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Title: Au Pays des Peaux-Rouges - Six ans aux Montagnes Rocheuses; Monographies indiennes Author: Baudot, Victor Language: French As this book started as an ASCII text book there are no pictures available. *** Start of this LibraryBlog Digital Book "Au Pays des Peaux-Rouges - Six ans aux Montagnes Rocheuses; Monographies indiennes" *** AU PAYS DES PEAUX-ROUGES _P. Victor BAUDOT, S. J._ Au Pays DES Peaux-Rouges Six ans aux Montagnes Rocheuses Monographies indiennes [Image: colophon] SOCIÉTÉ SAINT-AUGUSTIN, Desclée, de Brouwer & Cⁱᵉ LILLE, PARIS, LYON, MARSEILLE, BRUGES TOUS DROITS DE REPRODUCTION ET DE TRADUCTION RÉSERVÉS. Copyright by Desclée, De Brouwer & Cº, Lille--Paris--Bruges, 1911. _PRÉFACE_ _Au rapide récit de mon séjour en Amérique que l’on trouvera dans la première partie de ce volume, j’ajoute la monographie de deux tribus sauvages, l’une encore païenne, celle des Pieds-Noirs; l’autre chrétienne, celle des Cœurs d’Alène._ _Aujourd’hui que les Indiens sont sur le point de disparaître, il est grand temps de fixer leurs traits caractéristiques, et de recueillir ce que nous pouvons savoir de leurs traditions, de leurs croyances, de leur culte et de leurs mœurs. Le P. Prando, S. J., a fait ce travail pour les Pieds-Noirs qu’il connaissait à fond, et comme toutes les tribus se ressemblent, ce qu’il dit des Pieds-Noirs peut également s’appliquer aux autres sauvages avant leur conversion. Nous avons traduit de l’italien cette intéressante monographie complètement inédite en ce sens qu’elle n’a jamais été mise dans le commerce. Quant aux Cœurs d’Alène, je les ai placés à dessein en regard des Pieds-Noirs, comme le type le plus complet de la tribu chrétienne. Aux Montagnes Rocheuses, quand on veut parler des Indiens catholiques les plus fervents, on dit: «Voyez les Cœurs d’Alène»; et par contre, quand on veut parler des Indiens les plus enracinés dans leur paganisme, les plus difficiles à convertir, on dit: «Voyez les Pieds-Noirs et les Corbeaux»._ _La notice sur les Cœurs d’Alène, traduite elle aussi de l’italien, a été composée d’après les lettres des missionnaires par un auteur anonyme qui l’a publiée dans la «Civiltà cattolica»._ _Comme d’autre part j’ai donné moi-même, au cours de mon récit, quelques détails sur les «Nez-Percés» et les «Têtes-Plates» au milieu desquels j’ai vécu, le lecteur en fermant ce volume aura une idée à peu près complète de ces intéressantes peuplades du Far West américain, connues sous le nom de Peaux-Rouges._ AU PAYS DES PEAUX-ROUGES par le P. Victor BAUDOT, S. J. PREMIÈRE PARTIE. Six ans aux Montagnes-Rocheuses Amérique! Peu de personnes savent exactement d’où vient ce nom sonore et où il fut prononcé pour la première fois. Il paraissait si naturel de donner à ce nouveau continent le nom même de Colomb et de l’appeler Colombie! Mais un géographe allemand du XVIᵉ siècle en disposa autrement. Waldseemuller, dans sa _Cosmographie_ où il relatait les voyages d’Améric Vespuce, attribua à ce navigateur la découverte de Christophe Colomb et imprima sur ses cartes le mot AMERICA! Ce livre sortit en mai 1507 des presses de Saint-Dié (Vosges), ma ville natale. Il semble donc que de par ma naissance j’étais prédestiné à voir ce pays baptisé[A] au même lieu que moi. Je l’ai vu au soir de ma vie et contre toute attente. Ayant rencontré à Turin le supérieur de la mission des Montagnes Rocheuses, je fus par lui invité à l’accompagner au pays des Têtes-Plates et des Nez-Percés. «Vous savez l’anglais, me dit-il, vous nous serez utile là-bas.--Mais je suis trop vieux, j’ai 58 ans!...--On n’est jamais trop vieux pour bien faire: venez.» Et voilà comment je partis. CHAPITRE I. LE VOYAGE Le 20 septembre 1902, je prenais à Paris, gare Saint-Lazare, l’express de Cherbourg, où dès notre arrivée on nous transborda sur le «Saint-Louis», mouillé en rade. Le «Saint-Louis», est un bateau américain, frère du «Saint-Paul», assez bon marcheur, mais cependant quelque peu vieilli. Il était bondé de voyageurs, tous ou presque tous citoyens de la libre Amérique, retournant dans leur pays après avoir joui des plaisirs que leur offrent nos villes d’Europe, surtout Paris, qu’ils appellent la «Babylone moderne»,--«Babylone,» si vous voulez, MM. les Américains, mais trop souvent «Babylone» par vos-propres faits et gestes! J’ai à peine mis le pied sur le bateau, que je me trouve en pleine civilisation yankee. Ce qui me frappe tout d’abord à la salle à manger, c’est l’usage immodéré de l’eau glacée (ice-water): à table on ne sert aucune autre boisson, et si vous voulez un verre de bière ou de vin, vous êtes obligé de le faire venir directement de la buvette. Le menu me paraît plus abondant que choisi; je n’y trouve rien qui rappelle la cuisine française. A la fin du repas, bien entendu l’inévitable «cake» (gâteau), accompagné de l’inévitable «sorbet» (ice-cream). Encore la glace sous une autre forme! Décidément aux Américains, comme aux anciens Romains, Sénèque pourrait dire: «Cette neige au cœur de l’été, ne croyez-vous pas qu’elle donne des obstructions au foie?» (Lettre 95). Et ailleurs: «A vos estomacs débilités par tant de raffinements, bientôt la neige ne suffira plus; il vous faudra la glace.» Aussi les inconvénients de ces boissons trop froides se manifestent-ils un peu partout, et un Américain me disait un jour: «Notre maladie nationale, c’est la dyspepsie.» Une autre passion des Américains, c’est la passion des sucreries; ils ont toujours la bouche pleine d’une sorte de caramel, qu’ils appellent du «candy», qui leur gâte les dents dès leur enfance; ne vous étonnez donc point que l’Amérique soit le paradis des dentistes. Je n’eus pas le temps de faire de longues observations sur les mœurs de mes compagnons de voyage: car dès le second repas et bien longtemps avant la fin, je dus m’éloigner à la hâte, la serviette devant la bouche. Je fis le reste du voyage sur mon dos, en proie au malaise bien connu des passagers qui comme moi n’ont pas le pied marin. Je ne remontai sur le pont qu’au moment où nous allions entrer dans la baie de New-York; d’ailleurs, bien ou mal portant, je dus à Sandy-Hook me présenter comme tout le monde avec mes valises aux officiers de la douane. On visite ici les bagages de cabine; nous étions tous réunis dans la salle à manger de première classe, qui ressemble à une chapelle avec sa nef plus ou moins ogivale et son orgue monumental. Lorsque mon tour fut arrivé, je fus tout étonné d’entendre le préposé des douanes, après m’avoir demandé si je n’avais rien à déclarer, me dire: «Prêtez serment, take the oath». Il est curieux de voir comment aux Etats-Unis on use et abuse de cette formule; l’inconvénient très grave de cette coutume est d’enlever au serment tout son prestige, et je me souviens d’avoir lu quelque part dans un journal de New-York un article intitulé à tort ou à raison: «Pourquoi notre vice national est-il le parjure?» La première vue de New-York frappe par son étrangeté: cette armée de maisons hautes de vingt étages, rangées en bataille sur la pointe de l’île de Manhattan, comme pour défier les assauts de la vieille Europe, produit sur le nouveau venu une impression de force et de solidité massive qui ne manque pas de grandeur, mais qui certainement manque d’élégance. Nous dépassons la pointe de Manhattan, et bientôt nous voici au dock de l’«American Line». Une foule compacte nous attend sur le quai avec un calme qui m’étonne, et nous souhaite la bienvenue sans cris, presque sans bruit, en saluant de la main et en agitant des mouchoirs blancs. Nous débarquons aussitôt entre deux haies de douaniers, et tous nous sommes conduits dans un immense hangar, où doivent être inspectés nos gros bagages. D’énormes grues à vapeur les transbordent déjà du bateau dans ce hangar; c’est un spectacle presque effrayant de voir ces puissants engins jeter sur le sol avec un bruit assourdissant une avalanche de malles et de caisses de toutes formes et de toutes dimensions. C’est ici qu’il nous faudra de la patience; avant d’ouvrir leurs malles devant un des inspecteurs, les passagers doivent d’abord un à un se présenter par ordre d’arrivée au contrôleur général, qui leur délivre un certificat d’identité et l’autorisation d’enlever leurs bagages. On fait queue ainsi pendant des heures, quelquefois pendant une demi-journée, avant d’obtenir le visa de cet agent perspicace, qui a mission de passer au crible tous les nouveaux venus. Grâce à un heureux concours de circonstances, nous n’attendîmes pas plus de trois heures. C’était peu quand on songe à l’extrême sévérité avec laquelle se fait à New-York le service des douanes. On sait que le système de protection à outrance sévit aux Etats-Unis, surtout depuis que le parti républicain est au pouvoir; car les démocrates inclinent plutôt au libre échange, du moins dans une certaine mesure. Les droits d’entrée étant donc très élevés, rien d’étonnant que chacun tâche d’y échapper; de là ces rigueurs de la police douanière. [Illustration: New-York.--Hôtel de la 5ᵉ Avenue.] Enfin nous voilà libres: la porte de fer s’ouvre devant nous, et une voiture de place, attelée de deux chevaux, nous emporte rapidement vers la seizième rue où est situé le collège Saint-François-Xavier. Les villes d’Amérique sont construites en échiquier, partagées en avenues et rues qui se coupent à angle droit; les Avenues traversent la ville du sud au nord, les rues de l’est à l’ouest. Rues et Avenues sont numérotées et n’ont pas d’autre nom que leur numéro. On dit donc 1ᵉ, 2ᵉ, 3ᵉ Avenue, etc.; 1ᵉ, 2ᵉ, 3ᵉ Rue, etc. A New-York, la 5ᵉ Avenue, qui est la grande artère de la ville, partage les rues qu’elle traverse en deux parties, l’une Ouest et l’autre Est, chacune avec son système spécial de numéros pour les maisons. Il importe donc d’indiquer dans une adresse non seulement le numéro, mais aussi le côté de la rue, sinon votre lettre court le danger d’aboutir au 17 du côté Est, au lieu d’aller au 17 du côté Ouest. [Illustration: New-York.--La 6ᵉ Avenue avec son chemin de fer aérien.] Nous allions, nous, au 30 Ouest, 16ᵉ rue, où nous arrivions entre 11 h. et midi, juste à temps pour la dernière messe. C’était le dimanche 28 septembre, 1902. J’employai l’après-midi à quelques courses aux environs du collège, situé entre la 5ᵉ et la 6ᵉ Avenue, où je ne trouvai absolument rien de remarquable. Le chemin de fer aérien de la 6ᵉ Avenue attira cependant mon attention par sa laideur et par le bruit infernal qu’il produit. Le soir, à l’occasion de la fête des Sept Douleurs, un chœur d’artistes, hommes et femmes, exécuta à l’église du collège, avec une perfection presque absolue, le «Stabat» de Rossini. Le lendemain fut employé à visiter la grande ville; je remontai d’abord la 5ᵉ Avenue, l’avenue aristocratique par excellence, tâchant de me suggestionner moi-même et d’élever mon enthousiasme à la hauteur des circonstances. Je dois avouer que je ne réussis que modérément; la 5ᵉ Avenue fut loin de m’éblouir, et à part l’immense hôtel Waldorf-Astoria, et surtout la cathédrale Saint-Patrick, je ne vis aucun monument digne de fixer l’attention. La cathédrale catholique de Saint-Patrick rappelle l’église votive de Vienne, sans avoir toutefois la même perfection de lignes ni l’admirable adaptation du site. Plus tard, dans la même journée, je pris le tram jusqu’à l’hôtel des Postes et descendis à pied cette partie de Broadway (grand’rue) où se concentrent toutes les banques et les principales maisons de commerce. C’est le quartier des maisons à vingt étages et plus; l’animation est extraordinaire, la foule énorme et enfiévrée. Au milieu de ce tumulte, vous rencontrez tout à coup une église et un cimetière, l’église épiscopalienne de la Trinité (Trinity church), la plus ancienne et la plus riche des Etats-Unis. Le cimetière à côté contraste par son silence et la simplicité de ses croix de bois avec le luxe et le bruit de la rue, dont il n’est séparé que par une grille. Là sont enterrés côte à côte les fondateurs de la cité, ces vieux colons hollandais qui, en souvenir de leur patrie, l’avaient appelée «Nouvelle-Amsterdam», et leurs successeurs Anglo-Saxons, qui changèrent ce nom en celui de «Nouvelle York» ou «New-York». J’entrai dans l’église; une femme seule était assise sur le premier rang de chaises, en face du sanctuaire. Fatigué, je m’assis moi-même au milieu de la nef; à ce moment précis, un clergyman en surplis sortit de la sacristie, monta en chaire et lecture faite, se mit à commenter [Illustration: New-York.--Hôtel Waldorf-Astoria.] un passage de l’Apocalypse. Il me couvait des yeux; évidemment il n’avait pas chaque jour la bonne fortune de parler devant un clergyman. Mais le temps pressait, j’avais de nombreuses courses à faire et à peine avait-il commencé que je me levai et partis, le laissant en tête à tête avec la personne qui composait tout son auditoire et qui très probablement était sa femme. Après cela plaignons-nous de prêcher quelquefois dans des églises presque désertes!... L’église de la Trinité, dont la flèche cependant a 286 pieds de haut, semble enterrée au milieu des constructions colossales qui l’entourent et qui la dominent de toutes parts. Ces immenses maisons sort vraiment la principale, je dirais presque la seule curiosité de New-York. On les appelle à cause de leur hauteur des «gratte-ciel» (sky scrapers); elles semblent en effet menacer le ciel et le déchirer de leurs crêtes orgueilleuses. Chacune d’elles renferme tout un monde; à la porte d’entrée une carte topographique vous détaille le plan des vingt où trente étages qui composent cette ruche immense. Les ascenseurs sont là, prêts à vous enlever; un concierge-chef vous avertit de sa voix stridente: «les voyageurs pour le Nord-Ouest ou le Sud-Est, ascenseur nº 7, nº 15»; on se précipite et le train part dans la direction indiquée. Une de ces maisons, le «city investing building» n’a pas moins de 21 ascenseurs pour ses 34 étages; elle a 486 pieds de haut, couvre 13 arpents de surface et peut loger 6000 personnes. La raison de ces hauteurs démesurées est que sur la langue de terre qui forme l’île étroite de Manhattan le terrain manque pour cette immense population: en 1900 la ville de New-York comptait déjà 3.637.202 habitants, dont 800.000 juifs et 400.000 Italiens; elle doit avoir depuis longtemps dépassé quatre millions. A mon avis, la merveille de New-York était alors le pont de Brooklyn. Je l’avais souvent vu représenté sur des gravures ou des photographies; je croyais trouver là une sorte de galerie artistique, où les paisibles promeneurs pouvaient venir le soir respirer le grand air et contempler des couchers de soleil. Au lieu de ce pont idyllique, je rencontrai le pont le plus prosaïque, je dirai même le plus brutal qui se puisse rêver. Long de près de deux kilomètres, il est divisé en cinq voies: une au milieu pour [Illustration: New-York.--Maison de la 5ᵉ Avenue.] les piétons, deux pour les tramways et les chemins de fer électriques; et deux le long des garde-fous pour les chevaux et les voitures. M’engageant sur la chaussée du milieu, je me trouvai aussitôt dans un véritable pandémonium. A ma droite et à ma gauche couraient à toute vitesse des tramways électriques; au-dessus des lignes de tramways, sur des plates-formes d’acier, roulaient, avec un fracas métallique assourdissant, des trains bondés de voyageurs, allant de New-York à Brooklyn ou de Brooklyn à New-York. Cette course vertigineuse de trains et de cars, ce bruit d’acier, strident et continu, me causaient une sorte de vertige, et je me crus tombé dans un de ces cercles de fer et de feu si puissamment décrits dans l’Enfer du Dante. La scène sous le pont n’était pas moins animée: une suite non interrompue de navires, voguant toutes voiles déployées, de remorqueurs aux roues tapageuses, de lourds paquebots déchirant l’air du bruit de leurs sirènes, de chaloupes à vapeur s’élançant d’un bord à l’autre, et de barquettes dansant sur la crête des vagues. Saturé de bruit et de mouvement, je m’arrêtai à mi-chemin de Brooklyn et revins sur mes pas vers New-York. La ligne bizarrement déchiquetée des monstrueuses maisons de la ville se dressait devant moi, enlaidie par des tourbillons d’une fumée extraordinairement noire et épaisse dont je ne m’expliquais pas la cause. Je sus plus tard qu’à ce moment une grève générale sévissait dans les mines d’anthracite de Pensylvanie, et que cette fumée intense provenait de la mauvaise qualité du charbon substitué à l’anthracite. * * * * * Le mardi 30 septembre, je prenais avec mes deux compagnons, à la station centrale de New-York, l’express de 8 h. 45 du matin, qui devait en 24 heures nous conduire à Chicago, notre première étape: distance 1200 kilomètres. Ce serait peut-être le cas de dire ici un mot du matériel des chemins de fer américains. Les wagons sont ouverts dans toute leur longueur et partagés en deux par [Illustration: Le pont de Brooklyn.] une allée centrale qui va d’une porte à l’autre. A une extrémité se trouve le cabinet de toilette, à l’autre un gros poêle de fonte; de chaque côté de l’allée centrale sont rangées des banquettes à deux places, et correspondant à chaque banquette, une fenêtre ordinairement double et qu’on n’ouvre presque jamais; la ventilation se fait par des prises d’air dans la partie haute du wagon. Il n’y à qu’une classe et qu’un prix pour tous les voyageurs; ceux qui désirent plus de luxe et de confort, montent dans les voitures de la Compagnie Pullman, ou comme on dit là-bas «prennent un Pullman.» Les locomotives sont énormes et munies chacune d’une cloche qui doit sonner sans interruption aussi longtemps qu’un train est en mouvement dans une gare; s’il y à donc plusieurs trains, ou comme dans certaines stations plus importantes un grand nombre de trains, le carillon augmente à proportion. Au sortir de la grande ville nous longeons d’abord la rivière Hudson, très large, bordée sur la rive droite par une longue terrasse de roches calcaires et de vertes collines; nous la remontons sur la rive gauche jusqu’à Albany, capitale de l’Etat de New-York, et résidence du gouverneur. A partir d’Albany nous nous élançons vers l’Ouest, et par les villes de Utica, Rome, Syracuse et Rochester, nous gagnons Buffalo, où nous arrivons vers 7 h. du soir. Ici deux routes s’ouvrent vers Chicago: l’une longe la rive méridionale du lac Erié et passe par Cleveland, dans l’Etat de l’Ohio; l’autre remonte au nord du lac Erié, en passant par les chutes du Niagara et se dirige à l’ouest vers Détroit. Nous prîmes cette dernière route, et vers 8 h. du soir nous arrivions à la station de Niagara-Falls. Malheureusement la nuit était venue et il pleuvait; le train stoppa quelques minutes, pendant lesquelles de la plate-forme du wagon, sans rien voir, nous pûmes du moins entendre gronder sous nos pieds la formidable cataracte. [Illustration: Un wagon-restaurant en Amérique sur la ligne de New-York à Buffalo.] Ici me revient tout naturellement en mémoire ce passage bien connu de Chateaubriand: «Tout était silence et repos, hors la chute de quelques feuilles, le passage brusque d’un vent subit, les gémissements rares et interrompus de la hulotte; mais au loin, par intervalles, on entendait les roulements solennels de la cataracte du Niagara qui, dans le calme de la nuit, se prolongeaient de désert en désert et expiraient à travers les forêts solitaires». Après avoir franchi le Niagara, nous contournons la pointe nord-est du lac Erié et serrant de près la rive septentrionale nous courons à toute vapeur vers l’Ouest. Notre train stationne quelques instants à Détroit, puis nous entrons dans l’immense plaine qui sépare le lac Erié du lac Michigan. A la pointe du jour, nous nous trouvons au milieu de cette plaine monotone où d’énormes usines, entr’autres la fameuse fabrique de conserves Armour, nous annoncent l’approche de la grande ville. Vers 8 h. la crête des vagues du lac Michigan blanchit à l’horizon, et enfin après une course de plus en plus rapide nous arrivons à Chicago. Nous descendons à une gare située à l’entrée de la 12ᵉ rue. Les rues de Chicago sont renommées par leur longueur absolument extraordinaire; l’une d’elles, m’a-t-on dit, n’a pas moins de 25 kilomètres! Cela s’explique par l’espace illimité dont on dispose ici. Veut-on agrandir la ville, on trace une route en ligne droite aussi loin que l’on peut aller; bientôt cette route se borde de maisons, la plupart en bois; on relie les deux extrémités par une double ligne de tramways électriques, et voilà de quoi loger des milliers de nouveau-venus. La population de Chicago était en 1900 de 1.698.575 habitants; elle dépasse aujourd’hui deux millions. La 12ᵉ rue est, elle aussi, très longue; il nous fallut rouler longtemps en tramway dans un quartier enfumé et boueux avant d’arriver au collège St-Ignace où nous étions attendus. J’ai négligé de dire que deux de nos Frères m’accompagnaient. [Illustration: Le Niagara en hiver.] La ville de Chicago n’a aucun cachet: elle est immense et monotone, embrumée et boueuse, mal pavée aussi et mal entretenue, comme la plupart des villes américaines. Je ne m’étonne point que ce qui frappe le plus les Américains en Europe, c’est la propreté de nos villes, à laquelle ils ne sont pas habitués. Je visitai dans l’après-midi le quartier des affaires (business-district), au milieu duquel se dresse comme un géant le temple Maçonnique; mais cette maison à vingt étages, pour nous qui arrivons de New-York, n’a rien de bien remarquable. Je trouvai mieux près de là, dans un monument élevé par la municipalité à la mémoire des fondateurs de la ville. On nous y montra de magnifiques bas-reliefs représentant le Jésuite Marquette et ses Canadiens en conférence avec les sauvages et leur chef Chicagou, dont le nom légèrement transformé désigna d’abord un village, puis l’énorme métropole actuelle. Cet hommage public rendu à un missionnaire en même temps qu’à l’intrépide explorateur fait honneur aux citoyens de Chicago et à leurs magistrats. Le jeudi soir, 2 octobre, à 6 h., je partais pour Saint-Paul, où nous arrivions le lendemain dans la matinée. Saint-Paul est une grande ville qui ressemble étonnamment à nos villes d’Europe; elle n’a ni la raideur ni la pesante architecture des cités américaines. Je la visitai à mon retour en 1908, et admirai entre autres choses son magnifique pont sur le Mississipi. Sa population est d’environ 200.000 habitants. La rue principale est bien bâtie et présente plusieurs monuments où se révèle le goût artistique des fondateurs; malheureusement cette rue est déparée par la cathédrale catholique, qui vraiment fait là triste figure. Il est étonnant que l’archevêque, Mgr Ireland, qui possède à un si haut degré l’esprit d’entreprise de ses compatriotes, n’ait pas depuis longtemps tourné son activité débordante de ce côté, et construit un édifice religieux digne de lui et de son vaste diocèse[B]. [Illustration: Mgr Ireland.] Après un repos d’une heure en gare et un rapide déjeuner, nous montions dans un Tourist-car du Northern Pacific, en route pour notre destination finale, Spokane-Falls, dans l’Etat de Washington. Les tourist-cars sont des voitures spécialement destinées aux émigrants qui ne peuvent se payer le luxe d’un Pullman; on y trouve le confort nécessaire à ces longs voyages à travers le Far-West, surtout un système ingénieux de couchettes que les nègres de service installent le soir et qu’ils enlèvent le matin. Notre train quitta la gare de Saint-Paul à 11 h. Désormais, laissant derrière nous les Etats de l’Est, aux populations denses, nous allions nous enfoncer dans les Etats de l’Ouest, aux vastes solitudes. Après douze heures de course dans la région désolée des «Mauvaises terres» et les plaines mornes qui lui succèdent, nous arrivons à Bismark, capitale du Dakota (Nord), où nous traversons le Missouri. Nous continuons à courir toujours droit à l’Ouest. Encore douze heures et nous sommes à Billings, dans l’Etat de Montana, samedi, 11 h. du matin. C’est ici que pour la première fois j’aperçois, fermant l’horizon, la chaîne des Montagnes Rocheuses. Je contemplais rêveur ces cimes glacées que j’étais venu chercher de si loin, et commençais à m’étonner que le train tardât si longtemps à se remettre en marche, lorsque j’appris que nous avions à subir un retard de 8 h. Le train qui nous précédait avait déraillé; on parlait de plusieurs tués et de wagons incendiés. Le bruit courut aussitôt dans la foule surexcitée qu’on avait commandé déjà quarante cercueils. Aussi lorsque le train de secours revint du lieu du sinistre et rentra en gare, tintant comme un glas sa cloche mélancolique, tout le monde se précipita pour voir les morts. Je n’en vis point; il y en avait cependant deux ou trois, je pense; mais je vis des blessés, entr’autres une religieuse qu’on emportait sur une civière. Je sus plus tard que c’était la Supérieure des Ursulines de Butte. Nous étions au samedi 4 octobre; nous devions arriver à Spokane le lendemain dimanche à 7 h. du matin; mais le retard imprévu dont je viens de parler modifia notre itinéraire. Le train qui nous portait ne quitta la gare de Billings qu’à 7 h. du soir, et au lieu d’arriver à Spokane, à 7 h. du matin nous étions seulement à Missoula. Dès le point du jour, j’avais de ma couchette jeté un regard à travers la fenêtre pour voir où nous étions; la première chose que j’aperçus fut le nom de la petite station que nous traversions en ce moment, «Drumond». Cet endroit désert, au cœur des Montagnes Rocheuses, est éminemment favorable aux dévaliseurs de trains. Voyez ici avec quelle sollicitude la Providence veillait sur nous. Le train qui nous précédait avait déraillé près de Billings, le train qui nous suivait fut attaqué et dévalisé par des bandits masqués, précisément à Drumond, et nous passâmes indemnes entre ces deux aventures, qu’il eût peut-être été agréable de conter au coin du feu, mais auxquelles il me fut infiniment plus agréable d’échapper. Pendant cette nuit qui finissait, après avoir franchi en dormant la ligne de faîte des Montagnes Rocheuses, nous étions passés, sans nous en douter, du bassin de l’Atlantique dans le bassin du Pacifique. Les rivières coulaient toutes maintenant vers l’Ouest, à travers de magnifiques montagnes couronnées de forêts de cèdres et de pins. J’aurai plus tard l’occasion de décrire cette région splendide. J’avais résolu d’interrompre notre voyage à Missoula pour y dire la messe. Missoula est une petite ville de 8 à 10.000 âmes, où notre mission des Montagnes Rocheuses à une belle-paroisse et un important pensionnat de jeunes filles, tenu par des religieuses canadiennes. Nous débarquâmes donc, et au sortir de la gare nous nous dirigeâmes vers l’église catholique, facilement reconnaissable comme toutes les églises catholiques d’Amérique à la croix qui surmonte son clocher. Pour la première fois je voyais une de ces villes neuves de l’Ouest, aux longues rues non pavées, bordées de trottoirs en bois et de maisons basses qui ressemblent aux tentes d’un campement de nomades. Il y a cependant à Missoula quelques grands et beaux édifices en briques ou même en pierres. Près de l’église nous voyons une de ces constructions qui eût fait bonne figure dans nos plus grandes villes d’Europe; pensant que là résidaient les missionnaires, nous sonnons à la porte. Quel ne fut pas notre étonnement de voir apparaître une grande jeune fille, portant sur la tête cette espèce de casque de lancier qui en Amérique sert de coiffure aux élèves des deux sexes fréquentant les Universités de l’Etat. Surpris, je lui demande: «N’est-ce point ici que demeure le P. Palladino?» Souriant de ma méprise, car j’avais pris le pensionnat pour la résidence des Pères, elle me montra de l’autre côté de la rue une maison en bois délabrée et d’aspect misérable. Ce fut une première désillusion pour mes compagnons de voyage, qui n’avaient aucune idée de cette pauvreté, je dirais même de cette indigence. Le presbytère d’ailleurs contrastait avec l’église, belle construction neuve en briques, ornée de vitraux peints. Disons dès à présent qu’après avoir achevé l’église on bâtit aussi un presbytère digne des deux monuments qui l’avoisinent. Le bon P. Palladino fut d’autant plus surpris de nous voir que nous n’avions pas pu l’avertir d’avance de notre arrivée, et qu’à cette heure matinale il n’y avait aucun train venant de l’Est. Mais bientôt la glace fut rompue et il me dit après en riant de bon cœur: «Figurez-vous que je vous ai pris pour des «tramps». En anglais ce mot signifie un vagabond, un aventurier. Il fut aussitôt résolu que nous prendrions le train de 2 h. de l’après-midi pour Spokane; mais nous comptions sans les retards habituels aux lignes de l’Ouest, et c’est vers 4 h. seulement que nous partîmes. Je ne me doutais pas en ce moment que je devais passer presque tout le temps de mon séjour en Amérique précisément aux lieux où nous venions de stopper ainsi par hasard. A peine sorti de Missoula, nous entrions dans la réserve des Têtes-Plates, laissant à gauche le pays des Cœurs d’Alène, et longeant la large et belle rivière des Pend-d’Oreilles jusqu’au lac du même nom. Nous étions en plein territoire Indien; pourtant je ne vis alors aucun de ces sauvages classiques, pour la bonne raison qu’il faisait nuit. Vers 1 h. du matin nous arrivions à Spokane, terme de notre voyage. Depuis notre départ de New-York, nous avions passé en chemin de fer trois jours et trois nuits, exactement quatre-vingts heures. CHAPITRE II. SPOKANE ET LES INDIENS [Illustration: Transport d’une maison en Amérique.] En langue indienne, Spokane signifie les _Fils du Soleil_. La tribu des Spokanes ou Fils du Soleil occupait avant l’arrivée des Blancs le vaste territoire compris entre la rivière de Clarck ou Pend-d’Oreilles au Nord et la Colombie à l’Ouest. Une rivière de moindre importance traverse cette plaine et porte le nom de Spokane-River, rivière des Spokanes. A son tour, cette rivière donne son nom à la ville fondée sur ses bords. La ville de Spokane est de création récente; elle n’a pas plus de trente à quarante ans d’existence; elle est grande, prospère, remarquablement propre et même élégante; elle compte aujourd’hui environ 60.000 habitants. Notre mission des Montagnes Rocheuses possède là un des plus beaux collèges que j’aie jamais rencontrés. C’est une immense construction en briques et en pierres, d’une architecture à la fois imposante et artistique. Toutes les applications de la science moderne trouvent place dans cette installation luxueuse: calorifères perfectionnés, salles de bain confortables, téléphone à longue distance, etc. L’eau abonde à tous les étages, et partout vous avez sous la main un robinet d’eau chaude à côté d’un robinet d’eau froide. Bien entendu toute la maison est éclairée à l’électricité, et il n’y à là rien d’étonnant, car l’électricité est fort commune à Spokane. Les rapides et les chutes d’eau de la rivière possèdent une force dynamique considérable qui dès le principe fut utilisée par les Blancs pour l’éclairage de la ville. [Illustration: Transport d’une maison en Amérique.] L’ancien collège, beaucoup plus petit que le collège actuel, et cependant de dimensions respectables, dut être rapproché des nouveaux bâtiments: on le mit sur des roulettes et on le transporta tout d’une pièce sur son nouvel emplacement. L’opération coûta 10.000 dollars (50.000 francs). Le collège de Spokane s’appelle GONZAGA COLLEGE; il a pour patron S. Louis de Gonzague; on espère le transformer un jour ou l’autre en Université. J’y fus reçu comme un frère par le R. P. Crimont, alors recteur et maintenant Préfet Apostolique d’Alaska, je m’y installai pour quelques semaines en attendant le retour d’Europe du supérieur général de la mission, le R. P. de la Motte. Dans l’intervalle j’eus l’occasion de visiter la mission de Colville et la réserve des Cœurs d’Alène. Colville est au Nord de Spokane, près des lignes du Canada, sur la rivière et la cascade du même nom; c’est un ancien fort de la Compagnie de la Baie d’Hudson. Une des premières choses que je remarquai en arrivant et qui m’étonna, c’est que le bureau de poste est installé dans notre Résidence, et c’est un Père qui est maître de postes, désigné par le gouvernement. La maison, bâtie sur une colline, est assez loin de la station, simple plate-forme en bois, sans abri. D’autre part les trains ont souvent des retards et quelquefois personne ne se trouve là à leur passage; quelquefois même ils ne s’arrêtent pas et se contentent en passant de ralentir la vitesse. Comment donc arrive et comment part le courrier? me demandez-vous. Pour l’arrivée, rien de plus simple: le postier du train jette sur le sol le sac de dépêches que l’on va ramasser ensuite: pour le départ, il décroche d’une sorte de potence, dressée au bord de la voie, le sac renfermant le courrier à expédier, qu’on y a suspendu d’avance. Autrefois la mission de Colville, comprenant l’église, la résidence des missionnaires et l’école, se trouvait au centre du camp indien; depuis, les sauvages ayant émigré sur la rive droite de la Colombie, elle reste complètement isolée. Le ministère se borne donc à des visites périodiques au nouveau campement des Indiens et aux petites villes de la région, dont une porte le nom sonore de République. Le dimanche cependant l’église s’anime de nouveau par l’arrivée de quelques colons voisins de race blanche, d’un petit pensionnat tenu par des Sœurs Canadiennes. [Illustration: Cascade de Colville.] C’est à Colville que je fis mes premières excursions à cheval: j’allai ainsi un jour, le long de la Colombia, jusqu’à la cataracte qui porte le nom de Chaudière (Kettle falls); c’est une suite de rapides et d’énormes chutes d’eau tombant avec fracas dans un gouffre profond d’où s’échappent, [Illustration: Appareil pour la remise des dépêches aux trains en marche.] comme d’une chaudière en ébullition, des tourbillons fumants de poussière d’eau. Je mentionne seulement pour mémoire cette course à Colville. Autrement intéressante fut l’excursion que je fis quelques jours après dans la Réserve des Cœurs d’Alène à Desmet. Ainsi se nomme le village central de la mission en souvenir du vénéré P. de Smet, l’apôtre des tribus indiennes de l’Amérique septentrionale. J’allais enfin voir de près nos chers sauvages. Disons tout d’abord que les choses ont bien changé depuis le P. de Smedt. A cette époque (1840), les Indiens parcouraient encore en toute liberté les immenses régions de l’Ouest, et transportaient leurs pénates partout où les menait leur vie vagabonde. Maintenant que les Blancs ont pénétré jusqu’au Pacifique, et que les troupes des Etats-Unis ont dispersé leurs dernières bandes armées, les Indiens sont cantonnés dans les territoires nettement délimités que l’on appelle des Réserves. Chacune de ces Réserves est grande en moyenne comme un de nos grands départements français; celle des Cœurs d’Alène, pour 500 Indiens (exactement 492), renferme 590.000 arpents de terre labourable et de forêts, qui leur appartiennent de plein droit. Les Indiens doivent habiter dans la Réserve, où ils sont gouvernés par un agent du gouvernement fédéral; ils peuvent cependant voyager comme il leur plaît, chasser ou pêcher hors de la Réserve, mais à condition d’y rentrer sans trop de retard. On comprend que cette vie à demi civilisée, ce contact des Blancs ait adouci singulièrement les mœurs de nos sauvages. Leur vêtement même s’est modifié, et ce n’est que dans les grandes solennités que l’on voit encore parfois reparaître ces costumes étranges, ces visages barbouillés de rouge ainsi décrits par le P. de Smedt: «Les hommes portent une tunique très longue de peau de gazelle, des guêtres de peau de chevreuil ou de biche, des chaussures de la même étoffe et un manteau de peau de buffle ou une couverture de laine, rouge, bleue, verte ou blanche. Les coutures de leurs habillements sont ornées de longues franges. L’Indien aime à entasser parure sur parure; il attache à sa longue chevelure des plumes de toute espèce: la plume de l’aigle occupe toujours la place principale. Ils s’attachent en outre toutes sortes de colifichets, des rubans de toutes couleurs, des anneaux, des osselets et des écailles. Ils portent au cou des colliers de perles entrelacées d’une sorte d’écaille oblongue qu’ils ramassent sur les bords de l’Océan Pacifique. Dès le matin, ils se frottent la figure, les cheveux, les bras et la poitrine de graisse d’ours, sur laquelle ils étendent une forte couche de vermillon, ce qui leur donne un aspect farouche et hideux. »Les petits garçons portent une espèce de dalmatique en peau bordée de piquants de porc-épic et ouverte aux deux bords, ce qui donne un air tout à fait singulier à ces petits sans culottes et sans chemise. »Les femmes se couvrent d’une grande pèlerine, ornée de dents d’élan et de plusieurs rangées de perles de diverses couleurs. Cet habillement, lorsque la peau est blanche et propre, fait un bel effet. »Le sauvage met autant de soin à orner son coursier qu’il en emploie pour sa propre personne; la tête, le poitrail et les flancs de l’animal sont couverts de pendants de drap écarlate, bordés de perles et ornés de longues franges, auxquelles ils attachent de petites sonnettes.» De ce costume des hommes, il ne reste aujourd’hui que la couverture de laine aux couleurs éclatantes, dans laquelle l’Indien se drape avec une majesté surprenante. Au lieu de la plume d’aigle, ils se coiffent d’un chapeau de feutre, gris ou blanc, aux larges bords et légèrement conique. Leurs pieds sont comme autrefois chaussés de larges sandales en peau de chevreuil, qu’ils appellent «mocassins». Souvent aussi, au lieu de la couverture, ils portent une longue tunique flottante, grise ou noire. Si le costume a changé, le type du moins est bien resté le même: figure jaune, sans barbe, généralement ronde chez les Têtes-Plates, plutôt ovale chez les Nez-Percés; longs cheveux d’un noir de jais, non point crépus comme ceux des nègres, mais plats et luisants. Je partis donc de Spokane le jeudi 30 octobre, me dirigeant cette fois vers le Sud; à la station de Tekoa (prononcez Tikô), je m’arrêtai et me mis en quête de l’employé des postes chargé de distribuer le courrier dans la Réserve. L’ayant trouvé, je montai près de lui dans son _buggy_, voiture légère à quatre roues, et nous enfilons une de ces routes américaines, toutes les mêmes, larges de dix-huit mètres et bordées de chaque côté d’une clôture en bois, uniforme et interminable. A un tournant de la route, mon compagnon me dit: «Ici nous entrons dans la Réserve». «Enfin, pensais-je, je vais voir des sauvages.» Je n’attendis pas longtemps: des voitures chargées d’Indiens, des hommes à cheval, enveloppés dans leur couverture rouge, venaient à notre rencontre. En passant, tous me saluaient en leur langue gutturale: «Gests’galgalt,... Bonjour.» Dans une des voitures, je crus voir une jeune fille, debout derrière le siège, me saluer ainsi, en ajoutant un geste gracieux de la main. Je me trompais; ce n’était pas une jeune fille, c’était un jeune homme; sa figure douce et régulière, encadrée de fines tresses de cheveux noirs, m’avait fait illusion. Tous [Illustration: La poste en Amérique.--Une boîte aux lettres dans une prairie.] ces Indiens se rendaient à la ville de Tekoa pour faire leurs provisions, ou simplement pour se promener. Chemin faisant, je remarquais de distance en distance des tentes indiennes dressées dans la plaine. Elles sont de forme conique et ressemblent aux meules de paille qu’on voit dans nos campagnes. On les appelle _tepee_ (tipies). Quelques sauvages, plus riches où plus industrieux, commencent à se bâtir des maisons confortables. Après une course d’environ deux heures, nous arrivâmes à Desmet, centre de la mission. Sur une légère éminence, s’élève l’église du Sacré-Cœur et près de l’église la résidence du missionnaire, avec un grand bâtiment qui sert d’école des garçons. L’école des filles, tenue par des religieuses canadiennes-françaises, est un peu plus loin. Au pied de la colline et faisant face aux bâtiments de la mission, une centaine de maisonnettes en bois forme le campement des Cœurs d’Alène, lorsque toute la tribu y vient célébrer les principales fêtes religieuses de l’année. Ces bons sauvages accourent à ces réunions avec un empressement extraordinaire, quelquefois de très loin, de 60 ou même de 100 kilomètres. Nous étions à l’avant-veille de la Toussaint; j’allai voir une de ces assemblées édifiantes et pittoresques. Dès le soir de mon arrivée, j’assistai dans l’église à la prière faite par les quelques Indiens déjà présents; c’étaient surtout des femmes âgées, qui, d’une voix nasillarde et traînante, récitaient en commun de longues invocations où le nom de Koline zouten, Grand Esprit, revenait sans cesse. Une d’elles semblait guider les autres; elle était toujours en avance de quelques mots sur ses compagnes et priait avec une ardeur qu’une toux déchirante ne parvenait pas à ralentir. Il y avait là aussi quelques jeunes femmes avec leurs bébés, qu’elles portent sur le dos, [Illustration: Un coin de la Réserve des Têtes-Plates.] empaquetés, debout dans leurs châles multicolores, de sorte que la petite tête brune de l’enfant, piquée de deux grands yeux noirs, émerge et regarde curieusement par-dessus l’épaule de sa mère. Le lendemain, 31 octobre, les Indiens commencèrent à arriver en grand nombre. La première voiture parut à l’entrée du campement à 11 h.; elle était attelée de deux chevaux blancs; deux Indiens, enveloppés de leur couverture rouge, étaient assis sur le siège: derrière, des formes confuses accroupies, sans doute des femmes. D’autres voitures suivirent, comme aussi beaucoup de cavaliers, hommes ou femmes, seuls ou en troupes. Peu à peu le camp s’anima; des spirales de fumée blanche s’élevèrent au-dessus des toits; le hennissement des chevaux, les aboiements des chiens, rompirent le silence pesant de la solitude, et la nuit venue, les fenêtres s’éclairèrent de nombreuses lumières, perçant l’obscurité opaque. Le lendemain, jour de la Toussaint, la cloche appela ce bon peuple à l’église du Sacré-Cœur pour la grand’messe; ils vinrent sans retard et formèrent bientôt la foule la plus pittoresque et la plus bariolée qui se puisse voir. Bon nombre d’hommes portaient une sorte de tunique flottante, faite d’une légère étoffe blanche ou noire; plusieurs étaient majestueusement drapés dans leurs couvertures de couleurs voyantes, où le rouge domine. Sur toutes les têtes, le chapeau de feutre blanc aux larges bords contrastant avec les longues chevelures noires. Parmi eux je distinguai quelques types vraiment admirables et d’une beauté sculpturale. On me présenta deux ou trois personnages, entre autres le premier chantre, Louis, et le policeman: il faut savoir que la police dans les Réserves est faite par les Indiens, sous la direction de l’agent. Je ne sais quelle erreur avait été commise, et des fleurs qu’on devait envoyer de Tekoa pour l’église, n’étaient point arrivées. Le policeman et son compagnon expliquèrent ce retard et en exprimèrent leurs regrets dans un long discours d’une grande solennité, et dont je ne compris que les gestes, d’ailleurs tout à fait oratoires. On sait quel goût ont ces enfants de la nature pour la haute éloquence. [Illustration: Jeune femme indienne portant son bébé sur le dos.] Enfin voici l’heure de la messe: l’église, d’assez grande dimension, est comble; vu de l’autel, l’aspect de ces figures jaunes, si expressives dans leur impassibilité, fait un singulier effet. Du fond de la nef, c’est une mosaïque de costumes aux couleurs vives, digne du meilleur pinceau. Le prêtre est à l’autel, les chants commencent, exécutés par toute la tribu, hommes et femmes; c’est une messe grégorienne avec de légères modifications exigées par le goût de nos sauvages et par la portée de leurs voix. Tout alla bien jusqu’au Sanctus; mais alors quel ne fut pas mon étonnement d’entendre, au lieu du chant liturgique, un cantique en langue indienne, sur l’air «Partant pour la Syrie!» Sans doute le bon Père Joset, leur premier missionnaire, n’avait pas une idée bien nette de l’origine et de la signification de ce chant lorsqu’il l’enseigna comme air de cantique à ses naïves ouailles. Pendant la communion, on chanta un autre cantique, cette fois sur l’air «Au sang qu’un Dieu va répandre». Les jeunes femmes vinrent à la sainte Table, avec leurs enfants sur le dos, empaquetés comme je l’ai dit précédemment. En deux jours il y eut 350 communions. Je dois avouer que, pendant une bonne partie de la messe, je fus distrait par un spectacle à la fois sérieux et comique qui se déroulait à trois pas devant moi. Une jeune Indienne, coiffée d’un foulard de soie rose et blanc, était à genoux par terre, dans son grand châle rouge à carreaux verts et violets, avec bébé sur le dos. Mais bébé n’est pas sage; il s’agite et crie. Pour le calmer, sa mère, sans se retourner, lui passe un mouchoir de couleur. Bébé s’amuse un instant à le plier, à le déplier, puis il le laisse tomber. Sa mère le ramasse et le lui rend. Aussitôt son plan est fait: une seconde fois il laisse tomber le mouchoir, puis il le jette à une petite distance. Toujours la mère ramasse et rend par-dessus son épaule avec une patience inaltérable. Bébé prend goût au jeu et jette le mouchoir le plus loin possible: sa mère se traîne sur ses genoux et ramasse. Bébé se lasse du jeu; pour se désennuyer, il se met à marteler la tête de sa mère, il lui tire les cheveux; elle ne bouge pas. Finalement il lui enlève sa coiffe: léger mouvement d’impatience ou plutôt de détresse, car le moment de la communion est venu et elle ne peut pas se présenter tête nue. Elle se rajuste et part à la sainte Table avec bébé toujours sur le dos. A peine revenue, bébé crie et se débat. Elle le dénoue, et toujours à genoux le plante debout devant elle, l’enveloppe dans son châle, et lui donne à boire. Quand il a bu, Bébé se sent en humeur de danser, malgré la sainteté du lieu. Cette fois une tape maternelle le rappelle à l’ordre. [Illustration: Femmes de la tribu des Têtes-Plates.] Dans l’après-midi, j’allai visiter le camp; j’entrai dans quelques maisons où je ne remarquai rien de bien particulier, sinon la rareté des meubles les plus communs; ainsi en bien des endroits, point de chaises ni de bancs. Hommes et femmes se couchent et s’accroupissent sur le plancher. Je donnai quelques poignées de mains à la mode anglaise, et je me souviens d’une bonne femme dont les mains étaient parfaitement propres, et qui cependant fit le simulacre de se les laver en les passant l’une sur l’autre, avant de me rendre ma politesse. Le lundi 3 novembre, je profitai de la voiture du facteur rural qui nous avait comme d’habitude apporté le courrier (car ici encore les Pères tiennent le bureau de poste), et repris le chemin de Tekoa. Sur la route, nous rencontrâmes de nombreux Indiens se rendant à la ville, les uns dans des voitures attelées de deux et même de quatre poneys, les autres à cheval. Notons en passant que les femmes montent à cheval comme les hommes; quelquefois même l’absence de barbe chez ceux-ci peut occasionner des méprises. A Tekoa je pris le train et rentrai à Spokane. J’avais un instant hésité à partir, à cause du mauvais état des chemins. Mais bien m’en prit de n’avoir pas attendu plus longtemps: le lendemain l’employé des postes dut faire son service à cheval, la boue ayant rendu les routes impraticables aux voitures. Nous avons maintenant une idée de ce qu’est une mission indienne dans les Réserves américaines. Au centre, vous trouvez invariablement une église d’assez grandes dimensions; à côté de l’église, sous un auvent de 7 à 8 mètres d’élévation, la cloche; puis la maison des Pères, le tout en bois et d’aspect fort modeste. Aussi près que possible de la résidence des missionnaires, quelquefois même dans la résidence, l’école des garçons; à quelque distance, l’école des filles et l’habitation des religieuses enseignantes. Ces écoles malheureusement n’ont plus aujourd’hui la même importance qu’autrefois, les subsides du gouvernement ayant été totalement supprimés. Autrefois le missionnaire était la seule autorité reconnue à côté des chefs indiens; depuis, le gouvernement des Etats-Unis a établi dans chaque Réserve une agence, et près de chaque agence une école de garçons et de filles qu’il entretient libéralement; de là, dans nos écoles, diminution sensible des élèves, qui se recrutent plutôt parmi les blancs et les métis que parmi les Indiens. A chaque mission se rattache une exploitation agricole, plus ou moins importante: il faut bien entretenir le personnel et nourrir les enfants. Ces fermes sont dirigées par nos Frères qui président aux travaux de culture et à l’élevage du bétail. Les troupeaux de bœufs et de chevaux, parfois considérables, ne demandent pas grand entretien; on les laisse errer en liberté dans la Réserve, chaque animal portant imprimé au fer rouge la marque de son propriétaire. Deux ou trois fois par an les cowboys montent à cheval, et par des courses fantastiques et des charges effrénées, réunissent et ramènent le troupeau entier. On compte les têtes, on marque les veaux et les poulains, et de nouveau on donne libre carrière à toute la bande. On ne conserve jamais à l’écurie plus de deux ou trois chevaux; si pour une raison quelconque il en faut un de plus, on va le chercher au pâturage. Nous avons également une idée du type indien: peau jaune, cheveux invariablement noirs, menton arrondi et sans barbe, figure ronde ou ovale, remarquablement régulière. S’ils sont jaunes, me direz-vous, pourquoi les appelle-t-on Peaux-Rouges? J’ai moi-même posé cette question à un Américain, qui m’a répondu: On les appelle Peaux-Rouges parce qu’ils avaient coutume de se peindre en rouge pour la guerre ou pour leurs danses solennelles. A mon avis, le trait caractéristique de l’Indien, ce qui donne à sa physionomie un air de dignité calme et reposée qui frappe tout d’abord, c’est son impassibilité et son imperturbable sang-froid. Le P. de Smedt avait déjà noté cette particularité dans ses lettres: «L’Indien, dit-il, est froid et délibère, étouffant avec soin la moindre agitation. Découvre-t-il, par exemple, que son ami est en danger d’être tué par quelque ennemi aux aguets, on ne le verra pas accourir précipitamment pour le lui annoncer, comme s’il était dominé par le sentiment de la crainte; il lui dira paisiblement: «Mon frère, où vas-tu aujourd’hui?» Sur sa réponse, il ajoutera avec le même air d’indifférence: «Une bête féroce se trouve cachée sur ta route.» Cette allusion suffit, et son ami évite le danger avec autant de soin que s’il avait connu tous les détails relatifs au piège qu’on lui tendait. Si la chasse d’un sauvage a été infructueuse pendant plusieurs jours, et que la faim le dévore, il ne le fera pas connaître aux autres par son impatience ou son mécontentement; mais il fumera son calumet comme si tout lui eût réussi à son gré: agir autrement serait manquer de courage et s’exposer à être flétri par le sobriquet le plus injurieux que puisse recevoir le sauvage, celui de _vieille femme_. «Dites à un sauvage que ses enfants se sont signalés dans les combats, qu’ils ont enlevé des chevelures: le père ne montre aucune émotion de joie et se borne à répondre: «Ils ont bien fait.» Si, au contraire, on lui apprend que ses enfants sont morts ou prisonniers, il se contente de dire: «C’est malheureux». Quant aux circonstances de l’événement, il ne s’en informera que quelques jours après.» Rentré à Spokane, je m’informai des besoins de la mission, et je sus bien vite que c’était surtout pour les Indiens qu’on manquait de prêtres. Mon parti fut pris aussitôt et dès le retour du Supérieur Général je m’offris pour ce ministère. «Je puis encore apprendre une langue, malgré mon âge, lui dis-je.--J’accepte bien volontiers, me dit-il; et quelle langue préférez-vous? le _Kalispel_ ou le _Nez-Percé_?» Le Kalispel est la langue des sauvages qui habitent les bords du lac de ce nom: Têtes-Plates, Pend-d’Oreilles, etc. Les Cœurs d’Alène parlent aussi Kalispel; c’est une langue extrêmement âpre et gutturale. Le Nez-Percé au contraire, à cause du grand nombre de ses voyelles, est d’une prononciation relativement douce et facile. Ma réponse ne se fit pas attendre: je préférais le Nez-Percé. «Vous irez donc chez les Nez-Percés, pour y vivre et y mourir. Vous partez demain». Et il ajouta: «In nomine Domini», en accompagnant ces paroles d’un geste bénissant. On raconte que Louis-Napoléon, condamné à la prison à perpétuité, se tourna en souriant vers Berryer, son avocat, et lui dit: «La perpétuité? combien de temps cela dure-t-il en France?» Dans mon cas, comme dans celui du futur empereur, la perpétuité ne dura guère: envoyé chez les Nez-Percés «pour y vivre et y mourir», j’y restai quelques mois seulement. Nous partîmes deux jours après, le R. P. de la Motte voulant bien m’accompagner, pour la Réserve d’Umatilla, près de Pendleton, dans l’Orégon. En passant à la station de Tekoa, j’envoyai de loin un souvenir à nos bons Cœurs d’Alène, et nous continuâmes notre course à toute vapeur vers le Sud-Ouest. Jusqu’à Colfax, nous eûmes sous les yeux les horizons ordinaires du Montana: montagnes boisées et vertes collines. Mais à cet endroit, le paysage change brusquement: plus d’arbres, plus de verdure, du sable et des éboulis de rochers, une vaste solitude couverte d’un linceul de poussière. Voici bientôt sur notre route la grande rivière des Serpents (Snake river). Je me sentis le cœur gros à la vue du spectacle morne et désolé que présentaient les rives de ce fleuve, coulant entre deux chaînes de collines grises et raboteuses, sans le moindre brin de verdure, sans le moindre arbuste. Je ne pus m’empêcher de penser à la vallée du Rhône, que j’avais parcourue quelque temps auparavant, et le contraste de cette triste région avec les splendeurs pittoresques de notre beau fleuve français me causa, je l’avoue, un brusque accès de nostalgie. La nuit était tombée quand nous arrivâmes à la gare de Pendleton. Le P. Neate, curé de la paroisse, nous y attendait avec son cabriolet, dans lequel nous montâmes, et quelques instants après nous étions au presbytère. Pendleton est une petite ville (4 à 5000 âmes) bâtie toute en bois, sur les bords de la rivière Umatilla; il s’y trouve cependant quelques beaux édifices en pierre ou en brique, entre autres l’hôpital catholique et le pensionnat tenu par des Sœurs allemandes. C’est une des rares paroisses desservies par nos Pères en dehors des Réserves. L’église et le presbytère, brûlés complètement il y a quelques années, furent rebâtis par un Français, le P. Victor Garrand. A une petite distance de la ville s’ouvre la Réserve des Nez-Percés, à laquelle on a donné le nom de la rivière qui la traverse, l’Umatilla. C’est au centre de cette Réserve, à la mission Saint-André, que j’allais et dès le lendemain de notre arrivée, le P. Ragaru, qui avait charge de cette mission, vint me chercher à Pendleton. Je le vois encore, descendant de sa voiture, venir à nous dans le jardin, vêtu d’un gros tricot de laine, qu’il avait conservé de son costume de missionnaire d’Alaska. Après le dîner il fit ferrer ses chevaux et m’emmena à travers des chemins défoncés et une mer de boue. Plus nous approchions, plus le pays devenait triste et même lugubre: un sol uniformément gris ou noir, sans le moindre relief, sans ombre de végétation, une solitude morne, un silence écrasant, rompu de temps à autre par le sifflement brusque de la bise ou par le glapissement suraigu des chiens sauvages, appelés «cayoutis». La nuit tombait; j’aperçus à quelque distance une église basse en bois: c’était l’église de la mission. Nous la dépassons et la voiture s’arrête devant une maison à deux étages, dont la silhouette solitaire perçait à peine l’obscurité. Je descendis seul à la porte de cette maison qui était la nôtre, mon compagnon poursuivant sa route jusqu’au pensionnat pour y déposer les provisions rapportées de la ville. Un homme de haute taille, aux traits austères, m’accueillit sur le seuil et m’introduisit dans une salle nue, à peine éclairée par une lampe fumeuse. Il m’offrit un siège, et s’assit lui-même sans proférer une parole. La solitude semblait l’avoir marqué de son empreinte mélancolique, et sa haute taille se courbait, comme brisée par le poids du travail. C’était le Fr. Daisy, Irlandais, chargé des travaux de la ferme. Je lui demandai où était la chapelle, le réfectoire. Il me répondit par monosyllabes qu’il n’y avait dans la maison ni chapelle, ni réfectoire: on disait la messe et l’on mangeait à l’école des Sœurs, plus loin. Et il retomba dans son mutisme. On le voit, mon entrée sur le théâtre de mes futurs travaux apostoliques manquait complètement de mise en scène. Le lendemain matin j’explorai les environs immédiats. Le pays m’apparut alors dans toute son horrible nudité. Pas un arbre! à peine si à l’horizon une étroite bande de verdure indiquait le cours de l’Umatilla. En dehors de l’école, solitude complète autour de nous. Le dimanche seulement nous pouvions espérer de voir des figures humaines, jaunes ou blanches, à l’église. Pendant toute la semaine, nous étions ensevelis dans ce coin de terre comme dans un tombeau. Heureusement j’étais venu sans illusion sur ce qui m’attendait dans ces pays lointains. Il fallait cependant, de toute nécessité, me créer une occupation: je me jetai à corps perdu dans l’étude du Nez-Percé ou Noumipou. D’où vient ce nom de Nez-Percé donné à cette tribu par les trappeurs canadiens? Il est à croire qu’autrefois ils se perforaient la cloison ou les ailes du nez pour y introduire des ornements. Actuellement il ne reste rien de cet usage, s’il a jamais existé. Les Nez-Percés sont intelligents et braves; ils l’ont prouvé par leurs exploits sous la conduite de leur célèbre chef Joseph, mort récemment. Leur type se distingue entre tous les types indiens par sa noblesse et son élégance. Leur langue, je l’ai déjà dit, est relativement douce et harmonieuse. Tandis que les Têtes-Plates donnent à Dieu le nom de Grand Esprit (Kolinezouten), les Nez-Percés l’appellent «Celui qui est en haut» (Akame-kinikou). Akame signifie «en haut». De même ils nomment le démon «Celui qui est en bas» (Enime kinikou). Enime signifie «en bas». J’étudiais avec tant d’ardeur, qu’en moins de trois mois je pus prêcher de mémoire un court sermon que j’avais composé moi-même sur Dieu (Akame kinikuki). Ki est le locatif (préposition _sur_). La division de ce sermon était la suivante: «Dieu est notre créateur.--Akame kinikou iouèsche nounim Anièouat. «Dieu est notre maître.--Akame kinikou iouèsche nounim Miogate. «Dieu est notre Père.--Akame kinikou iouèsche nounim Pischte.» Il est d’usage, lorsqu’un nouveau Père arrive dans une mission, que les Indiens lui donnent en leur langue un nom spécial, sous lequel il sera désormais désigné parmi eux. Ce nom leur est inspiré par un détail extérieur, une particularité physique qui les frappe. Pour moi, ce qui leur parut le plus remarquable, ce fut mon lorgnon, et ils m’appelèrent «le Père Victor Œil de cristal»; je ne me rappelle plus le mot qui signifie en leur langue «œil de cristal», mais je me souviens que les lettres «v» et «r» manquant dans leur alphabet, au lieu de Victor, ils prononçaient «Mittol». J’ai déjà dit plus haut que la tribu des Cœurs d’Alène est tout entière catholique; ici il n’en est pas de même. Un tiers seulement des Nez-Percés est catholique, un autre tiers protestant et le reste encore païen. Ces païens adorent, paraît-il, les astres, le feu, les eaux, mais surtout le soleil; il est d’ailleurs très difficile de pénétrer leurs mystères. Je fus dès le début témoin d’une conversion, et j’assistai au baptême d’un jeune païen de 25 à 30 ans, qui m’édifia par sa piété naïve. Il s’appelait André Corne d’argent. Après le baptême, on réhabilita son mariage; sa femme déjà chrétienne paraissait tout heureuse. Le dimanche était notre grand jour; après une semaine de solitude nous voyions arriver nos paroissiens, jaunes et blancs, les uns à cheval, les autres en voiture, tous accompagnés de leurs chiens, qui par leurs gambades et leurs aboiements joyeux mettaient dans le paysage une note de gaîté. L’église était bientôt pleine; les femmes commençaient à réciter ou plutôt à chanter le rosaire dans leur langue harmonieuse, jusqu’à ce que le prêtre parût à l’autel. Les jeunes filles du pensionnat des Sœurs chantaient à la tribune; le P. Ragaru et moi nous prêchions alternativement, d’abord en anglais pour les Blancs, puis en nez-percé pour les Indiens. L’aspect général de la foule était à peu près le même que chez les Cœurs d’Alène: même mosaïque de costumes aux couleurs éclatantes, mêmes visages cuivrés, encadrés de longs cheveux noirs, avec cette différence qu’il y avait dans l’assemblée plus de visages pâles, c’est-à-dire de Canadiens-français. Après la messe, les enfants, garçons et filles, retournaient à l’école, la foule se dispersait et nous retombions dans notre solitude pour toute une semaine que j’employais à l’étude acharnée de la langue. L’école comptait à cette époque une centaine d’enfants, la plupart métis ou quarterons. J’y allais dire la messe le matin, parfois je donnais une instruction aux religieuses; c’était toute l’occupation qui me venait de ce côté. D’autre part il n’y avait guère à songer à des promenades aux environs; les chemins étaient rendus impraticables par la boue d’abord, par la neige ensuite. Il ne me restait d’autre ressource que l’étude. Les fêtes de Noël vinrent pourtant faire diversion; dès la veille un certain nombre d’Indiens arrivèrent à cheval, en voiture, précédés ou suivis de leurs chiens, sans lesquels ils ne voyagent jamais. Quelques tentes s’élevèrent autour de l’église, et le soir venu je pus voir de ma fenêtre la lueur rougeâtre des feux qui les éclairaient à l’intérieur. L’année précédente je me trouvais pendant cette nuit de Noël au milieu du tumulte, des chants, des bruits d’instruments de toutes sortes par lesquels les habitants des quartiers populaires de Gênes célèbrent cette grande fête. Par un brusque changement de décor, je la célébrais cette fois au fond d’un désert, dans le silence et la solitude. A la grand’messe le lendemain, le P. de la Motte qui était venu passer les fêtes avec nous, prêcha par interprète; pour un nouveau venu c’était un spectacle intéressant, de voir à la table de communion l’interprète debout à côté du prédicateur; celui-ci procédait par phrases courtes et multipliées; la traduction suivait aussitôt, alerte et naturelle: «Quel est ce petit enfant qui nous tend les bras dans la crèche?... C’est le Fils du Roi des rois; c’est celui qui gouverne l’univers... Et d’où vient-il, ce petit enfant?... Il vient du ciel où nous espérons le voir un jour... Que vient-il faire sur la terre, ce petit enfant?.. Il nous apporte la joie et le bonheur, etc...» Je ne comprenais point la traduction de ces paroles, et ne pus saisir qu’un mot, le mot «Miaz», qui signifie petit enfant, et qui revenait sans cesse. Après la grand’messe, il y eut conseil des chefs; le R. P. de la Motte, arrivé récemment de Rome, les avait convoqués pour leur donner des nouvelles du Saint-Père et les consulter sur les besoins de la mission. Quand nous entrâmes dans la Salle du Conseil, ils étaient déjà là cinq ou six chefs, assis sur un banc, silencieux et impassibles. Nous prîmes place vis-à-vis d’eux, et pendant plusieurs minutes le plus profond silence régna dans la salle. Les Indiens, avant de parler, tiennent à s’établir dans le calme le plus absolu; ils maîtrisent leurs émotions par un acte de volonté et donnent à leur visage une expression de complète indifférence. Enfin l’un d’eux se leva et lentement prononça quelques paroles de bienvenue, adressées au Supérieur général de la mission; puis il se rassit. Le P. de la Motte observa le même cérémonial avant de répondre; pendant quelques minutes il resta silencieux et parut impassible; puis il prononça en anglais un petit discours sur Rome et le Saint-Père dont l’interprète donna la traduction indienne phrase par phrase. Ensuite il leur demanda s’ils désiraient quelque chose ou s’ils avaient quelque proposition à faire. Longue pause, nouveau silence. L’un d’eux se lève enfin et commence à parler en appuyant ce qu’il dit de gestes simples et nobles; l’interprète traduit en anglais: «L’orateur remercie le Père; il est heureux de le revoir après une absence qui a duré un si grand nombre de lunes; mais il désire quelque chose et il veut ouvrir son cœur. Nous n’aimons pas, dit-il, à user d’interprète à l’église; chef des Robes noires, envoie-nous des prêtres qui sachent notre langue...» Et me désignant de la main, il m’adressa ce compliment qui fut la meilleure récompense de mon travail: «Ce nouveau Père, nous le comprenons, lui, quand il prêche.» Un second orateur succède au premier, un troisième au second, toujours avec la même lenteur et la même solennité. Mais le thème ne change pas: tous insistent pour avoir des Robes noires qui sachent leur langue. Un d’eux ajoute même: «Chose étrange! toutes les fois qu’un Père commence à nous comprendre et à bien parler, on nous l’enlève.» C’était aller un peu loin; aussi le P. de la Motte jugea-t-il à propos de lever la séance. Ce Conseil est le seul auquel j’aie jamais assisté; je regrette de dire qu’on n’y fuma point le calumet. On sait assez quelle importance les Indiens attachaient à cet usage lorsqu’ils tenaient leurs conseils de guerre ou qu’ils concluaient la paix avec leurs ennemis. Mais ce que l’on sait moins, c’est la place que tenait le calumet dans toutes les cérémonies religieuses. «Le calumet, nous dit le P. de Smedt, est l’instrument par lequel ils préludent à toutes leurs invocations. Fumer est leur préparation prochaine lorsqu’ils s’adressent au Grand Esprit, au soleil, à la lune, à la terre et à l’eau et qu’ils les prennent pour témoins de leur sincérité et pour garants de leurs engagements. Cette coutume des sauvages, quoique ridicule en apparence, a cependant son bon côté. L’expérience leur a appris que l’action de fumer tend à dissiper les vapeurs du cerveau, à relever leur courage, à les habituer à penser et à juger avec justesse; c’est pourquoi le calumet est encore introduit dans leurs Conseils comme prologue et devient comme le sceau de leurs décrets lorsque leurs résolutions sont prises. Ils l’envoient comme un gage de fidélité et de respect à ceux qu’ils veulent consulter, ou avec qui ils ont fait alliance, ou conclu un traité.» Le jour de l’Epiphanie, pour égayer un peu les enfants de l’école, j’imaginai d’organiser un cortège de Rois-Mages. J’avais trouvé au grenier des instruments de musique, oubliés là depuis longtemps et couverts de poussière; il y avait un tambour, une grosse-caisse, un cornet à piston, un trombone, etc. J’appelai quelques-uns de nos grands élèves, et leur distribuai ces divers instruments, me réservant toutefois le tambour. Je leur recommandai au signal que je leur donnerais de souffler de toutes leurs forces dans leurs cuivres et de ne pas ménager la grosse-caisse; puis, faisant amener trois chevaux (car les chevaux ne manquaient pas), je juchai sur leur dos trois de nos petits garçons, qui devaient représenter les Rois. Heure avait été prise pour cette petite fête dans l’après-midi; les religieuses avec tous leurs enfants de l’école étaient rangées sur le trottoir de bois, qui bordait le chemin boueux et qui servait de communication entre les deux maisons. Le moment venu, le cortège s’ébranla sous mes ordres; lorsque nous arrivâmes devant le groupe des Sœurs et de leurs élèves, je donnai le signal avec mon tambour, et aussitôt ce fut un déchaînement de sons rauques, une cacophonie invraisemblable, qui finit dans un immense éclat de rire. Alors les Rois s’avancèrent sur leurs chevaux caparaçonnés de rouge et commencèrent une distribution de fruits et de sucreries, avidement attendus par tous les spectateurs. On n’avait jamais vu pareille fête à l’école Saint-André, et l’on en parla longtemps. Pendant tout le mois de janvier 1903, je continuai à étudier la langue; j’avais traduit le catéchisme écrit en nez-percé par un ancien missionnaire; j’en avais appris quelques fragments par cœur, et ce furent ces fragments qui me fournirent mes premières prédications. Je sortais très rarement et ne fis que deux ou trois excursions, dont une mérite d’être mentionnée. Nous avions parmi nos plus grands élèves un jeune garçon de seize à dix-sept ans, appelé Louis, et dont la mère pouvait être citée comme la femme la plus extravagante des Etats-Unis, ce qui n’est pas peu dire. Elle avait divorcé douze fois. A celui qui me conta le premier cette histoire, je dis: «Voyons, il doit y avoir là une exagération! supposons qu’elle a divorcé sept ou huit fois, c’est déjà beau!--Non, me fut-il répondu, elle en est à son douzième divorce.» Cependant elle n’était point restée sourde aux exhortations du P. Neate, curé de Pendleton, et sur les instances de ce bon prêtre, elle venait enfin de reprendre exclusivement son premier mari. C’était un Canadien, appelé en anglais Brown, mais dont le vrai nom, je suppose, était Lebrun. A ce moment, elle vivait avec lui à quelques milles de l’église, dans une ferme qui lui appartenait; car elle avait du sang indien dans les veines, et par conséquent pouvait posséder des propriétés en territoire indien. Un jour l’envie me prit de faire une promenade à cheval jusqu’à Pendleton; la distance est de 15 kilomètres; je partis avec le jeune homme dont je viens de parler, et lorsque nous arrivâmes, la première chose que lui dit le P. Neate en nous abordant, fut: «Tu sais, Lebrun est à la mort.» L’enfant ne manifesta aucune émotion à cette nouvelle. Le Père alors s’adressant à moi ajouta: «La maison est presque sur votre route; en retournant à la mission, veuillez donner les derniers sacrements à cet homme.» Aussitôt après le dîner, je pris le Saint Viatique et les Saintes Huiles et me remis en chemin, précédé de Louis qui me servait de guide. Madame Brown nous avait vus venir et se tenait sur le seuil de la porte; je fus surpris de voir son fils la saluer d’un geste bref et s’élancer aussitôt à la rencontre de quelques chevaux qui semblaient l’avoir reconnu. J’entrai; le malade me parut en proie à une violente pneumonie; j’entendis sa confession et lui donnai le Saint Viatique, l’Extrême-Onction et l’indulgence in articulo mortis. Deux jours après, on m’annonçait sa mort et l’enterrement pour le lendemain à 11 h. A l’heure fixée, personne n’avait paru; j’attendis jusqu’à midi, jusqu’à une heure; à jeun et fatigué, j’allais dire la messe, lorsqu’on signala le cortège. Les Sœurs et leurs élèves chantèrent l’office, à la suite duquel on se rendit au cimetière. Selon l’usage américain, on découvrit le visage du défunt avant de descendre le corps dans la fosse; il était extraordinairement rouge et tuméfié. J’appris plus tard que les parents de Lebrun, pris de soupçons, avaient fait venir le _coroner_, sorte de juge d’instruction, lequel fit plusieurs ponctions sur le cadavre, mais sans découvrir aucune trace d’empoisonnement. Pendant que la famille du mort éclatait en sanglots et se livrait à des lamentations bruyantes, sa femme impassible et presque souriante, la tête haute, les bras croisés sur la poitrine, allait et venait. Quelqu’un me chuchota à l’oreille: «Elle ne paraît guère désolée; cela se comprend; comme la ferme lui appartient, elle trouvera facilement un autre mari.» Dans la soirée en effet le bruit se répandait qu’elle allait reprendre un à un ses douze divorcés et les expédier lestement dans l’autre monde. Je partis trop tôt pour savoir ce que devint cette étrange Samaritaine... Quelques jours après cet événement, on vint m’avertir qu’un petit Indien de douze ans était à la mort; il avait été à notre école et se préparait à la première communion. On m’avait indiqué assez vaguement l’emplacement de la tente où habitait sa famille. Je montai à cheval aussitôt et me servant des quelques mots usuels que je savais, je parvins à recueillir les informations nécessaires et trouvai cette tente sur les bords de la rivière Umatilla. J’entrai par l’ouverture basse qui sert de porte; au milieu, sur une jonchée de paille gisait le petit moribond; tout autour, des femmes étaient accroupies, immobiles et muettes comme des statues. Cette scène vraiment indienne m’est restée profondément gravée dans la mémoire. Je m’agenouillai près de l’enfant, qui me rappelait par sa pauvreté et son innocence l’Enfant de la crèche; il était à toute extrémité, et je ne pus que lui répéter en anglais les dernières paroles de l’Ave Maria qu’il avait appris en cette langue à l’école et qu’il parut comprendre. Il mourut peu d’instants après mon départ. Après les Cœurs d’Alène et les Nez-Percés, je devrais dire un mot des Têtes-Plates; mais nous retrouverons plus tard ces Indiens, dont la Réserve confinait dans le Montana à ma paroisse. En attendant, qu’on me permette de proposer mon opinion sur l’origine des Indiens de l’Amérique du Nord, problème intéressant, qui n’a point encore été résolu. Pendant mes longues heures d’étude solitaire de la langue des Nez-Percés, j’avais été frappé de certaines ressemblances de cette langue avec le copte. Une fois mon attention éveillée sur ce point, je découvris bientôt d’autres affinités entre les deux races. Le costume et certaines attitudes me rappelaient les bas-reliefs des bords du Nil; je retrouvais dans nos Indiens quelques-uns des traits caractéristiques du type copte que j’avais longtemps étudié au Caire, surtout le menton arrondi. Enfin l’idée m’était venue qu’ils étaient originaires du pays des Pharaons. Quel ne fut pas mon étonnement un jour de voir mes inductions pleinement confirmées par un témoignage inattendu! Je causais avec notre interprète et lui avais demandé si sa tribu possédait quelques documents historiques ou du moins des traditions orales sur leurs origines; il me répondit: «Non, nous n’avons rien, nous ne savons qu’une chose, c’est que nous venons d’Egypte.» Comment seraient-ils venus de l’Egypte, et par quel chemin? Cette question se présente d’elle-même et dans tous des systèmes; quel que soit celui qu’on admette, il faut la résoudre. Or, il paraît certain qu’au commencement de l’ère chrétienne, les côtes occidentales de l’Amérique du Nord furent envahies par les Chinois ou du moins par des peuples de race jaune[C]. A mon avis, les Indiens d’Amérique sont les descendants de ces envahisseurs. On m’objectera la couleur de leur peau, qui a, d’après certains ethnographes, une teinte rougeâtre caractérisée. J’ai vécu au milieu des Japonais, des Chinois et des prétendus Peaux-Rouges, et je puis bien dire que jamais je n’ai vu la moindre différence entre la couleur de leur peau. J’avoue que les yeux bridés des Japonais les distinguent des Indiens; mais tant de nouveaux éléments d’existence et surtout de climat n’ont-ils pas pu après tant d’années modifier le type dans certains détails? Je le répète, Chinois, Japonais et Indiens d’Amérique ont le même type, les mêmes traits caractéristiques: même couleur de la peau, mêmes cheveux invariablement noirs et plats, même absence de barbe, et plus d’une fois il m’est arrivé en voyant par exemple un jeune homme de ne pouvoir décider à première vue s’il était Chinois, Japonais ou Indien. Certains auteurs ont d’ailleurs fait avant moi cette remarque, qu’un grand nombre d’Indiens ont tout à fait le facies mongolique. J’étais, sans m’en douter, à la veille de quitter mes chers Indiens. Le dimanche 16 février j’avais prêché un sermon sur Dieu (Akame kinikou), dont j’ai parlé plus haut, et je préparais déjà un sermon sur le diable (Enime kinikou), que je comptais prêcher le dimanche suivant. Dans la soirée on me remit une lettre du Supérieur général de la mission qui m’ordonnait de partir à l’instant pour le Montana où je devais prendre et desservir la paroisse de Frenchtown, diocèse de Helena. Je partis le lendemain matin, passai la journée du lundi à Pendleton; le mardi je me mis en route pour Spokane où j’arrivai la nuit close, et où je restai jusqu’au jeudi matin; le soir de ce même jour je couchai à Misoula et le lendemain vendredi 21 février 1908, j’arrivais dans ma nouvelle paroisse. CHAPITRE III. UNE PAROISSE AMÉRICAINE FRENCHTOWN, OU LA VILLE FRANÇAISE [Illustration: Entrée de Frenchtown.] Le Montana est un des Etats les plus étendus et les moins peuplés de l’immense République américaine; il est plus grand que l’Italie tout entière, plus grand que l’Angleterre, l’Ecosse, l’Irlande réunies, presque aussi grand que la France. Sa superficie est égale à celle du Japon qui compte 44 millions d’habitants, tandis que le Montana n’en a que 250.000, dont 50.000 dans la seule ville de Butte, célèbre par ses mines de cuivre, les plus riches du monde, paraît-il. La capitale de l’Etat est la ville d’Héléna, résidence du gouverneur et siège du parlement; car chaque Etat a son Sénat et sa Chambre des députés. C’est aussi là que réside l’évêque catholique de cet immense diocèse[D]. L’Etat de Montana s’appelle ainsi à cause des montagnes dont il est hérissé. En effet la chaîne des Montagnes Rocheuses le traverse du Nord au Sud, séparant le bassin de l’Atlantique de celui du Pacifique: Le Missouri y prend sa source sur le versant de l’Atlantique, et à peine a-t-on franchi la ligne de faîte, que l’on rencontre de grandes rivières courant en sens inverse sur le Pacifique. Une des premières que nous trouvons sur notre chemin, est la Misoula qui donne son nom à une petite ville bâtie sur ses bords. Cette ville est le chef-lieu du comté le plus occidental de l’Etat. A partir de Misoula, une ligne de chemin de fer se détache de la ligue principale, se dirigeant droit à l’Ouest. On l’appelle la ligne Cœur d’Alène. Après avoir contourné un massif de collines peu élevées, on entre brusquement dans une large vallée parsemée de grandes fermes, qui se détachent au printemps sur un fond de verdure; c’est la vallée de Frenchtown ou la ville française, ainsi nommée parce que les premiers colons qui s’y établirent étaient des Canadiens-Français. Cette vallée, longue de 21 kilomètres, est le centre de la paroisse; elle est bornée au sud par les monts de Bitterroot (racine amère), et au nord par une chaîne parallèle qui se détache du massif des Têtes-Plates. Au fond s’élèvent les hautes cimes des Cœurs d’Alène. En arrivant à Frenchtown je fus agréablement surpris de voir à deux pas de la gare se dresser une vaste et belle église, vers laquelle je me dirigeai avec mon compagnon, le P. Dethoor, de la résidence de Misoula. L’intérieur répondait bien à l’extérieur de l’édifice: la nef, large et élevée, garnie de bancs, pouvait contenir 400 personnes. Le sanctuaire, orné de nombreuses statues, offrait un fort bel aspect. Au-dessus du portail percé de trois portes s’élevait un campanile avec sa cloche. [Illustration: Rév. P. Victor Baudot, S. J. Curé de Frenchtown, Montana, États-Unis.] Après l’église je visitai le presbytère, petit mais commode et bien distribué. Au centre un cabinet de travail, que l’on appelle ici _l’office_; d’un côté ma chambre à coucher et un modeste salon; de l’autre, la salle à manger et la cuisine, avec une chambrette pour le domestique. Nous poussâmes ensuite notre visite jusqu’à l’écurie; au-dessus de la porte basse passait la tête d’un cheval qui regardait avec curiosité venir son nouveau maître; la remise contenait une voiture légère à quatre roues, appelée _buggy_ et un traîneau; puis le poulailler, vide alors, mais qui fut bientôt largement peuplé. Autour de l’église et du presbytère s’étendait un terrain de quelques hectares en partie traversé par un gros ruisseau aux eaux limpides et poissonneuses, qui devient au printemps une petite rivière. Le P. Dethoor, habitué à la vie de missionnaire, alluma du feu à la cuisine et prépara un frugal repas; vers trois heures il reprit le chemin de Misoula et je restai seul dans _ma_ maison et désormais _chez moi_. «Etrange destinée, pensais-je en moi-même; je suis venu en Amérique pour être missionnaire et me voilà curé;--pour vivre et mourir au milieu des sauvages, et me voilà dans une paroisse quasi-européenne!» C’était en effet par suite de circonstances tout à fait inattendues que ma situation se trouvait ainsi fixée. Quinze jours auparavant, Mgr Brondel, évêque d’Héléna, avait dû envoyer d’urgence à Butte mon prédécesseur M. Allaeys pour y occuper un poste vacant. N’ayant pas sous la main de prêtre parlant français en même temps qu’anglais (et il faut parler français à Frenchtown à cause des nombreux Canadiens qui s’y trouvent), il s’était adressé au Supérieur de la mission qui m’avait aussitôt désigné pour ce poste en s’excusant de me reprendre ainsi par nécessité à mes chers Indiens. J’en étais là de mes réflexions solitaires, lorsque j’entendis un coup de sonnette: c’était une bonne Canadienne, d’aspect vénérable, qui m’apportait des beignets. On cause un peu et je remercie. A peine m’avait-elle quitté, qu’un second coup de sonnette me rappelle à la porte: c’était un homme cette fois, le charpentier du village qui m’apportait lui aussi de la part de sa femme des beignets et un gros gâteau. Décidément je ne mourrais pas encore de faim ce soir-là. Un troisième coup de sonnette: j’ouvre et je vois une fillette de huit à dix ans, les mains derrière le dos et qui me regarde bien en face. «Qui êtes-vous?--C’est moi, répond-elle d’un ton décidé.--Qui vous?--Evelina.--Que voulez-vous, ma bonne petite?--Vous voir; on m’a dit que vous étiez arrivé.» Voilà qui était bien américain. [Illustration: Église de Frenchtown et presbytère.] La nuit venue, je fermai soigneusement mes portes, et sans autre compagnie que celle de mon bon ange, je m’abandonnai aux douceurs du repos. Le lendemain à sept heures, j’entendis sonner l’_Angelus_, et bientôt après le sacristain se présentait à ma porte. C’était un brave homme, passablement original; il s’appelait Paul-Saul et aurait aimé qu’on le désignât sous ce double nom; mais le public s’y refusa obstinément et se contenta de le surnommer Polyte, nom sous lequel il était connu dans toute la vallée. Je le confirmai dans ses fonctions de sacristain et moyennant 125 fr. par mois (la main-d’œuvre est très chère aux Etats-Unis), je l’engageai comme domestique. Il fut ainsi pendant trois ans tout à la fois cuisinier, cocher, sacristain, organiste, sonneur de cloche et fossoyeur. Le dimanche venu, je dis selon l’usage une messe basse à 8 h. 1/2, puis à 10 h. 1/2 je chantai la grand’messe. On était accouru de toutes parts pour voir le nouveau curé; d’ailleurs il faut le dire à leur louange, les Canadiens n’hésitent pas à faire dix ou douze milles pour assister aux offices. Je trouvai à la sacristie une petite troupe d’enfants de chœur fort bien dressés à servir à l’autel; mais je ne pouvais compter sur eux en semaine, et pendant plusieurs années, en dehors du dimanche, je dus dire la messe sans servant. Ayant entonné l’_Asperges_, je fus agréablement surpris d’entendre à la tribune un chœur bien nourri de voix d’hommes et de femmes continuer le chant liturgique, avec accompagnement d’harmonium: l’organiste n’était autre que Polyte et le premier chantre, un certain M. Lafleur. Remarquons en passant qu’un grand nombre de Canadiens portent des noms comme ceux-ci: Lafleur, Ladouceur, Lagrandeur, etc., et l’on sait que le héros _d’Evangéline_, le poème bien connu de Longfellow, s’appelait Gabriel Lajeunesse. Je fus en même temps ravi de voir que le plain-chant était en honneur à Frenchtown où l’on n’exécutait guère que des messes de Dumont, le chœur alternant avec un soliste. En me retournant du haut de l’autel, je remarquai non sans étonnement que les hommes étaient en majorité dans l’assistance, au rebours de ce qui se voit d’ordinaire chez nous. Les femmes aussi étaient nombreuses, mais on comprend qu’à de si grandes distances, il leur soit parfois difficile de venir à cause de leurs petits enfants. Le plus grand recueillement régna toujours dans notre église pendant les offices, et plus d’une fois, n’entendant aucun bruit, je fus tenté de me retourner pour m’assurer que je n’étais point seul. Après l’évangile je montai en chaire et lus la lettre de l’évêque qui me nommait recteur de l’église Saint-Jean-Baptiste de Frenchtown; puis je saluai mes nouveaux paroissiens, leur fis quelques recommandations, entre autres de m’avertir à temps quand ils auraient des malades en danger de mort, et de me présenter les enfants en âge de faire leur première communion. Je leur déclarai ensuite qu’il n’y avait pas un sou en caisse, le seul argent disponible ayant été récemment dépensé par mon prédécesseur pour l’achat d’un très beau corbillard. Pendant l’offertoire, les syndics, selon l’usage, firent la quête et recueillirent quelques dollars. Qu’est-ce que les syndics? me demanderez-vous. Les syndics sont quelque chose comme nos marguilliers, mais avec plus de prestige. Ils forment le conseil du curé, la seule autorité reconnue dans ces communautés canadiennes, organisées en paroisses où il n’y a ni maire, ni adjoints. Ils sont au nombre de trois, nommés par l’assemblée paroissiale et se renouvellent d’année en année par un roulement continu, le plus ancien cédant la place à un nouveau. Chaque famille a son banc; la location des bancs est le principal revenu du curé; les plus rapprochés de l’autel se louent 20 dollars ou 100 fr.; les plus éloignés, 6 dollars ou 30 fr. La sortie de l’église offre chaque dimanche une scène très animée; on s’aborde, on s’interroge, on se communique les nouvelles des différents points de la vallée; les voitures rangées en longues files attendent; après quelques instants, chaque famille reprend la sienne et fouette cocher! on rentre au logis. Les offices du dimanche sont terminés après la messe et la bénédiction du saint Sacrement qui la suit; on comprend en effet qu’il est presque impossible de faire revenir tout ce monde après le dîner pour un office du soir. Pour la même raison, il n’y a pas de catéchisme; je dirai plus tard comment on suppléait à cette lacune. La vallée est exclusivement habitée par des Canadiens-Français, venus dans le pays vers 1860. J’étais heureux d’avoir l’occasion, sans être jamais allé au Canada, de connaître cette race forte et vaillante.. «Les Canadiens, dit un de leurs historiens, ont toujours été fiers de leurs origines. Ils ont raison, car ils sont peut-être les seuls au monde qui puissent en revendiquer d’aussi pures et d’aussi honorables. A dater de 1635, ce sont de robustes paysans français, venus de Normandie, de Bretagne, de Saintonge, du Maine et du Perche, qui commencent à se fixer au Canada et à faire souche d’honnêtes gens[E].» Personne n’ignore en effet que ce qui distingue essentiellement le Canadien, c’est l’amour de la religion et l’esprit de famille. Sur cette terre classique du divorce et du mariage «scientifique», ils continuent à donner l’exemple des bonnes mœurs et de la fidélité à la loi chrétienne. Un autre trait caractéristique des Canadiens, c’est leur prosélytisme; ce sont eux qui, en explorant l’Amérique du Nord jusque dans ses profondeurs, ont porté partout la foi catholique. Ils accompagnaient les missionnaires, affrontaient les mêmes dangers et plus d’une fois tombèrent martyrs à leur côté. Chose étrange! les Iroquois, ces cruels bourreaux des Brébœuf, des Jogues, des Lallemant, devinrent, après leur conversion, les apôtres des tribus indiennes des Etats-Unis; les Têtes-Plates avaient connu par eux la religion catholique lorsqu’ils envoyèrent leurs chefs jusqu’à Saint-Louis, chercher les Robes Noires. Comme je l’ai déjà dit, c’est vers 1860 que les premiers colons Canadiens vinrent chercher fortune dans les riches plaines de l’Ouest. Quelques-uns s’établirent dans la vallée de Frenchtown et leur premier soin fut de bâtir une modeste église, où le P. Ménétret, de la mission des Têtes-Plates, venait de temps en temps leur dire la messe. Cette église était située sur une colline où se trouve maintenant le cimetière. Au bout de quelque temps les habitants se fatiguèrent de monter jusque-là pour assister aux offices et ils résolurent de faire descendre l’église jusqu’à eux. On la mit donc sur des roulettes et on l’installa au centre de la vallée. [Illustration: Une famille Canadienne.] En 1887 fut construite la nouvelle église, grâce aux contributions d’argent et de travail auxquelles personne ne se refusa. L’ancienne église alors fut transformée en presbytère, et c’est ce presbytère que j’ai habité pendant plus de cinq ans. A peine installé, mon premier soin fut de visiter mes paroissiens, en commençant par la vallée de Frenchtown. Chaque jour après le dîner, je partais en traîneau avec Polyte, qui me servait de guide. Nous allions ainsi de maison en maison; j’inscrivais soigneusement les noms des parents et de leurs nombreux enfants. Inutile de dire que je fus parfaitement reçu dans ces excellentes familles canadiennes. On m’invitait partout à revenir souvent et à m’asseoir à la table commune. Je fus frappé dans ces visites de l’air d’aisance qui régnait partout. La maison d’habitation, _la résidence_, comme on dit par là, se distingue des autres bâtiments qui l’entourent, par son extrême propreté. D’ordinaire la porte d’entrée s’ouvre sur une grande chambre qui sert de salon de réception et où se font les veillées en hiver. Les autres bâtiments de la ferme, au nombre de huit ou dix, environnent la résidence: grainerie, laiterie, glacière, boucherie, etc. Il n’y a point d’étables: les vaches paissent en liberté et en troupes comme les chevaux. Une ferme complète ressemble à un petit village. Je visitai une à une toutes les maisons sur une longueur de 21 kilomètres, et trouvai ainsi une centaine de familles; puis je m’acheminai vers les postes les plus éloignés de la paroisse. Cette fois, laissant à la maison cheval et voiture, je prenais le train. A l’extrémité Ouest de la vallée de Frenchtown, la rivière Misoula s’engage dans un étroit défilé de montagne, où d’ordinaire il n’y a de place que pour elle et pour la ligne du chemin de fer. La première station est Lothrop, à 20 kilomètres de Frenchtown. Ce village se groupe autour d’une immense scierie qui exploite les forêts voisines, surtout pour fournir le bois nécessaire aux mines de la région. Les premières fois que je m’arrêtai à ce poste, je n’eus d’autre habitation qu’une hutte faite de troncs d’arbres, où il y avait juste la place pour un lit, une petite table et un poêle. Un soir, menacé par un ivrogne qui voulait envahir mon domicile, je dus faire clouer à l’intérieur l’étroite fenêtre et barricader ma porte. Je disais la messe dans une salle de danse, la seule qui fût à ma disposition; plus tard seulement je pus célébrer dans des maisons particulières. Je me souviens pourtant d’une fête de première communion célébrée dans cet endroit profane avec une touchante piété. [Illustration: Une ferme: la résidence.] Dans tous ces postes de la montagne je prêchais en anglais; car ici j’avais surtout affaire à des Américains, Irlandais d’origine. Après Lothrop, une halte porte le nom de Philémon. J’avais là trois familles canadiennes; l’une d’elles ne comptait pas moins de douze enfants, dont l’aînée, une fillette, avait à peine quatorze ans. Je n’ai jamais rien vu de plus gracieux dans son genre que cette douzaine de petits minois éveillés, s’échelonnant par une pente insensible, depuis le nez rose du bébé jusqu’à l’épaule de la grande sœur. A partir de Philémon, le défilé qui s’était élargi en une gracieuse vallée, se rétrécit de nouveau au point qu’à certains endroits il a fallu par des travaux d’art accrocher la voie ferrée aux parois verticales des rochers; la rivière coule au fond à une grande profondeur. Nous arrivons bientôt à la Montagne de Fer (Iron Mountain); c’est ici, non plus un camp de bûcherons comme à Lothrop, mais un camp de mineurs. Les mines abondent dans les environs de cette montagne de Fer, et on trouve tout près de cette bourgade la plus riche mine d’or du Montana, actuellement encore en exploitation. Dans ce poste, je disais la messe où je pouvais, tantôt à l’auberge qui n’était guère qu’un cabaret, tantôt dans des maisons particulières. Je confessais parfois sur l’escalier, faute de mieux, et je me souviens qu’un jour, ayant été brusquement dérangé par des gens qui entraient ou sortaient, je dus me réfugier au grenier avec mon pénitent. Iron Mountain ou la Montagne de Fer est à 65 kilomètres de Frenchtown; elle est reliée à une autre bourgade, appelée Superior, par un pont jeté sur la Missoula, très large en cet endroit. D’Iron Mountain, courant toujours entre deux chaînes de montagnes, nous atteignons les grandes scieries de Saint-Régis, autour desquelles se groupe une importante population d’ouvriers et d’employés. Très peu parmi ces derniers étaient catholiques, et à part quelques Canadiens et une ou deux familles irlandaises, personne n’assistait aux offices que je célébrais dans une salle de réunions publiques, louée à cet effet. D’où venait ce nom de Saint-Régis donné à cette localité perdue dans la montagne? Une vieille Indienne qui avait connu le P. De Smet, me l’expliqua ainsi: «Quelquefois le vaillant missionnaire était obligé de camper pendant de longs jours à cause du débordement des rivières; il s’arrêtait donc avec ses compagnons, dressait des tentes et donnait à ce village improvisé le nom d’un saint Jésuite.» [Illustration: Le torrent St-Régis.] Mes visites à Saint-Régis me furent toujours particulièrement pénibles; je n’avais aucune prise sur ces ouvriers, profondément indifférents à toute espèce de religion; de plus, le milieu dans lequel je me trouvais, rappelait par trop la barbarie du Far-West. J’habitais un soi-disant hôtel, baraque en bois, dont les chambrettes n’étaient séparées que par l’épaisseur d’une planche; les objets les plus indispensables manquaient: le lavabo commun à tous offrait à tous le même peigne et la même brosse à dents; les punaises abondaient. Le site en revanche était magnifique; les montagnes à cet endroit forment un cirque grandiose, que la Missoula, devenue un grand fleuve, parcourt avec majesté en se dirigeant vers le Nord. Nous la quittons ici pour remonter le long de la rivière Saint-Régis, à travers un paysage sévère, jusqu’à la ligne de faîte de la chaîne des Cœurs d’Alène. Une gorge étroite, longue de 19 kilomètres, s’ouvre devant nous; la rivière ou plutôt le torrent Saint-Régis y bondit avec fracas, laissant à peine un étroit passage au train. Enfin voici de Borgia. De Borgia est une agglomération de quelques maisons seulement, où viennent s’approvisionner les mineurs de ces montagnes, riches en minerais de toutes sortes. Je visitais plus souvent ce poste que les autres; j’y avais bâti une petite église, et là seulement je pouvais célébrer avec décence. J’avais eu à cœur de planter la croix dans ces solitudes où elle n’apparaissait nulle part. Sur un parcours de 160 kilomètres, c’est-à-dire de Frenchtown jusqu’à l’extrémité de la paroisse, je n’avais découvert en arrivant aucun signe religieux. Il fallait combler cette lacune et une croix blanche d’assez grandes dimensions s’éleva bientôt au-dessus du portail de ma modeste église, dominant ainsi les environs. Lorsque vint le moment de désigner un patron à ce nouveau sanctuaire, comme j’interrogeai mon évêque à ce sujet, il me répondit: «Le patron est tout indiqué: l’église sera dédiée à S. François de Borgia.» Je fis donc peindre par un de nos Frères, artiste distingué, un beau tableau du Saint que je plaçai au-dessus de l’autel. Mes catholiques furent ravis d’apprendre que le nom du pays qu’ils habitaient était un nom de saint; je leur expliquai que c’était le P. De Smet qui, ayant campé dans ces lieux, leur avait donné le nom de Saint-François de Borgia. [Illustration: Mission de Borgia.] J’avais à de Borgia un excellent auxiliaire dans la personne du chef d’équipe, chargé de surveiller et d’entretenir une section de la ligne du chemin de fer. Il s’appelait Fred Wence. C’était un Allemand d’origine, né au pied du Kaiserstuhl, dans le Grand Duché de Bade. Sans lui je n’aurais jamais pu construire notre église; sa femme, Irlandaise de vieille roche, était aussi bonne catholique que lui. Ces braves gens m’hébergeaient dans leur maison quand je venais à de Borgia. Chez eux du moins j’étais en sûreté; car dans ce pays il faut se tenir toujours en garde contre les voleurs et aussi contre les ivrognes. Nulle part dans mes postes de la Montagne, je n’étais mieux logé que là, et pourtant mon installation n’était guère luxueuse. J’habitais une chambre à trois lits, dont on congédiait pour ce soir-là les occupants: leurs hardes, pantalons, gilets, etc., restaient accrochés à des cordes, tendues à travers la chambre, en attendant le retour de leurs propriétaires, ce qui n’embellissait pas la perspective. Nous passions la soirée à causer politique ou à écouter un phonographe; puis dès 7 h. du matin, on ouvrait un chemin à travers la neige et je me rendais à l’église. Les confessions se faisaient alors derrière un simple rideau; plus d’une fois il m’est arrivé, en moins d’une demi-heure, d’en entendre à en quatre langues: anglais, allemand, français pour les Canadiens et italien pour les ouvriers du chemin de fer. L’assistance était peu nombreuse, mais vraiment fervente, quelques-uns de ces bons catholiques venaient à pied d’une distance de plusieurs milles, et je vis un jour une jeune mère de famille arriver ainsi, amenant avec elle son nourrisson emmailloté sur un traîneau qu’elle tirait elle-même par des chemins affreux. A peine l’église était-elle achevée que j’y fis un enterrement: une jeune fille de seize ans avait été horriblement brûlée, le 4 juillet, par l’explosion de fusées tirées à l’occasion de la fête de l’Indépendance. Toute la population accourut aux funérailles et l’église se trouva pleine. Les protestants étaient en majorité; il y avait aussi quelques infidèles non baptisés. Je profitai de l’occasion, non pour faire de la controverse, mais pour parler de la nécessité d’avoir une religion et de la pratiquer fidèlement. «Si vous êtes protestants, leur dis-je, soyez au moins bons protestants; et vous, qui avez le bonheur d’être catholiques, soyez bons catholiques». [Illustration: Église de Borgia.] La station qui suit de Borgia porte le nom du chef Indien Saltese. Saltese est tout à la fois le poste le plus éloigné et le plus sauvage de la paroisse; ce camp de mineurs est à 120 kilomètres de Frenchtown; il ne présente qu’une agglomération de quelques maisons, au fond d’une gorge où roule un torrent. Mais ces maisons sont pour la plupart des «Salons», ou cabarets, de la pire espèce; les mœurs de ceux qui les fréquentent sont dissolues et brutales. Les bandits de la contrée se donnent rendez-vous à Saltese; et j’ai vu plus d’une fois les traces de leur passage marquées par l’incendie, le vol et l’assassinat. Plus d’un de ces «Salons», aux temps dont je parle, devint le théâtre de ces attentats à main armée qui étonnent par leur audace, même dans ce pays. Il se joue souvent au «Salon» des parties dont les enjeux sont énormes; les bandits attendent cette occasion pour faire leur razzia. Pendant la soirée, au moment où tous les esprits sont concentrés sur le jeu, la porte s’ouvre brusquement; plusieurs hommes masqués pénètrent à l’intérieur et braquent d’énormes revolvers sur les joueurs épouvantés. «Levez les mains, leur crient-ils, et alignez-vous tous contre le mur». Les malheureux sont bien forcés d’obéir, et tandis qu’une moitié de la bande les tient en respect, l’autre moitié ramasse vivement les billets de banque et l’argent qui se trouvent sur les tables et vident la caisse; puis, se tournant vers les victimes, ils leur disent d’un ton railleur: «Vous devez être bien fatigués de tenir vos bras en l’air; cependant restez encore ainsi quelques minutes, pendant que nous allons nous éclipser; sachez bien que si l’un de vous bouge un instant trop tôt ou pousse le moindre cri, nous lui trouons la peau.» Et ils sortent sans que personne ait le courage de les poursuivre ni même de donner l’alarme. Lors de mes premières visites je disais la messe dans une salle de danse, chaude encore des ébats de la veille; plus tard une école neuve ayant été construite, je pus m’en servir comme de chapelle. Mais ce fut toujours pour moi un gros embarras dans cette localité de trouver un endroit sûr pour y passer la nuit. Un jour même j’eus une aventure fort désagréable. J’étais descendu dans la maison d’un Irlandais que j’appellerai Patrick ou par abréviation Patt. Malheureusement Patt était un ivrogne invétéré, et bien qu’on lui eût dit que le prêtre catholique devait loger chez lui, il l’avait oublié lorsqu’il rentra la nuit suivante à une heure du matin. J’occupais la chambre du rez-de-chaussée donnant sur la rue. Au moment de me coucher, je m’apprêtais à fermer la porte à clef, lorsque sa femme me dit: «Ne fermez pas: je ne sais pas à quelle heure il rentrera; il faut qu’il trouve la porte ouverte.» J’eus alors un pressentiment de ce qui allait arriver. Je ne pouvais fermer l’œil, m’attendant à chaque instant à voir rentrer l’ivrogne. Pendant ces longues heures de la nuit, je n’avais d’autre distraction que des dégringolades de rats qui prenaient leurs ébats autour de mon lit. A une heure enfin j’entends la porte s’ouvrir; l’Irlandais rentre, aspire bruyamment l’air, comme l’ogre du Petit Poucet sentant la chair fraîche, et pousse un sourd grognement. «C’est moi, lui dis-je, je suis le prêtre catholique.--Ah! cria-t-il d’une voix avinée, le prêtre catholique... je suis un méchant homme... je veux aller à confesse»; et il s’avançait vers mon lit pour me brutaliser. J’avais heureusement une lampe électrique à côté de moi sur une chaise; je pressai le bouton et vis à trois pas de moi la face bestiale et le grand corps titubant de l’ivrogne. Grâce à Dieu, je gardai ma présence d’esprit, et en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, j’avais bondi par-dessus le pied de mon lit, ouvert la porte et me trouvai dans la rue, en chemise et pieds nus. J’avais échappé à cette attaque sauvage; il s’agissait maintenant d’échapper à la pneumonie ou à la fluxion de poitrine. La femme entendant du bruit était descendue; je lui criai: «Tâchez donc de l’emmener; il ne fait pas bon attendre ici». Elle finit par le conduire dans une pièce voisine et je rentrai à pas de loup dans la chambre, retenant mon haleine, de peur d’éveiller l’attention de Patt. A l’aide de ma lampe électrique, je ramassai mes habits qu’il avait dispersés de tous côtés sur le plancher; je m’habillai et m’assis près de la porte, prêt à m’élancer dans la rue au premier signal d’une nouvelle agression. Je restai ainsi jusqu’à 6 h. du matin, dans une obscurité complète et dans un profond silence qui n’était interrompu que par les sourds grognements ou par les cris rauques de l’ivrogne. Aussitôt que le jour parut, je sortis en toute hâte de cette maison, et me retrouvai avec bonheur libre dans la rue. Outre la difficulté de trouver un gîte pour la nuit, j’avais d’autres désagréments à Saltese. En hiver c’était la neige qui tombait en quantités énormes. Je me souviens qu’une année on dut, pour traverser la rue, ouvrir une tranchée entre deux parois de neige de six pieds de hauteur. En été c’étaient les incendies de forêts; un soir même le feu s’étant déclaré aux deux extrémités du vallon, on dut préparer un train et tenir une locomotive sous pression pour s’échapper la nuit si l’incendie se propageait davantage. Cette nuit-là je ne dormis guère, mais heureusement le vent ayant tourné, nous en fûmes quittes pour la peur. J’ai dit plus haut que dans cette région les mœurs sont dissolues et brutales, et qu’il s’y commet nombre de crimes. N’y a-t-il donc pas de police par là? me direz-vous. Il y a bien un policeman en titre, mais il est loin de suffire à la tâche. Lorsqu’il se commet un attentat quelconque, on téléphone au shérif de Missoula, qui envoie par le premier train un de ses _députés_; si le bandit est en fuite, le député-shérif organise aussitôt la chasse à l’homme; il réunit cinq ou six bons tireurs, leur fait prêter serment et se lance avec eux à la poursuite du malfaiteur. Si celui-ci résiste et se défend, on le tue comme un chien; mais d’ordinaire on réussit à se saisir de lui et on l’amène prisonnier au chef-lieu du comté. S’il est dangereux, on l’enferme dans une cage de fer à claires-voies, où il attend la sentence du juge. Dans le cas d’une condamnation à mort, il est pendu dans l’enceinte même de la prison. Je me souviens d’un assassin condamné à mort, qui était enfermé à la prison de Missoula, laquelle se trouve près de notre église. Il faut savoir qu’on sonne chaque jour l’_Angelus_ à 6 h. du matin. Le prisonnier avait remarqué [Illustration: Poste à Saltese.] cette sonnerie et demandé quelle était cette cloche. On lui avait répondu que c’était la cloche de l’église catholique. La veille de l’exécution on lui donna, selon la loi, le choix de l’heure à laquelle il devait être pendu; il répondit: «Quand la cloche de l’église catholique sonnera.» Ainsi fut fait, et je vous assure que ce n’est point sans une poignante émotion que le Frère qui sonnait l’_Angelus_ ce matin-là, mit en branle sa cloche, sachant quel drame à ce moment précis se déroulait dans la prison. Ceci me rappelle le trait suivant: un condamné allait être exécuté; selon l’usage, on lui demanda ce qu’il désirait: un cigare, un verre de brandy?... Il répondit: «Chantons ensemble le cantique du Sauveur;» c’est un cantique très doux, très pieux, très mélodieux: «Jésus, Sauveur de mon âme, recevez-moi à ma dernière heure!» et l’on vit le shérif, le bourreau, les journalistes et le condamné, tête nue, chanter ensemble sur l’échafaud la suave poésie de Wesley. Il arrive quelquefois, surtout dans les Etats du Sud, que la foule impatiente et surexcitée exécute elle-même les condamnés à mort, lorsqu’elle craint que le coupable n’échappe au châtiment grâce à l’habileté de son avocat: c’est ce qu’on appelle la _loi de Lynch_, ou comme nous disons le _lynchage_. Pour la première fois dans les Etats du Nord un fait pareil se produisit à quelques milles de Missoula. Hamilton est une petite ville, chef-lieu du comté de Ravalli ainsi nommé en souvenir du bon Père Jésuite Ravalli, à la fois missionnaire et médecin, l’apôtre de cette contrée. Dans cette ville de Hamilton, brutal assassin d’un jeune enfant avait été condamné à être pendu tel jour par la sentence; dans l’intervalle, un juriste retors avait trouvé un biais pour différer l’exécution. Les gens du pays, indignés (car le coupable avait dû avouer son crime), résolurent de se faire justice eux-mêmes. Au jour fixé par le juge pour l’exécution, une centaine d’hommes masqués entourèrent la prison; le shérif était absent; les portes de la prison furent enfoncées, le criminel amené à une petite distance et pendu haut et court à un poteau du télégraphe. Tout cela se passa avec le plus grand calme et dans un profond silence. Au moment de mourir, le malheureux implora la pitié de ses exécuteurs: «Tu n’as pas eu pitié de ce pauvre enfant, lui répondit-on; comment aurions-nous pitié de toi?» Et on le lança dans l’éternité. Quelques jours après je visitai le théâtre de ce drame lugubre. Achevons notre course à travers ma paroisse. Saltese était mon dernier poste, mais j’avais encore 23 kilomètres à parcourir à travers la forêt vierge avant d’arriver à l’extrême limite de mon territoire, c’est-à-dire à Loockout, situé aux confins du Montana et de l’Idaho. Ma paroisse avait donc de De Smet à Loockout exactement 160 kilomètres d’étendue. Heureusement que ce vaste district était desservi par la petite ligne de chemin de fer dont j’ai parlé et qu’on désignait sous le nom de _Ligne Cœur d’Alène_. Combien de fois ai-je pris ce train, allant de Frenchtown dans la montagne et revenant de la montagne à Frenchtown! Il se composait ordinairement d’un fourgon pour les bagages et la poste, d’un wagon de fumeurs où je montais d’habitude et d’un autre wagon pour dames et non-fumeurs. C’était, comme on le voit, un train léger; mais en hiver il se trouvait encore quelquefois trop lourd pour passer à travers les neiges amoncelées. Il m’arriva dans ce train plus d’une aventure comique. Un jour, par exemple, un pauvre Irlandais complètement ivre vint s’agenouiller devant moi au milieu du wagon archi-comble. Il me présentait un dollar sur la paume de sa main droite; de la main gauche il s’efforçait de faire le signe de la croix. «Je suis à moitié fou, me disait-il; je ne sais plus ce que je fais, mais je veux me confesser.» J’eus toutes les peines du monde à le décider à se relever et à remettre son dollar dans sa poche. L’attitude de ce pauvre homme était certainement ridicule, et pourtant on ne riait pas autour de moi. Une autre fois, c’était un Canadien, grand et solide gaillard, rouge de vin et de santé, qui allait «se promener» au Canada; il était lui aussi aux trois quarts ivre. «Monsieur le curé, me dit-il en me voyant, je l’ai, je l’ai...» Et glissant le doigt sous le col de sa chemise, il y cherchait fièvreusement un objet qu’il ne trouvait pas. Enfin après quelques recherches, il tira son scapulaire et le montra triomphalement à toute l’assistance. «Ces chemins de fer, ajouta-t-il, tuent tant de monde! si moi aussi je suis tué, on verra du moins, quand on me trouvera, que je ne suis pas un c....., mais un bon catholique.» Dans ce milieu quelque peu fruste du wagon des fumeurs, parmi ces ouvriers en manches de chemise qui chiquaient et crachaient, comme on ne le fait qu’aux Etats-Unis, je fus toujours entouré d’égards; on respectait en moi non seulement le curé, mais aussi le magistrat; car je jouissais de la principale prérogative des juges de paix qui est de marier au civil. Ma présence n’empêchait pas cependant des scènes bruyantes, ni des divertissements parfois dangereux. Ces jeunes gens en goguette jouaient souvent avec leurs revolvers chargés, et l’un d’eux un jour laissa tomber le sien qui nous partit entre les jambes avec une détonation formidable. C’est merveille que personne n’ait été blessé. Lui-même, l’imprudent tireur, tout abasourdi, se tâtait les membres de la façon la plus burlesque pour voir s’il n’avait aucune blessure, et s’étant assuré qu’il n’en avait pas, il se précipita sur une bouteille de bière qu’il avait en réserve dans un coin du wagon, et pour calmer son émotion la vida tout d’un trait. [Illustration: Chemin de fer des Cœurs d’Alène.] Les chefs de trains, appelés là-bas _conducteurs_, avaient fort à faire pour maintenir l’ordre et la décence parmi ces gens sans éducation. J’admirais souvent leur calme dans ces circonstances, comme aussi dans les accidents de voyage si fréquents sur cette ligne, hérissée d’obstacles: avalanches de neige ou de rochers, ponts brûlés, inondations, etc. Un jour d’hiver, la locomotive avec son fourgon et une voiture du train étaient tombés d’une hauteur de 80 pieds dans un ravin plein de neige; un wagon était resté suspendu sur le bord de l’abîme. Rencontrant le conducteur quelques jours après, je lui dis: «Vous l’avez échappé belle!» Il me regarda d’un air étonné et me répondit avec un flegme imperturbable: «Moi? mais c’est l’Est du train qui est tombé, et j’étais à l’Ouest.» Un autre conducteur, son collègue, ne fut pas aussi heureux: c’était un Ecossais du nom de Macdonald, très estimé de tous ceux qui le connaissaient. Son train était bloqué dans la neige; il était parti sur la locomotive à la recherche de provisions et de charbon. La locomotive dérailla sur un pont à fleur d’eau et Macdonald fut précipité dans la rivière, si malheureusement que sa jambe resta prise sous la roue du tender. La situation était affreuse; le corps du malheureux baignait dans l’eau glacée et sa jambe broyée le faisait horriblement souffrir. On téléphona à Missoula pour avoir du secours; mais la voie était obstruée et les secours n’arrivaient pas. On téléphona de nouveau à un médecin pour lui demander ce qu’il fallait faire: «Coupez la jambe avec une hache,» répondit-il. Mais personne n’osa prendre cette responsabilité; les hommes se relayaient auprès du moribond pour lui maintenir la tête hors de l’eau; après sept heures d’une horrible agonie, il expira. Les secours arrivèrent enfin, et la grue à vapeur soulevant le tender dégagea le cadavre qu’on ramena pour l’enterrer à Missoula. On me demandera si j’obtenais par ces courses dans les montagnes des résultats satisfaisants: il semble à première vue que mon travail et mes peines étaient en partie perdus, car je ne pouvais déserter mon église le dimanche, et en semaine dans ces postes éloignés tous les hommes étaient au travail. Cependant la seule présence du prêtre, si intermittente qu’elle fût, produisait toujours un bien réel dans ces quartiers éloignés de tout centre moral et religieux. J’eus d’ailleurs assez souvent l’occasion d’exercer mon ministère d’une manière consolante et fructueuse, réhabilitant des mariages, ramenant au devoir pascal des retardataires invétérés, aidant plus d’une âme de bonne volonté perdue dans ces milieux infidèles et surtout baptisant des nouveau-nés ou des enfants grandis sans baptême par la négligence de leurs parents. Je me rappelle ainsi une famille à Lothrop où je baptisai d’un coup cinq enfants, dont l’aîné avait 14 ans. Partout je prêchais en anglais, ajoutant parfois quelques mots en italien pour les ouvriers du chemin de fer, presque tous émigrés d’Italie, et que je réussissais quelquefois, mais non sans peine, à rassembler dans la maison où je célébrais la messe. Je l’ai dit déjà, je célébrais la messe où je pouvais, dans une maison particulière, dans une salle d’école, ou faute de mieux dans une salle de danse. Dès la veille une ou deux femmes préparaient et ornaient l’autel de leur mieux: l’autel, c’est-à-dire une table ou un bureau. Quand je ne trouvais personne qui pût m’aider, j’étendais moi-même une nappe blanche sur un meuble quelconque; puis je disposais sur cet autel improvisé les objets nécessaires que j’avais apportés dans ma valise: un crucifix au milieu, deux petits chandeliers en cuivre, une pierre d’autel très mince et très légère, un calice qui se démontait en trois morceaux, un tout petit missel et la sonnette, que je sonnais moi-même, n’ayant jamais de servant. Après la messe se faisait l’offrande: le membre le plus influent de la communauté passait devant les assistants et recueillait leur aumône dans son chapeau, ou bien les fidèles s’approchaient un à un de l’autel et y déposaient qui un dollar, qui un demi-dollar, où même une modeste pièce de 25 cents. Les catholiques étaient très peu nombreux, la quête ne rapportait jamais une grosse somme; elle suffisait cependant pour couvrir mes frais de voyage, d’autant plus que grâce à une faveur accordée au clergé par la plupart des grandes compagnies, je ne payais que demi-place en chemin de fer. A partir de Loockout, limite des deux Etats de Montana et de l’Idaho, notre train descend par une route en lacets du haut de la montagne jusqu’au fond d’une vallée où se trouve la ville de Wallace, centre minier très important. Le lendemain matin il repart de Wallace pour Missoula. Si vous voulez bien, «montons à bord», comme on dit là-bas et retournons à Frenchtown, où nous arriverons à 5 h. Nous revoyons d’abord Saltese avec les façades carrées de ses «Salons»; puis de Borgia avec sa petite église et sa croix blanche; plus loin nous côtoyons le torrent le long de la gorge qu’il parcourt, jusqu’à ce qu’enfin à l’autre extrémité s’ouvre devant-nous le cirque arrondi des montagnes de Saint-Régis; nous traversons la gare toujours encombrée d’ouvriers qui arrivent ou qui partent. L’ouvrier américain est essentiellement instable, et passe la moitié de son temps à voyager d’un lieu à un autre. A Saint-Régis nous retrouvons notre grande et belle rivière, la Missoula. Voici de nouveau la Montagne de Fer avec le «Salon» du Canadien Garreau et le petit hôtel de Madame Lajeunesse; puis l’étroit défilé de Rivulet où certaines parties de la voie ferrée ont dû être suspendues aux parois presque verticales du rocher. Après ce passage, pittoresque sans doute, mais quelque peu effrayant, nous arrivons à la petite vallée souriante de Philémon-Spur et enfin à Lothrop. Nous passons près de la gare devant le «Salon» Gerrity, dévalisé lui aussi un beau soir par une bande d’hommes masqués. Encore quelques tours de roue et devant nous s’ouvre la large et belle vallée de Frenchtown. A la gare je trouve mon vieux domestique qui m’attend et me donne les nouvelles; je revois ma chère église qui me paraît plus grande que jamais et à côté ma petite maison où je suis heureux de me retrouver après ces courses, fructueuses, il est vrai, mais toujours fatigantes, dans mes postes de la montagne. CHAPITRE IV. UNE PAROISSE AMÉRICAINE (_Suite_) La paroisse de Frenchtown fait partie du diocèse d’Helena, et le diocèse d’Helena appartient à la province ecclésiastique de Portland (Orégon); trois autres diocèses dépendent également de l’archevêque de Portland: Seattle (Washington), Boise (Idaho), Bakercity (Orégon). [Illustration: Église de Frenchtown vue de la route.] Aux Etats-Unis, chaque diocèse est organisé en corporation, jouissant de la personnalité civile et généralement représentée par l’évêque seul. Tous les titres de propriétés, de terrains, d’églises ou de presbytères sont déposés entre les mains de l’évêque, de même que les polices d’assurance et tout ce qui concerne l’administration temporelle. Le curé et son conseil représentent d’autre part et défendraient au besoin les intérêts particuliers de la paroisse. En vertu de la tolérance qui règne dans ce pays, la liberté du culte est absolue: l’Etat ne s’occupe point de la religion et se contente de percevoir les taxes auxquelles les édifices religieux, en règle générale, sont soumis. Je dois dire que pour ma part je fus toujours exempté de cette sorte d’impôt. En dehors des missions indiennes qui ont des terres dont elles vivent, les paroisses catholiques n’ont, que je sache, d’autres ressources que la générosité de leurs fidèles, ce qui complique quelquefois la situation pour les évêques: tel prêtre, par exemple, plaît aux habitants d’une paroisse, on fournit largement à ses besoins: tel autre déplaît, on lui refuse tout, forçant ainsi l’évêque à l’envoyer ailleurs. En fait de fondations pieuses et de revenus fixes, il n’y à rien ou presque rien; tout dépend de la quête du dimanche et des jours de fêtes, de la location des bancs et du casuel. A Frenchtown, le groupe canadien suppléait à l’insuffisance de la quête par une fête annuelle dont le produit considérable allait au curé. Sans pressurer personne, je recueillais un millier de dollars, c’est-à-dire 5000 fr. par an; j’avais donc de quoi vivre aisément, et pourtant je n’étais pas aussi riche qu’on pourrait le croire: la main-d’œuvre en Amérique est horriblement chère; il me fallait un domestique, et je ne pouvais avoir un homme valide et cuisinier passable à moins de 50 dollars ou 250 fr. par mois. Je ne me résignai jamais à une pareille dépense, et pour la moitié de cette somme, 25 dollars ou 125 fr. par mois, je me procurai les services d’un homme âgé, incapable de tout autre emploi. On devine que la cuisine de _mes vieux_ (car j’en changeais souvent!) n’avait rien de très recherché. L’un d’eux, _mon vieux_ par excellence, et qui resta avec moi plus de deux ans, avait coutume de faire la cuisine pour deux jours. Le lundi et le mardi de chaque semaine, à midi et au soir, c’était la soupe aux pois; le mercredi et le jeudi un bouillon quelconque, qui n’attendait pas la fin du second jour pour rancir terriblement; le vendredi, on faisait des crêpes, quelquefois du poisson; le samedi et le dimanche étaient jours de biftecks, si toutefois la boucherie du village pouvait nous en fournir. On le voit, le régime n’était point des plus plantureux; mais je me portais bien et je croyais que ma santé pourrait résister à tout. Mes plus mauvais moments, c’était quand mes hommes me quittaient tout à coup, par pur caprice où par amour du changement; plus d’une fois, du soir au matin, ou du matin au soir, pour un oui, pour un non, où même sans aucune raison apparente, ils me plantaient là, me laissant me débrouiller comme je pouvais. C’est alors que j’en étais réduit aux viandes de conserve jusqu’au soir, où vers 4 h. un jeune garçon, sortant de l’école, venait faire mon ménage; il allumait du feu à la cuisine; j’en profitais d’ordinaire pour me cuire deux œufs. Je passai ainsi, à différentes reprises, des semaines et jusqu’à un mois entier, seul jour et nuit dans ma maison, complètement isolé. «Et s’il vous arrivait quelque chose la nuit?» me disait-on. A quoi je répondais en riant: «Si je meurs dans mon lit, on m’y trouvera bien.» N’importe! cette instabilité de mes vieux domestiques et le régime débilitant qui s’ensuivait, me furent une grande croix et une dure épreuve pour ma santé. Ma grande occupation en semaine était la visite des malades; aussitôt que j’apprenais qu’on avait besoin de mon ministère quelque part, je faisais atteler mon vieux cheval au cabriolet ou au traîneau, et par n’importe quel temps je me mettais en route. Le jour ce n’était rien; mais plus d’une fois je fus appelé au cœur de la nuit, en plein hiver, pour des moribonds, et alors j’avais besoin de toute mon énergie pour affronter la fatigue et le froid; je m’enveloppais soigneusement dans mes fourrures, prenais place au fond du traîneau, à côté du guide qui était venu me chercher, et, emporté à toute vitesse, à travers la neige, je m’abandonnais sans crainte entre les mains de la bonne Providence. Une fois entre autres, j’arrivai si haletant à la maison du malade qu’on eut de sérieuses inquiétudes. On m’offrit pour me remettre une boisson chaude, mais comme il était minuit passé et que je voulais dire la messe, je refusai et me tirai d’affaire de mon mieux. Toutefois à partir de ce moment l’espèce de suffocation dont je souffrais devint plus intense, et ma santé déclina. Les enterrements à Frenchtown se faisaient en grande pompe; l’église tout entière était tendue de noir; l’office se chantait avec solennité et dévotion, et après l’évangile, selon l’usage, je faisais l’oraison funèbre du mort. Puis le cortège, qui parfois ne comptait pas moins de soixante-dix à quatre-vingts voitures, se dirigeait, la mienne en tête, vers le cimetière. Les prières dites, on découvrait le visage du mort, et chacun venait le contempler une dernière fois. C’était alors une explosion de larmes et de cris de douleur qui me remuait jusqu’au fond de l’âme. Dès qu’il y a un mort, dans toute l’étendue de la paroisse, on téléphone à l’entrepreneur des pompes funèbres, qui réside au chef-lieu du comté, et qui d’ordinaire est en même temps coroner, c’est-à-dire officier chargé de faire une enquête sur les morts violentes. L’entrepreneur vient par le premier train, trouve le cadavre où il est tombé, l’examine, le lave, l’embaume sommairement, l’habille et le dépose sur un lit de parade. Le lendemain il envoie le cercueil qu’il fournit lui-même, et qui généralement ne coûte pas moins de 3 à 400 fr. S’il n’y a pas de clergyman présent aux funérailles, c’est lui qui préside et ordonne tout. Je me souviens qu’un de ces embaumeurs, nommé Kendricx, m’offrit un jour ses services en me remettant gracieusement sa carte et son adresse. [Illustration: La voiture du curé et son cheval Prince.] Il se trouva que les premiers morts que j’eus à enterrer, avaient tous été victimes d’accidents; l’un, chantre de la paroisse, avait été écrasé sous les roues de son chariot; un soir les chevaux étaient revenus seuls à la ferme, traînant une voiture vide. L’alarme fut donnée, et on trouva le cadavre à l’entrée de la clôture. Le dimanche précédent, il avait chanté à l’église ce cantique à la Sainte Vierge: Que le nom de ma Mère Au dernier de mes jours Soit toute ma prière; Qu’il soit tout mon secours! Un autre avait été écrasé par un train; un troisième tué par la foudre; un quatrième mis en pièces dans une mine. Vers le même temps, un petit garçon de douze ans que je préparais à la première communion et qui était un modèle de piété, tomba du haut d’un lourd chariot si malheureusement sous la roue que le crâne fut brisé et que la cervelle tout entière jaillit dans son chapeau de paille, qu’on enterra à côté du petit cadavre; enfin un pauvre jeune homme, bon chrétien d’ailleurs, dans un moment de folie, s’était suicidé d’un coup de fusil au cœur. C’était à onze kilomètres de chez moi; averti, je partis aussitôt et arrivai en même temps que le shérif et le coroner. Nous entrâmes dans la grange où gisait le cadavre horriblement convulsé. Les deux officiers fumaient d’énormes cigares tout en remplissant leur funèbre besogne; le coroner s’inclina sur le cadavre, enfonça trois doigts de la main dans le trou du cœur et essuya le sang sur les habits du mort. De son côté le shérif ayant ramassé la carabine qui avait servi au suicidé, m’expliqua comment celui-ci avait appuyé l’arme contre une traverse de bois et se l’était déchargée en plein cœur. Pour moi, après avoir rempli mon ministère de consolation auprès de la mère de cet infortuné jeune homme, je m’informai des circonstances qui avaient précédé le suicide, et pouvant raisonnablement conclure à un acte de folie, je téléphonai à l’évêché pour demander l’autorisation de faire un enterrement religieux. Cette autorisation me fut accordée, mais à condition que l’enterrement se fît sans solennité aucune. [Illustration: Premiers communiants.] La cérémonie de la première communion avait lieu d’ordinaire au commencement du mois de juin, quand les travaux de la moisson étaient finis. Je l’ai dit plus haut, il n’y avait pas d’instruction le dimanche pour les enfants; c’étaient leurs mères, ces admirables mères canadiennes, qui leur apprenaient pendant les longues soirées d’hiver les prières et le catéchisme. Lorsque les enfants n’étaient pas suffisamment instruits, elles étaient les premières à me dire: «Notre petit garçon (ou notre petite fille) ne marchera pas encore cette année pour la première communion; il n’en sait pas assez.» _Marcher pour la première communion_, est une expression canadienne. Pendant quinze jours avant la cérémonie, les premiers communiants, filles et garçons, viennent dès le matin à l’église passer toute la journée avec le prêtre, et s’en retournent le soir à la maison. C’est plaisir de les voir arriver, la plupart à cheval, quelques-uns en voiture légère, assister à tous les exercices de la journée avec recueillement et piété, prendre sur l’herbe, autour de l’église, leur petit dîner, suivi de quelques instants de récréation, puis finir par le Chemin de la Croix, et remonter à cheval pour regagner au galop le toit paternel. Je tâchais de faire coïncider la première communion avec la visite de l’évêque, pour qu’il pût donner en même temps la confirmation aux enfants. Cette année-là, 1903, c’était encore Mgr Brondel, Belge de naissance, qui était évêque d’Helena. J’eus l’idée de lui faire une réception pareille à celle dont j’avais été le témoin, plus d’une fois, dans le nord de la France. J’organisai donc une cavalcade, composée de jeunes gens de la paroisse, tous excellents cavaliers; l’un d’eux les commandait et faisait à merveille manœuvrer son petit escadron. Lorsque l’évêque sortit de la gare, il trouva nos cavaliers rangés en front de bataille, et à peine était-il monté en voiture, que la troupe se divisa en deux pelotons, l’un prenant la tête du cortège, et l’autre fermant la marche. Arrivés devant l’église, les cavaliers se formèrent sur deux lignes entre lesquelles passa l’évêque, saluant de la main avec sa bonhomie ordinaire, et enchanté de cette petite innovation, qui lui rappelait sa chère Belgique. Je le retrouvai quelques semaines plus tard à la mission de Saint-Ignace dans la Réserve des Têtes-Plates, où il venait tous les ans passer avec nous la fête du 31 juillet. Une escorte d’Indiens, hommes, femmes et enfants, tous à cheval, était allée le prendre à la gare, distante de huit kilomètres, et je vois encore le cortège arriver devant notre maison. La troupe indienne défila en bon ordre, s’arrêta pour laisser passer la voiture du prélat; puis, vivement, sans un cri, sans un mot, sans un geste, elle tourna bride et s’éloigna au galop. Il semble que dans ces circonstances, l’étiquette indienne exige la plus parfaite impassibilité. [Illustration: Premières communiantes.] Les fêtes du lendemain se déroulèrent avec pompe; toute la tribu était présente à l’église; malheureusement je ne pus assister jusqu’à la fin à ce spectacle si intéressant, un télégramme m’ayant brusquement rappelé dans ma paroisse où un homme venait d’être tué. Je ne revis plus Mgr Brondel vivant; épuisé par ses longs et rudes travaux de missionnaire, il mourut vers la fin du mois d’août et j’allai à Helena assister à ses funérailles. L’archevêque de Portland, Mgr Christie, présidait, assisté de ses suffragants et entouré de tout le clergé du diocèse, c’est-à-dire d’une trentaine de prêtres. Je ne retournai plus tard à Helena que pour l’installation du nouvel évêque, Mgr J. P. Carroll. Cette dernière visite ne fut pas pour moi une fête sans mélange: au moment de partir j’avais été appelé pour un mourant à Lothrop. Ayant ainsi manqué le train, j’avais dû faire cette course, aller et retour, puis gagner Missoula, c’est-à-dire 50 milles à travers la neige et pendant la nuit. J’arrivai à Helena exténué; il faisait un froid terrible, une trentaine de degrés au-dessous de 0, et pour nous réchauffer, nous n’eûmes au banquet que de l’eau glacée; le nouvel évêque appartenait à la société de tempérance la plus stricte et n’admettait à sa table pour ses invités et pour lui d’autre boisson que l’eau pure. Nous étions là deux cents prêtres ou laïques, et je ne crois pas trop m’avancer en disant que l’immense majorité trouva la plaisanterie mauvaise. Au banquet j’entendis des toasts surprenants; un jeune homme, par exemple, prononça devant les cinq ou six évêques un discours qui peut se résumer ainsi: «Nous sommes catholiques, mais en même temps nous sommes citoyens américains, et nous revendiquons la liberté la plus entière sous toutes ses formes: liberté d’écrire, liberté de penser, en somme liberté absolue de conscience!» Cette thèse si chère aux Américains fut reprise le soir même à une réunion publique en l’honneur du nouvel évêque, par le gouverneur de l’Etat de Montana qui la présidait. Dans un discours soigneusement écrit et lu d’une voix ferme, ce haut magistrat protestant dit textuellement: «Il ne doit y avoir parmi nous aucune distinction entre catholiques, protestants et juifs. Toutes les religions sont bonnes; ce n’est point une question de dogme qui doit nous diviser, mais une question de morale qui doit nous unir. Quelle que soit la confession religieuse à laquelle nous appartenons, nous devons nous aider les uns les autres, pratiquer la fraternité humaine et [Illustration: Lac Sainte-Marie, dans la mission St-Ignace.] améliorer autant qu’il est en nous nos relations sociales. Nous sommes tous de bonne foi, et si nous gravissons par des sentiers différents les pentes de la même montagne, nous devons tous nous retrouver au sommet.» Cette indifférence vis-à-vis des diverses confessions religieuses est, d’après Roosevelt, une des principales caractéristiques de l’Américain. «L’Américain, dit-il quelque part, se distingue par ses idées larges, par son grand cœur et par une tolérance bienveillante envers toutes les religions.» Dans le courant de l’année suivante, Mgr Carroll, en tournée de confirmation, vint à Frenchtown; mon escorte de cavaliers le reçut à la gare et l’accompagna au presbytère. L’évêque parut agréablement surpris de l’air décidé et de l’attitude militaire de nos jeunes gens. La vue de notre église ne lui donna pas moins de satisfaction; se tournant vers moi, il me dit en anglais: «Mais votre paroisse se présente fort bien, et votre église est plus grande que ma cathédrale». Après la cérémonie, eut lieu le banquet de réception; j’avais pour la circonstance invité les notables du pays, et comme ma maison était trop petite, on avait préparé le repas dans une maison plus spacieuse. Restait pour moi un problème à résoudre; l’évêque, je l’ai dit, ne tolérait pour lui et ses invités aucune autre boisson que l’eau glacée ou des eaux minérales. Je ne pouvais pourtant pas condamner mes robustes paroissiens à faire si maigre chère; je fis donc servir du vin rouge ordinaire; la maîtresse de maison en offrit d’abord à Monseigneur qui remercia poliment. Pour moi, j’acceptai en disant: «Je suis un vieux Français; je bois un peu de vin à mes repas, exactement comme je le faisais en France».--«Et vous pouvez continuer, reprit l’évêque, grâce à un privilège spécial que je vous accorde.» Tout le monde remarqua cette expression, et je sus plus tard en effet que l’évêque avait fait entendre à ses prêtres qu’il leur interdisait formellement la bière, le vin et toute boisson fermentée. En revanche, il permettait, encourageait même par son exemple l’usage du tabac sous la forme de ces gros cigares américains, trop souvent mélangés d’opium, ce qui paraît à plusieurs un genre d’intoxication aussi dangereux, plus dangereux même que l’autre. D’ailleurs sur cette question de boissons enivrantes, les évêques américains ne sont pas tous d’accord, et l’archevêque de Milwaukee distingua toujours entre la tempérance qui consiste à ne point dépasser la juste mesure et l’abstention totale. Mgr Carroll était, je l’ai dit, partisan déclaré de l’abstention totale, et plus d’une fois dans ses tournées de confirmation, il ordonna aux premiers communiants de se lever et de prendre tous ensemble le «pledge», c’est-à-dire de jurer que jusqu’à l’âge de vingt ans ils ne toucheraient à aucune boisson fermentée. Il est certain qu’au temps du P. Mathew en Irlande, cet usage du pledge qu’il avait introduit, fit un bien immense, mais si j’en crois ma propre expérience, l’institution primitive a quelque peu dégénéré. En 1877 me trouvant tout jeune prêtre à Glascow, en Ecosse, prévoyant que j’aurais au cours de mon ministère à donner le pledge, huitième sacrement des Irlandais, je demandai aux autres Pères comment cela se pratiquait. J’eus bien de la peine à obtenir une réponse et l’on finit par m’avouer que la défense de ne plus boire était moins stricte qu’auparavant. On donnait le pledge pour une courte période, en permettant deux verres de bière par jour et si je ne me trompe un verre de whisky. Bien m’en avait pris de me renseigner: dès le soir même, qui était un samedi, j’étais assiégé dans mon confessionnal par une foule compacte; tout à coup une jeune fille parut devant la grille: comme elle restait debout, je l’invitai à s’agenouiller et à commencer sa confession: «Père, me dit-elle, je suis protestante et je viens pour quelqu’un qui veut prendre le pledge». Je l’envoyai au presbytère où quelques minutes après je la retrouvai au parloir en compagnie d’un vieillard sordide qui sentait l’eau de vie à quinze pas. «Votre Révérence, me dit cet homme, je viens prendre le pledge». Je le lui donnai avec les adoucissements dont je viens de parler tout à l’heure, et il jura devant Dieu de ne plus boire pendant six mois. Pendant qu’il me remerciait avec volubilité, je lui demandai si la personne qui l’accompagnait était sa fille. «C’est ma femme», me répondit-il, et alors cette pauvre enfant, si malheureuse en ménage, tomba à genoux devant moi, et, sans proférer une parole, me prit la main qu’elle baigna de ses larmes brûlantes. Mgr Carroll revint l’année suivante pour la confirmation; mais cette fois comme je n’avais que deux invités, il prit son repas chez moi, et bien entendu, en fait de boisson, il ne parut sur ma table que de l’eau. J’aurais eu cependant besoin de quelque chose de plus réconfortant, car j’étais à bout de forces. Il avait été convenu que l’évêque arriverait par le train, et déjà je me dirigeais vers la gare avec une délégation paroissiale pour le recevoir, lorsqu’un message téléphonique m’avertit qu’il viendrait en automobile. A quelle heure? personne n’en savait rien. Nous attendîmes jusqu’à dix heures; une automobile paraît au détour de la route dans un nuage de poussière. «Le voici», me crie-t-on; je fais sonner la cloche, je range les enfants à la porte de l’église, et l’automobile passe devant nous comme une flèche. C’était une fausse alerte. Nous attendons encore; mais les enfants commençaient à souffrir de leur long jeûne et de la chaleur déjà lourde. Je décidai alors de faire sur le champ la cérémonie de la première communion, remettant jusqu’à l’arrivée de l’évêque la célébration de la messe solennelle. Entre onze heures et midi le prélat parut enfin; je chantai la messe et il donna la confirmation. Rien d’étonnant si j’étais exténué après ce long jeûne et l’énervement de cette longue attente. Chacun comprendra la plainte discrète exprimée plus haut. Un dernier mot sur cette question des boissons fermentées aux Etats-Unis. Une fois engagé sur la pente des exagérations, on ne s’est plus arrêté, et j’ai lu moi-même dans un manuel d’hygiène à l’usage des enfants des écoles un chapitre qui se résume ainsi: «Ne buvez pas de whisky, c’est du poison; ne buvez pas de vin, c’est du poison; ne buvez pas de bière, c’est du poison; ne buvez pas de café, c’est du poison; ne buvez pas de thé, c’est du poison; buvez de l’eau, et encore prenez bien garde, car la plupart des eaux sont impures». Au centre de la paroisse, c’est-à-dire dans la colonie canadienne, la fréquentation des sacrements était générale, du moins aux trois grandes fêtes de l’année: Pâques, les Quarante-Heures et Noël. Cependant depuis la suppression de la messe de minuit, le nombre des communions a sensiblement diminué. Un groupe d’âmes pieuses s’approche des sacrements aux principales fêtes de l’année, et surtout le premier vendredi du mois. Il y avait en tout dans la paroisse dix ou douze réfractaires parmi les Canadiens; et encore, plusieurs s’étant rendus, il n’en restait que trois à mon départ. Aux approches de la mort il est absolument inouï que personne ait refusé les secours de la religion; et jamais dans aucune famille on ne manqua d’appeler le prêtre lorsque quelqu’un se trouvait en danger de mort. Toutefois on attendait d’ordinaire jusqu’au dernier moment, et j’ai entendu dire aux prêtres du pays: «Si c’est un Indien qui vous appelle, vous pouvez attendre une semaine; si c’est un Irlandais vous pouvez attendre un jour; mais si c’est un Canadien, courez bien vite ou vous arriverez trop tard.» Quant au mariage, il n’y a pas de différence pour les catholiques entre le mariage civil et le mariage religieux; voici comment les choses se passent: les futurs époux prennent au chef-lieu du comté ce que l’on appelle une «licence»; de par cette licence, il leur est permis de s’adresser à qui leur plaît parmi les officiers autorisés à célébrer leur mariage civil, c’est-à-dire le juge de paix, le ministre ou le prêtre. Les jeunes gens venaient donc me trouver avec cette pièce officielle, qui donnait leur nom, leur âge, leur couleur, car dans toutes les licences une des premières notes imprimées est relative à la couleur des futurs conjoints: blanc, jaune, rouge ou noir. Ont-ils été précédemment mariés? sont-ils divorcés? etc., tous ces renseignements sont fournis au clerc du comté sous la foi du serment. Muni de ces informations et de cette autorité légale, je procédais à la célébration du mariage civil, immédiatement avant la messe, plus ou moins solennelle, selon les circonstances. Par la suite, je n’avais plus qu’à rédiger le certificat de mariage, que j’étais tenu, sons peine d’une forte amende, d’envoyer dans le délai de quinze jours au bureau de l’enregistrement. Grâce à Dieu, je n’eus que deux ou trois fois le désagrément très sérieux de voir des catholiques s’adresser pour leur mariage au juge de paix ou au ministre. Dans le premier cas, l’absolution de la faute commise était réservée à l’évêque; dans le second cas, il y avait excommunication. Les époux divorcés qui voudraient reprendre la vie commune, doivent aux Etats-Unis se marier de nouveau; par conséquent reprendre une nouvelle licence et procéder comme s’il n’y avait pas eu de mariage entre eux. Par suite de cette législation, il m’arriva un cas singulier. Deux jeunes gens bien et dûment mariés depuis six ans avaient malheureusement divorcé. Je m’employais depuis quelque temps à leur faire reprendre la vie conjugale, d’autant plus qu’ils avaient un enfant; enfin un soir je les vis arriver chez moi pour m’annoncer la bonne nouvelle: ils s’étaient réconciliés et me priaient de les marier. Ils apportaient en effet une licence en règle, et comme je leur faisais remarquer que pour moi leur mariage existait toujours, ils insistèrent pour donner satisfaction à la loi. Je les avertis donc que, faisant abstraction de ma qualité de prêtre, j’allais agir exclusivement comme magistrat; puis leur ayant fait renouveler leur consentement au point de vue civil, je rédigeai le certificat de mariage et les renvoyai heureux dans leurs pénates. Je ne puis me dispenser de parler des écoles, complément nécessaire de l’organisation paroissiale. En Amérique, comme en Europe, les curés ont presque partout réussi à grouper des écoles libres de filles et de garçons autour de leurs églises. Je travaillai longtemps en vue de procurer cette bonne fortune à ma chère paroisse, et, m’étant adressé à la Congrégation canadienne des Sœurs de la Providence de Montréal, je me vis plus d’une fois sur le point de réussir; mais toujours au dernier moment un obstacle survenait qui renversait toutes mes espérances. Je n’eus donc point d’école libre à Frenchtown, et dus me contenter des écoles primaires de l’Etat. J’en avais douze, échelonnées le long de mon territoire, et il ne sera pas hors de propos de dire ici un mot du régime scolaire aux Etats-Unis. L’école primaire publique est essentiellement gratuite, obligatoire, neutre et mixte. La principale source de revenus pour alimenter ces institutions consiste dans des terres dites «terres d’écoles». On sait qu’en Amérique les géomètres officiels ont partagé le territoire comme un damier en carrés de six milles de côté ou de trente-six milles de surface, appelés «townships»; or dans chacun de ces townships ou districts, le 16ᵉ et le 32ᵉ milles carrés de terres sont réservés à l’entretien des écoles existantes et à la fondation d’écoles nouvelles. Ces terres, louées à des fermiers qui les cultivent, rapportent plus ou moins. A Frenchtown même, elles rapportent assez pour donner à l’instituteur un salaire de 80 dollars ou 400 fr. par mois. Quelquefois il y a une baisse de fonds, l’argent manque, et alors, sans plus de cérémonie, on licencie l’école. Rien de plus facile que de fonder une école nouvelle dans un district quand les revenus des terres d’écoles sont disponibles. Sept ou huit pères de famille se réunissent et déclarent leur intention d’ouvrir une école plus rapprochée de leurs habitations. Ils nomment un comité composé de deux ou trois d’entre eux, qui désormais prendront la direction de l’œuvre. Ceux-ci vont trouver la «surintendante», c’est-à-dire la directrice de toutes les écoles primaires du Comté; ils font leur déclaration, choisissent leur instituteur et reçoivent sur le fonds commun les allocations nécessaires. C’est presque toujours une institutrice qui enseigne dans les écoles primaires; il paraît que ces jeunes filles ont plus d’aptitude que les hommes à instruire leurs élèves; mais en revanche, il paraît aussi qu’elles ont la main moins ferme pour maintenir la discipline, surtout parmi les garçons de 14 à 16 ans. Autant que je puis m’en souvenir, dans les salles de classe, les garçons se rangent d’un côté et les filles de l’autre; la cour aussi est généralement divisée en deux parties, où les élèves des deux sexes jouent séparément. Ce système d’écoles mixtes est absolument général aux Etats-Unis; mais il ne manque pas de critiques, même parmi les Américains. Au fait, plusieurs trouvent que cette confusion dans l’école mène jeunes gens et jeunes filles à une trop grande liberté d’allure entre eux, et diminue dans leur esprit le prestige du mariage. Notons en passant ce trait de mœurs américaines, une jeune fille ne va jamais seule; elle est toujours accompagnée d’un jeune homme qui lui sert «d’escorte». On se promène ensemble; ensemble on va aux réunions ou fêtes publiques; d’ordinaire tout finit par un mariage, mais pas toujours..., car il peut arriver que la jeune fille change son «escorte» contre une autre, ou que le jeune homme sente le besoin de porter ailleurs ses services. Malgré tout, les scandales sont rares et les convenances sociales paraissent toujours observées. L’école aussi est essentiellement neutre; si vous voulez une école confessionnelle, vous pouvez la créer à vos frais, tout en payant l’impôt général pour les écoles publiques; mais si vous envoyez vos enfants aux écoles primaires de l’Etat, il faut en passer par cette neutralité stricte. Dans les salles de classe, aucun emblème religieux, rien que le portrait du président et celui de l’immortel Washington. Il n’est pas permis à l’instituteur de faire une prière quelconque, ni même de prononcer le nom de Dieu, du moins si les parents d’un des enfants s’y opposent. Ce fut la raison pour laquelle les Sœurs canadiennes de la Providence refusèrent de prendre l’école-publique de Frenchtown qu’on leur offrait; car les administrateurs d’une école de district sont parfaitement libres de choisir l’instituteur ou l’institutrice qui leur plaît, fût-ce un clergyman ou une religieuse, pourvu que l’un et l’autre soient diplômés; en d’autres termes, l’école américaine n’est pas laïque, du moins en principe. Les Sœurs dont je viens de parler, me disaient: «Comment pourrions-nous enseigner dans une école où il ne nous serait pas permis de faire le signe de la croix?» Et pour qu’on ne m’accuse pas d’exagérer, je vais citer ici quelques lignes de la brochure du P. Forbes, intitulée: «Les catholiques et la liberté aux Etats-Unis». Après avoir loué la largeur d’idées avec laquelle, selon lui, les Etats-Unis ont organisé l’enseignement secondaire et supérieur, en maintenant le grand principe du droit naturel: «c’est au père qu’il appartient d’élever l’enfant et de choisir des maîtres», il ajoute: «Chose étrange! quand il s’agit d’enseignement primaire, tous ces beaux principes sont oubliés; l’excuse, c’est la force majeure que créent les circonstances étranges, comme l’éparpillement des familles sur un territoire grand comme l’Europe, et l’impuissance de ces familles à se pourvoir. Alors les autorités locales, se substituant aux parents, ont, avec une prodigalité qui serait admirable si elle n’était injuste, créé de tous côtés des écoles publiques, «nominalement neutres» en religion, mais de fait, petits foyers d’indifférence et d’impiété, qui sont entretenus aux frais de tous; de sorte que l’éducation confessionnelle primaire et primaire-supérieure n’est possible qu’à la condition de payer deux fois.» «Au dire du _Tablet_ du 17 janvier 1903, le P. Pardow, jésuite très connu, déclare que les catholiques des Etats-Unis paient pour leurs écoles primaires 25 millions de dollars, c’est-à-dire 125 millions de francs en sus des impôts ordinaires, et élèvent un million d’enfants qui ne coûtent rien à l’Etat». Un dernier détail qui semble prouver l’influence des Israélites dans l’organisation de l’enseignement public aux Etats-Unis, c’est que les classes chôment toute la journée du samedi. Le programme des écoles primaires comprend huit degrés ou huit classes, auxquelles s’ajoutent les trois degrés de l’école supérieure qui correspond à notre enseignement secondaire; on passe ensuite à l’Université. Chaque Etat a son Université, subventionnée par les fonds publics. L’Université de l’Etat de Montana se trouve à Missoula. Je l’ai visitée une fois, et ce qui me frappa surtout, ce fut de voir jeunes gens et jeunes filles circuler pêle-mêle dans les salles, et suivre les mêmes cours sous les mêmes professeurs. En somme c’est le système mixte des écoles primaires, prolongé jusqu’au plus haut degré de l’enseignement. La principale Université des Etats-Unis est celle de Harward; elle possède un observatoire astronomique de premier ordre, dont le directeur, le Professeur William Pickering, est un des hommes les plus connus dans le monde savant, grâce à ses théories surprenantes d’originalité et de hardiesse. J’en citerai deux entre autres. D’après lui, la fin du monde serait prochaine: le soleil, noyau de la nébuleuse primitive, continuant de se condenser, serait sur le point de lancer dans l’espace une nouvelle planète. L’ébranlement causé dans notre atmosphère par ce phénomène serait tel que toute vie s’éteindrait à l’instant sur notre globe. Une autre de ses théories vraiment américaines est que la lune vient de l’Océan Pacifique. A une époque géologique fort éloignée, lorsque le globe terrestre encore liquide n’était recouvert que d’une écorce solide de 30 milles d’épaisseur, il se produisit dans cette masse une explosion épouvantable, à la suite de laquelle six milliards de kilomètres cubes de matière furent projetés dans les airs et formèrent notre satellite. La déchirure qui en résulta dans la croûte terrestre, n’est autre que le bassin de l’Océan Pacifique. W. Pickering en donne pour preuve la ressemblance des volcans de la lune avec le sol et les volcans des Iles Hawaï. Revenons à Frenchtown. La vie de chaque jour y était on ne peut plus paisible; toutefois des journées bruyantes, comme la Saint-Jean-Baptiste chaque année et les élections générales tous les quatre ans, venaient en rompre la monotonie. La Saint-Jean-Baptiste est une fête originale et d’une saveur tout américaine. Disons d’abord que cette fête se célèbre au profit et pour l’entretien de l’église et du curé et rapporte en moyenne à celui-ci 400 à 500 dollars, c’est-à-dire de 2.000 à 2.500 fr.[F]. Comment s’y prennent ces braves gens, une petite centaine de familles, pour arriver à un pareil résultat? Le grand secret, c’est que tout le monde s’en mêle et que l’amour du prêtre et l’esprit d’union font des merveilles. Un mois avant le 24 juin, le curé convoque la paroisse en assemblée plénière, les hommes d’abord, les femmes ensuite. La réunion se fait à l’église. Les hommes nomment un comité qui sera chargé d’organiser la fête: président, vice-président, secrétaire, trésorier. Les femmes, de leur côté, en font autant et élisent une présidente et une vice-présidente. Aussitôt on se met à l’œuvre. Des quêteurs et des quêteuses sont désignés pour parcourir la paroisse et recueillir de l’argent, s’il est possible, mais surtout des provisions et des dons en nature: volailles, légumes, beurre, crème, etc... Il en faut de grandes quantités, car le jour de la fête, toute la paroisse et les visiteurs, venus des pays limitrophes, seront invités par le comité à consommer ces provisions à une table commune. Comme elles ne coûtent rien, et que chacun paie son repas, c’est une première source de revenus. Pour donner le bon exemple, ce jour-là, le curé lui-même mange à l’hôtel et paie comme les autres. Afin d’attirer le plus grand nombre possible de visiteurs, on annonce d’avance dans les journaux, des sports de toutes sortes, avec prix en argent ou en nature: courses de chevaux, de voitures, de bicyclettes; courses d’enfants, de jeunes filles, de femmes mariées, d’hommes gras; courses en sac, joutes nautiques, jeux burlesques, etc... Si le temps est beau, la foule sera énorme, et tout le monde, non seulement mangera, mais aussi boira par les soins et au profit du comité. Voici comment on s’y prend pour faire le plus d’argent possible. Tous les «_salons_» (ainsi s’appellent les cabarets), sont fermés, excepté un, loué par le comité et où se débitent exclusivement les boissons du jour. Les hommes, réunis au «_salon_», se «traitent» les uns les autres. Un fermier, bien posé dans la paroisse, ouvre le feu. «Je traite», dit-il, et il jette sur le comptoir un dollar ou deux. C’est une invitation à la consommation. Là-dessus quatre ou cinq hommes s’approchent et demandent, celui-ci un cigare de deux sous, celui-là un verre de bière ou quelqu’autre consommation insignifiante au point de vue de la dépense. On prend le prix sur le dollar ou les dollars engagés par le «traitant», et la différence passe à la caisse du comité. C’est alors un assaut de générosité, à qui «traitera». Et les dollars de pleuvoir sur la table du «salon». Il y a aussi des comptoirs de friandises, où l’on vend des fruits et des gâteaux le plus cher possible; de petites tombolas pour les enfants, etc. Voici l’ordre de la fête proprement dite. Dès la veille, les abords de l’église ont été décorés et les rues «balisées», c’est-à-dire plantées de petits sapins verts. A dix heures, messe solennelle, avec panégyrique du Saint. Il y a beaucoup de monde, des hommes surtout, et les syndics[G] font une quête fructueuse. Après la messe, la foule se répand dans les rues et se dirige vers l’hôtel, où des centaines de convives vont se succéder à de longues tables, sans cesse renouvelées. Cela dure jusque vers trois heures, au milieu d’une animation extraordinaire. Alors commencent les jeux, qui se prolongent pendant toute la soirée. Puis vient le clou de la fête: le bal. C’est l’heure solennelle, l’heure escomptée d’avance par le comité pour recueillir les écus à pleines mains, car chaque cavalier doit payer son admission, au moins un dollar, et il y a foule. Quoi! me direz-vous, on danse au profit du curé? Eh! bien, oui; on danse là-bas au profit du curé. Evidemment, il ne s’agit que de danses honnêtes, dans une maison honnête, avec des gens honnêtes. On danse donc toute la nuit avec entrain et je sais pertinemment que tout se passe très bien. D’ailleurs, j’ai rarement vu une foule plus respectable dans sa simplicité rustique que celle qui se pressait aux abords de l’hôtel, une heure avant l’ouverture du bal. Chaque fois que ce jour-là il m’est arrivé de me mêler aux groupes de mes paroissiens sur la place ou dans la rue à ce moment de la journée, j’en suis toujours revenu très satisfait, j’allais dire édifié. Représentez-vous ces bons fermiers endimanchés, la boutonnière fleurie; ces jeunes filles en robe blanche, élégantes et simples comme la fleur des champs; ces matrones au port noble, aux allures de douairières; les apostrophes joyeuses en bon vieux français, le babil des enfants, les éclats de rire sonores, ces effluves de gaieté franche et pourtant contenue, car le sentiment religieux domine. On va danser, on va se livrer à ce plaisir cher entre tous; mais on va danser pour aider l’église, et malheur à qui déshonorerait la paroisse par la moindre indécence. Encore une fois, tout se passe très bien à ce bal, autrement il est clair que le curé ne le tolérerait pas. Une année, un mauvais sujet se proposait de faire du scandale à l’occasion de la Saint-Jean-Baptiste, je supprimai la Saint-Jean-Baptiste. J’y perdis la forte somme, mais je gagnai ainsi la sympathie et le respect de mes paroissiens. Epilogue. Quelques jours après le 24 juin, le président et le secrétaire du comité se présentent à la cure avec un sac de grosse toile, contenant le profit net de la fête, en espèces sonnantes. Le curé accepte, remercie, offre un verre de vin, et en voilà pour jusqu’à la Saint-Jean-Baptiste prochaine. Sans être aussi bruyantes, les journées d’élection ne manquaient pas de vie et d’animation. Aux Etats-Unis, le système d’élection est très compliqué. Les électeurs ont à élire sur la même liste tous les représentants de l’autorité, depuis le Président de la République jusqu’au garde-champêtre, en passant bien entendu par les membres du Congrès Fédéral et les sénateurs et députés des parlements de chaque Etat. Bon nombre de citoyens savent à peine pour qui ils votent. Un de mes domestiques ne savait même pas que le candidat à la Présidence s’appelait Roosevelt; mais il était républicain et il votait aveuglément la liste républicaine. Un autre de mes hommes était démocrate, et sans mieux connaître la liste que lui avait fournie l’agent électoral, il la vota aussi tout entière les yeux fermés. L’argent coule à flots et la corruption va son train presque ouvertement. J’ai entendu un électeur se plaindre amèrement le lendemain des élections: il avait vendu son vote à un des deux partis pour cinq dollars, lorsqu’il apprit le lendemain que le parti opposé en avait offert dix. Un grand agent électoral aussi, c’est le whisky; la loi, ce jour-là, ordonne de fermer les débits de boissons (salons); mais on tourne la loi d’une façon éhontée. Les «salons» sont en effet fermés; mais les barriques de whisky s’alignent dans la rue et la journée dégénère en une vraie saturnale. Un détail peu connu concernant les élections aux Etats-Unis, c’est que le Président et le Vice-Président élus, s’ils ne sont pas francs-maçons, doivent se faire officiellement affilier aux Loges. Une autre distraction, heureusement fort rare, c’était un incendie ou la nouvelle d’un attentat commis dans les environs, par exemple un train dévalisé. Nous eûmes plusieurs histoires de ce genre pendant mon séjour à Frenchtown. J’en prends l’occasion pour dire comment les bandits opèrent dans cette circonstance. Naturellement, ils jettent leur dévolu sur un train qu’ils supposent richement chargé. Parfois, pour obliger le mécanicien à ralentir la marche, ils agitent sur la voie une lanterne rouge, comme signal de danger, ou bien ils se postent à un endroit où la rampe devenant plus forte, ils savent [Illustration: Roosevelt.] que le train ralentira de lui-même sa marche. D’un bond ils s’élancent sur la locomotive, braquent leurs gros revolvers sur le mécanicien et son chauffeur et les somment de s’arrêter. A la vue de ces individus masqués paraissant brusquement devant eux, les conducteurs du train ne font d’ordinaire aucune résistance, bien sûrs que la moindre velléité de se défendre leur coûterait immédiatement la vie. Ils stoppent donc et reçoivent aussitôt l’ordre de détacher le fourgon dans lequel se trouve le coffre-fort, et de partir à toute vitesse vers un endroit absolument désert, situé à deux ou trois milles de là. Arrivés à ce point, les bandits font sauter le coffre-fort à la dynamite, en pillent le contenu, renvoient poliment le mécanicien à son train et s’échappent dans la montagne. Chose incroyable! pendant que tout ceci se passe, les voyageurs effrayés se blottissent dans leur coin et personne ne songe à repousser l’attaque par la force, et même si les bandits s’avisent de fouiller les voyageurs et de les dévaliser, ils sont à peu près sûrs de ne rencontrer aucune résistance. Cette quasi-certitude de n’être point inquiétés pousse les bandits aux plus folles témérités. Les incendies étaient très rares, quoique toutes les maisons fussent en bois. Un de ces incendies eut un épilogue inattendu. Un soir d’été, j’appris qu’à la suite d’un feu de forêt, les bâtiments extérieurs d’une ferme commençaient à brûler. Je fis immédiatement atteler et me rendis sur le lieu du sinistre. Le feu faisait rage dans la forêt, et malgré tous nos efforts la ferme serait devenue la proie des flammes, si tout à coup le vent n’avait changé de direction. Voyant le danger conjuré, je retournai tranquillement chez moi. Le lendemain à mon grand étonnement, je vois le fermier arriver devant ma maison avec une voiture chargée de légumes. «Et pour qui tout cela? lui dis-je.--Pour vous, Monsieur le Curé.--Et combien me ferez-vous payer ce chargement?--Rien du tout; Monsieur le Curé; ce que je vous apporte, c’est pour vous remercier d’avoir sauvé ma maison hier.--Comment cela?--Par un miracle! Aussitôt que vous êtes arrivé, vous avez fait tourner le vent qui poussait les flammes vers ma maison, et sauvé ainsi ma propriété.» C’est en effet presque un article de foi parmi les Canadiens que le prêtre peut à volonté éteindre les incendies et guérir, par un simple attouchement, nombre d’infirmités. Le grand événement de la journée était l’arrivée du courrier. On ne distribue pas les lettres à domicile; chacun va les chercher au bureau de poste. C’est une belle occasion pour tous les habitants d’apprendre ou de se communiquer les nouvelles. Tous les matins mon vieux domestique allait chercher le courrier, ou comme on dit là-bas «la malle» (mail). J’y allais quelquefois moi-même; un jour entre autres, après une interruption du service postal pendant dix jours à cause des neiges, je partis de chez moi avec un sac à farine vide, que je rapportai sur mon épaule plein de journaux, de revues et de lettres, à l’ébahissement de tous mes paroissiens. Je me souviens encore du jour où, revenant de la poste, mon vieux domestique me dit d’un ton tragique: «Il n’y a plus de San-Francisco!». C’était en effet le lendemain du tremblement de terre qui, avec les incendies, avait détruit complètement cette grande ville. J’ai rencontré plus tard un certain nombre de personnes qui étaient à San-Francisco à ce moment, et c’est encore avec un frisson d’épouvante qu’elles nous parlaient de la terrible catastrophe. La paroisse de Frenchtown étant une paroisse de blancs, il semble que je n’avais plus aucun contact avec nos chers Indiens; mais outre que plusieurs familles de la vallée avaient par les femmes du sang indien dans les veines, le voisinage immédiat de la Réserve des Têtes-Plates me donnait souvent occasion de revoir ces peuplades intéressantes. J’allais de temps en temps à la mission de Saint-Ignace, située dans une vaste plaine bornée au Nord par une des plus pittoresques chaînes de montagnes que j’aie jamais rencontrées. Cette chaîne, avec ses sommets couronnés de neige, ses pics aigus, ses sombres forêts, ses cascades écumantes, se dresse à l’arrière-plan comme un magnifique décor de théâtre. Les bâtiments de la mission sont considérables; c’est d’abord une grande église en pierre, ornée de très belles fresques à l’intérieur; puis la maison des missionnaires, ayant les proportions d’un grand collège; elle renfermait autrefois une nombreuse et florissante école, que la suppression des subsides du gouvernement a réduite à une poignée d’enfants. A côté de cette construction, s’élèvent deux grands pensionnats de jeunes filles, l’un tenu par les Sœurs canadiennes de la Providence, l’autre par les Ursulines; plus loin la ferme et ses dépendances, parmi lesquelles se trouve une scierie mécanique et un moulin dont la meule, venue d’Europe au temps du P. De Smet, fut la première installée dans ces parages. En 1906, je me trouvai à Saint-Ignace pour la fête nationale du 4 juillet; toutes les tribus de la Réserve, Têtes-Plates, Pend-d’Oreilles et autres, étaient réunies dans un vaste camp que j’allai visiter avec le supérieur de la mission. Au moment de notre arrivée, un cortège peu nombreux, mais d’une grande magnificence, se déroulait le long des tentes. Chose étrange! c’étaient quelques familles de Nez-Percés, isolés dans un coin de la Réserve, qui célébraient le grand jour de l’Indépendance américaine par une fête et des danses en l’honneur des morts, selon le rituel égyptien. Je fus fort étonné de voir que les jeunes filles de ce cortège avaient le visage peint couleur de safran, exactement comme les figures qui se voient encore aujourd’hui sur les cercueils des momies. Ces observations me confirmèrent dans l’hypothèse exposée plus haut, d’après laquelle les Indiens de l’Amérique du Nord seraient venus des bords du Nil. [Illustration: Ruines de San-Francisco.] CHAPITRE V. SEATTLE, OU LA REINE DU PACIFIQUE. [Illustration: Arbre de la forêt vierge à Seattle.] Au commencement de 1908, ma santé s’étant altérée, pour la première fois je consultai un médecin. Il me déclara que je devais, au moins pour quelque temps, quitter le Montana où nous étions à 1000 mètres d’altitude, et aller m’établir sur les bords de la mer. Je partis donc pour Seattle (prononcez Si-atle), située sur la côte de l’Océan Pacifique, dans l’état de Washington. Le trajet est exactement de 24 heures en express. Arrivé dans cette ville le 5 avril, je fus frappé dès l’abord de l’aspect grandiose et de l’extrême animation de cette vaste cité. Seattle, de création toute récente, est bâtie sur deux chaînes parallèles de collines, qui s’élèvent entre le golfe de Puget et le lac Washington. Elle s’étend du Sud au Nord sur une longueur de 12 kilom. et une largeur moyenne de 6 kilom. Elle renferme deux beaux lacs, le lac Union et le lac Vert, et de nombreux parcs de toute beauté, Madrona-Park, Leschi-Park, Madison-Park, sur le lac Washington; Woodland-Park sur le lac Vert, Ravenna-Park, superbe forêt vierge, etc. Les avenues courent du Sud au Nord comme dans toutes les villes américaines et commencent au bord du golfe; la 1ᵉ et la 2ᵉ Avenue forment le quartier commercial; on voit là quelques-unes de ces immenses maisons d’une hauteur démesurée, qui rappellent New-York; l’activité de ces deux Avenues, continuellement sillonnées de tramways électriques, rappelle les plus grandes cités. Au sommet de la première chaîne de collines se dresse avec orgueil le principal monument de cette ville nouvelle: la cathédrale catholique, dont les tours imposantes dominent au loin l’horizon. Là réside le chef du diocèse, Mgr O’Dea, dont la juridiction s’étend sur tout l’Etat de Washington. La ville n’est point encore achevée; plusieurs des futurs boulevards ne sont encore qu’indiqués par deux trottoirs d’asphalte de chaque côté de la chaussée; mais une partie de la ville, de la 6ᵉ à la 18ᵉ Avenue, est complètement finie. C’est une succession de boulevards magnifiques, étagés sur le flanc des collines, macadamisés dans toute leur longueur, plantés d’arbres de toute grosseur et de toute essence, restes de l’antique forêt, bordés de villas élégantes, aux façades tapissées de roses et de grappes de glycine, séparées entre elles par des pelouses d’une herbe fine, admirablement entretenues et continuellement arrosées par des fontaines artificielles. En hiver le climat est brumeux et la pluie presque continuelle; mais en été, du moins l’été que j’ai vu, le climat est délicieux, l’atmosphère très pure, et la vue, du haut de la 15ᵉ Avenue, incomparable. A l’Ouest, [Illustration: Chercheurs d’or.--Mineurs prospectant.] vous avez sous les yeux la ville qui descend en pente rapide vers la mer; puis les eaux bleues et les îles verdoyantes du golfe; au fond la chaîne pittoresque des monts Olympiques, qui bordent l’Océan. A l’Est, c’est la chaîne des Cascades avec le mont Rainier, ce géant des montagnes, élevant dans un isolement superbe, à 4000 mètres de hauteur, sa masse énorme couronnée de neiges éternelles. La chaîne de collines qui borde la mer est extrêmement abrupte et presque à pic à certains endroits. On y a construit trois funiculaires qui l’escaladent, à Madison-street, à James-street et à Yeslerway; mais il fallait ouvrir une voie plus large de communication avec le vallon central que traverse dans toute sa longueur, du Nord au Sud, la 12ᵉ Avenue; pour cela il était nécessaire de percer une large brèche à travers ce seuil rebelle et de jeter dans la mer des millions de mètres cubes de terre; ce travail gigantesque fut entrepris et se continuait encore sous mes yeux en 1908. Des jets d’eau énormes, actionnés par de puissantes pompes à vapeur, désagrégeaient les terres et les entraînaient par de longs canaux en bois jusque dans le golfe. Les roches, déchaussées par le même procédé, s’écroulaient au fond de la tranchée, où on les faisait sauter à la dynamite. Cette large voie de communication, à ciel ouvert, doit être terminée maintenant et sillonnée par de nombreuses lignes de trams électriques. En 1881, Seattle n’était guère qu’un village; aujourd’hui c’est une ville de plus de 300.000 habitants. Le trait caractéristique de cette population, c’est le nombre très considérable de Japonais qu’elle renferme, et il y a bien des chances pour que dans un avenir rapproché Seattle soit une ville presque entièrement japonaise. Les grandes compagnies de chemins de fer avaient rêvé de faire de ce port le point de départ du commerce américain avec l’Extrême-Orient; le célèbre Canadien, Hill, après avoir poussé ses lignes ferrées jusqu’à Seattle, avait fait construire les deux plus grands navires de l’époque, le _Minnesota_ et le _Dakota_, pour transborder directement ses passagers à travers le Pacifique jusqu’à Yokohama. Malheureusement, dès la première traversée, le _Dakota_ se perdit, on ne sut jamais comment. Les Japonais sont soupçonnés d’avoir causé ce désastre; car c’est leur projet bien arrêté d’accaparer la navigation de cet océan qu’ils considèrent comme leur fief. [Illustration: Un mineur américain.] Etant allé moi-même visiter un jour le _Minnesota_, je ne fus pas peu surpris de voir dans le même dock un grand bateau japonais faire le service du _Dakota_ disparu. Ce n’était là que le prélude de la grande bataille qui devait se livrer entre les Japonais et les Compagnies de chemins de fer américaines pour la suprématie commerciale. En 1908, à la consternation générale des ports de l’Ouest, les Compagnies de chemins de fer déclarèrent qu’elles renonçaient au commerce transcontinental; elles apportaient comme raison de cet abandon, l’incohérence des lois édictées par les différents Etats qu’elles considéraient comme opposées à leurs intérêts vitaux; les présidents de ces Compagnies lancèrent des circulaires dans les journaux, où ils annonçaient cette décision, et Hill dans la sienne déclarait ouvertement que les successeurs des Compagnies américaines dans cette grande entreprise ne seraient autres que les Japonais. C’était une des plus grandes victoires remportées par ceux-ci sur les Américains; ce n’était pas la seule. Ils l’ont bien montré dans la question des écoles de Californie, que je n’ai pas à traiter ici. Un autre trait caractéristique de la population de Seattle, c’est le grand nombre d’aventuriers qu’elle renferme. Cette ville est en effet le seuil de l’Alaska; elle est la tête de ligne de tous les bateaux qui transportent les chercheurs d’or par Nome jusqu’aux rives du Yukon. On comprend qu’au moment du départ et au retour de ces bateaux, il se trouve à Seattle une tourbe de gens sans aveu. La police est bien faite; les policemen de service dans les rues ressemblent tout à fait pour le costume et la prestance aux policemen anglais. Outre les agents en uniforme, il y a les agents en bourgeois ou «détectives» de la police secrète. On emploie ceux-ci quand l’uniforme des autres agents pourrait éveiller les soupçons des malfaiteurs qu’on veut arrêter. Ainsi un jour un bandit longtemps recherché fut trahi par un de ses associés et livré à la police à l’intersection de la 2ᵉ Avenue et de Pike-street. Il y a toujours là une foule considérable et la circulation des tramways est incessante. Quatre détectives y attendaient leur proie; tout à coup le bandit se vit entouré; il voulut prendre son revolver, mais il n’en eut pas le temps: en une seconde, quatre balles l’étendaient raide mort sur le sol, au milieu de la foule épouvantée. Je venais de passer précisément à cet endroit un instant auparavant. [Illustration: Chercheurs d’or.--Claims sur la rivière.] Quelques jours avant mon départ, une scène beaucoup plus tragique encore se passa presque sous mes fenêtres. Vers 9 h. du soir, j’entendis soudain des coups de feu répétés, immédiatement suivis de cris de terreur et de désespoir, poussés par des femmes. Je sus le lendemain quel drame affreux s’était déroulé la veille, dans une famille que j’avais connue par hasard. Le père, encore jeune et d’allure parfaitement tranquille, avait tué à coups de revolver deux personnes qui logeaient dans sa maison, et voyant sa femme s’enfuir avec sa fillette, il les avait abattues toutes deux sur le pavé de la rue et s’était ensuite brûlé la cervelle. Le grand événement de l’année 1908 à Seattle fut l’arrivée de la flotte des Etats-Unis, partie de l’Atlantique pour faire le tour du monde. Une foule immense attendait cette imposante escadre de seize cuirassés, et ce fut une déception générale de la voir émerger de la brume légère, unité par unité, et dans un silence absolu, sans un coup de canon, jeter l’ancre à un kilomètre du rivage. Les Japonais seuls firent quelque bruit, tirèrent force pétards en lançant dans les airs avec quelques fusées d’énormes cerfs-volants en forme de serpents et de dragons. Le soir il y eut réception des amiraux dans la grande salle de bal de l’hôtel Washington. J’y allai avec un compagnon et du haut de la tribune, je suivis des yeux cette scène bien américaine. En Europe, dans les occasions de ce genre, les invités forment la haie dans les salons, et c’est le souverain qui circule à travers la foule, distribuant comme il l’entend ses poignées de main et ses sourires. En Amérique, c’est tout le contraire: le personnage que l’on fête doit se tenir debout, immobile, pendant que la foule défile devant lui, et à chacun il doit serrer la main. Les amiraux étaient debout avec les dames du Comité, en grande toilette de bal; les invités serraient la main des officiers, saluaient les dames et passaient à la salle du banquet. Cela dura près de deux heures, et je surpris à un certain moment sur le visage de l’amiral Sperrey, commandant en chef de la flotte, des traces non équivoques de fatigue et d’ennui. Deux jours après eut lieu dans la 1ʳᵉ et la 2ᵐᵉ Avenue le défilé des équipages; en tête marchaient les hommes du «Connecticut», vaisseau-amiral; puis les marins des trois divisions de l’escadre, chaque division précédée de sa musique au grand complet. Il y avait, dit-on, 4 à 5000 hommes; presque tous paraissaient très jeunes, et je suppose qu’un grand nombre n’avait pris du service que pour faire à peu de frais et dans d’excellentes conditions cet immense voyage. L’ensemble était remarquable de bonne tenue et d’entrain; aussi les habitants de Seattle ne ménagèrent-ils point à ces belles troupes leurs acclamations enthousiastes. A Seattle les églises sont fort nombreuses; outre six églises catholiques, on compte 80 temples protestants de différentes sectes, luthériens, méthodistes, épiscopaliens, presbytériens, etc., etc. Moi-même j’étais chargé d’une paroisse italienne, établie dans un couvent de religieuses sur les hauteurs de Beaconhill. Deux autres paroisses catholiques sont desservies par nos Pères. La mission des Montagnes Rocheuses a de plus à Seattle un collège important, situé à l’intersection des rues Madison et Broadway. Plusieurs couvents de religieuses, un très grand pensionnat et un hôpital représentent l’élément congréganiste. Après un séjour de cinq mois dans cette ville, et de six ans aux Etats-Unis, je fus rappelé en Europe. Ayant traversé le continent en quatre jours et quatre nuits, je m’embarquai le 27 août sur la _Touraine_, à New-York, et arrivai au Havre et à Paris le 4 septembre 1908. Contre toute attente j’étais allé en Amérique; contre toute attente (car je comptais bien y laisser mes os), j’en suis revenu. La Providence m’a conduit, la Providence m’a ramené: que ses desseins sur moi s’accomplissent jusqu’au bout! DEUXIÈME PARTIE. Monographies Indiennes. CHAPITRE I. UNE TRIBU PAIENNE: LES PIEDS-NOIRS. I. _La nation des Pieds-Noirs._ La nation des Pieds-Noirs se divise en quatre tribus qui parlent toutes la même langue: les Pieds-Noirs proprement dits, la peuplade du Sang, les Piégans du Nord et les Piégans du Sud. Tous ces Indiens portent le nom de Pieds-Noirs, parce qu’ayant traversé une immense prairie incendiée au commencement du printemps, ils avaient eu les pieds noircis par la cendre: telle est l’origine de leur nom. La tribu du Sang s’appelle ainsi, parce que ces Indiens en dévorant des viandes crues se remplissaient les lèvres de sang et aimaient à se montrer ainsi barbouillés. Piégans est un mot de langue sauvage qui signifie peau de buffle, mal tannée. Ce nom fut donné à la tribu des Piégans, parce qu’ils manquaient d’ordre et de propreté dans l’entretien de leurs fourrures. Ces quatre tribus étaient divisées en petites bandes, chacune sous la direction d’un chef et tous erraient à travers des prairies immenses, comme des loups, à la recherche d’une proie. Partout où ils s’arrêtaient, ils dressaient leurs tentes, en se mettant en garde contre leurs ennemis sauvages qui, d’un moment à l’autre, pouvaient les surprendre et les massacrer. Les Pieds-Noirs proprement dits, la nation du Sang et les Piégans du Nord vivent actuellement au Canada sous la protection du gouvernement anglais. Les Piégans du Sud habitent le Montana sous le gouvernement des Etats-Unis. Les Pères Oblats du Canada s’occupent des Indiens de leur territoire, et nous sommes chargés des Piégans du Sud. Les Pieds-Noirs du Montana (Piégans du Sud) habitent dans la partie septentrionale de cet état une vaste Réserve bornée au Nord par le Canada, à l’Ouest par la haute chaîne des Montagnes Rocheuses, au Sud et à l’Est par d’immenses prairies où les blancs commencent à s’installer; ils s’y livrent à l’élevage des chevaux et du bétail, à la culture des terres, et se construisent des cabanes, formant de petits villages à une grande distance les uns des autres. Les Pieds-Noirs du Montana sont forcés par le gouvernement de vivre dans des cabanes, de sorte que la Réserve tout entière est parsemée de maisonnettes, situées çà et là sur la rive des fleuves, au bord des sources et des ruisseaux, partout où se trouve un lambeau de terre cultivable. Ainsi notre paroisse de la Sainte-Famille comprend un immense territoire de plus de 6000 kilomètres carrés. C’est là notre champ de bataille; là que, sans répit, nous nous livrons à l’évangélisation de ces malheureuses peuplades perdues dans ces vastes solitudes. Que ces générations de sauvages aient traversé tant de siècles pour arriver jusqu’à nous, c’est vraiment chose merveilleuse! Ils n’avaient d’autres armes que l’arc, les flèches et les couteaux de pierre, ni d’autres moyens de transport que des chiens. La pointe de la flèche était formée d’une pierre taillée en triangle; c’est avec ce seul instrument qu’ils devaient pourvoir à leur entretien. Nourriture, vêtement, tentes, ils tiraient tout de la chair et de la peau du buffalo. Voyages ou chasses, tout se faisait à pied; pour transporter leur mobilier, ils n’avaient que des chiens ou leurs propres épaules, ce qui rendait leurs déplacements lents et difficiles, et leurs chasses fatigantes et périlleuses. Les buffalos sont des taureaux et des vaches sauvages, dont il est dangereux de s’approcher sans autre arme que des flèches et un arc; parfois rendus furieux par leurs blessures, ils se retournent contre le chasseur, et si celui-ci n’est pas assez prompt dans sa fuite, il court grand risque d’être roulé par terre ou lancé dans les airs sur les cornes du terrible animal. Il fallait donc user de ruses, ramper sans bruit à travers les broussailles et les herbes hautes, et, arrivé à portée, viser une partie vitale, lancer la flèche avec force de manière à percer le cuir épais pour tuer la bête. Que de fois les buffalos blessés mortellement s’enfuyaient en portant la flèche dans la plaie, privant ainsi le sauvage de sa proie et de son arme! Quand la chasse était heureuse, toute la tribu se réjouissait, et le chasseur recevait les félicitations de tous. Outre les buffalos, on chassait aussi les cerfs, les chevreuils, les moutons sauvages, les lièvres et autres animaux. On recueillait aussi des fruits et des racines, et quand les provisions abondaient, on faisait sécher au soleil les quartiers de viande, les fruits et les racines, que l’on réservait pour les temps de disette. C’est ici le cas de répondre aux calomnies des blancs qui accusent les sauvages de paresse, affirmant que parmi eux les femmes seules travaillent. Les vieux sauvages doivent être considérés comme des ouvriers sans ouvrage: ils connaissaient à fond l’art de la chasse qui fournissait à tous leurs besoins; maintenant ils sont trop vieux pour apprendre un nouveau métier. Au contraire le travail des femmes reste toujours le même; elles continuent comme par le passé à faire le ménage et à préparer les repas. Le pauvre sauvage, après avoir couru à pied toute la journée par monts et par vaux à la recherche du gibier, revenu le soir à la maison, pliant sous le poids de sa chasse et brisé de fatigue, se couchait dans sa tente pour se reposer. On comprend alors que les femmes et les autres membres de la famille se soient empressés de le réconforter, puisqu’ils vivaient de ses fatigues. Poussés par la faim, les Indiens tâchaient de se procurer la chair du buffalo par toutes sortes de stratagèmes. Le principal consistait à faire tomber ces animaux dans des précipices. Par ce moyen, ils en tuaient plus d’une centaine à la fois. On rencontre encore dans les prairies de longues allées de pierres, qui toutes conduisent au précipice vers lequel on poussait le troupeau. On rencontre aussi dans les plaines des cercles qui indiquent les campements d’une race très ancienne. Quand les Indiens dressent leur tente arrondie, ils amoncellent tout autour des pierres pour les maintenir contre le vent et empêcher l’accès des serpents, des rats et autres animaux semblables. Lorsqu’ils décampent, ils enlèvent les tentes et laissent les pierres à leur place. L’ancienneté de ces campements se déduit de la petitesse des cercles; ils n’ont en effet que deux ou trois mètres de diamètre, tandis que les tentes des Indiens actuels sont beaucoup plus larges. II. _Les premiers chevaux._ L’introduction des chevaux parmi les Pieds-Noirs du Montana ou Piégans ne remonte pas à plus de deux cents ans; ils leur vinrent des tribus voisines. Habitués à se servir de chiens pour leurs transports, ils furent stupéfaits de voir les chevaux rapides comme les cerfs rendre les mêmes services que les chiens; et ils appelèrent le cheval _cerf-chien_ (_punoko-mita_). Les chevaux facilitèrent aux sauvages la chasse et les voyages, mais devinrent la cause de bien des calamités. Les Indiens, avides de se procurer ces précieux auxiliaires, pensèrent que le meilleur moyen était de les voler aux tribus ennemies. Il s’en suivit d’interminables guerres, et il n’y eut plus de sécurité; la plus grande partie des hommes valides furent tués dans ces guerres; fort peu arrivaient à une vieillesse avancée. Leurs batailles n’étaient d’ordinaire que de simples escarmouches, parce que les bandes de guerriers ne comptaient guère que de sept à huit hommes. Ils ne se battaient qu’en rase campagne; leur petit nombre leur permettait de se cacher facilement et de se glisser à travers la brousse pour surprendre l’ennemi, le tuer, ravir le butin et s’échapper. Quand l’expédition n’avait pour but que de voler des chevaux, les guerriers, arrivés en territoire ennemi, se cachaient au sommet d’une colline des journées entières, épiant tous les alentours, et la nuit venue, ils descendaient dans la plaine et s’enfuyaient avec tous les chevaux qu’ils avaient pu réunir. Pour mieux se cacher dans leurs expéditions, ils voyageaient d’ordinaire à pied, portant avec leurs armes une longue corde faite de lanières de cuir. Arrivés de nuit à l’endroit où étaient les chevaux des ennemis, ils faisaient un large nœud coulant à une extrémité de la corde, et à quelques pas du cheval, avec la main élevée au-dessus de leur tête, ils faisaient tourner rapidement le lazzo, décrivant ainsi dans l’air un cercle horizontal, et le lançaient avec tant d’adresse que la corde s’abattait sur le cou du cheval comme un collier. Ils tiraient alors la corde et, s’approchant de la bête à demi étranglée, ils lui mettaient dans la bouche l’autre extrémité de la corde, la fixant avec un nœud sous la mâchoire inférieure, et avec cette bride improvisée l’homme sautait à cheval; après s’être emparés ainsi du plus grand nombre de chevaux possible, ils retournaient à toute vitesse à leur campement. Cependant les propriétaires des chevaux s’apercevant du vol, entraient en fureur: de toutes les parties du camp s’élevait un concert de malédictions. C’était le moment pour les jeunes guerriers d’entrer en scène. A l’aspect des traces laissées par les chevaux et à d’autres signes, ils jugent bien vite de la distance parcourue par les fugitifs et retrouvent les endroits où ils se sont arrêtés pour se reposer, eux et leurs chevaux; parfois ils rencontrent un cheval qui n’a pu suivre les autres et retourne lentement vers le camp. Si les larrons, trop confiants en eux-mêmes, ralentissent le pas, ou si, vaincus par la fatigue, ils s’abandonnent au sommeil et ne peuvent regagner le temps perdu, ils sont bientôt rejoints par ceux qui les poursuivent; ceux-ci se cachent, prenant un chemin détourné à travers la brousse, et cherchent à les surprendre par ruse. Ils leur barrent la route dans un passage étroit qu’ils ne peuvent éviter; ou bien ils s’approchent à pied de buisson en buisson, et tout à coup tombent sur eux, les tuent et ramènent tous leurs chevaux. Si l’embuscade est impossible, et que les voleurs soient surpris en route, la bataille s’engage et les vainqueurs s’emparent du butin contesté. Quand un guerrier a tué un ennemi, comme preuve de sa valeur, il lui enlève un morceau de la peau du crâne avec sa longue mèche de cheveux qu’il attache à l’extrémité d’un bâton, comme une banderole qu’il fait flotter au vent, et ainsi il rentre parmi les siens, triomphant, et chantant l’hymne de la vengeance. Si les voleurs de chevaux parviennent à regagner sains et saufs leur campement, ils sont reçus avec enthousiasme par toute la tribu et par des chœurs de jeunes filles qui célèbrent leur bravoure. Les ennemis arrivés aux abords du camp les attaquent par surprise, massacrent quelques familles inoffensives, scalpent une de leurs victimes et s’enfuient en toute hâte. Ou bien ils se tiennent cachés sur une haute colline ou dans d’épaisses forêts, jusqu’à ce qu’ils trouvent pendant la nuit un moment opportun pour descendre vers une bande de chevaux ennemis; alors ils s’en emparent, et retournent chez eux bien vengés et peut-être avec un butin plus considérable. Et ainsi la guerre ne cessait jamais, et n’était qu’une alternative d’attaques et de revanches. D’après le code indien, quand des chevaux ont été volés, les guerriers qui se sont mis à leur poursuite, s’ils les reprennent, ne les rendent pas à leurs anciens maîtres. Conformément à la morale des sauvages, une fois les chevaux enlevés, leur propriétaire n’a plus de droits sur eux; et les guerriers qui les ont repris au péril de leur vie, les gardent comme récompense de leur valeur. Si les voleurs de chevaux sont un certain nombre, bien qu’amis entre eux, quand arrive le partage, c’est le plus leste qui en prend le plus. Parfois éclatent de terribles querelles: ainsi deux Pieds-Noirs revenant d’une razzia chez les Corbeaux, l’un tua l’autre et s’empara de tout le butin. Il y aurait des volumes à écrire sur tous ces épisodes de guerre, si le temps ne les avait ensevelis dans l’oubli. III. _Mode d’élection des Chefs._ L’orgueil est la passion dominante de l’Indien. Une longue expérience m’a convaincu que son rêve préféré est d’être chef, de dominer, de paraître supérieur aux autres par le rang et le talent. De là leur extrême susceptibilité au moindre manque de courtoisie et de respect; de là aussi leur témérité dans les combats par amour de la gloire; rien ne leur paraît plus beau que de raconter leurs exploits devant toute la tribu réunie, au milieu d’un silence imposant, et d’exciter la jeunesse à imiter leurs exemples. Ils rendent hommage à la supériorité des blancs dans les questions d’art ou de science; mais ils se regardent comme supérieurs à eux en bien des points, entre autres dans leur manière d’arriver au pouvoir et de choisir leurs chefs. Un Indien me dit un jour: «Vous autres, blancs, quand vous voyez un homme riche, vous allez à lui, vous le flattez et le prenez pour chef. Pour nous, nous ne faisons pas de chefs, mais tous les chefs se font eux-mêmes. Qu’un homme se présente et par ses exploits nous prouve sa bravoure, nous, Indiens, nous le suivons aussitôt. »Quatre choses sont requises pour un chef Indien.--La première est de _posséder la pipe_.--Un jeune homme veut-il devenir chef, un beau jour il part et se retire sur une haute montagne, et là, pendant six ou huit jours, il [Illustration: La chasse au buffalo en Amérique.] jeûne, prie, offre des sacrifices au soleil pour qu’il lui soit propice et lui fasse trouver une médecine, c’est-à-dire un objet ou talisman qui ait un pouvoir surnaturel et l’aide dans toutes ses entreprises. Pendant tout ce temps, il ne doit ni boire ni manger; il se coupe une phalange du petit doigt ou de l’annulaire et l’offre au soleil. Si le soleil lui est propice, pendant son sommeil il a un songe qui lui révèle sa médecine, c’est-à-dire le talisman protecteur de toutes ses entreprises. Ce peut être une pierre de forme étrange que le soleil a déposée là pour lui; ou bien un oiseau, ou quelque autre petit animal qu’il doit tuer, embaumer et porter sur lui. En possession de son talisman, le jeune brave descend de la montagne et annonce au camp qu’il a trouvé la médecine et une médecine puissante; que sous peu de jours il ira voler les chevaux de telle tribu ennemie, et «qui a du cœur, me suive!» Cinq ou six compagnons s’offrent aussitôt, et leurs préparatifs terminés, ils se mettent en campagne. Le futur chef sachant combien les Indiens aiment à fumer, emporte avec lui du tabac et une pipe; et quand ils s’arrêtent pour manger ou dormir, après le repas, on allume la pipe qu’ils se passent de main en main après en avoir tiré quelques bouffées. Si l’expédition réussit et que la troupe revienne victorieuse, alors la médecine du jeune guerrier est bonne et nous disons qu’il _possède la pipe_, c’est-à-dire qu’il s’est montré bon guide et qu’il a prouvé dans cette entreprise son intelligence et sa valeur.--Ainsi donc la première condition pour un jeune guerrier qui désire devenir chef, c’est de recevoir la médecine du soleil et de réussir dans une expédition contre les ennemis. »La seconde condition, c’est de _frapper un ennemi_ vivant ou mort, ou de le tuer en le frappant. Quand dans une bataille on tire et qu’un ennemi tombe, tous se précipitent à qui arrivera le premier pour le frapper: peu importe quel est celui qui le tue. La gloire est pour celui qui arrive le premier; un second et un troisième peuvent frapper à leur tour, mais leur gloire est moindre. »La troisième condition, c’est d’_enlever à l’ennemi_ son fusil ou son arc. Ainsi quand un guerrier frappe un ennemi et lui prend son fusil ou son arc, il a deux chances pour devenir chef. Et quand quelqu’un a rempli ces trois conditions, il est déjà considéré comme chef, mais pas complètement. »La quatrième condition qui donne au chef la dernière consécration, c’est de _pénétrer la nuit_ dans un camp ennemi, de couper la corde du cheval le plus rapproché d’une tente, de sauter sur ce cheval et de fuir en emportant la corde. »Quand un Indien réunit ces quatre conditions, il est chef, et le suit qui veut. S’il a le cœur bon, un grand nombre de familles le suivront et obéiront à ses ordres.» Quand l’Indien eut fini de parler, je lui posai cette question: «Tout à l’heure tu disais que les jeunes guerriers offrent au soleil une phalange de leur doigt; je désirerais savoir comment cela se passe.» Et l’Indien répondit: «Voici: d’abord ils se coupent une phalange du doigt, et cette opération se fait de deux façons. La première, c’est de placer le doigt sur un morceau de bois et de faire sauter la phalange d’un coup de couteau. La seconde, c’est de se mettre l’extrémité du doigt dans la bouche et de faire passer le couteau autour de l’articulation jusqu’à ce que le morceau tombe. Ensuite ils vont chercher dans la prairie de la fiente sèche de buffalo, placent dessus la phalange et l’offrent ainsi au soleil.» En l’entendant, je me disais en moi-même: comme le diable se moque de ses adorateurs et tourne en ridicule les sacrifices qu’on lui offre! IV. _La civilisation chez les Sauvages._ Les premiers blancs qui entrèrent en relation avec les sauvages, leur portèrent des couteaux, des haches, des briquets pour allumer le feu, des fusils, des couvertures, des vêtements, du sucre, du café et de la farine; et ils donnaient ces objets en échange des peaux de buffalos jusqu’à la destruction de ces animaux par le fusil; alors les sauvages eux-mêmes commencèrent à disparaître lentement. Divisés en nombreuses nations, comptant des centaines de mille d’individus, ils peuplèrent l’Amérique dans les siècles passés, soutenant leur vie avec les produits naturels du sol et surtout la chasse; et comme ils le prétendent, ils étaient heureux; à présent les survivants, en petit nombre, traînent leur existence dans la déchéance et la misère. A la fin du siècle dernier, les Franciscains avaient en Californie trente missions florissantes, distantes entre elles d’une journée de marche, avec des milliers d’indigènes: maintenant tout a disparu. Où florissent à présent les plus superbes cités des Etats-Unis, s’étendait la libre campagne, parcourue par les tribus nomades. Suivant les statistiques officielles, on compte actuellement aux Etats-Unis 250.000 Indiens. D’après la relation adressée au secrétaire de l’Intérieur en 1893, il y a 123 tribus, distribuées en 102 agences ou territoires indiens; un employé du gouvernement les administre avec le titre d’Agent des Indiens. La population actuelle de la Réserve des Pieds-Noirs (Piégans) est de deux mille âmes. Il y a là 72 blancs mariés à des femmes indiennes, et de ces mariages sont nés 650 enfants métis. Donc dans la Réserve plus d’un quart de la population est composé de métis. Et ce qui a lieu chez les Pieds-Noirs, a lieu également dans les autres tribus. Il s’ensuit que des 250.000 Indiens vivant aux Etats-Unis, il faut retrancher au moins un bon quart qui ne sont pas de purs Indiens. En outre, les maladies déciment les sauvages, surtout la tuberculose. En deux ans, le chef de tous les Pieds-Noirs, voisin de la Mission, à vu mourir dans sa case sept de ses fils, à l’âge de dix ans et au-dessous, presque tous victimes de cette maladie. Un autre Indien, nommé le Jeune-Chef, a perdu en peu de temps ses quatre fils, et il en est de même, plus ou moins, de beaucoup d’autres. La seule consolation est que presque tous ces enfants meurent baptisés. Passer d’une vie nomade à une demeure fixe est souvent mortel pour les Indiens, pareils à des oiseaux qu’on enfermerait dans une cage. Mais ce qui leur est le plus nuisible, c’est le changement de nourriture. Ils étaient habitués à la viande de buffle qu’ils mangeaient à satiété; privés de cet aliment, ils se trouvèrent dans une grande pénurie. Le gouvernement américain vint à leur secours en disant: Cédez-moi une partie de vos terres et je vous donne tant; ou je vous nourris pendant tant d’années jusqu’à concurrence de cette somme. Ainsi les sauvages pressés par la faim vendirent presque pour rien d’immenses territoires. Par exemple, il y a quelques années, les Indiens de la tribu des Corbeaux cédèrent deux millions d’arpents de terre à 50 sous l’arpent! A partir de ce moment, le gouvernement élève au milieu de la Réserve indienne une maison appelée Agence, où l’on distribue chaque semaine les provisions ou rations aux sauvages. Ces rations consistent spécialement en viande, farine ou quelque autre comestible. Après avoir reçu leurs rations, rentrés chez eux, ils consomment, en deux ou trois jours, tout ce qui devait durer une semaine entière; et ainsi ils sont réduits à un jeûne forcé de quatre ou cinq jours, et à se contenter pour ne pas mourir de faim d’une nourriture insuffisante et malsaine. Comme ils ne mettent rien à part pour les enfants et pour les malades, tous les membres de la famille doivent se soumettre à ce régime de disette et de privations. Telle est la cause principale de la tuberculose qui atteint les enfants dès le sein de leur mère et qui les emporte après leur naissance, faute de lait et de nourriture suffisante. De là vient que les Indiens, autrefois vigoureux et robustes, sont maintenant d’un tempérament débile et sujets à toutes sortes de maladies. Ayant visité, case par case, la tribu des Corbeaux, j’étais mieux que personne au courant de la situation. Un jour, dans une visite à l’Agent qui était général des troupes américaines, sa femme me demanda si je croyais que les Indiens aimassent le général. La question était délicate et je répondis, à la mode indienne, que les sauvages mesurent leur amitié sur les dons qu’on leur fait. Il faut savoir que les Corbeaux ayant reçu leur ration coupent la viande en longues lanières suspendues à des cordes dans leur tente. Tant que dure cette provision, ils aiment l’Agent; mais comme elle ne dure que trois jours, ils aiment le général trois jours et le détestent les quatre autres jours de la semaine. Il y a quelques années, les Pieds-Noirs que devait nourrir le gouvernement, mouraient de faim à cause de l’incapacité de l’Agent, qui depuis sept ans les opprimait. Les choses allèrent si loin que les autorités civiles en dehors de la Réserve durent venir au secours des Pieds-Noirs. Le grand jury de Benton adressa à la cour suprême d’Helena un réquisitoire sévère contre l’Agent prévaricateur, le major Jung. On l’accusait de faire de son Agence le refuge des voleurs de chevaux et le dépôt des objets dérobés. Pour dire la vérité, j’ai moi-même pesé les rations des sauvages et constaté qu’ils ne recevaient que dix onces de viande par semaine, quand dix onces auraient à peine suffi pour un seul repas. Il ne se passait pas de jour qu’un Pied-Noir ne tombât mort de faim, et à certains jours on compta jusqu’à six morts. Les petits enfants mouraient comme des mouches, et moi-même j’eus souvent à souffrir de la famine. L’Agent pendant trois ans, craignant que je ne vinsse à connaître ses méfaits, me refusa obstinément la permission d’instruire les Pieds-Noirs; s’il me rencontrait quelque part, il m’ordonnait aussitôt de sortir de la Réserve et de n’y plus rentrer, sous prétexte qu’il avait tous les pouvoirs du Président des Etats-Unis. Et je partais... mais dès le lendemain je rentrais dans un camp ou dans un autre. Et cela pendant trois ans. Le major Jung doit m’avoir dénoncé comme rebelle au gouvernement de Washington. Pour moi, voyant que les Pieds-Noirs mouraient en si grand nombre, j’informai de cette déplorable situation quelques personnes influentes de Benton et l’autorité militaire de Port-Shair; ce qui amena l’expulsion de l’Agent. Trois ans plus tard, je me trouvais dans la tribu des Cheyennes, quand un Inspecteur du gouvernement vint à la Mission et me demanda mon nom: «Je m’appelle Prando,» répondis-je. Et lui, prenant son calepin, il se mit à le parcourir jusqu’à ce qu’il trouvât mon nom. «Faites attention, me dit-il, le gouvernement à l’œil sur vous.»--Et moi de répondre: «Il y a quelques semaines je m’égarai pendant deux jours et une nuit au milieu des neiges des hautes montagnes dites «les loups»: pourquoi le gouvernement n’a-t-il pas envoyé à ma recherche?» Les Corbeaux ont eu beaucoup d’Agents; mais à les entendre, le meilleur de tous était le premier, le major Pease. Lorsque les provisions arrivaient, celui-ci en faisait deux tas et, appelant les Corbeaux, il leur disait: «Les provisions sont arrivées et j’ai divisé le sucre, le café, les couvertures et toutes les autres choses en deux parts égales. L’une est pour moi parce que je suis votre Agent; l’autre est pour vous, prenez-la et faites-en ce que vous voudrez.» Et de là ce dicton chez les Corbeaux: le major Pease a été le meilleur Agent parce qu’il ne nous prenait que la moitié de nos provisions. Un jour je rencontrai le major et je le félicitai de l’estime qu’avaient pour lui les Indiens; et voyant que cela faisait plaisir à ce pauvre vieux, j’ajoutai: «Ils disent que vous ne preniez que la moitié de leurs provisions, dont vous faisiez deux parts égales.--Oh! répondit le vieux, cela-ne pourrait plus se faire maintenant.» Quelques Corbeaux vinrent un jour me trouver et me dirent qu’ils voulaient renvoyer leur Agent parce que c’était un voleur: ils me demandaient là-dessus mon avis. Je leur recommandai de le garder et de ne pas changer, parce que, ajoutai-je, si, comme vous dites, il a tant volé, il doit à présent avoir les poches pleines; tandis qu’un nouvel Agent aura les poches vides et devra vous voler beaucoup pour les remplir. L’argument plut aux Corbeaux. Le gouvernement américain réserve tous les ans plusieurs milliers de dollars pour les diverses tribus [Illustration: La civilisation s’introduit en territoire indien.] indiennes. Il y a quelques années, il distribuait neuf millions de dollars. Dans cette somme sont comprises toutes les dépenses, le traitement des nombreux fonctionnaires et l’entretien des Indiens. Tout compte fait, le sort de cet argent est à peu près celui d’un bœuf qu’on aurait tué à Washington, fait rôtir tout entier et expédié aux Indiens par chemin de fer. A Washington même ceux qui voient ce bœuf si bien rôti et d’un si agréable fumet, se disent entre eux: Ce bœuf destiné aux Indiens est vraiment gras et doit être excellent; coupons-en une tranche et goûtons-le. Et ils lui livrent un premier assaut. Le bœuf parti, pendant son long voyage, tous ceux qui peuvent l’approcher en coupent une tranche; de sorte qu’à son arrivée dans la Réserve toute la viande a disparu, et il ne reste plus que les cartilages et les nerfs qui relient les os. On jette cette carcasse par terre, et on invite les Indiens à venir prendre leur part; les malheureux accourent pour ronger les os comme des loups affamés, et se font une fête de les briser pour en sucer la moelle. De même la plus grande partie de l’argent va aux blancs et les Indiens n’ont que les restes. Voilà comment la civilisation, dans son contact avec les sauvages, aboutit à leur destruction. V. _La médecine des sauvages et autres causes de destruction._ Tant que les sauvages sont dans l’abondance, jeunes et bien portants, ils sont heureux comme les oiseaux au printemps gazouillant dans les bosquets. Le sauvage est un être libre qui ne connaît ni ne respecte aucune loi contraire à sa volonté. Il s’abandonne à ses passions, sans réserve et sans remords. Tel est pour lui l’unique but de la vie et, après l’avoir atteint, il en jouit en paix. Mais quand il devient vieux et malade, alors la scène change. Dans les plus graves maladies, il ne peut se procurer une nourriture convenable. J’ai vu des Indiens à l’article de la mort n’ayant qu’un morceau de pain très dur près de leur grabat; et aussi longtemps qu’ils pouvaient étendre la main et grignoter ce morceau de pain, ils conservaient l’espoir de vivre; mais dès que la force leur manquait, il ne leur restait qu’à s’étendre et mourir. S’ils ont de la viande fraîche ou séchée, ils la donnent aux malades plutôt que du pain; mais cela non plus ne convient guère à l’estomac d’un malade. On appelle les docteurs indiens ou hommes de médecine, qui bien souvent mériteraient d’être pendus, tant sont nombreux ceux qu’ils tuent par ignorance ou par malice. Ces charlatans prétendent guérir les malades en chantant, en battant du tambour, avec leur pipe, quelques herbes ou racines et toutes sortes de cérémonies aussi inefficaces que ridicules. En 1894 j’ai écrit sur les hommes de médecine un article publié en anglais dans le «Boston Medical and Surgical Journal», nº du 15 décembre 1894, et dont voici la traduction: _L’homme de médecine chez les Corbeaux._ Les hommes de médecine ont une grande importance parmi les Indiens. Ils sont tout-puissants et tout le monde les regarde avec respect. Leurs secrets, mystères, incantations, etc., ne sont point connus en dehors de leur secte. J’ai vécu seize ans au milieu des Indiens, j’ai étudié avec grand soin leur manière de voir et de raisonner, leurs mœurs, leurs lois, leur langue et tout particulièrement les hommes de médecine. J’avais gagné leur confiance et j’étais admis à leurs opérations secrètes, tandis que tous les autres étaient renvoyés hors de la tente avant le commencement de la séance. Les Indiens ont la plus grande confiance dans ces hommes de médecine, abandonnent leurs malades entre leurs mains et les paient grassement. Parfois ils appellent deux ou trois de ces sorciers qui opèrent alternativement, jusqu’à ce qu’ils aient obtenu le résultat désiré. Une femme me disait un jour: Mon fils est malade; j’appellerai l’homme de médecine, je le paierai bien et mon fils guérira. Quand nous ne payons pas nos docteurs, leurs remèdes sont inefficaces; mais quand nous les payons bien, leurs remèdes font merveille. Je suis à même de payer, car j’ai beaucoup de chevaux. Ces docteurs acceptent volontiers ce qu’on leur offre pour leurs services: parfois même ils prennent de force et emportent ce qu’on ne veut pas leur donner. Un jour une pauvre femme vint à moi tout en larmes; un serpent à sonnettes avait mordu son cheval à la jambe, et le sorcier après ses incantations avait pris tout ce que possédait la pauvresse, c’est-à-dire un dollar et une couverture. «Je n’ai plus de couverture, ajouta-t-elle; mon cheval n’est pas guéri, et moi qui ne puis marcher, me voilà à pied.» Et avec un éclair d’indignation dans les yeux, elle se baisse, ramasse une poignée de poussière et la lance dans l’air en s’écriant: «C’est là tout ce qui me reste, un peu de poussière!» Je m’efforçai de calmer la pauvre femme et j’envoyai chercher l’homme de médecine. Il vint presque aussitôt et je l’exhortai à rendre ce qu’il avait pris, puisque le cheval n’était pas guéri. Son remède consistait à faire des entailles au couteau dans la partie gonflée de la jambe du cheval et à l’asperger avec une infusion de menthe. Pour préparer un bain de vapeur, les Indiens prennent une douzaine de branches qu’ils enfoncent dans le sol en un cercle de deux ou trois mètres de diamètre; ils abaissent les extrémités des branches et les lient ensemble, formant ainsi une tente qui ressemble à une grande corbeille renversée. Ils s’enveloppent de couvertures, allument au dehors un grand feu sur lequel ils mettent des pierres grosses comme la tête d’un homme. Quand les pierres sont brûlantes, ils les poussent avec des bâtons jusqu’au milieu de la tente et en font un petit tas. Le malade se déshabille et entre dans la tente avec un seau d’eau; un des assistants rabat les couvertures sur la porte et le patient reste dans l’obscurité la plus complète. Il verse quelques tasses d’eau sur les pierres brûlantes et la vapeur s’élève; le baigneur s’étend par terre et la vapeur se condense à la partie supérieure de la tente et descend peu à peu sur les membres qui se couvrent de sueur. Après cinq ou dix minutes, à un signal donné de l’intérieur, l’assistant soulève la couverture; la vapeur s’échappe en nuage épais et l’Indien se remplit les poumons d’air frais. Cette opération se renouvelle plusieurs fois, et enfin le malade sort de la tente tout ruisselant de sueur. Quelques-uns courent se plonger dans l’eau du fleuve, d’autres se couchent par terre, laissant au vent le soin de les sécher. A la vertu curative de ce bain de vapeur, les Indiens ajoutent leurs superstitions et font de la tente de sueur une tente de prières; ils prient à haute voix de manière à être entendus de tous ceux du dehors. Avant une entreprise importante, ils ont coutume d’entrer dans la tente de sueur, où ils prient pour eux-mêmes et maudissent leurs ennemis; parfois aussi ils se livrent à cette pratique dans un but tout à fait mauvais. Quelquefois ce traitement est avantageux à leur santé, mais souvent il leur est nuisible, à cause du passage subit de l’extrême chaud à l’extrême froid. J’ai vu moi-même un homme atteint de pleurésie, jeté nu de la tente de sueur dans la neige. La mort ne se fit pas attendre. Leurs remèdes se réduisent à quelques racines qu’ils emploient comme cathartiques ou émétiques. En dehors de cela, ils ont peu de véritables remèdes. Ils chantent, battent du tambour, font semblant d’aspirer le virus ou le mauvais esprit du corps malade, emploient la pipe et des pierres de forme curieuse avec une variété de cérémonies que seule peut inventer la cervelle d’un Indien. Ils imitent le mugissement du taureau ou le sifflement du serpent, etc. Ils terminent en comprimant le ventre du malade avec les poings ou avec des bâtons recourbés, ou bien encore ils sautent sur lui et le foulent de leurs pieds, comme le raisin dans le pressoir. Battre du tambour et chanter est le grand remède. Un pauvre malade est-il enflé par tout le corps, ou en proie à de vives souffrances, l’homme de médecine place sa main au-dessus d’un foyer, et quand elle est chaude, il l’étend au-dessus du malade en l’agitant avec rapidité comme dans un accès de _délirium tremens_. En même temps il chante ou imite le sifflement d’un serpent ou la détonation d’un coup de fusil. La pipe joue un grand rôle dans la médecine indienne. Ils l’allument, tirent deux ou trois bouffées, l’élèvent en l’air; la présentent au soleil, puis à la terre comme s’ils fumaient en l’honneur du soleil et de la terre. L’homme de médecine aspire ou avale, je ne sais comment, une bonne quantité de fumée, puis la souffle pendant près d’une minute sur tout le corps du malade. Les uns envoient la fumée par la bouche; d’autres, ayant couvert la pipe d’un mouchoir, soufflent dedans de manière à faire sortir la fumée par le tuyau et la promènent ainsi sur le malade de la tête aux pieds. Ils appliquent sur le corps du malade de petites bêtes embaumées, ou des pierres de forme étrange, des limaces pétrifiées ou des serpents faits avec des chiffons. Tous ces objets sont renfermés dans des sacs de cuir bien travaillés et ornés de broderies. Quand il y a une danse solennelle, les hommes de médecine apportent ces sacs au milieu de la loge et en font un bel étalage. Il y a beaucoup de ces docteurs parmi les Corbeaux et plusieurs ont grande réputation; toutefois, en cas de nécessité, tout le monde, hommes et femmes, peut faire office de médecin. Un jour, arrivé près d’une tente, au moment où je descendais de cheval, j’entendis crier: On fait médecine! Cela voulait dire: Vous ne pouvez pas entrer. Je dis alors à l’homme de médecine qui se tenait à l’intérieur: «Moi aussi je suis médecin, et je désire entrer pour voir comment vous faites.» Il me répondit: «Entrez!» et j’entrai. Je vis là un tout jeune homme malade de consomption, couché par terre, le médecin assis à côté de lui, et une vieille femme accroupie à ses pieds. Le médecin avait près de lui un seau d’eau, et tenait à la main une baguette à l’extrémité de laquelle étaient fixés quelques poils de buffalo. De temps en temps il plongeait cette espèce d’aspersoir dans le seau et le secouait sur le corps du patient qui faisait mille contorsions. Le vieux docteur appliquait ses lèvres sur le côté du jeune homme, suçait la chair, puis avec deux doigts il tirait quelque chose de sa bouche, le mettait soigneusement dans la main de la vieille qu’il fermait aussitôt. Il répéta plusieurs fois cette opération, mettant toujours dans la main de la femme ce qu’il prétendait tirer du corps du malade. Saisissant le moment où il mettait ses doigts dans la bouche, j’avançai la main pour recevoir ce qu’il avait tiré. Il me le donna et me ferma le poing; je le rouvris et trouvai un morceau d’ongle. Il faisait croire à la vieille et au jeune homme qu’il avait réellement tiré quelque chose du corps de l’infirme, la cause de la maladie, et qu’il l’avait guéri. Une autre fois, je me trouvais dans une case où un jeune garçon de dix ans avait la fièvre paludéenne. L’homme de médecine vint, portant des herbes dans un petit sac. Il déposa le paquet, et avec deux doigts il commença à presser le corps du malade en diverses parties pour trouver le siège du mal. Enfin il montra les côtes et dit: «Là est le mal.» Il se mit de l’herbe sèche dans la bouche, la mâcha et la cracha ensuite sur le corps du malade; puis il approcha ses lèvres des côtes et se mit à sucer en mugissant comme un taureau, balançant la tête à droite et à gauche comme s’il voulait arracher une racine avec les dents. Il se releva et laissa couler de sa bouche sur sa main la salive verte. La grand’mère de l’enfant me dit toute triomphante: «Voyez le pus qu’il a sucé!» Je me levai brusquement comme si j’avais voulu en venir aux mains avec l’homme de médecine, je lui dis d’un ton irrité: «Tu es un imposteur! cela n’est point du pus, mais simplement le suc de l’herbe que tu as mâchée.» L’homme de médecine, qui ne s’attendait pas à une pareille algarade, répondit froidement: «Tu as raison, cela n’est point du pus, mais le suc de l’herbe.» Un autre spécifique de la médecine indienne consiste à masser le ventre avec les poings fermés, comme les boulangers qui pétrissent le pain, et ils font cela pour remuer les intestins et pour chasser les mauvais esprits Un jeune homme massait ainsi un mourant; je lui demandai pourquoi; il me répondit que dans le ventre de son frère il y avait un serpent qui peu à peu montait vers le cœur, menaçant ainsi de tuer le malade; il voulait donc tuer le serpent avant qu’il n’arrivât au cœur. [Illustration: Camp indien.] Un Indien gravement malade se plaignait d’un violent mal de gorge; un docteur indien entonna une chanson, et tirant le tuyau de sa pipe, il le prit dans la bouche et souffla de l’air tout autour de la gorge du patient, pendant que de la main gauche, par trois fois, il lui relevait le menton et le frappait légèrement à la gorge. Peu d’instants après le même malade se plaignait de n’y plus voir; un autre docteur se leva pour exercer son art. Il se mit à chanter, tandis que le malade restait assis par terre sur une couverture. Il lui mit le bras gauche autour de la tête et avec la paume de la main droite il le frappa fortement à plusieurs reprises sur la nuque, lui demandant: «Vois-tu maintenant?» L’autre répondit: «Non.» Le docteur reprit: «Ne veux-tu pas me voir?--Oh! si,» répondit le malade désespéré. Et l’honneur du médecin était sauvegardé. Le pire, c’est lorsqu’ils sautent à pieds joints sur le ventre et l’estomac du malade et le foulent à plaisir. Le 14 août 1891, je campais au pied des montagnes appelées Big-Horn. Dans la tente voisine de la mienne vivait un vieil Indien avec sa femme, dont le nom signifiait: «Frappe le cavalier du cheval pommelé.» Le voyant malade, elle lui pressa le ventre avec les mains, et sautant sur lui à pieds joints, elle se mit à le piétiner: elle voulait le faire vomir. Je courus à elle et la repoussai loin du patient. Après le dîner, celui-ci prit un bain dans le ruisseau voisin. Alors la vieille vint me dire: «Mon mari veut que je le foule avec les pieds;» je lui répondis que les Indiens avaient des oreilles de fer, qu’ils ne voulaient rien entendre de ce qu’on leur disait pour leur bien et qu’elle était libre d’agir à sa guise. L’homme sortit de l’eau et se coucha par terre sur le dos couvert d’un chiffon. La femme sauta sur la victime et recommença sa brutale opération. Appuyée sur le pied gauche, elle pressait de toutes ses forces avec le pied droit. L’homme poussa un hurlement formidable: j’accourus; d’après les apparences, il était mort. Ce qui augmenta ma surprise, c’est que la femme continuait le traitement homicide, persuadée qu’il respirait encore. Il vint une autre femme; ensemble elles traînèrent le corps dans la tente, et toutes deux avec les deux poings se mirent à presser le ventre de l’homme, le regardant fixement. Je me tenais debout à la porte, contemplant ces deux tigresses. Quelques minutes après l’homme étant certainement mort, elles roulèrent le cadavre dans une couverture, le ficelèrent avec une corde et le portèrent à la sépulture avec des pleurs et des lamentations. La pneumonie ou inflammation des poumons emporte grand nombre de sauvages et très vite. Mal nourris et mal vêtus, exposés à un froid intense, ils n’offrent aucune résistance à la maladie: ils portent des chaussures de cuir souple; quand il pleut ou quand il neige, ils marchent pieds nus, ne remettant leurs chaussures sèches que lorsqu’ils sont rentrés chez eux. VI. _L’eau-de-vie._ Voilà plus d’un demi-siècle que les Indiens trafiquent avec les blancs et reçoivent en échange les objets qui leur sont nécessaires. Des Compagnies américaines remontaient les fleuves avec des barques chargées de provisions et d’objets curieux, ou venaient par terre sur des chariots attelés de bœufs et de chevaux; ils abordaient les Indiens, échangeaient les marchandises, et retournaient aux Etats revendre les peaux avec de grands profits. Malheureusement ces blancs étaient presque tous des aventuriers, gens sans scrupules et sans conscience, et ils introduisirent dans le pays l’eau-de-vie. Les Indiens, habitués à satisfaire toutes leurs passions, après avoir goûté la liqueur, furent incapables de se modérer; tant qu’ils avaient envie de boire, ils buvaient; il s’ensuivait des orgies effrayantes et même des meurtres quand une bande était ivre. Ils commettaient toutes sortes de crimes: les uns se suicidaient, les autres tuaient ceux qui leur étaient les plus chers, femmes, parents, amis, tous tombaient victimes de la funeste liqueur. Les sauvages dont elle a causé la mort se comptent par milliers. Le dernier meurtre fut commis le 1ᵉʳ décembre 1899: un Pied-Noir, sorti de la Réserve, était allé dans un village voisin où il s’était enivré jusqu’à devenir furieux: un blanc l’abattit d’un coup de fusil. En 1894, au cœur de l’hiver, par un froid rigoureux, je m’étais réfugié pour la nuit dans la tente d’un chef, au fond de laquelle je m’endormis. Vers minuit, quelques sauvages chargés d’eau-de-vie, entrèrent dans la tente et se mirent à la vendre à leurs amis. Une couverture pour une chopine, une selle pour une bouteille, un dollar pour un verre. Ils passèrent alors dans une autre tente et l’orgie commença. Je dis au chef d’amener mon cheval, et voulais partir immédiatement. «On va bientôt, lui dis-je, tirer des coups de fusil dans toutes les directions, et je n’ai nulle envie de me faire tuer.» Le chef m’assura qu’il veillerait à ma sécurité et je restai chez lui. Le lendemain tout était tranquille; seulement, au dehors, on voyait çà et là des hommes et des femmes, couchés sur le sol, en état de complète ivresse. Leurs parents les traînèrent dans les loges et les gardèrent à vue, jusqu’à ce qu’ils eussent repris leurs sens. Quelques sauvages, lorsqu’ils sont ivres, sont prêts à se livrer à tous les excès, et j’ai vu quelquefois des familles entières courir se cacher dans la brousse ou dans d’autres cases, jusqu’à ce que cet accès de folie fût passé. VII. _Extinction de la race._ Les tribus indiennes diminuent de plus en plus, et par les mariages contractés dans la même tribu, tous deviennent parents entre eux; de là l’appauvrissement du sang et une génération des plus misérables, héritière de tous les maux, sans moyens de réagir. Si cela continue ainsi, en moins d’un siècle, l’histoire des tribus indiennes sera close; elles seront ensevelies dans l’oubli, il n’en restera plus que le nom... dans les livres. Ajoutez la haine implacable de beaucoup de blancs envers les Indiens: ils ne manquent pas une occasion de leur faire tout le mal possible et disent qu’un Indien est bon quand il est mort ou tué. Il existe un ouvrage anglais intitulé: _A century of dishonor_, «Un siècle de honte», dans lequel Madame Helen Jackson expose la conduite du gouvernement des Etats-Unis envers quelques tribus indiennes. Profitant de la liberté américaine, cet auteur avait pénétré dans les Archives du gouvernement et recueilli une foule de documents qui lui permirent de rédiger contre le même gouvernement un terrible réquisitoire. Elle y montre comment, pendant un siècle environ, il n’a fait qu’opprimer les Indiens, violant les traités, leur enlevant leurs terres, les refoulant dans les déserts, les tuant et commettant beaucoup d’autres injustices qui le déshonorent et le couvrent d’ignominie. VIII. _Le massacre des Pieds-Noirs par les troupes du colonel Baker._ La tribu des Pieds-Noirs fut toujours la terreur des tribus voisines. A l’arrivée des blancs, pour une raison ou pour une autre, ils en vinrent aux mains avec eux. Si un Pied-Noir avait été tué par des Indiens ou par des blancs, d’après leurs coutumes, un Indien ou un blanc devait être tué en représailles. En 1873, les Pieds-Noirs firent quelques incursions sur les bords de la rivière du Soleil, volèrent des chevaux, tuèrent des blancs et s’enfuirent vers le Nord. Quelques compagnies de soldats américains, sous le commandement du colonel Baker, se mirent à leur poursuite. Les éclaireurs découvrirent, sur les bords du fleuve Maria, un camp d’environ quatre-vingts tentes de Pieds-Noirs, et aussitôt ils revinrent en informer le colonel. Celui-ci, supposant que c’était les voleurs, fit avancer ses troupes et prit position près du camp. Au point du jour, pendant que les sauvages étaient encore endormis, il ordonna d’ouvrir le feu sur les tentes, et fit un affreux massacre de ces pauvres gens, hommes, femmes et enfants. Or les Pieds-Noirs qui avaient fait la razzia, ne s’étaient pas arrêtés au fleuve Maria, mais avaient continué leur fuite précipitée vers le Nord, d’où, après une longue chasse, revenaient précisément ces malheureux chargés de peaux de buffalo: ignorant ce qui s’était passé, ils se dirigeaient vers Benton pour y vendre le produit de leur chasse et acheter ce qui leur était nécessaire. Et ainsi, par une fatale erreur, beaucoup d’innocents avaient été sacrifiés. Sur quatre cents personnes, soixante-dix à peine échappèrent, et presque toutes blessées. Ce massacre produisit la plus profonde impression sur l’esprit des sauvages; frappés de terreur, ils se soumirent pour toujours. A l’heure qu’il est, toutes les tribus indiennes des Etats-Unis sont gouvernées par une main de fer. De même que beaucoup de blancs n’aiment pas les Indiens, de même beaucoup d’Indiens n’aiment pas les blancs; ils ne cèdent qu’à la force et ne s’avouent vaincus, sans espoir de se relever, que par la crainte des millions de blancs qui les entourent. S’ils avaient la moindre chance de vaincre les blancs, aujourd’hui même toutes les tribus se soulèveraient comme un seul homme pour rôtir vifs les blancs et les dévorer. Tels sont les sentiments qui bouillonnent dans le cœur et la tête des Indiens subjugués; ils voient dans les blancs la cause de toutes leurs calamités et de leur destruction prochaine, dont ils ont le clair pressentiment. Les tribus indiennes se trouvant donc dans cet état de désolation et sur le point de disparaître, il est de notre devoir de redoubler d’énergie pour en envoyer le plus grand nombre possible au ciel. S. Jean, au chapitre VII de l’Apocalypse, raconte qu’il a vu au pied du trône de Dieu une grande foule d’élus de toute tribu;--pour accomplir cette prophétie, nous travaillons à y joindre quelques représentants de la tribu des Pieds-Noirs. IX. _Sépultures indiennes._ A peine un Indien a-t-il expiré, qu’on le porte à la sépulture; seuls les membres de la famille l’accompagnent. Autrefois le cadavre était lié ou cousu dans une peau de buffalo et déposé sur un arbre ou sur une sorte d’estrade où on l’abandonnait. Maintenant ils commencent à se servir de cercueils; cependant ils n’aiment pas à être ensevelis sous terre: voilà pourquoi bien peu nous amènent leurs morts. Presque toujours, les Pieds-Noirs se contentent de déposer le cercueil sur le sol et le laissent là sans autre cérémonie. D’autres construisent une cabane en bois sans toiture, sur une haute colline. Cette case carrée a cinq mètres de large et deux mètres et demi de haut. On y entasse les morts de tout le voisinage: on place les cercueils les uns sur les autres avec quelques objets ayant appartenu aux défunts: pour un homme, ce sera son sac de médecine, sa selle, etc.; pour une femme, quelque objet de ménage, une poêle, des assiettes, des cuillers, etc.; pour un enfant, ses jouets, comme de petites voitures, et ainsi de suite. Une fois j’y ai vu mener le cheval du défunt, orné de rubans; après avoir déposé le cadavre, on tua le cheval d’un coup de fusil. L’opinion commune des blancs est que les Indiens déposent ces objets sur les cercueils et tuent des chevaux pour que les morts s’en servent dans l’autre vie. Dernièrement mourut un enfant de cinq ans qui était baptisé et fut enterré dans notre cimetière. Le père de l’enfant prit un coffre et le remplit des habits et de tout ce qui avait appartenu au mort et le déposa sur la tombe. Quand cet homme se fut un peu consolé, il vint me voir et je lui demandai pourquoi il avait mis ce coffre sur la tombe de son fils, s’il croyait que celui-ci en ferait usage, le priant de m’expliquer la croyance indienne sur ce point. L’Indien, nommé «Mille Chevaux», homme très intelligent, répondit qu’ils agissent ainsi pour montrer leur désintéressement vis-à-vis des choses appartenant à leurs morts. Nous savons, ajouta-t-il, que le défunt aimait beaucoup ces objets, et nous les détruisons pour que personne ne s’en serve après lui. [Illustration: Rivière Marla.] Un chef nommé «Court-Double», homme de grande autorité dans toute la tribu, vint me voir et je lui dis: «Court-Double, dites-moi un peu: pourquoi les Pieds-Noirs laissent-ils aux morts ce qui leur a appartenu? J’ai vu sur un cercueil d’enfant une petite charrette; les Pieds-Noirs croient-ils que l’âme de cet enfant s’en serve dans l’autre vie? Quand vous tuez le cheval d’un mort, est-ce pour qu’il s’en serve dans l’autre monde?»--Court-Double répondit: «Nous donnons aux morts les objets qu’ils possédaient pendant leur vie, parce qu’ils les aimaient. En voyant ces objets, nous nous souviendrions du mort et notre douleur serait continuellement ravivée. Pour ne pas renouveler ainsi notre douleur, nous mettons avec le mort tous ces objets et ainsi nous oublions tout. Nous tuons les chevaux que le mort aimait, parce qu’il les soignait et les nourrissait bien; si un autre les prenait, il pourrait les négliger et les laisser maigrir; voilà pourquoi nous les tuons.» Court-Double me narra ensuite l’histoire suivante: Le grand chef Seltis, après sa mort, était revenu à la vie. Il raconta comment après son dernier soupir il avait été transporté dans une plaine, traversée par un grand fleuve. Là il avait retrouvé tous ses proches et amis, morts depuis peu de la petite vérole: «Ils occupaient, dit Seltis, un campement composé de tentes pareilles aux nôtres. En me voyant, tous me crièrent: «Retourne chez toi! retourne à la maison, qu’es-tu venu faire ici?» De l’autre côté du fleuve s’élevait une tente isolée; ils me dirent de traverser, que je trouverais là le chef qui me ferait reconduire chez moi. Je traversai, je vis le chef et le reconnus, car il était mort peu de temps auparavant. Il appela son fils et lui dit de m’amener un cheval pour que je puisse retourner chez moi. Le cheval était gris; c’était le même qu’on avait tué aux funérailles du chef. Je partis, et lorsque j’arrivai à ma tente, le cheval se cabra et ne voulut pas approcher. Je descendis et j’entrai dans la tente: au milieu, il y avait un feu allumé et au fond mon cadavre assis par terre, le dos appuyé contre la cloison; deux ou trois personnes le soutenaient, les yeux fixés dessus et à ce moment, je revins à moi.» Tel fut le récit de Seltis. Il est à noter que Court-Double ne dit pas s’il croyait ou non à cette histoire; dans tous les cas cette tradition confirme l’opinion des blancs rapportée plus haut. «Nous croyons, continue Court-Double, que les morts s’en vont vers les collines sablonneuses appelées «Spàteikiù», à une centaine de milles d’ici, vers l’Est. Cet endroit est une terre désolée, où l’herbe ne croît pas. Un jour j’allai avec trois compagnons voler des chevaux aux Assiniboins; la nuit nous surprit précisément en cet endroit mal famé. Il y avait là un petit monticule de terre taillé à pic, derrière lequel nous nous abritâmes contre le vent, pour y passer la nuit. Je dis à mes compagnons que j’avais grand’peur des morts, parce que nous nous trouvions sur leur territoire. Nous nous étions couchés sur le sol, quand vers minuit nous entendîmes une voix criant: «Oh!... Oh!...» Puis un homme qui parlait; quelques instants après, un grand nombre de personnes qui causaient et couraient çà et là, comme des enfants en train de jouer.» X. _Enterrés vivants._ Les sauvages portent quelquefois à la sépulture des hommes encore vivants. Chez les Corbeaux, il y avait un malade que je visitais chaque jour. Un matin que j’allais le voir, j’aperçus devant la tente un chariot attelé de deux chevaux: j’entrai. Le moribond était revêtu de ses habits de gala, avec la figure peinte en rouge. Les parents étaient assis en silence tout autour de la loge. Au bout de quelques instants, un d’entre eux se leva et me dit: «Cessez de lui parler; il est temps de partir.--Et où voulez-vous aller?--Le porter à la sépulture, répondit-il en me montrant le malade.--Comment? Le porter à la sépulture? mais il n’est pas mort.--Oh! reprit l’Indien, il sera mort avant que nous n’arrivions à la colline.--Et moi je vous dis que vous ne l’emporterez pas tant qu’il sera vivant; autrement je vais chercher la police et je vous fais mettre en prison.» Là-dessus ils renoncèrent à leur projet. Cette conversation avait lieu en présence du moribond, qui comprenait parfaitement tout ce qu’on disait. Vers le soir l’homme mourut, et on le transporta à la colline. XI. _Vieux Pharisien et femmes scalpées._ Le vieux Grande-Plume, en vrai Pharisien qu’il était, voulait faire parade de ses vertus et me disait: «Je ne mens jamais, je ne vole pas, mon cœur est loyal et fort. Les Pieds-Noirs qui se contentent de couper le nez à leurs femmes coupables, n’ont pas le cœur fort. Un jour on me dit que ma femme était infidèle; je n’avais rien vu, je ne savais rien que par ouï-dire. Aussitôt je pris mon fusil, je couchai ma femme en joue et je l’étendis raide morte.--Scélérat!» m’écriai-je.--Mais il continua à me raconter d’autres meurtres qu’il avait commis, à moitié ivre, ajoutant que tout le monde le respectait et avait grand’peur de lui. Une femme de la tribu des Corbeaux avait sur la tête une cicatrice large comme une pièce de cinq francs, où il n’y avait pas de cheveux, mais seulement une peau très mince. J’avais entendu parler de cette femme et je la priai de me raconter son histoire. «J’étais encore jeune fille, dit-elle; mon père avec quelques autres familles des Corbeaux était campé au delà du fleuve Yellow Stone. Dans le voisinage se trouvait une colline sur laquelle avait été enseveli un de nos parents; je voulus y aller avec deux autres femmes. Nous touchions presque au sommet de la colline; c’est tout ce que je me rappelle. Vers le soir je me trouvai couchée dans la tente avec une blessure au côté et la tête bandée. On me dit que sur la colline il y avait des Pieds-Noirs en embuscade et qu’ils avaient tiré sur nous. Nos guerriers accourus trouvèrent mes deux compagnes mortes et moi sans connaissance; avant de partir les Pieds-Noirs avaient enlevé à chacune de nous un morceau de peau avec les cheveux à l’endroit où vous voyez encore la cicatrice.» Une femme de la tribu des Têtes-Plates, mariée au Pied-Noir Grande-Plume, avait une chevelure magnifique. Des Corbeaux l’ayant rencontrée l’attaquèrent à coups de fusil et elle tomba blessée. Les Corbeaux la croyant morte et voyant sa belle chevelure, lui scalpèrent toute la tête, ne laissant que quelques cheveux sur la nuque d’une oreille à l’autre. Cette femme revint à la santé: tout autour de la tête, la peau se reforma, laissant seulement voir au sommet du crâne l’os dénudé et légèrement noirci. Cette femme vit encore parmi les Têtes-Plates. Ce fait me fut raconté par Court-Double; et Grande-Plume que j’interrogeai, me le confirma. Il devait être bien renseigné, puisqu’il s’agissait de sa femme. XII. _La chevelure d’un Corbeau._ Pour mesurer un objet, les sauvages prennent un bâton, serrent entre leurs doigts l’extrémité inférieure et comptent: un; puis par-dessus ils appliquent l’autre main et comptent: deux, et ainsi de suite. D’autre part, ils sont très fiers de leur chevelure; plus elle est longue et épaisse, plus ils l’apprécient. Il y avait chez les Corbeaux un chef dont la chevelure ne cessait de croître; et il aimait à répéter que lorsqu’elle aurait cent mains de long, il mourrait. Or, quand il mourut, on mesura sa chevelure, elle avait précisément cent mains de longueur. Ses parents la coupèrent et la gardèrent précieusement comme un trésor et comme un remède tout-puissant. Tous les Corbeaux connaissent ce fait; ils en parlent souvent et nomment la personne qui possède ce joyau. Un jour que je me trouvais chez le possesseur de cet objet merveilleux, je le priai de me le montrer. Le bon vieux, tout heureux, prit un paquet accroché à une perche, le posa par terre et l’ouvrant avec précaution me dit: «Les cheveux avaient cent mains de longueur, mais j’en ai coupé vingt-cinq pour les donner à quelques amis partant en guerre; de sorte qu’il ne m’en reste plus que soixante-quinze.--Soixante-quinze, répliquai-je, c’est une belle longueur.» Il déploya la chevelure sous mes yeux; elle ressemblait à une longue corde non tressée; les cheveux étaient liés ensemble et collés de distance en distance avec de la résine. La case était un peu obscure et je demandai la permission d’aller regarder la corde au grand jour. Je sortis, je pris la prétendue chevelure par un bout et me mis à l’examiner en la tournant entre mes doigts. Je découvris qu’à chaque intervalle de 7 à 8 mains de nouveaux cheveux étaient ajoutés aux autres. J’appelai le vieux et lui dis: «Eh mais! dites donc! ces cheveux sont collés bout à bout avec de la poix.--Non, ils ne sont pas collés, dit-il, mais rompus.--Pas du tout, répondis-je; s’ils étaient rompus, la cassure serait circulaire, tandis qu’elle s’étend en diagonale sur une longueur de deux pouces; attends, je vais te faire voir la même cassure à chaque sept ou huit mains de distance.» Ainsi fut fait, et je jetai la corde en disant: «C’est une insigne supercherie.» Dans la loge voisine se trouvait un grand chef avec une douzaine de guerriers; j’entrai et je dis: «Cette longue chevelure n’est composée que de cheveux ajoutés bout à bout; c’est la plus grande tromperie que j’aie jamais vue; et si vous me prouvez que les cheveux sont d’une seule pièce, je vous donne ma tête à couper.» Ils ne répondirent rien et je m’en allai. Démasquer ainsi les fraudes est une leçon qui vaut le meilleur sermon pour ouvrir les yeux des imposteurs et de leurs dupes. XIII. _Le sacrifice au Soleil ou la loge de médecine._ La «loge de médecine» est la plus grande solennité religieuse des Pieds-Noirs; elle dure encore et durera aussi longtemps qu’il y aura de vieux Indiens obstinés ou que le gouverneur tolérera cet usage. C’est un sacrifice au soleil qui se célèbre chaque année par suite de quelque vœu: par exemple un sauvage tombe-t-il gravement malade, sa femme sort de la tente dès l’aube et promet au soleil que si son mari revient à la santé, elle fera la «loge de médecine» en son honneur. Si l’homme guérit, on fait savoir à toute la tribu que sa femme fera «la loge de médecine», dont elle sera la prêtresse; et s’il y a eu plusieurs vœux, il y a autant de prêtresses que de vœux. La saison choisie est toujours l’été, parce qu’on peut dresser un grand nombre de tentes ensemble, et qu’on n’a besoin ni de bois ni de foin. Toute la tribu doit y assister, et jamais jusqu’à ce jour elle n’y a manqué. Beaucoup croient à l’efficacité de ces sacrifices; d’autres s’en moquent, spécialement la jeunesse, mais tous y accourent comme à une foire pour voir leurs amis, jouer, prendre part aux courses de chevaux, danser, faire de bons repas et se donner, comme ils disent, du bon temps. Autrefois il fallait plusieurs mois pour réunir la tribu, qui se composait de petites bandes dispersées dans d’immenses prairies ou de vastes déserts. Le lieu du rendez-vous fixé, on envoyait aux divers chefs de bandes des messagers avec des feuilles de tabac pour les inviter à se rendre au plus vite à la «loge de médecine». On préparait aussi un grand nombre de langues de buffalo, lesquelles cuites et consacrées par les prêtresses, devaient ensuite être distribuées par petits morceaux à chaque membre de la tribu. Les jeunes gens apportaient des arbustes et avec toute espèce de cérémonie construisaient une grande loge pour la célébration des superstitions ou médecines: de là le nom de «loge de médecine». Au moment où on dressait la perche du milieu, on liait à son sommet un bouquet de verdure sur lequel les Indiens déchargeaient leur fusil comme sur une cible. Il y a quelques années, le docteur de l’Agence s’était joint aux Indiens pour cette cérémonie, mais un écart de son cheval ombrageux fit dévier la balle qui alla frapper un Indien. Plusieurs guerriers couchèrent aussitôt en joue le docteur pour le tuer, mais les chefs les en empêchèrent. J’allai voir le blessé qui mourut trois jours après. Quant au docteur, il détala au plus vite. La loge construite, on y expose les offrandes que les Pieds-Noirs veulent faire au soleil: des bandes de calicot, des mouchoirs, des chemises, des ornements sauvages et quantité d’autres objets. La loge de médecine s’élève au milieu; tout autour s’étend une esplanade de cent mètres de rayon; en dehors de cette place circulaire se dressent toutes les autres tentes, actuellement encore au nombre de 400, mais autrefois beaucoup plus nombreuses; l’ensemble offre un spectacle vraiment pittoresque. En 1882, me trouvant là, je dis au chef nommé «Peint-en-Rouge» de faire dresser une tente dans le grand cercle voisin de la loge de médecine, parce que j’y voulais dire la messe le dimanche suivant. La loge fut dressée et j’y célébrai la messe. Tous les Pieds-Noirs baptisés vinrent y assister, et comme il n’y avait pas de place pour tout le monde, on laissa la loge ouverte par devant et tous furent enchantés. Mon intention était de substituer les rites catholiques aux rites païens dont les principaux sont: la distribution des langues, des prières, des danses religieuses et les confessions publiques. Ces confessions sont juste l’opposé des nôtres: elles ressemblent à celle du Pharisien. Les prêtresses se présentent d’abord au public et jurent en face du soleil qu’elles ont toujours été fidèles à leurs maris; si elles mentent ou se parjurent, elles mourront bientôt ou il éclatera soudain une violente tempête. Puis les grands chefs et les guerriers viennent l’un après l’autre faire leur confession publique; chacun énumère ses glorieux exploits, c’est-à-dire combien d’ennemis il a tués, combien de chevaux il a volés, provoquant ainsi les jeunes hommes à en faire autant. Cette solennité et ces discours faisaient grande impression sur l’esprit des assistants; et après les fêtes de nombreuses bandes de jeunes braves partaient en guerre, avides de tuer, de faire du butin et de se rendre fameux dans la tribu. Les Réserves étant éloignées les unes des autres, il se forma peu à peu entre elles des villages d’émigrants; ceux-ci, hommes de frontière, hardis et prompts à l’attaque, voyant passer des troupes d’Indiens avec des chevaux, s’unirent entre eux et leur donnèrent la chasse comme à des loups. Cela mit fin aux guerres de tribu et aux vols de chevaux. Il y a vingt ans, dans ces réunions et ces solennités, on ne voyait aucune trace de civilisation parmi les Pieds-Noirs: ils étaient tous vêtus à la sauvage, aucun ne parlait anglais, les voyages se faisaient à cheval. Les blancs mariés à des femmes indiennes vivaient hors de la Réserve; les enfants, garçons et filles, couraient dans le costume le plus primitif. Maintenant tout cela est changé. Les hommes s’habillent à peu près comme les blancs; la jeunesse sortie des écoles parle anglais, et l’on voyage en chariots ou en voitures légères. A l’approche des Américains, les blancs mariés avec des Indiennes, abandonnant leurs demeures, vinrent s’installer dans la Réserve, y bâtirent des maisons et se livrèrent à l’élevage du bétail. On voit maintenant aux fêtes de nombreuses jeunes filles métisses, vêtues à la mode anglaise, avec des chapeaux à plumes et accompagnées de jeunes mécréants à demi civilisés qui se livrent sans frein à toutes leurs passions. Ce mélange de gens oisifs vivant ensemble pendant deux ou trois semaines, et les danses religieuses prolongées jusqu’au matin, rendent l’atmosphère de ces réunions vraiment pestilentielle. On comprend dès lors que la loge de médecine avec ses saturnales soit devenue une cause de ruine morale pour la jeunesse. XIV. _Mythologie de la loge de médecine._ Un jeune Pied-Noir nommé Payi (Cicatrice) s’éprit d’une jeune fille de la tribu et demanda sa main. La jeune fille lui répondit ironiquement qu’elle l’épouserait volontiers, mais à condition qu’il fasse disparaître la cicatrice qu’il avait sur la joue. Désolé de cette réponse, le jeune homme se retira sur une haute montagne et resta huit jours sans manger ni boire, la nuit couchant sur la terre nue et passant la journée à pleurer et à prier, afin de trouver un remède à sa difformité. Enfin il eut un songe dans lequel on lui disait d’aller jusqu’à l’extrême limite de la terre, où il trouverait un homme de médecine qui le guérirait. Il s’éveilla plein d’espérance, descendit de la montagne et s’en retourna joyeusement au camp. Il se fit faire plusieurs paires de chaussures indiennes, mit dans un sac de peau de la viande sèche mêlée avec de la graisse de buffalo et, muni de ces provisions, il partit. Epuisé de fatigue, il passa bien des nuits couché dans la prairie, au milieu des ténèbres et des bêtes fauves; il traversa des fleuves et des montagnes, arriva aux confins du monde, et là il commença à s’élever dans l’espace. Bientôt il rencontra un enfant merveilleusement beau qui portait un arc et des flèches, et en sa compagnie il fit la chasse aux petits oiseaux. Cet enfant n’était autre que l’Etoile-du-Matin. Quand vint le moment de rentrer chez lui, l’Etoile-du-Matin invita son compagnon à le suivre jusqu’à sa tente, ils arrivèrent à une grande loge et y entrèrent. La mère de l’enfant, la Lune, reprocha à son fils d’avoir amené cet étranger disant qu’à son retour son père le gronderait: elle lui ordonna de chasser le jeune homme. L’Etoile-du-Matin se mit à pleurer et la Lune eut pitié de lui et n’insista pas. Le soir, le Soleil revenant à la maison s’arrêta à quelque distance et cria: «Il y a un étranger dans la tente; chassez-le.» La Lune répondit: «Venez, il n’y a point d’étranger ici.» Et le Soleil: «Si, il y en a un, je le reconnais à son odeur: fais de la fumée.» La Lune prit quelques charbons ardents, les déposa par terre près du foyer et plaça dessus de l’herbe sèche; une fumée odoriférante remplit la loge et le Soleil entra. Ayant aperçu l’étranger, il ordonna à l’Etoile-du-Matin de le faire partir. L’enfant se mit à pleurer, et le Soleil ayant pitié de son fils ne le molesta plus. Il se tourna alors vers le jeune Pied-Noir, lui demanda qui il était et d’où il venait. Celui-ci, tout en larmes, lui conta son aventure et ajouta qu’averti en songe, il était venu le trouver comme l’unique médecin capable de faire disparaître la difformité de son visage. Le Soleil ordonna à la Lune de faire préparer la cabine de sueur, et quand elle fut prête, le Soleil y entra avec les deux jeunes gens. La Lune resta dehors et ferma soigneusement la porte pour empêcher la vapeur de s’échapper. Le Soleil prit place au milieu de la tente, son fils au fond du côté du Nord et le Pied-Noir près de la porte du Sud. Et il se mit à verser de l’eau sur les pierres brûlantes, à chanter et à faire toutes les cérémonies de la médecine. Tous les trois furent bientôt ruisselants de sueur. Alors le Soleil commanda à la Lune d’ouvrir la porte: la vapeur s’échappa de la tente sous forme de nuage blanc. Le Soleil demanda à sa femme où était son fils. La Lune regardant dans la tente répondit: «Il est assis au Nord.» Le Soleil ordonna de refermer la tente et continua ses cérémonies et ses chants: la cicatrice diminuait de plus en plus. Ayant fait rouvrir la porte, il demanda où se tenait son fils; la Lune répondit: «Au Nord.» Alors il fit changer de place les deux jeunes gens et continua ses incantations avec plus de force que jamais. Enfin une dernière fois, faisant ouvrir la porte, il demanda à la Lune où était son fils; elle répondit encore: «Au Nord.--Tu te trompes,» dit le Soleil. La médecine était finie, la cicatrice avait disparu et le Pied-Noir ressemblait à l’Etoile-du-Matin à s’y méprendre. Rentré dans la grande tente, le Soleil parla ainsi au jeune Pied-Noir: «Te voilà guéri, tu épouseras ta fiancée et de retour dans ta tribu tu diras à tous que je les protégerai toujours, si chaque année ils dressent en mon honneur une grande loge. Toute la tribu devra être là et m’offrir des présents qu’on exposera au sommet et tout autour de cette loge. Ainsi j’écouterai leurs prières. Les cérémonies devront être dirigées par une femme qui ait toujours été fidèle à son mari, autrement je n’écouterai pas leurs prières. Lorsque quelqu’un sera gravement malade, qu’il me fasse un vœu et je lui serai propice.» Le Pied-Noir promit tout, prit congé et après un long voyage rentra au camp. Toute la tribu fut émerveillée de voir que la cicatrice avait entièrement disparu. Le jeune Indien rapporta tout ce que le Soleil lui avait ordonné de dire; il épousa la jeune fille et depuis lors les Pieds-Noirs font chaque année la loge de médecine en l’honneur du Soleil. Les danses publiques se font avec la plus grande solennité et sont presque toujours des danses religieuses. Les hommes à peine couverts d’un haillon ont le corps peint de diverses couleurs, paré de plumes d’oiseaux et d’autres ornements indiens. Ils sautent à plusieurs ensemble, mais chacun séparément, tenant en main un objet superstitieux, par exemple un petit animal embaumé, un fusil, une pipe, un coutelas, une hache, etc.; ils dansent au son du tambour et des chants; ils poussent des cris et des hurlements et font mille contorsions selon le rythme de la danse ou selon leur caprice. Les enfants des écoles ont les cheveux coupés; aussi quelques-uns d’entre eux voulant participer à la danse selon le vieil usage, s’attachent autour de la tête des queues de vache, et avec cette perruque ils se présentent à l’assemblée, provoquant parmi les spectateurs un rire inextinguible. XV. _Le Napi ou le Vieux des Pieds-Noirs._ Le Napi est une sorte de divinité grotesque et peu édifiante. On lui attribue la création de l’homme et des animaux, des minéraux et en général de toutes les choses visibles. D’après la tradition, il habitait autrefois au milieu des Pieds-Noirs, mais depuis longtemps il ne s’est plus montré. Il court sur lui une foule de récits légendaires; en voici deux ou trois. Pendant qu’il résidait parmi les Pieds-Noirs, il trouva un jour dans la prairie le crâne blanchi d’un cerf avec ses longues cornes. Un rat sortant de ce crâne invita le Napi à y entrer. Le chef des rats organisa aussitôt un bal qui devait durer toute la nuit, et celui qui s’endormirait aurait les cheveux rasés. Au milieu du bal, le Napi s’endormit et les rats lui rasèrent la tête et s’enfuirent. Le lendemain matin, le Napi s’étant réveillé mit dehors les jambes et le buste, mais il ne put sortir la tête. Il se leva la tête prise dans le crâne du cerf aux longues cornes, et ainsi affublé, il parcourut le pays. Les chasseurs le prenant pour un cerf l’entourèrent, mais s’apercevant de leur erreur, ils l’empoignèrent par les cornes et lui demandèrent qui il était. N’obtenant aucune réponse, ils brisèrent le crâne avec une pierre et reconnurent le Napi. On trouve ici un arbuste épineux avec de petites baies rouges que les sauvages recueillent et font sécher. Pour éviter de se piquer les doigts aux épines, ils frappent les branches avec un bâton et ramassent les fruits tombés par terre. Ils expliquent l’origine de ces épines par l’histoire suivante. Un jour, accablé de fatigue, le Napi se reposait couché sur la rive d’un fleuve. Les eaux étaient calmes et limpides. Croyant voir des fruits rouges dans l’eau, il sauta dans la rivière pour les prendre, et ne trouvant rien il regagna le bord, s’attacha des pierres aux mains, aux pieds, au cou et sauta une seconde fois dans l’eau pour aller jusqu’au fond où il croyait trouver les fruits. Mais il ne trouva rien et but tant d’eau que, sur le point de se noyer, il n’eut que le temps de détacher les pierres et regagna la rive à moitié mort. Là, couché sur le dos, il ouvrit les yeux et s’aperçut que les fruits, au lieu d’être dans la rivière, étaient sur les arbustes. Dans sa colère, il prit un bâton, en frappa les branches qui se couvrirent d’épines. «Désormais, dit-il, pour recueillir ces fruits, il faudra les abattre avec un bâton ou se piquer les doigts.» Un jour d’été, le Napi voyageait avec sa peau de buffalo. Passant près d’un rocher, il s’arrêta et se reposa quelques instants, puis en partant il fit cadeau de sa fourrure au rocher. Plus loin il rencontra un loup avec lequel il continua sa route. Le temps était couvert et il commençait à pleuvoir. Le Napi envoya le loup reprendre sa peau de buffalo sous laquelle ils s’abritèrent tous deux. Mais bientôt ils entendirent derrière eux un grand fracas: c’était le rocher qui les poursuivait, roulant, roulant très vite. Le loup se cacha sous terre, dans un trou. Le Napi s’enfuit à toutes jambes et rencontra des buffalos: «Mes frères les buffalos, cria-t-il, défendez-moi contre cette grosse pierre.» Mais les buffalos ne lui vinrent pas en aide. Il invoqua le secours de plusieurs autres animaux, mais tous avaient peur et passaient leur chemin. Enfin il vit des hirondelles et les pria de le secourir. Une hirondelle donna un coup de bec au rocher et en fit sauter un morceau; les autres l’imitèrent; à force de coups de bec, le rocher se fendit en deux et s’arrêta et le Napi fut sauvé. De là vient qu’aujourd’hui encore lorsque les Pieds-Noirs voient des allées de pierres dans la prairie, ils disent: «Ces pierres sont tombées là pendant la fuite du Napi.» Et quant aux roches dispersées çà et là sur le sol, ils croient qu’elles roulent et changent de place pendant la nuit; plusieurs même affirment qu’ils en ont vu rouler[H]. Le Napi est représenté dans les légendes comme un génie malfaisant. Un jour par exemple il entra dans une tente où logeaient deux vieilles femmes avec leurs deux petits enfants et leur dit qu’il voulait s’arrêter chez elles; il commença par préparer le feu, puis partit à la chasse pour se procurer de la viande. Peu après il revint et envoya les femmes chercher le gibier qu’il disait avoir [Illustration: Une famille indienne.] laissé sur le bord de la rivière. Pendant leur absence, il décapita les deux enfants qui dormaient dans leur lit, laissa les têtes sur l’oreiller, coupa les petits corps en morceaux et les fit bouillir. Quand les femmes rentrèrent, il leur servit cette viande qu’elles prirent pour du chevreuil et trouvèrent excellente; puis il s’enfuit. Ayant découvert la cruelle vérité, les pauvres mères allèrent sur la colline pousser des gémissements et de longues lamentations. Près du sommet, elles virent un homme sortir d’un trou: c’était l’entrée d’une galerie souterraine qui avait une autre ouverture derrière la colline. L’homme les engagea à descendre dans cette galerie, leur disant qu’elles y trouveraient certainement le Napi. Sitôt qu’elles y furent, le Napi (car c’était lui) alluma un grand feu aux deux extrémités, et les malheureuses périrent suffoquées. Un jour je demandai à un de mes néophytes, nommé «Queue-d’Ecureuil», ce qu’il pensait du Napi. «Je crois que c’est le diable, me répondit il:--Et moi aussi, repris-je, je le crois, car il en a tous les traits; il ne lui manque pas même les cornes.» XVI. _Une pipe vendue pour trente chevaux._ Un Indien nommé Grande-Plume avait vendu sa pipe pour trente chevaux. Comme je demandai à des sauvages la raison de ce prix exorbitant: «Etait-ce donc une si grande pipe?» ils me répondirent: «Non, c’est une pipe ordinaire, mais très vieille.» Elle remonte au temps où les Pieds-Noirs habitaient dans les cavernes, n’ayant ni chiens ni chevaux et dès lors elle passait en héritage d’un chef à l’autre. Elle vint ainsi jusqu’à Grande-Plume. »Il y a quelque temps un Indien nommé «Buffle-Croissant» tomba gravement malade; comme il avait beaucoup de chevaux, il promit, s’il guérissait, d’acheter la pipe. Il guérit et l’acheta pour trente chevaux. «Parmi nous, lorsque quelqu’un est malade, il prend tous les remèdes des docteurs indiens ou blancs, et si malgré cela il ne guérit pas, il calcule de combien de chevaux il peut disposer. Est-il pauvre, il se dit: Si je guéris, j’irai trouver le possesseur de la pipe, je lui demanderai de me la laisser fumer quelques instants, et je lui donnerai deux ou trois chevaux. Est-il riche, il tâche d’acheter la pipe. Nous Indiens, nous faisons comme vous, Robe Noire: à l’église, vous brûlez des parfums et vous encensez les objets qui sont sur l’autel. De même quand un malade guérit et qu’il va ou fumer la pipe ou l’acheter, nous brûlons des herbes odorantes, et nous encensons la pipe en priant.--Parfait! repris-je; vous dites que vous encensez la pipe comme nous encensons les objets qui sont sur l’autel, soit. Mais il y a une différence: sur l’autel nous avons le crucifix ou l’image de la Madone, et quand nous encensons ou que nous prions ces images, notre encens et nos prières vont à Jésus et à Marie dans le ciel; tandis que vous, lorsque vous encensez la pipe, votre encens s’adresse à la pipe elle-même.» Alors Collier-Noir, un de mes interlocuteurs, après un moment de réflexion, répondit: «Toutes nos médecines viennent du Soleil; c’est Payi-Cicatrice qui alla visiter le Soleil et nous instruisit à son retour. Quand nous encensons la pipe, notre encens monte vers le Soleil et nous le prions de nous secourir et de nous conserver heureux et bien portants.--Vous croyez, leur dis-je, que Payi a été jusqu’au Soleil? S’il avait été là, certainement il n’en serait jamais revenu; car le soleil est tout de feu et n’est pas un homme.» Les Indiens ne surent que répondre; pensant que cela suffisait, j’ajoutai: «Je suis enchanté de cette causerie; revenez encore me voir et me conter les traditions et les croyances de votre nation pour que j’en écrive à mes amis d’Europe qui désirent tant connaître votre histoire.» XVII. _Prière d’un Sauvage._ JEAN GRANDE-PLUME est un vieillard de soixante ans et plus, baptisé il y a environ deux mois. Il est venu me voir et m’a dit: «J’ai connu la Robe Noire, il y a 40 ans, quand j’étais encore jeune guerrier, et j’ai appris de lui à prier Dieu et à faire le signe de la croix. D’une main je prenais la prière de la Robe Noire et de l’autre je gardais toutes les prières et superstitions païennes. Je priais Dieu d’abord; puis le soleil, la lune, les étoiles, la terre et tout ce que prient les païens. A la guerre, avant d’attaquer l’ennemi, je descendais de cheval, je m’agenouillais, faisais le signe de la croix et priais Dieu; ensuite je priais comme les Pieds-Noirs et je suis resté sain et sauf jusqu’aujourd’hui. J’ai tué beaucoup d’hommes et de femmes; je n’ai jamais menti, jamais volé et j’ai fait tout le reste. »L’année dernière au mois de juin, mon fils âgé de sept ans tomba gravement malade; je priai pour lui tout ce que je pouvais prier, et mon fils mourut. Je promis à Dieu que je me ferais baptiser le 4 juillet si mon fils guérissait: mon fils mourut. »Je priai le soleil et tout ce qui est au firmament, je priai la terre, les chiens de la prairie, je priai l’eau; quand je buvais, je disais: Eau, aie pitié de moi, guéris mon fils; je priai toutes les pierres: ô pierres, aidez-moi, guérissez mon fils: mon fils mourut. »Alors j’ai changé d’avis; j’ai renoncé aux prières et superstitions des Piégans, et désormais je ne prierai plus que Dieu seul! J’adopterai ta prière, ô Robe Noire, et voilà pourquoi je veux être baptisé. Les superstitions et les médecines des Pieds-Noirs n’ont aucune puissance. Dieu seul est puissant et c’est lui seul que je veux prier, et je désire recevoir la communion le jour de Pâques. J’avais un tas d’objets superstitieux, mais je les ai tous jetés et je ne conserve que le crucifix et les images saintes.» XVIII. _Le Barbier Indien._ Les Indiens n’ont pas de barbe; la peau de leur visage est lisse comme celle des femmes; mais cela n’est pas naturel; de fait, les adultes sont tous armés de pinces avec lesquelles ils arrachent les poils de leur visage, sitôt qu’ils paraissent. Un jour que je me trouvais dans un campement d’une trentaine de loges sur les bords du fleuve Big-horn, je visitai un malade couché en plein air près de la tente. Un Indien à l’extérieur brutal remarqua que je n’étais pas rasé depuis une quinzaine de jours. Il m’offrit une pince en me disant: Arrache-toi la barbe. Je refusai et continuai à parler au malade. Mais lui, en vrai Indien, restait planté là devant moi, la main tendue et répétant: Arrache-toi la barbe. Une douzaine d’hommes faisaient cercle autour de nous, le sourire aux lèvres, curieux de voir comment cela finirait. Je me levai, pris la petite pince et dis au barbier: «Vois, si je m’arrache un poil, tu verras à son extrémité une sorte de racine; ce n’est point une racine, mais un petit morceau de ma cervelle. Maintenant si je m’arrachais toute la barbe, je détruirais complètement ma cervelle, et je serais comme vous, sans barbe et sans cervelle. Les blancs ont de la barbe et fabriquent des fusils, des horloges, des machines à vapeur et font de la photographie. Vous n’avez pas de barbe et vous ne faites rien de tout cela.» Je lui rendis la pince et il s’en alla tout penaud. XIX. _Une histoire d’ours._ Il y a quelques jours, un métis, nommé François Monroe, bon catholique, vint me trouver et me montra une statuette de la Sainte Vierge qu’il portait sur la poitrine. Elle était en porcelaine, haute d’environ 7 centimètres, enveloppée et cousue dans un sac de cuir, suspendu à son cou. «Cette statuette, dit François, m’a été donnée par mon père; depuis 28 ans je la porte à mon cou et la garderai tant que je vivrai; elle m’a toujours porté bonheur. Ecoutez cette histoire. Il y a dix ans, une de mes filles mourut et j’étais bien affligé. Une nuit j’eus un songe: il me semblait être mort et couché dans un cercueil, près de ma fille. Et je voyais dans les airs la Madone assise et chantant avec accompagnement d’orgue, et une procession de petits hommes descendait vers moi. Je me levai et je vis quatre ours; l’un d’eux me regardait en face, et moi je le regardais aussi; sur la tête il avait des raies noires. Alors je m’éveillai et je racontai mon songe à ma femme; elle répondit que tout irait bien parce que je m’étais levé en rêve. Durant la journée, quelques femmes de ma parenté voulurent aller au pied de la montagne cueillir des fruits sauvages; mais elles avaient peur des ours et me demandèrent de les accompagner. Malgré mon chagrin, je partis avec elles; pendant qu’elles faisaient leur cueillette, j’étais assis sur un tertre et regardais autour pour voir s’il ne venait pas d’ours. Bientôt j’en aperçus un dans la brousse, à la distance d’environ cinq cents pas, qui mangeait des fruits sauvages. Lui ne me voyait pas, car les ours ont la vue faible, mais l’ouïe et l’odorat très fins. Je m’avançai contre le vent, cherchant à m’approcher de lui. Quand je ne fus plus qu’à une centaine de pas, je préparai mon fusil; puis je m’avançai, les yeux fixés sur l’ours, prêt à tirer, s’il se levait. J’étais à pied, mon cheval derrière moi, la bride autour de mon bras. L’herbe était haute, je voulais me rapprocher le plus possible de l’animal pour lui tirer mon coup de fusil dans l’oreille et le renverser à terre avant qu’il ne pût se jeter sur moi. J’avançais les yeux fixés sur l’ours, sans regarder où je mettais le pied. Tout à coup, baissant les yeux, j’aperçois à trois pas de moi un petit ourson qui dormait sur l’herbe, le museau sur ses pattes de devant. S’étant éveillé, il me fixa, je le fixai, je tirai, je lui fracassai la mâchoire et il roula à terre en hurlant. A ce moment précis je vis devant moi, en ligne et debout sur leurs pattes de derrière, quatre ours: deux petits et deux-grands. Je n’avais que sept cartouches. A la vue des quatre ours, je ne songeai point à fuir; au contraire mon cœur se raffermit: je tirai sur le premier et il roula dans l’herbe; je tirai sur le second et il tomba; je tirai sur le troisième qui était le père, et il s’abattit blessé; je tirai sur la quatrième qui était la mère, et la blessai au flanc: fais elle ne tomba point, elle regardait du côté opposé et me tournait le dos. Alors je criai: elle se retourna et je la frappai en pleine poitrine. Elle courut sur moi: je tirai ma dernière cartouche et la blessai à la mâchoire: je sentis l’ours m’étreindre et je m’évanouis. Revenu à moi, j’ouvris les yeux: mon cheval était près de moi, la tête baissée sur ma figure. L’ourse se tenait à côté du cheval, cherchant à le mordre à la croupe. Je me levai, saisis la bride du cheval et le tournai du côté opposé. Le museau de l’ourse était tout en sang; elle me regardait et en soufflant me lança un flot de sang à la figure. J’étais complètement étourdi. L’ourse tourna derrière le cheval pour venir m’attaquer, je tirai la bride et tournai avec le cheval, et l’ourse saisissant mes vêtements avec ses pattes les déchirait. Je continuai ce manège, l’ourse me suivant toujours et cherchant à saisir mes habits, mais elle en était empêchée par les ruades de mon cheval. Mes habits, ma chemise étaient en lambeaux, et ma poitrine sillonnée de profondes blessures par les griffes de l’ourse. Voyez ces grandes cicatrices! L’ourse s’efforçait de saisir le cheval par ses pieds de derrière; mais celui-ci lui lançait des ruades en pleine poitrine. J’étais épuisé; l’ourse s’éloigna à une trentaine de pas et s’arrêta en me regardant. Je la surveillais, je voulais sauter en selle, mais je savais bien qu’aussitôt elle se précipiterait sur moi avec furie, et je tirai de son fourreau mon coutelas; elle s’élança sur moi, et au moment où elle me mettait une patte sur l’épaule, je lui donnai un coup de couteau dans la gueule; elle me mordit à la main: je sentis les os se rompre, je m’évanouis et restai sans connaissance je ne sais pendant combien de temps. Lorsque je revins à moi, je me trouvai sous le ventre de mon cheval, et me traînent sur les mains et sur les genoux, je me relevai et je vis l’ourse debout derrière le cheval; elle me regardait, balançant la tête à droite et à gauche, et courut sur moi. Je cherchai à l’esquiver, et tirant le cheval par la bride, je m’efforçai de me défendre par ses ruades contre l’animal; et ainsi nous tournions depuis une demi-heure, quand l’ourse s’éloigna haletante et tomba morte après quelques pas. Le sang jaillissait des artères de mon bras et de ma poitrine. Avec mon fouet, je liai mon bras au poignet et avec le manche je serrai la corde en la tordant jusqu’à ce que le sang cessât de couler. Montant à cheval, je rejoignis les femmes qui furent épouvantées. J’étais tout couvert de sang et deux fragments d’os pendaient de ma main. Je dis à ma femme de couper la chair qui retenait les os brisés. Elle en coupa une partie, mais n’eut pas le courage de couper le reste. Alors prenant l’os entre mes dents, je coupai la chair avec mon couteau; les deux os furent ainsi tranchés et le sang cessa de couler du poignet, mais il jaillissait encore de la poitrine. Les femmes me bandèrent avec des morceaux de mon habit et nous retournâmes à la maison. J’appelai aussitôt le prêtre: ce fut le P. Damiani qui vint; je me confessai et reçus la communion. Mon frère appliqua sur mes blessures des plantes médicinales, et je guéris. Voyez comme ma main est déformée, l’index et le médium sont paralysés. Je portais cette statuette de la Vierge suspendue à mon cou par un cordon que l’ourse qui avait déchiré tous mes habits, ne réussit pas à rompre. Ma ceinture et la bretelle de mon fusil furent déchirées, mais le cordon de la statuette resta intact et la très sainte Vierge me sauva.» Tel fut le récit de François Monroe. J’ai demandé plus tard au P. Damiani s’il était vrai qu’il eût administré les sacrements à François Monroe après son combat avec l’ourse; il me répondit affirmativement. XX. _Histoire d’un serpent._ A l’Est de la Réserve des Pieds-Noirs s’étendent d’immenses prairies, légèrement ondulées comme les vagues de la mer. A soixante milles environ s’élèvent trois collines appelées _Collines de l’herbe douce_. Trois guerriers Pieds-Noirs, au cours d’une chasse, s’approchèrent de la colline du milieu qui est la plus élevée. En gravissant la pente, ils rencontrèrent un sentier battu, mais sans aucune trace d’animaux. A mi-côte, ils entendirent un sifflement aigu et virent au sommet de la colline un grand serpent enroulé sur lui-même, la tête dressée au-dessus des anneaux. Cette tête ressemblait à celle d’un taureau avec de longues cornes; il dardait la langue en sifflant avec rage. Les Pieds-Noirs épouvantés s’écrièrent: Sauvons-nous. Mais l’un d’eux s’obstina follement à vouloir tuer le monstre et descendit de cheval. Les deux autres l’abandonnèrent et s’enfuirent précipitamment. Bientôt ils entendirent un coup de fusil et le bruissement du serpent qui s’élançait du haut de la colline. La fumée dissipée, leur compagnon avec son cheval avait disparu et ils virent le serpent seul remonter lentement vers la cime. Les Pieds-Noirs s’en retournèrent au camp en chantant l’hymne des morts et racontèrent comment leur camarade avait été englouti vivant par un serpent. Une centaine de guerriers se rendirent à la colline, et voyant le serpent la tête haute et menaçante, à un signal donné, ils tirèrent tous ensemble sur lui et s’enfuirent poursuivis par le monstre. A mi-côte cependant il s’arrêta et regagna le sommet. Les Pieds-Noirs revinrent à la charge. Pour la quatrième fois ils tirèrent: l’animal blessé s’abattit, frappant lourdement le sol de sa queue. Les Indiens continuèrent à tirer et au coucher du soleil la bête était morte. Plusieurs avaient envie de s’approcher, mais ils craignaient un malheur; cependant ils s’enhardirent jusqu’à passer en courant près du cadavre et redescendirent en toute hâte de la colline. L’année suivante, quelques guerriers se trouvant dans ces parages, se dirent: Allons voir le serpent que nous avons tué l’an dernier. Ils gravirent la colline et virent le squelette immense du monstre et, dedans, le squelette de l’homme et du cheval. «Et la selle, demandai-je, ne l’avait-il pas aussi avalée?--Non, me répondit froidement un Indien, cet homme n’avait pas de selle, il montait à poil.» XXI. _Serpents à sonnettes._ L’Etat du Montana et surtout la Réserve des Corbeaux abondent en serpents à sonnettes, dont la morsure est toujours mortelle. Ils ont plus d’un mètre de long et trois centimètres environ de diamètre; leur couleur est noirâtre avec des taches jaunes; ils portent à la queue leur sonnette, composée d’une dizaine d’anneaux très minces, s’emboîtant comme des vertèbres les uns dans les autres. Par les vibrations rapides de ces anneaux, ils produisent un son pareil à celui que font en volant certaines sauterelles. Pour mordre, ils enfoncent deux dents en forme de crochets et percées de haut en bas: à l’extrémité inférieure de ces crochets se trouvent deux vésicules pleines de venin mortel. Les dents ayant pénétré dans la chair de la victime, les vésicules projettent aussitôt leur liquide, qui, une fois entré dans la circulation du sang, fait son œuvre en quelques heures. Les douleurs sont très vives et l’enflure des membres immédiate; mais ce qui amène la mort, c’est une paralysie du cœur; aussi est-il nécessaire de tenir cet organe en mouvement jusqu’à ce que le venin soit éliminé. Il y a plusieurs remèdes, mais le principal, c’est l’eau-de-vie; prise en quantité suffisante, elle active la circulation, calme la souffrance et neutralise l’effet du poison. Les serpents à sonnettes s’avancent par bonds proportionnés à leur longueur. Ils enroulent sur leur queue les deux tiers de leur corps; le reste avec la tête se dresse au-dessus des anneaux dont ils se servent comme d’un ressort pour s’élancer sur leur proie. Quand on voyage dans la prairie, un écart subit du cheval et le battement rapide des sonnettes annoncent la présence du serpent. Les chevaux en ont une peur extrême. J’ai eu la chance d’en tuer au moins une quinzaine. Voici comment je faisais: je cassais d’abord les reins du serpent à coups de pierre; puis, lui abaissant le haut du corps avec un bâton, je lui mettais le pied sur le cou et lui tranchais la tête. On peut aussi lui briser l’échine avec un long bâton, mais il est dangereux de s’en approcher. Me trouvant un jour dans une prairie où il n’y avait ni bâtons ni pierres, j’enlevai mes bottes, je les lançai l’une après l’autre sur l’animal, et quand il fut à moitié mort, je lui coupai la tête. Les serpents à sonnettes recherchent le voisinage des chiens de prairie. Les animaux ainsi appelés par les sauvages sont de véritables écureuils qui, au lieu de vivre sur les arbres, habitent dans des terriers. A certains endroits on les voit par centaines groupés en familles autour de leurs trous, assis sur leur train de derrière, droits comme des piquets et se servant de leurs pattes de devant comme de mains. Leur cri ressemble à celui des rats; dès qu’ils voient venir quelqu’un, ils rentrent prestement dans leur trou, mais avant de disparaître sous terre, ils agitent rapidement la queue comme pour saluer. Je l’ai dit plus haut, les serpents à sonnettes visitent souvent ces terriers, si bien qu’on les croit grands amis des chiens de prairie. Or, un jour que je me trouvais dans une de ces colonies de chiens, je vis un gros serpent à sonnettes couché tranquillement à l’entrée d’un terrier; au milieu du ventre, il avait une bosse, grosse comme le poing. Je tuai le serpent: avec mon couteau je lui ouvris le ventre et j’y trouvai un petit chien de prairie qu’il avait avalé tout entier avec ses poils. J’en conclus que les serpents à sonnettes, loin d’être les amis des chiens de prairie, sont leurs plus mortels ennemis et qu’ils ne visitent leurs terriers que pour dévorer leurs petits. XXII. _Le climat du pays des Pieds-Noirs._ Le climat du pays des Pieds-Noirs est plutôt rude. Qui n’a pas de bons poumons fera bien de n’y pas venir. L’été est court; il n’y a presque pas d’automne ni de printemps. Le terrain ne se prête guère à la culture; on n’y fait qu’une récolte de foin par an; la seule ressource est le bétail. L’hiver est rigoureux: le thermomètre descend souvent jusqu’à 25 ou 30° Fahrenheit au-dessous de zéro; quelquefois jusqu’à 40° et même 50°. Depuis la fin de décembre jusqu’à la fin d’avril, le sol est presque toujours couvert de neige. Le vent du Nord est généralement accompagné de neige en hiver et de pluie en été. Quelquefois les vents de l’Ouest sont tellement violents qu’il est impossible de voyager; en été, ils amènent des orages épouvantables avec grêle et tonnerre; en hiver, de fortes tourmentes de neige. Ces tourmentes s’élèvent si subitement qu’on a à peine le temps de se mettre à l’abri; il faut alors avoir d’excellents chevaux et une voiture solide, autrement on est exposé aux plus graves accidents. Tout dernièrement, un blanc envoyé à la mission se perdit dans la neige deux jours et deux nuits; il eut le nez et un doigt gelés. Sa barbe fut changée en un glaçon qui lui gela tout le bas du visage. Au mois d’octobre 1899, il tomba beaucoup de neige; des bergers de la Réserve furent surpris en rase campagne et sept d’entre eux périrent de froid. L’un de ces derniers, revenu à la cabane, avait allumé sa lanterne pour écrire un billet dans lequel il disait que le troupeau était à peu de distance, que lui-même se sentait épuisé, mais qu’il essaierait pourtant de le ramener. Il partit et fut trouvé mort, la lanterne à côté de lui. Un autre fut trouvé mort assis: ses moutons lui avaient déjà rongé les moustaches, les cheveux et une partie des vêtements. Par ces mauvais temps, le missionnaire court de grands risques quand il s’agit d’aller visiter les malades. Au lieu de rester à se chauffer près de son poêle, il lui faut affronter les plus grands froids pour ne pas laisser mourir sans sacrements les Indiens qui l’appellent. Pour ma part, je n’ai jamais hésité à remplir mon devoir, mais cela n’a pas été sans quelques mésaventures. Un jour, par exemple, surpris par une tempête, je m’égarai et restai un jour et toute une nuit seul dans la neige par un froid de 27° au-dessous de zéro. Une autre fois, je m’égarai encore dans les neiges et passai deux jours et une nuit sur de hautes montagnes dans une complète solitude. C’est alors qu’il faut du courage: nuit obscure, froid intense, sans feu, sans abri, sans nourriture, sans sommeil malgré la fatigue, car s’endormir serait s’exposer à mourir de froid. Dans de pareilles circonstances, l’unique réconfort est l’abandon total à la Providence. CHAPITRE II. UNE TRIBU CHRÉTIENNE: LES CŒURS D’ALÈNE. I. _La tribu des Cœurs d’Alène._ Parmi les tribus indiennes des Montagnes Rocheuses, l’une des plus importantes est celle des _Cœurs d’Alène_. Les Cœurs d’Alène, ainsi nommés par les trappeurs canadiens à cause de leur férocité et de leur astuce, comptaient jusqu’à ces dernières années parmi les plus belliqueux habitants de l’Amérique septentrionale. Toujours en guerre, non seulement avec les Blancs et les troupes des Etats-Unis, mais encore avec les tribus voisines, ils mettaient toute leur gloire à voler les chevaux, les provisions, les femmes et les enfants de leurs ennemis, et à tuer tous ceux qui tombaient entre leurs mains. Non contents de tuer, ils mutilaient les cadavres d’une façon atroce, leur enlevant la peau du crâne avec toute la chevelure, qu’ils conservaient comme un trophée de leur victoire. Il semble qu’ils ne pratiquaient aucun culte religieux; toutefois ils avaient une notion confuse du Créateur et d’autres esprits inférieurs habitant le corps des animaux. Ils employaient des rites superstitieux pour se rendre favorables les génies tutélaires qu’ils appellent «Suuméck», c’est-à-dire protecteurs du peuple, spécialement dans la maladie ou avant d’aller à la chasse, à la pêche ou à la guerre. Quand un chef ou un homme important de la tribu voulait marier son fils, il lui disait: «Mon fils, te voilà déjà grand; il est temps que tu prennes femme, mais si tu veux en avoir parmi les plus laborieuses et les plus riches, il faut que par tes actes tu montres que tu es un homme. Va donc dans la montagne chercher ton génie protecteur Suuméck, et quand tu l’auras trouvé, cours tuer quelques ennemis, et ainsi tu acquerras le renom d’un brave et tu pourras posséder les femmes de ton choix.» A ces paroles, le fils partait; il gravissait les plus hautes cîmes des montagnes, l’imagination pleine des visions superstitieuses dont il avait cent fois entendu le récit dans son enfance. Sur ces sommets, dormant à la belle étoile, ne se nourrissant que de racines sauvages, brisé de fatigue par le voyage, les veilles et la faim, il voyait ou croyait voir son Suuméck dans un loup, un cerf, un ours ou un autre animal, et croyait entendre une voix mystérieuse qui lui promettait qu’il deviendrait très habile dans l’art de la médecine (sorcellerie), soit dans la guerre, soit à la chasse. Alors il retournait chez lui et racontait à sa famille la vision qu’il avait eue. Le bruit de ses exploits se répandait rapidement dans toute la contrée et il passait partout pour un héros. Alors son père lui demandait quelle jeune fille il voulait prendre pour femme; il allait lui-même la demander aux parents en leur promettant pour dot deux, trois ou plusieurs chevaux. Et sans que la fiancée connût son futur époux, sans qu’on lui eût demandé son consentement, le mariage était décidé. Si la jeune fille refusait cette union, son père la battait cruellement jusqu’à ce qu’elle se pliât à sa volonté; et ainsi, la pauvrette, pour ne pas mourir sous les coups, se rendait malgré elle à la maison de son futur époux. Souvent le jeune brave allait tuer quelques ennemis ou voler des chevaux; s’il réussissait, devenu plus célèbre encore, il pouvait acheter d’autres femmes qui lui servaient d’esclaves et qu’il avait le droit de maltraiter et même de tuer, dès qu’elles cessaient de lui plaire. Nourriture, vêtement, habitation, tout respirait la barbarie. Les Cœurs d’Alène ne cultivaient pas les champs, ne bâtissaient point de maisons, n’avaient point de demeures stables; ils menaient une vie errante, vivant de chasse, de pêche et de racines sauvages. Grâce à leur paresse et à leur imprévoyance, ils se trouvaient souvent dans la plus extrême pénurie, surtout au printemps, lorsque la neige et la glace leur rendaient impossibles la pêche et la récolte des racines sauvages dans les forêts. Un Indien se rappelant ces temps malheureux disait au missionnaire: «Robe Noire, combien nous vous devons être reconnaissants! Dans ma jeunesse, ma mère et ma grand’mère étaient obligées en hiver d’enlever la neige de la prairie pour arracher quelques racines de «gamascie» pour apaiser leur faim; et maintenant mon grenier est toujours plein d’une année à l’autre.» Une tente en peau de buffalo (bison) leur servait de demeure, où ils dormaient pêle-mêle sur des peaux étendues par terre. Ceux qui étaient plus à l’aise, pour mieux se garantir du froid, recouvraient leurs tentes de nattes; pour vêtements, ils ne portaient que des peaux de cerf ou de buffalo. Les femmes devaient non seulement recueillir les racines qui leur servaient d’aliment, mais encore abattre les arbres, fendre le bois et le porter à la tente, ce qui était un travail très dur, vu qu’il fallait une énorme quantité de bois pour se protéger contre les froids très rigoureux de ces montagnes. Parmi les hommes, à cause de leur tempérament fougueux et emporté, éclataient souvent des querelles suivies de blessures et de meurtres. Bref, leur manière de vivre était barbare autant que dure et pénible, contraints qu’ils étaient d’entreprendre de longs voyages pour chasser le buffalo. Les femmes portant leurs enfants sur leurs épaules devaient les suivre et, avec mille fatigues, allumer le feu, préparer les repas, dresser la tente tous les soirs, l’enlever le matin et soigner les chevaux. Tel était le triste sort des Cœurs d’Alène avant qu’on ne leur eût prêché la foi chrétienne. II. _Conversion des Cœurs d’Alène._ Ceux qui visitent maintenant ces tribus, auraient peine à croire notre récit, s’il n’était confirmé par le témoignage du bon P. JOSET, un des premiers compagnons du P. de Smet, qui a vécu parmi ces sauvages pendant 41 ans. Mais comment, demandera quelqu’un, une nation aussi barbare a-t-elle pu être amenée à embrasser la civilisation chrétienne? Pour accomplir cette grande œuvre, Dieu choisit le P. de Smet, de vénérée mémoire. Se souvenant de cette parole du Christ: «Allez dans le monde entier prêcher l’Evangile à toute créature», il se rendit le premier chez les Cœurs d’Alène en 1841 et baptisa d’abord quelques enfants. De grandes difficultés s’opposaient à son généreux projet de convertir à la vraie foi toute cette tribu; mais elles ne l’arrêtèrent point. Presque sans ressources, avec peu de compagnons, l’année suivante, 1842, [Illustration: Convoi d’émigrants attaqué et brûlé par les Indiens.] il fonda la mission du Sacré-Cœur et la donna à gouverner au P. NICOLAS POINT, jésuite français, auquel il adjoignit un Belge, le Fr. CHARLES. Ils demeurèrent seuls jusqu’en 1844; à cette époque vint les rejoindre le P. JOSET, suivi quelques années après, en 1854, d’un bon nombre de Pères italiens des provinces de Turin et de Rome. Le zèle et la patience des missionnaires triomphèrent peu à peu des obstacles qui s’opposaient à la conversion de cette tribu et qui venaient pour la plupart de leur vie errante et de leur inimitié envers les Blancs. Aujourd’hui toute la tribu des Cœurs d’Alène est catholique et si fervente que tous, sans exception, s’approchent des sacrements aux principales fêtes de l’année. Beaucoup communient chaque premier vendredi du mois ou même plus souvent; de là la pureté et l’honnêteté de leur vie. Ils célèbrent leurs mariages selon les rites de l’Eglise, et se préparent à ce grand acte par plusieurs mois de prières et de recueillement. Ils gardent si religieusement la foi conjugale, que jamais parmi eux on ne vit un seul divorce. Les femmes, autrefois traitées comme des bêtes de somme, sont actuellement aimées et respectées de leurs maris, et personne n’oserait prendre avec elles la moindre liberté. Elles ne se montrent en public qu’avec une ou plusieurs compagnes, toujours très modestement vêtues, portant sur la poitrine en guise de bijou une médaille de la Vierge Immaculée. Chez les Cœurs d’Alène, l’esprit de justice et de fidélité à la parole donnée dans leurs rapports avec les Blancs ou avec les autres sauvages sont fort remarquables: si bien que ce nom de Cœurs d’Alène, qui leur avait été donné à cause de leur astuce et de leur perfidie, signifie maintenant un Indien honnête, tandis que le nom d’Indien est pour les Blancs synonyme de voleur et de coquin. Leur droiture est citée avec éloge par les voyageurs américains et les colons du voisinage. Pour éprouver leur honnêteté, quelques Blancs confièrent la garde de leur maison à un jeune Cœur d’Alène en y laissant des provisions, quelque monnaie d’or et d’argent, et du tabac. Quel ne fut pas leur étonnement quand à leur retour ils retrouvèrent tout en place! Bien plus, si en parcourant leurs forêts, ils découvrent de l’argent ou quelque autre objet perdu par les voyageurs, ils n’ont point de repos qu’ils ne l’aient rendu au propriétaire, tant ils respectent le bien d’autrui! Rapportons ici le témoignage d’un marchand américain. Comme il vantait devant un missionnaire la merveilleuse probité des Cœurs d’Alène, le Père l’ayant taxé d’exagération, il reprit avec chaleur: «Non, Père, je n’exagère pas; je vous affirme en toute sincérité que les Cœurs d’Alène sont les meilleurs citoyens du pays; pour moi, le bon citoyen est celui qui paie bien ses dettes; or sous ce rapport, les Cœurs d’Alène n’ont pas leurs pareils, même chez nos meilleurs Américains. Ecoutez ce qui m’est arrivé dernièrement. Un Cœur d’Alène était venu chez moi pour faire raccommoder sa charrue; il me prévint tout d’abord qu’il ne pourrait me payer que dans un mois; je consentis à ce délai. Et voici que le dernier jour du mois fixé pour le paiement, je le vois arriver avec un cheval qu’il voulait me laisser en gage parce qu’il n’avait pas d’argent. Admirant cette probité, je ne voulus pas accepter; je lui dis de garder son cheval et de me payer quand il le pourrait. Croyez-vous, Père, que dans notre nation on trouverait la même probité? Moi, je ne le crois pas, et je le répète: les Cœurs d’Alène sont les meilleurs citoyens de ce pays.» III. _Douceur chrétienne des Cœurs d’Alène._ La tribu des Cœurs d’Alène, autrefois si féroce et maintenant consacrée au S. Cœur, se distingue entre toutes par la douceur de ses mœurs et la ferveur de sa piété. En voici un exemple. Un Indien de cette tribu avait commencé, aidé d’un autre, à construire un bac pour traverser le fleuve à un endroit déjà occupé par les Blancs: de là conflit. L’Indien, extraordinairement robuste et féroce, avait juré de ne faire aucune concession; ni les menaces des Blancs, ni les sages conseils de son entourage ne réussissaient à l’émouvoir: il s’obstinait envers et contre tous à poursuivre son entreprise. Il ne restait qu’une ressource: c’était de l’amener à prendre l’avis du missionnaire. Celui-ci conseilla de céder, mais l’Indien ne voulut rien entendre, et comme le Père allait partir, il se présenta comme les autres pour lui serrer la main; mais le Père refusa et lui dit que puisqu’il voulait en faire à sa tête, il n’avait qu’à s’en aller. L’Indien, consterné, s’écria: «Robe Noire, pourquoi me traiter ainsi? Ne sais-tu pas que c’est la punition la plus grave que tu puisses m’infliger?--Si tu veux être de mes amis; répondit le Père, ne t’obstine pas dans ton projet criminel.--Dussé-je perdre la vie, je ne céderai jamais.--Refuserais-tu ce sacrifice à la Vierge très sainte? Nous voici au mois de Marie: je te demande cela en son nom.» Au nom de Marie, le sauvage pâlit et tremblant de tous ses membres: «Robe Noire, dit-il, tu as vaincu, je ne refuserai pas ce sacrifice à Marie.» Et aussitôt il invita son compagnon à détruire le travail commencé, et comme celui-ci hésitait: «Va, lui cria [Illustration: Arrivée des premiers missionnaires aux Montagnes Rocheuses.] l’autre, ou avant de démolir la barque, je te casserai la tête!» * * * * * Les exemples de vertus héroïques ne sont pas rares parmi ces sauvages; sous l’influence de la religion et de la foi, leur naturel violent et passionné s’élève facilement jusqu’à l’héroïsme. Une femme de la tribu des Cœurs d’Alène, je ne sais pour quelle faute, se trouvait en prison, sur une sentence des chefs. Parmi ces Indiens, les châtiments rappellent leur férocité native. C’était en plein hiver (et les hivers de ces pays ne sont pas comparables aux nôtres!); le thermomètre était descendu à 40° au-dessous de zéro, température mortelle pour les hommes les plus robustes, si l’on s’expose à l’air sans abri et sans mouvement. La pauvre femme avait été abandonnée, pieds et mains liés dans sa prison, cabane formée de troncs d’arbres; elle souffrait jour et nuit, sans protection contre ce froid terrible; une fois par jour, si on ne l’oubliait pas, on lui donnait un peu de pain et quelques légumes. Le missionnaire, touché de compassion, intervint auprès du chef en faveur de la malheureuse; il se rendit à la prison et trouva la femme gelée et presque mourante. Sa principale préoccupation était le salut de cette âme: mais quelles pouvaient être ses dispositions dans de pareils tourments? Il parut bien vite que si elle était abandonnée des hommes, elle n’était pas abandonnée de Dieu. «Eh bien! ma pauvre Marie, lui demanda-t-il, vous souffrez cruellement, n’est-ce pas?» Malgré ses souffrances qui lui arrachaient des gémissements involontaires, elle ne perdit point son calme et répondit: «N’est-il pas vrai que pour mes péchés je devrais être en enfer? Et ce que je souffre, qu’est-ce en comparaison des tourments de l’enfer?--Sans doute, reprit le Père; cependant je voudrais te délivrer; ainsi abandonnée, tu ne tarderas pas à mourir.--Non, laissez-moi souffrir, ce n’est rien en comparaison de ce que méritent mes péchés, et j’offre à Dieu mes souffrances en expiation.» C’était là un acte d’amour parfait, et Dieu lui avait sûrement déjà pardonné. Le Père par ses instances obtint sa liberté; elle se confessa et vécut dans la suite en paix avec Dieu et sa conscience. * * * * * La foi de ces sauvages est vraiment admirable. Une femme était sur le point de mourir; le Père se rendit près d’elle pour l’administrer et s’aperçut bien vite qu’elle n’avait plus que peu d’heures à vivre. Elle ne pouvait plus prendre aucune nourriture, ni prononcer une parole; le Père l’exhorta cependant à se confesser comme elle pourrait et fut fort étonné de l’entendre faire sa confession sans aucune hésitation, comme si elle ne ressentait aucun mal. Après l’avoir disposée à son heure dernière qui semblait imminente, le missionnaire allait se retirer, lorsqu’elle le rappela en disant: «Eh quoi! me laisserez-vous donc mourir sans recevoir Notre-Seigneur?» Evidemment il était impossible de lui donner la sainte communion, puisqu’elle ne pouvait rien avaler.--«La sainte communion, répondit le Père, vous la recevrez demain à l’église pendant la sainte messe.» Et il partit, laissant la malade parfaitement tranquille. Le lendemain matin lorsqu’il se rendit à l’église au son de la cloche, quel ne fut pas son étonnement de voir la mourante de la veille à genoux devant l’autel, attendant dévotement l’heure de la messe! «Comment, dit le Père, vous ici?--Eh quoi! répondit ingénûment l’Indienne, ne m’avez-vous pas dit hier soir de venir à l’église recevoir la sainte communion pendant la messe? et me voici.--Mais, vous qui hier soir étiez mourante, comment avez-vous pu venir à l’église?--Vous me l’aviez commandé, et je devais obéir.» La malade était parfaitement guérie. Le Père célébra la messe, admirant la foi de cette pauvre femme et la fidélité de Notre-Seigneur envers ceux qui ont confiance en ses promesses. IV. _Civilisation des Cœurs d’Alène._ Un des résultats les plus précieux de la civilisation chrétienne parmi les Cœurs d’Alène fut de leur inspirer l’amour du travail et de l’agriculture. Cet art était complètement ignoré ou du moins fort peu apprécié des sauvages avant l’arrivée des missionnaires; n’ayant aucune demeure fixe et passant une bonne partie de l’année à chasser le buffalo, ils ne trouvaient pas le temps de cultiver la terre. Maintenant il n’en est pas un qui ne cultive un champ de blé, un petit potager et qui ne possède son petit troupeau de chevaux et de vaches; à la disette a succédé l’abondance, et par la vente du superflu, ils se procurent auprès des Blancs des vêtements, des armes, des outils et tout ce dont ils ont besoin. Ils reconnaissent qu’ils doivent cette prospérité aux missionnaires et ne manquent aucune occasion de leur témoigner leur gratitude. Lorsque l’archevêque, Mgr Seghers, visita les Cœurs d’Alène, le grand Chef André Seltis, dans une harangue adressée au prélat en présence des principaux personnages de la tribu, dit entre autres choses: «Nous sommes redevables de ce que nous possédons au travail de nos mains, mais ces mains, qui nous les a données?--C’est KOLINZUTEN, c’est-à-dire Dieu.--Et qui les a rendues actives et industrieuses, sinon la Robe Noire? Le gouvernement de Washington ne nous a donné que des paroles, tandis que la Robe Noire, sans tant de phrases, nous à comblés de tous les biens, tant du corps que de l’âme. Soyons donc reconnaissants à la Robe Noire, à l’archevêque chef des Robes Noires, au Pape chef des évêques, et à Dieu le Grand Chef de tout l’univers.» L’art de bâtir fait aussi de grands progrès dans la tribu. On y a construit récemment un beau pensionnat pour les jeunes filles, une maison pour les Sœurs, une église et un collège pour les jeunes gens, chacun ayant contribué à ces constructions selon son pouvoir. Autour de l’église on a élevé des maisons simples, mais propres, qui forment maintenant un joli village. Les Indiens n’y habitent point pendant la semaine; car la plupart d’entre eux demeurent sur leurs terres et n’y viennent que le dimanche et les principales fêtes. C’est un plaisir de les voir accourir de toutes parts le samedi soir au village, à pied, à cheval ou en voiture. Arrivés chez eux, après avoir mis la maison en ordre, les femmes vont se confesser et les hommes s’occupent de leurs affaires. Au coucher du soleil, la cloche sonne, et aussitôt, quittant toute autre occupation, tous se rendent à l’église. V. _Piété des Cœurs d’Alène._ Le village reste désert, l’église se remplit de fidèles qui accourent aux offices. On récite d’abord en commun les prières du soir, puis tous chantent avec une parfaite harmonie les Litanies de la Sainte Vierge, suivies de la récitation du catéchisme: ensuite ils écoutent l’instruction du missionnaire, et après l’Angelus, les femmes se retirent et les hommes s’approchent du tribunal de la pénitence. Le dimanche, dès l’aube, la cloche sonne l’Angelus et tous se préparent à venir à l’église; peu après, au second coup de cloche, ils viennent entendre la première messe, pendant laquelle ils récitent en commun les prières du matin, le Rosaire et chantent quelques cantiques dans leur langue. Beaucoup communient; et c’est chose émouvante de voir l’ordre, la modestie et le recueillement avec lequel ils s’approchent de la table sainte. Après la messe, les quelques assistants qui n’ont pas communié sortent de l’église, et les autres récitent en commun les prières d’action de grâces. A dix heures, on sonne la grand’messe et l’église se remplit de nouveau. Toute l’assemblée chante en chœur le _Kyrie_, le _Gloria_, le _Sanctus_, l’_Agnus Dei_, avec un cantique indien à l’Offertoire, à l’Elévation et à la Communion, et cela d’une voix si douce et si suave que les Blancs venus à la Mission, catholiques ou protestants, en sont émerveillés. Quelquefois les enfants chantent seuls, ce qui plaît infiniment aux parents. Après l’Evangile, le Père prêche en langue sauvage au milieu d’un profond silence. Si parfois il arrive qu’un nourrisson se mette à pleurer et que la mère ne se presse pas de l’emporter, un des chefs se lève et lui fait signe de sortir, comme cela se pratiquait dans l’Eglise primitive. La mère obéit aussitôt et ne rentre à l’église que quand le bambin s’est calmé. A cette messe, quelque tardive qu’elle soit, communient tous ceux qui n’ont pu le faire à la première; et vers midi l’office se termine par la récitation de l’Angelus. Dans l’après-midi, on fait le catéchisme au peuple; puis on donne la bénédiction du S. Sacrement, pendant laquelle tous chantent en chœur l’_O Salutaris_, une hymne à la Ste Vierge et le _Tantum ergo_; ensuite a lieu une autre prédication en langue indienne, et la cérémonie s’achève par un cantique populaire. VI. _Education de la jeunesse chez les Cœurs d’Alène._ Un mot maintenant des écoles indiennes. Les Pères Jésuites ont construit des collèges pour les garçons, et les religieuses des pensionnats pour les filles. Tous ces enfants étudient avec zèle, apprennent avec facilité et sont remarquablement dociles et disciplinés. Le petit sauvage, quelque grossier et arriéré qu’il soit à son entrée au collège, apprend en quelques mois à parler l’anglais; et après trois ou quatre ans, il sait lire et écrire en cette langue, connaît un peu d’histoire sacrée ou profane, les éléments de l’arithmétique et la géographie des deux hémisphères. Ces premières études terminées, on l’applique à quelque art ou métier, où généralement il réussit à merveille. Les filles aussi sont intelligentes et éveillées. Lorsqu’elles ont appris la langue anglaise, l’histoire, la géographie et l’arithmétique comme leurs frères, on les forme aux travaux domestiques pour en faire de bonnes ménagères. Elles apprennent à coudre, à faire le pain, à filer, à tricoter, etc. Elles sont si habiles dans l’art de la broderie, que leurs travaux obtiennent les premiers prix dans toutes les expositions. Tous les Cœurs d’Alène, hommes et femmes, jeunes et vieux, ont une aptitude étonnante pour la musique; ils ont de belles voix et l’oreille juste; ils connaissent les notes et exécutent avec facilité, en s’accompagnant sur l’orgue, toutes sortes de morceaux. Les jeunes gens montrent beaucoup de goût pour les beaux-arts: peinture, sculpture, dessin; et quant à la calligraphie, ils laissent loin derrière eux les enfants des Blancs. Leur langue, si barbare qu’elle paraisse, si âpre et si dure qu’en soit la prononciation à cause de ses consonnes doubles et de ses nombreuses gutturales, ne manque pas cependant d’une certaine beauté, grâce à la richesse de son vocabulaire et à la régularité de ses formes grammaticales. Par exemple, le verbe actif a non seulement des terminaisons différentes pour les première, seconde et troisième personnes, mais aussi pour exprimer les différents régimes: ainsi dans les expressions latines (1) _feci te_; je t’ai fait, (2) _feci illum_, je l’ai fait, (3) _feci vos_, je vous ai faits, (4) _feci illos_, je les ai faits, le mot _feci_ a les quatre inflexions différentes: (1) _Kolinzin_, (2) _Kolin_, (3) _Kolitlemen_, (4) _Koolin_. Il en est de même pour les temps du présent et du futur. Si, à ces terminaisons déjà nombreuses, on ajoute les composés, les dérivés, tous les adverbes, affixes, suffixes qui modifient le verbe et changent les flexions de personnes, de nombre, de temps et de modes, le verbe _Kolin_ (faire) compte plus de mille désinences différentes; et il en est de même pour les autres verbes actifs. Il est difficile d’expliquer comment une nation sauvage, sans aucune connaissance de l’écriture, a pu conserver une langue aussi riche et de formes aussi variées. Nous laissons aux linguistes le soin de déterminer l’origine et la famille de cette langue. VII. _Arrivée d’un missionnaire chez les Cœurs d’Alène._ Les nouveaux chrétiens voient en tout missionnaire un messager du ciel, et l’on ne saurait dire la joie que leur [Illustration: Une Mission indienne.] cause sa venue. Pour en donner une idée, il suffira de rapporter ce qu’écrivait il y a quelque temps un missionnaire nouvellement arrivé dans cette Réduction. «Après avoir fait par mer le trajet de San Francisco à Portland, principale ville de l’Orégon, et de Portland à Walluda, petite ville du territoire de Washington, sur les bords du grand et beau fleuve Colombia, il me restait encore à parcourir à cheval 240 milles pour atteindre la Mission du Sacré-Cœur, dans la Réserve des Cœurs d’Alène. A Walluda, je rencontrai un missionnaire venu à ma rencontre. Il amenait un cheval pour moi et un autre pour les bagages. Vers midi, nous nous mîmes en route pour arriver avant la nuit à Wallawalla, distant de 30 milles, où il avait laissé les couvertures et les provisions. Il nous fallut galoper longtemps; j’arrivai à demi mort de fatigue et affreusement courbaturé par cette course rapide. Nous nous reposâmes un jour, puis nous repartîmes, et après avoir parcouru 35 milles, nous descendîmes dans la maison d’un Américain. Le matin nous remontâmes de nouveau à cheval, et après avoir parcouru 40 lieues, nous campions à la belle étoile. Mon compagnon, me voyant à bout de forces, déchargea les valises, dessella les chevaux et les attacha à de longues cordes pour qu’ils pussent brouter dans la prairie, alluma un grand feu et me prépara un léger souper avec une tasse de café. Après le repas, il étendit sur la terre nue deux peaux de bisons avec deux couvertures de laine. Le lit était, à vrai dire, un peu dur, mais j’y dormis profondément jusqu’au matin. Mon compagnon, éveillé de bonne heure, fit sa méditation et prépara le déjeuner, pendant que je faisais la grasse matinée. Quand tout fut prêt, il m’éveilla: «Eh! mon brave, faites un grand signe de croix, récitons l’Angelus et venez déjeuner.» Alors je mangeai un peu, mais je me sentais encore bien fatigué. Après ce modeste repas, on sella les chevaux, rechargea les bagages et nous nous remîmes en chemin. Vers le soir, après une course de 30 milles, nous campions de nouveau à la belle étoile. J’étais honteux de voir qu’avec la meilleure volonté du monde, je ne pouvais jusqu’ici aider en rien mon compagnon; mais, à partir de ce moment, je pus lui donner un coup de main. Car de jour en jour je m’accoutumais à ce genre de vie et me sentais plus fort; si bien que huit jours après, à notre arrivée à la Mission, on me surnomma «Yopicut Kuailef», la vigoureuse et forte Robe Noire. »L’avant-dernier jour de notre voyage, avant midi, nous avions rencontré quelques tentes de sauvages; nous nous arrêtâmes et tous vinrent à notre rencontre et nous firent le meilleur accueil; en nous serrant la main, ils nous invitèrent à descendre de cheval pour entrer dans leur tente. »Mon compagnon me dit: «Ce sont des Cœurs d’Alène; ils ont un enfant à baptiser, ils veulent voir la nouvelle Robe Noire et sans doute la baptiser elle aussi d’un beau nom sauvage. »--Et comment m’appelleront-ils? demandai-je. »--Je ne sais pas, peut-être Ours Noir, ou Loup Féroce, ou encore Grand Mangeur. »--Eh! quels beaux noms! »--Ce sont de très beaux noms dans ce pays-ci; entrons. »--Mais où est la porte? »--Comment? après avoir tant étudié, vous n’êtes pas encore capable de trouver la porte d’une tente de sauvage? La voici.» Et soulevant une peau, il découvrit une ouverture d’environ 30 cm. de diamètre. »--Et comment entre-t-on? »--Vous voilà bien embarrassé! On baisse la tête, on se met à quatre pattes et on rampe comme un chat.» Cela dit, il entra le premier et je le suivis. On avait déjà préparé en guise de siège une peau de buffalo sur la terre nue; nous nous assîmes les jambes étendues et la conversation commença, sans que je pusse saisir un seul mot. »--Que disent-ils? »--Ils demandent si nous voulons dîner. »--Eh bien, dînons. »--Un peu de poisson sec, grillé, avec des racines, sera tout le menu; mais si vous voulez attendre, on vous servira à l’américaine. »--Pas du tout, mangeons à la sauvage.» »De fait on mangea ainsi; et le repas fini, dans une tente transformée en chapelle, je baptisai un enfant; et ce furent là les prémices de ma mission. Je parlai un peu par interprète, et ces bons sauvages étaient tout heureux de voir un missionnaire qui dès son arrivée mangeait déjà comme eux. »--Tu t’appelleras «Yopicut», me dit le chef. Je le remerciai et, après une bonne poignée de main, nous partîmes. »Le soir, nous nous arrêtâmes près du Lac Cœur d’Alène, dans un campement de sauvages. Les Indiens vinrent nous souhaiter la bienvenue et nous offrirent leurs services pour préparer notre repas; mais quand tout fut prêt, ils disparurent en disant qu’ils reviendraient après notre souper pour se confesser, parce qu’ils n’avaient pas pu se rendre à la Mission, faute de chevaux. »De fait, après le souper, le chef donna un coup de cloche et ils se réunirent dans une grande chapelle où nous les rejoignîmes. La Robe Noire fit le signe de la croix et tous ces Indiens agenouillés commencèrent à prier à haute voix avec recueillement et dévotion. J’étais transporté d’admiration et de plaisir. Après la prière, ils entonnèrent le cantique du soir à la Madone. Oh! la suave et pieuse mélodie! Et cela au cœur des forêts vierges des Montagnes Rocheuses! Après le cantique, le Père leur posa quelques questions sur la doctrine chrétienne, auxquelles ils répondirent, jeunes et vieux, y compris le chef. Ensuite ils se confessèrent dans l’espoir de communier le lendemain; et quand ils virent que la chose n’était pas possible, vu que nous n’avions pas apporté notre pierre d’autel pour célébrer, ils en furent désolés. »Le lendemain, nous nous remîmes en route et entrâmes dans une épaisse forêt, et vers 3 h. de l’après-midi nous débouchâmes dans une clairière où s’élevait une fort jolie petite église entourée de maisonnettes rangées autour d’une belle place. Je n’aurais jamais cru trouver dans ces déserts un aussi beau village. »--Qui a bâti cette église avec portique à colonnes? »--Les sauvages, instruits et aidés par le P. Magri, maltais, et dirigés par le P. Ravalli, romain, qui en fut l’architecte. »--Et vous appelez sauvages des gens qui savent élever de tels édifices? »--Ils s’appelaient ainsi avant la venue des missionnaires et ils s’appellent encore ainsi, quoiqu’ils soient d’habiles ouvriers et d’excellents chrétiens.» »En ce moment nous entrions dans le village et les voici tous qui nous entourent pour nous souhaiter la bienvenue. Le missionnaire de la tribu vint à notre rencontre, modérant l’enthousiasme de ses paroissiens qui, tout joyeux de nous voir arriver, se bousculaient pour nous prendre la main. «Mes enfants, disait-il, ces bons Pères sont fatigués; laissez-les entrer dans leur case pour se reposer; un peu plus tard, je vous appellerai et vous viendrez les voir.» »Ils nous quittèrent avec ces mots «Gest spalgat» (bonjour), et nous entrâmes dans ce palais de six petites chambres, que le Père missionnaire avait coutume d’appeler en plaisantant son «étui». La chambre, en effet, était juste assez grande pour contenir un lit, une petite table, deux chaises et un poêle. Cette maisonnette, ces cellules me sont plus chères que tous les palais du monde. Et je commence à apprendre cette langue, vraiment sauvage...» VIII. _Les fêtes religieuses chez les Cœurs d’Alène._ «Déjà un grand nombre d’Indiens étaient réunis à la Mission et il en arrivait d’autres chaque jour pour la fête de Noël, qu’ils appellent la fête des «Toopskelinger», c’est-à-dire «des coups de fusil»; on verra plus loin pourquoi ils la nomment ainsi. »Dès le commencement de la neuvaine, l’église était bondée de monde, le matin pour la messe et le chapelet, le soir pour l’instruction et le salut. »Tous les Cœurs d’Alène sont-ils déjà ici? demandai-je au missionnaire. »--Non, on en attend encore d’autres. »--Et quand ils seront arrivés, où se mettront-ils, puisque l’église est comble?» »--Le sauvage sait toujours trouver une place; et si vraiment il n’y en avait plus, on sortirait les bancs et l’on mettrait les plus jeunes dans le chœur. Du reste soyez certain qu’une église que nous disons comble en Europe, pourrait ici contenir encore deux fois autant de monde. »--Combien sont-ils en tout, les Cœurs d’Alène? »--Avec leurs amis, catholiques de la tribu des Spokanes, ils sont environ un millier. »--Viendront-ils tous? »--Certainement, quand même il y aurait plusieurs pieds de neige. Je vous montrerai une vieille Indienne venue à pied de 30 milles de distance, et qui a dû traverser plusieurs rivières avec de l’eau jusqu’à la ceinture.» »Cependant les Indiens continuaient à arriver chaque jour à la Mission; lorsque tous furent réunis, les chefs s’assemblèrent en conseil et en séance publique, discutèrent les différentes causes civiles et criminelles qu’ils avaient à traiter. Ensuite le grand chef, président du conseil, après avoir pris l’avis de tous les autres chefs, prononça la sentence, condamnant quelques-uns à la réprimande, un à dix, un autre à 50 coups de bâton, un troisième à deux jours de prison et de jeûne. »Le septième jour de cette neuvaine, le missionnaire confessa les femmes, du matin au soir, et, le huitième jour, les hommes. Pendant ce temps, des jeunes gens préparaient sur la place un immense bûcher, en grande partie de bois résineux, pour allumer un grand feu pour la nuit de Noël. Le neuvième jour se passa encore à entendre les confessions jusqu’au soir. Et quand le pauvre missionnaire croyait en avoir fini et se retirait pour prendre un peu de repos avant la messe de minuit, voici venir une foule de gens avec mille doutes et difficultés. Un chef voulait savoir combien de coups de fusil on devait tirer, un autre ce qu’il devait dire au peuple avant d’entrer à l’église; un troisième à quelle heure on devait allumer le bûcher; puis un vieillard demanda combien de bergers étaient venus adorer l’Enfant Jésus; un jeune homme qui devait chanter voulait qu’on lui rappelât deux ou trois paroles du cantique de Noël, qu’il avait oubliées; le premier chantre venait s’informer de l’ordre des cérémonies et des chants; un bon vieux qui avait fumé sa pipe quelques instants auparavant, demandait s’il pouvait communier à minuit; et une foule d’autres questions du même genre. C’était un vrai tourment pour le missionnaire, fatigué par les prédications de la neuvaine et par trois jours entiers de confessions; mais pour moi c’était une vraie joie de voir tant de foi, de simplicité et de confiance dans le Père. Enfin à 11 h. on alluma le feu sur la place, et on se serait cru en plein jour. Les Indiens s’assemblèrent autour et les chefs se mirent chacun à leur parler de la fête. La nuit était très froide et, bien que le sol fût couvert de plus de deux pieds de neige, personne n’y prenait garde, tous semblaient jouir de la solennité et écoutaient avec plaisir les discours des chefs. Je contemplais tout cela de la porte de l’église et de temps en temps je m’approchais du feu pour me réchauffer. Les discours finis, la cloche sonna et le peuple rentra en bel ordre dans l’église. A un nouveau signal, on salua d’une décharge générale la naissance du Rédempteur, et le _Gloria in excelsis Deo_, alternant avec des couplets en langue indienne, retentit harmonieusement dans la gracieuse petite église, changée en un vrai paradis sur terre. Après le _Gloria_, et comme il était près de minuit, à un nouveau signal de la cloche, on tira une nouvelle salve, et la grand’messe commença. J’y pris part comme maître des cérémonies, et je dirigeai les évolutions d’une demi-douzaine de petits enfants de chœur indiens. Les chantres entonnèrent un très solennel _Kyrie_ que je n’avais jamais entendu et que toute l’assemblée reprenait en chœur. Cette musique aurait plu dans n’importe quelle ville d’Europe. La communion générale fut très émouvante; le célébrant lui-même fut si touché de tant de ferveur qu’il versait d’abondantes larmes. Suivit alors une messe d’actions de grâces à laquelle tous assistèrent, et la cérémonie s’acheva par un «fervorino» en langue sauvage [Illustration: Chefs chrétiens et deux missionnaires.] et un beau cantique. Il était 3 h. du matin. A 6 h. il y eut une autre messe à laquelle communièrent les vieillards, les aveugles, les infirmes et ceux qui avaient pris soin d’eux pendant la messe de minuit. Plus tard on chanta une autre grand’messe; puis on prépara un grand dîner pour toute la tribu au milieu de la place: spectacle impossible à décrire; pour s’en faire une idée, il faut l’avoir vu.» Un mot de leur dévotion à la T. S. Vierge: elle est à la fois tendre et affectueuse, forte et persévérante. On me dit que pour la Madone ils font de grands sacrifices, qui vont parfois jusqu’à l’héroïsme. Quand un missionnaire craint de ne pas obtenir de l’un d’entre eux une chose trop pénible à l’amour-propre, il fui dit: «Faites-le pour la Madone.» Alors le «non» expire sur ses lèvres; il rougit, courbe le front, baisse les yeux et une larme furtive roule sur ses joues. On ne peut rien refuser à la Madone; et la nature, malgré sa répugnance, est forcée de se soumettre. Le coupable se présente au sanctuaire de Marie, prie avec ferveur; la Ste Vierge répand dans son âme la force qui triomphe de toute difficulté, la réconciliation se fait, l’occasion est éloignée. Ils n’ont pas moins de dévotion au Sacré-Cœur, à qui est consacrée leur église. Presque tous les adultes font partie de l’Apostolat de la Prière et de la Confrérie du Sacré-Cœur. Ils sont très exacts à réciter chaque jour les prières prescrites, et beaucoup d’entre eux viennent non seulement de loin pour communier le premier vendredi du mois, mais ils ne laissent passer aucune semaine sans faire, le vendredi, un acte solennel de réparation à ce divin Cœur, si cruellement offensé par les hommes qu’il a tant aimés! Ceux qui ne peuvent venir le vendredi, font la sainte communion le premier dimanche du mois. A peine eurent-ils connaissance de l’œuvre de la communion réparatrice, que sept d’entre eux se présentèrent aussitôt pour former une sainte ligue et communier chacun son jour en réparation des outrages commis envers le S. Sacrement. Pris d’une sainte émulation, ils obtinrent de former plusieurs séries hebdomadaires de communions réparatrices. La fête du Sacré-Cœur, bien qu’elle suive de près celle du S. Sacrement, se célèbre de la façon la plus solennelle chez les Cœurs d’Alène, et, s’il est possible, avec plus de dévotion encore. Longtemps avant la fête, le chef envoie ses messagers aux tribus voisines, les Nez-Percés, les Spokanes, les Kalispéles et jusqu’aux Sgoyelpi, à une distance de 150 milles, pour les inviter à venir à De Smet (c’est le nom de leur village) pour prendre part à la grande fête du Sacré-Cœur. Beaucoup acceptent l’invitation et après avoir célébré chez eux la fête du _Corpus Domini_, ils se rendent avec leurs familles à De Smet, où ils campent au nombre de plusieurs milliers. Ces fêtes attirent bon nombre de païens, dont quelques-uns se convertissent, et aussi beaucoup de blancs; les catholiques sont attirés par leur dévotion et les protestants viennent admirer la piété des bons sauvages. Les chefs et les principaux de chaque tribu sont hébergés dans les maisons, les autres campent sous la tente. A cette occasion on fait la quête pour les pauvres. Le crieur public parcourt les rues, invitant le peuple à faire l’aumône. Alors hommes et femmes en grand nombre sortent de leurs maisons et se rendent auprès du chef, apportent couverture, chapeau, pardessus, chemise, etc.; quelques-uns donnent de la farine, de la viande fumée, des patates ou autres provisions; d’autres offrent un peu d’argent; il en est même qui font l’aumône d’un cheval ou d’un veau. L’an dernier, sur l’invitation de Mgr d’Orégon, ils firent une quête pour le Pape, assez fructueuse, eu égard à leur pauvreté. Qu’il est beau de voir ces pauvres sauvages aider du produit de leur travail le Père commun des fidèles, dépouillé par les ennemis de Jésus-Christ! Revenons à la fête du Sacré-Cœur. Voici comment on la célèbre: le matin, confessions et communions en grand nombre; puis, messe en musique suivie de sermons en différentes langues indiennes, et après le dîner, procession solennelle avec le S. Sacrement. Partant de la grande place devant l’église, elle s’avance le long d’une avenue ornée de fleurs et de plantes odoriférantes, passe devant l’école des Sœurs, longe la principale rue du village et aboutit au collège et à la maison des missionnaires, puis revient à l’église. En tête, marche une escouade de soldats du Sacré-Cœur, bannière déployée; ensuite viennent, recueillies et modestes, les femmes de la tribu avec leurs étendards, suivies des jeunes filles portant, toutes, les insignes d’enfants de Marie. Une grande croix portée par un chef précède les élèves du collège qui suivent leur bannière avec une modestie et un ordre admirables. Puis viennent les hommes de la tribu, rangés selon leur dignité; et, comme pour faire contraste avec leur austère gravité, voici venir les petits enfants de chœur indiens, en soutane rouge et rochet blanc, avec une ceinture violette. Les uns tiennent des flambeaux allumés, d’autres balancent des encensoirs fumants, tandis que les petites filles vêtues de blanc et couvertes de longs voiles jettent des fleurs devant le S. Sacrement. L’ostensoir est porté par le Supérieur de la Résidence ou par le Supérieur général de la Mission, ou quelquefois même par l’évêque, entouré des Pères qui ont pu venir des Réductions voisines. Le dais est porté par les chefs de quatre tribus; derrière, marche le grand chef avec ses conseillers ou les officiers de la milice, tous ayant un cierge à la main. Les soldats du Sacré-Cœur, en grand uniforme, escortent à cheval la procession; et au moment de la bénédiction donnée dans l’église, ils déchargent leurs armes en signe d’allégresse. Voilà comment ces Indiens, naguère encore sauvages, célèbrent leurs fêtes religieuses.--Un mot maintenant de leurs rapports avec le Gouvernement Américain. IX. _Le Gouvernement et la Réserve des Cœurs d’Alène._ Les Cœurs d’Alène ont obtenu il y a quelque temps du gouvernement des Etats-Unis, ce qu’on appelle une _Réserve indienne_; ils l’ont bien exploitée et en tirent grand profit. Les Blancs, ayant envahi le territoire des tribus aborigènes, les refoulèrent vers le Nord et s’emparèrent de ces immenses régions qui forment maintenant la partie occidentale des Etats-Unis. L’invasion ayant continué à s’étendre, la plus grande partie des Peaux-Rouges disparut. Il ne resta donc qu’un très petit nombre d’Indiens, que le gouvernement américain se décida enfin à traiter avec plus d’équité. En 1855, il signa avec les chefs des différentes tribus un accord, par lequel les Indiens cédaient à l’Etat la plus grande partie de leur territoire; de son côté le gouvernement s’engageait à leur payer annuellement une certaine somme pendant vingt ou trente ans, et à respecter la partie du territoire qui leur était laissée et dont on fixa exactement les limites, en interdisant aux Blancs de s’y établir. De là vient le nom de _Réserve indienne_ donné à ces territoires. Les agents du gouvernement volèrent presque tout l’argent qui était dû aux Indiens, et souvent les Blancs obligèrent les chefs indiens à signer un nouveau traité par lequel ils cédaient à l’Etat la moitié ou les deux tiers de la Réserve. C’était une source perpétuelle de querelles, de procès et de guerres entre les Blancs et les Indiens. Jusqu’alors les Cœurs d’Alène n’avaient encore conclu aucun traité et il semble que le gouvernement ne leur avait pas envoyé ses agents. D’ailleurs, jamais les Cœurs d’Alène n’auraient cédé un pouce de leur territoire à ces Anglo-Saxons, que malgré leur conversion au christianisme, ils détestaient comme les usurpateurs de leur pays et les oppresseurs de leur liberté. Bien plus, en 1857-58, ayant appris que quelques compagnies de l’armée nationale se disposaient à traverser leur pays, ils prirent les armes et combattirent les troupes américaines, d’abord avec succès, mais ensuite ils furent défaits, grâce aux renforts que reçurent les Blancs. Cette guerre affligea tellement les missionnaires, après tant de fatigues pour convertir et civiliser les Cœurs d’Alène, qu’il fut sérieusement question d’abandonner cette tribu à sa férocité native. Mais les officiers de l’armée, voyant que les missionnaires, malgré leurs efforts infructueux pour éviter la guerre, avaient du moins, par leur influence, empêché les massacres, les prièrent de continuer leur œuvre de civilisation. Ainsi encouragés, les Pères se livrèrent à leur travail apostolique avec une ardeur nouvelle; leurs exhortations roulaient surtout sur la paix, la charité et l’amour du prochain. Les Cœurs d’Alène, presque tous catholiques, se repentirent de leurs excès, et suivant les conseils reçus oublièrent les injustices passées et dès lors vécurent en bonne harmonie avec le gouvernement et avec tous les Blancs. Il y eut bien jusqu’en 1868 quelques rixes entre les Américains et les jeunes gens de la tribu; mais ces querelles s’apaisèrent facilement à la voix du missionnaire. Toutefois comme les Blancs envahissaient leur territoire de plus en plus, ils pensèrent qu’il valait mieux pour eux avoir une _Réserve_ comme les autres Indiens. Ils demandèrent au gouvernement de leur en céder une: mais il se passa beaucoup de temps avant que les commissaires de Washington n’eussent signé le traité. Les conditions furent les suivantes: Le gouvernement leur paierait 200.000 dollars pour le territoire cédé, n’enverrait aucun agent et les laisserait sous l’autorité de leur chef. Le Président confirma la concession, mais ne voulut pas proposer au Congrès le paiement des 200.000 dollars. Les Cœurs d’Alène ne s’irritèrent pas de ce refus; mais, avec leur fierté ordinaire, ils répondirent qu’ils n’avaient pas besoin de l’argent américain; avec l’aide de la Robe Noire, ils sauraient rester bons chrétiens et bons citoyens; la Réserve et leur travail leur fourniraient le nécessaire. On lira avec plaisir le récit d’un épisode qui se rapporte à ces négociations. Un des chefs s’opposait à toute cession de territoire, et, mettant ainsi la division dans l’assemblée, entravait la conclusion du traité. Alors un autre chef se leva et voulut en vain rétablir le silence; d’autres essayèrent également sans plus de succès; le grand chef put à peine apaiser le tumulte pendant quelques instants. Mais bientôt, l’agitation et les cris recommençant de plus belle, le missionnaire qui, sur le désir des Indiens, assistait au conseil, se leva, et, d’une voix forte, interpella par son nom le perturbateur de la paix. Celui-ci s’esquiva tout honteux, et l’ordre se rétablit aussitôt. A cette vue, les commissaires protestants furent remplis d’étonnement; mais, au lieu de reconnaître dans ce fait la puissance de la religion catholique sur les sauvages, ils en prirent occasion de la dénigrer. Les missionnaires avaient à grand’peine détourné les Indiens de la chasse au buffalo, cause de graves désordres, pour les appliquer à l’agriculture qu’ils avaient en aversion, lorsque les Blancs, qui convoitaient les terres de la Réserve, commencèrent à l’envahir et à s’y bâtir des maisons. A cette nouvelle, le chef alla trouver le missionnaire pour lui demander conseil. Celui-ci lui recommanda de ne causer aucun dommage à ces Blancs qui en prendraient occasion de leur déclarer la guerre et de les chasser de la Réserve. «Tâche de les renvoyer doucement, et, ceux-ci une fois partis, empêche les autres de venir.» Ainsi fut fait. Il envoya quelques-uns des siens chercher, hors de la Réserve, un endroit favorable pour y construire des habitations; lui-même alla voir les Blancs, disant qu’il leur montrerait des terres meilleures que celles qu’ils occupaient et dont ils pourraient prendre possession légitime. Ainsi il les amena à déloger, sauf trois ou quatre qui refusèrent de partir; à ceux-là il offrit un prix raisonnable en chevaux ou en vaches s’ils voulaient vendre leur terre, et vint à bout de se débarrasser d’eux. Il chargea douze guerriers de parcourir chaque jour la partie la plus exposée de la Réserve, et s’ils y rencontraient des Blancs, ils devaient leur montrer les limites dont ils étaient les gardiens et leur dire qu’ils pouvaient s’établir en tel ou tel endroit hors de la Réserve. Cette manière d’agir continuée pendant trois ans mit fin aux litiges et empêcha l’invasion redoutée; les Blancs eux-mêmes, rendant justice à leur loyauté, se firent leurs protecteurs et les aidèrent à repousser ceux qui voulaient franchir les frontières. Dans la guerre des Nez-Percés avec les troupes des Etats-Unis, les Cœurs d’Alène s’employèrent de tout leur pouvoir à maintenir la paix sur leur territoire, empêchant les Nez-Percés de faire des incursions sur leurs terres et de tuer des Américains. De plus, ils leur firent savoir que, s’ils ne se retiraient pas de leur Réserve, ils prendraient les armes contre eux en faveur des Blancs. Ainsi ils obligèrent les guerriers de cette tribu à la retraite et sauvèrent la vie à des centaines d’innocents. Après le départ des Nez-Percés, les Cœurs d’Alène, sur l’ordre de leur chef Seltis, rappelèrent les familles qui s’étaient enfuies, et, en attendant leur retour, prirent soin de leurs champs et de leurs maisons. Ainsi la paix fut rétablie; les Blancs firent de grandes démonstrations de gratitude à ces bons Cœurs d’Alène, et le gouvernement bâtit sur leurs confins un fort pour les protéger. APPENDICE. _La chasse._ Toutes les tribus de l’ouest des Montagnes Rocheuses allaient, une ou deux fois l’an, à la chasse du buffalo dans les régions où ces animaux erraient en troupeaux de plusieurs milliers. Il y a une douzaine d’années, un Américain qui portait le courrier d’Helena à Benton, distance d’environ 175 milles, fut forcé de s’arrêter pendant dix heures sur les bords du fleuve Sunriver (rivière du Soleil) pour laisser passer un de ces troupeaux, lequel pourtant galopait à toute vitesse. Il devait donc y avoir là plusieurs milliers de buffalos. Les Indiens consacraient à ces chasses environ quatre mois de l’année; un peu plus d’un mois à l’aller et autant au retour, et plus de quarante jours à la chasse. Ceux qui y prenaient part emmenaient toute leur famille avec de nombreux chevaux qui portaient les bagages, tentes, couvertures, provisions, haches, couteaux et autres ustensiles. Les Yakima et les tribus voisines avaient à parcourir plus de 600 milles; les Cœurs d’Alène plus de 400, les Têtes-Plates plus de 200, tandis que les Corbeaux, les Pieds-Noirs, les Gros-Ventres et les autres tribus à l’est des Montagnes Rocheuses n’avaient à faire que peu de chemin. Parfois ils devaient traverser les plaines à l’est du Montana à la poursuite du buffalo qui lui-même parcourait des centaines de milles. Pour ces chasses, les Indiens ont de petits chevaux très rapides qu’ils montent merveilleusement. Lancés à la poursuite des buffalos, dès qu’ils les voient à portée de fusil, ils tirent, tout en courant à bride abattue, jusqu’à ce qu’ils aient disparu, ou que les chevaux soient épuisés, ou la nuit venue, laissant derrière les bêtes tuées ou blessées. La chasse terminée, ils reviennent à leur campement, et chacun raconte combien de buffalos il a tué pendant la journée et en quel endroit. Le lendemain toute la famille: hommes, femmes et enfants, vont dépecer les buffalos tués; les femmes emportent sur des chevaux les peaux et les quartiers de viande, laissant les os et les intestins. Quand la chasse est abondante, ils prennent les meilleurs morceaux, la langue et la peau, et laissent tout le reste en pâture aux loups, aux ours et aux oiseaux de proie. Les jours suivants, pendant que les hommes retournent à la chasse, les femmes préparent la venaison, la coupent par tranches et la font cuire à petit feu, pour la conserver des semaines et des mois entiers. S’il leur reste du temps, elles préparent aussi les peaux, et, par un travail de plusieurs semaines, les rendent assez souples pour en faire des couvertures, des chaussures et même des bottes et des habits pour les hommes. Une dizaine de jours plus tard, quand les buffalos décimés se sont éloignés, les chasseurs lèvent le camp et transportent leurs tentes là où ils comptent retrouver les troupeaux, à la poursuite desquels ils s’élancent de nouveau. Les Indiens catholiques ne font plus ces chasses; depuis que, sous la direction des missionnaires, en même temps que bons catholiques ils sont devenus bons cultivateurs, ils tirent plus de profit de la culture que de la chasse, et leurs mœurs sont moins exposées à se corrompre que dans ces expéditions où ils se trouvaient mêlés à toutes sortes de gens grossiers. Les tribus chrétiennes conservent encore ce qu’ils appellent la petite chasse, c’est-à-dire la chasse au cerf et au chevreuil dans leurs forêts. Cette chasse se fait toujours par des gens de la même tribu et généralement après les fêtes de Noël, lorsqu’ils reviennent de la Mission. Ceux qui veulent y prendre part, se réunissent entre eux et choisissent un chef, lequel autrefois devait être inspiré du grand Sunmesch (grand Esprit). Celui-ci fixe le jour du départ et le lieu du rassemblement où se rendent tous les chasseurs avec leurs familles et leurs bêtes de somme. Le premier soir, ils tiennent conseil et le chef, après avoir pris l’avis de tous, assigne à chacun son office et le poste qu’il doit occuper parmi les chasseurs rangés en cercle: ce cercle est d’autant plus grand qu’il y a plus de chasseurs: ainsi, pour quarante hommes, il a de quatre à cinq milles de circonférence. Dès avant l’aube, un des chasseurs, désigné par le chef, suspend à des pieux, dans un des secteurs du cercle, des peaux de cerf à moitié brûlées, à 70 ou 100 pas de distance l’une de l’autre; les chasseurs s’embusquent dans les trois autres secteurs, à 200 pas l’un de l’autre. Le cerf, qui veut sortir de l’enceinte, sent l’odeur des peaux brûlées et fuit vers le chasseur; aussitôt qu’il l’aperçoit, il revient en arrière; alors les chasseurs, sur un signal donné, s’avancent de conserve, rabattent les cerfs vers le centre, et quand ils en ont réuni un grand troupeau, ils en font à coups de fusil un véritable massacre. Ainsi, dans une seule journée de l’année passée, les chasseurs Spokanes en ont tué plus d’une centaine. A la tombée de la nuit, ils retournent au camp, mourant de faim et brisés de fatigue, n’ayant rien mangé depuis le matin, et ils s’étendent sur leurs peaux de buffalos. Les femmes allument du feu pour réchauffer les chasseurs et préparer leur repas. Le lendemain ils s’en vont chercher les cerfs tués, les rapportent au camp où on les distribue de la manière suivante: la peau, les pieds et la partie antérieure de l’animal reviennent à celui qui l’a tué; la tête au chasseur qui était le plus rapproché de lui; les épaules et les jambes, à la communauté. Et voilà toute une tribu en fête! FIN. TABLE DES MATIÈRES PRÉFACE 7 PREMIÈRE PARTIE. Six ans aux Montagnes Rocheuses 9 CHAPITRE I.--Le Voyage 11 CHAPITRE II.--Spokane et les Indiens 33 CHAPITRE III.--Une Paroisse américaine, Frenchtown, ou «la Ville Française» 65 CHAPITRE IV.--Une Paroisse américaine (suite) 95 CHAPITRE V.--Seattle, ou la Reine du Pacifique 127 SECONDE PARTIE. Monographies Indiennes. CHAPITRE I.--Une tribu païenne: les Pieds-Noirs La nation des Pieds-Noirs 137 Les premiers chevaux 141 Mode d’élection des chefs 144 La civilisation chez les sauvages 148 La médecine des sauvages et autres causes de destruction 154 L’homme de médecine chez les Corbeaux 155 L’eau-de-vie 163 Extinction de la race 165 Le massacre des Pieds-Noirs par les troupes du colonel Baker 166 Sépultures indiennes 167 Enterrés vivants 171 Vieux Pharisien et femmes scalpées 172 La chevelure d’un Corbeau 174 Le sacrifice au Soleil ou la loge de médecine 175 Mythologie de la loge de médecine 179 Le Napi ou le Vieux des Pieds-Noirs 182 Une pipe vendue pour trente chevaux 186 Prière d’un sauvage 188 Le Barbier indien 189 Une histoire d’ours 190 Histoire d’un serpent 194 Serpents à sonnettes 195 Le climat du pays des Pieds Noirs 197 CHAPITRE II.--Une tribu chrétienne: les Cœurs d’Alène La tribu des Cœurs d’Alène 201 Conversion des Cœurs d’Alène 204 Douceur chrétienne des Cœurs d’Alène 208 Civilisation des Cœurs d’Alène 212 Piété des Cœurs d’Alène 213 Éducation de la jeunesse chez les Cœurs d’Alène 215 Arrivée d’un missionnaire chez les Cœurs d’Alène 216 Les fêtes religieuses chez les Cœurs d’Alène 222 Le gouvernement et la Réserve des Cœurs d’Alène 229 APPENDICE.--La Chasse 233 Imprimé par Desclée, De Brouwer et Cie., Lille--Paris--Bruges. NOTES: [A] En Juillet 1911, des fêtes commémoratives de ce _baptême_ furent célébrées à Saint-Dié, sous la présidence du ministre français des colonies et de l’ambassadeur des Etats-Unis, à Paris, M. Bacon. [B] Une nouvelle cathédrale est en construction. [C] Un savant anglais, Charles-G. Leland, a publié une étude sur ce sujet. Voir _La Dépêche_ de Lille, 10 octobre 1911. [D] Le Montana est aujourd’hui divisé en deux diocèses: celui d’Héléna, et celui de Great-Falls. [E] De Baudoncourt, _Histoire populaire du Canada_, p. 57. [F] Le dollar vaut cinq francs. [G] Les syndics, élus à la majorité des suffrages, forment le conseil du curé. Il n’y a pas d’autres représentants de l’autorité dans la paroisse. Pas de maire, pas d’adjoints. [H] Comparer les légendes bretonnes par rapport aux menhirs aux pierres roulantes et au loup-garou. *** End of this LibraryBlog Digital Book "Au Pays des Peaux-Rouges - Six ans aux Montagnes Rocheuses; Monographies indiennes" *** Copyright 2023 LibraryBlog. 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