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Title: L'amour en Russie Author: Anet, Claude Language: French As this book started as an ASCII text book there are no pictures available. *** Start of this LibraryBlog Digital Book "L'amour en Russie" *** CLAUDE ANET L’amour en Russie QUINZIÈME ÉDITION PARIS BERNARD GRASSET, ÉDITEUR MCMXXIII L’amour en Russie OUVRAGES DU MÊME AUTEUR: VOYAGE IDÉAL EN ITALIE. 1 vol. PETITE VILLE. 1 vol. LES BERGERIES. 1 vol. LA PERSE EN AUTOMOBILE. 1 vol. NOTES SUR L’AMOUR. 1 vol. LA RÉVOLUTION RUSSE. (Mars 1917-Juin 1918) 4 vol. ARIANE, _jeune fille russe_. 1 vol. Les 144 quatrains authentiques d’Omar Khayyam, traduits du persan en collaboration avec Mirza Muhamad de Kazvin. 1 vol. TSAR SALTAN, traduit de Pouchkine, illustré et décoré par Nathalie Goutcharova. 1 vol. QUAND LA TERRE TREMBLA (Bernard Grasset, éditeur). 1 vol. EN PRÉPARATION: NOTES SUR L’AMOUR, avec dessins originaux de Pierre Bonnard, gravés sur bois. CLAUDE ANET L’amour en Russie PARIS BERNARD GRASSET 61, RUE DES SAINTS-PÈRES 1922 IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE DIX EXEMPLAIRES SUR JAPON IMPÉRIAL NUMÉROTÉS DE 1 A 10; TRENTE EXEMPLAIRES SUR PAPIER HOLLANDE V G NUMÉROTÉS DE 11 A 40 ET SOIXANTE-DIX EXEMPLAIRES SUR PAPIER VÉLIN PUR FIL LAFUMA NUMÉROTÉS DE 41 A 110 Tous droits de traduction, de reproduction et d’adaptation réservés pour tous pays. _Copyright by Claude Anet 1922._ L’amour en Russie Si Stendhal avait connu la Russie, il l’aurait adorée. Il n’y aurait vu nulle part la vanité desséchante qu’il abhorrait en occident. Il y aurait trouvé quelque chose qui n’est que de ce pays-là--une certaine façon directe de regarder et de traiter les choses de l’amour, en dehors de toutes conventions mondaines et sociales, une volonté arrêtée de décider chaque cas passionnel en soi, sans s’inquiéter des convenances et des habitudes, et surtout sans se préoccuper de ce qu’en penseront les voisins. Il y a en Russie un mépris complet de l’opinion publique. Et encore, en écrivant cela, je reste l’esclave des formes occidentales. Pour un Russe qui aime, il n’y a pas d’opinion publique; donc il ne peut la mépriser. Tout drame d’amour est un drame à deux ou à trois, «entre colonnes». Le chœur antique, qui n’est jamais absent de la scène dans nos sociétés européennes (Dame Gossip dans les romans de Meredith), ne figure pas dans la tragédie russe. De là quelque chose de magnifiquement spontané dans la naissance et dans le développement des passions. L’amour en occident évoque l’idée d’un jardin à la française où les eaux coulent dans des canaux tracés avec art, s’étalent dans de beaux bassins sous des ombrages taillés, et gardent dans leur cours quelque chose de noble et de retenu. Partout on sent l’action du commandement suprême: «Tu n’iras pas plus loin.» Le désordre et l’imprévu ne peuvent y trouver leur place. Cette contrainte est impossible en Russie. On n’y souffre les liens ni de la loi, ni des usages, ni, j’ose le dire, de la raison. De là, pour le Russe, l’obligation de créer à chaque jour sa vie, d’agir à tout instant suivant la logique de ses sentiments. Il n’est pas comme le juge anglais qui ne décide que sur précédents; il n’y a pas d’usage; chaque cas est nouveau pour lui; il se sent libre de le traiter suivant ses émotions du moment. Il ne songe ni au passé, ni à l’avenir. Une liberté d’action si grande, un manque si total de tradition amènent, comme on l’imagine, les situations les plus surprenantes, les résultats, à nos yeux, les plus imprévus. Mais ces situations ont pour nous un prix inestimable, car elles sont toujours le produit d’un jeu libre des sentiments et des passions et ne doivent rien à l’odieux _cant_, au haïssable «qu’en-dira-t-on?» qui règne sur le monde européen. La solution russe, quelle qu’elle soit, a une valeur parce qu’elle est sortie naturellement d’un pur conflit passionnel et qu’elle nous montre ainsi «notre cœur à nu». Dans un conflit analogue, en France ou en Angleterre, mille éléments étrangers interviennent dans le débat. Un mari trompé, s’il y a scandale, est obligé de penser au divorce ou à la séparation; l’honneur marital ne lui permet pas d’accepter ce que l’on considère, on ne sait trop pourquoi, comme un affront. Si, seul en face de lui-même, il incline à la solution paresseuse, le monde est là pour le contraindre à l’action. Famille, voisins, amis, relations de cercle ou d’affaires ne lui laissent pas la possibilité de vivre à sa guise. Il sent le poids de l’opinion publique, hélas! toute-puissante sur un homme sociable et qui ne s’appartient pas. Cette contrainte est si ancienne dans nos sociétés occidentales qu’elle n’a plus besoin de s’exercer extérieurement tant elle a gagné d’empire à l’intérieur des âmes. On en arrive à se demander si la plupart de nos contemporains sont capables d’un acte spontané, jailli du fond d’eux-mêmes, et si, aujourd’hui, en face d’un fait donné, ils ne réagissent pas automatiquement, en suivant les ordres secrets imprimés en eux par une tradition séculaire de vie menée en société et sous le regard des voisins. L’individu échappe à cet esclavage en Russie. Ce qu’il fait de sa liberté au delà de la Vistule est une autre affaire; mais, s’il la sacrifie, ce n’est pas à un faux point d’honneur et à des convenances qui n’ont, à ses yeux, rien à voir dans la matière. * * * * * Les esprits européens se tromperaient grandement s’ils voulaient conclure de cette faiblesse du sentiment social et de cette absence de tradition à un manque de culture et de civilisation. C’est une autre civilisation, raffinée, profonde, subtile plus que la nôtre, avec des complications presque incompréhensibles pour nous, et qui se développe sur un rythme et avec des cadences qui nous sont étrangers; c’est un bouillonnement de forces désordonnées, presque vierges, incontrôlables; ce sont les contrastes que l’on trouve sur la terre russe, glacée pendant six mois de l’année, où le printemps donne le vertige, où l’été est accablant comme dans l’Asie centrale. * * * * * LE DON JUANISME ET LA RUSSIE.--Don Juan est né en Espagne. Mais il est de France, d’Angleterre et d’Italie. Je l’ai cherché dans mes voyages en Russie. Je ne l’ai trouvé nulle part, ni chez mes contemporains, ni dans les récits des femmes, ni dans les légendes, ni parmi les héros des romanciers. Il ne figure pas dans l’étonnante collection des types russes que Gogol a immortalisés dans les _Ames mortes_; il n’est ni chez Dostoievski, ni chez Tolstoï, ni chez Lermontof, pas plus que chez Gontcharof, Griboiedof ou Tchekhof. Pouchkine a écrit, à l’imitation de Byron, un _Don Juan_ qui n’a pas un trait spécialement russe. Ailleurs, son _Eugène Onéguine_ est un assez plat dandy. Don Juan n’est pas de ce pays[1]. Lorsque je fis cette découverte, j’eus un frisson de plaisir à voir s’ouvrir devant moi une belle piste de pensées qui me ferait pénétrer plus avant dans la connaissance de l’âme russe, voire dans celle de Don Juan. Pas de Don Juan dans ce pays où les passions de l’amour sont si fortes! Et je me suis mis à en chercher les raisons. [1] Le seul Don Juan russe que j’aie trouvé est le prince Korasof dans _le Rouge et le Noir_. Le petit cours de don juanisme qu’il fait à Julien Sorel est excellent, mais ce Russe me paraît être devenu, à notre contact, tout à fait européen, ce qui n’est, du reste, pas impossible. Enfin il est là en qualité de conseiller. Garderait-il dans la passion ce beau sang-froid qui étonne Julien. Un jeune officier qui court les femmes, les filles et les soupers n’est pas un Don Juan. Il dépense un surplus de force, sans choix au hasard de rencontres où il ne mêle que la partie animale de lui-même. Don Juan est une volonté qui n’abdique jamais. Il domine, et les événements, et les femmes qu’il presse dans ses bras. Quoi qu’il arrive, il reste maître de soi. Le souci de la maîtrise de soi est un sentiment étranger à l’âme russe. Elle a, du reste, des détentes si brusques qu’elles défient tout cran d’arrêt. Le Russe ne cherche pas à dominer et à être vainqueur dans l’éternel duel de l’amour. Aime-t-il? il met son orgueil à se laisser tyranniser par sa maîtresse. Il trouve une joie amère à s’abaisser. En lui, l’idée de sacrifice est toujours forte. Il croit se grandir ainsi aux yeux mêmes de l’être auquel il se donne. (Fatale erreur!) A l’avance il est prêt à accepter toutes les humiliations, et la femme ne les lui ménage pas. Que nous sommes loin du don juanisme! Cet abandon de soi-même a de multiples conséquences. J’en indique une de caractère physiologique, avec la retenue dans les mots qu’un sujet délicat comporte. L’amour, commerce des âmes, est aussi un rapprochement des corps. Les organismes féminins et masculins évoluent dans cette prise de contact suivant la cadence d’un rythme différent:--la femme, à l’ordinaire, sur un mode ralenti; l’homme dans un _tempo_ plus accéléré. Il est pourtant essentiel que ces parties soient concertées. Cela implique une grande sûreté de soi chez l’homme qui, tout tendu qu’il est, doit savoir patienter, altruiser, amener la femme au point où il en est lui-même et ne la prendre enfin qu’à l’instant où elle se donne. Si l’homme, ne songeant qu’à soi, se rue sur une femme qui ne l’attend pas, il la froisse, il la blesse, et pratique sur elle un viol véritable. La femme, exaspérée de n’avoir pas touché le bonheur promis, se venge longuement des déconvenues du lit. Le Russe qui s’abandonne à ses passions avec tant de joie saura-t-il à la minute décisive rester maître de lui? Cela est peu probable. Et l’ère s’ouvre des durables malentendus. Les âmes éthérées repousseront avec horreur cette explication matérialiste. Aussi je m’empresse de leur en fournir une autre qui les satisfera davantage. Don Juan ne triomphe pas seulement dans la physique de l’amour. Il veut aussi régner sur les âmes et n’ignore pas les voies par où on y arrive. Est-il une femme si haut placée qu’elle soit, si orgueilleuse qu’on l’imagine, qui ne désire ardemment, sans peut-être même se l’avouer, rencontrer enfin l’être supérieur auquel elle sera heureuse d’obéir? Le tout de l’amour n’est-il pas pour la femme dans un acte de soumission, voire d’anéantissements, aux pieds d’un maître et le geste de la Madeleine devant le Christ n’est-il pas le geste suprême par lequel la femme atteint au bonheur? Mais notre Russe, bien éloigné de se faire laver les pieds par sa maîtresse, n’aspire qu’à se précipiter aux genoux de celle qu’il adore et à les inonder de ses larmes. Et pourtant il est aimé, lui aussi. Mais de quel étrange amour, où l’orgueil, la fierté d’âme, le désir du sacrifice, l’amour-propre qui ne veut pas reconnaître ses erreurs jouent le rôle principal. La femme russe s’attache à des raisons morales; elle exalte en son amant une qualité qu’elle croit y apercevoir. Elle pense à un moment où il s’est montré supérieur à lui-même. Et la femme russe est si merveilleusement douée, un composé si étrange de défauts et de qualités qui se contredisent--en vérité, on ne sait comment ils peuvent vivre ensemble,--que l’on voit dans ce pays des liaisons cimentées de la façon la plus artificielle et pourtant durables. Mais aussi que de ruptures brusques, inattendues, inexplicables! * * * * * Continuons notre promenade. Dans ce pays où la vanité ne joue presque aucun rôle, la femme ne juge pas qu’il lui soit avantageux de paraître inaccessible. Elle se rend avec une facilité surprenante et pour des raisons si simples, ou si compliquées, qu’il faut renvoyer à un autre chapitre (ou volume) d’en rechercher les causes. La lutte qui remplit une partie de notre littérature entre le devoir et la passion n’existe guère chez les Slaves. La femme commence là-bas par où elle finit chez nous: elle se donne. Nous mettons un point final à l’histoire. Elle ne fait que commencer en Russie. La conquête de la femme s’y fait après ce que les romantiques appellent la chute et «les dernières faveurs» sont pour elle les premières. Alors seulement commence le combat véritable, une lutte plus secrète, plus ardue, plus subtile... Mais notre Don Juan a ajouté un nom à la liste des mille et trois et, sans se soucier davantage de ce qu’il regarde comme une place qui a capitulé, vole à une autre conquête. Ainsi ne peut-il goûter en Russie aucune jouissance d’orgueil. Mauvais terrain pour Don Juan. Cherchera-t-il son plaisir dans la conquête morale d’une femme qu’il a déjà eue dans ses bras? Cela est peu dans le caractère de Don Juan, occidental qui pense qu’une femme, après le don de son corps, ne peut lui offrir rien de plus précieux. Un peu plus loin encore... Quelle est la plus haute et la plus difficile conquête de Don Juan? Celle d’une femme pieuse. Quel est le rival le plus difficile à vaincre? Dieu. Aussi faut-il que la discipline religieuse la plus étroite, la plus raisonnable ait formé l’âme de cette femme, qu’elle soit menée au jour le jour dans les chemins du devoir, qu’elle n’ait pas une vue mystique de la Divinité, car par la porte du mysticisme où ne va-t-on pas et dois-je rappeler ici le mot admirable de Mᵐᵉ Krudener à son amant au moment qu’il lui faisait sentir l’aigu du plaisir de la chair: «Ah! Dieu, je te demande pardon de l’excès de mon bonheur!», donnant par ce cri, que peut seule se permettre une mystique, un prix presque divin à une joie terrestre? Il faut que cette femme soit dirigée par un prêtre plein de sévérité et de raison, qu’elle soit attachée à la lettre et à l’esprit de la loi divine. Don Juan, alors, comme Jacob, se collette avec Dieu. Il n’est pas de lutte plus difficile; il n’est pas de victoire plus glorieuse. Mais, cette femme, où la trouver en Russie? Où chercher la discipline d’esprit, l’amour de la règle, l’éducation rationnelle des âmes? Le mysticisme est si profond dans ce peuple qu’il s’y allie au matérialisme le plus grossier. S’il s’empare d’une âme religieuse, il y amène l’étonnant déchaînement de sensualité qu’on voit dans tant de sectes russes. Notre Don Juan, que fera-t-il de ces mystiques par qui la chair--dont pourtant elles tirent tant de joies--est considérée comme sans valeur! * * * * * L’ennui, ce n’est pas assez dire, le désespoir, «l’âme malade» des femmes russes est la cause suffisante des succès des hommes à bonne fortune dans ce pays. Il faut aller plus loin. Le désir de s’humilier, le dégoût de soi-même, d’autant plus grand que l’âme est plus haute, l’attirance des bas-fonds, le vertige que l’on a quand on les regarde d’une grande élévation, une religion toute pleine de mysticisme et de peu de secours dans le train ordinaire de la vie,--voilà les causes profondes qui expliquent les catastrophes où sombrent beaucoup de nobles vies. * * * * * Je l’ai dit: les femmes russes commencent par se donner. Les Européennes, qui savent mettre un prix élevé leur conquête, qui se défendent avec tant d’art et qui ne se rendent qu’après un long siège, disent avec un peu de mépris:--Voilà des femmes faciles et qui ne s’estiment pas bien haut. Mais les Russes répondent:--Pourquoi faire du don de votre corps une chose si précieuse? Avec tous vos grands airs, vous êtes au fond des matérialistes assez vulgaires. Les efforts par lesquels vous défendez votre chair, nous les réservons pour la défense de notre âme. Un homme qui possède votre corps est-il donc votre maître? Lui avez-vous tout donné en tombant dans ses bras? N’est-il rien que vous mettiez au-dessus du commerce de la chair? Est-ce là ce qu’il y a de plus précieux en vous? N’avez-vous pas un jardin secret dont vous gardez la clef? * * * * * LES FILLES.--Le peuple anonyme des filles remplit les villes petites et grandes de la Russie. Il a sa plèbe obscure et affamée--j’ai vu sur les quais de Kertch, une «ex-femme», une ivrognesse en haillons se prêter aux débardeurs derrière des tas de marchandises pour une pièce de cinq kopeks (douze centimes et demi)--et ses étoiles de première grandeur. Il est difficile de donner ici des caractéristiques qui, à force d’être générales, finiraient par n’être plus que des mots vides de sens. Et pourtant, devant ce sujet, je sens bien que les filles russes ont quelque chose au fond d’elles, oui, même chez les plus basses, qui ne permet pas de les assimiler à leurs sœurs françaises, anglaises ou allemandes. Il semble qu’elles ne se livrent pas tout entières, qu’elles s’arrangent dans l’excès de leur humilité et de leur abaissement pour garder de quoi se racheter à leurs propres yeux. D’autre part, elles n’ont pas l’amour de leur métier. Elles n’aiment pas la besogne bien faite. Elles n’y apportent ni science, ni art, ni complaisance, et je suis sûr qu’elles jugeraient très dépravées leurs consœurs occidentales et horizontales qui connaissent plus d’un tour. «They have’nt good bed room’s manners», me disait un Anglais qui savait que ces manières-là on ne les trouve guère qu’en France, pays de grande et antique civilisation. Elles sont celles en qui vont les péchés d’un peuple, pour employer une expression bien inutilement religieuse de Mallarmé, et à cela se borne leur ambition. Dans la classe plus relevée qui fréquente les music-halls et les cabarets, il ne semble pas que la technique se soit développée, mais certains traits particuliers apparaissent. Ces filles n’acceptent guère de gagner mécaniquement leur vie: il faut les intéresser à ce qu’elles font et elles ne tolèreraient pas que l’homme se montrât égoïste. Elles ne veulent pas jouer la comédie du plaisir; elles entendent le partager. Étranges professionnelles! Dans cette famille-là, on trouve la variété des soupeuses. Ce sont des filles dont le métier est d’être les compagnes des gens qui passent la nuit au cabaret. Elles s’assoient à leur table, écoutent les tziganes qu’ils ont fait venir dans leur cabinet particulier, mangent pour vingt-quatre heures, boivent du champagne, aident les hommes à se griser et, au petit jour, s’en vont chez elles à moitié saoules, mais pareilles à la grande Isis, dont nul n’a soulevé le voile. Plus haut, la courtisane rejoint la femme dont, comme on sait, on peut tout dire quand elle est russe. Je pense qu’il est plus rare que partout ailleurs de voir une courtisane mourir ici dans l’opulence, non pas qu’il ne lui soit passé beaucoup d’argent dans les mains, mais par incapacité de le retenir. Elle est souvent épousée, sans qu’elle ait le moindre souci de finir ses jours dans la respectabilité. Si elle se marie, ce n’est certes pas par déférence pour l’opinion, mais parce que «cela se trouve ainsi», et à l’ordinaire, parce qu’un de ses amants l’en a longuement suppliée. Ah! que la Volga est éloignée de la Seine! Ce mariage n’a qu’une brève durée, semblable en cela, du reste, à la plupart des mariages russes. Le patient édifice construit pierre à pierre par une de nos ingénieuses et économes ouvrières françaises, cet édifice qui devient maison bourgeoise ou palais, ne peut être élevé sur le friable sol russe. NADIA Le jeune lieutenant de dragons, Alexandre Naudin, avait suivi pendant un an l’excellent cours de russe que professe, à l’École des langues orientales vivantes de Paris, M. Paul Boyer. Il savait la grammaire, la syntaxe et les lois compliquées de la phonétique russe. Il était capable de lire un texte facile mais il parlait avec peine. Il décida de se perfectionner dans cette langue ardue, demanda et obtint un congé de trois mois pour un voyage d’études au pays des tsars. Il faut avouer qu’il était attiré aussi en Russie par les récits des camarades qui l’y avaient précédé et en avaient rapporté des souvenirs bien séduisants. Alexandre Naudin (il était fils d’Édouard Naudin, de la maison Leredu, Naudin, Jouaust et Cⁱᵉ, bonneterie en gros, à Troyes, le premier crédit de la place), avait des rentes suffisantes pour se permettre de voyager agréablement sans être obligé de consulter à chaque fin de journée l’état de sa bourse. Il se rendit directement de Paris à Moscou par Varsovie. Là, il fit la connaissance d’un officier, Serge Platonof, avec lequel il passa quelques soirées. Ils allèrent dans les lieux de plaisir, entendirent des chanteuses françaises et des girls anglaises, applaudirent des acrobates japonais et des lutteurs de Carélie. Le commencement de juillet était déjà chaud et orageux, comme il arrive à Moscou, et le séjour de la ville lui parut sans agrément. Comme il s’en ouvrait à son nouvel ami, celui-ci lui dit: --Il faut venir chez nous en hiver. Tous nos amis sont maintenant aux eaux du Caucase, en Crimée ou dans leurs biens. C’est là que vous verrez la société russe. Puisque vous êtes libre de votre itinéraire, allez donc au Caucase. La nature y est riche, avec quelque chose de sauvage que vous ne connaissez pas en Europe. Vous y trouverez des femmes ravissantes et faciles; cela a son prix quand on voyage. Je vous donnerai une lettre pour un de mes amis qui est aide de camp du vice-roi à Tiflis. Grâce à lui, je pense que votre séjour sera plein d’agrément. Deux jours après, Alexandre Naudin montait dans le train de luxe qui mène aux eaux du Caucase par Rostof sur le Don; mais il ne s’arrêta ni à Piatigorsk, ni à Essentouki. Les stations d’eaux modernes lui paraissaient peu dignes d’intérêt. Il voulait voir des sites et des cités qui eussent plus de couleur locale et continua sa route jusqu’à Vladicaucase, charmante petite ville située au nord des derniers contreforts de la chaîne élevée qui sépare le Transcaucase des plaines du Caucase septentrional et de la Russie. Il passa la fin de l’après-midi et la soirée dans le beau jardin de la ville sur les bords du Térek dont les flots limoneux arrivent en bondissant tout droit des montagnes. La chaleur était grande déjà. Les habitués du jardin, dès six heures, venaient chercher la fraîcheur sous les ombrages au long des eaux courantes. Les parents s’asseyaient au restaurant, jouaient à la préférence ou au vinte. Les jeunes filles, gymnasistes et autres déjà sorties des écoles, se promenaient par couples dans les allées. Elles portaient toutes des robes de toile blanche très fine, et, à cause de la température élevée, elles n’avaient sous leur robe exactement qu’une chemise, ce dont, lorsqu’elles passaient entre le soleil couchant et un observateur intéressé, il était aisé de se convaincre. Le jeune Alexandre Naudin se crut entré dans le paradis des houris dès son arrivée en Orient. Assis sur un banc, il savourait la volupté tiède de l’heure, en regardant flâner devant lui ces jeunes filles, riantes ou sérieuses, dont plus d’une lui jetait, comme au vol, un coup d’œil vif au passage. De beaux yeux noirs qui se ferment à moitié, un éclair soudain de dents blanches entre des lèvres qui ne doivent leur rougeur qu’au sang frais de l’adolescence, les tissus légers et presque transparents qui couvraient ces corps juvéniles, il y avait là de quoi, il faut en convenir, faire perdre la raison à un officier de dragons de l’armée française. Alexandre Naudin pensait déjà à ne pas quitter Vladicaucase et à y achever le temps de son congé. Où trouverait-il un plus agréable jardin, des eaux plus fraîches, un décor de montagnes plus pittoresque et des femmes plus séduisantes? Mais il faut avouer qu’au sein même de ces délices le jeune lieutenant éprouvait un certain malaise. Ces beautés n’étaient point des femmes, mais des jeunes filles. Alexandre Naudin avait reçu une éducation excellente, dans sa famille bourgeoise d’abord, ensuite à l’école des Postes, et au régiment enfin. Et comme un jeune homme bien élevé, il n’avait jamais eu l’impertinence de discuter les idées traditionnelles qu’on lui avait inculquées et les règles de conduite qu’il faut suivre. Or, il est évident, bien que sous-entendu, qu’un jeune homme, et surtout un officier, et singulièrement un officier de cavalerie, le monde lui appartient: il peut y faire, comme on dit, les quatre cents coups, à condition de ne pas toucher aux jeunes filles. Les jeunes filles, on les épouse, mais on ne s’amuse pas avec elles. Ces commandements de la morale qui a fait la force de notre pays y sont, grâce à Dieu, respectés aujourd’hui, et pour longtemps encore, je l’espère. Aussi la présence de ces jeunes filles ne laissait-elle pas que d’inquiéter notre lieutenant. Alexandre Naudin pensait avec Leibnitz, qu’il n’avait jamais lu, que toutes choses sont réglées pour le mieux dans le meilleur des mondes, que les jeunes filles sont faites pour être épousées, qu’épouses, elles ont des enfants et deviennent du coup sacrées, et que pour les plaisirs naturels des hommes, il est une classe de femmes, nombreuse, variée, où l’on peut exercer sans scrupule de conscience le droit de choix. A trente ans, je le sens bien, Alexandre Naudin qui n’est pas un nigaud aura fait quelques pas de plus et compris des choses qui lui échappent encore. Mais quoi? il n’a que vingt-quatre ans au moment où cette histoire commence et finit. Il hésitait donc à aborder ces jeunes filles qui lui souriaient pourtant avec sympathie. Sous le feu de leurs regards, il brûlait, mais n’osait déclarer sa flamme. Vingt fois, il fut sur le point de se décider; vingt fois il recula. Cependant il se promenait dans les allées éclairées, bombant le torse, tendant le mollet. Pour mettre le comble à son malheur, les jeunes filles étaient toujours par groupe de deux, de trois ou de quatre. En eût-il trouvé une isolée, peut-être l’aurait-il poursuivie. Mais on voit la difficulté qu’il y a à entrer en conversation avec plusieurs jeunes filles, riantes et moqueuses, surtout lorsqu’on ne parle pas couramment leur langue, malgré les excellentes leçons de M. Paul Boyer. Il passa ainsi une soirée délicieuse et tourmentée, et l’âme pleine de regrets, il quitta le jardin de la ville pour une nuit agitée dans un médiocre lit d’hôtel. Le lendemain matin, il prenait place à la première heure dans une des nombreuses automobiles assurant le service entre Vladicaucase et Tiflis par la fameuse route militaire de Géorgie qui franchit la chaîne du Caucase. La beauté des sites traversés, leur variété, leurs contrastes ramenèrent la paix dans l’âme de notre voyageur. Il chemina d’abord dans les gorges au fond desquelles coule le Térek mugissant. Il admira, sur un roc élevé dominant la rivière, les ruines du château de la reine Tamara d’où l’on précipitait au matin dans les eaux écumantes les voyageurs dont cette femme altière avait bien voulu faire ses amants d’une nuit. Après deux heures et demie de montée continue, et après avoir traversé la passe fameuse du Dariel, l’automobile arriva à la station de poste du Kasbek où un déjeuner était préparé. Alexandre Naudin mangea de grand appétit des écrevisses pêchées dans les torrents glacés des montagnes; on lui servit du vin capiteux de Kachétie et, en attendant le départ de la voiture, il fuma une cigarette en face du pic volcanique du Kazbek qui élève à plus de cinq mille mètres ses neiges éternelles et ses rocs où fut enchaîné Prométhée. Il se sentait plein d’allégresse et se félicitait d’avoir suivi le conseil de son camarade de Moscou qui l’avait envoyé au Caucase. Les heures passées au jardin de la ville à Vladicaucase paraissaient lui promettre dans un avenir prochain des félicités sans pareilles et ce fut de la meilleure humeur du monde qu’il poursuivit son voyage en automobile à travers les régions sauvages et grandioses de l’Ossétie. Après une heure et demie encore de montée, ils atteignirent le sommet du col, la passe Krestovski, qui est à près de deux mille cinq cents mètres, et, avec la longue descente sur Tiflis, ce furent de nouveaux enchantements. Comme par miracle, le paysage changea en un clin d’œil. Plus de gorges resserrées, mais de vastes étendues. Un large panorama s’ouvrait devant les yeux ravis de notre lieutenant. Dans cette marche rapide vers le sud et les pays brûlés de soleil, la végétation devenait à chaque instant plus riche. Des souffles tièdes et parfumés passaient dans l’air et les noms mêmes des villages traversés, Passanaour, Ananaour, avaient quelque chose de voluptueux. Vers les quatre heures, Alexandre Naudin aperçut dans le lointain, tapie dans une vallée aux flancs rocheux et dénudés, une grande ville au-dessus de laquelle flottait une buée. C’était Tiflis. Il n’y arriva qu’à six heures. La chaleur était grande encore; il était couvert de poussière et meurtri par les cahots de la route. Il descendit à l’hôtel de Londres, au bord de la Koura. Il était dans une telle fièvre à l’idée de jouir rapidement de la vie caucasienne qu’il porta, le soir même, la lettre de recommandation qui lui avait été remise pour l’officier d’ordonnance du vice-roi et il eut presque un accès de désespoir lorsqu’il apprit que cet officier, Ivan Iliitch Poutilof, était pour trois jours encore aux eaux de Borjom. Il lui semblait qu’il ne rattraperait jamais ces trois jours perdus, car notre ami Alexandre Naudin sentait bien que, dans un pays si neuf pour lui, il avait besoin d’un guide et que, laissé à lui-même, il ne saurait découvrir les charmes secrets de Tiflis. Force lui fut de prendre patience et il consacra ces trois jours «rayés de ma vie», disait-il, à parcourir la ville et à se familiariser avec les lieux où il se promettait tant de bonheur. Bien qu’il fût seul et qu’il n’eût pas beaucoup de ressources en lui-même, Alexandre Naudin prit plus de plaisir qu’il ne l’espérait à visiter Tiflis. Il parcourut les bazars et la vieille ville où la Koura est serrée entre les murs d’antiques maisons; il flâna dans le quartier persan, s’aventura jusqu’au pittoresque jardin botanique installé dans les ruines de l’ancienne forteresse des chahs Séfévides. Il y but du kéfir, boisson qu’il jugea fade. Vers les six heures, il se promenait sur la perspective Golovine et goûtait chez le pâtissier français de l’endroit où il bavardait un moment. Malheureusement les théâtres étaient fermés et les soirées lui parurent longues. Et cela d’autant plus que la chaleur dans la journée était excessive, qu’ayant passé la matinée à courir la ville, il faisait comme tous les habitants de Tiflis une longue sieste après déjeuner, et, ainsi reposé, se trouvait peu désireux, le soir, de se coucher de bonne heure. Mais Tiflis ne possédait pas un jardin comparable à celui de Vladicaucase. Ses trois jours de purgatoire prirent fin et à la date fixée il eut le plaisir de rencontrer le capitaine Ivan Iliitch Poutilof. C’était un jeune homme d’à peine trente ans, déjà couvert de décorations et auquel le plus brillant avenir militaire paraissait assuré. Il témoigna un grand plaisir à faire la connaissance de son frère d’armes français. A voir la façon dont il le reçut et dont il décida de se consacrer à lui pendant son séjour à Tiflis, il semblait que sa vie n’eût jusqu’alors pas eu de but et que l’arrivée d’Alexandre Naudin vînt combler un vide cruellement ressenti. Il lui demanda aussitôt le nom de son père, et du coup, Alexandre Naudin devint Alexandre Edouardovitch. Dès le premier soir, l’officier russe emmena son camarade dans un des cercles d’été sur la rive gauche de la Koura. C’était un jardin où l’on soupait en plein air à partir de onze heures. Toute la société de Tiflis s’y trouvait rassemblée et, à la voir manger de grand appétit, Alexandre Naudin eut la solution d’un petit problème qui s’était posé à lui depuis qu’il était arrivé dans la capitale du Caucase: celui de l’heure des repas pour les habitants de la ville. Il avait vu du monde à déjeuner dans les hôtels ou restaurants où il fréquentait. Mais à quelque heure et où qu’il se présentât pour dîner, il se trouvait seul. Quel était ce mystère? Il en demanda l’explication à Ivan Iliitch. Celui-ci lui répondit: --Mon cher Alexandre Edouardovitch, nous déjeunons, en effet, comme vous, entre midi et une heure. Puis vient la sieste, repos sacré pour les Russes et les Caucasiens dans notre été torride. Après la sieste, vers les cinq ou six heures, nous prenons le thé ou chez un pâtissier ou, de préférence, chez nous. Et la vie de société recommence avec le souper que vous voyez ici. Comment donc vivre de jour, alors que les nuits du Caucase sont incomparables? Hommes, femmes, jeunes filles se retrouvent ici le soir et y restent jusqu’à une ou deux heures du matin. On se promène, on cause, on écoute la musique, on mange, on boit et, enfin, on a les joies du loto auxquelles je vais vous initier. Alexandre Naudin vit au fond du jardin un grand tableau divisé en cent petites cases dans lesquelles s’affichaient, selon l’appel crié à haute voix par un croupier, les numéros sortis. L’assemblée suivait le jeu avec un intérêt passionné, tout en soupant. Les deux officiers achetèrent chacun une carte pour le prix d’un rouble et se mirent à pointer les numéros appelés. Le hasard voulut que notre jeune officier complétât sa carte le premier. Il le dit à son ami qui cria d’une voix forte: --_Davolno._ (Satisfait.) Le jeu aussitôt s’arrêta. Un employé vint prendre la carte gagnante et la porta au vérificateur. Il revint un instant après et dit: --Correct. Ayant ainsi parlé, il aligna sur la table soixante-six roubles. De toutes parts les gens se retournèrent pour voir l’heureux gagnant et, comme on ne le connaissait pas, on le regarda plus longuement. Le jeune Alexandre Naudin jouissait de son succès et se tenait très droit. --Vous avez donc de la chance, mon cher Alexandre Edouardovitch, dit son compagnon. Nous allons boire une bouteille de champagne à votre victoire. Il ne voulut jamais que son excellent camarade payât la bouteille et Alexandre Naudin se vit obligé d’en commander une seconde. Cependant des amis de l’officier russe s’étaient rapprochés et s’assirent à sa table. Notre compatriote fit ainsi plus de connaissances en une heure qu’il n’en aurait fait en un an s’il eût été seul à Tiflis. On but à la santé de la France et lorsqu’Alexandre Naudin, vers les trois heures du matin, regagna l’hôtel de Londres, il se félicitait d’avoir trouvé pour son séjour au Caucase un si parfait compagnon. Ces fêtes familières se renouvelèrent. Il ne voyait pas Ivan Iliitch de jour, mais ils passaient les nuits ensemble et soupaient à deux ou en compagnie dans les cercles d’été. Il se lia ainsi avec quelques notables de la ville, avec le notaire du vice-roi, avec l’intendant des apanages de la couronne. Les épouses de ces personnages connus étaient des dames déjà d’un certain âge et leurs agaceries ne touchèrent pas notre lieutenant. Il commençait à trouver que ses amis russes menaient une vie bien monotone dans laquelle le vin tenait lieu de tous les plaisirs. Un soir, il dit à son ami Poutilof: --N’y a-t-il pas dans votre belle ville, mon cher Ivan Iliitch, des dames plus jeunes et moins vertueuses que celles que je rencontre ici? En entendant ces mots, Ivan Iliitch éclata de rire. --Plus jeunes, certes, mais moins vertueuses, je ne saurais vous le promettre,--laissant entendre par là, sans doute, que rien ne pouvait être plus inattendu que de chercher la vertu chez les femmes de ses amis. Lorsqu’il eut repris son sérieux, il dit à Naudin: --Vous voulez voir nos filles du Caucase, Alexandre Edouardovitch. Vous avez raison: elles sont ravissantes, je vous mènerai chez elles. Nous en avions du reste fait le projet et avions combiné de vous offrir, en qualité d’ami et d’allié, une petite fête dans le goût caucasien. Si vous le voulez, ce sera pour après-demain. D’ici là, reposez-vous, jeûnez et couchez-vous de bonne heure, car il faudra faire preuve d’endurance et nous vous ferons goûter nos meilleurs vins. Notre prochain rendez-vous est donc fixé à après-demain, à l’hôtel de Londres, à trois heures. --A trois heures? interrogea Alexandre Naudin, étonné. --Ne déjeunez pas, repartit Ivan Iliitch, nous nous mettrons à table aussitôt. Et gardez-nous votre soirée. --Y aura-t-il des femmes? demanda Naudin qui suivait son idée. --Tout cela vous sera révélé en son temps, dit Poutilof d’un air mystérieux. Au jour et à l’heure fixés, Alexandre Naudin attendit ses amis. Le couvert avait été dressé dans un cabinet particulier, vaste pièce dont les fenêtres, à cause de la chaleur, étaient closes. Les convives furent exacts. Il y avait là Poutilof, ordonnateur de la fête, un colonel de cavalerie, homme superbe de plus de six pieds de haut qui commandait un régiment de la «division sauvage», un jeune lieutenant du même régiment, le notaire du vice-roi et un prince qui portait un des grands noms de la noblesse géorgienne, dont l’origine, comme on le sait, se perd dans la nuit des temps. On débuta par manger debout des zakouskis délicieux, du caviar d’Astara, des tranches de jambon cru, des petits pâtés chauds aux champignons, d’autres au poisson, d’autres encore aux choux hachés, le tout arrosé, ainsi qu’il convient, de plusieurs verres de vodka. Puis on se mit à table. Le repas fut copieux et magnifique; le cuisinier de l’hôtel renommé dans toute la Russie s’était surpassé. Il y eut, après le consommé aux betteraves accompagné de petites flûtes au fromage, un coulibiak à l’esturgeon de la Caspienne, puis un plat d’écrevisses énormes du Térek, puis un coq de bruyère flanqué de gelinottes farcies et truffées. Par une coquetterie bien naturelle, les vins étaient tous du Caucase, choisis parmi les meilleurs des apanages, vins de la Kachétie, colorés et violents, qui montent à la tête. Les toasts furent innombrables. On but à l’empereur et au président de la République, à l’armée russe et à la française, à la cavalerie de l’un et de l’autre pays, au régiment d’Alexandre Edouardovitch et à ceux de ses hôtes. Chaque fois, comme la politesse l’exige, le verre était empli et vidé. Au café seulement, le champagne français fit son apparition. Notre ami Alexandre Naudin supportait de son mieux ces libations. Du reste, dès le milieu du repas, ses hôtes étaient animés d’une telle ardeur qu’ils ne faisaient plus une exacte attention à ce que buvait le lieutenant français qui s’arrangea pour les tricher le plus possible. Il avait, comme beaucoup de nos compatriotes, horreur de se griser. Il aimait une pointe de vin, mais il était difficile de lui faire franchir la limite qu’il s’était prescrite. Il avait, en outre, pour rester sage, de bien fortes raisons. Il savait que la soirée ne s’achèverait pas à l’hôtel de Londres et il voulait être en état de goûter les joies qui lui étaient promises. Au crépuscule, on sortit sur une terrasse qui dominait la Koura. Le prince géorgien, un jeune homme pâle et silencieux, devenait de plus en plus mélancolique. Il s’assit dans un fauteuil un peu à l’écart et, s’accompagnant sur une balalaïka, commença à se chanter à lui-même une étrange et triste mélodie sur un rythme brisé, avec des modulations qui semblaient monotones, mais peu à peu vous prenaient le cœur et l’enfermaient dans leur trame compliquée. Le soir tombait; Alexandre Naudin jouissait du charme de l’heure; il se laissait aller à rêver, ce qui ne lui arrivait pas souvent. Le colonel de cavalerie vidait tous les verres de champagne ou de liqueur qu’on lui servait sans paraître en être affecté d’aucune manière. Il n’était ni plus gai, ni plus triste, ni plus loquace qu’auparavant. Il se tenait droit et, sur sa belle figure impassible, on ne lisait, à la lettre, rien. Poutilof discutait passionnément avec le notaire du vice-roi, qui était rouge et luisant. Ils avaient choisi l’éternel sujet de la mort, sur lequel jamais Russe, après un dîner arrosé de bons vins, ne reste court. Quant au grand lieutenant, il ne disait mot et se contentait de fumer des cigarettes qu’il jetait à peine allumées. A certains accords de la balalaïka, ses pieds s’agitaient sur les dalles avec une agilité merveilleuse. Et cela dura ainsi longtemps, jusqu’à ce que la nuit fût complète et que des étoiles étincelantes vinssent broder le velours bleu foncé du ciel. Au loin, on entendait des voix et des flûtes; des mélopées orientales arrivaient par fragments jusqu’à la terrasse où les convives savouraient la douceur enfin venue du soir. Alexandre Naudin, quel que fût l’agrément de cette soirée, commençait à s’impatienter. Il s’était promis de laisser ses amis ordonner la fête à leur guise, mais il espérait bien qu’on ne resterait pas indéfiniment sur la terrasse de l’hôtel de Londres. Poutilof, enfin, s’arrêta de converser avec le notaire du vice-roi et s’écria: --Je pense qu’il est temps, mes amis, d’aller prendre l’air de la campagne. On accepta, sans discussion. Il était évident que le programme de la soirée avait été fixé à l’avance suivant les rites qui président à de telles cérémonies. --Nous en avons assez d’être entre hommes, continua Poutilof. Si notre hôte n’y met pas d’opposition nous emmènerons quelques jeunes femmes souper avec nous. Nous allons passer chez notre vieille amie de la rue X... Je lui ai téléphoné que nous viendrions ce soir et je ne doute pas qu’elle n’ait convoqué ce qu’elle a de mieux dans ses relations. A la porte de l’hôtel, trois automobiles attendaient, dont deux militaires, conduites chacune par un soldat. Pendant le très court trajet, Alexandre Naudin s’informa auprès de son compagnon de l’endroit où ils allaient. --Mais, Alexandre Edouardovitch, vous connaissez ces maisons. Elles existent à Paris comme en Russie. On y trouve des personnes jeunes et aimables que l’on emmène souper. --Des professionnelles? demanda Naudin qui tenait à mettre les points sur les i. --Sans doute cher ami, sans doute, bien que certaines d’entre elles se fassent passer pour des femmes du monde désireuses de courir, un soir, les aventures. Cela n’arrive-t-il pas chez vous aussi? Alexandre Naudin convint qu’il en était ainsi, parfois, en France. Les automobiles s’arrêtèrent sur un quai de la rive gauche de la Koura, à l’entrée d’une ruelle si étroite qu’elles ne pouvaient s’y engager. Poutilof, suivi de ses compagnons, pénétra dans une petite maison dont les fenêtres ouvraient sur le fleuve. Une dame d’âge mûr les reçut comme de vieux amis et les introduisit dans une salle où, autour d’une table ronde, une douzaine de femmes jouaient au loto. Le jeu les passionnait à un tel point qu’elles ne levèrent même pas le nez de leurs cartes pour voir qui arrivait. Les officiers firent le tour de la table, distribuant des poignées de main, des caresses ou des baisers à leurs amies. Alexandre Naudin regardait avec plaisir cette scène. Toutes les femmes étaient jeunes et la plupart d’entre elles jolies. Elles étaient vêtues comme il est de mode en été à Tiflis, de jupes de toile blanche et de chemisettes plus ou moins élégantes, suivant les hasards de la fortune changeante. Beaucoup d’entre elles avaient les cheveux coupés court. Mais Naudin constata avec surprise qu’elles n’avaient pas les caractères extérieurs des professionnelles européennes et qu’à les rencontrer dans la rue, il ne les eût pas reconnues pour ce qu’elles étaient. Il s’attendait à être entouré, flatté, caressé. Il fut bien étonné de voir que ces filles charmantes et à peine majeures ne faisaient aucune attention à lui, bien qu’elles ne le connussent point. Cependant, quelques-unes d’entre elles avaient quitté la table de jeu. Poutilof prit Naudin sous le bras et le présenta. Des conversations s’engagèrent. Alexandre Naudin avait remarqué une jeune femme qui se tenait à l’écart et n’avait pas joué au loto. Elle causait peu avec ses compagnes. Elle lui plut. Il pensa à en faire son amie d’un soir. Il demanda à Poutilof comment elle s’appelait. --Tiens, mais je ne la connais pas, dit celui-ci. C’est une nouvelle venue. Elle est agréable, ma foi. Et, allant à elle, il dit: --Comment vous appelez-vous? --Nadia, fit celle-ci sur un ton tranquille. --Eh bien, Nadia, je vous présente mon ami, Alexandre Edouardovitch. Comme vous voyez, c’est un Français, et un excellent garçon. Il parle russe lentement, mais presque sans fautes. Vous vous entendrez à demi-mot. Alexandre Naudin s’approcha et serra la main que Nadia lui tendit. --Voulez-vous me faire le plaisir de venir souper avec moi et mes amis dans un jardin? dit-il. Nadia regarda le Français avec une certaine méfiance, hésita un instant, puis, haussant légèrement les épaules, répondit: --Pourquoi pas? Cependant le notaire qui, après la conversation sur la mort, était plein d’entrain avait passé le bras autour de la taille d’une gaillarde grasse et blonde. Poutilof, d’un air décidé, dit: --Il nous faut encore deux jeunes beautés. Et, sans consulter personne, choisit deux femmes assez piquantes. Puis on regagna les automobiles sur le quai. Poutilof, de plus en plus maître des cérémonies, installa Alexandre Naudin dans le fond d’une grande limousine découverte entre Nadia et une fille nommée Maroussia. Il s’assit lui-même sur le devant à côté du soldat et laissa les autres s’arranger à leur gré dans les deux voitures restant. Les autos filèrent à travers la ville et bientôt entrèrent dans la campagne. L’air était tiède encore, mais après la chaleur de la journée, il paraissait presque frais et Alexandre Naudin craignit que son amie Nadia, qui portait une chemisette transparente, prît froid. --Nitchevo, dit-elle simplement. Il la regardait. Dans la demi-obscurité, il ne voyait que sa tête petite, son profil pur et un cou long et mince. Il se crut autorisé, à cause des cahots de la voiture sur la route raboteuse, à passer son bras autour de la taille de Nadia. Elle ne s’y refusa pas et il eut le plaisir d’enlacer un corps d’une extrême souplesse qui semblait complètement dévêtu. Dans un transport de joie bien naturel, il serra sa jeune amie contre lui. Mais, à sa grande surprise, elle se dégagea de cette étreinte et repoussa la main qui devenait trop pressante. «Il faut croire, pensa-t-il, que les choses ne vont pas si vite en Russie que chez nous et que ces filles demandent à être gagnées.» Mais il se sentait de force à faire cette conquête peu difficile et différa son attaque. La promenade se poursuivait sous les étoiles silencieuses. Bientôt les voitures traversèrent un pont et s’arrêtèrent devant une maison en pleine campagne. C’était le restaurant appelé Fantaisie, dont le seul nom faisait rêver les jeunes femmes de Tiflis, car on y trouvait, dans un grand jardin au bord d’un affluent de la Koura, des pavillons où l’on pouvait souper. Un de ces pavillons avait été retenu par le capitaine Poutilof, et le jeune Français admira l’agrément de son installation. Il comprenait deux ou trois pièces assez vastes et meublées de divans recouverts de tapis caucasiens. Ces pièces donnaient sur une galerie surplombant le jardin et la rivière dont l’eau coulait avec un joyeux et incessant murmure tout voisin. C’est sur cette galerie que le couvert se trouva mis. Un petit orchestre, la zourna, en occupait une des extrémités. Il se composait de quatre Caucasiens au type persan dont l’un jouait de la flûte, l’autre de la clarinette, le troisième de l’accordéon et le dernier enfin, accroupi sur ses talons, tapait avec ses doigts sur un haut tambour. Ces quatre bougres, qui semblaient n’être les esclaves d’aucune mesure, faisaient une musique qui parut incompréhensible à notre lieutenant, habitué à nos charmants et simples refrains de café-concert. C’étaient des mélopées monotones et sauvages qui revenaient incessamment sur elles-mêmes avec quelques variations qui étonnaient et dont il ne comprenait pas le sens. Il y avait là des rythmes qui lui étaient inconnus, quelque chose de poivré auquel son palais n’était pas accoutumé. Bien que l’on fût sorti de table passé sept heures et qu’il en fût à peine dix, il fallut manger encore et Alexandre Naudin admira l’appétit de ses amis qui firent honneur au menu. On débuta par de petites truites en gelée. Les vins étaient abondants et leur mélange dangereux. Alexandre Naudin, qui se sentait sur le point de l’ivresse, se promit de se surveiller, de façon à gagner sans perdre la tête la fin de la soirée. Il regardait sa voisine Nadia. Elle était toute jeune, et fraîche malgré le métier qu’elle pratiquait. Son teint était pâle et elle ne le ranimait par aucun fard; elle n’employait pas de rouge pour ses lèvres. Tout son artifice se bornait à mettre un peu de poudre de riz. Elle n’essayait pas de plaire à Alexandre Edouardovitch, ne lui lançait pas d’œillade et restait remarquablement silencieuse. Elle paraissait indifférente à l’éclat de la fête, à l’excellence des mets, à la chaleur des vins, aux accents heurtés de la musique, à la beauté enfin de la nuit qui les entourait. Pourtant elle ne boudait pas; il n’y avait en elle pas trace de mauvaise humeur; elle ne protestait contre rien. Elle était comme cela! il n’y avait pas à lui en vouloir. Alexandre Naudin le comprit. Il avait tenté une ou deux fois de la prendre par la taille, de l’attirer à lui et de la baiser sur le cou, sur ce cou flexible et blanc, dont les lignes s’attachaient d’une manière ravissante à une gorge dont il apercevait les deux seins jumeaux sous la chemisette transparente. A l’idée qu’il allait être le possesseur de ces trésors, il avait peine à garder son sang-froid. Mais Nadia ne se prêtait pas à ces jeux; elle repoussait doucement l’intrépide lieutenant, sans mot dire, avec un regard qui signifiait: «Cela ne se fait pas chez nous.» En effet, «cela» ne se faisait pas autour de la table. Seul, le notaire du vice-roi avait, à un moment, appliqué deux baisers sonores sur les joues de la grosse fille blonde, mais c’étaient des baisers quasi-paternels d’où toute sensualité était absente et, cette formalité remplie, le digne homme ne s’était plus occupé de sa voisine. Les officiers l’imitaient en cela. A peine adressaient-ils, à de rares occasions, la parole aux jolies filles qui soupaient avec eux. Leur grande affaire était, ce soir-là, le vin, et non les femmes. Et du vin ils en consommaient prodigieusement, mêlant le champagne sucré français aux crus les plus violents du Caucase. Il semblait que les accents aigus de la musique, ces éternelles et enveloppantes variations asiatiques, ces lamentations désespérées leur missent la fièvre dans le corps et les obligeassent à boire sans fin pour calmer le délire qui s’emparait d’eux. Le notaire, parfois, se levait et dirigeait à larges coups de bras le petit orchestre; parfois il chantait à pleine voix un air populaire caucasien. Le lieutenant russe, entendant la _lesghinskaia_, n’y tint plus, quitta la table et, tout titubant qu’il fût, commença à danser, une bouteille sur la tête, avec une grâce, une souplesse, une sûreté qui stupéfièrent Alexandre Naudin. Quant au prince géorgien, il s’était retiré dans une pièce voisine avec une des filles et, couché sur le divan, il lui récitait d’une voix sourde et passionnée des vers amoureux de Lermontof. Seul, Naudin faisait à sa manière la cour à Nadia. Mais il était singulièrement gêné par sa connaissance imparfaite de la langue russe et ces dialogues menés avec peine tournaient vite court. Il arriva à lui dire en s’y reprenant à dix fois: --Si l’on proposait à un Russe et à un Français le choix entre une soirée avec alcool et sans femmes, ou une soirée avec femmes et sans alcool, le Russe prendrait l’alcool sans la femme et le Français la femme sans l’alcool. Il lui fallut plus de cinq minutes pour arriver au bout d’une phrase si compliquée et se faire comprendre. Nadia le regarda avec un certain étonnement et répondit: --Il faut boire. Et elle lui versa un plein verre de vin rouge de Kachétie. C’était la première fois qu’elle s’occupait de lui et qu’elle paraissait prendre de l’intérêt à sa personne. Si bizarre que fût sa réponse, Alexandre Naudin l’accepta comme une marque d’attention et se crut obligé à vider le verre qu’elle avait rempli. Cependant il regardait à la dérobée sa montre-bracelet. Deux heures du matin, déjà! «Voilà tantôt douze heures, pensa-t-il, que nous ne faisons que boire et manger. Chaque chose à son temps. Je voudrais finir la nuit à notre mode, seul près de cette charmante fille.» Mais les convives ne donnaient aucun signe de fatigue et, manifestement, ne partageaient pas l’envie bien naturelle qui s’était emparée du jeune Français. Finalement il en parla à son ami Poutilof qui était de fort joyeuse humeur, tandis que l’admirable colonel, plus il buvait, et plus il devenait marmoréen et sculptural. --A quoi pensez-vous donc? dit-il. Nous passons la nuit en compagnie. Ce soir nous buvons. L’amour est remis à demain, si l’envie nous en prend. Du reste, mon cher Alexandre Edouardovitch, aujourd’hui vous êtes notre hôte, vous nous appartenez, et la nuit n’est pas finie. Nous irons encore jusqu’à Mskhet, dont l’église abrite les tombeaux des rois de Géorgie. Nous y dénicherons bien un cabaret ouvert. C’est une promenade d’une vingtaine de verstes. La fraîcheur de l’air nous fera du bien. Alexandre Naudin était dans cet état heureux où l’on ne trouve pas en soi de grandes forces pour résister à une invitation aussi cordiale et, une demi-heure plus tard, la compagnie quittait Fantaisie. Seul le prince géorgien resta sur le divan où il s’était endormi au milieu du plus pathétique passage de Lermontof. Le notaire du vice-roi tenait mal sur ses jambes. Le colonel et Ivan Iliitch Poutilof le hissèrent dans sa voiture. A peine fut-il en plein air, qu’il tomba dans un sommeil profond. Tout dormait aussi dans l’antique ville de Mskhet. Les officiers, non sans peine, firent lever un cabaretier qui servit du vin. Le lieutenant russe réveilla un jeune ours muselé qui était attaché dans la cour de l’auberge et se mit à lutter avec lui pour la plus grande joie des assistants. Il réussit à le faire rouler par terre, mais la lutte avait été chaude et l’uniforme déchiré du lieutenant montrait que l’ourson avait su employer ses griffes. Enfin on donna le signal du retour. Déjà le ciel s’éclaircissait à l’orient et Vénus se montrait brillante au-dessus des collines rocheuses qui s’élèvent au nord de Tiflis. Alexandre Naudin appuyait la tête sur l’épaule de sa voisine et trouvait moyen de lui dire quelques galanteries auxquelles elle ne répondait pas. L’air frais qui lui fouettait la figure dissipait les légères fumées de l’ivresse qui avait commencé à le gagner. Il se sentait plein de force et frémissait de plaisir à l’idée de posséder bientôt Nadia. Mais, arrivé à Tiflis, il vit la sagesse des paroles de Poutilof. Les hommes rentrèrent chez eux et les femmes chez elles. Il ne se sentait pas disposé à les imiter et demanda à Nadia s’il pouvait l’accompagner jusqu’à sa chambre. --Impossible, dit-elle laconiquement. --Mais alors, vous viendrez chez moi, à l’hôtel. --Si vous voulez, répondit-elle avec indifférence. J’ai sommeil. A l’hôtel de Londres, le portier de nuit ne voulut pas les recevoir. Naudin qui commençait à se piquer s’informa d’un endroit où on les accueillerait pour la nuit. --Pour la nuit, dit le portier, il vous faudrait vos passeports. Pour une heure ou deux, on vous prendra sans doute à l’hôtel Belmont. Naudin, de plus en plus en colère, donna le nom de l’hôtel au soldat de l’automobile, sans même consulter sa compagne. Quelques minutes plus tard, ils étaient reçus dans un hôtel louche par un garçon en chemise qui, leur ayant fait payer quelques roubles d’avance, leur ouvrit la porte d’une chambre. La chaleur y était, derrière les fenêtres fermées, étouffante. Nadia se laissa tomber sur le lit. --Je veux dormir, dit-elle, avec la moue d’un enfant fatigué. --Déshabillez-vous, ma petite colombe, fit Alexandre Naudin qui lui-même commençait de se dévêtir et de procéder à une toilette sommaire sur un lavabo tremblant et exigu. Cependant, sans bruit, Nadia se déshabillait et lorsqu’Alexandre Naudin se retourna il vit qu’elle était étendue nue sur les draps. Elle avait les yeux fermés et sa tête, renversée en arrière, s’appuyait sur le bras qui la soutenait. Les lignes souples de son corps, les seins petits et de forme parfaite, les hanches à peine développées, le ventre plat sans une ride, les jambes fines, la fraîcheur et l’éclat de la chair offraient un admirable tableau aux yeux du jeune lieutenant. Il s’assit sur le lit et prit la main de Nadia qui l’abandonna sans résistance. Lorsqu’il la lâcha, cette main tomba mollement sur le lit. Il se pencha et posa ses lèvres sur la bouche entr’ouverte de la jeune femme. Nadia ne lui rendit pas son baiser, ne parut même pas le sentir. Mais sa tête roula et la joue vint s’appuyer sur l’épaule. Elle avait toujours les yeux fermés. «Mais elle dort, se dit Alexandre Naudin. Elle dort comme une marmotte! Il faut absolument la réveiller.» --Nadia, dit-il, en la secouant légèrement, Nadia! Elle ne l’entendait pas. Il insista, parla plus haut. Il essaya de l’asseoir sur le lit. Le corps souple n’offrait aucune résistance, lui glissait entre les doigts et retournait à la position horizontale. Un instant, elle entr’ouvrit les yeux, mais son regard était vague. --Je dors, dit-elle doucement. Elle se tourna sur le côté, mit un bras au-dessus de sa tête pour se protéger contre l’éclat de l’électricité et se rendormit aussitôt. Notre ami Alexandre Naudin était la proie de sentiments contraires. Il était dans une juste colère, comme il va de soi. Mais il lui était difficile d’en vouloir à Nadia qui, après une nuit de fête, un souper abondant, du vin avec un peu d’excès, une longue course en automobile, succombait au premier et au plus naturel des besoins qui est le sommeil. Elle était si belle couchée ainsi devant lui qu’il se sentait à la fois un plus vif désir de la posséder et une indulgence plus grande pour la faiblesse qui le privait d’elle. Il se souvint de ce qu’avait dit Ivan Iliitch Poutilof. En somme, il demandait à son amie d’un soir des choses qui étaient, dans les circonstances où il se trouvait, hors des usages. A vivre chez les Caucasiens, il fallait prendre les habitudes du Caucase. Alexandre Naudin se rhabilla donc, un peu mélancolique, tout en ne cessant de regarder le beau corps étendu de Nadia sur le lit. Si pénible que fût la minute présente, la certitude de retrouver la jeune femme à une heure plus propice lui rendait le sacrifice moins douloureux. Il prit dans son portefeuille une carte de visite et un billet de vingt-cinq roubles. Sur la carte, il écrivit avec beaucoup de soin et en russe ces mots: «Demain, jeudi, à cinq heures, Hôtel de Londres, numéro seize.» Et il ajouta, en manière de plaisanterie, deux mots encore: «Dormez bien.» Il glissa la carte et le billet dans la main fermée de Nadia et sortit. Lorsqu’il se coucha, c’était déjà le jour. Il ne fit qu’un somme jusqu’à une heure de l’après-midi, déjeuna très tard et s’étendit sur le divan dans sa chambre, une cigarette à la bouche. Il attendait Nadia. Mais viendrait-elle? Les images voluptueuses qu’il avait eues sous les yeux la nuit précédente se levaient devant lui. Il ne pouvait s’empêcher de rire en pensant à sa déception. Avoir dans les bras une jeune femme ravissante et nue, et n’en rien faire! Comment, sans être ridicule, raconter cette histoire à ses camarades en France? Des fragments d’airs caucasiens--il était bien étonné de les avoir pu retenir--passaient dans sa mémoire. Il y avait quelque chose dans cette fête--était-ce les jardins, la musique qui venait du fond de l’Asie, les femmes silencieuses, la nuit si chaude et si belle?--qui l’obligeait à y penser encore et qui la mettait à part des soirées analogues vécues en Occident. Tout en évoquant ces agréables souvenirs, notre lieutenant s’endormit. Des petits coups frappés à la porte le réveillèrent. --Qui est là? cria-t-il en sursautant. Il s’assit sur le divan et se frotta les yeux. La porte s’ouvrit, Nadia entra. A voir l’étonnement dans lequel cette apparition plongea Alexandre Naudin, on peut conclure qu’il ne croyait pas beaucoup à l’arrivée de son amie de la veille. Il s’empressa auprès d’elle et, comme il connaissait maintenant les usages russes, il fit apporter le samovar et des gâteaux. Nadia était tranquille, ainsi qu’à son ordinaire. Elle ne cherchait pas à plaire au lieutenant. Elle souriait à peine aux folies bilingues qu’il lui débitait avec enthousiasme et, lorsqu’il commença de la déshabiller, elle resta dans le même état d’indifférence. Vers neuf heures du soir. Alexandre Naudin qui avait de multiples raisons d’être satisfait de lui-même--il sifflotait maintenant _Le père la Victoire_--proposa une promenade en voiture avant le souper. Nadia accepta et voilà nos jeunes gens partis. Ils ne se séparèrent qu’à deux heures du matin. Dès lors, ils se virent chaque jour. Nadia arrivait à peine levée, c’est-à-dire sur la fin de l’après-midi, à l’hôtel de Londres et restait avec Alexandre Edouardovitch jusque tard dans la nuit, qui à la façon du pays se passait dans les jardins autour de la ville. Elle était d’une humeur égale, ne s’emportait pas, n’élevait jamais la voix, ne cherchait querelle au sujet de rien, était taciturne et restait peu démonstrative. Mais notre lieutenant avait un surplus d’exubérance et d’enthousiasme qu’il dépensait sans s’inquiéter de sa maîtresse. Elle était jolie, jeune, saine et facile à vivre. En outre, elle lui faisait honneur en public, car elle avait une tenue irréprochable et sa beauté attirait l’attention, ce à quoi Alexandre Naudin, avec une vanité bien pardonnable chez un jeune homme était fort sensible. Que demander de plus à une maîtresse temporaire? Notre lieutenant voulait passer une quinzaine à Tiflis, puis voyager dans le Caucase. Mais il se prenait à la vie paresseuse, monotone et nocturne qu’il menait en compagnie de Nadia et il remettait sans cesse son départ. Il regardait sa compagne comme un petit animal curieux, incompréhensible et charmant. A dire vrai, il y avait une chose en elle qui l’étonnait fort, et c’était qu’elle ne parût pas goûter dans les bras de son amant une joie extraordinaire. En fait, elle semblait--comment y croire?--n’être pas amoureuse de lui. Alexandre Naudin était un beau garçon et qui avait eu en France des succès notoires dans le monde des femmes faciles qu’il avait jusqu’ici, et ainsi qu’il convient à son âge, fréquenté. Aussi s’attendait-il à recevoir mille compliments de Nadia et les caresses qui sont la menue monnaie par laquelle une femme paie le bonheur qu’on lui a donné. Il n’avait ni les unes ni les autres. La chose était étrange et ne pouvait s’expliquer que par la frigidité évidente de Nadia, de «la jeune Sibérienne» ainsi qu’il la nommait depuis qu’il avait appris qu’elle venait d’Omsk. --Il n’y a pas assez de soleil dans ton pays, disait-il. Tu n’es pas encore dégelée. (Il faut noter qu’Alexandre Naudin faisait de rapides progrès dans la connaissance de la langue russe.) A quoi Nadia répondait: --Il y a plus de soleil à Omsk qu’à Tiflis, car nous le voyons l’été et l’hiver. Le thermomètre peut descendre à trente degrés au-dessous de zéro, mais le ciel est pur et le soleil étincelle. Tout de même, il y avait là quelque chose de bizarre et Alexandre Edouardovitch n’en prenait pas facilement son parti. Il aurait voulu être le Pygmalion de cette Galatée septentrionale. Mais elle restait froide comme les neiges de son pays natal. Sa peau même avait une fraîcheur particulière et il lui disait: --Tu es une amie parfaite pour l’été brûlant de Tiflis. Mais comment vivre avec toi en hiver? Nadia avait un demi-sourire et ne répondait pas. Elle habitait maintenant avec lui à l’hôtel de Londres. Il s’émerveillait de la faculté merveilleuse qu’elle avait d’user le temps à ne rien faire et à dormir. Ils vivaient, comme tous les habitants de Tiflis en été, la nuit, se couchaient vers les trois ou quatre heures du matin et il avait toutes les peines du monde, au commencement de l’après-midi, à réveiller sa maîtresse. Sitôt après le déjeuner, c’était la sieste. Nadia revenait à la vie au moment de prendre le thé. Parfois, il la pressait de sortir avec lui quand il faisait encore jour. Le plus souvent, elle restait à la maison, fumant des cigarettes et rêvant à on ne sait quoi. Il réussit pourtant à l’emmener dans quelques magasins où il lui acheta du linge et des vêtements, car elle n’avait guère que ce qu’elle portait sur elle. Lorsqu’elle eut choisi des chemises, des bas, une jupe, un chapeau et un manteau de voyage, elle se déclara satisfaite et ne l’accompagna plus. Elle ne demandait jamais d’argent. Il lui en offrit. --Pourquoi faire? dit-elle. Elle allait quelquefois avec lui aux bains Orbeliani, tout au bout de la vieille ville, près de la Koura. Des sources d’eau chaude sulfureuse y jaillissent et les masseurs de l’Azerbeïdjan qui y travaillent sont réputés dans toute la Russie. Ils prenaient là deux pièces dont l’une servait de chambre de repos et l’autre d’étuve. Enveloppée d’un peignoir, elle assistait au massage de son amant. Un Persan desséché et dont les muscles saillaient comme des paquets de cordes s’emparait de lui, le couchait sur une table de marbre, lui pétrissait les membres, faisait craquer toutes les jointures et finalement, l’ayant allongé à plat ventre, lui tendant les deux bras en arrière, grimpait sur le dos de son patient et, les talons réunis sur la colonne vertébrale, se laissait glisser des épaules jusqu’aux reins. Le massage terminé, le Persan soufflait, comme dans une cornemuse, dans un petit sac de calicot enfermant du savon et bientôt Alexandre Naudin disparaissait sous des milliers de petites bulles légères. Puis c’était un bain dans une piscine à quarante degrés. Une fois le Persan sorti, Nadia se baignait à son tour et son amant lui servait de maladroit masseur. Ils goûtaient enfin un repos prolongé sur les lits de la pièce voisine, tout en buvant des boissons fraîches. Ils firent quelques excursions dans le Caucase, visitèrent, pour fuir la chaleur insupportable de Tiflis, la station thermale de Borjom. Mais les punaises innombrables, dont, il faut l’avouer, Nadia s’accommodait, en rendirent le séjour insupportable au jeune Français. Ils virent les ruines célèbres d’Ani, la ville aux mille églises, s’arrêtèrent à Etchmiadzin, au pied de l’Ararat, poussèrent jusqu’à l’orientale Erivan, où Nadia parut se plaire. Alexandre Naudin était enchanté de sa compagne de voyage. Avec elle il ne s’ennuyait jamais. Elle continuait, il est vrai, à parler peu, mais Naudin pensait sagement qu’il vaut mieux, à tout prendre, une maîtresse taciturne que bavarde. Il la comparait aux femmes françaises de sa classe qu’il avait connues. Il était rare que ces dernières ne tombassent pas dans la vulgarité. Or, il n’y avait quoi que ce fût de vulgaire en Nadia. Les Françaises avaient plus de brillant; elles cherchaient l’effet, le trouvaient quelquefois, le manquaient souvent. Nadia n’avait pas l’ombre d’une prétention; elle était une personne simple (pour autant que Naudin la comprenait) et naturelle, qui n’imagine pas qu’elle pourrait être autrement, ni qu’il y aurait un avantage pour elle à paraître différente de ce qu’elle est. Les Françaises étaient peut-être plus amusantes, mais de l’amusement qu’elles donnaient, on se lassait à la longue, tandis qu’il y avait en Nadia un charme secret qu’Alexandre Naudin eût été bien en peine d’analyser, mais dont il sentait peu à peu et chaque jour l’attirance continue. Parfois, il se disait qu’il ne connaissait rien de sa maîtresse. Cette ignorance avait quelque chose d’agréable sans doute, mais aussi d’un peu irritant. Il constatait avec surprise qu’elle ne manquait pas d’une certaine culture. Elle avait fait ses classes dans un gymnase. D’autre part, elle était bien élevée. Aux yeux de qui n’aurait rien su d’elle, elle aurait pu passer pour une jeune fille du monde. «Pourquoi, diable, s’est-elle mise dans la galanterie?» se demandait Alexandre Naudin qui avait des idées peu compliquées. C’était un sujet qu’il n’était pas facile d’aborder avec elle. Elle trouvait des échappatoires aux questions trop curieuses de son ami et la plus facile de toutes, qui était de ne pas répondre. Il sut seulement qu’elle avait dix-neuf ans et qu’elle était arrivée d’Omsk à Tiflis la veille même du jour où il l’avait rencontrée. Cette nouvelle plut à Alexandre Naudin qui avait, au fond, des idées de propriétaire et qui n’aimait pas à penser que Nadia avait été dans les bras du notaire du vice-roi ou du beau colonel de cavalerie. --A Omsk, dit-il, tu avais un ami comme moi? --Oui, répondit-elle. --Que faisait-il dans la vie? --Il était officier. --Pourquoi l’as-tu quitté? Un haussement d’épaules fut la seule réponse. Naudin en conclut que Nadia n’en savait peut-être rien. Il continua son interrogatoire. --Y a-t-il à Omsk des maisons comme celle du bord de l’eau ici? --Sans doute. --Sont-elles aussi bien installées que celle de Tiflis? --Je ne sais pas. --Tu n’y as jamais été? dit Alexandre Naudin avec un air de doute. Elle hocha la tête négativement. --Tu étais donc fidèle à ton amant, conclut-il avec une logique rigoureuse. Elle ne répondit pas. Quelques jours plus tard, Naudin reprit ce thème. Après un grand effort de réflexion il avait préparé un piège où faire tomber son amie. --Ah! dit-il, j’ai appris une chose sur ton officier d’Omsk. Il buvait. --Qui te l’a dit? demanda Nadia. --Je le sais, voilà tout, conclut Alexandre Naudin, enchanté du succès de sa ruse. Au fond, c’était un ivrogne fieffé. Nadia le regarda méchamment. --Et pourquoi ne boirait-il pas, si cela lui plaît? Alexandre Naudin fut désarçonné par cette question. Il entra dans des explications peu convaincantes et Nadia resta sur son terrain. Mais notre jeune lieutenant acquit ainsi la conviction que Nadia n’avait pu supporter la vie avec un homme grossier, qui buvait et sans doute, la maltraitait. C’était pour cela qu’elle avait quitté Omsk. Il lui fit, une fois, non sans une certaine naïveté, cette démonstration ingénieuse. Nadia ne discuta pas, mais lorsqu’il eut fini, elle dit sur un ton de certitude tranquille: --Les Français ne comprennent rien. Et cela mit fin au débat. Du reste, la curiosité de Naudin était satisfaite et la question résolue. Un autre jour, ou plutôt une autre nuit, car c’était la nuit qu’ils parlaient, il lui demanda: --M’aimes-tu?--Et cela dans un moment où ces mots pouvaient paraître vains, tant il était sûr de la réponse que les circonstances mêmes imposaient. --Non, dit-elle doucement. Notre lieutenant n’en crut pas ses oreilles et, voyant là une taquinerie de sa maîtresse se mit à rire. Il était persuadé que Nadia lui était profondément attachée et qu’elle souffrirait au jour, hélas! assez prochain, où il serait obligé de la quitter; car, en somme, comment une petite fille qui avait choisi ce métier peu reluisant et qui n’avait pas su y faire fortune, n’aimerait-elle pas un garçon élégant, riche, bien de sa personne, jeune, et qui l’avait admise à l’honneur de son intimité? Peut-être ne se rendait-elle pas compte de tous les avantages qu’une telle liaison lui procurait? En outre, il n’avait jamais habité avec une maîtresse. Il s’arrangea pour le lui faire comprendre. Elle accueillit cette nouvelle sans émoi. Cependant septembre était là et le moment de rentrer en France approchait. C’est alors qu’Alexandre Naudin eut, un jour, une idée qu’il communiqua aussitôt à son amie. Pourquoi ne pas revenir par Constantinople et pourquoi ne l’y accompagnerait-elle pas? Ils prendraient un bateau à Batoum, passeraient une huitaine sur les rives du Bosphore et de là rentreraient, elle en Russie, lui en France. Nadia ne fit aucune opposition à ce projet et Alexandre Naudin, qui avait pensé produire quelque effet en dévoilant un plan aussi magnifique et qui se préparait à jouir de la surprise de sa maîtresse, constata qu’elle l’acceptait sans plus d’enthousiasme que s’il lui avait proposé une excursion dans la banlieue de Tiflis. Il en ressentit un peu de dépit. Mais il n’était pas dans sa nature de se faire de longs soucis et il revint vite à la belle humeur qui lui était ordinaire. Ils commencèrent leurs préparatifs de départ et demandèrent les visas nécessaires pour la Turquie. Il ne leur restait qu’une semaine à passer à Tiflis. C’est alors qu’à sa grande surprise Nadia commença à sortir seule. Elle ne l’avait, à la lettre, pas quitté d’une heure depuis qu’ils habitaient ensemble. Or, un matin, Naudin faisait quelques courses dans le centre de la ville. Il avait peu de temps auparavant laissé sa maîtresse endormie dans leur chambre. Quel ne fut pas son étonnement quand il crut la voir entrer à la poste centrale devant laquelle il passait? Son premier mouvement fut de la suivre, puis il hésita et se décida enfin à la rejoindre. C’était bien elle, occupée à écrire un télégramme sur une table. Il s’approcha d’elle; elle termina sans se presser son message et le porta au guichet. Ils sortirent ensemble et Naudin attendait qu’elle lui expliquât quelle nouvelle urgente l’avait arrachée de son lit pour la mener si tôt dans la journée au télégraphe. Mais Nadia ne paraissait pas comprendre qu’il fût nécessaire de satisfaire la curiosité de son amant et elle ne dit mot. Ce silence fit impression sur le jeune lieutenant qui en conclut qu’il n’y avait évidemment rien à dire sur une chose si simple. Ce jour-là, Nadia montra un peu de tendresse pour lui. Il n’y était, comme on sait, pas accoutumé et il fut charmé de ce changement. Il s’en attribua le mérite et se félicita de son triomphe. «J’ai tout de même fini par la dégeler,» se disait-il. Mais ce n’était pas une pure satisfaction de vanité que ressentait Naudin. Il avait le cœur sensible et il s’aperçut soudain que ce cœur s’était, à son insu, mêlé d’une partie où il n’était pas invité. Cette constatation fut le point de départ d’une série de réflexions qui le menèrent avec une rapidité extrême à un point où il n’aurait jamais pensé aborder. Il se demanda pourquoi il se séparerait de Nadia, alors que rien n’était plus facile que de l’emmener en France. Bientôt il ne vit plus que les beaux côtés de ce projet absurde. Ce serait une maîtresse qui lui ferait honneur auprès de ses camarades. Son charme, sa jeunesse, ce je ne sais quoi qui n’était qu’à elle ne manqueraient pas de séduire ses amis du régiment. Elle ne lui coûterait pas cher; elle était la simplicité même. Et puis il avait pris l’habitude de Nadia et ne pouvait plus se passer d’elle. Naudin ne pensait qu’en parlant et il fit ces réflexions à haute voix tandis qu’ils déjeunaient. Nadia n’éleva aucune objection. Naudin n’en fut pas étonné, car qui aurait été assez fou pour refuser une invitation pareille? Nos amants en étaient là, lorsque, deux jours avant leur départ, Nadia lui demanda s’il pourrait lui donner cent cinquante roubles. Elle lui en aurait demandé cent cinquante mille qu’Alexandre Naudin n’aurait pas été plus surpris. --Tu veux de l’argent? dit-il. Mais qu’est-ce qui se passe? Sur un ton uni, Nadia répondit avec l’art infaillible des femmes à changer de terrain et à en choisir un où elles sont sûres de remporter la victoire: --Est-ce que cela te gêne? dis-le-moi franchement, je m’arrangerai pour en trouver ailleurs. --Mais non, cela ne me gêne en rien, dit avec orgueil Alexandre Naudin, qui ne pouvait supporter l’idée qu’elle le crût avare. C’était, en effet, un sujet assez délicat. Il savait que Nadia avait le sentiment, fort répandu en Russie, que les Français sont ménagers de leurs écus, tandis que pour les Russes la question d’argent n’existe guère. Il va sans dire que Naudin n’avait, sur ce point, rien à se reprocher. A peine avait-il lu une désapprobation tacite dans les yeux de sa maîtresse lorsqu’une contestation s’était élevée entre lui et un cocher sur le prix d’une voiture. Pour Alexandre Naudin comme, grâce à Dieu, pour tous nos compatriotes, un franc était un franc. Il dépensait ses revenus, mais à bon escient. En somme, sa maîtresse ne lui avait coûté jusqu’ici que ses frais de vie et, si elle n’avait pas reçu d’argent, c’est qu’elle avait refusé d’en accepter. Aussi comprit-il que la première fois qu’elle lui en demandait, il ne pouvait hésiter une seconde à lui en donner et, à la manière russe, sans explication. Il sortit donc son portefeuille et remit à Nadia un beau billet à l’effigie de Catherine la Grande et deux petits billets de vingt-cinq roubles. Le soir même, ils avaient leur ami, le capitaine Poutilof à un souper d’adieu. Ils allèrent dans l’automobile du régiment à Fantaisie où la liaison d’Alexandre Naudin et de Nadia avait commencé. Mais Poutilof qui avait du tact n’amena pas de femme, car le ménage Naudin par sa longue durée avait pris quelque chose de la respectabilité d’une union légitime. De même il évita de parler français au lieutenant devant Nadia et eut le plaisir de le féliciter des progrès qu’il avait faits dans la langue russe. La soirée était tiède encore. Pourtant un vent plus frais caressait les branches des arbres autour du pavillon, le fin croissant de la lune brillait au milieu des étoiles étincelantes et les mélopées ardentes de la zourna troublaient seules la paix de la nuit. Il y avait dans l’air une telle douceur que nos trois convives n’y furent point insensibles et qu’Alexandre Naudin se mit à chercher dans sa mémoire des vers capables de traduire son émotion. Il finit par retrouver, à sa grande surprise, quatre mots latins oubliés depuis le lycée: _Per amica silentia lunæ!_ Un souper excellent et des vins chargés d’alcool eurent bientôt dissipé la quasi gêne que la beauté extrême de l’heure avait fait naître. Au dessert, le capitaine Poutilof se leva et porta la santé de ses hôtes. --Mon cher Alexandre Edouardovitch, dit-il, je bois comme officier à la défaite que l’armée française, représentée par un de ses membres éminents, a subie sur le sol russe. Il a suffi pour le vaincre d’une femme de mon pays. Nadia, je bois maintenant à votre victoire et à la continuation de vos succès. Notre excellent ami vous emmène à France où vous montrerez à ses compatriotes ce qu’est une vraie fille de sang russe. Hourra! Sur quoi le capitaine vida son verre d’un trait, puis le brisa, ce qui ne l’empêcha pas d’en faire apporter un autre et de continuer ses libations. Alexandre Naudin était au comble de la joie; Nadia, elle-même, qui, à l’ordinaire, ne buvait presque pas, avait pris quelques verres de vin. Ivan Iliitch Poutilof les embrassa l’un et l’autre avant de remonter en automobile pour rentrer à Tiflis. Cette nuit-là, lorsqu’ils furent seuls à l’hôtel, l’humeur de Nadia changea brusquement. Elle devint triste, s’étendit sur le divan et enfouit sa tête dans ses mains. D’abord, Alexandre Edouardovitch n’y fit aucune attention. Il se déshabillait en sifflant de son mieux, ce qui n’est pas beaucoup dire, un air caucasien qui lui plaisait à la folie. Lorsqu’il fut couché, il s’aperçut que Nadia n’avait pas bougé. Il l’appela. Elle ne répondit pas. Il fut obligé de se lever pour aller la chercher. A ce moment-là encore, elle opposa de la résistance. --Je suis lasse, dit-elle, je veux dormir sur le divan. Elle était agitée, inquiète. --Allons, dit gentiment Naudin, tu dormiras tout aussi bien à côté de moi. C’est notre avant-dernière nuit à Tiflis. Nadia se laissa convaincre et rejoignit son amant dans le lit. Plus tard, comme, fatigué enfin, il était sur le point de s’endormir, il entendit la voix douce de Nadia tout près de son oreille: --Je suis malheureuse, disait-elle. --Dors, répondit Alexandre Naudin, déjà tout ensommeillé et dont rien ne pouvait, à ce moment troubler la sérénité. Elle continua à gémir un peu, puis, de nouveau, lui adressa la parole: --Je t’aime, dit-elle. Alexandre Naudin entendit les mots qui entrèrent automatiquement dans sa mémoire, mais qui, sur le moment, ne lui firent aucune impression, bien que ce fût la première fois que Nadia les prononçât. En d’autres circonstances, ils l’auraient transporté de joie. Dans l’état où il était, il se borna à les enregistrer sans s’en émouvoir. --Dors, petite, dit-il, à demain... Et il tomba dans un profond sommeil. Le lendemain, dans l’après-midi, ils préparèrent leurs bagages. Au soir, Naudin, qui avait quelques visites à rendre, sortit, promettant à sa maîtresse de venir la chercher vers dix heures pour souper. A l’heure dite, il rentra. Nadia n’était pas dans la chambre. Il n’y avait là rien d’inquiétant. Il s’étendit un instant dans un fauteuil, puis soudain se leva et courut chez le portier. --Madame est-elle sortie? demanda-t-il. Le portier, à mi-voix, répondit: --Madame est sortie, il y a deux heures, avec sa valise. Elle a pris une voiture et est partie pour la gare. Naudin fit un grand effort sur lui-même pour ne montrer aucune émotion devant le portier et remonta chez lui. Alors seulement il eut l’idée de regarder sur la table. Une feuille de papier y était étalée bien en évidence avec quelques mots de Nadia: «Je suis rappelée à Omsk. C’est là que je dois vivre. Pardonne-moi.» --Le diable emporte les filles russes! cria Naudin. Elles sont folles à lier!... Un alcoolique! Un homme brutal!... Elle ne mérite pas mieux que cela... Heureusement que je ne l’aime pas! ajouta-t-il bravement. Mais il avait tout de même le cœur gros et un picotement assez curieux sous les paupières. Comme il n’y avait personne dans la chambre, il tira son mouchoir et s’essuya les yeux. * * * * * Six mois plus tard, il disait à un de ses amis de régiment à Vincennes: --Mon cher, les femmes russes, il ne faut pas chercher à les comprendre. Tu as une maîtresse: elle t’aime, elle t’est fidèle; elle vit près de toi comme ton ombre. Et, crac, voilà qu’elle disparaît sans raison... Il semble qu’elle ne peut pas supporter plus qu’une certaine dose de bonheur... Oui, j’ai vu cela, là-bas... Ces femmes, tu ne le croirais pas, ont, soudain, un besoin maladif d’être malheureuses. Et quand ça les prend, il n’y a rien à faire, elles quittent tout... Alors, avec nous, ça ne peut pas durer, parce que nous n’aimons pas les catastrophes... Seulement, tout de même, mon vieux, les filles russes, il n’y a rien de pareil au monde... Et il se mit à siffler, non sans beaucoup de fausses notes, l’air caucasien qu’il aimait tant. VERA ALEXANDROVNA M. Ture Ekman était le directeur d’un important journal de Stockholm. Au cours de la troisième année de la guerre, il éprouva le désir de voir de ses yeux comment allaient les choses en Russie et demanda un passeport pour ce pays. Comme son journal était, chose rare en Suède, favorable aux Alliés, il l’obtint et arriva dans la capitale russe à la fin de décembre 1916. Il n’était pas sans y avoir quelques relations dans les milieux officiels et dans la société. Mais il ne parlait ni ne comprenait le russe et se trouva fort empêché pour faire consciencieusement son travail professionnel. Il ne pouvait ni demander son chemin dans la rue, ni suivre les débats de la Douma, ni lire les nouvelles le matin. Cela surtout le gênait, car il avait l’habitude depuis vingt ans de parcourir vite, mais d’un coup d’œil sûr, une douzaine de journaux avant de commencer sa journée. Il s’ouvrit de ses ennuis à un de ses compatriotes fixé en Russie et lui demanda de lui trouver un secrétaire. A ce moment-là, il restait peu de jeunes gens à Pétrograd et son ami lui proposa de lui donner comme lectrice une jeune fille intelligente et cultivée. --Vous ferez ainsi connaissance, lui dit-il, avec ce qu’il y a de mieux en Russie, la jeune fille. Et vous en apprendrez plus en causant avec elle qu’en vous faisant lire le _Novoie Vremia_. Ture Ekman accepta cette proposition. Il avait souvent employé des femmes dans son journal et avait été généralement satisfait de leurs services. C’était un homme de quarante-cinq ans, de bonne santé, de mœurs paisibles, qui se défendait mal contre l’embonpoint. Il était marié, père de famille, et, une fois sa besogne terminée, rentrait chaque soir chez lui dans la banlieue de Stockholm, mettait ses pantoufles, allumait une pipe et, après dîner, tout en buvant un verre de punch, lisait à haute voix à sa femme et à sa fille aînée un livre d’histoire ou, plus rarement, un roman. Il vivait à son aise, avait son automobile et, quand il recevait ses amis, les traitait bien. Quarante-huit heures ne s’étaient pas écoulées qu’il reçut la visite de son compatriote. --J’ai quelqu’un pour vous lui dit ce dernier. C’est la fille d’un haut fonctionnaire au ministère de l’Agriculture. Elle a dix-huit ans et sort du gymnase. Elle s’est mis dans la tête de travailler, bien qu’elle n’ait aucun besoin d’argent. Seulement, elle ne sait pas un mot de suédois. Elle parle français et vous aussi, je crois. Vous vous entendrez donc sans difficulté. Elle s’appelle Véra Alexandrovna Orlova. Est-elle intelligente? je n’en sais rien. Mais elle est ravissante. Une vraie beauté, mon cher. Et puis, ces filles russes ne ressemblent pas aux nôtres. Elles ont quelque chose qui n’est qu’à elles. N’allez pas en tomber amoureux. En entendant cette phrase, Ture Ekman éclata d’un gros rire. A son âge, être amoureux d’une jeune fille lui paraissait la chose la plus comique du monde. Il s’occupait de politique et d’affaires; là il était de premier ordre. Dans les questions féminines, il s’avouait incompétent. Elles ne l’intéressaient du reste pas. Il pensa à son excellente femme, presque aussi âgée que lui, à sa fille qui avait deux ans de plus que sa lectrice. --Envoyez-moi Véra Alexandrovna, dit-il, j’ai à travailler et, si elle est intelligente, nous nous entendrons vite. Sinon, fût-elle Vénus elle-même, il faudra m’en trouver une autre. Le lendemain matin, vers onze heures, le portier de l’hôtel lui téléphona qu’une dame le demandait. N’osant la recevoir dans sa chambre, il descendit au rez-de-chaussée. Il se trouva en face d’une personne de taille moyenne, mince, d’apparence délicate, enveloppée dans un grand manteau de fourrure. Elle était placée à contre-jour et il ne voyait que la forme de sa tête, qui était petite, et, dans un visage fin et pâle, deux grands yeux de couleur indécise qui le regardaient bien en face. Elle lui tendit la main d’un geste plein de naturel, où il n’y avait ni familiarité ni gêne. C’était chez M. Ture Ekman qu’on aurait trouvé, à ce moment-là, de la timidité, car il ne savait exactement comment traiter cette jeune fille élégante qui venait se mettre à son service. Il s’excusa de ne pouvoir la recevoir chez lui et lui proposa de passer dans la salle de lecture. Ils eurent quelque peine à y trouver de la place tant elle était pleine et bourdonnante de gens qui entraient, sortaient, feuilletaient les journaux ou causaient. Il était impossible de travailler dans un tel brouhaha. Il tourna sa bonne figure d’homme tranquille et bien nourri vers la jeune fille et se mit à rire. --Que ferons-nous, Véra Alexandrovna? demanda-t-il. --Ce que vous voudrez, répondit-elle. Il hésita un instant. --Il faut aller chez moi. Vous n’y voyez pas d’inconvénient? --Et pourquoi donc? dit la jeune fille. --Eh bien, attendez-moi quelques minutes ici. Cherchez pendant ce temps les nouvelles les plus intéressantes dans le _Novoié Vrémia_. Je reviens à l’instant. Il monta chez lui pour voir si la chambre avait été faite, sonna le garçon, fit apporter un paravent qu’il déploya de façon à cacher le lit. Puis il redescendit tout essoufflé par tant d’activité, acheta une demi-douzaine de journaux chez le portier et vint chercher la jeune fille. Dans la chambre, elle ôta son chapeau et son manteau. Il constata qu’elle était vraiment jolie. Elle avait des cheveux bruns coupés court et bouclés, un visage un peu allongé, une peau mate et qui s’éclairait d’une façon charmante, de grands yeux gris innocents et rêveurs, et une bouche petite qui, quand elle souriait, laissait voir des dents éclatantes. Les mains fines étaient soignées. L’excellent Ture Ekman se dit: «Voilà une fille de grand prix, mais comment travaillera-t-elle?» A l’avance, il sentait en lui des trésors de patience et d’indulgence. Cependant, il installa Véra Alexandrovna dans un fauteuil, lui donna le _Novoié Vrémia_ et s’assit à la table, un crayon à la main et une feuille de papier devant lui. --Quelles sont les nouvelles de la guerre? demanda-t-il. La jeune fille se mit à feuilleter le vaste journal et, non sans peine, trouva le bulletin du grand quartier général. Elle commença à le traduire; mais il était hérissé de termes techniques devant lesquels elle hésitait, cherchant ses mots, faisant de grands efforts pour essayer de franchir les tirs de barrage et d’enjamber les tranchées. Finalement, elle resta prise dans les fils de fer barbelés. La peine qu’elle se donnait pour s’en dégager lui rosissait les joues. Ture Ekman vint à son secours, mais ne réussit qu’à s’empêtrer avec elle; au bout d’un quart d’heure de travail opiniâtre, ils étaient tous deux fatigués, à bout de souffle, et n’avaient pas fait grand chemin. Véra Alexandrovna soupira: --Je ne pensais pas que ce fût si difficile, dit-elle, j’aurais tant voulu vous être utile! Mais je crois que je n’y arriverai jamais. Sa bonne volonté était si manifeste, et sa confusion, que le cœur du bon Suédois s’émut. C’était un métier à apprendre, elle en surmonterait vite les difficultés initiales. Il employa tant de persuasion à la rassurer qu’elle se risqua dans l’article de politique étrangère. Ici encore, le vocabulaire lui manquait pour traduire les ingénieuses considérations du savant auteur de l’article. Elle posa le journal: --Nous n’arriverons ainsi à rien de bon, Monsieur Ekman, dit-elle. Que faire? Elle prit sa jolie tête bouclée entre ses deux mains et se mit à réfléchir avec un air si concentré, si sérieux que Ture Ekman n’osait plus bouger de peur de la distraire. --Je crois que j’ai trouvé, dit-elle enfin. Je lirai les journaux chez moi avant de venir; je marquerai les nouvelles les plus intéressantes et, s’il y a des mots que je ne comprends pas, le les chercherai dans le dictionnaire. --Ou vous les demanderez à votre père, intervint Ture Ekman, car vous n’en sortirez pas toute seule. --A mon père, dit la jeune fille avec effroi, vous n’y pensez pas? Que dirait-il s’il savait que je travaille pour gagner un peu d’argent? C’est un grand secret entre nous, monsieur Ture Ekman; je vous en prie, ne me trahissez pas. Elle était maintenant très agitée. Ture Ekman s’employa de son mieux à la rassurer; mais ce que venait de dire Véra Alexandrovna lui permit de poser à la jeune fille une question devant laquelle il hésitait depuis un moment, à savoir le prix qu’elle voulait pour son travail. Elle rougit très fort lorsqu’il le lui demanda. --A la vérité, ce que je fais pour vous ne vaut rien. Je le comprends fort bien. Mais le Suédois, touché, lui expliqua qu’il ne fallait pas se désespérer ainsi, qu’elle ferait de rapides progrès. Tout travail méritait salaire. En somme, elle lui consacrait sa matinée. S’il la prenait au mois, cela vaudrait bien deux cents roubles. Mais il ne savait quelle serait la durée de son séjour à Pétrograd, aussi lui donnerait-il, si elle le trouvait suffisant, dix roubles par jour. Véra Alexandrovna en entendant ce prix devint très sérieuse. --J’ai honte, dit-elle, d’accepter tant d’argent; mais la vérité est que j’ai, en ce moment, le plus grand besoin d’en gagner, et si vous voulez me donner ce que vous dites, je vous promets de faire de mon mieux pour vous satisfaire. Après cette première entrevue, ils se séparèrent, également contents l’un de l’autre, après avoir pris rendez-vous pour le matin suivant, à dix heures. Le lendemain, Véra Alexandrovna avait fait quelques progrès. Dans les deux heures qu’elle passa à l’hôtel de l’Europe, elle arriva à lire à peu près correctement une colonne et demie du _Novoié Vrémia_. Ce fut un grand succès auquel s’associa de tout cœur Ture Ekman. Pourtant il ne fallut pas beaucoup de temps au directeur de journal, qui avait l’habitude du travail, pour comprendre que Véra Alexandrovna ne lui serait d’aucune utilité au point de vue professionnel. Mais il la trouvait charmante et ne voulait pas s’en séparer. Une autre de ses relations lui découvrit à point nommé un petit juif très débrouillé, qui collaborait aux _Birgevie Viedomosti_. Il l’eut à déjeuner chaque jour et, pendant le repas, il apprenait toutes les nouvelles qui lui étaient nécessaires. Véra Alexandrovna continuait à venir le voir le matin. Elle arrivait avec un peu de retard, vers dix heures et demie, ayant dans son manchon l’unique _Novoié Vrémia_ qu’elle déployait avec gravité devant elle. Rien ne divertissait plus Ture Ekman que de la voir parcourir le journal avec les grâces et les précautions d’un jeune chat qui traverse un terrain rempli de ronces. Par moment, il ne pouvait s’empêcher d’éclater d’un rire si franc, si sans arrière-pensée, si communicatif que la jeune fille essayait en vain de prendre l’air courroucé. --Vous vous moquez de moi, disait-elle. Ce n’est pas gentil. Mais elle se mettait à rire aussi. Un jour pourtant, comme elle était énervée, au lieu de rire avec Ture Ekman, elle commença de pleurer. Quand le bon Suédois vit des larmes dans les beaux yeux de sa petite amie, son cœur s’émut. Il se précipita vers elle. --Ma chère Véra Alexandrovna, dit-il, pardonnez-moi, je suis une brute. Mais vous savez bien que pour rien au monde, je ne voudrais vous faire de la peine. Remettez-vous, je vous en prie. Il s’était emparé de la main de sa lectrice et parlait avec une bonté si évidente que la jeune fille reprit contenance et qu’il eut le plaisir de voir qu’elle lui souriait. A partir de ce jour-là, leur intimité fut plus grande et ils devinrent de très bons amis. Bientôt la comédie de la lecture cessa et fut remplacée par une conversation dans laquelle M. Ture Ekman eut l’occasion d’apprendre beaucoup plus de choses sur la vie russe, sur la famille et sur les jeunes filles, qu’il n’aurait pu le faire en vingt années d’une lecture quotidienne des journaux. Pourtant il remarqua que Véra Alexandrovna, si elle parlait à cœur ouvert des siens et de ce qu’elle avait vu autour d’elle, était fort sobre de détails pour tout ce qui concernait sa vie propre. Il semblait qu’il s’agît pour elle d’un spectacle auquel elle n’était pas mêlée. Elle lui apparaissait comme une jeune fille simple et pure dans une société compliquée, libre à l’excès et, somme toute, dépravée. Mais les grâces de la jeunesse l’avaient préservée. Elle savait tout et n’avait goûté à rien. Cette fraîcheur et cette candeur de l’âme qu’elle avait conservées plaisaient infiniment à Ture Ekman. Il se souvenait des paroles de son ami: «Prenez garde à vous!» Mais quel danger pouvait-on courir auprès de cette enfant innocente? Elle ne cherchait pas à lui plaire. Elle n’essayait pas de le gagner. Elle ne déployait aucune coquetterie. On aurait bien étonné Ture Ekman si on lui avait dit qu’il était en train de devenir amoureux de sa lectrice. Lorsqu’il voyait la jeune Russe, il pensait à chaque fois à sa digne épouse et à sa fille, pour se féliciter que les siens vécussent dans une atmosphère si différente de celle qu’il respirait à Pétrograd. Parfois il s’attendrissait sur le sort qui attendait Véra Alexandrovna. Elle devrait se marier, épouser un honnête homme. Son père, il est vrai, occupait une haute position, mais, à quelques mots échappés à la jeune fille, Ekman avait compris qu’il manquait quelque chose à ce foyer. Qui donc pourrait lui assurer l’existence heureuse à laquelle elle avait droit? Un jour il en arriva même à lui demander pourquoi elle ne viendrait pas avec lui en Suède, où elle trouverait, sans doute, un mari digne d’elle. Véra Alexandrovna, lorsqu’elle entendit cette proposition étrange, le regarda étonnée. Elle hocha la tête et répondit avec mélancolie: --Je ne puis vivre qu’ici. Ture Ekman prit tant de goût aux heures passées en compagnie de cette charmante fille qu’il lui proposa de l’accompagner dans les courses qu’il avait à faire l’après-midi. Elle lui servirait d’interprète. Ils sortirent ainsi quelquefois ensemble, allèrent au cinéma, prirent le thé à l’hôtel Astoria. Ture Ekman avait pour Véra Alexandrovna mille attentions. Il lui achetait des boîtes de chocolat et des bonbons. Il était, avec elle, tout à fait paternel. Cela permettait une intimité bien plus grande. La jeune fille se prêtait à ce jeu. Du reste, par sa tenue même, par toute l’atmosphère qu’elle créait autour d’elle, par son air inimitable de «ne me touchez pas», elle donnait à l’excellent Suédois l’impression qu’elle était aussi pure et aussi froide que les neiges de son septentrional pays. Il se complaisait dans ces pensées agréables lorsqu’un fait nouveau l’obligea soudainement à mettre en doute la valeur des réflexions qu’il avait faites au sujet de sa chère lectrice. Il avait été souper chez des amis à la Perspective de Kameno-Ostrof. C’était le quartier où habitait Véra Alexandrovna. Le souper s’était prolongé très tard; on avait bu plus que de raison. Vers cinq heures du matin, un peu alourdi, Ture Ekman se décida enfin à regagner le lointain hôtel de l’Europe. Il prit un traîneau, releva le col de sa fourrure, mit les mains dans ses poches et, cahoté au trot lent du cheval sur la neige durcie et inégale, éprouva un plaisir assez vif à sentir l’air glacé lui piquer les joues et le front. «Je n’ai pas beaucoup d’heures à dormir, songeait-il. Véra Alexandrovna viendra comme à l’ordinaire. C’est un ange!... Ah! que j’ai sommeil!... Pourvu que je me réveille à temps!...» Cependant il s’intéressait à la vie qui commençait à renaître dans la ville endormie. Malgré le froid, malgré la profondeur de la nuit, on voyait des femmes glisser le long des maisons, tout emmitouflées dans leurs manteaux fourrés, la tête couverte d’un châle. C’était des servantes, ou des femmes d’ouvriers, qui allaient se mettre à la porte d’une boulangerie pour avoir, après une interminable attente, leur pain quotidien. Notre bon Suédois s’attendrit sur les souffrances de ces malheureuses, sur leur patience. Il adressa, en lui-même, un blâme sévère à l’édilité dont l’incurie obligeait les habitants de la capitale à de longues stations dans les rues, par vingt et trente degrés de froid. Ces files de femmes, auxquelles se mêlaient quelques hommes et même des enfants, se tenaient immobiles sur le trottoir. Ture Ekman en vit une de près d’une centaine de personnes puis, un peu plus loin, une seconde non moins étendue. Un grand réverbère électrique jetait une lumière blafarde sur les femmes qui étaient là, tassées les unes contre les autres, comme pour se réchauffer. Soudain, il sursauta. Il venait de reconnaître au milieu de la rangée près de la chaussée son élégante secrétaire. Elle était enveloppée du manteau de fourrures qu’il avait le plaisir de lui enlever chaque matin et d’aller poser sur le lit, derrière le paravent. Au lieu de chapeau, elle portait, comme ses compagnes de corvée, un châle beige croisé sur la tête et qui ne laissait apercevoir que son visage pâle. Elle semblait très fatiguée. Ture Ekman n’en crut pas ses yeux. Pour la regarder encore, il se retourna dans le traîneau qui glissait sur la neige gelée. Oui, c’était bien elle! il ne put retenir un: «Ah! mon Dieu!» qui retentit dans la nuit. En entendant ces mots prononcés par une voix connue, la jeune fille tourna son visage et Ture Ekman comprit qu’elle l’avait vu. Le désarroi du bon Suédois était si grand, le désordre de ses idées si complet, qu’il ne sut prendre un parti à temps. Il hésita quelques secondes à donner l’ordre à son cocher d’arrêter. Mais déjà il était loin de la file allongée des femmes, il se tut et continua lentement son chemin vers l’hôtel de l’Europe. Malgré le froid, il tenait ses yeux grands ouverts, comme il avait l’habitude de le faire lorsqu’il était préoccupé. Il dormit peu, d’un sommeil agité. De bonne heure, il se leva en hâte et descendit au café de l’hôtel pendant que les domestiques faisaient sa chambre. Un peu avant onze heures, Véra Alexandrovna entra chez lui, le _Novoié Vrémia_ sous le bras. Sur son jeune visage, on ne lisait aucune trace d’embarras et Ture Ekman qui la regardait avec une extrême curiosité, en arrivait à douter de ce qu’il avait vu et à se demander si, sous l’influence de l’alcool absorbé, il n’avait pas été victime d’une illusion sur la perspective de Kameno-Ostrof. Lorsqu’elle levait les yeux sur lui, il détournait vite les siens de peur de paraître indiscret. Cependant il mourait d’envie de savoir pourquoi Véra Alexandrovna se trouvait de si grand matin dans la rue en compagnie d’humbles servantes et de femmes du peuple. Après bien des hésitations, il se décida à l’interroger. Mais cet homme d’affaires était avec les femmes d’une grande timidité (on s’en est aperçu, de reste) et il ne savait comment s’y prendre. Rougissant un peu, il finit par lui dire: --Ne vous ai-je pas déjà vue aujourd’hui, Véra Alexandrovna? La jeune fille le regarda avec une parfaite tranquillité. --Ah! c’était vous, monsieur Ture Ekman, qui passiez ce matin sur Kameno-Ostrof. Je croyais bien avoir reconnu votre voix. Vous vous couchez trop tard, vraiment. Puis elle se remit à chercher des nouvelles dans le journal déplié devant elle. Le flegmatique Suédois était tout à fait déconcerté par les mots et par le ton de Véra Alexandrovna. Il n’en savait pas plus qu’avant d’avoir parlé. Au contraire, la simplicité avec laquelle elle avait répondu à sa question ajoutait au mystère qu’il voulait percer. Il fit quelques pas dans la chambre; il toussa une ou deux fois, puis, s’arrêtant devant la table, il prit le journal, le plia et, face à la jeune fille, il lui dit: --Voulez-vous m’expliquer pourquoi vous stationnez à la porte fermée d’une boulangerie à cinq heures du matin en plein hiver de Petrograd? N’avez-vous pas de servantes? Votre père sait-il ce que vous faites? (Ici Véra Alexandrovna ne put retenir un mouvement d’effroi.) Etes-vous dans la gêne?... Dites-le-moi franchement, je vous prie... Vous savez que j’ai beaucoup d’affection pour vous, ma chère Véra Alexandrovna (Ture Ekman se troublait un peu)... Je pourrai peut-être vous venir en aide si vous traversez une crise... Confiez-vous à moi, mon enfant. Il lui avait pris une main. Il était dans une grande agitation. De son côté, Véra Alexandrovna montrait plus d’émotion qu’elle n’en avait jamais laissé paraître en présence de Ture Ekman. Pour la première fois, il semblait qu’un combat se livrât en elle; son visage s’animait, ses seins se soulevaient et s’abaissaient sur un rythme plus rapide. Ture Ekman, la voyant ainsi, redoubla ses efforts. Il mit tant de persuasion dans ses demandes répétées, une chaleur si communicative dans son accent, qu’il eut la joie de voir la réserve de Véra Alexandrovna fondre peu à peu. Les beaux yeux gris de la jeune fille se voilèrent et bientôt s’emplirent de larmes. Le cœur du pauvre Ekman battait à se rompre. Il pressentait le plus douloureux des mystères. --Dites-moi votre peine, fit-il avec plus de décision encore, et, s’il dépend de moi, je l’allégerai. --Vous êtes bon, murmura-t-elle enfin, en se penchant vers lui. Il y a trop longtemps que je suis seule, sans une âme à qui me confier, obligée de me cacher de tous. Je n’en puis plus (elle soupira)... Je vous dirai tout comme à un être humain. Elle s’arrêta un instant pour mettre de l’ordre dans ses idées tumultueuses; puis, le coude appuyé sur la table et la main soutenant son charmant visage, elle commença ainsi, non sans beaucoup de mélancolie et peut-être un peu trop de solennité (il est difficile d’être simple dans des moments pareils): --J’ai un ami, monsieur Ture Ekman, un ami que j’aime, que j’admire, et à qui je me suis donnée. Lorsqu’il entendit ce début, l’excellent Suédois sentit un trouble inconnu l’envahir. Sa poitrine se serra. Il eut chaud, puis froid. La netteté de cet aveu ne laissait place, hélas! à aucune ambiguïté. Il ne savait comment accueillir le sentiment que cette confession faisait naître en lui et n’osait en rechercher la cause. Véra Alexandrovna avait un amant! Comment le croire? mais comment en douter? Et puis pourquoi était-elle bien avant le jour à la porte d’une boulangerie. Comment ceci était-il expliqué par cela? Ture Ekman s’y perdait. Cependant elle continuait: --Mon ami est un jeune artiste. Il s’appelle Paul. C’est un peintre du plus grand talent et qui sera célèbre. Pour l’instant, il n’a aucunes ressources et vit dans la pauvreté. Il a contre lui, naturellement, toute une cabale. On essaie de s’en défaire. Pas un journal ne parle de lui; pas une exposition n’accepte ses œuvres. Il est seul, mais il vaincra. Véra Alexandrovna s’animait en parlant. Elle était fière de son amant, elle s’indignait contre la sottise publique. Ses jolis yeux lançaient des éclairs. La colère la rendait éloquente. Jamais Ture Ekman ne l’avait vue si belle. Elle parlait, toute à la joie d’avoir quelqu’un à qui raconter ses peines; elle disait le début de leur liaison, comment elle avait fait la connaissance de Paul, par hasard, aux Iles où il peignait en plein air «un paysage ravissant et tout plein de poésie. Il semblait que l’on entendît les oiseaux chanter (c’est ainsi qu’elle s’exprimait)». Ils s’étaient liés, s’étaient promenés ensemble, puis elle avait été le voir dans sa chambre misérable et là, un jour où il était malheureux, où il doutait de lui-même, elle s’était donnée à lui pour rendre à cet artiste l’orgueil et la force, trop heureuse qu’un si grand génie pût goûter quelque joie par la possession d’un corps qui n’avait appartenu à personne. --Je lui ai livré ce que j’avais de plus sacré, dit-elle, mais j’ai gagné son âme et qu’est-ce que la pauvre offrande que je lui ai faite auprès du don magnifique que j’ai reçu de lui? Ture Ekman perdait pied dans les régions sublimes où la jeune fille l’entraînait. Il revint à son idée fixe en lui demandant, à un moment où elle s’était arrêtée de parler: --Mais, Véra Alexandrovna, pourquoi étiez-vous à la porte d’une boulangerie ce matin avant le lever du jour? Ramenée à la plate réalité, Véra n’éprouva aucun embarras. Ture Ekman avait noté, du reste, qu’elle n’avait pas essayé de se justifier et qu’elle s’était bornée à expliquer la situation dans laquelle elle se trouvait. --Paul, comme je vous l’ai expliqué, continua-t-elle, n’a aucune ressource. Il loge chez des gens assez pauvres qui lui ont loué une chambre. Ils n’ont pas de servante. Aussi serait-il obligé d’aller chercher son pain lui-même de grand matin. Mais vous comprenez comme moi que cela ne serait pas possible. La vie d’un artiste a ses exigences. Comment un homme habitué aux pensées les plus élevées pourrait-il s’abaisser à des questions de ménage?... Et puis Paul n’est pas fort. Il paraît robuste, c’est vrai, mais il a les bronches faibles. Pour un rien, il s’enrhumerait. Le voyez-vous par ces nuits terribles de Pétrograd rester une heure ou deux exposé au froid? Ture Ekman regarda la jeune fille. Elle était frêle et délicate. Par moment, elle toussait. Il se mit à détester Paul. Quel homme était-ce pour laisser une fille comme Véra, habituée au luxe, et, moralement, un ange, lui rendre de tels services? Et, au même temps que le bon Ture éprouvait de la pitié et de l’admiration pour sa chère Véra, il avait l’idée assez nette que le talent de Paul, ne valait pas les sacrifices que la jeune fille faisait pour lui. Il résolut de voir le peintre et ses tableaux. Il voulait juger lui-même l’homme qui avait inspiré un si grand amour à sa lectrice. Il dit donc à cette dernière: --Vous savez que j’aime la peinture et que je suis une façon de connaisseur. Oui, j’ai chez moi une petite collection de tableaux modernes; peut-être pourrai-je y joindre une œuvre de votre ami, si ses prétentions ne sont pas trop élevées. Et puis, je serai heureux d’entrer en relations avec un artiste aussi distingué. Le visage de Véra Alexandrovna s’empourpra de joie. --Que vous êtes bon, dit-elle en prenant affectueusement les mains du brave Suédois, que vous êtes bon! Mais est-il vrai que vous vous y connaissez en peinture? Ce n’est pas pour me faire plaisir que vous dites cela? Vous êtes un véritable amateur? Ture Ekman lui assura qu’il aimait la peinture d’un amour véritable et qu’il passait pour s’y entendre. Véra Alexandrovna, à cette déclaration positive, fut au comble du bonheur. On convint que, le jour suivant, après la séance à l’hôtel de l’Europe, ils se rendraient tous deux chez Paul. Le lendemain, donc, les voilà partis en traîneau vers midi. Tout le long du chemin, la jeune fille bavarda joyeusement et le thème unique de son bavardage était Paul. Ils arrivèrent enfin à la maison du héros. C’était un grand immeuble, à plusieurs corps de bâtiment séparés par de vastes cours. Ils montèrent un escalier qui ressemblait à un escalier de service et s’arrêtèrent au quatrième étage. Là, ils sonnèrent à une porte étroite et attendirent assez longtemps, jusqu’à ce qu’une femme débraillée et de mauvaise humeur vînt leur ouvrir et les introduisît dans un vestibule sans meubles qu’envahissait une odeur de choux aigres. Ils suivirent un couloir encombré de malles et de panières, au bout duquel Véra Alexandrovna poussa la porte entre-bâillée d’une chambre. Un jeune homme, à leur venue, se leva d’un vieux fauteuil et fit quelques pas au-devant des visiteurs. Il était grand, gros; sa figure était blafarde, le nez allongé, les yeux étroits et petits. Toute sa contenance était à la fois gênée et satisfaite. Il paraissait très jeune. La chambre était misérablement meublée, mais, en outre, elle était sale et en désordre, des bouts et des cendres de cigarettes traînaient partout; du linge sale était entassé dans un coin; des tubes de couleur gisaient, éventrés, sur le plancher. Le cœur du bon Ture Ekman se serra à l’idée que sa chère lectrice, cet ange, cet être pur et bon, s’était abandonnée dans un décor pareil aux caresses d’un tel homme. Mais peut-être sous cette enveloppe peu aimable, Paul cachait-il un vrai talent, une originalité précieuse, des dons qui rachèteraient son ingrate apparence. Hélas! Ture Ekman fut bien vite désabusé. Paul, à la demande de Véra, montrait ses dernières œuvres. C’étaient les plus plates inventions, des paysages tout pareils dans leur fadeur aux chromo-lithographies qui ornent le couvercle des boîtes à bonbons. Ture Ekman, qui avait du goût, vit au premier coup d’œil que Paul n’avait aucun don et aucun avenir. Il eut peine à réprimer un mouvement de mauvaise humeur. Il ne pouvait plus supporter la présence de Paul et se leva un peu brusquement pour prendre congé. A ce moment, il se tourna vers la jeune fille. Le regard qu’elle tenait fixé sur lui était chargé d’une anxiété si visible que Ture Ekman en frissonna. Oui, il était évident qu’elle attendait son verdict d’une âme pleine d’inquiétude et de terreur. La magnifique assurance dont elle avait fait preuve en parlant de Paul à l’hôtel de l’Europe avait disparu. Il ne restait plus qu’une pauvre petite fille à moitié morte à l’idée que l’œuvre de son amant était jugée mauvaise par un homme dont elle avait éprouvé la bonté et qui connaissait la peinture. Ture Ekman se sentit fort gêné. Il toussa pour reprendre contenance, fit quelques pas. Puis, soudainement, il s’empara d’une petite toile et demanda à Paul, d’une voix embarrassée, combien il l’estimait. Paul hésita un instant, puis dit: --Cent roubles. Sans ajouter un mot, Ture Ekman ouvrit son portefeuille, en tira un billet de banque et le remit au jeune homme. Puis, son tableau sous le bras, il salua Paul et Véra Alexandrovna. Il osait à peine regarder la jeune fille en lui disant au revoir. Dans le rapide coup d’œil qu’il lui lança, il crut voir qu’elle gardait un visage douloureux et fermé. Lui-même se sentait fort mal à son aise. Il ne respira librement qu’une fois sur le trottoir et, là, il traduisit ses sentiments intimes par un violent juron dans sa langue natale. Toute la journée, il fut poursuivi par le souvenir de la scène dans laquelle il avait joué un rôle. Il s’attendrissait sur le sort infortuné de Véra Alexandrovna qui, par une incompréhensible folie, avait sacrifié sa vie à celle d’un raté et d’un égoïste qui l’exploitait. Il ne pouvait oublier le regard de la jeune fille au moment où il examinait les horribles tableaux de Paul. «La pauvre petite, répétait-il, la pauvre petite!» et il se savait un gré infini d’avoir su dissimuler son opinion véritable. Mais le lendemain matin, à peine Véra Alexandrovna était-elle entrée chez lui qu’il comprit, à la voir pâle et sérieuse, qu’un drame s’était passé. La façon même dont elle l’aborda, la tristesse de ses yeux montraient à Ture Ekman une Véra qu’il n’avait jusqu’alors pas connue. Il n’eut pas longtemps à attendre pour savoir les causes d’un changement si complet. Avant même de quitter son manteau, elle vint à lui: --J’ai compris. Monsieur Ture Ekman, je vous remercie, vous êtes un homme admirable. Le pauvre Ekman n’entendait rien à ce que disait Véra. Mais il était près d’elle; il sentait que la minute était solennelle et son cœur battait plus vite qu’il ne l’aurait voulu. Véra continua: --Paul n’a pas de talent. Je le sais maintenant. C’est par charité que vous lui avez acheté un tableau; vous avez agi dans une situation difficile avec une grande délicatesse. Mais je veux vous rendre vos cent roubles, monsieur Ekman. A ce moment, la voix de la jeune fille se troubla un peu. Elle ne disait pas, en effet, toute la vérité. Le billet qu’elle lui tendait venait d’un bijoutier voisin de l’hôtel de l’Europe, qui le lui avait remis en échange d’un petit bijou qu’elle avait vendu. Comme Ture Ekman protestait, refusait de reprendre son argent, jurait que la peinture de Paul était fort intéressante, elle l’interrompit avec impatience et dit: --Ne mentez pas, je vous prie. Vous m’avez rendu un grand service. J’ai rompu avec Paul, je ne le reverrai de ma vie, je me suis trompée sur lui. J’étais très jeune, monsieur Ekman; j’ai cru que c’était un grand artiste; j’ai vécu dans le mensonge. Grâce à vous, je vois clair aujourd’hui. Mais j’ai appris autre chose encore hier, c’est que vous êtes un homme noble, et il n’y a rien de plus grand au monde. Notre bon Suédois se mit à rougir. Sa surprise était si grande qu’il ne savait quelle mine faire. Cette charmante jeune fille était là, presque dans ses bras, toute tendue vers lui; il se rendait compte qu’un autre, plus audacieux, aurait à cet instant une belle partie à gagner. L’émotion de Véra, la sienne propre, cette chambre tiède où ils étaient tous deux enfermés... il eut comme un vertige, se dégagea vivement et courut à la fenêtre. --Nous allons sortir ensemble, ma chère Véra Alexandrovna, dit-il, j’ai une course à faire. Voulez-vous m’accompagner? --Je ferai tout ce que vous voudrez, répondit-elle. Ils marchèrent dans les rues glacées de Pétrograd. Ture Ekman maintenant causait avec animation: il racontait sa vie à la jeune fille qui l’écoutait avec un intérêt passionné. Ce jour-là, l’excellent Ture Ekman, qui sentait le bras de Véra Alexandrovna s’appuyer sur le sien, fit la plus belle promenade de son existence. Il finit par ramener la jeune fille chez elle. En la quittant, il passa à l’agence des wagons-lits, prit une place à destination de Stockholm pour le train du lendemain matin, entra chez un bijoutier, acheta une jolie barrette avec diamants et perles et, rentré à l’hôtel, il écrivit une lettre ainsi conçue: «Très chère Véra Alexandrovna, je reçois un télégramme qui m’oblige à regagner Stockholm sans délai. Je suis bien fâché de ne pouvoir prendre congé de vous avant mon départ demain matin. Je garderai un souvenir délicieux des jours que j’ai passés près de vous. J’espère que ma lectrice, en échange de la peine qu’elle s’est donnée pour moi, voudra bien accepter cette petite broche.» Il n’envoya la lettre et la broche par un commissionnaire que le lendemain matin, de bonne heure, au moment où il quittait l’hôtel pour gagner la gare de Finlande. SONIA GRIGORIEVNA Un Français qui habite la Russie me raconte l’histoire suivante qui, comme on le verra, trouve sa place dans ces notes sur la femme russe. J’ai connu, me dit-il, une actrice qui avait quelque renom à Saint-Pétersbourg. Lorsque je la rencontrai, elle vivait avec un certain Makharof. C’était un homme entre trente et quarante ans, de plus de six pieds de haut, taillé en hercule, et doué d’une espèce de beauté sauvage qui avait produit une grande impression sur Sonia Grigorievna. (Elle s’appelait ainsi.) Ils étaient ensemble depuis plus de deux ans et faisaient assez mauvais ménage. Makharof buvait, jouait et se permettait mainte passade. Sonia Grigorievna, de son côté, avait la réputation d’être légère. Des scènes quotidiennes éclataient entre eux, et l’on assurait qu’à l’occasion il ne lui épargnait pas les coups. C’était une femme délicate et fine qui gardait dans ses aventures une certaine fierté. Ce que je sus d’elle alors, je l’appris par des amis, car elle-même ne me parlait jamais de sa vie avec son amant. Elle me plaisait; je lui faisais la cour; je l’accompagnais souvent au théâtre lorsqu’elle jouait et, parfois, nous soupions ensemble avant que je la raccompagnasse chez elle. Finalement, un soir, c’était peu après les fêtes de Noël, elle accepta de venir dîner dans mon appartement et, après dîner, elle se donna à moi avec une charmante simplicité. Vers minuit, elle regarda sa montre et me dit qu’elle voulait rentrer pour une heure du matin. Il faisait une nuit très froide. Quitter la tiédeur de mon lit pour aller courir les rues par une bise glacée n’avait rien de séduisant. Mais je ne pouvais garder Sonia Grigorievna et, après la soirée que nous avions passée, je lui devais de la raccompagner. Nous voici donc en traîneau. Il y avait peu de monde dehors, car la température était terrible. Nous arrivâmes transis sur la Fontanka, près de Nevski, à cette grande maison que tout le monde connaît, la maison Tolstoï qui donne à la fois sur la rue de la Trinité et sur le canal de la Fontanka. Elle contient, je crois, près de deux cents appartements. Je laissai Sonia Grigorievna dans la seconde cour au pied de l’escalier qui conduisait chez elle. Seul, j’hésitai à regagner mon logis. J’étais gelé: j’avais envie de prendre un peu d’alcool pour me réchauffer. Comme je passais dans la première cour, j’aperçus de la lumière au troisième étage, aux fenêtres d’un appartement qu’habitait un prince géorgien que je connaissais. Je montai donc chez lui. Il y avait nombreuse compagnie; on buvait et on jouait aux cartes. Je m’assis à une table de bridge et jouai assez longtemps avec la malchance qui m’est coutumière. Vers trois heures, enfin, fatigué, je pris congé. Il faisait plus froid encore qu’à minuit: le ciel noir était criblé d’étoiles; le vent me coupait la figure. L’alcool dans les thermomètres devait descendre au-dessous de trente degrés Réaumur. Devant la porte, sur la Fontanka, des bûches brûlaient dans un brasero. Un dvornik, enfoui sous une épaisse touloupe et qui n’avait plus forme humaine, somnolait sur un banc près du feu. Je fis quelques pas vers la Perspective Nevski pour trouver un izvostchik. Je fus bien surpris de voir à quelque distance de moi une femme marcher, de tournure élégante. «Qui diable, me dis-je, peut être dehors à pied, si tard, par cette nuit glaciale?» Et comme je la dépassais, je me retournai pour la dévisager. Le hasard voulut qu’à ce moment-là elle se trouvât sous un réverbère. Je reconnus Sonia. Elle me vit et sa surprise fut aussi grande que la mienne, mais je devinai sur-le-champ que cette rencontre ne lui causait aucun plaisir. --Au nom des dieux, que faites-vous ici? lui dis-je en la prenant par le bras. Elle hésita un instant. Elle se demandait sans doute si elle allait se fâcher et m’envoyer promener. Mais elle haussa les épaules et se mit à rire. --Et vous? dit-elle. Quel coureur vous êtes! Une femme ne vous suffit donc pas pour une nuit? --Je suis entré chez Tamamchef en vous quittant, répondis-je. J’ai joué au bridge et j’ai perdu. Cela n’a pas d’intérêt. Mais vous, Sonia Grigorievna, expliquez-moi pourquoi je vous retrouve ici. Je vous croyais depuis longtemps endormie. Y a-t-il eu un drame chez vous? Makharof vous a-t-il chassée? Et je me demandais avec un peu d’inquiétude si je n’avais pas une part de responsabilité dans ces événements surprenants et si ce qui s’était passé chez moi n’était pas la cause directe qui avait mis Sonia sur le trottoir, à trois heures du matin. Je sentais sous mon bras trembler le bras de la jeune femme. --Mais vous mourez de froid, dis-je. Rentrons vite à la maison. Je vous offre volontiers l’hospitalité. --Non, fit-elle, je n’irai pas chez vous. Je rentrerai dans mon appartement tout à l’heure, comme je le voudrai. Il n’y a aucun drame; je suis ici de mon propre gré. Si cela ne vous ennuie pas, tenez-moi compagnie un instant. --Mais vous êtes folle, chère amie, folle à lier. Ce quai serait notre tombeau. Remontez chez vous ou venez chez moi. --Non, non, reprit-elle avec obstination. Je ne puis rentrer encore. Il faut attendre un peu. Il y avait dans sa voix un accent si étrange que je me sentis pris d’une grande curiosité. Qu’est-ce qui pouvait retenir cette élégante et délicate femme à trois heures du matin sur le quai de la Fontanka, par une des nuits les plus froides de l’hiver? Et je voulais savoir tout de suite le mot de cette énigme. A ce moment, un coup de vent nous enveloppa. Nous étions gelés jusqu’à la moelle des os. --Sonia Grigorievna, dis-je avec fermeté, je ne vous laisserai pas ici. Allons où vous voudrez, mais mettons-nous à l’abri. Y a-t-il encore un cabaret ouvert? --Tout est fermé, dit-elle, se rendant enfin. Soit, allons chez vous. Mais nous garderons l’izvostchik, car je veux rentrer vers quatre heures. Nous nous dirigeâmes vers Nevski, sans parler. Comme nous arrivions près du pont, un traîneau nous croisa. Derrière le cocher, un homme était assis, enveloppé d’une fourrure dont le col relevé montait jusqu’aux yeux, rejoignant le bonnet enfoncé sur le front et sur les oreilles. Sonia Grigorievna eut un sursaut. Elle s’arrêta net, se retourna et suivit des yeux le traîneau. Il fit halte un peu plus bas devant l’immeuble Tolstoï. --Eh bien, dis-je impatienté, marchons. --Non, fit-elle, c’est inutile maintenant. Et ses yeux restaient fixés sur le traîneau à une centaine de pas de nous. L’homme en descendit, remit un billet à l’izvotschik et disparut. --Je n’irai pas chez vous, me dit Sonia. Mais je n’oublierai pas que vous avez été très gentil aujourd’hui et j’y reviendrai, si vous voulez encore de moi, mon cher. Elle me sourit, tournant vers moi un fin visage qui était d’une extrême pâleur. --Donnez-moi encore une minute, continua-t-elle. Et, sous un réverbère, elle sortit de son sac à main sa boîte de fard et un petit miroir qu’elle me tendit. --Voulez-vous me tenir ce miroir? fit-elle. Je le pris et elle commença à se mettre un peu de rouge. Puis elle se passa une houppette de poudre de riz sur le nez. --Suis-je bien ainsi? demanda-t-elle, lorsqu’elle eut fini. J’étais exaspéré. Vous me voyez aidant cette folle à faire sa toilette entre trois et quatre heures du matin, sur un quai, par un froid sibérien. Et puis je ne comprenais rien à la scène qu’elle me jouait. --Je ne vous quitterai pas, fis-je, avant que vous m’expliquiez ce que tout cela signifie. --Pas aujourd’hui, dit-elle avec une légère caresse de la main sur ma joue. Une autre fois, peut-être. Qui sait? Déjà elle m’échappait. Je rentrai chez moi, pestant contre les incompréhensibles caprices des femmes russes. Je n’eus pas longtemps à attendre pour satisfaire ma curiosité. Chose bizarre, j’avais pris ce soir-là un goût beaucoup plus vif pour Sonia Grigorievna. Je n’aime pas les gens tout simples et en qui l’on voit au premier coup d’œil. Ne l’eussé-je pas rencontrée sur la Fontanka, je n’aurais peut-être plus pensé à elle. Maintenant, au contraire, je voulais connaître son histoire. Je m’attachai à Sonia et, peu de semaines après, elle avait quitté l’appartement de Makharof pour habiter le mien. Je passe sous silence la vie que nous menâmes à deux pendant quelques mois. Elle fut assez curieuse et, bien que déchirée, m’a laissé un agréable souvenir. Mais je veux seulement vous raconter puisque les femmes russes vous intéressent, pourquoi Sonia Grigorievna se promenait sur la Fontanka par cette nuit si froide de janvier. Elle me le dit elle-même un jour, poussée par l’impérieux désir qu’ont les femmes de ce pays de parler de leur passé et d’évoquer, infernales nécromanciennes, entre les bras de leur amant, les ombres de ses prédécesseurs. --Il y avait longtemps, me dit-elle, que je n’aimais plus Makharof quand je t’ai rencontré. Je savais qu’il me trompait; cela m’était indifférent. Je ne lui cachais pas que je lui étais infidèle. Il affectait de n’y attacher aucune importance; mais j’étais certaine qu’il ne croyait pas ce que je lui disais. Il se persuadait que je l’aimais toujours et que je mentais pour le simple plaisir de le faire enrager. Il ne pouvait imaginer qu’un homme tel que lui ne fût pas adoré. J’avais beau lui donner des détails précis, il n’y ajoutait aucune créance. Et d’abord cela m’exaspéra. Puis, en pensant sans fin à ce sujet, mes idées changèrent, je me dis: «S’il est sûr d’être aimé, c’est peut-être qu’au fond il m’aime encore. Sans doute, il a des maîtresses d’occasion, des passades, mais c’est à moi qu’il revient toujours; c’est avec moi qu’il habite; c’est moi qu’il veut trouver dans l’appartement quand il rentre.» Et dès lors, je ne m’intéressai plus qu’à une chose: savoir s’il m’aimait ou non. Il y avait un point sur lequel je le voyais très sensible: il tenait à ce que je fusse à la maison quand il lui plaisait d’y revenir. Note, en passant, que quand nous nous retrouvions, c’était le plus souvent pour nous quereller. Naturellement, il avait mille raisons ingénieuses pour expliquer pourquoi je devais l’attendre. Il fallait que le samovar fût prêt: je devais veiller à ce que les poêles chauffassent bien, etc., etc. Moi, qui avais compris tout cela, je m’arrangeais le plus souvent possible, et surtout le soir, pour ne pas être chez nous à l’heure où Makharof rentrait. Je me représentais Makharof me cherchant dans l’appartement, allant de pièce en pièce, m’appelant et, finalement, ivre de fureur, cassant quelque meuble. Les yeux de Sonia brillaient de plaisir au souvenir des tortures qu’elle avait fait subir à son amant. --Le jour où j’ai dîné ici, continua-t-elle, Makharof m’avait dit en sortant qu’il serait rentré à minuit et qu’il voulait avoir quelque chose à manger avant de travailler. Tu te souviens que j’eus grand soin de ne retourner chez moi qu’à une heure du matin. Mais tu peux imaginer ma colère quand tu sauras que je ne trouvai personne à la maison. Je n’hésitai pas un instant, je remis ma fourrure et sortis... --Et tu es restée ainsi deux heures dehors, risquant la mort, pour la seule et maigre satisfaction de penser au désappointement de Makharof lorsqu’il rentrerait dans un appartement où tu n’étais pas. Mais c’est absurde, ma chère Sonia!... Elle me regarda stupéfaite. --Tu es Français, me dit-elle en haussant les épaules. Elle n’ajouta rien, comme si ce simple mot suffisait à évoquer l’abîme qui nous séparait. Mais je me piquai: --Je comprends bien plus et bien mieux que tu ne l’imagines, repris-je. Je comprends que tu l’aimais encore, bien que tu ne voulusses pas te l’avouer. Sans doute, il t’aimait aussi. Et vous jouiez à cache-cache. Mais le diable m’emporte si j’ai jamais vu des gens qui missent un tel enjeu à la partie. Tu sais que tu risquais ta vie ce soir-là, sur la Fontanka. Elle ne répondit rien. Et il y eut entre nous un long silence. C’est moi qui le rompis. --Et quand tu es entrée, dis-je, que s’est-il passé? Tu as eu ta scène sans doute, la scène que tu attendais, la scène que tu voulais provoquer, qui t’était aussi indispensable pour finir la journée et dormir tranquille qu’une dose d’opium à l’opiomane. Sonia sourit. --Non, fit-elle, il n’y eut aucune scène et la fin de mon histoire est bien plus surprenante. Je te la raconterai puisque tu parais prendre plaisir à ces folies. Tu te souviens que je suis rentrée peut-être cinq minutes après Makharof. Eh bien, je te donne en mille de deviner comment je l’ai trouvé... L’appartement était sombre, pas une pièce n’était éclairée; Makharof était déjà couché, et il dormait à poings fermés. Il dormait!... Tu comprends bien que je n’ai pas été sa dupe. Il feignait de dormir. Il voulait ainsi me faire sentir qu’il lui était complètement indifférent que je fusse là ou que je n’y fusse pas, que je pouvais découcher si bon me semblait, pourvu que son sommeil n’en fût pas dérangé... Oui, mais moi je ne pouvais m’empêcher de rire en pensant à la hâte fébrile avec laquelle il s’était déshabillé, sans même fumer une dernière cigarette, sans même faire sa toilette, de façon à pouvoir paraître endormi si, par hasard, j’arrivais sur ses talons. Et je réfléchissais à la comédie qu’il me jouait ainsi. Il voulait se donner l’air--et à quel prix!--d’être indifférent. Il ne l’était donc pas. Je vis clair tout d’un coup. Cette fois-ci je savais la vérité: j’avais la preuve qu’il m’aimait encore. Ah! je ne puis te dire combien j’étais heureuse. Toutes les souffrances que le froid m’avait fait endurer pendant les deux mortelles heures d’attente sur la Fontanka étaient payées et largement... Et vois-tu, tout Français que tu es, tu avais peut-être raison tout à l’heure. Jusqu’à ce jour-là, tant que je doutais de lui, je l’aimais encore, sans doute. Mais, à partir de la minute où j’ai été fixée sur ses sentiments, il a perdu tout intérêt pour moi. Il est devenu soudain comme s’il n’était pas; je ne pouvais même arriver à comprendre comment j’étais restée attachée si longtemps à cet être brutal... La suite, tu la connais, et la preuve que je dis vrai, tu l’as devant toi, puisque je suis ici maintenant. TABLE DES MATIÈRES NADIA. 5 VERA ALEXANDROVNA. 89 SONIA GRIGORIEVNA. 125 ACHEVÉ D’IMPRIMER LE 16 OCTOBRE 1922 PAR F. PAILLART, A ABBEVILLE (SOMME) Dernières Publications de la Librairie BERNARD GRASSET 61, rue des Saints-Pères, PARIS CLAUDE ANET: =Petite Ville= 6 75 =Quand la terre trembla=, rom. 6 75 =L’Amour en Russie= 5 » EMILE BAUMANN: =L’Immolé=, roman (2 vol.) 10 » =La Fosse aux Lions=, roman 6 75 =Le Baptême de Pauline Ardel=, roman 6 75 =Trois villes saintes= (Ars-en-Dombes, Mont-Saint-Michel, St-Jacques de Compostelle) 6 75 ALPHONSE DE CHATEAUBRIANT: =Monsieur des Lourdines=, rom. 6 75 JACQUES CHENEVIÈRE: =Jouvence ou la Chimère=, rom. 6 75 EMILE CLERMONT: =Laure=, roman 6 75 BENJAMIN CRÉMIEUX: =Le Premier de la classe=, rom. 6 75 JEAN GIRAUDOUX: =Simon le pathétique=, roman 6 75 =Provinciales=, nouvelles 6 75 =L’Ecole des Indifférents= 6 75 LOUIS HÉMON: =Maria Chapdelaine=, roman 6 50 PAUL GSELL: Les matinées de la villa Saïd. =Propos d’Anatole France= 6 75 GEORGES IMANN: =Les Nocturnes=, roman 6 75 LÉON LAFAGE: =Les Abeilles mortes=, roman 6 75 FRANÇOIS MAURIAC: =Le baiser au Lépreux= 5 » ANDRÉ MAUROIS: =Les Silences du Colonel Bramble= 5 75 =Les Discours du docteur O’Grady= 6 75 JEANNE MAXIME-DAVID: =La Victoire des dieux lares= 6 75 PAUL REBOUX et CHARLES MULLER: =A la Manière de=... Les 3 séries en 2 vol., chaque vol. 5 75 ANDRÉ SAVIGNON: =Les Filles de la Pluie= 6 75 JACQUES SINDRAL: =La Ville éphémère=, roman 6 75 ANDRÉ THÉRIVE: =Le Voyage de M. Renan=, rom. 6 75 GRAND PRIX BALZAC JEAN GIRAUDOUX: =SIEGFRIED ET LE LIMOUSIN= Prix 6 75 EMILE BAUMANN: =JOB LE PRÉDESTINÉ= Prix 7 » LES CAHIERS VERTS Publiés sous la direction de DANIEL HALÉVY _Cahiers non épuisés_: _Cinquième cahier._--ÉMILE CLERMONT: =Le Passage de l’Aisne= 5 » _Sixième cahier._--LOGAN PEARSALL SMITH: =Trivia= 5 » _Septième cahier._--LOUIS BERTRAND: =Flaubert à Paris= 6 » _Dixième cahier._--MARIE LENÉRU: =Saint-Just= 5 » _Onzième cahier._--PIERRE LASSERRE: =Philosophie du goût musical= 5 » _Douzième cahier._--ROBERT BROWNING: =Poèmes=, avec une étude sur la pensée et la vie de l’auteur par MARY DUCLAUX 6 » _Treizième cahier._--GEORGE MOORE: =Mémoires de ma vie morte= 6 50 Typ. Grou-Radenez.--Paris. *** End of this LibraryBlog Digital Book "L'amour en Russie" *** Copyright 2023 LibraryBlog. 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