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Title: Trois hommes: Pascal, Ibsen, Dostoïevski
Author: Suarès, André
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Trois hommes: Pascal, Ibsen, Dostoïevski" ***

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DOSTOÏEVSKI ***

TROIS HOMMES



QUELQUES ŒUVRES DE SUARÈS


_Aux CAHIERS DE LA QUINZAINE, 8, rue de la Sorbonne_:

SUR LA MORT DE MON FRÈRE, 1 volume petit in-8, 1904.
LA TRAGÉDIE D'ELECTRE, 1 volume grand in-18, 1905.
TOLSTOÏ VIVANT, 1 volume grand in-18, 1911.
DE NAPOLÉON, 1 volume grand in-18, 1912.


_A l'OCCIDENT, 17, rue Eblé_:

VOICI L'HOMME, 1 volume grand in-8, de 450 pages, 1905.
IMAGES DE LA GRANDEUR, 1 volume grand in-8, de 221 pages, 1901.
BOUCLIER DU ZODIAQUE, 1 volume grand in-8, de 151 pages, 1907.
LAIS ET SÔNES, 1 volume grand in-16, 1909.


_Chez CALMANN-LÉVY, éditeur_:

LE LIVRE DE L'ÉMERAUDE, 1 volume in-18, 1901.


_Chez EMILE-PAUL, éditeur, 100, faubourg Saint-Honoré_:

SUR LA VIE; ESSAIS, tome I, 1 volume grand in-16, 1909.
SUR LA VIE; ESSAIS, tome II, 1 volume grand in-16, 1910.
SUR LA VIE; ESSAIS, tome III, 1 volume in-18, 1912.
VOYAGE DU CONDOTTIÈRE, tome I, 1 volume grand in-16, 1910.
IDÉES ET VISIONS, 1 volume in-18, 1912.



ANDRÉ SUARÈS


TROIS HOMMES


PASCAL, IBSEN
DOSTOÏEVSKI



ÉDITIONS DE LA
NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

35 & 37, RUE MADAME, PARIS
1913



IL A ÉTÉ TIRÉ A PART
50 EXEMPLAIRES SUR VERGÉ D'ARCHES
RÉIMPOSÉS ET NUMÉROTÉS
A LA PRESSE.


_Tous droits réservés._



A
_MON TRÈS CHER_
AIMÉ SACOMAN
_PHILOSOPHE_



VISITE A PASCAL



I

A PORT-ROYAL


Un jour que le tumulte de la calomnie et des invectives s'était
répandu le plus insolemment dans Paris, et troublait le plus cette
ville injurieuse, M. de Séipse, incapable de le subir plus longtemps,
prit parti de le fuir, et s'en fut à la campagne. M. de Séipse
souffrait, en effet, du désordre comme d'une injure personnelle, que
son temps lui eût faite, et que tout le peuple eût conspiré à lui
faire. Une profonde colère, froide et secrète, le dévorait de sentir
en lui-même la puissance de l'ordre, de s'en connaître la volonté,
et de savoir qu'elle dût être sans effet. Le pouvoir d'un homme est
la moyenne de ce qu'il peut lui-même, et de ce que les circonstances
lui permettent,--l'accord de sa force propre avec la fatalité des
événements. C'est pourquoi tout homme puissant s'est toujours senti à
deux doigts de ne pas l'être; et il appelle son étoile ce bonheur de
l'accident, qui ne suffit à rien, mais sans quoi la voie est fermée
à tout le reste. Le hasard, qui fait naître un homme à son heure,
fait plus pour lui qu'il ne fera jamais lui-même. A dix ans près, on
est César ou on ne l'est pas. Pour un trait de plus ou de moins dans
le visage, et le nez fait d'une forme qui plaise, on peut exercer ou
non le droit de puissance qu'on a. S'il ne le peut point, l'homme
l'exerce alors contre lui-même. Et plus les faits désordonnés lui
font obstacle, plus il souffre amèrement de sentir en soi la force
qui les ordonne. Agité de ces pensées, M. de Séipse résolut de les
apaiser, sinon de s'en distraire, et il se proposa une promenade dans
le vallon le plus austère et le plus retiré qui soit aux portes de
Paris: il s'en fut à Port-Royal-des-Champs.


On était au temps de la Pentecôte. Le printemps tirait sur l'été; il
faisait déjà chaud; et les jours nuageux, chargés d'orage, suivaient
lourdement des nuits encore fraîches. Parti de bon matin, M. de
Séipse fut rendu à l'Abbaye avant le milieu du jour. Le ciel, qui
avait d'abord été d'une clarté admirable, se brouilla bientôt. Le
bleu tendre, délicat et profond, qui est propre à l'Ile-de-France,
se chargea de nuées laineuses et grisâtres; et l'air, qui avait été
frais, étouffé par les nuages, s'appesantit. Le ciel bleu de la
France n'est point implacable ni sublime comme le regard d'un dieu:
il a plutôt la fine complaisance d'un œil humain; et quand il se
voile, il invite à la réflexion ou à l'ennui plutôt qu'à la colère.
Aussi M. de Séipse s'estimait-il heureux que le temps s'accordât à
ses pensées diverses. Il était venu en voiture, à travers les champs
mouillés de rosée, frais et limpides, comme la matinée même, le ciel
clair et le vent léger. Les blés verts, et les avoines déjà hautes,
aux reflets ardoisés, frémissaient dans la plaine, où parfois l'on
voyait au loin,--comme un insecte en suit un autre,--une charrue
guidée avec lenteur par un paysan.

A mesure qu'on approche de Port-Royal, le pays se fait plus désert.
On ne voit plus que des hameaux couchés au ras de la terre. Le
plateau âpre règne; et l'horizon recule, grave et triste, comme
tout ce qui est grand. Là, si le ciel penche un regard plus sombre,
sourcilleux de nuages et chargé même de menaces, il semble seulement
rendre, en miroir fidèle, l'âme des lieux. Nous n'avons affaire, en
tout, qu'à l'âme, et comme il en va des hommes, si un pays ne nous
livre la sienne, il n'a rien pour nous. Au versant de ce plateau
dont l'aspect, sérieux en tout temps, est tragique quand le soleil
s'y cache, on tombe dans un étroit vallon; par un chemin heurté,
entre les arbres, on descend au fond d'une sorte de trou, où, ceinte
de hautes murailles, et voilée sous le feuillage, avait été fondée
l'abbaye de Port-Royal.


L'abbaye a été vaste, les fabriques considérables. Il y eut plusieurs
corps de bâtiments. L'hôtel où logeaient les solitaires, faisait
face au cloître où les Filles du Saint-Sacrement s'étaient vouées à
l'adoration perpétuelle. Dans une école illustre, on enseignait les
enfants, dont fut Racine. Une chapelle était le lieu d'assemblée où
tant d'hommes, de femmes et de petites créatures si dissemblables se
réunissaient dans une pensée commune: en dépit de tout, la marque en
restait ineffaçable, tant elle avait mordu fortement sur l'âme.

Un jardin séparait la maison des religieuses et celle des Messieurs.
Les enfants logeaient dans une aile basse, où se tenaient les
catéchismes. Le verger, le potager, s'étendaient au delà comme
le témoignage du travail le plus agréable au ciel peut-être. La
perfection de l'homme simple et paisible est, sans doute, celle
du frère lai, qui passe des champs à la chapelle, de la bêche au
psautier, et qui, pour son délassement, incline devant Dieu des
épaules que, le reste du temps, le labour courbe vers la terre.

Si ce n'est une tour rustique, à l'une des ailes, il ne reste rien
de toute l'abbaye: une haine patiente, infatigable pour tout dire,
a préparé cette ruine et l'a consommée. La charrue a passé sur le
cloître. Les tombes des jansénistes ont été remuées par le soc. Louis
XIV a fait voler en poussière une des forces morales, la plus solide
peut-être et la plus compacte qu'il y eût en France. Des hommes là
vivaient avec leur cimetière sous les yeux, et l'avaient pour lieu
de promenade. Il devait leur importer peu que leurs cendres fussent
ou ne fussent pas en repos. On imagine même l'amer contentement de
Pascal, s'il avait pu prévoir qu'on jetât ses os au vent. Sans parler
de sa joie à souffrir persécution pour la vérité et la justice, il se
fût réjoui ardemment de cet outrage à la chair ennemie; et il y eût
vu quelque faveur singulière qu'on eût faite à son âme.


Les Messieurs de Port-Royal n'étaient point des clercs. Les uns ne
s'en jugeaient pas dignes; les autres y répugnaient de nature, ou par
état. Ils formaient une espèce de tiers ordre. Ils étaient à peine
des laïcs, et ne voulaient point être des moines. Ils vivaient pour
faire leur salut, et prétendaient le faire dans le siècle, ou s'y
résignaient. Port-Royal était leur maison de retraite. Ils y venaient
approcher Dieu de plus près. Ils lui y prêtaient une oreille plus
attentive qu'ils n'auraient pu ailleurs, ni autrement. Ils y avaient
leurs mille entretiens avec une puissance redoutée, et souhaitée
de tous leurs vœux, comme seule à craindre sans doute, mais seule
aussi secourable. En un temps où tout homme voulait, tôt ou tard,
prendre quelque connaissance de soi, nulle part on n'alla plus avant
dans l'art cruel de se connaître, que dans cette compagnie sévère.
Or le scandale est grand, pour un monarque absolu, d'hommes qui se
retirent en soi: car il n'en est pas, quelle qu'en soit la révolte,
qui lui échappent plus; et, en outre, ceux qui se connaissent sans
complaisance sont, malgré tout, sans complaisance à connaître les
autres. Les souverains absolus n'aiment pas cette souveraineté-là;
plus elle se tait, plus elle les brave. Son respect même est une
forme du mépris, car il juge. Les souverains, qui le sont dans
l'ordre de la chair, haïssent la souveraineté qui est d'un autre
ordre, et qui échappe au leur. Plus elle est humble en conduite, plus
elle les humilie, puisqu'elle ne leur laisse point de prise sur elle,
et qu'elle s'élève sans doute au-dessus même de ce qu'elle abat.
C'est pourquoi le souverain absolu, qu'il ait nom Louis XIV, Napoléon
ou Peuple, se défie des solitaires et les frappe. Il ne faut pas trop
de saints dans l'État, ni même dans le monde; d'école de sainteté,
encore moins: la sainteté menace la nature, et la nature ne veut que
des esclaves ou de faux témoins: elle hait les juges...

Au détour du chemin creux, une porte de bois, dans un châssis de
pierre, qu'une croix de fer surmonte: c'est l'entrée de l'abbaye.

Comme j'allais y frapper moi-même, je vis M. de Séipse pousser la
porte, sans doute laissée entr'ouverte: il passa le seuil, et je le
suivis. Je connais M. de Séipse depuis longtemps, et je l'estime.
Nous avons des pensées communes, mais je le vois peu. Au bruit criard
du vantail sur le gond, M. de Séipse tourna la tête, déjà mécontent
de ne pas trouver, même à Port-Royal, la solitude. J'avais eu le
même sentiment d'ennui en me voyant précédé à la porte. Mais il me
reconnut aussitôt, comme je venais de faire; nous sentîmes, chacun,
que la présence de l'un pourrait n'ôter rien au charme de la visite
solitaire que se promettait l'autre; et que notre silence pourrait ne
se rompre qu'à l'occasion d'une émotion pareille, et pour se mieux
goûter en elle.

Dès la porte poussée, l'on est dans les champs de Port-Royal. On
marche au milieu d'une campagne close. C'est d'abord un sentier entre
deux prés, où les bleuets fleurissent dans l'herbe verte, et où
quelques coquelicots éclatent comme des cris de joie. Puis, des deux
côtés l'espace s'élargit. Le sol en pente va par bonds, de gauche
à droite, où, comme un lit, se creuse le fond du vallon. On fait
quelques pas, et l'on découvre tout l'horizon de la vallée solitaire.
Elle semble fermée de toutes parts, pareille à une vasque de terre
cachée entre des collines boisées. Les arbres voilent le bord ouvert
de ce fossé. Le ciel paraît verser la clarté de plus haut que sur la
plaine. La couronne des feuillages posée sur les hauteurs les ceint
d'une ombre claire et pensive. Tout, ici, est ramassé sur soi-même et
penché sur le fond. Et tout, en ces étroites limites, à la manière du
recueillement, parle d'une grandeur intime.


Les lilas, sur leur fin, balançaient, ici et là, leurs branches
fleuries, dont le vent agitait les thyrses. Un peu de pluie était
tombée, que la terre, les prés et toutes les feuilles rendaient en
parfums humides. On entendait le murmure doux d'une source, et le
règne du beau silence. Ces champs paraissaient sans culture, et en
être plus purs. Une maison dans un coin, d'où partait une allée
d'arbres; et au creux du fossé, une chapelle neuve, dont les lignes
sèches et les pierres trop blanches offensent la vue.

C'est là que des hommes pieux ont réuni ce qu'ils ont pu trouver
qui vînt des jansénistes. Ils ont élevé cette petite église à un
culte qu'ils ne s'accoutument point à croire disparu. Au pied de la
chapelle, sur l'un des côtés, l'on a rangé les restes du cimetière:
car la haine et la destruction ont ici porté une main si avide, que
les tombes mêmes en ont été ôtées, et que les seuls débris y sont
les restes de restes, les reliques de la mort, et non pas même de
la vie. Une petite place sablée, close entre de faibles murailles,
où des pierres tombales s'appuient, et qui semble faite pour une
assemblée, s'étend devant la chapelle. Quelques degrés mènent au
portail; le dernier forme une terrasse étalée, où le feuillage et les
lilas ajoutent la grâce d'une parure charmante. Où l'art admirable
n'élève pas son chant, la nature seule peut parler. Quel qu'en soit
le mensonge, ou la cruauté, son langage a l'unique séduction où l'on
ne sait pas résister et l'accent qui persuade.

On le sent trop à la rencontre de deux bustes en bronze, sur les
marches qui mènent à cette église des reliques. C'est Pascal et
Racine qu'on a posés, malgré eux, sur ces degrés, pour y recevoir
toute sorte de gens, de ceux dont ils eussent décliné la visite, avec
le plus d'horreur peut-être, sinon seulement avec le plus d'ennui.
Passe encore Racine; et qu'on y mette aussi le grand Arnaud, si l'on
y tient. Mais Pascal! Il ne se souciait pas qu'on lui rendît un tel
honneur. Si ces bustes, du moins, n'étaient que ridicules: mais ils
sont d'une extrême impertinence, et celui de Pascal n'est même pas
décent, tant il y manque la vraie ressemblance, qui est de l'âme; et
tant il tient de la fatuité, sûre de soi, où le modèle commun, qu'ils
en ont sous les yeux, a fini par forcer les sculpteurs de ranger tous
les grands hommes.



II

PASCAL


Le musée, en forme de chapelle, contient quelques portraits. D'un
côté les docteurs, les religieuses de l'autre. Au-dessus de la
porte, Jansénius. L'évêque d'Ypres a l'air savant, systématique,
têtu, étroit et froid; un front haut, un visage pointu, non sans
ruse. M. de Saint-Cyran montre une figure déjà d'un autre âge: une
énergie violente, une force opiniâtre, le visage d'un homme qui
manie l'épée et la plume du même bras; homme du temps de la Ligue,
capable de faire campagne, et de tenir tête à une armée; non pas un
docteur, un théologien en armes; la barbe grise et dure, le teint
chaud, l'air sanguin, l'accent de l'action, le pli de la colère. Le
grand Arnaud justifie son nom et l'ennui accablant qu'il inspire:
une vaste et forte tête, un crâne puissant, le front haut, large,
droit, une forteresse de doctrine, une citadelle d'érudition et
de théologie. Sa mère, la fondatrice de l'abbaye, est la source
manifeste de cette force, la base de l'édifice: c'est une femme
rude, épaisse, membrue comme un homme. Rien de doux, ni même de son
sexe. Du poil aux lèvres; de la chair drue en dépit des austérités;
sous la graisse, l'on sent les os, gros et larges: voilà la mère
d'une famille redoutable par le nombre et les ressources; tout en
elle est solide, volontaire, nourri de substance et de raison. Qui
la voit, et le grand Arnaud près d'elle, connaît aussitôt sur qui
reposait tout l'établissement des jansénistes. Et, de même, qui
regarde sa petite-fille, admire la fleur délicate et si pâle qu'une
forte race d'hommes ou d'esprits se destine à produire, par où du
moins elle finit. La seconde Angélique fait avec M. Hamon un couple
délicieux dont la grâce séduit le cœur. M. Hamon a le visage charmant
et fin d'une jeune fille, ou d'un prince adolescent: blond, pâle,
les lèvres les plus minces, l'air candide et tendre, le menton en
aiguille, toute sa force est dans les yeux, comme celle de la Sœur
Angélique. Encore n'est-ce point une âme robuste qui s'y fait jour;
mais le feu d'une âme mystique, éprise d'amour divin. Quelque forte
soit-elle, elle ne l'est déjà plus assez pour la vie; capable de
soutenir toute lutte, elle ne l'est pas de vaincre, dans un secret
désir d'épuiser la volupté d'être vaincue; ou plutôt ce qu'elle a de
force ne s'applique qu'à un plus noble parti: la chair le cède, ici,
à l'esprit qu'elle emprisonne, et l'enveloppe est trop fragile pour
ce qu'elle contient.


Pascal, cependant, n'est pareil ni aux uns, ni aux autres. Il est
sans liens. Sa laideur est vivante. Son masque de mort seul est beau:
tous les deux également étranges, hors de lieu et presque hors de
propos. Ce que Pascal a d'unique vient de lui; mais, plus que tous
les autres, il a l'air de son temps: le mélange de cette singularité
propre et d'un caractère commun, général même jusqu'à en être
abstrait, frappe l'imagination. On est d'autant plus surpris que les
deux éléments s'ajoutent l'un à l'autre et qu'ils sont moins combinés.

On retrouve, d'abord, dans ce visage la courbe violente qu'on voit à
tant d'hommes en ce temps-là. Le front et le menton tournent court,
par rapport au centre du visage, comme les deux branches d'une
hyperbole. Pour la forme de la figure, Pascal tient à la fois de
Descartes et de Condé. Ces visages sont des miroirs qui réfléchissent
ardemment le spectacle de la vie: ils doivent tout voir, et il n'en
est pas où l'on saisisse mieux le don d'imaginer. Mais si Pascal a
de Descartes et de Condé, pour les traits,--il n'a ni le jet violent
de celui-ci, dont toute la figure semble lancée en bec d'oiseau de
proie, ni le recul défiant de celui-là, qui paraît se retirer dans
l'ombre, comme une chouette, et tout fixer de ce coin obscur, en
oiseau de nuit. Il n'y a rien qui se contredise plus que la bouche
de Pascal et l'âme qui passe par ses yeux. Ou, plutôt, il n'est
point de figure où des traits si contraires soient rassemblés plus
curieusement sous un aspect unique: le regard d'un dédain et d'une
tristesse infinis.


Un petit portrait de Pascal, par Philippe de Champagne, est placé à
côté du masque pris sur le mort. On ne peut guère douter de l'un,
pour la ressemblance, plus que de l'autre. Philippe de Champagne
dessine et suit les traits de ses modèles avec une fidélité rare; il
y met de la conscience; et, d'un janséniste comme lui, on peut dire
que l'exactitude dans le dessin est la pratique d'une vertu. Quel
peintre, pourtant, est fidèle comme la mort? Elle peint par le fond;
et sa fidélité est celle qui ne cache rien, qui dévoile le mystère,
et qui livre le grand secret, inconnu jusque-là, et qui, sans elle,
ne se serait pas trahi.

Image inoubliable! Etrange pendant la vie, la figure de Pascal le
demeure dans la mort. Mais, alors, elle est belle. La mort est le
lieu de Pascal. Il l'a tant cherchée et poursuivie partout, que cette
passion trouble son visage d'homme. Mais quand il l'a enfin trouvée,
et qu'il ne la craint plus, pour l'avoir vue face à face, quelle
paix ineffable respire son ennui. Ce n'était donc que cela?--Et quel
mépris!


Pour me faire savoir si Pascal est mort en Jésus-Christ, il ne faut
que ce visage: jamais Pascal, depuis le jour qu'il est né, n'exprima
une telle profondeur de repos. Il a reçu la main de la mort, de la
main même de Jésus-Christ; et, donnant sa main à la mort, selon
l'ordre de Dieu, il a mis l'autre, avec son âme et tout son être,
dans la main même de Jésus-Christ.--Pascal vivant dit l'attente
perpétuelle de ce moment. Et Pascal mort en révèle l'accueil; que le
moment unique l'a rasséréné pour jamais; et qu'enfin, dans un sublime
ennui du monde, une route est ouverte qui mène à un repos sublime, où
l'espoir comme la terreur, où le dédain même a pour toujours la paix.

Pascal a mesuré bien des abîmes, en lui et dans les autres hommes.
Mais il a surtout connu et pratiqué les siens. Cette grosse lèvre,
qui s'avance épaisse et rouge, n'a tout dédaigné que sur l'ordre
d'une pensée toute-puissante. Et cet ordre impérieux lui a été cruel,
sans doute. Elle a voulu peut-être s'y soustraire. Qui résistera à
Pascal, si ce n'est Pascal même?--Mais qui Pascal craindra, sinon
Pascal?

Il a connu ses précipices; et il les a redoutés profondément, parce
que la profondeur lui en était connue. Pascal sait bien que tous les
hommes en seraient là s'ils pouvaient seulement soupçonner leurs
abîmes. Mais comme ils ne les voient même point, ils ne les mesurent
pas. Pascal soupçonne, voit et mesure. Nul n'est allé plus loin dans
la connaissance de l'homme. Nul n'est donc allé plus avant dans la
crainte de l'homme. Et c'est pourquoi Pascal ne quitte plus d'un
instant Jésus-Christ.

Il lui faut Jésus-Christ, ou tout croule, et lui-même tombe sous le
poids des mépris. Vous autres hommes, qui riez et ne savez point, vos
précipices ne sont guère à vos yeux que les erreurs et les misères
communes; vous vous voyez en des rivières où c'est à peine si l'on
perd pied, et il ne vous faut qu'une barque ou trouver le gué. Vous
êtes noyés et rejetés en pourriture sur la rive, que vous n'avez pas
encore peur de cette eau. Pascal est fait d'une autre sorte: il ouvre
les yeux sur l'immense océan où il s'éveille, et il s'y voit flotter:
l'infini sous les pieds; l'infini sur la tête; un infini de tous les
côtés; un infini de mal, d'ignorance, de terreur et de peine. Pascal
n'est pas comme vous, pour tâter un infini du pied, et chercher le
gué de l'infini. Mais Pascal s'assure au contraire que l'homme est
l'animal sensible à l'infini des ténèbres. Il ne lui reste donc
qu'à crier à l'aide. S'il était faible comme vous, il croirait à sa
force. Mais fort comme il est, il mesure sa faiblesse. Et il se tient
immobile, mettant toute sa puissance uniquement à s'élever sur cette
eau infinie et à tendre ses bras au secours unique.

Pour demander si Pascal doute, il faut douter s'il vit. Qui ôte
Jésus-Christ à Pascal lui ôte tout. Le doute pour Pascal est la mort
même. Pour vivre, mieux vaut tenir le pari qu'on est sûr de croire,
que douter de ne croire pas. Quand le doute le traverse, comme tout
homme à son heure, Pascal meurt. Il y a tel cri en lui qui est un cri
de mort. Et chaque fois Jésus-Christ l'a ressuscité, le sortant du
tombeau. Sans Jésus-Christ éprouvé et senti dans le cœur, la vie de
Pascal est une agonie éternelle. On ne peut vivre en agonie. Pascal,
du moins, ne le pouvait pas encore.

«Il a distingué notre agonie,--me dit M. de Séipse,--en sortant
enfin de la chapelle, où il semblait ne pouvoir plus s'arracher à
la méditation de ce masque. Il en a pressenti les extrémités et
l'horreur. C'est la raison qui l'a rendu, pour toute sa vie, si
fidèle à la vénération de son père. M. Pascal le père avait nourri
son fils d'un aliment si fort et si chrétien, que Pascal y a toujours
trouvé une réserve et de quoi souffrir la famine dans les temps où
il put craindre disette de foi. Mais à peine s'il connut plus de
deux époques pareilles. En Pascal, les variations ne furent que de
la charité commune à la charité parfaite. De même que les hommes ne
savent point le danger où ils sont, ils ignorent le sacrifice qu'il
exige. Pascal, connaissant le péril, ne pouvait jamais consentir
longtemps à ne point faire tout ce qu'il faut pour en sortir; je vous
dirai, du reste, qu'il n'y a point de demi-vérité ni de demi-foi que
dans les âmes médiocres. C'est la médiocrité des hommes qui assure le
train du monde. Et il n'irait pas au delà de l'heure où nous sommes,
sans les moyens termes de cette médiocrité qui ne finissent pas.

«Tous ces atermoiements assurent la durée à la pauvre heure des
hommes. Elle se passe; ils passent avec elle; et n'en demandent
pas plus. Il leur suffit de ne se point voir passer. Peu de gens
vivent dans la vue de ce terme où ils doivent aller. Et ceux qui
l'entrevoient, comme on fait d'une croix en haut d'un tertre, entre
deux routes, en Bretagne, détournent les yeux de ce sentier.

«La médiocrité, qui conserve le monde, est la même vanité qui sauve
les hommes. Car tous les hommes vivent de vanité. S'ils n'avaient pas
mille petits soins, ils n'en auraient qu'un seul, qui les tuerait.
C'est pourquoi ils l'évitent: sinon eux, le misérable et magnifique
instinct qui les attache à ce qu'ils sont. Ils veulent vivre; et n'en
ont pas de raison plus forte, à la vérité, sinon qu'ils le veulent.
Admirons encore ici un des coups de la nature, ce tyran qui fait
chérir et désirer sa tyrannie.

«Ceux qui ne sont médiocres en rien, ni par le cœur ni par l'esprit,
se portent bientôt à contempler deux abîmes: le néant du monde et
le néant de soi. La plupart des grandes âmes s'arrêtent à l'un des
deux précipices, qu'elles comblent en y jetant l'autre. Et, à ne rien
dissimuler, peut-être ne peut-on vivre à moins d'un parti héroïque.
Il faut prendre parti pour le monde contre soi, ou pour soi contre
le monde. On ne se tire pas à moins de cet espace effrayant où règne
le vide, et où il a toutes les dimensions de l'esprit, qui sont plus
de trois. De là ces partis pris sublimes, celui des saints ou de
Tolstoï, qui fait la bonne bête. Quelque forts qu'ils soient, ils
s'immolent; ils veulent croire en Dieu ou à ce monde, à tout prix.
Et comme la volonté d'une parfaite croyance est déjà la moitié d'une
foi, bientôt ils s'y immolent.

«Ils ont des partis désespérés: soit de la raison, soit du cœur
contre elle, mais toujours désespérés; car la plus haute démarche de
l'un et de l'autre, c'est qu'ils désespèrent. Je ne sais point ce que
c'est qu'un homme qui en est réduit à soi-même et qui ne désespère
pas. Et pourtant on ne rentre en soi qu'après avoir quitté le monde.
Il faut donc trouver, coûte que coûte, quelque lieu où fixer son
âme et sa vie. Tolstoï ne doute point de la raison; il la juge
naturellement droite; il n'en méprise que le mauvais usage; Tolstoï,
enfin, croit beaucoup plus à la raison et à la vie que Pascal. Et son
Evangile est raisonnable, qui est l'excès de la déraison, Pascal n'y
adhérerait pas, à cause de cette raison même où Tolstoï se range. Il
le jugerait absurde, sinon impie. Pascal a de bien plus puissantes
attaches au Moi; et enfin c'est toujours le cœur qu'il exalte, et la
raison qu'il humilie. Pour géomètre qu'il fût, il n'y faisait que
l'essai de sa force; et toute la vraie puissance, toute la vérité, il
les juge seulement dans le cœur. Or ce cœur aussi lui est ennemi.

«Il est riche de cœur comme pas un autre: et sa crainte vient de là.
Ce grand cœur déborde d'un grand moi: Pascal voudrait l'y tarir à sa
source. Voilà où il aspire. Pascal se sent superbe, plein d'amour et
de haine, égal à tout, supérieur à tout même. Si grand qu'il fût, il
se savait plus grand encore, en bien et en mal, que ne le pouvaient
savoir les autres. C'est pourquoi il se fait une guerre admirable.
«Si j'avais le cœur aussi pauvre que l'esprit, je serais bien
heureux,» s'écriait-il quelquefois. Mais il l'avait riche infiniment.
Vous n'avez pas remarqué la puissance de ce cœur.

--Je n'y ai point pris garde. Ou plutôt, je ne la distinguai point de
la grandeur propre à cet homme unique.

--Elle est unique, en effet. Personne ne l'a pressentie, si ce n'est
quelque peu ses proches, et M. de Sacy. On devine quelque effroi
mêlé à l'étonnement de ce sage théologien, quand Pascal lui révèle
Epictète et Montaigne. «M. de Sacy ne put s'empêcher de témoigner à
M. Pascal qu'il était surpris comment il savait tourner les choses.»
En ce monde, où la plupart sont si pauvres de cœur, qui comprendra
le danger de s'en connaître trop riche? Tous les hommes qui veulent
se sanctifier n'ont guère besoin d'abattre que leur esprit, et de
ne mettre que leur chair dans les liens. L'ascétisme y suffit; la
raison humiliée dans la prière, et le corps réduit à la portion
congrue de l'esclave, on croit avoir assez fait. Le triomphe de cette
sainteté-là n'est encore pour Pascal qu'une victoire précaire. Selon
moi, Pascal n'est nulle part si grand que par la nécessité de dompter
et de dénuer son cœur, où il s'est vu. Mais le monde ne l'a pas
connue, car il ne l'éprouve pas.

«Cependant, pour autant qu'il y aura de grandes âmes en cette vie,
l'ascétisme du cœur leur semblera le seul nécessaire. Il ne sera pas
si difficile de mortifier la chair et d'humilier la raison. Il faut
s'en fier à toute raison assez forte, à toute âme assez noble. Elles
se dégoûteront assez de leur impuissance, pour ne se point donner
l'aliment de vanité qu'elle réclame. Mais plus le cœur sera grand,
plus il aura de peine à se quitter. Car n'oubliez point qu'il lui
faut tout quitter en se quittant.


«Je m'assure qu'il y a des hommes pour qui le contact d'un cilice
pointu sur la peau peut être délicieux; et d'autres que l'orgueil
même d'une pensée profonde porte à la fouler dédaigneusement aux
pieds: ils oseront rehausser à ses dépens l'instinct désordonné de
la brute. Mais ce cœur, avide de s'égaler à tout l'univers, avide
même de tous les plus beaux supplices, il n'est pas si facile de le
rendre désert ni de le dépouiller. Il veut bien donner tout son sang;
mais il veut le sentir couler. Il consent à se laisser déchirer; mais
à la condition de jouir qu'on le déchire. Il se laisse épuiser, il
ne veut point tarir ses sources lui-même. Cette sécheresse lui fait
horreur. Le parti pris de Tolstoï n'est pas moins beau que celui de
Pascal: mais il n'est pas si rare. Tolstoï ne connaît point un abîme
si profond, et il ne revient pas de si loin en dépit de la différence
des temps. Son néant n'est qu'un des cercles de la spirale, où
l'infini néant de Pascal se décrit; et Pascal n'eût jamais comblé le
sien de ce qui le comble. Le dieu de Tolstoï n'est, après tout, qu'un
être de raison, et que le cœur suscite à la raison.

«On force la raison; on la courbe au service du cœur; c'est que le
cœur lui-même se plie volontiers à servir; il fait souvent plus de
la moitié du chemin. Pascal, ici, douterait encore, comme disent ces
âmes faibles. Encore un coup, Pascal ne doute jamais: il nie.

«Le doute n'est pas tenable pour une volonté grande. Le doute n'est
une preuve de force que dans l'esprit, et la faiblesse consommée du
caractère. L'homme puissant en vérité préfère se tromper contre le
doute, à douter en ne se trompant pas. Il ne joue pas avec la raison:
il la rend souveraine, ou il l'accable. Il fait la bête à dessein,
par dégoût de faire l'homme; et il y peut mettre un comble d'orgueil
et de force. Il se venge sur l'esprit des maux soufferts par la
volonté.»


Déjà le jour baissait, et se retirait de la chapelle; je voulus voir
une fois encore cette figure mystérieuse qui respire un sentiment
si profond de satiété, de paix sereine, et de dédain. Le plâtre
qui l'a faite si blême, communique à cette figure un caractère
éternel. Sur tout l'ennui de la vie, un séduisant repos semble
répandu, celui que rien, jamais plus, ne trouble, parce que rien
dans l'homme ne s'y prête plus. C'est d'un reflet pareil que la mer
brille languissamment, quand le dernier cercle de l'eau se ferme sur
un navire englouti. Personne, selon mon goût, n'a vu ce masque. Non
plus qu'un aspect profond du ciel ou de la mer, il n'est facile de
le décrire. Il retient pour l'éternité le souffle passager d'une âme
supérieure. Il montre, arrêté dans la mort, tout l'ennui de la vie:
de cette tristesse indicible, la mort a fait, ici, une passion. Les
traits de Pascal ont dû être en perpétuel mouvement: la force de cet
esprit et sa volonté dédaigneuse, toujours agissantes et toujours
inquiètes pendant la vie, ne sont fixées que là. Dans la mer de ce
cœur passionné, la mort enfin a jeté l'ancre. Un trait singulier
est celui des paupières abaissées, dont les bords paraissent
s'entr'ouvrir, et dont l'épaisseur surprend; c'est que la cire,
qu'on y mit pour défendre les cils contre la brûlure du plâtre, a
fait corps avec lui, et l'empreinte étrange en est restée au masque.
Ainsi cet ennui sans bornes, ce parfait dédain dans la sérénité
du repos, semblent sourire. Et rien n'est plus émouvant pour la
pensée que cette paix sereine de Pascal entre les mains de la mort:
elle contemple la douceur du salut, au sein de la volonté divine,
et sourit désormais à son mépris même de la vie, et de toutes les
misères qui tourmentent cette malade.


«Quel homme en France, pensait M. de Séipse, fut jamais l'égal de
celui-là.»--Il a été le plus grand; car il a eu les grandeurs de
presque tous les autres. Il est à la fois le poète, le saint et le
savant, l'homme qui voit, l'homme qui sait, l'homme qui pense;--bien
plus: l'homme qui a toutes sortes de puissances, et qui les dédaigne
toutes au prix de celle qu'il se sent. La force de sa pensée ne le
cède à aucune autre; mais il se plaît à l'humilier. Il n'est pas
sensible à ce qu'elle peut, mais à ce qu'elle ne peut pas; il se
porte d'abord à ses bornes; il se tient pour son ordinaire où les
autres finissent seulement par s'arrêter. Il a un bien plus grand
mépris qu'il ne veut dire des petits esprits et des médiocres: mais
son dédain ne s'y attarde pas, et préfère aller du premier coup aux
plus grands. Sans doute, il fait fi de ceux qui déraisonnent; mais
c'est pour faire moins de cas encore de ceux qui s'enorgueillissent
de la raison. La science est l'essai qu'il fait de sa force; et il
ne veut pas que rien y aide: pas même une méthode: il répugne à la
mécanique de l'esprit comme indigne du sien. C'est le secret de
son ressentiment contre Descartes: outre que Dieu révélé n'est pas
nécessaire à ce système du monde, Descartes donne trop à la mécanique
de la pensée; il n'oblige plus le géomètre aux prodigieux efforts
de la recherche à la manière des anciens; au gré de Pascal, il ôte
trop à l'imagination. Pascal est comme Archimède, son héros dans
l'ordre de la géométrie: il veut ne devoir qu'à lui seul toutes ses
découvertes; il veut contempler les figures, et les réduire au nombre
par la force même du raisonnement; il ne lui plaît pas que le symbole
se place entre l'objet du problème et la construction géométrique:
Pascal, le premier, a passé le seuil du calcul de l'infini, allant,
par ses voies propres, du même pas qu'un ancien aurait pu faire, sans
prendre les chemins aisés où Newton et Leibniz se rencontrèrent. Et
c'est ce qu'il fait en géométrie, qu'il me semble lui voir faire en
morale comme en tout le reste.


«Nul homme n'a aimé plus que lui les tâches difficiles. Il les tente
toutes avec passion. Il veut être saint, parce qu'il ne s'en croit
pas capable. Il veut être saint, autant par tout ce qu'il se sent
de forces qui y sont propres, que par tout ce qu'il sait en lui de
puissances contraires à la sainteté. Il mesure donc son cœur aux
tâches les plus difficiles; et sa grandeur d'âme ne les estimait
peut-être qu'en raison de la difficulté.

«Les moyens qui abrègent, et ceux qui aident l'esprit ne lui
répugnent pas moins que ceux qui prétendent prêter l'épaule à la vie.
Pour une âme si forte, rien n'est digne d'elle qui ne l'exerce pas;
et ce qui ne coûte pas beaucoup a peu de prix pour un goût si rare.
A un certain degré, ni le cœur ni la raison ne se satisfont de rien
qui ne soit achevé. Celui qui est épris de perfection n'a qu'une
volonté,--qui est de la joindre, et que tout contrarie. Sans cesse il
y va pour lui de la vie, et de rien moins. Nul effort ne le retient
à ce qu'il a. Il est tout en ce qu'il cherche. Au cœur passionné,
le déplaisir de vivre s'accroît infiniment plus par la foi que par
le doute. C'est pourquoi les passionnés doutent peu: ils préfèrent
naturellement leur ardeur triste à une joie tempérée. A leurs yeux,
il n'est de vrai bien que le souverain bien. La morale facile est la
mort de la morale, et ils la haïssent. Il n'y a point de devoir si
aisé, que la plupart du temps le contraire ne soit bien plus aisé
encore. Tout ce qui est facile est selon la nature; et la nature est
pleine de crimes.--Quoi, de crimes.--Oui: et bien plus, de crimes
aisés.


«Rien n'était donc trop difficile pour Pascal; c'est qu'il se
proposait la vérité et la perfection mêmes, le bien unique, enfin
Dieu. Il n'aime et ne souhaite que Dieu; mais il voit toute la
nature en révolte contre lui. L'homme n'y manque pas. L'homme est le
prince des rebelles qui doit déposer les armes, et se repentir de sa
rébellion. Quoi qu'on pense du reste, l'idée de sa rébellion est dans
l'homme le commencement de la conscience, sinon de la sagesse: c'est
par là qu'il commence à défaire le nœud du Moi.

«S'il n'avait eu tant de passions secrètes, Pascal ne les eût pas
accablées toutes. Mais il les avait découvertes, et ne leur laissait
pas de repos. Il connaissait seul le terrible rebelle qu'il avait à
vaincre. Jamais il ne l'estima assez vaincu. Il aimait à dompter la
nature, comme Alexandre à conquérir. Chacun de nous, s'il est assez
fort, prend de plus en plus plaisir à ses victoires: et si elles sont
âpres, douloureuses, remportées sur soi-même, peu importe; tant nous
sommes, malgré tout, attachés à notre propre force que nous aimons
mieux l'exercer contre nous que de ne l'exercer pas. C'est une joie
aussi de la mettre dans les fers, et de l'y retenir. On la sent
alors, et ses bonds cruels ou ses soupirs dans les chaînes.

«Souvent la nature entravée plaît à celui qui la déteste libre; elle
paraît plus belle, comme l'homme dans les liens de la mort. Esclave,
elle n'est plus haïssable. Tous les morts ont la beauté de ce qui
est accompli. Le visage glacé d'un ennemi à terre, au milieu même du
dégoût, fait pitié.

«Pascal regardait les passions en ennemies qu'on n'a pas assez
abattues, si elles ne sont mortes. Elles lui plaisaient étrangement
peut-être, quand il les touchait avec le fouet et les tenailles, ou
qu'il les retournait sur la claie.

«Sa charité est pareille à l'égard des hommes. Il les connaît
trop pour croire à leur bonté naturelle. Ce n'est qu'une amorce
de la méchanceté des uns à la méchanceté des autres. Il voit leur
perversité de nature, qui les porte au mal, et leur mollesse pour
s'en écarter. Il les poursuit donc tous en lui-même et il les enferme
dans leur repaire de péchés.

«La première démarche d'une âme pleine et libre n'est pas plus de
succomber à l'humiliation de ses crimes que de les aimer. Mais c'est
de les connaître; et connus, sans les aimer, sinon sans les haïr,
de les tenir pour des faits. Ils sont asservis dès qu'ils sont mis
à leur rang. Le mal est le plus souvent un effet de la faiblesse,
une usurpation de la partie mauvaise sur la bonne, qui est la plus
faible, mais qui n'en existe pas moins. C'est le point de vue d'un
Dieu, celui d'où tout est à son rang, et selon son ordre: là, le
pire a une sorte de place aux pieds de l'excellent,--et même une
manière de droit. Les jugements humains ne sont si médiocres et si
injustes même, que parce qu'ils n'ont jamais égard au bien dans le
mal, ni au mal dans le bien. Dans l'hypocrisie des mœurs, il y a plus
d'aveuglement involontaire qu'on ne croit: la vue est bornée; elle
ne veut pas aller au delà de ces bornes; et l'erreur de jugement
s'ensuit.»

Le gardien ferma derrière nous les portes de la chapelle. Les lilas
se balançaient avec la même grâce le long de la muraille. La lumière
inclinée prêtait une âme nouvelle à la campagne. La mélancolie
parlait plus haut dans le silence, de cette voix si chère aux cœurs
tristes de vivre, qui leur rend plus douce l'amertume, en retour de
la saveur un peu amère qu'elle mêle à toute douceur. Nous allions, au
milieu de ruines qui n'ont même plus l'air du désordre.


«Je perds cœur, dit M. de Séipse, quand je vois la mort même vêtue de
neuf, et la destruction singer la vie. A coup sûr, il eût mieux valu
cacher tous les débris de Port-Royal, les portraits et les manuscrits
des solitaires dans un caveau, creusé sous le sol, que de leur élever
une église. On ratisse aujourd'hui les allées de la mort, pour faire
honneur aux promeneurs; et l'on commet des jardiniers aux décombres.
Vous savez le luxe affreux des cimetières. J'aime les ruines, où
l'insolence de la nature s'ajoute: l'une et les autres se nient.
Pascal n'eût pas voulu de cette gloire posthume. Il suffisait qu'on
vît Port-Royal en poussière et ce que c'est que la nature livrée à
elle-même. Qu'est-ce bien que les restes d'un grand esprit? Il n'est
tout entier qu'en lui-même,--je dis en nous. Il faut des tombeaux
fastueux aux rois, aux poètes de cour, aux philosophes rentés, aux
chevaux promus consuls par Caligula, voire à Nicole et aux gens
de lettres. Mais il est des hommes qui répugnent à ce faste. Pour
eux, tous les tombeaux sont trop petits. Ils sont la honte de ce
qu'ils prétendent contenir; et font un grand triomphe à ce qu'ils
contiennent: car ce n'est rien.

--De la boue et des vers, dis-je. Et non même plus cela, au bout d'un
peu de temps, quand la centième herbe a séché sur le tertre, qui
n'est séparée de la première que par cent autres qui sèchent cent
fois.»


M. de Séipse s'informa si les étrangers visitent Port-Royal; et
il apprit volontiers, du gardien, que les étrangers ne viennent
point ici. «Le bonheur est rare, fis-je. Ils ne peuvent comprendre
Pascal. Comment sauraient-ils jamais que cet homme, s'il a pensé
plus gravement que tous les autres en son temps, a toujours ajouté
la beauté de la forme à celle de la pensée? Ils n'y peuvent pas être
sensibles; ils verront la force de la pensée, et lui feront tort de
l'art, barbarement.

--Les étrangers, dites-vous? repartit M. de Séipse. Cependant, les
gens de lettres y viennent depuis peu; et ils infligent à Pascal
l'encens public de leur admiration. Grâce au ciel, ce n'est encore
que tous les cent ans; et voyez ce qu'ils y laissent: des caricatures
coulées en bronze; une parodie qui se flatte d'être éternelle. Image
de ce temps, en vérité,

--Sans doute, ils viennent s'encourager à la mort dans la
contemplation d'un si grand passé qui n'est plus.

--Vous voulez rire, dit-il. Ils ne sont pas envieux de la mort, ceux
qui vivent. La curiosité de la mort glace toute vie. Surtout une vie
si pauvre. Ces gens-là veulent, d'abord, bien dîner. Ils font un tour
à Port-Royal pour gagner de l'appétit.

Je m'excusai d'avoir raillé.

--Je suis venu voir Pascal aux lieux où sa grande âme avait trouvé un
horizon qu'elle ne passait pas.

--N'en doutons point: elle l'avait choisi. Elle s'y était fixée dans
la vue de ce qui demeure, et pour échapper à ce qui s'en va. On
voudrait savoir comment tout ce sable se dissipe: on sait bien que ce
n'est que du sable. La vie est un triste rêve.

--Et de la sorte, on aime le coin de terre où l'on rêve à son gré.

--Dites qu'on s'en empare, et qu'on se l'asservit. Nous sommes tous
les mêmes: il nous faut des esclaves; c'est là ce que nous appelons
l'amour. Quand tout paraît soumis au changement, les lieux, pour
montrer que ce n'est aussi qu'une apparence, ne changent pas. Et si
les hommes avaient un goût plus vif des choses éternelles, ils se
garderaient de toucher à celles où s'attache une mémoire unique, qui
sera toujours seule, là où elle est, et qu'on ne remplacera pas.»


Nous vîmes un bel arbre, isolé, qui porte le nom de Pascal: le noyer
où Pascal vint s'asseoir. Et si ce n'est celui de Pascal, il faut que
ce le soit; car s'il ne l'est, que m'importe cet arbre? Mais je crois
y voir cet homme, terrible en pensée, accabler de mépris sa pensée
même, et chercher pour son repos l'aide qui n'est pas refusée aux
feuilles naïves. Car elles naissent sans douleur au temps marqué, et
tombent sans angoisse à l'automne. M. de Séipse, alors, me parla de
la tristesse de Pascal: c'est un effet de son ardeur et de sa gravité.

«Plusieurs, qui l'admirent le plus, et en font presque métier,
distinguent entre divers objets qu'il offre à leur admiration.
Ils l'approuvent pour sa conclusion et pour sa foi, mais ils n'en
acceptent pas la marche, ni les prémisses contre la raison. Ou bien
ils le louent d'être si hardi à douter, et font bon marché de ce
qu'il croit, au prix de son doute. Mais ni Pascal ne croit, ni il ne
doute, comme ils se l'imaginent, par parties séparées. Le doute de
Pascal est un regard de la foi, et sa foi a toutes sortes de liens
à son doute. Il est admirable que personne n'ait parlé de Pascal
plus pauvrement, ni avec plus de louanges, qu'un philosophe et qu'un
géomètre de profession. C'étaient, à la vérité, gens de métier, l'un
et l'autre, et qui lui devaient bien de le louer sans l'avoir compris.

«Certain grand maître de philosophie, qui n'est pas si loin non plus
de l'être de danse et de maintien, s'indigne du bon marché que fait
Pascal de la philosophie. Il le trouve bien peu réservé avec le fond
des choses. Il le juge outré dans sa foi, et outré dans son doute.
Il le blâme pour son dédain des philosophes, et le gourmande sur la
violence sombre de sa religion. Après quoi on ne sait guère ce qu'il
en accepte: et Pascal dirait peut-être avec amertume, que c'est
l'auteur et le bel esprit de profession. Mais Pascal n'est assurément
Pascal que pour ne se point satisfaire de la religion ni de la
philosophie de M. Cousin,--si tant est qu'il y ait rien qui réponde
à ce mot-là. Et bien plus, pour tout dire, Pascal n'est Pascal que
pour ne se point contenter des places et des cordons que l'on trouve
en ce monde. M. Cousin le reprend sur ce que «la philosophie ne vaut
pas une heure de peine», et que Pascal ne pardonne pas à Descartes:
c'est, croit-il, ne pas bien juger le grand homme de la Méthode, et
le méconnaître. C'est le mieux connaître, au contraire, qu'il ne fut
jamais connu de personne, ni de lui-même, peut-être. Et M. Cousin
peut en penser ce qu'il lui plaira: Pascal sait mieux son Descartes
et sa philosophie que lui.

«Si l'Évangile est le vrai, il n'est pas une carrière aisée, où l'on
se promène, donnant et prenant de toutes mains. Jésus-Christ n'est
pas mort sur la croix pour la commodité du chrétien, mais pour son
exercice sur la terre. Et la raison n'est pas non plus la superbe
ennemie qu'on abat en la flattant, ni celle à qui on s'abandonne
pour la vaincre. La foi de Pascal n'est point une bonne femme à
tout faire, qui nettoie la chambre du vivant, et lui prépare un lit
moelleux en paradis: elle se fait servir et ne sert pas. De la même
manière, austère avec l'austérité, Pascal est méprisant et dur pour
ce qu'il méprise et déteste en effet. Le mot qu'il a sur Descartes
est le plus profond, et qui dit tout: «Il voudrait bien, dans toute
sa philosophie, se pouvoir passer de Dieu; mais il n'a pu s'empêcher
de lui accorder une chiquenaude, pour mettre le monde en mouvement;
après cela, il n'a plus que faire de Dieu[1].» Il peint toute la
puissance de Descartes, qui construit sa mécanique de l'univers,
et se fût passé de la chiquenaude, s'il l'avait pu. Encore est-il
douteux qu'au fond il ne s'en passe point, et ne donne lui-même le
branle à la machine, ou ne l'en anime de toute éternité. Tout ce que
la puissance de Descartes place dans la raison, Pascal le lui refuse.
Et le peu que Descartes réserve à Dieu, c'est le rien même où Pascal
plonge l'homme et le monde. Pascal ne doute point; il ruine l'objet
du doute. Pascal affirme sans cesse, et d'une force insurpassée:
c'est pour ou contre; mais toujours affirmé.

[Note 1: Madame Périer: Cf. _Lettre de Pascal à Fermat_, 10 août
1660.]

«Entre les deux, il ne se tient point: à ses yeux, il n'y a là que
la vie:--c'est-à-dire qu'il n'y a rien. Il n'eût senti qu'un extrême
mépris pour une espèce de religion philosophale, qui n'est ni
religieuse, ni philosophe: il nie la philosophie.

«Qui nie la philosophie, on n'en peut pas dire qu'il tombe dans le
doute des philosophes. Si je nie de vous devoir rien, je ne doute
pas, que je sache,--de vous devoir quelque chose. Mais, au contraire,
je vous confonds ensemble, vous et cette dette prétendue. Non
seulement je ne l'ai pas,--je vous défends de croire que je l'aie.
Tant je suis sûr de ne l'avoir pas, et tant il est vrai! Il y a
crime à la rappeler encore, si vous persévérez. Il y a crime à la
philosophie de prétendre conduire l'homme, et à se flatter de rien
connaître. Car, outre qu'elle ne connaît rien, elle sait qu'elle ne
peut pas connaître. Et Pascal passe le temps à le lui prouver.


«La philosophie n'est pas même la science des géomètres, qui, elle
du moins, exerce la force de l'esprit, et en fait l'essai, sinon
l'emploi. Au contraire, la philosophie est tout à fait sans objet;
et, comme elle se donne insolemment le plus grand de tous, qui même
est l'unique, elle ne mérite que le mépris, ou, peu s'en faut, la
haine. Elle est haïssable en ce qu'elle trompe sur l'unique affaire
où il y aille de tout, pour l'homme, de n'être pas trompé,--et
qu'elle feint de ne le savoir pas.

«Que prouve toute la philosophie, et de quoi est-elle certaine
touchant la vie et la mort, l'univers et l'homme? Voilà la question;
et comme il y faut répondre qu'elle n'a pas la moindre certitude, il
est juste de conclure que toute la philosophie ne vaut pas une heure
de peine.

«Ce n'est point là douter,--c'est nier. Et, pour moi, partout où
Pascal n'est point en Dieu même, il ne doute pas:--il nie.

«Il faut à Pascal une certitude. Et il me la faut comme à lui. A
défaut de ce qui est certain, je ne vois point le doute, mais le
vide. Ce qui n'est pas--n'est point. Je ne le nomme pas ce qui
peut être. Je préfère une certitude horrible, faite d'abîmes et
de négations, à vos demi-vérités, toutes faites d'affirmations
contraires, qui se détruisent et qui ne sont que des doutes honteux,
ou si médiocres qu'ils ne se savent même pas douteux.

«Pascal pénitent et extrême, qui nie dans la mesure où il affirme,
violent contre le doute, passionné pour la foi,--c'est lui seul qui
est vrai, raisonnable et prudent; et non pas vous, qui louvoyez entre
rien et tout, qui ne savez donc ce que c'est que tout ni rien, et qui
perdez tout pour ne rien perdre.

«Vous tremblez de vous connaître; et sans doute non sans raison.
C'est pourquoi vous vivez de moyens termes. Comme s'il y avait un
terme moyen entre être et ne pas être; comme si une demi-vie, une
demi-mort, une demi-vérité pouvaient avoir le moindre sens! N'y
eût-il pas de vérité, nous sommes bien obligés de faire comme s'il en
était une, et de toute évidence. Et comme si vous ne montriez pas que
vous n'êtes vous-mêmes que des demi-riens, pour que cette médiocrité
infinie puisse vous suffire?

«Il en faut un peu plus à Pascal: rien de moins que cette vérité
pleine. Et d'abord, sans la certitude, il ne peut vivre. L'homme
qui vit dans l'incertitude lui semble absurde, et un prodige
décevant, s'il s'y plaît. L'état où il trouve Montaigne le remplit
d'étonnement, et lui fait peur. Il voit bien la force de cet esprit;
mais il soupçonne la faiblesse de ce cœur; et la vue de ce contraste
le porte au mépris. Puis, une trop grande âme est lourde à subir,
parfois: à de certaines rencontres, il me semble que Pascal accable
Montaigne parce que, peut-être, il l'envie. Ce sont ses moments de
faiblesse cachée, et ses soupirs à la vie.

«Enfin, il n'y a rien entre le néant et Dieu,--entre l'une et l'autre
foi: rien où l'on puisse se tenir, aucun lieu pour l'homme ni pour
la vie. Sans la foi, on ne peut vivre; et c'est en Pascal qu'on
l'éprouve le mieux, comme en l'âme la plus puissante et la plus en
souci d'infinité qu'il y ait eu. La foi est la vérité sentie par
le cœur, et vivante pour lui. Pascal ne la trouve, et ne la peut
concevoir qu'en Jésus-Christ: c'est Jésus-Christ qui est la preuve de
Dieu; ce n'est pas Dieu qui prouve Jésus-Christ; Dieu est à toutes
fins: qu'il soit, si l'on veut, le nom de la vérité sensible au
cœur;--cette vérité ne fût-elle pas la même, en sa forme, pour tous
les hommes. Le monde comprend plus d'un langage. Mais sentie par le
cœur, elle est parfaite; elle est unique; par là elle suffit: elle
ruine le Moi, et elle l'enferme dans tout le reste: il n'en faut pas
plus.

«Je ne dis rien de l'objet de la foi; l'objet y importe beaucoup
moins que la foi même. L'essentiel est que vous ne vous passiez point
de foi, et qu'enfin vous y pensiez. Sans la foi, qui oblige le cœur,
il faut perdre la vie ou la raison: on ne peut les borner à la prison
de la pourriture charnelle. Il est insupportable de voir cette foule
d'hommes s'accoutumer à ne rien être qu'un peu de chair qui pourrit
sur pied: je l'entends tout ensemble des dévots sans cœur, et des
athées sans âme; ils ne diffèrent pas plus qu'ils ne se ressemblent.
Qu'y a-t-il où la foi n'est point?--Des miettes de moi, sous la table
de la vie. Entre la foi qui nie et la foi qui affirme, pour les âmes
fortes il n'est pas de milieu. Entre Dieu et le néant, c'est un abîme
immense, dont le fond est unique, et qui offre, de loin en loin, des
bords opposés à des étages divers: ou l'on va au fond, ou l'on se
tient sur une de ces pointes. Les âmes nulles peuvent seules flotter
dans le vide intermédiaire; et pour légères que soient ces plumes,
elles finissent par s'accrocher aux bords, ou bien par tomber.
Montaigne, qui est si vif, erre de tous les côtés, et a aussi son
lieu: car Montaigne est bien plus stoïque qu'on ne pense.

«Pascal, qui sait le néant de toute philosophie, en donne le nom à
cet abîme. Et, ne pouvant vivre à moins d'une parfaite foi, il se
fait tout à Dieu. Mais l'étant, il ne l'est que par Jésus-Christ. La
foi de Pascal, c'est Jésus-Christ sensible au cœur. «Non seulement
nous ne connaissons Dieu que par Jésus-Christ, mais nous ne nous
connaissons nous-mêmes que par Jésus-Christ. Nous ne connaissons la
vie, la mort que par Jésus-Christ. Hors de Jésus-Christ, nous ne
savons ce que c'est ni que notre vie, ni que notre mort, ni que Dieu,
ni que nous-mêmes[2].»

[Note 2: _Pensées_, article XXII, 1.]

«Hors de lui, il n'y a que vice, misère, erreurs, ténèbres, mort,
désespoir[3].»

[Note 3: _Ibid._, article XXII, 1.]

«Sans Jésus-Christ, le monde ne subsisterait pas, car il faudrait, ou
qu'il fût détruit, ou qu'il fût comme un enfer[4].»

[Note 4: _Ibid._, article XXII, 1.]


M. de Séipse répéta lentement ces mots, comme s'il en parcourait les
précipices. Et je ne pus m'empêcher de lui dire: «Ainsi, voilà le
terme de votre philosophie? Je vois mieux désormais d'où vient la
mélancolie désespérée qui vous anime.

--Ce n'est point une philosophie; elle est sans doute; c'est une foi
très sombre. Je respire une peine infinie.

--Il faudrait que ce monde fût comme un enfer, ou qu'il fût détruit?

--Oui, monsieur. Je suis Pascal sans Jésus-Christ. Il me manque les
miracles. Ils lui eussent peut-être manqué, aujourd'hui. Je l'envie
d'être mort.

--Il y en a de faux et de vrais, dit-il[5].

[Note 5: _Pensées_, article XXIII, 1, XXV.]

--Mais il ne dit point qu'il n'y en ait pas[6]. Il lui est plus
facile de prêter foi aux miracles des imposteurs, que de la refuser
aux vrais; et pour ne pas douter de ceux-ci, il croit même aux
miracles des charlatans. «Ayant considéré, fait-il, d'où vient qu'on
ajoute tant de foi à tant d'imposteurs qui disent qu'ils ont des
remèdes, jusques à mettre souvent sa vie entre leurs mains, il m'a
paru que la véritable cause est qu'il y en a de vrais[7].» Pour
conclure enfin, il pense qu'on croit de nature aux miracles. Or
l'esprit en doute, de nature; et la raison, de nature, n'y croit pas.

[Note 6: _Ibid._, article XXII.]

[Note 7: _Ibid._, article XXIII.]

--Hé, laissez donc la raison, puisque la fin en est absurde.

--Ce n'est point que je ne la veuille laisser: c'est elle qui ne me
laisse pas.»

Nous fîmes quelques pas dans la Solitude: c'est le beau nom d'un beau
lieu, sous les arbres. Au haut d'un orme, un oiseau s'épuisait à
chanter.

--Ce passereau a le bonheur, dis-je.

--Jusqu'à ce qu'un milan lui donne du bec sur le crâne, et lui mange
la cervelle.

--Qu'importe, s'il ne le prévoit point?

--On ne le sait pas, fit M. de Séipse.

--L'homme seul n'est pas heureux.

--C'est qu'il sait qu'on ne peut l'être.

--Non: c'est peut-être qu'il s'ôte le bonheur.

--Où est la différence? Qu'on lui ravisse le bonheur, ou qu'il se
l'ôte, il ne l'a point. Mais il y a plus: l'homme a compris qu'il n'y
a point droit.


Nous nous étions assis sur un tertre, au pied d'une croix noire,
dressée au fond d'une retraite ombreuse, où l'on accède par quelques
degrés de terre, sorte d'oratoire rustique. Pascal a peut-être prié
là. Il devait aimer passionnément la prière: toutes les puissances
d'amour s'y portent, à qui l'on ferme les autres voies. M. de Séipse
reprit: «Pensez-vous qu'on puisse jamais être heureux, quand on a les
yeux ouverts sur la vie? Vous même ne le croyez pas. Nous rêvons; et
quand nous ouvrons les yeux, nous avons peur.»

--Les enfants rêvent plus que nous, et sont heureux.

--Sans doute: les enfants ne savent pas qu'ils rêvent. La conscience
du mal qu'on a ruine le bien qu'on pourrait avoir. Pascal est bien
sage: l'idée seule du bonheur lui paraît tout à fait absurde. Il
sait ce qu'en vaut l'aune, sous la règle de la mort. Je désire et je
meurs. Je veux comme un Dieu, et tout l'univers m'écrase comme un
ver; et sans qu'il soit besoin du monde, un autre ver, un bacille, un
infiniment petit, le premier venu, entre des myriades qui pullulent.
Toute vue sur l'infini est un rayon d'étrange lumière au sein
d'innombrables ténèbres. Il court, venu on ne sait d'où, entre deux
berges de mornes éternités, plus noires que le fond des mers, ou
la lie du délire. L'abîme est au bord de toute vue profonde: c'est
celle que se propose une imagination avide de son objet, jusqu'à
s'y ardemment perdre. Et cette vue, au bord de l'abîme, produit le
vertige. Un ou deux hommes, tous les cent ans, vont dans la vie, les
yeux fixés sur cette vision, pèlerins de l'abîme, voyageurs très
douloureux de l'infini.

--On accepte communément ce qu'on ne peut éviter; on finit même par
l'avoir pour agréable; on pense peu, ou on ne pense pas. Et tout est
dit: en voilà pour jamais. C'est le mot de Pascal sur les cadavres. A
force de vide, on n'est pas sensible au vide. C'est l'avantage de la
vanité. Les hommes sont bien contents d'être vains. Que feraient-ils
s'ils pensaient?

--Ils ne vivraient pas, sans doute. Il y a trois sortes d'esprits:
ceux qui voient la nécessité et l'acceptent; ceux qui la subissent
et ne la voient pas; et ceux qui, la voyant, ne l'acceptent pas. Les
premiers sont les plus sages; les derniers, les plus clairvoyants.
Car ceux qui acceptent le plus volontiers ce qu'ils voient du monde,
ne sont pas si sûrs de le voir, bien qu'ils le croient. Ceux qui
ne voient point, ni ne résistent, sont les plus heureux, et peu
différents des bêtes et des enfants. Ainsi il ne vaut rien d'être
homme: car c'est alors que plus l'on vit, et moins l'on accepte. On
s'excuse bien d'accepter ce qu'on ne comprend pas,--et toujours mieux
que de ne le pas comprendre. Étant ce qu'il est, Pascal trouve doux
de se réduire à cet état d'enfant: car combien d'effort n'y faut-il
pas? Mais le cœur n'est jamais assez dénué; et pour un enfant, il ne
lui voit jamais assez d'innocence.

--L'étrange image, cependant, d'un Pascal qui s'exerce à l'enfance.

--Il nous le semble: c'est que nous n'avons pas, comme lui, une
raison toute parfaite et toute bonne de faire ce qu'il fait. Il
veut être un enfant, parce qu'il ne se sait point sans père. Mais,
au contraire, il court à un père divin qui lui ouvre les bras. La
douceur est sans pareille d'avoir un père; s'il est aussi tendre
qu'il est puissant, quel salut et quel refuge que ses bras? Qui ne
voudrait d'une telle enfance, qu'accueille une telle paternité? La
grande différence de Pascal à tous les autres, c'est que Jésus-Christ
lui est tout, et que tout le reste ne lui est rien. Votre Tolstoï
aime tant les raisons et les faits, qu'à peine si la personne de Dieu
l'occupe. Il aime tant l'Évangile, qu'il se passe de Jésus-Christ.
Mais, pour Pascal, s'il n'y a un Dieu dans l'Évangile, l'Évangile lui
paraît presque aussi vide que tout le reste. Pascal est tout homme
et tout passion; il ne connaît que la passion et que l'homme. Il lui
faut un homme en son Dieu, et un Dieu dans son homme. Il en sait les
blessures. Il en écoute l'agonie. Il recueille le sang qui coule.
Il boit les paroles suprêmes et le dernier souffle. Il s'en enivre.
Toute lumière, il la reçoit des yeux divins. Il parle aux plaies qui
lui parlent. Dans le sein de la mort, il parle à la vie, qui lui
répond par la vie, et le peut seule. Il ne sait pas ce que c'est que
le salut sans le Sauveur. Et je ne le sais pas plus que lui.

«Qu'eût-il été, ce grand Pascal, s'il n'avait pas été chrétien? Il
n'eût jamais fait un athée. Il avait trop d'étoffe; et il avait
mesuré que, s'il en faut un peu pour tailler un athée, il n'en faut
pas beaucoup pour l'en draper.

«Il faut un Dieu à toute âme puissante. S'il n'avait eu Jésus-Christ,
dans l'impuissance d'en avoir aucun autre, il eût donné dans quelque
désespoir infini. Il n'avait pas l'âme froide d'un Spinosa, raison
parfaite et glaciale. Il était bien trop grand pour se suffire de
lui-même, comme font ces petits. Se plaire à soi marque la force,
mais jusqu'à un certain point seulement.

«Pour que Pascal supportât la vie, il était nécessaire qu'il crût. Il
a eu la foi la plus vive. Et la preuve, c'est qu'elle était triste.
Les simples d'esprit sont seuls joyeux: cette récompense leur est
acquise. Une grande âme qui croit est toujours triste. Car elle est
dans le monde comme Colomb revenant d'Amérique: et elle pense que le
monde est peu.

«Le mol oreiller, que dit Montaigne, a beaucoup de douceur, en effet:
il est bon aux têtes bien faites, qui le sont au tour commun. Mais il
n'y a point de repos sur cette plume à des têtes singulières. Il en
est qui ne peuvent dormir sur le duvet.

--De toutes parts, observai-je, on les accuse alors de maladie.

--C'est le propos vulgaire, qui a, d'ailleurs, sa vérité. Tous, nous
sommes des malades qui périclitent. La maladie est mortelle, c'est le
mot: et l'issue en est sûre. Les plus heureux ne connaissent pas leur
maladie, ou la portent en riant. Un peu de santé change toute la vue
des choses. Mais ceux dont l'âme est non commune payent de leur santé
cette maladie-là. Pour toujours ils sont malades. Ne renient-ils pas
la joie? Et cependant qu'ils en sont riches parfois, et qu'il en est,
dans leur nombre, qui l'aiment. Mais ils ne veulent plus y croire!
Les partis de la volonté sont les plus beaux de tous. Ce sont ceux de
l'Intelligence qui a pénétré l'abîme du Cœur. Et la beauté de l'âme
ascétique est là.



III

ASCÉTISME DU CŒUR


L'ascétisme du cœur est le triomphe le plus rare de l'âme. C'est
l'exercice de prédilection pour les âmes qui n'ont point de
semblables. Il est la grande tentation des plus saintes, qui
l'envient quand elles le connaissent, mais sans pouvoir y atteindre,
car bien peu y réussissent. Les âmes froides ne peuvent seulement pas
comprendre en quoi cet ascétisme consiste. Et il y faut d'abord, en
effet, des passions brûlantes, un feu qui se replie sur soi-même, qui
se cache et se dévore.


J'ai connu des hommes épris de pénitence et qui eussent voulu avoir
deux corps à faire souffrir, pour travailler leur chair d'une double
souffrance. J'en ai vu d'autres, tentés par le zèle de charité, qui
eussent créé les malades en ce monde pour leur donner des soins, les
coupables pour les sauver, et les lépreux pour les entretenir. Mais
ce n'est encore qu'une charité sans passion. Pour sainte qu'elle
soit, elle a toute sorte de limites; elle est même basse, parfois;
car enfin il y a des degrés dans la sainteté même. Chacun est saint
à sa manière, quand il l'est; ou plutôt, chacun qui peut l'être, ne
le peut que d'une manière seulement, qui est la sienne. On ne doit
rien demander à personne que d'aller sur sa voie, jusqu'au bout; et
si c'est à deux pas, c'est qu'on n'a point de quoi fournir une marche
plus longue. Il est admirable que toute égalité est vaine, si ce
n'est devant la pensée unique qui nivelle tout, en réglant tout à son
néant.

La plus belle route à la perfection et la plus difficile, où presque
personne ne va, est celle que le cœur ouvre, dans l'ascétisme, à
la passion. Et rien n'est si peu connu, car rien n'est si rare. La
passion, rare en tout, l'est bien davantage quand elle se persécute
pour décupler ses forces, et, quand elle les exerce uniquement afin
d'en mettre la puissance doublée au service d'une amour parfaite. Ce
feu de passion, elle l'alimente donc pour entretenir la flamme d'une
lampe hors de toute vue, pour le plus grand nombre des hommes, et où
tout l'égoïsme, incessamment renouvelé en sa source, ne brûle que
de se consumer. Une fin presque divine est celle-ci: persévérer en
soi-même au delà de toute mesure, pour soi-même s'immoler.

Les saints, en vérité, doivent en être tentés; et s'ils ne sont pas
séduits, c'est que la prudence les retient au bord de cet abîme où
l'orgueil séjourne. Puis, ils n'ont pas en eux assez de cette force
surprenante, pour en avoir assez l'intelligence. Elle les attire
par son mystère, et leur fait peur, comme la séduction. Pascal est
l'homme de cette fin presque divine. Il ne veut pas qu'on le range
parmi les saints. Sa grandeur, pleine d'une humilité superbe, s'en
confesse très indigne. Oh, que je le vois viser plus haut! Et par ce
qu'il voit, lui-même, au fond de son cœur, comme nul autre homme n'y
a vu, ce grand chrétien s'emplit d'amertume; et, il tremble.


L'ascétisme du cœur est l'exercice de l'homme qui dirige sa passion
au terme de l'infini, et à ce terme seulement. De l'infini, il fait
son objet unique, où toute cette passion s'applique, en tout moment.
Là, un comble de passion sans cesse se dépassionne de tout et de
soi, passionné d'une beauté unique, et d'une seule vérité, l'une ou
l'autre étant la perfection.

Les cœurs froids n'ont pas de peine à se déprendre. Beaucoup de
saints n'ont rien pu faire de mieux que d'être saints, sans doute;
mais plus d'un, peut-être, n'eût pas pu faire autrement. La charité
peut être le pis aller d'une âme sèche et lente, à qui la raison
persuade le beau parti de s'émouvoir. L'imitation de Dieu, ou un
zèle décidé pour le devoir, ouvrent une vie inespérée à des hommes,
honnêtes par nature, mais d'une vertu sans horizon jusque-là, et pour
ainsi dire sans espoir. Parfois ils sont tels qu'ils font tort de
leur vertu à la vertu même. Plus d'un sectaire froid ignore que la
raison qu'il a est moins féconde que les torts qu'elle n'a point et
qu'elle combat. Il y a, dans la vertu qui court le monde, beaucoup
de paille, et l'apparence seulement de l'épi; faute de cœur, l'épi
est vide; la moisson paraît belle, et sur l'aire on recueille à peine
un peu de grain. Que de gens doux sans douceur, que de mollesse ou
de froideur qui paraît bonne? Le plus souvent, la bonté n'est faite
que du mal absent, comme la paix entre les hommes résulte, non de
l'horreur qu'ils ont de la guerre, mais de leur lâcheté à la faire.

L'ascétisme du cœur est donc une lutte et une victoire continuelle.
La force la plus grande s'y exerce à vaincre sans cesse, pour
triompher sans cesse d'elle-même. Voilà comme est Pascal. Son image
seule conte ce combat perpétuel en traits inoubliables. L'extrême
tristesse de ce visage sans maigreur, la profonde attention de ce
regard penché ne parlent pas d'une âme naturellement sainte. Toute la
puissance de cette âme est cachée. Le front de l'homme fuit ce que ce
regard rêve en lui-même, tant il l'a pris à soi; et tout ce que cette
bouche, si avide à la fois et si dédaigneuse, s'avance pour goûter,
le menton en dément l'appétit, et le ravale.


Il n'y eut point, je le sais, d'homme plus passionné que celui-là.
A cause de sa passion, il est malade. A cause d'elle, il aime, il
appelle, il attend Jésus-Christ comme personne ne le pouvait faire;
non pas seulement en fidèle; non pas seulement en fils prosterné qui
espère, ou qui craint, ou qui court au-devant de son père; mais, en
propre participant des plaies. Il les ressent aussitôt que pensées.
Les extases des plus grands saints ne sont pas plus humbles que les
siennes, et il en est de plus amoureuses. Mais leur humilité tient
plus de la faiblesse que celle de Pascal qu'il tire de sa force. Leur
amour est de créature; et l'amour de Pascal est, en quelque sorte, de
compagnon et de héros souffrant au côté de son maître. Familiarité
sublime que celle-là, dans l'agonie, dans le sang, dans les angoisses
humaines où la mort d'un Dieu est toute trempée. Familiarité dans
ce qu'il y a de plus auguste et de plus fort, où la passion s'est
faite si grave qu'elle tombe, de tout le poids infini dont elle s'est
chargée, sur le cœur de la mort, et d'une mort divine. Dans une telle
âme, une telle douleur est seule éternellement présente, en son
mystère. Et enfin, elle est seule enviable.

Il ne faut pas moins pour tirer de soi un homme si fort au-dessus des
autres hommes. Voilà les délices où toutes les autres ensemble ne se
comparent point, car peut-être elles s'y anéantissent.

C'est à les goûter seules que Pascal se destine. Il dirige tout le
feu de son cœur sur ce foyer. Il est brûlant, même quand il paraît de
glace. On ne l'a point connu ni approché, sans l'aimer ou le haïr.
Tiède en rien, il n'a pas trouvé de tièdes. Son père a pleuré de
joie, dès l'origine, à la vue du fils qu'il s'était donné. Pascal
a mis toutes les femmes de sa famille en sainteté. Il effraye M.
de Sacy, et ne fait point peur à sa servante; mais, au contraire,
superbe malgré tout, et superbe caché, ce qui le fait deux fois
l'être, il est simple avec elle; il peut être humble avec cette bonne
femme, sans penser à son humilité, idée qui la ruine. C'est pourquoi
Pascal vit seul, et se retire dans une chambre, avec un mendiant et
de pauvres gens. Il ne veut pas même d'une cellule dans un cloître,
ou dans un logis de famille. Il sait bien qu'il ne peut toucher à la
vie, sans l'embrasser d'une étreinte puissante; et qu'enfin vivre,
pour un homme de sa sorte, c'est toujours dominer. Il prévient sa
sœur et son père du danger de l'aimer trop; et plus il use de termes
froids, plus je le sens qui se défend du trop d'amour lui-même.
Ou même est-il trop grand pour s'en défendre: il prend le flot de
cette passion, il le précipite et l'accroît; mais il le détourne
sur ce qui n'est plus rien de propre au moi. Il parle contre les
attachements du monde, non pas en homme qui se dépouille, mais en
avare secret, qui thésaurise un trésor incalculable, d'une espèce
inconnue. L'ascète, qui ne l'est que selon la chair, a beau tomber de
fatigue et de peine: il a l'expression de la joie; il est tranquille,
comme tout ce qui se dépassionne; et s'il chante les louanges de sa
victoire, les paroles sont en vain les plus chaudes: elles sortent
d'une bouche froide. Il est bien nécessaire qu'il en soit ainsi: un
corps sanctifié se mortifie assez pour faire un lit commode à une âme
sainte. Mais Pascal prononce des sentences glacées avec une langue et
des lèvres brûlantes.

Le fiévreux Pascal livre sa vie froide à ce monde, qu'il ne veut pas
aimer; il réserve les tisons de son âme à l'amour unique et caché qui
est tant digne d'être aimé et où la parfaite douleur elle-même est
aimable. Tel est l'ascétisme du cœur: il ne ruine point ses passions
par esprit de charité. Il n'est que passion pour cette charité. Il
est si fort qu'il réclame tout l'homme, sans en retrancher rien, afin
de se consacrer, dans toute sa force, à ce qui la mérite toute, et
accrue plutôt que diminuée.

L'état de lutte ne saurait aller plus loin. Pascal s'y assied, d'une
volonté maîtresse, comme le confesseur de la foi au lieu de son
supplice. Pascal n'élude rien. Il ne le daigne pas. Voilà à quoi
sert d'être bon géomètre jusque dans la sainteté. Il préfère outrer
la rigueur du combat. La difficulté infinie est la séduction suprême
pour le cœur d'une force infinie. La passion de Pascal fait la guerre
à sa passion, comme au seul ennemi digne d'elle, et elle lui en
fournit des armes. Pascal vit dans la fièvre, le tremblement, et les
délices tristes de ce cœur qu'il nourrit et qu'il dévore.

Pascal, malade dans sa chambre, est un des plus grands spectacles
qu'il y ait de l'homme. Il fait mettre à ses côtés un mendiant,
malade comme lui. En d'autres temps, un pauvre; et, d'abord j'en
suis sûr, un homme, quel qu'il soit, c'est toujours un malade. Celui
qui souffre dans son corps ne l'est que deux fois. Mais la maladie
originelle, et mortelle dès l'origine, qui la guérit?--C'est la vie.

A l'époque où il n'avait pas rompu avec le monde, l'ami de Pascal
devait être son malade. J'imagine que c'était Miton, et surtout parce
que Miton devait voir en Pascal son malade. Pascal n'a jamais quitté
Miton: il l'avait pris en lui; il n'en était pas troublé, comme on
veut dire: Miton est athée et ne doute pas; c'est une assez bonne
tête. Mais meilleure elle est, mieux Pascal en fait sa cible. Elle
est fière de sa raison: il faut qu'elle le soit: sans quoi, quel
profit à l'abattre?


Ce puissant Pascal va-t-il humilier une pensée affaiblie? Vous n'en
jugez que par vous et vos commodités. Pascal accroît son ennemi,
pour l'accabler. Il attend d'avoir si mal aux dents qu'il trouve la
cycloïde; et, du reste, il en propose le problème à toute l'Europe,
dans le dessein qu'on ne peut nier, d'humilier tout le monde. Outre
qu'il est jésuite, le Père Lalouère apprend ce qu'il en coûte de
vouloir se dérober à cette humiliation. Mais où l'on ne voit que
l'orgueil, ou même la mauvaise foi de Pascal, je reconnais son
humilité superbe. Pas plus qu'au doute, il ne laisse point de place
en lui à la contradiction. Il ne méprise point la géométrie en
lui-même, mais dans les géomètres: car ils ne sont que géomètres.
Et de petite géométrie. Jusqu'à la fin de sa vie, il veut au
contraire porter l'esprit géométrique au comble de sa force. Il doit
à un effort incroyable de la géométrie pure les fondements mêmes
du calcul de l'infini. Il ne méprise donc point la géométrie: il
l'abaisse. Que sert d'abaisser ce qui n'est pas très haut?--Il honore
toujours Fermat; et s'il en veut à Descartes, c'est en partie que la
mathématique de Descartes n'exerce pas assez l'esprit. La grandeur de
l'esprit lui est chère: mais il la mesure.

La solitude est le lieu de l'orgueil et de l'humilité. Elle y est
également propre. La grande âme humilie son orgueil en secret: c'est
une armure qu'on porte dans le monde et dont on se délivre. Mais on
met de l'orgueil même à dépouiller l'orgueil. C'est pourquoi les
quatre murs d'une chambre où l'on est seul sont l'espace qu'il faut
à cette discipline. On ne s'arrête pas à la première peau; et nulle
pudeur n'empêche de tout ôter. Et enfin l'on est plutôt un grand
saint que bon connaisseur de soi-même. Les enfants et les simples
pourraient dire qu'ils ne craignent pas la bonté, ni celle d'autrui,
ni la leur. Mais Pascal se dira toujours: «Je crains ma bonté même,
parce que je la connais.»


La vue de cette chambre, où Pascal est retiré, émeut le fond de mon
âme. Pascal fait son lit, et se sert lui-même: cette idée me plaît,
qu'en ce que les autres pourraient faire pour lui, il les supplée,
lui que nul homme au monde n'eût alors suppléé en ce qu'il a fait.
C'est où l'on connaît la vraie grandeur. Mais il est bien plus grand
par l'amour où sa passion se consacre, que par où il force son cœur à
s'oublier.

Il me semble qu'il s'estime avec douleur et se désaime, à mesure
qu'il aime les hommes et les mésestime. La charité, où il exerce
son cœur, est une recherche passionnée de l'amour unique. Il est
donc vrai, et l'on éprouve à toute heure, quand la première en est
venue, ce sentiment si hardi et si triste que l'amour passionné de
Dieu implique un amour des hommes, qui puisse aller même à l'entier
sacrifice,--mais dédaigneux de soi et plus encore d'eux.

Pascal entretient un commerce familier avec le sépulcre. Voilà encore
à quoi la solitude d'une chambre est bonne. Cette intimité avec
la fièvre de la mort n'a point du tout la froideur d'une pratique
dévote; à plus forte raison ne l'a-t-elle pas des vues inanimées
où les esprits sans vie se plaisent, et beaucoup de philosophes.
L'entretien de Pascal avec la mort n'est pas une conversation vaine;
car le sépulcre, où Pascal prête sans cesse l'oreille, n'est pas
vide. Pascal, au contraire, y voit couché tout l'univers, qui y
tient, et quand il parle, il attend la réponse d'une voix éternelle.

Aussi Pascal peut tout dédaigner; et, s'il le faut, se soumettre à
tout. Car où est le tyran, la chaîne, le supplice même, y parût-il
soumis, où son âme en vérité n'échappe?

Pascal ne sort plus guère de sa chambre que pour se rendre à
Port-Royal, ou à l'église. Et, quand il est dans la rue, il vit de
même entre les quatre murs de la solitude, comme au moment où on l'y
trouve assis.


C'est ce Pascal de la solitude, que je vois parler, un soir d'hiver,
à une fille de la campagne, l'ayant trouvée sur la place, errante,
jeune et belle, seule, en haillons, presque perdue comme un enfant.
Il ne peut la voir, sans penser avec une ardeur égale à sa perte,
où elle a déjà le pied, et au salut où il veut la conduire. La
séduction de l'innocence est sans pareille pour les esprits qui en
connaissent l'espèce fragile. Il la prend avec lui; il la met entre
les mains d'un prêtre, il veille à sa nourriture et à son vêtement;
enfin il est sûr de l'avoir ôtée à l'abîme de la chair, où elle
devait tomber. Tant qu'il vit, cette action reste cachée. Mais quand
il est mort, on la publie; et elle n'en reste pas moins voilée aux
yeux de ses amis, et de sa sœur qui l'admirent. Ils ne la voient en
lui, que comme elle eût été en un autre: et pourtant, quelque saint
homme eût été celui-là, il ne pouvait pas être Pascal, ni sage à sa
manière. Ce n'est ni par piété froide, et détachée de la créature,
quand elle s'attache même le plus à son objet, que Pascal agit,
ce soir-là. Ce n'est pas, non plus, par charité pour cette fille:
perdue, elle eût peut-être goûté des plaisirs, qui la fuirent sauvée;
elle les eût peut-être préférés à ce qu'ils coûtent; et enfin, si
elle avait eu le choix entre les deux bonheurs, celui de la perte
l'eût faite plus heureuse, de son propre aveu sans doute. Car ce
monde est plein d'ombres, qui ne souhaitent qu'un peu de vent, pourvu
qu'il souffle vers les bords où elles veulent être poussées. Le sage
ecclésiastique, qui vante la vertu de Pascal à ce propos, n'en juge
pas comme Pascal eût fait lui-même. L'homme qui a mesuré à une ligne
près le nez d'où dépend l'empire du monde, ne s'abuse pas sur le prix
d'une petite fille. S'il la sauve, c'est beaucoup moins pour elle,
que pour l'amour passionné de Dieu, où l'ascétisme du cœur l'incline.
Cet amour ne va pas sans la haine de la nature. Pascal, qui prend
cette fille par la main, ne s'inquiète guère d'une once de sa chair,
en plus ou en moins. Mais il brûle de zèle pour une autre cause, qui
en vaut la peine, celle-là: ce qu'il en fait, c'est pour vaincre et
ployer la nature. Son délice est de la contrarier. Il veut qu'elle
ait le dessous; et cette bête terrible, ce monstre tout en appétit,
insatiable, il faut l'affamer, si l'on rêve de le réduire; voilà une
lutte digne d'un homme. Voilà un ennemi pour Pascal.


On dit de beaucoup d'hommes qu'ils valent mieux que ce qu'ils font.
Et c'est le contraire qu'il faut dire, et qui est vrai. Car cette
opinion les vante, comme toute la force de leurs mensonges. Presque
tous les hommes valent encore moins que le peu qu'ils font; et la
preuve en est bonne, de la grande peine qu'ils ont à le faire. Pascal
est du petit nombre en qui l'homme passe infiniment les actions.
Le livre de Pascal est le plus beau qu'il y ait en France. Il ne
contient rien, pourtant, qui vaille la vie que la sœur de Pascal a
écrite de lui, en quelques pages.

Cette femme, d'un esprit si solide, d'une vertu si ferme et si drue,
ne put pourtant pas assez connaître son frère: mais il suffit qu'elle
en ait eu le modèle sous les yeux, et qu'elle en retînt des traits,
pour donner l'idée de cette grandeur incomparable: un homme que la
nature a créé pour son triomphe, et qui ne vit que pour triompher de
la nature.


Enfin, ce Dieu qu'il faut conquérir, Pascal touche à sa conquête.
Enfin Pascal est sur le lit de mort. Enfin, le voici comme un enfant:
c'est qu'il meurt. Le temps en est venu: le plus haut effort de cet
esprit l'a porté là, qu'il a le bonheur de l'innocence parfaite: qui
est, pour l'homme, de n'être point.

Et pourtant, cette âme puissante, qui se croit toute à Dieu, est
encore combattue. On dirait qu'elle ne veut pas de sa victoire. Elle
livre un combat terrible à la chair. Tout un jour s'écoule dans
l'agonie. A la fin, elle reçoit le prix. Avide comme elle est de
toute fixité, sa grandeur se fixe: elle n'est plus.

_Mai 1899._



LE PORTRAIT D'IBSEN



_A FERDINAND BRUNETIÈRE_


_Je ne vous ôterai point, dans la mort, la part de respect et
d'affection que vous avez conquise sur mon cœur rebelle; mais au
contraire, je la ferai plus grande, maintenant que vous en avez plus
besoin, et qu'au regret de votre perte, mesurant le prix de votre
présence, je sens grandir le sentiment de ce que je vous ai dû._

_Je revois votre visage amaigri, où le pouce du modeleur impitoyable
cherchait la place du suprême coup d'ongle. Dans votre corps dévasté,
je retrouve vos yeux qui ne mentaient pas, mais qui commandèrent
l'espoir et la volonté de tenir bon à l'angoisse, comme un double feu
sur des ruines._

_Vous aviez, à la fin, les traits d'un saint moine, rompu par les
austérités. Or, vous étiez décharné par les jeûnes de la fièvre et
les insomnies de l'éternel combat. Il n'y a point d'ascète plus
laborieux que le malade qui, sans se lasser, résiste. Mais vous étiez
né pour la lutte, comme tant d'autres pour fuir._

_Votre fièvre militaire faisait penser à un guerrier, dans une place
assiégée par l'ennemi qui ne pardonne pas. Tout parlait en vous d'une
tristesse qui se tait et d'un vouloir que rien ne doit abattre. Et
vous aviez aussi le voile résigné, la cendre du vieux prêtre, qui a
reçu le mot d'ordre pour la nuit et qui se soumet._

_Je vous offre ces pages que seul, d'abord, vous avez comprises
et que vous avez eu seul le courage de publier. Dans le temps où,
parmi les puissants de la Ville, il n'en était pas un qui ne me fît
sentir l'immense différence qui me sépare d'eux, vous seul m'avez
tendu la main. Vous étiez plus libre, plus vrai et plus sûr que les
autres. Vous ne vous vantiez pas de penser librement, comme ceux
qui en prennent la liberté de ne penser jamais; toutefois, comme à
nous tous qui avons vu le jour dans ce coin glorieux de l'univers
où elle règne, la pensée vous était sacrée. Avec tant de liens aux
siècles passés, vous n'aviez aucune haine pour l'époque future. Et
vous pouviez avoir de l'audace, parce que vous aviez de la vertu. La
parole en vous était le témoin de l'action. Vous étiez solide et vous
aviez le respect du juste, qui est de ne pas mentir à dessein et de
ne jamais chicaner le droit de la bonne force._

_Voilà ce que vous étiez; et je l'ai su quand vous m'avez aidé. Vous
avez vu en moi un homme qui dédaigne infiniment la victoire, mais
qui n'accepte point d'être vaincu par ce qu'il n'honore pas. Et
maintenant, dans la grande défaite de la mort, je viens à vous et je
prends votre cause. Vous qui fûtes loyal et brave, vous ne serez pas
vaincu, tant que je suis là._

Décembre 1906.



MORALE DE L'ANARCHIE



I

LE GÉNIE DU NORD


La Norvège, navire de fer et de granit, gréé de pluie, de forêts
et de brumes, est mouillée dans le Nord entre la frégate de
l'Angleterre, les quais de l'Océan glacial, et la berge infinie de
l'Orient qui semble sans limites. La proue est tournée vers le Sud;
peu s'en faut que le taille-mer n'entre comme un éperon au défaut de
la plaine germanique et des marais bataves. A l'avant, la Norvège
est sculptée, en poulaine, de golfes et de rochers: tout l'arrière
est assis, large et massif, dans la neige et les longues ténèbres.
Les morsures éternelles de la vague non moins que ses caresses ont
cisaillé tout le bord, en dents de scie. Entre les deux mers, la
tempête d'automne affourche les ancres du bateau, et croise les
câbles du vent et de la pluie. L'hiver, il fait nuit à trois heures;
dans le nord, le jour ne se lève même pas. On vit sous la lampe, dans
une ombre silencieuse où les formes furtives ont le pas des fantômes.
La neige est partout: elle comble les mille vallées creusées dans la
puissante échine des montagnes, comme la moelle dans les vertèbres.
Le schiste noir, l'eau fauve qui a pris la couleur de la rouille sur
les terrains du fer, les noires forêts de sapins ajoutent au grand
deuil de la terre. Là, pendant des mois, le soleil est voilé; ou bien
d'argent, ce n'est plus que la lune douloureuse de midi. Au couchant
rouge encore, sanglant et sans ardeur, ce globe hagard descend sur
l'horizon humide, pareil au cyclope dont l'œil rond se cache dans
l'eau verte et pâle. Les cygnes de la mer, les blancs eiders, hantent
les vagues grises. Dans les villes de bois, les maisons sont rouges
sous le ciel incertain du bleu mourant des colchiques. Les rues sont
muettes, et les places sont vides. Les hommes sont sur la mer. Et,
comme des corps morts, la foule des îles flotte le long du ponton
rocheux et des quais granitiques.

Une âme vaporeuse, un ennui doux, enveloppent de chastes vies; elles
gardent leur fraîcheur, dans l'air humide et presque toujours frais,
qui détend les désirs. Mais, comme ce pays, d'un seul coup, passe de
l'hiver à l'été brûlant, la chair ici se jette dans l'ardeur brutale,
dès qu'elle n'est plus indifférente. Ces enfants aux cheveux de lin
blanc, sont gais et brusques; les femmes, dont les yeux verts ont
pris de sa mobile rêverie à l'inquiétude des flots, sont singulières
et se plaisent à l'être; les hommes robustes, durs, silencieux et
rudes, semblent taillés pour parcourir une voie droite, sans jamais
jeter un regard derrière eux. Tout ce peuple n'a de passions que par
accès. Il est exact, et plein de scrupules. Il n'a toute sa fantaisie
que dans l'ivresse; elle est lourde et triste; la chair et l'âme
sensuelle de l'amour y ont moins de part qu'un appétit épais et
court, qui a honte de se satisfaire. Rien de léger dans l'esprit; une
inclination pédante aux cas de conscience; l'intelligence peu rapide,
et presque toujours doctorale; une commune envie d'être sincère et
de se montrer original, et la bizarre vanité de croire qu'on est
plus vrai, à mesure qu'on se range avec plus d'ostentation contre
l'avis commun; enfin, cette maladie de la religion propre à quelques
églises réformées, qui consiste à faire de la morale comme on fait du
trapèze, et à s'assurer que l'on en fait d'autant mieux qu'on saute
plus haut, quitte dans la chute à se casser la tête ou à la rompre
aux autres.

C'est le pays de l'hiver dur et de la neige: sous le ciel jaune qui
s'affaisse, l'homme de génie vit dans la cellule de ses rêves; et,
s'il en sort, il tombe mort entre deux ombres glaciales[8]. Le pays
de l'été étouffant, où les navires des nations lointaines viennent
porter, en glissant au fond des fjords, toute sorte d'étranges
promesses, des appels au réveil, les nouvelles d'une contrée
houleuse, la chimère du soleil d'or et de la mer libre[9]. Le pays
de la nuit polaire et du jour crépusculaire de minuit[10]; la terre
de la pluie, de la pluie éternelle, où l'homme est malade d'attendre
la lumière, et où sa folie lui fait réclamer le soleil[11]. Le pays
des golfes endormis, où la mer pénètre au cœur des montagnes, s'y
frayant un chemin de ruisseau: comme une langue de chimère, comme une
flamme liquide et bleue, le fjord dort entre les monts à pic, tel un
long lac tortueux; il est mystérieux et profond; au bas des moraines
énormes, ce filet de mer rêve dans le berceau du ravin, pareil à ce
peu de ciel qu'on voit couler, entre les toits des maisons, dans les
rues des vieilles villes. Partout la mer, ou la réclusion dans les
vallées étroites, derrière les portes de la glace et les grilles de
la forêt. La mer fait l'horizon de cette vie; elle en baigne les
bords; elle en est l'espoir et le fossé; elle en forme l'atmosphère;
et, là où elle n'est point, on en reçoit les brouillards, et on
l'entend qui gronde. C'est le pays d'Ibsen, où il veut mourir,
puisqu'il y est né.

[Note 8: _Borkmann._]

[Note 9: _Dame de la mer; Soutiens de la société._]

[Note 10: _Rosmersholm._]

[Note 11: _Les Revenants._]


La mer est un élément capital pour la connaissance des peuples. La
mer modèle les mœurs, comme elle fait les rivages. Tous les peuples
marins ont du caprice, sinon de la folie, dans l'âme. Au soleil,
le coup de vent les visite et balaie les nuages; la brume, dans le
Nord, prolonge le délire. Le risque de la mer et le paysage marin
agissent puissamment sur les nerfs de la nation; et par la langue,
sur l'esprit. La Norvège parle une langue brève, sèche, cassante;
beaucoup moins sourde que le suédois, moins lourde et moins dure
que l'allemand, il me semble; d'un ton moyen entre l'allemand et
l'anglais. Il est curieux que l'accent du breton, en Basse-Bretagne,
soit assez semblable à celui du norvégien; mais le norvégien n'a pas
la cadence du breton, qui chante.

L'imagination, presque partout, réfléchit les formes et la couleur
des crépuscules. Sur le bord de la mer, au soleil couchant,
l'homme qui regarde ses mains les élève et doute d'être soi; mais,
dans l'orage et le brouillard, le marin doit se résoudre, agir
sur-le-champ, décider pour tout l'équipage et faire route. Même s'ils
ne savent pas où ils vont, les marins calculent où ils sont avec une
attention patiente: de nature, ils ont les meilleurs yeux du monde;
et le métier rend leur vue plus perçante. Un peuple de pêcheurs,
de matelots et de petits fermiers, qui dépendent de quelques gros
marchands. En Norvège, point de noblesse: un petit nombre de parents
riches, et une foule de cousins en médiocrité. De la brusquerie; peu
de tendresse. De gros os et des muscles à toute épreuve, métal de
gabier qui n'a pas de paille; beaucoup de froideur et d'obstination;
de la constance; des cœurs fidèles, enfin les vertus de la solidité,
mais rien de puissant ni de chaud, qui jaillisse de l'âme. Hommes
taciturnes le plus souvent, avec les éclats violents d'une joie
brusque; un long silence et, quand il est rompu, beaucoup de bruit.
Un quant à soi qui touche à la grossièreté, et qui serait offensant
pour le voisin, s'il n'en rendait pas l'offense. Les femmes n'en
sont pas exemptes; de là, cet air de roideur et de tourner le dos
aux gens, qu'elles ont volontiers. Comme tout le monde sait lire et
signer son nom au bas des comptes qu'il sait dresser, un caractère de
ce peuple est certain air de savant qui n'ignore pas, par exemple,
que la terre tourne, et qui s'imagine savoir comment. Cette sorte
de triomphe dans les matières de l'école primaire donne à beaucoup
de Scandinaves une assurance ingénue, une haute mine de gens à qui
l'on n'en fait pas accroire; les femmes y excellent. La suffisance
de l'esprit, la plus piteuse de toutes, est la plus sans pitié. Il
n'est pas croyable ce que la femme qui sait lire s'estime au prix de
l'homme qui ne sait qu'épeler. Voilà où se réduit, le plus souvent,
la supériorité intellectuelle. Elle est la meilleure école de
l'amour-propre.

Pendant dix siècles, ce pays fut à peine moins étranger à l'Europe
que la Laponie ou l'Islande. Les mœurs y furent celles des clans,
jaloux les uns des autres; nulle unité; ni le sens de l'État, ni
l'audace d'une pensée originale; point d'art: car la Cité est le
premier étage du bel ordre où l'église de l'art se fonde. Et, malgré
tout, une manière de génie moral: ces villages lisaient la Bible;
l'on y était théologien, raffiné en règles de conduite, comme à
Athènes ou en France on put l'être en beau langage. L'inclination
naturelle des Normands aux cas de conscience, en pays réformés, de
tous les laïcs a fait des docteurs en théologie. Le goût des procès
est la forme goguenarde, le goût de la procédure morale et de la
casuistique la forme grave du même tempérament. Le drame où les idées
plaident les unes contre les autres, où les grands partis de la
conscience sont aux prises, devait bien tenir son poète de cette race
disputeuse, et qui n'aime pas les idées pour elles-mêmes, mais pour
les voies où elles font entrer les lois et la conduite. Corneille
aussi a mis les débats de la politique sur le théâtre. Depuis, et
même sur la scène française, on trouve partout plus d'avocats que de
héros; mais dans Ibsen seulement les causes sont vivantes.


SOLITUDE

Ibsen est né ardent, violent, sensuel et passionné. C'est la force
des grands artistes, dans le Nord, que violence, ardeur, passion,
ils ne peuvent s'y livrer. A tous les torrents de l'âme, les mœurs
opposent une digue rigide. Le flot se creuse un lit; presque toujours
l'eau croupit; ce n'est plus qu'une mare. Mais, parfois, un large
fleuve s'amasse; il sait se donner cours, et la puissante inondation
se prépare.

L'ardeur de l'homme dort et se concentre. Le silence est la matrice
où la passion prend forme. L'avortement est innombrable; mais, quand
la gestation heureuse arrive au terme, il en sort une créature
vraiment grande. Les peuples qui jouissent de la vie en dilapident
la joie; c'est un or qu'ils prodiguent. Les gestes et les paroles de
la foule épuisent le fonds commun: il n'est plus réservé, par droit
d'aînesse, à la fortune de quelques maîtres. Le peuple du Nord,
qui se tait et fait son épargne pendant mille ans, la lègue à un
seul homme. Quel réveil et quelle action! Quelle solitude, aussi!
Qui comprendra cet homme? Dans le Midi, les peuples valent mieux
que leurs héros, peut-être; ces foules sont belles, éloquentes,
héroïques. Ils sont plus avancés dans le bonheur et la perfection,
qui pour l'usage commun ont nom: médiocrité. Dans le Nord, un seul
homme, de temps en temps, confisque le trésor et vit pour tous les
autres: _Humanum paucis vivit genus._

Combien cet homme est seul, et qu'il doit m'être cher, par là, dès
que je l'ai connu! Ibsen a longtemps erré en exil, comme Dante; mais,
l'un ou l'autre, qu'auraient-ils fait dans leur pays? Ils étaient
bannis de naissance. Et Ibsen un peu plus encore, homme à se bannir.
Ses livres mêmes ne le rapatrient pas. La langue littéraire de la
Norvège diffère beaucoup de la langue parlée: le norvégien d'Ibsen
n'est que le pur danois. Sa langue passe pour la plus belle de la
littérature scandinave; elle est brève, forte, précise; tendue à
l'excès, et d'une trempe métallique; elle abonde en ellipses, en
raccourcis rapides; mais elle est aussi claire et aussi harmonieuse
que le danois puisse l'être. Si loin que soit l'Italie de la Norvège,
le style d'Ibsen me rappelle celui de Dante; ce n'est qu'une
impression; et je sens assez tout ce qu'on y pourrait opposer. Mais,
dans les deux poètes, que d'ailleurs tant de traits séparent, il y
a la même volonté de tout dire en peu de mots; le même ton âpre,
la même violence à bafouer; la même force à tirer des vengeances
éternelles. Dante, toutefois, sculpte dans le bronze; et Ibsen, dans
la glace. La forme de Dante est la plus ardente et la plus belle,
ailée de feu et de passions; la forme d'Ibsen, bien plus roide,
est la plus lourde d'idées et qui va le plus loin dans la caverne
où nos pensées s'enveloppent d'ombre. La solitude d'Ibsen s'en
accroît: l'artiste, en Norvège comme en France, est un homme qui ne
parle jamais que pour le petit nombre: c'est l'effet d'une langue
littéraire, quand l'utile le cède à la beauté.

Il n'y a de société sincère qu'entre ceux qui parlent également mal
leur langue. Quant aux autres, chacun ne la parle bien que pour soi.
Il n'est pas de beau style commun à deux hommes: comme la grandeur
même, le style fait la prison[12].

[Note 12: Voici les œuvres d'Ibsen dans leur suite. Je laisse
de côté ses essais de drame historique et de comédie, quand, jeune
homme, il n'avait pas encore quitté la Norvège: le dernier en date,
_les Prétendants à la Couronne_, 1863, est de bien loin le plus
fort et le plus épique; il rappelle assez souvent les chroniques de
Shakespeare. Mais le génie d'Ibsen n'était pas là, et nullement dans
l'histoire.

C'est, d'abord, trois drames philosophiques, où Ibsen, de quarante
à quarante-sept ans, rompt avec tout le passé de sa race et toutes
les idées de son temps.--_Brand_, 1866, où le monde chrétien fait
un effort suprême et inutile; _Peer Gynt_, 1867, où la nature se
justifie; _Empereur et Galiléen_, 1869-1874, où le monde antique
et le monde chrétien en présence, vaincus tous les deux, sont
obscurément pressés de s'unir pour donner lieu à une société future.

Puis, douze drames modernes, où de cinquante à soixante-dix ans,
Ibsen fait la guerre à toutes les formes de l'institution et de
l'hypocrisie sociales. Il s'engage dans la lutte plein de foi et
d'enthousiasme, croyant de toutes ses forces à la vertu universelle
de la liberté: tout le mal est dans l'obéissance et le mensonge. Il
s'attaque donc à la société présente au nom d'une cité idéale, dans
_les Soutiens de la Société_, 1877, _les Revenants_, 1881, _l'Ennemi
du Peuple_, 1882, _le Canard sauvage_, 1884, _Rosmersholm_, 1886,
et _le Petit Eyolf_, 1894. Il s'occupe surtout du mariage et des
femmes dans _Maison de Poupée_, 1879, _la Dame de la Mer_, 1888, et
_Hedda Gabler_, 1890. Mais de bonne heure il doute cruellement de
guérir le monde malade, et des remèdes qu'il lui offre. Il se met
alors en scène sous divers noms: trois de ses drames sont d'amères
confessions, des auto-tragédies héroïques, où le héros, sans accepter
sa défaite, est toujours un vaincu: _Solness le Constructeur_, 1892,
_Jean-Gabriel Borkmann_, 1896, et _Quand nous nous réveillerons
d'entre les morts_, 1899. A tel point que toutes ses œuvres de la
fin semblent le contrepied des premières: _Rosmersholm_ s'oppose à
_l'Ennemi du Peuple_, _le Canard sauvage_ aux _Revenants_, _Hedda
Gabler_ à _Maison de Poupée_, _Solness le Constructeur_ à _la Dame de
la Mer_, _J.-G. Borkmann_ à _Solness_ même, et enfin _Quand nous nous
réveillerons d'entre les morts_, comme une négation décisive, à tout.]


RHÉTORIQUE DU NORD.

Il y a quelquefois dans Ibsen un rhéteur, qu'on s'étonne d'y voir.

Par tout le Nord, il règne une rhétorique d'esprit, qui répond à la
rhétorique de mots en faveur au Midi. Celle-ci se moque de celle-là;
mais l'une vaut bien l'autre. On est rhéteur d'idées comme on est
rhéteur de phrases; comme on bâtit sur de grands mots vides, on fait
sur de hautes pensées; mais la fabrique, ici et là n'est pas moins
vaine.

Les personnages d'Ibsen s'enivrent de principes, comme ceux de Hugo
d'antithèses. Si Ibsen n'était pas un grand peintre de portraits,
il semblerait bien faux; on ne croirait pas à la vérité de la
peinture, si l'on n'y sentait la vie des modèles. Les rhéteurs de
morale sont les pires de tous; car ils sont crus. C'est pourquoi la
sincérité dont le Nord se vante est souvent si fausse. Là-haut, ils
se font un intérêt de l'intelligence ou de la morale, et c'est ce
qu'ils appellent l'idéal. Ces hommes et ces femmes, à tout propos,
revendiquent le droit de vivre, d'être libre, de savoir et d'agir:
c'est, dans l'ordre de l'intelligence, la même rhétorique que celle
des démagogues dans l'ordre de la politique. Au soleil, ces révoltes
de la neige passent pour ridicules et sans raison. Et, sous la neige,
c'est l'éloquence du soleil qui passe pour inféconde et très creuse.
Il faut toujours qu'un bord du monde tourne le dos à l'autre, pour
se croire seul du bon côté, et qu'une partie de la terre se rie de
l'autre partie, pour se prendre elle-même au sérieux. Chacun s'estime
davantage de ce qu'il mésestime.

L'abus de la conscience et du libre esprit n'est qu'une rhétorique.
Toute éloquence qui se prend elle-même pour une fin n'a ni force ni
preuve.

La vie n'a pas plus de temps à perdre aux bons mots qui ne finissent
pas, qu'aux actes désordonnés d'une conscience qui prétend à la
nouveauté, et se révéler nouvelle à soi-même tous les matins.

Excès de conscience, manque de conscience. A force de scrupules, on
agit aussi mal que faute de scrupules. Quant à celui qui agit pour
agir, il ne se distingue en rien de celui qui ne parle que pour
parler. Les gens du Nord, s'ils le savaient, s'en feraient peut-être
plus modestes.

Ni la conscience, ni l'action, ni le discours ne sont des panacées à
tous les maux humains: car là, comme ailleurs, c'est le sens propre,
presque toujours, qui seul s'exerce. J'entends que l'égoïsme ait de
bonnes raisons pour lui-même, et lui seulement. Mais il ne faut pas
que l'égoïste se prenne pour un principe, et se donne pour un exemple.

Qu'on rejette tout l'ordre de la Cité, soit; mais, le faisant,
qu'on ne s'imagine pas d'être le bon citoyen ni l'espoir de la Cité
nouvelle. C'est mal se connaître; c'est être dupe; et bien pis que de
duper. Les plus grands rebelles, qui font dans l'État la meilleure
des révolutions, ne doivent point prétendre à fonder le nouvel ordre
sur les bases du bien et de la vérité. Ou, s'ils l'osent, et même
sans parler de vérité absolue, il y a de quoi sourire.

Il n'est pas sûr que la meilleure révolution ne soit pas aussi la
pire. Elle est nouvelle, c'est ce qu'elle a de bon. Mais les héros
de morale ne l'entendent pas ainsi. Ils sont sûrs d'avoir raison,
jusqu'au délire.

On parle magnifiquement de la conscience, et on oublie de se dire
qu'on ne pense peut-être qu'à soi. Il y a pis: on l'ignore. La jeune
Norah, pour donner une leçon de respect à son mari, se rend à peu
près trois fois infanticide. La rhétorique de Médée n'enseigne pas,
du moins, la morale aux femmes mécontentes. Voilà bien les rhéteurs
d'idées: à les en croire, ils ne visent que le droit de tous les
hommes, la vie, l'honneur, le droit des femmes, le droit de la
conscience. Et, au bout du compte, c'est un homme qui a mal au foie,
ou qui a été trompé dans son ménage; une femme qui s'ennuie à la
maison, et qui veut voir du pays.

Quelle rage de s'en prendre aux lois et aux idées? Elles ne sont que
la forme de la vie. Dans le fond, il n'y a que des passions. Mais
personne n'ose le dire, ni surtout qu'on les veut sans frein. Ibsen a
eu cette audace, à la fin, lui pourtant qui n'avait reçu de son temps
et de son pays qu'une foule insupportable de masques, de principes,
de passions voilées, méconnaissables à elles-mêmes.

Les formes et les lois ne sont que les freins, mis aux passions d'un
seul par l'intérêt de tous les autres. Quelle folie de tant prêter
d'importance aux modes changeants de la vie humaine, et si peu à la
nature et aux appétits incoercibles des hommes! On bavarde à l'infini
là-dessus dans le Nord,--et bien trop gravement. On ne vous y tue pas
un homme pour une pomme,--mais pour un principe.



II

IMAGE D'IBSEN


On doit rendre à Ibsen l'hommage de sa solitude. Qu'il soit unique,
puisqu'il est seul.

Il est bien vrai: rien ne nous importe que ce qu'il y a de plus
grand. Ibsen compte seul à nos yeux, de tous les Scandinaves. Il
n'y a pas de place pour nous en France, disait l'un d'eux[13]. Mais
il n'y a pas eu de place pour Ibsen en Norvège, ni ailleurs. On lui
donne parfois un rival: il ne peut l'être qu'à Berlin[14].

[Note 13: «Ibsen seul s'y est logé et seul il y demeure:
c'est comme un chardon qu'ils se seraient mis dans les cheveux et
qu'ils ne pourraient ôter.» Lettre de M. Jonas Lie à M. le comte
Prozor,--préface de _Borkmann_, XXII.]

[Note 14: Il s'agit de M. Bjoernstjerne Bjoernson qui, entre
tant d'ouvrages bruyants, éloquents et confus, a fait une œuvre: _Au
delà des forces humaines_. Ce drame a un mérite rare: c'est que, par
endroits, on le dirait d'Ibsen.]

Ibsen s'étonne de ceux qui le font d'une école. S'il est réaliste,
il leur montre _Solness_, ce rêve de la pensée enfoncée en soi-même.
S'il est mystique, il leur fait voir _Maison de Poupée_ ou _l'Ennemi
du peuple_, ces peintures cruelles de la vie. Il y a deux hommes en
lui, qui sont les deux termes du long débat entre le moi et le monde:
un créateur et un critique. Tout ce qu'il voit de solide autour de
lui, de bâti par les siècles, il le renverse. Tout ce qu'il élève
lui-même, il le détruit. Son art oscille entre les deux pôles de la
nature et du rêve. Nul poète, par là, n'est plus de ce siècle: il
crée en dépit de tout,--et seulement en vertu de lui-même.

Ibsen, qui sait le bonheur de créer, peut à la rigueur montrer le
mépris de penser. La vie implique infiniment plus d'idées que tous
les esprits ensemble. La vie a des pensées que la pensée n'a pas. Les
idées du grand poète tendent de plus en plus à prendre la qualité
d'êtres vivants. Le symbole est une idée qui a reçu le souffle divin;
elle est rachetée de sa condition inférieure; elle a fait le grand
pas: elle a pris l'être. C'est dans Ibsen que je dis; car, dans les
poètes sans force, il est constant que c'est tout le contraire. Ils
humilient la vie jusqu'à la mort; ils ravalent un être vivant à une
idée générale: comme si un mot valait jamais un homme.

Entre tous les poètes, Ibsen est le seul rêveur, depuis Shakespeare.
Tous les poètes tragiques sont réalistes, sous peine de n'être pas.
La scène française est unique par la continuité: c'est que tous les
bons auteurs y ont été les peintres fidèles des mœurs et de la vie.
Le théâtre de la France est l'école sans fin de la morale, de la
politique, le miroir des lois et des coutumes, une imitation qui n'a
pas sa pareille des sentiments communs à tout un peuple, des plus bas
aux plus héroïques. Un admirable génie s'y applique à la connaissance
de l'homme moyen. La France est la moyenne humaine entre toutes les
races, tous les âges, toutes les nations. Une éloquence partout
répandue, comme l'esprit même dont elle est la forme publique; une
exquise finesse, une vue des caractères qu'on ne trompe pas, sagace
et sans détours; une doctrine large sans roideur, sociable comme
la vie en commun est forcée de l'être; un divorce éternel entre
les objets du cœur et les objets de l'esprit, qui est proprement
la méthode universelle de toute science; un goût décidé du bonheur
et de la juste raison, un penchant à les confondre, le parti pris
d'y croire et d'y convier tous les hommes; une expérience des mœurs
et des passions qui rend indulgent à toutes: un verre d'ironie ou
d'honneur, selon qu'on se moque des hommes ou qu'on y a une foi
inébranlable: voilà ce qu'on trouve sur la scène française, comme
partout en France. L'intelligence et la raison y règnent absolument,
et la fleur de l'esprit les tempère. Quand elles font défaut à un
auteur, il ne lui reste guère rien. Si les autres peuples n'ont point
de théâtre, c'est faute du génie réaliste; mais pourquoi, sinon que
le génie de la vie y a trop peu de charme? Où sont l'éloquence et
l'esprit, ces deux mamelles du dialogue? Chacun dort chez soi, ou
boit, ou dispute, ou prie. Pour tout dire d'un mot, l'art ne commence
là-bas qu'avec la poésie. On ne verra point un théâtre illustre
dans la suite des siècles; mais, au lieu du désert, dans l'oasis de
deux ou trois saisons, un grand poète et un seul. Ainsi les cent
petits peintres de la Hollande, qu'on ne peut estimer trop, artisans
impeccables; et le seul Rembrandt qui, d'un génie unique, tient tête
aux cent artistes de l'Italie. Ou bien, ce prodige de Shakespeare.
Combien Ibsen semble plus grand de faire penser à Rembrandt! Il a de
son dessin et de sa plume.

Manque d'être réalistes, Ibsen ni Rembrandt ne seraient point de si
grands poètes, ni surtout si tragiques. Mais, s'ils n'étaient pas
les poètes qu'ils sont, bien moins encore seraient-ils de grands
artistes. Par ces climats, à la vérité, le grand artiste est d'abord
un Visionnaire. Seule, la vision sert le rêve, accorde, pour la
beauté, les dissonances de la poésie et de la vie. Seul, le rêve les
fiance; dans la vision seule, ils s'épousent et se réconcilient.

La Vision est un palais, aux étages de clartés et de brumes, mais qui
a des fondements indestructibles dans les entrailles de la terre.
Si l'on veut, le nom de vérité convient aux caves et aux vastes
salles de plain-pied avec la ville humaine; et l'on donnera le nom de
symbole aux autres étages, aux fenêtres ouvertes sur les nuées, et
aux tours dont on ne voit pas le faîte. Mais le poète est le maître
unique de la maison; et, sans se soucier du lieu où on le place, il
va et vient dans la demeure: il dort dans une chambre, il veille
dans une autre; quand il lui plaît, couché au fond de la cour, il ne
regarde que les fantômes du brouillard sur les combles; ou, perdu au
haut de la tour, il se penche en dehors, pour voir au-dessous passer
la foule.

Parfois, l'on est tenté de croire que plus grand est le poète, et
plus il est réaliste; mais ce n'est aussi qu'un mot. Il arrive que
la plupart des poètes ne peuvent pas être vrais, et que la plupart
des réalistes n'ont pas de poésie. C'est pourquoi le poète tragique
est si rare. Il le sera de plus en plus: parce que la vie, de plus
en plus est laide, commune, de moins en moins héroïque. On peut
passer sur l'obstacle: plus fréquent, toutefois, et plus abrupt, il
se fait plus difficile. Peut-être, même en France, même à Paris,
faudra-t-il bientôt au poète tragique le même don étrange de vision
qu'à Christiania ou à Londres. Après tout, c'est une maladie. Mais
quoi? Au delà d'un certain point, il faut être pris pour le malade
qu'on est, ou convenir qu'on ne peut même plus être malade.

Qui nous fera la vie belle? Qui nous rendra la lumière? Ibsen est
digne des Grecs, sans en presque rien tenir, en ce qu'il cherche la
lumière au fond même de l'ombre, et un air de beauté dans ce miroir
de toute laideur,--la vie réelle. Des idées passionnées, voilà sa
ressource et en quelque sorte son Olympe. Il les jette les unes
contre les autres; et presque toujours il condamne la plus noble et
la plus pure. Il la frappe en l'aimant. Il la sacrifie à ce qu'il
méprise et qu'il déteste. Par là, cette misérable vie de petits
bourgeois dans les villages populaires se fait belle. Ibsen a la
poésie de la défaite, et les beautés austères de la mort. Aussi bien
c'est la mort, la vieille nourrice de la beauté tragique. Les Grecs
ne cessent pas de tuer: comme les enfants, ils cultivent l'épouvante.
Dans la mort, nous cultivons la douleur. Quel abîme de différence.

Je trouve Ibsen bien plus beau et plus poète dans ses tragédies
bourgeoises que dans ses drames antiques ou ses poèmes. C'est qu'il
rêve avec plus de force. Il fallait un rêve ardent pour donner la
vie aux idées de ces petites gens, presque tous mornes, bouffons,
plats et bas sur pattes. Les idées ne vivent que passionnées; et ces
petites gens n'ont pas de passions. Bon gré mal gré, le génie d'Ibsen
leur en inculque: telle est l'opération du rêve. Le grand poète est
celui qui peut dire: «Mon rêve est plus vrai que votre vérité. C'est
une vérité qui dure.» Quel créateur n'a pas l'appétit de la durée, et
de prolonger son œuvre dans le temps? Le rêve médite profondément la
vie; la réalité en sort plus réelle. Il était fatal qu'Ibsen devînt
son propre sujet de drame; il en a fait son chef-d'œuvre, l'ayant
pris d'une âme si forte et d'un geste si libre. Quand il n'était
encore que peintre réaliste[15], il n'avait pas rendu la vie à la
réalité; et quand il n'était que poète[16], la force durable de ce
qui vit lui échappait encore. Puis le jour est venu où, de la vision,
il a fait naître les types, ces êtres plus vivants que les vivants.
Le don suprême est celui-là. Le poète ajoute alors visiblement à
la nature. A la fin, il a tiré du rêve sa propre image; comment
aurait-il pu consentir à l'y laisser? C'était le moins qu'il se créât
lui-même.

[Note 15: Cf. _la Comédie de l'Amour_, 1869; _l'Union des
Jeunes_, 1869; _les Soutiens de la Société_, 1877.]

[Note 16: Cf. _Brand_, 1866; _Empereur et Galiléen_, 1869-1873.]

La scène est un lieu misérable et sublime, où l'esprit de l'homme
invite à la beauté de vivre sa pensée propre et la chaude guenille
des comédiens. Ibsen n'oublie pas à qui il a affaire. En général, il
ne cherche point la beauté dans l'action; les événements de son drame
sont d'une espèce assez vulgaire; il présente une image grossière
des faits; une allégorie matérielle figure le sens caché: un canard
blessé, un poulailler sous les toits, un architecte qui tombe de son
échafaudage, il n'en faut pas plus pour vêtir de chair les idées
les plus complexes et une passion héroïque. Ce mystère grossier lui
suffit, parce qu'il doit suffire au public et aux acteurs de la
comédie. En eux, et peut-être en lui-même, Ibsen dédaigne insolemment
sa matière. Il réserve sa puissance et sa poésie aux sentiments que
les idées engendrent. Sa manière propre est de rendre les faits
vulgaires capables de son idée, qui est toujours rare et forte. Le
théâtre d'Ibsen n'a qu'un intérêt assez médiocre, si l'on s'en tient
à la péripétie: la vie puissante est au dedans. Rien n'est plus
décevant pour la foule, elle va droit aux faits et ne se soucie pas
du reste; elle ne sait plus à quoi s'en prendre, car le caprice même
de l'auteur est sans éclat, et pourtant elle soupçonne une beauté
secrète; elle pressent ce qu'on lui cache, une force admirable et
même une fantaisie profonde dans la vérité; et elle s'en irrite:
Ibsen, cependant, l'a traitée comme il fallait, se bornant à lui
rendre la matière qu'il en avait prise.


VIE. EXIL.

La vie d'Ibsen est simple, sans événements, et ne prête pas à
l'anecdote. Une vie pareille à beaucoup d'autres, la solitude
exceptée. Mêlée d'abord à la vie de tout le monde, bientôt elle n'a
plus rien de public. Une jeunesse pleine d'espoir, qui s'en va à la
conquête du peuple. Une défaite qui ne ménage rien, ni l'orgueil, ni
la conscience, ni les moyens nécessaires à la vie. Un âge mûr plein
de travaux, qui naissent dans la retraite, et une vieillesse, riche
en gloire et en biens solides. De bonne heure, une habitude prise
pour toujours de ne plus rien donner de soi au public, que les œuvres
de l'esprit.

La famille d'Ibsen est d'origine danoise. Établis en Norvège, les
Ibsen se sont mariés dans le pays; plusieurs femmes de la maison
étaient pourtant des Allemandes. Il a eu de bons parents et la
fortune mauvaise, à l'entrée de la vie. Sa famille était riche; elle
a connu les revers et le malheur d'être pauvre. Il a perdu son père
assez tôt: c'était un armateur hardi, un homme gai, vivant, et fait
pour la victoire; il ne survécut pas à sa ruine. Ibsen a été élevé
par sa mère, femme de grand sens et de vertu rigide. Il avait des
frères et des sœurs; il se tenait à l'écart, et ne prenait aucune
part à leurs jeux. Il passe pour avoir toujours haï les exercices du
corps. Enfant, il était brusque, nerveux, brillant quelquefois, et
le plus souvent taciturne. Jeune homme, il a dû gagner son pain, et
le moyen de faire ses études. Il a tenu le pilon dans une pharmacie.
Plus tard, à Christiania et à Bergen, il a écrit dans un journal
révolutionnaire, et dirigé deux théâtres. Il a donc vécu dans les
deux cercles de l'enfer dédiés au mensonge: toutefois, comme le
mensonge est la première nature des comédiens, ils y sont bien
plus sincères; et il s'en faut que le poison de mentir ait la même
innocence dans les journalistes.

L'épreuve de la misère, bien ou mal, forme le caractère d'un homme.
Il s'en fait plus sensible à la joie, qu'il appelle, et à la douleur
ou la colère, qui ne le quittent plus. Il arrive que, pour avoir
souffert trop tôt, un homme porte au fond de l'âme un sens de la
souffrance, qui finit par créer les occasions de souffrir. Du reste,
presque toutes les âmes puissantes sont douloureuses. Le plaisir de
vivre n'est qu'un incident: il n'a pas de profondeur.

Ibsen a éprouvé le dégoût de n'être pas à son rang; son orgueil
a grandi dans l'humiliation. Il a bien fait plus que de prendre
ses grades; il a dû conquérir le droit d'y prétendre. C'est sans
doute pourquoi il tient beaucoup à son titre de docteur[17]. Il
a cru dompter son pays et son temps, dans l'allégresse de la
première victoire, quand le sentiment de sa force et l'ivresse de
l'intelligence donnent au jeune homme cette confiance en soi et dans
tout l'univers, qui est une folie d'amour. On s'aime tant d'être
comme on est, qu'on croit avoir la même raison d'aimer les autres.
Et peut-être les chérit-on, en effet; dans le bonheur qu'on a de
les conquérir, on leur étend sa propre excellence; on s'assure de
les convaincre; on ne doute pas d'eux, parce qu'il semble certain
qu'ils se laissent gagner; et, comme on se sent plus haut qu'eux, on
les aime davantage, on les bénit d'être assez bas pour se laisser
élever. Pour eux, ils n'ont pas l'air d'en rien savoir; et l'on
s'aperçoit enfin de leur indifférence. C'est le moment où elle tourne
en hostilité. Tel est l'aveuglement de celui qui compte sur son
intelligence, et qui lui prête une action décisive sur la vie des
autres. Sans cesse, l'esprit d'un homme fonde une immense espérance
sur le cœur des autres hommes; mais sans leur donner du sien. Les
hommes, comme les chiens et les enfants, ont l'instinct de ceux
qui les aiment. Il est bien vrai qu'une grande pensée ne juge pas
nécessaire de mieux faire pour le genre humain que pour elle-même.
L'intelligence seule repousse avec dédain l'idée du sacrifice: or,
la plupart des vivants n'attend rien de l'homme supérieur, qu'une
immolation ou des services.

[Note 17: Il est gradué de Christiania, en date du 3 septembre
1850: il avait vingt-deux ans et demi. Son diplôme porte la mention:
_non contemnendus_. Il a de bonnes notes en latin, en français, en
religion, en histoire, en géométrie. Il a _mal_ pour le grec et
l'arithmétique.]

Ibsen avait offert trois ou quatre pièces de théâtre à son public:
les unes n'eurent pas de succès; les autres firent scandale. Il
avait beau se défendre: il vit qu'il lui fallait demeurer obscur,
ou perdre ses forces dans un combat misérable contre les sots et
une nuée d'absurdes ennemis. Comment se résigner à une telle lutte,
quand on ne voudrait même pas de la victoire à un tel prix?--Que
faire, d'ailleurs, contre tout un peuple injuste, quand on ne veut
pas être le bateleur de ses pensées, ni servir la parade de son
propre génie? Valent-ils donc la peine qu'on cesse d'être libre? Ils
haïssent jusqu'à la beauté, jusqu'à la liberté que l'on rêve pour
eux. Bien pis, ils ne sont pas en état de les comprendre. A quoi
bon tant d'efforts inutiles? Ne meurt-on pas de faim aussi aisément
partout?--Le plus intelligent des poètes devait en être le plus amer
et le plus dur. A près de quarante ans, il s'est vu aussi pauvre,
aussi seul et sans joie dans toute sa richesse pensante que, trente
années plus tôt, l'avait été son père, le soir de la ruine. Il a
fait comme Dante et le prophète: il est sorti de la ville; il a pris
la route de l'exil, secouant la poussière de ses sandales sur son
peuple, et, d'abord, sur ses amis.

Il a connu la faim, le mépris des plus forts et du public. Comme il a
beaucoup aimé la victoire, et le rêve de la puissance, il a beaucoup
souffert de la défaite, et il en a ressenti l'outrage. Il y a pris
une haute idée de son génie, ayant mesuré à quoi le génie condamne.
Quand il s'exile, il ne laisse dans son pays que l'amertume d'une vie
détruite[18].

[Note 18: Ibsen n'a pas quitté la Norvège avant 1864. Il est à
Rome en 1866; à Ischia en 1867. Il vit quatre ans en Italie, et la
plupart du temps à Rome même. On l'y retrouve plusieurs fois de 1870
à 1880; il s'est arrêté aussi à Naples et à Sorrente. De cinquante
à soixante ans, il a surtout vécu à Dresde et à Munich. Il doit ses
premières victoires aux théâtres allemands.]

Depuis près de trente ans, il n'avait pas cessé d'errer, vivant en
Italie et en Allemagne, tantôt à Ischia, tantôt à Munich, et le plus
souvent à Rome. Il quitta Rome, comme les Italiens y entrèrent.
«On vient de nous enlever Rome, à nous autres hommes, écrivait-il,
pour la livrer aux faiseurs de politique. Où aller maintenant? Rome
était le seul lieu où vivre en Europe, le seul où l'on eût la vraie
liberté, qui échappât à la tyrannie des libertés publiques[19].»
Quand la troupe des Meiningen eut commencé de le rendre célèbre, il
fut loué dans son pays; il y fit d'abord quelques courtes visites;
puis, l'Europe ne lui parut plus valoir beaucoup mieux que la
Norvège. Il y rentra donc, en 1891, pour ne plus la quitter. Il
allait avoir soixante-cinq ans. Il faut bien mourir quelque part.
Et s'y prendre un peu à l'avance. Ainsi l'on prend ses quartiers
d'angoisse.

[Note 19: Lettre à M. G. Brandès.]


SECRETS DE LA PUISSANCE

Ibsen paraît avoir passé cinquante ans de sa vie à nourrir la force
de son grand âge. Il n'y a peut-être pas un autre poète qui n'ait
vu tout son génie que dans la vieillesse. Coup sur coup, Ibsen
sexagénaire a donné ses chefs-d'œuvre: d'abord, un drame chaque
année; puis, tous les deux ans. Pendant vingt années ce fut sa règle.
Sans doute, il avait autrefois conçu et à demi créé ce qu'il mettait
alors au monde. Quoi qu'il en soit, on aime à se faire d'Ibsen l'idée
d'un vieil homme puissant. Du reste, quel homme vraiment grand n'est
pas plus beau dans son âge mûr, et la vieillesse?--On dirait même
qu'il y est plus robuste, et que l'âme n'a toute sa force qu'après
cinquante ans.

J'imagine le véritable Ibsen, l'homme secret, celui qui cache son
cœur, sous les traits les plus violents et les plus rares, comme
le Vieux de la Montagne aux Idées. Lui aussi, il a sa troupe de
disciples, qu'il enivre de doctrine, et qu'il envoie méfaire ailleurs
et, Dieu soit loué, s'y faire pendre.

Si l'on regarde au fond de ce solitaire, sous une triple cuirasse
de froideur indulgente, d'ordre poussé jusqu'aux minuties, et de
politesse, il y a, d'abord, l'amour ardent de la vie, et l'instinct
de la domination. Ces deux passions s'assemblent, comme le tenon et
la mortaise. Un appétit insatiable de la vérité tantôt s'y oppose et
tantôt y sert de levier. En ce sens, et pour qui veut la puissance,
la vie n'est pas toujours ce qu'on a de plus cher. La liberté n'est
qu'une belle raison, et la volonté dominatrice la donne à tous ceux
qu'elle veut dominer. Agir en liberté, c'est ce qui vaut le mieux;
mais autant dire: agir selon son bon plaisir; fais ce qui te plaît
le mieux, à la condition que ce soit l'œuvre à quoi tu es le mieux
fait toi-même. Et, par conséquent, si le désir de la fuite est si
joyeux en toi, petite fille, écrase en traîneau ton vieux père sur
la route: il n'en saura rien, ni toi non plus; la nuit est belle;
la neige est solide; la glace est bonne; tu glisses à toute vitesse
et tu passes. Les hommes non communs agissent hors du commun ordre,
et n'ont pas besoin de raisons. Trahir une grande force, c'est le
plus grand crime. Il faut donc vouloir, il faut oser être soi-même.
Quiconque doute de soi n'est pas digne de se faire croire. Le doute
est la faiblesse même. Croire à sa propre vérité, pour que les autres
y croient; et de même à son droit, à son autorité, à sa force. Qui a
une œuvre à faire ne doit s'arrêter à rien. La force et la volonté du
plus fort imposent à la foule ce qu'elle ne peut jamais comprendre.
Font partie de la foule tous ceux qui ne servent pas, corps et âme, à
l'œuvre proposée. Nul lien avec les autres: rien n'est plus amer que
de n'être pas compris; mais l'essentiel n'est pas qu'on me comprenne:
c'est qu'on m'aide. Si mon ami ne croit pas en moi, je n'ai que faire
de mon ami; je n'ai plus besoin de lui; il m'importune; et qu'il
n'invoque pas sa vérité contre ma vérité: je n'en connais qu'une,--la
mienne; que la sienne s'y ajuste: savoir tromper, c'est en quoi
l'amitié consiste. Sur le point de céder aux femmes, il faut savoir
se soustraire à leur fatale mollesse, et fuir Capoue. Leur éternelle
exigence, leur requête d'amour est le piège où trébuchent les
meilleurs hommes. Pour elles, rien au monde ne prévaut sur les droits
du cœur; et non pas même du cœur, comme l'entend un homme,--mais de
leur cœur. Tout ne compte à leurs yeux qu'au regard de la famille;
tandis que l'homme, fait pour dominer, ne se soucie point de toutes
ces affaires domestiques, et dit de son propre fils: il est un
étranger pour moi, je suis un étranger pour lui. Qu'on soit d'abord à
l'abri de ces molles influences, de cette pluie patiente qui vient à
bout du granit. Les femmes nous gâtent l'existence; elles nous font
perdre de notre prise sur le monde; elles brisent nos destinées;
elles nous dérobent la victoire: telle est la sentence d'un grand
vaincu, qui aurait pu vaincre.

Un tel homme est presque toujours seul. Là-haut, dans sa chambre, il
va et vient comme un loup malade. Et, quand il sort, s'il lui arrive
de se mêler à la foule, il ne rencontre que les symboles du deuil, de
la défaite et de la mort. Même si elle connaît le succès, on étouffe
dans cette vie. On ne peut plaindre celui qui ne veut pas être
plaint; peut-être on l'envie. Mais lui, qui ose tout d'abord, n'a
pas l'âme si dure qu'il ne souffre; car la passion du pouvoir trompe
toujours: qui, aimant la puissance, sera rassasié de puissance? On a,
près de soi, pour compagne de lit, la seule force toute-puissante,
la garde-malade voilée qui veille même les mieux portants: la mort.
Voilà pourquoi cet homme n'aime pas la campagne. La ville emporte
tout dans une rumeur de mouvement. A la campagne, on ne s'abuse plus
guère: à cause de ce terrible silence. On y entend marcher le temps.
On y écoute tomber ses pensées; et c'est entre les mains de la mort
que coule tout ce sable. Cinquante ans, cinquante minutes au sablier.

Ibsen n'est pas aimé, on l'admire. Il ne sera jamais cher qu'aux
puissants qui sont tristes; et à ceux qui voient le monde dans la
lumière étrange du crépuscule, sans être sûrs de ne pas faire un
songe à la fois trop frêle et trop solide, terrible et bouffon,
odieux et pitoyable.

Avant d'en venir là, Ibsen a eu tant de confiance et d'orgueil qu'ils
suffisaient à beaucoup de bonheur encore. L'homme de foi n'est jamais
tout à fait mort en lui. Il s'est reconnu pessimiste en ce qu'il ne
croit pas à la durée éternelle d'un idéal, quel qu'il soit; mais
optimiste en ce qu'il croit possible de faire succéder un idéal à un
autre, en s'élevant même de ce qui est moins parfait à ce qui l'est
le plus. Jusqu'en ses derniers temps, Ibsen n'a jamais été sans un
idéal ou deux, ou même trois[20]. C'est plus tard qu'il a vu qu'on ne
les trouve pas si aisément; et qu'ayant perdu cette lumière, il n'y a
plus qu'à s'en aller dans la nuit noire.

[Note 20: Ibsen aime même beaucoup ce mot si vague et si froid.
C'est un trait de sa génération. Les hommes qui ont eu de vingt à
trente-cinq ans en 1848 ont fait un terrible abus de «l'idéal». Mais
on n'a pas souvent mieux à se mettre sous la dent. Et les hommes de
cette époque avaient l'âme généreuse.]

Il n'y a point de pensée si amère, ni de vie si désenchantée qui
ne fassent encore à l'homme des promesses admirables, s'il garde
intacte la foi à sa propre vertu, et l'espoir d'y faire parvenir le
monde par les voies de la pureté morale. La conscience d'être pur
est à l'âme ce qu'une source d'eau, ouverte au flanc d'un glacier,
est au voyageur épuisé de soif et de fatigue, par un midi d'été, au
cours d'une ascension dans les Alpes. La pureté morale fait l'âme
vigoureuse et libre: elle appelle son désir «un bain purifiant».
L'homme alors ne doute pas de lui-même. Bien loin d'être incurable
en secret, il porte le remède aux autres; s'ils se plaint, c'est de
ne pouvoir faire tout le bien qu'il voulait; au total, telle est son
espérance qu'il lui faut seulement être libre d'agir pour être sûr
d'abonder en actions parfaites. Il se sent une vigueur irrésistible;
il se trouve le plus près de son Dieu et de soi-même. La pureté
morale suffit à tout. Il n'est bonheur qu'elle ne supplée. Ibsen en
exil, tournant le dos à sa patrie, ne compte plus sur la victoire,
et consent à s'en passer. De cœur altier comme il est, et d'âme
impérieuse, il sait bien qu'il faut dire adieu à la fortune: peu
importe. Que son cœur se pétrifie, au besoin; désormais, il est homme
à se tirer d'affaire: il a fini sa vie de plaine, il s'est établi
sur les hauteurs, «en liberté et devant Dieu»[21]. Il se croit sorti
des passions et de leur guerre cruelle. Comme on doit s'y attendre
avec les âmes pures, qui ne sont point saintes, l'orgueil est une
forte puissance. La pureté morale fait ainsi une chaude matrice à
l'amour-propre. Elle juge de bien haut tous ceux qui lui semblent
moins dignes. Les purs, qui croient ne devoir qu'à soi toute leur
pureté, n'ont aucune charité. Ils peuvent être durs, ils sont sans
remords. Ils jouissent curieusement de mépriser les autres. «En bas,
les autres, et à tâtons», dit Ibsen. Et même, s'il est trop haut pour
eux, si tous les liens sont rompus entre lui et les autres, peut-être
en souffre-t-il moins qu'en secret il ne s'en vante.

[Note 21: Cf. _Sur les Hauteurs_, poème d'Ibsen, traduit par G.
Bigault de Casanova.]


L'âme d'Ibsen a presque toujours été d'une pureté glaciale. Il
est unique par là entre tous les poètes; car il n'ignore pas les
passions: tant s'en faut, qu'il va bien au fond.



III

IBSEN OU LE MOI


Les idées sont tragiques. Les idées sont émouvantes. Les idées sont
pleines de passion. Les idées sont plus vivantes que la foule des
hommes. Mais à une condition: que ce soient les idées d'un artiste,
et qu'elles s'agitent dans un moi vivant. Faute de quoi, elles ne
sont que science, et squelette comme la science. La vie des idées
doit tout à celle de l'individu. Un art ne saurait pas vivre d'idées,
seulement: il faut qu'un artiste y prodigue de sa vie propre, et
donne vraiment le jour aux idées pour qu'elles soient vivantes.

La vie est le don propre de l'artiste. Il peut y avoir des poètes
tant qu'on voudra, de belles idées, de nobles formes: la vie seule
est la marque de l'art. Où il y a un homme vivant, il y a une œuvre
d'art. Le don de la vie est infiniment au-dessus de tous les autres.
Rien dans l'homme ne va plus haut: c'est qu'il n'y est pour rien, et
proprement sa faculté divine.

La tristesse d'Ibsen est celle de l'idée vivante. Sa sombre humeur
vient de ce qu'il met sa vie dans ce qu'il pense. C'est le plus
pensant des poètes; mais il a bien plus que de l'intelligence; il
respire la déception infinie de l'esprit qui comprend, et du cœur
qui éprouve ce que l'esprit a compris. Il pourrait se réjouir, s'il
n'était qu'un savant: il a bien démonté la machine; mais, en vertu
de la vie que les idées lui ont prise, il demeure dans une tour de
chagrin.

La plupart des auteurs logent au même étage que la plupart des
hommes. Ils imitent ce qu'ils voient et ce qu'ils touchent; le fond
leur échappe, qui est la vie. Je vois ici la pierre de touche à juger
de l'imitation: qu'on prenne les termes mêmes de ce qu'on imite, on
en est le maître si l'on y met la vie. Le commun des anarchistes se
donne soi-même, et chacun de son côté, pour la règle du monde; le
commun des auteurs peut aussi prétendre à mettre les idées sur le
théâtre. Ils oublient qu'Ibsen en fait des êtres vivants. Il faut
avoir l'étoffe: c'est le moi. Beaucoup l'invoquent, qui n'ont que du
chiffon. Ibsen ne pousse pas sur la scène des comédiens grimés en
idées. Il va des idées aux hommes qui les portent, ou que quelque
fatalité y a soumis. Il crée du dedans au dehors, au lieu d'aller du
dehors au dedans. Il s'intéresse moins à ce qu'on dit qu'à ceux qui
le disent. Telle est la différence de la thèse et de la tragédie. Le
plus intelligent des docteurs ne fera jamais un poète tragique.

Le nombre des personnes est infiniment petit. En art, l'individu,
c'est le génie. Il serait assez juste d'accorder au grand artiste
qu'il a seul droit à l'individu. Tous les autres doivent accepter
l'ordre; et même tout leur mérite est de rester dans l'ordre, il me
semble; car ils ne sont pas seuls, et leur vertu est de relation à
l'ensemble.

C'est parce qu'on se croit quelqu'un qu'on se rebelle contre toutes
choses. Je vois la révolte en tous, et je ne vois de moi presque
en personne. Elle vient des idées abstraites, la folie de croire
qu'on change le fond de la vie humaine, en bouleversant les formes.
Cette niaiserie, d'où sortent beaucoup de révolutions, est odieuse à
l'artiste: il ne s'y plaît qu'un peu de temps. Le lionceau n'a pas
toutes les dents du lion.

Ibsen est né de la critique et d'une longue réflexion; il a eu le
culte des idées; mais il ne s'y est pas tenu,--le seul poète qui soit
parti des idées pour arriver à créer des hommes. Il a fait ce que
Gœthe ne sut pas faire: c'est qu'il avait encore plus d'imagination
que d'intelligence. Ibsen a donc été révolutionnaire; car la
critique, c'est toujours à quelque degré la révolution, soit pour
anticiper sur les temps, soit pour tâcher à les renvoyer en arrière.
Mais il a bientôt connu qu'à une certaine hauteur on ne peut pas être
de son parti, sans être aussi de l'autre: n'est-il pas étrange que
cette élévation à la sagesse se détermine plus par le tempérament
que par l'esprit? La puissance morale d'Ibsen est celle même de
son intelligence; et c'est où reparaît l'instinct: il n'absout pas
souvent.

Le moi qui juge est impitoyable; il détruit tout ce qu'il touche.
Rien ne trouve grâce devant lui, que le songe de la vie.


VIE DES IDÉES.

Une vue tragique de l'univers, voilà donc la forme où les idées
s'animent. L'empire de la douleur est livré aux passions. Seules, les
passions fécondent l'intelligence du poète; et c'est aux passions
seulement que les idées empruntent la vie. L'idée est à l'image de
l'homme qui pense. Il ne s'agit point de science, certes; mais de ce
qui lui est si infiniment supérieur, notre raison d'être, ici-bas et
sur l'heure.

La religion est un art de vivre; la science en est une parodie. La
science ne peut passer le seuil; l'art est au centre de la demeure,
comme le cœur. La science ne connaît pas le temps, ni les espaces en
nombre infini. L'art est un connaisseur très fin de l'âme, de ses
temps, et de ses espaces en nombre infini. Le palais de l'artiste
repose sur un acte de foi. L'artiste connaît l'éternelle illusion; et
il fait semblant de compter sans elle. Il s'enivre de cette feinte
surhumaine; il construit pour l'éternité des demeures qu'il sait
lui-même faites de fumée, et fondées sur le rêve. L'art est tout
humain; et la science est inhumaine.

Voilà en quoi une idée, à moins d'être vivante, n'est pas un objet
d'art. Sinon la vie, rien ne nous importe, malheureux que nous
sommes. Le premier homme, en quête de Dieu, est un artiste. La
recherche de la vie a fait la religion, et non pas la crainte de
la mort. Il n'est pas un seul homme qui n'ait besoin de Dieu pour
vivre. Et qu'importe s'il est possible de s'en passer aux seuls
esprits?--Mais que m'importe l'esprit? Je vis de vie, et je suis
affamé d'être. La séduction de l'esprit est l'attrait irrésistible
qui me pousse à ma perte. Que j'y aille donc, puisque je ne puis
faire autrement; mais qu'à tout le moins je n'ignore pas où je me
précipite; que je ne me vante pas de courir à une vie plus ample ou
plus vraie, quand je descends au contraire la pente du désespoir, et
d'une mort très profonde.

A moins de la religion, il n'y a que l'art seul qui permette de
vivre. Je parle pour ceux qui ont un cœur vivant; non pas pour ces
estomacs faciles, qui se nourrissent de papier et s'engraissent de
formules. Quel artiste désormais ne se verra point enfermé dans la
souffrance, comme dans une cellule, au centre de l'univers?

Je souffre, donc je suis: tel est le principe de l'artiste. La vie
et la douleur sont les deux termes de l'être. Toutes mes idées sont
vivantes et passionnées; en elles, c'est la douleur qui met le signe.
Si elles ne sont désespérées, et chaudes comme la vie même, que me
font les idées?--L'homme qui vit avec force n'a que faire des idées
mortes, ce gibier de savant.


FAÇONS D'ÊTRE.

Le Nord vaut peut-être mieux pour la morale. Mais le Midi vaut mieux
pour la vie.

C'est dans le Nord que l'art est un œuf d'aigle couvé par des canes.
La Réforme a décidément assis la morale dans le trône du souverain.
Il est curieux que, pour mieux repousser l'autorité du pontife
romain, les peuples du Nord se soient soumis à une foule de papes de
village. La tyrannie des principes paraît peut-être moins pesante,
parce qu'elle est anonyme: mais enfin Léon X n'avait pas si tort
quand il ne voyait dans la querelle de Luther avec les légats de Rome
qu'une dispute de moines: le Nord tout entier, depuis, s'est fait
théologien.

La théologie des laïcs enferme les mœurs dans une étroite prison de
préjugés et de pratiques. La stricte morale qui condamne toujours, et
toujours par principe, telle est la redoutable puissance qui, pendant
trois siècles, a réglé la vie dans les petites villes du Nord. Car la
théologie des laïcs, c'est la morale.

On peut voir dans Ibsen l'ennui, l'esclavage, la misère de cœur
qui s'ensuivent. Il n'y a pas trente ans, la plupart des villes
scandinaves vivaient courbées sous le joug. Le pasteur, l'avis du
pasteur, les bonnes œuvres du pasteur, la société des dames ouailles
du pasteur, voilà une église impitoyable, qui ne connaît que des
fidèles soumis ou des hérétiques: église dans une grange, où, au
moindre signe d'indépendance, l'enfer est toujours prêt à flamber
l'indépendant. Nul égard aux passions; et même la violence d'un
cœur sincère y est plus abominable que les crimes où il s'égare: le
scandale est le péché sans rémission. Il faut rougir d'être soi-même,
ou le cacher. Il faut avoir honte de sentir comme l'on sent; mais
bien plus de le montrer. Dans ces pays, que l'on prétend si libres,
la moindre liberté du cœur est scandaleuse; et le bonheur que l'on
ose goûter à la source, qu'on n'a pas eu honte de découvrir soi-même
loin de la fontaine commune, ce bonheur est cynique. Les meilleurs
sont austères et froids, se faisant de pierre. Là, l'hypocrisie est
une forme très pure de la vertu sociale. De même que l'on doit porter
le costume de tout le monde, chacun a ses gants d'hypocrite vis-à-vis
de tous les autres, et jusque dans son lit. Ainsi l'exige l'autorité
d'une église laïque, fondée sur l'horreur du scandale.

Dans la moindre ville de France ou d'Italie, soumise au pire podestat
ou au plus fanatique des moines, il y a toujours eu plus de liberté
véritable que dans ces pays du Nord, où est né, dit-on, le premier
homme libre. Comme si la liberté consistait, d'abord, à voter l'impôt
à deux cents lieues loin de son âtre, ou à dire ses prières dans le
patois de son canton! La meilleure prière est celle que l'esprit
n'entend pas, mais que son Dieu entend. Qu'on ne cherche point la
preuve de la liberté dans les chartes, mais qu'on la trouve où elle
est,--dans les mœurs. On devrait s'aviser que l'art mesure le niveau
des peuples libres; à peine si, depuis cent ans, le Nord n'est plus à
l'étiage.

La force des grands artistes, dans le Nord, se marque à leur révolte.
Dans le Midi, plus souvent à leur harmonie finale. Se tirer d'entre
la foule des intrigants, des bavards et des faux artistes, voilà pour
ceux-ci en quoi consiste la lutte. Mais, pour ceux-là, il leur faut
sortir d'un marécage moral, où la liberté d'âme trouble toutes les
habitudes d'un peuple qui se croit libre, parce qu'il est asservi à
ses propres principes.

On ne comprend guère Ibsen, ni sa manie d'en appeler sans cesse aux
Vikings, si on ne se le représente pas nageant à grandes brasses,
seul, dans son fjord aux eaux croupies, où tout le monde, autour de
lui, dort debout, enfoncé jusqu'aux narines. Ibsen n'atteint la rive
que pour abattre le premier tronc venu, s'y tailler un canot, et
mettre à la voile. Là-dessus, il pousse vers la mer libre. Il crie
à son peuple, furieux qu'on le tire du noir sommeil: «Debout! Qu'il
vous souvienne des Vikings! Assez dormi dans la vase! Réveillez-vous:
il n'est que temps; vous n'avez que trop vécu en carrassins, sous
le varech et le sable.» Pendant plus de trente ans, on lui répond
par des injures, et on le traite de pirate. Puis, vient un jour,
peut-être plus morne que les autres, où tout le monde, barbotant dans
le marais, sous les yeux d'Ibsen, se vante d'être pirate comme lui.

Car telle est l'issue fatale: quand le joug est secoué, presque
toujours on doute qu'il en aille mieux pour ceux qui l'ont porté. Il
n'est pas bon qu'il leur pèse; et parfois il est pis qu'ils en soient
délivrés. Que reste-t-il? La vérité toute nue. Cependant, la vérité
nue n'est qu'une allégorie, et sans doute elle est belle sous les
mains d'un grand peintre; pour l'ordinaire, il n'y a que des hommes
nus: des singes.

Le Viking, avec un sens profond de la vie, ne rêve point de fonder
son royaume sur la terre natale. Tous ces pirates ont les yeux
fixés sur le Midi. Le pays de la joie et de la lumière, c'est le
pays de tous leurs songes: là, il doit être possible d'affronter la
vérité nue. Ibsen, le Viking de l'art, ne rêve aussi que du Midi;
mais peut-être ne met-il la joie et la liberté dans la terre des
dieux que pour reculer la perspective. Les pommes d'or sont celles
qui ne viennent pas dans mon verger. Si le Midi était plus proche,
l'illusion ne serait pas si facile. Ibsen aussi a vécu à Rome et en
Italie; il n'a pourtant pas continué d'y vivre. Les gens du Nord ne
bavardent peut-être tant de l'idéal que grâce à l'espérance, nourrie
parfois plus de vingt ou trente ans, d'enfin passer l'hiver au soleil.

La lumière du Midi, elle aussi, n'est qu'un rêve. Là-bas, la vie
est plus facile. Le malheur veut que les cœurs profonds s'ennuient
de la facilité. Ils la désirent, «parce que le désir passe en tout
le contentement»; mais, la rive touchée, la contrée n'est plus si
belle. Je suis dans la brume du Nord: qu'on me donne le Midi, et la
joie du soleil. Mais, si je les avais, je les fuirais. Dans la pleine
lumière, c'est la pleine horreur du destin et de l'homme. On ne va
là-bas que pour en revenir, il me semble. On le voit assez bien dans
cet air de vieux maître à mépriser, où Ibsen a pris sa retraite de
pirate: c'est l'habit d'un docteur allemand, et même le dos d'un
piétiste; mais ce n'en est pas la bonhomie grasse, ni la suprême
satisfaction d'être docteur allemand. Dans l'Ibsen, une des faces, en
secret, s'amuse de l'autre, avec un sérieux terrible. S'il n'était
pas si timide dans la rue, on lui sentirait une affreuse amertume:
le miel de la politesse, il en est oint, et les mouches s'y laissent
prendre. Un vieux Viking, oui, et bien hardi,--mais qui a coulé son
canot.


FIGURE

Une grosse tête sur un petit corps; et, face d'un large crâne,
une figure ronde qui fait centre à une auréole, une forêt touffue
de barbe et de cheveux; elle semble y disparaître; c'est le trait
qui domine dans tous les portraits et dans les caricatures. Jeune,
il était plein de verve, prompt, homme à caprices et aux nerfs
violents; tantôt enthousiaste et tantôt taciturne, rêveur à l'écart.
Il semblait étranger aux gens de son pays: souple, vif, brusque,
de teint plus que brun, couleur de bronze, les cheveux noirs, il
n'avait point la haute taille, la chair rose, et le poil blond des
Scandinaves[22]: tout ce que Bjoernson représente, au naturel, sans
parler de l'air doctoral, de la tête carrée, et du maintien qui
hésite entre le professeur de théologie et le médecin.

[Note 22: «Mince, un homme au teint de schiste, avec une large
barbe, noire comme du charbon», c'est le portrait qu'en a fait
Bjoernstjerne Bjoernson.]

A quarante ans encore, Ibsen n'avait point cet air de docteur, maître
en toutes les sciences de l'amertume, qu'il a pris, depuis. Son plus
beau portrait fait plutôt voir le visage d'un peintre: à un très haut
degré, il a le caractère commun à toutes les figures de la génération
de Quarante-Huit,--du moins, dans les plus illustres, qui n'ont point
voulu fermer les yeux au spectacle du monde: c'est une expression
forte et triste, sans lassitude; celle d'idéalistes revenus de tout,
qui se sont retirés de l'action, où ils ont rêvé jusque-là, pour
juger dans la veille le monde où ils n'agissent plus. Ils l'avouent:
oui, ils ont rêvé dans l'action: ils vont, désormais, porter les vues
dures et nettes de l'action dans leur propre rêve. Qui s'étonnerait
que le trait dominant sur ces figures fût une forte tristesse?--Comme
l'acier ressemble à une matière tendre qui a la couleur du métal
trempé, Ibsen à quarante ans rappelle le peintre Millet. Le front
n'est point disproportionné au reste: il devait se découronner par le
haut, et mettre en avant le haut crâne, en forme d'ouvrage avancé.
Une masse épaisse de cheveux se mêle à la barbe abondante et carrée;
au milieu du front rond et noble, il a l'épi; tout le visage dit la
pleine marée des idées, mais d'idées qui n'ont pas noyé l'instinct
ni les passions. L'imagination et la volonté parlent ici plus haut
que l'intelligence; cependant, elles n'ont pas, à beaucoup près,
la violence farouche, l'air de démence qui frappe dans Tolstoï au
même âge. Trente ans plus tard c'est l'opposé: Ibsen a laissé en lui
gagner le trouble; il est bien loin de respirer le même apaisement
que Tolstoï.

De la jeunesse à l'âge mûr, en effet, la figure d'Ibsen a subi une
inversion singulière. Les deux lignes dominantes de ce visage ont
troqué, l'une contre l'autre, l'expression qui leur était propre: les
yeux parlent aujourd'hui pour la bouche muette; et la bouche serrée
retient, désormais, le trait que lançaient autrefois, et qu'acéraient
les yeux. Comme la vie même d'Ibsen, cette face s'est fermée peu à
peu; comme il est passé des rêves à la vue plus proche du monde, et
de l'espoir au mépris qui suit le désabus, son visage a passé de
l'air ouvert au secret de la retraite, et de la hardiesse virile qui
va au-devant des hommes à la propre défiance qui se défend. Ibsen
cesse de combattre corps à corps, il est au coin de la scène, où la
porte de sortie est pratiquée; de là, il frappe, il blesse, il ne
combat plus. Et le voici dans sa vieillesse, qui a la physionomie
redoutable de l'ombre, la façon habituelle aux oiseaux de nuit: il
a de gros sourcils qui font auvent sur les yeux, pour en cacher
la bénignité même; il a le retrait de la face et les broussailles
effilées de la chouette.

Le vaste front, au haut de ce visage, se dresse en donjon, opposé à
la vie; mais le mur reçoit les images. Sans avoir la masse abrupte
d'une roche, ce bastion de la tête manifeste la force; ses assises
volontaires sont rivées aux tempes par la barre puissante des
sourcils. Ce front reçoit et garde: il n'absorbe pas les images; il
les tire à soi et les force à suivre ses propres courbes. Certes, il
leur imprime sa forme; ce n'est pas comme Tolstoï, qui n'offre qu'un
miroir.

Ces yeux d'Ibsen, au milieu de sa vie, ont été très beaux: bien
logés, ils regardent avec courage; ils vont au-devant de l'attaque;
ils sont fermes, ils ne vacillent point; ils avaient une certitude
qu'ils ont perdue, depuis. Ils ont ce pli aux paupières, qui donne
à l'ensemble le caractère d'une douceur inavouée; le sourcil est
froncé, non parce qu'il menace, mais à cause de l'attention que les
myopes portent sans le vouloir à tout ce qu'ils considèrent, dès
qu'ils lèvent la tête. Le haut de cet œil fut d'un héros, prêt à la
bataille. Tout le bas du visage, vers la bouche, sans être pacifique,
sans tendresse, a eu beaucoup de bonne fermeté. La face n'a jamais
été creusée, ni maigre, ni maladive. Elle est d'une honnêteté
admirable. Un grand air de braver tranquillement l'opinion d'autrui;
la foi en sa valeur propre et en son droit; un artiste dont les
puissances sont encore plus voisines de l'instinct que des livres, et
qui n'ont pas encore usé leur passion sous la lime des mots.

Depuis, le vieillard a grandi en pensée: il y a laissé de l'homme;
l'amour passionné de la vérité s'est armé d'épines; jadis, l'âme la
plus sincère, une bravoure si loyale de la pensée qu'elle va, dans
le visage jeune, jusqu'à la suffisance. Cette figure a dépouillé
sa fougue naïve, comme un ancien duvet; elle a perdu de sa force
hardie, et de la confiance en soi; la même loyauté se recule,
presque farouche, indomptable à la fois et timide; non pas flétrie,
mais défiante et dégoûtée, elle se retranche derrière un rideau de
brouillard. Au fond, une inébranlable résolution, sans ruse et sans
faste, non pas sans ironie. Une volonté de fer pour résister, une âme
d'acier fin dans un fourreau de glace; une action puissante, quand
il agit; mais peu d'action. Beaucoup de douceur lointaine dans ces
yeux qui rêvent et qui sont distraits, même quand ils écoutent; mais
une douceur courte et sans emploi; peu de complaisance intérieure:
il acquiesce à tout ce qu'on veut d'un mot, pour s'en défaire,--d'un
mot. Mais il dit «non» de toute sa force, au fond du cœur, et,
immuable dans le refus, même quand il se dérobe, il refuse à jamais
le consentement.

Il a toujours été très sensible au suffrage des femmes. Comme
plusieurs hommes du même ordre, il en aime la société; ou plutôt il
se plaît dans leur compagnie, à la condition, sans doute, que ce soit
à son heure. Il est coquet; il a le soin de sa personne: on le voit
lui-même dans un jeu de scène admirable, quand Borkmann aux aguets,
de côté pour n'être pas surpris, sachant qu'on va entrer dans sa
chambre, prend une petite glace à main, s'y mire, remet de l'ordre
dans ses cheveux, rajuste sa cravate. Ibsen ne se distingue plus
de ses héros: c'est toujours l'homme de soixante ans, à la forte
charpente, nerveux et nourrissant sous la cendre le feu d'anciennes
passions. Peut-être a-t-il aussi souffert près des femmes, comme
d'autres grands artistes, de n'avoir pas ces avantages du corps,
qui passent de si loin, près d'elles, tous les dons du génie. C'est
pourquoi il tient à leur plaire; c'est autant de pris sur elles si
l'on s'entoure de celles qui nous ont plu. Le goût que l'on a pour
les femmes est souvent le pis aller du goût qu'on voudrait qu'elles
eussent pour nous. C'est une question si les esprits misanthropes ne
sont pas les plus sensibles à la séduction des femmes; et, dans le
misanthrope, il y a le misogyne aussi; mais le cœur se moque de la
théorie. Un homme d'un certain ordre ne pardonne guère aux autres
hommes; et même l'indulgence pour tous est plus froide que la colère.
Le même homme n'a point d'effort à faire pour sourire aux femmes.
J'en sais, des plus perspicaces, au regard le plus aigu et le plus
sévère, que toute femme plaisante aisément désarme: la sévérité ne
tient pas devant un joli visage, et l'œil le moins dupe veut être
dupé par le charme rieur de la tendre jeunesse.

Comme Gœthe, Ibsen aurait aimé d'être peintre. Il travaille toujours
seul; il ne confie jamais à personne ce qu'il fait; nul ne connaît
rien de ses drames que publiés; il ne dicte pas et n'a point de
scribe. Il copie ses œuvres de sa main, qui est grande, ronde,
serrée, entièrement renversée à gauche, marchant à reculons enfin.
Il aime les tableaux; et toujours maître de soi, sans boire trop, il
boit très dur et sec.

Ce petit homme, au dos solide, les épaules larges et vénérables,
marche à pas comptés. Le chapeau fortement planté sur la tête, la
taille encore souple, l'allure élégante et ferme, les gants à la
main, le pied maigre et haut dans un soulier fin, Ibsen s'avance dans
la rue d'un air circonspect, cossu et mesuré. Qui le voit de dos le
prend pour un vieillard de l'ancien temps, qui n'a peut-être pas
renoncé à plaire. Aristocrate en tout, tout en lui est d'un vieil
aristocrate. Il est distant; il est poli jusqu'à la minutie; et, à
cause de l'extrême politesse, il n'est pas familier. Il déteste le
laisser aller, le bruit, la poussière et les coups de coude. Il ne
se persuade point qu'il y ait une grâce d'état pour rendre agréable
la boue de la foule, et qu'on en soit moins crotté. Qu'il soit dans
la rue ou dans un salon, il se sépare du monde par son seul aspect.
Son air y suffit, même quand il ne se découvre pas, et qu'il ne
montre point cette tête de diable à cheveux blancs, soudain sortie
de la boîte,--ici, le corps vêtu de noir, l'habit correct d'un digne
gentilhomme. La douceur de sa jolie voix, le timbre presque féminin
de son accent, l'agrément menu de ses gestes, tous les soins qu'il
donne aux gens et qu'il prodigue aux femmes, ne dissimulent pas le
retrait intérieur, ni le quant à soi farouche d'un cœur qui a pu se
livrer, mais ne se livre plus. Le charme des yeux gris étonne, comme
un secret qui ne se laisse pas surprendre. Le regard de ce vieil
homme sombre est plein d'attention fugitive et de longue mélancolie;
il a ses étincelles et un feu presque timide qui se dérobe; une
estime désabusée, une claire tristesse qui méprise; il n'est tourné
sans doute que sur soi: il est voilé le plus souvent: un soleil du
Nord sous les brumes.

Il n'est besoin que de voir Ibsen en public, ou de lire un billet
écrit de sa main, pour reconnaître la marque du pays, et l'empreinte
de toute la race. On secoue le joug d'une religion et d'une morale;
on rejette pour le compte de tout le monde les habitudes séculaires
d'une coutume et d'un ordre social. Mais, pour son propre compte et
presque à son insu, on garde les modes d'un monde aboli, et l'on
tient à ses façons. On fait la guerre à la loi de Luther, on en brise
la contrainte; mais on reste luthérien dans sa cravate; la redingote
raconte le bourgeois et sa manie d'être considérable; l'on a en vain
rompu avec les idées communes: toute cette révolution s'arrête au
chapeau, et elle s'abrite même à jamais sous la coiffe que les pères
ont portée, et qu'à son tour le fils porte.

Ibsen, le plus rebelle des esprits, est le plus correct des poètes,
qui ne sont point, d'abord, hommes du monde. La correction est une
forme de la droiture, après tout; dans le Nord, elle supplée à
l'élégance.

Tolstoï et Ibsen, différents presque en tout, l'Orient et le Ponant
de la révolte sociale, ne diffèrent en rien plus que par cette
recherche de la forme correcte. Tolstoï la raille, la tourne âprement
en ridicule, la méprise; il est près d'y voir l'habit du grand
mensonge. Ibsen, au contraire, y trouve une sauvegarde, une défense
contre autrui: c'est qu'à la vérité, Tolstoï appelle à soi tous les
hommes, tandis qu'Ibsen les écarte; il ne veut avoir affaire qu'à
leur seul entendement. Il n'agit que de loin, et caché; Tolstoï,
comme tous les esprits religieux, est un héros qui combat dans la
pleine mêlée, une action vivante au milieu de la foule, bras et torse
à nu, pour laisser tout leur jeu aux muscles.

Quel contraste, celui des dernières images, où l'on peut voir l'un
et l'autre de ces deux hommes au soir de la vie! Ces deux princes de
l'art, en Europe, sont presque jumeaux, et le seront sans doute dans
la tombe. Ibsen n'est l'aîné de Tolstoï que de quatre mois[23].

[Note 23: Ibsen est né à Skien, au Sud de la Norvège, le 20 mars
1828. Tolstoï est né à Iasnaïa Poliana, au cœur de la Russie, le 10
septembre 1828 (28 août, vieux style).]

Je les ai tous les deux sous les yeux, à près de soixante-quinze ans.
Ibsen n'a-t-il pas bien l'allure d'un vieux médecin, savant illustre
et dangereux, trop habile en chirurgie, récompensé par la fortune?
Certes, c'est là le docteur Ibsen, comme, dit-on, il veut toujours
qu'on le nomme.

Tolstoï, si défait par sa dernière maladie, la main passée dans la
ceinture de cuir qui serre sa blouse, une calotte ronde sur la tête,
lève le front, à sa mode ordinaire. Il est debout dans la prairie,
robuste et ferme encore des épaules, mais le poids du corps tombant
sur les genoux fléchis. De larges, de grandes rides, un réseau de
soucis et d'efforts passionnés, couvre d'une tempe à l'autre son
front sec et anguleux comme d'une grille où l'invisible ennemi le
retire de nous et déjà veut nous le dérober. Il est terriblement
amaigri; les os des pommettes percent les joues; et, sous les
sourcils broussailleux, plus que jamais les yeux se cachent, ces
yeux toujours vifs, pâles, violents et doux, ces chasseurs d'images
à l'éternel affût du bien et de la vie. Mais surtout, autant qu'un
trait humain peut différer d'un autre, c'est la bouche de Tolstoï
qui, de toutes les bouches, ressemble le moins à la bouche d'Ibsen.
Il dresse le menton, avec la grande barbe blanche qui pousse en long
comme une fougère sur un talus; et les lèvres sont entr'ouvertes,
d'une incomparable éloquence, d'une tendresse inconnue dans la
souffrance, d'un appel miraculeux comme celui de la vérité en
personne, à toute erreur et à toute misère. Et voici la bouche
d'Ibsen, fermée avec résolution sur les secrets qu'elle ne veut
pas dire: il n'y a point de tristesse sur ses lèvres, parce qu'une
volonté puissante y respire: gare à l'arrêt qu'elles prononceront,
celui du médecin qui ouvre les corps, qui tue pour guérir, qui prend
la vie aux cheveux et la scalpe. A Tolstoï la figure du prophète, du
patriarche, jusque sur le lit de douleur; c'est un prophète d'une
espèce moins secourable que je reconnais dans Ibsen: il sait, mais il
n'aime pas; et la science, en effet, est la prophétie des lieux où le
soleil de la vie se couche.



IV

QUE LE MOI NE PEUT TENIR LA GAGEURE IDÉALISTE


Le climat et la douceur de vivre font les sceptiques. Je n'en vois
de vrais qu'au Midi. Le dur ennui pèse sur l'âme du Nord, quand
elle doute ou qu'elle nie. Il n'est point de parfait sceptique: la
sensation ne doute pas; sentir, sur le moment, c'est croire. On ne
doute qu'ensuite: l'heureux railleur du Midi ne souffre point de la
contradiction; car, tandis qu'il sent, il jouit. Le Nord, soufflant
contre l'enclume, le lourd marteau au poing, se forge des rêves. Il
donne moins aux sensations qu'à l'esprit. Il ne sort d'une prison
que pour entrer dans une autre. Il lui faut ajouter foi aux raisons
qu'il invente. L'esprit n'est tout libre que s'il entreprend contre
la vie. Une telle entreprise ne peut pas se poursuivre longtemps; on
s'y met et on la quitte, pour y revenir et la laisser encore. Dans sa
pleine liberté, l'esprit est pareil à cet insecte stupide qui passe
la moitié de son existence à filer un cocon, et l'autre moitié à le
détruire.

Dirai-je que le sérieux donne une force mortelle aux poisons de
l'esprit? Il les porte à ce titre où ils sont foudroyants. Il
vaudrait mieux que les esprits libres, et avides de l'être sans
limites, prissent parti contre la morale: ils sont bien plus pervers
par le bien qu'ils veulent faire que par le mal qu'ils font. Les
esprits libres, qui préfèrent à tout le plaisir de s'exercer,
machines à penser qui s'absorbent dans leur mouvement, quand ils
tiennent obstinément à la morale, font fi de la vie. Il serait bien
plus sage qu'ils fassent fi de la morale.

Les professeurs de morale n'ont pas l'autorité. Et plus ils se
fondent sur la raison, plus ils décrient la raison. Ce sont des
prêtres sans dieu et sans église: qui les croira? Leur tempérament
fait leur seul principe; le tempérament contraire le nie, avec le
même droit. C'est la morale qui envenime l'anarchie, parce qu'elle
la fait passer dans la pratique. A Athènes, à Florence, même à
Paris, personne ne croit les sceptiques; ils ne s'en croient pas
eux-mêmes; on les voit jouir de la vie au soleil. Mais, dans le
Nord, la gravité, la propre pureté distille son poison dans l'épais
contentement de la vertu. La morale paraît toujours croyable, et
prête son air à tout. Si l'esprit est le prince de l'anarchie, c'est
qu'il se couronne de morale.

Plus rebelle à toute loi que personne, plus avide d'être libre et
plus féru de morale, tel est Ibsen dans son fond. Mais il était trop
artiste pour ne pas souffrir d'un tel désordre, il n'a pas dû pouvoir
y respirer à l'aise; et il a mis dans l'art tout son instinct de
l'ordre. Unique par là dans son pays, et d'un génie contraire à celui
de sa race. Son théâtre se modèle sur le théâtre de la France et des
Grecs. Il distribue ses brumes comme les Grecs leur lumière, suivant
un noble plan qui recherche la symétrie. Ses chimères ont un air de
raison: la même logique les gouverne, qui règne, coûte que coûte, à
Athènes et à Paris: celle du destin, dont les lois sont inflexibles.
Mais, au lieu que, sur la scène classique, la fatalité pousse
inexorablement à leur fin des hommes et des passions particulières,
dans Ibsen, c'est plutôt sur le monde des idées qu'elle agit. Ici,
la vie secrète et humiliée du monde intérieur; là-bas, la vie chaude
et lumineuse, qui rayonne la splendeur en tous ses actes et la joie
jusque dans la tragédie. Ce n'est peut-être pas qu'il y ait de beaux
meurtres; mais c'est qu'à Athènes, les morts et les blessés, les
assassins et les victimes, tous sont beaux à l'image de la mer au
soleil, et des fleurs sur le rocher. Le Midi a les passions belles:
il peut être réaliste. Le ciel donne à tout sa clarté, qui est un
grand rêve. Qui va imaginer le Nord sans idées? Il sera odieux, d'une
froide platitude. On reproche parfois à Ibsen de se traîner sur un
chemin de plaine, morne et couvert de nuages bas: lui-même tient
beaucoup à être réaliste; et, en effet, qui ne l'est pas n'est point
artiste; mais ne l'est pas beaucoup plus, qui l'est seulement. Ibsen
a créé des formes vivantes; elles n'ont de beauté que grâce aux idées
dont elles sont pleines; dans leur ardeur, elles sauvent la misère de
ce théâtre, car il a grand besoin d'être sauvé.

La France, la Grèce, Shakespeare ont les rois, les héros et les
dieux; les passions y sont des princesses dans la pleine lumière;
cette illumination pare les moindres hommes d'un prestige royal.
Ibsen n'a que ses petits bourgeois, leur lourde contrainte, et les
intrigues de petite ville. Il n'est pourtant de vrai drame que
l'héroïque. Mais Ibsen a ses idées, ses fortes idées, et il en
charge ses petites gens jusqu'à les en accabler, par là vraiment
poète. C'est aussi l'immense différence qui sépare son théâtre du
théâtre moderne à Paris et dans toute l'Europe, qui ne vit que de
Paris. Ailleurs, sous l'habit du petit bourgeois, on ne trouve rien
que de médiocre; et les actions des cœurs corrompus ne sont pas
moins médiocres que les autres. Le drame d'Ibsen est héroïque par
le dedans. Cette grandeur est originale. Ibsen a même un reflet de
Shakespeare, tant il fait faire aux idées en apparence les plus
humbles, des rêves étranges[24], cruels, contre la vie, et parfois
d'une pureté sublime. Souvent, Ibsen accomplit ce que Gœthe a mal
tenté dans son théâtre: Gœthe sent, en ancien, bien mieux qu'Ibsen;
mais Ibsen en connaît l'ordre et le ressort mieux que lui, et il est
plus dramatique.

[Note 24: Le cauchemar du soleil, dans _les Revenants_. La forêt
dans un grenier, du _Canard sauvage_. La tour de la maison, dans
_Solness_. La mort sur la neige, de _Jean-Gabriel Borkmann_.]


ART D'IBSEN

La beauté de la forme est un effet de l'ordre; la recherche de
l'ordre, un effort à sortir de l'anarchie: c'est en quoi l'artiste,
quelque anarchie qu'il professe, est le contraire d'un anarchiste,
dès qu'il est maître en son art. L'ordre entier de la Cité ne vaut
rien; tout doit être détruit, soit. Mais, pour avoir foi en soi-même
et à l'ordre futur, il faut donner un vivant exemple: l'art est un
bel ordre, n'en fût-il plus au monde.

Si la forme d'Ibsen est souvent parfaite, c'est que personne, hors
de France, n'a plus aimé l'ordre. Elle est brève, aiguisée et dense;
elle a des arêtes coupantes, à l'antique. L'action du drame peut être
lente, çà et là, elle n'en est pas moins précipitée sur la crise;
et la crise, lourde d'idées, est un nœud d'énergie. Pour les grands
faits de l'âme et les combats violents de l'esprit contre l'esprit,
Ibsen a l'imagination la plus vaste. Son théâtre est le registre
des révoltes morales. Le dialogue n'est pas tant vif que dru, aigu,
tranchant; il est riche en mots pleins de sens, aux échos qui durent;
d'ailleurs il les répète; il ne craint pas d'être monotone et morose.
Il a peu de héros, et tous parents; mais on les distingue entre
mille, et qui les a vus une fois les reconnaît partout. Ses types:
deux ou trois hommes, deux ou trois femmes, à divers âges de la vie,
simples et sans faste, mais de très haute mine, et bourrelés de
conscience. Les comparses, beaucoup plus nombreux, semblent d'abord
plus vivants que les héros, parce qu'ils portent une bien moindre
charge de pensers et de preuves. Ce grand peintre de l'ombre a modelé
les plus belles silhouettes. Le caractère des lieux, l'atmosphère du
Nord, l'air de la petite ville, Ibsen les détermine avec une rigueur
exquise, à la plus fine nuance près: car il en attend beaucoup, et
que les personnes en soient, premièrement, déterminées elles-mêmes.

Ibsen laisse agir les idées: dans sa froideur de métal, l'idée
excelle à carder la laine confuse des sentiments. Ce qu'il perd en
action, il le gagne en analyse. La mécanique de l'âme a trouvé son
maître. Ses héros sont des squelettes qui parlent d'une humanité
puissante et morne: ils portent les noms de très grandes passions,
qu'ils ne servent pas. Ibsen ne veut pas admettre qu'il préfère les
idées aux êtres vivants. Et il dit vrai; c'est la vie qui fait son
objet, comme il est naturel à tout artiste; mais il est vrai aussi
qu'il donne plus la vie aux idées qu'il ne prête des idées à la vie.
Avant d'agir, ses héros discutent. Ils font pis: ils discernent tous
leurs actes. Ils ont plus de conscience que de passions, et plus de
principes même que d'actes. Or, l'automate parfait, au regard de la
nature qui s'ignore, c'est l'intelligence qui se connaît. Cependant,
il est rare qu'Ibsen veuille conclure, à moins qu'il n'en laisse le
soin aux durs réquisitoires de la mort, l'inflexible procureur. Le
trouble, qui est l'âme essentielle aux chefs-d'œuvre, enveloppe les
plus beaux drames d'Ibsen; tout se passe dans une demi-ombre. Le
clair-obscur est propre à la vie de l'art mieux que toute lumière.
Le spectacle du monde est une vision dans la brume, par un long
crépuscule d'été ou par un jour de neige. La nuit est toujours
présente: qu'est-ce que la clarté joyeuse?--Un accident dans les
ténèbres. Que le soleil est donc près de nous, au cours des heures
grises! un seul rayon suffit à un grand rêve.


PROFONDEURS MORALES.

Ce barbare unique est épris de vérité comme le sable d'eau. En vain,
il se détourne de la cité commune; il ne croit plus à sa mission de
bâtir ni de détruire; il ne se mêle plus de prodiguer les oracles à
une société pourrie:--il cherche la vérité pour lui-même. Sa robuste
candeur est une force de l'art; elle tient aussi à l'admirable
simplicité que la France lui a apprise: comme il ose à peine donner
dans quelques artifices, il finit par ne plus rien imaginer qui ne
soit direct à sa méditation intérieure. Pour admirer les dernières
œuvres d'Ibsen, il ne faut que les lire en pensant à Ibsen. J'y vois
un combat de toutes les heures contre la nuit. Combien cette lutte
nous touche! Ibsen veut s'assurer quelque station prochaine dans
l'horrible écoulement de toutes choses. N'est-ce pas atteindre ainsi
la beauté?--Être beau, c'est être ce qui dure.

Comme le vol du pétrel qui descend dans le labour des vagues, sa
pensée abrupte court au fond de ce qu'elle regarde; elle saisit la
vérité, ou s'y précipite, et néglige tout le reste. Ibsen a faim
du vrai. Il a beau désespérer: il fait comme s'il pouvait croire
encore; il ne tombe dans l'abîme nul qu'après toute sorte de bonds et
de sursauts. Il y est lancé de la plus haute cime. Au cours de ces
routes suprêmes, tantôt un mirage de vérité l'éblouit; tantôt l'ombre
proche l'accable; la vérité le ravit et l'abandonne avec dérision; de
toutes façons, il ne veut contempler qu'elle: à ses yeux, elle n'est
que la face pure et claire de la vie.

Les écumeurs de la mer ont laissé de leur vigueur au peuple de
Norvège. Les Vikings et leur violence ont fait ce sang. Ils l'ont
versé sur toute l'Europe; hardis et cruels, ils ont grandi dans la
rapine et la contestation. On doit penser au sort étrange de cette
race: ils n'ont commencé d'être chrétiens que dans l'église la plus
froide; seuls, et presque sans avoir été catholiques, ils ont tout
d'un coup passé d'Odin à la Bible. Séparés par le sol les uns des
autres, pendant des siècles, chacun d'eux s'est formé de l'unique
et lent dépôt de son âme sur soi. La neige, les monts, les vents et
la nuit des pôles les ont réduits à la prison d'eux-mêmes. Il ne
fallait rien moins pour abattre ces violents. Quelle loi pouvait
avoir raison de ces natures élémentaires, sinon la contrainte du
devoir?--Pour eux, elle a toujours été sublime, comme pour cet autre
d'une race parente, qui en a fait la religion des religions. Cette
loi, où la splendeur du ciel étoilé se compare, si l'on en croit son
prophète, a changé des êtres sans frein en des êtres muets. Ibsen en
est issu, pour donner le spectacle tragique d'un homme qui soulève le
poids de la race et des siècles à l'aide du levier même que la race
et les siècles lui ont transmis: c'est une force longtemps asservie
au devoir qui se sent rappelée violemment à la nature. Et, comme
le ciel étoilé ne compte pas moins, pour qui peut le comprendre,
que la terre où nous avons pied, il est inévitable que cet homme
puissant lançât lui-même, l'une contre l'autre, les deux forces qui
le partagent. Ibsen est venu à l'heure qu'il fallait; il est le
poète du grand combat, sur une scène sans espérance. Sa sincérité
est si naïve que ses plus terribles contradictions sont sans ironie.
Mais combien cette folie de l'âme humaine, la conscience, ne
semble-t-elle pas parler en lui plus haut que la nature? Même quand
ce cher égoïsme, qui est en lui et où chaque moi puissant sait se
reconnaître, repousse toute règle et méprise toute loi, il ne veut
pas se rendre libre de cette loi qui vient des étoiles, et qui est
glacée comme elles. Jamais on ne fut plus moral contre la morale.
L'égoïsme d'Ibsen resplendit d'une pureté égale à la neige des cimes.
La liberté suprême d'Ibsen est ce vent glacé qui souffle du pôle, et
qui ranime la chaude pourriture des mœurs. Aigle sombre, qui hante
les glaciers, il en porte l'air irrespiré, peut-être irrespirable,
aux ruines qu'il vient visiter. Il fait planer au-dessus du mensonge
une idée du bien qui résiste à toute chute. Purifier les volontés,
dit-il; donner la noblesse aux hommes. Un seul sentiment fait le
charme inexprimable de la vie: la pureté de conscience. Le temps est
passé où l'on pouvait oser n'importe quoi. Il faudrait être capable
de vivre sans aucun idéal.

Si l'on demande pourquoi, il n'est que de répondre par le caractère
de l'homme, où l'esprit lui-même a ses raisons ignorées de l'esprit.
La haine du devoir, voilà la fin sans doute; mais ce n'est qu'une
vue de la raison, dans sa fureur d'être désabusée, d'être vaincue et
déprise. Dans le fait, Ibsen ne parvient jamais à oublier la morne
chimère: elle est morte, et peut-être de son fait: mais il la voit,
il la nourrit toujours.

Il est plus aisé à une grande âme de détruire la morale que de ne pas
la suivre.


TYRANNIE DES ATOMES

Il faut l'avouer: plus qu'une autre, une pensée très pure est
destructrice. Nul ne fait plus la guerre à la morale que l'homme le
plus moral, quand il ne guerroie pas pour elle, ni une guerre plus
dangereuse, parce qu'il sait le fort et le faible de sa victime,
et, qu'en armant la sienne contre elle, il lui retire une force
irréparable. Un tel homme peut faire le bien sans y croire. Mais,
pour être fait par l'immense foule des hommes, le bien doit être
cru. C'est une folie naïve à l'homme le plus libre de se flatter
que sa liberté n'a point de danger pour la multitude. Je pense,
contrairement à l'opinion des philosophes, que la vérité morale est
l'objet le moins évident du monde, et le moins également réparti.
La conscience la plus pure, fondée sur le sens propre, peut n'avoir
aucune force pour convaincre les autres, et les fournir d'exemples.
Or, la plupart des hommes ne vit que d'exemples, et ne se gouverne
que d'exemples. La foule imite, comme elle grouille; il serait
dommage qu'elle inventât. L'invention de la plus pure conscience
peut tourner à une habitude de crimes, dans la foule qui imite. Les
hommes sont comme les montres, qui se règlent sur le soleil; mais le
soleil n'est point du tout libre de changer ses voies, et de passer
ou ne passer pas au méridien, selon qu'il le juge bon ou mauvais, et
plus ou moins juste. Et déjà les bonnes montres sont rares, et il est
difficile de les empêcher de varier. En matière de morale, l'autorité
n'est pas de droit, elle est de fait. Qui regrette l'autorité est
responsable du dénûment où il reste. La pureté de conscience n'est
pas plus le partage de tous les hommes que les autres dons du cœur et
de l'esprit. Tant vaut l'homme, tant vaut le sens propre; et il est
naturel que, le plus souvent, il ne vaille rien. Il faut laisser aux
charlatans le soin de flagorner la nature humaine, et de la fournir
en pilules propres à guérir tous les maux. Mais l'on sait bien que
le mal est incurable, comme la mort. Il n'y a qu'une égalité entre
tous les hommes ou presque tous: ils ont une inclination à peu près
égale à obéir et à se laisser convaincre par ils ne savent quoi
qui vaut mieux qu'eux, et qu'ils ont hérité de leurs pères. S'ils
se mêlent de savoir quoi, non seulement ils n'obéissent plus; ils
perdent la faculté d'obéir, unique égalité qui leur soit réellement
promise. Ibsen fait très bien, après tout, de croire selon lui; mais
la Norvège fera très mal de croire selon Ibsen. Et Ibsen lui-même l'a
compris.

Dans l'âme de Pascal, il y avait une passion brûlante pour le bien.
La haine du mal, le goût de la vérité, le mépris du mensonge et de
l'imposture, l'horreur de toute impureté ne peut guère aller plus
loin. Il serait beau, pourtant, que, de Pascal ôté Dieu et nommément
l'Évangile, on fît le compte de ce qui reste. J'entends au compte
de la morale. Et, quittant Pascal, dans l'homme, dans la Cité, dans
l'univers?

Rien.

Quoi! Rien?--Rien, que les griffes, la gueule, les crocs et l'appétit
terrible de la bête. C'est la guerre au couteau entre tous les
êtres. Le nom de lutte pour la vie n'y ajoute rien que l'idée d'un
dessein suprême, où tend l'effort de la nature; Mange-moi, ou je te
mange,--pour te convaincre de mon droit à te manger: voilà le fait.

La liberté d'une grande conscience tourne à l'esclavage des moindres.
Une grande conscience ne va contre la morale que par amour de la
morale; ou, si l'on veut, de sa morale propre; mais, de cette
conscience-là et de ses œuvres, la foule des moindres consciences
ne retient que les coups qu'elle porte, et ne s'occupe jamais de
la cause qui les fit porter. Les arguments d'un cœur puissant et
libre sont toute la thèse des autres: et le grand cœur leur manque,
qui seul n'est pas sophiste. Si le nouvel Ictinos de la morale
demande qu'on rase les ruines du Parthénon, pour élever à la déesse
un temple digne d'elle, la multitude des citoyens, que l'occasion
fait architectes, n'y verra qu'un conseil véhément de renverser
tout l'édifice: quand on aura passé la charrue sur l'Acropole, qui
rebâtira le Parthénon?

Rien de ce qui se fonde n'a la force de ce qu'on détruit. Surtout,
quand on se sert de la parole, et qu'on sape dans l'esprit. Les idées
ont une violence qui laisse loin derrière l'effet de la dynamite.
Elles ont créé le fait, et le fait n'a qu'à les suivre, dans un
monde aux vertèbres si molles. Le propre des idées est de détruire;
elles donnent un exemple fatal, qui doit être suivi. Rien ne se
fonde donc sur le Moi seulement, à moins d'un miracle. Il ne s'agit
pas de convaincre: qui persuade les sentiments? La partie active de
l'éloquence agit bien plus comme un pitre, sur les gens, qu'à la
manière de la logique sur l'entendement des géomètres. Un grand homme
qui détruit a peut-être raison de détruire; mais il n'a raison que
pour lui. Souvent, il souffre mortellement de le faire.

Le Moi est le grand anarchiste. Mais, quand il est vraiment grand, le
Moi est un anarchiste pénitent. La tyrannie des atomes a je ne sais
quoi de plus affreux que celle du plus affreux despote. Car, enfin,
Nabis lui-même dort quelquefois, et le Sultan peut se démentir.

L'ordre nécessaire et sans nom est un cercle parfait de désespoir;
là, l'intelligence est une machine montée pour l'éternité, qui
dévore la chair humaine. Car plus la chair importe, et moins elle a
d'importance. La mécanique universelle ne distingue point entre les
atomes charnels et les autres. Un monde livré au hasard aurait moins
d'horreur; où le hasard règne, après tout, on peut gagner sa mise, et
c'est la loi du hasard qu'on ne perde pas à tout coup.

Effrayante solidité d'un monde, où tout est fatal et mécanique: il
n'y a plus place à la moindre espérance. L'intelligence comprend la
nécessité de l'univers, atome machinal dans l'immense machine. Elle
jouit amèrement de le comprendre; elle l'accepte, dit-on? Elle ne
peut pas faire autrement. Ici, penser, c'est en vérité peser son
néant.

Qui rejette toutes les lois, s'il n'est pas un enfant qui s'arrête
en chemin, en attend une des mains divines; et s'il n'est pas de
Dieu pour lui faire ce présent, l'anarchiste qui pense est forcé de
s'en faire un de la mécanique. La fatalité est absolue. Les lois
de la Cité ne sont pas moins fatales que celles du monde. L'enfant
ne détruit rien que l'homme ne doive reconstruire. Ce qu'on a jeté
bas, pour être libre, l'univers l'impose à qui se croit libre. Rien
ne s'est fait par hasard, ni par la volonté d'un seul, ni par la
fantaisie d'un autre. Les conditions de la vie humaine étant ce
qu'elles sont, ôtés tous les effets, ils se reproduiraient tous, à
la suite fatale des mêmes causes. Il n'est pas de théorie si rigide
qui ne soit bien plus souple que les lois de la mécanique, car la
mécanique n'a rien d'humain.

Ainsi, et quoi qu'on fasse, l'anarchie a un ordre pour limite, si
l'anarchie n'est pas seulement le jeu d'un enfant pris de rage
contre son jouet, et contre lui-même. Qu'elle est donc loin, la
liberté, cette cime heureuse où l'on se vantait d'atteindre! Elle est
absurde: ce qui sans doute, pour la pensée, est le dernier terme de
l'éloignement.


L'ANARCHIE DU SENS PROPRE.

Il faut regarder le Moi comme la sphère de tous les maux: c'est le
centre, à l'agonie, d'un univers qui attend la mort. Et la mort,
de tous les points de la courbe, revient à ce centre, qui rayonne
partout la souffrance de son agonie.

Le Moi est sans espoir. Le Moi est sans issue. Le Moi est la guerre
mortelle, où chaque coup porte la mort. Et celui-là le sait bien,
qui est puissant et qui a été conquérant dans cette guerre. Que
restait-il à Ibsen? Les moindres individus seuls se suffisent, la
vanité n'entretenant qu'une faible vie. Une vie puissante, qui est
réduite à soi, se détruit. Ibsen n'a pas assez de cœur pour aimer,
coûte que coûte, la terre, les pierres, l'herbe, tous ces êtres
simples qui, n'ayant pas d'individu, ont celui de la nature et la
grâce touchante de la vie, ce cher parfum de charité qui appelle la
charité. Puis, il y a une raison de latitude. La morale de l'Évangile
abstrait est une prison. Sous ce climat polaire, la liberté et la
révolte ne font qu'un, et, quand la rébellion a tout balayé, c'est le
désert.

Au fond, dans les hommes du Nord qui pensent, et surtout chez Ibsen,
il y a un parti très fort contre la vie. Longtemps, c'est précisément
leur vieux fond de morale qui les nourrit d'illusion, et les sauve
de cette prédilection mortelle. Ils sont optimistes d'esprit, et
pessimistes d'instinct. Ils croient que la vérité est une, bonne,
excellente, accessible même; et quand ils n'en sont plus aussi sûrs,
il ne leur est jamais très difficile d'y croire; ils font semblant
sans trop de peine, comme, dans leur petite ville, on porte sans
effort l'habit aux épaisses coutures de la vertu. C'est ce qui les
soutient pendant toute la jeunesse et durant l'âge mûr. Puis, enfin,
ils découvrent la vanité de cette vue. Et Ibsen en arrive à dire avec
dédain: «Je ne sais pas ce que c'est qu'une œuvre idéaliste.»

Qu'on n'accuse pas Ibsen de contradictions. Il a eu le sens profond
de la vie; chaque jour, il l'a exercé davantage; c'est pourquoi il a
dû se contredire.

Tout ce que le désir du bien et les passions de l'intelligence
prétendent offrir à la vie en guise de présents, au nom de la morale,
de la science et de l'esprit,--la vie le repousse, le bafoue, en
fait fi et s'en rit. Il n'y a point de géométrie pour l'amour; et
l'intestin ne connaît pas de politique. Je puis donc bâtir des
systèmes; je peux inviter l'homme et toute la nature à y entrer pour
leur bonheur et leur perfection. Je puis être cet architecte, tant
que je ne doute point de la vie,--qu'enfin j'en suis aimé plus que je
ne l'aime. Mais, quand le grand amour de la vie me fait trembler de
crainte pour elle, je serai le premier à dédaigner le temple que j'ai
construit; et comme j'en saurai mieux la faiblesse, je ne l'ébranle
pas seulement: je le détruis.

Déjà, dans les vrais poètes, il y a une sorte de vengeance au fond de
tout ce qu'ils inventent: ils se vengent du monde dans le rêve; mais
c'est toujours le rêve de la vie. Le grand artiste n'a pas seulement
le droit de se contredire: il est forcé d'en passer par là. La vie
fait le lien entre toutes les opinions. Celui qui crée est comme la
nature: supérieur à toute contradiction. Ce n'est pas notre affaire
d'être logiques; mais d'être tout ce que nous sommes. Eussions-nous
cent fois tort, l'œuvre vivante a toujours raison.

La terrible imposture de l'esprit, qui veut faire croire qu'il est
la joie et le bonheur! C'est dans Spinosa que je la vois surtout:
elle n'a que chez lui cette profonde sérénité, où l'on est presque
tenté de se coucher, les yeux levés sur les étoiles. Et qu'importe
qu'il y ait cru lui-même de toute son âme? Il a été la première dupe
du système, à la façon des anciens, qui semblent toujours dupés par
leurs idées, et y croire, comme les enfants croient aux jouets. Du
reste, quel bonheur est-ce là? Je ne puis lire la vie du grand homme
dans son taudis, entre ses verres de lunette, sa lime, sa table de
travail et sa compagne l'araignée, sans un dégoût d'admiration. C'est
l'image d'une morne éternité qui fait horreur, et plus encore, à la
pensée d'être éternelle. Pour que Spinosa soit heureux, il faut qu'il
soit une victime parfaite. A sa place, je la serais.

L'esprit, ce jongleur sans scrupules, a de ces coups merveilleux où,
jonglant avec le soleil, il fourberait la lumière elle-même. Mais
vienne la nuit: c'est le moment de douter et d'avoir peur. A force de
vanter la pensée au cœur, la mort du cœur se supporte. Il le semble,
du moins. Mais il en est qui jamais ne se laisseront convaincre.

J'espère à vivre, et non à vos trois vérités et demie. Qu'elles
soient trois, ou qu'elles soient deux, la différence n'est capitale
que pour ce grand métier que vous faites de savoir, avec la vanité
propre à tous les gens de métier; là, un quart de vérité en plus ou
en moins fait la gloire d'un homme; mais là seulement, à l'opposé
de ce qu'il croit. L'intelligence éblouit les enfants, parce qu'ils
ne vivent qu'à la surface. C'est pourquoi, tant de charme aient les
enfants pour nous, pas un homme, quoi qu'il dise, ne voudrait être
enfant une autre fois. Les anciens étaient des enfants. Les savants,
qui donnent tout à l'Intelligence, sont de vieux enfants qui n'ont
pas grandi. Les enfants ne se lassent pas de jouer; et les savants
ne se lassent pas de comprendre, comme ils disent. Ils vantent le
jeu de l'Intelligence, comme la source de tous les biens. Cela
était bon à dire sous le couvert de cette fameuse ignorance qui,
soi-disant, faisait le deuil sur le monde, et devait faire à jamais
le malheur du genre humain. Mais on ne s'y prend plus, si l'on sait
un peu ce que c'est. J'espère à bien davantage, où les savants ne
m'avancent point: j'espère à la vie; et plus j'y brûle, hélas! et
plus j'espère en vain. Car ce n'est pas le feu, ni l'amour, ni moi
qui suis de manque: c'est l'aliment. Et ils viennent à mon secours
avec leurs trois vérités et demie, qui changent tous les cent ans,
qui toutes me condamnent, en trois cent mille livres rongés des vers!
Voilà ce qu'ils portent à ce foyer, qui ne dévorerait pas trois cent
mille livres, mais trois cent mille fois trois cent mille. O les
bons docteurs! O les grands savants! Qu'ils sont puissants; qu'ils
sont secourables! Le bon papier dont ils me nourrissent! J'ai vu un
sorcier qui en faisait encore plus, avec les paysans de mon village.
Du moins il les trompait. Il les tenait par le pouce, et, disait-il,
par là il faisait passer en eux l'esprit de vie. Quelle forte tête
c'était, ce paysan! Il a guéri plus d'un malade; à tout le moins, il
ne l'a pas empêché de guérir.



SUR LES GLACIERS
DE L'INTELLIGENCE



V

PUISSANCE ET MISÈRE DU MOI


«Je ne sais qu'une révolution, qui n'ait pas été faite par un
gâcheur;» dit Ibsen à son ami, l'orateur de la révolte: «c'est
naturellement du déluge que je parle. Cependant, même cette fois-là,
le diable fut mis dedans: car Noé, comme vous savez, a pris la
dictature. Recommençons donc, et plus radicalement. Vous autres,
occupez-vous de submerger le monde: moi, je mettrai la torpille sous
l'arche, avec délices.» L'État est la malédiction de l'individu:
qu'on abolisse l'État. Toute notre morale sent la pourriture, comme
les draps d'enterrement: qu'on abolisse la morale et l'église. Le moi
a sa morale prête; le moi a son église. La joie de vivre ne peut-elle
pas suffire à l'homme, désormais? Le moi est bon; il est clair; il
est solide. Il ne laisse rien d'intact, parce qu'il vaut beaucoup
mieux que ce qu'il détruit. Le moi est l'honnête anarchiste qui ne
sépare pas le plaisir de la justice, ni la volupté de la vertu. C'est
pour faire le bonheur de la planète, qu'il met le feu à la ville. Il
prêche ingénument le retour à la nature, tant il a peu de malice.
Mais qu'est-ce bien que la nature, sinon le bon plaisir tempéré par
la pure vertu? Et, du reste, s'il n'en était pas tout à fait ainsi,
le moi, qui est toute excellence, se fera juge aussi de la nature.
Et d'abord il faut délivrer les femmes. De la nature? Sans doute;
car, au fond, la nature se dissimule sous les lois, qui n'en sont que
l'habit politique. Le moi est l'universelle pierre de touche; il a
la vérité; il a la santé; il n'erre pas; à lui de purifier l'espèce;
à lui de la condamner, ou de s'y préférer. Le moi reste la seule
puissance et le seul juge. Il n'a qu'à vouloir.


L'IDOLE DE LA VOLONTÉ

L'ivresse du moi: dans sa force il se croit bon; et il se décide à
agir pour donner une preuve de sa force.

Être soi tout entier ne diffère en rien d'être soi-même. On s'en fait
un devoir. Tout ou rien, c'est la politique de notre morale. Le moi
n'a donc pas honte d'être optimiste? Loin de là, quand il n'en sent
pas encore l'horrible nausée, le moi est fanatique du bien qu'il se
flatte de faire. Nul n'a plus de foi: il la porte dans les moindres
faits de la vie; car une foi semblable n'est que le furieux appétit
qui se jette sur tout.

Il s'assure qu'il suffit à un monde. Puisque tout est mauvais, et
que tout pourrait être bon, il est juste de monter à l'assaut, et de
miner le mal dans la citadelle. Il s'agit toujours de tout détruire.
Voilà le comble de l'espérance, et qui marque plus de force dans le
génie que de clairvoyance. Où la volonté domine, les idées n'ont pas
besoin d'être claires; l'homme voit le monde à travers son désir;
il ne l'a point encore saisi de près, y regardant les yeux dans
les yeux; et celui qui devait être le plus intelligent des poètes,
pendant longtemps, n'a pas eu tant d'intelligence que d'énergie. La
volonté, cette forme du moi en action, doit renouveler le monde.
Va droit au but, se dit le héros; délivre la volonté, ou succombe.
Voilà le comble de l'espérance jusque dans le désespoir; et, ivre
de soi, il s'écrie: «C'est là vivre! Briser, renverser, frapper!
Déraciner les pins! Voilà la vie! Voilà qui endurcit et qui élève!»
L'anarchiste exulte, parce qu'il espère. Dans tout anarchiste qui a
la foi, il y a un optimiste qui délire; et qui peut-être, un jour,
s'il guérit de sa folie, la prendra en dégoût. L'enfance de ce tyran,
voué à l'exil, jette d'épaisses gourmes. Qu'il est encore loin de sa
beauté et de sa grandeur!

Le mouvement importe plus à la volonté que le plan où elle se meut;
et plus que le terme où elle va, la vitesse de la course. Quand
les héros d'Ibsen proclament qu'ils sont libres, ils n'ont plus
rien d'humain. «Dieu n'est pas si dur que mon fils,» dit la mère de
l'indomptable Brand; et ce pasteur, machine à vouloir, qui ne veut
vivre que pour le Christ, avoue, dans son triomphe, qu'il sait à
peine s'il est chrétien. Le plus affreux mystère du moi, c'est qu'il
arrive un moment où la volonté tourne à vide. On met tout à feu et à
sang; la nuit vient et l'on s'assied dans l'ombre, se disant: Je ne
crois plus, je ne sais plus; vais-je donc ne vouloir plus? Car que
m'importe de tout être, où il n'y a rien.

Le moi pressent le danger mortel du doute: ne faites jamais la folie
de douter de vous-même. Il faut croire en soi. Rien ne nous est bon
que ce qui nous y aide; il n'est mal, que ce qui nous en éloigne.

La volonté est l'organe de la puissance. Être soi, c'est dominer. On
ne veut que pour pouvoir. Puissant en énergie, je ne vis que pour
être puissant en actes. Il faudra que je vous le fasse sentir, ô mes
frères très libres. Le pouvoir, voilà la vie, l'appétit de l'homme,
la propre affinité de son sang.

Même vaincu, l'homme puissant ne baisse pas la tête. Il ne regarde
pas sa vie comme perdue: tant qu'il lui reste un souffle, c'est une
haleine de volonté qu'il respire. La mort même ne ruine pas toujours
cette espérance. Le grand moi est pareil au phtisique dans la force
de l'âge; quand tout est détruit et que la mort s'annonce, il connaît
une dernière fièvre, un rêve suprême, où il s'endort dans son propre
poison.


ANTIQUE ET MODERNE.

Ils sont plaisants de prendre la vie antique pour le modèle d'une vie
libre.

Le fait et le moi s'opposent; ils se bravent; et l'un toujours
asservit l'autre. L'art antique est forme, et soumis au fait. Le
moderne est sentiment, et le moi y domine. L'antique est horizontal,
surface, si je puis dire; le moderne, volume, profondeur et vertical.

L'ordre et la beauté antiques viennent de ce que le cœur manque,
c'est un art sans âme; moyennant quoi, il est tranquille. Les enfants
aussi ont leur paix grecque: ils jouent dans la chambre où la mère se
meurt, et jusque sur le lit, si on les laisse jouer. J'admire cette
sérénité, et, malgré moi, je la méprise.

Le grand avantage d'Athènes sur Paris, pour la vie heureuse, c'est
que je suis à Paris et qu'Athènes n'est plus. Nous mettons l'âge d'or
dans le passé, par prudence: il ne faudrait pas le défier d'être.
L'enfance de notre âme est la fée, et d'or enfin tout ce qu'elle
touche. Mais tout ce qui nous touche est de terre, sitôt que nous
sommes touchés. Le plus sûr est de rêver.

La beauté manque à Ibsen: de là qu'il fait le rêve de l'antique. Il
cherche l'ordre. Il le veut à tout prix. Mais il n'arrive pas à y
sacrifier la vie intérieure, notre chère folie, et la sienne.

L'antique est sain comme le vide, assez souvent. Ce qui est tout
à fait sain est nul, sans doute. Les vivants sont des malades,
et pas un n'en réchappera. Tout homme est malade. Les anciens ne
pensaient pas l'être; ils se croyaient bien portants, tant qu'ils ne
souffraient pas de paralysie. Mais eux-mêmes, à la fin, ils se sont
vus paralytiques.

L'antique est si peu le Moi, que le Bouddha le nie au nom de la
volupté même.

La conscience malade, voilà le théâtre de la fatalité moderne. Comme
le cœur, on ne sent sa conscience que si l'on en souffre. La tragédie
grecque n'est que le fait. Les hommes tombent comme les générations
des feuilles. Aussi la tragédie grecque nous semble presque toujours
admirable, et ne nous intéresse presque plus. Il n'y a que la
terreur, et la pitié n'y est qu'une peur réflexe. Ce ne sont guère
des hommes: mais des dieux aveugles et des automates aveuglés.

La tragédie moderne, c'est le moi en contact avec le monde. Le moi
est plein d'énergie: acte contre acte. Le fait, et un déluge de faits
tous terribles, ne sont pas si tragiques qu'une seule décision à
prendre pour la conscience malade.

Nous sommes tous chrétiens malgré nous: si nous sommes pensants.
Et c'est en vertu de notre âme, qui est à elle seule, et pour soi,
l'état, le monde, et toute la cité. Il est vrai que le propre
chrétien est en présence de son Dieu. Sans son Dieu, il est suspendu
dans le vide. Mais combien, de là, les vues sont puissantes sur le
fond, et hardies dans l'abîme.

Le christianisme a créé le monde intérieur. Il n'a pas du tout
supprimé l'autre: il l'a réduit à la seconde place. Un Athénien
chassé d'Athènes n'était plus guère un homme; car, pour être homme,
il fallait d'abord être citoyen. Désormais, je suis homme dans Sirius
même. On ne peut m'en ôter le caractère. Ils le savent bien, tous ces
grands exilés, qui ont commencé de l'être dans leur propre ville, et
dès le sein même de leur mère.


QUE LE MOI EST LE PARFAIT PESSIMISTE.

Ibsen a tous les dehors de la méchanceté. Il ne plaint pas ses
victimes. Il prend la plupart de ses héros dans la paix d'une
condition moyenne, et il les pousse à la mort, d'une main pesante,
d'une allure rapide. Le nid de la honte et du mensonge est fait comme
celui des oiseaux, patiemment, d'une foule de débris, et très souvent
d'immondices: là, il fait tiède, et les hommes ont chaud. Ibsen
les tire de ce bon poêle, et les traîne dans l'hiver de la vérité
nue, sous les étoiles glaciales. S'ils tombent frappés par le vent
de la nuit, il reste encore un orage de neige sur leur cadavre; et
s'ils hésitent au bord du précipice, où il les a conduits, d'un coup
violent entre les deux épaules, il en hâte la chute. Il ne pleure
pas sur eux; parfois, au contraire, il les bafoue. Sa tristesse est
sans douceur; elle aime le sarcasme. Il est dur; il a l'air cruel; il
semble jouir de la catastrophe, tant il se soucie peu de l'amortir.
Ses traits tiennent de l'acier; il coupe et il tranche dans la vie
et dans les passions comme dans une matière morte. Et les gouttes de
sang, cette rosée fraternelle des larmes, il les tarit aussitôt à
la manière du chirurgien, sûr de sa méthode, qui lie les artères et
suture la plaie.

Dans son insomnie, l'homme qui aime le plus ses chiens, les hait
aboyants. On ne les hait pas pour ce qu'ils sont: il serait trop
absurde. Ni les chiens aboyant la nuit, ni la foule des hommes dans
la cohue, ne méritent la haine. On ne leur en veut pas de n'être
point ce qu'on est soi-même; mais s'ils ne sont pas odieux, ils
peuvent être insupportables. Ils ont l'air d'appeler la haine, comme
le solitaire se donne l'apparence de la leur vouer.

Ibsen n'a point de méchanceté; mais il n'a pas de bonté davantage.
C'est qu'entre lui et les autres, le cœur manque; le pont rompu
empêche tout passage entre les deux rives du torrent. L'esprit ne
sert de communication aux hommes que pour se mesurer, ou se fuir; au
mieux, pour se connaître et passer le temps. Il n'aide point à vivre,
l'amour seul y suffit.

La méchanceté d'Ibsen est un préjugé contre lui: on le juge méchant,
parce qu'on voudrait qu'il fût bon. Il n'est ni l'un ni l'autre dans
son œuvre. Il est froid comme l'intelligence. La froideur est le
propre de la pensée; à la longue elle dédaigne même de prendre parti.
Elle paraît toujours méchante aux souffreteux de la vie,--car ils
réclament des soins. La force fait peur aux faibles.

On ne peut avoir que froideur ou dédain pour les hommes, quand rien
de suprême ne commande l'amour. L'amour de Dieu et l'amour humain se
portent l'un l'autre. La pitié n'est pas une inclination ordinaire;
l'être y met tout ce qu'il a de meilleur,--à ses dépens. Combien
d'hommes enfin n'ont eu ni pitié ni tendresse pour les autres, qu'à
la condition de sentir sur eux-mêmes la tendresse et la pitié de Dieu?

L'orgueil de l'esprit ne souffre pas de paix bâtarde. Entre ce qui
lui semble juste et le contraire, point d'alliance. Pas de charité.
L'erreur n'est point un objet de pitié. Comme tant d'autres, Ibsen
du moins n'essaie pas de me faire croire qu'il me dépouille pour mon
bien, et que j'en sois plus riche.

La volonté pure, c'est la morale, jusqu'à un certain point; mais
c'est encore plus la loi de fer qui destine les uns à ne rien
valoir et à en être châtiés, les autres à avoir un haut prix, à le
connaître, et à frapper ceux qui ne l'ont point. Quel que soit,
d'ailleurs, l'étalon de mesure. C'est peu que ma force fasse mon
droit, elle en fait l'excellence.

La volonté pure n'a rien d'humain; elle est cruelle comme le glaive,
et sourde comme la mécanique. Qu'en semble à tous ces professeurs de
fade humanité, ivres de vin doux et de raisons abstraites?

Que tous les hommes soient purs: ils n'auront plus besoin de vouloir,
ni de se faire quelque bien. En attendant, aux plus purs de vouloir
pour tous les autres,--à eux de faire régner leur volonté. Leur droit
est évident, s'ils le peuvent. Et, s'ils le font, à coups de hache.
Cela s'est vu.

La morale sans charité est une espèce de méchanceté irréprochable. De
là, que l'homme le plus pur peut paraître le plus méchant.

On délire plus aisément en morale qu'en persécution et en grandeur.
La vertu facile est aussi une idée fixe. La morale parfaite est
l'ennemie mortelle de la morale.

On fait une confusion, quand on se sert de l'esprit pour ruiner la
conscience; et non moindre si l'on s'en sert pour la fortifier.
L'intelligence s'attaque aux lois de la morale, comme si c'était un
produit de l'esprit. En rien: c'est une nécessité de la nature.

La morale est la face visible de la religion. Ruinez la religion;
mais ne vous flattez pas de sauver la morale. Même dans la religion,
il n'y a que le tenace, le pressant, l'ardent besoin de vivre. On
ne croit pas par raison, mais par nécessité; et d'instinct:--non
pour satisfaire à la logique, mais pour vivre. Aristote mourant
pouvait seul savoir combien la nature se moque d'Aristote. La foule
des hommes court au plus pressé, et commence par où la plupart des
philosophes finit.

L'étrange démarche de l'esprit, il est mort quand il triomphe. La
morale ne tient pas devant lui; mais dans la morale, il ne renverse
pas des lois factices; il va, encore un coup, contre la vie. Quant
à moi, j'y consens; mais il ne faut pas feindre qu'on délivre les
hommes, quand on les tue. Partout où la vie persiste, la religion
remplace la religion, et la morale la morale. Il y a bien lieu de
rire et de prendre en pitié cet esprit qui se croit libre: pas plus
que le cours des saisons.

Une naïveté sauvage permet seule à ce moi de croire longtemps à
l'excellence de son œuvre. Qu'il en juge sur sa victoire: après
le combat, il peut voir ce qu'en font les soldats de l'armée, ces
partisans d'occasion, tous mercenaires, et les femmes surtout. La
plus noble cité est à feu et à sang. Où est le gain si pur que l'on
devait faire? L'armée a perdu tout ce qu'elle avait de bon; elle n'a
rien acquis de cette excellence, qui devait lui venir de surcroît et
nécessairement. Qu'on est honteux, vainqueur, de se voir vaincre dans
les autres! Ibsen, une fois, s'est mis en scène avec cette parodie.
Il montre la honte d'être vrai et d'avoir cru aux hommes. Le peuple,
d'ailleurs, se charge de la leçon. Malheur à celui qui découvre la
maladie de tous, et prétend guérir les malades: ils ne veulent pas
qu'on les soigne, parce qu'ils ne veulent pas être malades. Le bon
médecin ne flatte pas le peuple; et le peuple veut être flatté. Il
faut respecter en lui le mensonge, parce qu'il tient à son mensonge,
comme la chair à la peau. Et, après tout, il a raison. Car, à quoi
pense le docteur Stockmann? A écorcher vif ce peuple?--Il n'a donc
pas tort de répugner à ce qu'on l'écorche. Aussi bien, le médecin
qui aime trop la vérité, n'aime pas assez son malade. Prétend-il,
lui seul, à créer une cité pure? A faire un monde où tous les hommes
soient vrais? intelligents? sans péché? où toutes les eaux seront de
cristal? où enfin il n'y ait pas un malade?--Ce rêve est bien vain:
dans le monde qu'il suppose, il n'y a pas place à la mort. Dès lors,
à quoi bon le médecin?

Ibsen n'a point gardé à l'intelligence le haut rang qu'il l'invitait
à prendre. Comme beaucoup de très vieux sages, il semble conclure
à la loi du bon plaisir. Que chacun le prenne où il veut; c'est
déjà beaucoup qu'il le puisse. Il n'est que d'asseoir sa vie dans
la volupté, depuis la plus basse jusqu'à la cime du grand amour. Le
parti d'aimer est le plus sûr. Il le dit, cet Ibsen autrefois si
glacé, si rigide; et nul épicurien ne fut jamais plus triste, que ce
sceptique au désespoir, couronné de neige et d'asphodèles funéraires.
L'aveu lui en vient aux lèvres,--une espèce de regret de n'avoir pas
lui-même suivi cette règle[25]: combien il est admirable qu'au moment
même où il l'exprime, dans un soupir, il fasse entendre qu'à n'en pas
douter, il ne l'eût jamais pu vouloir?--Incurable vieux homme, du
vieux temps, et noble jusqu'aux moelles: son âme religieuse habite le
temple désert.

[Note 25: Cf. _Quand nous nous réveillerons d'entre les morts_.]

Solness invoque le Tout-Puissant, dans sa détresse. Je puis bien
ne croire à rien, mais non pas faire que je me passe de croire. La
force religieuse d'un esprit marque son envergure. La religion est
l'étendue de l'âme, et comme elle, s'espace dans ce sombre univers.
Plus la religion s'éloigne de nous, plus il nous appartient d'en
sentir le manque et d'en souffrir. La vie éternelle est la grande
maladie dont nous ne pouvons guérir. Pour la foule des hommes, la
religion est tout ce que les âmes bornées et les esprits vulgaires
ont d'espace et de vue. Je plains ceux pour qui il n'y a pas de
mystère: ils n'ont de mystère pour personne; et aussi peu de vie,
à proportion. Que pèse, ici, un peu plus d'intelligence, ou un peu
moins? Une sotte vanité, et l'ignorance du fond ont donné seules
quelque prix à ce qui en a si peu pour vivre.

Le moi est le profond pessimiste: car il est le seul.

Le plus malheureux est le plus seul, si grand soit-il, ou se
vante-t-il d'être. Et celui-là veut vivre; il s'y attache d'une
étreinte désespérée, d'une ardeur si violente, qu'après tout elle
est basse: il est tout ventre, et tout affamé pour cette nourriture
unique et sans pareille.

Plus l'homme est heureux, plus il lui est facile de mourir. Heureux
et confiant, cet homme est un enfant qui joue: il ne croit pas à sa
mort; il ne la pense même pas. Il ne croit qu'à l'instant; et tout
instant est vie. Étrange ironie que plus on ait de bonheur, et moins
l'on se sente.

L'homme tout en soi, jusque dans l'excès de la joie, médite
continuellement la mort. Ainsi il ne peut la souffrir. L'ombre seule,
le soupçon, le nom lui en est horrible. La lumière du jour en est
obscurcie; le soleil en est éteint à midi. La pensée cruelle frappe
soudain au cœur, besaiguë affilée qui, après avoir tranché dans le
vif de l'espérance, transperce le sentiment même de la possession.

L'homme de foi joue au soleil, dans la pleine nuit. Je ne sais point
ce qu'elle est, ni où elle se fonde, cette religion: mais certes elle
est une bonne lumière pour une foule d'hommes. Elle ôte toute créance
à la mort. Je juge de la foi là-dessus. Elle rassure l'agonie, comme
une mère apaise la nausée d'un enfant qu'elle purge. Voilà ce que
j'en suppose. J'ai lu ce texte dans les yeux de quelques hommes.
Comment n'admirer pas la main qui l'a écrit?



VI

LA NUIT A LA FIN DU JOUR


Pour qui vient du Nord, l'Italie est la révélation d'un monde où la
joie est permise. Ce que le rêve a conçu dans le vide a donc son
lieu quelque part sous le ciel? L'Italie enseigne la joie de vivre,
parce qu'elle fait croire à la beauté d'être libre: c'est le pays où
il semble possible d'aller tout nu, sous les orangers, sans prendre
froid. L'accord du rêve avec les faits, tel est, d'abord, le prestige
de l'Italie; l'artiste pense y retrouver une patrie perdue: il y
découvre l'harmonie.

Je me représente Ibsen à Rome. Il y était, comme il avait quarante
ans; encore un peu, et il serait dans le plein de ses forces. On
m'a montré sa maison retirée et paisible. Il vivait dans le soleil;
il lui semblait surprendre le secret de la nature, et qu'elle vit
dans le plaisir. C'était avant l'entrée des Italiens dans la ville
fatale, où toute ambition doit trouver son terme, et où nul palais
ne se fonde qu'il n'y marque la place d'un sépulcre. A cette époque,
Rome était encore le plus noble oratoire de la méditation; le tumulte
n'y avait pas pénétré, ni cette foule qui prend pour une fumée de
gloire la poussière qu'elle piétine, et qu'elle soulève du pavé. On
m'a vanté cette vie sans événements et sans bruit, si calme et si
profondément lumineuse que Rome offrait alors aux hommes en exil. La
liberté y régnait; car il n'est de vie libre, que celle où il ne se
passe rien. L'Italie a gagné Rome; et l'homme l'a perdue. A tous,
elle ouvrait un grand asile, égal à l'espace désert de son horizon.

Pourtant, s'il est plus facile de croire au bonheur, ici qu'ailleurs,
à la longue il n'est pas moins vain, ni moins ridicule. La lumière
romaine éblouit; mais trop de clarté, aussi, aveugle.


LE RÊVE DE LA LUMIÈRE

L'identité de la force et du droit est évidente pour la raison. Il
n'y a point de victimes dans le monde; il n'y a que des infirmes et
des anémiques. Pour l'esprit, l'ignorance est une anémie. Comme on
donne de la viande crue et du fer aux sangs pauvres, que les faibles
se nourrissent de rancune et de révolte: ils s'en feront plus forts,
s'ils peuvent l'être; et ils seront libres, quand ils auront la force.

La force est sainte: elle sert d'assise à la cité nouvelle. Au
besoin, il faut être cynique dans le culte de la force. On l'a
toujours servi, mais sans oser le dire. Ibsen invite les hommes à la
franchise, dans la parole et dans l'action. Où la vérité importe,
rien n'importe que la vérité. D'ailleurs, la vérité est toujours
cynique pour le mensonge. L'audace est la vertu des rebelles. Que les
femmes ne craignent donc point d'être cyniques, elles qui n'ont pas
craint jusqu'ici d'être faibles. Elles auront assez de pudeur, si
elles ont la force de se rendre libres.

Il y a eu un temps, de la sorte, où Ibsen voyait une hypocrisie
haïssable partout où la force dissimule son droit, et partout où la
faiblesse ne revendique pas le sien d'être rebelle. Ainsi la lumière
donne la fièvre à la campagne de Rome et sur ce désert prodigue la
magie du sang et de l'or! Dans la vapeur des marais, une moisson
héroïque se lève. Ce n'est plus même le mirage d'une plaine féconde,
qui promet de la vigne et du blé: c'est la propre illumination des
rêves qui n'ont point d'ombre, où la volonté n'appelle plus son
objet, mais se jette à sa rencontre, s'en croyant appelée.

Voilà comment cette Campagne, non moins qu'aux héros, est si chère
aux vaincus. Tous y goûtent la défaite, au sein de l'irrémédiable
défaite, l'écoulement des siècles. Elle les console dans la
condamnation sans bornes de toute grandeur. Les malades de la
volonté s'endorment ici; et les possédés de puissance s'y enivrent
d'insomnie. Comme à Ostie la pierre même se délite, la volonté qui se
brise, à Rome, se liquéfie en lassitude; mais au Forum, les colonnes,
vieilles de deux mille ans, poussent la terre d'un front têtu, et
sortent de la poussière. Le poison de Rome, endort les cœurs faibles
pour jamais, et ranime la folie des puissants.

Quelques hommes, pleins de force, contractent à Rome une fièvre
que la quinine ne prévient pas,--la folie de l'empire. Si c'est un
mauvais air comme l'autre, je le crois; mais l'âme en est avide;
elle ne veut pas guérir de ses frissons; elle s'y plaît étrangement,
jusques à y périr. C'est ici qu'Ibsen, cessant de prêcher et de
chercher systèmes, s'est saisi dans sa force à pleines mains,
et s'est jeté, tête à tête, contre tout ce qu'il nommait encore
le mensonge: lui seul contre tout un peuple, une race, tout un
siècle,--un homme contre tous les autres. Comme il nous faut toujours
donner de beaux noms aux œuvres où nous ne mettons rien que de nous,
Ibsen appela son parti la guerre de la vérité et de la vie contre
l'éternelle imposture qui domine l'instinct des hommes. Toutes
ses œuvres héroïques, il les a conçues en ce temps-là. Alors, il
préférait combattre à vaincre. Cette force hautaine, et sans pitié,
Rome l'a nourrie. Et cette volonté absolue de régner, fût-ce par la
destruction, est une fille de la solitude romaine. Quoi de plus?
Elle devait finir par se tourner contre elle-même: c'est le progrès
ordinaire de la volonté intelligente. Dès sa première heure à Rome,
dans Ibsen, sûr du triomphe pour demain, je sens un vainqueur dégoûté
de la victoire, et dédaigneux de la cause qu'il fait vaincre.


ENFANTS ET FEMMES.

Les vieillards caducs et les enfants sont absents de son œuvre. Il
ne représente guère que les hommes dans l'âge mûr, les femmes et les
jeunes gens. Là seulement, en effet, la volonté et les passions ont
toute leur force.

Les vieillards somnolent, et sont odieux s'ils agissent avec
violence. Les vieillards sublimes ne courent pas les rues, dans la
ville moderne; et les autres, trop souvent, se font écraser. Les
hommes mûrs et les jeunes gens sont forts, parce qu'ils sont égoïstes
et ne croient pas l'être. Ils mettent leur amour de soi-même jusque
dans la foi, les idées et le sacrifice. Le bel âge est à plus de
cinquante ans, et moins de soixante[26]: tout y est tragique; la mort
est derrière la toile pour faire le dénouement. Il faut avoir cet âge
pour jeter d'une main imperturbable son épée dans la balance de la
vie. La jeunesse fait plus encore: elle entre de tout son poids dans
le plateau, et rompt l'équilibre: ce n'est qu'à cette saison de la
force, que les hommes sont capables de mourir pour une idée vague, et
les femmes de tuer pour une sensation.

[Note 26: Maître Solness, Borkmann, Rubeck, le docteur Stockmann,
Madame Alving ont cet âge.]

Trop souvent, le théâtre confie aux vieillards un emploi héroïque:
c'est l'erreur qui empêche tant de gens de croire à la tragédie: peu
d'hommes se persuadent qu'il y en ait qui veulent mourir pour une
idée, ou souffrir pour elle, ou faire souffrir. Que ne leur fait-on
voir des héros dans la force de l'âge?--Les vieillards ont l'apanage
légitime de la sagesse. Mais la sagesse n'est pas scénique: elle est
pleine de calme, en son essence, sereine et presque indifférente.
Elle contemple, qui est le contraire d'agir. Les beaux vieillards
ne sont à leur place que sur le théâtre des dieux. La scène humaine
est aux fous. Les héros sont des fous qu'on admire. Encore ne les
admire-t-on pas toujours; et même le siècle veut qu'on les méprise.


Qu'Ibsen soit loué de n'avoir pas fait tourner toute la vie des idées
et des hommes autour des petits, petits enfants. Sans qu'on les y
voie, le théâtre moderne n'est plein que de ces minces créatures;
et ce n'est encore rien auprès de l'embarras qu'ils donnent en tous
lieux, hormis à la campagne. Ils ne sont pas peu responsables de la
mollesse universelle. Ce sont les germes destructeurs de l'énergie;
près d'eux, elle s'use et se prodigue en menuailles; le grand amour
tombe en poussière de soucis.

On s'imagine que la pratique d'une tendresse égoïste corrobore la
valeur personnelle de l'homme. Quelle erreur: l'égoïsme des mères
et des pères, en général, énerve toutes les vertus au profit d'une
seule. Ce qu'ils ont de vigueur pour penser et pour agir descend au
bégaiement de la chambre aux jouets; ils ne peuvent pas faire croître
d'un coup le cœur ni l'esprit des enfants; mais ils abaissent les
leurs au niveau de ces dieux dans les langes: et même les passions
se rapetissent à l'image de ces petits. Il arrive, en outre, que
les hommes se font une arme de leurs enfants contre les femmes, qui
s'arment éternellement de leurs enfants contre les hommes: parodie de
toutes les grandes luttes; parodie même de crimes.

On peut aimer les enfants, comme ils le méritent; on peut s'y
plaire, ce sont les fleurs de la forêt. Mais le monde ne saurait pas
tenir dans ces petites mains; faut-il que les plus belles pensées
s'abêtissent pour les distraire? Même à regret, il sied de les tenir
à distance. Ils sont touchants; mais il l'est bien plus d'être homme
et de vivre. Nous, hommes, nous avons à lire la grande tragédie de
la vie et de l'art, à livre ouvert; ce n'est pas notre rôle de la
faire épeler à ces petites bouches. Qu'ils rient et qu'ils jouent à
l'écart: Ibsen les y laisse, car Ibsen est viril.


Jamais on ne fit la part plus belle aux femmes que dans "Maison de
Poupée". C'est l'homme le plus sot qui lasse l'amour de la plus
charmante entre toutes les femmes. Mais quelle folie est la sienne de
prendre pour une injure inexpiable, qu'on la traite en poupée?--Et
même si elle l'était?

Où y a-t-il, dans le monde, beaucoup mieux que des poupées qui
parlent, et qui s'imaginent de parler seules, de penser et de
marcher?--Si rien de plus qu'eux-mêmes n'anime les automates, en quoi
un automate l'est-il plus qu'un autre automate?

Celle-ci se fait un grand deuil d'être la poupée de son mari, et
s'accuse de jouer à la poupée avec ses enfants; mais de quoi se
soucie-t-elle? Et si à ce jeu les enfants s'amusent, d'une joie
divine et sans partage? Une femme va-t-elle se plaindre d'être la
poupée de l'homme, en rougir et s'en révolter? Mais que croit-elle
qu'il soit? L'homme est la poupée du destin. Et sans aller jusque-là,
le fantoche de la cité, le pantin aux mille idoles froides, qu'il
appelle ses idées quand il les vante, et ses lois quand il les hait.
O vanité infinie des automates: cassant un ressort, ou changeant un
rouage, ils croient changer de nature.

On ne peut rien exiger d'un autre être que l'amour. Aimer, tout est
là. Qui est aimé est redevable infiniment à l'amour. Et plus encore,
s'il se peut, qui aime. On vous aimait, poupées, et vous aimiez
jusque-là. Voici que vous vous rendez haïssables.

C'est dans les femmes, surtout, que la bonté et le dévouement se
confondent. Elles n'ont que des amours particulières, consacrées
à peu d'objets. Elles n'aiment plus rien, s'il leur faut tout
aimer. Qui a connu cette sorte de femmes, les préfère injustes à
impartiales: elles se réservent alors tout ce qu'elles ont de cœur
et de partialité. Qui nous aimera sans beaucoup de partialité?--Leur
esprit égoïse sans retour. Elles se savent si grand gré de ce
qu'elles ont appris, et de penser: elles y sacrifieraient bien le
monde entier, sinon elles-mêmes trop nécessaires à ce monde: tant
cette qualité de comprendre leur est étrangère, qu'elles n'y portent
aucune candeur, ni froideur, ni désintérêt. Elles s'admirent dans
leur esprit, comme les meilleures femmes n'ont jamais songé, un seul
instant, à se vanter de leur cœur.


LE CONTRASTE

Il y a deux ou trois ans, comme l'année était sur sa fin et n'en
avait plus que pour deux jours, j'ai vu, l'une après l'autre,
l'ennemie de l'homme et la très pure femme.

Je ne sais comment, j'étais entré dans une salle où une femme célèbre
prêchait la loi nouvelle. Jeune et parée, des perles au col et aux
oreilles, cette femme était couverte de tout ce que l'adulation de
l'homme a mis de richesse et de luxe aux pieds de sa compagne. Un
encens invisible de parfums entourait chacun de ses gestes. Derrière
elle, sur le dos du fauteuil, une fourrure d'argent était jetée; ses
mains disaient vingt siècles de vie oisive; sa jupe bruissait; les
voix de la dentelle, de la soie, du linge parfumé murmuraient autour
d'elle, caressant ses membres, faisant à ce corps tant aimé l'écrin
où tout le travail de l'homme est asservi et se consacre.

Cette femme avait toute la cruauté des idoles, et la vanité glaciale
des marbres dans un musée. Elle s'offrait à l'adoration, s'adorant
elle-même. Son sourire froid était posé, comme un masque, sur
l'exécrable dureté de l'âme. D'autres femmes l'applaudissaient,
toutes âpres, sèches et d'une fatuité cruelle. Si animées de colère
et d'envie qu'elles fussent, ce n'était pas même contre l'homme, cet
animal d'une espèce trop basse,--leur frère, j'imagine, leur fils ou
leur père. Il semblait que ce fût plutôt contre un dieu caché; car
rien n'excitait plus haut la raillerie de ces femmes, leur sagesse
et leur bel esprit, que les vieux mots de bonté, de dévouement et
de sacrifice. Elles avaient la figure des mauvais prêtres, quand
ils insultent au culte qu'ils ont trahi. Et précisément, la grimace
maudite de la haine plissait leur visage, quand le saint mot de
«service», le seul peut-être qui soit sans péché dans la bouche des
femmes,--leur venait aux lèvres, où il prenait toujours le son très
bas de «servitude». Elles étaient si enragées d'apostasie que le
plus innocent témoignage de l'ancienne religion en honneur parmi
les femmes, ne trouvait pas grâce devant elles. La femme au parler
d'orateur, s'indignait qu'on fît présent de poupées aux petites
filles, pour leurs étrennes; elle y voyait une ruse ignoble de
l'homme pour asservir, dès le berceau, la femme à son foyer. Cette
idole, par son luxe et sa parure la poupée du genre humain, déclarait
la guerre aux poupons de bois, qui exercent les enfants aux douceurs
de la caresse, et de l'amour. Car enfin, le dieu caché que ces
créatures détestent, ce dieu douloureux et sacré, c'est l'amour et
l'amour seul en effet[27].

[Note 27: Beaucoup de ces femmes étaient des étrangères. La
plupart invoquaient l'exemple de l'Amérique et de la Scandinavie.]

J'avais fui. Je laissai cette assemblée méchante de femmes qui
haïssent, et d'hommes qui chérissent leurs singes, et femelles à leur
manière, goûtent le plaisir d'être avilis. Je rentrai dans le tumulte
de la Ville.

C'était l'heure qui précède la fin du jour. Paris fiévreux et
humide roulait sous la brume d'hiver, et tournoyait en tous sens
comme faisaient, parfois, telles feuilles mortes, oubliées dans les
avenues. Un temps malade et blafard! Le ciel jaunâtre se traînait
comme la Seine, gluante et limoneuse. Tout semblait s'être épaissi,
l'air jaune et la boue grasse. Sur la place de la Concorde, le
pavé miroitait d'un regard terne. Le fer des grilles lançait un
éclair morne. Le brouillard s'accrochait aux arbres, et dans les
perspectives lointaines, entre les arcs de triomphe, on eût dit que
l'atmosphère aussi fût devenue boueuse. Dans un coin, attendant
l'omnibus avec patience, quelques petites gens se serraient sur le
trottoir, levant parfois le nez pour augurer de la pluie prochaine,
ou frissonnant des épaules aux bouffées d'un vent aigre, qui
soufflait du fleuve.

Seule, un peu à l'écart, plus patiente que tous, et soumise depuis
bien plus longtemps à l'ennui de l'attente, je vis une femme, qui
céda l'unique place libre dans la voiture, à une petite vieille fort
grise, et qui remercia en toussant, d'une bouche édentée. L'humble
bienfaitrice sourit, aidant de la main sous le coude la petite
vieille à monter. Puis, la lourde machine s'ébranla avec un bruit de
ferrailles, en lançant de la boue jaune, rayons prolongés des larges
roues.

Celle qui attendait, reprit sa station, sur le sol détrempé, au
milieu des flaques. Je l'ai regardée longtemps; et la paix, qui est
une bénédiction, pour un moment rentrait dans mon âme. C'était une
jeune femme, une sœur de Saint Vincent de Paul. Elle n'avait pas plus
de vingt-six ou vingt-sept ans. Elle était d'une grande et triste
beauté. En vérité, si triste? Non, pas pour elle, sans doute; mais
pour celui qui la contemplait, parce que la tristesse est en moi, et
qu'elle est la suave louange des âmes les plus belles.

Nul souci d'elle-même; mais au contraire une sorte d'éternel oubli de
soi. Toute sa façon faisait l'aveu d'une extrême fatigue. Ses larges
manchettes, roides d'empois, laissaient tomber des mains pâles et
maigres. Sous le bras, elle tenait son parapluie gonflé d'eau, et
un paquet ficelé dans un journal. De l'autre main, elle relevait sa
jupe, et ses cottes de futaine noire: indifférente à tout ce qui fait
le souci des passants, elle se troussait assez haut: on voyait ses
pieds chaussés de pantoufles en cuir noir, sans boucles ni lacets,
et les gros bas de laine noire tombaient à plis lourds le long de sa
jambe. Son tablier mal serré, et les poches pleines, tirait sur sa
taille. Dans sa lassitude, elle penchait de tout son poids, tantôt
sur un côté du corps, tantôt sur l'autre. Certes, grande et si noble
d'aspect, les épaules jeunes et larges, elle devait être d'une forme
élégante; mais il semblait qu'elle ne fût plus que l'ombre et le
souvenir dédaigné d'elle-même. Elle se tenait sur cette place, comme
une fille des champs, quand elle reprend haleine et, redressant son
dos courbé, se donne un moment de repos, appuyée à la haie.

Elle était très blonde; ses joues longues, son teint d'une exquise
pâleur, animé d'un peu de fièvre; et sur ses longues lèvres, sa
bouche calme et virginale, un reste de sourire semblait prolonger son
long menton un peu carré et ses paupières au dessin effilé.

Ses doux yeux d'ardoise étaient exténués; les paupières gonflées
enchâssaient le regard d'une lumière pâle. Sur sa tête, le vent
agitait la cornette comme un gros oiseau de linge froid. Elle avait
cet air frileux et incertain, qui est celui de l'aube, et la couleur
d'une femme qui a veillé toute la nuit, jusque dans la pleine clarté
du matin: elle avait dû prendre quelque repos vers le milieu du jour,
et à la hâte baigner d'eau froide ses joues chaudes. Car les yeux
d'un mourant venaient sans doute de s'éteindre sur les siens, et c'en
était le reflet irrévocable que je reconnaissais sur son visage.

Simple et sans apprêts, sans témoins, cette fille de la charité,
croyant les dissimuler toutes, avait toutes les beautés de la femme.
Ibsen ne l'a pas vue; mais il l'a cherchée, je le sais. Un homme
vraiment homme ne peut pas méconnaître la beauté qu'il n'a point et
qu'il préfère à toutes: celle qu'il espère de toutes les femmes,
depuis qu'il a perdu les caresses de sa mère, et qu'il attend presque
toujours en vain.

En possession de leur moi, les femmes n'ont pas acquis la bonté de
l'homme, et elles ont perdu toute la bonté de la femme. Ainsi le
monde humain, qui ne peut vivre que d'amour, se remplit d'aigreur et
de haine confuse, et en paraît plus absurde encore.

La jeune Norah s'en va, faisant claquer la porte de la maison sur
un mari ridicule et trois enfants délaissés. Ibsen montre ailleurs
ce qu'elle devient: une demi-folle, errante et criminelle, qui tue
et prend plaisir à tuer[28]; au cas le plus heureux, c'est encore
une criminelle, qui a horreur de son crime, et qui ne se délivre du
remords qu'avec la vie; ou bien une folle qui revient à la raison, en
rentrant dans la règle[29]. Dès lors, à quoi bon?

[Note 28: N'est-ce pas Hedda Gabler, et Hilde?]

[Note 29: _La Dame de la mer_, et Rébecca dans _Rosmersholm_.]

C'est toujours la folie et la méchanceté du moi, qui n'exige d'être
libre, que pour délirer et faire le mal à son aise. Quand tous les
hommes auront du génie, et que toutes les femmes seront saintes,
il sera temps de les rendre libres: ils auront bientôt fait de se
détruire. Du reste, ce n'est pas de liberté qu'il s'agit: depuis
qu'il y a des hommes et des assassins, des femmes et des impudiques,
ceux qui veulent être libres et ne point suivre de lois que leur bon
plaisir, l'ont toujours pu faire: et, le faisant, ils n'ont pas été
libres, les malheureux: ils ont servi, comme les autres. La question
est de savoir non pas s'ils le peuvent, ni s'ils en ont le droit,
mais s'il est bon qu'ils le revendiquent. Et bon pour eux.

L'intelligence, qui ne risque jamais rien et n'expose que des
théorèmes, décide aisément que le moi est libre, qu'il doit l'être
s'il ne l'est pas, et se rendre la liberté quoi qu'il arrive.
Qu'importe l'anarchie à l'intelligence? Parler n'est pas jouer. Quand
un livre n'a pas de sens, on le ferme et on passe à un autre.

La nature qui a d'autres charges, même si elle est souverainement
aveugle, a des sanctions pesantes; elle ne raffine point. L'anarchie
des sexes l'intéresse; son ironie terrible écrase les rebelles,
et leur prétention confuse: la vie ne souffre pas beaucoup de
confusions. Qui ne veut pas suivre la loi, qu'il meure. Qui cherche
à l'éluder, qu'il s'égare. La folie et le crime, toujours la mort,
voilà la peine qu'elle porte. Et comme elle est toute-puissante,
ayant à faire aux singes de la force, cette nature impassible ne se
contente pas de tuer: elle écrase les rebelles sous la mort ridicule.
Ibsen l'a senti, en homme qu'il est: si la mort ne tirait pas le
rideau sur ses drames, ils seraient en effet, d'un ridicule achevé.


RESTENT LES MÉDECINS

Le médecin entre en scène, un composé de Tirésias et de la Parque,
l'oracle et la fatalité des temps nouveaux. Il hante par métier
les ruines de la vie. Quoi qu'il fasse, et comme elle, il condamne
toujours à mort; quand il est intelligent, c'est par lui qu'il
commence. Il a pris dans la ville moderne l'importance bouffonne
de la Pythie: personne n'y croit et chacun l'interroge. On a beau
savoir le mystère de l'antre et du trépied, ce truchement de la mort
gouverne par la peur. Sa gaîté est sinistre. C'est l'honnête Caron,
qui ricane toujours, et à qui l'on doit se confier, pour le voyage.

Ibsen a modelé dans le bronze ces prêtres de la cendre. Ils sont
d'une atroce sagesse. Comme ils savent le fin mot de la tragédie, ils
le cachent; forcés de le dire, ils le lâchent en riant à demi, dans
un juron de colère, d'un ton brutal et cynique. Le bon médecin serait
donc le mauvais homme? Ibsen le laisse entendre: car le meilleur
homme est un médecin qui tue. Parmi tous les comédiens, ce sont les
plus redoutables, quand ils prétendent suffire à la vie, et qu'ils
traitent les cœurs par la même méthode que les corps. Le bon médecin,
dit Ibsen, est celui qui trompe le malade. Mais lui-même s'est mis
dans la peau du médecin, qui ose dire la vérité aux hommes, et veut
les nourrir de ce poison: non seulement il ne guérit personne;
mais tout l'hôpital se lève en révolte contre lui et le lapide. Ce
médecin-là n'a plus qu'à laisser la médecine et les malades. La vraie
science n'a ni espoir ni flatteries; elle ne s'occupe pas des hommes.

Le médecin qui déclare la guerre à ses clients, et leur tourne le
dos, l'excellente idée! Ils s'en porteront mieux, et lui aussi. Qui
nous guérira de la médecine, qui se prend pour une religion? Les
médecins ne nous empoisonnent pas moins de leurs vérités que de leurs
drogues. Qu'ils s'exercent à mentir, pour leur salut et pour le
nôtre. Leurs hypothèses mêmes sont funestes: si la nature raisonnait
à la manière des médecins, le monde serait déjà mort. Ibsen a jeté un
profond regard sur la farce de notre vie, qui est pleine de médecins,
à l'ordinaire des farces.

Il sait que le bon médecin trompe et aide à toute tromperie. C'est à
lui de tuer sans rien dire, ou de frapper en bouffonnant,--ou de ne
point paraître. Mais quoi? se mêler de refaire le genre humain, et de
couler la morale dans un nouveau moule? Il faut que le médecin soit
notre bourreau, puisque nous sommes sa victime. Il faut qu'il soit
le dur greffier de la terre, l'huissier de la mort et du supplice.
N'est-ce pas assez? Qu'il enregistre notre exécrable défaite, puisque
telle est la misère de notre condition qu'il nous faut aller là, où
le mensonge se consomme. Que le fossoyeur ne se mêle pas de faire
l'apôtre, le poète, ni le chantre; mais qu'il achève sans pitié la
bête à demi morte,--et qu'il cache aux autres la vue du charnier.



VII

TOLSTOI ET IBSEN


Cependant, à l'autre bout de l'Europe, tantôt dans sa maison natale,
tantôt en Crimée, aux portes de l'Asie, depuis trois ans, Tolstoï
se meurt. Deux coups d'apoplexie n'ont pas abattu Ibsen; il s'est
relevé; il n'a encore touché terre que des genoux. Tolstoï, lui non
plus, ne se laisse pas atterrer; et, quoique frappé, il dresse haut
la tête; toujours le menton levé, il offre son front courbe, comme un
miroir, à la lumière.

Au prix d'Ibsen, Tolstoï pourrait passer pour n'être pas intelligent.
Il va plus loin, et reste en deçà. Il est pratique à l'infini. Le
fait d'être homme et vivant, non l'idée, voilà ce qui l'occupe. Si on
lui accorde son principe, il est difficile de lui refuser le reste:
c'est le bonheur de vivre pour soi en vivant pour les autres; et à
moins de l'assurer aux autres, qu'on ne se l'assure pas. La pensée de
Tolstoï est maternelle à tout ce qui respire; l'amour de la vie en
est l'organe. Jamais il n'a pu comprendre le droit de l'intelligence
à détruire; ni surtout que l'intelligence s'exerçât, de préférence
dans la destruction; il y voit un non-sens, une corruption absurde.
Tolstoï ne sait pas encore que le cœur lui-même peut devenir
l'artisan d'une suprême catastrophe.

L'intelligence n'épargne rien. Elle porte la guerre dans toute la
contrée; puis, restée seule, elle se met à la question; et, dans la
citadelle où elle s'enferme, elle passe le temps à se torturer. Ce
front large, haut et rond, d'Ibsen est le bastion que je veux dire:
la dure loi de la négation règne dans l'enceinte de cette pensée,
derrière les remparts et les triples grilles. Et de toutes parts à
l'entour, les fossés circulaires du néant.

En vérité, l'espérance de Tolstoï paraît sans bornes; l'espérance est
un voyage; point d'espoir pour qui ne peut sortir de soi. Ibsen n'a
que la vie, et déteste la mort; jusque dans la mort, Tolstoï aime la
vie. Il y croit, parce qu'il n'est pas réduit à lui-même.

L'un au Sud, l'autre au Nord, l'un aux confins de la solide et
maternelle Asie, l'autre au bord du fluide océan et de la brume,
les deux grands luminaires se couchent. Ibsen frappe à la tête,
pour tuer. Tolstoï heurte au cœur, pour éprouver la vie. A la tête,
Ibsen est frappé; et Tolstoï au cœur. Leurs maladies mortelles les
séparent encore. La mort pour Tolstoï n'est rien; je l'en crois quand
il dit qu'il l'attend avec joie; il la réclame, il la flatte. Il
s'y fait, dit-il; il sait gré à la maladie de l'y aider peu à peu
et de l'y introduire; il savoure avec douceur l'avant-goût du grand
calme. Il ne la maudit pas; il la bénit; il ose la bénir. Il aime les
souffrances; il en parle à la manière de Pascal, mais sans passion et
sans fièvre. Il a le foie et le cœur atteints, à cause de l'éternel
souci qu'il s'est donné des autres. Dans la dernière image qu'on a
prise de lui, courbé, sur les genoux, maigre et défait, ravagé, la
taille réduite, les épaules obliques, le corps n'emplissant plus les
vêtements presque vides de chair, le front sec, les tempes brillantes
d'un divin chagrin, tout plissé de rides comme une terre où le
labour de la mort a tracé des sillons, Tolstoï est tout yeux et tout
oreilles; il écoute une voix; il a vu sous l'écorce de la vie, là où,
dans la nuit, une mère immobile appelle. On pleurerait de le voir
ainsi: parce que la mort d'un tel homme est plus triste, quand on
sent qu'il l'accepte.

Ibsen, lui, n'est pas si soumis. Il lutte; il se débat en silence;
il maudit l'ennemie. Il sourit amèrement. Il ne tendra pas le col;
il hait la présence cruelle qui disperse les trésors d'une grande
âme, trois grains de blé et une poignée de paille. Il n'a point de
complaisance pour la maladie; tous ses nerfs sont à vif; la révolte
lui fouette le sang et la bile.

Ces deux hommes, de charpente robuste et d'estomac puissant, ont été
riches en passions fortes; elles durent chez Ibsen, et se lamentent
en secret; tandis qu'en Tolstoï elles sont toutes asservies. Je
voudrais croire comme lui: car j'ai vu ce que vaut l'homme de foi
pour vivre et mourir.

Tolstoï excite un grand amour dans son agonie. La pensée de plusieurs
se tourne vers lui, et le cherche là-bas. Qu'il souffre en paix: pour
seul qu'il soit, comme sont tous les hommes et les héros plus encore,
il ne doute pas qu'on ne l'aime; le suprême mirage console l'horizon
de sa dernière étape; et selon son vouloir, il est sûr d'être suivi.
Au lieu qu'Ibsen ne l'espère même pas. L'esprit ne connaît pas
l'espérance. Ibsen appelle l'amour, sans y croire: il n'aime pas.

Celui qui réclame pour tous, reçoit pour soi. Et celui qui réclame
pour soi, est frustré de tous. C'est la loi. Quoi que je fasse, je
ne puis conclure pour moi-même. Je m'épouvante à la fois d'être
sincère: c'est toujours contre moi. Il n'est joie de vivre que pour
les petits: c'est qu'ils se perdent. Avec tout son orgueil, Tolstoï
ne se fût pas perdu, s'il ne s'était pas fait si humble. Je n'ai
pas tant d'humilité, dit Ibsen; on ne s'humilie pas comme on veut.
Dans la grandeur et l'isolement, ni l'âme ni le cœur ne peuvent
être satisfaits; Paris, Rome et Moscou, à cet égard, sont sous la
même latitude; le compte n'est pas d'un degré en plus ou en moins
d'élévation au pôle,--mais de voisinage avec Dieu. Qu'on me donne la
durée,--et, en effet, mon bonheur dure. Je ne suis que trop capable
de la joie: c'est elle qui me manque, dans la marée continuelle du
néant, ce flux et ce reflux misérable de vie et de mort: partout où
le temps fait défaut, partout je perds pied dans le vide dévorant aux
parois de ténèbres: c'est la douleur qui tient tout l'espace.

Je suis perdu, si je ne dure. Si l'on ne me donne tout, je ne suis
rien, et je n'ai rien. Si je ne fais que passer, je me suis un rêve
épouvantable à moi-même. Et si l'éternel amour ne m'est pas promis,
je doute même du mien; les beautés de mon propre amour me sont
horribles, et les délices m'en déchirent.


MOI ET DÉMOCRATIE

L'erreur des démocrates est de croire que leur vérité en soit une
pour tout le monde, et force l'adhésion. Quand leur vérité serait
la seule, il ne s'ensuivrait pas qu'elle eût force de loi sur tous
les hommes. Ni moi, dirait Ibsen, ni eux, ni aucun de nous, nous
ne vivons que de raisons, si bonnes soient-elles. Je m'étonne peu
que les démocrates aient une si belle confiance dans la vérité,
l'humanité et toute sorte d'idoles abstraites. Le nombre est
infiniment petit de ceux qui sont sensibles à la vie seulement et
partout la cherchent sous les mots. La plupart se contentent d'en
épeler les termes, comme on lit un lexique. Mais d'où vient que
les démocrates ne voient pas leur étrange ressemblance avec les
théologiens?--Ils ont des dogmes; ils sont assurés de savoir le fin
mot du monde; ils ont la vérité, et ne doutent point que ce ne soit
la bonne. C'est les dogmes qui font la théologie, mais à la condition
de n'être pas variables. Les démocrates varient comme les appétits.
Je suis bien loin de dire qu'il n'y a point de vrais démocrates,
sinon les religieux; mais il n'y en a point sans quelque religion
secrète; le plus souvent elle s'ignore. Un démocrate n'est pas
prudent qui se fonde sur l'esprit. Tous, ils ont foi au grand nombre.
Telle est leur idolâtrie[30].

[Note 30: La majorité a toujours tort, en effet, dit Ibsen,--la
maudite majorité compacte. Et à ceux qui bénissent le grand nombre,
il répond ainsi par une malédiction.]

Chaque homme, à son compte, peut croire qu'il est fait pour tous
les hommes. Vivant pour soi, qu'il vive pour le genre humain, je
l'admets, dès qu'il s'en propose le devoir. Mais que son devoir en
soit un pour moi, je ne sais où il le prend. Et je ris qu'il m'y
force. Car est-ce là cette liberté fameuse, que je sois forcé de
faire contre mon sentiment ce qu'un autre décide bon que je fasse,
parce qu'il lui plaît à faire?

Les démocrates sont gens de foi; et la preuve,--qu'ils ont en moi
un hérétique. Je ne vois aucune raison que leur foi doive être la
mienne; et précisément parce qu'ils veulent que ce soit une raison.
Le sentiment a fait leur croyance; mon sentiment fait le contraire.
Ce qu'ils invoquent contre moi, est ce que j'invoque contre eux. Je
doute de leur droit sur ma vie par la même démarche qui les rend
si hardis de n'en pas douter eux-mêmes. Ils sont théologiens par
les dogmes; mais il manque la pièce principale à leur théologie,
celle qui porte toute l'armure, et proprement la forme. Ce ne
serait pas trop d'un dieu pour m'ôter à moi-même. Comment donc m'y
ôteraient-ils, puisque je n'y réussis pas?--Pratique de ma prison
comme je suis, et la détestant d'une telle haine, il faut que
l'attache soit bien forte pour que je ne puisse la défaire. Je suis à
la chaîne dans le cachot de ma pensée, et quoi que je fasse, je n'en
sors pas. Si je suis démocrate, le hasard est heureux, et de ma part
c'est bonté pure: car, pourquoi ne serais-je pas tout le contraire,
avec le même droit? Le moi sait justifier toutes ses démarches, parce
qu'au fond il n'en justifie aucune: aveugle et brutal, il ne s'en
soucie point; clairvoyant et dans la pleine possession de son génie,
il en sait le ridicule: le moi ne dépend que du moi. Ainsi donc, les
démocrates qui sont tous théologiens, ne sont pas bien justes quand
ils s'en prennent à la théologie, et recourent au sens propre: dans
l'église la plus roide en discipline, il y a peut-être plus de place
pour la foi des démocrates que dans le moi le plus libre.

Si même j'ai pitié des hommes, et si je les aime dans leurs misères,
il ne s'ensuit pas que je fasse passer les leurs avant les miennes,
ni que je me préfère le genre humain. Car il peut arriver que je
n'aime ni lui, ni moi. C'est en effet ce qui arrive. Ibsen m'en est
garant.

Dans l'océan des hommes, dans la tourmente de l'infini, je suis comme
la barque à un seul rameur, pour tout faire, pour tenir la barre et
veiller à la voile; j'ai mis à la cape dans la vie; et je fuis dans
le temps. A la vérité, je ne sais pas pourquoi: l'issue est certaine,
et je ferai toujours naufrage; mais tel est le moi: il ne pense
qu'à son salut, ou, si l'on veut, à sa perte. Que m'importe tout le
désert, tout ce vide éternel, toutes les vagues de la tempête, tous
les sables de l'océan, quand bien même en chaque atome il y aurait
un homme?--Je ne puis tenir de frères que de la main véritable d'un
père. Les discours, ni les vastes mots ne sont pas assez paternels
pour mon âme; les plus belles paroles n'ont pas assez de sang
pour mon cœur, qui est de sang. Et même les plus belles, qui sont
abstraites, me semblent les plus mortes. Pourquoi non? Suis-je si sûr
de vivre?--C'est là aussi que je ne puis avoir foi, faute d'un père:
pour l'accepter, il faudrait au moins connaître celui qui m'a fait ce
don mortel de la vie.

Ibsen a cessé d'être démocrate, quand il a cessé de croire. A
quoi?--A tous ces mots, qui sont des morts et qui n'ont ni chair ni
sang. Ce qui fait l'espérance et la paix des esprits médiocres, fait
le désespoir des autres. Les idées sont presque toujours les mêmes en
tous les hommes: ce sont les hommes qui diffèrent.


L'AUBERGE DANS LE DÉSERT

La Norvège montre Ibsen, comme étonnée de l'avoir produit. Il est
le grand spectacle de Christiania; on va l'y voir; on y mène les
étrangers, on le nomme dans la rue, et dans la salle publique où il
lit les journaux, en buvant une boisson forte, on le désigne aux
curieux.

Il ne hait pas qu'on l'admire; pour le reste, il ne s'occupe pas des
autres. Il ne lit point, sinon les nouvelles; ni livres, ni poèmes;
il ne va jamais au théâtre, pas même à ses tragédies. De même,
il passe dans la rue, sans s'arrêter aux menues comédies qui s'y
jouent. Ses regards saisissent les gestes, les traits et les visages,
comme une proie qu'ils dissimulent; puis ils se referment sur le
butin, comme on pousse une porte sur un trésor; l'esprit, quand il
est seul, pèse ensuite ses trouvailles dans la chambre secrète, et
l'imagination façonne la matière. Ibsen est bien de l'espèce rapace,
à l'égal des oiseaux de nuit: ils ravissent au vol, plus muets que
l'éclair; puis ils dévorent, solitaires; et avares, ils se repaissent
longuement.

Ces hommes-là vivent en ennemis au milieu des autres. Ils dérobent
la vie pour la refaire. Ils n'ont pas pour elle la bonhomie de ceux
qui la copient. Puissants et inflexibles d'esprit, ils sont timides
dans l'action; leur âme volontaire ne cède à rien ni à personne; mais
dans la rue, ils cèdent le pavé. Cependant Ibsen, marchant à petits
pas, les yeux baissés et les bras immobiles,--si on le heurte, si
on le salue et le force à sortir de soi; ou si, dans son fauteuil,
presque caché derrière un journal, on le tire de sa lecture,--il
montre d'abord un visage hérissé et sévère, les yeux froids sous
les lunettes d'or, et ce vaste buisson de cheveux et de barbe,
broussaille où il a neigé, et où la bouche la plus amère semble
prête à décocher une flèche de fiel. Qu'il lève la tête ou qu'il se
retourne, quand il se croit regardé, l'homme sans liens aux autres
hommes prend d'abord sa défense, qui est cet air dur où l'ennui
timide se retranche et refuse l'accueil. Puis il sourit, ayant
reconnu un porte-flambeau ou un esclave. Mais déjà ce n'est plus lui.

Ibsen, tous les jours, s'en va donc lire les nouvelles dans le salon
d'un hôtel. Que fait-il, cependant, dans la salle commune d'une
maison, où les passants vont et viennent? Ce n'est pas assez qu'il
suive des yeux les mouvements d'une ville, le concours de toutes
ces fourmis dans les tranchées et les tunnels de la fourmilière.
Est-ce bien comme on l'a dit, qu'il épargne la dépense des journaux?
Non; quand cette raison ne serait pas mauvaise, elle ne peut pas
seule être la bonne: Ibsen, à soixante-dix ans, n'a pas pour règle
de gagner une ou deux couronnes sur les marchands de papiers. Je ne
comprends pas un grand homme de cette manière basse.

Non. Je vois dans Ibsen, à l'hôtel, une image taciturne et séduisante
du voyageur sédentaire, en son exil sans retour. Il porte la vie
du solitaire à ces limites confuses, où elle cesse presque d'être
humaine. Se sentir étranger à tout, voilà l'excès de la solitude.
Ibsen, chaque jour, va vivre en banni, à l'auberge, dans le
va-et-vient de tous ceux qui passent, étrangers les uns aux autres et
à lui plus qu'à personne. Qu'ils soient de son pays ou non, il n'est
pas du leur.

Quoi? Un si profond délaissement se démunit encore? Oui, le profond
ennui d'être étranger à sa propre vie met le comble à la profonde
amertume de l'être aux autres. Où la goûter mieux, et toute cette
amère folie, que dans une salle publique, au milieu d'un hôtel qui
regarde sur le port, et les navires en partance, par delà une rue où
le double flot des hommes monte et descend?--A la bonne heure, c'est
être là dans la vérité de notre condition. Ici, après une lecture sur
le vol des mouches, relevant le front, à peine si l'on se reconnaît
soi-même pour soi-même; et la brume où flotte la pensée ne s'étonne
pas du brouillard, où les mâts, dans la rade, finissent de filer la
quenouille d'un jour lugubre à jamais révolu.

Étranger parmi des étrangers, dans une vie étrangère à toute
espérance, voilà ce que le solitaire rumine d'être et l'image qu'il
se forme de la destinée humaine, quand il s'assied dans l'auberge de
la plus noire solitude, qui est le désert des hommes.



VIII

LA MORT FROIDE


L'orgueil de l'intelligence est le plus stérile de tous; c'est aussi
le plus tenace. Il est sans joie, et désolé en ce qu'il console
d'être sans joie. Il reste à ceux qui n'ont plus rien, et à qui il a
fait tout perdre. Toute autre domination donne le contact de la vie;
celle-ci en écarte au contraire.

Les passions du cœur sont pareilles à la mer, dont la jeunesse est
éternelle, et le charme, et la folie: même les tempêtes, quand elles
tuent, emportent la pensée dans un tourbillon magnifique. Mais
l'intelligence est un glacier solitaire; et il faut finir la nuit,
couché sur le morne océan de la neige.

L'orgueil de l'esprit est un artisan d'ennui incomparable. C'est
le tisserand des ténèbres. Partout la nuit, la profonde nuit.
L'intelligence ne prend connaissance que de la nuit: seule à seul,
il ne se peut pas que l'homme la supporte. La nuit est le métier et
la soie; la Parque, la fileuse et l'étoffe qu'elle tisse. Toutes les
idées sont tissues sur le canevas de la nuit.

L'esprit sécrète dans le vide, comme l'abeille fait la cire. Mais
l'abeille ne sait pas ce qu'elle fait, car elle est esclave dans sa
république. La joie de penser ne survit pas à la prime jeunesse; ou
sinon, et si elle y suffit, c'est à une nature bien petite. Tout être
fort secoue l'orgueil de l'esprit, comme un chien ses puces. Quand il
est trop tard, on se tend à l'amour d'une convoitise sans bornes, et
peut-être sans illusion. Car il est toujours trop tard.

La vue déserte du passé, ce réceptacle de mélancolie,--voilà
l'horizon de l'orgueil. Et la pire douleur s'avance, pareille à
l'heure que l'on n'évite pas: la certitude qu'on a été ce qu'on
devait être, et qu'on ne pouvait faire autrement que l'on n'a fait.

On se sent plus léger après avoir pleuré. Aussi, jamais, dans Ibsen,
on ne pleure. La volonté est l'âme d'un monde froid, une imagination
sombre et sans pitié. Face à face, dans la neige, avec la nuit: que
reste-t-il?--La force de pousser la lutte jusqu'au bout. Pour unique
espérance, l'esprit se promet le repos dans le calme du rêve. Car il
faut céder enfin. Le moi n'est pas le plus fort. Il y a beaucoup plus
puissant que lui: et c'est la nuit.

Le dernier mot est à la force. La force est la seule morale du moi et
du monde réel, qui est le monde des corps. L'amour même du vrai est
un culte de la force. Je vois un amour de soi, et sans partage, dans
l'inexpiable culte de la vérité: on abonde en soi-même; et que tout
le reste s'y range, ou qu'il en souffre, s'il veut: quelque chose
qu'on fasse, avec la vérité, on a toujours raison. C'est l'histoire
de tous les fanatiques; et que la vérité de l'un soit l'erreur de
l'autre, quelle meilleure conclusion? «Qu'est-ce que la vérité?» dit
Ponce-Pilate. Du moins le préteur romain ne s'en fait pas accroire;
il pourrait répondre: «la vérité? c'est mes légions.» L'abus de la
vérité est un abus de la force. Je le veux; mais qu'on ne me donne
pas cette église pour le temple du juste. La vérité, toute sa vie,
Ibsen y incline; il y fait tous les sacrifices; puis, il sait ce
que cette foi lui coûte. Mais quoi? Il faut se soumettre. Une bonne
tête doit céder à la force: toute révolte est absurde, indigne de
l'intelligence. Voilà, dans la nuit noire, de quoi aiguiser comme un
couteau le tranchant glacé des ténèbres.


ÊTRE SOI-MÊME

Ibsen tient bon jusqu'à la fin: il ne veut pas se donner tort.
Comment le voudrait-il, puisqu'il ne le peut pas?--Nos idées ne sont
si fortes et ne nous sont d'un si grand prix, que parce qu'à la
longue elles nous façonnent.

Il importe peu que ce que nous pensons nous désespère. Il nous
faut penser comme nous sommes. En vertu de quoi nous avons des
pensées contraires, qui se combattent sans merci, image de notre
contradiction. Ibsen se contredit, comme nous sommes tous forcés de
faire, si l'intelligence ne le cède pas en nous à la passion. Couché
dans le désert glacé où l'empire du moi ne connaît pas de limites,
il tremble de tous ses membres; il n'a même pas besoin de lever les
yeux, pour savoir que l'avalanche pèse au-dessus de sa tête, et que
la catastrophe est pour demain. Il sait donc ce qui l'attend; mais il
ne peut faire autrement que de se coucher sur la place et de dire:
«Voilà par où j'ai pris pour venir en ce lieu; or le chemin que
j'ai suivi est celui que vous devez prendre.» Être soi-même,--il ne
nie point qu'il l'a voulu; loin de là, puisqu'il le veut encore. Le
glacier, l'avalanche et la nuit lui font horreur; mais dans ce froid
nocturne, il persiste à croire qu'il n'y a pas de plus belle couche
pour un homme.

Dans les victoires de la raison, quel profond désenchantement de la
raison! Qu'elle est morte, dans toute sa gloire! Que sa parfaite
logique est peu persuasive! Qu'elle m'est de peu quand elle est tout!
Il est bien vrai que je ne vis pas de théorèmes; et, à cet égard,
la différence du plus juste, du plus étendu en ses conséquences, au
plus pauvre et sans suite, n'est pas grande. J'ai connu tous les
jours davantage combien l'amour et la foi vont ensemble: la vie porte
là-dessus. La foi est vraiment née de l'instinct; et l'instinct
fait tourner les mondes, qui ne savent même pas s'ils tournent,
et n'ont aucun besoin de le savoir, pour tourner. Il va sans dire
que l'instinct, comme la passion, paraît une faiblesse aux gens de
raison, et presque une face du crime. Leur sagesse prévoit un siècle
et un monde sans passion, comme on a compté sur un âge sans péché.
Mais pourquoi s'en tenir là? et pourquoi pas un monde sans vie? La
sagesse ne sera vraiment sage que si elle se passe de la vie.

C'eût été le compte de l'intelligence. Être soi-même, dit Ibsen; il
sait à quoi il se condamne: toujours le nom de l'amour lui vient aux
lèvres; le regret d'aimer l'obsède. Être soi-même, fait-il par force,
mais aimer, rien ne vaut que d'aimer, qui est à dire: de n'être pas
soi-même. Ibsen distingue en vain la loi des hommes et la loi des
trolls, celle des êtres libres qui commande: «Sois ce que tu es,»
et celle des êtres bornés qui dit: «Suffis-toi à toi-même.» Je vois
partout des trolls, et presque pas un homme. L'idée d'être un homme
infatue tous les hommes: comble de ridicule en presque tous. Comme
s'il était permis à leur indigence d'y prétendre; et comme s'il n'en
coûtait pas toute leur fortune, même aux héros.

Qu'on le donne, qu'on le prenne, qu'on le rende, il n'est point
d'amour qu'à ne plus être soi. Le supplice du moi est-il donc
fait pour tous?--A quoi bon y précipiter la foule des hommes, que
son pauvre instinct eût sauvée, mille fois plus sûr que toute
sagesse?--Être soi-même? Comme si plus d'un homme l'était, ou pouvait
l'être, tous les vingt ans, entre vingt millions? Comme s'il y
trouvait, non pas même la joie, mais seulement un peu de repos? Comme
si toute la beauté, toute la vertu, toute la force humaine enfin
d'hommes en nombre infini, n'était pas à ne jamais être soi-même,
supposé qu'il leur fût possible de choisir?--Bien loin qu'ils doivent
l'être, qu'ils ne vivent au contraire qu'à la condition de ne l'être
pas. La pire trivialité n'est point du tout d'être comme les autres;
mais, n'ayant point reçu le don mortel de l'originalité, de prétendre
à en avoir une. O la triste singerie! En vérité, c'est aux singes que
le royaume des cieux n'est pas promis.


L'AMERTUME

C'est l'excès de ma joie qui fait l'excès de ma misère.

L'amour sans bornes de la vie est l'espace infini où je succombe. Je
tremble à cause que j'aime. Je m'éveille dans l'épouvante, à cause de
la splendeur du rêve où je m'endors. Et l'horreur du néant se mesure
à la beauté enivrante de vivre.

Quand on mesure la passion la plus puissante et l'effort le plus
noble de l'âme à l'effet qui les suit, le cœur se brise de tristesse:
la flèche trempée dans le curare ne contracte pas les muscles, et ne
les frappe pas d'une roideur plus convulsive. La déception est encore
plus tétanique, si l'on compte la force que l'on a pour agir et pour
aimer, à la trahison du monde. L'intelligence a si peu de part à ce
profond ennui, qu'elle donne raison au monde. Que ferait-il de cet
amour, de cette force, de cette riche action? Il ne lui en faut pas
tant. Il se défie: là dessous, il sent le moi qui se cache.

Quelle vaste dérision! Une moquerie inhumaine fait mon immense
perspective. Et je n'y puis répondre par la raillerie: même jouée,
mon âme ne joue pas. Vouée au rêve, et en sachant la suprême vanité,
elle préfère ses miracles à l'horrible insulte de ce désert. A la
dérision de la vie, répond la grande amertume.

Déception perpétuelle, ennui total, vide au noyau des passions les
plus pleines, et, chemin faisant, une joie merveilleuse qui n'a
pas de sens,--rien ne pourra me forcer de faire l'écho au rire qui
m'insulte. Mon amour de la vie me confond bien plus que ma tristesse.
Car pourquoi me duper ainsi moi-même, et d'une telle ardeur que
chaque instant renouvelle?

A quoi mesurer la grandeur du moi, sinon au désespoir qu'il y trouve,
et au défi passionné de rédemption qu'il y nourrit?--De là naît
l'amertume. Ibsen est bien amer.

L'amertume est l'ironie naturelle aux âmes fortes. La salutaire
amertume vient du moi et y retourne. Elle est comme une Victorieuse
qui, debout et seule dans la victoire, laisse tomber ses droits: A
quoi bon? et que ferai-je du triomphe? Triompher pour triompher? Mais
je ne suis pas un petit enfant qui joue, pour m'en satisfaire. Après
s'être bien roulé sur le sable, l'enfant a sa mère, qui le met à
table, le caresse et le couche près d'elle, veillant sur sa nuit.

Salutaire amertume pourtant, en ce que le cœur y compare sans cesse
l'extrême, l'unique douceur de l'amour. Il est bien passé, le temps
où l'on pouvait être plus amer aux autres qu'à soi-même. Le moi,
c'est l'astre qui compte ses instants et qui se sent descendre. Ha!
bien plus encore: c'est le soleil passionné de la vie, à son couchant
dans la mer de la mort.

Le moi, c'est la mort.


LE DÉSIR D'AMOUR

Pour se rendre plus noble, et pour croire à sa noblesse, le moi se
fait tout esprit. Il abdique volontiers les passions, et, loin de
l'instinct, il s'intronise dans le royaume mort de la connaissance.
Il le croit faisable, du moins. Dans la pratique, l'esprit ne conçoit
guère un autre lui-même; et il n'y croit pas.

Le moi n'aime pas qu'une personne humaine soit entée sur sa personne.
Il se défie de ce scion vivant qu'on veut insérer à sa tige. Il se
plairait plutôt à ébrancher les arbres voisins: car tout lui fait
ombre. Qu'il le veuille ou non, le moi est le profond ennemi de
l'amour.

Pour ses premières armes, et sans même y faire effort, l'amour tue
le moi. Dans la femme la plus pervertie, il lui reste cette force.
C'est pourquoi la tentation est si aiguë de faire souffrir les femmes
qui nous aiment,--et pourquoi tout bonheur est perdu, si l'on y cède.
Ceux qui ont passé par là, ont su, depuis, la grande vengeance du
cœur: pas une raison de tourmenter ceux qui nous aiment, qui ne soit
folle. Que les femmes soient amères comme la mort: mieux vaut encore
souffrir par elles, que de les faire souffrir.

Après tout, la douleur est la marque de l'amour. La pitié vient
au cœur pour ce qu'on aime. Amour, à toute force, veut effacer la
douleur. Il n'en est qu'un moyen: à soi, qu'amour la prenne. Dans une
âme puissante, le désir de la consolation est pareil à la convoitise
de la volupté la plus tranchante; et la soif est égale de bercer une
créature dans le bonheur qu'on lui donne, et dans la souffrance qu'on
lui fait oublier. Telle est la récompense infinie de l'amour: un
oubli de soi.

L'esprit l'ignore. Le grand désir d'amour, c'est la pitié: plaindre,
et même être plaint. Le moi est un adulte, presque un vieillard:
il méprise ces berceaux; il ne comprend guère cette douceur; il
la repousse. Ibsen, plein de dons qu'il n'a pu faire, connaît la
victoire, de ce cruel amour qui n'a point de pitié, qui ne procure
pas l'oubli, et n'offre enfin à l'homme que les délices d'un combat.
Vivre toujours tendu, l'épée à la main; toujours agir, et toujours
marcher droit, même dans le vide, même quand on le sent aussi vide
qu'il est; toujours se débattre, pour toujours dominer, et sur un
empire misérable: quelle dureté! Quel absurde parti! Et, sur le tard,
si l'on regarde derrière soi la route méprisée, puisqu'on a fini de
la parcourir, quel regret!

Je vois dans Ibsen une douleur bien rare: il n'a pu s'oublier. La
merveille n'est pas de garder la mémoire, c'est d'en souffrir. Son
désespoir lui rappelle que riche du grand amour, il n'a pas su en
être prodigue. Il faut plaindre les pauvres de cœur, mais combien
plus ceux qui sont les plus riches, et nés pour donner: à la fin, ils
se déplorent eux-mêmes, et leur richesse qu'on envie. Car ce n'est
encore rien d'avoir tant à donner: considérez la misère de n'avoir
pas trouvé à qui l'on donne. On demeure en soi, malgré soi. On tue
l'amour, sans le vouloir, à force de le chercher. Et sans plaisir: on
n'a même pas eu la joie du meurtre, cette basse passion du moi, qui
fait les âmes meurtrières.



IX

LE MOI EST LE HÉROS QUI DÉSESPÈRE


O la dure passion, celle d'être! Chaque heure du jour la renouvelle.
Tout est beau; tout est sans prix; et tout fuit. L'amour n'est-il
pas beaucoup plus impitoyable que la haine?--L'amour me fait sentir
à tout instant la valeur et l'étendue de ma perte. Le bonheur des
saints est celui-ci: ils possèdent davantage à mesure qu'ils perdent.
Tout ce qui leur est pris d'instant en instant, leur fait un étrange
avancement d'hoirie. J'entends la gaieté des saints. Pour tel que va
le commun des hommes, les optimistes jouissent le moins de la vie, il
me semble; ils ignorent les délices tremblantes de la possession très
précaire, qui la font goûter cent fois dans le cœur et dans la pensée
comme par le fait de la chair même.

O de toutes les passions la plus dure,--celle d'être! Plus tu aimes
la vie, et plus tu désespères de vivre. Car, tu en sais bien la
fin: ici un souffle; et la lumière est éteinte. Et que cette divine
illumination brille sous le ciel sans moi?--Quel abîme de désespoir
m'ouvrent mes seules ténèbres!

Les sages sont sans doute les médiocres, selon l'opinion des anciens.
Et les médiocres sont les indifférents. Mais les plus tristes aiment
le plus la vie. Ils sont l'âme du sablier qui s'écoule. La profonde
amertume est déjà sur la langue des hommes, qui ont baigné de tout
leur être dans la lumière du soleil, qui l'ont aspirée par tous les
pores, comme un fleuve de miel. Ce n'est pas à cause que mon père
a mangé du fruit vert, que j'ai la bouche agacée du goût aigre;
mais parce qu'il a trop aimé le miel, et que mes lèvres en sont
barbouillées: elles l'ont été dès les siennes. Chaque jour, cette
onction délicieuse s'épuise; et plus je la dévore, plus j'en suis
avide; et ma gorge se fait très amère.

Ibsen est le type de la grande amertume. C'est le goût propre de la
vérité. Et son propre mouvement, c'est qu'elle dévaste.

Qui peut nier l'importance souveraine de Dieu pour la vie de
l'homme?--Je laisse de côté la conduite; car, si la peur n'a point
créé les dieux, la crainte suffit à créer les lois. En politique, les
plus forts s'arrangent toujours pour être les plus justes; ou pour le
paraître, ou pour forcer les plus faibles à le croire, s'ils ne le
sont pas. Mais bien plus que la cité, c'est le bonheur de l'homme qui
est en jeu. Il est étonnant que si peu de gens s'en doutent. Comme
le sang coule dans les veines, l'attrait du bonheur se répand, dès
l'origine, dans l'âme vivante. Toute la vie gravite vers le bonheur.
C'est la première loi. Rien n'est calculable que selon elle. Je ne
pense point qu'une orbite y satisfasse, sinon celle de la foi, et
si l'on veut, de l'ignorance. Je ris d'une sagesse qui détruit le
bonheur. Athènes n'a pas si mal fait de donner la ciguë au trop sage
Socrate. Je ne vois point de bonheur qui ne justifie toute ignorance.
Si pauvre soit-il, et si épaisse qu'on la voudra. Ibsen en est plein
d'atroces exemples: jusqu'à la fin, il montre qu'un même coup de vent
emporte l'ignorance et les semblants du bonheur. Il ne jouit pas de
son œuvre; il en pèse les ruines. «Écoutez-moi bien,» dit Solness.
«Tout ce que j'ai réussi à faire, à bâtir, à créer, à rendre beau,
solide, et noble cependant,--tout cela, j'ai dû l'acheter, le payer,
non pas avec de l'argent, mais avec du bonheur humain. Et non pas
même avec mon propre bonheur, mais avec le bonheur d'autrui.»

Il faut croire, et ne pas le savoir. Ou, il faut ne croire à rien,
mais ne pas s'en douter.

On nous parle sans cesse des anciens, qui, dit-on, n'avaient pas
besoin de Dieu pour vivre. En effet, il leur en fallait cent, et
plutôt que de n'en pas avoir un, ils s'en donnaient mille. Qu'importe
l'opinion de deux ou trois philosophes? Ils n'ont jamais compté
pour rien. La philosophie n'est jamais qu'un dialogue des morts.
Il faut des dieux aux vivants. Sauf quelques maîtres de danse qui
inventent l'histoire pour s'en faire des arguments, tout le monde
sait que la cité antique est née du culte. La religion est mêlée à
tous les actes de la vie publique. Le peuple y est plus dévot qu'il
ne l'a jamais été depuis. La cité antique est fondée sur l'autel des
dieux. Toute la différence est que ces dieux ne commandent point la
vertu ni le scrupule par leur exemple; mais les lois y ont toujours
suppléé, et fort durement. La manie de confondre la religion dans
la morale n'est pas le fait d'un esprit bien libre. Que toutes deux
se soutiennent, il est vrai; mais inégalement. L'une se passe fort
bien de l'autre,--qui est la religion. La morale ne lui rendra
pas la pareille: elle ne peut. C'est à la vie même que se lie la
religion; elle procède de l'instinct le plus radical dans l'homme, le
désir de vivre. La morale n'est, toute seule, qu'une règle générale
de convenance: il s'agit d'accorder les actes et les appétits de
chaque homme à ce qu'exige le puissant instinct commun à tous. C'est
pourquoi la morale varie; et la religion ne s'en soucie guère: elle
ne s'inquiète pas de ces variations; car le fond de l'homme demeure
le même.

Il n'est pas un de ceux qui invoquent les anciens, qui pût souffrir,
un seul jour, la vie antique. Gœthe était plus prudent: il voulait
que l'on accordât l'ancien plaisir de vivre et la souffrance
nouvelle. Et enfin, ces temps sont fabuleux. Quoi encore? Les grandes
âmes, dans l'antiquité, étaient tristes aussi.


L'ironie n'est pas médiocre de voir les grands esprits rejeter la
religion, sans pouvoir se défaire de la morale. Ibsen est admirable
dans cette entreprise. On lui croirait des remords. Je sais bien ce
que c'est: sur les ruines, c'est le cri de la vie.

La morale est le journal de la religion. On brûle tous ses livres,
et on ne peut se passer de lire le journal. Ibsen se rend peu à peu
entièrement libre de Dieu, du culte et de toute église. Il ne se
délivre pas de soi. Il essaie en vain de dépouiller la morale. Pas
un homme un peu profond ne ferait mieux que lui: nous nous regardons
trop faire. Quand nous invoquons le plus la vie, et que nous portons
plus avidement la main sur elle, c'est qu'elle nous échappe. De
quoi s'affranchit-on?--De la vie, et non de ce qui la gêne. On ne
dépouille pas même l'instinct de vivre: on ne rejette que le goût qui
y attache. Et l'on ne peut se délivrer de la conscience. C'est le
contraire qu'il faudrait faire, si l'on était sage; mais c'est ce qui
n'est pas possible. La sagesse ne manque pas tant que les moyens.

Pour être libres, et par une pente fatale, nous détruisons tout ce
qui n'est pas le moi: c'est en vain. Bientôt, en dépit de tous les
efforts, le moi rétablit ce qu'il a voulu détruire. Mais la joie a
payé les frais de la guerre.

Quiconque arrive à la connaissance de cette détestable contradiction,
se désespère: il s'est découvert une incurable maladie. Et ceux qui
ne la découvrent pas, font pitié à penser: ce sont des infirmes qui
proposent leurs béquilles et leur paralysie en panacée non seulement
aux malades, mais aux gens bien portants.

L'esprit n'exige aucunement le bonheur de l'homme, ni la vie. Voilà
ce qu'on ne peut trop redire. Cet impassible ennemi tend à tout le
contraire. Comme s'il devait tant s'agir de l'esprit, quand il s'agit
d'abord de vivre?


Ibsen se replie sur soi-même, comme la forêt que courbe un éternel
orage, et le vent la fait moins ployer qu'il ne la violente. Ainsi
nous tous, qui sommes sans espoir, nous vivons en Norwège. C'est un
climat de l'âme; et il règne aussi en Angleterre, quelquefois, et
parfois aussi en Bretagne. On peut quitter un pays, et se porter dans
un autre; on laisse l'océan derrière soi. Peut-être même, l'amour
aidant ou, s'il en est, une autre occasion divine de fortune,--l'âme
connaît-elle diverses saisons. Mais le climat de la pensée, une
fois établi, ne varie guère; l'intelligence le fixe une fois pour
toutes; et le siècle nous y retient avec une inflexible rigueur. On
ne s'échappe pas; ni on n'échappe au monde, ce qui est pis. Que ce
monde-ci croie à la joie, et qu'il la goûte, ou qu'il ait l'air d'y
croire, il fait comme s'il y croyait. De là vient la loi sans pitié
que la foule des hommes fait peser sur l'homme sans espérance. Il
n'est pas aimé, ni même haï, si l'on veut: il est mis à l'écart. Il
a voulu l'être; ou plutôt il y a été forcé, en vertu de sa nature,
à raison de ce qu'il est et de ce que sont les autres. Mais combien
ils se sont tous compris, à demi mot, sans se concerter, pour rompre
tous les ponts entre les deux rives. Voilà notre Norwège et le
climat social de ceux qui, privés de Dieu, ne se peuvent passer de
Dieu; à qui la vie ne rend presque rien de l'immense trésor qu'ils y
placèrent, et qu'ils y ont perdu.

Il n'est pas si facile que les rhéteurs et les médiocres le
prétendent, de se faire un Dieu du genre humain. Le corroyeur de
Paphlagonie a beau se frapper sur la cuisse, le dieu dont il est
membre, et l'une des plus fortes bouches, ce dieu n'est pas de ceux
qu'on accepte les yeux fermés, ni à qui l'on se livre: car adorer,
c'est se livrer. Mais au contraire, ceux qui ont été si puissants
que de se soustraire à toute contrainte, et de tout immoler, même
le bonheur, à la passion d'être libres, ceux-là, qui ont repoussé
le meilleur maître et le plus beau de tous, ne sont pas près de se
livrer à la première puissance venue. Eût-elle nom «Humanité», elle
n'est pas si belle que son nom; et comme il faut toujours que des
hommes vivants fassent un corps aux abstractions, pour qu'elles
aient l'air de vivre, celle-ci leur emprunte une laideur par trop
insolente, même dans une idole.

Que reste-t-il en cette extrémité?--Une douleur passionnée d'avoir
vécu, que le désespoir de mourir rend manifeste; et le regret sans
fin de l'unique bonheur: c'est le regret du grand amour; et, ne
l'ayant pas reçu, le remords de ne s'être pas entièrement donné
soi-même. Car à moins de l'éternelle vie, cette vie ne nous est rien
que la somme de tout ce que nous pouvons perdre.

Dans les honneurs qu'on lui a rendus, Ibsen m'a paru le plus
dédaigneux des vieillards. Au banquet que lui offrirent les femmes
libres, il fit en deux mots l'éloge de la famille. Ayant dîné avec
eux, il dit aux révolutionnaires qu'il allait finir la soirée chez
le roi; et aux courtisans il annonça, du ton discret ordinaire à son
exquise politesse, qu'il irait souper chez les anarchistes. Ce grand
homme ne croit plus guère aux idées. L'artiste seul demeure. Il est
fidèle, par tempérament, à la fiction d'une vie libre et pure. Avant
tout, sa fibre est morale: c'est elle qui fait le lien entre les
contradictions. Il a la conscience forte, comme il a de gros os.

Je suis d'un œil avide son déclin furieux. Une immense amertume se
fait jour dans son indulgence et son mépris. Il ne pense qu'à soi;
il ne vit que pour soi; et sans doute avec horreur. Les outrages de
la fin, les atteintes de la vieillesse et de la mort, il se roidit
là contre, comme on se défend d'une irréparable injure. Il fait le
brave. Dans ses maux, il lève la tête, et je crois l'entendre faire
son _Oraison du mauvais usage des maladies_.


Je m'irrite, parce que je suis seul; et qu'il ne me reste rien.

Je n'avais que la vie. Je la méprisais comme un néant. Et pourtant,
elle seule était solide; elle est encore tout ce que je tiens, et qui
déjà m'échappe. Ainsi, je suis enchaîné tout entier à ce qui n'est
presque point. Précieuse et misérable vie; fortune qu'il faut perdre,
et qu'on ne retrouve pas; nulle et réelle toutefois, en ce qu'elle
est la seule où l'homme puisse atteindre, dès l'instant qu'il ne peut
plus sortir de lui.

Elle ôtée, je perds tout: et je me le dis sans cesse. Et le cours du
soleil, l'ombre qui me suit, sans cesse le répète. Le vieillard est
celui qui fait les comptes de sa perte et qui ne peut s'en détacher,
chaque heure effaçant un nombre à la colonne des chiffres: à l'avoir
de mon bien, plus qu'une page; plus qu'une demie; plus que trois
lignes; plus... Qui me consolera dans l'ignoble extrémité de ne plus
être? Sont-ce les hommes? Mais ils continueront bien d'être sans moi.
Il faudrait que je crusse infiniment à moi-même, pour un peu croire à
vous. Mon éternité seule pourrait être le gage de la vôtre.

Vos bons offices ne m'aideront pas à mourir. La sainteté ne dépend
pas de vous. Il est trop tard. Je vous en veux de ce que vous n'avez
pas fait, d'abord, en voyant ce que depuis vous vous mêlez de faire.
Vous m'aiderez bien à mourir?--C'est à vivre qu'il fallait m'aider:
j'y aurais pu garder foi; vous l'avez ruinée de bonne heure, au
contraire. Je n'ai rien dû qu'à moi seul. Et s'il n'avait tenu qu'à
vous... Désormais je suis pour moi-même ce qu'autrefois vous fûtes;
et ce que j'étais alors pour moi, vous l'êtes en vain: je n'y crois
plus.

Je vous le dis amèrement: vous ne m'avez pas connu.

La force de l'homme qui ne s'emploie ni dans la politique, ni dans
les journaux, ni dans les affaires, ni dans les armes est ce que
l'on connaît le moins. Il n'est médecin ou savant ingénieur qui ne
se croie bien plus utile qu'un saint ou qu'un grand poète,--et,
après tout, qui ne le soit. Je n'y contredis plus. Mais quand les
gens d'affaires, le soir, se mettent au lit, ils se couchent assurés
d'avoir donné un effort incomparable, ayant usé du jour à leur
profit, et à celui des autres hommes par surcroît. C'est en quoi ils
se trompent. Pour le prix et l'utilité, il va sans dire que le labeur
de ces hommes affairés vaut son poids d'or; et chaque médecin, chaque
journaliste est un digne Titus qui, sur le tard de la nuit, peut se
rendre le témoignage de l'empereur romain. Mais pour la force et la
valeur qui bat au cœur d'un homme, un saint dans sa cellule, et le
grand poète devant son écritoire, ne souffrent pas qu'on les compare
à personne; et pourtant, ni le premier ne se vante, ni le second
n'est sûr de rien. Ils disent comme moi: «Je suis ma propre ombre...
Ma conscience inquiète me torture. J'ai vu, soudain, que tout,
vocation, travail d'artiste, et le reste, ce ne sont que des choses
creuses, vides, insignifiantes, au fond.»

Il vous est trop facile aujourd'hui de m'entourer, après m'avoir
condamné à la fuite. Qu'ai-je à faire de vos louanges? Ce n'est
même pas un semblant d'amour: car on n'aime en vérité que ceux qui
souffrent; vous m'avez laissé souffrir solitairement.


Que suis-je pour vous? Rien de plus qu'un nom, une façon de statue.
Vous me montrez aux étrangers, je le sais. Vous me couronnez comme
un mort: c'est les tombes que l'on fleurit. Je vous saurai gré
de l'admiration, quand la pierre du sépulcre sera chaude de vos
lauriers. Mais qui aime les tombes? On se glorifie d'elles, qui ne
nous sont rien. En moi, vous ne vantez que vous. Je n'ai jamais pensé
à vous vanter en moi.

C'est l'amour qu'il me fallait, et quand je pouvais le rendre, aussi
vif, aussi chaud que je l'ai senti: jeune et fort, comme j'étais, et
comme il me semble si indigne de ne plus être. Alors, j'eusse vécu;
et tout eût été changé. Oh! combien je vous reproche la vie que j'ai
tant de fois découverte, et que je n'ai pas possédée! Ce soir, je
regarde derrière moi; je pense avoir fait le rêve de vivre, comme le
pauvre, mourant d'inanition, songe dans son dernier sommeil qu'il
s'assied au haut bout de la table, pour un festin royal.

Vous protestez en vain de vos sentiments pour moi. Il est trop tard,
vous dis-je. Il est trop tard; et peut-être, pour tout.

Il est trop tard pour me plaire au succès. Nous ne parlons plus la
même langue. La jeunesse est passée. Je ne sais plus me vendre. La
monnaie du bonheur n'a plus cours dans ma maison. Qu'en ferais-je?
La douceur de vivre, la joie des passions au soleil, l'ivresse de
croire et de gravir la montagne, quand on ne pense même pas jamais
descendre, voilà les biens que vous ne pouvez pas me donner. Pourtant
vous avez su me les prendre. Tous vos trésors prodigués ne me les
rendraient pas. La fortune et la gloire, comme vous dites, ne sont
que la rançon d'un prisonnier, que vous avez fait mourir dans sa
prison, avant de le délivrer. Je suis maintenant captif de la mort.
Perdu dans ce terrible infini du vide, où l'homme ne tombe peut-être
au précipice que poussé par la désolation, ou pour avoir glissé sur
l'arête d'une route glacée,--je roule maintenant sur la dernière
pente.

Laissez donc. Je vous dis merci; je prends vos offrandes; et votre
applaudissement fait un bruit agréable à mes oreilles. Mais ne
comptez pas sur une plus ample reconnaissance. Je ne vous aime pas.
Vous ne m'avez pas assez donné, quand il était temps.


Je suis le type du meilleur homme, et du pire: celui qui ne peut plus
vivre et qui vit cependant. L'horreur de chaque vertu m'est présente,
et le bien dans chaque crime. Tout est condamné par l'homme, qui ne
juge qu'en homme. Je suis celui qui sais vouloir et qui déteste sa
volonté.

Je ne me plains pas: car de quoi serait-ce? Je devais être ce que
je suis. Et vous deviez être ce que vous êtes. Il fallait que je
finisse dans l'amertume de vos honneurs, comme je devais vivre dans
la solitude. Il fallait que vous en fussiez coupables envers moi;
mais je l'ai été contre vous, de n'être pas ce que vous êtes. Je sais
aussi ce crime. Parfois, je m'en absous.

Le seul qui soit mon égal en Europe se meurt, comme je fais, malade
aussi et au même âge: mais heureux, celui-là, jusque dans la dernière
angoisse. Voilà en quoi il me domine: il a le bonheur: il n'est que
de croire à la vie, pour croire à soi-même. Sa foi lui vient de
vous, hommes. A moi, vous l'avez refusée. Je suis plus intelligent
que lui: je le comprends et il ne me comprend pas. Mais c'est peu de
l'intelligence.

Je vais me taire. Je vous ai habitués à beaucoup de silence. Je n'ai
pas ouvert bureau public de conseils, d'oracles ni d'avis. Je me suis
détourné de toute votre politique. Ma bouche est pleine d'ennui parce
que je vous parle. L'atroce sentiment de ne point avoir en vous de
semblables, était sans doute en moi de tout temps; mais combien vous
l'avez fait grandir! La foi vient de vous seuls, ô hommes; et de vous
seuls, la vie. Ainsi ma grande mort vous accuse. Car je suis grand.
Mais si j'ai la grandeur, depuis longtemps, je sais, moi, que j'ai la
mort égale. Et c'est de quoi je me désespère; rien de plus ne m'est
laissé.

Qu'importe le dernier été, et les froides illuminations de la gloire?
Qu'importe toute victoire? Où il n'y a qu'un homme et que la vie,
il n'y a rien; la mort coupe au plus court. Seule elle est là,
l'inévitable torture. Tous les biens du monde, en vain, chargeraient
ma tête: j'en serais écrasé davantage. C'est en vain que l'on me
ferait les plus riches promesses: possesseur de l'univers entier, il
me manquerait l'espérance du seul bien désirable: je suis dépossédé
de ce qui dure. Je triomphe et je désespère. Je me possède; je vous
possède; et je n'ai rien.

1901



DOSTOÏEVSKI


_Né à Moscou, le 12 octobre 1821. Mort à Pétersbourg, le 28 janvier
1881. Il perd sa mère en 1837, son père en 1839. Il étudie à
Pétersbourg, dès 1837, avec son frère Michel. Il entre à l'École du
Génie militaire, en 1841; il donne sa démission en 1844. Il vit dans
la misère jusqu'en 1846, où il publie avec succès _f>les Pauvres
Gens_. De 1847 à 1849, il donne sans succès plusieurs nouvelles et
romans._

_Il est impliqué dans l'affaire des Pétrachevtsy, arrêté en mars
1849, condamné à mort le 22 décembre 1849; commué en quatre ans de
travaux forcés et à la déportation, il part pour la Sibérie, le 25
décembre 1849._

_Il vit au bagne, de 1850 à 1854; il en sort le 2 mars 1854. Il est
incorporé, comme simple soldat, dans un régiment sibérien; il y sert
deux ans; et libéré en 1856, sans aucunes ressources, il se remet à
écrire._

_Il épouse la veuve d'un médecin militaire, femme malade et plus
âgée que lui; il adopte le fils de cette femme. Vie misérable à
Semipalatinsk, 1857-1858. Après bien des démarches, il obtient de
rentrer en Russie: d'abord, à Tver, 1858-1860; enfin, à Pétersbourg,
où il est rendu à la liberté entière, sans conditions. Son épreuve
et son exil ont duré douze ans. Dès cette époque, il a deux ou trois
amis dévoués._

_Il fonde une Revue avec son frère, 1861. Elle a du succès. Elle est
résolument russe et nationaliste. Il publie _Humiliés et Offensés_,
puis _la Maison des Morts_, 1861-62. Ces deux années sont les
meilleures qu'il ait encore connues. Il a quelques ressources, et
peut faire des voyages à l'étranger, 1862-63. Mais sa santé est de
plus en plus mauvaise: atteint d'épilepsie, depuis 1849, les accès se
multiplient lamentablement; et sa femme ne cesse plus d'être malade.
Enfin, il joue et perd au jeu tout ce qu'il a._

_En 1863 triple désastre: sa femme et son frère meurent; sa revue est
supprimée, pour raison politique. Deux familles restent à sa charge,
avec quinze mille roubles de dettes._

_Trois années terribles, de 1864 à 1867. Il est seul à 45 ans, plus
abattu chaque jour par l'épilepsie, accablé de soucis, traqué par les
créanciers. Il publie alors _Crime et Châtiment_, 1865-66._

_Le 15 février 1867, il épouse une jeune fille de 22 ans, Anna
Grigorievna Svitkine. Il a eu quatre enfants, deux morts en bas âge,
deux qui survivent._

_De 1867 à 1871, il passe près de cinq ans à l'étranger, chassé de
Russie par la terreur de la prison pour dettes. Le plus souvent il
est à Dresde ou il aurait pu voir Ibsen et Wagner, qu'il semble ne
pas avoir connus même de nom. Le reste du temps, il séjourne en
Italie, en France, en Suisse et surtout à Genève, qu'il déteste._

_Ces années peineuses et misérables sont pourtant capitales dans son
œuvre. La revue de Katkov, le célèbre nationaliste orthodoxe, publie
_l'Idiot_, en 1868; _l'Éternel Mari_, en 1870; _les Possédés_, en
1871-72._

_En 1871, Dostoïevski rentre a Pétersbourg. Il n'en sort plus._

_De 1875 à 1877, il édite une brochure périodique, dont il est le
seul rédacteur, et qui fonde, soudain, sa gloire. Le _Journal d'un
Écrivain_ obtient un succès immense. Il fait plus pour Dostoïevski,
cent fois, que tous ses chefs-d'œuvre ensemble. A 56 ans, il devient
la voix de la Russie même. Il est l'écrivain national de son pays. En
toute circonstance, il parle désormais pour la nation: à propos de
Pouchkine ou de Nékrassov, au sujet de la guerre contre les Turcs,
aux étudiants, aux juges. Il a pour lui le peuple et les lettrés._

_En 1880, il donne _les Frères Karamazov_._

_Il meurt le 28 janvier 1881. On lui fait des funérailles à la Victor
Hugo. Quarante-deux députations suivent le convoi, et représentent
toutes les classes de la société. Le cortège s'étend sur la longueur
d'une lieue._

_Quinze ans plus tard, Tolstoï condamnant tous les livres et
les siens mêmes, n'excepte dans l'art moderne que les œuvres de
Dostoïevski._



_Jusqu'ici, je n'ai point nommé Dostoïevski._

_Je n'ai jamais laissé voir le visage de Fédor Mikhaïlovich dans mes
clartés de midi, ni dans mes brumes. Je réservais ce nom et cette
figure à quelque longue nuit de méditation où, faisant mes comptes
avec la grandeur de vivre, et toute la souffrance quelle implique, il
me faudrait comparer la somme à ce que je connais de plus fort et de
plus ardent, sinon de plus pur._

_Voici l'heure._

_Cette nuit, j'ai vu l'arbre de ma peine sortir de mon cœur; et,
couché sur le dos, les yeux dans les étoiles d'hiver, chétif lié à la
mère, et tel que je serai dans le ventre éternel, renoué au nombril
de la mort, je mesurais, avec le calme du vertige suprême, le jet de
la tige douloureuse; et je suivais du regard mon arbre dans toute
sa croissance, depuis les racines du sein noir jusqu'aux glands des
planètes et a ces capitules de lumière, qu'on dit aussi naïvement
asters._

_J'étais là, comme une écaille à l'écorce de la vie et de la terre._

_Et pourtant, dans cette stupeur profonde, mon âme pleine d'amour
était la sève même de l'arbre. Et j'ai parcouru toute la colonne de
l'aubier vivant. Et toujours montant, dans mon silence, je palpitais
au firmament entre telle et telle fleur céleste, ou pensée, ou
sentiment._

_Alors j'ai senti, dans la fière cohorte de ceux que j'aime le
plus, comme l'explosion d'un salut; ou bien, au milieu d'une joie
déchirante, telle la rencontre, souriant, du mort le plus chéri, se
levant pour me donner la main et me baiser au front, ce nom et cette
présence admirables: Dostoïevski._

_En lui, je veux me discerner moi-même. Il faut descendre dans ce
précipice, au flanc de la montagne; et il faudra remonter la pente,
du fond le plus bas, jusqu'au sommet qui s'égale aux plus hautes
cimes. Toute la noirceur des crimes, la folie des héros, l'infamie
des actes, le monde porte ces masques; et Dostoïevski n'en dissimule
pas l'horreur. Mais il en est de ses laideurs et de ses ténèbres,
comme des gueux, des pauvres, des petites gens dans Rembrandt: des
rois, des saints et des grands-prêtres cachés sous les haillons._

_Il faut pénétrer cette abondance terrible d'amour: c'est alors que
le pur visage de la vie se découvre, une ardeur pour la beauté que
rien ne lasse, un cœur aimant, un élan vers la lumière, une volonté
qui tend sans relâche à la rédemption._



I

SUR SA VIE


Il est né en automne. Il est mort en hiver.

Il a vu le jour dans une chambre triste, au fond d'un hôpital où son
père était médecin. Un soir de brouillard glacial il a rendu l'âme
dans la saison noire. Il a beaucoup respiré la nuit polaire. De
l'aube triste aux pleines ténèbres, il a toujours eu commerce avec
l'ombre, et l'odeur des pauvres a toujours flotté autour de lui.
L'hôpital de sa naissance était l'hospice des mendiants.

Le second de trois frères et quatre sœurs, il a perdu sa mère comme
il avait quinze ans, et bientôt après, son père. Il est de ceux à qui
les noirceurs de la vie ont été révélées de bonne heure.

Enfant, il a passé deux ou trois fois l'été à la campagne. Ses
parents avaient un petit bien, à trente lieues de Moscou près de
Toula, voisins de Tolstoï, après tout, dans ce pays immense. Toute sa
vie, il a rêvé des champs, et il n'a vécu que dans les villes.


A l'hôpital Marie, c'était déjà la gêne. Une famille nombreuse, et
plusieurs serfs domestiques, se pressaient dans un espace étroit: à
dix ou douze, ils avaient deux chambres et une cuisine. On vivait là
pauvrement, mais chaudement. Une pitié ardente était la flamme de
la maison. Le père, grand lecteur des Écritures; la mère, humble et
maladive, toujours prête à l'oraison: tous les deux, d'une foi que ne
trouble aucun soupçon de doute. C'est l'antique esprit de la plaine,
entre Europe et Asie, les mœurs anciennes, la simplicité familière
et la douceur d'Orient, avec la règle scrupuleuse des chrétiens.
L'austérité n'a rien, ici, de la roideur propre aux puritains
d'Angleterre ou aux piétistes du Nord. Ils sont moins durs, ces vieux
Russes, qu'ils ne sont résignés. De violents éclats traversent leur
silence. Ils ont cette faculté d'émotion, qui est si générale en
Orient. Ils peuvent ne jamais rire; mais ils pleurent; ils savent
pleurer, et n'en rougissent pas.

Le père de Dostoïevski était de cette petite noblesse qui sert dans
les rangs infimes de l'armée et de l'État. Elle a joué, là-bas, le
rôle de la bourgeoisie en France. Ces nobles sans fortune et de rang
médiocre sont artilleurs dans l'armée, ou médecins, ou professeurs à
la ville, ingénieurs, chimistes. Comme ils n'ont rien que le maigre
salaire d'un métier ou d'un grade sans prestige, ils épousent les
filles des marchands. Telle était la mère de Dostoïevski, docile,
totalement soumise à son mari, la servante chrétienne de la famille,
partagée entre le ménage, les couches, la prière et le soin des
enfants.

Les sœurs plus jeunes, un peu à l'écart, les deux fils aînés, Fédor
et son frère Michel, toujours ensemble, liés comme le pouce et
l'index, sont voués aux mêmes études, et, jusqu'à vingt-cinq ans, ne
se quittent pas.

Le jeune Dostoïevski est élevé dans l'intimité profonde de la
famille, où le lien religieux fait un nœud si solide à tous les
autres. Il est sensible à l'excès. Sombre et tendre, pensif et
violent, d'humeur parfois exubérante, le plus souvent taciturne, en
tout il est extrême. Comme tous ceux qui sentent avec passion, il se
donne peu et se concentre en lui-même, incapable de se prêter et ne
pouvant se donner que totalement. Affamé d'affection, il ne se lie
pourtant pas. D'ailleurs, il semble avoir toujours été d'une santé
chétive. Sinon malades, ils sont tous de corps inquiet, dans la
famille.

Il ne nie pas qu'il n'ait eu un amour-propre sans limites. Son
caractère maladif, sa complexion chagrine ne lui permettent pas de se
plaire en société. Cependant, il aspire à l'amitié, en tous temps et
de toutes ses forces.

Il n'a jamais été de loisir. Les peines moindres ne le quittent que
pour faire place aux plus grandes douleurs. La maladie le hante sans
relâche; elle est toujours sur ses talons. Quand lui-même n'est pas
malade, la maladie est encore dans la maison: elle lui tient sa mère,
ou son frère, et plus tard sa femme. Avec les ans, ses soucis n'ont
pas cessé de croître.

Dostoïevski est malheureux dans toutes ses affections. Je m'étonne
de lui trouver moins d'orgueil que d'amour-propre. Tout l'orgueil
est pour sa nation. Quant à l'amour-propre, il n'est point en lui
de vanité, ni le signe qu'il se préfère à autrui; mais, comme il
ne connaît point le contentement de soi, il craint le jugement des
autres: il redoute en eux la fausse note; il pressent l'erreur à
son endroit; il devance l'injustice qui l'afflige. Sa défiance est
toujours dans l'ordre du sentiment: enfin, il veut qu'on l'aime!
Le risque de n'être point aimé l'irrite ou l'indigne. C'est le
seul homme qui ne soit pas plus petit, à mesure qu'on le voit plus
susceptible.

Rien ne lui sied moins que les usages de la haute société. Ce n'est
pas qu'il soit d'allures ni de mœurs populaires. La vulgarité lui
est encore plus étrangère que la distinction naturelle à l'homme du
monde. Il n'est bien vêtu et bien élevé que selon sa propre règle.
L'effacement est la politesse, en société. Une âme originale, plus
qu'au génie, fait crier au scandale. Si les gens du monde sont une
monnaie d'or, pour qu'elle ait cours, il faut que la pièce ne soit
plus neuve, que la frappe ait cessé d'être nette, que l'effigie ne se
laisse pas reconnaître. D'or ou de plomb, un Dostoïevski ne souffre
pas d'être effacé. Il peut avoir l'élégance de sa simplicité, dans
la mise la plus simple; mais il ne sait pas porter l'habit; il n'est
pas à l'aise dans les vêtements que la coutume impose, ou la mode:
il y est déguisé. Il y a des hommes qui transparaissent, quoi qu'ils
fassent, à travers tous les usages du monde: ils offrent le scandale
de la nudité. Les usages ne sont faits que pour donner une enveloppe
commune à l'animal commun. Tel héros de salon n'est lui-même que dans
l'habit de tout le monde. Mais Dostoïevski ne peut vêtir l'habit de
tout le monde sans paraître porter une défroque, et s'être glissé
dans le vêtement d'autrui.

       *       *       *       *       *

Plus il tâche à vivre en société, et moins il est sociable.

Plus il aspire à l'amour, moins il se croit digne d'être aimé. Il ne
peut se faire à l'idée d'être tout pour les autres; et moins d'être
tout pour eux, il ne veut pourtant rien être. Voilà le tourment des
cœurs passionnés.

Un besoin d'amour toujours déçu. Il pressent, il sait trop qu'il pèse
cruellement à ceux qu'il aime.


Tout jeune homme encore, il ne dort pas, «à cause des pensées qui
le torturent». Les mots désespérés sont ses propos d'habitude:
il souffre de la ville, il souffre de la solitude, il souffre de
soi-même et des autres; «Pétersbourg et ma vie m'ont paru affreux,
déserts», dit-il un jour; et il conclut: «Si ma vie avait dû
s'arrêter en cet instant, je serais mort avec joie.» Il ne fait
presque jamais ce qu'il veut, et telle est la maladie mortelle pour
tout homme qui a une volonté, et une œuvre qu'il rêve d'accomplir.
Est-ce la mauvaise fortune qui le rend malade? Est-ce la maladie qui
entrave sa fortune? Dostoïevski est toujours empêché. Dès les vingt
ans, la maladie et la misère se partagent cette vie, comme deux
chiennes éternelles, lâchées par le maître des meutes infernales.

Avant le temps de sa grande révolution morale, le dégoût de ce qui
l'entoure, la gêne, les transes nerveuses, les soucis le rendent
presque fou. L'idée du suicide le hante. Il tourne à l'hypocondrie.
Il est rongé d'insomnies. Plusieurs ont alors pensé qu'il dût perdre
la raison. Il est avide de plaisir, mais le plaisir l'écorche vif;
la volupté le détraque, la jouissance l'atterre. S'il se prive, il
souffre; et il souffre encore plus quand il sort de privation. La
ville ne lui vaut rien, et il est condamné à y vivre. «Pétersbourg
est un enfer pour moi.»


La gêne et même la misère l'ont tourmenté sans répit. Le malheur
l'accable, à tous les âges. Entre les deux extrémités de la douleur
matérielle et de la douleur morale, il se débat dans une lutte
perpétuelle.

Au début comme à la fin, il gémit: «Que m'importe la gloire, quand je
travaille pour mon pain?»

       *       *       *       *       *

On dit parfois que la misère est bonne aux grandes âmes. Il paraît
qu'elle les fortifie. C'est l'idée de ceux qui n'ont jamais passé par
cette damnation et cet ensevelissement. Ils ne savent pas tout ce que
la misère a tué dans un homme: les forces qu'il a mises à gratter
la terre pour en tirer son pain sont volées aux belles œuvres qu'il
eût faites, s'il avait été de loisir. Le mal qu'il s'est donné pour
tenir bon, les veilles, la colère, les angoisses qui épuisent, que
d'heures, que d'années perdues! La misère fortifie? Oui, sans doute,
quelquefois, et à quel prix? On ne reste debout que sur le cadavre
de la joie. Et la misère tue aussi. Tel a toujours été malade,
pour mourir avant le temps, qui, bien portant, eût multiplié les
chefs-d'œuvre; et d'abord, il eût vécu. On oublie trop le plus bel et
le plus sûr avantage, qui est, premièrement, de vivre.

La correspondance de Dostoïevski est un monument à la misère du
génie, un long cri de désespoir. Lettres lamentables, en vérité: car
on y entend l'éternelle lamentation d'un éternel mendiant. A vingt
ans ou à quarante, et à cinquante comme à trente, c'est le même
gémissement. Il pleure famine. Il appelle au secours. Il n'a plus de
vêtement, il ne sait où trouver de quoi payer son terme. «Il s'agit
de payer toutes mes dettes avec mon prochain roman. Si l'affaire ne
réussit pas, il est possible que je me pende[31].» Un quart de siècle
ensuite, ayant femme et enfant, il crie: «Il m'a fallu engager mes
pantalons pour me procurer deux thalers. Elle, ma femme, qui nourrit
son enfant, elle va engager _elle-même_ sa dernière jupe d'hiver, en
laine! Et pourtant, voilà deux jours qu'il neige ici[32].»

[Note 31: Lettre du 24 mars 1845, _Correspondance de
Dostoïevski_, traduite par Bienstock.]

[Note 32: Lettre du 16/28 octobre 1869.]

La dette a été son Tartare: il n'en est jamais sorti. Après _Crime et
Châtiment_, déjà célèbre, il a dû fuir la Russie pour se soustraire à
la prison. Il a erré six ans à l'étranger, sous le fouet de la dette.
Exil, pour un homme comme Dostoïevski, peut-être plus dur que son
temps de bagne en Sibérie.

Ce sont les dettes qui lui arrachent les aveux pitoyables dont ses
lettres sont pleines. Elles le pressent; elles l'épouvantent; il
ne fait pas un mouvement qu'il n'en sente la gêne aux entournures,
pas un geste qui ne les envenime. La dette est toujours là, pour
l'empêcher de satisfaire aux plus humbles besoins qui le tiraillent.
Dans sa correspondance, il n'est question que de roubles, de prêts,
d'avances, de gages. «Je rendrai tant; j'aurai tant; il me faut
tant.» Voilà le nœud de ses convulsions. «Je vous supplie! Pour
l'amour du ciel! Au nom du Christ! Pour l'amour de Dieu!» Il y a
des lettres où ce cri du mendiant revient jusqu'à neuf fois[33]. A
tout instant, il se prosterne, atterré par la peine: «Je suis au
désespoir. Je suis perdu.» On tremble de sa propre impatience; on a
les nerfs tendus d'attendre avec lui. «Au nom du ciel, répondez-moi!
Une réponse immédiate, pour l'amour de Dieu!» c'est la prière qu'il
répète dix fois, cent fois, mille fois, à toutes les pages.

[Note 33: Lettres de juillet 1856.]

Et la misère des misères n'est pas de jeûner, ni de manger son pain
sec au chevet d'une femme malade. Il peut y avoir pis; qu'il faille
gagner ce pain de chaque jour avec son âme, quand on est plein
d'œuvres qui n'ont point cours. La plus noire infortune n'est pas
de souffrir, tant qu'on peut suffire à la souffrance; mais d'être
dans les chaînes, quand il faut vivre en Tantale, séparé de son art
par la maladie et tous les vils soucis de la vie quotidienne: ils
font la vie d'autant plus abjecte qu'elle devait être plus grande.
«Comment puis-je écrire, tandis que je meurs de faim[34]?» demande
le malheureux; «et là-dessus, qu'exigent-ils de moi? ils exigent
de l'art, de la pureté poétique, sans effort, sans délire; ils me
donnent Tourguenev, Gontcharov et Tolstoï pour modèles! Qu'ils voient
donc la condition, moi, où je travaille!» Et, pour conclure: «Toute
ma vie, j'ai dû travailler pour de l'argent; et toute ma vie j'ai
continuellement été dans le besoin, à présent plus que jamais[35].»

[Note 34: Lettre d'octobre 1869.]

[Note 35: Lettre du 26 février/10 mars 1870.]


Voilà bien le cri de toute une vie. Voilà Dostoïevski entre la
maladie, la misère et le deuil, pendant trente ans. Il lui faut
toucher au tombeau pour avoir enfin quelque relâche. Les cinq
dernières années, où il rencontre la gloire et une sorte d'aisance,
sont la place au soleil, qui sépare de la fosse celui qui fait halte.
Pour venir jusque là, un chemin affreux dans les orties et les
tourments. Et, une fois sur la terrasse, qu'elle est vite traversée!
La main nocturne, dont le ciel infini est la paume, tient l'homme aux
épaules et le pousse dans le dos. Encore un pas, et la place dorée
tombe à pic dans une marge de nuit, étroite hélas comme un corps
d'homme ramené au cocon, mais d'une profondeur insondable.

Ni Tolstoï, ni Tourguenev, ni les autres fameux Russes n'ont connu
le sort du pauvre et du malade. Je ne parle pas de l'homme humilié:
car Dostoïevski, s'il a dévoré les colères et la rage de l'artiste
méconnu, n'a jamais été sensible à la honte du bagne. Un bagne
politique, à la russe, est un lieu plein d'honneur. Et d'ailleurs
les criminels même, là-bas, acceptant la peine en conscience, ne
sont point honteux de leur crime, puisqu'ils l'expient. Pouchkine,
Tolstoï, Tourguenev, tant d'autres, ce sont de riches seigneurs,
libres de leur temps, en possession de la fortune et de ce bien sans
prix: une santé robuste. Ils obéissent à leur fonction créatrice, et
rien ne la combat. Le bonheur du poète est là même et non ailleurs.

Dostoïevski n'est pas de loisir. Dostoïevski n'est pas plus libre que
la Russie, sa mère. Il est dans les larmes; il est dans les prisons;
il est dans les chaînes. On le mène, comme elle, à la potence. On
ne lui fait grâce que de la vie. Il échappe au gibet; mais on le
réserve à la suite infinie des supplices. Or, il ne s'y dérobe pas.
Il ne prêche ni la soumission au mal, ni la révolte. Il ose se
prononcer pour l'usage héroïque de la souffrance. Il ose faire choix
de l'exercice puissant que le mal propose à notre âme, celui qu'on
nous fait et celui que nous sommes tentés de faire. Pour lui et pour
toute sa race, il embrasse le parti de l'amour souffrant, lequel,
selon moi, est le seul amour, étant le seul qui accepte l'épreuve du
sacrifice. Et, dans l'horreur de tout ce qui l'entoure, pour lui-même
et pour son peuple, Dostoïevski souscrit à la beauté de vivre.

D'ensemble, c'est une vie hideuse que celle-ci. A peine si l'on peut
en supporter l'idée; mais que l'on considère la vie apparente de
Dostoïevski comme le moyen de sa vie intérieure: toutes les duretés
de la fortune, les injures du malheur, autant de coutres et de socs
qui servent, tranchants, au labour de la beauté cachée, et que seul
le déchirement du sein devait rendre visible.

Voilà comme en Dostoïevski s'opère la révélation de tout un monde.
Tel il est, telle la Russie. De toute nécessité il lui fallait être
condamné à mort et qu'il allât au bagne avec elle. Dostoïevski a créé
pour nous la Russie mystique, la Russie cruelle et chrétienne, le
peuple de la mission, entre l'Europe et l'Asie, qui porte à l'ennui
du crépuscule occidental le feu et l'âme divine de l'Orient. Quel
roi, quel politique ou quel conquérant a plus grandement agi pour sa
race? C'est dans Dostoïevski, enfin, que la Russie, cessant d'être
cosaque, se manifeste une réserve pour l'avenir, une ressource pour
le genre humain.



II

IMAGE


De taille moyenne, il était petit pour un Russe. Nerveux et saccadé,
il y avait de l'inquiétude en tous ses gestes, une sorte d'attente
fébrile. Ou bien, l'action lasse, l'allure lente, il semblait abattu
et comme enseveli. Un homme agité ou défait, toujours en frisson, ou
en sueur, toujours en peine. Je sens son odeur de peau fiévreuse et
mouillée. Mécontent, il paraissait vieux et malade. Et, soudain, le
contentement lui rendait l'air de la jeunesse.

On ne pouvait rien remarquer en lui, quand on avait vu sa tête.
De tout son corps, Dostoïevski n'était que l'homme d'une tête. Il
l'avait grosse, vaste, forte en tous sens: chaque trait violent,
puissant, rude même; et l'expression totale, pourtant, pleine de
douceur et de finesse.

Le cheveu rare et pâle, couleur de cendre; sinon chauve, dépouillé
sur les tempes, et le front très nu, de bonne heure. Ce front n'en
paraît que plus grand, haut et large, à deux fortes bosses au-dessus
du pli qui le divise, entre les sourcils. Jeune homme, il a dû
ressembler au prince Muichkine, qu'il a seulement lavé de toute
chair, et décharné jusqu'à le rendre exsangue. La barbe est pauvre,
irrégulière, longue d'ailleurs, roussâtre, à reflets gris.

Il a de grandes oreilles, hautes et épaisses, plus longues que le
nez. Des poches sous les yeux, et deux fossés de rides, un double
ravin des narines aux lèvres. Toute la face est large et maigre, avec
de gros plis. A la joue droite, s'arrondit une verrue bien populaire.

Et voici les yeux, qui sont toute la vie. Clairs, pâles, de vieille
ardoise, assez reculés dans l'orbite meurtrie, ils sont étroitement
bridés du haut, et cousus par la paupière supérieure au sourcil.

Ils sont pleins de tristesse voilée, où perce une pointe de feu,
le grain noir de la prunelle, qui tantôt s'éteint dans la rêverie,
tantôt luit en vrille. Sous les sourcils froncés, quel regard
admirable! Présent, et à l'affût, mais non pas de ce que voit le
monde: il cherche la profondeur; il guette l'homme intérieur; il
plonge au dedans; il dépasse l'apparence. Il ne tient pas à rien
cacher de lui-même, ni ses sentiments, ni ses idées. Avec une
attention passionnée, il se donne. Il offre à toutes peines toute
la douleur dont il dispose. La souffrance est toujours présente.
Dostoïevski est le grand cœur, que je trouve sain malgré tout, parce
que la grandeur, selon moi, est la seule santé.

Regard d'un terrible sérieux, et presque dur, tant il surveille,
sombre, le moment de bondir sur sa proie. Mais une immense tristesse
y réside. Une tristesse religieuse, et quasi populaire: la tristesse
de la misère, la tristesse du charpentier qui essaie les bois de
la vie, qui fait voler tous les copeaux de la conscience, et qui
entasse la sciure pour boire le sang répandu. Voilà l'homme de
douleur, s'il en fut un. Et il est bon, même s'il est injuste: ses
lèvres le disent, excellentes, épaisses, obstinées et généreuses.
La contrariété lui tordait la bouche, d'un mauvais sourire; et la
satisfaction du cœur y ramenait une gravité nourrie d'innocence.

       *       *       *       *       *

La douleur est derrière tous les traits de cet homme.

Pour saisissant qu'il soit, son aspect me séduit moins par ce
qu'il montre de l'homme, que par ce qu'il en cache. Le visage de
Dostoïevski est un masque, s'il rit. Mais au repos des muscles,
quand il médite, le visage de Dostoïevski est le reflet, surgi dans
l'ombre, d'un autre visage tourné au dedans. Caractère étrange, d'une
intensité rare: l'homme visible est le spectre de l'homme intérieur.

De là, que tout est douleur sur cette figure: le grand front,
aussi haut que vaste; la ride entre les deux sourcils; les petits
yeux aigus et couverts, qui s'enfoncent sous la brume des peines,
enchâssés au cercle des larmes; et la bouche entr'ouverte, comme les
enfants dans les sanglots: tout est profondeur douloureuse au fantôme
de la face. Chaque trait est une ligne qu'il faut suivre, pour passer
de la chair jusqu'à l'âme, et pour s'enfoncer dans le secret ou dans
les repaires de l'homme intérieur.


La sensibilité d'un tel homme est sublime.

Ce que Stendhal est à l'intelligence pure, et à la mécanique de
l'automate, Dostoïevski l'est à l'ordre et à la fatalité des
sentiments.

Stendhal atteint au fond des passions par l'analyse de leurs effets,
et des actes. Dostoïevski touche au plus secret des esprits par
l'analyse des sentiments et des impressions qui les déterminent.
Dostoïevski est le prodige de l'analyse sentimentale; et il est le
plus grand inventeur que l'on sache en cet ordre. Avec des moyens
opposés, ils ont la même puissance; mais de Dostoïevski à Stendhal,
il y a la même différence qu'entre la géométrie de Pascal et
l'analyse de Lagrange. Pascal voulait résoudre tout problème par la
considération visible des figures. Ainsi Stendhal: tout comprendre.
La mathématique moderne veut approcher l'essence du nombre par la
détermination de l'élément intérieur, et par le fin discernement du
symbole. Ainsi Dostoïevski: tout pénétrer.

Stendhal et Dostoïevski sont dans les passions; et rien ne les
intéresse, rien ne les retient que d'y être. Stendhal les montre,
comme un sculpteur qui modèle ses formes. Dostoïevski les anime, et
vit en elles comme un autre Pygmalion. Stendhal tient tous les fils
du drame, et il s'en amuse quelques fois. Dostoïevski ne joue même
pas le drame des passions: il est sur la croix avec elles.

Entre les plus intenses, homme insatiable de sentir l'homme vivant.
Dostoïevski, sensible à toute vie, et aux bêtes, d'un cœur si juste,
malgré tout, revient toujours à l'homme. C'est le fond de l'homme qui
l'occupe d'un souci constant. Tout est en fonction de l'homme pour
lui, et même toute la nature.

C'est en vertu de ce sentiment insondable, du moins je l'éprouve
ainsi, que Dostoïevski, ayant découvert la croix et Jésus-Christ,
n'a jamais pu voir la vie bue sur la croix et en Jésus-Christ. Étant
au bagne, une femme pieuse, qui visitait les prisons, lui fit don
de l'Évangile. Le vrai Dostoïevski date de ce moment. Il avait, de
tout temps, beaucoup lu la Bible; mais il n'avait pas laissé son âme
interpréter la lettre. Le cœur est le truchement qui révèle un texte
divin.

L'art de Dostoïevski est une peinture directe de l'intuition. Voilà
pourquoi tout, chez lui, étant si vrai, semble du rêve. Il faut y
consentir, pour bien l'entendre; et cet accord ne se fait pas du
premier coup, ni même du second.



III

SUR SON ART


Dès le début, il sait où est sa force. Et même s'il ne le montre pas
encore dans ses œuvres, il pressent quelle sorte de génie il y fera
plus tard paraître.

Je suis original, dit-il à peu près, en ce que mon moyen est
l'analyse, non la synthèse. Je vais au dedans; et examinant les
atomes, je m'enquiers du tout.

       *       *       *       *       *

Il a toujours répugné aux sciences, comme vaines.

Son éducation, après tout, fut très littéraire. De bonne heure, il
sut le français et l'allemand. Les petits Dostoïevski ont eu un
précepteur de français, nommé Souchard. Dans la pauvre maison de son
père, Dostoïevski a pris le goût de la lecture. Il l'avait, comme on
doit l'avoir: à la passion. Sa plus dure privation, au bagne, fut
de ne pas lire. Étudiant ou banni, dans sa prison, en Sibérie, de
mansarde en mansarde, il a toujours des livres avec lui: la Bible,
Shakespeare, Schiller, Racine, Dante, Pouchkine. Quand il ne demande
pas de l'argent à ses amis, il implore qu'on lui envoie des livres.

Il est très nourri d'œuvres françaises. Elles lui ont tenu lieu de
l'antique. Le français est son grec et son latin. Il avale tout,
d'un égal appétit, Voltaire et Balzac, Eugène Sue et Racine. Jeune
homme, sa lecture est immense. Quant aux Russes, il n'en ignore rien.
Toute sa vie, il est curieux de ses émules; il est avide de tout ce
qu'ils publient: il réclame sans cesse les romans de Tourguenev, de
Gontcharov et de Tolstoï; il suit les auteurs de tout ordre, et même
les critiques. Seuls, à ses yeux, Pouchkine et Gogol, ont du génie; à
Tolstoï, il le refuse. D'ailleurs, l'exemple de Gogol, mort fou, le
hante.

On fait souvent de Dostoïevski une espèce de barbare inculte, qui ne
doit rien qu'à lui-même. Rien n'est si faux. Idée bonne aux maîtres
d'école et aux sergents de lettres: ils y flattent leur propre
barbarie, pour la tirer du rang. Et, pour qu'on soit sensible à
leur originalité, ils trouvent du barbare en toute âme originale.
Le barbare ne sait même pas parler: il bégaye. Dostoïevski est un
homme de longue culture, tant par la race que par l'éducation. Il
n'a jamais été en friche. Ce fils de la petite noblesse a reçu la
nourriture noble. Il ne s'est pas mis, sur le tard, à apprendre. Loin
de là, on l'a instruit dès le berceau. Pauvre ou non, c'est ce qui
distingue la petite noblesse des bourgeois et des marchands russes.
Le père Dostoïevski n'est pas seulement un homme austère, uniquement
occupé d'idées religieuses: il lit, lui aussi; il a servi dans les
camps; il a fait la guerre contre Napoléon. Il voit au-delà de son
quartier, de la ville, et même de la Russie.

Il faut chercher Dostoïevski où il est: au centre de la pléiade
qui a fait la gloire de l'esprit russe. Il a deux ans de moins
que Tourguenev, et sept ans de plus que Tolstoï. Il est donc à
mi-chemin de Tolstoï et de Gogol. Tous, ils sont nés sous le règne
mystique d'Alexandre, et ont grandi dans les ténèbres et le silence
de Nicolas. Leurs pères, à tous, sont les hommes de 1812, qui ont
délivré la patrie, et qui ont imposé la Russie temporelle à l'Europe.
La Russie ne retrouvera sans doute plus des pères et des fils comme
ceux-là. Ils sont nobles, au sens de l'élite: ils sont le choix de la
nature, et ils y répondent généreusement. Être généreux, c'est toute
la noblesse. Bref, ils sont de bonne race. Ardents à l'œuvre, ils
croient à ce qu'ils font; ils se donnent, d'une âme libérale; ils ont
l'illusion d'être nécessaires à leur temps, à leur pays, à tous les
hommes: à soi-même.

D'ailleurs, Tourguenev excepté, ils sont âpres, durs et cruels
les uns pour les autres. Dostoïevski ne peut se lier solidement
avec personne. La bonté qu'ont eue, d'abord, pour lui, Biélinski,
Tourguenev et quelques autres, ne leur sert bientôt à rien, ni
à lui. Comme il arrive si souvent, c'est un Dostoïevski à leur
ressemblance qu'ils aimaient dans l'auteur des _Pauvres Gens_; et le
vrai Dostoïevski les dépite. Celui-là leur en veut de ne pas assez
faire, après ce qu'ils ont fait pour l'autre. Son cœur est humble, à
la fois, devant l'amour et despote: il est profondément avide. Il se
brouille avec tous les gens de lettres, qu'il approche. Règle: pas un
artiste de génie n'aura jamais la paix avec les gens de lettres, ni
ne voudra la faire. Dostoïevski ne peut pas garder un ami. Il exige
trop de l'amitié, sans doute.

Humeur mélancolique! Aimer trop ceux qu'on aime. On s'en fait une
trop belle idée. Il voudrait, ce cœur passionné, qu'on vécût pour lui
seul, je le crains: car il serait capable de vivre pour ceux qu'il
préfère.

       *       *       *       *       *

Il a le respect et l'amour de son art.

Au comble du chagrin, livré seul à lui-même, pourvu qu'il ne souffre
que de soi, il va loin. Est-il ainsi, ou l'imaginé-je? Dans son amour
de l'art, aussi, il connaît les extrémités: la maladie, qui opprime
l'âme; et le refus de rien faire pour le public contre son propre
génie. Aux yeux de l'artiste, le public est un mal nécessaire: il
faut le vaincre, et rien de plus.

Il adore l'état de création. Mais écrire le tue. Car il est aux gages
du besoin; il a beau tenir bon, et protester qu'il n'écrira pas sur
commande, il vit de sa plume; il est serf des engagements qu'il doit
prendre. De là, qu'il est le moins égal des grands écrivains: il
donne un chef-d'œuvre après un roman confus; et le chef-d'œuvre est
suivi d'un livre médiocre[36].

[Note 36: Après _Crime et Châtiment_, _le Joueur_, 1866 et 1867;
_l'Éternel Mari_ après _l'Idiot_, 1868 et 1870.]

       *       *       *       *       *

Il semble bâiller d'ennui, lui-même, en certaines de ses œuvres.
Elles sont d'une longueur, d'une recherche, d'une subtilité
insupportables. Elles sentent la folie. L'analyse y fait penser
au délire, au scrupule, et le détail intérieur à la manie de
l'infiniment petit. L'incohérence de Dostoïevski est piteuse, quand
il ne trouve pas son ordre. Elle ricane, elle grimace. Quel sourire
contraint! Alors Dostoïevski va d'un pas terriblement lent; il est
obscur, diffus, ennuyeux comme une cave. Ses œuvres manquées, on
dirait les fragments, les traits, les notes sans choix d'une œuvre
qui n'a pas obtenu la grâce de l'unité. Plus l'analyse est curieuse,
plus l'unité est nécessaire. Il en est de tous les détails et de tous
les éléments intérieurs comme d'un corps chimique: tous les atomes
y étant, il faut l'étincelle qui les assemble et qui les groupe: il
faut que le cristal rencontre sa forme.

       *       *       *       *       *

Dostoïevski est d'un prodigieux désordre, quand il ne réussit pas à
trouver son ordre.

Mais son ordre est un prodige, quand il l'atteint.

Rien n'y trahit la symétrie, ni ce qu'on appelle la composition,
d'un mot grossier qui peint l'œuvre grossière. Dans l'ordre de
Dostoïevski, tout est organes, et relations d'organes. Tout est
produit par la nécessité intérieure. Ici, la vie des faits est
bien l'image, sur les murailles de la caverne, l'image et l'ombre
de la vie intérieure, au grand feu du foyer invisible. Ainsi, les
chefs-d'œuvre de Dostoïevski sont plongés dans le rêve: et ils ont
seuls le caractère du rêve, comme ceux de Shakespeare, et parfois
d'Ibsen.

L'ordre d'une œuvre comme _Crime et Châtiment_ est inouï. J'en ferai
quelque jour l'analyse. Je me contente de dire que ce drame admirable
se passe tout entier, actes sur actes, dans la conscience de
Raskolnikov. Les deux longs volumes ne contiennent que la suite des
sentiments, des visions et des pensées créées par l'imagination du
héros, et que sa conscience déroule. Ils n'enferment qu'un très petit
nombre d'heures; mais chaque instant de ces heures est totalement
épuisé de son essence pensive et de son action, de ses échos et de
ses contre-coups. Une telle œuvre, quand on l'a saisie, semble la
merveille longtemps souhaitée par l'esprit: l'art est enfin le rêve
de la vie, qui elle-même est un rêve.

       *       *       *       *       *

Dostoïevski est riche en mots inoubliables, qui montent des abîmes.
Ce sont des paroles sans faste et sans éloquence; mais comme une
crique d'eau profonde, entre deux rochers, elles mirent, dans la
profondeur pure de la mer, l'immense ciel du soir, avec ses nuages et
les premières étoiles.

A un malheureux, gangrené de phtisie et d'envie, qui va mourir avant
d'avoir eu vingt ans, le prince Muichkine, ouvrant la porte, dit:
«Passez le premier, et pardonnez-nous notre bonheur[37]»--«Pourquoi
avez-vous tout détruit en vous? crie la jeune fille passionnée au
prince innocent; pourquoi n'avez-vous pas d'orgueil[38]?»--Et lui, de
dire, insensible à toutes vanités et à sa perte même: «Qu'est-ce que
ma peine et mon mal, si je suis en état d'être heureux[39]?»

[Note 37: _L'Idiot_, IV, 5; III, 2; IV, 7.]

[Note 38: _Ibid._, IV, 5; III, 2; IV, 7.]

[Note 39: _Ibid._, IV, 5; III, 2; IV, 7.]

Raskolnikov assassin à la sainte prostituée: «Toi aussi, tu t'es mise
au-dessus de la règle: tu as détruit une vie, la tienne: cela revient
au même[40].»--Et encore: «J'ai voulu oser: j'ai tué. Et c'est moi
que j'ai tué[41].»--Ou ces traits dignes de l'oraison: «Le Christ est
avec les bêtes avant d'être avec nous[42].»--«Si le juge était juste,
peut-être le criminel ne serait pas coupable[43].»

[Note 40: _Crime et Châtiment_, IV, 4; V, 4.]

[Note 41: _Ibid._, IV, 4; V, 4.]

[Note 42: _Frères Karamazov_, XI, 6.]

[Note 43: _Ibid._, XI, 6.]

       *       *       *       *       *

Dostoïevski a la conscience de Pétersbourg.

Il est l'âme de ces hivers polaires, où le jour est une agonie de la
nuit; et de ces étés, où la nuit est encore le jour, un crépuscule
songeur, pensif et adorable comme le regard d'une amante insensée.

J'ai vécu avec lui dans la ville ardente et morne, où les ivrognes et
les mystiques se donnent le bras, où de funèbres hypocrites baisent
aux lèvres des rebelles candides; où la pire corruption, qui est
triste, engraisse de son fumier l'innocence subtile; où la luxure est
un raisin à pépins de remords, et où les vierges ont une odeur qui
tente le péché.

       *       *       *       *       *

Un monde à part.

Dans l'œuvre de Dostoïevski, il y a une société complète, à savoir
une société religieuse. Car tous les portetotems de la terre n'y
feront rien, et leur étymologie moins encore: pour l'homme, la
religion, quelle qu'elle soit, c'est le lien. Dostoïevski ne rompt
pas le faisceau. Il serre le nœud de la cité: tout y entre, du plus
humble artisan au maître d'hommes altier. Chez lui, non pas des
rangs et des titres, la hiérarchie est de la vertu vivante et des
caractères. Il a ses voleurs et ses boucs, ses assassins pareils
à des conquérants, ses lâches, ses vils coquins et ses bouffons
énormes, comme il a ses princes, ses vierges, ses saintes héroïques
et ses saints. Il est riche de toute élite et de toute plèbe. La
condition sociale n'y est presque pour rien. Que ce génie m'est
intime! Que ce sens de la valeur me touche!

C'est le monde de la conscience profonde. Les passions y paraissent
frénétiques, parce qu'elles résistent à être nues; convulsives, parce
qu'elles sont peu à peu dépouillées de tout ce qui les habille.
Dostoïevski sait bien que la simplicité n'est pas dans les objets;
mais seulement dans l'œil qui les examine. La vie la plus simple est
en soi un prodige de complexe. La simplicité n'est que le sommeil de
l'apparence.

Un monde, où les sentiments sont portés au dernier degré de l'acuité
et de l'ardeur, semble l'enfer de la souffrance et le paradis des
fous. Là, où tout est intense, tout est excès. La règle ordinaire est
abolie. L'ordre commun est l'ordre moyen. Et le moyen est l'espace du
médiocre.

La mesure, telle quelle, est un élément de la vie ordinaire. La
mesure, en art, paraît la vérité, comme la moyenne des statistiques.
La mesure varie avec les grandeurs que l'on compare. Elle n'est pas
la même pour les hôtes de l'Olympe et pour les captifs de l'Érèbe;
ni surtout pour ceux-là et pour les petites âmes de métier, dont la
conscience vit en boutique. Ames de métier, elles font nombre, comme
les fourmis. Elles nourrissent les moyennes. Mais, à le bien prendre,
la moyenne est fausse comme toute statistique morale. Car, chiffres
et mesure ne révèlent que le monde de la quantité. La qualité est la
règle suprême, ainsi que le lieu de tous les sentiments et de tous
les actes en relation avec la conscience.

       *       *       *       *       *

Le monde de la profonde conscience fait figure du rêve; et même
de la folie, quand il arrive, avec Dostoïevski, que les êtres
vivants épient l'écho de leur propre chant, pour y donner un écho
plus lointain encore; quand ils font l'analyse de leurs passions,
eux-mêmes, et qu'enfin ils ont conscience de leur conscience.

Dans Stendhal, cette merveilleuse analyse étant tout intellectuelle,
même si le héros se prête l'oreille, on voit toujours, derrière
lui, le plus intelligent des hommes qui est là, et qui écoute. Tout
est clair; tout est ordre; tout est esprit. Chez Dostoïevski, ce
sont les passions qui se passionnent et se dévorent à se poursuivre
elles-mêmes, à se contempler et à se ressentir. Tout prend, dès
lors, le caractère du rêve, ou de la folie. Mais ce monde de folie
est la sphère d'une réalité suprême. La folie est le rêve d'un seul.
La raison est sans doute la folie de tous. Ici, la grandeur de
Dostoïevski se fait connaître: il est dans le rêve de la conscience,
comme Shakespeare même, et Shakespeare seul, avec le seul Rembrandt.
Tels sont les sommets de la conscience et de l'analyse, pareils aux
plus hautes montagnes de la terre, en ce qu'ils bordent, comme elles,
le rivage des plus grandes profondeurs. Sommets qui ne cachent pas
deux ou trois autres cimes, entre lesquelles Dostoïevski.

       *       *       *       *       *

Nulle puissance plus proche de la vie. Les grands rêveurs sont les
grands vivants. Où ils semblent s'éloigner le plus de la vie, ils y
touchent encore de plus près que les autres.

Tout est intérieur. Ce n'est même pas la pensée qui crée le monde,
en le figurant. C'est l'émotion qui suscite toute vie, en la rendant
sensible au cœur. Le monde n'est même plus l'image d'un esprit.
L'univers est la création de l'intuition.

L'émotion créatrice est la seule et véritable connaissance. Comme
elle naît à soi-même, elle fait naître les objets. Et tout est son
rêve, comme elle se rêve. Le cœur est le moyen, et il est le lieu.

Voilà le nouvel art. Voilà, du moins l'art que je veux, celui que
je cherche et celui que notre effort prépare, si le ciel y consent.
L'art intérieur, qui manifeste toutes les splendeurs de la nature et
de l'action, en les absorbant toutes: du dedans au dehors. Et tout ce
qui est du dehors même, est au dedans.

Tel est cet art dont les prophètes me sont si chers dans le passé, et
qui furent toujours si rares. Mais parce qu'ils furent en vérité, ils
sont.

Je dirai plus, pour être compris de ceux qui sont déjà de l'ère
nouvelle, et pour ne l'être pas des autres. Ce qui était le propre
de la musique, jusqu'ici, sans le vouloir même, nous le faisons
passer, selon les moyens de la pensée, et du langage, dans la poésie.
Ils croiront qu'il s'agit d'harmonie imitative, de timbres et de
sonnailles dans les mots, d'allitérations et d'autres fadaises;
toutes habiletés de métier, qui doivent toujours s'effacer de
l'art, quand elles y entrent; et qui ne cessent d'être vaines qu'à
la condition de n'en pas être vain. C'est une autre musique et
moins vulgaire que je pense, dont l'harmonie matérielle n'est que
l'enveloppe. Plonger toutes les idées dans l'amour, et en donner
l'émotion, non plus la notion telle quelle, voilà la musique que je
veux dire. En un tel art, nous voulons que tout soit émotion, et que
la preuve sera réduite à rien. Or, plus l'émotion est reine, plus il
faut que l'art, son roi, s'en rende maître.

Le rythme de l'amour mène tout. L'intelligence est la charrue, non
pas le grain ni la moisson. Ni l'éloquence, ni l'idée évidente ne
sont le pain qui nourrit. Ce n'est plus la recherche ni la peinture
de l'objet qui nous sollicite: mais l'évocation de sa forme et de
toute la grâce qu'il recèle, de la magie enfin qui y est incluse,
pour nous faire croire à la vie. Il faut que l'art nous séduise à la
vie.

On ne croit à la vie qu'en ce qu'on aime, et dans le rêve de ce qu'on
aime.



IV

PASSIONS ET MOMENTS


Son art ne vient pas de son mal. Mais il y a de son mal dans son art.
Et puisque ce mal sacré n'a point tué l'art dans le malade, l'artiste
s'en aide pour étendre son art. De mille épileptiques, il en est un
seul qui ne soit pas imbécile; mais celui-là a des lueurs que la
santé ne connaît pas. C'est le miracle de l'esprit, qu'il peut faire
son bien de la maladie même. Je ne me lasserai pas de parler pour
l'esprit. _Et spiritus adjuvat infirmitatem nostram_, dit l'Apôtre.
Il souffle où il veut; et même dans le patient, que ces chiens de
savants voudraient mettre à l'asile.

Malade donc, donnant parfois l'idée d'un fou, toujours bizarre, d'une
humeur extrême, sujet à la tristesse et à la mélancolie comme à une
passion; tombant du rire strident, et d'ailleurs le plus rare, à la
plus noire rêverie; l'homme le moins sain, si la santé est cet état
d'heureux équilibre où, ni le corps ne se plaint à l'âme, ni l'âme
ne se plaint de tout le mal que le corps peut faire à l'esprit:
Dostoïevski, tout de même, n'a été atteint d'épilepsie qu'en prison
et au bagne. Il avait trente ans, alors, et trente années durant,
qu'il lui restait à vivre, il s'est courbé sous la main dure qui
atterre. Était-ce la véritable épilepsie, ou quelqu'une des formes
nerveuses qui l'imitent? En tout cas, les accès n'étaient point
rares: il en a eu jusques à trois et quatre dans le mois; parfois
même, tous les jours.

Dostoïevski a vécu dans le mal sacré. Et ce mal lui a révélé la
terreur sacrée, qu'il appelait terreur mystérieuse. Ce n'est pas
seulement l'aura de la crise, ce souffle qui balaie le monde de la
vision et de l'objet, pour en faire un tourbillon total, en giration
autour d'une idée fixe. J'y reconnais le mouvement magique de la
contemplation, le train de l'extase, cette révolution qui emporte
l'homme tout entier dans l'effroi de la vision qui lui est promise,
qu'il redoute et désire, de tout son être, dans le même moment.
L'amour au comble obéit à la même incantation: l'amour qui, toujours,
va au delà de son objet, et, dans l'homme, toujours au delà de la
femme la plus aimée.

Mal sacré, mal de terre, comme on dit au village, perte du sens.
Perte de soi, dans une étrange prescience, et même dans une divine
possession d'autrui.

_Aura quaedam frigida_, un composé de sensations et de mouvement. Une
haleine mystérieuse se met à ourdir une toile, qui sépare l'âme de
tout ce qui l'entoure, sans pourtant l'en priver: un tissu complexe
de passion et de possession, un abîme pour le sens propre, une
obscure révélation d'univers.

Si l'on veut à tout prix que ce soit un mal, je l'appelle la maladie
du trépied. C'est l'état des voyants, la condition même de la
présence mystique. Car, ne croyez pas que cet oubli de l'étendue soit
une absence, ni que les objets disparaissent parce qu'ils ne comptent
plus un à un. Mais, au contraire, tout y prend sa juste place, et les
formes de l'univers s'assemblent autour du seul point fixe. Voilà
saint Paul, quand la parole attendue fond sur lui avec le soleil,
au chemin de Damas; et il entend, il voit, il sent, il est engendré
par ce qu'il engendre; il s'ouvre tout entier à la conception de son
Dieu, que le feu darde sur son âme, et dont elle le pénètre comme à
la pointe d'un glaive rougi à blanc.

Ce tourbillon emporte le sens même du mouvement, parce qu'il souffle
sur le temps comme un grand vent sur la fleur de pissenlit. L'excès
de la vitesse aplanit la totalité du temps: tout est profondeur, sous
la pellicule éclatante d'un éternel et redoutable apaisement. Là,
tout s'explique: et là, tout est conçu comme expliqué. L'homme n'est
plus rien que sa passion parfaite, cette connaissance qui passe de
bien loin la perfection du désir. Il n'est plus rien de soi, parce
qu'il est la conscience de son monde. Il est sa propre fin, il en
est pénétré, et il la pénètre. Il n'est plus le misérable volant de
l'énergie qui l'anime; il se fond dans cette énergie même, il en est
le noyau, le centre stable et l'explosion universelle.

Les témoins de l'extase comptent par minutes et par secondes, ce que
le sujet sacré ne saurait pas compter, sans l'anéantir avec soi-même.
Mahomet disait qu'en un de ces instants, il déplaçait les montagnes
et empilait les siècles, pour en faire la coupe unique où il buvait.
Dostoïevski a pratiqué ces excès. Il en avait l'angoisse. Crainte qui
se double d'une terreur mystique, dans l'ordinaire de la vie: non
pas seulement parce qu'on attend le retour de l'extase; mais parce
que l'âme qui a visité la profondeur ne peut plus vivre que dans les
grands fonds: elle y plonge tous les objets de la vie, toutes les
pensées et tous les actes. La profondeur est sans repentance comme
elle est sans pardon. Qui a senti une présence éternelle, ne veut
rien connaître qu'en fonction de l'éternité. Et, tel il y aspire, tel
il s'obstine à rêver, si on lui dit qu'il rêve.

       *       *       *       *       *

Je compare la marche de l'épileptique vers la crise, au mouvement de
Dostoïevski vers la profondeur.

Jamais sa pensée ne bégaie, quoiqu'il semble: elle dénombre, elle
palpe l'infiniment petit; atome après atome, elle essaie l'analyse,
comme les antennes de l'insecte explorent le pollen grain à grain.
On croirait qu'il hésite, parce qu'il va et vient, et qu'il titube
dans le labyrinthe; mais il ne perd jamais de vue le caractère: il
en est ivre, plutôt; il en saisit, il en goûte, il en pompe tous les
aspects, et les dégorge.

Il faut qu'il débrouille le nœud des sensations et des mouvements
obscurs, qui font le corps du sentiment dans les ténèbres. Il cherche
tous les fils, un à un: il les tient, à la fin; mais toujours, il va
de l'un à l'autre, en se dirigeant vers le bulbe de la racine. Un
infaillible instinct lui sert de guide.

Sa ligne paraît incertaine et lente: c'est la courbe vivante, faite
de petites droites en nombre infini. C'est pourquoi Dostoïevski
ne conte point: raconter, c'est tout de même déduire. Le dialogue
seul, ou le colloque, peut rendre tous les moments, les incidents
et les inflexions de la courbe intérieure. Les grandes œuvres de
Dostoïevski se font elles-mêmes dans notre esprit, à mesure que nous
les incarnons à notre rêve. Elles naissent de toutes les touches
et de toutes les nuances qu'elles peignent en nous. On ne comprend
Dostoïevski, chacun qu'à raison de sa propre vie intérieure. Jamais
poète ne donna moins à l'entendement seul et à la simple notion. Ses
chefs-d'œuvre sont des moments, que le dialogue épuise, en épuisant
totalement les caractères: moments choisis, d'ailleurs, où toute une
vie fait masse, à peine reliés les uns aux autres par un brin de
récit.

La descente de Dostoïevski dans les émotions inconnues tient du
calcul et de la découverte. Elle est toute en pressentiments, en
essais, en allusions, en prodromes, les uns prochains, les autres
qui se perdent dans un éloignement immense, mais dont l'approche est
certaine, dès qu'ils ont paru poindre à l'horizon de la conscience.
Et le ciel de l'inquiétude règne au-dessus de la forêt. L'insomnie y
erre avec ces bonds lassés qui la jettent, parfois, dans les trous
d'un sommeil accablant. Là se forme le rêve, où le moi, de plus en
plus aigu, recule de plus en plus dans l'ombre, pour soi-même. Alors,
ce moi souffrant est comme le point d'ardeur sacrifiée, le sommet qui
projette tout le cône de la vision; et l'univers entier de l'émotion
entre dans les secteurs de la lumière. Pour bien lire Dostoïevski, il
faudrait se souvenir de ce qu'on ne connaît pas encore: la passion
fait ainsi, qui, dès la première vue, pressent dans l'objet aimé tout
ce qu'elle en ignore; et mille traits, qui échappent d'abord, entrent
pourtant dans l'âme qui butine et qui mire l'objet de sa passion.
De tous les poètes, Dostoïevski est celui que je peux le plus et
toujours mieux relire.

Il se peut que la maladie ait préparé Dostoïevski à ces états les
plus rares de l'intuition, où l'élément pensant et l'élément sensible
naissent l'un de l'autre, où l'on touche dans le sentiment la pensée
à l'état naissant, où le sentiment se lève, comme l'aube douloureuse,
dans le chaos nocturne des sensations.


D'abord, l'absence de soi.

Puis, la descente en convulsions dans l'abîme. Or, chaque sentiment
est un abîme pour l'âme. Mais, entre tous, l'amour.

Qu'appellera-t-on l'âme, sinon l'organe de la connaissance? Je garde
ce nom décrié au seul objet qui jamais ne me lasse.

De la sorte, le cœur est rétabli dans sa prérogative. Il a le
privilège du prince, que sa déchéance même ne saurait prescrire.

La véritable connaissance fonde le monde de la charité, et elle
seule. On ne saurait rien connaître à moins d'aimer. Et ce n'est pas
connaître que de savoir et n'aimer point.

La vie entière est cette femme voilée, que l'homme cherche, dont il
fait son épouse, et _cognovit eam_, l'ayant aimée.

Voilà cette pâleur, ce tremblement qui précède l'embrassement de
l'époux. Et sa crainte, peut-être, et son dégoût. Voilà l'homme voué
à la connaissance: il est d'abord cadavre à soi-même. Sa chair éclate
en rébellion, et se dissocie d'avec lui: elle se fait discorde. Elle
bave, elle se vide, elle vomit; elle s'étrangle, elle se souille;
elle veut fuir l'esclavage qu'elle pressent. Elle ne veut pas se
perdre dans le voyage des ténèbres ardentes. Et, parce qu'elle
résiste, _elle est abandonnée_.

O terreur! Elle est laissée là, comme une guenille vile, par l'âme au
seuil de la connaissance. Elle est là, comme une peau de rat, crevé
de la peste, dans une rue de Chine; et la foule est autour, le peuple
des hommes ou le peuple des vers.

Et quand la chair retrouve l'esprit, qu'il daigne rentrer en elle,
et la combler de sa présence--_ô Dieu, je te recouvre!_--la serve
conscience hésite: elle va lentement, par le dédale; elle vacille,
comme épuisée; elle tâte les murs de la prison; elle compte les
pierres, et les mousses, et les araignées, et les insectes hideux,
et les larves dans les fentes. Elle reconnaît son chemin, en ne
négligeant pas un signe, en renouvelant les plus humbles démarches
par l'ingénuité des pas qu'elle tente: elle découvre, comme si elle
venait de naître, ce qu'elle a connu et pratiqué naguère, mais dont
elle a perdu le souvenir.

Et telle est aussi l'allure de Dostoïevski, quand il explore un
sentiment ou les raisons d'un acte. Pareil à la main invisible et
souveraine, dont le tact allume la vie, il suscite ce qu'il retrouve;
à mesure qu'il en énumère les éléments, il les anime et il les
organise. La grande création des caractères est un dénombrement de
l'âme par un créateur en passion.

Ils sont redoutables, ces moments qui ont le goût et le sens de
l'éternel. Et il est fatal qu'une sorte de mort suive un instant de
vie divine. Il faut au moins payer d'une mort temporaire ce vol au
delà du temps. Il faut perdre connaissance, pour racheter la terrible
faveur d'avoir eu, un moment, la toute connaissance.

Au fond, il n'est pas vrai qu'on puisse tenir l'équilibre entre la
chair et l'esprit. Toujours l'un des deux l'emporte. Dans tous les
grands poètes, la matière est vaincue. Plus ils aiment la chair, plus
ils la craignent. Ou bien, ils s'en défient. En vérité, qu'est-ce
donc qu'un art qui n'est pas idéaliste? Mais qu'est-ce même qu'une
pensée?

       *       *       *       *       *

Comme il est en amour, voilà le grand secret de l'homme, et que
l'artiste cache le plus. Ce secret connu fait connaître le reste du
caractère. Je ne pense pas seulement à l'amour de l'artiste pour son
Dieu et pour son art; mais à son amour de la femme, à toutes ces
pensées de la chair, que la conscience ignore et que le cœur nourrit,
sans toujours les nommer, dans un espace de mystère. Et souvent, le
secret de l'homme n'est pas dans ce qu'il livre de soi à l'objet de
son amour, mais beaucoup plus en tout ce qu'il réserve, en ce qu'il
dissimule, qu'il ne laisse jamais voir et ne confie à personne.

De livre en livre, Dostoïevski fait un ménage bizarre avec les
femmes. Quelles noces tristes et ardentes que les siennes! Je cherche
en lui la clé de ses chefs-d'œuvre. Sa vie n'a pas osé tout ce que
ses œuvres accomplissent. Ses œuvres n'ont plus d'obscurité, quand on
les éclaire de sa vie.

Il avait fait un mariage étrange, en Sibérie, avec la veuve d'un
médecin, une femme malheureuse et déjà un peu vieillie: mariage comme
on en voit dans ses romans, noces de la compassion et du délire,
un mélange de pleurs, d'hystérie, de souffrances et de remords.
Dostoïevski et ses héros se marient comme on choisit la plus longue
torture en tous les genres de supplices. Il s'agit de prendre la
croix, et souvent sans espoir.

Le désir n'y est qu'un attrait de plus au sacrifice. La chair, même
faible, ne cherche pas son plaisir, mais son épreuve et sa tristesse.

L'âme se donne sans joie, non pas comme à une promesse de bonheur,
mais à une sorte de misère déchirante, à une fatalité de son choix.
Ce serait peu si, n'espérant pas le bonheur pour soi-même, on gardait
l'illusion de le donner à un autre que soi. Mais il n'en va pas
ainsi. Les mariages de Dostoïevski achèvent une infortune qui n'eût
pas été complète, si les amants ne se mariaient pas, mais qui les
eût menés à la folie, s'ils n'avaient pas résolu d'accomplir leur
malheur. Car telle en est la fin: les mariages de Dostoïevski sont
des malheurs accomplis. Au fond, il est contre la chair jusque là,
que rien ne lui doit réussir, ni ce qu'elle obtient, ni ce qu'elle
eût tant souffert de ne pas obtenir. Elle n'atteint que sa misère. Et
c'est tout ce qu'elle mérite.


Il a, pour les femmes, une tendresse brûlante et douloureuse. On
dirait qu'il a besoin de souffrir par elles, et qu'ayant horreur de
les faire souffrir, il n'ignore pourtant pas qu'il leur sera toujours
une occasion de souffrance.

Un désir d'elles comme infini, et une crainte d'y toucher, une
terreur d'y satisfaire. Une peur d'elles toutes est en lui, et c'est
par là surtout qu'elles l'attirent. Il ne pouvait sans doute pas se
passer de la présence féminine; et sans pouvoir faire, en rien, le
bonheur d'une femme, il lui fallait rêver qu'une femme fît le sien.

Son premier mariage est affreux: il pue la laideur et le taudis.
C'est un amour grabataire. Là, Dostoïevski a voulu son propre
sacrifice. Il a cherché un châtiment; il a expié un péché que je
sens, que je vois, et que je ne veux pas dire.


Plus tard, à peine veuf de cette veuve, il prend pour femme une jeune
fille. Il a la passion des jeunes filles, et nul n'a su jusqu'où. Il
est de ceux pour qui l'innocence et la prime jeunesse sont la fleur
dans la fleur, la mandarine dans l'orange, et l'amour de l'amour.

Le prince Muichkine est, en amour, Dostoïevski lui-même. Il aspire à
la volupté la plus fine des femmes, à ce sourire entre chair et cœur,
qui est le charme des jeunes filles; il songe aussi, avec elles, aux
douceurs des amants, si des enfants pouvaient l'être, s'ils pouvaient
donner des caresses délicieuses, ou si les amants en pouvaient
recevoir d'innocentes.


Je considère avec terreur la vie d'une femme avec un tel homme, et la
vie d'un tel homme avec toute femme, quelle qu'elle fût. Il ne peut
lui céder que son ombre charnelle, avec toutes les misères qui y sont
appendues, comme autant de membres blessés à travers des haillons.
Pour le reste, il garde un éternel silence. Il ne le rompt que pour
se ruer en transports de peine et de passion. Peine ou passion, elles
ne comprennent guère que celle qui les concerne.

De tels hommes, leur joie est toujours muette, tant elle compte peu.
La douleur seule est éloquente.

Il faut qu'une femme souffre avec lui. Il le faut, dis-je; parce
qu'il sait que telle est sa vocation, si elle est vraiment femme.
Il faut qu'elle souffre; et il faut, lui, qu'il souffre de la faire
souffrir. Ainsi se reconnaissent les sexes, et ils s'aiment à la fin.
L'amour est inné à cette pratique. Sans quoi, le plaisir égoïste
masque tout.

Quelle patience, dans une femme, pour supporter la souffrance qui
naît d'un tel homme! La patience d'une femme est sa force. Sa bonté,
sa vertu. Quel courage, en elle, pour garder sa foi à la vie! Pour
lui, si elle l'aime, il faut qu'elle y ait foi, l'eût-elle perdue
pour elle-même. Elle ne peut pas trahir la volonté d'un tel homme;
elle ne peut pas oublier l'enseignement unique de son œuvre: que
la foi dans la vie, coûte que coûte, est mère inépuisable de toute
beauté.

Il est dur d'être femme. Mieux la vaut être pourtant, qu'une de ces
grosses prostituées qui font des livres, entre Paris et Nice, avec
leur haine de l'homme, en se léchant elles-mêmes dans un miroir. Et
parce qu'elles sont l'ignominie de l'amour propre, elles se croient
des artistes. Non pas à Laïs grattant ses boutons, mais à elles, est
dû le châtiment de tremper, l'éternité durant, dans la fange de leurs
ulcères et la crème de leurs excréments, les grâces qu'elles se sont
trouvées, et les hideux plaisirs qu'elles y goûtèrent[44].

[Note 44:

    _Di quella sozza scapigliata fante,
    Che là si graffia con l'unghie merdose,
    Ed or s'accoscia, ora è in piede stante._

_Inf._, XVIII, 44.
]

       *       *       *       *       *

Parce qu'il les a vu souffrir, et qu'il a fait souffrir les femmes,
tout en souhaitant avec passion de les élever et de les guérir,
Dostoïevski les connaît mieux qu'un autre.

Il les voit tantôt cruelles comme le reproche de la chair, tantôt
plus douces que le lait nourricier dans la bouche, mais toujours
toutes folles: folles d'égoïsme, ou folles de se donner, folles de
tuer l'homme, ou folles de s'immoler à lui.

Il connaît leur passion unique, cette attente éternelle où elles
s'agitent: elles sont là, toujours la même Ève endormie, qui attend
que le doigt de son Dieu lui communique l'étincelle, et l'appelle à
la vie.

Et dans cette éternelle attente, il devine toujours leur éternelle
déception, leur désespoir éternel: il faut vivre pour elles! Elles
peuvent donner la vie, mais non l'avoir! Il faut leur souffler le
feu, qui est toute la vie de l'âme; il ne faut jamais laisser tomber
cette flamme immortelle et fragile. Et comme il est fatal qu'on ne la
puisse pas toujours nourrir pour elles, il faut qu'elles lamentent la
duperie du don total qu'elles ont voulu faire d'elles-mêmes à l'homme
et à l'amour.

Il a donc soupçonné leur ardeur cruelle, ces rancunes glacées qui
menacent le foyer de la tendresse et du désir. Il a laissé comme une
ébauche de cette âme sensuelle, de ces pudeurs perverses, de cette
luxure innocente et virginale, qui tremblent dans le sentiment des
jeunes filles, et que les fureurs de la femme coupable attisent comme
un inextinguible regret.

Tout est passif en elles. Leur sacrifice a parfois la violence d'un
appel égoïste à la violence qu'elles repoussent. Elles mettent, à
être prises, une espèce de brûlante complaisance, pour en faire plus
tard un reproche sans pitié. Elles sont bien, dans leurs parfums
acides, la fleur qui exige le pollen, et qui réclame d'être fécondée,
tandis qu'elle a l'illusion de s'y résigner seulement. Elles sont
aussi le fruit qui espère le soleil pour mûrir; et qui veut maudire
la maturité, dont sa pulpe est avide.

Attendre, toujours attendre! pour n'être jamais exaucée! Telle est la
femme.

       *       *       *       *       *

Il est plus d'un homme, ce Dostoïevski: et d'autant plus, qu'il est
plus Dostoïevski. Plus d'un homme, et plus d'une femme.

Tous ces hommes, en lui, et toutes ces femmes, sont, chacun
totalement soi-même; et pour un temps, sans lien aux autres. Le moi
se multiplie de la sorte. L'homme, qui a reçu ce don fatal, porte
naturellement dans la vie et dans ses œuvres les formes du rêve.

Dostoïevski, si divers et si un, conçoit l'amour avec deux ou trois
femmes, ou plusieurs: car il y a en lui deux ou trois ou plusieurs
hommes pour toute femme qu'il aime. Soit qu'il la désire en sa chair,
soit qu'il voue en elle un culte à quelque rare idole ou à la vierge.
Profusion de l'amour, partage qui répond à un besoin puissant et
mystérieux. Il lui faut l'âme, avec la chair; avec la joie, il lui
faut les larmes. Et dans l'ardeur de la femme en fruit, il lui faut
aussi la jeunesse, la fleur ou l'enfance même.

Il n'est pas loin d'admettre deux ou trois hommes pour la même femme,
parce qu'il les trouve en lui; et tous les trois, en lui, ont besoin
de la femme qu'il aime. C'est de ce fond obscur que se lèvent les
héros étranges de ses livres: à tous ensemble, dans le même amour,
ils n'en font qu'un, qui est lui, Dostoïevski. De là, cette patiente
analyse, qui ne considère une face du caractère qu'en fonction des
autres faces. De là, enfin, l'accord dans la vie, et surtout dans
l'extrême amour, de ce qui est contrariété inintelligible pour
l'esprit.


Le désir de cet homme pour la jeune fille tremble, comme un œillet
de feu dans un parterre d'épis et de lourdes corolles. La passion de
l'innocence, l'élan vers la forme virginale, cette essence d'ardeur,
si puissante et si subtile, qu'une goutte répandue en parfume tout
autre amour, et se révèle jusque dans l'amour le plus infâme, jamais
Dostoïevski n'y résiste. D'ailleurs, la jeune fille n'est qu'en nous.

Selon moi, il cherche la vierge en toute femme; il ne peut aimer
qu'elle. Cette prédilection l'emporte; elle le ravit au troisième
ciel, ou elle le fait descendre jusqu'à cette fureur vernale, où la
convoitise de l'homme s'adresse à l'enfance. Il y va, non par vice,
mais par vertu de passion pèlerine. O que je ferai peu comprendre cet
excès aux serfs du brutal appétit.

Dans l'homme insatiable d'amour, une passion palpite, qui domine sur
tous les désirs: d'avoir un amour, où toutes les amours se confondent
et s'enlacent. Il est femme et il est homme; il est amant et il est
père; il est de chair pour son âme en folie; il est tout âme pour le
délire de sa chair. Et il veut l'innocence, parce qu'entre toutes les
essences de l'amour, elle est irréparable. Il me souvient de Wagner,
qui penche, avec un zèle du même ordre, à multiplier l'amour des
amants par la parenté, et qui ne s'arrête pas aux degrés défendus.
L'amant est le frère de son amante. Siegfried est presque le fils de
sa bien-aimée, et pensant à elle, toujours il pense à sa mère. Kundry
vole un baiser filial aux lèvres de Parsifal pantelant.


On me dirait de Dostoïevski qu'il a fait ménage avec une petite
fille, je n'en aurais point de surprise. Et j'en suis sûr, si
laissant ici le plan des faits visibles, j'entr'ouvre les annales de
l'homme secret.

Ne croyez pas qu'on soit plus sensuel, à mesure qu'on est plus
passionné. Il peut arriver que la fureur des sens croisse avec la
passion. Mais l'imagination passionnée est sujette aussi à une sorte
de charnalité idéale. Rien ne transpire de ses ivresses; et l'ardeur
sensuelle s'épuise à chercher la difficulté. Qu'est-ce souvent, que
l'artiste, surtout dans l'art des caractères, sinon une imagination
amoureuse des formes, jusqu'à l'oubli de toute règle?

Dostoïevski est bigame, pour le moins. Je ne parle que des
intentions. La passion rencontre rarement son objet; encore moins
trouve-t-on les deux ou trois femmes qu'on désire dans la même.

La pitié pour la femme qu'on aime moins qu'on n'est aimé est une
terrible passion. Elle mène, parfois, à la mort plus sûrement que
l'autre. Ainsi, l'ardeur du sacrifice de soi passe infiniment
l'ardeur que l'on met à se sacrifier les autres.

Il les voudrait toutes les deux: l'une pour lui, et lui pour l'autre
encore. Taciturne secret que Dostoïevski confesse: se donner à la
femme qui nous aime et qui attend de nous son salut; et prendre la
femme que nous aimons, dont nous attendons la joie; celle que la
passion fait vivre et celle qui la tue. N'est-ce point, au soir
ténébreux de l'_Idiot_, les deux hommes, le mari et l'amant, la
victime et le bourreau, que l'on voit veiller la même femme, qui fut
double et qui est morte, victime elle aussi et bourelle? A la fin,
la joie qu'on exige et le salut qu'on dispense se confondent dans
l'insondable peine.

       *       *       *       *       *

Quelle est donc cette recherche de la douleur, dans le sentiment qui
promet le plus de félicité à l'homme, selon la nature? N'en est-ce
pas, plutôt, la fatalité dans la conscience? Plus on y pense, plus il
semble que l'homme et la femme ne sont pas faits pour la vie commune.
La passion, plus ou moins longue, n'est point un état de durée. La
passion, comme le drame, vit de combat et se dénoue par la mort.

Pourtant, l'homme et la femme, plus ils s'aiment, plus il leur est
fatal de vivre ensemble et confondus. Au génie de l'espèce, qui ne
s'inquiète que du moment, se substitue le génie de la tendresse,
qui prétend accorder les éléments contraires, et faire un état
durable d'un état passager. Une telle violence à la nature ne va pas
sans douleur. Et je dis qu'elle est nécessaire. L'amour humain se
distingue, par là, de l'amour naturel aux autres créatures, et même à
la plupart des hommes, si l'on en juge à tant de misérables couples.

Pour qu'un homme et une femme se puissent souffrir, il faut qu'ils
souffrent l'un de l'autre. C'est la loi. Je parle de l'homme accompli
en conscience.

L'accord ne vient que du sacrifice. Celui qui aime le plus, souffre
le plus. A l'ordinaire, la femme reçoit la part douloureuse; et
souvent, elle choisit d'en jouer le rôle. Mais le meilleur homme ne
le lui laisse pas.

En amour, le cœur est trop avili, s'il ne souffre. La souffrance
seule nous rétablit dans notre dignité d'homme. Quel est l'amant
profond qu'Amour n'abaisse pas au pardon des pires offenses? Il
faut grandement souffrir de la femme, pour rester digne de soi dans
l'amour qu'on lui consent, et même dans l'amour qu'elle nous accorde.

Et ce n'est pas assez des natures qui s'opposent, dans l'homme et
dans la femme. Quand les cœurs sont complices, c'est le destin qui ne
l'est pas. La misère, la maladie, le deuil, tout ce qui menace chaque
homme sous un masque fatal, dans l'amour se démasque, et, entre
amants, pour l'un prend visage de l'autre.


L'amour est ce qui nous sépare le plus des Anciens.

Notre passion n'est si ardente et si pleine, que pour faire en nous
l'union des deux mondes: le cœur chrétien habite la chair païenne; et
la chair païenne hante le cœur chrétien.

C'est notre amour qui nous démontre que nous ne diviserons pas un
monde en nous de l'autre, sans nous réduire de la totalité.

Le mystère de l'amour est celui de la douleur même. Je ne crois que
les amours souffrantes. La douleur n'est pas la maladie: la douleur
est un enrichissement. Psyché n'aurait pas perdu son Dieu, si elle
l'avait réveillé dans l'insomnie de la peine, et non dans le sommeil
du plaisir. Moins la douleur, l'amour n'est que l'ombre de lui-même.

Les Anciens ignoraient la douleur, puisqu'ils croyaient la vaincre.
Et nous, nous devons la sauver.

La douleur n'est point le lieu de notre désir, mais celui de notre
certitude. Les Anciens sont trop charnels. Je ne prétends pas que
nous devions faire élection de la douleur. Tant s'en faut, qu'on
doit tout faire pour s'en tirer. Mais il faut la connaître. L'homme
véritable n'est pas le maître de sa douleur, ni le fuyard, ni
l'esclave: il en doit être le sauveur.

Sur la passion chrétienne qui a tant donné d'échos et de profondeur
à la vie, c'est à nous d'élever une vie nouvelle. La grandeur seule
en fera la joie. Car, où est la vie, est aussi la joie, même dans
les supplices. Vivre, c'est avoir joie, à quelque prix que ce soit.
Ni la grandeur, ni la beauté ne sont valables sans souffrance. Ainsi
l'homme ne va plus sans une tristesse intérieure, qui donne du prix à
tout ce qu'il sent comme la rosée des larmes à un merveilleux visage.

On ne saurait se vanter, ni de ramener l'homme à un âge qu'il n'a
plus, ni d'abolir en lui aucune des puissances que le passé y a
mises, et qui lui étaient nécessaires, puisqu'il se les est données.
La douleur est une auguste puissance.

Au lieu de rien détruire, il faut tout accomplir en nous, et y tout
achever.

La passion chrétienne, s'il fallait la justifier, je dirais qu'elle a
créé l'amour, par le prix infini que la douleur y attache. L'art est
un excès du même ordre, si on le compare au jeu. L'amour n'est qu'une
flamme jeune, qui brille et qui se consume, chez les Anciens. Notre
amour est un feu qui dure, et qui exige de durer, un brasier qui
ranime ses flammes à mesure qu'il les dévore, une ardeur qui nourrit
toute la vie. L'Amour des Anciens n'est que l'enveloppe du nôtre: aux
sens est ajouté le cœur.



V

LA PROFONDEUR RUSSE


Passions du fond caché, lames de fond: le plus souvent, elles
dorment; mais il arrive, soulevées, qu'elles emportent les rives de
la paix commune.

Vous ne savez pas jusqu'où peut aller l'amour de la vie dans les
êtres profonds, nés pour la souffrance, et qu'elle y attache. Il les
porte à tous les excès, que vous appelez des crimes, selon votre
droit. Ni les Juifs charnels, ni les Yankees ne pourront jamais
l'entendre: ils sont trop asservis à leurs idoles: les Juifs, dans
leur esclavage des biens terrestres, et selon leur inclination
à en jouir commodément; les Yankees, dans leur brutal mensonge
d'automates, à deux ressorts d'agitation vaine et de vaine morale.
Donner sa vie, et même prendre la vie des autres, sans en peser
exactement la valeur aux poids de la raison, de l'agrément et du
succès, voilà l'honneur mystique. Dostoïevski, qui a toutes les
sortes d'honneur, hormis celui de vanité, sent l'honneur mystique au
même degré qu'un saint apôtre.

L'amour de l'amour fera, d'un homme à la Dostoïevski, le bourreau
d'une femme et le jouet d'une autre. Mais, pour toutes les deux, il
n'aura que des caresses dans l'âme, et toutes de son sang.

La passion de l'innocence le poussera, peut-être, à vivre en amant
avec une petite fille. Non pour la corrompre, que le ciel en soit
témoin! pour approcher sa fraîche pureté et s'y purifier soi-même;
pour la connaître: on ne connaît que dans la possession, et toute
possession touche au crime, hélas; pour l'accroître de ses propres
larmes, cette adorable innocence. Enfin, pour y retrouver la sienne.

Jamais assez de bonheur! Jamais assez de joie! Et toujours dans la
tendresse. Et le rire dans les larmes. Car où est-il le bonheur,
sinon dans la folie de tout ce qu'il nous coûte? L'âme souffrante est
seule égale à cet insatiable appétit. Et elle n'est point, si d'abord
elle ne soupire.

A-t-il des regrets et des remords, Dostoïevski, lui qui va si loin
dans l'art cruel de se connaître? Il s'en donne toute l'apparence.
Mais remords est un gros mot, qui cache et qu'il devrait définir.
Dostoïevski a le désespoir de ne jamais atteindre ce plein de la
passion qu'il poursuit. Suave désespoir, déception terrible, espace
du désaveu, déserts de l'entier délaissement de soi-même. L'unique
passion est, en somme, la passion de la plénitude.

Un artiste créateur voudrait presque participer, de moment en moment,
à la création universelle. C'est pourquoi il se déteste, en vain,
lui-même à l'infini: il ne se méprise pas. Il peut, au contraire,
mépriser beaucoup les autres: et sans jamais les détester, pourtant.
Il est, en lui, une ardeur éternelle pour le noyau du fruit. Tous les
crimes pourront hanter son âme: elle ne saurait rien perdre de sa
pure volonté, qui est de ne pas nuire, ni de sa primitive convoitise,
qui est l'innocence, après tout. Elle n'aspire qu'à saisir l'objet
vivant, à l'adorer en lui-même, à le posséder jusqu'à le détruire.
Enfin, je dirai qu'elle veut le tuer, cet objet d'amour, pour le
recréer ensuite aux dépens de sa propre vie.


Dostoïevski n'est pas du tout Rousseau étalant ses misères, et
bravant à mesure qu'il dit: "Vous êtes plus misérables que moi; et je
vaux mieux que vous, du moins en ce que je vous montre que je ne vaux
rien."

Pour lui, Dostoïevski, il vaut un grand prix; et tous valent le leur.
Il touche le fond, qui est la valeur même de la vie, comme au-dessous
des océans, pourvu qu'on jette assez la sonde, c'est toujours la
solidité immuable de la terre; et toutes les mers ne sont qu'une robe
de rosée sur l'écorce.

Dostoïevski ne réprouve que la méchanceté sans amour. Le désir lui
est sacré, pour peu qu'il porte flamme: le désir même impur. Pour
lui, il n'y a rien de médiocre en soi: parce qu'en lui, même les
forfaits de la chair, tout est cœur et âme, ou, du moins, en recèle.
Rien n'est vil, à ses yeux, sur la terre, que les peuples et les
hommes sans âme. Verser dans tous les péchés, au besoin, pour être
capable de les tous expier, les eût-on même caressés, dans le brasier
que le cœur alimente. Où est l'amour, là est la vie, encore un coup.
Où est la vie, là est le bien. Voilà pourquoi il est si bon d'expier
l'erreur incluse au crime: tout châtiment est injuste, et l'œuvre du
démon dans celui qui l'inflige. Juste et salutaire, dans le coupable
qui l'accepte: car son cœur le réclame. Ou avoir la force de se punir
soi-même ou être puni. La vie, perdue dans la faute, se retrouve dans
l'expiation. Le crime égare le cœur, et n'a peut-être pas d'autre
horreur que cet égarement.

Dostoïevski a souvent paru méchant homme, et il a passé pour envieux.
Un être trop aigu semble toujours méchant. La force blesse. Le regard
qui pénètre les cœurs est un poignard pour eux: on lui en veut de la
piqûre, fût-il de la pointe la plus fine, et quand il l'émousserait
dans l'effusion des plus tendres larmes. Les hommes refusent d'être
devinés. Encore moins acceptent-ils qu'on les révèle à eux-mêmes. On
ne les dépouille pas sans leur faire violence; et ils gémissent de
se reconnaître. Dostoïevski ne ménage rien. Le mensonge, qui est au
fond de la nature humaine, l'irrite jusqu'à la rage. Il est celui qui
se mesure avec tout vainqueur selon le monde, quel qu'il soit; et il
le frappe, il l'atterre, il l'écorche vif. Il condamne tous ceux qui
osent porter condamnation sur la créature. Il ne juge que les juges.

Fait pour la solitude, ou pour tout un peuple, mais non pour se
plier au goût de quelques-uns, qu'il veuille plaire ou qu'il veuille
blesser, il ne se contient jamais. Ses pleurs sont aussi prompts, que
son éclat de rire bref et toujours étonné. C'est lui que j'entends
dans le salon des Épantchine, quand le Prince Innocent, dévoré de
sympathie, effraie tous ses amis, exaspère sa fiancée, et court avec
une telle allégresse à sa mort sociale.

Il pouvait être exquis ou cynique, par un désir égal d'être soi-même,
de plaire à qui lui plaisait, et de déplaire à qui ne lui aurait plu
jamais. Et comme il traitait les gens tête à tête, le public est
traité par ses livres.

Piqué d'amour-propre, dans l'extrême ivresse de ses sentiments,
plutôt que dans l'orgueil de ses pensées, il se portait à cet
excès qui offense le plus les autres: qui est, eux présents, de
les oublier. Ou bien, s'il pouvait croire à leur sympathie, il les
associait à sa passion, il se les y incorporait, il les baignait dans
le torrent de sa ferveur. Perdant toute retenue, avec un sens raffiné
pourtant de la mesure sentimentale, il ne prétendait pas convaincre,
mais faire aimer l'objet de son amour; et, sans doute, il y mettait
d'autant plus de caresse ou de violence, qu'un tel désir enveloppe la
convoitise que l'on a de tout amour. Alors, il précipite les paroles,
il lève les vannes, il lâche les écluses de sa raison passionnée. Il
est hagard. Il fait peur. Cet homme, au cœur désespéré d'amour, a
les bonds et les griffes du chat tigre. Il en avait aussi les doux
miaulements, les tendresses morbides et le velours. Ha, quel don des
larmes, des saintes larmes! Quel élan aux pleurs! Comme il ouvre
la source intarissable, la fontaine aux affligés, qui sont, dans
le désert, tous les pèlerins du cœur, que la soif tourmente entre
l'aridité du ciel et la sécheresse des sables!

       *       *       *       *       *

La force du style emporte tout. Mais la profondeur du sentiment
enferme tout, et le style même.

Avoir les mêmes larmes! ne serait-ce pas le dernier mot de l'art? Les
cœurs musiciens sauront m'entendre.

Je dirai que la dureté de Dostoïevski à l'égard des étrangers et des
Juifs est une raison de style: Ils n'ont pas les mêmes larmes. Il
déteste tous les peuples de l'Ouest; il se moque de l'Occident. Forcé
de vivre en Suisse, en France ou en Allemagne, il étouffe. Tout lui
est vide, quand il quitte la Russie. Il se venge sur les étrangers du
dégoût et de l'ennui, qu'il respire avec eux. Mais il est capable, à
Pétersbourg ou à Moscou, de leur rendre justice. Il les veut employer
au bien de la Russie, à la condition qu'ils s'y prêtent. Or, ils s'y
refusent, et même ils haïssent les larmes russes, bien loin de mêler
leurs pleurs aux pleurs de ce grand visage.

Voilà comment tout finit, chez Dostoïevski, par la condamnation des
Juifs. Au lieu d'être Juifs en Russie, que ne sont-ils Russes en
Judaïe? Mais ils ne seraient plus. Entre Dostoïevski et les Juifs,
il y a la même querelle qu'entre l'Ancien et le Nouveau Testament.
Le second abroge l'autre, puisqu'il l'accomplit. Le mort enté sur le
vivant corrompt le vivant.

       *       *       *       *       *

Enfin, Dostoïevski est joueur. Et d'autant plus, qu'il perd toujours.

Pourquoi joue-t-il? Dans l'homme malheureux, qui est deux fois
passionné, le jeu prend toute sa force. On joue pour jouer, et l'on
joue pour gagner.

J'ai souvent dit que la loterie, ou le coup de dés, me semble le plus
honnête moyen de faire fortune. Pour ceux, il va de soi, qui n'ont
point le génie à faire fortune. Et il est vrai qu'ils ne la font pas.
La morale est donc satisfaite.

Ceux qui ne croient pas au sort n'ont jamais regardé la vie. Le
hasard est le nom public de la fatalité. Le jeu est la consultation
populaire du destin. Œdipe joue sur la route de Thèbes. Oreste naît
joué. Les Anciens, grands connaisseurs de l'action, n'ont pas de
doute là-dessus. Ils en viennent jusqu'à tricher avec la chance, pour
garder un atout contre la série noire: tel est le sage Polycrate
de Samos, lequel fait en vain une part au malheur: comme il est
juste, sa réserve ne le protège point. Le destin n'entend pas qu'on
le flatte. Il punit l'un pour son humilité, et l'autre pour son
insolence.

Dostoïevski, inquiet en tout, devait avoir l'âme au jeu. Il jouait
ses six derniers roubles, comme on sème dans les champs d'Eldorado,
pour en récolter dix mille, payer toutes ses dettes et sortir de
la gêne. Persuadé que le gain est toujours possible, pourvu que le
destin y consente: il ne faut qu'un instant d'oubli, après tout;
il suffit que la male fortune regarde ailleurs, un clin d'œil, et
l'on gagne. Bien pensé, et d'autant mieux que la sueur d'effroi fait
encore la part de la mauvaise chance.

Celui qui perd toujours n'a pas de raison pour ne pas toujours tenter
l'aventure. L'orgueil le veut ainsi, et le sens du juste. Dans le
joueur d'un certain ordre, il y a un homme passionné de justice.
Toujours perdre l'irrite. En principe, on ne doit pas perdre plus
souvent que l'on ne gagne. La foi s'en mêle, et l'on s'obstine. Cet
amour-propre n'est pas ridicule, parce qu'il est fondé sur un culte
ingénu de la vie. L'homme malheureux joue pour sortir du malheur;
mais il joue encore pour forcer le bonheur qui le fuit. Le jeu est
une interrogation de la fortune. Et plus elle refuse de répondre,
plus on l'interroge.

Si je gagnais toujours, je voudrais jouer pour perdre. Comme il est
plus ordinaire de toujours perdre, on joue pour gagner, ce soir ou
demain, ou la semaine prochaine, ou quelque jour, enfin. Je gage, en
jouant, que Dostoïevski priait.

       *       *       *       *       *

Qu'il manque de dignité avec noblesse! Qu'il s'élève bien au-dessus
des usages! Comme il en tient justement compte, en n'en tenant pas
compte, en faisant fi de ce qu'on attend de lui! Quel profond honneur
le dispense de satisfaire à l'honneur selon le monde, cette suite
infinie de petites bassesses, que recouvre un masque d'impudence
banale, peint aux couleurs d'une politesse propre à tout usage[45]!

[Note 45: Triomphe de cet honneur chez les Anglo-Saxons. Là, pour
un homme, la gloire est de vivre en masque. Ils se rendent maîtres
de toutes leurs émotions, disent-ils. Mais, la plupart, ils n'en ont
pas. Et celles qu'ils ont, il les montrent fort bien: le mépris des
autres, la dureté des cœurs, la hargne brutale de l'esprit puritain,
la haine des mœurs libres; et cette terre promise des gentilshommes
étale ses grappes d'ivrognes: parce qu'en effet elle en a.

Ils se lavent avec soin, chaque jour, des pieds à la tête; et, Bible
en main, ils méprisent atrocement les pauvres. Ils ont tous le même
savon; ils sont bien vêtus, à la même mode. Pas une tache sur les
habits; pas un grain de poussière à la maison. Mais du foin dans la
tête, et du galet sous le sein gauche. Ils disent toujours la vérité;
mais tout leur être ment, dès ce ventre de leur mère, qu'il est
défendu de nommer.]

L'honneur, dans la société moderne, n'est qu'une façade d'argent sur
un palais où il n'y a plus rien, ni salles, ni meubles, ni chambre
des époux: l'incendie a passé par là, et la maison est vide même
du secret nuptial. Dostoïevski n'a point de part à cet honneur des
salons et des capitales.

Dostoïevski ne se cache pas pour pleurer. Il ne rougit pas de
mendier. Il ne donne pas tant de valeur à l'argent. Il n'a pas tant
de respect pour l'or, ni pour celui qu'il n'a pas, ni pour celui des
autres. Il ne cède rien de son Dieu; il ne trahit jamais ce que son
Dieu exige de lui; et voilà le véritable honneur. La Yancaille a
peut-être le sien, après tout: le dollar et le bain froid.

Mais plutôt, Dostoïevski subit l'avanie que la turque fortune fait
sans cesse à la misère. Sa constance est héroïque: pour servir
son Dieu, il est le plus humble des hommes. Il consent à prier, à
solliciter, à recevoir l'aumône. Comme il ne se dérobe à aucune
charge, il ne recule devant aucune humiliation. Lui, qui avait tant
d'orgueil, et beaucoup d'amour-propre, cette peau enflammée de
l'orgueil malade, il se met à genoux, en chemise, autant de fois
qu'il faut. Il supplie, il baise la main qui donne. Et pourtant,
donner à un tel homme, c'est toujours lui donner le fouet. Il le
reçoit avec douceur; il accepte toute sorte de bienfaits sanglants.

Il faudrait être bien bas pour le lui reprocher. Il a l'amour de
la perfection: telle est la main qui le courbe. Travaillé par
tant de maux, il sacrifie sa dignité selon le monde à sa mission
selon l'esprit. Il ne serait pas le plus russe des Russes, s'il ne
croyait à sa mission. Plus il accepte, moins il reçoit pour lui. Il
s'inquiète d'être toujours en retard avec ses éditeurs; mais il n'a
pas honte d'être toujours en dette avec ses amis. Et s'il en souffre,
il y trouve une occasion de servir encore.

C'est qu'il n'arrive jamais à se satisfaire. Celui qu'on prend
pour un Barbare, aime la perfection comme un artiste de France ou
d'Athènes. Il se laisse abaisser aux yeux de tout le monde; mais il
ne saurait trahir l'œuvre qu'il porte.

Par là, il me rappelle Wagner, une fois de plus. Et certes, en
des arts si opposés, d'une matière si diverse et d'une forme si
contraire, Wagner et Dostoïevski se touchent de plus près que pas
deux autres. L'analyse de Wagner et celle de Dostoïevski procèdent
du même fond. Les mêmes mouvements intérieurs, qui se combinent,
s'enlacent, se nouent et se dénouent, la même volonté du cœur, ici
et là, enveloppent un sentiment unique. Elles vivent d'émotion, et,
en deux ordres différents, elles tendent à produire une émotion
semblable.

       *       *       *       *       *

Les arbres ne sont pas de la même essence. Les feuillages diffèrent;
et les branches se dirigent vers des horizons contraires; mais les
racines sont communes.

Je reconnais Wagner même au rire de Dostoïevski. Wagner n'a ri qu'une
fois; et sa joie, non pas sa gaîté, trempe dans l'émotion. Il n'y a
pas l'ombre de gaîté dans le grand Russe. Pour moi, le comique énorme
et douloureux de Dostoïevski me touche le plus. Lébédev, Marméladov,
le père Karamazov, tant d'autres, figures étonnantes, d'une plénitude
incomparable, à la Falstaff. Elle vient de l'amour, comme le reste.
Ils s'aiment, ces bouffons! ils s'aiment à fond, comme des monstres
ou des enfants. Et ils aiment la vie, comme des saints. On peut donc
les aimer, jusque dans le mépris qu'ils inspirent. A la vérité,
Dostoïevski est un des croyants magnifiques à la beauté de ce monde,
qui seraient capables de guérir les esprits fins de tout mépris, si
l'on pouvait guérir la petitesse d'être petite, et la morale d'être
étroite. Criminels ou ridicules, Dostoïevski est pour ses héros,
comme il est pour tout ce qu'il anime. La vie, il n'a pas d'autre
parti. Voilà la source d'un comique sans second, à mon goût: il n'est
pas destructeur; il est purgé de toute ironie. Il est net de tout
blâme, même dans l'invective.

Marméladov, Lébédev, et toute la bande, tendres coquins, et chers
cyniques, bouffons de la vie elle-même qui se contemple, dans les
pleurs autant que dans le rire. Parce que Dostoïevski ne nie rien,
même quand il détruit, ses bouffons affirment tout un monde qui n'a
pas réussi,--mais qui, tout de même, a continué sa croissance dans
la honte, le péché, la coquinerie, la crapule et les remords. Ils
portent leur excuse avec eux; et bien plus, leur privilège légitime.
Ils sont sûrs, à la fois, de leur indignité et du droit qu'elle a,
elle aussi, à vivre: je dirai même de sa prérogative en ce monde et
dans l'autre; car ils souffrent, ces luxurieux et ces ivrognes, soit
qu'ils subissent les plus sales misères, soit qu'on les méprise et
les haïsse. Quelle différence de Lébédev et Marméladov à Bouvard
et Pécuchet, ces caricatures immortelles! Ceux-là, on ne peut même
pas les mépriser. Ils font d'abord rire, puis ricaner; à la fin,
leur comique est pareil à la chatouille interminable de la pensée:
on crève d'ennui et d'énervement, à ce rire. Ils sont abstraits
et mornes. Ils figurent la Science, et ses travaux à perpétuité.
Marméladov et Lébédev sont si hommes, qu'ils sont justifiés.
Dostoïevski dirait qu'il y a un Lébédev et un Marméladov en chaque
père de famille, pour peu qu'il eût à vivre dans les conditions où
ceux-là ont vécu. Ils ne sont pas dans la mort, ni impitoyablement
condamnés, comme les deux secrétaires perpétuels de Flaubert,
automates de l'universelle dérision.

       *       *       *       *       *

Il est contre l'Occident, dans la mesure où l'on s'arme de l'Occident
contre la Russie.

Jamais Dostoïevski n'a pu donner de gages à quelque parti que ce fût,
pas même au sien: celui de la terre et des vivants. La volonté de
nier lui est toujours étrangère. Il affirme en niant. La haine n'est
pas en lui. Il n'est même pas antisémite. Il est contre les Juifs au
même titre qu'il combat tous ceux qui nient le Christ et la Russie.

Comme il est libre, en dédaignant toute liberté politique! Il sait
que la liberté n'est pas dans le vote. Car, sont-ce pas les esclaves
qui votent? Qu'il soit libre de tout parti, je le sens à la force de
sa fibre première: l'art, la politique, la religion, en Dostoïevski,
tout sort de la même cellule: l'humble orgueil d'être le confident de
la vie universelle, et de se confondre avec elle, indéfiniment.

Il faut qu'un homme en vaille bien la peine, pour qu'il se donne à
l'univers. Ou quel don ferait-il? Qu'il tombe du plus haut, ou qu'il
s'agenouille d'abord, s'il se couche enfin sur le corps de la terre,
comme il le doit, c'est pour rendre à cette mère tous ses baisers et
toutes ses larmes, un grand amour et une grande joie. Tout donner
enfin n'est pas assez, si l'on ne donne beaucoup.

Dostoïevski exalte le moi pour en faire à la vie un sacrifice digne
d'elle. Tout de même, il porte au plus haut point sa race et sa
patrie pour en offrir le miracle au genre humain. Il n'est pas
aigrement l'homme de la Russie contre l'Europe. Mais il ne veut pas
que l'Europe soit appelée par la Russie même à corrompre la Russie,
à la déformer et à la détruire. Qui absorbe, détruit. Il faut se
nourrir de la pensée étrangère, mais ne pas se laisser digérer par
elle.

L'amour du sol et de la race n'invite pas Dostoïevski à l'isolement.
C'est un amour qui aime et se prodigue, non pas une possession
jalouse qui thésaurise. Il n'écarte rien, il ne repousse que la
confusion. Plus la Russie sera russe, plus l'Europe sera l'Europe, et
plus en sera noblement accrue la vie du genre humain.

Amour du sol sans petitesse ni rancune. La terre est d'un seul
tenant. Droit à la terre, pour qui baise et qui aime la terre.
Sans doute, on tient d'abord au coin de terre qui nous tient. Mais
pour Dostoïevski, les morts ne gouvernent pas les vivants: jamais
Dostoïevski ne remue ce poison mortel; jamais il ne convoque les
morts, fût-ce dans leurs vertus. C'est à la générosité des vivants
qu'il en appelle, et à leur grand amour qui fait vivre les morts.
Dostoïevski est bien trop fort pour s'enfermer dans un cimetière.
Nous ne vivons pas dans un charnier, mais dans une pépinière au
soleil, bénie de nos larmes. Il ne s'agit pas d'enterrer la vie, mais
de la renouveler. L'œuvre de l'homme n'est pas de cultiver les germes
d'un sépulcre, mais de rajeunir la terre, et le sépulcre même, en y
semant des cultures nouvelles, avec piété.

Point d'avarice, ni de ressentiment acide. Dostoïevski ne craint pas
que l'Europe lui dévore la Russie; mais il s'oppose à ce qu'on jette
la Russie comme un os à l'Europe. En tout ordre, à tous les degrés,
Dostoïevski annonce le devoir d'être soi-même le plus possible, pour
être plus homme. A ce prix seulement, l'humanité sera meilleure et
plus belle. La race enfin n'est, à ses yeux, qu'un moyen de parvenir
à l'humanité supérieure.


Ce que l'Occident connaît par la mesure, le Russe le devine par le
sentiment. L'Occident énumère et calcule: il est nombre et géométrie.
Le Russe évoque et pressent: il est mouvement intérieur et musique.

L'Occident ouvre les yeux sur le monde; il voit et il compare. Le
Russe à la Dostoïevski regarde au dedans. Si le Russe ferme les
yeux, ce n'est pas pour voir davantage, sans doute: c'est pour mieux
entendre les profonds murmures de la vie, dans l'ombre où les images
se définissent, les objets si l'on veut. Le rythme est la première
figure; et, au sein des ténèbres, c'est de la mélodie que naissent
les formes, prodige obscur.

Telle est la raison pourquoi le Russe ne vaut rien, s'il n'aime. Il
ne critique pas: il nie. Il ne doute pas: il détruit. Il n'est pas
athée: il est prêtre du néant.

       *       *       *       *       *

Avant quarante-deux ans, Dostoïevski n'a rien produit qui vaille.
Toutes ses grandes œuvres sont de l'âge plein, entre quarante et
soixante ans, où il est mort. Les autres Russes sont plus précoces:
Pouchkine, Lermontov et Gogol ont peu vécu, mais d'une vie ardente.
Téodor Mikaïlovitch n'était pas de ces jeunes gens.

La Russie ne s'est reconnue en Dostoïevski, que peu de temps avant de
le perdre. Il a été le héros de sa nation, l'homme qui pense, le cœur
qui bat pour toute la race; mais il ne le fut que cinq ou six ans
avant de mourir. Il lui fallut toucher à cette extrémité encore, pour
prendre le rang auguste que Tolstoï lui-même n'a pas obtenu. Pendant
près d'un demi-siècle, Tolstoï a pu passer pour le plus grand artiste
de son pays. Mais pendant quelques saisons, Dostoïevski a été l'homme
de la Russie, celui qui aime et qui hait, qui pense, qui veut et qui
parle pour tous, l'aîné vénérable de la maison, le guide entre tous
les frères.

Il est l'homme de la douleur: est-ce là son seul titre? On aurait
bien tort de le croire. J'ai compris la douleur russe dans
Dostoïevski: elle n'est pas seulement féconde: elle a la force active
qui purifie. La joie russe n'a aucune vertu. Les peuples jeunes ont
toujours assez de joie, puisqu'ils veulent vivre. La joie que vous
cherchez vous déprime.


Pour en venir à ce règne douloureux, il fallait que la vie de
Dostoïevski fût tout ce qu'elle a été en effet. Il fallait qu'il
tombât dans l'erreur politique, qu'on le prît pour un rebelle, lui
qui l'était si peu, qu'on le condamnât à mort, et qu'il croupît au
bagne.

Personne ne doit plus à ses souffrances que Dostoïevski. Personne ne
doit plus à ses erreurs. En personne, la faute ne fut plus féconde.
Là, il s'est fait cette vue incomparable du revers qu'il applique aux
sentiments des hommes. Il lit les deux côtés de la page, et la face
visible ne lui est qu'un moyen de mieux connaître l'autre.

L'erreur d'une grande âme n'est jamais que dans l'action: la volonté
ni le cœur n'errent point, étant toujours fidèles à la grandeur
qui les anime. On ne se trompe que sur la route à suivre. Quand
on revient sur ses pas, on possède tout l'horizon et toutes les
perspectives, qu'on n'eût peut-être jamais bien vus sans cette
erreur-là. Elle est la racine commune de la peine et de la puissance.


L'œuvre qui fit la fortune de Dostoïevski jeune homme[46] et celles
qui vinrent ensuite jusqu'à la catastrophe du bagne, me semblent
d'une invention médiocre et d'un très faible prix. Elles sentent
la crasse sentimentale des galetas. Elles sont geignardes et
larmoyantes. Le peu de gaîté qu'elles ont grimace. Elles annonçaient
le Gogol des mansardes, s'il peut y avoir un Gogol moins la force
et le style. Le trait est forcé, le dessin sans beauté, les ombres
épaisses. Elles ressemblent aux tableaux d'un peintre oublié,
Tassaert, qui pleurnichait lourdement dans les taudis, de grabat en
grabat. Subtiles enfin, mais sans profondeur. Or, la profondeur du
sentiment corrige seule la subtilité qu'elle implique; seule, la
profondeur de l'analyse suppose l'extrême complexité et la justifie.
Ce double don, qui devait porter Dostoïevski à une hauteur où
personne ne le dépasse, ne se fait sentir dans les premières œuvres
que par l'embarras de l'action et la contorsion des caractères.

[Note 46: _Les Pauvres Gens_, 1846; _le Double_, _les Nuits
blanches_, etc., 1847 à 1849.]


Au début comme à la fin, Dostoïevski ne peint que des jeunes gens,
et quelquefois des vieillards. Là encore, c'est la Russie même, qui
n'est pas mûre, toujours trop verte ou trop avancée; elle a ses
adolescents pourris et de vieilles gens à l'âme plus fraîche que
l'enfance. Souvent là-bas, les jeunes femmes portent un cœur de
cadavre, plein de vermine et de cendres, sous une chair en fleur. La
Russie vit dans l'excès: en tout, jusqu'ici, elle ignore l'entre deux.

Dostoïevski lui-même et ses livres sont au centre de ce monde
inconnu. Lui et ses livres sont les grandes œuvres de l'âge mûr.
C'est l'homme dans toute sa force, qui possède la jeunesse: les
jeunes gens ne connaissent pas les jeunes gens. Dostoïevski est cet
homme, celui qui ne fait tort ni de la réalité au rêve, ni du rêve à
la réalité, qui peut seul comprendre toute la profondeur de la vie.

Peu importent ses erreurs de fait, les premières et les dernières,
celles qui l'ont mené au bagne, et celles qui le feraient prendre
pour un conseil des Cent Hommes Noirs. Peu importe que la Troisième
Section soit la face cachée et le bras visible de l'Évangile dans
l'horrible empire. Peu importe Son Excellence Pot-de-vin, les princes
qui volent les fonds de la Croix-Rouge aux malades et aux blessés, ou
le règne des Allemands, forcenés policiers, qui gouvernent au nom du
Christ et de la race slave. Toutes les erreurs de fait n'empêchent
pas de croire à la Russie que Dostoïevski nous incarne. Elle n'est
pas seulement en lui; mais il nous la révèle, il achève tout ce qu'on
en voit dans Pouchkine et dans Gogol, dans Tourguénev et Tolstoï.

Il faut qu'il y ait un peuple russe dans les langes. Il faut que
ces esclaves politiques soient admirables de liberté morale. Il
faut que ces brutes, dans l'enfer de l'ivrognerie et des massacres,
soient tout de même riches d'une conscience qui n'a plus d'égale en
Europe. Il faut que ce peuple, capable de tout parfois, comme les
enfants cruels, et qui dort, le reste du temps, dans une affreuse
impuissance, il faut pourtant qu'il soit le seul peuple d'Europe qui
ait encore un Dieu.

La Russie, même folle, même lâche, même noyée dans le sang et dans
l'eau-de-vie sans parfum, la Russie ne vit pas pour l'argent, ni
pour la haine, ni pour la balance du commerce, ni pour les triomphes
ignominieux de la violence. La Russie vit pour rendre une conscience
religieuse au genre humain: elle a, malgré tout, le cœur fraternel à
tous les hommes, même au milieu des boucheries et des vomissements où
la jette son hystérie.


Dostoïevski était né pour la douleur, et pour s'élever dans la
douleur, au-dessus de tout l'égoïsme et de toute la misère morale, où
la douleur enferme généralement les natures médiocres.

Il lui fallait la maladie, les tortures du cœur, l'angoisse de
l'esprit, la présence de la mort pour conquérir ce que j'appelle
l'appétit et la santé d'une vie universelle. Un peu plus, c'eût été
trop: il faut pouvoir respirer, pour vivre. Mais un peu moins, il
fût resté, comme tant d'autres, à mi-chemin de l'ascension sainte et
terrible. Ce n'est pas à un moindre prix que l'on prend à soi toute
souffrance et tout supplice. On ne gravit sûrement la montagne que
sur des échelons sanglants.

Surtout, il lui fallait le bagne et l'enfer des crimes[47] pour se
purger à fond d'un amour-propre qui fut toujours féroce, et d'une
naturelle jalousie. Mais bien plus encore, cette damnation devait
lui révéler les grands fonds de l'âme humaine, où nul n'est descendu
plus avant, Shakespeare et Wagner exceptés. Là, il connut que le
crime a ses vertus, et qu'il peut être plein de la vertu même; que
la qualité d'homme ne se prescrit jamais; que le cœur présente tout
grief et toute excuse; que la sécheresse de l'âme est le seul péché,
si même il en est un; que la faute est partout, qu'elle a toujours
une dispense, qu'elle obtient remise, pourvu qu'elle consente un
peu à l'expiation; et la souffrance vaut le consentement, quand la
rebelle le refuse; que l'amour est le salut de tous et de chacun; que
la rédemption est le prix du sang; que le châtiment, horrible en ceux
qui osent châtier, est nécessaire à tout coupable, pour rassurer en
lui l'orgueil de son destin et la dignité de l'homme: Car toute vie,
avant d'être à son terme de beauté, toute vie est une expiation que
l'amour nous propose, et qui doit être expiée.

[Note 47: Et moi aussi, j'ai mon enfer, le bagne des auteurs, des
critiques et des faux artistes, où je purge, dans un coin d'ombre, la
colère de ma solitude et le vieil amour de la gloire.]

Voilà où Dostoïevski a saisi l'âme de son peuple, et de tous les
peuples, et de ceux même qui l'ont tuée. Il a pesé que les premiers
selon le rang sont souvent les derniers selon la vie; et les derniers
selon le monde, les premiers suivant l'âme cachée du monde. Là, il
apprit à se mettre au-dessus de toute apparence. Là, il s'est fait
à vivre en profondeur: car toute l'œuvre de Dostoïevski est une
vie dans la profondeur et dans la vérité secrète, qui est l'unique
vérité, sans doute. Là, il s'est établi inébranlablement au-dessus
de tous les préjugés; et ceux de la raison n'ont pas tenu devant lui
plus que ceux de la morale et de la politique.

Le grand Dostoïevski a montré, le premier, que la fin de la vie est
la vie même. Mais il a été plus loin: il a connu, profondément, que
la vie elle-même est une forme vide sans le cœur qui l'anime, et
ainsi que l'amour est la fin de cette fin unique. Qu'est-ce donc,
sinon que l'homme est fait pour se toujours passer soi-même? L'homme
n'est point une figure achevée, mais un élan à la forme parfaite,
un essai continuel à l'homme. Je trouve cette vertu héroïque dans
Dostoïevski, et cette grandeur intérieure.

       *       *       *       *       *

L'intuition est une vue du cœur dans les ténèbres. La nuit extérieure
s'illumine de l'éclair jailli du dedans. C'est là que rien ne se
formule, et tout s'éclaire: là où la vie prend forme, où les mobiles
se condensent, où se détermine l'action.

L'intuition est bien le luminaire de la profondeur. Elle est la
conscience amoureuse de ce qui est, au fond de ce qui paraît être.
Elle est ce qui demeure en ce qui devient, et qu'elle porte. Elle est
vraiment l'instinct de la connaissance, et son amour.

En Dostoïevski, je finis par tout référer à l'intuition. Dostoïevski
a conscience de son intuition, et tel est son miracle. Il faut le
lire en musicien.


La chasteté n'est que le signe le plus visible des âmes pures. La
pureté suprême est l'innocence de la bonté: l'horreur de faire le
mal. Dostoïevski n'hésite pas à produire des prostituées plus chastes
et des assassins plus purs, à l'en croire, que les honnêtes gens:
c'est qu'ils aiment; et que le crime, en eux, n'est pas le mal qui
dure, mais l'erreur, la folie et la misère du moment. Jamais il ne
dit avec emphase que la prostituée ou le criminel valent mieux que
l'honnête femme et le juge. Mais la prostituée qu'il défend est une
victime: il montre en elle, non pas l'excellence de son infamie, mais
l'excellence de la douleur que l'infamie lui coûte. Et enfin, toute
créature qui se donne avec passion est victime, quel que soit son
bourreau, son complice ou son idole.

Nulle trace, en cet homme admirable, de morgue vertueuse. Nul ne
s'est moins juché sur les échasses du devoir et de la morale. A la
profondeur où il sait chercher les origines, il trouve, en soi, la
semence et l'excuse de tous les péchés. Et le crime des crimes, qui
est la cruauté, il en débrouille aussi les racines, avec un saint
effroi: il touche, il voit que la cruauté et la luxure se tiennent
comme deux sœurs monstrueuses, unies par le même os de désir. Plus
il les déteste, plus il en épouse la connaissance. Dostoïevski n'a
pas proprement pitié du mal: à moins que le châtiment ne soit plus
pitoyable à la faute, que la rémission. Mais sa compassion est
merveilleuse pour la peine, ou publique ou cachée, que le péché
exige. Pitié qui n'est point vague ni fumeuse; elle ne comporte
aucune faiblesse, elle ne tient pas au larmoiement: elle est la vertu
humaine par éminence, la vertu des vertus, la charité sans quoi tout
reste mort et vide.

L'amour véritable est là, où celui qui aime s'oublie soi-même et se
confond entièrement dans l'objet aimé. Larmes de la compassion, vous
faites une honte éternelle aux baisers sans pitié.

Le plus haut point de la vertu est toujours de se vaincre, et
d'embrasser parfaitement l'objet: lui être le cœur et l'âme qu'il a
si peu, ou qu'il n'a point.

Cette conquête est d'une autre grandeur et d'une autre fécondité, que
la domination telle quelle. S'emparer d'autrui et du monde, misère
près de la puissance qu'il faut pour leur donner la vie et les sauver.


Voilà le magnifique courage de la vision, que seuls les Russes ont eu
avec nos Français. Ils ne font pas un pauvre choix dans les passions
humaines: ils les considèrent toutes. Ils ne feignent point de croire
que les amants n'ont point de lèvres. La profondeur du sentiment
russe, et la puissance de l'esprit français: les deux ailes à l'essor
de la nouvelle connaissance.

Il n'est pas de profondeur sans un rêve fervent de l'éternel. La
profondeur est sous-jacente au sentiment, et non à l'intelligence.
La profondeur est le privilège de l'âme religieuse, et de cette âme
seulement. Il n'y a pas de vérité religieuse. Mais le sentiment
religieux a sa connaissance. Quelle intelligence forte ne cherche
pas une relation de soi à l'univers? Mais ce n'est rien d'en avoir
l'idée: elle n'est qu'un chiffre. Il faut en avoir le sentiment.
Et telle est l'âme religieuse. Après bien des routes et des chutes
cruelles, l'âme religieuse se fixe dans l'amour: là est son lieu,
et sa conquête; là, sa force et la vocation de sa puissance; là
serait son repos, s'il en existait un. Dostoïevski n'a pas manqué
la couronne promise à l'amour errant. Il est entré au port de la
recherche idéale.

La réalité! font-ils; la réalité! Hé, oui! Nous savons, nous aussi,
qu'il n'y a point d'arbre sans le sol qui le porte, sans fumier ou
sans terre. Mais s'il ne quittait jamais le sol, s'il n'était pas ce
qui s'évade du fumier et ce qui sort de la terre, l'arbre ne serait
pas l'arbre; et sa racine même pourrirait.

Les grands Français ont toute la force dans l'esprit. La plupart, ils
n'ont pas la profondeur, qui est si naturelle aux âmes religieuses.
Ils ne l'ont plus, du moins. Car, ils l'eurent, ceux qui ont dressé
les cathédrales sous le ciel. Le grand Flaubert m'y fait penser,
ce prince de néant. Il est sec, et il sème les cendres. De là, les
sables et les salins cuisants de son œuvre: toutes les lignes sont
belles, et l'on y respire à peine, dans un vent d'éternel ennui.
Flaubert est un génie mortuaire. S'il a du cœur, comme je crois,
il n'en a pas pour la vie. Et tout ce qu'il en a, d'ailleurs,
il l'étouffe: il tâche à être sans amour, comme le monde de son
intelligence; et il y réussit.

L'amour de Dieu, ou la charité que je veux dire, quel nom qu'on y
donne, implique toutes les autres amours. C'est l'amour de Dieu que
Dostoïevski respire. Et le peuple russe avec lui. On doit avoir foi
au peuple russe, sur la foi de Dostoïevski.

Dostoïevski, victime des puissances, parle pour les puissances: la
tyrannie, la police, l'église, les riches. A ses yeux, tout le mal
qu'elles peuvent faire, est compensé, de bien loin, par l'action
qu'elles ont sur l'âme humaine: elles en provoquent l'excellence, en
y prodiguant la douleur. S'il finit par les défendre, ces puissances
mortelles, j'y vois un triomphe de l'affirmation. Dostoïevski connaît
son peuple par soi-même. Toute révolte de la race déchaîne son
instinct d'aveugle destruction et d'anéantissement. Le joug, qui lui
fléchit la tête jusqu'à terre, la garde étroitement de l'anarchie.
La tête russe nie. Sa liberté tourne aussitôt en négation affreuse.
La race des Russes obéit et souffre avec excellence. Elle se rebelle
et se fait justice avec infamie. Cette race ne peut aller à la
perfection que par les voies de la douleur. En un mot, elle ne veut
choisir qu'entre la foi mystique et le néant, entre l'amour de Dieu
et la haine de la vie.

       *       *       *       *       *

Dostoïevski, maître en toutes passions, et tenant toutes les clés de
l'abîme, ferme les portes du néant. Tenté de toutes négations, il ne
détruit rien et il affirme. En Dostoïevski, j'admire un Nietzsche
racheté.

Je ne crois pas aux Prométhées qui perdent la tête sur le rocher. Mon
Prométhée fait peur à Jupiter même, qui s'imagine de l'avoir bien
cloué. Je ne ferai pas crédit à des dieux, qui finissent à quatre
pattes, dans un asile. Et si la foudre me frappe, dussé-je tenir bon
contre elle, le ciel me soit témoin que je ne me serai pas vanté.

Tout ce qui est mort et négation dans les philosophes, Dostoïevski
l'a surpassé; mais telle est sa grandeur, qu'il monte d'un degré
encore. Il porte à la rédemption l'accablement de nos fatalités. Si
je l'ai peint comme il est, je ne sais; mais jamais, il me semble, on
ne mesura mieux la distance qui sépare la mortelle théorie de l'œuvre
vivante, et le penseur sans amour du véritable artiste.

       *       *       *       *       *

Encore un pas.

Je dirai de Nietzsche et des Anciens qu'ils peuvent suffire au monde
de l'intelligence. Mais ils ne pénètrent pas d'un pouce dans le monde
du cœur. Ils restent sur le seuil. Et plus ils s'imaginent de faire
la loi à l'intérieur de la maison, plus ils l'ignorent. De là, sans
doute, la misérable jactance de Nietzsche, qui excède tout ce qu'on
peut permettre à l'orgueil de l'esprit; car c'est l'esprit même qui
y entre en décadence, et qui marque les degrés de sa chute par des
cris. Il ne faut pas que l'orgueil de l'esprit sente la paralysie
générale. L'intelligence qui se vante ne trouvera pas d'excuse
dans l'abaissement de la folie; mais au contraire, la fin de cette
intelligence porte jugement sur toutes les œuvres de sa croissance;
et, quoi qu'on fasse, plus elle a tout réduit à elle seule, plus elle
subit la condamnation de son propre dédain.

Ce que Schopenhauer est à Spinosa, les grands témoins de la vie le
seront toujours à Nietzsche. Et ce sont les grands artistes: les
confidents de l'amour. J'en sais plus d'un. Mais Dostoïesvki est le
premier de tous, dans le temps: il a prévenu toutes les insolences de
Nietzsche. Wagner aussi était là. Il n'y a pas si loin de _l'Idiot_ à
_Parsifal_ sublime.

Toute philosophie, d'ailleurs, qui n'est pas un simple jeu de la
logique, prend forme dans une œuvre d'art. Il faut sortir de la
cage à l'écureuil. Une pensée vivante sur la vie n'a pas d'autre
expression qu'un chef-d'œuvre. Les livres de Nietzsche sont des
essais au chef-d'œuvre; mais cet Apollon est toujours dans la cage;
il fait le dieu, en vrai Phébus d'Université, à bésicles d'or; tout
de même, son char est une chaire, et son Pégase une rosse allemande
harnachée de lexiques in-folio.

Nietzsche peut servir de guide à l'Enfant Prodigue dans ses routes de
jeune homme. Nietzsche est une bonne méthode pour la rébellion. Et,
comme à la façon des docteurs, il est ivre de ses principes et tout
aveugle sur la vie, il despotise. Par là, il apprend la discipline
à ceux qui n'ont point de règle intérieure. De même il satisfait
l'instinct de l'art dans les demi-artistes.

Wagner vieillard, qui avait passé par toute négation, ne pouvait
que lever les épaules, aux jours de _Parsifal_, devant ce corybante
infatué qui, impuissant à toute création et incapable même de
plaisir, lançait contre le monde de l'amour ses vieilles idoles
de pierre, son Bacchus, son Apollon, et son trépied. Il nous faut
de nouveaux dieux pour posséder la vie. Mais les dieux morts ne
ressuscitent pas. Wagner savait que _Parsifal_ est vivant; et si,
pour l'offrir au monde, il fallait tourner le dos à un professeur
d'orgie logique, il tournait le dos à Nietzsche.

Dostoïevski en eût fait autant, avec le même droit. Dostoïevski est
l'homme de la vie, mais non pas seulement dans les livres. Parce
qu'il est l'homme de la vie, son monde est le monde de la force,
uniquement. Encore les Anciens sont-ils les maîtres de l'action,
tandis que Nietzsche est insupportablement l'homme du cabinet et des
livres. Par lui-même, il ne sait rien de la vie, rien de l'action,
rien des passions; et il donne des lois aux passions et à la vie. Je
ne m'étonne pas qu'il soit le prophète des professeurs et le dieu des
femmes sourdes qui tranchent de la bonne ou de la mauvaise musique.
Les plus rebelles, et qui se flattent de l'être, sont, la plupart,
des esprits nés disciples.

Que Nietzsche tienne donc lieu des Anciens et de la vie héroïque aux
gens qui ne savent pas lire. Et s'ils n'ont pas compris les Grecs, ni
les Italiens du Moyen Age, ni Pascal, ni Stendhal, ni la Révolution,
qu'ils lisent Nietzsche, lequel leur fait, de toute cette grandeur,
un manuel avec toute la commodité grossière que ce format comporte.

On doit s'arrêter à Nietzsche. Mais on n'est que la moitié d'un
homme, si l'on s'y fixe. Il n'est bon qu'aux femmes de lettres et aux
jeunes gens.

Raskolnikov et tous les jeunes héros de Dostoïevski savent par
eux-mêmes tout ce que Nietzsche pourrait leur apprendre. Mais
Dostoïevski ne les déifie pas dans cette demi-connaissance. Il ne
veut pas qu'ils se tiennent à cet étage grossier de l'énergie. Il les
porte à l'étage supérieur, qui est le palier proprement humain de
la charité. Quant au surhumain, c'est un bon mot pour les amateurs
d'éloquence. A mes oreilles, il a le son répugnant de l'emphase. Il
n'y a rien de plus humain que d'être homme. L'homme est rare sur le
marché de Jupiter. Et rien de surhumain n'a de sens qu'à la mesure de
l'homme. Sois pleinement homme, si tu veux passer l'homme. Telle est
la grande, l'unique vérité.

       *       *       *       *       *

L'intuition est le lieu de toutes les intelligences.

       *       *       *       *       *

Il n'est rien dans Nietzsche, qui ne soit dans Dostoïevski. Mais
tandis que tout est négation, dans Nietzsche, même ce qu'il
affirme,--et lui, d'abord, le malheureux,--toutes les négations,
que la douleur de vivre arrache à Dostoïevski, se résolvent dans
une affirmation invincible: de la douleur, l'amour conclut, en lui,
à la beauté de la vie. Ce n'est pas le: Oui! de la volonté ou de
l'orgueil, ce oui glacé qui est le soleil polaire des stoïques; mais
l'amour qui, en portant la vie, l'affirme.

Un tel arbre donne les fruits de toute douceur. J'en ai ployé les
branches, et je les veux réunir dans la rosée qui les trempe depuis
l'offrande de l'aube jusqu'au sacrifice du crépuscule, et même dans
l'ardeur de midi.

Dostoïevski pleure avec délices, et ses amis pleurent bien souvent
comme lui. Je dirai, pour moi aussi, le mystère des larmes.
Dostoïevski connaît la merveilleuse humilité des bonnes larmes. Et
certes, il est en elle un grand secret.

       *       *       *       *       *

Larmes de la tendresse, pluie qui espère et qui renouvelle la forêt
humaine, vous êtes la source ouverte aux cœurs pleins d'amour. Et
partout où l'on frappe ce tendre rocher, l'ondée s'épanche; et elle
n'est jamais tarie, cette eau amoureuse. Quel orgueil vient de plus
haut? Or, elle ne fond pas sur les feuilles: elle se donne et les
pénètre. Et parce qu'elle se penche vers la prairie, on la dédaigne
de s'abaisser. Mais tant elle a de pieuse complaisance, que nulle
offense ne l'atteint, et qu'elle sourit au mépris même.

Baiser la terre avec transports, dans la joie ou dans la douleur,
dans l'ivresse du bien ou dans l'aveu du crime, baiser la terre en
pleurant, s'y renouer, y remplir au griffon du sang le cœur qui se
vide et s'altère, voilà le culte où Dostoïevski convie ses enfants.
Et ces pleurs sont riches d'un bonheur ineffable; ils ont la vie, qui
est la seule joie et toute joie.

Adore la vie: ton baiser à la terre, d'où tu viens et où tu vas, et
tes larmes confessent ton adoration. Prends patience du mal, à ce
rite, et prends-y conscience de tout bien.

Ton cœur déborde. Il te quitte. Il va à toute cette vie qui
l'appelle. Et où irait-on qu'à la vie?

Ainsi tes pleurs ont la joie, toute celle que tu attends, en celle
que tu donnes. Ils ont la joie excessive de toi-même qui te quittes.
Ce n'est pas que tu te regrettes: c'est que tu te délivres. Jusqu'à
ce baiser pleurant, quel abîme tu te fus à toi-même, et quel désert
aux dunes de souffrance universelle, infinie, perpétuellement
renouvelée, égale comme le vide. Et souffrir pour rien, il n'est pas
d'autre damnation. L'enfer est la souffrance dans le vide. Couché,
contre la terre, tu es le mort béni de la mort volontaire, qui est
toute vie: en te quittant, tu ressuscites. Ce départ sans retour est
le véritable amour, chère âme.

       *       *       *       *       *

Ce n'est pas cet amour de tête, qui crie: Vivre! Vivre! avec la
bouche affreuse d'un mort. C'est la mélodie du cœur qui se retrouve,
et qui répond à toute la nature: me voici! me voici! Il chante la
vie, il en est l'éternelle modulation jusque dans la mort: parce
qu'il l'a, parce qu'il la porte, parce qu'il la donne. Et que
donnerait-on, réellement, qu'on ne prît de soi et sur soi? Quel don
ferai-je, si je ne me dépouille? Voilà l'orgueil de l'amour, et son
humilité sublime.

En vérité, l'orgueil qui se vante et qui s'estime, l'orgueil de
l'esprit qui se compare est une espèce d'humilité un peu basse, à mon
sens. Qui se compare, s'abaisse. Ainsi l'orgueil de l'esprit.

Mais l'amour qui s'humilie dans les dons innombrables qu'il sait
faire, dans toutes les merveilles qu'il suffit à créer, en s'oubliant
soi-même, en s'y mettant jusques à s'effacer, ce prodige d'humilité
est une grandeur céleste. Et tout l'orgueil des esprits n'égalera
jamais, à un infini près, cette humilité divine.

Celui qui se donne sans mesure, celui-là possède.

Celui-là qui est tout humble au cœur de toute vie, celui-là crée son
objet; et il ne se soucie pas de connaître sa gloire. La superbe est
sèche. L'orgueil de l'esprit ne discerne que soi: comme un mort qui
se tâte dans le sépulcre.

L'amour adore dans les larmes. Tel est le son de Dostoïevski. Voilà
cette voix rauque et si douce, l'énergie de cette âme infatigable,
et ses brûlantes langueurs, ses abandons si tendres. Infatigable à
souffrir et à vouloir laver l'or des souffrances, pour en séparer
le trésor de la joie: à la constance de cet orpailleur, à celle-ci,
quelle énergie s'égale?

O saintes, bonnes larmes, routes de l'effusion, sentes profondes
de la tendresse, c'est vous, très douces larmes, qui parlez
seules d'amour, et de cet amour qui fait vivre en créant. Et dans
l'embrassement même des amants, ce sont les plus pures et les plus
chaudes larmes du sang qui parlent pour la vie, qui la communiquent
et la transmettent, venant de si loin! Et souvent ils ne comprennent
pas la parole qu'ils prononcent, et ils en sont ennoblis, même quand
ils l'avilissent.

L'amant baise sa bien-aimée et pleure son sang en elle, comme l'homme
enivré de Dieu baise la terre avec de grandes larmes. La terre reçoit
ces pleurs; et l'amante en garde avec jalousie l'offrande pécheresse
ou la libation sans péché.

Si l'esprit s'abaisse, ici, ou si la chair est exaltée, qui le
mesurera? Servir avec amour est toujours un triomphe. L'humilité de
la femme et de la terre doit s'offrir en exemple à tout service. Et
je veux bien que la vie trouve son compte à l'humiliation de l'homme.
Je ne parle jamais que pour la vie; et je ne vois de bel orgueil
qu'en tout ce qui l'augmente et la rehausse.

Amour de la vie, c'est mal dit encore. La vie n'est pas si grande ni
si forte que l'amour. Elle en attend la parfaite beauté, dont notre
désir s'est fait une promesse. Plus que l'amour de la vie, la vie
d'amour: tel est le fond de Dostoïevski. A l'amour, de faire naître
et de sauver la vie. Les meilleurs ne vivent que pour servir ce
dessein. Et le plus pur amour est le plus amour.


O Fédor Mikhaïlovitch, si ardent, si aigu et si humble, vous êtes
profond et vrai entre les grands. Vous allez au delà de tous autres,
sans doute. Car enfin, où j'en suis venu, il n'est de vérité que
dans la profondeur. Pour prendre toute notre hauteur, il nous est
nécessaire de mouiller dans les abîmes. Tout est de manque, à défaut
de la profondeur. Et, au total, il y a fausseté où il y a manque.

Voilà donc le point où la haine n'est plus rien qu'une racine torse
entre toutes les autres: et si elle a la forme du serpent ou du ver,
ce n'est point pour faire horreur, ce n'est pas pour qu'on l'écrase,
mais pour se confondre avec les veines nourricières. Voici le point
où tout est idéal, à force d'être vrai; où le rêve de l'âme absorbe
toute la matière, comme une matrice seconde, mais de résurrection.
Ici, la pensée est acte; le fait est idée; ici, l'acte et l'idée sont
tout amour. Tout trempe dans la compassion de la vie pour elle-même,
et dans la certitude du salut, que le cœur exige d'un amour créateur.

Où tout est amour, tout est vie! Par delà le néant de tous les objets
éphémères, c'est là-dessus enfin que notre foi ou notre espoir se
fonde. Dostoïevski, si je ne me trompe, et moi-même à mon rang, nous
sommes l'antidote de la tyrannie rationnelle, des philosophes, et de
tout poison inhumain: Dostoïevski, le cœur le plus profond, la plus
grande conscience du monde moderne.

1910



TABLE DES MATIÈRES



TABLE DES MATIÈRES


VISITE A PASCAL

I.--A Port Royal                  11
II.--Pascal                       21
III.--Ascétisme du cœur           61


LE PORTRAIT D'IBSEN

I.--Le génie du Nord              85
II.--Image d'Ibsen                101
III.--Ibsen ou le moi             122
IV.--Morale de l'Anarchie         145
V.--Puissance et misère du moi    171
VI.--La nuit à la fin du jour     187
VII.--Tolstoï et Ibsen            207
VIII.--La mort froide             220
IX.--Le moi est le héros qui
désespère                         232


DOSTOÏEVSKI

I.--Sur sa vie                    261
II.--Image                        275
III.--Sur son art                 281
IV.--Passions et moments          296
V.--La profondeur russe           321



ÉDITIONS DE LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

_Volumes in-8 couronne 3 fr. 50_


_POÉSIE_:

PAUL CLAUDEL: CINQ GRANDES ODES
        Suivies d'un processionnal pour saluer le siècle nouveau.

GEORGES DUHAMEL: COMPAGNONS

HENRI FRANCK: LA DANSE DEVANT L'ARCHE
        Préface de Mme DE NOAILLES.

STÉPHANE MALLARMÉ: POÉSIES

FRANCIS VIELÉ-GRIFFIN: LA LUMIÈRE DE GRÈCE


_CORRESPONDANCE_:

CH.-L. PHILIPPE: LETTRES DE JEUNESSE


_ROMANS_:

HENRI BACHELIN: JULIETTE LA JOLIE

JEAN RICHARD BLOCH: LÉVY. PREMIER LIVRE DE CONTES.

G. K. CHESTERTON: LE NOMMÉ JEUDI (UN CAUCHEMAR)
        Traduit de l'anglais par JEAN FLORENCE.
                  LE NAPOLÉON DE NOTTING HILL
        Traduit de l'anglais par JEAN FLORENCE.

ANDRÉ GIDE: ISABELLE (RÉCIT).
            LE RETOUR DE L'ENFANT PRODIGUE
            Précédé de cinq autres traités.

PIERRE HAMP: LE RAIL (LA PEINE DES HOMMES).
            VIEILLE HISTOIRE
              Contes écrits dans le Nord.
            MARÉE FRAICHE. VIN DE CHAMPAGNE
              (LA PEINE DES HOMMES).

CH.-L. PHILIPPE: LA MÈRE ET L'ENFANT
        Édition conforme au premier manuscrit.

CHARLES-LOUIS PHILIPPE: CHARLES BLANCHARD
        Préface de LÉON-PAUL FARGUE.

JEAN SCHLUMBERGER: L'INQUIÈTE PATERNITÉ

CHARLES VILDRAC: DÉCOUVERTES

MICHEL YELL: CAUËT.


_THÉÂTRE_:

PAUL CLAUDEL: L'OTAGE (drame en trois actes).
              L'ANNONCE FAITE A MARIE
              Mystère en quatre actes et un prologue.

J. COPEAU et J. CROUÉ: LES FRÈRES KARAMAZOV
        Drame en cinq actes d'après DOSTOÏEVSKY.



DEPUIS SA FONDATION (FÉVRIER 1909)

_LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE_

A PUBLIÉ:


_Charles Blanchard_,
_Le Journal de la XXe année_,
_Les Lettres de Jeunesse_,      de CHARLES-LOUIS PHILIPPE;
_L'Hymne du Saint-Sacrement_,
_Trois Hymnes_,
_L'Otage_,
_L'Annonce faite à Marie_,      de PAUL CLAUDEL;
_Michel-Ange_,
_Les Heures du Soir_,
_Trois Poèmes_,                 d'ÉMILE VERHAEREN;
_La Porte Etroite_,
_Isabelle_,
_Le Journal sans dates_,        d'ANDRÉ GIDE;
_La Fête Arabe_,                de JÉRÔME et JEAN THARAUD;
_Fermina Marquez_,
_Rose Lourdin_,                 de VALÉRY LARBAUD;
_Jacques l'Egoïste_,            de JEAN GIRAUDOUX;
_L'Inquiète Paternité_,         de JEAN SCHLUMBERGER.

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Il est envoyé un numéro spécimen à quiconque en fait la demande.


ACHEVÉ D'IMPRIMER LE VINGT-DEUX MAI MIL NEUF CENT TREIZE PAR
«L'IMPRIMERIE SAINTE CATHERINE» QUAI ST. PIERRE, BRUGES BELGIQUE



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