter par
suite de l'occupation de Brienne, divise en deux, comme nous l'avons
dit, l'espace qui s'étend de la Marne à la Seine. (Voir la carte nº
62.) Placé sur l'Aube, Napoléon était presque à égale distance de la
Marne et de la Seine, pouvant en deux petites marches se porter ou sur
l'une ou sur l'autre, afin d'arrêter l'ennemi qui voudrait s'avancer
sur Paris par la route de Châlons ou par celle de Troyes. Ayant à
Brienne le gros de ses forces, ayant de plus un rassemblement à
Châlons et un à Troyes, maître de renforcer alternativement l'un ou
l'autre, et résigné dans tous les cas à se battre contre des forces
infiniment supérieures, il était certain d'arriver toujours à temps
sur celle des deux routes qui serait la plus menacée. Que l'ennemi
voulût sortir de cet angle pour porter le théâtre de la guerre au delà
de la Marne, ou au delà de la Seine, c'était peu probable. Blucher, en
effet, était obligé de rester lié avec les troupes qui opéraient vers
la Belgique, comme Schwarzenberg avec celles qui opéraient vers la
Suisse, de manière qu'ils avaient chacun un lien, Blucher vers le
nord, Schwarzenberg vers l'est. Devant en outre, sous peine des plus
grands périls, ne pas trop s'éloigner l'un de l'autre, ils étaient
inévitablement contraints de suivre, Blucher la Marne, Schwarzenberg
la Seine, à moins qu'ils ne se réunissent pour marcher en une seule
colonne sur Paris.

C'est d'après cet état de choses, profondément étudié, que Napoléon
arrêta ses dispositions.

[En marge: Position que Napoléon occupe à Troyes, Brienne et Châlons.]

[En marge: Forces que Napoléon s'efforce de réunir dans ces
positions.]

En ce moment les deux colonnes ennemies semblaient n'en faire qu'une,
qui avait Troyes et les bords de la Seine pour direction naturelle.
Napoléon s'occupa donc de former vers Troyes son principal
rassemblement. Par ce motif il renvoya le maréchal Mortier avec la
vieille garde d'Arcis sur Troyes. Il plaça le général Gérard avec la
division Dufour, la première de réserve, à Piney, moitié chemin de
Brienne à Troyes. On doit se souvenir qu'à Troyes même la seconde
division de réserve avait commencé à se former sous le général
Hamelinaye, et qu'elle n'était forte encore que de 4 mille hommes.
Napoléon ordonna de la compléter le plus tôt possible à 8 mille, et de
la renforcer en attendant de toutes les gardes nationales de la
Bourgogne. Avec Hamelinaye et Gérard, qui comptaient 12 mille hommes,
avec la vieille garde qui en comprenait 15 mille, le maréchal Mortier
pouvait disposer de 27 mille hommes. Napoléon espérait lui adjoindre
sous peu de jours les 15 mille hommes venant en poste d'Espagne, ce
qui devait former une masse d'environ 40 mille hommes, dont 30 des
meilleures troupes qui fussent au monde. En se réunissant à Mortier
avec les 25 mille qu'il avait sous la main, et il le pouvait en une
bonne marche, il aurait 65 mille hommes à opposer à la grande armée de
Schwarzenberg, ce qui, dans sa situation, était une force
considérable, et, à la manière dont il se battait, presque suffisante
pour disputer le terrain. Il donna en même temps de nouveaux soins à
la défense de la Seine et de l'Yonne, et réitéra l'ordre d'envoyer à
Pajol, outre la petite réserve de Bordeaux qui arrivait par Orléans,
toute la cavalerie disponible à Versailles. Pajol devait avec ces
moyens garder Montereau, Sens, Joigny, Auxerre, et pousser ses partis
de cavalerie par le canal de Loing jusqu'à la Loire, de façon à
surveiller toute tentative de Schwarzenberg en dehors du cercle
présumable de ses opérations.

[En marge: Ses espérances.]

Vers le côté opposé, c'est-à-dire vers la Marne, Napoléon renouvela
l'ordre au maréchal Macdonald de se porter à Châlons avec tout ce
qu'il ramenait des provinces rhénanes, au duc de Valmy de réunir à la
Ferté-sous-Jouarre, à Meaux, à Château-Thierry, les gardes nationales
qu'on aurait eu le temps de réunir, de barricader les ponts de ces
diverses villes, et d'y amasser les denrées alimentaires du pays. En
cet endroit les forces étaient moindres; mais Blucher seul pouvait s'y
montrer s'il se séparait de Schwarzenberg, et dans ce cas Napoléon
ayant les yeux sur lui comme un chasseur sur sa proie, était prêt à le
suivre pour le prendre en queue ou en flanc. En même temps il réitéra
ses instances pour qu'on organisât à Paris de nouveaux bataillons, à
Versailles de nouveaux escadrons, afin d'ajouter promptement 15 mille
hommes aux 25 mille qu'il avait directement sous la main. S'il en
arrivait là, il était à peu près en mesure de tenir tête à tous ses
ennemis, car se joignant à Mortier vers Troyes avec 40 mille hommes,
il le portait à 80 mille, se joignant vers Châlons à Macdonald, il le
portait à 55 mille, et c'était presque assez, soit contre
Schwarzenberg, soit contre Blucher. Napoléon s'appliqua aussi à tracer
la route militaire de l'armée, depuis Paris jusqu'aux bords de l'Aube,
et il décida qu'elle passerait par la Ferté-sous-Jouarre, Sézanne,
Arcis et Brienne (voir la carte nº 62), direction la plus centrale, et
sur laquelle il fit rassembler des ressources de toute espèce.
Prévoyant qu'il aurait bien des fois à manoeuvrer de l'Aube à la
Marne, il prescrivit d'entourer Sézanne de palissades, et d'y former
un vaste magasin de denrées et de munitions de guerre. À Brienne même
où il était campé, il assit sa position de la manière la mieux adaptée
au terrain. Il établit à Dienville sur l'Aube sa droite qui devait se
composer de la division Ricard détachée de Marmont, et de Gérard qui
en cas d'attaque avait ordre d'accourir de Piney à Dienville. (Voir la
carte nº 62, et le plan détaillé des environs de Brienne, carte nº
63.) Il établit son centre, consistant dans les troupes de Victor, au
village de la Rothière, au milieu d'une plaine que traversait la
grande route, avec la garde en réserve; il plaça enfin sa gauche,
composée du corps de Marmont, à Morvilliers, le long d'un coteau assez
élevé en avant du bois d'Ajou. Il enjoignit à chaque chef de corps, à
Marmont notamment, de s'entourer d'ouvrages de campagne, pour
compenser notre infériorité numérique dans le cas très-probable d'une
attaque prochaine. Ainsi campé sur l'Aube, presque à égale distance
des deux routes que la coalition devait être tentée de suivre, il
attendait deux choses, premièrement que ses moyens achevassent de
s'organiser, secondement que l'ennemi commît quelque grosse faute.
Cette dernière chance il était loin d'en désespérer, connaissant bien
ses adversaires, et il regardait la situation comme fort améliorée
depuis le combat de Brienne. Il l'écrivait ainsi à sa femme, à Joseph,
à l'archichancelier Cambacérès, aux ducs de Feltre et de Rovigo, pour
qu'à Paris on le dît à tout le monde, pour qu'on se rassurât, et qu'on
s'occupât avec plus de zèle des diverses créations qu'il avait
ordonnées[4].

          [Note 4: Des historiens, des auteurs de Mémoires, n'ayant
          pas lu la correspondance de Napoléon, ne sachant pas ce
          qu'il faisait, le déclarent presque fou, pour s'être arrêté
          à Brienne après le combat du 29, et avoir voulu y livrer une
          seconde bataille avec des forces si disproportionnées. On
          voit s'il était fou, par l'exposé que nous venons de faire,
          et s'il est sage de juger un tel homme lorsqu'on ne connaît
          pas ses intentions d'après des documents authentiques. Le
          maréchal Marmont, dans ses Mémoires, se récrie contre
          l'ordre que Napoléon lui donna de se retrancher à
          Morvilliers. Le général Koch, excellent écrivain militaire
          et bien autrement sérieux dans ses jugements que le maréchal
          Marmont dans les siens, demande comment on pouvait vouloir
          avec trente mille hommes livrer une seconde bataille à
          toutes les armées de la coalition. On voit, d'après ce qui
          précède, quelles étaient les véritables intentions de
          Napoléon. L'ennemi pouvant opérer par Troyes ou par Châlons,
          il devait se tenir entre deux, de manière à courir sur celle
          des deux routes qui serait menacée, ne cherchant pas une
          bataille générale comme on l'en accuse, mais tâchant de
          pourvoir à toutes les éventualités avec ce qu'il avait,
          c'est-à-dire avec presque rien. Il n'y a donc qu'à admirer à
          la fois son génie et son caractère dans cette situation
          étrange, et presque sans égale dans l'histoire.]

[En marge: Questions qui s'agitaient au camp des alliés pendant que
Napoléon était à Brienne.]

[En marge: Arrivée de lord Castlereagh.]

Pendant ce temps, de graves questions s'agitaient au camp des
coalisés, questions à la fois politiques et militaires. La question
politique consistait à savoir si on traiterait avec Napoléon, la
question militaire si on s'arrêterait à Langres, ou si on
entreprendrait tout de suite la troisième période de la guerre, avant
de s'être assuré par quelques pourparlers que la paix était
impossible. Naturellement le parti des esprits ardents, à la tête
duquel étaient les Prussiens et Alexandre, par les motifs que nous
avons rapportés, ne voulait ni traiter ni s'arrêter. Le parti modéré,
à la tête duquel étaient les Autrichiens et quelques hommes sages des
diverses nations coalisées, voulait le contraire. C'était à lord
Castlereagh, arrivé enfin au quartier général, qu'il appartenait de
prononcer.

[En marge: Chacun disposé à complaire au ministre anglais, pour
l'attirer à soi.]

[En marge: Lord Castlereagh se présente avec trois voeux bien
prononcés: la constitution du royaume des Pays-Bas, le mariage de la
princesse Charlotte avec le prince d'Orange, et le silence sur le
droit maritime.]

[En marge: La Russie et l'Autriche disposées à condescendre aux voeux
du ministre britannique.]

Chacun pour l'attirer lui avait concédé d'avance l'objet principal de
ses voeux, c'est-à-dire la création du royaume des Pays-Bas, ce qui
procurait à l'Angleterre l'avantage d'ôter Anvers à la France, de
placer les embouchures des fleuves sous une main capable de les
défendre, et enfin de pouvoir demander à la Hollande en retour de si
beaux dons, le cap de Bonne-Espérance, qui est le Gibraltar de la mer
des Indes, comme l'île de France en est l'île de Malte. Lord
Castlereagh avait à faire à ses alliés une autre confidence dont il
éprouvait quelque embarras à parler, c'était un projet de mariage
entre la princesse Charlotte, héritière du sceptre d'Angleterre, et
l'héritier de la maison d'Orange, projet qui en tout autre temps
aurait soulevé les plus grandes oppositions. Cependant Alexandre avait
accueilli ces ambitions britanniques avec le sourire qu'il accordait à
toutes les passions dont il recherchait l'alliance, et s'était montré
prêt à consentir sans exception aux voeux de l'Angleterre. Ce projet
exigeait de l'Autriche un sacrifice personnel, celui des Pays-Bas
autrichiens, car, dans ce retour universel au passé, les Pays-Bas
auraient dû lui revenir. Mais en fait de Pays-Bas, elle aimait mieux
ceux d'Italie, c'est-à-dire Venise, et elle avait donné son
assentiment aux vues de l'Angleterre, après avoir acquis toutefois la
certitude qu'elle serait dédommagée de son sacrifice en Italie. Il
était un dernier point sur lequel lord Castlereagh apportait un voeu
formel, c'est qu'il ne fût pas question du droit maritime. Le
croirait-on? Dans cette réunion où se trouvaient des puissances qui
aspiraient à former une marine, on s'occupait à peine du droit
maritime, et on le regardait comme affaire particulière regardant tout
au plus la France et l'Angleterre, et naturellement devant être réglée
au gré de la dernière. Ainsi tout avait été concédé à lord
Castlereagh, royaume des Pays-Bas, union par mariage entre ce royaume
et celui d'Angleterre, et enfin silence de l'Europe civilisée sur la
législation des mers.

[En marge: Lord Castlereagh ayant obtenu ce qu'il souhaite, devient
sur-le-champ raisonnable, et se prononce pour la paix avec Napoléon,
mais sur la base des frontières de 1790.]

Ces concessions faites, restait à savoir pour qui se prononcerait lord
Castlereagh, entre ceux qui désiraient la paix, et ceux au contraire
qui demandaient la guerre à outrance. Une fois rassasié, le puissant
Anglais était redevenu parfaitement raisonnable, et, par exemple, sur
la question de traiter ou de ne pas traiter avec Napoléon, il avait
été à la fois sensé et habile.

Au fond cette question signifiait qu'on ne voulait plus avoir affaire
à Napoléon, et qu'on était résolu à le détrôner pour substituer une
autre dynastie à la sienne. Or c'était pour lord Castlereagh une
difficulté, soit par rapport à l'Angleterre soit par rapport à
l'Autriche. On avait longtemps reproché, comme nous l'avons déjà dit,
aux ministres anglais, élèves et successeurs de M. Pitt, de soutenir
contre la France une guerre de dynastie, et ils avaient pris une telle
habitude de s'en défendre devant le Parlement, qu'ils s'en défendaient
encore, même quand le peuple anglais lui-même, encouragé par le
succès, n'était plus disposé à leur en faire un reproche. Quant à
l'Autriche, c'était embarrasser beaucoup l'empereur François que de
lui dire brutalement qu'on le menait à Paris pour détrôner sa fille.
De plus, si la vacance du trône de France donnait à lord Castlereagh
l'espérance d'y voir monter les Bourbons, dont il désirait vivement la
restauration, elle lui faisait craindre Bernadotte, vers lequel
l'empereur Alexandre paraissait singulièrement porté, depuis les
liaisons que l'entrevue d'Abo et la question de Norvége avaient fait
naître entre les cours de Russie et de Suède.

[En marge: Ses motifs pour opiner de la sorte.]

[En marge: Complète entente de lord Castlereagh avec le cabinet
autrichien.]

[En marge: Résolution de traiter avec Napoléon, et de le précipiter du
trône s'il n'accepte pas les frontières de 1790.]

Par tous ces motifs, lord Castlereagh pensait sagement qu'il fallait
ne rien précipiter, et laisser le rétablissement des Bourbons naître
de la situation même, sans vouloir substituer l'action des hommes à
celle des événements. Il dit aux deux partis qu'on avait publiquement
offert à Napoléon de négocier, que refuser maintenant d'envoyer des
plénipotentiaires non-seulement à Manheim, lieu indiqué par la France,
mais à Châtillon, lieu indiqué par les alliés, ce serait aux yeux de
l'Europe se placer dans un état d'inconséquence vraiment embarrassant,
qui serait vivement relevé en Angleterre; qu'il fallait donc négocier
avec Napoléon, qu'il le fallait absolument pour la dignité de toutes
les puissances. À l'empereur Alexandre, pressé d'aller à Paris, aux
Prussiens, avides de vengeance, il dit en particulier qu'on ne prenait
pas, en agissant de la sorte, de bien grands engagements, car en
offrant purement et simplement à Napoléon les frontières de 1790, on
était certain de son refus; qu'en tout cas, s'il acceptait, on
l'aurait tellement humilié, tellement affaibli, que les uns devraient
être vengés, et les autres rassurés; que si au contraire il
n'acceptait point, alors on serait dégagé, et que l'Autriche,
prononcée elle-même pour le retour aux anciennes frontières de 1790,
serait bien obligée de se rendre, et d'abandonner un gendre
intraitable, avec lequel aucun accord n'était possible; qu'ainsi, en
ne pressant rien, on amènerait peu à peu les choses au point où on les
souhaitait, sans s'exposer au reproche d'inconséquence, et sans
blesser la cour de Vienne, dont le concours à la présente guerre était
indispensable. À l'Autriche lord Castlereagh donna une satisfaction
entière en appuyant l'opinion de ceux qui voulaient qu'on traitât à
Châtillon. Il dit à l'empereur François et à M. de Metternich, que,
bien qu'il regardât comme difficile d'avoir avec Napoléon une paix
stable, il était d'avis qu'on essayât de traiter avec lui; que
relativement aux questions de dynastie qui pourraient s'élever en
France, l'Angleterre n'avait aucun parti pris, qu'elle cherchait même
à dissuader les Bourbons de se rendre sur le continent; qu'elle
s'appliquerait donc de très-bonne foi à conclure la paix, mais que si
Napoléon refusait ce qu'on lui offrait, il faudrait bien en finir avec
lui, et que dans ce cas sans doute, le trône de France devenant
vacant, l'Autriche, guidée par son esprit conservateur, éclairée sur
le mérite de Bernadotte, préférerait les Bourbons à cet aventurier
faisant payer si cher des services qui valaient si peu. Dans ces
termes, lord Castlereagh rencontra un plein assentiment auprès de
l'empereur François et de son ministre, qui l'un et l'autre se
hâtèrent de répondre que par honneur ils étaient obligés de donner
suite à l'offre de traiter avec Napoléon, que par dignité ils le
devaient aussi, car l'empereur François après tout était père, mais
que si Napoléon ne voulait à aucun prix entendre raison, ils étaient
d'avis de rompre définitivement avec lui, quoi qu'il pût en coûter au
père de Marie-Louise; que la régence de celle-ci au nom du roi de Rome
ne leur paraissait pas une combinaison sérieuse, que Bernadotte leur
semblait une fantaisie passagère d'Alexandre, une honte pour tout le
monde, et que Napoléon renversé il n'y avait d'acceptables que les
Bourbons. L'accord devint ainsi complet entre lord Castlereagh et
l'Autriche, qu'il avait du reste pris soin de rassurer entièrement sur
ses intérêts matériels. L'Autriche en effet craignait qu'après s'être
servi d'elle on ne la jouât, et par exemple que la Russie, pour avoir
une meilleure part de la Pologne, n'abandonnât la Saxe à la Prusse, ce
qui obligerait de dédommager la maison de Saxe en Italie, combinaison
dont il était déjà parlé à cette époque. Elle avait beaucoup d'autres
craintes encore sur lesquelles lord Castlereagh la tranquillisa en lui
engageant la parole de l'Angleterre pour l'accomplissement de tout ce
qu'elle désirait.

Avec un mélange de raison, de finesse, de fermeté, et une sorte de
simplicité tout anglaise, lord Castlereagh acquit ainsi rapidement un
ascendant considérable sur les alliés, à quoi sa position l'aidait
beaucoup au surplus, car arrivant le dernier, les mains pleines de
ressources, au milieu de gens divisés d'avis et d'intérêts, il avait
tous les moyens de faire pencher la balance du côté qu'il voulait, et
ne trouvait dès lors que des adhérents prêts à satisfaire à ses désirs
pour l'attirer à eux. Il allait de la sorte avec très-peu d'intrigue,
et en agissant très-naturellement, exercer une influence décisive sur
les destinées de l'Europe.

[En marge: À la suite de l'accord survenu entre les coalisés, on
décide la réunion du congrès de Châtillon.]

[En marge: Composition du congrès.]

Les choses étant réglées comme nous venons de le dire, le 29 janvier,
jour même où s'était livré le combat de Brienne, on arrêta la
résolution d'envoyer des plénipotentiaires à Châtillon. Ces
plénipotentiaires furent pour l'Autriche M. de Stadion, pour la Russie
M. de Rasoumoffski, pour la Prusse M. de Humboldt, pour l'Angleterre
lord Aberdeen. On adjoignit à ce dernier lord Cathcart, ambassadeur
d'Angleterre en Russie, et sir Charles Stewart, ministre de la même
puissance en Prusse. Il fut décidé que lord Castlereagh se rendrait
également à Châtillon pour juger par lui-même de la marche des
négociations, pour la diriger au besoin, et s'assurer de ses propres
yeux si on pouvait en espérer quelque chose. On savait l'Angleterre si
intéressée à ne rien concéder au delà des anciennes limites de la
France, et à se débarrasser de Napoléon s'il était possible de le
faire convenablement, que personne ne la suspectait, et n'était
disposé à restreindre son influence au futur congrès. M. de
Metternich aurait pu se rendre aussi à Châtillon, mais outre qu'il
voulait rester auprès des souverains, il sentait une sorte de gêne à
se trouver en présence du négociateur français, et aimait mieux
laisser ce rôle pénible à M. de Stadion, qui, vieil ennemi de la
France, s'il éprouvait un embarras en la voyant si maltraitée,
n'éprouverait que celui de contenir une joie indiscrète.

[En marge: Conditions qu'on devait offrir à Napoléon.]

Les conditions qu'on devait offrir, nous pouvons le dire après un
demi-siècle, étaient indécentes. Non-seulement on imposait à la France
de rentrer dans ses frontières de 1790 (bien que personne n'eût voulu
rentrer dans les limites qu'il avait alors), mais on exigeait qu'elle
répondît tout de suite à ces propositions, et qu'elle répondît par oui
ou par non. De plus, on prétendait lui interdire de se mêler du sort
des pays qu'elle allait céder. Ce qu'on ferait de la Pologne, de la
Saxe, de la Westphalie, de la Belgique, de l'Italie, comment on
traiterait la Bavière, le Wurtemberg, la Suisse, rien de tout cela ne
devait la regarder. La France, sans laquelle on n'avait jamais décidé
du sort d'un village en Europe, la France ne devait avoir aucun avis
sur les dépouilles du monde entier, qui en ce moment étaient les
siennes. Certes Napoléon avait abusé de la victoire, mais au milieu de
la fumée enivrante de Rivoli, d'Austerlitz, d'Iéna, de Friedland, il
n'avait jamais traité ainsi les vaincus, et des vaincus qui étaient
écrasés! Or à cette époque la France n'était pas écrasée; ses ennemis
s'avançaient chez elle comme en tremblant, et en promettant de la
ménager. Sans doute elle avait eu des torts, ou plutôt son
gouvernement en avait eu; mais en un jour on les effaçait tous, et si
on se rappelle que deux mois auparavant les puissances lui avaient
proposé ses frontières naturelles, avec de vives instances pour les
lui faire accepter, qu'après un moment d'hésitation elle avait répondu
par une acceptation formelle qui en droit liait les auteurs de cette
offre, on nous pardonnera de dire que les conditions envoyées à
Châtillon étaient indécentes. Aussi, bien que le triomphe de Napoléon
fût celui d'un despotisme insupportable, sa victoire était alors le
voeu de tous les honnêtes gens que l'esprit de parti n'avait point
égarés. C'était lui assurément qui nous avait valu toutes ces
humiliations, mais un coupable qui défend le sol, devient le sol
lui-même!

[En marge: M. de Metternich envoie M. de Floret à Châtillon, pour
avertir M. de Caulaincourt de ce qui se passe, et faire dire à
Napoléon de traiter à tout prix.]

Tandis qu'on faisait partir les plénipotentiaires pour Châtillon, M.
de Metternich eut le soin d'envoyer en avant M. de Floret, sous
prétexte d'y préparer le logement des nombreux diplomates du congrès,
mais en réalité pour donner à M. de Caulaincourt qui venait d'y
arriver, des avis pleins de franchise, et nous dirions de sagesse,
s'ils eussent été pour Napoléon compatibles avec sa gloire. M. de
Metternich n'avait pas encore répondu à la demande d'armistice que M.
de Caulaincourt avait été chargé de lui adresser. Il s'expliquait
cette fois sur ce sujet en disant que s'il n'en avait point parlé,
c'est qu'une telle proposition n'avait aucune chance d'être
accueillie, qu'il en avait gardé le secret et le garderait pour
empêcher qu'on n'en abusât; que les alliés voulaient la paix ou rien,
la voulaient prompte, et aux conditions qui allaient être
communiquées; qu'il ne fallait pas se défier des Anglais, car ils
étaient parmi les plus modérés; que leur témoigner confiance, et
surtout à lord Aberdeen, serait bien entendu; qu'il fallait saisir
comme au vol cette occasion de négocier, que si on ne la saisissait
pas, elle ne se représenterait plus; que les alliés se livreraient en
cas de refus à des idées de bouleversement auxquels l'Autriche, en les
regrettant, ne pourrait pas résister; que l'empereur François en
serait désolé pour sa fille, mais qu'il n'en serait pas moins fidèle à
ses alliés, auxquels l'unissaient les intérêts de la monarchie
autrichienne, et de grandes obligations contractées pendant la
dernière guerre; qu'il suppliait son gendre d'y bien penser, et de se
résigner aux sacrifices commandés par les circonstances; que lui-même,
empereur d'Autriche, avait eu dans ce siècle bien des sacrifices à
faire, qu'il les avait faits, et qu'il n'en était pas moins revenu
plus tard à la position qui convenait à son empire; qu'il fallait donc
savoir se soumettre à la nécessité, pour éviter de plus grands et de
plus irréparables malheurs.

Il était défendu à M. de Floret de prendre les devants relativement
aux conditions de la paix, et de les laisser même entrevoir. Mais les
conseils qu'il était chargé de transmettre suffisaient pour indiquer
qu'on n'en était plus aux bases de Francfort.

[En marge: Après la solution de la question politique, on s'occupe de
la question militaire.]

[En marge: M. de Metternich et le prince de Schwarzenberg voudraient
que les armées s'arrêtassent à Langres, pour attendre le résultat des
négociations entamées.]

La question politique étant résolue, restait à résoudre la question
militaire. Le prince de Schwarzenberg, qui jouait dans les affaires
militaires le rôle que jouait M. de Metternich dans les affaires
politiques, se trouvait naturellement à la tête de ceux qui voulaient
s'arrêter à Langres, soit pour voir ce que produiraient les
négociations, soit pour s'épargner les dangers d'une marche sur Paris.
On allait rencontrer Napoléon, qui se serait autant renforcé en se
rapprochant de ses ressources, que les coalisés se seraient affaiblis
en s'éloignant des leurs; on devait se préparer à lui livrer une
bataille décisive, ce qui avec un général tel que lui, avec des
soldats exaspérés comme les siens, était toujours hasardeux, et cette
bataille, si on ne la gagnait pas, ferait perdre en un jour le fruit
de deux années de succès inespérés. À ces considérations s'en
joignaient d'autres puisées dans la difficulté de se procurer des
moyens de subsistance. En effet, on était obligé d'appuyer vers la
Marne plus que vers la Seine, à cause des troupes laissées autour des
places, et en avançant on devait se trouver au milieu de la stérile
Champagne, où l'on aurait du vin et pas de pain, tandis qu'on
abandonnerait à Napoléon la fertile Bourgogne. C'était un motif de
plus pour attendre l'effet des négociations et l'arrivée des renforts,
avant de s'engager à fond. Il y avait bien encore quelques
arrière-pensées tout autrichiennes dont le prince de Schwarzenberg ne
parlait pas, et qui agissaient certainement sur lui; il se disait que
l'entrée à Paris, tant désirée par Alexandre, serait sans doute pour
ce prince un triomphe, mais n'en pouvait pas être un pour le beau-père
de Napoléon; que d'ailleurs rompre davantage l'équilibre de l'Europe
en poussant jusqu'à leur dernier terme les succès de la coalition,
c'était le rompre au profit de la Russie et nullement au profit de
l'Autriche.

[En marge: Le combat de Brienne met fin à ces discussions militaires,
en obligeant le prince de Schwarzenberg à venir au secours de
Blucher.]

Ces raisons, dont quelques-unes ont été depuis condamnées par le
résultat, n'en étaient pas moins d'un grand poids. Mais tandis qu'on
les discutait, on avait tout à coup reçu la nouvelle que Blucher,
quoique obligé de laisser en arrière plus de la moitié de ses troupes
autour de Mayence et de Metz, était venu se placer en avant de la
grande armée de Schwarzenberg, et se jeter à la rencontre de Napoléon
avec la moindre partie de ses forces. Après un tel événement il n'y
avait plus à délibérer, et il était indispensable d'aller au secours
du téméraire général de l'armée prussienne, sauf à décider ensuite ce
qu'on ferait ultérieurement. En effet le 30 janvier, lendemain du
combat de Brienne, le prince de Schwarzenberg mit en mouvement tous
ses corps sur l'une et l'autre rive de l'Aube. Blucher s'était retiré
un peu en arrière de la Rothière, sur les coteaux boisés de Trannes.
(Voir les cartes n{os} 62 et 63.) Le prince de Schwarzenberg rangea
derrière lui les corps du général Giulay et du prince de Wurtemberg,
qui en poursuivant le maréchal Mortier s'étaient arrêtés à
Bar-sur-Aube. Il dirigea sa gauche, composée de toutes les réserves
autrichiennes sous le prince de Colloredo, sur Vandoeuvres, à la rive
gauche de l'Aube, afin de menacer le flanc droit de Napoléon et de
contenir le maréchal Mortier. Il porta sa droite, composée des
Bavarois, à Éclance, un peu au delà de Trannes, et envoya l'ordre à
Wittgenstein, déjà parvenu à Saint-Dizier, de s'avancer en toute hâte
jusqu'à Soulaines. Le corps d'York, qui avait été laissé devant Metz,
reçut également l'ordre de se rendre à Saint-Dizier. Enfin au centre,
où déjà le prince de Wurtemberg et le général Giulay étaient venus
appuyer Blucher, il disposa un dernier renfort en y attirant les
gardes russe et prussienne.

[En marge: Forces de Schwarzenberg et de Blucher réunies.]

C'était là une immense accumulation de forces, car Blucher, après le
combat de Brienne, conservait bien 28 mille hommes, en comptant
Sacken, Olsouvieff et Pahlen; le général Giulay et le prince de
Wurtemberg ne lui amenaient pas moins de 25 mille hommes de secours;
on en supposait autant au maréchal de Wrède, autant au prince de
Colloredo; on estimait à 30 mille les gardes russe et prussienne, à 18
mille le corps de Wittgenstein, à 15 mille celui du général d'York. Le
tout formait par conséquent 170 mille hommes, dont plus de 100 mille
concentrés autour de la Rothière. Or on voyait Napoléon en face de
soi, ayant une aile sur l'Aube, l'autre sur le coteau boisé d'Ajou, et
pour toute défense au centre le village de la Rothière: qu'avait-il de
troupes dans cette position? Trente mille hommes, si on en jugeait par
le combat du 29 janvier, et peut-être quarante ou quarante-cinq mille,
si Mortier qu'on savait à Troyes avait pu le rejoindre. C'était donc
le cas ou jamais de se jeter sur lui, avant qu'il fût renforcé, et de
l'accabler avec les 170 mille hommes qu'on avait dans un espace de
quelques lieues, et dont 100 mille étaient déjà réunis dans la plaine
de la Rothière. Ces raisons décisives mirent fin aux discussions des
jours précédents, et il fut résolu qu'on livrerait bataille.
D'ailleurs entre Chaumont et Bar-sur-Aube on ne pouvait pas vivre, il
fallait avancer ou reculer, et reculer ne convenant à personne, la
bataille, condition de tout mouvement en avant, était inévitable.
Seulement à l'audace de Napoléon, à ses vives allures, on regarda
comme possible qu'il prît l'initiative, et on voulut la lui laisser,
car on se trouvait sur les plateaux boisés de Trannes et d'Éclance, et
on avait tout avantage à l'y attendre.

[En marge: Le 1er février les coalisés viennent attaquer Napoléon à la
Rothière.]

La journée du 31 janvier se passa dans cette attente. Napoléon étant
resté immobile, on se décida, le 1er février, à l'aller chercher dans
la plaine de la Rothière. On avait un certain espace à franchir; les
corps étaient encore assez éloignés les uns des autres, les chemins
étaient argileux et difficiles à parcourir, bien qu'il eût fait froid,
et par tous ces motifs la bataille ne pouvait commencer de bonne
heure. Le maréchal Blucher fit doubler les attelages de son
artillerie, afin de n'être pas retardé, mais cette précaution
l'obligea de laisser la moitié de ses canons en arrière. Il employa la
matinée à se porter de Trannes à la Rothière. Le plan convenu était le
suivant. (Voir le plan de Brienne, carte nº 63.)

[Date en marge: Fév. 1814.]

[En marge: Plan des coalisés.]

Le maréchal Blucher devait avec Sacken, Olsouvieff, Scherbatow et
Pahlen, aborder la Rothière et l'enlever, ce qui paraissait facile
pour lui, car il n'avait d'autre obstacle à vaincre qu'un village
situé au milieu d'une plaine presque unie, et s'élevant en pente
insensible. Pendant ce temps le général Giulay devait se porter sur
Dienville, pour enlever le pont de l'Aube où Napoléon appuyait sa
droite, tandis que le prince de Wurtemberg, agissant vers le côté
opposé, à travers les bois d'Éclance, devait enlever la Giberie et
Chaumenil, petits villages qui se reliaient au bois d'Ajou où Napoléon
avait sa gauche. Enfin, le maréchal de Wrède devait attaquer cette
gauche, formée par le maréchal Marmont. Il fallait pour cela qu'il
s'enfonçât dans un ruisseau fangeux et boisé qui passe au pied du
village de Morvilliers, qu'il le franchît, enlevât Morvilliers, et
traversât ensuite une plaine découverte et creuse bordée par le bois
d'Ajou. Derrière les 70 mille hommes qui allaient s'engager de la
sorte, les gardes russe et prussienne devaient marcher en réserve, ce
qui porterait à cent mille le nombre des combattants. Enfin aux deux
extrémités de cette ligne de bataille, Colloredo qui était à la gauche
de l'Aube, Wittgenstein et d'York qui traversaient la forêt de
Soulaines, devaient, en exécutant un double mouvement circulaire,
envelopper Napoléon avec 70 mille hommes répartis sur les deux ailes.
Quelle probabilité qu'il s'en tirât, eût-il trente, quarante, et même
cinquante mille combattants?

[En marge: Périlleuse situation de Napoléon, réduit à combattre 170
mille hommes avec 32 mille.]

Telle était l'opinion que les coalisés se faisaient de la situation de
l'armée française. Cette situation était au moins aussi fâcheuse
qu'ils la supposaient. Ce n'était pas 50 mille combattants, ce n'était
même pas 40 mille que Napoléon pouvait opposer aux 170 mille hommes de
la coalition, mais 32 mille au plus. Il avait, il est vrai, une
position bien choisie, son génie, et le dévouement de ses soldats! On
va voir comment il usa de ces ressources.

[En marge: Néanmoins il n'hésite pas à livrer bataille.]

Dès le matin il avait remarqué un grand mouvement parmi les troupes de
Blucher, et sachant que le prince de Colloredo s'était montré de
l'autre côté de l'Aube, vers Vandoeuvres, il inclinait à quitter les
bords de cette rivière, et à se replier sur Troyes, pour s'y réunir à
Mortier et tenir tête à la masse des coalisés qui semblait prendre
cette route, lorsqu'au milieu du jour il apprit par quelques
transfuges et par les dispositions manifestes de l'ennemi, qu'il
allait être attaqué de front à la Rothière. Dès ce moment il n'était
ni de son caractère ni d'un bon calcul de se retirer. Il résolut de
faire tête à l'orage, de recevoir chaudement l'attaque qui
s'annonçait, sauf à se retirer ensuite dès qu'il aurait assez résisté
pour ne paraître ni découragé ni vaincu.

[En marge: Position prise par Napoléon.]

Napoléon, comme nous l'avons dit, avait sa droite appuyée sur l'Aube,
à Dienville, où se trouvaient sous le général Gérard la division
Dufour (première de réserve), et la division Ricard détachée du corps
de Marmont. Il avait son centre, formé des troupes du maréchal Victor,
à la Rothière, coupant la grande route et s'étendant jusqu'à la
Giberie; il avait sa gauche en avant du bois d'Ajou, protégée par le
ruisseau et le village de Morvilliers. Cette gauche, composée du corps
de Marmont qui était réduit en ce moment à la division de la Grange,
n'était pas de plus de 4 mille hommes. Elle possédait, il est vrai,
beaucoup de canons que le maréchal Marmont avait adroitement disposés,
et de manière à contenir les Bavarois quand ils attaqueraient le
ruisseau et le village de Morvilliers. Enfin, avec deux divisions de
jeune garde, toute la cavalerie et une nombreuse artillerie, Napoléon
se tenait en réserve derrière la Rothière, et un peu sur la gauche, de
manière à secourir ou Marmont ou Victor. Il est certain, d'après les
appels faits le matin, qu'il ne comptait pas plus de 32 mille hommes.

[En marge: Bataille de la Rothière, livrée le 1er février 1814.]

[En marge: Premier engagement à la Rothière, à Dienville et à
Morvilliers, terminé à l'avantage des Français.]

Le feu ne commença pas avant deux heures de l'après-midi. Blucher
après avoir franchi avec peine l'espace qui le séparait de nos
positions, s'avança sur la Rothière en deux fortes colonnes, l'une
composée des troupes de Sacken, l'autre de celles d'Olsouvieff et de
Scherbatow. Une vive canonnade s'engagea de part et d'autre, mais
comme nous avions beaucoup d'artillerie, ce ne fut pas à l'avantage
des Russes que Blucher commandait dans cette journée. Bientôt celui-ci
voulut agir plus sérieusement, et il poussa ses masses d'infanterie
sur les premières maisons de la Rothière. C'était la division Duhesme,
du corps du maréchal Victor, qui occupait ce village. Nos jeunes
soldats, bien embusqués dans les maisons et les jardins, avec des
barricades à toutes les issues, répondirent par un feu des plus
violents aux tentatives des soldats de Blucher, et parvinrent ainsi à
les arrêter. Le maréchal Victor, abattu en sortant de Strasbourg,
avait retrouvé toute l'énergie de la jeunesse dans cette grave
circonstance, et il était au plus fort du danger, donnant l'exemple à
ses soldats qui le suivaient noblement.

Tandis qu'au centre Blucher luttait contre cet obstacle, le général
Giulay ayant défilé derrière lui pour se porter sur Dienville, y
rencontra notre aile droite établie en avant de ce bourg, et sur les
bords de l'Aube. Le général Gérard avait disposé une partie de ses
troupes dans l'intérieur du bourg, l'autre dans la plaine, en liaison
avec la Rothière, et sous la protection d'un grand nombre de bouches
à feu. Le général Giulay, d'abord accueilli comme Blucher par une
forte canonnade, ne fut pas plus heureux, et voulut en vain aborder le
bourg lui-même. Il perdit beaucoup de monde sans y pénétrer. Afin de
se donner plus de chance de succès, en attaquant Dienville par les
deux côtés de l'Aube, il porta la brigade Fresnel sur la rive gauche
de cette rivière, par le pont d'Unienville situé un peu en amont.
Cette brigade, après avoir franchi l'Aube et être arrivée devant
Dienville, en trouva le pont barricadé, et essuya la fusillade d'une
multitude de tirailleurs embusqués au bord de la rivière. Tout ce
qu'elle put faire, fut de prendre position sur le sommet d'un coteau
opposé à Dienville, et de tirer par-dessus l'Aube avec son artillerie.
La division Dufour, rangée sur l'autre rive, supporta ce feu avec un
rare aplomb, et y répondit par un feu non moins meurtrier.

Sur notre droite comme à notre centre les alliés avaient donc
rencontré une résistance opiniâtre. À notre gauche, le prince royal de
Wurtemberg, après avoir franchi les bois d'Éclance, avait essayé
d'enlever le petit hameau de la Giberie, qui flanquait la Rothière, et
se liait avec le bois d'Ajou occupé par Marmont. Il s'y trouvait un
détachement du maréchal Victor, qui, vaincu par le nombre, fut obligé
d'abandonner le hameau. Mais le maréchal Victor se mettant à la tête
de l'une de ses brigades, reprit la Giberie, et repoussa fort loin les
Wurtembergeois. Enfin, à l'extrémité de ce champ de bataille, où la
ligne des alliés se recourbait autour de notre flanc gauche, les
Bavarois, après avoir débouché de la forêt de Soulaines, et s'être
déployés le long du ruisseau de Morvilliers, avaient été arrêtés par
le maréchal Marmont, qui avait parfaitement disposé son artillerie et
en faisait un usage des plus redoutables.

[En marge: Vers quatre heures de l'après-midi, Blucher tente un effort
décisif contre la Rothière et la Giberie.]

Ainsi après deux heures d'une canonnade et d'une fusillade des plus
violentes, l'ennemi n'avait gagné de terrain nulle part. Mais il ne
pouvait se résigner à être tenu en échec par une armée qui lui
paraissait être d'une quarantaine de mille hommes tout au plus, tandis
qu'il en avait environ 100 mille en ne comptant pas ses deux ailes
extrêmes.

[En marge: Succès de cette attaque, après une vive résistance de la
part des Français.]

Il tenta donc un effort décisif vers quatre heures de l'après-midi.
Blucher, derrière lequel étaient venues se placer les gardes russe et
prussienne, marcha l'épée à la main sur la Rothière, tandis que sur la
demande pressante du prince de Wurtemberg, l'empereur Alexandre
envoyait une brigade de ses gardes pour seconder ce prince dans
l'attaque de la Giberie. L'action alors devint terrible. Les colonnes
de Sacken entrèrent dans la Rothière, en furent repoussées, puis y
pénétrèrent de nouveau, n'ayant affaire qu'à la division Duhesme, qui
était au plus de 5 mille hommes. Cette division, conduite par le
maréchal Victor en personne, n'abandonna le poste qu'à demi détruite.
Pendant ce temps, pour remplir l'espace compris entre la Rothière et
la Giberie, la cavalerie de la garde, suivie de son artillerie
attelée, se jeta sur la cavalerie de Pahlen et de Wassiltsikoff, et la
culbuta sur l'infanterie de Scherbatow. Mais arrêtée par l'infanterie
russe, chargée en flanc par un corps de dragons, elle perdit dans
cette échauffourée une partie de ses canons, qu'elle n'eut pas le
temps de ramener. Le prince de Wurtemberg, soutenu par les gardes
russes, pénétra dans la Giberie, et de leur côté les Bavarois, honteux
de se voir arrêtés par le petit nombre des soldats de Marmont,
franchirent enfin le ruisseau qui leur faisait obstacle, emportèrent
le village de Morvilliers, et débouchèrent dans la plaine qui s'étend
au pied du bois d'Ajou, afin de se débarrasser de notre artillerie qui
leur causait le plus grand dommage.

[En marge: Napoléon sentant qu'un coup de vigueur est nécessaire pour
couvrir la retraite, reprend la Rothière et la Giberie à la tête de la
jeune garde.]

[En marge: La bataille terminée à dix heures du soir.]

[En marge: Napoléon se retire en bon ordre.]

Le moment était critique, et Napoléon, qui n'avait cessé d'ordonner
tous les mouvements sous une grêle de projectiles, résolut, quoiqu'il
fît déjà nuit, de ne pas laisser tant d'avantages à ses adversaires.
Sentant que la retraite n'était possible avec honneur et avec sûreté
qu'en intimidant l'ennemi, il lança brusquement les deux divisions de
jeune garde, qui étaient sa dernière ressource, sur les deux points
principaux. Il dirigea sur la Rothière la division Rothenbourg, sous
la conduite du maréchal Oudinot, avec ordre de tout renverser devant
elle, et lui-même dirigea sur la gauche la division Meunier, entre
Marmont qui s'était replié sur le village de Chaumenil, et Victor qui
avait perdu la Giberie. Ces deux jeunes troupes, conduites par
Napoléon et Oudinot, marchèrent avec la résolution du désespoir. La
division Meunier, placée entre Chaumenil et la Giberie, arrêta net les
progrès des Bavarois et des Wurtembergeois. Oudinot, à la tête de
l'infanterie de Rothenbourg, se déploya sans fléchir sous un feu
épouvantable, fit plier les masses ennemies, et parvint même à leur
enlever le village de la Rothière. La nuit était déjà profonde; on
combattit corps à corps avec une sorte de fureur dans l'intérieur du
village, et ce ne fut qu'à dix heures du soir, quand l'ennemi ne
pouvait plus inquiéter notre retraite, que l'héroïque Oudinot se
replia de la Rothière sur Brienne. Notre mouvement rétrograde
s'exécuta en bon ordre, couvert par les divisions de la jeune garde et
par les dragons de Milhaud, qui, chargeant et chargés tour à tour,
occupèrent le terrain, mais en y perdant l'artillerie qu'il était
impossible de ramener. Nous en avions une trop grande quantité
comparativement à notre infanterie, pour pouvoir la protéger, et après
s'en être servi on l'abandonnait, en se contentant de sauver les
canonniers et les attelages. Du reste, tandis que le centre composé de
la garde, de la cavalerie et des débris de Victor, se retirait sans
être entamé, la gauche sous Marmont se dérobait très-heureusement à
travers le bois d'Ajou, et la droite, sous Gérard, qui s'était montrée
inébranlable à Dienville, se repliait sans échec le long de l'Aube,
après avoir tué ou blessé un nombre considérable d'hommes à l'ennemi.

[En marge: Résultats de la bataille de la Rothière.]

[En marge: Napoléon profite de la nuit pour passer l'Aube par le pont
de Lesmont, et laisse Marmont sur la hauteur de Perthes pour tromper
l'ennemi.]

Ainsi se termina cette terrible journée où la résistance de 32 mille
hommes contre 170 mille, dont 100 mille engagés, fut, on peut le dire,
un vrai phénomène de guerre. Cette résistance était due à l'habileté
et à l'énergie du général Gérard, au bon emploi que le maréchal
Marmont avait fait de son artillerie, au dévouement héroïque des
maréchaux Oudinot et Victor, et par-dessus tout à la ténacité
indomptable de Napoléon. Sans son caractère de fer il aurait été
précipité dans l'Aube. Sa tenue était de nature à faire réfléchir
l'ennemi, et sauvait pour le moment sa situation. Il avait perdu
environ 5 mille hommes en tués ou blessés, et en avait mis hors de
combat 8 ou 9 mille aux alliés, grâce à l'avantage de la position et
au grand emploi de l'artillerie, différence qui était une satisfaction
sans doute, mais un faible succès militaire, car les moindres pertes
étaient pour nous bien plus sensibles, que les plus considérables pour
la coalition. Notre sacrifice en artillerie fut d'une cinquantaine de
bouches à feu, mais presque sans perte d'artilleurs ou de chevaux[5],
ce qui prouvait que c'étaient bien plutôt des pièces abandonnées que
des pièces conquises par l'ennemi. Napoléon n'avait livré ce combat si
disproportionné que pour couvrir sa retraite: dans la nuit il passa
sans confusion le pont de Lesmont, et gagna Troyes en bon ordre. Comme
il lui fallait toute la nuit pour défiler, et qu'il pouvait être
assailli par l'ennemi à la pointe du jour, il laissa le corps de
Marmont, qui ne se composait que de la division Lagrange, sur la
droite de l'Aube et sur la hauteur de Perthes, de manière à persuader
à Blucher que l'armée française était là tout entière prête à
combattre de nouveau. Ce corps ne courait aucun danger bien sérieux,
car il avait pour se couvrir la petite rivière de la Voire, étroite
mais profonde, dont il possédait les ponts, et derrière laquelle il
était assuré de trouver un asile dès qu'il serait trop vivement
attaqué.

          [Note 5: L'ennemi parla de 2 mille ou 2,500 prisonniers.
          C'étaient des blessés que nous abandonnions, faute de
          pouvoir les emmener, et non point de vrais prisonniers pris
          en ligne.]

Le lendemain en effet, l'ennemi, fatigué du combat de la veille, et
s'éveillant un peu tard, s'avança d'un côté vers le pont de Lesmont,
de l'autre vers la hauteur de Perthes, et demeura dans une sorte de
doute en voyant le corps de Marmont en bataille. Tandis qu'il se
demandait où était l'armée française, elle achevait de défiler tout
près de lui par le pont de Lesmont, et Marmont lui-même, après avoir
suffisamment contribué à son illusion, se dérobait en passant la Voire
à Rosnay.

[En marge: Marmont, après avoir occupé assez longtemps l'attention de
l'ennemi, se retire derrière la Voire.]

[En marge: Beau combat de Marmont à Rosnay.]

Cependant Marmont fut suivi sur la Voire par le maréchal de Wrède.
Après avoir occupé assez longtemps la hauteur de Perthes, et y avoir
fait bonne contenance, il avait traversé le pont de Rosnay sous les
yeux des Bavarois, et s'était hâté de le détruire. Mais serré de
très-près, il n'avait pu enlever que le tablier du pont, et en avait
laissé subsister les pilotis, dont la tête perçait de quelques pieds
au-dessus de l'eau. Pendant qu'il mettait en bataille de l'autre côté
de la Voire le peu de troupes qui lui restaient, il aperçut au-dessous
de Rosnay des détachements ennemis exécutant une tentative de passage.
Il envoya d'abord de la cavalerie pour s'y opposer, puis ayant reconnu
que la cavalerie ne suffisait pas, et qu'une troupe de deux à trois
mille hommes avait déjà franchi la rivière, il y accourut lui-même
avec quelques centaines d'hommes, car si ce passage n'était pas
interrompu, son corps pouvait se trouver coupé de l'Aube et de
Napoléon, dès lors rejeté au milieu des corps de Wittgenstein et
d'York, c'est-à-dire enveloppé et pris. Sur-le-champ il se précipita
l'épée à la main sur le détachement qui avait passé la Voire au moyen
de quelques pieux et de quelques planches, l'attaqua brusquement, et
le refoula sur la rivière. Sa cavalerie à cet aspect fit une charge à
outrance, et en un clin d'oeil on sabra ou prit un millier d'hommes.
Cet exploit accompli au-dessous de Rosnay, Marmont fut rappelé à
Rosnay même par une tentative à peu près semblable. Prévoyant qu'un
passage pourrait être essayé par ce pont à moitié détruit, il y avait
embusqué un capitaine d'infanterie fort intelligent avec sa compagnie.
Celui-ci avait laissé passer un à un sur les appuis du pont privés de
tablier, un certain nombre d'hommes, puis les avait fusillés à bout
portant. Marmont arriva pour les achever. Ainsi un corps de 3 mille
Français environ, c'était en effet ce qui restait à Marmont séparé de
la division Ricard, avait arrêté toute une journée un corps de 25
mille Bavarois, et leur avait tué ou enlevé plus de 2 mille hommes. Ce
double combat fut un véritable service, car en excitant au plus haut
point la confiance de l'armée en elle-même, et en rendant les coalisés
infiniment plus circonspects, il contribua beaucoup à ralentir leurs
mouvements, ce qui devait nous permettre de multiplier les nôtres,
seule ressource qui nous restât dans l'état si réduit de nos forces.

[En marge: Retraite de Napoléon sur Troyes, où il arrive le 3
février.]

[En marge: Gravité de la situation.]

[En marge: Disproportion effrayante des forces opposées les unes aux
autres.]

Napoléon ayant franchi l'Aube sans accident, séjourna le 2 à Piney, et
le lendemain 3 février alla s'établir à Troyes. Cette dernière
bataille si énergiquement soutenue contre des forces si supérieures,
tout en étant un grand acte militaire, nous laissait dans un immense
péril. La coalition semblait avoir rassemblé toutes ses forces entre
Bar-sur-Aube et Troyes, et si elle persévérait à marcher réunie sur
Paris, il était douteux, même en s'y faisant tuer jusqu'au dernier
homme, qu'on parvînt à l'arrêter. Après le combat du 29 janvier, et la
bataille du 1er février, c'est tout au plus s'il restait à Napoléon 25
ou 26 mille combattants. Mortier, qu'il venait de retrouver à Troyes,
en avait 15 mille peut-être, le général Hamelinaye 4 mille, ce qui
portait la totalité de nos forces disponibles à 45 mille hommes. Or le
prince de Schwarzenberg, avec Wittgenstein et Blucher, en comptait
bien 160 mille, en déduisant les pertes des deux derniers combats; et
ce n'était pas tout, car Blucher allait être renforcé non-seulement
par d'York arrivant de Metz, mais par Langeron prêt à venir de
Mayence, par Kleist quittant le blocus d'Erfurt, tous trois devant
être remplacés par des troupes levées à la hâte en Allemagne. On ne
savait donc pas jusqu'où la masse des coalisés serait portée sous
quelques jours, et il était possible qu'on se trouvât 40 à 50 mille
combattants contre 200 mille, et alors comment se défendre? Les
soldats avaient toujours la même confiance en Napoléon, bien qu'il en
désertât un certain nombre parmi les jeunes, mais les chefs, qui sur
le champ de bataille leur donnaient l'exemple du plus grand
dévouement, les chefs ayant assez d'expérience pour découvrir le
danger d'une situation presque désespérée, pas assez de génie pour
apercevoir les ressources, se livraient hors du feu à un complet
découragement. Ils étaient d'une tristesse profonde qu'ils ne
prenaient aucun soin de cacher. Cette tristesse gagnait peu à peu les
rangs inférieurs, et l'hiver avec ses souffrances et ses privations
n'était pas fait pour la dissiper. En Franche-Comté, en Alsace, en
Lorraine, les habitants avaient montré un esprit excellent et une
véritable fraternité envers l'armée. À Troyes et dans les environs, où
l'esprit était moins bon, où déjà les charges de la guerre s'étaient
fait cruellement sentir, où il régnait une extrême irritation contre
le gouvernement, l'accueil fait à l'armée était moins cordial, et de
fâcheuses rixes entre soldats et paysans ajoutaient d'affligeantes
couleurs au tableau qu'on avait sous les yeux.

[En marge: Prodigieuse fermeté de Napoléon.]

Napoléon, quoique douloureusement affecté, n'était cependant point
abattu. Il découvrait encore bien des ressources là où personne n'en
soupçonnait, cherchait à les faire apercevoir aux autres, et montrait
non pas de la sérénité ou de la gaieté, ce qui eût été une affectation
peu séante en de telles circonstances, mais une ténacité, une
résolution indomptables, et désespérantes pour ceux qui auraient voulu
le voir plus disposé à se soumettre aux événements. Point troublé,
point déconcerté, point amolli surtout, supportant les fatigues, les
angoisses avec une force bien supérieure à sa santé, toujours au feu
de sa personne, l'oeil assuré, la voix brusque et vibrante, il portait
le fardeau de ses fautes avec une vigueur qui les aurait fait
pardonner, si les grandes qualités étaient une excuse suffisante des
maux qu'on a causés au monde.

[En marge: Ressources qui nous restaient.]

[En marge: Correspondance de Napoléon avec son frère, sa femme, ses
ministres, pour essayer de les rassurer.]

Toutefois la confiance qu'il manifestait, bien qu'en partie simulée,
n'était pas sans fondement. S'il ne lui restait que 15 mille hommes,
en comptant ce qu'il ramenait de Brienne, la vieille garde de Mortier,
et la petite division Hamelinaye, il attendait 15 mille vieux soldats
arrivant en poste d'Espagne, et déjà rendus à Orléans. Ce renfort
devait élever ses forces matériellement à 60 mille hommes, et
moralement à beaucoup plus. Le brave Pajol, qui, avec douze cents
chevaux et 5 à 6 mille gardes nationaux, défendait les ponts de la
Seine et de l'Yonne qu'il avait barricadés, tels que Nogent-sur-Seine,
Bray, Montereau, Sens, Joigny, Auxerre, attendait 4 mille hommes de la
réserve de Bordeaux. À Paris il devait y avoir sous peu de jours deux
divisions de jeune garde dont l'organisation allait être terminée. Il
s'y trouvait en outre vingt-quatre dépôts de régiments qu'on y avait
fait refluer, et dans lesquels on pouvait, en y versant des conscrits,
former vingt-quatre bataillons de 5 à 600 hommes chacun, ce qui
présenterait, en comptant les deux divisions de jeune garde, quatre
divisions d'infanterie de vingt et quelques mille hommes. On avait en
outre de quoi équiper quelques mille cavaliers à Versailles, et de
quoi atteler 80 bouches à feu à Vincennes. C'étaient donc 30 mille
soldats de plus qui devaient en huit ou dix jours porter à 90 mille
hommes les forces totales de Napoléon. Enfin à Montereau, à Meaux, à
Soissons, il accourait de braves gens qui profitaient des cadres de la
garde nationale pour venir offrir et utiliser leur dévouement. Tout
n'était donc pas perdu, si on savait conserver son sang-froid quelques
jours encore. Par malheur deux choses manquaient à Paris, non pas les
hommes, nous le répétons, mais l'argent et les fusils. Quant à
l'argent, lorsque M. Mollien aux abois ne savait où trouver cent mille
francs, un mandat sur le trésorier de la liste civile les faisait
sortir des Tuileries. Il était moins aisé de se procurer des armes. Il
y avait, comme nous l'avons dit, 6 mille fusils neufs et 30 mille à
réparer. On travaillait à remettre en état ces derniers, mais les
réparations quotidiennes remplaçaient à peine les distributions, et la
réserve des armes propres au service diminuait ainsi à vue d'oeil. Les
habits se confectionnaient assez vite; les chevaux arrivaient.
Napoléon écrivant sans cesse à Joseph et à Clarke, tâchait de stimuler
la paresse de l'un, de suppléer à l'incapacité de l'autre, leur
traçait point par point ce qu'ils avaient à faire, donnait tous les
jours de ses nouvelles à l'Impératrice et au prince Cambacérès, leur
recommandait le courage et le calme, leur affirmait que rien n'était
perdu, que l'ennemi n'avait eu aucun avantage décisif, et qu'avec de
la constance et de l'énergie on finirait par tout sauver.

[En marge: Espérance d'une faute de l'ennemi, qui sauverait l'Empire.]

[En marge: Napoléon ne dit rien de l'espérance qui le soutient.]

[En marge: Efforts de Berthier et de M. de Bassano en faveur de la
paix.]

Tandis qu'il s'efforçait de préparer ses ressources et d'y faire
croire, il lui restait une chance heureuse et prochaine, qui était le
secret de son génie, et dont il avait comme une sorte de
pressentiment. Cette chance, si elle se réalisait, pouvait changer la
face des choses, et lui ménager d'importantes victoires. Pour le
moment il était menacé d'une immense et fatale bataille, livrée sous
les murs de Paris contre des forces quadruples des siennes. C'était
en effet la triste vraisemblance, si l'ennemi persistait à marcher en
masse. Mais cet ennemi ne se diviserait-il pas? Entre les voies
diverses de l'Yonne, de la Seine, de l'Aube, de la Marne, ne serait-il
pas amené à se partager, à s'étendre, soit pour vivre, soit pour
donner la main aux troupes du nord et de l'est, soit enfin par mille
autres motifs? Blucher qui avait des forces sur la Marne et plus loin,
car il avait laissé le général Saint-Priest aux frontières de
Belgique, ne voudrait-il pas les rappeler à lui, et pour les rallier
plus sûrement ne ferait-il pas un pas vers elles? Schwarzenberg qui
avait des forces sur la route de Genève et jusque vers Lyon, ne
voudrait-il pas tendre un bras vers Dijon? À ces causes ne se
joindrait-il pas des motifs moraux de séparation, tels que des
jalousies, des antipathies, des désirs d'opérer séparément les uns des
autres? Blucher ne voudrait-il point par exemple se porter sur la
Marne en laissant Schwarzenberg sur la Seine, afin d'être plus libre
d'agir à sa tête? Napoléon le soupçonnait fortement, et dès le second
jour de sa retraite sur Troyes il en avait presque conçu la
certitude[6]. S'il en était ainsi, son projet était tout arrêté; il
laisserait un corps devant Schwarzenberg, puis se dérobant rapidement
courrait à Blucher et l'accablerait, pour revenir ensuite sur
Schwarzenberg. Toutefois il n'en disait rien, de peur que son secret
ne fût divulgué, et ne parvînt à l'ennemi par une indiscrétion
d'état-major. Autour de lui la présence d'une masse compacte, quatre
fois supérieure au moins à l'armée française, était le nuage qui
offusquait tous les yeux et terrifiait tous les coeurs. On se voyait
réduit à livrer sous les murs de Paris une bataille générale, avec des
forces tellement disproportionnées que la victoire serait impossible,
et on aurait voulu à tout prix conjurer ce danger, et le conjurer au
moyen de la paix, quelle qu'elle pût être. Arrivé le 3 février à
Troyes, Napoléon fut en effet assailli des représentations de Berthier
qui avait toujours été sage, et de M. de Bassano qui l'était devenu
depuis nos derniers malheurs. Traiter à tout prix à Châtillon était
leur ferme sentiment, exprimé de la manière la plus pressante.

          [Note 6: Le 2, Napoléon en écrivait quelques mots obscurs,
          mais très-positifs, au ministre de la guerre.]

[En marge: Accueil que M. de Caulaincourt reçoit à Châtillon.]

[En marge: Sinistres pressentiments de ce citoyen dévoué, et ses
instances auprès de Napoléon pour obtenir d'autres instructions.]

On le pouvait effectivement, car les plénipotentiaires des puissances
coalisées venaient d'arriver à Châtillon, tous fort disposés à signer
la paix, mais sur la double base des frontières de 1790, et de notre
exclusion des futurs arrangements européens. Accueilli avec politesse
et froideur, M. de Caulaincourt avait pu démêler qu'on lui préparait
de cruelles propositions, et qu'on était déjà loin des bases de
Francfort. M. de Floret, le secrétaire de la légation autrichienne,
chargé de donner secrètement des avis bienveillants au négociateur
français, sans vouloir s'expliquer catégoriquement, lui avait dit:
Traitez à tout prix, car cette occasion est comme celle de Prague,
comme celle de Francfort, une fois négligée elle ne se représentera
plus.--M. de Caulaincourt effrayé de ces avis, et voulant savoir quels
sacrifices on allait imposer à la France, n'avait pu obtenir de M. de
Floret aucune explication, mais il en avait tiré la certitude qu'il
fallait se résigner à de bien autres sacrifices que ceux de Francfort,
si on voulait sauver Paris, et avec Paris le trône impérial. Il avait
donc écrit à Napoléon, et l'avait supplié de lui accorder des
latitudes pour négocier, car des instructions qui lui enjoignaient
d'exiger non-seulement l'Escaut mais le Wahal, non-seulement les Alpes
mais une partie de l'Italie, non-seulement une influence légitime sur
le sort des provinces cédées mais la possession d'une partie d'entre
elles pour les frères de Napoléon, étaient un affreux contre-sens avec
la situation présente. Il avait demandé des latitudes sans dire
lesquelles, et les avait demandées à genoux, non comme un homme qui se
prosterne pour sauver sa fortune et sa vie, mais comme un bon citoyen
qui s'humilie pour sauver son pays. Se défiant de M. de Bassano qu'il
n'aimait point, et dont il n'était point aimé, qu'il considérait à
tort comme la cause de l'entêtement de Napoléon, il avait écrit à
Berthier, pour le prier d'abord de lui envoyer des informations
exactes sur la situation militaire, et pour le conjurer ensuite, lui
le noble et fidèle compagnon des dangers de l'Empereur, d'employer
toute son influence à le faire céder.

[En marge: Nouvelles alarmantes venues de tous côtés, et confirmant
les conseils de Berthier, de M. de Bassano, et de M. de Caulaincourt.]

C'est ainsi que Napoléon avait eu à subir non-seulement la lettre de
M. de Caulaincourt demandant d'autres instructions, mais les prières
les plus vives de Berthier, et de M. de Bassano lui-même qui en ce
moment était loin d'exciter son maître à la résistance. Des nouvelles
venues de divers côtés aiguillonnaient encore le zèle de tous ceux qui
entouraient Napoléon. En effet des corps autrichiens semblaient
s'être étendus à notre droite par delà l'Yonne. Quatre à cinq mille
Cosaques avaient dépassé Sens, et menaçaient Fontainebleau. À notre
gauche vers la Marne, l'aspect des choses n'était pas moins
inquiétant. Le maréchal Macdonald qui avait reçu ordre de se replier
sur Châlons et de s'y maintenir, en avait été expulsé par l'ennemi, et
avait été contraint de se retirer sur Château-Thierry. On le disait
même rejeté sur Meaux. Les 11e et 5e corps d'infanterie, les 2e et 3e
de cavalerie qu'il amenait avec lui, et que Napoléon évaluait à 12
mille hommes au moins, étaient en réalité réduits à 6 ou 7 mille. Des
bandes de fuyards après avoir quitté l'armée, s'étaient répandues
entre Meaux et Paris, et y avaient porté l'épouvante. Les Parisiens
voyaient l'ennemi arriver sur eux par trois routes, celle d'Auxerre,
celle de Troyes, celle de Châlons, et sur une des trois seulement
discernaient une force capable de les couvrir, celle que Napoléon
commandait en personne, laquelle avait eu, disait-on, l'avantage dans
le combat du 29 janvier, mais un désavantage marqué dans la bataille
du 1er février. On parlait en outre de mouvements dans la Vendée, et
ce pays naguère si tranquille, si reconnaissant envers Napoléon,
paraissait prêt à s'agiter. Enfin, à la stupéfaction générale, on
annonçait que Murat, le propre beau-frère de l'Empereur, élevé par lui
au trône, venait de trahir à la fois l'alliance, la patrie, la
parenté, en se portant sur les derrières du prince Eugène. Ce concours
de mauvaises nouvelles avait bouleversé toutes les têtes.
L'Impératrice épouvantée appelait sans cesse auprès d'elle tantôt
Joseph, tantôt l'archichancelier, pour leur confier ses chagrins, et
en voyant le péril s'approcher se mourait de peur pour son époux, pour
son fils, pour elle-même. On répandait dans Paris que la cour allait
se retirer sur la Loire, et tous les jours une foule inquiète venait
aux Tuileries, pour s'assurer si les voitures de promenade qui
ordinairement transportaient l'Impératrice et le Roi de Rome au bois
de Boulogne, n'étaient pas des voitures de voyage destinées à se
diriger sur Tours[7].

          [Note 7: Suivant mon habitude de ne jamais tracer des
          tableaux de fantaisie, je dirai que j'emprunte ces détails
          non-seulement à la correspondance du roi Joseph, qui a été
          publiée en partie, mais à celle du prince Cambacérès, du duc
          de Rovigo, du duc de Feltre, qui ne l'ont pas été, et qui
          sont extrêmement détaillées. Elles donnent avec encore plus
          de vivacité toutes les particularités que je rapporte ici.
          J'atténue donc plutôt que je n'exagère les couleurs, sachant
          qu'il faut toujours ôter quelque chose à l'exagération du
          temps, bien que cette exagération soit un des traits de la
          situation qu'il convient de conserver dans une certaine
          mesure.]

[En marge: Les instances dont Napoléon est l'objet, les mauvaises
nouvelles dont on l'accable, l'irritent sans l'ébranler.]

Ces circonstances irritaient Napoléon sans l'ébranler. Où chacun
voyait des sujets de crainte, il apercevait plutôt des sujets
d'espérance. Il se doutait en effet qu'un corps autrichien s'était
approché de lui, et il songeait à se précipiter sur ce corps pour
l'accabler. Le danger de Macdonald, la manière dont il était
poursuivi, le disposaient à croire que la grande armée des coalisés
s'était divisée, et avait jeté une de ses ailes sur la Marne. C'est ce
qu'il avait toujours désiré, et toujours espéré. Aussi avait-il porté
Marmont vers Arcis-sur-Aube (voir la carte nº 62), et lui avait-il
enjoint de pousser des reconnaissances sur Sézanne, sur
Fère-Champenoise, pour se tenir au courant de ce que faisait
l'ennemi, et être toujours en mesure de profiter de la première faute.

[En marge: Raisons d'honneur qui empêchent Napoléon d'accepter les
propositions qu'on lui prépare.]

Cependant il fallait qu'il répondît aux supplications de Berthier, de
M. de Bassano, de M. de Caulaincourt, et surtout aux alarmes de Paris.
Des latitudes pour traiter?... demandait-il; qu'entendait-on par ces
expressions?... Entendait-on des sacrifices en Hollande, en Allemagne,
en Italie, il était prêt à les faire. Le Wahal, il l'abandonnerait,
pour revenir à la Meuse et à l'Escaut, mais pourvu qu'il gardât
Anvers. Il sacrifierait Cassel, Kehl, quoique ces points fussent de
vrais faubourgs de Mayence et de Strasbourg, et démantellerait même
Mayence pour rassurer l'Allemagne, mais à condition de conserver le
Rhin. En Italie il renoncerait à tout, même à Gênes, pourvu qu'il
conservât les Alpes, et, s'il était possible, quelque chose pour le
fidèle prince Eugène. Mais consentir à recevoir moins que la France,
la véritable France, celle dont la révolution de 1789 avait fixé les
limites, c'était se déshonorer sans espérance de se sauver. Au fond,
disait-il, on ne voulait plus traiter avec lui; on voulait détruire,
lui, sa dynastie, surtout la révolution française, et les propositions
de négocier n'étaient qu'un leurre. Si dans la nouvelle offre de
traiter on apportait quelque sincérité, c'est que probablement on lui
préparait des conditions tellement humiliantes qu'il en serait
déshonoré, et que le déshonneur servirait de garantie contre son
caractère et son génie. Mais consentir à de telles choses était de sa
part impossible! Descendre du trône, mourir même, pour lui qui
n'était qu'un soldat, était peu de chose en comparaison du déshonneur.
Les Bourbons pouvaient accepter la France de 1790; ils n'en avaient
jamais connu d'autre, et c'était celle qu'ils avaient eu la gloire de
créer. Mais lui, qui avait reçu de la République la France avec le
Rhin et les Alpes, que répondrait-il aux républicains du Directoire,
s'ils lui renvoyaient la foudroyante apostrophe qu'il leur avait
adressée au 18 brumaire? Rien, et il resterait confondu! On lui
demandait donc l'impossible, car on lui demandait son propre
déshonneur.--

Oserons-nous le dire, nous qui dans ce long récit n'avons cessé de
blâmer la politique de Napoléon, qui avons trouvé inutile, peu sensée,
funeste enfin toute ambition qui s'étendait au delà du Rhin et des
Alpes, il nous semble que pour cette fois Napoléon voyait plus juste
que ses conseillers; mais, comme il arrive toujours, pour avoir eu
tort trop longtemps, il n'était plus ni écouté ni cru lorsqu'il avait
raison. Ses diplomates désillusionnés trop tard, ses généraux exténués
de fatigue, le conjuraient de rester empereur de n'importe quel
empire, parce que lui demeurant empereur, ils demeuraient ce qu'ils
avaient été. La France était moindre, mais elle restait grande encore,
parce qu'elle restait la France, et eux ne perdaient rien de leur
élévation individuelle. À leurs yeux le Rhin, les Alpes, constituaient
peut-être la grandeur de Napoléon et de la France, mais nullement leur
grandeur personnelle: triste raisonnement, que la lassitude rendait
excusable chez des militaires épuisés, la crainte chez des diplomates
justement alarmés! Sans doute les conquêtes que Napoléon avait faites
du Rhin à la Vistule, des Alpes au détroit de Messine, des Pyrénées à
Gibraltar, ne valaient pas le sang qu'elles avaient coûté, et
n'auraient pas même mérité qu'on fît couler pour elles le sang d'un
seul homme. Au contraire pour garder les frontières naturelles de la
France on pouvait demander à ses soldats de verser jusqu'à la dernière
goutte de leur sang, on pouvait demander à Napoléon de risquer son
trône et sa vie, et, selon nous, après tant d'erreurs, après tant de
folies, de prodigalités de tout genre, il avait seul raison, quand il
disait qu'on exigeait son honneur en exigeant qu'il cédât quelque
chose des frontières naturelles de la France, de celles que la
République avait conquises, et qu'elle lui avait transmises en dépôt.
Mais les uns par affection, les autres par fatigue, certains par le
désir de se conserver, lui disaient: Sauvez, Sire, votre trône, et en
le sauvant vous aurez tout sauvé.--

[En marge: Sur les instances réitérées de ceux qui l'entourent,
Napoléon envoie _carte blanche_ à M. de Caulaincourt.]

Les assauts furent rudes et répétés. Enfin, les alarmes croissant
d'heure en heure, Napoléon ne voulant pas préciser les sacrifices,
comptant sur la fierté de M. de Caulaincourt, sur son patriotisme, lui
envoya _carte blanche_ (expression textuelle). Il espérait avec
raison, que le connaissant comme il le connaissait, M. de Caulaincourt
n'y verrait pas l'autorisation de faire les derniers sacrifices, et
que cependant s'il fallait de grandes concessions pour arracher la
capitale des mains de l'ennemi, il serait libre, et pourrait la
sauver: singulière ruse envers lui-même, envers M. de Caulaincourt,
envers l'honneur tel qu'il le comprenait, car dans l'état des choses,
il ne concédait rien ou concédait l'abandon des frontières naturelles;
singulière ruse, et, nous ajouterons, unique faiblesse de ce grand
caractère, qui lui fut arrachée par les instances de ses lieutenants
et de ses ministres, et qui du reste, comme on le verra bientôt, ne
fut que très-passagère!

[En marge: Défection de Murat, et mesures ordonnées à l'égard de
l'Italie.]

Cette autorisation expédiée à M. de Caulaincourt, il donna quelques
ordres adaptés à la circonstance extrême où il se trouvait. Le silence
obstiné qu'il avait gardé envers Murat, avait enfin décidé ce dernier
à traiter avec l'Autriche. C'était une défection aussi condamnable que
celle de Bernadotte, mais amenée par de moins mauvais sentiments. La
légèreté, le besoin insatiable de régner, la peur, une vive jalousie
pour le prince Eugène, avaient troublé et entraîné le coeur de Murat.
Sa femme, il faut le dire, était plus coupable que lui, car liée
envers Napoléon par des devoirs plus étroits, elle avait, tout en
affectant auprès du ministre de France la douleur, l'impuissance de
rien empêcher, mené la négociation par l'intermédiaire de M. de
Metternich[8]. Les conditions de la défection étaient les suivantes.
Murat conserverait Naples, et renoncerait à la Sicile dont il serait
dédommagé par une province dans la terre ferme d'Italie. Il promettait
en retour de marcher avec trente mille hommes contre le prince Eugène.
Il avait tenu parole, s'était avancé vers Rome, puis avait envoyé une
division sur Florence, une autre sur Bologne, sans dire précisément ce
qu'il allait faire, car il lui restait assez de bons sentiments pour
rougir de sa conduite, et assez de ruse pour laisser ignorer aux
officiers français dont il avait grand besoin, qu'il allait les
employer contre la France. Il avait demandé au général Miollis de lui
livrer le château Saint-Ange, à la princesse Élisa de lui livrer la
citadelle de Livourne, prétendant que ces occupations étaient
nécessaires aux desseins de l'Empereur. Le général Miollis et la
princesse Élisa avaient refusé.

          [Note 8: Ce fait si triste au milieu de tant d'autres ne
          peut plus être mis en doute depuis la publication des
          papiers de lord Castlereagh. On y voit en effet que c'est la
          reine qui avait été l'agent principal de la négociation.]

[En marge: Renvoi du Pape à Rome pour créer des obstacles à Murat.]

Ces détails avaient inspiré à Napoléon une irritation facile à
concevoir, mais il l'avait dissimulée dans l'intérêt des nombreux
Français résidant en Italie. Il avait ordonné au duc d'Otrante de se
rendre de nouveau au quartier général de Murat, pour stipuler la
reddition des postes fortifiés que demandait le roi de Naples, à
condition que les Français seraient protégés dans leurs personnes et
leurs propriétés. Mais il avait juré dans son coeur de se venger d'une
si noire ingratitude, et il imagina tout de suite de susciter à Murat
un embarras qui ne pouvait manquer d'être très-sérieux. Dans son
traité avec l'Autriche, Murat, sous l'indication assez vague d'une
province dans la terre ferme d'Italie, avait espéré comprendre tout le
centre de la Péninsule. Or, lui envoyer le Pape en ce moment, c'était
créer à son ambition un obstacle presque insurmontable. Napoléon
avait, comme on l'a vu, acheminé Pie VII vers Savone, et sur toute la
route le Pontife avait été reçu par les populations avec des
témoignages empressés de respect et d'attachement. Napoléon ordonna
de le conduire aux avant-postes avec les égards dont on ne s'était
jamais écarté, en lui déclarant qu'il était libre de retourner à Rome.
Ainsi finissait cet autre drame, si semblable à celui d'Espagne, par
le renvoi du prince dont on avait voulu prendre les États en prenant
sa personne, et qu'on était trop heureux de délivrer aujourd'hui, dans
l'espoir de tirer quelque moyen de salut de la plus triste des
rétractations!

[En marge: Ordre au prince Eugène d'évacuer l'Italie.]

Ce qui importait plus que Murat et le Pape, c'était de profiter de
l'occasion pour abandonner l'Italie à elle-même, autre rétractation
bien tardive, mais bien utile si elle avait été faite à propos! Tant
que Murat était inactif, le prince Eugène pouvait en se défendant sur
l'Adige, se maintenir en Lombardie, malgré quelques descentes des
Anglais sur sa droite et ses derrières; mais Murat venant le prendre à
revers par la droite du Pô, il n'y avait pas moyen pour lui de
résister davantage, et Napoléon lui prescrivit de se retirer en toute
hâte sur Turin, Suze, Grenoble et Lyon, pour venir au secours de la
France, dont la conservation importait bien autrement que celle de
l'Italie.

[En marge: Sur la réponse peu favorable de la régence espagnole,
Napoléon renvoie Ferdinand VII en Espagne, en se fiant à sa parole de
l'exécution du traité de Valençay.]

Occupé ainsi à défaire ce qu'il avait fait, Napoléon donna ses
derniers ordres par rapport à Ferdinand VII qui brûlait toujours
d'impatience de reconquérir sa liberté. On venait enfin d'avoir des
nouvelles du duc de San-Carlos. Il avait rencontré en route la régence
d'Espagne, qui, après avoir hésité longtemps à quitter Cadix, s'était
décidée à revenir à Madrid, pour siéger là même où depuis trois
siècles résidait le gouvernement de l'Espagne. Le duc de San-Carlos
avait vu à Aranjuez les membres de la régence et les principaux
personnages des cortès. La réponse n'avait été de leur part l'objet ni
d'un doute ni d'une hésitation. D'abord aucun d'eux ne voulait se
séparer des Anglais avec lesquels ils espéraient bientôt envahir le
midi de la France; ensuite ils n'étaient pas pressés de recouvrer
Ferdinand VII et de lui remettre un pouvoir qu'ils lui avaient
conservé, et dont il était facile de prévoir qu'il ferait bientôt un
fâcheux usage. On avait par ce double motif refusé d'adhérer à un
traité conclu en état de captivité, et avec des protestations infinies
de regret, d'obéissance, de dévouement, on avait déclaré qu'on ne
reconnaîtrait la signature du roi que lorsqu'il serait sur le
territoire espagnol, en pleine jouissance de sa liberté. On invoquait
d'ailleurs pour répondre de la sorte un titre fort spécieux, c'était
un article de la Constitution de Cadix, qui disait expressément que
toute stipulation du roi souscrite en état de captivité serait nulle.
On avait donc renvoyé le duc de San-Carlos à Valençay avec cet article
de la constitution, et le malheureux Ferdinand en avait conçu un
véritable désespoir.

[En marge: Ordre au maréchal Suchet de retirer toutes ses forces de la
Catalogne, et de les expédier sur Lyon.]

Il n'y avait plus à hésiter, et mieux valait courir la chance d'être
trompé, mais courir aussi la chance de trouver Ferdinand VII fidèle à
sa parole, que de le retenir prisonnier, ce qui nous constituait
forcément en guerre avec les Espagnols, et nous obligeait de laisser
sur l'Adour des troupes dont nous avions le plus pressant besoin sur
la Marne et la Seine. En conséquence Napoléon ordonna de délivrer
Ferdinand VII avec les autres princes espagnols détenus à Valençay,
de les envoyer sur-le-champ auprès du maréchal Suchet, d'exiger d'eux
un engagement d'honneur à l'égard de la fidèle exécution du traité de
Valençay, et de tâcher ainsi de recouvrer au moins les garnisons de
Sagonte, de Mequinenza, de Lérida, de Tortose, de Barcelone, qui
repasseraient immédiatement les Pyrénées. Si le maréchal Soult, retenu
à Bayonne par la présence des Anglais, ne pouvait être ramené sur
Paris, le maréchal Suchet qui n'était pas dans le même cas, qui avait
devant lui une armée infiniment moins redoutable, pouvait être ramené
sur Lyon. Napoléon lui prescrivit de nouveau d'y acheminer toutes les
troupes qui ne seraient pas indispensables en Roussillon, et de se
préparer à y marcher lui-même avec le reste de son armée. Si le
maréchal Suchet arrivait à Lyon avec 20 mille hommes, le prince Eugène
avec 30 mille, le sort de la guerre était évidemment changé, car les
coalisés ne demeureraient pas entre Troyes et Paris, lorsque 50 mille
vieux soldats remonteraient de Lyon sur Besançon.

[En marge: Ordres relatifs à la défense de Paris.]

[En marge: Alarmes de cette capitale, et questions qu'on y agite.]

Ces ordres expédiés pendant les journées des 4, 5, 6, 7 février,
journées que Napoléon employait à surveiller les mouvements de
l'ennemi, il en donna aussi quelques autres relatifs à la défense de
Paris. L'alarme allait croissant dans cette capitale à chaque pas
rétrograde du maréchal Macdonald sur la Marne, car les fuyards de
l'armée et des campagnes répandaient l'épouvante en se retirant.
Joseph avait réclamé des instructions au sujet de l'Impératrice, du
Roi de Rome, des princesses de la famille impériale, et demandé s'il
fallait en cas de danger les garder à Paris. Il n'était pas question
assurément d'évacuer Paris; Napoléon avait au contraire ordonné de s'y
défendre jusqu'à la dernière extrémité; mais devait-on, si l'ennemi
paraissait, y laisser l'un des princes avec des pouvoirs
extraordinaires et l'ordre de résister à outrance, puis envoyer
derrière la Loire la famille impériale, l'Impératrice, le Roi de Rome,
les ministres, les principaux dignitaires? On discutait tout haut
cette question dans les rues de la capitale, ce qui montre à quel
point était portée l'agitation des esprits. Louis, ancien roi de
Hollande, rentré en France depuis les malheurs de son frère, avait
proposé, si on faisait sortir de Paris la cour et le gouvernement, de
s'y enfermer et de s'y bien défendre, ce dont il était certainement
très-capable. Beaucoup de gens fort sensés étaient d'avis de ne pas
faire partir l'Impératrice et le Roi de Rome, car leur départ serait
considéré comme une sorte d'abandon de la capitale, qui blesserait et
alarmerait les Parisiens, et semblerait y préparer le vide pour le
remplir bientôt au moyen des Bourbons. M. de Talleyrand qui voyait
clairement s'approcher le règne de ces princes, qui avait reçu bien
des assurances secrètes de leurs bonnes dispositions à son égard, qui
sans les aimer, sans avoir confiance dans leurs lumières, songeait à
retrouver auprès d'eux la faveur perdue auprès de Napoléon, ne voulait
cependant pas se compromettre trop tôt et trop irrévocablement avec
celui-ci, mettait beaucoup de zèle apparent à seconder Joseph et
l'Impératrice, et cherchait à prouver ce zèle en donnant les conseils
selon lui les meilleurs. Or à ses yeux faire partir l'Impératrice de
Paris, c'était livrer très-imprudemment la place aux Bourbons, qui
auraient pour eux le prestige de vingt-quatre ans de malheurs, et le
prestige plus grand encore de la paix qu'ils procureraient à la
France. Joseph ne voulant rien prendre sur lui en pareille matière,
avait instamment prié Napoléon d'exprimer sur tous ces points ses
volontés définitives. Quant à l'Impératrice elle n'avait ni avis, ni
volonté, et de concert avec Cambacérès, devenu très-pieux, comme on
l'a vu, elle faisait dire les prières que, dans la liturgie
catholique, on appelle prières des quarante heures.

[En marge: Dépit de Napoléon en voyant le trouble des hommes qui
composent son gouvernement.]

[En marge: Conseils énergiques qu'il leur donne à tous.]

Napoléon que tous les malheurs de la guerre trouvaient imperturbable,
n'éprouvait d'impatience qu'en recevant le courrier de Paris, qui lui
apportait plusieurs fois par jour le triste tableau des anxiétés de
son gouvernement.--Vous avez peur, écrivait-il aux hommes chargés de
sa confiance, et vous communiquez votre peur autour de vous. La
situation est grave, _mais elle n'en est pas où en sont vos alarmes_.
C'est bien de prier, mais vous priez en gens effarés, et si je suivais
votre exemple ici, mes soldats se croiraient perdus. Exécutez autour
de Paris les ouvrages que je vous ai prescrits; armez, habillez mes
conscrits, faites-les tirer à la cible, expédiez-les-moi dès qu'ils
ont acquis les notions indispensables, arrêtez les fuyards, mettez-les
dans les corps, réunissez des vivres et des munitions; soyez calmes,
ne changez pas d'avis à chaque idée nouvelle qui jaillit de la
fermentation des esprits, ayez mes ordres toujours présents,
suivez-les _et laissez-moi faire_. Je sais bien que quelques Cosaques
ont paru du côté de Sens, que Macdonald s'est laissé refouler sur la
Marne, mais soyez tranquilles, l'ennemi payera cher sa folle témérité.
Encore une fois ne vous agitez pas, n'écoutez pas tous les donneurs
d'avis, ne parlez pas au premier venant, travaillez, taisez-vous, et
_laissez-moi faire_....--

[En marge: Ordres de défendre Paris à outrance, et d'en faire sortir
sa femme et son fils.]

Tels étaient les sages et énergiques conseils que Napoléon adressait à
Cambacérès, au ministre de la guerre et à son frère Joseph. Quant à
l'Impératrice il ne lui donnait que des nouvelles de sa santé,
quelques détails succincts et rassurants sur l'armée, le tout d'un ton
affectueux et ferme, mais il avait une opinion bien arrêtée sur ce
qu'il fallait faire d'elle et du Roi de Rome, si l'ennemi venait à se
montrer devant Paris. Il voulait que la capitale fût défendue, car il
savait bien que si elle était ouverte à l'ennemi, on y établirait
sur-le-champ un gouvernement qui ne serait pas le sien; mais en la
disputant énergiquement aux armées alliées, il ne voulait pas qu'on y
laissât sa femme et son fils. En les gardant en sa possession, il
croyait conserver avec l'Autriche un lien puissant que le respect
humain ne permettrait pas de mépriser. Si au contraire ce gage
précieux venait à lui échapper, il se disait qu'on ne manquerait pas
de s'emparer de Marie-Louise, de profiter de sa faiblesse pour
composer une régence qui l'exclurait lui du trône, ou bien d'envoyer
elle et le Roi de Rome à Vienne, de les y entourer de soins, comme on
fait à l'égard d'une honnête fille compromise dans un mauvais mariage,
de le traiter lui en aventurier qui n'était pas digne de la femme
qu'on lui avait donnée, et de le reléguer dans quelque prison
lointaine. Puis on élèverait son fils à Vienne, comme un prince
autrichien!...--Cette perspective, quand elle se présentait à son
esprit, le bouleversait profondément, et lui en faisait oublier une
autre non moins alarmante, celle de Paris laissé vacant devant les
Bourbons qui s'approchaient. Il avait raison sans doute, car il était
vrai qu'on lui prendrait son fils et sa femme, qu'on élèverait son
fils en prince étranger, qu'on mettrait sa femme dans les bras d'un
autre époux, mais il n'était pas moins vrai que Paris resté vide, on
en profiterait pour y placer les Bourbons. Ce n'était pas tel ou tel
mal, c'étaient tous les maux qui, en punition de ses fautes, allaient
fondre à la fois sur sa tête condamnée par la Providence!

Préoccupé surtout du danger de laisser tomber sa femme et son fils
dans les mains des Autrichiens, il prescrivit à son frère Joseph, par
une lettre du 8 février, de se conformer à ses intentions, telles
qu'il les lui avait déjà exprimées en partant, de laisser à Paris son
frère Louis avec des pouvoirs étendus, d'y rester lui-même s'il le
fallait, de défendre la capitale à outrance, mais d'envoyer sur la
Loire l'Impératrice et le Roi de Rome, avec les princesses, les
ministres, les grands dignitaires, le trésor de la couronne, de n'en
pas croire surtout des ennemis secrets tels que M. de Talleyrand,
qu'il n'avait que trop ménagés, de suivre enfin ses instructions et
pas d'autres.--Le sort d'Astyanax prisonnier des Grecs, ajoutait-il,
m'a toujours paru le plus triste sort du monde: j'aimerais mieux voir
mon fils égorgé et précipité dans la Seine, que de le voir aux mains
des Autrichiens pour être conduit à Vienne.--

[En marge: Moyens de défense prescrits pour Paris.]

Napoléon indiquait ensuite comment il fallait défendre Paris. N'ayant
pas songé à élever des ouvrages en maçonnerie de peur d'alarmer les
habitants, il s'était contenté de faire préparer des palissades et de
l'artillerie. Maintenant que l'alarme était au comble et qu'il n'y
avait plus rien à ménager, il prescrivait de renforcer avec des
palissades l'enceinte dite de l'octroi, de construire également avec
des palissades des tambours en avant des portes, d'établir des
redoutes sur les emplacements déjà désignés, de les couvrir
d'artillerie, et de placer derrière ces ouvrages improvisés la garde
nationale armée de fusils de chasse si les fusils de munition
manquaient. Quelle confiance n'eût-il pas éprouvée, quelle liberté de
manoeuvre n'aurait-il pas acquise, s'il avait eu ces magnifiques
murailles qui, grâce à un roi patriote, entourent aujourd'hui la
capitale de la France!

[En marge: Conseil tenu par les coalisés à la suite de la bataille de
la Rothière.]

Napoléon avait séjourné du 3 au 8 février à Troyes d'abord, puis à
Nogent, dans la prévoyance d'une faute de l'ennemi, de laquelle il
attendait son salut. Bientôt il crut en découvrir les premiers signes.
Le lendemain en effet de la bataille de la Rothière, les coalisés
avaient assemblé à Brienne un grand conseil pour examiner quel parti
on devait tirer de la situation de Napoléon qui leur semblait
désespérée. Ce n'était pas à une force de 30 mille hommes qu'on
l'avait supposé réduit après la bataille de la Rothière, mais à celle
de 40 à 50 mille, s'élevant peut-être avec Mortier à 70 mille, et en
cet état, si au-dessus pourtant de la réalité, on le tenait pour
perdu, moyennant, se disait-on, qu'on ne commît pas de trop grandes
fautes. Après bien des discussions les opérations suivantes avaient
été résolues.

[En marge: Plan d'opérations, consistant à pousser Napoléon sur Paris,
en le débordant tantôt sur une aile, tantôt sur l'autre, pour
l'accabler ensuite sous les forces réunies de la coalition.]

Quelle que fût la supériorité qu'on eût sur Napoléon, on craignait
toujours de le rencontrer face à face, et de risquer le sort de la
guerre en une bataille décisive. On voulait donc manoeuvrer, et
l'acculer sur Paris, en y amenant successivement toutes les armées de
la coalition, pour l'accabler sous une masse écrasante d'ennemis,
comme on avait fait à Leipzig. Il y avait sur la droite des alliés des
forces laissées au blocus des places. C'étaient, comme nous l'avons
dit, le corps d'York resté devant Metz, celui de Langeron devant
Mayence, celui de Kleist devant Erfurt. Ces corps remplacés
actuellement par d'autres troupes et près d'arriver sur la Marne,
comprenaient, celui d'York 18 mille hommes, celui de Langeron 8 mille
(la moitié de ce corps était seule disponible), celui de Kleist 10
mille, c'est-à-dire environ 36 mille hommes, sans compter le corps de
Saint-Priest, et divers détachements de Bernadotte qui refluaient tous
en ce moment vers la Belgique. Il n'était pas possible de laisser les
corps d'York, de Langeron, de Kleist, isolés sur la Marne, à portée
des coups de Napoléon, et de ne pas les faire concourir au but commun.
Il fut convenu que Blucher irait les rallier avec les vingt et
quelques mille hommes qui lui restaient, ce qui reporterait à environ
60 mille l'ancienne armée de Silésie, et lui constituerait une
situation indépendante. Blucher manoeuvrerait à la tête de cette armée
sur la Marne, et, en refoulant Macdonald sur Châlons, Meaux et Paris,
il se trouverait sur les derrières de Napoléon, qui par là serait
obligé de se replier. Alors le prince de Schwarzenberg, qui aurait
encore au moins 130 mille hommes après le départ de Blucher, suivrait
Napoléon pas à pas dans sa retraite. Si Napoléon revenait sur le
prince de Schwarzenberg, Blucher en profiterait pour faire un nouveau
pas en avant, et en avançant ainsi les uns le long de la Seine, les
autres le long de la Marne, on finirait comme ces rivières elles-mêmes
par se rencontrer sous Paris, et par accabler Napoléon sous la masse
des forces de l'Europe réunies autour de la capitale de la France. En
attendant on était si forts même séparés, que si Napoléon voulait
tomber sur l'une des deux armées alliées, on lui tiendrait tête.
Blucher avec 60 mille hommes croyait n'en avoir rien à craindre. Le
prince de Schwarzenberg, beaucoup moins présomptueux, croyait pouvoir
lui résister avec ses 130 mille hommes. D'ailleurs à la distance où
l'on était de Paris, la Seine et la Marne étaient assez rapprochées
pour que de l'une à l'autre on pût se donner la main, surtout en ayant
une nombreuse cavalerie. Il fut convenu en effet que le prince de
Wittgenstein se tiendrait sur l'Aube, où il serait lié par les six
mille Cosaques du général Sesliavin, d'un côté à Blucher qui devait
marcher sur la Marne, et de l'autre au prince de Schwarzenberg qui
devait marcher sur la Seine. Avec de telles précautions on ne
redoutait aucun malheur, aucun de ces accidents surtout auxquels il
fallait s'attendre quand on avait affaire au génie si imprévu de
Napoléon. On se contenta donc de ce qu'elles avaient de spécieux, et
Blucher qui voyait dans la combinaison adoptée son indépendance, la
chance d'arriver le premier à Paris, Schwarzenberg qui s'en promettait
la délivrance du plus incommode, du plus impérieux des collaborateurs,
y consentirent également.

[En marge: En exécution de ce plan, Blucher se dirige sur la Marne,
pour y recueillir les corps d'York, de Langeron, de Kleist, et se
porter sur Paris après avoir passé sur le corps de Macdonald.]

[En marge: Mouvement en sens contraire du prince de Schwarzenberg sur
la Seine et l'Yonne.]

[En marge: Grand espace laissé entre Blucher et Schwarzenberg.]

Par suite de ces dispositions Blucher se porta le 3 de Rosnay sur
Saint-Ouen, le 4 de Saint-Ouen sur Fère-Champenoise, et trouvant le
corps d'York déjà aux prises avec le maréchal Macdonald près de
Châlons, il s'appliqua à déborder ce maréchal, et l'obligea ainsi de
se retirer sur Épernay et sur Château-Thierry. Macdonald après sa
longue retraite de Cologne à Châlons, n'avait plus que 5 mille
fantassins et 2 mille chevaux. Il était à Château-Thierry le 8
février, suivi par le corps d'York le long de la Marne, et menacé en
flanc par Blucher, qui suivant la route de Fère-Champenoise et de
Montmirail, espérait le devancer à Meaux. (Voir les cartes n{os} 62 et
63.) Paris était ainsi découvert, et c'était ce danger devenu évident
qui jetait ses habitants dans les plus vives alarmes. Le prince de
Schwarzenberg de son côté, après avoir tâtonné devant Napoléon, dont
il craignait les moindres mouvements, s'avança lentement sur Troyes,
ayant avec son redoutable adversaire des combats d'arrière-garde
chaque jour plus rudes. Tout à coup il conçut des doutes et des
inquiétudes. Il venait d'apprendre que des troupes françaises se
montraient au loin sur sa gauche, c'est-à-dire sur l'Yonne, à Sens, à
Joigny, à Auxerre (c'étaient celles de Pajol). Il venait aussi de
recueillir divers bruits partis de points plus éloignés. On lui avait
mandé qu'une armée française se formait à Lyon sous le maréchal
Augereau, et qu'elle prenait l'offensive contre Bubna, que des troupes
d'Espagne accouraient en poste, et que leurs têtes de colonnes
s'apercevaient déjà près d'Orléans. Il se demanda sur-le-champ si
Napoléon ne méditait pas quelque mouvement sur son flanc gauche, par
delà la Seine et l'Yonne, et si l'armée de Lyon, les troupes que l'on
voyait sur l'Yonne, celles qui arrivaient d'Espagne, n'étaient pas les
moyens préparés de ce dangereux mouvement. En proie à ces inquiétudes,
il se porta un peu à gauche tandis que Blucher se portait un peu à
droite, ce qui devait augmenter sensiblement l'espace qui les
séparait. En effet il ramena Wittgenstein de la rive droite de l'Aube
à la rive gauche, c'est-à-dire d'Arcis à Troyes; il laissa de Wrède
devant Troyes avec les réserves en arrière, il poussa Giulay sur
Villeneuve-l'Archevêque, et Colloredo sur Sens, se flattant par ce
moyen de s'être garanti de toute entreprise contre son flanc gauche.
Quelques Cosaques étaient restés chargés de lier les deux armées, mais
l'espace entre elles s'était fort agrandi. Ce général si sage en
croyant se préserver d'un danger, s'en préparait, comme on va le voir,
un autre bien plus grave, car à la guerre ce n'est pas un danger qu'il
faut avoir en vue, mais tous; ce n'est pas un côté de la situation,
c'est la situation tout entière qu'il faut embrasser d'un regard
vaste, prompt et sûr.

[En marge: Joie de Napoléon en voyant se réaliser la faute qu'il avait
prévue.]

[En marge: Ses ordres pour acheminer ses corps sur Sézanne.]

Le 6, le 7 février, Napoléon à l'affût comme le tigre prêt à saisir sa
proie, suivait de l'oeil ses adversaires avec une joie croissante, la
seule qu'il lui fût encore donné d'éprouver, et il avait longtemps
hésité entre deux partis. Tantôt il voulait se jeter sur Colloredo et
Giulay aventurés imprudemment entre la Seine et l'Yonne, tantôt sur
Blucher courant vers la Marne, mais le 7 il n'hésita plus.
L'importance des résultats à obtenir en se plaçant entre Schwarzenberg
et Blucher, la nécessité de secourir au plus tôt Macdonald et Paris,
le décidèrent à se porter sur la Marne, et il commença son mouvement
contre Blucher avec une satisfaction indicible. Pendant ces jours du 4
au 7 février, et sous sa vigoureuse impulsion, il était sorti de Paris
quelques bataillons tirés des dépôts. Il avait avec cette ressource un
peu recruté les corps de Marmont et de Victor, les divisions des
généraux Gérard et Hamelinaye, et, à l'aide de détachements venus de
Versailles, il avait ajouté quelques renforts à sa cavalerie. Enfin il
avait dirigé sur Provins la première division arrivée d'Espagne. Le 5
il avait fait descendre Marmont d'Arcis sur Nogent, et s'y était porté
lui-même de Troyes, en se couvrant de fortes arrière-gardes, afin de
cacher sa marche à l'ennemi. Parvenu là il avait commencé sa grande
opération. Marmont dont l'esprit était assez actif, avait de son côté
imaginé cette même opération, mais d'une manière confuse, car il la
regardait déjà comme impossible, lorsque Napoléon sans s'inquiéter de
ce qui se passait dans cette tête légère, lui ordonna le 7 de partir
de Nogent avec une avant-garde de cavalerie et d'infanterie, et de se
porter sur Sézanne, lieu pourvu par ses ordres d'abondantes
ressources. (Voir les cartes n{os} 62 et 63.) Marmont devait, dès
qu'il aurait reconnu la route, se faire suivre par tout son corps. Le
8 Napoléon achemina Ney avec une division de la jeune garde et la
cavalerie de Lefebvre-Desnoëttes sur cette même route de Sézanne. Il
se prépara à partir lui-même le 8 avec Mortier et la vieille garde.
Ces trois corps comprenaient environ 30 mille hommes.

[En marge: Forces laissées sur la Seine de Nogent à Montereau, pour
arrêter ou ralentir au moins la marche du prince de Schwarzenberg.]

Pourtant en se dirigeant sur la Marne il ne fallait pas découvrir
Paris du côté de la Seine. Napoléon laissa sur la Seine le maréchal
Victor avec le 2e corps, les généraux Gérard, Hamelinaye avec leurs
divisions de réserve, et derrière eux, à Provins, le maréchal Oudinot
avec la division de jeune garde Rothenbourg, et les troupes tirées de
l'armée d'Espagne. Victor était chargé de défendre la Seine de Nogent
à Bray, et Oudinot devait venir l'appuyer au premier retentissement du
canon. Pajol, avec les bataillons arrivés de Bordeaux, avec les gardes
nationales et sa cavalerie, devait veiller sur Montereau et les ponts
de l'Yonne jusqu'à Auxerre. Enfin les deux divisions de jeune garde
dont l'organisation s'achevait à Paris, avaient ordre de se placer
entre Provins et Fontainebleau. Ces troupes réunies ne comprenaient
pas moins de 50 mille hommes, et rangées derrière la Seine, dans le
contour que cette rivière décrit de Nogent à Fontainebleau, elles
devaient donner à Napoléon le temps de revenir, et de faire contre
Schwarzenberg ce qu'il aurait fait contre Blucher. Ces plans étaient
au moins aussi spécieux que ceux des généraux ennemis. Restait à
savoir lesquels répondraient véritablement aux distances, au temps,
aux circonstances actuelles de la guerre. Napoléon partit le 9 avec
sa vieille garde, pour se transporter de la Seine à la Marne,
recommandant à tout le monde un secret absolu sur son absence. Plein
d'espérance, il écrivit quelques mots à M. de Caulaincourt pour
relever son courage, et pour l'engager à user moins librement de la
_carte blanche_ qu'il lui avait donnée, sans pourtant la lui retirer.
En effet, s'il réussissait, les conditions de la paix devaient être
bien changées. Ainsi en partant il emportait avec lui les destinées de
la France et les siennes!

Pendant qu'il était en marche, notre infortuné plénipotentiaire
endurait à Châtillon les plus grandes douleurs que puisse ressentir un
honnête homme et un bon citoyen, et essuyait des traitements qui lui
faisaient monter la rougeur au front.

[En marge: Ce qui se passe au congrès de Châtillon pendant que
Napoléon quitte l'Aube pour la Marne.]

[En marge: Réunion des plénipotentiaires, et isolement dans lequel on
tient M. de Caulaincourt.]

Les diplomates de la coalition étaient successivement arrivés le 3 et
le 4 février à Châtillon, et s'étaient empressés d'échanger des
visites avec M. de Caulaincourt, en témoignant pour lui des égards
qu'on affectait de n'accorder qu'à sa personne. Il fut convenu que le
5 chacun produirait ses pouvoirs, et que les jours suivants
commenceraient les négociations. En attendant, M. de Caulaincourt
ayant essayé dans les repas, dans les soirées où l'on se rencontrait,
d'obtenir quelques confidences, trouva les membres du congrès polis
mais impénétrables. Le seul d'entre eux auquel il aurait pu s'ouvrir,
en s'autorisant des communications secrètes de M. de Metternich, M. de
Stadion, ministre autrichien, était un ennemi personnel de la France,
et le représentant malveillant d'une cour bienveillante. Au-dessous
de lui, M. de Floret, moins élevé en grade mais plus amical, parlait
peu, soupirait souvent, et laissait entendre qu'on avait eu grand tort
de livrer la bataille de la Rothière, car la situation s'en
ressentirait beaucoup. Quant aux conditions elles-mêmes, qu'on ne
pouvait pas cependant nous cacher longtemps, M. de Floret n'en disait
pas plus que les autres. M. de Rasoumoffski, autrefois l'interprète
des passions russes à Vienne, était presque impertinent dans tout ce
qui ne se rapportait pas à la personne de M. de Caulaincourt. M. de
Humboldt ne manifestait rien, mais on devinait en lui le Prussien, à
la vérité très-adouci. Les plus convenables de tous ces ministres
étaient les Anglais, surtout lord Aberdeen, modèle rare par sa
simplicité, sa gravité douce, du représentant d'un État libre. Lord
Castlereagh ne devant pas prendre part aux conférences, mais venant
les diriger en maître qui ordonne sans se montrer, avait étonné M. de
Caulaincourt par ses assurances pacifiques et par ses protestations de
sincérité. Il insistait si fortement et si souvent sur la résolution
arrêtée de traiter avec Napoléon, qu'on ne pouvait s'empêcher d'y
reconnaître le calcul ordinaire des Anglais de paraître faire une
guerre d'intérêt purement national, et non une guerre de dynastie.
Aussi répétait-il sans cesse qu'on pouvait être d'accord tout de
suite, et qu'il suffisait, si on le voulait, d'une heure
d'explication. Mais d'accord sur quelles bases? Là-dessus personne ne
consentait à devancer d'un seul jour la déclaration solennelle des
conditions de la paix. Elles étaient donc bien dures, se disait M. de
Caulaincourt, puisqu'on n'osait pas les produire, et qu'on voulait
les promulguer sans doute comme une loi de l'Europe à laquelle il
n'y aurait pas de contradiction à opposer! Toutes les fois qu'il
cherchait à provoquer quelque confidence de la part de l'un des
plénipotentiaires, si par grande exception on l'avait laissé seul avec
l'un d'entre eux, celui-ci rompait l'entretien. S'il était avec
plusieurs, celui qu'il avait essayé d'aborder élevait la voix, pour
qu'on ne pût pas croire à des intelligences secrètes avec la France.
Il était évident qu'avant tout on craignait cet être idéal et
redoutable qui s'appelait la coalition, et qu'à aucun prix on n'aurait
voulu lui donner des ombrages. Dire au représentant de la France, ou
entendre de lui quelque chose qui ne fût pas commun à tous les autres,
eût semblé une infidélité dont personne n'aurait osé se rendre
coupable. Lord Castlereagh, agissant en homme au-dessus du soupçon,
avait seul dit et écouté quelques paroles à part, dans ses diverses
rencontres avec M. de Caulaincourt, et uniquement pour répéter cette
déclaration fastidieuse qu'on souhaitait la paix, qu'elle pouvait être
conclue en une heure si on voulait se mettre d'accord. D'accord sur
quoi? C'était là l'éternelle question toujours restée sans réponse.

[En marge: Échange des pouvoirs le 5 février.]

[En marge: On déclare au plénipotentiaire français que quatre cours
traiteront pour toutes les autres, et qu'il ne sera pas question du
droit maritime.]

M. de Caulaincourt attendit ainsi quatre mortels jours sans obtenir
aucune explication, mais en devinant ce qu'on ne lui disait pas, et ce
qui l'avait porté à réclamer itérativement de Napoléon des
instructions nouvelles. Le 5 février, on échangea les pouvoirs, en
déclarant que les représentants des quatre principales puissances,
Russie, Prusse, Autriche, Angleterre, traiteraient pour les diverses
cours de l'Europe, grandes et petites, avec lesquelles la France était
en guerre, manière de procéder plus commode, mais qui révélait le joug
commun pesant sur tous les membres de la coalition, et, en même temps,
on annonça par la bouche du représentant de l'Angleterre, que la
question du droit maritime serait écartée de la négociation, que la
Grande-Bretagne entendait ne la soumettre à personne, pas même à ses
alliés, parce que c'était une question de droit éternel, ne dépendant
pas des résolutions passagères des hommes. On aurait volontiers dit
qu'il y avait là un dogme sur lequel il n'était pas permis de
transiger.

[En marge: Soumission forcée de M. de Caulaincourt.]

[En marge: Après une attente silencieuse de plusieurs jours, le fond
des choses est enfin abordé.]

Ce n'était pas le cas de contredire, car nous avions en ce moment bien
autre chose à défendre que le droit maritime. Pourtant M. de
Caulaincourt présenta pour l'honneur de la vérité quelques
observations qui furent écoutées avec un silence glacial, et
auxquelles on ne fit aucune réponse. M. de Caulaincourt n'insista pas,
et on passa outre. Il fut convenu que pendant la tenue de ce congrès
on produirait ses propositions par notes, qu'on répondrait également
par notes, et que si elles devenaient l'occasion d'observations
verbales, un protocole tenu avec exactitude recueillerait ces
observations immédiatement, ce qui était une nouvelle précaution pour
prévenir les défiances entre confédérés. M. de Caulaincourt n'élevant
aucune difficulté sur ces questions de forme, demanda que l'on
commençât enfin à entrer dans le fond des choses, et à énoncer les
conditions de la paix. On ne voulut ni ce même jour, ni le jour
suivant, entamer ce grave sujet, sous prétexte qu'on n'était pas prêt.
Enfin le 7, après avoir tant fait attendre M. de Caulaincourt, l'un
des plénipotentiaires prenant la parole pour tous, lut d'un ton
solennel et péremptoire la déclaration suivante.

[En marge: Déclaration des conditions faites à la France.]

[En marge: La France doit rentrer dans ses limites de 1790, et ne
point se mêler du sort des pays cédés.]

La France devait avant toute autre condition rentrer dans ses limites
de 1790, ne plus prétendre à aucune autorité sur les territoires
situés au delà de ces limites, et en outre ne point se mêler du
partage qu'on allait en faire, de sorte que non-seulement on lui
ôterait la Hollande, la Westphalie, l'Italie (chose assez naturelle),
mais qu'on ne voulait pas qu'à titre de grande puissance elle eût son
avis sur ce que deviendraient ces vastes contrées, et on en agissait
ainsi tant pour ce qui était au delà du Rhin et des Alpes, que pour ce
qui était en deçà, de manière qu'en abandonnant la Belgique et les
provinces rhénanes elle ne saurait même pas ce qu'on en ferait! Enfin
il fallait répondre par oui ou par non avant toute espèce de
pourparler.

Jamais on n'avait traité des vaincus avec une telle insolence, et
vaincus nous ne l'étions pas encore, car à Brienne nous avions été
vainqueurs, à la Rothière 32 mille Français avaient pendant une
journée entière tenu tête à 170 mille ennemis, et on n'avait pu ni
envelopper ces 32 mille Français, ni les écraser, ni leur enlever
leurs moyens de retraite!

[En marge: Silence général après l'énoncé des volontés des
puissances.]

[En marge: Ajournement au soir pour entendre M. de Caulaincourt.]

Il y avait chez les assistants un tel sentiment de l'énormité de ces
propositions, que personne ne prit sur soi de les commenter, les plus
hostiles d'entre eux craignant de les affaiblir par le commentaire,
les plus modérés ne voulant pas se charger de les justifier. Un
silence profond succéda à cette communication. M. de Caulaincourt,
ayant peine à dominer son émotion, déclara qu'il avait diverses
observations à présenter, et qu'il demandait qu'on les écoutât. Après
quelques hésitations on s'ajourna au soir du même jour, afin
d'entendre M. de Caulaincourt.

[En marge: Observations qui se présentent en foule à l'esprit, à la
simple audition des conditions proposées.]

Les observations sur cette étrange communication s'offraient en foule
à l'esprit. D'abord comment les concilier avec les propositions de
Francfort, propositions incontestables, puisqu'à la conversation non
désavouée de M. de Saint-Aignan avait été jointe une note écrite qui
les résumait, puisque M. de Metternich sur la réponse évasive de M. de
Bassano avait insisté pour en obtenir l'acceptation explicite? Cette
acceptation ayant été envoyée, les auteurs des propositions de
Francfort étaient engagés eux-mêmes, et alors comment se pouvait-il
qu'ils fissent aujourd'hui des propositions si diamétralement
contraires? Ensuite, à considérer les choses du point de vue de
l'équilibre européen, comment, après avoir dit à la France en entrant
sur son territoire qu'on ne voulait point lui contester la juste
grandeur qui lui était acquise, comment la ramener aux frontières de
Louis XV, lorsque depuis Louis XV trois des puissances du continent
s'étaient partagé la Pologne, lorsque depuis 1790 toutes les
puissances avaient fait des acquisitions considérables qui changeaient
complétement les anciennes proportions des États? Si pour le repos de
l'Europe on devait généralement revenir aux limites de 1790,
n'était-il pas juste que chacun restituât ce qu'il avait pris, que
l'Autriche ne songeât point à retenir Venise, que la Prusse et
l'Autriche ne gardassent pas ce qu'elles avaient dérobé aux petits
États allemands et surtout aux princes ecclésiastiques, que la Prusse,
l'Autriche et la Russie rendissent la dernière portion qu'elles
s'étaient attribuée de la Pologne à l'époque du dernier partage?
N'était-il pas juste enfin que l'Angleterre rendît les îles Ioniennes,
Malte, le Cap, l'île de France, etc.? Faire rentrer la France seule
dans ses anciennes limites, c'était détruire en Europe, au détriment
de tous, l'équilibre nécessaire des forces, et si, comme l'avenir l'a
prouvé depuis, la France pouvait demeurer grande et bien grande même
après la perte de quelques provinces, elle le devrait à l'énergie, à
la puissance d'esprit de son peuple, c'est-à-dire à sa grandeur
morale, qu'on ne pouvait pas lui ôter comme sa grandeur matérielle!
Sans doute il n'était rien qu'on ne pût se permettre au nom de la
victoire, et cet argument coupait court à toute discussion, mais dans
ce cas il fallait laisser de côté les paroles insidieuses dont on
avait fait usage en passant le Rhin, et avouer que la force et non la
raison allait servir de règle à la conduite des puissances alliées. La
France alors saurait à quoi elle devait s'attendre de la part de ses
envahisseurs. Ce n'était pas tout encore. Comment demander en bloc des
sacrifices immenses, sans les préciser, sans déterminer le plus et le
moins, qui était beaucoup ici, car dans les Pays-Bas, dans les
provinces Rhénanes, le long de la Suisse et des Alpes, il restait
bien des questions qui, résolues dans un sens ou dans un autre,
rendraient le résultat fort différent? Et ces portions cédées de
territoire, était-il possible de les abandonner sans savoir à qui on
les céderait? Les abandonner par exemple à une petite puissance ou à
une grande, remettre un territoire sur la gauche du Rhin à un petit
État comme la Hesse, ou à un grand État comme la Prusse, constituait
une différence capitale. Ne vouloir s'expliquer sur aucun de ces
points, était un procédé inqualifiable, qu'on pouvait à peine se
permettre avec un ennemi à qui on aurait mis le pied sur la gorge, et
la France, si elle devait malheureusement se trouver un jour sous les
pieds de ses ennemis, n'y était pas encore. Enfin si son représentant
se résignait à tout ou partie de ces sacrifices, ce ne pouvait être
que pour faire cesser immédiatement une guerre cruelle, pour éviter
une bataille d'où résulterait peut-être la vie ou la mort, pour
couvrir Paris enfin: était-il possible de faire ces sacrifices
douloureux, si on n'était pas assuré qu'une parole d'acceptation une
fois prononcée, l'ennemi s'arrêterait sur-le-champ?

[En marge: M. de Caulaincourt essaie de faire entendre quelques
observations.]

Ces observations si naturelles, si peu réfutables, M. de Caulaincourt
essaya de les exposer dans la soirée du 7, et le fit avec une
indignation contenue. Il était soldat, et il eût mieux aimé se faire
tuer avec le dernier des Français en combattant des ennemis si
insultants, que se débattre vainement dans une négociation où l'on ne
voulait ni écouter, ni répondre; mais il fallait tout souffrir pour
saisir au vol l'occasion de la paix, si elle s'offrait, et avec une
mesure infinie, à travers laquelle perçait un sentiment amer, il
rappela les conditions de Francfort, formellement proposées,
formellement acceptées; il objecta au projet de ramener la France à
ses anciennes limites, les acquisitions que les diverses puissances
avaient déjà faites ou prétendaient faire en Pologne, en Allemagne, en
Italie, sur toutes les mers; il demanda surtout ce que deviendraient
les provinces enlevées à la France, et enfin quel serait le prix des
sacrifices que la France pourrait consentir, et si par exemple la
suspension des hostilités en serait la conséquence immédiate?

[En marge: On refuse presque d'entendre M. de Caulaincourt, et on lui
signifie qu'il faut répondre par oui ou par non aux conditions
proposées.]

La première observation, celle qui portait sur les propositions de
Francfort, embarrassa visiblement les ministres des puissances
alliées. Il n'y avait rien à répliquer en effet, et si les nations
reconnaissaient un autre juge que la force, les négociateurs eussent
été sur-le-champ condamnés. M. de Rasoumoffski, le Russe arrogant qui
représentait l'empereur Alexandre, répondit qu'il ne savait ce dont on
voulait parler. M. de Stadion, qui représentait le cabinet autrichien
auteur principal et direct des propositions de Francfort, prétendit
qu'il n'en était pas dit un mot dans ses instructions. Mais lord
Aberdeen, le plus sincère, le plus droit des personnages présents, qui
avait assisté aux ouvertures faites à M. de Saint-Aignan, qui avait
discuté les termes de la note de Francfort, comment aurait-il pu nier?
Aussi se borna-t-il à balbutier quelques paroles qui prouvaient
l'embarras de sa probité, et puis tous ces diplomates, opposant aux
raisons du ministre français une sorte de clameur générale,
s'écrièrent tous ensemble qu'il ne s'agissait pas de pareilles
questions, que ce n'était pas des propositions de Francfort qu'on
avait à s'occuper, mais de celles de Châtillon, que c'était sur
celles-là et non sur d'autres qu'il fallait se prononcer séance
tenante, que l'on n'avait pas mission de les discuter, mais de les
présenter, et de savoir si elles étaient agréées ou rejetées, et un
pan de leur manteau à la main, ils firent entendre que c'était la paix
ou la guerre, la guerre jusqu'à ce que mort s'ensuivît, qu'il
s'agissait de décider, en répondant sur-le-champ par oui ou par non.
M. de Caulaincourt voyant qu'il n'y avait aucun moyen de faire
expliquer des hommes qui voulaient un oui ou un non, réclama le renvoi
de la conférence, ce qui fut accepté, après quoi chacun se retira.

[En marge: Profonde douleur de M. de Caulaincourt.]

[En marge: M. de Caulaincourt voudrait savoir si en acceptant les
conditions proposées, il obtiendrait la suspension immédiate des
hostilités.]

[En marge: Il s'adresse à lord Aberdeen qui le laisse dans le doute.]

[En marge: Les négociations sont tout à coup suspendues par la volonté
de l'empereur Alexandre.]

[En marge: M. de Caulaincourt écrit secrètement à M. de Metternich,
pour avoir un éclaircissement, et fait part à Napoléon de ses cruelles
anxiétés.]

M. de Caulaincourt était tour à tour saisi de douleur, ou révolté
d'indignation, car dans les propositions qu'on osait lui faire, la
forme était aussi outrageante que le fond était désespérant. Certes
Napoléon avait abusé de la victoire, mais jamais à ce point. Souvent
il avait beaucoup exigé de ses ennemis, mais il ne les avait jamais
humiliés, et lorsqu'au lendemain de la journée d'Austerlitz, Alexandre
qui allait être fait prisonnier avec son armée, avait demandé grâce
par un billet écrit au crayon, Napoléon avait répondu avec une
courtoisie qu'on n'imitait pas aujourd'hui. En tout cas Napoléon
n'était pas la France, les torts de l'un n'étaient pas les torts de
l'autre, et des gens qui mettaient tant d'affectation à séparer
Napoléon de la France, auraient dû ne pas punir sur celle-ci les
fautes de celui-là. Quoi qu'il en soit, M. de Caulaincourt voyait
bien qu'il fallait, si on voulait arrêter les coalisés, prononcer ce
mot si cruel d'acceptation pure et simple, et, pour leur fermer
l'entrée de Paris, il était prêt à user des pouvoirs illimités dont il
était pourvu. Cet excellent citoyen, dévoué à la France et à la
dynastie impériale, avait le tort en ce moment (le premier du reste
qu'on pût lui reprocher) de songer au trône de Napoléon plus qu'à sa
gloire. Il oubliait trop que périr valait mieux pour Napoléon que
d'abandonner les frontières naturelles, que pour lui c'était
l'honneur, que pour la France c'était la grandeur vraie, que, quelque
abattue qu'elle fût, on ne pourrait pas lui demander pire que ce qu'on
exigeait d'elle actuellement, qu'avec les Bourbons elle aurait
toujours les frontières de 1790, que dès lors pour Napoléon comme pour
elle, il valait autant risquer le tout pour le tout, et ce noble
personnage qui avait eu si souvent raison contre son maître, n'avait
pas cette fois un sentiment de la situation aussi juste que lui. Il
était donc prêt à céder, à une condition toutefois, c'est qu'il
serait assuré d'arrêter l'ennemi à l'instant même. Mais céder sur
tout ce qu'on demandait sans avoir la certitude de sauver Paris et
le trône impérial, était à ses yeux une désolante humiliation sans
compensation aucune. Dans son désespoir, s'adressant au seul de ces
plénipotentiaires chez lequel il eût aperçu l'homme sous le diplomate,
il chercha à savoir de lui si le cruel sacrifice qu'on exigeait
suspendrait au moins les hostilités. Lord Aberdeen auquel il avait eu
recours, se défendant beaucoup, suivant la consigne établie, de toute
communication privée avec le représentant de la France, lui fit
entendre cependant qu'il n'y aurait suspension des hostilités qu'au
prix d'une acceptation immédiate et sans réserve, et seulement à
partir des ratifications. C'était presque demander qu'on se rendit
sans condition, et même sans être certain d'avoir la vie sauve, car
dans l'intervalle des ratifications une bataille décisive pouvait être
livrée, et le sort de la France résolu par les armes. Ce n'était donc
plus la peine de recourir aux précautions de la politique, puisque par
ce moyen on n'échappait pas aux décisions de la force. Aussi quoiqu'il
eût _carte blanche_, il n'osa pas formuler l'acceptation qu'on voulait
lui arracher, et il écrivit au quartier général pour faire part à
Napoléon de ses anxiétés. Mais le lendemain même il reçut du
plénipotentiaire russe l'étrange déclaration que les séances du
congrès étaient suspendues. L'empereur Alexandre, disait-on, avant de
donner suite aux conférences, voulait s'entendre de nouveau avec ses
alliés. Cette dernière communication acheva de jeter M. de
Caulaincourt dans le désespoir. Il crut y voir que la chute de
Napoléon était résolue irrévocablement, et dans sa profonde douleur il
écrivit à M. de Metternich, pour lui demander sous le sceau du plus
profond secret, si dans le cas où il userait de ses pouvoirs pour
accepter les conditions imposées, il obtiendrait la suspension des
hostilités. C'était peut-être trop laisser voir son désespoir; ce
désespoir, il est vrai, était celui d'un honnête homme et d'un
excellent citoyen, et l'aveu en était fait au seul des diplomates qui
ne voulût pas pousser la victoire à bout, mais il y a des positions où
il faut savoir cacher sous un front de fer les sentiments les plus
nobles de son âme. M. de Caulaincourt n'eut donc plus qu'à attendre
une réponse de M. de Metternich d'un côté, de Napoléon de l'autre.

[En marge: Pendant ces premières réunions du congrès de Châtillon,
Napoléon poursuit la manoeuvre commencée contre Blucher.]

Au point où en étaient les choses il n'y avait que le canon entre la
Seine et la Marne, et le silence à Châtillon, qui pussent amener un
changement quelconque dans cette horrible situation. Napoléon était en
marche, et en partant avait mandé à M. de Caulaincourt de ne pas se
presser. Il était à la veille de jouer le tout pour le tout, et il le
faisait avec la confiance d'un joueur consommé qui ne doutait presque
pas du succès de sa nouvelle combinaison.

[En marge: Distribution des corps de Blucher sur la route de Châlons à
Meaux, par Montmirail.]

On a vu plus haut quelle était la disposition des armées tandis que
Blucher quittait le prince de Schwarzenberg, et que Napoléon le
suivant de l'oeil se tenait aux aguets à Nogent-sur-Seine. Le général
prussien d'York descendait la Marne sur les pas du maréchal Macdonald
qui, poussé en queue par celui-ci, et menacé en flanc par Blucher,
n'avait d'autre ressource que de se retirer rapidement sur Meaux.
Blucher marchant à égale distance de la Marne et de l'Aube, par
Fère-Champenoise et Montmirail, avait envoyé Sacken en avant, et
suivait avec Olsouvieff, Kleist et Langeron. Le 9 février Macdonald
était retiré à Meaux, et l'ennemi était ainsi placé: le général d'York
avec 18 mille Prussiens à Château-Thierry sur la Marne, Sacken avec 20
mille Russes sur la route de Montmirail, Olsouvieff avec 6 mille
Russes à Champaubert, en arrière enfin à Étoges, Blucher avec 10 mille
hommes de Kleist, et 8 mille de Capzewitz, ces derniers formant les
restes de Langeron. (Voir les cartes n{os} 62 et 63.) C'étaient donc
60 mille hommes au moins dispersés de Châlons à la Ferté-sous-Jouarre,
partie sur la Marne, partie sur la route qui sépare l'Aube de la
Marne. Si Napoléon qui avec son coup d'oeil supérieur avait entrevu
cet état des choses, tombait à propos au milieu d'une pareille
dispersion, il pouvait obtenir les résultats les plus imprévus et les
plus vastes.

[En marge: Marche de Napoléon sur Champaubert, afin de s'emparer de la
route de Montmirail.]

[En marge: Marmont effrayé des difficultés de terrain, croit
l'opération impossible.]

[En marge: Napoléon persiste, et secondé par les habitants, traverse
les marais de Saint-Gond.]

Par une circonstance heureuse, dernière faveur de la fortune, le point
de Champaubert par lequel Napoléon en partant de Nogent allait
atteindre la route de Montmirail, n'était gardé que par les 6 mille
Russes d'Olsouvieff. (Voir le plan détaillé de Montmirail dans la
carte nº 63.) Il trouvait donc presque dégarni le point par lequel il
pouvait s'introduire au milieu des corps ennemis, et c'était le cas de
dire qu'il avait rencontré le défaut de la cuirasse. Le 7 février il
avait ordonné à Marmont de se porter en avant avec une partie de sa
cavalerie et de son infanterie, et de marcher de Nogent sur Sézanne,
lui annonçant qu'il allait le suivre en personne. Le 8 il avait
acheminé dans la même direction une division de jeune garde et une
partie de la cavalerie de la garde, sous le maréchal Ney. Le 9 enfin
il était parti lui-même avec la vieille garde sous Mortier, et avait
couché à Sézanne. La route de Nogent à Champaubert était un chemin de
traverse, mal entretenu comme l'étaient alors tous les chemins
secondaires de France, et au delà de Sézanne il devenait presque
impraticable pour les gros charrois. À deux lieues de Sézanne on
rencontrait, à Saint-Prix, l'extrémité des marais de Saint-Gond, et au
milieu de ces marais la petite rivière dite le _Petit-Morin_, qui
longe le pied de terrains élevés sur lesquels passe la chaussée de
Montmirail à Meaux. L'artillerie eut dans la journée du 9 la plus
grande peine à gagner Sézanne. On trouva de plus le maréchal Marmont
qui d'abord avait fort abondé dans l'idée de se jeter au milieu des
corps dispersés de Blucher, et qui après s'être avancé le 7 jusqu'à
Chapton, était revenu tout à coup en arrière, disant les marais de
Saint-Gond impraticables, les hauteurs couvertes d'ennemis, le plan
déjoué, etc... Napoléon ne s'inquiéta guère du renversement d'idées
qui s'était opéré dans la tête du maréchal[9], et ordonna de marcher
en masse sur le village de Saint-Prix, que traverse le Petit-Morin, et
de surmonter coûte que coûte les difficultés du terrain. Il avait reçu
des rapports de divers endroits qui prouvaient qu'il y avait des
Russes à Montmirail, qu'il y en avait en arrière à Étoges, et qu'il y
avait des Prussiens sur la Marne. Sachant à quels ennemis il avait
affaire, il était convaincu qu'ils ne marcheraient pas de manière à
présenter partout une masse impénétrable. Ayant avec Marmont, Ney,
Mortier, 30 mille hommes de ses meilleures troupes, il était assuré en
choisissant bien le point par où il faudrait pénétrer, et en y
appuyant fortement, de se trouver bientôt au milieu des corps ennemis.
Seulement il fallait franchir un mauvais pas, celui des terrains
marécageux qui s'étendent entre Sézanne et Saint-Prix. Les autorités
locales appelées, promirent de réunir tous les chevaux du pays. Les
paysans, animés des meilleurs sentiments, exaspérés surtout par la
présence de l'ennemi, accoururent en foule, et dès le 10 au matin des
renforts de bras et de chevaux se trouvèrent préparés entre Sézanne et
le Petit-Morin.

          [Note 9: Nous devons ici quelques détails sur une question
          historique que soulèvent les Mémoires du maréchal Marmont
          relativement aux affaires de Champaubert, Montmirail,
          Vauchamps, etc. Ce maréchal, homme d'un esprit brillant,
          mais pas aussi solide que brillant, est mort avec la
          conviction qu'il était l'auteur de l'importante manoeuvre de
          Montmirail, laquelle valut à Napoléon, à la veille de sa
          chute, cinq ou six des plus belles journées de sa vie. Or
          voici sur quoi il se fondait pour le croire, et sur quoi il
          se fonde dans ses Mémoires pour le raconter. Avec son esprit
          qui était prompt, il avait aperçu d'Arcis-sur-Aube et de
          Nogent-sur-Seine, lieux où il avait séjourné du 2 au 6
          février, le mouvement de Blucher, et par un instinct assez
          naturel il avait écrit le 6 à Napoléon pour lui proposer de
          se jeter sur le général prussien. Le 7 il reçut l'ordre de
          marcher sur Sézanne, et même avec moins d'amour-propre qu'il
          n'en avait, il aurait pu se croire l'inspirateur de cette
          belle manoeuvre. C'est là ce qu'il raconte dans ses
          Mémoires, en citant ses propres lettres et celles qu'on lui
          a écrites en réponse, en quoi il est parfaitement exact.
          Mais il n'ajoute pas deux circonstances, l'une qu'il
          ignorait, l'autre qu'il avait peut-être oubliée, et qui
          toutes deux changent le récit de fond en comble. D'abord
          tandis qu'il écrivait pour la première fois le 6 février,
          dès le 2 Napoléon avait annoncé au ministre de la guerre son
          projet, qui était en même temps sa dernière espérance, et
          qui dépendait d'une faute de l'ennemi qu'avec son regard
          perçant il prévoyait avant qu'elle fût commise. Du 2 au 6 il
          avait tout disposé conformément à ces vues, et n'en avait
          rien dit au maréchal Marmont, qui, ne sachant ce que pensait
          et écrivait Napoléon, se croyait seul l'auteur de la
          combinaison projetée. Ensuite, le maréchal Marmont n'ajoute
          pas qu'arrivé à Chapton il perdit courage, crut la manoeuvre
          impossible, rebroussa chemin, et écrivit le 9 à Napoléon une
          lettre de quatre pages, laquelle existe au dépôt de la
          guerre, et conseille de renoncer au projet dont toute sa vie
          il s'est cru l'auteur. Napoléon, comme on vient de le voir,
          s'inquiétant peu de ce qui avait alarmé Marmont parce qu'il
          embrassait l'ensemble des choses, certain que s'il se
          trouvait quelques mille hommes à Champaubert, il n'était pas
          possible que les 60 mille hommes de Blucher signalés à la
          fois aux Vertus, à Étoges, à Montmirail, à Château-Thierry,
          fussent tous à Champaubert, marchait en avant, convaincu
          qu'il percerait, et poussé d'ailleurs par la puissante
          raison qu'il fallait tout risquer dans sa situation pour le
          succès de sa grande manoeuvre. On va voir qui eut raison de
          lui ou de son lieutenant, et qui était le véritable auteur
          de l'admirable opération dont il s'agit. Nous avons déjà
          fourni bien des preuves de la difficulté d'arriver à la
          vérité historique, et le fait que nous discutons en est un
          nouvel exemple. Pourtant le maréchal Marmont était un homme
          d'esprit, un témoin oculaire, et il pouvait dire: J'y étais.
          C'est pour cela que Napoléon dans une de ses lettres, dit
          avec autant d'esprit que de profondeur, que _ses officiers
          savaient ce qu'il faisait sur un champ de bataille, comme
          les promeneurs des Tuileries savaient ce qu'il écrivait dans
          son cabinet_, ce qui signifie que lui seul planant sur
          l'ensemble des opérations connaissait le secret de chacune.
          Aussi est-ce toujours dans ses ordres et ses correspondances
          que nous allons chercher ce secret, et non dans les mille
          récits des témoins oculaires qui ont sans doute leur valeur
          légendaire, mais très-relative, toujours bornée au fait
          matériel qu'ils ont eu sous les yeux, et s'étendant rarement
          jusqu'au sens véritable de ce fait.]

[En marge: Le 10 février au matin, Napoléon franchit tous les
obstacles, et atteint Champaubert.]

Le 10 février à la pointe du jour on se mit en marche. Marmont tenait
la tête avec la cavalerie du 1er corps, et avec les divisions Ricard
et Lagrange composant le 6e corps d'infanterie. En approchant du
Petit-Morin on s'embourba, mais les paysans avec leurs chevaux et
leurs bras arrachèrent les canons du milieu des fanges, et on parvint
au pont de Saint-Prix. Quelques tirailleurs d'Olsouvieff garnissaient
les bords du Petit-Morin; on les dispersa, et on traversa le pont. La
cavalerie du 1er corps s'avança au grand trot. Le Petit-Morin franchi
on pénètre dans un vallon, au fond duquel est situé le village de
Baye, puis en remontant ce vallon on débouche sur une espèce de
plateau au milieu duquel est situé Champaubert. Olsouvieff, pourvu
d'une nombreuse artillerie, avait placé sur le bord du plateau
vingt-quatre bouches à feu tirant sur le vallon dans lequel nous
allions nous engager. La cavalerie du 1er corps se lança en avant,
reçut les boulets d'Olsouvieff, et fondit sur le village de Baye,
suivie de l'infanterie de Ricard. Cavaliers et fantassins entrèrent
pêle-mêle dans le village, et gravirent les hauteurs à la suite des
Russes. Un peu à gauche se trouvait un autre village, celui de Bannai,
que les Russes occupaient en force. La garde y marcha et le fit
évacuer.

On put se déployer alors sur le plateau qui présente un terrain assez
uni, semé de quelques bouquets de bois, et on aperçut la route de
Montmirail dont il fallait s'emparer, laquelle allant de notre droite
à notre gauche, de Châlons à Meaux, traversait devant nous le village
de Champaubert. Il y avait à peu près une lieue à parcourir pour
atteindre ce point important.

[En marge: Brillant combat de Champaubert, et destruction du corps
d'Olsouvieff.]

On découvrit en ce moment un corps d'infanterie russe d'environ 6
mille hommes, ayant avec lui beaucoup d'artillerie, mais très-peu de
cavalerie, et se retirant avec précipitation quoique avec assez
d'ordre. Le général Olsouvieff commandant ce corps venait d'apprendre
que Napoléon arrivait à la tête de forces considérables; il se sentait
dans un péril extrême, et en était fort troublé.

Napoléon était accouru auprès de Marmont dont l'infanterie marchait en
avant, flanquée par le 1er corps de cavalerie. L'essentiel était
d'atteindre au plus tôt la route de Montmirail, et de passer sur le
corps de l'ennemi qui l'occupait. Dans tous les cas la manoeuvre
était de grande conséquence, car si Blucher s'était déjà porté en
avant sur notre gauche dans la direction de Meaux, on le coupait de
Châlons et de sa ligne de retraite; s'il était resté en arrière sur
notre droite, on le séparait de ceux de ses lieutenants qui l'avaient
devancé, et on pénétrait ainsi au sein même de l'armée de Silésie,
avec certitude presque entière de la détruire pièce à pièce. Lorsque
Napoléon survint Marmont venait de diriger le 1er corps de cavalerie
en avant à droite; Napoléon lança dans la même direction le général de
Girardin avec les deux escadrons de service auprès de sa personne,
pour disperser quelques groupes qui se retiraient sur la route de
Châlons. L'ennemi à cette vue, sentant redoubler ses inquiétudes,
précipita sa retraite. Marmont avec son infanterie le poussa vivement
sur Champaubert, et le général Doumerc avec les cuirassiers le chargea
dans la plaine à droite. Mis en complète déroute, les Russes se
jetèrent en désordre dans Champaubert. Marmont y entra baïonnette
baissée à la tête de l'infanterie de Ricard, tandis que les
cuirassiers de Doumerc tournant à droite, coupaient la communication
avec Châlons. Olsouvieff expulsé de Champaubert par notre infanterie,
et rejeté sur notre gauche par les cuirassiers, était à la fois séparé
de Blucher qui était resté en arrière à Étoges, et refoulé sur
Montmirail où il n'avait d'autre ressource que de se réfugier vers
Sacken, lequel était fort loin et pouvait bien avoir déjà cherché
asile derrière la Marne. Dans cet embarras Olsouvieff s'était retiré
près d'un étang bordé de bois qu'on appelle le Désert. Ricard
débouchant directement de Champaubert, Doumerc se rabattant de droite
à gauche, fondirent sur lui. En un instant son infanterie fut rompue,
et en partie hachée par les cuirassiers, en partie prise. Quinze cents
morts ou blessés, près de trois mille prisonniers, une vingtaine de
bouches à feu, le général Olsouvieff avec son état-major, furent les
trophées de cette heureuse journée. Depuis l'ouverture de la campagne,
c'était la première faveur de la fortune, et elle était grande, bien
moins par le résultat même qu'on venait d'obtenir, que par les
résultats ultérieurs qu'on pouvait espérer encore. En effet d'après le
rapport des prisonniers que Napoléon avait interrogés lui-même, on sut
qu'en arrière, c'est-à-dire à Étoges, se trouvait Blucher, en avant
vers Montmirail Sacken, plus haut vers la Marne, d'York, que par
conséquent on était au milieu des corps de l'armée de Silésie, et que
les jours suivants il y aurait bien du butin à recueillir, et
peut-être la face des choses à changer.

Aussi Napoléon éprouva-t-il un profond mouvement de joie. Il n'en
avait pas ressenti un pareil depuis longtemps. Après avoir douté de
tout, lui qui pendant tant d'années n'avait douté de rien, il
recommençait à croire à sa fortune, et se tenait presque pour rétabli
au faîte des grandeurs. En soupant à Champaubert dans une auberge de
village, en compagnie de ses maréchaux, il parla des vicissitudes de
la fortune avec cette philosophie riante qu'on retrouve en soi
lorsque les mauvais jours font place aux bons, et dans un singulier
élan de confiance, il s'écria: Si demain je suis aussi heureux
qu'aujourd'hui, dans quinze jours j'aurai ramené l'ennemi sur le Rhin,
et du Rhin à la Vistule il n'y a qu'un pas!--Dernière joie qu'il ne
faut pas lui envier, que nous partagerions même avec lui, si le
dénoûment de ce grand drame était moins connu de la génération
présente!

[En marge: Napoléon, le lendemain, se dirige sur Montmirail, pour
battre Sacken qui s'était acheminé vers Meaux.]

Le lendemain la marche à suivre, douteuse peut-être pour un autre,
était certaine pour Napoléon. Tombé comme la foudre au milieu des
colonnes ennemies, il pouvait en effet se demander sur laquelle il
devait fondre d'abord, sur celle de Blucher à droite, ou sur celle de
Sacken à gauche. S'il se dirigeait tout de suite à droite, Blucher
avait le moyen de lui échapper en se repliant sur Châlons, tandis
qu'en marchant à gauche il était assuré d'atteindre Sacken, qui allait
se trouver pris entre Champaubert et Paris, et de plus en accablant
Sacken, il attirait à lui Blucher, qui certainement ne laisserait pas
écraser ses lieutenants sans essayer de les secourir. Saisissant tous
ces aspects de la situation avec sa promptitude de coup d'oeil
ordinaire, Napoléon dès le matin du 11 se porta à gauche sans aucune
hésitation, suivit la route de Montmirail, et laissa sur sa droite, en
avant de Champaubert, le maréchal Marmont avec la division Lagrange et
le 1er de cavalerie pour contenir Blucher pendant qu'on aurait affaire
aux généraux Sacken et d'York. Napoléon emmena avec lui la division
Ricard du corps de Marmont, afin d'avoir le plus de forces possible
contre Sacken et d'York, qu'il pouvait rencontrer séparés ou réunis.

Il arriva vers dix heures du matin à Montmirail en tête de sa
colonne, comptant à peu près 24 mille hommes avec Ney, Mortier, la
cavalerie de la garde et la division Ricard. Il traversa Montmirail,
et déboucha sur la grande route, où il vint prendre position en face
des troupes russes qui accouraient en toute hâte. C'était Sacken
revenant sur nous avec sa fougue accoutumée. Ce qui s'était passé
parmi les coalisés peignait bien la confusion et la vanité de leurs
conseils.

Blucher, ainsi qu'on l'a vu, s'était porté sur la Marne, pour
envelopper Macdonald que les généraux d'York et Sacken poursuivaient
vivement, l'un sur la rive droite de cette rivière, l'autre sur la
rive gauche, après quoi l'armée de Silésie, Macdonald enlevé, devait
s'acheminer sur Paris, objet de toutes les convoitises de la
coalition. Pendant ce temps Schwarzenberg devait s'y acheminer en
descendant la Seine, et, comme nous l'avons dit, il avait appuyé vers
l'Yonne, et agrandi ainsi l'espace qui le séparait de Blucher.
Craignant que Blucher ne touchât au but avant lui, il lui avait
recommandé, sur les vives instances de l'empereur Alexandre, de
s'arrêter sous les murs de Paris, et d'attendre pour y entrer les
souverains alliés. Tant de présomption et de décousu méritaient bien
un châtiment!

[En marge: Dispositions des généraux alliés pendant les mouvements de
Napoléon.]

Blucher avait reçu ces instructions au moment même où il apprenait
l'arrivée de Napoléon à Sézanne, et il ne savait quel parti prendre,
car la fougue n'est pas de la clairvoyance, surtout quand il s'agit de
choisir entre des résolutions également périlleuses. Le général
Gneisenau était d'un avis, le général Muffling d'un autre, et on avait
essayé de faire parvenir à Sacken, à travers les colonnes françaises,
un ordre qui n'offrait pas de grands moyens de salut, celui de revenir
sur Montmirail, ou bien de se réfugier derrière la Marne auprès du
général d'York, si le danger était aussi grand qu'on le disait. Si au
contraire on s'était effrayé mal à propos, Sacken était autorisé à
poursuivre par la Ferté-sous-Jouarre la pointe sur Paris. À la
nouvelle de la subite apparition de Napoléon, Sacken au lieu de se
retirer derrière la Marne, avait rebroussé chemin pour avoir l'honneur
de battre l'empereur des Français, et il avait engagé le général
d'York à passer la Marne à Château-Thierry, et à se porter sur la
route de Montmirail pour concourir à son triomphe ou pour y assister.
Le général d'York n'avait suivi cette invitation qu'avec beaucoup de
réserve, et s'était un peu avancé sur Montmirail, mais en ayant
toujours ses derrières bien appuyés sur Château-Thierry.

[En marge: Situation des deux armées à Montmirail.]

Napoléon ayant débouché par la route de Montmirail vit donc Sacken qui
revenait de la Ferté-sous-Jouarre, et aperçut au loin sur sa droite
des troupes qui arrivaient des bords de la Marne par la route de
Château-Thierry, mais sans paraître très-pressées de prendre part à
cette grave affaire. C'étaient celles du général d'York. La première
opération à exécuter était de barrer la route à Sacken, et de se
défaire de lui, sauf à se rejeter ensuite sur l'autre survenant qu'on
apercevait dans la direction de Château-Thierry. On était toujours sur
le plateau qu'on avait gravi la veille en occupant Champaubert, et en
se portant sur Montmirail en avait à gauche les pentes de ce plateau
dont le Petit-Morin baigne le pied. (Voir le plan de Montmirail,
carte nº 63.) Sur ces pentes, à mi-côte, se trouve le village de
Marchais. Napoléon y plaça la division Ricard, pour arrêter Sacken de
ce côté, tandis que sur la grande route il avait déployé son
artillerie et rangé sa cavalerie en masse. Dans cette attitude,
l'infanterie de Ricard défendant à Marchais le bord du plateau, la
cavalerie et l'artillerie interceptant la grande route, Napoléon
pouvait attendre la jonction de Ney et de Mortier demeurés en arrière.

[En marge: Bataille de Montmirail livrée le 11 février.]

Sacken arrivé avec ses 20 mille hommes, voyant la route bien occupée,
et s'apercevant qu'il ne serait pas aussi facile qu'il l'avait cru
d'abord de passer sur le corps de Napoléon pour rejoindre Blucher, ne
songea plus qu'à se faire jour. La grande route paraissait fermée par
une masse compacte de cavalerie. À sa droite et à notre gauche il
voyait, le long des pentes boisées qui descendent vers le Petit-Morin,
une issue possible, et qu'il pouvait s'ouvrir en s'emparant du village
de Marchais. Il porta vers ce village une forte colonne d'infanterie,
tandis qu'il essayait d'occuper d'autres petits amas de maisons et de
fermes, placés également sur le flanc de la grande route, et appelés
l'Épine-aux-Bois et la Haute-Épine. Un combat très-vif s'engagea de la
sorte au village de Marchais, entre la colonne d'infanterie envoyée
par Sacken et la division Ricard. Celle-ci résista vigoureusement,
perdit et reprit tour à tour le village, et finit par en demeurer
maîtresse, tandis que la masse de notre cavalerie établie sur la
route, protégeait notre nombreuse artillerie et en était protégée.

On avait ainsi gagné deux heures de l'après-midi. Les routes étaient
affreuses, et la garde avait eu une peine extrême à les parcourir. La
première division de la vieille garde, sous Friant, étant enfin rendue
sur le terrain, Napoléon fit ses dispositions pour frapper le coup
mortel sur l'ennemi. Sacken avait fortement occupé l'Épine-aux-Bois,
placée comme le village de Marchais sur le flanc de la grande route,
mais un peu plus en avant par rapport à nous. Cette position semblait
difficile à emporter sans y perdre beaucoup de monde, mais emportée,
tout était décidé, car les troupes ennemies avancées sur notre gauche
entre Marchais et le Petit-Morin devaient être prises, et Sacken
n'avait d'autre ressource que de les sacrifier, et de s'enfuir avec
les débris de son corps vers le général d'York sur la Marne. Napoléon,
pour rendre moins meurtrière l'attaque de l'Épine-aux-Bois, feignit de
céder du terrain vers Marchais, afin d'y attirer Sacken, et de
l'engager ainsi à se dégarnir à l'Épine-aux-Bois. En même temps il mit
en mouvement sa cavalerie jusque-là immobile sur la grande route. Ces
ordres donnés avec une rigoureuse précision furent exécutés de même.

Au signal de Napoléon, Ricard feint de reculer et d'abandonner
Marchais, tandis que Nansouty se porte en avant avec la cavalerie de
la garde. À cette vue, Sacken se hâte de profiter de l'avantage qu'il
croit avoir obtenu, et, avec une partie de son centre, quitte
l'Épine-aux-Bois pour s'emparer de Marchais, ne laissant sur la grande
route qu'un détachement, afin de se tenir en communication avec le
général d'York. Saisissant l'occasion, Napoléon lance Friant avec la
vieille garde sur l'Épine-aux-Bois. Ces vieux soldats, qui avaient
au feu le sang-froid du courage éprouvé, s'avancent sans tirer un
coup de fusil, franchissent un petit ravin qui les séparait de
l'Épine-aux-Bois, et puis s'y précipitent à la baïonnette. En un clin
d'oeil ils se rendent maîtres de la position, et tuent tout ce qui s'y
trouve. Pendant cet acte vigoureux, Nansouty, après s'être porté en
avant sur la grande route, se rabat brusquement à gauche contre les
troupes de Sacken qui avaient dépassé l'Épine-aux-Bois, les charge à
outrance, précipite les unes vers le Petit-Morin, oblige les autres à
se replier. Celles-ci, forcées de battre en retraite, laissent dans un
grave péril les troupes qui se sont engagées sur notre gauche entre
Marchais et le Petit-Morin. Napoléon détache alors Bertrand avec deux
bataillons de jeune garde sur le village de Marchais, pour aider
Ricard à y rentrer. Ces bataillons, ralliant l'infanterie de Ricard,
pénètrent dans Marchais baïonnette baissée, tandis que la cavalerie de
la garde, sous le général Guyot, poursuit les fuyards à coups de
sabre. Par ces mouvements combinés, tout ce qui s'est aventuré entre
la grande route et le Petit-Morin est pris ou tué, sur le flanc même
du plateau. En quelques instants on ramasse quatre à cinq mille
prisonniers, trente bouches à feu, et nos cavaliers étendent deux à
trois mille hommes sur le carreau. Sacken n'a d'autre moyen de salut
que de rétrograder en toute hâte, et, à la faveur de la nuit, de
repasser de la gauche à la droite de la grande route (gauche et
droite par rapport à nous), et de rejoindre le général d'York, qui
s'était avancé avec précaution, mais que Napoléon avait contenu vers
le village de Fontenelle, en y portant la seconde division de la
vieille garde sous le maréchal Mortier.

[En marge: Résultats de cette bataille, qui était la seconde rencontre
avec l'armée de Silésie.]

Cette journée du 11, dite de Montmirail, était plus brillante encore
que la précédente. Sur 20 mille, hommes, Sacken en avait perdu 8 mille
en tués, blessés ou prisonniers, et ce beau triomphe ne nous avait pas
coûté plus de 7 à 8 cents hommes, car les vieux soldats que Napoléon
avait employés cette fois savaient comment s'y prendre pour causer
beaucoup de mal à l'ennemi sans en essuyer beaucoup eux-mêmes. Les
jours suivants promettaient de plus grands résultats encore, car toute
l'armée de Blucher prise en détail allait successivement recevoir le
châtiment dû à sa présomption.

Tout indiquait que Sacken, en fuite vers la Marne, était allé
rejoindre le général prussien d'York vers Château-Thierry, et que dès
lors c'était de ce côté qu'il fallait marcher. Ainsi le troisième des
corps composant l'armée de Silésie, celui d'York, devait à son tour se
trouver isolément en face de Napoléon. Le lendemain en effet, 12
février, Napoléon se mit en marche avec la seconde division de vieille
garde sous Mortier, une de jeune garde sous Ney, et toute la
cavalerie, pensant que c'était assez pour culbuter un ennemi en
désordre. Il laissa en arrière vers Montmirail la première division de
vieille garde sous Friant, une autre de jeune garde sous Curial, afin
de secourir au besoin Marmont qui était resté devant Blucher, et
d'avoir des forces à portée de la Seine s'il y avait nécessité d'y
courir pour arrêter Schwarzenberg. Telle était sa situation, qu'il
fallait qu'il fît face partout, et que, lors même qu'il lui importait
de se concentrer quelque part pour frapper des coups décisifs, il
était obligé d'y regarder avant d'attirer à lui des corps tous
nécessaires ailleurs. Son art était de ne faire partout que
l'indispensable, de le faire à temps, vite et avec énergie!

[En marge: Marche de Napoléon sur Château-Thierry.]

[En marge: Beau combat de Château-Thierry.]

Il partit donc le 12 février, et quitta la route de Montmirail, qui
est parallèle à la Marne, pour se diriger perpendiculairement sur la
Marne. Il y trouva le général d'York avec environ 18 mille Prussiens
et 12 mille Russes restant du corps de Sacken, formés en colonne sur
la route de Château-Thierry. La plus grande partie de l'infanterie
ennemie était massée derrière un ruisseau près du village des
Caquerets. Une compagnie de la garde, envoyée en tirailleurs un peu
au-dessous du village, dispersa les tirailleurs ennemis, franchit le
ruisseau, et décida les Prussiens, qui voyaient l'obstacle vaincu, à
battre en retraite. On traversa le village et on s'avança en plaine,
les deux divisions d'infanterie de la garde déployées. Napoléon qui
avait porté sa cavalerie à sa droite, lui ordonna de se diriger au
grand trot sur le flanc de l'infanterie ennemie, afin de la devancer à
Château-Thierry. Cet ordre fut immédiatement exécuté. À cette vue le
général d'York envoya sa cavalerie pour résister à la nôtre, mais le
général Nansouty, avec les escadrons des gardes d'honneur et ceux de
la garde, fondit sur la cavalerie prussienne, la culbuta sur
Château-Thierry, en sabra une partie, et lui enleva toute son
artillerie légère. Rien n'égalait l'ardeur de nos braves cavaliers,
excités à la fois par les dangers de la France et par leur dévouement
personnel à l'Empereur.

[En marge: Grands résultats de ce combat, qui eussent été plus grands
si le maréchal Macdonald avait pu remonter la Marne, ainsi qu'il en
avait l'ordre.]

Pendant ce rapide mouvement de notre cavalerie pour devancer le
général d'York sur Château-Thierry, on avait réussi à séparer du gros
de l'ennemi une arrière-garde de trois bataillons prussiens et de
quatre bataillons russes. Le général Letort, commandant les dragons de
la garde, jaloux de surpasser s'il se pouvait tout ce que les troupes
à cheval avaient fait depuis quelques jours, chargea à fond de train
les sept bataillons avec cinq à six cents chevaux, les rompit, tua une
grande quantité d'hommes, et ramassa sur le terrain près de trois
mille prisonniers avec une nombreuse artillerie. Puis on se jeta en
masse, infanterie et cavalerie, sur Château-Thierry. Le prince
Guillaume de Prusse s'était porté en avant avec sa division pour
arrêter notre poursuite. Il fut culbuté à son tour après une perte de
500 hommes. On entra pêle-mêle avec l'ennemi dans Château-Thierry, et
on y fit encore beaucoup de prisonniers. Les habitants irrités de la
conduite des Prussiens, ivres à la fois de joie et de colère, ne
faisaient guère quartier aux soldats d'York surpris isolément; ils les
tuaient ou les amenaient à Napoléon. Malheureusement l'ennemi avait
détruit le pont de Château-Thierry, et une plus longue poursuite nous
était dès lors interdite. Napoléon cependant conservait une espérance.
En partant pour exécuter cette suite de mouvements, il avait informé
le maréchal Macdonald de ce qu'il allait faire, lui avait prescrit de
s'arrêter à Meaux, et, dans quelque état qu'il se trouvât, de
rebrousser chemin par la rive droite de la Marne, lui promettant qu'il
y recueillerait le plus beau butin imaginable.

Arrivé à Château-Thierry Napoléon attendit donc avec confiance,
s'occupant de rétablir le pont de la Marne, et comptant que Macdonald,
qui devait se montrer sur l'autre rive, allait ramasser par milliers
les prisonniers et les voitures d'artillerie. Mais de toute la journée
Macdonald ne parut point. Ce maréchal, qui était habitué à la guerre
régulière dans laquelle il excellait, en voulait à Napoléon, à ses
généraux, à ses soldats, de ce qu'il avait été ramené des bords du
Rhin jusqu'aux portes de Paris avec 6 mille hommes en désordre, s'en
prenait à tout le monde au lieu de s'en prendre aux circonstances, et
tout préoccupé de l'état de son corps, au lieu de s'en servir comme il
était, avait employé son temps à le réorganiser au moyen des
ressources qu'on lui avait envoyées à Meaux. Il ne se trouva donc
point sur la rive droite de la Marne au moment décisif où Napoléon
espérait le voir.

Ce contre-temps, qui restreignait un peu les conséquences de la grande
manoeuvre de Napoléon, n'empêchait pas qu'elle n'eût déjà produit les
plus beaux résultats. Il avait battu, sans perdre plus d'un millier
d'hommes, trois des corps de Blucher, et il ne lui en restait plus
qu'un à frapper, celui de Blucher lui-même, pour avoir écrasé en
détail l'armée de Silésie, l'une des deux qui menaçaient l'Empire, et
la plus redoutable, sinon par le nombre au moins par l'énergie. Il lui
avait déjà pris 11 à 12 mille hommes, et tué ou blessé 6 à 7 mille. Si
Blucher venait se joindre à la suite des battus, il n'y avait plus
rien à désirer quant à l'armée de Silésie.

[En marge: Napoléon emploie trente-six heures à rétablir les ponts de
la Marne, et à s'occuper soit de Marmont, soit des corps qu'il a
laissés sur la Seine.]

Napoléon, infatigable comme aux plus beaux jours de sa jeunesse,
résolut de ne pas perdre un moment pour tirer de cette série
d'opérations tous les avantages qu'il pouvait encore en espérer. Il
employa le reste de la journée du 12, et la plus grande partie de
celle du 13, à réparer le pont de la Marne, afin d'envoyer Mortier à
défaut de Macdonald à la poursuite des corps de Sacken et d'York sur
Soissons, et tandis qu'il vaquait à ce soin il avait les yeux fixés
sur Montmirail où Marmont avait été placé en observation devant
Blucher, et sur la Seine où les maréchaux Victor et Oudinot étaient
charges de contenir le prince de Schwarzenberg. Du côté de Montmirail
Blucher n'avait pas donné signe de vie, et Marmont était demeuré à
Étoges sans essuyer d'attaque. Du côté de la Seine la situation était
moins paisible. Le prince de Schwarzenberg, après avoir accordé un peu
de repos à ses troupes à Troyes, les avait portées sur la Seine, dont
il occupait le contour de Méry à Montereau, et il essayait d'en forcer
le passage à Nogent-sur-Seine, à Bray, à Montereau même. Les maréchaux
Victor et Oudinot résistaient de leur mieux avec les ressources que
Napoléon leur avait laissées, mais demandaient son retour avec
instance. Chaque jour il leur avait donné de ses nouvelles et des
meilleures, et les avait encouragés à tenir ferme, leur promettant de
revenir à leur secours dès qu'il en aurait fini avec Blucher.

[En marge: Napoléon en apprenant que Blucher marche contre Marmont,
revient sur Montmirail.]

Napoléon avait ainsi passé trente-six heures à Château-Thierry,
lorsque dans la nuit du 13 au 14 il reçut de Marmont la nouvelle fort
grave mais fort satisfaisante, que Blucher, immobile pendant les
journées des 10, 11 et 12, avait enfin repris l'offensive, et marchait
sur Montmirail probablement à la tête de forces considérables.
Napoléon se mit sur-le-champ en route. Il avait, comme on l'a vu,
laissé à Montmirail Friant avec la plus forte division de la vieille
garde, Curial avec une division de la jeune, et il avait dirigé sur le
même point la division Leval arrivant d'Espagne. Une division de
cavalerie tirée de tous les dépôts réunis à Versailles était également
arrivée à Montmirail. Il prescrivit à ces diverses troupes de se
porter de Montmirail sur Champaubert à l'appui du maréchal Marmont. Il
y envoya de Château-Thierry la division d'infanterie de jeune garde du
général Musnier, et toute la cavalerie de la garde sous les ordres de
Ney. En même temps il expédia vers Soissons Mortier avec la seconde
division de la garde, avec les lanciers de Colbert et les gardes
d'honneur du général Defrance, lui recommandant de poursuivre à
outrance les corps vaincus des généraux d'York et Sacken, puis il
partit au galop pour devancer de sa personne les troupes qu'il
amenait. Il arriva vers neuf heures du matin à Montmirail, et y trouva
toutes choses comme il pouvait les désirer, car il semblait qu'en ces
derniers jours de faveur la fortune ne lui refusât rien de ce qui
devait rendre ses succès éclatants.

Blucher, après avoir attendu le 11, le 12, des nouvelles de Sacken et
d'York, se flattant qu'ils se seraient repliés sains et saufs sur la
Marne, avait enfin songé à venir à leur secours en se portant à
Montmirail avec les troupes de Capzewitz, le corps prussien de Kleist,
et les restes d'Olsouvieff. Ces troupes formaient en tout 18 ou 20
mille hommes. Blucher avait mandé en outre au prince de Schwarzenberg
de lui envoyer le détachement de Wittgenstein par la traverse de
Sézanne, et se promettait avec ce détachement, avec ce qu'il avait
sous la main, d'opérer sur les derrières de Napoléon une assez forte
diversion pour achever de dégager Sacken et d'York, qui seraient ainsi
en mesure de remonter la Marne et de le rejoindre par Épernay et
Châlons. C'était raisonner peu sensément, car il pouvait bien en
s'avançant ainsi rencontrer Napoléon victorieux d'Olsouvieff, de
Sacken et d'York, revenant avec ses forces réunies pour se jeter sur
le général de l'armée de Silésie, et accabler le chef après avoir
accablé les lieutenants.

Le 13 au matin Blucher avait quitté Vertus, gravi le plateau sur
lequel sont situés Champaubert et Montmirail, et fait reculer Marmont
qui, n'ayant que cinq à six mille hommes à lui opposer, s'était retiré
successivement sur Champaubert, Fromentières et Vauchamps. C'est de là
que Marmont avait le 13 au soir écrit à Napoléon. Le 14, en attendant
son arrivée, il avait évacué Vauchamps, et pris position un peu en
arrière sur la route de Montmirail.

[En marge: Combat de Vauchamps, livré le 14 février.]

Napoléon ayant rejoint Marmont le 14 vers neuf heures du matin,
l'offensive fut reprise à l'instant même. Le maréchal Marmont en
abandonnant Vauchamps s'était établi sur une hauteur boisée, au sommet
de laquelle il avait rangé son artillerie. Blucher marchant avec sa
confiance accoutumée envoya la division prussienne Ziethen en avant
pour le précéder à Montmirail. À peine sortie de Vauchamps cette
division fut accueillie par un violent feu d'artillerie qui lui causa
de grandes pertes, et la força à rentrer dans le village.
Immédiatement après Marmont dirigea la division Ricard sur Vauchamps,
afin d'enlever ce village, et à la faveur des bois environnants essaya
de tourner l'ennemi, à gauche par la cavalerie du général Grouchy, à
droite par la division d'infanterie Lagrange.

Ces dispositions exécutées avec une extrême vigueur rencontrèrent
cependant de grandes difficultés. La division Ricard pénétra dans
Vauchamps, y trouva la division Ziethen très-résolue à se défendre, et
fut contrainte de se replier. Elle revint à la charge, pénétra une
seconde fois dans Vauchamps, et aurait eu de la peine à s'y maintenir
sans les mouvements ordonnés sur les deux flancs du village. Grouchy,
après avoir fait un détour à travers les bois, déborda Vauchamps par
la gauche, tandis que la division d'infanterie Lagrange le débordait
par la droite en traversant le bois de Beaumont. Blucher soupçonnant
la présence de Napoléon, à la résolution et à l'ensemble des
mouvements qui s'opéraient autour de lui, prit le parti de
rétrograder. Mais il n'était plus temps de le faire impunément. D'une
part l'infanterie de Ricard tentant un dernier effort sur Vauchamps en
chassait la division Ziethen, et de l'autre Grouchy débouchant
brusquement des bois, menaçait de lui couper la retraite. Cette
division formée en carrés essaya d'abord de tenir tête à notre
cavalerie, mais chargée à fond par les escadrons de Grouchy, elle fut
rompue et obligée en partie de mettre bas les armes. Le reste s'enfuit
vers le gros des troupes prussiennes. Nos cavaliers ramassèrent
environ 2 mille prisonniers, une douzaine de pièces de canon et
plusieurs drapeaux. Un millier d'hommes tués ou blessés étaient
demeurés dans Vauchamps et dans les environs.

Mais Napoléon espérait avoir une meilleure part du corps de Blucher.
Il ordonna de le poursuivre sans relâche, et dirigea lui-même cette
poursuite pendant une moitié du jour. Marmont, ayant en main les
divisions d'infanterie Ricard et Lagrange, appuyé en outre par la
division d'Espagne Leval, par l'infanterie de la garde, se mit en
marche sur la grande route qui de Montmirail conduit par Vauchamps et
Champaubert à Châlons. Il avait sur son front l'artillerie de la garde
commandée par Drouot, et sur ses ailes la cavalerie de Grouchy d'un
côté, la cavalerie de la garde et du général Saint-Germain de l'autre.
C'est dans cet ordre qu'il poursuivit Blucher, lequel se retirait en
deux masses compactes, celle de Kleist à gauche de la route, celle de
Capzewitz à droite, avec son artillerie et ses attelages sur la route
même. Le général prussien avait peu de cavalerie pour protéger son
infanterie.

Depuis onze heures du matin jusqu'à trois heures de l'après-midi on
continua cette poursuite en couvrant l'ennemi de boulets, et souvent
de mitraille. On le ramena ainsi sur Janvilliers, Fromentières et
Champaubert. (Voir la carte nº 63, plan de Montmirail, Champaubert,
etc.) Chemin faisant, on s'aperçut que deux de ses bataillons, postés
dans un bois, étaient demeurés en arrière. On les enveloppa, et ils
furent réduits à se rendre. En même temps, Grouchy voyant que pour
avoir tout ou partie des deux masses ennemies qui longeaient les côtés
de la route, il fallait les devancer à l'entrée des bois qui entourent
Étoges, imagina de se lancer à travers ces bois de toute la vitesse de
ses chevaux afin d'y précéder Blucher. Il s'y engagea donc en
ordonnant à l'artillerie légère de le rejoindre le plus tôt possible.
Tandis qu'il exécutait ce mouvement, on canonnait à chaque pause les
deux colonnes de Blucher, et on les avait menées de la sorte jusqu'à
la fin du jour, lorsqu'on les vit s'arrêter tout à coup et se hérisser
de leurs baïonnettes. Grouchy en effet les avait devancées avec une
partie de ses escadrons, et les avait assaillies à gauche, tandis que
le général Saint-Germain les abordait à droite avec les cavaliers
nouvellement venus de Versailles. Blucher, placé au milieu de son
infanterie, fit tout ce qu'il put pour lui communiquer son énergie, et
parvint à la ramener en assez bon ordre jusqu'à l'entrée d'Étoges,
mais non sans essuyer de grandes pertes. Le général Grouchy, quoique
privé de son artillerie qui n'avait pu le suivre, chargea plusieurs
fois cette infanterie, et y pénétra le sabre à la main, pendant que le
général Saint-Germain en faisait autant de son côté. On coucha ainsi
par terre, avec le secours seul de l'arme blanche, quelques centaines
d'hommes, et on en prit plus de deux mille, sans compter beaucoup
d'artillerie et de drapeaux. En arrivant à la lisière même des bois
qui précèdent Étoges, il fallut s'arrêter.

On avait déjà pris, blessé ou tué environ sept mille hommes au
maréchal Blucher. Mais Marmont prétendait avoir encore quelques-unes
de ses dépouilles. Il se doutait bien que le général prussien voudrait
coucher à Étoges, que ses troupes harassées se répandraient
confusément autour du village, ou dans la forêt environnante, et qu'en
apparaissant brusquement au milieu d'elles pendant la nuit, on
pourrait les jeter dans un grand désordre, et surtout les pousser au
delà d'Étoges, en bas du plateau sur lequel on combattait depuis
plusieurs jours. Destiné, d'après toutes les vraisemblances, à garder
de nouveau cette position pendant que Napoléon irait combattre
ailleurs, Marmont tenait à s'établir à Étoges même, d'où il pouvait
dominer la route de Vertus. Il résolut donc d'essayer sur Blucher une
attaque de nuit.

Toutefois il n'avait que peu de forces à sa disposition, ses soldats
s'étant déjà dispersés dans les champs pour y chercher à vivre. Il
était suivi par la division du général Leval que Ney prétendait avoir
sous ses ordres. Après une altercation assez vive entre ce maréchal et
lui, il prit un détachement de cette division, et, avec un de ses
régiments de marine, il s'enfonça dans les bois à la faveur de
l'obscurité, puis fondit brusquement sur Étoges, au moment où
l'ennemi épuisé de fatigue commençait à goûter un peu de repos. Cette
attaque imprévue eut un succès complet. Prussiens et Russes, assaillis
avant d'avoir pu se mettre en défense, furent refoulés hors d'Étoges,
et obligés en pleine nuit de s'enfuir vers Bergères et Vertus. On
enleva une bonne portion des troupes du général russe Orosoff, et ce
général lui-même avec son état-major. Cette dernière partie de la
journée coûta encore plus de 2 mille hommes au corps de Blucher, et
beaucoup d'artillerie.

[En marge: Grands résultats du combat de Vauchamps, le quatrième des
combats livrés à l'armée de Silésie.]

La journée du 14, dite de Vauchamps, fit donc perdre à Blucher de 9 à
10 mille hommes en morts, blessés ou prisonniers. Il n'était pas
possible de terminer plus dignement cette suite d'admirables
opérations. Parti le 9 février de Nogent-sur-Seine, arrivé le 10 à
Champaubert, Napoléon y avait pris ou détruit dans cette journée le
corps d'Olsouvieff, battu le 11 à Montmirail le corps de Sacken, battu
et refoulé le 12 sur Château-Thierry celui d'York, employé le 13 à
rétablir le pont de la Marne pour lancer Mortier à la poursuite de
l'ennemi, et le 14, rebroussant chemin sur Montmirail, il avait
assailli Blucher qui venait maladroitement s'offrir à ses coups, comme
pour lui fournir l'occasion d'accabler le dernier des quatre
détachements de l'armée de Silésie. Ainsi, presque sans bataille, en
quatre combats livrés coup sur coup, Napoléon avait entièrement
désorganisé l'armée de Silésie, lui avait enlevé environ 28 mille
hommes sur 60 mille, plus une quantité immense d'artillerie et de
drapeaux, et avait puni cruellement le plus présomptueux, le plus
brave, le plus acharné de ses adversaires. Il y avait de quoi être
fier et de son armée et de lui-même, et des derniers éclats de sa
miraculeuse étoile, miraculeuse jusque dans le malheur!

Napoléon dirigea tout de suite sur Paris les 18 mille prisonniers
qu'il avait faits, afin que la capitale les vît de ses propres yeux,
et qu'en regardant ces trophées dignes des guerres d'Italie, elle crût
encore au génie et à la fortune de son empereur!

[En marge: Joie et terreur de Paris, qui en se sachant délivré de tout
danger sur la Marne, apprend qu'il est menacé de graves dangers sur la
Seine.]

Paris avait successivement appris les triomphes inespérés de Napoléon,
et sauf quelques coeurs égarés par l'esprit de parti ou par la haine
du despotisme impérial, s'en était réjoui cordialement. L'annonce des
colonnes de prisonniers avait excité une vive attente chez les
Parisiens, qui espéraient les voir défiler sur le boulevard dans deux
ou trois jours. Mais c'est à peine s'ils avaient osé se livrer à la
joie, car tandis qu'ils apprenaient que Blucher et ses lieutenants
étaient battus à Champaubert, à Montmirail, à Château-Thierry, à
Vauchamps, ils recevaient la nouvelle que Schwarzenberg était près de
forcer la Seine de Nogent à Montereau, et que les Cosaques de Platow
s'étaient montrés dans la forêt de Fontainebleau. La malheureuse cité,
du sein de laquelle la terreur avait fondu pendant vingt ans sur
toutes les capitales, était en proie à son tour aux plus cruelles
angoisses. La victoire même ne la pouvait garantir de ses terreurs,
car un ennemi n'était pas plutôt battu sur la Marne, qu'un autre
apparaissait sur la Seine, et que, rassurée du côté de Meaux, elle
avait sujet de s'effrayer du côté de Melun et de Fontainebleau. De
vives instances étaient donc parties de Paris pour ramener Napoléon
sur la Seine. Ce motif lui avait fait abandonner Marmont avant la fin
de la journée de Vauchamps, et l'avait forcé de revenir à Montmirail,
pour donner de nouveaux ordres et préparer de nouveaux combats.

[En marge: Événements survenus à la grande armée du prince de
Schwarzenberg, pendant que Napoléon était occupé contre Blucher.]

[En marge: Alexandre se flattant d'entrer dans Paris, voulait qu'on
cessât de traiter avec Napoléon.]

Voici en effet ce qui s'était passé à la grande armée du prince de
Schwarzenberg. Pendant que Napoléon avait quitté l'Aube et la Seine
pour se porter sur la Marne, les souverains alliés s'étaient rendus à
Troyes, et leur armée les devançant, avait occupé le cours de la Seine
de Nogent à Montereau, avait même cherché à s'étendre jusqu'à l'Yonne,
afin de se garantir du danger d'être débordée par sa gauche. La
prétention de la grande armée de Bohême était de marcher sur Paris par
les deux rives de la Seine, par Fontainebleau et Melun, pendant que
l'armée de Silésie suivant la Marne y arriverait par Meaux.
L'espérance d'y entrer enflammait en ce moment l'imagination
d'Alexandre. Tandis que l'empereur François vivait modestement à
Troyes, voyant peu de monde, ne fréquentant que M. de Metternich,
l'empereur Alexandre livré à une activité fébrile, allait d'un corps
d'armée à l'autre, affectant de tout diriger, et recommandant sans
cesse à Blucher de l'attendre avant d'entrer à Paris. Le roi de Prusse
pour plaire aux patriotes de son état-major, se prêtait à tous les
mouvements de son allié, mais avec la gaucherie d'un homme sage, peu
fait pour ce rôle vain et agité. C'est dans cet état que les avait
trouvés un témoin oculaire digne de foi, le brave et savant général
Reynier, qu'on avait échangé contre le général comte de Merveldt (l'un
et l'autre avaient été faits prisonniers à Leipzig), et qui, à la
suite de cet échange, avait traversé Troyes pour revenir à Paris. Le
général Reynier, présenté aux monarques alliés, les avait écoutés, et
avait recueilli leurs paroles avec une extrême attention[10].
L'empereur François l'avait conjuré de répéter à son gendre un conseil
qu'il lui avait adressé déjà bien des fois, celui de céder à la
fortune, d'abandonner ce qu'on exigeait de lui puisqu'il ne pouvait
pas le conserver, et de considérer les destinées de l'Autriche dans le
moment actuel, pour apprendre que se soumettre aux dures nécessités du
présent n'était souvent qu'un moyen de sauver l'avenir. Le roi de
Prusse n'avait presque rien dit selon son usage, mais Alexandre avait
parlé avec une vivacité singulière. Il avait demandé d'abord au
général Reynier quand il croyait être à Paris, et le général ayant
répondu qu'il espérait y être le 14 ou le 15 février, Alexandre avait
répliqué: Eh bien, Blucher y sera avant vous... Napoléon m'a humilié,
je l'humilierai, et je fais si peu la guerre à la France, que s'il
était tué je m'arrêterais sur-le-champ.--C'est donc pour les Bourbons
que Votre Majesté fait la guerre? avait dit le général Reynier.--Les
Bourbons, avait repris Alexandre, je n'y tiens nullement. Choisissez
un chef parmi vous, parmi les généraux illustres qui ont tant
contribué à la gloire de la France, et nous sommes prêts à
l'accepter.--Alexandre descendant alors aux plus étranges confidences,
lui avait laissé entrevoir le projet d'imposer Bernadotte à la France,
comme Catherine quarante ans auparavant avait imposé Poniatowski à la
Pologne. À cette ouverture le général Reynier avait fort déconcerté le
czar, en lui exprimant le mépris que les militaires français avaient
conçu pour la conduite et les talents du nouveau prince suédois.
Alexandre, surpris et mécontent, avait congédié le général Reynier,
qui était parti sur-le-champ pour Paris, et était venu offrir son épée
à Napoléon, offre bien méritoire dans de pareilles circonstances, car
il avait repoussé les propositions les plus flatteuses d'Alexandre,
pour rester fidèle à la France malheureuse. Le général Reynier était
Suisse de naissance, mais Français par le coeur et les services.

          [Note 10: À peine arrivé à Paris le général Reynier fit de
          ces entretiens un rapport fidèle qui fut envoyé
          immédiatement à Napoléon. Ce rapport, l'un des documents
          secrets les plus curieux du temps, est digne de la plus
          entière confiance, car le général Reynier était incapable
          d'altérer la vérité, et d'ailleurs son rapport concorde avec
          tout ce que les dépêches diplomatiques françaises et
          étrangères nous apprennent sur le quartier général des
          souverains.]

[En marge: Résistance de M. de Metternich et de lord Castlereagh.]

[En marge: Conditions envoyées à Châtillon, et suspensives cette fois
des hostilités.]

L'orgueil blessé, le désir de la vengeance inspiraient en ce moment
tous les actes de l'empereur Alexandre. C'est par ce motif qu'il avait
fait suspendre les séances du congrès, se fondant pour ne plus les
reprendre sur ce que M. de Caulaincourt n'avait pas accepté
immédiatement les propositions de Châtillon. Il montrait à cet égard
une résolution opiniâtre, et ne voulait plus qu'on traitât. M. de
Metternich, aidé de lord Castlereagh, s'opposait de toutes ses forces
à cette volonté du czar. Le ministre autrichien persistant dans sa
politique de ne pas pousser trop loin une lutte qui, au delà d'un
certain terme, ne profitait qu'à la prépondérance de la Russie, le
ministre anglais disposé à s'arrêter si on lui abandonnait Anvers et
Gênes, s'étaient servis pour résister à l'empereur Alexandre de la
lettre que M. de Caulaincourt avait secrètement adressée à M. de
Metternich, et dans laquelle il demandait si en admettant les bases
proposées il pourrait au moins obtenir une suspension d'armes. Appuyés
sur cette lettre ils avaient dit que la France étant prête à céder aux
voeux des alliés, il n'y avait pas de motif de pousser les hostilités
plus loin, que c'était courir des chances inutiles pour un objet qui
ne pouvait être le but avoué d'aucune des puissances coalisées.
L'empereur François en effet ne pouvait dire à l'Europe qu'il faisait
la guerre pour détrôner sa fille, et le cabinet britannique, bien que
l'opinion fût actuellement très-modifiée en Angleterre, ne pouvait
avouer au parlement qu'il faisait la guerre pour rétablir les
Bourbons. Si lord Castlereagh, maître aujourd'hui d'ôter à la France
Anvers et Gênes, s'était exposé à un revers en dépassant le but, il
lui aurait été impossible de se présenter soit à l'une soit à l'autre
des deux chambres. Enfin en prolongeant les hostilités, on risquait de
mettre la France de la partie, et déjà on voyait les paysans prendre
les armes en quelques endroits, intercepter les convois, tuer les
hommes isolés, danger qui menaçait de s'accroître, et qui devait
singulièrement ajouter à toutes les difficultés de cette lutte
acharnée. Comme on avait un besoin indispensable des troupes de
l'Autriche et de l'argent de l'Angleterre, et que M. de Metternich
ainsi que lord Castlereagh avaient déployé en cette occasion une
remarquable fermeté, on avait consenti à reprendre les conférences,
et on avait envoyé aux plénipotentiaires, encore réunis à Châtillon,
un projet de préliminaires dont l'adoption devait faire cesser les
hostilités à l'instant même, mais qui était tellement humiliant dans
la forme qu'on le regardait comme l'équivalent d'une entrée dans
Paris. C'était la consolation qu'on avait voulu ménager à l'empereur
Alexandre. Il s'en était contenté dans l'espérance que Napoléon
n'accepterait pas ce nouveau projet, et en attendant il pressait le
prince de Schwarzenberg de marcher sur Paris, afin de n'avoir pas le
chagrin ou d'y arriver derrière le maréchal Blucher, ou d'être arrêté
par la signature de la paix au moment d'y entrer.

[En marge: Pendant ce temps, le prince de Schwarzenberg s'avance sur
la Seine, dont il force le passage à Bray.]

[En marge: Retraite des maréchaux Victor et Oudinot sur la petite
rivière d'Yères.]

À la suite de ces résolutions le prince de Schwarzenberg s'était
avancé parallèlement à la Seine, de Nogent à Montereau. (Voir la carte
nº 62.) Il avait dirigé les corps de Wittgenstein et du maréchal de
Wrède sur Nogent et Bray, les Wurtembergeois sur Montereau, les
troupes de Colloredo et de Giulay sur l'Yonne, ces derniers ayant
l'ordre de franchir cette rivière et de se porter sur Fontainebleau.
Les réserves russes et prussiennes étaient demeurées sous Barclay de
Tolly entre Troyes et Nogent. Wittgenstein et de Wrède s'étant
présentés à Nogent et Bray, furent reçus à Nogent par le général
Bourmont, que le maréchal Victor y avait laissé avec 1200 hommes
seulement. Ce général, après un combat héroïque, les avait repoussés
avec perte de 1500 hommes. Mais à Bray ils n'avaient trouvé que des
gardes nationales, et ils avaient forcé le passage. Le maréchal
Victor, en voyant le passage de la Seine forcé à Bray, n'avait pas
osé rester derrière Nogent, et s'était retiré sur Provins et Nangis.
Le maréchal Oudinot entraîné dans ce mouvement rétrograde, et n'ayant
que la division Rothenbourg pour rétablir les affaires, avait suivi la
retraite du maréchal Victor, et l'un et l'autre étaient venus prendre
position sur la petite rivière d'Yères, qui traverse la Brie, et va
tomber dans la Seine près de Villeneuve-Saint-Georges. Les deux
maréchaux rangés derrière cette faible rivière attendaient là que
Napoléon vînt à leur secours. Le brave général Pajol n'ayant cessé
d'être à cheval malgré des blessures rouvertes, ne pouvait pas tenir à
Montereau quand Bray et Nogent étaient abandonnés; il avait recueilli
le général Alix, qui venait de défendre Sens avec la plus grande
vigueur, et s'était replié de l'Yonne sur le canal de Loing, et du
canal de Loing sur Fontainebleau.

Ainsi le 14 février, jour où Napoléon achevait à Vauchamps la défaite
de l'armée de Silésie, les troupes de l'armée de Bohême étaient
placées, le prince de Wittgenstein à Provins, le maréchal de Wrède à
Nangis, les Wurtembergeois à Montereau, le prince de Colloredo dans la
forêt de Fontainebleau, le général Giulay à Pont-sur-Yonne, les
Cosaques dans les environs d'Orléans, Maurice de Liechtenstein avec
les réserves autrichiennes à Sens, enfin Barclay de Tolly avec les
gardes russe et prussienne en seconde ligne, entre Nogent et Bray.
Quelques nouvelles des revers de Blucher étaient parvenues au quartier
général des coalisés, mais on ignorait l'importance de ces revers, et
on se flattait de pouvoir arriver jusqu'à Paris par Fontainebleau ou
Melun.

En apprenant ce triste état de choses, Napoléon avec sa prodigieuse
activité qui n'avait de limites que dans les forces physiques de ses
soldats, se reporta tout de suite de Vauchamps sur Montmirail, suivi
de la garde jeune et vieille, et de toute la cavalerie. Il laissa au
maréchal Marmont le soin qu'il lui avait déjà confié de se tenir entre
la Seine et la Marne, depuis Étoges jusqu'à Montmirail, d'y observer
les débris de Blucher, et d'y donner la main à Mortier qui avait été
envoyé à la poursuite de Sacken et d'York sur Soissons. Puis il fit
ses dispositions pour se reporter sur la Seine et tenir tête au prince
de Schwarzenberg.

[En marge: Grave question de conduite que Napoléon avait à résoudre.]

[En marge: Devait-il se jeter tout de suite dans le flanc du prince de
Schwarzenberg, ou rétrograder jusqu'au bord de l'Yères, pour l'aborder
de front avec les maréchaux réunis.]

[En marge: Napoléon se décide pour le dernier parti.]

Une grave question s'offrait en ce moment à l'esprit de Napoléon.
Fallait-il aller droit de Montmirail à Nogent par Sézanne (route qu'il
avait déjà suivie), pour joindre la Seine par le plus court chemin, et
tomber ainsi brusquement dans le flanc du prince de Schwarzenberg; ou
bien, suivant le mouvement rétrograde des maréchaux Victor et Oudinot,
qu'on devait présumer poussé encore plus loin depuis les dernières
nouvelles, fallait-il rétrograder jusqu'aux bords de l'Yères, afin d'y
recueillir les deux maréchaux, et, réuni à eux, aborder de front le
prince de Schwarzenberg pour le refouler sur la Seine qu'il avait
franchie? Certainement, s'il était toujours possible à la guerre de
connaître à temps les projets de l'ennemi, Napoléon aurait su que les
corps de l'armée de Bohême étaient dispersés entre Provins, Nangis,
Montereau, Fontainebleau, Sens, et alors se jetant au milieu d'eux
avec 25 mille hommes, par le chemin de Sézanne à Nogent qui était le
plus court, il aurait pris en flanc les corps éparpillés de l'ennemi,
rallié par sa droite Victor et Oudinot, culbuté successivement
Wittgenstein et de Wrède sur le prince de Wurtemberg, tous trois sur
Colloredo, et détruit ou enlevé une partie de ce qui avait traversé la
Seine[11]. Mais Napoléon ayant employé cinq jours à combattre l'armée
de Silésie, ignorait ce qui s'était passé à l'armée de Bohême, et dans
l'ignorance des événements il devait se conduire d'après la plus
grande vraisemblance. Or, la plus grande vraisemblance c'était que les
maréchaux après avoir beaucoup rétrogradé, auraient rétrogradé encore,
qu'ils se seraient tout au plus arrêtés derrière la petite rivière
d'Yères, que Schwarzenberg se trouverait en leur présence, les
attaquant avec au moins 80 mille hommes, les ayant peut-être déjà
battus, et, dans ce cas, en se portant directement sur Nogent ou
Provins avec 25 mille hommes seulement, Napoléon s'exposait à
rencontrer Schwarzenberg se retournant vers lui avec 80 mille, et lui
faisant subir un grave échec, avant qu'il eût rallié les deux
maréchaux. De plus, toutes les routes de traverse de Montmirail à
Nogent, de Montmirail à Provins, étaient détestables, et on pouvait y
rester embourbé. Par cette raison qui était forte, et par celle de la
prudence, le plus sûr était, au lieu de percer droit sur la Seine, de
rétrograder jusque sur l'Yères, comme l'avaient fait les maréchaux
eux-mêmes, de les rejoindre par la route pavée de Montmirail à Meaux,
de Meaux à Fontenay et Guignes, et de composer par cette réunion une
masse de 60 mille hommes, qui suffisait pour ramener le prince de
Schwarzenberg sur la Seine. Au lieu de prendre en flanc le
généralissime autrichien on l'aborderait ainsi de front, mais il se
pouvait qu'au lieu de le trouver formé en une seule masse, on le
trouvât dispersé en plusieurs corps, et il ne serait pas impossible
alors de le traiter comme on venait de traiter Blucher lui-même.

          [Note 11: Je réponds ici au reproche très-peu fondé que le
          général Koch, dans son excellent et consciencieux ouvrage
          sur la campagne de 1814, adresse à Napoléon de n'avoir pas
          marché directement de Montmirail à Provins, au lieu de
          rétrograder jusqu'à Meaux. Le général Koch, toujours éclairé
          et impartial, est le seul des écrivains de ce temps qui
          mérite une vraie confiance; pourtant il s'est trompé
          quelquefois, surtout quand il n'a pas eu sous les yeux la
          correspondance impériale, ce qui l'a empêché de connaître et
          d'apprécier les motifs des déterminations qu'il examine.
          C'est, comme nous l'avons répété souvent, avec une extrême
          réserve qu'il faut juger Napoléon, et l'on doit se bien dire
          que lorsqu'il se trompe, ce qui ne lui arrive presque jamais
          dans ses combinaisons militaires, c'est qu'il est mu par sa
          passion politique ou qu'il a été dans l'ignorance forcée de
          ce que faisait l'ennemi. Mais dans toute autre circonstance
          on peut affirmer que ses mouvements sont calculés avec une
          profondeur, une sûreté de vue incomparables. Il faut donc
          toujours, avant de se prononcer, avoir lu tout ce qui reste
          de ses intentions écrites, et se dire, lorsqu'on ne trouve
          pas ses motifs dans les deux causes que nous venons de
          signaler, qu'ils se trouveront dans les faits mieux étudiés.
          Il est rare en effet, en les étudiant davantage, qu'on n'y
          rencontre pas des raisons nouvelles d'admirer son génie,
          tout en déplorant la politique immodérée qui l'a perdu.]

[En marge: Départ de Napoléon pour Meaux, et de Meaux pour Guignes.]

[En marge: Ses dispositions pour reprendre le cours de la Seine.]

Ce plan était le seul que le bon sens pût avouer, et Napoléon qui à la
guerre alliait toujours la sagesse à l'audace, n'hésita point à
l'adopter. Il ordonna le soir même à sa garde, jeune et vieille,
infanterie et cavalerie, à la division d'Espagne Leval, à la cavalerie
du général Saint-Germain, d'exécuter le lendemain 15 une forte marche
jusqu'à la Ferté-sous-Jouarre, et de sa personne il partit pour Meaux
afin de veiller aux mouvements de ses troupes.

[En marge: Arrivée de Napoléon à Guignes le 16.]

Arrivé dans l'après-midi du 15 à Meaux, il y arrêta ses dernières
dispositions. C'est à Meaux que le maréchal Macdonald s'était replié
après la retraite qui l'avait tant affligé, et c'est à Meaux qu'il
cherchait à réorganiser son corps d'armée. Ce corps, avec les débris
qu'il avait ramenés, avec quelques bataillons tirés des dépôts de
Paris, avec les gardes nationales qu'on avait pu réunir, fut distribué
en trois divisions, et porté à environ 12 mille hommes de toutes
armes. Napoléon le fit partir sur-le-champ par la route de Meaux à
Fontenay, et l'envoya sur l'Yères, ce petit cours d'eau derrière
lequel allaient se concentrer toutes nos forces. Il ordonna aux
maréchaux Victor et Oudinot, qui s'y étaient retirés, de continuer à
s'y maintenir, et leur annonça son arrivée pour le lendemain 16. La
belle cavalerie tirée d'Espagne avait déjà dépassé Paris au nombre de
4 mille cavaliers sans pareils. Napoléon les réunit à Guignes, où il
supposait que se livrerait la principale bataille de la campagne. Les
deux divisions de jeune garde qu'on organisait à Paris venaient d'en
sortir, sous les généraux Charpentier et Boyer, pour se porter sur la
rive gauche de la Seine, et intercepter la route de Fontainebleau.
Napoléon aurait pu sans doute les amener sur la droite de la Seine,
afin de réunir toutes ses ressources aux environs de Guignes, mais
c'était trop que de laisser Paris entièrement découvert sur la rive
gauche, les coalisés y ayant dirigé une portion notable de leurs
forces. En conséquence il envoya ces deux divisions sur l'Essonne,
avec la recommandation de s'y défendre jusqu'à la dernière extrémité,
et de tâcher ainsi de couvrir Paris sur la rive gauche de la Seine,
tandis qu'il allait essayer de le dégager sur la rive droite par une
bataille décisive. Enfin il donna les instructions nécessaires pour
avoir seul en sa possession le passage des rivières sur lesquelles il
manoeuvrait, pour faire préparer des vivres sur les routes, et surtout
pour rassembler les charrettes des cultivateurs, afin que les soldats
de la garde transportés sur ces charrettes pussent doubler ou tripler
les étapes. Le lendemain il partit de Meaux, et arriva par Fontenay à
Guignes au moment même où les maréchaux Victor et Oudinot, refoulés
sur l'Yères, en disputaient les bords aux avant-gardes du prince de
Wittgenstein et du maréchal de Wrède. (Voir la carte nº 62.) Cet état
de choses justifiait la détermination que Napoléon avait prise, car
réuni aux deux maréchaux il n'avait plus à craindre Wittgenstein et de
Wrède, et allait avoir près de 60 mille hommes à opposer à 50 mille,
ce qui lui promettait immédiatement les succès les plus éclatants.

[En marge: Sa résolution de prendre l'offensive immédiatement.]

Napoléon, considérant que s'il avait en face une masse imposante de
forces, ce ne pouvait être cependant toute l'armée de Schwarzenberg,
puisqu'on lui dénonçait la présence de l'ennemi à la fois à Montereau,
à Fontainebleau, à Sens, aux environs même d'Orléans, comprit qu'il ne
devait avoir devant lui qu'une moitié tout au plus de la grande armée
de Bohême, et résolut de prendre l'offensive immédiatement. Bien que
sa garde et la division Leval ne fussent point arrivées, il avait avec
les trois maréchaux Oudinot, Victor, Macdonald, avec la cavalerie
d'Espagne, environ 35 à 36 mille hommes, et c'était bien assez, lui
présent, pour en aborder 50 mille. D'ailleurs, en quelques heures, les
25 mille hommes qui le suivaient devaient rejoindre, et il prit ses
mesures pour commencer l'action à la pointe du jour.

Le 17 en effet il était à cheval de très-grand matin, dirigeant
lui-même les mouvements de ses troupes. Le maréchal Victor ayant formé
l'arrière-garde dans la retraite de la Seine sur l'Yères, devint
naturellement l'avant-garde. Ce maréchal s'avançait ayant au centre
les divisions de réserve Dufour et Hamelinaye qu'il prodiguait
volontiers parce qu'elles appartenaient au général Gérard, et sur les
ailes les divisions Duhesme et Chataux du 2e corps qui était le sien,
et que par ce motif il ménageait davantage. À droite la cavalerie du
5e corps sous le général Milhaud, à gauche la cavalerie d'Espagne sous
le général Treilhard, marchaient déployées, et prêtes à exécuter des
charges à outrance. À la suite du maréchal Victor venaient les
maréchaux Oudinot et Macdonald. En arrière et à une distance de
plusieurs lieues, la garde, voyageant sur des charrettes, couvrait la
route de Meaux à Guignes.

[En marge: Combat de Mormant.]

À peine était-on en marche de Guignes sur Mormant, qu'on aperçut le
comte Pahlen, formant l'avant-garde du prince de Wittgenstein avec
2,500 hommes d'infanterie et environ 1,800 chevaux. C'était une belle
proie qui s'offrait au début des opérations contre l'armée de Bohême.
Le général Gérard, supérieur aux autres et à lui-même dans cette rude
campagne, se porta en avant à la tête d'un bataillon du 32e, jeunes
soldats jetés dans un vieux cadre jadis célèbre en Italie. Il entra
l'épée à la main dans Mormant, et en chassa l'infanterie du comte
Pahlen qui s'y était réfugiée dans l'espérance d'être secourue par les
Bavarois établis à Nangis. Privée de cet asile, l'infanterie russe fut
obligée de traverser à découvert l'espace qui sépare Mormant de
Nangis. Drouot débouchant de Mormant avec ses canons la couvrit de
mitraille, pendant que sur la gauche le comte de Valmy avec les
escadrons récemment arrivés d'Espagne, sur la droite le comte Milhaud
avec les dragons qui en étaient arrivés l'année précédente,
l'assaillirent à coups de sabre. Les carrés de l'infanterie russe,
malgré leur solidité, furent enfoncés et pris en entier avec leur
artillerie. Leur cavalerie fut atteinte avant d'avoir pu s'enfuir, et
en grande partie enlevée ou détruite. Cette échauffourée coûta aux
Russes près de 4 mille hommes tant prisonniers que morts ou blessés,
et 11 pièces de canon.

[En marge: Importance attachée à la reprise des ponts de la Seine,
avant que le prince de Schwarzenberg ait pu la repasser.]

[En marge: Marche rapide sur Nogent, Bray et Montereau.]

Ce début promettait à l'armée du prince de Schwarzenberg un traitement
assez semblable à celui qu'avait essuyé l'armée de Blucher. Pourtant
il fallait la poursuivre sans relâche, si on voulait obtenir les
résultats qu'on était fondé à espérer, et Napoléon précipita le
mouvement de tous ses corps. On s'avança rapidement sur Nangis,
refoulant à la fois les troupes russes de Wittgenstein dont on venait
d'anéantir l'avant-garde, et les troupes bavaroises qui se repliaient
sur leur corps de bataille. Le succès de cette nouvelle série
d'opérations tenait essentiellement au passage immédiat de la Seine,
car si Napoléon parvenait à la franchir avant que tous les corps
ennemis l'eussent repassée, et particulièrement ceux qui s'étaient
aventurés sur Fontainebleau, il était presque assuré de prendre en
détail la plupart des retardataires. Il se dirigea donc en toute hâte
sur les ponts de Nogent, Bray et Montereau qu'il avait devant lui.
(Voir la carte nº 62.) Il achemina le maréchal Oudinot par Provins sur
Nogent avec une partie de la cavalerie d'Espagne sous le comte de
Valmy, et le maréchal Macdonald par Donnemarie sur Bray. Quant à lui,
se faisant suivre des troupes du maréchal Victor, il prit à droite, et
se porta par Villeneuve sur Montereau. Ne sachant lequel de ces trois
ponts serait le plus facile à reconquérir, il dirigeait ses efforts
sur les trois à la fois. En marchant hardiment on pouvait bien enlever
un ou deux des trois ponts, et alors il était possible de repasser la
Seine assez tôt pour couper toute retraite aux corps ennemis qui se
seraient trop avancés.

[En marge: Combat de Villeneuve.]

En cheminant sur Villeneuve le maréchal Victor, toujours précédé par
les divisions Dufour et Hamelinaye que conduisait le général Gérard,
rencontra un peu au delà de Valjouan la division bavaroise Lamotte qui
cherchait à s'enfuir, et qui avait peu de cavalerie à opposer à la
nôtre. Elle était en travers de la grande route, la gauche fortement
établie au village de Villeneuve, la droite déployée dans une petite
plaine entourée de bois. Le général Gérard, présent de sa personne à
tous les engagements, se porta sur Villeneuve avec un bataillon du
86e, l'enleva à la baïonnette, et ôta ainsi à la division Lamotte
l'appui de ce village. Dès lors elle fut obligée de se retirer à
travers la petite plaine qu'elle avait derrière elle, pour chercher
asile dans les bois. C'était pour nos troupes à cheval le moment de
charger. Le général Lhéritier, commandant une partie des dragons de
Milhaud, se trouvait là, et s'il eût profité de la circonstance c'en
était fait de la division Lamotte. Nos soldats, toujours intelligents,
appelaient à grands cris la cavalerie, mais soit que le général
Lhéritier attendît les ordres du maréchal Victor qui n'arrivaient pas,
soit qu'il n'eût point aperçu cette favorable occasion, il resta
immobile, et l'infanterie bavaroise put traverser impunément le
terrain découvert qu'elle avait à franchir. Heureusement le général
Gérard, guidé par un paysan, avait suivi la lisière des bois, et il
déboucha soudainement avec son infanterie sur le flanc de la division
Lamotte qui se retirait en carrés. Il attaqua ces carrés à la
baïonnette, en rompit plusieurs, et fut secondé très à propos par le
général Bordessoulle, qui voyant l'immobilité du reste de la
cavalerie, fondit sur l'ennemi avec trois cents jeunes cuirassiers
arrivant à peine du dépôt de Versailles. Ces braves débutants, avec
une ardeur et une férocité assez fréquente chez les jeunes soldats,
s'acharnèrent sur les Bavarois rompus, et en percèrent un grand nombre
de leurs sabres. On enleva ainsi 1500 hommes à cette division, qu'on
aurait pu prendre tout entière. On marcha ensuite sur Salins, où le
maréchal Victor s'arrêta pour coucher, bien qu'il eût l'ordre de
courir à Montereau. Il aurait voulu que le général Gérard s'y rendît;
mais celui-ci avec ses troupes harassées par une longue marche et par
deux combats, ne le pouvait guère, et c'était au maréchal Victor dont
les deux divisions n'avaient pas combattu, à former pendant la nuit la
tête de la colonne. Le maréchal n'en fit rien: il était fatigué,
malade, abattu, mécontent de Napoléon, qui lui reprochait d'avoir mal
défendu la Seine, souffrant, en un mot physiquement et moralement,
bien que toujours prêt à redevenir sur le champ de bataille un
officier aussi intelligent que brave. Il coucha donc à Salins à une
lieue du pont de Montereau, où nous attendaient les plus grands
résultats si notre activité répondait à l'urgence des circonstances.

[En marge: Temps perdu à Salins par le maréchal Victor.]

[En marge: Efforts de Napoléon pour regagner le temps perdu.]

Napoléon accablé de fatigue avait pris un instant de repos à Nangis
avec l'intention de se lever au milieu de la nuit, ainsi qu'il en
avait la coutume, pour expédier ses ordres qui devaient être donnés la
nuit pour arriver à la pointe du jour à leur destination. À une heure
il était debout, et il apprenait que le maréchal Victor était resté à
Salins. Son irritation fut vive, car tous les rapports reçus dans la
soirée annonçaient que l'ennemi en se retirant avait pris ses
précautions pour nous disputer les ponts de Nogent et de Bray, ce qui
n'était que trop facile. En effet les coteaux qui à Montereau bordent
la Seine et la dominent, s'en éloignent à Bray et à Nogent, et ne
fournissent dès lors aucune position dominante pour tirer sur les
ponts. Au contraire des villages, s'étendant sur les deux rives et
bien barricadés, présentaient des postes que l'armée de Bohême,
concentrée par son mouvement de retraite, pouvait nous disputer
longtemps. Il ne restait donc que le pont de Montereau, et ce pont
importait d'autant plus que si on le traversait, il était possible de
couper le corps de Colloredo aventuré jusqu'à Fontainebleau, et
d'enlever ainsi quinze ou vingt mille hommes à la fois, ce qui eût été
un événement capital. Napoléon enjoignit au maréchal Victor de quitter
son lit sur-le-champ, d'arracher ses troupes à leur bivouac, et de
courir à Montereau. Il s'apprêta lui-même à s'y rendre. Avant de se
mettre en route il prescrivit aux maréchaux Oudinot et Macdonald
d'emporter, l'un Nogent, l'autre Bray, s'il était possible, et, dans
le cas contraire, de se replier sur lui pour déboucher tous ensemble
par Montereau. La garde ayant fait une journée en charrettes était
arrivée à Nangis; Napoléon lui ordonna de suivre Victor sur Montereau.

[En marge: Envoi d'un aide de camp du prince de Schwarzenberg pour
offrir un armistice à Napoléon.]

[En marge: Motifs qui avaient amené cette résolution inopinée.]

Il avait eu à prendre dans cette journée une résolution qui attestait
l'importance de nos récents succès. À son arrivée dans la soirée à
Nangis, un aide de camp du prince de Schwarzenberg, le comte de Parr,
était venu à l'improviste demander une suspension d'armes, suspension
que M. de Caulaincourt peu de jours auparavant offrait vainement
d'acheter au prix des plus cruels sacrifices! Comment se faisait-il
que de tant de confiance, d'orgueil, de dureté, on eût passé si vite à
tant de sagesse et de modération? Les événements accomplis
l'expliquaient suffisamment, et prouvaient tout ce que Napoléon avait
gagné dans ces derniers jours. Les souverains réunis à Nogent autour
du prince de Schwarzenberg, après avoir eu d'abord de vagues nouvelles
de Blucher, avaient su bientôt avec détail l'étendue des revers
éprouvés par ce fougueux général, et s'apercevant aux rudes attaques
qu'ils venaient d'essuyer eux-mêmes que Napoléon était présent,
avaient conçu tout à coup des résolutions plus modestes que celles
dans lesquelles ils persistaient la veille encore. L'armée de Bohême
était effectivement dans une situation très-grave, car elle s'avançait
de front sur une ligne de bataille de plus de vingt lieues, depuis
Nogent jusqu'à Fontainebleau, et en quatre colonnes dont une ou deux
couraient grand risque d'être enveloppées et détruites, si Napoléon
les devançait au passage de la Seine. L'arrêter sur-le-champ était de
la plus haute importance, et malgré les propos accoutumés du parti de
la guerre à outrance, le prince de Schwarzenberg les dédaignant cette
fois, avait imaginé d'envoyer un aide de camp à Napoléon pour lui
proposer de s'arrêter où ils se trouvaient, en disant que sans doute
c'était dans l'ignorance de ce qui se passait à Châtillon qu'il
poussait si vivement les hostilités, que les conférences
temporairement suspendues venaient d'être reprises sur des bases
admises par M. de Caulaincourt lui-même, et que dans quelques heures
on apprendrait probablement la signature des préliminaires de la paix.
Il y avait dans une telle assertion ou une supercherie, ou une
singulière naïveté. M. de Caulaincourt n'avait pas accepté
l'outrageante proposition des coalisés, il s'était borné à demander
confidentiellement à M. de Metternich, si l'acceptation sommaire de
cette proposition serait au moins suspensive des hostilités, et il
l'avait demandé le lendemain de la bataille de la Rothière, dans un
moment de désespoir; mais supposer qu'après les combats de
Champaubert, de Montmirail, de Château-Thierry, de Vauchamps, de
Mormant, de Villeneuve, Napoléon consentirait à faire rentrer la
France dans ses anciennes limites, et, ce qui était bien pis,
renoncerait à avoir un avis sur le sort qu'on destinait à l'Italie, à
l'Allemagne, à la Hollande, à la Pologne, c'était en vérité une
présomption bien étrange, et égale au moins à celle que nous avons
plus d'une fois reprochée à Napoléon.

Quoi qu'il en soit, c'est ce qu'on avait chargé l'aide de camp du
prince de Schwarzenberg d'aller proposer au quartier général français.
Il aurait donc fallu que Napoléon s'arrêtât en pleine victoire, pour
accepter la dégradation de la France et la sienne!

[En marge: Napoléon se fait remettre la lettre de l'aide de camp, et
diffère la réponse.]

Aussi apprit-il avec un sourire ironique l'arrivée du messager de la
coalition; il ne voulut pas l'admettre en sa présence, mais il
consentit à recevoir la lettre du prince de Schwarzenberg, en disant
qu'il répondrait plus tard. Et pourtant il ne savait pas à quelle
espèce de propositions se rapportait le message qu'on lui adressait!
N'ayant pu que très-difficilement communiquer avec M. de Caulaincourt,
duquel il était séparé par toute l'armée de Bohême, il n'avait aucune
connaissance de ce qui s'était passé à Châtillon; il ignorait que M.
de Caulaincourt après avoir reçu les propositions les plus
révoltantes, avait écrit confidentiellement à M. de Metternich; il
ignorait que ce dernier avait pris comme officielle, et transmis à
ses alliés la lettre de M. de Caulaincourt qui n'était que
confidentielle, et qu'ainsi, pour le décider à s'arrêter dans ses
succès, on lui offrait pour la France non-seulement le retour aux
anciennes frontières de 1790, mais la renonciation au rôle de
puissance européenne; il ignorait tous ces détails, sans quoi il eût
accueilli bien différemment l'envoyé autrichien. Il ne vit dans ce
qu'on lui proposait que le désir de suspendre sa marche victorieuse,
sans se douter des conditions de paix qui étaient sous-entendues, et,
lui eût-on présenté quelque chose de beaucoup plus acceptable, ce
n'est pas au moment où il pouvait par un dernier succès changer la
face des choses, qu'il aurait remis dans le fourreau son épée
victorieuse. Il ajourna donc sa réponse, et continua sa marche.
Craignant toutefois que M. de Caulaincourt, dont l'esprit était en
proie aux plus cruelles angoisses, dont la société à Châtillon se
composait exclusivement d'ennemis qui lui laissaient ignorer nos
succès, ne cédât à tant d'obsessions, et n'usât trop largement de ses
pleins pouvoirs, il lui écrivit, avant de monter à cheval pour se
rendre à Montereau, la lettre suivante:

[En marge: Il retire à M. de Caulaincourt les pouvoirs illimités qu'il
lui avait confiés.]

                                               «Nangis, le 18 février.

»Je vous ai donné _carte blanche_ pour sauver Paris et éviter une
bataille qui était la dernière espérance de la nation. La bataille a
eu lieu; la Providence a béni nos armes. J'ai fait trente à quarante
mille prisonniers; j'ai pris 200 pièces de canon, un grand nombre de
généraux et détruit plusieurs armées sans presque coup férir. J'ai
entamé hier l'armée du prince de Schwarzenberg que j'espère détruire
avant qu'elle ait repassé nos frontières. Votre attitude doit être la
même; vous devez tout faire pour la paix, mais mon intention est que
vous ne signiez rien sans mon ordre, parce que seul je connais ma
position. En général je ne désire qu'une paix solide et honorable, et
elle ne peut être telle que sur les bases proposées à Francfort. Si
les alliés eussent accepté vos propositions le 9 il n'y aurait pas eu
de bataille; je n'aurais pas couru les chances de la fortune dans un
moment où le moindre insuccès perdait la France, enfin je n'aurais pas
connu le secret de leur faiblesse: il est juste qu'en retour j'aie les
avantages des chances qui ont tourné pour moi. Je veux la paix, mais
ce n'en serait pas une que celle qui imposerait à la France des
conditions plus humiliantes que les bases de Francfort. Ma position
est certainement plus avantageuse qu'à l'époque où les alliés étaient
à Francfort; ils pouvaient me braver, je n'avais obtenu aucun avantage
sur eux, et ils étaient loin de mon territoire. Aujourd'hui c'est bien
différent. J'ai eu d'immenses avantages sur eux, et des avantages tels
qu'une carrière militaire de vingt années et de quelque illustration
n'en présente pas de pareils. Je suis prêt à cesser les hostilités et
à laisser les ennemis rentrer tranquilles chez eux, s'ils signent des
préliminaires basés sur les propositions de Francfort.»--

Si les coalisés se faisaient des illusions, Napoléon, on le voit, s'en
faisait de bien grandes également, et au lieu de se borner à
repousser ce qui était inacceptable, exigeait ce que, dans les
circonstances, il était hors d'état d'obtenir!

[En marge: Importance de la position de Montereau.]

Tandis qu'il employait de la sorte les premiers instants de la matinée
du 18, le maréchal Victor avait enfin marché sur Montereau, et y était
arrivé de très-bonne heure. Le général Pajol, après avoir rallié ses
troupes dans le bois de Valence, s'était reporté en avant avec sa
cavalerie et quelques bataillons de gardes nationales. Il arrivait à
la lisière du bois de Valence au moment même où le maréchal Victor
débouchait en face du coteau de Surville, lequel domine la Seine et la
petite ville de Montereau. (Voir la carte nº 62, et le plan de
Montereau carte nº 63.) Ce coteau qu'on gravit par une pente assez
ménagée en venant soit de Valence soit de Salins, se termine en pente
brusque du côté de la Seine. De son sommet on aperçoit à ses pieds la
ville de Montereau, les deux rivières qui viennent s'y réunir, et le
pont de la Seine, objet de grand prix que les deux armées allaient se
disputer avec furie. Si on enlevait promptement le coteau il était
possible, en se précipitant sur le pont qui était en pierres, et moins
aisé à détruire qu'un pont de bois, de s'en emparer avant que l'ennemi
l'eût coupé. Mais il était difficile de brusquer l'attaque du coteau,
les Wurtembergeois s'y trouvant en force. C'était le prince royal de
Wurtemberg qui l'occupait. Ce prince, que Napoléon avait fort
maltraité jadis, que l'empereur Alexandre au contraire comblait de
caresses, et auquel il destinait en mariage sa soeur la
grande-duchesse Catherine, ce prince spirituel et brave cherchait à
se distinguer, et à racheter par des services rendus à la coalition le
long dévouement de son père à l'Empire français. De la possession du
pont de Montereau dépendait le salut du corps autrichien de Colloredo,
aventuré jusqu'à Fontainebleau, et dont la retraite était impossible,
si les Français passaient la Seine avant qu'il eût rétrogradé au moins
jusqu'à Moret ou Nemours. Aussi, malgré le danger de la position, le
prince de Wurtemberg était-il très-résolu à résister, au risque de se
faire culbuter du coteau de Surville dans la Seine.

Il avait rangé son infanterie de Villaron à Saint-Martin, en face de
la route par laquelle se présentaient les Français, et avait le dos
appuyé au coteau de Surville. Il s'était couvert en outre par une
nombreuse artillerie.

[En marge: Brillant combat de Montereau livré le 18 février.]

Le général Pajol, brave et intelligent comme de coutume, avait essayé
de se porter avec sa cavalerie sur le revers de la position des
Wurtembergeois, afin d'enlever la grande route qui passe derrière le
coteau de Surville, et descend en pente rapide sur Montereau. Mais
arrêté par une artillerie meurtrière, il avait dû attendre pour
accomplir son projet l'attaque qu'allait tenter l'infanterie du
maréchal Victor.

L'une des divisions du maréchal, commandée par son gendre, le général
Chataux, officier d'un grand mérite, était arrivée la première, et
montrait une extrême impatience de réparer la faute que Napoléon
venait de blâmer si sévèrement. Elle se jeta tout de suite sur le
coteau de Surville, la droite vers Villaron, la gauche vers
Saint-Martin. Les soldats, vivement conduits, essayèrent d'escalader
la position couverte de clôtures, y parvinrent d'abord, furent
repoussés ensuite, et s'y reprirent à plusieurs fois sans en venir à
bout, malgré de prodigieux efforts de courage.

Le général Chataux ne s'épargnait pas, mais son impatience même avait
un danger, c'était d'épuiser cette brave division avant qu'elle pût
être soutenue, et de verser ainsi en pure perte un sang des plus
précieux. Bientôt survint la division Duhesme avec le maréchal
lui-même, et celle-ci remplaça la division Chataux, qui se porta plus
à droite pour attaquer le coteau par sa pente la moins escarpée. Le
brave général Chataux, en marchant à la tête de ses soldats, fut
frappé d'une balle sous les yeux mêmes de son beau-père, et tomba
mourant dans ses bras. Ce funeste accident nuisit à l'attaque de
droite, et la division Duhesme à gauche, abordant la position par son
côté le moins accessible, n'était pas près de réussir, quand survint
le général Gérard avec les divisions Dufour et Hamelinaye.

Napoléon averti qu'on rencontrait des difficultés, et mécontent du
maréchal Victor, avait envoyé au général Gérard l'ordre de prendre le
commandement en chef, ce que le général Gérard fit sur-le-champ.
Voyant que l'artillerie des Wurtembergeois nous incommodait beaucoup,
le général réunit toutes ses batteries, ainsi que celles du 2e corps,
et dirigea 60 pièces de canon contre les Wurtembergeois, afin de les
ébranler par ce feu violent, avant de les aborder corps à corps. Il
leur causa ainsi un tel dommage, que, voulant se débarrasser de ce
feu meurtrier, ils essayèrent de se jeter sur nos pièces pour les
enlever. Le général Gérard les laissa avancer, puis fondit sur eux à
la tête d'un bataillon, et les ramena à la pointe des baïonnettes sur
leur position. En cet instant arrivait Napoléon avec la vieille garde,
et Pajol après avoir refoulé la cavalerie ennemie menaçait de tourner
le coteau de Surville. À cet aspect la fermeté des Wurtembergeois fut
ébranlée, et ils songèrent à battre en retraite pour repasser le pont
de Montereau. Mais on ne leur en laissa pas le temps, on les aborda en
masse, on gravit le coteau, et on les en délogea de vive force. Pajol,
prenant le galop à la tête d'un régiment de chasseurs, s'élança sur la
grande route qui passe derrière le coteau de Surville en y formant une
descente rapide, et assaillit les Wurtembergeois accumulés sur cette
descente, pendant que l'artillerie de la garde, braquée sur le coteau
lui-même, les criblait de boulets. De leur côté les braves habitants
de Montereau, qui n'attendaient que le moment de se ruer sur l'ennemi,
se mirent à tirer de leurs fenêtres. Bientôt ce fut une véritable
boucherie. Le prince de Wurtemberg faillit être pris, et ne parvint à
s'échapper qu'en laissant dans nos mains 3 mille morts ou blessés, et
4 mille prisonniers, avec la plus grande partie de ses canons. L'objet
le plus important, le pont, resta aux chasseurs de Pajol qui le
traversèrent au galop, pendant qu'une mine éclatait sous eux sans
enlever la clef de voûte. Napoléon placé sur le coteau de Surville
d'où il dirigeait lui-même son artillerie, ressentit à ce spectacle
une joie extrême, et ne la dissimula point. Il espérait en effet les
plus grands résultats de ce beau fait d'armes.

[En marge: Regret de Napoléon de n'avoir pu enlever le corps de
Colloredo par suite du temps perdu dans la nuit du 17 au 18.]

Une fois maître de Montereau son premier soin fut de lancer sa
cavalerie au-delà pour chercher à connaître la position de l'ennemi,
et savoir ce qu'était devenu le corps autrichien de Colloredo. Mais
déjà ce corps avait eu le temps de revenir sur l'Yonne, et il formait
en ce moment l'arrière-garde du prince de Schwarzenberg. Il n'était
dès lors plus possible de l'atteindre avec des troupes d'ailleurs
fatiguées, dont les unes, comme celles du 2e corps et de la réserve de
Paris, avaient combattu toute la journée, dont les autres, comme la
garde impériale, avaient sans cesse marché depuis soixante-douze
heures, faisant double étape pendant le jour et passant la nuit sur
des charrettes. Il fallait donc s'arrêter, prendre le temps de faire
passer l'armée par le pont reconquis de Montereau, se porter ensuite
en masse sur le prince de Schwarzenberg, pour surprendre et détruire
ses divers détachements si on les trouvait dispersés, pour leur livrer
bataille si on les trouvait concentrés, bataille qu'on livrerait avec
l'ascendant de la victoire et avec les 60 mille hommes qu'on avait
actuellement sous la main.

[En marge: Immense changement apporté à la situation dans les huit
derniers jours.]

[En marge: Possibilité de se sauver en se défendant de toute
illusion.]

[En marge: Irritation de Napoléon contre quelques-uns de ses
lieutenants.]

[En marge: Sévérité bientôt réparée à l'égard du maréchal Victor.]

Bien que le pont de Montereau eût été enlevé douze heures trop tard,
Napoléon avait lieu néanmoins d'être content de ces huit dernières
journées. En effet tandis qu'une semaine auparavant il rétrogradait de
Brienne sur Troyes, sans savoir s'il pourrait défendre Paris, il
venait dans ce court espace de temps de mettre en pièces l'armée de
Blucher, et en fuite celle de Schwarzenberg, et c'était là un
changement de situation qui avait de quoi satisfaire l'orgueil même du
vainqueur d'Austerlitz, d'Iéna, de Friedland! Napoléon pouvait, s'il
ne s'exagérait pas la portée politique de ses succès, sortir de cette
guerre sinon avec toutes les conditions de Francfort, du moins avec
quelques-unes des plus essentielles, et surtout avec des stipulations
qui ne ressembleraient en rien aux révoltantes propositions de
Châtillon. Cependant, il ne se consolait point de n'avoir pu
recueillir tous les fruits de ses belles manoeuvres, et il s'en
prenait à plusieurs de ses lieutenants qui n'avaient pas fait, dans
ces circonstances, tout ce qu'il attendait de leur dévouement. À tort
ou à raison il se plaignait du général d'artillerie Digeon, qui avait
mal approvisionné l'artillerie la veille et le jour même du combat de
Montereau, du général Lhéritier qui n'avait pas chargé les Bavarois au
combat de Villeneuve, du général Montbrun qui n'avait pas assez bien
défendu le pont de Moret sur le Loing (ce n'était pas le célèbre
Montbrun, mort, comme on doit s'en souvenir, à la Moskowa), du
maréchal Victor, auquel il reprochait d'avoir fait une mauvaise
retraite de Strasbourg à Châlons, d'avoir faiblement défendu la Seine,
d'avoir retenu les troupes au combat de Villeneuve, d'avoir dormi à
Salins au lieu de marcher à Montereau, de laisser paraître enfin en
toute occasion un abattement mêlé de mauvaise humeur qui était d'un
fâcheux exemple. Aux reproches adressés à ces divers officiers, il y
avait bien des réponses à faire: quant au maréchal Victor, quoiqu'il
ne méritât pas la colère dont il était l'objet, il faut avouer qu'il
se montrait trop découragé, et qu'il ne se retrouvait lui-même que
devant l'ennemi, et sous les ordres immédiats de Napoléon. Il faut
ajouter que sa famille était de celles qui témoignaient actuellement
peu d'empressement pour l'Impératrice. Napoléon le savait, et c'est
sous l'impression de ces diverses circonstances, qu'il avait ôté au
maréchal son commandement, pour le conférer au général Gérard. Ce
coup, joint à la blessure mortelle du général Chataux, avait plongé
dans un profond chagrin le malheureux Victor. Il s'était tenu toute la
journée au milieu du feu, même après qu'il n'avait plus d'ordres à
donner, en dévorant les larmes que lui arrachaient et la mort de son
gendre et l'espèce de condamnation dont il était frappé. Il se rendit
le soir même au château de Surville, où s'était établi Napoléon qu'il
trouva partagé entre la joie d'un beau triomphe obtenu, et le dépit
d'un beau triomphe manqué. Napoléon ne se contint pas en le voyant, et
oubliant trop la journée de la Rothière, lui reprocha sa conduite
pendant les deux derniers mois, mêla à ces reproches militaires
quelques reproches politiques, et finit par lui dire que s'il était
fatigué ou malade il n'avait qu'à prendre du repos, et à quitter
l'armée. Le maréchal, à qui l'ordre de s'éloigner en ce moment
paraissait un déshonneur, répondit à l'Empereur qu'il allait s'armer
d'un fusil, se ranger dans les bataillons de la vieille garde, et
mourir en soldat à côté de ses anciens compagnons d'armes. Napoléon,
vivement touché de l'émotion du maréchal, lui tendit la main, et
consentit à le garder auprès de lui. Il ne pouvait pas retirer au
général Gérard le commandement du 2e corps, qu'il lui avait conféré le
matin même, et que ce général avait si bien mérité mais il dédommagea
le maréchal d'une autre manière. On venait de faire sortir de Paris
deux divisions de jeune garde, les divisions Charpentier et Boyer, qui
avaient été postées le long de l'Essonne, pour couvrir la capitale sur
la gauche de la Seine. Napoléon en composa un corps de la garde, et
mit le maréchal Victor à sa tête. Placer ce maréchal près de
l'Empereur et lui ôter ainsi toute responsabilité, c'était à la fois
le consoler et lui rendre sa valeur, car dégagé du souci du
commandement supérieur il redevenait l'un des meilleurs officiers de
l'armée.

[En marge: Projet de Napoléon de passer immédiatement la Seine et de
poursuivre à outrance le prince de Schwarzenberg.]

[En marge: Belle combinaison, consistant à passer la Seine à Méry, et
à déborder le prince de Schwarzenberg, en remontant rapidement par la
rive droite.]

Le lendemain 19 Napoléon aurait voulu marcher immédiatement sur Nogent
pour continuer à poursuivre le prince de Schwarzenberg, et lui livrer
une bataille générale si on pouvait le contraindre à l'accepter, mais
la nécessité de faire passer par le seul pont de Montereau toutes les
troupes qu'il avait actuellement rassemblées, c'est-à-dire les deux
divisions de réserve de Paris, le 2e corps, la garde impériale, la
division d'Espagne, et enfin le corps du maréchal Macdonald qui
n'avait pu franchi la Seine à Bray, entraîna la perte de toute la
journée du 19. Tandis que ses corps employaient le temps à défiler par
le pont de Montereau, Napoléon prit ses mesures pour se trouver le
plus tôt possible en présence de l'ennemi, et même sur ses flancs s'il
le pouvait. Les ponts de Bray et de Nogent ayant été détruits, il fit
préparer des moyens de passage près de Nogent pour le corps du
maréchal Oudinot: quant à celui du maréchal Macdonald, on vient de
voir qu'il l'avait amené jusqu'à Montereau même. Le projet de Napoléon
était, Montereau franchi, de tourner à gauche, de longer la Seine
jusqu'à Méry, pas loin de son confluent avec l'Aube (voir la carte nº
62), puis arrivé là, au lieu de suivre le prince de Schwarzenberg sur
la route de Troyes, de laisser un seul corps sur ses traces, et avec
le gros de ses forces de passer la Seine à Méry, de la remonter par la
rive droite tandis que le prince de Schwarzenberg la remonterait par
la rive gauche, de profiter de ce qu'on n'aurait plus d'ennemi devant
soi pour marcher plus vite, et enfin de repasser la Seine au-dessus de
Troyes pour livrer bataille au prince de Schwarzenberg sur sa ligne de
retraite et sur sa ligne de communication avec Blucher, deux avantages
considérables et de la plus grande conséquence. On voit que cet esprit
inépuisable privé d'une combinaison en imaginait aussitôt une autre,
non moins praticable et non moins féconde.

Napoléon porta donc le gros de ses forces à gauche vers Nogent;
cependant pour n'être pas sans liaison avec l'Yonne, et ne pas
surcharger la grande route de Troyes, il dirigea le maréchal Macdonald
un peu à droite par Saint-Martin-Bosnay et Pavillon, et le général
Gérard un peu plus à droite encore par Trainel et Avon. (Voir la carte
nº 62.) Il chargea le général Alix, le courageux défenseur de Sens, de
réoccuper les bords de l'Yonne avec les gardes nationales et la
cavalerie du général Pajol. Ce dernier à la suite de fatigues inouïes,
avait vu se rouvrir ses blessures; Napoléon après l'avoir comblé de
récompenses l'avait renvoyé à Paris et remplacé par le général Alix.
Il fit quelques additions à la vieille garde; il lui donna deux beaux
bataillons composés des anciens gendarmes d'Espagne, ce qui portait à
dix-huit bataillons la division de vieille garde qu'il avait auprès de
lui (l'autre était vers Soissons avec le maréchal Mortier), et il lui
adjoignit plusieurs compagnies de jeunes soldats, destinées à sortir
des rangs pour tirailler, tandis que les vieux soldats resteraient en
ligne comme des murailles. Il réitéra ses recommandations pour que
l'on ne cessât pas un instant de former à Paris de nouveaux bataillons
de ligne, et à Versailles de nouveaux escadrons. Il prescrivit surtout
la formation d'un équipage de pont avec les bateaux qu'on pourrait
ramasser sur la Seine, car faute de cet instrument de guerre, le
passage des rivières françaises était devenu presque aussi difficile
pour nous que celui des rivières étrangères, et un obstacle continuel
à toutes nos combinaisons.

[En marge: Temps forcément perdu à faire passer l'armée par le pont de
Montereau.]

[En marge: Napoléon s'occupe pendant ce temps des troupes qui
défendent les diverses frontières.]

[En marge: Campagne du général Maison en Belgique.]

Napoléon employa à ces diverses mesures les journées du 19 et du 20,
que ses troupes employaient à passer la Seine à Montereau, et à
s'acheminer sur Nogent. Il avait momentanément établi sa
résidence[12] au château de Surville, et il avait grand besoin du
temps qui lui était laissé, car ce n'était pas seulement des troupes
placées directement sous ses ordres qu'il avait à s'occuper pendant
ces deux jours, mais de celles qui défendaient les diverses frontières
de France, et qui n'exigeaient pas moins que les autres sa
surveillance, et surtout sa forte impulsion. Le général Maison envoyé
en Belgique pour y remplacer le général Decaen auquel Napoléon
reprochait d'avoir abandonné Willemstadt et Breda, s'était efforcé de
faire face aux périls de tout genre dont il était environné.
Profitant de l'instant où il avait à sa disposition les divisions de
jeunes garde Roguet et Barrois, il avait fondu sur les Anglais du
général Graham et sur les Prussiens du général Bulow, et les avait
obligés à s'éloigner d'Anvers. Mais bientôt privé de la division
Roguet, réduit à la division Barrois et à quelques bataillons
organisés à la hâte dans les dépôts de l'ancien 1er corps, disposant
tout au plus de 7 à 8 mille hommes de troupes actives, il s'était vu
dans l'alternative ou de rester enfermé dans Anvers, ou de se détacher
de cette place, pour essayer de couvrir la Belgique. Il avait préféré
ce dernier parti, de beaucoup le plus sage, et avait laissé dans
Anvers une garnison de 12 mille hommes, avec l'illustre Carnot dont
Napoléon avait accepté les services, noblement offerts dans ce moment
extrême. Il s'était reporté ensuite sur Bruxelles, puis sur Mons et
Lille, jetant çà et là dans les places du Nord les vivres qu'il
pouvait ramasser et les conscrits à demi vêtus, à demi armés, qu'il
parvenait à tirer de ses dépôts. Tandis que Carnot supportait avec une
impassible fermeté un horrible bombardement, qui du reste n'avait
point atteint la flotte, objet de toutes les fureurs de l'Angleterre,
le général Maison manoeuvrant avec une poignée de soldats entre les
autres places du nord de la France, avait, autant que le permettaient
les circonstances, sauvé notre frontière, et gardé une force toujours
active pour se ruer sur les détachements ennemis qui se trouvaient à
sa portée.

          [Note 12: Nous avons déjà fait remarquer que, faute de
          connaître la correspondance de Napoléon, on lui reproche
          souvent ou des fautes qu'il n'a pas commises, ou des
          intentions qu'il n'a pas eues. Les deux jours passés à
          Surville en fournissent un nouvel exemple. Divers critiques
          français et étrangers, après avoir demandé pourquoi en
          quittant Blucher il ne marcha pas tout droit de Montmirail à
          Provins pour se jeter dans le flanc du prince de
          Schwarzenberg, au lieu de faire un détour en arrière par
          Meaux et Guignes, demandent encore pourquoi il ne franchit
          pas la Seine à Nogent ou à Bray, au lieu de la franchir à
          Montereau seulement, et pourquoi après avoir choisi
          Montereau il perdit deux jours entiers au château de
          Surville? La lecture de ses lettres répond à toutes ces
          questions. À Nogent et à Bray la nature des lieux, plats et
          couverts de villages sur les deux rives, offrait à l'ennemi
          de telles chances de résistance qu'il n'y avait pas
          espérance de forcer le passage, et d'ailleurs les ponts
          étant en bois laissaient peu de moyens de les préserver de
          la destruction. À Montereau au contraire, on pouvait, grâce
          au coteau de Surville qui dominait la rive opposée,
          s'emparer plus aisément du passage; en outre le pont étant
          en pierre on avait plus de temps pour le sauver. L'événement
          prouva que Napoléon avait raison. Enfin l'espérance de
          saisir le corps qui s'était avancé jusqu'à Fontainebleau
          était un dernier motif capital de préférer le passage à
          Montereau. Napoléon n'en essaya pas moins de passer les
          trois ponts à la fois, en appuyant davantage sur le dernier,
          qui fut le seul sur lequel on réussit. Il fit donc tout ce
          qu'il pouvait faire. Quant au temps perdu le 19 et le 20
          février, sa correspondance démontre qu'il trépignait
          d'impatience pendant les heures employées à traverser le
          pont et la petite ville de Montereau. Ce défilé passé, il
          fallut la journée du 20 pour se concentrer à gauche sur
          Nogent. Il n'y eut par conséquent pas un moment perdu, et
          Napoléon qui à cheval franchissait en trois heures les
          espaces que son armée ne parcourait qu'en vingt-quatre, put
          rester de sa personne à Surville pour employer la journée du
          20 à ses affaires générales, qui n'étaient pas moins
          urgentes que celles qu'il dirigeait directement. On voit
          donc qu'ici comme toujours il a raison contre ses critiques,
          lorsqu'il s'agit bien entendu d'opérations militaires. Mais
          pour se convaincre de cette vérité, il faut lire ses ordres
          et ses correspondances, que les historiens, en écrivant son
          histoire, n'avaient pas eus jusqu'ici à leur disposition.]

Napoléon qui dans sa pénible situation était fort difficile à
satisfaire, poussait sans cesse le général Maison à ne pas rester
attaché a ses places, à prendre par derrière les troupes qui avaient
marché par Cologne sur la Champagne, et tourmentait de reproches
immérités ce général qui n'avait pas besoin d'être excité, car il
s'était montré habile, vigoureux et infatigable dans la défense de
cette frontière.

[En marge: Conduite d'Augereau à Lyon.]

Napoléon frappait plus juste en adressant des reproches à Augereau,
mais là encore, par l'habitude de demander plus pour avoir moins, il
était beaucoup trop exigeant. Augereau, vieux, fatigué, dégoûté même,
avait cependant retrouvé quelque zèle en présence du danger qui
menaçait la France, et en particulier les hommes compromis comme lui
dans la révolution. Mais il avait à Lyon trois mille conscrits jetés
dans de vieux cadres, et point de magasins, point de vivres, point
d'artillerie, point de chevaux. Malheureusement il n'était pas doué de
cette activité créatrice avec laquelle on peut tirer d'une grande
population toutes les ressources qu'elle contient. Il avait néanmoins
tâché de faire nourrir et habiller ses conscrits par la municipalité
lyonnaise, amené de Valence quelque artillerie, rappelé de Grenoble la
faible division Marchand, et envoyé des aides de camp à Nîmes pour y
chercher la division de réserve qui avait été destinée comme celle de
Bordeaux à passer du midi au nord. Il était ainsi parvenu dans les
premiers jours de février, à réunir outre les quelques mille hommes de
Lyon, 3 mille hommes venus de Nîmes, et, ce qui valait beaucoup mieux,
10 mille vieux soldats détachés de l'armée de Catalogne, et avec ces
forces il se préparait à entrer en campagne. Mais il avait voulu
accorder quelques jours de repos à ses troupes avant d'aller à la
rencontre de l'ennemi. Il était toutefois de la plus grande importance
qu'il se montrât, car son apparition vers Châlons et Besançon pouvait
causer un trouble extrême sur les derrières des armées alliées, et
peut-être décider la retraite du prince de Schwarzenberg qui n'était
que commencée. Napoléon saisi d'impatience lui adressa la lettre
suivante, qui mérite d'être reproduite par l'histoire.

[En marge: Lettre caractéristique de Napoléon à Augereau.]

                                   «Nogent-sur-Seine, 21 février 1814.

«Le ministre de la guerre m'a mis sous les yeux la lettre que vous lui
avez écrite le 16. Cette lettre m'a vivement peiné. Quoi! six heures
après avoir reçu les premières troupes venant d'Espagne, vous n'étiez
pas déjà en campagne! six heures de repos leur suffisaient. J'ai
remporté le combat de Nangis avec la brigade de dragons venant
d'Espagne, qui de Bayonne n'avait pas encore débridé. Les six
bataillons de Nîmes manquent, dites-vous, d'habillement et
d'équipement, et sont sans instruction! Quelle pauvre raison me
donnez-vous là, Augereau! J'ai détruit 80 mille ennemis avec des
bataillons composés de conscrits n'ayant pas de gibernes et étant à
peine habillés. Les gardes nationales, dites-vous, sont pitoyables.
J'en ai ici 4 mille venant d'Angers et de Bretagne en chapeaux ronds,
sans gibernes, mais ayant de bons fusils: j'en ai tiré bon parti.--Il
n'y a pas d'argent, continuez-vous. Et d'où espérez-vous tirer de
l'argent? Vous ne pourrez en avoir que quand nous aurons arraché nos
recettes des mains de l'ennemi. Vous manquez d'attelages: prenez-en
partout. Vous n'avez pas de magasins: ceci est par trop ridicule!--Je
vous ordonne de partir douze heures après la réception de la présente
lettre pour vous mettre en campagne. Si vous êtes toujours l'Augereau
de Castiglione, gardez le commandement; si vos soixante ans pèsent sur
vous, quittez-le, et remettez-le au plus ancien de vos officiers
généraux.--La patrie est menacée et en danger; elle ne peut être
sauvée que par l'audace et la bonne volonté, et non par de vaines
temporisations. Vous devez avoir un noyau de plus de 6 mille hommes de
troupes d'élite; je n'en ai pas tant, et j'ai pourtant détruit trois
armées, fait 40 mille prisonniers, pris 200 pièces de canon, et sauvé
trois fois la capitale. L'ennemi fuit de tous côtés sur Troyes. Soyez
le premier aux balles. Il n'est plus question d'agir comme dans les
derniers temps, mais il faut reprendre ses bottes et sa résolution de
93. Quand les Français verront votre panache aux avant-postes, et
qu'ils vous verront vous exposer le premier aux coups de fusil, vous
en ferez ce que vous voudrez.»

[En marge: Événements sur le Mincio, bataille de Roverbella, et ordres
de Napoléon relativement à l'Italie.]

Non loin d'Augereau se trouvait l'armée d'Italie, à laquelle Napoléon
avait envoyé l'ordre de repasser les Alpes pour descendre sur Lyon;
mais il n'avait expédié cet ordre que fort tard, et lorsque le prince
Eugène était engagé avec l'armée autrichienne dans les plus rudes
combats. Tourné sur sa droite par les détachements autrichiens que la
marine anglaise avait débarqués en deçà de l'Adige, le prince Eugène
avait été obligé de quitter ce fleuve dont l'armée ne s'était éloignée
qu'avec une profonde tristesse. Il était venu s'établir derrière le
Mincio, la gauche à Goito, la droite à Mantoue, avec la résolution de
s'y faire respecter. En effet voyant les Autrichiens occupés à passer
le Mincio sur sa gauche, vers Valeggio, il avait laissé le général
Verdier en position avec un tiers de l'armée, avait franchi le fleuve
avec les deux autres tiers par les ponts de Goito et de Mantoue, puis
portant cette masse en avant par un rapide mouvement de conversion, il
avait pris l'armée autrichienne en flanc tandis qu'elle était en
marche pour se rendre sur le point du passage, et lui avait tué,
blessé ou enlevé de 6 à 7 mille hommes dans les plaines de Roverbella.
Il lui avait pris en outre beaucoup d'artillerie. Il nous en avait
coûté environ 3 mille hommes. La perte pour nous était relativement
fort considérable, mais nos troupes avaient montré la plus grande
vigueur, leur jeune général un talent militaire qui commençait à
mûrir, et les Autrichiens confus avaient regagné l'Adige en ajournant
leurs projets de conquête jusqu'au jour où Murat tiendrait ses
promesses.

Telles étaient les nouvelles qu'un aide de camp du prince Eugène, M.
de Tascher, venait apporter à Napoléon au moment même du combat de
Montereau. C'était une détermination délicate et digne d'être fort
méditée que de persister à évacuer l'Italie, après une victoire
éclatante sur le Mincio, et après des victoires plus éclatantes encore
entre la Seine et la Marne. Lorsque Napoléon avait ordonné cette
évacuation, il l'avait fait non-seulement par le besoin de concentrer
ses forces, mais dans l'espérance que les troupes qu'il tirerait
d'Italie arriveraient sur le Rhône assez tôt pour y être utiles. La
situation présente devait provoquer de nouvelles réflexions. Sans
doute, si le prince Eugène avait pu ramener à temps sur Lyon les
trente mille soldats qui venaient de gagner la bataille de Roverbella,
s'il avait pu les joindre à vingt mille soldats du maréchal Suchet, ce
qui aurait fait 50 mille hommes de vieilles troupes, et qu'avec une
force pareille il fût tombé par Dijon sur les derrières du prince de
Schwarzenberg, il est probable qu'aucun des alliés n'aurait repassé le
Rhin, et un tel résultat valait assurément tous les sacrifices
imaginables. Mais Napoléon, éclairé trop tard sur le projet des
coalisés de faire une campagne d'hiver, n'avait expédié au prince
Eugène l'ordre de rentrer en France qu'à la fin de janvier, lorsque ce
prince était engagé dans les opérations les plus difficiles, et qu'il
ne pouvait se retirer qu'après avoir été victorieux. Actuellement si
on maintenait l'ordre de rappel, il lui serait impossible d'être à
Lyon avant la fin de mars, et à cette époque Napoléon devait avoir
vaincu ou succombé. De plus cette retraite était l'abandon volontaire
de l'Italie, c'est-à-dire la perte d'un gage qui à Châtillon devait
être du plus grand prix. Quoique Napoléon ne se battît plus en ce
moment que pour la ligne du Rhin, avoir en ses mains le Mincio et le
Pô, et les bien tenir, était un moyen de faciliter la concession du
Rhin par voie de compensation. Ayant donc peu de chance de ramener à
temps les troupes du prince Eugène, et bien des chances de conserver
l'Italie, ce qui était d'une haute importance pour les négociations,
il prit le parti, que le résultat rendit à jamais regrettable, de ne
pas abandonner la Lombardie. Bien que ses raisons eussent une
incontestable valeur, il était évidemment influencé par la confiance
que lui avaient inspirée ses derniers succès, et c'était fâcheux, car
le plus sûr eût été encore de rappeler les 30 mille hommes du prince
Eugène. À la guerre la chaîne des événements s'allonge si aisément,
qu'on ne doit jamais renoncer à une sage précaution par la crainte
qu'elle ne soit tardive.

[En marge: Ordre au maréchal Suchet d'évacuer toutes les places de
l'Aragon et de la Catalogne.]

Napoléon eut à s'occuper aussi des armées qui défendaient les
Pyrénées, et dont le secours lui aurait été des plus utiles. Le
maréchal Suchet n'avait cessé de demander l'autorisation d'évacuer
Barcelone, et quelques-unes des places de la Catalogne: quant à celles
de la basse Catalogne et du royaume de Valence, telles que Sagonte,
Peniscola, Tortose, Mequinenza, Lérida, elles ne pouvaient plus être
évacuées en temps opportun. En tirant de Barcelone 7 à 8 mille hommes,
et autant de quelques autres petites places, en joignant ces 15 mille
hommes aux 15 mille qui lui restaient après le départ de la division
acheminée sur Lyon, le maréchal Suchet se serait procuré un corps
d'environ 30 mille soldats. Avec une force pareille il pouvait encore
décider du sort de la France, si on l'appelait à Lyon de sa personne.
Il avait attendu la réponse du ministre de la guerre jusqu'au 11
février, et ne la voyant pas venir il avait regagné la frontière,
laissant 8 mille hommes dans la place de Barcelone qu'il n'avait pas
osé abandonner sans un ordre formel. Napoléon essaya de réparer cette
faute, exclusivement imputable au ministre de la guerre, en donnant au
maréchal Suchet l'ordre d'évacuer non-seulement Barcelone, mais tous
les postes qu'il occupait encore, et de se créer ainsi un corps
d'armée avec lequel il marcherait sur Lyon, en ne laissant dans
Perpignan et les places du Roussillon que les garnisons absolument
indispensables.

[En marge: Position prise par le maréchal Soult sur l'Adour.]

Le maréchal Soult, grâce au système temporisateur de lord Wellington,
s'était maintenu, non pas sur la Bidassoa, ni sur la Nive qu'il avait
successivement perdues, mais sur l'Adour et le gave d'Oléron. Il avait
placé quatre divisions dans Bayonne sous le général Reille, deux sur
l'Adour sous le général Foy, et quatre derrière le gave d'Oléron sous
son commandement direct. Le général Harispe formait son extrême gauche
à Navarreins, il formait lui-même le centre à Peyrehorade, au
confluent du gave d'Oléron avec l'Adour; le général Reille formait sa
droite à Bayonne. Maître de la navigation de l'Adour, il pouvait
approvisionner Bayonne, et pourvoir de vivres et de munitions toutes
les parties de son armée. Établi ainsi derrière l'angle de deux
rivières, avec environ 40 mille hommes de vieilles troupes (déduction
faite des 15 mille expédiés à Napoléon), il contenait son adversaire,
qui n'osait ni s'avancer sans les Espagnols de peur de n'être pas
assez fort, ni pénétrer en France avec eux, de peur qu'ils ne fissent
insurger les paysans français en les pillant. Le général anglais
attendait donc pour prendre l'offensive, premièrement que les pluies
qui étaient très-abondantes cessassent, secondement que son
gouvernement lui envoyât de l'argent pour payer les Espagnols, seul
moyen de conserver parmi eux la discipline.

Napoléon se flattant de pouvoir tirer encore quelques ressources de
cette brave armée, renouvela au maréchal Soult l'injonction de remplir
le vide de ses cadres avec des conscrits, et de se préparer à lui
expédier au premier signal une autre division d'une dizaine de mille
hommes. Ne voulant pas toutefois découvrir Bordeaux, à cause de
l'importance morale et politique de cette ville, il s'était décidé à
ne faire cet emprunt au maréchal Soult qu'à la dernière extrémité. Ses
succès actuels lui donnaient lieu d'espérer qu'il n'y serait pas
réduit.

[En marge: Napoléon, avant de quitter Montereau, veut répondre à la
lettre apportée par l'aide de camp du prince de Schwarzenberg, M. le
comte de Parr.]

Les deux journées passées à Montereau, pendant que les troupes
marchaient, avaient été, comme on le voit, fort utilement employées.
Avant de partir Napoléon crut devoir répondre à la lettre que l'aide
de camp du prince de Schwarzenberg lui avait apportée.

[En marge: Ce qui s'était passé à Châtillon depuis la rupture des
conférences.]

[En marge: Reprise de ces conférences, et préliminaires de paix
proposés, emportant cessation immédiate des hostilités.]

Il venait enfin d'apprendre ce qui avait eu lieu à Châtillon depuis la
reprise des conférences. Le 16 février on avait remis à M. de
Caulaincourt une lettre particulière de M. de Metternich, dans
laquelle ce ministre l'informant des efforts qu'il avait eu à faire
pour surmonter la mauvaise volonté des cours alliées, lui avouait
qu'il s'était servi pour y parvenir de sa lettre confidentielle, et
lui annonçait qu'à la condition d'accepter formellement les bases de
Châtillon, on pourrait tout de suite arrêter le cours des hostilités.
M. de Metternich en finissant engageait très-instamment M. de
Caulaincourt à saisir cette occasion de conclure la paix, car elle
serait, disait-il, la dernière. Le lendemain 17 les plénipotentiaires
s'étaient réunis, avaient déclaré qu'ils reprenaient les conférences,
mais uniquement sur l'affirmation positive du plénipotentiaire
français qu'il était prêt à se soumettre aux conditions proposées dans
la dernière séance. Ils avaient présenté ensuite une série d'articles
préliminaires plus insultants encore s'il est possible que le
protocole du 9 février. Ces articles portaient que la France
rentrerait strictement dans ses anciennes limites, sauf quelques
rectifications de frontières, qui n'altéreraient en rien le principe
posé; qu'elle ne s'ingérerait aucunement dans le sort des territoires
cédés, ni en général dans le règlement du sort des États européens;
qu'on se bornait à lui annoncer que l'Allemagne composerait un État
fédératif, que la Hollande accrue de la Belgique serait constituée en
royaume, que l'Italie serait indépendante de la France, et que
l'Autriche y aurait des possessions dont les cours alliées
détermineraient plus tard l'étendue; que l'Espagne continentale serait
restituée à Ferdinand VII; qu'en retour de ces sacrifices l'Angleterre
rendrait la Martinique, et de plus la Guadeloupe si la Suède voulait
la rétrocéder, mais qu'elle garderait l'île de France et l'île
Bourbon. Quant au Cap, à l'île de Malte, aux îles Ioniennes, il n'en
était pas plus parlé que de toutes les possessions abandonnées par la
France en Italie, en Allemagne, en Pologne.

Tels furent ces articles qui étaient déjà contenus dans le protocole
du 9 février, mais d'une manière moins explicite et moins offensante,
et qui étaient proposés cette fois comme condition d'une suspension
d'armes, que la France n'avait pas officiellement demandée, et surtout
pas promis de payer d'un tel prix.

[En marge: Réponse modérée de M. de Caulaincourt.]

M. de Caulaincourt les écouta avec calme, en disant qu'apparemment on
ne voulait pas la paix, puisqu'au fond des choses déjà si fâcheux on
ajoutait des formes si outrageantes, qu'il recevait du reste
communication de ces articles pour en référer à son souverain, et
qu'il s'expliquerait à leur sujet lorsqu'il en serait temps. On lui
demanda alors un contre-projet. Il répondit qu'il en présenterait un
plus tard, et il faut dire, malgré le respect dû à un homme qui se
dévouait par pur patriotisme au rôle le plus douloureux, que la
crainte de compromettre la paix l'empêcha trop peut-être de manifester
son indignation. Les diplomates qui lui étaient opposés crurent en
effet que, tout en trouvant ces conditions désolantes, il les
accepterait, et que si elles rencontraient des obstacles, ce ne serait
que dans le caractère indomptable de Napoléon. Il aurait mieux valu
que M. de Caulaincourt se montrât indigné comme Napoléon lui-même
aurait pu l'être. Cette conduite aurait pu compromettre non point la
paix, toujours assurée à de telles conditions, mais le trône impérial,
et il fallait faire comme Napoléon, préférer l'honneur au trône.
Ajoutons cependant que si Napoléon pouvait raisonner de la sorte, M.
de Caulaincourt son ministre n'y était pas également autorisé, et
qu'après la France, le trône de son maître devait avoir le premier
rang dans sa sollicitude. Quoi qu'il en soit, M. de Caulaincourt
adressa les conseils les plus sages à Napoléon. Il lui dit que ces
conditions, il le reconnaissait, n'étaient point acceptables, mais
qu'il y aurait moyen de les améliorer; qu'à la vérité on n'obtiendrait
jamais les bases de Francfort, à moins de précipiter les coalisés dans
le Rhin, mais que si on profitait des victoires actuelles pour
transiger, il serait possible, l'Angleterre satisfaite, d'obtenir
mieux que les limites de 1790, jamais toutefois ce qu'on entendait par
les limites naturelles. Il était possible effectivement en abandonnant
l'Espagne, l'Italie, toutes les parties de l'Allemagne, la Hollande,
la Belgique, d'obtenir Mayence, Coblentz, Cologne, en un mot d'avoir
le Rhin en renonçant à l'Escaut. Et certes une telle paix, il valait
la peine de la conclure, sinon pour Napoléon, du moins pour la France.
Or avec une victoire encore on aurait pu se l'assurer, et il était
sage de la conseiller. M. de Caulaincourt, sans s'expliquer sur ce
qu'il faudrait sacrifier des limites naturelles, supplia Napoléon de
ne point se montrer absolu, et lui dit avec raison qu'il se trompait
s'il croyait que ses victoires l'avaient replacé à la hauteur des
bases de Francfort, qu'on pourrait cependant s'en approcher en
présentant un contre-projet modéré.

[En marge: Nouvelle irritation de Napoléon, et vive réponse à M. de
Caulaincourt.]

Quand Napoléon reçut à Montereau ces communications, le rouge lui
monta au front, et il écrivit sur-le-champ à M. de Caulaincourt la
lettre suivante:

«Je vous considère comme en chartre privée, ne sachant rien de mes
affaires et influencé par des impostures. Aussitôt que je serai à
Troyes je vous enverrai le contre-projet que vous aurez à donner. Je
rends grâce au ciel d'avoir cette note, car il n'y aura pas un
Français dont elle ne fasse bouillir le sang d'indignation. C'est pour
cela que je veux faire moi-même mon ultimatum... Je suis mécontent que
vous n'ayez pas fait connaître dans une note que la France, pour être
aussi forte qu'elle l'était en 1789, doit avoir ses limites naturelles
en compensation du partage de la Pologne, de la destruction de la
république de Venise, de la sécularisation du clergé d'Allemagne, et
des grandes acquisitions faites par les Anglais en Asie. Dites que
vous attendez les ordres de votre gouvernement, et qu'il est simple
qu'on vous les fasse attendre, puisqu'on force vos courriers à faire
des détours de soixante-douze heures, et qu'il vous en manque déjà
trois. En représailles j'ai déjà ordonné l'arrestation des courriers
anglais.

»Je suis si ému de l'infâme projet que vous m'envoyez, que je me crois
déjà déshonoré rien que de m'être mis dans le cas qu'on vous le
propose. Je vous ferai connaître de Troyes ou de Châtillon mes
intentions, mais je crois que j'aurais mieux aimé perdre Paris, que de
voir faire de telles propositions au peuple français. Vous parlez
toujours des Bourbons, j'aimerais mieux voir les Bourbons en France
avec des conditions raisonnables, que de subir les infâmes
propositions que vous m'envoyez.

»Surville, près Montereau, 19 février 1814.»

[En marge: Napoléon ne veut pas, toutefois, rompre les négociations.]

[En marge: Lettres écrites à l'empereur François et au prince de
Schwarzenberg, et remises au comte de Parr.]

Cette première émotion passée, Napoléon appréciant les sages conseils
de M. de Caulaincourt, consentit à poursuivre la négociation, non plus
sur les bases qu'il avait chargé son plénipotentiaire de porter à
Manheim, et qui comprenaient le Rhin jusqu'au Wahal, un royaume pour
le prince Jérôme en Allemagne, un pour le prince Eugène en Italie, et
une partie du Piémont pour la France, mais sur des bases nouvelles qui
consistaient à demander les limites pures et simples, c'est-à-dire le
Rhin jusqu'à Dusseldorf, au delà de Dusseldorf la Meuse, rien en
Italie sauf une indemnité pour le prince Eugène, et enfin la juste
influence de la France dans le règlement du sort des États européens.
Il ne s'en tint pas à cette communication officielle: sachant qu'il
existait plus d'une cause de mésintelligence entre les coalisés, que
les Autrichiens notamment étaient fatigués de la guerre et offusqués
de la suprématie affectée par les Russes, il imagina de répondre à la
démarche qu'on avait faite auprès de lui par une lettre qu'il
adresserait lui-même à l'empereur François, et par une autre que le
major-général Berthier adresserait au prince de Schwarzenberg. Dans
ces deux lettres rédigées avec un grand soin il s'efforça de parler le
langage de la politique et de la raison. Il disait qu'on en avait
appelé à la victoire, que la victoire avait prononcé, que ses armées
étaient aussi bonnes que jamais, et que bientôt elles seraient aussi
nombreuses; qu'il avait donc toute confiance dans les suites de cette
lutte si elle se prolongeait; que cependant il marchait en ce moment
sur Troyes, que la prochaine rencontre aurait lieu entre une armée
française et une armée autrichienne, qu'il croyait être vainqueur, et
que cette confiance ne devait étonner personne, mais qu'ayant éprouvé
les hasards de la guerre, il voulait bien considérer cette supposition
comme douteuse, qu'il raisonnerait donc dans une double hypothèse: que
s'il était vainqueur la coalition serait anéantie, et qu'on le
retrouverait après cette épreuve aussi exigeant que jamais, car il y
serait autorisé par ses dangers et ses triomphes; que s'il était
vaincu au contraire, l'équilibre de l'Europe serait rompu un peu plus
qu'il ne l'était déjà, mais au profit de la Russie et aux dépens de
l'Autriche; que celle-ci en serait un peu plus gênée, un peu plus
dominée par une orgueilleuse rivale; qu'elle n'avait donc rien à
gagner à une bataille qui dans un cas lui ferait perdre tous les
fruits de la bataille de Leipzig, et dans l'autre la rendrait plus
dépendante qu'elle n'était de la Russie; que ce qu'elle pouvait
vouloir, en Italie par exemple, la France le lui concéderait tout de
suite, en consentant à repasser les Alpes; qu'ainsi, sans compter les
liens du sang qui devaient être quelque chose après tout, l'intérêt
vrai de l'Autriche était de conclure la paix, aux conditions
qu'elle-même avait offertes à Francfort.

[En marge: Danger de ces lettres.]

À ces raisonnements mêlés de beaucoup de paroles douces et flatteuses
pour l'empereur François, Napoléon en avait ajouté d'autres non moins
spécieux dans la lettre destinée au prince de Schwarzenberg, et bien
faits pour toucher la mémoire de ce prince, sa prudence militaire, et
son orgueil que les généraux russes et prussiens ne cessaient de
froisser. Ces lettres furent expédiées l'une et l'autre à titre de
réponse à la dernière démarche du prince de Schwarzenberg.
Malheureusement quoique très-habilement raisonnées et écrites, elles
ne s'accordaient pas complétement avec la situation morale des
puissances alliées, que Napoléon du milieu de son camp ne pouvait pas
bien apprécier. Sans doute si l'Autriche eût été moins engagée dans
les liens de la coalition, si elle n'avait pas tant craint de rompre
cette coalition qui, une fois rompue, la laissait sous la main de fer
de Napoléon, si elle n'eût pas tant redouté le caractère de ce
dernier, elle aurait pu prêter l'oreille à des considérations qui sous
bien des rapports répondaient à l'esprit politique de l'empereur
François, à la sagesse de son premier ministre, et à l'amour-propre
blessé de son général en chef. Mais ces lettres il était à croire
qu'au lieu de les garder pour elle, l'Autriche les montrerait à ses
alliés, afin de mettre sa bonne foi à l'abri du soupçon, qu'alors on
se ferait de nouvelles protestations de fidélité, et qu'on se
serrerait plus étroitement les uns aux autres pour résister à un
ennemi qui tour à tour était lion ou renard. Il y avait donc plus à
risquer qu'à gagner dans cette tentative auprès de la cour d'Autriche.

[En marge: Marche de Napoléon sur Troyes.]

Quoi qu'il en soit, Napoléon après avoir vaqué à ces soins divers, et
ses troupes étant parvenues à la hauteur où il les voulait, partit du
château de Surville le 21 au matin, passa la Seine à Montereau et la
remonta jusqu'à Nogent. Il trouva partout le pays tellement ravagé,
que désespérant d'y vivre, il fit demander avec instances des
munitions de bouche à Paris. À Nogent même tout était dans un état
affreux par suite du dernier combat. Il accorda sur sa cassette des
secours aux soeurs de charité qui avaient pansé les blessés sous les
balles de l'ennemi, et à ceux des habitants qui avaient le plus
souffert.

Le lendemain 22 continuant à remonter la Seine il se dirigea sur Méry,
point où le cours de la Seine se détourne, et au lieu de décrire une
ligne de l'ouest à l'est, en décrit une du nord-ouest au sud-est, de
Méry à Troyes. (Voir la carte nº 62.) Il suivait la grande route de
Troyes, menant avec lui les troupes du maréchal Oudinot (division de
jeune garde Rothenbourg, et division Boyer d'Espagne), la vieille
garde, les divisions de jeune garde de Ney et de Victor, la réserve de
cavalerie, et enfin la réserve d'artillerie. À droite par des chemins
de traverse s'avançaient le maréchal Macdonald avec le 11e corps, et
un peu plus à droite le général Gérard avec le 2e corps et la réserve
de Paris. Sur l'autre rive de la Seine, aux environs de Sézanne,
Grouchy avec sa cavalerie et la division Leval s'apprêtait à rejoindre
Napoléon par Nogent, et Marmont avec le 6e corps occupait la contrée
d'entre Seine et Marne, pour observer Blucher et se lier avec le
maréchal Mortier expédié sur Soissons. Les forces de Napoléon, sans
les troupes de Marmont, mais avec celles de Grouchy et de Leval,
s'élevaient à environ 70 mille hommes.

[En marge: Projet de Napoléon de passer la Seine à Méry, pour devancer
le prince de Schwarzenberg, et lui livrer bataille en se plaçant sur
sa ligne de communication.]

Napoléon s'attendait toujours à livrer bataille, et il le désirait,
car depuis l'ouverture de la campagne il n'avait pas eu 70 mille
hommes sous la main, sans compter qu'il suffisait d'une journée pour
attirer Marmont à lui. Ainsi que nous l'avons déjà dit, cherchant une
combinaison qui pût rendre cette bataille décisive, il avait renoncé à
suivre le prince de Schwarzenberg sur la grande route de Troyes, et il
avait imaginé de passer la Seine à Méry, de la remonter rapidement par
la rive droite en laissant le prince de Schwarzenberg sur la rive
gauche, de le devancer à la hauteur de Troyes, et alors de repasser la
rivière pour venir lui offrir la bataille entre Troyes et Vandoeuvres,
après s'être emparé de sa propre ligne de retraite. Si ce plan pouvait
s'exécuter, il devait avoir incontestablement d'immenses conséquences.

[En marge: Combat de Méry.]

[En marge: Subite apparition des Prussiens.]

Le 22 au matin les ordres étant donnés d'après ces vues, notre
avant-garde refoula l'arrière-garde du prince de Wittgenstein vers
Chatres, et se jeta ensuite sur le pont de Méry qui est très-long,
parce qu'il embrasse plusieurs bras de rivière et des terrains
marécageux. Ce pont sur pilotis avait été à moitié incendié; néanmoins
nos tirailleurs courant sur la tête des pilotis, engagèrent un combat
fort vif avec les tirailleurs de l'ennemi, et parvinrent à s'emparer
de Méry. Mais bientôt un incendie éclatant dans cette ville à laquelle
les Russes avaient mis le feu, arrêta nos progrès. La chaleur devint
tellement intense qu'il fallut céder la place, non à l'ennemi, mais à
l'incendie, et regagner les bords de la Seine. Au même instant des
troupes nombreuses se montrèrent en dehors de Méry, et on dut renoncer
à passer outre. Ces troupes qu'on apercevait n'étaient ni les Russes
du prince de Wittgenstein, ni les Bavarois du maréchal de Wrède, qu'il
aurait été naturel de rencontrer dans cette direction, c'étaient les
Prussiens eux-mêmes, que le 15 Mortier poursuivait au delà de la
Marne, et qui avaient semblé hors de cause pour quelque temps. En sept
jours ils s'étaient donc ralliés, et ils étaient revenus, avec qui?
sous la conduite de qui? Voilà ce qu'on avait lieu de se demander, et
ce que Napoléon se demanda en effet avec un juste étonnement.

[En marge: Ce qui était advenu de Blucher depuis ses récentes
défaites.]

[En marge: Son courage, sa promptitude à les réparer, et son retour
sur la Seine.]

Il le sut bientôt par des prisonniers et par des rapports venus des
bords de la Marne. Depuis qu'il avait battu en détail les quatre corps
de l'armée de Silésie, ces corps avaient cherché à se remettre de leur
défaite, et y avaient en partie réussi. Se sentant vivement poursuivis
sur la route de Soissons, les généraux d'York et Sacken s'étaient
rejetés à droite, et par Oulchy, Fismes, Reims, avaient regagné
Châlons, où Blucher leur avait donné rendez-vous. (Voir la carte nº
62.) Réunis aux débris de Kleist et de Langeron, ils formaient un
corps de 32 mille hommes. L'orgueil de cette armée était cruellement
humilié. Composée de ce qu'il y avait de plus ardent parmi les Russes
et les Prussiens, ayant à sa tête l'audacieux Blucher et tous les
affiliés du Tugend-Bund, elle ne se consolait pas, après avoir tant
raillé la timidité de l'armée de Bohême, d'avoir essuyé de tels
revers. Aussi le désir de rentrer en scène était-il des plus vifs dans
ses rangs, et elle avait le mérite de vouloir à tout risque réparer
son désastre. Une occasion avait paru s'offrir, et elle l'avait saisie
avec empressement.

Marmont après la terrible journée de Vauchamps s'était arrêté à
Étoges. Une pareille interruption de poursuite de la part des
Français indiquait clairement que Napoléon, répétant contre l'armée de
Bohême la manoeuvre qui lui avait si bien réussi contre l'armée de
Silésie, s'était rejeté sur le prince de Schwarzenberg. Cette
conjecture prenait le caractère de la certitude, si on songeait que le
prince de Schwarzenberg s'étant avancé jusqu'à Fontainebleau et
Provins, Napoléon n'avait pas pu souffrir qu'il approchât davantage de
Paris sans courir à lui. Il n'y avait dès lors pour l'armée de Silésie
qu'un parti à prendre, c'était de se reporter tout de suite de la
Marne vers la Seine, où elle trouverait probablement le détachement de
Marmont laissé en observation, et sur lequel elle se vengerait des
quatre journées cruelles qu'elle venait d'essuyer.

Ces résolutions prises, Blucher n'avait donné à ses troupes que deux
jours de repos, et avait envoyé courriers sur courriers au prince de
Schwarzenberg pour l'informer de sa nouvelle entreprise. L'arrivée de
renforts assez considérables l'avait confirmé dans ses projets. Il
n'avait eu jusqu'ici du corps de Kleist et de celui de Langeron qu'une
moitié à peu près. Le reste de ces deux corps, successivement
remplacés au blocus des places, rejoignait dans le moment même. Le
corps de Saint-Priest, dirigé d'abord vers Coblentz, arrivait aussi,
et le 18, en se mettant en marche de Châlons sur Arcis, le maréchal
Blucher avait reçu en cavalerie et infanterie 15 à 16 mille hommes de
renfort, de manière que son armée tombée sous les coups de Napoléon de
soixante et quelques mille hommes à 32 mille, était déjà revenue tout
à coup à une force d'environ 48 mille combattants, et se trouvait par
conséquent en mesure de tenter quelque chose de sérieux, tant il est
vrai qu'à la guerre la passion a souvent tous les effets du génie,
parce qu'elle supplée à la puissance de l'esprit par celle de la
volonté!

Blucher s'était donc mis en route pour Arcis, et ayant appris chemin
faisant que le prince de Schwarzenberg replié sur Troyes, l'y
attendait pour livrer bataille, il s'était dirigé en droite ligne sur
Méry, afin d'arriver plus tôt au rendez-vous, et de pouvoir tomber
dans le flanc de l'armée française qu'il supposait à la poursuite de
l'armée de Bohême.

[En marge: La présence de Blucher à Méry oblige Napoléon à rester sur
la rive gauche de la Seine, et à marcher directement sur Troyes.]

Napoléon rencontrant Blucher à Méry sur la rive droite de la Seine ne
devait plus songer à s'y jeter lui-même. N'imaginant pas toutefois que
le général prussien eût pu reformer sitôt une armée d'une cinquantaine
de mille hommes, il s'inquiéta peu de son apparition, et ne désespéra
pas de saisir le lendemain ou le surlendemain le prince de
Schwarzenberg corps à corps, et de le terrasser. Ses soldats croyaient
de nouveau à leur supériorité, lui à sa fortune, et ils marchaient
tous avec joie à la grande bataille qui se préparait. Napoléon résolut
de se porter le lendemain 23 février sur Troyes.

[En marge: Grand conseil chez les coalisés, pour savoir s'il faut
persister dans un projet de suspension d'armes.]

[En marge: Raisons que fait valoir le parti favorable à l'idée d'un
armistice.]

Mais tandis qu'il recherchait cette bataille, son principal adversaire
renonçait à la livrer. Le prince de Schwarzenberg était justement
effrayé de se trouver en présence de Napoléon qu'il croyait à la tête
de forces considérables, et de risquer en une journée le sort de la
coalition. On lui avait fait des rapports exagérés sur le nombre des
troupes arrivées d'Espagne, et quant à leur valeur, il l'avait
éprouvée au combat de Nangis. Il n'évaluait pas les forces de Napoléon
à moins de 80 ou 90 mille hommes, exaltés par la victoire et par une
situation extraordinaire. Séparé de Blucher qu'il ne savait pas si
près, il était réduit à 100 mille hommes, par suite des combats qui
avaient été livrés et des détachements qu'il avait fallu faire. Ces
100 mille hommes n'étaient pas aussi bien concentrés que les 80 mille
attribués à Napoléon, et il ne lui paraissait pas sage, lorsqu'avec
170 mille on avait été tenu en échec à la Rothière par 50 mille
(c'était le nombre qu'on supposait faussement à Napoléon dans cette
journée), d'en risquer cent contre quatre-vingt. Et puis si on était
battu, on était ramené d'un trait sur le Rhin, on perdait en un jour
le fruit des deux campagnes de 1812 et de 1813, et on rendait
l'oppresseur commun plus exigeant, plus oppressif que jamais! Pour les
Russes, pour les Prussiens que la passion dominait, qui avaient
beaucoup à gagner au succès s'ils avaient beaucoup à perdre au revers,
il pouvait y avoir des motifs de s'exposer ainsi aux plus grands
risques, mais pour les Autrichiens qui couraient la chance de perdre
en un jour ce qu'ils avaient regagné en un an, ce que Napoléon leur
offrait sans combat, et à qui la victoire ne promettait qu'une
augmentation de prépondérance chez les Russes, en vérité le profit à
tirer d'une lutte prolongée n'en valait pas la peine. La double lettre
de Napoléon, tout en ayant l'inconvénient de trop déceler l'intention
de diviser ses ennemis, n'avait pas laissé que de les diviser un peu,
en provoquant chez les Autrichiens ces réflexions bien naturelles.
Une circonstance inquiétante s'ajoutait d'ailleurs à celles que l'on
faisait valoir en faveur d'une suspension d'armes. Tandis qu'on avait
reçu la nouvelle positive d'un puissant détachement de l'armée
d'Espagne arrivé par Orléans à Paris, le bruit d'un autre détachement
plus fort encore, commandé par le maréchal Suchet en personne, et venu
de Perpignan à Lyon, était également très-répandu, car à la guerre où
les impressions sont extrêmement vives, on grossit les faits, même
vrais, au point de les convertir bientôt en mensonges. Le comte de
Bubna, placé entre Genève et Lyon, craignait d'avoir 50 à 60 mille
hommes sur les bras, demandait des secours immédiats, et annonçait de
grands malheurs si on ne déférait pas à ses instances. Que
deviendrait-on en effet si une bataille était livrée et perdue en
Franche-Comté sur les derrières des armées alliées? Il fallait donc
pour prévenir un si fâcheux incident détacher sans retard une
vingtaine de mille hommes au profit du comte de Bubna, c'est-à-dire se
réduire à 80 mille hommes, et demeurer ainsi en face de Napoléon avec
des forces à peine égales aux siennes, ce qui était la plus grave des
imprudences. Restait, il est vrai, Blucher dont on ignorait la force
présente, mais dont on connaissait le caractère, et dont l'indocilité
était telle, que malgré son zèle, on ne pouvait pas se flatter d'avoir
à sa disposition les quarante ou cinquante mille hommes qu'il amenait
peut-être avec lui.

Par ces raisons qui avaient leur valeur, le sage prince de
Schwarzenberg était d'avis d'éviter une bataille générale, de
rétrograder sur Brienne, Bar-sur-Aube et Langres, d'y attendre les
renforts qui étaient annoncés, d'envoyer en même temps par Dijon une
vingtaine de mille hommes au comte de Bubna, et pour se garantir
pendant ce temps des attaques de Napoléon, de répondre à sa double
lettre en lui proposant un armistice, armistice qui amènerait
peut-être la paix, ou, s'il ne l'amenait pas, donnerait le temps
d'assurer la victoire.

[En marge: Raisons du parti de la guerre à outrance.]

Ces raisons furent débattues le jour même, 22, dans un conseil tenu au
quartier général, en présence des trois souverains, des généraux et
des ministres de la coalition. Alexandre, naguère si bouillant,
n'osait pas devenir tout à coup l'apôtre de la temporisation, mais il
montrait moins de hauteur de sentiment et de langage. Le parti ardent
quoique privé de Blucher et de son état-major qui étaient à Méry,
trouva cependant quelques organes, et il fut dit pour son compte que
reculer était une faiblesse dont l'effet moral serait certainement
funeste; que dans la position où l'on était placé il fallait vaincre
ou périr; que par la réunion à l'armée de Silésie on aurait des forces
presque doubles de celles de Napoléon, que dès lors on vaincrait,
parce qu'il était indigne de supposer qu'on pût être vaincu en
combattant dans la proportion de deux contre un; qu'en tout cas on
n'avait pas d'autre parti à prendre, car un mouvement rétrograde
ruinerait de fond en comble les affaires de la coalition; que revenir
sur Langres c'était se reporter sur une contrée pauvre en elle-même,
et appauvrie encore par le récent séjour des armées, qu'on ne
pourrait pas y vivre, que la retraite sur Langres entraînerait bientôt
la retraite sur Besançon; que rétrograder de la sorte c'était rendre à
Napoléon tout son prestige, lui rendre tous ses partisans, et inviter
les paysans français, qui déjà tuaient les soldats isolés, à
s'insurger en masse et à égorger tout ce qui ne serait pas formé en
corps d'armée, qu'en un mot hésiter, reculer, c'était périr.

Qui avait raison en ce moment des temporisateurs ou des impatients,
personne ne le pourrait dire avec certitude. En effet si les seconds
évaluaient justement les forces respectives, les premiers cédaient à
des craintes fondées lorsqu'ils refusaient de jouer le tout pour le
tout contre Napoléon, car s'il eût gagné la bataille, et dans la
disposition de ses troupes il avait beaucoup de chances de la gagner,
la coalition aurait été jetée dans le Rhin. On est donc en droit de
soutenir que, quoique ses calculs eussent un certain caractère de
timidité, le prince de Schwarzenberg à tout prendre avait plus raison
que ses adversaires.

[En marge: La proposition de l'armistice prévaut.]

Quoi qu'il en soit le parti de la modération insista, et comme il
avait acquis depuis les derniers événements autant d'autorité que
Blucher et ses partisans en avaient perdu, comme l'empereur Alexandre
appuyait un peu moins le parti de Blucher, le prince de Schwarzenberg
fit prévaloir son opinion, et la proposition d'un armistice fut
résolue. Cette proposition n'engageait à rien, ni quant aux conditions
de la paix, ni quant aux conditions de l'armistice lui-même. Si elle
n'était point accueillie, elle aurait au moins occupé Napoléon
quelques heures, ralenti sa marche d'une journée peut-être, ce qui
était beaucoup; si elle était acceptée au contraire, elle permettrait
d'aller se concentrer les uns à Langres, les autres à Châlons, de s'y
renforcer considérablement, et enfin, suivant le voeu secret des
Autrichiens, de renouer les négociations pacifiques avec plus de
chances de succès, car une fois les armes déposées on ne les
reprendrait pas aisément. Les partisans de la guerre à outrance
consentirent à cette démarche dans l'espoir qu'elle n'aboutirait à
aucun résultat, et qu'elle ferait peut-être gagner quelques heures, ce
qui aux yeux de tous était incontestablement un avantage. Le prince de
Schwarzenberg fit choix du prince Wenceslas de Liechtenstein pour
l'envoyer au quartier général français, avec la proposition de
désigner des commissaires qui, aux avant-postes des deux armées,
conviendraient d'une suspension d'armes.

[En marge: Envoi du prince de Liechtenstein à Napoléon pour proposer
une suspension d'armes.]

Le 23 Napoléon était en marche de Chatres sur Troyes, lorsqu'aux
approches de Troyes le prince Wenceslas de Liechtenstein se présenta
pour lui remettre le message du prince de Schwarzenberg. Napoléon, en
voyant cette insistance des coalisés pour obtenir un armistice, en
conclut beaucoup trop vite qu'ils étaient dans une position difficile,
et résolut de paraître les écouter, mais sans s'arrêter, son rôle
n'étant pas de les tirer d'embarras. Il était animé par le succès, par
le sentiment des grandes choses qu'il venait d'accomplir, par
l'espérance de celles qu'il allait accomplir encore, et n'avait
actuellement aucune raison de prudence pour se montrer modeste ou
circonspect, car au contraire la jactance pouvait être de l'habileté.
Il s'y livra donc par disposition du moment et par calcul.

[En marge: Accueil fait par Napoléon au prince de Liechtenstein.]

Le prince Wenceslas l'ayant fort complimenté sur les belles opérations
qu'il venait d'exécuter, Napoléon l'écouta avec une satisfaction
visible, parla beaucoup de celles qu'il préparait, exagéra
singulièrement l'étendue de ses forces, se plaignit des outrageantes
propositions qu'on lui avait adressées, et, d'un sujet passant à
l'autre, demanda s'il était vrai que plusieurs princes de Bourbon se
trouvassent déjà au quartier général des alliés. En effet le duc
d'Angoulême essayait actuellement de se faire accueillir au quartier
général de lord Wellington; le duc de Berry était sur une frégate à
Belle-Île, tâchant par sa présence d'agiter les esprits en Vendée;
enfin le père de ces deux princes, le comte d'Artois lui-même, muni du
titre de lieutenant général du royaume, et représentant Louis XVIII
retiré à Hartwel, était venu en Suisse, puis en Franche-Comté, pour
obtenir son admission au quartier général des souverains. Toutefois
aucun de ces princes n'avait encore réussi dans ses démarches.

[En marge: Napoléon doit répondre après son entrée dans Troyes.]

L'envoyé du prince de Schwarzenberg se hâta de désavouer toute
participation de l'Autriche à des menées contraires à la dynastie
impériale, et affirma, ce qui était vrai, que le comte d'Artois avait
été écarté du quartier général. Cette déclaration fit à Napoléon plus
de plaisir qu'il n'en témoigna; il dit qu'il allait s'occuper de la
proposition qu'on lui adressait, et qu'il répondrait de la ville même
de Troyes, dans laquelle il prétendait entrer immédiatement.

Son assurance bonne à montrer aux Prussiens et aux Russes, n'avait pas
autant d'à-propos à l'égard des Autrichiens, qui désiraient la paix,
et auxquels il fallait la laisser espérer, pour les disposer à la
modération dans les vues, et au moins à l'hésitation dans les
conseils.

[En marge: Convention tacite pour l'évacuation de Troyes et la
restitution de cette ville aux Français.]

[En marge: Singulier changement de fortune en un mois.]

[En marge: Ce changement était-il assez sérieux pour y compter?]

Arrivé aux portes de Troyes, Napoléon y trouva l'arrière-garde des
coalisés décidée à s'y défendre, et menaçant même de brûler la ville
si on insistait pour y entrer tout de suite. Une telle menace de la
part des Russes avait quelque chose de trop sérieux pour qu'on n'en
tînt pas compte. Il fut verbalement convenu que le lendemain 24, les
uns sortiraient de Troyes, et que les autres y entreraient sans coup
férir, ou du moins sans aucun acte d'agression ou de résistance qui
pût mettre la ville en péril. Le lendemain effectivement, les
dernières troupes de la coalition sortirent pacifiquement de Troyes,
tandis que les nôtres y entrèrent de même, et Napoléon, qui vingt
jours auparavant avait traversé cette ville presque en vaincu,
l'esprit plein de pressentiments sinistres, ne sachant s'il pourrait
défendre Paris, et réduit à ordonner qu'on éloignât de la capitale sa
femme, son fils, son gouvernement, son trésor, Napoléon reparaissait
maintenant au milieu de Troyes après avoir mis avec une poignée
d'hommes les armées de l'Europe en fuite, et il voyait les coalisés,
naguère si hautains, lui demander sinon de déposer les armes, du moins
de les laisser reposer quelques jours dans le fourreau! Étrange
changement de fortune, qui prouve tout ce qu'un homme de caractère et
de génie, en sachant persévérer à la guerre, peut quelquefois faire
sortir de chances imprévues et heureuses d'une situation en apparence
désespérée! Ce changement de fortune était-il assez décisif pour qu'on
y pût compter? Doute cruel, qu'il appartenait à la prudence seule,
unie au génie, de convertir en certitude. Il fallait en effet à
l'égard des coalisés joindre à la victoire la plus parfaite mesure,
pour abattre la jactance des uns, sans décourager la modération des
autres, et saisir, pour ainsi dire au vol, l'occasion d'une
transaction bien difficile à opérer entre les propositions de
Francfort et celles de Châtillon! Là était le problème à résoudre.
Napoléon malheureusement se fiait trop au retour décidé de la fortune
pour être sage, et il est vrai qu'en ce moment il était fondé à
l'espérer, en ne regardant qu'à l'extérieur des choses. Que ne
pouvons-nous l'espérer nous-mêmes, et nous faire illusion au moins un
instant dans ce triste récit des temps passés, car en 1814 il
s'agissait, non d'un homme, non d'un grand homme, qui est ce qu'il y a
de plus intéressant au monde après la patrie, mais de la France, à qui
on pouvait sauver encore la moitié de sa grandeur, à qui on pouvait
conserver Mayence en sacrifiant Anvers!


FIN DU LIVRE CINQUANTE-DEUXIÈME.



LIVRE CINQUANTE-TROISIÈME.

PREMIÈRE ABDICATION.

     État intérieur de Paris pendant les dernières opérations
     militaires de Napoléon. -- Secrètes menées des partis. -- Attitude
     de M. de Talleyrand; ses vues; envoi de M. de Vitrolles au camp
     des alliés. -- Conférences de Lusigny; instructions données à M.
     de Flahaut relativement aux conditions de l'armistice. -- Efforts
     tentés de notre part pour faire préjuger la question des
     frontières en traçant la ligne de séparation des armées. --
     Retraite du prince de Schwarzenberg jusqu'à Langres. -- Grand
     conseil des coalisés. -- Le parti de la guerre à outrance veut
     qu'on adjoigne les corps de Wintzingerode et de Bulow à l'armée
     de Blucher, afin de procurer à celui-ci les moyens de marcher sur
     Paris. -- La difficulté d'ôter ces corps à Bernadotte levée
     extraordinairement par lord Castlereagh. -- Ce dernier profite de
     cette occasion pour proposer le traité de Chaumont, qui lie la
     coalition pour vingt ans, et devient ainsi le fondement de la
     Sainte-Alliance. -- Joie de Blucher et de son parti; sa marche
     pour rallier Bulow et Wintzingerode. -- Danger du maréchal
     Mortier envoyé au delà de la Marne, et de Marmont laissé entre
     l'Aube et la Marne. -- Ces deux maréchaux parviennent à se
     réunir, et à contenir Blucher pendant que Napoléon vole à leur
     secours. -- Marche rapide de Napoléon sur Meaux. -- Difficulté de
     passer la Marne. -- Blucher, couvert par la Marne, veut accabler
     les deux maréchaux qui ont pris position derrière l'Ourcq. --
     Napoléon franchit la Marne, rallie les deux maréchaux, et se met
     à la poursuite de Blucher, qui est obligé de se retirer sur
     l'Aisne. -- Situation presque désespérée de Blucher menacé d'être
     jeté dans l'Aisne par Napoléon. -- La reddition de Soissons, qui
     livre aux alliés le pont de l'Aisne, sauve Blucher d'une
     destruction certaine, et lui procure un renfort de cinquante
     mille hommes par la réunion de Wintzingerode et de Bulow. --
     Situation critique de Napoléon et son impassible fermeté en
     présence de ce subit changement de fortune. -- Première
     conception du projet de marcher sur les places fortes pour y
     rallier les garnisons, et tomber à la tête de cent mille hommes
     sur les derrières de l'ennemi. -- Il est nécessaire auparavant
     d'aborder Blucher et de lui livrer bataille. -- Napoléon enlève
     le pont de Berry-au-Bac, et passe l'Aisne avec cinquante mille
     hommes en présence des cent mille hommes de Blucher. -- Dangers
     de la bataille qu'il faut livrer avec cinquante mille combattants
     contre cent mille. -- Raisons qui décident Napoléon à enlever le
     plateau de Craonne pour se porter sur Laon par la route de
     Soissons. -- Sanglante bataille de Craonne, livrée le 7 mars,
     dans laquelle Napoléon enlève les formidables positions de
     l'ennemi. -- Après s'être emparé de la route de Soissons,
     Napoléon veut pénétrer dans la plaine de Laon pour achever la
     défaite de Blucher. -- Nouvelle et plus sanglante bataille de
     Laon, livrée les 9 et 10 mars, et restée indécise par la faute de
     Marmont qui s'est laissé surprendre. -- Napoléon est réduit à
     battre en retraite sur Soissons. -- Son indomptable énergie dans
     une situation presque désespérée. -- Le corps de Saint-Priest
     s'étant approché de lui, il fond sur ce corps qu'il met en pièces
     dans les environs de Reims, après en avoir tué le général. --
     Napoléon menacé d'être étouffé entre Blucher et Schwarzenberg, se
     résout à exécuter son grand projet de marcher sur les places,
     pour en rallier les garnisons et tomber sur les derrières des
     alliés. -- Ses instructions pour la défense de Paris pendant son
     absence. -- Consternation de cette capitale. -- Le conseil de
     régence consulté veut qu'on accepte les propositions du congrès
     de Châtillon. -- Indignation de Napoléon, qui menace d'enfermer à
     Vincennes Joseph et ceux qui parlent de se soumettre aux
     conditions de l'ennemi. -- Événements qui se sont passés dans le
     Midi, et bataille d'Orthez, à la suite de laquelle le maréchal
     Soult s'est porté sur Toulouse, et a laissé Bordeaux découvert.
     -- Entrée des Anglais dans Bordeaux, et proclamation des Bourbons
     dans cette ville le 12 mars. -- Fâcheux retentissement de ces
     événements à Paris. -- Napoléon en voyant l'effroi de la
     capitale, vers laquelle le prince de Schwarzenberg s'est
     sensiblement avancé, se décide, avant de marcher sur les places,
     à faire une apparition sur les derrières de Schwarzenberg pour le
     détourner de Paris en l'attirant à lui. -- Mouvement de la Marne
     à la Seine, et passage de la Seine à Méry. -- Napoléon se trouve
     à l'improviste en face de toute l'armée de Bohême. -- Bataille
     d'Arcis-sur-Aube, livrée le 22 mars, dans laquelle vingt mille
     Français tiennent tête pendant une journée à quatre-vingt-dix
     mille Russes et Autrichiens. -- Napoléon prend enfin le parti de
     repasser l'Aube et de se couvrir de cette rivière. -- Il se porte
     sur Saint-Dizier dans l'espérance d'avoir attiré l'armée de
     Bohême à sa suite. -- Son projet de s'avancer jusqu'à Nancy pour
     y rallier quarante à cinquante mille hommes des diverses
     garnisons. -- En route il est rejoint par M. de Caulaincourt,
     lequel a été obligé de quitter le congrès de Châtillon par suite
     du refus d'admettre les propositions des alliés. -- Fin du
     congrès de Châtillon et des conférences de Lusigny. -- Napoléon
     n'a aucun regret de ce qu'il a fait, et ne désespère pas encore
     de sa fortune. -- Pendant ce temps les armées de Silésie et de
     Bohême, entre lesquelles il a cessé de s'interposer, se sont
     réunies dans les plaines de Châlons, et délibèrent sur la marche
     à adopter. -- Grand conseil des coalisés. -- La raison militaire
     conseillerait de suivre Napoléon, la raison politique de le
     négliger, pour se porter sur Paris et y opérer une révolution. --
     Des lettres interceptées de l'Impératrice et des ministres
     décident la marche sur Paris. -- Influence du comte Pozzo di
     Borgo en cette circonstance. -- Mouvement des alliés vers la
     capitale. -- Marmont et Mortier s'étant laissé couper de
     Napoléon, rencontrent l'armée entière des coalisés. -- Triste
     journée de Fère-Champenoise. -- Retraite des deux maréchaux. --
     Apparition de la grande armée coalisée sous les murs de Paris. --
     Incapacité du ministre de la guerre et incurie de Joseph, qui
     n'ont rien préparé pour la défense de la capitale. -- Conseil de
     régence où l'on décide la retraite du gouvernement et de la cour
     à Blois. -- Au lieu d'organiser une défense populaire dans
     l'intérieur de Paris, on a la folle idée de livrer bataille en
     dehors de ses murs. -- Bataille de Paris livrée le 30 mars avec
     vingt-cinq mille Français contre cent soixante-dix mille
     coalisés. -- Bravoure de Marmont et de Mortier. -- Capitulation
     forcée de Paris. -- M. de Talleyrand s'applique à rester dans
     Paris, et à s'emparer de l'esprit de Marmont. -- Entrée des
     alliés dans la capitale; leurs ménagements; attitude à leur égard
     des diverses classes de la population. -- Empressement des
     souverains auprès de M. de Talleyrand, qu'ils font en quelque
     sorte l'arbitre des destinées de la France. -- Événements qui se
     passent à l'armée pendant la marche des coalisés sur Paris. --
     Brillant combat de Saint-Dizier; circonstance fortuite qui
     détrompe Napoléon, et lui apprend enfin qu'il n'est pas suivi par
     les alliés. -- Le danger évident de la capitale et le cri de
     l'armée le décident à rebrousser chemin. -- Son retour précipité.
     -- Napoléon pour arriver plus tôt se sépare de ses troupes, et
     parvient à Fromenteau entre onze heures du soir et minuit, au
     moment même où l'on signait la capitulation de Paris. -- Son
     désespoir, son irritation, sa promptitude à se remettre. -- Tout
     à coup il forme le projet de se jeter sur les coalisés disséminés
     dans la capitale et partagés sur les deux rives de la Seine, mais
     comme il n'a pas encore son armée sous la main, il se propose de
     gagner en négociant les trois ou quatre jours dont il a besoin
     pour la ramener. -- Il charge M. de Caulaincourt d'aller à Paris
     afin d'occuper Alexandre en négociant, et se retire à
     Fontainebleau dans l'intention d'y concentrer l'armée. -- M. de
     Caulaincourt accepte la mission qui lui est donnée, mais avec la
     secrète résolution de signer la paix à tout prix. -- Accueil fait
     par l'empereur Alexandre à M. de Caulaincourt. -- Ce prince
     désarmé par le succès redevient le plus généreux des vainqueurs.
     -- Cependant il ne promet rien, si ce n'est un traitement
     convenable pour la personne de Napoléon. -- Les souverains
     alliés, moins l'empereur François retiré à Dijon, tiennent
     conseil chez M. de Talleyrand pour décider du gouvernement qu'il
     convient de donner à la France. -- Principe de la légitimité
     heureusement exprimé et fortement soutenu par M. de Talleyrand.
     -- Déclaration des souverains qu'ils ne traiteront plus avec
     Napoléon. -- Convocation du Sénat, formation d'un gouvernement
     provisoire à la tête duquel se trouve M. de Talleyrand. -- Joie
     des royalistes; leurs efforts pour faire proclamer immédiatement
     les Bourbons; voyage de M. de Vitrolles pour aller chercher le
     comte d'Artois. -- M. de Talleyrand et quelques hommes éclairés
     dont il s'est entouré, modèrent le mouvement des royalistes, et
     veulent qu'on rédige une constitution, qui sera la condition
     expresse du retour des Bourbons. -- Empressement d'Alexandre à
     entrer dans ces idées. -- Déchéance de Napoléon prononcée le 3
     avril, et rédaction par le Sénat d'une constitution à la fois
     monarchique et libérale. -- Vains efforts de M. de Caulaincourt
     en faveur de Napoléon, soit auprès d'Alexandre, soit auprès du
     prince de Schwarzenberg. -- On le renvoie à Fontainebleau pour
     persuader à Napoléon d'abdiquer; en même temps on cherche à
     détacher les chefs de l'armée. -- D'après le conseil de M. de
     Talleyrand, toutes les tentatives de séduction sont dirigées sur
     le maréchal Marmont, qui forme à Essonne la tête de colonne de
     l'armée. -- Événements à Fontainebleau pendant les événements de
     Paris. -- Grands projets de Napoléon. -- Sa conviction, s'il est
     secondé, d'écraser les alliés dans Paris. -- Ses dispositions
     militaires et son extrême confiance dans Marmont qu'il a placé
     sur l'Essonne. -- Réponses évasives qu'il fait à M. de
     Caulaincourt, et ses secrètes résolutions pour le lendemain. --
     Le lendemain, 4 avril, il assemble l'armée, et annonce la
     détermination de marcher sur Paris. -- Enthousiasme des soldats
     et des officiers naguère abattus, et consternation des maréchaux.
     -- Ceux-ci, se faisant les interprètes de tous les hommes
     fatigués, adressent à Napoléon de vives représentations. --
     Napoléon leur demande s'ils veulent vivre sous les Bourbons. --
     Sur leur réponse unanime qu'ils veulent vivre sous le Roi de
     Rome, il a l'idée de les envoyer à Paris avec M. de Caulaincourt
     pour obtenir la transmission de la couronne à son fils. -- Tandis
     qu'il feint d'accepter cette transaction, il est toujours résolu
     à la grande bataille dans Paris, et en fait tous les préparatifs.
     -- Départ des maréchaux Ney et Macdonald, avec M. de
     Caulaincourt, pour aller négocier la régence de Marie-Louise au
     prix de l'abdication de Napoléon. -- Leur rencontre avec Marmont
     à Essonne. -- Embarras de celui-ci qui leur avoue qu'il a traité
     secrètement avec le prince de Schwarzenberg, et promis de passer
     avec son corps d'armée du côté du gouvernement provisoire. -- Sur
     leurs observations il retire la parole donnée au prince de
     Schwarzenberg, ordonne à ses généraux, qu'il avait mis dans sa
     confidence, de suspendre tout mouvement, et suit à Paris la
     députation chargée d'y négocier pour le Roi de Rome. -- Entrevue
     des maréchaux avec l'empereur Alexandre. -- Ce prince, un moment
     ébranlé, remet la décision au lendemain. -- Pendant ce temps
     Napoléon ayant mandé Marmont à Fontainebleau pour préparer sa
     grande opération militaire, les généraux du 6e corps se croient
     découverts, quittent l'Essonne, et exécutent le projet suspendu
     de Marmont. -- Cette nouvelle achève de décider les souverains
     alliés, et la cause du Roi de Rome est définitivement abandonnée.
     -- M. de Caulaincourt renvoyé auprès de Napoléon pour obtenir son
     abdication pure et simple. -- Napoléon, privé du corps de
     Marmont, et ne pouvant plus dès lors rien tenter de sérieux,
     prend le parti d'abdiquer. -- Retour de M. de Caulaincourt à
     Paris et ses efforts pour obtenir un traitement convenable en
     faveur de Napoléon et de la famille impériale. -- Générosité
     d'Alexandre. -- M. de Caulaincourt obtient l'île d'Elbe pour
     Napoléon, le grand-duché de Parme pour Marie-Louise et le Roi de
     Rome, et des pensions pour tous les princes de la famille
     impériale. -- Son retour à Fontainebleau. -- Tentative de
     Napoléon pour se donner la mort. -- Sa résignation. -- Élévation
     de ses pensées et de son langage. -- Constitution du Sénat, et
     entrée de M. le comte d'Artois dans Paris le 12 avril. --
     Enthousiasme et espérances des Parisiens. -- Départ de Napoléon
     pour l'île d'Elbe. -- Coup d'oeil général sur les grandeurs et
     les fautes du règne impérial.


[Date en marge: Fév. 1814.]

[En marge: État intérieur de Paris pendant les dernières opérations
militaires de Napoléon.]

[En marge: Fête ordonnée pour la réception des prisonniers.]

Napoléon voulait procurer quelque soulagement à la ville de Paris
naguère si alarmée, et la faire jouir de ses triomphes, il voulait
surtout relever les esprits, ce qui était pour l'organisation de ses
forces d'un sérieux avantage, car on n'obtient guère de concours d'un
peuple découragé. En conséquence, il avait prescrit une cérémonie
militaire et religieuse pour la réception des drapeaux et l'entrée des
vingt-cinq mille prisonniers qu'on venait d'enlever à l'ennemi. Il
avait désiré que ces prisonniers, menés de l'Est à l'Ouest à travers
Paris, parcourussent toute l'étendue des boulevards, afin que les
Parisiens pussent s'assurer par leurs propres yeux de la réalité des
prodiges opérés par leur empereur. En pareille circonstance le calcul
excusait l'orgueil.

En effet, à la nouvelle de l'approche de ces prisonniers, la
population de Paris afflua sur les boulevards pour voir défiler
ensemble Prussiens, Autrichiens et Russes, marchant désarmés sous la
conduite de leurs officiers et de leurs généraux. Sans être arrogants
ils n'étaient point consternés, et on pouvait discerner sur leur
visage un tout autre sentiment que celui que manifestaient jadis les
prisonniers d'Austerlitz ou d'Iéna. Il leur restait une certaine
confiance et un véritable orgueil d'avoir été pris dans des lieux si
voisins de notre capitale.

[En marge: Joie et compassion des Parisiens en voyant les nombreux
prisonniers faits dans les derniers combats.]

Bien qu'on fût fatigué de l'arbitraire impérial, et parfaitement
éclairé sur les inconvénients d'un despotisme qui, après avoir poussé
la guerre jusqu'au Kremlin, la ramenait aujourd'hui jusqu'au pied de
Montmartre, cependant les masses, dominées par les impressions du
moment, ne pouvaient s'empêcher d'applaudir aux derniers succès de
Napoléon, et d'éprouver la satisfaction la plus vive en voyant défiler
vaincus et captifs ces soldats étrangers, que chacun avait craint de
voir entrer dans Paris en vainqueurs et en dévastateurs. Du reste,
avec la délicatesse naturelle à la nation française, on ne les offensa
point. L'imprévoyance, hélas! eût été trop grande. Après un premier
instant de contentement, on sentit naître en soi la pitié, et en
remarquant l'extrême misère de la plupart de ces prisonniers, plus
d'une âme bonne et compatissante laissa tomber sur eux une aumône
reçue avec une véritable reconnaissance.

[En marge: Quelques moments de sérénité à la cour.]

[En marge: Retour empressé des courtisans qui s'étaient éloignés un
moment.]

À la cour les choses prirent un aspect plus serein. De nombreux
visiteurs accoururent auprès de l'Impératrice et du Roi de Rome, et en
particulier ces hauts fonctionnaires qui, ayant cru le trône impérial
en danger, avaient cherché en s'éloignant à n'être pas écrasés sous
ses ruines. Ils reparurent joyeux, quelques-uns cependant assez
soucieux de l'accueil qu'on leur ferait, tous vantant la glorieuse
campagne dont quelques jours auparavant ils déploraient la témérité,
et après avoir beaucoup répété la veille ou l'avant-veille qu'on était
fou de ne pas accepter les frontières de 1790, se récriant
aujourd'hui contre une paix aussi déshonorante, et déclarant bien haut
que les bases de Francfort devaient être la condition absolue de la
paix future. Marie-Louise, trop étrangère à notre pays pour connaître
et juger ces hommes, troublée d'ailleurs par la joie presque autant
qu'elle l'avait été par la crainte, fit bon accueil à tous ceux qui se
présentèrent, et se flatta presque de revoir bientôt les beaux jours
de sa première arrivée en France[13].

          [Note 13: Je ne suppose rien, je prends ces détails dans la
          correspondance du ministre de la police, dans celle de
          l'archichancelier, qui informaient Napoléon des moindres
          détails. J'en avertis le lecteur pour la centième fois, et
          heureusement pour la dernière, car je suis au terme de ma
          tâche. Mais je ne me lasse pas de mettre à couvert ma
          responsabilité d'historien, et c'est un scrupule que le
          lecteur me pardonnera, car il lui prouvera, je l'espère, mon
          amour de la vérité.]

[En marge: Dispositions secrètes des partis.]

[En marge: Satisfaction des révolutionnaires, et anxiété des
royalistes en voyant le retour des Bourbons mis en doute.]

[En marge: Inaction et impuissance des royalistes.]

Cette joie, les inconséquences qu'elle amène et excuse, ne
s'apercevaient guère chez les partis ennemis. Bien que ces partis
fussent deux, les anciens révolutionnaires et les royalistes, ils
n'étaient pas deux à regretter les succès de Napoléon. Les
révolutionnaires étaient presque joyeux par crainte de l'étranger et
par haine des Bourbons. Les royalistes, après avoir espéré un moment
le retour de princes chéris, se demandaient avec chagrin s'il fallait
tout à coup renoncer à cet espoir. Ils cherchaient une excuse à leurs
voeux secrets dans les malheurs que Napoléon avait attirés sur la
France, et se disaient que toute main, même celle de l'étranger, était
bonne pour se délivrer d'un si odieux despotisme. Cependant ils se
contentaient de former des voeux, et ils demeuraient complétement
inactifs. Des conversations à voix basse entre les membres de
l'ancienne noblesse et du clergé, des bruits malveillants dans
lesquels on exagérait nos revers ou contestait nos succès, une
résistance inerte aux mesures de l'administration, constituaient tous
leurs efforts contre le gouvernement impérial. Les émigrés qui depuis
la révolution n'avaient cessé de vivre à l'étranger auprès des princes
de Bourbon, avaient presque perdu l'habitude de correspondre avec
l'intérieur de la France. Ils l'essayaient en ce moment sans trouver
aucun empressement à leur répondre, et par exemple dans les provinces
menacées d'invasion personne n'aurait osé accourir à leur rencontre
pour proclamer les Bourbons. À peine quelques royalistes osaient-ils
hasarder une manifestation dans les villes déjà solidement occupées
par les armées alliées. À Troyes, deux vieux chevaliers de Saint-Louis
avaient présenté à Alexandre une pétition pour demander le
rétablissement des Bourbons, imprudence qui devait coûter cher à ces
infortunés! À Paris on citait deux membres de l'ancienne noblesse, MM.
de Polignac, qui, transférés de leur prison dans une maison de santé,
s'étaient évadés pour aller, à leurs risques et périls, offrir à M. le
comte d'Artois leur dévouement éprouvé.

[En marge: Toute tentative sérieuse contre le gouvernement impérial ne
pouvait venir que des membres mécontents de ce gouvernement.]

Rien de sérieux évidemment ne pouvait être tenté par ces hommes, trop
étrangers depuis vingt-cinq ans aux affaires de la France pour y
exercer quelque influence. Il fallait que des membres du gouvernement
actuel, les uns mécontents de Napoléon qui les avait maltraités, les
autres désirant assurer leur situation sous un régime nouveau,
tendissent la main aux royalistes, pour qu'une menée tant soit peu
efficace, et en tout cas bien cachée, fût ourdie en leur faveur. On
essayait quelque chose de pareil actuellement, mais très-secrètement
et en tremblant.

[En marge: Tous les yeux fixés sur M. de Talleyrand.]

[En marge: On s'exagère ce qu'il peut faire.]

[En marge: Son extrême circonspection.]

De tous les mécontents que le régime impérial avait faits, le plus
éclatant, celui qui donnait le plus à penser aux amis des Bourbons
comme aux amis des Bonaparte, était M. de Talleyrand. Il était l'objet
des espérances des uns, des craintes des autres, et quoiqu'il fût en
position, et même à la veille de jouer un grand rôle, ils
s'exagéraient beaucoup ce qu'il pouvait et ce qu'il oserait faire. Que
le moment venu, Napoléon étant définitivement vaincu, l'ennemi se
trouvant dans Paris, M. de Talleyrand fût le seul homme dont on pût se
servir pour constituer un nouveau gouvernement sur les ruines du
gouvernement renversé, c'était incontestable, mais qu'il pût, et
voulût prendre l'initiative d'une révolution, le drapeau tricolore
flottant encore sur les Tuileries, c'était une fausse terreur de la
police impériale, et une pure illusion des salons royalistes. La
mauvaise volonté de M. de Talleyrand pour l'Empire était sans doute
aussi grande qu'elle pouvait l'être, mais ses moyens et sa témérité
n'étaient pas au niveau de cette mauvaise volonté. En refusant le
portefeuille des affaires étrangères deux mois auparavant, surtout
parce qu'on ne voulait pas lui laisser la qualité de grand dignitaire,
il avait à peu près rompu avec l'Empire, et, comme on l'a vu, Napoléon
la veille même de son départ pour l'armée l'avait traité de manière à
lui inspirer les plus vives appréhensions. Quelques insinuations de
personnes en rapport avec les Bourbons lui avaient appris, ce qu'il
savait du reste, que les services d'un évêque marié seraient très-bien
accueillis des princes les plus pieux, car il n'y a rien qui ne
s'oublie devant les services, non pas rendus mais à rendre. Les partis
n'ont que la mémoire qui leur convient: selon le besoin du jour, ils
ont tout oublié ou se souviennent de tout. M. de Talleyrand avec sa
profonde connaissance des hommes et des choses n'en était donc pas à
apprendre que sa carrière, finie avec les Bonaparte, était aisée à
recommencer avec les Bourbons. Mais il connaissait le duc de Rovigo,
facile, familier, amical même avec ceux qu'il surveillait, capable
néanmoins au premier soupçon sérieux, ou au premier ordre de Napoléon,
d'appliquer sa rude main de soldat sur un manteau de grand dignitaire.
Aussi M. de Talleyrand était-il d'une extrême circonspection.

[En marge: Société qui se réunissait chez lui.]

[En marge: Le duc de Dalberg.]

[En marge: L'abbé de Pradt.]

[En marge: Le baron Louis.]

Chez lui, dans un hôtel de la rue Saint-Florentin, qui devint bientôt
célèbre, M. de Talleyrand recevait entre autres personnages le duc de
Dalberg, l'abbé de Pradt, le baron Louis. M. de Dalberg, descendant
des illustres Dalberg d'Allemagne, neveu du prince Primat, d'abord
ennemi, puis ami de l'Empire, bien doté à l'époque des sécularisations,
brouillé quelque temps après avec Napoléon parce que celui-ci avait
transporté au prince Eugène l'héritage du prince Primat, personnage de
petite taille, de manières à la fois allemandes et françaises, de
physionomie vive, d'humeur remuante, d'opinion franchement libérale,
d'esprit remarquable et surtout très-fin, avait souvent exhalé son
mécontentement chez M. de Talleyrand, avec une hardiesse qui avait
attiré à sa jeune épouse une disgrâce de cour. Il en était irrité, et
ne s'en cachait guère. L'abbé de Pradt, relégué dans son diocèse
depuis sa fâcheuse ambassade de Varsovie, aux difficultés de laquelle
il avait ajouté tous les défauts de son caractère, était revenu à
Paris depuis nos derniers revers, et joignait sa langue à celle du duc
de Dalberg, de manière à se faire entendre de la police qui aurait eu
l'oreille la plus dure. Le baron Louis, jadis à demi engagé dans les
ordres, en étant sorti depuis, exclusivement appliqué aux sciences
économiques, doué d'un vrai génie financier, esprit à la fois véhément
et ferme, ami de la liberté dans la mesure qu'autorise une sage
politique, détestait le régime impérial par les motifs d'un homme
éclairé, et fréquentait volontiers un cercle où il trouvait avec
beaucoup de lumières toutes les passions qui l'animaient.

[En marge: Langage qui se tenait chez M. de Talleyrand.]

[En marge: Précautions prises pour corriger l'effet de ce langage
auprès du duc de Rovigo.]

[En marge: Idées de M. de Talleyrand et du duc de Dalberg sur le moyen
le plus sûr de se délivrer du gouvernement impérial.]

Ces personnages et quelques autres se rencontraient sans cesse chez M.
de Talleyrand, et y échangeaient l'expression de leurs sentiments. Le
pétulant abbé de Pradt y disait avec la vivacité ordinaire de ses
allures qu'il fallait tout simplement mettre les Bourbons à la place
des Bonaparte; le duc de Dalberg le disait moins, le désirait tout
autant, et était capable d'y travailler plus utilement. Le baron Louis
demandait qu'on mît fin à un despotisme qui, depuis deux années,
paraissait extravagant. M. de Talleyrand, avec sa nonchalance
ordinaire, écoutait assez pour encourager ceux qui parlaient de la
sorte, pas assez pour être personnellement compromis. Quelquefois
cependant il s'ouvrait avec un de ces visiteurs, rarement avec deux,
et quand il le faisait, c'était avec le duc de Dalberg dont il
connaissait la hardiesse, la dextérité, les relations nombreuses, et
duquel il pouvait attendre un concours efficace. Il considérait l'abbé
de Pradt comme un étourdi, le baron Louis comme un savant
administrateur, très-bon à employer dans l'occasion, mais ne leur
confiait rien, car dans le moment présent il n'avait pas plus à faire
de la légèreté de l'un que du sérieux de l'autre. Il les laissait dire
avec un sourire à la fois approbateur et évasif, puis après les avoir
écoutés sortait de chez lui, allait rendre visite au duc de Rovigo,
sous prétexte de demander des nouvelles, lui témoignait l'intérêt le
plus vif pour les succès de l'armée française, affectait de déplorer
l'inhabileté de la plupart des agents de Napoléon, disait qu'il était
bien malheureux qu'un si grand homme fût si mal servi, en quoi il
trouvait le duc de Rovigo tout à fait d'accord avec lui, car ce
ministre mécontent de la plupart de ses collègues, se plaignant de
n'être plus écouté de Napoléon, regrettant qu'il se fût séparé de M.
de Talleyrand, était de ceux auxquels on pouvait faire entendre une
critique mesurée de l'état de choses, pourvu qu'elle partît du
dévouement et non du désir de renverser. M. de Talleyrand affectait
auprès du duc de Rovigo d'être du nombre de ces censeurs qui blâment
parce qu'ils aiment, ne trompait son clairvoyant interlocuteur qu'à
demi, mais le trompait assez pour atténuer l'effet des propos qu'on
tenait à l'hôtel de la rue Saint-Florentin. Rentré chez lui, M. de
Talleyrand permettait de nouveau les conversations les plus hardies,
n'avouait qu'au duc de Dalberg son désir de se soustraire à un joug
insupportable, en cherchait avec lui les moyens, et ne les découvrait
guère. Tenter quelque chose tant que les étrangers armés étaient si
loin de Paris, lui semblait impraticable. Une idée qui frappait
surtout le duc de Dalberg et M. de Talleyrand, c'est qu'en tâtonnant
entre la Seine et la Marne, et en négociant à Châtillon, les coalisés
ménageaient à Napoléon les seules chances qu'il eût de se sauver.
Rompre toute négociation avec lui, le présenter dès lors à la France
comme l'unique obstacle à la paix, profiter de l'une de ses allées et
venues pour percer sur la capitale, était à leurs yeux l'unique
manière d'en finir. À peine les coalisés paraîtraient-ils aux portes
de Paris, qu'on ferait une levée de boucliers, qu'on proclamerait
Napoléon déchu, et qu'on briserait ainsi dans ses mains l'épée qu'il
était presque impossible de lui arracher.

C'était là ce que MM. de Talleyrand et de Dalberg auraient voulu faire
parvenir à l'oreille des souverains coalisés; mais, preuve singulière
du peu de concert entre le dedans et le dehors, ils n'avaient pu se
procurer un intermédiaire pour communiquer ces idées. Ainsi messieurs
de Polignac ayant réussi à s'évader, n'avaient rien emporté ni de M.
de Talleyrand ni du duc de Dalberg, les seuls hommes qui fussent en ce
moment capables de servir la cause des Bourbons.

[En marge: Le baron de Vitrolles, son origine, son caractère, sa
mission au camp des alliés.]

[En marge: Nature des communications dont le baron de Vitrolles était
chargé.]

Il y avait cependant à Paris un gentilhomme du Dauphiné, doué de
beaucoup d'esprit et de courage, engagé autrefois dans l'armée de
Condé, et, quoique ayant conservé des sentiments royalistes, s'était
rapproché de son compatriote M. de Montalivet, qui lui avait fait
obtenir le titre de baron et celui d'inspecteur des bergeries
impériales. Mais mal rattaché à l'Empire par ces demi-faveurs, il
sentait tressaillir son coeur à la seule espérance de revoir les
Bourbons en France. Ce gentilhomme dauphinois était M. de Vitrolles.
Ayant le goût de se mêler aux hommes en place, par curiosité et par
ambition, il était entré en relation avec le duc de Dalberg, qui
connaissait tous les gens remuants et en était connu, et par le duc de
Dalberg avait été introduit chez M. de Talleyrand, qu'il visitait
quelquefois. M. de Dalberg cherchant un intermédiaire hardi qui osât
se rendre au quartier général de la coalition, pour y transmettre les
pensées de M. de Talleyrand et les siennes, avait songé à M. de
Vitrolles, et l'avait trouvé tout à fait disposé à entreprendre un
pareil voyage. Le difficile c'était d'accréditer M. de Vitrolles
auprès des grands personnages, souverains ou ministres, qui tour à
tour siégeaient à Langres, à Brienne, à Troyes, selon les alternatives
de la guerre. Un seul homme le pouvait de manière à faire accueillir
sur-le-champ l'individu qui viendrait en son nom, et cet homme était
M. de Talleyrand. Mais jamais il n'aurait voulu confier à qui que ce
fût une preuve positive de son action contre le gouvernement établi,
et il s'était refusé à envoyer autre chose que des conseils fort
sensés, qui seraient transmis verbalement aux souverains et aux
ministres de la coalition. M. de Dalberg, qui ne se ménageait guère
lorsqu'il pouvait faire un pas vers son but, suppléa à ce que n'osait
se permettre M. de Talleyrand. Allemand d'origine, il avait beaucoup
fréquenté à Vienne M. de Stadion: il fournit à M. de Vitrolles
quelques signes de reconnaissance propres à constater d'une manière
certaine que celui qui en était porteur se présentait de sa part, et
le mit en route avec la mission de rapporter ce que nous venons
d'exposer, ce que le comte Pozzo di Borgo répétait tous les jours à
l'empereur Alexandre, c'est-à-dire qu'il fallait rompre toute
négociation avec Napoléon, et marcher droit sur Paris. L'armistice qui
paraissait se négocier aux avant-postes, et dont la nouvelle était
déjà répandue à Paris, était aux yeux du duc de Dalberg une raison de
se hâter, et de faire savoir le plus tôt possible aux coalisés que
toute main tendue par eux à Napoléon le relevait au moment même où il
allait tomber. Après avoir entretenu les ministres et les souverains
étrangers, M. de Vitrolles devait se rendre auprès du comte d'Artois,
qu'on disait en Franche-Comté, pour lui donner aussi des avis utiles,
dont ce prince avait encore plus besoin que les ministres de la
coalition. M. de Vitrolles partit par la route de Sens, avec des
passe-ports supposés, et sans que M. de Rovigo en sût rien, le secret
ayant été renfermé entre MM. de Talleyrand, de Dalberg et de
Vitrolles. Obligé de traverser les armées françaises et coalisées, il
avait à vaincre de nombreuses difficultés, et ne pouvait arriver
promptement au quartier général vers lequel il se dirigeait.

[En marge: Entrée de Napoléon à Troyes.]

[En marge: Choix du comte de Flahaut pour traiter d'un armistice à
Lusigny.]

[En marge: Nature des instructions données au comte de Flahaut.]

Tandis que se préparaient ainsi les sourdes menées qui devaient
contribuer, beaucoup moins toutefois que ses fautes, à la chute de
Napoléon, celui-ci était entré à Troyes, et s'était occupé de
l'armistice dont il avait accueilli la proposition. L'armistice, comme
moyen de faire gagner du temps aux coalisés et de lui en faire perdre
à lui-même, ne lui convenait certainement pas, car il voulait au
contraire les joindre au plus vite, pour leur livrer une bataille
décisive. Mais cet armistice lui convenait comme moyen de négocier
plus directement, plus près de lui, et sous l'impression des coups
qu'il portait chaque jour. Il avait donc consenti à envoyer l'un de
ses aides de camp aux avant-postes, et avait confié cette mission à M.
le comte de Flahaut. Il lui avait donné pour instructions[14] de
repousser toute suspension d'armes pendant ces pourparlers, ne voulant
pas pour un échange de propos, peut-être insignifiant, laisser
échapper le prince de Schwarzenberg; d'exiger un préambule dans lequel
on commencerait par déclarer qu'on allait traiter de la paix sur les
bases de Francfort, et de tracer enfin la ligne de séparation entre
les armées belligérantes de manière à impliquer la conservation pour
la France de Mayence et d'Anvers. Si ces conditions étaient admises,
Napoléon pouvait en effet déposer les armes, car il n'aurait
probablement plus à les reprendre, ayant l'intention bien formelle de
ne pas poursuivre la lutte si on lui laissait la ligne du Rhin et des
Alpes. Mais déposer les armes sans avoir la garantie des bases de
Francfort, c'était à ses yeux perdre tous les avantages acquis, la
fortune, comme il le croyait, étant alors prononcée pour lui.

          [Note 14: Ces instructions existent à la secrétairerie
          d'État, et n'étaient pas, comme on l'a dit, purement
          verbales. Le sens en est donc connu d'une manière tout à
          fait certaine.]

[En marge: Réunion des commissaires ennemis avec M. de Flahaut dans le
village de Lusigny.]

M. de Flahaut partit de Troyes le 24, jour même où Napoléon y entrait,
se rendit au village de Lusigny, situé à trois lieues au delà, y
trouva MM. de Schouvaloff pour la Russie, de Rauch pour la Prusse, et
de Langenau pour l'Autriche. En ce moment le maréchal Oudinot poussant
l'arrière-garde ennemie sur Vandoeuvres, criblait de balles le lieu
même où allaient se réunir les négociateurs. Sur la demande de M. de
Flahaut il fit porter ailleurs le combat, et le village de Lusigny fut
neutralisé.

[En marge: La demande d'un préambule qui rappellerait les bases de
Francfort est universellement repoussée.]

[En marge: Recours à des instructions nouvelles.]

Les envoyés des puissances alliées paraissaient désirer une prompte
solution; M. de Flahaut énonça donc sans différer les conditions dont
il était porteur, et il proposa deux choses, premièrement la
continuation des hostilités pendant les pourparlers, et secondement
l'insertion d'un préambule qui consacrerait les bases de Francfort.
Ces deux points n'étaient pas de nature à plaire aux commissaires
ennemis, car le premier ôtait à l'armistice son principal intérêt, et
le second lui donnait une portée contraire à tous les desseins de la
coalition. Visiblement mécontents, les trois commissaires répondirent
qu'ils n'avaient aucun pouvoir pour toucher aux questions
diplomatiques. Suspendre momentanément les hostilités, et fixer la
limite temporaire sur laquelle s'arrêteraient les armées
belligérantes, constituait, dirent-ils, leur unique mission. Ils
voulaient partir sur-le-champ, mais M. de Flahaut les retint, en les
engageant à demander de nouvelles instructions, et en promettant d'en
demander lui-même. Ils consentirent à rester à Lusigny à condition
qu'on écrirait immédiatement aux deux quartiers généraux pour réclamer
ces nouvelles instructions.

[En marge: Napoléon se départ de l'idée d'un préambule mentionnant les
bases de Francfort, et se borne à exiger une démarcation provisoire
qui lui laisserait Anvers et Chambéry.]

Napoléon, bien qu'il fût fermement résolu à ne pas se désister des
frontières naturelles, et que dans cette vue il ne voulût pas
interrompre le cours de ses succès à moins d'être assuré des bases de
Francfort, n'était pas indifférent toutefois à l'avantage de conclure
un armistice, qui équivaudrait à la signature des préliminaires de
paix, et qui amènerait un apaisement momentané des vives passions
soulevées contre lui. Il renonça donc à ce préambule, qu'il était
difficile d'insérer dans un simple armistice, et il consentit à la
continuation des pourparlers, s'il pouvait par un détour revenir à son
but. Ainsi, par exemple, si en déterminant les limites qui devaient
séparer les armées, il obtenait que les coalisés lui laissassent
Anvers du côté des Pays-Bas, Chambéry du côté de la Savoie, il
tirerait de cette concession une présomption des plus fortes pour le
règlement définitif des frontières. En conséquence il autorisa M. de
Flahaut à poursuivre la négociation entamée à Lusigny, sans que la
mention des bases de Francfort dans le préambule fût accordée, mais à
condition que les armées ennemies rétrograderaient dans les Pays-Bas
jusqu'au delà d'Anvers, et qu'en Savoie elles se tiendraient en dehors
de Chambéry, dont elles étaient fort rapprochées. Si les commissaires
ennemis acceptaient cette ligne de démarcation, c'était une
présomption en faveur des frontières naturelles, qui sans équivaloir
à la mention des bases de Francfort, en était pour ainsi dire
l'acceptation de fait.

C'est d'après ces données que M. de Flahaut dut continuer à
parlementer à Lusigny. Le général Langenau, tombé malade, avait été
remplacé par le général Ducca, porteur des assurances et des conseils
les plus pacifiques de l'empereur François. Le nouveau parlementaire
était chargé d'insister secrètement auprès de M. de Flahaut, pour que
Napoléon ne s'obstinât point à poursuivre la guerre, car l'occasion
actuelle était la dernière où il pourrait, sous l'influence de ses
récents succès, traiter avantageusement. Le conseil était excellent,
si moyennant certains sacrifices on pouvait obtenir mieux que les
frontières de 1790, si par exemple en abandonnant Anvers et Bruxelles,
on pouvait conserver Mayence et Cologne. Mais si cette insistance
signifiait qu'il fallait pour sauver la dynastie abandonner toutes les
acquisitions de la France depuis 1790, le conseil, bon de la part d'un
beau-père, ne valait rien pour Napoléon, et sa résolution de périr,
même en faisant tuer encore bien des milliers d'hommes, convenait
mieux à sa gloire et aux véritables intérêts de la France.

[En marge: Reprise des conférences.]

Dans les conférences officielles, MM. de Schouvaloff, de Rauch, Ducca,
déclarèrent, comme il était facile de le prévoir, qu'ils étaient
réunis pour une simple convention militaire, que toute stipulation
relative au fond des choses devait leur rester étrangère, qu'ils
avaient reçu l'instruction formelle de s'en abstenir, que par
conséquent le préambule demandé était inadmissible.

[En marge: Discussion de la ligne de démarcation entre les armées
belligérantes.]

Cette déclaration n'ayant pas provoqué de la part de M. de Flahaut la
rupture des conférences, on en vint à la discussion de la ligne de
démarcation. Le commissaire français proposa la sienne, conforme aux
vues que nous venons d'exposer; les commissaires alliés proposèrent la
leur, conforme aux résolutions politiques de leurs cours. Ils
voulaient au nord s'avancer jusqu'à Lille, ils consentaient à
rétrograder de quelques pas en Champagne et en Bourgogne, admettant la
discussion sur la possession de Vitry, de Chaumont, de Langres, mais
ils tenaient obstinément à Chambéry, et reproduisaient ainsi, à
l'exemple de Napoléon, les prétentions fondamentales de leurs cours
par la voie indirecte de l'armistice. On disputa, et on eut encore
recours à de nouvelles instructions, ce qui devait prolonger de
quelques jours la négociation.

[En marge: Au lieu de rompre, on fait tourner la discussion en
longueur.]

On pouvait rompre à cette occasion, car il était facile de voir qu'on
ne s'entendrait pas, à moins de nouveaux et graves événements
militaires. Mais il ne convenait à aucune des parties de rompre
sur-le-champ, car les pourparlers ne suspendant pas les hostilités ne
nuisaient à personne, et le prince de Schwarzenberg espérait que
peut-être il en résulterait quelque ralentissement dans les opérations
de Napoléon. Napoléon de son côté, quoique bien décidé à continuer la
lutte, sentant pourtant le besoin d'une paix prochaine, ne voulait pas
fermer la nouvelle voie de négociation qui venait de s'ouvrir à ses
côtés. Il pouvait toujours la clore d'un seul mot, et en la laissant
ouverte il avait une ressource pour un cas pressé, il avait le moyen
d'arrêter dans un péril extrême le bras des combattants. Il permit
donc à son commissaire de disputer avec les commissaires ennemis sur
les innombrables sinuosités d'une ligne de démarcation, qui commençant
à Anvers allait finir à Chambéry.

Pendant ces deux jours de pourparlers, 24 et 25 février, il commit
malheureusement un acte de vengeance, double résultat du calcul et de
la colère.

[En marge: Napoléon à Troyes.]

[En marge: On lui dénonce deux chevaliers de Saint-Louis qui ont
présenté une pétition à l'empereur Alexandre pour le rappel des
Bourbons.]

En entrant à Troyes il fut assailli par les cris d'une partie de la
population qui dénonçait quelques individus, coupables, disait-elle,
d'avoir pactisé avec les ennemis pendant leur séjour dans la capitale
de la Champagne. Bien que tout le monde fût fatigué du régime
impérial, pourtant à la vue de l'étranger et au nom des Bourbons,
cette unanimité disparaissait pour faire place aux vieilles divisions
des partis. Les partisans de l'ancienne royauté, en se montrant,
réveillaient dans le coeur des partisans de la révolution une colère
assez naturelle, surtout lorsqu'on voyait ces royalistes demander aux
ennemis de la France le triomphe de leur cause. À Troyes, deux
chevaliers de Saint-Louis, MM. de Vidranges et de Gouault, prenant la
cocarde blanche, avaient présenté à Alexandre une adresse pour
réclamer le rétablissement des Bourbons. C'était la première
manifestation de ce genre que les souverains alliés eussent rencontrée
sur leurs pas, et Alexandre avec un sentiment d'humanité qui
l'honorait, ne manqua pas de faire remarquer à ceux qui avaient osé se
la permettre, que rien n'étant plus variable que le mouvement des
armées, tour à tour exposées à s'avancer ou à reculer, que rien
surtout n'étant moins décidé qu'un changement de dynastie en France,
il craignait qu'ils n'eussent commis une imprudence qui pourrait leur
devenir funeste. Malgré cette observation l'imprudence était commise,
et les royalistes de Troyes n'avaient rien fait pour l'atténuer. Ils
avaient mis au contraire une sorte d'ostentation, assurément
courageuse, à se parer de leur cocarde blanche.

[En marge: Mise en jugement et condamnation de M. de Gouault.]

La population de Troyes, bien qu'elle comptât beaucoup de royalistes
dans son sein, était très-irritée contre ceux qui avaient paru sympathiser
avec l'ennemi. Aussi les dénonciations retentissaient-elles de tous
côtés aux oreilles de Napoléon lorsqu'il entra dans la ville. En
entendant le récit de ce qui s'était passé, il éprouva un vif
mouvement de colère, et il ordonna l'arrestation de ceux qu'on lui
signalait comme coupables. La réflexion, au lieu de calmer cette
colère, contribua plutôt à l'exciter. On apprenait en ce moment
l'apparition de M. le comte d'Artois en Franche-Comté, celle de M. le
duc d'Angoulême en Guyenne, celle de M. le duc de Berry sur les côtes
de Bretagne. Il pouvait arriver que des soulèvements royalistes
favorisassent les mouvements des armées ennemies, et fussent même pour
Paris d'un funeste exemple. Napoléon résolut alors d'arrêter les
entreprises des partis par une mesure sévère, qui, en frappant sur un
ou deux imprudents, en retiendrait beaucoup d'autres. Le délit commis
à Troyes était facile à constater, les lois à appliquer
malheureusement peu douteuses, et l'instrument des commissions
militaires, que l'état de guerre autorisait, aussi rapide qu'assuré.
Napoléon donna donc l'ordre d'arrêter les inculpés, et de les faire
comparaître devant cette justice exceptionnelle. M. de Vidranges, l'un
des deux personnages désignés, s'était enfui. M. de Gouault, vieillard
à cheveux blancs, compromis par les autres, n'avait pas songé à se
dérober aux poursuites. Il fut arrêté, jugé, condamné, et livré au
bras militaire.

[En marge: La prompte exécution de M. de Gouault empêche l'effet de la
grâce accordée par Napoléon.]

Un homme excellent, écuyer de l'Empereur, dévoué à sa fortune, M. de
Mesgrigny, originaire de Champagne, pressé de sauver des compatriotes,
accourut avec la famille du condamné pour se jeter aux pieds de
Napoléon. Celui-ci, dont la colère était prompte, mais passagère, à la
vue des suppliants laissa prévaloir en lui la pitié sur le calcul, et
dit: Eh bien, qu'on lui fasse grâce, s'il en est temps.--On courut en
toute hâte, mais l'infortuné vieillard était fusillé.

Napoléon éprouva un regret véritable, mais quand il tombait à chaque
instant des milliers d'êtres humains autour de lui, il n'était pas
homme à s'arrêter à de pareils incidents. Il reporta son âme
infatigable sur le théâtre des immenses événements qu'il avait à
diriger, et qui se succédaient avec une rapidité prodigieuse. En ce
moment en effet de nouveaux mouvements de l'ennemi se laissaient
apercevoir, et provoquaient dans son génie de feu de nouvelles et
formidables combinaisons.

[En marge: Nouvelle position prise par l'armée de Bohême.]

[En marge: Sa retraite sur Chaumont.]

Le prince de Schwarzenberg s'était retiré sur Chaumont, ayant laissé à
Bar-sur-Aube les Bavarois du maréchal de Wrède, les Russes du prince
de Wittgenstein, et le long de l'Aube les Wurtembergeois du prince
royal avec le corps autrichien de Giulay. Il avait à Chaumont même les
gardes russe et prussienne, et un corps de grenadiers et de
cuirassiers qui faisait partie des réserves autrichiennes. Il avait
détaché une portion du corps de Colloredo par Dijon sur Lyon, pour
aller au secours de Bubna. Ses forces étaient ainsi très-diminuées, et
il ne lui restait guère plus de 90 mille combattants.

[En marge: Irritation de Blucher et de son état-major en apprenant
l'ajournement de la bataille décisive.]

Blucher était demeuré entre la Seine et l'Aube, de Méry à Arcis, avec
les 48 mille hommes qu'il avait pu réunir, attendant impatiemment le
signal de la grande bataille dans laquelle il se flattait,
non-seulement de venger ses récentes humiliations, mais de trouver les
clefs de Paris. Lorsqu'on apprit dans son état-major que le
généralissime avait abandonné l'idée de livrer cette bataille, et
avait même rétrogradé jusqu'à Langres, ce fut, comme on l'imagine
aisément, l'occasion d'un déchaînement inouï contre les Autrichiens,
contre leur faiblesse, leur duplicité, leurs arrière-pensées. Le
temporiseur autrichien, le prince de Schwarzenberg, fut traité comme
ses pareils le sont en tout temps par la race des impatients, et on se
mit à dire que si les troupes du père de Marie-Louise faisaient
défection, on n'en marcherait pas moins sur Paris, et qu'on saurait
bien s'en ouvrir la route, malgré Napoléon, malgré son armée
soi-disant victorieuse. On se l'était en effet si bien ouverte à
Montmirail et à Vauchamps, qu'il y avait de quoi être fiers et
confiants!

[En marge: Blucher demande à être laissé libre de ses mouvements, et
renforcé.]

[En marge: Le moyen de le renforcer consisterait dans l'adjonction des
corps de Bulow et de Wintzingerode appartenant à Bernadotte.]

Pourtant dans ce fougueux état-major prussien, on n'avait d'autre
autorité pour agir que celle qu'on prenait en désobéissant au roi de
Prusse, et bien qu'on fût encore très-disposé à user de ce genre
d'autorité, on n'était pas assez audacieux pour s'aventurer sur Paris
avec 48 mille hommes. On eut recours au moyen accoutumé, on s'adressa
à l'empereur Alexandre qu'on avait la certitude d'entraîner en le
flattant, et on lui dépêcha des émissaires pour lui demander deux
choses: liberté de mouvements pour l'armée de Silésie, et augmentation
notable de forces, qu'il était du reste facile de lui procurer. Cette
augmentation pouvait consister dans l'adjonction des corps de Bulow et
de Wintzingerode, l'un prussien, l'autre russe, qui après avoir laissé
dans les Pays-Bas des détachements employés au blocus des places,
s'avançaient à travers les Ardennes. Il fallait, il est vrai, les
retirer à Bernadotte, sous les ordres duquel ils se trouvaient, mais
on ne manquait pas dans ce moment de raisons contre le prince suédois.
On contestait chez les Prussiens sa capacité, son courage, sa loyauté:
on l'appelait un militaire sans énergie, un traître à l'Europe, qui
occupait à lui seul plus de cent mille hommes pour son affaire de la
Norvége, et qui exposait ainsi la coalition à succomber faute de
forces suffisantes sur le point décisif. Bernadotte, il est vrai,
avait fini par marcher sur le Rhin, et s'était fait précéder par les
corps de Bulow et de Wintzingerode. Mais, disaient les Prussiens, il
userait toujours de ses forces dans des vues personnelles, pour se
faire, par exemple, empereur des Français, s'il pouvait du trône de
Suède s'élancer sur celui de France. En lui ôtant les 50 mille hommes
de Bulow et de Wintzingerode pour les confier à Blucher, celui-ci
aurait 100 mille hommes sous son commandement, et pourrait en se
portant sur les derrières de Napoléon faire évanouir le fantôme qui
tenait le prince de Schwarzenberg immobile d'effroi à Chaumont.

Tel était le langage que les envoyés de Blucher étaient chargés de
tenir à l'empereur Alexandre, et qu'ils avaient, sauf ce qui était
dirigé contre son protégé Bernadotte, grande chance de faire
accueillir.

[En marge: L'empereur Alexandre convoque un conseil extraordinaire des
chefs de la coalition.]

[En marge: Vives explications entre les deux partis qui divisent la
coalition.]

[En marge: Après s'être expliqué on est disposé à donner satisfaction
à Blucher, mais on craint de blesser Bernadotte déjà mécontent.]

[En marge: Causes secrètes du mécontentement de Bernadotte.]

Alexandre écouta ce qu'on lui dit avec beaucoup de satisfaction et de
faveur. Quelques jours s'étaient écoulés depuis les échecs de Nangis
et de Montereau, et sa vive imagination remise des fortes impressions
qu'elle avait éprouvées, s'enflamma de nouveau dès qu'on lui montra la
perspective d'entrer à Paris. Il agréa les propositions de Blucher, et
provoqua un conseil des coalisés pour les mettre en discussion. Ce
conseil, auquel assistèrent outre les trois souverains, MM. de
Metternich, de Nesselrode, de Hardenberg, Castlereagh, le prince de
Schwarzenberg et les principaux généraux de la coalition, fut fort
animé. Alexandre attaqua l'armistice et le système de la
temporisation, insista sur la nécessité de pousser vivement la guerre,
et déclara que, quant à lui, il était prêt à la continuer avec son
fidèle allié le roi de Prusse, si ses autres alliés l'abandonnaient, à
quoi l'empereur François répondit en demandant si on ne le rangeait
plus dans le nombre des alliés sur lesquels on avait raison de
compter. Là-dessus on se tendit la main, et on convint de la nécessité
d'agir promptement et vigoureusement, de manière à ne laisser aucun
répit à l'ennemi commun. Après quelques explications on se trouva
plus d'accord qu'on ne l'avait espéré. De part et d'autre on reconnut
que l'armistice ne compromettait rien, puisqu'il ne suspendait pas
même les hostilités, et que toute stipulation qui directement ou
indirectement aurait pu déroger aux propositions de Châtillon avait
été soigneusement écartée. Il n'y avait donc rien de changé à la
situation des puissances alliées. On s'arrêtait, il est vrai, à
Chaumont, mais par une prudence toute simple, pour se tenir à quelque
distance de Napoléon, pendant qu'on s'affaiblissait pour expédier sur
Dijon des secours reconnus indispensables au comte de Bubna. Du reste
la formation d'une armée puissante qui pourrait agir sur les flancs de
Napoléon, et le ramener en arrière, était une bonne mesure, qu'il n'y
avait aucune raison de ne pas prendre, si on en avait le moyen. Dès
lors accorder au maréchal Blucher la liberté de ses mouvements, et le
renforcer jusqu'à doubler son armée, si on le pouvait, ne faisait
objection dans l'esprit de personne. La difficulté consistait
uniquement à priver le jaloux et susceptible Bernadotte de deux corps,
qui constituaient la meilleure partie des forces placées sous son
commandement. Déjà il s'était plaint, avait même proféré des menaces,
parce qu'on ne semblait pas estimer assez haut ses services, et avait
laissé entrevoir qu'il pourrait bien rentrer sous sa tente, et s'y
croiser les bras. Diverses causes lui avaient inspiré ces dispositions
chagrines. L'Autriche n'avait cessé de protéger le Danemark contre la
Suède, et on avait refusé d'admettre au congrès de Châtillon un
plénipotentiaire suédois. Quant à ce second point, on se souvient
sans doute que l'Angleterre, la Prusse, la Russie, l'Autriche, avaient
reçu pouvoir de traiter pour tous les coalisés, grands et petits, et
vraiment le prince Bernadotte par sa personne ne donnait pas assez
d'importance à la Suède, pour qu'on accordât à celle-ci le rôle de
sixième grande puissance. À ces deux causes de mécontentement s'en
joignait une troisième, plus agissante quoique moins avouée. Le
ministre d'Angleterre, sondé plusieurs fois sur les projets de la
coalition à l'égard du trône de France, avait dit nettement au curieux
Bernadotte, que les puissances ne faisaient point la guerre pour
substituer une dynastie à une autre, que les questions de gouvernement
intérieur ne les regardaient point, et qu'elles laisseraient la France
décider de son sort dans le cas où une nouvelle révolution viendrait à
éclater chez elle, mais que, pour ce qui les regardait, les Anglais
considéraient les Bourbons comme pouvant seuls remplacer
convenablement les Bonaparte. L'humeur du nouveau Suédois, qui aurait
bien voulu redevenir Français pour régner sur la France, était visible
depuis lors, et se manifestait à chaque instant pour la moindre
contrariété. On ne le redoutait pas sans doute, mais pourtant un
trouble quelconque dans les affaires de la coalition, pendant qu'elle
avait toutes ses forces occupées devant Napoléon, était une chose de
quelque importance, et on craignait de s'exposer à des difficultés en
ôtant à Bernadotte la portion la plus considérable de son armée.

[En marge: Lord Castlereagh prenant tout sur lui, fait prononcer
l'adjonction désirée par Blucher.]

On n'était arrêté que par cette crainte, et Alexandre, malgré son
désir de satisfaire le bouillant Blucher, hésitait avec les autres
membres du conseil, lorsque lord Castlereagh se levant soudainement,
et agissant comme une sorte de providence qui disposait de tout,
demanda aux militaires si véritablement ils regardaient l'adjonction
des corps de Bulow et de Wintzingerode à l'armée de Silésie comme
nécessaire. Ceux-ci ayant répondu affirmativement, il déclara qu'il se
chargeait d'aplanir toutes les difficultés avec le prince royal de
Suède. Sur cette déclaration les incertitudes cessèrent, et il fut
décidé que Blucher recevrait l'adjonction de Wintzingerode et de
Bulow, et pourrait se mouvoir entre la Seine et la Marne de la manière
qu'il croirait la plus conforme à l'intérêt général des opérations.
Alexandre renvoya les émissaires de Blucher pleins de joie, et du
reste en leur racontant ce qui s'était passé, exagéra beaucoup ce que
le parti des impatients lui devait en cette circonstance.

[En marge: Moyens que lord Castlereagh avait à sa disposition pour
dédommager Bernadotte et le faire taire.]

Quels moyens avait donc lord Castlereagh pour tout arranger ainsi de
sa seule autorité? Nous allons le dire en peu de mots. D'abord il
avait un esprit simple et net qui le portait à admettre sans hésiter
les choses nécessaires. Ensuite il tenait dans ses mains la puissance
des subsides, et c'était une grande puissance dans la circonstance
présente, vu que la Suède n'était pas assez riche pour payer son
armée. Avoir ou n'avoir pas vingt-cinq millions, c'était pour
Bernadotte avoir ou n'avoir pas d'armée suédoise. De plus, la Suède
entourée de tous côtés par la marine anglaise, ne pouvait pas se
permettre une fausse démarche impunément. Enfin, lord Castlereagh
possédait le moyen de consoler l'orgueil du prince de Suède. On avait
levé en Hanovre et pris à la solde de l'Angleterre un corps
d'Allemands, tirés des diverses principautés soustraites au joug de la
France, et s'élevant à 25 mille hommes commandés par le général
Walmoden. Il y avait en Hollande 7 à 8 mille Anglais sous le général
Graham. Le prince d'Orange s'occupait à reconstituer l'armée
hollandaise, et avait déjà réuni 10 à 12 mille hommes qui devaient
recevoir aussi leur part des subsides britanniques. Toutes ces
troupes, lord Castlereagh n'avait qu'à dire un mot pour les attribuer
à tel ou tel général. Il décida qu'elles seraient placées sous les
ordres du prince de Suède, qui réunirait ainsi sous son autorité,
outre les Suédois et même les Danois auxquels on venait d'arracher
leur soumission, les Allemands, les Anglais, les Hollandais, le prince
d'Orange compris. Ces commandements variés allaient lui donner dans le
Nord une apparence de roi des rois, qui devait le satisfaire, et le
dédommager des forces qu'on lui faisait perdre.

On lui manda ces dispositions, et on envoya aux corps de Bulow et de
Wintzingerode l'ordre immédiat de se ranger sous le commandement du
maréchal Blucher.

[En marge: Lord Castlereagh profite de l'occasion pour resserrer les
liens de la coalition.]

Lord Castlereagh prit occasion de ce qui se passait en ce moment, pour
rendre à la coalition un nouveau service non moins signalé que le
précédent. On sentait vivement le besoin de l'union parmi les alliés,
et on craignait à chaque instant que la coalition actuelle ne vînt à
se dissoudre comme toutes celles qui depuis vingt années avaient
succombé sous l'épée de Napoléon. On tremblait à cette seule pensée,
car, si on commettait la faute de se diviser, le tyran de l'Europe,
ainsi qu'on appelait l'Empereur des Français, redevenu aussi puissant,
et en outre plus mal disposé que jamais, ferait peser sur tous les
souverains un joug accablant. Bien qu'on éprouvât cette crainte au
plus haut degré, et qu'elle fût assez fondée, elle n'empêchait dans le
camp des alliés ni les mauvais propos, ni les mauvais offices, ni
souvent des scènes intérieures extrêmement vives. Les récentes lettres
de Napoléon à l'empereur François et au prince de Schwarzenberg, dont
le cabinet autrichien avait eu l'habileté de ne pas faire un mystère,
avaient redoublé les appréhensions, et quoique la fidélité
autrichienne ne parût point ébranlée, on voulait autant que possible
resserrer les liens de la coalition, et de plus bien convaincre
Napoléon que sa profonde astuce, pas plus que sa redoutable épée, ne
parviendraient à les briser.

[En marge: Idée d'un traité qui lierait pour vingt ans les puissances
belligérantes.]

Lord Castlereagh songeait donc à quelque moyen éclatant de consacrer
et de proclamer encore une fois l'union des puissances coalisées. Il
s'offrait pour cela une occasion, à la fois naturelle et opportune,
c'était la conclusion des nouveaux arrangements financiers que les
trois puissances continentales sollicitaient depuis qu'on s'était
décidé à porter la guerre au delà du Rhin, et pour lesquels le comte
Pozzo avait été envoyé à Londres. On pouvait à propos de ces
arrangements se lier les uns aux autres encore plus étroitement que
par le passé, stipuler dans quelles vues, pour quel temps, dans quelle
proportion, chacun contribuerait à la lutte commune, et même la lutte
finie, quelle nature d'alliance on formerait pour en maintenir les
résultats. C'est d'après ces données que lord Castlereagh conçut et
fit rédiger un nouveau traité, qu'il résolut de proposer à la
signature des cours alliées. Ce traité, outre le but général de
cimenter l'union des puissances, avait un but particulier à
l'Angleterre, c'était d'agrandir singulièrement son rôle continental,
et de se procurer ainsi le moyen certain de faire prévaloir les
diverses créations qui lui tenaient si fort à coeur.

[En marge: Conditions du traité projeté.]

En conséquence, lord Castlereagh imagina une alliance solennelle entre
l'Angleterre, la Russie, l'Autriche et la Prusse, par laquelle chacune
de ces puissances s'engagerait à fournir un contingent permanent de
150 mille hommes, jusqu'à ce que la guerre actuelle fût terminée
conformément à leurs désirs. Les six cent mille hommes que ce concours
de chacun devait mettre à la disposition de la ligue, étaient
indépendants de tout ce qu'on exigerait des puissances secondaires, et
devaient par celles-ci être portés à huit cent mille hommes.
L'Angleterre ne pouvant pas cependant fournir 150 mille hommes de ses
propres troupes, s'obligeait à les donner en troupes à sa solde. Elle
en avait déjà près de 100 mille en Espagne, compris les Anglais, les
Portugais, les Espagnols, et il lui était facile avec les Hanovriens,
les Allemands de toute origine, les Hollandais, de réunir un nouveau
contingent de 50 mille hommes.

[En marge: Dépense et rôle immense qui résulte pour l'Angleterre de ce
projet de traité.]

Elle aurait ainsi, indépendamment de son rôle maritime, un rôle
continental presque égal à celui de chacune des trois grandes
puissances du continent. Elle y pouvait ajouter une influence que
seule elle était capable d'exercer, celle de la richesse, et lord
Castlereagh prit sur lui d'offrir pour toute la durée de la guerre un
subside annuel de six millions de livres sterling (150 millions de
francs), à partager par tiers entre la Russie, la Prusse et
l'Autriche. C'était de la part de l'Angleterre un double concours à
l'oeuvre commune, triple même en comptant sa marine, qui devait lui
assurer sur toutes les autres puissances une supériorité décisive, et
lui donner la certitude que les arrangements de la future paix
n'auraient d'autre base que ses désirs.

Moyennant ces stipulations on devait se promettre les uns aux autres
de n'écouter aucune proposition particulière, et de ne traiter qu'en
commun avec l'ennemi commun, d'après des conditions arrêtées entre
tous. Lord Castlereagh, voulant en outre pourvoir à l'avenir, et
enchaîner les puissances à l'oeuvre qu'elles auraient accomplie,
conçut la pensée de les lier pour vingt années, au delà de la paix
prochaine. Chacune d'elles en effet devait, la guerre terminée, tenir
soixante mille hommes (total 240 mille) au service de celui des alliés
que la France essayerait d'attaquer, si la paix conclue elle
renouvelait ses agressions contre ses voisins. C'était un moyen de
garantir l'existence des deux royaumes dont l'Angleterre désirait
ardemment la création, celui des Pays-Bas parce qu'il nous ôtait
Anvers, celui du Piémont parce qu'il nous ôtait Gênes.

Il y avait même une idée qui commençait à germer parmi les diplomates
de la coalition, c'était non-seulement de donner des possessions sur
la gauche du Rhin à la maison d'Orange, mais d'en donner aussi à la
Prusse, afin de la placer en état perpétuel de jalousie à l'égard de
la France. Cette idée s'était offerte dès 1805 à l'esprit de M. Pitt,
et recueillie depuis par lord Castlereagh, elle paraissait un
accessoire important du nouveau royaume qu'on voulait créer en
réunissant la Belgique à la Hollande. Agréable à la Prusse, que
cependant elle compromettait envers nous, cette combinaison n'avait
pas de contradiction bien grande à craindre, car, écraser la France,
l'enfermer dans un cercle de fer après l'avoir écrasée, était alors le
voeu, l'espérance, la joie de tout le monde. Mais c'était aussi pour
chacun l'occasion d'exiger la satisfaction de ses intérêts
particuliers. Ainsi la Russie, par exemple, demandait pour prix des
arrangements auxquels elle se prêterait, que la Hollande la tînt
quitte des emprunts contractés à Amsterdam. L'Angleterre, comme on l'a
déjà vu, pour compléter son ouvrage, voulait marier la princesse
Charlotte, héritière de la couronne, avec le fils du prince d'Orange,
et placer en quelque sorte sous un même sceptre, outre les trois
royaumes britanniques, la nouvelle monarchie des Pays-Bas.

En imposant à l'Angleterre des charges énormes, le nouveau traité lui
procurait de si grands avantages, que le hardi ministre n'avait pas
hésité à le proposer, et à s'y attacher comme à son oeuvre
essentielle. En conséquence, lord Castlereagh en présenta le projet
aux puissances avec lesquelles il gouvernait les affaires de l'Europe.

[En marge: Adhésion générale aux idées de lord Castlereagh, et
signature du fameux traité de Chaumont le 1er mars 1814.]

Proclamer une nouvelle alliance pour toute la durée de la guerre, et
valable encore vingt ans après la paix, afin de maintenir le nouvel
édifice européen qu'on aurait créé, devait convenir à tous les
contractants, car même la paix conclue, on ne cessait pas de craindre
les entreprises que la France pourrait faire ultérieurement. Les
propositions de lord Castlereagh furent donc accueillies et signées à
Chaumont le 1er mars. Ce fut là le fameux traité de Chaumont, qui a
servi de fondement à la Sainte-Alliance, et qui, pendant près de
quarante années, a dominé la politique européenne, jusqu'au jour où
l'Europe s'est enfin aperçue qu'il y avait ailleurs qu'en France de
sérieux dangers pour l'équilibre général.

[En marge: Lord Castlereagh fait décider la continuation du congrès de
Châtillon, avec l'indication d'un délai fatal, après lequel les
négociations seront définitivement rompues.]

Ce traité fut signé au milieu de la joie des coalisés, tous fort
contents d'être solidement liés et largement subventionnés, excepté
l'Autriche pourtant, qui tout en voyant dans la nouvelle alliance de
précieuses garanties contre les entreprises de la France en Italie,
n'en voyait pas autant contre les prétentions de la Russie en Pologne
et en Orient. Lord Castlereagh ne borna pas là ses travaux. Il proposa
et fit adopter la résolution de persévérer pendant quelque temps
encore, mais pendant un temps limité, à négocier à Châtillon. On avait
offert la paix à Napoléon, à la condition du retour de la France à ses
anciennes limites, et, pour être conséquent avec soi-même, on devait,
s'il se résignait, traiter avec lui. D'ailleurs les stipulations de
Chaumont, en donnant vingt ans de durée à la coalition, rassuraient
contre les tentatives qu'il pourrait faire à l'avenir pour reprendre
ses anciennes conquêtes. Mais s'il prolongeait les négociations avec
l'intention évidente d'occuper les puissances et de se jouer d'elles,
on devait lui fixer un délai, après lequel on déclarerait les
négociations rompues, et on proclamerait la résolution définitive de
ne plus avoir de relations avec lui, ce qui serait une véritable
déchéance prononcée par l'Europe. Jusque-là rien de contraire à sa
dynastie ne devait être souffert, et le comte d'Artois en
Franche-Comté, le duc d'Angoulême en Guyenne, devaient être éloignés
des quartiers généraux des puissances belligérantes.

Ces mesures, du point de vue des coalisés, étaient si bien calculées
qu'elles reçurent un prompt et universel assentiment. C'est par elles
que lord Castlereagh consacra son influence personnelle, et surtout
l'influence de son pays dans la coalition européenne. Aussi écrivit-il
à son cabinet que sans doute cet ensemble de mesures coûterait cher à
l'Angleterre, mais qu'il était sûr d'être approuvé d'elle, car il
s'était agi de prendre ou de laisser échapper le premier rôle, et
qu'il s'était hâté de le prendre quoi qu'il pût en coûter aux finances
britanniques. Il n'avait certes pas à craindre d'être désavoué, quelle
que fût la somme de millions promise. L'Angleterre a toujours su payer
sa grandeur, et s'est rarement trompée sur ce qu'elle valait.

Aussitôt ces mesures arrêtées, l'ordre fut envoyé aux
plénipotentiaires des quatre cabinets, de signifier à M. de
Caulaincourt qu'on attendait la réponse de la France; que si les
préliminaires proposés ne lui convenaient pas, elle n'avait qu'à en
présenter d'autres, qu'on les examinerait dans un esprit de
conciliation, pourvu toutefois qu'ils ne s'écartassent pas
sensiblement des principes posés; mais qu'au delà d'un certain temps,
on déclarerait le congrès de Châtillon dissous, et toute négociation
définitivement abandonnée.

[En marge: Blucher, en apprenant qu'il est libre de ses mouvements, et
qu'il va être renforcé, se hâte de reprendre l'offensive.]

[En marge: Son mouvement sur la Marne, sans s'inquiéter de ce qu'il
peut y rencontrer.]

À peine Blucher et ses conseillers, Gneisenau, Muffling et autres,
eurent-ils appris la résolution adoptée de les laisser libres, et de
les renforcer de 50 mille hommes, qu'ils conçurent de nouveau
l'ambition, qui déjà leur avait été funeste, d'entrer les premiers à
Paris. Ils examinèrent à peine s'il ne vaudrait pas mieux, avant
d'entreprendre ce nouveau mouvement offensif, attendre la jonction des
50 mille hommes qu'on leur destinait, et ils prirent sur-le-champ le
parti de se porter en avant, mais en obliquant légèrement à droite,
c'est-à-dire en se dirigeant vers la Marne, où ils devaient rejoindre
un peu plus promptement Bulow et Wintzingerode qui étaient en marche,
l'un vers Soissons, l'autre vers Reims. Dans leur fiévreuse
impatience, ils aimaient mieux les rallier chemin faisant, quelque
danger qui pût résulter de leur marche isolée, que les attendre dans
le voisinage du prince de Schwarzenberg, où les armées de Silésie et
de Bohême pouvaient se prêter un secours mutuel. Ils se disaient, à la
vérité, que de cette façon ils attireraient Napoléon à eux, et
dégageraient le prince de Schwarzenberg, mais ils n'ajoutaient pas que
c'était au risque de se compromettre eux-mêmes beaucoup en le
dégageant. De plus, ayant vu courir sur leurs flancs quelques troupes
légères, ils espéraient en se portant vers la Marne rencontrer
peut-être les maréchaux Marmont et Mortier isolés de Napoléon, et
trouver ainsi l'occasion de se venger de leurs récentes défaites. Ce
qu'ils ne se disaient pas, c'est que les mouvements des corps français
étaient calculés autrement que ceux des corps alliés, et qu'ils ne
donnaient pas la même prise aux hasards de la guerre.

Quoi qu'il en soit, le 24 février, Blucher, qui s'était porté jusqu'à
Méry, repassa l'Aube à Anglure, et se mit en route pour Sézanne.
Sentant confusément le danger de cette marche, il fit dire au prince
de Schwarzenberg qu'il allait pour le dégager s'exposer à bien des
périls, et qu'il le priait instamment, aussitôt qu'il serait
débarrassé de la présence de Napoléon, de se reporter en avant pour
rendre à l'armée de Silésie le service que l'armée de Bohême allait en
recevoir.

[En marge: Marche des maréchaux Marmont et Mortier pendant que
Napoléon s'était porté sur la Seine.]

[En marge: Ils cherchent à se réunir entre Château-Thierry et Meaux.]

On a vu précédemment quelle avait été la position des maréchaux
Mortier et Marmont, pendant que Napoléon revenait de la Marne sur la
Seine pour livrer les combats de Nangis et de Montereau. Le maréchal
Mortier, envoyé à la suite d'York et de Sacken sur Soissons, n'avait
pu atteindre ces deux généraux, qui s'étaient dérobés par leur droite
et sauvés sur Châlons, mais il avait repris Soissons tombé un moment
dans les mains des alliés. D'après l'ordre de Napoléon, qui le
rappelait sur la Marne, il était revenu sur Château-Thierry, et s'y
trouvait le jour même où Blucher commençait l'exécution de ses
nouveaux projets. Quant au maréchal Marmont, placé entre Étoges et
Montmirail, de manière à se lier d'un côté avec le maréchal Mortier
sur la Marne, de l'autre avec Napoléon sur l'Aube, il avait
successivement occupé Étoges, Montmirail et Sézanne. Ayant vu Blucher
passer l'Aube à Anglure le 24, et revenir le 25 sur Sézanne, il
s'était retiré en bon ordre sur Esternay, derrière le Grand-Morin,
après avoir tué quelques hommes à l'ennemi sans en avoir perdu
lui-même. Sa conduite était désormais toute tracée, c'était, en se
voyant séparé de Napoléon par le mouvement de Blucher, de se replier
sur la Marne, de s'y joindre au maréchal Mortier, et de disputer avec
lui le terrain pied à pied, jusqu'à ce que Napoléon pût venir à leur
secours. Il avait donc mandé à Mortier, qui se trouvait à
Château-Thierry, de se diriger vers la Ferté-sous-Jouarre pendant
qu'il s'y rendrait de son côté, et il avait informé Napoléon de ce qui
se passait, en le priant d'accourir le plus tôt possible.

[En marge: Temps perdu par Blucher à Jouarre.]

Le 26 au matin, Blucher ayant recommencé sa poursuite, Marmont
continua son mouvement rétrograde jusqu'à la Ferté-Gaucher, puis
tirant sur la Marne il prit le chemin de la Ferté-sous-Jouarre. (Voir
la carte nº 62.) Blucher le suivit comme la veille sans pouvoir
l'atteindre, et, en le voyant se diriger sur la Ferté-sous-Jouarre au
lieu d'aller à Meaux, tomba dans de grands doutes. Il ne comprit pas
que Marmont, allant à la Ferté-sous-Jouarre de préférence à Meaux, ce
qui l'éloignait de Paris, devait avoir un grave motif pour agir de la
sorte, et que ce ne pouvait être que le désir d'être plus tôt réuni à
Mortier; que dès lors, en abandonnant aux deux maréchaux l'avantage de
leur réunion, qu'on ne pouvait plus leur disputer, il fallait au moins
songer à les couper de Paris, et pour cela courir soi-même à Meaux.
Il ne fit pas cette réflexion si simple, et, quoique arrivé de
très-bonne heure à Jouarre, et pouvant encore occuper Meaux avant la
nuit, il perdit la soirée à chercher ce qu'il ne devinait pas, sous le
prétexte, si souvent allégué par les généraux qui ne savent pas le
prix du temps, d'accorder à ses troupes un repos nécessaire.

Le lendemain 27 février, comprenant enfin que les deux maréchaux,
maintenant réunis à la Ferté-sous-Jouarre, devaient avoir grand souci
de gagner Meaux afin de se retrouver sur la route de Paris, il dirigea
Sacken par sa gauche sur Meaux même, et poussa Kleist droit devant lui
sur Sammeron, pour y franchir la Marne au moyen d'un équipage de pont
qu'il traînait à sa suite. Outre le motif d'intercepter la route de
Paris sur l'une et l'autre rive de la Marne, il avait celui de passer
cette rivière avec le gros de ses forces, et de s'en couvrir, dans le
cas fort probable où Napoléon abandonnerait l'armée de Bohême pour
courir après l'armée de Silésie.

[En marge: Les deux maréchaux profitent du temps perdu par Blucher
pour se rendre à Meaux.]

Mais les deux maréchaux français étaient plus alertes que Blucher, et
tandis qu'il avait à peine arrêté ses résolutions le 27 au matin, ils
étaient à ce même moment en pleine marche sur Meaux, afin de reprendre
leurs communications avec Paris, que le besoin urgent d'opérer leur
jonction les avait contraints de négliger un instant. Ils ne
comptaient pas à eux deux, après leurs fatigues et leurs pertes, plus
de 14 mille hommes, d'excellente qualité, il est vrai, mais c'était
bien peu pour se faire jour à travers une armée de 50 mille ennemis,
qu'ils pouvaient trouver sur la route de Meaux. Heureusement, ils s'y
prirent pour réussir avec autant d'adresse que de promptitude.

La Marne entre la Ferté-sous-Jouarre et Meaux décrit une multitude de
contours, dont la route de Paris rencontre le bord, comme une tangente
touchant successivement à plusieurs cercles. (Voir la carte nº 62.) À
Trilport cette route rencontre l'un de ces contours, franchit la
Marne, et vient ensuite aboutir à Meaux. Les deux maréchaux étaient
partis bien avant le jour, pour atteindre le pont de Trilport,
l'occuper, traverser la Marne, et s'emparer de Meaux. De plus, voulant
aussi occuper la route de Paris qui suit la rive droite de la Marne,
ils avaient jeté le général Vincent sur cette rive, par le pont de la
Ferté-sous-Jouarre, et lui avaient ordonné d'aller se placer derrière
l'Ourcq, qui, aux environs de Lizy, s'approche très-près de la Marne
sans s'y réunir pourtant, et forme avec elle une ligne de défense
presque continue. Établis ainsi derrière la Marne et l'Ourcq, la
droite à Meaux, la gauche à Lizy, ils pouvaient contenir l'ennemi
pendant trois ou quatre jours, recevoir dans l'intervalle des renforts
de Paris, et attendre, sans courir de trop grands périls, l'arrivée de
Napoléon, qui ne manquerait pas de voler à leur secours dès qu'il
connaîtrait leur situation.

[En marge: Marmont entre à Meaux au moment où les Russes allaient y
pénétrer; il les repousse et ferme sur eux les portes de la ville.]

Ces dispositions excellentes furent aussi bien exécutées que bien
conçues. Le 27 au matin, avant que Blucher pût s'apercevoir de leur
mouvement, les deux maréchaux se glissant pour ainsi dire entre
l'ennemi et la Marne, par la route de la rive gauche qui est tangente
aux divers contours de cette rivière, la franchirent au pont de
Trilport, laissèrent la division Ricard pour défendre ce pont, et se
portèrent à Meaux. Tandis que le maréchal Marmont, la Marne franchie,
arrivait à Meaux par la rive droite, le général Sacken y arrivait par
la rive gauche, et déjà même quelques détachements russes avaient
pénétré dans la ville au midi, lorsque le maréchal fondit sur eux à
la tête de 200 hommes, les repoussa, et ferma sur eux les portes.
Au même moment le général Vincent avait passé la Marne à la
Ferté-sous-Jouarre, et avait pris position à Lizy, derrière l'Ourcq.

[En marge: Les maréchaux ayant réussi à se sauver, appellent Napoléon
à leur secours.]

Les deux maréchaux étaient ainsi parvenus avec 14 mille hommes
seulement à se soustraire à 50 mille, et Blucher, qui aurait dû les
enlever l'un et l'autre, avait la confusion de les voir établis sains
et saufs derrière la Marne et l'Ourcq, et la position, de
très-périlleuse qu'elle était pour eux, allait maintenant le devenir
pour lui. Ce mouvement terminé le 27 février, les maréchaux
renouvelèrent à Napoléon l'avis de ce qu'ils avaient fait, et à Joseph
la demande de tous les renforts qu'il serait possible de leur envoyer
de Paris. Il s'agissait en effet de sauver la capitale encore une
fois, et on ne pouvait pas employer plus utilement les ressources
qu'elle contenait, qu'en les dirigeant immédiatement sur Meaux.

[En marge: Napoléon quitte Troyes en toute hâte, et se porte sur la
Marne, afin de poursuivre Blucher.]

Napoléon, informé dès le 25 du mouvement de Blucher sur la Marne, et
connaissant le caractère présomptueux de ce général, ne doutait pas
des imprudences qu'il allait commettre, et se préparait à les lui
faire payer cher[15]. Sans perdre un instant, il avait ordonné au
maréchal Victor, qui était resté entre Troyes et Méry, de rétablir le
pont de Méry sur la Seine, et de se porter à Plancy, pour y passer
l'Aube. Il avait prescrit au maréchal Ney de quitter Troyes et de
s'acheminer sur Aubeterre, pour franchir l'Aube à Arcis. Sa résolution
était de quitter Troyes clandestinement avec 34 ou 35 mille hommes,
d'en laisser à peu près autant devant cette ville, et de se jeter sur
les derrières de Blucher, pour l'acculer contre la Marne, où les
maréchaux Marmont et Mortier le recevraient à la pointe de leurs
baïonnettes.

          [Note 15: Le duc de Raguse, ignorant comme toujours les
          motifs de Napoléon, et le jugeant très-légèrement, lui
          reproche de n'être parti que le 27, tandis qu'il lui avait
          fait arriver le 24 l'avis du mouvement de Blucher, et
          prétend que s'il avait agi deux jours plus tôt, la perte de
          l'armée de Silésie eût été certaine. La correspondance
          répond péremptoirement à ce reproche. L'avis du mouvement de
          Blucher envoyé le 24 de Sézanne ne parvint à Napoléon que le
          25, et le 25 même il fit partir Victor de Méry pour Plancy,
          Ney de Troyes pour Aubeterre. Il n'y eut donc pas une heure
          de perdue. Le 26, quand l'intention de Blucher fut bien
          démontrée, Napoléon continua ce mouvement, et il ne partit
          que le 27 de sa personne, parce qu'il devait donner à ses
          troupes le temps de marcher. L'avis étant arrivé le 25, le
          27 ses troupes étaient rendues à Herbisse au delà de l'Aube.
          On ne pouvait donc pas agir plus vite, et quand on sait
          quelle sûreté de jugement, quelle vigueur de caractère il
          faut à la guerre pour prendre ses résolutions sur-le-champ,
          surtout dans une position aussi grave que celle où se
          trouvait Napoléon, position où le premier faux mouvement
          devait le perdre, on ne peut trop admirer la précision, la
          vigueur de conduite d'un capitaine, qui, une heure après
          avoir reçu un avis, met ses troupes en marche, et ne reste
          en arrière de sa personne que pour cacher plus longtemps ses
          projets à l'ennemi, et donner, pendant que ses troupes
          cheminent, des ordres qui embrassent à la fois la direction
          de toutes les armées et le gouvernement d'un vaste empire.]

Le 26 au matin, les premiers renseignements s'étant confirmés, il fit
partir de Troyes le reste de la garde, et résolut de partir lui-même
le lendemain pour diriger ce nouveau mouvement, qui, s'il réussissait,
pouvait terminer la guerre.

[En marge: Précautions prises pour la défense de l'Aube et de la Seine
pendant l'absence de Napoléon.]

En prenant cette résolution, il fallait laisser en avant de Troyes des
forces capables d'imposer au prince de Schwarzenberg. Napoléon confia
aux maréchaux Oudinot et Macdonald, et au général Gérard, le soin de
défendre l'Aube, en cachant son absence le plus longtemps possible. Le
maréchal Oudinot avait, outre la division Rothenbourg de la jeune
garde, la division Leval tirée d'Espagne, la moitié de la division
Boyer (également tirée d'Espagne), et la cavalerie du comte de Valmy.
Le maréchal Macdonald avait le 11e corps avec la cavalerie de Milhaud;
le général Gérard avait le 2e corps fondu avec la réserve de Paris, et
les cuirassiers de Saint-Germain. Le tout formait une masse d'un peu
plus de 30 mille hommes. Napoléon leur ordonna de rejeter les postes
ennemis au delà de l'Aube, et d'occuper fortement le cours de cette
rivière, soit au-dessus, soit au-dessous de Bar-sur-Aube. Il leur
recommanda notamment de faire après son départ crier _Vive
l'Empereur_, pour qu'on ne doutât pas de sa présence.

Il emmena le maréchal Victor avec les divisions de jeunes garde Boyer
et Charpentier, Ney avec les divisions de jeunes garde Meunier et
Curial, et la deuxième brigade de la division Boyer (d'Espagne),
Friant avec la vieille garde, Drouot avec la réserve d'artillerie, et
enfin 9 à 10 mille hommes de cavalerie, soit de la garde, soit des
dragons d'Espagne, le tout s'élevant, comme nous venons de le dire, à
35 mille hommes. Par sa réunion aux maréchaux Mortier et Marmont, il
devait en avoir bien près de 50 mille.

[En marge: Quelques mesures d'administration militaire prises par
Napoléon avant de se mettre en marche.]

Avant de quitter Troyes, il prit, suivant son habitude, diverses
mesures relatives à l'administration militaire et à la politique. La
conscription, qui au lieu des six cent mille hommes décrétés, en avait
procuré 120 mille, finissait par ne plus rien fournir du tout. On
profitait en effet du profond ébranlement imprimé à l'autorité
impériale pour ne point obéir à une loi universellement détestée. Au
lieu de quatre à cinq mille conscrits qui jusqu'alors arrivaient
quotidiennement à Paris, et qu'on versait à la hâte dans les cadres de
la garde ou de la ligne, il n'en arrivait pas mille. Tout au
contraire, dans les départements que l'ennemi avait traversés,
l'exaspération patriotique était au comble, et on y pouvait trouver
des recrues en assez grand nombre et de très-bonne volonté. Napoléon
ordonna une sorte de levée en masse dans les départements envahis,
sous le prétexte d'appeler dans ces départements les gardes nationales
à la défense du pays, et ne voulant pas laisser les hommes dans les
cadres des gardes nationales qui n'avaient pas grande valeur, il les
fit verser dans les régiments de ligne, avec promesse de libération
dès que l'ennemi serait rejeté au delà des frontières. Il réitéra la
pressante recommandation de lui envoyer des vivres à Nogent par la
Seine, et de plus un équipage de pont, sans lequel tous ses mouvements
étaient aussi difficiles qu'en pays étranger. À ces ordres il ajouta
la recommandation, souvent adressée à sa femme, à son frère Joseph, à
l'archichancelier Cambacérès, au ministre de la guerre, de n'avoir pas
peur, du moins de ne pas le laisser paraître, d'exécuter promptement
et ponctuellement ses instructions, et puis, comme il avait coutume de
le dire, _de le laisser faire_, promettant, si on le secondait,
d'avoir bientôt précipité la coalition dans le Rhin.

[En marge: Réponse dilatoire aux plénipotentiaires de Châtillon, de
manière à prolonger les négociations.]

Les commissaires pour l'armistice, réunis depuis le 24 à Lusigny,
n'avaient pas cessé de disputer sur la limite qui séparerait les
armées belligérantes. Napoléon en partant enjoignit à M. de Flahaut de
continuer les pourparlers, et de céder même sur divers points,
moyennant que la place d'Anvers et la ville de Chambéry fussent
comprises dans la ligne de démarcation. Quoiqu'il n'attendît rien de
ces pourparlers, il ne voulait se fermer aucune voie de négociation.
M. de Caulaincourt lui conseillait toujours l'abandon d'une partie des
bases de Francfort, et lui demandait un contre-projet, que les
plénipotentiaires à Châtillon réclamaient avec instance, conformément
aux ordres venus de Chaumont. Napoléon dicta une réponse pour ces
plénipotentiaires. M. de Caulaincourt devait dire qu'on élaborait au
quartier général le contre-projet désiré, mais qu'au milieu de
mouvements militaires si multipliés, il n'était pas étonnant que
l'Empereur des Français, qui était à la fois chef de gouvernement et
chef d'armée, n'eût pas trouvé le temps d'achever un semblable
travail. Il devait déclarer, en attendant, que le projet présenté à
Châtillon étant non un traité de paix mais une capitulation, on ne
l'accepterait jamais; que la France devait dans l'intérêt général
conserver son ancienne situation en Europe; que pour qu'il en fût
ainsi, il fallait qu'elle reçût l'équivalent des extensions de
territoire acquises par la Prusse, la Russie et l'Autriche, aux dépens
de la Pologne, par l'Allemagne aux dépens des États ecclésiastiques,
par l'Autriche aux dépens de Venise, par l'Angleterre aux dépens des
Hollandais et des princes indiens; que la France devait donc s'étendre
fort au delà des limites de 1790, que de plus elle ne consentirait
jamais à ce qu'on décidât sans elle du sort des États qu'elle aurait
cédés. De la sorte Napoléon indiquait sur quelles bases il se
proposait de négocier, mais sans s'expliquer avec précision sur les
frontières qu'il prétendait conserver, ce qu'il ne voulait faire
qu'après de nouveaux succès entièrement décisifs. Il recommanda au duc
de Vicence de donner à croire qu'il était toujours à Troyes, occupé à
y réunir des ressources, et à y préparer un projet de traité en
réponse à celui de Châtillon. Il voulut de plus que le conseil de
régence, composé des grands dignitaires et des ministres, examinât les
propositions de Châtillon, et en donnât son avis. Il se flattait que
chez tous les membres du conseil le sentiment serait celui de
l'indignation.

[En marge: Napoléon vient coucher à Herbisse le 27 février.]

Ayant expédié ces affaires si diverses et si graves, Napoléon partit
de Troyes bien secrètement, le 27 février au matin, franchit l'Aube à
Arcis, et suivant de près ses colonnes, vint coucher à Herbisse, chez
un pauvre curé de campagne, qui n'avait à lui offrir qu'un modeste
presbytère, mais qui l'offrit cordialement, tant à lui qu'à son
nombreux état-major. Après un repas frugal et gai on passa la nuit
sur des chaises, des tables ou de la paille, comptant que cette
nouvelle course sur les derrières de Blucher serait aussi fructueuse
que la précédente. Tout le faisait espérer, et Napoléon sans
présomption pouvait se le promettre.

[Date en marge: Mars 1814.]

[En marge: Marche le 28 sur la Ferté-sous-Jouarre.]

[En marge: Motifs pour adopter cette direction.]

Le lendemain 28 février, il continua sa marche. Il avait à choisir
entre deux partis, ou de suivre Blucher par Sézanne et la
Ferté-sous-Jouarre sur Meaux (voir la carte nº 62), ou de se porter
directement par Fère-Champenoise sur Château-Thierry. En adoptant
cette dernière direction, il avait l'avantage de se placer sur les
plus importantes communications de Blucher, de manière à le couper à
la fois de Châlons et de Soissons, et à le séparer de Bulow et de
Wintzingerode. Mais il y avait dans cette manière d'opérer plus d'un
danger, c'était de laisser les maréchaux Marmont et Mortier trop
longtemps aux prises avec Blucher devant Meaux, de livrer à celui-ci
la principale route de Paris, et enfin de lui fournir une ligne de
retraite qui valait bien celle de Châlons ou de Soissons, nous voulons
parler de celle de Meaux à Provins, qui lui permettrait de se replier
en cas de péril sur le prince de Schwarzenberg. Suivre Blucher tout
simplement par Sézanne, la Ferté-Gaucher et la Ferté-sous-Jouarre,
était donc le parti le plus sûr, soit pour lui enlever la grande route
de Paris, soit pour secourir plus promptement les deux maréchaux, soit
enfin pour lui infliger un traitement assez semblable à celui qu'on
lui avait fait essuyer à Montmirail et à Champaubert, car s'il voulait
gagner la Seine pour rejoindre le prince de Schwarzenberg, on l'y
précéderait; s'il se jetait derrière la Marne pour s'en couvrir, on
l'y suivrait, et on l'enfermerait entre la Marne et l'Aisne, sans lui
laisser aucun moyen d'en sortir, des précautions ayant été prises pour
la conservation de Soissons. Ainsi Napoléon, en exécutant une
manoeuvre hardie, choisit en même temps la direction la plus sûre, car
il avait l'art suprême de garder dans la hardiesse la mesure qui la
séparait de l'imprudence, d'être en un mot audacieux et sage.
Malheureusement, ce n'était qu'à la guerre qu'il savait allier ces
contraires.

[En marge: Blucher après avoir tardivement passé la Marne, perd le
temps à attaquer la position des maréchaux Marmont et Mortier sur
l'Ourcq.]

Il marcha donc le 28 au matin avec ses trente-cinq mille hommes par
Sézanne sur la Ferté-Gaucher et la Ferté-sous-Jouarre. Quelque
diligence qu'il mît à franchir les distances, il ne put arriver à la
Ferté-Gaucher dans la journée, et passa la nuit entre Sézanne et la
Ferté-Gaucher. Le lendemain, 1er mars, il alla coucher à Jouarre, et
le 2, de très-grand matin, il parvint à la Ferté-sous-Jouarre. Pendant
la marche de Napoléon sur la Marne, Blucher qui avait fini par
entrevoir le danger de sa position, n'avait pas déployé pour s'en
tirer la célérité que conseillait la plus simple prudence. Il avait
d'abord voulu mettre la Marne entre Napoléon et lui, avait passé cette
rivière à la Ferté-sous-Jouarre dont il était resté maître depuis la
retraite de Marmont et de Mortier, avait détruit le pont de cette
ville, et était venu s'établir le long de l'Ourcq, pour essayer de
forcer la position des deux maréchaux, pendant que Napoléon, contenu
par la Marne serait obligé de le regarder faire. C'était là une grande
imprudence, car la Marne ne pouvait pas arrêter Napoléon plus de
trente-six heures, et si, pour des tentatives infructueuses, Blucher
se laissait attarder sur les bords de l'Ourcq, il s'exposait à être
pris à revers, et acculé entre la Marne et l'Aisne dans un véritable
coupe-gorge. Les choses s'étaient en effet passées de la sorte, et
tandis que Napoléon s'avançait en toute hâte, Blucher perdait le temps
en vains efforts contre la ligne de l'Ourcq. Il avait tenté de porter
le corps de Kleist au delà de l'Ourcq, mais Marmont et Mortier, se
jetant sur Kleist, l'avaient contraint de repasser ce cours d'eau
après une perte considérable. Tandis que les deux maréchaux
maintenaient ainsi leur position, Joseph leur envoyait des renforts
consistant en 7 mille fantassins et 1,500 cavaliers soit de la garde,
soit de la ligne. Ils avaient incorporé ces troupes le 1er mars, et le
2, en voyant arriver Napoléon sur la Marne, ils se tenaient prêts à
agir selon ses ordres.

[En marge: N'ayant pu forcer la position de l'Ourcq, Blucher prend le
parti de se retirer sur l'Aisne.]

[En marge: Extrême danger de sa position.]

Blucher, placé au delà de la Marne et le long de l'Ourcq qu'il n'avait
pu forcer, se trouvait donc entre les deux maréchaux qui défendaient
l'Ourcq et Napoléon qui s'apprêtait à franchir la Marne. Il avait les
meilleures raisons de se hâter, car à tout moment le danger allait
croissant. Néanmoins, il s'obstina, et perdit la journée entière du 2
mars à tâter la ligne de l'Ourcq, pour voir s'il ne pourrait pas
battre les maréchaux sous les yeux mêmes de Napoléon arrêté par
l'obstacle de la Marne. Ayant rencontré une vaillante résistance sur
tous les points de l'Ourcq, il prit enfin le parti de décamper le 3 au
matin pour se rapprocher de l'Aisne, et se réunir ou à Bulow qui
arrivait par Soissons, ou à Wintzingerode qui arrivait par Reims.
(Voir la carte nº 62.) Mais il allait se trouver entre la Marne que
Napoléon devait avoir bientôt franchie, et l'Aisne sur laquelle il n'y
avait à sa portée que le pont de Soissons dont nous étions maîtres; de
plus le pays entre la Marne et l'Aisne qu'il devait traverser, était
marécageux, et devenu presque impraticable par suite d'un dégel subit.
Sa situation était donc des plus alarmantes, grâce à son imprudence et
aux profonds calculs de son adversaire.

[En marge: Impatience qu'éprouve Napoléon de passer la Marne.]

[En marge: En s'apercevant que les alliés négligent les places pour
amener en ligne de plus grandes forces actives, Napoléon imagine un
nouveau plan.]

[En marge: Ce plan consiste à tirer des places une partie des
garnisons, de les réunir entre Rethel et Nancy, et d'aller les rallier
à Nancy.]

[En marge: Après s'être ainsi renforcé, Napoléon devait, à la tête
d'une armée de cent mille hommes, tomber sur les derrières du prince
de Schwarzenberg.]

[En marge: Probabilité d'un succès décisif.]

Sur ces entrefaites, Napoléon parvenu aux bords de la Marne brûlait du
désir de la traverser. Il y employa les marins de la garde, et à force
d'activité, il put rétablir le passage dans la nuit du 2 au 3 mars.
Les nouvelles qu'il recueillait à chaque pas étaient faites pour
exciter son impatience au plus haut point. Les paysans venant de
l'autre côté de la Marne, et remplis de zèle comme tous ceux qui
avaient vu l'ennemi de près, peignaient des plus tristes couleurs
l'état de l'armée prussienne. En effet, cette armée, pleine du
souvenir de Montmirail, de Château-Thierry, de Vauchamps, et se
sachant poursuivie par Napoléon en personne, s'attendait à un
désastre. L'état des routes profondément défoncées ajoutait à ses
alarmes, et elle se voyait condamnée à abandonner au moins ses canons
et ses bagages dès que la faible barrière qui la séparait de Napoléon
serait franchie. C'était pour celui-ci un motif de ne pas perdre de
temps; et selon sa coutume il n'en perdait pas. Il avait dans les
nouvelles reçues des environs de Troyes un autre motif le se presser.
On lui annonçait que le prince de Schwarzenberg, ayant pénétré le
secret de son départ, avait repris l'offensive, et qu'il poussait de
nouveau sur Troyes et Nogent les maréchaux laissés à la garde de
l'Aube. Cette circonstance, tout en lui faisant une loi de se hâter,
l'inquiétait peu, car il était bien certain, une fois qu'il en aurait
fini avec l'armée de Silésie, de pouvoir revenir sur l'armée de
Bohême, et de ramener celle-ci en arrière plus promptement qu'elle ne
se serait portée en avant. Tout à coup, à la vue des mouvements
compliqués de ses adversaires, Napoléon conçut une grande pensée
militaire, dont les conséquences pouvaient être immenses. Se rejeter
immédiatement sur Schwarzenberg, après avoir battu Blucher, lui
paraissait une tactique bien fatigante et surtout trop peu décisive.
Il en imagina une autre. L'arrivée en ligne des corps de Bulow et de
Wintzingerode, qui lui était annoncée, lui prouvait que les coalisés
négligeaient singulièrement le blocus des places, et laissaient pour
les investir des forces aussi méprisables en nombre qu'en qualité;
qu'il serait donc possible de tirer parti contre eux des garnisons,
puisqu'ils se servaient contre nous des troupes de blocus, et de
mettre ainsi à profit ce qu'il appelait dans son langage profondément
expressif: _les forces mortes_. En conséquence, il résolut de
mobiliser tout ce qu'il y avait de troupes disponibles dans les
places, et de les en faire sortir pour composer une armée active dont
le rôle pourrait devenir des plus importants. On avait jeté dans les
forteresses de la Belgique, du Luxembourg, de la Lorraine, de
l'Alsace, des conscrits qui, placés dans de vieux cadres, avaient dû
acquérir une certaine instruction, depuis deux mois et demi que durait
la campagne. Se battant avec des conscrits qui avaient souvent quinze
jours d'exercice seulement, Napoléon pouvait penser que des soldats
incorporés depuis deux mois et demi étaient des soldats formés. Ces
données admises, il était possible de tirer de Lille, d'Anvers,
d'Ostende, de Gorcum, de Berg-op-Zoom, 20 mille hommes environ, et 15
mille au moins. On devait en tirer plus du double des places de
Luxembourg, Metz, Verdun, Thionville, Mayence, Strasbourg, etc... Si
donc, après avoir mis Blucher hors de cause, Napoléon, à qui il
resterait 50 mille hommes à peu près, en recueillait 50 mille, en se
portant par Soissons, Laon, Rethel, sur Verdun et Nancy (voir la carte
nº 61), il allait se trouver avec 100 mille hommes sur les derrières
du prince de Schwarzenberg, et sans aucun doute ce dernier
n'attendrait pas ce moment pour revenir de Paris sur Besançon. Au
premier soupçon d'un pareil projet, le généralissime de la coalition
rebrousserait chemin, poursuivi par les paysans exaspérés de la
Bourgogne, de la Champagne, de la Lorraine, lesquels, abattus d'abord
par la rapidité de l'invasion, avaient senti depuis se réveiller en
eux l'amour du sol dans toute sa vivacité. Il arriverait ainsi à
moitié vaincu pour tomber définitivement sous les coups de Napoléon.
Ce plan si hardi était fort exécutable, car le nombre d'hommes
existait, et le trajet pour les rallier n'exigeait ni trop de fatigue,
ni trop de temps. En effet de Soissons à Rethel, de Rethel à Verdun,
de Verdun à Toul, le chemin à faire n'excédait guère celui qu'on
avait déjà fait pour courir alternativement de Schwarzenberg à
Blucher. D'ailleurs, peu importaient deux ou trois jours de plus,
quand la simple annonce du mouvement projeté aurait ramené l'ennemi de
Paris vers les frontières, et dégagé la capitale. Ainsi la guerre
pouvait être terminée d'un seul coup si la fortune secondait
l'exécution de ce projet, car certainement le prince de Schwarzenberg,
déjà réduit à 90 mille hommes par le détachement envoyé à Lyon,
revenant traqué par les paysans de nos provinces, ne pourrait pas
tenir tête à une armée de cent mille hommes, commandée par l'Empereur
en personne.

[En marge: Ordres expédiés pour l'exécution du nouveau plan.]

En conséquence Napoléon ordonna au général Maison de ne laisser à
Anvers que des ouvriers de marine, des gardes nationaux, ce qu'il
fallait en un mot pour résister à un ennemi qui ne songeait pas à une
attaque en règle, d'en faire autant pour les autres places de Flandre,
et de s'apprêter à marcher sur Mézières avec tout ce qu'il aurait pu
ramasser. Il donna le même ordre aux gouverneurs de Mayence, de Metz,
de Strasbourg. Ils devaient les uns et les autres ne laisser que
l'indispensable dans ces places, s'y faire suppléer par des gardes
nationales, attirer à eux les garnisons des villes moins importantes,
et se réunir de Mayence et de Strasbourg sur Metz, de Metz sur Nancy,
pour être recueillis en passant. Les faibles troupes qui bloquaient
nos forteresses ne pouvaient pas empêcher ces réunions si nos
commandants de garnisons agissaient avec vigueur. Dans tous les cas
Napoléon venant leur tendre la main, dégagerait ceux qui auraient
trouvé des obstacles sur leur chemin. Des hommes sûrs et déguisés
furent chargés de porter ces ordres, qu'il n'était pas difficile de
faire parvenir, car Mayence exceptée, on avait des nouvelles de
presque toutes nos places fortes, tant l'investissement en était
incomplet.

[En marge: Après avoir franchi la Marne, Napoléon se met à la
poursuite de Blucher.]

Plein de ce projet, en concevant les plus justes espérances, Napoléon,
après avoir passé la Marne dans la nuit du 2 au 3 mars, s'attacha à
poursuivre Blucher qu'il fallait mettre hors de combat, ou éloigner du
moins, pour exécuter le plan qu'il venait d'imaginer. Les rapports du
matin étaient unanimes, et représentaient Blucher comme tombé dans les
plus grands embarras. En effet on le poussait sur l'Aisne, qu'il ne
pouvait franchir que sur le pont de Soissons, lequel nous appartenait.
(Voir la carte nº 62.) Il pouvait, il est vrai, se dérober par un
mouvement sur sa droite qui le porterait vers Fère-en-Tardenois et
vers Reims, ce qui lui permettrait de se sauver en remontant l'Aisne,
et en allant la passer dans la partie supérieure de son cours, où les
ponts ne manquaient pas, et où il devait rencontrer Bulow et
Wintzingerode. Mais Napoléon n'était pas homme à laisser cette
ressource à son adversaire. Dans cette intention, il prit lui-même à
droite après avoir franchi la Marne, et la remonta par la grande route
de la Ferté-sous-Jouarre à Château-Thierry. Il avait ainsi le double
avantage d'aller plus vite, et de gagner la route directe de
Château-Thierry à Soissons par Oulchy. Une fois sur cette route il
avait débordé Blucher, et il était certain de lui fermer l'issue vers
Reims, la seule qui lui restât.

[En marge: Marche sur Soissons.]

[En marge: Blucher menacé de se trouver entre l'Aisne et Napoléon.]

Arrivé à Château-Thierry, Napoléon cessa de remonter à droite, et,
marchant directement sur Soissons, il poussa vivement Blucher sur
Oulchy. Au même instant les maréchaux Mortier et Marmont ayant repassé
l'Ourcq sur notre gauche, et débouché de Lizy et de May, se mirent de
leur côté à la poursuite de l'ennemi. Une gelée subite survenue le 3
au matin rendit la retraite de Blucher un peu moins difficile. Son
danger n'en était pas moins grand, car la route de Reims allait lui
être interdite. À Oulchy on retrouve l'Ourcq, et Marmont y eut un
engagement fort vif avec l'arrière-garde de Blucher. Il prit ou tua
environ trois mille hommes à cette arrière-garde, et la jeta en
désordre au delà de l'Ourcq. Le passage était ainsi assuré le
lendemain matin pour les maréchaux Mortier et Marmont qui cheminaient
de concert. Un autre avantage était obtenu, c'était d'avoir occupé
Fère-en-Tardenois par notre extrême droite, et d'avoir intercepté la
route de Reims. Blucher n'avait plus d'autre ressource pour franchir
l'Aisne que Soissons qui était en notre pouvoir. Nous tenions donc
enfin cet irréconciliable ennemi, et nous étions à la veille de
l'étouffer dans nos bras!

Napoléon avait porté son avant-garde jusqu'au village de Rocourt,
tandis que les troupes de Marmont étaient à Oulchy, et de sa personne
il vint coucher à Bézu-Saint-Germain, rempli des plus belles, des plus
justes espérances qu'il eût jamais conçues!

[En marge: Attente d'un grand et heureux événement pour la journée du
4.]

[En marge: Aucune issue laissée à Blucher.]

Le lendemain en effet, 4 mars, il se mit en marche comptant sur un
événement décisif dans la journée. Craignant toujours que Blucher ne
réussît à s'échapper par sa droite, il vint lui-même prendre position
à Fismes, seule route qui restât praticable dans la direction de
Reims, tandis que Marmont et Mortier poussaient directement sur
Soissons par Oulchy et Hartennes. (Voir les cartes n{os} 62 et 64.)
Quelque parti qu'il adoptât, Blucher était réduit à combattre avec
l'Aisne à dos, et avec 45 mille hommes contre 55 mille. Nous n'étions
pas habitués dans cette campagne à avoir la supériorité du nombre, et
Blucher devait être inévitablement précipité dans l'Aisne. Qu'il
voulût s'arrêter à Soissons pour y livrer bataille adossé à une
rivière, ou qu'il voulût remonter l'Aisne, la position était la même.
S'il s'arrêtait devant Soissons, Napoléon, se réunissant par sa gauche
à Marmont et Mortier, tombait sur lui en trois ou quatre heures de
temps; s'il voulait remonter l'Aisne pour y établir un pont, ou se
servir de celui de Berry-au-Bac, Napoléon de Fismes se jetait encore
plus directement sur lui, et ralliant en chemin Marmont et Mortier le
surprenait dans une marche de flanc, position la plus critique de
toutes. La perte de Blucher était donc assurée, et qu'allaient devenir
alors Bulow et Wintzingerode errant dans le voisinage pour le
rejoindre? que devenait Schwarzenberg resté seul sur la route de
Paris? Les destins de la France devaient donc être changés, car quel
que pût être plus tard le sort de la dynastie impériale (question fort
secondaire dans une crise aussi grave), la France victorieuse aurait
conservé ses frontières naturelles! À tout instant nous recevions de
nouveaux présages de la victoire. Le plus grand découragement régnait
parmi les troupes de Blucher, tandis que les nôtres étaient brûlantes
d'ardeur. On recueillait à chaque pas des voitures abandonnées et des
traînards. Onze ou douze cents de ces malheureux étaient ainsi tombés
dans nos mains.

[En marge: Événement soudain qui change la face des choses.]

Tout à coup Napoléon reçut la nouvelle la plus imprévue et la plus
désolante. Soissons qui était la clef de l'Aisne, Soissons qu'il avait
mis un soin extrême à pourvoir de moyens de défense suffisants,
Soissons venait d'ouvrir ses portes à Blucher, et de lui livrer le
passage de l'Aisne! Qui donc avait pu changer si soudainement la face
des choses, et convertir en grave péril pour nous, ce qui quelques
heures auparavant était un péril mortel pour l'ennemi? Blucher en
effet était non-seulement soustrait à notre poursuite, et désormais
protégé par l'Aisne qui de notre ressource devenait notre obstacle,
mais il avait en même temps rallié Bulow et Wintzingerode, et atteint
une forcé de cent mille hommes! Qui donc, nous le répétons, avait pu
bouleverser ainsi les rôles et les destinées? Un homme faible, qui,
sans être ni un traître, ni un lâche, ni même un mauvais officier,
s'était laissé ébranler par les menaces des généraux ennemis, et avait
livré Soissons. Voici comment s'était accompli cet événement, le plus
funeste de notre histoire, après celui qui devait un an plus tard
s'accomplir entre Wavre et Waterloo.

[En marge: État de Soissons.]

[En marge: Moyens pris pour la défense de cette place.]

[En marge: Son gouverneur, le général Moreau.]

Soissons était une première fois tombé aux mains des alliés, par la
mort du général Rusca, et en avait été tiré par le maréchal Mortier,
lorsque celui-ci avait été mis à la poursuite des généraux Sacken et
d'York. Sur l'ordre de Napoléon, qui sentait toute l'importance de
Soissons dans les circonstances présentes, le maréchal Mortier avait
pourvu de son mieux à la conservation de ce poste. La place négligée
depuis longtemps n'était pas en état d'opposer une bien grande
résistance à l'ennemi, mais avec de l'artillerie et des munitions dont
on ne manquait pas, et certains sacrifices que les circonstances
autorisaient, on pouvait s'y maintenir quelques jours, et rester ainsi
en possession du passage de l'Aisne. D'après une instruction que
Napoléon avait revue, et qui avait été expédiée à Soissons, on devait
d'abord brûler les bâtiments des faubourgs qui gênaient la défense,
puis miner le pont de l'Aisne de manière à le faire sauter si on était
trop pressé, ce qui, faute de pouvoir le conserver à l'armée
française, devait l'ôter du moins aux armées ennemies. Comme garnison
on y avait envoyé les Polonais naguère retirés à Sedan, et dont
Napoléon n'était pas dans ce moment très-satisfait. Il est vrai qu'au
désespoir de leur patrie perdue, se joignait chez eux une profonde
misère, et que de la belle troupe qu'ils formaient jadis il ne restait
plus que trois à quatre mille hommes, mal armés et mal équipés.
Cependant en présence de l'extrême péril de la France, tout ce qui
parmi eux pouvait tenir un sabre ou un fusil avait redemandé à servir.
Un millier d'hommes à cheval sous le général Pac avaient rejoint la
garde impériale, un millier de fantassins étaient réunis dans
Soissons. Deux mille gardes nationaux devaient les renforcer. On avait
donné à la place pour gouverneur le général Moreau (nullement parent
du célèbre Moreau), et qui ne passait pas pour un mauvais officier.
Malheureusement il était à lui seul le côté faible de la défense.

[En marge: Arrivée de Bulow et de Wintzingerode sous les murs de
Soissons.]

[En marge: Menaces effrayantes à la garnison.]

Le 1er et le 2 mars on vit apparaître deux masses ennemies, l'une par
la rive droite, l'autre par la rive gauche de l'Aisne: c'étaient Bulow
qui, arrivant de Belgique et descendant du Nord, abordait Soissons par
la rive droite, et Wintzingerode qui, venant du Luxembourg, et ayant
pris par Reims, s'y présentait par la rive gauche. Tous deux sentaient
l'importance capitale du poste qu'il s'agissait d'enlever, et pour
Blucher et pour eux-mêmes. Effectivement Soissons était pour Blucher
la seule issue par laquelle il pût franchir la barrière de l'Aisne, et
pour eux-mêmes le moyen de sortir d'un isolement qui à chaque instant
devenait plus périlleux. S'ils ne pouvaient s'emparer de ce pont, ils
étaient obligés de rétrograder, l'un par la rive droite de l'Aisne,
l'autre par la rive gauche, pour aller opérer leur jonction plus haut,
et de laisser Blucher seul entre l'Aisne et Napoléon. Aussi, après
avoir dans la journée du 2 mars canonné sans grand résultat,
firent-ils dans la journée du 3 les menaces les plus violentes au
général Moreau, et cherchèrent-ils à l'intimider en parlant de passer
la garnison par les armes.

[En marge: Possibilité de tenir au moins vingt-quatre heures.]

[En marge: Le général Moreau intimidé livre Soissons, et sauve
Blucher.]

La place ne pouvait pas résister plus de deux à trois jours, car,
attaquée par cinquante mille hommes, ayant un millier d'hommes pour
garnison, et des ouvrages en mauvais état, une résistance tant soit
peu prolongée était absolument impossible. Les deux mille gardes
nationaux qui devaient se joindre aux Polonais n'étaient pas venus;
les maisons des faubourgs qui gênaient la défense n'avaient pas été
détruites, et le pont n'avait pas été miné, ce qui était la faute du
gouverneur. On avait donc toutes ces circonstances contre soi; mais
enfin les Polonais, vieux soldats, offraient de se défendre jusqu'à la
dernière extrémité; de plus, on avait entendu le canon dans la
direction de la Marne, ce qui indiquait l'arrivée prochaine de
Napoléon, et révélait toute l'importance du poste, que d'ailleurs les
pressantes instances de l'ennemi suffisaient seules pour faire
apprécier. Dans une position ordinaire, se rendre eût été tout simple,
car on doit sauver la vie des hommes quand le sacrifice n'en peut être
utile; mais dans la situation où l'on se trouvait, essuyer l'assaut, y
succomber, y périr jusqu'au dernier homme, était un devoir sacré. Un
officier du génie, le lieutenant-colonel Saint-Hillier, fit sentir le
devoir et la possibilité de la résistance, au moins pendant
vingt-quatre heures. Néanmoins, le général Moreau, ébranlé par les
menaces adressées à la garnison, consentit à livrer la place le 3
mars, et seulement employa la journée à disputer sur les conditions.
Il voulait sortir avec son artillerie. Le comte Woronzoff, qui était
présent, dit en russe à l'un des généraux: Qu'il prenne son
artillerie, s'il veut, et la mienne avec, et qu'il nous laisse passer
l'Aisne!--On se montra donc facile, et en concédant au général Moreau
la capitulation en apparence la plus honorable, on lui fit consommer
un acte qui faillit lui coûter la vie, qui coûta à Napoléon l'empire,
et à la France sa grandeur. Le 3 au soir, Bulow et Wintzingerode se
donnèrent la main sur l'Aisne, et c'est ainsi que le 4 dans la
journée, Blucher trouva ouverte une porte qui aurait dû être fermée,
trouva un renfort qui portait son armée à près de cent mille hommes,
et fut sauvé en un clin d'oeil de ses propres fautes et du sort
terrible que Napoléon lui avait préparé.

Quelques historiens, apologistes de Blucher, ont prétendu que le
danger qu'il courait n'avait pas été si grand que Napoléon s'était plu
à le dire, car Blucher eût été renforcé au moins de Wintzingerode,
qui, venant de Reims, était sur la rive gauche de l'Aisne, ce qui
aurait porté l'armée prussienne à 70 mille hommes contre 55 mille.
D'abord, il n'y avait pas de force numérique qui pût racheter la
fausse position de Blucher, car, arrivé le 4 devant Soissons, tandis
que Napoléon était ce même jour à Fismes, il eût été obligé ou
d'essayer de passer l'Aisne devant lui, en jetant des ponts de
chevalets, ou de remonter l'Aisne dix lieues durant, avec l'armée
française dans le flanc. L'avantage d'être 70 mille contre 55 mille,
ce qui ne nous étonnait guère en ce moment, n'était rien auprès d'une
position militaire aussi fausse. Ensuite il est presque certain que
Wintzingerode, n'ayant pu faire par Soissons sa jonction avec Bulow
dans la journée du 3, se serait hâté de rebrousser chemin le 4, pour
aller passer l'Aisne à douze ou quinze lieues plus haut, c'est-à-dire
à Berry-au-Bac. Blucher se serait donc trouvé, pendant toute une
journée, seul entre Napoléon et le poste fermé de Soissons.

[En marge: Irritation de Napoléon, qui d'une situation où tout était
péril pour l'ennemi, passe à une situation ou tout est péril pour
lui.]

Le désastre était par conséquent aussi assuré que chose puisse l'être
à la guerre, et Napoléon, en apprenant que Soissons avait ouvert ses
portes, fut saisi d'une profonde douleur, car de la tête de Blucher
le danger s'était tout à coup détourné sur la sienne. Blucher en
effet venait d'acquérir une force de 100 mille hommes, et l'Aisne qui
devait être sa perte était devenue son bouclier. Quant à nous il nous
fallait, ou passer l'Aisne avec 50 mille hommes devant 100 mille, ce
qui était une grande témérité, ou nous en éloigner pour revenir sur la
Seine, sans savoir qu'y faire, car comment se présenter devant l'armée
de Bohême sans avoir vaincu l'armée de Silésie? On comprendra donc que
Napoléon écrivit la lettre suivante au ministre de la guerre:

[En marge: Ordre de faire juger et exécuter le général Moreau en
vingt-quatre heures.]

                                                 «Fismes, 5 mars 1814.

»L'ennemi était dans le plus grand embarras, et nous espérions
aujourd'hui recueillir le fruit de quelques jours de fatigue, lorsque
la trahison ou la bêtise du commandant de Soissons leur a livré cette
place.

»Le 3, à midi, il est sorti avec les honneurs de la guerre, et a
emmené quatre pièces de canon. Faites arrêter ce misérable ainsi que
les membres du conseil de défense; faites-les traduire par-devant une
commission militaire composée de généraux, et, pour Dieu, faites en
sorte qu'ils soient fusillés dans les vingt-quatre heures sur la place
de Grève! Il est temps de faire des exemples. Que la sentence soit
bien motivée, imprimée, affichée et envoyée partout. J'en suis réduit
à jeter un pont de chevalets sur l'Aisne, cela me fera perdre
trente-six heures et me donne toute espèce d'embarras.»

[En marge: Quelque malheureuse que soit la perte de Soissons, Napoléon
n'est point déconcerté, et songe à forcer le passage de l'Aisne.]

Et cependant Napoléon ne connaissait qu'une partie de la vérité, car
il ignorait que Blucher venait d'acquérir une force double de la
sienne. Ce qu'il savait, c'est que Blucher lui avait échappé, et que
pour l'atteindre il était obligé de le suivre au delà de l'Aisne. Le
malheur était déjà bien assez grand, et de nature à déconcerter tout
autre que lui. Si, après une pareille déconvenue, Napoléon eût été
embarrassé, et eût perdu un jour ou deux à chercher un nouveau plan,
on pourrait ne pas s'en étonner, en voyant ce qui arrive à la plupart
des généraux[16]. Il n'en fut rien pourtant. Bien que Blucher eût pour
lui l'Aisne qu'il avait d'abord contre lui, bien qu'il fût renforcé
dans une proportion ignorée de nous, mais considérable, Napoléon ne
renonça pas à le poursuivre, pour tâcher de le saisir corps à corps,
car il lui était impossible, sans l'avoir battu, de revenir sur
Schwarzenberg. Bientôt en effet il se serait trouvé pris entre Blucher
le suivant à la piste, et Schwarzenberg victorieux des maréchaux qu'on
avait laissés à la garde de l'Aube, position affreuse et tout à fait
insoutenable. Il fallait donc à tout prix, dût-on y succomber, car on
succomberait plus certainement en ne le faisant pas, il fallait aller
chercher Blucher au delà de l'Aisne, et l'y aller chercher
sur-le-champ, avant que l'ennemi songeât à rendre impraticables les
passages de cette rivière. Napoléon donna ses ordres le 5 au matin,
aussitôt après avoir reçu la nouvelle qui le désolait.

          [Note 16: M. le général Koch dit, chapitre XIV: «L'Empereur,
          dont le plan était déjoué par un événement aussi inattendu,
          demeura un jour entier dans l'incertitude, et laissa percer
          son embarras par la nature des opérations divergentes et
          hardies qu'il entreprit.» C'est une erreur fort excusable
          pour qui n'a lu ni les ordres ni la correspondance de
          Napoléon. Il était assurément fort déçu, mais point
          déconcerté, comme on va le voir, et il ordonna, sans une
          heure de temps perdu, les nouvelles dispositions qu'exigeait
          la circonstance. Ce qui a causé l'erreur de M. le général
          Koch, c'est qu'il suppose que la reddition de Soissons ayant
          eu lieu le 3, Napoléon dut la savoir le 4, à cause de la
          proximité. Mais la correspondance prouve que Napoléon ne la
          sut que le 5 au matin, parce que les maréchaux Mortier et
          Marmont ne la connurent que le 4 au soir. Or tous les ordres
          du passage de l'Aisne sont du 5 au matin. Il n'y eut donc ni
          hésitation ni temps perdu, et, en pareille circonstance, il
          y a certainement de quoi s'en étonner.]

[En marge: Dispositions pour le passage de l'Aisne.]

Dans la nuit, Napoléon avait envoyé le général Corbineau à Reims, afin
de s'emparer de cette communication importante avec les Ardennes, et
pour y ramasser tout ce que Wintzingerode avait dû laisser en arrière.
Voulant s'assurer le passage de l'Aisne, ce qui était l'objet
essentiel du moment, il avait dirigé le général Nansouty avec la
cavalerie de la garde sur le pont de Berry-au-Bac, qui était un pont
en pierre, et sur lequel passait la grande route de Reims à Laon.
(Voir la carte nº 64.) Il avait ordonné aussi que l'on envoyât un
détachement de cavalerie sur Maisy, situé à notre gauche, pour y jeter
un pont de chevalets, et prescrit en même temps au maréchal Mortier de
se rendre sans délai à Braisne, pour aller préparer d'autres moyens de
passage à Pontarcy. Son intention était d'avoir trois ponts sur
l'Aisne, afin de n'être pas obligé de déboucher par un seul en face de
Blucher, ce qui pouvait rendre l'opération impossible. Sans doute, si
la vigilance de l'ennemi eût égalé la sienne, on aurait trouvé les
cent mille hommes de l'armée de Silésie derrière les points présumés
de passage, et ce n'est pas avec cinquante mille soldats, quelque
braves qu'ils fussent, qu'on aurait réussi à franchir l'Aisne. Mais
il y a toujours à parier qu'en ne perdant pas de temps, si peu qu'il
en reste, on arrivera assez tôt pour déjouer les précautions de son
adversaire. Napoléon, à qui son expérience sans pareille avait appris
combien est ordinaire l'incurie de ceux qui commandent, ne désespérait
pas de trouver l'Aisne mal gardée, et de pouvoir en exécuter le
passage sans coup férir.

[En marge: Nansouty enlève le pont de Berry-au-Bac en lançant sa
cavalerie au galop.]

[En marge: Difficulté et nécessité de battre Blucher.]

En effet, tandis qu'à sa droite le général Corbineau pénétrait dans
Reims, y enlevait deux mille hommes de Wintzingerode et beaucoup de
bagages, le général Nansouty, avec la cavalerie de la garde et les
Polonais du général Pac, rencontrait les Cosaques de Wintzingerode en
avant du pont de Berry-au-Bac, les chargeait au galop, les culbutait,
et passait le pont à leur suite, malgré quelque infanterie légère
laissée pour le garder. La conquête si rapide de ce pont de pierre
dispensait de tenter des passages sur d'autres points, car le gros de
l'ennemi étant encore à quelque distance, on était maître de déboucher
immédiatement, et Napoléon se hâta, dans la nuit du 5 au 6, ainsi que
dans la journée du 6, de faire défiler la masse de ses troupes par
Berry-au-Bac, afin d'être établi sur la droite de la rivière avant que
Blucher pût s'opposer à son déploiement.--C'est un petit bien,
s'écria-t-il en apprenant ce succès, en dédommagement d'un grand
mal!--Ce n'était pas un petit bien, si, transporté au delà de l'Aisne,
il pouvait remporter une victoire; mais une victoire était difficile à
remporter, Blucher ayant 100 mille hommes des meilleures troupes de la
coalition, tandis que nous n'en avions que 55 mille, dans lesquels
deux tiers de conscrits, à peine vêtus, nullement instruits,
partageant néanmoins le noble désespoir de nos officiers, et se
battant avec le plus rare dévouement. Mais il n'y avait plus à compter
les ennemis, et il fallait à tout prix livrer bataille, car se rejeter
sur Schwarzenberg sans avoir vaincu Blucher, c'était attirer ce
dernier à sa suite, et s'exposer à être étouffé dans les bras des deux
généraux alliés. Quant au plan de marcher sur les places pour en
recueillir les garnisons, il était également impraticable avant
d'avoir battu Blucher, car autrement on était condamné à l'avoir sur
ses traces, vous suivant partout, et si rapproché qu'on ne pourrait
faire un pas sans être vu et atteint par cet incommode adversaire. Il
fallait donc combattre, n'importe quel nombre d'ennemis ou quelles
difficultés de position on aurait à braver pour vaincre.

Blucher avait été fort mécontent de la négligence de Wintzingerode à
garder le pont de Berry-au-Bac, et il aurait dû ne s'en prendre qu'à
lui-même, car rien ne se fait sûrement si le général en chef n'y
pourvoit par sa propre vigilance. Il dissimula toutefois:
Wintzingerode commandait les Russes, et il fallait ménager des alliés
susceptibles et orgueilleux; d'ailleurs il lui restait encore une
position très-forte et très-facile à défendre, dont il se proposait de
se bien servir pour résister aux prochaines attaques de Napoléon.

[En marge: Position de Craonne occupée par Blucher.]

Quand on a passé l'Aisne à Berry-au-Bac, en suivant la grande route de
Reims à Laon, on laisse à droite de vastes campagnes légèrement
ondulées, on longe à gauche le pied des hauteurs de Craonne, puis on
s'enfonce à travers des coteaux boisés, et on descend par Festieux
dans une plaine humide, au milieu de laquelle apparaît tout à coup la
ville de Laon, bâtie sur un pic isolé et toute couronnée de hautes et
antiques murailles. (Voir la carte nº 64.) Les hauteurs de Craonne,
qu'on aperçoit à sa gauche, après avoir franchi le pont de
Berry-au-Bac, ne sont que l'extrémité d'un plateau allongé, qui borde
l'Aisne jusqu'aux environs de Soissons, et qui d'un côté forme la
berge de l'Aisne, de l'autre celle de la Lette, petite rivière, tour à
tour boisée ou marécageuse, coulant parallèlement à l'Aisne, et
communiquant par plusieurs vallons avec la plaine de Laon.

C'est sur ce plateau de Craonne, long de plusieurs lieues, et qui se
présente comme une sorte de promontoire dès qu'on a passé le pont de
Berry-au-Bac, que Blucher avait pris position avec son armée et les
cinquante mille hommes qui l'avaient rejoint. Chacun naturellement
s'était placé d'après son point de départ. Wintzingerode, arrivé par
Reims, s'était porté sur les hauteurs de Craonne par Berry-au-Bac,
tandis que Bulow, arrivé par la Fève et Soissons, s'était échelonné
entre Soissons et Laon. Blucher, avec Sacken, d'York, Kleist,
Langeron, ayant traversé l'Aisne à Soissons, avait remonté les bords
de l'Aisne, et se trouvait partie sur le plateau de Craonne, partie
sur les bords de la Lette, entre la Lette et Laon.

[En marge: Après avoir tâté cette position, Napoléon reconnaît la
nécessité de l'attaquer en règle.]

Le 6 au matin, Napoléon, le passage de l'Aisne opéré, voulut tâter la
position de l'ennemi, et fit attaquer vivement les hauteurs de
Craonne. On enleva d'abord la ville même de Craonne, et ce ne fut ni
sans peine ni sans effusion de sang. Puis, s'engageant dans un vallon
entre l'abbaye de Vauclerc à gauche, et le château de la Bôve à
droite, Ney et Victor essayèrent d'emporter les hauteurs où la Lette
prend sa source. (Voir la carte nº 64.) Ils les abordèrent avec la
résolution de s'en rendre maîtres. Mais après une perte de quelques
centaines d'hommes, ils reconnurent que ce ne pouvait être que par une
attaque sérieuse, c'est-à-dire par une bataille, qu'on en viendrait à
bout. Il ne fallait donc pas verser inutilement un sang précieux, et
le mieux était de s'arrêter jusqu'à ce qu'on eût pris un parti
décisif, Ney et Victor campèrent au pied des hauteurs. La première
division de la vieille garde sous Mortier s'établit à Corbeny, la
cavalerie de la vieille garde à Craonne, et dans la campagne
environnante. La seconde division de la vieille garde passa la nuit en
arrière de Berry-au-Bac, et un peu en deçà de l'Aisne, à Cormicy.
Marmont était en route sur ce point, pour former l'arrière-garde de
l'armée, et la flanquer pendant les graves opérations qu'elle allait
entreprendre.

[En marge: Raisons qui obligent Napoléon à préférer l'attaque du
plateau de Craonne à toute autre opération.]

Il fallait nécessairement, comme nous l'avons déjà dit, livrer
bataille, quelque douteux que fût le résultat par suite de la force
numérique et de la position de l'ennemi, car sans avoir vaincu
Blucher, on ne pouvait ni se reporter sur Schwarzenberg, ni aller
chercher les garnisons à la frontière. Mais la manière d'engager la
bataille donnait naissance à plus d'une question. Aborder directement
le plateau de Craonne qui court pendant plusieurs lieues entre
l'Aisne et la Lette, pour rejeter l'ennemi sur la Lette, et de la
Lette dans la plaine de Laon, c'était aborder la difficulté par son
côte le plus ardu, et, comme on dit proverbialement, prendre le
_taureau par les cornes_. Il y avait un moyen qui semblait moins
difficile, c'était, au lieu de s'arrêter à gauche pour y combattre, de
défiler tout simplement par notre droite, de suivre la grande chaussée
de Reims à Laon par Corbeny et Festieux, et de descendre dans la
plaine de Laon, où probablement, en descendant en masse, on eût
refoulé l'ennemi sur Laon. Mais outre qu'il y avait sur cette route
plus d'un obstacle à surmonter, on livrait ainsi la route de Paris, et
l'ennemi ayant Soissons en son pouvoir, était maître, vaincu ou non,
de rejoindre la Marne et la Seine, de s'y réunir à Schwarzenberg, et
de marcher sur Paris avec 200 mille hommes. Sans doute la même chose
devait arriver en se portant sur la frontière, comme Napoléon en avait
le projet, pour y rallier les garnisons; mais il ne songeait à le
faire qu'après avoir affaibli Blucher par une grande défaite, après
avoir considérablement ébranlé le moral des coalisés, et ranimé au
même degré le courage des Parisiens et de l'armée. Il importait donc
d'aborder Blucher de façon à tendre un bras vers Soissons, et un autre
vers Laon (considération décisive dont les critiques militaires n'ont
pas tenu compte), et dès lors il n'y avait qu'un moyen, c'était, coûte
que coûte, de gravir sur notre gauche le plateau de Craonne, et de
faire de ce premier succès le premier acte contre Blucher. Parvenu sur
ce plateau, on trouvait un chemin qui en longeait le sommet jusqu'à
Soissons. On pouvait le suivre, jeter par un effort de notre droite
l'ennemi sur la Lette, puis par un second effort le refouler de la
Lette dans la plaine de Laon, et si enfin on parvenait à lui enlever
Laon, on aurait terminé la série des opérations contre Blucher, de la
manière la plus désirable et la plus décisive. On pouvait, à la
vérité, adopter un parti moyen, et par exemple ne pas essayer
d'emporter le plateau de Craonne, ne pas s'avancer non plus sur la
route de Reims à Laon, mais pénétrer entre deux, à la faveur d'un
ravin qui donnait entrée dans la vallée de la Lette, et s'enfoncer
ainsi en colonne serrée dans cette vallée, en ayant à gauche les
hauteurs de Craonne, à droite celles de la Bôve. Mais il fallait pour
cela s'engager dans une gaine étroite, au milieu de villages boisés et
marécageux, avec le danger de voir l'ennemi fondre sur nous des
hauteurs qui bordent la Lette de toutes parts, et on aurait eu besoin
de vieilles troupes, froidement intrépides, pour s'aventurer dans ce
coupe-gorge.

L'enlèvement du plateau de gauche par un coup de vigueur, convenait
mieux à des troupes jeunes, impétueuses, soutenues par deux divisions
de vieille garde; et d'ailleurs, si la position était redoutable, on
avait l'avantage de n'avoir affaire de ce côté qu'à une aile des
alliés, laquelle était séparée du reste de leur armée par tant
d'obstacles qu'elle ne serait pas facilement secourue.

[En marge: Forces russes chargées de la garde du plateau.]

[En marge: Plan de Blucher.]

Napoléon se décida donc pour une attaque par sa gauche sur le plateau
de Craonne. Il y avait sur ce plateau toute l'infanterie de
Wintzingerode, confiée en ce moment au comte de Woronzoff, et tout le
corps de Sacken, avec Langeron en réserve, c'est-à-dire une
cinquantaine de mille hommes pourvus d'une nombreuse artillerie.
Blucher, par les tentatives de la veille, par la direction de nos
mouvements, qu'il discernait parfaitement des hauteurs qu'il occupait,
avait bien deviné que nous attaquerions le plateau de Craonne, et, sur
le conseil de M. de Muffling, quartier-maître général de l'armée de
Silésie, il avait résolu de former une seule masse de presque toute sa
cavalerie, de la porter sur la grande route de Laon à Reims, dans le
pays découvert, et de la précipiter, au nombre de douze ou quinze
mille cavaliers, sur notre flanc droit et sur nos derrières. S'il
réussissait, il nous coupait de Berry-au-Bac, et puis nous jetait dans
l'Aisne. La combinaison pouvait en effet avoir de graves conséquences
pour nous, mais il fallait deux choses, que nous n'eussions pas
emporté le plateau, et que la seconde division de la vieille garde,
ainsi que le corps de Marmont, destinés à couvrir nos flancs et nos
derrières, se fussent laissé enfoncer par la cavalerie ennemie, ce qui
n'était guère vraisemblable.

Cette expédition de cavalerie fut confiée à Wintzingerode, regardé
parmi les alliés comme le plus alerte de leurs officiers
d'avant-garde, et c'est pour ce motif qu'il avait laissé son
infanterie et son artillerie légère au comte de Woronzoff. Presque
toute la cavalerie des alliés fut donc dirigée sur la Lette à travers
le pays fourré qui forme les deux bords de cette petite rivière, et,
la Lette franchie, elle fut par un long détour accumulée sur la grande
chaussée de Laon à Reims. (Voir la carte nº 64.) Kleist devait avec
son infanterie appuyer Wintzingerode; la cavalerie d'York devait
surveiller les deux bords de la Lette; Bulow était chargé de garder
Laon, tandis que Woronzoff, Sacken et Langeron défendraient jusqu'à la
dernière extrémité le plateau de Craonne.

[En marge: Plan de Napoléon, fondé sur la nature des lieux.]

Le 7 mars au matin, Napoléon arrêta son plan d'attaque. Nous avons dit
que le plateau de Craonne se composait d'une suite de hauteurs à
sommet aplati, s'allongeant entre l'Aisne et la Lette qu'elles
séparent, et s'étendant jusqu'aux environs de Soissons. C'était la
partie la plus avancée de ce plateau, formant, ainsi qu'on vient de le
voir, une espèce de promontoire au milieu de la plaine de Craonne,
qu'il fallait emporter. Si on avait dû l'escalader d'un seul coup, la
tâche eût été trop difficile. Il y avait comme une première marche à
gravir, c'était ce qu'on appelle le petit plateau de Craonne,
s'élevant au-dessus de Craonnelle, et fort heureusement occupé par nos
troupes dès la veille. Il devait nous servir de point de départ pour
nous élever plus aisément sur le plateau lui-même. Afin de rendre
l'opération moins meurtrière, Napoléon résolut de la seconder par deux
attaques de flanc, que permettait la nature du sol. Deux ravins
descendaient du plateau, l'un, celui d'Oulches, situé à notre gauche,
et plongeant sur l'Aisne, l'autre, celui de Vauclerc, situé à notre
droite, et donnant dans la vallée de la Lette, au milieu de laquelle
se trouve la célèbre abbaye de Vauclerc. Ces deux ravins aboutissant,
l'un à gauche, l'autre à droite, sur les flancs du plateau, à un
endroit qu'on nomme la _ferme d'Heurtebise_, fournissaient le moyen de
prendre à revers les troupes qui défendraient la position principale.
Ney, avec ses deux divisions de jeunes garde, et ayant pour appui une
partie de la cavalerie Nansouty, devait s'engager dans le vallon
d'Oulches, tandis que Victor, avec ses deux divisions de jeunes garde
s'engageant dans celui de Vauclerc, viendrait déboucher sur le
plateau, assez près de Ney, vers la ferme d'Heurtebise. Napoléon, au
centre avec la vieille garde, la réserve d'artillerie et le gros de la
cavalerie, était sur le petit plateau de Craonne, prêt à ordonner
l'attaque du grand plateau, lorsque le mouvement de ses ailes lui en
donnerait la possibilité. En ce moment, Marmont arrivait de
Berry-au-Bac pour couvrir nos derrières. Toutes nos troupes ayant dû
défiler les unes après les autres par l'unique pont de Berry-au-Bac,
la plus grande partie de notre artillerie était en arrière,
circonstance regrettable en face d'un ennemi qui avait réuni en avant
de sa position un nombre considérable de bouches à feu.

[En marge: Bataille de Craonne, livrée le 7 mars.]

[En marge: Attaques de flanc opérées par Ney et Victor, afin de rendre
abordable le centre du plateau.]

À dix heures du matin, Napoléon donna le signal de l'attaque. Victor à
droite s'engagea dans le vallon de Vauclerc, Ney à gauche dans celui
d'Oulches. Victor, avec une brigade de la division Boyer, se dirigea
sur le parc de l'abbaye de Vauclerc, où il trouva l'infanterie de
Woronzoff bien postée, et protégée par une nombreuse artillerie qui
tirait du sommet du plateau. Après des pertes sensibles, Victor se
rendit maître du parc de Vauclerc. Au-dessus s'élevaient en étages des
maisons et des jardins situés sur le flanc même de la hauteur.
L'ennemi y avait une réserve qu'il voulut jeter sur la division Boyer,
mais trop tardivement. Cette division, solidement établie dans les
bâtiments et les jardins de l'abbaye, ne se laissa pas arracher le
poste qu'elle avait conquis. L'ennemi l'accabla d'obus, mit en feu les
bâtiments où elle s'était logée, mais elle tint ferme au milieu des
flammes.

[En marge: Difficultés que Ney rencontre, et qu'il surmonte avec sa
vigueur accoutumée.]

[En marge: Vigueur de Victor dans l'attaque de l'abbaye de Vauclerc.]

Pendant ce temps on entendait de l'autre côté du plateau, dans le
vallon d'Oulches, le canon de Ney aux prises avec Sacken, et
s'efforçant d'enlever la ferme d'Heurtebise. Le plateau étant étranglé
en cet endroit, il y avait peu de distance entre l'extrémité du ravin
de Vauclerc et celle du ravin d'Oulches, et les deux maréchaux
combattaient fort près l'un de l'autre. (Voir la carte nº 64.) Ney
s'était engagé dans la vallée d'Oulches avec ses deux divisions et la
cavalerie de Nansouty. Il avait formé son infanterie en deux colonnes,
et s'était avancé sous une mitraille épouvantable, car les Russes
avaient accumulé l'artillerie à chacun des débouchés. Les soldats de
Ney, jeunes et ardents, supportèrent bravement ce feu, et parvinrent
jusqu'au bord du plateau. Mais arrivés là ils trouvèrent l'infanterie
de Sacken sur plusieurs lignes, les fusillant à bout portant, et ils
furent refoulés dans le fond du ravin. Cependant le destin de la
guerre dépendait du résultat de cette bataille, et Ney ne voulait pas
que ce résultat dépendît de la mauvaise conduite des troupes qu'il
commandait. Sans se décourager, avec cet élan auquel ses soldats ne
résistaient jamais, il rallie ses bataillons au fond du ravin, leur
parle, les ranime, puis imagine de les réunir en une seule colonne,
et de fondre au pas de course sur l'ennemi, afin de ne pas lui laisser
le temps d'user de ses feux. La colonne se forme en effet avec la
résolution de vaincre ou de périr, puis elle s'avance le long du
ravin, et parvenue à son extrémité, elle s'élance, le maréchal en
tête, sous une grêle de balles. Elle vole, elle aborde comme la foudre
l'infanterie surprise de Sacken, la renverse et l'oblige à reculer.
Cette infanterie plie sous un pareil effort, et rétrograde jusqu'à un
petit hameau qu'on appelle Paissy, en laissant aux divisions de Ney
l'espace nécessaire pour se déployer. (Voir la carte nº 64.) Tandis
que la gauche de Ney prend pied sur le plateau, sa droite se jette sur
la ferme d'Heurtebise, y pénètre malgré la résistance de l'ennemi, et
tue tout ce qui l'occupait. Après quelques instants, l'infanterie de
Sacken, remise de son émotion, essaie de regagner le terrain perdu,
mais les soldats de Ney étant en position égale dans ce moment, ne
veulent pas céder le bord du plateau si chèrement acquis. De part et
d'autre on se fusille presque à bout portant. À l'attaque de droite,
Victor, encouragé par le succès de Ney, n'entend pas rester en
arrière. La division Boyer après s'être emparée de l'abbaye de
Vauclerc, cherche à déboucher sur le plateau, et vient s'établir avec
la division Charpentier à la lisière d'un petit bois qui s'étend de
l'abbaye de Vauclerc au hameau d'Ailles. Placée là, elle essuie sans
s'ébranler le feu de soixante pièces de canon. Ces deux attaques de
flanc ayant dégagé le centre, Napoléon, à la tête de la vieille garde,
gravit le plateau presque sans coup férir, et vient prendre position
en face de la ferme d'Heurtebise. Il forme ainsi une ligne qui relie
l'attaque de Ney à celle de Victor. Le retard de notre artillerie nous
laisse exposés au feu des nombreux canons de l'ennemi. Pour compenser
cette infériorité Napoléon envoie quatre batteries de Drouot, qui
accourent se déployer entre Ney et Victor. Le feu est alors moins
inégal, mais toujours horriblement meurtrier, et quoique accablées de
boulets et de mitraille les deux divisions Charpentier et Boyer se
soutiennent avec une héroïque fermeté.

[En marge: Violents engagements de la cavalerie.]

[En marge: Mouvement décisif de Napoléon au centre.]

[En marge: Le plateau est enfin emporté et la bataille gagnée après
des prodiges d'énergie.]

À gauche, au centre, à droite, nous avions pris pied sur le plateau,
mais ce n'était pas assez, il fallait s'y maintenir, s'y étendre, et
en chasser l'ennemi. Le moment était venu pour la cavalerie de
soutenir l'infanterie, car au delà de la ferme d'Heurtebise le terrain
commence à s'élargir. Les escadrons de Nansouty ayant suivi Ney à
travers le ravin d'Oulches, et ayant débouché avec lui sur le plateau,
passent entre les intervalles de ses bataillons, et fondent sur
l'ennemi, les lanciers polonais et les chasseurs à cheval en tête, les
grenadiers en réserve. Ces braves cavaliers, trouvant ici l'espace
pour se déployer, s'élancent au galop, renversent plusieurs carrés
russes, les acculent sur le hameau de Paissy, et n'ont qu'un pas à
faire pour les précipiter dans un ravin parallèle à celui d'Oulches,
et donnant sur l'Aisne. Mais en se repliant, l'infanterie russe
démasque une ligne d'artillerie qui tire à mitraille sur nos
cavaliers, et les arrête. Ils sont obligés de revenir pour ne pas
rester sous ce feu destructeur, et sont suivis par douze escadrons
russes. Ceux-ci à leur tour chargent avec tant d'impétuosité qu'ils
dépassent les grenadiers à cheval de la garde demeurés en seconde
ligne. À l'aspect de cette bourrasque de cavalerie, les jeunes soldats
de Ney perdent contenance et s'enfuient vers le ravin d'Oulches, d'où
ils s'étaient si bravement élancés à la conquête du plateau. En vain
Ney, se jetant au milieu d'eux, les appelle de sa forte voix, de son
geste énergique: ils fuient saisis d'une terreur inexprimable,
phénomène assez fréquent chez les jeunes gens, que leur émotion rend
aussi prompts à la fuite qu'à l'attaque. Napoléon, placé un peu en
arrière et veillant aux vicissitudes de la bataille, envoie Grouchy
avec le reste de la cavalerie, pour remplir le vide qui vient de se
former dans sa ligne de bataille, et tendre un voile qui, cachant la
scène à nos fuyards, leur permette de recouvrer leur présence
d'esprit. Grouchy arrive, occupe la place, et va charger, quand un
coup de feu le renverse de cheval. Privée de son chef, notre cavalerie
demeure immobile. Elle protége pourtant le ralliement de l'infanterie
de Ney. Vers notre droite Victor à la tête des divisions Boyer et
Charpentier, persiste à se soutenir à la lisière du bois d'Ailles.
Blessé gravement, il est remplacé par le général Charpentier.
Napoléon, craignant que ses ailes qui ont de la peine à se maintenir
au bord du plateau ne finissent par céder, fait avancer une division
de la vieille garde pour se déployer entre elles. Ces vieux soldats se
portent d'un pas résolu entre nos deux ailes, tandis qu'au même
instant arrivent quatre-vingts bouches à feu bien longtemps
attendues. Notre infériorité en artillerie cesse enfin, et il est
temps, car les canons de Drouot sont presque tous démontés. Ces
quatre-vingts pièces, mises en batterie entre les troupes de Ney et
celles de Victor, vomissent bientôt des torrents de feu sur les
Russes, et leur font essuyer des pertes cruelles. L'infanterie de
Sacken et de Woronzoff, après avoir tenu quelque temps, cède à son
tour sous les décharges répétées de la mitraille. Elle recule et nous
abandonne le terrain. Alors de notre gauche à notre droite on
s'ébranle pour la suivre. Les troupes de Victor faisant un dernier
effort, s'emparent du village d'Ailles, et prennent définitivement
leur place à la droite de l'armée. Les troupes de Ney ne restent point
en arrière, et notre ligne entière s'avance dès lors en parcourant le
sommet du plateau qui tantôt s'élargit, tantôt se resserre, et refoule
l'infanterie de Sacken et de Woronzoff sur celle de Langeron. La
cavalerie russe s'efforce en vain de charger pour couvrir cette
retraite; nos chasseurs et nos grenadiers à cheval se précipitent sur
elle et la repoussent. Réfugiée derrière son infanterie, elle se
reforme, et essaie de revenir à la charge. Nos dragons la culbutent de
nouveau. On parcourt ainsi d'un pas victorieux le sommet du plateau,
la gauche à l'Aisne, la droite à la Lette, dominant de quelques
centaines de pieds le lit de ces deux rivières, et poussant devant soi
les cinquante mille hommes de Sacken, de Woronzoff, de Langeron. On
les mène de la sorte pendant deux lieues, c'est-à-dire jusqu'à Filain,
et comme ils paraissent en cet endroit vouloir descendre dans la
vallée de la Lette, notre gauche portée en avant par un rapide
mouvement de conversion, les y pousse brusquement. Notre artillerie,
se dédommageant de sa tardive arrivée, les suit au bord de la vallée,
et les couvre de mitraille, jusqu'à ce qu'ils aient trouvé un abri
dans l'enfoncement boisé du lit de la Lette.

La nuit approchait, et rien n'annonçait que nous eussions à craindre
quelque effort de l'ennemi sur nos flancs ou sur nos derrières. En
effet, cette irruption des quinze mille cavaliers de Wintzingerode,
dont Napoléon ignorait le projet, mais dont il avait admis la
possibilité, et contre laquelle il avait pris ses précautions en
laissant une division de vieille garde et le corps de Marmont au pied
des hauteurs de Craonne, ne s'était pas encore exécutée, même à la fin
du jour. Malgré les instances de Blucher, qui attachait beaucoup de
prix à cette combinaison, la cavalerie de Wintzingerode, engagée dans
la vallée de la Lette, au milieu d'un pays fourré et marécageux,
embarrassant l'infanterie de Kleist et embarrassée par elle, n'était
parvenue à Festieux que très-tard, et n'avait plus osé, l'heure étant
fort avancée, tenter une entreprise qui pouvait avoir ses dangers
aussi bien que ses avantages. Blucher avait donc été obligé de s'en
tenir pour la journée à la perte du plateau de Craonne.

[En marge: Caractères et résultats de cette sanglante bataille.]

Telle avait été cette sanglante bataille de Craonne, consistant dans
la conquête d'un plateau élevé, défendu par cinquante mille hommes et
une nombreuse artillerie, et attaqué par trente mille avec une
artillerie insuffisante. La ténacité d'un côté, la fougue de l'autre,
avaient été admirables, et chez nous, les divisions Boyer et
Charpentier avaient joint à la fougue une rare patience sous le feu.
Ney avait été, comme toujours, l'un des héros de la journée. Les
Russes avaient perdu 6 à 7 mille hommes, et on ne sera pas étonné
d'apprendre que, débouchant sous un feu épouvantable, nous en eussions
perdu 7 à 8 mille. La différence à notre désavantage eût même été plus
grande, si notre artillerie, retardée non par sa faute mais par la
distance, n'était venue à la fin compenser par ses ravages ceux que
nous avions soufferts. Après ce noble effort de notre armée,
pouvions-nous le lendemain en tirer d'utiles conséquences? le sang de
nos braves soldats aurait-il du moins coulé fructueusement pour la
France? Telle était la question qui allait se résoudre dans les
quarante-huit heures, et dont la solution, hélas! ne dépendait pas du
génie de Napoléon, car dans ce cas elle n'eût pas été un instant
douteuse.

[En marge: Le gain de la bataille de Craonne ne décidait rien, et il
fallait expulser Blucher de la plaine de Laon.]

[En marge: Nécessité d'une seconde bataille, et difficultés à vaincre
pour la livrer.]

Napoléon, quoique satisfait de ce premier résultat et touché du
dévouement de ses troupes, était fort préoccupé du lendemain; mais sa
résolution de combattre, toujours déterminée par la nécessité de
vaincre Blucher avant de se reporter sur Schwarzenberg, était la même.
Il ne délibérait que sur un point, c'était de savoir, maintenant qu'il
était maître du plateau de Craonne, par quel côté il descendrait dans
la plaine de Laon. Mais ici encore une nécessité, presque aussi
absolue que celle de combattre, le forçait à marcher par la chaussée
de Soissons à Laon, et c'était la nécessité de se placer entre ces
deux villes, afin d'intercepter la route de Paris. Malheureusement,
cette chaussée présentait beaucoup plus de difficultés que celle de
Reims pour pénétrer dans la plaine de Laon. Parvenus à la partie du
plateau qui se trouve entre Aizy et Filain (voir la carte nº 64), il
nous fallait tourner à droite, descendre dans la vallée de la Lette
entre Chavignon et Urcel, nous engager dans un défilé, formé à gauche
par des hauteurs boisées, à droite par le ruisseau d'Ardon qui vient
de Laon, et qui est bordé de prairies marécageuses. On rencontrait
successivement sur son chemin les villages d'Étouvelles et de Chivy,
et on débouchait ensuite par la chaussée de Soissons dans la plaine de
Laon. S'enfoncer avec toute l'armée dans cet étroit défilé, où l'on
n'avait guère que la largeur de la chaussée pour manoeuvrer, était
extrêmement dangereux. L'ennemi, en effet, en occupant fortement les
villages d'Étouvelles et de Chivy, pouvait nous arrêter court.
Cependant il n'y avait pas moyen d'opérer autrement, car se reporter à
droite pour prendre la grande route de Reims à Laon, qui passe l'Aisne
à Berry-au-Bac, c'était découvrir celle de Soissons, et si on avait dû
prendre en définitive cette route de Reims, ce n'eût pas été la peine
de perdre sept mille hommes pour conquérir le plateau de Craonne. La
grave raison de se tenir toujours à proximité de Soissons l'ayant
emporté dans la première bataille, devait évidemment l'emporter dans
la seconde. En conséquence, Napoléon, qui avait bivouaqué le 7 au soir
sur le plateau, vint s'établir le 8 entre l'Ange-Gardien et Chavignon,
à l'ouverture du défilé qui conduit dans la plaine de Laon. Il accorda
cette journée de repos à ses troupes, afin de les laisser respirer,
et de donner au maréchal Marmont le temps d'entrer en ligne.

[En marge: Rôle destiné au maréchal Marmont dans les nouvelles
opérations qu'on allait entreprendre.]

Il voulait se servir de ce maréchal pour parer, autant que possible,
aux inconvénients de la situation dans laquelle il était forcé de
s'engager. Le maréchal Marmont venait de recevoir de Paris une
nouvelle division de réserve, composée, comme celles que commandait le
général Gérard, de bataillons de ligne formés à la hâte dans les
dépôts. Elle était de 4 mille conscrits, ayant comme les autres quinze
à vingt jours d'incorporation, mais conduits par des officiers
qu'exaltaient le danger de la France et l'honneur menacé de nos armes.
Cette division placée sous les ordres du duc de Padoue, portait à 12
ou 13 mille hommes le corps du maréchal Marmont, et à 48 ou 50 mille
le total des forces de Napoléon, déduction faite des pertes de la
bataille de Craonne. Il imagina de diriger le corps du duc de Raguse
sur la route qu'il ne voulait pas suivre lui-même, celle de Reims à
Laon. Ce corps, passant par Festieux, et n'ayant pas grande difficulté
à vaincre, viendrait s'établir sur notre droite dans la plaine de
Laon, et, attirant à lui l'attention de l'ennemi, faciliterait à notre
colonne principale le passage du défilé d'Étouvelles à Chivy. (Voir la
carte nº 64.) Sans doute, il y avait du danger, même dans cette
précaution, car sur notre gauche Napoléon débouchant par un défilé
étroit, sur notre droite Marmont débouchant à découvert dans la plaine
de Laon, à une distance l'un de l'autre de trois lieues, pouvaient
être accablés successivement, avant d'avoir eu le temps de se donner
la main. Mais que faire? Où n'y avait-il pas danger, et danger plus
grand que celui qu'on allait braver? Il n'était pas possible en effet
de se détourner de Blucher sans l'avoir battu; il n'était pas possible
de suivre en masse la route de Reims sans livrer celle de Soissons,
c'est-à-dire de Paris; dès lors le débouché par le défilé d'Étouvelles
à Chivy étant la suite d'un enchaînement de nécessités, il fallait s'y
résigner, en diminuant de son mieux les difficultés de l'opération.
Évidemment on se donnait plus de chances de forcer le défilé en
ajoutant à l'attaque de gauche une démonstration accessoire sur la
droite. D'ailleurs, une fois l'obstacle vaincu, Napoléon s'appliquant
à s'étendre rapidement à droite pour donner la main à Marmont, et
celui-ci ne se commettant qu'avec mesure dans la plaine de Laon, les
principaux dangers de cette manière d'opérer pouvaient être conjurés.
Au surplus on n'avait, nous le répétons, que le choix des périls. Le
plus grand de tous eût été d'hésiter et de ne pas agir.

[En marge: La journée du 8 donnée au repos et au ralliement des
troupes.]

La journée du 8 ayant été accordée au repos et au ralliement des
troupes, Napoléon résolut de se porter le 9 mars au matin au milieu de
la plaine humide de Laon. C'était l'audacieux Ney qui devait marcher
en tête, et forcer le défilé d'Étouvelles à Chivy. Pour lui faciliter
sa tâche, Napoléon chargea le général Gourgaud de pénétrer pendant la
nuit avec quelques troupes légères à travers les monticules boisés qui
dominaient notre gauche, et de tourner le défilé en apparaissant
brusquement sur le flanc de la chaussée entre Étouvelles et Chivy. La
division de dragons Roussel avait ordre dès que le défilé serait
franchi, de se précipiter au galop sur la ville de Laon, pour tâcher
d'y pénétrer pêle-mêle avec l'ennemi.

[En marge: Sanglante bataille de Laon livrée les 9 et 10 mars.]

[En marge: Ney enlève Chivy par un coup de vigueur, et assure ainsi le
débouché dans la plaine de Laon.]

Le maréchal Ney, pour être plus sûr de réussir, se mit en marche le 9,
bien avant le jour, lorsque les troupes alliées étaient encore
plongées dans un profond sommeil. Les soldats du 2e léger, sous la
conduite de cet intrépide maréchal, fondirent en colonne serrée sur
Étouvelles, y surprirent une avant-garde de Czernicheff qu'ils
passèrent au fil de l'épée, et, après avoir occupé ce petit village,
se jetèrent sur Chivy dont ils s'emparèrent également. Il arriva même
que la petite colonne du général Gourgaud chargée de tourner le
défilé, ayant trouvé plus de difficulté que la colonne principale, ne
parut devant Chivy qu'après le maréchal Ney. Elle se réunit toutefois
à lui au moment où il entrait dans la plaine de Laon. La division de
dragons Roussel s'élança alors au galop sur la chaussée; mais elle fut
contenue par la mitraille d'une batterie de douze pièces, qui lui tua
quelques hommes avec un chef d'escadron. Il fallut donc s'arrêter et
attendre l'infanterie avant de songer à l'attaque de Laon. Du reste,
le défilé qu'on avait cru si redoutable était heureusement franchi, et
toute l'armée pouvait se déployer dans la plaine. Ney se rangea en
avant de Chivy, vis-à-vis du faubourg de Semilly. (Voir la carte nº
64.) Charpentier prit position à gauche avec les deux divisions de
jeunes garde du maréchal Victor, Mortier à droite avec la seconde
division de vieille garde, et avec la division de jeunes garde Poret
de Morvan. Friant à la tête de la principale division de vieille
garde, s'établit au centre, en arrière. Venaient enfin la cavalerie et
la réserve d'artillerie, complétant un total de trente-six mille
combattants. Marmont à trois lieues sur la droite, séparé de Napoléon
par des hauteurs boisées, était avec 12 ou 13 mille hommes sur la
route de Reims, attendant notre canon pour se risquer en plaine.

[En marge: Attaque et prise des faubourgs de Semilly et d'Ardon.]

Un épais brouillard couvrait le bassin au milieu duquel Laon s'élève,
et on voyait à peine les tours de la ville se dresser au-dessus de ce
brouillard comme sur une mer. Favorisé par cette brume épaisse, Ney se
jeta sur le faubourg de Semilly bâti au pied de la hauteur que la
ville couronne; Mortier avec la division Poret de Morvan se jeta à
droite, sur le faubourg d'Ardon situé de même. La vivacité de
l'attaque, l'élan d'un heureux début, le brouillard, tout contribua au
succès de cette double tentative. En une heure nous nous rendîmes
maîtres des deux faubourgs.

Mais bientôt nous aperçûmes à travers le brouillard qui commençait à
se dissiper, le site singulier qui devait nous servir de champ de
bataille, et l'ennemi put se rassurer en voyant le petit nombre de
soldats qui venaient attaquer ses cent mille hommes.

[En marge: Forme et aspect de la ville de Laon.]

[En marge: Résolution de Blucher de s'y défendre à outrance.]

Laon s'élève sur un pic de forme triangulaire, assez semblable à un
trépied, haut de deux cents mètres, et dominant de tout côté le bassin
verdoyant qui l'entoure. (Voir la carte nº 64.) La vieille ville,
enceinte de murailles crénelées et de tours, occupe en entier le
sommet du tertre. Au pied, dans la plaine, se trouvent au sud les deux
faubourgs de Semilly et d'Ardon, que nous venions d'occuper, au nord
ceux de la Neuville à gauche, de Saint-Marcel au centre, de Vaux à
droite, que nous ne pouvions pas voir, parce que la ville nous les
cachait. Blucher, après avoir cédé le plateau de Craonne à nos
efforts, était bien résolu à disputer la plaine de Laon, en
s'attachant fortement au rocher couronné de murs qui la domine, et aux
faubourgs bâtis tout autour. Il y avait dans son âme beaucoup trop de
courage, de patriotisme, d'orgueil, pour abandonner à 48 mille hommes
un champ de bataille qu'il occupait avec 100 mille, qui était de
défense facile, d'importance capitale, et après l'abandon duquel il ne
lui restait qu'à se retirer, sans savoir où il s'arrêterait, car
l'armée de Silésie était séparée de l'armée de Bohême de manière à ne
pouvoir plus la rejoindre. Le sort de la guerre tenait donc à cette
position de Laon, et pour les uns comme pour les autres il fallait en
être maître ou périr.

Blucher avait un motif de plus de se battre en désespéré. Par suite de
la jalousie qui régnait entre les Prussiens et les Russes, quoiqu'ils
fussent les plus unis des coalisés, il s'était répandu chez les Russes
l'idée fausse qu'à Craonne les Prussiens avaient eu la volonté de les
laisser écraser. Cette prévention, déraisonnable comme la plupart de
celles qui s'élèvent entre alliés faisant la guerre ensemble, avait
amené entre eux une mésintelligence des plus graves; et une bataille
où personne ne se ménagerait, était, outre toutes les nécessités
militaires que nous avons rapportées, une véritable nécessité morale
et politique. Par ces diverses raisons, Blucher avait résolu de
défendre Laon à outrance, et il avait pris dans cette vue de fort
bonnes dispositions.

[En marge: Distribution des forces de Blucher.]

Les troupes prussiennes, qui n'avaient pas combattu la veille étaient,
partie sur la hauteur de Laon, partie en plaine, en face des faubourgs
de Semilly et d'Ardon que nous venions d'enlever. Elles devaient
défendre le poste principal, celui même de Laon. Sur le côté, vers
notre gauche et vers la droite de l'ennemi, Woronzoff se trouvait
entre Laon et Clacy, vis-à-vis des hauteurs boisées à travers
lesquelles nous avions débouché. Les corps des généraux Kleist et
d'York, confondus en un seul, étaient à l'extrémité opposée,
c'est-à-dire à notre droite et à la gauche des alliés, faisant face à
la route de Reims, sur laquelle Marmont était attendu. Restaient
Sacken et Langeron, que Blucher avait placés derrière la hauteur de
Laon, à l'abri de nos regards comme de nos coups, et en mesure,
suivant le besoin, de se porter librement ou sur la chaussée de
Soissons ou sur celle de Reims. Blucher, dans l'ignorance où il était
de nos projets, ne savait pas de quel côté aurait lieu la principale
attaque; il savait seulement par ses reconnaissances, qu'il y avait
des troupes françaises sur les deux routes, et c'est par ce motif
qu'il avait disposé une grosse réserve derrière Laon, pour la diriger
sur le point où le danger se déclarerait.

[En marge: Blucher reprend les faubourgs de Semilly et d'Ardon.]

[En marge: Ney les occupe de nouveau.]

Dès que le brouillard fut dissipé, Blucher fit attaquer le faubourg de
Semilly dont Ney s'était emparé à l'extrémité de la route de Soissons,
et celui d'Ardon que Mortier avait enlevé un peu à droite de cette
route dans l'intention de donner la main à Marmont. L'infanterie de
Woronzoff attaqua Semilly, et celle de Bulow Ardon. Comme il est
d'usage dans un retour offensif, les Russes et les Prussiens mirent
une grande vigueur dans leur attaque, pénétrèrent dans les deux
faubourgs, et en expulsèrent nos soldats. Déjà même la colonne de
Woronzoff, qui avait enlevé Semilly, s'avançait en masse sur la
chaussée de Soissons, et son mouvement allait couper la retraite aux
troupes de Mortier, lesquelles expulsées d'Ardon se trouvaient en
l'air sur notre droite. À cet aspect, le maréchal Ney se saisissant de
quelques escadrons de la garde, fond sur l'infanterie russe, l'arrête
court, donne à son infanterie le temps de se rallier, et la ramène sur
Semilly qu'il réoccupe victorieusement. Tandis qu'il accomplit cet
exploit sur notre front, à notre droite le général Belliard,
remplaçant Grouchy dans le commandement de la cavalerie, se met à la
tête des dragons d'Espagne (division Roussel), charge à son tour
l'infanterie de Bulow, la culbute, et rouvre au corps de Mortier le
chemin d'Ardon.

[En marge: Acharnement à se disputer ces deux faubourgs.]

Après avoir plusieurs fois pris, perdu, repris, ces faubourgs de
Semilly et d'Ardon, situés au pied du rocher de Laon, les deux armées
restèrent acharnées l'une contre l'autre autour de ces deux points.
L'ennemi rentrait dans la moitié d'un faubourg, on l'en chassait, et
aussitôt il y revenait. Napoléon, dévoré d'impatience, envoyait aide
de camp sur aide de camp au maréchal Marmont, pour presser sa marche,
car il se flattait avec raison que l'apparition de ce maréchal
produirait chez les coalisés un ébranlement moral, dont on pourrait
profiter pour les arracher du pied de cette hauteur à laquelle ils
étaient si fortement attachés. Mais trois lieues de marécages et de
coteaux boisés à traverser, au milieu d'une nuée de Cosaques,
laissaient peu d'espérance de communiquer avec Marmont.

En attendant, Napoléon pensant que s'il y avait moyen de déloger
Blucher du pied de ce fatal rocher de Laon, c'était en le débordant,
chargea le brave Charpentier avec ses deux divisions de jeune garde,
lesquelles s'étaient couvertes de gloire l'avant-veille, de filer le
long des coteaux boisés qui enceignent la plaine, et d'aller enlever
le village de Clacy sur notre gauche, d'où l'on pouvait partir pour
tourner Laon par le faubourg de la Neuville et par la route de la
Fère.

[En marge: Mouvement sur la gauche et le village de Clacy
vigoureusement exécuté par le général Charpentier.]

Cet ordre fut vaillamment exécuté. Le général Charpentier, longeant le
pied des coteaux, et se tenant au-dessus des prairies marécageuses de
la plaine, tandis que des tirailleurs jetés en avant dans les bois
divisaient l'attention de l'ennemi, traversa successivement Vaucelles,
Mons-en-Laonnois, et aborda enfin le village de Clacy qu'occupait une
division de Woronzoff. Friant, avec une division de la vieille garde,
le suivait pour l'appuyer au besoin. Charpentier se jeta sur Clacy
avec une telle vigueur, qu'il y pénétra malgré la plus énergique
résistance des Russes. Nos jeunes soldats, exaltés par le carnage,
égorgèrent quelques centaines d'hommes à coups de baïonnette. On fit
plusieurs centaines de prisonniers. Ce succès sur notre gauche était
d'assez grande importance pour la suite de la bataille, car il nous
donnait quelques chances de tourner Blucher. Il fut compensé
cependant vers notre droite par la perte du faubourg d'Ardon. Bulow
s'y jeta une dernière fois avec fureur. La division Poret de Morvan
eut son général tué, et fut obligée de se replier. Mais au centre Ney
était resté maître du faubourg de Semilly, en tête de la chaussée de
Soissons. À droite, si nous avions perdu Ardon, nous avions occupé le
village de Leuilly; à gauche nous étions en possession de Clacy, d'où
il était possible de tourner Laon. Il y avait donc un progrès
véritable accompli par la colonne principale que dirigeait Napoléon en
personne, et, malgré notre infériorité numérique, on pouvait espérer
encore de conquérir cette plaine de Laon, arrosée déjà de tant de
sang, mais à condition qu'à notre extrême droite, c'est-à-dire sur la
route de Reims, tout se passerait heureusement.

[En marge: Le sort de la journée attaché à la diversion que le
maréchal Marmont est chargé d'opérer.]

Sur cette route de Reims en effet, Marmont avait enfin débouché de
Festieux dans la plaine de Laon. Son canon s'était fait entendre à
deux heures de l'après-midi, et avait rempli Napoléon d'espérance,
Blucher d'anxiété.

[En marge: Ce maréchal parvient à déboucher par Festieux et à
s'emparer d'Athies sur la droite de Laon.]

Il s'était porté par la route de Reims, la jeune division de Padoue en
tête, sur le village d'Athies, en présence des flots de la cavalerie
ennemie. (Voir la carte nº 64.) Il avait successivement repoussé cette
cavalerie, puis s'était approché du village même d'Athies. Les troupes
d'York et de Kleist y étaient en position. Marmont, qui entendait de
son côté le canon de l'Empereur, et qui sentait le besoin de faire
quelque chose dans cette journée pour le seconder, crut devoir
emporter Athies. Voulant en faciliter l'attaque à ses jeunes troupes,
il plaça quarante bouches à feu sur son front, et canonna
impitoyablement ce village. Ensuite il le fit assaillir par
l'infanterie du duc de Padoue, et l'enleva. La journée tirant à sa
fin, il s'arrêta, et prit position là même où s'était terminé son
succès.

[En marge: La journée étant fort avancée, on est obligé de remettre au
lendemain la suite de la bataille.]

Jusque-là tout allait bien, et la journée, quoiqu'on n'eût accompli
que la moitié de l'oeuvre, promettait de bons résultats pour le
lendemain, si on pouvait toutefois conjurer l'infériorité du nombre,
grave difficulté, car on se battait dans la proportion d'un contre
deux, avec de jeunes troupes contre les plus vieilles bandes de
l'Europe. Pourtant on avait exécuté des choses si extraordinaires dans
cette campagne, et notamment la veille et l'avant-veille, que si le
lendemain on partait vigoureusement du point où l'on était parvenu, et
que Marmont attirant à lui la principale masse de l'ennemi, Napoléon
pût se lancer de Clacy sur les derrières de Laon, le triomphe était
presque certain. Mais il fallait pour qu'il en fût ainsi bien des
circonstances heureuses; il fallait d'abord réussir à se concerter à
grande distance, à travers les bois, les marécages et les Cosaques,
puis enfin passer la nuit, Marmont surtout, dans des positions peu
sûres.

[En marge: Position hasardée de Marmont au village d'Athies.]

[En marge: Légèreté de Marmont, qui passe la nuit au milieu de l'armée
ennemie, presque sans se garder.]

Marmont, établi en l'air au village d'Athies, au milieu de la plaine,
attendait les instructions de Napoléon, et avait envoyé le colonel
Fabvier pour aller les chercher à la tête de 500 hommes. Était-ce bien
le cas de les attendre immobile où il était, et n'aurait-il pas dû,
après avoir aperçu dans la journée des masses immenses de cavalerie,
prendre pour la nuit position en arrière, vers Festieux par exemple,
espèce de petit col par lequel il avait débouché dans la plaine, et où
il aurait été en parfaite sécurité? Mais la crainte mal entendue
d'abandonner le terrain conquis dans l'après-midi, le retint, et
l'empêcha d'opérer un mouvement rétrograde que la prudence
conseillait. Ce qui était moins excusable encore en demeurant au
milieu de flots d'ennemis, c'était de ne pas multiplier les
précautions pour se garantir d'une surprise de nuit. Avec une légèreté
qui ôtait à ses qualités une partie de leur prix, Marmont s'en remit à
ses lieutenants du soin de sa sûreté. Ceux-ci laissèrent leurs jeunes
soldats fatigués se répandre dans les fermes environnantes, et ne
songèrent pas même à protéger la batterie de quarante pièces de canon
qui avait canonné Athies avec tant de succès. C'étaient de jeunes
canonniers de la marine, peu habitués au service de terre, qui étaient
attachés à ces pièces, et qui n'eurent pas le soin de remettre leurs
canons sur l'avant-train, de manière à pouvoir les enlever promptement
au premier danger. Tout le monde, chef et officiers, s'en fia ainsi à
la nuit, dont on aurait dû au contraire se défier profondément.

Il n'y avait que trop de raisons, hélas, de se défier de cette nuit
fatale, car Blucher, dès qu'il avait entendu le canon de Marmont,
s'était persuadé que l'attaque par la route de Reims était la
véritable, que celle qui avait rempli la journée sur la route de
Soissons était une pure feinte, et qu'il fallait porter par conséquent
sur la route de Reims le gros de ses forces. Il avait sur-le-champ mis
en mouvement Sacken et Langeron restés en réserve derrière Laon, les
avait envoyés, en contournant la ville, à l'appui de Kleist et d'York,
et y avait ajouté la plus grande partie de sa cavalerie qui de ce côté
ne pouvait manquer d'être fort utile. La journée étant très-avancée
quand ce mouvement finissait, il n'avait pas voulu néanmoins s'en
tenir à des dispositions préparatoires, et avait songé à profiter de
l'obscurité pour ordonner une surprise de nuit exécutée par sa
cavalerie en masse.

[En marge: Le corps de Marmont, surpris dans la nuit du 9 au 10, est
mis en déroute.]

Vers minuit, en effet, tandis que les soldats de Marmont s'y
attendaient le moins, une nuée de cavaliers se précipitent sur eux en
poussant des cris épouvantables. De vieux soldats, habitués aux
accidents de guerre, auraient été moins surpris, et plus tôt réunis à
leur poste. Mais une panique soudaine se répand dans les rangs de
cette jeune infanterie, qui s'échappe à toutes jambes. Les artilleurs
qui n'avaient pas disposé leurs pièces de manière à les enlever
rapidement, s'enfuient sans songer à les sauver. L'ennemi lui-même au
sein de l'obscurité se mêle avec nous, et fait partie de cette cohue,
pendant que son artillerie attelée, galopant sur nos flancs, tire à
mitraille, au risque d'atteindre les siens comme les nôtres. On marche
ainsi au milieu d'un désordre indicible, sans savoir que devenir, et
Marmont emporté par la foule s'en va du même pas qu'elle. Heureusement
le 6e corps, qui faisait le fond des troupes de Marmont, retrouve un
peu de son sang-froid, et s'arrête à ces hauteurs de Festieux, où il
aurait été si facile de se procurer pour la nuit une position sûre.
L'ennemi n'osant pas s'engager plus loin suspend sa poursuite, et nos
soldats délivrés de sa présence finissent par se rallier, et par se
remettre en ordre.

[En marge: L'accident arrivé au corps de Marmont laisse Napoléon seul
en présence de toute l'armée de Blucher dans la plaine de Laon.]

Cet accident, l'un des plus fâcheux qui soient jamais arrivés à un
général, surtout à cause des conséquences dont il fut suivi, ne nous
avait coûté matériellement que quelques pièces de canon, deux ou trois
cents hommes mis hors de combat, et un millier de prisonniers, qui
revinrent en partie le lendemain, mais il ruinait notre entreprise
déjà si difficile et si compliquée. En apprenant dans la nuit cette
déplorable échauffourée, Napoléon s'emporta contre le maréchal
Marmont, mais s'emporter ne réparait rien, et il s'occupa
immédiatement du parti à prendre. Renoncer à son attaque et se
retirer, c'était commencer une retraite qui devait aboutir à la ruine
de la France et à la sienne. Attaquer, quand la diversion confiée à
Marmont n'était plus possible, quand on allait avoir devant soi les
masses de l'ennemi accumulées entre Laon et la chaussée de Soissons,
était bien téméraire. Tous les partis menaient presque à périr.
N'écoutant que l'énergie de son âme, Napoléon voulut essayer sur Laon
une tentative désespérée, pour voir si le hasard, qui est si fécond à
la guerre, ne lui vaudrait pas ce que n'avaient pu lui procurer les
plus savantes combinaisons.

Il allait se précipiter sur Laon lorsque Blucher le prévint. Ce
dernier avait songé d'abord à jeter sur Marmont une moitié de son
armée, le prenant pour notre colonne principale. Mais dans son
état-major des voix nombreuses s'étaient élevées contre ce projet, et
on lui avait prouvé qu'il fallait avant tout tenir tête à Napoléon
devant la ville de Laon. Blucher, malade ce jour-là, et cédant plus
que de coutume à l'avis de ses lieutenants, avait donc suspendu le
mouvement prescrit, et s'était décidé à diriger son effort droit
devant lui, sur Clacy notamment, par où Napoléon menaçait de le
tourner.

[En marge: Journée du 10, et efforts désespérés de Napoléon pour
enlever Laon.]

Au moment où Napoléon ébranlait ses troupes pour renouveler ses
attaques, trois divisions de l'infanterie de Woronzoff se portant à
notre gauche, se déployèrent autour du village de Clacy avec
l'intention de l'enlever. Le général Charpentier, qui avait remplacé
Victor, était à Clacy avec sa division de jeune garde et celle du
général Boyer, fort décimées l'une et l'autre par les derniers
combats. Ney avait de son côté appuyé à gauche pour soutenir le
général Charpentier, et avait disposé son artillerie un peu en arrière
et à mi-côte de manière à prendre d'écharpe les masses russes qui
allaient se jeter sur Clacy. Dès neuf heures du matin une lutte
opiniâtre recommença autour de cet infortuné village, dont la
position, heureusement pour nous, était légèrement dominante. Le
général Charpentier, qui dans ces journées montra autant d'énergie que
d'habileté, laissa l'infanterie russe s'avancer à petite portée de
fusil, et puis l'accueillit avec un feu de mousqueterie épouvantable.
Les officiers et sous-officiers se prodiguaient pour suppléer au
défaut d'instruction de leurs jeunes soldats, dans lesquels ils
trouvaient du reste un dévouement sans bornes. La première division
russe essuya un feu si meurtrier qu'elle fut renversée au pied de la
position, et immédiatement remplacée par une autre qui ne fut pas
mieux traitée. Les troupes assaillantes recevaient, outre le feu de
Clacy, celui de l'artillerie du maréchal Ney, laquelle,
très-avantageusement placée, comme nous venons de le dire, exerçait
d'affreux ravages. À la vérité, quelques-uns des projectiles de cette
artillerie atteignaient nos soldats à Clacy, mais dans l'ardeur dont
on était animé, on ne songeait avant tout qu'à arrêter l'ennemi et à
le détruire, n'importe à quel prix.

La même attaque, renouvelée cinq fois par les Russes, échoua cinq fois
devant l'héroïsme du général Charpentier et de ses soldats. Les Russes
rebutés se replièrent alors sur Laon. Napoléon, reprenant un peu
d'espérance, et se flattant d'avoir peut-être fatigué la ténacité de
Blucher, porta les deux divisions de Ney (Meunier et Curial) droit sur
Laon, par le faubourg de Semilly que nous n'avions pas cessé
d'occuper. Nos jeunes soldats, lancés par Ney sur la hauteur,
renversèrent tout devant eux, gravirent l'une des faces du pic
triangulaire de Laon, et, profitant de la forme du terrain, creuse et
rentrante en cet endroit, parvinrent jusqu'aux murailles de la ville.
Mais la solide infanterie de Bulow les arrêta au pied du rempart, puis
les criblant de mitraille, les força de redescendre de cette hauteur
fatale, devant laquelle devait échouer la fortune de nos armes.
Napoléon, cependant, qui ne renonçait pas encore à arracher Blucher de
ce poste, envoya fort loin sur notre gauche Drouot à la tête d'un
détachement, pour voir s'il ne serait pas possible de se porter sur la
route de La Fère, et d'inquiéter assez l'ennemi pour lui faire lâcher
prise.

[En marge: Nécessité pour Napoléon de battre en retraite.]

Drouot après une hardie reconnaissance, ayant déclaré avec une
sincérité qu'on ne mettait jamais en doute, l'impossibilité de cette
dernière tentative, Napoléon se résigna enfin à considérer Blucher
comme inexpugnable. Depuis quarante-huit heures ils l'étaient l'un
pour l'autre, et Blucher avait été aussi impuissant contre les
villages de Clacy et de Semilly, que Napoléon contre la hauteur de
Laon. Mais Napoléon ne pouvait pas être inexpugnable vingt-quatre
heures de plus, si Blucher, revenant au projet de marcher en masse par
la route de Laon à Reims, refoulait Marmont sur Berry-au-Bac, et
passait l'Aisne sur notre droite. Il n'y avait donc pas moyen de
demeurer où l'on était, et il fallait rebrousser chemin pour se
replier sur Soissons. Quelque douloureuse que fût cette résolution,
comme elle était indispensable, Napoléon la prit sans hésiter, et le
lendemain, 11 mars au matin, il repassa le défilé de Chivy et
d'Étouvelles, pour se reporter sur Soissons, tandis que Marmont,
établi au pont de Berry-au-Bac, défendait l'Aisne au-dessus de lui.
L'ennemi se garda bien de suivre ce lion irrité, dont les retours
faisaient trembler même un adversaire victorieux. Napoléon put donc
regagner Soissons sans être inquiété.

[En marge: Résultat des sanglantes batailles de Craonne et de Laon.]

Ces trois terribles journées du 7 à Craonne, du 9 et du 10 à Laon,
avaient coûté à Napoléon environ 12 mille hommes, et si elles en
avaient coûté 15 mille à l'ennemi, c'était une médiocre consolation,
parce qu'il lui restait près de 90 mille combattans, et que nous n'en
avions guère plus de 40 mille, même avec la petite division du duc de
Padoue qui était venue renforcer le maréchal Marmont. Le pis de tout
cela, c'étaient non la perte numérique mais la perte morale, et les
conséquences militaires des dernières opérations. Négliger un moment
Schwarzenberg pour aller de nouveau battre Blucher, et revenir ensuite
sur Schwarzenberg, soit qu'on tombât directement sur celui-ci, soit
qu'on recueillît auparavant les garnisons, était la dernière
combinaison que Napoléon avait imaginée, et qui devait, si la fortune
ne le trahissait pas, le conduire à expulser les ennemis du
territoire. Mais n'ayant pas battu Blucher, bien qu'il l'eût rudement
traité, il allait être suivi par cet infatigable adversaire en se
rejetant sur Schwarzenberg, et il était exposé à les voir se réunir
tous deux pour l'accabler. Le danger était évident et très-difficile à
conjurer.

[En marge: Napoléon se replie sur Soissons.]

[En marge: Tandis que Napoléon remet un peu d'ordre dans son armée, et
lui procure quelque repos et quelques vivres, le corps de Saint-Priest
vient s'offrir à ses coups.]

Napoléon rentra donc fort triste dans Soissons, mais moins triste que
l'armée qui comprenait bien la situation et commençait à craindre que
tant d'efforts ne fussent impuissants pour sauver la France. Mais
l'inflexible génie de Napoléon, éclairé par sa grande expérience,
laquelle lui montrait que les chances de la guerre sont inépuisables,
et qu'il n'y a jamais à désespérer pourvu qu'on persévère,
l'inflexible génie de Napoléon n'était point abattu. Il comptait
encore sur de faux mouvements de l'ennemi, et se flattait qu'une faute
du présomptueux Blucher, peut-être du prudent Schwarzenberg lui-même,
lui rendrait bientôt sa fortune perdue. Il n'avait pas cessé, au
surplus, d'être placé entre ses deux adversaires, et en mesure par
conséquent d'empêcher leur jonction; il avait encore à Paris quelques
ressources, et, s'il livrait cette capitale à elle-même, pour se
porter vers les places, il en devait trouver là de bien plus
considérables, avec lesquelles il pourrait peut-être changer la face
des choses. Il conserva donc une fermeté dont peu d'hommes de guerre
ont donné l'exemple, et peut-être aucun, car jamais mortel n'était
descendu d'une position si haute dans une situation si affreuse. Il
avait en effet soulevé le monde contre sa personne, et en avait
complétement détaché la France! Il lui restait, à la vérité, un corps
d'admirables officiers, formés à son école, remplis d'un saint
désespoir qu'ils communiquaient à l'héroïque jeunesse de France,
ramassée en marchant pour la faire tuer avec eux; il lui restait son
inépuisable génie, l'orgueil de sa grande fortune, et il n'était pas
troublé, sans doute aussi parce que, même dans sa chute, il
entrevoyait une gloire ineffaçable. Rentré dans Soissons que l'ennemi
n'avait pas osé garder, il attendait, l'oeil fixé sur ses adversaires,
lequel d'entre eux commettrait la faute dont il espérait profiter. Il
y était depuis vingt-quatre heures, occupé à donner du pain, des
souliers, quelque repos, et une organisation un peu meilleure à ses
jeunes soldats, lorsqu'un des nombreux ennemis attachés à sa suite
vint se placer à portée de ses coups. C'était le général de
Saint-Priest qui amenait un nouveau détachement tiré du blocus des
places, où il avait été remplacé par des milices allemandes. Il était
venu des Ardennes sur Reims, et avait expulsé de cette ville le
détachement de Corbineau. C'étaient quinze mille soldats russes ou
prussiens, commandés par un excellent officier, Français
malheureusement, que la haine du régime de 1793 avait conduit jadis en
Russie, et qui n'avait pas su en revenir lorsque ce régime avait cessé
d'ensanglanter la France. Ce n'était pas là une proie assez importante
pour dédommager Napoléon de ses derniers échecs, mais en se jetant sur
elle il pouvait faire sentir encore le danger de son voisinage, et
rendre ses adversaires plus circonspects. En attendant une meilleure
fortune, celle-là n'était point à dédaigner.

[En marge: Combat de Reims, et destruction du corps du Saint-Priest.]

Tandis que Blucher était arrêté au bord de l'Aisne, par la position
que Marmont avait prise à Berry-au-Bac, Napoléon fit ses dispositions
pour courir de Soissons à Reims, et accabler le corps de Saint-Priest.
Le 12 au soir il prescrivit à Marmont de laisser à Berry-au-Bac les
forces indispensables, de se porter sur Reims avec le reste, tandis
que lui s'y rendrait par la route de Fismes. Ils devaient, le
lendemain 13 au matin, opérer leur jonction à une lieue de Reims. Le
plus grand secret fut ordonné et observé.

Le 12 mars, dans la nuit, Napoléon après avoir fait mettre à Soissons
trente bouches à feu en batterie, derrière des sacs à terre et des
tonneaux, après avoir détruit tous les obstacles qui nuisaient à la
défense, après avoir laissé pour garnison quelques fragments de
bataillons et un bon commandant, partit pour Reims avec la
demi-satisfaction que devait lui inspirer le succès vers lequel il
marchait. Dès la pointe du jour, il rencontra le corps de Marmont et
le maréchal lui-même, auquel il adressa quelques reproches, moins
sévères toutefois qu'il n'aurait eu le droit de les faire, et poussa
sur Reims les trente mille hommes qu'il avait réunis pour ce coup de
main.

En route, on trouva sur la droite, au village de Rosnay, deux
bataillons prussiens qui faisaient la soupe. (Voir la carte nº 64.) On
troubla leur repas en les prenant tous, malgré une certaine résistance
de leur part, puis on arriva en face de Reims. Napoléon, qui aurait
voulu enlever le corps de Saint-Priest tout entier, songeait à faire
passer la Vesle à ses troupes à cheval, et à les porter au delà de
Reims pour couper la retraite à l'imprudent ennemi tombé dans ses
filets. (Voir la carte nº 62.) Mais les alliés avaient détruit le pont
qu'il eût été trop long de rétablir, et il fallut se borner à culbuter
sur Reims les troupes de Saint-Priest qui en étaient sorties pour
défendre les hauteurs. On les aborda avec la plus grande vigueur, et
après un combat fort court on les rejeta des hauteurs sur la ville.
Alors l'Empereur lança sur elles les régiments des gardes d'honneur.
Le général Philippe de Ségur, qui commandait l'un de ces régiments,
tourna l'extrême gauche de l'ennemi, culbuta sa cavalerie, et enleva
onze pièces de canon. L'infanterie russe prise à revers par ce
mouvement se précipita sur Reims. Elle voulut défendre les portes de
la ville, mais on enfonça ces portes à coups de canon, puis on entra
pêle-mêle avec elle, et on ramassa quatre mille prisonniers. Ce rapide
coup de main qui nous avait à peine coûté quelques centaines d'hommes,
en fit perdre environ six mille au corps de Saint-Priest, qui fut pour
le moment rejeté assez loin. M. de Saint-Priest lui-même y perdit la
vie.

[En marge: Le combat de Reims, en procurant quelque consolation à
Napoléon, ne lui rend pas la position qu'il avait après Montmirail et
Montereau.]

Ce succès, sans rendre à Napoléon l'ascendant qu'il avait après
Montmirail, avait l'avantage de procurer quelques consolations à son
armée, et de contenir l'ennemi, qui sentait la nécessité de réfléchir
à ses moindres mouvements en face d'un tel adversaire. Il s'arrêta à
Reims pour voir ce qu'allaient lui conseiller les événements.

La situation avait en effet bien changé, militairement et
politiquement, pendant les dix ou douze jours qu'il venait d'employer
à se mesurer avec Blucher. En quittant Troyes il avait laissé le
maréchal Oudinot, le général Gérard, le maréchal Macdonald, à la
poursuite du prince de Schwarzenberg, avec ordre de pousser celui-ci
jusqu'au delà de l'Aube, pendant qu'on feignait de négocier un
armistice à Lusigny. Il avait en même temps ordonné à ses lieutenants,
qui comptaient trente et quelques mille hommes à eux trois, de faire
crier _Vive l'Empereur!_ aux avant-postes, afin de persuader à
l'ennemi qu'il n'était pas parti. Mais une telle illusion n'avait pas
duré vingt-quatre heures. La manière dont s'était exécutée la
poursuite après son départ, avait été suffisante pour montrer qu'il
n'y était plus, et le prince de Schwarzenberg qui avait promis de
reprendre l'offensive aussitôt que Napoléon se détournerait de lui
pour se jeter sur Blucher, avait tenu parole dès le 27 février au
matin. Voulant ramener sur l'Aube les troupes françaises qui avaient
franchi cette rivière à sa suite, il avait dirigé le maréchal de Wrède
vers Bar-sur-Aube, et le prince de Wittgenstein vers le pont de
Dolancourt. (Voir la carte nº 62.) Il avait gardé sous la main Giulay
et les réserves autrichiennes.

[En marge: Événements entre le prince de Schwarzenberg et les
maréchaux laissés à la garde de la Seine.]

[En marge: Héroïque combat de Dolancourt soutenu par les troupes
d'Espagne contre l'armée de Bohême.]

Le maréchal Oudinot et le général Gérard étaient en position sur
l'Aube, le maréchal Macdonald sur la Seine. Les deux premiers,
particulièrement menacés, ayant aperçu le 27 au matin le retour
offensif de l'ennemi, s'étaient portés, le général Gérard à
Bar-sur-Aube, et le maréchal Oudinot à Dolancourt, pour disputer sur
ces deux points le passage de l'Aube. Le maréchal Oudinot jugeant
mauvaise la position de Dolancourt, car elle était dominée de toute
part, pensant de plus qu'un mouvement rétrograde décèlerait trop le
départ de Napoléon, avait imaginé de se tenir en avant de l'Aube, et
de défendre à outrance les hauteurs d'Arsonval et d'Arrentières.
Laissant la division des gardes nationales Pacthod pour couvrir le
pont de Dolancourt, il avait porté sur la hauteur au delà les deux
brigades de la division Leval, et la brigade qui restait de la
division Boyer. Ces trois brigades tirées d'Espagne, appuyées par les
dragons venus également d'Espagne, et comprenant 7 mille fantassins et
2 mille chevaux, avec tout au plus trente bouches à feu amenées du
fond de la vallée de l'Aube, avaient eu grand'peine à se soutenir en
présence des cent bouches à feu de l'ennemi. Les brigades Montfort et
Chassé, mitraillées d'abord, puis assaillies par les cuirassiers
autrichiens, avaient tenu ferme, et repoussé toutes les attaques,
tandis que le comte de Valmy passant l'Aube à gué, venait à leur
secours. Ces deux brigades d'infanterie, complétement enveloppées sans
en être émues, secourues tour à tour par la brigade Pinoteau, et par
les dragons d'Espagne qui avaient chargé au galop la formidable
artillerie des Autrichiens et tué les canonniers sur les pièces,
avaient conservé leur champ de bataille toute une journée. Enfin vers
la nuit, voyant fondre sur elles le reste de la grande armée de
Bohême, elles avaient quitté les hauteurs, regagné le bord de la
rivière, et opéré leur retraite dans le meilleur ordre. Ce combat
admirable de 8 à 9 mille hommes contre 30 mille d'abord, puis contre
40 mille, avait coûté à l'ennemi 3 mille hommes, et à nous 2 mille. Si
Napoléon n'avait eu que de pareils soldats, le résultat de cette
grande lutte eût été certainement différent.

Tandis qu'Oudinot avec les troupes d'Espagne défendait si bien les
hauteurs en avant de Dolancourt, le général Gérard de son côté avait
arrêté les Bavarois devant Bar-sur-Aube, et leur avait tué beaucoup
d'hommes tout en perdant lui-même très-peu de monde, grâce aux
barricades dont il s'était couvert. Macdonald entendant la canonnade
avait couru de la Seine à l'Aube, pour coopérer à la défense des
postes attaqués.

[En marge: Retraite des maréchaux sur la Seine.]

Bien que ce rude combat, dans lequel le prince de Wittgenstein avait
été blessé gravement et le prince de Schwarzenberg légèrement, fût de
nature à rendre l'armée de Bohême plus prudente encore que de coutume,
pourtant il était facile de reconnaître au nombre de troupes déployées
que ce n'était là qu'un rideau, et que Napoléon était ailleurs. Si le
prince de Schwarzenberg avait pu conserver encore un seul doute à cet
égard, il l'aurait perdu en voyant devant lui tout au plus 8 à 9
mille hommes. Dès lors ses projets de retraite sur Chaumont avaient dû
être abandonnés, et soit qu'il fût aiguillonné par le blâme des
alliés, soit qu'il fût jaloux de tenir la parole donnée à l'armée de
Silésie, il avait résolu de se reporter en avant, et de reprendre la
position de Troyes au moins, pendant que Blucher continuait à courir
les hasards d'une marche isolée. Le 28 donc il s'était remis en
mouvement, et les trois généraux français, jugeant avec raison que
l'Aube n'était pas tenable, que la position de Troyes elle-même
pouvait être tournée de tout côté, s'étaient repliés sur la Seine
entre Nogent et Montereau, livrant à chaque pas de vigoureux combats
d'arrière-garde. Le prince de Schwarzenberg les avait suivis, avait
réoccupé Troyes, et bordé la Seine de Nogent à Montereau. Il avait
pris la ferme résolution, Blucher avançant sur Paris, de ne pas le
laisser avancer seul.

[En marge: Aggravation de la situation politique comme de la situation
militaire.]

Militairement la situation s'était donc fort gâtée pendant les dix ou
douze jours employés par Napoléon à combattre Blucher. Politiquement,
elle était singulièrement empirée.

[En marge: Rupture des conférences de Lusigny.]

Les conférences de Lusigny avaient été définitivement abandonnées, le
prince de Schwarzenberg n'en ayant plus besoin pour se débarrasser de
la poursuite de Napoléon, et Napoléon s'obstinant à cacher une
question de frontières sous une question d'armistice. En entrant à
Troyes, le prince avait congédié les commissaires qui avaient essayé
un instant d'arrêter l'effusion du sang par une suspension d'armes. Du
reste, il l'avait fait avec regret, et contraint uniquement par
l'esprit qui régnait dans la coalition.

[En marge: À Châtillon le délai fatal approche. Secrètes instances de
M. de Metternich pour qu'on traite à tout prix.]

À Châtillon également on était à la veille de rompre. Nous avons dit
qu'en faisant signer à Chaumont le traité du 1er mars, lord
Castlereagh avait obtenu qu'on fixât un délai fatal, après lequel on
cesserait d'attendre le contre-projet demandé à M. de Caulaincourt. Le
délai fixé était celui du 10 mars, et on avait déclaré à M. de
Caulaincourt qu'après le 10 mars le congrès serait dissous, et toute
négociation remise jusqu'à la destruction des uns ou des autres. Le
prince Esterhazy, envoyé secrètement par M. de Metternich à M. de
Caulaincourt, lui avait renouvelé le conseil de traiter, de traiter à
tout prix, car ce moment passé on ne voudrait plus négocier avec
Napoléon, et on viserait à lui ôter non-seulement le Rhin, mais le
trône. M. de Caulaincourt avait mandé ces détails au quartier général,
en suppliant l'Empereur de lui permettre de se désister en quelques
points des bases de Francfort, car, s'il persistait dans ses
résolutions, la négociation serait rompue à l'instant, et après sa
grandeur son existence même serait mise en question.

[En marge: Impatience d'en finir chez les alliés.]

[En marge: Arrivée de M. de Vitrolles au quartier général des
souverains, et effet de ses communications.]

[En marge: Les souverains répondent qu'ils attendent pour rompre avec
Napoléon et écouter les ennemis de sa dynastie l'expiration du délai
fatal fixé à Châtillon.]

Ce qu'écrivait M. de Caulaincourt, d'après les avis enveloppés, mais
sincères du prince Esterhazy, était rigoureusement exact. À
l'impatience d'entrer à Paris qu'éprouvait Alexandre, à la haine
furieuse qui animait les Prussiens, étaient venues s'ajouter les
excitations du parti royaliste. M. de Vitrolles expédié, comme on l'a
vu, avec une commission avouée de M. de Dalberg, mais non avouée de M.
de Talleyrand, avait réussi, après beaucoup de traverses, à gagner le
quartier général des alliés, et à s'y faire admettre, en se servant
des signes de reconnaissance dont il était porteur pour M. de Stadion.
Quoiqu'il fût tout à fait inconnu des ministres de la coalition, ils
avaient fini par prendre confiance en lui, en écoutant son langage
sincère et passionné, en écoutant surtout l'énumération des noms
considérables dont il s'autorisait. C'était le premier message sérieux
que recevaient les souverains alliés, et il produisait chez eux, outre
beaucoup de satisfaction, un redoublement de courage, car l'espérance
de trouver dans Paris même un parti qui leur en ouvrirait les portes,
et une fois entrés les aiderait à constituer un gouvernement avec
lequel ils pourraient traiter, cette espérance, d'abord très-vive
quand ils avaient passé le Rhin, très-affaiblie depuis en voyant si
peu de manifestations royalistes éclater autour d'eux, se réveillait
maintenant, et augmentait fort leur résolution de marcher en avant.
Ils avaient longuement questionné M. de Vitrolles sur l'intérieur de
Paris, s'étaient plaints de n'en rien savoir, et lui avaient répété le
thème en usage, que, n'étant pas venus pour ou contre la cause d'une
dynastie, ils ne songeraient à écarter Napoléon du trône que si la
France en manifestait le voeu formel, qu'alors ils seraient heureux de
contribuer à la délivrer du joug qui pesait sur elle et sur l'Europe.
À cela M. de Vitrolles, s'appuyant des noms de MM. de Talleyrand et de
Dalberg fort appréciés au camp des alliés, et beaucoup plus que les
noms les plus qualifiés parmi les royalistes, avait répondu que la
France, tremblante sous la tyrannie impériale, n'osait pas manifester
ses véritables sentiments, que sachant d'ailleurs les cours de
l'Europe occupées à négocier à Châtillon avec Napoléon, elle était
encore moins disposée à lever contre lui l'étendard de la révolte,
étendard que les souverains armés n'osaient pas lever eux-mêmes, mais
que si on rompait définitivement avec lui, les monarques alliés
verraient éclater autour d'eux un élan unanime en faveur de la maison
de Bourbon. Il était malheureusement vrai que l'aversion de la France
pour le despotisme et pour la guerre affaiblissait en elle l'horreur
de l'étranger, et que bien qu'elle eût complétement oublié les
Bourbons, elle accepterait volontiers tout gouvernement, quel qu'il
fût, qui la débarrasserait de souffrances devenues insupportables.
Cette vérité, sans doute exagérée par l'envoyé de MM. de Talleyrand et
de Dalberg, avait fait naturellement impression sur les ministres et
les souverains réunis à Troyes, et ils avaient répondu à M. de
Vitrolles qu'on était obligé de continuer jusqu'au terme convenu les
conférences de Châtillon; que si Napoléon acceptait les frontières de
1790, on traiterait avec lui; que dans le cas contraire, on romprait,
et on entendrait alors tout ce qui pourrait être dit en faveur d'un
autre gouvernement que le sien, pourvu que ce gouvernement convînt à
la France et présentât des chances de durée. Mais les partisans de la
guerre à outrance, quoiqu'ils n'eussent pas besoin d'être excités, en
apprenant ces communications, avaient senti redoubler leur désir de
rompre à Châtillon, et de marcher sur Paris. C'était là le motif des
avis réitérés et secrets que l'Autriche faisait parvenir à M. de
Caulaincourt. Quelques moments encore et tout allait donc changer de
face[17]!

          [Note 17: Le principal personnage employé dans ces
          négociations, M. de Vitrolles, a raconté dans des mémoires
          spirituels, et encore inédits, sa mission au camp des
          alliés. J'en ai dû la communication à l'obligeance du
          dépositaire. Je suis donc certain d'être exact dans le récit
          que je viens de faire, et d'autant plus que j'ai pu
          confronter le témoignage de M. de Vitrolles avec celui de
          quelques-uns des principaux personnages du temps, et que
          c'est de leurs témoignages comparés que j'ai composé cette
          narration.]

[En marge: Napoléon, loin de vouloir céder, fait convoquer le conseil
de l'Empire, dans l'espérance que ce conseil sera indigné en entendant
les propositions faites à Châtillon.]

[En marge: Séance du conseil de l'Empire.]

[En marge: Ce Conseil plutôt consterné qu'indigné, incline à
l'adoption des conditions proposées.]

À Paris la situation prenait également un aspect des plus menaçants.
Napoléon avait, comme on l'a vu, envoyé à la régente Marie-Louise le
traité proposé par les plénipotentiaires à Châtillon, et s'était
flatté que ce traité déshonorant révolterait quiconque sentait couler
du sang dans ses veines. Un conseil en effet, réuni le 4 mars en
présence de Marie-Louise et de Joseph, avait reçu communication de
toutes les pièces de la négociation. Napoléon, qui avait tant altéré
la vérité à l'égard des négociations de Prague, et même de celles de
Francfort, s'était décidé cette fois à la dire tout entière, parce
qu'il espérait qu'elle soulèverait les coeurs! Hélas! elle n'avait
fait que les consterner, énervés qu'ils étaient par un long
despotisme! On comptait parmi les hommes composant ce conseil de bons
citoyens, d'honnêtes gens, mais ils avaient autant peur de déplaire à
Napoléon, en conseillant la paix immédiate, qu'au public, en
conseillant la continuation de la guerre. Ils n'avaient donc reçu
qu'avec une sorte de crainte l'invitation de délibérer sur ce grave
sujet. Dans ce conseil auquel assistaient, outre l'Impératrice et
Joseph, les grands dignitaires, les ministres, et quelques présidents
du Conseil d'État, on avait, après la lecture des pièces, gardé un
long silence de surprise et d'effroi. Puis Joseph qui présidait,
forçant chacun par une interpellation directe à rompre ce silence, les
vingt membres présents avaient balbutié leur avis en un langage
embarrassé, et avec la brièveté non pas de l'énergie mais de la
faiblesse. Le traité proposé, suivant ces divers opinants, était
désolant; selon même quelques-uns qui avaient appelé les choses par
leur nom, il était une véritable capitulation. Il fallait espérer,
disaient-ils, que le génie de l'Empereur, qui avait opéré tant de
prodiges, accomplirait encore celui de repousser l'ennemi une dernière
fois, et de lui arracher des conditions plus acceptables. Toutefois on
ne connaissait pas la situation, Napoléon seul la connaissait, seul
pouvait la juger, et émettre un avis éclairé (ce qui était bien vrai
grâce à la forme du gouvernement); mais si pourtant la situation était
aussi désespérée qu'on le disait, et qu'elle paraissait l'être, à
juger des choses d'après les apparences, ne conviendrait-il pas mieux
de traiter sur le pied des anciennes frontières, que de laisser entrer
l'étranger dans Paris? On ne pouvait se le dissimuler, si l'étranger
pénétrait dans la capitale, il ne respecterait pas la dynastie
glorieuse sous laquelle on avait le bonheur de vivre; il tenterait un
bouleversement intérieur, et c'était là une calamité qu'il fallait
écarter à tout prix. Sans doute c'était une perte sensible que celle
de la Belgique, mais il valait mieux perdre la Belgique que la France,
et surtout que le trône. D'ailleurs la France, après tout, telle
qu'elle avait été sous Louis XIV, ayant son empereur à sa tête, serait
toujours grande, car sa grandeur ne dépendait pas d'une ou deux
provinces. Napoléon avait assez déployé le génie de la guerre, il
serait bien à désirer qu'il eût le temps de déployer aussi le génie de
la paix, et qu'il pût procurer au pays autant de félicité qu'il lui
avait procuré de gloire. Alors, bientôt remise de son épuisement, la
France trouverait l'occasion de recouvrer ce que la violence de
l'étranger lui enlevait aujourd'hui. Mais en tout cas, répétaient ces
hommes asservis qui souhaitaient ardemment la paix sans même oser le
dire, en tout cas, si Sa Majesté Impériale, qui seule avait le secret
des affaires, qui seule pouvait prononcer en connaissance de cause,
inclinait à accepter les anciennes frontières plutôt que de courir de
nouveaux hasards, le Conseil était d'avis que l'honneur de l'Empereur
le permettait, car son honneur véritable c'était l'intérêt de la
France, et l'intérêt de la France c'était la paix immédiate.--

Certes l'intérêt de la France c'était la paix, mais c'était son
intérêt un an, deux ans, six ans plus tôt, et c'est alors qu'il aurait
fallu le dire. Aujourd'hui, à continuer la guerre, il n'y avait de
danger que pour la dynastie, car assurément on ne ferait la France
sous les Bourbons ni plus petite, ni plus dénuée d'influence que ne le
voulaient les plénipotentiaires de Châtillon; il est même certain que,
dans le soin qu'on apportait à l'affaiblir, la crainte de Napoléon
entrait pour beaucoup, et qu'avec les Bourbons on chercherait
infiniment moins à réduire sa puissance naturelle et séculaire. Les
choses en étant à ce point, il n'y avait pas grand péril à risquer
encore quelques batailles, pour amener peut-être une transaction entre
les anciennes et les nouvelles frontières, pour avoir Mayence en
sacrifiant Anvers. Un seul homme, il faut le nommer, M. de Cessac,
vota pour qu'on ne souscrivît pas aux propositions de Châtillon. Du
reste, même dans ce moment suprême, ce fut de la part des membres du
Conseil de régence un concours de soumission inouï. Les plus hardis
énonçaient d'un ton un peu plus rogue les mêmes bassesses.--La paix,
la guerre, comme l'Empereur voudrait!...--Tel était leur unique avis,
en laissant voir cependant que si par hasard l'Empereur préférait la
paix, c'était bien là ce qu'ils désiraient tous[18].

          [Note 18: Le procès-verbal de ce Conseil existe avec l'avis
          de chacun, et si jamais il est publié on verra que nous
          n'exagérons rien.]

Napoléon avait toujours manifesté un extrême dédain pour les réunions
nombreuses où l'on devait traiter de guerre ou de politique, parce
qu'en effet il y avait trouvé les hommes tels que les fait le
despotisme, la plupart ayant peu d'opinion, quelques-uns seulement
capables de s'en faire une, et parmi ces derniers les uns cherchant la
pensée du maître pour y conformer la leur, les autres contredisant par
mauvais caractère ou par mécontentement. Ce Conseil, si Napoléon avait
pu y assister, aurait bien justifié son sentiment, et révélé les
conséquences du régime sous lequel il avait fait succomber la France,
et sous lequel il allait succomber lui-même. Au surplus il eût été
fort déçu, car c'était une explosion d'indignation patriotique qu'il
avait voulu provoquer, et on lui envoyait au contraire une humble et
tremblante supplication pour la paix, écrite entre deux peurs: peur de
lui, peur de l'ennemi.

[En marge: Malgré l'humilité que montrent en public les principaux
personnages de l'État, ils se déchaînent dans les entretiens privés
contre l'entêtement de Napoléon.]

[En marge: Langage imprudent des amis de Joseph.]

Mais l'humilité qu'on avait montrée devant son épouse, devant son
frère et son fidèle archichancelier Cambacérès, on la dépouillait hors
de la présence de ces témoins redoutés, et on tenait partout ailleurs
un langage bien différent. De la soumission on passait brusquement à
une véritable fureur contre son entêtement.--_Cet homme est fou!_
était le propos qu'on entendait dans toutes les bouches.--Il nous fera
tous tuer, disaient des gens qui n'avaient jamais paru sur un champ de
bataille. Parmi les hommes particulièrement attachés à Joseph, et en
général c'étaient des employés militaires ou civils qui étaient allés
chercher à Madrid la faveur qu'ils ne trouvaient point à Paris, on
commençait à insinuer qu'il fallait remettre dans les mains de Joseph
le pouvoir de sauver la France. Ces amis de Joseph, fort maltraités
par Napoléon qui les accusait d'être la cause de nos malheurs en
Espagne, lui payaient ses mauvais traitements en mauvais propos, et
disaient qu'il fallait proclamer une régence, en donner la présidence
à Joseph, avec lequel l'Europe traiterait plus volontiers qu'avec
Napoléon. Ils prétendaient que ce serait une manière adroite de
dégager l'orgueil des souverains coalisés, comme celui de Napoléon
lui-même, et de tirer la France des mains d'un génie qui n'était
propre qu'à la guerre, pour la remettre dans les mains d'un génie
essentiellement propre à la paix. C'était vouloir tout simplement
faire abdiquer Napoléon au profit de Joseph. Aussi n'étaient-ce que
les plus téméraires, c'est-à-dire les plus mécontents, qui osaient
tenir ce langage. Ceux qui se bornaient à vouloir mettre un terme
prochain à la guerre, sans songer à porter la main sur le trône, se
contentaient de dire qu'il faudrait, en réponse à l'espèce de
consultation provoquée par Napoléon, lui envoyer une adresse dans
laquelle on lui demanderait la paix en termes formels.

[En marge: Joseph, plus mesuré que ses amis, consulte secrètement
Napoléon pour savoir s'il lui conviendrait qu'on fît une manifestation
pacifique.]

Les choses furent poussées au point que Joseph, entrant dans la pensée
de ceux qui voulaient faciliter la paix à son frère au moyen d'une
manifestation pacifique, imagina de consulter M. Meneval, dont la
fidélité était inaltérable, et le chargea d'écrire au quartier
général, pour savoir si une démarche dans le sens de la paix
conviendrait à Napoléon, et dans quelle forme il désirerait qu'elle
fût faite. M. Meneval déclara qu'il informerait avant tout l'Empereur
de ce qui se passait, et qu'il écouterait ensuite les paroles qu'il
aurait permission d'entendre. En conséquence il écrivit sur-le-champ à
Napoléon avec la réserve délicate qu'il savait allier à une parfaite
franchise.

[En marge: Irritation de Napoléon en apprenant ce qui se passe, et
lettre sévère au duc de Rovigo.]

Napoléon en arrivant à Reims trouva la lettre de M. Meneval, et
plusieurs autres qui donnaient l'idée de cet état de choses. Grâce à
sa prodigieuse sagacité, que la défiance aiguisait sans la troubler,
il devina tout, et peut-être dans le premier moment s'exagéra-t-il un
peu ce qu'il avait deviné. Il fut surtout très-mécontent de ce que le
duc de Rovigo, ne voulant compromettre personne, et n'attachant pas
grande importance aux propos tenus autour de Joseph, ne lui avait
rien mandé de ce qui se passait. Avec cette promptitude et ce défaut
de ménagements qui caractérisaient trop souvent sa manière d'agir, il
adressa au duc de Rovigo la lettre suivante, qui ne révélerait qu'un
triste despotisme, et ne mériterait pas d'être citée, si en même temps
elle ne faisait ressortir une inflexibilité de caractère bien
extraordinaire en de telles circonstances.

  «AU MINISTRE DE LA POLICE.
                                              »Reims, le 14 mars 1814.

»Vous ne m'apprenez rien de ce qui se fait à Paris. Il y est question
d'adresse, de régence, et de mille intrigues aussi plates qu'absurdes,
et qui peuvent tout au plus être conçues par un imbécile comme Miot.
Tous ces gens-là ne savent point que je tranche le noeud gordien à la
manière d'Alexandre. Qu'ils sachent bien que je suis aujourd'hui le
même homme que j'étais à Wagram et à Austerlitz; que je ne veux dans
l'État aucune intrigue; qu'il n'y a point d'autre autorité que la
mienne, et qu'en cas d'événements pressés c'est la Régente qui a
exclusivement ma confiance. Le roi (Joseph) est faible, il se laisse
aller à des intrigues qui pourraient être funestes à l'État, et
surtout à lui et à ses conseils, s'il ne rentre pas bien promptement
dans le droit chemin. Je suis mécontent d'apprendre tout cela par un
autre canal que par le vôtre..... Sachez que si l'on avait fait faire
une adresse contraire à l'autorité, j'aurais fait arrêter le roi, mes
ministres et ceux qui l'auraient signée.--On gâte la garde nationale,
on gâte Paris parce qu'on est faible et qu'on ne connaît point le
pays. Je ne veux point de tribuns du peuple. Qu'on n'oublie pas que
c'est moi qui suis le grand tribun: le peuple alors fera toujours ce
qui convient à ses véritables intérêts, qui sont l'objet de toutes mes
pensées.»

[En marge: Napoléon se charge seul de la réponse à faire au congrès de
Châtillon.]

[En marge: Ordre de rompre si les propositions faites sont le dernier
mot des plénipotentiaires.]

Après cette fâcheuse expérience des hommes qui l'entouraient, Napoléon
se chargea seul de la réponse à faire aux plénipotentiaires de
Châtillon. Il avait déjà ordonné à M. de Caulaincourt d'user de tous
les moyens pour alimenter la négociation et en empêcher la rupture,
sans concéder néanmoins les bases proposées. Il s'agissait toujours du
contre-projet exigé dans un délai fatal, et que Napoléon, sans s'y
refuser absolument, éprouvait une extrême répugnance à présenter. Il
renouvela ses instructions, en termes cette fois aussi sages
qu'honorables.--Demandez, écrivit-il à M. de Caulaincourt, si les
préliminaires proposés, et auxquels on veut que vous opposiez un
contre-projet, sont le dernier mot des alliés. S'il en est ainsi vous
romprez immédiatement, quoi qu'il puisse en arriver, et nous dirons à
la France ce qu'on a voulu nous faire subir. Si au contraire, comme
c'est probable, on vous répond que ce n'est pas le dernier mot, vous
répliquerez que, nous aussi, en nous reportant sans cesse aux bases de
Francfort, nous n'avons pas dit notre dernier mot, mais qu'on ne peut
pas exiger que nous offrions nous-mêmes dans un contre-projet les
sacrifices qu'on prétend nous arracher. Car, ajouta-t-il, si on veut
_nous donner les étrivières, c'est bien le moins qu'on ne nous oblige
pas à nous les donner nous-mêmes_.--

[En marge: Dans le cas contraire, M. de Caulaincourt est autorisé à
faire quelques sacrifices, qui, du reste, laissent encore à la France
la ligne du Rhin tout entière.]

Napoléon voulait que M. de Caulaincourt, établissant une discussion de
détail, pût s'assurer par lui-même de ce qu'il fallait nécessairement
sacrifier, et de ce qu'il était possible de défendre encore, car
l'inconvénient d'un contre-projet, c'était, dans l'ignorance où nous
étions des intentions définitives des alliés sur chaque point, de
céder ce qu'on pourrait peut-être retenir. Il autorisa donc M. de
Caulaincourt à abandonner d'abord le Brabant hollandais, c'est-à-dire
cette partie de la Hollande qu'il avait en 1810 ôtée à son frère
Louis. C'était une bien faible concession, car la frontière reportée
du Wahal à la Meuse, était toujours ce qu'on appelait la frontière
naturelle, ou _bases de Francfort_, et nous conservait l'Escaut et
Anvers. Napoléon autorisa en outre son plénipotentiaire à renoncer aux
diverses parcelles de territoire que nous possédions sur la rive
droite du Rhin, comme annexes de la rive gauche, tels que Wesel,
Cassel et Kehl. Dès lors, en gardant la rive gauche, nous abandonnions
les ponts qui nous assuraient le débouché sur la rive droite. Napoléon
consentit encore à démolir les ouvrages de Mayence, et à faire de
cette place une simple ville de commerce. Il se résigna à céder toutes
les possessions de la France au delà des Alpes, et tous les États de
ses frères soit en Allemagne, soit en Italie, sans en demander d'autre
compensation qu'une dotation pour le prince Eugène. Le sacrifice de
l'Espagne était fait depuis longtemps: Napoléon le renouvela
formellement, et quant à nos colonies, il autorisa M. de Caulaincourt
à déclarer, que nous rendre quelques comptoirs de l'Inde (ceux que
nous avons encore aujourd'hui) sans les îles de France et de la
Réunion, que nous rendre la Guadeloupe sans les Saintes, la Martinique
sans nos autres Antilles, c'était si peu, qu'on y renonçait pour des
possessions continentales. La France, devait-il dire, préférerait le
commerce libre avec les colonies de toutes les nations, déjà devenues
indépendantes ou près de le devenir, à quelques possessions dans le
nouveau monde, aussi misérables que difficiles à défendre. M. de
Caulaincourt, s'il ne pouvait pas obtenir la discussion sur chaque
point, devait remettre un contre-projet sur ces bases, et attendre la
réponse, quelle qu'elle fût.

[En marge: M. de Caulaincourt, après avoir sous divers prétextes
allongé la négociation, lit une note où il essaye de montrer
l'injustice des préliminaires du 17 février.]

[En marge: On interrompt M. de Caulaincourt, et on lui demande le
contre-projet qu'on attend depuis un mois.]

Ces instructions déjà envoyées de Craonne, et renouvelées à Reims en y
ajoutant un peu plus de latitude, mais sans aller au delà de ce que
nous venons de rapporter, n'étaient que la reproduction des bases de
Francfort, et ne pouvaient pas prolonger la négociation au delà de
quelques jours. M. de Caulaincourt en les recevant fut fort affligé,
car s'il aimait son pays comme un bon citoyen, il aimait aussi la
dynastie, et il aurait voulu la sauver, Napoléon dût-il y perdre
quelque chose de sa gloire personnelle, ce qu'il regardait comme une
punition inévitable et méritée de ses fautes. Mais, lié par des ordres
absolus, ayant épuisé tous les prétextes dont il pouvait se servir
pour reculer de quelques jours le terme fatal du 10 mars, il fut enfin
obligé de s'expliquer. Il le fit donc, mais lorsque, dans une note
développée qu'il essaya de lire aux plénipotentiaires, il entreprit de
discuter les préliminaires présentés le 17 février, et de prouver
qu'ils étaient la violation d'un engagement positif, puisque les bases
de Francfort proposées formellement avaient été acceptées de même, que
les frontières auxquelles on voulait réduire la France lui étaient la
puissance relative qu'elle devait conserver dans l'intérêt de
l'équilibre européen, que la possession de la rive gauche du Rhin
n'était pour elle que la compensation à peine suffisante du partage de
la Pologne, de la sécularisation des États ecclésiastiques, de la
destruction de la république de Venise, des conquêtes des Anglais dans
l'Inde; quand il entreprit, disons-nous, l'exposé de ces
considérations, il y eut un cri unanime des sept ou huit
plénipotentiaires présents, qui menacèrent de lever la séance et de ne
pas écouter davantage si le plénipotentiaire français continuait à
développer une pareille thèse. C'était, dirent-ils, un contre-projet
que M. le duc de Vicence devait remettre, et non pas une critique;
c'était un contre-projet qu'il avait promis, qu'on attendait
patiemment depuis un mois, et qu'on avait mission d'exiger, avec ordre
de partir si on ne l'obtenait pas.--M. de Caulaincourt essaya
toutefois de les calmer et de leur faire accepter sa note. Il n'y
réussit qu'après avoir enduré les récriminations les plus amères,
qu'en promettant de remettre un contre-projet, et de le remettre sous
vingt-quatre heures.

[En marge: M. de Caulaincourt remet enfin le contre-projet demandé
d'après les bases posées par Napoléon.]

Le 15, en effet, M. de Caulaincourt remit ce contre-projet en se
conformant aux bases que nous venons d'indiquer. Après l'énumération
des sacrifices auxquels nous étions prêts à nous résigner, calculée
de manière à bien faire ressortir toutes nos concessions, telles par
exemple que l'abandon de la Westphalie, de la Hollande, de l'Illyrie,
de l'Italie, de l'Espagne, il était dit dans le document présenté que
la France consentait à ce que la Hollande fût rendue à un prince de la
maison d'Orange avec accroissement de territoire (cet accroissement
n'était autre que la restitution du Brabant hollandais), à ce que
l'Allemagne fût constituée comme l'avaient indiqué les plénipotentiaires,
c'est-à-dire d'_une manière indépendante et sous un lien fédératif_, à
ce que l'Italie fût également indépendante, à ce que l'Autriche y eût
des possessions tandis que la France reviendrait aux Alpes, à la
condition toutefois que le prince Eugène et la princesse Élisa
conserveraient une dotation, enfin à ce que le Pape rentrât à Rome,
Ferdinand VII à Madrid. La France admettait aussi que l'Angleterre
conservât Malte et la plupart de ses acquisitions. Mais cette
énumération précise des concessions faites par la France, impliquait
naturellement qu'elle entendait garder le Rhin et les Alpes,
c'est-à-dire Anvers, Cologne, Mayence, Chambéry, Nice, puisqu'elle ne
déclarait pas les abandonner.

[En marge: On écoute en silence ce contre-projet, et après en avoir
donné acte, on ne laisse pas ignorer à M. de Caulaincourt qu'il vient
de rendre certaine et prochaine la rupture des négociations.]

[En marge: Profond chagrin de M. de Caulaincourt.]

Cette fois M. de Caulaincourt ne fut point interrompu par les
plénipotentiaires, car il avait rempli la condition de présenter un
contre-projet, et il fut écouté avec un froid silence, mais sans
étonnement. La lecture du document à peine achevée, les
plénipotentiaires se levèrent, et, après avoir donné acte de la remise
de notre contre-projet, et annoncé qu'ils allaient l'envoyer au
quartier général des souverains, déclarèrent qu'on pouvait regarder la
négociation comme définitivement rompue, et que sous quarante-huit
heures ils quitteraient Châtillon. Les Anglais, et notamment lord
Aberdeen, qui dans les formes avaient toujours observé les
convenances, répétèrent à M. de Caulaincourt qu'ils regrettaient
infiniment qu'on n'eût pas conclu la paix aux conditions par eux
énoncées, car on aurait fait cesser l'effusion du sang qui désormais
allait être sans terme, qu'à ces conditions on aurait traité de bonne
foi avec Napoléon, qu'on l'aurait même reconnu comme empereur, ce que
l'Angleterre n'avait jamais fait. Ces déclarations, empreintes de la
plus évidente sincérité, désolèrent M. de Caulaincourt, qui n'ayant
pas pu sauver la grandeur de l'Empire, aurait voulu sauver au moins
l'Empire lui-même! Ce citoyen éminent, qui avait représenté la France
après Iéna et Friedland, et avait été comblé alors des caresses de
l'Europe tremblante, était, dans sa douleur qu'il ne savait pas assez
cacher, un exemple frappant des vicissitudes de la fortune, un exemple
que les plénipotentiaires n'auraient pas dû envisager sans une vive
crainte. Mais les diplomates ne sont pas plus philosophes que les
autres hommes, et le présent les enivre, eux aussi, jusqu'à oublier le
passé et l'avenir!

Le contre-projet, remis le 15 mars, devait recevoir sa réponse au plus
tard sous deux jours, c'est-à-dire le 17, et le congrès devait être
dissous le 18. M. de Caulaincourt le manda sur-le-champ à Napoléon à
Reims.

[En marge: Napoléon n'est ni étonné, ni désolé, de ce que lui mande M.
de Caulaincourt.]

[En marge: Séjour à Reims du 13 au 17 pour s'occuper de quelques
détails d'organisation militaire, et pour arrêter ses dernières
résolutions.]

Napoléon le prévoyait, et en avait pris son parti. Arrivé à Reims le
13 au soir, il avait résolu d'y passer le 14, le 15, le 16, peut-être
le 17, afin de laisser reposer ses troupes, de fondre les uns dans
les autres certains corps organisés à Paris trop à la hâte, et de bien
juger la marche des coalisés avant d'arrêter définitivement la sienne.
Bien que son second mouvement contre l'armée de Silésie n'eût pas
réussi comme le premier, bien qu'il eût été trompé dans ses espérances
par la perte de Soissons, et par le résultat des batailles de Craonne
et de Laon, néanmoins Blucher avait été fort maltraité, et le prince
de Schwarzenberg, quoique revenu de l'Aube sur la Seine, n'avait pas
osé se porter au delà de Nogent. Ce prince paraissait attendre pour
faire un pas de plus que Napoléon révélât mieux ses desseins. Enfin le
combat de Reims, faible dédommagement de cruelles déceptions, avait
cependant produit une forte impression sur les coalisés. Napoléon ne
se tenait donc pas encore pour vaincu, et il attendait toujours
quelque faux mouvement de ses adversaires pour tomber sur eux avec la
promptitude de la foudre.

[En marge: Motifs de persévérer dans le grand projet de marcher sur
les places.]

[En marge: Objection à ce projet tirée de l'état de Paris.]

Le plan qu'il continuait de préférer à tout autre, était de se
rapprocher de ses places pour en recueillir les garnisons, et pour
s'établir sur les communications des généraux ennemis. Il était fort
encouragé à suivre ce plan par l'arrivée à Reims du général Janssens
avec 5 à 6 mille hommes, tirés des places des Ardennes, lesquels,
réunis en un corps bien compacte, avaient traversé heureusement les
provinces envahies. Napoléon avait déjà, comme on l'a vu, ordonné au
général Maison de prendre à Lille, à Valenciennes, à Mons, dans les
forteresses enfin de la Belgique, tout ce qui ne serait pas
indispensable pour en garder les murailles pendant quelques jours,
d'en former une petite armée, et de le joindre à ce qui viendrait
d'Anvers. Il avait prescrit à Carnot, qui tenait toujours les Anglais
en échec devant Anvers, de n'y conserver que les gens de marine, les
bataillons les plus récemment organisés, et d'envoyer les meilleurs au
nombre d'environ six mille hommes au général Maison. Il avait encore
prescrit au général Merle de sortir de Maëstricht et des places de la
Meuse, aux généraux Durutte et Morand de sortir de Metz et de Mayence
(ordres qui étaient parvenus et allaient s'exécuter), et il comptait
ainsi tirer des places, depuis Anvers jusqu'à Mayence, environ 50
mille hommes. Il n'avait pas besoin d'aller à Mayence ou Metz pour
recueillir ces divers détachements; un simple mouvement sur la haute
Marne par Châlons, Vitry, Joinville, mouvement qui ne l'éloignait pas
beaucoup du cercle de ses opérations, lui permettait de rallier ce
renfort, qui, joint à ce qu'il avait entre la Seine et la Marne,
porterait son armée à cent vingt mille hommes, et le placerait en
outre sur les derrières de ses adversaires, manière la plus sûre de
les attirer loin de Paris. À cette grande conception il y avait
néanmoins deux objections: le défaut d'ouvrages défensifs autour de
Paris, et la situation morale de cette vaste cité. Napoléon, comme
nous l'avons dit, par crainte d'alarmer la population, avait différé
jusqu'au dernier moment d'élever les ouvrages nécessaires. Autour de
la capitale de la France, où s'élèvent aujourd'hui onze ou douze
lieues de murailles et seize citadelles, il n'y avait pas même des
redoutes en terre. Quelques batteries palissadées en avant des portes
étaient les seuls travaux qu'on y eût exécutés. Douze mille hommes de
gardes nationales, choisis parmi les citoyens les plus paisibles et
les moins agissants, et quinze ou vingt mille hommes des dépôts avec
une nombreuse artillerie, en composaient la garnison. Toutefois c'eût
été assez avec un chef énergique pour en écarter l'ennemi pendant
quelques jours, surtout si on avait pu donner des fusils au peuple des
faubourgs. Mais l'état moral de la capitale était encore la plus
grande des difficultés de la défense. La population, partagée entre
l'aversion pour l'étranger et l'aversion pour un despotisme, qui,
après vingt ans de victoires, avait amené l'Europe armée sous ses
murs, était prête à se donner au premier occupant, et un parti de
mécontents habiles pouvait dès que l'ennemi paraîtrait se faire
l'instrument actif d'une révolution déjà opérée dans les esprits.
C'était là pour l'Empire une immense faiblesse, plus dangereuse encore
que celle qui naissait de notre état militaire presque détruit. Prince
légitime, c'est-à-dire issu d'une ancienne dynastie, ou prince sage
ayant conservé la confiance du pays, Napoléon aurait pu avoir l'ennemi
dans Paris, comme Frédéric le Grand l'avait eu dans Berlin, et n'en
éprouver qu'un échec réparable. Pour lui, au contraire, l'entrée des
étrangers dans sa capitale, facilitée par le défaut d'ouvrages
défensifs, était non pas un revers militaire, mais l'occasion presque
assurée d'une révolution.

[En marge: Malgré cette objection, Napoléon est contraint par la
nécessité de persévérer dans son plan.]

C'étaient là de graves objections sans doute contre tout plan qui
consistait à s'éloigner de Paris, mais le système de se battre
alternativement contre Blucher et Schwarzenberg dans l'angle formé par
la Seine et la Marne, étant devenu presque impraticable, premièrement
parce qu'il était trop prévu, secondement parce que Napoléon étant
acculé au fond de l'angle, les deux masses ennemies en se rapprochant
allaient n'en plus faire qu'une, il fallait absolument qu'il changeât
de tactique, et il n'y en avait pas une meilleure que celle qui, en
lui donnant cinquante mille hommes de plus, l'établissait sur les
derrières de l'ennemi. N'ayant pas le choix, Napoléon cherchait à se
persuader que le danger politique n'était pas grand, qu'on n'oserait
pas secouer le joug de son autorité, et que les Parisiens d'ailleurs,
ayant ses frères à leur tête, sauraient se défendre. Il ne se figurait
pas alors, parce qu'il ne l'avait pas éprouvé, ce que deviennent
l'incertitude et la faiblesse des volontés lorsqu'un gouvernement est
moralement ébranlé, et que les esprits l'abandonnent! Soit donc par
nécessité, soit par un reste d'illusion, il adopta le plan, si
profondément conçu sous le rapport militaire, de marcher sur les
places, lequel pour réussir exigeait seulement que Paris tînt cinq ou
six jours.

Toutefois, avant de s'engager dans cette audacieuse manoeuvre,
Napoléon avait voulu donner quelques jours de repos à ses troupes,
prescrire certaines dispositions indispensables, et voir s'il ne
pourrait pas, avant de s'éloigner, tomber encore une fois sur les
derrières de l'une des deux armées envahissantes, celle de Bohême, par
exemple, qui ayant pris position à Nogent lui prêtait déjà le flanc.
C'est à quoi il avait employé les quatre jours passés à Reims, du 14
au 17 mars. Il avait laissé le général Charpentier à Soissons avec
quelques débris suffisants pour défendre la place; il avait
réorganisé, en les fondant ensemble, les quatre divisions de jeune
garde composant les corps de Victor et de Ney; il avait ordonné qu'on
lui envoyât de Paris, sous la conduite de Lefebvre-Desnoëttes, environ
3 à 4 mille hommes d'infanterie de jeunes garde, 2 mille cavaliers
montés du même corps, le faible reste des troupes polonaises, une
nouvelle division de réserve formée avec les gardes nationaux qu'on
versait dans les dépôts de ligne, et enfin un immense parc
d'artillerie. Cette adjonction devait lui procurer environ 12 mille
hommes. Il en avait déjà reçu à peu près 6 mille des places des
Ardennes sous le général Janssens, et avec ces divers renforts il lui
était possible de reporter son armée à 60 mille hommes. S'il y
joignait les corps de Macdonald, d'Oudinot et de Gérard, il devait
avoir environ 85 mille combattants, et 135 mille, si sa marche vers
les places avait tous les résultats qu'il en attendait.

[En marge: Mouvement de Napoléon sur Épernay, afin de bien s'assurer
des vrais desseins de l'ennemi.]

Le repos accordé à ses troupes lui ayant paru suffisant, et ses
dispositions étant terminées, il résolut de partir de Reims le 17 au
matin, et de se rendre à Épernay, pour mieux juger de ce qu'il
convenait de faire dans les circonstances actuelles. Paris était
doublement alarmé par la nouvelle approche du prince de Schwarzenberg
qui avait envoyé des avant-gardes jusqu'à Provins, et par les
événements survenus à l'armée d'Espagne entre Bayonne et Bordeaux.
Placé au bord de la Marne, à Épernay, Napoléon verrait s'il fallait
se jeter tout de suite sur les derrières du prince de Schwarzenberg,
pour l'arrêter dans sa marche vers la capitale, ou s'il fallait
persister dans le projet de se porter sur les places. Ses dispositions
étaient dès la veille conçues dans cette double vue, car tout en
acheminant la masse de ses forces sur Épernay, il avait envoyé Ney
avec l'infanterie de la jeune garde à Châlons. S'il se portait sur les
places il n'avait qu'à diriger tous ses corps vers Châlons à la suite
de Ney, ou bien au contraire à les replier vers Fère-Champenoise, s'il
se jetait sur le prince de Schwarzenberg. Ney expédié en avant
n'aurait pas pour se rendre à Fère-Champenoise plus de chemin à faire
en y allant de Châlons que d'Épernay.

[En marge: La situation aggravée par la nouvelle des événements de
Bordeaux.]

Parti le 17 au matin de Reims, il fut rendu le soir à Épernay. Il
avait laissé Mortier à Reims, pour seconder Marmont dans la défense de
Berry-au-Bac, et leur avait donné mission à l'un et à l'autre de
contenir Blucher pendant quelques jours, en disputant successivement
les passages de l'Aisne et de la Marne. Arrivé à Épernay, il y apprit
que le prince de Schwarzenberg s'était fort avancé au delà de la
Seine. Ce dernier était même si engagé dans la direction de Paris, que
tomber sur ses derrières semblait un coup de main assuré, de grande
conséquence comme celui de Montmirail, et politiquement nécessaire à
cause de l'extrême consternation des esprits dans la capitale. En
effet on y appelait Napoléon à grands cris, car on ne pouvait voir
approcher les baïonnettes étrangères sans invoquer aussitôt le secours
de son bras. Les événements de Bayonne et de Bordeaux avaient ajouté
à la désolation des Parisiens. Ces événements, fort graves, comme on
va le voir, avaient inspiré aux ennemis du gouvernement une exaltation
d'espérance qu'il fallait faire tomber sur-le-champ. Napoléon par tous
ces motifs prit sans hésiter le chemin de Fère-Champenoise, afin de se
rendre de la Marne sur la Seine. Le 18 au matin toute l'armée fut mise
en mouvement dans cette direction.

[En marge: Court aperçu des événements qui s'étaient passés entre
l'Adour et la Garonne pendant que Napoléon combattait entre la Seine
et la Marne.]

Avant de le suivre dans cette nouvelle série d'opérations, il faut
retracer brièvement les événements qui venaient de se passer sur les
frontières d'Espagne, et qui avaient si fortement ému les esprits. Le
maréchal Soult avait continué d'occuper l'Adour par sa droite, et le
gave d'Oléron par son centre et sa gauche, tant que lord Wellington
n'avait pas été résolu à se porter en avant. Mais le général anglais
ayant reçu les ressources nécessaires pour nourrir les Espagnols,
avait pris l'offensive avec huit divisions anglaises, deux divisions
portugaises, et quatre espagnoles. Il avait chargé deux divisions
anglaises et deux espagnoles de bloquer Bayonne, puis avec le reste
(soixante mille hommes environ) il avait marché contre le maréchal
Soult, qui lui avait cédé le gave d'Oléron, et était venu prendre
position sur le gave de Pau, aux environs d'Orthez.

[En marge: État des esprits dans le midi de la France.]

[En marge: Effervescence du parti royaliste.]

Le maréchal Soult, après avoir laissé une division entière à Bayonne
(indépendamment de la garnison), après avoir envoyé à Napoléon deux
divisions d'infanterie et plusieurs brigades de cavalerie, conservait
encore six divisions d'infanterie, et une de cavalerie, formant en
tout 40 mille hommes de troupes excellentes. Si ce n'était pas assez
pour vaincre, surtout en face des troupes anglaises, c'était assez
pour disputer le terrain pied à pied, et pour couvrir Bordeaux.
Bordeaux était en ce moment la capitale du Midi. Il y régnait, outre
un mécontentement particulier aux villes maritimes privées de commerce
depuis vingt ans, un esprit religieux et royaliste général dans les
provinces méridionales, et ainsi tous les sentiments les plus
contraires au régime impérial y fermentaient. Le duc d'Angoulême, fils
du comte d'Artois et neveu de Louis XVIII, accouru sur la frontière
d'Espagne, n'avait pas été reçu par lord Wellington, grâce au soin que
mettaient les Anglais à écarter de cette guerre toute apparence d'une
question de dynastie. Mais il se tenait sur les derrières du quartier
général, et sa présence causait dans le pays une agitation
extraordinaire, ce qui ne s'était pas vu en Franche-Comté et en
Lorraine, où l'arrivée du comte d'Artois n'avait produit aucune
sensation. De nombreux émissaires royalistes avaient déjà paru à
Bordeaux, et il suffisait d'un mouvement de l'ennemi pour y déterminer
une explosion.

C'est là ce qui avait décidé Napoléon à laisser une portion si
importante de ses troupes entre Bayonne et Bordeaux, et ce qui devait
motiver de la part de son lieutenant les plus énergiques efforts pour
arrêter l'armée anglaise. Aussi Napoléon avait-il recommandé plusieurs
fois au maréchal Soult de déployer la plus grande vigueur, de faire
comme il faisait lui-même, c'est-à-dire d'être le premier et le
dernier au feu, car lorsqu'on avait à demander aux troupes un
dévouement illimité, le vrai moyen de l'obtenir c'était de leur en
donner soi-même l'exemple.

[En marge: Retraite du maréchal Soult sur le gave de Pau.]

Le 26 février, le maréchal Soult avait pris position un peu en arrière
d'Orthez, sur les hauteurs qui bordent le gave de Pau, ayant à sa
droite le général Reille, au centre le comte d'Erlon, à gauche enfin,
à Orthez même, le général Clausel, chacun avec deux divisions. Ce
dernier couvrait la route de Sault de Navailles. La cavalerie
surveillait les bords du gave. Chaque aile était rangée sur deux
lignes, la seconde prête à appuyer la première.

[En marge: Bataille d'Orthez.]

[En marge: Retraite de l'armée française.]

Le 27 février au matin, lord Wellington avait passé le gave, et
attaqué avec cinq divisions anglaises la droite des Français confiée
au général Reille, tandis qu'à l'extrémité opposée le général Hill
avec une division anglaise, avec les Portugais et les Espagnols,
abordait le général Clausel à Orthez. La lutte avait été longue et
acharnée, et le général Reille à droite comme le général Clausel à
gauche, avaient dignement soutenu l'honneur de nos armes. Le général
Clausel était resté inébranlable à Orthez, et le général Reille,
obligé de rétrograder sur une seconde position, avait néanmoins la
certitude de se soutenir, si par un vigoureux emploi des deuxièmes
lignes, on recommençait le combat contre un ennemi visiblement épuisé.
On pouvait, il est vrai, se trouver vaincu après ce nouvel effort,
n'ayant pour réserve, en dehors des six divisions engagées, que la
brigade du général Paris qui était composée d'un reliquat de tous les
corps. Il pouvait se faire aussi qu'on fût vainqueur, et alors les
conséquences eussent été considérables. Ce sont là de ces questions
que le caractère seul peut résoudre, car l'esprit s'y perd. Le
maréchal Soult considérant que cette armée était la dernière qui
restât au midi de l'Empire, avait jugé plus sage de se retirer, et
avait opéré sa retraite sur Sault de Navailles, après avoir tué ou
blessé environ six mille hommes à lord Wellington, et en avoir laissé
trois ou quatre mille sur le champ de bataille. Les troupes avaient
conservé en se retirant un ordre admirable, et inspiré un véritable
respect à l'ennemi.

[En marge: Le maréchal Soult croyant attirer l'ennemi à lui, se porte
sur Toulouse et découvre ainsi Bordeaux.]

Mais on venait d'abandonner un terrain bien précieux, et à la suite
d'une journée qui sans être une bataille perdue devait en avoir
bientôt toute l'apparence, parce que l'ennemi serait autorisé à
l'appeler ainsi en avançant, et parce que les populations
malveillantes du Midi ne la qualifieraient pas autrement. Après cette
bataille d'Orthez il ne restait plus de point où l'on pût s'arrêter
jusqu'à la Garonne. Bordeaux allait donc se trouver découvert, et le
grand intérêt politique auquel Napoléon avait sacrifié quarante mille
hommes, qui sur la Seine eussent sauvé l'Empire, allait être
compromis. Il n'y avait qu'une ressource, c'était que le maréchal
Soult prît sa ligne d'opération sur Bordeaux, et en fît le but de sa
retraite. On était condamné dans ce cas à livrer bataille encore une
fois, au risque d'être battu, et puis, battu ou non, il fallait se
replier sur Bordeaux, établir un vaste camp retranché autour de cette
ville, et s'y défendre comme le général Carnot à Anvers. Il est vrai
que Bordeaux n'avait pas les murs d'Anvers, mais il avait mieux, il
avait une belle armée, qui, en s'appuyant sur cette ville, devait y
être inexpugnable. N'y tînt-elle que quinze à vingt jours, c'était
assez pour donner à Napoléon le temps de décider du destin de la
guerre entre Paris et Langres.

[En marge: Entrée des Anglais dans Bordeaux le 12 mars, et
proclamation des Bourbons dans cette ville.]

[En marge: Déclaration de lord Wellington que les alliés ne font pas
une guerre de dynastie.]

Le maréchal Soult craignant les rencontres avec l'armée anglaise, qui
avaient été presque toujours malheureuses (grâce, il faut le dire, à
nos généraux et non point à nos soldats), avait imaginé de manoeuvrer,
et au lieu de couvrir directement Bordeaux, de remonter vers Toulouse,
croyant que les Anglais n'oseraient pas s'acheminer sur Bordeaux tant
qu'il serait sur leurs flancs et leurs derrières. Ce genre de calcul,
convenable à Napoléon dont on avait peur, n'était pas aussi fondé de
la part de ses lieutenants, qu'on ne redoutait pas à beaucoup près
autant que lui. L'événement le prouva bientôt. En effet, lord
Wellington, qui en attirant à lui une partie des troupes laissées
autour de Bayonne, disposait de plus de 70 mille hommes, pouvait en
détacher 10 ou 12 mille vers Bordeaux, ce qui suffisait pour soulever
cette ville, et en garder 60 mille pour suivre le maréchal Soult sur
Toulouse. C'est ce qu'il ne manqua pas de faire. Tandis que le
maréchal Soult prenait le chemin de Tarbes, lord Wellington détacha de
Mont-de-Marsan le maréchal Béresford avec une colonne de troupes
anglaises et portugaises, et celui-ci trouvant Bordeaux sans défense y
entra le 12 mars. Le général et le préfet, qui avaient tout au plus
1200 hommes, se retirèrent sur la Dordogne, et les royalistes de
Bordeaux, secondés par les commerçants impatients d'obtenir
l'ouverture des mers, demandèrent à grands cris le rétablissement des
Bourbons. Le duc d'Angoulême accourut alors, et on proclama la
restauration de l'ancienne dynastie en face des Anglais qui ne
faisaient rien, n'empêchaient rien, se contentant de répéter que les
questions de gouvernement intérieur leur étaient étrangères, qu'ils
n'étaient chargés que d'une seule mission, celle d'assurer l'existence
de leurs troupes et de garantir la sûreté des populations qui se
confieraient à leur loyauté. Le maire de Bordeaux, le comte Lynch, se
mettant à la tête du mouvement, fit une proclamation dans laquelle il
annonçait le rétablissement des Bourbons, et semblait dire que c'était
pour rendre à la France ses princes légitimes que les puissances
alliées avaient pris les armes. Lord Wellington, fidèle à ses
instructions comme à une consigne militaire, écrivit au duc
d'Angoulême pour réclamer contre la proclamation du maire de Bordeaux,
et pour déclarer que le renversement d'une dynastie, le rétablissement
d'une autre, n'étaient nullement le but des puissances alliées, et
qu'il serait obligé de s'en expliquer lui-même devant le public, si on
ne revenait pas sur l'assertion qu'on s'était permise.

[En marge: Napoléon pour attirer l'ennemi à lui en s'éloignant de
Paris, s'apprête à frapper un coup vigoureux dans le flanc de l'armée
de Bohême.]

C'était pousser le scrupule des apparences un peu loin, lorsqu'au fond
on ne voulait que ce qu'avait annoncé le maire de Bordeaux. Quoi qu'il
en soit, il n'en était pas moins vrai que l'ennemi, profitant d'une
fausse manoeuvre du maréchal Soult, était entré dans Bordeaux laissé
ouvert, et y avait fourni aux royalistes l'occasion facile de
proclamer la restauration des Bourbons dans le midi de la France.
L'exemple était d'une extrême gravité, et pouvait susciter des
imitateurs. Il semble même, pour nous qui raisonnons cinquante ans
après l'événement, qu'il aurait dû servir d'avertissement à Napoléon,
et le fixer irrévocablement autour de Paris. Mais outre que Napoléon
ne savait pas au juste à quel point il s'était aliéné les coeurs par
son système de guerre continue, il était dominé par l'impossibilité de
disputer plus longtemps Paris sous Paris, et par la nécessité d'aller
chercher à la frontière ses dernières ressources. Au surplus avant
même d'exécuter ce mouvement, il avait résolu, comme on vient de le
voir, de porter un coup violent dans le flanc du prince de
Schwarzenberg, afin de l'attirer à lui, ou de le retarder au moins
dans sa marche sur la capitale. C'était le motif de la direction qu'il
avait donnée à ses troupes vers Fère-Champenoise. Il y était arrivé le
18 au soir, et, chemin faisant, la cavalerie de la garde ayant
rencontré les Cosaques de Kaisarow, les avait taillés en pièces, et
rejetés sur la Seine. On avait bivouaqué à Fère-Champenoise et dans la
campagne environnante.

[En marge: Course de Napoléon sur Plancy à la tête de toute sa
cavalerie.]

Le lendemain 19 Napoléon, après avoir délibéré s'il marcherait sur
Arcis ou sur Plancy (voir la carte nº 62), se dirigea vers ce dernier
point, parce que tous les rapports lui représentant le prince de
Schwarzenberg comme déjà parvenu à Provins, il croyait en se portant
plus près de Provins, avoir plus de chance de tomber au milieu des
colonnes très-peu concentrées de l'armée de Bohême.

[En marge: État des choses dans l'armée de Bohême.]

Toutefois, en raisonnant ainsi, Napoléon n'était pas complétement
informé des derniers mouvements de l'ennemi. Encouragé par les
événements de Craonne et de Laon, le prince de Schwarzenberg avait
d'abord poussé une avant-garde jusqu'à Provins, sans être bien décidé
à tenter quelque chose de décisif, car, outre sa prudence ordinaire,
il avait pour le retenir un accès de goutte. Mais aussitôt qu'il avait
appris le combat de Reims, il avait redouté quelque nouvelle
entreprise de Napoléon, et il s'était empressé de revenir à Nogent. De
plus, l'empereur Alexandre, inquiet d'apprendre qu'il se trouvait des
troupes françaises à Châlons (on a vu que le corps de Ney s'était
dirigé sur cette ville), avait craint que Napoléon se rabattant de
Châlons sur Arcis, ne les prît tous à revers, et de Troyes il était
allé en toute hâte porter ses craintes au prince de Schwarzenberg,
dont le quartier général était entre Nogent et Méry. Le généralissime
autrichien, ordinairement moins hardi dans ses projets que l'empereur
Alexandre, était cependant moins facile à troubler, et sans être aussi
convaincu du péril que le monarque russe, il avait dans la journée du
18 rappelé sur Troyes ses corps trop dispersés, avec l'intention de
les concentrer à Bar-sur-Aube, afin de ne pas rester exposé à un
mouvement de flanc de son redoutable adversaire.

[En marge: Cette armée s'était repliée entre Arcis et Troyes.]

Ainsi le 19, tandis que Napoléon à la tête de sa cavalerie s'avançait
au galop sur Plancy, le maréchal de Wrède qui avait été laissé à la
garde de l'Aube et de la Seine, entre Arcis, Plancy et Anglure, était
en retraite sur Arcis. (Voir la carte nº 62.) Le corps de Wittgenstein
(devenu corps de Rajeffsky), ceux du prince de Wurtemberg et du
général Giulay, se repliaient vers Troyes, et les réserves sous
Barclay de Tolly se concentraient entre Brienne et Troyes.

[En marge: Napoléon s'apercevant qu'il a donné trop à droite, revient
vers Arcis-sur-Aube.]

Napoléon en débouchant par Plancy avait donc donné un peu trop à
droite, c'est-à-dire un peu trop vers Paris, et en fut bientôt
convaincu en voyant la marche rétrograde des diverses colonnes de
l'armée de Bohême. Néanmoins sachant par expérience qu'en se jetant
hardiment au milieu de troupes en retraite, on a plus de chances d'y
faire de bonnes prises que d'y rencontrer une forte résistance, il
passa sans hésiter le pont de Plancy avec la cavalerie de sa garde, et
après avoir traversé l'Aube se porta sur la Seine. Il laissa le
général Sébastiani avec les divisions Colbert et Exelmans sur sa
gauche, pour s'éclairer du côté d'Arcis, et, avec la vieille garde à
cheval de Letort, il courut droit au pont de Méry sur la Seine. (Voir
la carte nº 62.) Méry étant occupé par l'ennemi, Letort franchit la
Seine à un gué au-dessous, et tomba au milieu de l'arrière-garde du
prince de Wurtemberg. Il sabra quelques centaines d'hommes, et opéra
une capture d'une grande valeur, celle d'un équipage de pont
appartenant à l'armée de Bohême. Si un mois auparavant Napoléon avait
eu cet instrument de guerre, il se serait peut-être débarrassé de tous
ses ennemis. On venait de lui en envoyer un de Paris, mais si lourd
qu'il était impossible de s'en servir. Il fut donc enchanté d'en
acquérir un bien construit, léger et facile à transporter. Après cette
hardie reconnaissance il laissa vers Méry Letort occupé à courir après
la queue des colonnes ennemies, repassa la Seine de sa personne, et
vint coucher à Plancy sur l'Aube.

La journée avait parfaitement éclairci la situation. Le prince de
Schwarzenberg se retirait en toute hâte, par la seule crainte d'avoir
l'armée française sur son flanc droit; que serait-ce lorsqu'il la
croirait sur ses derrières? Napoléon résolut donc de profiter de ce
que Paris était dégagé, de ce que le prince de Schwarzenberg montrait
si peu de fermeté, pour revenir à son projet de se porter sur les
places, d'en recueillir les garnisons, et de prendre ainsi position
avec des forces presque doublées sur les derrières de l'ennemi. Il
devait paraître bien présumable que le prince de Schwarzenberg, déjà
en retraite aujourd'hui, s'y mettrait bien davantage quand Napoléon
serait à Vitry, à Saint-Dizier, à Toul, à Nancy, et que de son côté
Blucher n'avancerait pas lorsque Schwarzenberg rétrograderait[19].

          [Note 19: Je parle ici d'après la correspondance de
          Napoléon, retraçant jour par jour, heure par heure, ses
          résolutions et ses mouvements.]

[En marge: Il donne Arcis pour point de réunion à ses troupes avant de
se porter sur la Lorraine.]

En conséquence, Napoléon fit les dispositions suivantes. Il ordonna
aux maréchaux Oudinot et Macdonald, au général Gérard, maintenant
débarrassés de la présence de l'ennemi, de remonter vers lui par
Provins, Villenauxe, Anglure, Plancy, et de le rejoindre à Arcis par
la rive droite de l'Aube. Ney, acheminé sur Arcis par la même rive,
devait y parvenir dans la journée avec la jeune garde, et Friant avec
la vieille. Napoléon résolut de s'y rendre lui-même le lendemain matin
20, avec la cavalerie de la garde, en remontant l'Aube par la rive
gauche. Après avoir rallié autour d'Arcis, Ney, Friant, Oudinot,
Macdonald, Gérard, et recueilli chemin faisant quelques dépouilles de
l'ennemi, après avoir reçu les convois partis de Paris sous
Lefebvre-Desnoëttes, il devait tirer droit de l'Aube sur la Marne, et
se porter à Vitry, Saint-Dizier, peut-être même à Bar-le-Duc. Les
maréchaux Mortier et Marmont laissés à Reims et à Berry-au-Bac,
pouvaient le rejoindre facilement par Châlons, et Napoléon leur en
expédia l'ordre. Tout fut ainsi réglé de manière à se diriger avec 70
mille hommes sur les places. Après ces dispositions, Napoléon écrivit
à Paris ce qu'il allait faire, recommanda fort le sang-froid à tout le
monde, et se montra rempli de confiance. Cette confiance était en
partie affectée, mais en grande partie sincère, car il sentait le
mérite de ses combinaisons, et ne doutait guère de leur succès.

Napoléon en se portant sur Arcis par la rive gauche de l'Aube, trouve
devant lui toute l'armée de Bohême.

Le lendemain, 20 mars, jour qui devait être plus d'une fois mémorable
dans sa vie, il quitta Plancy pour remonter l'Aube par la rive gauche
avec une portion de sa cavalerie. Letort en avait laissé une autre
portion autour de Méry, afin de ramasser des bagages et des
prisonniers. Le général Sébastiani, avec les divisions Colbert et
Exelmans, avait pris les devants et s'était porté sur Arcis. Dans son
extrême confiance, Napoléon n'avait pas daigné repasser l'Aube pour
cheminer à couvert, et il avait marché sur Arcis par la route qu'il
avait tracée aux divers détachements de sa cavalerie.

[En marge: Situation de Napoléon surpris sur la gauche de l'Aube avec
20 mille hommes contre 90 mille.]

Parvenu vers le milieu du jour à Arcis (Arcis-sur-Aube), il y trouva
le général Sébastiani, fort soucieux de ce qu'il avait vu en route. Le
maréchal Ney qui venait de s'y rendre avec son infanterie par la rive
droite de l'Aube, paraissait non moins soucieux que le général
Sébastiani. L'un et l'autre, après avoir repoussé les avant-postes
bavarois, croyaient avoir aperçu entre l'Aube et la Seine,
c'est-à-dire entre Arcis et Troyes, toute l'armée de Bohême. Or, s'il
en était ainsi, on n'avait pas de temps à perdre pour abandonner
Arcis, qui est sur la rive gauche de l'Aube, et pour passer sur la
rive droite, afin de mettre cette rivière entre soi et l'ennemi.
Tandis que par la réunion de troupes ordonnée sur Arcis on devait y
avoir bientôt 70 mille hommes, quand Oudinot, Macdonald, Gérard et
Lefebvre seraient arrivés, et 85 mille à Vitry, quand Mortier et
Marmont auraient rejoint, on n'en avait pas dans le moment plus de 20
mille. En effet on avait 5 mille hommes de cavalerie de la garde; Ney
amenait 9 à 10 mille hommes d'infanterie de la jeune garde, et Friant
5 à 6 mille de la vieille. Ce n'était pas de quoi tenir tête aux 90
mille combattants du prince de Schwarzenberg concentrés entre Arcis et
Troyes.

[En marge: Napoléon se décide néanmoins à tenir tête à l'ennemi.]

Napoléon qui avait vu à Méry les colonnes de Schwarzenberg en
retraite, ne pouvait pas imaginer que ce prince songeât à faire halte
entre Troyes et Arcis pour y risquer une bataille. Une reconnaissance
fort légèrement exécutée sur la route de Troyes par un jeune officier,
le confirmait dans sa persuasion, et il fit établir l'infanterie de
Ney en avant d'Arcis, un peu sur la gauche, au Grand-Torcy; il envoya
en même temps chercher sur l'autre rive de l'Aube sa vieille garde qui
était près d'arriver, ainsi que Lefebvre-Desnoëttes dont on annonçait
l'approche. Ce dernier lui amenait 6 mille hommes environ. Dans cette
attitude il résolut d'attendre les événements, qui ne pouvaient
manquer de s'éclaircir avant très-peu d'heures. Bientôt en effet ils
acquirent la plus effrayante clarté.

Le prince de Schwarzenberg, bien qu'il fût peu téméraire, avait
néanmoins la fermeté d'un vieux soldat, et après avoir replié ses
principaux corps de Nogent sur Troyes, ne pouvait pas avec 90 mille
hommes reculer davantage devant les 30 ou 40 mille qu'il supposait à
Napoléon. D'ailleurs il était fatigué des propos des Prussiens, de
leurs forfanteries continuelles, et il voulait leur prouver qu'il
était aussi capable qu'eux d'affronter la rencontre du terrible
Empereur des Français. Il résolut donc de faire face à droite, et de
se porter sur Arcis, pour accepter la bataille si on la lui offrait,
pour empêcher en tout cas les Français de se jeter sur Troyes, et d'y
opérer de nouvelles captures. Dans cette vue il ordonna aux Bavarois
de s'approcher d'Arcis par sa droite; il porta les corps de Rajeffsky,
de Wurtemberg, de Giulay directement sur Arcis, et lia ces deux masses
par les gardes et réserves. Vers deux heures il se trouva en face
d'Arcis.

[En marge: Bataille d'Arcis-sur-Aube livrée le 20 mars.]

[En marge: Irruption subite de la cavalerie ennemie.]

[En marge: Napoléon obligé de se réfugier dans un carré d'infanterie.]

[En marge: Élan qu'il communique aux troupes.]

[En marge: Il rallie sa cavalerie et la ramène à l'ennemi.]

Le général Sébastiani, piqué de certaines paroles de Napoléon qui
n'avait pas pris ses craintes au sérieux, s'était lancé avec quelques
escadrons sur la route de Troyes, pour mieux voir ce qu'il croyait du
reste avoir bien vu une première fois. Au delà d'Arcis, dans la
direction de Troyes, le sol fortement ondulé peut dans ses plis cacher
des quantités considérables de troupes. Bientôt le général Sébastiani,
ayant franchi les premières ondulations du terrain, découvrit la
cavalerie bavaroise et la cavalerie autrichienne s'avançant en masse,
et il revint à toute bride dire à Napoléon ce qui en était. On se hâta
de faire monter à cheval les divisions Colbert et Exelmans pour les
opposer à l'ennemi. Le général Kaisarow à la tête de plusieurs
milliers de chevaux chargea la division Colbert qui en comptait à
peine 7 à 800, et la rejeta sur la division Exelmans, qui, entraînée
elle-même par le choc, fut obligée de céder. Tous ensemble, poursuivis
et poursuivants, arrivèrent pêle-mêle sur Arcis. Ney était à gauche au
Grand-Torcy avec l'infanterie de la jeune garde. Entre le Grand-Torcy
et Arcis il y avait tout au plus trois ou quatre bataillons, au nombre
desquels s'en trouvait un, polonais de nation, et commandé par le chef
de bataillon Skrzynecki, le même qui, en 1830, a si noblement et si
habilement défendu comme général en chef la Pologne expirante. Ce
bataillon n'eut que le temps de se former en carré pour recueillir
Napoléon, et le soustraire au torrent de la cavalerie ennemie. Les
Polonais, fiers du précieux dépôt confié à leurs baïonnettes, tinrent
ferme sous une pluie d'obus, et sous les assauts répétés
d'innombrables escadrons. Mais Napoléon ne profita pas longtemps de
l'asile qu'il avait trouvé au milieu d'eux. Le premier choc de cette
cavalerie amorti, il sortit du carré, se transporta vers Arcis, au
risque d'être enlevé, arrêta, rallia ses cavaliers en fuite, et les
lança lui-même sur l'ennemi. Nos escadrons, électrisés par sa
présence, chargèrent avec la plus grande vigueur, et parvinrent à
contenir, sans pouvoir la repousser toutefois, la masse trop
supérieure des cavaliers bavarois et autrichiens. Pendant ce temps
Ney, établi dans le Grand-Torcy, s'apprêtait à résister à tous les
efforts de l'armée de Bohême. L'essentiel était de tenir jusqu'à ce
que la vieille garde, dont on apercevait les têtes de colonne sur
l'autre rive de l'Aube, eût passé cette rivière et occupé Arcis.
Lorsque les six mille vieux soldats composant cette troupe d'élite
seraient en avant d'Arcis, et se lieraient aux dix mille jeunes
soldats de Ney qui défendaient le Grand-Torcy, on pouvait être
tranquille. Mais il fallait qu'ils arrivassent.

En attendant Ney soutenait à Torcy des assauts furieux. Le corps du
maréchal de Wrède était entré en ligne, et par sa droite composée des
Autrichiens, attaquait le Grand-Torcy, tandis que par sa gauche
composée des Bavarois, il cherchait à séparer ce village de la petite
ville d'Arcis. Toutes les réserves russes, prussiennes, autrichiennes,
comprenant les gardes, les grenadiers, les cuirassiers, marchaient à
l'appui de cette attaque. Nous avions donc en face de nous plus de
quarante mille hommes d'infanterie, sans compter des flots de
cavalerie.

[En marge: Défense héroïque de Ney au Grand-Torcy avec l'infanterie de
la jeune garde.]

Ney défendit le Grand-Torcy avec son énergie accoutumée. Établi dans
les maisons et derrière les rues barricadées du village, il arrêta par
un feu épouvantable les masses de l'infanterie autrichienne. Vaincu un
moment par le nombre, il fut rejeté hors du Grand-Torcy, mais se
mettant à la tête de quelques bataillons, et faisant à la baïonnette
une charge désespérée, il rentra dans le village, et parvint à s'y
maintenir. Au même instant, Napoléon courant sans cesse d'Arcis à
Torcy, pour encourager les troupes par sa présence, faillit voir sa
prodigieuse destinée terminée d'un seul coup. Un obus tombe devant les
rangs d'un jeune bataillon, peu habitué encore à ce genre de
spectacle, et les hommes les plus rapprochés du projectile fumant
reculent d'un pas. Napoléon pousse son cheval sur l'obus pour leur
enseigner le mépris du danger. L'obus éclate, le couvre de feu et de
fumée, et il sort sain et sauf du nuage enflammé. Son cheval seul est
blessé. Il se jette sur un autre au milieu des cris d'enthousiasme de
ses jeunes soldats.

[En marge: Arrivée de la vieille garde.]

Grâce à ces actes d'une héroïque témérité nous conservons notre
position. Enfin la vieille garde traverse le pont d'Arcis sous la
conduite de l'intrépide Friant. Napoléon la range lui-même en avant
d'Arcis, et envoie deux de ses vieux bataillons à l'appui de Ney. Le
secours arrive à propos, car en ce moment la garde russe, entrée en
ligne, venait renforcer le maréchal de Wrède. Une dernière attaque,
encore plus violente que les précédentes, est essayée contre le
Grand-Torcy. Ney la soutient avec une fermeté imperturbable, et la
repousse victorieusement.

[En marge: L'ennemi est contenu jusqu'à la fin du jour, et l'avantage
reste aux 20 mille Français qui ont tenu tête à 60 mille ennemis.]

Tandis que ce renfort de vieille infanterie est survenu si à propos,
Lefebvre-Desnoëttes, parti de Paris pour rejoindre l'armée, débouche
par le pont d'Arcis à la tête de deux mille chevaux avec lesquels il
avait devancé son infanterie. Le général Sébastiani, disposant alors
de quatre mille chevaux, se déploie dans la plaine d'Arcis, laquelle
s'élève légèrement vers l'ennemi. Il s'apprête à prendre une revanche.
Ses escadrons bien lancés culbutent ceux de Kaisarow, les renversent
sur ceux de Frimont, et se vengent de l'échauffourée du matin. Mais
bientôt on voit apparaître la cavalerie bavaroise, la grosse
cavalerie russe, et la prudence conseille de se retirer sur Arcis. On
gagne ainsi la fin du jour, Ney se maintenant au Grand-Torcy, la
vieille garde à Arcis, la cavalerie entre deux, et on échappe au
désastre qu'avec moins d'énergie nous aurions certainement essuyé.
Effectivement nous avions combattu d'abord avec 14 mille hommes contre
40 mille, puis avec 20 contre 60, et enfin avec 22 ou 23 contre 90,
car sur notre droite les corps de Giulay, de Wurtemberg, de Rajeffski,
avaient débouché de Nozay, et commençaient à prendre part au combat
lorsque la nuit était venue séparer les deux armées.

[En marge: Brillant avantage de la cavalerie de la garde.]

Au loin sur notre droite s'était passé un épisode qui aurait pu avoir
des suites fâcheuses, sans la rare vaillance de la cavalerie de la
garde. On se souvient que les chasseurs et les grenadiers à cheval
avaient été laissés au delà du pont de Méry, sur la gauche de la
Seine, avec les captures qu'ils avaient opérées la veille, et
notamment avec l'équipage de pont qu'ils avaient pris. Partis le matin
de Méry avec cet équipage de pont, ils avaient essayé de rejoindre
l'armée en marchant directement de Méry sur Arcis par Premier-Fait.
(Voir la carte nº 62.) Ils étaient tombés naturellement au milieu de
toute la cavalerie des corps, de Rajeffski, de Giulay et de
Wurtemberg, réunis sous le commandement du prince de Wurtemberg.
Assaillis par une force cinq ou six fois plus considérable qu'eux, ils
ne s'étaient sauvés qu'en déployant la plus rare valeur, et en se
battant pendant plusieurs heures le sabre à la main. Rejoints enfin
par des escadrons du dépôt de Versailles, qui avaient fait route par
Méry, ils s'étaient repliés sur Méry même, sans avoir perdu plus d'une
centaine de cavaliers, et sans avoir surtout laissé échapper leur
équipage de pont. Le lendemain ils gagnèrent Plancy, passèrent l'Aube,
et vinrent se réunir à l'armée par la rive droite de cette rivière,
avec les corps d'Oudinot, de Macdonald, de Gérard, qui étaient en
marche de Provins sur Arcis.

[En marge: Résultats de la bataille d'Arcis-sur-Aube.]

[En marge: Sur les instances de ses maréchaux, Napoléon se décide
enfin à repasser l'Aube.]

Telle fut la bataille d'Arcis-sur-Aube, la dernière que Napoléon livra
en personne dans cette campagne, et où l'armée ainsi que lui firent
des prodiges d'énergie. Il se regardait comme victorieux, et le
croyait sincèrement, car c'était un miracle que 20 mille hommes
eussent résisté à une masse qui s'était successivement élevée de 40 à
90 mille. Il était fier de lui-même et de ses soldats, et voyait dans
cette possibilité de combattre à forces si inégales, des garanties de
succès pour la suite de la guerre. Sa confiance était devenue telle
qu'il voulut le lendemain même tenir tête à toute l'armée du prince
de Schwarzenberg. Cependant il ne pouvait être rejoint dans la
journée que par le corps d'Oudinot, et en y ajoutant ce que
Lefebvre-Desnoëttes avait amené, il aurait atteint tout au plus une
force de 32 mille hommes. Il n'était donc pas prudent de braver le
choc de 90 mille combattants, surtout en ayant une rivière à dos.
Aussi finit-il par céder aux conseils de la raison et de ses maréchaux
qui insistaient pour qu'il mit l'Aube entre lui et l'ennemi. Après
avoir tenu ses troupes déployées en avant d'Arcis, pendant qu'on
préparait un deuxième pont, il les fit replier soudainement à travers
les rues de cette petite ville, franchit les deux ponts, et laissa le
prince de Schwarzenberg fort surpris et fort déçu de voir lui échapper
une proie qui semblait assurée. Les ponts de l'Aube furent rompus, et
le maréchal Oudinot vint border la rive droite avec son corps, appuyé
d'une nombreuse artillerie. L'ennemi ne pouvant se résoudre à laisser
l'armée française s'en aller saine et sauve, voulut tenter le passage
de la rivière, et demeura pendant cette tentative exposé à un feu
meurtrier. Il perdit encore dans cette journée du 21 plus d'un millier
d'hommes sans aucun résultat, car partout où il se présenta pour
essayer de franchir l'Aube, les troupes d'Oudinot bien postées
l'accueillirent par un feu nourri de mousqueterie et de mitraille. Ce
n'est pas trop de dire que ces deux jours coûtèrent à l'armée de
Bohême 8 à 9 mille hommes, tandis que nous n'en perdîmes pas plus de 3
mille, grâce à notre petit nombre et à l'avantage de nous battre à
couvert dans des positions défensives.

Au milieu de ces perpétuelles aventures de guerre, Napoléon trouvant
l'armée toujours héroïque et dévouée quoique souvent mécontente,
comptant sur son génie, croyant plus que jamais aux ressources de son
art, était loin de désespérer de sa cause, et toutefois il ne se
faisait pas complétement illusion sur sa situation politique. Bien
qu'il ne voulût pas s'avouer à quel point il s'était aliéné la nation
par ses guerres continuelles et par son gouvernement arbitraire, il
n'avait garde cependant de s'aveugler sur l'état moral de la France.
Sur le terrain même d'Arcis, et au milieu du feu, s'entretenant
familièrement avec le général Sébastiani, Corse comme lui, et doué
d'un grand sens politique, Eh bien, général, lui demanda-t-il, que
dites-vous de ce que vous voyez?--Je dis, répondit le général, que
Votre Majesté a sans doute d'autres ressources que nous ne connaissons
pas.--Celles que vous avez sous les yeux, reprit Napoléon, et pas
d'autres.--Mais alors, comment Votre Majesté ne songe-t-elle pas à
soulever la nation?--Chimères, répliqua Napoléon, chimères, empruntées
aux souvenirs de l'Espagne et de la Révolution française! Soulever la
nation dans un pays où la Révolution a détruit les nobles et les
prêtres, et où j'ai moi-même détruit la Révolution!...--

Le général resta stupéfait, admirant ce sang-froid et cette profondeur
d'esprit, et se demandant comment tant de génie ne servait pas à
empêcher tant de fautes.

[En marge: Marche sur la Lorraine définitivement résolue.]

Le moment était venu pourtant de prendre une résolution définitive.
Entre Arcis et Châlons, l'Aube et la Marne ne sont guère qu'à onze ou
douze lieues de distance l'une de l'autre. (Voir la carte nº 62.)
Blucher, auquel on avait opposé Marmont et Mortier pour le contenir,
pouvait être ralenti, mais non arrêté par ces deux maréchaux. Les
armées de Bohême et de Silésie ne devaient pas tarder à se réunir, et
on allait être alors étouffé dans leurs bras. Napoléon avec ce qu'il
avait de forces, ne pouvant plus les battre séparément, à moins de
circonstances extrêmement heureuses que la fortune ne lui ménageait
plus guère, pouvait encore moins les battre réunies. Poursuivre son
idée de se rapprocher des places, pour s'y procurer un renfort de
cinquante mille hommes, et pour attirer l'ennemi loin de Paris, était
définitivement la seule ressource qui lui restât, ressource qui,
hasardeuse avec lui, eût été mortelle avec un autre.

[En marge: Départ d'Arcis-sur-Aube le 21 mars.]

Il résolut donc de partir le 21 mars pour Vitry sur la Marne. En
passant par Sommepuis il ne lui fallait pas plus de deux jours pour
franchir la distance d'Arcis à Vitry. (Voir la carte nº 62.) De Vitry
il lui était facile de se porter à Bar-le-Duc, et sans qu'il fît un
pas de plus, les garnisons de Metz, de Mayence, de Luxembourg, de
Thionville, de Verdun, de Strasbourg, avaient la possibilité de le
joindre au nombre de trente et quelques mille hommes. Si Napoléon se
portait jusqu'à Metz, ce qui n'exigeait que trois journées, il
pouvait, en pivotant autour de cette place, faire insurger la
Lorraine, l'Alsace, la Franche-Comté, et recevoir des Pays-Bas quinze
mille hommes encore. Il devait donc se trouver à Metz à la tête de 120
mille combattants, au milieu de provinces soulevées contre l'ennemi,
et si le maréchal Suchet, envoyé pour remplacer Augereau, recueillant
tout ce qui était sur son chemin, remontait sur Besançon avec 40 mille
hommes, les destinées devaient certainement être changées.

[En marge: Ordres envoyés à Paris au moment où Napoléon s'en éloigne.]

Napoléon manda à Paris ses dernières résolutions, prescrivit qu'on lui
expédiât en matériel d'artillerie, en bataillons de la jeune garde, en
bataillons tirés des dépôts, tout ce qui ne serait pas indispensable à
la défense de la capitale; recommanda de nouveau de ne pas se troubler
si l'ennemi approchait, ce qui, selon lui, ne pouvait être qu'une
apparition de deux ou trois jours, car les alliés le suivraient dès
qu'ils le sauraient sur leurs communications. Il renouvela aux
maréchaux Marmont et Mortier l'ordre de le joindre sur la Marne par
Châlons, et se mit ensuite en route pour Vitry. Précédemment il
n'avait jamais quitté la Seine sans laisser de Nogent à Montereau des
corps respectables. Ce n'était plus le cas cette fois, puisqu'il était
obligé d'exécuter en masse la diversion projetée sur les derrières de
l'ennemi, et que c'était sur cette diversion seule qu'il comptait
désormais pour sauver Paris. Vingt mille hommes laissés entre Nogent
et Paris n'eussent pas arrêté le prince de Schwarzenberg, et eussent
manqué à Napoléon dans les opérations qu'il méditait. Toutefois,
croyant utile de garder les ponts de la Seine, et possible d'y arrêter
l'ennemi quelques heures, ce qui dans certains cas n'était pas
indifférent, il laissa le général Souham avec un mélange de gardes
nationales et de bataillons organisés à la hâte, pour disputer Nogent,
Bray, Montereau. Le général Alix qui, avec des forces de cette
composition, avait si bien défendu Sens, et qui s'y trouvait encore,
fut placé sous les ordres du général Souham.

[En marge: Marche sur Sommepuis.]

Le trajet d'Arcis à Sommepuis s'opéra sans difficulté. À peine
rencontra-t-on quelques bandes de Cosaques qui voltigeaient entre
l'Aube et la Marne, et pillaient le pays tout ruiné qu'il était. Les
corps d'Oudinot, de Macdonald, de Gérard, qui avaient marché de
Provins sur Arcis, en côtoyant l'Aube, défendirent successivement la
rivière au pont d'Arcis, et défilèrent ainsi en vue de l'ennemi sans
en recevoir aucun dommage.

[En marge: Arrivée à Vitry le 22.]

Le 21 au soir Napoléon, avec une partie de l'armée, coucha à
Sommepuis. (Voir la carte nº 62.) Le lendemain, 22, il marcha sur
Vitry avec une avant-garde. Vitry avait été mis en état de défense par
l'armée de Silésie, et cinq à six mille Prussiens et Russes, protégés
par des ouvrages de campagne, l'occupaient. Napoléon, ne voulant pas
risquer une affaire meurtrière pour un poste qui n'avait pas
d'importance, fit chercher un gué entre Vitry et Saint-Dizier. On en
découvrit un à Frignicourt, et il y passa avec sa cavalerie et les
divisions de jeune garde du maréchal Ney. Il laissa un détachement
pour garder ce gué, et il vint coucher au château du Plessis près
Orconte. Il lança sur Saint-Dizier la cavalerie légère du général
Piré, qui réussit à y entrer, et y enleva deux bataillons prussiens.

[En marge: Séjour à Saint-Dizier.]

Le lendemain 23, Napoléon jugea convenable de s'arrêter à Saint-Dizier
pour y attendre la queue de ses colonnes, car Oudinot, Macdonald,
Gérard étaient en arrière, et il voulait également rallier Marmont et
Mortier, qui avaient ordre de venir à lui par Châlons. Il fallait
attendre aussi la division de gardes nationales du général Pacthod qui
avait bien servi avec Oudinot et Macdonald, et qu'on avait laissée à
Sézanne pour escorter un dernier convoi de troupes et de matériel.
Toutefois, ayant des doutes sur la possibilité de recueillir ce
dernier rassemblement, Napoléon ordonna au ministre de la guerre de
veiller à sa sûreté, et de le rappeler même à Paris, si on ne croyait
pas qu'il lui fût possible de percer jusqu'à Vitry à travers les
masses ennemies.

[En marge: Confiance de Napoléon dans sa manoeuvre, et persuasion où
il est d'avoir attiré l'ennemi à sa suite.]

Sans perdre un instant Napoléon poussa sa cavalerie légère sur
Bar-le-Duc, afin qu'elle s'emparât du pont de Saint-Mihiel sur la
Meuse, de celui de Pont-à-Mousson sur la Moselle, et il expédia de
nouveau à toutes les garnisons l'ordre de le rejoindre. Il s'apprêtait
à leur épargner la moitié du chemin, en marchant encore une journée ou
deux à leur rencontre, et il allait ainsi voir ses forces augmenter
d'heure en heure. Sans les maréchaux Mortier et Marmont, sans le
convoi de Sézanne dont il n'avait reçu qu'une partie, et en défalquant
les pertes d'Arcis ainsi que les troupes laissées à la garde des ponts
de la Seine, il avait environ 55 mille hommes. Il devait en avoir 70
mille avec ces deux maréchaux, 80 avec le dépôt de Sézanne, et arriver
successivement à 100 mille et au delà, si les garnisons parvenaient à
se réunir à lui. Aussi tout en appréciant la gravité de sa situation
restait-il confiant dans le succès de ses habiles manoeuvres, et le 23
mars, écrivant au ministre de la guerre une lettre qui respirait un
sang-froid imperturbable, il lui exposait sa marche, ses motifs pour
ne pas tenter l'attaque de Vitry, le projet de s'approcher de Metz, et
de tirer de cette place et des autres un renfort considérable; la
certitude de causer un grand trouble à l'ennemi en se portant sur ses
communications; le découragement de la plupart des coalisés qui
n'avaient jamais eu d'avantages sérieux sur les troupes françaises,
qui tout récemment avaient essuyé des pertes énormes à Arcis-sur-Aube,
et étaient presque au regret de s'être avancés si loin; l'espérance
par conséquent d'amener sous peu des événements nouveaux et
importants; l'utilité de veiller sur le rassemblement de Sézanne, de
l'augmenter même si les circonstances le permettaient; la possibilité
de recourir à la conscription de 1815, car en Champagne, en Lorraine
les paysans se levaient en masse, et l'urgence de faire promptement
usage de cette ressource; l'importance pour les maréchaux Marmont et
Mortier qui s'étaient repliés sur Château-Thierry de se reporter en
avant pour rejoindre l'armée; la confiance enfin malgré toutes les
angoisses de la situation de sauver bientôt la France et lui-même de
cette crise formidable. Personne n'eût soupçonné en lisant cette
lettre, qui devait être la dernière adressée au ministre de la guerre,
que Napoléon approchait de la plus grande des catastrophes.

[En marge: Arrivée de M. de Caulaincourt au quartier général, après la
dissolution du congrès de Châtillon.]

Dans ce moment arriva au quartier général de l'Empereur M. de
Caulaincourt, qui venait de quitter le congrès de Châtillon. Ce noble
serviteur du prince et du pays, avait, comme on l'a vu, remis un
contre-projet, afin d'obtempérer aux sommations réitérées des
plénipotentiaires alliés, et avait tâché d'en rendre la lecture
supportable à ses auditeurs, tout en s'éloignant le moins possible des
instructions de Napoléon. Les plénipotentiaires des puissances, après
avoir écouté le texte du contre-projet français avec un silence
glacial, et avoir pris les ordres de leurs souverains, avaient lu le
18 mars une note solennelle, dans laquelle ils déclaraient que la
France ayant exactement reproduit toutes les conditions déjà reconnues
inacceptables par l'Europe, les conférences étaient définitivement
rompues, et que la guerre serait poursuivie à outrance, jusqu'à ce que
la France admît purement et simplement les préliminaires du 17
février. À cette déclaration M. de Metternich avait joint une lettre
particulière pour M. de Caulaincourt, dans laquelle il le suppliait
encore une fois d'y bien penser avant de quitter le lieu du congrès,
car, disait-il, la France de Louis XIV, accrue des conquêtes de Louis
XV, valait bien qu'on y attachât quelque prix, et méritait qu'on ne la
jouât pas plus longtemps à ce jeu si dangereux et si incertain des
batailles. Quelque tenté que fut le plénipotentiaire français de
suivre un semblable conseil, il n'avait pas osé outre-passer ses
instructions au point où il l'aurait fallu pour retenir à Châtillon
les membres du congrès. Il se sépara donc des plénipotentiaires le
lendemain 19, et le 20 toutes les légations partirent de Châtillon
pour regagner les quartiers généraux des armées belligérantes.

[En marge: Chagrin de M. de Caulaincourt; pénible impression que sa
présence produit dans l'armée.]

[En marge: Napoléon ne manifeste aucun regret de la dissolution du
congrès.]

[En marge: Son langage résolu et chaleureux.]

M. de Caulaincourt eut quelque peine à rejoindre Napoléon, qu'il
trouva à Saint-Dizier. Le retour de la légation française produisit
sur l'armée une impression pénible, car il ôtait toute confiance dans
les négociations, et n'en laissait plus que dans un duel à mort avec
la coalition. Or, si les journées de Montmirail, de Champaubert, de
Montereau avaient élevé les coeurs au niveau de celui de Napoléon,
celles de Craonne, de Laon, d'Arcis-sur-Aube les avaient fait
promptement redescendre de cette hauteur, et la manoeuvre aventureuse
qu'on essayait loin de Paris, manoeuvre dont peu de gens étaient
capables d'apprécier le mérite, étonnait, inquiétait des esprits déjà
fortement ébranlés. La noble et sévère figure de M. de Caulaincourt,
plus triste encore que de coutume, n'était pas propre à dérider les
visages au quartier général. Napoléon accueillit son ministre
amicalement, en homme qui n'éprouvait pas d'humeur parce qu'il
n'éprouvait pas de trouble. Ce retour lui avait cependant causé une
certaine impression, mais passagère, et il la domina bientôt. Il était
à table, soupant avec Berthier, lorsque M. de Caulaincourt
arriva.--Vous avez bien fait de revenir, lui dit-il, car, je ne vous
le cacherai pas, si vous aviez accepté l'ultimatum des alliés, je vous
aurais désavoué. Mieux vaut pour vous et pour moi avoir évité un
pareil éclat. Au fond ces gens-là ne sont pas de bonne foi. Si vous
aviez cédé, bientôt ils auraient demandé davantage. Ils répandent
partout qu'ils en veulent à moi et non à la France. Mensonges que tout
cela! Ils s'en prennent à moi parce qu'ils savent que seul je puis
sauver la France (ce qui était vrai alors, car celui qui l'avait
perdue pouvait seul la sauver); mais au fond, c'est à la France et à
sa grandeur qu'ils en veulent. L'Angleterre convoite la Belgique pour
la maison d'Orange; la Prusse convoite la Meuse pour elle-même;
l'Autriche désirerait nous ôter l'Alsace et la Lorraine pour en
trafiquer avec la Bavière et les princes allemands. On veut nous
détruire, ou nous amoindrir jusqu'à nous réduire à rien. Eh bien, mon
cher Caulaincourt, il vaut mieux mourir que d'être amoindris de la
sorte. Nous sommes assez vieux soldats pour ne pas craindre la mort.
On ne dira pas cette fois que c'est pour mon ambition que je combats,
car il me serait aisé de sauver le trône; mais le trône avec la France
humiliée, je n'en veux point. Voyez ces braves paysans comme ils
s'insurgent déjà, et tuent des Cosaques de toutes parts! Ils nous
donnent l'exemple, suivons-le. Croiriez-vous que ces misérables du
Conseil de régence voulaient accepter l'infâme traité qu'on vous a
proposé? Ah! je leur ai prescrit de se taire et de se tenir
tranquilles. Ces pauvres paysans valent bien mieux que ces gens de
Paris. Vous allez assister, mon cher Caulaincourt, à de belles choses.
Je vais marcher sur les places, et rallier trente ou quarante mille
hommes d'ici à quelques jours. L'ennemi me suit évidemment. On ne peut
pas expliquer autrement la masse de cavalerie qui nous entoure. La
brusque apparition que j'ai faite sur ses derrières a ramené
Schwarzenberg, et en apprenant que je menace ses communications il
n'osera pas se risquer sur Paris. Je vais avoir bientôt cent mille
hommes dans la main, je fondrai sur le plus rapproché de moi, Blucher
ou Schwarzenberg n'importe, je l'écraserai, et les paysans de la
Bourgogne l'achèveront. La coalition est aussi près de sa perte que
moi de la mienne, mon cher Caulaincourt, et si je triomphe nous
déchirerons ces abominables traités. Si je me trompe, eh bien, nous
mourrons! nous ferons comme tant de nos vieux compagnons d'armes font
tous les jours, mais nous mourrons après avoir sauvé notre honneur.--

[En marge: Invincible tristesse de M. de Caulaincourt, et profond
abattement de Berthier.]

M. de Caulaincourt, qui autant que personne était capable de
comprendre cet héroïque langage, se rappelait trop de fautes commises,
trop de refus hors de propos et que l'honneur ne commandait point,
pour n'être pas mécontent, et froidement improbateur. Berthier, devant
qui se tenaient ces discours, était consterné. Il était frappé comme
Napoléon du tumulte qui se faisait autour de l'armée, doutait comme
lui que ce fût là un simple détachement, mais se demandait d'autre
part comment 200 mille coalisés, presque victorieux, pouvaient se
laisser détourner de Paris, cette grande proie qu'ils avaient sous la
main, pour suivre une poignée d'hommes hasardée sur leurs derrières.
Il doutait, et, en une si grave circonstance, le doute était une
angoisse douloureuse, car si l'ennemi ne suivait pas, il pouvait en
quelques jours être dans Paris. Ce sentiment était général. Contenu
devant Napoléon, il éclatait ailleurs en très-mauvais propos. Quant à
Napoléon lui-même, sans exclure le doute, il répétait toujours à M. de
Caulaincourt: Vous avez bien fait de revenir, je vous aurais désavoué.
Vous êtes venu à temps pour assister à de grandes choses.--

[En marge: La véritable question était de savoir si l'ennemi, au lieu
de suivre Napoléon, ne se jetterait pas sur Paris pour y opérer une
révolution politique.]

Toute cette énergie, admirable comme don de Dieu, mais déplorable
quand on songe que, si mal employée, elle nous avait conduits au bord
d'un abîme, ne se communiquait guère, et chacun s'attendait d'un
moment à l'autre à un affreux dénoûment. Ce dénoûment approchait en
effet, et l'heure fatale, hélas! était venue. Les combinaisons
militaires de Napoléon étaient assurément bien profondes, mais si sa
situation militaire pouvait se rétablir à force de génie, il n'y avait
pas de génie qui pût rétablir sa situation politique. Paris plein de
terreur, plein de dégoût d'un tel régime, régime glorieux mais
sanglant, ordonné mais despotique, Paris pouvait au premier contact
d'un ennemi qui se présentait en libérateur, échapper à la main de
Napoléon, et devenir le théâtre d'une révolution! Or, il suffisait
que les coalisés soupçonnassent cette triste vérité, pour que
négligeant les considérations de prudence, ils songeassent à tenter
sur Paris non pas une opération militaire, mais une opération
politique, et alors les plans de Napoléon devaient être déjoués, et
son trône, que sa puissante main avait relevé deux ou trois fois
depuis un mois, devait enfin s'écrouler. On va voir combien les
coalisés étaient près de deviner la redoutable vérité, qui faisait
toute notre faiblesse devant les envahisseurs de notre patrie.

[En marge: Incertitude du prince de Schwarzenberg dans le premier
moment, et ses doutes sur les projets de Napoléon.]

[En marge: Il prend une position d'attente entre Ramerupt et
Dampierre.]

Le prince de Schwarzenberg n'avait pas trop compris le mouvement de
l'armée française sur Arcis, et il faut avouer qu'à moins d'être dans
le secret, il eût été difficile de le comprendre. Sa première
supposition, et la plus naturelle, avait été que Napoléon venait lui
livrer bataille, et ce prince s'était décidé à l'accepter à
Arcis-sur-Aube, comme Blucher à Craonne et à Laon. Prévoyant une lutte
sanglante de plusieurs jours, il était loin de s'en croire quitte le
soir du 21. Le 22, en voyant Napoléon s'éloigner, il avait cherché à
deviner quels pouvaient être ses projets, avait passé l'Aube à sa
suite, et était venu prendre position entre Ramerupt et Dampierre,
derrière un gros ruisseau qu'on appelle le Puits, la gauche à l'Aube,
le front couvert par le Puits, la droite dans la direction de Vitry.
(Voir la carte nº 62.) Il attendait là les nouvelles attaques de son
adversaire, craignant toujours de sa part quelque manoeuvre
extraordinaire.

[En marge: Bientôt le prince de Schwarzenberg s'aperçoit de la marche
de Napoléon sur Vitry, et comprend qu'il veut se porter sur les
communications des alliés.]

Mais Napoléon, ainsi qu'on vient de le voir, ne songeait guère à
l'attaquer, et lui préparait effectivement une manoeuvre bien
extraordinaire, en se portant de l'Aube à la Marne, dans la direction
de Metz. Le lendemain 23, pendant que Napoléon s'arrêtait à
Saint-Dizier pour que les corps formant sa queue eussent le temps de
le joindre par le gué de Frignicourt, la cavalerie légère du prince de
Schwarzenberg qui suivait ces corps à la piste, s'était aperçue de la
marche de l'armée française, et avait reconnu clairement qu'elle se
dirigeait sur Vitry. L'intention de Napoléon ne laissait dès lors plus
de doute, et il voulait évidemment manoeuvrer sur les communications
des alliés. Que faire en présence d'une situation si nouvelle?
Fallait-il suivre Napoléon vers la Lorraine, ou bien tendre la main à
Blucher qui ne pouvait être éloigné, et, uni à ce dernier, marcher sur
Paris, à la tête de deux cent mille hommes? La question était grave,
l'une des plus graves que les chefs d'empire et les chefs d'armée
aient jamais eu à résoudre.

[En marge: Les règles de la guerre conseillent de suivre Napoléon,
celles de la politique de se porter sur Paris.]

À se conduire militairement, dans le sens le plus étroit du mot, il ne
fallait pas livrer ses communications, il fallait au contraire veiller
sur elles avec d'autant plus de soin qu'on avait affaire à un ennemi
plus redoutable et plus audacieux. Puisqu'il les menaçait en ce
moment, on devait le suivre, le suivre en compagnie de Blucher, et en
finir avec lui avant d'aller recueillir à Paris le prix de la guerre.
Sans doute il y avait quelques avantages à marcher sur Paris, et
notamment celui d'abréger la lutte; pourtant si on était arrêté devant
cette capitale par une résistance non-seulement militaire, mais
populaire, et s'il arrivait qu'on fût retenu quelques jours sous ses
murs, on pouvait, pendant qu'on serait occupé à se battre contre la
tête barricadée des faubourgs, être assailli en queue par Napoléon
revenu avec une armée de cent mille hommes, et se trouver dans une
position des plus périlleuses.

[En marge: Conseils du comte Pozzo di Borgo, et ses instances pour
qu'on marche sur Paris.]

[En marge: Profondes raisons qu'il en donne.]

Ces raisons étaient du plus grand poids, et auraient même été
décisives, si la situation eût été ordinaire, et si on avait été
exposé à rencontrer devant Paris la résistance que l'importance de
cette ville, le patriotisme et le courage de son peuple, devaient
faire craindre. Mais la situation était telle qu'il n'y avait rien de
plus douteux que cette résistance. Bien qu'on n'eût reçu qu'une seule
communication de l'intérieur, celle qu'avait apportée M. de Vitrolles,
et que jusqu'ici aucune manifestation n'eût démontré la vérité de
cette communication, qu'au contraire les paysans commençassent à
prendre les armes dans les provinces envahies, on avait pu reconnaître
à plus d'un symptôme que si M. de Vitrolles exagérait les choses en
peignant la France comme désirant ardemment les Bourbons, il avait
raison toutefois quand il soutenait qu'elle ne voulait plus de la
guerre, de la conscription, des préfets impériaux, et que dès qu'on
lui fournirait l'occasion de faire éclater ses véritables sentiments,
elle se prononcerait contre un gouvernement qui, après avoir porté la
guerre jusqu'à Moscou, l'avait ramenée aujourd'hui jusqu'aux portes de
Paris. Il y avait un personnage beaucoup plus écouté que M. de
Vitrolles, c'était le comte Pozzo di Borgo, revenu de Londres, lequel,
ayant acquis sur les alliés une influence proportionnée à son esprit,
ne se lassait pas de leur répéter qu'il fallait marcher sur
Paris.--Le but de la guerre, disait-il, est à Paris. Tant que vous
songez à livrer des batailles, vous courez la chance d'être battus,
parce que Napoléon les livrera toujours mieux que vous, et que son
armée, même mécontente, mais soutenue par le sentiment de l'honneur,
se fera tuer à côté de lui jusqu'au dernier homme. Tout ruiné qu'est
son pouvoir militaire, il est grand, très-grand encore, et, son génie
aidant, plus grand que le vôtre. Mais son pouvoir politique est
détruit. Les temps sont changés. Le despotisme militaire accueilli
comme un bienfait au lendemain de la révolution, mais condamné depuis
par le résultat, est perdu dans les esprits. Si vous donnez naissance
à une manifestation, elle sera prompte, générale, irrésistible, et
Napoléon écarté, les Bourbons que la France a oubliés, aux lumières
desquels elle n'a pas confiance, les Bourbons deviendront tout à coup
possibles, de possibles nécessaires. C'est politiquement, ce n'est pas
militairement qu'il faut chercher à finir la guerre, et pour cela, dès
qu'il se fera entre les armées belligérantes une ouverture quelconque,
à travers laquelle vous puissiez passer, hâtez-vous d'en profiter,
allez toucher Paris du doigt, du doigt seulement, et le colosse sera
renversé. Vous aurez brisé son épée que vous ne pouvez pas lui
arracher.--Telle est la substance des discours que le comte Pozzo
adressait sans cesse à l'empereur Alexandre, et au surplus il
travaillait sur une âme facile à persuader. Outre l'esprit
très-remarquable d'Alexandre, le comte Pozzo avait pour le seconder
toutes les passions de ce prince. Se venger, non de l'incendie de
Moscou auquel il ne songeait plus guère, mais des humiliations que
Napoléon lui avait infligées, entrer dans Paris, dans la capitale de
la civilisation, y détrôner un despote, y tendre aux Français une main
généreuse, s'en faire applaudir, était chez lui un rêve enivrant. Ce
rêve l'occupait tellement, que pour le réaliser il était capable d'une
audace qui n'était ni dans son coeur ni dans son esprit.

[En marge: L'opinion de marcher sur Paris avait successivement gagné
tous les esprits dans le sein de la coalition.]

[En marge: La jonction opérée entre Blucher et Schwarzenberg est une
nouvelle raison de marcher sur Paris.]

Du reste l'opinion que professait le comte Pozzo di Borgo avait envahi
peu à peu toutes les têtes. Née d'abord parmi les Prussiens, chez qui
elle avait été engendrée par la haine, elle avait fini par pénétrer
chez les Russes, et même chez les Autrichiens. On comprenait très-bien
chez ces derniers que frapper politiquement Napoléon était la manière
la plus sûre et la plus prompte de le détruire. L'empereur François et
M. de Metternich, quoique regrettant en lui, non pas un gendre, mais
un chef plus capable qu'aucun autre de gouverner la France, avaient
reconnu, depuis la rupture du congrès de Châtillon, qu'il fallait
enfin prendre un parti décisif même contre sa personne. Ils avaient
longtemps répugné à pousser les choses à la dernière extrémité, mais
le Rhin franchi, ayant admis le principe des limites de 1790, ce qui
rendait vacants les anciens Pays-Bas qu'on devait leur payer avec
l'Italie, connaissant trop bien Napoléon pour croire qu'il se
soumettrait jamais à une telle réduction de territoire, ils en étaient
venus par avidité aux mêmes conclusions que les Prussiens par haine,
les Russes par vanité. Aller chercher à Paris la solution politique
qui contiendrait en même temps la solution militaire, leur semblait
désormais nécessaire. Le prince de Schwarzenberg, esprit timide mais
sûr, en était venu à penser à cet égard comme M. de Metternich, et
comme l'empereur François, car en ce moment l'Autriche présentait le
phénomène singulier, d'un empereur, d'un premier ministre, et d'un
généralissime, identiques dans leurs sentiments, et ne faisant qu'un
homme, étranger à l'amour comme à la haine, et conduit uniquement par
de profonds calculs. Dans cette disposition le prince de
Schwarzenberg, voyant la route de Paris ouverte, inclinait pour la
première fois à la prendre, de manière que l'unanimité était presque
acquise à la résolution de marcher sur la capitale de la France, bien
que plusieurs officiers fort éclairés opposassent encore à cette
marche téméraire l'autorité des règles, qui enseignent qu'il ne faut
ni abandonner le soin de ses communications, ni manquer le but par
trop d'impatience d'y atteindre. Toutefois un événement extrêmement
favorable à l'opinion la plus hardie s'était passé dans la journée. La
cavalerie de Wintzingerode, formant l'avant-garde de Blucher, venait
de se rencontrer près de la Marne avec celle du comte Pahlen,
appartenant au prince de Schwarzenberg. On s'était félicité, réjoui de
cette jonction, qui du reste aurait dû s'opérer plus tôt, car la
bataille de Laon s'étant livrée les 9 et 10 mars, il était étrange que
Blucher n'eût pas suivi Napoléon ou les maréchaux chargés de le
remplacer sur l'Aisne, et que le 23 il fût encore à tâtonner entre
l'Aisne et la Marne. Mais Blucher avait agi comme les généraux qui
ont plus de résolution de caractère que d'esprit. Il avait essayé de
prendre Reims, puis Soissons, avait longtemps attendu quelques mille
hommes du corps de Bulow restés en arrière, enfin s'était décidé à
pousser devant lui les maréchaux Mortier et Marmont, et avait rejoint
la Marne par Châlons. Quoi qu'il en soit, il arrivait avec cent mille
hommes, et on en avait ainsi deux cent mille pour marcher sur Paris.
Une telle force faisait tomber bien des objections tirées des règles
de la guerre étroitement entendues.

[En marge: L'arrestation d'un courrier porteur de lettres de
l'Impératrice et du duc de Rovigo, achève de décider les chefs de la
coalition.]

[En marge: La marche sur Paris est résolue.]

[En marge: Rendez-vous général donné dans les environs de Sommepuis.]

[En marge: L'empereur François rejeté sur Dijon n'assiste pas au
rendez-vous.]

Dans cet état des choses, le prince de Schwarzenberg se trouvant au
château de Dampierre avec l'empereur Alexandre pour y passer la nuit,
on apporta tout à coup des dépêches prises sur un courrier de Paris,
que la cavalerie légère des alliés avait arrêté. Il y avait dans le
château de Dampierre le prince Wolkonski, exerçant auprès d'Alexandre
les fonctions de chef de son état-major, et M. le comte de Nesselrode,
exerçant celles de chef de sa chancellerie. On fit appeler ce dernier,
qui ayant longtemps vécu à Paris pouvait mieux qu'un autre saisir le
vrai sens des dépêches interceptées, et on le chargea d'en prendre
connaissance. Elles étaient en effet d'une importance extrême. Elles
consistaient en lettres de l'Impératrice et du duc de Rovigo à
l'Empereur. Les unes et les autres exprimaient sur l'état intérieur de
Paris les plus vives inquiétudes. Celles de l'Impératrice, empreintes
d'une sorte de terreur, n'avaient pas sans doute une grande
signification, car elles pouvaient bien n'être que l'expression de la
faiblesse d'une femme. Mais celles du duc de Rovigo avaient une tout
autre valeur, car ministre de la police et homme de guerre, fort
habitué aux positions difficiles, il ne pouvait être suspect de
timidité, et il déclarait que Paris comptait dans son sein des
complices de l'étranger fort influents, et qu'à l'apparition d'une
armée coalisée il était probable qu'ils suivraient l'exemple des
Bordelais. Cette révélation était dans le moment d'une immense
gravité; elle achevait d'éclairer la situation politique, et faisait
cesser toutes les incertitudes qu'on aurait pu conserver sur la
conduite à tenir. Après cet aveu involontaire échappé au gouvernement
de l'Empereur, à sa femme, à son ministre de la police, on ne pouvait
plus douter que son trône ne fût près de tomber en ruine, et que
toucher à Paris ne fût le moyen assuré de le faire écrouler. On courut
éveiller l'empereur Alexandre et le prince de Schwarzenberg, on leur
communiqua les pièces interceptées, et pour l'un comme pour l'autre la
démonstration fut complète. Marcher sur Paris parut la résolution à
laquelle il fallait s'arrêter tout de suite, et qu'on devait mettre à
exécution dès le lever du soleil. Les trois souverains n'étaient pas
actuellement réunis. Alexandre, le plus actif des trois, voulant
toujours être partout, et particulièrement auprès des généraux, se
trouvait auprès du généralissime. Le plus modeste, le plus sage, celui
qui se donnait le moins de mouvement, et qui, n'étant pas militaire,
prétendait ne devoir causer aux militaires aucun embarras par sa
présence, l'empereur François, résidait actuellement assez loin,
c'est-à-dire à Bar-sur-Aube. Le roi de Prusse, formant entre les deux
une sorte de terme moyen, plus réservé que l'un, plus actif que
l'autre, avait pris gîte dans les environs. Il fut convenu qu'on irait
le chercher immédiatement, qu'on mettrait l'armée en mouvement dès le
matin pour se rapprocher de la Marne, où l'on devait rencontrer
Blucher, et que là réunis tous ensemble, après une délibération dont
le résultat ne pouvait devenir douteux par la présence des Prussiens,
on prendrait la route de Paris. Le prince de Schwarzenberg se chargea
de mander à son maître le parti qu'on adoptait, et l'engagea, en lui
écrivant, à ne pas songer à rejoindre la colonne d'invasion, car il
pourrait bien, au milieu du croisement des armées belligérantes,
tomber dans les mains de son gendre, ce qui serait une grave
complication dans les circonstances actuelles. Il existait à travers
la Bourgogne une ligne de communication, pour ainsi dire autrichienne,
puisqu'on avait envoyé de Troyes à Dijon des secours au comte de
Bubna. Le prince de Schwarzenberg conseilla donc à l'empereur François
et à M. de Metternich de se diriger sur Dijon, car outre qu'il était
sage de ne pas se faire prendre, il était convenable aussi que
l'empereur François n'assistât point au détrônement de son gendre, et
surtout de sa fille. Ces dispositions arrêtées, on quitta Dampierre le
24 au matin pour se rendre à Sommepuis.

[En marge: Conseil en pleins champs où la marche sur Paris est arrêtée
et combinée.]

Il ne fallait pas beaucoup de temps pour y arriver, ce point étant à
une distance de trois lieues à peine. L'empereur Alexandre, le prince
de Schwarzenberg, le chef d'état-major Wolkonski, le comte de
Nesselrode, partis tous ensemble du château de Dampierre,
rencontrèrent à Sommepuis le roi de Prusse, Blucher et son état-major.
On prétend que la résolution fatale qui devait conduire les armées de
l'Europe au milieu de Paris, fut prise sur un petit tertre, situé dans
les environs de Sommepuis, et que là s'établit la délibération dont le
résultat était certain d'avance, puisqu'à tous les sentiments qui
avaient parlé dans le château de Dampierre étaient venues s'ajouter
les passions prussiennes. On fut à peu près unanime. Les réponses en
effet s'offraient en foule aux objections qu'élevaient les militaires
méthodiques, qui ne sortaient pas des règles de la guerre servilement
comprises. Napoléon allait se placer sur les communications des armées
alliées, mais on allait aussi se placer sur les siennes. Le mal qu'il
allait causer en saisissant les magasins des alliés, leurs hôpitaux,
leurs arrière-gardes, leurs convois de matériel, on le lui rendrait au
double, au triple, en capturant tout ce qui devait se trouver entre
Paris et l'armée française, sur la route de Nancy. Il prendrait
beaucoup, on prendrait davantage. Et puis où irait-on, les uns et les
autres? Napoléon à Metz, à Strasbourg, où sa présence ne déciderait
rien, et les alliés à Paris, où ils avaient la certitude d'opérer une
révolution, et d'arracher à Napoléon le pouvoir qui le rendait si
redoutable. Le suivre c'était obéir à ses vues, car c'était évidemment
ce qu'il avait voulu, en exécutant ce mouvement si étrange, si imprévu
vers la Lorraine. C'était se laisser détourner du but essentiel, et
s'exposer à une nouvelle série de hasards militaires, car on le
trouverait renforcé par l'adjonction de ses garnisons, on
recommencerait avec des armées épuisées contre des armées récemment
recrutées le jeu redoutable des batailles, où il fallait convenir que
Napoléon était le plus fort, on serait entraîné à des longueurs, à des
complications interminables, et très-probablement on finirait par
tomber dans quelque piége qu'il aurait eu l'art de tendre, qu'on
n'aurait pas eu l'art d'éviter, et dans lequel on succomberait. Aller
à Paris, frapper Napoléon au coeur, était bien plus court, plus sûr
même en paraissant plus hasardeux; et en tout cas, supposé qu'on ne
pût point entrer dans la capitale de la France, il restait une ligne
de retraite assurée, c'était la route de Paris à Lille, la route de
Belgique, où l'on rencontrerait le prince de Suède arrivant avec cent
mille Hollandais, Anglais, Hanovriens et Suédois.

Il n'y avait rien de concluant à opposer à ces raisons. Tout le monde
y céda, et déjoua ainsi les calculs de Napoléon, car tout le monde
consulta les considérations politiques, tandis que lui, méprisant la
politique dont il n'écoutait guère les avis, n'avait tenu compte que
des considérations militaires. Comme de coutume, ayant militairement
raison, il avait politiquement tort, et à se tromper toujours ainsi,
il était inévitable qu'il finît par périr!

[En marge: Le général Wintzingerode est charge d'observer Napoléon
avec dix mille chevaux et quelques bataillons d'infanterie légère.]

[En marge: Admission de M. de Vitrolles auprès des souverains alliés,
et son renvoi auprès du comte d'Artois en Lorraine.]

Il fut donc immédiatement résolu qu'on arrêterait tous les corps
d'armée sur le lieu où ils se trouvaient, et qu'on leur ordonnerait de
commencer le lendemain matin leur marche sur Paris. Toutefois, on ne
pouvait pas laisser Napoléon sans aucun surveillant à sa suite, soit
pour le harceler, soit pour l'observer, et pour être averti de ce
qu'il ferait dans le cas où, sa détermination changeant, il
reviendrait sur Paris. On chargea le général Wintzingerode de
s'attacher à ses pas avec dix mille chevaux, quelques mille hommes
d'infanterie légère, et une nombreuse artillerie attelée. C'était tout
ce qu'il fallait pour lui causer çà et là quelques dommages, mais
surtout pour être informé de ses résolutions aussitôt qu'elles
seraient formées. On aurait voulu en s'acheminant vers Paris avoir un
émissaire qui précédât l'armée alliée, et qui entrât en rapport avec
MM. de Talleyrand et de Dalberg, sur lesquels on comptait pour opérer
une révolution. Il y en avait un de fort indiqué, c'était M. de
Vitrolles, envoyé par ces chefs des mécontents, et en le renvoyant on
n'eût fait que répondre à une ouverture venant de leur part. Mais on
n'avait plus M. de Vitrolles. Fidèles, il faut le reconnaître, aux
engagements pris à Châtillon, les souverains alliés n'avaient pas
voulu entendre M. de Vitrolles avant la dissolution du congrès. Se
considérant comme libres depuis, ils avaient consenti à le recevoir et
à l'entretenir, et lui avaient manifesté le désir qu'il retournât à
Paris. Mais celui-ci, pressé de voir les Bourbons qu'il aimait, et qui
allaient devenir les maîtres de la France, avait préféré se rendre en
Lorraine, où l'on supposait le comte d'Artois déjà arrivé, que de
retourner à Paris, exposé à tomber dans les mains du duc de Rovigo. Il
insista donc pour qu'on lui permît de se mettre à la recherche de M.
le comte d'Artois. Il y avait, en effet, bien des choses utiles à
faire auprès de ce prince, car il était urgent, le jour même où l'on
pénétrerait dans ce Paris si redoutable, si redouté, de s'y présenter
non en conquérants, mais en libérateurs, d'avoir pour cela un
gouvernement tout prêt, dans les bras duquel la France pourrait se
jeter, et, bien que les Bourbons ne fussent pas l'objet d'une
préférence décidée de la part des puissances coalisées, le retour de
ces princes résultait si naturellement de la force des choses, que
s'entendre avec eux était de la plus grande importance. Les souverains
alliés consentirent donc au départ de M. de Vitrolles pour la
Lorraine, et il fut convenu qu'après avoir vu le comte d'Artois, il
reviendrait au quartier général sous Paris. Il avait été chargé de
dire au comte d'Artois qu'il fallait, en remettant le pied sur le sol
de la France, dépouiller bien des préjugés, oublier bien des choses et
bien des hommes, et se diriger par le conseil de MM. de Dalberg, de
Talleyrand, et autres personnages pareils.

[En marge: Marche sur Paris commencée le 25 mars.]

M. de Vitrolles étant ainsi parti avant les événements
d'Arcis-sur-Aube, on n'avait en marchant sur Paris aucun moyen préparé
de communiquer avec l'intérieur, mais une fois les portes de cette
capitale ouvertes par le canon, on présumait que les relations
seraient faciles à établir. Le lendemain, 25 mars, jour de funeste
mémoire, les masses de la coalition, désormais réunies, se mirent en
mouvement, l'armée de Blucher par la droite, l'armée de Schwarzenberg
par la gauche, l'une et l'autre se dirigeant sur Fère-Champenoise,
route de Paris entre la Marne et la Seine.

[En marge: Corps dispersés que les armées alliées allaient rencontrer
sur leur chemin.]

Dans cette direction il était impossible qu'on ne rencontrât pas
beaucoup de corps, malheureusement désunis, qui avaient ordre et désir
de rejoindre Napoléon. Les principaux étaient les corps des maréchaux
Mortier et Marmont, laissés en observation devant Blucher, et le grand
convoi de renforts et de matériel envoyé sur Sézanne pour y recevoir
l'escorte du général Pacthod. Voici jusqu'au 25 mars au matin ce qui
était advenu des uns et des autres.

[En marge: Opérations des maréchaux Marmont et Mortier depuis que
Napoléon les avait laissés sur l'Aisne.]

Napoléon, en quittant Reims, avait laissé le maréchal Mortier à Reims
même pour y servir d'appui au maréchal Marmont qui défendait le pont
de l'Aisne à Berry-au-Bac, tandis que le général Charpentier avec
quelques débris défendait à Soissons le deuxième pont de l'Aisne.
Lorsque Blucher, après avoir perdu six ou sept jours en vaines
délibérations à Laon, voulut marcher sur l'Aisne, il trouva le pont de
Berry-au-Bac trop bien gardé pour essayer de l'emporter de vive force.
Il envoya un fort détachement à quelques lieues au-dessus, à
Neufchâtel, où le passage était facile, tandis qu'il faisait un
simulacre de passage au-dessous, à Pontavert. Dès que le détachement
qui avait franchi l'Aisne à Neufchâtel fut descendu à la hauteur de
Berry-au-Bac, Blucher s'avança le 18 sur ce dernier pont pour
l'attaquer. Mais le maréchal Marmont l'avait miné, et une affreuse
explosion le fit voler dans les airs sous les yeux de l'armée
prussienne. Marmont se retira alors par Roucy sur Fismes. Ce fut une
faute et une cause de grands malheurs.

[En marge: Faute de Marmont, qui se retire sur Fismes au lieu de se
retirer sur Reims, et entraîne Mortier dans cette direction.]

Ce qu'il y aurait eu de plus naturel pour le maréchal Marmont, c'eût
été de se retirer sur sa réserve, c'est-à-dire sur le maréchal Mortier
qui était à Reims. Il est vrai que Napoléon avait donné la double
instruction de couvrir Paris et de se tenir en communication avec lui.
Mais si Fismes était sur la route de Paris, Reims y était aussi, et on
avait l'avantage en s'y rendant de réunir ses forces et de rester en
communication immédiate avec Napoléon. Il fallait donc se rendre à
Reims et non à Fismes, car en marchant vers Fismes on s'exposait
presque certainement à être coupé de Napoléon, ce qui était contraire
à une moitié de ses ordres, et pouvait amener, comme on va le voir, de
funestes conséquences.

[En marge: Le mouvement des maréchaux les expose à être coupés de
Napoléon.]

Le maréchal Marmont, probablement influencé par la vue des corps
ennemis qui avaient passé l'Aisne à Neufchâtel, et qui étaient dirigés
contre sa droite, se porta instinctivement à gauche, et c'est par ce
motif tout machinal qu'il se replia sur Fismes. Arrivé en cet endroit,
il se sentit isolé, et appela à lui le maréchal Mortier. Celui-ci,
modeste, nullement jaloux, sachant que le maréchal Marmont avait plus
d'esprit que lui et oubliant qu'il n'avait pas autant de bon sens, se
fit un devoir de déférer aux avis de son collègue, partit le 19 de
Reims, et vint le joindre à Fismes, ce qui prouve que les deux
maréchaux auraient pu se rendre d'abord à Reims, sans être pour cela
coupés de la route de Paris. Ils avaient environ 15 mille hommes à eux
deux.

[En marge: Les deux maréchaux essayent de rejoindre Napoléon par
Château-Thierry.]

[En marge: Ils s'approchent de l'armée ennemie pour voir s'ils ne
trouveront pas une issue qui leur permette de rejoindre Napoléon.]

Ils restèrent en position sur une hauteur dite de Saint-Martin
jusqu'au lendemain 20 mars au soir, tant l'ennemi était peu insistant,
et tant il eût été possible dans ces premiers jours de manoeuvrer
comme on aurait voulu entre Paris et Napoléon. Le 20 au soir on reçut
des dépêches de Napoléon, écrites de Plancy au moment où il partait
pour Arcis, qui blâmaient le mouvement sur Fismes, comme séparant les
maréchaux de lui, et prescrivaient de le rejoindre par la route jugée
la plus courte et la plus sûre. Revenir sur Reims n'était plus
possible, car l'ennemi avait profité de notre retraite pour l'occuper.
De Fismes à Épernay, ce qui eût été la route la plus directe pour se
réunir à Napoléon, il n'y avait pas de chemins propres à l'artillerie.
(Voir la carte nº 62.) Il fallait donc descendre sur Château-Thierry
pour y passer la Marne, puis remonter entre la Marne et la Seine par
la route de Montmirail, en perdant deux jours, et en s'exposant à
beaucoup de rencontres fâcheuses. Comme il n'y avait pas de choix, les
deux maréchaux partirent le soir même du 20, et arrivèrent le 21 à
Château-Thierry. Ils y rétablirent le passage de la Marne, et le
lendemain 22 ils se portèrent sur Champaubert par deux voies
différentes, afin de ne pas s'embarrasser l'un l'autre en suivant le
même chemin. Ils y arrivèrent dans la soirée. Le 23, ils se rendirent
à Bergères, et commencèrent à découvrir les partis ennemis. Alors ils
ne purent plus marcher qu'en tâtonnant. Ils apprirent là que Napoléon
avait eu à Arcis une affaire sanglante, qu'il avait repassé l'Aube, et
s'était reporté sur la Marne, aux environs de Vitry. Le chercher dans
cette direction, et tâcher d'arriver jusqu'à lui, était le devoir des
maréchaux, quelque grand que fût le péril. En conséquence ils
résolurent de s'avancer jusqu'à Soudé-Sainte-Croix, à une demi-marche
de Vitry. S'ils trouvaient une issue à travers les colonnes de l'armée
coalisée, leur intention était de s'y jeter aveuglément afin de
rejoindre Napoléon. S'ils n'y pouvaient réussir, et si cette armée
restait interposée en masse compacte entre Napoléon et eux, leur
projet était de suivre ses mouvements avec précaution, et de se
replier pour couvrir Paris si elle se dirigeait sur cette capitale. Il
n'y avait en effet que cette conduite à tenir, une fois la faute
commise de s'être retiré sur Fismes au lieu de se retirer sur Reims.

[En marge: Les maréchaux ne pouvant percer la masse de la grande armée
ennemie, et s'apercevant qu'elle prend la route de Paris, se replient
pour couvrir cette capitale.]

Le lendemain 24 mars, les deux maréchaux se rendirent à
Soudé-Sainte-Croix; mais le maréchal Mortier, voulant savoir ce qui se
passait du côté de Châlons, imagina de prendre la traverse de Vatry
qui devait nécessairement allonger sa route. Le soir Marmont, arrivé à
Soudé-Sainte-Croix, se trouva seul au rendez-vous, et en fut fort
inquiet. Une ligne immense de feux se développait devant lui, et
l'horizon en paraissait embrasé. Il choisit trois de ses officiers
parlant à la fois allemand et polonais, et les envoya en
reconnaissance. L'un de ces trois officiers, Polonais d'origine, aussi
brave qu'intelligent, pénétra dans les bivouacs ennemis, et y apprit
tout ce qu'il voulait savoir. Il revint aussitôt faire son rapport au
maréchal Marmont. Suivant ce rapport, on avait devant soi toutes les
armées de la coalition, deux cent mille hommes à peu près, et on était
par cette masse énorme séparé de Napoléon parti pour Saint-Dizier. Il
n'était guère possible de parvenir à travers un pareil obstacle
jusqu'à l'armée impériale. Marmont dépêcha un officier à Mortier pour
l'inviter à le rejoindre au plus vite, et l'engager à prendre en
arrière une position qui les mît à l'abri du dangereux voisinage dont
on venait de faire la découverte.

Le jour suivant, 25 mars, Mortier se transporta auprès de Marmont pour
avoir un entretien avec lui. Il avait perdu du temps à exécuter le
trajet par la traverse de Vatry, et y avait recueilli les mêmes
informations que son collègue. En présence de cette conformité de
renseignements, tous deux furent d'avis de rétrograder sur
Fère-Champenoise. Les colonnes de l'ennemi paraissant se diriger sur
eux, rendaient d'ailleurs ce mouvement inévitable. Marmont s'apprêta
donc à se retirer sur Sommesous, en priant instamment son collègue de
se diriger sur ce point.

[En marge: Troupes du général Compans et du général Pacthod errant à
l'aventure comme celles des deux maréchaux.]

Telles avaient été jusqu'au 25 mars au matin, moment où les armées
alliées s'ébranlaient pour marcher sur Paris, les opérations des
maréchaux Marmont et Mortier. Deux autres corps, ceux du général
Pacthod et du général Compans, allaient se trouver dans une situation
à peu près semblable. Le général Pacthod avait été laissé à Sézanne
avec sa division de gardes nationales, pour escorter les renforts
destinés à l'armée. Il avait successivement recueilli divers
bataillons, les uns de ligne, les autres de jeune garde venus de Paris
sous le général Compans, et une immense artillerie, le tout comprenant
environ une dizaine de mille hommes, sur lesquels Napoléon avait
compté pour le renforcer, et qu'il avait plusieurs fois recommandés à
la surveillance du ministre de la guerre. Ce ministre ne s'en était
guère occupé, et ces bataillons erraient à l'aventure, attendant des
instructions qu'on ne leur envoyait point. Le général Pacthod informé
par diverses reconnaissances qu'il était près de Marmont et de
Mortier, avait écrit à ce dernier qui n'avait su quoi lui prescrire,
et, ne recevant pas de réponse, il s'était acheminé de Sézanne sur
Fère-Champenoise, dans la direction de l'Aube à la Marne, ce qui
devait le faire tomber en travers de la ligne suivie par les deux
maréchaux, et lui fournir le moyen de se réunir à eux. Dans cette même
matinée du 25 il avait déjà traversé cette ligne, et il était près
d'un endroit appelé Villeseneux. (Voir la carte nº 62.) Le général
Compans avait suivi de très-loin le général Pacthod.

Voilà quelle était la position des divers corps français lorsque le 25
au matin, les armées coalisées, abandonnant à Wintzingerode la
poursuite de Napoléon, prirent le chemin de Paris. Blucher s'avançait
à droite s'appuyant à la Marne, Schwarzenberg à gauche, s'appuyant à
l'Aube. Près de vingt mille hommes de cavalerie précédaient les deux
colonnes. L'infanterie suivait à une demi-heure de distance.

[En marge: Funeste journée de Fère-Champenoise, le 25 mars 1814.]

Dès que le maréchal Marmont vit l'orage se diriger de son côté, il
comprit que l'ennemi délaissait Napoléon pour se porter sur Paris, et
il rebroussa chemin vers Sommesous, route de Fère-Champenoise. Le
maréchal, excellent manoeuvrier, rétrograda en bon ordre, abritant sa
cavalerie, trop peu nombreuse, derrière ses carrés d'infanterie. À
chaque position tenable il s'arrêtait, couvrait de mitraille l'ennemi
trop pressant, puis se remettait en marche, protégeant toujours son
artillerie et sa cavalerie avec ses carrés dont la solidité ne se
démentait point.

À Sommesous, il éprouva une nouvelle contrariété. Mortier, quoiqu'en
se hâtant, n'avait pu arriver encore au rendez-vous, et il fallut l'y
attendre, afin de prévenir une séparation. Réunis, les deux maréchaux
comptaient tout au plus 15 mille hommes: que seraient-ils devenus
s'ils avaient été séparés?

Marmont attendit donc de pied ferme l'arrivée de son collègue, mais il
lui fallut essuyer bien des charges de cavalerie, et, ce qui était
fâcheux, perdre bien des moments précieux, pendant lesquels les
colonnes ennemies avaient le loisir d'avancer et de devenir plus
menaçantes. Enfin Mortier parut, et on se mit en route pour
Fère-Champenoise.

[En marge: Marmont et Mortier se défendent vaillamment entre Vassimont
et Connantray contre les flots de la cavalerie ennemie.]

À peine avait-on franchi quelques mille mètres que l'on fut assailli
par une masse effrayante de troupes à cheval, appuyée par de
l'infanterie. Les deux maréchaux se réfugièrent dans une position qui
leur permettait de résister un certain temps. Deux ravins assez
rapprochés et courant, parallèlement, l'un vers Vassimont, l'autre
vers Connantray, laissaient entre eux un espace ouvert de peu
d'étendue, et assez facile à défendre. Les maréchaux vinrent se placer
entre les deux ravins, barrant l'espace qui les séparait, ayant leur
gauche au ravin de Vassimont, leur droite à celui de Connantray, et
couvrant ainsi la route de Fère-Champenoise. (Voir la carte nº 62.)
Ils tinrent autant qu'ils purent dans cette position en face de la
cavalerie et de l'artillerie ennemies. La cavalerie française restée
en plaine s'y défendit vaillamment, mais fut enfin refoulée par celle
de Pahlen, et forcée de se replier derrière notre infanterie.

[En marge: Ils sont obligés de battre en retraite après avoir perdu
trois mille hommes et une partie de leurs canons.]

Sur ces entrefaites, le temps qui était mauvais, étant devenu pire, et
une grêle abondante, chassée dans les yeux de nos artilleurs, leur
ôtant presque la vue des objets, les gardes russes à cheval
s'élancèrent sur les cuirassiers de Bordessoulle qui étaient à notre
gauche, un peu en avant de Mortier, et les refoulèrent sur notre
infanterie. La jeune garde ayant formé ses carrés en toute hâte, mais
privée de ses feux par la pluie, ne put arrêter l'ennemi, et deux
carrés de la brigade Jamin furent enfoncés. Au même instant un
spectacle inquiétant vint troubler l'esprit des troupes restées
jusque-là inébranlables malgré leur jeunesse. Ce n'était pas tout que
de disputer pendant une heure ou deux le terrain qui s'étendait entre
les ravins de Vassimont et de Connantray, il fallait bien finir par se
replier, et défiler alors à travers le village même de Connantray où
nous avions appuyé notre droite, et où passait la grande route de
Fère-Champenoise. Or tandis que le gros de la cavalerie ennemie nous
chargeait de front, une partie de cette cavalerie ayant franchi le
ravin de Connantray à notre droite, galopait sur nos derrières vers
Fère-Champenoise. Des menaces pour nos derrières se joignant ainsi à
des attaques réitérées sur notre front, on fit volte-face un peu trop
vite, et on se retira sur Fère-Champenoise avec une certaine
confusion. Le corps de Marmont parvint à traverser Connantray sans
perdre autre chose que quelques canons, mais Mortier eut de la peine à
se tirer d'embarras, et il aurait été accablé si un secours inespéré
ne fût survenu tout à coup.

Parmi les troupes des généraux Pacthod et Compans il y avait des
régiments de cavalerie organisés à la hâte dans le dépôt de
Versailles. L'un de ces régiments ayant suivi le mouvement du général
Pacthod, parut à l'improviste entre Vassimont et Connantray, chargea
la cavalerie ennemie, dégagea notre infanterie, et sauva le corps du
maréchal Mortier. Ce dernier en fut quitte comme Marmont en sacrifiant
une partie de son artillerie qui ne put franchir le ravin de
Connantray pour gagner Fère-Champenoise.

Cette échauffourée, où le mauvais temps se faisant l'allié d'un ennemi
dix fois plus nombreux que nous, avait paralysé la résistance de nos
soldats, nous coûta environ trois mille hommes et beaucoup
d'artillerie. C'était une perte cruelle, soit en elle-même, soit
relativement à la faiblesse numérique des deux maréchaux, et ce
n'était pas la dernière qu'ils dussent éprouver.

[En marge: Les deux maréchaux passent la nuit près de Sézanne.]

Il était impossible de séjourner à Fère-Champenoise, et on ne pouvait
s'arrêter qu'à la nuit. Il fallut donc se mettre en marche sur
Sézanne. Mais on n'était pas sûr d'y arriver, pressé qu'on était par
des flots d'ennemis. Heureusement que pour se rendre à Sézanne, on
côtoyait les hauteurs sur lesquelles passe la grande route de Châlons
à Montmirail, et où l'on avait livré un mois auparavant de si beaux
combats. L'un des monticules appartenant à ces hauteurs, et formant
une sorte de promontoire avancé dans la plaine, se trouvait tout près,
et à droite. On alla y prendre position pour la nuit, et s'y mettre à
l'abri des attaques incessantes de la cavalerie des alliés. Mais
tandis qu'on y marchait, une affreuse canonnade retentissait à droite
en arrière. Les maréchaux en furent très-soucieux, et Mortier alors se
rappela le brave et infortuné Pacthod, qui lui avait demandé des
instructions qu'il n'avait pu lui donner.

[En marge: Le général Pacthod, moins heureux, est entouré avec les
gardes nationales qu'il commande par toute l'armée ennemie.]

[En marge: Héroïsme des gardes nationales.]

[En marge: Une partie se laisse sabrer sans se rendre, le reste ne se
rend qu'aux souverains alliés eux-mêmes.]

Le général Pacthod en effet, cherchant à rejoindre les maréchaux,
s'était porté au delà de Fère-Champenoise, et, pour les retrouver,
s'était avancé jusqu'à Villeseneux. Ayant appris là leur mouvement
rétrograde, il revenait, poursuivi par la cavalerie de Wassiltsikoff,
et se dirigeait sur Fère-Champenoise au moment même où Mortier en
sortait. Le général Pacthod, qui ne se flattait plus d'y arriver,
avait pris le parti de se retirer vers Pierre-Morains et Bannes, dans
l'espérance de trouver un asile près des marais de Saint-Gond. Il
marchait avec trois mille gardes nationaux formés en cinq carrés, et
avait été contraint de se réfugier dans un fond couronné de tous côtés
par les troupes ennemies. Ces troupes ne se reconnaissant pas d'abord,
car elles appartenaient celles-ci à Blucher, celles-là au prince de
Schwarzenberg, avaient tiré les unes sur les autres. Bientôt revenues
de leur erreur, elles avaient croisé leurs feux sur les malheureux
carrés du général Pacthod. Les deux derniers de ces carrés, chargés
de faire l'arrière-garde depuis Villeseneux, n'avaient cessé de
montrer une contenance héroïque, quoique composés de gardes nationaux
qui pour la plupart n'avaient jamais fait la guerre. Entourés et
accablés de mitraille, ils avaient tenu ferme jusqu'à ce que démolis
par l'artillerie, et enfoncés enfin par la cavalerie, ils fussent
sabrés presque jusqu'au dernier homme. Les trois autres, poussés vers
le marais de Saint-Gond, finirent par se confondre en une seule masse,
se refusant toujours sous des flots de mitraille à mettre bas les
armes. Chaque décharge d'artillerie y produisait d'affreux ravages.

L'empereur Alexandre et le roi de Prusse, accourus sur les lieux,
furent touchés de tant d'héroïsme. Alexandre envoya un de ses
officiers les sommer en son nom, et alors ce qui en restait se rendit
à lui. Ce prince ne put s'empêcher de concevoir des inquiétudes en
voyant de simples gardes nationaux se défendre avec cette énergie, et
il en témoigna son étonnement et son admiration quelques jours plus
tard. Noble et triste épisode de ces guerres aussi folles que
sanglantes!

[En marge: La division Compans réussit à se sauver sur Meaux.]

Cette cruelle journée de Fère-Champenoise, que les coalisés ont
décorée du nom de bataille, et qui ne fut que la rencontre fortuite de
deux cent mille hommes avec quelques corps égarés qui se battirent
dans la proportion d'un contre dix, nous coûta environ six mille
morts, blessés ou prisonniers, sans compter une artillerie
très-nombreuse. Le corps du général Compans, ayant de bonne heure pris
le parti de rétrograder, avait marché sur Coulommiers, et il put
devancer sain et sauf les masses ennemies sur la route de Meaux.

[En marge: Marche des maréchaux sur la Ferté-Gaucher.]

Le lendemain 26 mars, les deux maréchaux, comptant à peu près 12 mille
hommes à eux deux, se dirigèrent sur la Ferté-Gaucher, pour gagner la
Marne entre Lagny et Meaux, et venir défendre Paris, car la Marne,
comme on sait, se jetant dans la Seine à Charenton, c'est-à-dire
au-dessus de Paris, protége cette capitale contre l'ennemi arrivant du
nord-est. (Voir la carte nº 62.) Ils traversèrent Sézanne de bonne
heure, n'y trouvèrent que quelques Cosaques qu'ils dispersèrent, et
continuèrent leur chemin par Moeurs et Esternay. Le maréchal Mortier
formait la tête, le maréchal Marmont la queue de la colonne.

[En marge: Ils y trouvent l'ennemi.]

Dans la seconde moitié du jour, les postes avancés de notre cavalerie
signalèrent l'ennemi à la Ferté-Gaucher, ce qui causa une extrême
surprise et une sorte d'épouvante. Le général Compans ayant pu y
passer quelques heures auparavant, et l'ennemi qui nous poursuivait
étant derrière nous, on ne comprenait pas comment on était ainsi
devancé. Pourtant la chose était fort naturelle, quoiqu'elle parût ne
pas l'être. Blucher, en se portant sur Châlons pour s'y joindre à
l'armée de Bohême, avait laissé Bulow devant Soissons, et lancé Kleist
et d'York sur les traces des deux maréchaux. Kleist et d'York les
avaient suivis sur Château-Thierry, et de Château-Thierry s'étaient
jetés directement sur la Ferté-Gaucher, pour leur couper la route de
Paris.

[En marge: Leurs vains efforts pour se faire jour.]

[En marge: Ils se dérobent par une marche de nuit, et gagnent
Provins.]

Mortier et Marmont délibérèrent sur le terrain même, et convinrent,
le premier de forcer le passage à la Ferté-Gaucher, pendant que le
second contiendrait l'ennemi acharné à les poursuivre, en défendant la
position de Moutils à outrance. En effet la division de vieille garde
Christiani attaqua vigoureusement la Ferté-Gaucher, mais ne put
déloger l'ennemi bien posté sur les bords du Grand-Morin. De son côté
le maréchal Marmont se défendit vaillamment au défilé de Moutils. On
remplit ainsi la journée, mais le coeur dévoré de soucis, et sans
savoir comment on sortirait de ce coupe-gorge, car on avait les
troupes alliées devant et derrière soi. Vers la nuit cependant on
imagina de se rabattre à gauche, en marchant à travers champs, et
d'essayer de gagner Provins par la traverse de Courtacon. (Voir la
carte nº 62.) La chose s'exécuta comme elle avait été résolue.
Profitant de l'obscurité, on se jeta dans la campagne à gauche, et on
parvint à gagner Provins, après d'affreuses angoisses, et sans avoir
essuyé d'autre perte que celle de quelques caissons. Heureusement on
avait sauvé les hommes et les canons, et à peine en avait-il coûté
quelques voitures pour sortir de cette conjoncture effrayante.
Seulement la route de l'armée était changée, et il ne restait d'autre
moyen d'arriver à Paris que de suivre le chemin qui borde la droite de
la Seine, de Melun à Charenton. Dès lors l'ennemi, libre de se porter
sur la Marne, et de la passer partout où il voudrait, n'avait d'autre
obstacle à craindre dans l'accomplissement de ses desseins que la
faible division du général Compans, qui s'était retirée sur Meaux. Il
fallait donc se hâter pour être rendu à temps sous les murs de Paris,
pour s'y joindre au général Compans s'il avait pu se sauver, pour se
réunir en un mot à tout ce qu'il y avait de bons citoyens, et défendre
avec eux la capitale de notre pays contre l'Europe avide de vengeance.

Les maréchaux, comprenant qu'il n'y avait pas d'autre conduite à
tenir, donnèrent aux troupes un repos qui leur était indispensable,
car elles n'avaient cessé depuis trois jours de marcher même la nuit,
et partirent le soir du 27 pour s'approcher de Paris, le maréchal
Marmont par la route de Melun, le maréchal Mortier par celle de
Mormant, afin de ne pas s'embarrasser en suivant le même chemin.

[En marge: Arrivée des maréchaux Marmont et Mortier, le 29 mars au
soir, sous les murs de Paris.]

Le lendemain 28, ils vinrent coucher à la même hauteur, l'un à Melun,
l'autre à Mormant. Le 29, ils se réunirent, et passèrent la Marne au
point où elle se jette dans la Seine, c'est-à-dire au pont de
Charenton. Les deux maréchaux allèrent prendre les ordres de Joseph et
de la Régente relativement à la défense de la capitale.

[En marge: Le général Compans y arrive de son côté par la route de
Meaux.]

De son côté, le général Compans, recueillant sur son chemin les
troupes en retraite, celles du général Vincent qui avaient occupé
Château-Thierry, celles du général Charpentier qui avaient occupé
Soissons, et qui revenaient les unes et les autres poussées par les
masses de la coalition, fit halte à Meaux, en détruisit les ponts, en
noya les poudres, et se replia par Claye et Bondy sur Paris.

Les deux armées de Silésie et de Bohême, parvenues au bord de la
Marne, avaient à prendre leurs dispositions pour se présenter devant
Paris. Cette grande capitale, connue du monde entier, est, comme on
sait, située au-dessous du confluent de la Marne avec la Seine (voir
la carte nº 62), et c'est sa partie la plus considérable, la plus
peuplée, qui s'offre à l'ennemi venant du nord-est. Elle n'avait
d'autre protection, à l'époque dont nous racontons l'histoire, que les
hauteurs de Romainville, de Saint-Chaumont et de Montmartre. Il
fallait donc que les alliés franchissent la Marne en masse pour venir
forcer nos dernières défenses, et venger vingt années d'humiliations.
Ils passèrent cette rivière au-dessus et au-dessous de Meaux, et se
distribuèrent comme il suit dans leur marche sur Paris.

[En marge: Dispositions des généraux ennemis pour l'attaque de Paris.]

D'abord ils mirent de garde à Meaux les corps de Sacken et de Wrède
pour y couvrir leurs derrières contre une attaque inopinée, précaution
toute naturelle quand on avait laissé Napoléon à Saint-Dizier.
Blucher, avec les corps de Kleist et d'York confondus en un seul, avec
le corps de Woronzoff (précédemment Wintzingerode) avec celui de
Langeron, comprenant 90 mille hommes à eux quatre, dut se porter plus
à droite et gagner la route de Soissons, pour s'acheminer par le
Bourget sur Saint-Denis et Montmartre. (Voir la carte nº 62.) On avait
confié au corps de Bulow le soin de s'emparer de Soissons. Le prince
de Schwarzenberg, avec le corps de Rajeffsky (précédemment
Wittgenstein) et les réserves, s'élevant en tout à 50 mille hommes,
dut venir par la route de Meaux, Claye et Bondy sur Pantin, la
Villette et les hauteurs de Romainville. Le prince royal de
Wurtemberg, avec son corps et celui de Giulay, forts de 30 mille
hommes environ, dut venir par Chelles, Nogent-sur-Marne et Vincennes,
sur Montreuil et Charonne. Les trois colonnes avaient ordre de se
trouver le 29 au soir devant Paris, afin d'être en mesure d'attaquer
le 30. Elles se mirent en effet en marche pour arriver au jour convenu
sous les murs de la grande capitale, vieil objet de leur haine et de
leur ambition.

[En marge: Agitation et douleur de la population de Paris.]

[En marge: Spectacle que présentait en ce moment la capitale.]

[En marge: État du gouvernement en l'absence de Napoléon.]

On devine, sans qu'il soit nécessaire de le dire, les émotions dont la
population parisienne était agitée. Enfin, il n'y avait plus à en
douter, les armées réunies de la coalition avaient pris la résolution
de marcher sur Paris. Napoléon, soit nécessité, soit combinaison qu'on
ne savait comment expliquer, était en ce moment éloigné de sa
capitale, et se trouvait dans l'impossibilité de la protéger. À
l'exception de quelques hommes aveuglés par l'esprit de parti, la
masse des habitants était saisie de douleur, et elle aurait souhaité
un défenseur quel qu'il fût. Le désir d'être débarrassé du
gouvernement de Napoléon n'était rien auprès de la crainte d'un
assaut, et des horreurs qui pouvaient s'ensuivre. La garde nationale,
tirée exclusivement de la classe moyenne, et réduite à douze mille
hommes, n'avait pas trois mille fusils. Une partie avait des piques
qui la rendaient ridicule. Le peuple, quoique ennemi de la
conscription et des droits réunis, frémissait à la vue de l'étranger,
et aurait volontiers pris les armes, si on avait pu lui en donner, et
si on avait voulu les lui confier. Il errait, oisif, inquiet,
mécontent, dans les faubourgs et sur les boulevards. Aux barrières se
pressait une foule de campagnards poussant devant eux leur bétail, et
emportant sur des charrettes ce qu'ils avaient pu sauver de leur
modeste mobilier. On n'avait pas même songé à les dispenser de
l'octroi, et quelques-uns étaient obligés de vendre à vil prix une
portion de ce qu'ils apportaient pour acheter le droit d'abriter le
reste dans la capitale. Les malheureux aussitôt entrés allaient
encombrer les boulevards et les places publiques, et, après s'être
fait avec leurs charrettes et leur bétail une espèce de campement,
couraient çà et là, demandant des nouvelles, les colportant, les
exagérant, et gémissant au bruit du canon qui annonçait le ravage de
leurs propriétés. Au-dessus de ce peuple si divers, si confus, si
troublé, flottait dans une sorte de désolation le plus étrange
gouvernement du monde. L'Impératrice Régente vivement alarmée pour
elle-même et pour son fils, craignant à la fois les soldats de son
père et le peuple au milieu duquel elle était venue régner, ne
trouvant plus auprès de Cambacérès, frappé de stupeur, les directions
qu'elle était habituée à en recevoir, se défiant à tort de Joseph,
doux et affectueux pour elle, mais signalé à ses yeux comme un jaloux
de l'Empereur, ne sachant dès lors où chercher un conseil, un appui,
avait été jetée par le bruit du canon dans un état de trouble extrême.
Joseph, que le canon n'effrayait point, mais qui, à la vue des trônes
de sa famille tombant les uns après les autres, commençait à
désespérer de celui de France, Joseph, qui sous les coups d'éperon de
l'Empereur, s'était un moment mêlé de l'organisation des troupes mais
sans y rien entendre, n'avait ni le savoir, ni l'activité, ni
l'autorité nécessaires pour s'emparer fortement des éléments de
résistance existant encore dans Paris. Le ministre de la guerre,
Clarke, duc de Feltre, laborieux mais incapable, faible, très-près
d'être infidèle, prenant le contre-pied de tous les avis du duc de
Rovigo qu'il détestait, était à peine en état d'exécuter la moitié des
ordres de l'Empereur, lesquels du reste se rapportaient exclusivement
à l'armée active. Le duc de Rovigo, intelligent, brave, mais décrié
comme l'instrument d'une tyrannie perdue, n'était écouté de personne.
Les autres ministres, hommes purement spéciaux, ne sortaient pas du
cercle de leurs fonctions, et se bornaient dans les circonstances
présentes à partager la consternation générale. Enfin le seul homme
capable, non pas de créer des ressources, car jamais il ne s'était
occupé d'administration, mais de donner de bons avis en fait de
conduite, M. de Talleyrand, souriait des embarras de tous ces
personnages, se moquait d'eux, et leur payait en mépris la défiance
qu'il leur inspirait. Tel était l'assemblage confus de princes et de
ministres qui en ce moment était chargé du salut de la France! Ainsi
se retrouvaient partout les tristes conséquences de la politique de
conquête: des ouvrages magnifiques, des armes, des soldats à Dantzig,
à Hambourg, à Flessingue, à Palma-Nova, à Venise, à Alexandrie, et à
Paris rien, rien! ni une redoute, ni un soldat, ni un fusil, pas même
un gouvernement, et pour toute ressource, pour diriger l'énergie du
plus brave peuple de l'univers, une femme éplorée, et des frères, non
pas sans courage mais sans autorité, parce que tout dans l'État avait
été réduit à un homme, et que cet homme absent, la pensée, la
volonté, l'action semblaient s'évanouir au sein de la France
paralysée!

Lorsque le 28 mars on connut la prochaine arrivée des maréchaux, et
qu'on ne put conserver aucun doute sur l'approche de l'ennemi, Joseph,
qui était dépositaire des instructions de Napoléon, soit écrites, soit
verbales, relativement à ce qu'il faudrait faire de l'Impératrice et
du Roi de Rome en cas d'une attaque contre Paris, Joseph en fit part à
l'Impératrice, à l'archichancelier Cambacérès, au ministre Clarke, et
il n'entra dans la pensée d'aucun d'eux de désobéir, bien qu'il
s'élevât dans l'esprit de Joseph et de Cambacérès beaucoup
d'objections contre la mesure prescrite. L'Impératrice, quant à elle,
était prête à partir, à rester, selon ce qu'on lui dirait des volontés
de son époux. Il fut convenu qu'on assemblerait sur-le-champ le
Conseil de régence, pour lui soumettre la question, et provoquer de sa
part une résolution conforme aux intentions de Napoléon, expressément
et itérativement exprimées.

[En marge: Convocation du Conseil de régence, et discussion dans ce
Conseil pour savoir s'il faut faire sortir de Paris Marie-Louise et le
Roi de Rome.]

Le Conseil fut réuni dans la soirée du 28 mars sous la présidence de
l'Impératrice. Il se composait de Joseph, des grands dignitaires
Cambacérès, Lebrun, Talleyrand, des ministres, et des présidents du
Sénat, du Corps législatif, du Conseil d'État.

[En marge: Exposé de l'état des choses par le ministre de la guerre.]

À peine était-on rassemblé aux Tuileries qu'avec la permission de la
Régente le ministre de la guerre prit la parole, et exposa la
situation en termes tristes et étudiés. Il dit qu'on avait pour unique
ressource les corps fort réduits des maréchaux Mortier et Marmont,
quelques troupes rentrées sous le général Compans, quelques
bataillons péniblement tirés des dépôts, une garde nationale de douze
mille hommes dont une partie seulement avait des fusils, un peuple
disposé à se battre mais désarmé, quelques palissades aux portes de la
ville sans aucun ouvrage défensif sur les hauteurs, en un mot
vingt-cinq mille hommes environ, dénués des secours de l'art, obligés
de tenir tête à deux cent mille soldats aguerris et pourvus d'un
immense matériel. Il accompagna cet exposé des expressions du
dévouement le plus absolu à la famille impériale, et conclut au départ
immédiat de l'Impératrice et du Roi de Rome qu'il fallait, selon lui,
envoyer tout de suite sur la Loire, hors des atteintes de l'ennemi.

[En marge: Opinion de M. Boulay de la Meurthe, des ducs de Rovigo, de
Massa et de Cadore.]

M. Boulay (de la Meurthe), impatient d'émettre son avis en écoutant le
ministre de la guerre, s'éleva vivement contre une pareille
proposition, et en développa avec véhémence les inconvénients faciles
à saisir au premier aperçu. Il dit que ce serait à la fois abandonner
et désespérer la capitale, qui voyait une sorte d'égide dans la fille
et le petit-fils de l'empereur d'Autriche, qu'en paraissant ne songer
qu'à son propre salut, ce serait inviter chacun à suivre cet exemple;
que dès lors on pouvait regarder la défense de Paris comme impossible,
ses portes comme ouvertes d'avance à l'ennemi, et que par ce départ du
gouvernement on aurait créé soi-même le vide qu'un parti hostile,
soutenu par l'étranger, remplirait en proclamant les Bourbons, ainsi
qu'on venait de le voir à Bordeaux. M. Boulay (de la Meurthe), après
avoir développé ces idées, proposa de faire jouer à Marie-Louise le
rôle de son illustre aïeule Marie-Thérèse, de la conduire à l'hôtel
de ville avec son fils dans ses bras, et de faire appel au peuple de
Paris, qui fournirait au besoin cent mille soldats pour la défendre.

[En marge: La presque unanimité semble se prononcer pour que
Marie-Louise et son fils restent à Paris.]

Cet avis, auquel il n'y aurait pas eu d'objection à opposer, si on
avait eu cent mille fusils à donner au peuple de Paris, et si le
gouvernement impérial avait voulu les lui confier, cet avis fut
approuvé par la majorité, notamment par le ministre de la police, duc
de Rovigo, et par le vieux duc de Massa, qui, malgré son âge et le
délabrement de sa santé, soutint avec éloquence et presque avec
jeunesse l'opinion contraire au départ. Le sage et froid duc de Cadore
trouva lui-même une sorte de chaleur pour appuyer l'avis de rester à
Paris et de s'y défendre énergiquement. Au milieu de cette sorte
d'unanimité, Joseph paraissant approuver ceux qui combattaient la
proposition de quitter Paris, se taisait pourtant, comme paralysé par
une puissance inconnue. Le prince Cambacérès, courbé sous le poids de
ses chagrins, se taisait également. L'Impératrice, vivement agitée,
demandait du regard un conseil à tous les assistants.

[En marge: Opinion de M. de Talleyrand.]

[En marge: Sens de cette opinion, et effet qu'elle produit.]

M. de Talleyrand, avec l'autorité attachée à son nom, prit à son tour
la parole, et exprima une opinion vraiment surprenante pour ceux qui
auraient connu ses relations secrètes. Avec cette gravité lente,
gracieuse et dédaigneuse à la fois, qui caractérisait sa manière de
parler, il émit un avis profondément politique, tel qu'il aurait pu
l'émettre s'il avait été entièrement dévoué aux Bonaparte. Il
s'étendit peu sur l'enthousiasme qu'on pourrait provoquer en allant à
l'hôtel de ville avec l'Impératrice et le Roi de Rome, car son esprit
n'ajoutait guère foi à ce genre de ressources, mais il insista sur le
danger de laisser Paris vacant. Évacuer la capitale c'était, selon
lui, la livrer aux entreprises qu'un parti ennemi ne manquerait pas
d'y tenter à la première apparition des armées coalisées. Ce parti
ennemi que chacun connaissait, était celui des Bourbons. La coalition
dont il avait toute la faveur approchait. Abandonner Paris, en faire
partir Marie-Louise, c'était débarrasser la coalition de toutes les
difficultés qu'elle pouvait rencontrer pour opérer une révolution.
Telle fut, non dans les termes, mais quant au sens, l'opinion exprimée
par M. de Talleyrand, et il était singulier d'entendre l'homme qui
devait être le principal auteur de la prochaine révolution la décrire
si parfaitement à l'avance.

[En marge: La majorité des voix se prononce contre le départ.]

Les gens sans finesse, et qui justement parce qu'ils n'en ont pas en
supposent partout, crurent dans le moment, et répétèrent que M. de
Talleyrand avait soutenu cet avis pour qu'on en suivît un autre. Ils
commettaient là une erreur puérile. M. de Talleyrand, consulté à
l'improviste, avait obéi à son bon sens, et conseillé ce qu'il y avait
de mieux. De plus, le projet de départ le contrariait. Rester à Paris
après avoir conseillé d'en sortir, c'était se mettre gravement en
faute; partir, c'était courir les aventures à la suite du gouvernement
qui s'en allait, et s'éloigner du gouvernement qui arrivait. Enfin, le
conseil de rester avait une couleur de dévouement qui pouvait être
utile, si Napoléon, qu'on ne croirait réellement perdu qu'en le
sachant mort, venait à triompher. Après avoir ainsi obéi à la nature
de son esprit et à ses convenances, M. de Talleyrand se tut, ôtant à
tous les assistants le courage d'émettre un avis politique après le
sien. On recueillit les voix, et un premier recensement des votes
parut assurer une majorité considérable à ceux qui désapprouvaient le
départ de l'Impératrice et du Roi de Rome.

[En marge: Discours du ministre Clarke en sens contraire.]

Ce résultat était à peine annoncé qu'une anxiété singulière éclata sur
le visage du ministre Clarke, et surtout sur celui du prince Joseph,
qui cependant avait encouragé visiblement l'opinion en faveur de
laquelle la majorité venait de se prononcer. Alors, comme s'il eût
cédé à une nécessité impérieuse, le ministre de la guerre se leva, et
prononça un discours développé pour conseiller de nouveau le départ de
l'Impératrice et du Roi de Rome. Il en donna des raisons qui, sans
être bonnes, étaient les moins mauvaises qu'on pût alléguer. Tout
n'était pas dans Paris, disait-il, tout n'y devait pas être, et Paris
pris, il fallait défendre à outrance le reste de la France, et le
disputer opiniâtrement à l'ennemi. Il fallait, avec l'Impératrice,
avec le Roi de Rome, se rendre dans les provinces qui n'étaient pas
envahies, y appeler les bons Français à sa suite, et se faire tuer
avec eux pour la défense du sol et du trône. Or, cette lutte prolongée
n'était pas possible, si, en laissant l'Impératrice et son fils dans
la capitale, on les exposait à tomber dans les mains des souverains
coalisés. On rendrait ainsi à l'empereur d'Autriche le gage précieux
qu'on tenait de lui, et si quelque part on voulait lever l'étendard de
la résistance, on n'aurait aucune des personnes augustes autour
desquelles il serait possible de rassembler les sujets dévoués à
l'Empire. Or, cette probabilité de voir l'ennemi pénétrer dans Paris
était plus grande qu'on ne l'imaginait, car il y avait très-peu de
chances, avec les ressources restées dans la capitale, de résister aux
deux cent mille hommes qui marchaient sur elle.

[En marge: La majorité persiste.]

Le ministre de la guerre avait pris tant de peine par pure obéissance.
Au fond il n'avait d'avis sur rien. Les arguments qu'il avait fait
valoir, et qu'il avait puisés dans le souvenir historique des
résistances désespérées, ces arguments, vrais à Vienne sous
Marie-Thérèse, à Berlin sous le grand Frédéric, faux à Paris sous un
soldat vaincu, ne touchèrent personne, car sans s'en rendre compte, et
sans oser le dire, chacun sentait qu'avec un gouvernement d'origine
révolutionnaire, dont la faveur était perdue, et auquel il y avait un
remplaçant tout préparé, quitter la capitale c'était donner ouverture
à une révolution. Chacun donc persista, et les avis ayant été
recueillis de nouveau, on vit la presque unanimité se prononcer pour
que Marie-Louise et le Roi de Rome restassent dans Paris.

[En marge: Joseph, obligé de s'expliquer, fait connaître deux lettres
le l'Empereur qui prescrivent, en cas de danger, de faire sortir de
Paris sa femme et son fils.]

Alors Joseph sortit de son silence obstiné, et ce qui semblait
inexplicable dans son attitude s'expliqua. Il lut deux lettres de
l'Empereur, l'une datée de Troyes après la bataille de la Rothière,
l'autre de Reims après les batailles de Craonne et de Laon, dans
lesquelles Napoléon disait qu'à aucun prix il ne fallait laisser
tomber son fils et sa femme dans les mains des alliés. Nous avons fait
connaître le motif qui avait inspiré Napoléon en écrivant ces deux
lettres. C'était, indépendamment de l'affection très-réelle qu'il
avait pour sa femme et son fils, le désir de conserver dans ses mains
un gage précieux; c'était de plus la crainte que Marie-Louise ne
devînt l'instrument docile de tout ce qu'on voudrait tenter contre
lui, notamment en créant une régence qui serait son exclusion du
trône. Après l'inquiétante bataille de la Rothière, il avait pensé
ainsi, et il avait pensé encore de même après les douteuses batailles
de Craonne et de Laon. Ces deux lettres furent pour le Conseil de
régence un coup accablant. Au premier moment, ceux dont l'opinion
était vaincue, s'écrièrent qu'on avait eu bien tort de les assembler
pour leur demander un avis, s'il y avait un ordre de Napoléon, ordre
absolu, n'admettant pas de discussion. Mais bientôt la réflexion
succédant à la première impression, ils examinèrent les lettres
citées, et contestèrent l'usage qu'on en faisait. La première avait
été écrite dans d'autres circonstances, après la bataille de la
Rothière, lorsqu'il paraissait n'y avoir aucune chance de résister à
l'ennemi. Depuis, d'éclatants succès, mêlés il est vrai d'événements
moins heureux, avaient prolongé la guerre, et en avaient rendu le
résultat incertain. Les circonstances étaient donc différentes, et
Napoléon ne donnerait peut-être pas aujourd'hui les mêmes ordres.

[En marge: Consternation du Conseil de régence.]

[En marge: Violentes altercations.]

[En marge: Singulier entretien de M. de Talleyrand avec le duc de
Rovigo.]

À cette interprétation la seconde lettre, écrite de Reims le 16 mars,
lendemain de l'heureux combat de Reims, et au moment où commençait la
marche vers les places fortes, répondait péremptoirement. Il fallut
donc se rendre, et consentir au départ pour le lendemain matin 29. Il
fut convenu toutefois que Joseph et les ministres resteraient afin de
diriger la défense de Paris, et qu'ils ne partiraient que lorsqu'on ne
pourrait plus disputer cette ville à l'ennemi. L'archichancelier
Cambacérès, peu propre au tumulte des armes, et d'ailleurs conseiller
indispensable de la Régente, dut seul accompagner Marie-Louise. On se
sépara consterné, et dans un état d'agitation qui n'était pas
ordinaire sous ce gouvernement jusque-là si obéi et si paisible. On
s'accusait en effet les uns les autres, et on s'imputait la ruine
prochaine de l'Empire. Quelques membres des plus ardents reprochèrent
au duc de Rovigo de n'avoir pas recours aux moyens qui avaient sauvé
la France en quatre-vingt-douze, et par exemple de ne pas chercher à
soulever le peuple; à quoi il répliqua qu'il était bien de cet avis,
mais que pour armer le peuple il lui faudrait deux choses qu'il
n'avait pas, des armes d'abord, et ensuite la permission de recourir à
un tel moyen. En descendant l'escalier des Tuileries, M. de
Talleyrand, qui marchait comme il parlait, c'est-à-dire lentement, dit
au duc de Rovigo, en s'appuyant sur la canne dont il s'aidait
habituellement: Eh bien, voilà donc comment devait finir ce règne
glorieux!... Terminer sa carrière comme un aventurier, au lieu de la
terminer paisiblement sur le plus grand des trônes, et après avoir
donné son nom à son siècle... quelle fin!... L'Empereur serait bien à
plaindre, s'il n'avait pas mérité son sort en s'entourant de pareilles
incapacités!...--Le duc de Rovigo, qui lui aussi avait senti sa faveur
décroître, et ne faisait pas grand cas de ceux qui l'avaient remplacé
dans la confiance de l'Empereur, baissa la tête, ne répondit rien,
parut même approuver les paroles M. de Talleyrand. Celui-ci alors,
avec un regard qui était une provocation à un peu plus de confiance,
ajouta: Pourtant il ne peut convenir à tout le monde de se laisser
écraser sous de telles ruines, et c'est le cas d'y songer!...--Puis,
trouvant le duc de Rovigo silencieux, car quoique mécontent ce
serviteur était fidèle, il termina l'entretien par ces simples mots:
Nous verrons.--Il se jeta ensuite dans sa voiture, craignant presque
d'en avoir trop dit.

Après cette séance, dont les suites furent si graves, Joseph, le
prince Cambacérès, Clarke, en accompagnant l'Impératrice dans ses
appartements, se communiquèrent ce qu'ils pensaient, et s'avouèrent
entre eux que le parti adopté par obéissance à Napoléon avait de bien
grands inconvénients.--Mais dites-moi, reprit alors Marie-Louise, ce
que je dois faire, et je le ferai. Vous êtes mes vrais conseillers, et
c'est à vous à m'apprendre comment je dois interpréter les volontés de
mon époux.--Le prince Cambacérès dont la sagesse était désormais sans
force, Joseph qui craignait la responsabilité, n'osèrent conseiller la
désobéissance aux lettres de Napoléon. Cependant on décida qu'avant de
s'y conformer, on s'assurerait bien si le péril était aussi réel qu'on
l'avait cru, et si dès lors il était déjà temps de faire application
d'ordres jugés si dangereux. Il fut donc résolu que Joseph et Clarke
feraient le lendemain matin une reconnaissance militaire autour de
Paris, et que l'Impératrice ne partirait qu'après un dernier avis de
leur part.

[En marge: Départ de l'Impératrice et du Roi de Rome le 29 mars.]

[En marge: Chagrin et blâme de la population.]

Le lendemain 29, la place du Carrousel se remplit des voitures de la
Cour. On y avait chargé, outre le bagage de la famille impériale, les
papiers les plus précieux de Napoléon, les restes de son trésor
particulier qui s'élevaient à environ 18 millions, la plus grande
partie en or, et enfin les diamants de la Couronne. Une foule inquiète
et mécontente était accourue, car Marie-Louise paraissait à beaucoup
d'esprits une garantie contre la barbarie des étrangers. On ne
pillerait pas, se disait-on, on ne brûlerait pas, on n'écraserait pas
sous les bombes, la ville qui renfermait la fille et le petit-fils de
l'empereur d'Autriche.--Le départ de Marie-Louise semblait une
désertion, une sorte de trahison. Toutefois la foule restait inactive
et muette. Quelques officiers de la garde nationale ayant réussi à
pénétrer dans le palais, car dans le malheur l'étiquette tombe devant
l'émotion publique, firent effort auprès de Marie-Louise pour
l'empêcher de partir, en lui disant qu'ils étaient prêts à la défendre
elle et son fils jusqu'à la dernière extrémité. Elle répondit tout en
larmes qu'elle était une femme, qu'elle n'avait aucune autorité,
qu'elle devait obéir à l'Empereur, et les remercia beaucoup de leur
dévouement sans pouvoir ni le refuser ni l'accepter. L'infortunée
(elle était sincèrement attachée alors à la cause de son fils et de
son époux), l'infortunée allait, venait dans ses appartements,
attendant Joseph qui n'arrivait pas, ne sachant que dire, que
résoudre, et pleurant. Enfin des messages réitérés de Clarke annonçant
que la cavalerie légère de l'ennemi inondait déjà les environs de la
capitale, elle partit vers midi, dévorée de chagrin, emmenant son
fils qui trépignait de dépit, et demandait où on le menait.--Où on le
menait, malheureux enfant!... À Vienne, où il devait mourir, sans
père, presque sans mère, sans patrie, réduit à ignorer son origine
glorieuse!... malheureux enfant, né de la prodigieuse aventure qui
avait uni un soldat à la fille des Césars, et dont la destinée, après
nos revers, est ce qu'il y a de plus digne de pitié dans ces
événements extraordinaires!

[En marge: Insuffisance des moyens pour une défense régulière.]

[En marge: Ressources de tout genre pour une défense irrégulière.]

Le long cortége de cette cour consternée, triste exemple des
vicissitudes humaines, fait pour effrayer tout ce qui est heureux,
s'écoula vers Rambouillet, au milieu de la foule mécontente, mais
silencieuse, et prévoyant en ce moment l'avenir comme s'il lui eût été
dévoilé tout entier. Douze cents soldats de la vieille garde
escortaient la Cour fugitive. Cette funeste journée du 29, veille
d'une journée plus funeste encore, fut consacrée à quelques
préparatifs de défense. Joseph avait employé la matinée à exécuter en
compagnie de plusieurs officiers une reconnaissance des environs de
Paris, ce qui avait retardé ses réponses à l'Impératrice, et il en
avait rapporté la conviction qu'avec les moyens dont on disposait, on
ne défendrait pas la capitale vingt-quatre heures. Il est certain
qu'avec les forces amenées par les deux maréchaux, avec les dépôts
existant dans Paris, on ne pouvait guère opposer plus de 22 ou 23
mille soldats à l'ennemi qui en comptait près de 200 mille. La garde
nationale comprenait bien 12 mille hommes que le sentiment du devoir,
l'horreur de l'étranger, auraient convertis en soldats dévoués, mais
il y en avait tout au plus 3 ou 4 mille qui eussent des armes. Parmi
le peuple on aurait trouvé des bras vigoureux, et dans ce danger
commun très-dociles, mais on n'avait pas de fusils à leur donner.
Quant aux ouvrages défensifs, nous avons dit qu'ils se bornaient à
quelques redoutes mal armées, et à quelques tambours en avant des
portes, construits en palissades et sans fossés. Napoléon cependant
avait envoyé des ordres, malheureusement très-généraux, tels qu'il lui
était possible de les envoyer de loin, et au milieu des mouvements si
multipliés de l'armée active. D'ailleurs, comme il s'agissait d'une
résistance irrégulière, soutenue en se servant de tout ce qu'on avait
sous la main, rien ne pouvait être prévu ni prescrit d'avance. Il eût
fallu que Napoléon fût présent, avec sa volonté, son activité, son
esprit inventif, son indomptable énergie, pour tirer parti des
ressources qu'offrait Paris, et l'excellent mais irrésolu Joseph,
l'incapable et douteux duc de Feltre, n'étaient guère propres à le
suppléer en pareille circonstance. Ils n'étaient frappés que d'une
chose, c'est qu'ils avaient 20 ou 25 mille hommes de troupes
régulières, et que l'ennemi en avait 200 mille. Certainement l'idée
d'une bataille dans ces conditions devait n'inspirer que du désespoir,
mais c'était la plus inepte des conceptions que de prétendre livrer
bataille sous les murs de Paris, car la bataille perdue, et il était
impossible qu'elle ne le fût pas, tout était perdu, la bataille,
Paris, le gouvernement et la France. Il fallait défendre Paris comme
le général Bourmont quelques jours auparavant avait défendu Nogent,
comme le général Alix avait défendu Sens, comme les Espagnols avaient
défendu leurs villes, comme le peuple parisien lui-même a trop souvent
défendu Paris contre ses gouvernements, avec ses faubourgs barricadés,
avec sa population derrière les barricades, sauf à réserver l'armée de
ligne pour la jeter sur les points où l'ennemi aurait pénétré. Or pour
une résistance de ce genre, les ressources étaient loin de manquer.
L'armée, avec ce qu'on allait adjoindre aux corps des maréchaux
Marmont et Mortier, pouvait bien être portée à 24 ou 25 mille hommes.
Il y avait 12 mille gardes nationaux, auxquels on aurait pu livrer 5
ou 6 mille fusils ordinairement disponibles sur les 30 ou 40 mille
qu'on travaillait à réparer, et que Clarke s'obstinait à conserver
pour les troupes actives, ce qui aurait élevé à 8 ou 9 mille le nombre
des gardes nationaux qui auraient été régulièrement armés. Le peuple
de Paris aurait fourni à cette époque 50 à 60 mille volontaires qu'il
eût été facile d'armer avec des fusils de chasse dont la capitale a
toujours abondé, que le zèle des habitants eût offerts, et qu'en tout
cas on eût trouvé les moyens de prendre administrativement. Vincennes
contenait 200 bouches à feu de tout calibre et des munitions immenses.
On aurait pu en couvrir les hauteurs de Paris, et assurément personne
n'eût refusé ses chevaux pour les y transporter. En barricadant les
rues des faubourgs et de la ville, en plaçant la population derrière
ces barricades, en couvrant d'artillerie certaines positions choisies,
en disposant l'armée sur les points où un succès de l'ennemi était à
craindre, ou bien en la jetant des hauteurs dans le flanc des colonnes
d'attaque, comme la configuration des lieux le permettait, il était
possible certainement d'interdire à l'ennemi l'entrée de Paris, au
moins pour quelques jours. Les lieux eux-mêmes, bien étudiés, eussent
offert des ressources dont on aurait pu se servir très-utilement.

[En marge: Configuration des lieux autour de la capitale, et parti
qu'on pouvait en tirer.]

Tout le monde connaît ou pour l'avoir habitée, ou pour l'avoir
visitée, la grande capitale qu'il s'agissait de défendre. L'ennemi
arrivant par la rive droite de la Seine, rencontrait forcément le
demi-cercle de hauteurs qui entoure Paris, de Vincennes à Passy, et
qui renferme sa partie la plus populeuse et la plus riche. Du
confluent de la Marne et de la Seine, près de Charenton, jusqu'à Passy
et Auteuil (voir la carte nº 62), une chaîne de hauteurs plus ou moins
élevées, tantôt élargies en plateau comme à Romainville, tantôt
saillantes comme à Montmartre, enceignent Paris, et offraient de
précieux moyens de résistance, même avant qu'un Roi patriote eût
couvert ces positions de fortifications invincibles. Au sud et à l'est
de ce demi-cercle (en restant toujours sur la rive droite de la
Seine), se trouvent Vincennes, sa forêt, son château, et les
escarpements de Charonne, de Ménilmontant, de Montreuil. La colonne
ennemie qui se présente de ce côté est presque sans communication avec
celle qui se présente au nord-est, c'est-à-dire dans la plaine
Saint-Denis, à moins qu'elle n'ait eu d'avance la précaution de
s'emparer du plateau de Romainville. Si cette précaution n'a pas été
prise, une force défensive, bien établie sur le plateau de
Romainville, peut tomber dans le flanc de la colonne ennemie qui
arrive par Vincennes, ou dans le flanc de celle qui traversant la
plaine Saint-Denis veut attaquer les barrières de la Villette, de
Saint-Denis, de Montmartre. Cette dernière colonne venant par le
nord-est à travers la plaine Saint-Denis, rencontre forcément la butte
Saint-Chaumont, les hauteurs de Montmartre, de l'Étoile et de Passy,
et si elle appuie trop vers l'Étoile, elle s'expose à être acculée sur
le bois de Boulogne, et jetée dans la Seine, grâce au retour que cette
rivière fait sur elle-même de Saint-Cloud à Saint-Denis.

Les hauteurs de l'Étoile, de Montmartre, de Saint-Chaumont, de
Romainville, étant couvertes de fortes redoutes et de beaucoup
d'artillerie, la ville étant barricadée et défendue par la population,
l'armée étant distribuée entre les barrières les plus menacées, mais
réservée surtout pour occuper le plateau de Romainville, une
résistance non pas invincible assurément, mais prolongée quelques
jours au moins, pouvait être opposée à la coalition, et donner à
Napoléon le temps de manoeuvrer sur ses derrières, temps sur lequel il
avait compté, n'imaginant pas que la défense de Paris se réduisit à
une journée, c'est-à-dire au nombre d'heures que 25 mille hommes
mettraient à se battre en rase campagne contre 200 mille.

[En marge: Joseph et Clarke n'avaient rien fait pour tirer parti des
ressources que présentait Paris.]

Mais on n'avait songé ni à faire ces études de terrain, ni à se servir
de la population de Paris, parce que Napoléon étant absent, personne
ne savait ni penser, ni agir. À peine restait-il à ceux qui le
remplaçaient le courage du soldat, qui, dans notre pays, fait rarement
défaut. Au-dessous de Joseph, au-dessous de Clarke, qui auraient dû
commander et ne commandaient pas, le général Hulin était chef de la
place de Paris, et le maréchal Moncey chef de la garde nationale.
Chacun des deux s'occupait, sans aucun concert avec l'autre, de ce qui
le concernait spécialement. Le général Hulin, brave homme,
très-dévoué, mais habitué depuis longtemps à sommeiller dans Paris,
s'était hâté d'envoyer quelques pièces de canon sur Montmartre et sur
la butte Saint-Chaumont. N'ayant pas l'autorité nécessaire pour
employer les chevaux des particuliers à transporter l'artillerie de
Vincennes, il avait pu à peine traîner sur les hauteurs quelques
bouches à feu, dressées sur des plates-formes inachevées, et pourvues
de munitions insuffisantes ou n'allant pas au calibre des canons. Le
maréchal Moncey, toujours disposé à remplir son devoir, après avoir
vainement réclamé des fusils pour la garde nationale, avait obtenu au
dernier moment les trois mille fusils disponibles, les lui avait fait
distribuer, puis avait rangé les six mille gardes nationaux qu'il
était parvenu à armer, les uns derrière les palissades élevées aux
barrières, les autres en réserve afin de les envoyer sur les points
les plus menacés.

Quant aux maréchaux Marmont et Mortier, le ministre Clarke s'était
borné à leur assigner comme terrain de combat le pourtour de Paris,
sans examiner s'il était raisonnable ou non de livrer une bataille en
avant de la capitale. Il avait confié la droite de ce pourtour à
Marmont, qui devait défendre ainsi le sud et l'est des hauteurs,
c'est-à-dire l'avenue de Vincennes, les barrières du Trône et de
Charonne, le plateau de Romainville, plus une partie du revers nord
de ce plateau, jusqu'aux Prés Saint-Gervais. Il avait confié la gauche
à Mortier, qui devait défendre le terrain depuis le canal de l'Ourcq
jusqu'à la Seine, c'est-à-dire la plaine Saint-Denis.

[En marge: Distribution des troupes sur le pourtour de Paris.]

Ces deux maréchaux, après tous les combats qu'ils avaient soutenus
pendant leur retraite, ne ramenaient pas en tout plus de douze mille
hommes. On leur adjoignit le général Compans qui s'était sauvé par
miracle, et qui avait avec lui la division de jeune garde récemment
organisée à Paris, et la division Ledru des Essarts tirée des dépôts.
Il avait environ 6 mille baïonnettes. On le plaça sous les ordres du
maréchal Marmont. Le général Ornano, commandant les dépôts de la
garde, en avait tiré encore une division de quatre mille jeunes gens,
n'ayant jamais vu le feu, et arrivés à Paris depuis quelques jours
seulement. Elle était commandée par le général Michel, et fut mise
sous les ordres du maréchal Mortier. Grâce à ce dernier secours les
forces actives des deux maréchaux s'élevaient à 22 mille hommes. En
arrière d'eux, 6 mille gardes nationaux, quelques centaines de
vétérans et de jeunes gens des Écoles attachés au service de
l'artillerie, portaient à environ 28 ou 29 mille les défenseurs de la
capitale, et ces braves gens, comme on vient de le voir, avaient pour
les protéger quelques pièces de canon sur les hauteurs de Montmartre,
de Saint-Chaumont, de Charonne, et quelques palissades en avant des
barrières.

Les maréchaux, arrivés dans la soirée du 29, eurent tout juste le
temps de voir le ministre de la guerre, et de s'entretenir un instant
avec lui, pendant que leurs troupes prenaient un repos indispensable.
La confusion était si grande, que quoique l'administration des
subsistances eût réuni des vivres en suffisante quantité, les soldats
eurent à peine de quoi se nourrir. Ils vécurent uniquement de la bonne
volonté des habitants. Les deux maréchaux les laissèrent reposer
quelques heures, pour les porter ensuite sur le terrain où ils
devaient combattre.

[En marge: Plan d'attaque de Paris par les coalisés.]

Les souverains alliés étaient le 29 au soir au château de Bondy, et,
abordant Paris par le nord-est, ils avaient résolu de l'attaquer par
la rive droite de la Seine, car aucun ennemi, à moins d'y être
contraint par des circonstances extraordinaires, n'aurait voulu
joindre aux difficultés naturelles de l'attaque celle d'une opération
exécutée au delà de la Seine, avec charge de repasser cette rivière en
cas d'insuccès. Ayant donc à opérer sur la rive droite de la Seine,
les généraux de la coalition combinèrent leurs efforts conformément à
la nature des lieux. Ils se décidèrent à trois attaques simultanées:
une à l'est, exécutée par Barclay de Tolly, avec le corps de Rajeffsky
et toutes les réserves (50 mille hommes environ), ayant spécialement
pour but d'enlever, par Rosny et Pantin, le plateau de Romainville;
une au sud, pour seconder la précédente, exécutée par le prince royal
de Wurtemberg, avec son corps et celui de Giulay (à peu près 30 mille
hommes), et devant aboutir à travers le bois de Vincennes aux
barrières de Charonne et du Trône; enfin, une troisième, au nord, dans
la plaine Saint-Denis, exécutée par Blucher à la tête de 90 mille
hommes, et particulièrement dirigée contre les hauteurs de Montmartre,
de Clichy, de l'Étoile. De ces trois colonnes, la plus avancée dans sa
marche était celle de Barclay de Tolly. Celle de Blucher, venue par la
route de Meaux, et ayant à gagner la chaussée de Soissons, était, le
29 au soir, moins rapprochée du but que les deux autres. Le prince de
Wurtemberg qui avait eu à longer la Marne, et l'avait passée tard,
était également en arrière. Il fut convenu que les uns et les autres
entreraient en action le plus tôt qu'ils pourraient.

[En marge: Dispositions faites par les maréchaux Mortier et Marmont.]

De notre côté les maréchaux Marmont et Mortier, étant arrivés à une
heure fort avancée de la soirée, et ayant couché entre Charenton,
Vincennes, Charonne, durent venir par le sud occuper les hauteurs.
Marmont avec ses troupes gravit les escarpements de Charonne et de
Montreuil, pour aller s'établir sur le plateau de Romainville et sur
le revers nord de ce plateau jusqu'aux Prés Saint-Gervais. (Voir le
plan de Paris dans la carte no 62.) Mortier avait encore plus de
chemin à parcourir. Montant par le boulevard extérieur de Charonne à
Belleville, ayant ensuite à descendre sur Pantin, la Villette et la
Chapelle, il devait enfin gagner la plaine Saint-Denis, pour s'établir
la droite au canal de l'Ourcq, la gauche à Clignancourt, au pied même
des hauteurs de Montmartre. Il lui fallait donc pour être en ligne
beaucoup plus de temps qu'à Marmont. Heureusement il devait avoir
affaire à Blucher, qui était lui-même en retard, et il avait ainsi la
certitude de n'être pas devancé par l'ennemi.

[En marge: Marmont s'empare du plateau de Romainville, et s'y
établit.]

Marmont se fiant trop légèrement au rapport d'un officier, n'avait
pas cru que le plateau de Romainville fût occupé, et par ce motif ne
s'était guère pressé d'y arriver. Lorsqu'il s'y présenta les troupes
de Rajeffsky en avaient déjà pris possession. Avec 1200 hommes de la
division Lagrange il se jeta sur les avant-postes ennemis, les chassa
du plateau, et les refoula sur Pantin et Noisy. Au même instant la
division Ledru des Essarts se logea dans le bois de Romainville, qui
couvre le flanc des hauteurs du côté de la plaine Saint-Denis. Marmont
distribua ensuite ses troupes de la manière suivante. Il avait à sa
disposition l'une des dernières divisions tirées des dépôts de Paris,
sous le duc de Padoue, ses anciennes divisions Lagrange et Ricard, le
rassemblement du général Compans qu'on lui avait adjoint la veille, et
enfin quelque cavalerie sous les généraux Chastel et Bordessoulle. Il
laissa sa cavalerie entre Charonne et Vincennes, avec mission de
défendre le pied des hauteurs du côté sud, et de couvrir la barrière
du Trône; il plaça le duc de Padoue à sa droite, sur le bord extrême
du plateau de Romainville, dans les plus hautes maisons de Bagnolet et
de Montreuil, qui sont bâties en amphithéâtre sur le revers
méridional, ayant besoin de soleil pour leurs arbres fruitiers. Il
rangea sur le plateau même et au centre la division Lagrange, adossée
aux maisons de Belleville, la division Ricard à gauche dans le bois de
Romainville, enfin, sur le penchant nord, la division Ledru des
Essarts, du corps de Compans, et au pied dans la plaine, aux Prés
Saint-Gervais, la division Boyer de Rebeval. La division Michel, qui
attendait le maréchal Mortier pour se ranger sous ses ordres, gardait
en son absence la Grande et la Petite-Villette.

[En marge: Bataille de Paris, livrée le 30 mars 1814.]

La fusillade et la canonnade avaient de bonne heure réveillé Paris,
qui du reste n'avait guère dormi, et Joseph, accompagné du ministre de
la guerre, du ministre de la police, des directeurs du génie et de
l'artillerie, avait établi son quartier général au sommet de la butte
Montmartre.

[En marge: Barclay de Tolly reprend une partie du plateau de
Romainville avec le secours des divisions de grenadiers.]

Barclay de Tolly, convaincu que lorsque le prince royal de Wurtemberg
au sud, Blucher au nord, seraient entrés en ligne, le combat
tournerait bientôt à l'avantage des alliés, ne voulut cependant pas
laisser aux défenseurs de Paris le premier succès de la journée. Il
résolut en conséquence de reprendre le plateau de Romainville, et il y
employa une partie de ses réserves. Ces réserves se composaient des
gardes à pied et à cheval, et des grenadiers réunis. Le général
Paskewitch dut, avec une brigade de la 2e division des grenadiers,
gravir le plateau par Rosny; il dut aussi l'attaquer par le sud, en
s'y portant par Montreuil avec la seconde brigade de cette 2e
division, et avec la cavalerie du comte Pahlen. La 1re division des
grenadiers fut confiée au prince Eugène de Wurtemberg, pour assaillir
Pantin et les Prés Saint-Gervais dans la plaine au nord.

Cette attaque, conduite avec vigueur, eut un commencement de succès.
Le général Mezenzoff, qui avait été repoussé le matin, renforcé par
les grenadiers, remonta sur le plateau malgré la division Lagrange, et
parvint à l'occuper. À droite, la 2e brigade des grenadiers, après
avoir tourné le plateau par Montreuil et Bagnolet, obligea la
division du duc de Padoue, en la débordant, à rétrograder. Nous
perdîmes donc du terrain, bien que nos soldats résistassent avec une
bravoure désespérée soit au nombre, soit à la qualité des troupes qui
étaient les plus aguerries de la coalition.

[En marge: Marmont se soutient sur le plateau de Romainville.]

Cependant, tout en perdant du terrain, nous contenions l'ennemi. En
effet les cuirassiers russes, amenés sur le plateau, essayèrent de
charger notre infanterie, furent couverts de mitraille, et arrêtés par
nos baïonnettes. À mesure qu'on se retirait de Romainville sur
Belleville, le plateau se resserrant, nos troupes avaient l'avantage
de se concentrer. À droite nous trouvions l'appui des maisons de
Bagnolet, à gauche celui du bois de Romainville, et nos soldats, se
dispersant en tirailleurs, faisaient essuyer aux assaillants des
pertes nombreuses. Notre artillerie, favorisée par le terrain, parce
que le plateau s'élevait en rétrogradant vers Belleville, vomissait la
mitraille sur les grenadiers russes, et à chaque instant renversait
parmi eux des lignes entières. Pendant ce temps les jeunes soldats de
Ledru des Essarts avaient reconquis arbre par arbre le bois de
Romainville, et débordé ainsi les troupes russes qui avaient occupé la
largeur du plateau. Au pied même du plateau, vers le côté nord, le
général Compans était resté maître de Pantin avec le secours de la
division Boyer de Rebeval, et des Prés Saint-Gervais avec le secours
de la division Michel. Il avait même rejeté au delà des deux villages
le prince de Wurtemberg qui avait tenté de s'en emparer à la tête de
la 1re division de grenadiers.

[En marge: Mortier qui était en arrière à cause des distances,
s'établit enfin dans la plaine Saint-Denis.]

Le maréchal Mortier s'établissant enfin dans la plaine Saint-Denis,
avait placé les divisions Curial et Charpentier de jeune garde à la
Villette, la division Christiani de vieille garde à la Chapelle, et sa
cavalerie au pied même de Montmartre.

[En marge: La canonnade et la fusillade se continuent sans résultat
marqué pendant les premières heures du jour.]

Il était dix heures du matin, et si nous avions eu, indépendamment des
troupes qui couvraient le pourtour de Paris, une colonne de dix mille
soldats aguerris pour prendre l'offensive, nous aurions pu en ce
moment infliger un grave échec aux alliés. Mais loin d'être en mesure
de prendre l'offensive, nous avions à peine de quoi défendre nos
positions. Dans cet état de choses, le prince de Schwarzenberg
attendant ses deux ailes qui étaient en retard, et nos deux maréchaux
étant réduits à la défensive, on se bornait de part et d'autre à
canonner et à tirailler, avec grande supériorité du reste de notre
côté, grâce au zèle des troupes et à l'avantage du terrain.

[En marge: Joseph, qui était placé sur les hauteurs de Montmartre,
reconnaissant l'impossibilité d'une résistance prolongée, quitte Paris
suivi des ministres, et laisse aux maréchaux les pouvoirs nécessaires
pour traiter avec l'ennemi.]

À cette heure Joseph tenait conseil sur la butte Montmartre, où il
était allé s'établir. Plusieurs officiers envoyés auprès des maréchaux
lui avaient apporté de leur part, avec la promesse de se faire tuer
eux et leurs soldats jusqu'au dernier homme, de tristes pressentiments
pour les suites de la journée, et à peu près la certitude d'être
obligés de rendre la capitale. Ces nouvelles agitaient fort Joseph,
qui redoutait non pas le danger, mais les humiliations, et qui ne
voulait à aucun prix devenir prisonnier de la coalition. Or les
progrès de l'attaque lui faisaient craindre d'être en quelques heures
au pouvoir de l'ennemi. On voyait du haut de Montmartre les masses
noires et profondes de Blucher traverser la plaine Saint-Denis, et
des officiers venus des environs de Vincennes affirmaient qu'à l'est
et au sud on apercevait une nouvelle armée qui tournait Paris, et
cherchait à y pénétrer par les barrières de Charonne et du Trône.
Ainsi ce qu'on recueillait par les yeux, ce qu'on recueillait par la
bouche des allants et venants, tout annonçait une catastrophe
imminente. Joseph en délibéra avec les ministres qui l'avaient
accompagné, avec les directeurs du génie et de l'artillerie, et tout
le monde fut d'avis que sous quelques heures il faudrait rendre Paris.
En effet la défense étant réduite à une bataille livrée en plaine dans
la proportion d'un contre dix, le résultat ne pouvait être douteux,
quelque braves que fussent nos soldats et nos généraux. En présence
d'une telle certitude, Joseph résolut de s'éloigner. Des
reconnaissances lui ayant appris qu'on découvrait déjà les Cosaques
sur le chemin de la Révolte et à la lisière du bois de Boulogne, il se
hâta de partir, en ordonnant aux ministres de le suivre, ainsi qu'on
en était convenu, lorsque le moment suprême serait arrivé. Pour toute
instruction il autorisa les deux maréchaux, quand ils ne pourraient
plus se défendre, à stipuler un arrangement qui garantît la sûreté de
Paris, et procurât à ses habitants le meilleur traitement possible.

[En marge: Tous les corps de l'ennemi étant arrivés en ligne, la
bataille devient générale et sanglante.]

Sur ces entrefaites, l'attaque de l'ennemi avait fait des progrès
inévitables. Au nord, c'est-à-dire dans la plaine Saint-Denis, le
maréchal Blucher avait franchi enfin la distance qui le séparait de
nos positions. Le général Langeron avait repoussé d'Aubervilliers et
de Saint-Denis nos faibles avant-postes, et envoyé sa cavalerie et son
infanterie légères par le chemin de la Révolte jusqu'à la lisière du
bois de Boulogne. Le gros de son infanterie se dirigeait vers le pied
de Montmartre, tandis que le corps du général d'York prenant à gauche
(gauche des alliés) se portait sur la Chapelle par la route de
Saint-Denis, et que les corps de Kleist et de Woronzoff, prenant plus
à gauche encore, marchaient sur la Villette. Le prince de
Schwarzenberg, voyant Blucher en ligne, lui demanda un renfort pour
aider le prince Eugène de Wurtemberg à enlever Pantin, les Prés
Saint-Gervais, tous les villages, en un mot, situés au pied du plateau
de Romainville. La division prussienne Kotzler, les gardes prussienne
et badoise furent alors envoyées au secours du corps de Rajeffsky, et
passèrent le canal de l'Ourcq, près de la ferme du Rouvray, pour
participer à une nouvelle attaque.

Tandis que ces mouvements s'exécutaient au nord, le prince royal de
Wurtemberg au sud avait franchi également la distance qui le séparait
du point d'attaque, et apporté son concours aux troupes alliées. Après
avoir traversé le pont de Neuilly-sur-Marne, et y avoir laissé le
corps de Giulay pour garder ses derrières, il avait marché sur deux
colonnes, l'une longeant les bords de la Marne, l'autre traversant par
le chemin le plus court la forêt de Vincennes. La première avait
enlevé le pont de Saint-Maur, contourné la forêt, et assailli
Charenton par la rive droite. Les gardes nationales des environs, qui
avec l'École d'Alfort défendaient le pont de Charenton, se trouvant
prises à revers, avaient été forcées, malgré une vaillante résistance,
d'abandonner le poste, et de se jeter à travers la campagne sur la
gauche de la Seine. Cette colonne ennemie ayant atteint son but, qui
était d'occuper tous les ponts de la Marne pour empêcher aucun corps
auxiliaire de venir troubler l'attaque de Paris, s'était mise à
tirailler avec la garde nationale devant la barrière de Bercy. La
seconde colonne du prince de Wurtemberg avait traversé en ligne droite
le bois de Vincennes, et prêté assistance au comte Pahlen, ainsi
qu'aux troupes de Rajeffsky et de Paskewitch qui attaquaient
Montreuil, Bagnolet, Charonne.

[En marge: Attaque repoussée du prince Eugène de Wurtemberg sur les
Prés Saint-Gervais.]

Toutes les forces alliées se trouvant portées en ligne, l'action
recommença avec plus de violence. Au nord la division du prince Eugène
de Wurtemberg, secondée par les grenadiers russes déjà venus à son
secours, et par les troupes prussiennes récemment arrivées, se jeta
sur Pantin et les Prés Saint-Gervais, mais fut chaudement reçue par
les divisions de jeune garde Boyer de Rebeval et Michel, que
commandait le général Compans. Un moment les coalisés réussirent à
s'emparer des deux villages, mais nos jeunes soldats s'adossant alors
au pied des hauteurs où ils rencontraient l'appui d'une artillerie
bien postée, reprirent courage, et rentrèrent dans les villages, où le
carnage devint épouvantable. De ce côté, l'ennemi ne réussit donc
point, quelque vigoureuse que fût son attaque.

[En marge: Progrès de l'ennemi sur le plateau de Romainville.]

Sur le plateau de Romainville, la défense fut non pas moins énergique,
mais moins heureuse. Les troupes des généraux Helfreich et Mezenzoff,
soutenues par les grenadiers de Paskewitch, quoique d'abord
repoussées, avaient fini par gagner du terrain. Ayant réussi notamment
à s'emparer de Montreuil et de Bagnolet, elles s'étaient établies sur
le versant sud du plateau, et bien secondées par les troupes du comte
Pahlen et du prince royal de Wurtemberg qui opéraient entre Vincennes
et Charonne, elles avaient conquis les premières maisons de
Ménilmontant. La division de réserve du duc de Padoue qui formait la
droite de Marmont, se trouvant débordée, avait été forcée de se
replier, et de découvrir les divisions Lagrange et Ricard qui
occupaient le milieu du plateau. Sur la gauche de Marmont, la division
Ledru des Essarts, vivement poussée d'arbre en arbre dans le bois de
Romainville, voyait également le bois lui échapper peu à peu.

[En marge: Tentative de Marmont sur le centre de l'ennemi.]

[En marge: Ce maréchal est obligé de se replier sur Belleville.]

Se sentant ainsi pressé sur ses deux flancs, Marmont imagina de tenter
un effort au centre contre la masse ennemie qui s'avançait bien
serrée, couverte sur son front par une artillerie nombreuse, appuyée
sur ses ailes par de forts détachements de grosse cavalerie. Le
maréchal se mit lui-même à la tête de quatre bataillons formés en
colonne d'attaque, et fondit sur les grenadiers russes qui marchaient
en première ligne. Douze pièces de canon chargées à mitraille tirèrent
de fort près sur nos soldats, qui soutinrent ce feu avec une fermeté
héroïque, et continuèrent de se porter en avant. Mais au même instant
ils furent abordés de front par les grenadiers russes, et pris en
flanc par les chevaliers-gardes que conduisait Miloradowitch.
Accablés par le nombre, les quatre bataillons de Marmont furent
obligés de plier, après s'être battus corps à corps avec une véritable
fureur. Le maréchal les ramena sur Belleville, et il allait succomber
sous la masse des assaillants de toutes armes, quand un brave officier
nommé Ghesseler, embusqué sur la droite, dans un petit parc dit des
Bruyères, dont il ne reste plus aujourd'hui que le souvenir, s'élança
à la tête de deux cents hommes dans le flanc de la colonne ennemie, et
parvint en dégageant le maréchal à lui faciliter la retraite sur
Belleville. Dans le même moment le bois de Romainville fut
définitivement abandonné, et le plateau étant évacué de toutes parts,
la défense se trouva reportée, au centre sur Belleville, à droite
(revers sud), vers Ménilmontant que la division de Padoue était venue
occuper, à gauche enfin (revers nord), à la côte de Beauregard, où la
division Ledru des Essarts avait trouvé un asile. Au pied de celle-ci,
les divisions Boyer et Michel luttaient opiniâtrement. Elles avaient
perdu Pantin, mais elles défendaient les Prés Saint-Gervais avec la
dernière obstination.

Partout le combat était acharné, et les hommes tombaient par milliers,
notamment parmi les coalisés qui recevaient de tous côtés un feu
plongeant. Dans la plaine Saint-Denis, Kleist et Woronzoff avaient
attaqué la Villette, défendue par la division Curial; York attaquait
la Chapelle, défendue par la division Christiani, sous les yeux du
maréchal Mortier. En avant de Clignancourt, les escadrons de Blucher
étaient aux prises avec la cavalerie du général Belliard, et avaient
rarement l'avantage.

Ainsi de la plaine Saint-Denis à la barrière du Trône, le combat
continuait avec des chances diverses. Notre ligne avait reculé, mais
les alliés avaient déjà perdu dix mille hommes, et nous cinq à six
mille seulement. Nos soldats épuisés étaient soutenus par cette idée
que Paris était derrière eux, et vingt-quatre mille hommes luttaient
sans trop de désavantage contre cent soixante-dix mille. Un moment on
annonça l'arrivée de Napoléon (c'était la subite apparition du général
Dejean qui avait occasionné ce faux bruit), et le cri de _Vive
l'Empereur!_ propagé par une espèce de commotion électrique, retentit
dans nos rangs. Nos troupes, ranimées par l'espérance, se jetèrent
avec fureur sur l'ennemi. De part et d'autre on combattait avec une
sorte de rage, car pour les uns il s'agissait d'atteindre d'un seul
coup le but de la guerre, et pour les autres d'arracher leur patrie à
un désastre.

[En marge: Belle conduite de l'École polytechnique sur l'avenue de
Vincennes.]

En ce moment se passait à Vincennes un fait à jamais glorieux pour la
jeunesse française. En avant de la barrière du Trône se trouvait une
batterie servie par des vétérans et par les élèves de l'École
polytechnique, que Marmont, exclusivement occupé de ce qui se passait
sur le plateau de Romainville, avait presque laissée sans appui. Cette
batterie s'étant engagée trop avant sur l'avenue de Vincennes, afin de
tirer contre la cavalerie de Pahlen, fut tournée par quelques
escadrons qui passant par Saint-Mandé vinrent la prendre à revers. Les
braves élèves de l'École, sabrés sur leurs pièces, résistèrent
vaillamment, et furent heureusement secourus par la garde nationale
postée à la barrière du Trône, et par un détachement de dragons. Ces
derniers s'élançant sur les pièces parvinrent à les reprendre. On
ramena la batterie sur les hauteurs de Charonne, et là, aidés d'une
foule d'hommes du peuple armés de fusils de chasse, nos braves jeunes
gens continuèrent à faire un feu meurtrier.

[En marge: Belleville reste le point culminant de la défense.]

La clef de toute la position était à Belleville: tant que ce point
culminant de la chaîne des hauteurs n'était pas emporté, la masse
ennemie qui combattait au nord, devant la Villette, la Chapelle et
Montmartre, celle qui combattait au sud, entre Vincennes et Charonne,
ne pouvaient pas faire de progrès sérieux. La ligne courbe des alliés
était comme arrêtée vers son milieu, à un point fixe qui était
Belleville. Belleville en effet domine le plateau de Romainville
lui-même. Des clôtures nombreuses, jointes à l'avantage de la
position, y rendaient la résistance plus facile. Marmont, établi en
cet endroit avec les débris des divisions Lagrange, Ricard, Padoue,
Ledru des Essarts, disposant en outre d'une nombreuse artillerie de
campagne, y tenait ferme contre une multitude d'assaillants, et il
avait fait répondre au message de Joseph qui autorisait les maréchaux
à traiter, que jusqu'ici il n'était pas encore réduit à se rendre.
L'officier du maréchal, porteur de cette réponse, avait trouvé Joseph
parti, et il était revenu sans avoir pu remplir sa mission.

[En marge: Le prince de Schwarzenberg ordonne deux attaques, une au
nord, une au sud, par le boulevard extérieur, afin de couper
Belleville de l'enceinte de Paris.]

Cependant l'heure fatale approchait. Le prince de Schwarzenberg ne
voulant pas finir la journée sans avoir enlevé le point décisif, avait
ordonné d'y diriger deux colonnes d'attaque, une au sud, qui passant
entre Ménilmontant et le cimetière du Père Lachaise, s'emparerait du
boulevard extérieur, et séparerait ainsi Belleville de l'enceinte de
Paris; une au nord, qui serait chargée d'emporter à tout prix les Prés
Saint-Gervais, la Petite-Villette, la butte Saint-Chaumont, et
viendrait par le nord donner la main à la colonne qui aurait passé par
le sud.

[En marge: Malgré un usage habile et meurtrier de la grosse
artillerie, fait par le commandant Paixhans, la double attaque finit
par réussir.]

Vaincre ou périr était dans ce moment la loi des coalisés, et il leur
fallait forcer tous les obstacles sans aucune perte de temps, car à
chaque instant Napoléon pouvait survenir, et s'il les eût trouvés
repoussés de Paris, il les aurait cruellement punis d'avoir osé s'y
montrer. Vers trois heures de l'après-midi l'action recommença
violemment. Le chef de bataillon d'artillerie Paixhans, qui prouva
dans cette journée ce qu'on aurait pu faire avec de la grosse
artillerie bien postée, avait placé huit pièces de gros calibre
au-dessus de Charonne, sur les pentes de Ménilmontant, quatre sur le
revers nord de Belleville, et huit sur la butte Saint-Chaumont. Il
était près de ses pièces chargées à mitraille, avec ses canonniers les
uns vétérans, les autres jeunes gens des Écoles, et attendait que
l'ennemi, maître de la plaine, essayât d'aborder les hauteurs. En
effet les grenadiers russes s'avancent les uns au sud du plateau par
Charonne, les autres sur le plateau même en face de Belleville, les
autres enfin au nord, à travers les Prés Saint-Gervais. Tout à coup
ils sont couverts de mitraille; des lignes entières sont renversées.
Pourtant ils soutiennent le feu avec constance, gravissent au sud les
pentes de Ménilmontant, et viennent par le boulevard extérieur prendre
Belleville à revers, Belleville où le maréchal Marmont se défend avec
acharnement. L'autre division de grenadiers, qui avec les Prussiens et
les Badois attaquait Pantin, les Prés Saint-Gervais, la
Petite-Villette, et les avait arrachés aux divisions Boyer et Michel
presque détruites, gravit la butte Saint-Chaumont sous le feu
plongeant des batteries du commandant Paixhans, emporte la butte qui
faute de troupes n'était pas défendue par de l'infanterie, et se joint
à la colonne qui arrive du revers sud par Charonne et Ménilmontant.
Les ennemis, ayant gagné le boulevard extérieur par ses deux pentes
nord et sud, se trouvent ainsi entre Belleville et la barrière de ce
nom, qu'ils sont près d'enlever.

[En marge: Marmont, coupé de Paris, y rentre l'épée à la main à la
tête de quelques hommes qui lui restent.]

À cette nouvelle le maréchal Marmont, qui n'avait pas cessé de se
maintenir à Belleville, se voyant coupé de l'enceinte de Paris, réunit
ce qui lui reste d'hommes, et ayant à ses côtés les généraux Pelleport
et Meynadier, le colonel Fabvier, fond l'épée à la main sur les
grenadiers russes qui commençaient à pénétrer dans la grande rue du
faubourg du Temple. Il les repousse, ferme la barrière sur eux, et
rétablit la défense au mur d'octroi.

[Illustration: Armée.]

[En marge: Vaillante défense de la Villette et de la Chapelle par le
maréchal Mortier.]

[En marge: Occupation de Montmartre par le général Langeron.]

Mortier de son côté se bat héroïquement dans la plaine Saint-Denis,
entre la Villette et la Chapelle. La Villette, à sa droite, défendue
contre Kleist et d'York par les divisions Curial et Charpentier, vient
enfin d'être envahie par un flot d'ennemis. À ce spectacle Mortier,
qui occupait la Chapelle avec la division de vieille garde Christiani,
prend une partie de cette division, et se rabattant de gauche à
droite sur la Villette, y entre à la pointe des baïonnettes, et
parvient à rejeter en dehors la garde prussienne après en avoir fait
un affreux carnage. Mais bientôt de nouvelles masses ennemies prenant
la Grande-Villette à revers par le canal de l'Ourcq, et pénétrant
entre la Villette et la Chapelle, il est contraint d'abandonner la
plaine et de se replier sur les barrières. Au même instant Langeron
s'avance vers le pied de Montmartre. Langeron, un Français, dirige sur
Paris les soldats ennemis! En se portant sur Montmartre il s'attend à
essuyer des flots de mitraille, mais surpris de trouver ces hauteurs
silencieuses, il les gravit, et s'empare de la faible artillerie qu'on
y avait placée, et que gardaient à peine quelques sapeurs-pompiers. Il
marche ensuite sur la barrière de Clichy, que les gardes nationaux,
sous les yeux du maréchal Moncey, défendent bravement, et avec un
courage qui prouve ce qu'on aurait pu obtenir de la population
parisienne!

Telle était la fin de vingt-deux ans de triomphes inouïs, qui ayant eu
successivement pour théâtres Milan, Venise, Rome, Naples, le Caire,
Madrid, Lisbonne, Vienne, Dresde, Berlin, Varsovie, Moscou, venaient
se terminer d'une manière si lugubre aux portes de Paris!

[En marge: Rien n'ayant été disposé pour une défense prolongée au
moyen du concours de la population, les maréchaux sont forcés de se
rendre.]

Rien n'ayant été préparé pour une résistance prolongée, avec les rues
barricadées, la population derrière les barricades, et les troupes en
réserve, toute défense ayant été réduite à une bataille livrée en
dehors de Paris avec une poignée de soldats contre une armée
formidable, et cette bataille se trouvant inévitablement perdue, ce
n'était pas en lui opposant le mur d'octroi qu'il eût été possible
d'arrêter l'ennemi. Il fallait donc épargner à Paris un désastre
inutile. Marmont, ne voyant plus d'autre ressource, avait songé à user
des pouvoirs conférés par Joseph aux deux maréchaux commandant l'armée
sous Paris, et avait successivement envoyé deux officiers en
parlementaires pour proposer au prince de Schwarzenberg une suspension
d'armes. L'animation du combat était si grande, que l'un n'avait pu
pénétrer, et que l'autre avait été blessé. Marmont alors en avait
dépêché un troisième.

En ce moment était arrivé à perte d'haleine le général Dejean, pour
annoncer que Napoléon, apprenant la marche des coalisés sur la
capitale, avait changé de direction, qu'il s'avançait en toute hâte
vers Paris, qu'il suffisait de tenir deux jours pour le voir paraître
à la tête de forces considérables, qu'il fallait donc s'efforcer de
résister à tout prix, et essayer, si on ne pouvait résister davantage,
d'occuper l'ennemi au moyen de quelques pourparlers. En effet,
Napoléon, dans cette extrémité, et le congrès de Châtillon étant
dissous, avait écrit à son beau-père pour rouvrir les négociations, et
il autorisait à le dire au prince de Schwarzenberg, afin d'obtenir une
suspension d'armes de quelques heures. Le maréchal Mortier reçut le
général Dejean, sous une grêle de projectiles, et lui montrant les
débris de ses divisions qui disputaient encore la Villette et la
Chapelle, il l'eut bientôt convaincu de l'impossibilité de prolonger
cette résistance. Il fut donc reconnu qu'il n'y avait pas autre chose
à faire que de s'adresser au prince de Schwarzenberg, et le maréchal
lui écrivit effectivement quelques mots sur la caisse d'un tambour
percé de balles. Il lui disait que Napoléon avait rouvert les
négociations sur des bases que les alliés ne pourraient pas repousser,
et qu'en attendant il était désirable, dans l'intérêt de l'humanité,
d'arrêter l'effusion du sang.

[En marge: Capitulation de Paris.]

Un officier porteur de cette lettre partit au galop, traversa les
rangs des deux armées, et parvint à joindre le prince de
Schwarzenberg. Celui-ci répondit qu'il n'avait aucune nouvelle de la
reprise des négociations et ne pouvait sur ce motif interrompre le
combat, mais qu'il était disposé à suspendre cette boucherie si on lui
livrait Paris sur-le-champ. Au même instant, le troisième officier
envoyé par le maréchal Marmont, ayant réussi à pénétrer auprès du
généralissime, et ayant annoncé qu'on était prêt, pour sauver Paris, à
souscrire à une capitulation, les pourparlers s'engagèrent plus
sérieusement, et un rendez-vous fut assigné à la Villette aux deux
maréchaux. Ils s'y rendirent, et y trouvèrent M. de Nesselrode, avec
plusieurs plénipotentiaires. On commença sans perdre un instant à
traiter d'une suspension d'hostilités. Diverses prétentions furent
d'abord mises en avant par les représentants de l'armée coalisée. Ils
voulaient que les troupes qui avaient défendu Paris déposassent les
armes. Un mouvement d'indignation fut la seule réponse des deux
maréchaux. Puis les parlementaires ennemis se réduisirent à demander
que les maréchaux se retirassent en Bretagne avec leurs troupes, pour
qu'ils ne pussent exercer aucune influence sur la suite de la guerre.
Les maréchaux refusèrent de nouveau, et exigèrent qu'on les laissât se
retirer où ils voudraient. On en tomba d'accord, moyennant qu'ils
évacueraient la ville dans la nuit. Cette condition fut acceptée, et
il fut convenu que des officiers se réuniraient dans la soirée pour
régler les détails de l'évacuation de la capitale.

[En marge: Résultats matériels de la bataille du 30 mars.]

Telle fut cette célèbre capitulation de Paris, à laquelle il n'y a
rien de sérieux à reprocher, car pour les deux maréchaux elle était
devenue une nécessité. Ils avaient assurément fait tout ce qu'on
pouvait attendre d'eux, puisqu'avec 23 ou 24 mille hommes ils avaient
pendant une journée entière tenu tête à 170 mille, dont 100 mille
engagés, et qu'ayant eu 6 mille hommes hors de combat, ils en avaient
tué ou blessé le double à l'ennemi. Qu'on se figure ce qui serait
arrivé, si Paris occupant les coalisés trois ou quatre jours encore,
ils avaient été surpris par Napoléon paraissant sur leurs derrières
avec 70 mille combattants! Et s'il n'en fut pas ainsi, à qui s'en
prendre, sinon à Napoléon d'abord, qui se décidant trop tard à avouer
sa situation, n'avait pas fait exécuter sous ses yeux les travaux
nécessaires autour de la capitale; qui dispersant ses ressources
d'Alexandrie à Dantzig, n'avait pas eu cinquante mille fusils à donner
aux Parisiens; et après lui, à ceux qui chargés de le suppléer en son
absence, avaient montré si peu d'activité, d'intelligence et
d'énergie, et avaient réduit la défense de la capitale à une bataille
de 24 mille hommes contre 170 mille?

[En marge: Paris resté sans gouvernement, par le départ de la cour et
des ministres.]

En traitant pour leurs corps d'armée, les deux maréchaux n'avaient
rien pu stipuler relativement à la ville de Paris, et au gouvernement
qui résidait en ses murs, car ils n'avaient ni pouvoirs ni mission
pour le faire. De plus tous les ministres s'étaient retirés à la suite
de Joseph. Le duc de Rovigo obéissant à ce qui était convenu (on avait
réglé que les ministres suivraient la Régente dès que Paris ne serait
plus tenable), était parti en laissant aux deux préfets, celui qui
dirige l'administration de la capitale et celui qui en dirige la
police, le soin d'y maintenir la tranquillité. Il n'y avait donc plus
de gouvernement, et le vide dont le danger avait été tant de fois
signalé par ceux qui s'opposaient au départ de la Régente, était enfin
produit.

[En marge: Conduite de M. de Talleyrand, et ses efforts pour se faire
autoriser à rester à Paris.]

[En marge: Il finit par y rester.]

L'homme destiné à remplir bientôt ce vide, M. de Talleyrand, que par
un instinct secret Napoléon avait entrevu comme l'auteur probable de
sa chute, et que le public, par un instinct tout aussi sûr, regardait
comme l'auteur nécessaire d'une révolution prochaine, M. de Talleyrand
se trouvait en ce moment dans une extrême perplexité. En sa qualité de
grand dignitaire, il devait suivre la Régente; mais en partant il
fuyait le grand rôle qui l'attendait, et en ne partant pas il
s'exposait à être pris en flagrant délit de trahison, ce qui pouvait
devenir grave, si Napoléon par un coup de fortune toujours possible de
sa part, reparaissait victorieux aux portes de la capitale. Pour
sortir d'embarras, il imagina de se transporter auprès du duc de
Rovigo, afin d'en obtenir l'autorisation de rester à Paris, car,
disait-il, en l'absence de tout gouvernement, il serait en position de
rendre encore d'importants services. Le duc de Rovigo, soupçonnant
que ces services seraient rendus à d'autres qu'à Napoléon, lui refusa
cette autorisation, qu'il n'avait pas d'ailleurs le pouvoir
d'accorder. M. de Talleyrand alla trouver les préfets, n'obtint pas
davantage ce qu'il désirait, et ne sachant comment faire pour couvrir
d'un prétexte spécieux sa présence prolongée à Paris, prit le parti de
monter en voiture pour feindre au moins la bonne volonté de suivre la
Régente. Vers la chute du jour, à l'heure où finissait le combat, il
se présenta, sans passe-port et en grand appareil de voyage, à la
barrière qui donnait sur la route d'Orléans. Elle était occupée par
des gardes nationaux fort irrités contre ceux qui depuis deux jours
désertaient la capitale. Il se fit autour de sa voiture une sorte de
tumulte, naturel selon quelques contemporains, et selon d'autres
préparé à dessein. On lui demanda son passe-port qu'il ne put montrer;
on murmura contre ce défaut d'une formalité essentielle, et alors,
avec une déférence affectée pour la consigne des braves défenseurs de
Paris, il rebroussa chemin et rentra dans son hôtel. La plupart de
ceux qui avaient contribué à le retenir, et qui ne désiraient pas de
révolution, ne se doutaient pas qu'ils avaient retenu l'homme qui
allait en faire une.

[En marge: Concours nombreux auprès du maréchal Marmont.]

[En marge: Langage qu'on tient en sa présence.]

N'étant pas complétement rassuré sur la régularité de sa conduite, M.
de Talleyrand se rendit chez le maréchal Marmont, qui, la bataille
finie, s'était hâté de regagner sa demeure, située dans le faubourg
Poissonnière. Des gens de toute espèce y étaient accourus, cherchant
quelque part un gouvernement, et allant auprès de l'homme qui en ce
moment semblait en être un, puisqu'il était le chef de la seule force
existant dans la capitale. Le maréchal Mortier lui était subordonné
pour toutes les occasions importantes. Les deux préfets, une partie du
corps municipal, et beaucoup de personnages marquants s'y étaient
transportés. Chacun y parlait des événements avec émotion, et selon
ses sentiments. En voyant le maréchal dont le visage était noirci par
la poudre et l'habit déchiré par les balles, on le félicitait sur sa
courageuse défense de Paris, et puis on s'entretenait de la situation.
Il y avait une sorte d'unanimité contre ce qu'on appelait la lâche
désertion de tous ceux que Napoléon avait laissés dans la capitale
pour la défendre, et contre Napoléon lui-même dont la folle politique
avait amené les soldats de l'Europe au pied de Montmartre. Les
royalistes, et il n'en manquait pas dans cette réunion, n'hésitaient
plus à dire qu'il fallait se soustraire à un joug insupportable, et
prononçaient hardiment le nom des Bourbons. Deux banquiers
considérables, liés, l'un par la parenté, l'autre par l'amitié, avec
le maréchal duc de Raguse, MM. Perregaux et Laffitte, attirèrent
l'attention par la vivacité de leur langage. Le second surtout, dont
la fortune était commencée, et dont l'esprit vif et brillant était
généralement remarqué, se prononça fortement, et alla jusqu'à
s'écrier, en entendant proférer le nom des Bourbons: «Eh bien, soit,
qu'on nous donne les Bourbons, si l'on veut, mais avec une
constitution qui nous garantisse d'un despotisme funeste, et avec la
paix dont nous sommes privés depuis trop longtemps!»--Cet accord de
sentiments contre le despotisme impérial, poussé jusqu'à faire
considérer les Bourbons comme très-acceptables par des hommes de la
haute bourgeoisie qui ne les avaient jamais connus, produisit une
singulière impression sur les assistants. On disait là aussi qu'il
fallait ne pas s'occuper seulement de l'armée, mais de la capitale. Le
maréchal Marmont répondit qu'il n'avait pas pouvoir de stipuler pour
elle, et on jugea convenable que les préfets, avec une députation du
conseil municipal et de la garde nationale, se rendissent auprès des
souverains alliés, pour réclamer le traitement auquel Paris avait
droit de la part de princes civilisés, qui depuis le passage du Rhin
s'annonçaient comme les libérateurs et non comme les conquérants de la
France.

[En marge: Entretien de M. de Talleyrand avec le maréchal Marmont, et
influence de cet entretien.]

C'est au milieu de ces discours que survint M. de Talleyrand. Il eut
un entretien particulier avec le maréchal Marmont. Il voulait d'abord
en obtenir quelque chose qui ressemblât à l'autorisation de demeurer à
Paris, ce que le maréchal pouvait lui procurer moins que personne, et
du reste il y tenait déjà beaucoup moins en voyant ce qui se passait.
Il songea sur-le-champ à faire servir cette visite à un dénoûment
qu'il commençait à regarder comme inévitable, et comme devant
nécessairement s'accomplir par ses propres mains. Aucun homme n'était
aussi sensible à la flatterie que le maréchal Marmont, et aucun ne
savait la manier aussi bien que M. de Talleyrand. Le maréchal avait
commis dans cette campagne de graves fautes, mais connues des
militaires seuls, et il y avait déployé la bravoure la plus
brillante. Dans cette journée du 30 mars notamment il avait acquis des
titres durables à la reconnaissance du pays. Son visage, ses mains,
son habit, portaient témoignage de ce qu'il avait fait. M. de
Talleyrand vanta son courage, ses talents, son esprit surtout, bien
supérieur, affirmait-il, à celui des autres maréchaux. Le duc de
Raguse ne se tenait pas d'aise, quand on lui disait qu'il avait de
l'esprit, et que ses camarades n'en avaient pas, et il est vrai que
sous ce rapport, il avait ce qui manquait à presque tous les autres.
Il écouta donc avec un profond sentiment de satisfaction ce que lui
dit le dangereux tentateur qui préparait sa chute. M. de Talleyrand
s'efforça de lui montrer la gravité de la situation, la nécessité de
tirer la France des mains qui l'avaient perdue, et lui fit entendre
que, dans les circonstances présentes, un militaire qui venait de
défendre Paris avec éclat, qui avait encore sous ses ordres les
soldats à la tête desquels il avait combattu, possédait des moyens de
sauver son pays qui n'appartenaient à personne. M. de Talleyrand s'en
tint là, car il savait qu'une séduction ne s'accomplit jamais en une
fois. Mais lorsqu'il se retira le malheureux Marmont était enivré, et,
au milieu des désastres de la France, il rêvait déjà pour lui-même les
destinées les plus brillantes, tandis que le soldat simple et sage qui
avait été son collègue dans cette journée du 30 mars, qui lui aussi
avait le visage noirci par la poudre, Mortier, dévorait sa douleur
dans l'isolement où le laissaient sa modestie et sa droiture.

La nuit était avancée; les officiers choisis par les maréchaux
allèrent régler avec les représentants du prince de Schwarzenberg les
détails de l'évacuation de Paris, et les deux préfets, avec une
députation choisie parmi les membres du conseil municipal et les chefs
de la garde nationale, partirent de l'hôtel de ville pour se rendre au
château de Bondy, et y invoquer les bons sentiments des souverains
victorieux.

[En marge: Ce qui se passait à Saint-Dizier entre Napoléon et
l'arrière-garde de Wintzingerode pendant les événements de Paris.]

En ce moment même Napoléon arrivait aux portes de Paris. On l'a vu
s'arrêtant le 23 mars aux environs de Saint-Dizier, pour y faire
reposer ses troupes, et se donner le temps de rallier les garnisons
dont il était venu chercher le renfort. Le 24, le 25, il avait opéré
divers mouvements entre Saint-Dizier et Vassy, se flattant toujours
d'avoir attiré à sa suite le prince de Schwarzenberg, et autorisé à le
croire par les rapports de ses lieutenants, qui, sous l'impression de
la journée d'Arcis-sur-Aube, s'imaginaient voir autour d'eux des
masses innombrables d'ennemis. Du reste il était résolu à s'en assurer
d'une manière positive, en abordant de très-près, à la première
occasion, la nombreuse troupe de cavalerie qui s'était attachée à ses
pas. Pendant ce temps, M. de Caulaincourt, inconsolable de la rupture
des négociations, insistait pour qu'on essayât de les rouvrir, à quoi
Napoléon ne paraissait guère disposé. Une circonstance favorable
s'était offerte pourtant, et M. de Caulaincourt lui avait fait une
sorte de violence pour l'amener à la mettre à profit. Le général Piré,
battant l'estrade avec la cavalerie légère, avait fait prisonniers le
baron de Wessenberg, et M. de Vitrolles lui-même qui revenait de sa
mission auprès du comte d'Artois, mais qu'heureusement pour lui on ne
reconnut point. M. de Caulaincourt secondé par Berthier, avait obtenu
qu'on renverrait M. de Wessenberg libre avec une lettre pour le prince
de Metternich, dans laquelle M. de Caulaincourt affirmerait que
Napoléon était enfin résigné à de grands sacrifices, sans toutefois
dire lesquels. C'est tout ce que M. de Caulaincourt avait pu arracher
à son maître, bien qu'il eût voulu donner un peu plus de précision à
ces nouvelles ouvertures, afin de les faire accueillir. Délivré à
condition de remplir cette mission, M. de Wessenberg s'en était
chargé, et faisant passer M. de Vitrolles pour un de ses domestiques,
l'avait sauvé du plus grand des périls.

[En marge: Brillant combat de Saint-Dizier.]

Le 26, l'occasion d'une forte reconnaissance s'étant présentée,
Napoléon n'avait eu garde de la laisser échapper. Tandis qu'il était
entre Saint-Dizier et Vassy sur la gauche de la Marne, remplissant de
ses partis le pays entre la Marne et l'Aube, il avait aperçu une
cavalerie très-nombreuse sur la rive droite de la Marne, un peu
au-dessous de Saint-Dizier, dans la direction de Vitry. À la vue de
l'ennemi se montrant en force, il n'y avait pas à hésiter; il fallait
marcher à lui pour le battre d'abord, et ensuite pour savoir qui cet
ennemi pouvait être. Malgré le grave inconvénient de traverser une
rivière devant une troupe en bataille, on marcha droit au gué
d'Hoericourt, on y franchit la Marne en masse, à l'exception du corps
d'Oudinot qui fut envoyé un peu au-dessus, pour la passer à
Saint-Dizier. L'ennemi fut embarrassé en reconnaissant que c'était à
l'armée française tout entière qu'il avait affaire. Néanmoins il
avait dix mille chevaux et quelques mille hommes d'infanterie légère,
et il les lança sur nous au moment où nous traversions la Marne. On
reçut les uns et les autres comme il convenait. La cavalerie de la
garde, après s'être mêlée avec les escadrons ennemis, les mit en
complète déroute. Ils furent obligés de se replier, et Wintzingerode,
car c'était lui, voyant qu'il s'était engagé fort imprudemment,
résolut de gagner la route de Bar-sur-Aube, malgré l'inconvénient de
défiler à portée de Saint-Dizier qu'Oudinot venait d'occuper. On
chargea à outrance l'ennemi en retraite, et tandis qu'il était
vivement poussé en queue, il fut pris en flanc par notre infanterie
qui débouchait de Saint-Dizier. Deux bataillons d'infanterie ayant
voulu se former en carré, le brave Letort fondit sur eux à la tête des
dragons de la garde, et les coucha par terre. L'élan était tel que les
dragons continuèrent leur course sans s'inquiéter des fantassins
russes qu'ils avaient enfoncés et dépassés. Ces derniers, qui avaient
paru se rendre, voyant les dragons partis, essayèrent de se relever,
et tirèrent sur eux par derrière. Nos cavaliers alors, rebroussant
chemin, les sabrèrent impitoyablement. Cette poursuite dura jusqu'à la
nuit, et on revint à Saint-Dizier après avoir tué ou pris à
l'arrière-garde de Wintzingerode, chargée de nous suivre et de nous
tromper, environ quatre mille hommes et trente bouches à feu. Il nous
en avait à peine coûté trois ou quatre cents hommes, brillant trophée,
le dernier, hélas, de cette héroïque et fatale campagne!

[En marge: Incidents qui révèlent à l'armée la marche des alliés sur
Paris.]

[En marge: Le cri de l'armée oblige Napoléon à renoncer à son plan, et
à marcher sur Paris.]

[En marge: Nécessité de se hâter, une fois le parti pris de revenir
sur Paris.]

Le lendemain 27, Napoléon informé que l'ennemi tenait encore Vitry,
s'en approcha pour l'enlever. Mais un vieux mur, un fossé plein d'eau,
opposaient un obstacle assez difficile à vaincre. Macdonald, que nos
récents malheurs avaient irrité, en fit la remarque à Napoléon avec
quelque aigreur, et une altercation était engagée entre eux à ce
sujet, lorsqu'on apporta un bulletin de l'ennemi saisi par nos
soldats, et racontant à sa manière la triste journée de
Fère-Champenoise. Ce bulletin, quoique la date en fût inexacte,
révélait avec certitude la marche des coalisés sur Paris. Après la
triste confirmation de ce fait, obtenue de la bouche de quelques
prisonniers, Napoléon se reporta sur Saint-Dizier, fort touché d'une
pareille nouvelle, plus touché encore de l'effet qu'elle produisait
autour de lui. Les esprits déjà très-inquiets de ce qui avait pu se
passer depuis qu'on s'était dirigé vers la Lorraine, ne gardèrent plus
de mesure en apprenant que les coalisés avaient marché sur Paris. On
se déchaîna avec une sorte d'emportement contre le fol entêtement de
Napoléon, auquel, depuis le retour de M. de Caulaincourt, on
attribuait la rupture des négociations. On se mit à dire qu'après
avoir fait périr déjà une partie de l'armée dans cette campagne, il
allait faire périr la capitale elle-même, et que tandis qu'il
bataillait inutilement sur les derrières de la coalition, celle-ci
vengeait peut-être l'incendie de Moscou sur Paris en flammes. Bientôt
l'émotion devint telle, qu'il fallut en tenir grand compte, et le
lendemain 28, Napoléon, revenu à Saint-Dizier, délibéra en compagnie
de Berthier, Ney, Caulaincourt, sur le parti à prendre. Si on avait
pu prévoir qu'il n'était plus temps de secourir Paris, le mieux
assurément eût été de persévérer dans un projet, hasardeux sans doute,
mais présentant les seules chances de salut qu'il fût permis
d'entrevoir encore, de laisser par conséquent l'ennemi faire des
révolutions dans la capitale, et de se jeter sur ses derrières avec
les cent vingt mille hommes qu'on serait parvenu à réunir. Mais dans
l'espérance qui n'était pas perdue de sauver Paris, il était naturel
d'y marcher en toute hâte, et puisqu'on n'avait pas réussi à en
détourner les généraux alliés par la dernière manoeuvre, d'essayer au
moins de les surprendre au moment où ils seraient occupés devant cette
grande ville, et de tomber sur eux avec la violence de la foudre.
Berthier, Ney furent de cet avis, et le soutinrent avec chaleur. Dans
l'émotion qu'on éprouvait, courir à Paris était devenu la passion
universelle. Napoléon, qui ne se gouvernait point par l'émotion,
pensait différemment. Il avait marché vers les places pour se refaire
une armée, pour revenir à cette force de cent mille hommes, qui dans
ses mains devait faire trembler la coalition. Paris pris, ou en danger
de l'être, ne suffisait pas pour le détourner d'un si grand but, car
dès qu'on le saurait en possession d'une force pareille, il était
presque certain que les coalisés sortiraient de Paris bien vite, ou
expieraient, s'ils y restaient, la satisfaction d'y avoir paru un
moment. Napoléon s'arrêtait peu à l'idée d'une révolution politique,
parce que, malgré toute sa sagacité, il ne se figurait pas le décri
dans lequel son gouvernement était tombé. Il n'envisageait les choses
qu'au point de vue militaire, et de ce point de vue il regardait comme
plus important d'avoir cent mille hommes que de sauver Paris.
Cependant, seul de son avis, accusé d'un entêtement insensé, il dut
céder en présence de la douleur universelle, et se résoudre à venir au
secours de la capitale. Mais à y marcher il fallait y marcher
sur-le-champ, car pour y arriver à temps il n'y avait pas une minute à
perdre. Napoléon prit donc son parti soudainement, et il se mit en
route à l'heure même, coupant droit de la Marne à l'Aube, de l'Aube à
la Seine, pour revenir sur Paris par la gauche de la Seine, et éviter
ainsi la rencontre des armées coalisées.

[En marge: Marche précipitée de Napoléon.]

[En marge: Pour aller plus vite, Napoléon quitte l'armée, et arrive de
sa personne à Fromenteau le 30 vers minuit.]

[En marge: Rencontre et violent colloque avec le général Belliard.]

Parti le 28 de Saint-Dizier, il avait couché avec l'armée à Doulevent
(voir la carte nº 62), était reparti le 29, avait passé l'Aube à
Dolancourt, et était venu coucher à Troyes, laissant en arrière
l'armée qui ne pouvait pas franchir les distances aussi vite que lui.
En route il avait reçu un message de M. de Lavallette, qui lui
signalait le danger imminent de la capitale, la masse d'ennemis qui la
menaçaient au dehors, l'activité des intrigues qui la menaçaient au
dedans, et sur ce message il avait encore accéléré sa marche. Le 30 au
matin il avait poussé jusqu'à Villeneuve-l'Archevêque, et là, cessant
de marcher militairement, voulant apporter au moins à Paris le secours
de sa présence, il avait pris la poste, et tantôt à cheval, tantôt
dans un misérable chariot, il s'était, avec M. de Caulaincourt et
Berthier, dirigé sur Paris. Il avait envoyé en avant, comme on l'a vu,
le général Dejean, pour annoncer son arrivée et presser instamment
les maréchaux de prolonger la résistance. Vers minuit, ayant couru
toute la journée, soit à cheval, soit en voiture, il était enfin
parvenu à Fromenteau, impatient de savoir ce qui se passait. Déjà on
apercevait une nombreuse cavalerie précédée de quelques officiers.
Sans hésiter, Napoléon appela ces officiers à lui. Qui est là?
demanda-t-il.--Général Belliard, répondit le principal d'entre
eux.--C'était en effet le général Belliard, qui, en exécution de la
capitulation de Paris, se rendait à Fontainebleau, afin d'y chercher
un emplacement convenable pour les troupes des deux maréchaux.
Napoléon se précipitant alors à bas de sa voiture, saisit par le bras
le général Belliard, le conduit sur le côté de la route, et là
multipliant ses questions, il lui donne à peine le temps d'y répondre,
tant elles sont pressées.--Où est l'armée? demande-t-il tout de
suite.--Sire, elle me suit.--Où est l'ennemi?--Aux portes de
Paris.--Et qui occupe Paris?--Personne; il est évacué!--Comment,
évacué!... et mon fils, ma femme, mon gouvernement, où sont-ils?--Sur
la Loire.--Sur la Loire!... Qui a pu prendre une résolution
pareille?--Mais, Sire, on dit que c'est par vos ordres.--Mes ordres ne
portaient pas telle chose... Mais Joseph, Clarke, Marmont, Mortier,
que sont-ils devenus? qu'ont-ils fait?--Nous n'avons vu, Sire, ni
Joseph, ni Clarke, de toute la journée. Quant à Marmont et à Mortier,
ils se sont conduits en braves gens. Les troupes ont été admirables.
La garde nationale elle-même, partout où elle a été au feu, rivalisait
avec les soldats. On a défendu héroïquement les hauteurs de
Belleville, ainsi que leur revers vers la Villette. On a même défendu
Montmartre, où il y avait à peine quelques pièces de canon, et
l'ennemi croyant qu'il y en avait davantage, a poussé une colonne le
long du chemin de la Révolte pour tourner Montmartre, s'exposant ainsi
à être précipité dans la Seine. Ah! Sire, si nous avions eu une
réserve de dix mille hommes, si vous aviez été là, nous jetions les
alliés dans la Seine, et nous sauvions Paris, et nous vengions
l'honneur de nos armes!...--Sans doute si j'avais été là, mais je ne
puis être partout!... Et Clarke, Joseph, où étaient-ils? Mes deux
cents bouches à feu de Vincennes, qu'en a-t-on fait? et mes braves
Parisiens, pourquoi ne s'est-on pas servi d'eux?--Nous ne savons rien,
Sire. Nous étions seuls et nous avons fait de notre mieux. L'ennemi a
perdu douze mille hommes au moins.--Je devais m'y attendre! s'écrie
alors Napoléon. Joseph m'a perdu l'Espagne, et il me perd la France...
Et Clarke! J'aurais bien dû en croire ce pauvre Rovigo, qui me disait
que Clarke était un lâche, un traître, et de plus un homme incapable.
Mais c'est assez se plaindre, il faut réparer le mal, il en est temps
encore. Caulaincourt! ma voiture...--Ces mots dits, Napoléon se met à
marcher dans la direction de Paris, en commandant à tout le monde de
le suivre, comme s'il pouvait ainsi gagner du temps. Mais Belliard et
ceux qui l'entourent s'efforcent de le dissuader.--Il est trop tard,
lui dit Belliard, pour vous rendre à Paris; l'armée a dû le quitter;
l'ennemi y sera bientôt, s'il n'y est déjà.--Mais, répond Napoléon,
l'armée nous la ramènerons en avant, l'ennemi nous le jetterons hors
de Paris; mes braves Parisiens entendront ma voix, ils se lèveront
tous pour refouler les barbares hors de leurs murs.--Ah! Sire, il est
trop tard, répète Belliard, l'infanterie est là qui me suit;
d'ailleurs nous avons signé une capitulation qui ne nous permet pas de
rentrer.--Une capitulation! et qui donc a été assez lâche pour en
signer une?--De braves gens, Sire, qui ne pouvaient faire
autrement.--Au milieu de ce colloque, Napoléon marche toujours, ne
voulant rien écouter, demandant sa voiture que Caulaincourt n'amène
point, lorsqu'on aperçoit un officier d'infanterie. C'était Curial.
Napoléon l'appelle, et apprend alors que l'infanterie est là,
c'est-à-dire à trois ou quatre lieues de Paris, et qu'il n'est plus
temps d'y rentrer. Vaincu par les faits, par les explications qu'on
lui donne, il s'arrête aux deux fontaines qui s'élèvent sur la route
de Juvisy, s'assied au bord, et demeure quelque temps la tête dans ses
mains, plongé dans de profondes réflexions.

On se tait, on regarde, on attend. Enfin il se lève, il demande un
lieu où il puisse s'abriter quelques instants. Il avait fait, outre
trente lieues en voiture, trente lieues à cheval, il était accablé par
la fatigue, mais il ne la sentait pas. Il voulait une table, de la
lumière, pour étaler ses cartes, pour donner ses ordres. On se rend
chez le maître de poste voisin. On fait luire un peu de lumière et on
aperçoit enfin son visage, qui conservait un reste d'animation, mais
sans aucun trouble, et ne laissait paraître qu'une invincible énergie.

[En marge: Soudaine inspiration de Napoléon, et son espérance de
sauver Paris et l'Empire.]

[En marge: Napoléon envoie M. de Caulaincourt à Paris pour gagner
trois ou quatre jours en traitant avec les souverains, et avoir ainsi
le temps de ramener l'armée.]

On étale des cartes; il examine, il réfléchit, puis il dit: Si
j'avais ici l'armée, tout serait réparé! Alexandre va se montrer aux
Parisiens; il n'est pas méchant, il ne veut pas brûler Paris, il ne
veut que se faire voir à cette grande ville. Il passera demain une
revue, il aura une partie de ses soldats à droite de la Seine, une
autre à gauche; il en aura une portion dans Paris, une autre dehors,
et, dans cette position, si j'avais mon armée, je les écraserais tous.
La population se joindrait à moi, jetterait ce qu'elle a de plus lourd
sur la tête des alliés, les paysans de la Bourgogne les achèveraient.
Il n'en reviendrait pas un sur le Rhin, la grandeur de la France
serait refaite. Si j'avais l'armée! mais je ne l'aurai que dans trois
ou quatre jours. Ah! pourquoi ne pas tenir quelques heures de
plus?...--Et en proférant ces paroles, Napoléon va et vient dans la
pièce fort petite, qui le contient à peine avec les témoins peu
nombreux de cette scène étrange....--Pour le calmer, M. de
Caulaincourt lui dit: Mais, Sire, l'armée viendra, et dans quatre
jours Votre Majesté pourra encore faire ce qu'elle ferait
aujourd'hui.--Napoléon qui jusque-là ne semblait ni écouter ni saisir
ce qu'on lui disait, relève tout à coup la tête, va droit à M. de
Caulaincourt, et lui, qui n'avait jamais paru admettre la possibilité
d'une révolution, s'écrie: Ah! Caulaincourt, vous ne connaissez pas
les hommes! Trois jours, deux jours! vous ne savez pas tout ce qu'on
peut faire dans un temps si court. Vous ne savez pas tout ce qu'on
fera jouer d'intrigues contre moi; vous ne savez pas combien il y a
d'hommes qui me quitteront. Je vous les nommerai tous, si vous
voulez. Tenez, on prétend que j'ai ordonné de faire sortir de Paris
l'Impératrice et mon fils; la chose est vraie, mais je ne puis pas
tout dire. L'Impératrice est une enfant, on se serait servi d'elle
contre moi, et Dieu sait quels actes on lui aurait arrachés!... Mais
oublions ces misères. Trois jours, quatre jours, c'est bien long!
Pourtant l'armée arrivera, et si on me seconde la France peut être
sauvée.--Napoléon se tait, réfléchit, fait encore quelques pas
toujours rapides, puis, avec l'accent de l'inspiration: Caulaincourt,
s'écrie-t-il, je tiens nos ennemis; Dieu me les livre! je les
écraserai dans Paris, mais il faut gagner du temps. C'est vous qui
m'aiderez à le gagner.--Alors, indiquant qu'il voulait être seul, il
demeure avec M. de Caulaincourt, et lui expose ses idées, qui sont les
suivantes. Il faut que M. de Caulaincourt se rende à Paris, aille voir
Alexandre, duquel il sera bien accueilli, qu'il fasse appel aux
souvenirs de ce prince, qu'il cherche à réveiller ses anciens
sentiments, qu'il lui fasse entrevoir les dangers qui le menacent dans
cette grande capitale, Napoléon surtout approchant avec soixante mille
hommes, en recueillant vingt mille qui sortent de Paris, les uns et
les autres avides de vengeance, et voulant à tout prix relever
l'honneur de nos armes. Cette perspective, Alexandre, même sans qu'on
la lui montre, doit en avoir l'imagination frappée, et quand on
s'appliquera à la placer sous ses yeux, elle produira bien plus
d'effet encore. Si, dans cette disposition d'esprit, on lui offre une
paix immédiate, à des conditions qui s'approcheront de celles de
Châtillon, il ne voudra pas compromettre son triomphe, il prêtera
l'oreille, il renverra M. de Caulaincourt au quartier général
français. M. de Caulaincourt ira et reviendra. Trois, quatre jours
seront bientôt passés, et alors, ajoute Napoléon, j'aurai l'armée, et
tout sera réparé!--Mais, Sire, répond M. de Caulaincourt, ne serait-ce
pas le cas de négocier sérieusement, de vous soumettre aux événements
si ce n'est aux hommes, et d'accepter les bases de Châtillon, au moins
les principales?--Non, réplique Napoléon, c'est bien assez d'avoir
hésité un instant. Non, non, l'épée doit tout terminer. Cessez de
m'humilier! on peut aujourd'hui encore sauver la grandeur de la
France. Les chances restent belles, si vous me gagnez trois ou quatre
jours.--M. de Caulaincourt, tout ferme qu'il était, avait peine à
résister au torrent de cette énergie que tant de malheurs n'avaient
point abattue, et il demande qu'on lui adjoigne le prince Berthier,
qui a le secret des ressources dont l'Empereur dispose encore, qui est
connu, estimé des souverains, qui pourra se faire écouter. Napoléon ne
laisse pas achever M. de Caulaincourt. D'abord il a besoin de
Berthier, qui seul connaît dans tous ses détails la distribution de
l'armée sur le théâtre confus de la guerre; mais ce n'est pas sa plus
forte raison. Berthier est excellent, dit Napoléon, il a de grandes
qualités, il m'aime, je l'aime, mais il est faible. Vous n'imaginez
pas ce qu'en pourraient faire les intrigants qui vont s'agiter. Allez,
partez sans lui, il n'y a que vous dont la trempe puisse résister au
foyer de ces intrigues.--

[En marge: M. de Caulaincourt accepte la mission proposée dans
l'espérance de rétablir les relations diplomatiques entre Napoléon et
les monarques victorieux.]

[En marge: Napoléon va s'établir à Fontainebleau, et donne les ordres
nécessaires pour réunir toute l'armée derrière l'Essonne.]

Après ce colloque si animé, il fut convenu que Napoléon irait
s'établir à Fontainebleau, qu'il y concentrerait l'armée, y réunirait
les ressources qui lui restaient, et que tandis qu'il préparerait tout
pour une dernière et formidable lutte, M. de Caulaincourt
s'efforcerait sinon d'arrêter, du moins de ralentir les entreprises
politiques que les alliés allaient tenter dans Paris avec le secours
des mécontents, qu'il gagnerait ainsi trois ou quatre jours, qu'alors
l'heure suprême du salut sonnerait, et que Napoléon paraîtrait aux
portes de la capitale pour y succomber peut-être, mais pour y
entraîner certainement la coalition dans sa chute. M. de Caulaincourt
accepta cette mission avec sa fidélité ordinaire, non pas toutefois
dans l'intention de tromper les souverains alliés, car il n'eût voulu
tromper personne, pas même les ennemis de son pays, mais dans
l'espérance de faire renaître quelques relations entre un maître
intraitable et l'Europe victorieuse. Il partit donc pour Paris, tandis
que Napoléon partait pour Fontainebleau après avoir ordonné aux
troupes qui arrivaient de prendre position sur la rivière d'Essonne et
de s'y établir solidement. C'est derrière cette ligne que Napoléon
voulait opérer la concentration de ses forces. Il était si animé qu'on
eût pu le croire à la veille de l'une des grandes victoires de sa vie,
aussi bien qu'au lendemain du plus grand des désastres. Dans sa tête
ardente il avait déjà conçu un dessein qui pouvait, selon lui, changer
les destinées. Il amenait à sa suite environ 50 mille hommes, auxquels
allaient se joindre les 15 ou 18 mille sortant de Paris. Avec ce qu'il
pouvait attirer à lui des bords de la Seine et de l'Yonne, il
n'aurait pas moins de 70 mille combattants. Il voulait les concentrer
entre Fontainebleau et Paris, le long de l'Essonne, sa droite à la
Seine, sa gauche dans la direction d'Orléans, où étaient sa femme et
son fils. L'ennemi serait dispersé dans Paris, partagé sur les deux
rives de la Seine, et avec soixante-dix mille soldats qui avaient au
coeur la rage de l'honneur et du patriotisme, Napoléon ne désespérait
pas de frapper encore des coups terribles, des coups qui retentiraient
à travers les siècles! Qui sait même! il referait peut-être en une
journée sanglante la grandeur de la France!--Ces idées s'étaient
succédé dans son esprit avec la rapidité de l'éclair, et après avoir
expédié M. de Caulaincourt à Paris, il donna des ordres au général
Belliard, lui prescrivit de se porter sur la rivière d'Essonne, d'y
appeler les deux maréchaux, et de les y établir du bord de la Seine à
la route d'Orléans. Il lui annonça que le lendemain il leur
fournirait, au moyen du grand parc d'artillerie, de quoi remplacer ce
qu'ils avaient perdu dans la glorieuse et funeste bataille de Paris.
Cela fait, il quitta MM. de Caulaincourt et Belliard, et partit avec
Berthier pour Fontainebleau, afin d'y attendre et d'y rallier l'armée.

[En marge: M. de Caulaincourt se rend à Paris auprès du conseil
municipal.]

[En marge: Ce corps s'est transporté auprès d'Alexandre, dont il est
fort bien accueilli.]

Tandis que Napoléon prenait ce chemin, M. de Caulaincourt avait pris
celui de Paris, et s'était rendu à l'hôtel de ville, auprès de
l'autorité municipale, la seule qui subsistât encore dans notre
capitale abandonnée. Mais déjà cette autorité s'était transportée au
château de Bondy, pour recommander aux souverains alliés la population
parisienne. La moitié de la nuit s'était écoulée. L'empereur
Alexandre avait accueilli de son mieux les deux préfets et la
députation qui les accompagnait. Ce monarque, maître enfin de Paris,
était au comble de la joie. Son orgueil une fois satisfait, tous ses
bons sentiments avaient repris le dessus. Son penchant le plus
prononcé était le désir de plaire, et il n'était personne à qui il
voulût plaire autant qu'à ces Français, qui l'avaient vaincu tant de
fois, qu'il venait de vaincre à son tour, et dont il ambitionnait les
applaudissements avec passion. Surprendre à force de générosité ce
peuple généreux, était en ce moment son rêve le plus cher: noble
faiblesse si c'en était une!

[En marge: Alexandre consent à laisser la police de Paris aux
autorités municipales et à la garde nationale.]

Il reçut donc avec une extrême courtoisie les deux préfets et la
députation parisienne, leur répéta ce qu'il avait déjà dit si souvent,
qu'il ne faisait point la guerre à la France, mais à la folle ambition
d'un seul homme; qu'il n'entendait imposer à la France ni un
gouvernement, ni une paix humiliante, mais la délivrer d'un despotisme
dont elle n'avait pas moins souffert que l'Europe. Il garantit pour la
capitale les traitements les plus doux, moyennant que le peuple
parisien demeurât paisible, et se montrât aussi amical envers ses
nouveaux hôtes que ceux-ci voulaient l'être envers lui. Il consentit
sans difficulté à laisser la police de Paris à la garde nationale, et
à ne pas loger ses soldats chez les habitants. Il demanda seulement
des vivres qu'on avait, et qu'on lui promit.

[En marge: Soin que l'empereur Alexandre met à s'informer de ce qu'est
devenu M. de Talleyrand.]

Aussitôt la conversation générale terminée, il s'adressa
individuellement à chaque membre de la députation, et affirma de
nouveau qu'en apportant à la France la paix la plus honorable, il lui
laisserait en outre la plus entière liberté dans le choix de son
gouvernement. Il parut surtout fort impatient de savoir ce qu'était
devenu M. de Talleyrand, ce que faisait ce grand personnage, et où il
était actuellement. M. de Nesselrode, présent à l'entretien, pria M.
de Laborde, qu'il connaissait, et qui était membre de la députation,
de se rendre auprès de M. de Talleyrand, de le retenir à Paris s'il
n'était pas parti, et de l'assurer de la part des souverains de toute
leur considération.

Pendant que les préfets étaient auprès d'Alexandre, les officiers des
deux armées avaient arrêté les conditions de l'évacuation de Paris.
Ils étaient convenus que vers sept heures du matin les soldats des
maréchaux Marmont et Mortier livreraient les barrières aux soldats des
armées alliées, après quoi les souverains feraient leur entrée dans
Paris.

[En marge: M. de Caulaincourt au château de Bondy.]

[En marge: Son entretien avec Alexandre.]

[En marge: Alexandre en paraissant rendre à M. de Caulaincourt son
ancienne amitié, ne lui laisse aucune espérance relativement à
Napoléon.]

Sur ces entrefaites M. de Caulaincourt n'ayant pas trouvé à l'hôtel de
ville les autorités parisiennes, s'était rendu lui-même au château de
Bondy, avait rencontré en route la députation qui s'en retournait,
avait eu quelque difficulté à se faire admettre auprès d'Alexandre, et
y avait enfin réussi. En le voyant, Alexandre l'accueillit avec la
même cordialité qu'autrefois, l'embrassa même de la manière la plus
affectueuse, lui expliqua pourquoi il ne l'avait pas reçu à Prague,
puis arrivant aux grands événements du jour, lui dit qu'exempt de tout
ressentiment, ne désirant que la paix, la venant chercher à Paris
puisqu'il n'avait pu la trouver à Châtillon, il la voulait honorable
pour la France, mais sûre pour l'Europe, et que pour ce motif ni lui
ni ses alliés ne consentiraient plus à négocier avec Napoléon; qu'ils
n'auraient pas de peine d'ailleurs à trouver quelqu'un avec qui on pût
traiter, car il leur revenait de toute part que la France était aussi
fatiguée de Napoléon que l'Europe elle-même, et qu'elle ne demandait
pas mieux que d'être débarrassée de son despotisme; qu'au surplus les
alliés n'avaient pas le projet de faire violence à cette noble France,
qu'ils entendaient au contraire la respecter profondément, lui laisser
le choix de son souverain, et conclure la paix avec ce souverain dès
qu'elle l'aurait désigné; qu'une fois entrés dans Paris ils
consulteraient les gens les plus notables, qu'ils les prendraient dans
toutes les nuances d'opinion, et que ce que les personnages les plus
accrédités du pays auraient décidé, les alliés l'adopteraient, et le
consacreraient par l'adhésion de l'Europe.

[En marge: Efforts infructueux de M. de Caulaincourt pour persuader
Alexandre.]

Consterné de ce langage calme, doux, mais résolu, M. de Caulaincourt
essaya de combattre les idées émises par Alexandre. Il s'efforça de
lui faire sentir le danger pour les alliés de se conduire, eux,
représentants de l'ordre social et monarchique en Europe, comme des
fauteurs de révolution, de détrôner un prince longtemps reconnu, adulé
de toutes les cours, accepté par elles comme allié, et par l'une
d'elles comme gendre; le danger d'en croire à cet égard des
mécontents, qui ne consulteraient que leurs passions, de se tromper
ainsi sur les vrais sentiments de la France, qui, tout en
désapprouvant les guerres continuelles de Napoléon, restait
reconnaissante de la gloire et de l'ordre intérieur dont elle avait
joui sous son règne, et était peu disposée à échanger sa puissante et
glorieuse main contre la main débile et oubliée des Bourbons; le
danger enfin de pousser au désespoir Napoléon et l'armée, de commettre
à de nouveaux et affreux hasards un triomphe inespéré, triomphe qu'on
pourrait consolider à l'instant même, et rendre définitif par une paix
équitable et modérée.

Alexandre parut peu touché de ces raisons. Il répondit qu'on
écouterait non pas des mécontents, mais des hommes sensés, n'ayant ni
parti pris, ni intérêt suspect; que le goût de renverser des trônes,
les souverains alliés ne l'avaient pas, et ne pouvaient pas l'avoir;
que le danger de réduire Napoléon au désespoir, ils en tenaient
compte; mais qu'ils étaient résolus, après être venus si loin, et
maintenant surtout qu'ils étaient si unis, de pousser la lutte à bout,
pour n'avoir pas à la recommencer dans des conditions peut-être moins
favorables; qu'ils s'attendaient sans doute à des coups
extraordinaires de la part de Napoléon, tant qu'il lui resterait une
épée dans les mains, mais que, fussent-ils repoussés de Paris, ils y
reviendraient, jusqu'à ce qu'ils eussent conquis une paix sûre, et
qu'une paix sûre on ne pouvait pas l'espérer de l'homme qui avait
ravagé l'Europe de Cadix à Moscou.

Il était visible néanmoins que tout en affectant de ne pas craindre un
dernier acte désespéré de Napoléon, Alexandre en était intérieurement
troublé, et que ce serait un argument d'un poids considérable dans les
négociations qui allaient suivre. À propos de ces résolutions qui
paraissaient si fermement arrêtées de la part des puissances, M. de
Caulaincourt demanda au czar si cependant l'Autriche n'aurait aucune
considération pour les liens de famille, et si elle aurait conduit si
loin ses soldats pour avoir l'honneur de détrôner sa fille; que ce ne
serait plus alors le cas de tant reprocher au peuple français d'avoir
égorgé une archiduchesse, quand on venait soi-même en détrôner une
autre.--L'Autriche, reprit Alexandre, a eu de la peine à se décider;
mais depuis que vous avez refusé l'armistice de Lusigny, imaginé par
elle pour ménager un accommodement, elle est aussi convaincue que nous
qu'on ne peut pas traiter avec son gendre, et que pour obtenir une
paix durable il faut la signer avec un autre que lui.

[En marge: Alexandre consent toutefois à recevoir M. de Caulaincourt
lorsqu'il sera entré dans Paris.]

À cette déclaration Alexandre ajouta de nouvelles assurances d'amitié
pour M. de Caulaincourt, l'engagea à venir le revoir dans la journée,
lui promit de l'accueillir à toute heure, mais lui fit promettre à son
tour de garder à Paris la réserve d'un parlementaire, puis il le
quitta, car l'heure du triomphe approchait, et son orgueil était
impatient. Il ne voulait pas brûler Paris, mais y entrer.

[En marge: Entrée des souverains dans Paris le 31 mars 1814.]

Le jeudi 31 mars 1814, jour de douloureuse et ineffaçable mémoire, les
souverains alliés se mirent en marche, vers les dix ou onze heures du
matin, pour faire dans Paris leur entrée triomphale. L'empereur
Alexandre s'était attribué, et on lui avait laissé prendre, le premier
rôle. Le roi de Prusse le lui cédait de bien grand coeur, trop heureux
du succès des armes alliées, succès que sa défiance du sort lui avait
fait mettre en doute jusqu'au dernier instant. L'empereur François et
M. de Metternich, séparés du quartier général des alliés par la
bataille d'Arcis-sur-Aube, s'étaient retirés à Dijon, où ils
ignoraient la prise de Paris. Le prince de Schwarzenberg avait du
reste assez d'autorité et de connaissance de leurs intentions pour les
remplacer complétement dans ces graves circonstances. Lord
Castlereagh, ministre d'un gouvernement où il faut tout expliquer à la
nation, était allé donner au Parlement les motifs du traité de
Chaumont. Personne ne pouvait donc en ce moment disputer au czar
l'empire de la situation, et il y parut bientôt par le dehors aussi
bien que par le fond des choses.

[En marge: Aspect de Paris, et sentiments divers de la population.]

[En marge: Manifestations des royalistes.]

Alexandre ayant à sa droite le roi de Prusse, à sa gauche le prince de
Schwarzenberg, derrière lui un brillant état-major, et pour escorte
cinquante mille soldats d'élite, observant un ordre parfait, et
portant au bras une écharpe blanche qu'ils avaient adoptée pour éviter
les méprises sur le champ de bataille, Alexandre s'avançait à cheval à
travers le faubourg Saint-Martin. Une proclamation des deux préfets,
annonçant les intentions bienveillantes des monarques alliés, avait
averti la population parisienne de l'événement solennel et douloureux
qui allait attrister ses murs. Dire les émotions de cette population,
en proie aux sentiments les plus contraires, serait difficile. Le
peuple de Paris, toujours si sensible à l'honneur des armes
françaises, irrité de n'avoir pas obtenu les fusils qu'il demandait,
soupçonnant même des trahisons là où il n'y avait eu que des
faiblesses, supportait avec une aversion peu dissimulée la présence
des soldats étrangers. La bourgeoisie plus éclairée sans être moins
patriote, appréciant les causes et les conséquences des événements,
était partagée entre l'horreur de l'invasion, et la satisfaction de
voir cesser le despotisme et la guerre. Enfin, l'ancienne noblesse
française, à force de haïr la révolution oubliant la gloire du pays
qui jadis lui était si chère, éprouvait de la chute de Napoléon une
joie folle, qui ne lui permettait pas de sentir actuellement le
désastre de la patrie. Quelques membres de cette noblesse, dans le
désir d'amener à Paris un événement semblable à celui de Bordeaux,
parcouraient le faubourg Saint-Germain, la place de la Concorde, le
boulevard, en agitant un drapeau blanc, et en poussant des cris de
_vive le roi!_ qui restaient sans écho, et provoquaient même assez
souvent une désapprobation manifeste. Calme et triste, la garde
nationale faisait partout le service, prête à maintenir l'ordre, que
personne au surplus ne songeait à troubler.

[En marge: Affabilité d'Alexandre.]

Tel était l'aspect de Paris. En suivant à travers une foule pressée et
silencieuse le faubourg Saint-Martin jusqu'au boulevard, les
souverains alliés ne rencontrèrent d'abord que des visages mornes, et
parfois menaçants. Du reste pas une insulte, pas une acclamation ne
signalèrent leur marche grave et lente. En arrivant au boulevard et en
s'approchant des grands quartiers de la capitale, les visages
commencèrent à changer avec les sentiments de la population. Quelques
cris se firent entendre qui indiquaient qu'on appréciait les
dispositions généreuses d'Alexandre. Il y répondit avec une
sensibilité marquée. Bientôt ses saluts répétés à la population,
l'ordre rassurant observé par ses soldats, amenèrent des
manifestations de plus en plus amicales. Enfin parut le groupe
royaliste qui depuis le matin se promenait dans Paris en agitant un
drapeau blanc. Ses cris enthousiastes de _vive Louis XVIII_, _vive
Alexandre_, _vive Guillaume_, éclatèrent subitement aux oreilles des
souverains, et leur causèrent une satisfaction visible. Aux cris
violents de ce groupe vinrent se joindre ceux de femmes élégantes,
agitant des mouchoirs blancs, et saluant avec la vivacité passionnée
de leur sexe la présence des monarques étrangers: triste spectacle
qu'il faut déplorer sans s'en étonner, car c'est celui que donnent en
tous lieux et en tout temps les peuples divisés. Les joies des partis
y étouffent en effet les plus légitimes douleurs de la patrie!

[En marge: Grande revue aux Champs-Élysées.]

[En marge: Envoi de M. de Nesselrode auprès de M. de Talleyrand.]

[En marge: Grands témoignages de considération donnés à M. de
Talleyrand.]

[En marge: Il est convenu que l'empereur Alexandre prendra son
logement chez M. de Talleyrand.]

Ces dernières manifestations rassurèrent les souverains alliés, que la
froideur malveillante témoignée par les masses populaires dans le
faubourg Saint-Martin et le boulevard Saint-Denis avait inquiétés
d'abord, non pour leur sûreté personnelle, mais pour la suite de leurs
desseins. Ils se rendirent sans s'arrêter aux Champs-Élysées, pour y
passer la revue de leurs soldats. C'était une manière de remplir, par
un grand spectacle militaire, les heures de cette journée, tandis que
leurs ministres vaqueraient à des soins plus sérieux et plus
pressants. Il était urgent, effectivement, de parler à cette ville de
Paris, si redoutée même dans sa défaite, de lui dire qu'on ne venait
ni conquérir, ni opprimer, ni humilier la France, qu'on lui apportait
seulement la paix, dont n'avait pas voulu un chef intraitable, et que
quant à la forme de son gouvernement, on la laisserait libre de
choisir celle qui lui conviendrait. Mais pour concerter ce langage,
pour savoir même à qui l'adresser, il fallait s'aboucher avec des
personnages accrédités, et pendant la revue des Champs-Élysées, M. de
Nesselrode s'était rendu auprès de celui qu'indiquait une sorte de
désignation universelle, c'est-à-dire auprès de M. de Talleyrand. Il
l'avait trouvé dans son célèbre hôtel de la rue Saint-Florentin,
attendant cette démarche si facile à prévoir, et lui avait demandé, au
nom des monarques alliés, quel était le gouvernement qu'il fallait
constituer, en lui déclarant qu'on s'en fierait à ses lumières plus
volontiers qu'à celles d'aucun homme de France. M. de Talleyrand, qui
connaissait et appréciait depuis longtemps l'habile diplomate dépêché
auprès de lui, l'accueillit avec empressement, et lui dit, ce qui
était vrai, que le gouvernement impérial était complétement ruiné dans
les esprits, que le régime de la guerre perpétuelle inspirait en 1814
autant d'horreur que celui de la guillotine en 1800, et que rien ne
serait plus facile que d'opérer une révolution, si on traitait la
France avec les égards dont ce grand pays était digne, si on lui
prouvait surtout par les faits aussi bien que par les paroles, que les
souverains alliés voulaient être non pas ses conquérants, mais ses
libérateurs. Dans ces termes généraux il était aisé de s'entendre. M.
de Nesselrode répéta les assurances qu'il était chargé de prodiguer,
et les deux diplomates commençaient à discuter les graves sujets que
comportait la circonstance, lorsque M. de Nesselrode reçut de
l'empereur Alexandre un message singulier, dont l'objet était le
suivant. Par une modestie pleine de délicatesse, Alexandre avait voulu
loger non aux Tuileries, mais à l'Élysée, et pendant la revue on lui
avait remis un billet dans lequel on prétendait que l'Élysée était
miné. Il avait envoyé ce billet à M. de Nesselrode pour que celui-ci
s'informât si un tel avis avait le moindre fondement. M. de Nesselrode
communiqua ce message à M. de Talleyrand, qui sourit d'un avis aussi
puéril, et qui cependant offrit courtoisement de mettre à la
disposition de l'empereur Alexandre son hôtel, où aucun danger n'était
à craindre, et où depuis longtemps régnaient des habitudes tout à fait
princières. M. de Nesselrode saisit cette offre avec empressement, car
c'était donner un haut témoignage de considération à un personnage
dont on avait grand besoin, c'était augmenter son influence, et se
ménager même bien des commodités pour l'oeuvre qu'on allait
entreprendre.

[En marge: La revue de ses troupes finie, Alexandre se rend chez M. de
Talleyrand.]

Les hommes qui depuis quelque temps étaient ou les confidents ou les
visiteurs assidus de M. de Talleyrand, le duc de Dalberg, l'abbé de
Pradt, le baron Louis, le général Dessoles, et une infinité d'autres,
étaient accourus chez lui pour s'entretenir des prodigieux événements
qui étaient en voie de s'accomplir. Il avait donc sa cour toute formée
pour recevoir l'empereur Alexandre lorsque celui-ci, après avoir passé
ses troupes en revue, se transporterait à l'hôtel de la rue
Saint-Florentin. L'empereur Alexandre étant descendu de cheval sur la
place de la Concorde, se rendit à pied chez le grand dignitaire
impérial, lui tendit la main avec cette courtoisie qui séduisait tous
ceux qui ne savaient pas combien il y avait de finesse cachée sous le
charme de ses manières, traversa les appartements qui contenaient déjà
une foule empressée, se laissa présenter les nouveaux royalistes dont
le nombre augmentait à vue d'oeil, et après avoir prodigué à chacun
les témoignages les plus flatteurs, s'enferma avec M. de Talleyrand
pour le consulter sur les importantes résolutions qu'il s'agissait
d'adopter. Le roi de Prusse, le prince de Schwarzenberg, appelés à
cette conférence, s'y rendirent immédiatement, et M. de Talleyrand
demanda l'autorisation d'y introduire son véritable, son unique
complice, le duc de Dalberg, qui, plus téméraire que lui, avait osé
envoyer un émissaire au camp des alliés. À peine assemblés ces
éminents personnages entreprirent de traiter le grand sujet qui les
réunissait, celui du gouvernement à donner à la France.

[En marge: Conférence des souverains avec M. de Talleyrand et avec
quelques personnages sur le choix du gouvernement qui convient à la
France.]

Alexandre qui avait déjà pris l'habitude, et qui continua de la
prendre chaque jour davantage, d'ouvrir les entretiens et de les
clore, Alexandre commença par répéter ce qu'il disait à tout le monde,
que lui et ses alliés n'étaient pas venus en France pour y opérer des
révolutions, mais pour y chercher la paix; qu'ils l'auraient faite à
Châtillon, si Napoléon s'y était prêté, mais que n'ayant trouvé à
Châtillon que des refus, obligés de venir chercher cette paix jusque
dans les murs de Paris, ils étaient prêts à la conclure avec ceux qui
la voudraient franchement; qu'il ne leur appartenait pas de désigner
les hommes qui seraient chargés de représenter la France en cette
circonstance, et de constituer son gouvernement, qu'à cet égard ils
n'avaient la prétention d'imposer personne, que Napoléon lui-même ils
n'auraient pas pris sur eux de l'exclure, s'il ne s'était exclu en
refusant péremptoirement des conditions auxquelles l'Europe attachait
sa sûreté; mais qu'après lui la régente Marie-Louise, le prince
Bernadotte, la république elle-même, et enfin les Bourbons, ils
étaient prêts à admettre tout ce que la nation française paraîtrait
désirer. Seulement, dans l'intérêt de l'Europe et de la France, on
devait choisir un gouvernement qui pût se maintenir, surtout en
succédant à la puissante main de Napoléon, car l'oeuvre qu'on allait
accomplir, il ne fallait pas qu'on eût à la recommencer.

[En marge: Exposé des sentiments des souverains fait par l'empereur
Alexandre.]

[En marge: Déclaration que les souverains entendent laisser la France
libre dans le choix de son souverain.]

Alexandre ne dissimula pas que, tout en ayant pour les Bourbons une
préférence naturelle, les monarques alliés craignaient que ces
princes, inconnus aujourd'hui de la France et ne la connaissant plus,
ne fussent incapables de la gouverner; qu'ils n'espéraient pas non
plus qu'on parvînt à composer un gouvernement sérieux avec une femme
et un enfant, comme Marie-Louise et le Roi de Rome, que c'était l'avis
notamment de l'empereur d'Autriche; que cherchant ainsi le meilleur
gouvernement à donner à la France il avait, lui, songé quelquefois au
prince Bernadotte, mais que ne trouvant pas beaucoup d'assentiment
lorsqu'il parlait de ce candidat il se garderait bien d'insister; que
du reste dans cet état d'indécision, l'avis des souverains en serait
d'autant plus facile à plier au voeu de la France, seule autorité à
consulter ici; que pour eux ils n'avaient qu'un intérêt et un droit,
c'était d'avoir la paix, mais de l'avoir sûre en l'accordant
honorable, telle qu'on la devait à une nation couverte de gloire, et à
laquelle ils ne s'en prenaient point de leurs maux, sachant bien que
sous le joug détesté qu'on venait de briser elle avait souffert autant
que l'Europe.

[En marge: Opinion très-arrêtée de M. de Talleyrand en faveur des
Bourbons.]

[En marge: Motifs de cette opinion.]

À ce langage, doux, flatteur, insinuant, un seul homme était appelé à
répondre, et c'était M. de Talleyrand. C'est à lui que s'adressaient
particulièrement ces questions comme au plus accrédité des personnages
auxquels on pouvait les poser. Généralement peu impatient de se
prononcer, laissant volontiers les plus pressés dire leur sentiment,
mais sachant se décider quand il le fallait, M. de Talleyrand
possédait au plus haut point le discernement des situations, savait
découvrir ce qui convenait à chacune, et avait de plus l'art de donner
à ses avis une forme piquante ou sentencieuse, qui leur valait tout de
suite la vogue d'un bon mot, ou d'un mot profond. Il avait clairement
discerné qu'élevé par la victoire, Napoléon ne pouvait se soutenir que
par elle, que vaincu il était détrôné; que la république n'étant pas
proposable à une génération qui avait assisté aux horreurs de 1793, la
monarchie étant le seul gouvernement alors possible, il n'y avait de
dynastie acceptable que celle des Bourbons, car on ne crée pas à
volonté et artificiellement les conditions qui rendent une famille
propre à régner. Le génie, le hasard des révolutions, peuvent un
moment élever un homme, et on venait d'en avoir la preuve, mais ce
phénomène passé, les peuples reviennent promptement à ce que le temps
et de longues habitudes nationales ont consacré. À l'abri désormais
des vengeances impériales, M. de Talleyrand dit lentement mais
nettement la vérité à ce sujet. Napoléon, selon lui, n'était plus
possible. La France, à laquelle il avait rendu de grands services
qu'il lui avait malheureusement fait payer cher, voyait en lui ce qu'y
voyait l'Europe, c'est-à-dire la guerre, et elle voulait la paix.
Napoléon était donc en ce moment le contraire du voeu formel, absolu
de la génération présente. Consentirait-il à signer la paix, il ne
faudrait pas y compter. En effet une paix, même très-honorable, telle
que la France pourrait l'accepter, telle que l'Europe dans sa haute
raison devrait l'accorder, cette paix quelle qu'elle fût, serait
toujours tellement au-dessous de ce que Napoléon devait prétendre,
qu'il ne saurait y souscrire sans déchoir, dès lors sans avoir
l'intention de la rompre. Il ne fallait donc plus songer à lui,
puisqu'il était incompatible avec la paix, qui était le besoin du
monde entier, et on verrait bientôt, en laissant éclater l'opinion
universelle encore comprimée, que cette manière de penser était au
fond de tous les esprits. Que si Napoléon était impossible
personnellement, il était tout aussi impossible dans sa femme et son
fils. Qui pouvait croire sérieusement qu'il ne serait pas derrière
Marie-Louise et le Roi de Rome, pour gouverner sous leur nom?
Personne. Ce serait Napoléon avec tous ses inconvénients et tous ceux
de la dissimulation. Il fallait par conséquent renoncer à une
semblable combinaison, et puisque le prince auguste qui avait donné sa
fille à Napoléon faisait un généreux sacrifice à l'Europe, on devait
accepter ce sacrifice en remerciant l'empereur d'Autriche de si bien
comprendre les besoins de la situation. Quant au prince Bernadotte,
devenu l'héritier du trône de Suède, c'était chose moins sérieuse
encore. Après avoir eu un soldat de génie, la France n'accepterait pas
un soldat médiocre, couvert du sang français. Restaient donc les
Bourbons. Sans doute la France, qui les avait tant connus, les
connaissait peu aujourd'hui, et éprouvait même à leur égard certaines
préventions. Mais elle referait connaissance avec eux, et les
accueillerait volontiers s'ils apportaient, en revenant, non les
préjugés qui avaient déjà perdu leur maison, mais les saines idées du
siècle. M. de Talleyrand ajoutait qu'il fallait les lier par de sages
lois, et les réconcilier avec l'armée, en plaçant auprès d'eux ses
représentants les plus illustres; qu'avec du tact, des soins, de
l'application, tout cela pourrait se faire; qu'il fallait bien
d'ailleurs que ce fût possible, car c'était nécessaire; qu'après tant
d'agitations, le besoin le plus impérieux des esprits était de voir
l'édifice social rétabli sur ses véritables bases, et qu'il ne
semblerait l'être que lorsque le trône de France serait rendu à ses
antiques possesseurs. Résumant enfin son opinion en quelques mots, M.
de Talleyrand dit: La république est une impossibilité; la régence,
Bernadotte, sont une intrigue; les Bourbons seuls sont un principe.--

[En marge: M. de Talleyrand fait intervenir divers personnages pour
appuyer ce qu'il a dit.]

Un tel langage avait de quoi plaire aux souverains alliés, et il
aurait trouvé parmi eux des approbateurs encore plus chauds, si le
vrai représentant de la vieille Europe, l'empereur François, si le
chef du parti tory, lord Castlereagh, eussent été présents. Pourtant
le rare bon sens du roi Guillaume désirait que tout ce qu'on venait de
dire fût vrai. Alexandre sans le désirer autant, était prêt cependant
à l'admettre, si la restauration des Bourbons était un moyen de
pacifier la France sans l'humilier, de lui plaire surtout après
l'avoir vaincue. M. de Talleyrand voulant donner à son opinion, nette,
ferme, mais exprimée sans véhémence, l'appui d'un langage plus vif,
plus chaleureux que le sien, proposa aux souverains alliés et à leurs
ministres assemblés dans son salon, de leur faire entendre quelques
Français, qui, à des titres divers, par leur esprit, leurs fonctions,
leur rôle, méritaient d'être écoutés. On introduisit l'abbé de Pradt,
archevêque de Malines, récemment ambassadeur à Varsovie, le baron
Louis, financier habile, employé par Napoléon dans quelques opérations
importantes, le général Dessoles, l'ancien chef d'état-major de
Moreau, l'un des hommes les plus estimés de l'armée.

L'entrevue cessa dès lors d'avoir le caractère d'un tête-à-tête.
L'entretien devint animé, et quelquefois confus à force de vivacité.
L'abbé de Pradt avec la pétulance de son langage, le baron Louis avec
la fermeté de son esprit, le général Dessoles avec une haute raison,
affirmèrent chacun à sa manière, que c'en était fait de la domination
de Napoléon, que personne ne voulait plus d'un furieux, prêt à immoler
la France et l'Europe à de sanglantes chimères; que dans sa femme et
son fils on ne verrait que lui sous un nom supposé, que dans
Bernadotte on verrait un outrage, que désirant une monarchie, on ne
pouvait admettre que les Bourbons; que sans doute on ne pensait pas à
eux, mais qu'on n'avait pas eu le temps d'y penser, que leur nom une
fois prononcé franchement, tout le monde comprendrait qu'il n'y avait
que ces princes de possibles, et qu'en prenant par de bonnes lois des
précautions contre leurs préjugés, on aurait leurs avantages sans
leurs inconvénients.

[En marge: L'opinion de M. de Talleyrand admise comme la bonne par les
monarques alliés.]

[En marge: Il est convenu qu'on se servira du Sénat pour opérer les
changements projetés.]

[En marge: Afin de donner au Sénat le courage de se prononcer, les
souverains déclarent qu'ils ne traiteront plus avec Napoléon ni avec
aucun membre de sa famille.]

Personne n'était plus influencé que l'empereur Alexandre par
l'ensemble et la chaleur des avis.--Si vous êtes tous de cette
opinion, s'écria-t-il, ce n'est pas à nous à contredire. Et regardant
ses alliés qui donnaient leur assentiment d'un signe de tête,
notamment le prince de Schwarzenberg qui avait très-visiblement
approuvé ce qu'on avait dit contre la régence de Marie-Louise, il se
montra prêt à accepter les Bourbons; car, ajoutait-il, ce n'étaient
pas les représentants des vieilles monarchies européennes qui
pouvaient élever des objections contre le rétablissement de cette
antique famille. Le principe admis, il s'agissait du moyen à employer
pour consommer la déchéance de Napoléon, et pour instituer un
gouvernement nouveau qui pacifierait la France avec l'Europe, et la
France avec elle-même. M. de Talleyrand et ceux qui composaient son
conseil improvisé, furent d'avis qu'on pourrait se servir du Sénat, et
qu'on le trouverait empressé à renverser le maître qu'il avait adulé
si longtemps, car en l'adulant il l'avait toujours haï au fond du
coeur. Mais pour inspirer à ce corps le courage de se prononcer, il
fallait que Napoléon parût irrévocablement condamné. Sans cette
certitude, la même timidité qui avait tenu le Sénat silencieux devant
Napoléon, le tiendrait silencieux encore devant son ombre. Pour lever
cette difficulté, il se présentait un moyen fort simple, mais qui
devait précéder toute autre démarche, c'était de déclarer que les
monarques alliés, réunis à Paris, et disposés à concéder la paix la
plus honorable à la France, avaient pris la résolution de ne plus
traiter avec Napoléon, avec lequel toute paix sincère et durable était
jugée impossible. Bien que ce fût un engagement assez grave à prendre,
ce moyen étant le seul qui pût faire éclater l'opinion publique à
l'égard de Napoléon, il n'y avait guère à hésiter, et on n'hésita
point. Le projet de déclaration fut adopté. Pourtant, au gré de ceux
qui désiraient les Bourbons et voulaient être satisfaits le plus tôt
possible, ce n'était pas assez de dire qu'on ne traiterait plus avec
Napoléon, il fallait dire encore qu'on ne traiterait avec aucun autre
membre de sa famille, car si on laissait une chance ouverte en faveur
de son fils, ce serait assez pour glacer les gens timides, sur
lesquels il importait d'agir dans le moment. Ce complément
indispensable fut ajouté sur la proposition de l'abbé de Pradt, et la
déclaration suivante, signée par Alexandre au nom de ses alliés, fut
immédiatement placardée sur les murs de Paris.

[En marge: Texte de cette déclaration.]

«Les armées des puissances alliées ont occupé la capitale de la
France. Les souverains alliés accueillent le voeu de la nation
française.

»Ils déclarent:

»Que si les conditions de la paix devaient renfermer de plus fortes
garanties lorsqu'il s'agissait d'enchaîner l'ambition de Bonaparte,
elles doivent être plus favorables, lorsque par un retour vers un
gouvernement sage, la France elle-même offrira des assurances de
repos.

»Les souverains alliés proclament en conséquence:

»Qu'ils ne traiteront plus avec Napoléon Bonaparte ni avec aucun
membre de sa famille;

»Qu'ils respectent l'intégrité de l'ancienne France, telle qu'elle a
existé sous ses rois légitimes; ils peuvent même faire plus, parce
qu'ils professent toujours le principe que, pour le bonheur de
l'Europe, il faut que la France soit grande et forte;

»Qu'ils reconnaîtront et garantiront la Constitution que la nation
française se donnera. Ils invitent par conséquent le Sénat à désigner
un gouvernement provisoire, qui puisse pourvoir aux besoins de
l'administration, et préparer la constitution qui conviendra au peuple
français.

»Les intentions que je viens d'exprimer me sont communes avec toutes
les puissances alliées.

                                                           »ALEXANDRE.
  »P. S. M. I.
    »_Le secrétaire d'État_, comte de NESSELRODE.

  »Paris, le 31 mars 1814, trois heures après-midi.»

Il fut convenu que s'appuyant sur cette déclaration, M. de Talleyrand
et ses coopérateurs s'aboucheraient avec les membres du Sénat, les
décideraient à nommer un gouvernement provisoire, et qu'on aviserait
ensuite aux moyens de prononcer directement et définitivement la
déchéance de Napoléon.

[En marge: Publicité donnée aux intentions des souverains.]

[En marge: Démarche des royalistes auprès d'Alexandre, et réponse
donnée en son nom par M. de Nesselrode.]

Après ce premier acte les souverains se séparèrent. Alexandre demeura
chez M. de Talleyrand, le roi de Prusse alla fixer sa résidence dans
l'hôtel du prince Eugène, qui est devenu depuis l'hôtel de la légation
de Prusse. Les ordres furent donnés pour que les troupes alliées ne
prissent point leur logement chez les habitants, mais que, pourvues
des vivres nécessaires, elles établissent leurs bivouacs sur les
principales places de la capitale, et notamment dans les
Champs-Élysées. Le général Sacken fut nommé gouverneur de Paris. Les
rédacteurs des divers journaux furent, ou changés, ou invités à parler
dans le sens de la révolution nouvelle. On se servit du télégraphe,
tel qu'il existait alors, pour annoncer les grands événements
accomplis dans la capitale, avec mention réitérée des intentions
généreuses des puissances. Les royalistes, anciens ou nouveaux, qui
avaient dans cette journée assiégé l'hôtel Talleyrand, se répandirent
dans la capitale afin d'y propager l'espérance, et presque la
certitude du prochain rétablissement des Bourbons. Ceux d'entre eux
qui avaient promené le matin dans Paris le drapeau blanc, s'étant
assemblés tumultueusement, proposèrent de s'adresser aux souverains
étrangers pour leur demander que les Bourbons fussent immédiatement
proclamés. Ils trouvaient que si c'était déjà quelque chose de
déclarer qu'on ne traiterait plus avec Napoléon, ce n'était point
assez, et qu'il fallait annoncer qu'on traiterait exclusivement avec
les Bourbons, seuls souverains légitimes de la France. Après une
délibération vive et confuse, on se sépara d'accord sur un point,
l'envoi d'une députation à Alexandre pour lui exprimer le voeu formel
des royalistes. En effet, cette députation alla chercher Alexandre à
l'Élysée d'abord, puis à l'hôtel de la rue Saint-Florentin, ne fut
point reçue par ce prince, mais par M. de Nesselrode, qui, se
renfermant dans la réserve convenable, leur répéta que l'Europe réunie
à Paris entendait suivre exclusivement le voeu de la France, et que
si, comme tout l'indiquait, ce voeu était favorable aux Bourbons, les
souverains alliés seraient heureux d'assister à leur restauration, et
d'y contribuer par leur plein assentiment.

[En marge: Mouvement imprimé aux esprits par la déclaration des
souverains.]

Le premier acte de cette révolution était donc accompli. Les
souverains entrés dans Paris, reçus paisiblement par une population
désarmée qu'ils s'attachaient à flatter, s'étaient mis en rapport avec
quelques grands personnages, et sur leur conseil avaient déclaré
qu'ils ne traiteraient plus avec Napoléon, tandis qu'ils étaient prêts
au contraire à traiter avantageusement avec tout gouvernement issu du
voeu de la nation française. C'était assez pour que l'opinion fatiguée
de la domination d'un soldat, qui ne prenait jamais de repos et n'en
laissait à personne, se prononçât bientôt en faveur de la seule
dynastie qui s'offrît à l'esprit en dehors de celle que la victoire
avait élevée et que la victoire renversait. Un moment d'hésitation en
présence d'un événement si subit, et après vingt-quatre ans d'absence
des Bourbons, était bien naturel; mais les heures allaient produire
ici l'effet qu'en d'autres temps produisent les mois et les années.

[Date en marge: Avril 1814.]

[En marge: Sentiments de la majorité de la France à l'égard de
Napoléon.]

[En marge: Facilités qu'on devait trouver auprès du Sénat pour
l'amener à se faire l'instrument d'une révolution.]

[En marge: Vains efforts de M. de Caulaincourt pour arrêter les
sénateurs prêts à abandonner Napoléon.]

[En marge: Indignation de M. de Caulaincourt en ne voyant partout que
faiblesse et défection.]

Le soir même, et le lendemain 1er avril, tous ces esprits remuants qui
se précipitent dans le torrent des révolutions, les uns pour en
profiter, les autres pour le plaisir de s'y mêler, allaient, venaient
sans cesse, et de chez M. de Talleyrand couraient chez les personnages
dont le concours était nécessaire, en particulier chez les sénateurs.
Il n'y avait d'aucun côté grande résistance à craindre, car pour tout
le monde Napoléon vaincu était Napoléon détrôné. Il existait bien dans
le peuple de Paris quelques regrets pour le guerrier éblouissant qui
avait longtemps charmé son imagination, et qui quelques jours
auparavant semblait encore le défenseur de ses murs; mais si on
excepte le peuple de quelques grandes villes, et surtout, les paysans
dont la chaumière avait été ravagée, pour la France entière, la paix,
conséquence assurée de la chute de Napoléon, était un immense
soulagement. Du reste parmi ceux qui mettent plus directement la main
aux événements, l'entraînement vers un nouvel état de choses était
général. Les anciens révolutionnaires, sans songer que c'étaient les
Bourbons qui allaient remplacer Napoléon, se livraient au plaisir de
la vengeance contre l'auteur du 18 brumaire. Les gens sensés
reconnaissaient dans ce qui arrivait la suite tant prédite des folles
témérités qu'ils avaient déplorées, et d'un pouvoir sans contre-poids.
Les hommes, occupés particulièrement de leurs intérêts, cherchaient la
fortune pour aller vers elle, et ne la voyant plus du côté de Napoléon
tournaient ailleurs leurs regards. Avec des dispositions aussi
unanimes, on n'avait point à craindre que le Sénat se souvînt de sa
longue soumission pour en rougir ou pour y persévérer. Ordinairement
on s'en prend d'une trop longue soumission à celui qui vous l'a
imposée, et loin d'être un embarras pour la pudeur, elle est au
contraire un prétexte pour l'ingratitude. Le fidèle et infortuné duc
de Vicence avait pu s'en convaincre dans cette même journée du 31
mars, et dans la nuit qui avait suivi, car en sortant de chez
l'empereur Alexandre il n'avait cessé de visiter tour à tour les
nombreux personnages qui, à des titres divers, avaient servi le
gouvernement impérial, et pouvaient en ce moment extrême lui apporter
un utile secours. Il lui semblait qu'en invoquant la foi promise, ou
au moins la reconnaissance, car il n'y avait pas alors une fortune qui
ne fût due à Napoléon, on parviendrait à raffermir les fidélités
ébranlées, et que si les souverains alliés fort soigneux de ménager le
sentiment public, le trouvaient tant soit peu persistant en faveur de
Napoléon, ils s'arrêteraient, et, au lieu de faire une révolution, se
borneraient à faire la paix, oeuvre pour laquelle M. de Caulaincourt
était aujourd'hui tout préparé. Cette fois en effet il avait pris au
fond de son coeur la résolution de violer ses instructions, et dût-il
être désavoué à Fontainebleau, il était déterminé à signer à Paris la
paix de Châtillon. Mais sa tournée non interrompue pendant
vingt-quatre heures, le consterna, l'indigna, le remplit de mépris
pour les hommes, qu'il ne connaissait pas assez pour s'attendre à ce
qui lui arrivait. Droit, rude, sensé, M. de Caulaincourt n'avait pas
cette profonde science des hommes, qui ôte toute colère en ôtant toute
surprise. Il passa ces deux jours à s'étonner et à s'emporter. Sa
première visite se dirigea vers l'hôtel de la rue Saint-Florentin, et
là son sentiment ne fut point celui de la surprise, car il n'ignorait
pas les justes griefs de M. de Talleyrand, et trouvait sa conduite
toute naturelle. Seulement il aurait voulu pouvoir le décider à en
tenir une autre.--Il est trop tard, lui dit le grand acteur de la
scène du jour; il n'y a plus à s'occuper de Napoléon que pour lui
ménager une retraite éloignée. C'est un insensé, qui a tout perdu, qui
devait tout perdre, et dont il ne faut plus nous parler. Prenez-en
votre parti, et songez à vous. Votre honorable renommée, l'amitié de
l'empereur Alexandre, vous assurent une place sous tous les
gouvernements. Occupez-vous de vous, et oubliez un maître auquel votre
droiture était devenue importune.--M. de Caulaincourt, s'attendant à
ce langage dans la bouche de M. de Talleyrand, écarta ce qui le
concernait, et usant du privilége d'une ancienne amitié, s'efforça de
réveiller le penchant qu'on avait supposé à M. de Talleyrand pour la
régence de Marie-Louise, sous laquelle il aurait pu être le premier
personnage de l'État.--Il est trop tard, répéta le prince de Bénévent.
J'ai voulu sauver Marie-Louise et son fils, en les retenant à Paris,
mais une lettre de cet homme destiné à tout perdre, est venue décider,
le départ pour Blois, et produire le vide que nous cherchons à
remplir. Renoncez, vous dis-je, à vos regrets: tout est fini pour
Napoléon et les siens; songez à vos enfants, et laissez-nous sauver la
France, par les seuls moyens qu'il soit possible aujourd'hui
d'employer.--M. de Caulaincourt, trouvant M. de Talleyrand
irrévocablement engagé dans la cause des Bourbons, avait désespéré dès
lors d'exercer sur lui aucune influence. Quittant M. de Talleyrand, et
traversant au sortir de son cabinet, un groupe tout composé de
fonctionnaires de l'Empire, où l'abbé de Pradt faisait, selon sa
coutume, entendre les paroles les moins réservées, M. de Caulaincourt
qui se rappelait les longues adulations de l'archevêque de Malines, ne
put se défendre d'un mouvement d'indignation, marcha droit à lui, et
ne lui laissa d'autre asile que l'escalier de l'hôtel Saint-Florentin.
On entoura, on essaya de calmer M. de Caulaincourt, en lui disant que
son honorable fidélité l'égarait, qu'il se trompait, et qu'il fallait
enfin ouvrir les yeux à la vérité.--Mais pourquoi ne pas les ouvrir
plus tôt, s'était écrié M. de Caulaincourt, en s'adressant à tous ces
hommes naguère chauds partisans de l'Empire, pourquoi ne pas les
ouvrir plus tôt? car en m'aidant un peu, il y a six mois, nous aurions
pu arrêter sur le bord de l'abîme celui que vous appelez aujourd'hui
un fou, un extravagant, un despote intraitable!--À cela on n'avait
répliqué qu'en détournant la tête, et en répétant que Napoléon avait
tout perdu. Toujours désolé, M. de Caulaincourt était ensuite accouru
chez quelques sénateurs. Il avait vu bien peu de portes ne pas rester
fermées, même devant son nom autrefois si honoré, si accueilli.
Ceux-ci étaient absents, ceux-là feignaient de l'être. Quelques-uns
cependant, pris au dépourvu, étaient demeurés accessibles. Parmi ces
derniers, les uns paraissaient embarrassés, consternés, et
cherchaient à cacher sous de profonds gémissements la résolution
visible de faire tout ce qu'on leur demanderait. Les autres plus osés,
élevant tout à coup la voix, disaient qu'il était temps de penser à la
France, trop oubliée, trop sacrifiée à un homme qui l'avait gravement
compromise, et qui allait achever de la perdre si on ne se hâtait de
l'arracher de ses mains.--Sacrifiée par qui, disait M. de Caulaincourt
avec emportement, sinon par ceux qui aujourd'hui s'aperçoivent pour la
première fois que le héros, le dieu de la veille, est un insensé, un
despote, qu'il faut précipiter du trône pour le salut de la
France?--Mais les réflexions de l'honnête duc de Vicence quelque
justes qu'elles fussent ne réparaient rien, et il voyait bien que la
cause de Napoléon était désormais perdue, que tout au plus en
abandonnant le père on sauverait peut-être le fils, mais qu'on en
aurait à peine le temps, car la rapidité des événements était
effrayante. Au surplus, quoique indigné du spectacle qu'il avait sous
les yeux, il sentait si bien que ce qu'on disait, déplacé dans les
bouches qui le faisaient entendre, était vrai néanmoins, que souvent
prêt à se révolter, il finissait par baisser la tête, et par
s'éloigner en silence, comme s'il eût été le coupable auquel
s'adressaient les justes reproches qui retentissaient de toute part.
Désespérant donc d'arrêter le Sénat, il s'était promis de se rejeter
sur Alexandre et sur le prince de Schwarzenberg, pour sauver quelque
chose de ce grand naufrage.

[En marge: M. de Talleyrand au contraire trouve les sénateurs prêts à
faire tout ce qu'il voudra, et même à déposer Napoléon.]

[En marge: L'ancienne opposition du Sénat montre seule quelque
caractère, et, tout en étant prête à déposer Napoléon, veut qu'on
impose aux Bourbons une constitution.]

[En marge: M. de Talleyrand souscrit à cette condition.]

Mais le succès que M. de Caulaincourt n'obtenait pas auprès des
sénateurs, M. de Talleyrand l'obtenait sans difficulté. Quelques-uns
feignant l'indignation, le plus grand nombre gémissant, tous cherchant
à se bien placer dans l'esprit de l'homme qui allait disposer de
l'avenir, semblaient décidés à donner un assentiment complet à ce
qu'on leur proposerait. On avait trouvé plus de caractère chez ceux
qui, disciples de M. Sieyès, avaient formé dans le Sénat une
opposition inactive, mais sévère. Ceux-là paraissaient prêts à tout
oser contre Napoléon, et leur dignité était à l'aise, car ils ne
l'avaient jamais encensé, mais leur résignation à tout accepter ne
s'était pas montrée égale à celle de leurs collègues. Ils avaient
demandé si c'était en vaincus qu'on entendait les amener aux pieds des
Bourbons, et si en rappelant cette famille, on ne songerait pas à
garantir les principes de la révolution française, et à relever la
liberté immolée si longtemps à l'auteur du 18 brumaire. On avait
cherché à les rassurer, en leur disant qu'indépendamment de ses
grandes lumières, l'ancien évêque d'Autun était fort intéressé à
prendre ses précautions contre les Bourbons, et qu'après avoir écarté
Napoléon par les votes du Sénat, il s'occuperait immédiatement de
faire rédiger une constitution appropriée aux besoins et aux lumières
du siècle.

[En marge: Création par le Sénat d'un gouvernement provisoire, dans la
séance du 1er avril.]

[En marge: MM. de Talleyrand, de Dalberg, de Beurnonville, de Jaucourt
de Montesquiou, nommés membres du gouvernement provisoire.]

Les choses ainsi entendues, M. de Talleyrand prit, en sa qualité de
grand dignitaire et de vice-président du sénat, la résolution de
convoquer ce corps pour le 1er avril, lendemain de l'entrée des armées
alliées, afin de pourvoir à la défaillance de l'autorité publique.
Bien qu'on eût frappé à beaucoup de portes, qu'on eût visité beaucoup
de sénateurs, le nombre de ceux qui avaient quitté la capitale à la
suite de Marie Louise, ou qui étaient par leurs fonctions retenus
auprès de Napoléon, le nombre surtout des intimidés, était si grand,
qu'à peine put-on réunir soixante-dix sénateurs environ sur cent
quarante. À trois heures ils étaient en séance, attendant avec
résignation ce qu'on allait leur proposer. Dans un discours assez mal
écrit par l'abbé de Pradt, M. de Talleyrand leur dit qu'ils étaient
appelés à venir au secours d'un _peuple délaissé_ (manière de fonder
sur le départ de la Régente la résolution qu'il s'agissait de
prendre), et à pourvoir au plus indispensable besoin de toute société,
celui d'être gouvernée; qu'ils étaient donc invités à créer
un gouvernement provisoire, lequel saisirait les rênes de
l'administration actuellement abandonnées. À ce discours prononcé avec
l'ordinaire nonchalance de M. de Talleyrand, et écouté dans un profond
silence, personne n'opposa une objection. Mais les membres de
l'opposition libérale demandèrent sur-le-champ que l'oeuvre de ce
gouvernement provisoire ne consistât pas seulement à se saisir de
l'administration de l'État que personne ne dirigeait plus en ce
moment, mais à rédiger une Constitution qui consacrerait les principes
de la Révolution française, et un séducteur, aposté pour allécher ses
collègues, s'empressa d'ajouter que le Sénat et le Corps législatif
devraient occuper la place des grands corps politiques dans la
Constitution future. On s'accorda réciproquement ces diverses
propositions, et il fut entendu que le gouvernement qu'on allait
nommer, après s'être emparé du pouvoir, procéderait immédiatement à la
rédaction d'une Constitution. Ces points convenus, il fallait songer
à composer ce gouvernement qualifié de provisoire. Il est inutile de
dire que le nombre, le choix des individus, tout avait été arrêté
d'avance chez M. de Talleyrand. Le nombre de trois ne répondant pas
assez aux divers besoins de la circonstance, on avait adopté celui de
cinq, et, quant aux personnes, on avait cherché parmi les amis de M.
de Talleyrand les hommes qui, tout en lui étant soumis, avaient
d'utiles relations avec les différents partis. À M. de Talleyrand,
chef indiqué du nouveau gouvernement, on adjoignit donc quatre
personnes. La première fut le duc de Dalberg, peu connu en France,
mais l'ouvrier le plus ancien, le plus actif, le plus habile de la
trame sourde qui éclatait actuellement au grand jour, et en outre lié
intimement avec les princes et les ministres étrangers qui étaient les
appuis nécessaires de la nouvelle révolution. Ce choix imaginé pour la
diplomatie étrangère, il en fallait un pour l'armée. On songea au
vieux Beurnonville, officier des premiers temps de la révolution,
médiocrité bienveillante et mobile, tout à l'heure s'apitoyant avec M.
de Lavallette sur les malheurs de Napoléon, et à présent indigné
contre ses fautes à l'hôtel Talleyrand, ayant du reste de grandes
relations d'amitié avec la plupart des mécontents de l'armée. Il
fallait aussi répondre le plus possible aux opinions des partis, sans
sortir de la société de M. de Talleyrand, essentiellement modérée. On
désigna M. de Jaucourt, galant homme, ancien constituant, doux,
éclairé, libéral, ayant appartenu à la minorité de la noblesse, et
représentant heureusement les hommes qui voulaient unir les Bourbons
et la liberté. Enfin pour que le royalisme, influence importante du
moment, eût sa part, on choisit M. l'abbé de Montesquiou, l'un des
présidents de l'Assemblée constituante, resté pendant l'Empire le
correspondant secret de Louis XVIII, homme d'église et homme du monde
à la fois, ne disant point la messe, fréquentant les salons,
conservant plus d'un préjugé politique quoique affectant de n'avoir
aucun préjugé religieux, instruit, spirituel, indépendant, mais
hautain et irritable, adopté aujourd'hui presque comme un accessoire,
et destiné à devenir bientôt le personnage principal, parce qu'à
l'avantage de représenter une puissance qui grandissait d'heure en
heure, il joignait celui d'être parmi les membres du nouveau
gouvernement l'homme qui avait les sentiments les plus prononcés.

Comme nous venons de le dire, on avait préparé ces choix chez M. de
Talleyrand. Le Sénat se forma en groupes, se les communiqua de bouche
en bouche, et les confirma par son vote sans avoir l'idée de repousser
un seul nom parmi ceux qu'on lui avait présentés. Ces résolutions une
fois arrêtées, M. de Talleyrand laissa aux sénateurs le soin de les
rédiger en termes officiels, et retourna rue Saint-Florentin, où
l'attendaient les nombreux courtisans de sa nouvelle grandeur, tous
convaincus qu'il rappellerait les Bourbons, et les dominerait après
les avoir rappelés.

[En marge: Choix des ministres.]

[En marge: Le baron Louis ministre des finances; le général Dupont, de
la guerre; M. Beugnot, de l'intérieur, etc., etc.]

Les hommes qu'on venait de désigner pouvaient constituer un
gouvernement nominal, nuancé des couleurs du jour, mais non un
gouvernement effectif capable d'administrer les affaires. Pour s'en
procurer un pareil il fallait composer un ministère. À peine revenu
du Luxembourg chez lui, M. de Talleyrand, réuni à ses collègues,
s'occupa de chercher des ministres. Deux importaient avant tout, celui
des finances et celui de la guerre, car il fallait se procurer de
l'argent et détacher l'armée de Napoléon. On fit pour les finances un
choix dont la France devra éternellement s'applaudir, celui du baron
Louis, esprit véhément et vigoureux, comprenant mieux qu'aucun homme
de cette époque la puissance du crédit, puissance féconde, seule
capable de fermer les plaies de la guerre et de remplacer le génie
créateur de Napoléon. Pour la guerre, on céda trop à la passion du
jour, et on fit une nomination qui avait malheureusement tous les
caractères d'une réaction, en appelant à ce département le général
Dupont, l'infortunée victime de Baylen. Dans les derniers temps on
avait songé plus d'une fois aux brillants exploits du général Dupont
pendant les années 1805 et 1806, on avait plaint ses infortunes
imméritées, et depuis que l'on commençait à blâmer Napoléon en secret
tout en continuant de l'aduler en public, on avait dit à voix basse
que le général Dupont avait été la victime désignée pour abuser
l'opinion sur les fautes de la guerre d'Espagne. On crut à tort que ce
choix, accusateur pour Napoléon, mais réparateur envers l'armée,
plairait à celle-ci, et on ne comprit pas qu'au contraire il
l'irriterait. M. de Talleyrand, l'un des juges du général Dupont,
l'envoya chercher à Dreux où il était prisonnier. On fit venir
également un administrateur impérial, homme de beaucoup d'esprit, qui
s'était signalé récemment par de vives épigrammes contre l'Empire, et
on le chargea du département de l'intérieur. Cet administrateur était
M. Beugnot. On remit la justice à un magistrat respectable et libéral,
M. Henrion de Pansey; la marine à un conseiller d'État disgracié,
estimable et laborieux, M. Malouet; les affaires étrangères à un
diplomate instruit, étranger aux partis, ayant la modération ordinaire
de sa profession, M. de Laforest. La police, sous la forme de
direction générale, fut confiée à un employé de ce département, M.
Anglès, ami secret des Bourbons, et les postes furent livrées à un
ennemi subalterne de Napoléon, M. de Bourrienne, son ancien
secrétaire, éloigné de son cabinet pour des motifs qui n'avaient rien
de politique.

[En marge: Le général Dessoles nommé commandant de la garde nationale
de Paris.]

À ces nominations, les unes excellentes, les autres médiocres ou
fâcheuses, on en ajouta une qui était des mieux entendues. La garde
nationale, très-bien composée, avait tenu une conduite ferme et
honorable, et elle méritait qu'on lui témoignât de la considération.
On lui donna un commandant digne d'elle, M. le général Dessoles,
ancien chef d'état-major de Moreau, caractère arrêté, esprit fin et
cultivé, jadis républicain, aujourd'hui partisan de la monarchie
constitutionnelle, et réunissant en lui le double caractère militaire
et civil, qui convient à la tête d'une troupe qu'on a nommée la milice
citoyenne.

Ces divers personnages ne reçurent qu'un titre provisoire, comme celui
du gouvernement qui les instituait. Ils furent qualifiés de
_commissaires délégués à l'administration_ de la justice, de la
guerre, de l'intérieur, etc. Ils eurent ordre de se rendre
immédiatement à leur poste, pour se saisir des affaires le plus tôt
et le plus complétement qu'ils pourraient. On avait donc un
gouvernement auquel il était possible de s'adresser, avec lequel les
souverains avaient le moyen de traiter, et dont ils allaient se servir
pour arracher à Napoléon ce qui lui restait de puissance militaire et
civile sur la France.

[En marge: L'institution du gouvernement provisoire ne suffit pas à
l'impatience des royalistes; ils voudraient qu'on proclamât
immédiatement les Bourbons.]

[En marge: M. de Talleyrand ne partage pas cette impatience.]

Instituer un gouvernement provisoire, c'était déclarer que celui de
Napoléon n'existait plus, et ce pas était considérable. On ne l'eût
pas osé faire sans l'appui des deux cent mille baïonnettes étrangères
qui occupaient Paris. Ce résultat toutefois ne suffisait pas à
l'impatience des royalistes encore peu nombreux mais zélés qui
s'agitaient dans la capitale, et qui, à défaut du nombre, avaient pour
eux l'empire des circonstances. Ils auraient voulu qu'on proclamât
sur-le-champ les Bourbons; ils obsédaient M. de Talleyrand et M. de
Montesquiou pour qu'on prît à cet égard un parti décidé, et que sans
transition comme sans délai on déclarât Louis XVIII seul souverain
légitime de la France, n'ayant pas cessé de régner depuis la mort de
l'infortuné Louis XVII. Aller si vite ne convenait ni aux calculs de
M. de Talleyrand qui ne voulait pas des Bourbons sans conditions, ni à
son caractère qui n'était jamais pressé, ni à sa prudence qui voyait
encore bien des intermédiaires à franchir. À tous les impatients il
opposait ses armes habituelles, la nonchalance et le dédain, et il se
croyait fondé à leur dire, ce qui était vrai au moins pour quelque
temps, que c'était à lui seul à régler le mouvement des choses.

[En marge: Adresse du conseil municipal de Paris aux Parisiens, ayant
pour but de demander le rétablissement des Bourbons.]

[En marge: Le gouvernement provisoire laisse afficher cette adresse,
mais n'en permet pas l'insertion au Moniteur.]

Battus de ce côté, les royalistes ardents s'étaient rejetés sur le
conseil municipal de Paris et sur l'état-major de la garde nationale.
Il y avait dans l'un et dans l'autre de grands propriétaires, de
riches négociants, des membres distingués des professions libérales.
On devait donc y trouver des partisans du royalisme. On en trouva en
effet dans le conseil municipal, et un avocat de talent, ayant plus
d'éclat que de justesse d'esprit, M. Bellart, rédigea une adresse aux
Parisiens, dans laquelle il énumérait en un langage virulent ce que
les partis appelaient alors les crimes de Napoléon, ce que l'histoire
plus juste appellera ses fautes, quelques-unes malheureusement fort
coupables, presque toutes irréparables. À la suite de cette longue
énumération, M. Bellart proposait la déchéance, en ajoutant résolûment
que la France ne pouvait se sauver qu'en se jetant dans les bras de la
dynastie légitime, et que les membres du conseil municipal, quelque
danger qu'ils eussent à courir, se faisaient un devoir de le proclamer
à la face de leurs concitoyens. Cette adresse fut adoptée à
l'unanimité. La délibération avait lieu en présence du préfet, M. de
Chabrol, qui devait à Napoléon sa soudaine élévation, car il avait
passé tout à coup de la préfecture de Montenotte à celle de la Seine.
Il aurait pu s'y opposer, cependant il crut avoir concilié ses devoirs
envers Napoléon dont il était l'obligé, et envers les Bourbons qu'il
aimait, en déclarant que ses convictions étaient conformes à l'adresse
proposée, mais que sa reconnaissance l'empêchait de la signer. La
pièce, revêtue de la signature de tous les membres présents du conseil
municipal, fut dans la soirée même du 1er avril, moment où le Sénat
instituait le gouvernement provisoire, placardée sur les murs de
Paris. On courut en même temps à l'hôtel Saint-Florentin pour obtenir
du gouvernement provisoire qu'il la fît insérer au _Moniteur_. M. de
Talleyrand se montra importuné de cette impatience, qui, selon lui,
pouvait tout gâter. Ses collègues, excepté M. de Montesquiou, furent
de cet avis, et on se contenta de laisser afficher la pièce dans les
rues de la capitale sans lui donner place au _Moniteur_.

[En marge: Résistance qu'on rencontre dans la garde nationale de
Paris.]

L'essai ne fut pas aussi heureux auprès de l'état-major de la garde
nationale. Le général Dessoles, qu'on venait de mettre à sa tête,
avait sans hésiter pris parti pour les Bourbons, en voulant toutefois
qu'on les liât par une sage Constitution. Il se prêta aux efforts qui
furent tentés pour faire arborer la cocarde blanche à la garde
nationale. Mais on fut arrêté par la résistance que l'on rencontra,
particulièrement dans le chef de l'état-major, M. Allent, si connu et
si estimé pendant trente années comme le membre le plus éclairé du
Conseil d'État. Il y avait dans cette garde, avec beaucoup de
lumières, de sagesse, d'amour de l'ordre, de blâme surtout pour les
fautes de Napoléon, un grand sentiment de patriotisme. Elle rougissait
de voir l'ennemi au sein de la capitale; elle s'était partiellement
battue aux barrières, elle se serait battue tout entière si on lui
avait fourni des armes, et surtout si la Régente ne l'eût pas
abandonnée, et aurait rivalisé avec le peuple dans la défense de
Paris. Sans improuver ceux qui cherchaient à remplacer un gouvernement
devenu insupportable et impossible, elle voyait avec une sorte de
répugnance cette oeuvre entreprise de moitié avec l'étranger, et il
fallait des ménagements pour la conduire, un acte après l'autre, à la
déchéance de Napoléon et à la proclamation des Bourbons. Après
quelques tentatives, il fut évident qu'on ne devait pas trop se hâter,
et qu'on s'exposait à heurter des sentiments honnêtes, sincères et
encore très-vifs.

[En marge: Arrivée de M. de Vitrolles à Paris.]

[En marge: Sa mission auprès du comte d'Artois.]

[En marge: Facilité de ce prince à accorder dans le premier moment
tout ce qu'on lui demande.]

Ce fut une leçon pour les impatients, une force pour les gens sages
qui, comme M. de Talleyrand, n'aimaient pas qu'on marchât trop vite.
Il venait d'arriver à Paris l'un des membres les plus ardents du parti
royaliste, et en ce moment le plus utile; nous voulons parler de M. de
Vitrolles, dépêché, comme on l'a vu, au camp des souverains alliés,
admis auprès d'eux après la rupture du congrès de Châtillon, et envoyé
ensuite en Lorraine, pour donner quelques bons avis à M. le comte
d'Artois, et le préparer ainsi au rôle que la Providence semblait lui
destiner. Le choix pour faire parvenir au prince des conseils de
prudence n'était pas le meilleur peut-être, mais M. de Vitrolles,
homme d'esprit, longtemps familier de MM. de Talleyrand et de Dalberg,
était convaincu qu'on ne pouvait arriver qu'entouré d'eux, et
gouverner qu'avec eux. C'était la vérité sur les personnes, si ce
n'était pas encore la vérité sur les choses, et l'une pouvait conduire
à l'autre. M. de Vitrolles, arrivé à Nancy, avait eu de la peine à
trouver le prince qui était encore obligé de se cacher, et l'avait
rempli de contentement en lui faisant connaître les récentes
résolutions des souverains, et les raisons qu'on avait d'espérer un
prochain changement dans l'état des choses en France. La nouvelle de
la bataille du 30 mars avait changé cette espérance en certitude. Le
prince, que la joie rendait facile à tout entendre, à tout accorder,
n'avait opposé d'objection à rien. S'entourer d'hommes devenus
illustres et restés puissants, bien traiter l'armée, lui semblait tout
simple. D'ailleurs, répétait-il fréquemment, j'ai beaucoup connu M.
l'évêque d'Autun, nous avons passé ensemble quelques-unes des plus
belles années de notre jeunesse, et je suis certain qu'il a pour moi
les sentiments d'amitié que j'ai conservés pour lui. En effet, M. le
comte d'Artois, quand il était jeune et ami des plaisirs, avait
rencontré M. de Talleyrand faisant et pensant sous son habit
sacerdotal, ce que faisait et pensait le prince sous son habit de
gentilhomme. M. le comte d'Artois s'en était repenti, il est vrai, et
M. de Talleyrand pas du tout, mais ces souvenirs formaient entre eux
un genre de lien qui ne leur était pas désagréable. M. de Vitrolles,
en assurant au prince qu'il trouverait dans M. de Talleyrand des
sentiments pareils aux siens, lui avait bien recommandé cependant de
ne pas l'appeler évêque d'Autun, et s'était attaché à graver dans sa
mémoire que l'évêque d'Autun, sorti des ordres et marié, était devenu
prince de Bénévent, grand dignitaire de l'Empire, président du Sénat.
M. le comte d'Artois averti se reprenait alors, appelait M. de
Talleyrand prince de Bénévent, puis l'instant d'après l'appelait
encore évêque d'Autun, se reprenait de nouveau, retombait sans cesse
dans la même faute, et dans ces choses insignifiantes donnait déjà
l'exemple de cette mémoire malheureuse, de laquelle rien n'était
sorti, dans laquelle rien ne devait pénétrer, et qui allait deux fois
encore entraîner sa chute et celle de son auguste race[20].

          [Note 20: Je n'aime point la caricature en histoire, et je
          ne veux point en faire une ici, mais je rapporte ce détail
          parce qu'il me paraît caractéristique, et qu'il est contenu
          dans les mémoires intéressants, spirituels et certainement
          sincères de M. de Vitrolles.]

[En marge: M. de Vitrolles revient avec la mission de faire recevoir
M. le comte d'Artois tout de suite et sans condition.]

[En marge: Il restait beaucoup d'intermédiaires à franchir encore pour
passer du gouvernement de Napoléon à celui des Bourbons.]

Pour le moment, le seul point dont il fallait convenir, c'est qu'on
s'entourerait des hommes de l'Empire qui consentaient à livrer
l'Empire aux Bourbons, et sur ce point M. de Vitrolles et le comte
d'Artois avaient été naturellement d'accord. Seulement le prince
voulait entrer dans Paris tout de suite, et y faire reconnaître son
titre de lieutenant général du royaume comme émanant exclusivement de
son frère Louis XVIII, lequel n'avait pas quitté Hartwell, résidence
située aux environs de Londres. M. de Vitrolles était de cet avis
autant que le prince, et il était reparti pour Paris avec mission d'y
négocier cette entrée immédiate, et cette reconnaissance sans
restriction du titre de lieutenant général. En route, il avait été
exposé, comme on l'a vu, aux accidents les plus étranges, avait été
pris avec M. de Wessenberg, relâché avec lui, puis arrivé à Paris,
était tombé subitement au milieu de l'hôtel Saint-Florentin, dans le
moment même où, s'occupant très-peu du comte d'Artois, on songeait à
se débarrasser successivement des liens qui attachaient encore hommes
et choses à l'Empire. Ces liens, quoique relâchés, et presque brisés,
il restait à les rompre définitivement, et pour cela même il fallait
un peu de temps. Le Sénat, après avoir institué un gouvernement
provisoire, se préparait à frapper Napoléon de déchéance, mais ne
voulait se donner aux Bourbons qu'au prix d'une constitution. M. de
Talleyrand qui partageait cette opinion, promettait depuis
vingt-quatre heures à tous les sénateurs qu'il en serait ainsi, et de
plus l'empereur Alexandre, sincèrement épris alors des idées
libérales, avec la parfaite bonne foi qu'il apportait dans ses
premières impressions, se disait qu'il fallait donner à l'Europe
non-seulement la paix mais la liberté, et commencer par la France. Il
y avait donc bien autre chose à faire dans ces deux ou trois premiers
jours qu'à recevoir à bras ouverts M. le comte d'Artois; il y avait à
rompre définitivement avec Napoléon en le frappant de déchéance, il y
avait à déterminer la forme du futur gouvernement, à rédiger une
Constitution, et à l'imposer comme condition du nouveau règne.

[En marge: Étonnement et impatience de M. de Vitrolles à l'aspect des
obstacles qui restent à vaincre.]

L'étonnement du messager du comte d'Artois fut extrême. M. de
Vitrolles était de sa nature impétueux, aimant à se mêler des choses
les plus hautes, même de celles qui étaient supérieures à sa position,
fier des dangers qu'il avait courus, et fort enorgueilli de sa
nouvelle importance. Doué d'une remarquable intelligence, il sentait
très-bien que les Bourbons ne pouvaient pas régner comme autrefois,
mais la prétention de leur faire des conditions quelconques, écrites
ou sous-entendues, le confondait de surprise et d'indignation
(sentiment qui était alors dans le coeur de tous les royalistes), et
il se serait volontiers laissé aller à des propos fort déplacés, si la
grandeur de tout ce qu'il avait sous les yeux n'avait contenu son
impétuosité. Pourtant il comprit qu'avant de recevoir le prince,
n'importe à quelle condition, il fallait détrôner Napoléon qui ne
l'était pas encore, qu'il fallait amener à cette résolution un grand
corps, le Sénat, lequel était peu estimé du public sans doute, mais
contenait les meilleurs restes de la révolution française et était
armé de ses grands principes, qu'il fallait enfin accomplir cette
oeuvre devant une armée que Napoléon commandait en personne. En
présence des difficultés qui restaient à vaincre, M. de Vitrolles se
calma un peu, mais il demeura pressant, il dit et redit que M. le
comte d'Artois était là, impatient d'arriver, impatient de témoigner
sa gratitude à MM. de Talleyrand et de Dalberg, et que décemment on ne
pouvait le faire trop longtemps attendre.

[En marge: MM. de Talleyrand et de Dalberg font comprendre à M. de
Vitrolles qu'il faut savoir prendre patience.]

M. de Talleyrand opposa à cette impatience le corps amortissant qu'il
opposait à tous les chocs importuns, sa moqueuse insouciance, disant
lentement, après avoir promené çà et là des regards distraits, qu'il
fallait voir, qu'il restait bien des choses à faire avant d'en arriver
au bonheur de se jeter dans les bras de M. le comte d'Artois, et qu'au
surplus on s'en occuperait le plus prochainement qu'on pourrait. M. de
Vitrolles entendit de la bouche de M. de Dalberg des paroles bien plus
capables encore de le glacer, si son ardeur avait été moins grande. M.
de Dalberg était des plus décidés contre Napoléon, mais des plus
décidés aussi contre le rétablissement inconditionnel des Bourbons. Il
était franchement libéral, et ne ménageait à personne l'expression de
ses sentiments.--Il s'agit bien d'aller vite! dit-il à M. de
Vitrolles, il s'agit d'aller sûrement. Rien n'est aisé ici. On a
toutes les peines imaginables à obtenir que la déchéance soit
définitivement prononcée. Napoléon intimide encore tout le monde. On
ne peut se servir que du Sénat. Le Sénat vaincu par les événements se
rendra, mais en exigeant des garanties, et il aura raison. D'ailleurs
l'empereur de Russie, par qui tout se fait ici, pense comme le Sénat.
Ce n'est pas par goût que ce prince accepte les Bourbons, et il est
d'avis qu'on prenne beaucoup de précautions en remettant la France
dans leurs mains. Sachez donc attendre, et ne pas vouloir cueillir le
fruit avant qu'il soit mûr.--Quelque révoltante que parût à M. de
Vitrolles cette manière de procéder, il fallut bien se soumettre et
attendre.

[En marge: Après avoir procédé indirectement à l'égard de Napoléon
pour l'institution d'un gouvernement provisoire, on procède
directement en prononçant sa déchéance.]

[En marge: Le Sénat consterné se prête à tout, pourvu que son rôle
soit le moins actif possible.]

[En marge: On se sert des anciens opposants pour rédiger l'acte de la
déchéance.]

Du reste on n'avait guère perdu de temps. Le 31 mars on avait reçu les
souverains étrangers, et fait décider par eux qu'ils ne traiteraient
plus avec Napoléon, ni avec aucun membre de sa famille: le 1er avril
on avait formé un gouvernement provisoire, et laissé placarder dans
Paris l'adresse du corps municipal en faveur des Bourbons. On était au
matin du 2 avril: il n'y avait donc aucun instant qui n'eût été
employé. Mais l'heure était venue de passer à l'acte essentiel et
décisif, celui de prononcer la déchéance de Napoléon. Instituer un
gouvernement provisoire, c'était bien déclarer implicitement qu'on ne
reconnaissait plus le gouvernement de Napoléon, mais il fallait le
déclarer explicitement, et après avoir franchi le premier pas, le
Sénat ne pouvait certainement pas refuser de franchir le second.
Pourtant, si on voyait quelques sénateurs pressés de se faire valoir,
parlant et agissant assez vivement dans le sens du jour, la masse
était consternée, silencieuse, inactive, et quoique prête à prononcer
la déchéance de Napoléon, elle demandait des yeux, sinon de la voix,
qu'on se chargeât de formuler l'arrêt, afin qu'elle n'eût qu'à le
signer. Mais il y avait dans le Sénat quelques personnages moins
embarrassés et plus enclins à se mettre en avant, c'étaient les
anciens opposants, qui ordinairement se réunissaient à Passy, où, sous
l'inspiration de M. Sieyès, ils déversaient leur blâme, hélas! trop
justifié, sur tous les actes de l'Empereur. Après douze années
d'oppression leur coeur était plein, et sentait le besoin de
s'épancher. M. de Talleyrand, qui dans les derniers temps avait raillé
l'Empire pour son compte, sans aucun concert avec les opposants de
Passy, fut d'avis de donner carrière à leur ressentiment, et de leur
laisser proposer et rédiger l'acte de déchéance. On en chargea M.
Lambrechts, homme honnête, simple et courageux, qui ne songeait qu'à
être utile, sans s'inquiéter de savoir s'il servait les calculs de
gens plus avisés que lui. La soirée du 2 avril fut consacrée à
préparer la déchéance, en promettant à ceux qui s'en faisaient les
instruments de s'occuper sur-le-champ de la Constitution, condition
formelle et reconnue du retour à l'ancienne dynastie.

[En marge: Rôle et popularité de l'empereur Alexandre dans Paris.]

Le jour même où l'on devait procéder à cet acte, M. de Talleyrand
présenta le Sénat à l'empereur Alexandre. Ce monarque, uniquement
occupé de plaire aux Parisiens, s'était déjà promené à pied au milieu
d'eux, les caressant du regard, leur arrachant des saluts par sa bonne
mine et une affabilité séduisante, prodiguant çà et là les mots
heureux, disant à tout venant qu'il admirait les Français, qu'il les
aimait, qu'il ne leur imputait aucunement les malheurs de la Russie,
qu'il ne voulait pas se venger d'eux, mais au contraire leur faire
tout le bien possible, qu'il ne se regardait pas comme leur vainqueur
mais comme leur libérateur, et qu'il savait bien que s'il avait
triomphé de leur résistance, c'est parce qu'ils sentaient et pensaient
comme lui, et avaient horreur du joug qu'on était venu briser. Ces
idées, reproduites en cent manières, fines, délicates, gracieuses,
avaient produit leur effet, et l'orgueil national désintéressé devant
un vainqueur si pressé de plaire aux vaincus, on s'était prêté à ses
caresses, on les lui avait rendues, et il est vrai qu'Alexandre était
devenu tout à coup le personnage le plus populaire de Paris. Seul
regardé, seul compté, seul recherché par ces Parisiens, dispensateurs
de la gloire dans les temps modernes, il était enivré de son succès,
et disposé à le payer en rendant à la France tous les services
compatibles avec l'ambition russe.

[En marge: On lui présente le Sénat.]

[En marge: Brillant accueil fait à ce corps.]

On lui présenta donc le Sénat dans la soirée du 2 avril. Il
l'accueillit avec la plus parfaite courtoisie, lui répéta qu'il
s'était armé non pas contre la France, mais contre un homme, qu'il
avait admiré comment les Français se battaient même à contre-coeur,
qu'il voyait avec bonheur cette horrible lutte finie, et qu'en preuve
de la satisfaction dont il était rempli, et de l'espérance qu'il avait
de ne pas la voir renaître, il venait d'ordonner la délivrance
immédiate des prisonniers français détenus dans la vaste étendue de
son empire. Le Sénat, charmé de tout ce qui pouvait excuser sa
soumission, remercia vivement Alexandre de cet acte magnanime, et lui
promit de son côté de concourir de son mieux à mettre fin aux malheurs
de la France et du monde.

[En marge: Acte de la déchéance présenté et adopté le 2 avril au
soir.]

[En marge: Étranges considérants de cet acte.]

Dans cette même journée le Sénat prononça définitivement la déchéance
de Napoléon. La résolution formulée en deux articles essentiels
portait que la souveraineté héréditaire établie dans la personne de
Napoléon et de ses descendants était abolie, et que tous les Français
étaient déliés du serment qu'ils lui avaient prêté. La proposition une
fois présentée ne pouvait être adoptée qu'à l'unanimité. Elle le fut
sans aucune résistance, dans une sorte de silence grave et triste,
comme un arrêt du destin déjà rendu ailleurs, et plus haut que le
Sénat, plus haut que la terre. Il n'y avait de satisfaits, et osant le
montrer, que les anciens opposants. Aussi furent-ils chargés de
rédiger les considérants de cet acte capital. M. Lambrechts accepta
cette mission, et parlant pour le Sénat comme il l'eût fait pour
lui-même, il proposa les considérants qui suivent: Napoléon avait
violé toutes les lois en vertu desquelles il avait été appelé à
régner; il avait opprimé la liberté privée et publique, enfermé
arbitrairement les citoyens, imposé silence à la presse, levé les
hommes et les impôts en violation des formes ordinaires, versé le sang
de la France dans des guerres folles et inutiles, couvert l'Europe de
cadavres, jonché les routes de blessés français abandonnés, enfin
porté l'audace jusqu'à ne plus respecter le principe du vote de
l'impôt par la nation, en levant les contributions dans le mois de
janvier dernier sans le concours du Corps législatif, jusqu'à ne pas
même respecter la _chose jugée_, en faisant casser l'année précédente
la décision du jury d'Anvers. Napoléon, par ces motifs, devait être
déclaré déchu du trône, et ses descendants avec lui.

M. Lambrechts avait tellement paru oublier que si la liberté
individuelle et la liberté de la presse avaient été sacrifiées,
c'était au Sénat à l'empêcher, puisqu'il était chargé de l'examen des
actes extraordinaires relatifs aux personnes et aux écrits; que si des
conscriptions sans cesse répétées avaient permis des guerres folles,
il ne pouvait s'en prendre qu'à lui-même, car il les avait votées sans
mot dire, de 1804 à 1814; que si dans la levée des hommes et des
impôts les formes avaient été violées, la faute était également à lui,
car le vote des hommes et de l'argent avait été transféré du Corps
législatif au Sénat, du consentement de ce dernier et en violation des
constitutions impériales; qu'enfin si tout récemment la chose jugée
n'avait pas été respectée, il devait encore s'en attribuer le tort,
puisqu'il avait consenti à casser la décision du jury d'Anvers;
l'honnête M. Lambrechts, disons-nous, avait tellement paru oublier ces
faits présents cependant à toutes les mémoires, que le Sénat s'était
presque trouvé à l'aise, comme s'il eût été devant un public aussi
oublieux que lui-même. Du reste, les considérants avaient rencontré la
même adhésion silencieuse que l'acte, et on était si pressé de
proclamer le résultat, que pour ne pas perdre de temps on avait
placardé dans Paris la déclaration de déchéance, en laissant les
anciens opposants la motiver comme ils voudraient.

[En marge: La déchéance prononcée, restait à ôter à Napoléon les
moyens de ressaisir le pouvoir.]

[En marge: Craintes qu'il inspirait encore.]

Dès ce moment l'acte essentiel était accompli, et en prononçant la
déchéance, on avait dégagé les Français de leur serment envers
Napoléon et envers sa famille. Pourtant ce n'était pas tout que de
briser les liens légaux qui attachaient encore la France à la dynastie
impériale, il fallait enlever à Napoléon lui-même les moyens de
reprendre le sceptre arraché de ses mains, et bien qu'on fût abrité
derrière deux cent mille hommes, un sentiment d'effroi se répandait de
temps en temps parmi les auteurs de la révolution qui s'accomplissait
actuellement, surtout quand ils songeaient à l'homme qui était à
Fontainebleau, à ce qu'il y faisait, à ce qu'il pouvait y faire. Il
lui restait l'armée qui avait combattu sous ses ordres, renforcée de
ce qu'il avait ramassé en route, et des troupes qui avaient combattu
sous Paris; il lui restait l'armée de Lyon, mal commandée par Augereau
mais excellente, les armées incomparables des maréchaux Soult et
Suchet, éloignées sans doute mais faciles à rapprocher en les attirant
à soi ou en allant à elles; il lui restait enfin l'armée d'Italie! que
ne pouvait-il pas entreprendre avec de tels moyens, exaspéré qu'il
était, et jouissant de ses facultés autant que jamais, comme les deux
derniers mois en avaient donné de terribles preuves? Et, en cet
instant même, ne pouvait-il pas tout de suite, seulement avec ce qu'il
avait sous la main, fondre sur Paris, et s'il ne triomphait pas,
signaler au moins sa fin par quelque catastrophe tragique, par quelque
vengeance éclatante, qui couronneraient dignement sa formidable
carrière? On tremblait rien qu'à penser à ces chances diverses, et
parmi cette foule d'allants et venants qui remplissaient l'hôtel
Talleyrand, les uns royalistes d'ancienne date, les autres royalistes
du jour ou tout au plus de la veille, on était loin d'être rassuré: on
colportait, on commentait, on affirmait ou niait les nouvelles
arrivées de Fontainebleau et des environs.

[En marge: Le moyen imaginé pour désarmer Napoléon, consiste surtout à
provoquer une défection dans l'armée.]

[En marge: Extrême fatigue de tous les chefs militaires.]

[En marge: Raisons qu'on pouvait faire valoir auprès d'eux pour les
détacher de Napoléon.]

Il y avait un moyen de conjurer le danger, c'était de provoquer dans
l'armée quelque mouvement comme celui qui venait de se produire dans
le Sénat. La fatigue certes n'existait pas seulement parmi les
serviteurs civils de l'Empire, et elle était aussi grande au moins
parmi ses serviteurs militaires. Les infortunés qui, à la suite de
Napoléon, avaient promené leur corps souvent mutilé de Milan à Rome,
de Rome aux Pyramides, des Pyramides à Vienne, de Vienne à Madrid, de
Madrid à Berlin, de Berlin à Moscou, sans jamais entrevoir le terme de
leurs peines, rares survivants de deux millions de guerriers, devaient
être bien autrement épuisés et dégoûtés que ceux qui dans le Sénat
s'étaient fatigués de la fatigue d'autrui. Tant qu'ils avaient eu la
gloire et les riches dotations pour prix des périls incessants qui
menaçaient leur tête, ils avaient, non sans murmurer, suivi leur
heureux capitaine. Mais aujourd'hui que l'édifice des dotations, qui
s'étendait comme l'édifice colossal de l'Empire de Rome à Lubeck,
venait de s'écrouler, aujourd'hui que la gloire n'était plus cette
gloire éclatante qu'on recueille à la suite de la victoire, mais cette
gloire vertueuse et amère qu'on recueille à la suite de défaites
héroïquement supportées, il n'était pas impossible par d'adroites
menées de convertir les murmures en clameurs, les clameurs en sédition
militaire. D'ailleurs on avait de fort bonnes raisons à donner aux
gens de guerre, déjà persuadés par leurs souffrances, pour les engager
à quitter le plus exigeant des maîtres. Il ne s'agissait pas en effet
d'abandonner Napoléon pour l'étranger, ou même pour les Bourbons, ce
qui aurait inspiré aux uns d'honnêtes scrupules, aux autres de
profondes répugnances, mais de l'abandonner pour se rallier au
gouvernement provisoire qui venait de surgir des malheurs mêmes que
Napoléon avait attirés sur la France. Ce gouvernement après tout, ce
n'étaient ni les étrangers ni les Bourbons, bien que les étrangers
pussent être son appui et les Bourbons sa fin, c'était la réunion des
hommes les plus considérables du régime impérial, qui, au milieu de
Paris déserté par la femme et les frères de Napoléon, découvert par
une fausse manoeuvre de sa part, et envahi par l'ennemi, s'étaient
concertés pour sauver le pays, le réconcilier avec l'Europe, et faire
cesser une lutte désastreuse et désormais inutile. Tant que Napoléon
avait représenté le sol et l'avait défendu, quelque coupable qu'il pût
être, on devait s'attacher opiniâtrement à lui; mais maintenant qu'à
la suite d'une fatale complication de fautes et de revers, il était
vaincu, et ne pouvait plus rien pour la France, que la ruiner
peut-être par la prolongation d'une guerre calamiteuse, n'était-il
pas légitime de se séparer d'un homme en qui ne se personnifiait plus
le salut du pays, bien qu'en lui se personnifiât encore la gloire de
nos armes, et de se rallier autour d'un gouvernement qui, sans parti
pris d'imposer telles ou telles institutions, telle ou telle dynastie,
faisait appel aux bons citoyens pour qu'ils l'aidassent à tirer le
pays d'une crise épouvantable, sauf à voir ensuite (son titre
provisoire l'indiquait assez) sous quelles lois, sous quelle famille
souveraine, on placerait définitivement la France affranchie et
sauvée.

[En marge: Outre les griefs généraux, beaucoup de chefs de l'armée
avaient contre Napoléon des griefs particuliers.]

Des idées si sages devaient avoir accès auprès de tous les hommes
sensés, et à plus forte raison auprès d'hommes dégoûtés, épuisés,
soucieux pour leurs intérêts, comme l'étaient les chefs de l'armée,
ayant pour la plupart outre les griefs généraux des griefs
particuliers, car Napoléon avait eu plus d'un de ses lieutenants à
redresser, notamment pendant la dernière campagne, et il l'avait fait
avec la brusquerie d'un caractère impétueux et absolu. Pourtant, il
faut dire à leur honneur que devant l'ennemi aucun d'eux n'avait
fléchi, et que les plus fatigués, les plus mécontents avaient été
souvent les plus braves. Mais il y a terme à tout, même au dévouement,
surtout quand on n'en voit plus la cause légitime, et qu'on se croit
sacrifié aux passions d'un maître insensé. Or, Napoléon ne devait plus
paraître autre chose à des hommes qui étaient persuadés qu'il avait
toujours pu faire la paix, et qu'il ne l'avait jamais voulu. Il lui
arrivait ce qui arrive à ceux qui ne disent pas constamment la vérité,
c'est qu'on ne les croit plus alors même qu'ils la disent. Napoléon
avait été coupable de ne pas conclure la paix à Prague, imprudent de
ne pas la conclure à Francfort, mais à Châtillon il était honorable à
lui de ne l'avoir pas acceptée, à Fontainebleau il était héroïque de
vouloir prolonger la guerre pour tirer Paris des mains de l'ennemi.
Mais on ne croyait rien de tout cela, et le chagrin, le noble chagrin
de M. de Caulaincourt était presque devenu pour Napoléon une calomnie.
Les regrets que M. de Caulaincourt exprimait d'avoir vu la paix tant
de fois repoussée, faisaient supposer que récemment encore, notamment
à Châtillon, la paix avait été honorablement possible, et follement
refusée. On ne voyait plus dans Napoléon qu'un fou furieux, des mains
duquel il fallait tout de suite et à tout prix tirer la France et
soi-même.

Dans les rangs inférieurs de l'armée, il existait quelquefois le
sentiment violent de la fatigue physique, mais un jour de soleil, un
bon repas, une heure de repos, la vue de Napoléon, suffisaient pour le
faire disparaître. C'était parmi les chefs que se manifestait la plus
dangereuse des fatigues, la fatigue morale, et elle était
proportionnée au grade, c'est-à-dire à la prévoyance. Grande chez les
généraux, elle était extrême chez les maréchaux.

[En marge: Dispositions personnelles du maréchal Marmont, qui
l'avaient fait choisir comme but de toutes les menées.]

[En marge: Émissaires envoyés à Marmont et à divers chefs de l'armée.]

Il y en avait un, entre tous, celui peut-être qu'on en aurait le moins
soupçonné, que M. de Talleyrand, avec son aptitude à démêler le côté
faible des coeurs, avait d'avance désigné du doigt comme l'homme qui
céderait le plus tôt aux bonnes et aux mauvaises raisons qu'on pouvait
employer pour détacher de Napoléon ses lieutenants les plus intimes,
et celui-là n'était autre que le maréchal Marmont. Cet officier, que
Napoléon avait créé maréchal et duc, par complaisance d'ancien
condisciple bien plus que par estime pour ses talents, ne se croyait
pas sous le régime impérial apprécié à sa juste valeur, porté à sa
véritable place, et il est vrai qu'en goûtant sa personne, en estimant
son brillant courage, Napoléon ne faisait aucun cas de sa capacité.
Cet esprit présomptueux et incomplet, à demi ouvert, à demi appliqué,
croyant approfondir ce qu'il pénétrait à peine, voulant partout le
premier rôle, et tout au plus capable du second, n'ayant pas assez de
supériorité pour diriger, pas assez de modestie pour obéir, était
antipathique à Napoléon, qui lui préférait de beaucoup l'esprit
simple, solide, même un peu borné, mais ponctuel et énergique dans
l'obéissance, de plusieurs de ses maréchaux. Aussi avait-il placé
au-dessus de Marmont bien des hommes au-dessus desquels Marmont
croyait être. Marmont en outre avait commis à Craonne une faute grave,
qui cependant ne lui avait pas attiré tous les reproches qu'il aurait
mérités, et il en voulait à Napoléon au lieu de s'en vouloir à
lui-même. Ces misères de la vanité, M. de Talleyrand les avait
parfaitement démêlées dans l'entretien qu'il avait eu avec Marmont le
30 mars au soir, et il avait désigné ce maréchal comme le but auquel
devaient tendre toutes les séductions. La vanité mécontente est en
effet, dans les moments de crise, un but vers lequel l'intrigue peut
se diriger avec grande probabilité de succès. Ajoutez que Marmont
avait dans la circonstance présente une position qui devait, autant
que son caractère, attirer sur lui les efforts des séducteurs. Il
venait de défendre Paris avec éclat, s'était attribué tout l'honneur
de cette défense, bien que la moitié en revînt de droit au maréchal
Mortier. Il était enfin avec son corps d'armée placé sur l'Essonne, il
couvrait le rassemblement qui se formait à Fontainebleau, et le faire
passer du côté du gouvernement provisoire, c'était décider la question
que le génie et le caractère indomptables de Napoléon semblaient
rendre douteuse encore. On avait cherché un intermédiaire qu'on pût
employer en cette occasion, et on en avait trouvé un parfaitement
choisi, dans la personne d'un ancien ami, d'un ancien aide de camp de
Marmont, de M. de Montessuy, qui avait jadis quitté l'armée pour la
finance et honorablement réussi dans cette nouvelle carrière, qui
partageait toutes les idées saines de la haute bourgeoisie sur le
despotisme impérial et sur la guerre, qui avait enfin sur Marmont
l'influence qu'ont souvent les aides de camp sur leurs généraux,
influence consistant à connaître leurs faiblesses et à savoir s'en
servir. On chargea M. de Montessuy de lettres des principaux
personnages du nouveau gouvernement, tant pour Marmont que pour
d'autres chefs de l'armée, et on l'envoya à Essonne. À ce moyen on en
ajouta un autre non moins efficace. Depuis que Napoléon, retiré à
Fontainebleau, avait paru y concentrer ses forces, on avait transporté
une partie de l'armée coalisée sur la rive gauche de la Seine. On
avait réuni à Paris et dans les environs les réserves des alliés, plus
le corps de Bulow employé d'abord au blocus de Châlons, et on avait
rangé entre Juvisy, Choisy-le-Roi, Longjumeau, Montlhéry, une portion
notable des troupes de la coalition. On avait établi non loin
d'Essonne le quartier général du prince de Schwarzenberg, pour que le
généralissime se tînt prêt à profiter des premières faiblesses de
Marmont. Marmont ne fut pas le seul objet de ces menées; on expédia
auprès du maréchal Oudinot un officier de ses parents, on fit écrire
par Beurnonville à son ami le maréchal Macdonald, on dépêcha enfin à
Fontainebleau une quantité d'émissaires qui étaient militaires pour la
plupart, et que le désir ardent d'avoir des nouvelles devait faire
accueillir par la curiosité, la fatigue ou l'infidélité.

[En marge: Langage dicté à ces émissaires.]

Le thème développé dans toutes les communications écrites ou verbales,
c'est qu'on appartenait au pays et non à un homme, que cet homme avait
perdu la France, que si, après l'avoir compromise, il avait les moyens
de la sauver, on devrait peut-être se dévouer encore à lui, mais qu'il
ne pouvait plus rien que répandre inutilement un sang généreux déjà
versé à trop grands flots; que l'Europe était résolue à ne plus
traiter avec lui, et qu'à tout gouvernement, excepté au sien, elle
serait prête à concéder des conditions honorables; qu'il fallait donc,
sans plus tarder, se rattacher au gouvernement provisoire, avec lequel
l'Europe était disposée à traiter; qu'en se rattachant à ce
gouvernement on lui donnerait de la force, de l'autorité, tous les
moyens en un mot de se faire respecter, soit des monarques coalisés,
soit des Bourbons contre lesquels on voulait, en les rappelant,
prendre des précautions légales. Enfin à ces raisons parfaitement
sensées et honnêtes, on en devait ajouter de moins élevées, quoique
avouables, c'est que les Bourbons, dont le retour était prochain,
accueilleraient à bras ouverts les militaires qui reviendraient à eux,
et particulièrement ceux qui se prononceraient les premiers.

[En marge: La présence de M. de Caulaincourt à Paris, et ses
fréquentes entrevues avec Alexandre donnant de l'ombrage, on l'oblige
à partir pour Fontainebleau.]

[En marge: Ses récents entretiens avec l'empereur Alexandre.]

[En marge: Violent colloque avec le prince de Schwarzenberg.]

Indépendamment de ces menées, les auteurs principaux de la nouvelle
révolution avaient eu soin de faire partir de Paris M. de
Caulaincourt, car ce personnage, admis auprès d'Alexandre aussi
intimement que lorsqu'il représentait à Saint-Pétersbourg le vainqueur
d'Austerlitz et de Friedland, les offusquait par sa présence autant
que les avait offusqués naguère le congrès de Châtillon. En effet,
tant qu'on semblait négocier avec l'Empereur déchu, rien n'était sûr à
leurs yeux, et ils avaient fait sentir au czar qu'il n'était ni sage
ni généreux de les engager à se compromettre davantage, s'il restait
quelque chance de rapprochement avec Napoléon. Alexandre l'avait
compris, et bien que par un sentiment de pure bonté il lui en coûtât
de dire la vérité tout entière à M. de Caulaincourt, il avait fini par
le décourager complétement, afin de le contraindre à quitter Paris
sans être obligé de lui en donner l'ordre. M. de Caulaincourt lui
répétant sans cesse qu'il était dupe d'intrigants, de gens de parti
qui le trompaient sur les sentiments de la France, et que pour vouloir
pousser son triomphe à bout, il s'exposait peut-être à quelque
catastrophe qui envelopperait dans un désastre commun la capitale de
la France et l'armée alliée, Alexandre lui avait dit qu'il n'en
croyait ni les gens de parti ni les intrigants, mais ses propres yeux;
que personne ne voulait plus de Napoléon, que la France n'était pas
moins fatiguée de lui que l'Europe elle-même, qu'il fallait donc se
soumettre à la nécessité et renoncer à le voir régner; qu'on savait
bien ce dont il était capable, mais qu'on était prêt, et que sous peu
on le serait davantage; que ceux qui aimaient Napoléon n'avaient plus
qu'un service à lui rendre, c'était de l'engager à se résigner, et que
c'était le seul moyen d'obtenir pour lui un sort moins rigoureux.
S'appliquant toujours à ménager M. de Caulaincourt, Alexandre, en
parlant d'un sort moins rigoureux pour Napoléon, avait laissé
entrevoir qu'il s'agissait pour sa personne d'une retraite meilleure,
et pour son fils d'un trône sous la régence de Marie-Louise. M. de
Caulaincourt, quoique peu enclin aux illusions, avait alors conçu
certaines espérances, et s'était dit que ce trône serait peut-être
celui de France, accordé au Roi de Rome sous la tutelle de sa mère.
Prêt à se rendre à Fontainebleau, il avait tenté un dernier effort
auprès du prince de Schwarzenberg, qui, en qualité de représentant du
beau-père de Napoléon, d'ancien négociateur du mariage de
Marie-Louise, devait être un peu plus disposé à ménager sinon Napoléon
lui-même, au moins sa dynastie. Mais M. de Caulaincourt l'avait trouvé
encore plus décourageant qu'Alexandre, et beaucoup moins réservé dans
ses termes. Le prince de Schwarzenberg, importuné de la présence de M.
de Caulaincourt et de ses instances, lui avait dit qu'il fallait enfin
s'expliquer franchement; qu'on ne voulait plus de Napoléon ni des
siens; que l'Autriche avait lutté pour lui jusqu'au bout, que dans le
désir de faire naître une dernière occasion de rapprochement elle
avait imaginé l'armistice de Lusigny, qu'au lieu de répondre à ses
intentions paternelles, Napoléon avait écrit à son beau-père une
lettre offensante pour ce monarque, car elle le supposait prêt à
tromper ses alliés, et dangereuse pour l'Europe si la cour d'Autriche
avait été capable de se laisser séduire; qu'à partir de ce jour
l'empereur François profondément blessé avait entièrement adhéré à
l'idée de ne plus traiter avec Napoléon, qu'on avait dans cette idée
tenté l'opération hasardeuse de marcher sur Paris, qu'on y avait
réussi malgré les dangers attachés à une semblable entreprise, et
qu'on ne resterait certainement pas au-dessous de sa bonne fortune;
qu'on ne voulait donc plus de Napoléon à aucun prix; que trouvant
d'ailleurs la France du même avis, il ne voyait pas pourquoi on
s'arrêterait dans une voie qui était la seule vraiment sûre, car il
n'y avait de repos à espérer qu'en se débarrassant de l'homme qui
depuis dix-huit ans bouleversait le monde; que pour ce qui concernait
sa femme et son fils, c'était une chimère de chercher à les faire
régner, que ni l'un ni l'autre ne le pouvaient; que l'Autriche au
surplus ne voulait pas en assumer la responsabilité; que ce serait ou
le gouvernement de Napoléon continué sous un nom supposé, ou le plus
faible, le plus impuissant des gouvernements, qui ne donnerait ni
repos à la France, ni sécurité à l'Europe; qu'il fallait donc en
prendre son parti, et que lui, M. de Caulaincourt, au lieu de
solliciter vainement des gens qui l'écoutaient avec le visage attentif
par politesse, et l'oreille fermée par devoir, ferait mieux d'aller
dire la vérité à Napoléon, et en le décidant à se résigner à son sort,
terminer pour lui, pour la France, pour tout le monde, une douloureuse
et trop longue agonie.

Irrité par cette rude franchise, M. de Caulaincourt qui aimait
beaucoup aussi à dire la vérité sans ménagements, demanda au prince de
Schwarzenberg, s'il n'était pas étonnant que, lui ministre du
beau-père de Napoléon, affectât d'être contre Napoléon le plus décidé
des représentants de l'Europe; que, lui naguère l'humble solliciteur
du mariage de Marie-Louise, fût aujourd'hui le contempteur le plus
hautain de ce mariage et des devoirs moraux qui en résultaient; que,
lui le lieutenant si empressé et si bien récompensé de l'empereur des
Français dans la campagne de Russie, se montrât si sévère pour ses
entreprises guerrières; qu'il oubliât enfin si tôt, après avoir eu des
occasions si récentes de s'en souvenir, ce qu'étaient l'armée
française et son chef?--Vous supposez peut-être, ajouta fièrement M.
de Caulaincourt, que parce que moi, constant apôtre de la paix, je
suis ici en suppliant pour avoir cette paix que je désirais après
Wagram, après Dresde comme à présent, vous supposez que mon attitude
est celle du maître que je sers! Vous vous trompez. Son génie est
aussi indomptable que jamais. Il est de plus exaspéré. Ses soldats
partagent ses ressentiments, et si les Autrichiens ont pu, en ayant
l'ennemi dans leur capitale, livrer encore les batailles d'Essling et
de Wagram, les Français ne feront pas moins pour arracher leur patrie
aux mains de l'étranger, et, après tout, il n'y a pas si grand orgueil
à croire que les Français valent les Autrichiens, et Napoléon
l'archiduc Charles!--

Un peu ramené par la rudesse de M. de Caulaincourt, le prince de
Schwarzenberg lui répondit qu'il n'avait jamais oublié ce qu'il devait
personnellement à Napoléon, mais qu'il y avait quelqu'un à qui il
devait davantage, c'était son propre souverain; que le mariage de
Marie-Louise, il l'avait désiré, demandé même, qu'il n'en
méconnaissait pas la valeur, qu'il y voyait un lien, mais pas une
chaîne; qu'en considération de ce lien, l'Autriche avait tout fait en
1813 et en 1814 pour éclairer Napoléon et l'amener à des résolutions
modérées, qu'elle n'y avait pas réussi, et qu'il devait y avoir terme
à tout, même aux ménagements de la parenté; que quant aux actes de
désespoir, on en prévoyait de redoutables de la part d'un homme de
génie commandant l'armée française, mais qu'on était préparé, qu'on se
battrait aussi en désespérés; que si pour les Français il s'agissait
d'arracher leur patrie aux mains de l'étranger, il s'agissait pour
toutes les puissances d'arracher leur indépendance aux mains d'un
dominateur impitoyable; qu'on avait été esclave, qu'on ne voulait plus
l'être; que s'il fallait sortir de Paris, on en sortirait, mais qu'on
y rentrerait, et que les alliés ne seraient pas moins dévoués à leur
indépendance que les Français à l'intégrité de leur sol.

[En marge: Vues évidentes de l'Autriche.]

Il est évident que si l'Autriche, par convenance et par prudence,
avait voulu ménager Napoléon en 1813, et s'était contentée, en lui
offrant la paix de Prague, de mettre des bornes à sa domination
absolue sur l'Europe, que si à Francfort elle avait encore, par
convenance et prudence, offert de lui laisser la France avec le Rhin
et les Alpes, et que si en dernier lieu à Châtillon, pour éviter les
hasards de la marche sur Paris, elle avait offert de lui laisser la
France de 1790, il est évident qu'aujourd'hui, croyant avoir surmonté
tous les dangers, et satisfait à toutes les convenances, l'Autriche
aimait mieux en finir d'un gendre insupportable, et surtout recueillir
tous les fruits de la commune victoire, fruits pour elle inespérés et
immenses, car en ôtant à la France les Pays-Bas et les provinces du
Rhin et en y renonçant pour elle-même, elle aurait en échange la ligne
de l'Inn, le Tyrol, et enfin l'Italie. Le plaisir fort douteux pour
elle, et en beaucoup de cas très-embarrassant, de voir une
archiduchesse demeurer Régente de France, ne valait pas le danger de
voir son terrible gendre ressaisir le sceptre, et elle préférait
donner à cette archiduchesse une indemnité en Italie, même à ses
dépens, que de la laisser à Paris pour y garder la place de Napoléon.
Ce calcul, fort naturel, ne prouvait pas que François II fût mauvais
père; il prouvait que ce prince aimait mieux l'intérêt de ses peuples
que celui de sa fille, et on ne peut pas dire qu'il manquât ainsi à
ses véritables devoirs.

[En marge: Entretien de M. de Caulaincourt avec Alexandre, avant de
quitter Paris.]

C'est là ce qui expliquait le peu d'appui que la cause de Napoléon
trouvait auprès du prince de Schwarzenberg, représentant beaucoup trop
franc d'une politique que M. de Metternich, s'il eût été à Paris en ce
moment, eût suivie avec plus de ménagement, mais avec autant de
constance. M. de Caulaincourt, convaincu par tout ce qu'il avait vu et
fait pendant ces trois jours, qu'il ne ramènerait personne à Napoléon,
ni parmi les serviteurs les plus éminents de l'Empire, ni parmi les
représentants des souverains alliés, voulut cependant voir l'empereur
Alexandre encore une fois, afin de savoir si la personne de Napoléon
étant sacrifiée, il ne resterait pas du moins quelque chance pour sa
dynastie. Alexandre le reçut avec la même bonté, mais en lui répétant
à peu près ce qu'il lui avait dit de la nécessité d'aller à
Fontainebleau conseiller un grand et dernier sacrifice.--Partez, lui
dit-il, partez, car on me demande à chaque instant votre renvoi; on me
dit que votre présence intimide beaucoup de gens et leur fait craindre
de notre part un retour vers Napoléon. Je finirai par être obligé de
vous éloigner, car ni mes alliés ni moi ne voulons autoriser de
pareilles suppositions. Je n'ai aucun ressentiment, croyez-le.
Napoléon est malheureux, et dès cet instant, je lui pardonne le mal
qu'il a fait à la Russie. Mais la France, l'Europe ont besoin de
repos, et avec lui elles n'en auront jamais. Nous sommes
irrévocablement fixés sur ce point. Qu'il réclame ce qu'il voudra pour
sa personne: il n'est pas de retraite qu'on ne soit disposé à lui
accorder. S'il veut même accepter la main que je lui tends, qu'il
vienne dans mes États, et il y recevra une magnifique, et, ce qui vaut
mieux, une cordiale hospitalité. Nous donnerons lui et moi un grand
exemple à l'univers, moi en offrant, lui en acceptant cet asile. Mais
il n'y a plus d'autre base possible de négociation que son
abdication. Partez donc, et revenez au plus tôt avec l'autorisation de
traiter aux seules conditions que nous puissions admettre.--

M. de Caulaincourt chercha à savoir si en abdiquant Napoléon sauverait
le trône de son fils. Alexandre refusa de s'expliquer, affirma
toutefois que la question relative aux Bourbons n'était pas résolue
irrévocablement, bien que tout semblât tendre vers eux, montra
toujours la même froideur à leur égard, et insista de nouveau pour que
M. de Caulaincourt s'occupât le plus promptement possible du sort
personnel de Napoléon. M. de Caulaincourt, voulant jeter la sonde,
demanda si en ôtant à Napoléon la France, on lui donnerait la Toscane
en indemnité.--La Toscane! repartit Alexandre. Quoique ce soit bien
peu de chose en comparaison de l'Empire français, pouvez-vous croire
que les puissances laissent Napoléon sur le continent, et que
l'Autriche le souffre en Italie? C'est impossible.--Mais Parme,
Lucques, reprit M. de Caulaincourt.--Non, non, rien sur le continent,
répéta Alexandre; une île, soit... la Corse, peut-être...--Mais la
Corse est à la France, répliqua M. de Caulaincourt, et Napoléon ne
peut consentir à recevoir une de ses dépouilles.--Eh bien, l'île
d'Elbe, ajouta Alexandre; mais partez, amenez votre maître à une
résignation nécessaire, et nous verrons. Tout ce qui sera convenable
et honorable sera fait. Je n'ai pas oublié ce qui est dû à un homme si
grand et si malheureux.--

[En marge: Départ de M. de Caulaincourt pour Fontainebleau.]

M. de Caulaincourt partit sur ces paroles, convaincu que sans un
prodige militaire il n'y avait absolument rien à espérer pour
Napoléon, et presque rien pour son fils, et que le devoir était de lui
faire connaître la vérité. Il se mit en route le 2 avril au soir, au
moment où la déchéance allait être prononcée, et certain qu'elle le
serait dans quelques heures. Il arriva au milieu de la nuit à
Fontainebleau.

[En marge: Pensées et projets de Napoléon à Fontainebleau.]

Tandis qu'à Paris M. de Caulaincourt s'efforçait en vain de raffermir
les fidélités chancelantes, et d'arrêter les souverains dans leurs
résolutions extrêmes, Napoléon à Fontainebleau n'avait pas perdu le
temps. Les doléances ne convenaient pas plus à son grand caractère,
que les illusions à son grand esprit. Si quelquefois il se livrait aux
illusions, c'était comme une excuse ou un encouragement qu'il se
donnait à lui-même dans ses desseins téméraires, et sans en être tout
à fait dupe. Dans le malheur, il ne craignait pas d'ouvrir entièrement
les yeux à la vérité, et savait la voir sans pâlir. Quoiqu'il fût hors
de Paris, il avait presque deviné ce qui s'y passait; il avait prévu
que les souverains chercheraient à tirer les dernières conséquences de
leur triomphe, que le Sénat l'abandonnerait, et que pour conjurer ce
double danger, un grand événement militaire était la seule ressource.
Aussi, dès son retour à Fontainebleau avait-il pris ses cartes et ses
états de troupes, et saisissant d'un coup d'oeil sûr la belle mais
terrible chance que la fortune semblait lui ménager encore, avait-il
résolu de ne pas la laisser échapper.

Les coalisés, après avoir perdu en morts ou blessés environ 12 mille
hommes sous les murs de Paris, et après avoir attiré à eux le corps de
Bulow, comptaient encore 180 mille combattants. Napoléon en ajoutant
à ce qu'il amenait les corps des maréchaux Mortier et Marmont, et
quelques troupes des bords de l'Yonne et de la Seine, n'en avait pas
moins de 70 mille. La disproportion était énorme, mais la passion de
l'armée (nous parlons de la passion qui régnait dans les rangs
inférieurs), le génie de Napoléon, les circonstances locales,
pouvaient compenser cette infériorité numérique, et tout faisait
présager une immense catastrophe, pour la capitale ou pour la
coalition. Quand on songe au prix du succès, si on avait triomphé, à
la France rétablie d'un seul coup dans sa grandeur, (il s'agit ici de
sa grandeur désirable et non de sa grandeur folle, de la ligne du Rhin
et non de celle de l'Elbe), nous n'hésitons pas à dire que le gain
possible justifiait l'enjeu, toutes les splendeurs de Paris
eussent-elles succombé dans une journée sanglante. La frontière du
Rhin valait bien tout ce qui aurait pu périr dans la capitale, et nous
ne saurions approuver ceux qui ayant suivi Napoléon jusqu'à Moscou, ne
l'auraient pas suivi cette fois jusqu'à Paris.

[En marge: Plan extraordinaire de Napoléon pour arracher Paris des
mains de l'ennemi.]

Quoi qu'il en soit, Napoléon conçut un plan dont le résultat ne lui
paraissait pas douteux, et dont la postérité jugera le succès au moins
vraisemblable. Depuis qu'il s'était établi à Fontainebleau pour y
concentrer ses troupes, les alliés s'étaient partagés en trois masses,
une de 80 mille hommes sur la gauche de la Seine, entre l'Essonne et
Paris (voir la carte nº 62); une autre dans l'intérieur même de Paris,
une autre enfin au dehors sur la droite de la Seine. Napoléon
considérait la situation qu'ils avaient prise comme mortelle pour
eux, si on savait en profiter. Il voulait franchir brusquement
l'Essonne avec son armée, refouler les 80 mille hommes de
Schwarzenberg sur les faubourgs de Paris, faire appel aux Parisiens
pour qu'ils se joignissent à lui, et, profitant du trouble probable
des coalisés assaillis à l'improviste, les écraser, soit qu'il entrât
dans la ville à leur suite, soit qu'il passât brusquement sur la
droite de la Seine par tous les ponts dont il disposait, et qu'il se
précipitât sur leur ligne de retraite. Il est en effet probable
qu'avec les 70 mille hommes réunis sous sa main, Napoléon culbuterait
les 80 mille hommes qui lui étaient directement opposés, que ceux-ci
refoulés sur Paris y rentreraient en désordre, que le moindre concours
des Parisiens convertirait ce désordre en déroute, et que Napoléon les
suivant à brûle-pourpoint, ou se portant par la droite de la Seine sur
leur ligne de retraite, placerait la coalition dans une position dont
elle aurait beaucoup de peine à se tirer, eût-elle à sa tête ce
qu'elle n'avait pas, le plus grand des capitaines. Il est
très-probable encore qu'après un tel événement, et aidé des paysans de
la Bourgogne, de la Champagne, de la Lorraine, qui ne manqueraient pas
de se jeter sur les vaincus puisqu'ils se jetaient déjà sur les
vainqueurs, Napoléon aurait bientôt ramené la coalition jusqu'au Rhin.
S'il se trompait, il nous semble, quant à nous, qu'il valait mieux se
tromper avec lui ce jour-là, que s'être trompé avec lui à Wilna en
1812, à Dresde en 1813. Du reste, s'inquiétant peu des dangers de
Paris, il raisonnait à l'égard de cette capitale comme les Russes à
l'égard de Moscou, et il pensait qu'on ne pouvait payer d'un prix
trop élevé l'extermination de l'ennemi qui avait pénétré au coeur de
la France.

[En marge: Après avoir arrêté son plan, Napoléon passe tout de suite
aux détails d'exécution, et donne les ordres nécessaires.]

[En marge: Napoléon passe tous les jours ses troupes en revue.]

[En marge: Enthousiasme de la garde impériale.]

[En marge: Cet enthousiasme se communique aux rangs inférieurs de
l'armée.]

Imperturbable au milieu des situations les plus violentes, et toujours
passant sur-le-champ de la conception de ses plans aux détails
d'exécution, il avait donné ses ordres en conséquence. Il avait rangé
les maréchaux Marmont et Mortier le long de la rivière d'Essonne,
Marmont à Essonne même, Mortier à Mennecy. Il avait renforcé le corps
de Marmont de la division Souham, qui comptait au moins six mille
hommes; remplacé l'artillerie de Marmont et de Mortier, restée en
partie sous les murs de Paris, et fourni à ces deux maréchaux, au
moyen des ressources du grand parc, soixante bouches à feu
parfaitement approvisionnées. Il leur avait prescrit d'entourer
Corbeil d'ouvrages de campagne, afin de s'en approprier le pont,
indépendamment de celui de Melun dont il était maître, de manière à
pouvoir manoeuvrer à volonté sur l'une et l'autre rive de la Seine; de
réunir à Corbeil tous les approvisionnements de grains répandus en
abondance sur la droite de cette rivière, et de fabriquer à la
poudrerie d'Essonne autant de poudre qu'on pourrait. Il avait
échelonné sa cavalerie dans la direction d'Arpajon, afin de se mettre
en communication avec Orléans, où il venait d'appeler sa femme, son
fils, ses frères et ses ministres. Il avait fait avancer la jeune
garde entre Chailly et Ponthierry, pour ménager de la place aux corps
d'Oudinot, de Macdonald et de Gérard qui allaient arriver. Enfin il
avait mandé les troupes qui, sous le général Alix, avaient si bien
défendu l'Yonne, et prenait ainsi toutes ses dispositions pour avoir
l'armée entière concentrée derrière l'Essonne dans la journée du 4,
terme le plus rapproché possible en considérant la distance à
parcourir de Saint-Dizier à Fontainebleau. Chaque jour il passait en
revue les corps qui rejoignaient, et, sans s'expliquer clairement,
leur laissait entrevoir une éclatante revanche du revers essuyé sous
les murs de la capitale. La garde à son aspect poussait des cris
frénétiques. Fantassins et cavaliers, agitant les uns leurs fusils,
les autres leurs sabres, mêlaient au cri ordinaire de _Vive
l'Empereur_, ce cri bien plus significatif: _À Paris! à Paris!_--Les
autres corps de l'armée, plus jeunes et plus sensibles à la
souffrance, arrivaient quelquefois fatigués et tristes. Mais ils ne
résistaient pas à la présence de Napoléon, à la vue de son visage tout
à la fois sombre et inspiré, et, après un peu de repos, recevaient la
contagion des sentiments dont le foyer ardent était dans la garde
impériale. Les chefs de l'armée au contraire étaient consternés, et la
présence de Napoléon les embarrassait, les irritait même, sans les
ranimer. Ils n'osaient pas contester qu'une dernière et sanglante
bataille fût un devoir à remplir envers le pays, si on pouvait ainsi
le sauver, mais ils se récriaient contre l'idée de la livrer dans
l'intérieur de Paris, si c'était là que Napoléon voulût combattre, ce
qu'ils ignoraient, mais ce qu'ils répandaient autour d'eux, pour
rendre ce projet odieux. Leurs aides de camp et leurs complaisants
tenaient le même langage. Il en était autrement des officiers attachés
aux troupes. Ceux-là ne parlaient que de venger l'honneur des armes,
et soufflaient leurs passions à leurs soldats. Aussi dès que Napoléon
se montrait, des transports violents éclataient de toute part, et il
se manifestait un sentiment commun, non pas de dévouement à sa
personne, mais d'exaspération contre l'ennemi et contre les traîtres
qui, disait-on, avaient livré la capitale.

[En marge: Difficulté de discerner le vrai, à certaines époques et
dans certaines situations.]

Il y a des jours, tristes jours! où le devoir est obscur, et où les
coeurs les plus honnêtes sont perplexes. C'était le cas ici, et on
pouvait très-sincèrement être d'un avis à Paris, d'un autre avis à
Fontainebleau. Nous comprenons en effet qu'à Paris on pût, sans
estimer le Sénat, adhérer à ses résolutions, et préférer la paix, la
liberté sous l'ancienne dynastie, à la guerre perpétuelle sous un
gouvernement arbitraire et violent, et qu'à Fontainebleau au
contraire, pour de braves soldats n'ayant pas à choisir entre deux
régimes politiques, mais à expulser l'étranger du sol, la seule
espérance d'écraser la coalition, fût-ce au milieu des ruines de
Paris, les transportât d'un bouillant enthousiasme. Et, bien que la
vérité ne dépende pas des lieux, que vérité ici, elle ne soit pas
mensonge là, il nous semble que la manière de l'envisager peut
dépendre des situations, et que le devoir peut différer suivant le
lieu où l'on se trouve. À Paris, de bons citoyens devaient opter pour
la Charte et pour les Bourbons; des soldats à Fontainebleau, sur une
simple espérance d'expulser l'ennemi du territoire, devaient exposer
leur vie encore une fois, et il eût été plus patriotique de mourir
dans cette journée en avant d'Essonne que jadis à Austerlitz ou à
Iéna, car on serait mort certainement pour le pays, et on se serait
dévoué non pas au bonheur, mais au malheur!

[En marge: Arrivée de M. de Caulaincourt.]

[En marge: Accueil que lui fait Napoléon.]

[En marge: Froid jugement que porte Napoléon sur les événements de
Paris.]

[En marge: Ses paroles à M. de Caulaincourt.]

Du reste, nous le répétons, il était naturel qu'en face d'événements
si graves les âmes fussent profondément agitées. M. de Caulaincourt
effectivement les trouva fort émues, et lorsque dans la nuit du 2
avril il parut à la porte de Napoléon, les oisifs d'état-major qui
gardaient cette porte l'assaillirent de leurs questions, et le
supplièrent de dire la vérité à l'Empereur. Ce noble personnage
n'avait pas besoin d'y être convié. Il exposa simplement, sans détour,
sans réticence, tout ce qu'il avait vu et entendu pendant son séjour à
Paris, ne dissimula pas même à Napoléon les colères furieuses dont il
était l'objet, ni surtout les résolutions extrêmes des souverains à
son égard, et quoiqu'il n'hésitât jamais à donner un avis, il ne l'osa
pas cette fois, tant il était difficile de se prononcer, tant le
moindre conseil était inutile et cruel, seulement à insinuer. Napoléon
accueillit M. de Caulaincourt avec une grande douceur et des marques
visibles de gratitude. Il ne parut ni troublé ni étonné de tout ce
qu'il entendait. Il avait appris déjà par diverses informations
quelques-uns des faits rapportés par M. de Caulaincourt, et avait
deviné les autres. Il connaissait l'institution du gouvernement
provisoire, même la déchéance, sans les considérants toutefois, et
notamment les efforts tentés pour renverser sa statue.--C'est bien
fait, dit-il à M. de Caulaincourt, il m'arrive là ce que j'ai mérité.
Je ne voulais pas de statues, car je savais qu'il n'y a sûreté à les
recevoir que de la postérité. Pour les conserver de son vivant, il
faudrait être toujours heureux! Denon a voulu flatter, j'ai eu la
faiblesse de céder, et vous voyez ce que j'y ai gagné. Mais passons à
un sujet plus important. Rien ne me surprend dans votre récit.
Talleyrand se venge de moi, c'est tout simple... Les Bourbons me
vengeront de lui... Mais tous ces hommes de la révolution qui
remplissent le Sénat, et parmi lesquels il y a plus d'un régicide,
sont bien imprudents de se jeter ainsi dans les bras de l'étranger,
qui les jettera dans les bras des Bourbons. Mais ils sont effrayés,
ils cherchent leur sûreté où ils peuvent. Quant aux souverains alliés,
ils veulent abaisser la France. Pourtant ils se comportent envers moi
peu dignement. J'ai pu détrôner l'empereur François et le roi
Guillaume, j'ai pu déchaîner les paysans russes contre Alexandre, je
ne l'ai pas fait. Je me suis conduit à leur égard en souverain, ils se
conduisent à mon égard en jacobins. Ils donnent là un mauvais exemple.
Le moins hostile d'entre eux est Alexandre. Il est vengé, et de plus
il est bon, quoique rusé. Les Autrichiens sont ce que je les ai
toujours vus, humbles dans l'adversité, insolents et sans coeur dans
la prospérité. Ils m'ont presque forcé de prendre leur fille, et
maintenant ils agissent comme si cette fille n'était pas la leur.
Schwarzenberg est tout à l'émigration, Metternich aux Anglais. Mon
beau-père les laisse faire. Nous verrons s'il leur permettra d'aller
jusqu'aux dernières extrémités. L'Impératrice espère le contraire.
Quant aux Anglais et aux Prussiens, ils veulent l'anéantissement de la
France. Cependant tout n'est pas fini. On cherche à m'écarter, parce
qu'on sent que seul je puis relever notre fortune. Je ne tiens pas au
trône, croyez-le. Né soldat, je puis redevenir citoyen. Vous
connaissez mes goûts: que me faut-il? Un peu de pain, si je vis; six
pieds de terre, si je meurs. Il est vrai, j'ai aimé et j'aime la
gloire... Mais la mienne est à l'abri de la main des hommes... Si je
désire commander quelques jours encore, c'est pour relever nos armes,
c'est pour arracher la France à ses implacables ennemis. Vous avez
bien fait de ne rien signer. Je n'aurais pas souscrit aux conditions
qu'on vous aurait imposées. Les Bourbons peuvent les accepter
honorablement; la France qu'on leur offre est celle qu'ils ont faite.
Moi, je ne le puis pas. Nous sommes soldats, Caulaincourt, qu'importe
de mourir, si c'est pour une telle cause? D'ailleurs, ne croyez pas
que la fortune ait prononcé définitivement. Si j'avais mon armée,
j'aurais déjà attaqué, et tout aurait été fini dans deux heures, car
l'ennemi _est dans une position à tout perdre_. Quelle gloire si nous
les chassions, quelle gloire pour les Parisiens d'expulser les
Cosaques de chez eux, et de les livrer aux paysans de la Bourgogne et
de la Lorraine, qui les achèveraient! Mais ce n'est qu'un retard.
Après-demain, j'aurai les corps de Macdonald, d'Oudinot, de Gérard, et
si on me suit je changerai la face des choses. Les chefs de l'armée
sont fatigués, mais la masse marchera. _Mes vieilles moustaches de la
garde_ donneront l'exemple, et il n'y aura pas un soldat qui hésite à
les suivre. En quelques heures, mon cher Caulaincourt, tout peut
changer... Quelle satisfaction... quelle gloire!...--

[En marge: Napoléon remet au lendemain pour s'expliquer
définitivement.]

Après ces paroles prononcées avec un mélange de calme et
d'entraînement communicatif, Napoléon envoya M. de Caulaincourt se
reposer, et tomba lui-même dans un profond sommeil.

[En marge: Napoléon passe la journée du 3 avril en revues et en
préparatifs.]

[En marge: Travail des émissaires de Paris.]

[En marge: Leur langage.]

[En marge: On fait surtout valoir l'idée d'une bataille livrée dans
Paris même pour révolter tous les coeurs.]

Le lendemain, 3 avril, il passa la journée en revues et en
préparatifs, et tantôt plongé dans ses réflexions, tantôt le visage
animé, et la flamme du génie dans les yeux, il semblait plein d'un
vaste projet dont il était impatient de commencer l'exécution. Les
troupes en ce moment suprême ne résistaient pas à l'effet de sa
présence, et quoique épuisées en arrivant, criaient à son aspect:
_Vive l'Empereur!_ avec une sorte de frénésie. Les vieux soldats de la
garde en leur racontant, avec la crédulité des camps, qu'une indigne
trahison avait livré Paris, les remplissaient de colère, et elles ne
manifestaient d'autre désir que d'arracher la capitale de la main des
traîtres. À la vérité, ces sentiments particuliers aux soldats et aux
officiers des régiments, n'étaient plus, comme nous venons de le dire,
les mêmes dans les états-majors. Les émissaires venus de Paris
s'étaient glissés parmi ces derniers, et avaient prétendu que Napoléon
étant légalement déchu, ceux qui continuaient de le servir ne
servaient plus qu'un rebelle, et n'étaient eux-mêmes que des rebelles;
qu'il était temps de quitter un homme qui avait perdu la France, qui
les perdrait eux-mêmes s'ils ne se séparaient de lui, et de se rallier
au gouvernement paternel des Bourbons tout disposé à leur ouvrir les
bras; qu'avec ce gouvernement seul on aurait la paix, car l'Europe
était résolue à en finir avec Napoléon et ses adhérents; que l'armée,
en quittant un camp qui désormais n'était plus que celui de la
rébellion, conserverait ses grades, pensions et dignités, et jouirait
enfin, à l'ombre d'un trône tutélaire, de la gloire qu'elle avait
acquise et qu'on ne lui contestait point, qu'autrement elle allait
être enveloppée par quatre cent mille ennemis, et détruite jusqu'au
dernier homme. Ce langage avait facilement pénétré dans l'âme fatiguée
et soucieuse des principaux chefs, et amené de leur part un singulier
déchaînement non-seulement contre les fautes politiques de Napoléon,
fautes trop réelles et trop désastreuses, mais contre ses prétendues
fautes militaires. Il n'était plus, à les entendre, qu'un aventurier,
qui avait rencontré une veine heureuse, et en avait abusé jusqu'à ce
qu'il l'eût épuisée. En 1813, il n'avait commis que des bévues, en
1814 également, et tout récemment encore il s'était trompé, en allant
chercher à Saint-Dizier un ennemi qu'il fallait venir chercher à
Paris. Maintenant rendu plus extravagant que jamais par le malheur, il
voulait livrer une dernière bataille, et faire égorger les malheureux
restes de son armée.--Une dernière bataille soit, disaient-ils, si
c'était pour relever l'honneur des armes, et surtout pour sauver la
France! Mais, dans sa colère contre les Parisiens, Napoléon avait
résolu de la livrer au sein même de Paris, apparemment pour tuer
autant de Parisiens que d'Autrichiens, de Prussiens ou de
Russes!--C'était surtout cette allégation d'une bataille dans Paris
qu'on répandait perfidement, pour rendre plus odieuse encore la
suprême tentative qui se préparait, et en admettant qu'on ne pouvait
se refuser à un dernier effort, s'il y avait chance de le rendre utile
à la France, on demandait avec une épouvante quelquefois feinte,
quelquefois sincère, s'il ne fallait pas être fou ou barbare pour
vouloir convertir Paris en un champ de bataille, et fournir ainsi aux
souverains le prétexte légitime de faire de la capitale de la France
une nouvelle Moscou!--

[En marge: Succès des émissaires de Paris dans les états-majors, et
auprès des chefs de l'armée.]

Ces propos avaient porté l'agitation des états-majors au comble, et,
tandis qu'une véritable fureur patriotique animait la garde, et de la
garde passait dans les rangs inférieurs de l'armée, un sentiment tout
opposé animait les états-majors et les chefs. La journée du 3 avril ne
fit qu'accroître ce double courant d'idées contraires, sous
l'influence des communications venues soit de Paris soit des
avant-postes.

[En marge: Le 4, Napoléon annonce ses projets dans une allocution aux
troupes.]

Le jour suivant, c'est-à-dire le 4 au matin, Napoléon parut enfin
décidé à agir. Il s'en expliqua positivement avec M. de Caulaincourt.
Les corps de Macdonald, d'Oudinot, de Gérard, étaient près d'arriver,
et en leur accordant cette journée de repos, il comptait pouvoir le
lendemain 5, ou le surlendemain 6 au plus tard, les porter en ligne,
et attaquer l'ennemi avec 70 mille combattants. Le succès ne lui
semblait pas douteux. Il donna de très-grand matin des ordres pour que
la garde s'ébranlât tout entière, et allât se placer derrière Marmont
et Mortier sur l'Essonne, à l'effet d'appuyer le mouvement, et de
laisser la place libre pour les troupes qui arriveraient
successivement. Après avoir passé en revue les corps qui allaient
partir, il fit former en cercle autour de lui les officiers et
sous-officiers, et de sa voix vibrante, il leur adressa ces paroles
énergiques:

«Soldats, l'ennemi en nous dérobant trois marches, s'est rendu maître
de Paris. Il faut l'en chasser. D'indignes Français, des émigrés,
auxquels nous avons eu la faiblesse de pardonner jadis, ont fait cause
commune avec l'étranger, et ont arboré la cocarde blanche. Les lâches!
ils recevront le prix de ce nouvel attentat... Jurons de vaincre ou de
mourir, et de venger l'outrage fait à la patrie et à nos armes.»--Nous
le jurons! répondirent avec ardeur ces vieux officiers passionnés pour
leur drapeau, et ils s'en allèrent répandre la flamme dont ils étaient
pleins dans les rangs de leurs soldats. Les troupes défilèrent en
poussant des acclamations fanatiques.

[En marge: Cris de colère dans les états-majors.]

[En marge: Arrivée du maréchal Macdonald, et dispositions personnelles
de ce maréchal.]

Cette scène terminée, Napoléon remonta l'escalier du palais, suivi
d'une foule d'officiers, animés les uns de l'enthousiasme qui venait
d'éclater, les autres de sentiments tout contraires. Sur-le-champ, on
se forma en groupe autour des maréchaux, et là il n'y eut qu'un cri,
c'est que la résolution de jouer leur existence et celle de la France
dans une dernière folie, était évidemment prise, et que c'était le cas
de l'empêcher en se prononçant contre un pareil acte de démence. Tous
furent de cet avis, mais c'était à qui ne dirait pas les premiers
mots. Les aides de camp entourèrent les généraux, les généraux les
maréchaux, et, s'excitant les uns les autres, ils demandèrent bientôt
que leurs chefs refusassent l'obéissance. Le maréchal Macdonald
arrivait à peine, car il n'avait pas quitté son corps. Il descendait
de cheval couvert de la boue des grandes routes, et on venait de lui
remettre une lettre de Beurnonville, portant l'adresse erronée que
voici: _À M. le maréchal Macdonald, duc de Raguse._--Marmont, à qui le
titre de duc de Raguse, inscrit sur l'adresse, avait fait parvenir la
lettre en question, l'avait lue, et ayant reconnu qu'elle était
destinée au maréchal Macdonald, la lui avait renvoyée. Cette lettre
conjurait Macdonald, au nom de l'amitié, au nom de sa famille exposée
à périr au milieu des flammes de la capitale, et à laquelle il était
tendrement attaché, de se séparer du tyran qui n'était plus qu'un
rebelle, pour se donner au gouvernement légitime des Bourbons qui
allaient rentrer en France la paix dans une main, la liberté dans
l'autre.--Macdonald avait conservé dans le coeur les sentiments de
l'armée du Rhin, il était irrité de ce qu'il avait vu et souffert dans
les deux dernières campagnes, et il aimait ses enfants avec passion.
On venait de lui donner de leurs nouvelles et de lui apprendre qu'ils
étaient dans Paris. Il en eut l'âme navrée. On l'entoura, on lui dit
qu'il devait se joindre aux maréchaux ses collègues, et contribuer à
mettre fin à un règne odieux et insensé. Il le promit, et demanda
seulement le temps d'aller revêtir un costume plus convenable. On
était arrivé ainsi jusqu'à la porte du cabinet de Napoléon, et on
s'anima jusqu'à ne plus vouloir quitter l'antichambre, dans
l'intention de veiller sur les maréchaux et de les défendre si, à la
suite de la scène qui se préparait, l'Empereur voulait les faire
arrêter. Il y eut même dans cette espèce d'émeute quelques officiers
assez égarés pour s'écrier qu'au besoin il fallait se débarrasser de
la personne de Napoléon[21]. En un mot, c'était le spectacle d'une de
ces révoltes de la soldatesque dont l'empire romain avait fourni
autrefois de si odieux exemples, et c'était bien, il faut le
reconnaître, une digne fin de ce règne si déplorablement guerrier, que
de s'achever au milieu d'une sédition militaire!

          [Note 21: Je tiens ce déplorable détail de témoins
          oculaires, hommes respectables que je ne puis nommer, et qui
          peuvent être rangés au nombre des plus honnêtes gens de leur
          temps.]

[En marge: Les maréchaux suivent Napoléon dans son cabinet, en
compagnie de quelques personnages éminents.]

[En marge: Paroles que leur adresse Napoléon.]

[En marge: Leur réponse malveillante et timide.]

Les maréchaux entrèrent: c'étaient Lefebvre, Oudinot, Ney. Macdonald
allait les rejoindre. Ils trouvèrent autour de Napoléon le
major-général Berthier, les ducs de Bassano et de Vicence, et quelques
autres personnages éminents. Napoléon venait de se débarrasser de son
chapeau, de son épée, et marchait, parlait dans son cabinet avec une
véhémence plus qu'ordinaire. Les maréchaux étaient tristes,
embarrassés, n'osant pas proférer une parole. Devinant ce que cachait
leur silence et voulant les forcer à le rompre, Napoléon les
questionna, leur demanda s'ils avaient des nouvelles de Paris, à quoi
ils répondirent qu'ils en avaient, et de bien fâcheuses. Puis il leur
demanda ce qu'ils pensaient.--Tout ce qui était arrivé, dirent-ils,
était bien douloureux, bien déplorable, et ce qu'il y avait de plus
désolant, c'est qu'on ne voyait pas la fin de cette cruelle
situation.--La fin, repartit Napoléon, elle dépend de nous. Vous voyez
ces braves soldats, qui n'ont ni grades ni dotations à sauver, ils ne
songent qu'à marcher, qu'à mourir pour arracher la France aux mains de
l'étranger. Il faut les suivre. Les coalisés sont partagés entre les
deux rives de la Seine dont nous avons les ponts principaux, et
dispersés dans une ville immense. Vigoureusement abordés dans cette
position, ils sont perdus. Le peuple parisien est frémissant, il ne
les laissera pas partir sans les poursuivre, et les paysans les
achèveront. Sans doute, ils peuvent revenir: mais Eugène est de retour
d'Italie avec trente-six mille hommes; Augereau en a trente, Suchet
vingt, Soult quarante. Je vais attirer à moi la plus grande partie de
ces forces; j'ai soixante-dix mille hommes ici, et avec cette masse,
je jetterai dans le Rhin tout ce qui sera sorti de Paris et voudra y
rentrer. Nous sauverons la France, nous vengerons notre honneur, et
alors j'accepterai une paix modérée. Que faut-il pour tout cela? Un
dernier effort, qui vous permettra de jouir en repos de vingt-cinq
années de travaux.--

[En marge: Napoléon leur demande s'ils veulent vivre sous les
Bourbons?]

[En marge: Vive dénégation de leur part.]

[En marge: Vivre sous le fils de Napoléon, semble leur désir secret.]

[En marge: Arrivée du maréchal Macdonald, et sa participation au
colloque engagé avec l'Empereur.]

[En marge: Lettre de Beurnonville à Macdonald lue devant Napoléon.]

[En marge: Napoléon irrité, mais contenu, renvoie les maréchaux de sa
présence.]

Ces raisons, quoique frappantes, ne parurent pas être du goût des
assistants. Ils objectèrent à Napoléon que, s'il était légitime de
vouloir livrer une dernière bataille, dans le cas toutefois où elle
pourrait être utile et ne serait pas l'occasion d'une irrémédiable
catastrophe, il était affreux de la livrer dans Paris, et de faire de
notre capitale une autre Moscou. Napoléon répondit à cette objection
qu'on le calomniait quand on prétendait qu'il voulait se venger des
Parisiens, qu'il ne cherchait pas à faire de Paris un champ de
bataille, mais qu'il prenait l'ennemi là où la Providence le lui
livrait, et que dans la position où étaient les coalisés, ils seraient
nécessairement détruits. S'adressant alors à Lefebvre, à Oudinot, à
Ney, il leur demanda si leur désir était de vivre sous les Bourbons? À
cette question, ils poussèrent de vives exclamations. Lefebvre, avec
la violence d'un vieux jacobin, affirma qu'il ne le voulait point, et
il était sincère. Ney s'en exprima avec une incroyable véhémence, et
dit que jamais ses enfants ne pourraient trouver sous les Bourbons ni
bien-être ni même sûreté, et que le seul souverain désirable pour eux
était le Roi de Rome.--Eh bien, reprit Napoléon, croyez-vous qu'en
abdiquant je vous assurerais à vous et à vos enfants l'avantage de
vivre sous mon fils? Ne voyez-vous pas tout ce qu'il y a de ruse et de
mensonge dans cette idée d'une régence au profit du Roi de Rome,
imaginée pour vous séparer de moi, et pour nous perdre en nous
divisant? Ma femme, mon fils, ne se soutiendraient pas une heure, vous
auriez une anarchie qui après quinze jours aboutirait aux Bourbons...
D'ailleurs, ajouta-t-il, il y a des secrets de famille que je ne puis
divulguer... Le gouvernement de ma femme est impossible....--Napoléon
faisait ainsi allusion aux motifs qui l'avaient porté à ordonner que
sa femme sortît de Paris, et le principal de ces motifs, c'était la
faiblesse de Marie-Louise qu'il connaissait bien. Mais tandis que les
maréchaux avaient éclaté en dénégations violentes, lorsque Napoléon
leur avait parlé de vivre sous les Bourbons, ils s'étaient tus
lorsqu'il avait parlé de son abdication et des conséquences qu'elle
pourrait avoir, n'osant pas dire, mais laissant deviner que
l'abdication était véritablement ce qu'ils désiraient. Napoléon le
comprit sans paraître s'en apercevoir. En ce moment survint Macdonald,
ému, troublé de tout ce qu'il avait appris, tenant la lettre de
Beurnonville à la main.--Quelles nouvelles nous apportez-vous? lui dit
Napoléon.--De bien mauvaises, répondit le maréchal. On assure qu'il y
a deux cent mille ennemis dans Paris et que nous allons y livrer
bataille. Cette idée est affreuse... n'est-il pas temps de
finir?...--Il ne s'agit pas, répliqua Napoléon, de livrer bataille
dans Paris, il s'agit de profiter des fautes de l'ennemi.--Là-dessus
on discuta, et Napoléon demandant ce qu'était la lettre qu'il avait à
la main, Macdonald lui dit: Sire, je n'ai rien de caché pour vous,
lisez-la.--Ni moi pour vous tous, repartit Napoléon; qu'on la lise à
haute voix.--M. de Bassano prit la lettre, la lut avec l'embarras,
avec la souffrance d'un sujet resté aussi respectueux que fidèle
envers son maître. Napoléon écouta cette lecture avec un calme
dédaigneux, puis sans se plaindre de la franchise du maréchal
Macdonald, il répéta que Beurnonville et ses pareils n'étaient que des
intrigants, qui, de moitié avec l'étranger, cherchaient à opérer une
contre-révolution; qu'ils laisseraient la France ruinée et à jamais
affaiblie; que les Bourbons, loin de pacifier la France, la mettraient
bientôt en confusion, tandis qu'avec un peu de persévérance il serait
facile de changer cette situation en deux heures.--Oui, reprit
Macdonald, toujours le coeur navré à l'idée d'une bataille dans Paris,
oui, on le pourrait peut-être, mais en nous battant dans notre
capitale en cendres, et probablement sur les cadavres de nos
enfants.--De plus, sans oser dire qu'il désobéirait, le maréchal
déclara qu'on n'était pas sûr de l'obéissance des soldats. Ney sembla
confirmer cette déclaration. Arrivés ainsi à la limite qui sépare le
respect de la révolte, les maréchaux mettaient sur le compte des
soldats un refus d'obéir qui n'appartenait qu'à eux. Napoléon le
sentit et leur dit fièrement: Si les soldats ne vous obéissent point à
vous, ils m'obéiront à moi, et je n'ai qu'un mot à dire pour les
conduire où je voudrai...--Puis avec un ton de hauteur qui n'admettait
pas de réplique, il ajouta: Retirez-vous, messieurs; je vais aviser,
et je vous ferai connaître mes résolutions.--

[En marge: Ils vont se vanter au dehors d'avoir dit à Napoléon plus
qu'ils n'ont osé dire.]

Ils sortirent tout étonnés de s'être montrés si hardis, quoiqu'ils
l'eussent été bien peu, et si émerveillés de leur courage, qu'ils se
vantèrent auprès de leurs aides de camp d'avoir déchiré tous les
voiles, se faisant ainsi beaucoup plus coupables qu'ils ne l'avaient
été réellement[22]. Ils se retirèrent attendant le résultat de cette
scène extraordinaire, extraordinaire vraiment, car Napoléon
tout-puissant ils n'avaient jamais osé lui adresser une observation,
lorsqu'il aurait peut-être suffi d'un mot pour l'arrêter sur la pente
qui menait aux abîmes.

          [Note 22: On a dit, on a écrit, on a répété sous toutes les
          formes, que la scène qui s'était passée le 4 avril au matin
          dans le cabinet de l'Empereur avait été une scène de
          violence poussée jusqu'à la menace, jusqu'à lui arracher
          presque son abdication par la force. J'ai eu sous les yeux
          les mémoires manuscrits des deux témoins les plus
          respectables de cette scène; j'ai recueilli les souvenirs de
          témoins oculaires dignes de foi, et j'ai acquis la
          conviction que les récits qu'on a répandus à ce sujet sont
          entièrement controuvés. Au fond, la scène eut bien pour but
          et pour résultat d'arracher à Napoléon son abdication
          conditionnelle, mais quant à la forme les choses se
          renfermèrent dans la mesure que j'ai gardée dans ce récit.
          Les versions exagérées dont je conteste l'exactitude ont eu
          pour origine, et pour triste origine, les vanteries de
          certains personnages militaires, qui, voulant se faire
          valoir quelques jours après, se représentèrent comme plus
          coupables envers Napoléon qu'ils ne l'avaient été
          véritablement, et eurent fort à le regretter un an après. Ce
          sont ces vanteries, exagérées encore par des colporteurs de
          faux bruits, qui ont donné lieu aux versions inexactes
          répandues sur ce sujet, et je suis certain que la vérité se
          réduit à ce que je viens d'exposer.]

Napoléon dans cette journée n'aurait eu qu'un pas à faire en dehors de
son cabinet, pour en appeler des maréchaux aux colonels et aux
soldats, et il eût trouvé des serviteurs enthousiastes, prêts à le
suivre partout, prêts même à lui faire raison de serviteurs ingrats et
rassasiés. Mais vouloir que dans ce moment il jetât à la porte de son
palais tout un état-major, formé de généraux et de maréchaux qui lui
avaient prodigué leur sang pendant vingt années, qu'il en composât un
avec des colonels et des chefs de bataillon, pour marcher ainsi à une
opération formidable, c'est trop demander même au caractère le plus
énergique et le plus résolu.

[En marge: Napoléon, resté seul, se répand en plaintes amères, et puis
arrive à l'idée d'abdiquer, mais conditionnellement et au profit de
son fils.]

Resté seul avec Berthier, avec MM. de Caulaincourt et de Bassano,
Napoléon donna cours à l'irritation qu'il avait jusque-là
contenue.--Les avez-vous vus, leur dit-il, ardents quand il s'agissait
de ne pas vivre sous les Bourbons, silencieux quand je leur parlais de
mon abdication? C'est là en effet ce qu'ils désirent, car on leur a
persuadé que moi hors de cause, ils pourront jouir sous mon fils des
richesses que je leur ai prodiguées. Pauvres esprits qui ne voient pas
qu'entre les Bourbons et moi il n'y a rien, que ma femme et mon fils
ne sont qu'une ombre, destinée à s'évanouir en quelques jours ou en
quelques mois!--Ensuite Napoléon se plaignit qu'on eût osé lire en sa
présence une lettre aussi inconvenante que celle de Beurnonville, et
s'étendit sur la faiblesse et l'ingratitude des hommes. M. de
Caulaincourt essaya de le calmer, en lui disant que le maréchal
Macdonald était un personnage du plus noble caractère, qui n'avait
montré cette lettre que parce que Napoléon la lui avait demandée; que
cette répugnance à se battre dans Paris, prétexte pour les uns, était
pour d'autres un sentiment sérieux et sincère, et il ajouta que l'idée
de son abdication en faveur de son fils était fort répandue, et
qu'elle était du reste la seule base sur laquelle on pût encore
négocier.

[En marge: L'intention vraie de Napoléon est de donner ainsi une
satisfaction apparente aux maréchaux, et de gagner encore deux jours
dont il croit avoir besoin.]

Napoléon, revenu bientôt à cette indifférence supérieure avec laquelle
les grands esprits se mettent au-dessus des événements, avoua que son
abdication au profit du Roi de Rome était l'idée du moment, que
c'était peut-être une satisfaction à donner à des âmes troublées, et
il déclara qu'il y était tout disposé, pour leur prouver l'inanité
d'une semblable combinaison.--Je consens, dit-il à M. de Caulaincourt,
à ce que vous retourniez à Paris pour offrir de négocier sur cette
base, à ce que vous emmeniez même avec vous les maréchaux les plus
épris de ce projet; vous me délivrerez d'eux, ce qui ne sera pas un
médiocre avantage, car j'ai de quoi les remplacer ici, et, pendant que
vous occuperez les alliés au moyen de cette nouvelle proposition, moi
je marcherai, et je terminerai tout l'épée à la main. Il faut même
vous hâter de partir, car, d'ici à vingt-quatre heures, vous ne
pourriez plus franchir la ligne des avant-postes.--

Napoléon adhéra donc assez promptement à la proposition d'abdiquer au
profit de son fils, comme à une nouvelle manière de gagner deux ou
trois jours, d'endormir la vigilance de l'ennemi, de satisfaire ses
maréchaux, et de se débarrasser de deux ou trois d'entre eux qui
étaient devenus singulièrement incommodes. Cependant, il ajouta que si
on accordait la régence de sa femme au profit de son fils, à des
conditions tout à la fois honorables et rassurantes pour le maintien
de ce nouvel ordre de choses, il était possible qu'il acceptât. Malgré
ce langage, il y avait bien peu de chances pour que la négociation
qu'il se proposait d'interrompre bientôt à coups de canon, pût
réussir.

[En marge: Choix du duc de Vicence, et des maréchaux Ney et Macdonald
pour porter à Paris son abdication conditionnelle.]

Après avoir donné aussi brusquement cette face nouvelle à la
situation, il s'agissait de choisir les hommes chargés d'accompagner
M. de Caulaincourt à Paris. M. de Caulaincourt aurait voulu avoir
Berthier pour faire valoir les considérations militaires, M. de
Bassano pour se tenir le plus près possible de la pensée de Napoléon.
Mais Napoléon n'en voulut pas entendre parler. Berthier lui était
indispensable pour transmettre ses ordres à l'armée. M. de Bassano,
quoiqu'il fût, disait-il, bien innocent des dernières guerres, en
était responsable aux yeux du public et des souverains. Il ne
consentit qu'à l'envoi de M. de Caulaincourt, accompagné de deux ou
trois maréchaux. Il songea d'abord à Ney.--C'est le plus brave des
hommes, dit-il, mais j'ai des gens qui en ce moment se battront aussi
bien que lui, et vous m'en débarrasserez. Cependant veillez sur lui,
c'est un enfant. S'il tombe dans les mains de Talleyrand ou
d'Alexandre, il est perdu, et vous n'en pourrez plus rien faire.
Prenez Marmont qui m'est dévoué, et qui soutiendra bien les droits de
mon fils.--Puis revenant sur ce qu'il avait dit, Napoléon ajouta: Non,
ne prenez pas Marmont, il est trop nécessaire sur l'Essonne.--Alors on
proposa Macdonald, qui aurait plus de crédit que Marmont parce qu'il
n'avait jamais passé pour un complaisant, qui d'ailleurs était un
parfait honnête homme, et défendrait les intérêts qu'on lui confierait
comme les siens propres. Napoléon adhéra à ces propositions, rédigea
lui-même l'acte de son abdication conditionnelle, avec ce tact, cette
hauteur de langage qu'il apportait dans toutes les pièces émanées de
sa plume, et ordonna qu'on fît rentrer les maréchaux.

[En marge: Napoléon rappelle les maréchaux, et leur annonce sa
nouvelle résolution.]

[En marge: Leur joie en apprenant un projet qui les tire d'embarras.]

[En marge: Paroles adressées au maréchal Macdonald.]

[En marge: Les maréchaux autorisés à s'adjoindre Marmont.]

--J'ai réfléchi, leur dit-il, à notre situation, à ce qu'elle vous a
inspiré, et j'ai résolu de mettre à l'épreuve la loyauté des
souverains. Ils prétendent que je suis le seul obstacle à la paix et
au bonheur du monde. Eh bien, je suis prêt à m'immoler pour faire
tomber cette prévention, et à quitter le trône, mais à la condition de
le transmettre à mon fils, qui pendant sa minorité sera placé sous la
régence de l'Impératrice. Cette proposition vous convient-elle?--À ces
mots, les maréchaux qu'une pareille solution tirait d'embarras, et à
qui elle convenait fort d'ailleurs, car ils aimaient bien mieux vivre
sous un enfant et une femme qui leur appartenaient, que sous les
Bourbons qui leur étaient absolument étrangers, poussèrent des cris de
reconnaissance et d'admiration, saisirent les mains de Napoléon, les
serrèrent avec une vive émotion, en s'écriant qu'il n'avait jamais
été plus grand à aucune époque de sa vie. Après ces témoignages, qu'il
reçut avec une médiocre satisfaction, sans laisser voir toutefois ce
qu'il éprouvait, Napoléon leur dit: Mais maintenant que je viens de
condescendre à vos désirs, vous me devez de défendre les droits de mon
fils, qui sont les vôtres, de les défendre non-seulement de votre
épée, mais de votre autorité morale.--Il leur annonça ensuite qu'il
avait choisi deux d'entre eux pour accompagner le duc de Vicence à
Paris, et pour aller négocier l'établissement de la régence de
Marie-Louise. Il désigna Ney et Macdonald, en racontant comment il
avait d'abord songé à Marmont, et pourquoi il y avait renoncé. Ney fut
extrêmement flatté de ce choix; Macdonald en fut touché, car il
n'avait jamais été l'un des amis personnels de l'Empereur.--Maréchal,
lui dit Napoléon, j'ai eu longtemps des préventions contre vous, mais
vous le savez, elles sont détruites. Je connais votre loyauté, et je
suis sûr que vous serez le plus solide défenseur des intérêts de mon
fils.--En proférant ces mots, il lui tendit la main, que Macdonald
pressa vivement dans les siennes, en promettant de justifier la
confiance que l'Empereur lui témoignait en cette occasion, promesse
que bientôt il devait tenir noblement. Napoléon, quoiqu'il eût renoncé
à envoyer Marmont à Paris, laissa cependant à ses plénipotentiaires la
liberté de le prendre avec eux en passant à Essonne, s'ils croyaient
sa présence utile, se réservant dans ce cas de le remplacer dans le
poste qu'il occupait. Ces explications terminées, Napoléon lut l'acte
suivant, qu'il venait de rédiger:

[En marge: Texte de l'abdication conditionnelle.]

«Les puissances alliées ayant proclamé que l'Empereur Napoléon était
le seul obstacle au rétablissement de la paix en Europe, l'Empereur
Napoléon, fidèle à son serment, déclare qu'il est prêt à descendre du
trône, à quitter la France et même la vie, pour le bien de la patrie,
inséparable des droits de son fils, de ceux de la régence de
l'Impératrice, et des lois de l'Empire. Fait en notre palais de
Fontainebleau, le 4 avril 1814.»

Cette rédaction ayant reçu une approbation unanime, Napoléon prit une
plume pour y ajouter sa signature. Avant d'y apposer son nom, sentant
la gravité de cette démarche malgré les projets secrets qu'il
nourrissait, il fut saisi d'un regret douloureux, non pour le trône,
mais pour les chances auxquelles on allait peut-être renoncer, et
songeant encore à la position si imprudente prise par les alliés, il
s'écria: Et pourtant... pourtant nous les battrions, si nous
voulions!...--Après cette exclamation, qui fit baisser la tête aux
assistants, il signa la pièce, la remit à M. de Caulaincourt, et
congédia ses trois ambassadeurs, toujours plus porté à combattre qu'à
négocier, et résolu, si les moyens qu'il préparait ne se brisaient pas
dans ses mains, d'interrompre à coups de canon la négociation nouvelle
qu'on allait entamer à Paris.

[En marge: Les maréchaux passent par Essonne, pour y attendre
l'autorisation de se rendre à Paris.]

[En marge: Embarras que leur présence cause à Marmont.]

Les maréchaux accompagnés de M. de Caulaincourt quittèrent
immédiatement Fontainebleau afin de se rendre auprès des monarques
alliés. Ils devaient passer à Essonne pour se conformer aux intentions
de Napoléon, et pour y faire demander au quartier général du prince
de Schwarzenberg l'autorisation de traverser les avant-postes. Arrivés
à Essonne vers cinq heures après midi, ils y trouvèrent en effet le
maréchal Marmont, lui firent part de la mission dont ils étaient
chargés, et qu'il était autorisé à partager avec eux. À leur grande
surprise, le maréchal se montra froid, embarrassé, et peu disposé à
les accompagner. Le malheureux, hélas, avait succombé à tous les
piéges qu'on lui tendait depuis quatre jours!

[En marge: Succès des menées employées auprès de Marmont pour le
détacher de la cause impériale.]

[En marge: Raisons qu'on avait fait valoir auprès de lui.]

L'ancien aide de camp qu'on lui avait dépêché la veille, M. de
Montessuy, l'avait joint, et, après lui avoir communiqué les lettres
du gouvernement provisoire, y avait ajouté ses propres exhortations.
Il était facile à cet envoyé de parler avec effet, car il était
convaincu, et pensait avec tout le haut commerce de Paris dont il
faisait partie, qu'il était temps de se séparer d'un gouvernement
arbitraire et désastreusement belliqueux, qui avait jeté la France
dans un abîme de maux, et n'était pas capable de l'en tirer. L'agent
du gouvernement provisoire s'y était pris de plus d'une manière pour
pénétrer dans une âme dont il connaissait toutes les issues. Après
avoir parlé au patriotisme de Marmont, il avait parlé à sa vanité, à
son ambition. Il n'avait pas manqué de dire en effet que dans cette
campagne Marmont s'était couvert de gloire, que la France, l'Europe
avaient les yeux sur lui; que seul entre les maréchaux il avait assez
d'intelligence politique pour comprendre ce qu'exigeaient les
circonstances; que les circonstances commandaient de se séparer de
Napoléon, d'entourer, de fortifier le gouvernement provisoire chargé
de conclure la paix, de rappeler les Bourbons, et en les rappelant de
leur imposer une sage constitution; qu'en secondant l'accomplissement
de cette oeuvre excellente il jouerait dans l'armée le rôle de M. de
Talleyrand dans la politique, qu'il n'aurait sous les Bourbons qu'à
choisir sa situation, qu'après le service qu'il aurait rendu tout lui
serait dû, et qu'il réunirait le double avantage de sauver son pays et
d'en être magnifiquement récompensé.

[En marge: Nature des devoirs qui liaient Marmont à la cause de
Napoléon.]

Il y avait assurément beaucoup de vérité dans ce qu'on disait là au
malheureux Marmont, et de la part de celui qui le disait une entière
sincérité. Il était vrai que pour de simples citoyens exempts de tout
engagement personnel, ignorant la situation militaire, ne sachant pas
s'il y avait encore des chances de battre la coalition, d'arracher de
ses mains la France vaincue, le mieux était de se rattacher aux
Bourbons, de tâcher d'obtenir avec eux une paix moins dure, et un
gouvernement moins despotique. Mais ces considérations devaient
demeurer étrangères à un officier comblé des bontés de Napoléon, à un
soldat surtout chargé d'une consigne, celle de garder l'Essonne avec
vingt mille hommes, consigne capitale qui intéressait non-seulement
Napoléon mais la France, car tant qu'il restait quelque part une force
imposante, ce n'était pas seulement le sort de Napoléon, mais celui de
la France qu'on pouvait améliorer en négociant, consigne sacrée enfin
comme celle de tout soldat, jusqu'à ce qu'il en soit relevé.

Sans doute un militaire ne cesse pas d'être citoyen parce qu'il est
soldat, et parce qu'il verse son sang pour la patrie, ne perd pas le
droit de s'intéresser à ses destinées, et d'y contribuer. Aussi
Marmont pouvait-il courir à Fontainebleau auprès de Napoléon, forcer
l'entrée de son palais, après l'entrée de son palais celle de son
coeur, lui parler au nom de la France, le supplier de ne pas la
déchirer davantage, de la céder aux Bourbons plus capables que lui de
la réconcilier avec l'Europe et de la rendre libre; il pouvait lui
dire toutes ces choses, s'il était de ceux qui les croyaient vraies,
et puis s'il n'était pas écouté, il devait remettre à Napoléon son
épée, avec son épée le poste qu'il occupait, et se rendre auprès du
gouvernement provisoire pour apporter à ce gouvernement en se ralliant
publiquement à sa cause, une chose de grande valeur, une chose dont
Marmont pouvait disposer sans ingratitude et sans trahison, son
exemple! La reconnaissance en effet enchaîne l'intérêt personnel, mais
n'enchaîne pas le devoir. Sans cette démarche préalable, livrer
secrètement à l'ennemi la position de l'Essonne, était une trahison
véritable!

[En marge: Mobiles secrets qui avaient agi sur Marmont.]

[En marge: Convention secrète de Marmont avec le prince de
Schwarzenberg.]

Et pourtant Marmont n'avait pas l'âme d'un traître, loin de là! Mais
il était vain, ambitieux et faible, et malheureusement il suffit de
ces défauts dans des circonstances graves pour aboutir quelquefois à
des actes que la postérité frappe de réprobation. Marmont avait écouté
ce qu'on lui disait sur ses talents à la fois militaires et
politiques, sur l'importance personnelle qu'il pouvait acquérir, sur
les services qu'il pouvait rendre, et, cédant à l'appât trompeur
d'une position immense dans l'État, égale peut-être à celle de M. de
Talleyrand, il avait consenti à entrer en pourparlers avec le prince
de Schwarzenberg, qui s'était pour ce motif transporté à Petit-Bourg.
Après de nombreuses allées et venues on était secrètement convenu des
conditions suivantes. Marmont devait avec son corps d'armée quitter
l'Essonne le lendemain, gagner la route de la Normandie où il se
mettrait à la disposition du gouvernement provisoire, et comme il ne
se dissimulait pas les conséquences d'un acte pareil, car
non-seulement il enlevait à Napoléon près du tiers de l'armée, mais la
position si importante de l'Essonne, il avait stipulé que si, par
suite de cet événement, Napoléon tombait dans les mains des monarques
alliés, on respecterait sa vie, sa liberté, sa grandeur passée, et on
lui procurerait une retraite à la fois sûre et convenable. Cette seule
précaution, dictée par un repentir honorable, condamnait l'acte de
Marmont, en révélant toute la gravité que lui-même y attachait.

[En marge: Entente de Marmont avec les généraux sous ses ordres.]

Ces conditions, consignées par écrit, avaient été remises au prince de
Schwarzenberg. Mais ce n'était pas tout que d'avoir été séduit, il en
fallait séduire d'autres, il fallait gagner les généraux de division,
placés au-dessous du maréchal Marmont, car sans leur concours il était
difficile de faire exécuter aux troupes le mouvement convenu. Il
n'était pas du reste très-difficile de les entraîner. Ils ne savaient
rien ou presque rien de la situation générale; ils ne savaient pas
s'il était possible, ou non, d'arracher la France des mains de la
coalition au moyen d'une dernière bataille; ils se disaient seulement
ce que tout le monde se disait alors, c'est que Napoléon après avoir
fait tuer le plus grand nombre d'entre eux, était prêt à faire tuer
encore ceux qui survivaient pour obéir à son entêtement. Profitant de
leur disposition d'esprit, Marmont leur dit qu'après avoir fait faute
sur faute, après avoir laissé entrer les coalisés dans Paris, Napoléon
voulait commettre la folie insigne de les attaquer dans Paris même,
avec cinquante mille hommes contre deux cent mille, d'exposer ainsi le
peu de soldats qui lui restaient à être tués tous, en leur donnant
pour tombeau les ruines de Paris et de la France. On pouvait
assurément représenter ainsi les choses, car elles avaient par plus
d'un côté cet affreux aspect. À de telles peintures, que répondirent
les généraux à qui Marmont s'adressait? Ils répondirent qu'il ne
fallait pas suivre Napoléon dans cette dernière et extravagante
aventure, et qu'on devait mettre soi-même un terme aux malheurs de la
France. Ils promirent donc de suivre Marmont sur Versailles, dès qu'il
leur en donnerait l'ordre. Pour eux, ce qui par le fait est devenu une
défection, n'était qu'une séparation légitime et urgente d'avec un
insensé!

[En marge: Marmont en voyant arriver les maréchaux, est saisi d'un
repentir honorable et leur avoue ce qu'il a fait.]

Tels étaient les liens dans lesquels les maréchaux trouvèrent Marmont
enlacé lorsqu'ils arrivèrent à Essonne. Il hésita d'abord à
s'expliquer, et n'opposa que de vains prétextes aux instances qu'ils
lui firent pour l'emmener à Paris. Cependant comme il n'avait pas
l'âme faite pour enfanter la trahison, pas plus que pour en porter le
poids, il finit par tout avouer à Macdonald et à Caulaincourt, en
palliant sa conduite le mieux possible, et en la motivant sur toutes
les raisons qu'il pouvait donner, et qui ressemblaient fort, il faut
le dire, à celles qui avaient porté les maréchaux eux-mêmes à exiger
l'abdication de Napoléon. Macdonald, après avoir vivement blâmé l'acte
de Marmont, s'efforça de lui démontrer que le meilleur moyen de
réparer sa faute c'était de redemander son engagement au prince de
Schwarzenberg, en s'appuyant sur l'abdication conditionnelle de
Napoléon, sacrifice qui les obligeait tous à défendre énergiquement
les droits de son fils, et puis de se rendre à Paris pour y plaider
auprès des souverains la cause du Roi de Rome. Marmont, sans rien
objecter à ces raisonnements, parut répugner néanmoins à se mettre
dans une pareille contradiction avec lui-même, et resta plongé dans
les plus vives perplexités. Un moment il se montra prêt à courir à
Fontainebleau pour y solliciter l'indulgence de Napoléon, en lui
avouant ses torts, mais soit crainte, soit confusion, il ne persista
pas dans ce bon mouvement, et revint au conseil de Macdonald, celui de
reprendre son engagement des mains du prince de Schwarzenberg, d'aller
ensuite à Paris soutenir avec eux la cause du Roi de Rome, en ayant
soin de suspendre jusqu'au retour tout mouvement de son corps d'armée.

[En marge: Marmont promet à Macdonald de retirer son engagement, et
convient avec ses généraux de suspendre tout mouvement.]

[En marge: Les maréchaux se rendent à Petit-Bourg.]

[En marge: Altercation des maréchaux avec le prince de Schwarzenberg
et le prince royal de Wurtemberg.]

En effet, il appela ses généraux auprès de lui, les entretint de ce
nouvel état de choses, leur annonça l'abdication conditionnelle de
Napoléon, la négociation qui allait s'entamer sur cette base, et
convint avec eux de s'abstenir de tout mouvement jusqu'à de nouveaux
ordres de sa part. Il rejoignit ensuite M. de Caulaincourt et les
maréchaux, et, l'autorisation de franchir les avant-postes étant
arrivée, il les suivit à Petit-Bourg. Toutefois il ne voulut point
entrer en même temps qu'eux, sous prétexte qu'il avait à s'expliquer
en tête-à-tête avec le prince de Schwarzenberg, avant de prendre part
aux conférences communes. M. de Caulaincourt et les maréchaux
introduits dans le château eurent de vives altercations, d'abord avec
le prince de Schwarzenberg qui soutenait imperturbablement la froide
politique du cabinet autrichien, puis avec le prince royal de
Wurtemberg qui parlait de Napoléon et de la France en termes fort
amers. Le maréchal Ney qui avait eu autrefois ce prince sous ses
ordres, et ne l'avait guère ménagé, lui répondit avec hauteur que s'il
était une maison en Europe qui eût perdu le droit d'accuser l'ambition
de la France, c'était assurément celle de Wurtemberg. On était engagé
dans ces fâcheux entretiens, lorsqu'on reçut la permission de se
rendre à Paris demandée pour les représentants de Napoléon. Ceux-ci
partirent, et retrouvèrent en sortant le maréchal Marmont qui les
attendait, après avoir obtenu, disait-il, de la loyauté du prince de
Schwarzenberg la restitution de son engagement. Malgré cette
assertion, tout porte à croire que le prince ne lui avait rendu sa
parole que temporairement, pour la durée seule d'une négociation dont
à ses yeux le succès était impossible, et à la condition d'exiger
l'exécution de l'engagement pris, si cette négociation était rompue.
Ce qui le prouve, c'est la publicité que les coalisés donnèrent
immédiatement à la convention signée avec le maréchal Marmont.

[En marge: Arrivée de M. de Caulaincourt et des maréchaux à Paris.]

[En marge: Terreur des royalistes et du gouvernement provisoire en
apprenant la mission des maréchaux.]

M. de Caulaincourt et les maréchaux arrivèrent à l'hôtel de la rue
Saint-Florentin le 5 avril vers une ou deux heures du matin. Quand on
sut qu'ils venaient offrir l'abdication de Napoléon au profit du Roi
de Rome et de Marie-Louise, et appuyer cette négociation de toute
l'autorité de l'armée, l'émotion fut grande autour du gouvernement
provisoire, qui ne cessait d'avoir jour et nuit de nombreux assidus à
sa porte, solliciteurs ou curieux. On trembla à l'idée de voir
Napoléon exerçant le pouvoir derrière sa femme et son fils, et se
vengeant de ceux qui l'avaient abandonné. Depuis le 2 avril au soir,
moment où la déchéance avait été prononcée, les royalistes s'étaient
fort multipliés, les uns s'enhardissant peu à peu à professer une foi
ancienne chez eux, les autres sentant le royalisme naître dans leur
coeur avec le succès. Le nombre des gens compromis et disposés à
s'alarmer s'était donc augmenté considérablement, et les alarmes
furent poussées à ce point que le plus engagé de tous, M. de
Talleyrand, se demanda lui-même s'il ne faudrait pas s'arrêter dans la
voie où il avait fait tant de pas qu'on devait croire sans retour. En
effet, importuné par M. de Vitrolles, qui insistait, comme on l'a vu,
sur l'admission immédiate et sans condition de M. le comte d'Artois à
Paris, il en était à débattre ces exigences, et allait même remettre
une lettre pour le prince à M. de Vitrolles, lorsqu'on avait annoncé
les maréchaux. Frappé de leur apparition inattendue, il avait retenu
cette lettre, et engagé M. de Vitrolles à rester jusqu'à ce que les
derniers doutes fussent levés, ce que celui-ci avait accepté, voulant,
lorsqu'il irait rejoindre le prince, n'avoir à lui annoncer que des
résolutions certaines et définitives.

[En marge: Précautions de M. de Talleyrand pour raffermir l'empereur
Alexandre dans ses résolutions.]

M. de Caulaincourt et les maréchaux eurent avec les membres du
gouvernement provisoire un premier entretien court et froid, et qui
serait devenu orageux, si la question n'avait pas dû se vider
ailleurs. La nuit était avancée, et le roi de Prusse s'était retiré
dans l'hôtel qui lui servait de résidence. L'empereur Alexandre,
établi à l'hôtel Talleyrand, reçut tout de suite les envoyés de
Napoléon. Avant de livrer ce prince à l'influence des nouveaux venus,
M. de Talleyrand qui craignait sa mobilité, s'efforça de fixer dans
son esprit les idées qu'il avait déjà essayé d'y faire entrer, en lui
répétant que Napoléon était impossible, parce qu'il était la guerre,
que Marie-Louise était également impossible, parce qu'elle était
Napoléon à peine dissimulé, que Bernadotte était ridicule, qu'il n'y
avait d'admissible que les Bourbons, que d'ailleurs depuis cinq jours
on avait marché constamment dans cette voie, et que la raison comme la
loyauté voulaient qu'on n'abandonnât point des gens qui s'étaient
compromis sur la foi des souverains alliés, à la puissance et à la
parole desquels ils avaient dû croire. M. de Talleyrand ne s'en tint
point à cette précaution, et il donna à l'empereur Alexandre une
espèce de gardien, le général Dessoles, esprit ferme, avons-nous dit,
engagé dans la cause des Bourbons, non par intérêt, mais par
conviction, et capable de soutenir son opinion contre toute sorte de
contradicteurs. Bien que n'ayant pas les mêmes titres que les
maréchaux Ney et Macdonald pour parler au nom de l'armée, il avait
cependant quelque droit de répondre à ceux qui en parlant pour elle,
ne se renfermeraient pas dans l'exacte vérité des choses.

[En marge: Les envoyés de Napoléon reçus par Alexandre.]

[En marge: Paroles de ce prince, et longue explication de sa
conduite.]

[En marge: Offre aux maréchaux de choisir l'un des chefs de l'armée
pour souverain de la France.]

Alexandre accueillit M. de Caulaincourt et les maréchaux avec la
courtoisie qui lui était naturelle, et dont il ne faisait jamais plus
volontiers étalage qu'en présence des militaires français. Après les
avoir complimentés sur leurs exploits dans la dernière campagne, et
sur le dévouement héroïque avec lequel ils avaient rempli leurs
devoirs militaires, après avoir ajouté que ces devoirs accomplis il
était temps pour eux de choisir entre un homme et leur pays, et de ne
plus sacrifier leur pays par fidélité pour cet homme, il s'appliqua,
ce qu'il faisait souvent, à retracer l'origine de la présente guerre,
et à montrer en remontant jusqu'à 1812, que c'était Napoléon seul qui
l'avait provoquée. Il dit que la Russie avait supporté patiemment en
1809, en 1810, en 1811, toutes les charges de l'alliance, avait privé
ses sujets de tout commerce pour se prêter aux combinaisons politiques
de la France contre l'Angleterre, lorsque Napoléon, mobile autant
qu'absolu, avait soudainement inventé une législation commerciale
nouvelle, et prétendu l'imposer à ses alliés; qu'à cette époque, lui
Alexandre, avait fait les représentations les plus amicales et les
plus irréfutables, que néanmoins, malgré l'injustice de ce qu'on lui
demandait, il était disposé à un dernier sacrifice, quand Napoléon
avait brusquement envahi son territoire et l'avait mis dans la
nécessité de se défendre; qu'alors secondé par le courage de son armée
et par son climat, il avait repoussé l'envahisseur; qu'arrivé sur la
Vistule il se serait arrêté, si l'Europe opprimée n'avait imploré son
secours; qu'après Lutzen et Bautzen, les souverains alliés avaient
voulu s'entendre avec Napoléon, lui laisser ses immenses conquêtes, et
alléger seulement le joug qui pesait sur eux, mais qu'il s'y était
obstinément refusé; que sur le Rhin on s'était arrêté de nouveau pour
lui offrir ce beau fleuve comme frontière, et qu'il n'avait pas
répondu; qu'à Châtillon on lui avait offert la France de Louis XIV et
de Louis XV, qu'il avait refusé encore, et qu'alors il avait bien
fallu venir chercher à Paris la paix qu'on n'avait pu trouver nulle
part; qu'entrés dans Paris, les souverains alliés ne voulaient ni
humilier la France, ni lui imposer un gouvernement; qu'ils étaient
occupés de bonne foi à découvrir celui qu'elle désirait véritablement,
celui qui, en lui donnant le bonheur, assurerait à l'Europe le repos;
qu'ils n'avaient aucun pacte avec les Bourbons, et que s'ils
inclinaient vers eux, c'était plutôt par nécessité que par choix;
qu'ils étaient prêts, tant leur déférence pour l'opinion de la France
était grande, à adopter le gouvernement que les députés de l'armée,
ici présents, désigneraient, à condition seulement que ce gouvernement
n'eût rien d'alarmant pour l'Europe. Redoublant alors de flatteries à
l'égard de ses interlocuteurs, Alexandre ajouta: Entendez-vous,
messieurs, entre vous, adoptez la Constitution qui vous plaira,
choisissez le chef qui conviendra le mieux à cette Constitution, et,
si c'est parmi vous, qui par vos services et votre gloire réunissez
tant de titres, qu'il faut aller prendre ce nouveau chef de la France,
nous y consentirons de grand coeur, et nous l'adopterons avec
empressement, pourvu qu'il ne menace ni notre repos ni notre
indépendance.--

[En marge: Le maréchal Ney prend le premier la parole.]

[En marge: Chaleur qu'il met à défendre le fils de Napoléon.]

Le maréchal Ney, que son impétuosité naturelle portait toujours à se
mettre en avant, se hâta de répondre aux paroles courtoises du czar,
et, trop pressé même d'entrer dans ses idées, il dit qu'ils avaient
souffert plus que personne de ces guerres incessantes dont se
plaignait l'Europe, que ce dominateur absolu dont elle ne voulait
plus, ils en avaient été les premières victimes, car le continent
était couvert des corps de leurs compagnons d'armes, et que quant à
eux ils ne seraient pas les moins ardents à désirer son éloignement du
trône.--Ce langage, quelque vrai qu'il pût être, était peu adroit, et
peu fait surtout pour imposer à des souverains dont on ne pouvait
modifier les résolutions qu'en leur exagérant le dévouement de l'armée
pour Napoléon. Il produisit sur Alexandre une impression sensible, que
regrettèrent les collègues du trop fougueux maréchal. Il poursuivit
son discours, et répondant à l'insinuation flatteuse d'Alexandre en
faveur d'un candidat choisi parmi les militaires français, insinuation
qui, si elle avait été sérieuse, n'aurait pu se rapporter qu'à
Bernadotte, il donna à entendre que parmi les hommes d'épée il n'y en
avait qu'un qui fût parvenu à cette hauteur d'où l'on peut régner sur
les peuples, que celui-là, condamné par la fortune, s'était mis
lui-même hors de cause par son abdication, qu'après lui aucun
militaire n'oserait afficher de telles prétentions, et que le seul qui
osât peut-être y penser, couvert du sang français, révolterait tous
les coeurs; que le fils de Napoléon, avec sa mère pour Régente, était
donc le seul gouvernement présentable à l'armée et à la France.

[En marge: Le maréchal Macdonald joint ses efforts à ceux du maréchal
Ney.]

Cette proposition nettement formulée, Ney et Macdonald, l'un après
l'autre, défendirent avec véhémence, et une sorte d'éloquence toute
militaire, la cause du Roi de Rome. Ils s'élevèrent avec passion
contre l'idée du rappel des Bourbons, s'attachant à démontrer la
difficulté de les faire accepter par la France nouvelle qui ne les
connaissait pas, et de leur faire accepter à eux-mêmes cette France
qu'ils ne connaissaient pas davantage, la probabilité par conséquent
de voir bientôt éclater entre le trône et le pays une incompatibilité
de sentiments qui amènerait des troubles fâcheux, et tromperait les
espérances de repos que l'Europe fondait sur la restauration de
l'ancienne dynastie. Puis ils firent valoir la convenance, bien grande
suivant eux, de laisser les générations nouvelles sous un gouvernement
de même nature qu'elles, composé des hommes qui depuis vingt ans
administraient les affaires publiques, qui détestaient autant que
l'Europe elle-même le système de la guerre continue, car ils en
avaient supporté tout le poids, et qui d'ailleurs auraient à leur tête
une princesse dont les souverains alliés ne pouvaient se défier,
puisqu'elle était la fille de l'un d'entre eux. Parlant enfin pour
l'armée en particulier, les maréchaux dirent qu'il était bien dû
quelque chose à ces guerriers qui avaient tant versé leur sang pour la
France, et qui étaient prêts à en verser le reste si on les y
obligeait, qui seuls en ce moment retenaient le désespoir de Napoléon,
et qu'on leur devait au moins, au lieu de les faire vivre sous des
princes qui les flatteraient en les détestant, de les placer sous le
fils du général auquel ils avaient dévoué leur existence, et qui les
avait conduits vingt ans à la victoire.

[En marge: Alexandre alléguant la conduite du Sénat, le maréchal Ney
s'emporte contre ce corps, et demande qu'on mette les maréchaux en sa
présence.]

Ces considérations présentées avec une extrême chaleur ne laissèrent
pas de produire sur Alexandre une impression visible. Essayant de
contredire les deux maréchaux, plutôt pour les pousser à donner toutes
leurs raisons que pour les combattre, il leur cita les actes récents
du Sénat, leur fit remarquer qu'on avait déjà fait bien des pas vers
la restauration de l'ancienne dynastie, et que les représentants les
plus qualifiés de la Révolution et de l'Empire n'avaient pas hésité à
se prononcer en sa faveur.

Au premier mot dit sur le Sénat, le maréchal Ney ne put contenir sa
colère.--Ce misérable Sénat, s'écria-t-il, qui aurait pu nous épargner
tant de maux en opposant quelque résistance à la passion de Napoléon
pour les conquêtes, ce misérable Sénat toujours pressé d'obéir aux
volontés de l'homme qu'il appelle aujourd'hui un tyran, de quel droit
élève-t-il la voix en ce moment? Il s'est tu quand il aurait dû
parler, comment se permet-il de parler maintenant que tout lui
commande de se taire? La plupart de messieurs les sénateurs
jouissaient paisiblement de leurs dotations pendant que nous arrosions
l'Europe de notre sang. Ce n'est pas eux qui ont droit de se plaindre
du règne impérial, c'est nous, militaires, qui en avons supporté les
rigueurs; et si, oubliant toute convenance, ils osent afficher des
prétentions, mettez-nous en face d'eux, Sire, et vous verrez si leur
bassesse pourra élever la voix en notre présence.--

[En marge: Alexandre paraît un moment ébranlé.]

[En marge: Remise de la décision à quelques heures.]

Ému par ces paroles, Alexandre parut prêt à consentir à une conférence
des maréchaux avec les principaux sénateurs. Le général Dessoles
voyant combien on perdait de terrain, essaya d'intervenir dans cette
discussion. Il le fit avec véhémence, et même avec une certaine
rudesse. On l'interrompit plusieurs fois, et le débat devint confus et
violent. Ne trouvant guère d'appui autour de lui, le général Dessoles
fit alors une sorte d'appel à la loyauté d'Alexandre, et lui
représenta qu'on s'était bien engagé dans la voie du rétablissement
des Bourbons pour reculer, qu'une foule d'honnêtes gens s'étaient
compromis sur la foi des souverains alliés, et qu'il ne serait pas
loyal de les abandonner. Cet argument vrai, mais un peu égoïste, et
déjà allégué par M. de Talleyrand, n'allait guère au noble caractère
du général Dessoles, qui n'était conduit en ceci que par des
convictions désintéressées; il finit aussi par blesser l'empereur
Alexandre. Ce prince répondit fièrement que personne n'aurait jamais à
regretter de s'être fié à lui et à ses alliés, qu'il ne s'agissait pas
ici d'intérêts personnels, mais d'intérêts généraux, embrassant la
France, l'Europe et le monde, et que c'était par des vues plus
élevées qu'il fallait se guider. Rompant l'entretien qui avait duré
presque toute la nuit, et faisant remarquer qu'il était seul présent
parmi les souverains, car le roi de Prusse lui-même était absent,
Alexandre congédia gracieusement les maréchaux en leur donnant
rendez-vous pour le milieu de la matinée, afin de leur communiquer ce
qu'après de mûres réflexions auraient décidé les monarques alliés.

Bien qu'on eût fait trop de pas sur le chemin qui menait à la
restauration des Bourbons pour revenir aisément en arrière, la cause
du Roi de Rome et de Marie-Louise ne semblait pas tout à fait perdue,
et les maréchaux, se faisant illusion, sortirent de cette première
entrevue avec plus d'espérance qu'il n'était raisonnable d'en
concevoir. Écoutés par Alexandre avec complaisance, traités avec des
égards qui étaient presque du respect, échauffés par la discussion,
ils se retirèrent de chez lui fort animés, et en apercevant dans
l'antichambre de l'empereur de Russie les hommes qui naguère faisaient
foule dans les antichambres de Napoléon, ils ne surent pas se
contenir, quoiqu'ils dussent bientôt donner eux-mêmes le spectacle qui
les blessait si fort en cet instant. La discussion reprit sur-le-champ
avec les membres du gouvernement provisoire et avec plusieurs de ses
ministres. Elle fut moins mesurée que devant l'empereur Alexandre. Le
général Beurnonville ayant voulu s'adresser au maréchal Macdonald,
Retirez-vous, lui dit celui-ci; votre conduite a effacé en moi une
amitié de vingt années.--Puis rencontrant sur ses pas le général
Dupont, Général, lui dit-il, on avait été injuste, cruel peut-être à
votre égard, mais vous avez bien mal choisi l'occasion et la manière
de vous venger.--Le maréchal Ney ne fut pas plus réservé, et cette
scène allait prendre un caractère fâcheux, lorsque M. de Talleyrand
fit remarquer aux interlocuteurs que le lieu n'était pas convenable
pour discuter de la sorte, car on était chez l'empereur de Russie
auquel on manquait ainsi de respect, et il les invita à descendre chez
lui, où ils se trouveraient dans les appartements du gouvernement
provisoire.--Nous ne reconnaissons pas votre gouvernement provisoire,
et nous n'avons rien à lui dire, répondit le maréchal Macdonald, puis
il sortit brusquement emmenant avec lui ses collègues.--

[En marge: Les maréchaux vont attendre chez le maréchal Ney la réponse
des souverains.]

Les négociateurs de Napoléon se rendirent chez le maréchal Ney pour y
passer le reste de la nuit, et attendre la réponse des souverains
alliés, qui devait leur être remise dans le courant de la matinée.

[En marge: Événements graves qui se passaient en ce moment sur
l'Essonne.]

Pendant que cette grave question se discutait avec des chances
diverses dans l'hôtel de la rue Saint-Florentin, elle se résolvait
ailleurs, non par des arguments vrais ou faux, mais par le plus
mauvais de tous, par une défection. Napoléon, comme on l'a vu,
n'attachait pas grande importance à la démarche tentée par les
maréchaux, et ne songeait qu'au projet de passer l'Essonne avec les 70
mille hommes qui lui restaient, pour accabler les coalisés, ou
s'ensevelir avec eux sous les ruines de Paris. Ayant besoin de Marmont
qui commandait le corps établi sur l'Essonne, il l'avait mandé à
Fontainebleau afin de lui donner ses dernières instructions.
Prévoyant toutefois que Marmont aurait pu suivre les maréchaux à
Paris, il avait prescrit qu'on lui envoyât à son défaut le général
chargé de le remplacer.

[En marge: Le général Souham qui remplaçait Marmont ayant été appelé
au quartier général, se figure que Napoléon est instruit de la
défection projetée, et veut sévir contre les généraux du 6e corps.]

Il avait confié cette commission au colonel Gourgaud. Cet officier
brave et dévoué, mais ne transmettant pas toujours les ordres de
l'Empereur avec la mesure convenable, se montra surpris de ne pas
trouver le maréchal Marmont à son poste, et demanda d'un ton presque
menaçant l'officier qui commandait à sa place. À le voir on eût dit
qu'il représentait un maître irrité, instruit de ce qui s'était passé
à Petit-Bourg entre Marmont et le prince de Schwarzenberg. Il n'en
était rien pourtant. Napoléon et le colonel Gourgaud ignoraient tout,
mais ce dernier, cédant aux fâcheuses habitudes de l'état-major
impérial, allait à son insu déterminer un événement de grande
importance. Il y a des temps où la fortune après vous avoir tout
pardonné ne vous pardonne plus rien, et vous punit non-seulement de
vos fautes, mais de celles d'autrui. Napoléon l'éprouva cruellement en
cette circonstance.

[En marge: Les autres généraux partagent la crainte de Souham, et se
décident avec lui à exécuter la convention souscrite avec le prince de
Schwarzenberg, sans attendre le retour de Marmont.]

C'était le vieux général Souham qui, en sa qualité de plus ancien
divisionnaire, commandait en l'absence du maréchal Marmont. Le colonel
Gourgaud parla du même ton, tant à lui qu'aux autres généraux,
Compans, Bordessoulle, Meynadier, et, par surcroît de malheur, un
nouvel ordre arriva en cet instant, ordre écrit cette fois, adressé
directement au général Souham, et lui prescrivant de se rendre
immédiatement à Fontainebleau. C'était la suite naturelle d'un usage
établi à l'état-major impérial, et consistant à répéter par écrit
tous les ordres verbaux de l'Empereur. Le vieux Souham ne fit pas
cette réflexion si simple, mais frappé de la manière dont le colonel
Gourgaud avait parlé, frappé plus encore de la répétition écrite des
mêmes ordres, et ayant en ce moment la défiance d'une conscience qui
n'était pas irréprochable, il conçut sur-le-champ une pensée des plus
malheureuses. Napoléon, suivant lui, savait tout, il connaissait
non-seulement la convention secrète conclue par le maréchal Marmont
avec le prince de Schwarzenberg, mais l'adhésion qu'elle avait reçue
des généraux divisionnaires du 6e corps, et il les appelait à
Fontainebleau pour les faire arrêter, peut-être même fusiller. Le
général Souham était un général de la révolution, excellent homme de
guerre, ancien ami de Moreau, ayant conservé pour Napoléon la haine
sourde de tous les généraux de l'armée du Rhin, se plaignant comme
Vandamme, et avec autant de motifs, de n'avoir pas été fait maréchal,
resté républicain au fond du coeur, et assez habitué aux procédés
révolutionnaires pour croire Napoléon capable des actes les plus
violents. Il assembla tout de suite ses collègues, les généraux
Compans, Bordessoulle, Meynadier, leur dit que Napoléon, évidemment
informé de ce qui s'était passé, les appelait auprès de lui pour les
faire fusiller, et qu'il n'était pas d'humeur à s'exposer à une fin
pareille. Ils n'en étaient pas plus d'avis que lui, et après quelques
objections qui tombèrent devant l'affirmation répétée que Napoléon
savait tout, ils consentirent à ce que proposait le général Souham,
c'est-à-dire à ne pas attendre le retour du maréchal Marmont pour
exécuter la convention conclue avec le prince de Schwarzenberg, et par
conséquent à passer l'Essonne pour se mettre aux ordres du
gouvernement provisoire. Le général Souham était si rempli de l'idée
qu'on l'appelait pour s'emparer de sa personne, qu'il avait établi un
piquet de cavalerie sur la route de Fontainebleau, avec ordre
d'arrêter et d'abattre le premier officier d'état-major qui
paraîtrait, si Napoléon, par impatience d'être obéi, renouvelait ses
messages. Le colonel Fabvier, attaché à l'état-major du maréchal
Marmont, désolé de ces résolutions si légères et si fâcheuses,
s'efforça en vain de calmer le général Souham, de lui prouver qu'il
s'exagérait le danger de sa situation, qu'au surplus les précautions
qu'il venait de prescrire pour garder la route devaient le rassurer,
qu'il n'avait qu'à y joindre celle de rester de sa personne au delà de
l'Essonne, de manière à s'échapper au premier signal, que ne pas s'en
tenir là, mais prendre sur soi le déplacement des troupes, c'était
mériter et peut-être encourir le traitement qu'il redoutait bien à
tort en ce moment. Rien ne put calmer cet esprit effaré, et aux
excellentes raisons du colonel Fabvier il ne sut opposer que cet adage
vulgaire de la soldatesque: _Il vaut mieux tuer le diable que se
laisser tuer par lui._ Il persista donc dans son erreur.

Poussés par cette fatale illusion, les généraux divisionnaires du 6e
corps avertirent le prince de Schwarzenberg, ou ceux qui le
remplaçaient, de leur prochain mouvement, et craignant de rencontrer
de fortes oppositions de la part des troupes, ordonnèrent que tous
les officiers des régiments, depuis les colonels jusqu'aux
sous-lieutenants, marchassent avec leurs soldats et à leur poste, de
peur que les officiers se réunissant pour s'entretenir, ne vinssent à
se communiquer leurs réflexions, peut-être leurs doutes, et ne fussent
ainsi amenés à un soulèvement contre des chefs dont ils auraient
deviné la défection.

[En marge: Défection du 6e corps, les troupes ignorant ce qu'elles
font.]

Ces précautions une fois prises, le 6e corps conduit par ses généraux
franchit l'Essonne vers quatre heures du matin, le 5, pendant que les
maréchaux étaient en conférence rue Saint-Florentin. Il s'avança en
silence vers les avant-postes ennemis. Les troupes obéirent, ignorant
la faute qu'on leur faisait commettre, les unes supposant que c'était
la suite de l'abdication dont la nouvelle s'était répandue dans la
soirée, les autres que c'était un mouvement concerté pour surprendre
l'ennemi. Pourtant en voyant les soldats alliés border paisiblement
les routes, et les laisser passer sans faire feu, elles commencèrent à
concevoir des soupçons. Bientôt même elles murmurèrent. Quelques
officiers complices de la défection cherchèrent à les apaiser, en
alléguant divers prétextes, et firent continuer la marche sur
Versailles. Mais les murmures allaient croissant à chaque pas, et tout
présageait un soulèvement en arrivant à Versailles même. Ainsi passa à
l'ennemi le 6e corps, à une seule division près, celle du général
Lucotte, à qui l'ordre parut suspect et qui refusa de l'exécuter. La
ligne de l'Essonne resta donc découverte, et le 6e corps, si
nécessaire à l'exécution des projets de Napoléon, fut complétement
perdu pour lui.

[En marge: Le colonel Fabvier court avertir Marmont.]

Le brave colonel Fabvier n'ayant aucun moyen d'empêcher cette triste
résolution, n'avait vu d'autre ressource, pour en prévenir les effets,
que de se transporter en toute hâte à Paris auprès du maréchal
Marmont. Mais dépourvu d'autorisation, il eut beaucoup de peine à
franchir les avant-postes ennemis, n'y réussit qu'à force de
sollicitations et de faux prétextes, arriva enfin à l'hôtel
Talleyrand, n'y rencontra plus le chef qu'il cherchait, courut chez le
maréchal Ney, y trouva les trois maréchaux assemblés, et fit à Marmont
le récit qu'on vient de lire.

[En marge: Marmont se désespère sans rien faire pour écarter de lui la
responsabilité dont il est menacé.]

En apprenant cette terrible nouvelle, Marmont éprouva une violente
émotion.--Je suis perdu, s'écria-t-il, déshonoré à jamais!--Le
malheureux, hélas! ne crut pas assez ce qu'il disait, car il aurait
fait les derniers efforts pour écarter de lui toute part de
responsabilité dans cette défection. Mais il se contenta de gémir, de
se plaindre, et de demander des consolations à ses collègues (fort peu
disposés à lui en offrir), au lieu d'aller lui-même à Versailles afin
de ramener ses troupes à leur poste à travers tous les périls. Tandis
qu'il consumait le temps en doléances inutiles, un message de
l'empereur de Russie vint annoncer aux représentants de Napoléon
qu'ils étaient attendus rue Saint-Florentin. Ils partirent suivis de
Marmont qui ne cessait de se lamenter sans agir, et dépourvus
d'espérance depuis la fatale nouvelle qui était venue les surprendre.

[En marge: Efforts des royalistes pour raffermir la volonté
chancelante d'Alexandre.]

Pendant que cette scène se passait sur la route de Versailles, les
auteurs de la restauration des Bourbons s'étaient donné eux aussi
beaucoup de mouvement. L'empereur Alexandre avait paru si ému du
langage tenu par les maréchaux, et ses alliés eux-mêmes, bien que
naturellement portés pour les Bourbons, avaient paru si touchés de
l'avantage de terminer immédiatement la guerre par un accord avec
Napoléon, que les royalistes réunis chez M. de Talleyrand conçurent de
véritables alarmes. Ils redirent à l'empereur Alexandre tout ce qu'ils
lui avaient déjà dit bien des fois depuis cinq jours; ils dépêchèrent
le général Beurnonville auprès du roi de Prusse, pour lui répéter les
mêmes choses; ils n'avaient rien à faire pour persuader le prince de
Schwarzenberg, mais ils le supplièrent de ne pas faiblir. En un mot
ils ne négligèrent aucun soin pour prévenir un retour de fortune, qui
dépendait surtout de la mobile volonté d'Alexandre. Ces efforts du
reste étaient à peu près superflus, car on n'avait rien à dire aux
cours alliées pour leur démontrer que les Bourbons valaient mieux que
Napoléon caché derrière la régence de sa femme, mais elles craignaient
de pousser Napoléon au désespoir, et ce motif était le seul qui pût
les faire hésiter. Pourtant, après s'être réunis à l'hôtel
Saint-Florentin, et avoir délibéré, les représentants de la coalition
furent d'avis de persévérer, premièrement parce qu'ils s'étaient déjà
fort avancés en faisant prononcer la déchéance de Napoléon et de ses
héritiers, secondement parce que les Bourbons étaient bien autrement
rassurants pour eux qu'une régence qui laisserait à Napoléon la
tentation et le moyen de reprendre le sceptre, avec le sceptre
l'épée; enfin parce que l'oeuvre de se débarrasser de l'oppresseur
commun étant si avancée, il valait mieux la pousser à terme, même au
prix d'une dernière effusion de sang, que de l'abandonner presque
accomplie. Ils avaient donc chargé Alexandre de déclarer qu'on
persistait dans ce qui avait été primitivement décidé, mais sans lui
communiquer une résolution énergique qu'ils n'avaient pas eux-mêmes,
et sans lui donner pour les Bourbons une ardeur de zèle qui leur
manquait.

[En marge: L'événement d'Essonne achève de décider Alexandre.]

[En marge: Les souverains alliés persistent dans la résolution
d'écarter du trône Napoléon et sa famille.]

[En marge: Alexandre engage M. de Caulaincourt à retourner à
Fontainebleau pour obtenir l'abdication pure et simple, en promettant
le plus généreux traitement pour Napoléon et sa famille.]

Alexandre, entouré du roi de Prusse et des ministres de la coalition,
reçut les maréchaux présentés par M. de Caulaincourt, avec la même
bienveillance que la veille. Il exprima encore une fois cette idée
reproduite depuis quelques jours jusqu'à satiété, que les souverains
alliés étaient venus à Paris pour y chercher la paix, et nullement
pour humilier la France ou lui imposer un gouvernement; puis il
répéta, d'une manière précise et résolue, les raisons déjà énoncées
contre le maintien personnel de Napoléon sur le trône de France, mais
d'une manière beaucoup moins ferme celles qu'on pouvait alléguer
contre la régence de Marie-Louise. Il se prononça sur cette dernière
partie du sujet d'une façon qui n'avait rien d'absolu, et qui laissait
même ouverture au renouvellement de la discussion. Elle recommença en
effet; les maréchaux répétèrent avec une extrême véhémence ce qu'ils
avaient dit contre le rappel des Bourbons, et se montrèrent presque
menaçants en parlant des forces qui restaient à Napoléon, et du
dévouement qu'il trouverait de leur part pour la défense des droits
du Roi de Rome. Alexandre, visiblement perplexe, regardait tantôt les
interlocuteurs, tantôt ses alliés, comme s'il eût songé à une solution
autre que celle qu'il avait mission de notifier[23], lorsqu'entra tout
à coup un aide de camp qui lui adressa en langue russe quelques mots à
voix basse. M. de Caulaincourt comprenant un peu cette langue, crut
deviner qu'on annonçait au czar la défection du 6e corps, évidemment
ignorée de ce monarque, à en juger par son étonnement.--Tout le corps?
demanda Alexandre en avançant son oreille qui était un peu dure.--Oui,
tout le corps, répondit l'aide de camp.--Alexandre revint aux
négociateurs, mais distrait, et paraissant écouter à peine ce qu'on
lui disait. Il s'éloigna ensuite un instant, pour s'entretenir avec
ses alliés. Pendant que les trois négociateurs étaient seuls (Marmont
n'avait pas osé se joindre à eux cette fois), M. de Caulaincourt dit
aux deux maréchaux que tout était perdu, car il ne pouvait plus douter
que la nouvelle apportée à l'empereur Alexandre ne fût celle de la
défection du 6e corps, et que cette nouvelle ne changeât toutes les
dispositions du czar. Alexandre reparut bientôt, mais cette fois ferme
dans son attitude, décidé dans son langage, et déclarant qu'il fallait
renoncer soit à Napoléon, soit à Marie-Louise, que les Bourbons seuls
convenaient à la France comme à l'Europe, que du reste l'armée au nom
de laquelle on parlait était au moins divisée, car il apprenait à
l'instant qu'un corps entier avait passé sous la bannière du
gouvernement provisoire, que toute l'armée suivrait sans doute ce bon
exemple, qu'elle rendrait ainsi à la France un service au moins égal à
tous ceux qu'elle lui avait déjà rendus, que sa gloire et ses intérêts
seraient soigneusement respectés, que les princes rappelés au trône
fonderaient sur elle, sur son appui, sur ses lumières, le nouveau
règne; que pour ce qui regardait Napoléon, il n'avait qu'à s'en fier à
la loyauté des souverains alliés, et qu'il serait traité lui et sa
famille d'une manière conforme à sa grandeur passée. Ces paroles
dites, Alexandre entretint les maréchaux l'un après l'autre, témoigna
à Macdonald l'estime qui lui était due, caressa Ney de manière à
troubler la tête malheureusement faible de ce héros, et retint
quelques instants M. de Caulaincourt. Là, dans un court entretien, il
laissa voir à celui-ci que les dernières indécisions des alliés
avaient été terminées par l'événement qui s'était passé la nuit sur
l'Essonne, car à partir de ce moment on avait bien compris que
Napoléon ne pouvait plus rien tenter, et qu'il ne lui restait qu'à se
résigner à sa destinée. L'empereur Alexandre renouvela les assurances
qu'il avait déjà données du traitement le plus généreux à l'égard de
Napoléon, ne dissimula pas qu'il s'était peut-être beaucoup avancé en
offrant l'île d'Elbe, mais il ajouta qu'il tiendrait son engagement,
et promit d'une manière formelle de faire accorder à Marie-Louise et
au Roi de Rome une principauté en Italie. Puis il congédia M. de
Caulaincourt en le pressant de revenir au plus tôt avec les pouvoirs
de son maître afin d'achever cette négociation, car d'heure en heure
la situation de Napoléon perdait ce que gagnait celle des Bourbons, et
les dédommagements qu'on était disposé à lui accorder devaient en être
fort amoindris.

          [Note 23: Je parle d'après le témoignage écrit des hommes
          les plus dignes de foi, et les moins hostiles au maréchal
          Marmont et aux Bourbons.]

[En marge: Caresses qu'on prodigue à Marmont à l'hôtel Talleyrand.]

M. de Caulaincourt resté seul avec Macdonald, qui ne l'avait pas
quitté, s'apprêta à retourner à Fontainebleau. Ney, entouré par les
membres et les ministres du gouvernement provisoire, retenu au milieu
d'eux, fut comblé de témoignages capables d'ébranler la tête la plus
solide. Le maréchal Marmont de son côté était venu chez M. de
Talleyrand où il allait être exposé à de nouvelles séductions. Il
arrivait consterné de ce qui s'était passé sur l'Essonne, et cherchant
dans les yeux des assistants un jugement qu'il craignait de trouver
sévère, surtout en se rappelant ce que les maréchaux ses collègues lui
avaient dit le matin. Mais au lieu d'expressions improbatives, ou au
moins équivoques, il ne rencontra partout que l'assentiment le plus
flatteur, les serrements de main les plus expressifs. On lui dit
qu'après avoir héroïquement fait son devoir dans la dernière campagne,
il venait de mettre le comble à sa belle conduite en sauvant la France
par la détermination qu'il avait prise, qu'il n'était aucun prix trop
grand pour un tel service, et que les Bourbons se hâteraient
d'acquitter ce prix, quel qu'il pût être. L'infortuné Marmont était
prêt d'abord à protester contre les faux mérites qu'on lui attribuait.
Mais, assailli de félicitations, il n'eut pas la force de repousser
tant d'honneur, tant d'espérances brillantes, et sans s'en douter,
sans le vouloir, acceptant les compliments, il accepta la réprobation
qui depuis est restée si cruellement attachée à sa mémoire.

[En marge: Le 6e corps s'étant insurgé à Versailles, on supplie
Marmont d'aller le faire rentrer dans l'ordre.]

Dans les révolutions les péripéties sont promptes et brusques. Tandis
que les allants et venants de l'hôtel Talleyrand, ravis d'apprendre la
défection du 6e corps et la résolution définitive des alliés,
comblaient Marmont de compliments, cherchaient ainsi à l'associer à
leur joie et à leurs espérances, une nouvelle soudaine vint altérer un
instant leur félicité. Tout à coup on répandit le bruit qu'une
sédition militaire avait éclaté à Versailles parmi les soldats du 6e
corps, que ces soldats se disant trompés par leurs généraux, voulaient
les fusiller, et qu'on n'était pas bien sûr des conséquences de cet
accident imprévu. Avec plus de calme qu'on n'en conserve en pareille
circonstance, on aurait compris qu'un corps de quinze mille hommes,
séparé du gros de l'armée française, complétement entouré par les
troupes alliées, serait anéanti ou désarmé s'il essayait de revenir
sur ce qu'il avait fait. Mais on ne raisonne pas aussi juste dans le
tumulte des journées de révolution. On craignît que ce corps, revenant
en arrière par un coup de désespoir héroïque, ne rallumât les passions
des troupes restées à Fontainebleau ainsi que l'ardeur belliqueuse de
Napoléon, ne donnât même une forte émotion au peuple de Paris
tranquille en apparence mais frémissant à la vue des étrangers, et ne
fût en quelque sorte la cause d'un changement complet de scène. On fut
ému et profondément troublé.

[En marge: Marmont a la faiblesse d'accepter une mission qui le rend
complice de l'événement d'Essonne.]

[En marge: Succès de la mission de Marmont; son retour triomphal à
l'hôtel Talleyrand.]

Un homme seul pouvait empêcher que l'heureux événement de la nuit ne
devînt si promptement malheureux, et cet homme, c'était le maréchal
Marmont. Ce maréchal effectivement devait avoir sur les troupes du 6e
corps une grande influence, et plus que personne il était capable de
les maintenir dans la voie où elles avaient été engagées. On l'entoura
donc, et on le supplia d'aller achever l'oeuvre commencée. On lui
répéta pour la centième fois que le rétablissement de Napoléon contre
l'Europe entière était impossible, que l'Europe, fût-elle vaincue sous
les murs de Paris, ne se tiendrait point pour battue, recommencerait
la guerre avec un nouvel acharnement, que la France serait ainsi
exposée à une affreuse prolongation de maux, que la paix avec les
frontières de 1790, que les Bourbons avec des garanties légales,
étaient bien préférables à des chances pareilles, qu'au surplus lui
Marmont était entré dans cette voie, qu'il y avait poussé son corps
d'armée, que reculer maintenant serait hors de son pouvoir, resterait
inexplicable, et que, déjà perdu avec Napoléon, il le serait à jamais
avec les Bourbons.--Marmont qui ne voulait pas être ainsi perdu avec
tout le monde, et qui, d'ailleurs, après avoir eu la faiblesse
d'accepter des félicitations imméritées, désirait acquérir des titres
incontestables à la faveur royale, se décida à partir pour Versailles,
afin de ramener à l'obéissance les troupes mutinées du 6e corps. Il
s'y rendit sur-le-champ, et, arrivé sur les lieux, trouva ses soldats
en pleine insurrection, réunis hors de la ville, et refusant de
reprendre leurs rangs malgré les efforts du général Bordessoulle
auquel ils reprochaient vivement la conduite qu'on leur avait fait
tenir. L'arrivée imprévue du maréchal Marmont leur causa une véritable
satisfaction. Comme il était absent au moment où la défection s'était
accomplie, ils supposaient qu'il l'avait ignorée, et en le voyant
accourir, ils furent persuadés qu'il venait les tirer du mauvais pas
où on les avait engagés. En outre, Marmont s'était acquis leurs
sympathies par sa brillante bravoure dans la dernière campagne. Il se
présenta donc à eux, fit appel à leurs souvenirs, retraça les
circonstances périlleuses où il les avait commandés, et où il avait
toujours été le premier au danger, réussit ainsi à leur arracher des
acclamations, et, après avoir établi ses droits à leur confiance, leur
dit que les ayant toujours conduits dans le chemin de l'honneur, il ne
les en ferait pas sortir maintenant, qu'il les y conduirait encore
lorsque ce chemin s'ouvrirait devant eux; mais que dans l'état de
trouble où il les voyait, ils ne pouvaient être que des instruments de
désordre, destinés à être vaincus par le premier ennemi qu'ils
rencontreraient sur leurs pas, qu'il les suppliait donc de rentrer
dans le devoir, de se replacer sous leurs chefs, promettant, dès
qu'ils seraient redevenus une véritable armée, de revenir parmi eux,
et d'y demeurer jusqu'à ce que la France fût sortie de la crise
affreuse où elle se trouvait.--Marmont n'en dit pas davantage, et ses
soldats expliquèrent ses réticences par le voisinage de l'ennemi qui
les entourait de toutes parts. Ils se calmèrent, reprirent leurs
rangs, et parurent disposés à attendre patiemment ce qu'il ferait
d'eux. Au surplus il suffisait de quelques instants de soumission pour
qu'on n'eût plus rien à craindre de leur mutinerie. Les coalisés
naturellement allaient placer entre le 6e corps et Fontainebleau une
barrière impossible à franchir.

Marmont retourna tout de suite à Paris pour annoncer l'heureux
résultat de sa courte mission, pour recevoir les flatteries de cet
hôtel de la rue Saint-Florentin qui l'avaient perdu, et dont il ne
pouvait plus se passer. On l'y entoura de nouveau, on le combla de
plus de caresses que jamais, et on lui promit cette éternelle
reconnaissance, qui, de la part des peuples, des partis et des rois,
n'est pas toujours assurée aux services même les plus purs et les plus
avouables!

[En marge: Vrai caractère de la conduite du maréchal Marmont.]

Ainsi s'accomplit cette défection, qu'on a appelée la trahison du
maréchal Marmont. Si l'acte de ce maréchal avait consisté à préférer
les Bourbons à Napoléon, la paix à la guerre, l'espérance de la
liberté au despotisme, rien n'eût été plus simple, plus légitime, plus
avouable. Mais même en ne tenant aucun compte des devoirs de la
reconnaissance, on ne peut oublier que Marmont était revêtu de la
confiance personnelle de Napoléon, qu'il était sous les armes, et
qu'il occupait sur l'Essonne un poste d'une importance capitale: or
quitter en ce moment cette position avec tout son corps d'armée, par
suite d'une convention secrète avec le prince de Schwarzenberg, ce
n'était pas opter comme un citoyen libre de ses volontés, entre un
gouvernement et un autre, c'était tenir la conduite du soldat qui
déserte à l'ennemi! Cet acte malheureux, Marmont a prétendu depuis
n'en avoir qu'une part, et il est vrai qu'après en avoir voulu et
accompli lui-même le commencement, il s'arrêta au milieu, effrayé de
ce qu'il avait fait! Ses généraux divisionnaires, égarés par une
fausse terreur, reprirent l'acte interrompu et l'achevèrent pour leur
compte, mais Marmont en venant s'en approprier la fin par sa conduite
à Versailles, consentit à l'assumer tout entier sur sa tête, et à en
porter le fardeau aux yeux de la postérité!

[En marge: Retour des maréchaux à Fontainebleau.]

[En marge: Empressement du maréchal Ney à devancer ses collègues.]

[En marge: Son entretien avec Napoléon.]

Les agitations étaient tout aussi grandes mais d'une autre nature à
Fontainebleau. Les trois plénipotentiaires y étaient retournés vers la
fin de cette journée du 5, pour y transmettre la réponse définitive
des souverains alliés. Le maréchal Ney, comblé des caresses du
gouvernement provisoire, s'était fait fort d'obtenir et de rapporter
l'abdication pure et simple de Napoléon. Aussi n'avait-il point
attendu ses deux collègues pour partir, soit désir d'être seul, soit
excès d'empressement à tenir ses promesses. Il avait trouvé Napoléon
instruit de la défection du 6e corps, en appréciant mieux que personne
les conséquences militaires et politiques, calme d'ailleurs, montrant
d'autant plus de hauteur que la fortune montrait plus d'acharnement
contre lui, et n'étant disposé à laisser voir ce qu'il éprouvait
qu'aux deux ou trois personnages qui avaient exclusivement sa
confiance. Napoléon remercia poliment le maréchal Ney d'avoir accompli
sa mission, mais ne le mit guère sur la voie des épanchements et des
conseils, devinant à son attitude, à son empressement à arriver le
premier, qu'il avait un vif désir de contribuer au dénoûment, et
peut-être de s'en faire un mérite. Il écouta, presque sans répondre,
tout ce que voulut dire le maréchal, et en effet celui-ci s'étendit
longuement sur la résolution irrévocable des souverains, sur
l'impossibilité de les en faire changer, sur l'espèce d'entraînement
avec lequel on se prononçait à Paris pour la paix et pour les
Bourbons, sur l'état de délabrement de l'armée, sur l'impossibilité
d'en obtenir de nouveaux efforts, et, à propos du sang si abondamment
versé par elle, il parla des malheurs présents avec vérité, mais sans
ménagement, car cette âme guerrière était plus forte que délicate.
Toutefois il ne s'éloigna point du respect dû à un maître sous lequel
lui et ses compagnons d'armes avaient contracté l'habitude de courber
la tête[24]. Napoléon après l'avoir écouté froidement et patiemment,
lui répondit qu'il aviserait, et qu'il lui ferait connaître le
lendemain ses résolutions définitives. Après cette entrevue le
maréchal Ney, pressé d'acquitter sa promesse, se hâta d'adresser au
prince de Bénévent une lettre, dans laquelle racontant son retour à
Fontainebleau à la suite de l'insuccès des négociations du matin,
insuccès qui était _dû_, écrivait-il, _à un événement imprévu_
(l'événement d'Essonne), il ajoutait que l'Empereur Napoléon,
_convaincu de la position critique où il avait placé la France, et de
l'impossibilité où il se trouvait de la sauver lui-même, paraissait
décidé à donner son abdication pure et simple_. Après cette assertion,
au moins prématurée, le maréchal disait qu'il espérait pouvoir porter
lui-même l'acte authentique et formel de cette abdication. La lettre
était datée de Fontainebleau, onze heures et demie du soir.

          [Note 24: Il est aussi difficile de savoir ce qui s'est
          passé dans cette dernière entrevue que dans la précédente,
          dont nous avons parlé, page 704 et suivantes. Le maréchal
          Ney n'a rien écrit, et Napoléon dans ses Mémoires de
          Sainte-Hélène, par respect pour l'infortune et l'héroïsme du
          maréchal, a gardé un complet silence. Seulement il est
          facile de reconnaître à quelques-unes de ses expressions,
          qu'il avait senti vivement l'attitude du maréchal Ney dans
          les derniers jours de l'Empire. Le maréchal eut le tort en
          rentrant à Paris de se vanter, notamment auprès du général
          Dupont, ministre de la guerre, qui en a consigné le souvenir
          dans ses Mémoires, d'avoir forcé Napoléon à abdiquer. Tout
          prouve que le maréchal en cette occasion s'accusa mal à
          propos, et qu'il s'était borné, dans la scène de
          Fontainebleau, à manquer de ménagements envers le malheur,
          sans se permettre une violence de propos qui n'était guère
          possible. Ce qui nous porte à le croire, c'est que M. de
          Caulaincourt en arrivant vers minuit, c'est-à-dire quelques
          instants après le maréchal Ney, trouva Napoléon parfaitement
          calme, n'ayant ni dans son attitude ni dans son langage
          l'animation qu'une scène violente aurait dû lui laisser,
          n'ayant de plus aucune résolution arrêtée. M. de
          Caulaincourt, dans quelques souvenirs consignés par écrit,
          dit positivement qu'en comparant ce qu'il avait vu à
          Fontainebleau avec ce qu'il entendit raconter quelques jours
          plus tard de la conduite du maréchal Ney, il eut de la peine
          à s'expliquer les versions répandues, et qu'il ne put
          s'empêcher de croire que le maréchal Ney s'était calomnié
          lui-même. Sans doute il ne fut content ni du langage ni de
          l'attitude du maréchal Ney à l'hôtel Saint-Florentin, mais
          il ne put croire à la réalité des scènes de violence qu'on
          racontait à Paris, et que beaucoup d'historiens ont
          rapportées depuis. Quant au maréchal Macdonald, tout en se
          montrant, dans ses Mémoires manuscrits, peu satisfait du
          maréchal Ney, il raconte les scènes auxquelles il a pris
          part d'une manière qui exclut complétement l'idée d'une
          violence exercée sur Napoléon. Nous citons ces deux
          personnages éminents, les seuls qui aient écrit comme
          témoins oculaires les scènes de Fontainebleau en 1814, et
          les plus dignes de foi entre tous ceux qui auraient pu les
          écrire, pour ramener toutes choses au vrai. Aussi nous
          flattons-nous d'avoir donné ici comme ailleurs la vérité
          aussi exactement que possible, et ne craignons-nous pas
          d'affirmer que tous les récits qui s'écartent de la mesure
          dans laquelle nous nous renfermons, sont ou entièrement
          faux, ou au moins singulièrement exagérés.]

[En marge: Entretien du maréchal Macdonald et de M. de Caulaincourt
avec Napoléon.]

M. de Caulaincourt et le maréchal Macdonald arrivèrent immédiatement
après le maréchal Ney. Ils trouvèrent Napoléon déjà profondément
endormi, et, après l'avoir réveillé, ils lui racontèrent avec les
mêmes détails que le maréchal Ney, mais en termes différents, tout ce
qui s'était passé à Paris depuis la veille, c'est-à-dire leurs
négociations d'abord heureuses, du moins en apparence, et bientôt
suivies d'un insuccès complet après la défection du 6e corps. Ils ne
dissimulèrent pas à Napoléon que, dans leur conviction profonde,
quelque douloureux qu'il fût pour eux de se prononcer de la sorte, il
n'avait pas autre chose à faire que de donner son abdication pure et
simple, s'il ne voulait pas empirer sa situation personnelle, ôter à
sa femme, à son fils, à ses frères, toute chance d'un établissement
convenable, et attirer enfin sur la France de nouveaux et
irrémédiables malheurs. Ce conseil se reproduisant coup sur coup,
quoique présenté cette fois dans les termes les plus respectueux,
importuna Napoléon. Il répondit avec une sorte d'impatience qu'il lui
restait beaucoup trop de ressources pour accepter sitôt une
proposition aussi extrême.--Et Eugène, s'écria-t-il, Augereau, Suchet,
Soult, et les cinquante mille hommes que j'ai encore ici...
croyez-vous que ce ne soit rien?... Du reste, nous verrons... À
demain...--Puis, montrant qu'il était tard, il envoya ses deux
négociateurs prendre du repos, en leur témoignant à quel point il
appréciait leurs procédés nobles et délicats.

[En marge: Entretien confidentiel de Napoléon avec M. de
Caulaincourt.]

[En marge: Belles et touchantes paroles de Napoléon.]

[En marge: Motifs qui le décident à abdiquer.]

À peine les avait-il congédiés qu'il fit rappeler M. de Caulaincourt,
pour lequel il avait non pas plus d'estime que pour le maréchal
Macdonald, mais plus d'habitude de confiance. Toute trace d'humeur
avait disparu. Il dit à M. de Caulaincourt combien il était satisfait
de la conduite du maréchal Macdonald qui, longtemps son ennemi, se
comportait en ce moment comme un ami dévoué, parla avec indulgence de
la mobilité du maréchal Ney, et s'exprimant sur le compte de ses
lieutenants avec une douceur légèrement dédaigneuse, dit à M. de
Caulaincourt: Ah! Caulaincourt, les hommes, les hommes!... Mes
maréchaux rougiraient de tenir la conduite de Marmont, car ils ne
parlent de lui qu'avec indignation, mais ils sont bien fâchés de
s'être autant laissés devancer sur le chemin de la fortune.... Ils
voudraient bien, sans se déshonorer comme lui, acquérir les mêmes
titres à la faveur des Bourbons.--Puis il parla de Marmont avec
chagrin, mais sans amertume.--Je l'avais traité, dit-il, comme mon
enfant. J'avais eu souvent à le défendre contre ses collègues qui
n'appréciant pas ce qu'il a d'esprit, et ne le jugeant que par ce
qu'il est sur le champ de bataille, ne faisaient aucun cas de ses
talents militaires. Je l'ai créé maréchal et duc, par goût pour sa
personne, par condescendance pour des souvenirs d'enfance, et je dois
dire que je comptais sur lui. Il est le seul homme peut-être dont je
n'aie pas soupçonné l'abandon: mais la vanité, la faiblesse,
l'ambition, l'ont perdu. Le malheureux ne sait pas ce qui l'attend,
son nom sera flétri. Je ne songe plus à moi, croyez-le, ma carrière
est finie, ou bien près de l'être. D'ailleurs quel goût puis-je avoir
à régner aujourd'hui sur des coeurs las de moi, et pressés de se
donner à d'autres?... Je songe à la France qu'il est affreux de
laisser dans cet état, sans frontières, quand elle en avait de si
belles! C'est là, Caulaincourt, ce qu'il y a de plus poignant dans les
humiliations qui s'accumulent sur ma tête. Cette France que je voulais
faire si grande, la laisser si petite!... Ah, si ces imbéciles ne
m'eussent pas délaissé, en quatre heures je refaisais sa grandeur,
car, croyez-le bien, les alliés en conservant leur position actuelle,
ayant Paris à dos et moi en face, étaient perdus. Fussent-ils sortis
de Paris pour échapper à ce danger, ils n'y seraient plus rentrés.
Leur sortie seule devant moi eût été déjà une immense défaite. Ce
malheureux Marmont a empêché ce beau résultat. Ah, Caulaincourt,
quelle joie c'eût été de relever la France en quelques heures!...
Maintenant que faire? Il me resterait environ 150 mille hommes, avec
ce que j'ai ici et avec ce que m'amèneraient Eugène, Augereau, Suchet,
Soult, mais il faudrait me porter derrière la Loire, attirer l'ennemi
après moi, étendre indéfiniment les ravages auxquels la France n'est
déjà que trop exposée, mettre encore bien des fidélités à l'épreuve,
qui peut-être ne s'en tireraient pas mieux que celle de Marmont, et
tout cela pour continuer un règne qui, je le vois, tire à sa fin! Je
ne m'en sens pas la force. Sans doute il y aurait moyen de nous
relever en prolongeant la guerre. Il me revient que de tous côtés les
paysans de la Lorraine, de la Champagne, de la Bourgogne, égorgent
les détachements isolés. Avant peu le peuple prendra l'ennemi en
horreur; on sera fatigué à Paris de la générosité d'Alexandre. Ce
prince a de la séduction, il plaît aux femmes, mais tant de grâce dans
un vainqueur révoltera bientôt le sentiment national. De plus les
Bourbons arrivent, et Dieu sait ce qui les suit! Aujourd'hui ils vont
pacifier la France avec l'Europe, mais demain dans quel état ils la
mettront avec elle-même! Ils sont la paix extérieure, mais la guerre
intérieure. D'ici à un an vous verrez ce qu'ils auront fait du pays.
Ils ne garderont pas Talleyrand six mois. Il y aurait donc bien des
chances de succès dans une lutte prolongée, chances politiques et
militaires, mais au prix de maux affreux.... D'ailleurs, pour le
moment, il faut autre chose que moi. Mon nom, mon image, mon épée,
tout cela fait peur.... Il faut se rendre.... Je vais rappeler les
maréchaux, et vous verrez leur joie, quand ils seront par moi tirés
d'embarras, et autorisés à faire comme Marmont, sans qu'il leur en
coûte l'honneur...»--

Ce complet détachement des choses, cette indulgence envers les
personnes, tenaient chez Napoléon à la grandeur de l'esprit, et au
sentiment de ses immenses fautes. Si en effet ses infatigables
lieutenants étaient aujourd'hui si fatigués, c'est qu'il avait atteint
en eux le terme des forces humaines, et qu'il n'avait su s'arrêter à
la mesure ni des hommes ni des choses. Ce n'étaient pas eux seulement
qui étaient fatigués, c'était l'univers, et leur défection n'avait pas
d'autre cause. Mais après de telles fautes il sied au génie de les
sentir, de puiser dans ce sentiment une noble justice, et de s'élever
ainsi à cette hauteur de langage qui donne tant de dignité au malheur.

[En marge: Désirs de Napoléon pour sa famille.]

Napoléon parla ensuite du sort qu'on lui réservait. Il accepta l'île
d'Elbe, et pour ce qui le concernait, se montra extrêmement
facile.--Vous le savez, dit-il à M. de Caulaincourt, je n'ai besoin de
rien. J'avais 150 millions économisés sur ma liste civile, qui
m'appartenaient comme appartiennent à un employé les économies qu'il a
faites sur son traitement. J'ai tout donné à l'armée, et je ne le
regrette pas. Qu'on fournisse de quoi vivre à ma famille, c'est tout
ce qu'il me faut. Quant à mon fils, il sera archiduc, cela vaut
peut-être mieux pour lui que le trône de France. S'il y montait,
serait-il capable de s'y tenir? Mais je voudrais pour lui et pour sa
mère la Toscane. Cet établissement les placerait dans le voisinage de
l'île d'Elbe, et j'aurais ainsi le moyen de les voir.--

[En marge: Ses désirs pour la France et pour l'armée.]

M. de Caulaincourt répondit que le Roi de Rome n'obtiendrait jamais
une telle dotation, et que, grâce à Alexandre, il aurait Parme tout au
plus.--Quoi! reprit Napoléon, en échange de l'Empire de France, pas
même la Toscane!... Et il se soumit aux affirmations réitérées de M.
de Caulaincourt. Après son fils, il s'occupa de l'Impératrice
Joséphine, du prince Eugène, de la reine Hortense, et insista pour que
leur sort fût assuré.--Du reste, dit-il à M. de Caulaincourt, toutes
ces choses se feront sans peine, car on ne sera pas assez mesquin pour
les contester. Mais l'armée, mais la France, c'est à elles surtout
qu'il faudrait songer. Puisque j'abandonne le trône et que je fais
plus, que je remets mon épée, ayant encore tant de moyens de m'en
servir, n'ai-je pas le droit de prétendre à quelque compensation? Ne
pourrait-on pas améliorer la frontière française, puisque la force qui
en résultera pour la France ne sera pas dans mes mains, mais dans
celles des Bourbons? Ne pourrait-on pas stipuler pour l'armée le
maintien de ses avantages, tels que grades, titres, dotations? ne
pourrait-on pas, ce qui lui serait si sensible, conserver ces trois
couleurs qu'elle a portées avec tant de gloire dans toutes les parties
du monde? Puisque enfin nous nous rendons sans combattre, lorsqu'il
nous serait si facile de verser tant de sang encore, ne nous doit-on
pas quelque chose, moi, moi seul, l'objet de toutes les haines et de
toutes les craintes, n'en devant pas profiter?...--Et s'étendant
longuement sur ce thème qui lui tenait à coeur, Napoléon voulait qu'on
stipulât quelque chose pour la France et pour l'armée. M. de
Caulaincourt essaya de le désabuser à cet égard, en lui montrant que
ces intérêts si grands, si respectables, il ne lui serait plus donné
de les traiter; que d'après le principe posé, celui de sa déchéance,
la faculté de représenter la France, de négocier pour elle, avait
passé au gouvernement provisoire, et qu'on n'écouterait rien de ce qui
serait dit par lui sur ce sujet.--Mais, repartit Napoléon, ce
gouvernement provisoire, quelle force a-t-il autre que la mienne,
autre que celle que je lui prête en me tenant ici à Fontainebleau avec
les débris de l'armée? Lorsque je me serai soumis, et l'armée avec
moi, il sera réduit à la plus complète impuissance; on l'écoutera
encore moins que nous, et il sera contraint de se rendre à
discrétion.--

Telle était en effet la situation, et on ne pouvait mieux la décrire,
mais celui qui la déplorait ainsi en était le principal auteur, et il
devait s'y résigner comme à tout le reste. M. de Caulaincourt
s'appliqua de son mieux à le lui faire comprendre, et ce grave
personnage mettant une sorte d'insistance à ramener Napoléon au seul
sujet qui le regardât désormais, c'est-à-dire à sa personne et à sa
famille, l'ancien maître du monde impatienté s'écria: On veut donc me
réduire à discuter de misérables intérêts d'argent!... C'est indigne
de moi... Occupez-vous de ma famille, vous Caulaincourt... Quant à
moi, je n'ai besoin de rien... Qu'on me donne la pension d'un
invalide, et ce sera bien assez!--

[En marge: Napoléon rappelle les maréchaux et leur annonce son
abdication.]

Après ces entretiens qui remplirent la nuit et la matinée du 6 avril,
après la rédaction de l'acte qui contenait son abdication définitive,
à laquelle il apporta beaucoup de soin, Napoléon rappela les maréchaux
pour leur faire connaître ses dernières résolutions. Admis auprès de
lui, et ne sachant pas ce qu'il avait décidé, ils renouvelèrent leurs
doléances; ils recommencèrent à dire que l'armée était épuisée,
qu'elle n'avait plus de sang à répandre, tant elle en avait répandu,
et ils étaient si pressés d'obtenir la faculté de courir auprès du
nouveau gouvernement, qu'ils en seraient venus peut-être, s'ils
avaient trouvé de la résistance, à manquer pour la première fois de
respect à Napoléon. Mais après avoir mis une sorte de malice à les
laisser quelques instants dans cette anxiété, Napoléon leur dit:
Messieurs, tranquillisez-vous. Ni vous, ni l'armée, n'aurez plus de
sang à verser. Je consens à abdiquer purement et simplement. J'aurais
voulu pour vous, autant que pour ma famille, assurer la succession du
trône à mon fils. Je crois que ce dénoûment vous eût été encore plus
profitable qu'à moi, car vous auriez vécu sous un gouvernement
conforme à votre origine, à vos sentiments, à vos intérêts... C'était
possible, mais un indigne abandon vous a privés d'une situation que
j'espérais vous ménager. Sans la défection du 6e corps, nous aurions
pu cela et autre chose, nous aurions pu relever la France... Il en a
été autrement... Je me soumets à mon sort, soumettez-vous au vôtre...
Résignez-vous à vivre sous les Bourbons, et à les servir fidèlement.
Vous avez souhaité du repos, vous en aurez. Mais, hélas! Dieu veuille
que mes pressentiments me trompent!... Nous n'étions pas une
génération faite pour le repos. La paix que vous désirez moissonnera
plus d'entre vous sur vos lits de duvet, que n'eût fait la guerre dans
nos bivouacs.--Après ces paroles prononcées d'un ton triste et
solennel, Napoléon leur lut l'acte de son abdication, conçu dans les
termes suivants:

[En marge: Acte d'abdication.]

«Les puissances alliées ayant proclamé que l'Empereur Napoléon était
le seul obstacle au rétablissement de la paix en Europe, l'Empereur
Napoléon, fidèle à ses serments, déclare qu'il renonce pour lui et ses
héritiers aux trônes de France et d'Italie, parce qu'il n'est aucun
sacrifice personnel, même celui de la vie, qu'il ne soit prêt à faire
à l'intérêt de la France.»

[En marge: Joie des maréchaux.]

En entendant cette lecture, les lieutenants de Napoléon se
précipitèrent sur ses mains pour le remercier du sacrifice qu'il
faisait, et lui répétèrent ce qu'ils lui avaient déjà dit à propos de
son abdication conditionnelle, c'est qu'en descendant ainsi du trône
il se montrait plus grand que jamais. Il permit à leur joie secrète
ces dernières flatteries, et les laissa dire, car il ne voulait pas
plus les abaisser que s'abaisser lui-même par de misérables
récriminations. D'ailleurs, qui les avait faits tels? Lui seul, par le
despotisme qui avait brisé leur caractère, par les guerres
interminables qui avaient épuisé leurs forces: il n'avait donc pas
droit de se plaindre, et il agissait noblement en reconnaissant les
conséquences inévitables de ses erreurs, et en s'y soumettant sans
éclat humiliant ni pour lui ni pour les autres.

Il fut ensuite convenu que M. de Caulaincourt, suivi comme auparavant
des maréchaux Macdonald et Ney, se rendrait à Paris, pour porter à
Alexandre l'acte définitif de l'abdication, acte dont il resterait
l'unique dépositaire, et qu'il devait échanger contre le traité qui
assurerait à la famille impériale un traitement convenable. Napoléon
insista encore une fois pour qu'il ne fût fait d'efforts, s'il en
fallait pour réussir, qu'en ce qui concernait son fils et ses proches.
Il congédia les maréchaux et serra affectueusement la main à M. de
Caulaincourt, toujours le dépositaire principal de sa confiance.

[En marge: Tristesse de l'armée.]

À peine cette nouvelle fut-elle connue dans Fontainebleau, que la
tristesse se répandit dans les rangs des vieux soldats. Au contraire
parmi les officiers de haut grade on éprouva un immense soulagement.
On pouvait en effet quitter sans trop d'embarras l'ancien maître pour
le nouveau. La plupart des maréchaux cherchèrent comment ils feraient
arriver leur adhésion au gouvernement provisoire. Ils auraient
volontiers chargé M. de Caulaincourt de ce soin, si sa hauteur n'eût
écarté ce genre de confiance. Mais leur supplice touchait à son terme,
et vingt-quatre heures allaient suffire pour que les modèles
d'adhésion abondassent, avec des signatures capables de mettre les
plus scrupuleux d'entre eux à leur aise.

[En marge: Retour à Paris de M. de Caulaincourt et des maréchaux.]

[En marge: Félicitations d'Alexandre aux envoyés de Napoléon, qui lui
apportent l'abdication pure et simple.]

[En marge: Promesse des traitements les plus généreux.]

M. de Caulaincourt et les deux maréchaux repartirent immédiatement
pour Paris, où ils arrivèrent à une heure fort avancée de la journée
du 6. À minuit ils étaient chez l'empereur de Russie, qui les
attendait avec une extrême impatience, impatience partagée par le
gouvernement provisoire et par ses nombreux adhérents. Bien que la
défection du 6e corps eût fort diminué les craintes qu'inspirait
encore Napoléon, bien que les assurances données par le maréchal Ney
et par la plupart des personnages militaires avec lesquels on s'était
mis en correspondance, eussent laissé peu de doute sur la prochaine
adhésion de l'armée, on était toujours saisi d'un sentiment de terreur
en songeant à tout ce que pouvait tenter le génie infernal, comme on
l'appelait, qui s'était retiré à Fontainebleau, et qu'on honorait par
la peur qu'on éprouvait, tout en cherchant à le déshonorer par un
débordement d'injures inouï. Ce fut une sorte de joie universelle,
quand le maréchal Ney eut dit aux plus pressés de l'hôtel
Saint-Florentin, qu'ils pouvaient être tranquilles, et qu'on apportait
l'abdication pure et simple. Lorsque les envoyés de Napoléon entrèrent
chez l'empereur Alexandre, ce prince, qui réservait toujours à M. de
Caulaincourt son premier serrement de main, courut cette fois au
maréchal Ney pour le remercier de ce qu'il avait fait, et lui dire
qu'entre tous les services qu'il avait rendus à sa patrie, le dernier
ne serait pas le moins grand. Le monarque russe faisait allusion à la
lettre de la veille, dans laquelle le maréchal Ney s'était vanté
d'avoir décidé l'abdication, et avait promis d'en apporter l'acte
formel. M. de Caulaincourt et le maréchal Macdonald, ignorant
l'existence de cette lettre, et n'ayant rien vu qui pût leur faire
considérer le maréchal Ney comme l'auteur des dernières résolutions de
Napoléon, furent singulièrement surpris, et laissèrent apercevoir leur
surprise au maréchal Ney qui en parut embarrassé. Alexandre se hâta de
rendre communs aux deux autres négociateurs les remercîments qu'il
avait d'abord adressés au maréchal Ney, et s'étant enquis des
conditions auxquelles ils livreraient l'acte essentiel dont ils
étaient dépositaires, il n'y trouva rien à objecter. Quant à l'île
d'Elbe pourtant il déclara qu'il tiendrait sa parole, parce qu'il se
regardait comme engagé par les quelques mots qu'il avait dits à M. de
Caulaincourt, mais que ses alliés jugeaient cette concession
imprudente, et la blâmaient ouvertement, qu'il en serait néanmoins
comme il l'avait promis; que, relativement au Roi de Rome, à
Marie-Louise, une principauté en Italie était le moins qu'on pût
faire, et que l'Autriche allait recouvrer assez de territoires dans
cette contrée pour ne pas marchander avec sa propre fille; que, quant
aux frères de Napoléon, à sa première femme, à ses enfants adoptifs,
au prince Eugène, à la reine Hortense, on accorderait tout ce qui
serait dû, qu'il s'y engageait personnellement, que son ministre M. de
Nesselrode serait au besoin le défenseur des intérêts de la famille
Bonaparte, qu'on eût à s'adresser à ce ministre pour les détails, sauf
à recourir à lui Alexandre, en cas de difficulté. En congédiant les
négociateurs, l'empereur de Russie retint M. de Caulaincourt,
s'expliqua plus franchement encore avec ce noble personnage qu'il
traitait toujours en ami, et lui avoua que les nouvelles qu'il venait
de recevoir du soulèvement des paysans français, sans l'alarmer,
l'inquiétaient cependant, car ces paysans avaient égorgé un gros
détachement russe dans les Vosges. Il s'apitoya ensuite sur les
abandons qui allaient se multiplier autour de Napoléon, recommanda de
ne pas perdre de temps pour régler ce qui le concernait, car deux
choses faisaient, disait-il, de grands progrès en ce moment, la
bassesse des serviteurs de l'Empire, et l'enivrement des serviteurs de
l'ancienne royauté. À ce sujet il parla des Bourbons et de leurs amis
avec une liberté singulière, montra à la fois de la surprise, du
dégoût, de l'humeur de ce qu'il voyait de toutes parts, et dit
qu'après avoir eu tant de peine à se sauver des folies guerrières de
Napoléon, on aurait bien de la peine aussi à se garantir des folies
réactionnaires des royalistes. Il congédia M. de Caulaincourt en lui
promettant toute son amitié pour lui-même, et son appui pour
l'infortune de Napoléon.

[En marge: Joie du gouvernement provisoire et des royalistes à la
nouvelle de l'abdication pure et simple.]

[En marge: Déchaînement inouï dont Napoléon devient l'objet en ce
moment.]

Même après la déchéance prononcée par le Sénat, la crainte que
Napoléon à Fontainebleau ne cessait d'inspirer, avait contenu encore
les royalistes, et les avait empêchés de se livrer à toutes leurs
passions. La défection du 6e corps qui réduisait Napoléon à une
complète impuissance, les avait déjà fort rassurés; mais en apprenant
son abdication pure et simple, c'est-à-dire la remise faite par
lui-même de sa terrible épée, ils n'avaient plus gardé de mesure dans
l'explosion de leurs sentiments. Qu'ils fussent, après tant de
souffrances, de sang versé, de désastres publics et privés, qu'ils
fussent joyeux de revoir les princes sous lesquels ils avaient été
jeunes, riches, puissants, heureux, rien n'était plus naturel et plus
légitime! Qu'à la joie ils ajoutassent toutes les fureurs de la haine
triomphante, hélas! rien n'était plus naturel aussi, mais plus
déplorable pour la dignité de la France! Jamais en effet on n'a
surpassé, dans aucun temps, dans aucun pays, l'explosion de colère qui
signala la déchéance constatée de Napoléon, et il faut reconnaître que
les partisans de l'ancienne royauté, qualifiés spécialement du titre
de royalistes, n'étaient pas les seuls à vociférer les plus violentes
injures. Les pères et mères de famille, réduits jusqu'ici à maudire en
secret cette guerre qui dévorait leurs enfants, libres désormais de
faire éclater leurs sentiments, n'appelaient Napoléon que des noms les
plus atroces. On n'avait pas plus maudit Néron dans l'antiquité,
Robespierre dans les temps modernes. On ne le désignait plus que par
le titre de l'_Ogre de Corse_. On le représentait comme un monstre,
occupé à dévorer des générations entières, pour assouvir une rage de
guerre insensée. Un écrit, secrètement préparé par M. de Chateaubriand
dans les dernières heures de l'Empire, mais publié seulement à l'abri
des baïonnettes étrangères, était l'expression exacte de ce
débordement de haines sans pareilles. Dans un style où il semblait que
la passion eût surexcité le mauvais goût trop fréquent de l'écrivain,
M. de Chateaubriand attribuait à Napoléon tous les vices, toutes les
bassesses, tous les crimes. Cet écrit était lu avec une avidité
incroyable à Paris, et de Paris il passait dans les provinces, excepté
toutefois dans celles où l'ennemi avait pénétré. Contraste singulier!
les provinces qui souffraient le plus des fautes de Napoléon, lui en
voulaient moins que les autres, parce qu'elles s'obstinaient à voir en
lui l'intrépide défenseur du sol. Partout ailleurs la colère allait
croissant, et comme un homme irrité s'irrite encore davantage en
criant, l'esprit public paraissait s'enivrer lui-même de sa propre
fureur. Le meurtre du duc d'Enghien sur lequel on s'était tu si
longtemps, le perfide rendez-vous de Bayonne où avaient succombé les
princes espagnols, étaient le sujet des récits les plus noirs, comme
si à la vérité déjà si grave on avait eu besoin d'ajouter la calomnie.
Le retour d'Égypte, le retour de Russie, étaient qualifiés de lâches
abandons de l'armée française compromise. Napoléon, disait-on, n'avait
pas fait une seule campagne qui fût véritablement belle. Il n'avait
eu, dans sa longue carrière, que quelques événements heureux, obtenus
à coups d'hommes. L'art militaire, corrompu en ses mains, était
devenu une vraie boucherie. Son administration, jusque-là si admirée,
n'avait été qu'une horrible fiscalité destinée à enlever au pays son
dernier écu et son dernier homme. L'immortelle campagne de 1814
n'était qu'une suite d'extravagances inspirées par le désespoir.
Enfin, un ordre donné par l'artillerie dans la bataille du 30 mars, à
l'insu de Napoléon qui était à quatre-vingts lieues de Paris, et
prescrivant de détruire les munitions de Grenelle pour en priver
l'ennemi, était considéré comme la résolution de faire sauter la
capitale. Un officier, cherchant à flatter les passions du jour,
prétendait s'être refusé à l'exécution de cet ordre épouvantable. Le
monstre, disait-on, avait voulu détruire Paris, comme un corsaire qui
fait sauter son vaisseau, avec cette différence qu'il n'était pas sur
le vaisseau. Du reste, ajoutait-on, il n'était pas Français, et on
devait s'en féliciter pour l'honneur de la France. Il avait changé son
nom de _Buonaparte_, il en avait fait _Bonaparte_, et c'était
_Buonaparte_ qu'il le fallait appeler. Le nom de Napoléon même ne lui
était pas dû. Napoléon était un saint imaginaire; c'est Nicolas qu'il
fallait joindre à son nom de famille. Ce monstre, disait-on encore,
cet ennemi des hommes, était un impie. Tandis qu'en public il allait
entendre la messe à sa chapelle, ou à Notre-Dame, il faisait, dans son
intimité, avec Monge, Volney et autres, profession d'athéisme. Il
était dur, brutal, battait ses généraux, outrageait les femmes, et,
comme soldat, n'était qu'un lâche. Et la France, s'écriait-on, avait
pu se soumettre à un tel homme! On ne pouvait expliquer cette
aberration que par l'aveuglement qui suit les révolutions! À ce
débordement de paroles s'étaient ajoutés des actes du même caractère.
La statue de Napoléon, à laquelle on avait vainement attaché une corde
pour la renverser le jour de l'entrée des coalisés, attaquée quelques
jours plus tard avec les moyens de l'art, avait été descendue de la
colonne d'Austerlitz dans un obscur magasin de l'État, et en
contemplant le monument la haine publique avait la satisfaction de
n'apercevoir que le vide sur son sommet dépouillé.

[En marge: Flatteries adressées aux souverains qui occupent Paris.]

[En marge: Le patriotisme a ses revers comme la liberté.]

Telle était l'explosion de colère à laquelle, par un terrible retour
des choses d'ici-bas, l'homme le plus adulé pendant vingt années,
l'homme qui avait le plus joui de l'admiration stupéfaite de
l'univers, devait assister tout vivant. Au surplus, il était assez
grand pour se placer au-dessus de telles indignités, et assez coupable
aussi pour savoir qu'il s'était attiré par ses actes ce cruel
revirement d'opinion. Mais il y avait quelque chose de plus triste
encore dans ce spectacle, c'étaient les flatteries prodiguées en même
temps aux souverains alliés. Sans doute Alexandre, par la conduite
qu'il tenait et dont il donnait l'exemple à ses alliés, méritait les
remercîments de la France. Mais si l'ingratitude n'est jamais permise,
la reconnaissance doit être discrète quand elle s'adresse aux
vainqueurs de son pays. Il n'en était pas ainsi, et on s'évertuait à
redire qu'il était bien magnanime à des souverains qui avaient tant
souffert par les mains des Français, de se venger d'eux aussi
doucement. Les flammes de Moscou étaient rappelées tous les jours, non
par des écrivains russes, mais par des écrivains français. On ne se
contentait pas de louer le maréchal Blucher, le général Sacken, braves
gens dont l'éloge était naturel et mérité dans les bouches prussiennes
et russes, on allait chercher un émigré français, le général Langeron,
qui servait dans les armées du czar, pour raconter avec complaisance
combien il s'était distingué dans l'attaque de Montmartre, et combien
de justes récompenses il avait reçues de l'empereur Alexandre. Ainsi,
dans les nombreuses péripéties de notre grande et terrible révolution,
le patriotisme devait, comme la liberté, avoir ses revers, et, de même
que la liberté, idole des coeurs en 1789, était devenue en 1793
l'objet de leur aversion, de même le patriotisme devait être foulé aux
pieds jusqu'à faire honorer l'acte, coupable en tout temps, de porter
les armes contre son pays. Tristes jours que ceux de réaction, où
l'esprit public, profondément troublé, perd les notions les plus
élémentaires des choses, bafoue ce qu'il avait adoré, adore ce qu'il
avait bafoué, et prend les plus honteuses contradictions pour un
heureux retour à la vérité!

[En marge: Soudain enthousiasme pour les princes de la maison de
Bourbon.]

Naturellement si Napoléon était un monstre auquel il fallait arracher
la France, les Bourbons étaient des princes accomplis auxquels il
fallait la rendre le plus tôt possible, comme un bien légitime qui
leur appartenait. La France ne les avait pas précisément oubliés, car
vingt ans ne suffisent pas pour qu'on oublie une illustre famille qui
a grandement régné pendant des siècles, mais la génération présente
ignorait absolument comment et à quel degré ils étaient les parents
de l'infortuné roi mort sur l'échafaud, et de l'enfant non moins
infortuné mort entre les mains d'un cordonnier. On se demandait si
c'étaient des fils, des frères, des cousins de ces princes malheureux,
car, excepté quelques gens âgés, la masse n'en savait rien. La
flatterie, prompte à courir de celui qu'on appelait le tyran déchu, à
ceux qu'on appelait des anges sauveurs, attribuait à ces derniers
toutes les vertus, et ils en avaient assurément qui auraient mérité
d'être célébrées dans un langage plus noble et plus sérieux. On disait
que Louis XVI avait laissé un frère, Louis-Stanislas-Xavier, destiné
aujourd'hui à lui succéder sous le nom de Louis XVIII, lequel était un
savant, un lettré et un sage; qu'il avait laissé un autre frère, le
comte d'Artois, modèle de bonté et de grâce française, enfin des
neveux, le duc d'Angoulême, le duc de Berry, types de l'antique
honneur chevaleresque. Sous ces princes, doux, justes, ayant conservé
les vertus qu'une affreuse révolution avait presque emportées de la
terre, la France, aimée, estimée de l'Europe, trouverait le repos et
le laisserait au monde. Elle trouverait même la liberté, qu'elle
n'avait pas rencontrée au milieu des orgies sanguinaires de la
démagogie, et que lui apporteraient des princes formés vingt ans à
l'école de l'Angleterre. Il y avait une incontestable portion de
vérité dans ce langage de la flatterie impatiente, et tout cela
pouvait devenir vrai, si les passions des partis ne venaient corrompre
tant d'heureux éléments de prospérité et de repos.

[En marge: Nécessité du rétablissement des Bourbons.]

Quoi qu'il en soit, les Bourbons, outre leur mérite, avaient pour eux
la puissance de la nécessité. En effet, la République, toute souillée
encore du sang versé en 1793, n'étant pas proposable à la France
épouvantée, la royauté seule étant possible, et des deux royautés
alors présentes aux esprits, celle du génie, celle de la tradition, la
première s'étant perdue par ses égarements, que restait-il, sinon la
seconde, consacrée par les siècles, et rajeunie par le malheur? Il
était donc bien naturel qu'après avoir employé quelques jours à se
remettre les Bourbons en mémoire, on se ralliât à eux avec un
entraînement qui croissait d'heure en heure.

[En marge: Conditions mises à l'entrée de M. le comte d'Artois à
Paris.]

Il fallait donc se hâter de faire deux choses: rédiger la Constitution
qui lierait les Bourbons en les rappelant, et en même temps recevoir
M. le comte d'Artois à Paris. M. le comte d'Artois était demeuré caché
à Nancy, comme on l'a vu, attendant le retour de M. de Vitrolles, qui
était venu se concerter avec le gouvernement provisoire, et qui
n'avait pas voulu retourner auprès du prince avant que la question de
la régence de Marie-Louise fût vidée. Cette régence étant
définitivement repoussée, le rappel des Bourbons restant la seule
solution imaginable, il fallait renvoyer M. de Vitrolles à Nancy pour
qu'il y allât chercher le prince. M. de Talleyrand et les membres du
gouvernement provisoire, malgré les exigences de M. de Vitrolles, lui
donnèrent pour instruction de dire à M. le comte d'Artois qu'il serait
reçu aux portes de Paris avec tous les honneurs dus à son rang; qu'il
serait conduit à Notre-Dame pour y entendre un _Te Deum_, et de
Notre-Dame aux Tuileries; qu'il devrait entrer avec l'uniforme de
garde national; qu'il était même à désirer qu'il prît la cocarde
tricolore, car ce serait un moyen certain de s'attacher l'armée; que
tel était l'avis des hommes éclairés dont le concours était
actuellement indispensable; que le pouvoir qu'on lui attribuerait
serait celui de représentant de Louis XVIII, dont il avait les lettres
patentes; que ces lettres seraient soumises au Sénat, qui, s'appuyant
sur elles, décernerait au prince le titre de lieutenant-général du
royaume, aux conditions, bien entendu, de la Constitution nouvelle.

[En marge: Résistance de M. de Vitrolles à ces conditions.]

M. de Vitrolles, sous l'inspiration des sentiments qui animaient le
vieux parti royaliste, se récria fort contre la cocarde tricolore, les
couleurs blanches étant selon lui celles de l'antique royauté, et
l'emblème de son droit inaliénable; contre la prétention du Sénat
d'investir lui-même M. le comte d'Artois du pouvoir royal, et
par-dessus tout contre l'idée d'imposer une Constitution au souverain
légitime. M. de Talleyrand n'aimant point à lutter, et comptant sur le
temps pour arranger toutes choses, dit assez légèrement à M. de
Vitrolles qu'il fallait partir sans délai pour aller chercher le
prince, qu'on verrait au moment même de l'entrée de M. le comte
d'Artois comment on pourrait résoudre la difficulté de la cocarde;
que, relativement à la Constitution, il était indispensable d'en faire
une, mais qu'on la rendrait le moins gênante possible, et qu'on
tâcherait surtout de lui ôter l'apparence d'une loi imposée. Il lui
répéta, en un mot, qu'il fallait partir, et ne pas retarder par des
difficultés puériles la marche des événements. Il le chargea en même
temps de porter au prince l'assurance de son dévouement personnel le
plus absolu.

[En marge: On l'oblige à s'y soumettre, et à partir pour aller
chercher M. le comte d'Artois.]

Afin de convaincre davantage M. de Vitrolles qu'il n'y avait pas mieux
à faire que de s'en aller avec ces conditions, on lui procura une
audience de l'empereur Alexandre. Pendant cette audience M. de
Vitrolles ayant voulu, avec l'arrogance des partis victorieux, plaider
pour les anciennes couleurs et pour la pleine liberté du roi de
France, l'empereur Alexandre, sortant de sa douceur habituelle, lui
dit que les monarques alliés n'avaient pas franchi le Rhin avec quatre
cent mille hommes pour rendre la France esclave de l'émigration; que
sans avoir la prétention de lui imposer un gouvernement, ils
suivraient l'avis de l'autorité actuellement la seule admise et
admissible, celle du Sénat; que s'étant servis de cette autorité pour
détrôner Napoléon, ils ne la payeraient pas d'ingratitude en la
détrônant elle-même; que l'autorité du Sénat d'ailleurs était à leurs
yeux la seule sage, la seule éclairée, et qu'il n'y avait qu'elle qui
pût imprimer à tout ce qu'on ferait un caractère à la fois régulier et
national; qu'après tout la puissance qui avait enfoncé les portes de
Paris était là, que cette puissance était celle de l'Europe, qu'il
fallait la subir, et surtout ne pas lui inspirer le regret de s'être
déjà si fort engagée en faveur des Bourbons.

M. de Vitrolles aurait été bien tenté de contredire, car il trouvait
maintenant odieuse l'influence étrangère qu'il n'avait pas craint
d'aller chercher à Troyes, et la regardait comme insupportable depuis
qu'elle donnait de bons conseils. Pourtant il n'y avait pas à
répliquer, et il se mit en route porteur des conditions du
gouvernement provisoire, se promettant bien avec ses amis d'en
rabattre dans l'exécution le plus qu'ils pourraient.

[En marge: La principale des conditions imposées à M. le comte
d'Artois était une Constitution.]

[En marge: L'oeuvre de la Constitution nouvelle abandonnée à quelques
sénateurs et à M. de Montesquiou.]

La plus pressante des mesures à prendre, c'était de rédiger la
Constitution. Il importait de se hâter, premièrement pour rendre
définitive la déchéance de Napoléon en lui donnant les Bourbons pour
successeurs, secondement pour lier les Bourbons eux-mêmes en les
rappelant, et les astreindre aux principes de 1789. Cette double idée
de rappeler les Bourbons et de leur imposer de sages lois, propagée
par M. de Talleyrand, avait pénétré dans toutes les têtes. D'après le
plan primitif, c'était le gouvernement provisoire lui-même qui devait
arrêter le projet de Constitution. Afin d'accomplir cette tâche il
avait voulu s'aider des membres les plus éclairés et les plus
accrédités du Sénat, et les avait réunis auprès de lui. Aux premiers
mots proférés sur ce grave sujet, on avait vu surgir les idées les
plus contradictoires, toutes celles qui en 1791 dominaient les esprits
et les entraînaient en sens divers. En effet l'instruction politique
de la France, successivement interrompue par la Terreur et par
l'Empire, avait en quelque sorte été suspendue, et on en était aux
idées de l'Assemblée constituante, modérées toutefois par le temps. M.
de Talleyrand, qui haïssait la dispute, avait alors résolu de laisser
faire les sénateurs eux-mêmes, en leur recommandant trois choses:
d'aller vite, de lier les Bourbons en les rappelant, et pour les mieux
lier d'établir le Sénat dans la nouvelle Constitution à titre de
Chambre haute de la monarchie restaurée. Il cherchait ainsi à
contenter le Sénat dont on avait besoin, et à en faire un obstacle
contre l'émigration. Après ce conseil, M. de Talleyrand avait
abandonné l'oeuvre, et des membres du gouvernement provisoire il
n'était resté sur le terrain que M. l'abbé de Montesquiou, disputeur
opiniâtre et hautain, tenant beaucoup à savoir quelles conditions on
imposerait aux Bourbons, dont il était l'agent secret et très-fidèle.

[En marge: Principes sur lesquels devait reposer la Constitution
nouvelle.]

Les discussions furent vives entre ce personnage et les sénateurs
chargés de rédiger la Constitution. Voici sur quoi portèrent ces
discussions. Le Sénat voulait d'abord que Louis XVIII, frère et
héritier de l'infortuné Louis XVI, depuis la mort de l'auguste
orphelin resté prisonnier au Temple, fût considéré comme _librement_
rappelé par la nation, et saisi de la royauté seulement après qu'il
aurait prêté serment à la Constitution nouvelle. On s'adressait à ce
prince, sans doute à cause de son origine royale dont on reconnaissait
ainsi la valeur héréditaire, mais on allait le chercher _librement_,
et on le prenait _à condition_, en vertu du droit qu'avait la nation
de disposer d'elle-même. Le Sénat prétendait concilier ainsi l'un et
l'autre droit, celui de l'ancienne royauté, et celui de la nation, en
les admettant tous les deux, et en les liant par un contrat
réciproque. Ce point, vivement contesté, une fois établi, venait la
question de la forme du gouvernement, sur laquelle heureusement il n'y
avait pas de contestation même entre les esprits les plus opposés.
Ainsi un roi inviolable, dépositaire unique du pouvoir exécutif,
l'exerçant par des ministres responsables, partageant le pouvoir
législatif avec deux Chambres, l'une aristocratique, l'autre
démocratique, était admis universellement. Sur certains détails
seulement tenant à la pratique de ce système, il y avait des
divergences. Les esprits imbus des préjugés de la Constituante
souhaitaient que les deux Chambres jouissent de l'initiative en fait
de présentation des lois, le Roi conservant toujours la faculté de les
sanctionner, faculté que personne du reste ne songeait à lui
contester. On n'avait pas alors appris par expérience que sous cette
forme de gouvernement, l'essentiel pour les Chambres c'est d'arriver
par le mécanisme de la Constitution à obtenir des ministres de leur
choix. Ces ministres obtenus font ensuite les lois généralement
désirées, car autrement des ministres contraints de présenter et
d'exécuter des lois qu'ils n'auraient pas voulues, seraient les
exécuteurs ou les plus gauches ou les moins sincères. On discutait
donc, faute d'expérience, sur l'importance de l'initiative. Faute
aussi d'expérience, ou pour mieux dire, sous l'influence d'expériences
trop récentes et trop douloureuses, on parlait d'ôter au Roi le droit
de paix et de guerre, oubliant encore que toutes ces prérogatives
qu'on revendiquait pour les Chambres sont renfermées bien plus
convenablement dans une seule, celle d'éloigner ou d'amener à volonté
les ministres, qui, étant les élus de la majorité, font suivant ses
désirs la paix ou la guerre. Enfin un autre sujet, tout de
circonstance, celui qui concernait la composition des deux Chambres,
était l'objet de nombreuses discussions. La seconde, dite Chambre
_basse_ par les Anglais, qui sont assez fiers pour tenir non pas aux
mots mais aux choses, ne donnait matière à aucun dissentiment. Au
lieu de la faire nommer par le Sénat sur des candidats que
présenteraient les corps électoraux, ainsi que cela se pratiquait sous
l'Empire, on était d'accord de la faire élire directement par les
colléges électoraux, en renvoyant à la législation ordinaire le soin
d'organiser ces colléges. Le conflit le plus grave s'élevait au sujet
de la Chambre _haute_. M. de Talleyrand et ses collaborateurs
voulaient que sous la monarchie restaurée des Bourbons, toute
influence appartînt au Sénat, composé des illustrations de la
Révolution et de l'Empire. C'eût été assurément la chose la plus
désirable, car les membres de ce Sénat avaient assez l'habitude de la
soumission pour ne pas devenir gênants envers la royauté, et étaient
assez imbus des sentiments de la révolution française pour opposer à
l'émigration un obstacle invincible. Aussi M. de Talleyrand les
avait-il encouragés à s'établir solidement dans la Constitution
nouvelle en se déclarant pairs héréditaires. Il avait en cela trouvé
l'empereur Alexandre complétement de son avis, car ce prince généreux
et enthousiaste, ayant auprès de lui son ancien instituteur, M. de
Laharpe, et mis par celui-ci en rapport avec les sénateurs libéraux,
abondait entièrement dans leurs idées, répugnait à placer la France
sous le joug de l'émigration après l'avoir arrachée au joug de
l'Empire, et voulait se servir exclusivement du Sénat, soit pour
détrôner Napoléon, soit pour lier les Bourbons en les rappelant.

Encouragés dans ces tendances par des convictions sincères, par leurs
intérêts, par de hautes approbations, les sénateurs n'entendaient pas
faire les choses à demi. Ils voulaient que le Sénat tout entier
composât la Chambre haute sous les Bourbons, et pour qu'il n'y fût pas
noyé dans une immense promotion de pairs appartenant à l'émigration,
ils prétendaient limiter le nombre des membres de cette Chambre au
nombre actuel des sénateurs, et accorder seulement au Roi la faculté
de pourvoir aux vacances, faculté singulièrement restreinte,
l'hérédité de la pairie étant admise. À ces avantages politiques ils
avaient le projet d'ajouter des avantages pécuniaires, en s'attribuant
la propriété de leur dotation, qui serait divisée par égale part entre
les sénateurs vivants. Du reste pour ne pas paraître songer
exclusivement à eux, les sénateurs voulaient encore que le Corps
législatif actuel, jusqu'à son remplacement successif, composât la
Chambre _basse_ de la monarchie.

Enfin venaient les points sur lesquels il y avait unanimité: le vote
de la dépense et de l'impôt par les Chambres, l'égalité de la justice
pour tous, l'inamovibilité de la magistrature, la liberté
individuelle, la liberté des cultes, la liberté de la presse sauf la
répression des délits par les tribunaux, l'égale admissibilité des
Français à tous les emplois, le maintien des grades et dotations de
l'armée, la conservation de la Légion d'honneur, la reconnaissance de
la nouvelle noblesse avec rétablissement de l'ancienne, le respect
absolu de la dette publique, l'irrévocabilité des ventes des biens
dits _nationaux_, et enfin l'oubli des actes et opinions par lesquels
chacun s'était signalé depuis 1789. Ainsi dès cette époque on était
d'accord, sauf quelques points de circonstance, sur la forme de
monarchie, qualifiée de _constitutionnelle_, consistant dans un roi
héréditaire, inviolable, représenté par des ministres responsables
devant deux Chambres diverses d'origine et pourvues des moyens de
plier les ministres à leur opinion, monarchie qui n'est ni anglaise,
ni française, ni allemande, mais de tous les pays et de tous les
temps, car elle est la seule possible dès qu'on repousse la monarchie
absolue.

[En marge: Résistance des royalistes systématiques à la Constitution
projetée.]

En général la masse des royalistes, enivrée de joie à l'idée de revoir
les Bourbons, ne s'occupait guère de questions constitutionnelles.
Pourvu qu'on lui rendit le Roi d'autrefois, c'était assez pour elle. À
la vérité elle l'aimait mieux maître de tout comme jadis, qu'entouré
de gênes révolutionnaires, mais enfin qu'on le lui rendît, n'importe
comment, et elle se croyait sûre de retrouver son bonheur passé.
Cependant quelques personnages, plus avisés ou plus subtils, ayant
systématisé leurs préjugés, prétendaient recouvrer le Roi _libre_, et
à aucun prix ne le voulaient recevoir chargé d'entraves. M. l'abbé de
Montesquiou était des principaux. Pour lui, comme pour ceux qui
partageaient sa manière de voir, le Roi était seul souverain, et la
prétendue souveraineté de la nation n'était qu'une impertinence
révolutionnaire. Sans doute le Roi, qui n'avait pas les yeux fermés à
la lumière, pouvait de temps en temps, tous les siècles ou
demi-siècles, s'apercevoir qu'il y avait des abus, et les réformer,
mais de sa pleine autorité, en octroyant une _ordonnance
réformatrice_, laquelle irait au besoin jusqu'à modifier les formes du
gouvernement, jamais jusqu'à aliéner le principe absolu de l'autorité
royale. Voilà tout ce qu'ils étaient capables de concéder; mais
imposer des conditions à la souveraineté du Roi, souveraineté d'ordre
divin, venant de Dieu non des hommes, la soumettre à un serment, et ne
rendre qu'à ce prix la couronne à son possesseur légitime, c'étaient
suivant eux autant d'actes de révolte et d'insurrection.

[En marge: Vives altercations entre M. de Montesquiou et les sénateurs
chargés de rédiger la Constitution.]

M. de Talleyrand, n'ayant guère le temps et pas davantage le goût de
s'occuper de questions de ce genre, s'en fiant d'ailleurs au Sénat du
soin d'enchaîner les Bourbons, avait laissé M. de Montesquiou aux
prises avec les sénateurs chargés de rédiger la nouvelle Constitution.
Cet abbé philosophe et politique ne se tenait pas de colère quand on
énonçait devant lui le principe de la souveraineté nationale. Pourtant
il n'était pas assez aveugle pour oser soutenir ouvertement le
principe opposé, et pour espérer surtout de le faire prévaloir, car on
aurait fait tourner notre planète en sens contraire plutôt que
d'amener les hommes de la révolution à reconnaître que le Roi seul
était souverain, que la nation était sujette, et n'avait que le droit
d'être par lui bien traitée, comme les animaux par exemple ont le
droit de n'être pas accablés par l'homme de souffrances inutiles.
Aussi, tout en s'emportant, et se récriant contre ceci, contre cela,
M. de Montesquiou n'osa-t-il pas aborder de front la difficulté, et
contester le principe d'une sorte de contrat entre la royauté et la
nation. Mais il profita de ce que le Sénat avait donné prise, en se
faisant une trop grande part dans la future Constitution, pour se
montrer à son égard violent, et presque injurieux.--Qu'êtes-vous
donc, dit-il aux sénateurs, pour vous imposer ainsi à la nation et au
Roi? À la nation? mais quel autre titre auriez-vous, qu'une
Constitution que vous venez de renverser, ou une confiance que la
nation ne vous a pas témoignée, et qu'il est douteux qu'elle éprouve?
Au Roi?... mais il ne vous connaît pas, il est mon souverain et le
vôtre, il revient par des décrets providentiels dont ni vous ni moi ne
sommes les auteurs, et n'a aucune condition à subir de votre part.
Limiter le nombre des pairs! Ne donner au Roi que la faculté de
remplir les vacances!... Mais c'est violer les principes de la
monarchie constitutionnelle, tels qu'on les entend dans le pays où on
la connaît le mieux, en Angleterre; c'est faire de la pairie une
oligarchie omnipotente, contre laquelle le Roi n'ayant pas la faculté
de la dissolution comme à l'égard de la seconde Chambre, et privé des
promotions par la limitation du nombre des pairs, resterait absolument
impuissant. La pairie serait tout simplement un souverain absolu, et
cette pairie ce serait vous-mêmes! Vous auriez rappelé le Roi
seulement pour servir de voile à votre omnipotence!--

Sur ce dernier point, il faut le reconnaître, M. l'abbé de Montesquiou
avait raison, et limiter le nombre des pairs c'était rendre la pairie
omnipotente. Mais il fut blessant, impertinent même, et sembla dire
aux sénateurs qu'on pourrait bien leur laisser à tous leurs pensions,
à quelques-uns leurs siéges, mais que c'était tout ce qu'on pouvait
faire pour une troupe de révolutionnaires qui n'avaient plus la faveur
populaire, qui n'auraient jamais la faveur royale, et qui avaient
brisé leur seul appui en brisant Napoléon.

[En marge: M. de Talleyrand pousse les uns et les autres à finir
l'oeuvre.]

Les sénateurs auraient pu répondre que s'ils ne représentaient ni le
Roi ni la nation, personne dans le moment ne les représentait plus
qu'eux, mais qu'avec leurs fautes et leurs faiblesses ils
représentaient quelque chose de fort considérable, la Révolution
française; qu'ils étaient les dépositaires fidèles de ses principes,
que c'était là une force morale immense, qu'ils y joignaient une force
de fait tout aussi incontestable, celle d'être la seule autorité
reconnue, notamment par les étrangers tout-puissants à Paris; qu'ils
avaient la couronne dans les mains, qu'ils la donneraient _à
condition_, sauf à ceux qui prétendaient la recouvrer, à la refuser si
les conditions ne leur convenaient point. Malheureusement parmi ces
hommes, dont les opinions étaient tenaces, mais le caractère brisé,
personne n'était capable de parler avec vigueur. Au lieu de répondre
ils se contentèrent d'agir. Regardant M. de Montesquiou comme un
arrogant, avant-coureur d'autres bien pires que lui, ils se hâtèrent
d'écrire ce qui leur convenait dans leur projet de Constitution,
encouragés qu'ils étaient par l'approbation secrète de M. de
Talleyrand, et par l'approbation peu dissimulée de l'empereur
Alexandre. Il faut ajouter que ces altercations avaient acquis leur
plus grande vivacité le 5 avril, le jour même où les maréchaux
traitaient à Paris la question de la régence de Marie-Louise, et où
les représentants du royalisme étaient en proie aux plus grandes
alarmes. Obtenir dans un pareil moment la proclamation des Bourbons
par le Sénat, n'importe à quelle condition, était un avantage
inestimable.--Finissons-en, dit M. de Talleyrand à M. de Montesquiou,
obtenons de la seule autorité reconnue l'exclusion des Bonaparte et le
rappel des Bourbons, et puis on s'appliquera, ou à se débarrasser de
gênes importunes, ou à les subir.--Finissez-en, dit-il également aux
sénateurs, proclamez les Bourbons, car Bonaparte vous ferait payer
cher vos actes du 1er et du 2 avril. Proclamez les Bourbons, et
imposez-leur les conditions que vous voudrez. Si elles ne leur
conviennent pas ils refuseront la couronne, mais n'en croyez rien. Ils
prendront la couronne n'importe comment, et nous serons sortis des
mains du furieux qui est à Fontainebleau.--Ces conseils, excellents
pour ajourner les difficultés, fort insuffisants pour les résoudre,
étaient un moyen de se tirer actuellement d'embarras. Le Sénat les
suivit, et le lendemain 6, tandis que les maréchaux retournaient à
Fontainebleau pour demander l'abdication pure et simple, il vota la
Constitution en la fondant sur les bases que nous avons exposées.

[En marge: Constitution dite du Sénat.]

Le Sénat dans cette Constitution _rappelait librement au trône_, sous
le titre de ROI DES FRANÇAIS, Louis-Stanislas-Xavier, frère de Louis
XVI, et lui conférait la royauté héréditaire, dont ce prince ne devait
être saisi qu'après avoir prêté serment d'observer fidèlement la
Constitution nouvelle; il établissait ensuite un Roi inviolable, des
ministres responsables, deux Chambres, l'une héréditaire, l'autre
élective; il composait avec le Sénat la Chambre héréditaire, dont il
limitait le nombre à 200 membres, ce qui laissait à la royauté une
cinquantaine de nominations à faire; il composait la Chambre élective
avec le Corps législatif actuel, jusqu'au renouvellement légal de ce
corps; il assurait aux membres du Sénat leurs dotations, à ceux du
Corps législatif leurs appointements; il réservait au Roi le pouvoir
exécutif tout entier, le droit de paix et de guerre compris; il
partageait le pouvoir législatif entre le Roi et les deux Chambres,
admettait une magistrature inamovible, consacrait la liberté des
cultes, la liberté individuelle, la liberté de la presse; il
maintenait la Légion d'honneur, les deux noblesses, les avantages
attribués à l'armée, la dette publique, les ventes dites nationales,
et proclamait enfin l'oubli des votes et actes antérieurs, etc.

[En marge: Déchaînement des royalistes et du public contre la
Constitution du Sénat.]

Ces dispositions rédigées en termes simples, clairs, et assez généraux
pour laisser beaucoup à faire au temps, furent votées le 6 au soir. Le
7 on imprima la Constitution; le 8 on la publia dans les divers
quartiers de la capitale. L'effet, il faut le dire, n'en fut pas
heureux. Le Sénat, qu'on aurait dû fortement appuyer, car lui seul
pouvait transporter la couronne de Napoléon aux Bourbons, lui seul
pouvait dans cette transmission représenter la nation à un titre
quelconque, et faire de sages conditions pour elle, le Sénat,
disons-nous, que par ces motifs on aurait dû appuyer, n'était ni
estimé ni aimé de personne. Les bonapartistes reprochaient à ce corps
d'avoir levé sur son fondateur une main parricide; les amis de la
liberté, à peine réveillés d'un long sommeil, ne voyaient en lui que
le servile instrument d'un insupportable despotisme; enfin, les
royalistes systématiques détestant en lui la Révolution et l'Empire,
étaient indignés de ce qu'il osait surgir du milieu de sa honte pour
dicter des conditions au Roi légitime; et quelles conditions! celles
qu'il empruntait à une révolution abhorrée. C'était à leurs yeux un
acte de révolte, d'impudence, de cynisme inouï. Ils eurent recours au
moyen le plus aisé, celui dont avait usé M. de Montesquiou, ils
attaquèrent le Sénat par son côté faible, et ils se récrièrent, avec
tout le public du reste, contre le soin qu'il avait eu de garantir ses
intérêts en spécifiant le maintien de sa dotation. On venait de lâcher
la bride à la presse, non pas celle des journaux, mais celle des
pamphlets, la seule en vogue alors, et ce fut un déluge d'écrits, de
plaisanteries amères contre ce Sénat _conservateur_, qui, de tout ce
qu'il était chargé de conserver, n'avait su conserver que ses
dotations. L'avidité prise sur le fait est l'un des vices dont il est
toujours facile de faire rire les hommes, ordinairement impitoyables
pour les travers dont ils sont le plus atteints. Aussi provoqua-t-on
contre le Sénat un rire de mépris universel. Le public se laissa
prendre au piége, et ne s'aperçut pas qu'en riant de ce corps il se
faisait le complice de l'émigration, dont les vices étaient en ce
moment bien plus à craindre que ceux du Sénat. C'était un malheur, que
les hommes calmes et éclairés, toujours si peu nombreux dans les
révolutions, pouvaient seuls apprécier. Mais le public tout entier,
unissant sa voix à celle des royalistes, sembla dire aux sénateurs:
Disparaissez avec le maître que vous n'avez su ni contenir, ni
défendre!--

[En marge: Les royalistes essayent de se servir du Corps législatif
contre le Sénat.]

[En marge: Quoi qu'on pût faire, le fond des choses était gagné, et
une Constitution peu différente de celle du Sénat était assurée.]

Les royalistes, quoique peu habiles encore, car ils sortaient d'une
longue inaction, essayèrent de tirer quelque parti du Corps législatif
contre le Sénat, mais sans beaucoup de succès. Le Corps législatif,
prorogé par Napoléon pour sa manifestation récente, n'était pas
légalement réuni. Mais la légalité n'est pas une difficulté dans un
moment où l'on détrône les souverains, et ce corps s'était assemblé en
aussi grand nombre qu'il avait pu, pour jouer son rôle dans la
nouvelle révolution. Trouvant le premier rôle pris par le Sénat, qui
seul avait prononcé la déchéance, qui seul rappelait les Bourbons, et
que les souverains étrangers reconnaissaient comme la seule autorité
existante, il devait se borner à suivre, et il était visiblement
jaloux. Quoique n'ayant pas été plus ferme que le Sénat, et possédant
moins de lumières, il avait acquis une certaine popularité pour la
conduite qu'il avait tenue au mois de décembre précédent, et les
royalistes, devinant sa jalousie, se mirent à le flatter, dans
l'espérance de s'en servir. Pourtant ces menées ne pouvaient pas être
de grande conséquence. Le Corps législatif, réduit à proférer quelques
paroles d'adhésion aux importantes résolutions qui venaient d'être
adoptées, pouvait bien tenir un langage un peu différent de celui du
Sénat, mais il était incapable d'émettre des résolutions véritablement
divergentes, et les Bourbons allaient rentrer liés par la Constitution
du 6 avril, ou par une autre à peu près semblable: c'était là le
résultat essentiel.

[En marge: Empressement des adhésions lorsque le rappel des Bourbons
n'est plus douteux.]

M. de Caulaincourt, particulièrement chargé de stipuler les intérêts
de Napoléon et de sa famille, voyait avec douleur le torrent des
adhésions se précipiter vers Paris, depuis la nouvelle répandue de
l'abdication pure et simple. Les maréchaux Oudinot, Victor, Lefebvre,
et une foule de généraux, s'étaient hâtés d'envoyer leur soumission au
gouvernement provisoire. Les ministres de l'Empire, réunis autour de
Marie-Louise à Blois, avaient fait de même pour la plupart, et, à leur
tête, le prince archichancelier Cambacérès. Il n'y avait que les chefs
d'armée éloignés, le maréchal Soult commandant l'armée d'Espagne, le
maréchal Suchet celle de Catalogne, le maréchal Augereau celle de
Lyon, le maréchal Davout celle de Westphalie, le général Maison celle
de Flandre, qui n'eussent point parlé, car ils n'en avaient pas eu le
temps. Mais le gouvernement provisoire leur avait dépêché des
émissaires pour les sommer officiellement, et les prier officieusement
de se rallier au nouvel ordre de choses, en leur montrant l'inutilité
et le danger de la résistance, et sauf un peut-être, le maréchal
Davout dont le caractère opiniâtre était connu, on espérait des
réponses conformes aux circonstances, et, il faut le dire, à la
raison, car, après l'abdication de Napoléon, on ne comprend pas quel
intérêt, soit public, soit privé, on aurait pu alléguer en faveur
d'une résistance prolongée.

[En marge: L'empereur Alexandre donne à M. de Caulaincourt le conseil
d'accélérer le règlement des intérêts de Napoléon et de sa famille.]

[En marge: Difficultés que rencontre M. de Caulaincourt, soit auprès
du gouvernement provisoire, soit auprès des ministres étrangers, pour
stipuler les intérêts de la famille impériale.]

Chaque jour qui s'écoulait, en rendant le nouveau gouvernement plus
fort, rendait Napoléon plus faible, et ses représentants plus
dépendants des négociateurs avec lesquels ils avaient à traiter.
Alexandre en avait averti loyalement M. de Caulaincourt, et lui avait
conseillé de se hâter, car c'est tout au plus, avait-il dit, si je
pourrai, en y employant toute mon autorité, faire accorder ce que je
vous ai promis.--En effet on se récriait dans le camp des souverains,
et dans les salons du gouvernement provisoire, contre la faiblesse que
ce monarque avait eue d'accorder l'île d'Elbe, et de placer ainsi
Napoléon si près du continent européen. Il y avait surtout un
personnage, récemment arrivé, le duc d'Otrante, qui, envoyé en mission
auprès de Murat pendant la dernière campagne, était désespéré de
s'être trouvé absent tandis qu'une révolution s'accomplissait à Paris,
et d'avoir par là laissé le premier rôle à M. de Talleyrand. Moins
propre que celui-ci à traiter avec les cabinets européens, il était
bien plus apte à diriger les intrigues dans les grands corps de
l'État, et présent à Paris il aurait acquis une importance presque
égale à celle de M. de Talleyrand. Condamné à n'être que le second
personnage, il allait, venait, blâmait, approuvait, conseillait, et
jetait les hauts cris contre l'idée d'accorder l'île d'Elbe à
Napoléon, pour lequel il avait autant de haine que de crainte. Il
qualifiait de folie la généreuse imprudence d'Alexandre, et à force de
se donner du mouvement, il avait soulevé à lui seul une forte
opposition contre les conditions promises à l'Empereur déchu.
L'Autriche de son côté répugnait à concéder une principauté en Italie
à Marie-Louise, laissait douter de son consentement pour Parme et
Plaisance, et le refusait absolument pour la Toscane. Enfin le
gouvernement provisoire lui-même avait ses objections. Il ne voulait
pas laisser à Napoléon l'honneur de stipuler certains avantages pour
l'armée, comme la conservation de la cocarde tricolore et de la Légion
d'honneur, prétendant que les intérêts de cette nature ne le
regardaient plus, et il contestait même les conditions pécuniaires,
moins à cause de ce qu'il en coûterait au Trésor, qu'à cause de
l'espèce de reconnaissance du règne impérial qui semblerait en
résulter. Mais Alexandre s'était prononcé avec une sorte d'irritation,
et avait fait sentir à ses alliés qu'on lui avait assez d'obligation
pour ne pas l'exposer à manquer à sa parole. Il voulait donc qu'on en
finît sur-le-champ. Mais M. de Metternich, resté à Dijon auprès de
l'empereur d'Autriche, et ne tenant pas à être à Paris pendant qu'on
détrônait Marie-Louise, lord Castlereagh ne voulant pas être
responsable auprès des chambres anglaises du rappel des Bourbons qu'il
désirait cependant avec ardeur, se faisaient attendre l'un et l'autre.
On annonçait pour le 10 avril l'arrivée de ces deux ministres, et il
était impossible de conclure sans eux.

[En marge: Incident qui interrompt un moment la négociation.]

[En marge: Émeute de nuit à Fontainebleau.]

Tout à coup un incident léger faillit interrompre la négociation, et
donner aux événements un cours entièrement nouveau. Si auprès de
Napoléon certains courages faiblissaient d'heure en heure, la plupart
au contraire s'exaltaient par le spectacle de la faiblesse générale.
Ces derniers ne se disaient pas que quelques jours auparavant ils
partageaient eux-mêmes la fatigue commune, qu'ils avaient maudit cent
fois l'ambition exorbitante qui avait fait couler leur sang sur tant
de champs de bataille, et ils étaient tout pleins de l'impression que
leur causait la vue du grand homme abandonné, et resté presque seul à
Fontainebleau. Quelques-uns sans doute songeaient surtout à leur
carrière brusquement interrompue, mais tous étaient sincèrement
révoltés de la défection de Marmont et du caractère d'ingratitude
qu'elle avait pris; ils criaient à la trahison, et étaient prêts à se
jeter sur leurs chefs qu'on accusait d'être les auteurs de
l'abdication forcée de l'Empereur. Le bruit s'était répandu en effet
que les maréchaux avaient fait violence à Napoléon pour l'obliger à
renoncer au trône. À un fait faux on ajoutait des détails plus faux
encore, et bien des têtes exaltées n'étaient pas loin de se porter à
des violences réelles, représailles des violences imaginaires qu'on se
plaisait à raconter. Quand Napoléon paraissait dans la cour du palais
de Fontainebleau, beaucoup d'officiers brandissaient leurs sabres et
lui offraient le sacrifice de leur vie. Profondément touché de ces
témoignages, revenant au calcul des forces qui restaient à ses
lieutenants, Soult, Suchet, Augereau, Eugène, Maison, Davout, il
n'avait pu dans certains moments s'empêcher d'éprouver quelques
regrets, et de les laisser voir. S'associant à ce sentiment, les
hommes jeunes, généreux, mais irréfléchis, qui éprouvaient pour lui un
redoublement d'enthousiasme, s'étaient, dans la nuit du 7 au 8, livrés
à plus d'agitation que de coutume. Les anciens chasseurs et grenadiers
de la garde notamment, restés à Fontainebleau, avaient parcouru les
rues de cette petite ville aux cris de: _Vive l'Empereur! à bas les
traîtres!_ Ils avaient menacé d'égorger ceux qu'on qualifiait ainsi,
et demandé à se précipiter sur Paris en désespérés. Cependant après un
instant de condescendance, Napoléon, ne prévoyant pas dans sa froide
raison qu'on pût tirer un grand résultat d'un mouvement pareil, avait
envoyé ses plus fidèles serviteurs pour calmer une effervescence
inutile, et cette émotion n'avait été que le dernier éclat d'une
flamme près de s'éteindre.

[En marge: Défiance momentanée de la part d'Alexandre à l'égard de M.
de Caulaincourt et des maréchaux.]

Un des officiers qui ne partageaient pas ces regrets imprudents et en
craignaient l'effet, avait eu la lâcheté de les dénoncer aux alliés,
en ajoutant la fausse nouvelle que Napoléon s'était échappé de
Fontainebleau pour aller se mettre à la tête des armées d'Italie, de
Catalogne et d'Espagne[25]. Quand ce renseignement parvint à
l'état-major des souverains, il y causa la plus vive agitation. Après
la désertion du 6e corps, involontaire de la part des soldats, la
désertion individuelle avait commencé à s'introduire dans l'armée, et
il ne restait pas plus d'une quarantaine de mille hommes à Napoléon.
Ces quarante mille hommes, conduits par lui, et pouvant être soutenus
par le peuple parisien, causaient aux deux cent mille coalisés qui
étaient dans Paris et que deux cent mille autres étaient prêts à
rejoindre, une terreur indicible, et ne leur laissaient pas de repos
tant que durait l'état d'incertitude où l'on se trouvait. Alexandre,
passant tout à coup avec la mobilité de sa nature d'une extrême
confiance à une extrême défiance, se crut trompé par les représentants
de Napoléon, et oubliant même la loyauté de M. de Caulaincourt qui
pourtant lui était si connue, supposa que la fidélité faisait taire
chez lui la sincérité, que par conséquent lui et les deux maréchaux
étaient à Paris pour cacher une grande manoeuvre militaire. La
supposition aurait pu être vraie quelques jours auparavant lorsqu'ils
avaient été envoyés pour la première fois, et qu'ils n'avaient pas
engagé leur parole, mais actuellement ce n'était qu'une illusion de la
crainte. Alexandre fit appeler les trois plénipotentiaires, leur
témoigna son mécontentement, et alla jusqu'à leur dire que s'il avait
suivi son premier mouvement et les conseils de ses alliés, il les
aurait fait arrêter. M. de Caulaincourt répondit avec hauteur au
soupçon dont ils étaient l'objet; il dit qu'après le noble abandon que
le monarque russe avait montré en traitant avec eux, ils n'auraient
jamais voulu être les complices même d'une ruse de guerre; il soutint
qu'on avait menti indignement aux monarques alliés, et offrit de se
constituer prisonnier jusqu'à ce que le fait eût été vérifié.
Alexandre n'accepta point cette proposition, et pour prouver qu'il
n'avait pas conçu ces défiances à la légère, il communiqua la
dénonciation et le nom du dénonciateur à M. de Caulaincourt. Celui-ci
fut indigné, et d'un commun accord on envoya des officiers à
Fontainebleau pour aller aux informations. Quelques heures après ces
officiers revinrent avec la relation exacte de ce qui s'était passé.
D'après leur rapport, tout se bornait à une espèce de sédition
militaire qui s'était apaisée d'elle-même, Napoléon n'ayant pas voulu
en profiter.

          [Note 25: M. de Caulaincourt, qui avait connu l'auteur de la
          dénonciation, n'a pas voulu le livrer au mépris de la
          postérité, et a refusé d'en consigner le nom dans ses
          souvenirs.]

C'était pour tout le monde une raison de hâter le dénoûment. Cette
raison n'était pas la seule, car on annonçait à chaque instant
l'arrivée de M. le comte d'Artois, et ce prince reçu dans Paris avec
les acclamations qui ne manquent jamais aux nouveaux arrivants, il
pouvait devenir impossible de rien obtenir pour Napoléon. Alexandre
avait bien promis de ne pas admettre M. le comte d'Artois à Paris
avant la signature des conventions relatives à la famille impériale,
mais c'était un motif de plus d'en finir. On se hâta donc. D'abord on
pensa qu'il n'était pas sage de vivre sur un armistice tacite qui
pouvait à tout moment être rompu, sans qu'il y eût à accuser personne.
On convint d'un armistice formel et écrit pour toutes les armées, et
particulièrement pour celle qui campait autour de Fontainebleau. Il
fut stipulé quant à celle-ci, que la Seine depuis Fontainebleau
jusqu'à Essonne la séparerait des troupes alliées, et à partir de la
ville d'Essonne, l'Essonne elle-même, en suivant cette rivière aussi
loin que l'exigerait l'extension des cantonnements. Cet armistice
signé, on s'occupa du traité qui devait régler le sort de Napoléon et
de sa famille.

[En marge: Conditions accordées à Napoléon et à sa famille par le
traité du 11 avril 1814.]

L'île d'Elbe, quoique contestée plus d'une fois à l'instigation de M.
Fouché et des ministres autrichiens, ne fut plus mise en question
grâce à la volonté bien prononcée d'Alexandre. Il fut convenu que
Napoléon posséderait cette île en toute souveraineté, en conservant
pendant sa vie le titre dont le monde était habitué à le qualifier,
celui d'EMPEREUR. Il fut convenu en outre qu'il pourrait se faire
accompagner de sept à huit cents hommes de sa vieille garde, lesquels
lui serviraient d'escorte d'honneur et de sûreté. Restait à fixer le
sort de Marie-Louise et de son fils. M. de Metternich était arrivé le
10 avril, et avait refusé la Toscane, disant qu'Alexandre, en se
montrant disposé à l'accorder, n'était généreux que du bien d'autrui.
Parme et Plaisance avaient été assignés à la mère et au fils. On
s'était ensuite occupé des arrangements pécuniaires. On avait consenti
à un traitement annuel de deux millions pour Napoléon, et à pareille
somme à partager entre ses frères et soeurs. Ces sommes devaient être
prises tant sur le Trésor français que sur le revenu des immenses pays
cédés par la France. À cette condition, Napoléon s'engageait à livrer
toutes les valeurs du Trésor extraordinaire ainsi que les diamants de
la couronne. Sur ce Trésor extraordinaire on lui permettait de
distribuer 2 millions en capital aux officiers dont il voudrait
récompenser les services. Une principauté était promise au prince
Eugène, lorsqu'on arrêterait les arrangements définitifs de
territoire. Enfin la dotation de l'impératrice Joséphine devait être
maintenue, mais réduite à un million.

Ce n'est qu'après de longs débats que ces arrangements furent adoptés.
Le gouvernement provisoire y faisant obstacle, non à cause de
l'étendue des sacrifices pécuniaires, mais à cause de la
reconnaissance du règne impérial qu'on pouvait en induire, Alexandre
voulut que les représentants de Napoléon fussent placés en présence de
M. de Talleyrand et des ministres alliés, dans une réunion commune. La
discussion fut vive, et le maréchal Macdonald que les petitesses de
cette discussion indignaient, y soutint avec énergie la cause de la
famille impériale. Enfin, la rudesse et la fierté de M. de
Caulaincourt, qui surpassèrent même les hauteurs habituelles de M. de
Talleyrand, mirent un terme au débat, et on tomba d'accord. On était
au 10 avril, et on annonçait l'arrivée prochaine de M. le comte
d'Artois.

[En marge: Signature définitive du traité du 11 avril.]

Le 11 il y eut une réunion générale des ministres des puissances, des
membres du gouvernement provisoire et des représentants de Napoléon.
Le traité fut signé par les ministres des monarques alliés, sur des
instruments séparés, et M. de Talleyrand, au nom du gouvernement
royal, sans adhérer au traité lui-même, garantit l'exécution des
conditions qui concernaient la France. M. de Caulaincourt, pour la
première fois alors, se dessaisit de l'abdication de Napoléon, et la
remit à M. de Talleyrand qui la reçut avec une joie peu dissimulée.
Ainsi devait finir la plus grande puissance qui eût régné sur l'Europe
depuis Charlemagne, et le conquérant qui avait signé les traités de
Campo-Formio, de Lunéville, de Vienne, de Tilsit, de Bayonne, de
Presbourg, était réduit à accepter, par son noble représentant, non
pas le traité de Châtillon dont il avait eu raison de ne pas vouloir,
mais le traité du 11 avril, qui lui accordait l'île d'Elbe, avec une
pension pour lui et les siens: terrible exemple du châtiment que la
fortune réserve à ceux qui se sont laissé enivrer par ses faveurs!

Ces signatures échangées, M. de Talleyrand prenant la parole avec un
mélange de dignité et de courtoisie, dit aux trois envoyés de
Napoléon, que leurs devoirs envers leur maître malheureux étant
largement remplis, le gouvernement comptait maintenant sur leur
adhésion, et y tenait à cause de leur mérite et de leur honorable
renommée. À cette ouverture, M. de Caulaincourt répondit que ses
devoirs envers Napoléon ne seraient pleinement accomplis que lorsque
toutes les conditions qu'on venait de souscrire auraient été
fidèlement exécutées. Le maréchal Ney répondit qu'il avait déjà adhéré
au gouvernement des Bourbons, et qu'il y adhérait de nouveau.--Je
ferai, dit le maréchal Macdonald, comme M. de Caulaincourt.--On se
quitta après ces déclarations, et M. de Caulaincourt, suivi du
maréchal Macdonald, repartit immédiatement pour Fontainebleau.

[En marge: Retour de M. de Caulaincourt et du maréchal Macdonald à
Fontainebleau.]

[En marge: Remercîments que leur adresse Napoléon.]

Un peu avant la signature de ce traité du 11 avril Napoléon avait fait
redemander à M. de Caulaincourt l'acte de son abdication. Bien qu'il
n'eût aucune illusion sur l'Autriche, et qu'il comprît que, tout en
aimant sa fille, François II dût lui préférer l'intérêt de son empire,
il s'était flatté que si Marie-Louise voyait son père, elle en
obtiendrait quelque chose, la Toscane peut-être, précieuse par le
voisinage de l'île d'Elbe. Il lui avait donc conseillé par la
correspondance secrète qu'il avait établie avec elle, de s'adresser à
l'empereur François. Marie-Louise suivant ce conseil, avait envoyé
plusieurs émissaires à Dijon, et avait reçu de son père des
protestations de tendresse qui étaient de nature à lui laisser quelque
espérance. En même temps un faux avis parvenu à Napoléon lui avait
fait croire que François II désapprouvait la précipitation avec
laquelle on condamnait la régence de Marie-Louise au profit des
Bourbons. C'est à la suite de ce faux avis que Napoléon avait
redemandé l'acte de son abdication, mais sans insister, ayant bientôt
reconnu lui-même la légèreté des informations qu'on lui avait fait
parvenir. M. de Caulaincourt avait nettement refusé pour ne pas rompre
les négociations. Napoléon appréciant ses motifs accueillit M. de
Caulaincourt et le maréchal Macdonald avec beaucoup de cordialité et
de témoignages de gratitude. Il prit le traité de leurs mains, le lut,
l'approuva, sauf le refus de la Toscane qu'il regrettait, et remercia
vivement ses deux négociateurs, surtout le maréchal Macdonald, duquel
il n'aurait pas attendu une conduite aussi amicale. Il les renvoya
ensuite tous deux, comme s'il eût voulu prendre quelque repos, et
remettre au lendemain la suite de cet entretien.

[En marge: Long entretien de Napoléon avec M. de Caulaincourt.]

À peine les deux négociateurs étaient-ils sortis, qu'il fit, selon son
habitude, rappeler M. de Caulaincourt, pour s'épancher avec lui en
toute confiance. Il était calme, plus doux que de coutume, et avait
dans ses paroles et son attitude quelque chose de solennel. Bien qu'il
eût mis à se modérer dans ces circonstances extraordinaires toute la
force de son âme, et que sur les ailes de son génie il se fût comme
élevé au-dessus de la terre, ce que M. de Caulaincourt n'avait pu
s'empêcher d'admirer profondément, il sembla en ce moment s'élever
plus haut encore, et parler de toutes choses avec un désintéressement
extraordinaire. Il remercia de nouveau M. de Caulaincourt, mais cette
fois très-personnellement, de ce qu'il avait fait, et en parut pénétré
de gratitude, quoique n'en éprouvant aucune surprise. Il répéta que le
traité était suffisant pour sa famille, plus que suffisant pour
lui-même qui n'avait besoin de rien, mais exprima encore une fois ses
regrets quant à la Toscane.--C'est une belle principauté, dit-il, qui
aurait convenu à mon fils. Sur ce trône, où les lumières sont restées
héréditaires, mon fils eût été heureux, plus heureux que sur le trône
de France toujours exposé aux orages, et où ma race n'a pour se
soutenir qu'un titre, la victoire. Ce trône en outre eût été
nécessaire à ma femme. Je la connais, elle est bonne, mais faible et
frivole....--Mon cher Caulaincourt, ajouta-t-il, César peut redevenir
citoyen, mais sa femme peut difficilement se passer d'être l'épouse de
César. Marie-Louise aurait encore trouvé à Florence un reste de la
splendeur dont elle était entourée à Paris. Elle n'aurait eu que le
canal de Piombino à traverser pour me rendre visite; ma prison aurait
été comme enclavée dans ses États; à ces conditions j'aurais pu
espérer de la voir, j'aurais même pu aller la visiter, et quand on
aurait reconnu que j'avais renoncé au monde, que, nouveau _Sancho, je
ne songeais plus qu'au bonheur de mon île_, on m'aurait permis ces
petits voyages; j'aurais retrouvé le bonheur dont je n'ai guère joui
même au milieu de tout l'éclat de ma gloire. Mais maintenant, quand il
faudra que ma femme vienne de Parme, traverse plusieurs principautés
étrangères pour se transporter auprès de moi.... Dieu sait!... Mais
laissons ce sujet, vous avez fait ce que vous avez pu.... je vous en
remercie; l'Autriche est sans entrailles....--Il serra de nouveau la
main à M. de Caulaincourt, et parla de sa vie tout entière avec une
rare impartialité et une incomparable grandeur.

[En marge: Jugement de Napoléon sur ses maréchaux, sur ses ministres,
et sur lui-même.]

Il convint qu'il s'était trompé, qu'épris de la France, du rang
qu'elle avait dans le monde, de celui qu'elle pouvait y avoir, il
avait voulu élever avec elle et pour elle un empire immense, un empire
régulateur, duquel tous les autres auraient dépendu, et il reconnut
qu'après avoir réalisé presque en entier ce beau rêve, il n'avait pas
su s'arrêter à la limite tracée par la nature des choses. Puis il
parla de ses généraux, de ses ministres, donna un souvenir à Masséna,
affirma que c'était celui de ses lieutenants qui avait fait les plus
grandes choses, ne reparla plus de cette campagne de Portugal, trop
justifiée, hélas! par nos malheurs dans la Péninsule, mais répéta ce
qu'il avait dit plus d'une fois, qu'à la belle défense de Gênes en
1800 il n'avait manqué qu'une chose, vingt-quatre heures de plus dans
la résistance. Il parla de Suchet, de sa profonde sagesse à la guerre
et dans l'administration, dit quelques mots du maréchal Soult et de
son ambition, ne prononça pas une parole sur Davout, qui depuis deux
ans avait échappé à ses regards, et faisait en ce moment à Hambourg
des prodiges d'énergie ignorés en France; il s'entretint enfin de
Berthier, de son sens si juste, de son honnêteté, de ses rares talents
comme chef d'état-major.--Je l'aimais, dit-il, et il vient de me
causer un vrai chagrin. Je l'ai prié de passer quelque temps avec moi
à l'île d'Elbe, il n'a pas paru y consentir..., pourtant je ne
l'aurais pas retenu longtemps. Croyez-vous que je veuille prolonger
indéfiniment une vie oisive et inutile? Cette preuve de dévouement lui
eût peu coûté, mais son âme est brisée, il est père, il songe à ses
enfants; il se figure qu'il pourra conserver la principauté de
Neufchâtel; il se trompe, mais c'est bien excusable. J'aime
Berthier... je ne cesserai pas de l'aimer... Ah! Caulaincourt, sans
indulgence il est impossible de juger les hommes, et surtout de les
gouverner!--Puis Napoléon parla de ses autres généraux, cita Gérard et
Clausel comme l'espoir de l'armée française, et fit quelques
réflexions non pas amères mais tristes sur l'empressement de certains
officiers à le quitter.--Que ne le font-ils franchement, dit-il? Je
vois leur désir, leur embarras, je cherche à les mettre à l'aise, je
leur dis qu'ils n'ont plus qu'à servir les Bourbons, et au lieu de
profiter de l'issue que je leur ouvre, ils m'adressent de vaines
protestations de fidélité, pour envoyer ensuite sous main leur
adhésion à Paris, et prendre un faux prétexte de s'en aller. Je ne
hais que la dissimulation. Il est si naturel que d'anciens militaires
couverts de blessures cherchent à conserver sous le nouveau
gouvernement le prix des services qu'ils ont rendus à la France!
Pourquoi se cacher? Mais les hommes ne savent jamais voir nettement ce
qu'ils doivent, ce qui leur est dû, parler, agir en conséquence. Mon
brave Drouot est bien autre. Il n'est pas content, je le sens bien,
non à cause de lui, mais de notre pauvre France. Il ne m'approuve
point; il restera cependant, moins par affection pour ma personne, que
par respect de lui-même... Drouot... Drouot, c'est la vertu!--

Napoléon s'entretint ensuite de ses ministres. Il parut affecté de ce
qu'aucun d'eux n'était venu de Blois lui faire ses adieux. Il parla du
duc de Feltre, comme il en avait toujours pensé, peu favorablement.
Il vanta la probité, le savoir, l'application au travail du duc de
Gaëte et du comte Mollien. Puis il s'étendit sur l'amiral Décrès. Il
semblait attacher à ce ministre, qu'il aimait peu, une importance
proportionnée à son esprit.--Il est dur, impitoyable dans ses propos,
dit Napoléon, il prend plaisir à se faire haïr, mais c'est un esprit
supérieur. Les malheurs de la marine ne sont pas sa faute, mais celle
des circonstances. Il avait préparé avec peu de frais un matériel
magnifique. J'avais, Caulaincourt, cent vingt vaisseaux de ligne!
L'Angleterre, tout en se promenant sur les mers, ne dormait pas. Elle
m'a fait beaucoup de mal sans doute, mais j'ai laissé dans ses flancs
un trait empoisonné. C'est moi qui ai créé cette dette, qui pèsera sur
les générations futures, et sera pour elles un fardeau éternellement
incommode, s'il n'est accablant.--Napoléon parla aussi de M. de
Bassano, de M. de Talleyrand, du duc d'Otrante.--On accuse Bassano
bien à tort, dit-il. En tout temps il faut une victime à l'opinion. On
lui impute mes plus graves résolutions. Vous savez, vous qui avez tout
vu, ce qui en est. C'est un honnête homme, instruit, laborieux,
dévoué, et d'une fidélité inviolable. Il n'a pas l'esprit de
Talleyrand, mais il vaut bien mieux. Talleyrand, quoi qu'il en dise,
ne m'a pas beaucoup plus résisté que Bassano dans les déterminations
qu'on me reproche. Il vient de trouver un rôle, et il s'en est emparé.
Du reste, on doit souhaiter que les Bourbons gouvernent dans son
esprit. Il sera pour eux un précieux conseiller, mais ils ne sont pas
plus capables de le garder six mois, que lui de demeurer six mois
avec eux. Fouché est un misérable. Il va s'agiter, et tout brouiller.
Il me hait profondément, autant qu'il me craint. C'est pour cela qu'il
me voudrait voir aux extrémités de l'Océan.--

[En marge: Cause de la vraie douleur de Napoléon.]

Cette conversation était interminable, et M. de Caulaincourt admirait
le jugement impartial, presque toujours indulgent, de Napoléon, où il
restait à peine quelques traces des passions de la terre. Dans ce
moment on annonça le comte Orloff, qui apportait les ratifications du
traité du 11 avril, que l'empereur Alexandre avait mis une extrême
courtoisie à expédier sur-le-champ. Napoléon en parut importuné, et ne
voulut pas se séparer de M. de Caulaincourt, peu pressé qu'il était
d'apposer sa signature au bas d'un tel acte. Il poursuivit cet
entretien, et, après avoir parlé des autres, arrivant à parler de
lui-même, de sa situation, il dit avec un accent de douleur profond:
Sans doute, je souffre, mais les souffrances que j'endure ne sont rien
auprès d'une qui les surpasse toutes! finir ma carrière en signant un
traité où je n'ai pas pu stipuler un seul intérêt général, pas même un
seul intérêt moral, comme la conservation de nos couleurs, ou le
maintien de la Légion d'honneur! signer un traité où l'on me donne de
l'argent!... Ah! Caulaincourt, s'il n'y avait là mon fils, ma femme,
mes soeurs, mes frères, Joséphine, Eugène, Hortense, je déchirerais ce
traité en mille pièces!... Ah! si mes généraux qui ont eu tant de
courage et si longtemps, en avaient eu deux heures de plus, j'aurais
changé les destinées... Si même ce misérable Sénat qui, moi écarté,
n'a aucune force personnelle pour négocier, ne s'était mis à ma
place, s'il m'eût laissé stipuler pour la France, avec la force qui me
restait, avec la crainte que j'inspirais encore, j'aurais tiré un
autre parti de notre défaite. J'aurais obtenu quelque chose pour la
France, et puis je me serais plongé dans l'oubli... Mais laisser la
France si petite, après l'avoir reçue si grande!... quelle
douleur!...--

[En marge: Crainte qui le préoccupe.]

Et Napoléon semblait accablé sous le poids de ses réflexions, qui dans
les fautes d'autrui lui montraient les siennes mêmes, car
effectivement si ses généraux ne l'avaient pas voulu suivre une
dernière fois, c'est qu'il les avait épuisés, si le Sénat ne l'avait
pas laissé faire, c'est qu'on sentait la nécessité de lui arracher le
pouvoir des mains pour terminer une affreuse crise. Toutes ces vérités
il les apercevait distinctement sans les exprimer, et se punissait
lui-même en se jugeant, car c'est ainsi que la Providence châtie le
génie: elle lui laisse le soin de se condamner, de se torturer par sa
propre clairvoyance. Puis avec un redoublement de douleur, Napoléon
ajouta: Et ces humiliations ne sont pas les dernières!... Je vais
traverser ces provinces méridionales, où les passions sont si
violentes. Que les Bourbons m'y fassent assassiner, je le leur
pardonne; mais je serai peut-être livré aux outrages de cette
abominable populace du Midi. Mourir sur le champ de bataille ce n'est
rien, mais au milieu de la boue et sous de telles mains!--

[En marge: Napoléon se sépare enfin de M. de Caulaincourt sans que
celui-ci ait deviné ses intentions.]

[En marge: Résolution de Napoléon de se donner la mort.]

[En marge: Motifs de cet acte de désespoir.]

Napoléon semblait en ce moment entrevoir avec horreur, non pas la mort
qu'il était trop habitué à braver pour la craindre, mais un supplice
infâme!... S'apercevant enfin que cet entretien avait singulièrement
duré, s'excusant d'avoir retenu si longtemps M. de Caulaincourt, il
le renvoya avec des démonstrations encore plus affectueuses, répétant
qu'il le ferait rappeler quand il aurait besoin de lui. M. de
Caulaincourt le quitta, vivement frappé de ce qu'il avait entendu, et
persistant à voir dans ces longues récapitulations, dans ces jugements
suprêmes sur lui-même et sur les autres, un adieu aux grandeurs et non
pas à la vie.--Il se trompait. C'était un adieu à la vie que Napoléon
avait cru faire en s'épanchant de la sorte. Il venait en effet de
prendre la résolution étrange, et peu digne de lui, de se donner la
mort. Les caractères très-actifs éprouvent rarement le dégoût de la
vie, car ils s'en servent trop pour être tentés d'y renoncer.
Napoléon, qui a été l'un des êtres les plus actifs de la nature
humaine, n'avait donc aucun penchant au suicide; il le dédaignait même
comme une renonciation irréfléchie aux chances de l'avenir, qui
restent toujours aussi nombreuses qu'imprévues pour quiconque sait
supporter le fardeau passager des mauvais jours. Néanmoins dans toute
adversité, même le plus courageusement supportée, il y a des moments
d'abattement, où l'esprit et le caractère fléchissent sous le poids du
malheur. Napoléon eut dans cette journée l'un de ces moments
d'insurmontable défaillance. Le traité relatif à sa famille étant
signé, l'honneur des souverains y étant engagé, le sort de son fils,
de sa femme, de ses proches lui paraissant assuré, il crut s'être
acquitté de ses derniers devoirs. Il lui semblait d'ailleurs que pour
d'honnêtes gens sa mort imprimerait aux engagements pris envers lui
un caractère plus sacré, et qu'en cessant de le craindre on cesserait
de le haïr. Dès lors jugeant sa carrière finie, ne se comprenant pas
dans une petite île de la Méditerranée, où il ne ferait plus rien que
respirer l'air chaud d'Italie, ne comptant pas même sur la ressource
des affections de famille, car dans cet instant de sinistre
clairvoyance il devinait qu'on ne lui laisserait ni son fils, ni sa
femme, humilié d'avoir à signer un traité dont le caractère était tout
personnel et pour ainsi dire pécuniaire, fatigué d'entendre chaque
jour le bruit des malédictions publiques, se voyant avec horreur dans
son voyage à l'île d'Elbe livré aux outrages d'une hideuse populace,
il eut un moment l'existence en aversion, et résolut de recourir à un
poison qu'il avait depuis longtemps gardé sous la main pour un cas
extrême. En Russie, au lendemain de la sanglante bataille de
Malo-Jaroslawetz, après la soudaine irruption des Cosaques qui avait
mis sa personne en péril, il avait entrevu la possibilité de devenir
prisonnier des Russes, et il avait demandé au docteur Yvan une forte
potion d'opium pour se soustraire à l'insupportable supplice d'orner
le char du vainqueur. Le docteur Yvan, comprenant la nécessité d'une
telle précaution, lui avait préparé la potion qu'il demandait, et
avait eu soin de la renfermer dans un sachet, pour qu'il pût la porter
sur sa personne, et n'en être jamais séparé. Rentré en France,
Napoléon n'avait pas voulu la détruire, et l'avait déposée dans son
nécessaire de voyage, où elle se trouvait encore.

[En marge: Napoléon avale une forte dose d'opium.]

À la suite des accablantes réflexions de la journée, regardant le
sort des siens comme assuré, ne croyant pas le compromettre par sa
mort, il choisit cette nuit du 11 avril pour en finir avec les
fatigues de la vie, qu'il ne pouvait plus supporter après les avoir
tant cherchées, et tirant de son nécessaire la redoutable potion, il
la délaya dans un peu d'eau, l'avala, puis se laissa retomber dans le
lit où il croyait s'endormir pour jamais.

[En marge: L'opium avalé, il rappelle M. de Caulaincourt.]

Disposé à y attendre les effets du poison, il voulut adresser encore
un adieu à M. de Caulaincourt, et surtout lui exprimer ses dernières
intentions relativement à sa femme et à son fils. Il le fit appeler
vers trois heures du matin, s'excusant de troubler son sommeil, mais
alléguant le besoin d'ajouter quelques instructions importantes à
celles qu'il lui avait déjà données. Son visage se distinguait à peine
à la lueur d'une lumière presque éteinte; sa voix était faible et
altérée. Sans parler de ce qu'il avait fait, il prit sous son chevet
une lettre et un portefeuille, et les présentant à M. de Caulaincourt,
il lui dit: Ce portefeuille et cette lettre sont destinés à ma femme
et à mon fils, et je vous prie de les leur remettre de votre propre
main. Ma femme et mon fils auront l'un et l'autre grand besoin des
conseils de votre prudence et de votre probité, car leur situation va
être bien difficile, et je vous demande de ne pas les quitter. Ce
nécessaire (il montrait son nécessaire de voyage) sera remis à Eugène.
Vous direz à Joséphine que j'ai pensé à elle avant de quitter la vie.
Prenez ce camée que vous garderez en mémoire de moi. Vous êtes
un honnête homme, qui avez cherché à me dire la vérité...
Embrassons-nous.--À ces dernières paroles qui ne pouvaient plus
laisser de doute sur la résolution prise par Napoléon, M. de
Caulaincourt, quoique peu facile à émouvoir, saisit les mains de son
maître et les mouilla de ses larmes. Il aperçut près de lui un verre
portant encore les traces du breuvage mortel. Il interrogea
l'Empereur, qui, pour toute réponse, lui demanda de se contenir, de ne
pas le quitter, et de lui laisser achever paisiblement son agonie. M.
de Caulaincourt cherchait à s'échapper pour appeler du secours.
Napoléon, d'abord avec prière, puis avec autorité, lui prescrivit de
n'en rien faire, ne voulant aucun éclat, ni surtout aucun oeil
étranger sur sa figure expirante.

[En marge: Napoléon rejette l'opium qu'il avait avalé.]

[En marge: Long assoupissement.]

M. de Caulaincourt, paralysé en quelque sorte, était auprès du lit où
semblait près de s'éteindre cette existence prodigieuse, quand le
visage de Napoléon se contracta tout à coup. Il souffrait cruellement,
et s'efforçait de se roidir contre la douleur. Bientôt des spasmes
violents indiquèrent des vomissements prochains. Après avoir résisté à
ce mouvement de la nature, Napoléon fut contraint de céder. Une partie
de la potion qu'il avait prise fut rejetée dans un bassin d'argent que
tenait M. de Caulaincourt. Celui-ci profita de l'occasion pour
s'éloigner un instant, et appeler du secours. Le docteur Yvan
accourut. Devant lui tout s'expliqua. Napoléon réclama de sa part un
dernier service, c'était de renouveler la dose d'opium, craignant que
celle qui restait dans son estomac ne suffît pas. Le docteur Yvan se
montra révolté d'une semblable proposition. Il avait pu rendre un
service de ce genre à son maître, en Russie, pour l'aider à se
soustraire à une situation affreuse, mais il regrettait amèrement de
l'avoir fait, et, Napoléon insistant, il s'enfuit de sa chambre où il
ne reparut plus. En ce moment survinrent le général Bertrand et M. de
Bassano. Napoléon recommanda qu'on divulguât le moins possible ce
triste épisode de sa vie, espérant encore que ce serait le dernier. On
avait lieu de le penser en effet, car il semblait accablé, et presque
éteint. Il tomba dans un assoupissement qui dura plusieurs heures.

Ses fidèles serviteurs restèrent immobiles et consternés autour de
lui. De temps en temps il éprouvait des douleurs d'estomac cruelles,
et il dit plusieurs fois: Qu'il est difficile de mourir, quand sur le
champ de bataille c'est si facile! Ah! que ne suis-je mort à
Arcis-sur-Aube!--

La nuit s'acheva sans amener de nouveaux accidents. Il commençait à
croire qu'il ne verrait pas cette fois le terme de la vie, et les
personnages dévoués qui l'entouraient l'espéraient aussi, bien heureux
qu'il ne fut pas mort, sans être très-satisfaits pour lui qu'il vécût.
Sur ces entrefaites on annonça le maréchal Macdonald qui, avant de
quitter Fontainebleau, désirait présenter ses hommages à l'Empereur
sans couronne.--Je recevrai bien volontiers ce digne homme, dit
Napoléon, mais qu'il attende. Je ne veux pas qu'il me voie dans l'état
où je suis.--Le comte Orloff de son côté attendait les ratifications
qu'il était venu chercher. On était au matin du 12; à cette heure M.
le comte d'Artois allait entrer dans Paris, et beaucoup de personnages
étaient pressés de quitter Fontainebleau. Napoléon voulut être un peu
remis avant de laisser qui que ce fût approcher de sa personne.

[En marge: Napoléon revient à la vie.]

[En marge: Ses adieux au maréchal Macdonald.]

Après un assez long assoupissement, M. de Caulaincourt et l'un des
trois personnages initiés au secret de cet empoisonnement, prirent
Napoléon dans leurs bras, et le transportèrent près d'une fenêtre
qu'on avait ouverte. L'air le ranima sensiblement.--Le destin en a
décidé, dit-il à M. de Caulaincourt, il faut vivre, et attendre ce que
veut de moi la Providence. Puis il consentit à recevoir le maréchal
Macdonald. Celui-ci fut introduit, sans être informé du secret qu'on
tenait caché pour tout le monde. Il trouva Napoléon étendu sur une
chaise longue, fut effrayé de l'état d'abattement où il le vit, et lui
en exprima respectueusement son chagrin[26]. Napoléon feignit
d'attribuer à des souffrances d'estomac dont il était quelquefois
atteint, et qui annonçaient déjà la maladie dont il est mort, l'état
dans lequel il se montrait. Il serra affectueusement la main du
maréchal.--Vous êtes, lui dit-il, un brave homme, dont j'apprécie la
généreuse conduite à mon égard, et je voudrais pouvoir vous témoigner
ma gratitude autrement qu'en paroles. Mais les honneurs, je n'en
dispose plus; de l'argent, je n'en ai point, et d'ailleurs il n'est
pas digne de vous. Mais je puis vous offrir un témoignage auquel vous
serez, je l'espère, plus sensible.--Alors demandant un sabre placé
près de son chevet, et le présentant au maréchal, Voici, lui dit-il,
le sabre de Mourad-Bey, qui fut un des trophées de la bataille
d'Aboukir, et que j'ai souvent porté. Vous le garderez en mémoire de
nos dernières relations, et vous le transmettrez à vos enfants.--Le
maréchal accepta avec une vive émotion ce noble témoignage, et
embrassa l'Empereur avec effusion. Ils se quittèrent pour ne plus se
revoir, bien que leur carrière à l'un et à l'autre ne fût pas finie.
Le maréchal partit immédiatement pour Paris. Berthier était parti
aussi en promettant de revenir, mais d'une manière qui n'avait pas
persuadé son ancien maître.--Vous verrez qu'il ne reviendra pas, avait
dit Napoléon, tristement mais sans amertume.--

          [Note 26: C'est le propre récit du maréchal dans ses
          Mémoires encore manuscrits.]

[En marge: Lettre de Marie-Louise qui rend à Napoléon quelque goût
pour la vie.]

[En marge: Avenir qu'il entrevoit.]

[En marge: Mission qu'il donne à M. de Caulaincourt auprès de
Marie-Louise et des souverains.]

Durant cet intervalle M. de Caulaincourt avait enfin trouvé le temps
d'expédier les ratifications du traité du 11 avril, et de les remettre
au comte Orloff revêtues de la signature impériale. Il était retourné
auprès de Napoléon, qui venait de recevoir de Marie-Louise une lettre
extrêmement affectueuse. Cette lettre lui donnait les nouvelles les
plus satisfaisantes de son fils, lui témoignait le dévouement le plus
complet, et exprimait la résolution de le rejoindre aussi promptement
que possible. Elle produisit sur Napoléon un effet extraordinaire.
Elle le rappela en quelque sorte à la vie. C'était comme si une
nouvelle existence se fût offerte à sa puissante imagination.--La
Providence l'a voulu, dit-il à M. de Caulaincourt, je vivrai.... Qui
peut sonder l'avenir! D'ailleurs ma femme, mon fils me suffisent. Je
les verrai, je l'espère, je les verrai souvent; quand on sera
convaincu que je ne songe plus à sortir de ma retraite, on me
permettra de les recevoir, peut-être de les aller visiter, et puis
j'écrirai l'histoire de ce que nous avons fait.... Caulaincourt,
s'écria-t-il, j'immortaliserai vos noms!... Puis il ajouta: Il y a
encore là des raisons de vivre!....--Alors se rattachant avec une
prodigieuse mobilité à cette nouvelle existence dont il venait de se
tracer l'image, il s'occupa des détails de son établissement à l'île
d'Elbe, et voulut que M. de Caulaincourt allât lui-même, soit auprès
de Marie-Louise, soit auprès des souverains, pour régler la manière
dont sa femme le rejoindrait. Il n'avait songé à se réserver aucun
argent; tout le trésor de l'armée avait été épuisé pour la solde. Il
restait quelques millions à Marie-Louise. Son intention était de les
lui laisser, afin qu'elle n'eût de service à réclamer de personne, et
surtout pas de son père. Seulement d'après la nécessité démontrée de
recourir à cette unique ressource, il consentit à ce qu'on partageât
avec elle. Il chargea M. de Caulaincourt d'aller la voir, et de lui
conseiller de nouveau de demander une entrevue à l'empereur François
qui, touché peut-être par sa présence, lui accorderait la Toscane.
Elle devait ensuite venir le trouver par Orléans sur la route du
Bourbonnais. Toutefois il recommanda itérativement à M. de
Caulaincourt de ne pas presser Marie-Louise de le rejoindre, de
laisser à cet égard ses résolutions naître de son coeur, car, dit-il
plusieurs fois, je connais les femmes et surtout la mienne! Au lieu de
la cour de France, telle que je l'avais faite, lui offrir une prison,
c'est une bien grande épreuve! Si elle m'apportait un visage triste ou
ennuyé, j'en serais désolé. J'aime mieux la solitude que le spectacle
de la tristesse ou de l'ennui. Si son inspiration la porte vers moi,
je la recevrai à bras ouverts; sinon, qu'elle reste à Parme ou à
Florence, là où elle régnera enfin. Je ne lui demanderai que mon
fils.--Après l'expression de ces scrupules, Napoléon s'occupa des
détails de son voyage. On était convenu de le faire accompagner à
l'île d'Elbe par des commissaires des puissances, et il parut tenir
surtout à la présence du commissaire anglais.--Les Anglais, dit-il,
sont un peuple libre, et ils se respectent.--Tous ces détails réglés,
il se sépara de M. de Caulaincourt, en lui renouvelant ses témoignages
de confiance absolue et de gratitude éternelle. M. de Caulaincourt
partit pour aller remplir sa mission auprès de Marie-Louise et des
souverains.

Tandis que cette scène lugubre avait lieu à Fontainebleau, une scène
toute différente se passait à Paris, car au milieu des perpétuelles
vicissitudes de ce monde, la joie, incessamment portée des uns aux
autres, vient luire tout à coup sur des visages longtemps assombris,
en laissant plongés dans une noire tristesse les visages sur lesquels
elle n'avait cessé de briller. En effet tout était agitation,
empressement, démonstrations de dévouement autour de M. le comte
d'Artois, qui allait faire dans Paris son entrée solennelle.

[En marge: Voyage du comte d'Artois à travers les provinces envahies.]

M. de Vitrolles avait rejoint le Prince le 7, et l'avait trouvé à
Nancy assistant à un _Te Deum_ que l'on chantait pour célébrer ce
qu'on appelait la délivrance de la France. M. le comte d'Artois fut
saisi d'une émotion bien naturelle en apprenant qu'il allait enfin
rentrer dans cette ville de Paris qu'il avait quittée en 1790, pour
vivre proscrit environ un quart de siècle. Il avait autour de lui
quelques amis fidèles, MM. François d'Escars, Jules de Polignac,
Roger de Damas, de Bruges, l'abbé de Latil, qui partageaient son
bonheur et se préparaient à l'accompagner dans la capitale. Il laissa
M. le comte Roger de Damas à Nancy pour y prendre, sous le titre de
gouverneur, l'administration de la Lorraine, et après s'être muni d'un
uniforme de garde national, il se mit en route de manière à être dans
les environs de Paris le jour qui serait choisi pour son entrée.

[En marge: Accueil d'abord embarrassé des populations.]

Les provinces qu'on traversait étaient horriblement ravagées. Des
cadavres d'hommes et de chevaux infectaient les chemins; les bâtiments
de ferme étaient en cendres; les ponts étaient barricadés ou coupés;
la population était en fuite ou cachée, et accourait quand elle
entendait un roulement de voiture autre que celui des canons. On la
comblait de joie quand on lui annonçait la paix, et d'étonnement quand
à cette nouvelle on ajoutait celle du retour des Bourbons. Elle
restait froide au nom de ces princes, car dans les provinces de l'est
Napoléon était encore pour les habitants le défenseur du sol, bien que
par sa politique il y eût attiré les ennemis. À Châlons, presque tout
le monde était absent. À Meaux, l'évêque, le préfet, les
fonctionnaires, les principaux habitants avaient quitté la ville pour
ne pas assister à l'arrivée du Prince. Pourtant M. le comte d'Artois,
dès qu'il pouvait se faire voir ou entendre, ne manquait jamais de
réussir. Avec peu de savoir, mais avec une remarquable facilité
d'expression, une bonne grâce parfaite, une noble figure à laquelle un
nez aquilin, une lèvre pendante donnaient tout à fait le caractère de
sa famille, et qu'une grande expression de bonté, un extrême désir de
plaire rendaient agréable à tous, il avait de quoi ramener les coeurs
à lui. À Châlons, à Meaux, il finit par vaincre la froideur de ceux
qu'il put joindre, et les laissa beaucoup mieux disposés qu'il ne les
avait trouvés.

[En marge: Lettre de M. de Talleyrand reçue en route, et annonçant les
conditions de l'entrée de M. le comte d'Artois.]

[En marge: M. de Vitrolles envoyé en avant pour faire modifier ces
conditions.]

En approchant de Paris, M. de Vitrolles reçut une lettre de M. de
Talleyrand qui lui mandait ce qui s'était passé, c'est-à-dire
l'adoption et la publication de la Constitution du Sénat, l'obligation
imposée au Roi de jurer cette Constitution avant d'être mis en
possession de la royauté, par conséquent l'obligation pour M. le comte
d'Artois de prendre un engagement quelconque avant d'être reconnu
comme lieutenant général du royaume, enfin le désir universel des gens
raisonnables et notamment des souverains alliés, de voir la cocarde
tricolore adoptée par les princes de Bourbon. M. de Vitrolles, en
recevant cette lettre, courut chez M. le comte d'Artois, se récria
fort contre ce qu'il appelait la nonchalance, la légèreté de M. de
Talleyrand, qui ne savait, disait-il, résister à aucune demande, et,
faute de fermeté dans les vues, promettait tantôt à l'un tantôt à
l'autre, sans jamais tenir parole à personne. M. le comte d'Artois
avait l'âme tellement remplie de joie qu'il était difficile dans le
moment d'y faire entrer un sentiment triste. Lui et ses amis avaient
bien pour la cocarde tricolore une répugnance instinctive, mais les
subtilités constitutionnelles les touchaient moins, et le comte
d'Artois, étonné du courroux de M. de Vitrolles, lui demanda si tout
ce qu'on lui annonçait était vraiment assez mauvais pour prendre feu
comme il faisait, et surtout pour en venir à un éclat. Le Prince
s'attacha donc lui-même à calmer M. de Vitrolles, et il fut convenu
que ce dernier irait clandestinement à Paris, pour y lever ou éluder
les principales difficultés. Pendant ce temps le Prince continua son
voyage, et vint coucher au château de Livry.

M. de Vitrolles s'étant transporté le 11 au soir rue Saint-Florentin,
chez M. de Talleyrand, y trouva ce qu'il y avait laissé, c'est-à-dire
une confusion extrême, des Cosaques étendus dans la cour sur de la
paille, au premier étage l'empereur Alexandre entouré de son
état-major, à l'entre-sol le gouvernement provisoire, les membres de
ce gouvernement dans une pièce, quelques copistes dans une autre, et
M. de Talleyrand, tantôt dans celle-ci, tantôt dans celle-là,
accueillant les solliciteurs avec un sourire insignifiant, les
donneurs de conseils avec un mouvement de tête qui n'engageait à rien,
concluant le moins qu'il pouvait, et laissant faire le temps, qui fait
beaucoup de choses, mais qui cependant ne les fait pas toutes. M. de
Vitrolles, toujours fort actif, mais moins condescendant à mesure que
son prince était plus près de Paris, s'emporta vivement contre la
cocarde aux trois couleurs, et contre le serment exigé du roi Louis
XVIII avant l'investiture de la royauté. Il semblait dire que l'on
refuserait de telles conditions. Le visage incolore et ironique de M.
de Talleyrand était fort déconcertant pour les gens impétueux; il
sourit des menaces de M. de Vitrolles, et puis il en vint aux
explications.

[En marge: Difficulté relative à la cocarde blanche.]

Au sujet de la cocarde, il était survenu un incident assez singulier,
fortuit ou combiné, qui avait beaucoup simplifié la difficulté. À
peine la Constitution avait-elle été publiée que beaucoup de
royalistes, ivres de joie, s'étaient répandus dans les provinces,
annonçant le retour des Bourbons, et portant la cocarde blanche à leur
chapeau, comme si ce signe était désormais universellement adopté.
Deux ou trois d'entre eux s'étant rendus à Rouen, auprès du maréchal
Jourdan, qui commandait dans cette division militaire, et que son
aversion pour l'Empire, ses opinions libérales et monarchiques,
disposaient favorablement à l'égard des Bourbons rappelés avec de
bonnes lois, ils l'avaient trouvé prêt à adhérer aux actes du Sénat;
et comme de plus ils lui avaient dit que la cocarde blanche avait été
prise à Paris, le maréchal Jourdan n'attachant d'importance qu'à
l'acte essentiel, celui du rappel des Bourbons avec une Constitution
libérale, avait fait une adresse aux troupes pour leur annoncer la
nouvelle révolution, les inviter à s'y rallier, et leur prescrire la
cocarde blanche. Il leur avait même donné l'exemple en la prenant
lui-même. N'ayant affaire qu'à des détachements épars, à des dépôts
sans consistance, le maréchal n'avait rencontré aucune résistance. La
cocarde blanche avait été acceptée par les troupes, et on était venu
en donner la nouvelle à Paris comme une circonstance déterminante, de
manière qu'on avait pris cette cocarde à Rouen en croyant suivre
l'exemple de Paris, et on allait la prendre à Paris en croyant suivre
l'exemple de Rouen. Considérant ainsi la question comme résolue, on
avait, par une décision du 9, ordonné à la garde nationale parisienne
d'arborer la cocarde blanche, bien qu'elle y eût répugné d'abord. Sur
ce point la difficulté se trouvait à peu près surmontée, du moins pour
la garde parisienne, et M. le comte d'Artois devant porter l'uniforme
de cette garde, qui était tricolore, on se flattait d'avoir opéré une
sorte de transaction entre les deux drapeaux. Il fut donc admis que M.
le comte d'Artois entrerait ayant la cocarde blanche à son chapeau, et
sur sa personne l'uniforme tricolore de garde national.

[En marge: Difficulté relative à la Constitution et à l'engagement
exigé de M. le comte d'Artois.]

[En marge: On ajourne cette seconde difficulté.]

Quant à la Constitution, l'arrangement était plus difficile. MM. de
Talleyrand, de Jaucourt, de Dalberg, membres du gouvernement
provisoire, discutaient la question avec M. de Vitrolles, et ne
savaient plus à quel expédient recourir pour résoudre la difficulté.
Sur ces entrefaites, quelques allants et venants s'étant introduits
chez M. de Talleyrand, on les admit à la consultation, et on chercha
comment on pourrait saisir M. le comte d'Artois de la lieutenance
générale du royaume, sans violer les décisions du Sénat, et sans faire
contracter à M. le comte d'Artois un engagement dont il n'avait pas le
goût, et qu'il n'était pas autorisé à prendre, n'ayant pas eu le temps
de consulter Louis XVIII. Un expédient se présenta, c'était de faire
donner par M. de Talleyrand sa démission de président du gouvernement
provisoire, et de transmettre cette présidence à M. le comte d'Artois.
Mais, même dans ce cas, il fallait l'intervention du Sénat, et, pour
l'obtenir, on ne pouvait se dispenser de se lier de quelque manière
envers ce corps. Importuné de pareilles difficultés, M. de
Talleyrand dit à M. de Vitrolles: Entrez d'abord, et nous verrons
ensuite...--Ainsi selon sa coutume il s'en fiait aux choses du soin de
s'arranger elles-mêmes, si on ne savait pas les arranger de sa propre
main.

[En marge: L'entrée de M. le comte d'Artois à Paris est fixée au 12
avril.]

M. de Vitrolles retourna le 11 au soir au château de Livry, après être
convenu que le lendemain 12 avril M. le comte d'Artois ferait son
entrée dans Paris. M. de Talleyrand qui avait sous la main M. Ouvrard,
sortant à peine des prisons impériales, et toujours renommé pour son
luxe, le chargea d'aller à Livry faire tous les préparatifs de la
réception. On envoya aussi à Livry la garde nationale à cheval, et six
cents hommes à pied de cette même garde, pour servir d'escorte
d'honneur au prince. Celui-ci, rayonnant de joie, les accueillit avec
une cordialité qui les toucha beaucoup, et comme s'il eût voulu
corriger l'effet de la cocarde blanche placée à son chapeau, il leur
dit qu'il s'était procuré à Nancy un uniforme pareil au leur, et qu'il
entrerait le lendemain dans Paris avec le même habit qu'eux, comme
avec les mêmes sentiments. Des acclamations répondirent à ces
gracieuses paroles, et pour le moment gens d'autrefois, gens
d'aujourd'hui, parurent du meilleur accord.

[En marge: Affluence et émotion des spectateurs.]

[En marge: Dispositions de la garde nationale.]

Le lendemain 12 une affluence considérable s'était formée dès le matin
sur la route et dans les rues aboutissant à la barrière de Bondy. Les
hommes qui étaient nés royalistes, ceux que la révolution avait faits
tels, et le nombre de ces derniers était grand, avaient pris les
devants afin d'assister à un spectacle bien imprévu pour eux, car
après l'échafaud de Louis XVI, après les victoires de Napoléon, qui
aurait jamais cru que Paris s'ouvrirait encore pour recevoir les
Bourbons en triomphe? Pourtant, avec un peu de réflexion, on aurait pu
le prédire, car il faut compter sur de brusques et violents retours,
dès qu'on dépasse le but raisonnable et honnête des révolutions. Mais
qui est-ce qui réfléchit, surtout parmi les masses? À cette époque,
tant de gens avaient perdu leurs pères, leurs frères, leurs enfants
sur l'échafaud ou sur les champs de bataille; tant de gens avaient eu
leur famille dispersée, leur patrimoine envahi, que leur émotion était
profonde à la seule idée de revoir un prince qui était pour eux la
vivante image d'un temps où ils avaient été jeunes, où ils croyaient
avoir été heureux, et dont ils avaient oublié les vices. Aussi, dans
l'attente de la prochaine apparition du prince, des milliers de
visages étaient-ils fortement émus, et quelques-uns mouillés de
larmes. La sage bourgeoisie de Paris, expression toujours juste du
sentiment public, longtemps attachée à Napoléon qui lui avait procuré
le repos avec la gloire, et détachée de lui uniquement par ses fautes,
avait bientôt compris que Napoléon renversé, les Bourbons devenaient
ses successeurs nécessaires et désirables, que le respect qui
entourait leur titre au trône, que la paix dont ils apportaient la
certitude, que la liberté qui pouvait se concilier si bien avec leur
antique autorité, étaient pour la France des gages d'un bonheur
paisible et durable. Cette bourgeoisie était donc animée des meilleurs
sentiments pour les Bourbons, et prête à se jeter dans leurs bras,
s'ils lui montraient un peu de bonne volonté et de bon sens. La
figure si avenante de M. le comte d'Artois était tout à fait propre à
favoriser ces dispositions, et à les convertir en un élan universel.

[En marge: Entrée de M. le comte d'Artois dans Paris.]

[En marge: Animation des royalistes.]

[En marge: Rencontre du Prince avec les maréchaux.]

[En marge: _Te Deum_ chanté à la cathédrale.]

Dès onze heures du matin, M. le comte d'Artois, entouré d'un grand
nombre de personnages à cheval appartenant à toutes les classes, mais
surtout à l'ancienne noblesse, se dirigea vers la barrière de Bondy. À
chaque instant de nouveaux-venus, des fonctionnaires de haut rang, des
officiers français, des officiers étrangers, accouraient pour se
joindre au cortége, et quand ils étaient reconnus, les rangs
s'ouvraient pour les laisser parvenir jusqu'au Prince. Les royalistes
réunis autour de lui étaient singulièrement animés. Si parmi les
personnages qui survenaient, il y en avait quelques-uns de l'ancienne
noblesse dont la fidélité eût chancelé un moment, des cris frénétiques
de _Vive le Roi!_ éclataient à leur présence, et prouvaient que
l'oubli ne serait pas pratiqué par les royalistes, même à l'égard les
uns des autres. M. de Montmorency, rattaché à l'Empire quand tout le
monde l'était en France, aide-major général de la garde nationale,
arrivant avec son chef, le général Dessoles, fut assailli de ces cris
affectés de _Vive le Roi!_ comme si on avait eu besoin d'enseigner aux
Montmorency l'amour des Bourbons. En avançant vers la barrière, on vit
paraître un groupe de cavaliers en grand uniforme et en panache
tricolore: c'étaient les maréchaux Ney, Marmont, Moncey, Kellermann,
Sérurier, n'ayant pas quitté des couleurs qui étaient encore celles de
l'armée. Les cris recommencèrent, mais sans violence, car en présence
de ces hommes redoutables, un instinct des plus prompts avait appris,
même aux plus fougueux amis du Prince, qu'il fallait se contenir. Le
maréchal Ney se trouvait en tête du groupe. Son énergique figure,
violemment contractée, décelait un extrême malaise, sans aucune
crainte toutefois, car personne n'eût osé lui manquer d'égards. Au
cri: _Voilà les maréchaux!_ l'entourage du Prince s'ouvrit avec
empressement. M. le comte d'Artois poussant son cheval vers eux, leur
serra la main à tous.--Messieurs, leur dit-il, soyez les bienvenus,
Vous qui avez porté en tous lieux la gloire de la France. Croyez-le,
mon frère et moi n'avons pas été les derniers à applaudir à vos
exploits.--Placé auprès du Prince, touché de son accueil, le maréchal
Ney reprit bientôt une attitude plus aisée et plus naturelle. Près de
la barrière on trouva le gouvernement provisoire, son président en
tête, qui venait recevoir M. le comte d'Artois aux portes de la
capitale. M. de Talleyrand prononça quelques paroles courtoises,
respectueuses et brèves, auxquelles le Prince répondit par les mots
heureux que lui inspirait la situation. Puis on s'achemina vers
Notre-Dame, en suivant les grands quartiers de Paris. Dans les
faubourgs, le spectacle ne fut pas des plus animés; il changea sur les
boulevards. La bourgeoisie, sensible à l'espérance de la paix et du
repos, fortement émue par les souvenirs qui se pressaient dans tous
les esprits, charmée de la bonne mine du prince, lui fit l'accueil le
plus cordial. L'émotion alla croissant en approchant de la cathédrale.
À la porte de l'église M. le comte d'Artois fut reçu par le chapitre.
On s'était appliqué à éloigner le cardinal Maury, archevêque de Paris
non institué, en l'accablant d'outrages pendant huit jours dans tous
les journaux de la capitale. Ainsi l'intrépide défenseur de la cause
royale dans l'Assemblée constituante, pour quelques actes de faiblesse
envers l'Empire, n'obtenait pas l'oubli promis à tous. Le Prince
conduit sous le dais au fauteuil royal, y fut dans l'église même
l'objet de démonstrations bruyantes. Tous les grands fonctionnaires de
l'État, tous les états-majors étaient réunis dans la basilique; le
Sénat seul y manquait. Revenu à la dignité d'attitude dont il n'aurait
jamais dû s'écarter, il ne voulait assister à aucune cérémonie qui pût
signifier de sa part la reconnaissance de l'autorité des Bourbons,
tant qu'il n'y aurait pas un engagement pris à l'égard de la
Constitution. Les cris éclatèrent de nouveau lorsque le clergé
prononça ces paroles sacramentelles: _Domine, salvum fac regem
Ludovicum_, et le comte d'Artois qui ne les avait pas entendues depuis
que son auguste frère avait porté la tête sur l'échafaud, ne put
retenir ses pleurs.

[En marge: Entrée du prince aux Tuileries.]

La cérémonie terminée, M. le comte d'Artois fut conduit aux Tuileries,
au milieu de la même affluence et d'acclamations toujours plus
significatives. À la porte du palais de ses pères, il fallut le
soutenir, tant était forte son émotion, et les assistants, les larmes
aux yeux, firent retentir l'air des cris de _Vive le Roi!_ Monté au
premier étage du palais, il remercia ceux qui l'avaient accompagné, et
les maréchaux en particulier, qui durent alors se retirer. Ces
derniers, en quittant les Tuileries et en laissant le Prince au
milieu des grands personnages de l'émigration, sentirent déjà qu'ils
seraient étrangers dans cette cour, au rétablissement de laquelle ils
venaient de participer, et un regard de défiance et de regret indiqua
ce pénible sentiment sur leur visage[27].

          [Note 27: C'est le propre récit de M. de Vitrolles.]

[En marge: Effet général de l'entrée de M. le comte d'Artois à Paris.]

L'impression causée par cette journée dans la capitale avait été des
plus vives. Le Prince, par sa bonne grâce, son émotion sincère,
l'à-propos de son langage, y avait contribué sans doute, mais elle
était due surtout aux grands souvenirs du passé, si puissamment
réveillés en cette occasion. Il semblait que la nation et l'ancienne
royauté s'adressassent ces paroles: Nous avons cherché le bonheur les
uns sans les autres, nous n'avons marché qu'à travers le sang et les
ruines, réconcilions-nous, et soyons heureux en nous faisant des
concessions réciproques.--Certainement on ne se le disait pas avec
cette clarté, mais on le sentait confusément et profondément, et si
les souvenirs qui en ce moment remuaient fortement les âmes et les
rapprochaient, ne venaient pas bientôt les éloigner après les avoir
réunies, la France pouvait être heureuse en jouissant sous ses anciens
rois d'une paisible liberté. Mais que de sagesse il eût fallu à tous
pour qu'il en fût ainsi! Cependant il était permis de l'espérer, et
l'on était fondé à croire que la grande victime de Fontainebleau,
immolée par sa faute au bonheur public, suffirait pour l'assurer.

[En marge: Comparaison établie par les flatteurs entre Napoléon et les
Bourbons.]

Les Tuileries restèrent ouvertes le lendemain, et quiconque se
présentait avec un nom, peu ou point qualifié, s'il pouvait rappeler
qu'en telle ou telle circonstance il avait vu les Princes, avait
souffert avec eux ou pour eux, était accueilli, et sentait sa main
affectueusement serrée par M. le comte d'Artois. En un instant on
répétait dans tout Paris les paroles sorties de la bouche du Prince,
et la flatterie, prompte à aider le sentiment, comparait sa personne
gracieuse et affable à la personne brusque et dure de l'usurpateur
déchu. On n'entendait, on ne lisait que de perpétuelles comparaisons
entre la tyrannie ombrageuse, défiante, souvent cruelle du soldat
parvenu, et l'autorité paternelle, douce et confiante des anciens
princes légitimes. On faisait sur ce thème mille jeux d'esprit plus ou
moins justes.--Nous avons eu assez de gloire, disait M. de Talleyrand
à M. le comte d'Artois, apportez-nous l'honneur.--Le génie était
autant en discrédit que la gloire. Ces mots de génie et de gloire, si
fastidieusement répétés depuis quinze ans, avaient fait place à
d'autres dans le vocabulaire des flatteurs, et on n'entendait parler
que du droit, de la légitimité, de l'antique sagesse. Ainsi, chaque
époque a son langage en vogue qu'il faut lui concéder, sans y attacher
plus d'importance qu'il ne convient.

[En marge: Préparatifs du voyage de Napoléon.]

[En marge: Commissaires étrangers chargés de l'accompagner.]

Les Bourbons étant rentrés aux Tuileries, il ne restait plus qu'à
emporter hors de France, et dans la retraite qui lui était destinée,
le lion vaincu et enfermé à Fontainebleau. M. de Caulaincourt avait
reçu mission de régler avec les souverains étrangers les détails du
voyage de Napoléon à travers la France, voyage difficile à cause des
provinces méridionales par lesquelles il fallait passer. Il avait été
convenu que chacune des grandes puissances belligérantes, la Russie,
la Prusse, l'Autriche, l'Angleterre, enverrait un commissaire chargé
de la représenter auprès de Napoléon, et d'assurer le respect de sa
personne et l'exécution du traité du 11 avril. En désignant M. de
Schouvaloff comme son commissaire, Alexandre lui avait dit en présence
de M. de Caulaincourt: Votre tête me répond de celle de Napoléon, car
il y va de notre honneur, et c'est le premier de nos devoirs de le
faire respecter, et arriver sain et sauf à l'île d'Elbe.--Ce monarque
avait en même temps expédié un de ses officiers auprès de
Marie-Louise, pour qu'elle ne fût inquiétée ni par les Cosaques, ni
par les furieux du parti royaliste, naturellement plus nombreux sur
les bords de la Loire qu'ailleurs.

[En marge: Marie-Louise à Blois; ses agitations, ses démêlés avec ses
beaux-frères.]

Marie-Louise, que nous avons laissée sur la route de Blois après la
bataille de Paris, avait voyagé à petites journées, le désespoir dans
l'âme, craignant pour la vie de son époux, pour la couronne de son
fils, pour son sort à elle-même, et, faute de lumières, ne sachant pas
mesurer ces différentes craintes à l'étendue réelle du danger. Les
nouvelles de la prise de Paris, du retour de Napoléon vers cette
capitale, de son abdication, et enfin de l'attribution du duché de
Parme à elle et à son fils, lui étaient successivement parvenues. Elle
avait cruellement souffert pendant ces diverses péripéties, car bien
qu'elle ne fût pas douée de la force qui produit les grands
dévouements, elle était douce, bonne, elle avait de l'attachement pour
Napoléon, et une véritable tendresse maternelle pour le Roi de Rome.
Le beau duché de Parme, où elle allait régner seule, était sans doute
un certain dédommagement de ce qu'elle perdait; pourtant elle y
songeait à peine dans le moment, et la vue de son époux tombé du plus
haut des trônes dans une sorte de prison, touchait son âme faible mais
nullement insensible. D'après sa propre impulsion, et sur les conseils
de madame de Luçay, elle avait songé un instant à courir à
Fontainebleau pour se jeter dans les bras de Napoléon, et ne plus le
quitter. Mais le désir de voir son père afin d'en obtenir la Toscane,
désir dans lequel Napoléon l'avait lui-même encouragée, l'avait fait
hésiter. De plus un incident qui, bien qu'insignifiant, avait produit
sur elle une pénible impression, l'avait singulièrement indisposée
contre les Bonaparte. Ses beaux-frères voyant l'ennemi approcher de la
Loire, l'avaient engagée à se retirer au delà, ce qu'elle répugnait à
faire, et ce qui avait amené une scène tellement vive que ses
serviteurs l'entendant, étaient pour ainsi dire accourus à son
secours. Elle en avait conservé une extrême irritation, et quand des
officiers d'Alexandre et de l'empereur François étaient venus la
prendre sous leur protection, elle s'était livrée volontiers à eux, ne
se doutant pas qu'elle allait devenir avec son fils un gage dont la
coalition ne se dessaisirait jamais. Il avait été ensuite convenu
qu'elle se rendrait à Rambouillet pour y recevoir la visite de son
père.

[En marge: Enlèvement du trésor personnel de Napoléon, que
Marie-Louise avait emporté avec elle.]

Avant son départ, la protection de la Russie et de l'Autriche ne put
lui épargner un genre d'outrage qui n'est que trop ordinaire au milieu
de semblables catastrophes. En quittant Paris, elle avait emporté le
reste du trésor personnel de Napoléon, consistant en dix-huit
millions, or ou argent, et en une riche vaisselle. À ce trésor étaient
joints les diamants de la couronne. Les dix-huit millions étaient le
dernier débris des économies de Napoléon sur sa liste civile, et la
vaisselle d'or était sa propriété personnelle. Sur ces 18 millions, il
avait été envoyé quelques millions à Fontainebleau, soit pour la solde
de l'armée, soit pour la dépense du quartier général, et d'après
l'ordre formel de Napoléon lui-même, Marie-Louise avait mis environ
deux millions dans ses voitures, pour son propre usage. Il restait à
peu près dix millions dans les fourgons de la cour fugitive. Le
gouvernement provisoire manquant d'argent imagina d'envoyer des agents
à la suite de Marie-Louise, pour saisir ce trésor, sous prétexte qu'il
se composait de sommes dérobées aux caisses de l'État. Il n'en était
rien, mais on ne s'inquiète guère d'être vrai et juste en de pareilles
circonstances.

Suivant une autre coutume de ces temps de crise, on choisit pour agent
un ennemi, et on le prit en outre dans les rangs inférieurs de
l'administration. C'était M. Dudon, expulsé du conseil d'État par
ordre de Napoléon. Cet agent s'étant rendu à Orléans, se saisit des
dix millions placés dans les fourgons du Trésor, de la vaisselle
personnelle de Napoléon, d'une partie des diamants de Marie-Louise,
malgré les réclamations de celle-ci et les efforts des commissaires
étrangers pour lui épargner une telle avanie. On rapporta à Paris ces
dépouilles impériales, dont le nouveau gouvernement avait grand
besoin.

[En marge: Translation de Marie-Louise à Rambouillet.]

[En marge: Son entrevue avec son père.]

[En marge: Elle consent à se rendre provisoirement à Vienne.]

D'Orléans Marie-Louise se rendit à Rambouillet pour y attendre son
père. L'empereur d'Autriche, entré le 15 avril à Paris, où il avait
été reçu en grande pompe par ses alliés, et avec beaucoup de froideur
par le peuple parisien qui jugeait sévèrement la conduite du père de
l'Impératrice, se rendit à Rambouillet afin de voir sa fille. Il la
combla de témoignages de tendresse, et s'efforça de lui persuader que
tous ses malheurs étaient imputables à son mari; que l'Autriche
n'avait rien négligé pour amener une paix honorable, tantôt à Prague,
tantôt à Francfort, tantôt enfin à Châtillon; que jamais Napoléon
n'avait voulu y souscrire; que c'était un homme de génie sans doute,
mais absolument dépourvu de raison, et avec lequel l'Europe avait été
réduite à en venir aux dernières extrémités; que lui, empereur
d'Autriche, n'avait pu agir autrement qu'il n'avait fait; que ses
devoirs de souverain avaient dû passer avant sa tendresse de père; que
sa tendresse de père d'ailleurs n'était pas restée inactive, car il
avait ménagé à sa fille une belle principauté en Italie; qu'elle y
serait souveraine, qu'elle pourrait s'y occuper de son fils, et lui
préparer un doux et paisible avenir; que les plus favorisées des
branches de la maison impériale étaient rarement traitées aussi bien;
que, lorsque ce terrible orage serait passé, si elle voulait visiter
son époux, et même vivre avec lui, elle en aurait la liberté, mais
qu'actuellement, le plus sage était d'aller se reposer à Vienne des
émotions qui l'avaient si profondément agitée; qu'elle y serait
entourée des soins de sa famille jusqu'à ce qu'elle pût se rendre soit
à Parme, soit même à l'île d'Elbe; mais qu'actuellement, il serait
pénible, inconvenant de chercher à se réunir à Napoléon, pour
traverser la France en prisonnière; qu'elle serait pour lui un
embarras plutôt qu'un secours; que la vie, la sûreté de l'Empereur
vaincu et désarmé étaient un dépôt confié à l'honneur des monarques
alliés; qu'elle devait donc être tranquille à ce sujet, et suivre le
conseil de venir passer les premiers instants de cette séparation au
milieu des embrassements de sa famille et des souvenirs de son
enfance.

Marie-Louise, trouvant commode pour sa faiblesse ce qu'on lui
proposait du reste avec les formes les plus affectueuses, adhéra aux
désirs de son père, et consentit à se diriger sur Vienne, tandis que
Napoléon s'acheminerait vers l'île d'Elbe. Elle chargea M. de
Caulaincourt d'assurer Napoléon de son affection, de sa constance, de
son désir de le rejoindre le plus tôt possible, et de sa résolution de
lui amener son fils, dont elle promettait de prendre, et dont elle
prenait en effet le plus grand soin.

[En marge: Dispersion de la famille impériale, sa retraite en Suisse
et en Italie.]

Quant aux frères de Napoléon, à ses soeurs, à sa mère, ils se
dispersèrent tous après le départ de Marie-Louise, et cherchèrent à
gagner au plus vite les frontières de Suisse et d'Italie, pour s'y
soustraire aux avanies dont ils étaient menacés. Quant aux divers
ministres et agents du gouvernement impérial qui avaient accompagné la
Régente à Blois, ils se dispersèrent également, et la plupart pour
venir à Paris adhérer aux actes du Sénat.

[En marge: Derniers moments de Napoléon à Fontainebleau.]

Tel fut le sort de tout ce qui appartenait à Napoléon durant ces
derniers jours. En attendant il était à Fontainebleau, parfaitement
résigné aux rigueurs du destin, impatient de voir les préparatifs de
son voyage terminés, et d'être enfin rendu dans le lieu où il allait
goûter un genre de repos dont il ne pouvait pressentir encore ni la
nature ni la durée. Chaque jour il voyait la solitude s'accroître
autour de lui. Il trouvait tout simple qu'on le quittât, car ces
militaires qui l'avaient suivi partout, le dernier jour excepté,
devaient être pressés de se rallier aux Bourbons, pour conserver des
positions qui étaient le juste prix des travaux de leur vie. Il aurait
voulu seulement qu'ils y missent un peu plus de franchise, et, pour
les y encourager, il leur adressait le plus noble langage.--Servez les
Bourbons, leur disait-il, servez-les bien; il ne vous reste pas
d'autre conduite à tenir. S'ils se comportent avec sagesse, la France
sous leur autorité peut être heureuse et respectée. J'ai résisté à M.
de Caulaincourt dans ses vives instances pour me faire accepter la
paix de Châtillon. J'avais raison. Pour moi ces conditions étaient
humiliantes; elles ne le sont pas pour les Bourbons. Ils retrouvent la
France qu'ils avaient laissée, et peuvent l'accepter avec dignité.
Telle quelle la France sera encore bien puissante, et quoique
géographiquement un peu moindre, elle demeurera moralement aussi
grande par son courage, son génie, ses arts, l'influence de son esprit
sur le monde. Si son territoire est amoindri sa gloire ne l'est pas.
Le souvenir de nos victoires lui restera comme une grandeur
impérissable, et qui pèsera d'un poids immense dans les conseils de
l'Europe. Servez-la donc sous les princes que ramène en ce moment la
fortune variable des révolutions, servez-la sous eux comme vous avez
fait sous moi. Ne leur rendez pas la tâche trop difficile, et
quittez-moi, en me gardant seulement un souvenir.--

[En marge: Profond isolement dans lequel on le laisse.]

[En marge: Fidélité du général Drouot, du général Bertrand, de MM. de
Caulaincourt et de Bassano.]

Tel est le résumé du langage qu'il tenait tous les jours dans la
solitude croissante de Fontainebleau. On a vu comment Ney et Macdonald
s'étaient séparés de lui. Oudinot, Lefebvre, Moncey l'avaient quitté,
chacun à sa manière. Berthier s'était retiré aussi, mais en quelque
sorte par un ordre de son maître. Napoléon lui avait confié le
commandement de l'armée pour qu'il le transmît au gouvernement
provisoire, et que pendant cette transmission il pût confirmer les
grades qui étaient le prix du sang versé dans la dernière campagne.
Berthier avait promis de revenir; Napoléon l'attendait, et en voyant
les heures, les jours s'écouler sans qu'il reparût, désespérait de le
voir, et en souffrait sans se plaindre. Au lieu de l'arrivée de
Berthier, c'était chaque jour un nouveau départ de quelque officier de
haut grade. L'un quittait Fontainebleau pour raison de santé, l'autre
pour raison de famille ou d'affaires; tous promettaient de reparaître
bientôt, aucun n'y songeait. Napoléon feignait d'entrer dans les
motifs de chacun, serrait affectueusement la main des partants, car il
savait que c'étaient des adieux définitifs qu'il recevait, et leur
laissait dire, sans le croire, qu'ils allaient revenir. Peu à peu le
palais de Fontainebleau était devenu désert. Dans ses cours
silencieuses on avait quelquefois encore l'oreille frappée par des
bruits de voitures, on écoutait, et c'étaient des voitures qui s'en
allaient. Napoléon assistait ainsi tout vivant à sa propre fin. Qui
n'a vu souvent, à l'entrée de l'hiver, au milieu des campagnes déjà
ravagées, un chêne puissant, étalant au loin ses rameaux sans verdure,
et ayant à ses pieds les débris desséchés de sa riche végétation! Tout
autour règnent le froid et le silence, et par intervalles on entend à
peine le bruit léger d'une feuille qui tombe. L'arbre immobile et fier
n'a plus que quelques feuilles jaunies prêtes à se détacher comme les
autres, mais il n'en domine pas moins la plaine de sa tête sublime et
dépouillée. Ainsi Napoléon voyait disparaître une à une les fidélités
qui l'avaient suivi à travers les innombrables vicissitudes de sa vie.
Il y en avait qui tenaient un jour, deux jours de plus, et qui
expiraient an troisième. Toutes finissaient par arriver au terme. Il
en était quelques-unes pourtant que rien n'avait pu ébranler. Drouot,
l'improbation dans le coeur, la tristesse sur le front, le respect à
la bouche, était demeuré auprès de son maître malheureux. Le général
Bertrand avait suivi ce généreux exemple. Les ducs de Vicence et de
Bassano étaient restés aussi. Le duc de Vicence n'était pas plus
flatteur qu'autrefois, le duc de Bassano l'était presque davantage, et
donnait ainsi de sa longue soumission une honorable excuse, en
prouvant qu'elle tenait à une admiration de Napoléon, sincère,
absolue, indépendante du temps et des événements. Napoléon, touché de
son dévouement, lui adressa plus d'une fois ces paroles consolatrices:
Bassano, ils prétendent que c'est vous qui m'avez empêché de faire la
paix!... qu'en dites-vous?... Cette accusation doit vous faire
sourire, comme toutes celles qu'on me prodigue aujourd'hui... Et
Napoléon lui avait autant de fois serré la main, avouant ainsi de la
manière la plus noble qu'il était le seul coupable.

[Illustration: Napoléon.]

[En marge: Départ de Napoléon.]

[En marge: Ses adieux à sa garde.]

Cette longue agonie devait finir. Les commissaires des puissances
étaient arrivés, et Napoléon les avait parfaitement accueillis,
excepté le commissaire prussien, qui lui rappelait deux souvenirs
pénibles: ses anciens torts envers la Prusse, et la conduite odieuse
de l'armée prussienne envers nos provinces ravagées. Il l'avait traité
avec politesse et froideur. Tout étant prêt dès le 18, Napoléon, mieux
informé de ce qui s'était passé à Rambouillet entre sa femme et son
beau-père, comprit que cette entrevue de laquelle il avait espéré
quelque chose, moins pour lui que pour Marie-Louise et le Roi de Rome,
n'aboutirait qu'à le priver de leur présence, et que ces êtres chéris,
considérés non comme une famille, mais comme une partie des grandeurs
du trône, lui seraient probablement enlevés avec le trône lui-même. Il
en conçut un mouvement d'irritation fort vif, et un instant fut prêt à
briser le traité du 11 avril, et à se précipiter dans de nouvelles
aventures. Revenu bientôt à la raison et à la résignation, il se
montra résolu à partir. Mais les ordres pour le gouverneur de l'île
d'Elbe n'étant pas assez explicites, M. de Caulaincourt courut de
nouveau à Paris pour les faire préciser. Enfin le 20 au matin, plus
rien ne manquant, Napoléon se décida à quitter Fontainebleau. Le
bataillon de sa garde destiné à le suivre à l'île d'Elbe était déjà en
route. La garde elle-même était campée à Fontainebleau. Il voulut
lui adresser ses adieux. Il la fit ranger en cercle autour de lui,
dans la cour du château, puis, en présence de ses vieux soldats
profondément émus, il prononça les paroles suivantes: «Soldats, vous
mes vieux compagnons d'armes, que j'ai toujours trouvés sur le chemin
de l'honneur, il faut enfin nous quitter. J'aurais pu rester plus
longtemps au milieu de vous, mais il aurait fallu prolonger une lutte
cruelle, ajouter peut-être la guerre civile à la guerre étrangère, et
je n'ai pu me résoudre à déchirer plus longtemps le sein de la France.
Jouissez du repos que vous avez si justement acquis, et soyez heureux.
Quant à moi, ne me plaignez pas. Il me reste une mission, et c'est
pour la remplir que je consens à vivre, c'est de raconter à la
postérité les grandes choses que nous avons faites ensemble. Je
voudrais vous serrer tous dans mes bras, mais laissez-moi embrasser ce
drapeau qui vous représente....--Alors attirant à lui le général
Petit, qui portait le drapeau de la vieille garde, et qui était le
modèle accompli de l'héroïsme modeste, il pressa sur sa poitrine le
drapeau et le général, au milieu des cris et des larmes des
assistants, puis il se jeta dans le fond de sa voiture, les yeux
humides, et ayant attendri les commissaires eux-mêmes chargés de
l'accompagner.

[En marge: Voyage de Napoléon.]

[En marge: Accueil qu'il reçoit dans la Bourgogne et le Bourbonnais.]

Son voyage se fit d'abord lentement. Le général Drouot ouvrait la
marche dans une voiture. Napoléon suivait, ayant dans la sienne le
général Bertrand; les commissaires des puissances venaient ensuite.
Pendant les premiers relais, des détachements à cheval de la garde
accompagnèrent le cortége. Plus loin, les détachements manquant on
marcha sans escorte. Dans la partie de la France qu'on traversait, et
jusqu'au milieu du Bourbonnais, Napoléon fut accueilli par les
acclamations du peuple, qui tout en maudissant la conscription et les
droits réunis voyait en lui le héros malheureux et le vaillant
défenseur du sol national. Tandis que la foule entourait sa voiture en
criant: _Vive l'Empereur!_ elle faisait entendre autour de celle des
commissaires le cri: _À bas les étrangers!_ Plusieurs fois Napoléon
s'excusa auprès d'eux de manifestations qu'il ne dépendait pas de lui
d'empêcher, mais qui prouvaient cependant qu'il n'était pas dans toute
la France aussi impopulaire qu'on avait voulu le dire. En général il
s'entretenait librement et doucement avec les fonctionnaires qu'il
rencontrait sur la route, recevait leurs adieux, et leur faisait les
siens, avec une parfaite tranquillité d'esprit.

[En marge: Accueil à Lyon.]

[En marge: Rencontre avec Augereau.]

[En marge: Scènes épouvantables à Orgon.]

[En marge: Napoléon obligé de revêtir un uniforme étranger.]

Bientôt le voyage devint plus pénible. Aux environs de Moulins les
cris de _Vive l'Empereur!_ cessèrent, et ceux de _Vive le Roi!_
_Vivent les Bourbons!_ se firent entendre. Entre Moulins et Lyon, le
peuple ne montra que de la curiosité, sans y ajouter aucun témoignage
significatif. À Lyon Napoléon avait toujours compté beaucoup de
partisans, sensibles à ce qu'il avait fait pour leur ville et pour
leur industrie; néanmoins il y avait aussi une portion de la
population qui professait des sentiments entièrement contraires. Afin
d'éviter toute manifestation on traversa Lyon pendant la nuit.
Pourtant quelques cris de _Vive l'Empereur!_ accueillirent le cortége
impérial. Mais ce furent les derniers. En traversant Valence Napoléon
rencontra le maréchal Augereau qui venait de publier une proclamation
indigne, rédigée, dit-on, par le duc d'Otrante, et se terminant par
ces mots: «Soldats, vous êtes déliés de vos serments; vous l'êtes par
la nation en qui réside la souveraineté; vous l'êtes encore, s'il
était nécessaire, par l'abdication même d'un homme, qui, après avoir
immolé des millions de victimes à sa cruelle ambition, _n'a pas su
mourir en soldat_.» Le pauvre Augereau l'avait su encore moins, et ne
s'était pas exposé à mourir sur la Saône et le Rhône, où il avait
contribué par sa faiblesse et son ineptie à ruiner les affaires de la
France. Napoléon qui ne connaissait pas sa proclamation, mais qui
connaissait sa triste campagne, ne lui fit cependant aucun reproche,
l'accueillit avec une familiarité indulgente, et l'embrassa même en le
quittant. En avançant vers le Midi les cris de _Vive le Roi!_ se
multiplièrent, et bientôt s'y ajoutèrent ceux-ci: _À bas le tyran!_ _À
mort le tyran!_--À Orange notamment, ces cris furent proférés avec
violence. À Avignon, la population ameutée demandait avec emportement
qu'on lui livrât _le Corse_ pour le mettre en pièces et le précipiter
dans le Rhône. Tandis qu'on traitait de la sorte le génie, coupable
mais glorieux, dans lequel s'étaient longtemps personnifiées la
prospérité et la grandeur de la France, on criait: _Vivent les
alliés!_ autour de la voiture des commissaires. Du reste cette faveur
pour l'étranger était heureuse en ce moment, car sans la popularité
dont jouissaient les représentants des puissances, Napoléon égorgé
eût devancé dans les eaux du Rhône l'infortuné maréchal Brune. Il
fallut en effet tous les efforts des commissaires, des autorités, de
la gendarmerie, pour empêcher un horrible forfait. À Orgon, on
annonçait un nombreux rassemblement de peuple, et des scènes plus
violentes encore. Ces populations ardentes, exaspérées par la
conscription, par les droits réunis, et par une longue privation de
tout commerce, étaient royalistes en 1814, comme elles avaient été
terroristes en 1793, et n'avaient besoin que d'une occasion pour se
montrer aussi sanguinaires. Les commissaires, chargés d'une immense
responsabilité, ne virent d'autre moyen d'échapper au péril que de
faire prendre à Napoléon un déguisement, et on l'obligea de revêtir un
uniforme étranger, afin qu'il parût être un des officiers composant le
cortége. Cette humiliation, la plus douloureuse qu'il eût encore
subie, avait été, on s'en souvient, présente à son esprit lorsqu'il
avait avalé le poison préparé par le docteur Yvan; et pourtant toute
douloureuse qu'elle était, on put bientôt reconnaître à quel point
elle était nécessaire. Lorsqu'on eut atteint la petite ville d'Orgon,
le peuple armé d'une potence, se présenta en demandant le tyran, et se
jeta sur la voiture impériale pour l'ouvrir de force. Elle ne
contenait que le général Bertrand, qui peut-être eût payé de sa vie la
fureur excitée contre son maître, si M. de Schouvaloff se jetant à bas
de sa voiture, et comme tous les Russes parlant très-bien le français,
n'eût cherché à réveiller chez ces furieux les sentiments que devait
inspirer un vaincu, un prisonnier. Au surplus son uniforme russe
servit M. de Schouvaloff plus que son langage, et il parvint à calmer
les plus emportés. Pendant ce temps les voitures échappèrent au péril.
Aux relais suivants les scènes de violence allèrent en diminuant, et
elles cessèrent tout à fait en approchant de la mer.

[En marge: Sa douleur.]

Durant ces cruelles épreuves, Napoléon immobile, silencieux, affectant
le plus souvent le mépris, ne put cependant demeurer toujours
insensible aux cris répétés de la haine publique, et une fois enfin il
fondit en larmes. Il se remit promptement, et tâcha de reprendre une
hautaine impassibilité, sans pouvoir toutefois s'empêcher de sentir, à
travers la bassesse de ces démonstrations, cette tardive mais
infaillible justice des choses, qui serait odieuse à contempler si on
ne la considérait que dans les vils instruments qu'elle emploie, mais
qui paraît bientôt, si on élève la vue jusqu'à elle, aussi profonde
que terriblement rémunératrice. Il ne reste aux grands esprits qui
l'ont provoquée par leurs fautes, qu'un honneur, une consolation,
c'est de la reconnaître, de la comprendre, et de se résigner à ses
arrêts. Après avoir fait couler, non par méchanceté de coeur, mais par
excès d'ambition, plus de sang que n'en versèrent les conquérants
d'Asie, Napoléon sentait bien, sans le dire, qu'il s'était exposé à
ces violentes manifestations de la multitude. Hélas! elle a souvent
traîné dans une boue sanglante des sages, des héros vertueux, qui
n'avaient mérité que ses hommages, et il faut bien avouer que si elle
n'avait jamais été plus basse qu'en cette occasion, il lui était
souvent arrivé d'être plus injuste!

[Date en marge: Mai 1814.]

[En marge: Arrivée de Napoléon à l'île d'Elbe.]

[En marge: Joie des habitants de cette île.]

Ce supplice fut terrible, mais heureusement court. Napoléon trouva au
golfe de Saint-Raphaël une frégate anglaise, l'_Undaunted_, que le
colonel Campbell (commissaire pour l'Angleterre) avait fait préparer.
Il s'embarqua le 28 avril pour l'île d'Elbe, et jeta l'ancre le 3 mai
dans la rade de Porto-Ferrajo. Le lendemain 4 il débarqua au milieu
des cris de joie d'une population qui était fière d'avoir pour
souverain ce monarque tombé du plus grand des trônes, apportant,
disait-on, d'immenses trésors, et devant combler l'île de bienfaits.
Pour le dédommager des hommages de l'univers, il avait ainsi les
applaudissements de quelques mille insulaires vivant de la pêche ou du
travail des mines! Vaine et cruelle comédie des choses humaines!
Napoléon, empereur du grand Empire qui s'était étendu de Rome à
Lubeck, Napoléon était aujourd'hui le monarque applaudi de l'île
d'Elbe!



CONCLUSION.


[En marge: Considérations sur l'ensemble du règne de Napoléon, depuis
le 18 brumaire jusqu'à la première abdication, en 1814.]

En voyant finir si désastreusement ce règne prodigieux, les réflexions
se pressent en foule dans l'esprit, suggérées par la grandeur,
l'abondance, le caractère étrange des événements! Recueillons-les
avant de clore ce récit, pour notre instruction et pour celle des
siècles à venir.

Le gouvernement républicain en 1795, ayant cessé d'être sanguinaire
sans cesser d'être persécuteur, avait imposé la paix à l'Espagne, à la
Prusse, à l'Allemagne du Nord, et restait engagé dans une guerre
traînante avec l'Autriche, obstinée avec l'Angleterre, guerre qu'il
soutenait pour ainsi dire par habitude, au moyen de soldats
admirables, de généraux excellents mais désunis, lorsque apparut tout
à coup à l'armée des Alpes un jeune officier d'artillerie, de petite
taille, de visage sauvage mais superbe, d'esprit singulier mais
frappant, tour à tour taciturne ou prodigue de ses paroles, un moment
disgracié par la République, et relégué alors dans les bureaux du
Directoire dont il attira l'attention par des opinions justes et
profondes sur chaque circonstance de la guerre, ce qui lui valut le
commandement de Paris dans la journée du 13 vendémiaire, et bientôt le
commandement des troupes d'Italie. Reparaissant au milieu d'elles
comme général en chef, il imprima tout à coup aux événements un
mouvement extraordinaire, franchit les Alpes dont on n'avait jamais
fait que toucher le pied, envahit la Lombardie, y attira toute la
guerre, vainquit l'une après l'autre les armées de l'Autriche, lassa
sa constance, lui arracha la reconnaissance de nos conquêtes, la força
de souscrire à des pertes immenses pour elle-même, donna ainsi la paix
au continent, et à ses actes étonnants ajouta un langage entièrement
nouveau par son originalité et sa grandeur, langage qu'on peut appeler
l'éloquence militaire. Que ce jeune homme extraordinaire, apparaissant
comme un météore sur cet horizon troublé et sanglant, n'y attirât pas
tous les regards, et ne finît par les charmer, c'était impossible! La
France eût-elle été de glace, ce qu'elle ne fut jamais, la France eût
été séduite. Elle fut séduite en effet, et le monde avec elle.

Entre les puissances auxquelles la Révolution avait jeté le gant, une
seule restait à vaincre, c'était l'Angleterre. Retirée sur son
élément, inaccessible pour nous comme nous l'étions pour elle, on eût
dit qu'elle ne pouvait être ni vaincue ni victorieuse. Le Directoire
cherchant à occuper le conquérant de l'Italie, et le regardant comme
le capitaine non-seulement le plus grand du siècle, mais le plus
fécond en ressources, le chargea de surmonter la difficulté physique
qui nous sépare de notre éternelle rivale. Le jeune Bonaparte, nommé
général de l'armée de l'Océan, ne trouvant pas suffisants les apprêts
qu'on avait faits pour franchir le Pas-de-Calais, et dominé par sa
puissante imagination, voulut attaquer l'Angleterre en Orient. Il fit
décider l'expédition d'Égypte, franchit sous les yeux mêmes de Nelson
la Méditerranée avec cinq cents voiles, prit Malte en passant,
descendit au pied de la colonne de Pompée, vainquit les Mameluks aux
Pyramides, les janissaires à Aboukir, et devenu maître de l'Égypte, se
livra pendant quelques mois à des rêves merveilleux qui embrassaient à
la fois l'Orient et l'Occident. Tout à coup, en apprenant que par sa
nature anarchique le Directoire s'était attiré de nouveau la guerre,
et que grâce à son incapacité il la faisait mal, le général Bonaparte
abandonna l'Égypte, traversa la mer une seconde fois, et, par sa
subite apparition, surprit, ravit la France désolée. Il n'avait pas
été plus prompt à désirer le pouvoir que la France à le lui offrir,
car à le voir diriger la guerre, administrer les provinces conquises,
manier en un mot toutes choses, elle avait reconnu en lui un chef
d'empire autant qu'un grand capitaine. Devenu Premier Consul, il signa
dans l'espace de deux ans la paix du continent à Lunéville, la paix
des mers à Amiens, pacifia la Vendée, réconcilia l'Église avec la
Révolution française, releva les autels, rétablit le calme en France
et en Europe, et fit respirer le monde fatigué de douze ans
d'agitations sanglantes. En récompense de tant de prodiges, revêtu en
1802 du pouvoir pour la durée de sa vie, il travaillait au milieu de
l'admiration universelle à reconstituer la France et l'Europe!

Qui pouvait empêcher un tel homme de demeurer en repos, et de jouir
paisiblement du bonheur qu'il avait procuré aux autres et à lui-même?
Quelques esprits pénétrants, en voyant son activité dévorante,
éprouvaient une sorte de terreur involontaire, mais la génération de
cette époque se livrait à lui en toute confiance, et, en effet, à
entendre ce jeune homme, il était difficile de mettre en doute sa
profonde sagesse. Il ne ressortait pas des événements de cette
terrible Révolution française un seul enseignement qui n'eût
profondément pénétré dans son esprit, et n'y eût jeté une abondante
lumière. Il ne parlait du régicide et de l'effusion du sang humain
qu'avec horreur. Il jugeait extravagantes et odieuses les fureurs des
partis, et avait voulu y mettre un terme en pacifiant la Vendée et en
rappelant les émigrés. Il trouvait la prétention de la Révolution
française, de régler à elle seule les affaires de religion sans tenir
aucun compte de l'autorité pontificale, tyrannique pour les
consciences, dangereuse pour l'État, et après s'être entendu avec le
Pape, il avait rouvert les églises, et assisté à la messe en présence
des révolutionnaires courroucés. Il avait horreur du désordre
financier, du papier-monnaie, de la banqueroute, et traitait avec
mépris ces flatteurs de la populace qui avaient aboli les impôts
indirects. En outre, la guerre qui était son art, sa gloire, sa
puissance, il s'était attaché à la décrier dans des diatribes
éloquentes contre M. Pitt, insérées au _Moniteur_, et disait qu'il
voudrait bien qu'on envoyât M. Pitt et ses adhérents bivouaquer sur
des champs de bataille ensanglantés, ou croiser jour et nuit au milieu
des tempêtes de l'Océan, pour leur enseigner ce que c'était que la
guerre. Enfin, il n'avait pas assez de raillerie pour les inventeurs
de la République universelle, qui voulaient soumettre l'Europe à une
seule puissance, et prétendaient de plus la constituer sur un type
imaginaire tiré de leur cerveau! Qui donc avait quelque chose à
enseigner à ce jeune homme que la Révolution française avait si bien
instruit? Hélas! il était si sage, si bien pensant, quand il
s'agissait de juger les passions des autres, mais quand il s'agirait
de résister aux siennes, qu'adviendrait-il?

Pour le moment le jeune Consul n'avait rien à désirer, et ne laissait
rien à désirer au monde. Son pouvoir était sans limites, en vertu
non-seulement des lois, mais de l'adhésion universelle. Ce pouvoir il
l'avait pour la vie, ce qui était bien suffisant pour un mari sans
enfants, et il avait la faculté de choisir son successeur, ce qui lui
permettait de régler l'avenir selon l'intérêt public, et selon ses
propres affections. Quant à la France, elle avait, grâce à la
Révolution et à lui, une position qu'elle n'avait jamais eue dans le
monde, qu'elle ne devait point avoir, même quand elle commanderait de
Cadix à Lubeck. Elle avait pour frontières les Alpes, le Rhin,
l'Escaut, c'est-à-dire tout ce qu'elle pouvait souhaiter pour sa
sûreté et pour sa puissance, car au delà il n'y avait que des
acquisitions contre la nature et contre la vraie politique. Elle avait
affranchi l'Italie jusqu'à l'Adige, en ayant soin de donner aux
princes autrichiens autrefois apanagés dans ce pays, des
dédommagements en Allemagne. Reconnaissant la nécessité de l'autorité
pontificale d'après le dogme, sa haute utilité d'après la politique,
elle avait rétabli le Pape qui lui devait la sûreté et le respect dont
il jouissait, et qui attendait d'elle la restitution complète de ses
États. Elle dédaignait sagement l'impuissante colère des Bourbons de
Naples. Elle avait réglé l'état de la Suisse avec une raison
admirable. Admettant à la fois de grands et de petits cantons, des
cantons aristocratiques et des cantons démocratiques, parce qu'il y a
des uns et des autres, les forçant à vivre en paix et en égalité,
faisant cesser les sujétions de classes, les sujétions de territoire,
appliquant en un mot dans les Alpes les principes de 1789, sans
violenter la nature toujours invincible, elle avait donné dans l'acte
de médiation le modèle de toutes les constitutions futures de la
Suisse. C'est en Allemagne surtout que la profonde sagesse de la
politique consulaire avait éclaté. Il y avait des princes allemands
dépouillés de leurs États par la cession de la rive gauche du Rhin à
la France; il y avait des princes autrichiens dépouillés de leur
patrimoine par l'affranchissement de l'Italie. Le Premier Consul
n'avait pas pensé qu'on pût laisser les uns et les autres sans
dédommagement, et l'Allemagne sans organisation. La Révolution
française avait déjà posé en France le principe des sécularisations
par l'aliénation des biens ecclésiastiques, et c'était l'étendre à
l'Allemagne, le lui faire reconnaître, que de s'en servir pour
indemniser les princes dépossédés. Avec ce qui restait des États des
archevêques de Trèves, de Mayence, de Cologne, avec ceux de quelques
autres princes ecclésiastiques, le Premier Consul avait composé une
masse d'indemnité, suffisante pour satisfaire toutes les familles
princières en souffrance, et pour maintenir en Allemagne un sage
équilibre. Après avoir savamment combiné les indemnités et les
influences dans la Confédération, après avoir assuré des pensions
convenables aux princes ecclésiastiques dépossédés, il avait mûrement
arrêté son plan, et n'ayant pas alors la prétention d'écrire les
traités avec son épée seule, il avait associé à son oeuvre la Prusse
par l'intérêt, la Russie par l'amour-propre, amené par ces diverses
adhésions celle de l'Autriche, et accompli en faisant adopter le recez
de la diète de 1803, un chef-d'oeuvre de politique patiente et
profonde. Ce recez, en effet, sans nous trop engager dans les affaires
allemandes, faisait rentrer en Allemagne l'ordre, le calme, la
résignation, et plaçait en nos mains la balance des intérêts
germaniques. Il nous préparait surtout l'unique alliance alors
désirable et possible, celle de la Prusse. La France était en ce
moment si puissante, si redoutée, qu'avec l'alliance d'un seul des
États du continent elle était assurée de la soumission des autres, et
avec le continent soumis, l'Angleterre devait dévorer en silence son
chagrin de voir sa rivale si grande. Or cette alliance on pouvait la
trouver alors en Prusse, et seulement chez elle. L'Autriche ayant
perdu les Pays-Bas, la Souabe, presque toute l'Italie, et les
principautés ecclésiastiques qui formaient sa clientèle en Allemagne,
était en Europe la grande victime de la Révolution française, et
c'était là un mal inévitable. La politique conseillait de la ménager,
de la dédommager même s'il était possible, mais ne permettait pas
d'espérer en elle une amie, une alliée. La Russie ne pouvait donner
son alliance qu'au prix de concessions funestes en Orient. Il fallait
avec elle de la courtoisie sans intimité et presque sans affaires.
Restait donc la Prusse, avec laquelle en effet il était aisé de
s'entendre. Cette puissance, gorgée de biens d'Église, et ne demandant
pas mieux que d'en avoir davantage, était devenue ce qu'en France on
appelait un _acquéreur de biens nationaux_. En la respectant, en la
favorisant, sans toutefois pousser l'Autriche à bout, on était certain
de l'avoir avec soi. Son monarque prudent et honnête était ravi de la
politique du Premier Consul, et recherchait son amitié. L'union avec
la Prusse nous assurait dès lors la soumission du continent, et la
résignation de la fière Angleterre. Le Premier Consul avait arraché à
celle-ci, avec la paix d'Amiens, la reconnaissance de nos conquêtes,
et de la plus difficile à lui faire supporter, celle d'Anvers. Il n'y
avait plus avec elle qu'une difficulté à vaincre, c'était de nous
faire pardonner, à force de ménagements, tant de grandeur acquise en
quelques années, et on le pouvait, car les Anglais admiraient le
Premier Consul avec toute la vivacité de l'engouement britannique, au
moins égal à l'engouement parisien. Une flatterie de lui, en
descendant de la hauteur de son génie comme du plus haut des trônes,
était assurée de toucher vivement la fière Angleterre. Il était
possible qu'on ne lui rendît pas toujours flatterie pour flatterie;
mais qu'au faîte de la gloire où il était alors parvenu, quelques
orateurs anglais, ou quelques journalistes émigrés essayassent de
l'insulter, il pouvait bien n'en pas tenir compte, et laisser au
monde, à la nation anglaise elle-même, le soin de le venger!

Restait une puissance, bien considérable jadis, bien déchue à cette
époque, l'Espagne, demeurée sous le sceptre des Bourbons, mais tombée
dans un tel état de décomposition, et dans cet état tellement
prosternée aux pieds du Premier Consul, qu'il n'y avait pour la
gouverner de Paris qu'un mot à dire au pauvre Charles IV, ou au
misérable Godoy. En laissant même la décomposition s'achever, on
devait la voir bientôt demander au Premier Consul, non-seulement une
politique, ce qu'elle faisait déjà, mais un gouvernement, un roi
peut-être!

Qu'avait-il donc à désirer, pour lui, pour la France, l'heureux mortel
qui en était devenu le chef? Rien, que d'être fidèle à cette
politique, qui était celle de la force rendue supportable par la
modération. Le vainqueur de Rivoli, des Pyramides, de Marengo, auteur
aussi du Concordat, des traités de Lunéville et d'Amiens, de l'acte de
la médiation suisse, du recez de la diète de 1803, du Code civil, du
rappel des émigrés, avait plus de gloires diverses qu'aucun mortel
n'en a jamais eu. Si un mérite pouvait manquer au faisceau de tous ses
mérites, c'était peut-être de n'avoir pas donné la liberté à la
France. Mais alors la peur de la liberté loin d'être un prétexte de la
servilité, était un sentiment insurmontable. Pour la génération de
1800, la liberté c'était l'échafaud, le schisme, la guerre de la
Vendée, la banqueroute, la confiscation. La seule liberté qu'il
fallait alors à la France, c'était la modération d'un grand homme.
Mais, hélas! la modération d'un grand homme, doté de tous les
pouvoirs, fût-il en outre doté de tous les génies, n'est-elle pas de
toutes les chimères révolutionnaires la plus chimérique?

La liberté même lorsqu'elle est hors de saison, n'en fait pas moins
faute là où elle n'est point. Cet homme si admirable alors, par cela
même qu'il pouvait tout, était au bord d'un abîme. À peine en effet la
paix d'Amiens était-elle signée depuis quelques mois, et la joie de la
paix un peu refroidie chez les Anglais, qu'il resta sous leurs yeux,
éclatante comme une lumière importune, la grandeur de la France,
malheureusement trop peu dissimulée dans la personne du Premier
Consul. Quelques caresses à M. Fox, en visite à Paris, n'empêchèrent
pas que le Premier Consul n'eût l'attitude du maître non-seulement
des affaires de la France, mais des affaires de l'Europe. Son langage
plein de génie et d'ambition offusquait l'orgueil des Anglais, son
activité dévorante inquiétait leur repos. Il expédiait une armée à
Saint-Domingue, ce qui était fort permis assurément, mais il envoyait
publiquement le colonel Sébastiani en Turquie, le colonel Savary en
Égypte, le général Decaen dans l'Inde, chargés de missions
d'observation, qui pouvaient difficilement être prises pour des
missions scientifiques. C'était plus qu'il n'en fallait pour éveiller
les ombrages britanniques. À cette époque des émigrés, obstinément
restés en Angleterre malgré la gloire et la clémence du Premier
Consul, publiaient contre lui et sa famille des écrits que la
réprobation universelle de l'Angleterre eût étouffés un an auparavant,
qu'aujourd'hui sa jalousie imprudemment excitée accueillait avec
complaisance, que ses lois ne permettaient pas d'interdire. C'était
bien le cas du dédain, car quel sommet plus élevé que celui où était
placé le Premier Consul, pour regarder de haut en bas les indignités
de la calomnie? Hélas! il descendit de ce faîte glorieux pour écouter
des pamphlétaires, et se livra à des emportements aussi violents
qu'indignes de lui. L'outrager lui, le sage, le victorieux, quel crime
irrémissible! Comme si dans tous les temps, dans tous les pays, libres
ou non, on n'outrageait pas le génie, la vertu, la bienfaisance! Non,
il fallait que des torrents de sang coulassent parce que des
pamphlétaires injuriant tous les jours leur gouvernement, avaient
insulté un étranger, grand homme sans doute, mais homme après tout,
et de plus chef d'une nation rivale!

Dès cet instant le défi fut jeté entre le guerrier en qui s'était
résumée la Révolution française, et le peuple anglais dont la jalousie
avait été trop peu ménagée. Il suffisait de quelques jours pour que
Malte fût évacuée, et, par une fatalité singulière, il fallut que dans
ce moment où toutes les passions britanniques étaient excitées, le
Premier Consul exerçant en Suisse sa bienfaisante dictature, envoyât
une armée à Berne. Un ministère faible, humble serviteur des passions
britanniques, y chercha un prétexte de suspendre l'évacuation de
Malte. Si le Premier Consul eût pris patience, s'il eût insisté avec
fermeté mais douceur, la frivolité du motif n'eût pas permis de
différer longtemps l'évacuation solennellement promise de la grande
forteresse méditerranéenne. Mais le Premier Consul éprouvant outre le
sentiment de l'orgueil offensé, celui de la justice blessée, demanda
qu'on exécutât les traités, car il n'était, disait-il, aucune
puissance qui pût manquer impunément de parole à la France et à lui.
Tout le monde se souvient de la scène tristement héroïque avec lord
Whitworth, et de la rupture de la paix d'Amiens. Le Premier Consul
jura dès lors de périr ou de punir l'Angleterre. Funeste serment! Les
émigrés, nous voulons parler des irréconciliables, ne se bornèrent pas
à écrire, ils conspirèrent. Le Premier Consul avec son oeil pénétrant
découvrant les trames que sa police ne savait pas découvrir, frappa
les conspirateurs, et croyant apercevoir parmi eux des princes, ne
pouvant pas saisir ceux qui paraissaient les vrais coupables, alla en
pleine Allemagne, sans s'inquiéter du droit des gens, arrêter le
descendant des Condé! Il le fit fusiller sans pitié, et lui, le sévère
improbateur du 21 janvier, égala autant qu'il put le régicide, et
sembla éprouver une sorte de satisfaction de le commettre à la face de
l'Europe, à son mépris, en la bravant! Le sage Consul était devenu
tout à coup un furieux, ayant deux égarements: l'égarement de l'homme
blessé qui ne respire que vengeance, l'égarement du victorieux bravant
volontiers les ennemis qu'il est sûr de vaincre! Puis pour mieux
braver ses adversaires, et satisfaire son ambition en même temps que
sa colère, il posa la couronne impériale sur sa tête. L'Europe
offensée et intimidée à la fois regarda d'un oeil nouveau la France et
son chef. Au bruit de la fusillade de Vincennes, la Prusse qui allait
nouer avec la France une alliance formelle, recula, garda le silence,
et renonça à une intimité qui cessait d'être honorable. L'Autriche,
plus calculée, ne manifesta rien, mais profita de l'occasion pour ne
plus observer de mesure dans l'exécution du recez de 1803. Le jeune
empereur de Russie, Alexandre, honnête et plein d'honneur, osa seul,
comme garant de la constitution germanique, demander une explication
pour la violation du territoire badois. Napoléon lui répondit par une
allusion injurieuse à la mort de Paul Ier. Le czar se tut, blessé au
coeur, et avec la résolution de venger son outrage. Ainsi la Prusse
glacée, l'Autriche encouragée dans ses excès, la Russie outragée,
assistèrent dans ces dispositions aux débuts de notre lutte avec
l'Angleterre.

Alors fut préparée l'expédition de Boulogne. Napoléon aurait pu
organiser lentement sa marine, diriger des expéditions lointaines
contre les colonies anglaises, et laissant tranquille le continent mal
disposé mais intimidé, attendre que ses expéditions causassent de
sensibles dommages à l'Angleterre, que nos corsaires désolassent son
commerce, et qu'elle se fatiguât d'une guerre où nous pouvions peu
contre elle, mais où elle ne pouvait rien contre nous, notre trafic
étant alors purement continental. Mais ce génie puissant, le plus
grand triomphateur de difficultés physiques qui ait peut-être existé,
voulut prendre l'Angleterre corps à corps, et fit bien, car s'il était
permis à quelqu'un de tenter le passage du détroit de Calais avec une
nombreuse armée, c'était à lui sans aucun doute. Il joignait en effet
au génie profond des combinaisons le génie foudroyant des batailles;
il y joignait surtout le prestige qui fascine les soldats, qui
déconcerte l'ennemi, et il pouvait, après avoir opéré le prodige de
franchir le détroit, en opérer un second, celui de terminer la guerre
d'un seul coup. Ses préparatifs, demeurés sans résultat, seront, pour
les militaires et les administrateurs, des monuments immortels de
l'esprit de ressource. Mais admirez la conséquence des caractères! Cet
homme qui avait la plus grande des difficultés à vaincre, celle de
passer la mer avec une armée de cent cinquante mille soldats, qui
avait besoin par conséquent de la parfaite immobilité du continent,
cet homme audacieux, étant allé prendre à Milan la couronne d'Italie,
déclara de sa seule autorité que Gênes serait réunie à l'Empire.
Sur-le-champ la coalition européenne fut formée de nouveau. La Russie,
blessée au coeur par l'outrage qu'elle avait reçu du Premier Consul,
mais offusquée aussi par les prétentions maritimes de l'Angleterre,
avait songé à se poser en médiatrice, et n'avait pu se dispenser de
demander l'évacuation de Malte. À la nouvelle de l'annexion de Gênes,
elle ne demanda plus rien; elle se coalisa avec l'Angleterre et
l'Autriche, mit ses armées en mouvement, et se promit d'entraîner la
Prusse en passant, la Prusse que la prudence et la modération de son
roi retenaient encore. Ainsi dès ce jour le sage pacificateur de 1803
était devenu le provocateur d'une guerre générale, uniquement pour
n'avoir pas su maîtriser ses passions!

Mais cet homme était un homme de génie, comme Alexandre ou César, et
la fortune pardonne beaucoup et longtemps au génie. Les menaces du
continent n'avaient point interrompu les apprêts de sa grande
expédition: la faute d'un amiral la fit échouer, et ce fut heureux,
car s'il eût été embarqué au moment où l'armée autrichienne passait
l'Inn, il eût été bien possible que, tandis qu'il se serait ouvert la
route de Londres, l'armée autrichienne se fût ouvert celle de Paris.
Quoi qu'il en soit, son expédition ajournée, il s'élança comme un lion
qui d'un ennemi bondit sur un autre, courut en quelques jours de
Boulogne à Ulm, d'Ulm à Austerlitz, accabla l'Autriche et la Russie,
puis vit la Prusse, qui allait se joindre à l'Europe, tomber
tremblante à ses pieds, et demander grâce au vainqueur de la
coalition!

À partir de ce moment la guerre à l'Angleterre s'était convertie en
guerre au continent, et ce n'était certainement pas un malheur, si on
savait se conduire politiquement aussi bien que militairement. Les
puissances du continent, en prenant les armes pour l'Angleterre, nous
fournissaient un champ de bataille qui nous manquait, un champ de
bataille où nous trouvions Ulm et Austerlitz au lieu de Trafalgar. Il
n'y avait donc pas à se plaindre. Mais après les avoir bien battues et
convaincues de l'inanité de leurs efforts, il fallait se comporter à
leur égard de manière qu'elles ne fussent pas tentées de recommencer;
il fallait punir l'Autriche sans la désespérer, la consoler même de
ses grands malheurs, si on pouvait lui procurer un dédommagement; il
fallait laisser la Russie à sa confusion, à l'impuissance résultant
des distances, sans lui rien demander ni lui rien accorder, et quant à
la Prusse enfin, il fallait ne pas trop abuser de ses fautes, ne pas
trop se railler de sa médiation manquée; il fallait lui montrer le
danger de céder aux passions des coteries, se l'attacher
définitivement en lui donnant quelques-unes des dépouilles opimes de
la victoire, et puis revenir avec nos forces victorieuses vers
l'Angleterre, privée désormais d'alliés, effrayée de son isolement,
assaillie de nos corsaires, menacée d'une expédition formidable. La
raison dit, et les faits prouvent qu'elle n'eût pas attendu qu'on eût
traité avec ses alliés battus, pour traiter elle-même. On aurait eu la
paix d'Amiens agrandie.

Après Ulm et Austerlitz, Napoléon se trouvait dans une position unique
pour réaliser en Europe cette sage et profonde politique, qui aurait
consisté à séparer le continent de l'Angleterre, et à forcer ainsi
cette dernière à la paix. L'Autriche, habituée à lutter cinq ans,
trois ans au moins contre nous, se voyant en deux mois envahie jusqu'à
Vienne, et jusqu'à Brunn, perdant en un jour des armées entières,
réduites à poser les armes comme celle de Mack, n'avait plus aucune
idée de nous résister, à moins toutefois qu'on ne la poussât au
dernier degré du désespoir. Le jeune empereur de Russie qui, à la tête
des soldats de Souvarof, avait cru pouvoir jouer un rôle important et
n'en avait joué qu'un fort humiliant, était tombé dans un abattement
extrême. La Prusse qui, avec les deux cent mille soldats du grand
Frédéric, était venue à Vienne pour dicter la loi, et nous trouvait en
mesure de la dicter à tout le monde, était à la fois tremblante et
presque ridicule. Qu'il eût été facile, séant, habile, d'être généreux
envers de tels ennemis!

Sans doute on ne pouvait pas faire une amie de l'Autriche, et nous
avons dit pourquoi; mais en renonçant à en faire à cette époque
l'alliée de la France, il ne fallait pas ajouter inutilement à ses
chagrins, et les convertir en haine implacable. En dédommagement des
Pays-Bas, de la Souabe, du Milanais, de la clientèle des États
ecclésiastiques qu'elle avait perdus, on lui avait donné les États
vénitiens. Les lui retirer était dur. Pourtant comme la guerre ne peut
être un jeu qui ne coûte rien à ceux qui la suscitent, on conçoit
qu'on lui reprît les États vénitiens, bien que le motif d'affranchir
l'Italie ne pût être allégué décemment, depuis que nous avions pris
le Piémont, et converti la Lombardie en apanage de la famille
Bonaparte. Mais en ôtant Venise à l'Autriche, lui ôter encore Trieste,
lui ôter l'Illyrie, comme le fit alors Napoléon, lui enlever tout
débouché vers la mer, la réduire ainsi à étouffer au sein de son
territoire continental, était une rigueur sans profit véritable pour
nous, et qui ne pouvait que la désespérer. Ne pas même s'en tenir là,
lui ravir de plus le Tyrol, le Vorarlberg, les restes de la Souabe,
pour enrichir la Bavière, le Wurtemberg, Baden, petits et faux alliés
qui devaient nous exploiter pour nous trahir, c'était la rendre
implacable. À traiter les gens ainsi, il faut les tuer, et quand on ne
peut pas les tuer, c'est se préparer des ennemis, qui, à la première
occasion, vous égorgent par derrière, et qui en ont le droit.

Ôter à l'Autriche les États vénitiens, seule consolation de toutes ses
pertes, était dur, disons-nous, et cependant résultait presque
inévitablement de la troisième coalition. La bonne politique eût
consisté à lui trouver un dédommagement de cette inévitable rigueur.
Il y en avait un facile alors, à la manière dont on traitait le monde,
c'était de la pousser à l'orient, et de lui donner les provinces du
Danube. Le sort de l'Europe dans ce cas eût été changé, car l'Autriche
assise sur le Danube, son véritable siége, eût acquis plus qu'elle
n'avait perdu, eût à jamais couvert Constantinople, eût à jamais été
brouillée avec la Russie. Le procédé eût été dictatorial sans doute,
mais puisqu'on devait un peu plus tard donner ces provinces à la
Russie, mieux valait assurément en gratifier l'Autriche dès cette
époque. La Russie l'eût trouvé mauvais, mais c'eût été sa punition de
cette guerre. Quant aux Turcs, incapables de comprendre le bien qu'on
leur faisait, on ne s'en serait guère occupé, et l'Autriche, qui
cherchait à se dédommager n'importe où, à tel point qu'elle nous
demandait le Hanovre pour les archiducs dépossédés, le Hanovre
patrimoine de son amie l'Angleterre, l'Autriche eût certainement
accepté les provinces danubiennes.

Loin de songer à l'indemniser, Napoléon ne songea qu'à la dépouiller,
à la bafouer, à en faire la victime du temps plus encore que le temps
ne l'exigeait. Il lui prit donc sans compensation, et indépendamment
des États vénitiens, l'Illyrie, le Tyrol, le Vorarlberg, les restes de
la Souabe. En général on punit pour ôter l'envie de recommencer, ici,
loin d'en ôter l'envie, on en mettait la passion au coeur de
l'Autriche. Quant à la Prusse, Napoléon n'eut qu'un sentiment, celui
de se moquer d'elle. Assurément il y avait de quoi! M. d'Haugwitz,
arrivant à Vienne au nom de son roi, que le czar avait entraîné à la
guerre en y employant une noblesse étourdie, une reine belle et
imprudente, M. d'Haugwitz arrivant la veille d'Austerlitz pour dicter
la loi, et la recevant à genoux le lendemain, présentait un spectacle
comique, comme le monde en offre quelquefois. Mais s'il est permis de
rire des choses humaines, souvent risibles en effet, c'est quand on
les regarde, ce n'est jamais quand on les dirige. Napoléon eut à la
fois tous les caprices de la puissance: en faisant ce qui lui
plaisait, il voulait de plus railler: c'était trop, cent fois trop!

L'Autriche en lui demandant le Hanovre pour ses archiducs lui inspira
l'idée, qu'il trouva piquante, de faire accepter aux alliés de
l'Angleterre les dépouilles de l'Angleterre. Seulement, au lieu de
donner le Hanovre à l'Autriche, il en fit don à la Prusse. La
géographie pouvait être satisfaite, mais il s'en fallait que la
politique le fût. Loin de se moquer de la Prusse il aurait dû au
contraire compatir à sa fausse position. Elle avait toujours désiré le
Hanovre avec ardeur, mais elle venait par la faute de la cour de
s'associer aux passions européennes contre la France, et la forcer en
ce moment d'accepter le Hanovre, c'était mettre en conflit dans son
coeur profondément troublé, l'avidité et l'honneur, c'était la placer
dès lors dans une situation cruelle. Sans doute c'est quelque chose,
c'est même beaucoup que de satisfaire l'intérêt des hommes, ce n'est
rien si on les humilie, car heureusement il y a dans le coeur humain
autant d'orgueil que d'avidité. Enrichir la Prusse et la couvrir de
confusion, ce n'était pas en faire une alliée, mais une ingrate, qui
serait d'autant plus ingrate qu'elle serait plus honnête. Napoléon
offrit le Hanovre à la Prusse l'épée sur la gorge.--Le Hanovre ou la
guerre, sembla-t-il dire à M. d'Haugwitz, qui n'hésita pas, et qui
préféra le Hanovre. Napoléon ne s'en tint pas là, et il lui fit payer
ce don déjà si amer par le sacrifice du marquisat d'Anspach et du
duché de Berg, de manière qu'il diminuait le don sans diminuer la
honte. C'était de plus une grave imprudence, car c'était rendre la
guerre interminable avec l'Angleterre. En effet, il était impossible
que le vieux Georges III consentît jamais à céder le patrimoine de sa
famille, et les rois anglais avaient alors dans la république
monarchique d'Angleterre une influence qu'ils n'ont plus. M.
d'Haugwitz, parti de Potsdam pour Schoenbrunn aux grands
applaudissements de la cour, parti pour faire la loi à la France, et
lui déclarer la guerre au profit de l'Angleterre, revint donc à Berlin
après avoir reçu la loi, et en rapportant la plus belle des dépouilles
britanniques. Quelle ne devait pas être l'agitation d'un roi honnête,
d'une nation fière, d'une cour vaine et passionnée!

Ainsi Napoléon au lieu de tirer de son incomparable victoire
d'Austerlitz la paix continentale et la paix maritime, double paix
qu'il lui était facile de s'assurer en décourageant pour jamais ou en
désintéressant les alliés de l'Angleterre, avait désolé les uns,
humilié les autres, et laissé à tous une guerre désespérée comme seule
ressource. Il avait même créé à la paix un obstacle invincible par le
don du Hanovre à la Prusse.

Tout était donc faute dans les arrangements de Vienne en 1806, mais
Napoléon ne se borna pas même à ces fautes déjà si graves. Revenu à
Paris, une ivresse d'ambition, inconnue dans les temps modernes,
envahit sa tête. Il songea dès lors à un empire immense, appuyé sur
des royaumes vassaux, lequel dominerait l'Europe et s'appellerait d'un
nom consacré par les Romains et par Charlemagne, EMPIRE D'OCCIDENT.
Napoléon avait déjà préparé deux royaumes vassaux, dans la république
Cisalpine convertie en royaume d'Italie, et dans l'État de Naples ôté
aux Bourbons pour le donner à son frère Joseph. Il y ajouta la
Hollande convertie de république en monarchie, et attribuée à Louis
Bonaparte. Mais ce n'était pas tout encore. L'Empire d'Occident pour
être complet devait embrasser l'Allemagne. Napoléon s'y était créé
pour alliés les princes de Bavière, de Wurtemberg, de Baden. Il leur
abandonna les dépouilles de l'Autriche, de la Prusse, des princes
ecclésiastiques non sécularisés, leur livra la noblesse immédiate, les
fit rois, et leur demanda pour ses frères, ses enfants adoptifs et ses
lieutenants, des princesses qu'ils livrèrent avec empressement. À ce
même moment l'Allemagne qui n'était pas remise encore des
bouleversements que le système des sécularisations y avait produits,
chez laquelle restaient une foule de questions pendantes, tomba dans
un état de désordre extraordinaire. Les princes souverains, demeurés
électeurs ou devenus rois, pillaient les biens de la noblesse et de
l'Église, ne payaient pas les pensions des princes ecclésiastiques
dépossédés, et tous les opprimés, dans leur désespoir, invoquaient,
non l'Autriche vaincue ou la Prusse frappée de ridicule, mais le
maître unique des existences, c'est-à-dire Napoléon. De ce recours
universel à lui, naquit l'idée d'une nouvelle confédération
germanique, qui porterait le titre de Confédération du Rhin, et serait
placée sous le protectorat de Napoléon. Elle se composa de la Bavière,
du Wurtemberg, de Baden, de Nassau, et de tous les princes du midi de
l'Allemagne. Ainsi l'Empereur d'Occident, médiateur de la Suisse,
protecteur de la Confédération du Rhin, suzerain des royaumes de
Naples, d'Italie, de Hollande, n'avait plus que l'Espagne à joindre à
ces États vassaux, et il serait alors plus puissant que Charlemagne.
Voilà jusqu'où était montée la fumée de l'orgueil dans le vaste
cerveau de Napoléon.

En présence d'une pareille dislocation, François II ne pouvant
conserver le titre d'Empereur d'Allemagne, abdiqua ce titre pour ne
plus s'appeler qu'Empereur d'Autriche. C'était, après toutes ses
pertes de territoire, la plus humiliante des dégradations à subir. La
Prusse, chassée elle aussi de la vieille Confédération germanique,
avait pour ressource de rattacher autour d'elle les princes du nord de
l'Allemagne, et de se faire ainsi le chef d'une petite Allemagne
réduite au tiers. Elle en demanda la permission qu'on lui accorda
froidement, avec la secrète pensée de décourager ceux qui seraient
tentés de se confédérer avec elle. C'étaient donc griefs sur griefs,
et pour l'Autriche qu'il eût fallu punir sans la pousser au désespoir,
et pour la Prusse qu'il eût fallu chercher à s'attacher en servant ses
intérêts, et en ménageant son honneur. Enfin, c'était la plus
illusoire de toutes les politiques que d'entrer à ce point dans les
affaires germaniques. En effet dans le cours du moyen âge l'Allemagne,
ne pouvant arriver à l'unité, s'était arrêtée à l'état fédératif. Tout
en réservant leur indépendance, les États qui la composent s'étaient
confédérés, pour se défendre contre leurs puissants voisins, et
naturellement contre le plus puissant de tous, contre la France. À
cela la France avait répondu par une politique tout aussi naturelle et
tout aussi légitime. Profitant des jalousies allemandes, elle avait
appuyé les petits princes contre les grands, et la Prusse contre
l'Autriche. Mais de cette politique traditionnelle et légitime, aller
jusqu'à créer une Confédération germanique qui ne serait pas
germanique mais française, qui nous chargerait de toutes les affaires
des Allemands, nous exposerait à toutes leurs haines, nous donnerait
des alliés du jour destinés à être des traîtres du lendemain, était de
la folie d'ambition, et rien de plus. Dans tout pays qui a une
politique traditionnelle, il existe un but assigné par cette
politique, et vers lequel on marche plus ou moins vite selon les
temps. Faire à chaque époque un pas vers ce but, c'est marcher comme
la nature des choses. En faire plus d'un est imprudent; les vouloir
faire tous à la fois c'est se condamner certainement à manquer le but
en le dépassant. Par le recez de 1803, Napoléon avait approché autant
que possible du but de notre politique traditionnelle en Allemagne.
Par la Confédération du Rhin, il l'avait désastreusement dépassé. Il
était ainsi dans le droit international ce que les Jacobins avaient
été dans le droit social. Ils avaient voulu refaire la société, il
voulait refaire l'Europe. Ils y avaient employé la guillotine; il y
employait le canon. Le moyen était infiniment moins odieux, et entouré
d'ailleurs du prestige de la gloire. Il n'était guère plus sensé.

Tels étaient les fruits de la grande victoire d'Austerlitz. Malgré ces
erreurs la victoire subsistait, éclatante, écrasante. La Russie
profondément abattue, l'Angleterre effrayée de son isolement,
souhaitaient la paix, et rien n'était plus facile que de la conclure
avec ces deux puissances. Napoléon en laissa passer l'occasion, et mit
ainsi le comble à ses fautes.

Au sujet des bouches du Cattaro que les Autrichiens avaient
perfidement livrées aux Russes, au lieu de nous les remettre, le czar
avait envoyé M. d'Oubril à Paris. L'Autriche, la Prusse, ayant
directement traité leurs affaires avec la France, le czar renonçait à
se mêler de ce qui les concernait. Mais il y avait deux familles
souveraines dont la Russie s'était constituée la patronne, celle de
Savoie et celle des Bourbons de Naples. La Russie aurait voulu la
Sardaigne pour l'une, et la Sicile pour l'autre. À cette condition
elle était prête à sanctionner tout ce que Napoléon avait fait.
L'Angleterre avait passé des mains de M. Pitt aux mains de M. Fox. Le
moment était des plus favorables pour conclure la paix maritime. M.
Fox avait accrédité à Paris les lords Yarmouth et Lauderdale.
L'Angleterre entendait garder Malte et le Cap, et moyennant cette
concession elle nous laissait bouleverser l'Europe comme nous l'avions
bouleversée, seulement elle aurait bien voulu aussi qu'on accordât la
Sicile aux Bourbons de Naples, et la Sardaigne à la maison de Savoie.
Ainsi le continent de l'Italie eût appartenu aux Bonaparte, auxquels
il eût fourni des apanages, et les deux grandes îles italiennes, la
Sardaigne et la Sicile, seraient devenues l'indemnité des vieilles
familles dépossédées. À ce prix le grand Empire d'Occident tel qu'on
l'avait constitué, eût été accepté par la Russie et surtout par
l'Angleterre. C'était bien le cas de traiter sur de semblables bases,
mais l'orgueil, et une faute d'habileté (genre de faute que Napoléon
commettait rarement) empêchèrent ce prodigieux résultat.

Napoléon ne voulait traiter que séparément avec la Russie et
l'Angleterre, pour mieux leur faire la loi. Elles s'y prêtèrent à un
certain degré, par désir d'avoir la paix. M. d'Oubril négocia d'un
côté, les lords Yarmouth et Lauderdale négocièrent de l'autre, mais en
s'entendant secrètement. Napoléon, en effrayant M. d'Oubril, lui
arracha la signature d'un traité séparé, qui, au lieu de la Sicile,
attribuait aux Bourbons de Naples les Baléares qu'il se proposait
d'obtenir de l'Espagne moyennant échange. Cette signature alarma
l'Angleterre, et c'était le moment ou jamais de terminer avec elle,
pendant qu'elle était effrayée de son isolement. Napoléon crut habile
d'attendre les ratifications russes, se flattant de faire alors de
l'Angleterre ce qu'il voudrait. Mais pendant qu'il attendait, M. Fox
mourut; l'Angleterre obtint que les ratifications russes ne fussent
pas données, et la paix fut ainsi manquée. Le calcul raffiné est
permis, mais à la condition de réussir. Quand il échoue, il vaut à
ceux qui se sont trompés le titre de renards pris au piége.

Cependant la paix n'était pas encore absolument impossible. En ce
moment la fermentation prussienne, que Napoléon avait produite, était
parvenue au comble. Placée entre l'honneur et le Hanovre, la Prusse
était horriblement agitée, et en voulait cruellement à celui qui la
mettait dans cette alternative. De plus il lui arriva coup sur coup
deux nouvelles qui la poussèrent au désespoir. D'une part elle crut
découvrir que la France décourageait secrètement les princes allemands
du Nord de se confédérer avec elle, ce qui était vrai dans une
certaine mesure, et ce que l'électeur de Hesse lui exagéra jusqu'à la
calomnie; d'autre part elle apprit que pour avoir la paix maritime,
Napoléon était prêt à rendre le Hanovre à la maison royale
d'Angleterre. Il ne l'avait pas dit, mais laissé entendre, et en effet
son intention était de s'adresser à la Prusse, de lui restituer
Anspach et Berg, et de lui reprendre le Hanovre, en lui déclarant
franchement que la paix du monde était à ce prix. Mais il avait eu le
tort de différer cette franche ouverture. La Prusse se considéra comme
jouée, bafouée, traitée en puissance de troisième ordre, et passa de
l'agitation à la fureur. Napoléon la laissa dire et faire, ne crut pas
de sa dignité de lui donner des explications qui auraient pu être
parfaitement satisfaisantes, et comme elle montrait son épée, lui
montra la sienne. Il était importuné d'entendre parler sans cesse des
soldats du grand Frédéric qu'il n'avait pas vaincus, et la guerre de
Prusse s'ensuivit. Naturellement l'Angleterre et la Russie furent de
la partie, et la paix générale sur terre et sur mer que Napoléon
aurait pu obtenir avec la reconnaissance de son titre impérial et de
son immense empire, fut ajournée jusqu'à de nouveaux prodiges.

Le génie de Napoléon et la valeur de son armée étaient à leur apogée.
En un mois il n'y eut plus ni armée ni monarchie prussiennes, et à
l'aspect de la mer du Nord ses soldats s'écrièrent spontanément:
_Vive l'Empereur d'Occident_[28]! Leur enthousiasme avait deviné son
ambition. Il en conçut une joie profonde, sans avouer du reste la
passion secrète qu'il nourrissait pour ce beau titre. Les Russes
s'étaient avancés au secours des Prussiens. Napoléon courut à eux, les
rejeta au delà de la Vistule, et trouvant sur son chemin la Pologne,
songea à la relever, sans se demander si on peut ressusciter les États
plus facilement que les individus. Il était animé contre les Russes,
et ne songeait qu'à leur causer les plus grands déplaisirs et les plus
grands dommages. Il livra à Czarnowo, à Pultusk, de sanglantes
batailles, fit à Eylau une première expérience de ce climat du Nord et
de ce désespoir des peuples, devant lesquels il devait succomber plus
tard, et, pendant un hiver passé sur la neige, opéra des prodiges
d'habileté et d'énergie. Enfin le printemps venu, il livra et gagna la
bataille de Friedland, la plus belle peut-être de tous les siècles par
la promptitude et la profondeur des combinaisons, par la grandeur des
conséquences. Alexandre tomba à ses pieds comme avaient fait François
II et Frédéric-Guillaume, et le grand conquérant des temps modernes
s'arrêta, car il avait senti à cette distance la terre manquer sous
ses pas. Seul aux extrémités du continent, entouré d'États détruits,
éprouvant pourtant le besoin de s'appuyer sur un allié quel qu'il fût,
Napoléon imagina de s'appuyer sur son jeune ennemi vaincu. En effet
l'alliance autrichienne, toujours impossible à cette époque, l'était
devenue davantage depuis les rigueurs qui avaient suivi Austerlitz;
l'alliance prussienne avait été manquée, et il ne restait plus que
l'alliance russe. Mobile par défaut de principes arrêtés, en présence
d'un prince mobile par nature, Napoléon passa brusquement d'une
politique à l'autre, en entraînant son jeune émule à sa suite. Il
conçut alors le système de deux grands empires, un d'Occident qui
serait le sien, un d'Orient qui serait celui d'Alexandre, le sien bien
entendu devant dominer l'autre, lesquels décideraient de tout dans le
monde. Il eut une entrevue sur le radeau de Tilsit avec le czar, le
releva de sa chute, le flatta, l'enivra, et sortit de ce célèbre
radeau avec l'alliance russe. Pourtant il eût fallu s'expliquer, et
l'alliance devant reposer sur des complaisances réciproques,
déterminer l'étendue de ces complaisances. Napoléon était pressé,
Alexandre séduit, on s'embrassa, on se promit tout, mais on ne
s'expliqua sur rien. Alexandre laissa voir le dessein de prendre la
Finlande, à quoi Napoléon consentit, ayant de nombreuses raisons d'en
vouloir à la Suède. De plus Alexandre laissa percer tous les désirs
d'un jeune homme à l'égard de l'Orient. Au mot de Constantinople
Napoléon bondit, puis se contint, et permit à son nouvel allié tous
les rêves qu'il lui plut de concevoir. C'est sur de telles bases que
dut reposer l'union des deux empires. On signa le traité de Tilsit.
Napoléon enleva à la Prusse une moitié de ses États, et lui rendit
l'autre moitié à la prière d'Alexandre. D'une partie des États
prussiens et de quelques sacrifices demandés à Alexandre, Napoléon
composa le grand-duché de Varsovie, fantôme agitateur pour les
Polonais, alarmant pour les anciens copartageants, lequel fut donné au
roi de Saxe. Avec le surplus des dépouilles prussiennes, et avec
l'électorat de Hesse, Napoléon composa le royaume de Westphalie,
destiné à son frère Jérôme. La Saxe, agrandie du grand-duché, et le
nouveau royaume de Westphalie, durent faire partie de la Confédération
du Rhin, qui s'étendit ainsi jusqu'à la Vistule. On ne pouvait certes
accumuler plus de contre-sens. Une Allemagne sous un empereur
français, comprenant un royaume français, celui de Westphalie, un
duché français, celui de Berg (conféré à Murat), comprenant la Saxe
agrandie sans l'avoir voulu, et la Pologne à moitié restaurée, ne
comprenant ni la Prusse à demi détruite, ni l'Autriche que l'extension
promise à la Russie sur le Danube achevait de désoler; aux deux
extrémités de cette Allemagne si peu allemande deux empereurs, l'un de
Russie, l'autre de France, se promettant une amitié inviolable pourvu
que chacun des deux laissât faire à l'autre ce qui lui plairait, et se
gardant bien de s'expliquer de peur de n'être pas d'accord, l'un
notamment rêvant d'aller à Constantinople où son allié ne voulait pas
le laisser aller, l'autre ayant commencé une Pologne que son allié ne
voulait pas lui laisser achever; enfin, en dehors de ce chaos,
l'Angleterre se promenant autour des deux empires alliés avec cent
vaisseaux et deux cents frégates, l'Angleterre implacable, résolue de
hâter la ruine de cet extravagant édifice, tel fut le système dit de
Tilsit, imaginé au lendemain de l'immortelle victoire de Friedland.
Quel fruit politique d'un si beau triomphe militaire!

          [Note 28: Les lecteurs de cette histoire se souviennent sans
          doute qu'à l'époque de la capitulation de Prenzlow les
          soldats de Lannes poussèrent ce cri à la vue de la mer du
          Nord, et que Lannes l'écrivit à Napoléon qui ne répondit
          rien.]

Assurément, si au milieu du torrent qui l'entraînait, Napoléon avait
été capable de s'arrêter et de réfléchir, il aurait pu après
Friedland, encore mieux qu'après Austerlitz, revenir d'un seul coup à
la belle politique du Consulat, complétée, consolidée, et n'ayant
qu'un inconvénient, celui d'être trop agrandie. Le continent, qu'on
pouvait regarder déjà comme vaincu à Austerlitz, l'était
définitivement et sans appel après Friedland. L'armée du grand
Frédéric, toujours citée pour piquer l'orgueil du vainqueur de Marengo
et d'Austerlitz, n'était plus. Les distances qui protégeaient la
Russie, comme le détroit de Calais protégeait l'Angleterre, avaient
été surmontées. Il ne restait nulle part une résistance imaginable sur
le continent. De la hauteur de sa toute-puissance Napoléon pouvait
relever la Prusse comme si elle n'avait pas été vaincue, en lui
rendant la totalité de ses États moins le Hanovre consacré à payer la
paix maritime. À ce prix il eût conquis tous les coeurs prussiens,
même celui de la reine, même celui de Blucher, et la Prusse eût été
dès lors une solide alliée, car, après la leçon d'Iéna, après l'acte
de générosité qui l'aurait suivie, il n'y avait pas une suggestion
anglaise, russe ou autrichienne, qui pût pénétrer dans ses oreilles ou
dans son coeur. Napoléon, dans cette hypothèse, n'aurait rien demandé
à Alexandre, si ce n'est de souffrir pour punition de sa défaite que
les provinces danubiennes passassent à l'Autriche. Celle-ci,
dédommagée, eût été à demi calmée. Enfin, s'il avait voulu pousser la
sagesse au comble, Napoléon aurait pu reconstituer l'Allemagne, en la
confédérant autour de la Prusse et de l'Autriche, habilement balancées
l'une par l'autre, et, à défaut de ce grand effort de raison, il
aurait pu, en conservant la ridicule Confédération du Rhin, ne pas
faire de nouvelles victimes parmi les princes allemands, pardonner par
exemple à l'électeur de Hesse, et permettre à la Prusse de confédérer
l'Allemagne du Nord autour d'elle. À cette condition Napoléon eût été
le vrai maître du continent, et l'Angleterre, définitivement isolée,
lui eût demandé la paix à tout prix. Mais, nous le reconnaissons,
c'est là un rêve! On ne s'arrête pas au milieu de tels entraînements!
Napoléon emporté au gré des événements et de ses passions, renversant
un État après l'autre, prenant, rejetant successivement les alliances,
alla jusqu'au bord du Niémen ramasser l'alliance russe dans les boues
de la Pologne, et revint la tête ivre d'orgueil, d'ambition, de
gloire, laissant derrière lui la Prusse, l'Allemagne, l'Autriche
désespérées, et croyant leur imposer par l'alliance de la Russie à
laquelle il préparait une Pologne, et à laquelle il ne voulait donner
ni Constantinople, ni même Bucharest et Yassy! Si on nous demande
comment, avec un si grand génie guerrier et même politique, on arrive
à commettre de telles erreurs, nous demanderons comment avec tant de
talents et de sentiments généreux, la Révolution française en arriva
aux folies sanguinaires de 1793, et nous dirons que c'est en mettant
la raison de côté pour se livrer aux passions. Seulement il y aura
pour Napoléon une excuse de moins, car un homme devrait être plus
facile à contenir que la multitude. Malheureusement, l'exemple le
prouve, un homme entraîné par l'orgueil, l'ambition, le sentiment de
la victoire, ne sait guère plus se dominer que la multitude elle-même.

Au retour de Tilsit on joua une comédie dont on était convenu. La
Russie, la Prusse et l'Autriche contraintes, s'unirent à la France
pour déclarer à l'Angleterre que si elle n'écoutait pas la voix de ses
anciens alliés, et refusait la paix, on lui ferait une guerre générale
et acharnée, et surtout une guerre commerciale par la clôture des
ports du continent. Et certainement, si on lui avait adressé une telle
déclaration au nom de la Prusse rétablie par la générosité de
Napoléon, de l'Autriche consolée par sa politique, et de la Russie
dégoûtée par des défaites répétées de guerroyer pour autrui,
l'Angleterre se serait rendue. Mais elle se rit d'une déclaration
arrachée aux uns par la force, aux autres par une combinaison
éphémère, et brava fièrement les menaces de cette prétendue coalition
européenne. Toutefois le blocus continental commença. L'Angleterre
avait frappé le continent d'interdit; Napoléon à son tour frappa la
mer d'interdit, en fermant tous les ports européens, soit à
l'Angleterre, soit à ceux qui se seraient soumis à ses lois maritimes.
De tout ce qu'il avait imaginé dans cette campagne, c'était ce qu'il y
avait de plus sérieux et de plus efficace. Cet interdit maintenu
quelques années, l'Angleterre aurait été probablement amenée à céder.
Malheureusement le blocus continental devait ajouter à l'exaspération
des peuples obligés de se plier aux exigences de notre politique, et
Napoléon allait lui-même préparer à l'Angleterre un immense
dédommagement en lui livrant les colonies espagnoles.

L'une des causes qui avaient précipité la résolution de Napoléon à
Tilsit, c'était l'Espagne. Le trône de Philippe V était resté aux
Bourbons. Il était naturel que dans l'élan de son ambition, Napoléon
songeât à se l'approprier. C'était le plus beau des trônes après celui
de France à faire entrer dans les mains des Bonaparte, et le
complément le plus indiqué de l'empire d'Occident. Ce grand empire,
suzerain de Naples, de l'Italie, de la Suisse, de l'Allemagne, de la
Hollande, devenant encore suzerain de l'Espagne, n'avait plus rien à
désirer que la soumission des peuples à ce gigantesque édifice. Mais
le prétexte pour une telle annexion n'était pas facile à trouver. Au
nombre des bassesses qui déshonoraient alors la famille d'Espagne, on
pouvait compter sa docilité envers Napoléon. Le bon Charles IV avait
pour le héros du siècle une admiration, un dévouement sans bornes. La
nation elle-même, enthousiaste du Premier Consul devenu empereur,
semblait demander ses conseils pour les suivre. Comment à de telles
gens répondre par la guerre? De plus il y avait en Espagne un peuple
ardent, fier, neuf, et capable d'une résistance imprévue, qui pourrait
bien n'être pas aisée à dompter. Sous l'impuissance apparente de la
cour d'Espagne se cachaient donc des difficultés graves. Peut-être en
sachant attendre, on eût trouve la solution dans la corruption même
de la cour d'Aranjuez. Un roi honnête, mais d'une faiblesse, d'une
incapacité extrêmes, et telles qu'on les voit seulement à l'extinction
des races, une reine impudique, un favori effronté déshonorant son
maître, un mauvais fils voulant profiter de ces désordres pour hâter
l'ouverture de la succession, et une nation indignée prête à tout pour
se délivrer de ce spectacle odieux, offraient des chances à un voisin
ambitieux et tout-puissant. Il était possible que la cour d'Espagne
s'abîmât dans sa propre corruption, et demandât un roi à Napoléon.
Déjà on lui avait demandé une reine pour être l'épouse de Ferdinand,
et ce moyen moins direct de rattacher l'Espagne au grand Empire avait
été mis à sa disposition. Mais Napoléon ne voulait rien d'indirect ni
de différé. Il voulait tout entière et tout de suite la couronne
d'Espagne. Il imagina une série de moyens qui aboutirent à une révolte
universelle.

Il avait déjà envahi le Portugal sous prétexte de le fermer à
l'Angleterre, et la famille de Bragance avait fui au Brésil. Ce fut
pour lui un trait de lumière. Il imagina en accumulant les troupes sur
la route de Lisbonne, avec tendance à prendre la route de Madrid,
d'effrayer les Bourbons, de les faire fuir, et puis de les arrêter à
Cadix. Grâce à cette machination la cour d'Espagne allait s'enfuir, et
le complot réussir, quand le peuple espagnol indigné courut à
Aranjuez, empêcha le départ, faillit égorger Godoy, et proclama
Ferdinand VII qui accepta la couronne arrachée à son père. Napoléon
dans cet acte dénaturé trouvant un nouveau thème, en place de celui
que le peuple d'Aranjuez venait de lui enlever, attira le père et le
fils à Bayonne, et les mit aux prises. Le père leva sa canne pour
battre son fils devant Napoléon, qui poussa des cris d'indignation,
prétendit qu'on lui avait manqué de respect, fit abdiquer le père pour
incapacité, le fils pour indignité, et en présence de l'Europe
révoltée de ce spectacle, de l'Espagne confondue et furieuse, osa
mettre la couronne de Philippe V sur la tête de son frère Joseph, et
transporta celle de Naples sur la tête faible et ambitieuse du pauvre
Murat. Ainsi commença cette fatale guerre d'Espagne, qui consuma
pendant six ans entiers les plus belles armées de la France, et
prépara aux Anglais un champ de bataille inexpugnable.

Cette dernière faute commise, les conséquences se précipitèrent.
Napoléon avait cru que quatre-vingt mille conscrits avec quelques
officiers tirés des dépôts suffiraient pour mettre à la raison les
Espagnols. Mais sous un tel climat, en présence d'une insurrection
populaire qu'on ne pouvait pas vaincre avec des masses habilement
maniées, et qu'on ne pouvait soumettre qu'avec des combats opiniâtres
et quotidiens, ce n'étaient pas des conscrits qu'il aurait fallu.
Baylen fut la première punition d'une grave erreur militaire et d'un
coupable attentat politique. Ce premier acte de résistance au grand
Empire émut l'Europe, et rendit l'espérance à des coeurs que la haine
dévorait. Napoléon frappé du mouvement qui s'était manifesté dans les
esprits depuis Séville jusqu'à Koenigsberg, appela son allié Alexandre
à Erfurt pour s'entendre avec lui, et fut obligé alors de sortir du
vague de ses promesses magnifiques. Il en sortit en accordant les
provinces danubiennes. C'était trop, mille fois trop, car c'était
mettre les Russes aux portes de Constantinople. Alexandre, qui avait
rêvé Constantinople, feignit d'être satisfait, parce qu'il voulait
achever la conquête de la Finlande, et qu'il trouvait bon de prendre
au moins les bords du Danube en attendant mieux. Napoléon et lui se
quittèrent en s'embrassant, en se promettant de devenir beaux-frères,
mais à moitié désenchantés de leur menteuse alliance. Rassuré par
l'entrevue d'Erfurt, Napoléon mena en Espagne ses meilleures armées,
celles devant lesquelles le continent avait succombé. C'était le
moment attendu par l'Autriche et par tous les ressentiments allemands.
Alors eut lieu une nouvelle levée de boucliers européenne, celle de
1809. Napoléon, après avoir chassé devant lui, mais non dompté les
Espagnols qui fuyaient sans cesse, allait détruire l'armée anglaise de
Moore qui ne savait pas fuir aussi vite, quand l'Autriche en passant
l'Inn le rappela au nord. Il quitta Valladolid à franc étrier, en
promettant que dans trois mois il n'y aurait plus d'Autriche, vola
comme l'éclair à Paris, de Paris à Ratisbonne, et avec un tiers de
vieux soldats restés sur le Danube, et deux tiers de conscrits levés à
la hâte, opéra des prodiges à Ratisbonne, entra encore en vainqueur à
Vienne, et contint toutes les insurrections allemandes prêtes à
éclater.

Pourtant à la manière dont la victoire fut disputée à Essling d'abord,
à Wagram ensuite, au frémissement de l'Allemagne et de l'Europe,
Napoléon sentit quelques lueurs de vérité pénétrer dans son âme. Il
comprit que le monde avait besoin de repos, et que s'il ne lui en
donnait pas, il s'exposerait à un soulèvement général des peuples. Il
prit donc certaines résolutions qui étaient le résultat de cette
sagesse passagère. Il projeta de retirer ses troupes de l'Allemagne
(des territoires du moins qui ne lui appartenaient pas), afin de
diminuer l'exaspération générale; il résolut de terminer, en y mettant
de la suite, les affaires d'Espagne qui offraient à l'Angleterre un
prétexte et un moyen de perpétuer la guerre; il s'occupa de
contraindre cette puissance à céder par l'interdiction absolue du
commerce, et systématisa dans cette vue le blocus continental. Enfin
il songea à se remarier, comme si en s'assurant des héritiers il avait
assuré l'héritage, comme si la félicité impériale avait dû être la
félicité des peuples!

Pourtant, si ces résolutions prises sous une sage inspiration eussent
été sérieusement exécutées, il est possible que l'ordre de choses
exorbitant que Napoléon prétendait établir, eût acquis de la
consistance, peut-être même de la durée, du moins en tout ce qui ne
contrariait pas invinciblement les sentiments et les intérêts des
peuples. S'il eût réellement évacué l'Allemagne, employé en Espagne
des moyens proportionnés à la difficulté de l'oeuvre, et persévéré
sans violence dans le blocus continental, il aurait probablement
obtenu la paix maritime, ce qui eût fait cesser les principales
souffrances des populations européennes, supprimé une grave cause de
collision avec les États soumis au blocus continental, et enfin s'il
eût couronné le tout d'un mariage qui eût été une véritable alliance,
il aurait vraisemblablement consolidé un état de choses excessif, et
l'eût perpétué dans ce qu'il n'avait pas d'absolument impossible. Mais
le caractère, les habitudes prises conduisirent bientôt Napoléon à des
résultats diamétralement contraires à ses velléités passagèrement
pacifiques. Ainsi, en évacuant quelques parties de l'Allemagne, il
accumula ses troupes de Brême à Hambourg, de Hambourg à Dantzig, sous
le prétexte du blocus continental. Il fit mieux: pour plus de
simplicité, il réunit à l'Empire la Hollande, Brême, Hambourg, Lubeck,
et le duché d'Oldenbourg qui appartenait à la famille impériale russe.
En même temps il réunit la Toscane et Rome à l'Empire. Le Pape lui
avait résisté, il le fit enlever, conduire à Savone, puis à
Fontainebleau, où il le détint respectueusement. Il fit exécuter
depuis Séville jusqu'à Dantzig des saisies de marchandises, qui sans
ajouter beaucoup à l'efficacité du blocus continental, ajoutèrent
cruellement à l'irritation des peuples contre ce système. Tandis qu'il
était si rigoureux dans l'exécution du blocus, surtout à l'égard de
ceux que le blocus n'intéressait point, il y commettait lui-même les
plus étranges infractions en permettant au commerce français de
trafiquer avec l'Angleterre au moyen des licences, ce qui donnait au
système un aspect intolérable, car la France semblait ne pas vouloir
endurer les peines d'un régime imaginé pour elle seule. Quant à
l'Espagne, dont il importait tant de terminer la guerre, Napoléon,
s'abusant sur la difficulté, eut le tort ou de n'y pas envoyer des
forces plus considérables, ou de n'y pas aller lui-même, car sa
présence eût au moins permis de faire concourir les forces existantes
à un résultat décisif. La guerre d'Espagne s'éternisa, aux dépens de
l'armée française qui s'y épuisait, à la plus grande gloire des
Anglais qui paraissaient seuls tenir le grand Empire en échec. Enfin,
le mariage de Napoléon, qui aurait pu être comme un signal de paix,
comme une espérance de repos pour l'Europe épuisée, au lieu de
procurer une solide alliance, fut au contraire une occasion de rompre
l'alliance russe, sur laquelle on avait fait reposer toute la
politique impériale depuis Tilsit. C'était une princesse russe que
Napoléon devait épouser, d'après ce qu'on s'était promis à Erfurt.
Mais Alexandre qui, en se jetant dans notre alliance, s'y était jeté
tout seul, car sa cour, sa nation, moins mobiles et moins rusées que
lui, ne voyaient pas que s'il était inconséquent, il gagnait à son
inconséquence la Finlande et la Bessarabie, Alexandre, pour disposer
de sa soeur, avait besoin de quelques ménagements envers sa mère, et
dès lors de quelques délais. Napoléon ne souffrant pas qu'on le fît
attendre, abandonna brusquement cette négociation à peine commencée,
et sans prendre la peine de se dégager, épousa une princesse
autrichienne. L'Autriche s'était hâtée de la lui offrir, moins pour
former des liens avec la France, que pour rompre les liens de la
France avec la Russie, et il l'avait acceptée, parce qu'on lui avait
fait attendre la princesse russe, parce que la princesse autrichienne
était de plus noble extraction, parce qu'elle lui procurait un mariage
comme les Bourbons en contractaient jadis. À partir de ce jour
l'alliance avec la Russie, alliance fausse, mensongère, mais
spécieuse, et par cela momentanément utile, était brisée. Napoléon
était seul dans le monde avec son orgueil et son armée, armée
admirable mais éparpillée de Cadix à Kowno.

Ainsi le résultat de ses vues pacifiques à la suite de Wagram était
celui-ci: Réunion à l'Empire de la Hollande, des villes anséatiques,
du duché d'Oldenbourg, de la Toscane, de Rome; captivité du Pape;
rigueurs intolérables et infractions inexplicables dans l'exécution du
blocus continental; prolongation indéfinie de la guerre d'Espagne;
rupture de l'alliance russe, sans avoir acquis l'alliance de la cour
d'Autriche, avec laquelle on avait contracté un mariage de vanité!

Telle était la situation de Napoléon en 1811, après douze années d'un
règne absolu, soit comme Premier Consul, soit comme Empereur. Il
fallait une solution. Se lassant de la chercher dans la Péninsule,
depuis que Masséna avait été arrêté devant les lignes de
Torrès-Védras, Napoléon s'occupa de la trouver ailleurs. L'Autriche,
la Prusse, profondément soumises en apparence, le coeur ulcéré mais la
tête basse, ne proféraient pas une parole qui ne fût une parole de
déférence, et faisaient entendre tout au plus une prière si elles
avaient quelque intérêt trop souffrant à défendre. La Russie, un peu
moins humble, osait seule discuter avec le maître du continent, mais
du ton le plus doux. On voyait qu'elle n'avait pas cessé de compter
sur son éloignement géographique, bien qu'à Friedland elle eût senti
qu'à la distance de la Seine au Niémen les coups de Napoléon étaient
encore bien rudes. Elle se plaignait modérément de ce qu'on avait
dépouillé son parent le duc d'Oldenbourg. Elle demandait que par une
convention secrète on la rassurât sur l'avenir réservé au grand-duché
de Varsovie, que Napoléon avait agrandi après Wagram, et qui n'était
rien, ou devait être la Pologne. Enfin, elle résistait à la nouvelle
forme donnée au blocus continental. Elle disait que chacun devait être
libre d'établir chez soi les lois commerciales qu'il jugeait les
meilleures; qu'elle avait promis de fermer les rivages russes au
commerce britannique, et qu'elle tenait parole; qu'il entrait sans
doute quelques bâtiments anglais sous le pavillon américain, mais
qu'ils étaient infiniment peu nombreux, et qu'elle ne pouvait
l'empêcher sans révolter ses peuples. Tout cela, on s'en souvient,
était dit avec une modération infinie, et appuyé de raisonnements
très-solides. Quant à l'outrage fait à la princesse russe, la Russie
se taisait, mais de manière à prouver qu'elle l'avait vivement senti.

Ces objections indignèrent Napoléon. Lui avoir résisté, même sans
bruit, même sans que le monde en sût rien, c'était à ses yeux avoir
donné le signal de la révolte. De ce que quelqu'un, quelque part,
opposait une objection à ses volontés arbitraires, il se tenait pour
bravé. À la colère de l'orgueil se joignit chez lui un calcul. Achever
la guerre d'Espagne en Espagne semblant difficile, et surtout long,
les effets du blocus continental se faisant attendre, l'expédition de
Boulogne étant depuis longtemps abandonnée, il crut qu'il fallait
aller tout terminer sur les bords de la Dwina et du Dniéper. Il se
figura que lorsque de Cadix à Moscou il n'y aurait plus une ombre de
résistance, et que la Russie serait réduite à l'état de la Prusse ou
de l'Autriche, il aurait résolu la question européenne, que
l'Angleterre à bout de constance se rendrait, que l'Empire français
s'étendant de Rome à Amsterdam, d'Amsterdam à Lubeck, serait fondé,
avec les royaumes d'Espagne, de Naples, d'Italie, de Westphalie, pour
royaumes vassaux! Ainsi colère d'orgueil, calcul de finir au Nord ce
qui ne finissait pas au Midi, telles furent les véritables et seules
causes de la guerre de Russie.

Cette funeste entreprise fut tentée avec des moyens formidables, et
commença à Dresde par un spectacle inouï de puissance d'un côté, de
dépendance de l'autre, donné par Napoléon et les souverains du
continent pendant un mois tout entier. Ceux-ci, plus ulcérés et plus
humbles que jamais, se présentèrent devant leur maître l'humilité sur
le front, la haine dans le coeur. Bien que Napoléon, loin d'avoir
perdu de ses facultés comme capitaine, possédât au contraire ce que la
plus grande expérience pouvait ajouter au plus grand génie, cependant
l'art de la guerre lui-même avait perdu quelque chose sous l'influence
de l'immensité et de la précipitation des entreprises. Dans tous les
arts en effet, il arrive souvent qu'on fait mal en faisant trop. Les
conceptions étaient plus vastes sans doute, l'exécution était moins
parfaite. Dans la guerre de Russie notamment, le luxe introduit parmi
nos généraux, les précautions imaginées contre un climat inconnu et
redouté, avaient chargé l'armée d'équipages, embarrassants même à de
faibles distances, accablants à des distances considérables. De plus
le désir de pousser au nombre, l'habitude de tout terminer par un
habile maniement des masses, avaient fait négliger la qualité des
troupes. Un seul corps était resté modèle, celui du maréchal Davout,
et deux cent mille hommes comme les siens eussent gagné la cause que
perdirent les six cent mille transportés au delà du Niémen. Mais,
singulier exemple des progrès de la bassesse sous le despotisme! on en
voulait presque au maréchal Davout d'être demeuré si sévère, si
correct dans la tenue de ses troupes, au milieu de la corruption
générale. Ainsi l'art, parvenu à sa perfection théorique dans les
conceptions de Napoléon, s'était quelque peu corrompu dans la
pratique. La campagne de 1812 présenta l'image d'une expédition à la
manière de Xerxès. Huit jours s'étaient à peine écoulés depuis le
passage du Niémen, que deux cent mille hommes avaient déjà quitté les
drapeaux, et donnaient le spectacle déplorable et contagieux d'une
dissolution d'armée. Peut-être en s'arrêtant Napoléon aurait-il
resserré ses rangs, consolidé sa base d'opération, et réussi à porter
un coup mortel au colosse russe. Mais en présence de l'Europe
attentive, sourdement et profondément haineuse, désirant notre ruine,
il fallait un de ces prodiges sous lesquels Napoléon l'avait
accoutumée à fléchir, comme Austerlitz, Iéna, Friedland. Napoléon
courut après ce prodige jusqu'aux bords de la Moskowa, y trouva un
prodige en effet dans la journée du 7 septembre 1812, mais un prodige
de carnage, et rien de décisif, alla chercher du décisif jusqu'à
Moscou même, y trouva du merveilleux, puis un sacrifice patriotique
effroyable, l'incendie de Moscou, et resta ainsi tout un mois
hésitant, incertain à l'extrémité du monde civilisé. Jamais assurément
il ne montra plus de ténacité, d'esprit de combinaison, que dans les
vingt et quelques jours passés et perdus à Moscou. Mais la constance
épuisée de ses lieutenants manqua aux combinaisons par lesquelles il
voulait sortir de l'abîme où il s'était jeté. Il fallut revenir. Le
climat, la distance, agissant à la fois sur une armée accablée des
fardeaux qu'elle portait avec elle, et qui comptait dans ses rangs
trop d'étrangers, trop de jeunes gens, cette armée tomba en
dissolution au milieu de l'immensité glacée de la Russie. Au début de
la retraite Napoléon eut quelques jours de stupéfaction qui donnèrent
à son caractère une apparence de défaillance, mais ce furent quelques
jours perdus à contempler, à reconnaître son prodigieux changement de
fortune. À la Bérézina son caractère reparut tout entier, et il ne
faillit plus même à Waterloo. Ceux qui accusent ici le génie militaire
de Napoléon commettent une erreur de jugement. Ce n'est pas au génie
militaire de Napoléon qu'il faut s'en prendre, mais à cette volonté
délirante, impatiente de tous les obstacles, qui des hommes voulant
s'étendre à la nature, trouva dans la nature la résistance qu'elle ne
trouvait plus dans les hommes, et succomba sous les éléments
déchaînés. Ce n'est donc pas le militaire qui eut tort et fut puni par
le résultat, c'est le despote à la façon des despotes d'Asie. Avec
moins d'esprit qu'il n'en avait, et dans un autre siècle, Napoléon
aurait peut-être comme Xerxès fait fouetter la mer pour lui avoir
désobéi. Pourtant on vit bien quelque chose qui rappelait cette
extravagance, car pendant plusieurs mois ce fut un déchaînement inouï
de ses écrivains contre le climat de la Russie, seule cause,
affirmaient-ils, de tous nos malheurs. Ainsi la forme des choses
change, mais la folie humaine persiste!

Napoléon désertant son armée, disent ses détracteurs, la quittant sans
pitié, dira l'impartiale histoire, afin d'aller en préparer une autre,
traversa l'Allemagne en secret, l'Allemagne plus stupéfaite que lui,
et ayant besoin elle aussi de se reconnaître pour croire à son
changement de fortune. Il eut le temps d'échapper et de ressaisir à
Paris les rênes de l'Empire. La France consternée lui fournit avec un
empressement où il n'entrait aucune indulgence pour ses erreurs, de
quoi venger et relever nos armes. Il employa ces dernières ressources
avec un génie militaire éprouvé et agrandi par le malheur. L'Allemagne
soulevée avait tendu les mains à la Russie, et à l'union de l'Europe
contre nous il ne manquait que l'Autriche. De la conduite qu'on
tiendrait envers cette puissance allait dépendre le salut ou la ruine
de la France. L'Autriche prit tout à coup une attitude aussi honorable
qu'habile, à laquelle on n'avait pas même droit de s'attendre, et
qu'on dut uniquement au ministre négociateur du mariage de
Marie-Louise, lequel cherchait à ménager convenablement la transition
de l'alliance à la guerre. Entre les peuples de l'Europe voulant que
tous les opprimés s'unissent contre le commun oppresseur, et la France
invoquant les liens du sang, l'Autriche se posa hardiment et
franchement en arbitre. Elle demandait certes bien peu de chose, elle
demandait qu'on renonçât à cette Allemagne française qualifiée de
Confédération du Rhin, qu'on rendît à l'Allemagne ses ports
indispensables, Lubeck, Hambourg, Brême, qu'on lui rendît à elle-même
Trieste, qu'enfin on renonçât à cette fausse Pologne appelée
grand-duché de Varsovie. À ce prix elle nous laissait la Westphalie,
la Lombardie et Naples à titre de royaumes vassaux, la Hollande, le
Piémont, la Toscane, les États romains constitués en départements
français, et ne parlait pas de l'Espagne. Elle nous concédait donc
deux fois plus que nous ne devions désirer, et deux fois plus que le
fils de Napoléon n'aurait pu garder. Napoléon ne voulant pas croire
que l'Autriche osât sérieusement se constituer arbitre entre lui et
l'Europe, se flattant, depuis que la guerre s'était rapprochée du
Rhin, de la soutenir victorieusement, se hâta pendant qu'on négociait
de gagner deux batailles, celles de Lutzen et de Bautzen, où, sans
cavalerie et avec une infanterie composée d'enfants, il battit les
meilleures troupes de l'Europe; puis traitant l'Autriche en
subalterne, ne tenant aucun compte de ses avis, même de ses prières,
convaincu qu'il referait sa grandeur sans elle, malgré elle, il rompit
l'armistice de Dresde, et recommença cette funeste lutte avec l'Europe
entière, qu'il ouvrit par une des plus belles victoires de son règne,
celle de Dresde, lutte dont il serait peut-être sorti victorieux s'il
se fût borné à défendre la ligne de l'Elbe de Koenigstein à
Magdebourg. Mais dans la téméraire espérance de refaire d'un seul
coup et tout entière son ancienne grandeur, il voulut étendre sa
gauche jusqu'à Berlin, sa droite jusqu'aux environs de Breslau, afin
d'intercepter les secours qu'on aurait pu envoyer de Prague à Berlin,
et tandis que de sa personne il restait victorieux sur l'Elbe, il fut
vaincu dans la personne de ses lieutenants, tant sur la route de
Breslau que sur celle de Berlin, fut alors obligé de se concentrer, se
concentra trop tard, perdit la ligne de l'Elbe, essaya de la
reconquérir à Leipzig, et là, dans la plus grande action guerrière des
siècles, lutta trois jours consécutifs sans perdre son champ de
bataille. Mais réduit à battre en retraite, il fut atteint par un
accident funeste, l'explosion du pont de Leipzig, accident fortuit en
apparence, en réalité inévitable, car il résultait des proportions
exorbitantes que Napoléon avait données à toutes choses. Il y perdit
une partie de son armée, et ce déplorable accident lui valut, de la
Saale au Rhin, une seconde retraite, moins longue mais presque aussi
triste que celle de Russie. Le typhus acheva sur le Rhin cette armée
que la France lui avait fournie pour réparer le désastre de 1812.

Une fois sur le Rhin, l'Autriche persistant dans sa prudence, fit
offrir à Napoléon la paix aux conditions du traité de Lunéville,
c'est-à-dire la France avec ses frontières naturelles. Il ne la refusa
point, mais il exprima son acceptation avec une ambiguïté de langage
qui tenait à la fois à l'orgueil et à la crainte de s'affaiblir par
trop d'empressement à traiter: nouvelle faute qui, cette fois, était
la suite presque inévitable des fautes antérieures. Mais l'Europe,
qui avait tremblé à l'idée d'envahir la France, apprit bientôt en
approchant combien Napoléon s'était aliéné les esprits; elle profita
dès lors de l'ambiguïté de l'acceptation pour retirer ses offres, et
marcha droit sur Paris. Napoléon, qui croyait avoir le temps de réunir
des forces suffisantes, et se regardait comme invincible en deçà du
Rhin, n'eut que les tristes restes de Leipzig pour tenir tête à
l'Europe, c'est-à-dire 60 à 70 mille hommes, les uns épuisés, les
autres enfants, contre 300 mille soldats aguerris. En ce moment on lui
proposa encore la paix, mais avec la France de 1790. Ayant pour la
première fois raison contre ses conseillers, au lieu du fol orgueil
d'un conquérant asiatique déployant le noble orgueil du citoyen,
comprenant que la France de 1790 serait mieux placée dans les mains
des Bourbons que dans les siennes, il refusa les conditions de
Châtillon, et n'ayant que des débris lutta jusqu'au dernier jour avec
une énergie indomptable.

L'histoire, on peut le dire, ne présente pas deux fois le spectacle
extraordinaire qu'il offrit pendant ces deux mois de février et mars
1814. En effet ses lieutenants assaillis par toutes les frontières se
retirent en désordre, et arrivent à Châlons consternés. Il accourt,
seul, sans autre renfort que lui-même, les rassure, les ranime, rend
la confiance à ses soldats démoralisés, se précipite au-devant de
l'invasion à Brienne, à la Rothière, s'y bat dans la proportion d'un
contre quatre, et même contre cinq, étonne l'ennemi par la violence de
ses coups, parvient ainsi à l'arrêter, profite alors de quelques jours
de répit, conquis à la pointe de l'épée, pour munir de forces
indispensables la Marne, l'Aube, la Seine, l'Yonne, conserve au
centre une force suffisante pour courir au point le plus menacé, et
là, comme le tigre à l'affût, attend une chance qu'il a entrevue dans
les profondeurs de son génie, c'est que l'ennemi se divise entre les
rivières qui coulent vers Paris. Cette prévision se trouvant
justifiée, il court à Blucher séparé de Schwarzenberg, l'accable en
quatre jours, revient ensuite sur Schwarzenberg séparé de Blucher, le
met en fuite, le ramène des portes de Paris à celles de Troyes, voit
alors l'ennemi lui offrir une dernière fois la paix, c'est-à-dire la
couronne, refuse l'offre parce qu'elle ne comprend pas les limites
naturelles, court de nouveau sur Blucher, l'enferme entre la Marne et
l'Aisne, va le détruire pour jamais, et relever miraculeusement sa
fortune, quand Soissons ouvre ses portes! Nullement troublé par ce
changement soudain de fortune, il lutte à Craonne, à Laon, avec une
ténacité indomptable, est près de ressaisir la victoire que Marmont
lui fait perdre par une faute, se retire à demi vaincu sans être
ébranlé, ne désespère pas encore, bien que la manoeuvre de courir de
Blucher à Schwarzenberg ne soit plus possible, parce qu'elle est trop
prévue, parce qu'il n'a pas vaincu Blucher, parce qu'enfin on est trop
près les uns des autres! Toujours inépuisable en ressources, il
imagine alors de se porter sur les places pour y rallier les garnisons
et s'établir sur les derrières de l'ennemi avec cent mille hommes.
Avant d'exécuter cette marche audacieuse, il donne à Arcis-sur-Aube un
coup dans le flanc de Schwarzenberg afin de l'attirer à lui, court
ensuite vers Nancy, lorsque l'ennemi se décidant à marcher sur Paris,
parvient à en forcer les portes. Napoléon y revient en toute hâte,
trouve l'ennemi dispersé sur les deux rives de la Seine, s'apprête à
l'accabler, quand ses lieutenants lui arrachent son épée, le punissant
ainsi trop tard d'en avoir abusé, et lui, l'homme des guerres
heureuses, termine sa carrière après avoir déployé toutes les
ressources du caractère et du génie dans une guerre désespérée, où il
ajoute à l'éclat, à l'audace, à la fécondité de ses premières
campagnes, une qualité qu'il lui restait à déployer, et qu'il déploie
jusqu'au prodige, la constance inébranlable dans le malheur!

Telle fut la carrière de Napoléon de son commencement à sa fin. Nous
l'avons résumée en quelques pages pour la mieux faire saisir; résumons
ce résumé pour en tirer les leçons profondes qu'il contient.

Au milieu de la France épuisée de sang, révoltée du spectacle auquel
elle avait assisté pendant dix années, le général Bonaparte s'empara
de la dictature au 18 brumaire, et ce ne fut là, quoi qu'on en dise,
ni une faute ni un attentat. La dictature n'était pas alors une
invention de la servilité, mais une nécessité sociale. La liberté,
pour qu'elle soit possible, exige que, gouvernements, partis,
individus, se laissent tout dire avec une patience inaltérable. C'est
à peine s'ils en sont capables lorsque n'ayant rien de sérieux à se
reprocher, ils n'ont à s'adresser que des calomnies. Mais lorsque les
hommes du temps pouvaient justement s'accuser d'avoir tué, spolié,
trahi, pactisé avec l'ennemi extérieur, les imaginer en face les uns
des autres, discutant paisiblement les affaires publiques, est une
pure illusion. Ce n'est donc pas d'avoir pris la dictature qu'il faut
demander compte au général Bonaparte, mais d'en avoir usé comme il le
fit de 1800 à 1814.

Lorsqu'en présence des affreux désordres d'une longue révolution, son
génie, sensé autant qu'il était grand, s'appliquait à réparer les
fautes d'autrui, il ne laissa rien à désirer. Il avait trouvé les
Français acharnés les uns contre les autres, et il pacifia la Vendée,
rappela les émigrés, leur rendit même une partie de leurs biens. Il
avait trouvé le schisme établi et troublant toutes les âmes: il n'eut
pas la prétention de le faire cesser avec son épée, il s'adressa
respectueusement au chef spirituel de l'univers catholique qu'il avait
rétabli sur son trône, le remplit de sa raison, l'amena à reconnaître
les légitimes résultats de la Révolution française, obtint de lui
notamment la consécration de la vente des biens d'Église, la
déposition de l'ancien clergé et l'institution d'un clergé orthodoxe
et nouveau, l'absolution des prêtres assermentés ou sortis des ordres,
et, après une négociation de près d'une année, chef-d'oeuvre d'adresse
autant que de patience, composa de tous les rapports de l'État avec
l'Église une admirable constitution, la seule de nos constitutions qui
ait duré, le Concordat. La Révolution avait commencé nos lois civiles
sous l'inspiration des passions les plus folles; il les reprit et les
acheva sous l'inspiration du bon sens et de l'expérience des siècles.
Il rétablit les impôts nécessaires, abolis par les complaisants de la
multitude, organisa une comptabilité infaillible, créa une
administration active, forte et probe. Au dehors fier, résolu, mais
contenu, il sut se servir de la force en y joignant la persuasion. En
Suisse, il opéra une seconde pacification de la Vendée, au moyen de
l'acte de médiation, qui en changeant de nom, est resté la
constitution définitive de la Suisse. Il reconstitua l'Allemagne
bouleversée par la guerre en indemnisant les princes dépossédés avec
les biens d'Église, et en rétablissant entre les confédérés un juste
équilibre. Tenant ainsi d'une main équitable et ferme la balance des
intérêts allemands, et la faisant légèrement pencher vers la Prusse
sans révolter l'Autriche, il prépara l'alliance prussienne, seule
possible alors, et en même temps suffisante. Après avoir ainsi au
dedans comme au dehors opéré le bien praticable et désirable, admiré
du monde, adoré de la France, il ne lui restait qu'à s'endormir au
sein de cette gloire si pure, et à permettre au monde fatigué de
s'endormir avec lui.

Vain rêve! cet homme qui avait si bien jugé, si bien réprimé les
passions d'autrui, ne sut pas se contenir dès qu'on eut blessé les
siennes. Des émigrés réfugiés à Londres l'insultèrent: l'Angleterre
les laissa dire parce que d'après ses lois elle ne pouvait les en
empêcher, et de plus elle les écouta parce qu'ils flattaient sa
jalousie. Quel miracle qu'il en fût ainsi, et quelle raison de s'en
étonner, de s'en irriter surtout! Mais ce héros, ce sage, que le monde
admirait, ne se possédait déjà plus. Il demanda vengeance, et ne
l'obtenant pas au gré de sa colère, il outragea l'ambassadeur de la
Grande-Bretagne. Tandis qu'il n'aurait fallu que patienter quelques
jours pour que l'Angleterre évacuât Malte, il rompit la paix d'Amiens,
et mit ainsi Malte pour jamais dans les mains britanniques. Les
émigrés qui l'avaient injurié conspirèrent contre sa vie, ayant
malheureusement des princes pour confidents ou pour complices. Dans
l'impuissance d'atteindre les uns et les autres, il alla sur le
territoire neutre saisir un prince qui peut-être n'ignorait pas ces
complots, mais qui n'y avait point trempé, et il le fit fusiller
impitoyablement. L'Europe révoltée de cette violation de territoire
réclama; il insulta l'Europe. Hélas! dans son âme bouleversée les
passions avaient vaincu la raison, et les révolutions de cette âme
puissante devenant celles du monde, la politique forte et contenue du
Consulat fit place à la politique aveugle et désordonnée de l'Empire.
Ce fut la première des grandes fautes du Premier Consul, et la plus
décisive, car elle devint la source de toutes les autres.

Aux prises avec la Grande-Bretagne, le Premier Consul voulut la saisir
corps à corps en traversant le détroit. Mais pour passer la mer avec
sécurité il aurait fallu apaiser le continent, et il prit Gênes! Alors
le continent éclata, et la guerre de maritime devint continentale, ce
qui n'était pas à regretter, car on lui fournit ainsi l'occasion de
battre l'Angleterre dans la personne de ses alliés, et de résoudre la
question sur terre au lieu de la résoudre sur mer. Après avoir écrasé
l'Autriche à Ulm et à Austerlitz, il renvoya chez elle la Russie
battue et confuse, et couvrit de ridicule la Prusse accourue pour lui
faire la loi. C'était le cas de revenir à la raison, et de se
replacer dans la paix de Lunéville et d'Amiens consolidée et agrandie.
En ne faisant subir à l'Autriche que les pertes inévitables, en la
dédommageant même au besoin; en consolant la Prusse de l'embarras de
sa position par des égards, par des dons qui ne la couvrissent pas de
honte, en ne demandant rien à la Russie que de se tenir hors d'une
querelle qui lui était étrangère, Napoléon aurait isolé l'Angleterre,
l'aurait contrainte de traiter aux conditions qu'il voulait, et il
serait rentré dans la politique consulaire avec son titre impérial
universellement reconnu, avec quelques acquisitions de plus, inutiles
sans doute, mais brillantes. Malheureusement au lieu de faire de ses
triomphes d'Ulm et d'Austerlitz ce qu'ils étaient, ce qu'ils devaient
être, le moyen de vaincre l'Angleterre par terre, il y chercha
l'occasion de la monarchie universelle. Ce fut la seconde de ses
grandes fautes et celle qui définitivement devait l'engager dans la
voie de la politique follement conquérante. Alors on le vit coup sur
coup prendre Naples pour son frère Joseph, la Lombardie pour son fils
adoptif Eugène, la Hollande pour son frère Louis, destinés tous les
trois à devenir rois vassaux du grand empire d'Occident, briser
l'Allemagne qu'il avait reconstituée et qui était l'un de ses plus
glorieux ouvrages, créer une Allemagne française sous le titre de
Confédération du Rhin, une Allemagne dont la Prusse et l'Autriche
étaient exclues, mettre la couronne des Césars sur sa tête, humilier
la Prusse par le don du Hanovre! et cependant, il était si puissant à
cette époque, qu'il n'avait pas encore rendu la paix impossible par
ces excès, tant on la désirait avec lui pour ainsi dire à tout prix.
La Russie lui avait envoyé M. d'Oubril, l'Angleterre lord Lauderdale,
et elles ne demandaient d'autre satisfaction, après tant d'entreprises
exorbitantes, que la Sicile pour la maison de Bourbon, la Sardaigne
pour la maison de Savoie. Napoléon voulant traiter séparément avec
l'une et avec l'autre, pour les mieux plier à ses volontés, manqua la
paix avec toutes deux, la paix qui eût été la consécration de tout ce
qu'il avait osé, refusa une simple explication à la Prusse, au sujet
de la restitution du Hanovre à Georges III, et se retrouva rejeté dès
lors dans la guerre universelle. Mais il avait les premiers soldats du
monde, et il était le premier capitaine des temps modernes, peut-être
même de tous les temps. On le vit en quelques mois anéantir l'armée
prussienne à Iéna, et achever la destruction de l'armée russe à
Friedland. À partir de ce jour, l'envie n'avait plus une seule piqûre
à faire à son orgueil: elle ne pouvait plus lui opposer ni l'armée du
grand Frédéric, évanouie en une journée, ni les distances qui devaient
rendre la Russie invincible. C'était le cas, bien plus encore qu'après
Austerlitz, de rentrer dans la vraie politique, de se servir de sa
puissance sur le continent pour priver à jamais l'Angleterre d'alliés,
en gratifiant par exemple l'Autriche des provinces danubiennes, en
faisant de ce don à l'Autriche la seule punition de la Russie, en
relevant la Prusse abattue, en lui rendant tout ce qu'elle avait perdu
par son imprudence, en la comblant ainsi de surprise, de joie, de
reconnaissance; et certes avec l'Autriche consolée, avec la Prusse à
jamais rattachée à la France, avec la Russie deux fois punie de son
intervention imprudente, l'Angleterre isolée pour toujours eût rendu
les armes, et l'Empire gigantesque déjà imaginé par Napoléon eût été
consacré. Mais la cause qui l'avait fait sortir de la politique
modérée de 1803, qui l'avait empêché d'y rentrer après Austerlitz,
subsistait, et enivré d'orgueil, cherchant à systématiser ses fautes
pour les excuser à ses propres yeux, supprimant de sa pensée, comme
s'ils n'existaient pas, la plupart des États de l'Europe, il ne voulut
plus voir que deux grands Empires, celui d'Occident et celui d'Orient,
s'appuyant l'un sur l'autre, et, forts de cet appui, se permettant
tous les excès de pouvoir sur le monde esclave. Ce fut la troisième
des grandes fautes de Napoléon, car cette alliance russe, unique
fondement désormais de sa politique, ne pouvait être qu'un mensonge ou
un attentat contre l'Europe, un mensonge s'il voulait tout se
permettre de son côté sans rien permettre à la Russie, un attentat
contre l'Europe s'il ouvrait à son alliée la route de Constantinople.
Hélas! emporté par le torrent de la conquête, il allait si vite, et
réfléchissait si peu, qu'il ne s'était pas dit jusqu'où il laisserait
la Russie s'avancer sur la route de Constantinople, et ce qu'il ferait
de ce grand-duché de Varsovie, qui n'était rien s'il n'était la
Pologne! Ce qu'il s'était dit, c'est qu'avec la complaisance de la
Russie il résoudrait la question d'Espagne, et c'était désormais sa
pensée dominante. L'Espagne restée aux Bourbons manquait seule à son
vaste Empire, et il était pressé d'en faire l'un des royaumes vassaux
de l'Occident. L'Espagne soumise, honteuse de son état, lui demandant
une politique, un gouvernement, une épouse, eût peut-être été amenée à
lui demander un roi, à condition qu'il sût attendre. Mais il était
devenu incapable de patience comme de modération, et il avait imaginé
de faire fuir les Bourbons d'Aranjuez, pour les arrêter à Cadix. Le
peuple espagnol s'étant opposé à leur fuite, il les avait attirés à
Bayonne, avait précipité le père et le fils l'un sur l'autre, s'était
autorisé de leurs divisions pour déclarer l'un incapable, l'autre
indigne, et avait terminé cette sombre comédie par une usurpation qui
révolta l'Europe, souleva l'Espagne, et fit de celle-ci une immense
Vendée, au sein de laquelle un peuple neuf comme les Espagnols, un
peuple opiniâtre comme les Anglais, nous suscitèrent une guerre sans
fin! Cette faute fut la quatrième du règne impérial, et la plus grande
assurément après celle d'être sorti de la politique modérée de 1803,
car elle entraîna la ruine de l'armée française, seul appui de la
dynastie des Bonaparte, depuis que Napoléon avait fait de son règne le
règne de la force.

Baylen, nom funeste, Baylen fut la première punition de l'attentat de
Bayonne. À l'aspect de paysans révoltés tenant tête à nos soldats et
les forçant à capituler, on vit l'Europe abattue reprendre courage, et
l'Autriche impatiente donner en 1809 le signal de la révolte générale.
Napoléon privé de ses meilleurs soldats employés en Espagne, courut
sur l'Autriche avec des conscrits, accomplit des prodiges à
Ratisbonne, s'exposa à un grand danger à Essling par excès de
précipitation, opéra de nouveaux prodiges à Wagram, et fit tomber
ainsi cette première révolte européenne dont l'Autriche avait
prématurément donné le signal.

Pourtant la terre avait tremblé sous les pieds de Napoléon, et
quelques lumières avaient pénétré dans sa tête enivrée. Il avait senti
le besoin d'apaiser l'Europe, et avait formé le projet d'évacuer
l'Allemagne, d'appliquer le blocus continental avec persévérance, de
terminer la guerre d'Espagne en s'occupant exclusivement de cette
guerre, de réduire par ce double moyen l'Angleterre à la paix, de se
reposer alors, de laisser reposer le monde, et de se marier pour
donner un héritier à la monarchie universelle.

Avec ces vues pacifiques, Napoléon, en quinze mois, avait réuni à
l'Empire, la Hollande, Brême, Hambourg, Lubeck, Oldenbourg, la
Toscane, Rome, avait fait enlever le Pape, défendu aux commerçants du
continent de communiquer avec les Anglais, tout en accordant aux
commerçants français la faculté d'aller à Londres et d'en revenir au
moyen des licences, épousé enfin une archiduchesse autrichienne, sans
daigner se dégager avec la soeur d'Alexandre, parce qu'on la lui avait
fait attendre, et terminé ainsi ce mensonge de l'alliance russe, qui
avait valu à la Russie la Finlande, la Bessarabie, et à nous la
faculté de nous perdre en Espagne!

Néanmoins le continent, quoique plein de haine, se soumettait sous
l'impression de la bataille de Wagram. La Russie seule avait présenté
quelques observations sur le territoire d'Oldenbourg enlevé à un
prince de sa famille, sur la manière d'entendre le blocus
continental, sur le grand-duché de Varsovie successivement augmenté
jusqu'à devenir bientôt une Pologne. Là-dessus Napoléon trouvant trop
longue la guerre d'Espagne, trop long le blocus continental, voulut
s'enfoncer en Russie, s'imaginant que lorsqu'il aurait puni à cette
distance une puissance qui avait osé élever la voix, il aurait terminé
la terrible lutte entreprise avec le monde civilisé. Ce fut la
cinquième de ses grandes fautes, et nous ne saurions dire à quel degré
elle est plus ou moins grande que les précédentes, car on est
embarrassé de prononcer entre elles, et de décider quelle est la plus
grave, d'avoir rompu hors de propos la paix d'Amiens, d'avoir rêvé la
monarchie universelle après Austerlitz, d'avoir après Friedland fondé
sa politique sur l'alliance inexpliquée de la Russie, de s'être engagé
en Espagne, ou d'être allé se précipiter sur la route de Moscou. Quoi
qu'il en soit, il se fit suivre de six cent mille soldats, et
entreprit cette fois de lutter contre les hommes et contre la nature.
Mais la nature se défend mieux que les hommes, et elle résista en
opposant tour à tour au vainqueur des Alpes la distance, les chaleurs,
le froid, la disette. Et pourtant elle-même aurait pu être vaincue
avec le temps! Mais du temps, Napoléon n'en avait pas. Le monde
sourdement conjuré ne lui en laissait point, et il fallait qu'il fût
vainqueur en une campagne. Il succomba alors dans une catastrophe qui
sera la plus tragique des siècles.

La France désolée lui donna généreusement de quoi refaire sa grandeur
et la nôtre, et il était près de la refaire après Lutzen et Bautzen,
au delà même de ce qui était désirable, lorsque le fol espoir de la
refaire tout entière et d'un seul coup lui fit commettre la sixième de
ses grandes fautes, et la dernière parce qu'elle consomma sa ruine,
celle de refuser les conditions de Prague, et d'étendre le rayon de
ses opérations de Dresde à Berlin, tandis qu'en concentrant ses forces
derrière l'Elbe il aurait pu se rendre inexpugnable. Contraint
d'abandonner l'Allemagne, il reçut une dernière offre, celle de la
frontière du Rhin, à quoi il eut le tort de faire une réponse ambiguë,
par crainte de se montrer trop pressé de traiter, et tandis qu'il
perdait un mois à s'expliquer, l'Europe usant de ce mois pour
s'éclairer sur la situation de la France, retira son offre, et passa
le Rhin. Napoléon alors employant à résister à des conditions
humiliantes les talents, le caractère qu'il avait employés à se
perdre, finit en grand homme un règne commencé en grand homme, mais
vicié à son milieu par une ambition à la façon des conquérants d'Asie,
règne étrange duquel on peut dire qu'il n'y a rien de plus parfait que
le début, de plus extravagant que le milieu, de plus héroïque que la
fin.

Ainsi cet homme grand et fatal, après avoir atteint la perfection
pendant le Consulat, sort de la politique forte et modérée de 1803 à
la première blessure faite à son orgueil, veut se jeter sur
l'Angleterre, en est détourné par le continent qu'il a lui-même
provoqué, le châtie cruellement, pourrait alors par un effort de
générosité et de sagesse rentrer dans la vraie politique, une première
fois à Austerlitz, une seconde fois à Friedland, mais tout-puissant
sur le monde, profondément faible sur lui-même, il se lance dans le
champ des chimères, rêve un vaste empire d'Occident qui doit embrasser
l'Europe civilisée depuis la Pologne jusqu'à l'Espagne, pour s'aider à
réaliser son rêve, flatte le rêve russe, reçoit cependant à Essling, à
Wagram, un premier avertissement de l'Europe exaspérée, songe à en
profiter, pourrait, avec de la modération, de la patience, consolider
peut-être son chimérique empire, mais, incapable de patience autant
que de modération, veut précipiter ce résultat, court en Russie, ne
précipite que sa propre fin; pourrait, après Lutzen et Bautzen, sauver
de sa grandeur plus qu'il n'est désirable d'en sauver, et pour n'avoir
pas accepté à Prague cette transaction avec la fortune, tombe pour ne
plus se relever! Tel est le règne en quelques mots.

Si, pour trouver le vrai sens de ce spectacle extraordinaire, nous
reculons d'un pas en arrière, comme on fait devant un objet trop grand
pour être jugé de près, si nous remontons à la Révolution française
elle-même, alors tout s'explique, et nous voyons que c'est une des
phases de cette immense révolution, phase tragique et prodigieuse
comme les autres, et nous le reconnaissons à ce caractère essentiel du
règne impérial: l'intempérance. De 1789 à 1800, nous assistons au
premier emportement de la Révolution française; de 1800 à 1814, nous
assistons à sa réaction sur elle-même, réaction dont l'Empire est la
souveraine expression, et dans l'un comme dans l'autre le délire des
passions est le trait essentiel. La Révolution française se lance
dans le champ des réformes sociales avec le coeur plein de sentiments
généreux, avec l'esprit plein d'idées grandes et fécondes, elle
rencontre des obstacles, s'en étonne, s'en irrite, comme si le char de
l'humanité en roulant sur cette terre ne devait pas y trouver de
frottement, s'emporte, devient ivre et furieuse, verse en abondance le
sang humain sur l'échafaud, révolte le monde, est elle-même révoltée
de ses propres excès, et de ce sentiment naît un homme, grand comme
elle, comme elle voulant le bien, le voulant ardemment,
précipitamment, par tous les moyens, et le bien alors c'est de la
faire reculer elle-même, de lui infliger démentis sur démentis, leçons
sur leçons. Ah! quand il ne faut que donner des leçons à la Révolution
française, Napoléon les lui donne admirables! Il condamne le régicide,
la guerre civile, le schisme, la captivité du Pape, la république
universelle, la fureur de la guerre, et rappelle les émigrés, remet le
Pape à Rome, conclut le Concordat, accorde à l'Europe la paix de
Lunéville et d'Amiens. Mais le monde n'est qu'obstacles, dans quelque
sens qu'on marche, en avant ou en arrière. Au premier tort de ses
adversaires, digne fils de sa mère, intempérant comme elle,
n'admettant ni une résistance ni un délai, le sage Consul s'emporte,
commet le régicide à Vincennes, rouvre le schisme, détient le Pape à
Fontainebleau, retombe dans la guerre, cette fois générale et
continue, à la république universelle substitue la monarchie
universelle, et, phénomène de passion inouï, de même que la Révolution
dont il n'est que le continuateur, le représentant, ou le fils, comme
on voudra l'appeler, laisse après lui d'immenses calamités, de grands
principes et une gloire éblouissante. Les calamités et la gloire sont
pour la France, les principes pour le monde entier!

Si, après l'étonnement, l'admiration, l'effroi, qu'on éprouve devant
ce spectacle, on veut en tirer une leçon profonde, une leçon à ne
jamais oublier, il faut se dire, que, fût-on la plus belle, la plus
généreuse des révolutions, fût-on le plus grand des hommes, se
contenir est le premier devoir. Leçon banale, dira-t-on! oui, banale
dans son énoncé, mais toujours neuve, à voir comment en profitent les
générations en se succédant; leçon qu'il faut répéter sans cesse, et
qui est, à elle seule, le résumé de la sagesse privée ou publique. En
effet, l'élan ne manque jamais ni aux individus ni aux nations,
surtout aux grandes nations et aux grands individus. Ce qui leur
manque, c'est la retenue, la raison, le gouvernement d'eux-mêmes. Pour
les hommes, privés ou publics, ordinaires ou extraordinaires, pour les
nations, pour les révolutions surtout, qui ne sont le plus souvent
qu'un élan irréfléchi vers le bien, se contenir est le secret pour
être honnête, pour être habile, pour être heureux, pour réussir en un
mot. Si on ne sait se contenir, c'est-à-dire se gouverner, on perd la
cause que dans l'excès de son amour on a voulu faire triompher par la
violence ou la précipitation! Ayons toujours trois exemples mémorables
sous les yeux: la Convention a perdu la liberté, Napoléon la grandeur
française, la maison de Bourbon la légitimité, c'est-à-dire ce qu'ils
étaient spécialement chargés de faire triompher! Mais nous disons trop
quand nous disons perdu, car les nobles choses ne sont jamais perdues
en ce monde, elles ne sont que compromises.

Après avoir jugé le règne de Napoléon, il resterait à juger l'homme
lui-même, comme militaire, politique, administrateur, législateur,
penseur, écrivain, et à lui assigner sa place dans cette glorieuse
famille où l'on compte Alexandre, Annibal, César, Charlemagne,
Frédéric le Grand. Mais pour que le jugement fût complet, il faudrait
que la carrière de l'homme fût terminée. Or elle ne l'est pas à l'île
d'Elbe. La Providence réservait encore à Napoléon deux épreuves: elle
devait le remettre en présence des puissances de l'Europe occupées à
se partager nos dépouilles, et troublées dans ce partage par son
retour de l'île d'Elbe; elle devait surtout le placer un moment en
présence de la liberté renaissante. C'est le spectacle donné en 1815,
pendant la période dite des _Cent Jours_, spectacle triste et
tragique, qui nous reste à retracer. Après quoi nous pourrons juger
l'homme tout entier, et après avoir jugé l'homme impartialement, notre
tâche sera finie, et nous laisserons la postérité juger notre jugement
lui-même, si elle daigne s'en occuper pour le réviser ou le confirmer.


FIN DU LIVRE CINQUANTE-TROISIÈME ET DU TOME DIX-SEPTIÈME.



NOTE SUR LE MARIAGE DU PRINCE JÉRÔME BONAPARTE

(VOIR TOME VIII, PAGE 28.)


M. Jérôme-Napoléon Bonaparte, citoyen français, résidant aux
États-Unis, à Baltimore, a fait aux éditeurs, à la date du 7 mai 1859,
sommation d'insérer dans ce nouveau volume la note suivante, qu'ils
croient de leur devoir d'insérer, n'étant pas juges d'une question
d'état que les tribunaux seuls peuvent décider.

     «C'est le 24 décembre 1803 que M. Jérôme Bonaparte, alors simple
     officier de marine au service de la République française, épousa
     mademoiselle Élisabeth Paterson, fille d'un honorable citoyen des
     États-Unis; ce mariage fut célébré à Baltimore par l'évêque de
     Baltimore, suivant le rite de la sainte Église catholique, et
     l'acte de célébration fut inscrit le même jour sur le registre
     des mariages de la cathédrale de la ville de Baltimore.

     »M. Jérôme Bonaparte, alors âgé de dix-neuf ans, avait dépassé
     l'âge requis par la loi française pour contracter un mariage
     valable. (Art. 144 du Code civil.)

     »Ce mariage n'était entaché d'aucune des nullités absolues
     prononcées par l'article 184 du même Code.

     »Le père de M. Jérôme Bonaparte était décédé; sa mère, Mme
     Lætitia Bonaparte, survivait seule, son consentement n'était
     exigé pour la validité du mariage ni par la loi américaine ni par
     le droit canonique. Suivant la loi française, la nullité
     résultant du défaut de consentement paternel ou maternel n'était
     point absolue; cette nullité n'ayant point été demandée dans
     l'année où le mariage a été connu de la dame sa mère. (Art.183 du
     Code civil.)

     »Mme Lætitia n'a jamais demandé judiciairement que le mariage de
     son fils Jérôme fût déclaré nul; au contraire, dans sa
     correspondance ultérieure, Mme Lætitia appelait son cher fils M.
     Jérôme-Napoléon Bonaparte, issu de ce mariage, et notamment, dans
     une lettre du 10 novembre 1829, elle le félicite de son mariage,
     et signe en ces termes: _Votre bien affectionnée mère_.

     »Les princes Joseph et Louis Bonaparte l'ont de même toujours et
     par écrit qualifié du titre de leur neveu.

     »En 1803, Napoléon Bonaparte partageait la dignité de Consul de
     la République avec deux autres citoyens français; il n'était
     investi d'aucun des droits qui sont attribués aux chefs des
     maisons souveraines à l'égard des membres de leur famille qui ne
     peuvent se marier sans leur consentement. Le Premier Consul
     n'avait aucune autorité légale pour reconnaître ou _refuser de
     reconnaître_ la validité du mariage de son frère.

     »En 1805, le 24 mai, l'empereur Napoléon écrivait au pape Pie
     VII: «_Je désirerais une bulle de Votre Sainteté qui annulât ce
     mariage. Que Votre Sainteté veuille bien faire cela sans bruit;
     ce ne sera que lorsque je saurai qu'elle veut le faire que je
     ferai faire la cassation civile._»

     »Le Saint Père répondit à l'Empereur par un bref fort développé
     sous la date du 27 juin 1805; on y lit: «Pour garder un secret
     impénétrable, nous nous sommes fait un honneur de satisfaire avec
     la plus grande exactitude aux sollicitations de Votre Majesté;
     c'est pourquoi nous avons évoqué entièrement à nous-même l'examen
     touchant le jugement sur le mariage en question. ......_Il nous
     peine de ne trouver aucune raison qui puisse nous autoriser à
     porter notre jugement pour la nullité de ce mariage_...... Si
     nous usurpions une autorité que nous n'avons pas, nous nous
     rendrions coupable d'un _abus le plus abominable_ de notre
     ministère sacré devant le tribunal de Dieu et devant l'Église
     entière. Votre Majesté même, dans sa justice, n'aimerait pas que
     nous prononçassions _un jugement contraire au témoignage de notre
     conscience_ et aux principes invariables de l'Église.»

     »Il importait peu, quant à la validité du mariage contracté en
     1803 par le citoyen Jérôme Bonaparte, que ce mariage fût plus
     tard contraire au plus haut point aux desseins politiques de
     l'empereur des Français.»



TABLE DES MATIÈRES CONTENUES DANS LE TOME DIX-SEPTIÈME.


LIVRE CINQUANTE ET UNIÈME.

L'INVASION.

     Désorganisation de l'armée française à son arrivée sur le
     Rhin. -- Détresse de nos troupes en Italie et en Espagne. --
     Opérations du prince Eugène dans le Frioul pendant l'automne de
     1813, et sa retraite sur l'Adige. -- Opérations du maréchal Soult
     en Navarre, et ses efforts infructueux pour sauver
     Saint-Sébastien et Pampelune. -- Retraite de ce maréchal sur la
     Nive et l'Adour. -- Retraite du maréchal Suchet sur la Catalogne.
     -- Déplorable situation de la France, où tout avait été disposé
     pour la conquête et rien pour la défense. -- Soulèvement des
     esprits contre Napoléon parce qu'il n'avait point conclu la paix
     après les victoires de Lutzen et de Bautzen. -- Les coalisés
     ignorent cette situation. -- Effrayés à la seule idée de franchir
     le Rhin, ils songent à faire à Napoléon de nouvelles propositions
     de paix. -- Les plus disposés à transiger sont l'empereur
     François et M. de Metternich. -- Causes de leur disposition
     pacifique -- M. de Saint-Aignan, ministre de France à Weimar, se
     trouvant en ce moment à Francfort, est chargé de se rendre à
     Paris, et d'offrir la paix à Napoléon sur la base des frontières
     naturelles de la France. -- Départ immédiat de M. de Saint-Aignan
     pour Paris. -- Accueil qu'il reçoit. -- Craignant de s'affaiblir
     par trop d'empressement à accepter les propositions de Francfort,
     Napoléon admet la réunion d'un congrès à Manheim, sans
     s'expliquer sur les bases de pacification proposées. -- Premières
     occupations de Napoléon dès son retour à Paris. -- Irritation du
     public contre M. de Bassano accusé d'avoir encouragé la politique
     de la guerre. -- Son remplacement par M. de Caulaincourt. --
     Quelques autres changements moins importants dans le personnel
     administratif. -- Levée de 600 mille hommes, et résolution
     d'ajouter des centimes additionnels à toutes les contributions.
     -- Convocation immédiate du Sénat pour lui soumettre les levées
     d'hommes et d'impôts ordonnées par simple décret. -- Emploi que
     Napoléon se propose de faire des ressources mises à sa
     disposition. -- Il espère, si la coalition lui laisse l'hiver
     pour se préparer, pouvoir la rejeter au delà du Rhin. -- Ses
     mesures pour conserver la Hollande et l'Italie. -- Négociation
     secrète avec Ferdinand VII, et offre de lui rendre la liberté et
     le trône, à condition qu'il fera cesser la guerre, et refusera
     aux Anglais le territoire espagnol. -- Traité de Valençay. --
     Envoi du duc de San-Carlos pour faire agréer ce traité aux
     Espagnols. -- Conduite de Murat. -- Son abattement bientôt suivi
     de l'ambition de devenir roi d'Italie. -- Ses doubles menées à
     Vienne et à Paris. -- Il demande à Napoléon de lui abandonner
     l'Italie. -- Napoléon indigné veut d'abord lui exprimer les
     sentiments qu'il éprouve, et puis se borne à ne pas répondre. --
     Pendant que Napoléon s'occupe de ses préparatifs, M. de
     Metternich peu satisfait de la réponse évasive faite aux
     propositions de Francfort, demande qu'on s'explique formellement
     à leur sujet. -- Napoléon se décide enfin à les accepter, consent
     à négocier sur la base des frontières naturelles, et réitère
     l'offre d'un congrès à Manheim. -- Malheureusement pendant le
     mois qu'on a perdu tout a changé de face dans les conseils de la
     coalition. -- État intérieur de la coalition. -- Un parti
     violent, à la tête duquel se trouvent les Prussiens, voudrait
     qu'on poussât la guerre à outrance, qu'on détrônât Napoléon, et
     qu'on réduisît la France à ses frontières de 1790. -- Ce parti
     désapprouve hautement les propositions de Francfort. -- Alexandre
     flatte tous les partis pour les dominer. -- L'Angleterre
     appuierait l'Autriche dans ses vues pacifiques, si un événement
     récent ne la portait à continuer la guerre. -- En effet à
     l'approche des armées coalisées la Hollande s'est soulevée, et la
     Belgique menace de suivre cet exemple. -- L'espérance d'ôter
     Anvers à la France décide dès lors l'Angleterre pour la
     continuation de la guerre, et pour le passage immédiat du Rhin.
     -- L'Autriche, de son côté, entraînée par l'espérance de
     recouvrer l'Italie, finit par adhérer aux vues de l'Angleterre et
     par consentir à la continuation de la guerre. -- On renonce aux
     propositions de Francfort, et on répond à M. de Caulaincourt
     qu'on communiquera aux puissances alliées son acceptation tardive
     des bases proposées, mais on évite de s'expliquer sur la
     continuation des hostilités. -- Forces dont disposent les
     puissances pour le cas d'une reprise immédiate des opérations. --
     Elles ont pour les premiers mouvements 220 mille hommes, qu'au
     printemps elles doivent porter à 600 mille. -- Elles se flattent
     que Napoléon n'en aura pas actuellement 100 mille à leur opposer.
     -- Plans divers pour le passage du Rhin. -- Les Prussiens veulent
     marcher directement sur Metz et Paris; les Autrichiens au
     contraire songent à remonter vers la Suisse, pour opérer une
     contre-révolution dans cette contrée, et isoler l'Italie de la
     France. -- Le plan des Autrichiens prévaut. -- Passage du Rhin à
     Bâle le 21 décembre 1813, et révolution en Suisse. -- Abolition
     de l'acte de médiation. -- Vains efforts de l'empereur Alexandre
     en faveur de la Suisse. -- Marche de la coalition vers l'est de
     la France. -- Arrivée de la grande armée coalisée à Langres, et
     du maréchal Blucher à Nancy. -- Napoléon surpris par cette
     brusque invasion ne peut plus songer aux vastes préparatifs qu'il
     avait d'abord projetés, et se trouve presque réduit aux forces
     qui lui restaient à la fin de 1813. -- Il reploie sur Paris les
     dépôts des régiments, et y fait verser à la hâte les conscrits
     tirés du centre et de l'ouest de la France. -- Il crée à Paris
     des ateliers extraordinaires pour l'équipement des nouvelles
     recrues, et forme de ces recrues des divisions de réserve et des
     divisions de jeune garde. -- Napoléon prescrit aux maréchaux
     Suchet et Soult de lui envoyer chacun un détachement de leur
     armée, et dirige celui du maréchal Suchet sur Lyon, celui du
     maréchal Soult sur Paris. -- Napoléon envoie d'abord la vieille
     garde sous Mortier à Langres, la jeune sous Ney à Épinal, puis
     ordonne aux maréchaux Victor, Marmont, Macdonald, de se replier
     avec les débris des armées d'Allemagne sur les maréchaux Ney et
     Mortier dans les environs de Châlons, où il se propose de les
     rejoindre avec les troupes organisées à Paris. -- Avant de
     quitter la capitale, Napoléon assemble le Corps législatif. --
     Communications au Sénat et au Corps législatif. -- État d'esprit
     de ces deux assemblées. -- Désir du Corps législatif de savoir ce
     qui s'est passé dans les dernières négociations. --
     Communications faites à ce corps. -- Rapport de M. Lainé sur ces
     communications. -- Ajournement du Corps législatif. -- Violents
     reproches adressés par Napoléon aux membres de cette assemblée.
     -- Tentative pour reprendre les négociations de Francfort. --
     Envoi de M. de Caulaincourt aux avant-postes des armées
     coalisées. -- Réponse évasive de M. de Metternich, qui sans
     s'expliquer sur la reprise des négociations, déclare qu'on attend
     lord Castlereagh actuellement en route pour le quartier général
     des alliés. -- Dernières mesures de Napoléon en quittant Paris.
     -- Ses adieux à sa femme et à son fils qu'il ne devait plus
     revoir.                                                   1 à 213


LIVRE CINQUANTE-DEUXIÈME.

BRIENNE ET MONTMIRAIL.

     Arrivée de Napoléon à Châlons-sur-Marne le 25 janvier. --
     Abattement des maréchaux, et assurance de Napoléon. -- Son plan
     de campagne. -- Son projet de manoeuvrer entre la Seine et la
     Marne, dans la conviction que les armées coalisées se diviseront
     pour suivre le cours de ces deux rivières. -- Soupçonnant que le
     maréchal Blucher s'est porté sur l'Aube pour se réunir au prince
     de Schwarzenberg, il se décide à se jeter d'abord sur le général
     prussien. -- Brillant combat de Brienne livré le 29 janvier. --
     Blucher est rejeté sur la Rothière avec une perte assez notable.
     -- En ce moment les souverains réunis autour du prince de
     Schwarzenberg, délibèrent s'il faut s'arrêter à Langres, pour y
     négocier avant de pousser la guerre plus loin. -- Arrivée de lord
     Castlereagh au camp des alliés. -- Caractère et influence de ce
     personnage. -- Les Prussiens par esprit de vengeance, Alexandre
     par orgueil blessé, veulent pousser la guerre à outrance. -- Les
     Autrichiens désirent traiter avec Napoléon dès qu'on le pourra
     honorablement. -- Lord Castlereagh vient renforcer ces derniers,
     à condition qu'on obligera la France à rentrer dans ses limites
     de 1790, et que lui ôtant la Belgique et la Hollande, on en
     formera un grand royaume pour la maison d'Orange. -- Empressement
     de tous les partis à satisfaire l'Angleterre. -- Lord Castlereagh
     ayant obtenu ce qu'il désirait, décide les cours alliées à
     l'ouverture d'un congrès à Châtillon, où l'on appelle M. de
     Caulaincourt pour lui offrir le retour de la France à ses
     anciennes limites. -- La question politique étant résolue de la
     sorte, la question militaire se trouve résolue par l'engagement
     survenu entre Blucher et Napoléon. -- Le prince de Schwarzenberg
     vient au secours du général prussien avec toute l'armée de
     Bohême. -- Position de Napoléon ayant sa droite à l'Aube, son
     centre à la Rothière, sa gauche aux bois d'Ajou. -- Sanglante
     bataille de la Rothière livrée le 1er février 1814, dans laquelle
     Napoléon, avec 32 mille hommes, tient tête toute une journée à
     100 mille combattants. -- Retraite en bon ordre sur Troyes le 2
     février. -- Position presque désespérée de Napoléon. -- Replié
     sur Troyes, il n'a pas 50 mille hommes à opposer aux armées
     coalisées, qui peuvent en réunir 220 mille. -- En proie aux
     sentiments les plus douloureux, il ne perd cependant pas courage,
     et fait ses dispositions dans la prévoyance d'une faute capitale
     de la part de l'ennemi. -- Ses mesures pour l'évacuation de
     l'Italie, et pour l'appel à Paris d'une partie des armées qui
     défendent les Pyrénées. -- Ordre de disputer Paris à outrance
     pendant qu'il manoeuvrera, et d'en faire sortir sa femme et son
     fils. -- Réunion du congrès de Châtillon. -- Propositions
     outrageantes faites à M. de Caulaincourt, lesquelles consistent à
     ramener la France aux limites de 1790, en l'obligeant en outre de
     rester étrangère à tous les arrangements européens. -- Douleur et
     désespoir de M. de Caulaincourt. -- Pendant ce temps la faute
     militaire que Napoléon prévoyait s'accomplit. -- Les coalisés se
     divisent en deux masses: l'une sous Blucher doit suivre la Marne,
     et déborder Napoléon par sa gauche, pour l'obliger à se replier
     sur Paris, tandis que l'autre, descendant la Seine, le poussera
     également sur Paris pour l'y accabler sous les forces réunies de
     la coalition. -- Napoléon partant le 9 février au soir de Nogent
     avec la garde et le corps de Marmont, se porte sur Champaubert.
     -- Il y trouve l'armée de Silésie divisée en quatre corps. --
     Combats de Champaubert, de Montmirail, de Château-Thierry, de
     Vauchamp, livrés les 10, 11, 12 et 14 février. -- Napoléon fait
     20 mille prisonniers à l'armée de Silésie, et lui tue 10 mille
     hommes, sans presque aucune perte de son côté. -- À peine délivré
     de Blucher, il se rejette par Guignes sur Schwarzenberg qui avait
     franchi la Seine, et l'oblige à la repasser en désordre. --
     Combats de Nangis et de Montereau les 18 et 19 février. -- Pertes
     considérables des Russes, des Bavarois et des Wurtembergeois. --
     Un retard survenu à Montereau permet au corps de Colloredo, qu'on
     allait prendre tout entier, de se sauver. -- Grands résultats
     obtenus en quelques jours par Napoléon. -- Situation complétement
     changée. -- Événements militaires en Belgique, à Lyon, en Italie,
     et sur la frontière d'Espagne. -- Révocation des ordres envoyés
     au prince Eugène pour l'évacuation de l'Italie. -- Renvoi de
     Ferdinand VII en Espagne, et du Pape en Italie. -- La coalition,
     frappée de ses échecs, se décide à demander un armistice. --
     Envoi du prince Wenceslas de Liechtenstein à Napoléon. --
     Napoléon feint de le bien accueillir, mais résolu à poursuivre
     les coalisés sans relâche, se borne à une convention verbale pour
     l'occupation pacifique de la ville de Troyes. -- Résultat
     inespéré de cette première période de la campagne.      214 à 386


LIVRE CINQUANTE-TROISIÈME.

PREMIÈRE ABDICATION.

     État intérieur de Paris pendant les dernières opérations
     militaires de Napoléon. -- Secrètes menées des partis. --
     Attitude de M. de Talleyrand; ses vues; envoi de M. de Vitrolles
     au camp des alliés. -- Conférences de Lusigny; instructions
     données à M. de Flahaut relativement aux conditions de
     l'armistice. -- Efforts tentés de notre part pour faire préjuger
     la question des frontières en traçant la ligne de séparation des
     armées. -- Retraite du prince de Schwarzenberg jusqu'à Langres.
     -- Grand conseil des coalisés. -- Le parti de la guerre à
     outrance veut qu'on adjoigne les corps de Wintzingerode et de
     Bulow à l'armée de Blucher, afin de procurer à celui-ci les
     moyens de marcher sur Paris. -- La difficulté d'ôter ces corps à
     Bernadotte levée extraordinairement par lord Castlereagh. -- Ce
     dernier profite de cette occasion pour proposer le traité de
     Chaumont, qui lie la coalition pour vingt ans, et devient ainsi
     le fondement de la Sainte-Alliance. -- Joie de Blucher et de son
     parti; sa marche pour rallier Bulow et Wintzingerode. -- Danger
     du maréchal Mortier envoyé au delà de la Marne, et de Marmont
     laissé entre l'Aube et la Marne. -- Ces deux maréchaux
     parviennent à se réunir, et à contenir Blucher pendant que
     Napoléon vole à leur secours. -- Marche rapide de Napoléon sur
     Meaux. -- Difficulté de passer la Marne. -- Blucher, couvert par
     la Marne, veut accabler les deux maréchaux qui ont pris position
     derrière l'Ourcq. -- Napoléon franchit la Marne, rallie les deux
     maréchaux, et se met à la poursuite de Blucher, qui est obligé de
     se retirer sur l'Aisne. -- Situation presque désespérée de
     Blucher menacé d'être jeté dans l'Aisne par Napoléon. -- La
     reddition de Soissons, qui livre aux alliés le pont de l'Aisne,
     sauve Blucher d'une destruction certaine, et lui procure un
     renfort de cinquante mille hommes par la réunion de
     Wintzingerode et de Bulow. -- Situation critique de Napoléon et
     son impassible fermeté en présence de ce subit changement de
     fortune. -- Première conception du projet de marcher sur les
     places fortes pour y rallier les garnisons, et tomber à la tête
     de cent mille hommes sur les derrières de l'ennemi. -- Il est
     nécessaire auparavant d'aborder Blucher et de lui livrer
     bataille. -- Napoléon enlève le pont de Berry-au-Bac, et passe
     l'Aisne avec cinquante mille hommes en présence des cent mille
     hommes de Blucher. -- Dangers de la bataille qu'il faut livrer
     avec cinquante mille combattants contre cent mille. -- Raisons
     qui décident Napoléon à enlever le plateau de Craonne pour se
     porter sur Laon par la route de Soissons. -- Sanglante bataille
     de Craonne, livrée le 7 mars, dans laquelle Napoléon enlève les
     formidables positions de l'ennemi. -- Après s'être emparé de la
     route de Soissons, Napoléon veut pénétrer dans la plaine de Laon
     pour achever la défaite de Blucher. -- Nouvelle et plus sanglante
     bataille de Laon, livrée les 9 et 10 mars, et restée indécise par
     la faute de Marmont qui s'est laissé surprendre. -- Napoléon est
     réduit à battre en retraite sur Soissons. -- Son indomptable
     énergie dans une situation presque désespérée. -- Le corps de
     Saint-Priest s'étant approché de lui, il fond sur ce corps qu'il
     met en pièces dans les environs de Reims, après en avoir tué le
     général. -- Napoléon menacé d'être étouffé entre Blucher et
     Schwarzenberg, se résout à exécuter son grand projet de marcher
     sur les places, pour en rallier les garnisons et tomber sur les
     derrières des alliés. -- Ses instructions pour la défense de
     Paris pendant son absence. -- Consternation de cette capitale. --
     Le conseil de régence consulté veut qu'on accepte les
     propositions du congrès de Châtillon. -- Indignation de Napoléon,
     qui menace d'enfermer à Vincennes Joseph et ceux qui parlent de
     se soumettre aux conditions de l'ennemi. -- Événements qui se
     sont passés dans le Midi, et bataille d'Orthez, à la suite de
     laquelle le maréchal Soult s'est porté sur Toulouse, et a laissé
     Bordeaux découvert. -- Entrée des Anglais dans Bordeaux, et
     proclamation des Bourbons dans cette ville le 12 mars. -- Fâcheux
     retentissement de ces événements à Paris. -- Napoléon en voyant
     l'effroi de la capitale, vers laquelle le prince de Schwarzenberg
     s'est sensiblement avancé, se décide, avant de marcher sur les
     places, à faire une apparition sur les derrières de Schwarzenberg
     pour le détourner de Paris en l'attirant à lui. -- Mouvement de
     la Marne à la Seine, et passage de la Seine à Méry. -- Napoléon
     se trouve à l'improviste en face de toute l'armée de Bohême. --
     Bataille d'Arcis-sur-Aube, livrée le 22 mars, dans laquelle vingt
     mille Français tiennent tête pendant une journée à
     quatre-vingt-dix mille Russes et Autrichiens. -- Napoléon prend
     enfin le parti de repasser l'Aube et de se couvrir de cette
     rivière. -- Il se porte sur Saint-Dizier dans l'espérance d'avoir
     attiré l'armée de Bohême à sa suite. -- Son projet de s'avancer
     jusqu'à Nancy pour y rallier quarante à cinquante mille hommes
     des diverses garnisons. -- En route il est rejoint par M. de
     Caulaincourt, lequel a été obligé de quitter le congrès de
     Châtillon par suite du refus d'admettre les propositions des
     alliés. -- Fin du congrès de Châtillon et des conférences de
     Lusigny. -- Napoléon n'a aucun regret de ce qu'il a fait, et ne
     désespère pas encore de sa fortune. -- Pendant ce temps les
     armées de Silésie et de Bohême, entre lesquelles il a cessé de
     s'interposer, se sont réunies dans les plaines de Châlons, et
     délibèrent sur la marche à adopter. -- Grand conseil des
     coalisés. -- La raison militaire conseillerait de suivre
     Napoléon, la raison politique de le négliger, pour se porter sur
     Paris et y opérer une révolution.. -- Des lettres interceptées de
     l'Impératrice et des ministres décident la marche sur Paris. --
     Influence du comte Pozzo di Borgo en cette circonstance. --
     Mouvement des alliés vers la capitale. -- Marmont et Mortier
     s'étant laissé couper de Napoléon, rencontrent l'armée entière
     des coalisés. -- Triste journée de Fère-Champenoise. -- Retraite
     des deux maréchaux. -- Apparition de la grande armée coalisée
     sous les murs de Paris. -- Incapacité du ministre de la guerre et
     incurie de Joseph, qui n'ont rien préparé pour la défense de la
     capitale. -- Conseil de régence où l'on décide la retraite du
     gouvernement et de la cour à Blois. -- Au lieu d'organiser une
     défense populaire dans l'intérieur de Paris, on a la folle idée
     de livrer bataille en dehors de ses murs. -- Bataille de Paris
     livrée le 30 mars avec vingt-cinq mille Français contre cent
     soixante-dix mille coalisés. -- Bravoure de Marmont et de
     Mortier. -- Capitulation forcée de Paris. -- M. de Talleyrand
     s'applique à rester dans Paris, et à s'emparer de l'esprit de
     Marmont. -- Entrée des alliés dans la capitale; leurs
     ménagements; attitude à leur égard des diverses classes de la
     population. -- Empressement des souverains auprès de M. de
     Talleyrand, qu'ils font en quelque sorte l'arbitre des destinées
     de la France. -- Événements qui se passent à l'armée pendant la
     marche des coalisés sur Paris. -- Brillant combat de
     Saint-Dizier; circonstance fortuite qui détrompe Napoléon, et lui
     apprend enfin qu'il n'est pas suivi par les alliés. -- Le danger
     évident de la capitale et le cri de l'armée le décident à
     rebrousser chemin. -- Son retour précipité. -- Napoléon pour
     arriver plus tôt se sépare de ses troupes, et parvient à
     Fromenteau entre onze heures du soir et minuit, au moment même où
     l'on signait la capitulation de Paris. -- Son désespoir, son
     irritation, sa promptitude à se remettre. -- Tout à coup il forme
     le projet de se jeter sur les coalisés disséminés dans la
     capitale et partagés sur les deux rives de la Seine, mais comme
     il n'a pas encore son armée sous la main, il se propose de gagner
     en négociant les trois ou quatre jours dont il a besoin pour la
     ramener. -- Il charge M. de Caulaincourt d'aller à Paris afin
     d'occuper Alexandre en négociant, et se retire à Fontainebleau
     dans l'intention d'y concentrer l'armée. -- M. de Caulaincourt
     accepte la mission qui lui est donnée, mais avec la secrète
     résolution de signer la paix à tout prix. -- Accueil fait par
     l'empereur Alexandre à M. de Caulaincourt. -- Ce prince désarmé
     par le succès redevient le plus généreux des vainqueurs. --
     Cependant il ne promet rien, si ce n'est un traitement convenable
     pour la personne de Napoléon. -- Les souverains alliés, moins
     l'empereur François retiré à Dijon, tiennent conseil chez M. de
     Talleyrand pour décider du gouvernement qu'il convient de donner
     à la France. -- Principe de la légitimité heureusement exprimé et
     fortement soutenu par M. de Talleyrand. -- Déclaration des
     souverains qu'ils ne traiteront plus avec Napoléon. --
     Convocation du Sénat, formation d'un gouvernement provisoire à la
     tête duquel se trouve M. de Talleyrand. -- Joie des royalistes;
     leurs efforts pour faire proclamer immédiatement les Bourbons;
     voyage de M. de Vitrolles pour aller chercher le comte d'Artois.
     -- M. de Talleyrand et quelques hommes éclairés dont il s'est
     entouré, modèrent le mouvement des royalistes, et veulent qu'on
     rédige une constitution, qui sera la condition expresse du retour
     des Bourbons. -- Empressement d'Alexandre à entrer dans ces
     idées. -- Déchéance de Napoléon prononcée le 3 avril, et
     rédaction par le Sénat d'une constitution la fois monarchique et
     libérale. -- Vains efforts de M. de Caulaincourt en faveur de
     Napoléon, soit auprès d'Alexandre, soit auprès du prince de
     Schwarzenberg. -- On le renvoie à Fontainebleau pour persuader à
     Napoléon d'abdiquer; en même temps on cherche à détacher les
     chefs de l'armée. -- D'après le conseil de M. de Talleyrand,
     toutes les tentatives de séduction sont dirigées sur le maréchal
     Marmont, qui forme à Essonne la tête de colonne de l'armée. --
     Événements à Fontainebleau pendant les événements de Paris. --
     Grands projets de Napoléon. -- Sa conviction, s'il est secondé,
     d'écraser les alliés dans Paris. -- Ses dispositions militaires
     et son extrême confiance dans Marmont qu'il a placé sur
     l'Essonne. -- Réponses évasives qu'il fait à M. de Caulaincourt,
     et ses secrètes résolutions pour le lendemain. -- Le lendemain, 4
     avril, il assemble l'armée, et annonce la détermination de
     marcher sur Paris. -- Enthousiasme des soldats et des officiers
     naguère abattus, et consternation des maréchaux. -- Ceux-ci, se
     faisant les interprètes de tous les hommes fatigués, adressent à
     Napoléon de vives représentations. -- Napoléon leur demande s'ils
     veulent vivre sous les Bourbons. -- Sur leur réponse unanime
     qu'ils veulent vivre sous le Roi de Rome, il a l'idée de les
     envoyer à Paris avec M. de Caulaincourt pour obtenir la
     transmission de la couronne à son fils. -- Tandis qu'il feint
     d'accepter cette transaction, il est toujours résolu à la grande
     bataille dans Paris, et en fait tous les préparatifs. -- Départ
     des maréchaux Ney et Macdonald, avec M. de Caulaincourt, pour
     aller négocier la régence de Marie-Louise au prix de l'abdication
     de Napoléon. -- Leur rencontre avec Marmont à Essonne. --
     Embarras de celui-ci qui leur avoue qu'il a traité secrètement
     avec le prince de Schwarzenberg, et promis de passer avec son
     corps d'armée du côté du gouvernement provisoire. -- Sur leurs
     observations il retire la parole donnée au prince de
     Schwarzenberg, ordonne à ses généraux, qu'il avait mis dans sa
     confidence, de suspendre tout mouvement, et suit à Paris la
     députation chargée d'y négocier pour le Roi de Rome. -- Entrevue
     des maréchaux avec l'empereur Alexandre. -- Ce prince, un moment
     ébranlé, remet la décision au lendemain. -- Pendant ce temps
     Napoléon ayant mandé Marmont à Fontainebleau pour préparer sa
     grande opération militaire, les généraux du 6e corps se croient
     découverts, quittent l'Essonne, et exécutent le projet suspendu
     de Marmont. -- Cette nouvelle achève de décider les souverains
     alliés, et la cause du Roi de Rome est définitivement abandonnée.
     -- M. de Caulaincourt renvoyé auprès de Napoléon pour obtenir son
     abdication pure et simple. -- Napoléon, privé du corps de
     Marmont, et ne pouvant plus dès lors rien tenter de sérieux,
     prend le parti d'abdiquer. -- Retour de M. de Caulaincourt à
     Paris et ses efforts pour obtenir un traitement convenable en
     faveur de Napoléon et de la famille impériale. -- Générosité
     d'Alexandre. -- M. de Caulaincourt obtient l'île d'Elbe pour
     Napoléon, le grand-duché de Parme pour Marie-Louise et le Roi de
     Rome, et des pensions pour tous les princes de la famille
     impériale. -- Son retour à Fontainebleau. -- Tentative de
     Napoléon pour se donner la mort. -- Sa résignation. -- Élévation
     de ses pensées et de son langage. -- Constitution du Sénat, et
     entrée de M. le comte d'Artois dans Paris le 12 avril. --
     Enthousiasme et espérances des Parisiens. -- Départ de Napoléon
     pour l'île d'Elbe. -- Coup d'oeil général sur les grandeurs et
     les fautes du règne impérial.                           387 à 900

     NOTE.                                                         901


FIN DE LA TABLE DU DIX-SEPTIÈME VOLUME.



[Note au lecteur de ce fichier numérique:

Seules les erreurs clairement introduites par le typographe ont été
corrigées. L'orthographe de l'auteur a été conservée.

Les lettres supérieures inhabituelles ont été entourées de
parenthèses.

--Page 606: Le titre de l'illustration "Armée" a été rajouté lors de
la création de ce fichier; le titre original étant illisible.

--Page 830: De même pour le titre de l'illustration "Napoléon".]



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